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Marie Versele, secteur Communication (en collaboration avec Stephane Mansy, coordinateur du Relais de La Louvière-Picardie Laïque)

Freinet, Montessori,
Steiner, Decroly... de
grands pédagogues
Une autre conception de l’enseignement

Et si, pour lutter contre l’échec scolaire, on repensait l’École? Ses programmes,
ses méthodes pédagogiques? Les expériences des écoles alternatives recentrent
l’éducation sur l’enfant, sur l’apprenant, plutôt que sur le contenu. Elles renoncent à
la compétition pour s’adapter à l’intelligence et au rythme de l’élève. De plus en plus,
ces pédagogies séduisent des parents qui y voient une réponse aux carences de
notre système éducatif.

Le système scolaire belge est lié à l’école et à sa structuration. natives de plus en plus prisées
profondément inégalitaire et En effet, l’école garde le travers en Europe. La Belgique n’est
l’échec scolaire y est omnipré- de s’adresser à des gens qui pas en marge du phénomène.
sent. Une première cause de connaissent bien le système et Les écoles à pédagogie alter-
l’échec et du décrochage sco- ses rouages, tandis que le mode native ont le vent en poupe et
laires est d’ordre économique. d’enseignement ne passe pas les demandes d’inscription y de-
Les enfants concernés sont suffisamment par l’expérimenta- viennent insistantes. Qu’ont ces
souvent issus d’un milieu so- tion et la patience requise pour écoles de plus que les autres?
cio-économique et socio-cultu- ne laisser aucun élève au bord Pourquoi un tel engouement?
rel défavorisé et victimes de dis- du chemin. En ce sens, le mo- Si chaque école a ses propres
crimination sociale. La seconde dèle scolaire présent exige très spécificités, on distingue, malgré
est liée au modèle éducatif et à (trop?) tôt un effort d’élabora- tout, des caractéristiques com-
l’inadaptation de certains en- tion et de conceptualisation très munes, telles que: centrer l’en-
fants à ce modèle. Pour réussir difficile pour un enfant, surtout seignement sur l’élève et non sur
actuellement à l’école, il faut si celui-ci ne possède pas les co- les contenus des cours, donner
savoir accepter l’obéissance, des culturels nécessaires et si sa une place active et participa-
l’autorité de l’adulte, certaines famille méconnaît également les tive à l’élève dans l’élaboration
contraintes inhérentes au mo- rouages du système. de ses apprentissages, favoriser
dèle d’encadrement et accep- Face à ces constats, il est au maximum l’autonomie des
ter de faire des choses que l’on urgent de repenser les fonda- élèves, développer la créativi-
n’a pas toujours envie de faire. mentaux de l’école, les pro- té, la confiance en soi et l’esprit
Tous les enfants ne sont pas dans grammes, la méthodologie, via d’initiative de l’enfant, s’adapter
cette inclination d’esprit au- d’autres formes d’enseignement à la forme d’intelligence particu-
jourd’hui, loin s’en faut. Le troi- en s’inspirant, notamment, des lière et aux rythmes de chaque
sième facteur est directement expériences des écoles alter- apprenant, s’adapter au rythme

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dossier LES PÉDAGOGIES ALTERNATIVES: POUR QUI? POUR QUOI?

de chacun et, enfin, renoncer aux systèmes La pédagogie de Freinet est également
de cotation (note, classement...) pour bannir fondée sur l’expression libre des enfants:
tout esprit de compétition au sein de l’école. texte, dessin, correspondance interscolaire,
Derrière ces enseignements alterna- imprimerie, journal étudiant... La confiance
tifs, il y a des grands pédagogues comme en soi est un principe clé. Cette confiance en
Montessori, Freinet, Steiner-Waldorf et soi, fruit de la valorisation, tant des adultes
Decroly. Que proposent-ils? que de son propre travail, devient alors le
moteur de réussite de l’enfant.
Célestin Freinet: expression et
coopération Maria Montessori: bouger, sentir,
apprendre

Maria Montessori (1870-1952) est un mé-


decin italien qui a développé une méthode
pédagogique2 basée sur le rythme individuel
Célestin Freinet (1896-1966) est un institu- de l’enfant. C’est la méthode dite «ouverte»
teur français qui a développé sa pédagogie à qui suppose que l’enfant vit des étapes,
partir de sa propre expérience. La pédago- des périodes sensibles durant lesquelles il
gie Freinet1 se centre essentiellement sur le est plus apte à développer certaines com-
groupe, le collectif et favorise la collabora- pétences. La pédagogie de Montessori se
tion et la coopération entre les élèves (on y centre donc sur l’éveil sensoriel et kinesthé-
retrouve souvent des classes multi-niveaux sique de l’enfant et travaille sur son auto-
où les grands aident les plus petits, créant nomisation. L’adulte est un accompagnant
ainsi une émulation positive). Pour Freinet, qui doit tout mettre en œuvre pour offrir
la dimension collective est essentielle. Et un environnement positif, dans lequel l’en-
avec elle, l’élaboration de projets communs fant pourra développer ses talents et s’au-
qui seront ensuite exposés à l’extérieur du tonomiser. En classe, les enfants sont libres
groupe (comme, une pièce de théâtre, un de choisir l’activité qu’ils souhaitent faire,
exposé...). Célestin Freinet pensait avant à la seule condition d’avoir déjà «vu» cette
tout en termes d’organisation du travail et activité avec l’encadrant pédagogique. Ils
de coopération. Il désirait une école cen- peuvent y passer le temps qu’ils veulent,
trée sur l’enfant, l’école traditionnelle étant ils ont le droit de parler (à voix basse) et
basée sur les programmes qui définissent de se déplacer comme ils l’entendent dans
la matière, la précisent et la hiérarchisent. la classe, tant que l’ambiance de travail est
Chez Freinet, pas de compétition, mais une respectée. Ici, l’auto-apprentissage et l’au-
constante émulation et une collaboration todiscipline de l’enfant vont de pair avec la
enrichissante. Pas de notes non plus, mais liberté qui lui est accordée. Pour s’appro-
de véritables dialogues d’évaluations. prier les concepts, l’enfant doit manipuler,

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de façon tangible et concrète,
avec ses cinq sens. Peu importe
que l’enfant soit rapide ou lent,
pourvu qu’il soit concentré,
concerné et réceptif.

Rudolf Steiner: liberté et


confiance

Rudolf Steiner (1861-1925)


est un philosophe autrichien.
Steiner a élaboré une pédagogie
qui s’appuie sur ses conceptions
philosophiques de l’anthroposo-
phie («science de l’esprit»). Elle
se base essentiellement sur la
créativité artistique de l’enfant
et sur son ouverture au monde
en s’adressant tant à la tête,
qu’au corps ou au cœur. Elle Ovide Decroly
se fonde sur l’idée de la liberté
de l’homme, convaincue que
l’amour, la confiance et l’en- plus académiques. Les talents et que Decroly préféra nommer
thousiasme, en lieu et place de aptitudes de chaque enfant sont «irréguliers» car il se refusait d’en
l’ambition, la crainte et la com- valorisés sans hiérarchisation. parler comme d’enfants anor-
pétition, dotent les enfants de la La tâche de l’enseignant maux ou handicapés). Observant
sérénité et des forces qui leur se- est de favoriser l’épanouisse- que l’enseignement traditionnel
ront indispensables pour avan- ment de chaque enfant dont il était réservé à une élite (dans le
cer dans un monde incertain, y a la charge, de l’accompagner contexte social du début du XXe
réaliser leur projet d’existence, vers la découverte de sa voie siècle), Decroly souhaita faire
tout en contribuant au progrès originale. naître une nouvelle école adap-
humain. Pour lui, accueillir tée à tous les enfants, y compris
l’enfant à l’école, signifie le re- Ovide Decroly: l’enfant global les «irréguliers». Pour ce faire,
connaître dans sa singularité, et central il développa une pédagogie
établir avec lui une relation de Ovide Decroly (1871-1932) basée sur l’observation et l’ap-
confiance et de responsabilité. est un médecin et psychologue proche de l’enfant dans sa glo-
Dans sa conception de l’en- belge. Il lutta fermement pour la balité. Les centres d’intérêts de
seignement, l’enfant est un être reconnaissance de la méthode l’enfant servent de base à l’ac-
autonome capable de pen- globale d’apprentissage de la lec- quisition des savoirs. Dans cette
ser, agir et sentir seul. Dans les ture et de l’écriture. Les fonde- approche, le rôle de l’enseignant
écoles Steiner, les enfants se ments de la réflexion de Decroly est déterminante. Il devient le
voient proposer des activités ar- sur la pédagogie se situe dans son guide bienveillant de l’enfant,
tistiques et pratiques, auxquelles travail avec les enfants dits «irré- garant de ses apprentissages. La
viennent se greffer des matières guliers» (des enfants anormaux pédagogie de Decroly repose sur

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dossier LES PÉDAGOGIES ALTERNATIVES: POUR QUI? POUR QUOI?

4 principes majeurs3: la globalisa- de départ le sort des enfants «ir- l’accès à la culture, aux savoirs et
tion (il faut voir l’enfant dans sa réguliers» et souhaitait une réelle connaissances diverses en favo-
globalité), les centres d’intérêts émulation entre les enfants de risant une inclusion sociale glo-
de l’enfant, son environnement, toutes origines, considérant bale? Même si elles ne sont pas
source de découverte et de sa- l’école comme vecteur d’évolu- parfaites, ces pratiques pédago-
voirs et, enfin, l’idée de classe tion et d’autonomisation. Freinet, giques différentes portent leurs
laboratoire ou d’école atelier où de son côté, voulait émanciper fruits. Elles ont le mérite de s’ins-
l’enfant vit, agit et découvre. les classes populaires en propo- pirer des préoccupations des en-
sant une façon d’apprendre qui fants, de s’adapter à leur évolu-
Vers un nouveau modèle permette aux enfants de dévelop- tion et à leurs étonnements, dans
scolaire? per leur esprit critique et d’agir le but de les émanciper, de leur
Beaucoup estiment que collectivement. Et il tenait aussi donner les capacités de s’interro-
l’adaptation partielle, ou non, à installer «ses» écoles au cœur ger durablement sur le monde.
de l’enseignement traditionnel des quartiers défavorisés, tout Pour que ces initiatives ne
vers les pédagogies alternatives en popularisant cette pédagogie restent pas marginales et/ou ré-
est devenue une nécessité dans inclusive. servées à une élite, que chaque
le paysage scolaire actuel.4 Les L’approche de Freinet ou enfant puisse jouir de condi-
élèves seraient devenus telle- de Decroly est très différente tions d’enseignement optimales
ment hétérogènes qu’une modi- de celles des écoles Montessori et justes, il semble important
fication de l’enseignement «clas- et Steiner, qui possèdent plutôt d’agir, d’évoluer et d’enseigner...
sique» deviendrait inévitable. Les un statut d’écoles privées acces- autrement.
enseignements de type alternatif sibles, vu le coût d’inscription
seraient plus adaptés aux enfants parfois prohibitif, surtout aux en- 1. Célestin Freinet, Œuvres
que les modèles éducatifs tradi- fants des classes privilégiées. Il pédagogiques, Seuil, 1994.
tionnels. L’enfant inscrit dans un n’y a pas vraiment non plus cette Édition en deux tomes établie par
enseignement alternatif serait, volonté d’émancipation politique sa fille, Madeleine Freinet: Tome 1:
dès lors, plus heureux, aurait des chez Steiner et Montessori, dont L’éducation du travail (1942-1943)
résultats scolaires en hausse et les les pédagogies s’articulent prio- - Essai de psychologie sensible
écoles y jouiraient d’une violence ritairement sur l’épanouissement appliquée à l’éducation (1943).
quasi absente et d’une vie en col- personnel de l’enfant. Tome 2: L’école moderne française
lectivité harmonieuse et sereine. Il reste donc des contradic- (1943).
Ces pédagogies permettraient un tions. En principe, tous les pa- 2. Maria Montessori, Les étapes de
enseignement plus varié, mieux rents ont le droit d’inscrire leurs l’éducation, Desclee de Brouwer.
adapté à chaque élève et favori- enfants dans une école à pédago- 3. «Le représentant de l’Éducation
seraient, à terme, une école plus gie alternative, mais, en pratique, nouvelle» [archive], www.fabert.
juste. les enfants qui y sont inscrits évo- com.
luent dans des familles culturel- 4. «École: le boom des projets
Une pédagogie pour élites? lement riches et aux valeurs pé- alternatifs», Le Vif/L’Express,
Voilà pour la théorie. En pra- dagogiques affirmées. Ces écoles Soraya Ghali, 28/08/15.
tique, les écoles à pédagogie al- sont donc confrontées, soit à 5. «Les pédagogies actives:
ternative semblent, dans la plu- une distance économique em- pourquoi ça marche», www.
part des cas, réservées à une élite pêchant certains enfants d’y ac- enseignons.be, 15/03/2010.
économique et culturelle, avec céder, soit à une distance cultu-
pour résultat un manque de mixi- relle qui empêche des parents
té sociale. La grande majorité de connaître ces innovations
d’entre elles sont des écoles pri- pédagogiques.
vées et n’ont d’autre ressources L’école doit se réinventer,
financières que celles des parents innover pour proposer de nou-
d’élèves, ce qui induit des frais velles approches et des réponses
scolaires mirobolants (certaines pertinentes aux impasses rencon-
écoles Montessori, par exemple, trées sur le terrain. Les pédago-
n’hésitent pas à demander un mi- gies alternatives proposent une
nerval annuel variant de 4 000 à nouvelle vision de l’école. Leurs
10 000 euros5). expériences posent des questions
Cet état de fait est un paradoxe sociales majeures: notre société,
total compte tenu de la philoso- à travers ses écoles, offre-t-elle à
phie de certains pédagogues tous d’égales possibilités d’éman-
dont ces écoles sont issues. En cipation et de développement
effet, Decroly avait comme point personnel? Ouvre-t-elle à tous

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