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DES HOMMES
Daniel Bourmaud
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Daniel BOURMAUD
geaient à sortir du « tout social » pour tourner le regard vers d’autres hori-
zons. C’est ce que nous voudrions faire dans cette brève contribution en
revenant sur la formation des autoritarismes africains. Il ne s’agit pas encore
une fois de nier les déterminants de tous ordres, historiquement constitués,
qui ont pu infléchir les systèmes politiques africains dans un sens autori-
taire. Mais, si le jeu de ces déterminants contribue à créer une disposition à
l’autoritarisme, il n’en épuise pas l’explication. Sauf à sombrer dans une
conception de l’histoire obéissant au principe de la nécessité, il convient en
effet de revenir aux stratégies des acteurs, c’est-à-dire à leurs représentations.
L’orientation d’une société, et en l’espèce d’un système politique, résulte
aussi des conceptions qui prévalent au sein de l’élite dirigeante. L’Histoire
des idées et des idéologies en vigueur au moment des indépendances reste
sans doute à écrire. Néanmoins, il est frappant de constater combien la ques-
tion démocratique est absente du débat politique et intellectuel. Les catégo-
ries avec lesquelles est analysé et conçu le pouvoir politique privilégient
une vision non pas antidémocratique, comme ont pu l’être les idéologies
totalitaires du XXe siècle, mais une vision qui exclut la possibilité démocra-
tique. Ce quasi-consensus, constitutif d’une démocratie impensée, ne se
décline pas sous la forme d’un autoritarisme africain. Là encore, comme l’a
montré Jean-François Médard, il existe des mises en forme de l’autorita-
risme dont la diversité renvoie au poids du facteur individuel, chaque diri-
geant déclinant, avec son coefficient personnel, l’idéologie dominante de
l’époque.
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6. La publication de l’ouvrage de Raymond ARON : ARON R., L’opium des intellectuels, Paris,
Hachette, Pluriel, 1955, dresse un bilan impitoyable du champ des idées dans l’après-guerre, en pleine
décolonisation.
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C’est dans ce contexte que les élites africaines pensent leur indépendance.
Réplique des schèmes dominants de la pensée occidentale, les élites africai-
nes vont produire et partager une idéologie commune qui prédispose peu à
la mise en place de régimes démocratiques 7. Les mythes qui fondent le sou-
bassement de l’idéologie privilégient une vision unitaire de la société au
détriment du pluralisme. Ils forment un triangle magique de la pensée, cou-
ronné par les socialismes africains dont la référence épargnera peu d’États
africains.
7. Nous empruntons à Emilio Gentile la définition de l’idéologie : « L’idéologie n’est pas seulement
une élaboration logique et rationnelle, comme un système philosophique ou une théorie scientifique.
Dans toute idéologie entre une part d’émotion, une part mythique, une part normative, une part logique;
toute idéologie a une fonction pratique, non pas théorique; elle propose des modèles de comportement,
plutôt qu’elle ne suggère des méthodes de connaissance », dans GENTILE E., Qu’est-ce que le fascisme ?
Histoire et interprétation, Paris, Gallimard, folio, 2002, p. 126.
8. DUMONT R., L’Afrique noir est mal partie, Paris, Seuil, 1962.
9. MEISTER A., L’Afrique peut-elle partir ?, Paris, seuil, 1964.
10. AMINS., L’Afrique de l’Ouest bloquée, Paris, Editions de Minuit, 1971 et Le développement inégal,
Paris, Editions de Minuit, 1973.
11. EMMANUEL A., L’échange inégal, Paris, Maspéro, 1969.
12. MENDE T., De l’aide à la recolonisation, Paris, Seuil, 1972.
Aux sources de l’autoritarisme en Afrique : des idéologies et des hommes 629
13. GUICHAOUA G. et GOUSSAULT Y., Sciences sociales et développement, Paris, Armand Colin,
Coll. Cursus, 1993. Les auteurs soulignent (p. 116 et ss.) combien les travaux de science politique de
l’époque, sous l’emprise du développementalisme, voient dans les formes autoritaires du pouvoir des
moments nécessaires et inévitables dans le processus de modernisation.
14. BALANDIER G., Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967, p. 186 et ss.
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par l’OUA, dès 1963, souligne, au-delà des calculs de pouvoir chez les nou-
veaux dirigeants africains, combien le réalisme s’impose. Sous peine de
créer des cataclysmes en chaîne, il va falloir ériger une nouvelle identité à
l’intérieur des cadres territoriaux dessinés par les puissances coloniales. La
nation va faire office de ciment. Elle symbolise la nouvelle unité dans une par-
faite synthèse où se conjuguent l’identité assignée par l’ordre des choses mais
aussi la promesse de lendemains meilleurs. La « communauté imaginée »
selon l’expression de Benedict Anderson devient l’un des mythes les plus
mobilisateurs dans des sociétés africaines orphelines d’un passé enseveli. Cer-
tes, d’aucuns s’efforceront de le réhabiliter sur des modes au demeurant très
différents, de Senghor avec la négritude à Mobutu avec la « doctrine » de
l’Authenticité. Mais la réactivation du passé s’inscrit dans la perspective de
l’utopie collective. Les leaders africains, là non plus, n’innovent pas. Ils
reflètent le climat de l’époque où les « jeunes nations » 15, « prolétaires » 16
détiennent les clés de leur émancipation et leur progrès.
L’État enfin. Il ponctue cette idéologie ternaire en se présentant comme
l’instrument pratique du développement et de la nation. Sans l’État l’idéo-
logie tourne à vide. Comment faire du développement dans des économies
privées de capitaux propres et de capitalistes indigènes ? On sait que le
débat sur l’existence de bourgeoisies africaines a alimenté toute une
réflexion dans les années 70, en particulier autour des deux cas qui préfigu-
raient ce que pourraient être des politiques de développement réussies, le
Kenya et la Côte d’Ivoire 17. Le débat peut apparaître rétrospectivement
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donc, il faut bien le dire 27, la personnalité du tyran, joue un rôle décisif (…).
On ne doit pas oublier, ajoute-t-il, que la violence est exercée par des hom-
mes et qu’elle n’est pas produite seulement par des systèmes ». Comment
comprendre en effet le délitement des systèmes politiques, le chaos de cer-
tains États, sans être obligé de se retourner vers l’acteur en position d’inflé-
chir le cours des choses dans un sens le plus souvent tragique ? Un homme
politique, y compris en Afrique, est aussi un entrepreneur qui articule des
ressources aux fins de conquérir le pouvoir et, éventuellement de le conser-
ver. A ce jeu, certains sont plus subtils ou moins violents que d’autres. Rien
dans le cours de l’Histoire de l’Ouganda ne prédispose à la course à l’abîme
entamée par Idi Amin. Rien ne l’obligeait à expulser brutalement l’ensem-
ble de la communauté indienne au risque de saper l’un des piliers vitaux de
l’économie. Rien ne l’obligeait à revendiquer une parcelle de territoire tan-
zanien au risque d’entraîner une réplique de l’armée tanzanien qui sera fatale
au chef ougandais. En Centrafrique, rien n’obligeait Bokassa à se faire sacrer
empereur, sauf un délire personnel. La liste pourrait être allongée. Dans tous
les cas, l’analyste est bien ramené à une variable individuelle qui seule per-
met de saisir la bifurcation d’un système politique dans une direction cata-
clysmique. Que la science politique répugne à prendre en compte cette
variable ne doit pas masquer qu’il y a là un « inexpliqué » que seul le facteur
personnel peut résoudre.
Mais, quid des autres autoritarismes ? Le poids des variables « degré de
patrimonialisme » et « société civile » exclut-il le facteur personnel ? Pour
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27. C’est nous qui soulignons. À travers ce qui peut apparaître comme une concession sous forme
d’excuse, Jean-François Médard n’exprime-t-il pas les limites des approches exclusivement structurelles
ou systémiques ?
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hommes), la décoration dans les bureaux où rien sur les murs ne doit occu-
per une place plus élevée que le portrait du président à vie… Comment saisir
la déliquescence du Congo-Zaïre de Mobutu sans faire appel à l’intelligence
diabolique et au cynisme de l’homme ? Sans doute l’aveuglement du colo-
nialisme belge n’avait-il pas préparé au mieux le passage à l’indépendance.
Sans doute la guerre du Congo ne prédisposait-elle pas le pays à l’unité
nationale dans un territoire aussi diversifié ethniquement et linguistique-
ment. Mais, dans ce contexte chargé d’embûches, Mobutu s’est employé à
éliminer, flatter, corrompre, s’enrichir, détruire aussi tout ce qui pouvait
faire obstacle à son pouvoir, quand bien même celui-ci fût-il réduit, dans les
dernières années du régime, au périmètre d’un bateau isolé sur le fleuve
Zaïre. Et quid de Sékou Touré, Ahidjo, Moussa Traoré et tant d’autres qui
ont imprimé leur marque autoritaire sur les systèmes politiques qu’ils diri-
geaient. Le leader contribue donc directement à déterminer le degré d’auto-
ritarisme d’un système politique. Les types autoritaires distingués par Jean-
François Médard ne découlent pas de forces profondes macro-sociales mais
de stratégies d’acteurs, qui de par leur position sont à même d’orienter le
système politique dans un sens ou dans un autre.
Cette capacité de l’acteur à peser sur le régime, les institutions et leur fonc-
tionnement est-elle à même d’entrer dans l’explication des processus démo-
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fait pas de doute. Mais, les acteurs ne sont les prisonniers d’un système qui
les obligerait à jouer des partitions écrites par avance. Les exemples tirés
des premières années qui ont suivi le déclenchement des processus de
démocratisation l’attestent comme les mécanismes de consolidation ou de
délitement aujourd’hui. On sait que la transition béninoise doit beaucoup à
l’acceptation par Kérékou, après moult hésitations, d’une conférence natio-
nale qui devait ouvrir la voie au scénario que l’on sait. La Zambie est rede-
vable au président en place depuis l’indépendance et chef du parti unique,
Kenneth Kaunda, d’avoir accepté sa défaite (qu’il n’imaginait pas) lors
des élections de 1992. Il est vrai que pour Kaunda, autocrate somme toute
modéré, le pas à franchir était moins grand que pour un autocrate dur. A
l’opposé, Mobutu Sese Seko s’est méthodiquement employé à faire échouer
la conférence nationale zaïroise aux seules fins de garder le pouvoir. Il le
perdra par la guerre. Autant d’États, autant de trajectoires singulières, sur un
fond de tableau identique : le triangle magique qui fondait l’idéologie auto-
ritaire est épuisé. La même référence idéologique, autour du paradigme de
la bonne gouvernance s’impose d’autant plus que les pressions internatio-
nales pèsent en ce sens. Les gouvernants et aspirants-gouvernants jouent en
fonction des nouvelles règles du jeu, soit pour les accompagner, soit pour
les manipuler, soit pour les refuser. Le président du Gabon, Omar Bongo,
expliquait benoîtement à ses pairs africains, après la conférence de la Baule
en 1990 32, que chacun se devait de tirer les conclusions du changement en
cours et qu’il convenait de démocratiser… pour garder le pouvoir. Seize ans
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plus limpide où le pouvoir d’un homme en Afrique peut déboucher sur une
tragédie. Si l’on extrait du champ politique zimbabwéen la variable
« Mugabe », tous les autres éléments militaient pour une transition pacifi-
que et réussie à la démocratie au point que le pays pourrait faire aujourd’hui
figure de modèle. Faisons un instant de la politique-fiction. Remplaçons
Robert Mugabe par Nelson Mandela. Chacun peut écrire la suite…
La Côte d’Ivoire constitue aussi un cas de figure tout à fait pertinent à cet
égard, avec une spécificité : la crise gravissime tient non pas à l’entêtement
d’un homme mais à une faillite collective de l’élite politique ivoirienne. Il
serait caricatural de méconnaître les facteurs structurels : la question foncière
et la question des « étrangers » 35, originaires de l’ancienne Haute-Volta
(aujourd’hui Burkina Faso), de la Guinée ou du Mali. Mais, aucune de ces
variables ne suffit à expliquer l’enchaînement des événements. Aucun des
membres de la classe dirigeante, de Konan Bédié à Gbagbo en passant par
Ouattara ne voulait courir le risque de perdre une élection et d’être conduit
à renoncer au pouvoir. Or il n’existe pas de démocratie sans acceptation par
les candidats en concurrence de la possibilité de la défaite. Le défi central
ivoirien ne réside pas dans un quelconque déterminisme socio-économique
(même si ce facteur pèse dans le cours des choses) mais dans une absence
de convictions démocratiques chez les gouvernants et ceux qui aspirent à
l’être. Les problèmes réels, qu’ils soient fonciers ou identitaires, sont instru-
mentalisés dans des stratégies de pouvoir qui d’emblée récusent le cadre de
la confrontation démocratique et de ses conséquences. Toutes les réformes
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Conclusion
36. Voir à ce sujet dans l’ouvrage dirigé par MILACIC S., La crise de la démocratie représentative,
Bruxelles, Bruyants, 2006, notre contribution : BOURMAUD D., « Concept mou, idéologie dure. La
gouvernance contre la démocratie représentative ? ».