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L’AVÈNEMENT
DE LA CONSCIENCE À SOI CHEZ LEVINAS
Cristóbal Balbontin-Gallo
INTRODUCTION
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1. On trouve les premières ébauches de cette critique dans le tout premier texte de
Levinas : Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1ère éd. 1930.)
634 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO
I. IL Y A
L’itinéraire de constitution de la subjectivité chez Levinas commence
tout d’abord par l’ontologie. Pensée de l’être chez Levinas qui prend le
nom de l’il y a. Il y a qui implique l’absence de toute distance, l’absence
de tout « Autre » que constitueraient le « Même » ou « l’Être ». Toute
absence, tout néant retourne à cette plénitude où il y a une absence de
détermination dans une pure confusion. Comme Levinas l’exprime
bien : « Derrière toute négation, cette ambiance de l’être, cet être comme
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II. LE SOMMEIL
On vient de décrire une ipséité qui n’a pas d’intériorité pour se poser
ou se reposer. Une ipséité qui manque de refuge. On remarque une
confusion où la distinction devient impossible entre extérieur et
intérieur. Une pure indistinction. La première fissure prend alors place.
C’est l’irruption d’un intervalle qui introduit la première distance
naissante entre l’être et soi. C’est la possibilité de dormir : le sommeil.
Levinas rappelle :
Lorsque Jonas, de la Bible, héros de l’évasion impossible, invocateur du
néant et de la mort, constate au milieu des éléments déchaînés l’échec
de sa fuite et la fatalité de sa mission, il descend dans la cale du bateau
et s’endort 23.
Le sommeil est le premier moment qui met en mouvement un
processus de prise de distance à l’égard de la plénitude de l’être. Le sommeil
introduit un intervalle dans l’être, donc une distance à l’égard du soi
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Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que « l’essentiel du sujet […] est déjà
liberté à l’égard de tout objet, un recul, un quant-à-soi 36 », alors la
subjectivité implique un dégagement, une prise de distance à l’égard de
l’être qui revient à une prise de position 37. Désormais, si toute prise de
position implique un espacement par rapport au monde qui crée un
« ici », voire un lieu, Levinas a bien compris que c’est l’espace qui
précède toute prise de position, et non l’inverse. « Espacement » ou
« créer un espace » qui naît du mouvement de l’être lui-même que l’on
vient de décrire. Et c’est cette présence qui précède le présent qui
explique le privilège de l’espace sur le temps. Levinas écrit :
L’activité fondamentale du repos, le fondement, le conditionnement
apparaît donc comme relation même avec l’être, comme le surgissement
dans l’existence d’un existant, comme l’hypostase 38.
Mouvement de genèse de l’intériorité dans l’immanence de l’être qui
s’inspire de ce que Jean Wahl appelle trans-descendance ou mouvement
d’enroulement de soi vers le dedans.
Or, le domaine, voire le scénario où cet espace prend place est le
corps : « La possibilité de se reposer, de s’envelopper en soi, c’est la
possibilité de s’abandonner à la base, de se coucher 39. » Recueillement,
douceur à l’intérieur de la violence de l’être, issus paradoxalement de
l’être lui-même, qui rendraient possible l’avènement du corps. Levinas
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III. LA JOUISSANCE
Selon l’itinéraire du processus d’individuation commencé par Levinas
dans le recueil Le Temps et l’autre, dans Totalité et infini Levinas ferait
de la jouissance le mouvement suivant où, à l’intérieur de la vie, on
43. Comme l’écrit très justement Jean-Louis Chrétien : « Lâcher prise, lâcher les prises
de l’attention et de la perception, ce n’est pas léviter ni flotter, c’est reposer sur le sol ou
sur un lit […]. Nul ne peut dormir sans cette singulière adhérence. » (Jean-Louis CHRÉTIEN,
L’Appel et la réponse, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 136.)
44. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 120.
45. Ibid.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 645
assiste à l’avènement de la subjectivité et la rupture avec l’il y a. Comme
on l’a déjà établi, l’être du « Moi » n’est pas quelque chose de donné,
voire une facticité. Dans le sommeil, la conscience se découvre d’emblée
dans la vie et en tant que vivante. Et c’est en tant que vivante qu’elle se
voit individuée. Comme l’exprime Levinas lui-même,
Le fait nu de la vie n’est jamais nu. La vie n’est pas volonté nue d’être,
Sorge ontologique de cette vie. Le rapport de la vie avec les conditions
mêmes de sa vie, devient nourriture et contenu de cette vie. La vie est
amour de la vie, rapport avec des contenus qui ne sont pas mon être,
mais plus chers que mon être : penser, manger, dormir, lire, travailler, se
chauffer au soleil. Distincts de ma substance, mais la constituant, ces
contenus font le prix de ma vie […]. La vie est une existence qui ne
précède pas son essence [clin d’œil critique à l’égard de Sartre chez qui
l’existence précède l’essence]. Celle-ci en fait le prix ; et la valeur, ici,
constitue l’être 46.
Or, pour comprendre comment la vie est l’horizon fondamental qui
précède tout processus de subjectivation, il faudrait esquisser les étapes
de ce mouvement constitutif de la conscience, parmi lesquelles après le
sommeil on trouve la jouissance.
Cet arrachement par le sommeil à la pleine coïncidence avec l’être
constitue une véritable ouverture qui est maintenant annoncée comme
jouissance.
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52. Dans Le Temps et l’autre Levinas rend explicite cette critique : « Ce qui semble
avoir échappé à Heidegger […] c’est qu’avant d’être un système d’outils, le monde est
un ensemble de nourritures. La vie de l’homme dans le monde ne va pas au-delà des
objets qui le remplissent. » (E. LEVINAS, Le Temps et l’autre, op. cit., p. 45.)
53. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 87.
54. Ibid., p. 6.
55. Francis GUIBAL, Et combien de dieux nouveaux, Paris, Aubier, 1980, p. 43.
56. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 91.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 649
Pour qu’il puisse y avoir un existant dans cet exister anonyme, il faut
qu’il y devienne possible un départ de soi et un retour à soi, c’est-à-dire
l’œuvre même de l’identité 57.
L’identification est précisément la position même d’un étant au sein
de l’être anonyme et envahissant. « C’est par cette habitation dans
l’“autre” (et non pas logiquement, par opposition à l’autre) que l’âme
acquiert son identité 58. » Ce que Didier Frank semble confirmer lorsqu’il
fait émerger les questions suivantes :
De quelle dimension de sens cette identité subjective relève-t-elle ?
Surgit-elle de la manifestation de l’être à lui-même qui, déphasage et
intentionalité, confère à la conscience l’identité du pour-soi ? Mais que
faut-il entendre par là ?
Frank répond avec une citation de Hegel qui se trouve justement
dans la Doctrine de l’être de la Science de la Logique :
L’être pour soi, dit Hegel qui conçoit le soi à partir du pour-soi, consiste
à avoir passé outre la limite, passé outre son être-autre de manière à être,
en tant que cette négation, le retour infini en soi (in sich). La conscience
comme telle contient déjà à même soi (an sich) la détermination de l’être-
pour-soi car elle se représente (vorstellt) un objet qu’elle ressent,
intuitionne, etc., c’est-à-dire dont elle possède en elle le contenu sur le
mode de l’idéel. Interpréter la conscience comme pour soi, c’est donc, en
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61. Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 12.
62. Ibid., p. 166.
63. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 83.
64. Ibid., p. 91.
65. Ibid., p. 121.
66. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 140.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 651
Ce faisant, Levinas rejoint la critique de l’idéalisme faite par
Heidegger, par Sartre… mais aussi par Hegel. Idéalisme critiqué qui veut
un « Moi » marqué par une identité logique détachée de toute ontologie.
C’est pourquoi ce processus de subjectivation se veut aussi une ontologie
de la subjectivité chez Levinas. Comme Levinas semble le confirmer :
L’identification est précisément la position même d’un étant au sein de
l’être anonyme et envahissant. On ne peut donc pas définir le sujet par
l’identité, puisque l’identité recèle l’événement de l’identification du
sujet 67.
Il s’ensuit que l’identité subjective est le propre de ce qui est détaché
du bruissement anonyme de l’Il y a, donc pensable par rapport à l’être.
Ainsi :
Dans l’existence quotidienne, dans le monde, la structure matérielle du
sujet se trouve, dans une certaine mesure, surmontée : entre le moi et le
soi apparaît un intervalle. Le sujet identique ne retourne pas à soi
immédiatement […] le sujet se sépare de lui-même 68.
Sur ce point, Levinas rejoint Hegel dans sa critique de Kant. Il ne
s’agit point d’un schématisme analytique mais plutôt d’un processus
concret dans lequel surgit l’identité de la subjectivité. Le sujet n’est pas
un être donné de fait, mais un être dont la constitution doit être justifiée
comme on l’a signalé. Dès lors, l’archè, le commencement est établi à
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Or, toute distance à l’égard d’un objet passe au préalable par une
distance à l’égard de moi-même, qui n’est pas (comme on serait tenté de
le croire) le fruit d’une économie auto-positionnelle, mais d’une
hétéronomie de l’écart du moi à soi via l’intervalle de la faim. Le sens
même de cet intervalle, dans ce cas, la faim du vivant, rend possible
l’horizon de sens des étants comme nourriture qui détermine la
conscience en tant qu’inter-esse-ment. La conscience veut persévérer
dans son être en tant que vivante. Et ce sens profond conditionne le
rapport sujet-objet. Autrement dit, la possession des choses passe
désormais par une contradiction des forces : C’est l’étouffement à
l’intérieur de l’être lui-même qui fait place à une séparation, à une
distance ; et la faim, comme forme de dépossession originelle qui rend
possible l’acte originel de possession et qui est en fait l’acte de se
« nourrir-de ». Or, la première possession parmi toutes les possessions
est justement le corps. Ce faisant, Levinas comprend que l’entrée en
possession du corps se produit à partir de la possession des choses. Cet
acte même de prendre avec la main, fait d’un étant à la fois une chose et
un sujet. Les deux surgissent du même mouvement. Ce faisant, Levinas
comprend aussi que cette entrée en possession du corps propre trouve
son origine dans la condition de vivant, à travers des événements aussi
fondamentaux que le sommeil et l’alimentation. Comme le dit bien
Guibal, la faim est une « négativité [qui] ne m’ouvre à l’autre que pour
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IV. LA DEMEURE
La demeure marque le troisième moment dans le processus
d’individuation. C’est dans Totalité et infini que Levinas enseignera cette
dimension qu’il n’envisage pas auparavant avec De l’existence à
l’existant ou Le Temps et l’autre. Levinas précise ainsi sa pensée :
L’acceptation ou le refus de ce dont nous vivons suppose un agrément
préalable – à la fois donné et reçu, l’agrément du bonheur. L’agrément
premier – vivre – n’aliène pas le moi, mais le maintient, constitue son
chez soi. La demeure, l’habitation, appartient à l’essence – à l’égoïsme –
du moi 75.
Contre l’il y a anonyme, horreur, tremblement et vertige, s’affirme le
Moi chez soi. C’est par cette séparation de la plénitude de l’être que
s’accomplit l’égoïsme. Pourtant, ce « bonheur » a besoin et dépend d’un
autre. « La liberté comme rapport de la vie avec un autre qui la loge et
par la lequel la vie est chez elle 76. » Ainsi, l’intimité de la demeure
suppose déjà l’intimité avec quelqu’un. « L’intériorité du recueillement
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74. E. LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2006,
p. 184-185.
75. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 116-117.
76. Ibid., p. 139.
77. Ibid., p. 128.
78. Ibid., p. 131.
79. Ibid.
80. Ibid.
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V. LE TRAVAIL
La notion de travail dans Totalité et infini marque la dernière
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hypostase face à l’être. En effet, c’est par la main que nous façonnons la
matière pour donner forme au monde. C’est par le travail que la matière
est transformée en bien. La jouissance comme puissance d’assimilation
s’étend donc comme possession à arracher. Prise de possession qui pose
les choses dans une dimension durable dans le droit de propriété.
Pourtant, Levinas écrit ensuite :
Douter, travailler, détruire, tuer, ces actes négateurs assument l’extériorité
objective au lieu de la constituer. Assumer l’extériorité, c’est entrer avec
elle dans une relation où le Même détermine l’Autre, tout en étant
déterminé par lui 106.
Alors, l’ouvrier semble paradoxalement condamné à l’extériorité qu’il
prétendait suspendre justement par son travail : « En entreprenant ce
que j’ai voulu, j’ai réalisé tant de choses dont je n’ai pas voulu – l’œuvre
surgit dans les déchets du travail 107. » Désormais le travail, loin de
rompre cette économie centripète de Moi à Moi dans la consommation,
ne fait que la consolider. La subjectivité veut rendre l’œuvre égale à soi,
égale au pouvoir qui s’exerce dans le travail. Mais l’œuvre refuse de se
laisser incorporer, d’entrer et de se confondre avec mon intériorité.
Levinas argumente :
Les lignes de sens que l’activité trace dans la matière, se chargent
aussitôt d’équivoques, comme si l’action, en poursuivant son dessein,
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CONSIDÉRATIONS FINALES
Si pour Husserl la conscience est « le mode même de l’existence du
sens 115 », la phénoménologie semble donc revenir à une pure analyse du
travail constitutif de la conscience, voire à une phénoménologie
transcendantale. En revanche, Levinas est plus proche de Hegel lorsqu’il
pratique une sorte de « phénoménologie de l’esprit », c’est-à-dire
lorsqu’il éclaircit les conditions du surgissement de la conscience. Ainsi,
selon Jean-Pierre Lefebvre, la Phénoménologie de l’esprit hégélienne
retrace le chemin que se fraie la conscience de soi en marche vers elle-
même, de telle façon que la phénoménologie hégélienne est une
véritable conjonction de la conscience avec le contexte qui entoure et
explique cette conscience. La formule est aussi valable pour Totalité et
infini. En outre, comme l’explique bien Kojève :
La Phänomenologie s’est révélée être une anthropologie philosophique.
Plus exactement : une description systématique et complète, phénoméno-
logique au sens moderne (husserlien) du terme, des attitudes existentielles
de l’Homme, faite en vue de l’analyse ontologique de l’Être en tant que
tel, qui fait le thème de la Logik 116.
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115. E. LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 70.
116. A. KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 57.
117. E. LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 175.
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nalité. Ce faisant, dans son geste philosophique, Levinas est plus proche
qu’on pourrait le croire d’une lecture existentialiste de Hegel.