Vous êtes sur la page 1sur 185

Du même auteur

À trois degrés vers l’Est, nouvelles, Chihab, 2008.


Le Faiseur de trous, Barzakh, 2007.
Nationale 1, récit, Casbah, 2007.
Après-demain, roman, Chihab, 2006.
Lunes impaires, textes, Chihab, 2004.
De bonnes nouvelles d’Algérie, nouvelles, Baleine, 1998.

Ouvrages collectifs :
Alger, quand la ville dort, Barzakh, 2010.
Alger, ville blanche sur fond noir, Autrement, 2003.
Qui veut noyer son chien…, Ringolevio, 1999.
Populations en danger, MSF-La Découverte, 1995.
Le drame algérien, RSF-La Découverte, 1996.
© Barzakh, Alger, 2018

ISBN : 979-10-329-0899-0

Dépôt légal : 2020, janvier

© Éditions de l’Observatoire / Humensis 2020

170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


En hommage à Afulay-Apulée de M’Daourouch,
premier romancier du monde, premier auteur
algérien.
Livre 1

La vitre est cassée. Mais ne l’était-elle pas déjà ? En tout cas,


l’oiseau est parti. Pas par la fenêtre, d’après la voisine qui voit tout.
Sale oiseau. Ne parlons pas des voisines, ça porte malheur. L’homme
est debout, il lit debout un livre debout, se grattant périodiquement le
haut de la cuisse droite avec sa main libre, la droite, quand elle ne
tourne pas les pages avec ses doigts ; l’autre, la gauche, tient le livre.
Un œil cligne, assailli périodiquement par un rayon de soleil qui
rebondit sur une page. Les pieds sont immobiles, le cou bien droit, la
respiration régulière, l’oreille attentive. De temps en temps, Izouzen
sort un œil des mots couchés en laissant l’autre fixé sur le lit – comme
si ses yeux n’étaient pas solidaires – et regarde par la fenêtre ces
montagnes si énigmatiques d’où est certainement venue la pierre qui a
cassé sa vitre. Mais ne l’était-elle pas déjà ?
Bref, page 53, il est écrit : « L’univers pèse exactement 10
puissance 154 kilogrammes alors qu’il devrait en peser beaucoup
plus, si l’on pèse les corps célestes séparément et la matière qui coule
entre cette purée d’atomes au goût indéfinissable. » Incroyable.
Quinze milliards d’années après le big bang et seulement 20 mille ans
après l’Âge de Glace, l’Homme est allé si loin, a pensé si fort et s’est
élevé si haut que non seulement il a réussi à peser l’univers mais peut
se permettre aujourd’hui de l’accuser de dissimuler une masse
manquante, tel un ministre qui manipulerait avec légèreté budgets et
caisses noires. Nom d’une étoile, comment peser Jupiter, Orion,
2
Aldébaran, Zaniah, Kajam, Pi Ursae Majoris ou encore R136a1, la
plus grosse masse de l’univers, un monstre stellaire qui libère à chaque
seconde dix millions de fois plus d’énergie que le Soleil ? Quel genre
de balance peut réaliser cette impossible opération ? Izouzen s’est
arrêté sur cette pensée : comment peser un univers infini qui ne
s’arrête jamais de grossir, annulant de fait l’opération de pesée de la
seconde d’avant ? Quelle prétention. Il a ensuite feuilleté le livre en
faisant rapidement défiler les pages à l’aide de son index droit, créant
un agréable courant d’air dans sa petite maison, car même avec une
fenêtre cassée, il fait chaud quand le vent fait la tête et refuse de
souffler. Page 126 : « Combien pèsent l’air qui nous enveloppe, la
tradition qui nous enferme, notre famille, nos voisins ou l’Algérie qui
nous pèse ? Comment vivre avec légèreté dans un espace qui nous
plombe, nous fige et nous attire vers la terre des ancêtres en raison du
carré inverse de la distance qui nous en sépare, nous cloue au sol
comme des vers de terre au carré inverse de la distance selon
Newton ? »
Car c’est bien sûr cet Anglais aux cheveux bouclés qui a mis en
équation la propension naturelle de l’homme à s’asseoir, ramper,
dormir, s’agenouiller, se courber, s’étaler et copuler couché. La vitre
est cassée et la pomme est tombée, aujourd’hui elle ne serait
probablement jamais arrivée à terre, happée en plein vol et mangée en
suspension, l’équation devenant introuvable. Pourtant, on tombe aussi
ici, et peut-être bien plus qu’ailleurs.
— De toute façon, il n’y a pas de pomme, murmure Izouzen en
souriant à un ami invisible.
— Les pommes sont hors de prix…
Il fait lourd aujourd’hui, et même les vents croisés de la vallée des
Aït Ouabane n’y peuvent rien. Izouzen a refermé le livre et essuyé la
couverture d’un geste de la main tendre et instinctif, pour y retirer une
poussière imperceptible. Puis, il a enjambé le cadavre de sa sixième
femme et s’est dirigé vers la pièce du fond pour ranger le livre dans sa
précieuse bibliothèque. Il l’a tuée, comme les cinq autres, parce
qu’elle n’était peut-être pas à sa place. Il a par contre glissé l’ouvrage
là où il l’a estimé à sa place, à côté des livres introuvables, livres
interdits, livres jamais lus, épopées du diable, encyclopédies du
dérisoire, autobiographies des dieux, manuels ésotériques en zemiati –
entièrement écrits à l’envers – et dictionnaires des pourquoi. Ce n’est
pas la bibliothèque infinie de Borges, où, par principe, toutes les
combinaisons possibles de lettres existent, créant ainsi aléatoirement
des livres illisibles et des modes d’emploi de machine à laver, des
livres réellement publiés, comme celui-ci, et ceux du futur de chacun,
écrits dans toutes les langues du monde, mais c’est quand même une
bibliothèque, finie, compression d’idées puissantes et de pensées
vastes, qui recèle beaucoup plus de contenus que de contenants.
Combien pèse-t-elle au fait ? Il faut déjà savoir combien pèse un
concept phare, un roman dense ou une histoire d’amour lumineuse.
Bref. Si l’on pouvait déplier tous les mots et les pages de la
bibliothèque d’Izouzen, il y aurait de quoi construire une montagne.
On dit même qu’Izouzen possède des livres sans mots, des livres sans
pages, des livres qui n’existent pas, qui n’ont jamais été écrits et dont
les auteurs et les lecteurs n’ont jamais existé. Baya est morte.
— Dommage, elle était vraiment belle.

De jolies cuisses à la peau lisse, bien pleines et à moitié dénudées.


La moitié du bas bien sûr, vers les genoux. Un peu de pudeur, on est
à Alger, tout de même. Tissam est assise à côté de Lyès, le
conducteur. Lequel a regardé furtivement. Instant de ravissement, de
concupiscence et de futur.
— Ralentis !
Mounir est sur la banquette arrière. Il a surpris le regard de Lyès,
et s’adresse à lui. Effectivement, la voiture allait trop vite.
— Ralentis, y a un barrage, insiste Mounir plus fort, presque
debout maintenant, à l’arrière.
Lyès n’avait pas vu. Il freine et passe la deuxième, deuxième frein,
moteur. Il a gardé sa main sur le levier de vitesse. Son poing se serre
tellement que ses phalanges blanchissent. Pédale de frein, le pied.
Avec une main et un pied, il a immobilisé la voiture bleue, par une
intelligente synchronisation. C’est évident, un âne ne pourrait pas
conduire une voiture.
— OK.
On s’arrête souvent en Algérie, trop de barrages, trop d’arrêts
intempestifs. Sur les routes, on n’a même pas le temps de se lancer
qu’il faut déjà s’arrêter, et repartir. Ça tue l’entrain, ça bloque les
dynamiques et ça plie/déplie le temps, accordéon désaccordé qui joue
pour les autres.
— Quelle heure ? demande Tissam, comme si le temps avait un
rapport avec le barrage devant.
L’heure ? L’horloge de la voiture est cassée.
— Pourquoi tu demandes l’heure ? On n’a roulé qu’une demi-
heure.
Il y a donc un rapport. Tissam tire instinctivement sur sa jupe, pour
recouvrir un peu ses cuisses. Elle gagne deux centimètres de pudeur et
se sent à peine mieux sous le regard lourd du policier. La voiture
bleue, un vieux Break qui possède la particularité de ne pouvoir rouler
qu’une heure sur deux à cause d’un insoluble problème de surchauffe,
est maintenant au garde-à-vous, à l’arrêt, phares baissés en signe de
craintif respect devant l’agent des forces de sécurité. Le policier a l’air
suspicieux, comme un gendarme. C’est d’ailleurs peut-être un
gendarme repeint en bleu pour se fondre dans le ciel et ne pas effrayer
la population traumatisée par les guerres, le vert étant paradoxalement
la couleur préférée du conflit armé mais aussi du paradis. Les
Algériens ont tous quelque chose à se reprocher, ce qui explique cette
peur du policier et du gendarme, juge et partie, arbitre et attaquant de
pointe. Mais ces trois-là, dans leur vieille voiture bleue, sont vraiment
suspects. L’homme en bleu les dévisage : deux hommes et une femme
assise à côté du conducteur, une jolie femme d’ailleurs, aux cuisses
bien trop dénudées. Il fouille du regard l’intérieur de la voiture et l’âme
de ses occupants, revenant périodiquement sur les cuisses, la plus
belle partie de son environnement visuel. Comme tout homme dont la
pulsion reste le véritable moyen de communication avec l’univers, il
pense à fouiller la fille, s’introduire en escaladant ses cuisses par la
face interdite et violer son secret pour s’enivrer de son mystère. Mais
ça ne se fait pas. Tissam tente de tirer sa jupe vers le bas mais elle
sent qu’elle risque de dévoiler bien pire.
Quelle est la bonne combinaison ? Tirer vers le bas au risque de
perdre ce que l’on a de plus précieux ou vers le haut en ouvrant la
voie à toutes les légèretés ? Dans une main, le policier a un petit
appareil à détecter les explosifs, dont personne, policiers et citoyens,
coupables ou pas, ne sait s’il fonctionne réellement. Dans l’autre main,
une photo. Mais ce n’est pas celle d’un homme, terroriste recherché,
délinquant médiatique, gouverneur indéfendable en fuite ou notable
privé de ses appuis. Non, c’est la photo d’un âne. Un âne, un vrai,
juste la tête, en gros plan. Un âne, gris sur fond blanc, avec les mots-
clés « urgent »,
« recherché » et « récompense » inscrits en bas. Un âne, des
oreilles d’âne, des dents d’âne. Une vraie tête d’âne.
— C’est l’âne, regarde, chuchote Mounir, de nouveau adossé au
siège arrière de la voiture.
Alger, sortie Est, sur l’autoroute. Oui, on place des barrages sur
les autoroutes. Grand débat entre la vitesse et la fluidité dans une ville
coincée, le filtre et le contrôle dans une cité très suspecte où chaque
visage a la tête d’un poseur de bombe, et chaque poseur de bombe,
le visage d’un petit frère ou d’un gentil grand-père.
— Ne dis rien, ne bouge pas, ne pense même pas, paraît que
l’appareil, là, il lit dans les pe sées…
L’agent tourne autour de la voiture, l’appareil à la main. C’est un
genre de téléphone portable, avec une grande antenne, dirigée non
pas vers un satellite céleste ou un relais planté sur la tête d’un
immeuble mais vers les gens. Ce sont les gens, le problème. Un pays
sans gens est un pays paisible et il est plus facile de mettre un
immeuble ou une voiture en prison qu’un être humain. Le temps
s’arrête, ne dit plus un mot, ne souffle même pas, le temps que le
policier décide s’il faut changer le destin de cette voiture et faire
descendre la jolie fille. D’où la nécessité d’avoir l’heure, Tissam avait
raison. Mounir aussi d’ailleurs, parce que la situation est absurde :
dans une voiture bleue, deux hommes et une femme sont arrêtés à un
barrage par des policiers qui cherchent un âne. Que faire ? Rien.
Attendre, comme attendent quarante millions d’Algériens qu’une
navette spatiale les emmène sur la Lune pour les débarrasser de leur
propre pesanteur. Combien pèse un âne sur la Lune ? Pas le temps, le
policier vient de prendre une décision, il a trouvé un véhicule encore
plus suspect derrière. Un fourgon sombre avec une tête d’ex-écolier
buissonnier au volant. La photo de l’âne toujours dans une main et
l’appareil dans l’autre, il intime d’un geste de la tête au Break bleu de
poursuivre son chemin, laissant filer les cuisses vers d’autres regards.
Lyès n’avait pas lâché le levier, il repasse en première et file vers l’est.
De l’air, dans un couloir étroit. À gauche, la mer. Oxygène marin
chargé d’iode frais et de névrotiques dialogues de goélands. Non, il
n’y a pas de mouettes à Alger, ce sont des goélands, qu’on appelle ici
tchoutchou maleh (trop mignon). À gauche, Alger et ses falaises à
fleur de peau qui tentent en vain de s’affaler sur la mer pour se
rafraîchir. C’est le point de fuite.
— Tu aurais pu mettre un pantalon, souffle
Mounir en guise de conclusion provisoire.
— Tu n’aimes pas mes cuisses ?
Elle a dit ça en se retournant avec un regard d’une profonde
espièglerie. On peut, maintenant que le policier est derrière et la route
devant, retrouver sa légèreté.
— Non.
— Espèce d’âne.
— Hachak.
Oui, on dit hmar hachak, littéralement « âne, sauf ton respect ».
Car malgré tout le travail qu’il a accompli, tous les hommes, femmes,
marchandises et espoirs qu’il a portés, Alger, même, qu’il a construite
sur son dos en empruntant les ruelles étroites de la Casbah, l’âne reste
un animal que l’on rejette. Un animal bête et têtu, sale et seul, qui ne
possède rien pour lui hormis de grandes oreilles qui n’entendent rien et
un énorme sexe qui fait peur aux enfants et trouble les adolescents.
C’est probablement pour toutes ces raisons que personne n’aime les
ânes, pas même les ânes. A-t-on déjà vu un couple d’ânes marchant
main dans la main ou s’embrassant dans un champ de coquelicots ?
Une famille d’ânes piqueniquer de l’herbe dans l’herbe ou une bande
d’ânes en vadrouille à la recherche d’un mauvais coup comme la
bande de L’Âne d’or d’Apulée ? Non, mais eux, Tissam, Mounir et
Lyès, humains parmi les humains, en ont cherché un, de mauvais coup,
qui s’est mal négocié, a mal tourné, puis s’est transformé en fuite.
Où vont-ils dans leur voiture bleue qui s’arrête toutes les heures ?
Ils fuient. Quoi ? Un énorme malentendu.
— Un âne mort, ça porte malheur, murmure Mounir, avec cette
intonation particulière qui annonce les lendemains angoissants.

Dans sa petite maison haut perchée, Izouzen a repris son livre


pour le finir. Cette fois, il est assis. Probablement la fatigue ou cette
irrésistible attraction vers le centre de la terre, sous lui. Il a ouvert le
livre au hasard, pensant à la chance ou à une intuition paranormale qui
le ferait retomber exactement sur la dernière page lue. Raté, il est
tombé devant. Izouzen est revenu quelques pages en arrière et a lu
jusqu’à la fin. Cette fois, il n’a pas placé le livre dans sa bibliothèque,
il l’a juste posé sur le four de son salon-cuisine. Lequel était bien sûr
éteint.
— Dommage, il était vraiment bien.
Il enroule ensuite le cadavre de sa femme Baya dans un gros tapis
turc acheté très bon marché à Bouira, en bas dans la plaine, et sort le
tout dans le petit jardin, derrière la petite maison. Délicatement, il pose
le gros rouleau de printemps contre le mur en pierre et caresse le tapis
d’un geste plein de compassion. C’est entendu, le tapis transmettra la
sensation à la femme qui est dedans. Il enterrera Baya plus tard, avec
les autres. Izouzen sort de chez lui, avec un nouvel objectif. Il doit
rencontrer quelqu’un qui doit lui apporter un nouveau livre. Le Livre.
Livre 2

C’était hier. Ou avant. Quand on est assis, on perd souvent la


notion du temps car celui-ci est connu pour marcher, voire courir. À
moins que le temps ne passe pas et que ce soit nous qui le traversions.
Une table, quatre chaises autour, pas la quadrature du cercle,
exactement le contraire, comment encadrer un cercle ? Comment
cadrer sa chaise autour d’une table ronde pour trouver une solution à
l’ennui national et ne plus avoir à tourner en rond ? Ils sont quatre
comme les quatre coins du monde et les quatre chaises, tous assis
dans la position de l’attente, les yeux vagues et le cou bien mou, dos
droit pour tromper l’ennemi et la lassitude, alternant entre coudes sur
la table et bustes affalés vers l’arrière, contre le dossier des chaises.
Forment-ils un cercle ? Au sens large, oui. Ils sont quatre, un cercle
d’amis, trois plus une, Amel 4G, surnommée ainsi en raison du
nombre impressionnant de fausses bonnes idées qu’elle propose. Du
haut débit. Le Break bleu est stationné dans une ruelle d’Alger, devant
un salon de thé où Tissam, Mounir et Lyès viennent de débarquer.
Tissam, rapidement assise dans une posture aussi décontractée que
subtilement nonchalante, a regardé Mounir, grand et svelte, regard
ténébreux gris noir, annonciateur de profondeurs, puis Lyès, éternel
sourire aux lèvres, rond à petites lunettes et d’une jovialité
déconcertante. Les introductions sont longues et les phrases de
politesse rivalisent d’audace. Le temps passe.
— Et pour vous ?
— Un thé. Maison.
Le serveur, lourd comme un soleil mort ou une étoile naine en fin
de cycle, est debout dans la position de la stèle commémorative en
l’honneur des millions de gens qui sont morts de soif dans un café en
attendant leur consommation. Il n’est même pas désolé :
— Y a pas. Thé en sachet.
Le thé « maison » désigne le thé comme à la maison,
infusion/diffusion de thé en vrac non conditionné qui lâche lascivement
son arôme dans la théière. Tout le contraire du thé en sachet, trop
rapide, totalement dénué de sens et de sensualité, et surtout qui oblige
à retirer sans aucune délicatesse l’espèce de sac dégoulinant accroché
à un fil ténu une fois qu’il a infusé dans la tasse. En général, on ne sait
pas où le mettre, et on le jette en boule dans le cendrier, quand il y en
a.
— En sachet ?
Le serveur a refusé net la rediffusion de l’annonce. Mounir se
tourne vers son ami Lyès, comme s’il cherchait un motif pour une
nouvelle émeute. Pas de véritable thé au pays du thé, c’est un
scandale de plus au pays des bouleversements permanents. Les
sachets ont tué même les maisons. Ce qui n’est pas vrai, le thé vert est
chinois et son implantation en Algérie est relativement récente, mais
c’est devenu une tradition. C’est Tissam, belle femme aux joues
rondes et à la longue chevelure, qui règle le problème :
— Prends un café.
Puis d’un air faussement innocent :
— Un café maison, sans sachet ? demande-t-elle au serveur sans
humour et déjà fatigué de cet échange.
Finalement ce sera deux cafés un peu légers, une limonade un peu
bleue et un cappuccino, breuvage très esthétique qui se transforme
rapidement en café au lait très cher une fois qu’on le touche avec sa
cuillère. Le serveur est déjà reparti vers d’autres aventures. Mounir
évite soigneusement de conclure sur ce thé qui s’enfuit déjà :
— J’ai faim.
— Il est quelle heure ?
Il n’y a pas à manger dans ce salon de thé où le thé est en sachet.
Mounir, Lyès et Tissam, amis de longue date, sont là comme presque
tous les jours depuis qu’ils cherchent le moyen d’échapper à un ennui
malsain et à leur faible pouvoir d’achat qui les cloue au sol. Ils ont fait
leurs études ensemble, à l’université de Bab Ezzouar, biologie. En
théorie, la science du vivant, bien qu’ils ne connaissent pas grand-
chose à ce sujet, la vie. Ils n’ont d’ailleurs jamais travaillé dans leur
branche, accumulant les petits boulots : commercial, téléopérateur,
revendeur de tout et de rien, instituteur, délégué médical, donneur de
cours, de sang et preneur de temps. Une multitude de fonctions
alignées et qui peuvent durer toute une vie dans un pays devenu si
cher que plus rien n’a de prix. Ils sont au chômage actuellement, sauf
Mounir, qui a un petit boulot lui prenant un petit peu de temps. Tissam
a même travaillé dans une imprimerie qui faisait de la fausse monnaie
mais elle l’a appris plus tard et y a gagné un peu d’argent, même si
c’était probablement du vrai. Dans ce salon de thé « réservé aux
familles » selon l’intitulé en vigueur, bien que personne n’oserait y
entrer avec sa mère ou sa sœur, les nappes sont au motif des rideaux,
très en couleurs ; une musique hachée rebondit nerveusement dessus
et n’arrive pas à couvrir les sons des conversations futiles qui
s’éternisent. De jolies filles s’amusent à séduire le temps, de jeunes
garçons avides de conquêtes jouent aux intelligents en s’inventant des
futurs. Un homme regarde la fenêtre, pas par la fenêtre. Tissam est
partie aux toilettes et quand elle est revenue, elle a frôlé le bras du
ténébreux Mounir, leur procurant un petit frisson très furtif. Tissam n’a
pas tiré sur sa jupe quand elle s’est assise, signe incontestable de
confiance.
— Une escroquerie sur Facebook, lance Amel 4G. Monter une
affaire sentimentale, genre le bébé Yanis, trois ans, a besoin d’une
greffe de sexe en urgence.
— Un bébé avec une greffe de sexe ?
— De quel sexe s’agit-il, féminin ou masculin ?
s’amuse Tissam.
— Non, je dis n’importe quoi, reprend Amel en allumant sa
dixième cigarette de la journée. Mais genre y a un bébé qui a besoin
d’une opération compliquée et il faut de l’argent, on ouvre un compte
et on prend l’argent.
Un chat multicolore est venu se glisser sous la table. Tissam l’a
regardé et lui a donné un bout du reste de croissant du matin qui se
trouvait dans la poche de son tailleur bleu. Le chat a catégoriquement
refusé.
— Oui, mais l’éthique.
— Oui, j’y ai pensé aussi, ça le fait pas.
Les cafés sont arrivés et ils sont déjà froids, signe d’une
déperdition de chaleur quelque part. Lyès a vu le petit jeu entre
Tissam et Mounir, il a souri. À Tissam bien sûr, qui lui a rendu ce
beau sourire sincèrement joyeux qui l’a toujours attiré. Amel 4G a une
autre idée : fabriquer de l’eau. Qu’est-ce que l’eau sinon une
combinaison d’atomes d’hydrogène et d’oxygène ?
— L’oxygène, y en a dans l’air, explique-t-elle, et pour l’instant
l’air est gratuit. Quant à l’hydrogène, savez-vous que c’est l’élément le
plus abondant dans l’univers ?
— On n’est pas dans l’univers, lui répond Lyès. On est à Alger.
Oui, bien sûr, comment en sortir ? Il faut échapper à l’attraction
de la Terre pour flotter dans l’univers. Oui, mais avant cela, il faut déjà
sortir de la puissante attraction d’Alger.
— L’hydrogène, on le pompe de la terre, explique encore Amel,
les dents jaunies par le tabac qu’elle utilise comme une pompe à
énergie. Une petite valise avec un tuyau discret planté dans le sol, un
autre qui aspire l’air pour en tirer de l’oxygène. Une prise électrique
pour assembler le tout, et le tour est joué. Un petit robinet sous la
valise et de l’eau qui coule, presque gratuite, une fois qu’on a payé la
facture d’électricité. Une valise d’eau, de l’eau en valise, c’est pas une
idée qu’elle est bonne, ça ?
— Pourquoi on ne fabriquerait pas de l’électricité avec l’eau
créée ? Ça se fait.
De l’eau, évident marché pour un pays qui meurt de soif. Mais
peut-être pas l’électricité pour un pays qui regorge d’hydrocarbures.
— Y a de l’hydrogène dans les hydrocarbures ?
— Je vous ai parlé du sable ?
Quelle heure est-il ? Personne n’a de montre aujourd’hui, chacun
a un téléphone qui fait aussi office d’instrument de mesure. Oui mais
quelle heure est-il ? À Alger, on ne regarde plus l’heure, on l’écoute.
L’appel à la troisième prière du jour vient de retentir dans la ville à
dos rond, qui se courbe tant pour parer les rayons du soleil que pour
éviter les coups. L’adhan du ‘asr. Dieu est grand, le temps est petit et
l’heure de la prière donne l’heure. Même les rendez-vous sont vagues,
on se voit entre les deux, avant le dohr, après le ‘asr ou le maghreb,
avant l’’icha. Temps local, très local, parce que cent kilomètres plus
loin ce ne sont plus les mêmes horaires de prière. À cause du soleil,
qui bouge tout le temps, et de la terre, qui n’arrête pas de tourner.
— Ça fait quelle heure ? En temps universel ? Ça dépend des
jours, des saisons.
— Il doit être environ seize heures.
— Vous savez combien coûte le camion de sable à Alger ?
C’est Amel, encore elle, qui pose la question, elle insiste. C’est
d’ailleurs elle qui y répond :
— Quarante mille dinars le camion.
Les trois la regardent, un peu absents. Peut-être la bonne idée
parmi le tas de mauvaises ?
— Le sable, poursuit Amel, il y en a partout dans le désert, à trois
cents kilomètres d’ici.
Suspense, tout le monde écoute, l’évocation du désert, ce vide
reconstructif, cette dune de sable jubilatoire, comme l’explique Rachid
Boudjedra, qui nous donne subitement envie de courir, a fait mouche.
On attend la suite. Amel inspire/expire.
— Il suffit de construire un sabloduc, genre de gros tuyau qui
achemine le sable jusqu’à Alger et on est riche ! Un robinet à
l’arrivée, qui remplit les camions à raison d’un tous les quarts d’heure
et on est riche. On ouvre, on ferme, quarante mille dinars tous les
quarts d’heure, ça fait un million deux cent quatre-vingt mille dinars si
on ne travaille que huit heures par jour, trois millions huit cent quarante
mille dinars si on travaille la nuit.
Amel compte très bien, la rapidité de ses calculs a d’ailleurs
surpris chacun, ensablé dans son monde désargenté. Et, visiblement,
elle aime les robinets. Ce qui coule n’a pas de fin.
— Bonjour.
Hassan Léger est venu grossir les rangs. Une sorte de grand
dadais rigolard et perspicace, qui a décidé de ne rien faire de sa vie
parce que, de toute façon, après la vie il y a la mort. Et même avant,
souvent.
— Hassan. Ça va ?
— Léger, et vous ?
— Si on peut dire.
Il s’est plié pour s’asseoir. Il y a toujours une cinquième chaise
quelque part. Il a rapidement commandé un café. Léger bien sûr.
— Et toi, toujours au chômage ?
— Non non, je travaille, répond-il sans apporter de précision que
personne ne souhaite du reste.
Il a été surnommé Hassan Léger, à cause de sa légèreté ou parce
qu’il fait tout avec légèreté. Surfeur huileux sur les vagues du
quotidien, il ne plonge jamais, ne nage pas, se laisse guider par les
vents, aucune prise directe sur la réalité.
— Et l’amour, ça va ? lui demande Tissam, dont la main s’est
inconsciemment posée sur la cuisse de Lyès, assis à côté d’elle. Je t’ai
vu avec une fille dernièrement, vous aviez l’air proches.
En fait, Hassan aime les grosses, sa copine en est une. Grosse, ça
ne cadre pas avec son tempérament de léger mais personne ici n’en
est à sa première contradiction. D’ailleurs, ce n’en est peut-être pas
une puisque, comme le dit Hassan Léger, dans une femme grosse, il y
a plus de femme que dans une femme mince. Tissam a retiré sa main
de la cuisse de Lyès qui l’a regardée, il a vu Mounir la regarder aussi.
Lyès n’a plus de copine depuis deux mois et Mounir vient juste de
virer la sienne. Par ennui.
— Il est quelle heure ?
Un haussement d’épaules en guise de réponse collective. Quelle
heure ? Lyès et son éternelle barbe de deux jours et demi, insiste,
c’est pratiquement le seul être humain qui n’a pas d’horloge intégrée à
son téléphone portable :
— Quelle heure il est ?
— Arrête de poser cette question.
— C’est pour la voiture…
— Il doit être presque dix-sept heures.
La voiture peut démarrer alors, ça fait plus d’une heure qu’elle est
à l’arrêt. Le temps de trouver un objectif, les trois sont
psychologiquement prêts à décoller. Lyès a scruté Tissam qui a
regardé Mounir qui a guetté Lyès.
— Les chaussettes pour aveugles.
C’est la dernière idée d’Amel 4G, vite développée, à propos des
aveugles qui ne peuvent pas savoir si leurs chaussettes sont
dépareillées. Elle prend une gorgée de café froid et une profonde
inspiration, qui fait gonfler sa jolie poitrine, bien qu’Amel ne soit pas
belle. Ce qui explique peut-être son obsession à trouver des idées.
Même mauvaises.
— Un petit truc en relief sur chaque chaussette, un genre de braille
qui indique à l’aveugle…
Un silence, pas pesant mais amusé. Tissam s’esclaffe :
— Super idée. Avec un petit bip sonore émis par les chaussettes
quand elles sont trouées, comme ça les aveugles sauront qu’il ne faut
pas les mettre.
Un clac violent. Un homme au regard fou vient d’entrer dans le
salon de thé en refermant bruyamment la porte. Tout le monde a
sursauté, l’homme s’est mis au centre de la pièce enfumée et a
dévisagé tout le monde, comme s’il cherchait quelqu’un. Il a trouvé
une table vide, s’y est assis et a commandé en criant presque : un
café. Fort. Très fort.
— On va manger ?
— Pas de viande hachée, avertit Lyès, victime d’une récente
intoxication alimentaire, qui cependant n’a pas réussi à entamer sa
bonne humeur.
Car pour Lyès, tout en rondeurs et contrairement à Mounir, rien
n’est grave en dehors de la mort, tout le monde s’y livrant un jour,
unique moment de gravité dans la vie. Mais pas de viande à cause des
ânes sûrement. À Alger, il arrive que les ânes soient convertis en
viande hachée au mépris de l’éthique alimentaire. Mais pourquoi pas
finalement ? Un âne n’est qu’un cheval bas de gamme. Ils devraient
simplement baisser les prix.
— Trop bien, cette histoire de chiens jetables. C’était quoi déjà ?
— Des chiens jetables.
— La civilisation du jetable, reprend Amel, vous connaissez ?
— Oui, c’est ce qui va t’arriver, répond Tissam en riant. Ton
copain va te jeter pour entrer enfin dans la civilisation.
— Briquets jetables, mouchoirs jetables, rasoirs jetables, appareils
photo jetables, c’est ce qui se fait, les gens ne veulent plus rien avoir
sur eux. On consomme, on ne garde rien. Comme les aliments, on
jette.
— Le corps garde les composants précieux des aliments, il ne
jette que les déchets.
Amel 4G n’a même pas écouté la remarque de Mounir le beau
ténébreux qui sait tout sur tout, même sur les ténèbres, et pour qui tout
est grave, chaque instant, chose ou événement, tout concourant à
modifier le présent et le futur.
Amel poursuit :
— Tout le monde aime les chiens de compagnie, mais le problème
est qu’il faut les sortir tous les jours…
L’homme qui était entré avec violence a fini son café. Il s’est remis
debout, a laissé quelques pièces sur la table, a dévisagé tout le monde
une dernière fois, puis est sorti, tout aussi brusquement. L’invertébré
serveur s’est lentement dirigé vers la table vide et a ramassé la
monnaie avec une petite moue, comme pour déplorer l’impolitesse
des clients.
— On prend des chiens, on leur coud l’anus et ils font leurs
besoins à l’intérieur d’eux-mêmes, on n’a pas à les sortir. Quand ils
sont pleins, on les ferme avec une ficelle au cou que l’on aura mise à la
place du collier, comme une poubelle. On tire, on ferme, on jette le
chien et on en achète un autre.
Après quelques secondes, le temps de visualiser les chiens-
poubelles, les trois hésitent entre le fou rire et la lassitude. Tissam a
choisi, elle est pliée sur la table, agitée de hoquets. Mounir, ce garçon
sans humour, prend le temps de trouver une faille :
— Qui va coudre les anus des chiens ? finit-il par demander.
Amel y a bien sûr pensé et allume une nouvelle cigarette :
— Des Chinois ou des Africains, ils adorent travailler et ne sont
pas regardants.
— Nous sommes des Africains.
— Mais vous travaillez pas !
Ennui, vie chère, sorties ruineuses, envie de vivre, moyens limités,
c’est la longue séquence de l’inabordable. Que faire ? Commencer
par y réfléchir. À deux tables de là, l’homme qui regardait les fenêtres
est assis, près de la fenêtre et cette fois regarde par la fenêtre. Il
dévisage l’extérieur comme le visage d’un être humain complexe,
attirant autant que repoussant. Un Hummer passe, ce 4x4 dont le prix
équivaut à celui d’une maison. Silence. Alors ? Alors que faire à
Alger ? Gagner de l’argent. Comment ? Combien ? De l’import-
export ? Oui, tous les Algériens rêvent de faire du commerce, de
vendre quelque chose à quelqu’un.
— Oui, mais comment entrer dans ce cercle d’initiés où l’on peut
gagner un milliard avec un simple coup de téléphone ?
Mounir y a déjà réfléchi et en a expliqué le principe. Mais
aujourd’hui, il est allé plus loin, en entrant dans la phase de liaison. Il
connaît un commissaire à la retraite qui peut les aider pour leurs
premières affaires. Du n’importe-export : trouver des associés qui ont
de l’argent et veulent en gagner, importer un conteneur de Turquie en
payant un minimum de taxes douanières par la technologie du contact
humain rémunéré. L’argent coule à flots. Comme par un robinet, selon
le fantasme absolu d’Amel. C’est très simple en théorie. Des petits
malins ont même importé de l’argent comme ça.
— De l’argent ?
Oui, des fausses pièces de cent dinars qu’ils ont fait faire en Chine,
là où on fabrique tout pourvu qu’il y ait un modèle et une commande.
Importer de l’argent, c’est court-circuiter les intermédiaires,
grossistes, semi-grossistes et même les clients, importer de l’argent,
c’est ce qu’il y a de plus court, c’est vendre de l’argent directement
du producteur au consommateur. Des conteneurs de fausses pièces
de cent dinars qui en coûtaient en fait cinquante, en comptant la
fabrication, le transport et l’arrosage du douanier. On vend de
l’argent, quoi de plus simple comme idée dans le cadre du capitalisme
global ? Quelques-uns ont été attrapés, ce qui veut dire que d’autres
ne l’ont pas été, c’est le principe universel de la pêche.
— C’est bien fait, conclut Lyès, la Banque centrale n’avait qu’à
faire des pièces de cent dinars solides, de vraies pièces, difficiles à
falsifier.
— Quand on fabrique de l’argent, faut y mettre le prix.
Bonne deuxième conclusion, mais qui ne règle pas le problème de
cette classe moyenne, légaliste mais pas trop, ambitieuse mais pas
assez. Que faire ? Célèbre phrase de Lénine pour expliquer le
programme de la révolution soviétique, reprise du titre d’un livre de
Tchernychevski, philosophe utopiste, communiste nihiliste et libertaire,
un raznotchintsy, sans-rang mais révolutionnaire. Que faire quand on
n’a pas d’argent et qu’on en veut ?
— J’ai un contact qui peut nous ouvrir des portes. On prend
rendez-vous et on y va. On ne perd rien, à part du temps.
Rendez-vous avec Lénine ? Non. Tissam s’étonne, bien que rien
ne la surprenne plus réellement :
— Pourquoi tu ne l’as pas dit avant ?
— L’éthique.
— Les quoi ?
— Les portes, explique Amel. Ça, c’est un marché, tout le monde
veut ouvrir des portes, on n’aura qu’à vendre ces portes qui s’ouvrent
et ne se ferment jamais.
C’est une blague, Amel sait en faire aussi, et elle en a d’ailleurs
profité pour allumer une cigarette bien que les deux opérations n’aient
pas de rapport entre elles. Ou si. Un peu comme Izouzen, isolé dans
ses montagnes sans connexion ou autre type de câble invisible le
reliant au reste du monde. Quand on n’a pas grand-chose, il vaut
mieux en rire, sauf qu’Izouzen a aussi un besoin pressant : le Livre, ce
livre qu’il a longtemps cherché, dépendant de ses fournisseurs qui lui
apportent de si loin ces ouvrages recherchés. Achour le lui a promis et
Achour a tous les défauts du monde sauf celui d’être un menteur.
Le zapping, sport favori, on change de sujet de conversation
comme d’histoire ou de Premier ministre, incapable de se concentrer
sur une idée. Faut suivre.
— Ça se fait ou ça se fait pas ?
— Quoi ? demande Izouzen, comme s’il avait entendu une voix
sortir de sa bouche.
Mounir explique :
— Difficile de gagner de l’argent parce qu’au fond il appartient
forcément à quelqu’un puisque plus personne n’en crée.
— Faut se décider à en prendre, répond Lyès en ajustant ses
lunettes, on peut voler les riches si les riches sont des voleurs.
Mounir, toujours sombre, prophétise :
— Un jour, les pauvres n’auront plus rien d’autre à manger que
les riches.
Tissam est d’accord :
— On vole les riches. Ça reste juste et l’argent global est mieux
réparti.
C’est la meilleure idée de la journée et surtout la plus rationnelle.
Importer des chaises, des fauteuils et des lits, car tout le monde est
fatigué et rêve de s’asseoir ou de s’allonger. Le contact de Mounir
aidera le groupe pour les démarches.
— Il nous aidera pour la douane. En fait, si on paie la douane, ça
ne sert à rien d’importer, on ne sera jamais compétitifs et on ne
gagnera pas d’argent à cause des marges.
Petit moment de grande réflexion collective. Les marges. Quelle
est la bonne marge de bonheur ? Le bonheur serait la marge entre
l’infini de son désir et le très fini de sa réalité, plus la différence est
mince, plus le bonheur est à notre portée. Ou, comme le concevait
Nietzsche, le bonheur est d’abord sa propre réconciliation avec le
malheur.
— Alors, ça le fait ?
— Quand on n’a rien, faut tout faire.
La décision est prise, avec le consentement muet de chacun, porte
ouverte au futur.
— Tu savais que…
Zap. Lyès lisse sa mince barbe d’un rapide mouvement de main et
rezappe pour revenir à la chaîne précédente :
— Le bonheur serait d’écrire un livre si utile que chaque être
humain voudra en posséder un. Sept milliards d’exemplaires.
Rêvant de gloire, d’argent et de piscines pour adultes, ils ont laissé
Amel 4G à ses idées. Juste une dernière pour la route :
— Je vous ai parlé des chaussettes pour aveugles ?
— Tu es lourde, Amel.
Tissam, Mounir et Lyès se sont levés. Mounir a payé, c’est lui le
plus riche puisqu’il travaille, comme agent commercial à mi-temps bien
qu’à durée déterminée dans une entreprise à capitaux mixtes
européens et algériens. Ils sont sortis.
— Hassan, à la prochaine.
— Tu gagnes…
— On peut rouler ? demande Tissam à Mounir. La voiture est une
familiale bleue et appartient
au père de Mounir qui la lui a cédée contre la vague promesse de
fonder un foyer, un jour. Une heure sur deux, elle roule, c’est déjà ça,
du repos, puis des kilomètres d’évasion, en attendant la réchauffe.
— Une heure est passée.
Le groupe est sorti, en groupe. Allumage moteur. La voiture a
démarré. Lourdement.

La montagne a quelque chose d’inattendu, en ce sens qu’elle


pousse là où elle ne devrait pas. Inventant un relief non calculé dans
un monde plat, surprenant toujours le coureur de fond qui calcule la
distance mais jamais les niveaux, et du coup a mal aux mollets sans
savoir pourquoi. Courir, la belle affaire ; grimper, c’est autre chose.
Debout, tel un arbre planté dans une terre dure qui attend d’être
ramollie par la pluie, Izouzen attend Achour, qui, lui, n’attend pas
grand-chose. Ce dernier, manuscrit sous le bras, a pris une piste
sinueuse dont il exagère les courbes pour atténuer l’effort de
l’ascension. Ce qui lui fait perdre plus de temps mais le fatigue moins.
C’est un choix. Élever son corps est un effort, le traîner sur une côte
est un effort encore plus grand. Toute cette inutile dépense d’énergie à
cause de l’attraction terrestre et de la gravité. Mais non, ce n’est pas
grave, Izouzen non plus n’a pas grand-chose à faire. D’ailleurs, de
loin, on croirait qu’Izouzen a les pieds en l’air, quelques mètres au-
dessus du sol, comme s’il était en lévitation. Au-dessus de tout. Car
en dehors de ses livres, Izouzen respire l’air du temps qui passe en
prenant cet air d’infini recul, débarrassé des contingences terrestres. Il
a néanmoins deux idées fixes, les livres et les femmes. Quel est le
rapport ?
Achour est presque arrivé. Une dizaine de lacets et il y est.
Izouzen, armé de la patience de la femme amoureuse attendant son
mari infidèle, se remémore quelques passages du dernier livre qu’il a
lu : « Entre la lourdeur administrative et celle de l’agent des douanes, il
y a un espace où les gens peuvent devenir riches. » Apologie de
l’argent facile ? « Que pesait l’univers à sa naissance ? Il pesait déjà
l’univers en entier, mais dans un point, condensé dans le plus petit
espace mathématiquement possible. Après, ce point s’est ouvert au
monde et a engendré le monde, le tout, et même le rien, puisque ce
dernier n’existait même pas avant. »
C’est en se dépliant qu’il a engendré tous les troubles, écarté les
gens et les amours, ouvert les possibilités, et Tissam, gracieuse mais
brouillée comme deux œufs cassés, aurait bien aimé revenir à cet œuf
primordial où il n’y avait rien, ou plutôt le tout dans le rien et le rien
dans le tout, ce qui est un peu la même chose vu de l’extérieur. Mais
de l’intérieur ? L’univers n’est pas plus lourd aujourd’hui qu’avant,
aurait dit Hassan Léger. Que pèsent un homme, une femme, un
Algérien et surtout une Algérienne dans ce monde ? Rien, pas même
le poids d’un fœtus de plume naine. Rien ? Non, explique Achour,
l’être humain est un univers parallèle à lui tout seul et paradoxalement
recèle en lui tout le poids de l’univers. C’est d’ailleurs pour cette
raison qu’il est la seule créature à pouvoir calculer le poids de
l’univers.
Ouf. Achour est arrivé. Izouzen détaille son ami, surtout ce qu’il a
sous le bras :
— Ça fait des mois que je t’attends.
— Tu sais ce que c’est… trouver un taxi… Grand débat
philosophique. La montagne, la plaine, la hauteur, le flux et les
transports en commun. Qui a raison ?
— Tu crois en la littérature ?
— Tu me dis ça comme si tu parlais de Dieu, des médecines
douces ou des phénomènes paranormaux.
— Oui, pardon.
L’altitude. Izouzen, un mètre quatre-vingt-dix, cent trois kilos. Pas
gros mais robuste, son système osseux est chimiquement proche des
barres calcaires qui font le paysage de cette région rocheuse de
Kabylie. D’où viennent les os ? Justement, de la pierre ; du calcium
de la pierre calcaire que les animaux ont su pomper. Izouzen le sait :
sans pierres, que des invertébrés, d’où cette haine d’Alger ; les
coquillages contre les vers de terre. Les montagnes sont des animaux,
en ce sens qu’elles sont le produit de l’entassement pendant des
milliers d’années de coquilles calcaires. Des animaux qui sont morts et
dont le squelette a formé une couche qui s’est élevée sous la pression
des forces tectoniques. Ces immenses barres rocheuses, ce Djurdjura
qui culmine à trois mille mètres, écrasant tout ce qui est à ses pieds,
cet adrar N’Jerjer, cette montagne de Jerjer, n’est autre qu’un
gigantesque animal, un altier métacoquillage. Mais qui est Jerjer ? Je
ne sais pas. Et parfois, il faut savoir dire « je ne sais pas », même dans
les livres comme celui d’Achour.
— Tu l’as ?
Izouzen parle bien sûr du nouvel ouvrage qu’il a commandé et
qu’Achour lui a promis.
— Oui.
Achour a jeté un œil sur le manuscrit qu’il porte sous le bras,
comme pour vérifier qu’il n’a pas été volé durant le trajet.
— Il a l’air léger.
— Léger mais condensé. Un petit univers à lui tout seul.
— Allons-y, lui dit Izouzen.
Livre 3

Les bandes. Étroites bandes entre d’autres bandes, minces filets


de rivière qui s’insinuent insidieusement entre deux berges massives.
Comme le temps, incongruité théoriquement linéaire qui a trouvé son
chemin dans une masse compacte. Mais si le temps coule comme une
rivière, de quoi sont faites ses berges ? Dans quoi coule-t-il ? On n’a
pas le temps de se poser trop de questions, dans ces exigus couloirs
vers la sortie, il faut aller vite, se faufiler, trouver les failles, suivre les
bons mouvements et les anticiper. Conduire à Alger est devenu un
genre de jeu vidéo où tous les coups sont permis, un jeu du style Last
Man Standing où le gagnant est celui qui a survécu à tous les chocs de
ferraille et qui a le moins saigné. Un jeu qui peut être excitant pour
ceux qui ont besoin d’adrénaline ou n’ont pas le temps, un jeu où
perdent les plus lents et les plus craintifs. Emprunter les failles, adopter
un regard à trois cent soixante degrés, ne rien rater de la vie, ne croire
ni aux priorités, ni au destin, ni à la Providence, ni à une vie avant ou
après la mort. Pour quelqu’un qui ne vit pas à Alger, y conduire a
quelque chose d’effrayant. Évaluer à chaque instant le courage ou la
peur de l’autre d’un simple coup d’œil, peser sa propre audace,
prendre le risque d’un accident, de se faire insulter ou battre
sauvagement, ou encore celui d’un retrait de permis qui vous
immobilisera longtemps comme piéton dégradé, attaché par les pieds
au goudron râpeux. Il ne suffit pas d’avoir une voiture, de l’essence et
un permis. Pas de lois, pas de codes, pas d’éthique. Surveiller aussi
les piétons, qui traversent partout, en zigzag, entre les voitures, au
moment où ils décident de le faire, sans avertir personne, surtout pas
les voitures. La désorganisation est organisée à Alger, les piétons
marchent sur les routes parce que les voitures se garent sur les
trottoirs, parce que, selon les automobilistes, les piétons conduisent
sur la route parce que, selon les piétons, les voitures ne respectent
rien. Une guerre larvée : les piétons détestent les automobilistes,
lesquels le leur rendent bien. D’ailleurs, les piétons ont la particularité
de traverser en diagonale, pour gagner du temps et en faire perdre aux
automobilistes, ce qui énerve passablement ces derniers, lesquels
aiment frôler les piétons en leur causant de petites frayeurs.
— À gauche, on évite le carrefour qui tue.
La longue voiture bleue, Break à l’énorme derrière, a tourné
difficilement, la direction n’étant pas assistée. Tissam conduit
nerveusement, Mounir est à côté d’elle, Lyès derrière.
— Attention, le fourgon…
— J’ai vu.
Tissam freine un peu pour éviter le choc, et accélère aussitôt après
pour s’engager, manquant de renverser un piéton impassible qui a
traversé entre douze voitures. Les klaxons fusent, comme des cris de
rage et d’impuissance, un policier censé régler la circulation
abandonne, jette sa casquette, les feux tricolores ne fonctionnent pas,
trop de couleurs, le Break bleu s’engouffre dans une ouverture,
slalome entre les possibilités et se retrouve sur une côte encombrée.
La voiture souffre, pare-chocs contre pare-chocs, pas d’interstices,
l’air manque, les moteurs suffoquent.
— Là !
Un couloir, entre deux voitures. Le Break bleu s’y enfonce,
Tissam, Mounir et Lyès conduisent à trois, tout le monde est concerné
parce que, pour une fois, ils ont une destination et un but.
Dans l’infernale circulation qui se bloque et se débloque
rapidement, d’où la nécessité de réagir très vite, ils ont croisé Karim
PDP, célèbre personnage d’Alger, Karim alias Karim « Pas de
Problèmes ».
— Karim !
— Salut les incapables ! Wech ?! Il fait beau, allez faire quelque
chose de beau !
Le dialogue, par vitres de voiture interposées, a duré moins de
cinq secondes. Karim PDP est un copain devenu riche par osmose
inverse, c’est-à-dire au contact de gens riches ; par aspiration, disent
les méchants. La trentaine sûre, le culot à portée de bras et
l’extraordinaire conviction démentant Lavoisier qui dit que tout se
crée, tout se perd et rien ne se transforme ont fait de Karim PDP un
confortable notable qui sait que la frontière entre la légalité et
l’illégalité est gardée par des dobermans ayant eux-mêmes leur prix.
Karim est riche et rencontrer par hasard un riche en allant faire fortune
a immédiatement été interprété par les trois milliardaires potentiels
comme un bon signe. Seul Mounir, le beau mais inconsolable
ténébreux, n’a pas souri :
— C’est par là, a-t-il simplement indiqué.
Karim PDP est déjà loin quand la voiture arrive tout près du but.
Une perpendiculaire anonyme et c’est la fin de l’effrayante circulation.
Il suffit de sortir des axes et on peut retrouver un semblant de paix.
Dély Brahim, quartier nouvellement cossu d’Alger où,
paradoxalement, aucune ou très peu de rues sont goudronnées, contre
le mauvais œil sûrement. Mieux vaut faire envie que pitié, dit le
proverbe connu, mais ici c’est l’Algérie, il y a un proverbe qui déclare
exactement le contraire : mieux vaut faire pitié. Faire envie attire les
jaloux, les envieux et les problèmes, par bombardements
paramagiques intensifs. Faut faire attention, chacun guette en
permanence l’effondrement de la richesse du voisin. Faire pitié : cela
inspire la miséricorde, un sentiment non toxique qui empêche de faire
du mal à moins nanti que soi.
— J’avais un copain relativement riche. À chaque fois qu’il
achetait une voiture, il mettait dessus un autocollant « À vendre »,
pour que les gens croient qu’il avait des problèmes financiers et qu’il
était obligé de vendre sa voiture.
— Terrible.
Dans des villages reculés, on met encore de la suie noire sur les
bébés pour ne pas qu’on les voie beaux et qu’ils attirent le mauvais
œil. Ils peuvent tomber très malades à cause du mauvais œil et même
mourir. Il ne faut pas être trop beau ni respirer la santé. Sinon l’œil, il
frappe. À Alger, il y a d’ailleurs plusieurs types de mauvais œil, deux
yeux plus exactement, ce qui semble logique pour un visage. Il y a
bien sûr le mauvais œil des envieux, celui qui peut faire mal, mais aussi
celui des gens qui vous aiment sincèrement et rappellent en
permanence que vous êtes quelqu’un de bien. D’après les spécialistes,
ce mauvais œil est encore plus néfaste que le premier.
— On est arrivé.
D’ailleurs, sur la grosse villa de l’ex-commissaire devant laquelle le
Break bleu vient de stationner, il y a un gros pneu accroché à l’étage.
Un pneu. Il faut le savoir, le cercle ou le rond représente le chiffre cinq
en caractères indo-arabes. Et cinq, c’est la main aux cinq doigts pour
éloigner le diable, la main de Fatima. Contre la jalousie, l’envie et le
mauvais œil, accrochez un pneu. Le diable sait.
— Sonne.
C’est fait. Lourde sonnette qui doit coûter le prix d’une porte
normale.
— Combien il pèse ?
— Le commissaire Bernou ? Des milliards, hors taxes…
Quelques minutes après, un homme vient ouvrir la porte, elle aussi
évidemment très lourde, qui doit coûter le prix d’un portail normal.
Jusque-là, tout reste empreint de logique.
— Bienvenus.
Le rendez-vous était fixé, pas de surprise donc. L’homme les fait
entrer dans un grand jardin ombragé au milieu duquel flotte une piscine
bleue, avec – summum du luxe – de l’eau dedans, jusqu’au cou. Une
eau bleue et propre, qui a dû être lavée avant.
— Si vous avez vos maillots, vous pouvez plonger, elle est bonne,
dit-il en scannant la délicieuse Tissam par d’obliques rayons X
pernicieux.
Mounir répond le premier, un peu sèchement :
— On n’aime pas l’eau.
Très sec, pas d’eau. Mais l’homme reste affable :
— Vous prendrez de la limonade.
Il les a installés dans le jardin, au bord de la piscine, autour d’une
table en fer forgé et à côté d’un bouquet de fleurs vivantes qui frétillent
du plaisir de vivre dans un si bel endroit. Puis l’homme s’est retiré vers
l’intérieur de la maison.
— Le commissaire ne va pas tarder.
Le jardin est à la hauteur. De l’herbe bien verte. De l’ombre
calculée astronomiquement suivant le déplacement du soleil, des fleurs
bien dressées qui vivent pour l’ultime bonheur de l’homme, dans
l’ordre doux et l’harmonie consentante.
— Antipathique, fait Tissam en pensant à l’homme qui les a reçus.
— Les riches qui se situent à la limite de la légalité sont tous
comme ça, explique Mounir, sombrement, comme désespéré par
l’humanité.
— Je plongerais bien, annonce Tissam. Je me mets en culotte ?
J’ai un ravissant tanga blanc.
Pas de réponse. Les deux amis connaissent leur amie, elle ne le
fera pas. Quoique… Le luxe fait sauter les interdits et on a souvent vu
des hommes devenir excentriques avec la richesse ; l’argent ouvre
souvent la voie à l’absurde et à l’impunité. Le jardin semble respirer
paisiblement, inspirant le carbone et les idées noires, exhalant
l’oxygène et la paix rythmée, délivrée à doses régulières. Confort,
ombre et verdure, espace et intimité naturellement belle, le jardin
ressemblerait au paradis s’il existait ailleurs que dans les têtes des
enfants inquiets. Où est l’erreur ? Elle est là, dans un coin, et au début,
les trois amis ne l’avaient pas vue.
Un âne. Un âne somnole debout sous un impressionnant yucca
d’environ trois mètres de haut.
— Un âne… lâche Lyès en riant. J’en crois pas mes lunettes !
Un âne. Gris, massif. Aux grands yeux fermés et aux interminables
oreilles qui semblent ne rien capter autre que l’indéfini bruit de fond de
la ville qui s’agite dehors. Un âne propre et à l’allure affable, bien
nourri aux herbes grasses et probablement domestiqué à la perfection.
Un bel âne en fait, si tant est que l’on puisse qualifier esthétiquement
un âne.
— C’est un excentrique, ce Bernou, ou simplement un paysan
récemment arrivé à Alger ? demande Tissam.
— Cet âne a une histoire, se contente de répondre Mounir, avec
l’air de ceux qui savent.
L’argent est une trajectoire, à l’image de celle du commissaire
Bernou. De simple agent à commissaire et de commissaire à
milliardaire, comme une rapide montée en grade vers les firmaments
de l’échelle sociale. Quand on est riche, on peut même s’acheter un
âne, ce qui n’est pas le cas du commissaire puisque c’est le sien
depuis toujours. Sur ces pensées frisant l’envie et la jalousie, la
limonade est arrivée, par l’intermédiaire d’une jeune femme portant un
plateau, des verres, de l’eau et une bouteille de jus de quelque chose.
La femme, souriante, repart aussitôt.
— Mignonne, commente Lyès.
— Mais pas pour toi, lance Mounir.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Ça doit être une sorte d’esclave sexuelle, explique Tissam.
C’est ça, les riches, ils peuvent se le permettre.
— Un âne pour tout et une jeune femme bonne à tout, c’est ça le
pouvoir…
Réflexion sur le zéro et la totalité pendant que la jeune servante
atteint le seuil de la porte, sous le regard des trois qui détaillent ses
jolies formes. Ils se regardent ensuite, puis prennent leur verre, rempli
d’un liquide étrange à la couleur étrange, au goût évidemment très
étrange. Qu’est-ce que c’est ?
— Un fruit ou un légume exotique, ou les deux mixés. C’est ça,
l’argent, commente Lyès.
Tissam n’est pas convaincue, elle fait une grimace :
— Du jus d’âne ? demande-t-elle en regardant l’animal au loin, les
yeux toujours clos.
— Tu sais que le lait d’ânesse est le lait le plus proche de celui de
la femme ?
— Je croyais que c’était le lben, le petit-lait, répond Lyès.
Tissam éclate de rire :
— N’importe quoi… On est proches des ânesses ? Où tu as vu
ça ?
— Je l’ai lu sur Arte.
L’âne s’est réveillé, comme une télévision en veille qui s’allume.
Ou du moins, il a fait quelques pas mais en gardant les yeux fermés,
comme s’il était téléguidé ou connaissait le jardin par cœur. Tissam l’a
remarqué :
— Il bouge, c’est un âne vivant. Et aveugle. Mounir se décide
enfin à raconter l’histoire :
— C’est l’âne du commissaire. Il est presque aussi célèbre que lui,
explique-t-il, se remémorant une conversation qu’il a eue avec son
contact, l’une de celles qui lui ont par ailleurs valu d’être ici.
Le fameux contact qui l’a mis en relation avec le commissaire lui a
raconté l’âne de Bernou. Zembrek, du nom de l’âne, est une histoire
attendrissante. Zembrek est le petit de l’âne familial, mort depuis, avec
lequel le commissaire a grandi dans son village natal de l’est du pays.
Les parents du commissaire sont morts et, lui, a gardé l’âne en
souvenir. Il l’emmène là où il peut, en voyage, au bureau, parfois
même dans les cérémonies et mariages. Le commissaire tient à son
âne comme à la prunelle de ses yeux, comme à sa femme, comme à la
prunelle des yeux de sa femme. Si jamais il arrivait quelque chose à
Zembrek, Bernou est capable de tuer. Un jour, un homme a donné un
coup de pied à son âne, l’homme s’est retrouvé en prison pour trois
mois avec pour inculpations : insulte à agent, coups et blessures
volontaires et outrage à magistrat dans l’exercice de ses fonctions.
— Les ânes ont des enfants ? demande Tissam, avec son faux air
d’innocente.
Lyès a fini son breuvage et, intrigué par cet âne si important, plus
important que lui malgré son statut d’humain, s’est levé pour
l’approcher. Lyès connaît les ânes. Originaire de Kabylie, il sait ce
que l’homme doit à cet animal, ce camion des ancêtres qui rend tous
les services d’un camion, sans essence ni frais de réparation, qui lui
seul peut grimper sans rien dire par les sinueux sentiers de villages
pour y déposer les matériaux de construction, les provisions et les
vieux fatigués. Même si l’animal n’est pas aimé, en Kabylie ou ailleurs,
et qu’on le situe sur l’échelle du mépris entre le cactus et le chien.
Lyès s’amuse à embêter Zembrek, celui-ci ne réagit pas, la tête
ailleurs, dans le monde parallèle des ânes.
— Où est le commissaire, s’inquiète un peu
Tissam.
— Et ça ?
Lyès a tiré l’oreille de l’âne. Comme s’il passait la fenêtre d’un
mauvais rêve, l’âne est sorti brusquement de sa torpeur et a émis un
braiment tout en frappant le sol avec le sabot d’une patte arrière.
— Wow, il est nerveux, fait Lyès en reculant un peu.
Tissam est amusée par le spectacle de l’homme et de l’âne, dans
un face-à-face vital pour le contrôle territorial.
— Traîne-le vers la piscine, il doit avoir soif ! Lyès se rapproche
de l’âne après avoir constaté qu’il était calmé. Il en fait le tour, puis en
le poussant par son postérieur, le traîne vers la piscine bleue.
Zembrek ne bronche pas. Deuxième poussée, l’âne rue et fait
quelques gestes désordonnés, sur place.
— Tu as vu ?! lance Tissam de loin, il réagit.
Troisième poussée, Zembrek se met à courir, paniqué. Il fait trois
mètres puis s’aperçoit qu’il est au bord de la piscine, freine, mais trop
tard. Catastrophe, Zembrek tombe dans l’eau, éclaboussant tout le
monde au passage. Tissam se redresse, Mounir s’essuie le visage.
— Cet âne est psychotique ! s’exclame Lyès pour toute
explication.
Zembrek s’agite dans l’eau. Tissam se demande si les ânes savent
nager. Mounir s’est rapproché de la piscine pour essayer d’aider l’âne
mais il hésite à mouiller son élégante veste noire. Pendant une bonne
minute, Zembrek se débat contre l’eau qui l’assaille puis ne bouge
plus. Silence total, même les fleurs ont arrêté de vibrer sous la brise.
L’âne a retrouvé sa position. Immobile, comme un âne. Mais dans
l’eau. Mort ?
— On dirait un nénuphar gris, commente
Lyès, qui n’a toujours pas perdu son humour.
— Il s’est noyé ! crie Mounir. Il faut le sortir de là ! Vite !
— Un âne qui se noie ?! demande Tissam, qui s’est levée de son
siège précipitamment.
— L’âne n’est pas un poisson…
Mounir est paniqué, il sait ce que représente l’âne pour le
commissaire à la retraite.
— Aidez-moi !
Tissam n’est pas vraiment d’accord, mais Lyès, responsable du
drame, se rapproche de l’eau. Avec l’aide de Mounir, il tire l’âne
jusqu’au bord de la piscine.
— Ça, c’est facile, il est dans l’eau. Mais comment le sortir ?
Combien pèse un âne ? Un âne mort ? Vivant, au moins cent
cinquante kilos. Mort, peut-être plus. Combien pèse une âme d’âne ?
Les deux garçons n’ont pas le temps de se poser ces questions futiles.
Il faut sortir l’âne de l’eau et peut-être sortir l’eau de l’âne après, s’il
s’est noyé et a de l’eau dans les poumons. Tout se mélange dans la
tête de Mounir, le plus paniqué des trois. Les questions les plus
absurdes leur traversent l’esprit. Un âne a-t-il des poumons ? Pendant
que Tissam surveille l’arrivée éventuelle de la servante ou de
l’assistant de Bernou, les deux garçons sortent péniblement Zembrek
de l’eau et le posent dans un coin du jardin en le tirant par les pattes.
— Un âne mort, c’est lourd…
Zembrek est immobile. Pas un geste, pas un souffle, pas un
frémissement.
— Il n’est peut-être pas mort. On peut le réanimer ?
Tissam s’est approchée de l’âne et l’a regardé telle une erreur de
la nature. Un âne mort, gris comme la mort, posé sur une pelouse
verte parfaitement taillée.
— Mort ou pas mort ? Comment savoir ?
Ils sont biologistes de formation tous les trois, ce qui ne veut rien
dire. Sinon que, normalement, ils devraient savoir faire la différence
entre la vie et la mort.
— Son cœur, se risque Mounir.
— Quoi, son cœur ? demande Lyès.
— Son cœur, il faut vérifier si le cœur bat toujours, rétorque
Mounir, très irrité.
Tissam s’agenouille et pose instinctivement son oreille sur le torse
de l’animal.
— J’ai un brevet de secouriste. Il date un peu, mais pour un âne
ça peut passer, je pense, explique-t-elle, toujours un peu amusée.
Si pour Lyès, grand rieur des profondeurs, rien n’est grave, ce
n’est pas le cas pour Tissam. Il y a bien des choses graves, comme
cet amour déchiré qu’elle a vécu et s’est enfui et qui, depuis, la torture
tous les jours. Mais là, c’est comme si elle sortait un peu de sa
tragédie que peu de gens devinent derrière l’air doucement blasé de
cette femme au grand cœur. Pour l’âne, Tissam en rit volontiers,
même si les conséquences risquent d’être très graves.
— Alors ?! Il bat ou non ? s’énerve Mounir. Tissam joue au
docteur et déplace son oreille.
Palpe l’animal de ses mains fines. Rien. C’est du moins ce qu’elle
dit :
— Je n’entends rien.
Elle se relève et tente d’expliquer :
— En même temps, un cœur d’âne, c’est pas un cœur normal.
Les trois sont debout, un âne à leurs pieds. Que faire ? Tissam
s’agenouille de nouveau.
— Massage cardiaque… annonce-t-elle. Aidez-moi, les garçons.
À trois, ils exercent des pressions sur l’endroit où est supposé
résider le cœur de Zembrek. Des pressions de plus en plus fortes, qui
se terminent par des coups de plus en plus violents. Rien.
Mounir se redresse :
— On est morts. Bernou va nous tuer. Lyès se redresse à son
tour :
— Ce n’est qu’un âne. On dira qu’il a eu une attaque.
— Tu crois que les ânes ont des attaques ? lui demande Tissam
qui s’est relevée la dernière. C’est réservé aux humains, me semble-t-
il.
Passé un long moment de silence, signe suprême de l’impuissance,
les deux garçons ont regardé Tissam. Elle les a regardés à son tour, ne
comprenant pas. Puis, tous les trois se connaissant comme les trois
doigts d’une main de menuisier, elle réalise :
— Non.
Les deux garçons ne disent rien. Tissam reprend le même mot,
incrédule :
— Non !
Si. Mounir a pris un air désolé pendant que
Lyès esquisse un sourire ambigu.
— On est dans la merde, Tissam, lui dit
Mounir. Si l’âne est mort, on meurt aussi.
— C’est la dure loi de la nature, reprend Lyès. Après quelques
secondes de réflexion, Tissam accepte. Elle s’agenouille pour la
troisième fois et saisit le museau de l’animal de ses mains. Elle ouvre la
mâchoire de Zembrek et plonge sa jolie bouche dedans. Règle
numéro deux du secouriste : le bouche-à-bouche. Elle inspire
profondément, fait une horrible grimace de dégoût et souffle dans les
poumons de l’animal. Deux fois, trois fois, puis relève la tête :
— C’est pas possible.
Les deux hommes ne disent rien. Tissam reprend, inspiration,
collage, expiration. Encore trois fois, puis se résigne.
— Il est mort. Cet âne est un âne mort. En plus il pue.
Tissam se remet debout et court se laver le visage avec la bouteille
d’eau laissée sur la table. Mounir est toujours aussi paniqué. Il faut
prendre une décision :
— Bon, on va le cacher, dans un premier temps, et réfléchir.
Ils tirent l’âne, toujours par les pattes, et le laissent dans un coin,
sous un arbre assez touffu pour cacher un animal de cette taille.
Comme dans les films, juste à temps. L’aide de camp du commissaire
est revenu. Les trois amis adoptent l’attitude la plus innocente qui soit.
Tissam en fait même un peu trop, arborant un éclatant sourire mouillé :
— Le commissaire est occupé, annonce l’assistant aide de camp.
Il aura du retard. Mais il a dit que vous pouvez rester ici, autant que
vous voulez.
— Du retard ? Combien ?
— Peut-être une heure ou deux. Vous êtes pressés ? demande-t-il
presque ironiquement, comme s’il avait senti que cette bande de trois
n’avait rien à faire de sa vie, d’où sa présence en ces lieux.
Ils n’ont pas répondu, laissant le doute planer sur leurs
occupations de la journée. Mounir a jeté un œil discret vers l’arbre
derrière lequel était dissimulé Zembrek, pour vérifier sa visibilité.
L’aide de camp n’a pas attendu de réponse, lui a l’air occupé.
— Comme vous voulez, conclut-il, et il tourne aussitôt les talons.
Si vous avez besoin de quelque chose, il y a la domestique.
Le vide. L’aide de camp parti, les trois amis se retrouvent face à
eux-mêmes. Le néant. Composé d’un magnifique jardin, de trois
pauvres aventureux qui ont voulu gagner de l’argent et d’un âne mort,
allongé sous un arbre exotique. C’est le milieu de l’après-midi, des
rayons de soleil obliques caressent tendrement l’assortiment végétal.
Des ombres se meuvent sous la petite brise. C’est Mounir qui sort
tout le monde de sa torpeur :
— Cet âne ne doit pas rester là !
— Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? lui demande Lyès.
— On l’emmène.
Sans hésiter, Mounir sort du jardin et rapproche la voiture.
Heureusement, une heure est passée, elle peut démarrer. Il en ouvre la
malle et donne les ordres :
— Tissam, tu surveilles la maison et la rue. Lyès, on le transporte.
Lyès n’est pas vraiment d’accord, pourquoi emmener cet âne ?
— Et si on l’enterrait ici ?
Mounir a froncé les sourcils en guise de réponse. Lyès a observé
le jardin, taillé au centimètre près. Toute trace d’enterrement serait
immédiatement décelée dans cette perfection, une tache d’huile
avariée sur un T-shirt tout blanc. Lyès acquiesce, sans trop réfléchir.
Tissam n’a pas d’avis. Si au début elle trouvait la situation cocasse,
elle s’inquiète un peu maintenant. Mais que pourrait-il lui arriver de
pire que ce qu’elle vit, sans travail, un amour si fort et si loin, une
déchirure si profonde ? Tissam ne réfléchit pas et se met dans la
position du guetteur pendant que les deux garçons se dirigent vers
l’arbre, le cimetière provisoire de Zembrek. Mounir donne un dernier
coup de pied à l’âne, dans l’espoir qu’il se réveille. Rien. Avec Lyès,
il tire l’âne de son paradis en le faisant glisser sur le gazon.
— Heureusement que les ânes ont des pattes, commente Lyès.
Sinon comment les déplacer quand ils sont morts ?
En cinq minutes d’un harassant voyage, l’âne est au bord du
Break bleu. Mounir entre dans la voiture pour tirer l’âne de l’intérieur.
Tissam abandonne son poste de guet et pousse l’âne avec Lyès. Il ne
bouge pas.
— C’est impossible, conclut Tissam. Trop lourd.
S’il était vivant, serait-il monté ? C’est toujours la même question,
pourquoi un âne mort est-il plus lourd qu’un âne vivant ?
— Un cric ! On a un cric ? demande Lyès.
Le cric ne réglera rien, même s’il existe, Mounir le sait. Il retourne
au jardin et en revient avec une large planche en bois, qu’il dépose
devant la voiture.
— On va le faire glisser.
À trois, ils placent la planche sous l’âne, première difficulté dont ils
finissent par venir à bout. Heureusement, dans ces quartiers
résidentiels, il n’y a généralement personne dehors. Ils consacrent les
minutes suivantes à monter la planche dans la malle arrière.
— Attends ! lance soudain Tissam en arrêtant net sa tentative
d’aider les deux garçons à hisser l’âne.
— Quoi ? demande Mounir, au bord de la crise de nerfs.
Tissam lâche la planche d’une main pour la placer devant son nez.
— Je vais éternuer…
— Tu crois que c’est le moment ?!
Comme s’il y avait un moment. Heureusement, l’éternuement n’a
pas eu lieu, fausse alerte. Tissam s’empare de la planche, tout en
tentant d’expliquer son geste avorté :
— Je crois que je suis allergique aux ânes morts…
Redoublant d’efforts après cet intermède, les trois amis réussissent
à faire glisser l’âne sur la planche et à le faire basculer dans le coffre.
Un bruit lourd et bref, celui de la délivrance.
— Ouf.
L’âne est monté. La planche est retirée et posée là où elle était.
Place nette. Mounir inspecte rapidement le jardin : personne et aucune
trace de meurtre. Entre-temps, Lyès a déposé des couvertures sur
l’âne pour le dissimuler et a fermé le coffre. Mounir est revenu. Tous
les trois, devant la voiture, se sont regardés et ont détaillé leur
véhicule. Le crime parfait. Un âne mort et gris dans le coffre d’une
voiture bleue. Lyès a quand même un doute :
— Pourquoi on l’emmène ? Tu ne crois pas qu’on est en train de
faire une bêtise ?
— La bêtise c’est ce que tu as fait en poussant cet âne dans la
piscine !
— Je ne l’ai pas poussé !
Tissam calme les deux hommes et prend les devants :
— Et maintenant ? demande-t-elle, sentant que l’histoire
commence à peine, il faut se décider.
Mounir prend une profonde inspiration :
— On dégage !
Les trois amis sont montés dans la voiture, Mounir, pour qui tout
est grave, y compris un âne mort, est propulsé chef de bande sur ce
coup, il a pris le volant d’autorité. La voiture démarre, dans un silence
pesant. Comment ont-ils pu faire ça ? Pourquoi ont-ils tué cet âne,
propriété du seul homme qui pouvait les tirer d’affaire ? Le destin ? La
malchance ? La malédiction ou le mauvais œil ? La voiture a repris ses
faufilements dans l’infernale circulation plus bas, et c’est Tissam qui
sort tout le monde de sa sombre inquiétude :
— C’est vrai, ça, pourquoi un âne mort est-il plus lourd qu’un âne
vivant ?
Elle est étrangement amusée par la tournure que prennent les
événements, elle qui depuis toujours est tourmentée, lestée d’une
profonde angoisse qui la bloque à terre, l’empêchant de s’élever, de
se débarrasser des pesanteurs de la ville. Elle qui, depuis des années,
vit dans sa tempête intérieure et cherche une sortie aérienne à son
trouble, elle qui mène une quête dont elle ne connaît ni le chemin ni
l’issue, se retrouve aujourd’hui dans une voiture chargée d’un âne
mort, et ça l’amuse beaucoup. Tissam trouve la situation à la hauteur
de son imbroglio existentiel, et la question à la mesure de l’absurdité
de son existence : quand sa propre vie est plus lourde que sa mort
possible, où aller, avec, sur les bras, un âne mort qui pèse plus lourd
qu’un âne vivant ?
— On rentre d’abord à la maison et on réfléchit, explique Mounir.
Action, réaction, action et réaction, c’est ainsi que la journée a été
rythmée. La voiture s’est reposée une heure, elle a donc démarré
allègrement pour prendre la direction du centre-ville. Pendant la
majeure partie du trajet, les trois amis sont restés silencieux et même
Lyès le rigolard a perdu de son humour. Faut-il rendre l’âne mort à
son propriétaire vivant, qui les tuera, ou fuir, comme on fuit une
équation impossible, en gardant comme seul paramètre la nécessité de
rester vivant, même avec un âne mort ? Alors qu’ils sont arrivés à
destination chez Mounir, Lyès, si jovial d’habitude, a lancé une phrase
lourde de sens.
— Un âne mort, ça porte malheur.
Livre 4

L’oiseau. Il a de la pierre le bec. Il a de l’arbre la plume, si légère


et authentiquement végétale, qu’il a, par un étonnant miracle de la
nature, réussi à faire pousser sur lui. Il a de l’animal la chair, et de
l’humain cette incessante envie de voler, de s’élever au-dessus des
contingences et de prendre l’air comme on prend la route. En théorie,
l’oiseau rassemble en lui tous les règnes, minéral, végétal, animal et
humain. En théorie seulement, puisque les barrières entre les règnes
sont infranchissables. Mais qui, enfant ou adulte, n’a jamais rêvé être
un oiseau ? La pesanteur a fixé tout le monde au sol, telles des poules
qui ont des ailes mais ne peuvent voler ; rien n’est aérien. Où, surtout,
l’œil atomique du voisin vous interdit de voler, ni même d’y songer.
De ce point de vue, l’oiseau est certainement le contraire presque
parfait de l’âne.
— Combien pèse la Terre ?
— Ha ha, j’ai révisé. Je l’ai noté sur un bout de papier.
Tissam sort un petit bout de papier qu’elle déplie soigneusement :
— 5,9736 x 10 puissance 24 kilogrammes. Ça fait beaucoup,
même en millions de tonnes. Un six avec vingt-quatre zéros derrière.
— Plus difficile, combien pèse un préjugé ?
— Ça dépend de qui le porte. À moi. Quel est le poids exact de
la tradition, en kilogrammes ?
— Combien pèse un nuage ?
Elle sort un autre petit bout de papier
— Un nuage pèse la quantité de matière contenue en lui-même,
des molécules H2O, de l’eau dans ce cas. La masse d’un nuage est
donc proportionnelle à sa densité, autour d’un gramme par litre, et à
son volume. Plus le nuage sera gros, plus il pèsera lourd.
— Oui mais combien ?
— De la dizaine de milliers de tonnes au milliard de tonnes pour
les gros cumulo-nimbus.
— C’est si lourd un nuage ? Alors comment il flotte ?
— Par la volonté de Dieu. En fait, pris dans son ensemble, il est
très lourd. Mais les particules d’eau indépendantes qui le composent
ne pèsent rien à elles toutes seules. Collées ensemble, elles font le
nuage, objet très lourd.
— Les Algériens ne pèsent rien. Mais pris ensemble, ils sont
lourds. Ce qui empêche toute initiative individuelle.
— L’Algérien est trop léger pour se débarrasser de la lourdeur
ambiante.
Petit sourire. Petit clin d’œil.
— Tu es une fille légère. Tu ne pèses pas grand-chose pourtant…
— Je ne suis pas une fille légère. Poids tout juste moyen. Mais toi
qui aimes les images, je vais t’en donner une.
— Donne.
— Imagine que tu es une femme, tu vas acheter un bidon d’huile
de cinq litres en niqab à midi, à Aïn Defla au mois d’août, où il fait
cinquante degrés. Combien tu pèses ?
— L’infini.
Éclat de rire. Mais on n’en pense pas moins.
— Combien pèse l’âme humaine ?
— Vingt et un grammes ?
— Mais non, c’est le titre d’un film.
— Un cerveau moyen pèse environ mille trois cent trente
grammes, soit quatre fois plus lourd qu’un cœur moyen, qui pèse, lui,
environ trois cents grammes.
— Et alors ?
— Vaut mieux penser avec sa tête, c’est du solide.
Froncement de sourcils, on ne rit plus, c’est leur sujet favori :
l’argent.
— Combien pèse un milliard ?
— Ça dépend, en billets de mille, il pèse environ dix kilos.
— Et en billets de deux mille ?
— Tu divises par deux, imbécile indivisible.
— Combien tu as d’argent en poche ?
Il réfléchit, créant une image mentale du fond de sa poche.
— Cinq grammes.
En Algérie, les gros affairistes ne comptent plus l’argent, ils le
pèsent. Ils n’ont pas le temps de compter et font leurs transactions à
l’aide de balances précises. La lourdeur n’est donc pas forcément un
inconvénient. Avec un milliard en poche, dix kilos en billets de mille,
on se sent plus léger. Même si se promener avec dix kilos dans une
poche n’est pas forcément très agréable. Peut-on imaginer un monde
sans gravité, où tout, sujets et objets, flotterait dans l’air sans
attaches ? Difficile, mais les utopies font avancer l’histoire et les
réalités la plombent, ça marche comme ça. Combien pèse un kilo de
plomb ?
— Il n’y a qu’une seule chose qui ne pèse rien. La lumière. Les
photons ont une masse nulle.
— J’ai lu ça sur Arte.
Ils emploient souvent cette phrase. Sûrement parce que, depuis la
fin de la folie du cryptage européen, plus aucune chaîne française n’est
accessible en Algérie, les cartes pirates ayant une espérance de vie
très courte, le temps du nouveau cryptage. À part Arte, gratuite, qui a
fait des Algériens des érudits et qui s’amusent de ses tests collectifs de
culture générale. Izouzen a d’ailleurs dans sa bibliothèque un livre sur
la question. Pourquoi un âne mort pèse-t-il plus lourd qu’un âne
vivant ? D’autant que, normalement, un âne mort ne se débat pas, il
n’oppose pas de résistance, il devrait donc être plus léger qu’un âne
vivant. Ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Si l’épisode de l’âne et de la
piscine est passé, il n’en reste pas moins qu’un âne mort dort dans le
Break bleu qui refroidit.
Contrairement à Tissam qui s’amuse de ce drame, Mounir juge la
situation extrêmement grave, ce qui lui ressemble, mais Lyès n’a
toujours pas retrouvé son humour.
— Dans les mythologies méditerranéennes, l’un des symboles des
forces positives est le bœuf. L’un des symboles des forces négatives
est l’âne.
— Google, je m’en fous de ton érudition, Mounir, je veux de la
légèreté.
Oui mais si la gravité était annulée par décret présidentiel ou par
une fatwa lourde, que resterait-il au sol ? Le sol lui-même décollerait-il
pour devenir un ciel ? Est-ce là l’origine de la création du ciel ? Ce
sont bien sûr des conjectures gratuites, mais dans un monde comme
dans une histoire, les personnages et les objets ont une masse, ce qui
les retient au sol et les attire entre eux, la fuite étant un déchaînement
d’énergie pour échapper à son destin. C’est toute l’ironie du monde,
inventé par un big bang qui a fait fuir tout le monde et où chacun, à
commencer par Tissam, recherche l’attraction, revenir, se souder de
nouveau, défiant les lois de l’éloignement par les forces
gravitationnelles et affectives pour se reconcentrer dans le même bain,
le même œuf. Avantage aux ânes, ils s’en foutent royalement, même
vivants. Les événements, par contre, pure invention du temps et qui
lient le tout au tout, n’ont pas de masse, comme le temps, même s’il
semble souvent lourd. Combien pèsent une rupture ou une dispute ?
Rien ou presque dans le cas de celle entre Tissam et Mounir, petite
histoire qui ne s’est jamais réellement refermée, ou l’autre, entre
Tissam et Lyès, tout aussi petite et restée aussi aléatoire que la météo
du mois prochain. Mais beaucoup dans l’histoire de Tissam avec ce
pilote d’avion qui l’avait épousée, l’avait fait tomber follement
amoureuse et est parti un jour, franchissant silencieusement le mur du
son. Perdre un amour, c’est comme perdre un bras, voire deux, vivre
avec un trou dans le ventre des mois et des années durant. Tissam
aura tout essayé, la fureur, le détachement, les insultes, l’amnésie, le
bouddhisme, le cinéma. Walou, nada. Rien. Il faut vivre avec, elle
l’aime encore, individualiste cru, inélégant, cassant, chiant et égoïste,
mais elle l’aime encore, d’un amour épuisant, qui l’empêche d’avancer
tout en la poussant à marcher. Combien pèse une seconde
d’inattention qui vous fait basculer dans un précipice ? Les émotions,
engendrées par les événements, n’ont pas de masse non plus.
Combien pèsent la tristesse ou la joie ? D’un point de vue purement
psychologique, la joie rend plus léger, même si la masse ne change
pas. C’est la force de se décoller du sol qui augmente, ce qui mène,
sans effort apparent, à gravir allègrement une montagne, avec joie.
Malheureusement, la joie n’est pas une valeur avec laquelle travaillent
les physiciens. Mais un âne, au sens physique, pèse-t-il plus lourd que
les problèmes qu’il engendre ?
— Un âne mort, ça porte malheur, murmure encore Lyès,
superstitieux comme un chat blanc.
— Hmar hachak.
Ce qui veut littéralement dire, encore : « âne, sauf ton respect »,
expression typiquement algérienne dont le but est d’atténuer l’effet du
mot « âne » par une formule de politesse, sauf ton respect, je
m’excuse d’avoir prononcé ce terme offusquant mais il faut bien
appeler un chat un chat ; le chat n’étant pas un terme d’irrespect, ce
que, du reste, ni le chat ni l’âne ne savent. Le mot « âne » est donc
ordurier, il salit l’oreille et l’âme de celui qui l’entend, l’âne étant par
essence une abjection de la nature qui déshonore celui qui le voit, le
touche, le monte, en parle ou ne serait-ce qu’entend son nom.
Pourquoi tant de haine ? Parce que.
— On en fait quoi ?
Comment se débarrasser d’un âne mort à Alger ? La
surpopulation et l’absence de vision des dirigeants ont fait que chaque
espace, chaque rue, terrain vague ou même décharge publique est
habité, squatté ou racketté. L’État ayant privatisé malgré lui chaque
centimètre public, plus rien de commun n’appartient à personne de
commun. En l’absence de parcmètres, les gardiens autoproclamés de
parkings et de places de stationnement font payer le moindre arrêt et
l’on imagine qu’un jour tout le monde sera obligé de rouler ou de
marcher sans cesse pour ne rien payer. Tout comme on imagine déjà
que stationner un âne mort doit coûter très cher. Certainement parce
que les jeunes gardiens travaillent au temps d’arrêt, chaque minute
comptant plus que leur propre vie. Une place de parking pour
l’éternité, c’est combien pour un âne ? L’être humain a inventé les
cimetières pour enterrer ses morts afin qu’ils ne soient plus visibles aux
mortels, ce qui pourrait les effrayer. Malin dès l’enfance, il les a mis
sous terre pour ne pas enflammer le marché de l’immobilier sur terre,
les souterrains sans lumière n’ayant aucun intérêt pour les nombreux
agents à l’affût de la moindre parcelle à revendre ou à louer.
— Il faut l’enterrer, annonce Mounir. Et enterrer le problème avec
lui.
— L’âne ?
— Non, ta grand-mère, répond-il méchamment.
— C’est déjà fait.
Enterrer l’âne ? Mais où ? Même les cimetières sont pleins et,
dans ceux de la capitale, il faut glisser un billet au fossoyeur ou appeler
un ministre pour avoir une place. Même pour mourir paisiblement, il
faut connaître quelqu’un.
— Que faire ?
Tchernychevski et Lénine sont morts, sans l’avoir vraiment su.
— Rouler, on verra.
Ce qui paraît absurde pour une voiture qui ne roule qu’une heure
sur deux. Mais l’essentiel est de laisser le problème derrière et de s’en
éloigner géographiquement. C’est ce que les trois ont décidé de faire,
fuir en laissant tout derrière, eux-mêmes n’ayant pas grand-chose à
garder d’Alger. C’est ainsi que, après le repos de la voiture, ils se
sont retrouvés à la sortie de la ville, avec l’âne mort à l’arrière. Le
barrage qui ferme la route de l’est est passé. Le policier qui tenait la
photo de l’âne à la main n’a rien vu, hormis la naissance des cuisses
de Tissam. Pour cet agent de l’ordre qui voit partir une voiture dans le
bon sens, le message a le mérite d’être clair : vous pouvez partir
d’Alger, ce qui nous arrange, mais entrer à Alger est une autre
histoire. Il faut sortir, de la ville comme d’une histoire, sans se
retourner. Pourtant, Tissam, assise à l’avant, a croisé le regard de
Mounir, à l’arrière, dans un entrecroisement de possibilités. Peuvent-
ils reprendre une histoire si vite clôturée ? Puis, instinctivement, elle
s’est tournée vers Lyès, au volant, qui lui a rendu son regard
énigmatique. Pourquoi hésiter puisqu’elle veut les deux, ou aucun des
deux ? Il y a des hommes complémentaires, des hommes qui à eux
seuls ne valent pas assez, des hommes qui gagnent à être deux pour
être complets, avec plus de volume. Et de poids. De qui est-elle le
plus proche en ce sens ? Des deux, au passé comme au présent, avec
une ouverture jamais fermée sur le futur. Tissam n’est pas décidée et
elle n’a pas envie de l’être. Pour elle, seule compte sa quête d’une
hypothétique paix après ce déchirement d’une infinie violence, cette
amputation qui l’a rendue autre chose qu’elle-même, l’a déstructurée
en la rendant plus complexe. Tous les jours elle se dit que ça va
passer mais ça ne passe pas car elle y pense encore. Le pilote vit dans
cet espace secret à l’intérieur d’elle-même sans que lui ne le sache,
elle l’a volé, il est en elle, avec ce sentiment d’échec, de nostalgie
certaine et de deuil. Le reste, des vaguelettes sur l’océan démonté de
ses angoisses. La fuite, pour tout régler.
— Tissam…
— Oui ?
— Non rien, dit Mounir. Juste que j’aime ton prénom.
Brève discussion close pendant que dans le rétroviseur l’image
d’Alger s’éloigne et se brouille. Mounir a évidemment un faible pour
Tissam, belle et sensuelle comme son prénom, aussi intelligente
qu’espiègle, avec un sens de l’humour prêt à tout, ce qu’il n’a pas.
Mais s’il sait fermer des parenthèses dans la sobre dignité et le respect
du choix des autres, il sait aussi que rien ne se ferme tout à fait, pas
même une cicatrice, pas même une belle cicatrice. Comme en réponse
à la réflexion de Mounir, Lyès s’est mis, lui aussi, à remuer ses
souvenirs et à triturer son cœur, histoire trop brève avec Tissam. Il
n’est pourtant pas dans la concurrence avec Mounir, ce sont deux
amis qui ont su dépasser la rivalité suscitée par la même femme, elle-
même par ailleurs une amie. Le triangle, lié au sommet par amitié
amoureuse, fonctionne, stable et léger, avec suffisamment d’ouverture
pour apprécier les fermetures, car un triangle, même harmonieusement
tracé, même équilatéral, même avec un joli centre, est une forme
fermée, contrairement à la ligne, sinueuse mais ouverte, comme cette
route de l’est aux mille virages annoncés.
— Il ne faut rien regretter, même pas Alger.
Tissam a dit ça parce que laisser Alger derrière elle est une
invitation à un avenir meilleur. Un jour, elle a croisé fugacement
Izouzen dans une librairie à Alger. Une minute à peine, qui a pourtant
suffi à Izouzen pour délivrer ce message : « La paix se trouve souvent
dans les descentes. » Tissam n’est pas une voiture et elle ne chauffe
pas trop et, même si elle ne sait pas qu’elle se dirige vers ce
mystérieux libraire poussée par des forces invisibles, elle a le
pressentiment d’un calme à apprécier même si c’est un drame à
rencontrer. Et l’âne ? La discussion a vite été close, on ne rend pas
l’âne mort à son propriétaire, on le prend et on s’en débarrasse. Sauf
qu’Alger est trop exiguë pour cette opération, et les trois amis se sont
retrouvés aux portes de la capitale, tête vers l’est, sans trop savoir
pourquoi. Fuir, oui, mais aussi retrouver une vibration perdue, qui est
sûrement devant. La ville fermée, surveillée en permanence par les
empêcheurs de tourner en rond et les interdiseurs d’avancer tout droit,
a disparu du rétroviseur, laissant la place à une brume marine
masquant les contours des choses et faisant de la capitale un amas
informe sans identité. La voiture roule, alourdie par ses propres
problèmes mécaniques et la présence incongrue d’un âne mort gisant
dans le coffre. Du soixante kilomètres à l’heure, tout juste, mais des
kilomètres et des heures quand même, qui défilent sans en avoir l’air.
Les montagnes au loin se dessinent comme un trait d’enfant, malhabile
mais plein de couleurs, promesses et tendresses, un corbeau passe,
vers la gauche côté mer, suspendu dans l’air, à la recherche d’un bout
de sandwich à terre.
— Finalement, on est des meurtriers, on a tué un âne, soupire
Lyès.
— Selon Tabari, premier historien arabe, répond Mounir, le
regard sombre, le premier meurtre sur terre fut l’occasion du premier
enterrement sur terre.
— C’est le quart d’heure culture générale ? demande Tissam,
sortie en douceur de sa mélancolie.
Mounir sait tout, sait que c’est grave d’avoir tué un âne, sait que
tout est grave. Il poursuit sur la confusion généalogique tirée des
tentatives d’explication d’une nombreuse descendance issue d’un
couple primordial, Adam et Ève.
— L’historien explique toute la précieuse sexualité d’antan. Adam
avait ordonné à son fils Qabil, Caïn, d’épouser sa sœur qui était sœur
jumelle de son frère Habil, Abel, tout comme il ordonna à Habil
d’épouser la sœur jumelle de son frère Qabil. Les choses étaient bien
faites en ce temps-là, Adam avait à chaque fois des jumeaux, une fille
et un garçon.
— Je ne vois pas le rapport avec moi, conteste Tissam.
— Toujours selon Tabari, quand les enfants grandissaient, Adam
mariait le jeune homme avec celle de ses sœurs qui n’était pas sa
jumelle. Sauf que si Habil fut satisfait de ce qu’Adam avait décidé,
Qabil refusa, trouvant sa jumelle à son goût, l’une des plus belles de la
terre…
— L’une des plus belles, selon les rares témoins de la scène,
commente Lyès.
— C’est Tabari qui dit ça ?
— Non, il en rajoute un peu, lui répond Lyès.
— Adam, désespéré, s’adressa alors au Ciel mais le Ciel refusa
de l’aider. Il s’adressa alors à la terre, mais celle-ci refusa aussi. Il
s’adressa alors aux montagnes, elles refusèrent.
— Les montagnes, ça me parle, ajoute Lyès, dont l’origine kabyle
lui fait revoir au loin ces paysages en relief, repaires permanents de
rebelles fuyant Alger.
— Qabil tua Habil, ce fut le premier meurtre de la terre. Caïn ne
connaissait pas encore l’enterrement puisque jamais la mort n’eut
frappé, il ne sut que faire du cadavre de son frère.
— J’aime ton sens de la conjugaison, s’amuse Lyès, retrouvant un
peu son humour. Tu es sûr que c’est juste ?
— On rapporte que Qabil transporta Habil sur son dos pendant
longtemps, pendant cent ans selon certains exégètes. Puis Dieu
envoya deux corbeaux frères qui se battirent jusqu’à la mort, sous le
regard de Qabil. Le corbeau resté vivant creusa la terre pour enterrer
son compagnon, puis il le recouvrit de terre. C’est ainsi que Qabil prit
exemple sur le volatile et enterra son frère.
— Et pour l’âne ? demande Tissam, vaguement intéressée.
— Tu es la belle femme pour qui on va s’entretuer, petite sœur,
explique Mounir, au volant de la voiture.
Tissam sourit :
— C’est quoi la morale de ton histoire ? L’âne c’est toi, qui vas
mourir, tué par ton rival, et finir dans la malle ? Et les corbeaux, c’est
qui ?
— C’est juste une histoire dont je me suis souvenu quand on a
parlé d’enterrer l’âne.
— Un peu court comme alibi.
— Et j’ai vu les corbeaux.
Tissam se renferme en elle-même, poussée par une idée sombre :
— J’ai juste une question. Ève, dans toute ton histoire, elle faisait
quoi ?
— Les enfants et le ménage, je suppose, explique Lyès.
La voiture, péniblement, a fait son chemin, le Break bleu roule et a
dépassé tout autant les limites d’Alger que les siennes. À trente ou
quarante kilomètres de la capitale, sur l’autoroute de l’est, juste avant
Boumerdès, le signal est donné, sous la forme d’un petit clignotement
rouge.
— Faut s’arrêter, elle chauffe.
La bande d’arrêt d’urgence est réquisitionnée. C’est une urgence.
La voiture s’immobilise mais les trois amis n’en sortent pas.
L’occasion d’un rapide bilan de la situation.
— Ils cherchent vraiment l’âne, explique
Mounir. C’est sérieux.
— On peut rien en faire ?
Si. Le manger. Le vendre. En cosmétique ou pour l’alimentation.
Tissam a un doute :
— L’homme qui nous a accueillis chez le commissaire sait que
c’est nous qui avons l’âne.
Lyès se veut rassurant, même s’il n’y croit qu’à moitié :
— Quand on est partis, il n’a pas remarqué que l’âne avait
disparu. Peut-être qu’il ne fera pas le lien.
C’est Tissam qui invoque l’intervention extérieure :
— Amel pourrait nous trouver une idée.
— Amel, qui ?
— Amel 4G.
Pourquoi pas ? À ce nœud précis de l’histoire, il n’y a pas grand-
chose à faire, ce qui équivaut raisonnablement à tout essayer. Lyès
compose le numéro, Amel est disponible, comme toujours. Après
avoir rapidement exposé un résumé de la situation, Lyès attend la
réponse. Il écoute, puis raccroche. Tissam, pas très convaincue,
demande :
— Alors, elle dit quoi ?
Lyès explique, avec un sourire :
— L’idée d’Amel est qu’il faut maquiller l’âne en cheval. Ou
mieux, en zèbre, et le vendre au parc zoologique d’Alger. Amel dit
qu’en plus on va gagner de l’argent, nous qui en cherchons toujours.
Un long silence a suivi cette ébauche absurde de solution. Puis une
phrase sans ponctuation, sortie de la bouche de Tissam :
— C’est de coups de fouet que l’âne est devenu zèbre.
— Acho ?
— C’est un poème de Victor Hugo.
Une heure est passée, quelques cigarettes, des discussions et des
petits frôlements de mains sans le chercher vraiment, le temps que les
esprits s’adoucissent malgré la complexité de la situation.
— On démarre.
Dans une forme d’allégresse, logiquement incompatible avec la
présence d’un âne mort à l’arrière, les trois amis ont repris la route et
trouvent même la force d’en rire et de se raconter toutes sortes
d’histoires. Lyès a un faible pour le zèbre, étrange animal, peut-être le
plus stupide de la création avec le babiroussa. Pour des êtres sensés
comme l’homme, le chat ou l’aigle, on ne peut imaginer un zèbre,
accoutré de son ridicule pyjama rayé en pleine savane, territoire des
fauves les plus féroces. Un appel à son propre meurtre que cet
accoutrement qui se voit à dix kilomètres à la ronde dans cette savane
jaune et beige où aucune rayure ne dépasse. « Tenue correcte
exigée », pourrait-on lire à l’entrée de ces régions de prédateurs
carnivores où tout le monde est nu, les crocs devant. C’est bêtement
que la nature a rendu bête le zèbre, l’obligeant à s’habiller de la façon
la plus farfelue qui soit. Alors oui, c’est bien de coups de fouet que
l’âne est devenu zèbre, le même animal en quelque sorte, avec un
quotient intellectuel identique et des coups en plus.
— C’est quoi un babiroussa ?
C’est un autre animal, probablement encore plus stupide. Il
ressemble à un gros cochon de jungle et, comme le phacochère ou le
sanglier, il a des défenses qui lui poussent sur le museau et dont la
croissance ne s’arrête jamais. Avec le temps, elles se recourbent et
s’enfoncent petit à petit dans son crâne. Excepté s’ils sont écrasés par
un bus, chassés par l’homme ou victimes d’un AVC, tous les
babiroussas meurent de la même façon, tués par leurs propres
défenses qui leur perforent doucement le cerveau, dans une inexorable
souffrance. Non, la nature n’est pas forcément bien faite, les erreurs
de calcul sont nombreuses et les fins de vie souvent stupides.
— La voiture chauffe.
L’heure n’est pourtant pas passée et ce n’est pas une erreur de
calcul mais c’est à cause de la circulation, très dense sur ce mince filet
de goudron qui relie, par l’est, Alger au reste du monde. En première
ou en seconde, elle chauffe plus vite et les arrêts obligatoires sont plus
fréquents. Rien n’est précis.
— Encore ?
C’est le deuxième arrêt. La voiture est garée à nouveau sur la
bande d’arrêt d’urgence, dans une grande descente juste après un
barrage de la gendarmerie. La descente, comme l’a indiqué Izouzen.
Tissam reste dans l’acariâtre véhicule à envisager sa nouvelle vie de
fuyarde pendant que Mounir et Lyès sont descendus pour respirer.
Mounir, autoproclamé chef du groupe depuis l’accident de l’âne, tire
une cigarette et l’allume. Lyès plonge son regard dans ce paysage
boisé où chaque arbre recèle un danger ou un mystère, tout dépend
de la vision qu’on a du pays. Avant la fin de sa cigarette, Mounir
prend une nouvelle initiative, saisie au détour d’une profonde
inspiration de nicotine :
— On appelle Karim PDP.
L’idée est déjà plus sérieuse. Karim PDP, on le sait, est un
homme efficace, dont la fonction est de régler les problèmes dans un
pays où tout est sujet à problème et dépend d’un coup de pouce ou
de la Providence, en l’occurrence un homme installé dans le bon
rouage et qui possède la prérogative de délivrance : une autorisation
d’exercer ou de fonctionner, un agrément, un dédouanement, un prêt
bancaire, une licence d’importation ou simplement le numéro de
téléphone de quelqu’un d’important. Karim a même un genre de
magasin à Alger, vitrine et pignon sur rue, interface entre d’une part le
régime, le système et ses hommes, d’autre part le peuple et ses
problèmes. Raison sociale : entreprise de services. Il règle tout et rend
tout type de services à tout type de gens, contre de l’argent bien sûr.
D’une réalité sociale où quelques individus bien placés, ou du moins
bien connectés, peuvent tout régler par simple addition de coups de
téléphones, Karim a fait un métier, quasi officiel. « Je vends des
solutions à des problèmes qui n’en ont pas », tel est son slogan, son
carnet d’adresses étant son seul investissement à la base.
Mounir appelle, explique, l’air toujours sérieux et avec un sens
parfait de la synthèse puis raccroche après avoir longuement écouté
Karim. Mounir annonce la bonne nouvelle au groupe. Ils sont
rassurés, Karim PDP va leur régler leur problème, c’est sa fonction.
La voiture n’est pas encore refroidie mais Tissam est dedans, les deux
autres dehors, tous trois entrevoient enfin une issue positive à leur
histoire absurde.
— Un zèbre…
Tissam en rit encore. Petit moment d’optimisme, alors que Mounir
conserve son inquiétude structurelle, Lyès se sent tout léger. La vitre
de la voiture est baissée, ce qui donne l’occasion à Lyès de parler à
Tissam :
— Tu connais la blague de l’âne ?
Sans attendre de réponse, il poursuit :
— C’est un âne recherché par les services de sécurité, ça tombe
bien, ça ressemble à notre histoire. Quand la police débarque chez lui,
chez l’âne, elle trouve un poster de zèbre accroché au mur. Elle
demande à l’âne : « C’est qui ? » Tu sais ce que répond l’âne ?
Tissam ne répond pas, se contentant de regarder
Lyès avec un air amusé.
— C’est moi, quand je jouais à la Juventus. Tissam n’a pas
compris :
— La Juventus ?
Lyès explique :
— C’est une équipe de foot italienne, leur maillot est rayé, noir et
blanc.
Fin de l’histoire. Tissam conclut :
— Tu deviens bête.
— Comme une ânesse, lui rétorque Lyès.
— Hmar.
— Hachak.
De cette rocambolesque tragédie de l’âne, ils rient maintenant
volontiers, d’autant qu’ils n’ont pas grand-chose à faire, passés qu’ils
sont, en vingt-quatre heures, d’un ennui profond à une quête
accidentelle.
— En attendant Karim, qu’est-ce qu’on fait ? Lyès a de la famille
en Kabylie, un fief de l’opposition au pouvoir central. Ils peuvent
l’aider, enterrer l’âne, le tuer, le manger, le garder, le vendre en guise
d’otage ou le transformer en manteau pour les hivers froids. Ils
n’aiment pas beaucoup la police, surtout celle d’Alger, ils n’ont rien
contre les ânes, même si, comme la majorité des humains, ils n’aiment
pas leur compagnie. Petit calcul de distance, la Kabylie n’est, au fond,
pas loin, même si c’est un autre monde. Une centaine de kilomètres,
tout au plus.
— On s’arrête au croisement après Thenia, explique Lyès, celui
qui sépare la route de Tizi-Ouzou de celle de Bouira.
Quelques coups de téléphone plus tard, Lyès a raconté son
problème à ses cousins, tout en restant dans le flou. Il est le bienvenu.
Avec ses amis et son âne, même mort.
— Direction Semmache, annonce-t-il fièrement.
— C’est où ? demande Tissam, intriguée par ce nom.
— Juste après Bouira, en montant vers le
Djurdjura, versant sud.
Ils sont restés sur le bord de la route, attendant le refroidissement
du moteur, chacun dans ses pensées. Mounir et Tissam ont failli
s’endormir, épaule contre épaule, laissant le temps défiler par les
vitres baissées de la voiture immobile. Quand Mounir, à peine sorti de
sa torpeur, a mis sa main sur la hanche de Tissam, celle-ci n’a émis
qu’un son :
— Mmm.
Elle rêvait. D’odeurs. Même si dans les rêves, quand il y a des
images, du son, de la douleur et du réel plaisir, il n’y a pas d’odeur.
Lyès, debout dans la position du guetteur, regarde longuement Tissam
assoupie dans une étrange volupté, puis détourne les yeux pour fixer
son regard droit devant, vers l’objectif. La route de la Kabylie, divisée
en deux, côté Tizi-Ouzou, au pied du versant nord du Djurdjura, et
côté Bouira, au pied de l’autre versant, le sud. Les deux versants
d’une même montagne, dont les enfants sont aussi différents que deux
microclimats, même tous kabyles, de l’ethnie première et
théoriquement propriétaire du pays. Une abeille s’est introduite dans
la voiture, vibrante et frétillante.
— Aaaaah, chasse-moi ça, je déteste les abeilles ! crie Tissam.
L’abeille a finalement fait quelques tours et est partie toute seule.
— Le miel, c’est bon.
La voiture a refroidi, les trois sont partis, Lyès a pris le volant,
Tissam à côté de lui. Ils ont roulé encore une heure, sans rien dire ou
presque. Tissam a demandé :
— Quelle heure est-il ?
— L’heure de s’arrêter.
Une rangée d’oliviers verts et bien entretenus. De la terre un peu
rouge et un air tiède qui fait frémir les brindilles jaunes et les maisons
trop légères. Au fond, barrant l’horizon, les montagnes du Djurdjura,
limite massive des tentatives de fuite et infranchissable mur de
soutènement du ciel. Le mont Ferratus, comme l’appelaient les
Romains, égarés par ici il y a plus de deux mille ans. Des montagnes
de fer. Les trois Algérois sont aux portes de la Kabylie, même si elle
n’a pas de portes précises, plutôt des entrebâillements épars comme
dans une vieille maison en pierre habitée de courants d’air. À Alger,
on peut se sentir en Kabylie, de même qu’à Bouira on peut ne pas s’y
sentir. Tout dépend du quartier, de la zone, de la mixité ethnique, du
langage utilisé, de la vision qu’on a du chemin que l’on prend ou de la
ligne de crête que l’on emprunte. La voiture bleue est arrêtée dans le
sens de la longueur quelques kilomètres après Bouira, en bordure de
la plaine chaude. Le Break est en position ouest-est, la tête vers le
Levant, le postérieur vers Alger, comme un signe volontaire de
mépris. À droite, les petits moutonnements des villages trop chauds,
les nappes de terre et la route des Hauts Plateaux, Sour el-Ghozlane,
Sidi Aïssa, puis les dernières montagnes avant le désert, Bou Saada.
À gauche, les majestueuses montagnes du Djurdjura, les plus hauts
sommets du nord de l’Algérie, barres verticales et altières, reliefs
cassés à angles durs qui contrastent avec les courbes plus sensuelles
des piémonts et de la plaine. D’énormes blocs de roche calcaire
découpés grossièrement et vidés de végétation. De la hauteur et de la
majesté, imbue d’un mépris minéral envers toutes les bassesses,
géologiques au départ, mais qui probablement, selon Izouzen,
rejoignent la psychologie. D’après lui : « Nous sommes les enfants des
rochers qui ont copulé avec les plantes pour enfanter des animaux qui
se sont humanisés avec l’âge. »
La voiture refroidit pendant que Tissam ouvre le col de son
chemisier blanc pour y faire entrer l’air tiède de la plaine. En Kabylie,
il semble que les femmes soient moins sujettes aux regards masculins,
suspicieux et prédateurs. La Kabylie est-elle en Algérie ? Assurément
oui, même si ce qui a cours à Alger n’a pas forcément cours à
Semmache. L’éloignement, les spécificités locales, la
défiance/méfiance par rapport au centre du pouvoir, et la hauteur, bien
sûr, qui permet de voir loin, avec infiniment de recul. Izouzen, qui
déteste autant la platitude que ceux qui vivent dessus, est installé à
près de mille six cents mètres d’altitude. Comme il le dit volontiers :
« Le jour, je marche sur la plaine, la nuit, je tends la main pour me
saisir d’une étoile. »
— J’ai l’impression qu’il fait de plus en plus lourd, se plaint Tissam
en regardant les nuages se serrer en signe de féroce contre-attaque. Il
va y avoir de l’orage.
— L’orage, on y est depuis Alger, lui répond froidement Mounir,
qui s’est replongé dans la gravité.
Quand on est trop près des réalités et du sol qui clouent à terre, il
faut savoir s’élever. La constante G, qui mesure l’attraction
gravitationnelle, est-elle la même partout ? Au bord de la mer, sur
cette fausse indolente capitale et au bord du Djurdjura, sur cette
fausse hauteur ? Neuf virgule quatre-vingt-un, c’est la valeur de la
constante G, encore qu’elle dépende de la nature du sous-sol, de la
vitesse de rotation de la Terre et surtout de l’altitude. À mille
kilometers d’altitude, G, qui plaque à 9,81 mètres par seconde carrée
tous les espoirs au sol, n’est plus que 7,45. À cent kilomètres, elle est
à 9,45, sur le mont Everest, elle est à 9,76 et sur les crêtes du
Djurdjura, elle est à 9,79. Un léger mieux.
— Pourquoi tous ces calculs ?
— Faut qu’on sorte de là, lâche Lyès, rekabylisé, qui veut
s’élever, monter, mal à l’aise avec la plaine, synonyme pour lui de
dénonciations gratuites et de traîtrises horizontales.
Mais pourquoi ne pas enterrer l’âne ici, quelque part, une fois
pour toutes ? Sans rien dire, se regardant sans se voir, les trois amis y
ont pensé mais se sont sentis attirés par quelque chose, comme si rien
ne les avait jamais tentés si fort depuis qu’ils sont nés sur la lourde
terre. Au-delà de la promiscuité sur une terre rare où les espaces
vides ne le sont jamais tout à fait, et de l’omniprésence d’une police
enquêtant sur un âne mort, il y a cette quête : montée vers le néant
avec un âne mort dans le coffre, absurdité d’une situation qui
ressemble à leurs propres vies, faites de tentatives vaines, d’inanité
traînée puis déposée un peu plus loin.
— Rien n’est grave, conclut Lyès comme s’il se parlait à lui-
même.
— Tout est grave, répond Mounir, de moins en moins convaincu
par sa propre idée du monde.
Bouira, à une centaine de kilomètres à l’est d’Alger, est d’une
morne platitude, altitude zéro, esthétique quasi nulle et ennui infini. En
chantier comme toutes les villes du pays, Bouira est une bourgade
adolescente aux nombreux boutons d’acné, grandie un peu trop vite
dans un enchevêtrement d’ethnies et d’objectifs, plaine de transition
entre le monde sans histoire des Hauts Plateaux de l’errance et les
reliefs tumultueux de Haute Kabylie.
— Faut que j’achète du crédit pour mon téléphone, annonce
Tissam pour revenir à la réalité.
La voiture emprunte quelques rues et ruelles encombrées et finit
par se garer au centre-ville. Lyès, qui conduisait, en descend le
dernier. Tissam est déjà dehors, elle observe et absorbe l’ambiance
particulièrement masculine, elle s’écrie :
— Regardez ça !
Les deux accourent. Sur l’un des murs de la mairie, une affichette
promet une récompense. Et au milieu, la photo d’un âne. Zembrek, en
noir et blanc, trône sur un avis de recherche. La récompense n’est pas
précisée mais l’appât du gain est le bon moteur de recherche.
— Bernou est d’une efficacité déconcertante, conclut Mounir.
Un avis de recherche de Zembrek, l’âne de l’excommissaire
Bernou, a été diffusé sur tout le territoire national. C’est bien d’avoir
été dans la police, on garde des contacts et des prérogatives. C’est
l’Algérie, celle des morts et des disparus à la pelle, noyés dans la
réconciliation nationale ou assassinés par la délinquance contagieuse.
Et la police recherche un âne. Une heure après, ils démarrent et
prennent la direction nord-est, M’Chedallah, petit village allongé la
tête en haut au pied du Djurdjura. Trois cents mètres d’altitude. Bien.
Le tout est de s’élever, de se défaire de l’attraction qui pèse et de
grimper comme un mouflon à défaut de voler comme un épervier.
Même si trimbaler un âne mort à l’arrière d’une voiture a de quoi
alourdir toute pensée, toute action, tout projet ou idée.
— Pourquoi un âne mort pèse-t-il plus lourd qu’un âne vivant ?
Livre 5

Un arbre sur une pente rocheuse. Un arbre nu, sans feuilles, mais
bien vivant. Un arbre seul, sans compagnons immédiats, uniquement
entouré d’une foule d’arbustes nains, sans envergure. Signe
particulier : il a les bras en l’air, toutes ses branches pointant fièrement
vers le ciel, comme un défi à la gravité. Comment est-ce possible ?
C’est toute la puissance de cet arbre. La force gravitationnelle aurait
naturellement dû faire pointer ses branches vers le sol, l’attirant
inexorablement par une traction permanente. Mais à raison d’un
centimètre par an, pernicieusement, ses branches montent, gravissant
l’espace, trouant l’impossible, échappant à la gravité, s’arrachant à
l’attraction d’une terre massive. Comparé à elle, il n’est qu’une plume.
— La force contre la résistance à la force. Un combat qui dure
depuis des milliards d’années.

À chaque printemps, l’arbre puise dans la nature, tout en


l’affrontant, la force de s’élever un peu plus. Elle, paradoxalement,
aurait dû le tirer vers la terre et en faire un arbuste, un tubercule ou
une racine. Car la nature tend vers la paresse, épousant la moindre
pente, profitant du moindre courant d’air ou de la plus petite goutte de
pluie par un opportunisme lascif qui lui fait résister à presque tout, sauf
à l’effort. Un seul principe : dépenser le moins de souffle ou de sucre,
donner le moins d’énergie au milieu extérieur pour la bonne et simple
raison que celui-ci ne la rend jamais. Si le ver de terre rampe comme
une limace pour d’évidentes raisons de basse ergonomie, il ne faut pas
croire que l’aigle royal fait des efforts, il ne fait que suivre mollement
les courants ascendants et descendants. Mais d’où cet arbre puise-t-il
cette force qui le fait défier les dieux en élevant toutes ses branches
dénudées vers le ciel ? Peut-être des temps anciens où la gravité était
moins forte, ce qui a permis à tout le monde de s’élever, plantes,
animaux, jusqu’à l’espèce humaine. L’arbre a dû garder cet instinct de
hauteur, irrémédiablement attiré vers le ciel, lui qui est né de la terre.
Mais le foisonnement et la prolifération des espèces n’existent plus ;
aujourd’hui, plus aucun animal, plus aucune plante ne se créent, sauf
dans les laboratoires. La période d’élévation est finie, tout le monde à
terre, la girafe ou le séquoia ayant depuis longtemps atteint la limite
des possibles. La constante G a tué tout le monde et a plaqué toutes
les possibilités au sol.

Izouzen est lui aussi planté dans le sol penché mais il jette un œil
vers le bas, tout comme les nombreux guetteurs nichés dans la
montagne qui voient sans regarder, attendent sans impatience
particulière, ne guettant finalement rien, hormis leur propre curiosité
pour ne pas qu’elle s’émousse. Une voiture. Une voiture bleue, un
Break aux grosses fesses, gravit péniblement les lacets de la route qui
s’enroule autour de la montagne, liane morte dans une parade
amoureuse figée. La voiture a l’air de souffrir terriblement, extirpant
difficilement son corps métallique de l’atmosphère.
— Le poids de la conscience…
Mais tout dépend de la planète. Sur la Lune, on pèse moins lourd
parce que la gravitation y est plus faible. Sur la Lune et sur une haute
montagne, on est encore plus léger. En Algérie, on pèse plus lourd
parce que la gravitation est très forte. Tout vous tire à terre, votre
famille, vos voisins, votre gouvernement et vos traditions, à l’image du
policier qui suspecte chacun et aplatit tout le monde au sol en
attendant de voir. En Algérie, on peut dire que, malgré l’avis des
physiciens fondamentalistes, la constante G est bien entourée, épaulée
par un grand nombre de facteurs d’attraction. C’est peut-être aussi
pour cette raison que l’on s’y aime plus qu’ailleurs. Quand on s’aime.
Tissam s’est souvenue d’un vers amoureux de Aït Menguellet, que lui
a expliqué Lyès : « lehlek i teggid deg ii », autrement dit « cette
maladie que tu as laissée en moi ». L’émotion. Une fine lumière a
éclairé le visage anguleux néanmoins harmonieux d’Izouzen. Quelques
photons sans masse se sont infiltrés à travers une trouée dans les
nuages et ont débusqué une pommette saillante, une joue striée par les
intempéries du temps et un œil scrutateur de montagnard. Il fait lourd,
le ciel est couvert de mauvaises intentions, et c’est pour cette raison
purement météorologique qu’Izouzen décide de rentrer. Quelques
abeilles traînent encore, à la recherche d’une source d’énergie. De
toutes les façons, il a récupéré le manuscrit d’Achour, il peut rentrer le
lire chez lui. Et puis un autre guetteur est là, plus loin, au bord de son
village.
— Regarde là-haut ! lance Tissam. Elle vient de se réveiller sous
l’effet de l’air des montagnes qui lui fouette le visage.
— Quoi ?
— Le village là-bas ! Accroché à la falaise, incroyable…
Sur la lèvre d’un ravin abrupt, un village au loin, sur une pente de
trente pour cent, comme agrippé à l’air.
— Comment tiennent-ils ?
Un village en pente comme il y en a beaucoup en Kabylie. Un
village où tout est en pente, le village lui-même, les maisons, les arbres
et les poteaux électriques. Même les gens sont penchés, ils vivent
penchés dans un village en pente, ce qui ne se voit pas forcément chez
eux puisque tout est penché, mais qui s’observe une fois qu’ils sont
sur du plat. Les gens penchés ont-ils des idées tordues ? Tissam est
rarement sortie d’Alger et ce village d’humains tordu sur une pente
naturelle lui a fait l’effet d’une révélation, comme si elle réalisait qu’en
dehors du plat il pouvait y avoir une vie, que la hauteur lui donnerait
de la hauteur et la rapprocherait de son objectif, se dissoudre dans
l’apaisement infini juste après un dernier soupir qui la viderait de ses
tourments.
— Pourquoi vivent-ils sur une pente ?
— Newton doit être d’origine kabyle, rigole Tissam, les yeux
toujours fixés sur le village lointain.
Elle n’a pas vu Nna Khadidja, trop loin, mais Nna Khadidja, elle,
les a vus. Nna Khadidja est voûtée, pas penchée, il ne faut pas
confondre, voûtée à cause de l’âge et de tout ce qu’elle a dû porter
sur son dos pendant toute sa vie. Voûtée, elle n’a donc pas fait
d’effort pour ramasser quelques coquelicots. En ce mois d’avril au
printemps tardif, les petites fleurs rouges poussent naturellement
partout. À soixante-dix-sept ans, Nna Khadidja, cette authentique
ancienne moudjahida, fière combattante de la guerre d’indépendance,
a encore l’œil alerte, d’un vert un peu sombre aux couleurs de l’olivier
sauvage. Elle a vu au loin le Break bleu passer. Il a l’air de prendre la
direction de son village penché.
— On n’aime pas beaucoup les étrangers par ici.
Ce qui tombe bien, selon les points de vue en présence. La voiture
a chauffé, une heure est passée. Sans un mot, le Break bleu et les trois
amis se sont rangés sur le côté. Puis sont descendus, tour à tour, pour
se dégourdir les jambes, à l’exception de l’âne, toujours dans le
coffre, sa dernière demeure. Le moteur éteint, le silence surgit, si loin
de la bruyante capitale. Peu de bruits dehors, essentiellement
animaliers et végétaux, car les plantes font aussi du bruit quand elles
sont caressées par les vents ou fouillées par les animaux. De l’espace,
beaucoup, peu de décibels et un air de printemps frais et calme
enveloppant le tout. Des odeurs de campagne, de bois brûlé et de fin
de saison. Tissam s’est retrouvée debout au bord d’un petit ravin,
détaillant de ses narines les différents effluves qu’elle hume. Comme
aspirée par le vide, elle se balance d’avant en arrière. Le vide,
tombeau éternel et havre de paix, lit douillet qui efface définitivement
toutes les angoisses par aplatissement physique. Tissam hésite, avance
et recule, se penche et relève la tête, regarde le ciel puis le fond du
ravin, dans une dangereuse oscillation. Et si c’était l’heure ? Celle d’en
finir avec ces minutes égrenées sans délivrance, celle de plonger dans
l’origine des mondes, là où il n’y a rien d’autre que le rien, mer infinie
qui nage sur elle-même ? Le vide est genèse et aboutissement, aube et
crépuscule, le début et la fin de tout, pourquoi ne pas accélérer
l’histoire et atterrir comme un âne cassé sur le dénouement de cette
séquence qui n’a apparemment aucun sens ? Tissam n’a pas sauté
mais elle y a pensé. L’amour est encore là, vivre sans lui, son pilote
sans avenir, qui l’a domptée et abandonnée, vivre sans lui consiste à
ne plus vivre. Elle ne s’est pas jetée mais elle l’a calculé. Elle a même
pensé s’envoler, plume légère débarrassée de ses poids morts, agitée
par les courants d’air ascendants fuyant tel un tendre oiseau s’en allant
poser ses lèvres sur le bord des montagnes.
— En fait, on n’est pas loin de Semmache, annonce Lyès, devenu
le nouveau chef du groupe par empathie géo-ethnique.
Si Mounir reste persuadé que tout est grave dans la vie, surtout la
vie, Lyès le rieur s’est transformé. Il est sur son territoire et Mounir
s’est retiré peu à peu, à mesure qu’ils s’éloignaient d’Alger et qu’il
s’éloignait de Tissam. Lyès a gagné en gravité, responsable d’une
mission quasi politique, redevenant ainsi le Kabyle hostile au pouvoir
central, amoureux-meurtrier d’ânes et adorateur de montagnes. Ils
sont à Taourirt Tazegwart, petit village au-dessus d’El-Asnam et de
l’autoroute est-ouest, à quelques centaines de mètres d’altitude. Pas
haut mais déjà plus haut que la plaine qui s’étale impudemment en bas,
ouverte à toutes les compromissions et intromissions. Taourirt
Tazegwart, dont le nom signifie littéralement « la colline rouge », doit
son qualificatif à la couleur de la terre, d’un rouge particulier, faite de
résidus de grès rouge tombés des hauteurs et des terres fertiles
prodiguées par Dieu.
— Et ça, c’est le barrage de Tilesdit.
Un magnifique plan d’eau calme et brillant repose à côté du
village, miroitant sous l’effet de timides rayons de soleil, se frayant un
passage entre deux petites montagnes. Lyès, devenu guide à défaut
d’autre chose, a deux clients mais pas le temps de développer son
laïus sur la beauté de la nature et la nécessité de l’eau comme base de
développement. Un groupe d’abeilles en hypoglycémie traverse le
paysage.
— Qu’est-ce qu’elles ont ces abeilles ? s’inquiète vaguement
Mounir. On est en quelle saison ?
— Il est quelle heure ? demande Lyès.
— Semmache ! Je veux voir Semmache ! crie en riant Tissam,
revenue de son appel du vide et toujours amusée par le nom du
village.
Mounir et Lyès se regardent, sans rien dire. Puis le guide désigne
une colline plus haut :
— Semmache, c’est là-bas !
C’est à Semmache que Lyès a de la famille, petit village
multicolore où les vieilles maisons sont encore en pierre et surmontées
de tuiles rouges. Le parpaing y a fait son entrée récemment mais il
gagne du terrain et tout le monde, y compris Izouzen, prédit sa victoire
haut la main pour bientôt.
— On passera la nuit à Semmache et on verra, annonce Lyès,
comme s’il y avait un autre volet d’alternatives.
L’heure est vite passée. Comme à chaque arrêt de la voiture par
surchauffe, le temps de pause est déroulé en tièdes épisodes de
tendresse et de sensualité, Tissam en leur centre. Lyès s’est senti plus
présent cette fois, il a enroulé ses bras autour d’elle, comme la route
autour de la montagne, et a déposé un baiser sur son cou. Tissam a
frissonné, a instinctivement replié son cou puis l’a rouvert pour
accueillir une autre marque d’amour. Elle n’est pas venue.
— Ne t’en fais pas, tout va s’arranger, lui dit Lyès.
Tissam ne s’en fait pas. Cette distance, cette fuite vers le vide avec
le cadavre d’un âne dans le coffre lui donne au contraire de la
légèreté, par détachement progressif de l’attraction G d’Alger et de
toutes les catégories psychoaffectives qu’elle y a laissées.
— Je suis bien, murmure-t-elle.
— Avec moi ? lui demande Lyès, mi-sérieux, mi-rieur.
— Avec moi.
Mounir a interrompu la conversation, la voiture est prête, refroidie.
Comme Lyès.
— On y va.
Lyès a lâché Tissam et pris le volant, quelque peu déçu par
l’échange. Mounir est monté devant, pour annoncer aux villageois que
les femmes sont derrière, laissant les hommes diriger les opérations.
En une dizaine de minutes, la voiture est à Semmache, qu’une plaque
annonce sobrement.
— Semmache ! hurle Tissam. C’est Semmache !
Mounir la rabroue :
— Ne crie pas, on est dans un village.
— Un village n’est pas un cimetière, lui répond-elle.
— On a un âne mort dans le coffre, la reprend-il.
Lyès ralentit et ne peut s’empêcher d’y penser. On dit de
quelqu’un qu’il « pousse un âne mort » lorsqu’il s’obstine à vouloir
faire évoluer une situation bloquée en faisant preuve d’un acharnement
aveugle. L’inanité de la situation. S’agit-il d’eux ? Ont-ils été assez
stupides pour croire qu’on pouvait gagner de l’argent aussi
facilement ? Coupable velléité appelant une punition ? Assurément. Le
mauvais œil. En Kabylie, souche du pays Algérie, on y croit
fermement, autant qu’en la technologie paradoxalement.
— C’est là.
La maison de la famille est cachée dans un champ d’oliviers, ce
qui a l’air d’être un bon signe. Elle est d’une espèce hybride, faite
d’une base de pierre rehaussée de parpaing, comprise entre la
tradition inconfortable d’une part et le progrès inesthétique de l’autre.
La voiture s’arrête, pour une fois sans obligation. Lyès descend le
premier, avec un brin de solennité.
— Quelle heure ?
— Elle peut rouler encore quarante minutes, c’est du gâchis.
C’est un cousin de Lyès qui reçoit le groupe. Ptit Ho, diminutif de
Hocine, genre d’émeutier kabyle type, jeune, la vingtaine, court aux
bras courts, vif et pétri de haine envers le régime d’Alger. D’où leur
arrivée ici, sorte d’asile politique pour hommes vivants et ânes morts.
— Vous êtes les bienvenus. Vous êtes chez vous, a lancé Ptit Ho,
en essayant de ne pas regarder Tissam.
Quelques échanges protocolaires plus tard, Ptit Ho les fait entrer,
après avoir rapidement jeté un œil au coffre arrière de la voiture bleue.
Il le sait, la chose est dedans. Les autres savent qu’il sait, tout va bien.
Sauf pour l’âne.
— Ma mère… annonce Ptit Ho pour tout commentaire devant
une vieille dame habillée en fota traditionnelle rouge et jaune,
surmontée d’une veste de survêtement vert.
Au moment où la mère commence à débiter une série de phrases
incompréhensibles pour Tissam et Mounir, le téléphone de ce dernier
sonne. Mounir se met un peu à l’écart et répond. C’est Karim PDP.
Lyès joue le traducteur pour Tissam, un large sourire aux lèvres. La
mère lui parle à elle en fait, les yeux rivés sur cette belle créature
venue d’Alger, épouse potentielle pour son fils Ho, qui, à part harceler
les gendarmes de la région, n’a pas l’air de s’intéresser à autre chose,
à une femme par exemple.
— Elle dit que tu es belle comme une perdrix, dit Lyès en riant.
— C’est beau une perdrix ? demande Tissam, avec sa fausse
naïveté habituelle.
Mounir est revenu, avec une mauvaise nouvelle :
— Le signalement se resserre. Ils ont lancé un avis de recherche
pour un âne mort et une voiture bleue.
— C’est l’aide de camp qui nous a dénoncés, je le savais,
commente aussitôt Lyès.
Ptit Ho intervient :
— Pas de panique, ils ne vous trouveront jamais ici. Vous dormez,
demain on se débarrasse de l’âne, on l’enterre ou on le mange et on
repeint la voiture. Puis, si vous voulez, on attaque le commissariat
Bernou.
Lyès se sent obligé de préciser :
— Tu es gentil Ptit Ho. Mais Bernou, c’est un commissaire, pas
un commissariat. Et encore, il est à la retraite.
— C’est le propriétaire de l’âne, poursuit
Mounir.
Ptit Ho hausse les épaules.
— Comme vous voulez. Vous pouvez compter sur moi pour tout.
J’ai juste une question, ajoute-t-il en se tournant vers son cousin Lyès.
Pourquoi un commissaire veut-il récupérer un âne ? Il y a des secrets
dedans ? Des lingots d’or ? Des révélations sur le printemps berbère ?
Lyès réfléchit, pour trouver la réponse la plus juste possible :
— Il a une histoire particulière avec cet âne, c’est comme un
proche, un membre de la famille.
Ptit Ho n’est pas convaincu, connaissant aussi bien les ânes que
les hommes. Pas les femmes. Il n’aime pas les ânes. Il réfléchit lui
aussi, puis lance :
— Demain on l’ouvre, pour voir ce qu’il y a dedans.
Lyès et Mounir se regardent, ne sachant quoi répondre. C’est
Tissam qui intervient :
— Comme tu veux, l’essentiel est qu’on s’en débarrasse.
Ptit Ho a hoché la tête en signe d’entente, sans regarder Tissam.
Les trois Algérois sont ensuite invités à un café au lait-gâteaux maison.
Ils ont discuté de tout et de rien, du temps et de la neige tardive qui
est tombée là-haut, du terrorisme, de la situation politique, des ânes
qui gouvernent ce pays de moutons et des lions qui se sont retirés
dans la montagne pour mourir dans l’isolement du chacal. Vers dix-
neuf heures, ils ont mangé un bon couscous, avec de la bonne viande.
— C’est pas de l’âne, a plaisanté Ptit Ho. Tu peux y aller.
C’est leur premier vrai repas depuis deux jours, depuis
l’enchaînement des événements et la fuite éperdue. Le plat était
délicieux. S’y décèle un arrière-goût très présent de cannelle, les
vapeurs de la sauce ayant transformé la semoule blanche en des grains
de pur plaisir, légers et mielleux, tendre amas d’enfants naturels de
blé. Des légumes frais aux saveurs troublantes, une viande odorante et
fondante, qui dit toute sa fraîcheur.
— Excellent…
Lyès a fini mais s’en lèche encore les doigts, sous le regard ravi de
la mère de Ptit Ho. Il y a dans ce plat toute une gamme de sensations,
communion physico-chimique entre les arômes naturels et l’étrange
consistance du couscous chaud, cette viande qui se répand dans la
bouche comme un orgasme, ces carottes et courgettes qui s’écrasent
contre le palais sans aucune résistance, attaquées délicatement par les
enzymes de la salive, délivrant leurs saveurs en procurant une douce
injection de ravissements étagés. Selon une récente recherche, la
langue n’est pas la seule à posséder des papilles gustatives, les
testicules en auraient aussi, récepteurs qui servent à identifier les
solutions présentes, sens que l’on appelle le goût. À quoi cela
pourrait-il bien servir, surtout en Kabylie ? Bref, les papilles, ces
petites excroissances charnues, ayant été excitées, le repas fini et les
assiettes nettoyées, Tissam a aidé la mère de Ptit Ho à débarrasser.
Elles se sont retrouvées dans la cuisine, pour la suite du feuilleton des
mariages à arranger, Tissam ne comprenant aucun mot prononcé par
la vieille dame et cette dernière ne parlant aucune autre langue que la
sienne. Le soir, Ptit Ho a allumé un feu sur la petite plate-forme de
ciment aménagée en terrasse. En son centre pousse un citronnier, et
sur le côté grimpe une vigne. Les discussions se sont faites plus
sérieuses, autour de la quête, celle du sens, laquelle, contrairement à la
vérité, est la seule à avoir du sens, ce qui peut être un non-sens pour
les amoureux de la vérité. Tout n’est que perception, a expliqué
Mounir, l’univers n’existe que parce qu’on le voit, le sent, le touche et
l’entend. Ce que l’on voit n’est que la projection de l’univers, ce que
l’on croit être la réalité n’est que son ombre.
— L’univers est noir et muet. Ce sont nos rétines qui lui donnent
une image et les membranes de nos oreilles qui lui prêtent un son.
Ptit Ho ne se sent pas concerné, il parle politique, un intellectuel
n’étant qu’une personne qui a trouvé d’autres centres d’intérêt que le
sexe ou la guerre. Mais un univers noir, sombre, aveugle et muet ?
Cette idée, qui avait déjà effleuré Tissam, a ressurgi comme une
évidence, maintenant qu’elle les a rejoints. Que cherche-t-elle ? La fin
de sa guerre intérieure ? C’est forcément le début d’une autre, la paix
n’est qu’une trêve entre deux nouveaux assauts. La quête de Tissam
est forcément une quête de sens, même si elle a du mal à s’y résoudre.
Elle connaît bien les enchaînements, a connu des hommes avant lui,
l’homme de sa vie, mais ils n’ont fait que la traverser quand lui s’y est
installé. Et quand l’amour est fort, si fort, et la rupture dure, si dure,
vient une première phase de déni et de certitude de retour, suivie de
vaines tentatives de passer à autre chose, puis de colère, puis de
tristesse, puis de colère d’être triste et, finalement, d’acceptation.
Celle de devoir vivre avec une douleur dans son ventre pendant très
longtemps, voire à vie. Le pire, Tissam le connaît, toutes ces phases
qui reviennent avec plus ou moins d’intensité et finissent par se
succéder sans ordre apparent. Que peut-on chercher après, quand on
réalise que l’on est définitivement inconsolable ?
— La vérité n’existe que chez les mystiques, reprend Mounir pour
sortir Tissam de ses pensées sombres qu’il connaît si bien, qui
recherchent l’unicité absolue, l’idée première et dernière comprimée
en un, là où tout est là, unique et indivisible.
— Donc la vérité existe, puisque les mystiques existent, finit par
dire Tissam.
Balle au centre, personne n’aura raison ce soir. C’est la pleine lune
et le village est naturellement éclairé. La lune, comme la terre, possède
une force d’attraction. Nous sommes plus légers pendant la pleine
lune parce qu’elle est plus proche de nous et donc sa force plus
puissante. Pour ce que ça change…
— Je me sens plus légère, annonce Tissam en se parlant à elle-
même.
N’attendant pas de réponse particulière, elle s’est retournée vers
Ptit Ho, resté silencieux durant ce débat profond :
— Tu as quel âge, Ho ? Il sourit :
— Vingt ans. Avec sursis.
Tissam rit de toutes ses dents, suivie de Lyès et Mounir.
— Et encore, ajoute Ptit Ho, conscient de son effet, le procureur a
fait appel.
Le rire collectif a failli réveiller le village endormi sous le lustre de
la lune. Mais le village, comme la maison, a l’air vide. Les sœurs du
Ptit Ho se sont mariées et sont parties, le père est mort et les frères
sont tous en Europe ou aux États-Unis, l’un d’eux se trouve même au
Sénégal. Le rire a repris et les gigantesques ombres des barres
calcaires du Djurdjura, au-dessus, ont frémi. La nuit a enveloppé tout
le monde et un braiment d’âne tout près, bien réel, a fait sursauter les
trois Algérois. Ptit Ho a tout de suite compris :
— Y a beaucoup d’ânes dans la région. Le vôtre est mort si j’ai
bien compris.
Chacun s’est tu, plongé dans ses pensées agitées autour du feu qui
crépite. Il n’y a de magie que dans les organes sensoriels qui
transforment les ondes du cosmos en perceptions. L’univers est
sombre, muet, aveugle et sans émotion. Tissam, pourtant, a pris une
profonde inspiration qui a soulevé sa délicate petite poitrine et ravivé
tant de sensuels souvenirs. Puis elle a relâché le tout, faisant trembler
le feu. Lyès s’est retranché sous un vieil olivier vivant, mais pas bavard
du tout.
— Un âne mort, ça porte malheur…
Livre 6

On s’élève. Mille cent mètres d’altitude. Soit une constante


gravitationnelle de 9,80, d’après Achour, qui calcule tout sauf sa
propre vie. Ce qui est un principe quantique, Achour le sait, lui-même
se définissant comme une probabilité de présence, sachant
pertinemment que dès que l’on se calcule soi-même on ne peut plus
rien mesurer avec précision, tout comme le futur, qui se transforme
dès qu’on le détaille. Grande leçon de la nature : pour bien voir, il faut
s’oublier. Neuf virgule quatre-vingts ? On aura gagné quelques
centimètres par seconde carrée. Une terre aride, un mur aveugle, une
soudaine angoisse ou une impasse existentielle.
— Faut que j’appelle ma mère.
— À quarante ans, tu appelles encore ta mère ?
Oui. Tissam a eu un pressentiment. Qui ne veut rien dire, comme
souvent les pressentiments, mais qui rappelle qu’il faut savoir
s’écouter sous peine de le regretter, même s’il ne se passe rien quand
on a refusé d’entendre. Tissam a quarante et un ans, Lyès, quarante-
deux et Mounir quarante, ce sont des quadragénaires qui vivent
comme des jeunes de vingt ans, étant entendu que, en Algérie, on est
adolescents jusqu’à cinquante ans. À cause d’une anomalie de
l’élasticité des pubertés, tout le monde est considéré comme un enfant
jusqu’au stade de grand-père ou de grand-mère. Pour un homme, on
n’est pas un homme quand on l’est, mais seulement quand on est
marié ; et les femmes ne sont pas adultes quand elles sont mariées,
pas même quand elles ont des enfants, mais uniquement quand leurs
enfants ont des enfants. Le troisième âge est le stade adulte, il n’y a
pas grand-chose avant et il y a la mort juste après. Sont-ce ces
considérations d’âge mal calculé et ces maturités sans âge qui
expliquent les féodalités compressives, les mépris verticaux et ce
rapport autoritaire des gouvernants avec leurs gouvernés, équivalent à
celui d’un père méchant avec ses enfants turbulents ?
Lyès est divorcé, sans enfants, d’où sa nonchalance. Mounir est
divorcé aussi mais avec un enfant de cinq ans, un petit garçon triste et
agité, d’où, peut-être, sa gravité. Tissam est divorcée, sans enfants,
mariée trois ans avec le pilote dont elle n’ose prononcer le prénom.
Tous trois sortis d’une histoire sérieuse, l’une beaucoup plus lourde
que les deux autres, ils sont plus ou moins détachés et libres, même si,
au fond, ils ne font pas grand-chose de cette liberté. Ils tournent
autour d’eux-mêmes, attirés par la force centripète d’Alger, de leurs
amis, amies, familles, conquêtes, reconquêtes et ex-conquêtes. Tissam
a appelé, échangé quelques mots, donné et demandé des nouvelles,
puis a raccroché. Elle a eu conscience, quand elle a appuyé sur la
touche rouge qui clôt les conversations, de rompre la dernière attache
qui la relie à la terre, la mère. Elle a senti qu’elle s’élevait un peu plus
mais paradoxalement avec une sensation de gravité, elle s’est donc
sentie plus lourde. C’est l’ultime tentation de l’être en mouvement qui
rêve d’immobilité et qui pense, comme un electron épuisé, à s’arrêter
de tourner pour rejoindre la matière morte. Mounir n’a pas donné
d’appel, Lyès non plus. À qui ? Tissam pense à elle surtout, à ses
quarante ans qui passent, à cet âge, point de bascule où tout finit par
tomber par les lois de l’affaissement. Les corps s’épuisent à lutter
contre la gravité et, un beau jour, on se réveille avec la chair molle,
tombante et humiliante, qui se traîne par terre comme une limace dont
on aurait tué l’ambition. La nature ? Oui, c’est bien la responsable,
mais alors comment fait cet arbre aux branches toutes dressées pour
ne pas avoir les seins ou les fesses qui tombent ? Résiste-t-il à la
nature ou est-il si naturel qu’il résiste à l’affaissement ? Les seins
tombent, les fesses et les joues, irrémédiablement attirés vers le sol.
Un effondrement général. C’est la loi de la gravité appliquée à
l’esthétique des femmes, tout finit par tomber, même la plus fière et
généreuse des poitrines. Si la gravité fait aussi s’affaisser les hommes,
elle semble beaucoup plus grave pour les femmes. Mais l’attraction
universelle, seule sculptrice de l’univers en faisant s’affaisser des
nuages de gaz pour en faire des planètes et des étoiles, des molécules
et des macromolécules, reste encore cette sublime force qui pousse à
unir les gens. Même si elle a déchiré Tissam.
— Il faut partir d’ici.
Le matin, au réveil d’une nuit tranquille à Semmache, tout s’est
accéléré. Ptit Ho, dont la paranoïa et la suspicion font partie intégrante
de son cursus militant, a appris que tout le monde avait appris. La
voiture bleue et l’âne sont là, chez lui. Les nouvelles vont vite et
comme l’indiquent, en guise d’avertissement, les panneaux routiers
algériens censés limiter les accidents de voiture, « le danger est plus
rapide que la vitesse ». On peut énoncer, on peut dénoncer, on peut
acheter une information et la revendre, avec une plusvalue. Même en
Kabylie, il y a des traîtres, les frères n’aiment pas souvent les frères et
les cousins, toujours à l’affût d’une querelle de cousinage. Pas de
confiance. Autour d’un café rapide et chaud, Ptit Ho a tristement
expliqué aux trois Algérois que la survie est dans la mobilité, seule
parade aux troupes du quadrillage permanent. Il faut bouger.
— Pour manger du rouget ?
L’expression algéroise énoncée par Tissam n’a fait rire personne.
Surtout pas Ptit Ho, qui, en bon montagnard, ne mange jamais de
poisson, infâme animal qui dort dans l’eau, fait ses besoins dedans et
copule là où il mange.
— J’ai un oncle lointain qui habite plus haut, vers M’Zarir. C’est
plus tranquille, c’est au pied de Lalla Khadidja, plus haut sommet du
Djurdjura. Imprenable. Discret et à l’abri des forces de la répression.
Il a insisté sur les « r » de répression, les roulant fortement pour,
justement, exagérer la pression de la répression, prononcée « re-
pression ». Pas très rassuré, Lyès, cousin du cousin, a demandé :
— Techniquement, c’est quoi un oncle lointain ? C’est une histoire
de famille d’abord, où les méandres s’éloignent en se croisant, se
rapprochent en évitant les branches trop proches pour ne pas sombrer
dans les rivières de l’inceste, tout en frôlant les mauvaises mixtures
d’ADN qui accouchent d’êtres pas beaux.
— C’est comme un oncle. Mais un peu plus loin.
— C’est donc mon oncle lointain à moi aussi ? Ptit Ho réfléchit.
— Oui. Mais un peu plus loin.
— C’est où ?
Ptit Ho s’est levé et a désigné de son doigt d’opposant les
somptueuses montagnes du Djurdjura, entourées de nuages dérivant
aux sommets. Finalement, il n’y a pas eu d’orage.
— Là-haut. Il faut redescendre vers M’Chedallah et prendre la
route du Tizi N’Kouilal, le village est avant le col.
Mounir et Lyès sont perplexes mais pas vraiment inquiets. À peine
installés sous les oliviers touffus, à peine remis de leur fuite, ils doivent
déjà repartir. Seule Tissam, qui semble apprécier cette partition
musicale écrite allegro, a l’air ravie. Une nouvelle étape d’altitude.
Monter, monter, jusqu’où ? Au pic, on ne peut que redescendre. Une
abeille particulièrement agitée est venue accélérer le processus. Lyès
l’a écartée d’un mouvement brusque de la main.
— OK Ho, on n’a pas le choix, conclut-il en se levant.
Ptit Ho s’est confondu en excuses. À peine vingt ans et déjà
l’expérience de la honte : que ses protégés partent reste beaucoup
moins grave que s’ils étaient pris chez lui. Il ne se remettrait pas de
cette humiliation et devrait, tel un samouraï de l’altier Djurdjura, aller
jusqu’à suicider un garde communal pour laver l’affront.
— Je vous accompagne, fait-il, honteux.
— Et l’âne ?
— On le jettera plus haut.
C’est d’ailleurs souvent de cette façon qu’en Kabylie on achève
les ânes : vivants. Dans cette région montagneuse et sinueuse où
voitures et camions possèdent leurs limites, c’est l’âne qui prend la
relève. C’est lui qui a aidé à construire ces centaines de villages, là où
la mécanique a dû abandonner, là où le moteur a refusé l’escalade
trop pentue. Pourtant, une fois qu’ils sont vieux et inutiles, on refuse
de gaspiller une balle pour les achever, et on se contente de les jeter
du haut d’une falaise, la chute faisant le reste et le sol accueillant les
ânes éparpillés par le choc vertical. L’agonie dure souvent toute une
nuit. Les Kabyles ont bien compris que l’attraction terrestre peut tuer,
aussi sûrement qu’une balle, même si cette mort est plus lente, sauf
dans le cas des ânes qui ont du cœur et meurent de peur, en l’air,
d’une attaque soudaine. Tissam n’a jamais entendu l’agonie d’un âne
démembré mais a écouté cette histoire que lui a racontée Ptit Ho, et
ne peut s’empêcher d’avoir une pensée émue pour tous les ânes dont
les cimetières sont faits de pierres cassantes et d’os brisés, les leurs.
Au fond, Tissam n’a peur de rien d’autre que la douleur. Elle peut tout
supporter sauf le mal, physique ou moral, cette torture de la chair ou
de l’esprit qui lui a fait comprendre un jour que, dans l’échelle des
sens, le contraire exact de la douleur est le plaisir.
— J’ai mal pour l’âne.
— Il est mort, Tissam. Un mort n’a pas mal. C’est d’ailleurs le
seul avantage de ce statut.
Les affaires sont chargées et le reste de café est avalé. Quelques
figues sèches. Grand salut à la mère de Ptit Ho, qui tient, même en
kabyle, à noter le numéro de téléphone de Tissam sur son Nokia tout
neuf. La voiture démarre, sans une plainte.
— Combien pèse un gramme de légèreté ?
Ptit Ho a fini par avouer. Un cousin l’a déjà dénoncé lors des
dernières émeutes. Celui-ci sait qu’il a l’âne, Zembrek, il sait qu’il peut
lui faire du mal. Pourquoi ? Une vieille rivalité, très précoce pour un
garçon de vingt ans mais assez solide pour créer des problèmes.
— Si c’est ton cousin, c’est mon cousin ? a demandé Lyès.
— Oui, quelque part.
C’est où ? Le Break bleu a emprunté quelques brèves
dénivellations puis a pris un grand virage pour inverser la topographie.
On monte. Longue escalade tout en virages étroits, pénible ascension
avec un âne dans le coffre, qui semble de plus en plus lourd à la
voiture et aux trois amis qui l’ont apporté de la capitale.
— Il nous ralentit. On peut pas le jeter ici ?
demande Mounir.
Ptit Ho ne répond pas, on ne jette pas un âne n’importe où et qui
sait, quelqu’un peut en avoir besoin là-haut, même mort. Un âne, c’est
d’abord un volume et une masse, et, dans l’univers, tout ce qui a une
masse est utile à quelque chose, selon la formule du magicien Einstein,
2
E = mc , le « m » étant la masse, convertie en énergie par cette
formule d’alchimiste moderne. La route défile à travers une douce
fraîcheur de pins et d’oliviers, agrémentée d’odeur de lentisque et de
paysages de coquelicots allongés sur des reliefs de plus en plus acérés
de schiste dur, calcaire bien blanc et grès rouge. Le coquelicot aurait-
il été rougi par le grès ? Possible.
— Tu savais que le coquelicot était un cousin du pavot ? demande
Mounir à Tissam. Un cousin plus faible en puissance neuroleptique
mais un cousin quand même.
— Oui. Je l’ai lu sur Arte. Tous des cousins.
Il faut ralentir, encore. Une vache au détour d’un virage aigu. Sur
la route. Puis deux. En fait, c’est un troupeau de vaches assises sur la
route. Lyès ralentit. Les vaches sont reines et nous ne sommes même
pas en Inde puisqu’ici elles finissent toutes en beefsteak après avoir
donné tout leur lait. Mais elles ne bougent quand même pas,
inconscientes de leur devenir, avec une pointe de laxisme, voire de
mépris.
— Klaxonne ! ordonne Ptit Ho.
Le son. Bien qu’il n’existe pas puisque l’univers est muet, le
Klaxon a quand même fait réagir le troupeau de vaches, qui a
mollement bougé. Dans le troupeau, il y a des bœufs, reconnaissables
à leur absence totale de mamelles. Ils ne donnent pas de lait, mais que
donnent-ils à leurs enfants ? C’est encore Tissam qui donne
l’explication :
— Sans bœufs, pas de vaches. Lyès prend le contre-pied :
— Sans vaches, pas de bœufs.
— Sans lait, il n’y a rien, conclut Tissam en se frottant les seins à
l’abri des regards de Ptit Ho.
Mounir sourit, de même que Lyès. La voiture repasse en
deuxième, elle le peut même sur cette côte à trente pour cent. Après
le virage, une nouvelle montagne, bordée d’un profond ravin. Un
énorme rocher dévale l’agouni, nom local pour le ravin, qui fait aussi
office de vallée, de plateau ou de désaltitude.
— Attention ! avertit Mounir, à l’arrière, qui en profite pour serrer
la main de Tissam, assise à côté de lui. Un rocher !
— C’est Slim, explique Ptit Ho, nullement décontenancé par le
gros bloc qui dévale la pente à droite de la route.
Le rocher continue de rouler sous le regard des trois Algérois,
inquiets de la suite de la course. Puis il disparaît dans un creux au
détour d’une dénivellation. Y a-t-il quelqu’un au-dessous qui va le
recevoir ? La voiture poursuit sa route quelques virages plus loin,
craintive.
— C’est qui, Slim ? demande Lyès, tout aussi étonné que ses amis
par ce bout de matière détaché du continent dégringolant par gravité
sans se soucier de ce qui est au-dessous. Encore un cousin ?
— Oui, quelque chose comme ça, lui répond Ptit Ho.
Trois virages plus haut ou plus loin, un clignotant rouge donne le
signal de la pause.
— Problème ? s’inquiète Ptit Ho.
— Il faut qu’on s’arrête, la voiture chauffe. Mécaniquement,
comme le moteur acariâtre du Break bleu, Lyès se pose sur le côté
gauche de la route, et arrête la voiture. Une heure à passer. Le cousin
explique au cousin, qui acquiesce devant la nécessité de la nature, bien
qu’un moteur ne soit pas réellement naturel.
— C’est comme nous, les Kabyles, finit par commenter Ptit
Ho. On s’énerve, on chauffe, puis on refroidit. Et on repart après.
— Les Kabyles sont les cousins de la voiture, lui répond Tissam.
Les quatre descendent du Break et chacun vaque à ses
occupations, si tant est qu’il y en ait ici. L’un fume une cigarette,
l’autre contemple le paysage en pensant aux immeubles de la ville,
regrettant presque la promiscuité grondante et les chocs urbains. La
troisième s’est encore laissée dériver en pensant à Mounir, à ses
propres angoisses qui pourraient fondre dans les siennes pour
accoucher de quelque chose de beau, puis à Lyès, rapidement,
comme un furtif passage vers l’au-delà, son rire spontané, le terminus
des stations agitées. Seul Ptit Ho a un objectif précis. Même en
montagne, avec un paysage grandiose tout autour, il faut faire quelque
chose. Ayant compris le problème de surchauffe et évalué le temps à
attendre, il annonce :
— Je vais voir Slim, fait-il en descendant à pied la route sinueuse.
D’une seule voix, les trois Algérois lui répondent :
— On vient avec toi.
La voiture est fermée et l’âne bien au chaud. De toute façon, qui
volerait un âne mort ? Une centaine de mètres plus bas, ils découvrent
Slim, embusqué dans un renfoncement de la route, ce qui explique
qu’il n’ait pas été vu en passant. La trentaine vive, une petite table à
cigarettes devant lui et des cages, dans lesquelles des oiseaux se
disputent le peu d’espace qu’ils ont. On reconnaît des cailles, vivantes
mais à rôtir sur place, des perdrix, un chardonneret, volatile préféré
des Algériens parce qu’il chante en prison, et même une houppette,
oiseau multicolore de la région qui a la particularité de traverser les
routes à pied alors qu’il sait voler. Il y a également un lapin qui partage
sa cage avec un bébé singe magot, qui ne sont pas des oiseaux. Mais
qui sait ?
— Slim.
— Salut cousin.
— Les affaires marchent bien ?
— Ça peut aller. Tout le monde aime les animaux. En dehors des
cigarettes qu’il vend pour arron-
dir ses fins de journées, Slim vend des animaux, toutes sortes
d’animaux. C’est bien sûr illégal, surtout dans cette partie du
Djurdjura classée parc national, où toutes les espèces, sauf les
humains, sont protégées par la loi. Il y avait beaucoup d’animaux dans
cette montagne, ils ont pratiquement tous disparu, d’où le métier de
Slim. Les derniers lions de l’Atlas ont été tués ou capturés par les
Français, de même que les léopards. Les Kabyles ont fait le reste, ne
gardant que les animaux utiles, vaches, ânes et chiens. Et les
insaisissables, singes, sangliers, petits oiseaux sans nuisance et l’aigle
royal. Ptit Ho fait les présentations et annonce à Slim qu’il a un
nouveau cousin, Lyès.
— Salut cousin.
— Salut cousin. Le rocher, c’était toi ?
Slim acquiesce, d’un banal mouvement de tête. C’est illégal aussi
mais Slim, quand il s’ennuie, fait tomber de gros rochers qui dévalent
la pente sous son œil amusé et atterrissent des kilomètres plus bas,
vers M’Chedallah.
— Et ils finissent où ces rochers ? demande Mounir, surpris par
tant d’inconscience.
— En bas, répond simplement Slim.
— Et il n’y a jamais eu d’accidents ? De morts ? De dégâts ?
— Je ne suis pas au courant.
Lyès se demande si ce nouveau cousin plaisante ou non, pendant
que Tissam réfléchit au démantèlement des continents, érosion
naturelle et humaine, déliquescence totale. À ce stade, c’est clair, il
vaut mieux habiter en haut.
— Un jour, lui dit Ptit Ho en riant, tu n’auras plus de rochers à
faire tomber.
— Quand il n’y aura plus de rochers en haut, j’irai remonter les
rochers d’en bas, lance-t-il en rigolant.
Slim, de la farouche tribu des Goumgouma installés à mi-pente du
Djurdjura, se retourne vers Lyès et Mounir :
— Vous venez d’Alger ?
— Oui, répond Lyès.
Dans le regard du vendeur d’animaux, Tissam a cru voir tout le
mépris pour la capitale, que Slim aimerait bien écraser par gravité
naturelle, sous des tonnes de rochers. Il a rapidement changé d’air :
— Vous ne voulez pas un oiseau, un lapin, un singe ? Je fais tous
les animaux, je peux même vous trouver un sanglier à adopter.
Tissam rigole :
— Des abeilles ?
Lyès reprend :
— Tu fais les zèbres ?
En bon commerçant, Slim a rapidement réfléchi. Qu’est-ce qu’un
zèbre sinon un âne peint en noir et blanc ? Ou avec un maillot de la
Juventus ?
— Je peux vous trouver ça. C’est un peu cher. Tissam se
hasarde :
— Vous ne voulez pas acheter un âne ?
— Si. J’achète, je vends, c’est mon métier. Il est comment cet
âne ?
Tissam n’a pas répondu, voyant au regard de Ptit Ho qu’il ne
fallait pas parler d’âne, ça porte malheur. Slim a repris, intéressé :
— J’ai entendu parler d’un âne dans une voiture qui traîne dans le
coin. Il paraît qu’il vaut très cher. Si c’est celui-là, j’achète.
Les nouvelles vont vite, même si elles doivent escalader les
montagnes. Ptit Ho a détourné la conversation vers des altitudes
moins dangereuses :
— Ça va en haut, au village ?
— Oui, un peu de neige est tombée. Puis elle est remontée.
De discussions météo en échanges d’informations de voisinage,
l’heure est passée. Les quatre sont repartis chercher la voiture plus
haut, après que Tissam, pour amadouer Slim et s’assurer de son
silence, a acheté un lapin, que Slim lui a mis dans un sachet noir troué
pour qu’il respire. Un lapin vivant bien sûr. À peine installé dans le
Break bleu, Lyès s’est retourné vers son cousin :
— Il est au courant pour l’âne.
Ptit Ho a fait oui de la tête, une petite grimace déformant son
visage. Quelque temps incertain plus tard, la voiture arrive à M’Zarir,
un village en pente à mille cent mètres d’altitude, comme celui qu’avait
vu de loin Tissam, la veille. Accroché à un flanc de falaise, les pieds
dans le vide, le dos contre le Lalla Khadidja. M’Zarir est un village
penché où tous les gens vivent penchés. La voiture descend donc
quelques lacets pour épouser les formes du village, laissant la route
plus haut, et se gare près d’une maison où une vieille femme en tenue
kabyle scrute méchamment les occupants du véhicule qui en
descendent.
— Nna Khadidja ! lance Ptit Ho.
Le cousin fait les présentations, c’est sa grand-tante, ou quelque
chose comme ça. Nna Khadidja perd un peu de sa suspicion.
Quelques échanges plus tard, la chaleur se répand un peu et la vieille
dame se détend. Elle se plaint, ce qui est bon signe pour les femmes
de cet âge. Voûtée et à cause du poids de son corps, elle ne peut pas
descendre et prendre les pentes, sous peine de tomber en avant. Elle
ne peut que monter. Les mêmes pentes mais à l’envers.
— Et comment vous descendez du village ?
demande naïvement Tissam.
— En voiture, qu’est-ce que tu crois ? Ou en âne, quand y a pas
de voiture.
Nna Khadidja raconte sa vie, avec une lenteur harmonieuse, bien
que ni Mounir ni Tissam ne comprennent le kabyle.
— J’ai tué cinquante-cinq Français mais parce qu’ils voulaient
pique-niquer dans mon champ.
Nna Khadidja est une authentique ancienne moudjahida, une
résistante dont la participation à la guerre d’indépendance lui a valu
une pension qu’elle utilise pour vivre.
— J’ai vu Slim, lui annonce Ptit Ho. Il a l’air d’aller bien.
— Il balance toujours ses rochers dans le vide ?
— Oui. Il venait d’en lancer un quand on est passé.
— Ça va mal finir, cette histoire, lui dit Nna Khadidja. Les
gendarmes sont déjà venus trois fois pour enquêter sur ces roches qui
tombent sur les gens, en bas.
— Et ?
— On leur a dit que l’Algérie ne tenait plus. Même les montagnes
tombent en morceaux.
— Ils y ont cru ?
Nna Khadidja a fait sa grimace la plus méprisante :
— Qu’est-ce qu’ils connaissent aux montagnes, ces sauterelles ?

Un peu plus haut, derrière la maison sur la pente qui lui fait office
de dos, deux hommes discutent. Izouzen et Achour sont debout,
penchés vers l’arrière pour contrecarrer l’effet de la gravité qui les tire
vers l’avant.
— On ne peut échapper à la gravitation.
— L’apesanteur ?
— Oui. Tu as lu le livre ? Izouzen a regardé vers le bas :
— Et cette belle femme en bas, elle serait pas bien dans un livre ?
Vue de loin comme de près, Tissam est effectivement une belle
femme. La quarantaine élégante, elle a gardé sa fraîcheur de jeune
femme, même si on décèle dans son regard rieur et sérieux une pointe
de maturité. Izouzen l’a-t-il reconnue ?
— Elle a été aspirée jusqu’ici, commente le libraire, tout content
de sa trouvaille. C’était écrit.
Achour réfléchit. Que fait Nna Khadidja avec cette femme et ces
trois hommes ?
— Lui, c’est le Ptit Ho, non ? demande Izouzen en désignant le
jeune homme de vingt ans à l’allure agitée.
— Oui, c’est un vague neveu de Nna Khadidja.
Intrigué par l’apparition des deux hommes et de la femme qui ne
sont visiblement pas d’ici, Izouzen descend, le torse en arrière, suivi
d’Achour, dans la même position de contre-équilibre. En quelques
minutes, ils rejoignent le groupe.
— Nna Khadidja, toujours penchée ? lui lance Izouzen en guise
d’introduction.
— Voûtée, pas penchée. À force de porter tout ce que les
hommes refusent de porter.
Izouzen n’a pas relevé. Il s’est adressé au jeune émeutier :
— Toi, tu es le Ptit Ho, non ?
Ce dernier fait un signe de la tête. Izouzen s’est retourné vers les
étrangers :
— Et vous ?
Ptit Ho fait les présentations, Izouzen est un vague lointain grand-
oncle semi-paternel, comme si cette explication familiale avait une
importance à cette altitude où tout le monde est issu de la même
grande famille. Izouzen ne vit pas ici mais plus haut, après le col, aux
abords de la sombre forêt des Aït Ouabane, à quelque mille six cents
mètres au-dessus des mers.
— Les oncles de mes cousins sont mes oncles, lui rend hommage
Lyès, très famille depuis vingt-quatre heures.
— Et vous ? s’adresse-t-il enfin à Tissam.
— On s’est déjà vus à Alger. Les oncles de mes amis sont mes
amis. Ou mes oncles, fait-elle d’un beau sourire.
— Bien, conclut Izouzen, content de ces premiers contacts, sans
préciser s’il s’en souvient.
Achour est en retrait, comme toujours. Izouzen se retourne vers lui
et passe rapidement. Il regarde ensuite la voiture bleue et revient vers
Lyès :
— Tes pneus sont dégonflés, ta voiture est sûrement trop lourde.
Il y a quoi dedans ?
Mounir et Lyès n’avaient pas remarqué, en effet, les pneus arrière
du Break sont presque à plat.
— C’est pour ça qu’on peinait à monter, répond Mounir en
évitant tout commentaire sur le poids.
— C’est une vieille voiture, renchérit Lyès, sans conviction.
— Emmène-la chez Fu, leur suggère Izouzen.
— Chez qui ?
— Fu.
Les trois Algérois ne le savent évidemment pas mais Fu, de son
prénom, prononcer Fou, et Zi, de son nom de famille, prononcer Zi,
tout simplement, est l’un des rares Chinois installés en Kabylie.
Ingénieur à l’origine, venu en Algérie pour aider à la construction et au
développement de multiples projets, il y est resté en fin de contrat et a
gravi les montagnes par étapes successives pour atterrir dans ce
village encore plus haut, là où errent Izouzen et Achour à la recherche
de la clé de l’apesanteur. Il est devenu vulcanisateur, vendant,
réparant ou gonflant les pneus des autres. Avec son compresseur et
quelques outils de base, uniques investissements, il a trouvé un métier
qu’il a fini par aimer. De l’air. C’est si léger.
— C’est où ?
— Dans mon village, plus haut.
— J’ai fait du café, annonce Nna Khadidja. Venez.
Le temps s’est subitement rafraîchi. Il n’y aura pas d’orage, le
mauvais temps semble s’être éloigné mais un froid douteux vient
d’arriver. Le groupe est entré dans la maison de la vieille résistante.
Sobre et mystérieuse, chaude et froide tout à la fois, c’est une maison
ancienne avec néanmoins tous les attributs de la modernité, four à
microondes, télévision-parabole et réfrigérateur-congélateur. Le
groupe a pris un nouveau café et s’est lancé dans des discussions sur
la guerre d’indépendance et toutes celles perdues après. Avant de
ressortir, Nna Khadidja a attrapé Tissam dans un coin et lui a
murmuré à l’oreille :
— Tu cherches quoi exactement ?
Tissam n’a pas su quoi répondre et Nna Khadidja n’a pas eu l’air
d’attendre une réponse. Elle a donné à la fille un gros sachet contenant
une drôle de mixture, des coquelicots broyés en purée :
— N’en abuse pas. Ça calme, c’est ce qu’il te faut.
Poliment, Tissam a pris le sachet, le deuxième après le lapin. Elle
n’avait rien, ou juste des envies, des pulsions, une vague idée du
bonheur et une quête de paix. Elle n’avait rien de précis, mais
maintenant elle a deux sachets, un animal et un végétal, les hommes ne
sont pas ensachables. Ptit Ho est déjà dehors et a vu au loin deux
véhicules vert et blanc monter vers M’Zarir l’un à la suite de l’autre.
— Nna ! Les gendarmes.
La vieille moudjahida, de son œil vert olive, a scruté la route
entortillée plus bas, que les deux 4x4 peints en vert et blanc, couleurs
de la gendarmerie nationale, avalent méthodiquement.
— C’est sûrement pour le nouveau rocher, marmonne-t-elle.
— Slim a dû déguerpir.
Lyès, Mounir et Tissam se sont regardés, inquiets. Les
gendarmes ? Mauvaise rencontre. Izouzen a deviné cette peur des
représentants de l’ordre. Un peu plus de désordre ne leur fera
certainement pas de mal.
— Venez avec moi, on monte et on pourra regonfler vos pneus.
Nna Khadidja a pris Tissam par le bras :
— Tu vois ce chemin, lui dit-elle en désignant la route en
contrebas, où les véhicules progressent à pas de loup.
— Oui.
— En 1956, l’armée française y a intercepté une quarantaine de
mulets destinés à ravitailler le FLN du Kouriet, sur le versant nord,
par le col de Tizi N’Kouilal.
Tissam ne voit pas l’intérêt de cette histoire, si ce n’est qu’il est
encore question d’ânes et que même eux peuvent se faire arrêter. Ça
devient une obsession ou un complot. Elle demande, poliment :
— Et après ?
— Après, il y a eu le napalm.
Tissam pense au feu, première image que lui inspire le mot
« napalm ». Un feu purificateur, à même de l’épurer et de lui faire
retrouver la paix de la cendre, qui vient après la consumation. Mais ce
n’est pas le cas.
— Tu connais le napalm ? lui demande Nna
Khadidja.
— Non.
— Ça brûle tout et ça sent pas bon.
L’odeur. Tissam fouille furtivement dans les stocks de sa mémoire
olfactive à la recherche de l’odeur du brûlé.
— Bon, on y va, annonce Izouzen. Faut pas traîner ici.
Les trois Algérois ont accepté la proposition, après un signe de
tête de Ptit Ho qui, lui, a décidé de rester chez sa tante pour accueillir
les gendarmes. Probablement pour voir s’il n’y a pas moyen de leur
balancer un rocher sur la tête. La voiture bleue, refroidie, a démarré
au quart de tour. Izouzen est monté devant, Tissam et Mounir à
l’arrière, l’âne toujours dans le coffre, au-dessus des pneus dégonflés.
Achour a disparu.
— Il y a une drôle d’odeur dans la voiture, fait Izouzen en sentant
les remugles de l’âne.
Les trois amis viennent de réaliser qu’à part une vague odeur
d’âne, il n’y a pas d’odeur de putréfaction. L’animal ne se décompose
pas. Est-ce l’effet de l’altitude ou du froid ? Ou d’un tour de magie
noire ? Tissam serre le sachet de coquelicots dans sa main, la voiture
gravit péniblement la côte de plus en plus accentuée. Les hauteurs. La
route se love autour du Lalla Khadidja, bien décidée à ne jamais la
lâcher. Au premier lacet vers le col de Tizi N’Kouilal, Tissam, dont
l’appétit n’a fait qu’augmenter depuis la fuite d’Alger, a demandé :
— Qu’est-ce qu’on mange ?
— Du lapin.
Livre 7
L’élévation

Le col. Mille cinq cents mètres d’altitude. C’est un carrefour


important, qui délimite les wilayas de Tizi-Ouzou et de Bouira. Une
route d’ailleurs suit les dernières crêtes et bascule sur le versant nord
du Djurdjura et les villages de la wilaya de Tizi-Ouzou. Une autre
route mène à Bouira par Tikjda, en longeant les imprenables barres
calcaires du Thaletat, dite aussi la « Main du Juif », du Tizi-Boussouil,
de l’Akouker et du Timedouine, deuxième sommet de la région, moins
haut de trois mètres seulement que le Tamgout Lalla Khadidja, deux
mille trois cents mètres. Toujours au col, une piste qui longe les
montagnes pour plonger vers Aït Ouabane et son obscure forêt de
cèdres. Une piste inaccessible aux voitures, strictement réservée aux
ânes et à leur famille. Un col, un point de basculement, là où un
rocher, poussé d’un côté ou de l’autre, prend une tout autre direction.
Et forcément un autre destin et une autre histoire.
— Celle-là, fait Izouzen, désignant la route qui emprunte le versant
nord.
C’est un point nodal, comme le sont généralement les cols.
Versant nord ou versant sud ? De quel côté est-on le plus en
sécurité ? Les deux versants du Djurdjura, délimités par une ligne de
crête qui passe par les cols Tizi N’Kouilal, Tirourda et Chellata pour
ne citer que les plus connus, ne se ressemblent pas. Le versant nord
est beaucoup plus peuplé, le versant sud beaucoup plus pauvre. Le
premier est moins islamiste, le second moins terroriste. L’un est plus
rebelle mais plus confortable, l’autre plus dur et âpre mais plus enclin
à se fondre dans la masse. Quelle est la solution ? Pencher vers le
nord ou vers le sud ? Faut-il choisir ou rester en équilibre sur cette
ligne isométrique d’altitude, entre mille quatre cents et mille six cents
mètres, là où il n’y a rien, se suspendre comme l’aigle royal qui se
niche sur les parois des crêtes ? C’est ce que fait Izouzen, à cheval sur
les deux versants, en haut de la forêt des Aït Ouabane, pour éviter de
tomber et d’avoir à choisir, comme Tissam, entre deux hommes
qu’elle ne veut pas diviser.
— La prochaine piste, indique le libraire au conducteur.
Un chemin non goudronné descend vers le village Aït Ouabane,
l’un des villages les plus hauts du pays, encastré dans la forêt la plus
haute du pays, elle-même coincée dans les plus hautes montagnes du
nord du pays. Bien que l’on soit sur le versant sud.
— Continue.
La voiture entame la pente, en deuxième, l’âne mort ayant tué
toute velléité de vitesse. Le village est dépassé, ils atteignent une piste
qui s’en éloigne et remonte vers les sommets, c’est la piste du col de
Tirourda.
— On s’arrête là, fait Izouzen.
Au moment où le moteur s’arrête, une détonation sèche et
puissante se fait entendre au loin, sur le Lalla Khadidja.
— Un rocher qui est tombé ? demande Lyès, instinctivement.
Izouzen regarde le pic nuageux du Lalla Khadidja :
— Non, c’est sûrement une vache qui a explosé.
Tissam a vaguement réfléchi à cette explication et imaginé que, par
un processus naturel particulier, des vaches explosent, gonflées par
l’altitude ou la suffisance. Mounir par contre, plus rationnel, demande
des précisions :
— De temps en temps, lui répond Izouzen, des vaches sautent sur
des mines qu’ont laissées les groupes du GSPC.
— Il y en a encore ?
— Des mines ? Oui, quelques-unes, éparpillées dans la nature sur
les sentiers de repli de ces groupes terroristes. Ils les posent pour ne
pas que l’armée les poursuive.
— Non, des terroristes.
Izouzen a souri.
— Plus vraiment, leur chef a d’ailleurs été tué ici, au col de Tizi
N’Kouilal il y a quelques années.
Le paysage s’y prête. De hautes montagnes très peu peuplées,
dont certaines très boisées, de l’espace à revendre, des cols dans
lesquels on pourrait cacher son cou et, partout, des grottes invisibles
dans les barres calcaires muettes, repaire idéal pour les hommes
comme pour les armes, utilisées d’ailleurs pendant la guerre
d’indépendance pour déjouer les ratissages français. Le groupe a
parcouru à pied un petit sentier puis s’est arrêté devant une petite
maison. Au-dessus de laquelle se trouve une enseigne : Pizzeria des
cèdres.
— Une pizzeria ? Ici ? demande Tissam, intriguée.
— Oui, répond Izouzen en ouvrant la porte. C’était une pizzeria,
j’en ai fait une librairie. Entrez.
Les trois amis pénètrent dans l’obscurité, pendant que le
propriétaire cherche l’interrupteur.
— J’ai gardé le four à pizzas, il fonctionne.
La pièce centrale vient de s’illuminer. La porte étant fermée,
Tissam a ouvert l’un de ses sachets et libéré le lapin qui s’est mis à
courir dans la maison. Il y a des livres un peu partout, et, au fond, un
gros four à pizzas. Au mur de gauche est accrochée une reproduction
d’un tableau de Salvador Dalí. Mounir l’a détaillée, remarquant un
âne mort dans un coin.
— L’âne mort est un élément récurrent dans l’œuvre de Dalí, lui
lance Izouzen sans le regarder.
Sait-il ? Pourquoi ces allusions à l’âne ? Les nouvelles ont dû
monter de la vallée, et Izouzen, pizzaïolo perspicace et libraire
pertinent, doit savoir que l’âne recherché à Alger est dans la voiture
bleue. Des livres, des livres partout mais mal rangés, contrairement à
la bibliothèque de Borges. Affalés, posés, allongés, Cent Ans de
solitude, Les Saisons de Pons, Dune, des livres de Umberto Eco,
l’épopée du Mahabharata, Le Coran, version araméenne, sans
voyelles. Des livres, par centaines. Et des odeurs, subtiles. Chez
Izouzen, à part les livres et la pizza, ça sent discrètement la femme
discrète. Dans quel sens prendre cette phrase ? Mounir a pris un livre
posé sur une petite table, rouge et blanc, couleur pizza :
— L’Insoutenable légèreté de l’être. Kundera.
— Ça tombe bien, commente Tissam. Fallait qu’on y arrive…
Lyès feuillette le livre et tombe sur un passage :
« Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et
plus elle est réelle et vraie. En revanche, l’absence totale de fardeau
fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il
s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel
et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants. »
— C’est beau et aérien.
— À la différence de Parménide, Beethoven semblait considérer
la pesanteur comme quelque chose de positif.
Ce qui change tout. Mounir poursuit :
— « La décision gravement pesée est associée à la voix du Destin.
La pesanteur, la nécessité et la valeur sont trois notions intimement et
profondément liées : n’est grave que ce qui est nécessaire, n’a de
valeur que ce qui pèse. »
— Encore, demande Tissam, exaltée, les poumons gonflés par des
restes d’odeur de pizza et de vieux livres.
— « Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui,
nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les
siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle. Le plus
lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense
accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est
proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. »
Il n’est même plus question de légèreté et Tissam vient de
comprendre que la lourdeur peut être positive. On dit de quelqu’un
qu’il est lourd, pour décrire un être qui a du poids, du volume, de la
consistance. C’est avec les atomes lourds que l’on fait tourner les
centrales nucléaires, et, en boxe, un poids léger n’a aucune chance
contre un poids lourd. La lourdeur peut être un bienfait, comme le
disait Beethoven. Tissam a un doute. La lourdeur ? Alors qu’elle a
toujours pensé qu’il fallait s’élever, se débarrasser de son lest afin que
sa montgolfière puisse monter au ciel et embrasser le monde d’un
regard panoramique empreint d’un salutaire recul. La poule au sol qui
ne peut voler serait-elle plus lucide que le moineau qui virevolte dans
les airs ? Difficile à croire, il suffit de voir une rôtisserie pour
comprendre l’impasse systémique dans laquelle se trouve la poule.
Pendant que les trois errent dans ce repaire de textes épars, qui
vont de Dostoïevski au Précis de l’impossible en passant par les
aphorismes de Cioran et les élévations de Ibn Arabi, Tissam se
retrouve à penser à sa propre résistance. Après avoir résisté à la
lourdeur, elle pense à résister à la légèreté. Mais finalement, n’est-ce
pas la résistance qui est la clé ? À ce niveau dialectique, il n’est plus
question d’opposer lourdeur et légèreté, bassesse et altitude, l’arrivée
de Kundera aura au moins servi à cela. Tissam se pose la question
ultime : pourquoi résister et pourquoi ne pas le faire ? Izouzen allume
son four :
— Vous voulez une pizza ?
Mounir a hésité :
— On a du lapin.
— On le mangera ce soir.
— Moi je veux bien une pizza, s’écrie Lyès, ravi. Ça fait
longtemps. C’est quel genre de pizza ?
— Aux olives vertes ou aux olives noires, au choix.
— C’est tout ?
Izouzen sort une pâte toute faite d’un petit réfrigérateur sur lequel
dort une pile de livres. Non, un livre ne dort jamais, il se repose.
— Tu connais la différence entre l’olive verte et l’olive noire, jeune
femme ?
— La couleur ? répond Tissam en riant, soudainement
transportée.
— Mais encore ?
— Je ne sais pas, ce ne sont pas les mêmes arbres, probablement.
Et je ne suis pas si jeune que ça.
Izouzen s’est lavé les mains et commence à pétrir la pâte tout en
parlant :
— C’est le même arbre. Une olive verte n’est pas encore mûre,
une olive noire l’est. Comme toi.
Mounir a trouvé un autre livre La Grave Gravité de l’univers et son
poids indéfini, écrit par un certain Achour. Ainsi qu’un autre, du même
auteur, Précis de lévitation pour les lourds. Achour écrit donc des
livres ?
— Vous habitez ici ?
— Je vis ici, je dors ici, je lis ici, je mange ici.
— Que des pizzas, enchaîne Tissam.
Izouzen sort une préparation à base de tomate et en enduit la pâte.
— Alors, vertes ou noires ?
— Pourquoi on ne pourrait pas avoir les deux ?
demande naïvement Lyès.
— Comme vous voulez.
En dix minutes, la pizza est prête. Une pizza pour quatre, léger. La
table est débarrassée des quatre exemplaires qui traînent dessus : Le
Livre de l’équilibre, Jabir Ibn Hayyan, un livre codé, écrit en zemiati,
langage des Algériens de Damiette, Zemiet, en Égypte, où pour rester
dans l’initié et l’incompris des masses, il fallait tout écrire à l’envers,
lettre par lettre. Et évidemment savoir le lire, à l’envers et à l’endroit.
Race et Histoire, de Lévi-Strauss, bien à propos, une relecture du
mythe de l’androgyne et des moitiés coupées tirée du Banquet de
Platon et de l’archéologie de l’âme sœur, et enfin un livre en cuivre.
Oui, en cuivre.
Tissam demande, en caressant le doux métal froid :
— On est à quelle altitude ici ?
Le col de Tirourda navigue à mille six cents mètres mais il est un
peu plus haut, au bout de la piste sur laquelle se situe la maison du
libraire.
— J’ai acheté un GPS, répond Izouzen, qui m’a avoué que je
vivais à mille cinq cent dix-neuf mètres exactement.
— C’est haut…
— Pas vraiment. Mais de là où je suis, je vois qui je suis.
La pizza est découpée en huit tranches, soit deux chacun. Izouzen
poursuit :
— Je me suis toujours dit, mille six cents mètres, finalement, ce
n’est pas énorme. Les Tibétains vivent à cinq mille mètres, les
Péruviens ou les Colombiens à trois mille et les Toubous du Tibesti à
deux mille cinq cents. Nous, les Kabyles, on reste petits, même si on a
la folie des grandeurs.
Quelques minutes plus tard, la pizza a été avalée.
— Vous connaissez L’Âne d’or d’Apulée ? demande Izouzen en
débarrassant la table.
Sait-il ? Il sait.
Mounir connaît :
— Oui, les métamorphoses de Lucius, qui est transformé en âne
par son amante.
— Un naïf trop curieux qu’une sorcellerie a transformé en âne.
Dans son fameux livre, un conte fantastique entre bestialité et
mysticisme, la transformation est une punition à la curiosité de
l’homme. Mais j’ai une autre interprétation, explique Izouzen. Si tu te
transformes en âne, c’est que tu l’étais déjà, sans le savoir.
Lyès en rit et conteste :
— C’est plutôt comme l’arbre de la connaissance du paradis.
Faut pas goûter, tu vas en enfer. Ou sur terre en ce qui nous
concerne. Nous avons bien été parachutés en Algérie.
— Les pommes sont hors de prix.
— Les agriculteurs sont les maîtres du paradis. Izouzen leur tend
un exemplaire de L’Âne d’or tout en expliquant :
— Lucius, le héros, est en fait Apulée lui-même, qui était aussi
magicien, rhétoricien et avocat, il a même écrit un traité sur le rôle des
démons dans le cosmos. Il est donc transformé en âne mais il y trouve
une consolation.
— Laquelle ? demande Tissam
— La taille de son sexe a fortement augmenté. Un léger froid
s’installe, à la mesure du froid ambiant. Mais la réflexion n’a rien de
lourd dans la bouche d’Izouzen, il garde cette hauteur d’âme qui le
disculpe de tout rabais de conversation. D’autant que dans l’œuvre
d’Apulée, il y a autant d’érotisme que de fantastique. Izouzen poursuit
sans prêter attention à la petite gêne qu’il a causée :
— D’ailleurs, c’est son amante qui l’a transformé. Un jeu sensuel,
plein de vie. Afulay retrace l’histoire entre Amour et Psychée,
éperdue, recherchant l’amour perdu d’Éros.
— Qui est Afulay ? demande Tissam.
— C’est le nom d’Apulée en berbère
— Et ?
— Et rien. En onze chapitres, c’est de cette métamorphose dont il
est question. Autour de Psyché, personnage qui incarne l’âme.
L’amour n’est qu’un mythe, celui d’Éros, et Afulay mêle l’érotisme
aux meurtres, au sang et à la magie à travers un voyage spirituel et
initiatique.
Tissam n’a pas tout compris, mais ce n’est pas un hasard si elle
s’est sentie particulièrement concernée par cette histoire. L’amour, un
mythe ? Mais cette profonde douleur qu’elle ressent tous les jours
dans son ventre, ce n’est pas un mythe, c’est bel et bien une réalité.
— Ce n’est qu’une fiction, finit-elle par lâcher.
Izouzen sourit :
— L’histoire terminée, Afulay fait dire à son héros transformé en
âne, Lucius, qu’il se désole de ne pas avoir eu de tablettes ni de stylet
pour prendre note d’une si belle histoire.
— Une tablette ? demande avec humour Lyès, genre iPad ?
— À cette époque, on écrivait sur des tablettes avec des stylets.
Vous voulez une autre pizza ? demande Izouzen, je n’ai pas éteint le
four.
L’unanimité dit oui et le libraire reprend son travail d’alchimiste,
pâte, sauce, olives vertes et noires.
— C’est quoi les succubes ? demande Tissam en lisant le titre
d’un ouvrage posé par terre, sur un tapis berbère qui avait dû être joli
un jour.
— Les succubes sont des démons qui prennent la forme d’une
femme pour avoir des rapports sexuels avec un homme.
Ce n’était pas sur la chaîne Arte, personne n’a repris, pas même
Mounir. Pendant qu’il prépare une nouvelle pizza, strictement
identique à la précédente, son gros four étant un équivalent culinaire
de la photocopieuse, Izouzen revient à Apulée de Madaure,
M’Daourouch, village de l’Est algérien dans les Aurès.
— Apulée est considéré comme le premier écrivain algérien, voire
le premier romancier du monde, et les animaux sont très présents dans
son livre. Soit de manière surnaturelle, quand les sorcières
transforment les humains en ânes, soit de façon naturelle, quand les
brigands se déguisent en animaux pour détrousser les riches.
— Ça ressemble à l’Algérie d’aujourd’hui, lui répond Lyès.
— Apulée a été influencé par le bestiaire local, reprend le libraire.
Il se serait bien amusé ici, où des ânes gouvernent des moutons,
conseillés par des requins et des crocodiles, où des chiens sauvages
parcourent les maquis en s’en prenant aux brebis égarées et aux
poules incapables de voler.
— Et les abeilles ? demande Tissam.
La deuxième pizza est prête et avalée tout aussi rapidement que la
première. La discussion ne s’est pas interrompue pour autant ; sujet
principal : la résistance.
— On résiste à son propre poids et on se confine dans
l’interdiction de s’élever. Même l’islam, débarrassé des tentations
d’Ibn Arabi, est devenu une religion lourde, une machine à résister au
progrès et au passage de la lumière.
— Un trou noir ?
— Dieu crée l’homme à son image, celui-ci recrée l’image de Dieu
à son image, un jeu de miroirs, comme l’explique Apulée.
— Néo-platonicien ?
— Acho ?
— Si l’homme est lourd, son Dieu le sera d’autant plus.
— Dans un pays conquis par l’islam rituel et non pas mystique,
difficile de résister et de ne pas devenir comme eux, conclut Izouzen.
Le rite est le ciment social, si tu veux être normal, faut faire comme
eux.
— C’est toute la différence. La foi est un lien vertical, entre
l’Homme et Dieu. La religion est un réseau horizontal, entre les
hommes.
— On joue aux mots croisés ? propose Tissam, sans trop y
croire.
Résister ou pas ? Feignant l’humour pour éviter de se confronter à
toutes ces nouvelles idées suscitées par un âne, Tissam évite encore
cette question à laquelle elle ne trouve toujours pas de réponse. Mais
peut-être qu’elle l’entrevoit et résiste à l’appliquer, elle-même coincée
dans ses approches ? Quelle heure ?
— Quoi ?
Il est déjà dix-sept heures et le groupe a longuement traîné dans la
librairie en feuilletant toutes sortes de livres. Une librairie d’ailleurs
déserte, où aucun client n’est passé. Il y a même un rayon spécial
« ânes », que Mounir découvre par hasard :
— Tout ça sur l’âne ?
— Equus asinus, lui répond avec solennité Izouzen. L’âne est le
seul ami de l’homme, qui n’a pas d’amis sur la terre.
Mounir liste les titres à voix haute :
— Noces de mulet, Tahar Ouettar. Peau d’âne, Perrault.
Pinocchio, qui se transforme en âne. L’Âne Culotte, d’Henri Bosco.
L’Âne (dialogue d’un âne avec Kant), écrit par Victor Hugo.
Le libraire n’a pas oublié Tissam et l’a regardée droit dans les
yeux :
— Oui, c’est de coups de fouet que l’âne est devenu zèbre. Mais
faut qu’on aille chez Fu, pour les pneus.
C’est légèrement plus bas, il faut redescendre. Le groupe, un peu
usé par ces montées et descentes incessantes, dévale en voiture la
pente qui mène à l’entrée du village, là où Fu, éternel sourire
énigmatique aux lèvres, accueille tout le monde :
— Izouzen ! Mon frère de la montagne.
— Salut Fu. Tu l’as gonflée ?
Le Chinois fait oui de la tête, répondant à son ami, comme s’ils
étaient liés par un secret. Fu, au courant des pulsions meurtrières et
sexuelles d’Izouzen, lui avait simplement demandé, comme à chaque
fois :
— Elle est encore partie ?
Poliment et pudiquement, l’allusion concernait sa femme, la
sixième, qu’Izouzen avait tuée quelques jours auparavant. Comme à
chaque fois qu’il tue son épouse, il envisage la suite.
— Elle est partie, oui.
Izouzen dit ça à chaque fois qu’il tue sa femme. Elle est partie, ce
qui, en un sens, n’est pas totalement faux. Elle avait la quarantaine et
beaucoup d’humour, elle était belle, sensuelle et un peu timide. Il l’a
enterrée avec les autres, derrière la maison, sur une petite pente qui
domine la vallée. Izouzen fait croire qu’elles le quittent pour
incompatibilité. Personne ne vérifie mais quelques personnes
connaissent la vérité, Achour bien sûr, Fu certainement, Nna
Khadidja probablement.
— Ça va prendre un peu de temps, elle est trouée.
Fu a regardé Tissam, envisageant sa fin, tuée elle aussi par
l’étrange Izouzen. Tissam a noté ce regard et, sous l’effet d’une
contraction temporelle, a été assaillie par un million de questions en un
millionième de seconde. Fu a éloigné son regard de la belle Tissam
pour reprendre son air d’homme sérieux, qui n’est jamais en retard
sur une commande :
— Je vais te la gonfler, chef, annonce-t-il à son ami. En bloc.
— À bloc, le reprend Izouzen.
Les trois Algérois ne savent évidemment pas de quoi il s’agit, ne
disent rien mais n’en pensent pas moins, la curiosité étant une
constante nationale, des plaines aux montagnes et de la mer au désert.
Devinette muette : qu’est-ce qui est féminin et qui se gonfle à bloc ? se
sont-ils demandé. Une poche d’air ? Pour quoi faire ? Une voiture,
une caille, une petite montagne, une résistante ? Ou une femme, tout
simplement ? Tissam s’est demandé si cet Izouzen n’était pas du genre
à vivre avec une poupée gonflable.
— En montagne, la vie est rude, a soufflé Mounir, probablement
lui aussi en proie à de pervers questionnements.
— Quoi ? s’étonne Tissam, réalisant que quelqu’un écoute ses
pensées les plus intimes.
Mounir a haussé les épaules, sans rien dire. Izouzen coupe court à
toutes les spéculations :
— Je te présente des amis, fait Izouzen à Fu, voyant ceux-ci un
peu trop curieux.
— Enchanté, répond ce dernier avec son air le plus poli. Vous
voulez bol d’air ? ajoute-t-il en désignant le tuyau du compresseur
qu’il tient dans la main.
— Pour les pneus, oui, lui explique Lyès en montrant l’arrière du
Break bleu.
— Humour humour, poursuit Fu, en gardant son sourire figé.
En bon professionnel, il a regardé les pneus, de loin. Puis la
voiture, de près :
— Trop lourde à l’arrière, voiture. C’est pour ça. Pas bon pour
pneus.
Sans trop chercher d’explications, Fu a rapproché le tuyau et a
gonflé les pneus, un à un.
— Voilà, c’est fait.
Puis s’est retourné vers son ami :
— Izouzen, je te la mets dans un sachet ?
Le libraire a acquiescé de la tête et le Chinois est entré dans son
garage pour en ressortir avec un sachet noir, qu’il a tendu à Izouzen.
— Merci Fu.
Tissam a regardé le sac changer de main. Un lapin, si gros ? Une
lapine, gonflée à bloc ? Des abeilles ? Le soir est tombé sur la forêt
des Aït Ouabane, à la vitesse d’un poids lourd sans freins sur une
pente abrupte. Le groupe a remercié Fu, qui a refusé toute
compensation financière. Tout le monde s’en retourne à la librairie.
Mounir a pris Lyès en aparté, discrètement :
— Avec tout ça, on a oublié notre âne. Qu’est-ce qu’on en fait ?
— Aucune idée mais pour l’instant, Zembrek est bien là où il est,
on verra plus tard.
Juste une inquiétude qui occupe les deux hommes : la
décomposition. L’âne ne sent pas la mort, est-il vraiment mort ?
— Cette nuit, j’irai vérifier.
Dans la librairie dérangée, le désordre semble plus perceptible. Ce
n’est pas la bibliothèque infinie de Borges mais les trois Algérois ont
l’impression que le nombre de livres a augmenté depuis tout à l’heure.
— On va varier le menu pour le dîner, annonce Izouzen.
— Pizza aux olives rouges ? s’amuse Tissam, un livre intitulé
L’Origine de la femme entre les mains.
— Non, répond fièrement le libraire. Au lapin.
Tissam a cherché des yeux le petit lapin blanc dissimulé quelque
part dans la maison. Bien cachée, la bête. Izouzen l’a quand même
débusquée, pris, puis est sorti avec. Il n’y a pas eu un cri. Il est revenu
avec le lapin mort.
— J’imagine que tu ne sais pas dépecer un lapin ? Il s’adresse à
Tissam.
— Je ne sais pas, je ne veux pas.
Izouzen, en bon célibataire, sait tout cela. Dans son petit évier
jouxtant le four à pizza, il a rendu le lapin comestible et lui a arraché
quelques bons morceaux de chair. Il a posé la peau de l’animal dans
un coin, bien décidé à la faire sécher le lendemain. Pour rester dans le
sujet, il a encore posé une question d’érudition aux trois Algérois :
— Vous savez que la peau d’âne est très résistante et qu’on peut
en faire d’épais manteaux ?
Il sait que l’âne mort est dans la voiture, les trois en sont
maintenant totalement convaincus. Personne n’a répondu, ce n’était
pas le but du jeu. Pendant que le libraire prépare une nouvelle pizza
agrémentée de petits morceaux de viande de lapin, il poursuit :
— Et avec les tibias d’âne, vous savez ce qu’on fait ?
Là, Lyès, se sentant intéressé, répond :
— Des clubs de golf ?
— Non, des flûtes.
— Et avec ceux des lapins ?
— Rien, trop fragiles.
Tissam s’est débarrassée de son vrai-faux humour et a
sérieusement demandé :
— La peau, vous allez en faire quoi ?
Izouzen n’a pas répondu. Le soir tombé, la nuit a suivi, bien que la
transition entre les deux n’existe pas réellement dans la montagne,
comme celle entre l’enfance et le stade adulte, que l’on appelle
adolescence et qui existe uniquement dans les pays développés.
Comme à Alger qui en fait un peu trop d’ailleurs, où l’on prend
longtemps le temps de quitter l’enfance sans pour autant plonger dans
le difficile stade adulte. Mounir, Tissam et Lyès en sont pourtant, des
adultes, mais pas vraiment, ce sont davantage des adolescents éternels
et infinis, résistant à devenir trop adultes, là où la responsabilité
devient sa propre prison, là exactement où sa lourdeur devient son
propre ennemi. Il fait quand même nuit. Contrairement à la veille, chez
Ptit Ho, où les garçons ont dormi avec le cousin, et Tissam, avec la
mère à cause des contraintes sociologiques, ici, à mille six cents
mètres, c’est différent. D’abord, le corps s’adapte à l’altitude, le nez
se bouche, la respiration devient un peu plus difficile. Le libraire leur a
montré une pièce où il entrepose les gros livres, ceux qu’on ne peut
porter et qui contiennent des tonnes de mots lourds, leur expliquant
qu’ils allaient dormir là. Tous les trois, ensemble. Il n’y a d’ailleurs pas
d’autre pièce, à part celle où dort Izouzen, la pièce centrale, à côté du
four. Le dîner fini, Tissam a débarrassé la table pour montrer qu’elle
sait être femme d’intérieur quand il le faut, puis elle est allée se laver
dans la minuscule salle de bains. Les hommes ont discuté entre eux
pendant qu’elle allait s’allonger. Bizarrement, elle se sent lourde, après
s’être sentie de plus en plus légère à mesure qu’elle quittait la lourdeur
d’Alger et s’élevait en altitude. Elle réalise soudain que ce n’est ni la
pesanteur ni la légèreté qui pose problème. Mais quoi alors ? Faut-il
en finir avec sa résistance au changement ? S’abandonner entre livres,
pierres et libraire ? Depuis la chambre, elle a entendu des bribes de
conversation et des tintements de verres ; les trois hommes ont
sûrement débouché une bouteille de vin. On parle d’ânes, de hauteur
et de lourdeur, de DDR – degré de résistance – au changement, au
pouvoir central, à l’acculturation, au bonheur de l’ignorance.
— Baisse le niveau, le moral monte, c’est physique.
Ils ont aussi reparlé d’Afulay, d’Apulée, de fantastique, de morts-
vivants errant dans les forêts, de la mort elle-même et de la résistance
biologique.

Le coquelicot ? Rouge comme un âne. En Égypte ancienne,


rencontrer un âne rouge après sa mort était le pire des présages.
Après la vie, chaque être humain prend la forme d’un animal symbole.
Que serait-elle ? Une gazelle, une baleine, une abeille ou un oiseau
trop lourd ? Tissam s’est endormie grâce à la mixture du deuxième
sachet, celui que lui a donné Nna Khadidja, se réveillant fréquemment,
pour se rendormir aussitôt et plonger dans des rêves brouillés,
anxieuse puis vaguement apaisée comme si elle sentait le début de la
délivrance.
— Un âne mort peut-il porter bonheur ?
Livre 8
Les Métamorphoses

Elle ne sait pas quand les garçons l’ont rejointe, mais à un


moment, elle les a sentis tous les deux, l’un de chaque côté de son
corps, la serrant un peu. Elle a rêvé de mains posées sur elle, de
caresses voluptueuses, de resserrement de corps et de fusion sexuelle
dans une orgie diabolique à trois, où le maître de cérémonie, un
libraire sage aux livres fous, officiait debout sur un âne nu avec des
chapeaux en peau de lapin sur la tête. Mais était-ce bien un rêve ?
C’est peut-être arrivé. Au bout du voyage, les trois se sont retrouvés
dans un étrange ravissement, mêlant amitié et amour, barrières
rompues, histoire revisitée et morale suspendue, digues brisées par la
force des eaux souterraines qui sont remontées. Détachés avec
attachement, ils ont atteint au même moment le point de basculement
et la fin de leurs résistances propres. Avec toutefois une culpabilité
partagée, surgie de derrière un orgasme triangulaire. Mais était-ce la
réalité ? Ou seulement l’effet des coquelicots ?
À quel moment Mounir est-il sorti inspecter l’âne ? Avant ou
après ? Elle le voit sans que lui la voie, il le voit, il se voit, ivre et dur,
ouvrir la malle et retirer la couverture qui surmonte l’animal. Zembrek
est là, toujours là, comme s’il dormait d’un profond sommeil. Mounir
a humé l’air ambiant et n’a détecté aucune odeur de putréfaction.
— Comment est-ce possible ?
Il a sursauté, c’est la voix de Tissam. Elle non plus n’arrive pas à
dormir.
— Cet âne est diabolique.
— Mais non, dit Mounir tentant de rassurer Tissam. C’est juste
qu’en altitude les corps se décomposent plus lentement.
Tissam met les mains sur ses hanches, puis autour de sa tête. Elle
se tâte ensuite discrètement le bas du ventre pour sentir, vérifier si elle
a bien eu cet orgasme.
— Je ne me sens pas bien. Vraiment pas bien.
— C’est le lapin. Une pizza au lapin, j’ai jamais vu ça, d’où peut-
être ton malaise.
Tissam sait que cela n’a rien de digestif. C’est un malaise d’un
autre genre, compris entre l’angoisse existentielle et le sentiment diffus
que plus rien ne sera comme avant. Tissam a toujours eu des histoires
avec Mounir et Lyès. L’un puis l’autre, entretenant des amitiés
amoureuses ambiguës, subtilement gérées pour ne pas fâcher les deux
amis. Elle s’est collée contre Mounir, posant sa tête contre son cou, et
l’a enlacé lui prenant la taille. À part Izouzen, qui ronfle comme un
compresseur de vulcanisateur, personne ne dort. Dans la nuit éclairée
par une demi-lune, elle a cru apercevoir Fu le Chinois pourchasser
des animaux avec un démonte-pneu. Lyès les a rejoints, a regardé,
assoupi, le couple, puis l’âne. Il s’est collé contre Tissam et tous les
trois sont rentrés pour tenter de se rendormir. Tissam, elle, n’a pas
réussi à fermer l’œil. Aurait-elle fait l’amour à un âne ? Son ex-mari
transformé en âne ? Cassant du coup les résistances et les barrières
entre les règnes. Les coquelicots et le cerveau humain.
Au petit matin, elle a simplement lâché :
— Je me sens sale.
Dans un demi-sommeil, Lyès lui a répondu :
— Comment ?
— D’avoir fait tout ça et même d’avoir eu envie d’un âne,
poursuit-elle à voix très basse, au point que personne n’a entendu.
La veille au soir, pendant que les hommes discutaient et avant
qu’elle n’aille se coucher, elle était sortie voir l’âne. Elle avait
longuement détaillé son anatomie, même la plus intime, hésitant entre
la crainte de le réveiller et la troublante émotion de se voir attirée par
un animal. Casser les barrières, entre le minéral et le végétal, entre
l’animal et l’humain. Casser, tout casser pour se reconstruire.
— L’âne est vivant, finit-elle par dire, en pensant à l’érection de
l’âne. Un mort peut-il bander ?
— Lave-toi avec du lait d’âne, marmonne Lyès, au bord de la
phase de sommeil paradoxal.
— Pourquoi tu dis ça ? lui demande Tissam, sortie de ses pensées
et subitement irritée.
— Te fâche pas, poursuit Lyès en se réveillant un peu, c’est juste
une allusion à Cléopâtre qui utilisait régulièrement du lait d’ânesse
pour entretenir sa beauté.
— Ouf, ça va. Être comparée à Cléopâtre c’est pas mal.
Après un silence, ponctué par les ronflements de Mounir et le bruit
des pierres qui tombent dehors, Tissam demande :
— Une ânesse donne beaucoup de lait ?
— Trois à six litres de lait par jour et Cléopâtre est morte depuis
longtemps, on se sert encore du lait d’ânesse aujourd’hui pour
fabriquer des savons.
— Zembrek est un âne. Il n’a pas de lait.
— Comment tu sais que c’est un âne ?
— C’est un âne. Pas mort.
Tissam s’est renfrognée. De nature joviale, elle se ferme pourtant
d’un coup, parfois. Il lui arrive d’entrer en elle par la porte de la
déstabilisation et de la refermer derrière, de se plier en boule de
papier froissé, de tirer les rideaux pour voir plus sombre.
Elle réfléchit. Résister, là est encore la question. Résister à
l’attraction de la Terre et s’élever ou bien résister à l’envol et garder
les pieds sur terre ? Les gens sont comme les choses, l’intensité des
interactions entre deux personnes est liée à leur localisation respective
sur la planète. D’ailleurs, l’intensité de ces interactions évolue suivant
la loi de gravitation universelle de Newton, elle diminue
proportionnellement au carré de la distance qui les sépare. Résister à
la pression sociale ou annuler sa propre résistance et casser toutes les
liaisons moléculaires qui soudent le tout en faisant de son corps un
bloc incompressible, monolithique et rébarbatif ? Tissam est sortie
respirer dehors un peu d’altitude et en regardant ces magnifiques
cèdres de l’Atlas se serrer pour avoir chaud, elle s’imagine
transformée en arbre, à défaut d’ânesse. Elle pense à
l’autofécondation d’abord, cette autogamie où le végétal se féconde
avec son propre pollen. Puis à l’interfécondation, allogamie, relation
avec l’étranger, fécondation croisée par l’intermédiaire de certains
insectes, les plus connus étant les abeilles, qui assurent ainsi la
pollinisation et la reproduction. Laquelle choisir ? Tissam en est
convaincue, comme dans le livre d’Apulée, oui, un homme peut se
transformer en âne. Elle s’est laissé emporter par ses pensées et le
temps qui fond, comme sa puissante envie de maternité, bien
qu’impossible, le temps qui tombe, amorti dans l’aurore, pendant que
Lyès et Mounir, réveillés, se disputent – elle les entend de loin – pour
une sombre histoire de cigarettes manquantes. La fin des stocks et des
équilibres. Tout le monde a fini par s’endormir d’un lourd sommeil fait
de fatigue accumulée et d’agitations croisées.
Vers sept heures, Izouzen s’est réveillé et a vaguement regardé la
peau du lapin en train de sécher en se demandant comment en
recouvrir un siège pour une nacelle. Le café était préparé et Izouzen a
sorti quelques figues trempées dans de l’huile d’olive, son petit
déjeuner depuis toujours. Il en a pris deux, qu’il a avalées sans plaisir.
Les deux garçons, constatant l’inutilité de rester debout à surveiller un
âne mort dans une voiture garée à mille six cents mètres d’altitude, se
sont recouchés, sans fumer. Tissam est seule, dehors, à contempler la
brume monter à une vitesse stupéfiante pour brouiller les montagnes,
contemplant de l’intérieur ce mixage malhabile de causes endogènes et
exogènes qui a créé sa propre résistance et alimenté sa quête.
Izouzen, une tasse de café chaud à la main, s’est assis à côté d’elle :
— Tu ne veux pas m’épouser ?
— Tu sais qu’on s’est déjà rencontrés dans une librairie d’Alger ?
Izouzen hausse les épaules :
— Oui.
— Tu te rappelles ce que tu m’as dit ?
Izouzen regarde fixement Tissam, comme si elle avait prononcé
quelque chose qu’il ne fallait pas dire :
— Non.
Tissam s’est mise à son tour à dévisager Izouzen. Mais qui est-il
avec son visage de pierre, ses cheveux noirs et gras, sa stature
imposante, ses livres et son absence de souvenirs ? Qui est-il, ce point
vers lequel elle s’est sentie irrémédiablement aspirée ? Au moment où
elle pensait à l’avantage de ne pas avoir de mémoire, Izouzen a
repris :
— Tu ne veux pas être ma septième femme ? Je t’emmènerai au
ciel.
— Tu ne veux pas voir l’âne ? Il a quelque chose de pas normal.
— Quel âne ?
Tissam lui a tout raconté, sans réellement savoir pourquoi, tout en
sachant que le libraire avait déjà l’information, du moins qu’il était au
courant pour l’âne. Elle a parlé du commissaire, de la piscine, de
Zembrek, de la voiture, du signalement, de l’avis de recherche, d’elle,
de Mounir et de Lyès. À un moment, il faut s’arrêter. Izouzen a
écouté, sagement, puis lui a demandé :
— Il est mort ou pas ?
— Il a l’air mort.
Le libraire a pris une gorgée de café et a énuméré mentalement
tous les gens qu’il connaît. Il a trouvé :
— J’ai un ami médecin légiste qui exerce à Alger. Il est là en ce
moment. On pourrait lui demander d’effectuer une véritable autopsie.
Puis il a ajouté, comme s’il avait entendu la conversation de la
veille :
— Au fait, c’est un âne ou une ânesse ? Tissam en est sûre, c’est
un âne.
— C’est important ?
— Oui, lui répond Izouzen. On ne soigne pas une femme comme
on soigne un homme.
— Je crois que je ne peux plus avoir d’enfants, c’est trop tard.
Izouzen a souri :
— Je n’aime pas les enfants. Ils sont trop petits.
— Tu n’en as jamais eus ?
Non. Ou peut-être qu’il les a tous tués, comme ses femmes.
Comment a-t-il pu le faire en toute impunité ? Il sait les choisir, ces
femmes aux attaches familiales quasi inexistantes, que personne ne
viendrait chercher dans son jardin. Quand on lui demande ce qu’elles
sont devenues, Izouzen répond qu’elles finissent toutes par le quitter
parce qu’il n’aime pas les enfants. Tissam a plongé dans une profonde
réflexion. Elle, les hommes, sa vie, un peu ratée ou en passe de le
devenir vraiment, l’avenir, aussi brouillon qu’une piste cahoteuse de
montagne. Et l’âne, ce maudit âne. Pourquoi ne s’en est-on pas
débarrassé ? Pourquoi l’a-t-on trimbalé jusqu’ici ? Est-ce une fatalité,
un passage obligé ou un ridicule rite d’initiation ? Tissam ne croit ni à
la fatalité ni à la magie ou aux épreuves destinées à rendre plus fort,
plus clairvoyant ou plus vivant. Ce n’est qu’un âne après tout, peut-
être satanique, mais ce n’est qu’un putain d’âne.
— Ce n’est pas vrai qu’un âne mort est plus lourd qu’un âne
vivant, il y a la résistance quand on est vivant, seuls les êtres vivants
résistent, a lâché le libraire, comme s’il avait entendu les pensées
intimes de sa future septième épouse.
Les pierres, rochers et montagnes résistent aussi, pour ne pas
devenir sable. Izouzen et Tissam sont restés côte à côte pendant une
heure, Tissam au bord du ravin de ses angoisses, Izouzen devant
l’incommunicabilité de ses vérités, échangeant de rares phrases dans
la brume qui a fini par tout recouvrir.
— Elle va disparaître, je la connais.
— La brume ?
— En quelque sorte. Moi aussi, je suis revenu de tout.
Izouzen raconte, il a fait le tour du monde pour revenir là où il est
né, à quelques centaines de mètres de la maison où il a grandi. Une
grande boucle qui l’a conduit un peu partout :
— J’ai travaillé en France, en Allemagne, en Angleterre. Devine
ce que je faisais ?
Tissam n’a pas hésité :
— Pizzaïolo.
— J’adooore les pizzas
Des cris ont sorti les deux compagnons de leurs pensées. Mounir
et Lyès se disputent à nouveau.
— Encore, fait Tissam, sans émotion particulière.
C’est vrai que la tension est insidieusement montée entre eux. Si,
la veille, ils ont été obligés de donner le change, maintenant, ils se
lâchent et s’affrontent. La fatigue, l’inquiétude, cette histoire qui a
démarré avant-hier et qui semble déjà avoir duré des années. Lyès,
plein d’humour, a oublié d’en conserver un peu et s’en prend à
Mounir, aussi raisonnable qu’impulsif, profond et touchant mais
complexe et nerveux. Tous deux finalement puérils devant la
complexité de la vie. Tissam les connaît si bien, le faux calme Lyès
avec cette gaieté presque forcée qui déride les montagnes, et le cultivé
Mounir, dont le sérieux dissimule une certaine fragilité, celle des
solitaires, forme sage de ringardise intellectuelle. Tellement
complémentaires tous les deux, tellement entiers à deux. Mais
incomplets, non finis, pauvres et simplistes, du déjà-vu. À ce niveau
topographique, elle sait aussi que l’équilibre à trois s’est rompu. Le
triangle, forme des plus stables, s’est désagrégé comme une montagne
démembrée par Slim, le vendeur d’animaux. La gravité a eu raison du
groupe, démantelé par son propre poids, la gravité qui façonne
l’univers à coups de rapprochements et d’effondrements. Vivre sans
gravité est impossible, le cœur ou le cerveau ne sauraient pas où se
placer, flottant à la dérive dans des corps dilatés pleins de vide. Mais
tout ça, c’est la faute à l’âne, il est trop lourd, trop bête, c’est lui le
facteur de rupture. Il faut le tuer, même s’il est déjà mort.
Livre 9

À cette altitude, le son non plus n’est plus le même. Il traverse


beaucoup plus d’air pur et moins d’oxygène, il est mélodieusement
différent, d’une totale transparence, avec cette fréquence qui le
rapproche de sa réelle nature, si tant est qu’il en ait une. Avec l’air
pur, son propre cri d’angoisse n’est plus le même et le bruit intérieur
de sa tourmente est différent, même si tout le monde le sait
maintenant, le son n’existe pas, c’est une pure invention de l’oreille.
L’univers est muet, il n’a jamais parlé à personne, même si un nombre
incalculable d’êtres humains tentent quotidiennement de l’interpeller,
par des prières, des interrogations philosophiques ou par un mépris
calculé consistant à lui tourner le dos pour mieux le surprendre. Mais
une plainte dans la nuit est bien réelle, a fortiori celle d’un animal dont
la voix porte. Un âne agonise. Quelque part, en bas, dans l’un de ces
nombreux ravins creusés par de prétentieuses rivières. Comment
meurent les ânes ? A-t-on déjà vu un âne mort dans la nature ? On le
sait déjà aussi, au troisième âge, on les pousse du haut d’une falaise et
ils meurent de leur chute, par gravité. Mais pourquoi revenir habiter si
haut ? Peur d’un tsunami, d’une invasion de la plaine par des terriens,
d’une attaque d’ânes en colère ? Dans cette région où les arbres sont
plus nombreux que les hommes, et les pierres plus nombreuses que les
arbres, il n’y a qu’un signe particulier : les oiseaux chantent toute la
nuit, ce qui intrigue souvent le voyageur de passage. Tissam l’aura
remarqué toutes les nuits qu’elle a passées dans la montagne.
Combien ? Deux, depuis qu’elle a fui Alger ? Ou beaucoup plus,
s’étant endormie sur le lit du temps qui coule ? Que cherche-t-elle ?
La paix ? En sachant qu’une fois la paix atteinte, elle n’aura de cesse
de chercher la guerre ? Pourquoi ? Est-elle encore dans sa quête de la
vérité de l’univers, sachant pertinemment qu’il n’y en a pas ?
Au cours de sa nuit agitée, Tissam s’était réveillée en sursaut,
entendant les plaintes d’un âne en train de mourir, de la mort la plus
effroyable qui soit, démembré, en proie à d’atroces douleurs, son
corps brisé, éparpillé en plusieurs morceaux. Selon le libraire, les
ânes, comme les humains, leurs amis, ne sont pas des pierres, et Slim,
qui démantèle les montagnes pour en jeter des bouts aux charognards
d’en bas, le sait. Il ne fait pas de mal au continent, même si en tant que
vendeur d’animaux de tous types, il est capable de faire du mal à une
mouche. Quelle heure est-il ? Mais où est-elle ? Combien de nuits
Tissam a-t-elle passées dans cette librairie ? Elle ne se souvient que
d’une seule.
Son portable sonne, elle est en nage. Tissam ne sait par quoi
commencer, regarder l’heure sur le téléphone ou le nom du
correspondant qui s’affiche. Il n’y a rien pour le second, juste un
numéro, et elle a juste le temps d’apercevoir l’heure.
— C’est toi ? J’essaie d’appeler les garçons, ils ne répondent pas.
— C’est qui ?
— Karim.
Karim PDP, alias Karim Pas de Problèmes. On l’avait oublié à
force de ne pas avoir de problèmes, ou d’en avoir trop.
— Karim…
Il est finalement neuf heures du matin. Pendant que Karim parle,
Tissam se remémore sa longue nuit. C’est sa deuxième nuit, bien
qu’elle soit incapable de la résumer, de même que la journée qui l’a
précédée.
— Emmène-moi. Loin d’ici, même ici. Mais ailleurs…
— Comment ?
Karim PDP n’a pas bien compris. Tissam se ressaisit :
— Pardon, ce n’est pas à toi que je parlais.
— Bon bref. Cet âne, il est où ?
— Allo !
Karim insiste toujours, bien que Tissam n’ait pas encore compris
son message. Elle se reprend encore une fois :
— Oui, Karim. Des nouvelles ?
— J’en cherche justement, pour vous régler votre problème que je
facturerai au taux en cours. Où est l’âne ? Où est ce stupide animal,
c’est la première fois que je m’occupe de régler un problème d’âne !
Karim s’énerve, le réseau a l’air instable et il n’entend que des
bouts de phrases, des bouts démantelés de continent. De la viande
hachée.
— Hein ?
— Quoi ?
— Il est où, l’âne ?
— Il est avec nous. Mais pourquoi, Karim ?
— Je le récupère, je le donne au commissaire, vous êtes
tranquilles. Pourquoi refusez-vous de régler votre problème ? C’est
mon métier !
Oui, bien sûr, tout comme Fu vend de l’air, Izouzen des mots et
Achour du papier. Tissam n’entend plus rien, à part ces cris d’agonie
de l’âne cassé qui résonnent encore à ses oreilles. Elle raccroche
furieusement. Puis elle regarde autour d’elle. Izouzen est à côté, il
fume une cigarette dont la fumée se confond avec la brume qui a fini
de monter. Elle lâche :
— Je crois que les garçons se sont rendormis. Ils ont arrêté de se
disputer.
— À ton sujet ?
L’âne dort toujours. D’ailleurs Tissam s’en souvient, il dormait
déjà debout, vivant, au bord de la piscine. Un âne endormi, peut-être
drogué. Tissam se souvient aussi du marché aux ânes, où, dans une
tentative désespérée, les trois Algérois ont cru régler leur problème en
achetant un âne, qui coûte entre cinq mille et quinze mille dinars, oui,
même les ânes ont un prix, qui varie comme une voiture en fonction de
ses options et de sa capacité.
Ils ont essayé de l’enterrer mais ils n’y sont pas arrivés non plus,
comme si l’âne allait se réveiller. Comme s’ils ne voulaient pas
l’enterrer, l’âne devenant une raison de vivre.
Tissam a un flash, la drogue. Les coquelicots, cousins éloignés du
pavot, qui, à forte dose, provoquent autant de déréalisation que
l’opium, fille naturelle du pavot.
— On en achète un qui lui ressemble.
Leçon numéro un : même les ânes ne sont pas tous identiques.
— Ton médecin légiste, il peut venir maintenant ?
— Oui, il doit être au village, s’il n’est pas en train de se saouler
avec ses cousins dans la montagne.
Il lui vient une question bête, peut-être la dernière :
— On n’est pas dans la montagne ? Dérèglement des sens. Mais
pas vraiment, ce
que précise Izouzen :
— Quand on est dans un village de montagne et qu’on parle de
montagne, on parle de montagne en dehors du village, là où il n’y a
personne.
Est-ce clair ? Oui. La brume se dissipe peu à peu. Tissam, soudain
prise d’une profonde angoisse, ressent le besoin d’aller voir Nna
Khadidja. Elle veut s’y rendre sur-le-champ et décide de parcourir à
pied les quelques centaines de mètres qui la séparent, dans le sens de
la descente, de M’Zarir, mille deux cents mètres d’altitude. Izouzen lui
explique où se trouve exactement la maison de la vieille au regard
d’olive-pas-mûre. Et après une petite marche d’un pas étonnamment
alerte et impatient, Tissam l’y a trouvée, plantée devant sa porte en
bois, comme si elle était encore en guerre et en résistance. Mais
contre qui ? Les vers de terre. Le rapport à la terre des Kabyles et de
tous les anciens peuples a quelque chose de fascinant, une passion
faite d’amour autant que de cette haine qui a poussé quelques-uns à
tout brûler, incendier les sols, raser les arbres et dynamiter les
montagnes. Les lois du foncier y sont d’une extraordinaire complexité,
le droit coutumier berbère étant surmonté du droit musulman, lui-
même rehaussé des droits turc et français puis algérien, le tout donnant
un mélange confus de toutes les strates, imbroglio juridique qui a
comme conséquence cet attachement névrotique à la terre, la parcelle
des ancêtres. D’ailleurs, de fait, le Lalla Khadidja, qui trône au-dessus
des têtes de Tissam et de Nna Khadidja, appartient par longs
héritages successifs au petit-fils aîné de celle-ci, l’authentique
moudjahida étant une femme, et les femmes n’héritant pas en Kabylie.
Cet enfant qui possède la plus haute montagne du Djurdjura, comme
ailleurs des milliardaires possèdent des îles, n’est même pas là.
Descendu dans la plaine pour fuir l’altitude, il s’est retrouvé à Alger
pour fuir la plaine et à Paris pour s’extirper de la lourdeur algérienne,
pour finir à New York par rupture avec la vieille Europe trop étriquée.
Se rend-il compte qu’il a une montagne à lui et que, par le fait de ces
testaments non écrits mais si puissants puisqu’ils défient les âges et les
lois, aucun avocat ne pourrait la lui enlever ?
— Petite femme, que veux-tu ?
Une montagne, peut-être, rien qu’à elle. C’est bien sûr Izouzen qui
a subtilement donné l’information à Tissam. Nna Khadidja s’est
reconvertie en voyante discrète, lisant l’avenir à défaut de lire des
livres, passée naturellement de l’histoire vécue au décryptage du futur.
Une ancienne combattante voyante ? Oui, où est le paradoxe ? Le
temps n’est une ligne droite que pour les enfants et les chronomètres,
c’est en réalité un gribouillage farfelu qui fait des virages, ceux qui
savent s’y placer ont toujours une longueur d’avance.
— Je veux connaître demain.
Nna Khadidja, de son œil vert olive-pas-mûre a scanné
l’immature fille à l’œil noir olive-mûre, si loin qu’elle a vu le cartilage
de son enfance, devenu l’os qui la soutient aujourd’hui, toute
chancelante.
— Demain…
Elle a dit ça en français, Tissam ne comprenant pas le kabyle et
Nna Khadidja ne parlant que très peu l’arabe. Et Tissam, dans un état
second, a cru que la vieille venait de lui dire de repasser demain. Alors
qu’elle répétait simplement la fin de la phrase de Tissam, pour mieux y
réfléchir. Tissam a répété le mot, sous la forme interrogative :
— Demain ?
Nna Khadidja a embrassé du regard les environs et les curieux.
Bien sûr, tout le monde le sait, elle est donneuse de futur, mais elle ne
veut pas que cela se voie, au présent. Demain peut-être, d’autant qu’à
soixante-dix-sept ans elle risque d’être déjà morte. Tissam a suivi la
vieille dame, en pensant à ce qu’elle devrait payer. De l’argent ? En
nature ? Ou avec une promesse de mariage ? Du bonheur, de la paix
ou de la sérénité ? Ces trois mots étant différents, ils définissent
certainement des états distincts sur lesquels Tissam hésite encore. Les
deux femmes sont derrière la maison, une discrète porte est là, que
l’on doit passer comme pour pénétrer dans un autre monde. Nna
Khadidja entre, suivie de Tissam, qui détaille l’antre. Photos de
guerre, amulettes, un gros bocal en verre contenant des centaines
d’abeilles mortes. Quelques signes berbères raient les murs orange, un
poster du FC Barcelone bouche une fenêtre cassée et une tête, une
énorme tête d’âne, trône au-dessus d’un meuble en chêne zen de la
région, une tête morte comme la mort. Nna Khadidja s’est assise à
une table couverte de feuilles d’arbres. S’y trouvent aussi une branche
étrangement circulaire et un chargeur de téléphone portable dont elle
se débarrasse d’une main encore adroite. À côté, par terre, Tissam
remarque un manuscrit signé Achour. Encore lui. Il y a une chaise en
vieux bois, en face de Nna Khadidja, Tissam s’assoit. Les
coquelicots. Tissam n’a pas compris un seul mot en dehors d’awid,
« donne », la phrase sortie d’un trait très professionnel ayant été
entièrement énoncée en kabyle. Mais comment je le sais ? La vieille a
pris la main de Tissam dans la sienne et a lu, mot à mot, lettre par
lettre, en respectant la ponctuation. Après quoi, elle a pris une
profonde inspiration. Et elle a parlé.
On s’élève, peut-être pas en altitude mais en hauteur, ce qui n’est
pas forcément la même chose. Tissam veut-elle se transformer en âne,
ou plutôt en ânesse, ce qui serait plus juste ? Là n’est pourtant pas la
question.
Pendant ce temps, Mounir s’extrait de sa torpeur, avale son café
et sort de la maison. Il s’est enfin décidé. Le buste droit et la tête
claire, il se dirige vers la voiture bleue et ouvre le coffre. Inspecter
l’âne, une bonne fois pour toutes. Mais à quelle altitude ? Peut-être
mille cinq cents, peut-être plus, peut-être moins, dans tous les cas sur
cette ligne isométrique qui empêche le basculement vers le versant
nord ou le versant sud. La ligne de crête, mince fil d’équilibriste en
apesanteur qui joue sa vie à chaque pas. Mais la surprise était là et il
en est resté bouche bée. Quand il a soulevé la couverture, il est resté
paralysé. Il n’a réussi qu’à prononcer le prénom de son ami :
— Lyès !
Ce dernier, réveillé mais encore au lit, finit par répondre à son
appel. Il se traîne jusqu’à lui. À son tour, il est frappé de stupeur :
l’âne s’est transformé en être humain. Un petit vieux, bien vivant, est
dans le coffre du Break bleu. Un petit vieux, à l’apparence humaine,
qui finit par se redresser pour tenter de sortir de sa cache. Mounir
retrouve le premier l’usage de la parole :
— Qu’est-ce que tu fais là ? Et qui es-tu ?
— Je suis retraité, répond le vieil homme en frottant ses membres
endoloris.
— Dans un coffre ?
— Je n’ai pas de logement.
Cette dernière phrase n’a pas convaincu, bien que tout le monde
ait un problème de logement en Algérie, y compris les vieux. Lyès et
Mounir pensent à un vol. L’âne a été volé et remplacé par un homme.
— Où est l’âne ?
— Quel âne ? demande le vieux, qui a l’air aussi étonné que les
deux amis de se retrouver dans ce coffre.
Où est Tissam ? Mounir et Lyès enjoignent au vieux de s’asseoir
quelque part et entreprennent de le questionner. Il dit s’appeler Lounis
ou Lucius, selon les versions, c’est un ex-employé des Postes de
M’Chedallah et père d’enfants ingrats qui l’ont chassé du domicile
familial à sa retraite. Après l’avoir écouté raconter sa vie, notamment
ses mésaventures et ses douleurs, les rochers qu’il a régulièrement
reçus sur la tête, les deux garçons sont convaincus que le vieil homme
est sincère et qu’il n’a qu’une seule envie, retourner chez lui, là-bas
dans la plaine. Mais l’âne ? Où est-il ? Quelque part, et en attendant,
objet et sujet d’une autre conversation, entre Mounir, Lyès et Izouzen,
adossés au four à pizza, seule source de chaleur des environs :
— C’est comme dans Apulée, mais à l’envers. C’est l’âne qui se
transforme en homme.
— Lucius, le prénom d’Apulée, ça vient de Lounis ?
— Même à l’envers, Apulée est le premier écrivain algérien.
Oui mais. Quoi encore ?
— Berbère, oui. Mais c’est un renégat, un romain élitiste, un
mondain tchitchi de l’époque, explique Izouzen. Il écrivait en latin.
— Pas vrai, il se revendiquait lui-même mi-numide mi-gétule et
parlait aussi bien berbère que latin et grec tout en proclamant qu’il
était très attaché à sa terre, paysan et lettré. Mais toi aussi, tu écris
bien en français.
— Moi ? Tu veux dire toi.
— Oui, c’est un peu la même chose.
— Renégat ?
— Tu crois qu’on peut s’en sortir avec Kateb Yacine et son idée
de butin de guerre ? À l’époque, oui. Mais on est en 2014.
— Le tamazight s’écrit mais ne se lit pas, c’est tout ce que je peux
dire pour ma défense.
— Achour, c’est qui ? J’ai vu plusieurs de ses ouvrages
scientifiques chez toi. Des manuscrits non édités visiblement.
— C’est un physicien qui écrit pour moi. Sur commande.
— Tu le paies ?
— Non, il n’a ni ambition ni besoin d’élévation. C’est un forcené
de l’écriture. Il a besoin d’écrire pour exister et comme il ne sait rien
faire d’autre, il écrit.
Nna Khadidja a détaillé la deuxième main de Tissam, la gauche,
pour être plus sûre de ce qu’elle avance : le commissaire Bernou
restera sage, rendez l’âne, il ne vous sera fait aucun mal.
— J’entends rien.
Le réseau n’est pas bon. Karim, qui a négocié avec Bernou, traite
avec Izouzen, à moins que ce ne soit Zembrek qui se soit remis à
parler. Karim, pas plus que Bernou, ne le sait, heureusement pour
Izouzen : six meurtres de femmes, ça peut conduire à une peine très
grave. Mais le libraire a acheté tous les silences, personne ne peut
savoir pour son cimetière de femmes, à part Achour et Nna Khadidja
et Fu peut-être. Le premier n’oserait jamais, la deuxième n’y a aucun
intérêt, c’est quand même lui qui la fournit en clientes désireuses
d’avenirs. Mais Izouzen n’est pas tranquille pour autant, il faiblit, et
glisse sur la pente de la peur, ce que Karim sent très bien en tant que
spécialiste des choses graves :
— Apportez l’âne à Bouira sur la plaine, terrain neutre. Je vous
facturerai tout ça après, à Alger.
Ils sont tous de la famille là-haut, si tant est que la Kabylie soit plus
haute que la capitale. D’où la transmission rapide de l’information.
Même à Aït Ouabane, dans cette forêt sombre où la lumière entre et
sort difficilement, trou noir haut perché, on a entendu parler de
Zembrek. Combien pèse-t-il en dinars ? Il aurait été vendu sur pied,
sans le savoir, sans même qu’Izouzen ne le sache, lui qui est censé
tout savoir. Oui mais pourquoi toute cette histoire ? Est-ce un
métadiscours ?
Quant au vieil homme, issu de la transformation d’un âne mort, il
est reparti chez lui retrouver son insipide vie, faite de misères
consentantes, de rochers sur la tête et de mauvaises nouvelles. Ce ne
sont bien sûr que des possibilités, telles qu’entrevues par Nna
Khadidja. Renseignements pris, ce n’est pas arrivé, le vieux n’est
jamais apparu. En revanche, Karim PDP a bien appelé.
Tissam n’a même pas réfléchi avant de lâcher cette phrase :
— J’aimerais bien être une ânesse, je serais moins consciente et
plus heureuse.
Dans son antre de M’Zarir, Nna Khadidja a dit ce qu’elle a lu,
n’excluant aucune autre possibilité. Tissam l’a bien compris :
— Et mon avenir, le mien à moi toute seule ? Nna Khadidja saisit
bien que cette jeune femme en a marre qu’on lui parle d’ânes. Elle
tente de la rassurer :
— Je ne sais pas ma fille. Il a l’air plus difficile à déchiffrer. Mange
un âne. Je ne sais pas lire.
— Pardon ?
— Non, je plaisante. Mais ma fille, c’est vrai, je ne sais lire que les
gros caractères, quand c’est écrit petit, je ne comprends plus rien. Tu
es petite, tu es encore à la recherche de ton contraire, un homme, viril,
protecteur.
C’est exactement ça, un pourvoyeur d’ADN et de confort,
inventeur d’univers.
— Trouve-le, tu iras loin, mais pas trop.
— Il me fera un enfant ?
Nna Khadidja a reposé la main de Tissam.
— Tu veux pas devenir une autre femme ?
— Si. Mais je résiste.
Dans une langue inconnue, les deux femmes ont continué à
discuter, de résistance, la vraie, celle à l’étranger qui vient vous
dépouiller. L’autre, celle qui est constitutive à sa nature, résister pour
rester telle quelle, ne pas changer, ne pas se dénaturer. Dostoïevski
disait que l’on passait la première moitié de sa vie à prendre des
habitudes et la seconde à les suivre mécaniquement. Sauf que la
résistance au changement est naturelle, naturelle aversion de
l’incertitude, immobilisme qui explique que les crocodiles sont
exactement les mêmes qu’il y a deux cents millions d’années, que cet
arbre qui lutte avec bravoure contre la gravité est le même que son
ancêtre d’il y a deux cents millions d’années. Sauf que le changement,
aussi, est naturel. En gros, la résistance au changement est naturelle,
tout comme le changement. Oui, mais entre Nna Khadidja et Tissam,
que s’est-il réellement passé ? Il y va du temps ou d’une vie comme
d’un match de football qui se joue en deux parties, avec une pause
nécessaire au milieu. La première mi-temps est passée à évaluer et à
se poser des questions, la seconde à dévaluer et à y répondre. Lyès et
Mounir ont compris au moins une chose : Tissam ne choisira pas. Ni
l’un ni l’autre, ni même les deux ensemble, ce qui aurait pu être une
solution, le triangle étant une forme très stable. On s’est encore élevé
ou on l’a fait sans le savoir. Puis à mille cinq cents mètres d’altitude,
lentement et sûrement, la déraison a supplanté la raison et la dérision
si chère aux trois amis. Dans ces dialectiques à plusieurs, il faut sauver
sa peau. Tissam, elle, déraisonnable au point d’imaginer un saut dans
le vide pour échapper à son destin réel, a trouvé un semblant de
projet. Elle veut être une autre, une Nna Khadidja, même voûtée.
Quelqu’un. Juste quelqu’un.
— Fais-moi un enfant.
— Je suis une abeille.
Nna Khadidja a demandé à Achour, son ex-mari, s’il voulait lui
faire un enfant lequel a refusé pour des raisons biologiques. L’avenir
est incertain, ce qui est d’ailleurs sa fonction. Mais pas pour tout le
monde puisque les stratégies de reproduction ne sont pas les mêmes.
La stratégie K, celle de certaines espèces comme les virus ou les
grenouilles, consiste à se reproduire très vite et en grand nombre, par
incertitude des lendemains. Ce qui est différent de la stratégie R, celle
des mammifères et humains, qui, elle, consiste à faire peu d’enfants,
mais solides, avec une lente grossesse. Parce que le milieu est plus
serein. Ou il en a l’air. En tout cas, ce qui doit durer met longtemps à
arriver.
— Fais-moi un enfant !
Nna Khadidja est vieille et même si elle mange Tissam, Tissam ne
pourra pas avoir d’enfants.
— Le futur est derrière toi, même si tu sais lire celui des plus
jeunes que toi.
— Je vois cet oiseau fragile qu’un simple plomb peut abattre et
ramener sur terre. Je vois cet oiseau libre qui n’est finalement pas plus
heureux qu’une vache clouée au sol.
Il faut en revenir à Lucius. Il s’est transformé en âne pour
comprendre l’univers, ce qui aurait fait rire le Ptit Ho, occupé à
harceler le régime, ce qui aurait fait rire Slim, occupé à démanteler des
montagnes pour que tout soit plat, rire Tissam, pour qui l’âne n’est
que la caricature de l’homme. Ce qui aurait même fait rire l’âne s’il
avait eu ce suprême pouvoir.
— Une humeur de diable, voilà ce que j’éprouve, chuchote
Tissam à sa propre oreille.
Je sais que je ne m’entends pas, que tout est impression et
sensation, je sais que je ne vois pas, tout est création rétinienne, je sais
que la phrase que je viens de me murmurer n’est qu’alchimie de mon
cerveau conjuguée à l’explication d’onde de mon oreille interne. Rien
n’existe, tout est permis, telle fut la célèbre phrase de Hassan ibn al-
Sabbah, commandeur de la secte des Assassins, sentence sortie du
haut de son fort d’Alamut, au sommet d’une montagne à l’altitude
incalculable. Après mûre réflexion et une existence entière à se
consacrer à ce que l’on doit faire, il a accouché de cette sentence
d’une simplicité extraordinaire : rien n’existe, tout est permis. Achour,
après son dernier livre, a juré de ne plus rien écrire et d’épouser sa
femme, Nna Khadidja, en secondes noces. Mais cet arbre, pourquoi
bran-dit-il ses branches en l’air alors que tout le pousse vers
l’abattement ? Et pourquoi, elle, voit-elle sa poitrine tomber
irrémédiablement ?
— Dis-moi, dis-moi qu’on en finisse.
Un enchevêtrement de cris d’animaux a ravivé la longue histoire.
Un âne brait, un chacal hurle, une vache pleure. Quelle est
l’explication la plus simple ? Le chacal a dévoré la vache, et l’âne, ami
herbivore des animaux et de l’homme, est venu alerter l’humanité.
Faites quelque chose. Oui, tout comme le seul ami de l’homme est
l’âne, le seul ami d’Izouzen est Achour. Et Amel 4G, que devient-
elle ? Et oui encore, le coquelicot est un cousin du pavot, duquel on
tire l’opium. Il ne faut pas en abuser. Tissam a une révélation : elle doit
tuer ses deux amis de deux coups de poignard, arme qu’elle n’a pas.
Des mots, des mots, toujours des mots. Est-ce que l’univers parle ?
Chuchote, murmure ? Non. Est-ce que cette montagne a besoin de
parler pour exister et être en paix ? Non. Est-ce que cet âne mort
allongé dans la malle a besoin d’être vivant pour exister ? Non plus.
Cet âne m’a rendu fou, m’a rendue folle. Et les garçons ont raison,
pourquoi un âne mort est-il plus lourd qu’un âne vivant ?
— Parce que. Il n’a pas besoin d’être vivant pour faire ressentir
son poids à tout le monde. Et particulièrement à toi, Tissam.
Elle n’a finalement tué personne. Même pas l’âne, déjà mort. Elle
s’est endormie avec ce rêve à peine cohérent, celui où tous les
hommes sont des ânes et toutes les femmes des montagnes, les
premiers gravissant les secondes à pas mesurés, les secondes
attendant les premiers à pieds calculés. Un pas d’âne escaladant un
pied de montagne ? Achour l’a dit, l’univers est mal foutu et ce n’est
même pas la faute au soleil. Ce sont les coquelicots. C’est un homme
moyen, de taille moyenne. Achour a tout de moyen, le torse moyen, la
tête moyenne, il a les bras moyens, les jambes moyennes, et
paradoxalement, quand on a tout de moyen, on est plus petit que la
moyenne. Achour est encore plus moyen depuis que sa femme, Nna
Khadidja, l’a définitivement castré, lui l’incapable, réduit à écrire des
livres parce qu’il ne sait rien faire d’autre, elle qui a tout fait, même la
guerre. Des livres que ne lit qu’Izouzen puisque c’est lui qui les
commande, les entrepose dans sa librairie sans clients. On pourrait
voir Achour comme un âne d’or sur lequel monte régulièrement
Izouzen, un âne qu’utilise par ailleurs Nna Khadidja pour satisfaire ses
besoins, car elle en a encore.
— Sans livres, pas de libraires, sans libraires pas d’auteurs, sans
auteurs pas de livres. Même pour une librairie déserte comme celle
d’Izouzen, qui ne vend même pas les livres qu’Achour n’écrit que
pour son maître.
Sans sel, pas de soupe, sans sexe, pas de reproduction, sans
seins, pas de mère, sans histoires, pas d’Histoire, sans textes, pas
d’intertextualité. Rien. Tout comme, sans bouche, pas de phrases,
sans montagnes, pas de plaines, sans olives, pas d’huile d’olive, sans
oliviers, pas d’olives vertes ou noires, sans couleurs, que du noir et
blanc, que des zèbres, sans four, pas de pizza. Sans tout, rien, sans
rien, pas de tout. Pas même Tissam, flottant entre ciel et terre sur les
étages du sacrifice.
— Nna Khadidja, délivre-nous de notre avenir, on se charge de
notre présent.
En haut du haut, il faut encore monter, mille sept cents mètres
d’altitude, sur un piton du col de Tirourda, le plus élevé de tous. À ce
niveau topographique de la biosphère, il n’y a plus rien et la limite de
validité du ticket est atteinte, c’était probablement le but au départ.
Pas de coquelicots, pas même de végétation. Les cèdres et les pins
ont disparu, ne subsistent que quelques aigles dont on devine
finalement de près qu’ils ne sont que de vulgaires oiseaux. Des
corbeaux trop noirs, brûlés par un soleil trop présent, des arbustes
nains dans l’incapacité d’aller plus haut et de la pierre bien sûr, du
calcaire évidemment, animal des profondeurs marines qui s’est
retrouvé au sommet des montagnes par lente décomposition,
stratification, compression et soulèvement. Oui, on a déjà entendu ça,
mais il n’y a rien de particulier en haut, sinon de la hauteur. Tissam
estime en avoir fini avec Nna Khadidja. Elle gravit doucement la
montagne, se sent toute chose. Elle se dit tout en marchant qu’elle va
retrouver les garçons. Ils sont là. Qui est Lyès et qui est Mounir ? Ne
sont-ils pas, finalement, interchangeables ? N’est-ce pas le même
homme dédoublé pour les deux sombres yeux de Tissam ?
C’est la faute aux coquelicots. Trop dosés. Sur les lèvres
d’Izouzen se dessine un sourire précocement jouissif.
— Que s’est-il passé finalement ?
— Pour de vrai ?
Rien n’est vrai, tout est permis. Même les coquelicots. Reste qu’il
ne s’est rien passé de bien extraordinaire, Nna Khadidja a entrevu
quelques futurs dans les mains douces de Tissam, mais aucun d’entre
eux n’a voulu se présenter. Quand on est en panne d’idées, l’avenir
ressemble souvent au présent, un peu plus vieux mais avec le même
air de déjà-vu. Izouzen est là, heureusement, et il existe certainement.
Livre 10

— Mon ami médecin est arrivé. Il est où, l’âne ?


— Heu…
Où est l’âne ? Avec tout ça, on l’a oublié.
— C’est quoi tout ça ?
Izouzen a quelque chose d’un sauveur, de celui qui dénoue les
nœuds de l’existence. Ce n’est pas dû à sa culture ou au nombre de
livres qu’il a lus mais à son côté efficace, qui contraste avec
l’impuissance structurelle de Mounir et Lyès. Le médecin légiste est
arrivé, et Tissam l’a conduit à l’âne. Autopsie ? Non, c’est pour un
mort. Diagnostic alors, le médecin légiste, à jeun, a finalement ausculté
l’âne. Même pas mort.
— Quoi ?
— Ben non, même pas mort. Cet âne respire. Mal, mais il respire.
Et surtout, son cœur bat.
Il est vivant ?
— Hein ?
— Il est vivant ? demande Tissam.
— Presque.
Lyès et Mounir les ont rejoints et se sont placés derrière le
médecin. D’après celui-ci, dont les compétences n’ont à aucun
moment été mises en doute, Zembrek a été victime d’une longue perte
de conscience.
— De conscience ?
C’est vite dit, la conscience est l’apanage de l’être humain mais sa
perte est le résultat du diagnostic. L’âne est vivant, il a simplement
perdu connaissance, ce qui serait plus juste. Bref, l’âne n’est pas
mort, le médecin confirme :
— Je vais lui injecter de l’adrénaline, ça va le réveiller.
Il a sorti de sa trousse une seringue qu’il a plantée dans un petit
flacon pour en tirer tout le liquide, une dose de cheval. Que fait un
légiste avec de l’adrénaline sur lui ? Il réveille les morts ? se demande
Lyès, intéressé par tous les nouveaux métiers qui peuvent rapporter.
Fu aussi est là et derrière son visage énigmatique et ses gestes secs,
une grande tendresse fragile affleure. Il a un pneu sous le bras, car on
lui a expliqué que le pneu éloignait le mauvais œil.
— Un âne mort vivant, soupire Tissam.
Leçon numéro deux : il ne faut jamais vendre la peau de l’âne
avant de l’avoir tué.
— Il est quelle heure ? demande Mounir
Tissam est au bout du rouleau.
— Vivant !
Un braiment retentit, celui d’une créature qui s’éveille, sans avoir
réellement compris pourquoi on dort, on se réveille et on replonge
dans le sommeil ensuite, cycle immuable qui ne s’arrête qu’à la mort.
Zembrek a poussé un long cri puis s’est remis lentement de ses
émotions.
— Il bouge, donc il est, annonce Izouzen. L’âne, bien vivant,
détaille son entourage et frissonne presque d’être ainsi brutalement
confronté à l’altitude sans avoir participé à l’ascension.
— Tu crois qu’il nous reconnaît ? demande Mounir.
Zembrek est un âne, il ne réalise pas que tout a changé ou que tout
est à sa place dans le monde alentour, il sait seulement qu’il a faim et
soif. Ne voulant pas avoir le même destin que l’âne de Buridan, il
s’ébroue encore et descend brusquement du coffre de la voiture pour
s’attaquer à une touffe d’herbe mouillée. Quoi de mieux pour un âne ?
Sans un mot, le groupe formé autour de l’animal regarde Zembrek
brouter, spectacle d’une banalité sidérale qui prend toute sa valeur.
L’âne ne dit rien, il a une faim de loup, trois jours qu’il n’a pas mangé.
Nna Khadidja raconte n’importe quoi.
Leçon numéro trois : il ne faut pas écouter les vieilles dames qui
n’ont plus toute leur raison.
Dernière leçon : bien retenir les leçons précédentes sous peine de
redoubler et de revivre la même histoire. Voire de se transformer en
âne, comme Lucius.
— L’herbe pousse, l’âne mange l’herbe, et nous, on regarde l’âne
manger en espérant qu’on n’aura plus à le pousser, conclut Lyès,
froidement.
Homme ou âne, les mondes parallèles peuvent se croiser, ce qui
n’en fait finalement pas des parallèles. Mais on continue à les appeler
ainsi, certainement pour éviter qu’ils se croisent. Pendant que Tissam
en est au bivouac des certitudes, du titre du fameux recueil de poèmes
de Djamal Amrani endormi dans l’angle Est de la librairie, un peu plus
bas, Slim est aux prises avec un nouveau rocher. Aidé d’une lourde
barre à mine, il en a retiré un gros de la paroi qui s’effrite sans bruit,
qu’il pousse maintenant péniblement vers la route et la descente. Le
rocher lui fait mal aux mains, âpre sensation qui le fait grimacer, mais
la douleur est moins forte que celle enfouie au fond de lui, et qui le
pousse à ouvrir les montagnes pour en déceler le cœur. Slim aime
l’odeur de poudre un peu sulfureuse qui se dégage d’un rocher effrité
que l’on vient d’arracher à sa matrice. Slim pousse, c’est une histoire
de poussée, de moteur et de raison d’avancer, d’évaluation
permanente de la capacité de résistance de la montagne. Pourquoi
Slim dépense-t-il autant d’énergie sachant qu’au fond il n’a envie de
tuer personne ? C’est simple, Slim veut juste tout mettre à plat, la vie
en général et la sienne en particulier, démonter l’impossible, sentant
que cet instinctif geste de destruction l’aide à aller mieux. Mû par une
pulsion qui le fait pousser ces rochers, il n’en tire ni fierté ni honte.
Certains collectionnent les timbres ou les papillons, d’autres les livres
ou les roches, Slim pousse les rochers vers la vallée pour en reprendre
d’autres et les pousser à l’infini. Enfant de la montagne, il sait tout ce
que les reliefs peuvent cacher, il sait tout ce qu’il y a comme
ressentiments en bas. Il y a aussi Tanina, cette jeune femme aux yeux
noirs et à la peau de calcaire blanc qu’il aime pour l’avoir vue une fois,
puis elle est partie en bas, comme tous les autres, se réfugier dans la
plaine plus douce. Slim n’est pas vraiment méchant, peut-être l’est-il
juste envers les animaux, et mêmes à eux, il n’en veut pas
particulièrement, ils sont juste là pour le servir, arrondir ses fins de
mois, et, de toute façon, ils sont bien en peine de protester réellement.
Bien sûr, beaucoup, comme Slim, ont ce sentiment de vengeance,
cette idée que quelqu’un doit payer pour ce que l’on est et ce que l’on
va inéluctablement devenir. Il s’agit là d’une forme de rancunière
méchanceté souvent doublée d’une sorte de lâcheté, ne pas s’attaquer
au haut mais au bas, ne pas en vouloir à plus haut que soi mais à plus
bas, par autodestruction maladroite. Il faut déplier bosses et creux
comme la boule de papier froissée qui se détend pour retrouver sa
forme initiale, se jouant de la gravité qui devrait la laisser froissée. Le
papier a une mémoire. Slim est au bord de la route, son rocher au
bord de la bascule. Du haut de ses dix-huit ans, il a une conscience
spécifique du temps, il sait que, un jour, par un étrange effet de zoom,
tout en grandissant trop vite, il pourra, s’il vit plus d’un million
d’années, en finir avec cette montagne bizarrement perçue par lui
comme un refuge autant que comme une prison : refuge pour éviter
d’affronter la vie d’en bas et toutes ses difficultés, prison parce que
c’est la barrière minérale et traditionnelle qui l’empêche d’aller plus
loin. Il est jeune, il veut vivre en ville lui aussi, attiré par ce qui brille,
mais en a peur, comme chaque enfant qui voit les choses qu’il connaît
par cœur bouger beaucoup trop vite. Slim n’aime pas les oiseaux et
aurait préféré conduire une voiture plutôt que monter un âne,
s’adosser à un beau poteau de cité entouré de copains plutôt qu’à un
chêne, aussi vieux et sage soit-il. Ça y est, il a poussé son rocher qui a
commencé sa longue descente. Par gravité, il roule de plus en plus
vite, emporté par son propre poids, pendant que Slim est de plus en
plus ravi, emporté par sa propre inconscience. Il en est convaincu,
comment passer autrement ses journées, seul dans cette montagne,
avec pour unique compagnie des animaux muets et une nature sans
conscience ? Les gens d’en haut sont inaccessibles, ceux d’en bas
doivent payer pour avoir laissé monter les premiers, se contentant
d’une morne vie dans une platitude désolée. Peut-être parce qu’il a
joué avec de pauvres cailloux pendant que les autres enfants plus
riches jouaient avec de vraies billes, Slim a acquis la conviction que
pour survivre il faut écraser les gens d’en bas, il faut savoir être dur et
cruel comme la pierre, vendre tout ce qui s’achète et acheter tout ce
qui se vend, y compris les animaux, et pourquoi pas les enfants ou les
organes. D’une façon déraisonnable mais bien réelle, Slim en veut à
tout le monde, parce qu’il n’a pas fait assez d’études, parce qu’il n’a
pas profité de la vie alors qu’elle n’en est qu’à son commencement,
déjà aigri par anticipation et déçu de ne pas être né là où il estime
qu’est sa place. Slim est méchant, rancunier et colérique, il affronte
souvent, avec la même hargne, humains et animaux, et quand il est
vraiment à bout, il arrache les arbres en insultant leurs dieux. Mais
personne ne connaît vraiment Slim, hormis peut-être sa mère. Le soir,
Slim sort de sa cage l’un des lapins qu’il n’a pas vendus et s’endort
avec, dans les bras, cette douce peluche qui l’accompagne le temps
d’un rêve, un bout de tendresse animale à la fourrure si douce et au
regard si innocent. Il ne sait pas pourquoi cet amour nocturne
s’impose : nécessité de rapprochement, ou tout simplement
compassion vis-à-vis de lui-même et de la petite bête. Le matin, il
reprend toujours son souffle et son rôle, et balance des rochers à la
face de l’humanité comme on peut jeter des cailloux dans une rivière
pour dessiner des cercles concentriques. Il lui arrive même de manger
le lapin avec lequel il a dormi. Une fois la viande avalée, Slim a
toujours le sentiment d’avoir passé un cap.
Livre 11
La descente

Tissam s’est levée tôt, avec une soif terrible. Elle a cherché de
l’eau dans la maison et n’a pas trouvé. Izouzen boit-il de l’eau ? Elle
est sortie, immédiatement happée dans cette aube fraîche qui recouvre
hommes et nature. Grâce au froid saisissant de la nuit, elle a trouvé un
petit bloc de glace devant la maison. Elle l’a pris dans ses mains et l’a
mis dans une casserole, sous laquelle elle a allumé le feu de la
cuisinière. Le petit bloc de glace a frémi devant cette source de
chaleur inattendue, cette agression surprise. Ce bruit discret,
bruissement subtil du contact brutal entre froid et chaud, a donné à
Tissam la chair de poule, autre frémissement inaudible qu’elle a même
cru entendre sur sa peau et qui subitement lui a rappelé son passé, ses
propres périodes de chaleur et de grand froid, tout comme,
étrangement, ses études de biologie. Encore à demi endormie, elle
regarde le contenu de la casserole s’agiter tout en essayant de se
représenter ce qu’il se passe à l’intérieur. La chaleur du feu
communique de l’énergie aux molécules de la glace, celles-ci vibrent,
bougent, se sentent piquées par un intrus mais résistent et continuent à
faire bloc. La chaleur augmente, les molécules résistent encore et
encore. Mais la chaleur est alimentée par le feu, contrairement au
glaçon qui n’a plus sa source de froid. Il résiste mais la chaleur
augmente, de façon continue. Le glaçon a perdu, il le sait. À un
moment précis, les liaisons moléculaires qui faisaient de lui un bloc, un
solide, un homme, lâchent, les liens se distendent, les attractions entre
les atomes se font plus faibles, le corps casse. C’est le changement,
après la résistance au changement. De l’état solide à l’état liquide, par
rupture de la colle atomique, par l’annihilation des forces qui soudent
entre elles les molécules du petit morceau de glace. Tissam continue
de fixer la casserole qui maintenant ne contient plus que de l’eau, puis
elle se sert un verre, qu’elle avale avec délectation et avidité. Le bloc
de glace était si dur que l’on aurait pu tuer quelqu’un avec, il est
devenu une eau molle prête à s’enfuir lâchement. Au fond, Tissam ne
croit à aucune de ces théories sur l’amour ou de ces grandes phrases
sur la question énoncées par les grands auteurs. L’amour, c’est
l’odeur, elle en est convaincue, et l’odeur de cet homme qui ne
reviendra jamais, elle le sait aujourd’hui, est irremplaçable, inimitable,
elle sait qu’elle ne la retrouvera jamais, chez personne d’autre. Elle
s’en souvient quand elle entrait dans son cou, lovée dans son creux,
s’abandonnant à son effluve, son être entrait dans ses narines en
faisant passer l’amour avec, l’odeur, ces molécules de sensualité
venant se coller dans ses propres récepteurs. L’amour c’est l’odeur,
quelqu’un qui n’a pas de nez ne pourra jamais tomber amoureux. Et
elle ? Où en est-elle ? En altitude. Peut-être une idée, celle de
Nietzsche, le bonheur c’est d’abord la réconciliation avec le malheur.
Le bonheur, destination si prisée par tout le monde, petits et grands,
hommes et femmes, athées et croyants, ne serait finalement qu’un
malheur dont on aurait réussi à se consoler avec le temps.
On ne peut aller plus haut et, de toute façon, il est évident que la
hauteur n’arrange rien d’autre que la vision des choses. Le reste ne
bouge pas, seule la perception change. Si, quand même, c’est à mille
six cents mètres d’altitude que l’âne mort est finalement devenu un âne
vivant, tout comme Tissam est devenue autre. Mais qui ? Doit-on
descendre quand on a atteint les sommets ?
Pendant que le libraire est chez lui, à épousseter les quelques livres
qu’il a eu tant de mal à acquérir, loin d’Alger et loin de tout, Tissam
est derrière sa maison, là où six femmes sont enterrées à vie sur une
pente. Une vingtaine de mètres carrés tout verts, de petites plaques de
calcaire blanc pour identifier les tombes, et aucun nom, ni même de
prénom. Des petits cailloux qui jouent avec des touffes d’herbes bien
vertes, un cimetière d’anonymes et d’épouses qui ont échoué dans la
tentative de satisfaire un homme, échouées au bord de la mer fertile,
ayant rêvé jusqu’au bout de se donner des enfants et un futur, une
quête toute simple qui rejoint par l’autre bout les quêtes les plus
complexes. Que demander à la vie sinon la vie ? Tissam a passé ses
quarante ans et elle n’aura pas d’enfants, elle le sait, bien installée et
assise dans son tourment, se demandant pourquoi personne, pas
même elle, ne veut changer. Pourtant, rien n’est statique, tout ce qui
est léger en devient lourd et inversement ; la résistance au changement
est naturelle, tout comme le changement l’est aussi, processus
d’évolution qui ne s’arrête jamais. Les corps dialoguent avec eux-
mêmes, comme l’eau dans la casserole qui s’est certainement
demandé à un moment s’il fallait continuer à résister ou céder en
rompant ses intimes liaisons moléculaires pour arriver à un nouvel état
d’équilibre. La résistance fabrique les corps solides, compactés dans
la présomptueuse certitude de l’être serré, l’arrêt de la résistance, les
liquides, qui peuvent eux-mêmes encore craquer et devenir gazeux.
Dans quel état est Tissam ? Fumeux peut-être, vaporeux, aérien en
tout cas, éther désincarné et sans limites qui occupe tous les espaces
en se dilatant à l’infini pour épouser les contours solides. Comme
Izouzen. Sûrement, Tissam a aimé Izouzen avant même de le
connaître. Sûrement aussi, la dialectique est là, les deux combats sont
naturels et éternels, le désir de changement et la résistance au
changement. L’amour, pour Tissam et pour tout être tourmenté, n’est
pas un moteur mais un levier qui permet d’apaiser ses profondes
angoisses. Tissam n’écoute plus ces voix intérieures qui la harcèlent de
plus en plus fréquemment, qui veulent lui montrer qu’elle n’est que
spectatrice de son destin et en aucun cas actrice, même si, pour le
grand poète arabe Al-Maari, « chaque être est un poème écrit par son
destin ». Tissam se lève et dépose six bouquets de fleurs sur les six
tombes, des coquelicots un peu fanés qu’elle a ramassés plus bas, et
envisage son devenir avec une émotion ambiguë, celle d’une femme
qui a enfin trouvé sa place dans l’univers. En l’occurrence, dans la
septième tombe située plus bas ou plus haut que les autres, selon le
choix qui sera fait pour elle, après elle. Ce ne sera donc plus un
rectangle de trois sur deux mais une forme hybride, polygone cassé
sans harmonie, à l’image de ce triangle formé avec Lyès et Mounir,
désormais détruit, déstructuré par un âne abscons pourfendeur de
géométries. Tissam ne peut plus redescendre et Izouzen l’a bien senti,
lui ayant formulé cruellement la seule chance qu’elle aurait pu saisir :
— Lucius d’Apulée avait une chance de revenir à sa forme
humaine, manger des roses, comme le lui avait expliqué son amante
diabolique qui l’a transformé en âne.
Oui, c’est dans le livre, L’Âne d’or, elle l’a finalement lu ou du
moins parcouru avec une sagesse distraite. Son commentaire est
tombé comme une avalanche de mélancolie sur une plaine
inexpressive :
— Je n’ai pas vu une seule rose en Kabylie… Mais alors, que
butinent toutes ces abeilles ?
Quelques minutes après ce brusque et indicible bonheur d’être
triste, Tissam a esquissé quelques pas de danse dans ce cimetière
pour femmes dont même les gendarmes, peu soucieux du reste de
l’avenir des femmes, ne soupçonnent l’existence. Elle a fait des
entrechats, a gracieusement sautillé en l’air entre les petites tombes,
fait des pirouettes et des bonds d’une infinie légèreté entre les herbes
grasses et les cailloux issus comme elle d’un démantèlement de
continent. À ce moment précis et devant tant d’allégresse suspendue,
on croirait que Tissam a dix ans, l’âge où elle-même découvrait au
hasard d’une conversation que ses parents se détestaient et s’étaient
toujours détestés, depuis sa naissance, ce qui l’a alourdie à vie.
Tissam a continué à tourner, danser et sauter, jouant de ses bras
graciles pour happer de l’air ou en donner, élevant ses jambes jusqu’à
la limite de la contorsion. Une vapeur de femme, un air plus léger que
l’air, un effluve discret et éphémère. Elle a dansé et dansé, en sautant
ou en lévitant, un petit ballet aérien, pour un seul spectateur, Lyès,
arrivé par hasard, pour annoncer la mauvaise nouvelle. Avant d’aller
reboire un coup dans la montagne, le médecin légiste, aux
compétences insoupçonnées, en a profité pour faire l’autopsie de la
voiture. Le Break bleu est mort. Un verdict formel pour un
professionnel de la vie, qui quitte souvent Alger justement pour rester
en vie. Que faire ? Lorsqu’elle découvre une nouvelle source de
pollen, l’abeille butineuse exécute une danse, à l’attention des autres
butineuses. Si la source est proche, elle danse en cercle, si elle est un
peu plus loin, la danse prend une forme de T. Si elle est éloignée,
l’abeille danse en forme de huit, faisant des demi-cercles pour
indiquer, par l’angle formé entre la ligne du soleil et celle de la source
découverte, la direction. Plus précis qu’un GPS, la fréquence de la
danse et le rythme du frétillement de l’abdomen de l’abeille indiquent
aussi le degré de difficulté pour accéder à la source d’énergie.
— Il va falloir qu’on rentre à pied, a murmuré Lyès le plus
doucement possible pour ne pas perturber la danse de Tissam.
Celle-ci s’est arrêtée net et a regardé Lyès repartir, il n’a pas
attendu la réponse de Tissam. Il a compris qu’elle ne retournerait pas
à Alger avec eux et resterait ici, blottie dans une courbe anguleuse de
montagne, pour un temps ou le reste de sa vie. Mais l’âne a gagné la
voiture, l’âne mort dans une voiture vivante est devenu un âne vivant
alors que la voiture est morte à l’arrivée, c’est probablement la seule
morale de cette histoire.
— Justement, où en est mon histoire ? demande Izouzen à
Achour.
Le soir, alors que Lyès et Mounir ont déjà pris la route de la vallée
avec Zembrek, un petit groupe s’est formé autour de la librairie. Fu,
Achour et Izouzen devisent autour d’une nouvelle bouteille, devant
une Tissam muette, en pleine contemplation d’elle-même.
— Je viens de te la remettre, répond Achour, étonné.
— Merci pour ton manuscrit, rigole Izouzen. Mais tu sais que je
cherche tout le temps de nouvelles histoires.
Le physicien, écrivain esclave, a haussé les épaules :
— C’est bien la première fois que tu me remercies.
— C’est pour t’encourager.
— Je suis fatigué d’écrire.
Le clic de la minuterie du four a retenti, signe que la pizza est
prête. Izouzen s’est levé pour récupérer le dîner qu’il a déposé au
milieu des convives, sur une pierre plate.
— Tout se finit autour d’une pizza, annonce-t-il. Izouzen a
récupéré son livre et sa nouvelle femme, Tissam vient de franchir la
barrière naturelle des espèces.
— Lourde, je me vends en toute légèreté. Personne n’a réagi à la
conclusion de Tissam.
Seul Fu, qui ne comprend pas tout, a développé :
— L’Algérie agit nature et contre nature, contre nature même de
l’homme. Mais pas parce que lourd seulement, parce que refuse de
changer. Et nature est changement. Adaptation, transformation,
évolution. Mais nature est aussi résistance au changement, pas bouger,
pour rester vivant. Tout un problème.
Qu’est-ce que la résistance au changement ? C’est d’abord un
ressort psychologique qui mène au constat suivant : si tout le monde
veut des améliorations, personne n’accepte le changement. Un
paradoxe social que l’on retrouve aussi bien dans les entreprises, les
quartiers et les pays que dans le tréfonds de l’âme humaine et qui gêne
toute marche vers le progrès. Un âne mort ? Oui, mais un âne vivant
est plus difficile à manier finalement, il résiste, rechigne, veut imposer
sa marche, son cap, sa direction. Le lien social est un composant
important du système immunitaire, les organisations ont cette propriété
de bouger en bloc par validation sociale sur le mode : « Je ne
changerai que si tout le monde change. » Le lien social est la plus forte
des résistances au changement, cette aversion de l’incertitude, cet
immobilisme qui consiste à désirer, et tenter d’obtenir par diverses
formes de comportements d’opposition ou de préservation, le
maintien du statu quo. Tissam a brisé ces liens. Fu reprend, voyant
tout le monde perdu dans ses pensées :
— Vous colonisés par monde entier, Romains, Arabes, Turcs et
Belges.
— Français…
— En développant résistance, vous intégrer résistance comme
force fondamentale, résistance joue aujourd’hui contre vous. Vous
résistez à vous, vous résistez à tout, fabrique lourdeur. Pays peut
s’effondrer par propre poids.
— Fu, attention, on dirait que tu nous vends la colonisation
positive et l’inanité de la résistance, lui dit Izouzen sans y croire,
comprenant très bien le propos du vulcanisateur.
— Non mais après, résistance devient nature, on résiste à nous
après, résiste à nature de homme. On devient pierre, silicification, et
pierre bouge pas, même si fait mal quand on la jette sur quelqu’un.
— Et si les USA envahissaient la Chine, tu résisterais ?
— Oui, résistance bien mais apprendre aussi bon, USA bon pays,
très peu résistance au changement, tout ouvert, tout possible.
— Pour un communiste, je te trouve très conciliant avec
l’Amérique.
Fu sourit de plus belle :
— Emblème du parti démocrate américain est âne, lui répond Fu
en mettant ses deux mains sur sa tête pour mimer les oreilles d’un âne.

Finalement, la dialectique n’est pas entre la légèreté et la gravité,


parce que, de toute façon, l’univers n’a ni haut ni bas, ni nord ni sud,
ni de côtés, ce ne sont que des conventions inventées par les hommes,
ceux-là mêmes qui ont inventé cette formule qui ne veut rien dire : « la
troisième planète à partir du Soleil ». L’univers est sombre, muet,
aveugle et n’a pas de plaque d’orientation ni de signalétique
particulière, le seul centre de l’univers est le sien, celui placé
exactement entre ses deux yeux. Ou son cœur.
Déjà gagnée par la nostalgie, Tissam imagine Lyès et Mounir, tous
deux marchant dans la descente, corps penchés en arrière avec pour
seul compagnon un âne. La pesanteur est constitutive de l’homme et
de sa généalogie, depuis le premier meurtre sur terre et le premier
enterrement, tels que racontés par Tabari. La terre est faite de
l’accumulation de millions de squelettes d’ancêtres morts et enterrés
qui ont alourdi la planète au point de la rendre si dense qu’elle y cloue
leurs enfants. La résistance au changement est aussi naturelle que le
besoin vital et le désir de changement. Quitter la terre ? C’est elle qui
les retient, mère possessive qui a peur que ses enfants se perdent en
allant trop loin. Comme le disait Carl Perkins, l’un des pères du
programme spatial américain des années 1950, la terre est le berceau
de l’humanité mais on ne peut pas passer toute sa vie dans un
berceau.
— Ce jour viendra où le cordon ombilical sera coupé. Les
oiseaux ne naissent pas en l’air, ils viennent au monde à terre, comme
tout le monde, et ne s’envolent que parce que leur mère vole et leur
apprend à voler.
— Je ne veux rien, à part du miel, crie Tissam à qui veut
l’entendre.
Les coquillages ont enfanté les montagnes qui ont donné les
squelettes des vertébrés, qui ont copulé entre eux jusqu’à devenir
hommes et femmes, les insectes ont fécondé les végétaux pour
enfanter d’étranges créatures. L’homme a forniqué avec des ânes sans
descendance et Tissam a joué avec le sexe de Zembrek sans trop
savoir pourquoi. Tissam est le résultat de tous les règnes, minéral,
avec son joli squelette si souple, végétal, avec son sang et sa sève qui
circulent si chaudement dans toutes ses veines, animale, avec cette
chair si sensuelle et cet instinct si primordial. Humaine, bien sûr. Fu en
est convaincu, chercher de la légèreté pour la légèreté n’a pas de
sens, on a aussi besoin de lourdeur, d’avoir les pieds sur terre et si la
gravité n’existait pas, tout s’envolerait comme des mots et personne
ne retiendrait rien ni personne. Quel est le bon compromis ? Des pieds
de vache et des ailes d’aigle, se muant alternativement et régulièrement
en pattes d’aigle et ailes de vache, s’envoler et atterrir, sortir d’Alger
et y revenir, voir le monde et retourner dans sa maison, survoler la
terre et se blottir dans son intime géographie.
— Bof.
— Chine politique dure et fermée, lourde. Mais art et culture
vivants, légers, ouverts. Pas résistance à la création.
— Algérie résistante, plaisante Izouzen, quarante millions de
résistants au changement.
Y compris lui-même, coincé dans sa montagne et refusant de
descendre. Mais quand on fait le tour de la question, on en revient à
l’essentiel, qui est en général très simple. On ne sait pas forcément ce
que l’on cherche mais une fois que la chose est là, on réalise que c’est
finalement le chemin pour y arriver qui est le plus compliqué. Tissam
cherche l’ataraxie, l’absence totale d’émotions, seule voie vers la paix
quand on n’est pas mystique. Ou le flottement dans l’univers, entre les
planètes, là où aucune forme de vie n’est possible car il n’y a aucune
gravité. Pas de haut pas de bas, pas de gauche pas de droite, un vide
sidéral où l’on ne tourne même pas vraiment puisqu’il faut toujours
tourner dans un sens. Izouzen cherche l’apesanteur, l’absence totale
de poids, seule voie vers les cieux quand on n’est pas un avion. Fu
s’est levé et a ramassé quelques lézards bien verts qui circulaient
imprudemment dans le coin :
— Très bon pour médecine, a-t-il déclaré à ses deux amis en
agitant les deux petits reptiles. Guérit cœur et corps ! Âme et esprit !
Tissam n’y pense même plus. Faire la cuisine à défaut de faire des
enfants et rester en vie le plus longtemps possible en se coulant dans
l’harmonie, une fois rompues les barrières. Être, enfin être, dans le
plus simple des apparats vitaux. Elle a regardé en bas, mais vers la
plaine, sentant un bout de sa vie lui échapper par de singuliers sentiers
goudronnés. Du changement. Sans résistance. Ou un peu. Bon
compromis, chérie.
Deux hommes plus ou moins réconciliés marchent à pas lents,
épaules un peu voûtées, accompagnés d’un âne bien vivant mais sans
aucune expression. L’âne roule, les deux hommes marchent côte à
côte, se ressemblant enfin dans l’échec. Les deux amis ont repris la
longue route, parlant tout en marchant, Zembrek ne disant rien mais
n’en pensant pas moins. En haut, le ballon est gonflé, en bloc comme
dirait Fu. Tissam a pris place dans la nacelle de la montgolfière rouge
et blanc et s’est assise sur un petit tabouret recouvert d’une peau de
lapin. Izouzen a vérifié la voile gonflée par Fu. Tendue, pleine et
bombée. Le libraire a pris place aux côtés de sa femme et a dénoué la
corde qui les retenait à la terre. On n’a jamais su quel était ce livre
qu’Izouzen cherchait et qu’il a commandé à Achour et récupéré.
Peut-être ce livre-ci, L’Âne mort, puisque rien n’existe et que tout est
permis. Peut-être même que seul Zembrek, cet âne bien vivant, le sait.
Les deux amis ont poursuivi leur route et mis la journée pour arriver
aux portes de la plaine. Tantôt à dos d’âne, tantôt à pied, parfois à
deux sur l’âne, parfois un seul, l’autre à pied. Seul avantage, un âne ne
s’arrête pas et ne chauffe jamais, contrairement à leur voiture. Un âne
n’a pas besoin d’essence, de l’herbe lui suffit pour avancer. Lyès a
perdu de son humour et a gagné en gravité, marchant en pensant à
l’inanité de l’existence, longue voie sur laquelle des ânes tristes
avancent lourdement et meurent au bout sans émouvoir personne.
Tout est grave ou rien ne l’est, le débat reste ouvert. Mounir, en
revanche, a pris beaucoup de recul depuis la descente, et de fait s’est
retrouvé avec quelque chose de plus aérien dans l’âme, de plus léger.
Il fait même des blagues :
— Attention, tu vas mourir comme un âne.
— Quoi ?
Ce n’était pas une blague mais ça aurait pu l’être.
— Un rocher qui dévale…
Comme des professionnels de l’évitement, Mounir et Lyès se sont
rapidement déplacés sur le côté, laissant inconsciemment l’âne devenir
la cible potentielle. Le rocher est passé à quelques mètres puis a
percuté un autre rocher dans un bruit d’explosion finale, un peu le
contraire du big bang. Même pas mal. Zembrek a opéré une habile
ruade et s’est retiré à temps, même pas touché.
— Tu t’imagines si Zembrek était mort encore une fois ?
— Tu crois que c’est Slim ?
— Non, on est trop loin. Tissam ?
— Je me demande ce que deviendra Slim le jour où il n’y aura
plus de rochers.
— Il arrêtera d’en jeter. C’est une fin probable pour lui. Dis-moi,
Mounir, tu n’avais pas un travail ?
— Si. À mon avis il est temps d’en chercher un autre, j’ai dû être
viré, ils ne m’ont même pas appelé.
Le jour où il n’y aura plus de Slim, il n’y aura plus de raison d’être
en haut. Mounir et Lyès ont encore marché sans cigarettes puis Lyès a
levé la tête vers les montagnes :
— Regarde là-haut, un ballon.
Dans le ciel qui nappe le pic du Lalla Khadidja, une petite
montgolfière rouge et blanc défie la gravité. Ils ne le savent pas et, de
toute façon, ils ne l’ont pas lu sur Arte, mais Izouzen et Tissam sont
dedans, parés comme pour le vol nuptial de l’abeille emportant avec
elle un mâle qui mourra en altitude après l’accouplement. Un rite
sacrificiel particulier où la reine mère se fait pénétrer par un bourdon,
son endophallus restant à l’intérieur du ventre royal, ce qui déchirera
l’abdomen du mâle quand celui-ci se retirera après avoir éjaculé,
décédé dans les airs, atterrissant comme une feuille morte, l’abdomen
dévasté et sans sexe. Ce vol de la mort reste une énigme, comment
des êtres vivants peuvent-ils aller au suicide alors que toutes les lois de
l’évolution conduisent les individus à éviter la mort et à vivre le plus
longtemps possible ? Pour la survie de l’espèce, assurément. Sauf
que, dans le cas de Tissam et Izouzen, ce n’est pas le mâle qui meurt
mais la femelle, et il n’y aura pas d’enfants. Pour personne. Une
parade nuptiale unique, un acte d’amour unique, une dernière
élévation, puis la descente, quelque part dans la montagne. Et enfin,
probablement un meurtre, doux et serein, et un enterrement austère,
derrière la maison d’Izouzen.
— Un ballon, c’est bon signe, a conclu Lyès en continuant à
marcher.
Ils sont finalement arrivés à Bouira où ils ont dormi dans un petit
hôtel, Zembrek attaché dehors.
Karim PDP est venu, avec un fourgon blanc. Il a embarqué l’âne
rapidement, en bon professionnel du déménagement :
— On verra à Alger pour la facture.
Les deux amis ont regardé le fourgon blanc partir et ont éprouvé
comme un petit manque. Il n’y a plus d’âne. Cap ouest, direction
Alger. Dans le bus qui les ramène vers la capitale, Lyès se confie à
Mounir :
— Dis-moi, y a une chose à laquelle je pense…
— Quoi ?
— On n’avait pas de musique dans la voiture.
— Non. La musique n’existe pas. L’univers est muet.
De l’est vers l’ouest, le chemin est en théorie le même que de
l’ouest vers l’est. Mais, en pratique, il semble plus long. Lyès
demande encore :
— Dis-moi, tu penses à Tissam ?
Le temps des aveux a posteriori. Où l’on répond enfin aux
questions que l’on ne s’est jamais posées.
— Oui, et toi ?
— Aussi. Elle est loin.
— Elle est haut.
Une heure peut-être. Ou plus. Ils sont déjà aux portes de la
capitale et le bus méprisant ralentit à peine devant le policier bleu, qui
lui rend son mépris par un regard détaché. Mounir n’est même pas
surpris :
— Regarde.
— Quoi ?
— Le barrage.
— C’est un barrage
Ce n’est pas n’importe lequel, c’est celui de l’entrée d’Alger, le
même par lequel ils sont passés pour fuir Alger il y a de cela trois
jours. Un week-end en Algérie. Lyès se remémore subitement toute
l’histoire, revenue à son point de départ, avec cette différence notable
que l’âne mort est vivant.
— Tout ça parce qu’on a voulu gagner de l’argent.
— On a tout perdu.
— Surtout Tissam…
Bloqués dans l’infernale circulation de la capitale, les deux amis se
sont plongés dans leurs pensées, vaguement intéressés par leur futur
proche et leur retour à Alger.
— Dis-moi.
— Quoi encore ?
— Tu crois toujours qu’un âne mort est plus lourd qu’un âne
vivant ?
— Non, de moins en moins.
— Moi aussi. Il est vivant mais je le sens plus lourd.
— C’est grave ?
— Non.
Une abeille a volé parallèlement au bus pendant quelques
secondes, comme si elle suivait la même direction que lui, puis a
brusquement changé de cap, et a disparu.
— Alors ce n’est pas grave.
— Si quand même.

Qui sait, mieux que l’âne, le poids de l’univers pour en être sa plus
stupide et plus intelligente création ? Qui sait, mieux que l’âne,
pourquoi il résiste autant à ne pas se transformer en autre chose et à
rester lui-même ? Les deux amis sont arrivés chez eux. Zembrek est
rentré chez lui. Il a finalement dit un mot, le seul, l’unique de toute sa
vie. On n’a jamais su lequel.
— Plus lourd sera le fardeau de ta vie, plus légère sera ta mort.
TABLE DES MATIÈRES
Livre 1

Livre 2
Livre 3

Livre 4

Livre 5
Livre 6

Livre 7

Livre 8
Livre 9

Livre 10

Livre 11
www.editions-observatoire.com

Suivez les Éditions de l’Observatoire sur les réseaux


sociaux

Vous aimerez peut-être aussi