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UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ?

L’AVÈNEMENT
DE LA CONSCIENCE À SOI CHEZ LEVINAS

Cristóbal Balbontin-Gallo

Vrin | « Revue des sciences philosophiques et théologiques »

2020/4 Tome 104 | pages 633 à 661


ISSN 0035-2209
DOI 10.3917/rspt.1044.0633
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Rev. Sc. ph. th. 104 (2020) 633-661

UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT


LEVINASSIENNE ? L’AVÈNEMENT
DE LA CONSCIENCE À SOI
CHEZ LEVINAS
par Cristóbal BALBONTIN-GALLO
Universidad Austral de Chile

INTRODUCTION
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Retrouver la pensée d’un philosophe à travers celle d’un autre
philosophe relève toujours du défi. La pensée est ainsi transformée,
parfois même déformée, jusqu’à rendre aux anciennes articulations une
nouvelle flexibilité. Retrouver la pensée de Hegel à travers celle de
Levinas doit au moins nous surprendre au vu de la critique aigüe que
Levinas lui adresse. Par exemple, dans sa description de la subjectivité,
il s’agit pour Levinas de s’opposer à Husserl dont il critique la position
d’un sujet transcendantal comme point de départ de sa philosophie sans
avoir suffisamment justifié cette subjectivité 1. Ce faisant, Levinas
reproduit à l’encontre de Husserl et à sa manière, la critique que Hegel,
dans la Phénoménologie de l’esprit, avait adressée à Kant en dénonçant la
subjectivité transcendantale kantienne comme une structure formelle et
abstraite de la conscience. Ainsi, il s’agissait pour Hegel de revendiquer
les déterminations concrètes de la conscience, voire le rapport de forces
dans l’existence à l’intérieur duquel surgit la conscience. Dans le même
registre, il s’agit donc pour Levinas de déceler les conditions concrètes
à l’intérieur desquelles surgit la conscience, dans un argumentaire tout

1. On trouve les premières ébauches de cette critique dans le tout premier texte de
Levinas : Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1ère éd. 1930.)
634 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

hégélien qui constitue une véritable ontologie de la subjectivité. Ce


faisant, le propos est de montrer comment, au fur et à mesure du
déroulement de la pensée levinassienne, il y a un entre-croisement avec
la Phénoménologie de l’esprit et la Science de la Logique de Hegel qui nous
montre combien Levinas, tout en critiquant ouvertement la philosophie
de Hegel, se serait approprié discrètement les arguments hégéliens pour
bâtir sa propre pensée. En particulier, cette confrontation se noue
surtout entre les sections « Intériorité et économie » et « Visage et
extériorité » de Totalité et infini avec les chapitres « La conscience en
général » et « La conscience de soi » de la Phénoménologie de l’esprit, et
la section « Le Même et l’Autre » avec la « Doctrine de l’être » dans la
Science de la logique, comme on le verra.

I. IL Y A
L’itinéraire de constitution de la subjectivité chez Levinas commence
tout d’abord par l’ontologie. Pensée de l’être chez Levinas qui prend le
nom de l’il y a. Il y a qui implique l’absence de toute distance, l’absence
de tout « Autre » que constitueraient le « Même » ou « l’Être ». Toute
absence, tout néant retourne à cette plénitude où il y a une absence de
détermination dans une pure confusion. Comme Levinas l’exprime
bien : « Derrière toute négation, cette ambiance de l’être, cet être comme
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“champ de forces” réapparaît, comme champ de toute affirmation et de
toute négation 2. » Ainsi, dans l’il y a on se trouve face à un être sans
étant.
Il y a comme un vertige pour la pensée à se pencher sur le vide du verbe
exister dont on ne peut, semble-t-il, rien dire et qui ne devient intelligible
que dans son participe – l’existant – dans ce qui existe. La pensée glisse
insensiblement de la notion de l’être en tant qu’être, de ce par quoi un
existant existe – à l’idée de cause de l’existence, d’un « étant en général »,
d’un Dieu, dont l’essence ne contiendra à la rigueur que l’existence, mais
qui n’en sera pas moins un « étant » et non pas le fait ou l’action, ou
l’événement pur ou l’œuvre d’être 3.
Ainsi, Levinas signale que l’il y a « sera compris[e] dans sa confusion,
avec “l’étant” 4 ». Il s’agit donc d’un permanent remue-ménage de l’il y a,
un bouleversement incessant, où toute génération revient à sa corruption
permanente, dans une pure immanence sans transcendance. Cette pure
positivité absurde est une pure confusion qui l’emporte sur toute

2. Emmanuel LEVINAS, Le Temps et l’autre, Paris, Presses Universitaires de France


(coll. « Quadrige. Grands textes »), 2006, p. 26.
3. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1990, p. 15-16.
4. Ibid.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 635
différence. Il y va donc d’un être sans néant. D’un être dont aucune
négation n’entame la positivité. Présence de l’être qui, depuis De
l’existence à l’existant, est comprise comme présence dans l’absence de
tout étant. Cette positivité de l’il y a, plus positive que toute positivité,
ne laisse place à aucun versant négatif. L’être est. Aucune défaillance ne
semble ajouter un élément ou créer un manque. Déjà, le texte De l’Évasion
fait allusion à ce mouvement éternel de l’Il y a. Une allusion qui trouve
une continuité dans Totalité et infini : « C’est un mouvement de
descente vers un abîme toujours plus profond et que nous avons appelé
ailleurs il y a, par-delà l’affirmation et la négation 5. »
Il s’agit donc de l’être en général dans son impersonnalité. Il y a sans
soi, il y a qui dissout tout dans un anonymat radical. Sans commencement
et sans fin. Ce faisant, Levinas ne se trouve-t-il pas proche de l’être-en-
soi hégélien au début de la Science de la logique ? Pour Hegel, il est
question, au commencement, d’analyser l’être pur, dans son immédiateté,
non médiatisé, totalement indéterminé, c’est-à-dire sans limite interne
ni externe, sans dehors ni dedans, sans forme ni contenu, en fait
complètement vide ou pure plénitude (ce qui revient au même) où il
s’agit de « néant, et ni plus ni moins que néant 6 ». De son côté, Levinas
ne signale-t-il pas que : « le vide est plein 7 », autrement dit, que l’être
n’est rien que lui-même ?
Quoi qu’il en soit, dans le développement de la notion de l’il y a, on
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se trouve confronté à une objection inévitable contre Levinas : comment
parler de l’être avant tout étant, si c’est n’est à partir de l’étant que nous
sommes, en train de parler de l’être ? Autrement dit, comment parler de
l’être sans soi, si ce n’est à partir de soi que l’on rend témoin de l’être ? Il
s’agit bien d’une objection de petitio principii lorsqu’on ruine la possibilité
de toute expérience, et pourtant c’est bien à partir d’une expérience que
ce discours est bâti. Cependant, Levinas semble résoudre cette difficulté
à partir de la description de l’expérience exceptionnelle de l’il y a.
Concrètement, avec De l’existence à l’existant Levinas nous dit que :
L’il y a (…) remonte à l’une de ces étranges obsessions que l’on garde de
l’enfance et qui réapparaissent dans l’insomnie quand le silence résonne
et le vide reste plein 8.

5. E. LEVINAS, Totalité et infini, La Haye, M. Nijoff (coll. « Phaenomenologica », 8),


1961, p. 66.
6. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Wissenschaft der Logik, Eva MOLDENHAUER et
Karl Markus MICHEL (éd.), Hamburg, Suhrkamp, 1986, p. 83. Trad. française : Science de
la logique. Premier tome, premier livre. L’Être, trad. Pierre-Jean LABARRIÈRE et Gwendoline
JARCZYK, Paris, Aubier, 1972, p. 67.
7. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., préface.
8. Ibid.
636 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

On dort seul, les grandes personnes continuent la vie ; l’enfant ressent


le silence de sa chambre à coucher comme « bruissant » 9.
Il n’y a plus aucun moyen de se retirer de la vigilance à laquelle on est
tenu 10.
Mais, ce faisant, cet argument ne réintroduit-il pas une nouvelle
difficulté, puisque Levinas en revient à faire de l’être anonyme un soi
lorsqu’il s’agit au contraire de le définir par son anonymat ? Comment
comprendre l’être « sans soi » s’il est décrit comme soi dans De l’Évasion ?
À ce propos Rodolphe Calin élabore une réponse :
La positivité de l’être, « le fait qu’on est, le fait qu’il y a », peut donc
indifféremment se lire comme anonymat et comme ipséité […]. Parce
qu’il est trop soi-même, ou encore parce que son soi-même est massif,
c’est-à-dire est sans distance par rapport à soi, et donc incapable
d’entretenir le moindre rapport avec soi 11.
Une interprétation que Levinas semble confirmer lorsqu’il écrit :
Son identité avec soi-même [l’ipséité] perd le caractère d’une forme
logique et tautologique ; elle revêt, comme nous allons le montrer, une
forme dramatique. Dans l’identité du moi, l’identité de l’être révèle sa
nature d’enchaînement car elle apparaît sous forme de souffrance et elle
invite à l’évasion 12.
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Ainsi l’être, dans une vigilance sans relâche exercée sur soi, se
condense jusqu’à l’étouffement sans laisser aucun espace ni intervalle
entre soi et soi, il ne libère aucune place pour une venue à soi. Et
pourtant, peut-on encore dire « soi » sans entretenir la moindre distance
à l’égard de l’être ? Ce n’est pas sûr. Quoi qu’il en soit Levinas semble
confirmer ces idées dans le passage suivant :
La veille est anonyme. Il n’y a pas ma vigilance à la nuit, dans l’insomnie,
c’est la nuit elle-même qui veille. Ça veille. Dans cette veille anonyme
où je suis entièrement exposé à l’être, toutes les pensées qui remplissent
mon insomnie sont suspendues à rien. Elles sont sans support. Je suis, si
l’on veut, l’objet plutôt que le sujet d’une pensée anonyme 13.
Mais il reste tout de même cette question : si cet être est si plein, si
étouffant, sans intervalle, aucun discours sur l’insomnie n’est alors
possible puisque tout discours suppose et implique un intervalle, une

9. E. LEVINAS, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 37-38.


10. ID., Le Temps et l’autre, op. cit., p. 27.
11. Rodolphe CALIN, Levinas et l’exception du soi, Paris, Presses Universitaires de
France, 2005, p. 69.
12. E. LEVINAS, De l’Évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1935, p. 98.
13. ID., De l’existence à l’existant, op. cit., p. 111.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 637
distance où ce même discours se tiendrait. Autrement dit, quand bien
même submergée dans l’anonymat, cette ipséité suppose nécessairement
une certaine expérience pronominale à partir de laquelle cette expérience
anonyme advient en tant qu’expérience-de.
D’ailleurs, dans cette inhérence de soi à l’être sans la moindre distance,
Levinas décrit très tôt – comme Sartre 14 dans L’Être et le néant –
l’expérience de la nausée :
L’état nauséabond qui précède le vomissement et dont le vomissement
va nous délivrer nous enferme de partout. Mais il ne vient pas nous
enfermer du dehors. Nous sommes soulevés de l’intérieur ; le fond de
nous-mêmes étouffe sous nous-mêmes 15.
Il s’agit d’une intériorité sans dehors, ou d’une extériorité sans dedans,
où nous témoignons d’une défaite de soi. Alors le fait que l’être est, le fait
qu’il est soi sans rapport à soi et sans un minimum de distance, rend
l’affirmation de soi impossible. Le soi se trouve encombré par l’être.
Dès lors, chez Levinas il est légitime de parler d’un en-soi sartrien.
En effet, pour Sartre dans l’être-en-soi, l’être est son soi, le soi n’est que
l’être qu’il est, l’identité du soi et de l’être est parfaite. Comme Sartre
l’exprime bien :
Mais l’être n’est pas rapport à soi, il est soi. Il est une immanence qui ne
peut pas se réaliser, une affirmation qui ne peut s’affirmer, une activité
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qui ne peut pas agir parce qu’il s’est empâté de soi-même. Tout se passe
comme si pour libérer l’affirmation de soi du sein de l’être il fallait une
décompression de l’être 16.
L’être-en-soi où le soi est rempli uniquement de cet être. Aucun
mouvement vers soi de l’être-en-soi n’est envisageable. Que représente
le soi de l’être-en-soi ? Il nous faudrait répondre que le soi n’est jamais
visé. Ce sont bien les adjectifs de massivité et d’opacité qui peuvent
décrire cette figure de l’être-en-soi. Comme l’exprime bien Sartre,
« L’être-en-soi n’a point de dedans qui s’opposerait à un dehors et qui
serait analogue à un jugement, à une loi, à une conscience de soi. L’en-
soi n’a pas de secret : il est massif 17. » Ainsi, rien d’extérieur ne pourrait
venir troubler l’être-en-soi. Il est toujours déjà-là de façon encombrante.
Désormais, l’être-en-soi est caractérisé par une véritable fermeture. Un
caractère asphyxiant que Levinas met aussi en avant à plusieurs

14. L’influence de Sartre – incontournable à l’époque – est bien attestée. Voir


E. LEVINAS, Parole et silence et autres conférences inédites au Collège philosophique.
Œuvres 2, Paris, Grasset, 2011, p. 404
15. E. LEVINAS, De l’Évasion, op. cit., p. 89.
16. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 2010, p. 32.
17. Ibid., p. 32.
638 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

reprises. Ainsi, « il y a quelque chose » comme une claustration en soi


de l’être dans cette pure positivité de l’être sans négativité, sans
différence, sans intervalle, sans « Autre ». Sartre l’explique bien à
nouveau : « Il est ce qu’il est, cela signifie que, par lui-même, il ne saurait
même pas ne pas être ce qu’il n’est pas […]. Il est plein de positivité. Il
ne connaît donc pas l’altérité 18. » Jean-François Rey commente ce
propos de façon pertinente :
La catégorie phénoménologique centrale chez Sartre, de L’Être et le néant
à la Critique de la raison dialectique, est celle de « l’enlisement » (que
l’on peut rapprocher dès l’articulation de l’Évasion de ce que Levinas
entend par l’être-rivé) 19.
Être en-soi sartrien qui est aussi, et à sa façon, une réactualisation de
la doctrine de l’être hégélien.
Ainsi, il y a chez Levinas une extrême accolade de moi à soi, une
coïncidence extrême avec le mouvement sans arrêt de l’être comme une
subjectivité réduite à l’impersonnel. Or, cette caractérisation de l’être
peut se lire indifféremment comme anonymat mais aussi, paradoxale-
ment comme ipséité, ainsi qu’on l’a déjà signalé. À ce propos Levinas
écrit :
Vigilance, sans refuge d’inconscience, sans possibilité de se retirer dans
le sommeil comme dans un domaine privé 20.
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Le Mal – ou la bestialité –, c’est la non communication, être absolument
enfermé en soi, au point de ne pas s’apparaître à soi-même 21.
S’éprouver acculé à l’être, c’est s’éprouver sans distance à l’égard de
soi-même. Alors, l’être-en-soi est le fait d’être rivé à soi. Autrement dit,
le fait d’être recouvert ou encombré par soi-même.
Or, si dans le texte De l’Évasion Levinas est proche de la stratégie
sartrienne qui pense l’évasion de l’être en-soi par la négativité de l’être-
pour-soi, à partir De l’existence à l’existant, il s’en distancie pour penser
l’arrachement de l’être anonyme autrement. Concrètement, à la différence
de Sartre, pour Levinas le « Moi » ne parviendrait pas à se conquérir par
la maîtrise sur l’il y a, mais par l’abandon à l’il y a. Le « Moi » dans la
solitude n’est pas capable de se libérer par lui-même de l’emprise de
l’être, de son indépassable identité de soi rivé à l’être. On est ici
confronté à la souffrance de cet impossible recul, comme il le signale
dans Le temps et l’autre 22. Enfermé en soi sans distance possible, exposé

18. Ibid., p. 33.


19. Jean-François REY, La Mesure de l’homme, Paris, Michalon, 2001, p. 148.
20. E. LEVINAS, Le Temps et l’autre, op. cit., p. 27.
21. ID., Du sacré au saint, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 36.
22. ID., Le Temps et l’autre, op.cit., p.56.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 639
sans dehors et sans dedans au remue-ménage de l’être, dans cette
confusion permanente de l’être et du néant, dans cette fatigue, le soi
s’endort. C’est le moment du sommeil dans la démarche levinassienne
de l’avènement de la subjectivité.

II. LE SOMMEIL
On vient de décrire une ipséité qui n’a pas d’intériorité pour se poser
ou se reposer. Une ipséité qui manque de refuge. On remarque une
confusion où la distinction devient impossible entre extérieur et
intérieur. Une pure indistinction. La première fissure prend alors place.
C’est l’irruption d’un intervalle qui introduit la première distance
naissante entre l’être et soi. C’est la possibilité de dormir : le sommeil.
Levinas rappelle :
Lorsque Jonas, de la Bible, héros de l’évasion impossible, invocateur du
néant et de la mort, constate au milieu des éléments déchaînés l’échec
de sa fuite et la fatalité de sa mission, il descend dans la cale du bateau
et s’endort 23.
Le sommeil est le premier moment qui met en mouvement un
processus de prise de distance à l’égard de la plénitude de l’être. Le sommeil
introduit un intervalle dans l’être, donc une distance à l’égard du soi
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acculé à l’être, qui permet la venue de moi à soi. Il s’agit donc aussi du
premier moment génétique de la conscience. « La conscience est le
pouvoir de dormir. Cette fuite dans le plein est comme le paradoxe
même de la conscience 24. » Premier moment de libération sur l’emprise
de l’être. « Cet abandon à la base qui offre en même temps un refuge
constitue le sommeil par lequel l’être, sans se détruire, demeure
suspendu 25. » Il ne s’agit ici, en aucun cas, d’une autoposition originelle
du sujet. Loin de toute idée d’un « Moi » capable d’abandonner l’emprise
de l’être, c’est la fatigue de cette ipséité encombrée de façon insupportable
par l’être qui s’abandonne à cette extrême vigilance de l’être pour
s’endormir. Levinas dirait que « l’enroulement, en tant que mouvement
vers soi 26 » constitue le sommeil. Ce dernier suppose donc la fatigue de
soi dans sa pure exposition à l’être. C’est ce qui introduit une fracture
dans la continuité plate de la matière à laquelle Levinas identifie l’être 27.
Précisément pour que le soi advienne dans l’il y a, il est submergé par
l’être à partir duquel une prise de distance est possible. Dès lors, le

23. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 115.


24. ID., Le temps et l’autre, op. cit., p.30.
25. ID., De l’existence à l’existant, op. cit., p. 120.
26. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 91.
27. Identification contestable – d’un point de vue métaphysique – de l’être à la matière.
640 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

sommeil fait l’individu plutôt que l’individu le sommeil. Autrement dit,


le sujet est attribut de l’espace plutôt que l’espace attribut du sujet. Il
s’agit donc bien d’un processus d’individuation. On voit comment on se
situe aux antipodes de l’espace compris comme intuition pure chez Kant.
Désormais, c’est la surenchère de l’être par la fatigue qui provoque la
défection de la plénitude de l’être dans le sommeil. Ce qui implique que
la surenchère de l’être rend possible l’étant. Mais pas n’importe quel
étant : c’est la conscience. Levinas signale : « Le sommeil est une modalité
de l’être quand l’être se retire de lui-même et quand il se libère de sa
propre emprise sur lui-même 28. » Ce décalage de l’être par rapport à lui-
même constitue l’avènement de la conscience, c’est-à-dire, le pouvoir de
suspendre l’être par le sommeil et l’immanence. Ainsi, l’être fait place à
la venue de « moi » à « soi » dans l’ipséité. Ce passage suppose donc
une distance du moi à l’égard du soi, une distance par rapport à cette
accolade sans détente du soi que l’il y a implique. C’est à travers l’inter-
valle du sommeil que quelque chose comme une « intériorité » et une
« extériorité » peuvent advenir. Intérieur et extérieur qui apparaissent
avec la mise en scène de la subjectivité. Or, comment situer Levinas sur
ce sujet par rapport à Sartre ou Hegel ?
Chez Sartre l’ipséité se trouve emprisonnée dans l’être et a besoin de
fuir. Il s’agit donc pour Sartre de l’introduction par l’homme du néant
dans l’être, ce que Sartre appelle la néantisation. Ainsi, il exalte la
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négativité de la conscience comme la décompression de l’être par le
néant. Ce faisant, Sartre mène ainsi sa phénoménologie dans la ligne de
la pensée hégélienne interprétée par Kojève, qui installe le négatif au
cœur de la conscience, comme ressort de la dialectique de la
Phénoménologie de l’esprit. Pourtant, en reliant le néant à la conscience
humaine et non à la dialectique ontologique entre l’être et le néant,
Sartre ne se place-t-il pas plus loin que Levinas par rapport à Hegel, tout
en empruntant un lexique hégélien ? Pour sa part, Levinas s’interdit de
penser une libération de l’emprise de l’être grâce à une puissance
originelle de néantisation de la conscience. Cependant, chez Levinas
c’est à l’intérieur de l’être lui-même que cette négativité de la fatigue, de
l’encombrement, crée une fracture ; qu’une défection de cette continuité
plate peut advenir. Levinas dit :
Il faut précisément se demander si, impensable comme limite ou
négation de l’être, le « néant » n’est pas possible en tant qu’intervalle et
interruption, si la conscience avec son pouvoir de sommeil, de
suspension, d’épochè, n’est pas le lieu de ce néant-intervalle 29.

28. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 142.


29. Ibid., p. 105.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 641
Dès lors, encore une fois, Levinas se distancie de l’idée d’un pouvoir
originel néantisant de la conscience chez Sartre, au bénéfice de la notion
d’intervalle solidaire de l’être, la conscience étant le lieu de cet intervalle
issu de l’être lui-même. Dans un autre passage, Levinas semble
confirmer cette conception et se distancie de cette liberté originelle
auto-constituante du sujet évoquée par Sartre. Ainsi, Levinas écrit dans
une référence évidente à Sartre : « Liberté qui ne fait pas intervenir le
néant, qui n’est pas “néantissement” comme on dit aujourd’hui 30. » Or,
ce faisant Levinas fait-t-il de la place à la négativité, en tant que
négativité issue de l’être lui-même, intervalle qui permet à l’ipséité de
surgir comme se libérant de l’emprise de l’être ? Levinas n’est-il donc
pas plus proche de la doctrine de l’être de Hegel que de la philosophie de
Sartre, à travers une appropriation levinassienne de l’être en-soi hégélien
et son passage à l’être-là (dasein) 31 ? Il est certain que Levinas se refuse,
en principe, à faire sienne une dialectique de l’être et du néant qui
permette à l’être-en-soi de se poser comme être-là. En effet, Levinas
récuse la portée négative du néant dans la positivité de l’il y a. L’Il y a
est une surprésence qui réapparaît derrière toute négation et rien ne
peut entamer la plénitude de son auto-affirmation. Pour autant, il n’en
est pas moins certain que Levinas s’autorise à parler d’un mouvement
intérieur à l’être lui-même, de la possibilité d’un intervalle, d’une
différence dans la positivité de l’être. Or, ce repli dans le plein est issu
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de l’être, de son retrait. S’il y a retrait – donc mouvement – il y a du
néant. Ce faisant, il est plus proche de la démonstration de Hegel dans
le passage de l’être-en-soi à l’être-là.
À la différence de Sartre, Levinas fait donc place au négatif comme
intervalle dans la positivité de l’être. Ainsi loin de Sartre, pour qui la
conscience est originairement pouvoir négatif et d’arrachement, Levinas
reconduit cette mise en scène du négatif dans un mouvement intérieur
à l’être lui-même dont la conscience est un épiphénomène. En cela, il est
plus fidèle à la lettre de la dialectique ontologique hégélienne que Sartre
ne l’est. Levinas écrit : « repli dans le plein 32 », « mouvement de l’être
vers son intériorité, sa descente en soi 33 », « partance pour l’intérieur 34 »,
« négativité empêtrée dans l’impossibilité de se dérober 35 ».

30. Ibid., p. 142.


31. « Le néant étant néant de l’être ne peut venir à l’être que par l’être lui-même. Et
sans doute vient-il à l’être par un être singulier, qui est la réalité-humaine. » (E. LEVINAS,
De l’existence à l’existant, op. cit., p. 115).
32. Ibid., p. 118.
33. E. LEVINAS, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 136.
34. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 130.
35. ID., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1974, p. 139.
642 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que « l’essentiel du sujet […] est déjà
liberté à l’égard de tout objet, un recul, un quant-à-soi 36 », alors la
subjectivité implique un dégagement, une prise de distance à l’égard de
l’être qui revient à une prise de position 37. Désormais, si toute prise de
position implique un espacement par rapport au monde qui crée un
« ici », voire un lieu, Levinas a bien compris que c’est l’espace qui
précède toute prise de position, et non l’inverse. « Espacement » ou
« créer un espace » qui naît du mouvement de l’être lui-même que l’on
vient de décrire. Et c’est cette présence qui précède le présent qui
explique le privilège de l’espace sur le temps. Levinas écrit :
L’activité fondamentale du repos, le fondement, le conditionnement
apparaît donc comme relation même avec l’être, comme le surgissement
dans l’existence d’un existant, comme l’hypostase 38.
Mouvement de genèse de l’intériorité dans l’immanence de l’être qui
s’inspire de ce que Jean Wahl appelle trans-descendance ou mouvement
d’enroulement de soi vers le dedans.
Or, le domaine, voire le scénario où cet espace prend place est le
corps : « La possibilité de se reposer, de s’envelopper en soi, c’est la
possibilité de s’abandonner à la base, de se coucher 39. » Recueillement,
douceur à l’intérieur de la violence de l’être, issus paradoxalement de
l’être lui-même, qui rendraient possible l’avènement du corps. Levinas
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parle d’un « abandon à la base qui offre en même temps un refuge 40 ».
Ce passage nous rappelle le dilemme de « être ou ne pas être » et sa
solution, dans Hamlet de Shakespeare :
To be, or not to be, that is the question.
Whether ‘tis nobler in the mind to suffer,
The slings and arrows of outrageous fortune,
Or to take arms against a sea of troubles, And, by opposing, end them.

36. ID., De l’existence à l’existant, op. cit., p. 78.


37. Il faudrait se demander à quel point Levinas était influencé dans ses idées par un
certain structuralisme de la pensée de Heidegger. Suivait-il l’idée heideggérienne que
toute position (Stellung) est précédée d’une dimension objective (Gestell) par rapport à
laquelle elle prend place ? Ainsi dans la Befindlichkeit heideggérienne, toute prise de
position est, avant tout, disposition des renvois de sens des ustensiles dans l’horizon
d’occupation technique du monde, selon lequel le sujet plutôt que constituant du monde
est constitué par ce monde-là. Or le fil argumentatif de Levinas critique implicitement
ce « structuralisme » heideggérien, encore trop spiritualiste, et le risque idéaliste qui
enferme l’idée d’un monde technique comme monde fondamental. Heidegger aurait-il
oublié l’existence préalable de la vie et l’attachement à la terre qui précèdent l’avènement
du monde de la technique ?
38. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 52.
39. Ibid., p. 124.
40. Ibid., p. 120.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 643
To die, to sleep, No more, and by a sleep to say we end
The heartache, and the thousand natural shocks
That flesh is heir to ; ‘tis a consummation
Devoutly to be wish’d.
To die, to sleep,
To sleep, perchance to dream, ay, there’s the rub ;
For in that sleep of death what dreams may come.
When we have shuffled off this mortal coil, Must give us pause 41.
Si la chair est pure exposition impersonnelle de l’être dans la vie, le
résultat du repli de l’être sur lui-même en tant qu’être vivant plongeant
dans le sommeil, c’est le corps. En effet, ce repli suppose une fatigue, la
coïncidence avec la positivité. La fatigue à son tour suppose un excès,
une extrême coïncidence avec la positivité de la chair dans sa pure
identité avec l’être. En résumé, c’est une pure affectation de l’être par
l’être.
Or, le relâchement de l’être dans le sommeil permet de se réveiller :
« Celui qui se réveille, nous dit Levinas, se retrouve enfermé dans son
immobilité comme un œuf dans sa coquille 42. » Ce réveil coïncide avec
l’idée d’une étrangeté, celle de se trouver dans un corps qui, tout en étant
étrange, est le mien. La familiarité s’enchevêtre avec l’étrangeté. Le
corps est chez soi dans un autre. Cette étrangeté-familiarité dans
l’événement du réveil permet d’éprouver une distance à soi, qui permet
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d’éprouver le corps, d’avoir un corps. Il y a donc une genèse du corps.
Or ce mouvement n’est nulle part mieux décrit que dans l’Encyclopédie
hégélienne, III. La philosophie de l’esprit, où la première partie de l’Esprit
subjectif commence par l’immersion de l’esprit dans la nature, et où le
mouvement d’individuation sera guidé par l’émancipation à l’égard de la
nature. Dans ce processus la corporéité sera la base de sa singularisation
subjective.
Quoi qu’il en soit, il faudrait se demander si dans cette oscillation du
sommeil-éveil il y a une certaine dialectique de l’altérité intérieure à la
corporéité. Car le corps constitue précisément cette dynamique de
distanciation originale. De même que le souffle, l’avènement du corps
dans cette oscillation du sommeil-éveil serait solidaire avec le surgisse-
ment de la conscience. En outre, cette distance à l’égard de l’être que
constitue le corps est aussi le premier pouvoir face à l’être. Pouvoir de
dormir. Pouvoir de se réveiller. Il faut remarquer comment, très tôt,
l’intentionnalité chez Levinas s’écrit dans une grammaire des
puissances : manger, dormir, travailler, etc. De plus, cette défection de
l’être par le sommeil qui permet « de se coucher », « de se replier »

41. William SHAKESPEARE, Hamlet, Paris, Flammarion, 1999.


42. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 120.
644 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

autorise l’être à s’offrir comme la fermeté de la terre. Après la pure


matière informe du remue-ménage de l’être avant l’expérience du
monde, Levinas laisse la place à ce domaine solide de la terre 43.
Il ne s’agit pas du contact avec la terre : s’appuyer sur la terre est plus
que la sensation du contact, plus qu’une connaissance de la base 44.
Ce qui est ici « objet » de connaissance ne fait pas vis-à-vis au sujet, mais
le supporte 45.
Domaine d’une positivité pré-réflexive qui précède au monde et qui,
dans sa fermeté élémentaire, permet l’avènement du corps grâce à la
possibilité de s’incliner, de « se reposer-sur ». Autrement dit, à travers
la fatigue et le sommeil l’être s’offre comme vie et laisse place à
l’événement de l’individualisation du corps corrélative à la terre. Avant
la Geworfenheit heideggérienne, cette corrélation pré-intentionnelle
corps vivant/terre, constituera le premier pas vers la relation conscience-
monde, où un être-au-monde devient possible. C’est le corps qui rend
possible la perception. Dit autrement, il n’y a aucune perception qui
n’engage pas le corps.
C’est donc à l’intérieur de la chair de la vie que le corps vivant et la
terre pré-constituent des pôles que l’on appellera proto-subjectif et
proto-objectif, dont un être-au-monde peut émerger. Ce qui implique
que la scène en cours n’autorise pas encore à parler ni de sujet ni d’objet.
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La sagacité levinassienne est d’avoir compris qu’il n’est pas légitime de
penser la relation sujet-objet hors du sol préalable de la vie. Ici, l’être se
décline donc comme vie, et se veut comme fatigue ou sommeil,
contraction ou hypostase dans le vivant. Comme l’exprime bien Levinas :
L’activité fondamentale du repos, le fondement, le conditionnement
apparaît donc comme la relation même avec l’être, comme le
surgissement dans l’existence d’un existant, comme l’hypostase. Alors,
l’existant est avant tout vivant.

III. LA JOUISSANCE
Selon l’itinéraire du processus d’individuation commencé par Levinas
dans le recueil Le Temps et l’autre, dans Totalité et infini Levinas ferait
de la jouissance le mouvement suivant où, à l’intérieur de la vie, on

43. Comme l’écrit très justement Jean-Louis Chrétien : « Lâcher prise, lâcher les prises
de l’attention et de la perception, ce n’est pas léviter ni flotter, c’est reposer sur le sol ou
sur un lit […]. Nul ne peut dormir sans cette singulière adhérence. » (Jean-Louis CHRÉTIEN,
L’Appel et la réponse, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 136.)
44. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 120.
45. Ibid.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 645
assiste à l’avènement de la subjectivité et la rupture avec l’il y a. Comme
on l’a déjà établi, l’être du « Moi » n’est pas quelque chose de donné,
voire une facticité. Dans le sommeil, la conscience se découvre d’emblée
dans la vie et en tant que vivante. Et c’est en tant que vivante qu’elle se
voit individuée. Comme l’exprime Levinas lui-même,
Le fait nu de la vie n’est jamais nu. La vie n’est pas volonté nue d’être,
Sorge ontologique de cette vie. Le rapport de la vie avec les conditions
mêmes de sa vie, devient nourriture et contenu de cette vie. La vie est
amour de la vie, rapport avec des contenus qui ne sont pas mon être,
mais plus chers que mon être : penser, manger, dormir, lire, travailler, se
chauffer au soleil. Distincts de ma substance, mais la constituant, ces
contenus font le prix de ma vie […]. La vie est une existence qui ne
précède pas son essence [clin d’œil critique à l’égard de Sartre chez qui
l’existence précède l’essence]. Celle-ci en fait le prix ; et la valeur, ici,
constitue l’être 46.
Or, pour comprendre comment la vie est l’horizon fondamental qui
précède tout processus de subjectivation, il faudrait esquisser les étapes
de ce mouvement constitutif de la conscience, parmi lesquelles après le
sommeil on trouve la jouissance.
Cet arrachement par le sommeil à la pleine coïncidence avec l’être
constitue une véritable ouverture qui est maintenant annoncée comme
jouissance.
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Contre l’il y a anonyme, horreur, tremblement et vertige, ébranlement
du moi qui ne coïncide pas avec soi, le bonheur de la jouissance affirme
le Moi chez soi. Mais si, dans la relation avec le non-moi du monde habité
par lui, le Moi se produit comme suffisance et se tient dans un instant
arraché à la continuité du temps, dispensé d’assumer ou de refuser un
passé, il ne bénéficie pas de cette dispense par un privilège tenu de
l’éternité. La véritable position du moi dans le temps, consiste à l’inter-
rompre en le scandant par des commencements 47.
Concrètement, le vivant doit apaiser ses besoins en se nourrissant.
Besoin qui, en tant que vivant, est un rapport au corps biologique
comme la faim ou le besoin-de. C’est cette consommation qui permet
l’accès aux étants qui s’offrent d’emblée comme nourriture au vivant
pour sa satisfaction. Ainsi, le sujet qui apaise ses besoins passe à la
jouissance du monde comme nourriture, et à la jouissance de soi,
l’expérience de l’identité de soi, par l’assimilation de l’autre dans une
coïncidence qui marque le surgissement de « Moi ». Le principe d’identité
logique A = A sera solidaire de cette unité vivante. On se situe donc un

46. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 84.


47. Ibid., p. 117.
646 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

pas au-delà du sommeil et du surgissement élémentaire de la fermeté de


la terre. La positivité solide de la terre s’offre maintenant comme monde.
Le monde est déterminé par la mise à disposition des étants comme
nourriture pour combler cette faim. Être-au-monde c’est d’abord être-
au-monde en tant que vivant, avant d’être jeté dans un monde technique
parmi des outils. C’est la nature avant une seconde nature. En effet,
Levinas écrit : « Avant d’être un système d’outils, le monde est un
ensemble de nourritures 48. » Une faim comblée qui revient de façon
éternelle, ouvrant sur un effort permanent pour combler ce manque.
Levinas est ici tout proche du conatus spinoziste 49. Or, ce manque que
constitue la faim marque l’intervalle du moi à l’égard du soi et la
recherche de l’identité avec soi dans la satisfaction. Ainsi, c’est par la
faim et en tant que vivante, que l’ipséité se voit affectée par une distance.
Cette dernière la sépare de l’être, de son être en manque. Le « Moi » se
rend témoin d’un manque. Dans le mouvement du besoin s’établit donc
une distance à l’égard de soi qui est comblée dans la satisfaction, dans
l’identité de soi à « Moi ». Autrement dit, la distance de la main
extériorisée vers la nourriture à arracher, marque aussi la distance
intérieure à la conscience. L’extériorité de l’esprit coïncide avec le corps.
La conscience intentionnelle se veut avant tout « comme un arrachement
de la nourriture » par la main. La conscience, qui se définit par l’acte de
se poser, prend place à partir de la position du corps, pour lequel tout
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acte de positionnement est mis en scène. Le corps est protagoniste dans
la main qui saisit. La main marque l’acte d’apprivoisement et la
satisfaction qui en résulte, elle constitue l’intentionnalité. Le corps
devient donc le lieu ou se passe le « Je ». Ce pouvoir d’assimilation du
corps me permet de me dégager de l’être, de m’apprivoiser et de me
poser sur moi-même à travers l’acte de me satisfaire par la nourriture,
comme acte de coïncidence ou d’identité à moi-même. Une situation
semblable à l’intuition intellectuelle de Fichte, qui présuppose une assise
aussi bien matérielle que vitale.
Dans la section de Totalité et infini, « Intériorité et économie »,
Levinas décrit un homme heureux qui, à partir de cette économie de
consommation, prend possession du monde qui l’entoure pour subvenir
à ses besoins vitaux. Dès lors, le vivant est orienté sur lui-même. La
dimension monadique du sujet, la distance du manque, permet de mettre
l’accent sur la conscience comme identité, Moi = Moi à partir de
l’expérience de satisfaction et d’assimilation de « l’Autre » au « Même ».

48. ID., Le Temps et l’autre, op. cit., p. 45.


49. « L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus
que l’essence actuelle de cette chose. » (Baruch SPINOZA, Éthique, trad. Bernard PAUTRAT,
Paris, Éditions du Seuil, 2010, livre III, proposition VII).
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 647
Par ce manque, la faim revient à une expérience de la différence, d’un
intervalle, d’une distance entre « Moi » et l’accolade forcée à l’être, qui
est surmontée dans le fait de se nourrir-de. Levinas écrit : « La subjec-
tivité prend son origine dans l’indépendance et dans la souveraineté de
la jouissance 50. » Moi = Moi de la satisfaction de soi dans la jouissance.
À son tour, ce paradigme d’assimilation précède et détermine le
mouvement de la représentation. « C’est avec moi-même que je me
retrouve dans la connaissance et dans la jouissance 51. » L’immanence de
la connaissance est marquée par ce mouvement circulaire de la
conscience de soi qui sort de soi vers une extériorité uniquement pour y
retourner. On retrouve le mouvement dialectique de la conscience décrit
par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit mais à travers la métaphore
de la figure d’Ulysse dans l’Odyssée employée par Levinas. Transcendance
dans l’immanence. En effet, cette priorité de la subjectivité la rend
capable de jouir de l’autre et, de ce fait, de jouir d’elle-même dans le
processus de se nourrir. Mais il faudrait préciser que c’est du fait même
de sa dépendance à l’égard de la vie en tant que vivante, en tant que
faim, que cette capacité à jouir de soi se constitue. Dès lors, on voit bien
ici que la jouissance, d’un certain point de vue, relève d’une forme
d’indépendance, mais d’un autre point de vue, elle est soumise à la
dépendance vitale au vivant. Dit autrement, c’est la dépendance au
manque, aux besoins, d’une faim qui demande à être surmontée. C’est la
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satisfaction à travers le geste de consommation de « l’Autre » dans la
nourriture qui – comme coïncidence de Moi à Moi – permet le surgisse-
ment de l’ipséité, le Selbst. Il s’agit donc de surmonter « l’Autre » par
l’assimilation : alimentation sous forme d’effort de se nourrir. C’est un
moment d’hypostase par laquelle l’existant devient identité avec soi
dans la jouissance qui devance le manque. Or cela s’avère possible grâce
à l’irruption de « l’Autre dans le Même », ce manque : la faim, mobilise
le processus d’individuation. Ainsi, Levinas fait une place au bonheur
par lequel l’intériorité devient possible. L’intériorité du bonheur rend
possible l’autonomie face à toute altérité comme contentement de soi.
Désormais, Levinas met en place une véritable herméneutique vitale par
laquelle le sens du monde s’offre d’emblée comme nourriture pour le
vivant. Autrement dit, c’est à l’intérieur de la vie qu’avant tout rapport
sujet-objet, on assiste à la détermination du sens du monde à partir de
la condition de vivant. C’est une critique implicite de l’herméneutique
heideggérienne dans Sein und Zeit esquissée dans le paragraphe 15.
En effet, l’horizon de la technique ne serait donc pas le premier horizon
de sens. Avant l’horizon de la technique se trouve l’horizon de la vie. La

50. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 86.


51. ID., Le Temps et l’autre, op. cit., p. 47.
648 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

technique appartient déjà à l’économie du vivant, à la main qui saisit la


nourriture. Et c’est justement comme nourriture que le sens du monde
s’offre d’emblée au vivant 52.
Or, si du fait de la vie même les étants du monde sont déterminés
comme nourriture, c’est réciproquement et simultanément qu’on assiste
à la genèse de la subjectivation comme vivante. Le monde de la nourriture
dessiné sur fond de vie laisse place à la possibilité d’un égoïsme heureux
que représente le « Moi ». C’est un engourdissement parmi les choses
consommables. Comme l’exprime bien Levinas, « Vivre, c’est jouir de la
vie 53. » On assiste, dans cette égalité à soi, dans le contentement ou la
satisfaction de l’alimentation, à la genèse de la conscience d’un être-
pour-soi, d’un être capable de s’enrouler sur soi et de sortir de l’il y a.
Dès lors, quelque soit l’altérité, la conscience réussit à la surmonter et à
persévérer, à maintenir cette identité conquise. Levinas semble confirmer
à plusieurs reprises cette caractérisation de la façon d’être comme être-
pour-soi :
Le Moi […] l’être dont l’exister consiste à s’identifier, à retrouver son
identité à travers tout ce qui lui arrive. Il est identité par excellence,
l’œuvre originelle de l’identification 54.
Levinas se réapproprie-t-il le Für-sich-sein hégélien ? Sans doute.
Comme Francis Guibal le signale : « Levinas fait ici consciemment
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allusion au mouvement de la conscience de soi chez Hegel : une
élasticité qui peut se retrouver jusque dans l’absolument autre 55. » À
plusieurs reprises, Levinas semble confirmer cette réinterprétation de
l’être-pour-soi hégélien. Ainsi, par exemple il dit :
Le moi est ainsi la façon selon laquelle concrètement, s’accomplit la
rupture de la totalité, qui détermine la présence de l’absolument autre
[…]. Elle est une existence pour-soi, mais non pas, initialement, en vue
de son existence, ni comme représentation de soi par soi-même. Elle est
pour soi, comme dans l’expression « chacun pour soi », pour soi, comme
est pour soi « ventre affamé qui n’a pas d’oreilles » 56.

52. Dans Le Temps et l’autre Levinas rend explicite cette critique : « Ce qui semble
avoir échappé à Heidegger […] c’est qu’avant d’être un système d’outils, le monde est
un ensemble de nourritures. La vie de l’homme dans le monde ne va pas au-delà des
objets qui le remplissent. » (E. LEVINAS, Le Temps et l’autre, op. cit., p. 45.)
53. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 87.
54. Ibid., p. 6.
55. Francis GUIBAL, Et combien de dieux nouveaux, Paris, Aubier, 1980, p. 43.
56. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 91.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 649
Pour qu’il puisse y avoir un existant dans cet exister anonyme, il faut
qu’il y devienne possible un départ de soi et un retour à soi, c’est-à-dire
l’œuvre même de l’identité 57.
L’identification est précisément la position même d’un étant au sein
de l’être anonyme et envahissant. « C’est par cette habitation dans
l’“autre” (et non pas logiquement, par opposition à l’autre) que l’âme
acquiert son identité 58. » Ce que Didier Frank semble confirmer lorsqu’il
fait émerger les questions suivantes :
De quelle dimension de sens cette identité subjective relève-t-elle ?
Surgit-elle de la manifestation de l’être à lui-même qui, déphasage et
intentionalité, confère à la conscience l’identité du pour-soi ? Mais que
faut-il entendre par là ?
Frank répond avec une citation de Hegel qui se trouve justement
dans la Doctrine de l’être de la Science de la Logique :
L’être pour soi, dit Hegel qui conçoit le soi à partir du pour-soi, consiste
à avoir passé outre la limite, passé outre son être-autre de manière à être,
en tant que cette négation, le retour infini en soi (in sich). La conscience
comme telle contient déjà à même soi (an sich) la détermination de l’être-
pour-soi car elle se représente (vorstellt) un objet qu’elle ressent,
intuitionne, etc., c’est-à-dire dont elle possède en elle le contenu sur le
mode de l’idéel. Interpréter la conscience comme pour soi, c’est donc, en
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comprenant la substance comme sujet, faire de celui-ci une fonction de
l’être 59.
Pourtant, le concept de jouissance chez Levinas est encore hégélien
à un autre titre. En effet, comme Kojève 60 le rappelle à propos du rapport
de l’état de nature avec la conscience certaine d’elle-même, dans la
Phénoménologie de l’esprit :
L’être qui mange, par exemple, crée et maintient sa propre réalité par la
suppression de la réalité autre que la sienne, par la transformation d’une
réalité autre en réalité sienne, par « l’assimilation », « l’intériorisation »

57. ID., Le Temps et l’autre, op. cit., p. 31.


58. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 88.
59. Didier FRANK, L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification, Paris, Presses
Universitaires de France, 2008, p. 133, qui renvoie à G. W. F. HEGEL, Die objektive Logik.
Erster Band, Die Lehre vom Sein (1832), dans Wissenschaft der Logik, Hans-Jürgen
GAWOLL (éd.), Hamburg, Meiner (coll. « Philosophische Bibliothek », 385), 2008, p. 160.
60. Si l’on s’intéresse au Hegel de Kojève et non pas aux autres exégèses d’Hegel,
c’est tout simplement parce que Levinas est fort influencé par Kojève dans sa lecture de
Hegel comme par la traduction de la Phénoménologie de l’esprit faite par Jean Hippolyte,
à son tour influencé aussi par Kojève. Voir Cristobal BALBONTIN-GALLO, « Comment
Levinas a approché Hegel », Rivista di storia della filosofia 4 (2020), p. 753-768, DOI :
10.3280/SF2020-004007.
650 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

d’une réalité « étrangère », « extérieure » […]. Ce Moi, qui se « nourrit »


de Désirs, sera lui-même désir dans son être même, crée dans et par la
satisfaction de son Désir [voire de sa faim] 61.
En effet, signale Kojève, « lorsqu’il a faim, par exemple, et veut
manger, et lorsqu’il en prend conscience, il prend nécessairement
conscience de soi 62 ».
Quoi qu’il en soit, dans cette surenchère de l’être décliné comme vie
qui se fait faim,
La nourriture, comme moyen de revigoration, est la transmutation de
l’autre en Même, qui est dans l’essence de la jouissance : une énergie
autre, reconnue comme autre, reconnue nous le verrons, comme
soutenant l’acte même qui se dirige sur elle, devient, dans la jouissance,
mon énergie, ma force, moi. Toute jouissance dans ce sens, est
alimentation. La faim, est le besoin, la privation par excellence et, dans
ce sens précisément, vivre de… 63.
Alors, dans ce contexte, le corps fait office de pivot fondamental pour
comprendre comment ce mouvement de récupération marque le
surgissement de la subjectivité. « Le surgissement de soi à partir de la
jouissance 64. » Le corps est marqué par un régime de séparation face à
l’être 65. Ce protagonisme du corps montre à nouveau que la conscience,
comme on l’a signalé à propos du sommeil, n’est pas un événement
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statique, que le « Moi » est le résultat d’une relation dynamique entre
l’existence et l’existant. Plus encore, le « Moi » en soi est mouvement.
C’est donc bien une certaine phénoménologie d’un point de vue
génétique que Levinas essaie de développer. Or, que signifie ce que l’on
vient d’énoncer ? Cela signifie qu’une conception statique de la
conscience voudrait voir dans la subjectivité une origine fixe, comme un
fait donné. Ici, elle est plutôt génétique, c’est l’événement même de
« jouir-de » qui établit la subjectivité comme coïncidence avec soi, voire
hypostase ou séparation face à cette accolade à l’être. Comme l’écrit
Levinas :
La conscience ne tombe pas dans un corps – ne s’incarne pas ; elle est
une désincarnation – ou, plus exactement l’ajournement de la corporéité
du corps 66.

61. Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 12.
62. Ibid., p. 166.
63. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 83.
64. Ibid., p. 91.
65. Ibid., p. 121.
66. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 140.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 651
Ce faisant, Levinas rejoint la critique de l’idéalisme faite par
Heidegger, par Sartre… mais aussi par Hegel. Idéalisme critiqué qui veut
un « Moi » marqué par une identité logique détachée de toute ontologie.
C’est pourquoi ce processus de subjectivation se veut aussi une ontologie
de la subjectivité chez Levinas. Comme Levinas semble le confirmer :
L’identification est précisément la position même d’un étant au sein de
l’être anonyme et envahissant. On ne peut donc pas définir le sujet par
l’identité, puisque l’identité recèle l’événement de l’identification du
sujet 67.
Il s’ensuit que l’identité subjective est le propre de ce qui est détaché
du bruissement anonyme de l’Il y a, donc pensable par rapport à l’être.
Ainsi :
Dans l’existence quotidienne, dans le monde, la structure matérielle du
sujet se trouve, dans une certaine mesure, surmontée : entre le moi et le
soi apparaît un intervalle. Le sujet identique ne retourne pas à soi
immédiatement […] le sujet se sépare de lui-même 68.
Sur ce point, Levinas rejoint Hegel dans sa critique de Kant. Il ne
s’agit point d’un schématisme analytique mais plutôt d’un processus
concret dans lequel surgit l’identité de la subjectivité. Le sujet n’est pas
un être donné de fait, mais un être dont la constitution doit être justifiée
comme on l’a signalé. Dès lors, l’archè, le commencement est établi à
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l’intérieur de ce processus de rupture. La discontinuité de l’être dans la
faim, de même qu’avant dans le sommeil, rend possible l’acte par lequel
la subjectivité se fait effective. Or, la rupture de l’éternel remue-ménage
se fait à partir de l’intervention du corps dans l’acte de s’alimenter, donc
par l’espace plutôt que par le temps. Ainsi, le corps, scène d’oscillation
entre la faim et la satisfaction, se veut régime de distance. Cette mise en
place d’une distance de Moi à l’égard de soi et son élargissement marque
la subjectivité. « Le corps nu et indigent, identifie le centre du monde
qu’il perçoit, mais conditionné par sa propre représentation du
monde 69. » Comme l’exprime Levinas lui-même :
Il importe de souligner que par l’intention notre présence dans le monde
est à travers une distance, que nous sommes séparés de l’objet de
l’intention par une distance, franchissable certes, mais par une
distance 70.

67. ID., De l’existence à l’existant, op. cit., p. 149-150.


68. ID., Le Temps et l’autre, op.cit., p. 45-46.
69. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 100.
70. ID., De l’existence à l’existant, op. cit., p. 72.
652 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

Or, toute distance à l’égard d’un objet passe au préalable par une
distance à l’égard de moi-même, qui n’est pas (comme on serait tenté de
le croire) le fruit d’une économie auto-positionnelle, mais d’une
hétéronomie de l’écart du moi à soi via l’intervalle de la faim. Le sens
même de cet intervalle, dans ce cas, la faim du vivant, rend possible
l’horizon de sens des étants comme nourriture qui détermine la
conscience en tant qu’inter-esse-ment. La conscience veut persévérer
dans son être en tant que vivante. Et ce sens profond conditionne le
rapport sujet-objet. Autrement dit, la possession des choses passe
désormais par une contradiction des forces : C’est l’étouffement à
l’intérieur de l’être lui-même qui fait place à une séparation, à une
distance ; et la faim, comme forme de dépossession originelle qui rend
possible l’acte originel de possession et qui est en fait l’acte de se
« nourrir-de ». Or, la première possession parmi toutes les possessions
est justement le corps. Ce faisant, Levinas comprend que l’entrée en
possession du corps se produit à partir de la possession des choses. Cet
acte même de prendre avec la main, fait d’un étant à la fois une chose et
un sujet. Les deux surgissent du même mouvement. Ce faisant, Levinas
comprend aussi que cette entrée en possession du corps propre trouve
son origine dans la condition de vivant, à travers des événements aussi
fondamentaux que le sommeil et l’alimentation. Comme le dit bien
Guibal, la faim est une « négativité [qui] ne m’ouvre à l’autre que pour
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mieux le nier et le consommer, le ramener et le référer à moi :
mouvement [centripète] de “récupération” sans fin 71 ». Il ne saurait en
aller autrement : ici toute extériorité implique l’avènement d’une
certaine intériorité. Le monde offert à la saisie par la faim du vivant
détermine la subjectivité comme « saisissante », comme un pouvoir de
saisir.
Pour synthétiser, il y a autant de conscience qu’il y a de corps. La
mesure des possibilités du corps est la mesure de notre conscience. Et, à
son tour, il y a autant de corps que de distance à l’égard de la plénitude
de l’être. Comme le signale Levinas : « Grâce à cette distance dans
l’existence, l’existence est une relation entre un existant et elle-même 72. »
Mais, paradoxalement, c’est cette plénitude de l’être à la base, qui rend
possible une ouverture dont est issue la conscience. Comme l’exprime
bien Agatha Zielinski, « il ne s’agit pas d’une constitution du monde par
le sujet, mais d’une constitution du sujet par le monde 73 ». Ce que
Levinas semble confirmer dans le passage suivant : « Le monde n’est pas

71. F. GUIBAL, Et combien de dieux nouveaux, op. cit., p. 22.


72. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 51.
73. Agatha ZIELINSKI, Levinas. La responsabilité est sans pourquoi, Paris, Presses
Universitaires de France, 2004, p. 19.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 653
seulement constitué, mais aussi constituant 74. » En résumé, c’est l’excès
même de l’être qui appelle à une contraction, à une défection dans le
trop plein dont est issu le sujet.

IV. LA DEMEURE
La demeure marque le troisième moment dans le processus
d’individuation. C’est dans Totalité et infini que Levinas enseignera cette
dimension qu’il n’envisage pas auparavant avec De l’existence à
l’existant ou Le Temps et l’autre. Levinas précise ainsi sa pensée :
L’acceptation ou le refus de ce dont nous vivons suppose un agrément
préalable – à la fois donné et reçu, l’agrément du bonheur. L’agrément
premier – vivre – n’aliène pas le moi, mais le maintient, constitue son
chez soi. La demeure, l’habitation, appartient à l’essence – à l’égoïsme –
du moi 75.
Contre l’il y a anonyme, horreur, tremblement et vertige, s’affirme le
Moi chez soi. C’est par cette séparation de la plénitude de l’être que
s’accomplit l’égoïsme. Pourtant, ce « bonheur » a besoin et dépend d’un
autre. « La liberté comme rapport de la vie avec un autre qui la loge et
par la lequel la vie est chez elle 76. » Ainsi, l’intimité de la demeure
suppose déjà l’intimité avec quelqu’un. « L’intériorité du recueillement
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est une solitude dans un monde déjà humain. Le recueillement se réfère
à un accueil 77. » Or, c’est la dimension de la féminité qui constitue la
possibilité d’une demeure, d’un être chez soi. Comme l’exprime Levinas,
« la dimension de la féminité qui y reste ouverte, comme l’accueil même
de la demeure 78 ». Pourtant, il ne s’agit pas de supposer en fait une
femme, mais plutôt un monde déjà humain, un accueil de l’autre dans
cette dimension féminine que constitue la demeure. À ce propos Levinas
signale que « l’absence empirique de l’être humain de “sexe féminin”
dans une demeure, ne change rien à la dimension de féminité qui y reste
ouverte 79 ». Ou encore à une autre reprise, il ne s’agit pas de soutenir
« bravant le ridicule, la vérité ou la contre vérité empirique que toute
maison suppose en fait une femme 80 ». Et pourtant, Levinas n’hésite pas
non plus à se référer à cette dimension féminine comme à celle de

74. E. LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2006,
p. 184-185.
75. ID., Totalité et infini, op. cit., p. 116-117.
76. Ibid., p. 139.
77. Ibid., p. 128.
78. Ibid., p. 131.
79. Ibid.
80. Ibid.
654 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

l’accueil d’autrui : « Douceur du visage féminin, où l’être séparé [Moi]


peut se recueillir et grâce à laquelle il habite 81. » Ou encore : « Ce qui
nous renvoie à son intériorité essentielle et à l’habitant qui l’habite avant
tout habitant, à l’accueillant par excellence, à l’accueillant en soi – à
l’être féminin 82. »
Cependant, pour Levinas cet « autre » n’est pas encore la rencontre
du visage. Il y a présence d’une altérité, mais elle ne constitue pas le
face-à-face avec autrui. Comme il le dit bien, ce
[…] n’est pas le vous du visage qui se révèle dans une dimension de
hauteur – mais précisément le tu de la familiarité : langage sans
enseignement, langage silencieux, entente sans mots, expression dans le
secret 83.
Le silence, la discrétion, qui n’est pas encore transcendance, qui n’est
pas encore langage. « L’altérité féminine […] se situe sur un autre plan
que le langage 84. » Elle n’est que pressentie dans ses « allées et venues
silencieuses de l’être féminin qui fait résonner de ses pas les épaisseurs
secrètes de l’être 85. » C’est précisément cette douceur du féminin qui
« se répand sur la face des choses 86 » qui permet à soi de s’enrouler, de
se recueillir hors du trop de l’exposition à l’être. Cependant, Levinas
n’hésite pas à signaler que « la discrétion de cette présence, inclut toutes
les possibilités de la relation transcendante avec autrui 87 ». Quoi qu’il
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en soit, cet oubli du « visage » du féminin serait « nécessaire à la
séparation 88 », séparation (voire intériorité) qui pourra accueillir plus
tard autrui en face-à-face 89.
Ce faisant Levinas semble néanmoins tomber dans une impasse. Si
l’habitation est « rapport de la vie avec un autre qui la loge et par lequel
la vie est chez elle 90 », il s’agit bien d’une relation d’altérité avec autrui.
Pourtant, Levinas semble réduire la portée de l’altérité d’autrui à une
ontologisation de l’altérité dans l’être féminin. Toutefois, Levinas paraît
justifier cet argument, d’abord par un nécessaire processus de sortie de
l’économie de l’être, à travers une dynamique conduisant à une
subjectivité pleine de l’intériorité, qui peut alors accueillir Autrui.
Ensuite, toute se passe comme si le féminin était entièrement voué à

81. Ibid., p. 124.


82. Ibid., p. 131.
83. Ibid., p. 129.
84. Ibid.
85. Ibid.
86. Ibid., p. 128.
87. Ibid., p. 129.
88. Ibid., p. 156.
89. Ce qui implique à son tour que l’ontologie est nécessaire à la transcendance.
90. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 139.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 655
s’effacer comme visage dans le silence, gardé en réserve pour la possibilité
de son déploiement. Encore un fois, comme l’écrit Levinas :
L’altérité féminine […] se situe sur un autre plan que le langage et ne
représente nullement un langage tronqué, balbutiant, encore
élémentaire. Tout au contraire, la discrétion de cette présence, inclut
toutes les possibilités de la relation transcendante avec autrui 91.
Mais ceci nous semble en effet contradictoire. D’abord, parce que cela
viendrait à reconduire la portée méta-physique du visage à celui d’un
rapport avec le phénomène du féminin, alors qu’il s’agit justement de
tout le contraire, voire d’une défection de la phénoménalité. Ensuite,
parce que la hauteur du visage se révèle aussi dans le silence, dans sa
faiblesse, dans la discrétion de sa nudité hors du monde, ce qui implique
que, face à la trop grande discrétion du féminin, « la présence en excès,
jusqu’à la violence, du visage 92 » serait nécessaire. Ce qui irait contre
tout ce que Levinas veut signifier par la rencontre du visage de l’autre
comme étant paix par excellence.
Or, dans le sillage de Levinas, on est tenté de croire que le rabaissement
de l’altérité d’Autrui à la portée ontique d’un être (dans ce cas l’être
féminin) veut justement mettre l’accent sur la transcendance du visage
hors de l’économie ontico-ontologique. Pourtant, Levinas s’interdit
doublement cette possibilité. En effet, d’un côté, il affaiblit la portée de
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la rencontre de l’autre face-à-face par une expérience préalable de
socialité, là où justement il s’agissait de développer la solitude d’une
subjectivité avant la rencontre de l’autre. Présence d’un « tu » préalable
à un « vous » qui ne fait que rapprocher dangereusement la pensée de
Levinas à celle de Buber, là où justement il s’agissait de la distancier.
D’un autre côté, il exclut le féminin, dans sa portée ontique, de la
rencontre du visage de l’autre. Par conséquent, Levinas ne fait que
déterminer implicitement de façon négative le visage par opposition à
l’être féminin, ce qui implique d’inverser – et donc de confirmer – la
détermination ontologique du visage, fût-elle seulement une
détermination négative dans un régime ontico-ontologique. En résumé,
tout se passe comme si le raisonnement complet voulait justifier, au
moins dans une ontologie de la subjectivité, la constitution d’une
intériorité à « mains pleines », possible grâce à la demeure. Comme si la
demeure était nécessaire, non seulement pour accueillir le visage, mais
aussi pour rendre compte de sa révélation (comme si la nudité humaine
avait besoin d’interpeler le « Moi » dans sa souveraineté). Ce qui
implique qu’il ne saurait y avoir, au moins dans Totalité et infini, un être-

91. Ibid., p. 129.


92. R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, op. cit., p. 142.
656 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

pour-l’autre sans un être-pour-soi. Ce qui suppose laisser en suspens la


question de savoir si Levinas a réussi à quitter l’être pour l’au-delà de
l’être, ou encore, si le droit d’Autrui passe avant le mien « par delà l’en-
soi et le pour-soi 93 ». Une entreprise qu’Autrement qu’être résoudra sans
doute autrement 94.
Quoi qu’il en soit, même si l’argument à propos de la demeure peut
être considère hégélien à deux reprises : d’abord, en ce que le surgisse-
ment de la conscience et de la relation sujet-objet ne saurait suffisamment
se comprendre sans rendre compte des déterminations concrètes et
préalables de l’existence de la conscience et dans lesquelles elle se
produit ; ensuite, en ce qui implique que de soi à soi il faut la médiation
de l’autre lorsque Levinas écrit « être chez soi en autre chose que soi 95 »,
c’est surtout à l’influence de Bachelard qu’il faudra rapporter la
conception levinassienne de la demeure. En effet, La poétique de l’espace,
paru quatre ans avant la publication de Totalité et infini, décrit
l’intériorité de la maison comme demeure en stricte complémentarité
avec Levinas, comme le signale René-Pierre Le Scouarnec 96, même s’il
n’y a aucune référence à Bachelard dans Totalité et infini.

V. LE TRAVAIL
La notion de travail dans Totalité et infini marque la dernière
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concrétisation du mouvement qui se veut hypostase de la subjectivité
par rapport à l’être avant la rencontre d’Autrui. L’œuvre qui résulte du
travail suppose les moments préalables de la jouissance et de la demeure.
La figure travail veut ainsi consolider ce mouvement vers l’autonomie
et indique l’énergie même de la subjectivité qui se positionne comme
hypostase. Elle le fait pourtant avec des nuances, comme on le verra.
Comme on l’a déjà remarqué dans la demeure, c’est à partir de ce
dedans que l’homme peut aller dans un dehors et, maintenir sa position
dans la plénitude de l’être qui s’affirme dans son rapport au monde à
travers le travail. Levinas déclare : « Être corps c’est d’une part se tenir,
être Maître de soi, et, d’autre part se tenir sur terre, être-dans-l’autre et
par là, être encombré de son corps 97. » Or Levinas introduit maintenant

93. E. LEVINAS, De l’existence à l’existant, op. cit., préface allemande.


94. C’est Catherine Chalier qui a fait la première critique des usages du féminin chez
Levinas. Catégorie du féminin qui, après cette critique, disparaît de l’œuvre
levinassienne. Voir Catherine CHALIER, Figures du féminin, Paris, La nuit surveillée,
1982 ; Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2007.
95. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 139.
96. René-Pierre LE SCOUARNEC, « Habiter-Demeurer-Appartenir », Collection du Cirp 1
(2007), p. 79-114.
97. E. LEVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 138.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 657
la puissance de transformation que représente le travail. En effet, le travail
est compris par Levinas comme « saisie opérée sur l’élémental 98 ». Si
l’élémental est le milieu vital où nous vivons, l’horizon avant tout acte,
alors le travail implique la transformation de l’élémental en un monde.
Autrement dit, le travail permet d’arracher les choses de leur
indétermination. En opposition à Heidegger, pour qui le monde est à
portée-de-main (Vorhandensein), pour Levinas il s’agit de relever
l’horizon préalable de l’élémental comme milieu de vie, avant tout mis à
disposition comme étant. Ce faisant, Levinas fait une remise en question
de la place privilégiée qu’occupe la technique chez Heidegger dans son
rapport fondamental aux étants. Ainsi Levinas écrit explicitement à
l’encontre d’Heidegger : « La nourriture ne peut s’interpréter comme
utensile que dans un monde d’exploitation 99. » Autrement dit, du point
de vue de Levinas, Heidegger oblitère la condition fondamentale de
l’homme en tant que vivant avant d’être jeté au monde (Geworfenheit) :
« On vit de son travail qui assure notre substance ; mais on vit aussi de
son travail parce qu’il remplit (réjouit ou attriste) la vie 100. »
Or, selon Levinas, c’est en façonnement le monde que nous le
possédons. « L’élément se fixe entre les quatre murs de la maison, se
calme dans la possession. Il y apparaît comme chose 101. » Le travail
« suscite les choses et transforme la nature en monde 102 ». Ce faisant,
c’est par cette possession que l’homme fait acte de possession de soi.
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Autrement dit, la résistance de l’extériorité laisse place à la possibilité
de rendre cette extériorité égale à « Moi » par le travail. Levinas écrit :
« Le travail dans son intention première, est cette acquisition, ce
mouvement vers soi. Il n’est pas une transcendance 103. » Alors le travail
apparaît comme une dimension économique de soi : « Nous vivons
d’actes et de l’acte même d’être […] Ce que je fais et ce que je suis, est à
la fois, ce dont je vis 104. » Cet aller-et-retour du travail pour persévérer
en soi détermine la conscience représentationnelle comme étant d’abord
existence économique. « Le travail demeure économique – signale
Levinas – il vient de la maison et y retourne, mouvement de l’Odyssée
où l’aventure courue dans le monde n’est que l’accident d’un retour 105. »
Ce mouvement de la main vers soi permet de consolider l’immanence
de l’existence de la conscience de soi. Souveraineté qui se veut pleine,

98. Ibid., p. 131.


99. Ibid., p. 108.
100. Ibid., p. 84.
101. Ibid., p. 131.
102. Ibid., p. 130.
103. Ibid., p. 133.
104. Ibid., p. 85.
105. Ibid., p. 151.
658 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

hypostase face à l’être. En effet, c’est par la main que nous façonnons la
matière pour donner forme au monde. C’est par le travail que la matière
est transformée en bien. La jouissance comme puissance d’assimilation
s’étend donc comme possession à arracher. Prise de possession qui pose
les choses dans une dimension durable dans le droit de propriété.
Pourtant, Levinas écrit ensuite :
Douter, travailler, détruire, tuer, ces actes négateurs assument l’extériorité
objective au lieu de la constituer. Assumer l’extériorité, c’est entrer avec
elle dans une relation où le Même détermine l’Autre, tout en étant
déterminé par lui 106.
Alors, l’ouvrier semble paradoxalement condamné à l’extériorité qu’il
prétendait suspendre justement par son travail : « En entreprenant ce
que j’ai voulu, j’ai réalisé tant de choses dont je n’ai pas voulu – l’œuvre
surgit dans les déchets du travail 107. » Désormais le travail, loin de
rompre cette économie centripète de Moi à Moi dans la consommation,
ne fait que la consolider. La subjectivité veut rendre l’œuvre égale à soi,
égale au pouvoir qui s’exerce dans le travail. Mais l’œuvre refuse de se
laisser incorporer, d’entrer et de se confondre avec mon intériorité.
Levinas argumente :
Les lignes de sens que l’activité trace dans la matière, se chargent
aussitôt d’équivoques, comme si l’action, en poursuivant son dessein,
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était sans égards pour l’extériorité, sans attention 108.
Ainsi l’œuvre apparaît comme quelque chose d’étrange, comme le
résultat que l’on n’a pas cherché. Je fais donc une œuvre malgré moi,
parce qu’elle reste étrangère à moi. « L’ouvrier ne tient pas en main tous
les fils de sa propre action. Il s’extériorise par des actes déjà en un sens
manqués 109. » Cette œuvre, qui se veut une possession, finit paradoxale-
ment, et dans un certain sens, par me déposséder. Rodolphe Calin dit à
ce sujet :
Dans son effort pour incorporer l’extériorité à sa propre substance, pour
arracher à la matière du monde des biens durables et s’assurer ainsi
durablement de soi, il ne fait en réalité que s’enliser dans l’extériorité 110.
C’est l’expérience troublante d’une vie économique qui veut
consolider son pouvoir dans l’extériorité, faire de l’extériorité l’égale à
soi, mais qui finit par s’enfoncer dans l’autre. On se confronte ainsi à

106. Ibid., p. 100-101.


107. Ibid., p. 191.
108. Ibid., p. 150.
109. Ibid.
110. R. CALIN, Levinas et l’exception du soi, op. cit., p. 147.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 659
une sorte d’aliénation qui marque l’œuvre. La conscience se veut maître
sans exception dans le monde mais l’extériorité de l’œuvre se tient
comme résistance anonyme.
Le dialogue avec Hegel est évident ici. D’une part, Levinas remarque,
comme Hegel, le besoin de la conscience d’être dans l’autre pour
s’affirmer dans une extériorité. Néanmoins, il s’agit d’une extériorité
vouée à être surmontée dans une pure intériorité. Immanence de
l’existence dans la conscience qu’il s’agit de conquérir. Or, c’est par le
travail que la conscience esclave dans la Phénoménologie de l’esprit
transforme la nature pour venir à soi, se rencontrer dans l’extériorité du
monde, et se reconnaître comme autoconscience dans l’objectivité. Marx
de son côté reste persuadé, tout au long de sa pensée, que l’individu ne
peut réellement atteindre son autoréalisation qu’à travers l’activité
productive en concert avec autrui 111. À son tour Kojève, dans sa lecture
de Hegel, considère que le travail et la lutte prennent une place
privilégiée dans ce processus d’émancipation de la conscience en tant
qu’action de négation du réel. Comme l’exprime bien Kojève :
La Conscience de soi est l’Être-pour-soi simple ou indivis ; elle est
identique-à-elle-même par l’acte d’exclure d’elle tout ce qui est autre
[qu’elle]. Sa réalité-essentielle et son objet-chosiste absolu sont pour
elle : Moi. […] Conscience-de-soi est une entité-particulière-et-isolée 112.
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Pourtant, Kojève dans sa lecture de Hegel insiste sur le fait que
l’homme est son œuvre, qu’il est l’œuvre qu’il a réalisée, comme produit
du travail, le lieu où il dépasse son être purement subjectif pour se
reconnaître dans l’universel avec d’autres individus :
L’œuvre manifeste donc également la nature des autres individus.
L’homme est transformé dans l’accomplissement de son œuvre ; dans et
par elle, la nature innée (animale) est dissoute et l’homme atteint sa
vérité, devient vraiment homme et homme réel 113.
Cependant, Levinas se distancie de cette idée pour dénoncer l’œuvre
comme un moment d’aliénation de la subjectivité sans socialité ni
transcendance. Un pur arrachement dans l’anonymat. En ceci Levinas
suit plutôt Rosenzweig pour qui, à propos de l’œuvre, « l’homme,
comme un tout multiple, perd sa totalité et sa clôture en soi pour
s’abimer dans la matière endorme jusqu’ à ce que le marbre s’éveille à
la vie 114 ». Ainsi l’œuvre, cette figure dans lequel l’homme s’abîme dans

111. Karl MARX, « Notes de lecture », Économie et philosophie, Manuscrits parisiens


(1844) Œuvres II, Paris, Gallimard, 1968, p. 30-33.
112. A. KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 17.
113. Ibid., p. 92.
114. Franz ROSENZWEIG, L’Étoile de la rédemption, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 128.
660 CRISTÓBAL BALBONTIN-GALLO

l’anonymat prépare, dans l’architecture conceptuelle de Totalité et infini,


le moment stratégique de la rencontre d’Autrui.

CONSIDÉRATIONS FINALES
Si pour Husserl la conscience est « le mode même de l’existence du
sens 115 », la phénoménologie semble donc revenir à une pure analyse du
travail constitutif de la conscience, voire à une phénoménologie
transcendantale. En revanche, Levinas est plus proche de Hegel lorsqu’il
pratique une sorte de « phénoménologie de l’esprit », c’est-à-dire
lorsqu’il éclaircit les conditions du surgissement de la conscience. Ainsi,
selon Jean-Pierre Lefebvre, la Phénoménologie de l’esprit hégélienne
retrace le chemin que se fraie la conscience de soi en marche vers elle-
même, de telle façon que la phénoménologie hégélienne est une
véritable conjonction de la conscience avec le contexte qui entoure et
explique cette conscience. La formule est aussi valable pour Totalité et
infini. En outre, comme l’explique bien Kojève :
La Phänomenologie s’est révélée être une anthropologie philosophique.
Plus exactement : une description systématique et complète, phénoméno-
logique au sens moderne (husserlien) du terme, des attitudes existentielles
de l’Homme, faite en vue de l’analyse ontologique de l’Être en tant que
tel, qui fait le thème de la Logik 116.
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En plus, la traduction fort existentialiste de la Phénoménologie de
l’esprit par Jean Hyppolite, aurait largement contribué à la fascination
de toute une génération d’existentialistes français qui se sont
revendiqués comme appartenant à la phénoménologie hégélienne. De
même, la division de la phénoménologie de l’esprit dans son tome I, sur
la phénoménologie de la conscience qui va jusqu’à à la « Raison », et un
tome II dit plus métaphysique, qui marque le passage au « Savoir
absolu », auraient justifié cette revendication existentialiste sur la
phénoménologie hégélienne sans prendre en compte le « Savoir absolu »
du tome II. Ainsi, il s’agit aussi pour Levinas d’éclaircir les différentes
circonstances (Umgebung) de l’élévation de la conscience afin
d’expliquer l’origine de l’intentionnalité qui définit cette même
conscience. En résumé, si pour Husserl « la phénoménologie c’est
l’intentionnalité 117 », pour Levinas la phénoménologie est l’éclaircisse-
ment des différents horizons concrets d’existence où surgit l’intention-

115. E. LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 70.
116. A. KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 57.
117. E. LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 175.
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT LEVINASSIENNE ? 661
nalité. Ce faisant, dans son geste philosophique, Levinas est plus proche
qu’on pourrait le croire d’une lecture existentialiste de Hegel.

RÉSUMÉ. – Une phénoménologie de l’esprit levinassienne ? L’avènement de la


conscience à soi chez Levinas. Par Cristóbal BALBONTIN-GALLO.
Si pour Husserl la conscience est la source du sens, la phénoménologie semble ainsi
revenir à une pure analyse du travail constitutif de la conscience qui détermine la
constitution du monde. Ce sens de la phénoménologie est bien différent de celui de Hegel.
En effet, la Phénoménologie de l’Esprit rappelle une véritable conjonction de la conscience
avec le contexte qui l’entoure et montre comment le développement de la conscience émerge
de sa relation avec son contexte ainsi qu’avec l’histoire. Bien que Levinas s’inscrive
ouvertement dans la tradition de Husserl et que plusieurs de ses textes engagent
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ouvertement un dialogue avec Husserl, le but de cet article est de montrer que la conception
de la conscience de Levinas implique une distance avec Husserl en engageant dans sa
conception de la phénoménologie une conception hégélienne, selon une approche où la
conscience n’est pas donnée comme point de départ pour la description des phénomènes,
mais émerge en même temps qu’elle se rapporte à ses phénomènes. Par conséquent, nous
soutenons qu’il est possible de démontrer que dans un certain sens dans Totalité et infini,
il est possible de parler d’une Phénoménologie de l’Esprit qui est en cours.
MOTS-CLEFS : conscience – contexte – Autre – phénoménologie – relation.
ABSTRACT. – A Levinassian phenomenology of Spirit ? The advent of self-
consciousness in Levinas. By Cristóbal BALBONTIN-GALLO.
If for Husserl the conscience is the source of sense, phenomenology thus seems to return
to a pure analysis of the constitutive work of the conscience that determines the constitution
of the world. This sense of phenomenology is quite different from Hegel’s. In fact, the
Phenomenology of Spirit recalls a true conjunction of the conscience with the context which
surrounds it, and shows how its development emerges from its relation with its context as
well as with history. Though Levinas inscribes himself openly in the tradition of Husserl
and several of his texts engage in open dialogue with him, the purpose of this article is to
show that Levinas’s conception of conscience implies a distance from Husserl by engaging
in his conception of phenomenology a Hegelian approach where conscience is not given as
a starting point for the description of phenomena, but emerges at the same time it relates
with its phenomena. Hence, we hold that it is possible to demonstrate that in a certain sense
in Totality and infinity it is possible to speak of a Phenomenology of Spirit in progress.
KEYWORDS : conscience – context – Other – phenomenology – relation.

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