La Revue Du Cinéma Image Et Son N°280 (Janvier 74)

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Entretien avec Gérard BLAIN «Le pélican) Propos recueillis par J.-C. Guiguet Q@. — Je viens de voir votre second film, le Pélican — le premier étant les Amis — C'est la méme forme de ciné- ma, une forme refusant toute coquet- terie, toute boursouflure. C'est la mé- me rigueur mais plus exigeante encore dans son expression. Qu'est-ce qui la motive chez vous, et y-a-t-il une forme cinématographique, une conception du cinéma qui vous intéresse exclusive ment ? R. — Le mode d’expression qui a ma préfé- rence, c'est celui que j'utilise. Je recherche au niveau du cadre par exemple, l'évidence des choses. C’est-a-dire que plus un cadre est dépouillé, plus on élimine les éléments qui entrent dans sa composition, plus on sélec- tionne dans le cadre ce que l'on veut montrer, plus la chose montrée est forte et évidente. C'est pareil pour le jeu d’ailleurs. Moins un visage bouge, plus il a un pouvoir émotionel intense, s'il y a bien sdr derriére l'apparence, la présence d'une intériorité, d’un univers en Profondeur, quelque chose diinterne que l'on doit sentir. Le visage immobile, impassible qui est le résultat d'un parti pris par exemple, chez MELVILLE ne m'intéresse pas du tout. II ne suffit pas de vouloir que les choses soient Sobres et épurées pour qu'elles solent éviden- tes et fortes. Il faut que cette sobriété parte d'une exigence interne, presque viscérale et ¢a Je ne peux pas vous expliquer comment ca Se développe. Je le sens c'est tout et je fais des films en sentant cela trés profondément. Par exemple, méme pour I'angle de la ca- méra, j'aime beaucoup et quand je le peux — mais je ne le peux pas toujours parce que c’est une question de décor, d’espace — quand Je le peux, j'aime photographier les choses de face commes des cartes postales qui ne rechercheraient aucun effet... Je fais cela ins- tinctivement, naturellement, je trouve cela plus beau. Plus le cadre est limité et restreint, moins J'al de perspectives de lignes fuyantes, plus les choses sont fortes @ mon sens I'intérieur du cadre. Q. — C'est pour cela qu'on reléve un grand nombre de plans fixes dans Le Pélican. R. — Eh oui, parce que dés que je fais un panoramique tout bouge. Je préfére les travel- lings latéraux ou les travellings arriére. Par exemple, dans la séquence du petit train au jardin d'acclimatation du Pélican, avec le tra- velling arriére les deux personnages sont tout & fait de face, tout a fait dans le cadre. S'il y a un travelling latéral, je me débrouille pour qu'il soit bien de face, de fagon a ce que le décor défile avec des lignes verticales. Ce n'est pas systématique bien sir parce que ce serait ridicule. Dans Les amis comme dans Le Péli- can, il y a des moments ott les panoramiques sont nécessaires, ol! les choses bougent. C’est pareil pour les objectifs. J’emploie le 50. Les techniciens, les chefs opérateurs disent tou- jours : « Si on met un 35 plus prés de ce qu'on veut photographier, c’est pareil qu'un 50 qui serait plus loin », Moi je prétends que ce n'est pas pareil car la richesse, la qualité optique du 50 est plus forte, Encore une fois ce n'est pas systématique bien sr. Pour les scénes & Lugano oi je voulais de "espace, j'ai utilisé le 35. Q. — Cette méthode implique donc parallélement, une direction d'acteurs particuligre. Il y a chez vous trés peu d'acteurs professionnels. On ne « joue » pas dans vos films au sens habituel du terme. Vous-méme qui interprétez le réle principal du Pélican, vous gommez presque toute interprétation, tout jeu. R. — Je ne me considére pas comme un ac- feur. Un acteur pour moi, c'est quelqu’un qui sort de sa peau, qui aime jouer un banquier dans un film, un gangster dans l'autre, un curé dans un troisiéme, ou parfois les trois a la fois |... Moi, tout ce que je demande si je joue, c'est de ne pas sortir de ma peau. Ga ne m’in- téresse pas du tout de jouer autre chose que ce que je suis, Je ne dirai pas comme dans la vie parce que le cinéma, c’est tout le contral- re de la vie. Au cinéma, on est dans un rec- tangle. C’est curieux d’ailleurs. Les metteurs en scéne avec qui j'ai travaillé disaient tou- jours: « Soyez naturel comme dans la vie ! ». Mais dans la vie on n’est pas dans un rectangle de 1,66m. Le cinéma, c’est un autre naturel obtenu par un contrdle permanent sur les dif- férents éléments mis en place et en présence. C'est une épuration de la vie. ‘Au niveau du jeu, il ne faut pas utiliser les mimiques, il ne faut pas jouer sur le mot et donner au texte une intonation soit disant na- turelle qui est presque toujours un cliché, un lieu commun. Comme j’essaie de parvenir a une certaine sobriété, au niveau de T'inter- prétation, j’évite autant que possible de pren- dre des professionnels. Plus ils sont profession- nels, plus c’est difficile pour moi. Dans Le Pé- lican, il y a quelques professionnels mais ils sont jeunes, ils sont débutants, ils n'ont pas encore de tics, ils ne cherchent pas a exprimer ce qu'on leur a appris dans les cours d'art dramatique. Done, je n’ai pas eu beaucoup de problémes avec eux. Quand ils sont vierges, on peut encore saisir quelque chose d’authenti- que a l'intérieur d’eux-mémes. Et c'est cela q miintéresse, ce que la caméra peut capter mal gré eux, au-dela du jeu, au-dela des mots, au- dela de la psychologie et de tout ce qui en- combre Ie cinéma frangais depuis toujours. Cette tradition théatrale qui n’en finit plus. C’est pour cela que les Américains sont bien plus forts que nous. Par exemple, je m’apercois maintenant combien Hawks, avec qui j'ai tra- vaillé, m’a inconsciemment influencé. Il y a chez lui une certaine simplicité des plans. C’est Péconomie : il tourne juste ce qu'il faut et c’est tout. S'il lui faut trois plans pour exprimer quel- que chose, il nen tournera pas quatre. II sait improviser aussi. On peut le voir pendant deux heures, assis sur un tabouret quelque part au milieu du matériel ou de I’équipe, écrire une scéne qui n’existait pas. Cette efficacité chez lui, le choix des trois plans, par exemple au lieu de quatre, car le quatriéme peut tout flan- quer par terre, m’a beaucoup impressionné, Diailleurs, entre parentheses, c'est le seul et unique grand cinéaste avec qui j'ai tourné. Q. — Lorsque vous étiez acteur, vous avez tourné avec Duvivier, Chabrol, Truffaut, Lizzani, Hawks, votre intérét Pour la mise en scane était-il deja tres précis ? Est-ce un besoin récent ou an- cien ; car il est évident que c’est un besoin chez vous. II y a tellement d’ac- teurs qui veulent prouver que... Enfin, ne vexons personne en ne citant per- sonne... R. — A mes débuts en 1955 dans Voici le temps des assassins de Duvivier, c’était encore au stade inconscient mais je n’étais pas du tout d’accord avec ce que me disait Duvivier dans les indications sur la mise en scene. Je m'exécutais d’ailleurs, je faisais ce qu’on me disait de faire, mais je jugeais déja que ce n’était pas exactement comme cela qu'il aurait fallu le faire. Quand je lisais le script, j'imagi- nals ou serait placée la caméra et comment la scéne se déroulerait. Quand j'arrivais sur le Plateau, ce n’était plus du tout ce que j'avais imaging, tout était différent. Déja, je faisais mon petit cinéma personnel. Alors, j'avais des tas d’histoires parce que je me permettais de donner mon avis. J’aurais souvent mieux fait de me taire, ¢a m’aurait attiré moins d’ennuis Parce que finalement je me mélais de ce qui ne me regardait pas. Avec Chabrol, je lui avais suggéré le rire & la fin du Beau Serge et Chabrol a été d’accord. Dans Le Bossu de Rome, de Lizzani, J’al ima- giné toute Ia fin du film. Avec Hawks... D’ail- leurs, il disait toujours a Hardy Kruger et mol : «Si vous avez des idées, parlez-m’en !». Dans Hatari, j'ai eu Vidée — je ne crains pas de le dire parce que ce n’est pas grand chose et ga ne change vraiment rien au destin cinéma- tographique de Hawks — j'ai eu l'idée de la seconde bagarre avec Kruger. J’avais recu un coup de poing de lui a 'hépital, ensuite quand Je le retrouve dans le camp, je demande a Way- ne de tenir mon fusil et je lui balance mon poing dans la figure pour lui rendre celul de Phépital. Cela germait done depuis longtemps. Ca m'emmerdait beaucoup de jouer, je me sentais mal dans ma peau, Je m'ennuyais. Vers 1960, Vai commencé a écrire des scénarios et dés 1962, j'ai présenté un scénario au C.N.C. (& cette époque-la, il n'y avait pas d’avance sur recettes, mais une commission de censure qui était trés difficile). Ga s'appelait « Les réveurs ». On m’a déconseillé de faire ce film. J'ai a une lettre du Centre qui me recommande de ne pas tourner ce film sous peine de m'attendre a de graves ennuis, En 1968, j'ai écrit Les Amis. Q@ — Qui a été réalisé, grace a une avance sur recettes. Le Pélican également ? R. — Oui, j'ai eu 30 millions d’anciens francs d’avance sur recettes, sur lecture du scénario. A la commission des co-productions a I'0.R. TF, j'ai eu 45 millions. Soit 35 millions de co- production et 10 millions de droit de passage a Vantenne, Je dois dire que ce genre de film, sans le concours de I'0.R.T.F. et sans l'avance du C.N.C., n’aurait jamais pu étre réalisé. C'est un film qui n'a été monté sur aucune spécula- tion. Le scénario est exempt de tout ingrédients rentables, pas de violence, pas de sexe, pas d’acteurs, pas de metteur en scéne, je veux dire que ce n'est pas sur mon nom de réall- sateur qu'on me donnerait du fric. L’avance Sur recettes et les co-productions sont souvent décriées mais c'est tout de méme important. Ga aide énormément. Avant Les Amis, J’avais Présenté d'autres scénarios qui ont été refusés, on n’avait jugé que ce n’était pas intéressant, je ne me suis pas découragé pour cela, j’en ai écrit d'autres et c’est tout. C’est vrai que ce n’est pas parfait mais mol Je ne vois vrai- ment pas comment j’aurais pu réaliser Les Amis et Le Pélican sans cela. Non vraiment, Je n’aurais pas pu les faire, Q. — Avez-vous toujours songé a in- terpréter le rdle principal ou était-il écrit pour quelqu'un d'autre 7 R. — J’avals d’abord fait un scénario avec Frangois Leterrier. a s’appelait : L'indésirable. Leterrier devait le réaliser et moi le jouer. C’était en 1968, avant l’écriture des Amis. Et puis ¢a ne s'est pas fait. On a tout laissé tom- ber et j'ai tout ré-écrit. Comme je voulais cette fois le tourner moi-méme, je ne voulais plus jouer le réle. Ga me semblait impossible. J’ai contacté deux ou trois personnes mais ca ne me satisfaisait pas du tout. Alors, je me suis décidé a assumer la responsabilité du réle. C’était un Personnage trés prés de moi. C’est "histoire d'un homme qui aime passionnément son fils dont il est séparé. C’est quelque chose que J’avais ressenti trés fort, donc en fin de compte, j'étais plus apte a étre cet homme-Ia. C’était plus facile que de donner des indica- tions & un acteur qui m’aurait peut-étre trahi. Alors je ai fait. Q. — Les difficultés ne sont elles pas. énormes quand on doit étre a la fois devant et derriére la caméra ? R. — Je mettais tout en Place avec une dou- blure qui jouait la scéne. Je regardais les mou- vements, comment ¢a se passait et quand tout était réglé, je répétais encore une fois et je tournais. C’étais bien sGr une double respon- sabilité. Et il fallait gagner le pari des deux cotés, que l'un ne soit pas défavorisé par rap- Port a l'autre. Il ne fallait Pas que I’on dise: «Ah, il est formidable dans le réle mais mise en scéne est inexistante ». Ou invers ment. Q. — Quelle est la pulsation qui res- semble @ un battement sanguin au début du film, durant le générique ? R. — C'est le battement d'un coeur d’enfant le ventre de sa mére. J’al trouvé ce son en- goissant, mystérieux et tres beau et l'al mis sur le générique. II bat trés vite car le coour d'un bébé dans le ventre de sa mére bat & 180 pulsations a la minute, Je crois, c'est trés 6tonnant. — Vous passez directement en- suite sur le cri de la naissance, Ou avez-vous trouvé un cri aussi pur ? R. — C’est moi qui V’ai pris dans une cll- nique parisienne. J'ai contacté un docteur trés concillant et lui ai expliqué ce que je voulais, Cest-a-dire un cri de naissance trés pur. Je arrivals pas &, en trouver de pur car ils sont toujours encombrés de bruits divers, d’instru- ments, de gémissements ou autres. Le son, Pour moi c’est comme le cadre, je recherche un certain dépouillement. Ce ne doit pas étre un fond sonore, mais une dramatisation de Vimage. Loreille sélectionne et choisit tes sons, elle ne pergoit pas tout, mais ce qu'elle veut percevoir. En son direct, le micro attrape tout, il n'est donc plus question d’avoir un son pur et de s’en servir dramatiquement. Or, si Voreille ne pergoit que certains sons, il faut absolument les choisir et les ordonner. Dans le pélican, comme la caméra est plus souvent subjective qu’objective, je ne suis pas astreint & reproduire tous les sons qui passent. Pour en revenir aux cris du nouveau né, Je suis allé avec l’ingénieur du son & quatre heu- res du matin a la clinique. La sage-femme m’avait averti qu'une femme était sur I d'accoucher. On lui avait demandé la permis- sion, elle était d’accord, Elle a été absolument formidable. On lui a demandé de ne pas parlé ni avant ni aprés l'accouchement, de rester si possible dix secondes sans dire un mot, sans rien et quand l'enfant est sorti elle n’a rien dit, elle n’a pas poussé de soupirs non plus. Elle a vraiment été extraordinaire. Q. — Le décor de Lugano est trés impressionnant et trés beau dans son dépouillement aussi. Comment avez- vous déniché lendroit idéal qui cor- respondait & vos conceptions et aux indications du scénario ? R. — L’année derniére, javais silloné les rou- tes qui longent le lac de Come, le lac de Gar- de et le lac Majeur et je n’avais rien trouvé. Je n’avais pas tellement de moyens financiers non plus pour trouver ce que je voulais, et il fallait y consacrer beaucoup de temps. J'ai abandonné 'ltalie et me suis souvenu que javais un ami a Lugano que j'avais connu au Festival de Locarno l'année précédente et qu'il pourrait peut-étre m’aider dans mes recher- ches. Ensemble, nous avons découvert les deux maisons que l'on voit dans le film. Lu- gano est une petite ville, tout le monde ou presque se connait et lon sait trés bien a qui appartiennent les belles maisons. Il m'a donc mis en relation avec les prop Je leur ai remis le scénario, ils ont été d'ac- cords. Je leur ai dit que je n’avais pas de gros moyens, qu'il fallait m'aider. lls ont été tres compréhensifs et trés coopérants. La-dessus, le syndicat d’initiative de Lugano a bien voulu me préter absolument gratuitement le grand bateau pour la scéne sur le lac, la figuration et les musiciens. C’est une journée de tournage qui aurait codté deux millions si l'on avait dd payer tout ¢a. Ils ont été formidables et i. ment beaucoup de chance. On m'a beaucoup aidé. S'il avait fallu tout payer, il aurait fallu un autre budget et Trintignant ou Delon dans le réle, mais ga n’aurait pas été le méme film. Q. — Une chose que je trouve tres belle, c'est I'attitude des adultes par rapport au décor de Lugano et celle de l'enfant. Les adultes passent com- plétement a c6té de la beauté du mon- de, ils écoutent et ré-écoute le tube de I’été et c’est tout. L’enfant, lui, par- ticipe a la beauté des choses. R. — Oui c'est vrai, il péche, il se baigne. Il est neuf, son regard est encore clair, il n’est pas encore pollué par le monde des adultes. Il est prés de la bonne aussi. Il la suit, il vit avec elle. Je ne peux pas analyser cela, mais je sens que ¢a ne pouvait pas étre autrement. La bonne est plus proche de l'enfant que les adultes parce qu'elle n’est pas contaminée par la bétise ambiante, par le fric. @.— Ilya la fin de votre film un sentiment tragique tres fort parcequ’il ne peut se résorber. Rien n'est résolu... R. — C'est tragique mais pas désespéré. Ce que j'ai voulu exprimer — je ne sais pas si jy suis parvenu — c’est cette espéce de dé- termination du personnage a rester la. Tant quill vivra, il sera la sous les fenétres, dans Tombre, quelque part. Son fils il laura, il sau- ra le rejoindre. Bien sar, il souhaite lui parler et l'aider tout de suite mais tant pis, plus tard, dans cing ans peut-étre ou plus il saura ex- pliquer au jeune homme ce qui s’est passé. Je ne sais pas si je suis parvenu a exprimer cela mais c'est ce que je voulais faire. Je vou- lais montrer quelqu'un qui ne capitule jamai . — Quels cinéastes aimez-vous ? R. — John Ford, Hawks, Visconti... Mais avant tout Robert Bresson. Pour moi c’est le plus grand. L’unique et T'inimitable. Ent quand je dis que c’est le plus grand ciné ce mest pas trés original, beaucoup de ciné- philes et de cinéastes pensent la méme chose. Qui Bresson et aprés quelques autres mais aprés lui seulement.

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