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CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Dans la même collection

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tentions hégémoniques des classes moyennes — Engagements.
Chroniques et autres textes (2000-2010)
PERRY ANDERSON, Comment les États-Unis ont fait le monde à leur
image — (AVEC WANG CHAOHUA) Deux Révolutions. La Chine
populaire au miroir de l'URSS — Le Nouveau Viettx Monde. Sur
le destin d'un auxiliaire de l'ordre américain

PIERRE BOURDIEU, Interventions, 1961 -2001. Science sociale et action


politique
NOAM CHOMSKY, Guerre nucléaire et catastrophe écologique
— (AVEC E D W A R D H E R M A N ) La Fabrication du consentement. De
la propagande médiatique en démocratie
LAURENCE DE COCK, L'Histoire comme émancipation — (AVEC
IRÈNE PEREIRA [DIR.]), Les Pédagogies critiques

SOPHIE DJIGO, Les Migrants de Calais. Enquête sur la vie en transit


THOMAS FRANK, Le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et
populisme de marché — Pourquoi les riches votent à gauche
K A R L M A R X ET FRIEDRICH ENGELS, Les Grands Hommes de l'exil

JULIAN MISCHI, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes


populaires depuis les années 1970
DAVID NOBLE, Le Progrès sans le peuple. Ce que les nouvelles
technologies font au travail
MATHIAS REYMOND, AU nom de la démocratie, votez bien !
KEEANGA-YAMAHTTA TAYLOR, Black Lives Matter. Le renouveau de
la révolte noire américaine

© The Bookchin Trust, 2019

© Agone, 2019
BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20
www.agone.org
ISBN : 978-2-7489-0399-7
Murray Bookchin

Changer sa vie
sans changer le monde
L'anarchisme contemporain
entre émancipation individuelle
et révolution sociale

Traduit de l'anglais et postfacé par Xavier Crépin


Les notes de référence, en chiffres arabes, sont rassemblées par
chapitre, infra, p. 175. Sauf mention contraire, toutes les notes
sont de l'auteur.

Édition préparée par Florence Allègre et Marie Laigle.


Note au lecteur

se trouve aujourd'hui à un tour-


L 'ANARCHISME
nant de sa longue et turbulente histoire : c'est
ce qui m'a poussé à écrire ce court ouvrage.
À une époque où, dans de nombreux pays, la
méfiance populaire à l'égard de l'État a atteint
des proportions extraordinaires ; où le contraste est
criant entre, d'un côté, une poignée d'individus
et d'entreprises très riches qui se partagent la
société et, de l'autre, l'appauvrissement continu
de millions de gens à des niveaux sans précédent
depuis la crise des années 1930; où l'exploitation
atteint un tel degré que les gens en sont réduits
à accepter de travailler un nombre d'heures par
semaine digne du siècle dernier, les anarchistes
n'ont pas été capables de proposer un programme
cohérent ou une organisation révolutionnaire qui
aurait pu fournir un débouché au mécontentement
que la société contemporaine fait naître au sein de
la population.
Au lieu de cela, ce mécontentement s'est trouvé
capté par des hommes politiques réactionnaires,
qui l'ont détourné contre les minorités ethniques
et les immigrants, ainsi que contre les pauvres et
les marginaux, tels que les mères seules, les sans-
abri, les personnes âgées, et même les écologistes,
qui se voient chargés de tous les maux sociaux
contemporains.
Si les anarchistes - ou en tout cas la plupart de
ceux qui se réclament de ce courant - ne réus-
sissent pas à toucher une masse de partisans poten-
tiellement énorme, cela ne tient pas seulement au
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

sentiment d'impuissance qui s'est emparé de mil-


lions de gens aujourd'hui. C'est en grande partie le
résultat des changements qui se sont produits chez
bien des anarchistes eux-mêmes ces deux dernières
décennies. Qu'on le veuille ou non, des milliers
de prétendus anarchistes, renonçant au caractère
essentiellement social de l'anarchisme, ont fini par
adopter le personnalisme yuppie et new âge typique
de notre époque décadente et bourgeoise. A u sens
propre du terme, ils ne sont plus socialistes - des
défenseurs d'une société libertaire orientée vers la
communauté - et ils refusent de s'engager réelle-
ment dans une confrontation sociale, basée sur un
programme cohérent, avec l'ordre existant. Emboî-
tant le pas de la classe moyenne branchée, les voilà
de plus en plus nombreux à se tourner vers un indi-
vidualisme décadent, un mysticisme sordide et une
vision édénique de l'histoire au nom de leur « auto-
nomie » souveraine, de l'« intuitionnisme » et du
« primitivisme ». Ainsi, chez nombre d'anarchistes
autoproclamés, le capitalisme disparaît, remplacé
par une « société industrielle » abstraite. Pour eux,
les diverses oppressions qu'il génère ne sont qu'une
simple conséquence de la technologie. Ils ne voient
pas, derrière celle-ci, les rapports sociaux entre
capital et travail organisés autour d'une économie
de marché qui, de la culture à l'amitié et à la
famille, a envahi toutes les sphères de la vie. La
tendance qu'ont beaucoup d'anarchistes à imputer
les problèmes sociaux à la « civilisation » plutôt
qu'au capital et à la hiérarchie, à la « mégama-
chine » plutôt qu'à la marchandisation de la vie, et
à d'obscurs « simulacres » plutôt qu'à la tyrannie
très concrète du besoin matériel et de l'exploitation,
NOTE AU LECTEUR 11

n'est pas sans rappeler les justifications bourgeoises


des dégraissages dans les entreprises modernes, qui
mettent en avant les « avancées technologiques » et
non l'insatiable soif de profit de la bourgeoisie.
Je mettrai l'accent dans les pages qui suivent sur
le fait que ces prétendus anarchistes ont déserté
le terrain social, que privilégiaient les anarchistes
de jadis, tant les anarcho-syndicalistes que les
révolutionnaires communistes libertaires, pour lui
préférer des coups de main ponctuels - ne nécessi-
tant ni organisation ni cohérence intellectuelle - et,
ce qui est plus inquiétant, une attitude ouvertement
égotiste alimentée par la décadence généralisée de
l'actuelle société bourgeoise.
À dire vrai, les anarchistes peuvent s'enorgueillir
à juste titre de s'être depuis longtemps battus pour
une liberté sexuelle complète, une esthétisation
de la vie quotidienne et une humanité affranchie
du poids des contraintes psychologiques qui ont
longtemps entravé sa liberté tant sensuelle qu'in-
tellectuelle. Pour ma part, en tant qu'auteur il y
a environ trente ans de Desire and need (Désir et
besoin), je ne peux que suivre Emma Goldman
quand elle déclare ne pas vouloir d'une révolution
où elle ne pourrait pas danser - et, comme le firent
observer très tôt dans le siècle mes parents wobbly1,
d'une révolution où ils ne pourraient pas chanter.
Mais à tout le moins, ils voulaient une révolution
- une révolution sociale - sans laquelle de telles fins
esthétiques et psychologiques ne bénéficieraient
qu'à quelques-uns. C'est cet objectif révolution-

I. C e s t ainsi qu'on désigne les membres du syndicat révolutionnaire


Industrial Workers of the World (IWW)- [ndt]
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

naire, aussi sommaire soit-il, qui était au centre


de tous leurs espoirs et de tous leurs idéaux.
Malheureusement, les prétendus anarchistes que
je rencontre aujourd'hui sont de plus en plus
rares à défendre cet objectif révolutionnaire, et
la noblesse d'âme et la conscience de classe qu'il
implique. C'est justement la perspective de la révo-
lution sociale, si importante pour la définition d'un
anarchisme social, et tout ce qu'elle signifie en
matière de théorie et d'organisation, que je voudrais
remettre au goût du jour dans l'examen critique de
l'anarchisme comme style de vie, qui forme le sujet
des pages qui suivent. Sauf, ce que je souhaiterais,
à me tromper complètement, les objectifs révo-
lutionnaires et sociaux de l'anarchisme souffrent
d'une telle dégradation que le mot « anarchie »
fera bientôt partie intégrante du vocabulaire chic
bourgeois du siècle à venir : une chose quelque
peu polissonne, rebelle, insouciante, mais délicieu-
sement inoffensive.

12 juillet 1995
L'anarchisme :
révolution sociale ou mode de vie?

l'anarchisme, un ensemble
D EPUIS DEUX SIÈCLES,
d'idées antiautoritaires très œcuménique, s'est
développé à la jonction de deux grandes tendances
contradictoires : un engagement personnaliste en
faveur de l'autonomie individuelle et un engage-
ment collectiviste en faveur de la liberté sociale.
Jamais, tout au long de l'histoire de la pensée
libertaire, ces deux tendances ne sont parvenues
à se réconcilier. En fait, durant la majeure partie
du siècle dernier, elles ont simplement cohabité au
sein de l'anarchisme, leur accord se réduisant à
une simple opposition à l'État, sans envisager plus
largement la nouvelle société qui doit être créée à
sa place.
Ce qui ne veut pas dire que les diverses écoles
anarchistes n'ont pas défendu à leur manière
différentes formes d'organisation sociale, souvent
très opposées les unes aux autres. Ce qui carac-
térise cependant globalement l'anarchisme, c'est
la défense de ce que Isaiah Berlin a appelé une
« liberté négative », c'est-à-dire une liberté formelle
« a l'égard de » [freedom from], et non une liberté
substantielle, une « liberté en vue de » [freedom to].
L'anarchisme a souvent revendiqué fièrement son
attachement à la liberté négative, y voyant une
preuve de son pluralisme naturel, de son ouverture
idéologique, de sa créativité et même, ajoutent
certains de ses zélateurs postmodemes, de son
incohérence.
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

L'incapacité de l'anarchisme à dépasser cette ten-


sion, à concevoir clairement la relation entre l'in-
dividuel et le collectif, et à indiquer les conditions
historiques qui rendraient possible une société
anarchiste sans État, est à l'origine de nombreuses
difficultés que, jusqu'à aujourd'hui, la pensée anar-
chiste n'a pas réussi à dépasser. Contrairement à
la plupart des anarchistes de son époque, Pierre
Joseph Proudhon a essayé de tracer une image assez
concrète d'une société libertaire. La description de
Proudhon, essentiellement basée sur des contrats
liant de petits producteurs, des coopératives et
des communes, portait la marque du monde des
artisans de province où il était né. Mais cette
tentative de concilier une vision corporatiste, par-
fois patriarcale de la liberté, avec une organisa-
tion sociale contractuelle manquait de profondeur.
L'idée que les artisans, la coopérative et la com-
mune pourraient entrer en rapport les uns avec
les autres sur la base des notions contractuelles et
bourgeoises d'équité et de justice, plutôt que des
notions communistes de capacité et de besoin ne
pouvait germer que chez un artisan, soucieux avant
tout d'autonomie personnelle et se déchargeant du
soin de tout ce qui relève de la morale sur une
collectivité, réduite pour lui à une somme de bonnes
volontés.
De fait, la fameuse déclaration de Proudhon
proclamant que « Quiconque met la main sur moi
pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ;
je le déclare mon ennemi » fait nettement pen-
cher la balance du côté d'une liberté personnaliste,
négative et laisse dans l'ombre son opposition aux
institutions sociales oppressives et sa vision de
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

la société anarchiste. On doit rapprocher ce juge-


ment de la déclaration franchement individualiste
de William Godwin : « Il n ' y a qu'un pouvoir
auquel je puisse obéir sans arrière-pensée, c'est la
décision de mon propre entendement, ce que me
dicte ma propre conscience 1 . » L'invocation par
G o d w i n de l'« autorité » de son entendement et de
sa conscience propres, comme la condamnation par
Proudhon de la « main » qui menace de restreindre
sa liberté, donne à l'anarchisme une orientation
résolument individualiste.
De telles déclarations, malgré leur force persua-
sive - qui leur a valu aux États-Unis l'admiration
de la droite soi-disant libertarienne (« propriéta-
rienne » serait plus adapté), apologiste de la « libre »
entreprise - révèlent un anarchisme très contra-
dictoire. Michel Bakounine et Pierre Kropotkine,
en revanche, défendent des vues essentiellement
collectivistes et même explicitement communistes
dans le cas de Kropotkine. Bakounine défendait
avec énergie la prévalence du social sur l'individuel.
La société, écrit-il,

est antérieure et à la fois elle survit à chaque


individu humain, comme la nature elle-même ; elle
est éternelle comme la nature, ou plutôt née sur
la terre, elle durera aussi longtemps que durera
notre terre. Une révolte radicale contre la société
serait donc aussi impossible pour l'homme qu'une
révolte contre la nature, la société humaine n'étant
d'ailleurs autre chose que la dernière grande mani-
festation ou création de la nature sur cette terre;
et un individu qui voudrait mettre la société, c'est-
à-dire la nature en général et spécialement sa
propre nature en question, se mettrait par là même
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

en dehors de toutes les conditions d'une réelle


existence2.

Bakounine a souvent critiqué de façon très vive


l'individualisme répandu dans le libéralisme et
l'anarchisme. Dans l'un de ses jugements les moins
sévères, il écrit par exemple que, si la société est
tributaire des individus, c'est elle pourtant qui les
constitue :

Pour former la plus pauvre des individualités libres


d'aujourd'hui, il a fallu que fussent conjugués les
efforts sociaux d'une foule de générations. Ainsi,
l'individu, sa liberté et son intellect, sont le produit
de la société, non celle-ci le produit des individus, et
plus hautement, plus intégralement, plus librement
l'homme est développé, plus il est le produit de la
société, plus il a reçu d'elle et lui est redevable3.

Kropotkine, pour sa part, est resté remarquable-


ment constant dans sa défense du collectivisme.
Dans son article de YEncyclopaedia Britannica sur
l'« Anarchisme », sans doute son œuvre la plus lue,
il situait clairement les conceptions économiques
de l'anarchisme à la « gauche » de « tous les
socialismes », appelant à l'abolition radicale de la
propriété privée et de l'État « en s'appuyant sur
l'initiative locale et personnelle, et d'une fédération
libre qui irait du simple vers le composé, au lieu de
la présente hiérarchie qui part du centre pour aller
vers la périphérie ». Les ouvrages de Kropotkine sur
l'éthique se caractérisent par une critique constante
des conceptions libérales tendant à opposer l'indi-
vidu à la société ou, plus exactement, à subordonner
celle-ci à l'individu ou au moi. Il s'inscrivait lui-
même sans hésitation dans la tradition socialiste.
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 17

Son communisme libertaire, fondé sur le progrès


technologique et l'accroissement de la productivité,
domina le courant anarchiste des années 1890,
éclipsant peu à peu les notions collectivistes de
distribution basées sur l'équité. Les anarchistes, « à
l'instar de beaucoup de socialistes », soulignait Kro-
potkine, reconnaissaient la nécessité de « périodes
d'évolution accélérée qu'on appelle révolutions »,
devant finalement aboutir à une société reposant
sur des fédérations de « chaque commune com-
posée des groupes locaux de producteurs et de
consommateurs » 4 .
Avec l'apparition de l'anarcho-syndicalisme et
du communisme libertaire à la fin du XIXE siècle
et au début du xx e , il était devenu bien moins
urgent d'apaiser la tension entre les tendances
individualistes et collectivistes L'anarchisme indi-
vidualiste avait été largement marginalisé par les
mouvements ouvriers socialistes de masse, dont
les anarchistes se considéraient le plus souvent
comme l'aile gauche. Dans une ère de bouleverse-
ments sociaux orageux, caractérisée par la montée
en puissance d'un mouvement ouvrier de masse,
qui culmina dans les années 1930 avec la révo-
lution espagnole, les anarcho-syndicalistes et les
communistes libertaires, autant que les marxistes,
ne voyaient plus dans l'anarchisme individualiste
qu'une curiosité exotique pour petits-bourgeois. Ils

I. O n peut en fait faire remonter l'anarcho-syndicalisme aux notions de


« Grand Holiday » ou de grève générale défendues par les Chartistes
anglais. Parmi les anarchistes espagnols, c'était déjà une pratique
répandue dans les années 1880, à peu près dix ans avant que la France
ne la transforme en doctrine.
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

combattaient sans ménagement ce qui n'était à


leurs yeux qu'une fantaisie de classe moyenne, plus
apparentée au libéralisme qu'à l'anarchisme.
Q était difficile alors pour les individualistes
d'ignorer, au nom de leur « unicité », la néces-
sité de mettre en place des formes d'organisa-
tion révolutionnaire solides et dotées de pro-
grammes cohérents et convaincants. La poursuite
des activités anarchistes avait fait naître un besoin
d'écrits théoriques et programmatiques de base,
que la métaphysique stirnérienne de l'Unique et
sa « propriété » était impuissante à satisfaire, mais
auquel répondront notamment des écrits comme La
Conquête du pain de Kropotkine (Londres, 1913), El
organismo econômico de la révolution de Diego Abad
de Santillân (Barcelone, 1936) et La Philosophie
politique de Bakounine de Maximoff (publication
anglaise en 1953, trois ans après la mort de Maxi-
moff ; la date de la compilation originale, non indi-
quée dans la traduction anglaise, remonte peut-être
à plusieurs années, voire à plusieurs décennies plus
tôt). Aucune « Union des Égoïstes » stirnérienne,
à ce que je sache, n'a jamais réussi à prendre
son essor - à supposer même qu'une telle union
puisse être établie et survivre à l'« unicité » de ses
participants « égocentriques ».

Anarchisme individualiste et réaction

Bien sûr, l'idéologie individualiste n'a pas totale-


ment disparu au cours de cette période d'agitation
sociale intense. Une importante réserve d'anar-
chistes individualistes, en particulier dans le monde
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

anglo-américain, était influencée par les idées de


John Locke et de John Stuart Mill, aussi bien que
de Stimer lui-même. Des individualistes du cru, aux
conceptions plus ou moins libertaires, ont encom-
bré l'horizon anarchiste. L'anarchisme individua-
liste n'aura finalement réussi à attirer, justement,
que des individus, que ce soit Benjamin Tucker
aux États-Unis, qui soutenait une forme pittoresque
de libre compétition, ou Frederica Montseny en
Espagne, dont la pratique a le plus souvent démenti
sa profession de foi stirnerienne 1 . Malgré leur
fidélité affichée à l'idéologie communiste libertaire,
des nietzschéens comme Emma Goldman se mon-
traient souvent très proches intellectuellement des
individualistes.
Aucun anarchiste individualiste n'a réellement
exercé d'influence sur la classe ouvrière nais-
sante. Leur opposition, strictement personnelle,
se réduisait pour l'essentiel à des tracts incen-
diaires, des comportements scandaleux et des styles
de vie excentriques dans les ghettos culturels
new-yorkais, parisien et londonien de la fin du
x i x e siècle. En tant que credo, l'anarchisme indi-
vidualiste n'a pas dépassé le stade de la vie de
bohème, s'exprimant surtout par des plaidoyers en
faveur de la liberté sexuelle (l'« amour libre ») et par
un goût immodéré pour les innovations en matière
artistique, comportementale et vestimentaire.
C'est uniquement dans les périodes de forte
répression et d'étouffement des conflits sociaux
que les anarchistes individualistes sont parvenus

I. L'expression est empruntée à Shakespeare, Hamlet : « it is a custom


More honor'd in the breach than the observance » (acte I, scène 4). [ndt]
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

à jouer un rôle de premier plan au sein du mou-


vement libertaire - et cela, principalement, sous
la forme du terrorisme. En France, en Espagne,
et aux États-Unis, les anarchistes individualistes
ont perpétré des actes terroristes qui ont valu à
l'anarchisme une réputation de conspiration vio-
lente et sinistre. Ceux qui sont devenus terroristes
étaient moins des socialistes ou des communistes
libertaires que des hommes et des femmes désespé-
rés qui utilisaient des armes et des explosifs pour
protester contre les injustices et le philistinisme
de leur époque : c'est ce qu'ils prétendaient être
de la « propagande par le fait ». Le plus souvent
cependant, l'anarchisme individualiste limitait ses
provocations à la culture. Il n'acquérait une quel-
conque influence au sein de l'anarchisme que dans
la mesure exacte où les anarchistes se coupaient du
public.
Le climat actuel de réaction sociale permet
en grande partie d'expliquer l'émergence au sein
de l'anarchisme euroaméricain d'un phénomène
impossible à ignorer : la diffusion de l'anarchisme
individualiste. À l'heure où ce qui caractérise
toutes les formes de socialisme, même les plus
respectables, c'est l'abandon de tous les principes
radicaux, les questions de mode de vie prennent de
nouveau le pas sur l'action sociale et la politique
révolutionnaire au sein du courant anarchiste. Dans
des pays traditionnellement individualistes libé-
raux comme les États-Unis et la Grande-Bretagne,
les années 1990 voient proliférer les anarchistes
autoproclamés qui, si on laisse de côté leur flam-
boyante rhétorique radicale, ne développent en fait
qu'une forme modernisée d'anarchisme individua-
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 21

liste que j'appellerai anarchisme existentiel'. Met-


tant l'accent sur le moi et sa singularité et insistant
sur le caractère polymorphique de la résistance,
ils vident peu à peu la tradition libertaire de tout
contenu socialiste. Tout autant que le marxisme et
d'autres socialismes, l'anarchisme porte souvent la
marque de l'environnement bourgeois qu'il entend
combattre. Ainsi l'« intériorité » envahissante et le
narcissisme de la génération yuppie ont marqué
bien des radicaux autoproclamés. Un aventurisme
intermittent, une bravoure toute personnelle, une
aversion pour la théorie présentant une étrange
ressemblance avec l'antirationalisme postmoderne,
une glorification de l'incohérence théorique (du
pluralisme), un engagement sans aucun contenu
politique ou organisationnel au service de l'imagi-
nation, du désir et de la joie, et un effort intense
en vue de réenchanter sa propre vie quotidienne,
autant de traits qui illustrent l'influence négative

I. L'expression « lifestyle anarchism » est difficile à traduire en français.


Bookchin ne désigne pas en effet par cette expression un anarchisme
« vécu », un m o d e de vie • anarchiste », résultant d'une volonté légitime
de mettre en accord ses idées et ses actes, mais un anarchisme réduit
à la vie privée et sans perspective sociale. C'est un anarchisme mutilé
pour lequel il ne s'agit plus de changer la société mais de changer sa vie.
Bref le lifestyle est une idéologie et pas seulement une pratique vécue.
On pourrait donc le rendre par la périphrase « anarchisme par et pour le
m o d e de vie », qui jure fâcheusement avec la concision de l'original. C e s t
pourquoi nous avons préféré traduire dans la majorité des cas lifestyle
par « existentiel », manière là aussi de se référer au vécu et en m ê m e
temps d'affirmer la primauté de celui-ci. Nous s o m m e s redevables de
cette expression à Renaud Garcia, qui l'a utilisé dans Le Désert de b
critique. Déconstruction et politiques. [ndt]
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

que la réaction sociale a exercée sur l'anarchisme


euroaméricain ces deux dernières décennies 1 .
Durant les années 1970, écrit Katinka Matson,
qui a rédigé un manuel rassemblant des techniques
de développement psychologique personnel, il s'est
produit « un remarquable changement dans la
façon dont nous percevons notre rapport au monde.
Dans les années i960, continue-t-elle, les gens
étaient avides d'activisme politique : le Vietnam,
l'écologie, les grands rassemblements festifs", les
communautés, les drogues, etc. Aujourd'hui nous
nous tournons vers nous-mêmes : nous recher-
chons une définition personnelle, une progression
personnelle, une réussite personnelle et une clari-
fication personnelle 6 . » Ce dégoûtant petit inven-
taire compilé par Matson pour le magazine Psycho-
logy Today passe en revue la moindre technique,
de l'acupuncture au Yi King, de la thérapie Est à la
réflexologie. Elle aurait pu tout aussi bien inclure
rétrospectivement l'anarchisme existentiel au rang
de ces techniques destinées à assoupir le moi et

I. Malgré toutes ses limites, la contre-culture anarchisante du début


des turbulentes années 1960 était souvent très politique : des mots
c o m m e «désir» et « j o i e » étaient employés dans un sens éminemment
social, en comparaison duquel les tendances personnalistes d e la
génération postérieure, celle d e Woodstock, paraissent souvent ridicules.
La transformation de la « culture jeune » ( c o m m e on l'a d'abord appelée)
dans la période qui va du début des mouvements pour les droits civiques
et pour la paix à 1969, année de Woodstock et d'Altamont, où l'accent
est de plus en mis sur une forme de « plaisir » purement égocentrique,
peut être illustrée par l'évolution de Dylan, qui passe de iBlowin'in the
Wind » à « Sad-Eyed Lady of the Lowlands ».

II. En anglais, « be-ins » : sorte de happenings géants caractéristiques de


la période hippie, [ndt]
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

qui ont bien plus à voir avec les idéaux d'autono-


mie individuelle qu'avec ceux de liberté sociale. À
travers toutes ses évolutions, la psychothérapie n'a
jamais cessé de promouvoir un « moi » centré sur
lui-même et sur son autonomie - vue comme le
soulagement que procure l'autosuffisance émotion-
nelle - plutôt que le moi socialement engagé que
suppose la liberté. Dans l'anarchisme existentiel
comme dans la psychothérapie, l'ego est opposé au
collectif ; le moi à la société ; le personnel à ce qui
est commun.
C'est ainsi que le moi - ou plus précisément
la forme qu'il revêt dans les différentes manières
de vivre - est devenu après les années i960 une
véritable idée fixe* pour de nombreux anarchistes,
qui ont perdu de vue la nécessité d'une opposi-
tion organisée, collective, programmatique à l'ordre
social existant. Les « protestations » sans forme, les
échappées sans direction, les efforts pour s'affirmer,
et une forme de « recolonisation » personnelle de
la vie quotidienne sont le pendant des modes de
vie psychothérapeutiques, New Age, orientés sur soi
des baby-boomers et des membres de la génération
X en proie à l'ennui. Ce qu'on désigne par anar-
chisme aujourd'hui, en Amérique et même de plus
en plus en Europe, ce n'est rien d'autre en réalité
qu'un personnalisme introspectif hostile à tout
engagement social et à toute responsabilité ; un club
de rencontre rebaptisé selon l'occasion « collectif »
ou « groupe affinitaire » ; un état d'esprit qui rejette
avec mépris tout ce qui est structure, organisation

I. En français dans le texte.


12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

ou implication publiques ; une cour de récréation


pour gamins.
Consciemment ou non, bien des partisans de
l'anarchisme existentiel, en insistant davantage sur
l'« insurrection personnelle » que sur la révolu-
tion sociale, ont fait leur l'approche de Foucault
et substituent à sa suite une critique ambiguë et
cosmique du pouvoir à une exigence d'autono-
misation des opprimés par la création de leurs
propres institutions, telles que des assemblées,
des conseils et/ou des confédérations. Dans la
mesure où elle exclut toute possibilité effective de
révolution sociale - qualifiée d'« impossible » ou
d'« imaginaire » - , cette orientation implique en
fin de compte la disparition de l'anarchisme sous
ses formes communistes ou socialistes. En effet,
Foucault défend une perspective d'après laquelle la
résistance « n'est jamais en position d'extériorité
par rapport au pouvoir... Il n'y a donc pas par rap-
port au pouvoir un lieu [sous-entendu : universel]
du grand Refus - âme de la révolte, foyer de toutes
les rébellions, loi pure du révolutionnaire ». Coincés
comme nous le sommes dans les rets tentaculaires
d'un pouvoir si cosmique qu'il devient impossible,
même en tenant compte des exagérations et des
équivoques de Foucault, de dépasser le stade d'une
résistance entièrement polymorphe, nous errons en
vain entre le « solitaire » et le « rampant » '. En bref,
selon cette conception tortueuse, la résistance doit

I. Quel bonheur le jour où on pourra enfin tirer de Foucault quelque


chose de clair, tant les formulations qu'on trouve chez lui se prêtent à
des interprétations contradictoires 7 !
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

nécessairement prendre la forme d'une guerre de


guérilla perpétuelle et toujours vouée à la défaite.
L'anarchisme existentiel, à l'instar de l'anar-
chisme individualiste, dédaigne la théorie : il s'ap-
parente ainsi au mysticisme et au primitivisme.
Leurs liens sont trop vagues cependant et trop
basés sur l'intuition, voire l'irrationalisme, pour
être directement analysés. Il s'agit d'un symptôme
de la tendance actuelle à faire du moi un sanctuaire
contre le malaise social existant, plus que d'une
cause proprement dite. Au-delà de cette conver-
gence, les formes plus spécifiquement personna-
listes de l'anarchisme ont pourtant en propre un
certain nombre de prémisses théoriques confuses
qu'il convient d'analyser de façon critique.
Pour l'essentiel elles se rattachent idéologique-
ment au libéralisme, et reposent sur le mythe de
l'individu entièrement autonome, dont les préten-
tions à se gouverner lui-même sont fondées sur
des « droits naturels » axiomatiques, la « valeur
intrinsèque », ou, de manière plus sophistiquée,
sur un ego transcendantal kantien, qui engendre
toute la réalité connaissable. On retrouve cette
conception classique dans le « Moi » ou ego de
Stirner, qui partage avec l'existentialisme la ten-
dance à résorber toute réalité en lui-même, comme
si l'univers tournait autour des choix de l'individu
égocentré '.

I. Les origines philosophiques de cet ego se trouvent chez Kant (filtré


par Fichte). La conception stimérienne de l'ego n'était qu'un démarquage
plutôt grossier du Moi kantien et singulièrement fichtéen, dont elle ne
distinguait que par une agressivité assez vaine.
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Les ouvrages plus récents sur l'anarchisme exis-


tentiel font généralement l'impasse sur le « Moi »
souverain et englobant de Stirner, tout en res-
tant fidèles à son égocentrisme. Ils insistent plutôt
sur l'existentialisme, le situationnisme recyclé, le
bouddhisme, le taoïsme, 1 'antirationalisme et le
primitivisme - ou, pour les plus œcuméniques,
une combinaison de tout ou partie de ceux-ci. Ce
qui unit ces différents courants, c'est, comme nous
allons le voir, l'évocation, par-delà la Chute, d'un
moi originel, souvent envahissant et parfois gros-
sièrement infantile, qui aurait soi-disant précédé
l'histoire, la civilisation et toute forme de techno-
logie un peu élaborée - et même le langage ; des
conceptions qui ont également nourri plus d'une
idéologie réactionnaire tout au long de ce siècle.

Autonomie ou liberté

Sans tomber dans le piège d'un constructivisme


social faisant de chaque catégorie le simple produit
d'une société donnée, il faut nous demander quelle
est la définition d'un « individu libre ». Comment
l'individualité apparaît, et sous quelles conditions
est-elle libre ?
Les partisans de l'anarchisme existentiel sont
plus intéressés par l'autonomie que par la liberté
[freedom], qu'ils privent ainsi de ses riches conno-
tations sociales. En effet, ce n'est pas un hasard si
les anarchistes aujourd'hui revendiquent en perma-
nence l'autonomie plutôt que la liberté [freedom]
sociale, surtout parmi les tenants anglo-américains
de la pensée libertaire, dont la notion d'autonomie
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

recouvre plus ou moins celle de liberté [liberty]


personnelle. Les origines de celle-ci remontent à la
tradition de la libertas romaine impériale, dont le
moi sans entraves est « libre » [free] de posséder
sa propriété personnelle - et de satisfaire ses désirs
personnels. Aujourd'hui, bien des anarchistes exis-
tentiels considèrent que l'individu doté de « droits
souverains » s'oppose non seulement à l'État mais
à la société en tant que telle.
Au sens strict, le mot grec « autonomia » signifie
« indépendance », évoquant un moi se gouvernant
lui-même, qui ne dépend pas de ses clients et qui
n'a besoin de personne pour subvenir à ses besoins.
Il n'a pas été, à ma connaissance, très utilisé par
les philosophes grecs ; il n'est d'ailleurs même pas
mentionné dans le lexique historique de F. E. Peters,
Les Termes philosophiques grecs. Le mot « auto-
nomie », comme celui de « liberté individuelle »
(liberty), se rapporte à l'homme (ou à la femme)
que Platon aurait nommé ironiquement le « maître
de soi-même », ce qui arrive selon lui « quand la
partie supérieure de l'âme humaine commande à
l'inférieure ». Même pour Platon, la tentative de
parvenir à l'autonomie à travers la maîtrise de soi
constituait un paradoxe, car « celui qui est maître
de lui-même est aussi [...] esclave de lui-même, et
celui qui est esclave, maître ; car en tous ces cas c'est
la même personne qui est désignée » 8 . De façon
caractéristique, Paul Goodman, qui est au fond un
anarchiste individualiste, soutient que « pour moi,
le principe essentiel de l'anarchisme ce n'est pas
la liberté [freedom] mais l'autonomie, l'aptitude à
entamer une tâche et à la mener à bien par soi-
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

même » - une opinion plus digne d'un esthète que


d'un partisan de la révolution sociale 9 .
Tandis que l'autonomie est associée à l'indi-
vidu prétendument souverain, la liberté [freedom]
entremêle de manière dialectique l'individuel et le
collectif. Le mot freedom possède un équivalent
grec : eleutheria et dérive de l'allemand Freiheit,
un terme qui garde encore la trace de ses origines
gemeinschàftliche ou communautaires, liées à la
vie et à la loi tribale teutoniques. Appliqué aux
individus, le mot freedom a l'avantage de nous faire
voir dans la société ou la collectivité la source de
cet individu et de son développement personnel.
Rendu à sa « liberté » [freedom], le moi individuel
ne se développe pas en opposition à la collecti-
vité ou séparément d'elle mais est essentiellement
constitué par son existence sociale et, dans une
société rationnelle, se réaliserait grâce à elle. Il n ' y
a donc plus écrasement de la liberté [liberty] indi-
viduelle par la liberté [freedom] mais au contraire
réalisation 1 .
La confusion entre autonomie et liberté [free-
dom] n'est que trop évidente dans le livre de
L. Susan Brown La Politique de l'individualisme,
une tentative récente pour développer et élaborer
une forme d'anarchisme essentiellement indivi-

I. Malheureusement, dans les langues romanes, « freedom » est


généralement traduit par un mot dérivé du latin « libertas » - le français
« liberté », l'italien « liberté », o u l'espagnol « libertad ». L'anglais, qui
combine l'allemand et le latin, autorise une distinction entre « freedom »
et « liberty », qui n'est pas possible dans d'autres langues. Sur ce sujet je
ne peux que recommander à ceux qui écrivent dans une autre langue
d'utiliser en m ê m e temps les mots anglais afin d e ne pas faire disparaître
ces distinctions.
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

dualiste, conservant néanmoins certains traits du


communisme libertaire Si l'anarchisme existentiel
a besoin d'une légitimité académique, il la trouvera
dans sa tentative de mélanger Bakounine et Kro-
potkine avec John Stuart Mill. Il s'agit là, hélas !,
d'un problème qui déborde le cadre strictement
académique. Le travail de Brown montre à quel
point les notions d'autonomie personnelle et de
liberté sociale peuvent s'opposer. Fondamentale-
ment, comme Goodman, elle fait de l'anarchisme
une philosophie de l'autonomie personnelle plutôt
que de la liberté sociale. Elle plaide également en
faveur d'« un individualisme existentiel » qu'elle
distingue nettement à la fois de « l'individualisme
instrumental » (ou de « l'individualisme possessif
[bourgeois] » de C. B. Macpherson) et du « col-
lectivisme » - le tout agrémenté de nombreuses
citations d'Emma Goldman, qui n'est certes pas le
penseur le plus intéressant du panthéon libertaire.
L'« individualisme existentiel » de Brown a en
commun avec le libéralisme « le souci de l'au-
tonomie individuelle et de l'autodétermination »,
écrit-elle. « Bien que les anarchistes aussi bien que
les non-anarchistes ont considéré que la théorie
anarchiste relevait en grande partie du commu-
nisme, observe-t-elle, ce qui distingue l'anarchisme
d'autres philosophies communistes est son plai-
doyer intransigeant et incessant en faveur de l'au-
todétermination et de l'autonomie. Un anarchiste
- qu'il soit communiste, individualiste, mutualiste,
syndicaliste ou féministe - est quelqu'un pour

I. La vague adhésion de Brown au communisme libertaire semble plus


dictée par l'instinct que découler de son analyse 1 0 .
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

qui importe avant tout la liberté [freedom] indi-


viduelle » - et ici elle utilise le mot « liberté »
[freedom] dans le sens d'« autonomie ». Bien que
sa critique « de la propriété privée et sa défense de
rapports économiques communaux libres » mène
l'anarchisme de Brown au-delà du libéralisme,
celui-ci place cependant les droits individuels au-
dessus des droits collectifs et en opposition à ceux-
ci".
« Ce qui distingue [l'individualisme existentiel]
du point de vue collectiviste, continue Brown,
c'est que les individualistes [les anarchistes aussi
bien que les libéraux] croient en l'existence d'une
volonté libre authentique guidée par des motifs
internes, tandis que la plupart des collectivistes
considèrent que la personne humaine est façonnée
de l'extérieur par les autres - l'individu pour eux
est "construit" par le collectif » (c'est nous qui
soulignons). Ce qui pousse Brown à rejeter le
collectivisme - pas simplement le socialisme d'État,
mais le collectivisme en tant que tel - , c'est avant
tout ce bobard libéral : une société collectiviste
impliquerait une subordination de l'individu au
groupe. Cette incroyable suggestion selon laquelle
« la plupart des collectivistes » n'ont considéré
les individus que comme « des épaves humaines
emportées par le courant de l'histoire » ,2 est à cet
égard un cas d'école. C'était certainement vrai pour
Staline, ainsi que pour la plupart des bolcheviques,
qui hypostasiaient les forces sociales au détriment
des désirs et des intentions individuelles. Mais
pour les collectivistes en tant que tels? Nous faut-il
ignorer toute une tradition collectiviste généreuse,
marquée par la quête d'une société rationnelle,
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

démocratique et harmonieuse - les visions d'un


William Morris, par exemple, ou d'un Gustav Lan-
dauer? Et que dire de Robert Owen, des fourié-
ristes, des socialistes démocratiques et libertaires,
des premiers sociaux-démocrates, et même de Karl
Marx et de Pierre Kropotkine ? Je ne suis pas sûr
que « la plupart des collectivistes », les anarchistes
y compris, accepteraient le déterminisme vulgaire
que Brown attribue aux conceptions sociales de
Marx. En dessinant le portrait de « collectivistes »
imaginaires partisans d'un mécanisme caricatu-
ral, Brown crée une opposition rhétorique entre,
d'un côté, un individu s'étant mystérieusement
constitué lui-même et, de l'autre, une collectivité
omniprésente, le plus souvent oppressive, voire
totalitaire. Brown, en effet, accentue à tel point le
contraste existant entre l'« individualisme existen-
tiel » et les croyances de « la plupart des collecti-
vistes » qu'on peut se demander dans quelle mesure
ses arguments ne sont pas ici, au mieux, douteux et,
au pire, trompeurs.
Nous savons bien que, nonobstant la retentis-
sante phrase d'ouverture du Contrat social de Rous-
seau, les gens ne naissent définitivement pas libres
et encore moins autonomes. Bien au contraire :
ils naissent tout à fait non libres, dépendants à
l'extrême, et manifestement hétéronomes. Le degré
de liberté, d'indépendance et d'autonomie dont
les gens disposent dans une période historique
donnée résulte d'anciennes traditions sociales, et
plus précisément d'un développement collectif- ce
qui ne veut pas dire que l'individu ne joue pas
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

un rôle important dans ce processus : il doit au


contraire jouer ce rôle s'il veut être libre '.
La conclusion logique du raisonnement de
Brown est surprenante de simplicité. « Ce n'est pas
le groupe qui donne forme à l'individu, nous dit-
elle, mais plutôt les individus qui donnent forme
et contenu au groupe. Un groupe n'est ni plus
ni moins qu'une collection d'individus. Il n'a pas
de vie ou de conscience en propre (c'est nous
qui soulignons) , 4 . » Si cette incroyable proposition
ressemble fort à la fameuse déclaration de Margaret
Thatcher selon laquelle : il n'existe pas de chose telle
qu'une société, seulement des individus, elle révèle
aussi une forme de myopie sociale, caractérisée par
sa façon positiviste, voire naïve, de séparer entière-
ment l'universel et le concret. Aristote, semble-t-il,
avait pourtant déjà résolu le problème quand il
reprochait à Platon d'avoir crée un royaume de
« formes » indicibles existant en dehors de leurs
« copies » concrètes et tangibles.
Ce qui est sûr, c'est que les individus ne forment
jamais de simples « collections », sauf peut-être
dans le cyberespace; bien au contraire, ce qui les
définit dans une large mesure, lors même qu'ils

I. Bakounine fait cette remarque très juste et très plaisante sur le mythe
des personnes nées libres : « Risible est la conception des individualistes
de l'école de Jean-Jacques Rousseau et des mutualistes proudhoniens
qui croient que la société résulte d'un libre contrat d'individus absolument
indépendants les uns des autres et s'intégrant dans des rapports et
dans une dépendance réciproque uniquement en vertu de conditions
convenues entre eux. C o m m e si les uns et les autres étaient tombés du
ciel en apportant avec eux et la parole, et la volonté, et la pensée, dons
naturels et complètement détachés de toute origine terrestre, c'est-à-dire
sociale". »
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 33

semblent atomisés et clos sur eux-mêmes, c'est les


relations qu'ils établissent ou qu'ils sont contraints
d'établir les uns avec les autres, en vertu de leur
existence bien réelle d'êtres sociaux. L'idée qu'une
collectivité - et par extension une société - n'est
« ni plus ni moins qu'une collection d'individus », et
rien d'autre, cette façon de « percevoir » l'associa-
tion des hommes n'a plus grand-chose de progres-
siste : elle relèverait plutôt, surtout aujourd'hui, de
la réaction.
À force d'assimiler le collectivisme à un déter-
minisme social implacable, Brown crée elle-même
un « individu » abstrait, qui n'est même plus à
proprement parler existentiel. L'existence humaine
présuppose au minimum les conditions sociales et
matérielles nécessaires au maintien de la vie, de la
santé, de l'intelligence et du discours, ainsi que les
qualités affectives que Brown associe à sa forme
volontariste de communisme : l'attention, le soin,
et le partage. Sans les relations sociales richement
articulées qui encadrent les gens de la naissance
à la vieillesse en passant par la maturité, une
« collection d'individus » à la Brown ne serait, à
vrai dire, pas une société du tout. Il s'agirait littéra-
lement d'une « collection », au sens de Thatcher, de
monades irresponsables, égocentriques et égoïstes.
Leur prétendue autosuffisance cède bientôt la place,
par un renversement dialectique, à une immense
dés-individualisation : ne demandant rien d'autre
que la satisfaction de leurs besoins et plaisirs, ils ne
voient pas que ceux-ci, du moins aujourd'hui, sont
le plus souvent socialement planifiés.
La reconnaissance de l'autodétermination et de
la libre volonté des individus ne doit pas nous
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

conduire à rejeter le collectivisme. Les individus


sont en effet capables de prendre conscience des
conditions sociales sur fond desquelles s'exercent
de si éminentes qualités humaines. La liberté sup-
pose, pour s'accomplir, trois choses : des conditions
biologiques (comme le savent tous ceux qui ont
élevé un enfant), des conditions sociales (comme le
savent tous ceux qui vivent dans une communauté)
et, n'en déplaise aux constructivistes sociaux, une
interaction entre l'environnement et des tendances
personnelles innées (comme le sait toute personne
qui pense). L'individualité ne naît pas comme ça, à
partir de rien. Tout comme l'idée de liberté, elle a
une longue histoire sociale et psychologique.
Réduit à son seul moi, l'individu est privé des
ancrages sociaux qui lui sont inhérents et qui sont
à l'origine de tout ce qui, chez lui, devrait être
cher aux anarchistes : la capacité de réflexion, liée
en grande partie à la parole ; le fond émotionnel,
où s'alimente la rage contre l'absence de liberté;
la sociabilité, qui favorise le désir de changement
radical ; et le sens de la responsabilité, qui pousse à
l'action sociale.
La thèse de Brown a en effet des implications
inquiétantes pour l'action sociale. Si l'« autono-
mie » individuelle passe avant tout engagement
en faveur d'une « collectivité », il n'y plus aucune
base non seulement pour des formes sociales d'ins-
titution et de prise de décision mais pour une
simple coordination administrative. Chaque indi-
vidu, enfermé dans son « autonomie », est libre
de faire tout ce qu'il veut - dans la mesure sans
doute où, selon la vieille formule libérale, cela
n'empiète pas sur l'« autonomie » des autres. Le
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

discrédit touche également le mode de décision


démocratique, considéré comme autoritaire. « Un
pouvoir démocratique est toujours un pouvoir,
nous avertit Brown. Même s'il permet davantage de
participation individuelle au gouvernement que la
monarchie ou une dictature totalitaire, il implique
toujours par définition la répression de la volonté
d'un certain nombre de personnes. Cela va évidem-
ment à l'encontre de l'individu existentiel, qui doit
défendre l'intégrité de sa volonté pour être exis-
tentiellement libre 1 5 . » Car si transcendantalement
sacro-sainte est pour Brown la volonté autonome
de l'individu qu'elle fait sien le jugement de Peter
Marshall pour qui, selon les principes anarchistes,
« la majorité n'a pas plus le droit de commander
à la minorité, même une minorité d'un seul, que la
minorité à la majorité 1 6 ».
Refuser de faire reposer la délibération collective
sur la raison, le discours et les procédures de démo-
cratie directe, au motif que ceux-ci relèveraient du
« commandement » et du « pouvoir », cela revient à
donner à un moi souverain unique le droit de faire
échec aux décisions de la majorité. Reste qu'une
société libre ne pourra qu'être démocratique ou
n'être pas. Dans la situation très existentielle, si l'on
y tient, qui serait celle d'une société anarchiste
- une démocratie directe libertaire - les décisions
seraient certainement prises après une discussion
ouverte. Par la suite ceux qui auraient été mis en
minorité - même s'il ne s'agit que d'une seule
personne - auraient tout loisir pour présenter des
contre-arguments afin de tenter de modifier cette
décision. La prise de décision par consensus, en
revanche, empêche tout dissensus continu - ce
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

processus si important pour s'assurer que régnent


en permanence le dialogue, le désaccord, la contes-
tation et la contre-contestation, sans lequel aucune
création aussi bien sociale qu'individuelle ne serait
possible.
Le fonctionnement par consensus, c'est la garan-
tie que les prises de décision importantes seront
manipulées par une minorité, quand elles ne débou-
cheront pas sur rien. Et ce qui sera décidé s'effec-
tuera sur la base du plus petit commun dénomi-
nateur : il s'agira de la façon la moins créative de
se mettre d'accord. Je m'appuie ici sur l'expérience
douloureuse de plusieurs années de pratique du
consensus au sein de l'alliance de Clamshell, dans
les années 1970. A u plus fort de la lutte de ce
mouvement antinucléaire quasi anarchiste, quand
il rassemblait des milliers d'activistes, un usage
manipulatoire du consensus par une minorité a
abouti à sa destruction. La « tyrannie de l'absence
de structure 1 » qu'entraîne la prise de décision par
consensus a permis à un petit nombre de personnes
bien organisées au sein du mouvement de contrôler
une masse pesante privée d'institution et, dans une
grande mesure, d'organisation.
Les appels permanents au consensus ont été
fatals également au dissensus : il n'a pu être la
base d'une discussion créative, encourageant la
création et le développement d'idées débouchant
sur des perspectives nouvelles et toujours plus
larges. Or c'est le dissensus - et les dissidents -
qui empêchent une communauté quelconque de

I. Allusion à « Tyranny of structurelessness », un article de la féministe


américaine J o Freeman datant de 1970. [ndt]
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

sombrer dans la stagnation. Il vaudrait mieux, à


vrai dire, réserver l'emploi d'expressions péjora-
tives comme « commander » ou « dominer » aux
tentatives pour réduire au silence les dissidents
plutôt que pour l'exercice de la démocratie. Il est
ironique que ce qui « force » les hommes à être
libres, dans la fameuse phrase du Contrat social de
Rousseau, ce pourrait bien n'être rien d'autre que
la « volonté générale » consensuelle.
N'ayant concrètement rien d'existentiel, l'« indi-
vidualisme existentiel » de Brown traite l'individu
de manière anhistorique. Celui-ci se trouve réduit
à une catégorie transcendantale, un peu comme ce
qui arriva dans les années 1970 lorsque Robert Paul
WolfFfit défiler les notions kantiennes de l'individu
dans son douteux Plaidoyer pour l'anarchisme. Les
facteurs sociaux qui interagissent avec l'individu,
en faisant un être volontaire et créatif, sont sub-
sumés sous des abstractions morales transcendan-
tales, dotées d'une vie purement intellectuelle et
« existant » en dehors de l'histoire et de la praxis.
Hésitant, dans son traitement du problème des
rapports entre l'individu et la collectivité, entre
un transcendantalisme moral et un positivisme
simpliste, Brown essaie de les accoler sans plus
de succès que s'il s'agissait par exemple de créa-
tionnisme et d'évolutionnisme. Inutile de chercher
dans son ouvrage la moindre trace de cette riche
dialectique et de cette longue évolution historique
qui montrent comment l'individu est en grande par-
tie le résultat du développement social, qu'il influence
à son tour. Combinant une approche atomistique
et strictement analytique au niveau de la plupart
de ses développements avec des interprétations
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

abstraitement morales et même transcendantales,


Brown illustre parfaitement comment l'autonomie
peut être opposée à la liberté sociale. Si l'on met
l'« individu existentiel » d'un côté et une société qui
ne consisterait en rien d'autre qu'une « collection
d'individus » de l'autre, le gouffre entre l'autonomie
et la liberté devient infranchissable '.

L'anarchisme comme chaos

Le livre de Brown, quelles que puissent être ses


opinions personnelles, reflète et renforce à la
fois la tendance des anarchistes euroaméricains à
s'éloigner de l'anarchisme social et à se rappro-
cher de l'anarchisme individualiste ou existentiel.

I. Une dernière chose : Brown commet de lourdes erreurs d'interpré-


tation dans sa lecture de Bakounine, de Kropotkine et de mes propres
écrits - des erreurs d'interprétation que seule une discussion détaillée
permettrait de vraiment corriger. En ce qui m e concerne, je ne crois
pas en l'existence d'un « être humain naturel », contrairement à ce que
Brown affirme, pas plus que je ne partage sa référence archaïque à
la «loi naturelle»' 7 . La «loi naturelle» a pu être un concept utile à
l'époque des révolutions démocratiques, il y a deux siècles, mais il s'agit
d'un mythe philosophique reposant sur des prémisses morales n'ayant
pas plus de contenu réel que l'intuition d'une «valeur intrinsèque»
chère à l'écologie profonde. La « seconde nature » humaine (l'évolution
sociale) a si radicalement transformé la « première nature » (l'évolution
biologique) qu'il convient d'utiliser le mot naturel avec bien plus de
prudence que Brown. Lorsqu'elle affirme que je crois que « la liberté
est inhérente à la nature » elle perd complètement de vue ma distinction
entre une potentialité et son actualisation ,8 . Pour mieux comprendre la
différence entre la liberté potentielle propre à l'évolution naturelle et son
actualisation toujours incomplète au sein de l'évolution sociale, le lecteur
pourra se reporter à la deuxième édition, en grande partie révisée, de The
Phibsophy of Social Ecology : Essays in Dialectical Naturalism ' 9 .
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 39

C'est ainsi qu'aujourd'hui l'anarchisme existentiel


trouve sa principale expression dans des graffitis
peints à la bombe, dans le nihilisme postmoderne,
l'antirationalisme, le néoprimitivisme, l'antitech-
nologisme, le « terrorisme culturel » néosituation-
niste, le mysticisme et une « pratique » de la mise
en scène d'« insurrections personnelles » foucal-
diennes.
Ces poses à la mode, presque toutes inscrites
dans le sillage des tendances yuppie, sont indi-
vidualistes au sens surtout où elles sont incom-
patibles avec le développement d'organisations
sérieuses, une politique radicale, un mouvement
social convaincu, une cohérence théorique et un
programme pertinent. Préférant l'« accomplisse-
ment » personnel à la réalisation de grands buts
sociaux, cette tendance parmi les anarchistes exis-
tentiels se révèle particulièrement nocive dans la
mesure où elle cherche à faire passer son « tournant
intérieur » (selon l'expression de Katinka Matson)
pour une politique - du moins une « politique
de l'expérience » au sens de R. D. Laing. Le dra-
peau noir, que les révolutionnaires sociaux anar-
chistes ont brandi lors des combats insurrectionnels
d'Ukraine et d'Espagne, est devenu un sarong chic
pour le plus grand bonheur des petits bourgeois
branchés.
Un des exemples les plus déplaisants d'anar-
chisme existentiel est le livre d'Hakim Bey (alias
Peter Lambom Wilson) TAZ, Zone autonome tem-
poraire, anarchisme ontologique, terrorisme poétique,
l'une des vedettes de la collection New Auto-
nomy Sériés (le choix des termes ne doit rien
au hasard), publiée par le groupe de Brooklin
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Semiotext(e)/Autonomedia 20 très influencé par le


postmodernisme'. A u milieu d'odes au « chaos »,
à l'« amour fou" », aux « enfants sauvages », au
« paganisme », au « sabotage artistique », aux « uto-
pies pirates », à la « magie noire en tant qu'action
révolutionnaire », au « crime » et à la « sorcel-
lerie », et même d'une apologie du « marxisme-
stirnerisme », l'exigence d'autonomie est tellement
poussée à l'absurde qu'elle finit par ressembler à la
parodie d'une idéologie qui se dévore elle-même.
TAZ est défini comme un état d'esprit, une oppo-
sition passionnée à la raison et à la civilisation, la
désorganisation étant considérée comme une forme
d'art et les graffitis tenant lieu de programme.
Le Bey (son pseudonyme est le mot turc pour
« chef » ou « prince ») affiche ouvertement son
mépris pour la révolution sociale : « Pourquoi se
soucier d'affronter un "pouvoir" qui a perdu toute
signification et qui n'est plus que pure Simulation ?
De tels affrontements ne produiront que d'horribles
et dangereux spasmes de violence 2 2 . » Pouvoir entre
guillemets ? Une pure « Simulation »? Si en Bos-
nie actuellement le pouvoir des armes ne produit
qu'une pure « simulation », nous vivons sans doute
dans un monde très sûr et très confortable! Le
lecteur que préoccuperait l'augmentation continue
des pathologies sociales propres à la vie moderne

I. On serait tenté de rapprocher l'individualisme de Bey d e celui du


dernier Fredy Perlman et de ses compères anticivilisation et primitivistes
qui composent le groupe de Détroit Frfth Estate, à ceci près que TAZ se
distingue par sa défense confuse d'« un paléolithisme psychique basé
sur la haute technologie » 2 1 .

II. En français dans le texte.


L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

pourra se rassurer en méditant la sentence olym-


pienne du Bey, pour qui « le réalisme veut non
seulement que nous cessions d'attendre la "Révo-
lution, mais aussi que nous cessions de tendre vers
elle, de la vouloir23 ». Parviendrons-nous désormais
à atteindre la voie sereine du Nirvana? Ou un
nouveau « simulacre » baudrillardien? Ou peut-
être un nouvel imaginaire castoriadien?
Ayant écarté l'objectif révolutionnaire tradition-
nel de transformation de la société, le Bey n'a
que condescendance et sarcasme à l'égard de ceux
qui ont tout sacrifié pour lui : « Le démocrate, le
socialiste, l'idéologue rationaliste... sont sourds à la
musique et manquent de tout sens du rythme 2 4 . »
Vraiment ? Le Bey et ses acolytes maîtrisent-ils eux-
mêmes parfaitement les vers et la musique de la
Marseillaise? Ont-ils dansé passionnément sur les
rythmes de la Danse des marins russes de Glière?
L'arrogance avec laquelle le Bey rejette la riche
culture jadis crée par des révolutionnaires, y com-
pris de simples travailleurs, bien avant le rock'n'roll
et Woodstock, est parfaitement insupportable.
Le monde du Bey est un monde de rêve :
ceux qui y entrent sont invités à laisser derrière
eux leurs croyances absurdes en des engagements
sociaux. « Un rêve démocratique ? Un rêve socia-
liste? Impossible, assène le Bey avec arrogance.
Dans les rêves, nous ne sommes jamais gouver-
nés que par l'amour ou la sorcellerie 25 . » Devant
la sagesse frénétique du monde de rêve du Bey
doivent céder les rêves de monde nouveau que les
grandes révolutions ont inspirés à des générations
d'idéalistes.
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Quant à un anarchisme «[tout empêtré] dans la


toile de l'humanisme éthique, de la [libre pensée],
de l'athéisme musculaire et de la grossière logique
cartésienne fondamentaliste 26 », il vaut mieux l'ou-
blier! Le Bey ne se contente pas d'évacuer d'un
coup toute la tradition des Lumières - d'où sont
issus l'anarchisme, le socialisme et le mouvement
révolutionnaire, il va aussi mélanger des torchons
comme la « logique cartésienne fondamentaliste »
avec des serviettes comme la « libre pensée »
- comme si ceux-ci étaient interchangeables ou
comme si l'un présupposait nécessairement l'autre.
Bien que le Bey n'hésite jamais lui-même à
délivrer d'augustes sentences et à se livrer à des
polémiques acerbes, il n'est guère patient envers
« les idéologues querelleurs de l'anarchisme &
du libertarianisme 27 ». Affirmant que « l'anarchie
ne connaît aucun dogme 2 8 », le Bey impose à
ses lecteurs une forme d'anarchisme particulière-
ment dogmatique : « L'anarchisme implique in fine
l'anarchie - et l'anarchie est le chaos 29 ». Ainsi
parlait le Seigneur : « Je suis celui qui suis » - et
à ces mots Moïse tremblait !
Le Bey, dans un accès de narcissisme délirant,
va même jusqu'à décréter que c'est le soi exclusif,
l'imposant « Je », le grand « moi » qui est souve-
rain : « Chacun d'entre nous est le maître de sa
propre chair, de ses propres créations - et de tout ce
que nous arrivons à saisir et à conserver 30 . » Pour
le Bey, les anarchistes, les rois - et les beys - en
viennent à se confondre, dans la mesure où ce sont
tous des autarques :
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALF OU MODE DE VIE? «I

Nos actions sont justifiées par ordonnance et nos


relations sont formées par des traités avec d'autres
autarques. Nous édictons la loi pour nos propres
domaines - et les chaînes de la loi ont été brisées.
Aujourd'hui, peut-être survivons-nous comme de
simples Prétendants - mais, même en ce cas, nous
pouvons saisir, pour quelques instants, quelques
mètres carrés de la réalité sur laquelle imposer
notre volonté absolue, notre royaume. L'État, c'est
moi1... Si nous sommes liés par une quelconque
morale ou une quelconque éthique, elles doivent
être issues de nous-mêmes, telles que nous les
avons imaginées 3 '.

L'État, c'est moi? Outre les beys, il me vient à


l'esprit au moins deux autres personnes ayant, au
x x e siècle, bénéficié d'aussi larges prérogatives :
Joseph Staline et Adolf Hitler. Quant au com-
mun des mortels, tant riches que pauvres, il leur
est également interdit, pour reprendre la formule
d'Anatole France, de coucher sous les ponts de la
Seine ". De fait, si l'article de Friedrich Engels « De
l'autorité », qui défend la hiérarchie, représente une
forme de socialisme bourgeois, ZAT et ses rejetons
représentent une forme d'anarchisme bourgeois.
« Il n ' y a pas de devenir, nous dit le Bey, pas de
révolution, pas de lutte, pas de voie ; [si] vous êtes
déjà le monarque de votre propre peau - votre

I. En français dans le texte.

II. Dans Le Lys rouge, paru en 1894, Anatole France déclare qu'être
citoyen, « cela consiste pour les pauvres à soutenir et à conserver les
riches dans leur puissance et leur oisiveté. Ils y doivent travailler devant
' a majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche c o m m e au pauvre de
coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain
[nde]
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

liberté inviolable n'attend que d'être complétée


par l'amour des autres monarques, une politique
de rêve, urgente comme le bleu du ciel 32 », une
apologie de l'égotisme et de l'indifférence sociale
qui ne déparerait pas les murs du New York Stock
Exchange
Ce n'est certes pas ce genre de déclaration qui va
perturber les marchands de « culture » capitaliste,
pas plus que les cheveux longs, les barbes et les
jeans n'ont perturbé l'industrie de la haute couture.
Malheureusement, il y a bien trop de gens dans
ce monde - je ne parle pas ici de « simulations »
ou de « rêves » - qui ne possèdent même pas leur
propre peau, ce dont les prisonniers dans leurs
convois ou au fond de leurs geôles témoignent
amplement. La « politique des rêves » n'a jamais
permis à personne de s'élever au-dessus de la
misère terrestre, à part quelques privilégiés petits-
bourgeois qui trouveront peut-être dans la lecture
des manifestes du Bey matière à se divertir.
Pour le Bey en effet, les insurrections, même
à caractère révolutionnaire, fournissent surtout
aux individus l'occasion de vivre des moments
extrêmes, qui ne sont pas sans rappeler les « expé-
riences limites » de Foucault. Un « soulèvement est
comme une "expérience maximale 33 ", nous assure-
t-il. Historiquement, quelques anarchistes [...] ont
pris part à toutes sortes d'insurrections et de révo-
lutions, même communistes et socialistes », mais ce
fut « car ils trouvèrent dans le moment de l'insur-
rection lui-même le type de liberté qu'ils recher-
chaient. Ainsi, tandis que les utopistes ont, jusqu'à

I. La bourse de N e w York, plus connue sous le nom de Wall Street [ndt]


L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

présent, échoué, les anarchistes individualistes ou


existentialistes ont réussi en atteignant (briève-
ment) la réalisation de leur volonté de pouvoir
dans la guerre 3 4 ». Le soulèvement des travailleurs
autrichiens de février 1934 et la Guerre civile
espagnole de 1936 ne peuvent être réduits à des
« moments d'insurrection » orgiaques : il s'agissait
de luttes cruelles faites de gravité désespérée et
d'élans magnifiques, ne laissant que peu de place
aux « épiphanies » esthétiques.
Cela n'empêche pas le Bey de ne voir dans
l'insurrection qu'une sorte de « trip » psychédé-
lique et de vanter le Surhomme nietzschéen, en
qui il voit un « esprit libre » qui « dédaignerait de
perdre son temps dans l'agitation de la réforme,
de la protestation, du rêve visionnaire, de toutes
ces sortes de « martyrs révolutionnaires ». Les
rêves perdent apparemment tout leur attrait dès
lors qu'ils deviennent « visionnaires » (comprenez :
socialement engagés) ; le Bey préfère plutôt « boire
du vin » et vivre une « épiphanie privée 3 5 » - il
suggère par là une sorte de masturbation intellec-
tuelle, que n'embarrassent guère, à l'évidence, les
contraintes de la logique cartésienne.
Nous ne nous étonnerons donc pas de voir le
Bey défendre les idées de Max Stimer, qui « ne
verse pas dans la métaphysique, même s'il dote
son Unique [i.e., le Moi] d'un certain caractère
d'absolu ». Le Bey trouve pourtant qu'il y a un
« ingrédient qui manque dans Stirner » : « un
concept adapté à la conscience non ordinaire »36.
Stirner est apparemment encore trop rationaliste
pour le Bey. « L'Orient, l'occulte, les cultures tri-
bales possèdent des techniques qui peuvent se
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

voir "appropriées" de manière véritablement anar-


chiste. [...] Nous avons besoin d'une forme pratique
d'"anarchisme mystique", [...] une démocratisation
du chamanisme, ivre et serein 37 . » Le Bey demande
donc à ses disciples de devenir des « sorciers » et les
invite à recourir à la « malédiction malaise du djinn
noir ».
Mais, finalement, qu'est-ce, au juste, qu'une
« zone autonome temporaire »? « La T A Z est
comme une insurrection sans engagement direct
contre l'État, une opération de guérilla qui libère
une zone (de terrain, de temps, d'imagination) puis
se dissout, avant que l'État ne l'écrase, pour se
reformer ailleurs dans le temps ou l'espace 38 . »
Dans une T A Z nous « pourrions réaliser nombre
de nos désirs véritables, ne serait-ce que le temps
d'une saison, une brève utopie pirate, une zone
libre dissimulée dans le vieux continuum espace-
temps 39 ». Les « T A Z potentielles » incluent « le
« rassemblement tribal » typique des sixties, le
conclave forestier des éco-saboteurs, le Beltane
idyllique des néopaïens, les conférences anarchistes
et les cercles féeriques gay », sans oublier « les
night-clubs, les banquets », et « les pique-niques
libertaires du bon vieux temps 40 » - rien que ça!
Ayant été, dans les années i960, membre de la Ligue
libertaire, il m'aurait plu vraiment de voir le Bey
et ses disciples surgir au milieu d'un « pique-nique
libertaire du bon vieux temps » !
Contrastant nettement avec la remarquable sta-
bilité de l'État et de la bourgeoisie, une T A Z semble
si passagère, si évanescente, si ineffable que « dès
que la T A Z est nommée [...] elle doit disparaître,
elle va disparaître [...] pour resurgir ailleurs 41 ».
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

Car une TAZ, justement, ce n'est pas tant une


révolte qu'une simulation, une insurrection ima-
ginaire vue à travers les yeux d'un gamin, une
fuite confortable à travers l'irréel. Le Bey déclare
ainsi : « Nous la recommandons [la T A Z ] parce
qu'elle peut apporter une amélioration propre au
soulèvement, sans nécessairement [!] mener à la
violence et au martyre 4 2 . » Une TAZ, pour être
plus précis, ressemble à un happening à la Andy
Warhol : c'est un événement passager, un orgasme
ponctuel, une expression fugace de la « volonté de
puissance », impuissante à l'évidence à laisser la
moindre trace sur la personnalité, la subjectivité et
même la formation de l'individu, et encore moins à
influencer les événements et la réalité.
L'évanescence de la T A Z permet aux disciples
du Bey de jouir du privilège fugace de vivre une
« existence nomade » car « l'absence de domicile
peut, dans un certain sens, être une vertu, une
aventure 4 3 ». Seule, hélas !, l'assurance de pouvoir
toujours retrouver un foyer sûr permet de vivre
son absence comme une aventure, tandis que le
nomadisme n'est qu'un luxe réservé à ceux qui
peuvent se permettre de vivre leur vie sans avoir
à la gagner. Je me rappelle très bien des hoboes
« nomades » du temps de la Grande Dépression :
la plupart menaient une vie misérable, affrontant
la faim, la maladie, l'indignité, et mouraient le plus
souvent avant l'heure (c'est toujours le cas aujour-
d'hui, dans les rues des villes américaines). Les rares
nomades qui appréciaient la « vie de rue » étaient,
au mieux, des excentriques et, au pire, de véri-
tables névrosés. Je ne résiste pas enfin à citer
une autre « insurrection » promue par le Bey, à
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

savoir « l'analphabétisme volontaire 44 ». Ce que le


Bey présente comme une révolte contre le système
éducatif aurait surtout pour avantage de rendre ses
injonctions ex cathedra inaccessibles à ses lecteurs.
On ne peut pas mieux résumer le message de
T A Z que ne l'a fait le critique de Whole Earth
Review, qui souligne que le pamphlet du Bey « est
rapidement en train de devenir la bible de la contre-
culture des années 1990... Même si de nombreux
concepts du Bey sont apparentés à ceux de l'anar-
chisme », la clientèle yuppie de la Review aurait
tort de s'inquiéter : il « s'écarte considérablement
de la rhétorique habituelle concernant le renver-
sement du gouvernement. Il est plus attiré par le
chatoiement de "soulèvements" plus à même, à ses
yeux, de procurer des "moments d'intensité [qui
peuvent] poser les fondements et définir le sens
de toute une vie". Ces espaces de liberté, ou zones
autonomes temporaires, permettent à l'individu de
s'extraire des mailles grossièrement tendues par le
Super Gouvernement et d'avoir l'occasion de vivre
dans des lieux où il ou elle peut brièvement faire
l'expérience d'une liberté totale45 » (c'est nous qui
soulignons).
Il existe un mot yiddish intraduisible pour dési-
gner tout cela : nebbich ! Dans les années i960, le
groupe affinitaire Up Against the Wall Motherfu-
ckers a lui aussi semé le même genre de confusion,
de désorganisation et de « terrorisme culturel »,
avant de disparaître peu après de la scène poli-
tique. En effet, certains de ses membres ont alors
intégré ce même monde du commerce, du travail
et des classes moyennes qu'ils méprisaient jus-
qu'alors ouvertement. Ce type de comportement
L'ANARCHISME: RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

n'est d'ailleurs pas propre à la seule Amérique.


C o m m e l'a reconnu de façon cynique un « vétéran »
français de Mai-Juin 1968 : « On s'est bien amusé en
68, mais il faut savoir grandir. » La même trajectoire
débilitante, les « A » cerclés en plus, s'est répétée
en 1984 le temps d'une révolte de jeunes, de ten-
dance très nettement individualiste, qui déboucha
essentiellement sur la création de Needle Parle,
un établissement célèbre, essentiellement fréquenté
par les consommateurs de cocaïne et de crack, qui
fut créé par les officiels de la ville pour permettre
aux jeunes drogués de se détruire en toute légalité.
La bourgeoisie n'a rien à craindre de telles décla-
mations cantonnées aux questions de style de vie.
Cette variante narcissique de l'anarchisme, qui se
caractérise par sa haine des institutions et des orga-
nisations de masse, par sa prédilection pour la sous-
culture, sa décadence morale, son goût pour tout ce
qui est éphémère et son rejet des programmes, est
parfaitement inoffensive socialement. Elle permet
juste de canaliser une partie du mécontentement
à l'égard de l'ordre social existant. A v e c le Bey,
l'anarchisme existentiel a abandonné toute préoc-
cupation militante et sociale, tout engagement u n
tant soit peu ferme en faveur de projets durables
et créatifs : il se dissout lui-même dans des actions
ponctuelles, dans le nihilisme postmoderne et dans
un élitisme nietzschéen hallucinatoire.
C'est un prix énorme que devrait payer l'anar-
chisme s'il acceptait que cette bouillie vienne
prendre la place des idéaux libertaires du passé.
Avec l'anarchisme égocentrique du Bey, que son
postmodernisme incline vers une « autonomie »
individualiste, des « expériences limites » foucal-
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

diennes, et une « extase » néosituationniste, c'est


le terme même d'anarchisme qui risque de devenir
politiquement et socialement inoffensif, et de n'être
plus rien qu'une simple marotte pour égayer les
petits-bourgeois jeunes et vieux.

L'anarchisme mystique et irrationaliste

La TAZ du Bey est loin d'être le seul livre à témoi-


gner d'un intérêt pour la sorcellerie, voire pour
le mysticisme. Leur croyance au paradis originel
pousse de nombreux anarchistes existentiels vers
l'irrationalisme le plus infantile qui soit. Prenons
par exemple « The Appeal of Anarchy », qui occupe
la dernière page d'un numéro récent de Fifth Estate
(été 1989). « L'anarchie », pouvons-nous y lire,
reconnaît « l'imminence d'une libération totale [rien
que ça !] : prouve ta liberté, mets-toi tout nu pour tes
rites ». Que chacun, nous est-il demandé, se mette
« à danser, à chanter, à rire, à festoyer, à jouer »
- et franchement, à part quelques pères la pudeur
complètement desséchés, qui pourrait refuser ces
délices rabelaisiennes ?
Il y a malheureusement un léger problème. L'ab-
baye de Thélème rabelaisienne, que Fifth Estate
semble avoir à cœur de faire revivre, regorgeait de
serviteurs, de cuisiniers, de palefreniers, et d'arti-
sans, sans le dur travail desquels les aristocrates
insatiables de cette utopie pour riches ne seraient
bientôt plus que des êtres affamés, nus et transis
par le froid qui régnerait alors dans les couloirs de
l'abbaye. Alors, bien sûr, dans l'esprit des rédac-
teurs de l'« Appel » de Fifth Estate, la nouvelle
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? a

abbaye de Thélème a l'avantage d'une plus grande


simplicité matérielle : ses « festins » seront plutôt
à base de tofu et de riz que de perdrix farcies
ou de truffes savoureuses. Même ainsi cependant,
comment une société reposant sur cette forme
d'anarchie peut-elle espérer « abolir toute forme
d'autorité », « mettre tout en commun », et faire
que tous puissent festoyer et courir nus, dansant
et chantant toujours, sans avancées technologiques
majeures, permettant de libérer les gens du travail?
Dans le cas particulier de Fifth Estate, la ques-
tion mérite vraiment d'être posée. Ce qui nous
frappe dans cette revue, c'est son culte du pri-
mitivisme, de l'irrationalisme et de tout ce qui
s'oppose à la civilisation. L'« Appel » de Fifth Estate
invite par exemple les anarchistes à « tracer un
cercle magique, entrer dans des transes extatiques,
connaître les joies d'une sorcellerie capable de
dissiper tout pouvoir ». H s'agit là précisément
du type de procédés magiques utilisés pendant
des siècles par les chamanes (qui constituent la
référence explicite d'au moins un des rédacteurs)
dans les sociétés tribales - ou par les prêtres dans
des sociétés plus développées - afin de garantir
leur position hiérarchique - des procédés contre
lesquels la raison a eu à mener une longue bataille
afin de permettre à l'esprit humain de ne plus ployer
sous le poids de ses propres mystifications. « Dissi-
per tout pouvoir »? Il y a, ici encore, quelque chose
qui rappelle Foucault, l'habituel refus de conférer
le pouvoir à des institutions dont se doteraient les
intéressés eux-mêmes, contre le pouvoir bien réel
des institutions capitalistes et hiérarchiques - sans
même parler d'oeuvrer à la réalisation d'une société
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

communiste libertaire qui permettrait de satisfaire


réellement joies et désirs.
L'hymne de Fifth Estate à l'« anarchie », dont
le ton si délicatement « exalté » et les artifices
rhétoriques ont du mal à dissimuler une absence
totale de contenu social, ferait un beau poster dans
une boutique chic ou une jolie carte de vœux. Des
amis s'étant rendus récemment à New York m'ont
rapporté que justement, à St. Mark's Place, dans le
Lower East Side - théâtre de nombreux combats
durant les années i960 - se trouvait un restaurant
avec tables dressées de lin, menus dispendieux et
clientèle yuppie, qui se nommait Anarchy. Cette
usine à engraisser la petite-bourgeoisie urbaine
est ornée d'une reproduction du fameux mural
italien, Il Quarto Stato, où l'on voit des travailleurs
insurgés fin de siècle s'avancer vers un patron situé
à l'extérieur du cadre, ou bien vers un commissariat
de police. L'anarchisme existentiel est, semble-t-il,
en passe de devenir une option chic pour consom-
mateurs exigeants. D'après ce qui m'a été rapporté,
le restaurant aurait aussi des agents de sécurité,
chargés sans doute de refouler l'équivalent local de
la canaille figurant sur le tableau.
L'anarchisme existentiel, c'est un anarchisme
sécurisé, privatisé, voluptueux, presque douillet :
il offre à nos rabelaisiens timorés un jargon idéal
pour agrémenter leur vie prosaïque et bourgeoise.
Comme l'« art situationniste », thème, il y a
quelques années, d'une exposition du MIT très
prisée de la petite bourgeoisie avant-gardiste, il
n'offre guère plus qu'une image « tordue » de
l'anarchisme, pour ne pas dire un simple simulacre,
sur le modèle de ce qu'on peut voir fleurir aux
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE V I E ? 15

États-Unis en bordure du Pacifique mais aussi


plus à l'est. L'industrie de l'étourdissement ne se
porte que trop bien sous le capitalisme contempo-
rain : elle ne se ferait pas scrupule d'emprunter
aux anarchistes existentiels leurs techniques pour
peaufiner une image de mutin rentable. La contre-
culture qui a, un temps, provoqué l'indignation
de la petite-bourgeoisie, avec ses longs cheveux,
ses barbes, son habillement, sa liberté sexuelle et
son art, a depuis longtemps été rattrapée par des
entrepreneurs bourgeois dont les boutiques, les
cafés, les clubs, et même les camps nudistes font
de très bonnes affaires, comme en témoignent les
nombreuses publicités torrides pour de nouvelles
« extases » qui paraissent dans The Village Voice et
les journaux apparentés.
De fait, les sentiments ouvertement antiratio-
nalistes de Fifth Estate ont des implications très
troublantes. Sa célébration sans nuance de l'imagi-
nation, de l'extase et de la primitivité est dirigée non
seulement contre la rationalité instrumentale mais
contre la raison elle-même. Sur la couverture du
numéro d'automne/hiver 1993 se trouve reproduite
la gravure de Francisco de Goya aussi célèbre que
mal comprise, ce Capricho n°43 intitulé El sueho
de la razon produce monstruos (« Le sommeil de la
raison engendre des monstres »). Le personnage
endormi de Goya est représenté affalé sur son
bureau devant un ordinateur Apple. La traduction
anglaise qui nous est proposée de la phrase de Goya
est « Le rêve de la raison engendre des monstres »,
ce qui sous-entend que c'est la raison elle-même
qui engendre des monstres. Cependant, Goya veut
clairement dire, comme l'indiquent ses propres
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

notes, que les monstres dans la gravure sont un


produit du sommeil, et non du rêve, de la raison.
Comme il le dit dans son propre commentaire :
« L'imagination abandonnée par la raison produit
des monstres impossibles : unie à elle, elle est la
mère des arts et à l'origine de ses merveilles 4 6 . »
Le rejet de la raison développé par ce périodique
anarchiste intermittent l'apparente à ce qu'il y a
de plus sombre dans la réaction néoheideggerienne
contemporaine.

Contre la technologie et contre la civilisation

Les écrits de George Bradford (alias David Watson),


l'un des principaux théoriciens de Fifth Estate,
contre les horreurs de la technologie, de la techno-
logie en tant que telle, sont encore plus inquiétants.
D semblerait que ce soit la technologie qui déter-
mine les relations sociales, plutôt que l'inverse,
une conception qui s'apparente plus au marxisme
vulgaire que, par exemple, à l'écologie sociale. « La
technologie, ce n'est pas un projet isolé, ni même
une accumulation de savoirs techniques », nous dit
Bradford dans « Stopper l'hydre industrielle »,

qui serait déterminée par une sphère de « relations


sociales », qui serait en quelque sorte extérieure et
plus fondamentale. Les techniques de masse sont
devenues, selon les mots de Langdon Winner, des
« structures dont les conditions de fonctionnement
impliquent la restructuration de leurs environne-
ments », et donc de toutes les relations sociales
qui leur sont liées. Les techniques de masse -
qui sont issues de techniques antérieures et de
hiérarchies archaïques - se sont affranchies des
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

conditions qui les ont vues naître, et sont désormais


dotées d'une vie autonome. [...] Elles constituent,
ou sont devenues, une sorte d'environnement total
et de système social, couvrant les aspects généraux
aussi bien que subjectifs et individuels. [•••] Dans
cette sorte de pyramide mécanisée [...] il n'y a
plus de différence entre relations instrumentales et
relations sociales47.

Jouer ainsi sur les mots permet d'escamoter


sans trop de peine les relations capitalistes - alors
qu'à l'évidence elles seules déterminent comment la
technologie va être utilisée - et d'insister plutôt sur
ce que la technologie est censée être.
Ayant ainsi minimisé l'importance des relations
sociales et évacué le procès de production où la
technologie se trouve utilisée, Bradford défend une
croyance mystique en l'autonomie des machines,
croyance qui, à l'instar de la glorification stali-
nienne de la technique, a pu être mise au service
des causes les plus réactionnaires. L'idée que la
technologie serait dotée d'une existence propre
est profondément enracinée dans le romantisme
allemand conservateur du siècle dernier et dans
les écrits de Martin Heidegger et de Friedrich
Georg Jiinger, qui ont alimenté l'idéologie national-
socialiste, même si, dans la pratique, les convictions
antitechnologiques des nazis ne furent guère sui-
vies d'effets.
De nos jours et dans les termes du débat contem-
porain, on voit resurgir cette tradition idéologique
à travers les lamentations, si courantes aujourd'hui,
au sujet du développement des nouvelles machines
automatisées et de ses conséquences en termes de
destructions d'emplois ou de renforcement de l'ex-
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

ploitation - ce qui est incontestable, mais qui tient


précisément aux relations sociales propres à l'exploita-
tion capitaliste et non aux avancées technologiques
en elles-mêmes. Pour le dire crûment, ce ne sont
pas des machines qui « dégraissent », mais des
bourgeois avares qui se servent des machines pour
remplacer le travail humain ou pour l'exploiter
davantage '. Car ces mêmes machines que les bour-
geois utilisent pour réduire le « coût du travail »
pourraient servir, dans une société rationnelle, à
libérer les êtres humains des corvées abrutissantes
et leur permettre de se consacrer à des activités qui
soient plus créatives et plus enrichissantes.
Rien ne prouve que Bradford connaisse vraiment
Heidegger ou Junger; il semble plutôt tirer son
inspiration des œuvres de Langdon Winner et
Jacques Ellul, dont il cite favorablement le passage
suivant : « C'est la cohérence technicienne qui fait
maintenant la cohérence sociale... [La Technique]
est en elle-même non seulement moyen, mais uni-
vers de moyens - au sens d'Universum : à la fois
exclusive et totale 49 . »
Dans La Technique ou l'Enjeu du siècle, son
livre le plus connu, Ellul défendait une vision des
choses plutôt sombre : selon lui, le monde et la

I. Substituer la machine au capitalisme, dévier l'attention du lecteur


des relations sociales fondamentales qui déterminent l'usage de la
technologie vers la technologie elle-même, est une constante de la
littérature antitechnologique d'hier et d'aujourd'hui. C e s t JCinger qui, sur
le sujet, exprime le mieux le sentiment commun à tous ces auteurs
de ce courant : « Le progrès technique s'est toujours traduit par une
augmentation de la s o m m e totale de travail, et c'est pourquoi le chômage
se répand si rapidement chaque fois que le procès de travail technique
est perturbé par des crises ou des troubles 4 8 . »
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE V I E ? 15

façon dont nous le concevons sont façonnés par


les instruments et les machines (la technique').
Le livre d'Ellul, incapable de rendre compte des
raisons sociales qui expliquaient l'apparition de
cette « société technologique », se terminait sans
indiquer la moindre raison d'espérer et a fortiori
la moindre piste permettant à l'humanité d'éviter
de sombrer totalement dans la technique et de
connaître le salut. Ainsi, même un humanisme qui
chercherait à maîtriser la technologie afin de la
rendre plus conforme aux besoins humains n'est
pour lui qu'un « "votum pium" qui n'a aucune
chance d'influencer le progrès 5 0 ». Il n'y a là
que l'aboutissement logique d'une conception du
monde reposant sur des prémisses déterministes.
Bien heureusement, cependant, Bradford nous
propose une solution : « Commencer purement
et simplement par démonter immédiatement la
machine 5 '. » Et il n'est pas question pour lui de
tolérer le moindre compromis avec la civilisation :
il préfère ressasser tous ces clichés, d'ordre presque
mystique, contre la civilisation et contre la tech-
nologie qui s'enracinent dans le culte voué par
certains courants New A g e à l'environnement. La
civilisation moderne, nous dit-il, est « une matrice
de forces », incluant « les relations marchandes,
les communications de masse, l'urbanisation et les
techniques de masse, auxquelles il faut ajouter
[•••] des puissances nucléaires-cybernétiques liées
entre elles tout en étant rivales », le tout finissant
par converger en une « mégamachine globale » 5 2 .
« Les relations marchandes », remarque-t-il dans

En français dans le texte.


12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

son essai « Civilization in Bulk » , ne sont qu'un


élément de cette « matrice de forces », qui fait de
la civilisation « une machine », une machine qui,
« dès l'origine, n'était qu'un camp de travail »,
« un entassement rigide de hiérarchies oppres-
santes », « un réseau aboutissant à une extension
du domaine de l'inorganique », et « une progression
linéaire qui, partant du vol du feu par Prométhée,
nous conduit jusqu'au Fonds monétaire internatio-
nal » 5 3 . Bradford s'en prend par conséquent au livre
inepte de Monica Sjôô et Barbara Mor, La Grande
Mère cosmique : à la redécouverte de la religion de la
Terre, non pour lui reprocher le théisme atavique
et régressif dont il fait montre, mais parce que
les auteurs mettent le mot « civilisation » entre
guillemets - ce qui dénoterait selon lui « la ten-
dance de ce livre fascinant [!] à se cantonner à
une conception alternative de la civilisation ou à
un simple changement de perspective, au lieu de
renoncer purement et simplement à se référer à
celle-ci 54 ». C'est sans doute Prométhée qui, dans
cette affaire, est le plus à blâmer, et non ces deux
déesses mères elles-mêmes, dont le libelle sur les
divinités chthoniennes, en dépit de ses concessions
à la civilisation, reste néanmoins « fascinant ».
La référence à la mégamachine ne serait pas
complète bien sûr si l'on omettait de citer les
plaintes de Lewis Mumford concernant ses effets
sociaux. El convient en effet de noter que la plupart
des commentateurs se sont mépris concernant les
intentions de Mumford. Mumford n'était pas un
adversaire de la technique, comme tentent de nous
le faire croire Bradford et les autres. Il ne s'agis-
sait certainement pas d'un mystique qui aurait pu
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 5*

trouver le primitivisme anticivilisation de Bradford


à son goût. Sur le sujet je peux en témoigner directe-
ment, ayant eu avec lui de longues conversations à
l'occasion d'une conférence qui se tint à l'université
de Pennsylvanie vers 1972.
Mais il suffit de se reporter à ses écrits, par
exemple Technique et Civilisation (TC), pourtant
cité par Bradford lui-même, pour constater que
Mumford s'efforce de décrire favorablement « les
instruments mécaniques » comme « porteurs, en
puissance, de buts humains rationnels » 5 5 . Rappe-
lant sans cesse à son lecteur que les machines sont
faites par des hommes, Mumford montre que la
machine est « la projection d'un aspect particulier
de la personnalité humaine 56 ». En effet, ce n'est pas
un de ses moindres mérites que d'avoir affranchi
l'esprit humain de l'emprise de la superstition.
Ainsi :

Jadis, les aspects irrationnels et démoniaques de


la vie s'étendaient bien au-delà de ce que nous
connaissons aujourd'hui. Découvrir que le lait
caillait à cause de bactéries et non à cause de petits
lutins, que le moteur à explosion était plus efficace
qu'un balai de sorcière pour les transports rapides
à grande distance fut un pas en avant considé-
rable. [...] La science et la technique nous raffer-
missaient moralement; l'austérité et l'abnégation
mêmes qu'elles requièrent [...] permettaient de
regarder avec mépris des craintes, des suppositions
d'enfants, et des affirmations tout aussi infantiles 57 .

Ce thème, qui est au cœur des écrits de Mumford,


a été honteusement négligé par nos primitivistes,
notamment, le fait que, pour lui, la « contribution
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

majeure 1 » de la machine, c'est d'avoir permis


le développement de « la méthode de pensée et
d'action collectives ». Mumford n'hésite pas à louer
« la pureté esthétique des formes de la machine [...]
par-dessus tout, peut-être, la naissance d'une per-
sonnalité plus objective, favorisée par les échanges
plus sensibles et plus compréhensifs grâce à ces
nouveaux instruments sociaux et à leur assimila-
tion culturelle réfléchie » 5 9 . En effet, « la création
d'un monde neutre basé sur les faits, distinct
des données brutes de l'expérience immédiate, est
la grande contribution de la science analytique
moderne » 60.
Loin de partager le primitivisme éhonté de Brad-
ford, Mumford critique sévèrement le rejet absolu
de la machine et considérait le « retour au primitif »
comme une « adaptation névrotique » à la méga-
machine elle-même 6 1 , et même comme une catas-
trophe. « Car, et cela est encore plus désastreux que
la destruction purement physique des machines par
les barbares, elle menace d'épuiser ou de détour-
ner les forces motrices humaines, notait-il en des
termes très vifs, en décourageant les phénomènes
coopératifs de pensée et la recherche désintéressée
auxquels nous devons nos principales réalisations
techniques 62 . » Et, nous enjoignait-il, « il nous faut
renoncer à nos tentatives minables et futiles de
tourner le dos à la machine en replongeant dans la
barbarie 63 » .

I. Erreur de Bookchin : dans le passage qu'il évoque, Mumford parle en


effet de « permanent contribution » et non de « paramount contribution
[contribution majeure] » 5 8 .
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? •I

Rien dans ses œuvres ultérieures ne nous permet


d'affirmer qu'il ait modifié ses vues. L'ironie du sort
veut que, pour exprimer le mépris que lui inspirent
les performances du Living Theater 1 ou les rêves de
grands espaces sans foi ni loi propres aux gangs de
motards, il les qualifie de « barbares » ; de même, il
ne voit en Woodstock rien d'autre qu'une « levée
en masse de la jeunesse », ne représentant pas le
moindre danger pour la « culture officielle, à la fois
massive, sur-réglementée et dépersonnalisée » 64 .
Refusant pour sa part de choisir entre la mégama-
chine et le primitivisme (l'« organique »), Mumford
voulait une technique « raffinée », démocratique
et à échelle humaine. « Nous ne pouvons espérer
dépasser la machine [vers une nouvelle synthèse]
que si nous réussissons à l'assimiler », fait-il obser-
ver dans Technique et civilisation. « Tant que nous
n'aurons pas intégré les leçons d'objectivité, d'im-
personnalité, de neutralité, fruit d'une discipline
acquise dans le domaine mécanique, nous ne pour-
rons pas évoluer dans le sens de plus de richesse
organique et de profondeur humaine » (c'est nous
qui soulignons) 65 .
Dénoncer le caractère intrinsèquement oppres-
seur de la technologie et de la civilisation sert en fait
à masquer les relations sociales spécifiques, seules
à même d'expliquer pourquoi certains en viennent
à exploiter d'autres ou à les dominer hiérarchique-
ment. Plus que toutes les sociétés oppressives du
passé, le capitalisme dissimule l'exploitation qu'il
fait de l'humanité, en se réfugiant derrière des

I. Fondée en 1947 à N e w York par Judith Malina et Julian Beck, le Living


Theater est une troupe de théâtre expérimental libertaire, [nde]
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

« fétiches », pour reprendre ici la terminologie de


Marx dans le Capital, et par-dessus tout derrière
ce « fétichisme de la marchandise », qui a été
diversement et superficiellement interprété tant
par les situationnistes (le « spectacle ») que par
Baudrillard (le « simulacre »). À l'image du contrat
de travail, qui fait disparaître l'accaparement de la
plus-value par la bourgeoisie derrière un échange
apparemment équitable entre salaire et force de tra-
vail, le fétichisme de la marchandise et ses avatars
dissimulent la domination des relations sociales et
économiques capitalistes.
Soulignons ici un point d'une importance cru-
ciale. Ce genre de dissimulation permet de sous-
traire à la curiosité du public le fait que la com-
pétition capitaliste se trouve à l'origine des crises
de notre temps. À de telles mystifications, les
contempteurs de la technique et de la civilisation
vont adjoindre leur propre mythe du caractère
intrinsèquement oppressif de ces derniers, gom-
mant ainsi ce qui fait la spécificité des rapports
sociaux capitalistes - le fait, notamment, que ceux-
ci soient médiatisés par des choses (marchandises,
valeurs d'échange, objets - choisissez le terme qui
vous convient) et que c'est par elles qu'ils façonnent
le paysage techno-urbain de notre époque. Tout
comme la substitution de l'expression « société
industrielle » au terme « capitalisme » nous fait
perdre de vue le rôle unique, essentiel tenu par
le capital et les relations marchandes dans la for-
mation de la société moderne, de même l'accent
mis par Bradford sur la culture techno-urbaine
plutôt que sur les rapports sociaux dissimule le rôle
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? •3

essentiel joué par le marché et la compétition dans


la formation de la culture moderne.
Concernant la source des désastres écologiques,
l'anarchisme existentiel, davantage préoccupé de
style que de société, ne s'attarde pas trop là non plus
sur l'accumulation capitaliste ni sur la concurrence
qui la rend possible : il est en effet plutôt hypnotisé
par la prétendue dissolution de l'unité « sacrée »
ou « extatique » de l'homme et de la nature et par
le « désenchantement du monde » provoqué par la
science, le matérialisme ou le « logocentrisme ».
Ainsi, au lieu de dénoncer les sources des patho-
logies sociales et individuelles de notre époque,
l'idéologie antitechnologie permet de substituer
frauduleusement la technologie au capitalisme :
en laissant dans l'ombre l'accumulation du capi-
tal et l'exploitation du travail, qui sont pourtant
la cause tant de la croissance que des destruc-
tions environnementales, elle ne fait ainsi que leur
faciliter la tâche. La civilisation, qui a fait des
villes le lieu de la culture, se voit contester toute
dimension rationnelle, comme si la ville n'était
qu'une tumeur persistante et qu'elle ne pouvait
pas constituer la base de relations humaines enfin
universelles, loin de la vie étroite du village et de la
tribu. Les rapports sociaux de base de l'exploitation
capitaliste et de la domination sont enfouis sous
des généralités abstraites concernant l'ego ou la
technique ', entretenant la confusion dans l'esprit du
public sur les véritables causes des crises sociales
et écologiques - les relations marchandes, dont le

I. En français dans le texte.


12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

pouvoir, l'industrie et la richesse constituent les


courtiers.
Il ne s'agit pas de nier le fait que de nombreuses
techniques ne servent qu'à renforcer la domination
ou qu'à dégrader la nature, ou d'affirmer que la
civilisation n'a engendré que des bienfaits. Les
centrales nucléaires, les barrages géants, les com-
plexes industriels hautement centralisés, le système
manufacturier et l'industrie de l'armement - tout
comme la bureaucratie, la dégradation des villes
et les médias contemporains - ne furent dès le
départ que des calamités. Mais les x v m e et x i x e
siècles n'ont pas eu besoin de machines à vapeur,
de fabriques de masse ou, en l'occurrence, de villes
gigantesques ou de bureaucraties à grande échelle,
pour déboiser d'immenses parcelles du territoire
nord-américain et en faire disparaître pratiquement
tous les indigènes, ni pour éroder le sol de régions
entières. A u contraire, avant même que le chemin
de fer ne pénètre dans tous les coins du pays, la
dévastation avait été en grande partie consommée :
il avait suffi pour cela de simples haches, de chariots
conduits par des chevaux et de charrues à versoir.
Ce furent ces technologies rudimentaires que
l'industrie bourgeoise - qui incarnait le côté bar-
bare de la civilisation du siècle dernier - utilisa pour
démembrer la majeure partie de la vallée de l'Ohio
afin d'en faire une propriété foncière exploitable.
Dans le Sud, l'usage de « mains » d'esclaves permet-
tait aux planteurs de suppléer largement à l'absence
de machines à de planter et récolter le coton; en
effet, le fermage en Amérique a disparu ces deux
dernières générations en grande partie parce que
de nouvelles machines ont été introduites pour
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 15

remplacer le travail des métayers noirs « libérés ».


A u XIXE siècle des paysans venus d'une Europe
semi-féodale, et empruntant des rivières et des
canaux, se sont rués vers les étendues sauvages
d'Amérique et, au moyen de méthodes éminem-
ment non écologiques, ont commencé à cultiver les
céréales qui conduiront finalement le capitalisme
américain à l'hégémonie mondiale.
En un mot, le capitalisme - les relations mar-
chandes développées dans toute leur ampleur his-
torique - est directement responsable de la crise
écologique explosive des temps modernes : rien
d'autre, au départ, que des produits artisanaux
transportés dans le monde entier par des voiliers,
seulement mus par le vent. Mis à part dans les
villages et les villes britanniques du textile, où la
production de masse apparaît historiquement, les
machines qui font aujourd'hui l'objet des plus vives
critiques ont été créées bien après que le capitalisme
ne soit parvenu à s'implanter dans la majeure partie
de l'Europe et de l'Amérique du Nord.
Si la mode aujourd'hui oscille entre la glorifi-
cation de la civilisation européenne et son déni-
grement systématique, nous ne devrions pourtant
pas oublier ce que représente l'avènement de la
sécularité moderne, du savoir scientifique, de l'uni-
versalisme, de la raison et des technologies qui
incarnent en puissance l'espoir d'une organisation
rationnelle et émancipatrice des questions sociales,
et même d'une pleine réalisation du désir et de
la joie sans avoir recours aux nombreux servants
et artisans chargés de satisfaire les appétits de
leurs « supérieurs » aristocrates dans l'abbaye de
Thélème de Rabelais. L'ironie veut que les anar-
12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

chistes anticivilisation qui dénoncent la civilisation


aujourd'hui fassent partie de ceux qui profitent le
plus des produits de la culture et font de grands
discours sur la liberté, sans mesurer par quels
pénibles efforts l'Europe a dû passer pour les rendre
possibles. Kropotkine, par exemple, a clairement
souligné « le progrès de la technique moderne, qui
simplifie de façon merveilleuse la production de
toutes les nécessités de la vie 6 6 ». Pour ceux qui
manquent de perspective historique, rien de plus
facile que l'arrogance rétrospective.

La mystification primitiviste

Le refus de la technique et de la civilisation va de


pair avec le primitivisme, qui voit la préhistoire
comme un éden et veut retrouver un peu de sa
supposée innocence 1 . Les anarchistes existentiels
comme Bradford entendent s'inspirer des peuples

I. Nous conseiller de réduire sérieusement, voire drastiquernent, notre


technologie, équivaut ni plus ni moins à nous demander de revenir,
sinon à « l'âge de pierre », du moins au Néolithique ou au Paléolithique
(inférieur, moyen ou supérieur). À ceux qui affirment l'impossibilité d e
revenir aux « époques primitives », Bradford répond en les attaquant,
eux, plutôt que leurs arguments : « Les ingénieurs d'entreprise et
les critiques gauchistes-syndicalistes du capitalisme » réduisent i toute
conception alternative au sujet de la domination technologique [...] à
un désir "régressif et "technophobique' de revenir à l'âge de pierre »,
se plaint-il67 . J e ne m'attarderai pas sur l'assimilation fallacieuse entre
progrès technologique et renforcement de la « domination » (sur les
gens et la nature non humaine, je présume). Les conceptions des
« ingénieurs d'entreprise » et des « critiques gauchistes-syndicalistes
du capitalisme » concernant la technologie et ses usages ne sont
nullement interchangeables. Dans la mesure où on peut les créditer
d'une opposition de dasse sérieuse au capitalisme, l'incapacité des
ras
l'ANARCHISME : RÉVOLUTION s o c i a l e o u m o d e d e VIE?

aborigènes et des mythes du paradis préhistorique.


Les peuples primitifs, dit-il, « refusaient la techno-
logie » - ils « réduisaient au maximum la place des
techniques instrumentales ou pratiques au profit...
des techniques de l'extase ». Cela était dû au fait
que les peuples aborigènes, avec leurs croyances
animistes étaient débordants d'« amour » envers la
vie animale et les régions sauvages - pour eux, « les
animaux, les plantes et les objets naturels » étaient
« des personnes, des parents même » 68 .
Bradford conteste donc la vision « officielle »
qui veut que les modes de vie et la culture des
chasseurs-cueilleurs préhistoriques soient néces-
sairement « terribles, brutaux, errants, une lutte
sanglante pour l'existence ». Il exalte au contraire
« le monde primitif » comme « la première société
d'abondance », selon l'expression de Marshall Sah-
lins :
D'abondance, car ses besoins sont peu nombreux
et que tous ses désirs sont aisément satisfaits.
Son outillage est élégant et léger, ses conceptions
restent simples et accessibles sans sacrifier la com-
plexité de la langue ni la profondeur de la pensée.
C'est une culture ouverte et extatique, basée sur
la commune, l'égalité et la coopération, et non sur
la propriété privée. [...] Elle est anarchique, [...]
libérée du travail. [•••] C'est une société dansante,
une société chantante, une société de la célébration
et du rêve 69 .

Selon Bradford, les habitants du « monde primi-


tif » vivaient en harmonie avec le monde naturel

« critiques gauchistes-syndicalistes du capitalisme » à entraîner la masse

des travailleurs prête moins à rire qu'à pleurer.


12 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

et bénéficiaient de tous les avantages de l'abon-


dance, et notamment de beaucoup de loisirs. La
société primitive, souligne-t-il, était « libérée du
travail » dans la mesure où la chasse et la cueillette
requéraient bien moins d'efforts que n'en exige la
journée de huit heures actuelle. Il admet charita-
blement que la société primitive « endurait parfois
la famine ». Il ne s'agissait pourtant, voyez-vous,
que d'une « famine » symbolique et voulue, car les
peuples primitifs choisissent « parfois la faim pour
renforcer leurs liens mutuels, pour jouer ou pour
avoir des visions » 7 0 .
Débrouiller, sans même parler de réfuter, cet
écheveau d'insanités, où quelques vérités côtoient
et parfois disparaissent sous une couche de pure
fantaisie demanderait tout un essai. Bradford fonde
sa description, nous dit-il, sur « une meilleure prise
en compte des opinions des peuples primitifs et de
leurs descendants natifs » du fait d'« une anthro-
pologie plus critique » 7 1 . Une bonne partie de
cette « anthropologie critique » semble provenir des
idées développées à l'occasion du symposium sur
« l'homme chasseur », qui s'est tenu en avril 1966
à l'université de Chicago 7 2 . Bien que la plupart
des contributions à ce symposium étaient d'une
immense valeur, nombre d'entre elles portaient la
marque de la mystification naïve de la « primiti-
vité », qui imprégnait la contre-culture des sixties
et est loin d'avoir disparu. La culture hippie, qui
a influencé un certain nombre d'anthropologues
de l'époque, affirmait que les peuples chasseurs-
cueilleurs d'aujourd'hui avaient été épargnés par
l'évolution économique et sociale à l'œuvre dans le
reste du monde et vivaient encore à l'état sauvage,
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

vestiges isolés des modes de vie du Néolithique et


du Paléolithique. De plus, en tant que chasseurs-
cueilleurs, ils vivaient une vie saine et pacifique,
vivant aujourd'hui comme hier de bonnes grâces de
la nature.
Richard B. Lee, qui a coédité le recueil des actes
de la conférence, estimait ainsi que les peuples
« primitifs » consommaient beaucoup de calories
et avaient d'importantes réserves alimentaires, par-
venant à un état d'abondance originelle, ne consa-
crant que quelques heures par jour à l'approvi-
sionnement. « La vie à l'état de nature n'est pas
nécessairement cruelle, brutale et brève », écrit
Lee. Les Bochimans !Kung du désert du Kalahari,
par exemple, ont un habitat « qui regorge de res-
sources alimentaires naturelles ». Les Bochimans de
la région de Dobe qui abordaient à peine le stade du
Néolithique,

vivent aisément aujourd'hui de plantes sauvages


et de viande, alors même qu'ils sont confinés
dans la partie la moins productive de la zone
où se trouvaient auparavant les Bochimans. Q est
probable que le régime de base de ces chasseurs-
cueilleurs était dans le passé encore meilleur, quand
ils avaient à leur disposition les meilleures terres
d'Afrique 73 .

Loin s'en faut, nous le verrons !


Les adorateurs de la « vie primitive » n'ont que
trop tendance à réunir sous une même étiquette
des millénaires de vie préhistorique, comme si des
espèces très différentes d'hommes et d'hominidés
vivaient dans un seul type d'organisation sociale.
Le mot « préhistoire » est très ambigu. Dans la
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

mesure où le genre humain comprend plusieurs


espèces différentes, il est difficile de considérer
que la « perspective » des chasseurs-cueilleurs de
l'Aurignacien et du Magdalénien (Homo sapiens)
d'il y a 30000 ans soit la même que celle de
YHomo neanderthalensis ou de l'Homo erectus, dont
l'outillage, les capacités artistiques et linguistiques
étaient fort différentes.
On peut aussi se demander dans quelle mesure
les chasseurs-cueilleurs préhistoriques et les four-
rageurs de différentes époques vivaient dans des
sociétés non hiérarchiques. Si les sépultures de Sun-
gir (dans l'actuelle Europe de l'Est) qui remontent
à environ 25000 ans autorisent toutes les spécu-
lations 1 (on ne peut guère compter sur des gens
du Paléolithique pour nous décrire leurs vies), la
collection de joyaux, de lances et de javelots en
ivoire, et de vêtements cousus de perles, d'une
valeur extraordinaire, qui ont été retrouvés dans
les tombes de deux adolescents montre que des
dynasties familiales de haut lignage existaient bien
avant que les hommes ne se fixent pour cultiver
leur nourriture. Bien des cultures du Paléolithique
étaient sans doute relativement égalitaires, mais
la hiérarchie semble avoir existé même sous le
Paléolithique supérieur : la célébration rhétorique
de l'égalitarisme paléolithique peine à dissimuler
une domination ne différant que par son degré, son
type et son étendue.
D y aussi le problème de la variation - au
début, de l'absence - des facultés communicatives

I. Plutôt 34 0 0 0 ans selon une analyse A D N effectuée en 2017. [ndt]


L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 71

à différentes époques. Dans la mesure où un lan-


gage écrit n'apparaît pas avant l'époque historique,
on pourrait difficilement parler, même pour les
langues parlées par les premiers Homo sapiens, de
« profondeur de la pensée ». Les pictogrammes,
les glyphes et, surtout, les éléments mémorisés sur
lesquels les peuples « primitifs » s'appuyaient pour
connaître le passé ont des limitations culturelles
évidentes. Sans littérature écrite qui recueille l'ex-
périence cumulée des générations, il est difficile
de maintenir une mémoire historique, sans même
parler de « profondeur de la pensée » : celle-ci finit
par se perdre ou par être lamentablement déformée.
Une histoire transmise oralement, loin de favoriser
la critique, peut facilement devenir un outil au
service d'une élite de « voyants » et de chamans qui,
loin d'être des « protopoètes », comme Bradford les
appelle, semblent avoir utilisé leur « savoir » pour
mieux servir leurs propres intérêts sociaux 7 4 .
Voilà qui nous mène directement à John Zer-
zan, le primitiviste anticivilisation par excellence.
Pour Zerzan, l'un des principaux contributeurs de
Anarchy : A Journal ofDesire Armed, l'absence de
parole, de langage ou d'écriture est un bienfait.
Ayant accès à son tour à la faille temporelle qui
conduit à l'« homme chasseur », Zerzan affirme lui
aussi dans son livre Futur primitif « que, avant la
domestication - avant l'invention de l'agriculture
- , l'existence humaine se passait essentiellement
en loisirs, qu'elle reposait sur une intimité avec la
nature, sur une sagesse sensuelle, source d'égalité
entre les sexes et de bonne santé corporelle 75 » -
la différence étant que la vision zerzanienne de la
primitivité se rapporte plus aux animaux à quatre
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

pattes. En fait, Zerzan, dans sa paléoanthropologie,


brouille les différences anatomiques entre l'Homo
sapiens, d'un côté, et l'Homo habilis, l'Homo erectus,
et les Néandertaliens « tant calomniés », de l'autre ;
à ses yeux, tous les anciens hominidés étaient dotés
des mêmes capacités physiques et mentales que
Y Homo sapiens; ils ont en outre connu plus de deux
millions d'années de félicité originelle.
Si ces hominidés étaient aussi intelligents que
les hommes modernes, on peut se demander naï-
vement pourquoi ils n'ont pas introduit d'inno-
vations techniques ? « Il me paraît fort plausible,
conjecture brillamment Zerzan, que l'intelligence,
instruite par le succès et la satisfaction procurés par
une existence de chasseur-cueilleur, soit la raison
même de cette absence marquée de "progrès". À
l'évidence [!], l'espèce a, jusqu'à très récemment,
délibérément refusé la division du travail, la domes-
tication et la culture symbolique. » L'espèce Homo
a « longtemps choisi la nature au détriment de la
culture », et par « culture » Zerzan entend ici « la
manipulation des formes symboliques de base »
(c'est nous qui soulignons) - un fardeau aliénant.
En effet, continue-t-il, « ni le temps réifié, ni le
langage écrit, bien sûr, ni probablement le langage
parlé pour la plus grande partie de cette période,
ni la comptabilité ni l'art n'avaient de place [...] -
malgré une intelligence tout à fait capable de les
inventer » 76 .
En résumé, les hominidés étaient parfaitement
capables de symbolisme, de parole et d'écriture
mais les ont délibérément refusés, n'ayant besoin,
pour se comprendre et comprendre leur environ-
nement, que de leur seul instinct. Zerzan approuve
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALF OU MODE DE VIE? 73

ainsi pleinement l'opinion d'un anthropologue


selon laquelle « la communion des San avec la
nature » atteignait un « niveau d'expérience qu'on
"pourrait presque appeler mystique. Par exemple,
ils semblaient savoir ce qu'on éprouve quand on est
un éléphant, un lion, une antilope" » ou même un
baobab 7 7 .
La décision « consciente » de refuser le langage,
des outils sophistiqués, la temporalité, et toute
division du travail (qu'ils ont dû tester puis rejeter
en grognant) fut le fait, nous dit-on, de l'Homo
habilis, dont le cerveau faisait environ la moitié de
celui des hommes actuels et qui ne possédait sans
doute même pas l'anatomie adaptée au langage
syllabique. Grâce à l'autorité souveraine de Zerzan,
nous avons l'assurance que habilis (et peut-être
même Australopithecus afarensis, qui a dû vivre il
y a environ « deux millions d'années ») était doté
d'une « intelligence entièrement capable » - pas
moins ! - de toutes ces fonctions, mais se refusant à
les exercer. Dans la paléoanthropologie de Zerzan,
les premiers hominidés ou humains peuvent adop-
ter ou rejeter des caractéristiques culturelles aussi
essentielles que la parole en pleine connaissance de
cause, de la même manière que les moines font vœu
de silence.
Mais dès que ce v œ u fut rompu, tout commença
à se dégrader ! Pour des raisons connues seulement
de Dieu et de Zerzan,

L'apparition de la culture symbolique, mue par son


besoin inhérent de manipuler et de dominer, a tôt
ouvert la voie à la domestication de la nature. Après
deux millions d'années de vie humaine passées
à respecter la nature en équilibre avec les autres
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

espèces, l'agriculture a modifié notre existence,


notre façon de nous adapter, d'une manière incon-
nue jusqu'alors. Jamais auparavant une espèce
n'avait connu un changement radical aussi profond
ni aussi rapide. L'autodomestication par le langage,
le rituel et l'art inspira le dressage des plantes et des
animaux qui suivit78.

Ce tas d'inepties n'est pas dénué d'une certaine


grandeur qui est vraiment fascinante. Des époques,
des espèces d'hominidés et/ou d'hommes et des
situations écologiques et technologiques très dis-
tinctes sont amalgamées : il n'y aurait plus là
qu'une vie « passée à respecter la nature ». Le
schématisme de Zerzan à l'égard de la dialectique si
complexe de l'homme et de la nature non humaine
dénote un réductionnisme si primaire qu'il nous
laisse sans voix.
On a évidemment beaucoup de choses à
apprendre des cultures sans écriture - les sociétés
organiques, comme je les ai appelées dans The
Ecology ofFreedom (L'Écologie de la liberté) - pour
tout ce qui concerne en particulier la mutabilité
de ce qu'on désigne habituellement comme la
« nature humaine ». L'esprit de coopération au
sein du groupe et, dans le meilleur des cas, le point
de vue égalitaire ne sont pas seulement admirables
- et socialement indispensables dans une époque
aussi périlleuse - mais sont la meilleure preuve de
la plasticité du comportement humain, à l'encontre
du mythe du caractère inné de la compétition et de
la cupidité humaines. La façon dont ils pratiquent
l'usufruit et l'inégalité des égaux sont d'un grand
intérêt pour une société écologique.
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 75

Il est au mieux trompeur et au pire complètement


mensonger d'affirmer que les peuples « primi-
tifs » ou préhistoriques vénéraient la nature non
humaine. En l'absence de milieux « non natu-
rels » comme des villages, des villes et des cités,
la notion même d'une « Nature » distinguée de
l'habitat ne pouvait encore être conceptualisée -
une expérience vraiment aliénante, au sens de
Zerzan. Il est également peu probable que nos
lointains ancêtres avaient du monde naturel une
vision moins instrumentale que celles des peuples
historiques. En prenant dûment en compte leurs
propres intérêts matériels - leur survie et leur bien-
être - les peuples préhistoriques ont, semble-t-il,
chassé autant de gibier qu'il leur était possible, et
s'il est sans doute exact qu'ils aient en imagination
revêtu le monde animal d'attributs anthropomor-
phiques, c'était plus pour communiquer avec lui en
vue de le manipuler que pour simplement l'adorer.
Ainsi, avec à l'esprit des objectifs très instru-
mentaux, ils ont invoqué des animaux « parlants »,
des tribus (souvent calquées sur leurs propres
structures sociales) animales, et des « esprits »
animaux réceptifs. Du fait de leur savoir limité, ils
ne pouvaient que croire en la réalité de rêves, où
des hommes se mettaient à voler et des animaux à
parler, et en l'existence d'un monde du rêve absurde
et souvent effrayant. Afin de contrôler le gibier,
d'user d'un habitat à des fins de survie, de faire face
aux aléas du climat comme du reste, les peuples
préhistoriques avaient besoin de personnifier ces
phénomènes et de leur parler, directement ou de
façon rituelle ou métaphorique.
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Il semble que les peuples préhistoriques ne se


soient en réalité jamais gênés pour agir sur leur
environnement. Ainsi, dès que Homo erectus ou ses
successeurs surent utiliser le feu, ce fut, semble-t-il,
pour brûler les forêts, obligeant ainsi le gibier à se
ruer vers des précipices ou des enclos naturels où il
était facile de les abattre. Derrière le « respect de la
vie » des peuples préhistoriques, il y a donc surtout
un souci prosaïque d'amélioration et de contrôle de
l'approvisionnement bien plus qu'un amour pour
les animaux, les forêts et les montagnes (ils auraient
eu plutôt tendance à craindre celles-ci et à y voir la
demeure des dieux et des démons 79 ).
Difficile également de trouver cet « amour de
la nature » propre, selon Bradford, aux « sociétés
primitives » chez les chasseurs-cueilleurs d'aujour-
d'hui, qui traitent souvent rudement les animaux,
qu'ils soient sauvages ou domestiques ; les Pygmées
de la forêt de l'Ituri, par exemple, s'acharnaient
de manière presque sadique sur le gibier pris au
piège, et les Esquimaux maltraitaient souvent leurs
huskies 80 . Pour ce qui est des Amérindiens, ceux-
ci, avant tout contact avec les Européens, ont
largement bouleversé la physionomie du continent,
usant du feu pour nettoyer les prairies afin de
pratiquer l'horticulture et de dégager la vue pour
la chasse : le « paradis » qui s'offrit aux Européens
était donc « clairement humanisé ' ».
On peut être certain que dans bien des cas
les tribus indiennes ont dû épuiser les ressources

1. Q u e d e nombreuses prairies à travers le monde soient nées de l'action


du feu, et cela sans doute dès Homo erectus, est une hypothèse avancée
par de nombreux anthropologues B \
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

animales locales et ont été obligées de migrer


vers de nouveaux territoires afin d'assurer leur
subsistance matérielle. Q serait surprenant qu'ils
n'aient pas eu recours à la guerre pour déloger les
occupants originels. Leurs lointains ancêtres ont
peut-être même provoqué l'extinction de quelques-
uns des plus grands mammifères nord-américains
de la dernière période glaciaire (notamment les
mammouths, les mastodontes, les bisons latifrons,
les chevaux et les chameaux). Des couches accumu-
lées d'os de bisons sont encore visibles sur plusieurs
sites : de nombreux arroyos américains ont dû être
témoins de massacres de masse et de boucheries « à
la chaîne »
Pas sûr que l'usage de la terre par les peuples
agricoles soit forcément plus écologique. Dans
la région du lac Pâtzcuaro, sur les hauteurs du
Mexique central, avant la conquête espagnole,
« l'usage préhistorique de la terre n'impliquait
pas sa conservation », écrit Karl W. Butzer, mais
provoquait un fort taux d'érosion. Les pratiques
agricoles indigènes, en effet, « pourraient bien avoir
été aussi nocives que les usages préindustriels de

I. La question de savoir si ce sont des facteurs climatiques et/ou une


« surextermination » humaine qui ont provoqué l'extinction en masse
d'environ trente-cinq genres de mammifères du Pléistocène est trop
complexe pour être traitée ici 8 2 . J'ai examiné certains aspects de la
question plus en détail dans m o n introduction à l'édition révisée de The
Ecology of Freedom83. Le débat est encore ouvert O n sait maintenant
que les mastodontes, qu'on jugeait peu capables de s'adapter à
l'environnement, savent faire preuve d e souplesse écologique et auraient
pu être exterminés par des chasseurs du Paléolithique, sans doute bien
moins scrupuleux que ne veulent le croire les écologistes romantiques. J e
ne prétends pas que la chasse est la cause unique d e leur extermination :
du moins celle-ci fut responsable de grands massacres 8 4 .
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

la terre dans le Vieux Monde 8 5 ». D'autres études


ont montré que le défrichage excessif et l'échec de
l'agriculture de subsistance ont affaibli la société
Maya et contribué à sa chute 86 .
Nous n'aurons jamais aucun moyen de savoir
dans quelle mesure le mode de vie des chasseurs-
cueilleurs d'aujourd'hui reflète réellement celui de
nos ancêtres lointains '. Non seulement les cultures
indigènes modernes résultent de plusieurs milliers

I. Il est étrange qu'on - en l'occurrence L Susan Brown - m e dise


encore que mes « preuves de l'existence de sociétés "organiques" sans
aucune hiérarchie sont discutables® 7 » (c'est nous qui soulignons). Si,
pour Marjorie Cohen, sur laquelle Brown s'appuie, il n'y a pas de « preuve
anthropologique » « convaincante » d'une « symétrie sexuelle et d'une
égalité totale » et si, pour elle, < la division sexuelle du travail » et < l'égalité
sexuelle » ne sont pas forcément « compatibles » - je ne peux que
dire : parfait ! Elles ne sont pas en mesure de nous dire ou de nous
prouver quoi que ce soit de « convaincant ». On peut dire la m ê m e
chose concernant ce que j'ai dit sur les relations de genre dans The
Ecology of Freedom. En effet, toutes les « preuves anthropologiques »
contemporaines concernant la « symétrie sexuelle » sont discutables dans
la mesure où les indigènes modernes o n t pour le meilleur et pour
le pire, subi l'influence des cultures européennes bien avant que les
anthropologues modernes ne les étudient J e cherchais dans ce livre
à concevoir une dialectique de l'égalité et de l'inégalité d e genre, pas à
faire une étude définitive sur la préhistoire - dont la connaissance est
évidemment perdue pour toujours tant pour Brown, Cohen, que pour
moi. J'ai extrapolé à partir des données modernes, pour montrer que
mes conclusions étaient raisonnables : elles sont pourtant balayées en
deux phrases et sans aucun argument par Brown. Brown dénonce m o n
absence de « preuves » sur la question de savoir comment est apparue
la hiérarchie : sur ce sujet des découvertes récentes e n Mésoamérique,
suite au déchiffrement des pictogrammes mayas, confortent ma position.
En fin de compte, la gérontocratie, sur laquelle j'ai insisté e n tant que
forme probablement la plus ancienne de hiérarchie, fait partie des
développements les plus répandus du principe hiérarchique étudiés par
la littérature anthropologique.
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 79

d'années de développement, mais elles ont été


altérées de cent façons par des emprunts faits à
d'autres cultures avant d'être étudiées par les cher-
cheurs occidentaux. En effet, comme l'a souligné de
façon mordante Clifford Geertz, les cultures indi-
gènes, que les primitivistes modernes rattachent
aux premiers temps de l'humanité, ne conservent
pratiquement aucun élément originel. « La prise
de conscience, tardive et forcée, de l'inexistence
[d'une primitivité originelle des indigènes], même
chez les Pygmées, même chez les Esquimaux »,
observe Geertz, « et que ces peuples sont en fait
le produit de processus sociaux à large échelle qui
les ont faits et continuent à les faire tels qu'ils
sont, a été vécue comme un choc, entraînant une
crise virtuelle dans le champ [ethnographique] » 88.
Bon nombre de peuples « premiers » et les forêts
qu'ils habitaient n'étaient pas plus virginaux au
moment de leur contact avec les Européens que les
Indiens Lakota lors de la guerre civile américaine,
en dépit de tout ce que peut raconter Danse avec les
loups. On peut déceler l'influence du christianisme
sur de nombreux systèmes de croyances parmi
les plus fameux. Black Elk, par exemple, était un
fervent catholique 89 , et, à la fin du xix e siècle, la
Danse des Esprits des Indiens Païutes et Lakota
était profondément influencée par le millénarisme
chrétien évangélique.
Dans la recherche anthropologique sérieuse, la
notion d'un chasseur « extatique » et originel n'a
pas survécu aux trente années qui ont suivi le sym-
posium « Man the Hunter ». La plupart des sociétés
de « chasseurs abondants » que citent les zélateurs
du mythe de l'abondance originelle descendent lit-
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

téralement - à leur corps défendant probablement -


de systèmes sociaux horticoles. On sait aujourd'hui
que les Bochimans du Kalahari ont été jardiniers
avant qu'ils ne se dirigent vers le désert. Il y a
plusieurs siècles, selon Edwin Wilmsen, les peuples
parlant les langues bochiman pratiquaient l'élevage
et l'agriculture, et même le commerce avec les
chefferies agricoles voisines, dans un réseau qui
s'étendait jusqu'à l'océan Indien. Des fouilles ont
montré que, vers l'an 1000, leur territoire, Dobe,
était peuplé de personnes fabriquant de la céra-
mique, travaillant le fer et élevant du bétail, qu'ils
exportaient en Europe vers 1840 en même temps
que d'énormes quantités d'ivoire - en grande partie
prélevées sur des éléphants que les Bochimans
avaient eux-mêmes chassés, témoignant sans doute
dans ce massacre de leurs « frères » pachydermes
de toute cette grande sensibilité que Zerzan leur
attribue. Les modes de vie des chasseurs-cueilleurs
marginaux bochiman qui ont tant fasciné les obser-
vateurs dans les années i960 étaient en réalité le
résultat de changements économiques intervenus
à la fin du x i x e siècle, tandis que « l'isolement
imaginé par des observateurs extérieurs [...] n'était
pas indigène mais résultait de l'effondrement du
capital mercantile 90 ». Ainsi, « la situation actuelle
des peuples parlant les langues bochiman placés à
la périphérie rurale des économies africaines », note
Wilmsen,

ne peut se comprendre qu'à partir des politiques


sociales et des économies de la période coloniale et
de ses suites. Le fait qu'ils apparaissent comme des
chasseurs-cueilleurs est une conséquence de leur
relégation au rang de sous-classe au cours d'un pro-
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE?
ras

cès historique commencé avant l'actuel millénaire


et achevé au cours des premières décennies de ce
siècle91.

Les Yuqui d'Amazonie pourraient à leur tour par-


faitement illustrer la société chasseuse-cueilleuse
originelle célébrée dans les années i960. N'ayant
pas été étudié avant les années 1950, ce peuple pos-
sédait un outillage qui se réduisait pratiquement à
une griffe de sanglier, un arc et des flèches : « Outre
qu'ils étaient incapables de faire du feu, écrit Allyn
M. Stearman, qui les a étudiés, ils n'avaient aucun
bateau, aucun animal domestique (même pas un
chien), aucune pierre, aucune personne dévouée
aux rituels et leur cosmologie était rudimentaire. Ils
vivaient une existence de nomades, errant dans les
basses-terres de Bolivie à la recherche de gibier et
de la nourriture que leur procuraient leurs talents
de cueilleurs 92 . » Ils ne faisaient pousser aucune
plante et n'utilisaient pas d'ordinaire d'hameçon ou
de ligne pour pêcher.
Pourtant, loin de tout égalitarisme, les Yuqui ont
maintenu l'institution de l'esclavage héréditaire,
divisant leur société entre un groupe d'élite privilé-
gié et une couche de travailleurs esclaves méprisés.
On considère aujourd'hui qu'il s'agit là d'un trait
hérité d'un ancien mode de vie horticole. Les Yuqui
se révèlent être les descendants d'une société escla-
vagiste précolombienne : « Le temps passant, ils ont
fini par se déculturer, la nécessité de se déplacer et
de vivre de la terre les poussant à délaisser la plus
grande part de leur héritage culturel. Pourtant, si
bien des éléments de leur culture se sont perdus,
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

d'autres ont survécu. L'esclavage fait à l'évidence


partie de ceux-ci 9 3 . »
Non seulement le mythe du chasseur-cueilleur
« originel » s'est écroulé, mais les propres don-
nées de Richard Lee concernant la consommation
calorique des chasseurs-cueilleurs « abondants »
ont été profondément contestées par Wilmsen et
ses associés 94 . Les Bochimans!Kung avaient une
durée de vie moyenne d'environ trente ans. La
mortalité infantile était élevée et, selon Wilmsen
(n'en déplaise à Bradford!), les gens souffraient de
la faim et de la maladie aux époques de vaches
maigres. (Lee a lui-même modifié ses vues sur le
sujet depuis les années i960).
Les vies de nos lointains ancêtres n'avaient donc
rien de joyeux. Ils menaient en fait une vie rude,
souvent courte et très éprouvante sur le plan maté-
riel. Des examens anatomiques ont montré que près
de la moitié mouraient dans leur enfance ou avant
d'atteindre vingt ans et que très peu passaient la
barre des cinquante ans 1 . Ils étaient probablement
plus des charognards que des chasseurs-cueilleurs

I. Ces effroyables statistiques se trouvent dans Corinne Shear Wood,


Human Sickness and Health : A Biocultural View95. Les Néandertaliens
- qui, bien loin d'être « diffamés » c o m m e le prétend Zerzan, ont
aujourd'hui fort bonne presse - sont traités avec beaucoup de sympathie
par Christopher Stringer et Clive Gamble dans In Search of the
Neanderthals. Ces auteurs concluent pourtant : « L'impact considérable
qu'ont eu les maladies articulaires dégénératives sur les Néandertaliens
ne devrait sans doute pas nous étonner au vu de ce que nous savons sur
leurs dures conditions d'existence et de l'usure physique qui devait en
résulter. Mais la prévalence des blessures graves est plus surprenante,
et montre simplement combien la vie était alors dangereuse dans les
sociétés néandertaliennes, m ê m e pour ceux qui n'atteignaient pas le
"troisième âge" 9 6 . » Q u e quelques h o m m e s préhistoriques aient réussi à
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

et servaient sans doute de proies aux léopards et


aux hyènes 9 7 .
Les peuples préhistoriques et les chasseurs-
cueilleurs plus tardifs se montraient habituellement
coopératifs et pacifiques à l'égard des membres
de leurs propres bandes, de leurs tribus, ou de
leurs clans ; désireux de les déposséder et de s'ap-
proprier leurs terres, ils avaient un comportement
souvent belliqueux et parfois même génocidaire à
l'égard des membres d'autres bandes, d'autres tri-
bus ou d'autres clans. Ce bienheureux Homo erectus
que nous dépeignent les primitivistes n'en a pas
moins laissé le souvenir funeste de massacres entre
humains, si l'on en croit les données recueillies par
Paul Janssens 98 . On a suggéré que, en Chine et à
Java, des éruptions volcaniques avaient tué de nom-
breuses personnes, mais cette dernière explication
perd beaucoup de sa crédibilité après la découverte
des restes de quarante personnes dont les têtes,
mortellement blessées, avaient été décapitées -
« difficile d'attribuer cela à un volcan », note sèche-
ment Corinne Shear Wood 9 9 . Quant aux chasseurs-
cueilleurs, les conflits opposant les tribus indiennes
sont trop nombreux pour qu'on puisse s'y attacher
longuement - citons seulement les Anasazis et
leurs voisins du sud-ouest, les tribus d'où devait
finalement sortir la Confédération iroquoise (la
Confédération elle-même était une question de

vivre plus de soixante-dix ans, c o m m e les chasseurs-cueilleurs d e Floride


il y a environ huit mille ans, n'en doutons pas : ce n e sont pourtant
là que quelques exceptions. Seul un indécrottable primitiviste pourrait
songer à faire de ces exceptions la règle. O h ! bien sûr les conditions de
vie civilisées sont souvent terribles. Mais qui prétend que la civilisation
se caractérise par une joie sans réserve, des festivités et de l'amour?
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

survie, pour ne pas s'exterminer mutuellement)


et le conflit permanent entre les Mohawks et les
Hurons, qui devait se finir par l'extermination à peu
près totale des Hurons et la fuite des survivants.
Si les « désirs » des peuples préhistoriques pou-
vaient être « aisément satisfaits », comme le sou-
tient Bradford, cela tient précisément au fait que
leurs conditions matérielles de vie - et par consé-
quent leurs désirs - étaient très simples. On ne
devrait pas s'attendre à moins venant de formes de
vie qui s'adaptent bien plus qu'elles ne créent, qui
se conforment à l'habitat qu'elles ont trouvé plutôt
que de le transformer pour le rendre conforme à
leurs attentes. Nul doute : les peuples primitifs
comprenaient à merveille leur habitat ; c'était, après
tout, des êtres très intelligents et imaginatifs. Leur
culture « extatique », pourtant, loin de se réduire
à la joie et « au chant [...] à la célébration [...]
au rêve », incluait également la superstition et des
craintes aisément manipulables.
Tant nos ancêtres lointains que les indigènes
existants auraient été incapables de survivre s'ils
n'avaient pour tout guide que les idées « enchan-
tées » dignes de Disneyland que leur imputent les
actuels primitivistes. Les Européens n'ont certes
pas permis aux indigènes de remédier à cette
situation. Bien au contraire : les impérialistes ont
honteusement exploité les natifs, se sont livrés
sur eux à un véritable génocide, leur ont transmis
des maladies sans remèdes, et les ont pillés sans
vergogne. Contre un tel massacre, les conjurations
animistes n'ont pas servi et ne pouvaient pas servir,
comme l'a montré la tragédie de Wounded Knee
en 1890, qui a apporté un démenti si douloureux
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

au mythe des chemises fantômes imperméables aux


balles.
Un point très important, c'est que la régres-
sion primitiviste chez les anarchistes existentiels
a pour conséquence la négation des principales
caractéristiques de l'homme en tant qu'espèce et
de la potentialité émancipatrice que recèlent cer-
tains aspects de la civilisation euroaméricaine. Les
humains sont très différents des autres animaux en
ce sens qu'ils font plus que simplement s'adapter
au monde autour d'eux : ils innovent et créent un
nouveau monde. Ce faisant, ils ne découvrent pas
seulement leur pouvoir en tant qu'êtres humains, ils
font aussi en sorte que le monde autour d'eux soit
plus approprié à leur propre développement, tant
sur le plan de l'individu que de l'espèce. En dépit
de la déformation qu'une société aussi irrationnelle
que la nôtre lui fait subir, la capacité à changer le
monde fait partie de notre nature, c'est le résultat
d'une évolution biologique - pas simplement le
produit de la technique, de la rationalité et de la
civilisation. Que des gens se prétendant anarchistes
se fassent les avocats d'un primitivisme confinant
à la bestialité, et qui est une exhortation à peine
voilée à l'adaptation et à la passivité, c'est insulter
des siècles de pensée, d'idéaux et de pratiques
révolutionnaires et dénigrer les efforts mémorables
entrepris par l'humanité pour se libérer de l'esprit
cocardier, du mysticisme et de la superstition et
pour changer le monde.
Pour les anarchistes existentiels, en particulier
de l'espèce anticivilisation et primitiviste, l'histoire
elle-même n'est plus qu'un bloc écrasant, d'où
disparaissent toutes les distinctions, les médiations,
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

les phases de développement et les spécificités


sociales. Le capitalisme et ses contradictions ne
sont plus qu'un simple avatar d'une civilisation
dévorant tout sur son passage et mue seulement
par des « impératifs » technologiques, d'où toute
nuance et toute différenciation ont disparu. L'his-
toire, prise comme le déploiement de l'élément
rationnel propre à l'humanité, comme le déve-
loppement de sa capacité à être libre, à prendre
conscience de soi et à coopérer, montre le processus
complexe de formation des sensibilités humaines,
des institutions, de l'intelligence et du savoir, ou
de ce que l'on appelait autrefois « l'éducation de
l'humanité ». Réduire l'histoire à une « Chute »
continue depuis un état d'« authenticité » animale,
comme le font plus ou moins Zerzan, Bradford et
leurs compatriotes, d'une façon très proche de Mar-
tin Heidegger, c'est ignorer l'épanouissement des
idéaux de liberté, d'individualité et de conscience de
soi qui ont caractérisé plusieurs phases du dévelop-
pement humain - sans parler de la portée toujours
plus large des luttes révolutionnaires menées en
vue de réaliser ces fins.
La variété anticivilisation de l'anarchisme exis-
tentiel n'est qu'un des visages de la régression
sociale qui caractérise le x x e siècle finissant. Si
le capitalisme menace de faire revenir l'histoire
naturelle à ses premiers stades, abolissant toute
complexité et toute différenciation géologique et
zoologique, l'anarchisme anticivilisation, son com-
plice, menace d'abolir l'histoire de l'esprit humain
et de le faire régresser vers une phase moins
développée, moins déterminée, édénique - l'époque
d'avant la « Chute », où l'humanité, n'ayant pas
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

encore connu la technique et la civilisation, vivait


dans une prétendue innocence. À l'instar des Loto-
phages dans l'Odyssée d'Homère 1 , les hommes ne
sont vraiment « authentiques » que s'ils vivent dans
un présent perpétuel, sans passé ni futur - et que ne
viennent troubler ni la mémoire ni les idées, que ne
traversent ni la tradition ni le devenir.
Le pire est que, si le monde idéal des pri-
mitivistes était instauré, il signifierait la fin de
l'individualisme radical cher aux héritiers de Max
Stirner. Même si les communautés « primitives »
contemporaines ont produit des personnalités au
caractère bien trempé, la contrainte de la coutume
et le haut degré de solidarité requis par la dureté des
conditions font obstacle au développement de ces
attitudes franchement individualistes, chères aux
anarchistes stirnériens chantres de la suprématie du
moi. Aujourd'hui, le primivitivisme est devenu un
hobby réservé à des citadins à l'abri du besoin, qui
peuvent se permettre de s'amuser à des fantaisies
interdites non seulement aux affamés, aux pauvres
et aux nomades obligés de vivre dans les rues
des villes, mais aussi aux salariés surchargés de
travail. Il serait difficile pour une femme moderne
qui travaille et qui a des enfants de se débrouiller
sans une machine à laver lui permettant de se
soulager un tant soit peu de ses tâches domestiques
quotidiennes - avant d'aller au travail pour gagner
ce qui constitue souvent l'essentiel du revenu du
ménage. Le plus drôle est que même le collectif

I. Peuple imaginaire, les Lotophages vivent de la cueillette de fruits et


se nourrissent d'une plante dont la consommation a la propriété d e faire
oublier à ceux qui en mangent qui ils sont et d'où ils viennent [nde]
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

qui rédige Fifth Estate, constatant l'impossibilité de


se passer d'un ordinateur, a été « contraint » d'en
acheter un - ce qui nous vaut cet avertissement
hypocrite : « Nous le haïssons 100 ! » Dénoncer les
technologies avancées tout en y ayant recours pour
produire de la littérature antitechnologique, c'est
de la bigoterie plus encore que de l'hypocrisie.
Une telle « haine » des ordinateurs, voilà qui sonne
un peu comme le rot d'un privilégié, lequel, après
s'être rempli la panse de mets délicats, chante les
vertus de la pauvreté lors des prières du dimanche.

L'anarchisme existentiel : un bilan

Ce qui se dégage le plus nettement de l'anarchisme


existentiel d'aujourd'hui, c'est sa soif d'immédiateté
davantage que de réflexion, sa croyance naïve en
une correspondance univoque entre l'esprit et la
réalité. L'immédiateté prémunit la pensée libertaire
contre toute réflexion un tant soit peu nuancée et
médiatisée 1 : elle exclut l'analyse rationnelle et, par
conséquent, la rationalité elle-même. Vouloir enfer-
mer l'humanité dans le non temporel, le non-spatial
et le non-historique - une notion « primitive » de
la temporalité basée sur les cycles « éternels » de la

I. Le terme est pris ici dans un sens hégélien. Pour Hegel en effet,
l'immédiateté et la médiation ( o u médiatisation) sont indissociables.
L'esprit n'est pas un réceptacle passif qui se contenterait d'enregistrer
l'existence d'une réalité naturelle et immédiate. C o m m e le signale
Bernard Bourgeois, il est au contraire, dès l'origine, « activité sur soi »,
« médiation avec soi » : « Le savoir (qui se dit) immédiat est donc une
médiation qui s'ignore. [..] C e s t l'esprit qui renonce à lui-même et à son
progrès culturel en s'imaginant retrouver l'innocence naturelle' 0 '. » [ndt]
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

« Nature » - , c'est par là même dépouiller l'esprit


humain de son originalité créatrice et de sa capacité
à agir sur le monde naturel.
Pour l'anarchisme existentiel primitiviste, les
êtres humains donnent le meilleur d'eux-mêmes
quand ils se plient à la nature non humaine et
renoncent à agir sur elle ou que, délestés de la
raison, de la technologie, de la civilisation et même
du langage, ils vivent en paix et en « harmonie »
avec la réalité existante, dotés de droits naturels
hypothétiques, dans un état d'« extase » stupide
et viscéral. TAZ, Fifth Estate, Anarchy : A Jour-
nal of Desire Armed, et des « zines » marginaux
comme Démolition Derby, une revue stirnérienne
animée par Michael Williams, toutes ces publica-
tions sont habitées par le fantasme d'une « primi-
tivité » immédiate, anhistorique et anticivilisation,
d'où nous aurions chu, un état de perfection et
d'authenticité où nous n'aurions eu d'autre guide
que les « bornes de la nature », la « loi naturelle »
ou encore notre moi tout-puissant. L'histoire et la
civilisation se réduisent désormais à une chute dans
l'inauthenticité de la « société industrielle ».
Comme je l'ai déjà dit, ce mythe d'une
« déchéance de l'authenticité » a des racines dans
le romantisme réactionnaire et plus récemment
dans la philosophie de Martin Heidegger, dont le
« spiritualisme » vôlkisch\ encore latent dans Être
et Temps, s'épanouira pleinement dans les travaux

I. Populisme de droite imprégné de racisme apparu en Allemagne à


la charnière des xixe et xxe siècles et puisant dans le romantisme et
l'exaltation d'un passé glorieux, la pensée vôlkisch a irrigué le nazisme,
[nde]
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

explicitement fascistes. Cette conception est


alimentée aujourd'hui par le mysticisme quiétiste
omniprésent dans les écrits antidémocratiques
de Rudolf Bahro et dans son appel à peine
déguisé au salut par un « Adolf vert » et dans la
quête apolitique d'un spiritualisme écologique et
d'un épanouissement personnel que prônent les
écologistes profonds.
Ne demeure finalement que l'ego individuel,
érigé en temple suprême de la réalité et excluant
l'histoire et le devenir aussi bien que la démocratie
et la responsabilité. Ainsi il n'y a presque plus de
contact vécu avec la société : face à un narcis-
sisme omniprésent, il n ' y a plus qu'une caricature
d'association ne dépassant pas le seuil d'un moi
infantilisé, réduit à hurler et à exiger la satisfaction
de ses exigences. La civilisation se contente d'en-
traver l'autoaccomplissement extatique des désirs
de ce moi, un moi réifié présenté comme le cou-
ronnement de l'émancipation, comme si l'extase et
les désirs étaient des impulsions innées produites
spontanément par un monde désocialisé, au lieu de
résulter de la culture et de l'histoire.
À l'instar de l'ego stirnérien petit-bourgeois,
l'anarchisme existentiel primitiviste ne laisse
aucune place à des institutions sociales, à des
organisations politiques et à des programmes
radicaux, et encore moins à une sphère publique,
qui est automatiquement assimilée par tous
les auteurs que nous avons étudiés à une
forme de gouvernement. Le sporadique, le
non-systématique, l'incohérent, le discontinu
et l'intuitif se substituent au consistant, à
l'intentionnel, à l'organisé et au rationnel, et
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

même à toute forme d'activité soutenue ou ciblée


qui irait au-delà de la publication d'un « zine » ou
d'un pamphlet - ou de l'incendie d'une poubelle.
L'imagination se trouve radicalement opposée à la
raison et le désir à la cohérence théorique, comme
s'ils étaient inconciliables. La mise en garde de
Goya sur le fait que l'imagination privée de la
raison engendre des monstres se trouve altérée
au point de laisser entendre que l'imagination ne
s'épanouit que sur fond d'expérience immédiate
et d'une « unicité » sans nuance. La nature sociale
se trouve ainsi dissoute dans la nature biologique,
la faculté de création humaine dans la faculté
d'adaptation animale, la temporalité dans une
éternité antérieure à toute civilisation et l'Histoire
dans un cycle temporel archaïque.
Les dures conditions de vie propres à la société
et à l'économie bourgeoises, dont la vulgarité et
la brutalité ne font que croître chaque jour, se
trouvent soudainement transfigurées par l'anar-
chisme existentiel en une constellation constituée
par l'autocomplaisance, l'inachèvement, l'indisci-
pline et l'incohérence. Lorsque les situationnistes,
dans les années i960, visaient à une « théorie du
spectacle », et ne produisaient qu'un spectacle de
la théorie, tombant eux-mêmes dans la réification,
ils imaginaient toutefois des correctifs organisa-
tionnels, comme les conseils ouvriers, évitant ainsi
que leur esthétisme ne sombre dans l'irréalisme le
plus total. L'anarchisme existentiel, en déclarant
la guerre à l'organisation, à l'adhésion à un pro-
gramme et à une analyse sociale sérieuse, ne retient
de l'esthétisme situationniste que ses pires aspects
tout en rejetant sa volonté de construire un mou-
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

vement. De même que les rebuts des années i960,


il erre sans fin dans les limites de l'ego (que Zerzan
a renommées les « limites de la nature ») et fait de
son incohérence bohème une vertu.
Le plus préoccupant c'est que les divagations
esthétisantes et complaisantes de l'anarchisme
existentiel coupent peu à peu l'idéologie libertaire
de gauche de tout ce qui la rattachait au socialisme.
Or c'était justement son dévouement incondition-
nel à la cause de l'émancipation qui permettait à
cette idéologie de revendiquer sa pertinence sociale
et son importance : elle prétendait alors agir non
pas en dehors de l'histoire, de manière purement
subjective, mais dans l'histoire, de manière objec-
tive. Le grand cri de la Première Internationale -
que les anarcho-syndicalistes et les communistes
libertaires ont repris à leur compte après que Marx
et ses partisans l'aient abandonné - c'était cette
demande : « Pas de droits sans devoirs, pas de
devoirs sans droits ». Pendant des générations, ce
slogan figura en tête des journaux que l'on quali-
fiera rétrospectivement d'anarchistes sociaux. Voilà
qui tranche radicalement àvec l'égocentrisme des
appels actuels en faveur du « désir armé », et avec la
contemplation taoïste et le nirvana bouddhiste. Là
où l'anarchisme social invitait les gens à se dresser
en faveur de la révolution et à se battre pour la
reconstruction de la société, la faune actuelle de
petits bourgeois enragés qui hantent la sous-culture
anarchiste existentielle ne recherche que des rébel-
lions ponctuelles et la satisfaction de ses « machines
désirantes », pour reprendre ici la phraséologie de
Deleuze et Guattari.
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

L'abandon progressif de l'engagement en faveur


des luttes sociales (sans lequel il ne saurait y
avoir de véritable réalisation de soi ni de véritable
satisfaction de désirs qui ne sont pas exclusivement
instinctuels), qui fut la marque historique de l'anar-
chisme classique, coïncide inévitablement avec une
vision dangereusement déformée de l'expérience
et de la réalité. L'ego, devenu de façon presque
fétichiste le lieu de l'émancipation, finit par ne plus
se distinguer de l'« individu souverain » cher à l'in-
dividualisme du laisser-faire. Coupé de ses ancrages
sociaux, il se montre incapable d'autonomie et
ne parvient qu'à l'« individualité » hétéronome de
l'entreprise petite-bourgeoise.
En effet, loin d'être libre, l'ego dans sa souveraine
individualité est livré pieds et poings liés aux lois
prétendument anonymes du marché - les lois de
la compétition et de l'exploitation qui font du
mythe de la liberté individuelle un autre fétiche
derrière lequel se dissimulent les lois implacables de
l'accumulation capitaliste. L'anarchisme existentiel
ce n'est finalement rien d'autre qu'une supercherie
bourgeoise de plus. Ses disciples ne sont pas plus
« autonomes » que les oscillations de la bourse,
que les fluctuations des prix ou que tous ces faits
qui forment l'ordinaire du commerce bourgeois. En
dépit de toutes ses prétentions à l'autonomie, ce
« rebelle » de classe moyenne, brique en main ou
pas, est lui aussi prisonnier des forces souterraines
du marché qui irriguent tous les soi-disant «r libres »
territoires de la vie sociale moderne, des coopératives
alimentaires aux communes rurales.
Nous baignons dans le capitalisme - non seule-
ment du point de vue matériel, mais aussi culturel.
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Comme John Zerzan l'a admis dans la réponse


mémorable qu'il fit à un interviewer, intrigué par
la présence d'une télévision dans le domicile de ce
détracteur de la technologie : « J'ai besoin, comme
tout le monde, d'être anesthésié , 0 2 . »
Pour se convaincre que l'anarchisme existentiel
n'est lui-même qu'un « anesthésiant » qu'on se
délivre à soi-même afin de mieux se berner, il
suffit de se reporter à L'Unique et sa propriété de
Max Stirner : on y voit les prétentions de l'ego à
l'« unicité » dans le temple d'un moi sacro-saint
dépasser de loin toutes les dévotions libérales de
John Stuart Mill 1 . En effet, avec Stirner, l'égoïsme
devient une question épistémologique. Si l'on par-
vient à se frayer un chemin à travers l'entrelacs de
contradictions et de vues fragmentaires qui forment
L'Unique et sa propriété, on s'aperçoit que l'ego
« unique » stirnérien n'est finalement qu'un mythe
construit à partir de son « antagoniste » apparent,
la société elle-même. En effet : « la vérité ne peut
se manifester comme tu te manifestes, elle ne peut
se mouvoir, ni changer, ni se développer ; la vérité
attend et reçoit tout de toi, et n'est même que
par toi, car elle n'existe que — dans ta tête103. »
L'égoïste stirnérien, en effet, fait son deuil de la
réalité objective, de la facticité du social et par
conséquent du changement social : du point de
vue éthique, il n'a donc plus pour seul guide et
pour seul idéal que la jouissance personnelle que lui
donnent les démons occultés du marché bourgeois.
On ne peut dès lors que s'interroger sur l'existence

I. Philosophe, logicien et économiste britannique, John Stuart Mill


(1806-1873) a placé au-dessus de tout la liberté des individus, [nde]
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

concrète d'un ego stirnérien ainsi coupé de toute


médiation et sur ses prétentions hégémoniques - le
moi étant censé n'avoir ni racines sociales ni genèse
historique.
Nietzsche, qui ne connaissait probablement pas
les vues de Stirner sur la vérité, a cependant poussé
le raisonnement de celui-ci jusqu'à ses dernières
conséquences en déniant toute matérialité et toute
réalité à la vérité : « Qu'est-ce donc que la vérité ?
s'interroge-t-il. Une armée mobile de métaphores,
de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une
somme de relations humaines, qui ont été poétique-
ment et rhétoriquement rehaussées, transposées,
ornées 1 0 4 . » Nietzsche prétendait, plus nettement
encore que Stirner, que les faits n'étaient que
de simples interprétations; il se demandait, en
effet, « est-ce finalement nécessaire de poser en
plus l'interprète derrière l'interprétation? » Appa-
remment non, car « c'est déjà de l'invention, de
l'hypothèse 1 0 5 . » Si l'on suit la logique implacable
de Nietzsche, non seulement c'est le moi qui crée
sa propre réalité mais celui-ci doit aussi justifier
sa propre existence et montrer qu'elle est davan-
tage qu'une simple interprétation. Un tel égoïsme
annihile donc le moi lui-même, qui se fond dans la
brume des hypothèses vaporeuses de Stirner.
Se dépouillant à son tour de l'histoire, de la
société et de tout ce qui persisterait de facticité au-
delà de ses propres métaphores, l'anarchisme exis-
tentiel se meut dans un espace asocial dans lequel
le moi et ses désirs énigmatiques finissent par se
dissiper en abstractions logiques. Mais réduire le
moi à une immédiateté intuitive - l'enfermer dans
son animalité, dans les « limites de la nature » ou
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

dans la « loi naturelle » - , c'est ignorer le fait que


le moi est le produit d'une histoire toujours vivante,
d'une histoire qui, si elle doit être davantage qu'une
simple succession d'épisodes, doit s'appuyer sur la
raison afin de distinguer le progrès et la régression,
la nécessité et la liberté, le bien et le mal et - oui ! -
la civilisation et la barbarie. Car un anarchisme qui
refuse aussi bien le solipsisme que la réduction du
« soi » à une simple interprétation ne peut qu'être
explicitement socialiste ou collectiviste. Il ne peut
donc s'agir que d'un anarchisme social, associant
la liberté aux structures et à la responsabilité réci-
proque et non à un moi vaporeux et errant, détaché
des conditions de base de la vie sociale.
Que les choses soient claires : entre l'anarcho-
syndicalisme et le communisme libertaire qui
s'ancrent dans la tradition socialiste (tout en étant
attachés à la réalisation de soi et à la satisfaction du
désir) et l'anarchisme existentiel qui se rattacherait
plutôt au libéralisme et à l'individualisme (qui
encourage l'impuissance sociale, quand ce n'est pas
la négation sociale pure et simple), il y a un gouffre
impossible à combler à moins de faire abstraction
de toutes les différences de buts, de méthode et de
philosophie qui les opposent. À l'origine du projet
stirnérien, il y a en fait un débat avec le socialisme
de Wilhelm Weitling et de Moses Hess, où la notion
d'égoïsme a été forgée justement pour répondre à
celle de socialisme. Comme le fait admirablement
observer James J. Martin, « son message [celui de
Stirner], c'est l'insurrection personnelle davantage
que la révolution généralisée , 0 6 » - une opposition
qui se prolonge aujourd'hui dans la confrontation
entre un anarchisme existentiel apparenté aux yup-
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE?
ras

pies et un anarchisme social qui prend sa source


dans l'historicisme, dans l'idée d'une genèse sociale
de l'individualité, et qui a pour but une société
rationnelle.
Les messages essentiellement contradictoires qui
cohabitent à chaque page des « zines » lifestyle ne
sont, dans cette absence de cohérence même, que
le reflet de la fébrilité propre aux agités petits-
bourgeois. Si l'anarchisme perd ses fondements
socialistes et ses objectifs collectivistes, si l'esthé-
tisme, l'extase et le désir, cohabitant dans la plus
grande confusion avec le quiétisme taoïste et l'hu-
milité bouddhiste, se substituent à un programme,
à une politique et à une organisation libertaires,
il n'incarnera plus la régénération sociale et une
vision révolutionnaire, mais la décadence sociale
et une rébellion égoïste et capricieuse. Pire encore,
il ne fera qu'alimenter la vague de mysticisme
qui emporte déjà de nombreux membres de la
génération qui a aujourd'hui entre treize et trente
ans. Célébrer l'extase serait digne d'éloges si l'on
prenait en compte sa dimension sociale au lieu de la
recouvrir, comme le fait l'anarchisme existentiel, de
références à la sorcellerie et de plonger ainsi l'esprit
humain dans un univers onirique fait d'esprits, de
fantômes et d'archétypes, loin de toute conscience
rationnelle et dialectique du monde.
De façon typique, la couverture d'un numéro
récent de Alternative Press Review (automne 1994),
un journal anarchiste américain à publication irré-
gulière et grande diffusion, est décoré d'un dieu
bouddhiste à trois têtes plongé dans le repos du
nirvana, se détachant sur un fond de galaxies tour-
billonnantes et de pacotille New A g e - une image
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

qui figurerait en bonne place dans une boutique


New A g e à côté du poster « Anarchy » de Fifth
Estate. Sur la quatrième de couverture figure un des-
sin comportant cette affirmation tonitruante : « La
vie peut être magique quand nous commençons à
nous libérer » (le A de magique est cerclé) - on
se demande bien comment et avec quoi? Dans les
pages intérieures du magazine se trouve un essai
d'un partisan de l'écologie profonde, Glenn Parton
(tiré du journal de David Foreman, WildEarth [Terre
sauvage]), intitulé : « Le moi sauvage : pourquoi
je suis un primitiviste » et exaltant « les peuples
primitifs » dont « le mode de vie s'inscrit dans
un monde naturel préétabli », déplorant la révo-
lution néolithique et indiquant que notre « tâche
prioritaire » est de « "défaire" notre civilisation et
restaurer la sauvagerie ». La conception graphique
du magazine privilégie la vulgarité - les crânes
humains et les images de ruines sont mis en valeur.
Sa contribution la plus longue « Décadence », tirée
de la revue Black Eye, fusionne romantisme et
exaltation du lumpenprolétariat et se clôt par cette
exhortation enthousiaste : « Place à présent pour
de véritables vacances romaines alors en avant les
barbares ! »
Hélas!, les barbares sont déjà là - et les
« vacances romaines » se multiplient dans les villes
américaines actuelles sous forme de crack, de ban-
ditisme, d'insensibilité, de crétinerie, de primiti-

I. En anglais, l'expression i Roman holiday » désigne le plaisir pris au


spectacle de la souffrance des autres. Il fait allusion aux spectades de
gladiateurs qui se déroulaient lors des jours de congé. L'origine de cette
expression remonte au p o è m e de Byron « Childe Harold ». [ndt]
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

visme, de haine de la civilisation, d'antirationalisme


et d'une bonne dose d'« anarchie » (au sens de
chaos). On doit considérer l'anarchisme existentiel
dans l'actuel contexte social, qui ne se réduit pas
à des ghettos noirs désespérés et à des banlieues
blanches réactionnaires mais qui inclut aussi des
réserves indiennes, ces hauts lieux de la « primi-
tivité », où l'on voit de nos jours des gangs de
jeunes se tirer dessus, où le trafic de drogue ne
cesse d'augmenter et où des « gangs de graffeurs se
signalent à l'attention des visiteurs jusqu'en haut
du monument sacré de Window Rock », comme le
rapporte Seth Mydans dans le New York Times du 3
mars 1995.
Ainsi la lente dégénérescence qui nous a menés
de la nouvelle gauche des années i960 au postmo-
dernisme et de la contre-culture au spiritualisme
New A g e a été suivie par un déclin culturel géné-
ralisé. L'imagerie type Halloween et les articles
incendiaires dont se nourrissent nos pusillanimes
anarchistes existentiels éloignent l'espoir et la com-
préhension de la réalité dans un horizon toujours
plus lointain. Succombant tour à tour aux leurres
du « terrorisme culturel » et à ceux des ashrams
bouddhistes, les anarchistes existentiels sont en fait
pris dans un feu croisé entre les barbares de la
haute société, ceux de Wall Street et de la City,
et les barbares d'en bas, ceux des sinistres ghettos
urbains d'Europe et des États-Unis. Hélas, le conflit
dans lequel ils se trouvent engagés, nonobstant leur
célébration des modes de vie lumpen (auxquels les
barbares en col blanc ne sont certainement pas
étrangers de nos jours), n'a que peu de rapport avec
la création d'une société libre : il s'agit bien plutôt
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

d'une guerre brutale ayant pour enjeu le partage


des profits tirés du trafic de la drogue et des corps
humains, de prêts exorbitants, ou des obligations à
risque et des devises internationales.
Un retour vers l'animalité pure - ne devrait-
on pas plutôt parler de « décivilisation » ? - , ce
n'est pas un retour vers la liberté mais vers l'instinct,
vers une « authenticité » qui relève plus des gènes
que du génie. Rien n'est plus étranger aux idéaux
de liberté sous la forme de plus en plus large
qu'ils ont revêtue lors des grandes révolutions du
passé. Rien n'est plus étroitement soumis à des
impératifs biochimiques, tels que l'ADN, et plus
opposé à la créativité, à l'éthique et au sens de la
réciprocité, rendus possibles par la culture et par
les luttes en faveur d'une civilisation rationnelle. Il
n'y a pas de liberté dans la « sauvagerie » si, par
naturalité pure, on entend la réduction de l'être
humain aux tendances innées qui constituent son
animalité. Dévaloriser la civilisation sans prendre
en compte toutes les immenses potentialités qu'elle
recèle en faveur d'une liberté consciente d'elle-même
- une liberté que nous procure la raison aussi
bien que l'émotion, la connaissance autant que le
désir, la prose comme la poésie - , c'est revenir aux
temps obscurs de la bestialité, quand la pensée était
encore balbutiante et que les facultés intellectuelles
n'étaient pas encore développées.

Vers un communalisme démocratique

Mon tableau de l'anarchisme existentiel est loin


d'être exhaustif. Du fait de sa tournure personna-
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE?
ras

liste, cette argile idéologique se prête aux formes


les plus variées : il suffit pour cela d'orner sa surface
de mots comme imagination, sacré, intuitif, extase et
primitif.
L'anarchisme social, à mon sens, est d'une tout
autre étoffe : il s'agit d'un héritier des Lumières,
lucide quant aux limites et aux imperfections de
celles-ci. Sa conception de la raison lui permet
de célébrer la puissance de la pensée humaine
sans déprécier pour autant la passion, l'extase,
l'imagination, le jeu et l'art. Mais plutôt que de les
réifier sous la forme de catégories brumeuses, il
essaie de les intégrer à la vie quotidienne. Il défend
la rationalité tout en refusant la rationalisation
de l'expérience; la technologie tout en refusant
la « mégamachine » ; l'institutionnalisation sociale
tout en combattant la domination de classe et la
hiérarchie ; une politique authentique basée sur une
coordination confédérale de municipalités ou de
communes et une démocratie directe d'individus en
face à face, tout en s'opposant au parlementarisme
et à l'État.
Cette « commune des communes », pour se servir
ici d'un slogan traditionnel des anciennes révolu-
tions, pourrait aussi être appelée communalisme.
Quoi qu'en pensent ceux qui sont opposés à la
démocratie en tant que « pouvoir », il montre bien
la dimension démocratique de l'anarchisme, son
attachement à une administration de la sphère
publique par la majorité. Le communalisme recher-
chera par conséquent davantage la liberté que l'au-
tonomie, au sens que j'ai donné à cette opposition.
Il est en nette rupture avec le moi psychopersonnel
stirnérien, bohème et libéral, considéré comme
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

monarque autosuffisant, dans la mesure où, pour


lui, l'individualité ne sort pas de nulle part, revêtue
à la naissance d'un costume de « droits naturels »,
mais est en grande partie le produit d'une évolution
historique et sociale qui n'est jamais achevée, un
procès d'autoformation qui ne sera jamais fixé
par le biologisme ni interrompu par des dogmes
temporaires.
L'« individu » souverain et autosuffisant n'a
jamais formé qu'une base précaire pour les défen-
seurs d'une vision libertaire de gauche. Comme
le soulignait Max Horkheimer, « l'individualité est
diminuée lorsque chaque homme décide de se tirer
d'affaire tout seul. [...] L'individu absolument isolé
a toujours été une illusion. Des qualités person-
nelles les plus estimées, telles que l'indépendance
et la volonté d'être libre, la sympathie et le sens de
la justice, sont des vertus aussi bien sociales qu'in-
dividuelles. L'individu pleinement développé est
la perfection accomplie d'une société pleinement
développée , 0 7 ».
Pour ne pas se dissoudre dans la fascination
pour un milieu marginal et bohème, une vision
libertaire de gauche doit proposer une solution aux
problèmes sociaux au heu de papillonner effronté-
ment de slogan en slogan, conjurant la rationalité
avec de la mauvaise poésie et des dessins vul-
gaires. La démocratie et l'anarchisme ne sont pas
antithétiques; la règle majoritaire et les décisions
non consensuelles ne sont, de leur côté, nullement
incompatibles avec une société libertaire.
Qu'aucune société ne puisse exister sans des
structures institutionnelles c'est une évidence pour
quiconque n'a pas été intoxiqué par Stirner et ses
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? ras

semblables. En refusant les institutions et la démo-


cratie, l'anarchisme existentiel se coupe lui-même
de la réalité sociale, rendant par là ses cris et sa rage
inutiles : il n'est plus dès lors qu'une farce sous-
culturelle à destination d'une jeunesse naïve et de
consommateurs peuplant leur ennui de vêtements
noirs et de posters à sensation. Prétendre que la
démocratie et l'anarchisme sont incompatibles sous
prétexte que la moindre entrave apportée aux désirs
de la minorité, même « une minorité d'un seul »,
constitue une violation de l'autonomie personnelle,
ce n'est pas plaider pour une société libre mais pour
ce que Brown nomme une « collection d'individus »
- en clair, un troupeau. Il ne faudrait plus que
l'« imagination » arrive au « pouvoir ». Le pouvoir,
qui ne peut pas disparaître, appartiendra soit au
collectif au travers d'une démocratie en face à
face qui serait clairement institutionnalisée, soit
au « moi » de quelques oligarques établissant une
« tyrannie de l'absence de structure ».
Kropotkine, dans son article de 1 'Encyclopaedia
Britannica, considérait non sans raison que l'ego
stirnérien était élitiste et le rejetait comme hié-
rarchique. Il citait en l'approuvant la critique que
Victor Basch adressait à l'anarchisme individuel de
Stirner, y voyant une forme d'élitisme, pour lequel
« le but de toute civilisation supérieure ce n'est
pas de permettre à tous les membres d'une com-
munauté de se développer de façon normale, mais
de permettre à certains individus parmi les mieux
doués de "se développer complètement", fut-ce au
prix du bonheur et de l'existence même du reste
de l'humanité ». Dans le cadre de l'anarchisme, cela
produit, en effet, une régression
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

vers l'individualisme le plus commun, celui qui


est prôné par toutes ces minorités soi-disant supé-
rieures, celles mêmes à qui nous sommes histori-
quement redevables de l'État et du reste, que ces
individualistes combattent. Leur individualisme est
poussé si loin qu'il en vient à nier son propre point
de départ - sans rien dire de l'impossibilité pour
l'individu d'atteindre un développement complet
dans des conditions d'oppression des masses par les
« belles aristocraties,08 ».

Dans son amoralisme, cet élitisme consent volon-


tiers à l'absence de liberté des « masses » qu'il place
en fin de compte sous la bonne garde des « seuls
et uniques », une logique qui conduit tout droit à
un principe du chef caractéristique de l'idéologie
fasciste 109 .
Aux États-Unis et dans la majeure partie de
l'Europe, au moment précis où la désillusion de la
masse à l'égard de l'État a atteint des proportions
inégalées, l'anarchisme est en recul. L'insatisfac-
tion à l'égard du principe même du gouvernement
est forte sur les deux rives de l'Atlantique - et il y
a rarement eu de nos jours un sentiment populaire
aussi puissant en faveur d'une nouvelle politique
et même d'une réorganisation sociale qui donne
aux gens la possibilité de réorienter les choses
en faveur de plus de sûreté et plus d'éthique. Si
l'impuissance de l'anarchisme à tirer profit de cette
situation peut être attribuée à une cause en parti-
culier, l'insularité de l'anarchisme existentiel et ses
fondements individualistes doivent être considérés
comme l'obstacle principal à l'entrée d'un mouve-
ment libertaire de gauche encore en puissance dans
une sphère publique toujours plus restreinte.
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? IN

On doit mettre au crédit de l'anarchosyndica-


lisme de la grande époque d'avoir essayé de s'enga-
ger dans une pratique vivante et de développer un
mouvement organisé - une chose si parfaitement
étrangère à l'anarchisme existentiel - au sein de
la classe ouvrière. Sa principale limite ne tient
pas dans son attachement aux structures et à la
participation, à un programme et à la mobilisation
sociale, mais dans le déclin de la classe ouvrière
comme sujet révolutionnaire, en particulier après la
Révolution espagnole. Dire, cependant, que l'anar-
chisme était dépourvu d'une politique, conçue dans
son sens grec originel d'autoadministration de la
communauté - la « Commune des communes »
historique - , c'est renier une pratique historique et
transformatrice qui cherchait à radicaliser l'élément
démocratique inhérent à toute république et à créer
un pouvoir municipal confédéral pour contrebalan-
cer le pouvoir de l'État '.

I. Dans sa répugnante t recension » de mon livre The Rise of


Urbanization and the Dedine of Citizenship (republié sous le titre
Urbanization Without Cities), John Zerzan répète le bobard selon lequel
l'antique Athènes « a été longtemps été le modèle de Bookchin pour
une revitalisation de la politique urbaine ». En réalité j'ai toujours pris
grand soin de souligner les limites de la polis athénienne (esclavage,
patriarcat, antagonismes de dasse et guerre). M o n slogan « Démocratisez
la république, radicalisez la démocratie » sous-jacente à la république
- dans le but explicite de créer un double pouvoir - se trouve
cyniquement tronqué afin d'y lire ce qui suit : t Nous devons, nous
conseille [Bookchin], élargir progressivement et étendre les "institutions
existantes" et "essayer de démocratiser la république". » Cette manière
mensongère de manipuler les idées est saluée par Lev Chemyi (alias
Jason McQuinn), de Anarchy : A Journal of Desire Armed et Alternative
Press Review, dans son instructive préface â Futur primitif de Zerzan 1 , 0 .
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

La contribution majeure de l'anarchisme tradi-


tionnel réside dans sa fidélité à quatre principes de
base : une confédération de municipalités décen-
tralisées ; une opposition inébranlable à l'étatisme ;
une croyance en la démocratie directe ; et sa vision
d'une société communiste libertaire. La question
essentielle qui se pose aujourd'hui au courant
libertaire de gauche - le socialisme libertaire tout
autant que l'anarchisme - , c'est : que va-t-il faire de
ces quatre puissants principes? Comment allons-
nous leur donner forme et contenu sociaux? De
quelle façon et par quel moyen réussirons-nous
à les adapter à notre époque et à les mettre au
service d'un mouvement populaire organisé en vue
de l'émancipation et de la liberté ?
L'anarchisme ne doit pas se dissoudre dans la
recherche de jouissances égoïstes, telle que la prati-
quèrent les adamites du x v i e siècle, qui « se prome-
naient nus à travers les bois, en chantant et en dan-
sant », observait de manière acerbe Kenneth Rex-
roth, passant « leur temps dans une orgie sexuelle
permanente » jusqu'à ce qu'ils soient chassés et
exterminés par Jan Zizka - au grand soulagement
d'une paysannerie d'autant plus écœurée qu'ils
avaient pillé leurs terres 1 , 1 . Il ne doit pas se terrer
dans le demi-monde primitiviste des John Zerzan
et des George Bradford. Loin de moi l'idée que les
anarchistes ne devraient pas, autant que possible,
mettre en pratique leurs idées au quotidien - sur
un plan personnel autant que social, esthétique
autant que pragmatique. Mais vivre l'anarchisme
ne devrait pas conduire à minimiser, voire à effacer
les caractéristiques essentielles qui ont distingué
l'anarchisme, à la fois en tant que mouvement,
L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE? 1*7

en tant que pratique et en tant que programme,


du socialisme d'État. L'anarchisme aujourd'hui doit
plus que jamais rester un mouvement social - un
mouvement social dans son programme comme
dans sa pratique - , un mouvement sachant unir une
vision sans concession d'une société communiste
libertaire avec une critique franche et directe d'un
capitalisme que ne recouvrirait plus l'appellation
confuse de « société industrielle ».
Bref, l'anarchisme social doit se distinguer clai-
rement de l'anarchisme existentiel. Si l'anarchisme
social ne peut pas traduire ses quatre principes
- confédéralisme municipal, opposition à l'éta-
tisme, démocratie directe et, in fine, le communisme
libertaire - dans une pratique vivante, incarnée
dans une nouvelle sphère publique ; si ces principes
doivent s'étioler, avec la mémoire de ses luttes
passées, dans des discours et des réunions commé-
moratifs; pire encore, s'ils doivent être subvertis
par l'industrie du loisir « libertaire » et par des reli-
gions asiatiques quiétistes, alors il faudra redonner
vie à ses objectifs révolutionnaires socialistes et
leur donner un autre nom '.
Il n'est plus possible, à mon sens, de se proclamer
simplement anarchiste sans rajouter un qualifica-
tif, permettant de se distinguer de l'anarchisme

I. Munay Bookchin se réfère ici implicitement à une célèbre phrase de


William Morris (son utopiste préféré, selon ses propres termes), qu'il a
souvent citée, notamment en ouverture de son grand livre, L'Écologie
de la liberté : « Les h o m m e s combattent et perdent la bataille, et la
chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle
advient, elle se révèle être différente de ce qu'ils avaient visé, et d'autres
h o m m e s doivent alors combattre pour ce qu'ils avaient visé, sous un
autre n o m 1 1 2 . » [ndt]
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

existentiel. L'anarchisme social est en tout cas aux


antipodes d'un anarchisme qui se résume au mode
de vie, à des hymnes néosituationnistes à l'extase
et à la souveraineté d'un moi petit-bourgeois de
plus en plus racorni. Ces deux anarchismes sont
définis par des principes opposés : le socialisme et
l'individualisme. Entre un ensemble de pratiques et
d'idées révolutionnaires engagées, d'un côté, et la
recherche décousue de l'extase privée et de l'auto-
réalisation, de l'autre, il n'y a rien de commun. La
simple opposition à l'État suffit en revanche à unir
le lumpen fasciste et le lumpen stirnérien : ce ne
serait pas la première fois dans l'histoire qu'un tel
phénomène se produirait.

i er juin 1995
La Gauche qui fut :
une réflexion personnelle

ici ÉVOQUER une Gauche qui fut -


J E VOUDRAIS
une Gauche idéaliste, capable de cohérence
intellectuelle, revendiquant haut et fort son inter-
nationalisme, son approche rationaliste de la réa-
lité, son esprit démocratique et de solides aspi-
rations révolutionnaires. Il est facile, à un siècle
d'intervalle, de voir les nombreuses limites de la
Gauche qui fut : j'ai moi-même passé une bonne
partie de ma vie à critiquer ces limites, telles que
j e les voyais, et les prémisses qui leur étaient liées,
comme l'accent mis sur la primauté historique des
facteurs économiques (que contrebalance cepen-
dant son idéalisme social), sa focalisation sur le
prolétariat vu comme classe « hégémonique » et
son incapacité à comprendre les problèmes liés à la
hiérarchie sociale et à la domination.
Mais la Gauche qui fut - celle du xix e siècle et
du début du x x e - ne pouvait s'appuyer comme
nous sur l'expérience catastrophique du bolche-
visme et plus spécifiquement du stalinisme pour
corriger ses faiblesses. Elle s'est développée à
une époque d'ascension des masses travailleuses
- du prolétariat en particulier - alors que celles-
ci, contrairement à la paysannerie, n'avaient rien
gagné aux révolutions démocratiques. Certaines
caractéristiques de la Gauche qui fut, cependant,
devraient, encore aujourd'hui, servir de modèle à
tout mouvement qui veut créer un monde meilleur
- une grande générosité d'esprit, une aspiration à
un monde humain, un haut degré d'indépendance
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

politique, un esprit révolutionnaire vibrant et une


opposition inébranlable au capitalisme. Il s'agissait
des attributs typiques de la Gauche qui fut, et par
là je ne désigne ni la « Vieille Gauche » léniniste
ni la « Nouvelle Gauche » maoïste qui lui succéda,
mais les idées traditionnellement associées à la
gauche tout court. Elles définissaient la gauche et
la distinguaient du libéralisme, du progressisme, du
réformisme...
Ce qui me préoccupe ici, c'est que de telles carac-
téristiques disparaissent rapidement de la Gauche
qui est. Prétextant tour à tour les intérêts de la
« libération nationale », le postmodernisme ou la
lutte contre la discrimination raciale, la gauche
aujourd'hui s'est enfermée dans un nationalisme
et un étatisme véhéments, un nihilisme confus
et un particularisme ethnique. Le nationalisme se
renouvelle, le désintérêt pour la démocratie croît,
la société est de plus en plus fragmentée par le
sectorialisme et le particularisme. Ces derniers,
alliés au dogmatisme et à l'intimidation morale,
claquent désormais comme un fouet prêt à s'abattre
sur toute analyse qui irait au-delà du simple slogan
publicitaire.
Bien des « leaders » de la Gauche qui est ont
bâti leur carrière et leur réputation en cherchant
plus à se faire entendre qu'à se faire comprendre.
Leurs slogans sont vides : ils ne permettent guère
de comprendre que les êtres humains forment
une communauté unique, capable de dépasser les
réflexes conditionnés qui empêchent la reconnais-
sance mutuelle et l'attention portée aux autres et
à la planète. Je ne parle pas ici de cette « unité »
chère au courant New Age, unité qui ignore les
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

divisions de classe, de rang ou d'ethnie qui sont à


la base de la société actuelle et qui ne pourront être
résolues que par un changement social radical. Je
vise plutôt l'incapacité de la gauche d'aujourd'hui
à renouer d'une quelconque façon avec une gauche
humaine qui fut, cette gauche qui ne craignait pas
de célébrer notre capacité à créer une humanité et
une civilisation partagées.
Je sais très bien tout ce que ces remarques
peuvent avoir d'insatisfaisant aux yeux de bien
des personnes de gauche aujourd'hui. Mais au
moins la Gauche qui fut considérait (même à tort)
la classe ouvrière comme la « classe qui n'est
pas une classe » - plus précisément, comme une
classe particulière que les tendances inhérentes au
capitalisme contraignaient à incarner les intérêts
universels de l'humanité ainsi que sa capacité à créer
une société rationnelle. Cette notion présupposait
du moins l'existence d'intérêts humains universels
que le socialisme, le communisme ou l'anarchisme
démontreraient et réaliseraient. La gauche d'au-
jourd'hui s'emploie plutôt à « déconstruire » cet
appel à l'universalité au point de lui dénier toute
validité et s'oppose à la raison elle-même au motif
qu'elle serait purement analytique et étrangère à
tout « sentiment ». Entasser sans principes les inté-
rêts les plus spécifiques - et par la même occasion,
soit dit en passant, favoriser de brillantes carrières
universitaires - soumettant ainsi les préoccupa-
tions universelles aux préoccupations particulières,
voilà ce que nous avons hérité des années i960.
Le noble idéal d'une humanité émancipée - dont
on espérait qu'elle saurait s'unifier et vivre en
harmonie avec la nature non humaine - a été peu
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

à peu éclipsé au profit de particularismes rivaux à


prétentions hégémoniques, en fonction du genre,
de l'ethnie ou de tendances similaires.
Ces tendances risquent de faire régresser la
Gauche vers un passé plus provincial, plus sectaire
et, par un curieux retournement, plus hiérarchique,
dans la mesure où un groupe, agissant seul ou de
concert avec d'autres, s'estime mieux qualifié que
d'autres pour conduire la société et pour prendre la
tête des mouvements de transformation sociale. Ce
que bien des gauchistes aujourd'hui s'acharnent à
détruire, c'est une éminente tradition de solidarité
humaine et la croyance que l'humanité surgira un
jour, en ayant dépassé les oppositions nationales,
ethniques et sexuelles, et tout ce qui vise à assurer
l'hégémonie d'un groupe dominant.
Je n'ai pas la prétention ici de traiter dans le
détail l'idéalisme social, l'humanisme et le souci
de cohérence théorique qui distinguaient tant la
Gauche qui fut du gauchisme imbécile qui règne
aujourd'hui. Je voudrais surtout mettre l'accent sur
les tendances internationalistes et confédéralistes,
l'esprit démocratique, l'antimilitarisme et la laïcité
fondée sur la raison qui la distinguaient d'autres
mouvements politiques et sociaux de notre époque.

Internationalisme, nationalisme et
confédération

Le nationalisme, qui tend à se répandre dans la


gauche des années 1980 et 1990 (souvent au nom de
la « libération nationale ») était largement étranger
aux personnes de gauche clairvoyantes du siècle
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

dernier et du début de celui-ci. J'emploie le mot


gauche en référence au langage utilisé pendant la
Révolution française de 1789-1794 : je peux ainsi y
inclure différents types d'anarchistes aussi bien que
la pensée socialiste. La Gauche qui fut ne prend pas
sa source uniquement dans la Révolution française,
mais s'est aussi définie en opposition aux failles de
celle-ci, notamment l'accent mis par les jacobins
sur le « patriotisme » (même si la racine de cette
notion « nationaliste » est la croyance que la France
appartenait à son peuple plutôt qu'au roi de France
- qui sera par conséquent obligé de changer son
titre en « rois des Français » après 1789).
Rejetant les références faites par les révolution-
naires français à la patriela Gauche qui fut en
vint progressivement à considérer le nationalisme
comme une régression et même comme un facteur
de division, juste bon à séparer les êtres humains
en fonction de frontières nationales artificielles.
La Gauche qui fut regardait toutes les frontières
nationales comme des barbelés destinés à parquer
les êtres humains en les divisant en fonction d'al-
légeances et de dévouements particularistes, qui
dissimulaient la domination de tous les opprimés
par une couche dirigeante.
Pour Marx et Engels, les dominés du monde
entier n'ont pas de patrie. Ils ne peuvent s'appuyer
que sur leur solidarité internationale et leur unité
en tant que classe dont la mission historique est
d'abolir la société de classe en tant que telle. De
là la retentissante conclusion du Manifeste du parti

I. En français dans le texte.


1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-


vous ! » Et dans le corps de ce texte (que l'anarchiste
Mikhaïl Bakounine a traduit en russe), il est indiqué
que les communistes « dans les diverses luttes
nationales des prolétaires, [...] mettent en avant et
font valoir les intérêts communs du prolétariat tout
entier, sans considération de nationalité 1 . »
Plus loin, le Manifeste proclame : « Les tra-
vailleurs n'ont pas de patrie. On ne peut leur
dérober ce qu'ils ne possèdent pas 2 . » S'il arriva
à Marx et Engels d'apporter leur soutien à cer-
taines luttes de libération nationale, cela répondait
pour l'essentiel à des préoccupations d'ordre géo-
politique ou économique ou même à des motifs
sentimentaux, comme dans le cas de l'Irlande, et
non à des raisons de principe'. Qs ont appuyé le
mouvement national polonais, par exemple, dans le
but surtout d'affaiblir l'Empire russe, qui était à leur
époque la principale force contre-révolutionnaire
sur le continent européen. Et ils souhaitaient l'uni-
fication de l'Allemagne, au motif (très erroné, à mon
avis) que l'État-nation devait être défendu en tant
qu'instrument le plus adapté au développement du
capitalisme, qu'ils considéraient (là encore à tort, à
mon avis) comme historiquement progressiste. Le
nationalisme pris comme fin en soi ne les a pourtant
jamais intéressés.
Ce fut surtout Friedrich Engels, attaché à popu-
lariser et à vulgariser la pensée de Marx, qui insista
dans une lettre adressée à Kautsky, à peine un mois

I. Pour une discussion plus détaillée de ce problème complexe on pourra


se référer au riche ouvrage d e Kevin Anderson, Marx aux Antipodes,
Syllepse, 2015. [ndt]
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

avant la mort d'un Marx physiquement amoindri,


sur le fait que l'État-nation était « l'organisation
politique normale de la bourgeoisie européenne 1 ».
Ayant pour thème la lutte pour l'indépendance
menée par la Pologne contre la Russie, la lettre
témoigne de ce que John Nettl qualifie de « pré-
occupation étroite » pour la « résurrection » de
la patrie". Elle a provoqué pas mal de dégâts au
sein du mouvement marxiste : des partis marxistes
autoproclamés comme le parti social-démocrate
allemand s'en servirent comme blanc-seing pour
l'appui accordé à leur propre nation en août 1914,
d'où devait résulter la destruction ultérieure de l'in-
ternationalisme prolétarien au cours de la Première
Guerre mondiale.
Mais même au sein du mouvement marxiste
tel qu'il existait avant 1914, tous ne devaient pas
partager la « préoccupation étroite » de Engels pour
le nationalisme. Le refus de Rosa Luxemburg de
céder aux tendances nationalistes qui régnaient au
sein du parti socialiste polonais eut une impor-
tance exceptionnelle dans la mesure où il perpétua
l'héritage internationaliste du socialisme - sa voix
était aussi importante au sein de ce parti qu'au
sein du parti social-démocrate allemand et plus
généralement de la Seconde Internationale. Elle n'a
jamais dévié de ses convictions révolutionnaires :
l'idéal socialiste d'une humanité commune était

I. La citation est en fait tirée du livre inachevé de Engels, intitulé Le Rôle


de la violence dans l'histoire, et qui fut écrit en 1887-1888. [ndt]

II. La lettre d'Engels à Kautsky date en réalité du 7 février 1882, ce qui la


place donc non pas un mois mais un an avant la mort de Mare, survenue
le 14 mars 1883.
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

incompatible avec le particularisme nationaliste.


Dès 1908, elle écrivait :

Lorsque nous parlons de « droit des nations à


l'autodétermination », nous entendons le concept
de « nation » comme un tout : il n'y a plus dès
lors qu'une unité sociale et politique [qui sert
d'instrument de mesure]. Cependant, ce concept
de « nation » est en fait l'une de ces catégories
de l'idéologie bourgeoise que la théorie marxiste a
soumises à une révision radicale en montrant que
derrière le voile brumeux des concepts d'« auto-
détermination nationale », « liberté du citoyen »
ou « égalité devant la loi », etc., se cache toujours
un contenu historique précis. Dans la société de
classes, il n'y a pas de nation en tant qu'entité socio-
politique homogène, en revanche, dans chaque
nation, il y a des classes aux intérêts et aux « droits »
antagonistes. Il n'y a littéralement aucun domaine
social, des conditions matérielles les plus frustes
aux plus subtiles des conditions morales, où les
classes possédantes et un prolétariat conscient de
lui pourraient adopter la même attitude, où ils se
présenteraient comme un seul et même ensemble
national3. (C'est nous qui soulignons.)

Elle a exprimé ces vues avec force à propos de


la Russie, de la Turquie, de l'Autriche-Hongrie et
d'autres empires de l'époque, et a ainsi acquis une
grande audience au sein de l'ensemble du mouve-
ment ouvrier. Je signale au passage que Luxemburg
devait par la suite fortement s'opposer sur ce sujet à
deux des plus insipides vulgarisateurs des théories
de Marx - Karl Kautsky du parti social-démocrate
allemand et George Plekhanov du parti social-
démocrate russe, sans même parler ici d'activistes
comme Josef Pilsudski, du parti socialiste polonais,
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

qui devait devenir le fameux homme fort de la


Pologne dans l'entre-deux-guerres. Ce fut Lénine
en particulier qui appuya les « luttes de libération
nationale », par opportunisme surtout, mais aussi
parce que ses conceptions étaient influencées par
les vues d'Engels sur le caractère historiquement
« progressiste » de l'État-nation.
Les anarchistes étaient encore plus hostiles au
nationalisme que bien des socialistes marxistes.
Les théoriciens et les activistes anarchistes se sont
opposés à la formation des États-nations partout
dans le monde, s'avérant par là bien plus avancés
politiquement que les marxistes L'État-nation et à
plus forte raison toute forme de centralisation sont
profondément étrangers à l'antiétatisme anarchiste
et à son attachement à une conception universelle
de l'humanité.
Les conceptions de Bakounine concernant le
nationalisme sont très claires. Sans nier le droit de
toute collectivité humaine, même la « plus petite »,
de jouir librement de ses droits collectifs, il avertit :
Nous devons mettre la justice humaine, universelle,
au-dessus de tous les intérêts nationaux. Nous
devons abandonner, une fois pour toutes, ce faux
principe de nationalité, qui n'a été inventé dans
ces dernières années par les despotes de France, de
Russie et de Prusse, que pour étouffer le principe
suprême de la liberté. [...] Tout homme qui veut

I. L'exemple notamment de Proudhon et des anarchistes (surnommés


les anarchistes de tranchées) emportés par la tourmente nationaliste
durant la Première Guerre mondiale ( c o m m e le reconnaît d'ailleurs
Bookchin un peu plus loin) montre que les anarchistes ne sont pas
forcément plus épargnés que les marxistes par le poison du chauvinisme,
[ndt]
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

sincèrement la paix et la justice internationales doit


renoncer, une fois pour toutes, à tout ce qui s'ap-
pelle gloire, puissance, grandeur de son pays, à tous
les intérêts égoïstes et vaniteux du patriotisme4.

Contre la mainmise de l'État sur les fonctions


sociales de coordination, les théoriciens anarchistes
défendaient une notion essentielle, celle de confé-
dération, à savoir la possibilité pour des communes
ou des municipalités de différentes régions de s'unir
librement par le biais de délégués révocables. Les
fonctions de ces délégués confédéraux étaient stric-
tement administratives, l'élaboration de la politique
revenant aux communes ou aux municipalités elles-
mêmes (même si les anarchistes n'étaient pas tous
d'accord sur la façon dont les décisions devaient
être prises).
Le confédéralisme, conçu comme une alternative
au nationalisme et à l'étatisme, n'était d'ailleurs
pas une simple construction théorique. Historique-
ment, le confédéralisme et l'étatisme ont été en
conflit depuis des siècles. Si ce conflit remonte
à un lointain passé, il ressurgit avec véhémence
durant l'ère des révolutions démocratiques et pro-
létariennes, notamment dans les jeunes États-Unis
des années 1780, en France en 1793 et 1871, en
Russie en 1921, et dans les pays méditerranéens,
notamment en Espagne et en Italie, au xix e siècle
- et de nouveau en Espagne durant la révolution de
1936.
De fait, l'anarchisme espagnol, qui était alors
le plus important des mouvements anarchistes
européens, s'est fermement opposé au nationalisme
catalan en dépit du fait que, dans les années
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

1930, ses partisans en Catalogne se recrutaient


essentiellement dans le prolétariat. Les efforts des
anarchistes espagnols pour encourager l'interna-
tionalisme étaient si importants que des clubs
destinés à encourager l'usage de l'espéranto comme
langue de communication internationale se for-
maient partout où ils se trouvaient. Surpassant
même Rosa Luxemburg dans leur attachement à
l'éthique, les anarchistes soutenaient généralement
les prétendus « droits abstraits » liés à l'universalité
et à la solidarité humaines, une vision à l'opposé
du particularisme institutionnel et idéologique qui
déchire l'humanité.

L'attachement à la démocratie

La Gauche qui fut regardait toute limitation de


la liberté d'expression comme odieuse et réaction-
naire. À quelques exceptions près (la plus notable
étant celle de Lénine), toute la Gauche du xix e
et du début du x x e siècle était influencée par les
idéaux de « souveraineté populaire » et de démo-
cratie radicale, souvent en rupture avec les formes
de gouvernement autoritaire ayant caractérisé la
phase jacobine de la Révolution française - notons
au passage que le mot « démocratie » désigne
souvent des choses très différentes, qu'il s'agisse
de la liberté d'expression et d'assemblée au sein
d'institutions républicaines, chères à la plupart des
socialistes, ou de la démocratie en face à face, telle
qu'on la retrouve chez les anarchistes. Même Marx
et Engels, qui n'étaient nullement des démocrates,
qui ne défendaient pas en tout cas une démocratie
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

en face à face, écrivaient dans le Manifeste du parti


communiste que « la montée du prolétariat au rang
de classe dominante [passe par] la conquête de
la démocratie 5 » - reconnaissant ainsi clairement
les limitations inhérentes à la « démocratie bour-
geoise », tant dans sa portée que dans ses idéaux.
L'élimination des classes et de la domination de
classe par le prolétariat devait déboucher sur « une
association où le libre développement de chacun
est la condition du libre développement de tous » -
une déclaration qui devait devenir un slogan com-
parable au « Prolétaires de tous les pays, unissez-
vous! » et qui était encore bien présente dans la
gauche des années 1930.
Luxemburg, en tant que marxiste, ne devait
jamais s'écarter d'une telle vision héritée de 1848.
Pour elle le sort de la révolution était entièrement
lié à un prolétariat, qui n'était pas simplement
préparé à prendre le pouvoir, mais qui avait aussi
une vision très nette des tâches humanistes qui
lui incombaient, de par son expérience et le sens
du compromis qu'engendre l'habitude de la libre
discussion. De là sa ferme conviction que la révo-
lution ne serait pas l'œuvre d'un parti mais du
prolétariat lui-même. Le rôle du parti, en effet,
se limitait à éduquer et non à commander. Dans
sa critique de la Révolution bolchevique, écrite à
peine six mois avant qu'elle ne soit assassinée après
l'échec de l'insurrection spartakiste de janvier 1919,
Luxemburg affirmait :

La liberté seulement pour les partisans du gou-


vernement [bolchevique], pour les membres d'un
parti, aussi nombreux soient-ils, ce n'est pas la
liberté. La liberté, c'est toujours la liberté de celui
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

qui pense autrement. Non pas par fanatisme de


la « justice », mais parce que tout ce qu'il y a
d'instructif, de salutaire et de purifiant dans la
liberté politique tient à cela et perd de son efficacité
quand la « liberté » devient un privilège spécial6.

En dépit de son soutien à la Révolution russe,


Luxemburg, dès 1918, s'attaquait sur ce sujet à
Lénine dans les termes les plus sévères :

Lénine se trompe complètement sur les moyens


employés : décrets, puissance dictatoriale des direc-
teurs d'usines, punitions draconiennes, règne de
la terreur, autant de moyens qui empêchent la
renaissance. La seule voie qui y conduise, c'est
l'école même de la vie publique, la démocratie la
plus large et la plus illimitée, l'opinion publique.
C'est justement la terreur qui démoralise7.

Démontrant une lucidité très rare à l'époque dans


le mouvement révolutionnaire, elle avertit que la
dictature d'un prolétariat réduit à une simple élite
aurait pour conséquence un « ensauvagement de la
vie publique », tel que celui qui devait se produire
sous la domination stalinienne.

Mais en étouffant la vie politique dans tout le pays,


il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes
soit de plus en plus paralysée [...] La vie se meurt
dans toutes les institutions publiques, elle devient
une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul
élément actif8.

Pour les anarchistes, la démocratie a un sens moins


formel et plus fondamental. Bakounine, s'en pre-
nant sans doute ici à la vision abstraite du citoyen
défendue par Rousseau, déclarait :
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Non, j'entends la seule liberté qui soit vraiment


digne de ce nom, la liberté qui consiste dans le plein
développement de toutes les puissances matérielles,
intellectuelles et morales qui se trouvent à l'état de
facultés latentes en chacun ; la liberté qui ne recon-
naît d'autres restrictions que celles qui nous sont
tracées par les lois de notre propre nature ; de sorte
qu'à proprement parler il n'y a pas de restrictions,
puisque ces lois ne nous sont pas imposées par
quelque législateur du dehors, résidant soit à côté
soit au-dessus de nous ; elles nous sont immanentes,
inhérentes, constituent la base même de tout notre
être, tant matériel qu'intellectuel et moral; au
lieu donc de trouver [en] elles une limite, nous
devons les considérer comme les conditions réelles
et comme la raison effective de notre liberté9.

La « liberté » de Bakounine, en effet, c'est la réali-


sation des potentialités et des virtualités humaines
rendue permise par une société anarchiste. Par
conséquent, cette « liberté [...] loin de s'arrêter
comme devant une borne devant la liberté d'autrui,
y trouve au contraire sa confirmation ». Un peu
plus loin : « Nous entendons par liberté, d'un point
de vue positif, le développement aussi complet
que possible de toutes les facultés naturelles de
chaque individu, et, d'un point de vue négatif,
l'indépendance de sa volonté vis-à-vis de toutes les
lois imposées par d'autres volontés humaines , 0 . »

Antimilitarisme et révolution

La Gauche qui fut comprenait de nombreux paci-


fistes, mais ses tendances les plus radicales reje-
taient la non-violence : le véritable enjeu, en ce
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

qui concernait la société, mais aussi la lutte, c'était


l'antimilitarisme et non pas le pacifisme. Le mili-
tarisme, à leurs yeux, supposait une société enré-
gimentée et une subordination des droits démocra-
tiques dans des situations de crise comme la guerre
ou, d'ailleurs, la révolution. Le militarisme apprend
aux masses à obéir et les soumet aux exigences
d'une société autoritaire.
Mais ce pour quoi la Gauche qui fut se battait
ce n'était pas pour des symboles comme le « fusil
brisé » - qui est tant à la mode aujourd'hui dans les
boutiques pacifistes - mais pour la préparation et
l'armement du peuple en vue de la révolution, sous
la forme exclusive de milices démocratiques. Une
résolution rédigée en commun (événement rare)
par Lénine et Luxemburg et adoptée par la Seconde
Internationale en 1907 précisait ainsi qu'elle « voit
dans l'organisation démocratique d'un système de
milice, destiné à remplacer les armées permanentes,
une garantie réelle rendant impossibles les guerres
agressives et facilitant la disparition des antago-
nismes nationaux 1 1 . »
Il ne s'agissait pas simplement d'une résolu-
tion antiguerre, même si l'objectif principal de
cette déclaration était de prendre position contre
la guerre qui approchait. L'armement du peuple
était un principe de base de la Gauche qui fut :
rien de plus étranger à sa pensée que les vœux
pieux émis par les gauchistes d'aujourd'hui en
faveur du contrôle des armes. Dans les années 1930
encore, le concept du « peuple en armes » demeura
un principe de base des mouvements socialistes
indépendants, sans même parler des anarchistes, à
travers le monde, y compris aux États-Unis, comme
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

je m'en souviens très bien. L'idée qu'il faudrait


éduquer les masses en laissant à la police et à
l'armée le soin d'assurer la sécurité publique, et pire
encore la volonté de tendre l'autre joue en face de
la violence, leur auraient été odieuses.
La position des anarchistes sur le sujet était
encore plus claire que celle des socialistes, ce qui
ne nous surprendra guère. A u lieu d'une milice
contrôlée par l'État du type de celle prônée par la
Seconde Internationale en 1907 dans la résolution
citée plus haut, les anarchistes préconisaient l'ar-
mement direct de la population. En Espagne, des
armes furent distribuées aux militants anarchistes
dès le début du mouvement. Les ouvriers et les pay-
sans insurgés ne comptaient que sur eux-mêmes, et
non sur la générosité de l'État, pour garantir leur
armement. De même que pour eux la démocratie
ce ne pouvait être que la démocratie directe, de
même pour eux l'antimilitarisme signifiait qu'il
fallait remettre en cause le monopole de la violence
par l'État avec un mouvement armé populaire - et
pas simplement avec une milice sponsorisée par
l'État.

Sécularisme et rationalisme

Il faut encore ajouter que les anarchistes et la plu-


part des socialistes révolutionnaires de la Gauche
qui fut ne s'efforçaient pas simplement de parler
au nom des intérêts généraux de l'humanité, mais
rejetaient tous les systèmes d'idées et les préjugés
qui lui déniaient sa place dans l'ordre naturel
des choses. Ils considéraient le culte des divinités
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

comme une forme de soumission à des êtres créés


par les humains, comme une illusion masquant
la réalité et comme une forme de manipulation
délibérée par les élites des peurs humaines, de l'alié-
nation et de l'anomie au profit d'un ordre social
oppressif. En général, la Gauche qui fut revendi-
quait fièrement l'héritage rationaliste des Lumières
et de la Révolution française, aussi pénible cela fut-
il aux marxistes mécanistes. Des formes de raison
organique, héritées de Hegel, concurrençaient le
mécanisme et l'empirisme conventionnel. Là où
l'intuition le disputait avec le matérialisme parmi
les anarchistes, elle gagnait un nombre considé-
rable d'artistes aux mouvements anarchistes du
passé, ou aux idées anarchistes. Le rationalisme,
d'autre part, n'était pas incompatible avec des
approches plus affectives, qui formaient la base
d'un socialisme éminemment moral qu'on distin-
guait à grand-peine des conceptions libertaires.
Mais, mis à part quelques exceptions individuelles,
les approches mécanistes, organiques et affectives
de la réalité s'inscrivaient toutes dans un cadre
rationnel reconnu par tous, gage de cohérence dans
l'analyse sociale et la réflexion sur le changement.
Qu'une telle démarche ait été la base de ten-
dances fort disparates au sein de la Gauche qui
fut ne devrait pas nous surprendre. La Gauche
qui fut s'accordait cependant sur la perspective
d'une société rationnelle qu'il serait possible d'at-
teindre tant par la raison que par la morale et la
foi en l'idéal. Peu d'hommes de gauche auraient
accepté que l'on qualifiât, comme William Blake,
la raison de tatillonne ou que, comme les actuels
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

postmodernes, on définisse la cohérence comme


« totalitaire ».
La Gauche qui fut était divisée sur la question de
savoir s'il était possible d'envisager une évolution
pacifique, et même réformiste, du capitalisme vers
le socialisme ou si une rupture insurrectionnelle
avec le système capitaliste était inévitable. Il suffit,
pour prendre la mesure de la défiance de la Gauche
qui fut à l'égard des réformes, de se rappeler qu'il
y a des années il y avait des débats sérieux dans
toute la gauche occidentale pour savoir s'il fallait
se battre ou non pour la journée de huit heures,
au risque en cas de victoire de voir le capitalisme
devenir plus acceptable aux yeux des travailleurs.
Dans la Russie tsariste, la gauche se demandent
sérieusement si ses organisations devaient lutter
pour faire disparaître les conditions de la famine
chez les paysans, au risque que leurs charitables
efforts ne débouchent sur une diminution de la
colère des paysans à l'encontre du tsarisme.
Mais, quelle que soit l'ampleur de ces diver-
gences, il n'a jamais été question, aux yeux de la
Gauche, de rechercher la réforme pour elle-même.
La Gauche révolutionnaire - sans laquelle il serait
impossible de définir les mouvements socialistes et
anarchistes comme de gauche - ne cherchait certai-
nement pas à perfectionner le système capitaliste,
et encore moins à lui donner un « visage humain ».
Ses partisans auraient certainement regardé l'ex-
pression « capitalisme à visage humain » comme
une contradiction dans les termes. Loin de chercher
à rationaliser l'ordre existant et à le faire accepter
par les masses, la Gauche qui fut avait pour but de
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

renverser le capitalisme et de le remplacer par un


système social radicalement nouveau.
La lutte en faveur de réformes était vue comme
un moyen d'éduquer les masses, et non de leur faire
la charité ou d'améliorer leur condition matérielle.
Derrière les demandes de réformes se tenait tou-
jours la reconnaissance plus large de la nécessité
d'une reconstruction sociale complète. Loin d'avoir
comme seul objectif ou même comme objectif
essentiel l'amélioration de la vie sous le capitalisme,
le combat, il y a des années, pour la journée de
huit heures et les grèves en faveur de meilleures
conditions de vie, sans parler des mesures législa-
tives en faveur des travailleurs, étaient vues comme
des moyens de mobiliser les opprimés et de les
inciter à lutter, tout en dévoilant les limites - et
l'irrationalisme foncier - du capitalisme. Ce n'est
que tout récemment que les partis, les candidats, les
députés et les défenseurs humanistes de la classe
ouvrière, des pauvres et des vieillards, se reven-
diquant de la soi-disant gauche, ont considéré les
réformes comme une technique pour « humaniser »
le capitalisme ou pour rendre les candidats de
gauche plus populaires et éligibles à des fonctions
officielles.
Demander l'amélioration des conditions de vie
et de travail équivalait à remettre directement en
cause le « système du salariat » et la souveraineté du
capital. Même les socialistes soi-disant « évolution-
nistes » ou « réformistes », qui espéraient passer
aisément du capitalisme au socialisme, étaient révo-
lutionnaires dans le sens où ils pensaient que le
capitalisme devait être remplacé par un ordre social
radicalement nouveau. Leur conflit avec les socia-
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

listes révolutionnaires et les anarchistes au sein de


la Gauche qui fut portait sur la question de savoir si
le capitalisme pourrait être remplacé par le biais de
transformations ponctuelles et non sur la possibilité
de lui donner un « visage humain ». Si la Première
Guerre mondiale, et plus encore les révolutions qui
l'ont suivie, ont laissé le socialisme réformiste en
morceaux, elles ont également produit une gauche
dont la plupart des principes de base s'écartaient
radicalement de ceux de la Gauche qui fut.

La Première Guerre mondiale


et le bolchevisme

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale,


la révolution bolchevique de 1917 et l'assassinat de
Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht lors de l'in-
surrection spartakiste de janvier 1919 (une saignée
opérée sur des socialistes avec l'assentiment indi-
rect de la social-démocratie allemande officielle)
entraînent une fracture majeure dans l'histoire
générale de la gauche.
Lorsque la guerre éclata, presque tous les partis
socialistes européens succombèrent au nationa-
lisme, leurs groupes parlementaires se hâtant de
voter les crédits de guerre en faveur de leurs
États capitalistes respectifs. L'attitude d'un certain
nombre d'anarchistes éminents, à commencer par
Kropotkine, n'est guère plus honorable que celle
de ces sociaux-patriotes, pour reprendre ici l'éti-
quette dont Lénine a affublé les leaders socialistes
allemands et français qui ont soutenu l'un ou l'autre
camp pendant la guerre.
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

Analyser les raisons qui ont provoqué cette


fracture dans la Gauche qui fut demanderait une
étude complète. Mais la prise du pouvoir par les
bolcheviques en novembre 1917 n'a pas permis
de résorber cette fracture : bien au contraire, elle
l'a élargie. Il ne s'agit pas tant ici de l'inévitable
antinomie entre les bolcheviques et les sociaux-
démocrates, mais de l'autoritarisme et de la culture
de la conspiration qui est la marque historique
d'une grande partie du mouvement révolutionnaire
russe. Le parti bolchevique a peu de goût pour la
démocratie populaire. Lénine n'a jamais considéré
la « démocratie bourgeoise » que comme un simple
outil qu'on use et qu'on jette selon les besoins
du moment. Le régime principalement bolchevique
(initialement il incluait également les socialistes
révolutionnaires de gauche) formé en novembre a
dû faire face à de nombreuses difficultés : l'avancée
de l'armée allemande sur le front Est, la guerre
civile d'une incroyable sauvagerie qui a suivi la
Révolution, la coupure entre les bolcheviques et
les ouvriers et les paysans intervenue au début des
années 1920 et la tentative des marins de Crons-
tadt de restaurer une démocratie soviétique que
la bureaucratie bolchevique avait fait disparaître.
Le tout combiné fait que ce sont les pires aspects
de la pensée de Lénine qui ont pris le dessus :
sa vision centraliste et sa conception opportuniste
de la démocratie. Dès le début des années 1920
tous les adhérents à l'Internationale communiste
ont été « bolchevisés » par Zinoviev et ses succes-
seurs staliniens : les liens de plus en plus ténus
entre socialisme et démocratie finiront dès lors par
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

disparaître presque totalement au sein des partis


communistes du monde entier.
Un autre facteur tout aussi important permet
d'expliquer l'effondrement de la Gauche qui fut : il
s'agit du mythe, popularisé par Lénine, qui veut que
le capitalisme soit entré dans un certain stade de
son développement, un stade « final », caractérisé
par l'« impérialisme » et des luttes mondiales pour
la « libération nationale ». Là encore, la position
de Lénine est trop complexe pour qu'on puisse la
traiter rapidement; la chose essentielle c'est que
l'internationalisme traditionnellement associé à la
Gauche qui fut a peu à peu cédé le pas à l'intérêt
pour les luttes de « libération nationale », le but
étant, d'une part, d'affaiblir l'impérialisme occiden-
tal et, de l'autre, de favoriser le développement
économique des pays colonisés, même s'il fallait
pour cela faire passer au second plan les luttes de
classe nationales.
Les bolcheviques n'ont pas pour autant aban-
donné la rhétorique internationaliste, pas plus que
les sociaux-démocrates. Mais les luttes de « libéra-
tion nationale » (que les bolcheviques, après avoir
pris la tête de la toute nouvelle Union soviétique,
n'ont guère respectées chez eux) amenèrent la
gauche à soutenir de façon acritique la formation
de nouveaux États-nations. Le nationalisme en vint
peu à peu à prendre une place centrale au sein
de la théorie et de la pratique socialistes. Rien
d'étonnant dès lors à ce que la première personne
à occuper le poste de « commissaire du peuple
aux Nationalités » dans la nouvelle URSS ne soit
autre que Joseph Staline, qui encouragera par la
suite le glissement du marxisme-léninisme vers le
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

nationalisme, et qui lui donnera une coloration net-


tement « patriotique » en URSS même pendant et
après la Seconde Guerre mondiale. Des expressions
désignant l'Union soviétique comme la « Patrie des
travailleurs » étaient courantes chez les commu-
nistes pendant la période entre les deux guerres,
et leurs partis s'étaient modelés sur le parti bol-
chevique centralisé, rendant la tâche d'ingérence de
Staline dans leurs propres affaires plus aisée.
En 1936, la politique de l'Internationale com-
muniste (ou ce qu'il en restait) s'était profondé-
ment éloignée des idéaux de la Gauche qui fut.
Honorée comme une martyre par la clique stali-
nienne, Luxemburg était discréditée ou totalement
passée sous silence en tant que théoricienne. La
Seconde Internationale était pratiquement morte.
L'idéalisme avait été remplacé par un opportunisme
cynique et l'antimilitarisme était tour à tour encou-
ragé, abandonné ou amendé suivant les aléas de la
politique étrangère stalinienne.
Jusqu'en 1939, toutefois, des voix se firent
entendre pour dénoncer cet abandon des idées de la
Gauche qui fut, des voix qui venaient des fractions
d'extrême gauche de certains partis socialistes, des
anarchistes et de certains groupes communistes
dissidents. La Gauche qui fut ne disparut pas sans
que de violents débats n'éclatent à propos de ces
idéaux et sans que des tentatives ne soient faites
pour essayer de les garder vivants. Ses idéaux
figurèrent en tête des exigences révolutionnaires
pendant toute la période entre les deux guerres,
durant laquelle elles alimentèrent les polémiques et
furent un des éléments de la confrontation armée
lors de la Révolution espagnole de 1936. Les partis
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

et les groupes de gauche continuèrent à se tourmen-


ter à propos de sujets comme l'internationalisme,
la démocratie, l'antimilitarisme, la révolution, et
leur rapport à l'État - ce qui déclencha de violents
conflits internes et externes. Ces débats ont marqué
toute la période avant de s'éteindre peu à peu, lais-
sant derrière eux une gauche dont la physionomie
avait été profondément modifiée.

La gauche et la « guerre froide >

La « guerre froide » a considérablement redes-


siné l'ordre des priorités de la Gauche qui fut en
transformant un grand nombre d'organisations de
gauche en partisans de l'Occident ou de l'Est et en
introduisant un « anti-impérialisme » douteux dans
ce qui allait devenir la politique de guerre froide.
La « libération nationale » allait devenir le centre
virtuel de la « Nouvelle gauche » et de l'antique
« Vieille gauche », du moins de leurs différentes
versions stalinienne, maoïste et castriste.
Ce que cette gauche n'a pas compris, c'est que
l'impérialisme n'est pas spécifique au capitalisme.
À la fois comme moyen d'exploitation et d'homogé-
néisation culturelle et en tant que source de tribut,
il a existé durant l'Antiquité, durant le Moyen Âge,
et au début de la période moderne. L'hégémonie
impériale de Babylone durant les temps anciens a
été suivie par celle de Rome et, au Moyen Âge,
par celle du Saint-Empire romain germanique. Il
y eut, tout au long de l'histoire, des empires et
des « sous-empires » africains, indiens, asiatiques,
auxquels il faut ajouter les puissances exploiteuses
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

et expansionnistes des temps modernes, qui étaient


tous plus précapitalistes que capitalistes. Si « la
guerre est la santé de l'État 1 », la guerre a toujours
été synonyme d'expansionnisme (comprenez, d'im-
périalisme) pour les principaux États de la planète
et même pour leur clientèle.
A u début du x x e siècle, les écrits que J. A. Hob-
son, Rudolf Hilferding et Lénine, entre autres,
consacrèrent à l'impérialisme ne découvraient
pas le concept. Ils se contentèrent d'ajouter cer-
taines caractéristiques, spécifiquement capitalistes,
comme l'« exportation des capitaux » ou l'impact
du capitalisme sur le développement économique
des pays colonisés, aux descriptions antérieures.
Mais le capitalisme n'a pas simplement exporté des
capitaux, il est aussi responsable du choc en retour
d'un nationalisme (dépassant les simples demandes
d'autonomie culturelle) qui a pris la forme d'États-
nations centralisés. L'État-nation centralisé a en
effet été exporté et transmis à des peuples qui
auraient pu être tentés, afin de faire valoir leur
spécificité culturelle et leur droit à l'autogestion,
par des formes de lutte et d'organisation sociale
plus rationnelles comme le confédéralisme. Encore
une fois s'opposer au nationalisme et à l'étatisme ne

L La formule est d e l'essayiste américain Randolph B o u m e (1886-


1918), qui a intitulé de cette manière le premier chapitre d'un ouvrage
inachevé consacré à l'État 12 . « En effet, explicite Howard 25nn (qui
reprend lui-même la phrase dans son Histoire populaire des États-
Unis), alors que les nations européennes entraient en g u è r e en 1914,
les gouvernements pouvaient se féliciter : le patriotisme prospérait, la
lutte des classes s'apaisait et un nombre effrayant de jeunes h o m m e s
mouraient sur les champs d e bataille - souvent pour quelques centaines
de mètres à peine entre deux tranchées 1 3 . » [nde]
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

signifie pas rejeter la volonté des groupes culturels


de s'exprimer et de se gouverner. C'est particu-
lièrement vrai lorsque certains essaient d'écraser
leur culture et leurs aspirations à la liberté. La
question qui me préoccupe c'est la forme que
prend leur autonomie culturelle et les structures
institutionnelles qu'ils établissent afin de défendre
pratiquement leur spécificité culturelle. Il n'est pas
nécessaire que l'intégrité culturelle d'un peuple
revête la forme de l'État-nation. Il s'agit plutôt, à
mon sens, de trouver des formes qui permettent de
préserver ce qui doit l'être des traditions et des pra-
tiques culturelles au travers d'institutions confédé-
rales et autogérées. Voilà le genre de revendications
sur lesquelles s'accordaient la grande majorité des
anarchistes et des socialistes libertaires et même
certains marxistes, au sein de la Gauche qui fut.
L'exportation de l'État-nation a eu au contraire
pour résultat d'empoisonner non seulement la
gauche moderne, mais la condition humaine elle-
même. Ces dernières années, des phénomènes aussi
malsains que la « balkanisation » et l'esprit cocar-
dier ont pris une ampleur désastreuse. La désinté-
gration de l'empire russe, dont on a tant parlé, a
entraîné des luttes nationales sanglantes : la volonté
de constituer des États oppose entre elles des
communautés culturelles disparates et menace de
les faire régresser vers la barbarie. Les idéaux inter-
nationalistes de la Gauche qui fut ont été remplacés,
en particulier au sein de l'ancien « bloc socialiste »,
par un repli sur soi hideux - dirigé contre les
Juifs généralement et, dans la plus grande partie de
l'Europe, contre les « travailleurs étrangers » venus
du monde entier. A u Proche-Orient, en Afrique, en
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

Asie et en Amérique latine, des peuples colonisés


ou anciennement colonisés ont été saisis à leur tour
par des appétits impériaux : c'est ainsi que des pays,
qui ne sont souvent vus que comme d'anciennes
colonies ayant réussi à s'affranchir des puissances
impérialistes euroaméricaines, ont à leur tour des
ambitions impérialistes brutales.
Ce qui compromet le plus la possibilité qu'une
gauche authentique apparaisse, c'est l'aisance avec
laquelle les gens de gauche des États-Unis et
d'Europe acceptent chez les anciens colonisés les
comportements les plus effroyables au nom du
socialisme, de l'« anti-impérialisme » et, bien sûr, de
la « libération nationale ». La Gauche d'aujourd'hui
est tout aussi victime de la « guerre froide » que
les peuples colonisés qui y furent utilisés comme
des pions. Les gens de gauche ont abandonné à
peu près tous les idéaux de la Gauche qui fut et,
ce faisant, ils ont fini par accepter de devenir à
leur tour des sortes de clients - une première fois,
dans les années 1930, en tant que supporters de la
« Patrie des travailleurs » à l'Est et ensuite, en tant
que supporters des anciennes colonies engagées
dans leurs propres aventures impérialistes.
Ce qui importe ici ce n'est pas que des gauchistes
en Europe ou aux États-Unis soutiennent ou ne
soutiennent pas des États-nations « libérés » qui
sont également des puissances impérialistes ou
sous-impérialistes émergentes. Le « soutien » que
ces gauchistes occidentaux apportent à ces États-
nations et à leurs entreprises a autant de consé-
quences pour ces États que des crottes de mouettes
tombant sur la berge de l'océan. La chose vrai-
ment importante - et en même temps la véritable
ISC 1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

tragédie - est que ces gauchistes se demandent


rarement si les peuples qu'ils soutiennent préfèrent
des régimes étatiques ou des associations confé-
dérales, s'ils n'oppriment pas d'autres cultures ou
s'ils oppriment leurs propres populations ou celles
d'autres pays - et encore moins pourquoi eux-
mêmes devraient nécessairement soutenir un État-
nation.
De fait, chez beaucoup de gauchistes l'opposition
à l'impérialisme des superpuissances est un simple
réflexe acquis en fonction des deux camps qui
s'affrontaient lors de la « Guerre froide ». Cette
mentalité de « Guerre froide » a survécu à celle-
ci. Plus que jamais, les gauchistes d'aujourd'hui
doivent se demander si leur intérêt pour l'« anti-
impérialisme » et la « libération nationale » ne
sert finalement qu'à favoriser l'émergence de plus
d'États-nations et de plus de rivalités ethniques
et « sous-impérialistes ». Qs doivent se demander
ce qui caractérise l'anti-impérialisme aujourd'hui.
Sert-il à justifier les rivalités ethniques, l'appa-
rition de tyrannies nationales, d'ambitions sous-
impérialistes et une collection de régimes militaires
voraces ?
La défense jalouse de son pré carré est à l'évi-
dence un sous-produit du nouveau nationalisme et
du nouvel étatisme « anti-impérialistes » qui ont
fleuri à l'occasion de la « Guerre froide », et de
la transformation de gauchistes peu scrupuleux en
larbins des staliniens puis des maoïstes lors de
guerres entreprises au nom de la « libération natio-
nale ». L'esprit cocardier peut aussi fonctionner à
usage interne : il faut y voir, du moins en partie,
l'extension de la « Guerre froide » à la sphère natio-
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

nale et privée. Des porte-parole autoproclamés de


groupes ethniques qui dressent littéralement un
groupe racial contre un autre, déshumanisant (pour
une raison ou pour une autre) un groupe pour
mieux promouvoir un autre; des porte-parole de
catégories sexuelles, reprenant à leur compte cette
opposition et l'appliquant au domaine sexuel ; des
porte-parole de groupes religieux qui agissent de
même à l'égard d'autres groupes religieux : tous
ces comportements ataviques n'auraient pas eu leur
place dans la Gauche qui fut. Qu'il faille défendre
les droits de certaines couches de la population, par
rapport à l'ethnie, au genre ou autre chose, et être
attaché aux distinctions culturelles, ce n'est pas la
question. Au-delà des revendications légitimes de
ces groupes, il faut aussi que leurs buts s'inscrivent
dans une perspective humaniste et non dans une
perspective exclusiviste ou particulariste, Si une
gauche authentique devait de nouveau émerger,
le mythe d'un groupe « hégémonique » de per-
sonnes opprimées, visant à refaçonner les rapports
humains pour créer une nouvelle pyramide hiérar-
chique, devrait être remplacé par une éthique de la
complémentarité, qui considère que les différences
enrichissent le tout. Durant la période antique, les
esclaves de Sicile qui s'étaient révoltés et avaient
contraint tous les hommes libres à se battre dans
les amphithéâtres de l'île ne se comportaient pas
différemment de leurs maîtres. Ils reproduisaient ce
qui était une culture de l'esclavage, ne faisant que
remplacer un type d'esclave par un autre.
En outre, s'il devait y avoir une gauche qui
ressemblerait de quelque façon à la Gauche qui fut,
il ne peut pas s'agir d'une « gauche du centre ».
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Le libéralisme - avec toutes ses petites réformes


qui ne servent qu'à masquer l'irrationalité de la
société présente et à la rendre davantage acceptable
socialement - est un espace complet en lui-même.
Il ne possède pas une « gauche » qui lui serait
apparentée ou en position de voisinage critique
avec lui. La gauche doit revendiquer son espace
propre, qui soit en opposition révolutionnaire avec
la société présente, plutôt que de participer à titre
de partenaire « gauchiste » à ses travaux.

Y aura-t-il une gauche aujourd'hui?

La Gauche qui fut combattait bien sûr les multiples


irrationalités de l'ordre social existant, notamment
des heures de travail longues et épuisantes, une
faim désespérante et une misère abjecte. Elle le fit
parce que perpétrer de telles irrationalités c'eût été
complètement démoraliser les forces combattant
pour une transformation sociale en profondeur.
Elle a souvent exprimé des revendications appa-
remment « réformistes » mais il s'agissait avant
tout pour elle de dévoiler l'incapacité de la société
existante à répondre aux besoins les plus élémen-
taires des déshérités. À travers ces « réformes »,
cependant, la Gauche qui fut poursuivait toujours
inlassablement le même but, celui de la nécessité
de changer entièrement d'ordre social, et non de
le rendre un peu moins irrationnel et plus accep-
table. De même, aujourd'hui, la Gauche qui fut
combattrait sans relâche les forces responsables de
la réduction de la couche d'ozone, de la destruc-
tion des forêts et de la prolifération des centrales
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

nucléaires, afin de préserver la possibilité même


vie sur cette planète.
Dans le même temps, cependant, la Ga
qui fut reconnaissait que bien des problèm<
peuvent pas être résolus dans le cadre du ca
lisme. Elle s'en tenait fermement à ses posi
révolutionnaires, aussi fou que cela pût sen
plutôt que de chercher à s'attirer les faveui
grand public ou de renier son identité en se ra]
à des programmes opportunistes. L'histoire n'
toujours offert à la gauche la possibilité de cl
entre des solutions tranchées ou d'adopter
ligne de conduite « efficace ». En août 1914
exemple, aucune force n'aurait été en mesui
s'opposer au déclenchement de la Première Gi
mondiale, pas même les sociaux-démocratei
s'étaient opposés à la guerre. La gauche se v
réduite à l'impuissance, à la clandestinité p£
et à la frustration devant la vague de ch
nisme populaire qui s'était abattue sur prt
toute l'Europe, sans épargner les travailleurs s
listes eux-mêmes. De même, en 1938, il n
plus possible de sauver la révolution espaj
des attaques militaires fascistes et de l'insid
contre-révolution stalinienne, malgré les vail
combats qui devaient continuer pendant ei
presque un an.
Il est malheureusement parfois des situatioi
une gauche authentique doit se contenter (
posture morale sans aucun espoir d'intervenii
cacement. Dans ces cas, la gauche pourra sir
ment tenter de convaincre ceux qui veulent
l'écouter, de transmettre ses idées à des indr
rationnels, aussi peu nombreux soient-ils, et c
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

en tant que « force éthique » opposée à l'« art du


possible », pour reprendre ici la fameuse définition
libérale de la politique. Exemplaire à cet égard est
l'admirable slogan apparu au début de la guerre
du Golfe, à savoir « Aucun des deux camps n'a
raison » - un slogan qui ne s'accordait ni avec
l'humeur nationaliste de la plupart des Américains
ni avec la prétention à l'efficacité de certains
opposants. Soutenir un camp durant ce conflit
revenait pourtant à choisir entre le chauvinisme
national américain, confondu avec la démocratie, et
l'indifférence à l'égard du totalitarisme de Saddam
Hussein, confondue avec l'« anti-impérialisme ».
Il est illusoire de prétendre qu'une gauche
authentique peut toujours apporter une solution
pratique à chaque problème. Chercher sans cesse
« la moins mauvaise » des solutions à tous les
problèmes qu'engendre cette société conduirait à
la plus mauvaise des solutions possibles - placer
la gauche sur le terrain libéral du compromis per-
manent et des humiliations, où elle ne peut que
se perdre. A u milieu des luttes quotidiennes, la
gauche authentique n'oublie jamais que la société
actuelle doit être détruite et remplacée par une
société rationnelle. C'était le cas de socialistes
comme Eugene V. Debs et d'anarchistes comme
Emma Goldman et Alexander Berkman, au sein de
la Gauche qui fut.
En termes clairs : ce qui se pratique habituelle-
ment dans cette société ne devrait pas dissuader
les personnes de gauche de soumettre le cours des
choses à un examen rationnel ou d'insister sur ce
que la société devrait faire. Tous les efforts entrepris
pour aligner le « devrait » rationnel sur le « est »
LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE III

irrationnel font disparaître cet espace du spectre


politique qui devrait être occupé par une gauche
se basant sur la raison, la liberté et l'humanisme
écologique. Prétendre rester fidèle à un certain
nombre de combats qui définissent a minima la
gauche n'est pas forcément toujours très populaire,
mais il faut veiller à laisser ouverte, à favoriser
et à développer une alternative aux irrationalités
monstrueuses qui traversent la société présente si
nous avons toujours l'espoir de fonder une société
libre.
Il est fort possible qu'une gauche authentique
n'ait à court terme que très peu de chance de
se faire entendre d'un large public. Mais si elle
abandonne la plupart de ses principes de base - l'in-
ternationalisme, la démocratie, l'antimilitarisme, la
révolution, la laïcité et le rationalisme - et d'autres
principes, comme le confédéralisme, le mot gauche,
ne correspondant plus à rien, pourra désormais être
rayé de notre vocabulaire politique. Chacun peut
bien se dire libéral, social-démocrate, vert « Realo 1 »
ou réformiste. C'est un choix que chaque individu
est libre de faire, conformément à ses convictions
sociales ou politiques. Par contre, quand on se
revendique de gauche, on doit bien comprendre que
l'usage du terme « gauche » implique l'acceptation
des principes fondamentaux qui définissent et jus-
tifient l'usage du mot. Cela signifie que certaines
idées, comme le nationalisme, l'esprit cocardier,
l'autoritarisme - et bien sûr, pour les anarchistes

I. « Realo » désigne les partisans du t réalisme » et d'une alliance


avec la gauche de gouvernement au sein des mouvements écologistes
allemands, [ndt]
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

de tous bords, tout engagement en faveur d'un


État-nation - , et certains symboles, comme le fusil
brisé des pacifistes, sont totalement étrangers aux
principes qui définissent la gauche. Si de telles
idées sont d'un quelconque usage en politique,
elles sont en tout cas parfaitement étrangères à
toute politique de gauche authentique. Si une telle
politique n'existe pas, il faudrait laisser le terme de
« gauche » mourir de sa belle mort.
Mais si la gauche devait finalement disparaître,
remplacée par un mélange d'opinions réformistes,
libérales, nationalistes et chauvines, ce ne serait pas
seulement la société qui perdrait tout « principe
espérance », pour utiliser ici l'expression de Ernst
Bloch, un principe inébranlable qui a guidé tous
les mouvements révolutionnaires du passé, mais
ce serait aussi la gauche qui cesserait d'être la
conscience de la société. Elle ne pourrait dès lors
plus soutenir que la société actuelle est parfaite-
ment irrationnelle et doit être remplacée par une
société qui soit guidée par la raison, une éthique
écologique et une préoccupation authentique pour
le bonheur humain. Pour ma part, ce n'est pas un
monde dans lequel je voudrais vivre.

Mai 1991
Postface :
sortir de l'impasse

commence à être
L 'ŒUVRE DE M U R R A Y BOOKCHIN
mieux connue en France. Les traductions et les
publications se multiplient, ses concepts (notam-
ment celui de « municipalisme libertaire ») se
diffusent et alimentent les mouvements sociaux.
Bookchin est incontestablement dans l'air du
temps : il apparaît aux yeux de beaucoup comme
un sage, le doux prophète de l'écologie et de la
démocratie directe. On en oublierait presque que,
de son vivant, l'auteur de Ecology of Freedom fut
l'objet de polémiques incessantes, qu'il fut souvent
isolé et attaqué et finit même par faire ses adieux
officiels au mouvement anarchiste.
Il est vrai que le principal intéressé n'a pas
non plus été tendre envers ses adversaires et qu'il
ne ménagea pas ses coups. Derrière le théoricien
« constructif » se cache un polémiste hors pair.
Les amateurs de pensée fade et de bienveillance
obligatoire en seront pour leurs frais : la plume de
Bookchin est souvent trempée dans le vitriol.
Changer sa vie sans changer le monde est un livre
de combat, un écrit pamphlétaire et sans concession
publié en 1995. Dans le premier article qui compose
ce volume, écrit la même année, Bookchin voue
aux gémonies une grande partie du mouvement
libertaire et de l'extrême gauche de son époque. Il
semble ainsi vouloir enterrer tout ce qui a émergé
de nouveau depuis les années i960 et ne chercher
qu'à retourner vers un passé depuis longtemps
enterré, celui dont il trace le portrait idéalisé dans
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

le second article publié dans cet ouvrage, « La


Gauche qui fut : une réflexion personnelle », paru
initialement en mai 1991 dans le numéro 22 de
la revue Green Perspectives. Bookchin semble ici la
proie du ressentiment et de la nostalgie, ne jurant
que par le passé et refusant toute concession à son
temps.
Cette impression est pourtant fausse. Bookchin
n'est pas un penseur figé, accroché à ses certitudes
et incapable de se remettre en cause. H a toujours
eu en horreur le dogmatisme et n'a cessé d'évoluer.
Ce que Bookchin reproche aux mouvements de
son époque c'est, justement, de s'attarder sur des
formules mortes et des remèdes qui ont mani-
festement échoué. Loin de réclamer un retour en
arrière il déplore au contraire le fait que ceux-ci
n'aient pas procédé aux ajournements nécessaires.
Le passé ne lui sert ici que de repère pour mesurer
en quoi la Nouvelle Gauche et les courants issus des
Sixties ont déçu les espoirs qu'ils avaient soulevés et
sont souvent retombés en deçà même de ce qu'ils
prétendaient dépasser. Changer sa vie sans changer
le monde se veut ainsi un bilan critique de l'époque
qui s'est ouverte dans les années i960 et dont les
apories nous poursuivent encore aujourd'hui.
Bookchin, avouons-le, est en grande partie res-
ponsable du malentendu qui entoure ce livre. Car
celui-ci, sans le dire, se critique ici lui-même. En
dénonçant les illusions de la Nouvelle Gauche,
il aurait pu ajouter qu'il les a lui-même en par-
tie partagées. Après 1968, notamment, il a cru,
comme tant d'autres, que la révolution frappait à la
porte, avant de devoir déchanter. Les flèches, qu'il
POSTFACE : SORTIR DE L'IWPASSE 145

décoche si hardiment contre les autres, semblent


donc s'arrêter sur son propre seuil.
Péchant par orgueil, Bookchin dissimule qu'il a
lui-même évolué. En 1985 déjà, dans la seconde
édition d'Au-delà de la rareté il affirmait n'avoir
pas partagé les illusions de ses contemporains
quant à la possibilité d'une révolution aux États-
Unis dans les années i960. À l'appui de sa démons-
tration, il citait un court extrait de « Révolution in
America », datant de 1967, sans préciser que cet
article indiquait par ailleurs que l'époque était bien
une « époque révolutionnaire », dont la seule issue
était la révolution ou un régime fasciste 2 . Voulant
mettre l'accent sur la cohérence de son parcours,
il minimise les ruptures et les heurts et donne
ainsi une impression de rigidité et d'immobilisme,
contraire à la réalité. Cela est en particulier le cas
concernant la question du mode de vie, du lifestyle,
qui est au cœur du présent ouvrage.
Car il suffit de lire les articles - tous écrits dans
les années i960 - qui composent Au-delà de là
rareté pour se convaincre que Bookchin a été, à
sa manière, un anarchiste lifestyle, partageant les
illusions et les espoirs de ses contemporains quant
aux potentialités subversives de la contre-culture.
Comme eux, il a cru voir dans les aspirations à
une alimentation naturelle, à la liberté sexuelle, au
tribalisme et à la vie communautaire (Bookchin
mentionnait aussi l'entraide, ainsi que les élans
anarchistes et communistes) « les premiers jalons
d'un mode de vie utopique 3 ». Tout au long de
l'ouvrage, cette conviction apparaît : la révolution,
si elle veut triompher, doit se faire au niveau du life-
style. Le « révolutionnaire doit se poser le problème
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

du style de vie s'il tient à préserver son intégrité


et à disposer des ressources psychologiques qui
l'empêcheront de laisser subvertir le projet révolu-
tionnaire par les valeurs bourgeoises 4 ». Autrement
dit, « le mouvement révolutionnaire se préoccupe
profondément du style de vie. Il faut essayer de
vivre la révolution dans sa totalité, pas seulement
tenter d'y participer 5 ». Dans « On Spontaneity
and Organization », il considérera encore que la
force des mouvements des années i960 c'est leur
caractère « profondément personnel », « subjectif,
existentiel, culturel ». Il reprochera au socialisme
marxiste son particularisme prolétarien « à ren-
contre de l'intérêt général de tous les dominés » (du
fait de leur classe, de leur sexe, de leur âge ou de leur
«race»)6.
Comment comprendre alors cet apparent retour-
nement : le style de vie, promu dans les années i960,
devient la cible du Bookchin des années 1990 ? Pali-
nodie, inconséquence, incohérence ? Ou conclusion
logique tirée de l'expérience et de l'évolution du
mouvement? Bookchin ne nous livrant pas lui-
même la clé de l'énigme, c'est à nous de la retrouver,
en revenant sur ses pas.

1. Parcours de Bookchin :
les avatars d'une pensée

Si l'œuvre de Bookchin, nous l'avons dit, est carac-


térisée par une série de ruptures et de polémiques,
il ne remettra pourtant pas en cause le projet
humaniste et révolutionnaire d'une société ration-
POSTFACE : SORTIR DE L'IWPASSE 145

nelle, débarrassée de toutes ses dominations et


réconciliée avec la nature.
Bookchin est né en 1921, à une époque où
les espoirs de révolution mondiale immédiate nés
d'Octobre 1917 commençaient à retomber et où
la Russie se retrouvait isolée et soumise à un
pouvoir bolchevique de plus en plus tyrannique.
La Première Guerre mondiale, qui devait être l'ac-
coucheuse de la révolution mondiale, n'avait donc
donné naissance qu'au « socialisme dans un seul
pays » et les révolutionnaires se retrouvaient de
nouveau écartelés entre leurs espoirs et une réalité
de plus en plus sombre : l'histoire, encore une fois,
marchait à rebours de l'idéal.
Pour ceux qui refusaient ce qui deviendra bien-
tôt le stalinisme, il ne restait plus qu'à agir au
sein de petits groupes souvent très minoritaires
et isolés par rapport à la classe ouvrière. Book-
chin qui, comme tant d'autres, a fait, très jeune,
l'expérience du stalinisme (il fut engagé très tôt
dans les mouvements de jeunesse communistes
dont il sera exclu à la suite de son opposition au
pacte germano-soviétique), finira, à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, par rejoindre les rangs
du trotskisme. Trotski et ses partisans pensent
alors que la nouvelle guerre mondiale va sonner
le glas du capitalisme et de l'impérialisme, et que
le prolétariat en viendra à se soulever. La fin de
la guerre et le partage du monde qu'elle entraîne
(accords de Yalta) engendrent de fortes désillusions,
notamment à l'égard de la classe ouvrière et de
son rôle révolutionnaire, et de nombreuses désaf-
fections parmi les trotskistes (le positionnement
à l'égard de l'URSS est l'autre sujet de discorde).
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Bookchin, comme tant d'autres, finit par rompre


avec le trotskisme ainsi qu'avec l'idée de fonder
un mouvement révolutionnaire sur le travail et
la classe ouvrière. Cette décision fut sans doute
aussi motivée par son expérience du syndicalisme
à l'époque où il était ouvrier et par la déception
que fit naître chez lui le compromis réformiste
sur lequel débouchèrent les grandes grèves de
l'après-guerre dans le secteur de l'automobile. Cette
rupture avec le vieux mouvement ouvrier fut irré-
versible : elle permet de comprendre ses attaques
ultérieures contre le marxisme et la centralité de
la lutte des classes. L'hommage à la Gauche qui
fut, qui clôt Changer sa vie sans changer le monde,
ne signifie nullement, on le verra plus loin, un
retour en arrière ni une volonté de réhabiliter la
classe, au détriment de tous les autres aspects de
la domination 1 .
Bookchin ne fut pas le seul à désespérer d'une
classe ouvrière qui avait apparemment failli à
la mission historique que le marxisme lui avait
confiée. À la même époque, par exemple, les théo-
riciens de l'École de Francfort, qui l'influença si
fortement, s'attachaient à développer une théorie
critique débarrassée de tout ouvriérisme, et prenant
pour cible la domination (et non pas la seule exploi-
tation) au sens large (notamment de la nature), dont
la « société administrée » et le totalitarisme consti-
tuent l'expression ultime. Le phénomène totalitaire,
fait massif de la première moitié du XXE siècle, avait
ainsi incité de nombreux héritiers de la tradition
révolutionnaire à cet élargissement de la critique,

I. Lireinfra, p. 163.
POSTFACE : SORTIR DE L'IWPASSE 145

par-delà l'économie, vers les phénomènes de la


politique et du pouvoir. Plus ancrés dans les luttes
de leur temps qu'Adomo et son école, d'autres
courants, souvent issus du trotskisme, s'attachaient
eux aussi à dégeler le marxisme et la critique
radicale et à l'ouvrir à de nouveaux problèmes.
En France, Socialisme ou Barbarie, aux États-
Unis, Facing Reality (animé notamment par C.L.R.
James et Raya Dunayevskaya) cherchaient, chacun
à leur manière, à renouer avec les traditions de
la démocratie radicale et à développer l'autonomie
ouvrière, pour lutter contre la confiscation bureau-
cratique des luttes. L'exigence d'autonomie sera
d'ailleurs progressivement étendue à de nouveaux
sujets (par exemple les femmes et les Noirs), au-
delà de la seule classe ouvrière, et deviendra l'un
des mots d'ordre de la Nouvelle Gauche.
En 1947, Bookchin participe, aux côtés de Josef
Weber et d'un certain nombre d'exilés politiques
allemands ayant rompu avec la IV e Internationale,
à la création de la revue Contemporary Issues - a
Magazine for a Democracy of Content7. Ce groupe,
qui existait à la fois à New York, à Londres et en
Afrique du Sud, développait des positions assez
proches d'un groupe comme Socialisme ou Barbarie,
tout en refusant d'emblée la dimension classiste
que Castoriadis ou Lefort n'abandonneront que
bien des années plus tard. À la dictature d'un
prolétariat ayant échoué à révolutionner la société,
C.I. entendait substituer une « démocratie majori-
taire », où ce serait à la majorité des êtres humains
de combattre et de renverser un système capitaliste
ayant étendu sa domination à l'ensemble de la
société. La conscience d'une menace diffuse, pesant
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

sur la totalité de l'humanité et même de la planète et


non plus sur la seule classe ouvrière, favorisera une
prise de conscience écologique précoce, développée
dans les écrits de Josef Weber 8 et surtout de Murray
Bookchin.
Le décentrage qu'il opère par rapport à la tra-
dition marxiste lui permet en effet de mettre l'ac-
cent sur les phénomènes de la hiérarchie et de la
domination, et non plus sur les seules oppositions
de classes. La domination se manifeste sous deux
formes, domination des êtres humains et domina-
tion de la nature, et la seconde dérive de la première.
À l'encontre de la conception instrumentale de la
nature qui a si fortement marqué le mouvement
ouvrier, Bookchin voit dans celle-ci un sujet vivant,
à l'égal de l'homme, et non un simple objet à
exploiter. L'objectif sera dès lors fixé, et il ne variera
plus : il s'agira d'abolir toutes les hiérarchies et
toutes les dominations et de libérer à la fois la
nature et l'être humain. Cela suppose d'établir entre
eux des relations d'équilibre et d'harmonie, loin de
la relation à sens unique que le capitalisme établit
avec la terre et le sol, qui équivaut à une immense
spoliation 1 et mène à un épuisement progressif des
sources de la vie.
Bookchin renoue ainsi avec le courant utopique
du socialisme et même du marxisme, que l'accent
mis sur les classes et l'économie avait longtemps

I. Le capitalisme traite la terre c o m m e un réservoir inépuisable, une


matière passive qu'on peut dépouiller et appauvrir sans rien lui apporter
en retour, il ne tient aucun compte de ce que, au XIXe siècle, Justus von
Liebig - un chimiste allemand ayant déjà influencé Marx - nommait la
loi de la restitution - rendre à la terre ce qu'on lui a enlevé - et qui est
au cœur des premiers écrits de Weber et de Bookchin.
POSTFACE : SORTIR DE L'IWPASSE 145

recouvert. Loin de ne considérer que le sort des


classes laborieuses, le socialisme a d'abord été une
lutte en faveur d'une émancipation intégrale de
l'humanité et pour le renversement des oppressions
séculaires. À la suite de Fourier et de Flora Tristan,
Marx et Engels considéraient ainsi que l'asservis-
sement des femmes et celui de l'humanité allaient
de pair. Le même raisonnement est donc appliqué
par l'écologie sociale naissante aux relations des
hommes et de la nature. L'affranchissement doit
être général et ne doit pas être payé par l'asservis-
sement d'une partie de l'humanité ou par celui de la
planète. Cette leçon sera au cœur de ce qu'on devait
bientôt appeler la Nouvelle Gauche et qui prendra
son envol dans les années i960.

2. « The Times They Are A Changin' » :


Bookchin et la Nouvelle Gauche
des années 1960

Après les années sombres qui ont v u fleurir le fas-


cisme et le stalinisme et éclater deux guerres mon-
diales, sans que la classe ouvrière ne soit capable de
les arrêter, les années i960 voient renaître l'espoir :
de nouveau, théorie et pratique révolutionnaires
semblent se rapprocher. Il ne s'agira pas cependant
d'une simple renaissance du mouvement révolu-
tionnaire, mais d'un profond renouvellement de ses
thèmes, de ses formes et de ses acteurs. Telle est du
moins l'analyse qu'en fait Bookchin. En effet, nous
l'avons vu, pour lui, le vieux mouvement ouvrier
est mort. Le prolétariat a été intégré et ses luttes
n'ont servi qu'à renforcer le système. Les syndicats
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

ouvriers, loin de renverser le capitalisme, lui ont


permis de corriger ses abus et de se perpétuer.
Surtout, le marxisme était en apparence une
théorie de la misère, de la plus-value absolue et de
la paupérisation croissante de la classe ouvrière.
Après bien d'autres, Bookchin estime que celui-
ci ne permet pas de décrire l'évolution effective
du capitalisme '. Loin d'un appauvrissement géné-
ralisé, nous sommes en fait entrés dans une ère
d'abondance : le niveau de vie n'a pas baissé et les
expropriateurs n'ont pas été expropriés. A u lieu de
s'autodétruire, le capitalisme semble en mesure de
surmonter ses contradictions économiques. Que la
crise finale, chère aux tenants du marxisme ortho-
doxe, paraît loin dans ces insouciantes années i960 !
Bookchin le souligne : les jeunes nés après la
guerre n'ont pas connu de crise économique et
rien ne laisse à penser qu'ils en feront l'expérience.
Q est donc désormais pour lui impossible de fon-
der un mouvement révolutionnaire sur l'idée de
déficiences objectives et inhérentes au capitalisme.

I. Ce que Bookchin rejette ici est une version extrêmement simplifiée


du marxisme, celle qui a longtemps été propagée par la majorité
des idéologues de la social-démocratie et du stalinisme. Il existe
pourtant d'autres interprétations de la pensée de Marx. La croyance
simpliste en une révolution provoquée par le contraste entre une
minorité de plus en plus riche et une majorité de plus en pauvre, qui
avait pour effet d'occulter la nécessité d'une intervention consciente
du sujet révolutionnaire, a pourtant été combattue très tôt par les
tenants d'un marxisme révolutionnaire, se réclamant notamment de Rosa
Luxembourg, de Lukics, ou de Karl Korsch. La publication des œuvres
posthumes de Marx, notamment le Chapitre inédit du Capital ou les
Grundrisse, a permis de profondément renouveler l'analyse marxiste et
de faire justice de telles simplifications.
POSTFACE : SORTIR DE L'IWPASSE 145

Contre l'objectivisme marxiste, c'est donc la subjec-


tivité qui doit désormais primer.

Dans une ère de relative aisance, alors que la sortie


de la misère matérielle n'est plus la source exclusive
de l'agitation sociale, la révolution tend à acquérir
des qualités fortement subjectives et personnelles 9 .

L'ancien mouvement ouvrier luttait avant tout


pour la survie, pour le pain, pour le travail. Il perdait
tout caractère révolutionnaire du moment que le
capitalisme se montrait capable de satisfaire ses
revendications matérielles. Le prolétariat n'avait
plus dès lors aucun rôle central et la révolution
cessait d'être l'apanage d'une classe particulière.
À sa place apparaissent de nouveaux sujets, en
particulier les jeunes, qui n'ont pas été élevés dans
la culture de survie de leurs parents et peuvent ainsi
mesurer les limites du bonheur matériel propre au
capitalisme parvenu au stade de l'abondance 1 . Le
conflit des générations remplace alors la guerre de
classes et son enjeu est la vie et non plus la survie.
Les nouvelles générations, celles du « baby-
boom », subissent en effet douloureusement le
contraste entre ce qui est et ce qui pourrait être
(ici Bookchin rejoint Marcuse) et ne supportent
plus le monde existant". Le désir acquiert dès lors
un pouvoir de subversion radicale et la révolu-
tion ne se limite plus à la simple satisfaction des

I. Cette interprétation s'appuie sur une réalité indéniable : en 1964,


40 % des habitants des États-Unis ont moins de 2 0 a n s , 0 .

II. C o m m e le chantait Scott McKenzie dans « San Francisco », l'hymne


du mouvement hippie : There's a whole generation/WIth a new
explanation, ou Bob Dylan, s'adressant aux parents : Your sons and your
daughters/Are beyond your command.
1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

besoins. Bookchin considère qu'il s'agit désormais


de changer la vie, à l'instar des surréalistes et des
situationnistes, comme Vaneigem :

La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit


désormais les limites de la vieille lutte des classes.
Elle la renouvelle et l'aiguise. Le parti pris de la
vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas
d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim
s'échange contre le risque de mourir d'ennui ' 1 .

Les désirs et les valeurs de la jeunesse sont incom-


patibles avec l'ordre ancien et conduisent à son
effritement : c'est dans sa subjectivité même, dans
son mode de vie, et non dans son sacrifice à
un avenir lointain, que celle-ci se montre le plus
révolutionnaire et le moins récupérable. Il n ' y a plus
désormais de hiatus entre la théorie et la pratique,
la fin et les moyens : la révolution est dans la rue,
dans la vie et les nouvelles pratiques, elle n'est plus
le monopole d'un parti, d'une caste ou d'une classe,
mais devient l'affaire de chacun.
La révolution sera donc, pour Bookchin, l'œuvre
de la « majorité » ou du « peuple » (Bookchin met-
tant au crédit de la Nouvelle Gauche d'avoir sub-
stitué cette notion à celle de classe), de l'ensemble
des déclassés et de ceux dont la subjectivité entre
en contradiction avec le s