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LA JOUISSANCE INTRAITABLE.

Le vertige à l'épreuve de la psychanalyse

Paul-Laurent Assoun

L’Esprit du temps | « Champ psychosomatique »

2006/2 n° 42 | pages 25 à 37
ISSN 1266-5371
ISBN 2847950907
DOI 10.3917/cpsy.042.0025
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2006-2-page-25.htm
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La jouissance intraitable.
Le vertige à l’épreuve de la psychanalyse

Paul-Laurent Assoun

L
a contribution à la question du corps en sa dimension
inconsciente s’annonce par une série de constats et
propositions de recherche que nous avons développés
ailleurs et qui forment l’arrière-plan du présent propos 1.
1. Paul-Laurent Assoun,
Corps et symptôme.
• Qu’il y a dans la métapsychologie et la clinique Leçons de psychanalyse,
freudiennes toutes les ressources pour penser le moment 2e éd., 2004.
somatique du conflit inconscient, sans rallonge « psycho-
somatique ».
Le concept vide et flou de « somatisation » est venu recou-
vrir ce qui chez Freud ouvre de perspectives précises sur le
travail du fantasme en son destin d’incorporation.
• Que l’inconscient, « maillon manquant » entre
« psychique » et « somatique », comme Freud le dit à
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Groddeck pour prévenir la croyance à « l’Inconscient du
corps », introduit une subversion du corps organique, tout en
prenant en compte le réel de la corporéité, au-delà des
commodités de la « psychogenèse ».
Quand quelque chose « tourne mal dans le corps », qui ne
soit pas réductible à la logique fonctionnelle de l’organisme,
il n’y a pas donc à renvoyer à quelque psychologisation : c’est
au ras du processus somatique qu’il y a lieu d’interroger
l’événement, sauf à le redéployer en ce qu’il témoigne du
conflit pulsionnel.
Cette position affecte le rapport entre psychanalyse et
médecine. Ce n’est pas un hasard si, en démarquant les

Paul-Laurent Assoun – Professeur à l’Université Paris-7, psychanalyste –


144 rue Lecourbe – 75015 Paris.

Champ Psychosomatique, 2006, n° 42, 25-37.


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26 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

paralysies hystériques des paralysies organiques, Freud trace


une ligne de démarcation déterminante à l’orée de la psycha-
nalyse : un corps peut en cacher un autre. Si l’hystérique se
paralyse selon des lois inconnues du cortex, c’est qu’il y a à
prendre en compte cette dimension que nous appelons
« physique » – soit ce réel résistant du corps par lequel le sujet
2. S. Freud, « Quelques « se cabre », au nez et à la barbe de l’anatomie scientifique 2.
considérations pour une Ce qui se révèle alors est ce reste chronique du « corps
étude comparative des
paralysies motrices médical » qui est la jouissance en ce qu’elle a d’« intraitable »
organiques et – sauf à exploiter ce double sens qui renvoie, au-delà de
hystériques », 1893. « l’incurable », à ce qui refuse de céder. Lacan était en ce sens
bien dans la logique freudienne, quand il situait la médecine
du côté de l’exclusion de la jouissance, soit « ce qui fait
3. J. Lacan, barrière au plaisir » 3. D’un côté on a affaire à une « complai-
sance somatique », par où le conflit trouve dans le corps un
Psychanalyse et
médecine, 1966.
allié complaisant – il est plus juste de dire que le corps va
alors à la rencontre du conflit (entgegenkommen) et lui offre
un mode d’expression –, de l’autre côté à un refus du corps.

LE CORPS, OBJET MÉTAPSYCHOLOGIQUE

Pour autant, la psychanalyse ne flatte aucun imaginaire de


l’« au-delà de la science », quelque chose comme une
idéologie antimédicale. C’est bien la science du corps qui est
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4. P.-L. Assoun, Corps et son horizon. Freud lui-même définit un art du jugement
symptôme, op. cit., « différentiel » 4, pour serrer au plus près la différence
pp. 69-73.
diagnostique, entre médecine et psychanalyse. Mais il y
plante l’épine de ce corps pâtissant, lieu de nouage entre
souffrance et jouissance. En ce sens, le corps en sa dimension
5. S. Freud, L’analyse inconsciente devient le symptôme … de la médecine !
finie et l’analyse infinie, Si « la santé ne se laisse définir que métapsychologique-
sect. III, G.W.XVI, 70, n. ment » 5, il faut bien en tirer toutes les conséquences
cliniques. Aborder le moment somatique de l’inconscient,
(Nous citons désormais
les textes de Freud
d’après les Gesammelte c’est en repérer la valeur de vérité selon les coordonnées que
Werke (G.W.), Fischer nous avons rappelé : de la signification libidinale, de la
Verlag en retraduisant les
passages concernés).
résonance dans le registre du narcissisme, de la signification
pour le « moi-corps » en sa dimension projectionnelle 6, enfin
6. P.L..Assoun, Corps et de son articulation aux pulsions de vie et de mort.
symptôme, op. cit.,
pp. 153-177.
C’est donc toujours plus précisément cette dimension de la
jouissance comme fonction inconsciente que Freud, sans la
nommer et l’isoler comme telle, est en état de prendre en compte.
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L’excitation somatique est, selon la belle métaphore 7. S. Freud, Leçons d’in-


freudienne, le « grain de sable » qui fait naître la perle du troduction à la psycha-
nalyse, XXIVe, G.W.XI,
symptôme 7. Qu’une patiente rechute dans l’hystérie après 406, commenté in Corps
une opération chirurgicale qui donne lieu à une « orgie » et symptôme, pp. 54-55.
fantasmatique trahit l’économie de « vases communi-
8. S. Freud, L’analyse
quants » 8. Qu’une lésion ou une inflammation survienne dans finie et l’analyse infinie,
le corps, et les fantasmes « aux aguets » s’en emparent sect. II, G.W.XVI, 66,
comme d’un « moyen d’expression » 9. C’est parce que le commenté in Corps et
symptôme, pp. 77-81.
fantasme vient séjourner dans le corps qu’il y installe ce
bastion de jouissance qui revient à l’occasion se notifier 9. S. Freud, Leçons d’in-
comme quelque chose de rétif au traitement médical. C’est troduction à la psycha-
en ce point que la psychanalyse a à dire. Non en psychologi-
nalyse, XXIVe, G.W.XI,
406, commenté in Corps
sant (« ça se passe dans la tête ! »), mais en prenant en charge et symptôme, op. cit.,
ce corps qui témoigne physiquement d’un refus et d’une pp. 58-60.
satisfaction. On sait, depuis l’introduction de « l’au-delà du
principe de plaisir », que satisfaction ne rime pas avec plaisir
et que c’est à en penser le clivage que l’on se met sur la piste
d’aspects majeurs de la clinique du corps.

UN OBJET-CARREFOUR : LE VERTIGE

Il s’agit ici de montrer ce qu’implique cette réforme


freudienne de l’entendement sur le somatique à travers ce
phénomène à la fois localisé et complexe qu’est le vertige.
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Si le vertige est élaboré comme objet psycho-physiolo-
gique, le recours à la psychanalyse est destiné à repérer, au
cœur de ce phénomène particulier, l’apport du « savoir de
l’inconscient » au symptôme somatique – soit le travail au
corps du fantasme que l’approche biomédicale ne cesse
d’entourer et de méconnaître.
L’enseignement écrit dans lequel nous sommes engagés –
Leçons sur corps et symptôme, angoisse, phobie, maso-
chisme, transfert – nous a fait rencontrer, à ces divers titres,
ce phénomène qui touche au statut inconscient du corps et au
symptôme, mais qu’il s’agit ici de déployer pour lui-même.
Le contexte en est une approche de la clinique du corps
inconscient.
Le vertige se présente comme un signe révélateur du corps
dans son rapport au sujet : « j’ai le vertige ! » Sensation de
perte d’équilibre, de tourbillonnement éprouvé à la vue du
vide, il désigne plus fondamentalement l’impression subjec-
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28 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

tive que les objets environnants et soi-même sont animés


d’un mouvement, circulaire ou oscillatoire. Le sujet vertigi-
neux est pris en bloc dans un monde tournoyant. On dit qu’il
« a » le vertige, mais il serait plus juste de dire que c’est le
monde qui en ce moment est pris de vertige — et le sujet suit
le rythme en quelque sorte… à son corps défendant. Pourtant,
c’est bien à « son » corps que ça arrive. D’où l’émoi du moi,
assistant à ce dérèglement vertigineux avec stupeur.
Rien n’est plus propre à poser la question du moi-corps
dans son rapport à la représentation. L’équilibre, c’est l’apti-
tude à se tenir droit, en stature droite. C’est aussi l’équilibra-
tion et la coordination de forces contradictoires. Extraordi-
naire système au fond qui rassemble l’image corporelle, le
système sensori-moteur, rapport du corps propre à l’espace.
Ce qui arrive avec le vertige, c’est la perte du self control (au
sens littéral) : le vertige vient déséquilibrer, donc dé-
compenser en un « mouvement tournant ».
Il y a à respecter une gradation des questions. Le vertige
est-il une « somatisation » ou syndrome « psychosoma-
tique » ? Il convient bien plutôt de le désenclaver pour en
saisir, au-delà de la diversité de ses formes, le rôle de signe-
témoin d’un événement inconscient. Ce qui renvoie à la
question de ce que sont les conditions inconscientes du
vertige. Y a-t-il un sujet inconscient du vertige ?
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LE SCHWINDEL OU L’ANGOISSE AU CORPS

Freud repère tout d’accord le vertige dans le tableau


clinique de la « névrose d’angoisse ». Cela engage la question
de la séméiologie et de l’étiologie. Le terme allemand
Schwindel est intéressant, comme une sorte d’onomatopée
qui vient suggérer cette dérobade ou esquive du moi. Il
désigne « la perturbation du sens de l’équilibre » – soit l’état
d’un corps dont les forces se contrebalancent, tel le système
mécanique de la balance. C’est par là que le sujet s’inscrit
dans son « assiette » subjective physique.
En premier lieu, le vertige fait donc partie du tableau
clinique de la « névrose d’angoisse ». Comme il le dit dans
l’écrit sur neurasthénie et névrose d’angoisse : « Une place
éminente dans le groupe des névroses d’angoisse prend le
« vertige » [entre guillemets] qui dans ses plus légères formes
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est mieux à définir comme « étourdissement » («Taumel»)


(perte de conscience momentanée avec une sensation d’éva-
nouissement) et dans ses formes plus sévères comme
« attaque de vertige » avec ou sans « angoisse », ainsi que
dans les formes les plus graves d’angoisse 10. 10. S. Freud, « Sur la
justification de séparer
D’où la description précise du « médecin » Freud : de la neurasthénie un
- Il appartient au vertige locomoteur ou coordinateur, certain complexe de
comme le vertige avec paralysie des muscles oculaires symptômes comme
“névrose d’angoisse” »,
- Il trahit une difficulté d’accommodation G.W.I, 320-321.
- Il consiste en un malaise spécifique (Missbehagen),
accompagné de sensations que le sol tangue (wogt, est agité)
les jambes flageolent (versinken: littéralement : s’enfoncent,
coulent au fond).
Voilà donc un moment critique du rapport entre corps et
réalité. Ce qui arrive, c’est :
- qu’il est impossible de se tenir debout plus longtemps,
- que les jambes deviennent lourdes comme du plomb
(bleischwer), tremblent ou s’entre-choquent (knicken) (litté-
ralement : « se brisent »).
Le vertige proprement dit ne conduit pourtant pas au
Hinstürzen, à la chute, en un sens il la prévient. Le sujet du
vertige ne peut ni se soutenir ni s’effondrer : il est telle une
statue de sel tournoyante.
Il peut être aussi accompagné d’une attaque de profonde
impuissance (Ohnmacht) et semble, comme d’autres
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manifestations d’impuissance, dépendre d’un collapsus
cardiaque.
On a donc bel et bien affaire à une angoisse qui touche le
corps et s’y inscrit – accompagnée souvent de la « plus
mauvaise forme d’angoisse, fréquemment combinée avec des
perturbations cardiaques et respiratoires », comme le
montrent le vertige des hauteurs, des montagnes et des préci-
pices et le vertigo a stomacho laeso – autant de formes verti-
gineuses de l’angoisse.

L’ÉVÉNEMENT PULSIONNEL

Voyons comment Freud, jusque-là engagé dans la séméio-


logie, présente la percée analytique sur la question.
Première avancée : le vertige correspond à un moment de
crise du corps pulsionnel, c’est donc bien à une expression
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30 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

pulsionnelle que l’on a affaire. Soit ce corps que, quand elle


le rencontre, la médecine contourne et ignore « profession-
nellement ».
11. P.-L. Assoun, Leçons Plus précisément, le vertige est une plaque tournante entre
psychanalytiques sur les
névrose d’angoisse et hystérie. L’agoraphobie s’inaugure, on
phobies, op. cit.,
pp. 26-32. le sait, par une attaque de panique qui comporte une dimen-
sion importante de vertige 11.
Un exemple éloquent en est l’attaque de vertige décrite
12. S. Freud, Etudes sur dans une note à l’exposé du cas Lucy R. 12 qui vient à la place
l’hystérie, G.W.I, note, d’une « pensée », identification avec deux jeunes filles.
170-171. Sa première attaque de vertige avec « sentiment d’impuis-
sance » qui a posé les bases d’une hystérie d’angoisse
survient alors que, âgée de dix-sept ans, elle fait des achats
en vue d’un bal programmé deux jours plus tard avant que ne
survienne la mort d’une amie.
À la question : « quel genre de pensée aviez-vous quand
vous avez eu votre attaque de vertige ? », la réponse vient :
« il n’y avait aucune pensée en plus, juste un vertige ». La
patiente a raison : le vertige vient en lieu et place d’une
pensée. Celle-ci peut s’écrire : « Maintenant, je suis la
troisième ». Jamais deux sans trois : ce tiers s’éclipse et a
« une absence » : « À toi de mourir ! ». Il vacille donc.
Un facteur a du provoquer le souvenir. C’est la promenade
à un endroit près de l’habitation de l’amie. Dernier détail :
l’attaque de vertige survient peu avant l’apparition de ses
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premières règles. Période menstruelle qui représente une
activation de l’hystérie.
Premier deuil, premier bal, premières règles, voilà de quoi
donner le vertige. Le sujet ne sait plus où donner de (sa)
tête…
C’est prise dans l’œil de cyclone de cette suite de pensées
refoulées que le sujet est, ici et maintenant, pris de vertige.

LE MOI VERTIGINEUX

On voit donc la seconde avancée : le vertige correspond


au moment de rencontre du corps avec une « représentation
aveugle ». Le vertige est une façon pour le sujet de quitter la
scène tout en y restant. Mais simultanément entre en scène ce
moment inhibiteur qui s’inscrit dramatiquement dans le moi
vertigineux.
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LA JOUISSANCE INTRAITABLE 31

Le vertige est en effet à référer au registre de l’inhibition.


Freud le mentionne à propos de l’inhibition au travail :
« plaisir diminué ou plus mauvaise exécution de la tâche ou
phénomènes de réaction comme la fatigue », à quoi il ajoute 13. S. Freud, Inhibition,
entre parenthèses : « vertige et vomissement quand la conti- symptôme et angoisse,
sect. I, G.W.XIV, 115.
nuation de la tâche est exigée par contrainte » 13. Cela
concerne aussi bien l’inhibition de la locomotion. Alerte pour
le sujet que cela commence à ne plus « marcher…»
Indication qu’il y a dans le vertige l’idée d’une contrainte,
auquel le sujet répond par un « haut le corps », entre vertige et
nausée.
Le vertige tient donc à l’empêchement de l’acte. Le
malaise, c’est que le moi alors « décroche » du corps. Malaise
du moi qui éprouve qu’il n’est plus à ce moment précis
maître de « son » corps – possessif précaire en ce contexte.
Mais l’inhibition n’est pas seulement une dysfonction, c’est
le recul devant une jouissance, qui produit ce débranchement
du moi et du corps. C’est ce qu’illustre électivement la dialec-
tique de la phobie.

LE MOI TROUBLÉ

Un phénomène pathologique permet de centrer le vertige :


l’attaque épileptique.
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Dans le « petit mal », on trouve de « courtes absences », de
simples états vertigineux (Schwindelzuständen) qui passent
rapidement et dans le « grand mal » la syncope paroxystique.
On voit donc là le sujet divisé, dissociation qui passe par 14. P.-L. Assoun, Corps
le corps. Le sujet s’évanouit, ce qui porte à l’expression une et symptôme, op. cit.,
« désintrication pulsionnelle » 14.
p. 184 sq.

Le paradoxe du vertige en général est que le sujet ne tient


plus dans la scène, il n’est plus dans son assiette, sans sortir
totalement de la scène. Il est au bord, c’est une expérience de
bord. Vue imprenable sur le vide (même quand il n’y a pas 15. Cf. nos Leçons
d’« à pic » dans le paysage). psychanalytiques sur le
Cela touche aux « mystérieuses tendances masochistes du masochisme,
Economica, 2003, p. 65.
moi » 15. Le sujet en proie – comme on le dit si bien – au
vertige se cabre devant la tendance féminine à se jeter dans
le vide. Il se retient au bord et s’y cramponne spasmodique-
ment. Cabrement contre la tendance passive.
Le vertige se produit donc aux confins de deux scènes.
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32 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

À évoquer ici : le trac théâtral, qui se produit lors de l’entrée


sur scène, avec une aura de « dépersonnalisation » et de
désubjectivation. Si le sujet du vertige est étourdi, c’est qu’il
16. P.-L. Assoun, est confronté à quelque chose d’effectivement étourdissant.
L’entendement freudien.
Quelque chose comme un « rapproché » du ça qui frôle le moi
Logos et Anankè,
Gallimard, 1984, – ce qui n’est pas sans lien avec ce qui se passe dans l’émoi
pp. 101-135. mystique, vue jouissante sur le vide 16. Là où il y a trop de
plaisir inconscient, c’est « trop pour un seul homme » (ou
pour une seule femme…) !
Il y a là à penser ce que l’on appelle, non sans pertinence
le « vertige de l’amour ». La jouissance vient toucher le corps,
ce qui produit une éclipse de sujet. Dès lors que le fantasme
s’accomplit, le sujet n’y est plus qu’à moitié.

LE DÉS-ÉQUILIBRE

Parvenu à ce point, il ne faut pas perdre le contact avec la


description bio-médicale du phénomène. Il nous faut faire un
détour plus précis du côté du système physiologique qui sous-
tend l’événement.
L’équilibre se réalise quand le centre de gravité du sujet-
corps se projette à l’intérieur de cette « base d’appui » qu’est
« le polygone de sustentation ».
Trois systèmes interviennent pour mettre en mouvement
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les muscles stabilisateurs, systèmes sensoriels informatifs du
cerveau : la sensibilité tactile et proprioceptive, la vue et
l’oreille interne.
Notons ces termes évocateurs : l’anatomie a utilisé le
terme « labyrinthe », désignant un réseau compliqué de
galeries et de chemins, pour désigner l’ensemble des cavités
sinueuses de l’oreille interne. Le vestibule désigne une pièce
d’entrée, une antichambre… Une revisite du « système vesti-
17. André Berthoz, bulaire » en sa complexité, ce que André Berthoz appelle une
Le sens du mouvement, « centrale inertielle » 17, s’impose ici.
Odile Jacob. La perception du mouvement s’appuie sur un paradoxe :
c’est qu’elle n’est possible qu’à partir du moment où le sujet
s’appuie sur un point d’inertie, de « centration ».
L’« oreille interne » contient le « labyrinthe », organe
sensoriel qui renseigne sur les mouvements de la tête et la
position par rapport à la verticale. On sait que cela se situe au
plan de « l’oreille interne », plus précisément :
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LA JOUISSANCE INTRAITABLE 33

• des trois canaux semi-circulaires dont est composé le


labyrinthe, emplis d’endolymphe – liquide lymphatique dont
les déplacements lors des mouvements de la tête stimulent
des cellules ciliées, renseignant ainsi sur les accélérations
angulaires de la tête, c’est-à-dire des changements de direc-
tion ou rotations.
• des deux otholites ou « otoconies », petites particules de
sel de calcium. Ce sont des détecteurs d’accélération, respec-
tivement angulaire et linéaire, qui renseignent sur la position
de la tête par rapport à la verticale.
Il y a un mais : ces capteurs inertiels ne peuvent pourtant
distinguer la gravité d’une accélération de même grandeur
que la gravité due à un mouvement (chiffrée à 9,81 mètres
par seconde). Les messages seraient donc fatalement
brouillés si la vision n’intervenait.
Nous gardons donc l’équilibre par synergie de l’oreille
interne et de la vision — collaboration synesthésique qui
implique solidairement le regard et l’ouïe, qui permet de
mesurer les mouvements de la tête. C’est ce qui définit la
« verticale subjective », par la mesure de l’accélération mais
aussi de l’immobilité.
L’inclination est mesurée par les « neurones lents »,
l’accélération par les « neurones rapides ». Cela permet la
stabilisation posturale.
Il faut aussi relever que les capteurs sont aussi bien des
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« déclencheurs » que des « détecteurs ». C’est le réflexe d’ori-
gine vestibulaire qui permet de stabiliser les images sur la
rétine pendant les mouvements de la tête.
Les nerfs vestibulaires transmettant au tronc cérébral, ces
deux réflexes : vestibulo-oculaire (stabilité du regard par
rapport aux positions de la tête), vestibulo-spinal, tonus de
posture qui empêche de tomber.
Bref, c’est cela qui permet au sujet de se tenir debout, de
s’ériger à la verticale — fierté de l’enfant qui pourrait bien
s’étayer sur un orgueil phallique.

LE FANTASME VACILLANT

Cette implication du regard touche à l’imaginaire, aussi 18. P.-L.Assoun, Leçons


bien qu’au rapport au visible, impliqué dans la dialectique de psychanalyse, Le
subjective de la castration 18. regard et la voix.
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34 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

Revenons au centre, spéculaire. D’une part, ce par quoi le


sujet étreint sa propre image, c’est bien cette dimension du
miroir – le dés-équilibre signant une disjonction ponctuelle
de l’image et du mouvement.
D’autre part, le point où imaginaire et symbolique s’arti-
culent, c’est le fantasme, qui permet de soutenir la réalité.
Le sujet ne tient debout qu’à une condition spéculaire –
que l’image du corps reste unifiée et que la jouissance
demeure adhérente au corps propre –, ainsi qu’à une condi-
tion symbolique-phallique : qu’il fasse un (avec lui-même).
Voici une condition symbolique qui n’émarge pas à la « bio-
logique » et pourtant fait sentir ses effets les plus matériels.
Pas moyen pour le sujet de s’ériger sans ce « faire-un »
phallique.
Corrélativement, le sujet tient dans le monde et s’y oriente
par rapport à ses autres au moyen de cet « accommodateur »
psychique qu’est le fantasme. Cela lui sert de « boussole » et
de « gouvernail ».
On voit la signification inconsciente majeure du vertige :
il vient signer dans le corps le dé-placement du sujet par
rapport à l’objet du fantasme, dans tout contexte significatif à
cet égard. On le voit en ces moments d’affolement dans le
vertige hystérique, quand le sujet, frôlant de trop près l’objet
du fantasme, se trouve désorienté, prenant acte de la délocali-
sation de son fantasme. En témoigne la dialectique de l’iden-
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tification hystérique décrit dans le cas freudien cité plus haut.
Il y a aussi en quelque sorte une « oreille interne » du
fantasme, cette voix qui signifie quelque chose comme :
« attention, tu approches de ton objet ! ». Début de démantè-
lement, voire de dislocation du fantasme qui modifie instan-
tanément le rapport du moi au corps. C’est donc un signe en
quelque sorte météorologique de l’état d’intrication/désintri-
cation entre Eros et Thanatos. Déboîtement traumatique du
fantasme.
Cela ouvre une clinique du vertige. L’alcoolique, quand il
se met à la place du déchet, recherche ce mouvement d’insta-
bilité et finit par « passer sous la table », quand il ne s’allonge
pas sur le sol. Bref, il ne peut plus assumer sa « verticale
subjective ».
On connaît aussi chez les psychotiques ces problèmes
majeurs de maintien de la posture, éprouvant les formes
extrêmes de délocalisation de la jouissance.
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LA JOUISSANCE INTRAITABLE 35

On comprend aussi pourquoi le regard joue un tel rôle. Le


sujet s’envisage depuis le regard de l’autre. On comprend que
le vertige s’inaugure par ce brouillage du regard, quand il ne
s’inscrit plus – ou trop – dans l’autre.

LE VERTIGE DE TRANSFERT

On en a la confirmation dans le signe clinique du vertige


au cœur de la situation analytique.
L’angoisse est l’affect qui marque la posture transféren-
tielle. Se relever brusquement, passer de la position couchée
à la position debout expose au vertige. On en a vu les 19. P.-L. Assoun, Leçons
éléments « systémiques » plus haut, mais voici qu’il prend psychanalytiques sur le
son sens symbolique qui dit beaucoup de la « physique du
transfert, Anthropos/
Economica, 2006, p. 33.
transfert ».19
C’est ce qui est bien épinglé par Ferenczi avec ce
symptôme fréquent du vertige de fin de séance. Il détecte
avec finesse qu’au-delà de « l’anémie cérébrale » ponctuelle
consécutive à la position allongée, le sujet qui revient à la
position debout, adonné un instant auparavant à la libre
association et à l’élation transférentielle, bascule sans transi-
tion d’une scène à l’autre : « Pendant la séance, le patient s’est
entièrement abandonné à l’association libre et à sa condition
préalable : le transfert sur le médecin, nourrissant en quelque
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sorte l’illusion que cette plaisante situation va se perpétuer » :
c’est au moment où il se trouve « brusquement arraché à son
fantasme » par l’annonce de fin de la séance qu’il se sent
« vaciller ». Vertige fréquent de fin de spectacle, quand 20. S. Ferenczi,
l’artiste « revient sur terre ». Plus question de croire qu’il « Sensation de vertige en
demeurera éternellement dans la demeure du « père dévoué »,
fin de séance analytique »,
1912, in Œuvres, tome
il doit quitter le cabinet du « médecin rémunéré » 20. Le II :1913-1919, Payot,
vertige est le signe clinique réactionnel de cette translation. 1970, pp. 131-133.
Ce symptôme postural permet de saisir l’incidence de
l’« attitude » de transfert (Einstellung) jusque sur le tonus
postural (Haltung).
On voit ce qui se met en acte, comme ultime avancée
analytique sur la question : le sujet devient vertigineux quand
il s’inscrit et se dés-inscrit au champ de l’Autre, quand il
accuse réception d’un changement de posture. Confirmation
que le transfert travaille le sujet au corps et qu’il y a lieu, dans
le vertige, de chercher l’autre.
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36 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

21. P.-L. Assoun,


LA JOUISSANCE VERTIGINEUSE
Introduction à la méta-
psychologie freudienne, Suivant l’adage freudien que « l’exemple est la chose
Presses Universitaires de
même » 21, nous avons montré la fécondité d’une appréhen-
France, « Quadrige »,
1993. sion de la somatisation en ses termes de dialectique incons-
ciente.
Là où le discours biologique tendrait à isoler le phéno-
mène fonctionnel, là où la psychosomatique en ferait une
somatisation corrélée à une « personnalité », la psychanalyse
convoque à l’interroger comme ce moment de vérité singu-
lier, rigoureusement ordonné à la conflictualité inconsciente
– en ces figures où le sujet s’adonne aux souffrances et
délices du vertige, sans lésion organique.
Moment de tangage du moi qui acte une désintrication
pulsionnelle. Le sujet peut ainsi vouloir le vertige pour
s’oublier – au moyen de breuvages et toxiques – et, ce faisant,
toucher à quelque chose de la jouissance de l’Autre. À preuve
aussi la jouissance sublimée des « derviches tourneurs ».
Si le sujet peut vouloir passionnément le vertige, il
témoigne aussi par ce moyen de ce qu’il désire, donc ce dont
22. P.-L. Assoun, Corps il ne veut pas. Le corps est dans l’entre-deux. En ces
et symptôme, op. cit., moments où il n’est plus question de parler, le corps « se mêle
p. 291 sq.
à la conversation », ex abrupto, en un effet d’« holophrase »,
soit cette situation où la parole se trouve suspendue et où le
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sujet est réduit à une « interjection corporelle » 22. « Etourdi »,
le sujet l’est bien, mais pas tant que cela, puisqu’il n’oublie
pas de prendre acte, par ce fading corporel, de ce qui se passe
quand l’impossible à dire fulgure le corps …

Paul-Laurent Assoun – La jouissance intraitable

Résumé : Il s’agit de dégager ce que la psychanalyse peut apporter en


propre à l’appréhension du moment somatique à la lueur du conflit incons-
cient. Soit ce que le point de vue médico-biologique ne peut que
contourner : l’opération inconsciente sous-jacente. Afin d’entourer ce reste
de « jouissance intraitable », c’est une métapsychologie du corps qui est
requise, en ses dimensions libidinale, narcissique, moïque et de désintrica-
tion pulsionnelle, entre Eros et Thanatos. La présente contribution, faisant
fond sur la problématique élaborée dans les Leçons psychanalytiques sur
Corps et symptôme, l’illustre sur le phénomène de vertige. Une clinique du
vertige, soutenue par le déchiffrement métapsychologique, permet de voir
s’en construire, en dialectique avec la description biologique du processus,
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LA JOUISSANCE INTRAITABLE 37

la signification subjective. Moment d’« étourdissement » entre le moi et le


corps, en ses enjeux pulsionnels, porte à l’expression la délocalisation ou
« déboîtement » du sujet par rapport à l’objet du fantasme. Le fading
corporel témoigne alors d’une désintrication pulsionnelle momentanée.
Mots-clés : Jouissance – Médecine – Vertige – Métapsychologie –
Fantasme.

Paul-Laurent Assoun – Untreatable ecstasy

Summary : The focus here is what psychoanalysis as a discipline can


bring to the apprehension of the somatic moment, in the light of uncons-
cious conflict. In other words, what the medico-biological point of view is
obliged to circumvent : the underlying unconscious operation. In order to
grasp this trace of ‘untreatable ecstasy’, a metapsychology of the body is
needed, in its libidinal, narcissistic, egoic dimensions, as well as in the disin-
trication of urges, between Eros and Thanatos. This contribution, based on
the debate set out in the Lessons in Psychoanalysis on body and symptom,
illustrates this with reference to the phenomenon of vertigo. A clinical study
of vertigo, supported by metapsychological interpretation, makes it possible
to see the construction of the subjective meaning, dialectically linked with
the biological description of the process. This moment of ‘dizziness’/confu-
sion of the ego and the body, in its network of urges, allows the expression
of the displacement of the subject with relation to the object of the fantasy.
The fading of the body then illustrates a temporary disintrication of urges.
Key-words : Ecstasy – Medecine – Vertigo – Metapsychology –
Fantasy.
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