Entretien avec
Gérard BLAIN
«Le pélican)
Propos recueillis
par J.-C. Guiguet
Q@. — Je viens de voir votre second
film, le Pélican — le premier étant les
Amis — C'est la méme forme de ciné-
ma, une forme refusant toute coquet-
terie, toute boursouflure. C'est la mé-
me rigueur mais plus exigeante encore
dans son expression. Qu'est-ce qui la
motive chez vous, et y-a-t-il une forme
cinématographique, une conception du
cinéma qui vous intéresse exclusive
ment ?
R. — Le mode d’expression qui a ma préfé-
rence, c'est celui que j'utilise. Je recherche
au niveau du cadre par exemple, l'évidence
des choses. C’est-a-dire que plus un cadre
est dépouillé, plus on élimine les éléments qui
entrent dans sa composition, plus on sélec-
tionne dans le cadre ce que l'on veut montrer,
plus la chose montrée est forte et évidente.
C'est pareil pour le jeu d’ailleurs. Moins un
visage bouge, plus il a un pouvoir émotionel
intense, s'il y a bien sdr derriére l'apparence,
la présence d'une intériorité, d’un univers en
Profondeur, quelque chose diinterne que l'on
doit sentir. Le visage immobile, impassible qui
est le résultat d'un parti pris par exemple,
chez MELVILLE ne m'intéresse pas du tout. II
ne suffit pas de vouloir que les choses soient
Sobres et épurées pour qu'elles solent éviden-
tes et fortes. Il faut que cette sobriété parte
d'une exigence interne, presque viscérale et
¢a Je ne peux pas vous expliquer comment ca
Se développe. Je le sens c'est tout et je fais
des films en sentant cela trés profondément.
Par exemple, méme pour I'angle de la ca-
méra, j'aime beaucoup et quand je le peux —
mais je ne le peux pas toujours parce que c’est
une question de décor, d’espace — quand
Je le peux, j'aime photographier les choses
de face commes des cartes postales qui ne
rechercheraient aucun effet... Je fais cela ins-
tinctivement, naturellement, je trouve cela plus
beau. Plus le cadre est limité et restreint, moinsJ'al de perspectives de lignes fuyantes, plus
les choses sont fortes @ mon sens I'intérieur
du cadre.
Q. — C'est pour cela qu'on reléve un
grand nombre de plans fixes dans Le
Pélican.
R. — Eh oui, parce que dés que je fais un
panoramique tout bouge. Je préfére les travel-
lings latéraux ou les travellings arriére. Par
exemple, dans la séquence du petit train au
jardin d'acclimatation du Pélican, avec le tra-
velling arriére les deux personnages sont tout
& fait de face, tout a fait dans le cadre. S'il
y a un travelling latéral, je me débrouille pour
qu'il soit bien de face, de fagon a ce que le
décor défile avec des lignes verticales. Ce n'est
pas systématique bien sir parce que ce serait
ridicule. Dans Les amis comme dans Le Péli-
can, il y a des moments ott les panoramiques
sont nécessaires, ol! les choses bougent. C’est
pareil pour les objectifs. J’emploie le 50. Les
techniciens, les chefs opérateurs disent tou-
jours : « Si on met un 35 plus prés de ce qu'on
veut photographier, c’est pareil qu'un 50 qui
serait plus loin », Moi je prétends que ce n'est
pas pareil car la richesse, la qualité optique
du 50 est plus forte, Encore une fois ce n'est
pas systématique bien sr. Pour les scénes &
Lugano oi je voulais de "espace, j'ai utilisé le
35.
Q. — Cette méthode implique donc
parallélement, une direction d'acteurs
particuligre. Il y a chez vous trés peu
d'acteurs professionnels. On ne « joue »
pas dans vos films au sens habituel du
terme. Vous-méme qui interprétez le
réle principal du Pélican, vous gommez
presque toute interprétation, tout jeu.
R. — Je ne me considére pas comme un ac-
feur. Un acteur pour moi, c'est quelqu’un qui
sort de sa peau, qui aime jouer un banquier
dans un film, un gangster dans l'autre, un curé
dans un troisiéme, ou parfois les trois a la
fois |... Moi, tout ce que je demande si je joue,
c'est de ne pas sortir de ma peau. Ga ne m’in-
téresse pas du tout de jouer autre chose que
ce que je suis, Je ne dirai pas comme dans
la vie parce que le cinéma, c’est tout le contral-
re de la vie. Au cinéma, on est dans un rec-
tangle. C’est curieux d’ailleurs. Les metteurs
en scéne avec qui j'ai travaillé disaient tou-
jours: « Soyez naturel comme dans la vie ! ».
Mais dans la vie on n’est pas dans un rectangle
de 1,66m. Le cinéma, c’est un autre naturel
obtenu par un contrdle permanent sur les dif-
férents éléments mis en place et en présence.
C'est une épuration de la vie.
‘Au niveau du jeu, il ne faut pas utiliser les
mimiques, il ne faut pas jouer sur le mot et
donner au texte une intonation soit disant na-
turelle qui est presque toujours un cliché, un
lieu commun. Comme j’essaie de parvenir a
une certaine sobriété, au niveau de T'inter-
prétation, j’évite autant que possible de pren-
dre des professionnels. Plus ils sont profession-
nels, plus c’est difficile pour moi. Dans Le Pé-
lican, il y a quelques professionnels mais ils
sont jeunes, ils sont débutants, ils n'ont pas
encore de tics, ils ne cherchent pas a exprimer
ce qu'on leur a appris dans les cours d'art
dramatique. Done, je n’ai pas eu beaucoup de
problémes avec eux. Quand ils sont vierges, on
peut encore saisir quelque chose d’authenti-
que a l'intérieur d’eux-mémes. Et c'est cela q
miintéresse, ce que la caméra peut capter mal
gré eux, au-dela du jeu, au-dela des mots, au-
dela de la psychologie et de tout ce qui en-
combre Ie cinéma frangais depuis toujours.
Cette tradition théatrale qui n’en finit plus. C’est
pour cela que les Américains sont bien plus
forts que nous. Par exemple, je m’apercois
maintenant combien Hawks, avec qui j'ai tra-
vaillé, m’a inconsciemment influencé. Il y a
chez lui une certaine simplicité des plans. C’est
Péconomie : il tourne juste ce qu'il faut et c’esttout. S'il lui faut trois plans pour exprimer quel-
que chose, il nen tournera pas quatre. II sait
improviser aussi. On peut le voir pendant deux
heures, assis sur un tabouret quelque part au
milieu du matériel ou de I’équipe, écrire une
scéne qui n’existait pas. Cette efficacité chez
lui, le choix des trois plans, par exemple au
lieu de quatre, car le quatriéme peut tout flan-
quer par terre, m’a beaucoup impressionné,
Diailleurs, entre parentheses, c'est le seul et
unique grand cinéaste avec qui j'ai tourné.
Q. — Lorsque vous étiez acteur, vous
avez tourné avec Duvivier, Chabrol,
Truffaut, Lizzani, Hawks, votre intérét
Pour la mise en scane était-il deja tres
précis ? Est-ce un besoin récent ou an-
cien ; car il est évident que c’est un
besoin chez vous. II y a tellement d’ac-
teurs qui veulent prouver que... Enfin,
ne vexons personne en ne citant per-
sonne...
R. — A mes débuts en 1955 dans Voici le
temps des assassins de Duvivier, c’était encore
au stade inconscient mais je n’étais pas du
tout d’accord avec ce que me disait Duvivier
dans les indications sur la mise en scene. Je
m'exécutais d’ailleurs, je faisais ce qu’on me
disait de faire, mais je jugeais déja que ce
n’était pas exactement comme cela qu'il aurait
fallu le faire. Quand je lisais le script, j'imagi-
nals ou serait placée la caméra et comment la
scéne se déroulerait. Quand j'arrivais sur le
Plateau, ce n’était plus du tout ce que j'avais
imaging, tout était différent. Déja, je faisais
mon petit cinéma personnel. Alors, j'avais des
tas d’histoires parce que je me permettais de
donner mon avis. J’aurais souvent mieux fait
de me taire, ¢a m’aurait attiré moins d’ennuis
Parce que finalement je me mélais de ce qui
ne me regardait pas.
Avec Chabrol, je lui avais suggéré le rire &
la fin du Beau Serge et Chabrol a été d’accord.
Dans Le Bossu de Rome, de Lizzani, J’al ima-
giné toute Ia fin du film. Avec Hawks... D’ail-
leurs, il disait toujours a Hardy Kruger et mol :
«Si vous avez des idées, parlez-m’en !». Dans
Hatari, j'ai eu Vidée — je ne crains pas de le
dire parce que ce n’est pas grand chose et
ga ne change vraiment rien au destin cinéma-
tographique de Hawks — j'ai eu l'idée de la
seconde bagarre avec Kruger. J’avais recu un
coup de poing de lui a 'hépital, ensuite quand
Je le retrouve dans le camp, je demande a Way-
ne de tenir mon fusil et je lui balance mon
poing dans la figure pour lui rendre celul de
Phépital.
Cela germait done depuis longtemps. Ca
m'emmerdait beaucoup de jouer, je me sentais
mal dans ma peau, Je m'ennuyais. Vers 1960,
Vai commencé a écrire des scénarios et dés
1962, j'ai présenté un scénario au C.N.C. (&
cette époque-la, il n'y avait pas d’avance sur
recettes, mais une commission de censure qui
était trés difficile). Ga s'appelait « Les réveurs ».
On m’a déconseillé de faire ce film. J'ai a une
lettre du Centre qui me recommande de ne pas
tourner ce film sous peine de m'attendre a de
graves ennuis, En 1968, j'ai écrit Les Amis.
Q@ — Qui a été réalisé, grace a
une avance sur recettes. Le Pélican
également ?
R. — Oui, j'ai eu 30 millions d’anciens francs
d’avance sur recettes, sur lecture du scénario.
A la commission des co-productions a I'0.R.
TF, j'ai eu 45 millions. Soit 35 millions de co-
production et 10 millions de droit de passage
a Vantenne, Je dois dire que ce genre de film,
sans le concours de I'0.R.T.F. et sans l'avance
du C.N.C., n’aurait jamais pu étre réalisé. C'est
un film qui n'a été monté sur aucune spécula-
tion. Le scénario est exempt de tout ingrédients
rentables, pas de violence, pas de sexe, pas
d’acteurs, pas de metteur en scéne, je veux
dire que ce n'est pas sur mon nom de réall-sateur qu'on me donnerait du fric. L’avance
Sur recettes et les co-productions sont souvent
décriées mais c'est tout de méme important.
Ga aide énormément. Avant Les Amis, J’avais
Présenté d'autres scénarios qui ont été refusés,
on n’avait jugé que ce n’était pas intéressant,
je ne me suis pas découragé pour cela, j’en
ai écrit d'autres et c’est tout. C’est vrai que
ce n’est pas parfait mais mol Je ne vois vrai-
ment pas comment j’aurais pu réaliser Les
Amis et Le Pélican sans cela. Non vraiment,
Je n’aurais pas pu les faire,
Q. — Avez-vous toujours songé a in-
terpréter le rdle principal ou était-il
écrit pour quelqu'un d'autre 7
R. — J’avals d’abord fait un scénario avec
Frangois Leterrier. a s’appelait : L'indésirable.
Leterrier devait le réaliser et moi le jouer.
C’était en 1968, avant l’écriture des Amis. Et
puis ¢a ne s'est pas fait. On a tout laissé tom-
ber et j'ai tout ré-écrit. Comme je voulais cette
fois le tourner moi-méme, je ne voulais plus
jouer le réle. Ga me semblait impossible. J’ai
contacté deux ou trois personnes mais ca ne
me satisfaisait pas du tout. Alors, je me suis
décidé a assumer la responsabilité du réle.
C’était un Personnage trés prés de moi. C’est
"histoire d'un homme qui aime passionnément
son fils dont il est séparé. C’est quelque chose
que J’avais ressenti trés fort, donc en fin de
compte, j'étais plus apte a étre cet homme-Ia.
C’était plus facile que de donner des indica-
tions & un acteur qui m’aurait peut-étre trahi.
Alors je ai fait.
Q. — Les difficultés ne sont elles pas.
énormes quand on doit étre a la fois
devant et derriére la caméra ?
R. — Je mettais tout en Place avec une dou-
blure qui jouait la scéne. Je regardais les mou-
vements, comment ¢a se passait et quand tout
était réglé, je répétais encore une fois et je
tournais. C’étais bien sGr une double respon-
sabilité. Et il fallait gagner le pari des deux
cotés, que l'un ne soit pas défavorisé par rap-
Port a l'autre. Il ne fallait Pas que I’on dise:
«Ah, il est formidable dans le réle mais
mise en scéne est inexistante ». Ou invers
ment.
Q. — Quelle est la pulsation qui res-
semble @ un battement sanguin au
début du film, durant le générique ?
R. — C'est le battement d'un coeur d’enfant
le ventre de sa mére. J’al trouvé ce son en-
goissant, mystérieux et tres beau et l'al mis
sur le générique. II bat trés vite car le coour
d'un bébé dans le ventre de sa mére bat &
180 pulsations a la minute, Je crois, c'est trés
6tonnant.
— Vous passez directement en-
suite sur le cri de la naissance, Ou
avez-vous trouvé un cri aussi pur ?
R. — C’est moi qui V’ai pris dans une cll-
nique parisienne. J'ai contacté un docteur trés
concillant et lui ai expliqué ce que je voulais,
Cest-a-dire un cri de naissance trés pur. Je
arrivals pas &, en trouver de pur car ils sont
toujours encombrés de bruits divers, d’instru-
ments, de gémissements ou autres. Le son,
Pour moi c’est comme le cadre, je recherche
un certain dépouillement. Ce ne doit pas étre
un fond sonore, mais une dramatisation de
Vimage. Loreille sélectionne et choisit tes
sons, elle ne pergoit pas tout, mais ce qu'elle
veut percevoir. En son direct, le micro attrape
tout, il n'est donc plus question d’avoir un son
pur et de s’en servir dramatiquement. Or, si
Voreille ne pergoit que certains sons, il faut
absolument les choisir et les ordonner. Dans
le pélican, comme la caméra est plus souvent
subjective qu’objective, je ne suis pas astreint
& reproduire tous les sons qui passent.
Pour en revenir aux cris du nouveau né, Je
suis allé avec l’ingénieur du son & quatre heu-
res du matin a la clinique. La sage-femme
m’avait averti qu'une femme était sur Id'accoucher. On lui avait demandé la permis-
sion, elle était d’accord, Elle a été absolument
formidable. On lui a demandé de ne pas parlé
ni avant ni aprés l'accouchement, de rester si
possible dix secondes sans dire un mot, sans
rien et quand l'enfant est sorti elle n’a rien
dit, elle n’a pas poussé de soupirs non plus.
Elle a vraiment été extraordinaire.
Q. — Le décor de Lugano est trés
impressionnant et trés beau dans son
dépouillement aussi. Comment avez-
vous déniché lendroit idéal qui cor-
respondait & vos conceptions et aux
indications du scénario ?
R. — L’année derniére, javais silloné les rou-
tes qui longent le lac de Come, le lac de Gar-
de et le lac Majeur et je n’avais rien trouvé.
Je n’avais pas tellement de moyens financiers
non plus pour trouver ce que je voulais, et il
fallait y consacrer beaucoup de temps. J'ai
abandonné 'ltalie et me suis souvenu que
javais un ami a Lugano que j'avais connu au
Festival de Locarno l'année précédente et qu'il
pourrait peut-étre m’aider dans mes recher-
ches. Ensemble, nous avons découvert les
deux maisons que l'on voit dans le film. Lu-
gano est une petite ville, tout le monde ou
presque se connait et lon sait trés bien a qui
appartiennent les belles maisons. Il m'a donc
mis en relation avec les prop
Je leur ai remis le scénario, ils ont été d'ac-
cords. Je leur ai dit que je n’avais pas de gros
moyens, qu'il fallait m'aider. lls ont été tres
compréhensifs et trés coopérants. La-dessus, le
syndicat d’initiative de Lugano a bien voulu me
préter absolument gratuitement le grand bateau
pour la scéne sur le lac, la figuration et les
musiciens. C’est une journée de tournage qui
aurait codté deux millions si l'on avait dd payer
tout ¢a. Ils ont été formidables et i.
ment beaucoup de chance. On m'a beaucoup
aidé. S'il avait fallu tout payer, il aurait fallu
un autre budget et Trintignant ou Delon dans
le réle, mais ga n’aurait pas été le méme film.
Q. — Une chose que je trouve tres
belle, c'est I'attitude des adultes par
rapport au décor de Lugano et celle
de l'enfant. Les adultes passent com-
plétement a c6té de la beauté du mon-
de, ils écoutent et ré-écoute le tube
de I’été et c’est tout. L’enfant, lui, par-
ticipe a la beauté des choses.
R. — Oui c'est vrai, il péche, il se baigne.
Il est neuf, son regard est encore clair, il n’est
pas encore pollué par le monde des adultes.
Il est prés de la bonne aussi. Il la suit, il vit
avec elle. Je ne peux pas analyser cela, mais
je sens que ¢a ne pouvait pas étre autrement.
La bonne est plus proche de l'enfant que les
adultes parce qu'elle n’est pas contaminée par
la bétise ambiante, par le fric.
@.— Ilya la fin de votre film un
sentiment tragique tres fort parcequ’il
ne peut se résorber. Rien n'est résolu...
R. — C'est tragique mais pas désespéré. Ce
que j'ai voulu exprimer — je ne sais pas si
jy suis parvenu — c’est cette espéce de dé-
termination du personnage a rester la. Tant
quill vivra, il sera la sous les fenétres, dans
Tombre, quelque part. Son fils il laura, il sau-
ra le rejoindre. Bien sar, il souhaite lui parler
et l'aider tout de suite mais tant pis, plus tard,
dans cing ans peut-étre ou plus il saura ex-
pliquer au jeune homme ce qui s’est passé.
Je ne sais pas si je suis parvenu a exprimer
cela mais c'est ce que je voulais faire. Je vou-
lais montrer quelqu'un qui ne capitule jamai
. — Quels cinéastes aimez-vous ?
R. — John Ford, Hawks, Visconti... Mais
avant tout Robert Bresson. Pour moi c’est le
plus grand. L’unique et T'inimitable. Ent
quand je dis que c’est le plus grand ciné
ce mest pas trés original, beaucoup de ciné-
philes et de cinéastes pensent la méme chose.
Qui Bresson et aprés quelques autres mais
aprés lui seulement.