Que sais-je ?
AFFRONTEMENT
ALEXANDRIN
ÂME
AMOUR
APHASIE
BEAUTÉ
BOUCHOREILLE
CÉLESTE
CHAIR
CHANT
CHIFFONNIER
CIRCONSTANCE
CŒUR
COMMENCEMENT
CONSOLATION
COUPE
CRÉPUSCULE
CRITIQUE
DEDANS, DEHORS
DÉFINITION
DÉSIR
DISTANCE
DOUCEUR
ÉLÉGIE
ENJAMBEMENT
ESPOIR, ESPÉRANCE
EXCÈS
EXPÉRIENCE
EXPRESSION
FAIRE
FENÊTRE
FIGURE
FONTAINE
FORME
FRAGMENT
FUREUR
GENRE
HAUTEURS
HORREUR
IDÉAL
IDENTITÉ
IGNORANCE
IMAGE
INSPIRATION
INTENSITÉ
JE
LANGUE
LECTURE
LIEN
LITTÉRALISME
LYRISME
MÉMOIRE
MÉTAPHORE
MÈTRE
MORT
MUSE
MUSIQUE
NATURE
NOSTALGIE
NUIT
OBSCURITÉ
ODE
ON
ORPHÉE
PAYSAGE
PERFORMANCE
POÈME
POÈTE
PROSE POÉTIQUE, POÈME EN PROSE
RÉALITÉ
REGARD
RÉSISTANCE
RÊVE
RÊVERIE
RIME
RYTHME
SANG
SENS
SENSIBILITÉ
SILENCE
SOIF
SOLITUDE
SONNET
SOUFFLE
STROPHE
SUBJECTIF
SUBLIME
TEMPS
TENSION
TOUCHER
TRADUCTION
TU
VAGUE
VÉGÉTAL
VERS
VERS LIBRE
VERSET
VIE
VOIX
✵
ACTE
En choisissant d’ouvrir ce livre par le mot « acte », il ne
m’est pas désagréable de commencer par un contre-pied : cet
acte de langage qu’est le poème n’est pas réductible au texte
auquel il donne lieu. Il engage la perception même de notre vie
et peut en modifier la direction. Selon Yves Bonnefoy, « la
poésie se doit d’être un acte plus qu’un écrit, un moment de
l’existence en mouvement vers son sens plus que la création
d’un objet verbal dont son auteur ne serait qu’une dimension
parmi d’autres ». C’est dire qu’elle est avant tout une
expérience et que le travail du langage, si orienté soit-il vers la
mise en valeur d’une forme, correspond à une espèce
particulière d’engagement du sujet et une recherche de sens
débordant le domaine intellectuel pour concerner la vie
entière. Philippe Jaccottet s’inscrit dans la même perspective
quand il écrit : « plutôt que de faire aboutir le monde à un
livre, il faudrait que le livre renvoie au monde, rouvre l’accès
au monde ». Soucieux de ne pas enfermer la poésie dans la
littérature, il prend ainsi résolument à rebours la célèbre
formule de Stéphane Mallarmé : « Le monde est fait pour
aboutir à un beau livre. » Il y a en effet dans la poésie une
force qui aspire à se dégager de l’art pour retrouver une forme
de simplicité, de fraîcheur et de proximité avec la « vie
immédiate » (Paul Eluard). Autant qu’un texte, le poème est
un élan, une aspiration du désir dans la langue.
« L’acte est vierge, même répété », affirme pour sa part
René Char qui souligne à maintes reprises la valeur inaugurale
de la poésie, sa puissance inventive, sa force « matinale » dont
l’œuvre précoce d’Arthur Rimbaud offre un exemple
saisissant. En quoi consisterait l’acte poétique ? Sûrement pas,
comme le suggérait André Breton, à descendre dans la rue
revolver au poing et à tirer au hasard sur la foule, mais à se
montrer attentif : regarder le monde, considérer la langue,
observer nos semblables, explorer l’« espace du dedans »
(Henri Michaux).
Si la philosophie est « fille de l’étonnement », la poésie est
elle aussi une forme de l’attention. Jean-Marie Gustave Le
Clézio nous en avertit dans L’Extase matérielle : « Il ne faut
pas s’habituer. Il faut être stupéfait tout le temps, par chaque
nouvelle vision. »
✵
AFFRONTEMENT
Si la poésie est parfois consolatoire ou charmeuse, elle sait
aussi se montrer violente, combattive, offensante et réfractaire.
Qu’elle entreprenne de dénoncer les horreurs d’une guerre
civile comme le fit Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques et
s’oppose à l’oppression politique, à la façon de Victor Hugo
dans Les Châtiments, qu’elle se fasse vigoureusement
résistante comme les aphorismes de Fureur et mystère de René
Char, ou qu’elle tienne à distance « les puissances du monde
hostile » et engage un « combat mental » à l’instar des vers et
des proses d’Henri Michaux, la poésie constitue une forme
singulière de mobilisation du langage : le poème organise à
travers ses images et ses rythmes un champ de forces, d’une
intensité particulière.
Plus radicalement, même en un temps où l’urgence d’un
combat historique ne la sollicite pas directement, la poésie est
un lieu d’affrontement avec les ténèbres, l’ignorance,
l’inconnu de notre condition. L’écriture poétique est une façon
de venir heurter les limites, et parfois de tenter de les
outrepasser en malmenant la langue. C’est paradoxalement en
se mesurant à l’obscur qu’elle livre ses propres clartés. « Ils
m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat », écrit à ce propos
Saint-John Perse.
✵
ALEXANDRIN
Apparu au XIIe siècle dans un long poème épique évoquant
sur le mode légendaire l’histoire d’Alexandre le Grand,
l’alexandrin devient le vers étalon de la poésie française.
Mètre royal du théâtre classique, il en sert « l’entreprise
d’investigation psychologique et morale » (Paul Claudel).
Mètre dominant de la poésie du XIXe siècle, il soutient la
puissance discursive et méditative d’une parole lyrique venant
plaider avec éloquence la « cause humaine » dans un phrasé
plus libre : « J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin », lance
fièrement Victor Hugo dans Les Contemplations. La césure
disparaît ; de nouveaux crescendos, de nouvelles cadences et
de nouvelles couleurs verbales, plus riches et plus sonores,
sont possibles ; un ancien corset se desserre pour laisser passer
un souffle plus ample…
Dans ses « Réflexions sur le vers français », Claudel se
montre sévère avec les relâchements auxquels ont alors pu
donner lieu les « allures nouvelles de l’inspiration », abusant
volontiers de la répétition et de l’énumération, aussi bien que
des « chevilles », « bouchons », « tiroirs » et autres espèces de
facilités… On sait que dans sa propre écriture il préféra la
puissance pneumatique du verset, tandis que d’autres, comme
son contemporain Paul Valéry, conservaient au « vieil
alexandrin » (et plus généralement aux vers réguliers) leur
fidélité, à l’exemple de Stéphane Mallarmé. C’est que ce vers,
symbole de « tradition solennelle », donne à percevoir des
« échos vénérables » et porte avec lui à la fois la noble idée de
la poésie et sa juste mesure. Au fil des siècles, il a éduqué
l’oreille, façonné la mémoire et déterminé l’entente de la
poésie française.
✵
ÂME
Si l’on en croit Platon, l’âme est un bloc de cire, plus ou
moins abondante et fine selon la noblesse de celui en qui elle
réside, où s’impriment « les objets qui viennent par les sens ».
Elle est le bien le plus précieux et la partie la plus intime de
l’être, comme l’organe même du spirituel, si le cœur est celui
de la sensibilité.
Pour Alphonse de Lamartine, la poésie est « cri de l’âme »
que le divin fait frissonner. Oppressée ou ravie, elle est ce lieu
en l’homme où vient se loger ce qui le déborde ou le dévore.
Mais surtout elle résonne, elle s’accorde aux souffles du
monde. Et c’est toujours, comme chez Platon, une
« impression » qui la transporte.
« Maintenant je sais l’art d’apprivoiser les âmes », écrit
Victor Hugo dans un poème où il évoque son « amour des
choses ailées ». Et Paul Claudel ne manquait pas de voir en ses
encres hallucinées l’œuvre d’un poète ayant une « vue directe
sur l’âme » et éprouvant une sorte de « contemplation
panique ». Pour Charles Baudelaire, il ne s’agit pas seulement
d’adoucir les âmes, mais de les emporter, voire de les délivrer,
et tout poème « ne mérite son titre qu’autant qu’il excite, qu’il
enlève l’âme ». C’est là sa « valeur positive ». Il s’agit donc,
par l’écriture poétique, d’échapper symboliquement à la prison
du corps englué dans le réel, et de s’élever au-dessus des
« miasmes morbides », pour entrer dans le processus de
connaissance idéalisée qu’autorisent les « correspondances ».
✵
AMOUR
L’amour est pour la poésie beaucoup plus qu’un thème
parmi d’autres. Initiation à la beauté, code moral, principe de
l’inspiration, répertoire de formes variées, accélérateur
d’émotions, générateur d’états affectifs et variateur d’intensité
psychique, il fait jouer tous les ressorts de la parole lyrique, au
point que se confondent « l’amour la poésie », pour reprendre
un titre fameux de Paul Eluard, ou que la poésie a pu être
parfois définie comme un « travail d’amour » (Mathieu
Bénézet). De l’élan amoureux naissant jusqu’aux affres de la
jalousie et de la perte, en passant par les fébrilités de l’attente
et les délices des sens, c’est sur toute la gamme des états
humains que la poésie règle ses propres états : le sentimental,
le sensuel, le sensible et le sensé… Pour Michel Deguy, « la
poésie comme l’amour risque tout sur des signes », tandis que,
pour Yves Bonnefoy, « la poésie comme l’amour décide que
des êtres sont » : il y a là deux ententes qui divergent dans leur
accentuation commune du motif amoureux.
Ce sont parfois de grandes et belles figures d’amoureuses,
élevées au rang de muses, qui sont venues incarner en poésie
les valeurs humaines, Laure de Pétrarque, Délie de Scève,
Cassandre de Ronsard, Eva de Vigny, Aurélia de Nerval…
N’est-ce pas de l’intensité et du sens même de la vie que
l’amour est en poésie le courant porteur ? Et l’on comprend
alors les mots d’André Breton à sa fille Aude : « je vous
souhaite d’être follement aimée ». La femme aimée inspire la
parole poétique et perpétue par exemple l’usage ancien de « la
dictée d’amour », principe d’un style nouveau, tel que Dante
l’expose au chant XXIV du Purgatoire.
L’amour est cette autre lumière, portée sur le monde, et qui
en donne davantage à espérer. Il est éclat, brillance et
nécessité, promesse d’une vie neuve. Peut-être cette chimère
tient-elle au fait que le moi projette en l’autre sa propre figure
idéale pour le constituer en objet d’amour. Est-il un art plus à
même de lui prêter figure que la poésie ? On ne s’étonnera pas
que Stéphane Mallarmé puisse affirmer dans une lettre à son
ami Henri Cazalis datée du 14 mai 1867 : « la poésie me tient
lieu de l’amour, parce qu’elle est éprise d’elle-même et que sa
volupté d’elle retombe délicieusement en mon âme ». En
quelque manière, le poète tire parti du narcissisme de la parole
poétique qui s’autoérotise et jouit d’elle-même. Pour le dire
autrement : l’écriture poétique suppose que la langue devienne
objet de désir. N’est-elle pas, en poésie, l’ultime objet du désir,
aussi bien que l’épreuve d’une nécessaire distance avec l’être
réel, dans la pure tradition de cet amor de lonh que célébraient
et tout à la fois déploraient les troubadours, à l’exemple de
Jaufré Rudel ?
✵
APHASIE
« Je ne sais plus parler », écrit Arthur Rimbaud dans le
poème « Matin », à la fin d’Une saison en enfer. C’est qu’il a
conduit sa propre écriture, à travers des dérèglements
successifs, jusqu’à un point où, saturée de visions et d’images
violentes, elle s’étrangle. Voilà que la poésie est menacée
d’aphasie en ce qu’elle a trop déréglé la langue et rôdé aux
abords de l’insensé. Un tel risque résulte de l’intensité même
de l’expérience poétique, et c’est dans la modernité, à partir de
Baudelaire (qui s’effondre lui-même en 1866, frappé
d’aphasie, à Namur), qu’il se fait jour : discordante, l’écriture
poétique doit être conquise contre la parole quotidienne dont
elle se détache et à quoi elle s’oppose. À mesure que l’on
avance dans la modernité, le poème devient de plus en plus
cette parole étrange, absolument singulière, qui, comme l’écrit
Paul Celan dans « Le Méridien », « montre, à l’évidence, une
forte propension à se taire ». L’aphasie s’avère la tentation
même du poème moderne qui vient heurter le silence et
rechercher auprès de lui sa légitimité. Aussi Rainer Maria
Rilke en propose-t-il dans une lettre cette définition : le « bruit
léger d’un pan de silence se détachant en moi de la masse
énorme de mon mutisme ».
✵
BEAUTÉ
De même que l’on peut suivre, au fil des pages d’une
anthologie de poèmes, une histoire de l’espoir, on y
accompagne les péripéties d’une histoire de la beauté.
Longtemps, elle fut confondue avec le Bien, de sorte qu’à
l’âge classique valeur morale et valeur esthétique sont très
proches. La poésie appartient alors aux belles-lettres, cette
partie des ouvrages de l’esprit qui est plus particulièrement
l’expression du beau, tout comme les beaux-arts ont pour objet
sa représentation. Il semble que ce soit avec Charles
Baudelaire que cette alliance s’est brisée radicalement : la
poésie cueille les vénéneuses fleurs du mal, cependant que la
beauté se dresse seule, froide, dure, marmoréenne comme un
« rêve de pierre ». Insensible, elle demeure une déesse à
laquelle le poète voue un amour « éternel et muet ». Il en va
autrement chez Arthur Rimbaud où elle se voit injuriée,
violentée, transformée en misérable catin, dans « Vénus
anadyomène » comme à la première page d’Une saison en
enfer. C’est en insultant la beauté que le poète apprend à la
saluer de nouveau : il ne s’agit pas tant de l’éconduire que de
lui infliger un rude traitement. Le poète ne va plus se meurtrir
contre son insensibilité, il se l’approprie en la brutalisant.
Insultée ou célébrée, la beauté reste au cœur des
préoccupations de la poésie, comme si elle en constituait le
point crucial. Pour René Char, « dans nos ténèbres, il n’y a pas
une place pour la beauté, toute la place est pour la beauté » :
n’est-ce pas dire qu’elle prend valeur éclairante, respiratoire ?
Et pour ne citer qu’un autre exemple parmi beaucoup d’autres,
rappelons ce mot de Victor Segalen à Paul Claudel qui lui
demandait d’exposer son credo : « Une foi tout entière
esthétique, une recherche exclusive de beauté, un désir
permanent de tendre partout à la beauté, d’en réaliser un reflet
dans ses pensées, dans ses actes, surtout dans ses œuvres. »
C’est dire que le souci du beau n’est ni l’apanage de l’époque
classique ni réductible à l’application de principes esthétiques,
mais qu’il procède d’un désir consubstantiel au poème.
✵
BOUCHOREILLE
Ce mot-valise, fabriqué par Paul Valéry, figure l’espèce de
boucle qu’accomplit la poésie en ce qu’elle est à la fois un
parler et une écoute. Écrire de la poésie, c’est faire exister une
voix, émanant d’une « bouche d’ombre » ou de « voix
intérieures » (Victor Hugo), mais c’est aussi écouter la langue,
prêter l’oreille à son acoustique particulière.
Attentive aux bruits du monde comme aux battements du
cœur humain, la poésie peut être définie comme une voix qui
écoute. Elle dit ce qu’elle entend. L’écriture y écoute la
langue : à l’aide de cet instrument singulier qu’est le poème,
elle en perçoit aussi bien les sons que le sens, sensible à la
signification des mots, voire à leur vieille et longue histoire,
attentionnée quand il s’agit de dire ce qui reste le plus secret et
ne parvient au langage que par un accès douloureux. Le poète
n’écrit pas seulement à la main, il écrit aussi à l’oreille, dans
l’« hésitation prolongée » du son et du sens. La voix du poème
est une voix réfléchie, curieuse de ses inflexions, et qui
observe sa propre capacité articulatoire.
✵
CÉLESTE
À l’instar de Thomas Sébillet, les poètes de la Renaissance
prêtent volontiers à la poésie une origine céleste. C’est un art
noble qui prend sa source dans « ce profond abîme céleste où
est la divinité », et c’est pourquoi la vérité et la beauté
s’unissent en lui. Selon Sébillet, l’art n’est que l’écorce qui
« couvre artificiellement sa naturelle sève et son âme
naturellement divine ». De même, pour un autre poète du
groupe de la Pléiade, Jacques Peletier du Mans, les arts « sont
choses trop célestes pour devoir être attribuées à l’imagination
humaine ».
Charles Baudelaire, chez qui l’on voit se plomber le ciel
parisien, évoque encore volontiers ce qu’il appelle les
« régions surnaturelles de la poésie », tandis que Stéphane
Mallarmé prend acte, dans « L’Azur », du retrait du divin et
s’exclame : « Le Ciel est mort. » Ce n’est pas pour autant que
celui-ci disparaît de la poésie, bien au contraire, puisque la
carte du ciel étoilé devient l’un des modèles possibles du
poème, organisé autour de mots chargés d’un pouvoir
d’attraction plus lourd que les autres et brillant d’un éclat plus
fort : « ils s’allument de reflets réciproques comme une
virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la
respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la
direction personnelle enthousiaste de la phrase » (Mallarmé,
« Crise de vers », Divagations). Cette figure, dessinée par les
étoiles brillantes, qu’en astronomie on appelle astérisme,
projette sur la page blanche la « constellation » du poème.
✵
CHAIR
Il n’est pas absurde d’affirmer que le poète, à la différence
du philosophe idéaliste, vit et écrit selon la chair, au propre
comme au figuré, et non pas selon l’âme. Ce n’est pas un
ascète oublieux de son propre corps ; il écrit dans le périssable,
l’impur et le senti, au plus près de ce qui passe et se défait –
jusqu’à respirer parfois chez Pierre de Ronsard ou Charles
Baudelaire une odeur de charogne dans la proximité de
l’amour… La poésie a dans le corps sa demeure, quand la
philosophie, idéalement, se fixe pour objet de « libérer l’âme
et de la séparer du corps » (Platon). Même les mots de notre
langue, dans le poème, retrouvent leur chair, son et sens
confondus, obscurément venus sous la plume pour y faire
image et non plus concepts. Raymond Queneau évoque ainsi
« la chair chaude des mots ». Et selon la philosophe espagnole
Maria Zambrano, « le fait est qu’à toutes les époques la poésie
a consisté à vivre selon la chair ». N’est-ce pas vivre selon la
finitude ? S’en tenir, comme Henri Michaux, à son
« transitoire », se reconnaître comme Arthur Rimbaud « un
éphémère », et le dire, comme tel, directement ? Mais peut-
être faut-il pousser encore un peu plus loin l’entente de cette
formule : vivre selon la chair, c’est suivre son désir et c’est
désobéir, ne pas « rouler dans la bonne ornière », comme le
disait encore Rimbaud, s’écarter de la loi morale pour entrer
peut-être dans les régions dangereuses de la passion et du
délire. Or nous savons bien que la chair a pouvoir sur l’âme et
qu’il faut à l’une et à l’autre trouver moyen de se nouer dans
l’écriture, sans se nier ni se détruire.
Vivant selon la chair, le poète est aussi celui qui répète de
page en page « ceci est mon corps », en pointant ses traits
d’encre tant en direction de soi et de sa propre chair qu’en
direction du monde où il vit et de ses semblables. Il lie,
comme le Christ, le signe à son sang, et il le tend à autrui, pour
le partager, à travers son encre. Pain et vin, tel est le corps, tels
sont les mots. « Fête de la faim » et « Comédie de la soif »
(Rimbaud), tel est aussi le poème, qui ne rassasie ni ne
désaltère.
Quelque chose de très décisif se joue, au cœur du poétique,
dans la lutte qui s’engage et dont le poème se fait l’écho, si ce
n’est le champ de bataille, entre l’âme et le corps comme entre
deux côtés qui d’abord se présentent comme irréconciliables.
Yves Bonnefoy pose à la racine de son œuvre poétique la
critique de ce qu’il appelle l’« excarnation » : le refus du corps
mortel par la gnose néoplatonicienne. N’y a-t-il pas chez
Rimbaud un combat pour le corps contre le Christ « voleur des
énergies », voire une dramatisation lyrique du conflit entre
l’âme et la chair ? Et n’est-ce pas une souffrance christique
que donnent à entendre les vers de Baudelaire et une
assomption mariale qu’accomplissent ceux de Stéphane
Mallarmé ? Il ne s’agit pas là seulement de la réitération du
vieux conflit chrétien du pur et de l’impur, de l’âme et du
corps, du mortel et de l’éternel. L’idée s’impose plutôt que
la poésie garde imprudemment le contact avec ce dont la
philosophie et la religion travaillent à se détourner. Elle
entretient un rapport très singulier à l’irréductible dont ni la
pensée ni la croyance ne viennent à bout. Selon Georges
Bataille, « seule la poésie peut atteindre les déchirements,
l’horreur et la terreur liés à la mort ».
✵
CHANT
Un chant : tel fut pour commencer le poème. Fondatrice, la
fable d’Orphée nous le rappelle. Et si chanter n’est pas parler,
ce n’est pas seulement parce que la musique vient se mêler au
langage, c’est aussi que les affects d’une voix portent la parole
et lui impriment une direction particulière, un mouvement
souvent orienté vers la célébration. « Je chante la joie d’errer
et le plaisir d’en mourir », écrit ainsi Guillaume Apollinaire.
Le mot « chant », en poésie, outre les divisions d’un long
poème épique par exemple, définit une certaine hauteur de la
voix poétique, une ambition, voire une noblesse de ton et de
propos, comme c’est le cas chez Saint-John Perse qui fait
souvent usage de ce mot au sujet de ses propres poèmes et qui
publie notamment en 1968 Chant pour un équinoxe.
L’élévation et l’unité sont deux qualités du chant qui
permettent à la parole poétique de surmonter la fragmentation,
comme de réparer séparations et déchirures.
Mais surtout le chant donne à entrevoir l’origine idéale du
poème, soit que l’on songe, comme on l’a dit, à l’antique
légende d’Orphée, soit que l’on se souvienne des liens
également très anciens de la poésie et de l’incantation. Car à
l’idée de chant s’attache un pouvoir de la voix, en quelque
manière mythique. Pour Paul Valéry, « chanter, c’est instituer
un monde ». Mais c’est aussi produire l’enchantement, c’est-à-
dire instaurer « un état de faux équilibre et de ravissement sans
référence au réel ».
Si l’antique pouvoir de la voix s’est perdu, il continue de
déterminer notre entente de la poésie et le désir que nous en
éprouvons. Pour le poète roumain Paul Celan, répondant au
philosophe Théodore Adorno qui avait déclaré la poésie
impossible après Auschwitz, « il reste encore des chants à
chanter au-delà des hommes ».
✵
CHIFFONNIER
Cet inclassable rôdeur au regard mobile qu’est le
chiffonnier dessine une image du poète (ou du philosophe) qui
fut chère au XIXe siècle. On la retrouve notamment sous la
plume de Charles Baudelaire : le bonhomme ivre du « vin des
chiffonniers » promène sous sa crasse dans la capitale les
stigmates du romantisme. Il maintient jusque dans la fange du
présent la merveille de ses « glorieux projets » de naguère et
fait encore « rouler de l’or » dans son gosier. Dans Les Paradis
artificiels, il devient un double plus critique du poète, comme
lui « chargé de ramasser les débris d’une journée de la
capitale » et comme lui grand collectionneur de ce que la cité a
dédaigné, brisé et rejeté.
Comme le chiffonnier, le poète paraît à même de faire de
l’or avec de la boue. L’ordure humaine lui est une mine. C’est
un alchimiste en puissance, à l’instar d’Arthur Rimbaud
s’enorgueillissant, dans « Alchimie du verbe », d’une culture
prosaïque incongrue, de bric et de broc. Et c’est aussi bien,
comme Guillaume Apollinaire dont « J’émerveille » fut la
devise, un « enchanteur pourrissant » et un brocanteur farfelu
qui se plaît à mêler les mythes antiques, les légendes
médiévales et l’imaginaire contemporain. C’est encore, à la
manière de Paul Eluard, un jeune dadaïste amoureux des
coupures de journaux et des papiers collés… Dans tous les cas,
le chiffonnier-poète ne craint pas de se salir les mains en
puisant dans le prosaïque et le trivial.
✵
CIRCONSTANCE
« Toute poésie est de circonstance », affime Goethe. La
poésie lyrique est organiquement nouée à la circonstance, dans
la mesure où son écriture est solidaire d’un moment et d’un
lieu, même si ceux-ci sont souvent oubliés ou sublimés dans
l’opération poétique.
À l’origine attachée à des rites, la poésie de circonstance
s’est trouvée impliquée dans les épisodes les plus importants
de la vie collective ou individuelle (les noces et les funérailles
notamment). En France, au XVIIIe siècle, avant qu’apparaisse
l’expression « poésie de circonstance », on parle volontiers de
« poésie de commande », autant dire « à contraintes ». Le
cahier des charges qui s’y attache n’est pas dépourvu d’intérêt.
Ce type d’écriture constitue en premier lieu un défi : le poète
doit se montrer à la hauteur de l’événement, tout en confirmant
qu’il n’y sacrifie ni son talent, ni son inspiration, ni son
indépendance. Même le plus « vénal » doit faire ses preuves,
aussi bien que celles de son art : affirmer électivement sa
valeur, sa capacité, son savoir-faire, sa réactivité et son
répondant, pourrait-on dire… Ludique, le poème de
circonstance est une prouesse à accomplir, une victoire à
remporter dans la langue.
Autre paradoxe, autre difficulté : contraint d’enrichir des
sujets stériles, le poète de circonstance doit parvenir à un
équilibre singulier entre le conventionnel et l’exceptionnel. Il
est aux prises avec une situation connue et convenue dont il lui
appartient de faire ressortir l’originalité. Offrant son texte à
l’appréciation d’un destinataire, il doit à la fois combler son
attente et le surprendre.
C’est dans cet esprit que Stéphane Mallarmé compose ses
« vers de circonstance » : poésie fugitive, quatrains légers,
phrases pour éventails, dons de fruits glacés de Nouvel An ; au
plus près du moment et de la fugacité des désirs, ils sont une
manière de brève fête verbale, comme un toast que la poésie se
porte à elle-même autant qu’à son destinataire.
✵
CŒUR
Si le cœur peut être défini comme le centre du sujet dont il
propulse le flux vital, il est aussi symboliquement cet organe
du sentiment que la poésie a largement contribué à constituer
en métonymie de la personne : intimité, intensité, passion,
charité, recueillement, et bien d’autres états de la sensibilité,
trouvent à se loger en lui. « Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est
le génie », lance Alfred de Musset. Cette formule, qui retentit
comme l’un des mots d’ordre du romantisme, a contribué à
diffuser l’image très stéréotypée d’un lyrisme doloriste,
complaisamment orienté vers la seule expression subjective.
Or le motif du cœur donne lieu à des traitements aussi variés
que complexes à tous les âges de notre culture. Selon la place
qui lui est faite, il semble que se règle plus ou moins
subjectivement le flux de l’écriture poétique, sa fièvre
pourrait-on dire, aussi bien que son énergie. Et sa figuration,
autant que sa pulsation rythmique, est affectée par le sort que
la poésie réserve au sujet lyrique : cœur « ailé », « mangé »,
« vampirisé », « prostitué », ou « mis à nu » de Charles
Baudelaire, cœur de pitre pitoyable, « ravalé » au rang
d’estomac par Arthur Rimbaud, il est sujet à de rudes
traitements quand il n’est pas l’objet de quolibets dans la
e
poésie de la seconde moitié du XIX siècle, au moment où
s’engage une critique de la poésie subjective.
✵
COMMENCEMENT
Parfois perçue comme une parole originaire, la poésie est
une proche parente des mythes les plus anciens qu’elle a
travaillé à constituer et dont elle assure la pérennité. Elle se
montre solidaire des fables humaines depuis le fond des temps,
aussi bien que tributaire d’émotions primordiales, voire des
premiers cris d’amour ou de joie : elle s’attache aux
commencements du langage et se montre volontiers
jaillissante, insurgée, éruptive… Elle est à maints égards une
puissance d’invention. C’est par exemple ce poète empressé
que fut Arthur Rimbaud, affirmant dans « Vies » : « Je suis un
inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont
précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose
comme la clef de l’amour. » C’est Guillaume Apollinaire
affirmant la nécessité de « perdre vraiment » pour « laisser
place à la trouvaille ». Ou c’est Henri Michaux valorisant
l’incessant travail d’invention propre à l’imaginaire, qu’il
appelle aussi « fonction imagogène », comme la force motrice
de son écriture poétique : « Dès que j’écris, c’est pour
commencer à inventer », ou « ce que j’écris qui est de
l’invention saisie à la gorge ».
Selon le poète italien Giuseppe Ungaretti, « l’aspiration
suprême de la poésie est d’accomplir à travers la parole le
miracle d’un monde ressuscité dans sa pureté originelle et
rayonnant de joie ». Même si une aspiration aussi irréaliste
peut apparaître vaine, il n’en demeure pas moins qu’elle
participe du caractère inaugural de l’écriture poétique. Une
force désirante s’y investit qui renouvelle et rafraîchit notre
perception du monde.
✵
CONSOLATION
La poésie est-elle cette parole réparatrice, capable de guérir
les maux de l’âme comme de suspendre les tourments du
corps, à la fois par ses qualités musicales et par son aptitude à
trouver les mots qui émeuvent et qui touchent ? L’un de ses
enjeux, depuis les tréfonds de l’antique tradition orphique,
n’est-il pas l’allégement des misères et le « dégagement
rêvé », pour reprendre une formule d’Arthur Rimbaud ? Il
semble qu’elle consiste dans une force de décollement du
langage, une réparation symbolique, un rétablissement des
liens perdus. N’est-ce pas ce que soulignait Joachim Du Bellay
dans Les Regrets lorsqu’il disait enchanter ses « ennuys » en
les chantant ? Par la régularité même de ses rythmes, le poème
vient tisser autour de la souffrance morale une espèce de voile
protecteur.
C’est également le cas à travers le genre ancien de la
consolation, présent à la fois dans une tradition de discours
philosophique et argumentatif (Consolation de la philosophie
de Boèce) et sur le mode lyrique, comme poème à part entière
(« Consolation à M. du Périer sur la mort de sa fille » de
François de Malherbe). Il y va dans les deux cas d’une
médecine de l’âme par la parole, mais c’est la part proprement
réparatrice du discours poétique qui se voit mise en lumière
par ce genre ancien, si codé soit-il.
Aux temps modernes, même lorsqu’elle se fait discordante
et ne célèbre plus la plénitude du monde, la poésie permet d’en
maintenir à la fois le désir et la pensée. À côté de l’écriture qui
accuse la séparation persiste celle qui répare les brisures, sur le
ton de la prière. Les valeurs de consolation sont encore très
présentes sous la plume de Charles Baudelaire, entre autres
exemples.
✵
COUPE
Le poème est un morceau de langue qui se découpe
singulièrement sur la page, au point de s’y imprimer parfois
sous la forme d’un calligramme. Plus largement, la poésie est
une affaire de coupes : découpe des vers libres ou réguliers,
effectuant un travail de métrage de la parole poétique, coupes
et césures à l’intérieur même des vers, qui définissent leur
rythme, leur scansion, découpe des strophes qui ordonnent et
répartissent les vers en groupes plus ou moins réguliers,
découpe du poème lui-même, « cerné par de grandes marges
blanches » sur la page, mais également découpage de l’objet
auquel l’écriture confère une visibilité particulière, et coupures
enfin du sujet lyrique qui, si volontiers, se montre blessé,
souffrant, endurant la séparation, l’absence, l’exil…
À l’idée de coupe, de coupure et de découpage s’attache
aussi bien en poésie celle de bords. Un poème, en effet, est un
texte qui a des bords, c’est-à-dire un contour et des marges
visibles, un texte cerné, à la différence du roman, par un
silence qui joue un rôle actif dans sa lecture. Bordé par sa
forme même, il accueille souvent ce qui est sans bord : l’idée
d’infini, l’impalpable, l’impondérable, le furtif… Il prête en
quelque manière une forme à l’informe.
✵
CRÉPUSCULE
Des « chants du crépuscule » de Victor Hugo aux « soleils
couchants » hémorragiques de Charles Baudelaire, la poésie se
plaît à évoquer les rayons obliques de l’astre sur le point de
disparaître à l’horizon. La modernité surtout y voit une figure
du déclin et de l’éloignement de l’idéal. L’art lui-même jette
ses derniers feux et commence de périr quand « il se fait
tard ». Présent avec insistance sous la plume de Paul Verlaine
à travers l’image agonique des soleils couchants, ce motif de
l’heure tardive prend une acuité nouvelle au XXe siècle, dans
l’œuvre de Philippe Jaccottet par exemple. Le temps des
espérances naïves et des croyances innocentes est révolu ; il
n’est plus de vie éternelle promise, rien que de l’inéluctable.
L’homme est prisonnier de sa propre histoire. Mais l’heure
crépusculaire est aussi ce moment-lisière où, avant que le
monde bascule dans la nuit, la lumière qui l’éclaire encore est
perçue comme plus belle, tandis que les ombres s’allongent :
ce climat propice à la rêverie est souvent évoqué par les poètes
comme un moment méditatif où le sentiment de la précarité est
plus vif et où vie et mort cessent de constituer deux univers
radicalement opposés et étanches l’un à l’autre.
✵
CRITIQUE
Charles Baudelaire considérait le poète comme le meilleur
de tous les critiques. Et ce sont, à ses yeux, les « poètes à
doctrine » qui importent, ceux qui réfléchissent leur art et dont
l’écriture s’accompagne de vigoureux partis pris. Comment
l’attention scrupuleuse au langage, à son ordre, à ses enjeux, à
ses contraintes, à ses limites, ne ferait-elle pas de la poésie le
lieu d’une conscience aiguë non seulement de la langue
humaine, mais de ce qu’elle révèle ou occulte de la créature ?
La poésie constitue une espèce singulière de savoir par la
manière dont elle fait jouer la langue en l’exposant au risque
de l’excès et en mettant à l’épreuve ses limites. C’est dire
aussi qu’elle prête voix aux états critiques du sujet : violence,
passion, folie, dérèglement de tous les sens… C’est souvent en
suivant des voies tortueuses qu’elle parcourt l’« espace du
dedans » (Henri Michaux), accède au plus obscur et constitue
un mode de connaissance étroitement solidaire de la matière
même qu’elle explore.
✵
DEDANS, DEHORS
« Le dedans vous attend dehors », déclarait Victor Segalen,
poète voyageur pour qui le voyage doit conduire au bout de la
connaissance de soi. Aussi établit-il un lien entre deux
dimensions que la poésie paraît tout d’abord opposer et entre
lesquelles il semblerait qu’elle doive choisir : le dedans,
espace de l’intériorité et du subjectif, et le dehors, espace
extérieur du monde objectif. C’est pourquoi l’on oppose
volontiers, et sans doute trop schématiquement, une écriture
poétique orientée vers le sujet, l’âme, le cœur, le moi, ainsi
que les diverses formes ou modalités de l’introspection lyrique
(méditations, intuitions, impressions), et une écriture poétique
orientée vers le monde réel, la modernité, l’espace urbain, les
figures de rencontre et toutes les formes d’extériorité, comme
cela fut le cas quand au début du XXe siècle la poésie
« moderniste » se dégagea du symbolisme.
Mais il arrive aussi que l’« espace du dedans » soit comme
chez Henri Michaux un véritable dehors où l’altérité prend le
pas sur l’intime et se concrétise aussi bien en populations
qu’en paysages. De même, à sa manière, le surréalisme
objective l’espace psychique : il l’explore et l’expose par
divers procédés. Il fait du dedans un dehors.
✵
DÉFINITION
La poésie tout à la fois appelle et éconduit sa propre
définition. Nul ne peut prétendre la définir, si au sens strict
cela consiste à dire ce qu’elle ne peut pas ne pas être. Elle
varie trop au long de l’histoire, présente trop d’aspects divers
et se montre trop portée à « brûler l’enclos » (René Char) de
ses propres formes pour se laisser enfermer dans quelque
formule.
Pourtant, il est dans la vocation de la poésie de travailler
sans cesse à se définir, ou se redéfinir. Comme l’écrit Michel
Deguy : « L’inquiétude de la poésie sur son essence habite la
poésie dès son commencement grec. » Peut-être même peut-on
dire qu’elle est cet étrange travail du langage qui cherche sans
cesse à en savoir plus sur ce qu’il est et sur ce qui se joue en
lui, précisément parce qu’elle le met directement et
intensément en jeu. La poésie, pourrait-on dire, se demande ce
qu’elle est à travers les propositions formelles du poème.
C’est même là, me semble-t-il, l’un des traits particuliers de
la modernité que d’avoir dégagé la poésie de motivations
extérieures pour la conduire à se pencher de plus en plus
radicalement sur elle-même. Elle s’observe, se scrute, se décrit
et accroît sa dimension critique. Elle se montre plus que jamais
désireuse d’en finir avec ses leurres et d’isoler ce qui lui est
spécifique, pour savoir davantage ce qu’elle peut et ce qu’elle
est.
Au lieu de répéter indéfiniment la question stérile « Qu’est-
ce que la poésie ? », à laquelle il ne peut être apporté que des
réponses partielles, peut-être faudrait-il donc se demander :
Que fait-elle (avec la langue) ? Que dit-elle (de ce monde et de
notre vie) ? À quoi sert-elle (surtout si elle ne sert à rien) ?
Que peut-elle ? De quoi parle-t-elle ? Comment ? Dans quelles
formes ?
Toutefois, la question de la définition reste posée et peut
même constituer l’enjeu d’un affrontement entre les poètes. Si
improbable qu’elle demeure, on observe que quelque chose de
radical, d’intransigeant même, se joue dans les successives
prises de position qui s’y rapportent. On découvre avec
étonnement chez les poètes une espèce de virulence théorique
qui ne semble pas avoir d’équivalent chez les romanciers ou
les dramaturges. Cela confirme que les enjeux touchant au
langage sont majeurs. La poésie est une affaire de parti pris.
Pensons aux fulminations de Charles Baudelaire ou d’Arthur
Rimbaud contre Alfred de Musset, aux propos rageurs de René
Char contre les « poétastres » et les « poétereaux » de bas
étage, à l’agressivité de Francis Ponge contre Saint-John
Perse… La poésie est un terrain d’affrontements, voire un
champ de bataille. Son histoire est ponctuée de querelles. Là
se joue une part sinon de sa définition, au moins de son
identité.
✵
DÉSIR
« La grande force est le désir », écrit Guillaume Apollinaire
dans « Les Collines », et l’on sait l’énergie érotique que le
poète a dépensée dans sa vie et dans son œuvre où se voient
privilégiées les valeurs d’inventivité et de « surprise », grand
ressort nouveau. Force de vie, le désir confère à l’écriture une
vigueur et un dynamisme qui prennent à rebours ses inflexions
mélancoliques. À ce propos, comment ne pas songer aux
Nourritures terrestres où André Gide le célèbre à grand renfort
d’exclamations : « Ô désir ! Que de nuits je n’ai pu dormir tant
je me penchais sur un rêve qui me remplaçait le sommeil. »
Mais la poésie peut être plus largement considérée comme
ce travail de la langue où le désir s’articule de façon
signifiante, distribué en images, en rythmes, en figures…
N’est-ce pas dans l’inconnu que s’ouvre son histoire, dans le
trou de la langue et du savoir, pareil à un terrier humain, nid de
la parole et du chant ? Quand Henri Michaux écrit : « je suis
né troué », il donne à entendre combien le sujet est creusé
intérieurement par le manque, mais également qu’il est né au
fond d’un trou d’ignorance. La place du poète n’est-elle pas
une place vide, la place de l’absent, ou de celui qui ne peut
être là que sur un mode excessivement imaginaire s’il n’est
pas effacé ? Poète serait le nom de ce qui n’existe pas. Mais
c’est de là, du fond du trou de l’inexistence et de
l’irreprésentable, que monte la parole du poète ; c’est dans cet
espace évidé que le langage s’installe et prend son essor.
Nommons donc poète celui qui de son inexistence fait un
texte, celui qui prête au vide les contours d’une voix, celui qui
donne à la fois à entendre son désir dans la langue et son désir
de la langue ! N’est-ce pas une grande affaire d’attachements
et de manques, d’aspirations et de regrets, qui se développe au
fil de l’histoire de la poésie ?
✵
DISTANCE
L’idée revient souvent en poésie d’une nécessaire et parfois
juste distance. Ainsi, pour René Char, « supprimer
l’éloignement tue » : le toucher du poème est toucher à
distance. Ainsi Apollon, le dieu solaire qui tue de loin, exerce
son pouvoir inspirateur dans la distance, à l’inverse de
Dionysos, le dieu de l’ivresse. Dans l’écriture, le vers qui
introduit une forme d’espacement musical, idéalisant, parfois
sublimatoire, maintient et mesure la distance là où la prose
l’abolit ou tend à la résorber. Il travaille dans le sens d’une
stylisation qui élève aussi bien l’objet que le regard porté sur
lui : ne voyant plus les traits réels de l’être ou de l’objet, je le
recompose, m’adresse à lui d’une autre manière et peux lui
dire ce que la proximité n’autoriserait pas. J’invente,
j’imagine, « je remplis d’un beau nom ce grand espace vide »
(Joachim Du Bellay). N’existait-il pas naguère dans la poésie
courtoise un chant de l’amour à distance (amor de lonh chanté
par Jaufré Rudel) ? Volontiers la poésie se constitue en
épreuve de l’éloignement, quand elle n’est pas cet art dont la
puissance d’exorcisme tient à distance « les puissances du
monde hostile », pour reprendre des termes d’Henri Michaux.
✵
DOUCEUR
« De la douceur, de la douceur, de la douceur ! », écrit Paul
Verlaine dans les Poèmes saturniens en priant l’amante de
s’abandonner à son désir. « Songe à la douceur » murmurait
avant lui lyriquement Charles Baudelaire dans « L’Invitation
au voyage », en suggérant à sa compagne de le suivre vers le
pays de Cocagne d’un « là-bas » imaginaire où se concentrent
les conditions de confort et de beauté propices au bonheur.
Encore cette douceur que le poète appelle de ses vœux n’est-
elle pas seulement la propriété enviable d’un ailleurs
chimérique. C’est une qualité que la poésie ne cesse de
rechercher dans l’ici et dans la langue poétique elle-même,
dont l’harmonie laisse entrevoir de possibles retrouvailles avec
ce que Baudelaire désigne comme « la douce langue natale »
de l’âme. Ce motif de la douceur s’attache en effet à l’idée
d’un monde ancien perdu où une forme exemplaire
d’innocence aurait été vécue, comme dans le souvenir idéalisé
de l’enfance.
Il existe une maladie morale particulière, voisine de la
mélancolie, la nostalgie, dont fait partie le desiderium patriae :
douleur de l’éloignement de la patrie tel que l’exprime
Joachim Du Bellay quand il évoque dans Les Regrets la
douceur perdue de son pays natal, conjugué au désir violent du
retour. En dépit de l’amour que lui portait la « nymphe
bouclée » Calypso qui lui offrit l’immortalité et le retint captif,
Ulysse ne souffrit-il pas du manque cruel de la douceur
d’Ithaque ?
✵
ÉLÉGIE
« Tous les élégiaques sont des canailles », lança avec
férocité Leconte de Lisle, relayé par Charles Baudelaire.
Sentimentalisme, pleurnicheries, « vibrato trop marqué » :
l’élégie a mauvaise réputation : il s’y attache l’idée d’une
poésie complaisante et molle. Et il est vrai qu’en sa définition
la plus partagée elle désigne un « poème lyrique de facture
libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les
douleurs de l’homme, les amours contrariées, la séparation, la
mort ». Cependant, dès lors qu’elle déborde la poésie
pleurarde, l’élégie ouvre un espace méditatif, une forme
puissamment réflexive dont l’œuvre principale de Rainer
Maria Rilke, Les Élégies de Duino, écrites entre 1912 et 1922,
constitue l’exemple le plus remarquable. Elle prend alors une
dimension philosophique et éthique en devenant « courage de
l’esprit » devant la mort – ce que devrait être toute philosophie
mais ce qu’est rarement la poésie. Dans les élégies primitives
des anciens Grecs, destinées pour certaines d’entre elles à
soutenir l’ardeur des guerriers au combat, c’est à un tel
courage, déjà, qu’appelait le poète.
L’élégie est la forme lucide et juste du chant, sa voie
méditative, aussi bien que l’expression de son infirmité et de
sa tristesse : contrairement à ce que laisse entrevoir la légende
d’Orphée qui évoque la promesse d’un salut, son imminence
puis son retrait, le chant n’a pas le pouvoir de retirer la
condition humaine à sa finitude, d’ouvrir la porte de l’au-delà
ni de délivrer de ce scandale qu’est la mort. Tout au plus fait-il
mine d’en éloigner le spectre.
La grandeur de l’élégie serait dans le chemin de conscience
qu’elle parcourt et dans le consentement auquel elle parvient
après avoir traversé sa vallée de larmes. Aussi accomplit-elle,
dans le meilleur des cas, une forme profane de rédemption. Ne
lit-on pas sous la plume de Rilke cette exclamation que l’on ne
s’attend guère à rencontrer dans une élégie : « Il est
merveilleux d’être ici » ?
✵
ENJAMBEMENT
Selon certains théoriciens, « la possibilité de
l’enjambement constitue le seul critère qui permette de
distinguer la poésie de la prose » (Giorgio Agamben) : une
limite métrique s’oppose à une limite sémantique, distincte des
limites graphiques du vers. C’est là un trait propre à la forme
du poème.
Risquons à ce propos un jeu de mots : quand la poésie est
bien en jambes, elle enjambe : c’est une écriture qui se met en
mouvement, s’élance, dessine comme un danseur des figures
libres ou imposées, et fait jouer ensemble le mètre et la
syntaxe. À ce propos, Louis Aragon distingue en 1941 dans Le
Crève-cœur l’enjambement moderne, « surenchère à
l’enjambement romantique, où ce n’est pas le sens seul qui
enjambe, mais le son, la rime, qui se décompose à cheval sur
la fin du vers et le début du suivant ». C’est dire que les
figures lyriques sont de plus en plus acrobatiques : rejets,
contre-rejets, enjambements internes effaçant la césure,
enjambements externes de vers à vers, enjambements de
strophe à strophe (il faut relire « Le Vin des assassins » de
Charles Baudelaire) se trouvent comme débordés par des
attaques plus audacieuses allant jusqu’à la multiplication des
« coupes intralexicales » (Jacques Roubaud) ou la dislocation
d’un même mot entre deux vers.
De longue date, c’est par la systématisation de ces
discordances que la poésie tout à la fois renouvelle ses
énergies et se retourne contre elle-même en dérangeant son
ancienne ordonnance et parfois en ironisant sur ses harmonies
illusoires. Ne constitue-t-elle pas un ensemble de jeux
complexes entre ordre et désordre, règle et dérèglement ? Il lui
faut opérer, poème après poème, ses propres « réglages » de
l’intérieur.
✵
ESPOIR, ESPÉRANCE
Il faudrait écrire quelque jour une histoire de l’espoir dans
la poésie. On y verrait apparaître le sens, la valeur et le
pouvoir (ou l’impuissance) qui s’y attachent. Depuis la
vigoureuse assimilation romantique du poète au prophète
annonciateur de lumière et de liberté, il semble que la faculté
d’espérance du lyrisme se soit réduite, en même temps que
s’affaiblissaient ses énergies. Charles Baudelaire, chez qui
« l’Espoir vaincu pleure », prend acte d’une défaite à laquelle
cependant il ne se résigne pas, puisque « la puissance
d’espérance » définit à ses yeux « l’admirable faculté de
poésie », ainsi qu’il le rappelle dans une lettre à sa mère datée
du 20 décembre 1855. De même, Stéphane Mallarmé confirme
la défaite de l’espoir, tout en maintenant tant bien que mal, en
dépit de l’aphasie qui menace, le Poème, pour affirmer : « Je
chanterai en désespéré. » En effet, n’est-ce pas dans le
désespoir désormais que réside paradoxalement l’énergie dont
la poésie moderne, consciente de l’inaccessibilité de l’idéal,
s’alimente, si l’on en croit le titre du livre de Michel Deguy
L’Énergie du désespoir ? En vérité, la qualité d’espérance
continue d’irriguer la poésie, comme en témoignent ces mots
d’Yves Bonnefoy, écrits en 1951 : « Je ne crois pas que soit de
poésie vraie qui ne cherche aujourd’hui et ne veuille chercher
jusqu’au dernier souffle à fonder un nouvel espoir. » Cet
espoir veut croire à une forme de présence au monde et à
autrui qui soit aussi partage. Dans Notre besoin de Rimbaud,
Yves Bonnefoy évoque une croix « portée, secouée par les
deux grandes forces qui font que l’on est au monde : d’une
part l’espérance qui veut croire possible que l’existence soit un
partage et donc que la vie ait un sens, d’autre part la lucidité
qui déconstruit les illusions successives en quoi l’espérance
s’enlise ».
La poésie porte un espoir dont il ne lui appartient en
définitive que de formuler les conditions de possibilité et le
désir. Même quand elle renonce à « changer la vie », elle reste
une manière d’espérer dans la langue (et d’abord d’espérer
quelque chose de la langue), ne fût-ce qu’une possibilité de
dire, une possibilité de sens, voire de partage. Et c’est
pourquoi le geste d’écrire tout à la fois continue et
recommence : il ne désarme pas.
✵
EXCÈS
La poésie, pour qui la découvre ou s’essaie à en écrire,
ressemble souvent à un abus de langage. Elle ne va pas sans
quelque ivresse. Cela tient sans doute au fait que l’une des
premières sensations qu’elle procure est de pouvoir jouer
librement avec les mots. Voilà donc que dans la langue je
donne libre cours à mon désir, je m’exalte ou je me console,
doué d’un pouvoir étrange, capable tout à coup de dire bien
plus que ce que je peux faire. Souvent, c’est à partir de ce
demi-aveuglement que commence l’espèce d’aventure qui
conduit à ajuster peu à peu dans l’écriture un rapport au sens.
Il y faut d’abord de l’illusion ou de la fièvre, voire cet excès
fécond et ce dérèglement dont l’œuvre d’Arthur Rimbaud offre
l’exemple, fût-ce pour solder ensuite ces folies.
Le poème peut ainsi être entendu comme un
surinvestissment libidinal de la langue. Il a volontiers à voir
avec la charge, si ce n’est la surcharge. Comme le rappelle
Paul Valéry : « La poésie est l’ambition d’un discours qui soit
porteur de plus de sens et de plus de musique que le langage
ordinaire n’en peut porter. » Elle est donc affectée du signe
+ et tend parfois vers la prouesse ou la performance. Le
philosophe Alain Badiou peut ainsi la caractériser comme la
« monstration des puissances de la langue elle-même ».
Ainsi conduite sur la voie de l’excès, la poésie pose
inévitablement la question du sens : Que peut la langue ?
Qu’est-elle capable de dire et de faire ? Quelles sont ses
limites ? De quelles illusions et tromperies est-elle porteuse ?
C’est ainsi dans son exercice même – et au plus près de ses
leurres – qu’elle prend conscience de ce qu’elle est : elle se
regarde, elle s’examine, elle s’interroge, elle se fait critique.
Exemplaire est à cet égard le cas de Rimbaud qui retrace en
accéléré l’histoire de l’accès au poème, brûlant ses étapes et se
dévorant jusqu’à l’adieu final.
La poésie ouvre ainsi vers le consentement de curieux
chemins : entretenant de l’illusoire, tombant à l’envi dans
l’excès, elle favorise et dénonce les leurres, exagère, désire,
aspire à l’impossible, se fourvoie, est tout près de se taire.
Aussi dessine-t-elle une trajectoire souvent paradoxale vers la
justesse qui lui permet d’intégrer dans la langue qui est la
nôtre la violence d’exister et de disparaître.
✵
EXPÉRIENCE
Selon Rainer Maria Rilke, dans les Cahiers de Malte
Laurids Brigge, les vers sont des « expériences ». Mais que
faut-il entendre au juste par ce mot ? Une confrontation avec le
monde dont se déduit une connaissance, la traversée d’une
épreuve correspondant à notre usage du monde et de la vie ?
Le philosophe Roger Munier rappelle qu’il s’attache à la
notion d’expérience l’idée d’un parcours et d’un péril. C’est
donc telle une épreuve qu’il invite à entendre la poésie :
l’épreuve de la vie dans la langue, aussi bien que de la capacité
de la langue à dire « cette vie qui est la nôtre ». La poésie ne
va pas sans risque. Selon Rilke, elle est l’expression intégrale
de la vie humaine qu’elle traverse de part en part : de la femme
enceinte à l’agonisant. Elle la connaît dans ses tenants et ses
aboutissants : des linges dont on réchauffe le nouveau-né à
ceux dont on enveloppe le cadavre. Elle la poursuit dans son
espoir et son déclin, dans la gamme complète de ses
sensations, ses errements, ses sentiments et ses pensées. Elle
copie jusqu’au bout la dictée de l’existence. De sorte qu’écrire
un seul vers vraiment juste et nécessaire impliquerait – si
c’était possible – d’avoir vécu et assimilé la vie tout entière,
afin que tout ce qui est humain soit devenu notre propre
substance, restituée ensuite dans des mots qui en seraient la
quintessence. Rilke entend l’écriture poétique comme une
épreuve, un précipité, une condensation et un concentré
d’existence. Il demande à la poésie d’être tout, de dire le tout.
Elle devient l’espace d’une exigence sans limites. On pressent,
derrière cet appel, la recherche d’une éthique, voire le fantôme
d’une théologie, la nécessité d’une connaissance qui soit aussi
une expérience de l’absolu.
✵
EXPRESSION
C’est en substituant aux valeurs d’imitation qui avaient
dominé l’âge classique des valeurs d’expression que le
préromantisme promeut la poésie lyrique. Le sujet passe alors
au premier plan avec sa manière propre de s’emparer du
monde, c’est-à-dire aussi bien à travers ses affects que selon le
cadrage de son regard singulier, nécessairement restreint,
directement aux prises avec le désordre des apparences et des
sensations. C’est là le « subjectif », avec ce qu’il suppose de
confusion vécue et donc de formulation hasardeuse : la poésie
étend alors son territoire en se montrant ouverte à une
perception plus directe et plus large du monde réel.
Plus près de nous, lorsque Francis Ponge intitule l’un de ses
ouvrages La Rage de l’expression, c’est à l’inverse pour y
affirmer avec force son désir de faire du poème le lieu où l’on
parvient véritablement à « rendre compte d’une chose » pour
le bien de l’esprit, ainsi que son « goût violent des choses et
des progrès de l’esprit ». Confirmant sa détermination, il
ajoute : « le moindre soupçon de ronron poétique m’avertit
seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup
de reins pour en sortir ».
✵
FAIRE
Poésie est un mot que son histoire même a enveloppé d’un
certain vague, puisqu’il signifie à l’origine « création » ; il
vient du mot grec poiein (« faire », « créer »). Avant de
désigner spécifiquement un genre, il a pu s’appliquer jadis à ce
que nous nommons aujourd’hui « littérature » dans son
ensemble. Plus spécifiquement en 1514, il vient désigner
l’« art de la fiction littéraire », l’art du langage. Cette
définition trop large en apparence est peut-être la plus juste.
En effet, si le roman et le théâtre sont aussi des arts du
langage, c’est moins radicalement que la poésie, ou d’une
manière telle que cet « art du langage » ne constitue pas
l’essentiel de leur objet, ce qui est en revanche le cas du
poème…
René Daumal confirme cette singularité du « faire »
poétique : « La prose parle de quelque chose, la poésie fait
quelque chose par des paroles. » De son côté, Paul Valéry
oppose à ceux qu’il appelle les « sectateurs de l’inspiration »
l’idée que la poésie est « un faire particulier ». Elle consiste
avant tout en un ensemble d’opérations portant sur le langage.
Elle est une affaire de pratiques, de partis pris, de choix quant
à la langue et à sa mise en œuvre.
✵
FENÊTRE
Poème, ce texte cerné par le silence, encadré sur la page par
ses marges blanches… Fenêtre ou soupirail (et je songe au
titre d’un recueil de Jacques Dupin, emprunté à Arthur
Rimbaud, Une apparence de soupirail), tout poème est une
ouverture, une brèche, un passage : il s’ouvre dans l’opacité du
monde, il donne sur le réel et l’imaginaire. Selon des
modalités qui lui sont propres, il opère une espèce de réglage
en laissant passer une quantité variable de sens, de visibilité ou
d’inconnu (obscurité).
Il arrive qu’à travers cette fenêtre verbale ce soit la lumière
même qui paraisse éclore comme une fleur ou un fruit : « La
fenêtre s’ouvre comme une orange/ Le beau fruit de la
lumière », écrit Guillaume Apollinaire à la fin des
« Fenêtres », dans Calligrammes. Comme une fenêtre, en
effet, le poème s’ouvre sur le monde, et comme un tableau au
mur, il s’accroche à la page et y donne à voir, d’une façon
particulière, un certain portrait ou paysage de langue, d’abord
par son dessin connu (un sonnet, par exemple) ou nouveau,
puis par sa manière de se clore et de se refermer, tant sur le
monde que sur le sens. En soupirail, en balcon, en fenêtre, en
parapet, il se rapporte au proche et au lointain, à l’extériorité et
à l’intériorité, selon la forme de ses ajustements propres.
De sorte que tout poème doue la langue d’une visibilité
particulière : c’est à la fois un spectacle (un théâtre ?) en soi et
un mode de considération. Cette visibilité de la langue livre le
spectacle de ses qualités, de son potentiel. C’est aussi, comme
le rappelait Henri Michaux, une façon d’aérer le séjour
humain : « par son mécanisme de compensation, elle libère
l’homme de la mauvaise atmosphère, elle permet à qui
étouffait de respirer ».
✵
FIGURE
Dans sa fameuse lettre du 15 mai 1871, Arthur Rimbaud,
de façon provocante, lance à Paul Demeny : « Imaginez un
homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. »
Symboliquement, il désigne ainsi sa quête d’une intensité
poétique nouvelle : il s’agit alors de se défigurer et de « faire
l’âme monstrueuse » pour « se faire voyant ». La défiguration
qu’il évoque, et qui affecte aussi bien la forme de ses poèmes,
est une modalité de la nouvelle expression poétique à laquelle
il entend accéder.
Il n’est évidemment pas indifférent que le mot « figure »
désigne à la fois les tournures du discours et l’aspect des êtres,
ni que les figures soient communes à la poésie et à la
rhétorique. Qu’elles soient héritées ou inventées, nombreuses
ou rares, qu’elles aient pour objet d’orner le discours, d’y
soutenir la vigueur de l’élocution et la pensée, de donner aux
idées plus de consistance, d’exciter l’esprit et l’imagination,
ou de renforcer les qualités expressives d’un propos, elles font
se mouvoir en tous sens le corps de la langue et confortent le
lien de l’écriture avec le sensible. Il s’agit dans tous les cas de
« faire sentir vivement » ce que l’on dit : ce qui vaut pour
l’orateur vaut aussi pour le poète, à ceci près que la poésie use
plus librement et sans mobile apparent ou avoué de l’ensemble
des possibilités que lui offre la langue.
✵
FONTAINE
Pourrait-on dire, sans prêter à sourire, que la poésie est une
fontaine, à l’exemple de la source Hippocrène que Pégase fit
jaillir d’un coup de sabot et dont l’eau apporte l’inspiration, ou
de la fontaine Bellerie dont Pierre de Ronsard célèbre dans les
Odes l’« enroué bruit » de sa « source jasarde » ? Il ne cesse
d’en sourdre de la fraîcheur, et l’on y perçoit un désir de
jouvence. Et d’abord le souhait de s’y désaltérer d’une langue
plus pure, plus transparente, qui s’écoule au gré de la musique
des vers. Arthur Rimbaud voulut y aller boire, mais ne put s’y
apaiser : il prit de l’altérité et de l’altération son parti, et se fit
une poétique de la soif inextinguible. D’autres pleurent ce
qu’ils ne peuvent boire : la coulure des larmes laisse ruisseler
cette impossible désaltération. En filets d’encre noire s’écoule
ce que manque le désir, ce qu’il manquera toujours. Il n’en
demeure pas moins qu’un certain idéal de douceur hérité pour
une grande part des Bucoliques de Virgile attache à la poésie
l’idée d’une généreuse fraîcheur qui contribue à fertiliser la
terre. Dans l’ardeur et la sécheresse de l’été, elle fait jaillir une
eau bienfaisante. « Que notre accablement soit clair »,
enjoignait Rainer Maria Rilke en nouant la plainte à la
célébration dans le huitième de ses Sonnets à Orphée.
✵
FORME
La plasticité de la poésie lui autorise quantité de formes.
Certaines sont héritées d’une longue tradition, tandis que
d’autres relèvent des « formeries » (titre d’un livre de Jean
Tardieu) propres à l’écriture poétique…
Le poème a des formes. Il est un morceau de langue en
forme(s) et qui paraît se plaire dans ses propres contours. Il
semble même parfois qu’il s’enchante de ses allures et ses
capacités. N’est-ce pas l’un de ses objets que de montrer ce
dont il est capable ? Ainsi, pour Paul Valéry, le poème doit-il
être cet objet indécomposable, système de relations serré sur
ses propriétés intrinsèques, où forme et fond ne se peuvent
dissocier : prépondérante, la forme produit et délivre du sens.
Dans la conception classique de l’art, la forme et le style de
l’exécution sont dictés par l’objet : comme le rappelle
l’Encyclopédie, on ne construit pas un temple à la façon d’une
maison commune, ni ne compose la musique d’un opéra
tragique comme celle d’un opéra bouffe ; de même chaque
genre d’écrit a son style propre en prose et en vers. Chez les
modernes au contraire, le poème en vient à produire sa propre
forme. Comme l’écrivait Arthur Rimbaud, « les inventions
d’inconnu réclament des formes nouvelles », le poète doit
« trouver une langue » et ne pas craindre de parfois donner
de l’« informe », si telle est la matière qu’il ramène de ses
excursions ténébreuses.
✵
FRAGMENT
Le mot « fragment » vient du verbe latin frangere « briser,
rompre, fracasser, réduire en miettes », ce qui attire l’attention
sur une certaine violence, voire sur une destruction qui peut
être celle de l’œuvre même.
Fragmentaire, telle peut être en effet une œuvre dont une
partie a été perdue. Sa nature est alors archéologique, comme
c’est le cas des écrits des philosophes présocratiques ou d’un
grand nombre de poèmes de l’Antiquité grecque. Cette forme
brève et brisée, semblable aux morceaux de poteries retrouvés
durant des fouilles, renvoie à une totalité manquante. Elle
porte témoignage d’une époque disparue. Le fragment existe
alors sur le mode mélancolique de la ruine.
Il peut aussi s’agir d’une œuvre inachevée, d’une ébauche,
de notes éparses ou plus ou moins classées. On songe par
exemple aux Pensées de Blaise Pascal, mort en 1662 avant
d’avoir terminé son « Apologie de la religion chrétienne ».
Il peut s’agir enfin d’une forme délibérément choisie.
L’auteur ne souhaite ou ne peut donner à son ouvrage un
aspect élaboré et systématique. C’est aussi bien la démarche
retenue par certains moralistes que celle de certains poètes ou
critiques. Apparemment désordonné et singulièrement
dynamique, le recueil de fragments accueille alors une parole
et une pensée vivantes dont les propositions se bousculent. Il
peut être une façon de retenir de l’œuvre ses mouvements
contraires. Le monde, comme le rappelle le philosophe Roger
Munier, n’est jamais donné au poète : il se lève, il est en
continuelle gestation, il se fait et se défait dans l’écriture.
« Tout devient par discorde. » Inaugural, le fragment est le lieu
d’éclosion du sens.
Parfois, sous la plume des poètes, le fragment prend valeur
d’ébauchoir. Il constitue comme un en-deçà du poème.
L’auteur livre ses chantiers, ses travaux d’approche, ses
reprises, ses ratures ou ses fulgurances. Cet atelier peut
constituer l’œuvre même, comme c’est souvent le cas chez
Francis Ponge (Comment une figue de paroles et pourquoi, La
Fabrique du pré).
La variété des formes fragmentaires peu ou prou poétiques
est grande : aphorismes, maximes, sentences, dictons, bribes
de journaux intimes, pensées, essais, propositions ou, pour
reprendre quelques titres célèbres, « Fusées » (Charles
Baudelaire), « Grains de pollen » (Novalis), « Lettrines »
(Julien Gracq), « En vrac » (Pierre Reverdy), « Semaison »
(Philippe Jaccottet), « Papiers collés » (Georges Perros),
« Parole en archipel » (René Char), « Tranches de savoir » et
« Poteaux d’angle » (Henri Michaux), « Fragments du
cadastre » (Michel Deguy)… Face à une telle variété, le
lecteur est conduit à s’interroger sur la nature et la raison
d’être de ces formes brèves. Le fragment, qui n’est pas un
genre en soi, emprunte volontiers aux différents genres. On y
peut aisément trouver des éléments qui sont de l’ordre de la
fiction, du dramatique ou du lyrique. Il tend à proliférer sur les
marges du champ littéraire et se définit souvent comme un
regard critique posé sur l’expérience de la littérature. Il
privilégie volontiers l’autoréflexivité et se fait observateur,
commentateur et analyste.
✵
FUREUR
Étrangement, la langue possède, parmi d’autres
particularités, une aptitude à la brûlure et à l’enfièvrement qui
n’est pas réductible à la seule inflammation de la colère. Il y
va plutôt de cette autre sorte d’excès que les Latins appelaient
fureur et à laquelle ils attachaient l’inspiration poétique. En
cette antique furor, trois motifs se croisent : la colère, la
passion et l’inspiration. L’intérêt que les poètes de la
Renaissance lui ont porté apparaît solidaire de leur réflexion
sur l’énergie et la puissance du discours capable de persuasion
et d’émotion. Il faut au poème une parole vive, et dont le
mouvement singulier permette de ramener l’âme vers le beau
et le bien. Qu’est-ce donc que la fureur, sinon une puissante
énergie ? Et qu’est-ce que la vertu, aussi nécessaire au poète
que l’inspiration, selon Pierre de Ronsard, sinon également
une force, une mâle disposition psychique à la grandeur, une
énergie morale, faite de résolution et de courage ?
✵
GENRE
Il ne fait guère de doute que la poésie soit un genre, quel
que soit le sens exact que la critique donne à ce mot, qu’elle
l’entende au sens large comme une catégorie regroupant des
œuvres présentant des caractères semblables, ou de façon plus
restreinte et précise comme l’alliance de critères formels et de
critères thématiques. Cependant, si la poésie est un genre, à
côté du roman et du théâtre, non seulement elle ne se réduit
pas à cette caractérisation, mais il semble même qu’elle y
résiste et s’y oppose, au point que l’on pourrait hasarder la
proposition suivante : elle est ce genre qui récuse les genres.
Henri Michaux mettait en garde dès son premier livre, Qui je
fus : « Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous
ratent pas si vous les avez ratés, vous, au premier coup. » La
poésie est alors cet art qui se trouve sans cesse conduit à poser
lui-même en son cœur la question de sa propre définition.
Aussi le poème devient-il le lieu d’une méditation sur la valeur
et sur le sens de la tâche poétique. Il se caractérise par le soin
qu’il prend du langage, reconnu comme « le plus dangereux de
tous les biens », et par la façon dont il en produit la dignité et
en manifeste l’essence.
✵
HAUTEURS
Que sont donc ces « hauteurs » auxquelles aspire la poésie
et dont la considération est souvent son objet ? Constituées
chez Charles Baudelaire du « feu clair qui remplit les espaces
limpides », ou chez Pierre Jean Jouve « de longues lignes de
tristesse et de brouillard », ces hauteurs poétiques sont, à
l’évidence, aussi inaccessibles que désolées. Sans doute
participent-elles de ce que l’on pourrait appeler la géographie
imaginaire de l’idéal. Longtemps la poésie fut en effet ce
discours élevé, censé ramener vers le lieu céleste de la vérité et
de la beauté l’âme égarée dans la chair.
✵
HORREUR
Le poème qui, par tradition, au fil de sa longue histoire,
s’est tant attaché à embellir, ennoblir, sublimer, devient
souvent chez les modernes un lieu où accuser les traits de la
réalité. Depuis le milieu du XIXe siècle, on assiste à un
durcissement de ses motifs et de ses enjeux.
« Une charogne » de Charles Baudelaire, si « artiste » et
« esthétisant » que soit son traitement lyrique, en apporte une
première illustration : le cadavre surgit là, en travers du
chemin, et ne vient pas illustrer l’épouvante d’une guerre ou
d’une épidémie, mais expose violemment sous nos yeux la
finitude et son horreur.
L’important n’est pas ici que la poésie puisse extraire de
l’ignoble sa quintessence (même si ce poème peut être lu
ainsi), mais qu’il montre en l’accentuant une abomination :
cette charogne en travers du chemin, en travers de l’amour, en
travers de toute promenade et de toute idylle avec le monde,
est l’incontournable même.
Ainsi que Rainer Maria Rilke l’a bien compris, la charogne
représente ce dont on ne peut détourner les yeux, ce que l’on
est contraint de voir, « la réalité profonde, celle qui est derrière
tout le réel » et que l’être ne peut approcher que solitairement :
elle ne se partage pas, contrairement à ce que paraît suggérer
la mise en scène de la première strophe du poème
de Baudelaire.
Rilke a saisi et formulé le vertige engendré par la présence
de l’horreur, telle que Baudelaire l’expose, là où d’autres n’ont
voulu voir qu’une espèce d’enjeu esthétique et moral, un
« réalisme grossier », objet de dégoût, une complaisance pour
le macabre, l’invention de la « littérature charogne », une
provocation admirable ou immonde qui conduirait à saluer la
capacité de l’art à tirer de toutes choses la beauté. Il est en fin
de compte assez curieux et décevant que la plupart des
contemporains de Baudelaire, favorables ou non à ce poème,
s’en soient tenus à un débat esthétique à propos de sa
recevabilité.
Rilke pousse autrement loin le propos quand, dans les
Cahiers de Malte Laurids Brigge, il évoque à partir de cette
« image terrible » une perception généralisée et comme
extensive de l’horreur : « L’existence de l’horreur dans chaque
parcelle de l’air. Tu la respires avec la transparence ; mais, une
fois en toi, elle forme un dépôt, elle durcit. »
« Une charogne » de Baudelaire est ce poème charnière qui
formule l’inexorable et inaugure « l’évolution vers une diction
proche de la chose » dont l’œuvre de Cézanne constitue
l’exemple en peinture. Il y a là comme une forme nouvelle
d’objectivité qui conduit à soutenir l’épreuve du réel.
Tributaire d’un abandon métaphysique, la poésie dit
frontalement l’être exposé sans protection à la souffrance, au
vide, à la mort, et qui avance seul sur son fil temporel, en état
de vertige et d’angoisse.
✵
IDÉAL
Si le poète « écrit pour le vide des cieux » (Pierre Jean
Jouve), il se tourne vers lui, mu par un puissant « instinct de
ciel » (Stéphane Mallarmé) dont il sait qu’il ne parviendra
jamais à le satisfaire. Conscient que la réalité seule existe et
que seule « la nature a lieu », Mallarmé, dans ses vers,
continue de mimer le mouvement d’une élévation pour rien et
vers personne. Écrire consiste alors à projeter sur la page
comme dans un ciel « le conscient manque chez nous de ce qui
là-haut éclate ». C’est là ce qu’il appelle « des fêtes à volonté
et solitaires », des sortes de fusées qui en retombant viennent
éclairer « les forces de la vie aveugles à leur splendeur ». C’est
dire qu’en poésie, selon la perspective mallarméenne, il faut
passer par ce mouvement vers l’idéal, reconnu comme
inaccessible, pour accéder à la réelle beauté du monde. Chez
Charles Baudelaire, il s’y attache de la violence et une
puissance de révolte, ainsi que le montre le poème des Fleurs
du Mal portant ce titre, « L’Idéal ».
Loin d’être un élément stable et abstrait qui orienterait la
poésie vers le divin et vers le beau, l’idéal est de l’ordre de la
hantise. Il ouvre symboliquement dans le ciel une sorte de
gouffre où l’on peut tomber, espace d’une aspiration et d’une
chute, si, comme l’écrit Friedrich Hölderlin, « on peut tomber
dans l’altitude, comme dans la profondeur ».
✵
IDENTITÉ
Le poète portugais Fernando Pessoa écrit : « J’ai toujours
envie de m’identifier à ce avec quoi je sympathise. » L’identité
flottante du sujet lyrique se défait et se reconstitue au gré de
ses trajectoires, ses rencontres, ses humeurs. Elle est aléatoire,
circonstancielle, suspendue à… Elle survient puis se retire,
comme le désir ou la mélancolie, par afflux et reflux. Elle est
la comédie d’une soif et trace des lignes de fuite. C’est par
exemple Henri Michaux s’exclamant « je suis né troué » : le
défaut même est sa terre maternelle.
Moins fixatoire et déterminante que relationnelle, l’identité
du sujet lyrique vaut par les juxtapositions et les relations
établies : il semble qu’il existe à proportion des rapports qu’il
invente. Moins installé en soi qu’accueillant aux « passants qui
passent », à la façon d’une salle des pas perdus, il dit
volontiers « je suis » au pluriel, mais il tend vers un « je serais
bien » ou vers un « je ne suis pas » qui est sa vérité. « Vieux
boudoir plein de roses fanées », « cimetière abhorré de la
lune », à la façon de Charles Baudelaire dans « Spleen », il se
définit réceptacle, armoire, buffet, boîte à images remplie de la
mémoire de vies perdues qui ne sont pas la sienne. Il
s’allégorise en rôdeur, saltimbanque, chiffonnier, petite vieille
ou veuve en grand deuil. « Moi c’est tous ; Tous c’est moi.
Tourbillon », écrivait Baudelaire dans « Fusées ». Vide de soi
et plein d’autrui, ce sujet moderne semble ne pas avoir de
mémoire propre. Il tend vers le « on », car son propre cœur est
flétri, supplicié, perdu ou mangé par les « bêtes », à la façon
du cœur de « Causerie ». Or voici que l’impersonnalité
constitue « la cime ». Le but de l’écriture est de « devenir
imperceptible », voire de « porter la vie à l’état d’une
puissance non personnelle ».
✵
IGNORANCE
La poésie ne se tient pas du côté du savoir, mais des
questions restées sans réponse. Elle ne fait pas partie du
système de la croyance et de la connaissance. Elle demande :
« Où sommes-nous ? », « Quand sommes-nous ? », « Que sont
nos amis devenus ? », « Où sont nos amoureuses ? ». Elle nous
donne avec anxiété des nouvelles de notre condition. Tout
autant que la philosophie, la poésie naît de notre ignorance,
mais elle demeure plus qu’elle à son contact et fructifie en
elle, sans prétendre apporter de réponses aux interrogations de
la métaphysique. C’est dans la nudité même que la poésie se
rapproche de la vérité, en se désaffublant, voire en avançant
parfois vers sa propre extinction.
Telle serait la valeur du poème : dire l’inconnu et le négatif,
d’une voix la plus juste possible, comme en prenant grand soin
de l’ignorance, et, à travers elle, de ce qui est réellement
accessible. Le souci du poème n’est pas d’élaborer une œuvre
d’art : c’est le souci de l’intelligible. La poésie est une forme
de l’intelligence : elle pose, par sa façon très singulière
d’approcher des objets à travers des formes verbales, la
question de la compréhension.
✵
IMAGE
e
Si Arthur Rimbaud est le poète du XIX siècle chez qui
l’image se trouve portée à sa plus grande puissance inventive,
surtout dans Illuminations, il salue en Charles Baudelaire,
qu’il définit comme « le premier voyant, roi des poètes, un
vrai Dieu », celui qui lui a ouvert la voie. Enfant, Baudelaire
avait le goût des estampes ; il en a conservé le culte des
images, « ma grande, ma primitive passion », écrit-il, et le sens
de leur mystère. La poésie devient sous sa plume une pensée et
un savoir par rapprochements, comparaisons, allégories,
correspondances, ce qui conduit à s’interroger sur la valeur
spéculative qu’elle est à même de prendre. Ce sont des « forêts
de symboles » qu’il appartient au poète de traverser pour en
répercuter et traduire les échos.
L’idée est récurrente sous la plume des poètes que « les
choses visibles sont faites pour nous amener à la connaissance
des choses invisibles » (Paul Claudel), et les surréalistes
verront dans l’image un irrésistible transport de l’esprit qui
« se convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images ».
Il serait inutile et absurde de les combattre : elles s’imposent
comme des évidences, elles s’offrent à l’homme
« despotiquement ». C’est avec elles le champ illimité du désir
qui se manifeste comme une véritable puissance de révélation.
Dans L’Amour fou, André Breton ne les définit-il pas comme
le « merveilleux précipité du désir » ?
Pour René Char, l’image associe deux valeurs : énergie et
force inaugurale. On pourrait appliquer à sa propre poétique ce
que lui-même écrit du peintre Joan Miró : « C’est l’éclosion
multiple de l’image arrêtée et retenue, image naissante, toute
encore à la joie d’être aux prises avec ses volutes et son éclat,
éprise de son jaillissement. »
✵
INSPIRATION
Aux temps anciens, l’inspiration se porte garante de
l’authenticité de l’œuvre poétique en divinisant son origine.
N’étant que le relais des dieux et des muses, le poète n’est pas
« responsable » de son poème, qui échappe à l’imperfection de
l’humain. Comme la muse qui l’incarne, l’inspiration est ce
tiers qui assure la transmission, à l’instar du dieu Hermès qui
passe pour avoir inventé la lyre et qui assure avec ses sandales
et son casque ailés le va-et-vient entre la terre des mortels et
l’empyrée. En se réclamant de l’inspiration, le poète se
recommande d’une aliénation : il se met hors de soi et
s’asservit à une puissance étrangère pour composer. Cette
puissance, les anciens Grecs l’appelaient « enthousiasme »,
mot qui signifie au sens propre « souffle du dieu en nous » et
qui rapproche la poésie des transes des oracles.
À cette inspiration, Charles Baudelaire substitue
« l’aspiration humaine vers une beauté supérieure » dont il fait
le principe de la poésie. La poésie n’est ni reçue ni donnée
d’avance ; elle suppose au contraire un effort, un travail, voire
une souffrance. L’identité même de poète doit être conquise
contre ce qui l’entrave ou la nie, et notamment contre une
réalité sociale qui récuse a priori toute poésie. Au poète de
s’orienter, envers et contre tout, vers l’idéal, si improbable que
demeure son atteinte : « L’orgie n’est plus la sœur de
l’inspiration : nous avons cassé cette parenté adultère […]
L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier »,
écrit-il dans ses « Conseils aux jeunes littérateurs ».
✵
INTENSITÉ
Qu’est-ce que l’intensité, sinon la force, la puissance, le
degré… d’un son, d’une lumière, d’une couleur, d’une énergie,
d’une émotion, d’un courant, d’un champ magnétique, d’un
rayonnement, et je serais tenté d’ajouter d’un texte ? Encore y
va-t-il, pour ce qui concerne la poésie, de bien davantage que
d’une simple variation quantitative. La poésie, ce n’est pas
simplement la prose + autre chose (des adjectifs, des images,
des rythmes…), « la prose + a + b + c, etc. », comme écrivait
Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture à propos du
langage poétique, une différence qui serait de l’ordre de la
variation qualitative, voire décorative.
L’intensité est plus que de la quantité et autre chose que la
qualité. Elle s’avère aussi bien une affaire d’acuité, de
pénétration, d’effraction, de mouvement, de fermentation ou
d’intention. On pourrait ici multiplier les termes…
Cette intensification que la poésie introduit dans la langue
se produit dans les deux sens : par ajout ou contraction, en
ajoutant ou en retranchant, en accélérant ou en ralentissant, en
enrichissant ou en asséchant le discours. Il y a une intensité du
simple comme du complexe. Il y a une intensité propre au
fragment, à l’aphorisme, comme il y a une intensité qui
procède des longs développements orchestrés du lyrisme, de
ses « rampes fiévreuses » comme l’écrivait Julien Gracq.
L’intensité conduit l’écriture à donner plus ou moins vivement
de la voix. Et j’opposerais volontiers, à ce propos, la montée
en puissance hugolienne du lyrisme à son quasi-étranglement
dans les derniers sonnets mallarméens. Sous certaines plumes,
un poème est un concentré de faits syntaxiques, tandis que
sous d’autres il se présente très plat, prosaïque, résolument
atone et banal. Il peut également y avoir, dans un même
poème, des régimes de langue différents, des points
d’intensité, des moments émotionnels plus forts que d’autres,
des temps forts et des temps faibles, comme on entend à
l’opéra alterner le récitatif et le chant…
✵
JE
Une idée très répandue assimile la poésie à l’expression de
sentiments intimes et confond volontiers le « je » du poète
avec le « moi » de l’auteur. Or les « je suis » imaginaires
d’Arthur Rimbaud (voir le poème « Enfance » du recueil
Illuminations), comme ceux de Charles Baudelaire (voir les
poèmes intitulés « Spleen » dans Les Fleurs du Mal), et tant
d’autres, invitent à corriger cette perception trompeuse : le
« je » du poème n’est pas le « moi », tout au contraire. C’est
un sujet en puissance, dont l’identité résulte souvent d’un
travail de symbolisation particulier, un sujet potentiel qui se
désenclôt, « quelque chose qui ressemble à une substance
rêvée » (j’emprunte cette formule à Ingeborg Bachmann). Ce
je est le porte-voix du poème. Il prête voix à ce qui d’ordinaire
est silencieux : les choses, les désirs, les aspirations. C’est là
comme sa condition pour exister et se définir : aspirer à soi,
énoncer, découvrir, prendre son essor vers tout un potentiel
fictif de discours et d’action… Moteur vivant de la langue, et
puissance d’invention, il étend le domaine du possible.
Comme l’écrit Guillaume Apollinaire dans « Le Musicien de
Saint-Merry » : « je chante toutes les possibilités de moi-
même hors de ce monde et des astres/ Je chante la joie d’errer
et le plaisir d’en mourir ». Et le défaut même qu’il exprime est
après tout la condition de ses surprises et de ses trouvailles. Il
faut au sujet lyrique ouvrir dans le langage un espace de liberté
qui le dégage des servitudes du « moi ». « Je ne respire
qu’oublieux de moi », écrit Philippe Jaccottet dans La
Promenade sous les arbres.
Le jeu du je et du moi porte ainsi pour l’essentiel sur les
coupures et les liaisons : ce qui manque et ce qui est retrouvé,
l’absence et la présence. Le « moi » est du côté du perdu, du
manque, tandis que le « je » ouvre devant lui l’espace du
langage comme un vaste champ de possibilités identitaires.
Faire monter en puissance le « je » contre le « moi », n’est-ce
pas aussi cela, la poésie : le travail d’un « je » tirant sa force
de sa résistance à la complaisance narcissique, aux jeux de
miroir lyriques ? Le poète russe Ossip Mandelstam confirme
cela quand il écrit, dans Le Bruit du temps : « Je désire non
point parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la
germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est
personnel. »
✵
LANGUE
Un poème est fait de mots, comme une table est de bois.
C’est un objet de langue particulier qui fait sonner et résonner
la langue. Le poète la travaille directement, et parfois la
dérange, pour l’œil et pour l’oreille, dans ses qualités
plastiques autant que pour son aptitude au sens. Il la segmente,
l’espace, la césure, l’accentue de façon singulière. Écrire de la
poésie, ce n’est pas seulement travailler avec le langage, c’est
travailler sur le langage, ou travailler au langage, c’est-à-dire
au plus près de nos propres capacités articulatoires, en
direction de ce qui peut être dit comme de ce qui s’échappe ou
se dérobe. La poésie met en œuvre l’ensemble des ressources
et des potentialités de la langue. Elle fait quelque chose dans la
langue, qui touche à notre entente des mots, aussi bien qu’à
notre rapport au monde, à l’existence et au sens. Elle vient
ainsi en quelque sorte répondre à la question : Que pouvons-
nous dire du monde ? Et c’est souvent dans l’inconfort d’un
rapport hésitant au sens que la poésie travaille. Elle prélève du
dicible dans le visible. Elle traduit, transpose, chiffre et
déchiffre. Elle surprend et prend par surprise : voici « des
fruits, des fleurs », un « clair de terre », un « revolver à
cheveux blancs ». Il semble souvent que le poème cueille la
parole à sa source, au plus près d’un trouble et d’un doute, là
où sa venue même se révèle mystérieuse.
Sortie de sa fonction utilitaire de communication, la langue
en vient à parler autrement. La poésie attire ainsi l’attention
sur son étrangeté. Elle l’enchante de ses propres reflets et la
conduit à jouir d’elle-même, comme elle la contraint aussi
bien à se défier d’elle-même. Elle en fait un lieu sensible et un
lieu mémoriel. Elle y noue des liens entre l’évidence et
l’indicible. Elle l’articule et la désarticule. Elle la fait crier ou
chanter. Elle y opère un travail de coupe et de liaison. Elle y
multiplie les images, les correspondances. Elle y produit des
formulations saugrenues, des pensées surprenantes. Elle la met
en mouvement. Elle la théâtralise. Elle la veille, la surveille, la
réveille.
Il n’est pas d’autre forme d’art qui se consacre aussi
directement au langage ni qui l’accueille avec autant de soin
dans son atelier de réparation pour en examiner les rouages.
✵
LECTURE
On lit peu de poèmes. La poésie est secrète. La poésie est
réputée difficile et certains poètes revendiquent son obscurité
comme un bien propre. Ainsi Charles Baudelaire observe-t-il
qu’« il y a une certaine gloire à ne pas être compris », et
Eugenio Montale : « personne n’écrirait plus de poésie si le
problème était de se rendre compréhensible ».
Pourtant la poésie n’est pas toujours cet art difficile.
Diverse dans ses formes, elle l’est aussi dans ses régimes de
lecture : on ne lit pas une comptine de Jean Tardieu ou un
simple poème de Jacques Prévert comme un sonnet de
Stéphane Mallarmé, non plus qu’un long poème en versets de
Saint-John Perse comme un « petit poème en prose ». Ces
objets verbaux ont cependant pour caractéristique commune
d’être faits de mots. Chacun de ces morceaux de langue
présente des propriétés particulières, et se découpe sur la page
d’une façon singulière. Il s’y concentre, selon les cas, un
nombre plus ou moins important de faits linguistiques
remarquables.
Ainsi la poésie suppose une lecture particulière : on ne lit
pas des poèmes pour se divertir ni pour y trouver des idées ;
mais que cherche-t-on dans le poème ? Un plaisir singulier ?
De l’émotion, une forme de connivence ? La beauté de la
langue ? Une musique ? Des images ? L’écoute d’une voix ?
Voici donc un objet, le poème, qui met souvent en difficulté
la lecture, et qui conduit aussi à se poser la question de ce
qu’elle est.
✵
LIEN
Le travail d’écriture poétique est pour une large part un
travail de liaison. Sur le plan sémantique, par le jeu des
comparaisons, des correspondances, des images ou des
métaphores, il opère quantité de rapprochements et désigne
souvent les objets les uns par les autres, en établissant entre
eux des rapports. Sur le plan phonétique, par le jeu des rimes,
des assonances, allitérations, chiasmes consonantiques,
anagrammes et autres figures, il multiplie les échos et opère un
tissage verbal singulier. Travaillant ainsi dans le sens de la
liaison, la poésie put être considérée comme une puissance de
conjonction qui, selon les doctrines en vigueur à la
Renaissance, « a congrégé les hommes, qui étaient sauvages,
brutaux et épaves : et d’une horreur de vie les a retirés à la
civilité, police et société » (Jacques Peletier du Mans). Elle a
contribué à civiliser le monde, aussi bien qu’à établir des liens
entre le terrestre et le céleste. À l’instar d’Hermès ou
d’Orphée, le poète est celui qui agrège les créatures à son
chant. Toute une part de la poésie privilégie ainsi les valeurs
d’harmonie, de continuité et d’analogie ; le poète veille alors à
l’adéquation des signes aux choses et à la conformité aux
modèles. Le chant constitue le modèle musical de la continuité
recherchée.
Si la poésie est une manière de lier des mots ensemble pour
en faire un poème, elle a également quelque chose à voir avec
nos attachements. Si elle ne raconte guère d’histoires, elle
nous parle de ce monde et de la manière dont nous y sommes
liés. Faute de nous dire pourquoi nous y sommes, elle nous dit
comment nous y existons. Elle nous en montre les bords et en
rapporte les expériences capitales (le naître, le mourir, le
vouloir, le douloir, l’aimer…). La poésie est pour une grande
part une affaire d’appartenance.
Et le poème lui-même est cet objet attachant, avec lequel le
sujet entretient une relation souvent affective et qui est régi
intérieurement par ce que l’on pourrait désigner comme des
impulsions de langue, une dynamique verbale, aussi bien que
des condensations et des agrégations singulières.
Dans l’un de ses premiers poèmes, intitulé « Liens »,
Guillaume Apollinaire évoque des « cordes faites de cris ».
L’auteur d’Alcools multiplie par ailleurs dans ses textes les
images de liens : cordes des cloches ou du pendu, rails, rayons,
traînées de pluie, câbles, ponts, toiles d’araignées… Aussi la
poésie tend-elle à devenir un processus de transitivité
généralisée, mais avec ses interruptions, ses douleurs et ses
drames. Les sens y occupent une place prépondérante en ce
qu’ils assurent le rapport corporel du sujet au monde : l’ouïe,
le toucher, la vue sont également des liens.
✵
LITTÉRALISME
Le littéralisme peut apparaître comme le contraire du
lyrisme. Ici, nul abandon à quelque fougue inspirée, nul excès,
nul débordement : il s’agit d’entendre mots ou phrases à la
lettre, en s’en tenant stricto sensu à ce qu’ils disent, et donc en
récusant cet autre opposé du littéral qu’est le métaphorique –
afflux d’images et enchevêtrement de relations.
C’est en France, dans les années 1970, que ce terme est
adopté par une famille de poètes tels qu’Emmanuel Hocquard,
Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach, Jean Daive,
Alain Veinstein et quelques autres désireux d’opérer une mise
à plat du langage poétique et d’engager la critique radicale de
la mythologie « romantique » de la profondeur. Ce travail se
développe notamment sous l’influence de poètes objectivistes
américains comme Charles Reznikoff et Georges Oppen, ou
dans la mouvance de la démarche philosophique de Ludwig
Wittgenstein. En procédant au « nettoyage de la situation
verbale », il s’agit de « désencrasser la poésie » de tous les
poncifs qu’elle véhicule et de « parvenir à une littéralité aussi
radicale que possible ».
Cela implique que le littéralisme se fait résolument critique
à l’endroit du poétique, quitte à se retourner contre lui pour le
mettre en examen. Écrire constitue alors un « travail
pratique », visant à en savoir plus sur ce qu’est l’écriture aussi
bien que sur notre rapport à la langue. La table d’écriture
devient une table d’observation et d’enquête, aussi bien qu’un
nouvel espace d’exposition, voire la nouvelle scène d’un
« théâtre de la parole ». Plus d’horizons spatiaux externes, plus
de paysage, seulement une espèce d’horizon temporel interne
aux mots eux-mêmes.
✵
LYRISME
« Lyrisme » est à la fois un néologisme tardif qui apparaît à
l’époque romantique et un terme solidaire, par sa racine, de
l’Antiquité et du mythe. Il fait donc partie de ces mots dont on
pourrait dire qu’ils transportent l’origine ou l’originaire jusque
dans la modernité. C’est une notion passerelle, une espèce de
pont ou de nœud conceptuel. L’entente de la notion permet de
le vérifier, puisque des sens divers y sont aux prises, si ce n’est
souvent objets de méprises. Aussi une idée bien établie invite-
t-elle à répéter que le lyrisme est l’« expression subjective du
poète » alors que le Littré propose trois autres sens :
« 1. Caractère d’un style élevé, poétique, langage inspiré. Le
lyrisme de la Bible. 2. En mauvaise part, affectation déplacée
du style lyrique, ou des formes qui le caractérisent. 3. En
général, enthousiasme, chaleur. Cet homme a du lyrisme. Sa
conversation a du lyrisme. »
Voici donc une notion à tiroirs, confuse, évidemment
suspecte, à valeur positive ou péjorative, s’appliquant à la
Bible aussi bien qu’à la simple chaleur du discours, et dont on
voit bien qu’elle essaie de dire ce dont procède ce style qu’on
appelle ici « poétique », et par où s’anime la parole, quelle est
son origine et son mouvement, voire jusqu’à quels excès elle
peut conduire. Il y a là, patente ou latente, l’idée d’un
emportement, ce que Gustave Flaubert par exemple nomme
dans ses lettres « désordonnement » ou « gonflement ». Afflux
de langue, que Valère Novarina appelle « une parole soufflée
dans le bonhomme de terre ».
Le lyrisme consiste toujours à élever (la voix, l’objet, le
sentiment…), mais sa force est d’autant plus manifeste que les
objets auxquels il s’attache pour les exalter sont ordinaires,
futiles ou anodins. Tel qu’il se déploie à partir de sujets nobles,
le lyrisme n’est évidemment pas le même que celui qui
valorise les éléments les plus modestes et prosaïques : il tient
alors du coup d’éclat et du coup de force. Il y faut de l’audace
et de la virtuosité, ainsi qu’en témoigne par exemple l’œuvre
de Guillaume Apollinaire. Ce n’est pas à grand renfort
d’emphase que l’on parvient à faire entrer le prosaïque dans le
poétique, bien au contraire. C’est plutôt grâce à une découpe
très sûre, une vigueur et une vitesse d’énonciation, un élan,
une énergie dont Apollinaire fait l’un des motifs-clés de son
œuvre et dont il synthétise même la force dans ce titre :
Alcools.
✵
MÉMOIRE
La légende raconte que l’« art de la mémoire » fut inventé
en Grèce par le poète Simonide de Céos, lors d’un banquet
donné par un noble de Thessalie. Le toit de la maison s’étant
effondré sur les convives en l’absence de Simonide, celui-ci
seul fut capable de rendre leur nom aux cadavres défigurés,
grâce à son souvenir des lieux où les invités étaient assis. « Il
comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une
bonne mémoire » (Frances Yates, L’Art de la mémoire). Le
poème, par ses rythmes et ses rimes, n’est-il pas un objet
verbal qui se fixe aisément dans la mémoire ? On l’apprend
volontiers par cœur.
Si l’art de la mémoire fut dans l’Antiquité une partie de la
rhétorique, il est aussi un élément à part entière de la poétique.
Longtemps, l’un des principaux objets de la poésie fut
d’établir et de fixer du mémorable : dire ce qui doit être
transmis, comme des hauts faits, des actes héroïques et des
figures illustres. « Nous sommes hommes de reliques », écrit
Michel Deguy, et « la véhémence contre ce qui sombre, dans
la beauté persistante du monde, nous emporte ». Le poème fait
et dit le mémorable. Il est là pour garder mémoire. Un principe
de continuité et de transmission est à l’œuvre dans l’histoire
des œuvres et des formes. Le legs est un lien autant qu’un don.
Par ailleurs, dans l’écriture poétique, le phénomène même
de la remémoration (réelle ou imaginaire) se voit souvent
valorisé. C’est notamment le cas dans l’œuvre de Charles
Baudelaire, chez qui l’horloge enjoint « Remember ! Souviens-
toi ! » et invite à extraire l’or perdu ou caché des minutes
passées. Le parfum qui baigne la chevelure de la femme aimée
ou le boudoir est porteur de réminiscence et de synesthésies.
Tant de choses sont au passé, ne semblent exister qu’au passé,
ou tournées vers lui, à commencer par l’enfance ! Il appartient
au poème de faire mouvement vers l’amont, vers l’arrière.
Mais en vérité c’est d’hypermnésie que souffre le poète
lorsqu’il s’exclame : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais
mille ans. » Accablé d’une mémoire qui n’est pas la sienne, il
en fait un caveau rempli de choses mortes : c’est une mémoire
sépulcrale où semble s’être déposé l’imaginaire des passions
humaines.
Imaginaire, telle est aussi, mais sur un mode non
mélancolique, la mémoire rimbaldienne débordant de
souvenirs mythiques et de visions. Écrit au présent, le poème
« Mémoire », comme « Le Bateau ivre », célèbre le
bouillonnement d’un univers liquide où fermentent les
fantasmes. Pour Arthur Rimbaud, l’enfance résonne encore
comme un orchestre. Portée par cette mémoire ardemment
inventive, pleine à craquer de son et de sens, la poésie
rimbaldienne est d’une forte puissance, tant acoustique que
visuelle. On y entend de manière presque synesthésique
travailler à plein régime l’énergie des « illuminations ».
✵
MÉTAPHORE
La poésie commence-t-elle avec la comparaison et la
métaphore ? En rapprochant deux réalités, en leur trouvant des
aspects communs, en établissant des liens entre elles, voire en
les prenant l’une pour l’autre ? « Notre instinct nous avertit
qu’un poème dit une chose et veut dire autre chose », note le
linguiste Michel Riffaterre. Et il ajoute : « la poésie exprime
des idées et des choses de manière indirecte ». Elle parle par
comparaisons, images, métaphores, ou simples connotations,
en faisant jouer diverses modalités et divers degrés de
rapprochement et de substitution. Or il semble précisément
que cette différence de degré permette de préciser l’énergie
proprement poétique que l’écriture est à même d’éveiller : en
supprimant la référence, la métaphore effectue un rapide
« transport » de sens. Comme l’observait Aristote dans La
Poétique, elle « est l’application à une chose d’un nom qui lui
est étranger ». Et c’est lorsque le comparant figure seul que la
métaphore dite alors « in abstentia » a le plus de force, laissant
au lecteur le soin de retrouver ou non le comparé
volontairement effacé par le poète. Elle impose sa vivacité, ou
ce que le philosophe Paul Ricœur appelle sa « véhémence
d’affirmation » qui s’autorise à propulser et à cristalliser
ensemble dans un même énoncé des éléments étrangers l’un à
l’autre.
✵
MÈTRE
Même si le vers libre et l’écriture poétique en prose ont
leurs propres cadences, on réserve d’ordinaire le mot « mètre »
à la mesure donnée aux vers réguliers par le compte des
syllabes. Et si l’usage du mètre correspond à une conception
mesurée de l’écriture poétique, c’est qu’il est lui-même une
forme de mesure, d’ajustement, de compte exact et subtil.
Cette idée de la poésie correspond à une vision harmonieuse
de l’univers dont elle serait le relais ou l’écho. Pour le poète
russe Ossip Mandelstam, « en poésie tout est mesure, relève de
la mesure, gravite autour d’elle et grâce à elle ». Et il évoque à
ce propos un travail d’« ajustement par tension interne ». Cette
tension, ce fut naguère celle de l’arc et de la lyre, nécessaire à
la justesse du son et de la trajectoire. Quand le philosophe
allemand Martin Heidegger affirme qu’« être poète, c’est
mesurer », il n’entend pas seulement la poésie comme un
aménagement métrique du langage mais comme cet espace où
l’être prend la mesure de sa finitude et de son « habitation »
dans le monde. Une correspondance s’établit alors entre la
mesure rythmique de la langue et la mesure ontologique.
✵
MORT
A-t-on jamais observé l’impressionnant cortège de veufs et
de veuves qui défile dans la poésie ? C’est Gérard de Nerval
proclamant « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ». C’est
Charles Baudelaire qui évoque « l’immense majesté de vos
douleurs de veuve », Giacomo Leopardi qui se dit « veuf de
toute douceur », ou Fernando Pessoa qui affirme « dans mon
souci il y a une veuve pauvre qui jamais ne pleure ». Il semble
que la voix poétique parle à partir d’une perte et que l’épreuve
de la mort soit souvent pour elle une sorte de douloureuse
origine, plutôt qu’un terme redouté. C’est dire avec Philippe
Jaccottet que « toute poésie est la voix donnée à la mort ».
Encore cette voix n’est-elle pas seulement celle du deuil ou de
l’angoisse de la finitude, si essentiels que soient ces deux
motifs à l’expression lyrique. La poésie travaille à affirmer la
vie, voire à en mesurer la beauté et le prix, à l’aune de la
finitude : elle rapproche vie et mort l’une de l’autre. Rainer
Maria Rilke peut écrire dans une lettre que « dans les Élégies,
l’affirmation de la vie et celle de la mort se révèlent ne faire
qu’un ». Car, comme l’écrivait Friedrich Hölderlin : « il a
beaucoup gagné celui qui parvient à comprendre la vie sans
avoir l’âme en deuil ».
Pourtant, cet endeuillement est une structure profonde de
l’écriture de nombreux poètes, à commencer par Baudelaire,
en qui Yves Bonnefoy voit celui qui a « inventé la mort » dans
la mesure où il lui a conféré « la valeur suprême » en dressant
l’être humain dans son horizon, en affirmant qu’elle constitue
notre réalité ultime. Et c’est pourquoi, selon Bonnefoy, « la
poésie veut des mots que l’on puisse prendre dans son
destin » : elle veut des mots lourds et riches de sens qui
puissent donner à entendre face à la mort toute leur richesse de
signification.
✵
MUSE
Pour les Anciens, la muse ne fut pas cette créature languide
à laquelle nous a accoutumés le romantisme. Elle fait don de
son énergie à la voix poétique. Elle n’apporte pas seulement le
souffle de l’inspiration ; elle commande une exécution, celle
de l’œuvre qui est un faire relevant d’une technique. Cette
exécution, elle la dirige par ce que Platon appelle la
stochastique : « stochastein, c’est viser et atteindre le but au
javelot, sans calcul, mais avec une sûreté inexplicable ». C’est
le « jeter juste », comme on dit d’un peintre qu’il a su
« attraper le ton juste ». L’inspiration est donc à la fois guide et
force ; mieux : elle est une force qui guide, autant que le guide
de la force. Souvent reviennent dans les poèmes grecs la figure
d’Apollon « guide-lance » ou « guide-chœurs ». Il en est ainsi,
par exemple, au début de la première pythique (ode victoriale
composée pour les vainqueurs des Jeux panhelléniques de
Delphes) de Pindare. Les muses « violettes-bouclées » y sont
invoquées au côté d’Apollon et de sa lyre, « commune
possession » nécessaire au poète pour entamer son chant. En
effet, seule la présence des muses permet de « faire vibrer
l’attaque tournoyante » qui donne le départ. Ce vocabulaire
militaire rapproche l’arc et la lyre, la sûreté du poète inspiré et
celle de l’archer. La cible qui est visée n’est autre que la
beauté : rendue sensible par le poème, elle en fait un objet de
plaisir propre à aider l’homme à se ressouvenir de la beauté
idéale. Ainsi est remontée la chaîne, « de l’amateur au poète,
du poète à la muse, de la Muse à la divinité et à la Beauté ».
✵
MUSIQUE
Les noces de la poésie et de la musique sont anciennes,
voire originaires, puisque dans les temps les plus reculés la
poésie fut chantée et dansée, accompagnée d’instruments. Au
e
XVI siècle, alors que la poésie s’émancipe de cette tutelle,
certaines odes de Pierre de Ronsard sont encore accompagnées
de partitions. Peu à peu, toutefois, et notamment à partir du
romantisme, la poésie va affirmer avec force aussi bien son
autonomie que sa propre capacité à imposer des valeurs
musicales : cadence, harmonie, euphonie, mélodie. En poésie,
la musique de la langue règle la pensée. Elle porte le sens. Le
poème est une manière de faire résonner la langue. Il la
segmente, l’espace, la césure, l’accentue.
« Je fais de la musique », affirmait Stéphane Mallarmé dans
une lettre à Edmond Gosse du 10 janvier 1893, entendant par
là tout autre chose que le simple « rapprochement euphonique
des mots », mais la capacité de la parole à produire, par
« certaines dispositions » un « au-delà » : produire une
« magie suggestive » qui excède le sens des mots. On sait
qu’en écrivant Un coup de dés il poussera plus avant la
tentative en concevant la double page imprimée comme une
« partition ».
Le symbolisme, ambition commune selon Paul Valéry à
certains poètes de « reprendre à la musique leur bien »,
apparaît à la fin du XIXe siècle comme le moment de la plus
grande proximité entre poésie et musique. Ce courant est à la
recherche de la poésie pure, dégagée du sentiment comme de
la morale : la poésie se veut alors composition, orchestration,
système d’échos ; elle prend parfois pour modèle et référence
la musique savante de Richard Wagner.
Reste que la musique est aussi pour la poésie une force qui
emporte. Sous l’effet de la musique, Charles Baudelaire se voit
tel un voilier que la mer enlève vers la « pâle étoile » de sa
destinée, et sa force même fait craquer comme une houle ou
un vent puissant les membrures de son être : « je sens vibrer en
moi toutes les passions », écrit-il dans son poème « La
Musique ».
✵
NATURE
Comme le temps, l’amour ou la mort, la nature est pour les
poètes beaucoup plus qu’un thème ou un généreux réservoir
d’images. Elle représente d’abord le cadre de vie de l’espèce
humaine : ce milieu terrestre auquel l’humanité est attachée et
dont elle dépend. Longtemps perçue comme l’œuvre et le
reflet de la divinité, elle constitua le point de départ de l’œuvre
poétique : imiter la nature, tel fut le devoir du poète, son
« obligé », à l’exemple de Pierre de Ronsard rendant hommage
à la forêt de Gastine, accueillante, protectrice, inspiratrice et
charmeuse. Au début du XIXe siècle, Alphonse de Lamartine y
voit encore le « marchepied » du divin ; cet espace où Dieu
peut être recherché est perçu par les romantiques comme un
lieu de cohésion où se lient l’intime et le tout. (« La poésie,
c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout », affirme Victor
Hugo.)
Mais la nature est aussi, à l’inverse, l’endroit où saisir le
sentiment de l’illimité et de l’informe, lorsque par exemple des
forces tempétueuses s’y déchaînent : sauvage et déréglée, elle
suscite l’idée de sublime et vient alimenter le « grand-dire » du
lyrisme.
S’il est ainsi tout une part de la poésie qui impose ses
turbulences et ses colères, les traditions plus anciennes font
valoir sa tranquillité. L’églogue, l’idylle ou la pastorale ont de
bonne heure inauguré une forme d’écriture bucolique qui
valorise la nature et la vie rustique dans un style simple. À
travers cette thématique champêtre, une pondération lyrique
s’installe et va perdurer, au point que la notion de tranquillité
pourrait être retenue comme représentative de l’une des
inflexions caractéristiques de l’écriture lyrique.
Si, dans sa Préface aux Voix intérieures, Victor Hugo
observe « ce tranquille regard que l’histoire jette sur le
passé », André Chénier avant lui évoquait les muses
« tranquilles » de l’élégie. Proches de la nature, ces muses
rustiques qui inspirent aussi bien l’églogue connaissent les
vertus de la simplicité. L’idée s’impose à travers elles que la
frugalité n’exclut pas l’abondance. N’est-ce pas ainsi que
l’entend la nature : prodigue, elle répartit ses biens avec
justice ? Il y a en elle un modèle de justesse dont les humains
doivent retenir la leçon, au lieu de se leurrer de faux biens et
de chercher toujours à satisfaire leur faim de l’or et du
pouvoir.
✵
NOSTALGIE
La poésie se présente souvent comme une parole
nostalgique : regret de l’enfance, de l’amour, du pays natal,
elle se tourne volontiers du côté du manque ou de la perte. Il
semble même qu’elle s’inscrive dans un intervalle entre deux
pertes : celle de la nature et celle de l’idéal. En amont, le côté
de l’enfance est un « vert paradis » dont l’innocence n’est plus
possible ; en aval, l’idéal (souvent métaphorisé par l’amour)
est reconnu hors d’atteinte et perdu. C’est dans cet entre-deux
que se déclare l’endeuillement du sujet lyrique. Les figures de
l’errance en sont parfois la métaphore, aussi bien que
l’insistance sur le motif de l’exil et de l’éloignement du pays
natal. À cette nostalgie vient souvent s’attacher une puissante
et obsédante idée du retour dans la patrie, comme dans le
poème « Retour » de Friedrich Hölderlin.
Mais le regret que la poésie exprime est bien plus que
l’éloignement ou la déception de ce qui a été perdu. C’est
aussi bien le regret de ce qui manquera toujours. Si la poésie
élégiaque lèche ses propres blessures, il apparaît qu’elle se les
soit faites elle-même : elle construit l’idéalité dont elle
s’aiguise, puis cherche à consoler le regret qui naît de son
inaccessibilité ou son absence. Aussi l’idée revient-elle,
apparemment paradoxale, sous la plume de Charles
Baudelaire, d’une nostalgie de l’inconnu, tant dans
« L’Invitation au voyage » en prose, où il est question de
« cette nostalgie d’un pays que l’on ignore », que dans
« L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », où Baudelaire lit
« une nostalgie inexplicable, quelque chose comme le souvenir
et le regret de choses non connues ». N’est-ce pas précisément
cela que l’on peut nommer « idéal » ?
Le regret de l’impossible serait-il l’« essence » de la poésie,
ainsi que l’écrit Michel Deguy ? Fable du désir, elle écrit
l’histoire de son leurre, d’abord entretenu puis refluant devant
le réel, voyant tout accomplissement s’enfuir et allant se loger
dans l’inconsolation… Histoire maintes fois répétée de
séduction et d’abandon, la poésie est dans la langue une façon
de céder à des objets, des charmes, d’en dire la beauté
violemment désirable et la perte, et finalement de vérifier par
là, paradoxalement, notre finitude.
✵
NUIT
Là où la philosophie valorise l’esprit qui veille et les
lumières de la raison, la poésie entretient une relation
privilégiée avec l’univers nocturne et, à travers lui, avec le
mystère, le sommeil et les songes. La nuit est par exemple
pour Victor Hugo la grande réserve des « choses de l’ombre »,
le sombre espace d’une anxiété et comme la présence même
du divin. Célébrée par les romantiques, elle constitue en effet
l’espace-temps d’un retour à l’unité de l’être et du monde. Si
elle est porteuse de mystère, elle n’est pas ténèbres et peut
dispenser une « obscure clarté ». Mieux, elle protège l’amour
et peut consoler la douleur, tout comme elle accueille la parole
poétique ; elle est une espèce de tissu conjonctif qui répare les
déchirures en les rendant invisibles, et, selon Charles Péguy,
une silencieuse « réserve d’être » qui verse comme un baume
« le repos et l’oubli ». Pour Charles Baudelaire, elle est ce
temps et cet espace réservé, préservé, où échapper à la
« tyrannie de la face humaine ». Disponible pour la solitude,
« la douce Nuit qui marche » est aussi le moment le plus
propice aux mouvements secrets de l’écriture, ainsi que le
rappelle le poème « À une heure du matin ».
✵
OBSCURITÉ
La poésie qui éclaire les choses du monde et nous les donne
à voir semble aussi parfois se plaire à les cacher. Recherchée,
savante ou précieuse, elle dissimule alors son objet sous des
figures complexes et « réserve » l’accès au sens en
s’enveloppant de mystère, à l’instar de certains sonnets
mallarméens.
Or il semble que l’on puisse expliquer de deux manières
différentes la fréquente obscurité des textes poétiques. La
première tient à la subtilité avec laquelle la poésie met en
œuvre la langue dont elle fait jouer avec finesse les rouages.
L’autre est formulée par Saint-John Perse, quand il écrit à
propos de la poésie : « L’obscurité qu’on lui reproche ne tient
pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même
qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme
elle-même et du mystère où baigne l’être humain. » Cette
obscurité n’est donc pas le produit de l’écriture, mais la
matière qu’elle doit débrouiller, voire travailler à dissiper.
C’est également l’avis de Roger Caillois, qui fut l’un des
principaux commentateurs de Perse et qui écrit dans son Art
poétique : « La pénombre de l’âme humaine, voici le domaine
de la poésie. Mais il faut attendre du poète un peu de clarté et
non pas un surcroît de ténèbres. » C’est que Caillois récuse les
complications gratuites. À ses yeux, « le sérieux de la vie
constitue la matière première de la poésie » : il y condamne
l’exagération comme insignifiante et l’inhumanité comme
superficielle.
✵
ODE
Le mot « ode », à l’origine, en grec, signifie « chant ». Il
désigne le poème lyrique, tel qu’il fut d’abord chanté,
accompagné de la lyre. À travers lui, la poésie se voit liée à la
musique, aussi bien qu’à une certaine entente de l’ambition
poétique. Qu’elle chante la divinité ou les héros, les rois, les
saints, les grandes vérités morales et philosophiques, ou les
diverses émotions de l’âme, passionnées ou gracieuses, l’ode
ne se départit pas d’un certain enthousiasme qui la conduit à
s’élever autant qu’à s’animer. Ainsi que l’écrivait Nicolas
Boileau dans son art poétique, « Son style impétueux souvent
marche au hasard ;/ Chez elle un beau désordre est un effet de
l’art ». Qu’elle soit sacrée, héroïque, morale ou simplement
badine, l’ode exalte et va jusqu’à établir une espèce
d’équivalence entre poésie et hardiesse, en multipliant les
écarts, les sauts lyriques, les exagérations et les digressions.
Son travail est très largement de type amplificatoire, surtout
lorsque son sujet est héroïque. Il vise à une forme de noblesse
et fait ainsi largement appel aux « grands sentiments », parfois
dramatisés quand l’ode se fait morale ou philosophique. Ce
lyrisme sentencieux est très éloigné de l’autre versant de l’ode,
celui qui chante sur un ton badin les plaisirs de la vie, sur le
modèle de la poésie anacréontique qui se rapproche à la fois de
la chanson et de la romance et où il s’agit alors de narguer le
chagrin comme de consoler les pauvres de leur pauvreté…
✵
ON
La poésie lyrique n’est pas le domaine exclusif du « je ».
Le poète n’y parle pas toujours en première personne. Elle fait
au « tu » et au « nous » une place non négligeable. De même,
l’insistance du « on » chez Arthur Rimbaud mérite que l’on
s’y attarde un peu… Ce « on », pronom de l’impersonnel, tend
à devenir sujet en lieu et place du « je », pour favoriser
l’invention en tenant à l’écart l’expression subjective. Il
s’entend dans maint poème : « On n’est pas sérieux quand on a
dix-sept ans », « On se laisse griser », « On divague, on se sent
aux lèvres un baiser » (« Roman »), « On entend dans les
choses ouvertes frémir des chairs » (« Les Reparties de
Nina »). Il traduit à la fois une perte d’identité et une
généralisation, ou une sorte d’impersonnalisation de ce qui est
perçu ou senti par le sujet. Ce « on » reçoit des impulsions,
comme dans « Sensation ». Ce « on » est gros de « rayons » et
d’« embryons », comme dans « Soleil et chair », etc. « On »
est en quelque manière le pronom-clé de l’œuvre de Rimbaud.
On l’entend dans les deux célèbres textes programmatiques où
le jeune Ardennais expose son projet poétique, la lettre à
Georges Izambard du 13 mai 1871 et la lettre à Paul Demeny
écrite deux jours plus tard. Au moment où Rimbaud explique
la nécessaire dépersonnalisation du poète (« C’est faux de
dire : je pense : on devrait dire on me pense »), le son « on »
revient en écho dans ses phrases : clairon, violon, éclosion,
bond, action, poisons, horizons…
Aux yeux du poète, seule une dépersonnalisation profonde
est à même de favoriser la poétique de l’illumination : le
phénomène inédit y précède l’identité. Qu’est-ce que
l’illumination, sinon un « influx », une façon de s’offrir à une
énergie qui excède considérablement le sujet ? Pour Rimbaud,
le poète « est vraiment voleur de feu ». Son projet est de
substituer au Créateur un nouvel inventeur, comme de
remplacer la langue commune par un verbe « accessible à tous
les sens ». Mais à quoi aboutit donc celui qui cherche des
« secrets pour changer la vie », qui veut réinventer l’amour,
désarticuler la langue et qui a « cru acquérir des pouvoirs
surnaturels » ? À quoi d’autre ce poète exorbitant ou exorbité
parvient-il que « l’affreux rire de l’idiot » et le « dernier
couac », c’est-à-dire l’approche de la folie, comme ravagé par
cette surcharge d’altérité et cette perte d’intimité ? Il a laissé
proliférer en soi ce qu’il appelle l’« immense opulence
inquestionnable » jusqu’à déclarer forfait et cesser
précocement d’écrire.
✵
ORPHÉE
« Une fois pour toutes, quand cela chante c’est Orphée »,
affirmait Rainer Maria Rilke. Poète et musicien, Orphée est
une figure mythique complexe et composite que la poésie a
contribué à enrichir. Originaire de Thrace, ce fils d’Œagre et
de Calliope, muse de la poésie épique, reçoit d’Apollon la lyre
à sept cordes, est initié aux mystères et accompagne
l’expédition des Argonautes. Son chant possède une vertu
magique, puisqu’il écarte les Sirènes et calme les marins qui se
querellent. C’est aux Enfers qu’il révèle toute sa puissance,
lorsqu’il y descend rechercher sa compagne Eurydice morte
d’une morsure de serpent : il fléchit les divinités souterraines,
suspend les supplices des damnés et obtient le droit de
ramener son épouse parmi les vivants, à condition de ne pas se
retourner pour la regarder avant d’être sorti des mondes
infernaux. Coupable d’impatience, Orphée trahit sa promesse
et perd à tout jamais Eurydice. Dès lors, veuf et inconsolable,
il traverse en pleurant les campagnes, et ses chants sont si
émouvants que les animaux lui font cortège et que les arbres
mêmes se déracinent pour le suivre.
Orphée connaît la perte, traverse le deuil, touche au plus
profond de la tristesse, et sait combien éphémère et précieux
est tout attachement humain ; il s’en tient au transitoire dont il
dit la beauté et la douleur. La « belle voix » à laquelle il prête
sa figure et qu’il incarne est la voix de la finitude. En lui, la
poésie trouve l’illustration du pouvoir dont elle rêve et
s’identifie à travers une trajectoire où la magie du chant vient
se nouer très étroitement au désir et à la mort. Comme l’écrit
Maurice Blanchot : « Quand Orphée descend vers Eurydice,
l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit. »
✵
PAYSAGE
Pour qu’existe un paysage, en poésie comme en peinture, il
faut un sujet qui le considère ou le contemple. La composante
subjective est essentielle à sa définition : il est moins une
reproduction qu’un écho, une résonance. C’est un lieu destiné
à la sensibilité, voire un espace sensible.
La tâche du poète, qui est plus proche de celle du peintre
que de celle du philosophe ou du moraliste, est d’inscrire dans
un paysage verbal (une ordonnance formelle) un paysage
humain (des façons et des raisons d’être), lui-même tributaire
d’un paysage naturel ou artificiel, c’est-à-dire aussi bien
constitué d’éléments durables ayant valeur de modèles que
d’éléments variables et éphémères. On sait la relation élective
de la poésie aux lieux, et notamment à diverses formes de
rivages, lisières, promontoires où s’ouvre un horizon. Et tel
qu’il vient s’imprimer sur la page, le poème constitue un
paysage de mots, ainsi que l’ont vérifié les auteurs de
calligrammes. Mais c’est aussi parfois le poète lui-même qui
projette en géographie fictive, en territoires imaginaires, son
propre « espace du dedans », à l’exemple d’Henri Michaux
dans Ailleurs. La poésie est aussi une cartographie qui permet
de s’orienter jusque dans l’au-delà. « Une topographie de
l’âme – voilà ce que tu es », écrit Marina Tsvetaïeva à Rainer
Maria Rilke dans une lettre qu’elle lui adresse le 12 mai 1926.
✵
PERFORMANCE
Qui se souvient qu’aux Jeux olympiques des compétitions
artistiques avaient lieu parallèlement aux compétitions
sportives, jusqu’en 1948 ? La poésie y trouvait sa place, des
médailles étaient décernées : le fondateur même des Jeux,
Pierre de Coubertin, fut primé en 1912 pour une « Ode au
sport » qu’il avait donnée sous pseudonyme. Voilà qui rappelle
le lien ancien de la poésie avec la prouesse. De l’ordre de la
performance, un poème est une prouesse de langue. Il montre
ce dont elle est capable. Sa capacité au son et au sens. Son
aptitude à lancer des fusées verbales. Sa puissance et sa
contenance. Son souffle et son agilité… La poésie, dit Michel
Deguy, est « le jouer même du langage ». D’où ses moments
de virtuosité et de préciosité, sa façon de se mettre en quatre,
d’engager de lourdes dépenses verbales, à grands frais de
figures…
Sa tâche, en effet, n’est ni de narrer, ni d’instruire, ni de
mettre en scène les rapports entre les êtres, mais de laisser
jouer directement sur le papier (et la page alors peut être
pareille à une scène ou à un tableau) les potentialités de la
langue. Aussi rapproche-t-elle parfois le poète du comédien,
du pitre, du saltimbanque, du bonimenteur ou du bateleur. Ne
fut-il pas naguère trouvère ? Dans une lettre à Victor Segalen
de mai 1915, son ami Henry Manceron écrit : « Qu’est-ce que
le poète ? Un trouveur, un montreur d’images, un chanteur, qui
rythme sur des modes nouveaux les lieux communs éternels.
Un jongleur, souvent aussi qui joue avec les mots, prestigieux
bateleur. »
Voilà que le langage vient faire son numéro, manifester ses
qualités (visuelles, acoustiques, sémantiques…) et ses
capacités (son aptitude à dire ou à cacher, à figurer, à
rapprocher, toute une dynamique de significations). Il est une
affaire de tours et de tournures. La poésie fait valoir la
richesse, les ressources et la plasticité de la langue. Souvent,
lorsque je lis un poème de Francis Ponge, ou de Saint-John
Perse, j’éprouve la sensation de voir un athlète du début du
siècle dernier, faisant saillir et rouler ses muscles.
✵
POÈME
Qu’il soit en vers ou en prose, de forme fixe ou libre, le
poème est cet objet qui se détache du corps inerte de la langue
pour la montrer vivante. La langue en lui se réverbère, se
réfracte et s’examine. À maints égards, c’est un objet étrange.
Peut-être même le seul qui soit fait entièrement avec des mots
et qui se donne comme tel, souvent à l’état d’objet verbal pur
(un roman ne se laisse pas appréhender de la même façon, ne
serait-ce que par ses dimensions). Le poème a quelque chose
d’ostentatoire et de narcissique : il se montre, il attire sur soi
l’attention. Mieux : il se regarde, se contemple dans les reflets
de son encre, il jouit parfois de lui-même, enchanté de ses
capacités, comme cela se vérifie par exemple dans les pièces
très ciselées de Charmes de Paul Valéry.
Mixte de son et de sens, concentré d’images et de rythmes,
parfois prouesse verbale, le poème est cet objet, « objeu » et
« objoie » (Francis Ponge), fait de mots que l’on ne peut
détacher de sa forme. Un double principe de cohésion et de
répétition en a longtemps organisé la structure. Aux temps
classiques, il fut pour une part le produit d’un art poétique qui
lui préexistait ; aux temps romantiques, il vint exprimer et
illustrer un sujet, amplifié, exalté parfois jusqu’au sublime.
Aux temps modernes, il n’est souvent plus qu’un moment ou
une étape d’une recherche qui le dépasse infiniment ; il tend
ainsi à se désenclore pour s’organiser parfois en suite de textes
numérotés ou en succession de fragments. L’idée de structure
autonome se voit remise en cause, comme celle d’œuvre qui
formerait un tout : la discontinuité l’emporte. Du Coup de dés
mallarméen et des Calligrammes de Guillaume Apollinaire
jusqu’aux œuvres contemporaines, le poème n’a cessé de se
défaire, se distendre : de plus en plus difficile à identifier
formellement, il fait preuve également d’audaces toujours plus
surprenantes. Il se montre de plus en plus critique, autant que
réflexif, et en vient à présenter ses chantiers, ses approches,
son travail, sa « fabrique » : plutôt ce qui conduit vers l’œuvre
que son accomplissement. De même, la page blanchit et
souvent se décharne pour faire apparaître, en lieu et place de
l’ancien discours, les structures mêmes de la pensée et de la
syntaxe. Lorsque Stéphane Mallarmé publie Un coup de dés
jamais n’abolira le hasard, il accompagne son texte d’une
préface expliquant que les blancs ici « assument l’importance,
frappent d’abord » : ces blancs que la versification exigea
« comme silence alentour ordinairement » jouent désormais un
rôle prépondérant. Plus tard, pour Pierre Reverdy, ils
constitueront « une ponctuation nouvelle », tandis que, pour
Paul Claudel, « le poème n’est point fait de ces lettres que je
plante comme des clous mais du blanc qui reste sur le papier ».
Tout ne peut être dit ; le poète doit suggérer, et il revient au
blanc d’espacer la lecture en ce sens.
✵
POÈTE
Un poète, cela existe-t-il vraiment ? Autrement que comme
une image, un mythe, un stéréotype douteux ? Et pourquoi ce
mot aimante-t-il tant de clichés ? Existe-t-il nécessairement
une relation analysable entre un certain type d’écrit, le poème,
la poésie, et un certain type d’individu qui en serait l’auteur ?
L’écrivain ne suffit-il pas ? Et pourquoi cette désignation du
« poète » s’accompagne-t-elle d’arrière-plans ou de sous-
entendus qui débordent l’entente « technique » du mot ? Poète,
est-ce une identité, une fonction ou un état intermittent ?
Quelles que soient les réponses apportées à ces questions,
poète est un mot au sort aléatoire, puisqu’il se voit
accompagné des qualificatifs les plus contradictoires (« sacré »
ou « maudit », par exemple), reconnu désirable ou refusé (« Je
me suis reconnu poète », dit Rimbaud, et « je te prie de ne plus
m’appeler poète » écrit Paul Valéry à André Gide), célébré ou
moqué…
Si « poète » n’est pas le nom d’un métier, non plus qu’une
identité, c’est peut-être de « fonction » qu’il faudrait parler, au
sens d’activité plutôt que de statut : la fonction ne désignerait
pas ici quelque emploi fixé (directeur des ventes ou chef de
gouvernement !), mais suppose au contraire la mise en jeu
d’une force, d’un processus ou d’un rapport (comme on parle
de fonction verbale, ou de fonction digestive).
Il semble même qu’elle suppose quelque chose comme la
suspension de la maîtrise et du pouvoir. « Poète » serait aussi
bien le nom d’une capacité d’abandon constituant une forme
de pouvoir paradoxal. Le mot de fonction induit dès lors tout
autre chose que ce que Roman Jakobson donnait à entendre
quand il évoquait la « fonction poétique du langage », tout
autre chose également que ce que Victor Hugo attachait à la
« fonction du poète » dans le poème des Rayons et les Ombres
portant ce titre et où se formule une charge, « faire flamboyer
l’avenir », en lançant dans la langue un pont qui le relie au
présent et au passé.
Rapprochée du modèle biologique, la poésie serait de
l’ordre de la fonction respiratoire. René Char ne la définissait-
il pas comme « de la respiration de noyé », dans une lettre à
Paul Eluard de 1929 ? Dans cette perspective, elle serait la
résultante d’une interaction particulière entre le sujet et sa
langue, telle que l’un et l’autre s’éveillent et se mobilisent
singulièrement : sensibilisation, agitation, tension, tourment,
surprise ou folie… C’est toute une gamme d’états et de forces,
et parfois même de dérèglements qui se voit sollicitée. Un
potentiel et des propriétés sont en jeu qui sont aussi bien ceux
du sujet que ceux du langage, noués par l’écriture dans une
entrappartenance qui serait le lieu même du sens, son nœud
sensible.
✵
PROSE POÉTIQUE, POÈME
EN PROSE
Si la prose poétique, telle que nous la découvrons à la fin
du XVIIIe siècle sous la plume de François-René de
Chateaubriand par exemple, réunit un ensemble de qualités qui
enrichissent de rythmes et d’images l’écriture en prose, il n’en
va pas nécessairement de même pour le poème en prose, qui
répondra plutôt chez Charles Baudelaire à une logique
inverse : sortir la poésie de ses usages classiques, la
désaffubler et l’appauvrir délibérément. Les « Petits Poèmes
en prose » du Spleen de Paris s’inscrivent dans une démarche
de brouillage ou d’effacement des traits identitaires du poème,
qui perd de sa noblesse et devient récit, anecdote, chose vue,
dialogue…
Le poème en prose est ainsi une forme tardive (il apparaît
dans Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, au XIXe siècle)
qui n’a pas sa place établie dans l’histoire des belles-lettres
(comme l’ode, l’élégie ou le sonnet) mais dont l’essor va
précisément de pair avec la mise en cause des classifications
génériques. Le moment du poème en prose est aussi, à peu de
chose près, le moment du vers libre. De sorte que l’on pourrait
aussi bien parler alors de poème libre.
Il ne repose ni sur une forme fixe, ni sur un contenu
particulier, ni sur une thématique spécifique et se révèle donc
difficile à définir. Les critères habituellement retenus sont
insuffisants ; à l’unité, la gratuité, la brièveté, il conviendrait
d’ajouter d’autres caractères et de le dire protéiforme,
hétérogène, expérimental, critique…
En introduisant le prosaïque dans le poétique, comme le ver
dans le fruit, mais également en révélant la charge poétique
contenue dans le trivial, le poème en prose acquiert une force
analytique incomparable. Il opère un travail de réévaluation ou
de ressaisissement du poétique par les confrontations qu’il ne
cesse d’opérer. Là où les vers tendent à idéaliser ou à sublimer
le réel et la langue, le poème en prose multiplie les accidents et
les saillies. Ainsi, dans l’œil de la prose, le poétique se trouve
mis en observation au plus près du réel.
✵
RÉALITÉ
Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938), on
trouve deux définitions de la réalité. La première, signée
d’André Breton, est toute métaphorique : « La réalité est aux
doigts de cette femme qui souffle à la première page des
dictionnaires. » Cette femme, c’est sans doute celle qui
disperse les graines de la fleur de pissenlit sur la couverture du
Petit Larousse, accompagnée de ce slogan : « Je sème à tous
vents. » Elle évoque l’idée d’une réalité plurielle, mobile,
considérablement allégée et ductile… L’autre définition, par
René Crevel, s’en prend justement à l’idée d’une réalité
univoque et solide : « La Réalité devient le paravent derrière
quoi se cacher et mépriser, ignorer, nier la mouvante épaisseur
des réalités, leurs projections sur tous les plans – intellectuel,
moral, scientifique, poétique, philosophique, etc. – eux-mêmes
tour à tour émetteurs et réflecteurs, en feu d’astre à surprise ou
en terre de planète habituelle. » On le voit, ces deux
définitions se complètent. Le surréalisme entend promouvoir
une vue extensive de la réalité. Comme l’écrit Marcel
Raymond à l’article « Surréalisme » de ce même dictionnaire :
« Le surréalisme, au sens large, représente la plus récente
tentative pour rompre avec les choses qui sont et pour leur en
substituer d’autres, en pleine activité, en pleine genèse, dont
les contours mouvants s’inscrivent en filigrane au fond de
l’être. » Il s’agit donc d’ouvrir la réalité à l’inconscient, voire
d’inclure dans le réel ce continent nouveau dont Sigmund
Freud fut l’explorateur. Il s’agit également de mettre le feu au
réel en projetant sur lui une pluie d’images et de rêves : « Le
surréalisme gratifie d’une jolie petite pluie de charbons ardents
le bazar de la Réalité », écrit encore René Crevel.
Réalité et poésie entretiennent ainsi des rapports
dynamiques et conflictuels. Ils s’opposent, s’attirent, et
tiennent à la fois du « couple maudit » et de la conjugaison de
lutteurs. Le poème résiste au réel tout autant qu’il le cherche.
Il y puise sa matière (les objets de son écriture) autant que son
désir de la fuir, ou son énergie visant à la transformer.
« Je te cherche », tels sont les trois premiers mots du
recueil Gisants de Michel Deguy. Ces mots s’adressent aussi
bien à une femme aimée qu’à la poésie ou à la réalité.
L’écriture poétique entretient un même rapport prospectif au
monde, à la langue et au sujet dont elle vient configurer les
traits. Ouverte, l’œuvre moderne produit le point focal d’où
elle rayonne. Mais il importe d’ajouter que « chercher »
signifie aussi provoquer : « tu me cherches », dit-on à qui nous
provoque… Si la poésie cherche le réel, ce n’est pas seulement
à la manière du « chercheur d’or » cher à Blaise Cendrars, ou
du détective, mais c’est aussi à la façon de quelque « rôdeur
parisien » inquiétant, ayant « mauvais genre », et qui entend
pousser l’adversaire en ses derniers retranchements… Pour
désigner l’esprit inquisitorial qu’il a fait sien en traquant les
âmes et les corps de son temps à travers ce « grand désert
d’hommes » qu’est la capitale, Charles Baudelaire avait
inventé le barbarisme ingénieux de « chercherie ».
✵
REGARD
Regarder le monde avec des mots, ainsi pourrait se définir
le travail de la poésie. Car c’est une « histoire d’œil », et le
poète se dira volontiers visionnaire (Victor Hugo), voyant
(Arthur Rimbaud) ou simple témoin oculaire. La tonalité,
l’ardeur, l’élan, la hauteur de vue de l’écriture sont pour une
grande part tributaires du regard porté sur l’histoire et sur le
monde, ainsi que de la focale particulière de l’écriture : vue
large ou plan rapproché. Par exemple, le regard aigu de la
satire fonctionne par plans serrés qui isolent cruellement les
détails, quand le regard de la méditation ou de l’élégie procède
par plans larges qui embrassent des horizons temporels et
géographiques étendus. Dans sa préface aux Voix intérieures,
Victor Hugo évoque « ce tranquille regard que l’histoire jette
sur le passé », capable de mettre les événements en perspective
et donc de les relativiser en prenant de la hauteur. Mais sans
doute est-ce Stéphane Mallarmé qui a défini le plus
précisément, dans le poème qu’il dédie à Théophile Gautier,
« Toast funèbre », la singularité du regard du poète : celui dont
« l’œil profond » parvient à éveiller dans la langue une
conscience de la beauté terrestre apaisant l’anxiété du monde
et son « inquiète merveille ». C’est dire combien le poète est
par excellence celui qui donne un nom à ce qu’il voit.
✵
RÉSISTANCE
Le mot « poésie » désigne ce travail particulier dans lequel
le sujet met à l’épreuve la résistance même de la langue : il la
tourne et la retourne, pour en éprouver la capacité aussi bien
que les limites. Comme l’écrit le philosophe Jean-Luc Nancy
dans un ouvrage précisément intitulé Résistance de la poésie,
la poésie « fait le difficile » : elle souligne ce qui est difficile, à
dire, à faire ; mais elle choisit aussi bien ses objets avec une
attention extrême, sourcilleuse et jalouse. Comme si dans
l’espace qui est le sien rien n’allait de soi. De la valeur et du
sens sont en jeu dans le poème dont le « faire » spécifique
porte sur le sens qui ne s’y résume pas à une simple
transmission de pensée, sur un mode discursif. « Plus qu’un
accès au sens, c’est un accès de sens », écrit encore Jean-Luc
Nancy : du sens en effet vient et s’impose brusquement, très
singulièrement, dans le poème.
Ce sont ces accès de sens – comme on parle d’accès de
fièvre – que nous livrent les fulgurations aphoristiques de
l’écriture de René Char qui fut un résistant poète ou un poète
résistant, opposé à toute forme de compromission de la parole
et par ailleurs engagé effectivement sur le terrain, les armes à
la main, dans le maquis du Vaucluse. C’est là, « uni au courage
de quelques êtres », « réprouvés » ou « aventuriers précoces »,
qu’il se voit placé à partir de 1942 à la tête d’une cohorte mal
aguerrie de compagnons sans uniforme ni statut : ceux qu’il
appelle « les réfractaires ». Et c’est dans son refuge de Céreste
qu’il tient à partir de 1943 un journal intitulé Feuillets
d’Hypnos, qu’il définit lui-même comme « la résistance d’un
humanisme conscient de ses devoirs ».
À l’exemple de celle d’Arthur Rimbaud, l’écriture
résistante de Char se caractérise tout d’abord par sa tension. Le
sens ne s’y dilue pas, mais semble se durcir en aphorismes, en
injonctions, en sentences et autres espèces de formules brèves.
Il ne se réduit pas à un ensemble d’images aisément
interprétées : il transforme, ou à tout le moins dérange, notre
rapport au langage. Le poète nous installe au milieu des
conflits, au cœur des contradictions, et insiste sur la nécessité
d’endurer cette « insécurité », de se tenir au plus près des
forces antagonistes. Il se montre opposé à tout processus de
dilution lyrique des motifs, à toute forme d’acquiescement
musical. N’est-ce pas précisément ce que l’on attend du poète :
qu’il se porte dans l’immédiate proximité de la dynamique du
vivant et écrive des pages qui en gardent mémoire et résistent
aussi bien à l’indifférence qu’à l’absurde ?
✵
RÊVE
Le surréalisme a placé le rêve au cœur de ses
préoccupations et y a parfois vu la source de ses trouvailles, au
point de lui attribuer une « valeur de certitude » supérieure à
celle que l’on peut accorder à la réalité. Lieu de savoir, et non
de fuite, épreuve de vérité et non pas refuge, il est considéré
comme susceptible d’apporter des réponses aux questions que
pose la destinée. Il fait jouer nos désirs et nos liens obscurs. Il
pousse les portes de l’étrange, ouvre un accès furtif à des
territoires inconnus, et se montre en définitive susceptible de
donner à relire autrement notre vie tout entière, encore nouée
au chaos, soustraite à la volonté et soumise à la sensibilité. Le
dormeur n’a plus d’assurance : il s’abandonne et quitte le
temps pour rejoindre un flux très ancien dans lequel vient
s’inscrire obscurément la continuité de son être. C’est à
l’expérience de tels flottements que se sont arrêtés aussi bien
Gérard de Nerval que les surréalistes, Antonin Artaud, Henri
Michaux (qui préférait toutefois au rêve la rêverie) et
d’autres…
Pour les surréalistes, le récit de rêve et l’écriture
automatique se proposent de faire apparaître « ce qui se trame
à l’insu de l’homme dans les profondeurs de son esprit ». Voilà
que s’ouvrent des issues verbales à l’inconscient, hors du
contrôle du sujet, et que se libère la force d’« un mode
d’expression pure », affranchi de toute orientation signifiante.
✵
RÊVERIE
La rêverie dont Jean-Jacques Rousseau offre une
illustration magistrale dans les Rêveries du promeneur
solitaire va constituer après lui l’une des expériences
poétiques essentielles du sujet romantique. En quoi consiste-t-
elle ? Ce sujet prompt à s’émouvoir, caractérisé par sa
sensibilité, et qui se pose volontiers comme centre affectif, lieu
de résonance lyrique, aime à se perdre, à s’oublier lui-même,
voire à se purger l’âme et le cœur en face d’un vaste
panorama. Et tout se passe alors comme si le sentiment de son
être même le débordait : il se dilate, il est en expansion dans le
paysage. L’expérience de l’immensité que décrit Rousseau,
quand il rapporte par exemple ses promenades dans les forêts
proches de l’Ermitage, est à la fois intellectuelle et
sentimentale, ontologique et affective. Ces dimensions se
trouvent confusément réunies dans une même sensation
d’oppression et à la fois d’expansion. En effet, dans le même
temps, le sujet se sent trop à l’étroit, trop « resserré dans les
bornes des êtres », et désireux de s’élancer vers l’infini. C’est
comme une « étourdissante extase » qu’il caractérise cette
expérience à laquelle il se livre « sans retenue ».
La rêverie, ainsi définie, constitue déjà ce mélange de
lucidité et d’inconscience, et cette manière éveillée de
s’abandonner au songe qui se distingue nettement du rêve.
Henri Michaux la range parmi les « façons d’endormi, façons
d’éveillé » qui ont sa préférence.
✵
RIME
En ancien français, on désignait par le verbe « rimer » la
mise en vers d’un texte en prose préexistant. Originairement,
dans la poésie française, la rime est un attribut du poème aussi
caractéristique que le vers. Elle participe de son jeu rythmique,
de sa cadence et de son « métrage » : elle est un instrument de
mesure autant qu’une chambre d’échos. Généralisée à partir du
e
XVI siècle, elle détermine jusqu’à l’apparition du vers libre
✵
RYTHME
Dans la poésie, le régime du langage monte en puissance. Il
accélère ou ralentit, en empruntant ce qu’Henri Michaux
appelle « la voie des rythmes ». Comme l’écrit un poète
contemporain, Dominique Fourcade, dans Outrance uterrance
et autres élégies : « lentement, en écriture, c’est extrêmement
lentement, et vite c’est vraiment très vite. Et nulle part c’est
absolument nulle part ». Il souligne par là une radicalité et une
puissance rythmique propres à l’écriture poétique qui déborde
les régimes habituels de l’expression.
La poésie accroît ou obscurcit notre perception du visible.
Elle est une affaire de motricité et de régime de langue. Le
sens s’y voit réglé ou déréglé selon des jeux identitaires, des
systèmes de similitudes et de différenciation singuliers. La
poésie est pour une grande part cette écriture césurée qui prête
à la scansion rythmique une valeur de soulignement : elle
isole, détache ou enchaîne, et doue d’une plus grande visibilité
le langage qui devient alors une affaire d’énergie, tributaire
d’intensités que certains ont parfois métaphorisées comme
« électriques ». N’est-ce pas ce qui contresigne la modernité
de Guillaume Apollinaire, cette apparition de l’électricité dans
la poésie, son électrisation lyrique nouvelle, en lieu et place
des langueurs symbolistes et des somnolences du gaz dont les
lueurs blafardes éclairaient faiblement l’univers mallarméen ?
Foncièrement discordante, la poésie moderne se montre tentée
parfois de « faire sauter les plombs » en risquant des rythmes
bizarres, généralisant les coupures et trouant de blancs la page,
là où naguère elle veillait sur les liens, entretenait
tranquillement les feux, et conduisait le discours sur des
modes rhétoriques autrement stables et réguliers.
✵
SANG
Césuré, distribué en strophes, versets ou vers libres, le
poème semble palpiter sous nos yeux, comme donnant à voir
et à recevoir ses énergies et leur circulation. Au poème, le
pouls de la langue se laisse prendre, le pouls de l’imaginaire
aussi bien que le pouls du sens, avec ses affolements parfois,
ou ses spasmes. Plus que partout ailleurs, la langue n’est-elle
pas là semblable au sang, vitale et inquiétante ? Et c’est la vie
qui apparaît, le cœur qui s’ouvre, comme à la première page
d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud les vins se mettent à
couler… Cette circulation vitale, qu’elle soit présentée comme
un souffle ou comme un flux, métaphorise l’énergie poétique :
« Il y a lyrisme dès qu’il y a circulation ; rien de plus lyrique
que le sang », écrit Georges Perros dans ses Papiers collés.
Pour Henri Michaux, le sang est ce chantre qui enchante et
déchire, et dont la pulsation enivre l’écriture. C’est dire qu’il
existe comme substance poétique à part entière,
indépendamment du cœur qui le propulse et auquel
l’inspiration est souvent assimilée. Autrement violente et
radicale, l’image qu’il introduit noue l’écriture à cette forme
d’énergie sauvage dont Rimbaud se réclame dans « Mauvais
Sang ». Donnant le ton de la poésie moderne, Charles
Baudelaire avant lui ne se présentait-il pas comme le
« vampire » de son propre cœur ?
✵
SENS
François Cheng rappelle opportunément dans Le Dialogue
les trois sens du mot « sens » : signification, direction,
sensation. Et le célèbre petit poème écrit par Arthur Rimbaud
en mars 1870, « Sensation », où s’affirme le bonheur futur
d’une en-allée toute sensorielle à travers la nature, réunit ces
trois ententes du mot : le sens de la marche est aussi sens de la
vie !
« Hésitation prolongée entre le son et le sens », selon Paul
Valéry, la poésie use des ressources de la musicalité pour tenir
le lecteur sous son charme et ajointe précisément les mots pour
enrichir la signification. Aussi propose-t-elle une expérience
de lecture particulière qui sollicite conjointement les sens
(ouïe, vue) et l’intelligence. Dans la perspective de Valéry, le
poème devient ainsi le lieu d’une appréhension toute sensuelle
du sens, voire d’une « explication du monde délicate et belle »,
ainsi que ce poète l’écrivait en 1891 dans une lettre à Stéphane
Mallarmé. Nous savons que pour d’autres, comme Rimbaud,
le poème participe au contraire d’une épreuve recherchée du
« dérèglement de tous les sens ». Dans tous les cas, lorsqu’elle
ne se réduit pas à quelque jeu gratuit, la poésie est une
aventure du sens : dans le sens qu’y prennent les mots
s’engage le sens de la vie humaine. L’un des enjeux de
l’expérience poétique n’est-il pas de « restituer l’homme au-
delà de son malheur », ainsi que l’écrit Jean Starobinski ?
Dire, comme le souhaitait Charles Baudelaire « ce qui subsiste
de la vie » ? Dans certaines grandes œuvres, cet enjeu essentiel
va de pair avec une autre question, ou un autre verdict : dire ou
montrer ce qui subsiste de la langue, c’est-à-dire aussi bien de
l’aptitude des hommes à formuler un sens à un moment donné
de leur histoire.
✵
SENSIBILITÉ
« Ne méprisez la sensibilité de personne, c’est son génie »,
écrit Charles Baudelaire, dont on sait pourtant combien il
écarte la poésie de tout sentimentalisme. C’est que la
sensibilité n’est en aucun cas réductible au sentiment. Forme
d’ouverture au monde, elle participe de sa connaissance,
qu’elle détermine souvent. Elle assure le lien entre la réalité
extérieure et la vie intérieure du sujet, au point que celui-ci
s’absorbe et disparaît parfois dans ce qu’il perçoit et éprouve.
« Sensible » n’est-il pas cet adjectif qui s’applique aussi bien
au monde qu’à la créature humaine, et au corps de celle-ci
aussi bien qu’à son âme ? C’est aux qualités sensibles des
objets, comme aux endroits sensibles de l’existence humaine,
que la poésie prête son attention. Volontiers, elle se loge à
même les accidents de la sensibilité qu’elle se plaît également
à observer. Pour Paul Valéry, la sensibilité constitue la base ou
le fond de toute connaissance humaine : « Mère de
l’étonnement – Fille de la coupure, des résistances – Étincelle
de lumière – Éveil, appel, invasion. »
✵
SILENCE
Dans l’ensemble, le langage humain fait beaucoup de bruit
inutile. Il vient couvrir et déranger le silence de la nature, il lui
fait violence. La poésie, au contraire, a cherché à faire
entendre ce silence de la nature aussi bien que ses voix
secrètes : « J’aime tant entendre chanter les choses », écrit
Rainer Maria Rilke.
Selon Stéphane Mallarmé, la poésie elle-même s’entoure
d’un « significatif silence qu’il n’est pas moins beau de
composer que les vers ». Ce silence a une couleur, ou plutôt
une absence de couleur : le blanc, tel qu’il cerne le texte de
tous côtés et constitue la zone d’appui du poème, ce sur quoi il
se détache et ce vers quoi il retourne après l’avoir fait
résonner. Dans la poésie du XXe siècle, ce silence gagne parfois
en densité, et le blanc en vient alors à cribler le poème, comme
cela est le cas par exemple dans l’œuvre d’André du Bouchet.
Il participe directement à la dynamique de l’écriture. S’il
espace la parole, c’est pour en accentuer le rythme et la
respiration sémantique. Plus un poème accorde de place au
silence, plus y rayonnent les mots, plus il creuse profond dans
la langue pour en faire entendre les échos.
Si la poésie moderne parvient à chanter encore, c’est
« bouche fermée ». Et il n’est pas anodin que l’œuvre de trois
de ses plus éminents représentants s’achève par un brusque
silence : c’est Charles Baudelaire s’écroulant aphasique à
Namur en 1866 ; c’est Arthur Rimbaud lançant, dans
« Matin », « je ne sais plus parler » au moment d’achever son
parcours et de quitter précocement l’écriture ; c’est Stéphane
Mallarmé s’effondrant le 9 septembre 1898, victime d’un
spasme du larynx !
✵
SOIF
Selon Edmond Jabès, « le poème est la soif que le désir
d’une plus grande soif étanche ». C’est dire qu’il ne vient pas
calmer la soif, mais l’aiguiser et en prendre soin… Au moment
d’écrire, le sujet lyrique apparaît en effet gagné par une ardeur
singulière qui tout à la fois le consume et l’enfièvre. Que l’on
nomme cette force inspiration ou désir, le sujet s’en remet à
elle et détient paradoxalement son pouvoir d’une altération qui
aiguise son rapport à la langue. Pour reprendre le titre d’un
poème d’Arthur Rimbaud, il s’engage dans la « comédie de la
soif » : le drame d’une soif inextinguible. Comment boire,
assoiffé par « une hydre intime et sans gueule », telle est bien
la question que pose tout entière l’œuvre de Rimbaud. Cette
soif est telle qu’elle vire à une épreuve de l’imbuvable, à la
manière de ces « liqueurs fortes comme du métal bouillant »,
ou de cette « fameuse gorgée de poison » dont se réclamait
l’Ardennais. Imbuvable, telle est d’ailleurs aussi bien l’encre
noire avec laquelle on écrit : je vois mais ne bois pas ce que
j’écris ! Écrire, ce n’est pas se désaltérer mais prêter voix à
l’altération, jusqu’à faire entendre l’étranglement ou le
« dernier couac ». Henri Michaux résume cela d’une formule
frappante : « Soif. Ils gardent leur soif. La soif est plus aiguë
que l’étanchement. »
✵
SOLITUDE
Pourquoi la poésie fait-elle une si grande place à la
solitude ? C’est qu’elle est un abri, un espace de pensée et de
résonance affective. Mais c’est aussi parce que la présence s’y
découpe avec une intensité plus forte, ou que les mots y font
entendre un son plus pur. Selon le poète russe Ossip
Mandelstam, le poète diffère radicalement de l’homme de
lettres en ce qu’il est « seulement lié à un interlocuteur
providentiel ». Il ne parle pas à son époque et n’a besoin
d’aucun piédestal. La distance et la séparation lui sont
nécessaires. La solitude est son bien. C’est d’elle que dépend
la qualité de sa parole. Il n’est après tout qu’un résonateur,
« écho sonore » déjà pour Victor Hugo, instrument à cordes
plus tard pour Stéphane Mallarmé : « un instrument qui
résonne sous les doigts des diverses sensations ». Plus
radicalement, pour Rilke, le geste d’écrire s’accomplit « dans
une intensification souvent angoissante de ce que signifie être
seul ». Pour le poète, telle est la règle : avancer vers le cœur de
la solitude, ne plus être loquace ni sociable, mais tel un
étranger, exposé à l’inconnu et à l’impartageable ; c’est ainsi
seulement qu’il peut espérer atteindre par l’écriture l’oreille
d’autrui…
✵
SONNET
Le modèle du poème idéal ou archétypal qui se découpe en
occupant « le tiers du feuillet » (Stéphane Mallarmé) pourrait
être le sonnet, tel qu’il apparaît au XVIe siècle en France, venu
d’Italie. Son succès est durable, puisqu’un poète contemporain
comme Jacques Roubaud en a encore renouvelé récemment les
possibilités formelles. Souvenons-nous de ce qu’en disait
Charles Baudelaire dans sa lettre à Armand Fraisse du
19 février 1860 : « Parce que la forme est contraignante, l’idée
jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet : la bouffonnerie, la
galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique.
Il y a, là, la beauté du métal et du minéral bien travaillés.
Avez-vous observé qu’un morceau de ciel aperçu par un
soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une
arcade, donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand
panorama vu du haut d’une montagne ?… » C’est dire que le
sonnet est une sorte de fenêtre qui s’entrouvre dans la langue
et qui peut donner à voir les paysages les plus variés : il
illustre la plasticité de la poésie, aussi bien que sa capacité de
concentration formelle. Cette forme fixe est à la fois très
souple et dotée d’un singulier pouvoir de structuration : les
jeux d’opposition entre les quatrains et les tercets, les effets
des rimes plates, croisées ou embrassées, le rôle dévolu au
vers de chute, conduisent à varier des procédés d’inversion,
d’alternance et d’encadrement qui permettent de construire
savamment le jeu subtil du son et du sens.
✵
SOUFFLE
Ezra Pound dit de la poésie : « c’est, née du rien, une
respiration ». Et René Char la définit comme « de la
respiration de noyé ». Quant à Paul Celan, il conçoit le poème
comme « la présence d’un seul, qui respire ». La poésie,
affirme-t-il, « cela se respire ». C’est de la langue directement
attachée au souffle d’un être singulier. Les valeurs de souffle,
en effet, y sont prépondérantes, au point que la langue peut
donner à entendre la respiration même de la vie.
Si l’on en croit Paul Claudel, la création poétique est un art
pneumatique ; elle « dispose d’une espèce d’atelier où il faut
distinguer le métal, la forge et le soufflet ». De là sort le vers
qui a besoin du souffle de l’inspiration pour que « le métal
spirituel entre en fusion ».
✵
STROPHE
Il en va à peu de chose près de la strophe comme du vers :
longtemps régulière et construite selon des lois harmoniques
fondées sur la régularité et la reprise de la mesure et de la
rime, constituant ainsi un organisme formel à part entière d’un
minimum de quatre vers, elle s’est déstructurée, morcelée
jusqu’à laisser place à des groupements de vers fondés sur de
tout autres critères. Aussi s’est-elle éloignée de son sens initial
que renseigne l’étymologie : en grec strophè désigne l’action
de tourner, et plus spécifiquement le tour d’autel que le chœur
effectue dans le théâtre grec. C’est dire que, comme au vers, il
s’y est d’abord attaché une idée de complétude, et que le
groupement à la fois sémantique, phonétique et grammatical
qu’elle opère confère au poème aussi bien ses contours
graphiques qu’une part de son rythme.
✵
SUBJECTIF
Déclarant la poésie subjective « horriblement fadasse »,
Arthur Rimbaud réclame une « poésie objective », seule
capable à ses yeux d’accéder à la véritable réalité, en déchirant
les rideaux qui la dissimulent. Il prend soin de piétiner dans
ses vers ce qu’il appelle les « vieilles terrines de sentiments »,
ce qui ne signifie pas que ceux-ci disparaissent, mais qu’ils se
trouvent placés en situation critique, objets d’examen et
parfois de sarcasme. En vérité, la poésie met le subjectif en
observation. Il reste sa matière première, largement constituée
de désirs et d’affects, mais qui se voient comme transposés,
diffractés, analysés et durcis par l’écriture lyrique. C’est
l’occasion de rappeler le caractère fictif du sujet lyrique qui
décline volontiers en première personne dans l’écriture ses
identités imaginaires. Mais il ne faut pas négliger le sujet réel
qui se tient dans son ombre, et qui cherche à travers lui à se
connaître. Car l’enjeu du poème n’est en définitive ni fictif ni
fictionnel : il touche à la question de la « présence », pour
laquelle, en poésie, selon Yves Bonnefoy, « l’idée d’un être
implique son existence », voire l’établit ou le rétablit dans
l’expérience de la présence, c’est-à-dire dans son identité, son
lieu, ses biens, et donc en un sens ses droits. Écrire conduit
alors à extraire quelqu’un ou quelque chose de l’indifférence
pour le rendre visible, le remettre au monde, le doter d’un
statut de sujet. N’est-ce pas sous cet angle que se voit dépassée
l’opposition schématique du subjectif et de l’objectif ? Yves
Bonnefoy y insiste : il y a dans la langue une promesse
d’unité, une quête et une découverte des liens qui nous
unissent aux choses et les réunissent entre elles, perçue comme
salutaire, voire salvatrice.
✵
SUBLIME
Il s’attache à l’écriture lyrique une puissance de
sublimation. Dans les temps anciens, il lui incombait de verser
au patrimoine les figures héroïques, d’en illustrer les hauts
faits pour les inscrire dans la mémoire des hommes. Cette
vocation est notamment répétée par les arts poétiques de la
Renaissance. Plus largement, le lyrisme s’empare de la
circonstance et de l’événement pour les glorifier en les
inscrivant dans un réseau de figures qui les idéalisent. Il situe
les faits dans une temporalité historique et humaine plus large
et peut aller jusqu’à les mythifier, en les attachant aussi bien à
une mémoire où ils prennent valeur fondatrice qu’à un avenir
promettant une vie meilleure. Telle serait alors la valeur
épiphanique de la poésie, quand elle vient étoiler le ciel de
l’histoire et de la destinée humaine en y inscrivant à la fois de
l’originaire et de l’espérance. Un poème comme « Stella » de
Victor Hugo, dans Les Châtiments, illustre cet aspect. Et c’est
alors que la poésie devient le lieu d’une orientation dans la
langue, rendue possible par la puissance de décollement du
lyrisme, tel qu’il s’enlève pour se dégager à la fois de
l’emprise du moi et de celle de la circonstance. S’il ne s’agit
pas de rejoindre l’éternité, il s’agit de se mesurer à elle, à tout
le moins de prêter voix à un mouvement d’aimantation du
langage par l’idéalité. La poésie est alors ce travail du langage
dans lequel la créature humaine s’exalte au-delà de la
mortalité, s’élève et prend en quelque sorte une vue
panoramique du sort. Elle atteint un point dominant, une sorte
de promontoire, à la façon du très hugolien « pâtre
promontoire au chapeau de nuées » qui « s’accoude et rêve au
bruit de tous les infinis ». En s’arrachant au temps, la sublimité
lyrique s’ouvre un accès à la vérité de la destinée.
✵
TEMPS
C’est faiblement parler du temps que de le considérer
simplement comme un thème prisé de la poésie, et plus
spécialement de la poésie lyrique. Le temps est pour elle bien
davantage qu’un motif où elle viendrait puiser son lot d’aubes
et de crépuscules, de printemps et d’arrière-saisons, pour
chanter les âges et les humeurs changeantes de la vie. Plus que
la nature ou l’amour qui affectent en profondeur le sujet, il se
confond avec celui-ci dont il ouvre, accueille, déchire et
referme l’existence. Il n’est point de vie humaine, on le sait,
dont la finitude ne s’enracine et ne se déploie tout entière dans
la temporalité.
Devenant cependant dans la langue une espèce de matière
étrangement « plastique », cet indéfinissable qu’est le temps
semble s’y laisser ordonner ou émietter en récits et en rythmes,
aussi bien qu’en regrets, en soucis et en émois… Est-ce lui
toujours qui inflige à la vie sa scansion au gré des
circonstances et des affects ? N’est-il jamais que
l’irrémédiable sur lequel le poète feint d’avoir prise ? Ou bien
la poésie parvient-elle véritablement à déranger et à
« suspendre » son cours inexorable ? En vérité, la poésie
lyrique se compose sous l’empire du temps ; elle en prend une
mesure autrement complexe que celle des calendriers. Surtout,
elle confère une intensité toute particulière à ces trois
catégories fondamentales de l’expérience humaine que sont le
passé, le présent et le futur : appréhension de la mort qui vient
et retournement mélancolique vers « le vert paradis des
amours enfantines » (Charles Baudelaire), elle se développe en
plainte élégiaque ; attraction vers les promesses d’amour et les
heureuses moissons de l’avenir, elle s’élance parmi les
printemps et les aubes à la poursuite de la « vraie vie » ;
désireuse de s’élever à partir d’un éblouissement jusqu’à un
« point diamanté actuel » (René Char), elle célèbre
l’illumination de l’instant présent. En chacune de ces
modalités, elle prête une consistance verbale à ce qui n’est
jamais que dérobé : un passé qui n’est plus, un futur qui n’est
pas encore, ou un présent insaisissable. Si volontiers le temps
parle aux affects, s’il se donne à éprouver comme un
sentiment, plutôt que comme un concept ou une idée, c’est
qu’il n’est que fuite et perpétuel passage. De sorte que l’on
peut dire que la poésie prend soin du temps et que la
temporalité vécue est l’âme même du lyrisme qui se montre
inquiet de présence aussi bien que désireux d’idéalité, à
proportion de sa conscience de la fugacité de la vie. Être
présent sur cette terre est à la fois une évidence et un mystère :
par là commence la poésie qui amplifie ou qui aggrave les
imperceptibles coupures dont l’existence est affectée par
l’incessant passage du temps. Ce grand « Ennemi » qui
« mange la vie » (Baudelaire) est aussi le vecteur de l’histoire
et le faiseur de toute la beauté du monde, puisque c’est en lui
que s’inscrit notre existence. Comme l’écrit Paul Celan à
propos d’Ossip Mandelstam, le poète est « cet être singulier
qui interroge l’heure, la sienne et celle du monde ».
✵
TENSION
Riche ou pauvre, obscure ou très simple, qu’on l’entende
positivement comme une célébration, ou négativement comme
une subversion, qu’on la conçoive capable d’élévation vers le
chant par ses vers, ou évoluant à ras de prose, la poésie est
largement une affaire de réglage, dans ces petits appareils
verbaux que l’on appelle poèmes, d’une certaine intensité
d’expérience et de langage. Comme le diaphragme d’un
appareil photographique et sa vitesse d’obturation, elle laisse
passer plus ou moins de lumière. Même si cette intensité reste
difficilement quantifiable, elle peut s’apprécier à la
production, canalisation, distribution, de ces énergies
psychiques et verbales que sont les faits d’écriture, les
éléments formels.
Ainsi que le métaphorisait l’image ancienne de la lyre, la
poésie est une affaire de tension. Cet instrument ne peut rendre
un son juste que s’il est bien tendu. C’est en aiguisant le
rapport au langage que la poésie produit aussi bien une
émotion qu’une connaissance et une conscience particulière.
Elle procède chez l’auteur d’une exigence intérieure et produit
chez le lecteur une réaction singulière… Aux yeux d’Yves
Bonnefoy, l’un et l’autre sont dès lors unis par une sorte de
pacte : « Le lecteur de poésie n’analyse pas, il fait le serment à
l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense. »
✵
TOUCHER
Au moins dans sa dimension sentimentale, la poésie relève
de la catégorie du touchant. N’est-ce pas l’un de ses objets, au
fil de sa longue histoire : émouvoir ? À cet égard est
exemplaire le mythe d’Orphée qui sut fléchir le dieu des
Enfers et consoler les ombres des damnés attachés à leur
supplice. Une parole touchante est une parole qui agit, qui
transforme. Ainsi que l’écrivait Victor Segalen dans Équipée :
« toucher est le même geste qu’être touché » ; ce mot unit ce
qui relève du corps (la peau) et ce qui relève du cœur (le
sentiment).
La poésie est aussi une affaire de toucher de langue, une
façon de toucher à la langue, de la faire résonner, de la
mobiliser, et parfois de l’affecter d’un traitement particulier. À
l’origine, le juste toucher des doigts de l’aède sur les cordes de
la lyre passait pour être la condition de la beauté de son chant.
Sans doute convient-il d’ajouter à ce toucher lyrique
effectif une idée et une valeur de sublimation propre au
toucher symbolique de l’objet par la langue : en se substituant
au geste physique, et donc au contact des corps, il établit un
lien dans la distance. C’est le toucher d’une main absente qui
fait l’écriture, voire le toucher de l’intouchable, telle la main
d’Orphée se posant sur l’épaule d’Eurydice : un geste où se
pose et se pèse la destinée, où se formulent et s’évaluent
amour et finitude.
Encore ne faut-il pas négliger que le toucher est avant tout
le plus physique de tous les sens et que c’est d’une proximité
atteinte et savourée qu’il tient sa joie érotique autant que
poétique. André Gide ne s’y est pas trompé quand il écrit dans
Les Nourritures terrestres : « Entre toutes les joies des sens,
j’enviais celle du toucher. »
La poésie, à sa manière, sait être touchante, non seulement
par les sentiments auxquels elle prête voix très singulièrement,
mais par ses qualités tactiles, son « toucher particulier », ainsi
que l’écrit René Char. N’est-elle pas une manière pour la
langue de paraître bouger jusqu’à esquisser des gestes, comme
si quelque chose se propageait dans l’écriture du mouvement
de la main qui la produit ?
✵
TRADUCTION
Pourtant souvent réputée intraduisible, la poésie a trouvé
dans la traduction une alliée substantielle qui a accompagné
certaines de ses évolutions majeures. En traduisant Edgar Poe,
Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé découvrent un
modèle de lucidité et de nouveaux principes de composition ;
traduisant Walt Whitman, Valery Larbaud ouvre la poésie à un
nouveau sentiment géographique ; traduisant Rainer Maria
Rilke, Philippe Jaccottet fortifie l’alliance possible de la
méditation de la finitude et du chant, etc. L’on pourrait
multiplier ainsi les exemples… Et ce n’est pas seulement la
poésie moderne que ce travail de traduction a fécondée,
puisqu’à l’époque de la Renaissance la littérature et la langue
française tout entières se sont à la fois étendues et
fortifiées par la traduction des auteurs grecs et latins de
l’Antiquité…
Comme la poésie même, la traduction implique une
observation et une conscience aiguë des spécificités de la
langue. Elle lui prête de nouveaux contours et l’ouvre à des
vocables inconnus, tout en la resserrant sur ses propriétés. Elle
en vient aussi à constituer une expérience de pensée attentive
aux différences et aux identités. Tout opposée au globish (mot-
valise combinant « english » et « global » pour désigner la
langue universelle minimale propice aux affaires), elle se
montre respectueuse de la richesse des particularités et des
nuances. Elle se rebiffe aussi bien contre ces sabirs
contemporains que Christian Prigent appelle la « patmot » ou
la « nov-langue » et Jacques Roubaud la « langue-muesli ».
C’est dire qu’elle répond à des exigences qui sont celles de la
poésie et qu’elle constitue comme elle un lieu de partage et de
transmission.
✵
TU
Il faut au poème un destinataire, une oreille imaginaire.
Ainsi que l’écrit Northrop Frye dans Anatomie de la critique,
« l’œuvre lyrique […] c’est avant tout la parole que l’on
entend comme à l’insu de celui qui parle ». Une parole que le
poète fait mine de s’adresser à lui-même quand ce n’est pas à
la muse, à des disparus, ou à quelque objet réel ou
imaginaire… C’est dans l’espace de l’adresse et de l’éloge que
vient se loger l’approche vocative du poème : « Quel est ce tu
lointain qui motive un poème et l’arrache au temps qui meurt
ici ? », demande James Sacré dans Cœur élégie rouge.
À ce propos, on ne peut manquer d’observer dans la poésie
lyrique l’importance d’un corpus de textes adressés ou offerts,
où le « je » ne s’exprime qu’en direction d’un « tu » réel ou
imaginaire. Quelques-uns des poèmes les plus célèbres de
notre littérature témoignent de cette prégnance de
l’interlocution : « À Villequier » de Victor Hugo,
« Recueillement » de Charles Baudelaire, voire l’ouverture de
« Zone » de Guillaume Apollinaire… Comme n’a pas manqué
de le remarquer Michel Deguy, « le poème lyrique parle à la
deuxième personne ».
Par surcroît, la poésie ne se contente pas de s’adresser aux
vivants ; elle parle souvent aux objets inanimés, au temps, à la
mort, aux disparus, aux dieux… Elle est ainsi à même de faire
de son « tu » une instance très singulière, mystérieuse,
dérangeante… Elle prend alors parfois la forme d’un
« dialogue désespéré » (Paul Celan) avec ce qui ne répond pas.
De sorte que ce dialogue, en vérité, reste de l’ordre de l’appel.
Et c’est une solitude qu’il donne à entendre. Le poète russe
Ossip Mandelstam résume cette situation par une formule
frappante : « échanger pour de bon des signaux avec Mars,
voilà une tâche digne d’un poète lyrique ».
✵
VAGUE
Paul Valéry ironise à propos des idées confuses qui
affectent l’entente de la poésie : « la plupart en ont une idée si
vague qu’ils appellent poésie le vague même de leur idée ». À
quoi Jean Paulhan vient répondre, comme pour compléter cette
observation : « On ne nous a pas attendu et chacun sait que la
poésie s’accommode fort bien des opinions vagues ou
contradictoires que l’on nourrit à son sujet. »
Dans le même temps, il faut bien reconnaître que ce
« vague » dont se régalent les amateurs de stéréotypes n’est
pas non plus étranger, sinon à la poésie elle-même, du moins à
ce qui peut en susciter l’écriture ou à ce que son travail propre
poursuit et s’efforce d’appréhender. La poésie a quelque chose
à voir avec l’indéterminé, l’insaisissable, le « je ne sais quoi »
et le « presque rien ». On entend cela dans les « Ariettes
oubliées » de Paul Verlaine, par exemple… La poétique de
l’impression, le « contour subtil » des voix chères ou des
impressions vagues…
Il arrive (notamment si l’on se souvient du « vague des
passions » évoqué par René de Chateaubriand pour
caractériser le « mal du siècle » romantique) que l’écriture
lyrique procède d’un vague qu’elle formule en le sublimant ou
tout simplement en lui prêtant une forme. Comme l’écrit plus
près de nous Christian Prigent, la poésie c’est du « mou » qui
se « crispe ». Et Michel Deguy lui fait écho dans Actes : « Oui,
l’humeur vague où vous baignez je la crispe en paroles. »
✵
VÉGÉTAL
De la célébrissime rose de l’« Ode à Cassandre » de Pierre
de Ronsard à l’éclatant cerisier qui surgit au début d’Un cahier
de verdure de Philippe Jaccottet, les végétaux ne cessent de
croître et se multiplier dans le corpus lyrique de la poésie
française, qu’elle s’écrive en vers ou en prose. Au Moyen Âge
déjà, l’ancien genre de la reverdie célébrait le retour du
printemps et, avec lui, la renaissance de l’amour et le réveil de
la nature engourdie. Et ce n’est pas au seul décor floral que la
poésie prête le soin de dire la beauté de la vie dans sa fugacité.
Gaston Bachelard observe dans L’Air et les Songes combien la
vie de notre imaginaire est en sympathie avec le monde
végétal qui est un puissant inducteur de rêveries,
singulièrement reposantes. Ne faudrait-il écrire « la botanique
du rêve » ? Au premier rang se tiendrait l’arbre, trait d’union
entre le terrestre et le céleste, figure puissante ou frêle des
cycles de la vie, dressé comme la silhouette humaine dans
« son acte vertical essentiel ». Francis Jammes, parmi d’autres
poètes, observe cette recherche d’un équilibre aérien : « Telle
est la vie de ce figuier, semblable à celle d’un poète : la
recherche de la lumière et la difficulté de se tenir. » Comment
se tenir en ce monde ? Telle est en effet la question récurrente
que pose la poésie. Et c’est dans le parfum et l’heureuse
beauté des fleurs que Philippe Jaccottet, à la suite d’Étienne de
Senancour, trouve comme une promesse de bonheur, « une
heureuse condition de l’existence » et même une forme
d’acceptation de la finitude. Aussi, dans l’hommage à son ami
le poète André du Bouchet, inhumé à Truinas en Ardèche le
21 avril 2001, cite-t-il ces mots de Senancour : « Si j’arrive à
la vieillesse, si un jour, plein de pensées encore, mais
renonçant à parler aux hommes, j’ai auprès de moi un ami
pour recevoir mes adieux à la terre, qu’on place ma chaise sur
l’herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là
devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu’en
laissant la vie qui passe je retrouve quelque chose de l’illusion
infinie. » C’est bien ici de consentement qu’il s’agit. Les
végétaux, arbres ou fleurs, sont beaucoup plus que des images
ou des symboles : ils deviennent des interlocuteurs silencieux.
Pour Bachelard, l’arbre est « un être que le rêve profond ne
mutile pas ».
✵
VERS
Quels pourraient être les éléments constitutifs d’une
définition du vers français ?
Il ne déborde pas de la ligne, sous peine de devenir verset.
À la différence de la prose qui marche tout droit, il s’organise
en système d’allers-retours (versus a désigné le mouvement de
retour de la charrue parvenue au bout du sillon qu’elle a
creusé) avec ou sans rimes, mais tels que les extrémités du
vers sont toujours marquées avec netteté. Il est lui-même ce
tracé, ce sillon (de sens) ouvert sur la page, dans la langue : un
sillon où semer les mots comme des graines appelées à germer
(dans l’esprit du lecteur) et où le sens viendra éclore. Alphonse
de Lamartine n’évoquait-il pas dans son poème « Les
Laboureurs » un « soc plaintif traîné par ses bœufs blancs » ?
Pour le poète russe Ossip Mandelstam, « la poésie est la
charrue qui affouille le temps afin d’en faire émerger les
couches profondes ».
Qu’est-ce que le vers, sinon une segmentation de la langue,
un espace compté, déterminé métriquement (le vers régulier)
ou irrégulier et conduit par des impulsions subjectives (le vers
libre). Et c’est alors comme au détriment de la syntaxe, ou
simplement en jouant avec ses limites propres, que le vers
s’établit : il offre la possibilité d’une disjonction entre sa limite
formelle et la limite syntaxique, à travers des systèmes
d’enjambements, rejets, contre-rejets, par lesquels il établit et
propulse son rythme propre. À cela il faut ajouter que le vers
français est syllabique et que le décompte des vers réguliers
obéit à certaines règles restrictives (-e caduc, diérèse, hiatus)
héritées d’une longue tradition. C’est qu’à travers le vers se
transmet la mémoire de la langue : il a façonné notre oreille,
notre mémoire et notre entente de la poésie.
Stéphane Mallarmé, qui en avait une vision radicale,
affirmait que « le vers est tout dès qu’on écrit ». Il en déduit
que « la forme appelée vers est simplement elle-même la
littérature ; que vers il y a sitôt que s’accentue la diction,
rythme dès que style ». Le vers est donc le fait poétique
majeur. Il demeure jusque dans la prose l’unité de mesure et de
référence de la poésie.
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VERS LIBRE
Haletant, Stéphane Mallarmé livre en 1894 l’information
aux étudiants d’Oxford : « J’apporte en effet des nouvelles.
Les plus surprenantes. Même cas ne se vit encore. On a touché
au vers. » Le vers libre vient de naître en poésie française !
Le vers libre signifie la perte de la spécificité métrique de
la poésie. Il met fin à une scansion réglée, marquée par des
caractéristiques répertoriées telles que le compte des syllabes
ou la césure. La métrique n’a plus dès lors qu’un rôle très
secondaire dans l’identification de la poésie, comme la
perspective en peinture ou la tonalité en musique. Mais à
l’empire de la métrique se substitue celui de la prosodie.
L’essentiel c’est le rythme, entendu comme configuration
particulière du son et du sens.
Le vers libre symboliste est surtout perçu comme une
« modulation individuelle ». Il se plie au rythme subjectif de
l’artiste. Ne répondant à aucune règle préétablie de structure ni
de groupement, il se fonde sur une accentuation et sur des
relations sonores ou rythmiques que le poète met en valeur à
son gré et que chaque poème nouveau réinvente. Mais il
implique surtout une unité forte entre forme et sens. Il
fonctionne comme une unité de souffle et de pensée. Dans ses
Cinq Grandes Odes, Paul Claudel hérite de cette vision qui
tend à assimiler l’écriture poétique à une succession
d’impulsions à la fois intellectuelles, émotives et linguistiques.
Cette unité nouvelle est une façon de sortir de l’ancien filage
rhétorique du discours.
On entre dans un nouveau mode de lecture, plus disjonctif
que ceux qui l’avaient précédé. Les vers vont se présenter et se
donner à lire comme des entités (c’est en cela qu’ils sont
« libres ») tendant parfois vers le monostiche, comme si un
principe de fragmentation et d’intensification était à l’œuvre
dans l’écriture poétique. Arthur Rimbaud avait préparé la voie,
à la fois dans « Marine » et « Mouvement », mais également
par un usage systématique du décrochement typographique qui
dès ses premiers textes venait rompre l’ancien filage.
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VERSET
Le verset fait figure de vers libre dilaté. Unité variable d’un
poème en général long, il est partie prenante de cette
extension.
Irrégulier, respiratoire, quoique menacé par l’asphyxie (il
conduit parfois le souffle à son potentiel maximum), revenant
beaucoup moins docilement à la ligne que le vers dont il porte
l’écho ou la dépouille, il vire aisément au paragraphe et peut
prendre valeur d’article, porteur de savoir, de loi, de rite.
Numéroté dans la Bible, il est une division de la parole qui
forme un sens complet mais n’existe que lié à son entourage.
Dans un texte religieux, il appelle l’exégèse ; dans un texte
poétique, il a volontiers une valeur métapoétique. Il induit une
idée cérémonieuse de la poésie. À propos du déroulé des
versets dans l’œuvre de Saint-John Perse, « habillés du plus
somptueux et du plus strict langage, couronnés des images les
plus vives et les plus sûres », Gaëtan Picon évoque « les gestes
successifs d’un cérémonial très puissamment scandé et très
subtilement enchaîné où, nous semble-t-il dès que nous
l’épions avec soin, rien moins ne se figure que le sens secret et
sacré de l’univers ».
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VIE
« La vraie vie » est absente, observe Arthur Rimbaud. Au
nom de quoi ? Un rêve, une chimère, un désir d’idéal au
regard duquel ne peut être constatée que l’indigence de la vie
réelle ? Et pourtant, ainsi que l’écrivait Jorge Luis Borges, « la
vie est faite de poésie », « la poésie n’est pas étrangère à la
vie », elle « nous attend au coin de la rue »…
Dans Fusées, Charles Baudelaire écrit : « Je demande à tout
homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. »
N’est-ce pas la tâche première du poète, inscrit qu’il est dans
son temps, et soucieux aussi bien de ce qui s’y perd que de ce
qui demeure ?
« Je dis ce qu’est au vrai la vie », affirme pour sa part
Guillaume Apollinaire. Dire le vrai de la vie est en fin de
compte plus essentiel à la poésie que dessiner les contours
chimérique de quelque « vraie vie », fatalement absente et
inaccessible. Et si la poésie, dans son désir, ne se résigne pas à
ce que la vraie vie soit la littérature ni que le monde tout entier
soit fait pour « aboutir à un beau livre », cela tient à la nature
même de son expérience, qui fait apparaître « notre
appartenance profonde au monde de la vie » (Paul Ricœur).
S’orienter vers la vie vraie, telle est sa visée. Pour le
philosophe italien Giorgio Agamben, « poète est celui qui dans
la parole génère la vie ».
Un réajustement du rapport à la vie, souvent direct,
brusque, circonstanciel, pris sur le vif, est inhérent à la poésie.
Il y a dans l’écriture poétique une démarche qui conduit à la
prise en compte des limites de l’existence, souvent à partir
d’un débordement, dans le contexte d’un excès. Il s’agit alors
de mesurer le champ de l’existence, mais également de
resserrer l’humain sur ses propriétés (la première d’entre elles
étant de se connaître mortel), de réaffirmer sa condition
terrestre, et cela dans une optique tout autre que celle de la vie
matérielle oublieuse de ses propres coordonnées sensibles et
engagée dans des processus où la présence est négligée. Ne
peut-on dire que dans le poème le sujet reprend connaissance
(à la manière de Jean-Jacques Rousseau se réveillant dans la
deuxième promenade des Rêveries du promeneur solitaire
après qu’un gros chien danois l’eut renversé…) et refait
connaissance avec son monde, comme avec étonnement,
parfois dans une espèce de stupeur, innocence, émerveillement
qui semblent tout redécouvrir en nouveauté ? Ce monde, cette
vie sont ressaisis sensoriellement, dans leur visibilité comme
dans leur acoustique, et de façon telle que le sujet percevant
(le poète) en devient le résonateur. La poésie dit « voici » et
montre ce qu’il y a.
Même si son objet n’est pas de véhiculer une morale, elle
énonce parfois les lois de la vie heureuse et juste. Ainsi Pierre
de Ronsard dit-il à Marie : « Il faut aimer, maîtresse, au monde
quelque chose. » Ce sont là comme des conseils avisés. Pour le
philosophe Jean-Christophe Bailly, « le poème ne règle pas les
formes de vie, mais il en est une lui-même ».
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VOIX
La poésie bruisse de grandes et de petites voix. Davantage
que la « diction d’un émoi central » (Roland Barthes), c’est
une polyphonie que le lyrisme donne à entendre : celle aussi
bien des forces qui travaillent le « je » que celle des réalités du
monde extérieur. S’approprier singulièrement l’énonciation et
tout reformuler de façon surprenante, tel est par excellence le
geste de l’écriture lyrique. Dans Alcools de Guillaume
Apollinaire, le poème « Vendémiaire » fait parler le chœur des
villes, à travers une voix ivre, ou qui se dit telle, débordante et
débordée. Chez d’autres, c’est une voix qui s’interroge,
s’examine, se retourne sur elle-même…
Ne s’agit-il pas avant tout pour chaque poète de faire valoir
sa propre capacité articulatoire ? Non pas d’exprimer ses
affections, ses désirs, ses sentiments, mais de donner à
percevoir une faculté d’expression, à la fois pouvoir-dire et
savoir-faire… Le poète ne fait pas appel à la langue comme à
un simple instrument de communication : il la cherche et la
montre dans sa matérialité, ses potentialités, ses rythmes, sa
musicalité, son imaginaire, son histoire, parfois en réveillant
tout ce qui s’attache aux mots de mémoire et de légendes.
Mais surtout il la dote d’une voix qui la porte pour la faire
parler.
« Sorcellerie évocatoire », le poème tient enfin de
l’incantation en ce qu’il se montre capable de faire apparaître
ce qui d’ordinaire demeure caché, ou de ramener le passé et le
perdu à la présence, voire de garder vivant dans une langue
mesurée ce qui, sans lui, disparaîtrait.
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Le Nouveau Recueil
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dirigée par Jean-Michel Maulpoix