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mérite un peu ce qui lui arrive. Ils consomment


beaucoup la télévision d’État russe et son univers
La société russe se déchire sur l’Ukraine
PAR JULIAN COLLING
parallèle - le vieil homme passe ses journées devant.
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 7 AVRIL 2022 On y entend que Boutcha est une falsification
des services secrets britanniques, que les Ukrainiens
auraient exécuté ceux accusés d’avoir collaboré avec
les Russes, ou que le bataillon d’extrême droite Azov
aurait collecté des cadavres dans toute l’Ukraine pour
une grande mise en scène.
Un soutien à l’intervention
Le récit de Lisa Ali offre un précipité des ruptures
Daria et son mari Martin, dans leur appartement de Rasskazovka, nouveau quartier
actuelles en Russie. Depuis des années, sociologues
du « grand » Moscou, en avril 2022. © Photo Tom Grimbert pour Mediapart et politologues alertent sur l’atomisation de la société
Les conséquences sociétales de l’intervention russe, ses conflits générationnels. Ils apparaissent plus
s’annoncent dramatiques dans une Russie plus béants que jamais depuis le début de l’intervention
fracturée que jamais, entre scissions familiales, militaire.
dénonciations et ralliement au Kremlin. En plus d’une approbation de l’action du président
Moscou, Vladimir (Russie).– «Les horreurs de qui a grimpé à plus de 70% ces dernières semaines,
Boutcha ? Je ne suis même pas sûre que ça fasse un récent sondage du crédible institut Levada sur l’«
changer d’avis ma mère et mon beau-père, souffle opération militaire » a montré que plus de la moitié des
Lisa Ali, 27ans. Je sais que ma mère a vu passer les Russes (51%) se disent désormais «fiers» de leur pays.
images, mais elle continue de me dire “on ne sait pas Mais surtout: ils sont 69% des plus de 40ans à se dire
ce qui s’est vraiment passé, rien n’est clair”.» fiers, heureux ou ravis de l’invasion (76% des plus de
Les deux parents de la jeune journaliste sont d’anciens 55ans). Contre seulement un gros tiers des 18-24ans.
journalistes. Le beau-père de Lisa, basée à Moscou Un état de fait qui est devenu évident pour Lidya*,
mais originaire de Nijni Novgorod, à 400 kilomètres 32ans, professeure de français et de russe langue
à l’est, a même fondé un journal indépendant dans sa étrangère. Après le 24février, la jeune femme se sent
ville. Il a été fermé sous la pression des autorités. Et très mal. Elle se confie à ses abonné·es sur Instagram,
pourtant. leur demande comment ils vont, eux. Sa mère lui
« Je pensais qu’ils savaient trouver des sources répond alors en privé «qu’il ne faut pas s’inquiéter,
d’informations fiables! Or ma mère préfère m’envoyer c’est rien de spécial, juste une petite “opération”
des messages non sourcés de chaînes WhatsApp, mon qui sera vite terminée».Elle évoque rapidement une
beau-père me partage des youtubeurs méconnus pro- «allée des Anges» à Donetsk en hommage aux enfants
pouvoir,explique la jeune femme. J’ai donc limité du Donbass tués par les loyalistes ukrainiens. «Je
mes communications avec eux. J’ai toujours eu des lui ai rétorqué qu’il y allait bientôt y avoir une
idées très différentes de mon beau-père, ce n’est pas
très grave en temps normal, mais quand des gens
meurent… Quant à ma mère, même si elle est choquée,
elle cherche toujours à trouver des explications aux
choix du pouvoir.»
Le beau-père de Lisa et son père à lui, le diédouchka
(«grand-père»), qui vit avec eux à Nijni, sont tous
deux Ukrainiens d’origine. Ils estiment que l’Ukraine

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“allée des Anges” dans chaque ville ukrainienne si à plus court terme l’Arménie), comme l’ont déjà fait
ça continuait», se souvient Lidya. Elle coupe court à de très nombreux jeunes actifs opposés à l’invasion du
l’échange. Mais l’affaire ne s’arrête pas là. voisin ukrainien.
Dans une Russie qui se referme sur elle-même, une
ambiance de plomb règne. Les divergences d’opinion
du début ont laissé place à une guerre civile des
esprits, entre les pour et les contre. Le soutien
à l’intervention russe s’est consolidé autour du
Kremlin, sous l’effet des sanctions. Le signe de
ralliement pro-guerre est le fameux «Z», aux origines
floues, apparu sur les chars russes en Ukraine.
Lidya* chez elle dans son appartement récemment acquis en périphérie
de Moscou, en avril 2022. © Photo Tom Grimbert pour Mediapart

« Un soir chez moi, ma mère a commencé à me crier


dessus, à me dire que je trahissais ma famille, que je
n’avais pas de valeurs humaines, que je n’avais rien
dit sur l’est de l’Ukraine pendant huit ans, poursuit-
elle autour d’un thé dans son appartement tout juste
acquis en pourtour de Moscou. Elle avait des yeux
La façade d’un bâtiment avec la lettre Z, à Saint-
fous, je ne l’avais jamais vue comme ça. J’ai cru Pétersbourg, le 4 avril 2022. © Photo Olga Maltseva / AFP
qu’elle allait me frapper. J’avais l’impression que Aujourd’hui, ce Z, que l’on retrouve sur des voitures
c’était la télévision qui parlait à sa place, ça m’a de forces de l’ordre, signifie Za, c’est-à-dire «pour» en
vraiment fait peur. Depuis, je refuse poliment ses russe: «Pour l’opération spéciale», «Pour» les nôtres
invitations, je ne veux plus aborder ce sujet avec elle. («Za nachikh »). Un ralliement beaucoup plus fort
Je pensais que c’était quelqu’un de raisonnable, qui dans les régions russes qu’à Moscou, décrite à juste
réfléchissait… même si je redoutais un peu qu’elle titre comme n’étant pas la vraie Russie.
pense comme ça.»
Le petit média indépendant Holod répertorie ainsi les
Cet incident violent a surpris et laissé sous le choc plus édifiantes manifestations de soutien autour du Z
Lidya, qui n’avait que sa mère avec laquelle entretenir –certaines très inquiétantes, avec des enfants ou des
une relation sur des valeurs plus ou moins communes: retraités utilisés dans des flash-mobs de soutien au
son frère, 40ans, ancien soutien de l’opposant Alexeï régime. Les opposants, eux, le détournent avec ironie
Navalny en 2012-2013, a désormais un portrait de pour dénoncer la «zombification» de tout un pan de la
Vladimir Poutine dans son bureau. Le reste de sa population.
famille soutient également la décision du président
russe. À la bien-nommée Vladimir, cité historique russe et
bastion traditionnel de soutien au pouvoir à 200km
Fractures générationnelle et territoriale de Moscou, un Z géant a carrément été apposé sur le
Passionnée de langues vivantes, elle ne peut plus bâtiment principal de l’université. Piotr, un ingénieur
percevoir les paiements de ses étudiant·es à l’étranger, et enseignant à la faculté qui passe devant n’y voit rien
après le gel des transactions ou de PayPal en Russie, à redire. «La télévision nous dit que la Russie mène une
alors qu’elle a un nouveau crédit à rembourser. opération spéciale pour aller sauver les russophones
Coincée, mal à l’aise dans l’atmosphère ambiante, dans le Donbass», débite-t-il.
Lidya envisage de quitter le pays (vers la France ou

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« Qui croire d’autre? Je soutiens mon président dans que jamais. Les médias gouvernementaux jouent sur
cette décision, il en sait plus que vous ou moi.» Raoul, ce terreau et disent“vous ne pouvez croire personne…
éleveur de 30ans, poursuit: «En Ukraine, il y a une y compris nous!”.C’est dévastateur en temps de
haine totale des Russes, ce sont malheureusement guerre, le dialogue apaisé n’est plus possible.» Par
beaucoup des bandéristes là-bas. Il fallait absolument réflexe de défense aussi, les Russes choisissent de
faire quelque chose, pas le choix.» croire.
« Bandériste», l’adjectif est omniprésent pour qualifier Les délations pleuvent
les Ukrainiens d’aujourd’hui. Il désigne les supporters De retour à Moscou, quelque chose s’est aussi brisé
de Stepan Bandera, leader nationaliste ukrainien et pour Daria, 30ans, qui travaille dans le numérique.
collaborateur du régime nazi dans les années 1940. Elle ne parle plus à son père, qui n’a pas été convié
Ce discours sur la nécessité de «dénazifier» l’Ukraine à son récent mariage avec son compagnon français. Il
est sur toutes les lèvres à Vladimir, 300000habitants. n’est pas plus au courant du départ imminent du couple
Dans la rue, un écran géant a été installé pour diffuser vers l’Europe. Sa fille se dit déprimée, triste. Elle est
les éléments de langage du dirigeant russe à propos du aussi en colère: «Je suis surtout extrêmement déçue de
conflit. réaliser que ma famille, pourtant moscovite, cultivée,
« Ce sont les Ukrainiens qui sont zombifiés!», assure au haut niveau d’éducation, soutient tout ceci. Ils ont
Valentina, une Ukrainienne de 43ans qui a émigré trahi mes valeurs.»
en Russie après 2014 avec sa fille adolescente. Elle
ne parle plus du tout à sa famille (sa mère et sa
sœur notamment) restée dans la région de Kherson en
Ukraine. Ils l’accusent d’être devenue une «rusciste»,
une fasciste russe.
Tant pis, Valeria assume. «Ma mère était pro-Poutine
avant, elle regrettait à l’époque que la Russie n’ait pas
pris sa région avec la Crimée! Et maintenant qu’on lui Daria et son mari Martin, dans leur appartement de Rasskazovka, nouveau quartier
a lavé le cerveau, elle est anti-Russes totale. Là-bas, du « grand » Moscou, en avril 2022. © Photo Tom Grimbert pour Mediapart

ils inculquent ça dès le plus jeune âge désormais.» Une « Ils ont des arguments enfantins, recrachés de la
famille de plus déchirée par le conflit. TV, du type “il fallait agir avant que l’Otan ne
Dans les propos, le martyre des russophones du nous envahisse”. Ils y croient vraiment, impossible de
Donbass, qui aurait été ignoré par les médias discuter. Et c’est ma position qu’ils jugent naïve et
internationaux, revient sans cesse. Pour le sociologue stupide! Pour eux, tout n’est que fakes. J’ai décidé
Grigori Ioudine - qui a vu la guerre arriver –, la de couper toute communication.» Daria pense que
question des sources d’information est vitale. Les ces réactions contiennent une part de peur, un refus
esprits ont été conditionnés pendant huit ans par les d’accepter la dure réalité des agissements de son pays.
médias d’État. L’Ukraine est désignée comme une «Le déni est très répandu, c’est vrai», estime Lisa Ali.
ennemie, la population a été préparée à une opération La situation est la même pour Sveta*, spécialisée
visant à la «purifier». Dans le même temps, la presse dans l’apprentissage à distance. Sa mère, originaire de
indépendante était méthodiquement annihilée. Louhansk, vit désormais dans la riche ville pétrolière
« Il n’y a plus guère de lien social ou d’activités de Tioumen en Sibérie. Sa grand-mère, malade, est
communes dans les régions russes, les vieux et moins toujours en territoire séparatiste. Peu après le début
vieux n’ont rien à faire d’autre que regarder la de l’intervention, sa mère est victime d’une attaque
télévision, c’est leur lien avec l’extérieur, expose
Ioudine. La société est plus désintégrée et dépolitisée

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cérébrale. On lui conseille de se reposer et de ne pas vu leurs couloirs tagués de Z et de messages


s’énerver; pourtant, lors d’un appel vidéo avec sa fille, les dénonçant comme traîtres à la patrie.Une jeune
elle s’emporte. militante a eu droit à un poster calomnieux
personnalisé.
Sveta raconte : «Je l’ai vue monter dans les tours illico
au sujet de l’Ukraine, puis une partie de son visage Le très respecté Alexeï Venediktov, ex-patron de
s’est littéralement figé. J’ai eu très peur pour elle et la radio libérale Écho de Moscou, fermée par les
ai mis fin à la discussion. Avant, elle avait osé me autorités, a carrément trouvé une tête de porc devant
lancer qu’en étant contre cette invasion, je me fichais sa porte. En province, plusieurs terribles histoires
du sort de “ma pauvre grand-mère” là-bas! Pour elle, de dénonciations ont émergé. Deux institutrices
les morts civiles dans le Donbass justifient également notamment ont été dénoncées par des élèves pour
cette intervention.» avoir critiqué en classe l’attaque russe. L’une d’elles
risque la prison. Un développement logique : Vladimir
Avec sa compagne Ouliana*, Sveta va elle aussi s’en
Poutine n’a-t-il pas incité les Russes à se dénoncer
aller. Sa mère n’en a pas encore été informée. «Je
entre eux, en appelant à débusquer une prétendue «
pense qu’avec le temps, elle comprendra la vérité.»
cinquième colonne », lors de son édifiant discours du
Daria pense de son côté rendre visite à sa grand-mère
16 mars dernier ?
et à sa tante, malgré leurs divergences, avant de laisser
la Russie derrière. L’écrivain nationaliste Zakhar Prilépine, jadis célébré
en France, a même lancé avec son parti un site où
dénoncer son voisin de palier ou de métro, coupable
de s’être prononcé contre l’invasion ou d’avoir regardé
une vidéo de Volodymyr Zelensky sur son portable.
Depuis, les délations pleuvent. Le 1eravril, Grigori
Ioudine donnait une interview à un journal en ligne
allemand. Son titre? «Un régime fasciste approche en
Russie.»
Sveta et Ouliana* dans leur quartier de Babouchkinskaïa, à
Moscou, en avril 2022. © Photo Tom Grimbert pour Mediapart Boite noire
D’autres ruptures sont encore plus nettes: l’acteur * Les prénoms ont été modifiés.
russe Vladimir Machkov, qui a fait installer un Z géant La matière de cet article a été récoltée avant
sur le théâtre Tabakov dont il est le directeur artistique, la révélation des meurtres commis à Boutcha
a récemment renié sa fille qui s’était prononcée contre notamment, près de Kyiv (Kiev en russe). Il semble
l’intervention. peu probable que ces faits – dénoncés par les médias
Sur fond de fuite des cerveaux, d’autres voix anti- gouvernementaux russes comme des manipulations
guerre sont, de plus en plus, victimes d’intimidations. ukrainiennes – soient de nature à faire évoluer de
Ces dernières semaines, plusieurs activistes ont manière significative l’opinion publique.

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