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Interrogée juste après sur ce qu’elle comptait faire


le 24 avril, cette dernière indiquaitface caméra :
Face à l’extrême droite, Macron s’entête à
« Maintenant, je me dis mettre Le Pen dans une
jouer avec le feu enveloppe, c’est compliqué. Ne pas la mettre, c’est
PAR ROMARIC GODIN ET ELLEN SALVI
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 13 AVRIL 2022 peut-être le faire gagner. » Un choix qui paraît
invraisemblable dans cette ville très populaire – et qui
l’est objectivement, au regard de la brutalité du projet
de la candidate RN, tant sur le plan social que sur
celui des principes fondamentaux. Comment Marine
Le Pen, fille et héritière d’un parti qui, dans les années
1980, se réclamait de Ronald Reagan, pourrait-elle
incarner une telle option ?
Emmanuel Macron à Denain (Nord), le 11 avril 2022. © Photo Ludovic Marin / AFP
Convaincu de la disparition du « front républicain »,
Emmanuel Macron transforme la campagne d’entre-
deux-tours en un référendum pour ou contre son
projet. Ce faisant, il continue de nourrir l’idée selon
laquelle le programme néofasciste de Marine Le Pen
constituerait une alternative.
Emmanuel Macron à Denain (Nord), le 11 avril 2022. © Photo Ludovic Marin / AFP
Dénoncer les mensonges de Marine Le Pen, « sans
utiliser la voix de la moralisation »: c’est la stratégie La question est cruciale pour l’issue du second
qu’a choisie Emmanuel Macron dans l’entre-deux- tour de la présidentielle. Car si les inconnues sont
tours de la présidentielle pour « convaincre » les encore plus grandes aujourd’hui qu’en 2017, c’est
millions d’électeurs et électrices du Rassemblement aussi parce que la candidate du RN apparaît, pour
national (RN) que son programme est le meilleur. beaucoup d’électeurs et d’électrices, comme une sorte
Estimant qu’« il n’y a pas eu de front républicain » en de rempart social contre la politique d’Emmanuel
2017, le candidat La République en marche (LREM) Macron. Une situation inouïe compte tenu de l’histoire
vise le vote d’adhésion et entend « rassembler » autour dont est issue Marine Le Pen, mais aussi et surtout
de lui plutôt que contre son adversaire. des positions et du programme qu’elle défend, et qui
s’inscrivent parfaitement dans la tradition de l’extrême
Écouter l’article droite.
Il le fait en s’appuyant sur les résultatsdu premier On a déjà montré ici combien ce programme étaittout
tour, où il a rassemblé, comme il aime désormais à le
sauf « de gauche » et même combien il représentait un
souligner, «plus de voix qu’il y a cinq ans au premier
recul sur ce plan par rapport à la présidentielle de 2017,
tour ». « Avec François Mitterrand, on doit être les
avec l’abandon de l’âge du départ à la retraite à 60 ans
seuls présidents sortants qui avons réussi à augmenter
et des garanties sur le statut des fonctionnaires, les 35
le nombre de compatriotes qui, après un mandat, nous
heures ou le droit du travail. On a aussi déplié la façon
faisaient plus confiance », a-t-il indiqué, le 11 avril,
dont le projet du RN,profondément xénophobe et
lors d’un déplacement dans le Nord. Pourtant, sur
autoritaire, ferait basculer la France dans un régime à
le terrain, le président sortant est surtout confronté
la hongroise et mettrait le pays au ban des démocraties
à la défiance et aux colères, comme en témoignecet
européennes.
échange avec une habitante de Denain.

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Pour l’emporter, Marine Le Pen a fait siennes de Crise de la démocratie


nombreuses obsessions de la droite et du patronat, Convaincu que sa politique incarnait une rationalité
comme la baisse des impôts de production et supérieure, le pouvoir exécutif n’a pas hésité à avoir
de l’impôt sur les successions– deux éléments recours à la violence pour briser cette résistance. La
qui figurent aussi dans le programme d’Emmanuel violence de la politique économique s’est traduite par
Macron–, ou encore la hausse des salaires basée sur une violence concrète et un déni de celle-ci. Plutôt
la seule volonté des chefs d’entreprise. Surtout, elle que de répondre aux aspirations démocratiques des
a conservé son idée de « priorité nationale », qu’elle gilets jaunes, le chef de l’État a continué à concentrer
veut inscrire dans la Constitution, et qui conduirait à le pouvoir, en assumant pleinementla verticalité de
frapper durement les travailleurs et travailleuses, et son exercice. Pendant cinq ans, il s’est soigneusement
une grande partie des classes les plus modestes. employé à installerun nouveau face-à-face avec
Une fuite en avant néolibérale Marine Le Pen.
Mais pour comprendre la réalité politique actuelle de Dans son entourage, pourtant, certains le pressaient
la France, il ne faut pas se contenter de regarder les d’honorer ses promesses de changement institutionnel.
programmes et de juger leur orientation en soi. Il faut Il y a quelques mois encore,François Bayrou
les mettre dans le contexte : celui de l’histoire du espérait convaincre le chef de l’État d’instaurer la
quinquennat qui s’achève et celui de la concurrence proportionnelle aux législatives, quitte à passer par
entre les candidats. Depuis son arrivée à Bercy en 2015 voie référendaire. Sans cela, nous aurions « une crise
et encore plus depuis son élection de 2017, Emmanuel démocratique assurée et garantie », disait-il. Mais
Macron a mené une politique d’accélération des Emmanuel Macron n’a rien fait, ouvrant à Marine
réformes néolibérales dans le pays. C’est d’ailleurs sa Le Pen la possibilité d’affirmeraujourd’hui qu’elle
fierté : faire ce que « les autres n’ont pas fait ». consultera « le seul expert qu’[il] n’a jamais consulté :
le peuple » et de faire sienne la revendication phare
La réforme du code du travail, celle de la fiscalité du
des gilets jaunes : le référendum d’initiative citoyenne
patrimoine, les privatisations de ce qui pouvait encore
(RIC).
l’être, la fin du statut des cheminots… La liste est
longue. À chaque instant, la priorité a été donnée au Les néolibéraux mesurent souvent leur succès par leur
capital. Même le « quoi qu’il en coûte » a conduit à aptitude à « résister à la rue » et à ne rien céder aux
une explosion des profits. Autour de cette politique de oppositions. Ils y voient une sorte de brevet censé
néolibéralisme radicalisé, le président sortant a été en prouver que « la raison » a prévalu sur « la passion
mesure de faire l’unité d’un bloc social qui approuve ». Mais il y a une limite à cette autosatisfaction
ce tournant, constitué des plus riches et des plus âgés. théorique : le déni. « Le pouvoir ne semble même
plus se soucier de préserver l’apparence de la
Mais la majorité de la population a toujours été
vraisemblance– à laquelle tient tout particulièrement
opposée à cette fuite en avant néolibérale. Jusqu’ici,
le menteur classique qui, au moins, fait l’effort de
cette politique avait néanmoins réussi à s’imposer
soit par la ruse – celle d’un François Hollande chercher à être cru. Ce qui semble inédit, c’est
l’exercice constant du déni », notait l’écrivain Jérôme
instrumentalisant son rejet pour finalement l’imposer
Ferrari,en mai 2020.
–, soit par la peur – celle de l’extrême droite. En
accélérant ce type de réformes, Emmanuel Macron Emmanuel Macron à une habitante de Denain
s’est heurté à l’hostilité du pays, dont le mouvement De la même façon qu’il a dénié la questiondes
des « gilets jaunes » a été le principal signal, mais violences policières, et défendu verbalement les
qui s’est aussi révélée à la lumière de l’immense libertés publiquestout en menant l’offensive contre
mobilisation contre la réforme des retraites. elles, le pouvoir exécutif a aussi menti sur sa gestion
de la crise sanitaire, au risque de perdre la confiance de

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la population. C’est ce que soulignait avec inquiétude Pas besoin, pour cela, d’être « de gauche », il
l’ancien directeur général de la santé William Dab,dès suffit d’être moins néolibéral qu’Emmanuel Macron.
octobre 2020, en évoquant notamment la question des Puisque ce dernier impose au pays un référendum
masques. « On est en train de créer un problème de sur son programme, la candidate RN peut userde la
nature politique et démocratique qui menace l’avenir même rhétorique binaire. C’est d’ailleurs ce qu’elle
du pays », affirmait-il alors. a fait en accusant Jean-Luc Mélenchon d’avoir « trahi
Emmanuel Macron s’est aussi enivré de son « bilan l’attente de protection » de ses électeurs et électrices,
économique » à coups de statistiques et d’études en appelant à ne pas voter pour elle.
trop élogieuses. Cette certitude l’a même conduit à Désormais, Marine Le Pen se présente ouvertement
répondre à l’habitante de Denain qu’elle n’était « comme un rempart contre la destruction du modèle
pas dans la vraie vie ». Mais il a oublié ce qui se social incarné par le président sortant, alors même
dissimulait derrière ces chiffres qui ne disent rien du qu’elle a durci son programme en la matière.
quotidien : la pression croissante sur le monde du L’exemple le plus criant est la retraite à 65 ans,
travail, le sentiment d’oppression, les inégalités de qui s’est imposée comme le sujet dominant de
plus en plus insupportables… Le rejet français du la campagne d’entre-deux-tours. Objectivement, la
néolibéralisme, que le président sortant pensait avoir candidate du RN a droitisé son projet en enterrant
vaincu, s’est en réalité renforcé tout au long de son l’idée du retour à l’âge légal de départ à 60 ans. Mais
quinquennat. comme Emmanuel Macron a radicalisé sa position,
Cette déconnexion explique l’absence complète de elle peut continuer de parler de « carnage social ».
prise en compte de ce rejet dans son programme Le positionnement de Marine Le Pen n’est pas
et sa campagne de réélection. C’est donc en toute social. C’est une illusion que renvoient en miroir
logique que le président sortant promet pour les le quinquennat et le projet d’Emmanuel Macron.
cinq prochaines années l’apogée de sa politique de Tel qu’il est en train de s’installer, le débat est
radicalisation néolibérale : l’achèvement de la seule enfermé au sein de la droite radicalisée. Et ce, sur
grande réforme qui manque à son arc, celle des tous les sujets. Mardi, lors d’un déplacement dans
retraites ; la marchandisation des services publics, le Grand Est, le président sortant s’est exprimé sur
notamment l’éducation ; et la déconstruction de l’État celui des institutions, en se disant «plutôt favorable
social avec sa réformedu revenu de solidarité active au septennat », comme la candidate RN avant lui.
(RSA), qu’il souhaite conditionner à une activité. Tous deux se rejoignent donc sur l’idée de prolonger
L’illusion sociale du RN le mandat présidentiel, mais à une différence près :
alors que Marine Le Pen prétend vouloir instaurer le
En refusant de modifier substantiellement cette « septennat non renouvelable », Emmanuel Macron
doctrine d’ici le 24 avril et en maintenant l’idée que estime que « le caractère renouvelable » doit être
toute voix en sa faveur validera son projet, Emmanuel laissé à l’appréciation du « peuple ».
Macron transforme le second tour de la présidentielle
en référendum pour ou contre ses politiques. Et, à De ce point de vue, ce second tour n’est donc
la différence de 2017, bon nombre de Françaises et pas une opposition entre un candidat « modéré »
de Français, épuisés par le quinquennat qui s’achève, et une candidate « extrémiste », mais plutôt entre
entendent le prendre au mot, sans même se soucier de deux radicalités qu’une majorité de Françaises et de
la catastrophe démocratique que constituerait l’arrivée Français rejettent : une radicalité néolibérale face à une
de l’extrême droite au pouvoir. radicalité néofasciste.
Dans un tel contexte, le positionnement relatif de Comme solution à cette impasse, Emmanuel Macron
Marine Le Pen apparaît, pour beaucoup, comme celui tente maladroitement un pas de deux sur la réforme
d’une « défense sociale » contre le projet présidentiel. des retraites. Le président sortant a ainsi proposé de

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ramener l’âge légal à 64 ans et non plus 65. « Je suis la veille, en renvoyant le sujet à de futures discussions
prêt à discuter », a-t-il dit, évoquant même l’idée d’un avec les partenaires sociaux. Après avoir méprisé
référendum sur le sujet. Mais ce frémissement est très les corps intermédiaires, les contre-pouvoirs et les
risqué : il menace de faire perdre au président sortant oppositions tout au long du quinquennat, Emmanuel
une partie de l’adhésion de la droite néolibérale tout en Macron assure aujourd’hui vouloir adopter une «
restant moins-disant par rapport à une Marine Le Pen nouvelle méthode ». Mais sur ce point encore, la
candidate du statu quo sur les retraites. confiance est rompue.
D’ailleurs, le ministre de l’économie Bruno Le Maire,
favorable au report de l’âge légal de départ à la retraite
à 65 ans, a immédiatement nuancé la « concession » de

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