L'Art de Penser Clément (... ) Goh Clément Bpt6k55684815

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L'art de penser / Clément

Goh

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Goh, Clément. Auteur du texte. L'art de penser / Clément Goh.
19...

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L'Art
de Penser
CLÉMENT GOH

L'Art
de Penser

ÉDITIONS NÏLSSON
73» BOULEVARD SAINT-MICHEL, 7$

PARIS
Tous droits de reproduction et de traduction réservis*
AVANT-PROPOS

De la nécessité de savoir penser.

« Mais tout le monde pense », s'écrient volontiers les


gens superficiels.
Et ils ajoutent presque toujours :
« Il est môme impossible de rester sans penser et à
tout moment de la journée notre cerveau contient tou-
jours une pensée, quelle qu'elle soit» »
Quelle qu'elle soit! Us ne se doutent pas que le mal
vient surtout de là.
Il ne s'agit point, en effet, de laisser affluer dans son
cerveau un défilé d'images, se pressant en cohue in-
forme, s'appelant les unes les autres, s'interposant et
s'effaçant mutuellement, de telle sorte qu'aucune d'elles
ne puisse se préciser définitivement.
Il est tout aussi fâcheux, pour la perfection de l'en-
tendement, de laisser la pensée maîtresse s'augmenter
de pensées parasites qui, en étendant le sujet de la
réflexion, le distendent jusqu'à la ténuité la plus fra-
gile.
2 I/ART *DK PENSER

Il faut encore se garder de se laisser seulement effleu-


rer par les pensées; il est nécessaire, au contraire, de
les retenir et de s'en imprégner, à moins qu'après mûr
examen elles ne nous semblent pas dignes d'une étude
plus approfondie.
Dans aucun cas on ne doit s'en tenir à la perception,
ainsi que le font les esprits légers pour lesquels la con-
templation de l'idée n'est qu'un mot vide de sens.
Pour la plupart des penseurs superficiels, c'est tou-
jours sous une forme parabolique que la pensée se pré-
sente.
Entre le point de départ qui est la perception et le
point d'arrivée qui est le résultat, il n'y a place dans
leur imagination pour aucune image intermédiaire.
Leur intellectualité fragmentaire ne leur permet pas
dé suivre toutes les phases que produit la projection
d'une pensée et ils ne se résolvent à les parcourir que
lorsqu'ils y sont forcés par les circonstances ; encore le
font-ils, presque sans exception, d'une façon heurtée et
incomplète qui ne peut être que préjudiciable à l'heu-
reux dénouement qu'ils méditent.
Il est donc nécessaire de savoir penser pour le faire
fructueusement.
L'étude de la pensée est un art qui, comme les autres,
compte des maladroits et des virtuoses, et ce ne sont
pas les premiers que le succès comble de sourires.
L'art de la pensée est un élément indispensable de
succès, car c'est la pensée qui prépare les actes et il
n'est pas d'exemples qu'une pensée mal formée ait été
productrice d'actes bienfaisants et définitifs.
CHAPITRE, PREMIER

Premiers principes de la pensée.

La pensée est la genèse de l'idée qu'elle engendre par


une suite de fécondations successives.
Les pensées entrent dans l'entendement par l'entre-
mise des sens, dont l'un d'eux présente une idée ou un
rappel d'idée, sous forme de bruit, de couleur, d'odeur,
etc., etc. ; c'est ce qu'on homme la perception.
Le premier degré de la perception est toujours passif
et ne cesse de l'être que par la volonté de produire un
enchaînement d'idées ou une déduction, sanctionnant
l'émission de la pensée.
H y a des perceptions qui se présentent avec une telle
netteté et une telle vigueur qu'elles ont le don d'annuler
toutes les autres.
La pensée est une force dont l'activité s'accélère plus
ou moins, mais ne s'éteint jamais.
Ne penser à rien est une formule employée par ceux
qui ne peuvent parvenir à démêler la perception maî-
4 L'ART DE PENSER

tresse du chaos de celles qui envahissent leur cer-


veau.
C'est aussi l'excuse de ceux qui ne désirent pas pro-
clamer la nature de leurs pensées et qui, pris de court
par une question positive, pensent se sortir d'embarras
en déclarant qu'ils ne pensent à rien.
A moins de sombrer dans le sommeil ou de s'abîmer
dans l'extase, on pense toujours à quelque chose, à
moins qu'on ne puisse parvenir, après de nombreuses
tentatives, à un état de dévitalisation, dont nous aurons
à parler plus loin.
Mais cet état ne peut durer que quelques brèves
secondes, rarement plus d'une minute, et ne s'obtient
que pour une application continue et intelligemment
pratiquée.
Il arrive cependant que les pensées soient d'un ordre
si puéril, ou qu'elles présentent si peu d'intérêt,
qu'il soit possible d'être de bonne foi en déclarant qu'on
ne pense à rien, sous-entendant ainsi que les pensées
présentes sont d'un caractère tellement négligeable
qu'il est inutile de les mentionner.
D'autres fois encore celui qui déclare ne penser à
rien est. sa propre dupe, car s'il est persuadé du néant
de ses pensées, c'est qu'il en est si peu maître, il les
laisse se présenter dans un désordre tel, il sait si mal
les préciser, que leur masse confuse ne forme aucune
image assez décisive pour qu'il puisse lui donner un
nom. >

Cependant, minutieusement et judicieusement inter-


rogé, il parviendra, s'il est sincère, à démêler un contour
plus accusé, une ligne plus saillante, et il pourra définir,
PREMIERS PRINCIPES DE LA PENSÉE 5
sinon sa pensée elle-même, tout au moins la nature des
fantômes de pensées qui l'assiègent.
Il est donc acquis que l'homme ne peut rester sans
penser, tout au moins à l'état de veille.
Tout le monde pense, c'est un fait. Mais combien
savent penser et combien sont aptes à reconnaître la
nature de leurs pensées ? j

Combien sont experts dans l'art de les diriger? Et


combien peu parmi les hommes connaissent la science
de se délivrer des impulsivités inutiles et d'affranchir
leurs âmes de l'asservissement des impressions vulgaires
ou incohérentes?
C'est de cette science que nous allons parler en la
ramenant à son expression la plus élevée et la plus
simple en même temps, celle de l'analyse qui permet
d'en connaître les premiers principes et donnera ensuite
la faculté d'en déterminer les phases.
L'opération de la pensée consiste dans la puissance de
recevoir des idées par l'intervention d'une substance fai-
sant abstraction des réflexions ou des changements
accompagnant la réception de l'image.
On pourrait décomposer ainsi cette opération :
Perception,
Enregistrement,
Attention,
Considération,
Étude.
Sur ces principales conditions s'en greffent d'autres
dont nous aurons à parler plus tard.
En ce moment nous nous occuperons simplement des
états que nous venons de signaler, qui indiquent et
6 L'ART DE PENSER

jalonnent le chemin de la pensée, en en désignant tout


au moins les principales étapes.
La perception est l'acte par lequel les choses exté-
rieures parviennent à notre cerveau.
La production de l'image est toujours simultanée à la
perception.
Par exemple, on verra des personnes écoutant la lec-
ture ou le récit d'aventures se passant dans un pays qui
leur est inconnu, situer inconsciemment le site décrit
dans un paysage qui leur est familier et que la percep-
tion du décor que l'on expose dans le récit agrémente
des particularités dont on parle.
En faisant cette expérience devant plusieurs personnes,
non familiarisées avec la contrée dont il est parlé, on
s'apercevra qu'aucune d'elles n'échappe à ce genre de
perception.
S'il est question d'un paysage tropical, chacune d'elles
interrogée conviendra qu'inconsciemment elle a eu, en
entendant ces récils, la perception d'un jardin familier
dans lequel son imagination substitua aux plantes ordi-
naires des arbres exubérants, des palmiers, des coco-
tiers, des aloès qu'elle n'a jamais vus en réalité, mais
dont son cerveau conserve le souvenir de la forme,
admirée sur des peintures ou des reproductions.
Très souvent, au lieu du jardin familier, la perception
leur donnera le rappel d'un coin de terre entrevu et
oublié depuis longtemps, qui, tout d'un coup, à la sur-
venue de la perception, a surgi d'un repli de leur
mémoire, enjolivé de la flore tropicale dont tant de
reproductions différentes leur ont livré les aspects et la
couleur.
Et ceci se produit tout naturellement, sans aucun
PREMIERS PRINCIPES DE LA PENSÉE 7
effort d'imagination, car la perception auditive et là
vision intérieure sont simultanées.
La perception ne vient à nous par un seul sens que
lorsqu'elle est le résultat d'une pensée propre ; dans les
autres cas elle est toujours double, car elle s'augmente
invariablement de la représentation mentale.
Elle nous vient du dehors lorsqu'elle dépend d'une
opinion émise par autrui.
Dans ce cas elle peut être inspirée et prend le nom
de suggestion, c'est-à-dire de représentation mentale
produite par une volonté étrangère, et elle est en même
temps visuelle et auditive.
Elle peut être à la fois visuelle matériellement et men-
talement.
Elle est encore visuelle et olfactive ou visuelle et sen-
sitive, car une odeur ou un contact éveillent instantané-
ment dans le cerveau une perception, qui se résout par
la production d'une image.
Nos cinq sens sont donc intéressés dans la perception
qui se complique toujours d'une vision mentale, laquelle
n'est jamais une création complète, car elle s'augmente
toujours d'un souvenir qui en fait une reconstitution,
entière ou fragmentaire.
Tout ce qui intéresse nos sens ou notre esprit est donc
une perception.
C'est la genèse de la connaissance et c'est celle de la
pensée.
Cependant elle n'est pas d'une netteté égale dans tous
les cerveaux i les uns, ceux qui sont préparés par
l'étude à un sévère contrôle de leurs impressions, la
laissent s'établir, se préciser, et ils l'y aident de leur
mieux en l'isolant le plus possible des perceptions para-
8 L'ART DE PBNSBli v
-
sites, dont l'intrusion viendrait en amoindrir et en atté-
nuer les lignes.
Mais dans les intelligences médiocres, la perception
se montre rarement d'une façon qui ne soit pas frag-
mentaire. A peine a-t-elle eu le temps d'imprimer son
image sur l'écran de ces cerveaux débiles qu'une autre
vient s'interposer, effaçant la première, avant d'être
couverte à son tour par une autre reproduction, qui
cédera la place à la suivante.
On pourrait comparer ces cerveaux à des cinémato-
graphes dont chaque film serait couvert par le prochain
dès le défilé des premières figures. Il s'ensuivrait une
confusion, dans laquelle l'opérateur lui-même aurait
peine à reconnaître la forme des documents composant
son exhibition.
Il est donc indispensable de démêler exactement la
nature des perceptions, afin d'être en mesure de les
rejeter ou-de les conserver.
La seconde phase de la pensée est l'enregistrement,
qui consiste en l'adoption de la perception, promue à
l'état de pensée.
L'enregistrement s'efforce de préciser la perception,
prend dès lors l'importance d'une chose distincte.
L'image initiale se fixe; ses lignes principales s'accu-
sent et toute confusion se dissipe; il n'est plus question
d'une sensation fugitive, d'une impression fugace, et la
plupart du temps automatique, c'est une représentation
définie, parfois une résurrection partielle d'incidents
lointains, quelquefois aussi une porte ouverte sur l'ave-
nir, dont maintes circonstances paraissent éventuelle-
ment réalisables.
Dans tous les cas c'est la genèse de l'idée et, à ce
PREMIERS PRINCIPES DE LA PENSÉE 9
point de vue, l'enregistrement de la perception petit
être regardé comme un principe do germination.
L'attention est une forme de l'activité mentale; c'est
grâce à elle que l'action de l'enregistrement ne sera pas
vaine.
Ce n'est pas tout de confier au cerveau le soin de faire
épanouir l'idée; faut-il encore l'aider en cette besogne
par des soins soutenus tendant à éloigner les percep-
tions parasites, dont l'apparition ne pourrait qu'amoin-
drir celle que l'on désire amener à maturité.
Notre intellect est semblable à un jardin qu'il s'agit
de fertiliser; nous serions donc de déplorables cultiva-
teurs si nous laissions l'ivraie et le chardon grimper à
l'assaut des floraisons saines, qu'ils ne tarderaient pas à
étouffer,
C'est ainsi que parfois l'envahissement des percep-
tions frivoles devient la cause d'un amoindrissement de
l'idée principale.
C'est la lente poussée des impressions divergentes,
qui, en provoquant l'indigence des interprétations,
altère la qualité de la pensée maîtresse et la relègue
à un plan subalterne, avant de la faire disparaître sous
la montée des impressions fugaces,
Le rôle de l'attention consiste donc en une surveil-
lance constante, afin que l'idée, dont la Culture semble
désirable, ne soit pas submergée par l'affluence des
représentations de qualité inférieure.
La considération de l'idée est l'opération qui précède
l'étude des moyens auxquels il faudrait récourir pour
obtenir une matérialisation.
On pourrait considérer l'Idée comme un objet pré-
10 L'ART DR PENSER

cieux posé sur une stèle, dans un temple austère, dont


aucun ornement ne viendrait distraire les yeux de la
contemplation à laquelle ils se livrent.
C'est dire à quel point il est important de ne point
laisser s'installer dans le cerveau des idées parasites
qui joueraient le rôle des ornementations aussi sévère-
ment proscrites.
Cet isolement de l'idée sera précieux encore à cultiver
pour ceux dont la fragilité mentale est toujours prête à
enregistrer toutes les perceptions qui se produisent et à
les accueillir avec empressement, au lieu de les écarter
avant qu'elles n'aient eu le temps de se former.
La considération de l'idée se complique de plusieurs
phases dont nous aurons à parler plus loin. Elle im-
plique le recueillement, la méditation, la contemplation,
la concentration, la réminiscence, etc.
Mais ces états ne peuvent être ceux du penseur
novice; on n'entre pas d'emblée dans le domaine de la
contemplation ; il est besoin, pour y parvenir, de se
préparer à la maîtrise de soi par l'étude de la pensée,
dont les étapes principales sont :
L'analyse,
La déduction,
Le raisonnement.
Le but de l'étude étant toujours d'apprendre et d'ac-
quérir, il est donc nécessaire de provoquer les féconda-
tions favorables, par une analyse, qui, maintenue avec
sévérité dans, les limites de l'idée unique, évitera ainsi
l'écûeil de l'enchaînement des pensées.
Il est peu de débutants dans l'art de penser qui n'aient
été dupes de cet entraînement, qui nous est familier à
PREMIERS PRINCIPES D2 LA PBN8EE II
tous et contre lequel il est indispensable de réagir
cependant.
Rares sont ceux qui ne se soient pas, à un moment
donné, trouvés stupéfaits de constater que, bien décidés
à étudier un sujet et pensant s'être suffisamment prépa-
rés à cette étude, ils se voyaient tout à coup transportés
dans un ordre de pensées tout différent de celui qu'ils
s'étaient efforcés de provoquer.
De nombreux efforts leur sont souvent nécessaires pour
retrouver la pensée initiale et ce n'est qu'en égrenant à
rebours le chapelet des transmissions d'idées, ou en
revenant à un examen sévère de l'idée initiale, qu'ils en
arrivent à se rendre compte de l'enchaînement qui lésa
conduits à émettre des pensées dont la nature est absolu-
ment différente de celle de la pensée qui en fut l'origine.
Nous avons pu souvent constater ces exemples.
Un penseur novice, en désirant songer à son prochain
examen, se désolait un jour de se trouver, après un
quart d'heure de réflexions, qu'il voulait rendre ana-
lytiques, transporté en pleine mer, sur un vaisseau
assiégé par la tempête.
Il alla trouver son professeur et lui conta son cas en
lui disant quel était son dépit de ne pouvoir connaîtie
par quelles transmutations ses pensées avaient pris uu
cours si différent de celui qu'il voulait leur imposer.
Le professeur sourit en répliquant:
« Puisque nous connaissons les deux extrémités de la
chaîne, il ne sera pas difficile de découvrir le reste des
maillons. » Et il reprit avec l'élève la pensée au moment
de la perception. Voici ce qu'il trouva, après diverses
interrogations, dont la subtilité eut bientôt fait d'éclai-
rer le jeune homme Sur le déroulement de ses pensées :
13 L'ART DE PENSER

L'objet de l'étude était le désir do triompher à un exu-


men; il s'agissait donc do découvrir les moyens les plus
certains pour arriver au but. Or celui qui incontestable-
ment se présente le premier étant le travail, il ne restait
plus qu'à savoir dans quelles conditions ce travail devait
être effectué.
Arrivé à co point, le jeune homme se souvint qu'il
avait pensé au recueillement et que l'idée de la campa-
gne s'était présentée à son esprit.
A partir de ce moment, la chaîne se déroula sans
hésitation,
En songeant au repos de la campagno, il avait
regretté que la saison ne fût pas assez avancée pour que
les arbres aient revêtu leur parure,
Il se remémora alors une phrase entendue peu de
jours avant, où l'on déclarait que la végétation subissait
cette année-là un retard appréciable, à cause du temps
défavorable.
Il constata qu'en effet depuis plusieurs jours le vent
soufflait en tempête, et ce mot évoqua le souvenir d'une
narration de naufrage qui, ces temps derniers, lui était
tombée sous les yeux.
De là à poursuivre la vision et à se retrouver, par la
pensée, menacé d'un naufrage imminent, il n'y avait
qu'un effort d'imagination assez restreint à accomplir.
Le maître démontra encore qu'il eût été facile d'arri-
ver au même résultat en reprenant la chaîne dans le sens
invers :
Idée de naufrage provoquée par la lecture; souvenir
dé cette lecture vivifié par le mot tempête; ce vocable
prononcé au sujet du mauvais temps actuel, lequel mau-
vais temps était un obstacle à la germination.
PREMIERS PRINCIPES DE LA PENSÉE l3
Or quelle était la coïncidence entro la pensée de ger-
mination et l'idée d'origino, l'étude? La recherche du
recueillement. Où pensait-il trouver le recueillement? A
la campagne. Pourquoi avait-il besoin de ce recueille-
ment? Pour mieux travailler. Et pourquoi ce désir
spécial do travail? Pour passer de brillants examens.
Tout était de nouveau retrouvé et la chaîne des trans-
missions de pensées ne comptait plus d'intervalles.
La déduction est également une condition essentielle
de l'étude de l'idée; c'est elle qui permet la préférence
en donnant la faculté de se décider en connaissance de
cause.
C'est le moyen de polutionner toutes les questions de
relativité; c'est encore celui qui permet de dégager la
vérité, en faisant abstraction des contingences que le
hasard du moment peut rendre bienfaisantes ou défavo-
rables, sans que, pour cela, l'idée en elle-même ait à
subir une altération quelconque.
C'est encore la déduction qui donnera la faculté d'in-
terpréter avec sincérité la liaison des notions que com-
porte un jugement, en groupant impartialement les
éléments qui en font partie.
Le raisonnement est le couronnement de toutes les
opérations mentales, qui constituent la pensée, opéra-
tions dont nous avons voulu esquisser les grandes lignes
avant de les analyser plus subtilement.
CHAPITRE II

Projection et rayonnement de la Pensée,

On a souvent décrit la pensée sous forme d'une radia-"


tion influant sur les cerveaux qui se trouvent à portée
de ce rayonnement,
Nous n'analyserons pas la pensée au point de vue des
occultistes, qui prétendent la présenter comme une
chose ou un être, mais en prenant cette définition au
figuré, nous pourrons dire qu'il est bon de considérer
la pensée comme un objet qu'il nous est loisible de con-
server par devers nous ou d'offrir à notre gré.
Cet objet peut être une arme terrible ou une bienfai-
sante panacée et il dépend de nous de la rendre favo-
rable; aussi bien pour nous-mêmes que pour autrui.
Oh a quelquefois comparé là pensée à une lumière
dont le rayonnement éclairé non seulement celui qui la
porte, mais encore tous ceux qui se trouvent dans le
champ des rayons projetés^
Cependant il est parfois dangereux de vouloir frôler
l6 L'ART DE PENSER

le foyer d'où s'échappe la lumière, et il no l'est pas


moins de se tourner au centre du rayonnement de la
pensée, car pour les yeux trop faibles encore, l'éblouis-
sèment est à redouter,
Qui ne sait de quelles hautes et nobles pensées sont
issus maints crimes ?
Ceux qui se laissent fasciner par des pensées trop
intégrales sont dans l'état d'un homme qui a fixé trop
longtemps une lumière d'une grande intensité. Il a be-
soin de longs moments pour débarrasser sa vue des
taches lumineuses qui lui cachent la réalité des choses,
et l'éloignement du foyer lumineux est nécessaire à la
perception exacte de ce qui l'entoure.
Il est rare que le penseur qui a conçu une grande
idée n'en reste pas illuminé à un tel point qu'il lui soit
impossible de se rendre compte des circonstances que
Sa manifestation brutale pourrait produire.
Le sage attend et médite ; il met entre le point éblouis-
sant et l'action une période de recueillement qui lui
permet de se familiariser avec l'éclat des rayons, en
même temps qu'il en tempère sagement l'intensité/
Il entre alors dans le champ du rayonnement et jouit
avec mesure des clartés à la faveur desquelles il décou-
vrira la vérité.
Mais il n'est pas seul à jouir de son oeuvre; d'autres
sont accourus à son appel et, tous ensemble, à la faveur
de la lumière, violant l'obscurité derrière laquelle la
vérité se dérobait, ils la pourchassent et l'amènent vic-
torieusement hors de l'ombre où elle s'était réfugiée
jusque-là.
..La projection de la pensée est un des principes de
Part de penser.
PROJECTION ET RAYONNEMENT DE LA PENSÉE 17

Les pensées nous appartiennent rarement en propre ;


elles nous sont communiquées et nous les transmettons
à notre tour après les avoir absorbées.
On remarquera, du reste, que rarement une idée
demeure seule de son espèce. Il est, à certaines dates,
une sorte d'éclosion de pensées identiques dépendant
toutes d'une raison similaire, mais jugées différemment
par divers individus, qui n'ont entre eux aucun lien
apparent et ne se trouvent réunis sur un point que par
un phénomène provenant de la projection des pensées.
Tous ceux qui s'occupent d'art ou de littérature et
même le gros public qui constate l'effet sans en rumi-
ner lés causes ont pu se rendre compte qu'à certaines
époques un revirement se fait sans raison apparente.
Des auteurs qui ne se connaissent pas entre eux
travaillent, dans les contrées les plus différentes, à des
romans ou à des pièces de théâtre qui s'inspirent d'un
même sentiment. On serait tenté de croire qu'ils se
sont consultés pour produire des oeuvres qui admettent
un même principe ou adoptent une même tendance, et
cependantil est patent que la plupart d'entre eux s'igno-
raient et continuent encore à s'ignorer mutuellement,
avant, pendant et après la création de l'oeuvre.
Si ce cas ne se reproduisait pas constamment, on
pourrait croire à une coïncidence; mais il n'en n'est
rien et ces auteurs qui écrivaient des romans compli-
qués et prétentieux l'année dernière, publieront l'année
suivante un livre chaste et simple à souhait.
Ceci ne s'explique que par la projection et le rayon-
nement de la pensée; il y a des idées qui, ainsi qu'on
le dit familièrement, sont dans l'air, c'est-à-dire qu'elles
sont répandues et partagées par un grand nombre de
l8 L'ART DE PENSER

personnes qui, pour la plupart, les ont conçues sans


qu'elles leur aient été ouvertement inspirées et beaucoup
d'entre elles seraient prêtes à démentir celui qui vien-
drait affirmer qu'elles leur sont venues du dehors.
Et c'est pourtant une vérité.
Les pensées sont presque toujours inspirées par
l'expérience et.il suffit à un homme intelligent de cons-
tater qu'un besoin moral existe pour qu'il songe immé-
diatement à combler cette lacune,
Mais cette constatation ne peut être faite qu'à l'aide
d'une spéculation mentale,* concernant à la fois le passé
et l'aVenir ; le passé, puisque c'est l'enregistrement de
la faillite d'un sentiment qui donne l'idée "de le faire
renaître ; l'avenir, car il s'agit d'une espérance, basée sur
l'évolution de la mentalité future.
.
Ceux qui ne sont pas familiarisés avec l'étude de la
pensée croient volontiers à un plagiat, et beaucoup
d'auteurs ont été victimes de cette croyance.
La plupart du temps elle est intéressée.
Les productions littéraires, inspirées par le même
sentiment, sont le plus souvent le résultat de médita-
tions auxquelles l'expérience fut conviée et celte science
des choses, mise au service de pensées provoquées par
.
le rayonnement dont nous parlons au commencement
de ce chapitre, détermine un état d'esprit qui fatale-
ment doit avoir sa répercussion dans maints cer-
veaux.
Dans celte projection des pensées, il est juste encore
de faire la part des idées relevant de ce que l'on appelle
les dotions communes.
On désigne ainsi"certaines impressions que les
hommes reçoivent ayec l'existence et qui fait partie de
PROJECTION ET RAYONNEMENT DE LA PENSÉE !Q

l'entente tacite, connue sous le nom de consentement


universel. • -
Les apôtres de la pensée leur dénient le nom d'idées
et les classent sous celui de vérités, en affirmant que la
connaissance expresse des vérités est postérieure à la
connaissance expresse des idées.
C'est l'avis de Leibniz qui .ajoute que les idées qui
viennent des sens sont confuses et que les vérités dépen-
dantes ne le sont pas moins, tandis que celles qui sont
formées de la connaissance des vérités sont distinctes,
La raison, d'après le grand penseur, est que ces Véri-
tés ne puisent pas leur origine dans les sens.
Cependant il concède que sans les sens il nous serait
impossible de les formuler.
Au nombre de ces vérités on cite ces exemples :
Deux corps ne peuvent occuper à la fois une même
surface.
Il est impossible qu'une chose existe et n'existe pas.
Le carré n'est* pas un cercle. •
Le blanc n'est pas le noir, etc., etc..
Il s'est trouvé cependant des contradicteurs qui ont
nié l'infaillibilité de ces axiomes, que l'on a pris long-
temps pour des vérités fondamentales, et qui ont surtout
contesté leur origine innée.
Kant assure que la connaissance des lois et des prin-
cipes régulateurs de l'expérience ne se ramène pas
aux^idées innées,'produits d'une force et non attributs
d'une substance.
En déterminant les limites dans lesquelles peut
s'exercer l'entendement humain, le criticisme prétend
cependant que si ces principes ne viennent pas de
l'expérience, ils n'en sont pas moins posés au nom de.
30 L'ART DE PENSER
,
l'expérience, puisqu'il sont le résumé de la matière, de
là forme, de la raison et de l'expérience, en dehors de
laquelle ce système philosophique refuse toute valeur
aux principes, quels qu'ils soient.
Toujours d'après cette même doctrine kantienne,
toute morale basée sur les principes qui n'admettent
point l'expérience comme point de départ ne peut être
qu'illusoire et ses principes ne contiendront que des pré-
misses, sans jamais offrir de conclusion.
Les idées projetées sont de plusieurs sortes : tantôt
simples, tantôt complexes ou composées.
Il est parfois assez difficile de les différencier et
quelques idées qui semblent simples à première vue
apparaissent au contraire fort complexes après un exa-
men approfondi.
On a, à ce sujet, l'illusion que donne l'éloignement en
supprimant les détails et ne laissant apparaître que le
bloc.
Celui qui n'aurait contemplé une montagne que de
loin ne pourrait se rendre compte des difficultés, de
l'ascension,
Vue à distance, la montée, bien qu'un peu rapide,
paraît aisée et dépourvue d'obstacles ; ce n'est qu'en l'ef-
fectuant que l'on découvre les précipices et les dangers
d'une route que la distance ne permettait pas d'appré-
cier,
Il en est de même de la pensée.
La simplicité apparente de quelques-unes cache des
complications infinies et celui qui prétendrait agir
d'après ses suggestions, sans l'avoir préalablement étu-
diée,.risquerait fort de se trouver en un péril aussi grand
que le touriste imprudent dont nous parlons plus haute
rr.OJEGTIÔN ET RAYONNEMENT DE.LA PENSEE 21

D'autres pensées qui nous apparaissent également


simples n'en sont pas moins composées de deux
matières que la réflexion seulement nous fait découvrir*
Nous n'en citerons qu'un exemple : l'idée du vert
semble aussi simple que celle du bleu; cependant le
vert est un composé de bleu et de jaune, Mais la per-
ception de celte couleur semble aussi simple que celle
des autres qui n'ont pas d'association et ce n'est qu'aveo
la réflexion qu'il est loisible de songer à l'assemblage
qu'elle représente, et, par ce fait, la perception de cette
couleur, d'abord unique, devient triple, puisque, ayant
initialement porté sur l'idée du vert, elle éveille en nous
celles du bleu et du jaune.
.
La pensée de l'identité obéit aux mêmes lois.
Le principe de la négation de l'identité est le suivant :
Tout corps est altérable; donc, si parfaite qu'ait paru
son identité à la création, il diffère toujours par quel-
que particularité d'un autre semblable.
Il n'y a pas deux pensées identiques, car l'identité
intégrale n'existe pas.
On connaît l'histoire de la grande dame qui, se pro-
menant dans son jardin, remarquait avec surprise
qu'aucune feuille n'était semblable à l'autre.
Elle chercha pourtant à en découvrir et se passionna
si bien pour ce jeu qu'elle promit sa main à baiser à
celui qui lui apporterait deux feuilles exactement sem-
blables.
Une nuée de courtisans se dispersèrent aussitôt par
la campagne et chacun s'efforça de trouver deux feuilles
parfaitement pareilles pour mériter la faveur de la
dame.
Leurs efforts furent vains, car ce phénomène n'existe
22 L'ART DE PENSER 1*
pas. Il n'y a aucune feuille qui, examinée dé très près,
ne présente point une particularité qui ne se retrouve
pas dans celle qui lui ressemble le mieux.
Tout le monde a pu constater ce fait à propos de la
ressemblance des physionomies.
II arrive souvent que deux jumeaux se trouvent pris
l'un pour l'autre par des étrangers, alors que leurs
proches et ceux qui vivent dans leur entourage ne
trouvent qu'une vague ressemblance entre eux.
Cette différence d'appréciation ne peut être imputée
qu'à la connaissance plus parfaite permettant de remar-
quer des détails échappant aux examinateurs plus
superficiels.
Mais si l'identité n'est qu'un mythe, l'unité est une
vérité reconnue.
S'il est impossible de trouver deux pensées iden-
tiques, depuis le moment de la perception, en remon-
tant aux origines de celle-ci jusqu'à celui de la formation
de l'idée, il est constant que des pensées participant à
la même classe de sentiments et obéissant aux mêmes
lois du rayonnemont surgissent et prospèrent comme
le feraient autant d'êtres destinés à accomplir une
oeuvre collective.
L'unité est le principe d'une même organisation de
choses participant à une vie commune.
C'est de ce même principe que part Ja pensée-lumière,
qui est l'unité dont le rayonnement produit des pensées
d'essence semblable, lesquelles, partant d'un même sen-
timent, vivent d'une vie analogue, concourent à des fins
similaires et s'empressent vers un but identique.
Un poète oriental a défini l'unité de pensées par un
gracieux symbole :
PROJECTION ET RAYONNEMENT DE LA PENSÉE 23

<(
Les pensées procédant de l'unité de perception,
dit-il, rappellent ces oiseaux migrateurs qui, sous l'in.
fluence d'une perception mystérieuse, viennent se grou-
per sur un point déterminé pour diriger leur vol vers
une même contrée. » -
Et il ajoute:
« Aucun de ces oiseaux n'est identiquement sem-
blable à l'autre, pourtant ils sont tous de même race et
leurs efforts convergent vers un but commun.
« Telles sont les
pensées qui procèdent du principe
de l'unité. »
CHAPITRE III

L'agent principal de la Pensée.

La première apparition de la pensée n'est souvent


causée que par un rappel automatique, qui, par la vertu
des rappels correspondants, unit la représentation pré-
sente aux images anciennes, pour créer une idée des-
tinée à se développer et à mûrir dans votre cerveau»
On peut donc affirmer que l'agent principal de la
pensée est la mémoire,
C'est la mémoire qui permet de grouper les éléments
d'analyse, afin de renouveler une perception déjà res-
sentie» G'est elle qui conserve l'idée présente et en aug-
mente la puissance en la revivifiant par la reconstitution
mentale d'idées semblables, qui ont frappé l'intelligence
et mérité de fixer l'attention.
Cette première opération de l'agent principal de la
pensée est connue sous le nom de rétention.
Vient ensuite l'analogie.
Il est excessivement rare que les sensations appar*
a6 L'ART DE PENSER

tiennent à un genre entièrement inédit et qu'elles


n'éveillent pas l'idée de perceptions analogues.
La plupart du temps, ces rappels nous viennent par
un sens qui, se trouvant sollicité par une sensation déjà
éprouvée, incite au rappel des circonstances dans les-
quelles cette impression fut subie.
On pourrait citer de nombreux exemples à l'appui de
ce dire :
Sankara conte qu'un jour, passant dans un village de
l'Hindoustan, des psalmodies frappèrent son oreille :
elles s'élevaient d'une foule recueillie suivant lentement
une civière sur laquelle on portait une jeune fille récem-
ment frappée de mort,
Ses parents et Ses amis, pour la conduire à sa
demeure dernière, avaient voulu la recouvrir des fleurs
qu'elle aimait de son vivant et des daturas à la blan-
cheur soufrée formaient l'ornement unique de sa
suprême couche*
Le philosophe unit ses prières à celles des assistants
et suivit un instant le cortège dans l'odeur capiteuse et
perverse des daturas, dont l'arôme rappelle, en effet, les
parfums aimés des femmes et les ténébreuses senteurs
de la mort. Puis il poursuivit son chemin.
De longs mois après, ayant totalement oublié l'im-
pression fugitive que lui avait causée cette rencontre, il
visita un ami, dont le logis s'entourait de massifs de
daturas*
Aussitôt la représentation du cortège funèbre surgit
avec force dans sa pensée et tous les détails de sa ren-
contre vinrent l'assiéger avëb insistance.
Nous voyons donc dans ceci le rappel d'une sensation
olfactive produire une pensée de mort.
L'AGENT PRINCIPAL DE LA PENSÉE ^7;
Un criminaliste citait dernièrement le( cas d'une prb*
duclion de pensées bienfaisantes produites encore par
le souvenir d'une odeur.
Un malandrin, qui fut dans son enfance enfant de
choeur à l'église de son village, y était revenu avec l'in-
tention de la dévaliser. '!
Caché au plus profond de l'ombre, il attendait l'heure
propice, lorsque son odorat fut vivement sollicité par
une odeur âpre et balsamique.
C'était la veille du jour des Hameaux, et le buis qui
devait être consacré le lendemain s'entassait dans un
coin de l'église.
Ce rude parfum amena dans l'âme du misérable un
rappel très net des souvenirs d'enfance, alors que l'idée
du mal ne l'avait pas encore effleuré.
Aux pensées habituelles succédèrent des pensées
bienfaisantes et saines ; si bien que le jour suivant le
trouva repentant et décidé à reprendre la vie honnête
qu'il avait délaissée.
Il est incontestable que la présence d'un arôme déter-
mine toujours des pensées dont la nature tient du rap-
pel de circonstances dans lesquelles on l'a déjà respiré.
11 en est de même des perceptions nous parvenant par
les autres sens; chacun d'eux joue un rôle dans la pen-
sée présente et la grande distributrice de ces rappels de
sensations est la mémoire, qui, en évoquant des pen-
sées dont l'origine est antérieure au présent, crée une
atmosphère dans laquelle les idées similaires naissent,
croissent et s'épanouissent.
Ce principe est tellement indiscutable que pour
éveiller les pensées que l'on désire voir naître, il est
28 L'ART DE PENSER

d'usage de former un décor évocateur de pensées simir


laires.
Les organisateurs de spectacles n'ignorent pas ces lois
de la pensée, aussi s'efforcent-ils toujours de produire
une conformité indéniable entre les ornements et les
accessoires de la pièce qu'ils font représenter et les pen-
sées qui ont animé l'auteur au moment où ce dernier
écrivit son ouvrage, pensées que tous les deux ont l'am-
bition de faire surgir dans l'âme des spectateurs.
On ne verra jamais — à moins qu'il ne soit question
d'une bizarrerie étudiée — représenter une pièce triste
dans un décor gai, ni une pièce joyeuse dans un décor
funèbre.
Cela ne pourrait se produire que dans le cas où l'au-
teur serait désireux d'éveiller dans l'esprit de ses audi-
teurs des pensées touchant l'instabilité des choses de la
vie et l'ironie des apparences.
Dans ce cas, le but proposé serait atteint, car les spec-
tateurs ne pourraient se défendre des pensées que l'on
aurait cherché à susciter dans leurs âmes.
Toute pensée est donc un vestige d'impression passée
et se présente sous la forme d'une perception mentale,
qui fut jadis une perception sensorielle.
Elle parvient parfois sous la forme de réminiscence,
qu'il ne faut pas confondre avec celle du souvenir,
La réminiscence est toujours fragmentaire, souvent
automatique, et détermine rarement des pensées fruc-
tueuses.
.
Le souvenir est infiniment plus complet et le devient
'davantage, à mesure que, par l'effort de la pensée, on
s'efforce à le ressusciter,
L'AGENT PRINCIPAL DE LA PENSÉE 2$
Voilà pourquoi l'art de penser est plus souvent l'apa-
nage des vieillards que celui des jeunes gens.
Chez les premiers, l'image visuelle s'accompagne le
plus souvent d'une sensation émotive, provoquée par le
rappel d'une perception analogue, dont la vitalité est
toujours en rapport avec celle du souvenir.
Si la perception de jadis manqua d'intensité, celle du
présent doit être renforcée par la réflexion pour devenir
précise, sinon elle ne sera que le murmure de la
mémoire, dont le souvenir est la voix.
Ces projections incomplètes d'idées vagues, qui sont
des réminiscences, peuvent présenter plus d'un danger.
Elles sont les détestables auxiliaires de la déforma-
tion des pensées, car elles tendent à faire accepter
comme des suggestions personnelles des souvenirs
fragmentaires, dont l'origine est l'anarchie de la pensée.
Ceci est encore une raison déterminant l'avantage de
l'homme mûr sur le penseur adolescent.
En s'éloignant des élans inconsidérés de la jeunesse,
les penseurs conquèrent une puissance de réflexion qui
les empêche d'admettre sans examen les pensées qui
viennent les assaillir et les délivre de l'assaut de ces
réminiscences, qui, si on n'y met bon ordre, viendraient
sans cesse frapper le cerveau, ainsi que des oiseaux
fous battant de l'aile à la fenêtre fermée et disparaissant
dès que l'on consent à la leur ouvrir toute grande.
Les sollicitations de la mémoire ne doivent être
accueillies qu'avec la plus grande réserve, dans la
forme définitive qui fut celle qu'elles adoptèrent primi-
tivement,
11 est mauvais de se faire volontairement dupe des
30 L'ART DE TENSER

analogies, si frappantes qu'elles puissent paraître, car


le temps modifie toujours la manière d'être des choses.
Il en est d'éternelles, dira-t-on. Oui, et nous en avons
déjà fait mention en les désignant sous la rubrique du
consentement universel, mais elles sont cependant sou-
mises aux lois de l'actualité qui transforme les aspects
des vérités les plus immuables, selon les besoins ou
les aspirations du moment.
Le temps est un transformateur puissant qui opère
(en quelques siècles parfois) lentement, mais sûrement, la
mutation des principes de consentement universel en
vérités relatives, ou en principes surannés, dont la
doctrine se détache de celle que la pensée actuelle pro-
clame comme des vérités rationnelles.
L'exercice de la mémoire permet encore la comparai-
son, c'est-à-dire l'examen comparatif de deux pensées,
dont les origines sont semblables.
C'est seulement l'expérience qui pourra donner la
faculté de la comparer, puisqu'il est indispensable, pour
cette opération, de mettre en présence la pensée initiale
et celle qui en est découléc ou, très souvent encore, colle
qui a songé à l'appel de sa devancière, dont elle revêt
la forme et balbutie la formule.
L'étude de la relativité est également basée sur le fait
d'un rappel précédent, puisqu'il s'agit d'établir les points
de contact pouvant exister entre la perception d'autrefois
et celle qui fait l'objet de la préoccupation actuelle.
C'est seulement à l'aide de la mémoire qu'il sera per-
' mis de déterminer la ressemblance et le degré de parenté
des pensées qui, au premier abord, paraissent similaires»
La culture de la mémoire doit donc être pratiquée
parallèlement avec celle de la pensée.
L'AGENT PRINCIPAL DÉ LÀ PENSÉE 3.1

C'est grâce à la stabilisation des souvenirs qu'iLsera


possible d'éviter les pièges de l'imagination édificatrice,
qui, si elle n'est point sévèrement disciplinée, ne man-
querait pas d'amener dans l'esprit des représentations
qui, d'abord presque conformes à la vérité; ne tarde-
raient pas à se muer en images complaisantes, venant
heureusement commenter la pensée que nous cares-
sons.
« La mémoire, dit Sankara (i), est pareille à certains
'miroirs qui, suivant la façon dont ils ont été polis,
reflètent les choses en les réduisant ou en les ampli-
fiant.
« Il en est de parfaits, où elles apparaissent très pures,
avec le charme des images dont tous les détails sur-
gissent délicatement ciselés] du mystère de l'eau dor-
mante.
« D'autres, griffés par le temps, ne les reproduisent
qu'à travers mille êgratignures, dont quelques-unes,
très profondes, produisent une solution de continuité
appréciable.
« Il en est, enfin qui, de forme concave ou convexe,
ont le privilège de ne reproduire l'objet qui s'y mire
qu'en l'altérant d'une façon plus ou moins bizarre.
« Enfin, de même que, sous l'empire de la tempête,
le lac le plus transparent peut trahir et défigurer les
images des roseaux de la rive, il arrive trop souvent que
la mémoire, sollicitée de reproduire les objets qui s'y
sont gravés lorsque nous étions en proie à un sentiment
violent, est dans l'impossibilité de nous transmettre une
reproduction exacte, car les faits dont nous voulons

(i) La Mémoire en ta leçons, Éditions Nllsson.


3a \ L'ART DE PENSER

ressusciter le souvenir sont de ceux dont l'appréciation


échappe au contrôle de la raison. »
Outre les passions auxquelles le philosophe hindou
fait allusion, il est encore une cause de manque de sincé-
rité dans la comparaison avec les perceptions anciennes :
c'est le trop vif désir de voir les événements se trans-
former suivant la pente de nos aspirations.
Ce manque de véracité de la mémoire ne peut être
imputé qu'à la légèreté apportée dans le contrôle des
sensations.
Il est bon de connaître les choses sous leur aspect
véritable et non sous celui que nous souhaiterions de
leur voir revêtir.
La sincérité des représentations mentales est donc la
condition essentielle de la solidité des pensées.
On a une tendance trop marquée à la négliger en choi-
sissant, parmi les rappels destinés à faire participer
l'esprit au même sentiment, les souvenirs qui sont de
nature à flatter la vanité.
Cette tendance détermine toujours une déformation
d'abord insensible, puis plus marquée des images pré-
cédentes. On aime à ressusciter tous les détails qui sont
de nature à caresser ce sentiment et on laisse volontiers
dans l'ombre ceux qui ne nous semblent pas suffisam-
ment glorieux; si bien qu'à la longue les pensées non
évoquées finissent par s'effacer et la représentation que
l'on produit devient nécessairement erronée.
Dans de telles conditions, la comparaison ne peut
revêtir aucun caractère de véracité et les pensées qu'elle
suscitera ne seront en aucun cas conformes à ce qu'elles
^devraient être.
L'essentiel des reconstitutions mentales est donc une
L'AGENT PRINCIPAL DE LA PENSÉE 33

stricte sincérité ; c'est en recherchant les principes de la


réalité que l'on parviendra à forcer en soi cette pensée
créatrice qui, bien que tributaire de la mémoire, s'élève
pourtant des sphères inexplorées de notre intellect,
afin de nous aider à découvrir les lois encore mal défi-
nies qui régissent les choses que la science soupçonne,
mais qu'elle n'a pas encore entièrement pénétrées.
C'est surtout dans les phases de résurrection mentale
qu'il est important de se rappeler l'axiome :
« Le vrai seul est aimable. »
C'est en effet l'amour et la passion de la vérité qui
doivent inspirer tous ceux qui prétendent se perfection-
ner dans l'art de penser, point de départ de toute joie,
puisque la pensée est la genèse de chaque acte.
CHAPITRE IV

Contemplation de l'idée.

La contemplation de l'idée n'est autre chose que la


façon de considérer la pensée issue du cerveau, en
l'isolant de tout ce qui pourrait la déformer ou l'entraî-
ner vers une bifurcation.
L'application seule peut préserver de la représenta-
tion de toute idée parasite.
La pensée, ainsi que nous l'avons déjà vu, est géné-
ralement reçue par le cerveau qui, après se l'être assi-
milée, la projette autour du penseur sous une forme
nouvel le>
Les modifications sont parfois assez sensibles pour
dénaturer la pensée initiale, au point qu'elle ressemble
à peine à celle qui est transmise et projetée à nouveau.
Beaucoup de conditions peuvent. concourir à cette
modification :
En tout premier lieu, il faut compter l'état d'esprit,
36 L'ART DE PENSER

c'est-à-dire la pente ordinaire des pensées et la disposi-


tion mentale du penseur,
Certaines gens sont enclins à la mélancolie, d'autres
à la gaîté ; il en est qui ne veulent pas admettre Je cha-
grin, d'autres qui ne peuvent parvenir à se réjouir
sincèrement des heureux événements survenus dans
leur vie.
On est donc autorisé à croire que lorsqu'il sera ques-
tion de contempler une même idée, chacun d'eux la
verra sous un jour différent.
Il est possible qu'étant épris de sincérité, ils s'atta-
chent à n'en pas altérer la forme, mais ils la reprodui-
ront avec une si différente intensité de lumière que
ceux auxquels la perception en sera transmise ne par-
viendront pas, du premier coup, à démêler sa nuance
initiale.
Ces penseurs partiaux sont semblables à des enfants
qui, se trouvant au milieu d'un jardin, dans un kiosque
fermé de vitraux de couleur, chercheraient à se rendre
compte de la physionomie du paysage qu'ils regarde-
raient au travers de ces cloisons colorées,
« Quel riant soleil et comme le jardin est baigné de
lumière I » s'écrierait celui qui verrait au travers du
verre jaune.
« Combien ce jardin est mélancolique dans la clarté
lunaire l » soupirerait celui qui le verrait derrière le vitrail
bleu.
« Le jardin semble tragique sous la menace de ce
cield'orage » assurerait celui qui regarderait au travers
1

du verre noir.
Et celui qui serait posté derrière la cloison rouge ne
manquerait pas de louer les beautés sanglantes du cou-
CONTEMPLATION DE L'IDÉE 37

chant, tandis que son camarade, au travers du vitrail


violet, se trouverait déjà transporté au moment du cré-
puscule,
La plupart des penseurs inexpérimentés sont sem-
blables à ces enfants.
Suivant l'impulsion de leur humeur présenlo, l'idée
leur apparaît riante ou sombre, séduisante ou imprati-
cable, grosse de périls ou pleine de promesses,
Et cependant l'idée reste immuable et il semble qu'elle
ne devrait point prêter sujet à différentes interpréta-
tions, puisqu'elle est une et simple.
Mais il est peu de gens qui soient capables de la con-
templer avec les yeux de la conscience ; presque tous
font comme les enfants dont nous venons de parler :
au lieu de sortir du kiosque aux vitraux multicolores
pour contempler le jardin à l'oeil nu, ils restent derrière
ce rempart diapré fait de leur imagination et leur
humeur présente, et de là regardent leur pensée, sans
s'apercevoir qu'ils la considèrent sous des couleurs
apocryphes.
Il en est d'autres encore dont la fantaisie est sem-
blable à ces instruments d'optique qui ont le don de
grossir ou de diminuer les objets, selon le côté où l'on
applique le regard.
Ils rappellent la souris de la fable qui voyait le chat
très loin et la proie très proche, suivant qu'elle consi-
dérait l'une ou l'autre par une extrémité différente.
La morale du conte nous apprend que le rongeur fut
dévoré par le félin avant d'avoir pu atteindre la proie
convoitée. *.-''
Celui qui ne s'efforce pas à la contemplation sincère
de l'idée en sera fatalement la proie, car, défigurée et
38 L'ART DE PENSER

présentée sous des couleurs irréelles, elle deviendra


pour lui la cause d'erreurs très préjudiciables,
On objectera peut-être que celui qui sait engendrer
sa propre pensée, au lieu de subir le rayonnement de
celle d'autrui, échappera à ces aberrations.
Mais les gens de génie seuls sont les créateurs de leur
pensée et ils constituent une exception si notable qu'il
est bon de s'exercer à l'étude approfondie de celles qui
nous sont suggérées par de plus expérimentés et de
plus érudits.
Il n'est, du reste, pas nécessaire que la pensée soit
entièrement neuve dès son origine pour devenir une
idée personnelle et rare.
C'est à la suite d'une contemplation sincère que l'on
parvient le plus souvent à se l'approprier, en la vêtis-
sant selon sa propre convenance et en l'ornant aussi
magnifiquement qu'il est possible de le faire, sans altérer
la grâce de sa forme première.
A défaut de génie, chacun possède — ou devrait
posséder — une individualité lui permettant de greffer
sur l'idée inspirée un élément nouveau qui, sans la déna-
turer, ajouterait quelque chose à sa puissance.
Entendons-nous : il ne s'agit pas d'imiter les enfants
du kiosque et d'altérer la pensée première; l'opération
dont nous parlons consiste au contraire à étudier l'idée
et à la connaître d'abord sous toutes ses formes, dans
toute son étendue, dans tous ses détails et dans tout son
ensemble.
Ceci fait et lorsqu'on a le droit de se croire tout près
de la vérité, on songera seulement à l'adopter.
Une grande subtilité d'esprit est alors nécessaire et
CONTEMPLATION DE L'IDÉE 30

un parfait détachement du sentiment d'assimilation ne


le sera pas moins.
C'est seulement lorsque la pensée principale sera
ainsi préparée, c'est seulement lorsqu'après un mûr
examen on aura su se l'approprier en la rendant sienne,
qu'il sera bon de la laisser se développer au contact des
autres.
A partir du moment où l'idée contemplée, étudiée,
analysée sera passée de l'état de pensée suggérée à l'état
de pensée individuelle, elle deviendra un centre autour
duquel viendront se grouper les pensées corollaires,
appelées à la renforcer.
On pourrait comparer la pensée dominante à un astre
autour duquel viennent se ranger de nombreux satel-
lites.
L'idée se dresse ainsi, prédominante, au milieu d'idées
similaires, qui toutes concordent à la fortifier et à la
développer en la généralisant, amenant ainsi la produc-
tion d'idées dépendantes qui toutes sont formées d'elle
et n'ont d'autre vie propre que celle qui leur vient de
l'idée mère.
Nous venons de nommer les pensées qui concourent à
former l'ensemble de l'idée.
Il est bon maintenant dé les étudier séparément, afin
de bien définir les qualités et le rôle de chacune.
Les pensées similaires sont les impressions qui se
rapportent à la pensée principale et dont l'apparition
accélère la production de l'idée en la renforçant et en la
précisant.
Admettons, par exemple, que la pensée principale se
présente sous la forme d'un arôme,
Il s'agira d'abord d'étudier l'idée en nous servant de
4o L'ART DE PENSER

la mémoire pour nous remémorer à quelle sorte de par-


fum, végétal ou organique, il peut appartenir.
On procédera par élimination; s'il est impossible d'en
déterminer immédiatement la nature et en écartant ceux
qui ne peuvent absolument pas appartenir à l'ordre de
celui qu'on recherche, on parviendra à le classer cer-
tainement.
Il s'agira ensuite d'éveiller les idées similaires, en se
remémorant les odeurs qui sont susceptibles d'entrer
dans sa composition ou en étudiant la complexité de
celle-ci.
Enfin les pensées dépendantes feront leur apparition
et on songera aussi bien à la fleur ou à l'animal pro-
ducteur de l'arôme qu'à la façon dont on le recueille et
l'usage que l'on peut en tirer.
On remarquera que, pendant cette opération, l'idée
ne s'est point un instant écartée du sujet contemplé
et que, s'il a été donné de l'examiner depuis ses origines
jusqu'à son utilisation, aucune pensée qui ne se rap-
portât à lui n'a surgi dans le cerveau du contemplateur.
Lorsque la pensée, au lieu de s'arrêter sur un objet
matériel, est formée par la représentation d'un sujet
mental, elle suit la m*me marche, en y apportant seule-
ment quelques complications, que l'on pourrait nommer
les phases de la contemplation.
.
Supposons que la pensée émise, celle que l'on juge
assez importante pour être considérée, soit l'idée de la
glôire.f ;

Elle se présenterad'abord assez confusément, et si l'on
devait reproduire par des images positives la percep-
tion première, l'impression, toute fugace du reste,
CONTEMPLATION DE L'IDÉE AI

pourrait être ainsi décrite : un grand rayonnement,


accompagné de sonorités éclatantes.
Puis la reproduction mentale se précisera : on son-
gera que toute idée renferme trois connaissances prin-
cipales :
L'essence,
La substance,
La forme.
L'essence sera évoquée par ce qui constitue la nature
de la gloire, c'est-à-dire les vertus, militaires ou civir
ques, pratiquées par ceux qui ont su la conquérir,
La substance se présentera sous l'aspect d'un renom
spécial mérité par ces mêmes vertus, Or ce renom fut
acquis par des êtres qui se sont distingués des autres
hommes par la perfection de leurs actes, et ceci amè-
nera dans l'esprit la production de l'idée de la forme. \
Voici donc l'idée principale au complet ; c'est sous ces
différentes formules qu'elle prédominera et régira toutes
les autres.
Elle naît à l'état de perception confuse, se dégageant
cependant des autres par un rayonnement inhérent à sa
nature; elle se précise en évoquant la première formulé
de l'idée, qui est l'essence; puis elle se fixe définitive-
ment, en suscitant la représentation de la substance et
de la forme.
Le tour viendra ensuite des pensées similaires, se rap-
portant à certains personnages, dont la gloire fut plus
ou moins éclatante, ainsi qu'à d'autres qui méritèrent
d'attirer les louanges de leurs contemporains. ^

Les pensées similaires pourront concerner encore cer-


tains hommes qui furent méconnus et restèrent obscurs^
4a L'ART DE PENSER

malgré les titres qu'ils auraient pu revendiquer pour en-


trer dans la gloire.
Mais, sous aucun prétexte, ces souvenirs ne peuvent
être ressuscites dans un but étranger à celui de dégager
de ces réflexions les éléments prépondérants relatifs à
la gloire.
Toute pensée ^'égarant sur des considérations étran-
gères à ce sujet cesserait d'être similaire et il faudrait
la chasser au plus vite.
De ces constatations peuvent naître des conclusions,
basées sur des particularités touchant la vie des hommes
illustres et ce ne serait point déroger à la contempla-
tion de l'idée que de tirer de ces évocations une déduc-
tion, basée sur les circonstances qui ont déterminé les
faits,
Cependant toute observation ne pourra se rapporter
qu'à l'idée principale et, dans aucun cas, ne devra
dégénérer en raisonnements étrangers à l'idée de la
gloire,
Les pensées dépendantes peuvent embrasser un plus
large horizon. Il n'est pas rigoureusement indispen-
sable qu'après avoir pris leur source dans l'idée princi-
pale, elles continuent à suivre le même parcours, Tout
au contraire, elles ne méritent leur nom qu'à cause de
leurs sinuosités.
Cependant elles présentent pour le penseur inexpéri-
menté un écueil sérieux : celui de la dérogation.
Il est donc essentiel à celui qui veut se perfectionner
dans l'art de penser de surveiller étroitement les écarts
de son imagination.
Le procédé le meilleur est d'inscrire très en vue sur
a

une large feuille le mot synthétisant le sujet de la con-


CONTEMPLATION DE L'IDÉE 43

templation ; en ramenant les yeux machinalement sur le


mot, on so remémorera la tâche que l'on s'est fixée et
on se retrouvera rappelé à l'étude de l'idée qu'il s'agit
de contempler.
On se maintiendra ainsi dans les limites sévères d'une
analyse, concernant l'idée unique et on évitera l'en-
chaînement des pensées, qui, par une suite impercep-
tible d'idées, dont la dernière est toujours corollaire
de la précédente, conduit, la plupart du temps, très
loin de l'idée dont on s'est imposé la contemplation.
CHAPITRE V

La coordination.
La discipline et la sélection des Pensées.

Par ce qui précède, il est bien facile de comprendre


que la pensée n'est pas cette faculté involontaire et
désordonnée que tout le monde possède, à un degré plus
ou moins intense, mais une véritable force, qu'une élite
seule détient et qui peut s'accroître et se perfectionner
par la culture.
Une des principales difficultés de l'art de penser, celle
qui se dresse devant les novices et les détourne de la
voie véritable, ce?1*», qui est l'ennemie de l'idée prédomi-
nante, dont nous parlions-dans le chapitre précédent, est
le désordre, provenant du défaut de classement.
Il n'est pas toujours facile de l'éviter, car ceux qui
manquent d'expérience prennent souvent l'anarchie dès
pensées pour une'richesse d'imagination, dont ils se
targuent comme d'un avantage.
Le désordre des pensées affecte aussi la forme d'idées
46 L'ART DE PENSER

dépendantes, après avoir adopté celle d'idées similaires,


si bien que ceux qui ne sont pas versés dans l'art de
cultiver leur pensée s'y laissent prendre et n'aboutissent
ainsi qu'à des résultats stériles,
La coordination est donc une des études essentielles
dont le but est de préparer à la connaissance des lois
d'une pensée fortifiante et efficace.
Ceux qui ne la pratiquent pas sont semblables à des
amateurs de livres qui entasseraient chez eux tous les
volumes qu'ils achètent et les poseraient dans les rayons
qui leur sont destinés, sans souci de les cataloguer, ni
de les grouper par lettres alphabétiques, par sentiments
ou par tout autre moyen, permettant de les retrouver
facilement.
Cet amoncellement de documents se trouverait, la
plupart du temps, inutile, car la difficulté de rencontrer
celui que l'on désire découragerait très vite d'une
recherche que l'on pressentirait difficile et infructueuse.
Si, malgré tout, on persévérait dans cette tâche, on
finirait certainement par découvrir le volume souhaité,
mais on s'apercevrait alors qu'on a perdu un temps
précieux et, trop souvent, il faudrait convenir que l'op-
portunité de la documentation enfin trouvée ne s'impose
plus.
Le cerveau du penseur doit ressembler à une biblio-
thèque bien tenue, dans laquelle tous les livres sont
rangés dans un tel ordre qu'il suffit de faire un geste
pour atteindre immédiatement celui que l'on désire con-
sulter, \
Le moyen le plus certain pour parvenir à ce résultat
,
est de cultiver la coordination, qui comprend en même
temps la discipline et la sélection.
LA COORDINATION 4?
Grâce à cette science, les pensées dûment classées se
présenteront dès le premier appel et les efforts de
mémoire pour susciter les perceptions anciennes seront
délivrés des tâtonnements qui les rendent si pénibles et
si souvent infructueux.
La coordination se pratique de plusieurs façons,
Parmi les principales, nous citerons :
Le groupement par sentiments ou par sensations ;
L'ordre de perception ;
L'ordre d'analogie et de relativité ;
La paralléité de la pensée et de l'acte.
Le groupement des pensées est une incursion et un
choix dans la masse des pensées déjà formulées, reje-
tées, reprises, dont quelques-unes sommeillent, intactes,
dans un coin du cerveau, prêtes à ressusciter au pre-
mier signe, tandis que d'autres, trop souvent sollicitées,
ne se lèvent plus qu'avec nonchalance et, ainsi que les
choses qui nous sont devenues trop familières, perdent
à nos yeux le relief qui nous avait frappé dans leur
nouveauté.
Nous ne parlerons pas ici de la pensée organique, qui
se produit presque machinalement.
Nous voulons surtout désigner cette faculté produite
par l'accumulation de la puissance mentale, dont la
première apparition est toujours l'embryon d'un acte.
Certaines pensées possèdent une puissance organisa-
trice indéniable.
D'autres incitent au courage et à l'énergie.
Il en est qui, mal dirigées, aboutissent à la défiance
et à la haine.
Dans une disposition d'esprit contraire, certaines
pensées incitent à l'indulgence et à la bonté.
48 L'ART DE PENSER

Nous avons vu, dans le précédent chapitre, que la


pensée dominante pouvait être comparée à un astre et
les pensées corollaires aux satellites de cet astre,
C'est un premier principe de groupement.
Il sera donc bon, en éveillant la pensée dominante, de
susciter aussi celles qui la complètent, ainsi que celles
qui lui font cortège et de se les assimiler assez com-
plètement pour être certain, dans l'avenir, de les voir
toutes accourir à la suite de l'idée dominante» lorsqu'il
nous plaira de l'évoquer,
En même temps, nous nous plairons à élargir le
champ des idées qui s'y rattachent, afin d'amplifier
autant que possible les limites des méditations capables
de nous faire parvenir au degré le plus parfait de la
connaissance,
Mais ces acquisitions ne pourront se faire qu'autant
que nous aurons pris soin d'éviter les pensées déroga-
toires,
A mesure que s'accroît le bagage intellectuel, les
points de contact deviennent de plus en plus nombreux
et les idées dépendantes se multiplient.
Il devient alors de plus en plus difficile de les disci-
pliner et la plus sévère coordination s'impose, si l'on
ne veut point se trouver entraîné malgré soi hors du
sujet que l'on désire approfondir.
L'établissement de l'ordre de perception est parfois
assez difficile à obtenir, et il demande une minutieuse
attention. t
Cette étude consiste en une opération évoquant lès
pensées émises, dans l'ordre où elles se sont présentées.
On perçoit sans peine l'importance de ce rappel chro-
nologique, qui permet de remonter à la genèse de la
LA COORDINATION 4$

pensée initiale, en parcourant toutes les phases de sa


transformation*
On peut ainsi comparer l'idée éclose et, le cas échéant,
l'acte qu'elle a engendré, avec la perception primitive,
de laquelle il est découlé.
De cette reconstitution naît une série de leçons, for-
mant la base de l'expérience, qui permet d'établir un
parallèle entre les pensées présentes et celles de jadis,
en suivant l'ordre dans lequel elles se sont présentées et
celui dans lequel s'enchaînent celles d'aujourd'hui.
Il sera encore facile, en se rappelant l'ordre des per-
ceptions, de déterminer les pensées étrangères qui sont
venues se glisser à la suite de l'idée dominante, et cet
exemple sera un excellent préservateur pour l'avenir,
car il est rare qu'un tel ordre de pensées ne vienne
point pervertir celui de l'enchaînement normal.
A tous ces points de vue, le rétablissement de l'ordre
des perceptions est donc une condition essentielle de la
coordination.
L'ordre d'analogie et de relativité n'est pas moins
important à étudier.
Il est des vérités qui ne peuvent s'appliquer indistinc-
tement à tous et qu'il est impossible de qualifier du
môme nom, suivant qu'elles s'adressent à des objets
différents.
On dira, par exemple, qu'un homme de vingt ans est
jeune, tandis qu'un cheval ou un chien de cet âge sera
regardé comme un être touchant aux dernières limites
de la vieillesse, '
Un chêne de deux mètres sera Un petit arbre; un
homme de deux mètres sera un géant.
50v L'ART DE PENSER

Chaque contrée a une morale différente, et ce qui est


le bien dans celle-ci sera méprisé dans l'autre.
Les sentiments qui devraient sembler les plus immua-
bles n'échappent pas à cette règle, et nous nous voyons
tous les jours priser des vertus et glorifier des élans
que nous décrions lorsqu'ils s'adressent à d'autres qu'à
nous.
Nous admettons que les habitants des pays que nous
ayons annexés nous soient dévoués, et nous les approu-
vons d'avoir oublié leur mère patrie en faveur de la
nouvelle que nous lui avons imposée.
Cependant nous traitons de félons ceux de nos anciens
compatriotes qui ont fait leur soumission à la puissance
qui a conquis et annexé leur pays.
Nous nous réjouissons de voir quelqu'un embrasser
la religion que nous pratiquons et nous le déclarons
touché de la grâce.
Pourtant si l'un de nos coreligionnaires quitte le culte
qu'il a pratiqué jusque-là pour en embrasser un autre,
nous le méprisons et le traitons de renégat.
L'analogie ne joue pas un rôle moins considérable
dans la science de la coordination.
C'est une opération de l'esprit qui permet de rattacher
la pensée présente à une série de pensées semblables)
dont le. rapprochement est de nature à éveiller une pen-
sée nouvelle ou à fournir un champ d'observation plus
vaste.
Ce rapport de simultanéité éveille en nous la faculté
de* retrouver l'émotion précédente en évoquant une pen-
sée qui) pour les non-initiés, passerait pour totalement
dissemblable) mais qui) au contraire) pour celui qui sait
éveiller les rappels analogiques, fournit un large sujet
LA COORDINATION 5l
de méditation où se retrouvent tous les caractères géné-
raux de l'idée principale.
Mais là encore, et plus particulièrement peut-être) se
rencontre l'écueil du vagabondage des idées.
Il est plus difficile d'enserrer les pensées dans le
cercle étroit de la contemplation lorsque l'analogie
vient prêter son concours à la naissance dont la con-
nexité n'existe que sur un seul point.
De là à la formation de la chaîne de transmission, à
l'extrémité de laquelle se dressent les pensées déroga-
toires, il n'y a qu'une limité, si ténue qu'il est néces-
saire de faire appel à l'énergie pour se maintenir dans
les bornes de la pensée analogique, sans se laisser
entraîner dans le domaine de la fantaisie.
Pour le penseur exercé, la coordination, dans l'exer-
cice des rappels analogiques, côtoiera de très près
l'abstraction, puisqu'il s'agira de ne voir dans cette
simultanéité d'impressions que les éléments prépondé-
rants de ce tout qu'est l'idée principale qui, de toutes
ces études et de toutes ces analyses, surgira agrandie,
épurée et dominatrice»
La paralléité de la pensée et de l'acte, qui semble
cependant une notion toute naturelle) ne s'obtient pas
aussi couramment qu'on pourrait le penser.
11 est rare qu'un penseur mal exercé n'ait point à

lutter contre l'investiture de pensées étrangères à l'acte


qu'il accomplit.
Lors même que l'action effectuée serait purement
mécanique, il est indispensable d'y apporter son atten-
tion entière et de s'appliquer à faire converger toutes
ses pensées sur le geste que l'on produit*
Si l'on ne tient pas compte de ce principe) la besogne
5a L'ART DE PENSER

entreprise s'en ressentira et la pensée également, car


l'une comme l'autre sera forcément de qualité inférieure.
Il est, en outre, nécessaire, pour obtenir la sélection,
de.
laisser de temps en temps reposer le cerveau. Or,
comme celui de l'homme est ainsi fait qu'il ne peut res-
ter vide d'impressions, on lui donnera un aliment suf-
fisant en lui attribuant la surveillance du mouvement
produit mécaniquement et ce labeur léger lui sera un
repos certain.
Ce serait le cas de faire intervenir l'antique comparai-
son de l'arc toujours bandé, qui finit par se relâcher ou
se rompre si, de temps en temps, on ne détend pas la
corde qui le maintient.
L'esprit no peut pas toujours rester tendu vers des
pensées abstraites ; il ne peut, sans risquer de se
rompre, demeurer toujours prêt à lancer comme des
flèches des idées destinées à atteindre rapidement et
sûrement le but; comme l'arc, s'il reste trop longtemps
bandé il se brise, à moins que le lien qui le courbe ne
se relâche tellement que la projection des pensées se
résolve par l'émission d'idées sans vigueur et sans
portée*
C'est une erreur trop répandue que de croire qu'il est
possible d'accomplir un acte quelconque) si machinal
soit-il, en pensant à autre chose.
Il est) du reste, facile de s'en convaincre en se remé-
morant certains incidents qui) quotidiennement) vien-
nent nous rappeler la vérité de ce principe.
Afqui n'est-il point arrivé de se trouver transporté
par la volonté dans une chambre) devant un meuble de
cette chambre, sans pouvoir se rappeler pourquoi on y
est venu?
LA COORDINATION 53

La raison de cette absence de mémoire n'est autre


que la dualité des pensées qui, au geste machinal delà
marche vers la chambre, a adjoint une pensée étrangère
à cet acte.
Ils'est donc produit un courant qui pourrait se
décomposer ainsi :
Émission d'une pensée dirigeante correspondant à
une perception, indiquant la nécessité de se procurer
une chose située dans la chambre et dans un certain
meuble de cette chambre.
Substitution de la pensée dirigeante par la pensée
organique, c'est-à-dire celle qui provoque le mouvement
de la marche*
Émissions de pensées étrangères à celle qui fait
l'objet du déplacement ; en sorte que la pensée orga-
nique conduit machinalement les pas vers l'endroit où
ils doivent aboutir, alors que la pensée dirigeante a
disparu, étouffée sous la montée des pensées parasites*
Un fait de même nature se produit souvent pour les
gens chez lesquels une longue habitude a mué un geste
quotidien en un acte relevant de la pensée organique.
Par exemple, on voit des employés habitués à prendre,
pendant de longues années, le chemin conduisant à
leur bureau se trouver devant la porte de leur admi-
nistration, alors qu'ils étaient sortis pour un tout autre
motif.
Des gens qui pendant longtemps ont habité la même
maison, en reprennent parfois machinalement le che-
min, alors que leur nouveau logis est situé dans une
tout autre direction.
Pour ces derniers) comme pour les autres) se produit
le phénomène que nous avons décrit tout à l'heure :
54 L'ART DE PENSER

sous l'influence d'idées étrangères, la pensée organique


se substitue à la pensée dirigeante et les ramène au
point où elle les a si souvent conduits.
La pensée organique est presque toujours parabo-
lique, en ce sens qu'elle va, généralement sans étape,
de la perception au but, en passant au-dessus de toutes
les pensées contingentes*
C'est pourquoi nous voyons, dans les cas que nous
venons de citer, l'acte matériel habituel se substituer à
celui que l'on voulait effectuer, sans se soucier des rai-
sons qui s'opposent à son accomplissement.
Ces exemples si fréquents sont des arguments irréfu-
tables plaidant en faveur de la coordination et de la dis-
cipline des pensées, car ils nous prouvent que l'acte le
plus simple, celui qui n'appartient qu'au geslc méca-
nique, ne peut s'accomplir sans porter un préjudice cer-
tain à sa perfection, si l'on pense à autre chose.
C'est une erreur dans laquelle trop de gens tombent
volontiers. Ils disent : « Ceci est un travail machinal
que l'on fait en pensant à autre chose. »
Eh bien, non On ne fait pas bien une chose en pen-
1

sant à une autre, car toute pensée représente un labeur


et si l'on veut les mener tous deux de front on n'obtient
que des résultats imparfaits, aussi bien au point de vue
de la pensée qu'au point de vue du travail*
En réfléchissant un peu, il sera facile de s'en con-
vaincre» Avant d'effectuer un acte, quel qu'il soit> on
projette une pensée représentant le dessein de l'accom-
plir.
La pensée est une force. Or, étant donné qu'on se
laisse entraîner à penser à un sujet différent) cette
LA COORDINATION 55

force se trouve divisée par suite de la projection simul-


tanée qui, au lieu de la concentrer sur un seul point, la
dirige de deux côtés différents.
Si humble, si familier que soit l'acte produit, la pensée
qui l'accompagne ne doit jamais être étrangère à l'action
et tendre vers le développement et l'amélioration du
geste accompli, en vue de se rapprocher le plus possible
de la perfection. Sinon on n'obtiendra qu'un travail de
qualité moindre et des pensées mal disciplinées.
Peut-on supposer qu'une fillette sautant à la corde
ferait autant de tours et qu'elle arriverait aussi facile-
ment à se perfectionner dans cet exercice que sa com-
pagne, qui saurait contraindre sa pensée à ne s'occuper
que de la perfection de son acte?
11 est bon d'ajouter que le délassement recherché dans

la pratique d'un exercice corporel se produit d'autant


plus aisément que la pensée participe à tous les mou-
vements qui en dépendent.
Dans le cas contraire) la fatigue survient d'autant plus
vite que le cerveau, surmené par cette double occupation)
ne règle plus les gestes de façon à contenir la déperdi-
tion des forces.
De plus, la pensée, mal disciplinée par un cerveau
occupé à la projeter dans plusieurs directions, ne tarde
pas à se livrera un vagabondage d'autant plus préjudi-
ciable que les déformations mal contrôlées ne tardent
pas à devenir assez familières pour que leur aspect véri-
table se travestisse lentement) faussant ainsi lés images
représentatives et interdisant la réalité des représenta-
tions coutumières.
11 est) du reste) facile de contrôler toutes ces observa*
66 <4 L'ART DE PENSER

tions, si l'on veut bien étudier dans ce sens l'attitude


d'un auditoire en se rendant compte du degré de com-
préhension de chacun.
Les orateurs de carrière et les professeurs ne s'y
méprennent pas. Ceux qui saisissent le mieux et emma-
gasinent plus sûrement les impressions reçues sont
ceux qui suivent des yeux le mouvement des lèvres et
s'immobilisent dans un parfait désir d'assimilation.
Quant à ceux qui fixent leur regard dans une direction
différente, jouent du bout des doigts avec un objet
qu'ils font tourner machinalement, laissent errer leurs
yeux sur les autres assistants ou s'occupent d'un tra-
vail quelconque, taillent leurs crayons, rangent leurs
papiers, se polissent les ongles, dessinent distraitement
des figures ou des lignes, suivent du bout du doigt les
sinuosités du pupitre ou de la table posée devant eux,
il est rare que le discours leur ait été profitable et, s'ils
sont de bonne foi, ils avoueront qu'à plusieurs reprises
leurs pensées se sont trouvées éloignées du sujet dont on
les entretenait.
Il ne suffit pas d'écouter : il est indispensable de cher-
cher à comprendre, et le moyen le plus sûr de mettre
son esprit en coordination avec les faits cités est d'y
consacrer tout l'effort de sa pensée, afin d'établir la
nature des rapports qui les régissent*
Enfin il n'est pas moins essentiel d'endiguer le flot
dés pensées, dont l'abondance amènerait une diminu-
tion de la qualité.
fCclui qui veut cultiver l'art de penser ne se contentera
pas d'émettre des idées plus ou moins vagues et plus ou
moins opportunes ; en les coordonnant, 11 s'efforcera de
rejeter celles qui lui semblent pernicieuses ou simple-
LA COORDINATION 67

ment inutiles, pour s'attacher à choisir celles qui peuvent


devenir profitables.
Et, reprenant la comparaison dont nous nous sommes
servi au commencement, nous dirons qu'il ne doit pas
se comporter comme un simple bibliothécaire, dont la
fonction est d'étiqueter les livres confiés à sa garde,
dans l'ordre qui lui. semble, le plus parfait; mais il
;

agira comme un bibliophile fervent, qui, dans l'organi-


sation du classement, se préoccuperait surtout de mettre
en belle place et bien à la portée les volumes les plus
précieux, ceux que l'on aime à retrouver facilement)
pour les relire à loisir, laissant dans l'ombre ceux de
moindre importance et reléguant les autres dans un
grenier dont ils ne sortiront jamais, si ce n'est pour
aller parer l'étalage d'un bouquiniste, peu soucieux de
la sélection dans l'offre de sa marchandise.
CHAPITRE VI

La Pensée créatrice de volonté.


La Volonté génératrice de la Pensée*

On a cru longtemps que la volonté était une cause, et


de nombreux écrivains la désignent ainsi ; cependant
les études plus approfondies, plus nombreuses et plus
documentées sur les questions de culture mentale nous
font connaître qu'elle est surtout le résultat de toutes
les activités psychiques qui nous sont départies*
La volonté est un état dans lequel on arrive par une
succession de pensées, tendant toutes à la contemplation
de l'idée qui représente le but à atteindre.
C'est par la puissance de la pensée, par la vertu de la
contemplation, par celles de la coordination et de la dis-
cipline que nous parviendrons seulement à posséder
celte force qui nous permet de nous élever au-dessus
du tumulte des impressions, en réprimant le vagabon-
dage des pensées et en amenant la parfaite cohésion des
perceptions*
Go L'ART DE PENSER

La cohésion est une opération mentale consistant à


grouper les pensées, de façon à ce qu'aucune lacune ne
se produise dans l'ordre des reconstitutions.
On sait que le mot cohésion s'applique aux surfaces
dont toulcs les extrémités se touchent, sans laisser le
moindre intervalle entre leurs points de jonction.
Depuis longtemps le langage familier a appliqué cette
image à la pensée et l'on entend souvent dire :
« Ce serait une belle intelligence, mais elle a des
trous. »
Personne ne se trompe en écoutant ce langage et tout
le monde comprend que l'intelligence vantée est incom-
plète et pèche de certains côtés par une faiblesse si évi-
dente qu'on emploie pour l'évoquer l'image du néant.
La cohésion des pensées est donc un puissant généra-
teur de volonté, puisqu'elle provoque l'intervention d'un
contrôle constant, où la volonté joUe le rôle de l'officier
que Philippe de Macédoine, père d'Alexandre le Grand,
avait établi auprès de lui, pour lui rappeler son devoir
s'il tentait d'y manquer.
L'emploi de ce censeur consistait en une surveillance
concernant les actes du souverain et en une obligation
de l'avertir dès que la passion l'entraînait hors des
limites de la vertu et de la générosité*
Chez les penseurs convaincus) ce mentor prend le
nom de volonté ; c'est par elle seule que l'on peut obte-
nir le maintien de l'idée prédominante qui l'a créée>
aussi bien que l'antique roi de Macédoine avait tiré
l'officier de son obscurité pour l'admettre à la dignité
de conscience.
C'est cette même volonté qui, produite par la pensée
LA PENSÉE CRÉATRICE DE LA VOLONTÉ 6l
et appuyée par elle, dispersera les suggestions étran-
gères; c'est elle qui assagira les élans, réprimera les
impulsivités et, d'un seul effort, dissipera l'essaim impor-
tun des pensées dérogatoires, dont le bourdonnement
vient altérer le rythme de l'idée dominante. .-'->
C'est elle encore qui assurera le triomphe de la pensée
initiale, lorsque celle-ci, enrichie de toutes les autres
pensées qu'elle a suscitées, s'élève radieuse, au milieu
du cortège des pensées corollaires et des idées dépen-
dantes.
La persistance d'une pensée, créatrice de volonté,
peut seule nous permettre d'échapper aux forces dû
dehors.
Nous avons déjà vu que celles-ci tendent toujours à
solliciter l'idée principale vers une évasion, que l'on
croit d'abord temporaire et qui devient parfois défini-
tive.
La projection de pensées coordonnées et méthodiques
peut seule créer une atmosphère propre à la culture des
idées, dont la survenue est due à la raison et non àU;
hasard d'une perception non motivée.
Il y a des idées simples, ne comportant que très peu
de développements) et, par cela môme, éveillant peu
d'autres pensées semblables. Elles sont pareilles à ces
belles plantes, qui s'élèvent droites avec des feuilles
prenant naissance sur la tige et ne dépendant qùè
d'elle. Il est impossible de songer à les en séparer ; pour
les cueillir il faut la couper tout entière,
D'autres, au contraire.; dérobent leur tronc sous une
quantité de rameaux, dont chacun semble être doué
d'une vie propre et il la possède en effet, tout au moins
d'une façoii éphémère) puisque la branche fleurie) delà-
"6a"r L'ART DE PENSER
;

chéè du tronc, peut encore vivre quelques jours, en


donnant l'illusion de se suffire à elle-même.
Il en est de semblables à ces menues fleurs dés
champs qui, prises séparément, n'attirent point le regard
et cependant composent des bouquets très recherchés.
Mais, de même qu'il est possible de distraire de la
masse un certain nombre de fleurs sans nuire à l'har-
monie de la gerbe) les fragiles pensées dont nous par-
lons peuvent être soustraites en partie de la foule de
celles qui leur sont pareilles, sans que la base du raison-
nement s'en trouve affaiblie, et prises séparément, elles
ont encore une minime valeur.
Mais pour assembler ces pensées, pour les relier, les
mettre en valeur, aussi bien que pour faire prospérer
celles que, plus importantes, nous avons comparées à
un arbre vigoureux ou à une tige unique, une surveil-
lance rigoureuse est nécessaire, en même temps qu'une
préoccupation constante d'harmonie et d'unification.
La faculté de composer, de combiner et de faire fruc-
;
tifier les pensées est une préparation magnifique au
développement de la volonté.
Le souci constant de cohésion, celui de classification
et d'unité dans la direction sont des forces qui nous
incitent à vouloir sans cesse et à renouveler sous une
forme purifiée le désir primitif déjà réalisé*
La pensée seule peut donner la faculté de concentrer
la volonté et l'empêcher de se manifester en sens divers,
selon les tendances du moment et le hasard des impres-
sions.
L'indolence de l'attitude n'est que trop souvent le
résultat du gaspillage des pensées.
Toute force divisée finit par perdre son nom. Un
LA PENSÉE CRÉATRICE DE LA VOLONTÉ 63
.

fleuve impétueux, s'il est réparti dans des centaines de


canaux, ne laissera plus couler qu'une eau rare, facile-
ment tarissable, et de puissant et redoutable qu'il était,
il se décomposera en cent ruisselels, dont un ouvrage
d'enfant pourrait détourner le cours.
La multiplication vainc de la pensée produit les
mêmes effets.
Autant une idée prédominante, bien cultivée et soi-
gneusement élaguée de toute pensée parasite, peut déve-
lopper de forces voliques, autant elle représente de fai-
blesses lorsqu'elle se divise en mille ramifications, dont
la plupart, en s'éloignant, se diluent à tel point qu'il
faut faire un effort considérable d'imagination pour les
rattacher à l'idée initiale*
Dans cet état la volonté s'éparpille inutilement et
finit par devenir nulle, car aucun de ses efforts n'est
récompensé.
Une seule résolution s'imposerait : retrouver, au
milieu de ce chaos inextricable, la pensée d'origine,
remonter à sa source et la laisser se développer en la
maintenant, par une volonté ferme, dans les limites
étroites de la cohésion et de la coordination.
Bien loin de la laisser s'épandre en suggestions déro-
gatoires et de souffrir qu'elle dévie en s'affaiblissant, on
devrait, au contraire, solliciter la venue des pensées
Convergentes. Ainsi que les torrents se jetant dans un
fleuve concourent à en augmenter la rapidité et u
volume, ces pensées viendraient renforcer l'idée prédo-
minante de tout le contingent des idées corollaires, dont
la nouveauté lui apporterait une vitalité nouvelle et un
accroissement certain.
La pensée doit encore s'étayer sur la volonté qu'elle à
64 L'ART DE PENSER

créée pour détourner le cours des suggestions infé-


rieures. A moins de nécessité certaine, il est mauvais de
contempler une id^e dont l'origine et la fin manquent
de noblesse.
Il a déjà été dit au cours de cet ouvrage que la pen-
sée rayonnait autour de celui qui l'émet, comme une
lampe qui diffuserait ses rayons aux alentours de l'en-
droit d'où jaillit sa lumière; les pensées médiocres et la
bassesse du sujet ne peuvent donc engendrer que des
idées d'un ordre peu relevé, dont le rayonnement nous
atteint, aussi bien que celui de nos pensées a pénétré
ceux qui nous approchent.
Le soin de tout penseur portera donc sur la nécessité
d'écarter les pensées viles, celles qu'on rougirait d'avouer
ou que l'on n'aimerait pas à proclamer.
Les pensées banales sont encore évitées, car elles ne
peuvent conduire qu'à la médiocrité des résolutions et
au découragement qui suit les insuccès.
Pour arriver au but que nous nous proposons, il est
essentiel de traiter la pensée comme une matière et la
volonté comme un instrument.
11 est incontestable
que Praxitèle lui-même n'aurait
pu faire une statue parfaite s'il s'était servi d'un marbre
parsemé de taches, de veines nombreuses et déplaisantes
à l'oeil.
Avant de tailler sa statue, le sculpteur a soin de
choisir une matière qui lui semble d'une qualité, sinon
irréprochable, tout au moins aussi parfaite qu'il lui est
'possible de se la procurer. C'est seulement lorsqu'il aura
rencontré le bloc qui lui convient qu'il entreprendra de
le transformer.
Pour ce faire, il choisira parmi les instruments dont
LA PENSÉE CRÉATRICE DE LA VOLONTÉ
$>

il compte se servir ceux qui lui semblent le plus per-


fectionnés; et là encore apparaît la nécessité de la sélec-
tion, car il est à peine besoin d'assurer qu'avec des
outils de premier choix on a plus de chances de pro-
duire un chef-d'oeuvre qu'avec des outils grossiers et
irréguliers.
Le penseur doit s'inspirer de cet exemple lorsqu'il
choisit l'objet de sa contemplation.
Si la pensée sur laquelle il s'arrête appartient à un
ordre médiocre, il lui sera impossible de songer à pro-
duire des actes d'une qualité rare.
Mais si, ayant été inspiré par une pensée supérieure,
il se sert de moyens grossiers pour la travailler, il n'ob-
tiendra jamais une forme parfaite et fera de la vulgarité
avec de la beauté*
Par le mot pensée supérieure, nous n'entendons point
insinuer que la pensée doive se restreindre à la recherche
d'un idéal d'essence transcendante.
Toutes les idées, aussi bien les plus simples que les
plus fières, sont dignes de retenir l'attention, et pour
bien des adeptes de la pensée, l'humilité du sujet est
une étude d'autant plus précieuse, qu'elle lui permet dé
contempler l'idée sans se laisser éblouir par sa magni-
ficence.
La noblesse de la pensée ne réside point dans son
lyrisme, mais dans l'idéal qu'elle comporte. Si celui-ci
est bas et vil, si imposante que paraisse l'idée, elle est
dédaignable et sera forcément improductive) quant à
ce qui concerne la portée inférieure des réalisations.
11 s'agit donc de délaisser volontairement toutes les

suggestions mentales entachées de vulgarité, pour ne


s'attacher qu'à celles dont la qualité, Si modeste qu'eu
66 L'ART DE PENSER

soit le sujet, comporte une recherche de perfection et


d'utilité morale.
On se servira" ensuite des moyens que nous avons
indiqués déjà, en ayant soin de faire une sélection, imi-
tant ainsi le sculpteur qui choisit do préférence les
outils les plus parfaits.
Or nous savons maintenant que la volonté, engendrée
par la pensée, est le moyen le plus efficace de la main-
tenir dans son intégralité.
La volonté engendre la pensée qui l'engendra d'abord;
elle la vivifie après avoir été créée par elle; elle en est
inséparable, car aucune pensée n'existerait sans la
volonté, mais, en revanche, sans la pensée qui la tire des
limbes de l'indifférence intellectuelle, la volonté ne ver-
rait jamais le jour.
CHAPITRE VII

La Pensée et la Parole.

« La pensée, a dit Platon, est une parole que l'âme se


murmure à elle-même, sans qu'il soit proféré de Son» »
La parole n'est donc que la traduction de ce mur-
mure, puisqu'à la base de toute manifestation verbale
se trouve la pensée qui l'a provoquée*
Il est à peine besoin de dire que sans l'intervention de
la pensée, la parole n'est qu'un vain bruit; cela est tel-
lement formel que le plus beau déploiement d'élo-
quence, s'il s'adresse à des auditeurs dans une langue
qu'ils n'entendent pas, ne leur donnera d*autre impres-
sion que celle d'un bruit.
Pour éveiller l'essaim des images représentatives dans
l'esprit des interlocuteurs, il est donc essentiel que la
pensée de l'orateur soit projetée vers leur cerveau.
Cette opération peut s'effectuer de plusieurs ma-
nières : par la parole) par les signes et par l'image.
68 L'ART DE PENSER

La parole traduit instantanément la pensée et les


signes de l'écriture, ainsi que les reproductions parle
moyen de la peinture ou de la sculpture la perpétuent
à travers les âges.
Ces deux derniers moyens, s'ils sont plus incomplets,
ont l'avantage d'être compris de tous, et la pensée de
l'artiste, si elle est intelligiblement traduite, pénétrera
celle de tous ceux qui la contempleront, sous la forme
qu'il a choisie pour la prolonger.
Il n'en est pas de même de la parole, qui, pour frap-
per les esprits, doit s'adresser à ceux qui sont habitués à
voir tel mot évoquer telle image et peuvent, sans effort
appréciable, les laisser se former dans leur cerveau au
fur et à mesure que la parole les fait surgir.
La parole, ainsi que l'écriture, qui en est la reproduc-
tion, n'ont donc une valeur compréhensive que lors-
qu'elles représentent une pensée dont la forme est déjà
familière.
Cela est si vrai que, si au cours d'une lecture ou d'une
audition, nous rencontrons un mot inconnu, l'assem-
blage des syllabes n'appelle aucune pensée en notre cer-
veau qui, faute de documentation, se trouve impuissant
à la former.
Mais il arrive trop souvent que, même en s'exprimant
dans une langue familière à ses auditeurs, celui qui
parle est imparfaitement compris ; ses paroles n'éveil-
lent que des représentations fugitives, des images
incomplètes, et retombent sans éveiller d'échos dans l'in-
telligence de ceux devant lesquels elles sont prononcées*
Cela, on n'en peut douter, provient de la qualité infé-
rieure des pensées qu'il émet ou du désordre dans le-
quel il les présente.
LA PENSÉE ET LA PAROLE 6g

Nombre d'idées ont besoin.d'être fécondées pour deve-


nir dignes d'être formulées.
Il en est qui présentent si peu de consistance qu'il est
dangereux de vouloir les produire : elles se diluent et Se
muent en un brouillard maussade, qui s'éCend sur l'es-
prit, des assistants et n'a d'autre effet que d'obscurcir
leurs facultés intellectuelles.
Ces pensées doivent être repoussées dès leur appari-
tion, et ceci sera effectué par le penseur exercé, avant
qu'elles n'aient eu le temps de produire en son cerveau
une impression d'autant plus dangereuse qu'elle est
artificielle et ne peut, en aucun cas, se transformer eh
élude fructueuse.
Avant de prendre la parole sur n'importe quel sujet,
grave ou gai, sérieux ou frivole, il est indispensable de
se pénétrer de la substance de son sujet, de la cause qui
en a amené la représentation et du but qu'on se pro-
pose en le développant.
Ces principes s'appliquent aussi bien aux discours
qu'à la causerie ordinaire.
La perception première, en faisant surgir devant nous
la forme du sujet, nous indique sa substance*
Et, à ce propos, il est bon de prévenir l'objection que
les novices ne manquent jamais de faire. Ils disent i
« La représentation du sujet est évidemment
facile,
s'il s'agit d'un objet ou de toute autre chose apparte-
nant au règne animal, végétal, minéral, ou à toute
autre division des corps de la nature, mais comment
est-il possible de se représenter une entité? Sous quelle
figure verrons-nous la bonté, le vice, la charité, etc., etc.*?
On pourrait leur répondre que, depuis longtemps)
les vices et les vertus ont été reproduits par des artistes
70 L'ART DE PENSER

sous la forme de figures symboliques, qui leur sem-


blaient synthétiser l'essence des entités que leur oeuvre
évoquait.
C'est ainsi que la bonté adopte toujours les traits
d'une femme au visage de douceur et au geste accueil-
lant; la charité nous est montrée sous des traits rayon-
nant de pitié, les bras tendus dans un mouvement pro-
tecteur.
Le vice prend les traits d'un être repoussant, la
calomnie affecte la forme d'une vipère, enfin là vanité
éveille l'idée d'un dindon prétentieux et Stupide.
Maintenant il est loisible à chacun — et personne n'y
manque — d'agrémenter ces représentations mentales de
souvenirs personnels et de voir ces'verlus et ces vices
Sous la figure de gens qui en sont authentiquement
pourvus.
Il est donc, comme on le voit, facile de discerner la
substance) l'essence et la forme de l'objet cause de la
perception* Cette opération que nous venons de décrire
longuement est si rapidement effectuée qu'on pourrait la
supposer simultanée.
Il reste ensuite à déterminer la cause de cette percep-
tion; cela est essentiel pour la bonne conduite du dis-
cours, car si cette cause est futile) si elle est le résultat
d'un sentiment peu louable, sa portée s'en trouvera
complètement modifiée.
Le penseur fécond, celui dont le cerveau ne fournit
quo de belles et utiles idées, a vite fait d'écarter une
pensée dont la cause est une frivolité sans intérêt ou
une raison obscure et inavouable.
Il ne dévoue sa puissance d'activité qu'à des su-
LA PENSÉE ET LA PAROLE 7'
jets dont le développement peut amener un bénéfice
moral ou une amélioration matérielle.
Il est encore nécessaire de bien scruter la cause de la
perception d'origine pour bien établir la genèse du sujet
que l'on veut traiter et qui peut adopter différents as-
pects, suivant la façon dont il a été suggéré.
Le dernier point à examiner est le but ou la cause
.
finale, que l'on désigne parfois aussi sous le nom de
cause motrice, car la recherche du but produit le mou-
vement engendré par l'opération mentale qui la déter-
mine.
Ceci représente les trois grands points qui sont les
étapes de toute manifestation verbale.
Comme on le voit, la pensée est le facteur principal,
l'élément primordial de tout discours, soit qu'il affecte
la forme pompeuse, soit qu'il adopte celle du dialogue
familier.
On doit ajouter que dans cette dernière circonstance,
les principes que nous venons d'énoncer doivent être
encore plus rigoureusement observes.
Ceux qui ne s'habituent pas à penser avant dé parler
et s'abstiennent de suivre les trois principales règles
que nous Venons d'indiquer sont les premières victimes
de leur négligence.
Avec les meilleures intentions du monde, ils froissent
leurs amis et Se font craindre de tous, à cause des
bévues qu'ils produisent habituellement.
Il est encore beaucoup de gens qui) malhabiles à dis-
cipliner leurs pensées, les laissent s'égrener comme les
perles d'un collier dont le fil se serait rompu*
Prises séparément) elles peuvent avoir une petite
valeur, mais comme rien ne les relie, l'addition ne se
7* L'ART DE PENSER

fait pas dans l'esprit des auditeurs et ils s'épuisent en


vain à les rattacher à l'idée conductrice, qui seule pour-
rait leur donner une valeur.
L'accumulation des idées est encore un obstacle
sérieux à la clarté du discours. Certains parleurs
entassent des ébauches de pensées, sans se donner le
loisir de les étudier et de les approfondir; ils n'abou-
tissent qu'à la lassitude de l'auditoire, auquel ce rejet
perpétuel d'une image à une autre impose bientôt une
fatigue qui ne se compense par aucun profit intellectuel.
Par des chemins tout différents d'autres arrivent au
résultat en faisant abus de mots sonores, dont l'abon-
dance dissimule mal la pauvreté de la pensée, et l'atten-
tion de ceux qui les écoutent ne tarde pas à s'envoler,
fatiguée de chercher en vain un point d'appui solide où
il lui serait agréable de se reposer.
La richesse verbale peut donner quelques instants
d'illusion, mais elle ne suffira jamais à masquer l'indi-
gence de la pensée.
Cellcci doit, avant tout, être forte, bien fixée et saine;
si elle remplit ces conditions, si l'orateur est suffisam-
ment pénétré de son sujet, il lui sera facile d'imposer sa
conviction.
La pensée qui a une valeur en elle-même sait toujours
inspirer les mots qui la déterminent; il ne faut pas
chercher plus loin pour définir les dons de l'orateur.
On dit très volontiers : « Celui-ci est doué d'élo-
quence x>, ou encore : « Celui-là parle d'une façon déplo-
rable ».
Il serait plus juste de dire : « Celui-ci est un maître
dans l'art de penser » ; ou encore i « Celui-là pense
d'une façon déplorable ».
LA PENSÉE ET LA PAROLE 73

En s'exprimant ainsi, on serait très près de la vérité,


car il n'est pas de profond penseur qui ne soit en même
temps un orateur ou un causeur excellent.
Si la pensée est évocatrice d'images, les images sont
évocatrices de mots ; cela est incontestable et, pensons-
nous, incontesté; de même qu'un visage familier appelle
instantanément dans notre mémoire le nom de celui qui
en est porteur, une pensée bien formée fait surgir le
mot qui la désigne et l'amène sur nos lèvres, à l'excep-
tion de tout autre.
Il est encore à remarquer que l'extrême exactitude
du mot est en rapport direct avec la précision de la
pensée; si le degré de fixité est intense, il se présenté
de lui-môme sans qu'il soit besoin de le solliciter par
un effort cérébral.
Entre dix vocables exprimant à peu près la pensée,
c'est celui dont le caractère est plus affirmatif qui nous
est suggéré, celui qui est do nature à rendre l'évocation
plus proche et la représentation plus nette, confirmant
ainsi la puissance d'observation se dégageant des vers
célèbres :

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,


Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.
CHAPITRE VIII

Pour la méditation ; contre la rêverie.

C'est, dit l'histoire religieuse, pour combattre la


rêverie, qui, comme une insidieuse intruse, se glisse
trop souvent dans les méditations des religieux, que
saint Dominique inventa le chapelet.
Il voulut, par une occupation manuelle, ramener l'es-
prit vers une pensée dominante, en rappelant aux
jeunes novices, par l'intervention d'un mouvement cor-
porel, la nécessité de ne point perdre de vue la prière,
objet de leur méditation.
On peut donc considérer le geste qui consiste dans
l'égrènement du chapelet) non pas comme une façon de
compter chaque Ave par une perle, mais comme un
rappel à l'attention et un préservatif contre l'investiture
des sentiments vagties> dont se composent les ordinaires
rêveries.
Au point de vue du perfectionnement dans l'art de
je L'ART DE PENSER

penser, la rêverie est un agent des plus dangereux. Elle


facilite le caprice des associations d'idées, ouvre tout au
large les portes à la fantaisie, incite les pensées déroga-
toires à se produire et laisse la trame des idées s'ourdir
au gré de la chimère, qui, bien accueillie par les
rêveurs, leur fait de si fréquentes visites qu'ils s'accou-
tument à la subir, en la préférant à sa soeur la médita-
tion.
Montaigne a dit que la rêverie ne songeait pas à meu-
bler l'âme, mais à la forger, voulant dénoncer ainsi la
tendance qu'ont tous les rêveurs à lui laisser adopter la
forme qu'elle veut prendre et qui, du reste, se trouve
toujours en rapport avec leurs Secrets désirs.
C'est un état dans lequel l'attention s'estompe, le libre
arbitre sommeille, l'esprit vagabonde, tandis que les
pensées se heurtent, se bousculent, se chevauchent et
s'entremêlent, dans un chaos qui ne peut qu'être préju-
diciable à la bonne harmonie du jugement.
Le plus grand écueil de la rêverie est de laisser la fan-
taisie élire droit de cité dans les plus sérieuses médita-
tions.
L'absence de discipline supprimant tout contrôle, il
devient difficile à celui qui en est coutumier de distin-
guer ses fantaisies cérébrales de la réalité et il se trouve
bientôt dans l'impossibilité d'établir un classement,
dont le but serait de reléguer le mensonge à son plan,
pour faire triompher la vérité, infiniment moins sédui-
sante, c'est vrai, mais aussi combien moins traîtresse
que les chimères dont il aime à bercer ses divaga-
tions I
Il est si tentant de laisser ses pensées suivre le cours
de ses désirs et la veulerie morale trouve si bien son
POUR LA MÉDITATION ''.'>'':': "ïi'M
compte à l'illusion, alors même qu'elle l'aurait volon-
tairement créée de toutes pièces l
La rêverie est l'ennemie systématique de la connais-
sance et doit être redoutée du penseur à l'égal d'un fléau,
car elle est un débilitant de la volonté. Pour le rêveur
le désir d'accomplissement n'existe guère et, par cette
raison même, l'obligation de penser lui semble moins
essentielle.
Il ne cherche même pas à donner à sa pensée une
direction générale, il rêve sans s'occuper des bifurca-
tions et des incohérences qui ne tardent pas à compro-
mettre l'équilibre des perceptions.
La confusion de la rêverie avec la méditation est une
erreur commune à beaucoup de gens mal avertis.
La méditation est un recueillement, recherché dans le
but de créer dans l'âme des pensées basées sur la préoc-
cupation de la vérité.
C'est un songe nébuleux que l'on fait à l'état de veille,
dans lequel la pensée, n'étant plus régie par la volonté>
s'évade vers des incohérences que l'imagination ratifie,
sans tenir compte des invraisemblances et des lacunes
qui se produisent au cours de ce dévergondage de l'es-
prit,
Le rêveur voit avec complaisance se dérouler sur
l'écran de son cerveau les images les plus extravagantes,
et il aime à provoquer le retour de ces fantasmagories
sans se douter que ces représentations à bâtons rompus
sont la mort de la pensée créatrice et féconde.
Quelles conclusions tirer de cette chevauchée sans
but, sinon des observations erronées et de fausses clar-
tés sur tout ce qui constitue la vérité de la vie ?
78 L'ART DE PENSER

La rêverie, lorsqu'elle porte souvent sur le même


sujet, va rarement sans une dose considérable d'ampli-
fication.
L'exagération s'est produite dès le premier jour, car
l'imagination mal disciplinée se plaît à produire les
images qu'elle désirerait voir participer de la réalité;
mais si le rêveur reprend sa songerie au point où il l'a
laissée, il l'adoptera telle qu'il l'a fermée sans s'aperce-
voir de la part que sa complaisance y a prise.
Il débutera donc par une fausse conception et c'est
sur cette base qu'il établira sa nouvelle songerie qui,
teintée à son tour d'optimisme fervent, parera l'image
de nouveaux atours, plus mensongers encore que les
premiers.
La rêverie est encore funeste à la pensée, en ce
qu'elle accoutume à la passivité, en excluant le raison-
nement et la logique, qui doivent fatalement découler
de toute pensée sagement disciplinée et soigneusement
mûrie.
Dans l'état de rêverie, le cerveau reçoit des percep-
tions sans participer en rien à la formation; il les subit
et ne les provoque pas, comme le fait la méditation qui
circonscrit les limites de son sujet à tout ce qui le
touche, excluant rigoureusement toutes les idées qui lui
sont étrangères ou trop lointaines pour être examinées
avec fruit.
La méditation élargit le champ des investigations,
permet aux mouvements émotifs de se répercuter pro-
fondément en s'efforçant à conserver la sincérité rigou-
reuse des rappels de mémoire.
La méditation n'est pas la contemplation, car elle ne
^circonscrit pas la pensée à l'étude d'un seul objet; elle
POUR LA MÉDITATION 79
l'étend, au contraire, à tout ce qui s'y rattache, en cher-
chant à établir les rapports des faits et en comparant
les événements à ceux qui se déroulent actuellement,
afin d'en recueillir une profitable leçon.
C'est encore l'art de déterminer les causes et de pré-
voir leurs effets.
Pour ceux qui savent l'organiser, la méditation peut
être un véritable bienfait, car elle permet de suivre
l'idée dans toutes ces combinaisons, en remontant
à ses origines et en démêlant les causes de son appa-
rition.
Si ces dernières sont futiles ou fortuites, il est bon de
les analyser, et ceci permettra mieux que toute autre
considération de déterminer la valeur de la pensée
qu'elles ont engendrée ; il serait injuste d'assimiler
l'idée à l'humilité de la cause dont elle est née; l'his-
toire est riche de faits prouvant que de causes plus que
modestes, en apparence, sont nées des idées qui ont
révolutionné le monde.
L'idée de la force que pouvait être la vapeur ne~
prend-elle pas sa source dans une observation produite
par l'ébullition de l'eau contenue dans une simple mar-
mite?
On est cependant fondé à croire que de longues médi-
tations ont dû précéder l'application de cette découverte,
et c'est seulement en remontant à la cause du phéno-
mène constaté qu'il a été donné de prévoir ses effets
possibles, lorsque la force reconnue serait canalisée au
profit de la locomotion, dont l'installation définitive
devait changer la face des habitudes mondiales.
La méditation, bien comprise, doit surtout cohtri-
80 L'ART DE PENSER

bucr à éveiller les sentiments favorables, tout en accueil-


lant les idées qui sont de nature à les combattre.
C'est seulement en faisant une large part à la contro-
verse que le penseur trouvera dans la méditation les
éléments de discernement qu'il y recherche.
Le propre de la méditation est encore de synthétiser
les pensées que l'on a minutieusement analysées dès le
début et de rassembler la multitude des images évo-
quées successivement, en un large tableau, groupant
toutes les représentations admises, en leur accordant à
chacune la place qu'elle devrait occuper dans la réalisa-
tion.
Cependant cette représentation idéale peut être infini-
ment dangereuse pour des penseurs mal exercés, car
elle côtoie la rêverie de très près et laisse la place à
bien des embellissements mensongers.
11 est donc essentiel d'avoir pour soi-même, en com-

posant ce tableau, la sévérité que pratiquent les


peintres sincères. Ils se gardent bien de parer leur sujet
de trop brillantes couleurs, mais ils s'efforcent aussi de
ne point l'assombrir outre mesure. Enfin, tout en ayant
soin de reproduire les beautés qui se présentent à leurs
yeux, ils évitent de les idéaliser et s'efforcent de
les peindre avec leurs défectuosités, sans pourtant
souligner celles-ci, comme ne manquent pas de le
faire certains artistes, qui, dans toute la nature, n'ont
jamais été frappés que par les tares qui leur étaient
dévoilées.
' Il est encore nécessaire à celui qui veut recueillir des
fruits certains de sa méditation de ne point se laisser
aller à la pente ordinaire de son caractère, ce qui enta-
cherait d'erreur les conclusions qu'il édicterait.
POUR LA MÉDITATION 8]
On doit d'avance s'armer contre la poussée des solli-
citations basées sur la pente de l'humeur habituelle.
Certaines gens ne peuvent se résoudre à voir les lai-
deurs ou les impossibilités d'un projet caressé.
D'autres, au contraire, se refusent à croire aux avan-
tages qui y sont attachés.
On dit familièrement des premiers qu'ils voient tout
en rose, et des seconds qu'ils voient tout en noir.
Pour ces deux déformations la méditation est chose
précieuse, car elle enferme ceux qui la pratiquent sin-
cèrement dans des limites qui n'admettent aucune incur-
sion dans le domaine de la fantaisie, que celle-ci soit
riante ou sombre.
L'homme qui sait méditer ne sera jamais un pessi-
miste; jamais il ne se laissera entraîner à la veulerie
spéciale dont il est fait.
Il se préservera aussi d'un optimisme trop prononcé,
car l'habitude de rétablir l'ordre véritable des choses et
de situer chacune d'elles à la place qu'elle doit occuper
lui donnera le sens précis de leur valeur et lui permet-
tra de goûter largement les joies qui découlent de leur
possession, tout en se préservant des tristesses et des
désillusions qu'un examen trop superficiel ne manque
jamais de laisser surgir.
L'habitude de la méditation permet encore d'utiliser
les opérations de la mémoire et de goûter, sous forme
d'expérience, les leçons qu'elle dispense à tous ceux qui
ne se refusent point à les recevoir.
Les gens mal avertis disent volontiers du mal dé la
méditation, qu'ils dénigrent au profit de l'action; cette
erreur est grande, car les faits ont prouvé que lés
8a L'ART DE PENSER

hommes, dont les actes ont une valeur supérieure, ont


tous été des méditatifs avant l'action.
Ceux qui agissent sans avoir pris le temps de pré-
parer leurs actes sont des étourdis et connaissent rare-
ment le succès.
L'activité ne se traduit pas par des gestes sans but ou
des actes qui ne se signalent que par leur fréquence.
Il est impossible de devenir un homme d'action si
on n'a pas prévu la façon dont on doit effectuer ses
actes.
La méditation est une sorte de critique de sa propre
conduite, de ses aspirations et de ses projets ; c'est une
assurance contre la faiblesse de la volonté et c'est un
bouclier destiné à parer les attaques des penchants infé-
rieurs.
C'est la méditation qui permet de substituer aux pen-
sées d'un ordre négligeable des idées d'une portée plus
haute, nous transportant sur un plan plus élevé ; c'est
elle qui nous secourt, lorsqu'il s'agit de congédier les
suggestions vulgaires et nous force à diriger nos pensées
vers un idéal plus noble.
C'est encore la méditation qui nous rend aptes à
démêler la vérité des sophismes dont on aime à la
parer.
Elle aidera à rechercher les liens unissant des senti-
ments contraires et nous fera connaître les limites sépa-
rant une vertu de la tare créée par son application mal
comprise.
Elle donnera la faculté de découvrir les forces hostiles
et de déterminer leur rôle.
Elle permettra d'amplifier les sentiments généreux,
,
rOUR LA MÉDITATION 83

tout en évitant de tomber dans l'exagération, qui neutra-


lise leurs effets bienfaisants.
Enfin elle nous donnera lu faculté de tirer des ténèbres
de la pensée et de mettre en lumière l'idée directrice,
qui, comme un fil d'or, relie les pensées favorables en
un collier d'actes féconds en heureux perfectionne-
ments.
CHAPITRE IX

La puissance de contagion de la Pensée.

Toute pensée projette des ondes, dont les vibrations


rapides exercent leur influence sur ceux qui nous
entourent.
D'après certains théoriciens, ce phénomène doit être
attribué aux vibrations de la matière mentale, se com-
muniquant autour de nous par des ondulations, dès
qu'une perception très marquée a frappé notre cerveau.
D'autres, abondant dans le même sens, comparent le
mouvement extérieur produit par la pensée aux ondes
concentriques, venant rider une surface liquide dans
laquelle une pierre a été projetée.
Il en est qui traduisent ce mouvement sous forme de
rayons partant du cerveau de chaque penseur, pour
aller frapper celui de ceux qui l'approchent.
Ces derniers émettent les mêmes rayons, dont le pen-
seur se trouve baigné à son tour.
86 L'ART DE PENSER

Comme on lo voit, la formule diffère à peine et l'idée


reste identique; les pensées, par ondulations ou par
rayonnements, s'échangent et pénètrent dans les cer-
veaux de chacun.
Il est cependant de faibles lumières qui épandent des
rayons à peine perceptibles; mais il en est d'autres qui
se montrent éblouissantes et illuminent l'intellect de tous
ceux qui se trouvent à leur portée.
Elles partent de ceux qui, plus fortement imprégnés
d'une idée, ont le don de la faire partager à ceux qui
les entourent. De ceux-là, on dit qu'ils ont le don de
persuasion.
Celte puissance est indéniable et elle est due, le plus
souvent, à une profonde conviction.
Il est très rare que ceux qui manquent de foi aient le
don de l'éveiller chez les autres ; si étendue que soit leur
érudition, si subtils soient leurs discours, ils auront
beaucoup de peine à inculquer à leurs auditeurs une
conviction qui n'existe pas dans leur esprit.
En revanche, on verra des gens frustes émouvoir leurs
interlocuteurs au plus haut degré en dépeignant, à l'aide
de mots très simples, une émotion qui les agite profon-
dément.
Il est à remarquer que ces mêmes gens, dans leur
état normal, seront incapables d'exprimer leurs sensa-
tions et, à plus forte raison, inaptes à les faire partager.
Pour que le rayonnement d'échange se produise, il
est donc nécessaire que, dans un cerveau tout au moins,
la, lumière allumée par la pensée ait une intensité
remarquable.
• Beaucoup de philosophes admettent que les pensées
de même nature s'attirent; il s'agit donc de projeter
LA PUISSANCE DE CONTAGION DE LA PENSÉE 87

dans les autres cerveaux les pensées que nous voulons


y voir mûrir, afin quo, se projetant à leur tour, elles
viennent se mélanger à la nôtre et se fortifier de tout
leur pouvoir de contagion,
C'est cet échange, aggravé de la connexité des pen-
sées, qui détermine les influences et sème dans les âmes
les convictions les plus robustes.
Ce.sont les incitations des pensées étrangères qui, le
plus souvent, créent les certitudes les plus entêtées et
font éclater des sentiments qui, depuis longtemps à l'état
latent, n'attendaient que d'être éclairés par une projec-
tion étrangère pour se faire jour et, renforcés de la
pensée propre, atteindre ainsi leur paroxysme.
Nous savons combien l'exemple est contagieux; s'il
faut en croire les psychologues, il ne doit celte particu-
larité qu'à l'échange vibratoire qui se fait entre les cer-
veaux.
Tout le monde a été plus ou moins la proie d'une
gaieté communicative, dont les éclats se manifestant près
de nous nous entraînaient irrésistiblement au rire, alors
que la pente de nos idées n'était pas particulièrement
joyeuse.
Cependant, peu à peu, sous l'influence du rayonne-
ment mutuel, la gaieté s'impose aux plus moroses, si les
pensées prépondérantes sont divertissantes.
On dit alors : « Il régnait dans l'assemblée une atmo-
sphère de gaieté », dépeignant l'humeur ambiante enve-
loppant chacun des assistants.
Il est des êtres dont la puissance de rayonnement est
telle que personne n'échappe à la contagion de leur
humeur. Sont-ils folâtres? La joie suit leurs pas, le rire
88 L'ART DE PENSER

éclato et les plus soucieux s'épanouissent un instant à


leur contact.
Nous pouvons constater ce fait tous les jours au
théâtre : il est certains acteurs qui n'ont qu'à paraître
pour déchaîner le rire; et, la plupart du temps, cette
faculté n'est due ni à leur extérieur, ni à leurs gestes.
D'autres à côté d'eux se contorsionnent vainement et ne
parviennent pas à dérider le public.
Le secret de celle influence vient de leur force men-
tale, dont toutes les facultés, bandées vers un même but,
arrivent à déterminer la contagion sous forme d'ondes
ou de rayonnements, qui atteignent les spectateurs et
leur imposent leur prépondérance.
Cette communication se fait saas que ceux qui y par-
ticipent soient particulièrement consentants; cependant
ceux qui sont venus au spectacle avec l'idée bien arrêtée
d'y trouver un genre spécial de distractions sont cer-
tainement mieux préparés que les autres et subissent
d'autant mieux l'influence qu'ils ne font rien pour la
repousser.
Le courant émis par des individus unis par une même
préoccupation est de qualité infiniment supérieure et
c'est là qu'il faut chercher l'explication des manifesta-
tions de sentiments semblables entre gens de la même
famille ou de même origine.
Si ces mêmes individus sont hantés de pensées no-
bles, ils attireront à eux les pensées de même sorte et
formeront une assemblée de sages, fortifiant leurs idées
propres des idées émises en commun, dans une atmo-
sphère purifiée par la qualité des transmissions.
S'il faut en croire certains historiens, ce fut la raison
qui détermina les sages de l'antiquité à créer des céna-
LA PUISSANCE DE CONTAGION DE LA PENSÉE 80

cles, où les gens d'un mérite indiscutable étaient seuls


admis, afin que les pensées, communiant toutes dans
une même vibration, arrivassent à former une pensée
collective, aspirant vers un seul but, détaché de toute
bassesse, car il visait uniquement un idéal supérieur.
Mais les seuls adeptes de la pensée cultivée peuvent
espérer parvenir à ce résultat enviable et la contagion
de la bonne pensée n'atteint souvent qu'une élite, alors
que la plus grande partie des gens restent soumis à l'in-
fluence des pensées médiocres, génératrices de senti-
ments méprisables.
Parmi ces tares, il en est une qui est contagieuse au
premier chef : celle de la peur.
Il est dangereux d'évoquer cette impression si l'on ne
désire pas la faire ressentir à son entourage, et, le plus
souvent, en être investi soi-même.
Quel est l'homme qui, au moins une fois dans sa vie,
n'a pas joué ce jeu dangereux d'effrayer ses auditeurs
par des histoires de l'au-delà et des contes, présentés
comme des faits, où les spectres prenaient un corps et
venaient inquiéter les vivants ?
Et quel est celui qui ne s'est trouvé, ne fût-ce qu'un
moment, impressionné lui-même par les pensées qu'il
avait projetées autour de lui, en recevant les atteintes
de leur rayonnement?
En parlant de la peur nous ne voulons point analyser
cette inquiétude que les faibles ressentent au moment
du danger; cette impression peut être considérée comme
une sorte d'instinct prenant sa source dans un sentiment
inné de conservation ; il est personnel et n'a rien à faire
avec la contagion.
Nous voulons parler de cette crainte indéfinie, de ce
go L'ART DE PENSER

frisson d'horreur qui se propagent dans une assemblée,


par la transmission do pensées relatives à l'effroi.
Il n'est pas nécessaire de les justifier pour les voir so
produire, et bien souvent la peur n'a point d'objet; ceux
qui la ressentent ne pourraient dire ce qu'ils redoutent
et il leur serait impossible de décrire avec des mots pré-
cis le danger dont la présence les affole ainsi.
Us ne pourraient pas davantage dépeindre l'image qui
assiège leur cerveau ; elle n'a aucun contour précis : elle
a nom VInconnu et cet inconnu est imposé à leur esprit
sous forme de projections de pensées, qui imposées par-
fois par la volonté d'un seul se sont répandues dans
l'atmosphère qu'elles emplissent à tel point qu'elles ne
laissent aucune place à l'idée de raison.
On a souvent remarqué que le penseur aime à faire
école : il lui déplaît de ne point voir ressentir autour de
lui les affres qui le torturent et il aime à répandre au-
tour de lui des pensées de terreur.
Il est rare que les poltrons ne se plaisent pas aux
récits terrifiants qu'ils font ou qu'ils écoutent tout en
claquant des dents et ils ne se trouvent satisfaits que
lorsqu'ils ont propagé autour d'eux les pensées propres
à maintenir l'état d'inquiétude dans l'âme de ceux qui
les entourent.
Tout le monde a connu les effets de la panique que
des gens malintentionnés ou des poltrons invétérés sè-
ment dans les foules en y répandant des bruits terrifiants.
II est regrettable de devoir dire qu'ils manquent sou-
f
vent leur but, et cette constatation vient encore renfor-
cer le principe de la contagion des pensées.
On l'observe encore dans les cas d'hostilité.
LA PUISSANCE DE CONTAGION DE LA PENSÉE 9l
C'est un état qu'on désigne en disant : « 11 règne un
mauvais esprit parmi celte assemblée ».
Le seul moyen d'endiguer cette vague malfaisante est
de remonter à la source de ces dispositions agressives.
On s'apercevra bientôt qu'une pensée désapprobatrice
en est la seule cause.
Émise par un homme dont la force morale est supé-
rieure à celle de ses compagnons, elle a atteint les cel-
lules de leur cerveau et s'est transmise aux idées qui
les hantaient habituellement, en les contraignant à pro-
jeter à leur tour des pensées malveillantes, renforcées
bientôt parle rayonnement et les vibrations emplissant
l'atmosphère.
Cela est tellement vrai que, pris séparément, chacun
de ces hommes qui se mutinent en groupe, est acces-
sible aux exhortations de la raison et de la douceur.
La contagion des pensées s'observe encore par l'in-
fluence indéniable du milieu; celui qui se trouve dans
un milieu sain, où les pensées tendent vers le bien, est
rarement hanté de mauvais désirs ; celui qui se trouve
en contact journalier avec des gens dont l'âme est bien-
veillante, les manières polies et les pensées nobles,
émettra moins facilement des pensées répréhensibles
qu'un autre élevé dans un monde grossier, parmi des
gens dont la culture morale est nulle.
Celui qui fréquente les théâtres où l'on admet des piè-
ces entachées de vulgarité, émettant des pensées gros-
sières et des plaisanteries de mauvais goût, aura un pen-
chant marqué pour la trivialité.
Pourtant, s'il est possible de l'amener à suivre des
spectacles où la pensée se montre plus élevée, on verra
certainement ses penchants s'épurer et on sera bientôt
r
9a L'ART DE PENSER

étonné de lui voir refléter les sentiments qu'il entend


souvent décrire.
L'influence de la pensée venant d'autrui est indéniable
et il suffit de réfléchir quelques instants pour s'aperce-
voir qu'elle rayonne autour de nous, toujours prête à
nous atteindre, à moins que nous ne lui opposions une
force supérieure.
Mais la résistance à l'invasion delà pensée étrangère
est chose difficile et, à moins de posséder une force de
caractère toute spéciale, il est préférable de ne pas s'y
exposer.
On recherchera de préférence le commerce de ceux
dont la pensée ne peut être nuisible, tout en se gardant
cependant de se lier avec des gens d'une médiocrité
morale trop évidente, car la qualité générale des pensées
se ressentirait vite de celte fréquentation.
Si le hasard ou les circonstances obligeaient à lier
des relations suivies avec des gens de cette sorte, il se-
rait urgent alors d'appeler à soi toutes les forces dont
on peut disposer et de renverser immédiatement les
rôles, en imposant ses pensées, au lieu de subir l'inr
fluence de celles des autres.
Rien n'est plus facile pour celui qui a étudié l'art dé
penser; quant à ceux qui ne sont pas encore versés
dans cette science, une volonté ferme suffira pour les
dégager des impressions étrangères et leur donner le
pouvoir de projeter les leurs dans le cerveau des autres»
Armés de cette ferme décision, ils ne tarderont pas à
devenir non seulement les maîtres de leur pensée, mais
encore ceux de la pensée des autres, surtout s'ils veu-
lent bien s'imprégner des conseils que nous allons don-
ner dans les chapitres suivants.
CHAPITRE X

Entrainement méthodique pour devenir


maître de sa Pensée,

Toute étude comporte une série d'efforts communé-


ment désignés sous le nom d'exercices, qui générale-
ment se décomposent en deux parties î
L'application mentale,
L'application physique.
C'est du premier de ces moyens dont nous allons
d'abord parler.
Pour penser avec fruit, il faut, avant tout, savoir
créer autour de soi le calme permettant aux mouve-
ments émotifs de se produire dans leur pleine intensité.
Ce calme s'obtient de plusieurs manières dont les
principales sont:
L'isolement,
La concentration,
La relaxation,
La dévitalisatiom
94 '
L'ART DE PENSER

L'isolement consiste en un exercice de volonté, ayant


pour but de s'efforcer à la séparation d'avec le monde
extérieur en arrêtant, autant que faire se peut, la pro-
jection des pensées se rattachant au dehors, pour les
concentrer en nous-même, tout en nous efforçant de les
neutraliser.
Le principal but de l'isolement est de nous apprendre
à discipliner nos pensées et à réunir sur un seul point
toutes les forces éparpillées dans différentes directions.
Nous avons dit encore qu'il était bon de neutraliser
ces forces, et ceci demande une explication :
Pour arriver à une parfaite indépendance de pensées,
il est bon de savoir s'en rendre maître au point de ne
leur donner que l'importance consentie.
il est donc précieux de savoir diminuer à volonté l'in-
tensité des impressions, ne seraitree que pour échapper
à la vassalité des sentiments.
Il s'agit donc d'établir entre soi et l'extérieur une
barrière idéale interdisant à toutes les sensations venant
du dehors l'entrée de notre intellect.
En même temps on s'efforcera de maîtriser la pensée
présente et de la réduire le plus possible, en lui accor-
dant une importance moindre et en en diminuant la
portée.
Il est inutile de recommander pourtant la fixité de
cette pensée ; dès qu'on en sera arrivé à ce degré d'en-
traînement mental, il sera facile de se débarrasser des
Sollicitations parasites, pour maintenir une seule idée
^d'abord, la laisser s'implanter dans le cerveau et attirer
à soi les forces du dehors pour les réunir en une seule
pensée, dont la traduction est l'aspiration au calme.
Ainsi appelé, il ne tarde pas à nous envelopper,
ENTRAINEMENT MÉTHODIQUE g5

car nous aidons à sa production par une abstention


volontaire de tout mouvement) provoquant ainsi un
relâchement musculaire qui, assez difficile à rencontrer
dans le début, est obtenu facilement par la suite.
En développant celte faculté, on parviendra à con-
naître l'isolement, même au milieu des bruits du dehors
qui nous toucheront d'une façon peu sensible.
Lorsqu'on pratique souvent cet exercice, l'isolement
moral intervient rapidement et nous prépare à l'entrée
dans la phase de la concentration.
Ce degré d'asservissement de nos forces permet de les
canaliser en ramenant au cerveau toutes les forces que
nous laissons si volontiers s'éparpiller au dehors.
Au lieu de laisser la pensée rayonner à l'extérieur,
nous la concentrons sur l'objet qui doit faire le sujet de
notre étude, nous la dirigeons vers le but proposé sans
laisser survenir une pensée étrangère à la matière
stricte de la pensée présente. '
La puissance cérébrale se trouve ainsi décuplée et le
calme produit par l'isolement s'exagère encore de la
grande placidité, causée par l'absence de tout rayonne-
ment extérieur.
Les déviations deviennent alors très rares et l'on s'ha-
bitue peu à peu à envisager la vérité telle qu'elle doit
être connue, c'est-à-dire toute nue, sans aucun des
atours dont on la pare — d'une façon involontaire ou
préméditée — et cette faculté, tout en décuplant la puis-
sance d'observation, supprime en nous les agitations
du doute et les inquiétudes inhérentes aux contradic-
tions.
Il est à peine besoin d'insister sur la nécessité de
dompter tout mouvement machinal, pendant cette
96 L'ART DE PENSER

période; la concentration, si elle est complète, inter-


rompt tout geste involontaire.
Nous avons vu, d'autre part, que, si indifférents qu'ils
puissent sembler, les gestes consistant à tapoter du bout
des doigts, se mordre les lèvres, balancer les pieds ou
rouler un objet dans sa main, sont toujours des dériva-
tifs, entraînant hors de notre cerveau quelques parcelles
de l'attention qui doit s'accumuler exactement sur ce qui
fait l'objet de la concentration.
Cette abstention aura pour effet de hâter la venue du
calme qui ne tardera pas à s'accentuer encore pour nous
laisser entrer dans la phase de la relaxation.
Les gens superficiels pourraient nous accuser d'émet-
tre un paradoxe si nous disions que, pour arriver à
mieux, il est indispensable de ne penser à rien.
Ceci est cependant un principe fondamental de l'art de
penser et il est facile de l'expliquer.
Comment jugerait-on un homme qui, ayant le jour
même une longue course à fournir, piétinerait au
hasard, effectuant des promenades sans but et se fatigue-
rait inutilement avant de se mettre en route?
On ne pourrait s'empêcher de le taxer de maladresse
et l'on n'éprouverait aucun élonnement en apprenant
qu'il lui a été impossible d'atteindre son but dans les
délais de rigueur, car la fatigue ancienne, greffée sur
l'effort présent, l'a mis dans un état évident d'infé-
riorité.
Celui qui doit fournir un effort de pensée considérable
'doit éviter d'imiter ce coureur maladroit) en laissant sa
pensée errer en excursions importunes dans le domaine
de l'éparpillcment. C'est une fatigue sans profit qu'il lui
impose et, comme le coureur dont nous parlons plus
ENTRAINEMENT METHODIQUE 97

haut, il n'arrivera au but qu'il se propose que dans des


conditions déplorables et forcément imparfaites.
Si, au contraire, il imite le sportsman avisé qui,
s'étant préparé par une série préalable d'entraînements
judicieux, concentre ses forces dans un repos voulu,
;;fin de les développer dans l'épreuve, il sera comme lui
dans des dispositions essentiellement favorables, car le
grand calme provoqué par l'entraînement moral que
nous préconisons aura débarrassé son cerveau de toute
fatigue précédente, en renouvelant et décuplant ses
facultés intellectuelles.
La relaxation est une période à laquelle n'atteignent
que les penseurs déterminés; c'est l'entrée dans Un
monde spécial, d'où l'on ressort muni de facultés supé-
rieures et de possibilités inconnues à ceux qui ne S6
sont point livrés à cette étude.
C'est une exagération de l'isolement qui permet
de se réfugier en soi-même d'une façon si complète
que la volonté seule vil en nous ; dans cet état, les
muscles se détendent, les sensations corporelles s'atté-
nuent, toute l'énergie ambiante est renvoyée aux
centres nerveux, qui, seuls, détiennent la vie en nous à
ce moment.
C'est dans cet état qu'il est possible aux ferments de
la concentration et de l'isolement d'arrêter, pendant de
brèves secondes d'abord, un peu plus longtemps ensuite,
l'émission des pensées.
Le docteur Lévy recommande alors d'écarter douce-
ment toutes les idées, tous les souvenirs et les sensations
qui peuvent nous assiéger en faisant ainsi place nette,
afin de produire le calme parfait*
En un mot, il s'agît de fermer et de maintenir un
98 L'ART DE PENSER

Mde dans l'esprit qui doit, pendant quelques brèves


secondes, demeurer aussi inerte que le corps.
On doit à la vérité d'ajouter que ce résultat ne s'ob-
tient qu'après une longue pratique et des exercices sou-
vent renouvelés; mais, même partiel, il produit des
effets merveilleux.-
La quatrième phase du calme intégral est la dévitali-
sation, c'est-à-dire, comme son nom l'indique, la sus-
pension de la vie, pendant de brefs instants.
Elle n'est obtenue que par les adeptes de la relaxation)
dont elle est la forme intensive.
C'est l'entrée dans le domaine du silence ; c'est le
sommeil éveillé, sans pensées et sans rêves.
Nous le répétons, ces deux dernières phases du calme
sont assez difficiles à produire d'une façon complète*
Mais il est essentiel de s'efforcer à y parvenir, car,
même imparfaitement accomplies, elles procurent une
détente infinie, plus profonde que celle du sommeil.
Elles aboutissent à la suppression de toute excitation
cellulaire et sont une merveilleuse préparation au tra-
vail de la pensée.
Beaucoup de savants, de philosophes, d'ouvriers de
la pensée, enfin, n'emploient pas d'autre moyen pour
renouveler le champ de leurs investigationsmentales.
Ceux même qui ne parviennent qu'à un degré relatif
de relaxation en ressentent les bienfaits, qui se tra-
duisent immédiatement par une fraîcheur nouvelle
d'impressions et par la faculté de situer l'objet des
> méditations sur le plan véritable qu'il doit occuper.
Après les exercices que nous venons de recommander
et dès le sortir de la période de calme, il sera bon d'im-
poser à l'esprit régénéré et reposé l'exercice suivant :
ENTRAINEMENT MÉTHODIQUE 99
On prendra un objet quelconque et on s'efforcera de
l'examiner assez attentivement pour en tirer toutes les
impressions qui s'y rattachent.
Il s'agira d'étudier sa forme, sa substance, son
essence, son origine, sa dimension, sa couleur, ses pro-
priétés idéales et pratiques.
Chacune de ces recherches demandera une élude
spéciale, qu'il sera bon de consigner par écrit, afin de
comparer et de se rendre compte de l'exactitude de l'ob-
servation.
Cette étude manuscrite servira encore le lendemain et
les jours suivants, lorsqu'il s'agira d'approfondir le
même sujet.
Après avoir de nouveau transcrit ses observations,
on relira celles de la veille et on se rendra compte du
progrès effectué par la pensée.
Lorsqu'on sera devenu habile dans cet exercice, on
le variera de la façon suivante :
On se transportera dans un endroit quelconque, rue,
campagne, chambre, etc. L'essentiel est que cet endroit
ne nous soit pas très familier et qu'il nous soit possible
d'y revenir plusieurs fois de suite, sans que rien n'y ait
été changé.
On le parcourra lentement d'abord en examinant
chaque détail ; pui3 on en fixera, par éérit, la description
minutieuse.
Le lendemain on reviendra, on reprendra l'examen et
on consignera encore ses observations. Puis on com-
parera les deux rédactions, relevant les fautes de
mémoire et corrigeant la deuxième relation, qui servira
à contrôler celle du lendemain*
A partir du jour où le relevé de la veille se trou-
100 L'ART DE PENSER

vera pareil à celui du jour, on entreprendra de vérifier


la véracité des observations.
On se rendra donc dans le lieu choisi et on énoncera
chaque chose indiquée sur la liste, en ayant soin de mar-
quer les inexactitudes.
Dans le cas où tout serait régulier, on choisirait un
autre champ d'observations.
Pourtant on modifiera la façon d'agir, en précipitant
l'étude et en réduisant le temps de l'analyse.
On en viendra bientôt à jeter un simple coup d'oeil,
qui suffira pour situer chaque chose dans la mémoire et
permettre de ne négliger aucun des détails de l'organi-
sation.
On abordera ensuite une élude qui ne peut être
menée à bien que par des penseurs exercés, car, pour les
autres, l'évasion serait un écueil trop certain.
Il s'agira de prendre un objet quelconque et de
remonter à ses origines sans dévier et sans laisser les
pensées dépendantes se muer en pensées parasites.
Supposons, par exemple, que l'examen porte sur un
vulgaire couteau à papier en bois.
Il s'agira premièrement de déterminer l'essence du
bois, de se représenter l'arbre, de préciser la contrée où
il croît et de définir sa forme, sa couleur, son odeur et
toutes ses propriétés, enfin.
Puis on pensera aux transformations successives qu'a
dû subir cet arbre pour qu'une de ses parties soit deve-
nue le couteau que nous tenons entre les mains.
fOn se représentera l'abatage de l'arbre, son débit, sa
transformation et enfin l'usage auquel est destinée la
'parcelle représentée par le couteau.
On conçoit facilement à quel degré de maîtrise on
ENTRAINEMENT MÉTHODIQUE 101

peut parvenir si on sait maintenir la pensée dans les


limites, très larges du reste, de ce qui touche à l'arbre,
sans jamais dévier ni se laisser toucher par la sollicita-
tion des pensées dérogatoires.
Cette étude, lorsqu'elle est menée à bien sans fai-
blesse, est une des preuves les plus évidentes de la maî-
trise de la pensée.
Mais, ainsi qu'il a été dit au début de ce chapitre,
l'entraînement mental a besoin, pour donner sans
fatigue ses magnifiques résultats, d'être étayé de l'exer-
cice physique, destiné à renforcer les résolutions et à
maintenir les forces mentales dans l'état de vigueur
indispensable à l'émission de judicieuses et fécondes
pensées.
CHAPITRE XI

Moyens physiques d'entraînement à la Pensée.

Les penseurs mal avertis pourraient peut-être sourire


en lisant ce titre et se demander comment une chose
aussi impondérable que la pensée peut être provoquée et
perfectionnée par des moyens physiques.
La science nouvelle, celle de l'énergitisme, préconise la
victoire remportée par certaines facultés supérieures, au
dépens des forces hostiles, qui tendent à nous entraîner
à la mollesse et à nous inciter à suivre la pente de nos
passions.
Nous venons de voir que l'art de penser avait besoin
d'un calme parfait pour se développer; il est donc indis-
pensable de conquérir la volonté propre à le créer;
l'énergie viendra ensuite nous aider à la maintenir, con-
solidant ainsi la besogne de la volonté.
Avant de parler d'exercices purement physiques, nous
signalerons les bienfaits du mot formulé à haute voix et
souvent répété» u
Bi?n entendu, ce mot doit traduire la pensée maîtresse
.
I04 L'ART DÉ PENSER

et rien qu'elle; c'est un encouragement que nous nous


donnons à nous-même, c'est aussi une conviction que
nous créons.
On connaît la puissance des mots, on sait combien
il est parfois difficile d'échapper à leur pouvoir ma-
gique, car chacun d'eux opère sur la pensée une sug-
gestion qui l'aide à surgir sous une forme tangible.
En partant de ce principe : « La pensée que nous vou-
lons approfondir est un élément de réalisation », il suf-
fire de prononcer à haute voix les mots évocateurs pour
la voir surgir devant nous.
Cet exercice participe un peu de la suggestion, consi-
dérée seulement du côté mental.
Il est certain que la répétition du désir exprimé crée
autour de nous une accoutumance à l'idée qui nous
maintient dans la voie où nous devons persévérer pour
conserver la prépondérance à l'idée initiale.
Par cette répétition, la volonté se précise, se solidifie
et crée autour de nous une atmosphère de persuasion,
propice à l'installation de l'idée.
En pratiquant les exercices déjà décrits et ceux dont
nous allons parler, l'apprenti penseur devra donc se
répéter très haut :
JE VEUX OBTENIR LE CALME.
Dès que l'apaisement commencera à se faire en lui, il
le saluera de ces mots :
J'AI OBTENU LE CALME.
Enfin, dès qu'il ressentira les bienfaits de cet état, il le
' constatera en disant :
JE SUIS APAISÉ PARCE QUE JE VEUX L'ÊTRE.
Le rappel de cette pensée n'a d'autre but que d'agir
MOYENS PHYSIQUES D'ENTRAINEMENT A LA PENSÉE 105

sur la volonté et d'opérer la détente désirée ou de la


maintenir par la vertu des lois omnipotentes de la per-
suasion.
La respiration profonde est un des exercices phy-
siques les plus efficaces pour obtenir l'apaisement, con-
dition primordiale d'émission de pensées fécondes.
Nous ne nous arrêterons pas aux détails des préceptes
qui régissent celte opération ; nous dirons simplement
que la respiration incomplète est défectueuse en ce
qu'elle est souvent la cause de certains troubles de cir-
culation, générateurs de nervosité intempestive.
Il s'agit donc d'emplir ses poumons, suivant les mé-
thodes indiquées, et de parvenir à respirer et à expirer
lentement, à plusieurs reprises, avant de commencer un
exercice.
Dans les intervalles de repos, on accentuera encore
l'impression de soulagement en pratiquant quelques aspi-
rations suivant la formule.
Au bout de quelques jours de cet exercice on sera
surpris de constater quel surcroît de force physique et
morale est venu renforcer celles que nous possédions.
Après avoir pratiqué une tentative d'isolement moral
et avoir déterminé en soi le calme désiré, on entrepren-
dra une tâche, quelle qu'elle soit, pourvu qu'elle exige
de la patience et une certaine concentration de pensées.
Par exemple, on prendra une boite remplie d'épingles»,
on en enlèvera une petite partie sans les compter et on
mettra cette partie, représentant la valeur d'une cuil-
lerée ordinaire sur une table devant soi*
Puis l'on dira à haute voix :
« JE SUIS CALME EN COMPTANT LES ÉPINGLES. »
IOÔ L'ART DR PENSER

Ils'agit d'éveiller et de maintenir dans l'intellect deux


idées principales ; i° le calme permettant la concentra-
tion ; a0 le rappel de la besogne qu'on s'est imposée
De cette phrase deux mots surnagent, qui pourraient'
du resto suffire à captiver l'attention Î Calme et*
épingles.
C'est comme si on disait ;
Je veux être calme pour concentrer toutes mes forces
sur l'occupation à laquelle je me livre et celte occupa-
tion consiste en ceci : compter des épingles,
On se mettra donc posément à l'ouvrage et on comp-
tera lentement, sans nervosité et sans impatience.
Si la pensée s'évadait pour un moment, il faudrait
être inflexible envers soi-même et, malgré tout l'ennui
qu'on pourrait en avoir, recommencer l'opération.
Cependant il serait nuisible de s'entêter si on sent la
pensée trop rebelle.
Dans ce cas, on diminuerait le compte des épingles,
que l'on réduirait à une petite pincée.
On dt.'i toujours éviter le combat intérieur qui con-
tracte les muscles et empêche le rétablissement du calme.
Ce qui est important, c'est de ne jamais pousser l'in-
dulgence envers soi-même jusqu'à renoncer à l'exercice,
entrepris.
Ne pas mener à bien une tâche commencée serait une
défaite, qui pourrait influencer lamentablement sur tous
les actes futurs et une preuve de faiblesse, qui mettrait
inévitablement en défiance vis-à-vis de soi-même,
f. On comptera donc les épingles, prises en plus ou
moins grande quantité, et on inscrira le chiffre trouvé ;
si l'on ressent un peu de fatigue, ori pourra se livrer à
quelques exercices respiratoires avant de recommencer.
MOYENS PHYSIQUES D'ENTRAINEMENT A LA PENSÉE IO7

Puis on verra si lo chiffre trouvé uno secondo fols


coïncide avec celui de la première.
Dans lo cas contraire, il est nécessaire do recommen-
cer l'opération.
On la continuera, en tous les cas, après le deuxièmo
calcul, car elle doit être effectuée trois fois et donner
trois fois un résultat identique*
Si l'on parvenait aisément à la parfaire, il serait bon
d'augmenter le compte des épingles, afin de développer
la durée et la puissance de la concentration.
Un autre exercice consista à s'asseoir devant une table
en y appuyant sa main fermée.
Fixez le regard sur la main et déserrez lentement un
doigt que vous tendez en comptant un nombre variant
de 10 à 20.
Déserrez tour à tour tous les autres doigts en comp-
tant toujours. Répétez ces mouvements avec l'aulro
main; puis vous faites l'exercice en sens inverse, en
ayant soin de mettre autant que possible le même inter-
valle entre chaque opération.
Cet exercice a le don de développer en vous une force
do concentration d'autant plus intense qu'il est fort
monotone et que, pour l'accomplir suivant les règles,
une grande volonté est nécessaire.
Par les mots « suivant les règles » nous entendons
la plus stricte attention. Pas un instant la pensée ne doit
s'écarter de l'objet de l'opération, dont l'insignifiance est
voulue.
Il n'y a, en effet, aucun mérite à concentrer son
attention sur une chose intéressante et point n'est
besoin de travail spécial pour en arriver là, tandis qu'il
faut une grande dose de vouloir pour empêcher l'irrup-
io8 L'ART DE PENSER

lion des pensées étrangères à un acte aussi monotone


et aussi dépourvu d'utilité apparente.
Un exercice non moins fastidieux et non moins profi-
table pour la conquête de la pensée consiste dans le
geste que l'on a défini ainsi ; se tourner les pouces.
Il s'agit de joindre les mains en laissant les pouces
libres et de les tourner vingt fois dans un sens, vingt
fois dans l'autre, en prenant grand soin qu'ils ne se
frôlent pas,
L'essentiel est que l'attention soit concentrée sur un
seul point du corps et que la pensée ne s'échappe pas
pour vagabonder ailleurs.
D'autre part, on aura provoqué l'état de calme aussi
intensément qu'il est possible de le faire, afin d'igno-
rer, autant qu'il est possible, les parties corporelles qui
ne sont pas celles sur lesquelles on concentre sa pensée.
Après quelques jours de cette application conscien-
cieusement pratiquée, on verra ses forces mentales
s'accroître ; en même temps se développera la maîtrise
sur les forces musculaires, sur la conduite de la pensée,
sur Sa consistance et sur sa qualité.
II est absolument recommandé de ne choisir aucun
sujet d'exercice amusant ou intéressant ; la fixité de la
pensée ne prouverait rien, car il ne faut pas grand
effort pour se complaire dans une pensée aimable : la
véritable difficulté c'est de l'asservir et de la contraindre
aux besognes qui lui répugnent le plus et ne semblent
pas, au premier abord, comporter son intervention.
En aucun cas on ne doit être tributaire de sa pensée ;
sa vassalité est, du reste, sa seule condition d'existence.
Livrée à elle-même, elle s'évade, chevauche la chimère
et finit par se diluer comme elle, dès que l'on songe à
MOYENS PHYSIQUES D'ENTRAINEMENT A LA PENSÉE I09

la matérialiser. Il est donc indispensable de l'éduquer,


comme une servante fidèle, obéissant aux ordres du
maître, paraissant lorsqu'il l'appelle, s'effaçant sur un
signe de lui, toujours prête à l'assister et à le secourir,
en faisant abstraction de tout ce qui n'est pas lui et de
tous les ordres qui ne sont pas les siens.
CHAPITRE XII

Le rôle de la Pensée dans la réussite.

La pensée, on doit s'en rendre compte, si l'on a bien


voulu lire avec attention ce qui précède, joue un rôle
prépondérant dans toute réussite.
La succès ne sera jamais dévolu à un homme frivole,
qui ne sait point soumettre ses plans à l'influence d'une
pensée directrice.
Pour réussir il est indispensable d'avoir préjparé le
succès, et il n'y a pas d'exemple qu'une entreprise ait
été menée à bien lorsqu'elle n'a pas été conçue sagement
et qu'on n'a pas su concentrer toute la force de sa
pensée vers les possibilités favorables méditant en sa
faveur.
Que de fois on se consume en regrets en constatant
une lacune de la pensée, et que de fois encore ne
cherche-t-on pasf à se justifier envers soi-même en
s'écriant : « On ne peut pas penser à tout. »
Les gens frivoles ne pensent pas à tout, en effet, mais
ceux qui savent réfléchir prennent moins légèrement un
112 I/ART DE PENSER

oubli essentiel. Ils connaissent le moyen de discipliner


les pensées et no s'en prennent qu'à eux-mêmes lors-
qu'ils constatent un défaut de maîtrise.
Celui qui ne contraindra pas sa pensée à suivre les
règles d'un entraînement méthodique devra renoncer
au succès véritable.
Il pourra advenir que, par suite de circonstances heu-
reuses, il obtienne une réussite partielle, mais sa légèreté
d'esprit ne tardera pas à la compromettre, car il négli-
gera toujours, faute de concentration suffisante, un élé-
ment essentiel pour en assurer la durée.
La pensée est une créatrice qui pétrit l'homme, selon
la volonté qu'il déploie pour la cultiver.
La réussite n'est pas, comme tant de gens voudraient
se l'imaginer, le fait d'un hasard heureux ; elle est
;
l'oeuvre de circonstances que nous avons construites
nous-mêmes et que la pensée seule nous aida à édifier.
Lorsqu'un homme sage a décidé de bâtir une maison,
quel est son premier soin?
Il réfléchit mûrement aux dimensions qu'il veut lui
donner et il s'efforce d'établir un rapport entre celles-ci
et les besoins de son existence.
Il devra donc faire le dénombrement des personnages
qui l'habiteront et organiser les dispositions intérieures
en raison des exigences familiales.
il songera alors aux ressources dont il dispose et
prendra telles mesures qui lui sembleront le plus pro-
pices pour combiner les nécessités de l'installation de
t tous et celles de la stricte économie.
Ces premières bases établies, il s'occupera de l'amé-
nagement intérieur, s'appliquant à concilier une hygiène
bien entendue avec l'élégance et le confortable.
(
LE ROLE DE LA PENSEE DANS LA RÉUSSITE Il3
Lorsqu'il pensera avoir satisfait à toutes ces exigences
et s'il lui reste des ressources supplémentaires, il son**
géra alors à l'ornementation extérieure et se plaira à
doter son habitation de tout le superflu qu'il lui sera
possible de se procurer, sans dépasser la somme affec-
tée à cette construction,
Aussi, lorsqu'après des soins constants et une préoc-
cupation continue il aura réalisé ce qu'il a si bien com-
biné, il pourra jouir avec une satisfaction légitime du
bien-être qu'il s'est créé.
L'homme frivole, au contraire, se laissera aller à son
caprice; il dépensera sans compter et parviendra à sa
dernière pièce d'or avant que la maison ne soit en état
de l'abriter.
Ou encore, aussitôt construite, il s'apercevra qu'il lui
manque des fenêtres ou que des parties essentielles ont
été omises dans l'installation et la rendent inhabitable.
Ces deux hommes seraient-ils dans le vrai s'ils
enviaient le premier en se plaignant d'avoir échoué là
où il a réussi? Penseraient-ils raisonnablement s'ils l'ac-
cusaient d'avoir de la chance, parce qu'il habite une
maison solide et saine, alors qu'ils n'ont pas pu parvenir
à se loger dans celle qu'ils ont édifiée, avec des res-
sources pareilles, sinon supérieures?
La majorité des gens sont pourtant semblables à ces
architectes maladroits : après avoir eu les moyens d'éta-
blir le succès, ils sont allés à l'échec par manque dé
cohésion dans les pensées, par légèreté, par veulerie, ou
simple paresse d'esprit leur interdisant tout effort dé
pensée.
Avant d'organiser le succès, il est indispensable de le
Iî4 L'ART DE PENSER

penser, c'est-à-dire de se représenter toutes les phases


qui doivent marquer son avènement*
Or, dans toute réalisation, le rôle important appar-
tient toujours à la conception; si celle-ci est imparfaite,
elle ne peut enfanter qu'une faillite ou un avortement.
La genèse de tout acte est la pensée et les actes sont
des accomplissements successifs, qui sont tous détermi-
nés par la pensée.
Celle-ci doit être considérée comme une force, nous
portant à réaliser, suivant la qualité des émissions, des
actes bons ou mauvais, intelligents ou slupides, stériles
ou féconds.
Si l'on a bien voulu lire attentivement tout ce qui
précède, on doit être convaincu qu'il ne dépend que
de soi de ne point être classé dans le nombre des vain-
cus de la vie.
Chacun ici-bas a sa maison idéale à conai *uire et son
installation dans la vie à organiser; chacun doit donc
s'inspirer des principes du bon architecte, dont nous
parlions tout à l'heure,
Avant de songer à ériger l'édifice de sa fortune ou
celui de son bonheur, on réfléchira; on appellera à son
aide la pensée bienfaitrice et on se recueillera pour
échapper aux suggestions étrangères, à la faiblesse ou
à la versatilité des sentiments.
On se persuadera que le fait de n'avoir pas pensé à
quelque chose n'est pas une excuse, mais une aggrava-
tion de la faute d'omission ; aussi mettra-t-on tous ses
soins à penser à tout, c'êst-à-dire à tout prévoir.
;.
On pourra alors avoir l'occasion de dire « Je me suis
trompé »; on aura maintes fois aussi celle de s'écrier
LE ROLE DE LA PENSER PANS LA RÉUSSITE Il5
« J'ai mal pensé », mais jamais on n'aura lieu de consta-
ter qu'on n'a pas pensé,
Aussi, sauf quelques fautes qu'il est impossible d'évi-
ter, car la perfection n'est pas de ce monde, on parvien-
dra toujours au but qm fait l'objet de ses désirs, sinon
rapidement, tout au moins sûrement, car le projet
conçu par ces moyens échappera aux inexactitudes, aux
défectuosités et aux inepties, marquant ceux des gens
d'esprit frivole, mal préparés aux études de la pensée
et peu désireux de s'imposer le travail de la réflexion.
Le point de départ, c'est-à-dire la perception de l'idée
directrice, doit donc ôlre soumis à un examen sincère,
dans lequel la contemplation de l'idée entre en pre-
mière ligne. Celle-ci une fois adoptée, il s'agira ensuite
de déterminer la nature des forces devant lesquelles on
se trouvera en présence. Elles sont de trois sortes :
Les forces actives,
Les forces nocives,
Les forces militantes.
Les forces actives sont représentées par les pensées
maîtresses, c'est-à-dire celles qui se rattachent à l'oppo-
sition de la pensée initiale et qui, par extension, com-
prennent encore les pensées convergentes, les pensées
dépendantes et toutes celles qui s'a voisinent à l'action et
peuvent être susceptibles d'amener l'éclosion de facultés
bienfaisantes.
Ce sont encore les idées tertiaires, invoquant l'idée
maîtresse, les pensées tributaires de cette idée, les rap-
pels de similitude, enfin tout ce qui est apte à féconder
la pensée initiale et à déterminer l'ascension mentale,
dont la réussite est le prix.
Les forces nocives sont multiples : la vanité des con-
ii© L'ART DE PENSER

ceptions, l'indigence des impulsions, les défaillances de


la volonté viennent en première ligne.
Nous trouvons ensuite l'antagonisme des élans, fai-
sant intervenir le second moi que chacun porte en soi
et qui, suivant les circonstances, devient un flatteur ou
un menteur. La lutte de ce que nous prenons parfois
pour deux certitudes et qui n'est, en réalité, que le con-
flit de deux doutes déconcerte bien des penseurs nou-
veaux, et ceux qui ne savent pas faire appel à la concen-
tration sont vaincus d'avance, s'ils se présentent au
combat sans s'être armés de la réflexion méditative.
D'une floraison d'états d'âme opposés surgit parfois
aussi la bataille de l'âme sociale contre l'âme indivi-
duelle ; c'est toujours la querelle des deux moi qui se
continue sur un terrain plus vaste cette fois, ayant pour
armes des arguments qui, d'un côté pleins de noblesse,
de l'autre débordants de raison, soumettent le penseur
à une épreuve dont il ne sortira qu'au prix d'une con-
centration plusieurs fois recherchée.
La légèreté et les fantaisies de l'imagination éduca-
trice peuvent être encore mises au rang des forces
nocives au premier chef et le gaspillage des pensées
n'échappe point à ce classement, car il produit infailli-
blement la médiocrité des intentions. •

Pour combattre tous ces ennemis, outre les forces


actives que nous avons citées, il est encore une catégorie
de forces appelées militantes, car elles ne font leur
apparition qu'en cas de lutte sérieuse.
C'est d'abord la volonté, productrice de pensées favo-
rables, que prolonge l'énergie en s'inspirant des prin-
cipes directeurs qui, en aucun cas, ne peuvent être
LE ROLE DE LA PENSÉE DANS LA RÉUSSITE II?
méconnus et dont le maintien détermine un sentiment
intensif de justice et de vérité.
TABLE DES MATIÈRES

AYANT-PROPOS. — De la nécessité de savoir penser i


CHAPITRE I. — Premiers principes de la Pensée 3
CHAPITRE II. — Projection et rayonnement de la Pensée. . . i5
CHAPITRE III. — L'agent principal de la Pensée 25
CHAPITRE IV. — Contemplation de l'idée 35
CHAPITRE V. — La coordination. — La discipline et la sélec-
tion des Pensées , 45
CHAPITRE VI. — La Pensée créatrice de volonté. — La
volonté génératrice de la Pensée 59
CHAPITRE VII. —: La Pensée et la parole 67
CHAPITRE VIII. — Pour la méditation ; contre la rêverie. 75
. .
CHAPITRE IX. — La puissance do contagion de la Pensée 84
. .
CHAPITRE X, — Entrainement méthodique pour devenir
màttre de sa Pensée g3
CHAPITRE XI. — Moyens physiques d'entratnement à la
Pensée io3
, .
CHAPITRE XII. — Le rôle de la Pensée dans la réussite
. .. m

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