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Revue Juridique de

l'Environnement

La pensée et le mouvant : le droit à l’épreuve de l’environnement


Jean-Philippe Pierron

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Pierron Jean-Philippe. La pensée et le mouvant : le droit à l’épreuve de l’environnement. In: Revue Juridique de
l'Environnement, n°3, 2016. pp. 439-450;

doi : https://doi.org/10.3406/rjenv.2016.6888

https://www.persee.fr/doc/rjenv_0397-0299_2016_num_41_3_6888

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Abstract
The thought and the moving. The law facing the environment.
Ethics and environmental law, without sanctify the nature, work towards a new agreement
between man and nature, uniting a great conscience of community membership and a requirement
of responsability. The objective is to find a new balance between environment, value and law, by
devising a new interpretative regime and an updated understanding of humanity. This agreement
underpins a thought formulated under the unfortunate expression of «natural contract » . From this
perspective, does the law have to convey in practical decisions and positive expressed decisions
the recovered sence of our belonging ?

Résumé
Éthique et droit de l’environnement, sans sacraliser la nature, travaillent à l’élaboration d’un
nouveau pacte homme-nature, liant conscience forte d’une appartenance et exigence de
responsabilité. Il s’agit de trouver un nouvel équilibre entre l’environnement, la valeur et la loi,
élaborant un nouveau régime interprétatif et une compréhension renouvelée de l’homme. Ce
pacte de soin est celui qui sous-tend une pensée formulée en termes positifs de «contrat naturel »
, même si l’expression est sans doute malheureuse. Le rôle du droit de ce point de vue n’est-il pas
de reprendre dans le champ des décisions pratiques et des arrêts positivement exprimés le sens
retrouvé de nos appartenances ? Ne cherche-t-il pas à mettre un terme, au nom de la valeur
reconnue à la relation homme-nature, la fragmentation infinie de la nature qui prépare son
instrumentation technique ?
JEAN-PHILIPPE PIERRON - LA PENSÉE ET LE MOUVANT d

LA PENSÉE ET LE MOUVANT
LE DROIT À L’ÉPREUVE DE L’ENVIRONNEMENT
Jean-Philippe PIERRON
Professeur des Universités, Faculté de philosophie,
Université Jean Moulin-Lyon 3

Résumé Éthique et droit de l’environnement, sans sacraliser la nature, travaillent


à l’élaboration d’un nouveau pacte homme-nature, liant conscience forte d’une
appartenance et exigence de responsabilité. Il s’agit de trouver un nouvel équilibre
entre l’environnement, la valeur et la loi, élaborant un nouveau régime interprétatif
et une compréhension renouvelée de l’homme. Ce pacte de soin est celui qui
sous-tend une pensée formulée en termes positifs de « contrat naturel », même
si l’expression est sans doute malheureuse. Le rôle du droit de ce point de vue
n’est-il pas de reprendre dans le champ des décisions pratiques et des arrêts
positivement exprimés le sens retrouvé de nos appartenances ? Ne cherche-t-il
pas à mettre un terme, au nom de la valeur reconnue à la relation homme-nature,
la fragmentation infinie de la nature qui prépare son instrumentation technique ?
Mots clés : Nature, environnement, éthique, appartenance, responsabilité.

Summary The thought and the moving. The law facing the environment.
Ethics and environmental law, without sanctify the nature, work towards a new
agreement between man and nature, uniting a great conscience of community
membership and a requirement of responsability. The objective is to find a new
balance between environment, value and law, by devising a new interpretative
regime and an updated understanding of humanity. This agreement underpins a
thought formulated under the unfortunate expression of « natural contract ». From
this perspective, does the law have to convey in practical decisions and positive
expressed decisions the recovered sence of our belonging?
Keywords: : Nature, environment, ethics, membership, responsability.

La pensée et le mouvant1. Ce titre, emprunté à Henri Bergson, voudrait faire sien un


souci qui n’a de cesse de vouloir faire entendre les droits attachés à la continuité d’une
vie qui se trouve toujours à l’étroit dans la discontinuité des conceptualisations qu’on en
propose. C’est que trop souvent la pensée ne retient du vivant-mouvant que ce qui est
susceptible de se répéter et de se calculer et non la durée vitale. Cet antique combat de

1 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Essais et conférences, Paris, ed. Alcan, 1934.

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l’organicisme et du mécanisme, à l’échelle sociale et juridique cette fois, ne cesse de


dire que le vivant n’est que partiellement à l’aise dans les normes qui le confirment parce
qu’elles le confinent ! Une attention soutenue aux formes continues du vivant le trouve
enserré voire tronqué dans le lit de Procuste des conceptions ou des législations. Dans
cet esprit, un tel titre nous semble pertinent pour rendre compte de la vie du droit, et plus
singulièrement du droit de l’environnement, lorsque ce dernier veut suivre au plus près
les formes du vivant. Car le vivant du droit se traduit aussi dans le droit pour les vivants et
des vivants. S’y rejoue ce faisant la grande opposition de la norme et de l’exception, du
général de la loi et du singulier du vivant, de la rigidité du principe et de la fluidité de la vie.
Plus exactement si en sa positivité (juspositivisme) le droit parait un système clos par la
rigueur de sa formalisation et la cohérence de ses normes, il est aussi une réalité ouverte
à son autre, le monde de la vie en sa surprise (un jusnaturalisme d’un genre tout particulier
puisque « l’environnement » c’est la nature moins sa définition essentielle et substantielle,
soit tout autre chose qu’une référence au droit naturel hérité de la tradition thomiste).

Il s’en est passé des choses pour que l’on veuille articuler à nouveaux frais la pen-
sée et le mouvant, reformulant les conditions d’une rencontre entre la statique du
concept et la dynamique du vivant dans une éthique et un droit de l’environnement.
Ce qui s’est passé peut être placé sous la rubrique générale d’une épreuve de l’en-
vironnement. Elle est engagée dans le souci écologique.

Redéployant non seulement la connaissance que nous avons de la nature (nos savoirs
ne cessent d’épeler ce qui solidarise le vivant humain au non humain : la biologie molé-
culaire, la psychologie évolutionniste, l’écologie, etc.), il mobilise également la significa-
tion que la nature peut avoir pour l’homme comme objet de devoir afin de rediscuter
l’inertie gigantesque de nos pouvoirs. Le souci écologique revisite ce que signifie pour
l’homme « se comprendre comme étant de la nature » (son enracinement) et redéploie
une interrogation sur la portée de l’action humaine (la responsabilité). Il dialectise le sens
d’une appartenance avec l’exigence d’une responsabilité. Ce faisant, la nature est deve-
nue un nouvel objet de responsabilité morale, juridique et politique2. Comment alors
éthique et droit de l’environnement tentent-ils de rendre compte de cette épreuve de
l’environnement ? Quelle incidence a cette épreuve pour l’homme dans la compréhen-
sion qu’il a de lui-même, des autres et des non-humains ? En quoi et comment éthique
et droit de l’environnement contribuent-ils à renouveler la compréhension que l’homme
a de lui-même comme vivant parmi les vivants, et invitent-ils donc à penser autrement
la mondialisation, travaillant à l’avènement d’une communauté de valeurs sortant de
l’opposition présentée comme frontale entre souci écologique et humanisme ?

I. DE LA NATURE À L’ENVIRONNEMENT


S’il y a bien une réalité qui pourrait paraître située hors du changeant, du mouvant ; qui
pouvait échapper à l’instabilité, c’est bien la nature. Il y avait dans l’idée de nature un

2 Voir Gérald Hess, Les éthiques de l’environnement, PUF, 2013.

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principe de stabilité, un socle et une assise qui permettaient de dire qu’il y a un ordre des
choses qui pouvait servir de principe d’ordre pour les choses. Sans aller jusqu’à l’idée
que la nature faisait bien les choses, on a longtemps pu penser que la nature définissait
un cours des choses relativement fixe, parce qu’elle réalisait un dessein, un plan divin ;
qu’elle était porteuse d’une finalité. Une conception substantielle de la nature faisait d’elle
un principe d’ordre théorique et pratique. La version canonique de cette idée se trouva
formulée par Thomas d’Aquin avec l’idée de loi naturelle. Une référence ontologique à la
nature pose que les choses, les êtres et les hommes obéissent à une règle préalable de
fonctionnement, soumis qu’ils sont à la loi du Créateur qu’ils découvrent dans l’ordre des
choses, la structure des êtres ou la conscience humaine. « Dieu est celui qui gouverne
tous les actes et tous les mouvements que l’on remarque en chaque créature […] Il est
donc évident que la loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éter-
nelle dans la créature raisonnable »3. La nature est un grand code. Ainsi, la Nature a-t-elle
été, pendant des siècles, pensée comme une réalité massive, inébranlable par l’activité
humaine. Elle était un décor, éventuellement manipulable, mais immuable. Désacralisée,
désenchantée au point d’en être instrumentalisée et exploitée par la modernité, elle est
devenue aujourd’hui, dans un étrange renversement, l’objet de responsabilités. De l’anti-
quité à la modernité - on pense aux droits de l’homme tout d’abord -, et plus loin encore
de la modernité à la modernité tardive –­  au droit de l’environnement ­– si l’on conserve
l’idée de nature, la référence à cette dernière dit une tout autre chose. « Dans le monde
chrétien, la loi naturelle dessinait un cercle de contraintes ; dans le monde moderne elle
porte un ordre de libertés, dont témoigne du reste la promulgation des diverses décla-
rations des droits »4. Et, rajouterons-nous, dans le monde de la modernité tardive, entre
métaphysique et physique, la nature prend le sens d’une référence à une anthropologie
de la finitude, d’une substance retrouvée mais sans référence-révérence­– est-ce pos-
sible, tel est bien le problème ? – à une métaphysique substantialiste de la nature.

L’épreuve de l’environnement met en déroute l’idée de nature dans ce qu’elle peut


avoir de substantiel, d’essentialiste, voire d’insolent. L’ordre naturel pensé comme
cosmos, selon lequel les êtres sont porteurs d’une finalité définissait pour eux un
genre de vie. Or le droit de l’environnement n’est pas le droit naturel ! Mais l’épreuve
de l’environnement met également en question une nature réduite à une carrière
de matériaux disponibles, à un ensemble de « ressources naturelles ». Elle discute
la conception d’une nature objet d’une physique qui la pense et la maîtrise comme
monde d’objets manipulables. Aussi, la prise de conscience d’une instabilité du
socle sur lequel établir la règle et la loi engagent une connaissance renouvelée de la
nature par nos sciences et un enrichissement de la compréhension anthropologique
des liens de la nature et de l’homme malmenés par nos pouvoirs techniques. C’est
ce que consacre le vocable Terre pour penser la nature dans ce qu’elle a de mou-
vant. Il pointe ce faisant qu’elle est moins un environnement qu’un milieu.

3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia-IIae, Q. 91, A. 2.


4 Philippe Portier, « Les trois âges de la nature », in Nature et religions, dir. Ludovic Bertina,
CNRS éditions, 2013, p. 216-217.

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Avec la crise environnementale, il est devenu commun de dire que l’extension des pou-
voirs des hommes métamorphose la compréhension qu’ils peuvent avoir de ce qui les
lie à la nature. Elle étend le champ de leur devoir, ouvre sur de nouvelles responsabilités,
mais modifie également la compréhension anthropologique qu’ils ont d’eux-mêmes.
Ceci a un sens clair en droit. Lorsque meurt la nature, naît l’environnement. Mais entre-
temps, la modernité a tendu autant qu’il était possible et jusqu’à l’écartèlement, la
distinction entre les choses (res) et les personnes (persona). Il n’y aura pas de demi-me-
sure : « Les choses ont un prix, les personnes une dignité » dira Kant, les personnes
n’étant que les êtres raisonnables. Éthique et droit de l’environnement apparaissent ainsi
lorsqu’à une conception substantielle de la nature fait place une intelligence relationnelle
des vivants humains et non humains avec leurs milieux. Il faudrait d’ailleurs travailler à
distinguer voire opposer environnement comme réalité spatiale (topos) et milieu comme
épreuve de l’habiter la Terre (chora). Néanmoins, des concepts comme ceux d’environ-
nement, de biodiversité, d’écosystème, d’équilibre biologique, de milieu, d’être vivant
sensible occupant l’entre-deux du quelqu’un et du quelque chose sont plus fragiles,
intégrant une dimension processuelle et relationnelle dans les réalités naturelles que l’on
pensait autrefois comme fixes, sinon fixées. Témoins en sont aujourd’hui ces concepts
singuliers en droit de l’environnement que sont ceux de « trame verte » ou « de trame
bleue ». La nature était un programme (le Grand Code) qu’il fallait honorer ; l’environne-
ment serait un processus (des relations) avec et au sein duquel nous serions engagés. Il
faut alors examiner en quoi consiste cette dimension processuelle, cette compréhension
relationnelle de la nature et quels effets cela peut avoir sur notre compréhension de la
responsabilité, sur l’éthique et sur le droit de l’environnement.

II. DANS LE CODE DE L’ENVIRONNEMENT,


LA NATURE N’EST PLUS UN CODE
L’originalité du souci écologique qui accompagne éthique et droit de l’environnement
tient à ce qu’il occupe la brèche entre métaphysique de la nature et physique de l’en-
vironnement. Il résiste à invoquer une conception autoritaire et trop métaphysique
de la nature – le droit de l’environnement n’est pas le droit naturel (ce que depuis le
XVIe siècle on appela l’école du droit de la nature et des gens) – ; tout comme il sait
que la Terre n’est pas l’homonyme de l’objet-planète qu’étudie l’astrophysicien ou
des matières qu’analyse le pédologue ou les sciences dites de la nature. Figure de
l’entre-deux, il convoque la finitude de la nature (un monde fini) pour la faire rentrer
dans le champ de la valeur dont l’avait expulsé son approche scientifico-technique
mais sans la dimension substantielle d’une nature qui imposerait sa loi.

Il faut alors étudier les conséquences de ce glissement sémantique qui va de la nature


à l’environnement. C’est là un chantier immense, engageant l’examen des conditions
d’une reconnaissance d’un statut au droit naturel dans le droit positif, mais dans une
modernité qui a sécularisé l’idée de nature. Plus modestement, on se contentera de
noter que la question de la nature revient non plus par la référence à un ordre transcen-
dant (la loi naturelle) mais en convoquant un plan d’immanence (l’écologie scientifique).

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En est un bon indice, de ce point de vue, le choc et le malentendu qui accompa-


gnèrent la publication du livre de Michel Serres, Le contrat naturel5. Non-sens pour
les moralistes et les juristes – seuls des sujets de droit peuvent contracter, or la nature
n’est pas un sujet de droit, donc il ne peut y avoir de contrat naturel –, le contrat naturel
se présentait comme l’analogue pour les relations humains/non humains du contrat
social qui concernait les relations des humains entre eux. Mais sans référence aucune
au droit naturel, il se situait sur ce plan d’immanence. Témoin en est la référence au
Lucrèce rédacteur du De natura rerum chez Michel Serres. Il n’empêche que cette
référence vise à ne pas ignorer l’importance des enjeux de sens, de compréhension
fondamentale et ontologique des relations de l’homme et de la nature.

L’être-au-monde de l’homme retrouve la nature non comme ce qui fait sa locali-


sation (topos) mais comme son lieu (chora) d’inscription, d’habitation. On peut le
dire autrement, avec un philosophe d’une autre tradition, plus phénoménologique.
« L’abandon où est tombée la philosophie de la Nature enveloppe une certaine
conception de l’esprit, de l’histoire et de l’homme. C’est la permission qu’on se
donne de les faire paraître comme pure négativité. Inversement, en revenant à la
philosophie de la Nature, on ne se détourne qu’en apparence de ces problèmes
prépondérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste.
[…] Si l’on s’appesantit sur le problème de la nature, c’est avec cette double convic-
tion qu’elle n’est pas à elle seule une solution du problème ontologique, et qu’elle
n’est pas un élément subalterne de cette solution »6. On peut le dire avec le juriste.
« S’il est un concept vague, c’est bien celui de nature. […] S’il n’y a plus de nature
en soi, l’idée de nature reste très profondément ancrée dans les mentalités et corres-
pond toujours à une aspiration profonde de l’homme de retrouver ses sources. Il y
a quelque chose de métaphysique dans l’idée de nature qui préserve son caractère
sacré et qui a fortement contribué au développement de l’environnement à travers la
protection ou la conservation de la nature »7.

Ainsi éthique et droit de l’environnement se rendent-ils attentifs aux descriptions empi-


riques et détaillées fournies par les sciences de l’environnement ou écologiques, sans
pour autant calquer le dit du droit sur le dit de l’écologue – le saut du plan du fait vers
celui de la valeur posant toujours question –, comme si ce dernier était en mesure
de proposer au juriste une image fixe de la nature sur laquelle s’adosser et se repo-
ser. Néanmoins que signifie se rendre attentif ? Comment épistémologie des sciences
de l’environnement et éthique et politique de l’environnement s’articulent-elles ? Par
exemple, le concept écologique de « connectivité écologique » trouve-t-il dans le
concept juridique de « trame verte » ou de « trame bleue » son exact reflet ou bien
n’est-ce qu’une analogie approximative ? Ce problème de la traduction éthique et juri-

5 Le Contrat Naturel [1990], Champs/Flammarion, 1992.


6 Maurice Merleau-Ponty, Résumés de cours, Collège de France 1952-1960, Paris,
Gallimard, 1968, p. 91-92. Nous soulignons.
7 Michel Prieur, Droit de l’environnement, Dalloz, 5e édition, 2004, p. 4.

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dique des concepts issus des sciences écologiques (cf. les habitats, les biotopes,
l’équilibre biologique, la connectivité écologique, la résilience, la biosphère) est un pro-
blème épistémologique majeur que nous ne pouvons aborder systématiquement ici.
En effet, s’agit-il d’analogie, de juxtaposition, de subordination, de transposition ou
de traduction des concepts scientifiques en normes ? On suggérera au moins que
si le fait scientifique est bien un « fait construit », il est probable qu’il y ait autant de
références épistémologiques distinctes pour asseoir factuellement les éthiques et le
droit de l’environnement. On rajoutera qu’il parait bien que dans une éthique anthro-
pocentrée, il y ait simplement juxtaposition entre le discours des sciences et celui
des normes (conception mécaniste d’une nature intelligible mais non intelligente) ; que
dans l’éthique biocentrée, il y ait subordination de l’éthique à une conception holiste
de la nature (Gaia) ; et que dans l’éthique écocentrée il y ait une tentative de traduction
de l’une dans l’autre (Aldo Leopold et la communauté biotique).

On le voit, les mots ne sont pas synonymes et interrogent ce qu’il en est de la nature de
l’herméneutique juridique eu égard aux concepts développés par les sciences écolo-
giques8. En ce sens, le droit de l’environnement signe l’acte de naissance de la prise en
compte de la nature en droit, pensant au-delà de la dichotomie des res et des persona
mais en travaillant techniquement à l’assumer. Il fait valoir la pertinence d’une concep-
tion écocentrée des relations hommes/non humains et milieux qui dépasse le dualisme
homme/nature (cf. John Baird Callicott) mais en la déployant au sein d’un droit, hérité du
droit romain et du droit canon, anthropocentré. Sans aller jusqu’à parler d’un braconnage
normatif, éthique et droit de l’environnement nous semblent porteurs d’une dimension
subversive. Ils testent une métamorphose du droit des gens en se souvenant qu’il fut un
temps où il était pensé comme droit de la nature et des gens. Éthique et droit de l’en-
vironnement cherchent à penser ensemble deux soucis : la prise de conscience d’une
appartenance avec la nature en même temps que la conscience aiguë d’une respon-
sabilité à son égard. En ce sens, ils pourraient faire leur, cette idée de Michel Serres :
« Curieusement, ce siècle-ci seulement, la nature vient de naître, et réellement sous nos
yeux, en même temps que l’humanité réellement solidaire »9. En somme, éthique et droit
de l’environnement, dans la diversité de leurs expressions et de leurs questions (la ques-
tion du statut et de la valeur de l’animal, du végétal et des milieux) engagent une réflexion
générale sur ce que signifie prendre soin de la nature et des hommes dans une culture
marquée par un désenchantement de la nature qui prépare sa domination et son exploi-
tation. Éthique et droit de l’environnement veulent prendre soin du monde commun (on
pense ici au rôle que prennent aujourd’hui l’éthique et la politique du care mais également
les philosophies de la vulnérabilité dans une réflexion sur l’écologie) parce que la Terre

8 Ce problème de la traduction juridique des concepts issus des sciences écologiques (cf.
les habitats, les biotopes, l’équilibre biologique, la connectivité écologique) est un problème
épistémologique en soi que nous n’aborderons pas ici. S’agit-il de transposition, de reflet, de
calque, de traduction ? Les mots ne sont pas synonymes et interrogent ce qu’il en est de la
nature de l’herméneutique juridique.
9 Le Contrat Naturel, op. cit., p. 172.

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n’est pas qu’un espace que l’on domine mais un milieu que l’on habite. De ce point de
vue, on rappellera qu’écologie et éthique ont ceci en commun de penser le milieu comme
un lieu d’habitation. Pas d’écologie sans oikos c’est-à-dire sans maisonnée, sans maison
commune et bonne intendance. Pas d’éthique sans ethos c’est-à-dire sans séjour, sans
chez soi et sans habitudes grâce et par lesquels habiter et rendre habitable le monde. S’en
souvenir invite à réarticuler physis et ethos, cosmos et polis. Le grand défi est de chercher
à les penser ensemble dans une relation, alors qu’une grande partie de la pensée occi-
dentale nous a appris à les distinguer, les séparer pour établir un rapport de domination.
Aussi, éthique et droit de l’environnement enregistrent-ils une métamorphose du rapport
que nous entretenons avec la nature. Ni cosmos, ni carrière, elle est milieu (Fudô10). Sans
doute que l’expression droit de l’environnement de ce point de vue est problématique
parce qu’elle tente de dépasser le paradigme occidental moderne qui pose un dualisme
de la nature et de l’histoire, mais en pensant malgré tout la nature comme un dehors.
Il serait peut-être plus juste de parler d’un droit du/des milieux, expression sans doute
moins audible en termes de communication ou d’exposition mais plus précise en ce
qu’elle assumerait clairement le projet consistant à penser les conditions et les consé-
quences d’une solidarité de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine.

III. L’ÉPREUVE DE L’ENVIRONNEMENT :


CONSÉQUENCES ÉTHIQUES, JURIDIQUES
ET POLITIQUES
L’idée d’une éthique et d’un droit de l’environnement a tout d’abord une signification
axiologique ou normative forte. Il s’agit de faire de la nature un objet de responsa-
bilité morale et juridique. Cela est maintenant bien connu mais il se signifie là que
l’extension de nos pouvoirs questionne et appelle l’extension de nos devoirs. Parce
que nous en pouvons plus, nous en devons plus. Devenus maîtres de la nature
(encore que cela soit très relatif si l’on pense aux tsunamis, aux tempêtes et autres
épizooties) nous avons à devenir maîtres de notre maîtrise.

Éthique et droit de l’environnement enregistrent ainsi un changement non seule-


ment de degré mais également de nature dans les relations que l’homme entretient
avec son environnement. Changement de degré tout d’abord puisque son action
est telle qu’il est devenu littéralement une véritable « force de la nature ». C’est ce
qu’exprime l’idée d’anthropocène11 qui fait de l’homme une forge géophysique, un
moteur de l’histoire géologique de la Terre ayant une part active dans cette dimen-
sion du temps très long qu’est le temps géologique. En raison de ses dispositifs
techniques, lorsque l’homme intervient aujourd’hui sur son milieu il y intervient

10 Voir Watsuji Tetsurô, Fudô, Milieu humain, trad. Augustin Berque, ed. CNRS. Voir égale-
ment, Augustin Berque, Poétique de la Terre, Histoire naturelle et histoire humaine, Essai de
mésologie, Belin, 2014.
11 Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressos, L’évènement anthropocène, la Terre,
l’histoire et nous, Seuil, 2012.

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« grandeur nature », empruntant à celle-ci une de ses dimensions (temporelle avec


la fission de l’atome ou le temps de stockage des déchets radioactifs ; spatiale avec
le satellite ou le téléphone cellulaire). Il faudrait alors préciser que la nature, objet de
notre responsabilité, n’est pas le Cosmos ou l’univers, la Grande Nature qui régit
les orbes célestes. « La « Nature » à laquelle nous avons affaire dans notre agir,
c’est l’environnement qui nous entoure et qui nous ouvre au monde ; c’est la Terre
qui nous porte. Ce n’est que dans cette double optique que la nature peut être
envisagée comme objet d’une sollicitude morale »12. Changement de nature ensuite
puisque cette intervention mobilise une forme d’irréversibilité des prélèvements exer-
cés sur la nature (érosion de la « bonne biodiversité »), signale la puissance d’une
empreinte écologique (cette métaphore de la trace signale la puissance de l’inter-
vention humaine) qui met en péril l’équilibre que cette dernière représente.

Il s’agit donc de conjuguer ensemble appartenance et responsabilité de telle façon


qu’il n’y ait pas à choisir entre conscience d’une appartenance avec ce à quoi nous
sommes solidarisés (l’environnement) et responsabilité à l’égard de la nature devenue
nouvel objet de responsabilité morale et de droit. Penser davantage la signification
de cette appartenance augmente la signification et la portée de notre responsabilité
sans pour autant dévaluer l’homme. L’éthique et le droit de l’environnement ne sont
pas antihumanistes mais invitent à repenser autrement l’humain comme être de rela-
tion intégré dans un milieu au sens fort. Il ne s’agit pas d’opposer et d’avoir à choisir
entre éthique de l’appartenance et éthique de la responsabilité mais d’approfondir
la signification et de faire résonner l’épreuve d’une appartenance à la nature pour en
tirer la portée éthique, juridique et politique. Penser l’appartenance de l’homme à la
nature, ne pas moins penser l’homme mais le penser mieux ! La critique de l’anthro-
pocentrisme ne saurait être nécessairement la fin de l’anthropologie.

Le projet de réarticuler appartenance et responsabilité, histoire naturelle et histoire,


trouve dans les sciences dites de la nature, et plus précisément aujourd’hui les
sciences écologiques dans la modernité tardive, un acteur important. Il y est question
d’une explicitation de ce qu’est pour nous la nature, et plus exactement l’environne-
ment. Or, pour les modernes, ce sont les sciences qui donnent les informations les
plus pertinentes pour une représentation adéquate de la nature. Les sciences inter-
prètent pour nous le livre de la nature préparant une traduction dans le livre de la loi.
Ce faisant, ces sciences de la modernité et la modernité tardive ont remis en cause
le grand principe herméneutique de l’entente prémoderne entre le livre de la Nature,
le livre de la Bible et le livre de la Loi ; entre création, religion et droit. Ce faisant, cette
désarticulation entre interprétation de la nature et interprétation biblique, laisse à l’inter-
prétation de la loi en régime séculier, une place à la fois nouvelle et instable.

12 Jean Greisch, « Serviteurs et otages de la nature ? La nature comme objet de responsa-


bilité », in De la nature. De la physique classique au souci écologique, dir. Pierre Colin, Revue
Philosophie n° 14, Éditions Beauchesne, 1992, p. 332.

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On ne peut plus asseoir éthique et droit sur une image déterminée du monde parce
que la nature n’est plus un oratoire à contempler et à déchiffrer symboliquement en son
dessein. Ainsi dans la préface que le réformateur protestant Andreas Osiander rédigea
pour le De revolutionibus orbium celestium de Nicolas Copernic (1543), ce dernier distin-
guait-il déjà entre articulus fidei et hypothèse comme fundamentum calculi, entre article
de foi et intelligence calculante, pour séparer discours de salut et discours de science.
En déconnectant livre de la nature et livre de la Bible, il donnait son autonomie au déchif-
frage scientifique. Ce faisant, il ouvrait la porte à l’idée que la nature n’est plus un mystère
sacré mais une énigme à décoder et bientôt une carrière à exploiter. Lorsque la nature
n’est plus un oratoire, c’est à partir du laboratoire qui parle le langage analytique et sys-
tématique des mathématiques que l’on va vouloir chercher à formuler la règle. Le rôle
des scientifiques et des experts dans le cadre des controverses relatives, dans le débat
public, aux choix technologiques, en est la filiation directe et aujourd’hui la manifestation
évidente. La pensée en termes de risque est l’expression typique de cette pensée-labora-
toire. Les acteurs de l’innovation technoscientifique en matière environnementale tendent
ainsi à cantonner et infléchir la discussion publique aux seules dimensions techniques,
négligeant tous les autres aspects qui font qu’un monde humain est un milieu (avec ses
capacités, ses valeurs, ses symboles). Or aujourd’hui, avec la nature pensée comme un
milieu, s’engage une intelligence relationnelle. Ni l’oratoire, ni le laboratoire ne la satisfont,
et pour ce faire, elle encourage ce que l’on pourrait appeler une pensée-territoire. Le
modèle de l’écologue n’est pas le même que celui du biologiste et avant lui du naturaliste
et à l’approche analytique systématique du biologiste répond l’approche systémique de
celle-là. Mais en droit de l’environnement, la question se pose de préciser le statut épisté-
mologique du recours aux sciences écologiques. Éthique et droit peuvent-ils trouver dans
le discours des sciences contemporaines une « image » de la nature sur laquelle asseoir
le discours normatif, alors même que ces sciences ont intégré la dimension d’incertitude
et de relativité comme faisant partie de leurs données ? C’est le problème difficile de l’ar-
ticulation entre sciences écologiques et éthique/droit de l’environnement qui se pose là.
Ce problème difficile est double : il est théorique et il est pratique.

Théoriquement, quel type de science supporte l’éthique et le droit de l’environne-


ment ? Il ne s’agit plus tant de l’astronomie garante d’un ordre immuable, ni de
la microphysique ou de la biologie moléculaire cherchant de la logique au niveau
contre-intuitif, mais de l’écologie comme études des milieux. Penser le mouvant
se fait donc à une échelle singulière : ni celle du mouvement astronomique d’une
très grande stabilité qui servait à compter le temps cosmique (l’oratoire et l’horloge
astronomique) dans l’histoire naturelle, ni celle du mouvement microscopique inces-
sant et marqué par des relations d’incertitudes qui trouvait l’unité de mouvement
dans la pulsation de l’atome (le laboratoire et l’horloge atomique) mais un mouvant
que l’on peut référer à une expérience phénoménologique : celle du milieu dans et
grâce auquel nous nous tenons debout, humains sur la Terre décomptant espèces
et variétés disparaissant et/ou apparaissant. C’est l’étude du milieu naturel, décou-
vert dans sa précarité, qui nous fait découvrir que le temps conté est un temps qui
nous est compté (le territoire et l’horloge écologique). En raison de la disparition et

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des extinctions d’espèces, de l’entropie et de l’anthropisation en face desquelles ne


cesse, comme un sursaut, de répondre la force fragile des vivants en leurs diversités,
le mouvant est un mouvant dé-finalisé. La signification de son parcours historique
est en suspens, marquée par l’instabilité et l’historicité.

Du point de vue pratique, si l’éthique et le droit se mêlent du souci de faire de la


nature un nouvel objet de responsabilité, c’est en raison des possibilités offertes
par notre système technique, par le développement sans précédent de ce que l’on
nomme aujourd’hui techno-science. Depuis Copernic ou Bacon qui en appelaient
à étendre sans limites les bornes de l’empire humain, quelque chose a changé.
L’intelligence qui calcule et qui décode s’est déployée en un système technicien
qui maîtrise par la métrique. Notre problème concernant le rapport sciences/nature
n’est donc plus uniquement théorique. Il est devenu également pratique. Il concerne
le rapport techniques/nature engagé par une technique devenue dépendante de
la science moderne. Certes, dans toutes les cultures et à toutes les époques les
relations de l’homme à la nature sont médiatisées - par des discours, des représen-
tations et des outillages. C’est le propre de la culture. Mais le nouveau est que la
médiation outillée s’est hypertrophiée, unidimensionnalisant et atrophiant les enjeux,
l’éthique et le droit de l’environnement travaillant au contraire à les faire apparaître
dans leur pluralité. La civilisation technicienne invite à ne traiter que comme des
questions techniques centrées sur le comment faire (machine à nourrir pour l’OGM,
machine à habiter concernant l’urbanisation, machine à se déplacer concernant la
mobilité et le design des flux, etc.)13, des questions portant sur les valeurs et le
pourquoi faire. La place de cette médiatisation technoscientifique nous présente la
nature sur un mode inédit mais contre-intuitif (les gaz à effet de serre, les ondes élec-
tromagnétiques des antennes de téléphonie, etc.), malmenant une autre modalité de
mise en présence au milieu : celle du corps vif. Est en question ce qu’est la présence
de l’homme à la nature lorsque son expérience charnelle est disqualifiée au profit de
l’importance reconnue à la médiation des capteurs en tous genres. De fait les inno-
vations biotechnologiques sont aujourd’hui marquées par leur caractère invisible et
pervasif. Cette suspension du corps vécu, chair avec la chair du monde, engendre
l’impression sourde que notre socle originaire – l’archè originaire Terre dont parlait
Husserl14 – est blessé, fragilisé. L’enjeu que l’éthique et le droit de l’environnement
portent est alors majeur. Il s’agit d’inventer des espaces capables de venir réfléchir,
mettre en représentations et en discussions dans l’espace public et dans l’enceinte
du droit de ce que signifient et engagent pratiquement, pour nous humains, la valeur
de la nature, la proximité avec la nature.

Le souci écologique, dans sa dimension éthique originaire, se fait l’exigence d’une


reprise par l’éthique et le droit de l’environnement de ce que le contrat social a aban-
donné à la science et à la technique : « ce n’est pas la science et la technique qui

13 Bernadette Bensaude-Vincent, Fabriquer la vie, Seuil, 2012.


14 La terre ne se meut pas, Paris, Editions de minuit, 1989.

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sont responsables des atteintes à la nature, mais le contrat social qui leur abandonne
la nature »15. On attend donc de l’éthique et du droit de l’environnement qu’ils assu-
ment des régulations de l’activité des hommes eu égard à la nature parce que cette
dernière ne peut plus les absorber et les réguler seule. Il y a des lois de la nature mais
il faut encore des lois pour la nature, sous entendu telle qu’elle s’offre aujourd’hui à
nous et à laquelle nous tenons. La nature peut très bien continuer sans nous – l’avenir
est aux bactéries – mais si nous pensons à la valeur de la relation hommes/nature,
il s’agit de l’accompagner éthiquement et juridiquement. C’est ici le rôle des comités
d’éthiques, des forums hybrides, du droit de l’environnement par le biais du judiciaire,
de la démocratie écologique, etc. que de complexifier et d’enrichir la compréhension
du « contrat naturel » et social liant techno-sciences et citoyens en montrant que les
activités scientifico-techniques ne font pas à elles seules un monde.

La pensée-territoire repose sur une conception relationnelle de la nature. Si l’envi-


ronnement n’est pas la nature, il convient d’en tirer les conséquences. Le dévelop-
pement d’une éthique et d’un droit relationnels s’exprime dans un souci écologique
qui porte non sur une Nature immuable, mais sur la Terre entendue comme système
d’équilibre au sein duquel les hommes prennent place. C’est dans cette relation à
la Terre, que l’humanité prend progressivement la mesure de ce qui factuellement
la solidarise (des problèmes transnationaux partagés dans une « solidarité de fait »)
tout en restant en quête d’une « solidarité de projet » (cf. J. Habermas), la décou-
verte de la précarité de la Terre révélant celle de l’humanité.

Ce rôle dévolu au droit et à l’éthique apparaît d’autant plus majeur qu’il est égale-
ment lié à un processus général de désenchantement du monde. La sécularisation
est telle que la nature n’est plus pensée comme une création au sens théologique
du terme. De ce point de vue, le changement de vocabulaire et la stabilisation de
ce dernier dans les sommets internationaux qui parlent désormais de sommets de
la Terre (Earth) et non de Création signale cette sécularisation. Cela a deux effets.

D’un côté, quand la nature n’est plus une création, quand elle n’est plus un sacré il
n’y a plus de transgressions et le déploiement technique est alors sans limitations.
C’est qu’il n’y a pas de sacrilège quand la nature n’est plus sacrée. La nature n’est
plus mythifiée. On pense ici à l’avertissement de Levinas contre la nature idole : « le
mystère des choses est la source de toute cruauté à l’égard des hommes ». Et un
peu plus loin : « […] La terre est pour cela. L’homme est son maître pour servir les
hommes. Restons maîtres du mystère qu’elle respire »16. Pour autant, la séculari-
sation de la nature scientifique, technique et juridique est-elle la disparition de tout

15 Hubert Faes, « Contrat social et contrat naturel, La nature comme objet de responsabi-
lité », in De la nature. De la physique classique au souci écologique, dir. Pierre Colin, Revue
Philosophie n° 14, Éditions Beauchesne, 1992, p. 124.
16 Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous [1961] », in Difficile liberté, Albin
Michel, Paris, 1976, p. 325 et p. 327.

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sacré ? Le sacré n’est pas nécessairement le religieux. L’idée de « réserve intégrale


de biosphère » retrouve-t-elle celle de « bois sacré » et l’espèce naturelle protégée
n’est-elle qu’une lointaine analogie avec la forme d’animal ou de végétal emblème
que l’on trouve dans le totémisme ?

D’un autre côté, il incombe à l’éthique et au droit de faire apparaître des normes qui
puissent imposer des limites à l’illimitation de nos pouvoirs, mais des limites quand
il n’y a plus de « bornes au pouvoir de l’empire humain » pour parler comme Bacon.
L’intensité du débat éthique qui cherche à déterminer s’il est une valeur intrinsèque
de telle espèce ou variété le manifeste assez. C’est donc à la délibération rationnelle,
éthique et juridique, dans une intense activité délibérative argumentée de limiter une
puissance d’illimitation qui pose a priori que tout est possible sans ne plus pouvoir
s’appuyer sur une sacralisation de la nature.

Éthique et droit de l’environnement, sans sacraliser la nature, travaillent à l’élaboration


d’un nouveau pacte homme-nature, liant conscience forte d’une appartenance et exi-
gence de responsabilité. Il s’agit de trouver un nouvel équilibre entre l’environnement, la
valeur et la loi, élaborant un nouveau régime interprétatif et une compréhension renou-
velée de l’homme. Ce pacte de soin est celui qui sous-tend une pensée formulée en
termes positifs de « contrat naturel », même si l’expression est sans doute malheureuse.
Le rôle du droit de ce point de vue est de reprendre dans le champ des décisions pra-
tiques et des arrêts positivement exprimés le sens retrouvé de nos appartenances. Il
est de mettre un terme au nom de la valeur reconnue à la relation homme-nature à la
fragmentation indéfinie de la nature qui prépare son instrumentation technique.

Si pour la technoscience, la nature parle en langage mathématique, éthique, droit et


politique de l’environnement, et pourquoi pas discours spirituel, pluralisent la langue
pour exprimer notre appartenance en convoquant un langage symbolique. Après
tout, c’est là la vieille histoire des hiérophanies, on n’en a peut-être jamais fini de dire
le ciel, la Terre. On peut alors s’interroger sur le rôle et la place symbolique qu’oc-
cupe le droit de l’environnement dans la vaste et longue histoire du droit. Pourquoi
est-il arrivé si tard ? Comme se fait-il qu’il nous ait fallu tant de temps pour rendre
compte en droit du « ah des choses » comme disent les Japonais ?

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