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INTRODUCTION

Marie-France Renoux-Zagamé

Association Française pour l'Histoire de la Justice | « Histoire de la justice »

2009/1 N° 19 | pages 5 à 14
ISSN 1639-4399
ISBN 9782110072375
DOI 10.3917/rhj.019.0005
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Introduction

Marie-France Renoux-Zagamé
Professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

Ce livre réunit les actes de deux colloques différents. Le premier, intitulé Le


chancelier d’Aguesseau : la raison juridique au seuil des Lumières, avait été organisé
par le Centre d’histoire des droits communs de l’université Paris I Panthéon-Sor-
bonne, en collaboration avec l’Association française pour l’histoire de la justice,
et s’était tenu le 26 septembre 2003 en la Grand Chambre de la Cour de cassa-
tion. Le second, organisé par l’Association française pour l’histoire de la justice
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et le Sénat, avait eu lieu le 23 novembre 2004 au Palais du Luxembourg, et avait
pour thème La Genèse du Code civil des Français. Bien que personne ne puisse les
croire totalement absentes, cette réunion des différentes contributions ne répond
pas à de simples commodités éditoriales, et le fil directeur peut en être présenté
en commentant le titre choisi : Les penseurs du Code civil. De d’Aguesseau à 1804.
Comme toute « pensée juridique », celle qui mène au Code de 1804 pour
ensuite sous-tendre sa confection et animer son esprit, peut certes trouver à s’ex-
primer dans une présentation théorique – les célèbres discours de présentation
de Portalis sont à cet égard des modèles du genre – mais elle doit pour l’essen-
tiel être cherchée à travers ces « discours d’action », argumentaires, débats, par
lesquels, en la mettant en forme législative ou judiciaire, les juristes permettent
d’apercevoir les cohérences qui structurent la matière juridique. C’est en le faisant
que les codificateurs « pensent » le code. En ce sens, de Cambacérès à Portalis, les
penseurs du Code sont depuis longtemps repérés : ce sont tous ceux qui, après la
rupture fondatrice de 1789, œuvrent à édifier ce « Code de lois civiles communes
à tout le Royaume », dont la Constitution de 1791 inscrit la confection au rang
des obligations primordiales incombant aux nouveaux pouvoirs mis en place par
le mouvement révolutionnaire. Ce sont donc, pour l’essentiel, les fameux « travaux
préparatoires » qui sont scrutés dans une grande partie des articles ici rassemblés :
la visée est de cerner et de faire surgir la pensée du Code qui se dit en eux.
Mais la spécificité de la pensée juridique n’est pas seulement liée au type de
sources qu’il convient d’interroger pour en faire apparaître la cohérence. Elle tient
également, et les deux ne sont pas séparables, au caractère essentiellement collectif
qui est le sien : c’est un ouvrage écrit à plusieurs mains, et sur une longue durée,
une pensée qu’il faut dès lors chercher au travers de lignes sinueuses et complexes,
où convergent et s’affrontent, se rapprochent et se séparent les multiples héritages
et les mille principes qui sont comme les matériaux au moyen desquels se fait, se
pense et se dit le droit.

5
Les penseurs du Code civil

Une pensée à saisir en acte, une pensée qui cristallise en des configurations
variables la substance d’un discours collectif pluriséculaire : telles sont les données
à partir desquelles on peut justifier la mise en parallèle qui est ici tentée, entre
le chancelier Henri-François d’Aguesseau et les penseurs du Code. Allons plus
loin, telles sont quelques-unes des raisons qui permettent d’en faire, lui aussi, un
« penseur du Code ».
À l’appui des liens ainsi suggérés, il y a certes des raisons classiques. Nul
n’ignore l’importance de l’action du chancelier de Louis XV dans l’histoire de
la politique législative de l’État français au XVIIIe siècle. L’un de ses plus grands
titres de gloire pour la postérité est d’avoir réussi à confectionner, puis à édicter,
plusieurs des grandes ordonnances dans lesquelles l’historiographie aimera voir
des « codifications » partielles. Dans le domaine de l’organisation de la justice, il
lui revient le mérite d’avoir, grâce au Règlement du Conseil de 1738, fixé – pour
son temps, mais aussi pour l’avenir – les grands traits du recours en cassation. En
matière de droit privé, il réussit, pour la matière des donations (1731), des testaments
(1735) et des substitutions (1747), à faire cesser la diversité de jurisprudence des
parlements en uniformisant l’interprétation, grâce à l’énoncé par le législateur et
donc à la « fixation » par voie d’autorité des « principes » sur lesquels les juges ne
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réussissaient pas à s’accorder. Les progrès ainsi réalisés sur la voie de l’unification
ne sont certes pas négligeables, et nombre des articles de ces ordonnances seront,
on le sait, repris quasi littéralement dans le Code civil.
Cependant, s’il est ainsi possible de tracer des liens de filiation entre l’œuvre
législative de d’Aguesseau et celle des codificateurs de la décennie 1793-1804,
il y a de l’une à l’autre des divergences apparemment irréductibles. Bien que le
dessein lui en eût été proposé, le chancelier refusa, on le sait, de tenter de mener
à bien une unification complète du droit privé. Outre que l’entreprise lui semblait
difficilement réalisable – comment « réformer les têtes 1 » ? – il l’estimait fondamen-
talement injuste, car destructrice des droits acquis. Comme Montesquieu plus
tard, en des formules et pour des raisons proches 2, il tenait aussi que la recherche
d’uniformité du côté des règles édictées et imposées par l’État, ne devait pas faire
courir, du côté des sujets, le risque d’un ébranlement de l’obéissance engendrée
tout naturellement par des normes liées aux usages et aux mœurs. Au reste, Jacques
Poumarède le rappelle, en 1789, les Français ne demandaient pas qu’on uniformise
les règles du droit privé, et cet attachement a eu son importance dans la place que
les codificateurs ont, en fin de compte, laissée aux anciennes coutumes.

1.  D’Aguesseau développe ce point de vue à propos de l’abrogation des substitutions, mais il nous semble qu’il
l’étend à toute éventuelle entreprise de réforme générale du droit. Cf. Œuvres de M. le chancelier d’Aguesseau,
12 tomes, Paris, Chez les libraires associés, 1759-1783 (désormais citées Œuvres), t. 9, p. 507.
2.  « […] qu’importe qu’il y ait quelque variété conforme aux mœurs et aux privilèges de chaque province
[…] pourvu qu’il y ait des principes certains et de bonnes lois sur les choses les plus générales et ce qui est
le plus essentiel pour l’ordre public », Mémoire pour la réformation de la justice, Monnier (F.), Le chancelier
d’Aguesseau. Sa conduite et ses idées politiques, Paris, Didier, 1860, p. 357.

6
Introduction

Pourtant, comme Montesquieu encore, d’Aguesseau est fréquemment cité


– voire pillé, car maint « emprunt » n’est pas avoué comme tel 3 –, tant dans les
discours de présentation que lors des débats qui accompagnent la préparation du
Code. En outre, dans les premières décennies de la mise en œuvre de ce Code
qui avait pourtant vocation à bouleverser les méthodes d’interprétation tradition-
nelle, les avocats n’hésitent pas, dans nombre de cas, à greffer explicitement leurs
argumentaires sur ceux qui structuraient les plaidoyers prononcés par d’Agues-
seau lorsqu’il exerçait la charge d’avocat général 4. Certes, la place ainsi réservée
aux « principes », aux « raisons », aux « maximes » venus, à travers le magistrat du
parlement de Louis XIV, de l’univers conceptuel et référentiel des anciens juristes,
s’estompe après quelques décennies de mise en œuvre du Code, mais, tout au long
du siècle, les magistrats de l’après-Révolution ne dédaignent pas, eux aussi, puiser
dans les Mercuriales et les Discours d’ouverture de l’avocat général d’Aguesseau 5,
nombre des thèmes, voire maintes formules de leurs propres « discours de rentrée ».
La permanence de ce recours et de ces emprunts suggère des parentés essen-
tielles entre la pensée qui s’exprime dans les multiples écrits du chancelier, et celle
qui est à l’œuvre dans la confection du Code et anime son esprit. Certes, entre les
décennies durant lesquelles Henri-François d’Aguesseau prend une part éminente
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à cette création continuée que sont dans l’ancienne France tant l’interprétation
judiciaire du droit que son édiction législative, et celle qui, de 1793 à 1804, conduit
à la codification les principes fondamentaux sur lesquels les acteurs du jeu politique
et la société entendent faire désormais reposer les lois et la cité, connaissent une
révolution d’une ampleur peut-être inégalée. Pourtant, le chancelier de Louis XV
et les codificateurs appartiennent à bien des égards au même monde de pensée.
Permettre de cerner ces points de convergence peut constituer le premier intérêt
de ce livre. Comprendre sur quoi reposent ces parentés, comment elles s’expri-
ment, ce qu’elles peuvent signifier, mais aussi quelles sont leurs limites, en est la
suite naturelle.
On peut faire surgir ces correspondances du côté du droit, des concepts et des
méthodes mis en œuvre, mais également du côté des fondements philosophiques
qu’il est possible de discerner à l’arrière-plan des choix juridiques du chancelier
et des codificateurs. Elles prennent pour l’essentiel la forme de convictions com-
munes ou proches, mais elles peuvent aussi s’exprimer dans des ambivalences
étrangement semblables.
Comme d’Aguesseau, ceux qui font le Code sont en effet pour la plupart
des hommes à la croisée d’univers de pensées multiples, et l’essentiel semble sur

3.  À titre d’exemple, on peut noter que Portalis, dans son célèbre Discours d’ouverture, reprend, à la lettre,
une formule empruntée à un plaidoyer de l’avocat général d’Aguesseau (Œuvres, t. 2, p. 511) : « La preuve la
plus légitime dans les questions d’état, est celle qui se tire des Registres publics. Ce principe est une espèce
de Droit des gens commun à toutes les Nations policées », mais qu’il s’abstient de le citer. Cf. Discours préli-
minaire, p. 71 ; Naissance du Code civil. La raison du législateur : travaux préparatoires du Code civil, Ewald
(F.) (dir.), Paris, Flammarion, 1989.
4.  Nous nous permettons sur ces permanences de renvoyer à notre article « Du droit commun doctrinal
au droit commun positif. Leçons des plaidoyers du parquet », Traditions savantes et codifications (Actes du
VIIe congrès Aristec, Poitiers 2005), (collectif), Paris, LGDJ, 2007, p. 3-23.
5.  Notons qu’on peut aujourd’hui consulter ces discours dans l’édition qui vient d’en être donnée par
­Tuffery-Andrieu (J.-M.), La discipline des juges : les Mercuriales de Daguesseau, Paris, LGDJ, 2007.

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Les penseurs du Code civil

ce point pouvoir se dire en une formule. À travers le premier comme les seconds,
une confrontation essentielle se fait, celle qui met aux prises la raison juridique
classique, en sa richesse et en ses limites, avec la nouvelle raison qui l’emporte,
lorsque se diffuse, puis triomphe la figure du droit et de l’État véhiculée par la
pensée des Lumières.
Comme le chancelier, les codificateurs sont avant tout des juristes. Jean
Tulard rappelle que ce critère a guidé les choix du politique lorsqu’il s’est agi de
désigner les commissaires rédacteurs. Juristes, les hommes qui font le Code le
sont par leur formation initiale au sein des facultés de droit, qui a fait d’eux de
solides romanistes et de bons connaisseurs du droit canonique. Ils le sont surtout
par une commune expérience fondatrice, celle du prétoire, et pour certains, de
la magistrature, expérience qui leur a permis de s’initier à la puissante tradition
de science, de dialectique casuistique et d’art oratoire des cours de justice de
l’ancienne monarchie. Synthèse des leçons de la scolastique juridique médiévale,
de l’œuvre doctrinale des grands jurisconsultes français, et des enseignements
accumulés par la pratique des cours, la science du droit qu’ils mettent en œuvre
fait d’eux les héritiers d’une tradition juridique pluriséculaire. Elle semblerait
devoir les enfermer dans un passé en voie d’effacement. Pourtant, sur nombre de
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points, c’est à ses concepts, à ses principes et à ses maximes que les codificateurs
font appel lorsqu’ils entreprennent de formuler les règles destinées à faire surgir
et à régir un nouveau monde. À travers ces permanences et ces emprunts, c’est
l’esprit d’un droit enraciné dans une tradition pluriséculaire, c’est l’esprit du droit
et des siècles, qui vient « animer » le droit nouveau. Portalis n’hésite d’ailleurs pas
à reprendre l’expression, le nouveau « corps des lois 6 », destiné certes à remplacer,
mais aussi à prolonger l’ancien Corpus juris civilis.
Comment dès lors comprendre que, malgré la radicalité des ruptures inscrites
au cœur du droit par le législateur révolutionnaire, il soit au fond aisé pour les
codificateurs de renouer les fils entre les dispositions du droit ancien et celles du
nouveau droit codifié ?
Faut-il y voir un retour en arrière, voire une « réaction » ? Jean-François Niort
le montre, les orientations doctrinales de certains des commissaires rédacteurs ont
pu donner de la crédibilité à l’hypothèse. Mais, même habilement dissimulée, une
pareille volonté n’aurait pas manqué de susciter de vifs débats. Sans doute ne doit-on
pas oublier que la mise au pas du Tribunat a permis d’imposer silence aux plus
irréductibles défenseurs des ruptures imposées par le législateur révolutionnaire.
Reste que, à lire les travaux préparatoires, il faut bien constater que la réinsertion
des dispositions du Code dans le « vieil arbre du droit » semble, dans la plupart
des matières, se faire quasi naturellement. Dès lors, si nombre de règles tirées
des données de la science et de la pratique des juristes du XVIIIe siècle peuvent
trouver place dans un Code construit par ailleurs, Lucien Jaume le rappelle avec
force, pour « terminer la révolution », en liant les règles du droit civil aux nouveaux
principes posés par elle, n’est-ce pas le signe qu’entre la raison juridique classique
qui s’exprime dans ces emprunts, et la nouvelle raison liée à l’émergence et au

6.  Discours préliminaire, Œuvres, p. 43.

8
Introduction

triomphe de la modernité juridique, les relations ne sauraient se réduire à une


simple opposition ?
À cette interrogation, la mise en parallèle de la pensée juridique qui s’exprime
d’un côté, chez le chancelier de Louis XV, et de l’autre, chez ceux qui firent le
Code de 1804, peut apporter des éléments de réponse.
Par ses origines familiales, par ses fonctions, par sa connaissance et sa maîtrise
de la scientia civilis issue de la pratique du Palais, de l’École et de la doctrine, le
chancelier d’Aguesseau appartient pleinement au « monde ancien des juristes 7 ».
Parce qu’il semble en outre avoir vécu la plume à la main, et que cette plume est
l’une des meilleures que jamais jurisconsulte ait possédée, c’est sans doute à travers
ses écrits qu’on peut, parce qu’en la mettant en œuvre, il la porte sans doute à sa
perfection, dessiner avec le plus d’exactitude, la figure de la raison juridique classique.
D’où le choix, dans plusieurs des articles consacrés au chancelier, d’étudier
ceux de ses écrits qui constituent les traces et les témoignages de son activité
de magistrat. À travers eux, ce sont les méthodes et les principes qui guident la
démarche interprétative des anciens juristes « au seuil des Lumières », qui peuvent
être présentés.
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Les plaidoyers par lesquels, comme le veut la fonction alors assignée au par-
quet, l’avocat général d’Aguesseau confronte les argumentations des deux parties
pour proposer aux juges l’interprétation qui lui semble « la plus naturelle et la
plus juste », voire, en des cas certes plus rares, celle qu’il n’hésite pas à présenter
comme « unique et nécessaire 8 », sont d’extraordinaires « leçons de droit », tant
pour le fond que pour la forme. Pour qualifier les méthodes d’interprétation de la
raison juridique classique, Montesquieu affirmera en une formule restée fameuse,
que les juges qui la mettent en œuvre semblent « faire un art de la raison même 9 ».
Prend-il pour modèle les célèbres plaidoyers de d’Aguesseau ? La formule semble
en tous les cas forgée pour décrire la méthode que l’avocat général du parlement de
Paris y met en œuvre. Certes, nul n’ignore que l’une des visées de la codification
est d’abolir à la fois ce type de juge et les méthodes qui assurent sa puissance.
Pourtant, c’est bien au travers de cette casuistique judiciaire que se forge, en une
recherche indéfiniment renouvelée, la substance des « principes » auxquels les
codificateurs vont, sur bien des points, se contenter de donner forme législative.
C’est en effet à travers ces extraordinaires architectures argumentatives, où s’entre-
lacent induction, déduction et dialectique, que les juristes de l’ancien monde font
quotidiennement surgir du choc des argumentations contraires et des conflits de
normes par lesquels elles se traduisent, les principes qui conduisent à la solution
(Marie-France Renoux-Zagamé).
Appelées par leur visée à confronter les règles régissant les particuliers avec
celles qui assurent la prévalence de « l’ordre public », les requêtes que le procureur
général d’Aguesseau rédige de 1700 à 1717 pour défendre les droits du domaine

7.  Pour reprendre l’expression proposée par Stéphane Rials comme titre du tome 40 de la revue Droits, 2004.
8.  Œuvres, respectivement t. 4, p. 363 et t. 3, p. 743.
9.  De l’esprit des Lois, L VI, § 1.

9
Les penseurs du Code civil

de la Couronne, et donc, puisqu’elle ne saurait en être détachée, la souveraineté de


l’État, confirment que les convergences entre d’Aguesseau et la pensée juridique
moderne valent pour la forme, tout autant que pour le fond. En permanence en
effet, le souci d’assurer le « règne de la loi » guide son raisonnement, tant pour
régler les conflits entre particuliers que pour juger de ce que doit être l’action de
l’État. Or, à travers les principes méthodologiques ainsi mis en œuvre, ce sont
plusieurs des règles essentielles qu’on croit liées à la raison et à la logique juridiques
modernes qui se dessinent. À travers l’affirmation que les mesures particulières
doivent toujours être présumées respecter les « volontés générales » du monarque,
c’est l’idée d’une hiérarchie des lois qui se dessine. À travers la censure des déci-
sions monarchiques contraires aux lois fondamentales, ce sont les prémisses d’une
forme de contrôle de constitutionnalité qui prennent forme (Guillaume Leyte).
Mais d’Aguesseau, ce n’est pas seulement, comme Voltaire lui-même – qui
pourtant ne l’aimait guère – doit le reconnaître, « le plus savant magistrat que
jamais la France ait eu 10 », c’est aussi, Lucien Jaume le montre en s’attachant en
particulier à l’étude des Méditations métaphysiques sur les vraies ou les fausses idées
de la justice, un jurisconsulte qui a une pensée, au sens plein du terme, et cette
pensée le montre en constant dialogue avec lui-même et avec la culture de son
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temps. Cet homme de toutes les vertus semble en même temps doué de toutes les
lumières, et maître de tous les savoirs. Or, comme plus tard celle des codificateurs,
la pensée qui s’exprime dans ses divers écrits à visée théorique, semble osciller en
permanence entre tradition et modernité.
Ces ambivalences marquent d’abord leur orientation religieuse : si le « jan-
sénisme » de d’Aguesseau demeure indiscutable pour Isabelle Storez, il continue
à faire question pour d’autres. De la même manière, un siècle plus tard, la « veine
janséniste » dont certains discernent les traces dans la codification de 1804, reste
aussi difficile à prouver qu’à écarter. Mais, à travers la part plus ou moins grande
importance accordée à la grille de lecture janséniste, c’est le regard porté sur
l’homme tant par le chancelier que par les codificateurs qui suscite lui aussi le
débat. Or, c’est de l’interprétation de ces ambivalences que dépend pour l’essen-
tiel le jugement sur la place que les codificateurs réservent à « l’intérêt », donc à
l’amour-propre, à la fois dans la marche de la société qu’il s’agit de mettre en place,
et dans les ressorts dont le législateur doit savoir user pour atteindre ses visées.
La doctrine juridique du XIXe siècle voudra en effet trouver dans nombre
des dispositions du Code les bases et les moyens de l’individualisme juridique,
et beaucoup, Jean-Michel Poughon le rappelle, verront en lui l’instrument du
libéralisme juridique. Certes, Christian Atias le montre, les doctrines juridiques
par lesquelles on a cru donner forme cette vocation, relèvent souvent d’interpré-
tations aussi tardives qu’infidèles. Mais, à examiner le contenu de nombre des
règles édictées, nul ne peut vraiment douter que ceux qui les ont formulées, les
destinaient à régir des hommes qu’ils pensaient dominés par l’amour-propre et par la
recherche de leurs propres intérêts. Comme en témoigne l’article de Xavier M­artin,

10.  Voltaire, Œuvres, Paris, 1878, t. 14, p. 59, cité par Storez (I.), Le chancelier Henri François d’Aguesseau
(1668-1751), monarchiste et libéral, Paris, thèse de lettres, 1996, p. 92.

10
Introduction

tout autant que les références qui sont faites par les autres communications aux
thèses défendues par lui, le débat sur les vues anthropologiques qui animent les
codificateurs, est loin d’être clos.
La réflexion sur l’homme, dont on trouve les éléments dans les différents écrits
de d’Aguesseau, semble témoigner d’ambivalences proches de celles des codificateurs.
Nombre de remarques qui émaillent ses célèbres Mercuriales, attestent qu’il reste
au moins pour partie tributaire de l’image assez sombre qu’en présente la tradition
du Palais. Mais si, en tant que magistrat, il connaît mieux que personne le trouble
qu’apporte au règne de la loi et de la justice, « le soulèvement continuel de toutes
les passions 11 », il refuse de croire les défaillances humaines irrémédiables. À ses
yeux, Lucien Jaume le démontre, pourvu qu’il soit éclairé et modéré, l’amour-
propre peut être l’instrument du règne de la raison, donc de la justice.
Des débats et des incertitudes identiques marquent l’examen des choix
philosophiques fondateurs du chancelier et des codificateurs. Entre Lumières et
tradition, où penche la balance ? Certes, on ne peut pas ne pas voir dans le Code
l’enfant des Lumières. Mais à considérer, entre autres, l’influence déterminante
d’un Portalis, qui contestera, comme le note Jean-François Niort, qu’il ne doive
beaucoup aux Anti-Lumières ? Or, tant dans les écrits où il tente de préciser sa
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pensée profonde que dans ceux où il s’exprime en tant que magistrat, la pensée
de d’Aguesseau semble elle aussi au point de convergence de courants de pensée
potentiellement contradictoires.
De sa première éducation, fondée sur la lecture des grands textes de l’An-
tiquité, le futur chancelier de Louis XV garde un goût jamais démenti pour la
« république des lettres », dont il aime à rappeler qu’elle est comme sa patrie 12.
Mais s’il s’initie aux règles de l’art oratoire grâce à la lecture des « Anciens » et
à l’expérience du Palais, c’est dans la lecture des philosophes « modernes » qu’il
pense en trouver les fondements théoriques : Descartes à ses yeux fournit la clef
de l’ordre démonstratif susceptible d’apporter la clarté dans les matières du droit :
« L’on dirait que ce soit lui qui ait inventé l’art de faire usage de la Raison […]
Jamais homme en effet n’a su former un tissu plus géométrique […] on trouve en
lui le fonds de l’Art des Orateurs 13. »
Au regard de l’interprétation traditionnelle qui a longtemps conduit les
historiens du droit à opposer les méthodes dialectiques casuistiques liées au
débat judiciaire, et les formes déductives propres à ce que les savants des temps
modernes appellent le mos geometricus, le pont ainsi jeté entre la casuistique du
Palais et les règles de pensée de l’un des fondateurs de la philosophie moderne peut
surprendre. À travers lui, ce sont les vues du chancelier sur le statut, le contenu
et le rôle du « droit naturel » qui suscitent l’interrogation. Jean-Louis Thireau en
apporte la démonstration : la lecture, avouée, des fondateurs de l’École du droit

11.  Œuvres, t. 1, p. 173.


12.  Œuvres, t. 1, p. 342 : « […] la République des Lettres où je suis né, où j’ai été élevé, et où j’ai passé les
plus belles années de ma vie. »
13.  IVe Instruction sur l’étude et les exercices qui peuvent préparer aux fonctions d’avocat du roi, Œuvres,
t. 1, p. 399.

11
Les penseurs du Code civil

de la nature et des gens, semble sur nombre de points biaiser et altérer dans la
présentation du jurisconsulte d’Aguesseau la figure traditionnelle du droit naturel,
et certaines expressions, certains thèmes des Méditations, Christian Bruschi le
montre, renforcent ce sentiment.
Est-ce à dire que la nouvelle figure efface complètement l’ancienne ? Très
fréquente dans les plaidoyers, la référence à la « raison naturelle », ou aux « lumières
naturelles », permet à l’avocat d’Aguesseau d’introduire des arguments très classiques
dans la casuistique judiciaire, et dans la plupart des cas, la règle ainsi justifiée vient
tout simplement de cette « raison écrite » qu’est pour lui, comme au reste pour
les codificateurs, le droit romain. En lui-même, le procédé n’a au reste rien de
bien novateur. Dans les anciens pays de coutume, c’est souvent pour introduire
et étayer des règles absentes du droit positif, que les juristes font appel à la raison
écrite dans le Corpus juris civilis. Mais, si on laisse de côté le tour casuistique de
la démarche des juristes français, l’espèce de « jusnaturalisation » du droit romain
qui est ainsi opérée est une des données fondamentales de l’histoire de la pensée
juridique moderne. On a depuis longtemps noté que, lorsqu’ils entreprennent de
présenter le contenu des règles constituant le droit naturel, c’est pour l’essentiel
au droit romain que les juristes de l’École du droit de la nature et des gens font
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appel. Or, nombre des dispositions du Code qu’une certaine historiographie a
voulu rattacher aux nouveaux principes de l’École du droit naturel moderne, ne
sont souvent que la reprise de règles issues de la conjonction des enseignements
de la scientia civilis et de la tradition d’interprétation du Palais.
Droit naturel classique, droit naturel moderne, droit romain pensé et utilisé
comme raison écrite, l’historien du droit voudrait pouvoir fixer son jugement
et, en bon juriste, attribuer à chacun ce qui lui revient. Mais, que l’on scrute
d’Aguesseau ou que l’on interroge les travaux préparatoires du Code, dans l’un et
l’autre cas, le choix semble impossible, et c’est l’un des points sur lesquels encore
la convergence est remarquable.
Restent bien évidemment à faire apparaître les points sur lesquels les deux
raisons s’opposent : les pas en avant qu’on peut déceler aussi bien dans l’action
politique et judiciaire du chancelier, que dans ses écrits, ne vont jamais, on le
sait, jusqu’au terme que les leçons que d’aucuns voudraient tirer de l’histoire
conduiraient à leur assigner. Ce n’est pas l’un des moindres intérêts du parallèle
ici tenté avec les codificateurs, de suggérer certains des motifs pour lesquels les
deux raisons, la raison des anciens juristes et la raison des Lumières sont à la fois
si étrangement proches, et si profondément étrangères.
La principale rupture doit sans doute être cherchée, non dans le contenu,
mais dans le statut des principes dispositions contenues dans le Code. Liée à elle,
la seconde tient au caractère d’instrument politique qui est le sien.
Quant à son statut politique, chacun sait que sans la volonté de Napoléon
Bonaparte, jamais le Code n’aurait vu le jour. Lié au programme napoléonien, il a
vocation à « terminer la Révolution », en liant le droit civil aux nouveaux principes
posés par elle. À ce titre, le Code est bien un instrument politique. Il sera utilisé
en tant que tel dans tous les pays où l’Empereur va le faire appliquer et, comme le
montre Sylvain Soleil, la correspondance de Napoléon atteste du caractère conscient

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Introduction

de cette politique, et des visées révolutionnaires dont elle est le moyen. Tout au
long du XIXe siècle en outre, celles de ses dispositions qui constituent la mise en
œuvre des nouveaux principes de 1789, jouent, Lucien Jaume le démontre, un
rôle déterminant dans les évolutions qui marquent, en elles-mêmes et dans leurs
interactions, structures sociales et régime des biens. Ici, « l’esprit » qui anime le
Code, ce n’est plus « l’esprit des siècles et du droit », c’est « l’esprit des temps et du
politique », et les articles regroupés sous ce titre permettent de mieux en mesurer
la portée.
Mais si les politiques peuvent désormais utiliser les lois codifiées pour chan-
ger les structures de la société, et faire du droit l’instrument d’un programme,
c’est aussi parce que la codification change le statut des principes. Faire un « code
de lois communes », ce n’est pas seulement en effet se contenter de faire surgir
et de fixer les principes communs qui, déjà, au sentiment de tous, innervaient et
structuraient l’infinie diversité des règles de l’ancienne société. Ce droit commun
dont les codificateurs vont, pour une part essentielle, chercher la substance dans
l’esprit d’une tradition juridique séculaire, ils lui donnent un nouveau statut. Ce
ne sera plus un droit commun doctrinal, tirant son essence et sa substance d’in-
terminables controverses, une unité potentielle à redécouvrir et à reconstruire
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en permanence, ce sera un droit commun étatique. Ce qui, dans le monde ancien
des juristes, était règle, principe, maxime, devient dans le nouveau monde une
loi fixée par l’autorité. Portalis l’affirme avec force, en une formule qui va sur ce
point à l’essentiel – « quand un principe appartient à la législation, il devient une
règle, qui doit être obéie 14 » – car elle exprime l’autorité du législateur étatique. Si
donc sur le fond, le Code civil des Français emprunte l’essentiel de sa substance
au droit commun issu du travail interprétatif de la raison juridique classique, en
la forme, il opère une rupture fondamentale, car il lui donne un nouveau statut,
et à terme, rend inévitable une mutation des méthodes. Désormais en effet, le
« droit commun », c’est celui qu’il faudra trouver dans le Code, soit directement,
soit en combinant ses articles comme s’ils formaient un « système ».
« Esprit du droit et des siècles », « esprit des temps et du politique », lequel
en fin de compte joue le rôle essentiel ? Si, comme tend à le montrer le parallèle
entre la pensée juridique de d’Aguesseau et celle des codificateurs, le premier
paraît l’emporter lors de la genèse du Code, il semble, après sans doute quelques
décennies de résistance, céder progressivement la place au second lorsqu’il est mis
en œuvre. Mais l’étonnante réussite historique qui a permis au Code, d’abord de
jeter un pont entre l’ancien et le nouveau monde juridique, ensuite de survivre aux
différents régimes qui avaient voulu l’instrumentaliser, suggère que les choses ne
sont sans doute pas si simples. Les articles de David Deroussin, d’Olivier Descamps,
d’Anne Lefebvre-Teillard, et de Marie-France Renoux-Zagamé le montrent, les
règles du Code destinées à régir ces « quatre piliers du Code » que sont les contrats,
la responsabilité, la famille et la propriété, sont certes pour une part essentielle
forgées à l’aide de matériaux empruntés à la tradition de pensée de l’ancien monde
des juristes. Pourtant, dans chacun de ces domaines essentiels de la vie juridique,

14.  Portalis, Discours prononcé le 14 décembre 1801, Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux
préparatoires du Code civil, Paris, 1827, t. 6, p. 251.

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Les penseurs du Code civil

les principes et les règles ainsi posés vont, sans véritable difficulté, pouvoir être
réutilisés par les juges et par la doctrine pour encadrer les évolutions nécessaires
que les changements des mœurs, de la société et de l’économie attendent du droit.
Sur ce point comme sur d’autres – c’est la conclusion de Jean-Louis ­Halpérin –
la genèse du Code livre certaines des clefs qui permettent de comprendre son
devenir, et peut-être, aujourd’hui encore, son possible avenir.
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