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« LE MONDE COMME IL VA »

Collection dirigée par Michel Wieviorka


DU MÊME AUTEUR

L'État, le patronat et les consommateurs, Paris, PUF,1977.


Critique de la théorie du capitalisme monopoliste d'État (avec B.Théret), Paris, Maspero, 1978.
Lutte étudiante (avec A. Touraine, F. Dubet, Z. Hegedus), Paris, Le Seuil, 1978.
Justice et Consommation, Paris, La documentation française, 1978.
La Prophétie antinucléaire (avec A. Touraine, Z. Hegedus, F. Dubet), Paris, Le Seuil, 1980.
Le pays contre l'État (avec A. Touraine, F. Dubet, Z. Hegedus), Paris, Le Seuil 1981.
Solidarité (avec A. Touraine, F. Dubet, J. Strzelecki), Paris, Fayard, 1982.
Le Mouvement ouvrier (avec A. Touraine, F. Dubet), Paris, Fayard, 1984.
Les Juifs, la Pologne et Solidarnosc, Paris, Denoël, 1984.
Terrorisme à la une. Médias, démocratie et terrorisme (avec D. Wolton), Paris, Gallimard, coll. « Au
vif du sujet », 1987.
Sociétés et Terrorisme, Paris, Fayard, 1988.
Le Modèle EDF. Essai de sociologie des organisations (avec S. Trinh), Paris, La Découverte, 1989.
L'Espace du racisme, Paris, Le Seuil, 1991.
La France raciste (avec P. Bataille, D. Jacquin, D. Martucelli, A. Peralva, P. Zawadzki), Paris, Le
Seuil, 1991.
Racisme et Modernité (sous la dir. de M. Wieviorka), Paris, La Découverte, 1993.
La Démocratie à l'épreuve. Nationalisme, populisme, ethnicité, Paris, La Découverte, 1993.
Racisme et Xénophobie en Europe (avec P. Bataille, K. Couper, D. Martucelli, A. Peralva), Paris, La
découverte, 1994.
Face au terrorisme, Paris, Liana Levi, 1995.
Penser le sujet. Autour d'Alain Touraine (sous la dir. de F. Dubet et M. Wierviorka), Actes du
colloque de Cerisy, Paris, Fayard, 1995.
Les Russes d'en bas (avec A. Berelowitch, Paris, Le Seuil, 1995.
Une société fragmentée (sous la dir. de M. Wieviorka), Paris, La Découverte, 1996.
Commenter la France, La tour d'Aigues, Éditions de l’Aube, 1997.
Raison et conviction, l’engagement (sous la dir. de M. Wieviorka, avec S. Moscovici, N. Notat,
P. Pachet, M. Perrot), Paris, Textuel, 1998.
Le racisme, une introduction, Paris, La Découverte, 1998
Violence en France (avec P. Bataille, K. Clément, O. Cousin, F. Khosrokhavar, S. Labat, E. Macé,
P. Rebughini, N. Tietze), Paris, Le Seuil, 1999.
La Différence, Paris, Balland, 2001.
La Différence culturelle. Une reformulation des débats (sous la dir. de M. Wieviorka, avec
J. Ohana), Paris, Balland, 2001.
L’Avenir de l’islam en France et en Europe (sous la dir. de M. Wieviorka), Actes des entretiens
d’Auxerre, Paris, Balland, 2003.
Un autre monte... Contestations, dérives et surprises dans l’antimondialisaton (sous la dir. de
M. Wieviorka), Paris, Balland, 2003.
La violence, Paris, Balland, 2004.
L’Empire américain ? (sous la dir. de M. Wieviorka), Actes des entretiens d’Auxerre, Paris, Balland,
2004.
La Tentation antisémite. Haine des Juifs dans la France contemporaine, Paris, Robert Laffont,
2005.
Sociologue sous tension (entretien avec Julien Ténédos), 2 vol., Montreuil ; Aux lieux d’être, 2006.
Les Sciences sociales en mutation (sous la dir. de M. Wieviorka) Auxerre, Sciences humaines éditions,
2007.
Peut-on chanter la douce France ? (entretiens d’Auxerre), La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube,
2007.
Le Printemps du politique (sous la dir. de M. Wieviorka), Paris, Robert Laffont, 2008.
Nos Enfants (entretiens d’Auxerre), Auxerre, Sciences humaines éditions, 2008.
MICHEL WIEVIORKA

NEUF LEÇONS
DE SOCIOLOGIE
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client.
Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de
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et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute
atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2008

EAN 978-2-221-13582-2
Ce livre a été numérisé en partenariat avec le CNL.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Introduction

D’immenses transformations modifient la planète, et les outils


disponibles pour penser ces phénomènes évoluent à grande vitesse. Qui en
douterait ? En quelques années, ma génération de chercheurs en sciences
sociales a vécu tout à la fois l’effondrement du fonctionnalisme, le triomphe,
puis le déclin du structuralisme, l’apogée, puis l’affaiblissement du
marxisme (à commencer par ses versions fonctionnaliste et structuraliste),
les succès de l’interactionnisme symbolique, la montée en puissance de
diverses variantes de l’individualisme méthodologique, le retour du thème
du Sujet, etc. Des modes d’approche périclitent, d’autres sont relancés,
d’autres encore sont inventés ou renouvelés en profondeur.

Une mutation
Il y a là non pas une crise, mais une mutation dans nos façons de
réfléchir et d’aborder un monde en changement. Cette mutation concerne
toutes les disciplines du savoir, et pas seulement les sciences sociales, mais
celles-ci sont en première ligne, et appelées à jouer un rôle central.
L’objectif de ce livre n’est pas pour autant de faire le point et de dresser un
état de la question – nous venons de le faire dans un ouvrage collectif, Les
Sciences sociales en mutation 1. Il est d’abord de mettre en valeur les
instruments d’analyse les plus prometteurs, ceux qui peuvent le mieux nous
aider à appréhender le monde où nous vivons.
Ce livre pourrait être présenté comme un aboutissement, le fruit d’une
expérience de recherche inaugurée au début des années 1970, dans un
contexte historique qui, depuis, a considérablement évolué. Mais cela ne
correspondrait qu’à une partie de la réalité, et certainement pas à mes
intentions. Il est vrai que cet ouvrage tire les leçons de travaux pour lesquels
j’ai constamment cherché à articuler élaboration théorique et enquête
empirique. Les raisonnements et les idées qu’il propose s’imposent à moi
comme autant d’enseignements tirés de mon parcours intellectuel. Mais mon
souci n’est pas d’établir un bilan en considérant le passé, il est de me
projeter vers l’avenir, et d’encourager mes lecteurs à en faire autant en
mettant à leur disposition des instruments d’analyse pertinents.
Aucun des neuf chapitres de cet ouvrage n’est entièrement clos sur lui-
même, comme s’il s’agissait de proposer une théorie complète. Au contraire,
tous signalent des débats souvent loin d’être tranchés ; je préfère souligner la
complexité et les nuances des questions dont je traite, plutôt que de proposer
de tranquilles évidences. Et je ne serais en aucune façon déçu ou gêné si le
lecteur, à l’arrivée, se sentait plus interrogatif qu’au départ. La réflexivité
qu’apportent les sciences sociales ne consiste-t-elle pas aussi, comme l’écrit
joliment Pierre Hassner2, à élever le niveau de perplexité de leur public ?

L’espace et le temps
Comment appréhender le présent et envisager le futur ? Nous vivons
dans l’actualité la plus immédiate, nous sommes inondés par les flux de
l’information, disponible désormais en temps réel, nous en sommes même
coproducteurs, grâce à Internet, au téléphone mobile, aux microcaméras qui
permettent à des individus ordinaires de concurrencer les journalistes, qu’il
s’agisse de commenter un événement ou de le donner à connaître. Mais nous
hésitons à conférer un sens à cette actualité, à l’inscrire dans une perspective
qui la situe en procurant des repères, et nous nous gardons bien de nous
projeter vers l’avenir avec certitude. C’est ainsi que la confiance dans la
planification s’est considérablement réduite, ou que nous avons entièrement
délaissé les promesses de « lendemains qui chantent » pour devenir
sensibles à l’idée de la « société du risque », lancée en Allemagne par
Ulrich Beck dès les années 19803.
Et en même temps, nous avons la plus vive conscience que des
transformations se jouent sur le long terme, nous nous inquiétons des
dérèglements climatiques pour le siècle à venir, nous adoptons l’idée du
développement durable, nous faisons des efforts, y compris sur nous-mêmes,
pour adopter des comportements responsables. Force contestataire marginale
et utopique dans les années 1970, l’écologie a pénétré l’ensemble des
systèmes politiques pour y être une thématique majeure.
Nos perceptions du temps et de l’espace se transforment d’autant plus
que nous vivons en moyenne de plus en plus longtemps et que, migrants ou
touristes, sans parler de nos activités professionnelles, beaucoup d’entre
nous se déplacent de plus en plus souvent, et de plus en plus loin, partout sur
la planète. Ce livre n’est ni un éloge ni une critique de ces phénomènes qui
transitent par des formes d’action nouvelles ou renouvelées et qui modifient
l’ensemble de nos représentations ; il entend surtout mettre en place les idées
qui peuvent les éclairer ou suggérer les démarches d’analyse qu’ils
appellent.

La personne et le monde
Nous acceptons volontiers l’idée que notre existence se joue à une
échelle mondiale, que la globalisation de l’économie pèse sur elle, et que
nous devons y faire face, et peut-être, mieux encore, y participer. Hier, nous
pouvions rêver d’être citoyens du monde, nous en sommes aujourd’hui
consommateurs, et nous constatons chaque jour davantage que notre emploi,
ou sa perte, mais aussi nos références culturelles, nos goûts, nos valeurs sont
largement façonnés par des logiques planétaires et nos appartenances à des
communautés plus ou moins « imaginées » car fonctionnant à une échelle
internationale.
Et en même temps, nous mettons sans arrêt en avant notre subjectivité
personnelle ou collective pour résister à ces logiques et à ces appartenances
quand elles nous écrasent, quand elles nous imposent leurs normes ou
qu’elles nous ballottent au gré des intérêts des plus puissants, mais aussi
pour tenter de maîtriser notre expérience, de la construire, de faire nos
propres choix.
Nous sommes sous tension, entre perspectives mondiales ou globales, et
souci d’être sujets de notre propre vie. Comme l’avait perçu Anthony
Giddens4 dès les années 1980, nous ne pouvons penser ces tensions qu’en
faisant le grand écart. Hier, avec par exemple Michel Crozier et Erhard
Friedberg, la sociologie s’interrogeait : comment articuler l’acteur et le
système5 ? Aujourd’hui, l’espace de problèmes qui est le sien est bien plus
large encore, nous devons nous demander : comment aller du sujet personnel,
de ce qu’il y a de plus intime, de propre à chacun de nous, jusqu’à la
globalisation, ce qu’il y a de plus général, et qui affecte si fortement notre
vie ? Le cadre de la réflexion s’est étendu, en même temps qu’il fallait bien
mettre en cause celui, classique, qu’offre l’idée de société, elle-même
inscrite dans un État-nation.
Et dans cet immense espace, les identités culturelles et religieuses
apportent des repères aux individus et aux groupes, qu’il s’agisse pour eux
de se défendre face aux forces de la globalisation qui semblent menacer leur
intégrité, ou de se projeter de manière créative vers l’avenir. Ce livre est
aussi une invitation à se lancer, et à accepter de faire ce grand écart en
circulant intellectuellement de la façon la plus rigoureuse et cohérente qu’il
se peut entre les deux points extrêmes que constituent le point de vue du Sujet
personnel, à une extrémité, et celui de la totalité et de la globalisation, à
l’autre extrémité. C’est pourquoi le premier chapitre propose une critique du
concept de Sujet, et le second un encouragement à penser « global » ; c’est
pourquoi aussi la seconde partie est consacrée, pour l’essentiel, aux
orientations culturelles des acteurs qui, dans ce monde globalisé, s’efforcent,
précisément, de se doter de repères et d’identités, individuelles et
collectives, et elles-mêmes toujours lourdes d’une forte subjectivité.

Le conflit et la violence
Les grands conflits d’hier sont derrière nous. La guerre froide, durant
une trentaine d’années, a été facteur, dans l’ensemble, d’apaisement à
l’échelle de la planète, tant la moindre guerre localisée, par le jeu des
alliances au sein des deux grands blocs, mettait en cause le principe de la
dissuasion nucléaire et faisait courir le risque d’entraîner les
superpuissances dans les déchaînements hautement meurtriers d’une violence
planétaire dont aucune ne pouvait prendre la responsabilité. Aujourd’hui,
diverses formes de guerres se développent, tandis que se multiplient les
interventions multinationales à visée ou à prétention civilo-humanitaire.
La décolonisation est, pour l’essentiel, achevée, et avec elle les
mouvements de libération nationale qui se sont souvent inversés pour faire
de leurs dirigeants les détenteurs de pouvoirs dictatoriaux ; et là où elle
demeure un problème aigu, au Proche-Orient notamment, elle revêt l’allure
de la violence extrême. Ailleurs, et y compris au sein des anciennes
puissances coloniales, elle a laissé place à des problèmes postcoloniaux,
héritages d’un passé comportant une face de lumière, de créativité culturelle
notamment, et une face d’ombre, lourde en particulier d’un racisme où se
mêlent les relents d’une histoire pas toujours très lointaine, et les
discriminations raciales de sociétés qui s’ethnicisent.
Là où la société était industrielle, le mouvement ouvrier, en se
développant, était l’acteur contestataire d’un conflit central l’opposant aux
maîtres du travail de façon souvent rude, et en suscitant parfois des formes
meurtrières de répression. Mais en lui-même, il n’a pas été violent, et quand
les expressions les plus radicales de sa contestation ont pris un tour violent,
voire terroriste, ce fut généralement en son nom, mais non pas de son fait,
avec des acteurs politiques ou des intellectuels prétendant le représenter de
façon plus ou moins artificielle. Au sein des sociétés ayant cessé d’être
industrielles, la question sociale la plus dramatique n’est plus celle de
l’exploitation du prolétariat, et bien davantage, pour le dire de manière
extrême, celle de la non-exploitation de ceux qui sont rejetés du marché du
travail, ou à peine tolérés à ses marges, dans l’emploi précaire, illégal ou
clandestin. Du coup, les sociétés postindustrielles – un terme récent et
pourtant déjà presque tombé en désuétude – rejoignent d’autres sociétés, hier
dépendantes ou colonisées : les problèmes du Sud pénètrent le Nord, la
modernité, comme dit Schmuel Eisenstadt, devient multiple6.
Les exclus, les précaires ne peuvent guère construire eux-mêmes
l’action qui prendrait en charge leur défense, ils ne peuvent, au mieux, que
s’appuyer de façon plus ou moins hétéronome sur des militants politiques,
des intellectuels, des mouvements religieux, caritatifs, des ONG, tandis que,
là aussi, des formes de violence extrême s’autorisent parfois à parler en leur
nom.
La fin d’un conflit institutionnalisé, ou son absence, se traduisent
souvent par l’impossibilité à apporter un traitement négocié aux demandes
qui proviennent de la société, aux attentes de ceux qui ne peuvent eux-mêmes
construire ou faire fonctionner un système d’action. À tous les niveaux,
supranational, régional, national, local, le monde est plein de ces situations
où la violence rôde faute d’un principe de conflictualité.
C’est pourquoi la troisième partie de ce livre est consacrée à l’examen
de la violence et du racisme contemporains, non pas tant là encore pour les
décrire et établir un bilan que pour montrer comment les outils d’analyse
proposés au début de l’ouvrage apportent une lumière forte sur ces
phénomènes de déchirements, de rupture, de haine et de passage à l’acte dans
un monde globalisé qui est au plus loin de signifier l’entrée dans une ère
d’ordre et d’harmonie. Et sans devenir pour autant normative, cette partie
envisage les conclusions politiques qui peuvent être tirées de ce type
d’examen : comment agir et faire face à de tels défis avec une certaine
efficacité ?
Ce livre vise un public qui ne devrait pas se limiter à celui de mes
collègues enseignants-chercheurs et des étudiants en sciences sociales ; ce
n’est pas un manuel de sciences sociales, mais plutôt un antimanuel, qui
aborde des questions qui n’ont que bien peu de place dans les cursus
universitaires. Pourtant, ces questions sont centrales, y compris, comme on le
verra dans le chapitre 3, s’il s’agit de réfléchir à l’engagement du chercheur
dans la vie de la Cité, à la scientificité de sa démarche, et en particulier à
l’administration de la preuve, à la démonstration. Si cet ouvrage pouvait
rapprocher la recherche et la diffusion du savoir ; la production des
connaissances et l’enseignement, il aurait atteint un de ses objectifs, parmi
les plus importants.
Ce livre peut-il concerner l’ensemble des sciences sociales et pas
seulement la sociologie, qui est ma propre discipline ? Répond-il au souci
d’installer la réflexion à un niveau international sans l’enfermer dans
l’analyse spécifique de la seule société française ? J’ai la chance de mener
mes recherches depuis une bonne trentaine d’années au sein d’une institution,
l’École des hautes études en sciences sociales, où se côtoient des chercheurs
qui relèvent de tout le spectre des sciences sociales, et où la
pluridisciplinarité n’est pas un slogan agité artificiellement, mais une réalité.
Et, autre chance, j’ai toujours pu conjuguer, dans ma pratique de recherche,
enracinement dans ma propre société (française), enquêtes de terrain dans
divers pays, et participation à une vie intellectuelle internationale – ce
qu’ont reconnu les collègues qui m’ont porté à la présidence de
l’Association internationale de sociologie en 2006. Il n’en demeure pas
moins des risques considérables de biais, disciplinaire et ethnocentrique.
J’espère simplement que le lecteur sera sensible à mes efforts pour réduire
ces limites, ces carences et ces manques.

1- Michel Wieviorka (dir.), avec la collab. d’Aude Debarle et Jocelyne Ohana, Les Sciences
sociales en mutation, Auxerre, Sciences humaines Éditions, 2007.

2- Pierre Hassner, dans l’introduction de La Violence et la Paix, Paris, Éditions Esprit, 1995.
3- Ulrich Beck, La Société du risque – Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion,
coll. « Champs », 2003 [1986].

4- Anthony Giddens, La Constitution de la société, Paris, L’Harmattan, 1987 [1984].

5- Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le Système, Paris, Le Seuil, 1977.

6- Schmuel Eisenstadt (dir.), Multiple Modernities, Piscataway, Transaction Publishers, 2002.


PREMIÈRE PARTIE
1
Critique du sujet

Le concept de Sujet n’est pas neuf et dans la vie intellectuelle sa


présence est constante, avec des hauts et des bas. Il est hégémonique dans
certaines périodes historiques, recouvert ou maltraité, voire pourchassé en
d’autres temps. Ainsi dans les années d’après-guerre, Jean-Paul Sartre a
incarné avec un immense succès une pensée de la liberté et de la
responsabilité qui situe nettement son œuvre du côté du Sujet. Pour lui, l’« 
homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, par ce
qu’il parvient à faire de ce qu’on a fait de lui, même s’il ne se reconnaît
jamais dans son objectivation1 ». Et dans les années 1960, la montée en
puissance du structuralisme a signifié l’entrée dans une phase de déclin de
l’influence du Sujet, au profit d’approches ne laissant guère de place à la
subjectivité des acteurs. L’heure a alors été à Claude Lévi-Strauss, dont les
essais réunis dans Anthropologie structurale sont publiés en 1959, à
Jacques Lacan, à Roland Barthes, à Noam Chomsky, à Michel Foucault et à
beaucoup d’autres, qui d’une façon ou d’une autre proclament alors la « mort
de l’Homme » – et donc du Sujet.
Cette période est derrière nous. Inauguré dans les années 1980, le retour
du Sujet est aujourd’hui incontestable. Peut-être ne s’agit-il là que d’un
mouvement de balancier, du type de ceux qu’évoque Albert Hirschman dans
un ouvrage classique où il explique que les sociétés connaissent
périodiquement de grands mouvements, passant du « bonheur privé » à
l’action publique2, et vice versa – nous serions alors dans une phase
historique mondiale favorable à l’individualisme. Toujours est-il que nous
observons aisément le retour massif du Sujet dans les sciences sociales
depuis une vingtaine d’années. Ce phénomène est si spectaculaire qu’il
convient d’en prendre la mesure de manière critique et d’envisager sans
complaisance l’apport du concept de Sujet, mais aussi les limites ou les
problèmes auxquels peut se heurter son recours. Le moment n’est plus de
combattre les ennemis du Sujet – ils sont défaits, en tout cas pour l’instant. Il
est d’en enrichir le concept, en le mettant en débat.

La place du Sujet
Acceptons, pour l’instant du moins, la définition qu’en propose Alain
Touraine, ce sociologue qui a su résister et maintenir le point de vue du Sujet
face au structuralisme triomphant, dans les années 1960 et 1970, et qui, plus
que tout autre, depuis les années 1980, en incarne le retour contemporain : « 
J’appelle sujet la construction de l’individu (ou du groupe) comme acteur,
par l’association de sa liberté affirmée et de son expérience vécue assumée
et réinterprétée. Le sujet est l’effort de transformation d’une situation vécue
en action libre3. »
Le Sujet, ainsi défini, et donc la subjectivité des acteurs sont devenus
incontournables dans les sciences sociales. En voici quelques illustrations.
Les chercheurs qui étudient les phénomènes religieux notent que les
acteurs expliquent eux-mêmes leur foi comme une décision hautement
subjective, personnelle – « Si je suis musulman, disent par exemple bien des
jeunes des “banlieues” françaises, c’est mon choix », et non un héritage, la
reproduction simple de la religion des parents et des ancêtres. De façon plus
générale, et ce n’est pas un paradoxe, les identités culturelles et religieuses
d’aujourd’hui relèvent très largement de la subjectivité personnelle de ceux
qui s’en réclament : elles sont produites, bien plus que reproduites. Elles
sont l’expression collective de choix individuels qu’elles agrègent, elles
procèdent, pour reprendre un vocabulaire classique, de l’achievement
personnel, la réalisation de soi, bien plus que de l’ascription, la
détermination par imputation à une identité prédéterminée. Le constat est
dressé aussi bien par des sociologues que par des anthropologues ou des
historiens, et c’est ainsi qu’un ouvrage important dirigé par Eric Hobsbawm
et Terence Ranger a pu, dès les années 1990, parler d’« invention de la
tradition4 ».
Les chercheurs qui s’intéressent au corps et au rapport au corps, au
sport, à la danse, à l’expression corporelle, au tatouage, à la chirurgie
esthétique, etc., notent qu’il n’est plus possible comme par le passé de
dissocier le corps et l’esprit, la nature et l’âme. Le corps est « à soi », et tout
ce qui le travaille, le modifie, le met en valeur, quitte à ce que cela
s’accompagne de souffrances, relève de la subjectivité. Les travaux de
David Le Breton montrent bien que dans divers domaines, la transcendance
devient autotranscendance, dépassement de soi pouvant impliquer la mise en
risque de son propre corps. Un renversement s’effectue, dans notre vie
sociale, et dans nos analyses, qui passe par la valorisation et la
compréhension de tout ce qui lie, et non plus sépare, le travail de l’esprit et
le travail sur le corps, et de ce qui va dans le sens de l’exploration de soi-
même et de ses propres limites. Ainsi – exemple que nous empruntons à
David Le Breton – la figure de l’aventurier n’est plus celle, traditionnelle, de
l’explorateur du monde et de ses espaces inconnus, éventuellement mû par
une passion politique ou scientifique. Elle est devenue celle de l’individu
apparemment ordinaire qui s’engage dans une expérience extrême où il met à
l’épreuve son endurance, sa volonté, son courage. Le « nouvel aventurier »,
celui ou celle qui traverse un océan seul(e), et à la rame, éprouve en même
temps son corps et son âme, ses possibilités physiques et morales5. Et en
même temps que le corps peut être pensé, comme dit Anastasia Meidani,
comme « le lieu du soi agissant », il devient « affaire de marché et de
marchandisation6 » – ce qui nous invite à l’associer, dans la réflexion, au
thème de la globalisation économique : le corps est en même temps saisi par
elle, et expérience subjective ; activité physique embarquée dans les
logiques de l’argent, des médias, de la publicité, et de la connaissance
économique, et terrain de la subjectivation, du travail du Sujet. Ce travail ne
débouche pas nécessairement sur la valorisation du corps, il peut, au
contraire, prendre l’allure de la crise, voire de l’autodestruction, et par
exemple aboutir à l’obésité ou à l’anorexie.
La recherche qui s’intéresse à la santé et à la maladie donne désormais
une place considérable au malade, à sa souffrance physique comme morale,
et refuse qu’on sépare le malade de la maladie. Les travaux de Philippe
Bataille renouvellent ainsi l’approche sociale et culturelle de la mort en
montrant toute l’importance que revêtent les efforts qui s’ébauchent dans les
sociétés contemporaines, pour renforcer, à l’hôpital notamment, les liens
entre les mourants, leurs proches et leur environnement médical ou
associatif7. La recherche est de plus en plus sensible au thème de l’éthique et
par exemple à la prise de décision de vie ou de mort dans des situations où
la personne concernée est incapable de faire connaître ses propres choix, ou
bien encore à propos de grands choix de société comme ceux liés à
l’adoption ou à la procréation médicalement assistée. Que dit par exemple
Jean-Claude Ameisen, un biologiste président du Comité d’éthique de
l’INSERM ? Que l’« éthique vise à essayer dans ses recompositions
permanentes de réinventer, de préserver cette notion de Sujet comme acteur
de sa propre vie ». L’approche de la souffrance mentale, de la dépression, du
stress, de la « fatigue d’être soi », comme le dit Alain Ehrenberg8, impose
elle aussi que soit prise en compte la référence au Sujet.

Ce constat d’une omniprésence du Sujet comme outil d’analyse peut être


étendu à bien d’autres domaines encore. L’étude de la famille, domaine
classique de la sociologie, est renouvelée par la mise en perspective des
Sujets personnels qui s’y côtoient pour former par exemple la famille « 
démocratique » dont parle François de Singly9. L’enfant, dans les sciences
sociales contemporaines, n’est plus un être immature, un humain en devenir,
qui deviendra un individu pleinement adulte au fil de processus de
socialisation « primaire » (dans la famille, à l’école) puis « secondaire » (au
travail, dans l’action associative, etc.) : il est de plus en plus un acteur à part
entière, capable de conférer un sens à ses actes – un Sujet10. La sociologie
de l’éducation se penche sur l’élève, ou sur les enseignants comme Sujets de
leur expérience11. La sociologie du racisme a trouvé une de ses voies les
plus prometteuses en s’intéressant à la façon dont la victime du racisme est
niée, interdite comme Sujet de son existence, bafouée dans son humanité.
Les études féministes, si profondément imprégnées encore par la pensée
structuraliste et, aux États-Unis, par ce que l’on a pu appeler la « French
Theory », ont été saisies, pour reprendre le titre d’un ouvrage important de
Judith Butler, d’un « trouble dans le genre », qui renvoie aux efforts des
acteurs, femmes et hommes, pour subvertir les identités et se dégager des
déterminismes et des assignations normatives qui façonnent le genre. Nourrie
elle-même des auteurs-phares du structuralisme, Judith Butler s’en dégage,
au moins partiellement, pour penser « les “femmes” en tant que sujet du
féminisme12 ».
Le travail est un autre domaine où le Sujet devient un outil d’analyse
incontournable, et le thème mérite d’être quelque peu développé. Pour Marx,
héritier direct, ici, de Hegel, le travail est l’activité créatrice de l’homme
par excellence, et à la limite son essence, une formidable force de libération,
de progrès pour l’humanité et de réalisation de soi pour les individus – mais
ceux-ci sont exploités et aliénés du fait de la propriété privée des moyens de
production. C’est précisément la vocation de l’action politique, pour Marx,
et beaucoup d’autres, que d’assurer la désaliénation du travail et d’en finir
avec l’exploitation des travailleurs. La sociologie du travail, tout au long de
l’ère industrielle, s’est centrée sur les rapports de domination dans le travail,
sur les modalités de son organisation et sur les jeux d’acteurs qui en
découlent, stratégiques, de classe ; elle a constamment critiqué le taylorisme
et autres formes d’organisation dite « scientifique » aboutissant au travail « 
en miettes », selon la belle expression de Georges Friedmann13.
Mais dès le milieu des années 1970, de nouvelles approches ont insisté
sur les changements qui affectent le travail : il serait devenu plus humain,
organisé de manière participative, permettant à tout travailleur, désormais,
d’avoir une perspective globale sur son activité. L’autonomie aurait succédé
à l’aliénation, la division du travail n’existerait plus, chacun pourrait se
réaliser dans le travail – thèse contestable14, mais qui a le mérite, là encore,
de s’intéresser au Sujet – ici, un Sujet défini socialement, comme travailleur.
Dans ce contexte post-taylorien, certains ont même parlé de fin du travail, ou
tout au moins plaidé pour que l’on cesse de placer le travail au cœur de la
société, et d’y voir l’essence de l’homme, ou du lien social. Le moment
n’est-il pas venu, a demandé par exemple Dominique Méda, de « 
désenchanter le travail », d’en finir avec le charme qu’exercerait sur nous
cette notion chargée de toutes sortes d’espoirs, d’utopies, d’espérances, et de
nous « demander par quel autre moyen nous pourrions permettre aux
individus d’avoir accès à la sociabilité, l’utilité, l’intégration, toutes choses
que le travail a pu et pourra encore sans doute donner, mais certainement
plus de manière exclusive15 » ?
Les sciences sociales ne se sont évidemment pas départies de la
réflexivité critique qui les caractérise nécessairement. Dans le contexte créé
par les transformations du capitalisme globalisé, elles ont mis l’accent, de
plus en plus, sur la façon dont l’intégrité même de la personne, au-delà du
travail, mais là où il s’exerce, peut être affectée. Tel est me semble-t-il le
sens de la critique que fait Richard Sennett du capitalisme flexible16, dans
lequel les salariés sont soumis non plus tant au pouvoir visible des
responsables de l’organisation du travail, comme à l’époque du taylorisme
triomphant, non plus à celui des managers, comme on le pensait dans les
années 1970 ou 1980, mais à celui des actionnaires, qui constituent un monde
distant et impersonnel. L’entreprise aujourd’hui, en effet, surtout lorsqu’elle
atteint une certaine taille, peut devenir un univers stressant, instable, au sein
duquel la confiance n’est pas de mise, où les salariés ne trouvent pas les
repères autorisant l’estime de soi, et d’où ils sont, comme dit une expression
latino-américaine, « jetables » – des « Kleenex » dont on se débarrasse sans
états d’âme : celui qui vous a embauché a peut-être été lui-même déjà
licencié par celui qui vous met à la porte et qui sera lui-même tôt ou tard à
son tour remercié. Dans ces conditions, la souffrance personnelle au travail,
le stress, le harcèlement, qu’il soit sexuel17 ou autre, bref tout ce qui traverse
les rapports sociaux ou interpersonnels pour aboutir à une mise en cause de
la personne elle-même, comme sujet, revêt désormais une grande
importance. En pénétrant dans le travail, l’individualisme moderne laisse les
plus faibles ou les plus démunis en butte à des difficultés qui en font une
victime, un individu qui éventuellement déprime ou s’enferme dans la honte,
et qui parfois se suicide ou s’autodétruit. Nié dans son être, cet individu
n’est plus défini par son apport à l’entreprise, ni même par l’injustice qu’il
ressent à comparer sa contribution et sa rétribution, il n’est pas tant
dépossédé des fruits de son travail qu’atteint dans sa personne, au plus
profond de son être. Comme Sujet. Ainsi le travail s’est-il considérablement
transformé dans le temps, et les années 1980 et 1990 du XX e siècle ont vu se
développer des diagnostics dans l’ensemble plutôt sombres sur sa place dans
la société ou sur la condition des travailleurs – un terme lui-même quelque
peu suranné, peut-être du fait de sa sur-utilisation dans le discours politique
marxiste ou communiste, aujourd’hui bien affaibli. Dans ce contexte,
l’introduction d’une thématique du Sujet s’est opérée à travers les images ou
dans les perspectives les plus noires, sous l’angle des méfaits du travail et
de la négation de l’intégrité de la personne humaine. Mais ce n’est là qu’une
face de la médaille, et peut-être même faut-il la relativiser bien plus qu’on
pourrait croire. C’est ainsi que Michel Lallement, au terme d’une vaste mise
au point, note que « le travail ne s’est pas dissous dans les vapeurs d’une
quelconque postmodernité ou dans les eaux de sociétés de plus en plus
“liquides”. Il trône toujours haut dans l’échelle axiologique des pays
européens18 ». Chiffres à l’appui, Lallement montre que le travail « s’impose
de plus en plus aujourd’hui comme un moyen d’affirmation de soi »,
largement associé au bonheur – il cite par exemple une enquête par
questionnaire de C. Baudelot et M. Gollac où, à la première question : « 
Qu’est-ce qui est pour vous le plus important pour être heureux ? », 27 % des
personnes interrogées répondent spontanément le travail19. Introduire la
perspective du Sujet dans l’analyse du travail ne peut donc être limité à
envisager l’aliénation et la destruction des individus. Ce doit être aussi
s’intéresser aux dimensions de réalisation de soi et de créativité qu’il
signifie, ou peut signifier, et par conséquent ne pas perdre de vue les
approches initiées par Hegel ou par Marx.
De la religion au travail, on le voit avec ces illustrations, de toutes
parts, les sciences sociales accordent une place considérable au Sujet qui est
devenu une catégorie centrale de bien des analyses. Certes, le Sujet n’avait
jamais disparu complètement de la pensée sociale, même à l’apogée
triomphal du structuralisme, dans les années 1960 et 1970. Des filons
importants des sciences sociales en ont toujours maintenu vivante
l’inspiration, y compris en France, qui est certainement le pays au monde où
le structuralisme a occupé le plus large espace. La résistance, implicite plus
que théorisée, y a été incarnée par Alain Touraine, nous l’avons dit, mais
aussi dans la sociologie dite clinique, par Edgar Morin, Claude Lefort,
Georges Balandier, Henri Lefebvre ou bien encore, dans les années 1970,
avec l’essor de méthodes privilégiant l’écoute et s’intéressant aux « récits de
vie » – un domaine où les sciences sociales italiennes ont joué un rôle
décisif20.
Et désormais, le Sujet est passé de la marge au centre, il est au cœur de
bien des dispositifs théoriques, et de bien des approches concrètes. Si une
aussi spectaculaire évolution a pu s’opérer, en quelques années à peine, ce
n’est pas seulement du fait du mouvement des idées, comme si celui-ci était
autonome, en tout cas sans liens avec le mouvement des sociétés. C’est aussi
que la poussée de la subjectivité personnelle, dans tous les domaines, est un
élément décisif de la montée générale de l’individualisme moderne et qu’elle
se constate dans tous les secteurs de la vie collective – ce qui d’ailleurs
justifie qu’on puisse parler, par exemple avec Ulrich Beck, d’une « seconde
modernité ». C’est aussi que les approches classiques, en termes
d’intégration et de socialisation, et qui partent de l’idée de société, semblent
de plus en plus inadaptées, au point qu’il est de plus en plus question d’en
finir avec cette idée, ou avec celle de « social » – un point de vue extrême
que partagent des sociologues aussi différents, par exemple, qu’Alain
Touraine et Bruno Latour21.

Le retour du Sujet
Dans l’ensemble, il est devenu difficile aujourd’hui de rejeter le
concept de Sujet en lui reprochant, purement et simplement, de constituer une
illusion métaphysique. C’est pourtant sur cette base que la pensée
structuraliste s’est opposée à l’idée qui veut que l’Homme puisse être
conscient et responsable de ses actes.
Tout au long des années 1960 et 1970, cette pensée a constitué le Sujet
en ennemi. Elle l’a traqué, pourchassé, elle a voulu en proclamer la mort,
prétendant faire apparaître des causalités structurales ou, comme disaient le
philosophe Louis Althusser et les marxistes althussériens, des
surdéterminations « en dernière instance », substituant à l’idée de conflit
entre acteurs celle de contradictions objectives, rêvant souvent, aussi, de
crise et de convulsion révolutionnaire et débouchant, dans quelques cas
extrêmes, sur l’appel à la lutte armée et l’engagement dans la spirale du
terrorisme. Pour les maîtres penseurs qu’inspirait le structuralisme, le
fonctionnement et l’évolution des sociétés sont commandés par le poids des
instances, des structures, des appareils, des mécanismes abstraits, et
admettre l’idée de Sujet est une erreur ou une naïveté : l’homme n’est jamais
que le jouet de forces qui lui échappent. Il s’agissait de dégager des règles,
des systèmes, des codes, sur le modèle de la linguistique saussurienne, et
assurément pas de donner à voir et comprendre des acteurs. Il était question,
dans les variantes les plus radicales du structuralisme, de « procès sans
sujet », Louis Althusser apportait ses lettres de noblesse marxistes à l’anti-
humanisme, et Pierre Bourdieu mettait en avant le concept d’habitus, ce qui
lui permettait d’évacuer le Sujet : les individus, dans cette perspective, sont
inconsciemment déterminés dans leurs perceptions, leurs pensées et leurs
conduites par des dispositions incorporées lors de leur socialisation, des
habitus 22.
La pensée structuraliste n’a pas totalement disparu, elle alimente
aujourd’hui encore des mouvements ou des orientations politiques dominés
par des logiques de soupçon et des postures de pure dénonciation, elle
anime, plus ou moins explicitement, le gauchisme hypercritique qui ne parle
qu’en termes de tout ou rien, qui revendique le changement absolu contre tout
projet de changements démocratiques obtenus par la réforme progressive, la
négociation et le jeu des acteurs sociaux ou politiques. On en trouve parfois
encore la marque dans d’importants ouvrages ou articles. C’est ainsi qu’un
des derniers livres de Pierre Bourdieu, La Domination masculine, relève
encore à bien des égards de ce structuralisme si étranger au concept de
Sujet ; à le suivre, les femmes sont à ce point dominées par les hommes
qu’elles ne peuvent qu’intérioriser les catégories mêmes dans lesquelles ils
pensent cette domination. Elles sont réduites à un état de victime, ce qui leur
interdit de se constituer en Sujet. Une violence symbolique empêcherait le
Sujet de se construire comme tel. Des militantes féministes, au moment de la
sortie de cet ouvrage, ont vivement critiqué cette conception, pour souligner,
au contraire, l’existence d’une conscience et d’une capacité d’action pour les
femmes – un thème qui est au cœur d’une récente enquête d’Alain Touraine
qui sonne comme une réponse à Bourdieu23. C’est précisément parce qu’il
existe des acteurs que la pensée structuraliste semble par moments si
visiblement décalée de la réalité observable.
Il n’y a plus guère de partisans aussi intransigeants qu’hier dans le camp
des opposants à toute notion de Sujet, peut-être aussi parce que de leur côté,
ceux qui défendent le point de vue du Sujet ont introduit des nuances. C’est
ce qu’explique Vincent Descombes : « Les positions tranchées d’hier n’ont
plus cours. D’un côté, les adversaires du sujet acceptent de faire place en
philosophie à un sujet, à condition qu’il ressemble un peu plus à ce que
révèle une expérience humaine : à condition que ce sujet que je suis censé
être soit divisé, fragmenté, souvent opaque à lui-même et parfois impotent,
comme je le suis moi-même. De l’autre côté, les partisans du sujet affirment
qu’on ne saurait tenir l’idée de sujet pour illusoire, mais concèdent qu’il n’a
jamais existé que sur le mode divisé, fragmenté, opaque et impotent. Bref,
tout le monde paraît disposé à dire que le sujet avait été conçu, à tort, comme
doté de deux attributs auxquels il n’avait pas droit : la transparence et la
souveraineté 24. » C’est ainsi que selon Descombes, le sujet « 
métaphysique » serait délaissé et remplacé aujourd’hui par un sujet « 
postmétaphysique ».

L’autonomie du Sujet
Le sens étymologique de sujet – du latin sub-jectum (« sous-mis ») – est
en contradiction avec celui qu’il revêt aujourd’hui. Dans son sens actuel, le
Sujet n’est pas celui qui est soumis à l’autorité d’un souverain – définition
très classique. On est passé de l’assujettissement à l’autonomie, ce qui, à
l’évidence, mériterait une enquête. Le Sujet n’est pas non plus celui qui est
soumis à l’observation, comme dans la psychologie expérimentale des
années 1950 ou 1960. Il est défini par sa capacité d’autonomie, comme étant
la source de ses propres représentations et de ses actions, dont il est, dit
Alain Renaut, le fondement et l’auteur25. Pour les sciences sociales
contemporaines, il présente deux faces.
L’une est défensive. Le Sujet est alors ce qui résiste aux logiques des
systèmes, du souverain, de Dieu, d’une communauté et de sa loi, ou qui y
échappe ; il est aussi, toujours de ce point de vue, la capacité de l’être
humain d’agir pour sa survie, pour sauver sa peau. Par exemple, explique le
psychanalyste Jean Bergeret26, si l’on souhaite comprendre les conduites de
rage et de violence des jeunes des banlieues françaises, il faut voir qu’elles
sont d’abord un acte de survie face à une société perçue comme une menace
pour l’existence même. Résistance personnelle, refus, rejet des rôles
imposés, des normes, des contraintes, le Sujet, dans le vocabulaire d’Alain
Touraine, est d’abord « vide », il est avant tout « lutte de survie face à
l’énorme pression de l’économie, de la consommation, de la culture de
masse et du communautarisme », et du coup, il est fragile, toujours menacé
d’écrasement, et tenté le cas échéant par des conduites mortifères ou
d’autodestruction : suicide, alcoolisme, drogue, troubles de la personnalité,
etc.
L’autre face du Sujet est constructive, positive si l’on veut, c’est la
capacité d’être acteur, de construire son expérience, c’est, dit le sociologue
allemand Hans Joas, le « caractère créateur de l’être humain27 ». Le Sujet
n’est pas une essence ou une substance, c’est, dans cette perspective, la
capacité de devenir autonome, de maîtriser son expérience.
Il s’agit d’autonomie et non pas d’indépendance, car il n’y a pas
d’extériorité par rapport à la vie sociale. Cette définition souligne la
capacité du Sujet de participer à la vie moderne en y opérant des choix, en
prenant des décisions, en étant responsable de ses actes. Elle renoue, ainsi,
avec la philosophie de Jean-Paul Sartre. Elle implique que chaque individu
pouvant se constituer en Sujet et donc manifester sa propre volonté
d’individuation accorde à tout autre individu la même capacité, voie un Sujet
en tout être humain, doté comme lui de la capacité de s’engager dans un
processus d’individuation. Autrement dit, la sociologie du Sujet n’est pas
indifférente aux questions générales du vivre ensemble, de la politique : dans
sa perspective, le Sujet se définit par un rapport à la Cité qui est un rapport à
soi, une relation réfléchie à soi. Être Sujet, de ce point de vue, implique de
se poser en citoyen réfléchi, de s’intéresser à la vie de la Cité en même
temps qu’à soi-même ; en introduisant une relation subjective, réfléchie, à
soi-même, on en introduit nécessairement une à la Cité.
Il faut donc dire nettement que la sociologie du Sujet n’est pas une sorte
de psychologie dépolitisée, a-historique, asociale. À la limite, le point de
vue du Sujet implique de penser le social, l’individu dans la société, face
aux institutions, etc. On pourra dire, dans la même veine, que la sociologie
du Sujet est une sociologie humaniste. Mais il faut ici introduire un constat
empirique : la tendance dominante, dans les sociétés contemporaines, est à
se soucier d’autonomie personnelle bien plus que de responsabilité ou de
solidarité. Le point de vue du Sujet s’impose en se constituant face au point
de vue du système, du fonctionnement social, de l’intégration, qui autorise
bien plus facilement la référence au sens de la collectivité. C’est ce qui
nourrit l’inquiétude de ceux qui y voient la marque, avant tout, de
l’individualisme et de l’égoïsme.
Ce concept de Sujet doit être distingué de celui d’acteur. Ce dernier
n’apparaît que s’il y a passage de la capacité d’agir à l’action. Ce qui
conduit à réfléchir aux conditions favorables, ou non, pour que soit opéré ce
passage qui, dans certains cas, peut s’avérer problématique, difficile, voire
impossible. Le Sujet est capable d’être acteur, il est susceptible de le
devenir, mais pas nécessairement. Ajoutons que le terme d’acteur mériterait
lui aussi discussion – ne serait-ce que parce que la catégorie englobe une
grande variété de figures, fort disparates, leaders et exécutants, dirigeants et
militants de base, etc. L’action ne présente pas pour tous ses participants les
mêmes dimensions d’autonomie.
De même, le Sujet doit être distingué de l’individu, catégorie plus large,
incluant le Sujet, mais aussi le fait ou le désir de participer à la vie moderne,
de consommer, d’accéder à l’argent, au travail, à l’éducation, à la santé
comme personne singulière, à la sécurité aussi, ce qui n’est pas la même
chose qu’agir. L’individualisme moderne inclut la subjectivité des personnes,
mais ne s’y limite pas. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point le
concept de Sujet doit être intégré ou associé à celui d’individu, à quel point
il ne faudrait pas les séparer.
Enfin, la sociologie du Sujet n’exclut pas une approche en termes
d’intersubjectivité, mais elle est d’une autre nature. Quand Jürgen Habermas,
par exemple, nous invite à penser la discussion argumentative entre
individus, ce qu’il appelle l’agir communicationnel, indissociable de l’esprit
démocratique, il ne nous propose pas une théorie du Sujet. Mais celle-ci
n’est pas très éloignée, car il y a bien un moment où, dans la discussion
habermassienne, chacun fait des choix intellectuels, adopte les arguments
auxquels il se rallie à l’issue d’un choix, d’une délibération qui est aussi
interne, personnelle, subjective, et pas seulement collective.

Deux conceptions du Sujet


Le triomphe actuel du Sujet ne doit pas masquer les difficultés
théoriques inhérentes à son concept, qui doit être lui-même précisé. Un effort
de clarification conceptuelle est d’autant plus nécessaire que très vite, dès
que l’on examine de près les approches possibles du Sujet, on constate que
les propositions disponibles ne dessinent pas nécessairement un ensemble
homogène et cohérent. On pourrait dire du Sujet ce que Max Weber dit de
l’individualisme – à savoir que la notion recouvre « les choses les plus
hétérogènes qu’on puisse imaginer28 ».
Un point de départ commode peut nous aider à formuler le problème. Le
Sujet dans la sociologie d’Alain Touraine fonctionne en amont du social. Il
est même d’abord ce qui résiste au social : « Pouvoir dire “Je” devient la
principale force de limitation de l’emprise du social sur l’acteur29. » Mais
comment se construit ce Sujet, d’où vient-il, comment se fonde-t-il ? Depuis
longtemps, les sciences sociales réfléchissent aux conditions de fondation de
la société, ou de la communauté, mais beaucoup moins à la fondation du
Sujet personnel, sauf à dire qu’il procède directement du lien social, de la
totalité, des institutions ou de processus de socialisation. Si le Sujet est non
social, cela signifie-t-il qu’il existe et se crée en amont de toute relation
sociale ou interpersonnelle ? Le Sujet semble alors être une virtualité que
chaque homme porterait, et qui ne se transforme en conduite concrète, en
action, que si certaines conditions sont satisfaites. Dans ce cas, le Sujet doit-
il être tenu pour une substance, « pensante, permanente et première », ce qui
pourrait renvoyer à saint Augustin ? Une telle conception s’oppose à celle du
Sujet se construisant, se constituant au fil de processus de pensée eux-mêmes
liés à des expériences, ou à des épreuves, comme dit Danilo Martuccelli30.
Le problème n’est pas neuf, et il est formulé, en particulier, par George
Herbert Mead, dont Hans Joas nous dit qu’il « partage sans réserve
l’orientation universaliste du questionnement kantien [mais] considère
cependant que les réponses apportées par Kant sont insuffisantes. Si les
conditions de la connaissance objective résident, préalablement à toute
expérience, dans le sujet, elles se situent alors en dehors de toute direction
commune, et précèdent toute évolution de ce sujet. Si la possibilité d’une
action responsable ne peut être fondée à partir de la réalité, et qu’elle reste
un pur postulat, nous encourons alors le risque de succomber à une auto-
illusion permanente31 ».
Il n’est pas aisé de vraiment trancher entre les deux conceptions
principales que nous avons ainsi commencé à distinguer, et qui méritent
d’être nettement opposées, même s’il est possible, en théorie, de tenter de les
articuler et d’envisager leur éventuelle complémentarité. Le Sujet, dans les
sciences sociales comme en philosophie, peut en effet être défini soit comme
un principe jouant en amont de toute action, de toute expérience sociale, soit,
ce qui n’est pas totalement contradictoire, mais très différent, comme se
formant au fil de l’action ou de l’expérience, et se défaisant au cours de
processus de subjectivation et de désubjectivation – des processus qui
peuvent aller jusqu’à l’extrême, d’un côté l’hypersubjectivation, la pléthore
ou la surcharge de subjectivité, d’un autre côté, l’autodestruction, le suicide,
le martyrisme.
Le Sujet est-il une construction ou un attribut quasi anthropologique de
chaque individu ? Est-il lié à une praxis, pour reprendre un vieux
vocabulaire, ou est-ce une virtualité propre à tout être humain ? Se fonde-t-il
lui-même, dans la pratique, l’action, l’expérience, ou est-il un donné
préalable ? Si l’on y voit un principe opérant en amont du social, un principe
par conséquent naturel, anthropologique, non social, on risque de s’écarter
de ce qui pour beaucoup est le b.a.-ba des sciences sociales et un des tout
premiers héritages d’Émile Durkheim, le postulat selon lequel il convient
d’expliquer le social par le social. L’enjeu théorique, on s’en doute, n’est
pas mineur ; c’est même tout l’édifice durkheimien que menacent ou mettent
en cause les approches qui valorisent le Sujet, on le verra à plusieurs
reprises dans cet ouvrage.
Cette question débouche sur ce que Vincent Descombes appelle un « 
cercle vicieux » : « Il semble y avoir un cercle vicieux dans l’idée même
d’un agent qui devient autonome par un apprentissage des pratiques
rationnelles (parler, calculer, mesurer, classer, etc.) et des techniques du
gouvernement de soi. Mais si cette apparence est véridique, cela veut dire
qu’un agent ne peut pas être maintenant autonome à moins de l’avoir toujours
été, ce qui reviendrait à admettre qu’on ne trouvera pas d’agents autonomes
dans ce monde tel qu’il est (...). Il semble donc qu’une formation à
l’autonomie soit logiquement impossible : seul pourrait devenir autonome un
agent qui le serait déjà. On pourrait dire que la philosophie du sujet, en
postulant une opération d’auto-position de la part de l’individu qui agit de
manière autonome, prend acte de la difficulté que constitue cette menace de
cercle vicieux32. » Peut-on en finir avec cet enfermement, se dégager de ce
problème selon lequel la chose à fonder est déjà fondée, ou sinon elle ne se
fonde pas ?
Faut-il être déjà Sujet pour pouvoir devenir Sujet ?
L’interrogation hante tout le débat philosophique. « Pour devenir un
sujet, il faudrait être déjà un sujet, mais justement, on ne peut être un sujet
qu’après s’être fait soi-même sujet », note Vincent Descombes dans ses
commentaires sur Michel Foucault33. Pour sortir de ce problème par le haut,
le résoudre, ne peut-on pas refuser cette opposition entre l’idée d’un Sujet se
préexistant à lui-même et celle d’un Sujet se construisant dans l’expérience,
admettre qu’il faut conjuguer et non pas opposer les deux termes du
problème, faire la part de l’un et de l’autre ? Dans cette perspective, il existe
une virtualité anthropologique, une qualité humaine – la capacité d’être
Sujet – et celle-ci se réalise, ou non, dans des processus de subjectivation
qui sont des processus d’autotransformation pris en charge par les personnes
elles-mêmes. Chacun est alors, de ce point de vue, l’acteur, ou l’auteur, ou le
Sujet de sa propre subjectivation, qui peut devoir pourtant beaucoup à
d’autres, à ceux qui aident ou guident dans ces processus, aux éducateurs par
exemple, qui assument la tâche de changer des personnes et qui savent qu’ils
ne peuvent le faire sans ces mêmes personnes.
Quand on est éduqué par autrui, on est coproducteur de cette éducation,
on n’en est pas le réceptacle passif, on se transforme du fait de l’intervention
d’autrui, et parce qu’en même temps on effectue un travail sur soi. Telle est
la voie explorée par Cornelius Castoriadis qui parle de la subjectivité
comme « réflexive et délibérante » et explique : « L’autonomie (du sujet) se
crée en s’exerçant, ce qui présuppose que, d’une certaine manière, elle
préexiste à elle-même34. » On peut ici faire un pas de plus et distinguer deux
logiques complémentaires de la subjectivation, selon qu’il y a
autosubjectivation ou hétérosubjectivation, intervention d’autres personnes,
aide ou bien encore imposition par l’extérieur, à la limite sous la forme de la
contrainte. Peut-être même faut-il distinguer de nombreux modes de
subjectivation, idée que l’on trouve chez Michel Foucault35, les uns relevant
d’une autosubjectivation et procédant d’un renoncement, les autres d’une
transsubjectivation, d’un effort pour en quelque sorte devenir soi-même.
Ce thème du renoncement est important, car il nous permet à propos du
Sujet de prendre la mesure de ce qui sépare les sociétés contemporaines des
sociétés traditionnelles. C’est en sortant de la vie sociale, à suivre
l’anthropologie de Louis Dumont, que des individus, dans la société indienne
« holiste », peuvent devenir des entités autosuffisantes, des Sujets, qu’il
appelle à la suite de Max Weber des « renonçants36 ». Le Sujet ici se
construit ou s’affirme par le renoncement, le dégagement, et non pas dans la
vie sociale. En ce sens, le Sujet des sociétés traditionnelles est très singulier,
puisqu’il tire les conditions de son existence de sa sortie de la vie sociale, et
non pas de son appartenance à elle. Or aujourd’hui, c’est l’inverse qui
apparaît décisif : devenir Sujet, ou même, beaucoup plus largement,
individu, ce n’est pas sortir de la vie sociale, c’est au contraire y participer
pleinement, y trouver les conditions de la réalisation de soi, d’une autonomie
qui ne veut pas dire extériorité. L’individu moderne, dans ses dimensions de
Sujet, est au plus loin du « renonçant » à la Max Weber ou à la Louis
Dumont, il est socialisé, et non pas désocialisé.
La subjectivation moderne est une socialisation, et non une
désocialisation – une socialisation bien singulière, puisqu’elle résiste aux
normes et aux pouvoirs. Mais nous n’avons pas tranché ici entre les deux
propositions principales qui viennent d’être discutées, celle qui considère
que le Sujet préexiste à toute action, et celle qui veut qu’il se construise, ou
se détruise dans l’action. C’est que nous y voyons deux outils analytiques
qu’une démarche pratique peut fort bien tenter d’utiliser comme des
éclairages distincts pour aborder une expérience concrète, historique. Le « 
cercle vicieux » de Vincent Descombes ne doit pas être source de paralysie,
d’impuissance à analyser, nous pouvons en faire un instrument à deux lames
qui permettent l’une et l’autre de mieux appréhender le réel.

Une face d’ombre ?


La définition du Sujet que nous avons retenue jusqu’ici et les débats
qu’elle suscite ne sont-ils pas réducteurs ? Le concept qui en résulte, même
s’il n’est pas stabilisé et qu’il se présente sous tension entre les deux
logiques qui viennent d’être distinguées, ne s’intéresse qu’à sa part de
lumière, à sa capacité défensive légitime, ou compréhensible, et à sa
capacité créatrice débouchant éventuellement sur l’action. Dans le concept
retenu jusqu’ici, nous avons insisté sur un principe de réciprocité : être Sujet
implique de reconnaître que tout être humain doit pouvoir l’être aussi. Mais
ne faut-il pas élargir le concept, et y inclure ce que j’ai appelé, faute de
meilleure expression, l’anti-Sujet, la part sombre du Sujet, sa face
destructrice, incluant notamment la cruauté, la violence pour la violence, et
donc la négation d’autrui comme Sujet37 ?
Nous pouvons partir pour cette discussion, là encore, de ce que dit
Alain Touraine, lorsqu’il est interrogé sur l’hypothèse d’une dimension « 
négative » du Sujet, lui qui en promeut une image « positive ». La question
taraude Farhad Khosrokhavar, qui lui demande : « Pourquoi le sujet
n’hébergerait-il pas une part d’ombre en lui-même38 ? » Fascination pour les
logiques mortifères de la part du sociologue qui a connu sur place les
horreurs de la révolution iranienne ? C’est ce que semble penser Touraine,
qui évoque, en réponse, à propos du racisme, de la violence des banlieues et
du terrorisme, une « désubjectivation qui vous attire39 ».
Mais le recours à l’idée de désubjectivation ne permet de couvrir
qu’une partie de l’espace des conduites de destruction et de négation de la
subjectivité d’autrui. Elle laisse de côté, en effet, la capacité de devenir
auteur de conduites dont le sens procède directement du plaisir de faire
souffrir, ou qui semblent dépourvues de sens tant est grande la passivité face
aux souffrances d’autrui. Il n’y a pas partout et toujours de la recherche de
sens, et lorsque celui-ci fait défaut, cela ne se réduit pas à un manque,
comme le pense Touraine : « Je ne vois pas de raison fondamentale, dit-il, de
dire qu’il y a toujours et forcément du sens. En revanche, lorsqu’il n’y a pas
de sens, il y a conscience et souffrance du manque ou de la perte de sens40. »
Mais il peut aussi y avoir du sadisme, de la violence gratuite, du plaisir pris
à humilier ou détruire, ce qui impose d’introduire dans l’analyse un principe
qui opère de manière bien plus directement négative et de concevoir une
dimension du Sujet qui en est la face sombre – la capacité à aussi incarner le
mal ou à rechercher la pure jouissance dans la destruction de l’Autre.
Ajoutons que sans pour autant se référer le moins du monde aux thèmes du
mal et de la négativité, tout ce qui touche à la sexualité mérite aussi, comme
le propose Maurice Godelier41, d’être examiné à la lumière d’une
conception complexe du Sujet, qui ne le réduise pas à ses dimensions de
résistance aux pouvoirs et aux normes ou à sa créativité, ni même plus
largement, à ses dimensions sociales.
La désubjectivation « à la Touraine » renvoie à l’idée d’un Sujet qui ne
parvient pas à exister : « Quand je parle du sujet, je commence par parler du
sujet vide, écrasé par le monde des marchés et des communautés,
dépersonnalisé, déprimé42. » Mais il faut ajouter d’autres figures du Sujet,
pour rendre compte notamment de la cruauté, de la violence pour la violence,
de la jouissance prise à traiter d’autres personnes comme des non-Sujets, des
non-humains, à les naturaliser, les chosifier, les animaliser, à la manière par
exemple des gardiens nazis d’Auschwitz décrits par Primo Levi dans son
dernier livre43. La désubjectivation poussée à l’extrême est une
antisubjectivation, elle conduit à de véritables inversions, et pas seulement à
du déficit de subjectivité. Elle débouche sur des figures du mal qui sont à ce
point opposées à l’image du Sujet qu’il est possible de parler pour elles
d’anti-Sujet. Plutôt que de réduire le Sujet à ses oscillations entre le vide et
le plein, entre la capacité et l’impossibilité d’être acteur, nous avons tout à
gagner, dans nos analyses, à en adopter une définition complexe, et plus
riche, qui inclut son envers, la capacité ou la virtualité de chacun à se
constituer en antiacteur et à participer activement, par exemple, à ces
antimouvements dont le monde ne manque guère aujourd’hui – terrorisme,
communautarisme, etc.
En acceptant de ne pas être seulement une sociologie du bien, en
s’ouvrant à cette dimension de l’anti-Sujet, la sociologie peut s’éviter une
sorte de romantisme qui fait du Sujet un personnage nécessairement
sympathique, parfois heureux, généralement malheureux ; elle laisse toute sa
place, théorique et pratique, aux aspects les plus noirs de la personne
humaine, elle se dote d’un outillage théorique pour se lancer dans des
recherches concrètes sur des phénomènes aussi importants que le racisme, la
violence ou l’antisémitisme.

Le Sujet et l’inconscient
Un débat rarement explicité oppose des pans entiers de la psychanalyse
aux tenants d’une sociologie du Sujet. À première vue, on pourrait s’attendre
à ce que le Sujet des sociologues et le « Je » de Freud et des psychanalystes
d’aujourd’hui entretiennent des liens relativement importants. C’est ainsi que
Cornelius Castoriadis pensait que le psychanalyste n’a d’autre but que
d’aider ses patients à devenir sujets44. Le sujet auquel il pense est ce que
Freud appelle le Ich. Vincent Descombes rappelle que Castoriadis se réfère
à un célèbre apophtegme de Freud : « Où était ça, je dois advenir » (« Wo Es
war, soll Ich werden »).
On constate d’ailleurs que le terme même de Sujet est de plus en plus
utilisé par les psychanalystes, du moins ceux de l’école lacanienne. Mais le
sujet lacanien n’est-il pas le « sujet de l’inconscient », ce qui est une notion
confuse ou « obscure » (Castoriadis), puisque la conscience et avec elle la
responsabilité personnelle sont évacuées de la subjectivité au profit,
finalement, d’instances externes intériorisées ou préexistantes (la nature, la
société et ses contraintes ou ses normes) ?
Toujours est-il qu’à suivre d’autres auteurs, il n’en est pas partout ainsi
dans la psychanalyse. Freud lui-même aurait évité très nettement de recourir
explicitement à cette notion. Une étude récente de Michèle Bompard-Porte45
signale que le terme « sujet » ne se rencontre qu’exceptionnellement dans
l’œuvre de Freud (en tout, à peine une vingtaine d’occurrences, et en fait
presque exclusivement à titre grammatical). Dans une perspective se
réclamant de Freud, elle-même rejette la notion de Sujet où elle ne voit rien
d’autre que la référence à « un avatar et complice du Dieu unique dont il (le
sujet) procède », une référence qui ferait perdre de vue la pluralité, la
complexité, les dynamiques et les processus psychiques que le « Je »
freudien rendrait plus clairs.
Le Sujet, dans cette critique, serait une catégorie réductrice, qui
postulerait une sorte d’unité psychique aux sources de l’action, il unifie, là
où le « Je » fait apparaître la diversité. Or, explique précisément Michèle
Bompard-Porte, il y a hétérogénéité et hétéronomie de la personnalité
psychique, « faite chez chaque individu d’héritages phylogénétiques, animaux
ou humains, ou construits durant l’ontogenèse, liés au développement
neurophysiologique, de la rencontre46 ». Certes, ce qui est critiqué ici est un
Sujet philosophique qui devient un nouveau Dieu et qui est présenté comme
unifié, là où, nous venons de le voir, ne serait-ce qu’à propos de l’anti-Sujet,
il est possible d’introduire de la complexité. Il n’en demeure pas moins,
derrière ces critiques, un point particulièrement délicat : le Sujet des
sociologues refuse-t-il une quelconque place à l’inconscient ? Le Sujet des
sciences sociales est défini par la conscience, la réflexivité ; c’est, dit
Touraine, « la capacité de réfléchir sur soi-même47 », de « faire en sorte que
ma vie soit MA vie (...). Ce que j’appelle le sujet n’est pas un idéal, ni un
héros ; c’est ce qui fait qu’un homme reste un homme, ou le devient, dans les
plus dures comme dans les meilleures conditions48 ». Le Sujet sociologique
ne peut-il être que conscient, n’entretenir aucun lien avec les processus
inconscients, les ignorer, être extérieur aux dimensions libidinales de la
personnalité psychique, et n’est-il que ce qui se forme et s’exprime dans et
par la raison, dans le « cogito » cartésien, dans la pratique du libre examen ?
Le Sujet se forme-t-il en pensant, et en se pensant, comme le suggère Michèle
Bompard-Porte en parlant de Freud, pour qui, dit-elle, « c’est une hypothèse
nécessaire que ne soit pas présente dès le début, dans l’individu, une unité
comparable au Je ; le Je doit être développé » ?
De telles interrogations pourraient renouer avec celles dont on trouve
les prémisses dans l’effort, dès l’entre-deux-guerres, pour articuler
marxisme et psychanalyse, notamment avec Wilhelm Reich, un auteur dont la
pensée aujourd’hui apparaît pourtant singulièrement datée. En tout cas, elles
nous indiquent que la sociologie du Sujet ne peut frayer son chemin qu’en
combattant sur deux fronts : d’une part, sur sa droite, ce qui subsiste du
structuralisme, négateur du Sujet et promoteur d’instances, de structures ou
de codes, et d’autre part, sur sa gauche, la psychanalyse qui l’interpelle sur
la place qu’elle accorde à l’inconscient, et qui l’accuse (Michèle Bompard-
Porte) de « régression » ou de « narcissisme méthodologique » en lui
reprochant de se limiter à la conscience et à la réflexivité.
La question de la conscience du Sujet est d’autant plus troublante que
l’observation concrète des acteurs, la recherche de terrain, par exemple sur
les mouvements sociaux, fait toujours apparaître un point essentiel : les
acteurs n’ont jamais pleinement conscience du sens de leur action, mais ils
ne sont jamais non plus totalement privés de conscience. S’ils étaient
pleinement conscients, les sciences sociales perdraient l’essentiel de leur
utilité – il suffirait d’écouter les acteurs pour comprendre le sens de leur
action. Et s’ils étaient totalement inconscients, alors, ils seraient sans
responsabilité par rapport à leurs actes et à leurs discours, et leur action ne
se comprendrait qu’en référence à des forces, des logiques, des structures
leur échappant entièrement – une idée qui, dans l’histoire, a souvent abouti à
légitimer la formation d’avant-gardes, par exemple léninistes, s’arrogeant le
monopole du sens et se préparant, le cas échéant, à exercer un pouvoir
dictatorial ou totalitaire.

Sujet et modernité
Enfin, le concept de Sujet pose une question d’ordre historique et
philosophique : est-il moderne, nécessairement et exclusivement moderne ?
Était-il inconnu des anciens, et si c’est le cas, cela signifie-t-il qu’il n’y
aurait pas eu de place pour le Sujet dans les sociétés non ou prémodernes,
traditionnelles, « holistes » selon l’expression de Louis Dumont – sauf à être
« renonçant » comme on l’a vu, et à se dégager de la vie sociale ?
Michel Foucault, dans la dernière période de sa vie, a voulu proposer
une histoire philosophique du Sujet en affirmant que les anciens philosophes
en ont posé la question – et il discute le « il faut se soucier de soi », selon la
formule célèbre de Socrate dans l’Alcibiade de Platon. Pour Foucault, les
modernes n’ont pas inventé l’idée de la réflexion sur soi. Sa critique de
l’idée courante selon laquelle il y aurait eu dans les sociétés de l’Antiquité
tardive un phénomène de repli individualiste débouche sur l’image d’une
dissociation, la notion d’individualisme éclatant en trois notions :
l’exaltation de la singularité individuelle, qui confère une valeur absolue à
l’individu (et non à la communauté ou aux institutions) ; la valorisation de la
vie privée (en opposition à la vie publique) ; et l’intensité des rapports à
soi-même – on se prend soi-même comme objet non seulement de
connaissance, mais aussi d’autotransformation. Cette dernière notion est
proche de celle de subjectivation et correspond assez bien à celle de Sujet.
La première, dit en termes sociologiques et appliqués aux sociétés
contemporaines, renvoie plutôt au souci de participer à la vie moderne, à
consommer, à jouir, à avoir un rang, un statut. La seconde, enfin, consiste à se
dégager des contraintes de la vie publique (ce qui peut rapprocher de la
subjectivation, s’il s’agit d’un effort pour se construire en se dégageant).
Maintenant qu’il est bien installé dans les sciences sociales
contemporaines, le concept de Sujet appelle débats, précisions. Sa définition
ne saurait faire l’unanimité, et l’examen auquel nous avons procédé laisse
ouvertes bien des interrogations. Le Sujet est un outil pour l’analyse, ce n’est
pas une théorie fermée, apportant a priori, et une fois pour toutes, les
réponses aux questions que nous nous posons. Cet outil a-t-il une forte valeur
heuristique ? Gardons-nous de tout argument d’autorité : la réponse viendra
plus loin dans ce livre, lorsque nous mobiliserons cet instrument pour
aborder les grands problèmes du monde contemporain que sont parmi
d’autres les identités, la mémoire, le racisme et le terrorisme.

1- Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 17.

2- Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983 [1982].

3- Alain Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994, p. 23.

4- Eric J. Hobsbawm, Terence O. Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge


University Press, 1992.
5- David Le Breton, Passions du risque, Paris, Métailié, 2004.

6- Anastasia Meidani, Les Fabriques du corps, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail,


2007, p. 14.

7- Philippe Bataille, « Mourir sans partir, l’impossible statut de mourant », in Michel Wieviorka
(dir.), Les Sciences sociales en mutation, op. cit., p. 91-101 ; Un cancer et la vie. Les malades face
à la maladie, Paris, Balland, 2003.

8- Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

9- François de Singly, Libres ensemble, Paris, Nathan, 2000.

10- Cf. par exemple le bilan de la recherche proposé par Heather Beth Johnson, « From the
Chicago School to the New Sociology of Children : the Sociology of Children and Childhood in the
United States, 1900-1999 », Advances in Life Course Research, 1999, no 6, p. 53-93.

11- François Dubet, Danilo Martuccelli, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris,
Le Seuil, 1996.

12- Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 [1990], p. 59.

13- Georges Friedmann, Le Travail en miettes, Paris, Gallimard, 1956.

14- Horst Kern, Michel Schumann, La Fin de la division du travail ? La rationalisation dans
la production industrielle, Paris, Éditions de la MSH, 1989.

15- Dominique Méda, Le Travail. Une valeur en cours de disparition, Paris, Aubier, 1995,
p. 300. Cf. également Jeremy Rikfin, La Fin du travail, Paris, La Découverte, 1997.

16- Richard Sennett, Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité,
Paris, 10/18, 2004 [1998] et La Culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006.

17- Cf. Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral, Paris, Syros, 1998.

18- Michel Lallement, Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007,
p. 545.

19- Michel Lallement, op. cit., p. 546.

20- Cf. Daniel Bertaux, « Alternatives conceptuelles sur la question du sujet dans la sociologie
française », in Roberto Cipriani, (dir.), Aux sources des sociologies de langue française et italienne,
Paris, L’Harmattan, 1997, qui évoque ses propres travaux, mais aussi ceux de Montaldi, Revelli,
Ferrarotti, Campelli, Cipriani, Macioti, d’Amato Cavallaro, etc.

21- Cf. Alain Touraine, Penser autrement, Paris, Fayard, 2007 ; Bruno Latour, Changer de
société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
22- Chez Pierre Bourdieu, l’idée d’habitus est nuancée par celle de champ, développée par
ailleurs, puisque dans un « champ » à la Bourdieu, il y a place pour le jeu d’acteurs concurrents. Cf.
Daniel Bertaux, op. cit.

23- Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998 ; Alain Touraine, Le
Monde des femmes, Paris, Fayard, 2005.

24- Vincent Descombes, Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même,
Paris, Gallimard, 2004, p. 8.

25- Alain Renaut, L’Ère de l’individu, Paris, Gallimard, 1989, p. 53.

26- Jean Bergeret, Freud, la violence et la dépression, Paris, PUF, 1995.

27- Hans Joas, La Créativité de l’agir, Paris, Cerf, 1999 [1992].

28- Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J.-P. Grossein, Paris,
Gallimard, 2003, p. 107.

29- Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, La Recherche de soi, Paris, Fayard, 2000, p. 149.

30- Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.

31- Hans Joas, George Herbert Mead. Une réévaluation contemporaine de sa pensée, Paris,
Economica, 2007, p. 46.

32- Vincent Descombes, op. cit., p. 21.

33- Ibid., p. 263.

34- Cornelius Castoriadis, Le Monde morcelé, Paris, Seuil, 1990, p. 218.

35- Cf. par exemple Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil,
2001.

36- Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983.

37- Michel Wieviorka, La Violence, Paris, Hachette-Littératures, 2005, et plus précisément la


troisième partie, entièrement consacrée à cette question.

38- Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, op. cit., p. 135.

39- Ibid., p. 98.

40- Alain Touraine, op. cit., p. 188.

41- Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend
l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007.

42- Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, op. cit., p. 115.


43- Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard, 1989.

44- Cornelius Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », conférence, texte repris dans Le
Monde morcelé, op. cit., p. 189-225.

45- Michèle Bompard-Porte, Le Sujet, Le Bouscat, L’Esprit du temps, 2006.

46- Michel Bompard-Porte, op. cit., p. 67.

47- Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, op. cit., p. 50.

48- Ibid., p. 70.


2
Penser global

Tout comme la catégorie de « Sujet », celle de « globalisation » est


devenue incontournable dans les sciences sociales, et là encore, depuis les
années 1980. Mais à la différence du mot Sujet, le terme s’est imposé dans le
discours collectif, et dans les médias, en même temps que dans le champ de
la recherche. Caractéristique essentielle : son usage correspond à deux
logiques distinctes. D’un côté, en effet, il est descriptif, il sert à rendre
compte de l’état du monde, présent ou passé, il permet de qualifier la réalité
historique : la « globalisation », dans cette première perspective, est un
phénomène concret, ou un ensemble de phénomènes concrets, économiques,
mais aussi culturels, voire écologiques, elle est le produit de changements
datés, et d’importants débats portent alors sur la nature et l’intensité de ces
changements, ainsi que sur la périodisation qui permet de les situer dans le
temps. Et d’un autre côté, le terme a un usage conceptuel, il sert à analyser
les problèmes du monde contemporain, à penser les processus nouveaux ou
renouvelés, la façon dont s’organise ou se désorganise la vie collective. La
« globalisation » est alors un concept, un instrument pour aborder les réalités
de notre temps.
La globalisation est ainsi à la fois le réel qu’étudient les sciences
sociales et un mode d’approche qui doit en permettre l’étude ; l’objet et
l’instrument pour aborder cet objet. Mais ce concept, cet instrument semble
trop souvent relever du stéréotype passe-partout pour se présenter même, à
la limite, comme l’ersatz d’une théorie générale réduite alors à un mot
unique, devenu magique, et qui suffirait, sans plus d’explication, pour à la
fois décrire et comprendre les inégalités, l’injustice sociale,
l’homogénéisation de la culture, et sa fragmentation, les difficultés des États,
etc.
Ces deux faces de la « globalisation », son usage descriptif ou
historique, et son rôle conceptuel ne sauraient avoir le même statut
scientifique. Dans un cas, la globalisation est ce qu’il s’agit de connaître,
dans l’autre, elle est ce qui peut aider à connaître. Dans le premier cas, elle
est de l’ordre du diagnostic – un diagnostic qui ne fait pas l’unanimité. Dans
le deuxième cas, elle est une démarche, une manière d’appréhender le
monde. Les deux perspectives sont distinctes mais difficilement séparables :
plus le monde se globalise, et plus nous devons apprendre à penser « 
global ».
La préhistoire de la notion de globalisation se trouve certainement chez
Fernand Braudel1 et, à sa suite, Immanuel Wallerstein, avec l’expression
d’économie-monde, cette idée qui veut qu’en tout temps, dans l’histoire de
l’humanité, il a pu se constituer des systèmes économiques débordant très
largement le cadre local ou d’un territoire limité et bien délimité, par
exemple à partir d’une ville-centre – des « économies-monde ». Mais en fait,
c’est dans les années 1980 que l’idée de la globalisation est devenue
centrale, servant alors à désigner la création d’un espace économique
mondial interdépendant, et la toute-puissance du capitalisme financier et
marchand fonctionnant à l’échelle de la planète et se jouant des États et des
frontières.

Le tout économique
Le terrain a été préparé, dans les années 1970, par la montée en
puissance d’idées libérales, et dont la première application importante, à
l’échelle d’un pays, fut certainement le fait du régime de Pinochet sollicitant
après le coup militaire de 1973 au Chili les Chicago boys, les élèves de
l’économiste américain Milton Friedman. La réussite économique du Chili a
pu ainsi être perçue comme la démonstration que la dictature politique et le
marché peuvent fort bien aller de pair2. Puis l’arrivée aux affaires de Ronald
Reagan aux États-Unis en 1980 et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en
1979 vient signifier nettement le succès des doctrines libérales qui vont alors
nourrir la politique des grandes institutions financières internationales, la
Banque mondiale, le FMI, à destination des pays en voie de développement.
Le premier plan d’« ajustement structurel » concerne le Sénégal en 1979, et
la chute du mur de Berlin en 1989 se soldera par la mise en pratique de « 
thérapies de choc », par exemple sous la direction de Leszek Balcerowicz en
Pologne.
Le propre de ces politiques économiques et des pensées qui les animent
est qu’elles relèvent encore pleinement du cadre de l’État souverain, quitte à
ce qu’il soit aidé (ou contraint) par des institutions internationales. L’enjeu
en est la fin de la redistribution massive par l’État, la liquidation ou la
réduction du Welfare State qui existait d’une certaine façon dans les pays de
l’Est au profit du libre jeu du marché, interne avant tout, et en recourant à des
instruments de lutte drastique contre l’inflation.
Ce moment libéral prépare idéologiquement la suite mais ne relève
encore en aucune façon de la « globalisation » : l’action est pensée dans le
cadre de l’État-nation, et les forces économiques qu’il s’agit de libérer sont
celles qui étoufferaient en son sein. Il s’agit de réduire le rôle social de
l’État et son influence économique directe, jugés maléfiques, sur le mode de
la purge interne – là où la « globalisation » va être portée par des forces
planétaires exerçant leur influence du dehors des États. Le passage du
libéralisme au néolibéralisme sera là.
Au départ, l’idée de globalisation renvoie en tout premier lieu à l’image
d’un phénomène économique inéluctable, porté par les forces du capitalisme
financier et du capitalisme commercial, et associé à la montée en puissance
des idéologies néolibérales. La globalisation, c’est alors le triomphe d’un
capitalisme sans frontières, se moquant des États, la mise en place de
marchés ouverts, mondiaux, dans lesquels les puissances de l’argent ne
rencontreraient plus d’obstacles politiques. Pour Daniel Yergin et Joseph
Stanislaw, par exemple3, la mondialisation signifie la revanche du marché
sur les États, engagée depuis Thatcher et Reagan, la privatisation, la
déréglementation, la libéralisation, l’effondrement institutionnel du système
économique mondial tel qu’il était organisé depuis Bretton Woods4. La
globalisation, dans cette perspective, c’est la désinstitutionnalisation du
monde sous l’effet de forces économiques – une désinstitutionnalisation qui
n’en implique pas moins le fonctionnement d’institutions comme le FMI et la
Banque mondiale, ne serait-ce que pour fournir et imposer la doctrine qu’un
économiste, John Williamson, a appelé en 1989 le « consensus de
Washington5 ».
Le mouvement des idées s’est accéléré en faveur de ce genre d’images
avec l’effondrement du bloc soviétique, un processus dont les premières
expressions claires datent de l’arrivée au pouvoir en URSS de Mikhaïl
Gorbatchev (1985) et de sa politique de Glasnost (transparence) et de
Perestroïka (changement). Ainsi, Francis Fukuyama raconte que l’idée de « 
la fin de l’histoire » – titre d’un ouvrage qui a connu un immense succès –, et
donc sa conviction que l’heure avait sonné du triomphe généralisé de la
démocratie et du marché, s’est imposée à lui au moment précis de la chute du
mur de Berlin, en 1989. Dans ce contexte, plus largement, un puissant
mouvement d’idées s’est mis en place, ou accéléré, pour annoncer l’entrée
dans un nouvel ordre mondial, débarrassé de la guerre froide. C’est l’époque
où beaucoup veulent croire à l’unification des marchés à l’échelle du monde,
mais aussi à l’obsolescence inéluctable des États, et où se généralise le
constat de la libre circulation du capital permettant aux entreprises de
localiser leurs activités partout dans le monde en fonction de leurs seuls
intérêts économiques.
Tout au long des années 1990 fleurissent alors articles et ouvrages, en
tout premier lieu d’économistes, les uns néolibéraux, les autres critiques et
inquiets. Ainsi, Robert Reich, proche de Bill Clinton dont il sera ministre du
Travail, publie L’Économie mondialisée (Dunod, 1993 [1991]), pour
décrire un monde où l’économie est apatride, sans ancrages nationaux, où les
États perdent leur souveraineté, où il n’y a plus d’autorité politique capable
de se dresser face aux forces débridées du capitalisme, et où menacent dès
lors l’anarchie, les violences, l’absence de droit. En France, L’Horreur
économique (Paris, Fayard, 1996), l’ouvrage de la journaliste Viviane
Forrester, est un cri d’alarme très critiqué par les économistes, mais à
l’impact considérable dans l’opinion publique.
Il n’y a pas que des économistes pour décrire alors ce qui apparaît,
finalement, comme le triomphe de l’économie sur la politique, et celui des
marchés et de la technologie sur l’État. Des historiens entrent dans cette
marche des idées, notamment Paul Kennedy6, selon qui les défis du monde
désormais fini dans lequel nous vivons cessent d’être militaires et
idéologiques pour devenir démographiques, environnementaux,
technologiques et financiers – les temps sont révolus, à le suivre, des
politiques nationales, de l’action volontariste des États. Des politologues
interviennent aussi dans l’analyse de ces changements. James Rosenau, dans
un ouvrage souvent cité, parle de « turbulences7 » avec l’idée qu’à la scène
classique de la politique internationale, issue de l’ordre dit « westphalien8 »
et reposant sur la diplomatie et l’action des puissances nationales, s’ajoute et
peut-être vient se substituer une scène nouvelle, qui n’exclut pas la politique,
mais une politique transnationale, dans un espace où se télescopent des
firmes multinationales, des ONG, mais aussi, on y reviendra, des autorités se
chargeant de réguler les relations. Les sociologues, les anthropologues ne
sont pas en reste, et introduisent des images différentes de la globalisation,
qui devient le cœur de leurs analyses, le point de départ ou l’outil descriptif
de processus en tous genres, culturels, politiques, et pas seulement
économiques.
Tout ceci ne signifie pas que l’idée de « globalisation » s’impose sans
débat ou fasse l’unanimité. Car dans le même contexte historique, une image
apparemment très éloignée fait son chemin, proposant non pas l’idée d’une
unité du monde du fait de la globalisation économique, mais celle de
fractures, de ruptures et finalement de conflits majeurs : c’est le « choc des
civilisations », un thème lancé par le politologue américain Samuel
Huntington dans un article retentissant, développé en 1996 dans un ouvrage
best-seller mondial sous ce titre, et relancé dans les années 2000 avec un
immense impact depuis les attentats du 11 septembre 20019. En se
concentrant sur l’idée d’un conflit entre l’Islam et l’Occident, la thèse de
Huntington rompt avec l’économisme des approches fondatrices de la
globalisation et introduit dans l’analyse la culture et la religion, qu’elle
installe à une place centrale. Faut-il dès lors opposer la « globalisation »,
comme concept qui serait finalement unificateur (par l’économie) et le « 
choc des civilisations », comme concept insistant au contraire sur le conflit,
voire la guerre ? En fait, ce serait commettre deux erreurs. La première tient
à l’aveuglement : la « globalisation », comme le donnent à voir les ouvrages
les plus critiques dès les années 1990, produit toute sorte de déchirements,
elle autonomise la sphère de l’économie, et suscite en contrepartie des
phénomènes majeurs d’exclusion, de repli sur soi, de fragmentation
identitaire – et dans cette perspective, le « choc des civilisations » entretient
un lien étroit avec les déchirements en question. Et deuxième erreur : l’Islam
et l’Occident n’entretiennent pas nécessairement une non-relation, ne se
définissent pas seulement par un « choc », il y a aussi, comme l’a bien
montré Nilüfer Göle10, interpénétration, présence de l’islam dans les
sociétés occidentales, modernisation des sociétés musulmanes, et pas
seulement sous la forme de la radicalisation, du communautarisme et de la
violence.
Toujours est-il qu’avec la prise en considération de la culture et de la
religion, d’autres conceptions de la globalisation émergent, qui ne la
réduisent pas aux images du tout économique.

Le planétaire et le local
Pour le géographe marxiste David Harvey11, l’idée de globalisation
renvoie à l’image d’une « double compression du temps et de l’espace », au
fait que désormais, avec les outils modernes de communication, tout circule
à une vitesse inouïe à l’échelle du monde ; ce type d’approche ouvre un
immense espace de réflexion, mettant en jeu les questions spatiales du
territoire et de la mobilité, celles aussi de la culture, de la façon dont nous
vivons, et dont nous construisons nos appartenances identitaires et nos
imaginaires. Dans cette perspective, la technologie joue un rôle
considérable ; dans toutes sortes de domaines, le réseau va être décrit
comme la forme par excellence d’organisation de la vie collective, qu’il
s’agisse du fonctionnement des entreprises, de celui des mouvements
sociaux, voire de la politique. S’il existe un domaine où la mondialisation
est incontestable et écrasante, c’est bien celui des communications et de la
surveillance. Ce domaine est-il sous contrôle des États-Unis ? Beaucoup le
pensent, que ce soit pour dénoncer les formes actuelles de l’impérialisme
américain, la force de son unilatéralisme, ou, de façon plus modérée, pour
affirmer que la mondialisation possède un centre, qu’elle n’est pas un
phénomène multipolaire et multilatéral.
Toujours est-il que « l’ère de l’information12 », selon le titre de la
puissante trilogie proposée par Manuel Castells, associe les technologies de
la communication et du transport les plus modernes, fondées sur la
microélectronique, l’informatique et la télécommunication digitale, à la
démultiplication des réseaux, internes aux organisations ou inter-
organisationnels, et à celle de réseaux de réseaux. Et désormais, explique
Castells, il y a tension dialectique entre la globalisation et l’identité, entre
les réseaux et les individus.
L’espace, on le voit avec la formule de David Harvey, n’est pas seul en
cause, et l’analyse fait intervenir aussi le temps. La « globalisation »
apparaît dès lors comme un phénomène remodelant le rapport des hommes au
passé et au futur, en particulier en encourageant ce que l’historien François
Hartog appelle le « présentisme », l’incapacité de penser l’histoire et la
tendance à tout ramener au temps présent, tout en favorisant la « nostalgie
pour le présent » qu’évoque Fredric Jameson13 – la consommation devient,
dit l’anthropologue Arjun Appadurai, « la pratique quotidienne par laquelle
la nostalgie et l’imagination sont tirées l’une et l’autre dans le monde de la
marchandise14 ».
Aux images de forces économiques sans frontières s’en ajoutent ainsi
d’autres, plus complexes, puisqu’il s’agit bien souvent de situer l’expérience
individuelle et collective des êtres humains dans divers espaces et dans une
temporalité renouvelée. Du coup, le sociologue Roland Roberson a proposé,
dès la première partie des années 1990, de parler de « glocalisation », c’est-
à-dire du fait que l’expérience moderne articule des dimensions planétaires
et d’autres, locales15.

Les « communautés imaginaires » de la globalisation


culturelle
« La dimension culturelle est au centre du processus » de la
globalisation, affirme Arjun Appadurai16, et il y voit l’effet d’un phénomène
décisif : l’explosion des médias qui « a rendu possibles de nouveaux et
imprévisibles déploiements de l’imaginaire collectif17 ».
Cette remarque permet de mesurer le chemin parcouru depuis les années
1980, quand l’anthropologue-historien Benedict Anderson proposait de
penser la nation comme une « communauté imaginée » dont tous les membres
partagent un imaginaire commun façonné par l’imprimerie et plus
spécialement la presse, mais aussi par l’horloge et le calendrier18. C’est bien
de « communautés imaginées » qu’il s’agit aussi avec la globalisation, telle
qu’elle est analysée par Appadurai. Mais celles-ci ne fonctionnent plus dans
le cadre de l’État-nation qui est celui auquel se réfère Anderson, et dont les
travaux visent d’autres périodes historiques que la nôtre. Le mode
d’approche proposé par Anderson est déployé, mais à une autre échelle que
celle de la nation et dans un autre contexte technologique : pour Appadurai,
l’espace imaginaire des communautés est devenu le monde tout entier, grâce
à la télévision, au cinéma, à Internet. Du cadre de l’État-nation, nous passons
donc à celui qu’offre le monde. Il se constitue des sphères publiques
transnationales, les unes labiles, brèves, à l’occasion d’un événement,
d’autres stables, de longue durée, structurées par des formes de solidarité.
Des « sphères publiques d’exilés », note-t-il, autrement dit, des réseaux de
type diasporique, dont les « publics » ne sont plus circonscrits dans un cadre
frontalier.
Cette thèse, brillante, comporte une faiblesse : elle donne à penser que
chacun est susceptible de circuler dans un espace culturel mondial,
d’appartenir à un réseau de type diasporique. La globalisation qu’elle
envisage démultiplie pour chacun les possibilités de réappropriation des
signes ou des éléments culturels, qu’ils soient empruntés aux groupes
dominants des sociétés d’accueil ou venus d’ailleurs, elle est un processus
ouvert à tous de réinterprétation, de réagencement de la culture, et donc
hautement favorable à la créativité. Les membres des nouvelles « 
communautés imaginées » relèvent non pas de logiques de reproduction,
mais de processus où l’invention, la nouveauté trouvent toute leur place.
Mais cette approche ne nous dit rien des laissés-pour-compte de ces
phénomènes, de tous ceux qui ne circulent pas, qui sont exclus de cet univers
de la mobilité, et qui n’en ont pas moins une connaissance globale du monde
par les images auxquelles ils ont accès.
L’« imaginaire », en effet, est de plus en plus « global », alors que le
réel, lui, ne l’est pas nécessairement, et là réside, précisément, une
dimension capitale de la globalisation. C’est ce qu’explique clairement
l’économiste Daniel Cohen19 qui note qu’à l’échelle de la planète, le pire
drame pour les pays du Sud, et notamment d’Afrique, est non pas tant d’être
exploité que plutôt ignoré, tenu pour inutile – ce que condensent bien les
formules qu’il cite, de Paul Bairoch20 pour qui « les pays riches n’ont pas
besoin des pays pauvres, ce qui est une mauvaise nouvelle pour les pays
pauvres », ou bien encore de Bernard Kouchner : « Les malades sont au Sud
et les médicaments au Nord21. » Ce qui est nouveau, avec la globalisation, ce
n’est pas tant l’existence de ces espaces de pauvreté et d’exclusion, qui se
trouvent aussi dans les pays riches, et parfois même au cœur de leurs
métropoles, c’est que les pauvres et les exclus, y compris dans les pays du
Sud les plus lointains, accèdent à l’imaginaire global et au spectacle virtuel
qui s’offre au monde entier, et prennent connaissance, en temps réel le plus
souvent, des images propres aux pays riches : « Par le RER ou le cinéma, les
banlieues de Paris ou du Caire, le Mexique ou la Chine ont le regard braqué
sur le monde ; c’est le monde qui les ignore22. »
Une relation asymétrique caractérise ainsi la globalisation, puisque le
monde est vu de partout, et que s’il s’y forme des communautés inédites,
puisque imaginaires et mondiales, d’une part de nombreux individus
n’appartiennent à aucune de ces communautés, et d’autre part, il ne suffit pas
d’accéder au spectacle des images et aux symboles pour pouvoir s’en
approprier le contenu et le sens. Entre la conscience du monde et sa propre
existence, entre l’imaginaire et la vie concrète, il se crée des décalages qui
peuvent déboucher sur d’intenses frustrations – il y a là, nous le verrons, une
source importante du radicalisme et du terrorisme islamistes.
La mondialisation ne tient pas ses promesses, « elle crée, écrit Daniel
Cohen, un monde étrange, qui nourrit le sentiment d’une exploitation, alors
qu’elle ne l’exerce pas ou peu ; elle donne l’image d’une proximité nouvelle
entre les nations qui n’est pourtant que virtuelle (...). Elle désigne à la fois un
manque : l’absence d’intégration des plus pauvres au capitalisme mondial, et
un trop-plein : la présence des pays du Nord comme horizon obsédant du
développement économique23. » La globalisation modifie les espoirs ou les
attentes dans le monde entier, elle n’accroît pas pour autant la participation
de chacun à ses fruits, elle ne développe pas nécessairement la capacité
d’action des individus ou des peuples.
Ainsi la réflexion sur les dimensions culturelles et imaginaires de la
globalisation conduit-elle à rompre avec les propositions trop simples,
purement économiques, qui la réduisent à l’extension du capitalisme le plus
débridé. Le concept que nous pouvons désigner de ce terme ne peut être que
complexe, il doit non seulement tenir compte des processus de production
culturelle qui sont à l’œuvre, et des imaginaires planétaires ou des « 
communautés imaginées » qui s’y reconnaissent, mais aussi des attentes, des
frustrations, voire des déchirements que provoquent ces phénomènes.

Le transnationalisme en débat
La prise en compte des dimensions culturelles de la globalisation
conduit presque naturellement à s’intéresser à la question majeure des
migrations dans le monde contemporain. Car contrairement à ce que suggère
un certain misérabilisme sociologique, les migrants ne se réduisent pas aux
images dramatiques de la clandestinité et de ce que Michel Péraldi a appelé
le « paterisme » : « une vision combinant apitoiement et stigmatisation sur
fond de conception exclusivement policière, voire criminalisante des
mouvements migratoires, qui centre le regard et la réflexion sur les
“passagers” clandestins vers l’Europe au détriment de la pluralité des
formes et dynamiques de circulation entre Maghreb, Afrique et Europe24 ».
L’expérience de la migration est certes souvent un arrachement, elle
comporte généralement son lot de souffrances et de difficultés. Mais elle
n’est pas que cela. De plus, contrairement à certaines idées reçues, elle
n’aboutit pas nécessairement à la désolation de la perte d’identité, à la
dissolution dans la société de masse ou de consommation, à l’absorption du
migrant au sein de la culture homogène des industries culturelles de masse,
elle s’accompagne aussi de la reproduction de formes culturelles ou
religieuses, et plus encore, de la production de nouvelles formes culturelles,
liées à des flux, à des circulations, à la déterritorialisation, à la mobilité.
Dès lors, l’exotisme, qui implique distance et extériorité, laisse la place
à l’altérité, ici et maintenant. Et les migrants doivent être analysés sous
l’angle de leur créativité, et pas seulement sous celui de leur pauvreté et de
leurs difficultés ; en termes culturels, et pas seulement économiques et
sociaux, ainsi que du point de vue de leur mobilité. C’est d’ailleurs ce que
donnent à voir plusieurs expositions récentes, souvent plus parlantes que
bien des savants ouvrages25.
Une immense littérature, souvent concrète et consacrée à l’examen
d’expériences précises, met aujourd’hui fin aux idées trop simples qui
veulent que la migration, dans l’ensemble, se réduise à un phénomène où
groupes et individus quittent une société, dite d’origine, pour aboutir dans
une société, dite d’accueil et, au bout d’une ou deux générations, s’y
dissoudre par assimilation pure et simple dans un quelconque « creuset », ou
tout au moins par intégration, en conservant quelques traits culturels
particuliers, des habitudes alimentaires par exemple. Partout dans le monde,
il est possible d’observer des phénomènes bien différents, sur lesquels nous
reviendrons dans ce livre, et dont il suffit de dire ici qu’ils renvoient tous à
un même trait principal, la mobilité. Toutes sortes de dynamiques de
circulation échappent au modèle déterministe et uniforme qui ne veut
considérer que le départ depuis une société d’origine et l’aboutissement dans
une société d’accueil. Le caractère multiple et diversifié des phénomènes
migratoires est aussi une dimension de la globalisation. Car tous ces
déplacements renvoient à des mutations sociales dans les sociétés d’origine,
comme dans les sociétés de passage ou d’accueil, qui doivent beaucoup à
des ébranlements portés ou causés par la globalisation économique, à des
processus d’affaiblissement des États, dans leur capacité de contrôler les
flux migratoires, au départ comme à l’arrivée, ainsi qu’à des logiques de
circulation de l’argent et des marchandises qui se jouent des frontières et
façonnent ce qu’Alejandro Portes puis Alain Tarrius ont appelé « la
mondialisation par le bas26 ». C’est ainsi qu’un débat s’est mis en place,
dans les années 1990, autour de la notion de « transnationalisme ».
Tout n’est pas neuf, dans ce débat. Déjà, dans les années 1960, des voix
se faisaient entendre pour demander qu’on s’intéresse à l’expérience
subjective et culturelle des migrants, et à leur circulation27. De même
aujourd’hui, l’idée de « transnationalisme » renvoie à la mobilité des
personnes concernées, au fait qu’elles se déplacent entre deux ou plusieurs
États au point de déboucher sur leur déterritorialisation, où Arjun Appadurai
veut voir « une des principales forces du monde moderne, parce qu’elle
amène des populations laborieuses dans les secteurs et les espaces des
basses classes de sociétés relativement riches, tout en suscitant parfois chez
ces populations une critique ou un attachement extrêmes à la politique du
pays d’origine28 ». « Il est urgent, ajoute-t-il, de s’intéresser de près à la
dynamique culturelle de ce que l’on appelle aujourd’hui la
déterritorialisation. Ce terme s’applique non seulement aux multinationales
et aux marchés financiers, mais aussi aux groupes ethniques, aux mouvements
sectaires et aux formations politiques qui opèrent de plus en plus sur un
mode qui transcende les limites territoriales spécifiques et les identités29. »
Le concept de « transnationalisme des migrants » (immigrant
transnationalism) a d’abord été promu par des anthropologues, Glick-
Schiller, Basch et Szanton-Blanc, pour rendre compte de ce qui leur semblait
constituer une rupture avec le passé : le fait que les migrants aujourd’hui
maintiennent, construisent et renforcent des liens multiples avec leurs pays
d’origine30. Puis l’expression a fait florès, et il est possible, au-delà de
nuances apportées par différents auteurs, de dessiner l’image d’un paradigme
du transnationalisme31 s’organisant autour de cinq points principaux :
— les processus de migration et d’intégration ne peuvent plus être
compris dans le seul cadre des limites d’un seul État, qu’il s’agisse de celui
de départ ou de celui d’arrivée ;
— au lieu de voir les mouvements migratoires comme nécessairement
unidirectionnels, il faut admettre qu’ils sont potentiellement multiples et en
perpétuels changements, pouvant impliquer plusieurs pays ;
— la migration et l’incorporation ou l’installation sont des processus
dynamiques et indissociables ;
— elles doivent être lues à plusieurs niveaux, depuis ce qui touche à
l’action ou à la subjectivité personnelle jusqu’au niveau des nations et des
États en passant par celui des communautés ;
— il n’y a aucune raison de privilégier dans l’analyse une dimension
des relations plutôt qu’une autre, celles-ci peuvent être économiques,
familiales, politiques, religieuses, etc.
La critique du transnationalisme, par exemple chez Roger Waldinger et
David Fitzgerald32, ne met pas en cause le constat empirique, le fait que les
migrations prennent l’allure d’une pléthore de formes de relations entre
sociétés d’origine et sociétés d’accueil. Elle souligne que ces relations ne se
comprennent pas sans référence aux interventions des États concernés, qui
ont des politiques sociales, d’emploi, de maîtrise de l’identité nationale, qui
conservent une certaine emprise sur les entrées et sorties, qui entretiennent
des relations d’État à État : les mouvements migratoires sont soumis à
d’importantes contraintes de type politique. De plus, la notion de
transnationalisme ne doit pas être confondue avec celle d’internationalisme,
elle fait des migrants qu’elle concerne les membres de communautés
nouvelles, voire d’une « société civile transnationale33 » et, à la limite, elle
les définit hors de tout ancrage au sein d’une société nationale, qu’elle soit
d’origine ou d’accueil, au-dessus de ce type d’appartenance, ce qui peut
s’apparenter aussi à l’absence de loyauté à l’égard d’un État ou d’un autre.
Or, si ce type de cosmopolitisme existe, notamment pour des travailleurs
hautement qualifiés ou des techniciens aux compétences très demandées, s’il
arrive que des migrants inventent de toutes pièces leur communauté
imaginaire, sans repères nationaux, sans lien avec une quelconque
communauté vivante stable et inscrite dans un État, il ne peut s’agir que d’un
cas de figure parmi d’autres ; la plupart du temps, les migrants en mouvement
combinent ou articulent leurs appartenance, gardent ici ou là des attaches
particulières, tandis que beaucoup d’autres se conforment au modèle
orthodoxe de l’assimilation ou de l’intégration. La critique, par ailleurs, met
en doute le caractère nouveau du phénomène que la notion de
transnationalisme prétend éclairer – tout n’est pas neuf, ici, sinon les
possibilités accrues de mouvement et de communication qu’offrent les
technologies actuelles pour maintenir à bon marché des relations et des
contacts internationaux.
La globalisation dessine des espaces économiques et sociaux qui ne
coïncident plus comme avant avec les États et les nations. Ce qu’est venue
signifier la notion de « transnationalisme » est la circulation, sous diverses
modalités, de migrants au sein de tels espaces. Et contrairement à ce que
pourrait laisser penser la métaphore de la « fluidité » chère à Zigmunt
Bauman, cette circulation n’est fluide ni partout ni pour tous. Ainsi, il se crée
à proximité de certaines frontières apparemment étanches et sous haute
protection (barrages, barbelés, miradors, etc.) des situations de blocage ou
d’entonnoir où les flux migratoires sont considérables, et où se développent
d’intenses activités commerciales, légales et illégales, parfois même aussi
industrielles et commandées alors par les exigences de la production de
l’économie mondialisée, comme dans les maquiladoras, ces usines
implantées par le capital le plus « global » qui soit au Mexique, et
initialement du moins à proximité de la frontière avec les États-Unis. De
telles situations sont le fruit, paradoxal, de la globalisation et de la
résistance des États.
Mais ne réduisons pas le débat sur le transnationalisme à ses
dimensions culturelles et sociales. Comme le note, étonné, James Beckford,
« les sociologues qui sont connus pour leurs études sur la globalisation [à
l’exception notamment, précise-t-il, de R. Robertson et P. Beyer] ont
tendance [il cite Albrow, Beck, Castells, Harvey] à se désintéresser
largement de la religion. Ce silence (ou bien cette ignorance) est d’autant
plus étonnant que la religion représente un cas particulièrement stimulant
pour les spécialistes de la globalisation34 ». Depuis longtemps, la religion
est globale. Mais ses transformations récentes la font participer d’une ère
nouvelle, caractérisée par la complexification et la densité des réseaux, la
multiplication des interconnexions, et le rôle croissant des acteurs religieux
transnationaux. Les centres de diffusion des diverses religions deviennent
multiples ; les fidèles non seulement s’inscrivent dans des logiques locales
d’hybridation ou de syncrétisme, mais passent de plus en plus aisément d’une
religion à une autre. Les logiques mondiales d’expansion et de circulation
des religions sont de plus en plus multilatérales, et de plus en plus insérées
dans des stratégies ou des calculs économiques. Les pentecôtismes, par
exemple, « radicalisent, plus que d’autres mouvements, la logique
protestante du leader-entrepreneur religieux indépendant, dont la figure est
centrale dans les processus de globalisation35 ». Les religions afro-
brésiliennes entrent elles aussi dans la globalisation, elles se
déterritorialisent, se séparent de leurs ancrages initiaux et deviennent
utilitaires, elles sont jugées d’après leur efficacité au sein du marché
hautement concurrentiel des biens magico-religieux, elles se transforment « 
d’une manifestation communautaire, expression d’une identité vécue dans la
chaleur et l’effervescence d’un groupe ethnique et social homogène en un
produit abstrait, dirigé vers un marché abstrait, formé de personnes
d’origines ethniques, sociales et nationales diverses36 ». Dans ce paysage, la
religion, devenant une offre sur un marché, s’éloigne des institutions
classiques (ce qui est particulièrement net avec le catholicisme), en même
temps qu’elle a de plus en plus recours aux médias modernes. Sa
globalisation est aussi, par ailleurs, un phénomène qui cesse d’être lié aux
hégémonies politiques de certains États, comme ce fut le cas lors de
l’expansion coloniale de l’Europe.

La réinstitutionnalisation du monde
La discussion des années 1990 a souvent revêtu l’allure d’une
opposition entre deux camps, les « ennemis » et les « amis » de la
globalisation économique, de ses fondements doctrinaires ou idéologiques
(le néolibéralisme) et de ses conséquences. Les « ennemis » ont développé
diverses critiques37 : la globalisation est source d’affaiblissement des États
et de perte de souveraineté, elle a pour conséquence le renforcement des
inégalités entre pays et au sein des pays, elle mine les protections sociales et
tout ce qui relève de l’État providence. Elle provoque une pression forte sur
les salariés, imposant les exigences de rentabilité à court terme des
actionnaires et, de là, la précarité, la déconnexion des hausses de salaire et
des progrès de la productivité. Elle est par ailleurs facteur
d’homogénéisation culturelle et, en conséquence, d’appauvrissement culturel,
sous l’effet de la consommation de masse. L’uniformisation qu’elle implique
peut pénétrer dans le travail et les entreprises, comme l’a montré George
Ritzer à propos de la généralisation des méthodes de management et
d’organisation mises en œuvre par McDonald’s – ce qu’il a appelé la « 
macdonaldisation de la société38 » ; elle est en même temps, ce qui n’est pas
contradictoire, source de fragmentation culturelle, liée aux peurs et aux
frustrations qu’elle produit, et qui débouchent sur des tendances au repli
identitaire, religieux, nationaliste et, plus largement, sur diverses formes de
communautarisme. La critique s’est parfois renforcée d’une dénonciation de
l’impérialisme américain, comme si les deux phénomènes, l’hégémonie ou la
domination des États-Unis, d’une part, et la globalisation, d’autre part, n’en
faisaient qu’un.
La défense de la globalisation a pris l’allure parfois d’un plaidoyer
pour la « mondialisation heureuse », selon l’expression d’Alain Minc,
puisqu’elle crée, à le suivre, des richesses qui peuvent profiter à tous. Sont
venues aussi des analyses plus élaborées, demandant qu’on cesse de la
réduire aux images trop simples d’une avancée sans frontières ni régulation
des forces de l’argent, et plaidant pour que l’on considère plutôt la
nouveauté que constitue la formation d’un espace politique et juridique
transnational, qui vient non pas se substituer, mais plutôt s’ajouter aux
espaces classiques de l’ère westphalienne, et pour que l’on considère le
monde tel qu’il est concrètement. C’est ainsi qu’Élie Cohen39 demande que
l’on réfléchisse aux différentes échelles de gouvernement et d’action
politique impliquées, et que l’on cesse de faire de l’espace transnational ou
supranational, un niveau vide. Le problème est celui de l’articulation des « 
niveaux mondial, régional et national de gouvernement (...). Comment,
demande Élie Cohen, conjuguer régulation et gouvernance, dans un monde
sans cesse plus ouvert aux échanges40 ? » Comment réguler en tout premier
lieu les échanges commerciaux ? Cohen s’interroge sur les « problèmes
d’ingénierie institutionnelle » qu’il faut résoudre pour « concilier logique
commerciale, contraintes sociales, environnementales, et préservation des
diversités culturelles41 ».
De telles préoccupations se rencontrent, de plus en plus nombreuses,
dans les écrits du début des années 2000. Pascal Lamy par exemple, alors
Commissaire européen en charge du commerce international, pose la
question des méthodes permettant de concilier les logiques de la
mondialisation, et donc du libre-échange et de l’économie ouverte, avec les
logiques nationales des préférences collectives, c’est-à-dire le fait que
chaque pays opère des choix et ait son identité, ses valeurs, ses « 
préférences collectives », par exemple en matière d’environnement, de peine
de mort, de sécurité alimentaire, de reconnaissance de la diversité culturelle,
de service public, etc.42.
Surtout, l’analyse cherche progressivement à comprendre le
fonctionnement des espaces supranationaux. En cessant de s’inscrire
principalement, voire exclusivement, dans le seul cadre des États-nations et
de leurs relations, les sciences sociales prennent leurs distances avec la
façon dont elles se sont dans l’ensemble fondées et institutionnalisées. Elles
apprennent à davantage s’en démarquer et ouvrent de nouvelles perspectives.
C’est ainsi, notamment, que les relations internationales traditionnelles
laissent la place à de toutes nouvelles perspectives : « La conception
classique des relations internationales repose sur cette distinction forte entre
ce qui se passe à l’intérieur des États, qui relèverait de l’analyse
sociologique, et l’externe qui, lui, s’élèverait au-dessus de la société et
rendrait compte de l’extériorité de l’international par rapport au social43. »
Aujourd’hui, la sociologie envisage des espaces, des formes d’action ou des
rapports sociaux qui envahissent l’espace habituel des « relations
internationales », mettant fin au quasi-monopole des États, jusque-là seuls
acteurs au sein de cet espace. Certains chercheurs s’intéressent aux acteurs
culturels ou sociaux qui animent les nouveaux espaces supranationaux, ONG
en tous genres ou mouvement altermondialiste44, d’autres aux acteurs de la
régulation économique et à leur fonctionnement réel, OMC par exemple. Il
existe, dit Élie Cohen, à propos de l’OMC, du FMI ou de la BCE, un « 
proto-gouvernement économique de la planète45 ».
La réflexion est également devenue juridique : quel droit mondial
construire, non pas tant pour s’opposer aux États que pour ne pas leur laisser
le monopole de tout régler en matière juridique ? Les travaux de Mireille
Delmas-Marty, notamment, montrent comment l’influence croissante des
juges et d’un droit supranational accompagne la fragmentation et la perte
d’efficacité des pouvoirs législatifs et exécutifs nationaux. Il y a « 
juridictionnalisation du droit international », dit-elle, et « montée en
puissance des juges », même si pour l’instant rien ne semble possible sans le
bon vouloir des États, par exemple pour la Cour internationale de justice46. Il
existe désormais des Cours européennes, des Comités onusiens (à
commencer par celui pour la protection des droits de l’homme), des organes
d’appel, comme celui placé auprès de l’OMC, des centres d’arbitrage, des
tribunaux pénaux, tel le Tribunal international du droit de la mer, bref, un
espace juridictionnel se constitue et se densifie. On a même pu dire que le
progrès des droits de l’homme, de façon générale, vient du dehors des États,
comme avec le « droit d’ingérence ». C’est ainsi, note Seyla Benhabib, que
« les droits civiques et sociaux des migrants, des étrangers et des résidents
sont de plus en plus protégés par les textes internationaux portant sur les
droits humains47 ». Le « droit d’avoir des droits », selon la belle expression
de Hannah Arendt, n’est plus seulement dicté par les États et leurs accords,
nous vivons l’avènement de normes cosmopolites, en matière de droits de
l’homme, mais aussi de droit économique ou des affaires. Il se crée un droit
« global » qui n’est plus maîtrisé par les seuls États, qui ne doit plus tout à
leur délibération ou au travail de leur Parlement et qui se développe sous
l’effet d’accords où peuvent intervenir des ONG, des grandes entreprises,
des agences internationales, etc. C’est ainsi, par exemple, que la main-
d’œuvre employée par les multinationales est soumise à des règles fixées par
ces firmes, bien plus que par les États où elle travaille – ce qui, en
l’occurrence, débouche sur sa vulnérabilité et des situations de
surexploitation plus souvent que sur un surcroît de protection. Les territoires
se découplent, se désarticulent et le droit devient trans – ou supranational lui
aussi.
Mais ne sous-estimons pas, dans l’essor d’une justice et d’un droit
globaux, l’impact de mobilisations de base, portées par des mouvements
sociaux, des acteurs humanitaires, des scientifiques, des organisations
caritatives qui, par une action même limitée et très localisée, pèsent sur les
opinions publiques, via les médias, et de là, sur le fonctionnement du droit et
de la justice à l’échelle supranationale, comme le montre Fuyuki Kurasawa
dans un ouvrage important48.
Il est donc faux d’affirmer que la globalisation fait entrer le monde
entier dans la logique désinstitutionnalisée des marchés planétaires, sans
frontières, et des flux financiers. Non seulement les échanges commerciaux
demeurent dominés par des relations de proximité, mais aussi, et surtout, il
se met en place ou se développe des formes de régulation, des systèmes
d’acteurs, des normes juridiques qui peuplent l’espace supranational. La
globalisation a d’abord été perçue comme la rupture entre les forces de
l’économie, toute-puissante, et les formes de la vie collective, ce que d’une
certaine façon Marx disait du capitalisme de son temps lorsqu’il affirmait
que le développement des forces productives se dissocie de celui des
rapports de production. Mais elle comporte aussi le contraire de cette
logique de rupture, elle s’accommode, et dans une certaine mesure elle
procède aussi de la construction d’institutions et de jeux d’acteurs qui la
rendent viable. C’est pourquoi les travaux comme ceux du géographe Michel
Foucher débouchent sur une image du phénomène qui n’est plus celle du
triomphe des marchés et du capitalisme pur sur les États, mais bien
davantage celle d’un réagencement, planétaire, des États et de leurs
frontières. « Depuis 1991, note Foucher, plus de 26 000 kilomètres de
nouvelles frontières internationales ont été créés, 24 000 autres ont fait
l’objet d’accords de délimitation et de démarcation et si les programmes
annoncés de murs, clôtures et barrières métalliques étaient menés à terme, ils
s’étireraient sur plus de 18 000 km. » Pour Michel Foucher, le modèle
westphalien s’impose, il s’opère une « dialectique de l’ouverture
économique et de la consolidation territoriale », et le « mot fétiche de
mondialisation » risque de masquer l’essentiel, la réorganisation
géopolitique du monde49.
Cette réorganisation ne se présente pas seulement sous sa face de
lumière, celle d’une réinstitutionnalisation dans laquelle divers acteurs
construisent un espace qui vaut mieux que le vide ou le chaos de la jungle.
Elle possède aussi sa face d’ombre : la réinstitutionnalisation de la torture,
dont les États-Unis, à Guantanamo, ont ouvert la voie, le crime organisé, lui
aussi globalisé, sans parler du discrédit qui entoure trop souvent les grandes
organisations internationales – comment oublier, par exemple, que le Comité
onusien pour la défense des droits humains a été un temps présidé par le
colonel Khadafi ? Nous ne pouvons pas accepter l’image naïve d’une
institutionnalisation de l’espace supranational totalement harmonieuse, à la
fois progressive et progressiste.

La fin de la globalisation ?
Déjà, avec les terribles violences en ex-Yougoslavie, dès le début des
années 1990, l’idée de globalisation, du moins dans ses formulations
initiales, a été affaiblie tant primaient les nationalismes, la guerre,
l’intervention des États. La prise de conscience de cette donne renouvelée a
été certainement aussi préparée et accélérée par les difficultés du
capitalisme le plus global, avec quelques scandales aux États-Unis
notamment, soulignant la corruption pouvant régner jusqu’au cœur du
capitalisme mondial, ainsi qu’avec le retour de thèmes sociaux dans le débat
public, à propos des injustices sociales, de l’exclusion, du renforcement des
inégalités. La globalisation « heureuse » est apparue comme purement
mythique, et a cessé d’informer le discours des dirigeants des grandes
institutions internationales, comme le FMI et la Banque mondiale : le « 
consensus de Washington » a depuis longtemps été remplacé par l’idée que
sans régulations, interventions au sein d’un espace public supranational et
sans capacité d’action des États, l’économie mondiale est vulnérable à des
crises, même localisées.
Et avec les attentats du 11 septembre 2001, il est apparu clairement que
le monde était entré dans une nouvelle ère. Celle-ci avait été inaugurée en
fait plus tôt, on le verra dans le chapitre que nous consacrons au terrorisme.
Mais d’un seul coup, la guerre, l’impérialisme, la perspective du « choc des
civilisations » popularisée par Samuel Huntington sont venus signifier
nettement que le monde n’était pas unifié par le néolibéralisme ou le nouveau
capitalisme, et que la politique, la guerre ou la diplomatie et le jeu des États
étaient à l’ordre du jour. Une phase historique nouvelle s’est ouverte, où au
triomphe apparent de l’économie est venu se substituer le retour du politico-
militaire ; au cosmopolitisme de l’argent, le recours à la force et
l’affirmation des États. Après les attentats du « 9-11 », les États-Unis, suivis
par d’autres États, ont déclaré la guerre contre le terrorisme, ils se sont
lancés dans une intervention militaire en Afghanistan, puis surtout se sont
embourbés dans la guerre en Irak. La question des relations israélo-
palestiniennes, la guerre au Liban ont fait le reste et marqué le retour des
États, de la guerre, de la diplomatie et de la politique – dans les perceptions
communes, le tout-économique des années 1990 est périmé, la globalisation
n’est pas seule à conduire le monde, et elle a peut-être perdu de sa centralité.
Dans ce nouveau climat, une des dimensions capitales de l’idée de
globalisation, à savoir l’affirmation qui l’associe au déclin inéluctable de la
forme de l’État-nation, a été de plus en plus vivement critiquée, au point
parfois d’être même inversée. C’est ainsi que l’africaniste Jean-François
Bayart met en doute l’image d’une globalisation triomphante, et indique à
propos de la circulation de la force de travail, et donc des hommes, ou au
sujet du droit de propriété, qui demeure inscrit dans des cadres nationaux,
que « le capitalisme contemporain est loin d’être “global”50 ». Poussant plus
loin encore la critique, Bayart bouscule les idées reçues et affirme que la
globalisation, c’est l’imbrication de relations transnationales, y compris le
marché des économistes, avec le processus de formation des États : « La
globalisation n’est pas le fruit de l’hypertrophie des relations transnationales
(ou du marché) au détriment de l’État, ainsi que l’ont affirmé de prime abord
les théoriciens des relations internationales ou de l’économie politique
internationale. Elle est la synthèse de ces principes en apparence
contradictoires51. » Et pour faire bonne mesure, il ajoute que la matrice
historique de la globalisation date non pas des années 1970 du XX e siècle,
mais du XIX e siècle.
De toutes parts, on le voit, l’idée de globalisation comme réalité
historique concrète est ou bien critiquée, ou bien présentée comme bien plus
complexe que celle, trop simple, qui la réduit à un essor sans précédent du
capitalisme financier ou commercial, balayant les obstacles et se jouant des
États-nations et de leurs frontières. Certains parlent de la fin de la
globalisation, du déclin de ce qui est alors présenté comme une idéologie
ayant connu son heure de gloire durant une dizaine d’années, de la chute du
mur de Berlin aux attentats du 9-11. En matière économique, il faudrait
désormais admettre que la notion est dépassée, que les critiques qui viennent
d’être évoquées pèsent plus lourd que les points de vue opposés, et que
l’affirmation de la Chine et de l’Inde dans l’économie planétaire se fait
autrement que sur un mode global, en fonction des logiques d’action propres
au capitalisme de ces pays « émergents ». Le moment n’est-il pas venu de
proclamer la « mort de la globalisation », selon le titre du livre de John
Saul52 ? S’il s’agit de marquer le caractère idéologique des discours les plus
frustes qui ont proclamé l’entrée inéluctable, et souhaitable, dans une ère où
seules comptent les forces du capitalisme financier, il vaut mieux cesser de
parler de globalisation. Mais ce n’est pas parce que l’économie mondiale ne
correspond guère, aujourd’hui, aux images les plus sommaires de la
globalisation qu’il faut en délaisser l’idée et le terme. Au contraire, les
meilleures analyses économiques nous invitent à envisager la période
actuelle comme celle où, véritablement, les faits se rapprochent du concept –
surtout si on veut bien reconnaître que la globalisation n’est pas
nécessairement synonyme de déclin des États.
C’est ainsi que Michel Aglietta et Laurent Berrebi ont pu montrer
récemment que la crise asiatique de 1997 « a provoqué un changement
radical dans les interdépendances qui structurent l’économie mondiale53 ».
Jusque-là, la globalisation était surtout la protection du capitalisme
occidental, et de fait américain, dans le monde, le terme désignait d’une
certaine façon une forme de domination, aux termes de laquelle le centre (les
États-Unis, forts du « consensus de Washington ») indiquait aux pays
émergents les réformes qu’ils devaient faire pour accueillir les
investissements étrangers. Désormais, « les pays émergents recouvrent leur
souveraineté sur leurs choix économiques et stratégiques54 ». Ils exercent une
influence considérable sur les économies développées, ils ont leur
dynamisme propre, leur poids financier, ils exportent des marchandises.
L’économie mondiale s’organise à partir de plusieurs centres – au moins
trois, les États-Unis, l’Europe, l’Asie – elle devient multipolaire. Ainsi est-il
désormais possible, plutôt que d’en faire une catégorie descriptive pauvre et
simplificatrice, de proposer de la globalisation un concept complexe.
Celui-ci consiste en premier lieu à proposer de refuser le monopole
pour l’analyse du cadre de référence « westphalien », selon l’adjectif
popularisé par Rosenau, et à mettre en cause le « nationalisme
méthodologique » dont parle Ulrich Beck55, et qui consiste à n’aborder les
problèmes que dans l’optique nationale. Il ne s’agit pas de choisir entre des
approches classiques privilégiant le cadre de l’État-nation et des approches
planétaires ou transnationales mais – ce qui est certes plus délicat –
d’envisager les liens, les modalités d’imbrication et de désenchâssement de
ce qui relève des unes et des autres. Au cœur de la mondialisation, écrit
Saskia Sassen, se trouve « une prolifération d’agencements nouveaux. Des
fragments de territoire, d’autorité et de droits qui faisaient auparavant partie
de domaines institutionnels plus diffus, situés au sein de l’État-nation ou,
parfois, au sein du système supranational, sont réassemblés au sein
d’agencements spécifiques, partiels et hautement spécialisés, orientés vers
des buts et usages particuliers56 ». Penser global, c’est intégrer dans
l’analyse des processus de déstructuration/restructuration, c’est articuler le
dedans et le dehors, les logiques planétaires ou transnationales et les
logiques internes, nationales, voire locales, en prenant en compte la « double
compression de l’espace et du temps », selon la formule déjà citée de David
Harvey. Cela implique aussi de ne pas limiter la globalisation à ses seuls
aspects économiques, d’intégrer dans son concept l’univers des symboles et
de l’imaginaire, de donner toute sa place à la culture : c’est sur le mode
imaginaire que se construisent bien des rapports au monde, même ancrés,
localisés. L’imaginaire, aujourd’hui, est planétaire, global, alors qu’il était
hier national. La globalisation n’est pas un phénomène aux conséquences
unidimensionnelles et hautement prévisibles, elle n’est pas un destin
inéluctable, ce qui ferait de son concept une nouvelle philosophie de
l’Histoire. Elle mêle diverses logiques, diverses dimensions, sans qu’on
puisse jamais parler, en s’y référant, de « one best way » (ou plutôt de « one
worst way ») pour l’humanité. Nous devons apprendre à penser global, de
plus en plus systématiquement, et donc à utiliser un concept complexe de
globalisation, ce qui n’est pas la même chose que de proposer un diagnostic
sur l’état du monde – mais ce qui évidemment ne l’interdit en aucune façon.

1- Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV e-XVIII e siècle,


Paris, LGF, 3 vol., 2000 [1979] ; Immanuel Wallerstein, Le Système du monde du XV e siècle à nos
jours, tome 2 : Le mercantilisme et la consolidation de l’économie-monde européenne (1600-
1750), Paris, Flammarion, 1984.

2- Ainsi les nouveaux entrepreneurs de la Russie post-communiste, au milieu des années 1990, se
sont parfois réclamés de l’expérience chilienne pour en appeler à un régime autoritaire en matière
politique, et libéral en matière économique, voir Alexis Berelowitch et Michel Wieviorka, Les Russes
d’en bas, Paris, Le Seuil, 1996.
3- Daniel Yergin et Joseph Stanislaw, The Commanding Heights, Londres, Simon and Schuster,
1997.

4- Signés le 22 juillet 1944, les accords de Bretton Woods ont fixé dans ses grandes lignes le
fonctionnement du système monétaire et financier international de l’après-guerre.

5- John Williamson désigne sous cette expression, qui a connu un vif succès, notamment au sein
des gauches radicales, l’ensemble doctrinaire sur lequel selon lui s’accordent le Congrès américain, le
FMI, la Banque mondiale et divers think tanks pour réformer l’économie des pays en crise ou en
difficulté : discipline budgétaire, libéralisation des marchés financiers et du commerce, privatisations,
déréglementation, etc.

6- Paul Kennedy, Préparer le XXI e siècle, Paris, Odile Jacob, 1999 [1994].

7- James Rosenau, Turbulence in World Politics, Princeton, Princeton University Press, 1990.

8- Du nom du traité de Westphalie, 1648, qui érige l’État-nation souverain comme socle du droit
international.

9- L’article « The Clash of Civilizations ? » a été publié en 1993 dans la revue Foreign Affairs ;
l’ouvrage a été traduit en 1997 sous le titre Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob.

10- Nilüfer Göle, Interpénétration. L’Islam et l’Europe, Paris, Galaade, 2005.

11- David Harvey, The Condition of Postmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural
Change, Cambridge, Mass., Blackwell, 1990, p. 240.

12- Manuel Castells, L’Ère de l’information, 3 vol., Paris, Fayard, 1998 et 1999.

13- Cité par Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la
globalisation, Paris, Payot, 2001 [1996], p. 125.

14- Arjun Appadurai, op. cit., p. 131.

15- On trouve cette idée notamment dans Mike Featherstone, Scott Lash et Roland Robertson,
Global Modernities, Londres, Sage, 1995.

16- Op. cit., p. 11.

17- Ibid.

18- Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du


nationalisme, Paris, La Découverte, 1996 [1983].

19- Daniel Cohen, La Mondialisation et ses ennemis, Paris, Grasset, 2004.

20- Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1994,
p. 63.
21- Daniel Cohen, op. cit., p. 225.

22- Ibid., p. 126.

23- Daniel Cohen, op. cit., p. 256.

24- Michel Péraldi, « Des pateras au transnationalisme ; formes sociales et image politique des
mouvements migratoires dans le Maroc contemporain », Hommes et migrations, juin 2007. Les pateras
sont les embarcations sur lesquelles des migrants clandestins tentent de rejoindre l’Europe depuis le
Maroc.

25- Citons par exemple les deux expositions organisées sur ce thème par Yvon Le Bot, en 2002
au Parc de La Villette, « Indiens : Chiapas-Mexico-Californie » (livre-catalogue, Montpellier, Indigène
éditions, 2002), et en 2006, « Todos somos migrantes », Museo de la Ciudad, Mexico, 2006.

26- Cf. notamment Alejandro Portes, Globalization from Below : The Rise of Transnational
Communities, Princeton University, 1997, p. 1-25 ; Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas, Paris,
Balland, 2002.

27- Cf. notamment Philip Mayer, « Migrancy and the Study of African Towns », American
Anthropologist, 64 (3) : p. 576-92, 1962, qui écrit : « “Les flux migratoires passent communément les
frontières dans un sens puis dans l’autre” et le meilleur moyen de les analyser est sans doute de
“commencer par étudier les migrants eux-mêmes en cartographiant leurs réseaux de relations
personnelles, tout en prenant en compte leur rôle dans les divers systèmes structurels” » (p. 577), cité
par Nicholas De Maria Harney et Loretta Baldassar, « Tracking Transnationalism : Migrancy and its
Futures », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 32, no 2, mars 2007, p. 189-198 (p. 191).

28- Op. cit., p. 74.

29- Arjun Appadurai, op. cit., p. 90.

30- Nina Glick-Schiller, Linda Basch et Cristina Szanton-Blanc, Towards a Transnational


Perspective on Migration : Race, Class, Ethnicity, and Nationalism Reconsidered, New York, New
York Academy of Sciences, 1992.

31- Je m’appuie ici sur un draft de Christine Inglis, « Transnationalism in an Uncertain


Environment : the Relationship between Migration, Policy and Theory », juin 2007.

32- Roger Waldinger et David Fitzgerald, « Transnationalism in Question », American Journal of


Sociology, vol. 109, no 5, mars 2004, p. 1177-1195.

33- Selon l’expression d’Ann M. Florini, The Rise of Transnational Civil Society, Washington
DC, Carnegie Endowment for International Peace, 2000.

34- James Beckford, « Perspectives sociologiques sur les relations entre modernité et
globalisation religieuse », in Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet, La
Globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 74.
35- Jean-Pierre Bastian et al., « Introduction », op. cit., p. 14.

36- Roberto Motta, « Déterritorialisation, standardisation, diaspora et identités : à propos des


religions afro-brésiliennes », in Jean-Pierre Bastian et al., op. cit., p. 63.

37- Cf. par exemple Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2001.

38- George Ritzer, The McDonaldization of Society, Londres, Pine Forge, 1993.

39- Élie Cohen, L’Ordre économique mondial, essai sur les autorités de régulation, Paris,
Fayard, 2001.

40- Ibid., p. 10.

41- Élie Cohen, op. cit., p. 11.

42- Pascal Lamy, Mondialisation et préférences collectives : la réconciliation ?, Paris, En


temps réel, octobre 2005.

43- Bertrand Badie, « Nouvelles approches des relations internationales et du fait religieux », in
Jean-Pierre Bastian et al., op. cit., p. 265.

44- Cf. Geoffrey Pleyers, Sujet, expérience et expertise dans le mouvement altermondialiste,
Thèse de doctorat, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2007.

45- Op. cit., p. 21.

46- Cf. la série de livres de Mireille Delmas-Marty, Forces imaginantes du droit, Paris, Le
Seuil, vol. 1 sur Le Relatif et l’Universel, vol. 2 sur Le Pluralisme ordonné et vol. 3 sur La
Refondation des pouvoirs, 2007.

47- Seyla Benhabib, « Crépuscule de la souveraineté ou émergence de normes cosmopolites ? »,


in Michel Wieviorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, op. cit., p. 183.

48- Cf. Fuyuki Kurasawa, The Work of Global Justice, Cambridge, Cambridge University
Press, 2007.

49- Michel Foucher, L’Obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007.

50- Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la


globalisation, Paris, Fayard, 2004, p. 18.

51- Ibid., p. 31.

52- John Saul, Mort de la globalisation, Paris, Payot, 2006 [2005].

53- Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile
Jacob, 2007, p. 7.

54- Ibid.
55- Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Flammarion, 2006 [2004].

56- Saskia Sassen, « L’émergence d’une multiplication d’assemblages de territoire, d’autorités et


de droits », in M. Wieviorka, (dir.), op. cit., p. 205.
3
L’engagement sociologique

À quoi servent les sciences sociales ? La question, récurrente, entraîne


généralement des réponses relatives à la vie de la Cité. Si les sciences
sociales apportent un savoir sur la société, ne sont-elles pas susceptibles tout
aussi bien d’exercer une influence sur elle ? Les connaissances qu’elles
apportent ne peuvent-elles pas servir à toutes sortes d’acteurs et de
médiateurs, aux pouvoirs politiques, et à leurs opposants, par exemple, ou
bien encore transiter par les médias, et de là, peser dans le sens de la
transformation, ou d’ailleurs, au contraire, et tout aussi bien, dans celui du
conservatisme ? Ceux qui produisent ces connaissances sont eux-mêmes
interpellés, du dehors de leur discipline ou par leurs pairs, ou amenés à
s’interroger : ne doivent-ils pas s’engager, s’inscrire dans des dynamiques
où la production du savoir est indissociable pour eux d’une mobilisation à
caractère politique ?
De façon explicite ou non, nombre de penseurs sociaux1, parmi les plus
importants auteurs classiques, ont conjugué au fil de leur existence
production d’analyses et action politique. Alexis de Tocqueville a été
conseiller général de la Manche et député durant une bonne partie de sa vie,
et même, un court moment, en 1849, ministre des Affaires étrangères ; Karl
Marx fut un inlassable acteur politique, un dirigeant révolutionnaire et pas
seulement l’auteur d’une œuvre pléthorique ; Max Weber a fait partie de la
délégation allemande signataire du traité de Versailles en 1918, puis de la
commission chargée de préparer la Constitution de Weimar, et il fut un des
fondateurs du Parti démocratique allemand.
De nombreux autres penseurs sociaux, sans se mobiliser aussi nettement
ou durablement ni apparaître comme des quasi-acteurs politiques, n’en ont
pas moins exercé par leurs écrits une influence plus ou moins considérable
sur la vie collective. Émile Durkheim, par exemple, ne s’est vraiment engagé
qu’au moment de l’Affaire Dreyfus, et en contribuant à la fondation de la
Ligue pour la défense des droits de l’homme. Il a pris bien garde à séparer
nettement sa vie universitaire de cet engagement.
Longtemps, la question de l’engagement du penseur social s’est
organisée en fonction de deux couples principaux de tension ou d’opposition.
Le premier couple, élémentaire, permet de distinguer ceux qui refusent toute
idée d’engagement et considèrent qu’il n’est d’activité scientifique, en
matière sociale, que dissociée d’un quelconque investissement militant ou
politique, d’un côté, et d’un autre côté ceux pour qui au contraire il n’est pas
possible de séparer radicalement l’analyse et l’action, la production du
savoir, ou du moins d’idées, et leur diffusion. Et le second couple renvoie à
la nature des choix théoriques généraux qui orientent la recherche en mettant
l’accent sur la tension fondamentale des sciences sociales, entre le point de
vue de la société, du système, de la totalité, et celui de l’individu, de
l’acteur, du sujet. L’engagement du penseur social n’est évidemment pas le
même selon qu’il privilégie plutôt l’une ou plutôt l’autre perspective, selon
qu’il s’intéresse en priorité à la société ou à l’individu ; à l’acteur ou au
système ; à la totalité ou au sujet.
En mettant en relation les choix théoriques du penseur social ou du
chercheur, et la nature de son éventuel engagement, on crée en fait un couple
d’opposition déséquilibré, car dans leur majorité, les sciences sociales, et
tout particulièrement la sociologie et les sciences politiques, ont longtemps
privilégié le point de vue de la société. Soucieux de penser l’intégration du
corps social, la forte correspondance de la société, de l’État et de la nation,
soucieux, tout aussi bien, d’accorder au politique et souvent, à l’État, une
place centrale, bien des penseurs sociaux ont voulu sinon conseiller le
Prince, du moins définir les conditions d’amélioration du système
institutionnel, proposer les voies de la réforme, incarner leur nation, ou bien
encore mettre en cause le pouvoir, voire préparer la rupture révolutionnaire
ou contribuer à la libération des peuples et nations opprimés. Mais
l’accélération de la globalisation, on l’a vu, met en cause le cadre classique
de l’analyse que constituent l’État et, en forte correspondance avec lui, la
nation et la société – nous apprenons désormais à penser global. Dans ces
conditions, le point de vue de la totalité ou du système se déplace
nécessairement, s’écartant de la société pour envisager la planète ou du
moins de vastes régions, ainsi que des réseaux transnationaux, ce qui est un
encouragement non seulement à s’éloigner des modèles « westphaliens »
d’analyse, mais aussi à envisager de donner plus de poids à des perspectives
centrées sur l’individu ou le Sujet.
S’il est utile d’intégrer dans une même analyse le thème de l’éventuel
engagement du chercheur et celui de ses orientations théoriques, il convient
de ne pas négliger ce qui est une caractéristique essentielle des sciences
sociales : elles s’efforcent d’articuler la pensée et les faits, la réflexion
abstraite et le travail concret, le terrain. Or l’articulation des idées et de la
pratique suppose le recours à une méthode. En sciences sociales, les choix
théoriques se prolongent eux-mêmes, très directement, par des démarches
concrètes, qui impliquent toutes sortes d’aspects méthodologiques : par
exemple, définition claire de l’objet, constitution d’un échantillon, insertion
dans un milieu donné, approche d’informateurs et autres intermédiaires avec
un « terrain », etc. Le choix d’une méthode (quantitative ou qualitative, par
entretiens individuels, ou collectifs, avec des questions ouvertes, ou fermées,
observation participante, etc.) dépend d’abord des orientations générales du
chercheur. S’il considère, par exemple, que les contraintes sociales
façonnent les comportements des individus, il privilégiera une démarche qui
permette d’appréhender les contraintes sociales, et de mesurer les conduites
des individus, de façon à mettre les unes et les autres en relation – c’est ainsi
qu’Émile Durkheim étudie le suicide dans une étude classique où il aboutit à
distinguer diverses sources sociales du phénomène, qui varie pour chaque
individu en fonction inverse du degré d’intégration au groupe auquel il
appartient2. Si le chercheur considère, au contraire, qu’il faut partir de
l’individu pour remonter vers la totalité, et ainsi l’expliquer, ce que
Raymond Boudon appelle l’individualisme méthodologique3, alors il
privilégiera des démarches qui s’intéressent en premier lieu aux besoins, aux
attentes, aux demandes des individus, à leurs calculs économiques, à leur
rationalité, à leur attachement à certaines valeurs, à leurs croyances ou à
leurs ressources. C’est ainsi que Max Weber montre, dans son étude non
moins classique de l’éthique protestante, que le capitalisme s’est mis en
place là où des valeurs religieuses, l’ethos protestant, puritain, orientaient le
comportement économique d’entrepreneurs4.
Mais l’adoption d’une méthode plutôt qu’une autre est également
fonction de l’objet étudié. Au sein d’une même orientation théorique, on ne
s’y prendra pas de la même façon, par exemple, pour étudier l’expérience
vécue de la prison ou celle du travail à la chaîne, l’une et l’autre imposant de
fortes contraintes aux individus concernés, et les choix de consommation,
beaucoup plus libres. La méthode n’est donc pas un simple ensemble de
techniques, comme s’il suffisait de maîtriser les outils statistiques ou d’avoir
suivi une formation à l’analyse de contenu pour être en mesure de produire
des connaissances en sciences sociales. Isoler la méthodologie pour en faire
une discipline ou une sous-discipline indépendante est une erreur, puisqu’il
n’y a pas de choix en la matière sans réflexion sur les orientations générales
de la recherche, d’un côté, et sur les caractéristiques de l’objet qui sera
étudié pratiquement, de l’autre.
Ainsi, il est légitime d’associer dans une même analyse la question de
l’utilité des sciences sociales, celle de l’engagement du chercheur, celle de
ses orientations théoriques et, prolongement presque naturel, celle de ses
décisions méthodologiques. Mais il faut faire un pas de plus.
Les sciences sociales, leur nom l’indique, sont des disciplines à visée
scientifique, ce qui les oblige à définir leurs critères de scientificité et, plus
précisément, à indiquer ce qu’elles considèrent être de l’ordre de la
démonstration. Qu’est-ce que trouver, en sciences sociales, et qu’est-ce que
prouver ? Très tôt, les auteurs classiques ont pu en débattre, en particulier en
comparant leurs disciplines avec les sciences de la nature et en sachant bien
qu’une différence fondamentale tient au fait, comme l’écrit Immanuel
Wallerstein, que « les sujets de débat dans les science naturelles sont
normalement résolus sans recourir à l’opinion de l’objet étudié », ce qui
n’est pas le cas avec les sciences sociales5. Car l’« objet étudié » est
toujours susceptible de s’exprimer, directement ou non, et non seulement de
faire connaître sa propre opinion sur ce qui est dit et écrit de lui, mais aussi
d’en appeler à celle d’ensembles beaucoup plus larges, groupe social, parti
politique par exemple. Comme savant aussi bien que comme acteur engagé,
le chercheur doit tenir compte de la façon dont ses « objets » se saisiront
éventuellement des connaissances qu’il a produites, et du jugement qu’eux-
mêmes ou d’autres livreront à propos de son travail. La conception qu’il a de
son rapport à son objet est un élément déterminant aussi bien de sa
démonstration, que de son éventuel engagement.
Il faut donc pour traiter de l’engagement des chercheurs en sciences
sociales envisager une chaîne complexe puisque incluant divers éléments : la
production d’un savoir scientifique, la démonstration et, en amont, leurs
choix théoriques, axiologiques et méthodologiques. Mais cette façon
d’aborder la question de l’engagement n’est pas évidente. Tout au long de
l’âge classique des sciences sociales, jusqu’à la décomposition du
fonctionnalisme6 à partir des années 1960, et des diverses variantes du
marxisme, un peu plus tard, les débats ont plus séparé qu’intégré ces divers
éléments qui pourtant font système.

Intellectuels et « professionnels »
Souvent, un choix simple semble diviser le monde des sciences
sociales : il y aurait les intellectuels d’un côté, et de l’autre les « 
professionnels » ; les penseurs engagés, et les autres. Les « professionnels »
(selon la terminologie américaine) appartiennent à un univers bien délimité,
au sein duquel ils forment leurs étudiants et échangent avec leurs collègues,
publiant dans des maisons d’édition et des revues spécialisées, participant à
des colloques et congrès où ils débattent entre eux, sans se préoccuper
d’intervenir davantage dans l’espace public, du moins en tant que
chercheurs. Rien ne leur interdit de se mobiliser, par exemple, comme
citoyens, membres d’une association, d’une ONG, d’un parti politique. La
figure du « professionnel », plus forte aux États-Unis et dans le monde anglo-
saxon qu’en France7, se méfie de l’idéologie, et ceux qui s’en réclament ne
veulent surtout pas être identifiés à la figure de l’intellectuel, en particulier
« sartrien »8.
Mais symétriquement, cette posture faite d’extériorité et de neutralité,
s’efforçant généralement de se tenir au plus loin de toute normativité, se
réclamant du refus de toute idéologie et se prévalant d’une scientificité
éprouvée, est depuis longtemps récusée, et d’abord au motif qu’elle
recouvrirait en fait une tout autre marchandise. Antonio Gramsci, l’important
dirigeant communiste italien dont les écrits ont exercé une influence
considérable, emprisonné dans les geôles de Mussolini, a dans ses Carnets
de prison critiqué cette idée d’une neutralité des penseurs qui se veulent à
l’écart des rapports sociaux, alors qu’ils sont selon lui en fait au service « 
organique » des dominants. Le chercheur en sciences sociales devient, avec
de tels arguments, sommé de se situer, il relève nécessairement d’un camp ou
d’un autre au sein d’une société divisée par la lutte des classes.
Mais peut-on accepter une telle disqualification, qui rejette les « 
professionnels » dans l’enfer de la subordination, inconsciente de surcroît,
au pouvoir ? Les « professionnels » sont au plus loin de tout engagement,
cela ne veut pas dire pour autant que le savoir qu’ils produisent et diffusent
relève de la seule idéologie, et qu’il n’a aucune pertinence scientifique. À la
limite, une conception pure et dure qui se réclamerait de Gramsci ne peut
voir dans les chercheurs « professionnels » que des « chiens de garde » qu’il
ne resterait plus qu’à combattre au nom des exclus ou des dominés, et en tout
cas à rejeter hors du champ de la respectabilité intellectuelle, sans examen
du contenu de leur travail – ce qui n’est pas acceptable. C’est pourquoi le
sociologue américain Michael Burawoy, promoteur d’une « public
sociology » (« sociologie publique ») qui implique un grand engagement du
chercheur dans la vie de la Cité, tout en s’inspirant fortement et explicitement
de la pensée de Gramsci, non seulement se refuse à heurter de front la
sociologie « professionnelle », mais même lui rend hommage9 : elle
fournirait selon lui les méthodes et les cadres conceptuels à la « public
sociology », elle lui apporterait « légitimité et expertise10 », elle serait son
alliée, et non son ennemie.
La position de Michael Burawoy indique que la distinction entre « 
professionnels » et « intellectuels » ne débouche pas nécessairement,
aujourd’hui, sur l’image d’une distance irréductible entre eux, ou sur celle
d’un conflit sans merci. Cela traduit non pas tant la montée en puissance, au
sein des sciences sociales, des orientations « professionnelles » que le recul
de la figure classique de l’intellectuel. Dans le passé, la pensée sociale
engagée a souvent confondu élitisme, avant-gardisme, affirmations relevant
d’une philosophie de l’histoire ou d’une conception positiviste de la
connaissance, et savoir réellement scientifique. Le penseur social qui voulait
participer activement à la vie de la Cité ne s’appuyait guère sur des
connaissances produites avec rigueur et en conjuguant les faits et les idées
ou, si l’on préfère, le terrain, le travail empirique et l’élaboration théorique.
La distance est considérable, par exemple, entre ce qu’ont pu apporter les
sciences sociales, tout au long de l’ère industrielle, en matière d’analyse de
la conscience ouvrière, des rapports de travail ou des modes d’organisation
des relations de production, et les discours politiques sur la classe ouvrière,
même cautionnés par des sociologues, des politologues ou des
anthropologues. Et beaucoup parmi eux se sont discrédités dans le sillage de
mouvements, de partis politiques, voire de régimes dont il s’agissait surtout
de justifier les pratiques, beaucoup sont allés très loin sur les chemins de
l’idéologie. La figure classique de l’intellectuel ne s’est jamais beaucoup
embarrassée de la discussion sur la démonstration ou la preuve, sa légitimité
lui venait de la reconnaissance que lui apportait un parti, ou une opinion peu
exigeante en la matière, quand elle n’était pas autoproclamée. Les sciences
sociales ont pu fournir de nombreux « intellectuels », mais dans l’ensemble,
les acteurs que ceux-ci rejoignaient, partis politiques, groupes
révolutionnaires, mouvements de libération nationale par exemple, ne leur
ont jamais accordé la légitimité qu’ils pouvaient reconnaître aux sciences de
la nature, d’un côté, et à la philosophie de l’autre.
En fait, les sciences sociales, tout au long de l’ère classique, et aussi
longtemps que l’image de l’intellectuel a pu rester prestigieuse, n’ont guère
été valorisées par les acteurs et les secteurs de l’opinion qui pouvaient être
sensibles à sa parole.

Structuralisme et expertise
Le changement s’est opéré, pour l’essentiel, dans les années 1960, avec
la montée en puissance du structuralisme, d’un côté, et l’essor spectaculaire
de la pratique de l’expertise de l’autre.

Le structuralisme
Les succès du structuralisme ont coïncidé avec un contexte historique
qu’ils ont contribué en retour à forger, et où la figure de l’intellectuel
bénéficiait de toute son aura, ils ont permis aux sciences sociales, à
l’anthropologie, à la linguistique, à la sémiotique, etc., d’opérer une percée
dans des sphères où l’engagement des intellectuels pouvait être valorisé.
Les chercheurs se réclamant du structuralisme n’ont pas tous été
engagés politiquement, et le plus célèbre d’entre eux, Claude Lévi-Strauss,
illustre fort bien cette remarque. Mais l’influence d’ensemble des œuvres
que fédère ce terme a été considérable, les auteurs français exerçant ici un
leadership mondial qui fut même théorisé aux États-Unis sous l’appellation
de « French Theory » – un label en fait confus, puisqu’il mêle la pensée
structuraliste à des courants s’en éloignant, ou s’en dégageant sous la forme,
par exemple, de ces divers « post » qui servent parfois à les désigner –
poststructuraliste, postnationaliste, postcolonialiste, postmoderniste, etc.
Notons au passage que certains auteurs considèrent que le passage du
structuralisme au poststructuralisme s’est effectué dès la fin des années 1960
– nous n’entrerons pas ici dans cette discussion qui peut vite devenir
absconse.
Ce fut un des paradoxes des années 1960 et 1970 que de voir ainsi
triompher un mode de pensée négateur de l’action et en guerre contre le
Sujet, on l’a vu, un mode de pensée pour lequel priment les instances, les
structures, les systèmes, les appareils, alors même que dans le monde entier,
et tout particulièrement en Europe occidentale ou aux États-Unis, la
mobilisation sociale et politique était considérable, qu’il s’agisse des
combats contre la guerre du Vietnam, du mouvement ouvrier et de ses luttes,
ou des nouveaux mouvements sociaux, à commencer par la contestation
étudiante, que la seule évocation de l’année, 1968, ou, en France, du mois de
mai 68 suffit à signifier. En dénonçant ce qu’ils ont appelé la « pensée
6811 », Luc Ferry et Alain Renaut ont bien marqué ce paradoxe, à ceci près
qu’ils amalgament à tort, dans cette dénomination, le mouvement de mai et la
pensée structuraliste, qui n’a nullement inspiré les acteurs au moment précis
des « événements », comme disaient les commentateurs les plus hostiles,
mais qui par contre a exercé son influence avant et, surtout, après.
Dans les sciences sociales, le structuralisme a été au cœur de la pensée
critique, et les engagements auxquels il a pu être associé ont généralement
pris l’allure de la radicalité. Car comment envisager le changement, face à la
domination implacable des systèmes et des structures, sinon par la rupture
complète, de type révolutionnaire ? Les approches critiques les plus
influentes des années 1960 et 1970 n’en ont pas moins été relativement
diversifiées. Le marxisme de Louis Althusser, plus que celui de Nicos
Poulantzas, dénonçait l’État et ses appareils « idéologiques » au service du
capital, et analysait la reproduction des rapports de production, nourrissant
des recherches dans deux domaines principaux : la Ville et l’espace, avec
notamment les travaux de Manuel Castells, et l’école et l’éducation, avec par
exemple, en France, les recherches de Christian Baudelot et Roger Establet.
Le néo-marxisme de Pierre Bourdieu, sensible aux dimensions culturelles de
la reproduction de la domination sociale, a exercé une influence
considérable, et qui ne s’est jamais démentie jusqu’à sa disparition en 2002.
Et s’éloignant considérablement du marxisme, davantage influencé par
Nietzsche, Michel Foucault et ceux qui se sont inspirés de ses premiers
grands écrits, depuis son Histoire de la folie à l’âge classique (1961)
jusqu’à Surveiller et punir (1975) en passant par Les Mots et les Choses
(1966) ou L’Archéologie du savoir (1969), ont proposé d’appréhender la
microphysique du pouvoir, qui s’exerce sur la société, ou plutôt en son sein,
en mille et un lieux, bien plus qu’il ne la surplombe depuis un endroit
central.
La pensée critique a été largement dominée par divers courants de type
structuraliste, elle ne s’y est jamais limitée, et l’influence de l’École de
Francfort, en particulier, a toujours été considérable – on a même parfois vu
dans Herbert Marcuse, et non sans excès, l’inspirateur du mouvement
français de mai 68, alors qu’il ne s’était en réalité vendu alors en France que
quelques centaines d’exemplaires de la traduction de L’Homme
unidimensionnel. Elle a prospéré dans un climat de forte politisation, a été
souvent associée au gauchisme politique, notamment en France. Et surtout, du
point de vue qui nous intéresse, elle a apporté leurs lettres de noblesse aux
sciences sociales, installées grâce à elle au cœur des engagements
intellectuels.
Mais aujourd’hui, le structuralisme (ou/et le poststructuralisme) est
décomposé. Il est d’autant plus affaibli qu’il est entraîné dans sa chute par le
déclin historique du marxisme, qui lui a apporté certaines de ses
composantes, même si de très larges pans de la pensée marxiste s’y sont
férocement opposés12. Il est également affaibli par la sensibilité croissante,
dans tous les milieux, à des thèmes dont il est en tant que tel au plus loin, à
commencer par les droits de l’homme et les préoccupations pour
l’environnement. La seule figure sociale qui pouvait trouver grâce à ses
yeux, le prolétariat ouvrier, ne peut plus avoir le moindre rôle rédempteur,
ou émancipateur, pour lui-même et pour l’humanité tout entière, comme disait
Marx. Aussi mythique qu’ait pu être ce rôle dans le passé, le structuralisme
en est orphelin. Tout au plus lui est-il possible de s’intéresser à des
catégories définies par le rejet ou l’exclusion hors du système social, et de
parler de souffrance et de victimes, bien plus que d’exploitation ou de
conscience ouvrière13.
La pensée critique ne disparaît pas pour autant, elle se raidit, et se
transforme pour devenir hypercritique. Elle pousse alors à l’extrême les
logiques du soupçon et de la dénonciation et, note Bruno Latour, elle croit
trouver la meilleure preuve de ce qu’elle avance dans les réactions indignées
de ceux dont elle prétend expliquer les conduites en mettant en avant la
supposée illusion qu’ils ont de pouvoir eux-mêmes définir le sens de leur
action14. Lorsqu’elle conserve une certaine force politique, la sociologie
hypercritique vient alimenter un nouveau gauchisme, installé dans des
postures systématiques de rejet et de refus, privé de toute capacité à se
projeter vers le futur, et dont le principal effet est d’affaiblir les forces de
gauche classiques, réformistes, de type social-démocrate, qu’elles débordent
en permanence par des demandes formulées en termes de « tout ou rien » et
d’appel, selon les termes de Pierre Bourdieu, à « une gauche de gauche ».
La pensée hypercritique est ce qui subsiste de la relation nouvelle qui
s’est dessinée à partir des années 1960 entre sciences sociales et
engagement. Elle informe le débat public, par la radicalité de ses positions,
et se pose souvent, dans les débats internes aux sciences sociales, comme
justicière ou moralisatrice bien plus que comme productrice de savoir. On
trouvera une illustration de cette tendance dans un article ayant fait grand
bruit de Loïc Wacquant, un sociologue connu pour être disciple de Pierre
Bourdieu aux États-Unis. Dans ce texte, Wacquant s’en prend à l’« impensé
commun » qu’il impute à trois sociologues ou anthropologues importants,
Elijah Anderson, Mitchell Duneier, Katherine Newman – un reproche
typique de la pensée du soupçon et de la dénonciation. Et tout est bon, dans
son article, pour disqualifier ces chercheurs, citations tronquées, déformation
de leurs textes : Wacquant dénonce15.
La pensée hypercritique s’affranchit aisément des impératifs de rigueur
qui devraient être le propre des sciences sociales. Elle doit une partie de son
influence, du moins dans un pays comme la France, à l’écho que lui donnent
certains médias, auxquels elle apporte des articles dont la radicalité anime le
débat.

L’expertise
Les sciences sociales ont vu leurs effectifs se multiplier à partir des
années 1970, dans les pays où elles étaient déjà bien en place, mais aussi
dans bien d’autres sociétés, en particulier en Asie et en Amérique latine. Et
de plus en plus, les chercheurs sont mobilisés pour leur compétence et leur
savoir-faire par des acteurs politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, par
des acteurs sociaux et culturels, par des directions d’entreprises, par des
agences internationales, des ONG, par les médias aussi, qui leur demandent
leur éclairage sur des points surgis dans l’actualité. Ce type d’apport des
chercheurs à la vie de la Cité est fréquent de la part des économistes ou des
politologues, mais toutes les disciplines sont impliquées. Il ne s’agit pas
d’un engagement politique, en tout cas pas directement, mais de la mise à
disposition d’un savoir qui peut être utilisé par un pouvoir ou un contre-
pouvoir sans que celui qui s’y livre perde son indépendance d’esprit.
L’expert apporte en tant que tel son savoir, rien de plus. C’est pourquoi
l’expertise tourne dans certains cas à l’activité de conseil, le chercheur
devient un consultant, qui se fait rémunérer, occasionnellement, ou dans le
cadre d’une structure fixe, bureau d’études, think tank, service spécialisé
d’une grande organisation.
L’expert n’est en tant que tel ni un intellectuel ni un « professionnel », il
participe à la vie de la Cité, et parfois même il ressent le besoin d’être
visible pour se faire connaître d’éventuels clients, tels ces dirigeants
d’instituts de sondages qui apparaissent fréquemment dans les médias,
notamment en matière d’analyse électorale, de façon à promouvoir leur
entreprise. Pour leur part, les médias sont très friands d’expertises, qui
viennent compléter l’information, apporter des connaissances dont les
rédactions ne disposent pas, ou que les journalistes ordinaires ne maîtrisent
pas, aider à constituer des dossiers avec la légitimité qu’apporte une
position avant tout technique.
Il existe d’autres modalités de l’engagement du chercheur en sciences
sociales, et le paysage est plus diversifié que l’image encore sommaire qui
vient d’en être donnée. De plus, il varie considérablement d’un pays à un
autre. Mais l’essentiel a été indiqué : nous sommes passés d’une époque où
le penseur social pouvait éventuellement, en dehors de ses écrits
scientifiques, intervenir dans le champ politique, à une période où le
chercheur faisait, ou non, le choix d’être un intellectuel, mais sans que les
sciences sociales puissent comme telles prétendre jouer un rôle central dans
la vie publique des idées. Une troisième phase a été inaugurée dans les
années 1960, avec l’immense nouveauté qu’a été l’essor du structuralisme et
de la pensée critique, installant des chercheurs en sciences sociales, en tant
que tels au centre de la vie intellectuelle. On peut dire, de ce point de vue,
que le premier âge d’or des sciences sociales coïncide avec ce moment de la
pensée critique et du structuralisme triomphants. Puis la pensée critique s’est
décomposée, ou radicalisée pour devenir hypercritique, et l’expertise a
occupé une place considérable dans la vie de la Cité.
Mais l’histoire de l’engagement des sciences sociales ne s’arrête pas
là.

Vers un deuxième âge d’or des sciences sociales


Durcissons le trait. Même si quelques-uns en ont la nostalgie, la figure
de l’intellectuel classique est à bien des égards obsolète, et inadaptée pour
les chercheurs en sciences sociales, car elle ignore ou nie leur spécificité de
producteurs de connaissances scientifiques. Héritière de la pensée critique,
son rejeton, la pensée hypercritique, est une posture de soupçon et de
dénonciation avant d’être une activité de recherche. Enfin, l’expertise, en
elle-même, est une activité non pas de production, mais de mise à disposition
d’un savoir. Ce qui laisse la place à d’autres figures susceptibles d’articuler
les deux registres que sont l’engagement et l’activité de recherche. On peut
même faire l’hypothèse que c’est dans cette articulation, si elle est réussie,
que se jouera le deuxième âge d’or des sciences sociales, l’entrée dans une
ère où elles seront au cœur de la vie intellectuelle et des principaux débats
publics.

En finir avec la conception politique de l’engagement


sociologique
En fait, nous sommes encore loin d’avoir parcouru l’ensemble du
chemin par lequel les sciences sociales s’affirment dans le champ public des
idées, et pas seulement dans la vie académique des « professionnels ». Peut-
être même faut-il admettre que pour elles, le plus délicat reste à faire :
s’affranchir des conceptions hégémoniques de l’engagement, massivement
politiques, sans se départir du projet de jouer un rôle dans la sphère
publique.
C’est une naïveté que de penser que les analyses sociologiques puissent
durablement et efficacement peser sur la décision politique. Il arrive,
exceptionnellement, qu’un sociologue important joue un rôle réel auprès d’un
chef d’État, ce qui fut le cas au Royaume-Uni avec Anthony Giddens,
théoricien de la « troisième voie » empruntée un temps par Tony Blair ; ou
bien encore qu’il devienne lui-même chef d’État, tels Fernando Henrique
Cardoso au Brésil, ou Ricardo Lagos au Chili – dans les deux cas, ces
sociologues ont incarné l’installation durable de la démocratie après une
dictature. De même, l’historien Bronisâaw Geremek, après avoir été un des
plus proches conseillers de Lech Walesa et avoir joué un rôle décisif dans
Solidarnosc, a exercé de hautes responsabilités politiques en Pologne. Mais
en dehors de quelques cas, somme toute rarissimes, l’influence politique
directe de chercheurs en sciences sociales est limitée, tout simplement parce
que l’activité politique appartient à un autre registre que l’activité
scientifique, et que la vocation de l’homme politique n’est pas la même que
celle du savant, ce qui fut théorisé par Max Weber dans ses deux conférences
réunies sous le titre Le Savant et le politique 16 : la politique explique-t-il,
débouche nécessairement sur des compromissions avec des « puissances
diaboliques », elle a maille à partir avec la puissance et la violence, ce à
quoi la science tente d’échapper.
La décision politique repose sur des critères qui ne peuvent recouvrir
que très partiellement ceux qui procèdent de l’analyse sociologique. L’acteur
politique peut fort bien débattre avec un chercheur en sciences sociales,
apprécier ses analyses, et même s’interroger, ou l’interroger sur les
prolongements normatifs qui peuvent en découler. Mais sa décision tient
compte nécessairement d’éléments que le chercheur ignore, minimise, ne
saurait admettre. Tel est le sens de la distinction proposée par Max Weber
entre « éthique de la responsabilité » et « éthique de la conviction », la
première soucieuse d’adapter les moyens utilisés aux fins visées, la seconde
ne se préoccupant que de principes, la première adaptée à l’univers de la
politique bien plus que la seconde – encore que certains lecteurs de Max
Weber préfèrent parler de complémentarité plutôt que d’opposition entre les
deux éthiques17.
À tenter d’exercer une influence politique en tant que chercheur, celui-ci
prend des risques considérables, y compris celui d’y perdre son âme, on l’a
vu, en devenant un idéologue, un « chien de garde », un intellectuel organique
subordonnant de fait son intervention aux demandes et aux exigences d’un
prince, ou d’un contre-pouvoir. Mais à refuser d’entrer dans les débats qui
animent la Cité, le chercheur, dont l’activité est souvent, dans le monde
contemporain, rémunérée par des fonds publics, et donc au profit théorique
de la collectivité, s’isole sans rendre de comptes à d’autres qu’aux membres
de son univers professionnel, sans même s’interroger sur ce qui pourrait être
fait des connaissances qu’il produit. Comment sortir de cette impasse ?

Élever le niveau de connaissance d’un public


Un point de départ, ici, nous est donné par une remarque élémentaire :
si les sciences sociales sont susceptibles d’une quelconque utilité générale,
n’est-ce pas en raison de leur apport spécifique, qui est de l’ordre de la
connaissance ? Le problème qui nous occupe se déplace, dès lors, puisqu’il
s’agit de penser non pas l’intervention du chercheur dans un champ politique,
mais la spécificité de sa contribution à la vie publique, et les relations qui
peuvent en découler. Dans cette perspective, il est possible de distinguer
deux familles de démarches. Dans la première, la production de
connaissances est une activité qui est totalement dissociée de celle qui
consiste à assurer leur diffusion, sous forme d’interactions avec un public.
Dans la seconde, production et diffusion de connaissances sont associées, ce
qui implique de revenir sur la question de la démonstration ou de la
scientificité en sciences sociales.
Pour l’instant, examinons la première famille de démarches.
Les chercheurs en sciences sociales disposent ici d’au moins trois
possibilités d’intervention classique dans la vie publique, à partir du savoir
qui est le leur. Une première modalité possible est celle que nous pouvons
appeler l’élitisme. Le chercheur, surtout s’il manie les concepts, la langue,
les arguments avec une certaine aisance, se trouve bien placé pour proposer
à un public une analyse, un raisonnement, les conclusions de travaux qu’il a
menés. Il est doté d’un savoir qu’il s’efforce de faire accepter au nom de la
raison – ce qui pourrait le mettre en concurrence avec ceux qui possèdent
une vérité divine, disposent d’une philosophie, ou prétendent maîtriser le
sens de l’histoire.
Une deuxième modalité possible repose sur le principe de la
restitution. Le chercheur, ici, propose de mettre les connaissances qu’il a
produites ou accumulées en tension avec les attentes d’un public qu’elles
concernent. Il a étudié, par exemple, la conscience ouvrière et les difficultés
actuelles du syndicalisme, ou bien encore, il a achevé une recherche sur les
droits de l’homme : il vient présenter ses résultats dans le premier cas à des
syndicalistes, dans le second à des militants d’une ONG humanitaire, à
commencer, dans les deux cas, par ceux qu’il a interviewés ou rencontrés
lors de son enquête. Il retourne vers ceux qui sont concernés au premier chef
par sa recherche, il leur restitue le savoir qu’ils lui ont permis d’élaborer. En
fait, la restitution est une phase finale de la recherche qui mériterait d’être
plus souvent et systématiquement organisée par les chercheurs, quelles que
soient leurs orientations ou leur méthode, chaque fois qu’ils étudient
concrètement des acteurs, des personnes, des groupes réels, des interactions,
des rapports sociaux – ce qui est le propre de bien des travaux de sciences
sociales. Elle peut elle-même constituer une importante source de
connaissances, et Bruno Latour a raison de recommander aux chercheurs
ayant rédigé leur « compte rendu » (thèse par exemple) de tenir un « carnet
de bord » pour consigner les effets que produit ce compte rendu sur les
acteurs étudiés18.
Enfin, une troisième possibilité s’inscrit dans le schéma de la
démocratie délibérative : le chercheur, seul ou avec d’autres le cas échéant,
s’inscrit dans des débats avec un public qui n’est pas nécessairement
impliqué et encore moins compétent, mais simplement concerné ou intéressé
par les thèmes qui sont ceux de sa recherche. Il a acquis une compétence,
étudié un problème, et c’est à ce titre qu’il présente l’état des connaissances
disponibles, les certitudes, les doutes, qu’il répond aux questions, indique
jusqu’à quel point le savoir est solide, là où il l’est moins, signale les zones
d’ignorance, ce qui permet à chacun, finalement, d’élever son niveau de
compréhension du problème mis en débat. Le chercheur est ici un élément
d’un dispositif où la démocratie se nourrit de ses compétences.
Dans ces trois modalités principales, le chercheur en sciences sociales
est défini, pour l’essentiel, comme détenteur de connaissances qu’il a
produites et accumulées de son côté, en spécialiste qui met ensuite son
savoir à disposition d’un public. Il est possible qu’il soit alors interpellé et
que des précisions lui soient demandées sur la méthode qu’il a utilisée, ou
sur la rigueur de son approche. Mais dans l’élitisme, la restitution ou la
démocratie délibérative, la preuve de ce qu’il avance a dû, en principe, être
apportée par ailleurs, en amont de l’interaction avec le public. De ce point
de vue, le chercheur, qui pourtant s’engage dans la vie publique, n’en est pas
moins très proche du « professionnel » : la démonstration, le test, les
garanties de scientificité de son travail relèvent pour lui de son milieu
professionnel, du jugement de ses pairs, des maisons d’édition universitaires
qui accepteront de publier ses ouvrages et du contenu des recensions qui en
paraîtront (ou non), de l’acceptation, ou du refus des revues spécialisées de
publier les articles qu’il leur soumet, des collègues qui l’inviteront, ou non, à
participer à un colloque ou à donner une conférence, etc. Dans sa relation au
public, le chercheur qui s’inscrit dans les démarches qui viennent d’être
évoquées n’attend aucune intervention pertinente sur le registre de
l’établissement de la scientificité, ou même, simplement, de la pertinence de
son propos. Le moment de la recherche, incluant démonstration, ne se
confond ici en aucune façon avec celui de l’engagement.

La coproduction du savoir
Nous parvenons, avec ce constat, à ce qui constitue la réponse la plus
appropriée, pour les sciences sociales, à la question de l’engagement du
chercheur. L’équation à résoudre est en effet maintenant claire, il s’agit de
savoir comment conjuguer pratiquement une activité scientifique, qui
possède ses propres critères d’évaluation, avec une éventuelle participation
à la vie de la Cité. Les réponses que nous avons envisagées jusqu’ici ou bien
refusent un des deux termes de cette équation, ou bien procèdent d’un
clivage, dans lequel ils sont dissociés et ne font guère système, ou bien
encore les fusionnent de façon idéologique, au détriment du sérieux et de la
rigueur. L’enjeu est maintenant d’examiner la possibilité d’articuler dans une
démarche unique production scientifique d’un savoir, et engagement, sans les
confondre, ni pour autant les séparer.
Cet enjeu est moins crucial si la recherche analyse des données
quantitatives, de type économique ou démographique – d’ailleurs,
l’économie et la démographie sont, en sciences sociales, les deux disciplines
qui se rapprochent le plus, dans leurs méthodes, des sciences exactes. Il l’est
beaucoup plus lorsque la recherche s’intéresse à l’action et étudie des
relations sociales.
Aborder un tel enjeu passe par une condition bien précise, du moins
dans sa formulation : admettre que jamais l’analyse ne peut correspondre
pleinement et entièrement à la conscience et au discours des acteurs. Il suffit
d’observer et d’écouter les acteurs engagés dans une même relation sociale
pour reconnaître la pertinence de cette remarque : leurs points de vue ne sont
jamais parfaitement identiques, ils sont même plutôt différents et opposés, et
le chercheur n’a pas à choisir l’un, ou l’autre, mais à rendre compte de ce
qui les lie, les distingue et les oppose. Mais ajoutons immédiatement que ce
constat, qui est à la base de l’analyse sociologique, ne doit pas déboucher
sur l’idée contraire, selon laquelle les acteurs n’ont aucune conscience du
sens de leur action, que leurs conduites échappent complètement à leur
entendement – et donc aussi à leur responsabilité. Une telle idée a fait le jeu
du léninisme, et de ses variantes gauchistes, en laissant entendre que seule
l’avant-garde est capable de définir le sens de l’action (ou de l’histoire).
Elle a fondé par exemple la disqualification du syndicalisme, puisque à
suivre Lénine, le prolétariat ouvrier, comme acteur, est tout juste bon à être
« trade-unioniste » – à avoir des préoccupations de bas niveau de projet.
L’avant-gardisme en sciences sociales autorise toutes les manipulations du
pouvoir par des élites autoproclamées, et doit être refusé avec force. Il
réduit les acteurs sociaux au silence or, comme l’écrit Danilo Martuccelli, « 
l’espace d’interprétation à la disposition du premier (le sociologue) est
borné par la parole des seconds (les acteurs)19 » – ce qui nous rappelle au
passage que l’absence de cette parole, et donc le silence des acteurs,
constitue un défi bien singulier pour les chercheurs.
La sociologie trouve sa justification par excellence dans l’espace qui
existe nécessairement entre l’opinion que les acteurs ont de leur action et de
celles des autres acteurs impliqués dans leur champ d’action, et le sens tel
que la recherche peut l’établir en analysant les interactions ou les relations
entre tous les acteurs.
En analysant l’action, et donc les relations ou les interactions entre
acteurs, le chercheur apporte des connaissances qui ne sont donc elles-
mêmes ni totalement réductibles aux opinions ou aux représentations qu’ont
les acteurs, ni totalement étrangères à leur conscience. Le simple fait d’entrer
en contact avec les acteurs pour mener une recherche, quelle qu’en soit la
méthode (par questionnaire, entretien directif ou non directif, individuel ou
collectif, observation participante, etc.), introduit le chercheur dans un
champ d’action où sa présence est elle-même susceptible d’exercer des
effets. L’exemple suivant peut illustrer ce point précis. Lorsque David
Lockwood et John Goldthorpe, avec leur équipe, ont voulu tester l’hypothèse
d’un embourgeoisement de la classe ouvrière en Angleterre, ils ont mis en
place un dispositif de recherche dans une importante usine dont la principale
caractéristique était le très bas niveau de conflictualité sociale. Mais le seul
fait d’avoir enquêté longuement, et auprès de nombreux ouvriers, a comme
réveillé cette conflictualité. À la suite de la recherche, l’usine a connu une
grève d’une ampleur inégalée, dont on peut penser qu’elle doit quelque chose
à l’enquête sociologique20.
Symétriquement, le fait de mener une recherche ne laisse jamais le
chercheur indemne, elle le transforme nécessairement, par les réalités qu’il
découvre ou dont il prend conscience, par les idées nouvelles qui
l’assaillent, par les changements qu’il est obligé d’apporter à ses hypothèses
du fait de la rencontre avec le « terrain ».
Dans l’histoire des sciences sociales, il existe au moins deux traditions
majeures qui prennent en compte le projet d’associer la production de
connaissances, et le changement des acteurs, ou qui envisagent la
coproduction du changement par l’analyse. La première considère que
l’analyse doit peser directement sur la réalité, qu’elle doit la transformer, la
seconde qu’elle élève la capacité de réflexion et de là celle d’action des
acteurs, sans que la relation du chercheur et des acteurs ait à déboucher sur
des changements immédiats, ou directs, dans l’action.
Pour la première de ces traditions, nous pouvons recourir à
l’expression de recherche-action. Le chercheur, ici, intervient à des fins de
changement, il entend en même temps produire un savoir et contribuer à
transformer la situation et les relations entre acteurs. Sa recherche est
effectuée dans des situations réelles, au sein d’un groupe concret, dans une
entreprise par exemple, avec l’idée que la recherche et l’action, la
production de connaissances et le changement concret relèvent d’une seule et
même activité pratique. Le plus important de son point de vue est
généralement le changement qu’il contribue à instaurer, ce qui crée un
déséquilibre susceptible d’en faire plus un consultant qu’un chercheur. La
recherche-action trouve un terrain d’exercice particulièrement propice dans
les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises, qu’il
s’agisse d’en améliorer le fonctionnement, par exemple en s’en prenant aux
lourdeurs bureaucratiques, en examinant les relations hiérarchiques, ou bien
encore de rendre plus efficace un système de décision. C’est ainsi que la
sociologie des organisations, du type de celle qu’ont pu inspirer les travaux
classiques de James March et Herbert Simon ou, en France, de Michel
Crozier21, est particulièrement à son aise dans les situations où il s’agit
d’aider une direction à penser la modernisation de son action, par exemple
en tenant compte de la rationalité limitée des acteurs, qui s’efforcent chacun
non pas tant de parvenir à un optimum que de contrôler des zones
d’incertitude.
Assez différemment, la psychosociologie – éventuellement en se
réclamant du père de la recherche-action, Kurt Lewin22, et, chez certains
auteurs, de la psychanalyse, par exemple avec les travaux de « 
sociopsychanalyse » de Gérard Mendel23 – étudie des petits groupes plus
souvent que des grandes unités. Elle s’est largement préoccupée de penser
les conditions de libération, personnelle et collective, par rapport aux
formes d’autorité qui se rencontrent au sein des organisations et des
institutions, et de contribuer à modifier les rapports qui en découlent, par
exemple au profit des dominés, contre les privilèges, contre les abus, contre
l’autoritarisme, ou bien encore pour réduire les tensions et les conflits.
La seconde tradition est celle de la méthode de l’intervention
sociologique, au sens qu’a donné Alain Touraine à cette expression24. Au
cœur de cette démarche, il s’agit pour le chercheur (ou l’équipe de
recherche) de créer avec l’acteur étudié une relation de coproduction d’idées
et d’analyses dans laquelle chacun est bien dans son rôle – le chercheur ne
fait pas semblant d’être un acteur, l’acteur ne se présente pas comme un
chercheur. Dans une première phase de sa recherche, après avoir été en
contact sur un mode plutôt classique avec l’acteur étudié, par exemple en
démultipliant les entretiens individuels, ce dernier met en place un (ou
plusieurs) groupe(s) composé(s) de personnes incarnant cet acteur. Dans une
deuxième phase de la recherche, ce (ou ces) groupe(s) rencontre(nt) divers
interlocuteurs, et à partir du contenu de ces rencontres, et de ce qu’il a
accumulé auparavant comme savoir, le chercheur élabore un raisonnement
sociologique. Dans une troisième phase, le chercheur soumet ce
raisonnement au(x) groupe(s). Le test est dans ce que l’acteur, en
l’occurrence le (ou les) groupe(s) d’intervention, fait de ce raisonnement. Il
peut l’accepter ou le rejeter, avec toute sorte de nuances, et il y a là une
première indication de la pertinence des hypothèses du chercheur.
Mais il ne suffit pas qu’un acteur donne raison au chercheur pour que
cette pertinence soit véritablement acquise. En fait, l’essentiel est dans ce
que fait l’acteur d’un raisonnement dont il a reconnu la justesse, quitte à
avoir obligé le chercheur, au fil des débats qu’il a eus avec lui, à le modifier
ou l’améliorer. Par exemple, l’acteur peut s’en servir pour analyser lui-
même son action passée, pour réfléchir à ses relations avec des adversaires
ou des partenaires de son action. Il peut aussi, en dehors de la recherche
proprement dite, l’utiliser pour peser, dans la pratique, sur les décisions
d’une association, d’un syndicat ou de toute autre organisation à laquelle il
appartient. Plus l’acteur étudié s’approprie les hypothèses que le chercheur
lui propose, plus ce dernier peut considérer que son analyse fait sens, et
qu’il a mis en place un dispositif scientifiquement pertinent, en tous cas
supérieur à ce que proposent d’ordinaire les sciences sociales. La
démonstration, en effet, sans exclure d’autres modes traditionnels de
validation, par exemple par les pairs, est dans le jugement des acteurs, et
dans l’usage qu’ils font de connaissances qu’ils ont contribué à produire.
Plus celles-ci élèvent leur capacité propre d’analyse, et plus on peut penser
qu’elles élèvent aussi leur capacité d’action.
Mais soyons prudent. Il peut arriver que des acteurs se saisissent du
discours ou des écrits des chercheurs, pour des raisons autres que liées à
leur contenu, qu’ils soient séduits, sous le charme, sensibles à la rhétorique,
ou bien encore, simplement, impressionnés par le statut social ou la qualité
d’« intellectuel » de celui qui leur propose des idées, un raisonnement, une
analyse de leur problème. La pertinence ne peut donc être testée par la seule
approbation ; il faut davantage : que l’acteur fasse quelque chose de ce qu’il
vient d’approuver et d’accepter, qu’il fasse travailler à son propre compte
les propositions du chercheur. Ce point de vue mérite discussion, mais on
devrait au moins pouvoir s’accorder sur un point : en faisant l’effort de
soumettre des hypothèses, raisonnements, savoirs ou analyses aux acteurs
étudiés, le chercheur produit des effets qui constituent un matériau important
de la réflexion sociologique.
Une telle démarche maintient le chercheur, tout au long de sa recherche,
dans une relation de production et de validation de ses analyses avec l’acteur
étudié. À aucun moment le chercheur ne devient un militant, ni un intellectuel
engagé politiquement, même s’il peut avoir de la sympathie pour l’acteur. Et
rien n’interdit au chercheur, par ailleurs, et bien au contraire, de présenter
ses résultats dans des ouvrages et des articles à destination de son milieu
professionnel ou d’un public plus large.
L’intervention sociologique n’a pas le monopole de ce type
d’approche, mais elle propose une démarche qui va loin dans le projet
d’articuler sans les fusionner logique de l’engagement et logique de
production de savoir. Elle indique que, pour les sciences sociales, la voie
est ouverte pour jouer un rôle essentiel dans la sphère publique, en tant que
telles, et sans faillir à leur vocation scientifique. Elle montre comment les
problèmes proprement scientifiques, et les enjeux de l’engagement peuvent
être combinés et associés et que les exigences de pertinence et de
démonstration de la validité des connaissances qu’apportent les sciences
sociales n’ont pas à être séparées des convictions qui peuvent déboucher sur
la participation des chercheurs à la vie de la Cité. Cette remarque vaut tout
particulièrement pour la sociologie, l’ethnologie et la psychologie sociale ;
elle devient plus contestable, plus difficile à mettre en œuvre dans d’autres
disciplines, où il n’est pas possible de créer les conditions d’une relation
directe et interpersonnelle avec les « acteurs ». L’histoire, par exemple, ne
peut pas soumettre ses hypothèses aux acteurs du passé, le démographe ne se
préoccupe pas de l’impact de ses travaux sur les populations qu’il étudie.
Mais cela n’interdit pas à l’historien ou au démographe d’être confrontés à la
question des effets éventuels de leur travail sur la société, et à celle de la
pertinence scientifique de leur apport.
Le choix de l’objet d’étude, la mise en œuvre d’une théorie, le recours
à une méthode, la démonstration : pour toutes les étapes de la recherche, il
est possible de développer une réflexion sur l’engagement du chercheur. Le
moment est venu, autrement dit, de prendre quelque distance avec les débats
classiques sur l’engagement politique des intellectuels, pour envisager avec
plus de force que par le passé de promouvoir l’idée, le projet et les
modalités concrètes de l’engagement sociologique des chercheurs.
1- Dans ce chapitre, et pour éviter les risques d’anachronisme, nous parlerons de « penseurs
sociaux » à propos d’auteurs classiques, et de « chercheurs » à propos d’auteurs contemporains. Les
frontières entre les deux groupes sont certainement délicates à bien tracer : disons qu’aujourd’hui, un « 
chercheur » s’étonnerait d’être catalogué « penseur social », et qu’hier, le terme de « chercheur » aurait
paru incongru.

2- Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, 1897.

3- Cf. par exemple ce qui est dit de l’individualisme méthodologique in Raymond Boudon et
François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982.

4- Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (nouvelle traduction par Jean-
Pierre Grossein), Paris, Gallimard, 2003 [1904-1905].

5- Immanuel Wallerstein, Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la commission Gulbenkian


pour la restructuration des sciences sociales présidée par Immanuel Wallerstein, Paris, Descartes
et Cie, 1996.

6- Sur cette décomposition, cf. l’ouvrage de référence, Alwyn Gouldner, The Coming Crisis of
Western Sociology, New York, Basic Books, 1970.

7- Encore faut-il ici indiquer que, contrairement à une idée reçue fortement répandue en France,
la sociologie américaine a toujours entretenu des liens avec le travail social ou avec des engagements
dans des projets de réforme sociale. Cf. Craig Calhoun (dir.), Sociology in America. A History,
Chicago, The University of Chicago Press, 2007.

8- Nous faisons ici référence aux conférences de Sartre au Japon, dans lesquelles il explique
qu’un intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Jean-Paul Sartre, Plaidoyer
pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972.

9- Michael Burawoy, « What is to be done ? Theses on the degradation of social existence in a


globalizing world », texte présenté devant l’Association internationale de sociologie, Durban, 29 juillet
2006.

10- Michael Burawoy, « For Public Sociology », American Sociological Review, février 2005,
vol. 70, 4-28, p. 10.

11- Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68, Paris, Gallimard, 1985.

12- Dans les années 1960, marxisme et structuralisme ont entretenu des relations tumultueuses,
faites de conflits et de critiques, par exemple à propos du sens de l’histoire, d’identification, comme chez
Louis Althusser, ou bien encore, d’efforts pour aboutir à une articulation « structuralo-marxiste » dont
une figure importante a été Maurice Godelier. Cf. notamment ses deux volumes de Horizon, Trajets
marxistes en anthropologie, Paris, Maspero, 1977, et ceux de Rationalité et irrationalité en
économie, Paris, Maspero, 1983.

13- Cf., à titre d’illustration de cette remarque, Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Paris, Le
Seuil, 1993.
14- Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
Par exemple, p. 18, pour caractériser la sociologie critique, « a) elle ne se contente pas de limiter
l’enquête à la dimension sociale des phénomènes, comme les sociologues ordinaires, mais elle va jusqu’à
remplacer l’objet étudié par un autre constitué de relations sociales ; b) elle affirme que cette
substitution est insupportable aux yeux des acteurs sociaux, qui ont besoin de vivre dans l’illusion qu’il y
a quelque chose “d’autre” que du social ; enfin c) elle considère que les objections horrifiées des
acteurs à l’explication sociale de leur action constituent la meilleure preuve de la justesse de ces
explications ».

15- Loïc Wacquant, « Scrutinizing the Street. Morality and the Pitfalls of Urban Ethnography »,
American Journal of Sociology, mai 2002, vol. 107, no 6, p. 1468-1532. Les trois auteurs concernés
publient chacun une réponse, documentée et éclairante, dans la même livraison de l’American Journal
of Sociology.

16- Ces deux conférences ont pour titre « La profession et la vocation de savant » (7 novembre
1917) et « La profession et la vocation de politique » (28 janvier 1919), cf. Max Weber, trad. Catherine
Colliot-Thélène, Le Savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003.

17- Cf. par exemple les notes et commentaires de Catherine Colliot-Thélène et Jean-Pierre
Grossein accompagnant leurs traductions récentes de L’Éthique..., op. cit., et de Le Savant et le
politique, op. cit.

18- Cf.Bruno Latour, op. cit., p. 196. De façon plus générale, notons que le cheminement de
Bruno Latour, certes très différent du nôtre, donne à voir des convergences importantes, en particulier
s’il s’agit de mettre en relation la question de l’intérêt politique de la recherche sociologique et celle de
la pertinence de ses résultats.

19- Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris,
Armand Colin, 2006, p. 239.

20- David Lockwood, John Goldthorpe et al., L’Ouvrier de l’abondance, Paris, Le Seuil, 1972
[1963].

21- James March et Herbert Simon, Organizations, New York, John Wiley and sons, 1958 ;
Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963.

22- Kurt Lewin, Resolving Social Conflicts. Selected Papers on Group Dynamics, Gertrude
W. Lewin (dir.), New York, Harper and Row, 1948.

23- Gérard Mendel, Sociopsychanalyse, Paris, Payot, tome IV, 1974, tome V, 1975.

24- Pour une présentation de cette méthode, cf. Alain Touraine, La Voix et le Regard, Paris, Le
Seuil, 1978. Depuis 1980, les chercheurs du CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques),
mais pas seulement, ont publié plusieurs dizaines d’ouvrages rendant compte de recherches ayant eu
recours à cette méthode.
DEUXIÈME PARTIE
4
Après les nouveaux mouvements sociaux

La sociologie des mouvements sociaux est jeune – moins d’un demi-


siècle. Et dans sa brève histoire, sous-tendue en permanence par un
important débat théorique, elle a connu aussi des moments de doute et de
remise en cause liés à l’évolution socio-historique de son contexte et plus
précisément à la nature même de ses objets concrets, et des luttes auxquelles
elle est supposée s’appliquer1.
Le conflit théorique qui la divise, depuis le début, dans les années
1960, s’est mis en place d’une part dans le déclin des modes de pensée de
type fonctionnaliste, qui voyaient pour l’essentiel dans les luttes sociales, et
en particulier dans les luttes ouvrières, la marque de dysfonctionnements
d’un système, ou de crises, l’expression de frustrations, et d’autre part dans
le malentendu avec le marxisme, qui les interprétait comme des conduites de
rupture historique ou comme l’expression des contradictions du capitalisme,
même s’il comptait aussi dans ses rangs des penseurs parfois disposés à
accepter l’idée d’action sociale – par exemple en se référant au « jeune
Marx », selon la terminologie popularisée par Louis Althusser dès le début
des années 19602. Et qu’il s’agisse de penser en termes de crise ou de
contradictions, le « mouvement social », pour peu que l’expression fût
usitée, n’était en aucune façon défini par un projet, une utopie, une capacité à
se projeter vers l’avenir.
C’est dans ce contexte que deux types de pensée ont tenté l’une et
l’autre de promouvoir une conception du mouvement social comme action
collective s’opposant à un adversaire social avec une visée propre, et donc
une capacité de définir un enjeu dans ses luttes.
Leur conflit théorique3 a été si clair aux yeux de ses protagonistes, très
tôt, qu’il s’est inscrit dans le fonctionnement même de l’institution
internationale la plus importante de la discipline : l’Association
internationale de sociologie, qui comporte deux comités de recherche, dont
la définition et les orientations correspondent chacun à l’un des deux pôles
structurant cette opposition théorique.
D’un côté, en effet, de nombreux sociologues, mais aussi politologues et
historiens se réclament de la « théorie de la mobilisation des ressources » et
appellent mouvement social les conduites rationnelles d’acteurs collectifs
tentant de s’installer au niveau d’un système politique, de s’y maintenir et d’y
étendre leur influence en mobilisant toutes sortes de ressources, incluant le
cas échéant la violence. D’un autre côté, des pans entiers de la recherche
sociologique voient dans le mouvement social l’action d’un acteur dominé et
contestataire s’opposant à un adversaire social pour tenter de s’approprier le
contrôle de ce qu’Alain Touraine appelle l’historicité, c’est-à-dire des
principales orientations de la vie collective. Le premier de ces courants est
souvent rapporté aux noms de Charles Tilly (disparu en 2008) et d’Anthony
Oberschall, le second, précisément, à celui d’Alain Touraine.
En fait, il n’est pas vraiment nécessaire d’opposer de front ces deux
courants, qui s’intéressent à des dimensions relativement distinctes de la
réalité sociale. Le premier propose, en définitive, une sociologie politique
qui, si l’on considère la perspective du second, ne constitue qu’un niveau de
l’action, et pas le plus élevé sociologiquement. Une chose, en effet, est de
viser à pénétrer au sein d’un système politique et à y accroître son influence,
une autre est de s’approprier la maîtrise du mode de connaissance, de la
culture ou de la définition de l’investissement – l’historicité. À la limite, il
est possible de concilier les deux grandes approches contemporaines du « 
mouvement social », à condition de reconnaître qu’elles n’ont ni le même
objet ni les mêmes préoccupations. C’est pourquoi Alberto Melucci,
sociologue italien disparu en 2001, s’est souvent refusé à choisir, participant
activement, par exemple, à la vie des deux comités de l’AIS évoqués plus
haut.
Le débat théorique entre sociologie politique, ramenant l’action
collective à ses dimensions instrumentales, et sociologie « à la Touraine »,
considérant en priorité le sens de l’action, et ses significations les plus
élevées, n’épuise évidemment pas à lui seul la liste des définitions possibles
du mouvement social. C’est ainsi, par exemple, que Pierre Bourdieu a voulu,
dans les dernières années de son existence, incarner « le » mouvement
social, en fait un phénomène de « grand refus » inauguré par une importante
grève dans le secteur public (transports tout particulièrement) en novembre-
décembre 1995 – une mobilisation témoignant surtout de la crise de l’État
français et des carences de son modèle républicain de service public, et
rejetant les tentatives de réforme proposées aussi bien par la droite aux
affaires que par la gauche classique. Il faut donc reconnaître qu’aucun
sociologue n’a le monopole de la pensée sur les mouvements sociaux. Mais
si les lignes qui vont suivre s’inscrivent résolument dans la foulée de
l’approche inaugurée par Alain Touraine dès les années 1960, c’est pour une
raison qui peut être formulée maintenant.
Les approches de la « mobilisation des ressources » s’intéressent avant
tout à l’institutionnalisation des acteurs sociaux, c’est-à-dire à leur capacité
de s’inscrire au sein d’un système politique et de pénétrer jusqu’au cœur de
l’État. Elles trouvent un contexte hautement favorable dans l’univers « 
westphalien », qui consiste, on le sait, à penser le monde comme organisé à
partir des États qui le constituent. Mais avec la globalisation, ce principe
d’organisation perd de sa centralité, et la correspondance de la société et de
ses acteurs, des systèmes politiques et institutionnels et de l’État se défait.
Dès lors, le problème des acteurs contestataires est moins qu’hier de passer
de la protestation sociale à la participation politique au sein d’un même
cadre, et moins encore de tenter de prendre le contrôle de l’État. Les
mouvements altermondialistes, par exemple, s’installent dans des espaces de
mobilisation qui à l’évidence ne se limitent pas au cadre de l’État-nation –
sauf à y voir, à tort, des luttes qui tout en se voulant transnationales ne le
seraient guère, ou sur un mode idéologique, comme dans la lecture qu’en
proposent les auteurs réunis par Éric Agricoliansky et Isabelle Sommier4.
Pour maintenir le paradigme de la « mobilisation des ressources » qui
accorde une place centrale aux visées politiques d’acteurs inscrits dans le
cadre classique de l’État-nation, il vaut mieux pouvoir considérer que ce
cadre demeure, quoi qu’il arrive, le seul pertinent, y compris dans l’étude
des luttes altermondialistes. Il faut donc se refuser à entendre les voix qui, à
la suite d’Ulrich Beck, invitent la recherche à mettre fin au monopole du « 
nationalisme méthodologique ». Or ce monopole est derrière nous. C’est
pourquoi aussi il vaut mieux penser les mouvements sociaux contemporains
dans d’autres catégories que celles de la « mobilisation des ressources ».

Le mouvement ouvrier
Dans les années 1960, et alors qu’il vivait l’apogée de son existence
historique, le mouvement ouvrier a apporté son paradigme fondateur à la
sociologie des mouvements sociaux « à la Touraine ». Ce paradigme reposait
sur cinq points principaux.

Le cadre de l’État-nation
Il envisageait l’acteur, le mouvement social, dans le cadre des États et
des nations au sein desquels se développait la société industrielle, et
postulait une forte correspondance, et une certaine intégration, des registres
social, politique et culturel. Le mouvement ouvrier était la plus haute figure
contestataire au sein d’une société, elle-même plus ou moins aisément
identifiée à un État et à une nation.
Il est vrai que les partis et les syndicats ouvriers pouvaient tisser des
relations internationales, et qu’ils n’hésitaient pas à proclamer le caractère
universel, général et planétaire, de leur combat – « prolétaires de tous pays,
unissez-vous », dit la célèbre apostrophe de Marx et Engels. Mais c’est dans
le cadre des États et des nations que pour l’essentiel le mouvement ouvrier
s’est construit et développé, et qu’il fut d’ailleurs étudié par des historiens
ou des sociologues, quitte, chez quelques-uns, à ce que soit mise en œuvre
une démarche comparative5.

Une domination
Le mouvement ouvrier procède d’une relation de domination, il
s’enracine dans l’usine, dans l’atelier, là où s’exerce l’emprise des maîtres
du travail. Il n’est jamais aussi puissant que lorsque cette emprise affecte en
même temps des ouvriers professionnels, caractérisés par une conscience
fière et qui se retrouvent dépossédés de leur savoir-faire, et des ouvriers
spécialisés, dépourvus de qualification, dont la conscience est plutôt
prolétarienne et qui se définissent par la privation de tout rapport positif à
leurs œuvres. Le taylorisme et autres modes d’organisation « scientifique »
du travail ont dans l’histoire créé des conditions favorables à ce type de
double emprise simultanée exercée sur le terrain par les responsables de
l’organisation « scientifique » du travail : dans la même usine taylorisée, en
effet, face au même adversaire (les responsables en charge de cette
organisation), les ouvriers professionnels et spécialisés ont été plus
facilement qu’ailleurs unis dans les mêmes combats contre la domination. Et
même en dehors des entreprises soumises à ces principes de rationalisation
« scientifique », on trouve constamment dans les luttes ouvrières de l’ère
industrielle l’expression d’une forte conscience d’être opposés à un
adversaire social, qui exploite et opprime les ouvriers au sein d’un rapport
direct de domination.

Une action proprement sociale


Il est arrivé que le monde ouvrier donne l’image de fortes
communautés, plus ou moins soudées par une culture propre, caractérisées
par des besoins spécifiques, ce dont ont su traiter des historiens ou
sociologues britanniques, tels Edward P. Thompson ou Richard Hoggart6, ou
bien encore le sociologue français Maurice Halbwachs7 s’intéressant aux « 
besoins » et à la consommation de la classe ouvrière. De plus, l’action
ouvrière peut fort bien reposer sur la force d’une communauté : il en est
ainsi, essentiellement, lorsque celle-ci est menacée dans son existence
même, à la suite, par exemple, de l’annonce de la fermeture de la mine ou de
l’usine qui fait vivre une ville, voire une région. La culture ouvrière a été
durant deux siècles une réalité incontestable, et elle a donc parfois comme
porté l’action. Mais en dehors de mobilisations défensives, de l’ordre, à la
limite, du réflexe de survie, la culture ouvrière ne peut expliquer
l’engagement de l’acteur, sa capacité à se projeter vers l’avenir, à tenter de
renverser une domination. C’est dans les rapports sociaux que se joue pour
l’essentiel l’action, qui est portée par une conscience sociale bien plus
qu’elle n’est éventuellement soutenue, et alors uniquement sur un mode
défensif, par une conscience communautaire. La culture ouvrière, la
communauté, lorsqu’elles sont mobilisées, interviennent non pas pour mettre
en cause un rapport de domination ou d’exploitation, mais au contraire pour
maintenir des formes d’existence qui incluent ce rapport : pour sauver la
mine, où le mineur est pourtant soumis à des conditions particulièrement
dures de travail, pour maintenir en vie l’entreprise industrielle dont la
fermeture se profile, et où les salaires sont pourtant misérables, etc. C’est
d’ailleurs pourquoi on trouve souvent des femmes dans ce type de lutte :
elles incarnent la communauté et alors qu’elles n’ont traditionnellement pas
même le droit de pénétrer dans la mine de charbon, elles pourront être le fer
de lance de la mobilisation destinée à éviter sa fermeture et à sauver la
communauté menacée.

Du mouvement social à l’action politique


Le mouvement ouvrier n’est pas un acteur politique. Une telle
affirmation peut étonner, tant nous avons entendu, durant près de deux
siècles, des figures politiques se présenter comme sa plus haute incarnation.
Mais pourquoi continuer à confondre ceux qui parlent au nom d’un
mouvement social, et ceux qui en sont l’expression réelle, les ouvriers
subissant concrètement une domination dont ils ont la plus vive conscience et
contre laquelle ils se dressent ?
Une telle remarque ne doit pas empêcher d’envisager la relation qui
peut se jouer entre cette conscience, sociale, les formes concrètes
d’organisation dont elle se dote éventuellement, sous la forme
essentiellement de syndicats, et l’action politique. Ainsi, dans certaines de
ses composantes, ou à certains moments de son histoire, le mouvement
ouvrier est explicitement et vigoureusement hostile à toute relation avec des
partis politiques, il est alors fier de son indépendance – ce fut le cas, en
particulier, avec le syndicalisme d’action directe. Mais le modèle principal
de sa relation au politique n’est pas celui de ce syndicalisme, dont l’apogée
coïncide avec la phase de naissance du mouvement ouvrier, avant
l’apparition du taylorisme. Il est plutôt caractérisé par l’idée que pour passer
du niveau social au niveau politique, de la conscience sociale au pouvoir
d’État, un parti politique est nécessaire, intermédiaire qui peut revêtir
diverses formes, révolutionnaires ou réformistes ; communistes, social-
démocrates ou autres. Souvent, les ouvriers ont été les grands perdants de
cette relation, qui en fait s’est alors comme renversée pour devenir une
subordination de leur action à celle d’un parti, ce qui fut en particulier
théorisé et mis en œuvre avec un mépris achevé par Lénine, professant, nous
l’avons vu, que les ouvriers sont au mieux « trade-unionistes », incapables
d’aller au-delà de leurs intérêts économiques à courte vue, et accordant le
monopole du sens de l’action à l’avant-garde partisane.

Un Sujet social
Enfin, l’ouvrier qui par son action s’inscrit dans une logique de
mouvement social ne se définit pas comme le simple fruit de « 
contradictions » ou d’une crise, comme l’a voulu une large tradition
intellectuelle et politique plus ou moins structuraliste empreinte de
références au marxisme. Il est porteur d’une subjectivité, et celle-ci se
définit en termes sociaux. Il a une conscience de classe, ou une conscience
ouvrière, expressions qui renvoient au sens qu’il peut donner lui-même à son
action, même si, d’un point de vue sociologique, ce sens n’est jamais
totalement réductible à sa conscience. Sa subjectivité est définie en termes
sociaux, à partir des rapports de production, de la domination qui s’y exerce,
et du sentiment qu’il a d’être privé d’une maîtrise de son activité productive,
ou du contrôle de ce qu’il produit.
Dans la perspective du mouvement ouvrier, l’ouvrier est un Sujet, et
plus précisément un Sujet social, inscrit dans la réalité du travail et de son
organisation. Aujourd’hui, et alors même que le mouvement ouvrier est
largement entré dans sa phase de déclin historique, lorsque nous parlons de
souffrance au travail ou que nous envisageons le harcèlement dont peuvent se
plaindre certains salariés dans l’entreprise, nous ne considérons pas tant des
travailleurs qui seraient victimes en tant que tels que des individus perçus
sous l’angle des atteintes qui affectent au plus profond leur intégrité
personnelle, morale et physique, en tant que Sujets singuliers. Ce qui n’est
pas du tout pareil que lorsque nous envisageons la domination et
l’oppression qui fabriquent la conscience ouvrière de l’âge industriel. C’est
d’ailleurs pourquoi, aujourd’hui, les syndicats peinent à prendre en charge
des blessures qui affectent un Sujet défini comme être moral et non plus
comme travailleur.
Ainsi, cinq caractéristiques principales permettent de fonder le
paradigme du mouvement ouvrier en tant que mouvement social des sociétés
industrielles8 : il opère dans le cadre de l’État-nation, il met en cause une
domination, il porte une action véritablement sociale, il ne se hausse guère
de lui-même au niveau politique et il est porté par un Sujet lui aussi social.

Les « nouveaux mouvements sociaux »


À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le mouvement
ouvrier vivait ses derniers feux de « mouvement social », au sens précis de
l’expression, même si Alessandro Pizzorno et Colin Crouch9, parmi
beaucoup d’autres, ont cru reconnaître dans les luttes de l’époque une
résurgence des conflits de classe. En même temps, des contestations
nouvelles animaient la scène sociale, au point qu’il était légitime de postuler
un changement de type de société. Il s’opérait, de ce point de vue, un
passage, de l’ère industrielle à l’ère postindustrielle, et les figures
contestataires des sociétés postindustrielles n’étaient plus le mouvement
ouvrier, en déclin historique, mais les luttes étudiantes, antinucléaires,
régionalistes, de femmes, etc. Les sociologues ne partageaient évidemment
pas tous cette vision, même s’ils avaient la plus vive conscience que
d’importants changements étaient en jeu. Ainsi, Daniel Bell, lançant la
formule de « société postindustrielle » dès la fin des années 1960, en
proposait une image très différente de celle d’Alain Touraine reprenant à son
compte cette expression pour lui donner un sens différent, il y voyait une
sorte d’extension de la société industrielle, bien plus qu’un nouveau type de
société10.
Toujours est-il qu’avec les luttes inaugurées par les mouvements
étudiants aux États-Unis, en France ou en Italie, la notion même de
mouvement social a commencé à être appliquée à des combats se distinguant
suffisamment de ceux du mouvement ouvrier dans la phase antérieure pour
qu’on puisse parler de « nouveaux mouvements sociaux ». Dans ce deuxième
âge des « mouvements sociaux », les caractéristiques concrètes des acteurs
se démarquaient de manière confuse, et donc pas toujours tranchée, de celles
du mouvement social de l’ère industrielle.

Le même cadre de l’État-nation


Les luttes et les acteurs de la fin des années 1960 et du début des années
1970 continuent de devoir être définis à l’intérieur du cadre de l’État-nation.
Leurs formes d’organisation ont correspondu encore massivement à ce cadre,
même si la concomitance des mobilisations pouvait donner alors l’image
d’un phénomène planétaire. Dire « 68 », par exemple, aujourd’hui encore,
c’est évoquer un ensemble de contestations étudiantes, puis éventuellement
ouvrières, qui ont débuté aux États-Unis pour se déployer ensuite en Europe,
en Amérique latine, mais aussi au Japon. Pourtant, dans certains cas, l’action
commence à être transnationale, à s’organiser sur des espaces où elle tente
de se jouer des frontières. C’est ainsi qu’en Europe occidentale, dans la
deuxième moitié des années 1970, les mobilisations contre la construction de
centrales nucléaires ont rassemblé des militants antinucléaires venus souvent
de plusieurs pays.
Le cadre de l’État-nation ne vole certes pas en éclats avec les « 
nouveaux mouvements sociaux » ; mais un début de globalisation des luttes
s’ébauche alors – à ne pas confondre avec l’internationalisation de l’action,
c’est-à-dire avec la mise en relation de contextes nationaux.

Un adversaire social moins clairement identifié


L’acteur, dans ces diverses luttes qui façonnent l’image de « nouveaux
mouvements sociaux », étudiantes, régionalistes, féministes, antinucléaires,
de consommateurs, etc., peine à définir un adversaire social, et dans les
recherches qui lui proposent une image possible de cet adversaire, il résiste.
Ainsi, les militants antinucléaires dont la lutte, si l’on compare avec d’autres
mobilisations de l’époque, fut certainement la mieux capable de
conflictualiser l’action, ont beaucoup hésité, en France, à admettre
l’hypothèse que leur proposaient les chercheurs qui en avaient rassemblé
plusieurs groupes pour une intervention sociologique 11 : ils manquaient
d’enthousiasme lorsque les chercheurs suggéraient l’idée qu’ils se
mobilisaient contre un adversaire social d’un type nouveau, les appareils
technocratiques cherchant à imposer leur emprise sur la société en imposant
un programme électronucléaire conforme à leurs intérêts et à leurs
compétences12.
Dans d’autres luttes de la même période, l’image de l’adversaire se
révèle encore plus difficile à penser et à faire reconnaître aux militants.
Ainsi, à la différence du mouvement ouvrier, dont l’adversaire social était
relativement clair et identifiable à des acteurs dirigeants et dominants réels,
les « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 ne se dotent que de
représentations floues, instables, de leur adversaire. Ils s’engagent dans des
conflits où l’adversaire devient impersonnel, lointain, indéfini ou mal défini
– sauf à en adopter des définitions anticapitalistes, marxisantes, aboutissant à
perdre de vue les spécificités de ces luttes pour les réduire à des avatars de
la lutte des classes et d’un combat, mythique, en faveur de la classe ouvrière.

Une forte charge culturelle


Les acteurs des « nouveaux mouvements sociaux » se définissent par
une forte charge culturelle, ils contestent assez directement les orientations
culturelles des sociétés dans lesquelles ils vivent. Ils mettent en cause
l’autorité sous toutes ses formes – ce qui est aujourd’hui vivement reproché à
Mai 68 en France. Ils s’impliquent dans la critique alors florissante de la
consommation de masse, de la publicité, de la manipulation des besoins, ils
dénoncent les industries culturelles. Le cœur de la mobilisation antinucléaire
est constitué par la contestation écologiste, et ses militants jouent un rôle
central dans bien des luttes où il s’agit finalement de mettre en place un autre
modèle de relation culture/nature que celui qu’imposent les firmes
multinationales et les États qui, éventuellement, les soutiennent. Ces acteurs
veulent inventer de nouvelles façons de vivre ensemble, ils pensent que
produire plus n’est pas nécessairement un progrès, ils ont le souci de la
planète que les générations actuelles laisseront aux suivantes. Le mouvement
des femmes est sous tension, entre celles qui parlent d’abord d’égalité, et
celles qui affichent une différence, ce qui renvoie vite, là aussi, à une
affirmation culturelle. Les mouvements régionalistes et autres phénomènes
d’ethnical revival mettent en avant des demandes de reconnaissance avant
tout culturelle, ils s’appuient sur une histoire, une langue, des traditions,
quitte à les inventer et à en proposer des constructions mythiques.
Les « nouveaux mouvements sociaux » peuvent certes mettre en avant
des revendications sociales : les étudiants dénoncent les conditions difficiles
de leur existence, leur « misère » ; les luttes occitanes comportent des
dimensions socio-économiques, lorsqu’elles sont portées par des petits
viticulteurs en butte au négoce, etc.13. Mais dans l’ensemble, ces acteurs
plaident pour des valeurs et des changements culturels bien plus qu’ils ne
s’engagent dans une action classiquement sociale. Ce sont des acteurs bien
plus directement culturels que sociaux.

Un autre rapport à la politique


Les acteurs des années 1970 ont voulu, souvent passionnément, repenser
leur rapport à la politique. Dans certains cas, ils ont affirmé que tout est
politique, ce qui les conduisait alors, le cas échéant, à liquider la
dissociation entre sphère publique et sphère privée, et en tout cas à
proclamer la dissolution des frontières qui les séparent. Ils entendaient
mettre fin à des relations de pouvoir qui n’étaient jusque-là pas même
questionnées, tout simplement parce qu’elles étaient « privées » et n’avaient
pas à être exposées, débattues et encore moins combattues. C’est ainsi,
notamment, que les violences subies par les femmes ont été reconnues à
partir de mobilisations initiées aux États-Unis dans les années 1960 pour en
finir avec le silence entourant ces violences, pour les faire entrer pleinement
dans la catégorie du crime.
Dans d’autres cas, les acteurs ont voulu marquer leur distance avec la
politique. Le problème, pour bien des militants de la contre-culture de
l’époque, n’était pas d’accéder au pouvoir, et en particulier au pouvoir
d’État ; il était d’inventer de nouvelles façons de vivre ensemble. Les
étudiants du mouvement de mai, à Paris, sont à plusieurs reprises passés
devant des ministères désertés par un pouvoir apeuré : ils n’ont en aucune
façon eu l’idée d’y pénétrer et de s’y installer.
Mais entre le « tout politique » et le rejet total du politique, le plus
décisif, si l’on considère les « nouveaux mouvements sociaux », est la façon
dont ils ont été le plus souvent incapables de se distancier des idéologies du
moment. Celles-ci, sous toutes formes de variantes, les invitaient finalement
ou bien à s’institutionnaliser prématurément, ou bien à se soumettre à des
projets et à des visées politiques hérités du passé, et alors à se radicaliser, à
se vouloir révolutionnaires, à se penser dans les mots et les catégories du
gauchisme. Ainsi certains de ces mouvements sont-ils entrés dans le système
politique : l’écologie politique, notamment, est souvent devenue une écologie
politicienne, en même temps que ses idées les plus novatrices étaient plus ou
moins adoptées sur tout l’échiquier politique, et même au-delà, comme si
elle était passée du statut de force contestataire à celui de mouvement de
modernisation. On a même pu voir des adversaires de l’écologie politique
des années 1970, les dirigeants d’EDF, s’approprier certains aspects de leur
thématique pour devenir trente ans plus tard d’ardents promoteurs de l’idée
de développement durable.
Et d’autres acteurs se sont radicalisés, parfois en combattant le
gauchisme et les idéologies révolutionnaires pour finalement s’abolir ou y
sombrer, au moins en partie : les mouvements de femmes, par exemple, ont
souvent contribué à faire éclater les groupes gauchistes des années 1970, à
qui elles reprochaient, de l’intérieur, leur machisme et leurs formes de
pouvoir sexué, mais ils s’en sont mal remis et certaines ont versé alors dans
des formes de radicalité pas très éloignées de ce qu’elles combattaient.

Un Sujet culturel
Les « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 s’intéressaient
beaucoup à la subjectivité des acteurs, personnelle et collective. Ils
n’acceptaient plus le modèle de la satisfaction différée, l’attente des
lendemains qui chantent, ils voulaient vivre hic et nunc les relations sociales
et interpersonnelles pour lesquelles ils se mobilisaient. Dans certains cas,
cela a pu tourner à la quête de la pure jouissance, à l’hédonisme, dans
d’autres à la mise en œuvre d’utopies communautaires dont il subsiste des
traces, notamment en Allemagne où des communautés nées dans ce climat ont
perduré. Dans d’autres cas encore, l’action s’appuyait sur la référence à un
passé, des traditions, l’ancrage dans une histoire et une culture en fait
largement inventée, « bricolée » selon le mot célèbre de Claude Lévi-
Strauss. Surtout, cela voulait dire que le sujet personnel était valorisé dans
ce qui pouvait renvoyer à des formes d’inventivité ou de créativité
culturelle, ainsi que dans le partage de valeurs communes.
Le sujet du mouvement ouvrier était collectif et social, celui des « 
nouveaux mouvements sociaux » pouvait être individuel et était surtout
résolument culturel.
L’ère des « nouveaux mouvements sociaux » est derrière nous. Avec le
recul historique, on comprend mieux qu’elle correspond à une phase de
transition, entre le mouvement ouvrier d’hier et les mouvements « globaux »
d’aujourd’hui, entre la société industrielle et des sociétés que l’on a cessé de
dire « postindustrielles » pour parler plutôt de sociétés de réseaux, ou du
savoir, ou pour contester l’idée même de société. Il n’y a pas eu, par la suite,
de contestation étudiante comparable à celle de Mai 68, même si
l’Université a pu être çà et là le théâtre de mobilisations, par exemple, en
France, en 2006, pour le retrait du projet gouvernemental de CPE (Contrat
première embauche). Les écologistes se sont ou bien institutionnalisés, ou
bien radicalisés dans un gauchisme impuissant. Ce qui reste du féminisme est
devenu surtout une combinaison de pression politique modernisatrice et de
réflexion intellectuelle, philosophique, marquant certainement un tournant
dans l’histoire des mouvements de femmes. Les régionalismes se sont eux
aussi transformés, les uns s’enfermant dans la spirale de la violence, les
autres devenant des forces de modernisation, ou des pouvoirs politiques
nouveaux. Contrairement à ce que pouvait laisser espérer une sorte
d’optimisme sociologique, les « nouveaux mouvements sociaux » n’ont pas
marqué directement et fortement l’entrée dans un nouveau type de société, ils
ont constitué plutôt les premières ébauches d’une nouvelle famille de lutte,
mais trop vite décomposées ou subordonnées à la pensée ravageuse du
gauchisme pour pouvoir s’implanter durablement.

Les mouvements globaux


À la fin des années 1970, le mouvement ouvrier avait perdu sa capacité
à donner un sens universel, une portée générale aux luttes d’un acteur
singulier, le prolétariat ouvrier, il cessait d’être un mouvement social au sens
précis que nous avons retenu de cette expression. En même temps, les « 
nouveaux mouvements sociaux » retombaient et, à l’échelle de la planète tout
entière, de nombreux penseurs et chercheurs, sociologues et autres,
s’interrogeaient : l’heure n’était-elle pas, désormais, au vide social, à
l’individualisme généralisé, ou bien encore, à la fragmentation culturelle
qu’apportait la poussée de toutes sortes de différences dans l’espace
public ? Dans les deux cas, qu’il s’agisse alors de valoriser le thème
de l’individualisme ou celui du tribalisme, la pensée « postmoderne »
reposait sur l’idée d’une fin des « grands récits », et sur l’hypothèse de la
disparition des mouvements sociaux.
Il est vrai que tout au long des années 1980 et 1990, il s’est révélé
difficile de mettre en avant la notion de mouvement social pour rendre
compte des réalités observables. L’ancien mouvement social, le mouvement
ouvrier, ou même ce qui subsistait des mobilisations nouvelles des années
1970, n’avaient pas entièrement disparu ; mais ce qui en restait était ou bien
institutionnalisé, et incapable alors de se hausser au niveau de l’historicité,
de mettre en cause le contrôle général des principales orientations de la vie
collective, ou bien radicalisé, et prêt surtout à prendre la forme de la
violence, ou d’idéologies de rupture. Les affirmations identitaires les plus
visibles semblaient plus conduire au repli communautaire, ou s’inscrire dans
des logiques de sectarisme, de nationalisme, voire de terrorisme, que
susceptibles de s’inscrire, même de loin, dans la lignée des mouvements
sociaux. Et l’individualisme progressait, parfois de manière spectaculaire.
Pourtant, nous ne pouvons nous contenter de l’image d’un monde réduit
à ces grandes tendances : institutionnalisation des anciens acteurs ;
radicalisation, violence, repli identitaire des acteurs culturels ; et
individualisme généralisé. Car à partir du milieu des années 1990, des
figures inédites de l’action ont commencé à s’affirmer, les unes vraiment
neuves, les autres dans le prolongement d’initiatives plus anciennes.
Avec la fin de la guerre froide, on l’a vu, la planète a cessé d’être
structurée, à l’échelle internationale, par le conflit opposant auparavant les
deux superpuissances, les États-Unis et l’Union soviétique, elle est entrée
dans une période nouvelle, où l’économie semblait régner, et où la
globalisation est devenue le maître mot. C’est ainsi qu’on a commencé à
prendre conscience de l’importance des ONG, et que de nouveaux combats
se sont mis en place, aux prétentions souvent globales, refusant de se limiter
au cadre de l’État-nation, ou bien encore résultant d’un refus des
conséquences de la globalisation sur la culture et sur la vie sociale. Qu’il
s’agisse de l’environnement, des droits de l’homme, de l’opposition
altermondialiste aux logiques de la mondialisation néolibérales, du
mouvement panafricaniste et de ses demandes de réparation pour les traites
négrières et l’esclavage, ou bien encore de l’affirmation d’identités
religieuses ou culturelles demandant leur reconnaissance, nombreuses sont
les luttes qui relèvent d’un troisième type de mouvements sociaux, et que
nous appellerons, à la suite d’autres chercheurs, des « mouvements
globaux14 ». Ces luttes, lorsqu’on les observe concrètement, peuvent
présenter bien des aspects traditionnels, qui semblent alors les tirer vers le
passé, et vers les mouvements du premier et du deuxième types abordés plus
haut ; elles présentent aussi des éléments sombres, voire inquiétants, des
tendances à la violence par exemple, qui deviennent vite le contraire ou la
négation du mouvement social. Le concept de « mouvement global » laisse
de côté ces diverses dimensions, pour se concentrer sur celles qui
correspondent, dans les luttes en question, à l’image d’un mouvement
social15.

Le cadre affaibli de l’État-nation


Le cadre de l’État-nation n’a certes pas disparu de l’horizon des acteurs
qui nous intéressent ici, mais il n’est plus aussi fondamental que dans le
passé. Cela tient d’abord à des changements généraux, dans lesquels jour
après jour se séparent les catégories de la vie sociale stricto sensu, de la vie
politique et de la culture. Les espaces de ces trois dimensions de la vie
collective sont de moins en moins intégrés, ce qui fait qu’il n’y a plus autant
qu’avant un cadre unique s’imposant aux acteurs contestataires, qui se
mobilisent dans des espaces plus ou moins désarticulés, dans des cadres qui
ne sont plus toujours en priorité celui de l’État-nation. S’il s’agit de
différences culturelles, celles-ci sont fréquemment transnationales,
diasporiques, nomades, nous y reviendrons, susceptibles de revendiquer un
jour ici, et un autre là. Par exemple, lorsque les communautés arméniennes
obtiennent en France la reconnaissance officielle du génocide de 1915, leur
combat s’inscrit dans un processus planétaire, qui est loin à leurs yeux d’être
achevé ; lorsque des Kurdes barrent des routes en Allemagne, ce peut être
pour peser sur la situation en Turquie. L’islam, contrairement aux versions
les plus simplistes de la thèse de Samuel Huntington sur le « choc » des
civilisations, est une force de contestation et d’action qui peut opérer dans le
monde entier, sous diverses formes dont certaines proches du mouvement
social. Les affirmations identitaires aux États-Unis, de type Mexican-
American, sont très différentes aujourd’hui de celles des Chicanos
rassemblées autrefois par Cesar Chavez, qui menaient un combat de type
syndical et pour leurs droits civiques. Elles ne se comprennent pas sans
prendre pour cadre de référence un espace incluant les États-Unis et le
Mexique, simultanément. Les protagonistes des luttes contre la
mondialisation néolibérale souhaitent parfois demander plus d’État et de
souveraineté nationale, mais ils se rapprochent d’autant plus d’un mouvement
social qu’ils contribuent à rouvrir des espaces supranationaux de négociation
politique, de régulation économique ou de justice, bien au-delà du cadre que
constitue tel ou tel État où ils sont implantés.
Les « mouvements globaux » ne pensent pas en termes exclusifs d’États
et de nations, et ne sont pas hostiles à en appeler au droit d’ingérence pour
dépasser les implications les plus brutales de la notion classique de
souveraineté des États.

La reconnaissance
Les contestations des acteurs globaux peuvent être très limitées, dans
leurs revendications ou du fait de leur inscription sur un territoire de petite
dimension : des habitants d’une ville, par exemple, luttent contre les
nuisances apportées en un lieu précis par une firme multinationale dont une
usine s’avère particulièrement polluante. Mais ce qui les rend globales tient
à la conscience des acteurs, qui savent articuler un combat limité avec une
vision planétaire, ainsi qu’à leur capacité à se connecter à des réseaux
transnationaux. Elles peuvent mettre en cause des inégalités ou l’injustice
sociale, mais pas toujours, ou pas nécessairement. Par contre, leur
mobilisation inclut presque toujours une dimension centrale de demande de
reconnaissance.
Les mouvements globaux ne se présentent pas, ou pas seulement, sous
l’angle de la lutte contre la domination classique, ils ne sont pas portés avant
tout par la mise en cause de logiques d’exploitation. Ils ont surtout soif de
construire un autre monde, et d’en finir avec diverses formes de mépris et
d’ignorance qui les laissent à l’écart. C’est peut-être ce qui explique qu’ils
peinent, encore plus que les « nouveaux mouvements sociaux » des années
1970, à définir un adversaire social.
Il arrive qu’ils considèrent être en lutte contre le capitalisme – mais il
leur est difficile d’associer ce combat anticapitaliste à une lutte des classes
dont la figure centrale devrait alors demeurer le prolétariat ouvrier. Ils
tendent aussi, souvent, à faire des États-Unis un ennemi, par anti-
impérialisme, mais aussi par antiaméricanisme. Cela transforme leur action
qui cesse d’être un mouvement social pour devenir un mouvement politique
plus ou moins radicalisé et incapable d’avancer la moindre proposition
constructrice, puisqu’il s’agit alors d’attendre que s’exaspèrent les
contradictions et la crise du système, ou de prôner la guerre. Ils peuvent
encore contester l’action des grandes organisations internationales,
Organisation des nations unies, Banque mondiale, etc., ou se doter d’un
adversaire singulier lors d’un combat donné, en s’en prenant par exemple à
une firme précise.
Mais dans l’ensemble, les « mouvements globaux » donnent l’image
d’une nébuleuse s’opposant à un adversaire diffus, impersonnel, très mal
identifié, au plus loin, par conséquent, du mouvement ouvrier un siècle plus
tôt, capable, lui, de mettre en cause de façon relativement précise les maîtres
du travail.

La place centrale de la culture


Ce qu’esquissaient les « nouveaux mouvements sociaux » des années
1970 se renforce considérablement avec les « mouvements globaux », qui
sont très nettement des acteurs à forte charge culturelle – y compris s’il s’agit
pour eux de mettre en avant des demandes sociales. S’ils se mobilisent, c’est
au moins pour partie en inventant des formes d’engagement où les relations
entre eux témoignent de l’invention d’une nouvelle culture, en respectant des
valeurs, notamment de convivialité, qui leur sont propres.
Surtout, ces mouvements portent constamment des demandes de
reconnaissance culturelle, ils mettent fréquemment en avant une identité qu’il
s’agit alors pour eux d’éviter de figer dans une logique de reproduction, et au
contraire de faire vivre en obtenant des droits, à commencer par celui
d’exister. Les « mouvements globaux », au plus loin des acteurs intégristes
ou fondamentalistes, mais aussi des nationalismes qui se réclament
éventuellement de l’antimondialisme, veulent créer les conditions favorables
au développement de formes de vie culturelle, et non pas s’inscrire dans des
logiques de fermeture sur eux-mêmes. Par exemple, le mouvement zapatiste
au Chiapas, souvent tenu pour une figure pionnière de ces « mouvements
globaux », a mis en avant durant plusieurs années une demande de
reconnaissance culturelle (celle des Indiens du Mexique) indissociable d’un
combat pour la justice sociale et pour la démocratie16.

Un autre rapport à la politique


À partir du moment où le cadre de l’action n’est plus nécessairement
l’État-nation et où les demandes sont culturelles et non principalement
sociales, au sens classique de l’adjectif, le rapport des acteurs à la politique
se transforme considérablement. Pour eux, il est, encore moins qu’avec les « 
nouveaux mouvements sociaux », question de s’approprier le pouvoir d’État,
ou de tenter d’imposer une quelconque forme de communisme (l’expérience
puis l’effondrement du communisme réel sont là de toute façon pour rappeler
où aboutissent ces tentations). Le discours de la rupture se rencontre pourtant
fréquemment chez les acteurs qui dénoncent la mondialisation néolibérale ;
mais il est sans débouché politique, et éloigne en fait ces acteurs du
mouvement social, en tout cas dans la perspective que nous avons adoptée.
En revanche, les acteurs s’en rapprochent lorsqu’ils tentent de contribuer à la
reconstruction d’espaces politiques, lorsqu’ils plaident pour plus de
médiations internationales, en particulier en matière économique et
juridique. Après tout, le principal acquis des grands rassemblements
altermondialistes de Seattle ou Porto Alegre n’est-il pas d’avoir mis fin à
l’arrogance des élites politiques et économiques réunies à Davos depuis les
années 1970 ? Le plus décisif, du point de vue politique, tient certainement
dans la volonté et la capacité des acteurs (même s’il ne faut exagérer ni l’une
ni l’autre), à contribuer à la construction d’espaces politiques et juridiques
au sein desquels ils pourront ensuite, éventuellement, fonctionner comme des
acteurs contestataires. Il tient, autrement dit, à leur volonté et à leur capacité
de créer les conditions de leur existence, bien au-delà des formes classiques
des États

Un Sujet ni politique, ni social, ni culturel


Dans les grands bouleversements qui ont abouti aux révolutions
américaine, puis française, le Sujet qui s’est imposé était avant tout
politique, c’était le citoyen. Avec le mouvement ouvrier, on l’a vu, il était
social, et avec les « nouveaux mouvements sociaux », il était culturel.
Aujourd’hui, dans la nébuleuse des acteurs globaux, la place est
généralement grande pour la subjectivité des individus qui s’y engagent ou
s’y reconnaissent. Cette subjectivité est personnelle, propre à la personne
singulière, elle n’est pas réductible à un quelconque ancrage social ou
culturel. Elle opère en amont, elle est ce qui fait qu’une personne s’engage –
et d’ailleurs aussi se dégage. Chacun, ainsi, veut pouvoir choisir son
combat, sa mobilisation, son identité collective, mais aussi gérer sa
participation à l’action à sa façon, à son rythme, et pouvoir l’interrompre s’il
le désire.
Dans le passé, l’engagement pouvait être comme dicté par la situation,
aujourd’hui c’est un choix, une décision personnelle. Dès lors, le Sujet n’est
pas politique, social ou culturel, il est cette virtualité qui se transformera
éventuellement en action, et par laquelle le Sujet devenu acteur pèse sur sa
trajectoire, produit son expérience, définit des choix, invente, développe sa
créativité propre en même temps qu’il contribue à une mobilisation
collective.
C’est précisément parce que le Sujet des « mouvements globaux » n’est
ni social, ni politique, ni culturel qu’il faut en finir avec l’idée qu’il faudrait
choisir, pour comprendre nos sociétés contemporaines, entre les images de
l’individualisme généralisé, et celles de la poussée omniprésente des
différences culturelles, voire, plus largement, du retour de l’action
collective. En fait, le premier phénomène alimente le second,
l’individualisme fabrique des sujets personnels qui sont susceptibles, le cas
échéant, par choix, ou d’ailleurs aussi par calcul, de rejoindre des
mobilisations collectives, des identités culturelles, des mouvements en tous
genres. Les « mouvements globaux » se développeront d’autant plus qu’ils
seront capables de conjuguer des demandes de reconnaissance culturelle, des
revendications de justice sociale et des conduites contribuant à ouvrir de
nouveaux espaces politiques – ce qui ne sera possible que dans la mesure où
ils continueront à s’adosser sur la subjectivité personnelle de leurs membres,
à la respecter, à la valoriser, à en faire le moteur de l’intégration de leurs
différentes composantes.

Les antimouvements sociaux

Les deux faces du mouvement social


Qu’il s’agisse du mouvement ouvrier, des « nouveaux mouvements
sociaux » ou des « mouvements globaux », un danger menace constamment
l’analyste : celui de confondre une notion relativement abstraite, une
catégorie sociologiquement pure, et des phénomènes historiques réels,
concrets, qui peuvent inclure cette catégorie, mais en la mêlant
nécessairement à d’autres. Le mouvement social n’est jamais donné à voir
dans sa pureté conceptuelle, il apparaît toujours comme une simple
dimension de l’action, parmi d’autres. Dans la pratique, une grève ouvrière
peut comporter des demandes sociales limitées, corporatistes ou
catégorielles – une augmentation de salaire –, des éléments de pression
politique sur un gouvernement – pour qu’un projet de loi soit abandonné –,
des aspects qui renvoient à l’idée d’une crise économique, des tendances à
la violence, et une composante de mouvement social qui peut fort bien
s’avérer faible par rapport au reste.
Par ailleurs, un mouvement social possède toujours non pas une, mais
deux faces, qui se présentent sous des modalités extrêmement variables
d’une expérience à une autre ou, pour une même expérience, d’une période à
une autre, voire d’une conjoncture à une autre. La face offensive du
mouvement correspond à la capacité de l’acteur de définir un projet, une
visée, une utopie, et à mettre en avant, en s’appuyant sur une identité forte,
une conception alternative de la vie collective ; cette face est plus disposée à
la négociation que la face défensive du mouvement, où l’acteur est d’abord
soucieux de ne pas être détruit ou ravagé par la domination subie, et où il
s’efforce de pouvoir exister, vivre, sauver sa peau, son intégrité morale et
physique.
Les conditions permettant à un mouvement social de s’épanouir et
d’articuler pleinement sa capacité contre-offensive et les exigences d’une
action défensive ne sont jamais parfaites, et de plus, tout mouvement connaît
des changements et des étapes : il naît, se développe et décline, quitte à ce
que sa trajectoire historique soit plus ou moins chaotique. Les difficultés sont
pour lui parfois considérables, liées alors au contexte (par exemple de crise
économique ou politique), mais aussi à ses propres ressources. Elles
débouchent dans certains cas sur des dérives qui sont la marque d’une
décomposition plus ou moins avancée. Les dérives menacent d’abord
lorsque les deux faces du mouvement se séparent, que les différentes
dimensions de l’action concrète ne sont plus intégrées par l’acteur. Un tel
phénomène, multiforme, advient plus facilement en conjoncture de crise, par
exemple, lorsque les difficultés économiques interdisent tout espoir de
négociation de revendications salariales à un acteur ouvrier, ou que la misère
devient obsédante, lui interdisant d’envisager de se projeter de manière
positive vers l’avenir. Il est favorisé par les situations de blocage politique,
lorsque des demandes sociales ou culturelles n’ont aucune chance d’être
traitées politiquement, débattues, discutées, ce qui pousse les acteurs ou bien
au repli sur soi, ou bien à la radicalisation et à la violence.
Les dérives sont plus vite arrivées en période de naissance, ou, à
l’opposé, de déclin historique d’un mouvement, lorsqu’il est faible,
vulnérable, au plus loin de sa maturité. Il est alors en effet fragile, il manque
de confiance en lui-même, en sa force, il est davantage tenté d’un côté par
l’institutionnalisation prématurée, voire la compromission avec le pouvoir
face auquel il se dresse, et d’un autre côté par des conduites de rupture
violente, le refus de tout échange, de toute négociation. C’est pourquoi il ne
faut pas nécessairement opposer l’institutionnalisation d’un mouvement, et
les conduites de rage ou de violence qui peuvent s’en réclamer : elles sont
deux expressions, certes opposées, d’un même phénomène, sa difficulté à
intégrer ses principales dimensions dans un conflit de haut niveau de projet,
ses tendances à la déstructuration.
Et même déstructuré, un mouvement ne doit pas être confondu avec sa
figure inversée, avec l’antimouvement qui en est l’expression négative,
renversée.

Les antimouvements globaux


On peut parler d’antimouvement lorsque chacun des éléments qui
peuvent définir un mouvement est déformé, inverti, perverti. Dans ce cas, le
caractère universel de l’action, qui entend transcender les intérêts limités de
l’acteur, est remplacé par le sectarisme. La mise en cause d’un adversaire,
même faiblement identifié, cède la place à la définition d’un ennemi
irréductible, qui sera lui-même, le cas échéant, diabolisé ou racialisé, traité
comme un surhomme ou un sous-homme, voire les deux à la fois. La relation
conflictuelle entre acteurs devient un pur rapport de force, une rupture que ne
vient abolir que la violence, la guerre, la destruction, et, dans certains cas,
l’autodestruction. Il n’y a place alors, pour reprendre le vocabulaire de Carl
Schmitt, que pour des rapports ami/ennemi.
Il est possible de présenter trois figures de l’antimouvement qui
correspondent chacune à un des trois moments dans la brève histoire des
mouvements sociaux que nous avons distingués – l’âge industriel, la
transition que les « nouveaux mouvements sociaux » ont signifiée, l’ère des
phénomènes globaux. Le totalitarisme, lorsqu’il s’est réclamé de la classe
ouvrière, mais aussi, à l’ouest, le terrorisme d’extrême gauche, anarchiste et,
surtout, marxiste-léniniste (qui eut une réelle importance dans plusieurs pays
en phase de naissance ou, au contraire de déclin de la société industrielle),
relèvent dans cette perspective d’une inversion du mouvement ouvrier, dont
ils reprennent les catégories de manière artificielle et destructrice. Le même
terrorisme, lorsqu’il a mis en forme les attentes diffuses de la jeunesse,
notamment en Italie, mêlant alors thématique ouvriériste et références à des
demandes culturelles non satisfaites a, en partie au moins, produit une sorte
d’inversion des nouveaux mouvements sociaux de l’époque. Et le phénomène
encore limité qu’a constitué la secte Aum, au Japon, passée à l’acte en
déversant du gaz sarin dans les couloirs du métro de Tokyo en 1995, a
marqué l’entrée dans l’ère des antimouvements globaux, que nous
envisagerons plus loin dans ce livre à propos des transformations du
terrorisme international, devenu « global » avec l’islamisme radical et les
attentats dont les plus spectaculaires demeurent ceux du 11 septembre 2001
aux États-Unis
Mais écartons un malentendu. La globalisation peut expliquer la
formation d’antimouvements, toutefois ceux-ci ne sont pas nécessairement
eux-mêmes globaux. Partout, dans le monde, aujourd’hui, la globalisation est
un puissant facteur de fragmentation culturelle et de renforcement des
inégalités sociales, et ces phénomènes peuvent déboucher sur toutes sortes
d’antimouvements : des communautés, par exemple, qui tournent à la
violence extrême sans elles-mêmes incarner le moins du monde des logiques
globales, en restant donc purement localisées, dans leurs conduites comme
dans leur pensée. Le propre des antimouvements globaux est d’être à la fois
portés par la globalisation, et eux-mêmes globaux, ils contribuent à la
production des logiques qui les produisent en même temps. Pour qu’il y ait
antimouvement global, il faut donc qu’un principe d’universalisation ou de
généralisation, voire de transcendance, soit mis en avant par l’acteur, qui
donne alors à sa pratique un sens supra ou transnational dépassant de très
loin d’éventuels enjeux locaux ou nationaux. La religion apporte aujourd’hui
un tel principe, en particulier avec l’islam.
1- Cf. Paolo Ceri, « How Social Movements Have Changed », Annual Review of Italian
Sociology, 2007, p. 157-164.

2- Louis Althusser, « Sur le jeune Marx », La Pensée, mars-avril 1961, article repris dans Pour
Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 45-83.

3- Pour une mise au point claire et fort utile, cf. Antimo Farro, Les Mouvements sociaux :
diversité, action collective et globalisation, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000.

4- Éric Agricoliansky et Isabelle Sommier (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste,


Paris, La Dispute, 2005, et surtout Nonna Mayer et al., L’Altermondialisme en France, Paris,
Flammarion, 2005.

5- Cf. par exemple Gilles Martinet, Sept syndicalismes, Le Seuil, 1979.

6- Edward P. Thompson, The English Working Class, New York, Vintage Books, 1966 ;
Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 [1957].

7- Maurice Halbwachs, La Classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, Félix Alcan, 1912.

8- Cf. Alain Touraine, Michel Wieviorka et François Dubet, Le Mouvement ouvrier, Paris,
Fayard, 1984.

9- Colin Crouch et Alessandro Pizzorno, The Resurgence of Class Conflicts in Western


Europe since 1968, Londres, Macmillan, 1978, 2 vol.

10- Daniel Bell, The Coming of Post-Industrial Society, New York, Basic Books, 1974 ; Alain
Touraine, La Société postindustrielle, Paris, Le Seuil, 1969.

11- Cf. supra chapitre 3.

12- Cf. Alain Touraine, Zsuzsa Hegedus, François Dubet et Michel Wieviorka, La Prophétie
antinucléaire, Paris, Le Seuil, 1980.

13- Sur ces luttes, cf. le programme de recherche lancé alors par Alain Touraine et ayant abouti,
outre l’ouvrage déjà cité sur la prophétie antinucléaire, aux livres collectifs Luttes étudiantes, Paris, Le
Seuil, 1978 ; Le Pays contre l’État, Paris, Le Seuil, 1981.

14- Cf. par exemple Paolo Ceri, « Les transparences du mouvement global » in Michel Wieviorka
(dir.), Un autre monde, op. cit., pp. 55-76 ; Kevin McDonald, Global Movements : Action and
culture, Londres, Blackwell, 2006.

15- Cf. par exemple Brigitte Beauzany, La Créativité altermondialiste. Discours,


organisation, action directe, thèse pour le doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2008.

16- Sur cet acteur et, plus largement, les mouvements altermondialistes, cf. Michel Wieviorka
(dir.), Un autre monde, op. cit.
5
Différences dans les différences

À partir du milieu des années 1960, une question s’est ébauchée, puis
imposée dans de nombreuses sociétés, une question véritablement globale,
puisque portant sur des enjeux à la fois planétaires et locaux : celle des
différences susceptibles, au moins dans certains cas, de mettre en cause
simultanément l’ordre mondial, mais aussi un ordre national ou local. Au
départ, ce phénomène a été perçu comme avant tout localisé, sous la forme
par exemple de revendications culturelles, régionalistes ou « ethniques » –
un terme embarrassant, car on ne sait jamais très bien s’il renvoie à des
attributs naturels, raciaux, phénotypiques, et jusqu’à quel point.
L’accélération des changements sociaux et culturels dans les sociétés
modernes, l’intensité des phénomènes migratoires, dans un monde où la
guerre froide prenait fin, mais aussi la forte poussée de l’islam, dans ses
variantes islamistes, radicales, dans les années 1970 et 1980 ont modifié et
souvent déplacé la perspective, et la question des différences est devenue
véritablement « globale », suscitant des peurs, des interrogations, des prises
de position et de vifs débats dans de nombreux pays tout comme au sein
d’organisations internationales. C’est ainsi que l’UNESCO a adopté en 2005
une convention, la Charte de la diversité, dont l’objectif est de protéger et
promouvoir la diversité des expressions culturelles et d’encourager le
dialogue des cultures et l’interculturalité.
C’est avec l’islam, un phénomène religieux, mais indissociable de ses
aspects culturels, tant la religion est associée ici à des modes de vie, des
rapports de genre, des conceptions de l’éducation par exemple pour
façonner, comme disait Clifford Geertz, des « systèmes culturels1 », que les
enjeux se présentent aujourd’hui de la façon la plus dramatique qui soit. Pour
certains, l’islam est d’abord une menace pesant sur l’Occident tout entier,
comme dans la thèse déjà citée de Samuel Huntington2. Pour d’autres, et
parfois les mêmes, qui considèrent les pays où cette religion est neuve et
minoritaire, elle constitue en premier lieu une mise en cause interne de
l’intégrité culturelle ou des valeurs de leur société nationale. Cette
inquiétude est particulièrement vive dans les pays d’Europe occidentale où
l’islam a progressé de façon impressionnante en quelques années. Et souvent,
les sentiments d’une menace ou d’un danger planétaires ou inscrits dans le
cadre d’une nation se prolongent dans des débats très localisés, ou s’en
nourrissent – les passions se déchaînent vite, par exemple, dans certaine
communes de France, dès qu’il y est question de construire une mosquée ou
de répondre à la demande de musulmans souhaitant qu’un « carré » leur soit
réservé dans le cimetière communal. Des phénomènes comparables
s’observent au Canada où le gouvernement du Québec a mis en place une
commission pour y apporter des réponses dans l’esprit de l’« 
accommodement raisonnable » – nous y reviendrons.
Une analyse raisonnée et documentée aboutit vite à mettre en doute la
pertinence des thèses du « choc » et de la menace interne, éventuellement
combinées, ou du moins à en montrer les limites, et à critiquer l’idée d’un
continuum allant du terrorisme islamiste planétaire jusqu’aux revendications
locales de musulmans. Il existe des menaces, des violences aussi, parfois
considérables, certes, une mise en cause radicale des cultures dominantes
par l’essor de nouveaux phénomènes identitaires. Mais il est tout aussi
important d’envisager, comme le propose Nilüfer Göle, la façon dont
s’opère l’interpénétration des cultures occidentale et musulmane3 : la
fragmentation identitaire ne balaye pas tout sur son passage, et les logiques
de rupture n’interdisent pas de continuer à penser le vivre ensemble ou le
lien social.

Le multiculturalisme en débat
Mais avant que l’islam ne devienne l’enjeu des débats les plus
passionnés et les plus lourds en matière de différence, la question s’est
construite, en fait, à partir de deux sources principales qu’il convient de
distinguer même si elles se sont nourries mutuellement, l’une concrète et
politique, l’autre plus théorique et philosophique, l’une et l’autre alimentant
la réflexion autour du concept de multiculturalisme. Construite – ou plutôt
reconstruite à nouveaux frais, car tout ici n’est pas entièrement neuf ou
inédit : avant la Première Guerre mondiale, ces questions ont par exemple
beaucoup mobilisé les « austromarxistes4 » ou bien encore ont été au cœur
de la définition même du Bund, puissante organisation socialiste en Europe
centrale, qui rassemblait des ouvriers juifs sur la base d’une lutte sociale et
politique tenant compte de leur spécificité culturelle, et notamment
linguistique (ils parlaient généralement leur langue propre, le yiddish).
Ce concept de multiculturalisme s’est d’abord forgé au Canada, dans un
contexte historique dominé par la question québécoise : l’idée est lancée,
dès le Report of the Royal Commission on Bilinguism and Biculturalism
(1965), de ne pas limiter la réflexion politique à la seule opposition entre
anglophones et francophones, et d’y introduire la diversité ethnique du pays
– peut-être aussi pour affaiblir le nationalisme québécois en noyant les
questions qu’il posait dans une thématique plus large. Le multiculturalisme
est adopté dès 1971, sous l’impulsion de Pierre-Elliott Trudeau, il sera
incorporé dans la Constitution en 1982, sous la forme d’une Charte des
droits et libertés. Il s’agit de conjuguer, au profit de groupes minoritaires
culturellement et éventuellement infériorisés socialement, des mesures les
unes de reconnaissance (recognition selon le terme de Charles Taylor) et les
autres d’aide sociale. Dans quelques autres pays, des dispositifs de ce type
seront ensuite pensés et plus ou moins mis en place, les uns sur le modèle
canadien, qui articule le culturel et le social, les autres en les séparant.
De son côté, la philosophie politique a connu un renouveau dont le point
de départ est la publication, en 1971, de ce qui deviendra un immense
classique : le livre de John Rawls, Théorie de la justice (traduit en français
en 1987). Cet ouvrage ne contient en lui-même aucun élément relatif, de près
ou de loin, au multiculturalisme. Mais parmi les critiques qui suivent sa
publication, certaines, avec par exemple Michael Sandel5, insistent sur un
point décisif : John Rawls ne prend en compte que des individus abstraits,
sans ancrage culturel, religieux, sans profondeur morale, des atomes sans
épaisseur historique. À partir de là, le débat va faire rage, dans le monde dit
« anglo-saxon », entre Liberals et Communitarians. Il sera lancé en France,
au milieu des années 1980, par Régis Debray qui distingue « Républicains »
et « Démocrates », et choisit le camp des premiers. En gros, les Liberals (et
« Républicains ») considèrent qu’il ne doit y avoir place, dans l’espace
public, que pour des individus, libres et égaux en droit, comme disent les
Français, tandis que les Communitarians (et « Démocrates ») sont
favorables à des politiques de reconnaissance culturelle, et donc à des
logiques de type multiculturaliste.
Celles-ci courent toujours le grand risque d’ouvrir la voie au
communautarisme, c’est-à-dire à des idéologies et des pratiques qui font plus
penser aux anti-Lumières qu’à l’héritage des Lumières. C’est même le
principal reproche qui leur est fait. Le multiculturalisme, du point de vue de
ce risque, ne valorise pas l’individu, mais le groupe, la communauté. Il
risque d’enfermer les individus dans une tradition, dans les contraintes d’une
histoire, sans parler de la religion – celle-ci est souvent indissociable de la
culture. Il risque tout aussi bien de les enfermer aussi, le cas échéant, dans
une langue minoritaire. Il demande des droits culturels qui, s’ils sont pensés
comme des droits collectifs, sont remis dès lors à ceux qui détiennent le
pouvoir au sein des groupes ou communautés concernées, ce qui renforce le
poids du groupe sur les individus. Il fabrique, finalement, des élites qui
reproduisent leur pouvoir et leurs privilèges en interdisant toute parole
contradictoire. Dans cette perspective, le multiculturalisme apparaît comme
la négation de l’esprit des Lumières. Il devient vite synonyme
d’obscurantisme, d’agir contre la raison, il semble s’opposer de front aux
valeurs universelles et à l’humanisme, il est alors suspect d’être
réactionnaire, tout comme l’auraient été les pensées de Burke, Herder,
Carlyle, Taine, Renan, etc.
Toutes ces critiques sont confrontées à un paradoxe : le
multiculturalisme, auquel il est reproché de favoriser des identités
traditionnelles ou communautaires en fait, ne mine-t-il pas la nation, la
religion dominante, les valeurs établies dans le cadre de l’État-nation, et
donc des traditions nationales ? N’affecte-t-il pas un certain ordre, lui-même
devenu traditionnel ? Cette idée surgit fréquemment dans les débats, faisant
du multiculturalisme une orientation progressiste, et non pas réactionnaire, et
alors portée ou soutenue par des acteurs politiques de gauche plus que de
droite.
Ainsi, le multiculturalisme est critiqué, ou attaqué, sur deux fronts
totalement opposés. Il lui est reproché d’un côté de rejeter les valeurs
universelles, de liquider l’héritage des Lumières, et d’un autre côté de miner
les traditions, les valeurs, de mettre en cause les héritages culturels liés à la
domination d’une culture, d’une langue, etc. Le multiculturalisme signe
l’entrée dans une nouvelle phase de la modernité. En s’écartant du canon des
Lumières, tout en mettant en avant des cultures qui semblent miner les
traditions auxquelles sont attachées les anti-Lumières, il se dégage, selon la
terminologie du sociologue allemand Ulrich Beck, de la « première
modernité » qui a vu s’opposer le couple Lumières/anti-Lumières et
contribue à inaugurer la « seconde modernité6 ».

Tensions

Le dedans et le dehors
La question des différences peut surgir ou bien comme un problème
interne, ou bien comme un défi venu du dehors. Elle peut aussi mêler
d’emblée les deux registres de façon inextricable. Elle constitue un problème
interne quand les identités particulières qui surgissent dans l’espace public
d’une société et demandent à y être reconnues trouvent pour une part au
moins leur origine dans le travail de cette société sur elle-même, dans son
histoire, dans ses transformations. Ainsi les revendications des mouvements
gays et lesbiens sont-elles le fruit de changements culturels récents au sein
des sociétés occidentales ; les demandes de mouvements régionalistes y
mettent en jeu le passé et la mémoire.
Les demandes ou les tensions liées à l’affirmation d’identités
particulières se présentent plutôt comme un défi venu du dehors dans la
mesure où elles semblent apportées par l’immigration, mais aussi parce
qu’elles se construisent et s’affirment au fil de phénomènes mimétiques où
les acteurs d’un pays se constituent sur le modèle de ce qui se joue ailleurs.
Et de plus en plus, dans la pratique, les logiques intérieures et extérieures se
télescopent constamment.
Dans les espaces publics nationaux, les débats suscités alors portent
aussi bien sur les implications et les dimensions internes des différences, par
exemple sur le racisme auquel elles sont vite associées, que sur des enjeux
internationaux ou géopolitiques. C’est ainsi que les politiques publiques de
l’immigration conjuguent généralement des éléments de politique intérieure,
par exemple en se préoccupant d’intégration sociale, de lutte contre le
racisme ou de multiculturalisme, et des aspects de politique internationale,
par exemple d’accords entre le pays d’accueil concerné, et les pays de
provenance des migrants.
L’individu et le système
La tension fondamentale des sciences sociales, entre approches centrées
les unes sur les systèmes sociaux, et les autres sur l’individu ou le Sujet, joue
à plein dès qu’il s’agit des différences culturelles. D’une part, la recherche,
très classiquement, voit dans leur existence une interpellation pour les
sociétés concernées, une mise en cause de leur capacité sinon d’assimilation,
du moins d’intégration, un défi pour leur fonctionnement, une pression sur
leur structure sociale. Et d’autre part, de façon plus novatrice, elle
développe diverses thématiques insistant davantage sur la subjectivité
personnelle et collective des acteurs culturels ou religieux, sur leurs réseaux,
leur mobilité, leur contribution à la « fluidité » généralisée des sociétés
(pour reprendre le terme popularisé par Zygmunt Bauman7). Dans
l’ensemble, les points de vue classiques, centrés sur le fonctionnement ou la
structure sociale, valorisent plutôt le projet d’intégrer les différences,
envisagent la perspective de leur dissolution, la possibilité qu’elles se
cantonnent au seul espace de la vie privée, ou du moins qu’elles trouvent une
place harmonieuse au sein de l’ensemble sociétal considéré, sans défier
l’État-nation ni le mettre en cause d’aucune façon. Différemment, les
perspectives plus neuves, parfois d’ailleurs taxées de postmodernes, de
postcoloniales, ou associées aux thématiques des cultural studies, valorisent
les demandes de reconnaissance des minorités particulières, et donc leur
inscription dans l’espace public, s’intéressent aux dimensions
transnationales des personnes et des groupes concernés, et observent avec
intérêt la façon dont elles mettent en œuvre des communautés plus ou moins
imaginaires fonctionnant à l’échelle planétaire.
La tension entre ces deux modes d’approche ne se limite pas aux seules
sciences sociales. Plus la culture politique d’un pays est elle-même hostile à
la présence d’identités autres que nationales dans l’espace public, et plus
cette tension est vécue dans le débat public comme le combat entre des
forces mettant en cause un modèle d’intégration nationale, et d’autres
s’efforçant au contraire de le sauver du désastre. La France et la Turquie sont
des cas extrêmes, mais qui ne sont pas isolés, où le modèle et les idéaux
dominants – mais de plus en plus contestés – reposent sur l’idée d’une forte
correspondance de la société, de l’État et de la nation aboutissant à refouler
en dehors de la sphère publique tout ce qui pourrait apparaître comme un
corps intermédiaire s’inscrivant entre les individus et l’État. L’idéal
républicain, si prégnant dans ces pays, y revêt vite l’aspect d’un refus de
voir des logiques culturelles ou religieuses s’imposer dans l’espace public.
En France, ce refus s’inscrit dans une tradition jacobine rétive à l’existence
même de minorités et, plus largement, à celle de médiations organisées. La
loi Le Chapelier, en 1791, a concrétisé pour un temps cette logique en
interdisant les corporations pour assurer une relation directe entre les
individus et l’État.
Reproduction et production
Les différences sont elles-mêmes variées, et le débat public, autant que
celui des sciences sociales, aboutit trop souvent à amalgamer des
phénomènes proprement culturels et d’autres, religieux, ou bien encore
qualifiés d’ethniques, ou d’ethnico-raciaux, une qualification qui n’est
acceptable que si l’on précise qu’il s’agit non pas de nature et d’essence,
mais d’une production sociale.
Dans un premier temps, bien plus que par la suite, ces différences
nouvelles ont surtout été perçues sous l’angle de la reproduction. Les
identités culturelles qui demandaient à être reconnues dans l’espace public
ont alors été décrites sinon comme naturelles, du moins comme purement
héritées, « primaires » ou « primordiales », strong 8 (fortes), ancrées dans un
passé lointain, voire immémorial. Cette vision qui pouvait conjuguer
naturalisation de la culture et approche en termes de reproduction
correspondait assez largement au discours des acteurs et, le cas échéant, de
leurs intellectuels organiques, même si l’anthropologie ou l’histoire y
résistait pour parler, par exemple avec Eric Hobsbawm, d’« invention des
traditions9 ». En essentialisant divers groupes humains, elle avait pour
conséquence d’interdire de voir dans leur culture autre chose qu’un legs du
passé, plus ou moins capable de résister aux forces économiques ou
politiques qui l’assaillent et l’affaiblissent, par exemple l’argent, qui dissout
les identités traditionnelles ou le jacobinisme qui plie les pouvoirs
politiques locaux et les sociétés périphériques, avec leur culture propre, aux
règles du pouvoir central. Cette vision était renforcée chaque fois que
l’immigration semblait apporter au sein d’une société des particularismes
culturels venus de loin, dans l’espace, mais aussi dans le temps. De tels
particularismes étaient et sont encore souvent soupçonnés ou accusés d’être
irréductibles, radicalement incapables de s’intégrer à la culture de la société
d’accueil et de sa nation. Le racisme culturel, ou différentialiste, le « new
racism », que Martin Barker10 fut parmi les premiers à décrire est une des
modalités populaires de cette perception des identités apparemment
apportées par les diverses vagues de l’immigration ; il postule des groupes
visés qu’ils sont culturellement distincts, porteurs de différences qui seraient
enracinées quasi naturellement dans leur personnalité, au point de constituer
une menace pour les valeurs ou la culture de la nation ou de la société dans
son ensemble.
Une autre conception, éventuellement compatible avec celle qui
précède, mais pas nécessairement, a reposé très tôt sur une thématique du « 
retour », une idée qui s’applique à toutes sortes de phénomènes, et qui l’a été
en l’occurrence à l’ethnicité et à la religion – Anthony Smith par exemple a
parlé d’un « ethnical revival 11 », d’autres ont évoqué un retour ou, tel Gilles
Kepel, une « revanche de Dieu12 ». Le retour, c’est la possibilité, pour un
phénomène ancien, de retrouver force et vitalité alors qu’il semblait disparu
ou voué à disparaître. Ce type de vision exonère l’aveuglement de ceux qui
n’ont pas vu que le phénomène en question, en réalité, n’avait jamais cessé
d’exister, mais plutôt perdu de sa visibilité. Il présente de plus la faiblesse
ou le risque de se rapprocher de conceptions de la modernité où le progrès,
dans le droit fil des Lumières, s’oppose à la tradition qu’il est destiné à faire
régresser. La thématique du retour trouve aisément sa place dans les images
d’un combat entre les valeurs universelles du droit et de la raison, et les
valeurs particulières de groupes que caractériseraient leurs archaïsmes et
des formes de solidarité et d’existence de fait prémodernes. Il y a là comme
un renversement de la pensée des Lumières, puisqu’il y aurait non pas
progrès, mais au contraire régression, avec l’idée d’une évolution dans
laquelle les forces de la modernité piétinent tandis que les traditions et les
archaïsmes, au lieu de décliner, trouvent un nouveau souffle.
Le thème du retour, dans ses diverses variantes, semble venir signifier
non pas tant l’échec des Lumières qu’une mauvaise passe pour leur projet. À
la limite, il vient signifier que dans le conflit entre particularismes religieux
ou autres traditionalismes, et valeurs universelles de la modernité, ce sont la
tradition, les identités, les différences qui l’emporteraient. Un tel
renversement peut désoler les héritiers des Lumières, il peut aussi réjouir les
penseurs relativistes, et être valorisé (ce qui est le cas dans la philosophie
dite parfois « postmoderne »), dans la dénonciation des dégâts du progrès et
de la raison instrumentale, dans l’idée que « small is beautiful » et plus
largement, dans l’appui sans nuances aux identités particulières, contre les
valeurs universelles elles-mêmes décrites alors comme l’expression d’une
domination – des Blancs, des hommes, des Occidentaux, des pays du Nord...
Mais réduire les différences culturelles ou religieuses à l’idée d’une
reproduction ou les penser en termes strictement relativistes comme le
contraire de la modernité mérite discussion.

Quatre acquis des sciences sociales


Tout au long des années 1980 et 1990, en effet, les sciences sociales,
aidées en cela par le déclin, en leur sein, des modes d’approche
structuralistes, ont mis à mal toute notion de reproduction des différences en
y opposant, directement ou indirectement, et sous diverses modalités, celle
d’invention ou de construction. Elles ont alors plutôt promu l’idée opposée,
selon laquelle les identités culturelles relèvent de logiques de production,
incluant éventuellement, selon le mot de Lévi-Strauss, du « bricolage »,
c’est-à-dire un mélange d’éléments nouveaux et d’autres plus anciens
façonnant du neuf avec du vieux, et réutilisant des matériaux empruntés au
passé grâce à l’imagination et au génie créatif d’amateurs qui « bricolent ».
Les formes perverties des identités, notamment sous des aspects racistes ou
intégristes, relèvent aussi de logiques de production. Ainsi, dans le monde
anglo-saxon par exemple, plus qu’en France où l’on n’aime pas utiliser le
terme de « race »13, on a couramment recours à l’idée que les races sont des
constructions humaines, et non pas naturelles, et on les définit alors
fréquemment non pas comme correspondant à une quelconque essence, mais
comme des productions sociales, ce qui rendrait le mot même de race
acceptable. L’idée d’une production des identités ne doit pas pour autant être
confondue avec celle d’une construction des catégories qui permettent de
décrire le réel – comme si la réalité sociale n’était que ce que les hommes
qui en parlent considèrent comme tel14. Elle insiste en effet sur le rôle actif
de ceux qui se constituent en acteurs en construisant leur identité collective,
en la faisant vivre, en lui donnant un sens, en l’affirmant, là où le
constructivisme social indique que le travail général de la société sur elle-
même, et donc de ses institutions, fabrique les mots, les conventions et les
modes de pensée qui vont définir les identités et, de là, les acteurs.
D’immenses progrès intellectuels ont permis depuis les années 1960
d’avancer dans la compréhension des différences culturelles, et ont de
surcroît contribué à faire avancer la réflexion politique et institutionnelle.
Quatre points, plus précisément, méritent ici qu’on s’y arrête.
Identités collectives et individualisme
Un premier point concerne le rapport, apparemment paradoxal, entre la
poussée des identités collectives et celle de l’individualisme moderne.
Spontanément, on pourrait concevoir ces deux phénomènes comme opposés,
le premier renvoyant à l’image de sociétés s’organisant à partir de groupes
constitués sous la forme de minorités visibles et actives dans l’espace
public, le second proposant au contraire l’image d’un individualisme
généralisé ne laissant guère de place à l’action collective, ni même à la
simple existence de communautés, et voire les dissolvant. Cette conception
nous invite à choisir, théoriquement, et à apporter ensuite la démonstration de
la pertinence de l’hypothèse retenue. Ainsi formulée, elle est inacceptable,
pour une raison très simple : l’individualisme moderne nourrit les identités
collectives, il ne fait pas que les miner ou les détruire. Dans le passé, au sein
des sociétés traditionnelles, lorsque les identités se reproduisaient, les
personnes singulières n’avaient guère de choix : le groupe, au nom de la
tradition, soumettait chacun à sa loi, et l’individu n’était jamais qu’un atome
d’un corps social supposé se perpétuer tel quel.
Mais de plus en plus aujourd’hui, les personnes singulières veulent
pouvoir choisir leur identité, y compris collective. Elles s’engagent (et dès
lors aussi veulent pouvoir se dégager) en tant qu’individus, pour partager du
fait de leur décision individuelle les valeurs du groupe auquel elles
considèrent appartenir. Un exemple simple peut illustrer cette remarque :
hier, un jeune était musulman parce que ses parents, ses grands-parents, etc.,
l’étaient ; aujourd’hui, et tout particulièrement dans les démocraties
occidentales, il expliquera au chercheur qui l’interviewe que sa religion est
le fruit d’une décision prise individuellement.
Pour comprendre les grands phénomènes identitaires contemporains, il
faut faire intervenir l’individualisme, sous deux angles distincts. D’une part,
dans ses aspects instrumentaux, stratégiques, calculés ; d’autre part et surtout
dans ses dimensions de subjectivité personnelle. Les identités collectives se
développent et se transforment à partir de sujets singuliers qui font le choix
de les rejoindre, ou tout au moins de les assumer, elles relèvent au moins en
partie de la recherche de soi, pour parler comme Alain Touraine et Farhad
Khosrokhavar15. Ce qui interdit de recourir aux raisonnements
évolutionnistes évoqués plus haut : la modernité actuelle n’est pas le pur
triomphe de l’individualisme, de la raison et du droit, sur les identités
collectives et ce qu’elles peuvent charrier de passions et de traditions
réinventées. Elle est encore moins, à l’inverse, le seul retour des traditions
ou des tribus. Elle est bien davantage la tension des deux registres, entre les
exigences de l’individu, de la raison et du droit, et celles des groupes, des
passions, des convictions, des traditions. C’est ainsi que le concept de Sujet
assure le lien entre les deux phénomènes que sont l’individualisme et les
identités collectives, et qu’il faut penser dans leur complémentarité et pas
seulement dans leur opposition. Le concept de Sujet permet en effet de
penser l’invention et l’inventivité, la créativité, l’engagement personnel : les
identités, le travail de la mémoire, l’identification à une culture ne se
comprennent plus, aujourd’hui, sans le travail qu’effectuent sur eux-mêmes
les individus, les choix auxquels ils procèdent, la capacité de chacun d’être
Sujet de son expérience, et, aussi, d’accepter pour autrui la possibilité d’être
Sujet. Cette capacité peut s’exercer de plusieurs façons – elle peut d’ailleurs
aussi être entravée, ou interdite, par exemple du fait de la discrimination
raciale ou de l’exclusion sociale. Elle peut aussi bien déboucher sur
l’identification à une différence culturelle, et dès lors contribuer à la
production des identités collectives, qu’être au cœur d’une expérience de
métissage où l’acteur choisit d’être hybride, de faire vivre une culture
syncrétique ; elle peut encore conduire l’acteur à se dégager de toute
appartenance à une identité particulière, qu’elle soit « pure » ou métisse,
pour s’affirmer comme Sujet singulier, sans ancrage.

Le culturel et le social
Un deuxième point concerne la dissociation du culturel et du social.
Jusqu’où les différences culturelles entretiennent-elles, ou non, un lien avec
les inégalités sociales ? La question serait peut-être restée purement
théorique ou philosophique16 si la mise en œuvre de politiques
multiculturalistes n’y avait pas apporté une réponse – ou plutôt deux.
L’analyse peut-elle toujours distinguer les affirmations ou les demandes
d’ordre culturel – l’appel, par exemple, pour qu’une identité soit reconnue
dans l’espace public – des inquiétudes ou des attentes d’ordre social –
l’expression, par exemple, d’une souffrance liée à une profonde injustice
sociale portée par les mêmes personnes ? Amalgamer les deux registres,
c’est confondre des dimensions que chacun, dans son expérience, sait fort
bien être distinctes ; mais les séparer complètement, c’est considérer
qu’elles n’entretiennent aucune relation directe. Or la recherche empirique
peut en faire apparaître une.
Par exemple, dans toute l’Europe, les mouvements nationalistes portés
par des droites radicales, et qui prospèrent politiquement depuis le début des
années 1980, mettent en avant l’identité culturelle de leur nation, qui serait
menacée par la globalisation économique, mais aussi par l’immigration. Or
ces mouvements ne se comprennent pas abstraction faite des difficultés et des
peurs sociales, mais aussi de l’égoïsme de certains groupes. Ils mobilisent
des militants et des électeurs définis par la chute sociale ou par sa hantise,
ou qui veulent marquer leur distance avec les plus pauvres. Le choix de la
nation entretient quelque lien, ici, avec la situation sociale. De même, dans
les pays où il est apporté par l’immigration, l’essor de l’islam s’effectue
dans des conditions sociales qui contribuent à le façonner. Là où les
populations issues de l’immigration en provenance du monde arabo-
musulman rencontrent l’exclusion et le racisme, par exemple dans plusieurs
pays d’Europe de l’Ouest, l’islam revêt un sens et acquiert une portée qui
doivent quelque chose à l’expérience vécue de ces populations – sans pour
autant, néanmoins, qu’on puisse expliquer la foi ou les convictions
religieuses par le social, c’est un autre problème.
Dans certains cas, les revendications de reconnaissance et les
demandes de droits culturels apparaissent comme séparées de toute
revendication sociale. Par exemple, quand des associations arméniennes
demandent aux autorités françaises de reconnaître le génocide arménien de
1915, elles ne parlent en aucune façon de difficultés ou d’injustice sociales.
Mais souvent, les mêmes personnes souffrent d’un déficit de reconnaissance
culturelle et d’inégalités sociales ; elles sont à la fois niées ou maltraitées
dans leur être culturel et infériorisées ou exclues dans leur être social.
Et si des responsables décident de prendre ces deux problèmes à bras-
le-corps, ils sont confrontés à une question décisive : doivent-ils mettre en
œuvre une politique unique ou deux politiques distinctes ? Dans les années
1970 ou 1980, quelques pays, à commencer par le Canada et l’Australie, ont
opté pour ce que j’appelle un multiculturalisme « intégré17 », qui consiste à
simultanément accorder des droits culturels à des minorités, et aider leurs
membres dans divers domaines de la vie sociale – emploi, logement, accès à
la santé, etc. Par contre, aux États-Unis, le multiculturalisme est davantage « 
éclaté » : les demandes de reconnaissance culturelle sont une chose, les
demandes sociales une autre. C’est ainsi que les mesures dites d’affirmative
action (en français : discrimination positive, une expression qui traduit bien
une vive hostilité vis-à-vis de ce type de mesure) ne comportent aucune
dimension de reconnaissance culturelle. Elles ne disent pas aux Noirs, par
exemple, qu’ils sont reconnus comme African-Americans, pour leur musique,
leur littérature, leur histoire, etc. : elles leurs proposent des modalités
d’accès privilégié à l’emploi ou, plus encore, dans l’Université, comme
étudiants, mais aussi comme enseignants. Ce sont des politiques sociales au
profit d’individus appartenant à des minorités. Ce qui ne leur interdit
évidemment pas de se mobiliser par ailleurs pour obtenir des droits
culturels. D’autre part, et selon une logique totalement différente, bien des
universités américaines possèdent un département d’African-American
Studies, ce qui relève d’une politique de reconnaissance culturelle.

Trois registres
Un troisième acquis important des années passées, dans la droite ligne
d’une perspective tracée par Immanuel Kant, tient au fait que nous avons
appris à ne pas confondre les registres, et plus précisément à distinguer trois
plans. C’est une chose que d’analyser la poussée des différences culturelles,
les conditions de leur essor, les tensions qu’elles connaissent en leur sein,
les demandes et les défis qu’elles formulent, les conflits qu’elles suscitent,
les formes qu’elles peuvent revêtir, ouvertes, ou fermées par exemple
(communautarisme, intégrisme, racisme...). C’en est une autre que de
formuler à leur propos des jugements de valeur, de dire ce qui semble juste
ou injuste, bon ou mauvais d’envisager comme traitement politique à leur
égard, et donc d’indiquer ce que l’on souhaite, ou ce que l’on rejette en
matière de politique à leur égard. Et c’en est enfin une troisième que de
proposer des mesures institutionnelles adaptées, à partir d’une analyse de la
situation et des enjeux, et d’une définition du bon et du mauvais, du juste et
de l’injuste, du bien et du mal.
Dans le premier cas, les sciences sociales, à commencer par
l’anthropologie et la sociologie, doivent être mobilisées ; dans le second,
c’est plutôt la philosophie politique ; et dans le troisième, ce sont les
sciences politiques et juridiques. Ces trois familles d’approche ne doivent
pas être confondues : proposer une analyse, définir des orientations pour
l’action, et mettre en œuvre un traitement institutionnel, politique, juridique,
par exemple multiculturaliste, relève de démarches et de compétences
distinctes, ce qui ne doit pas empêcher, bien au contraire, de rechercher la
cohérence des trois registres.

L’ère des victimes


Enfin, un quatrième acquis, qui est aussi source de débats, de
controverses et de prises de positions parfois très polémiques, tient au fait
que la plupart des identités demandant à être reconnues comportent des
dimensions que l’on peut appeler « victimaires ». Pour émerger dans
l’espace public, pour y obtenir une certaine légitimité, les acteurs mettent
alors en avant les destructions dont leur groupe, dans un passé plus ou moins
lointain, aurait été victime, les torts historiques de l’État et de la nation qui
les abrite, et qui les aurait oubliés, niés, ou minimisés, les blessures qui
continuent de marquer leur existence.
Les identités, de ce point de vue, présentent une face « négative », où
est soulignée une destruction, une négation, une mise en cause de leur
intégrité physique ou morale et, tout au moins, une disqualification, voire une
stigmatisation – ce qui n’interdit nullement qu’existe aussi une face « 
positive », créatrice, un apport à la culture ou à la vie de la Cité. Là encore,
la France est un cas extrême, où les résistances de la culture politique
républicaine à entendre les demandes provenant de groupes minoritaires sont
d’autant plus facilement levées qu’il est possible de mettre en avant une
dimension « victimaire » qui émeut l’opinion publique et interpelle les
responsables politiques.

Le tournant
Tout au long des années 1970, 1980 et 1990, les débats ont fait rage,
d’abord au cœur de la philosophie politique, et dans la sphère proprement
politique, plus tardivement dans les sciences proprement sociales, et
notamment, on l’a vu, entre « Communitarians » et « Liberals », pour ou
contre des politiques de reconnaissance de certaines identités collectives
dans l’espace public d’une société nationale. Ces débats n’ont pas été
tranchés, mais ils sont épuisés, aucun argument nouveau n’a vraiment été
proposé depuis de nombreuses années.
Le multiculturalisme, comme traitement institutionnel aboutissant à
accorder des droits culturels à certains groupes, continue à être l’objet de
controverses et de débats, mais la formulation des arguments n’a guère
progressé. Dans les pays à multiculturalisme « intégré » (à commencer par le
Canada), les passions à son sujet sont retombées, en même temps qu’il
perdait de l’importance comme politique, mais sans nécessairement
disparaître. Aux États-Unis, il est affaibli. En revanche, en France, on peut
parler d’un timide et modeste progrès du multiculturalisme « éclaté », avec
une ouverture récente aussi bien pour des politiques de reconnaissance
culturelle que pour des mesures, sociales, de « discrimination positive ».

Changement de cadre
Classiquement, la réflexion et les débats sur les différences culturelles
et leur traitement politique se sont développés dans le cadre des États et des
nations. C’est ainsi que nous venons d’en évoquer plusieurs à titre
d’illustration de nos analyses, la France, la Turquie, le Canada, les États-
Unis, le Royaume-Uni, etc. Le cadre de référence, aussi bien dans les travaux
de philosophie politique que dans la recherche sociologique des années
1970 à 1990 est là, pour l’essentiel, éventuellement prolongé par des mises
en perspective comparatives. Les différences, telles qu’elles sont
considérées alors, ou bien existent, voire préexistaient dans ce cadre (par
exemple, au Canada, la minorité francophone du Québec, et les « nations
premières », ou bien encore, en France, les identités bretonne, corse, etc.),
ou bien s’y inventent ex nihilo, ou presque (en matière de mœurs par
exemple) ou bien y sont arrivées pour s’y installer et s’y intégrer, le plus
souvent volontairement (immigrés), mais parfois pour former une minorité « 
involontaire », selon l’expression de John Ogbu à propos des Noirs
américains descendants des victimes de la traite négrière et de l’esclavage18.
Mais ce cadre n’est pas nécessairement le mieux adapté. Nous l’avons
vu, les différences culturelles, aujourd’hui, semblent vite transnationales, et
établies, sous des modalités diverses, dans plus d’un pays. Des diasporas
anciennes se perpétuent, d’autres se créent, telle la Black Atlantic dont
parlait déjà Paul Gilroy dans les années 1990 à propos des Noirs antillais et
de leur culture repérable au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans les
Caraïbes19, ou bien encore la diaspora des Juifs russes qu’étudie Eliezer Ben
Rafael20. Des réseaux transfrontaliers complexes fonctionnent, conjuguant
des formes de vie culturelle et des pratiques économiques, dessinant parfois
une mondialisation « par le bas21 », dans laquelle circulent d’innombrables
« fourmis », en l’occurrence issues de l’immigration maghrébine et se
déplaçant tout autour du bassin méditerranéen, et bien au-delà, en
développant des formes d’échange marchand et en échappant en même temps
à la ghettoïsation des quartiers d’habitat populaire qui est bien souvent le lot
de cette population. Il existe une grande variété de migrations, et les norias,
les phénomènes de transit ou la formation de régions frontières échappent à
une analyse qui se contenterait d’examiner les faits dans le seul cadre d’un
État-nation. Comment, par exemple, penser autrement que globalement
l’expérience des descendants d’immigrés japonais au Brésil, dont certains « 
retournent » au Japon, découvrant alors qu’ils ne souhaitent pas
nécessairement y rester, et s’efforçant d’ensuite revenir au Brésil, ou migrer
aux États-Unis, au Canada ou en Australie ? Pour ces Nikkei, vivre au Japon
n’interdit pas de maintenir un vif lien avec le Brésil, son football, sa cuisine,
ses médias et peut les exposer à un racisme singulier, qui leur reproche non
pas une apparence physique, parfaitement japonaise, mais une différence
purement culturelle : analyser leur expérience implique de mener des
recherches au Japon, au Brésil, aux États-Unis, etc.22. De même, la présence
de Mexicains aux États-Unis ne se réduit pas à un simple problème de
Mexican-Americans supposés s’intégrer progressivement dans le melting-
pot (ou plutôt le non-melting-pot) américain. Les travaux d’Yvon Le Bot ou
d’Olga Odgers23 montrent bien la complexité du problème : entre États-Unis
et Mexique, il s’est constitué des deux côtés de la frontière un espace en soi,
et, par ailleurs, de très nombreux migrants circulent d’un pays à l’autre, selon
diverses modalités, construisant une assez grande variété d’espaces-temps,
ce qui implique d’envisager l’ensemble des deux cadres nationaux (et même
au-delà, pour tenir compte des migrants originaires d’autres pays
d’Amérique centrale). À partir de là, nous le savons, de nouvelles questions
doivent être formulées : ce type de migration débouche-t-il sur une « 
déterritorialisation », sur la formation d’identités nouvelles, transnationales,
ou postnationales, n’invente-il pas plutôt de nouvelles territorialités, par
exemple des régions frontalières ? Ne faut-il pas maintenir l’idée plus
classique de phénomènes migratoires dans lesquels les migrants maintiennent
des liens, plus ou moins durables, avec un village, une région, une société
d’origine, ne serait-ce, en l’occurrence, que par le jeu des remesas, ces
sommes considérables que les migrants mexicains envoient au pays,
témoignant de conceptions territorialisées et somme toute traditionnelles de
leur identité, d’ancrages, et pas seulement d’une inscription dans des
communautés « imaginaires » ?
La France se vit généralement comme un creuset, et considère que les
immigrés qui y parviennent rêvent d’y vivre. Mais l’affaire qu’a constituée,
jusqu’à sa fermeture par le ministre de l’Intérieur, le centre de la Croix-
Rouge de Sangatte, à proximité de l’entrée du tunnel sous la Manche, si bien
étudié par Smaïn Laacher24, a révélé que de nombreux migrants n’avaient
qu’une idée, quitter le territoire français pour le Royaume-Uni, et
éventuellement ensuite d’autres cieux, la Scandinavie, les États-Unis. De
surcroît, le modèle français, dit souvent d’« intégration républicaine »,
repose sur une conception de l’emploi et du travail qui ne correspond que
très partiellement aux réalités, il est incapable de donner toute leur place aux
phénomènes du travail illégal, clandestin, souterrain, qu’il ne peut
qu’ignorer, ou criminaliser.
Les différences culturelles ne font pas que s’inscrire dans des espaces
et des temporalités qui ne coïncident que très partiellement avec l’espace-
temps des États-nations, elles suscitent des politiques et des formes de
traitement juridique qui doivent tenir compte de ces transformations. D’une
part, ces politiques et ces modifications juridiques, pour chaque État-nation,
sont de plus en plus obligées de conjuguer des dimensions intérieures et des
dimensions extérieures, et qui, souvent, jouent à plusieurs niveaux, du plus
mondial, supranational, au plus local. Et ceci vaut non seulement pour la face
de lumière des identités, leur apport culturel par exemple, mais aussi pour
leur face la plus sombre, la violence extrême, le racisme. Comment lutter,
par exemple en France, contre l’antisémitisme renaissant sans prendre en
compte son caractère global ? D’une part, il procède de sources internes à la
société française, par exemple de l’exclusion sociale et du racisme qui
exacerbent la haine des Juifs au sein des populations issues de l’immigration
arabo-musulmane, ou bien encore des dérives des débats sur le passé et plus
précisément sur la traite négrière. Et, d’autre part, l’antisémitisme
contemporain est conditionné par l’impact du conflit israélo-palestinien sur
la société française, notamment du fait de la présence de populations juives,
arabes, musulmanes qui peuvent elles-mêmes se sentir plus ou moins
directement concernées, voire impliquées, ou par les effets de toutes sortes
de discours et d’images venus du dehors, qu’il s’agisse de l’intense
circulation planétaire de la propagande antisémite, grâce aux nouvelles
technologies de communication, ou bien du contenu des politiques
américaine ou israélienne, y compris lorsqu’il s’agit pour les gouvernements
concernés de formuler un jugement sur la façon dont la France gère ces
questions25.
En matière de différences culturelles, plus que dans bien d’autres
domaines, il ne suffit pas de combiner, dans l’analyse, le niveau ou le cadre
de l’État-nation, et celui de la mondialisation et de ses espaces sans
frontières. Deux autres niveaux doivent être envisagés. Le premier est celui
des grandes régions qui naissent du regroupement d’États-nations, à
commencer par le phénomène majeur que constitue la construction
européenne. Celle-ci a pour conséquence, entre autres défis, d’imposer une
réflexion sur les catégories à travers lesquelles est pensée la question des
différences, et qui sont loin d’être unifiées d’une société nationale à une
autre. Par exemple, entre la France, pays qui considère que la nation se
définit par le droit du sol, et l’Allemagne, où a longtemps primé le droit du
sang, il existe une distance, que d’ailleurs l’Allemagne a nettement réduite
ces dernières années. De même, la culture politique britannique juge racistes
des discours ou des pratiques de non-reconnaissance des minorités ethniques
ou culturelles, là où en France on parle de racisme dès lors, précisément,
que de tels discours et pratiques apparaissent. Mais les cultures politiques
nationales ne sont jamais figées, et il est artificiel de les opposer de façon
trop schématique. Ainsi, après les attentats islamistes de juillet 2005 à
Londres, le modèle britannique, ouvert aux communautés, notamment
musulmanes, au point que l’on pouvait parler pour la capitale anglaise de « 
Londonistan », a-t-il été fortement mis en cause ; et symétriquement en
France, après les spectaculaires émeutes urbaines d’octobre-novembre 2005,
le modèle républicain, qui lui est couramment opposé, est-il apparu comme
dépassé, en tout cas dans ses versions les plus pures et dures, pour ne plus
tenir les promesses d’égalité et de fraternité de la République et rejeter une
partie de la population dans des quasi-ghettos, tout en la sommant de façon
incantatoire et répressive de s’intégrer.
Un deuxième niveau à prendre en considération pour penser les
différences culturelles correspond à leur éventuelle inscription dans des
espaces très limités, dans du « local » réduit le cas échéant à un quartier ou à
une ville, sans référence au cadre national, ce qui n’interdit pas pour autant à
ceux qui en relèvent de fonctionner à une échelle transfrontalière. C’est ainsi
que dans les banlieues françaises, des familles entières ne connaissent
pratiquement pas la métropole la plus proche, Paris ou Lyon, ne circulent
guère en France, mais prennent périodiquement l’avion pour se rendre dans
leur lointain pays d’origine.
Par ailleurs, les débats des années 1970 à 1990 ont été dominés par une
image implicite des différences culturelles qui les ramenait pour l’essentiel à
une forme unique, chacune constituant alors, dans cette perspective, un
ensemble relativement bien délimité, doté d’une certaine stabilité, et plus ou
moins susceptible d’apprendre à coexister de façon harmonieuse avec
d’autres – la question étant, comme l’a écrit Alain Touraine : « Pourrons-
nous vivre ensemble » avec nos différences26 ?
Nous ne pouvons plus, aujourd’hui, nous contenter d’une vision unifiée,
ou unique, nous devons au contraire apprendre à distinguer des différences
parmi les différences – une préoccupation que l’on retrouve chez le
philosophe canadien Will Kymlicka, pour qui un des problèmes majeurs que
pose la construction du multiculturalisme est celui des normes à édicter pour
le mettre en place : faut-il des normes universelles, valables pour toute les
minorités, ou des normes qui distinguent plusieurs catégories, qui le
ciblent27 ? Notre position va ici consister à définir plusieurs grands types de
problèmes. C’est ainsi qu’en résumant et simplifiant, nous pouvons
distinguer cinq cas principaux, dont la présentation constitue l’ébauche d’une
typologie.

Culture et politique : cinq configurations, plus une


Cette typologie va des identités les plus structurées, jusqu’à l’absence
individualiste d’identité, et peut être représentée par un axe de la diversité
où nous nous arrêterons sur six points importants, en indiquant, dans chaque
cas, ce que les acteurs peuvent attendre ou souhaiter comme traitement
politique.

La logique de la reproduction
À une extrémité de cet axe, un premier point correspond aux identités
culturelles qui se présentent comme relevant d’une logique de reproduction.
Nous savons, certes, qu’il convient de se méfier du discours des acteurs se
prévalant d’une telle logique : en effet, les identités qui sont présentées
comme ancrées dans un long passé et qui ne feraient apparemment que tenter
de se reproduire et de résister à ce qui les mine apparaissent généralement, à
l’analyse, comme porteuses en fait de nouveauté. La continuité historique
dont se prévalent les acteurs qui mettent en forme le discours de la
reproduction – clercs, intellectuels, hommes d’Église, leaders politiques,
etc. – est pour une part toujours importante de l’ordre de l’idéologie, ou du
mythe. Ainsi, l’identité bretonne, comme le montre Ronan Le Coadic dans un
livre qui porte ce titre28, est une invention, récente s’il s’agit, par exemple,
de la musique, ou de l’architecture, largement empruntée il y a quelques
siècles à l’\206le-de-France. Elle n’en est pas moins souvent présentée
comme particulièrement ancienne et traditionnelle.
Mais le caractère artificiel des dimensions de reproduction,
éventuellement massives, par lesquelles certaines identités se présentent à
leurs membres (ainsi que dans l’espace public), n’est pas le plus décisif.
L’essentiel est bien davantage dans la façon dont fonctionnent les ensembles
humains relevant de ce cas de figure – communautés, minorités, Églises,
sectes, etc. L’observation y révèle généralement un mode d’organisation dans
lequel le Sujet personnel n’a guère sa place, tant prime la loi du groupe, et
de ceux qui y incarnent l’autorité. L’identité, ici, relève d’une analyse « 
holiste », pour parler comme Louis Dumont29, elle appelle, pour qui veut la
connaître, qu’on adopte le point de vue de la totalité, et non celui des
individus. Elle risque constamment soit de vouloir s’isoler, pour mieux se
perpétuer, soit, si elle est territorialisée ou susceptible de revendiquer un
territoire propre, de vouloir rompre ou s’autonomiser, et en tout cas de ne
jamais accepter facilement les valeurs de la société plus large dans laquelle
elle fonctionne.
Plus un acteur se revendique d’une logique de reproduction, et plus il
veille à ce que l’identité dont il se revendique soit préservée, protégée, sans
contamination externe, et éventuellement, à ce qu’elle puisse prospérer et
s’étendre. Dans cette perspective, il attend des responsables politiques soit
qu’ils accordent au groupe concerné de l’autonomie, voire de
l’indépendance de façon à pouvoir faire régner ses propres règles, soit qu’ils
lui concèdent des droits culturels spécifiques, ou du moins des tolérances
permettant au groupe en question et à ses dirigeants d’exercer un contrôle
étroit sur ses membres, de maintenir le plus haut possible un mur dressé entre
le dedans et le dehors, d’éviter la dissolution, d’empêcher les mariages
mixtes. Dans ce cas, les valeurs universelles du droit et de la raison risquent
d’être bafouées, à commencer par celles qui prônent l’égalité de l’homme et
de la femme, et la liberté des sujets personnels est subordonnée aux
décisions du groupe et de ses leaders. Le multiculturalisme est ici totalement
inadapté, dans la mesure où il propose d’articuler les valeurs universelles et
les particularismes, alors que les acteurs les opposent et choisissent les
seconds contre les premières. La question politique, lorsque de tels acteurs
s’affirment nettement, est toujours une épreuve particulièrement délicate : les
logiques de rupture ou de mise à distance radicale sont inacceptables pour
les responsables d’un État, elles mènent vite à la violence et à sa
contrepartie, la répression. Il n’est pas facile de les canaliser pour les
transformer en logiques de négociation et d’accommodement, et donc pour
passer de la fermeture communautaire à des formules de multiculturalisme
bien tempéré.

Vers un multiculturalisme tempéré ?


Un deuxième point de l’axe de la diversité correspond à des identités
collectives relativement délimitées et stabilisées, vivantes et dynamiques,
animées par des acteurs ne s’enfermant pas dans les seules logiques de la
reproduction, et se présentant comme capables de s’accommoder de
l’appartenance à une société plus large, de s’insérer sans problème dans un
espace démocratique. Le plus important est qu’ici, le Sujet personnel et le
groupe se complètent, qu’ils ne se détruisent pas mutuellement. Les variantes
de ce cas de figure sont innombrables, tant sont nombreuses les possibilités
de combinaison ou d’articulation, plus ou moins tendues, entre l’universel et
le particulier, entre les valeurs générales, individualistes, de la société
concernée, et celles, particulières, et impliquant une vive conscience
collective, propres à toute minorité.
Face à de telles identités, et à leurs éventuelles demandes, le traitement
politique diffère complètement de celui qui peut être envisagé dans le cas
précédent : tout change. Car là, un débat politique et philosophique est
possible, pour envisager un type ou un autre de politique. Les deux réponses
les plus réalistes, et qui méritent discussion, sont alors la tolérance d’une
part, et la reconnaissance, d’autre part. La première autorise les acteurs à
vivre leur différence, y compris dans l’espace public, mais à condition qu’ils
ne causent aucun trouble ou désordre. La seconde propose des droits
culturels, et constitue un multiculturalisme tempéré, effort pour reconnaître
diverses identités culturelles tout en en appelant à leur égard et de leur part
au respect des valeurs universelles. Au lieu d’opposer, en effet, valeurs
particulières et valeurs universelles, le multiculturalisme bien tempéré
cherche à les concilier. Il reconnaît dans l’espace public les particularismes
de certains groupes, leurs traditions, leur langue, mais il n’abdique en aucune
façon s’il s’agit des droits naturels, des droits de l’homme, de la Raison ou
de la démocratie. Le multiculturalisme tempéré propose des droits culturels,
mais qui s’appliquent à des individus, ce qui veut dire que l’appartenance à
une identité culturelle doit être un choix, une décision de chacun, et non une
obligation ou une prescription incontournable, ce qui veut dire aussi qu’il
doit être possible pour un individu de se dégager, quand il le souhaite, d’une
appartenance identitaire. Ce multiculturalisme, que Will Kymlicka appelle « 
libéral », a connu depuis les années 1980 une importante expansion, qui
s’apparente, selon ce philosophe politique, à un processus de globalisation
ou d’internationalisation devant beaucoup à l’intervention d’organisations
intergouvernementales. La diffusion des idées liées au multiculturalisme, sa
codification dans diverses déclarations et accords sur les droits des
minorités (Nations unies, UNESCO, Banque mondiale, Conseil de l’Europe,
etc.) font que ces droits sont devenus l’affaire de la conscience
internationale, et plus seulement des États30. On notera que contrairement aux
affirmations infondées et ignorantes comme celles d’Alain Finkielkraut, que
Will Kymlicka épingle31, ce multiculturalisme libéral est constamment guidé
par des valeurs de liberté individuelle et d’égalité, résolument respectueux
des droits de l’homme – ce qui ne règle pas pour autant d’importants
problèmes, comme celui des risques d’insécurité, de violences ethniques ou
de déstabilisation qu’il peut faire courir.
Tolérance et reconnaissance présentent chacune des avantages et des
inconvénients. Une politique de tolérance fragilise dans leur existence les
groupes qu’elle concerne, puisque le pouvoir peut la limiter sans avoir à
s’en justifier autrement que par des formules vagues relatives à l’ordre
public ou à la sécurité nationale. Ceux qui sont « tolérés » risquent de n’être
que des citoyens de seconde zone, ou des non-citoyens, amenés, en période
de crise ou de grande tension, à vivre dans la hantise de la persécution. De
plus, la tolérance disqualifie la culture des minorités concernées, ne serait-
ce qu’en lui interdisant une trop grande visibilité dans l’espace public. À
l’opposé, une politique de reconnaissance peut devenir un facteur
d’encouragement pour des processus de fermeture identitaire. Les droits
culturels acquis, en effet, peuvent faciliter des dérives ramenant vers des
logiques de reproduction et exposant les membres des groupes concernés, et
la société tout entière, aux dégâts du communautarisme.
Ainsi, deux écueils menacent le traitement politique des logiques de
production collective de l’identité. Le premier est la disqualification que
peut susciter la tolérance lorsque le contexte devient défavorable aux
groupes concernés ; le second est la perversion qui voit la reconnaissance
de droits culturels, au départ compatibles avec les valeurs universelles,
déboucher sur un communautarisme qui en est la négation. Il n’est pas facile
d’éviter de tels périls, comme le montre l’exemple récent du Canada et, plus
particulièrement, du Québec. Alors qu’une pratique dite d’« accommodement
raisonnable » s’y était développée à partir du milieu des années 1980 pour
articuler le respect des particularismes culturels ou religieux, et les valeurs
universelles, le climat s’est dégradé, au milieu des années 2000, avec divers
scandales et polémiques liés à des dérives communautaristes, ou à des
accusations de les voir se mettre en place, notamment à propos du port du
hijab et du niqab, deux variantes du « foulard » musulman. Les tensions sont
devenues suffisamment fortes pour qu’en février 2007 le Premier ministre du
Québec mette en place une Commission « de consultation sur les pratiques
d’accommodements reliées aux différences culturelles » coprésidée par
l’historien Gérard Bouchard, et par le philosophe Charles Taylor, pionnier et
haute figure du débat sur le multiculturalisme. La principale conclusion de
cette commission32, qui a pris l’allure d’une exceptionnelle consultation de
la population, renvoie à l’idée d’un malaise, d’inquiétudes excessives sur
l’identité nationale québécoise, qui n’est en réalité guère menacée par la
poussée des différences religieuses ou culturelles actuelles.

Le nomadisme
Un troisième point sur notre axe de la diversité correspond à la figure
du nomade ou, si l’on préfère de l’étranger, au sens de Georg Simmel
expliquant comment l’étranger est non pas totalement extérieur et lointain par
rapport à la société, mais en même temps, à la fois, présent et distant, proche
et lointain33. Le nomade peut s’inscrire dans une identité collective forte,
stable, relever d’un peuple, d’une ethnie (encore que le terme, on l’a vu,
mérite discussion) ou d’une nation, c’est le cas, par exemple, des Tsiganes,
lorsqu’ils ne sont pas sédentarisés – ce qui devient la règle en Europe
occidentale. Il peut aussi s’inscrire dans des logiques beaucoup moins
nettement dessinées et structurées.
À suivre certains auteurs, nous serions entrés dans une ère de
nomadisme, où le nomade, de figure marginale qu’il était dans le passé,
serait devenu au contraire la figure paradigmatique de l’individu
contemporain. Le nomade, dit John Urry34, est le « déterritorialisé par
excellence », il serait « caractéristique d’une société déterritorialisée, faite
de lignes de fuite et non de points ou de nœuds ». Cette idée se retrouve
aussi bien chez Alberto Melucci, qui parlait de « nomades du temps
présent35 », que chez Zygmunt Bauman, qui parle de « nomades
postmodernes36 », ainsi que chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, sur
lesquels John Urry s’appuie pour traiter du nomadisme actuel. Hier, le
nomade interpellait et inquiétait le sédentaire, qui était la figure dominante,
aujourd’hui, il deviendrait le modèle sociologiquement central, pertinent
pour penser le social, du moins aux yeux de certains penseurs. Mais
d’importants sociologues, Roger Waldinger et Daniel Fitzgerald par
exemple, apportent une critique qui amène à relativiser l’image d’un monde
peuplé de migrants transnationaux qui formeraient des sociétés civiles
transnationales d’un type inédit – une idée que nous avons déjà examinée
dans le chapitre 2 « Penser global » : il y a bien pour les migrants, notent
Waldinger et Fitzgerald, des relations entre le point de départ et celui
d’arrivée, qui interdisent de continuer à ramener l’immigration au seul
schéma classique de l’intégration, voire de la dissolution dans la société
d’accueil, mais cela n’empêche pas les mécanismes des États-nations de
continuer à fonctionner, et les « communautés imaginaires » que forment les
migrants même circulants ne peuvent être analysées abstraction faite des
États-nations entre lesquels ils se déplacent37.
Le nomadisme, les norias posent dans certains cas des problèmes assez
proches du cas précédent : comment assurer un traitement politique qui
respecte les particularismes des acteurs tout en obtenant d’eux qu’ils
respectent les valeurs universelles ? Mais ici, tout se complique du fait qu’il
s’agit de phénomènes transnationaux ou transfrontaliers, éventuellement
instables de surcroît, qui peuvent être à cheval sur plusieurs cultures ou
appartenances nationales, ce qui ne peut pas faciliter la prise de décision
politique les concernant, car celle-ci s’inscrit généralement ou pour
l’essentiel dans le cadre d’un État.
Le multiculturalisme devient inadapté ici dès lors qu’il tend à stabiliser
les groupes visés, en leur offrant une reconnaissance et des droits qui
s’inscrivent dans des institutions elles-mêmes généralement nationales, alors
que ces groupes, même stables, ont besoin de pouvoir circuler et de ne pas
être figés. Que signifieraient des droits culturels dont il ne serait fait usage
qu’épisodiquement, sans enracinement au sein de la société qui les accorde ?
Les migrants d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne qui rêvent
d’obtenir la nationalité espagnole ou française ne veulent pas tous devenir
citoyens espagnols ou français, certains souhaitent surtout obtenir le
passeport qui leur permettra ensuite de voyager de par le monde : une
politique multiculturaliste ne les concernera guère.
Encore faut-il préciser que la mobilité à laquelle aspirent tant
d’individus peut revêtir un tour dramatique, et aboutir à des situations
extrêmes où l’on est bien loin de pouvoir poser la question de la différence
culturelle tant priment le dénuement et l’hétéronomie, l’incapacité de
conférer soi-même un sens à son existence. Dans le monde entier, les guerres
d’aujourd’hui, civiles, tribales, asymétriques ou autres contribuent à ce que
Zygmunt Bauman appelle la « production massive de réfugiés38 », parqués
dans des camps, parfois pour de très longues années, et dont l’identité se
définit, dit Bauman, par « les murs, les barbelés, les portes surveillées et les
gardes armés », ce qui « anéantit leur droit à l’autodéfinition et à
l’autoaffirmation39 ». De même, par effet d’entonnoir, il existe de par le
monde des lieux qui sont comme l’antichambre impossible des sociétés
riches, et où des migrants illégaux, venus éventuellement de divers pays, se
retrouvent plus ou moins coincés et parqués le long d’une frontière qui leur
est fermée – nous avons déjà signalé le cas de Sangatte en France, on peut
aussi évoquer Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles au Maroc. Et si de
telles enclaves sont l’occasion de produire des images condensées et
spectaculaires des drames des migrations impossibles ou entravées du fait
des barrages qui les constituent, elles ne doivent pas faire oublier la grande
diversité des parcours des migrants, la multiplicité des trajets qui sont les
leurs.
S’il faut rappeler constamment que les phénomènes migratoires ne se
réduisent pas aux souffrances et aux difficultés des migrants, et véhiculent
aussi des traditions, et de la créativité culturelle, il faut donc demeurer
sensible aux dimensions sociales de ces phénomènes. Dans certaines
situations extrêmes, l’enjeu est la survie, l’intégrité physique et morale
d’êtres humains, bien avant que l’on puisse parler d’un quelconque
traitement politique de leurs spécificités culturelles.

Les diasporas
Les logiques diasporiques, même si elles peuvent se mêler à des
phénomènes relevant du nomadisme, en sont analytiquement distinctes. Une
diaspora, en effet, se caractérise par l’installation durable d’au moins une
partie de ses membres dans des sociétés qui l’accueillent. Une diaspora peut
être faite de populations relativement stabilisées dans le cadre de plusieurs
États-nations, quitte à ce que leurs membres fonctionnent en réseau, mais
sans se caractériser nécessairement par la mobilité permanente, comme c’est
le cas pour le nomadisme.
La diaspora juive a longtemps été l’archétype et, à bien des égards, la
figure unique du phénomène40, mais aujourd’hui, celui-ci s’est
considérablement diversifié, comme en témoignent les travaux de Robin
Cohen41, ou même, simplement, l’existence d’une revue qui s’y consacre,
Diasporas. On a même pu parler d’une « diasporisation » du monde tant sont
nombreuses aujourd’hui les entités qui se réclament du mot. De même, on a
pu parler de « diasporic writing » à propos d’auteurs et de courants
littéraires importants, par exemple les prix Nobel chinois Gao Xingjian,
établi à Paris, ou britannique, originaire de Trinidad, V. S. Naipaul.
Tout ce qui touche aux diasporas ou phénomènes apparentés, au sein
d’une société nationale, est susceptible de mettre en cause en même temps la
politique intérieure et la politique internationale, et de peser aussi, plus ou
moins directement, sur la vie d’autres sociétés nationales. Par exemple,
quand la France donne satisfaction à ses communautés arméniennes en
reconnaissant officiellement le génocide de 1915 par deux lois (en 2001 et
en 2006) elle se crée des difficultés diplomatiques avec la Turquie. Mais
aussi, le vote de ces lois exacerbe le nationalisme dans ce pays, dont le récit
national ne laisse aucune place pour ce génocide, et pose des problèmes
pour la population d’origine arménienne qui y vit encore. Ou bien encore : la
première affaire du foulard en France, en 1989, a été réglée non pas
seulement du fait du débat politique interne qu’elle suscitait, et des décisions
des autorités françaises, mais aussi parce que le roi du Maroc, Hassan II, a
demandé aux jeunes filles impliquées, de famille marocaine, de cesser de
porter le fameux « voile » à l’école.
Une diaspora, au sein d’une société nationale donnée, peut fort bien
correspondre aux différences qui relèvent de notre deuxième point, et être
susceptible de recevoir un traitement politique et juridique de type
multiculturaliste. Mais ce type de traitement n’est pas en mesure de prendre
entièrement en compte le caractère complexe des identités diasporiques, qui
relèvent de communautés aux ancrages multiples, internes et externes.

Le métissage
Un cinquième point, sur notre axe de la diversité, correspond à des
processus plus qu’à des situations, à des logiques où l’identité culturelle est
le produit du métissage, et où, par conséquent, elle est par définition
instable, sans limites définies. Le métissage culturel façonne non pas des
groupes structurés, mais des identités éphémères (ou qui, si elles se
stabilisent, nous ramènent aux deux premiers points de notre axe). Avec lui,
le Sujet personnel n’est pas soumis aux tensions qui pourraient le lier mais
aussi l’opposer à un groupe.
Il ne faut pas déduire de cette remarque que le métissage est
nécessairement favorable à l’épanouissement de la créativité ou de
l’inventivité des individus, il peut aussi, à l’inverse, façonner une
subjectivité impossible, ou douloureuse, le sentiment de n’être à sa place
nulle part, de ne pas avoir d’identité.
Le retour en force de la thématique du mélange ou du métissage culturel
dans le débat public n’est pas seulement un phénomène intellectuel ou
littéraire (avec par exemple, pour la France, l’intérêt accordé à la langue
créole ou à des écrivains martiniquais, guadeloupéens, et réunionnais). Cette
thématique, dont l’historien du Mexique Serge Gruzinski a donné de belles
expressions42, a gagné en puissance, du moins dans certains pays, pour des
raisons qui sont peut-être aussi politiques. En effet, elle présente l’atout
idéologico-politique de permettre, tout à la fois, d’évoquer des identités
culturelles et de faire la promotion de leur contraire, le brassage, le mélange.
Elle autorise simultanément à valoriser des particularismes culturels sans
avoir à les reconnaître politiquement comme tels, et à penser la dissolution
des minorités ou groupes constitués au fil de processus de recomposition et
de changement permanent, où ne règnent ni des limites clairement définies, ni
une quelconque stabilité. Parler de métissage, c’est reconnaître l’existence
de processus d’innovation culturelle, c’est voir l’existence d’acteurs
culturels, mais qui ne sont en aucune façon susceptibles de former des
groupes, des minorités susceptibles ensuite de demander des droits
collectifs, ou d’attendre quoi que ce soit d’une politique de type
multiculturaliste. En France, où le modèle politique est républicain, hostile
donc à des mesures de reconnaissance des différences culturelles dans
l’espace public, le thème du métissage s’accommode bien de la pensée
dominante, y compris dans ses variantes les plus dures, « républicanistes »,
hostiles à toute reconnaissance publique des identités particulières. Et
symétriquement, dans des sociétés beaucoup plus ouvertes aux minorités et à
leurs droits, le thème du métissage est une façon de résister au
communautarisme, et d’en appeler sinon à un certain cosmopolitisme, en tout
cas à des valeurs universelles que le métissage, par principe, ne peut pas
mettre en cause. Et dans certaines situations, ce même métissage apparaît
comme l’instrument d’une politique résistant à la reconnaissance de certains
groupes, minoritaires, au point de faciliter le racisme et les processus
d’expulsion dont ils sont victimes. C’est pourquoi le métissage est vivement
contesté dans plusieurs pays d’Amérique latine. Le thème présente ainsi deux
faces. Il peut tout aussi bien recouvrir des logiques et des idéologies racistes
ou de domination, qu’autoriser au contraire des processus de créativité.
Il y a certainement diverses raisons à la redécouverte contemporaine du
métissage et de thèmes proches, la créolisation, l’hybridité, et il faut bien
voir que cela correspond à des réalités observables : toujours est-il que ce
phénomène n’a rien à attendre de politiques de reconnaissance collective,
qui sont tout le contraire de sa logique de changement et de brassage.
Une politique multiculturaliste, l’attribution de droits culturels ne
peuvent que figer ce qui, pour rester métissage, doit pouvoir se transformer
en permanence. Les acteurs du métissage culturel et ceux qui veulent le
promouvoir n’ont rien à gagner à tenter de se hausser en tant que tels au
niveau politique : ils ne pourraient qu’y perdre leur âme. Mais ils ont besoin,
pour que le métissage puisse jouer à fond, de conditions politiques
favorables, d’une grande ouverture d’esprit dans la société dans son
ensemble, comme au sein des cultures dont ils sont issus, de possibilités de
communication et de circulation intenses. L’esprit démocratique est
nécessaire et favorable au mélange des cultures et à l’inventivité. Mais il
s’agit bien de permettre à chacun, comme individu, de se construire dans le
mélange des apports culturels, et non de permettre à des groupes d’exister
comme tels.
Le Sujet sans ancrage
Enfin, un dernier point mérite examen : celui où l’analyse s’écarte de la
diversité culturelle pour s’intéresser en fait à des individus cherchant à
échapper à toute assignation identitaire.
Il peut arriver, en effet, que le Sujet se veuille sans la moindre relation
à une quelconque identité culturelle, libre de tout ancrage, délié par rapport à
toute minorité ou tout groupe. La créativité, l’inventivité, la construction de
soi-même en acteur de la culture renvoient alors au seul point de vue du
Sujet, au plus loin, par conséquent, de tout « holisme » à la Dumont.
Le Sujet personnel, dans la mesure où il relève d’une simple singularité
sans ancrage, a besoin pour s’exprimer et se construire de conditions
politiques assurant sa liberté, alors que toute appartenance identitaire
risquerait de le happer et de lui rendre difficile de maîtriser son expérience
personnelle. Le multiculturalisme est pour lui un obstacle ou un frein, car il
favorise les groupes constitués, et les individus qui en relèvent, et n’apporte
rien aux individus isolés. Le traitement politique des attentes et demandes du
Sujet sans ancrage identitaire peut ainsi, au plus loin de toute tentation
multiculturaliste, s’inscrire aussi bien dans un cadre plutôt protecteur (et
alors plutôt étatiste et réglementaire, par exemple « républicain », selon la
terminologie évoquée plus haut), ou dans un cadre plutôt émancipateur (et
alors plutôt libéral, voire néo-libéral, c’est-à-dire prônant un État minimum).
Ainsi, il n’y a pas un problème unique de différence mais plusieurs, et
chaque figure appelle des débats et des formes de traitement politique et
juridique distinctes des autres. Ajoutons que les identités culturelles et les
identités religieuses sont analytiquement distinctes, mais que pratiquement
les différences les plus problématiques sont souvent aujourd’hui un composé
indémêlable de religion et de culture. Or que faire, en démocratie, quand la
culture politique invite à séparer le religieux du politique – ce qui est au
cœur du principe de laïcité –, tout en promouvant des orientations
multiculturalistes et en offrant une reconnaissance et des droits à des
identités culturelles susceptibles d’être associées à une religion ? Il y a là
sinon une limite supplémentaire, du moins une difficulté pour le
multiculturalisme.
Plus les différences culturelles sont stables et inscrites dans le cadre de
l’État-nation, et plus elles sont susceptibles de revendiquer des droits, de
plaider pour être reconnues dans l’espace public et de chercher, à partir de
là, à bénéficier, directement ou non, d’une représentation politique. Plus,
autrement dit, elles permettent de participer au jeu de la démocratie
représentative, et tout au moins de l’interpeller. À l’inverse, le métissage et
plus encore l’individualisme du sujet sans ancrage ne débouchent en tant que
tels sur aucune forme possible de représentation politique. Nous pouvons en
tirer une leçon : plus l’exercice de la subjectivité individuelle est en cause,
plus il constitue une exigence centrale, avant la reconnaissance d’une identité
collective, ou en son absence, et plus cela veut dire que l’acteur attend de la
démocratie autre chose qu’une quelconque possibilité d’obtenir des droits
culturels. Cela peut, dans certains cas, déboucher sur une volonté de
participer, et donc sur des appels à la démocratie participative. Mais pour
l’essentiel, cela signifie que le niveau de l’action, en matière culturelle, peut
se déconnecter du niveau politique, les acteurs n’attendant alors rien du
système politique, en dehors d’attentes très générales, de liberté, d’égalité ou
de justice, ou, si l’on préfère, de conditions d’existence ne leur imposant
aucune politisation particulière. C’est pourquoi en France le métissage
culturel peut servir d’idéologie au service des valeurs de la République et
être présenté comme une alternative apaisante face au multiculturalisme qui,
même tempéré, sert alors de repoussoir.

Enfin, et pour conclure en élevant notre niveau de perplexité, signalons


que toutes ces remarques ne tiennent pas compte d’une dimension concrète,
qui ne peut que compliquer l’analyse, à savoir que nos identités sont
multiples, et qu’il peut fort bien arriver qu’une même personne relève de
deux ou plusieurs des cas de figure qui ont été distingués, au point
d’apparaître ambivalente ou ambiguë, ou bien encore empêtrée dans ses
contradictions dès qu’il s’agit pour elle de tenter tenir un discours politique
cohérent.

1- Clifford Geertz, « Religion as a Cultural System », The Interpretation of Cultures – Selected


Essays, New York, Basic Books, 1973.

2- Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations », art. cit.

3- Nilüfer Göle, op. cit.


4- Cf. Georges Haupt, Michaël Löwy, Claudie Weill, Les Marxistes et la question nationale,
1848-1914, Paris, L’Harmattan, 1997.

5- Michael Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice, Paris, Le Seuil, 1999 [1982].

6- Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, coll. « Alto », 2006 [2004].

7- Zigmunt Bauman, La Vie liquide, Rodez, éd. du Rouergue, 2006 [2000] ; Le Présent liquide.
Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Le Seuil, 2007 [2006] ; L’Amour liquide : de la
fragilité des liens entre les hommes, Rodez, Éditions du Rouergue, 2004 [2003].

8- Cf. Alina Curticapean, qui utilise cette qualification, opposée à celle de weak (faible) dans son
étude de l’identité ethnique en Europe centrale et orientale : « “Are you Hungarian or Romanian ?” On
the Study of National and Ethnic Identity in Central and Eastern Europe », Nationalities Papers,
vol. 35, no 3, juillet 2007, p. 411-427.

9- Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge
University Press, 1983.

10- Martin Barker, The New Racism, Londres, Junction Books, 1981.

11- Anthony Smith, The Ethnical Revival in the Modern World, Cambridge, Cambridge
University Press, 1981.

12- Gilles Kepel, La Revanche de Dieu, Paris, Le Seuil, 1990.

13- Un colloque s’est même penché en 1992 sur la question : « Faut-il supprimer le mot race de
la Constitution ? ». Cf. Simone Bonnafous, Sans distinction de race, Paris, Presses de Sciences Po,
1992.

14- Parler de production des identités n’est donc pas nécessairement s’inscrire dans la tradition
du « constructivisme social » telle que l’ont inaugurée Peter L. Berger et Thomas Luckmann, dans La
Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 [1966].

15- Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, op. cit.

16- Cf. par exemple Nancy Fraser et Axel Honneth, Redistribution or Recognition ? A
Political Philosophical Exchange, Londres, Verso, 1998.

17- Dans mon livre La Différence. Identités culturelles : enjeux, débats et politiques, éd. de
l’Aube, poche-essai, La Tour d’Aigues, 2005 [2000].

18- John Ogbu, Minority Education and Caste : the American System, Cross-Cultural
Perspective, San Diego, Academic Press, 1978.

19- Paul Gilroy, The Black Atlantic, Modernity and Double Consciousness, Londres, Verso,
1993.
20- Eliezer Ben Rafael et al., Building a Diaspora. Russian Jews in Israel, Germany and the
USA, Leiden, Boston, Brill, 2006.

21- Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas, op. cit. ; La Remontée des Sud. Afghans et
Marocains en Europe méridionale, La Tour d’Aigues, Les Éditions de l’Aube, 2007. Voir également
Alejandro Portes, Globalization from Below : The Rise of Transnational Communities, op. cit.

22- Mélanie Perroud, « Migration retour ou migration détour ? Diversité de parcours migratoires
des Brésiliens d’ascendance japonaise », Revue Européenne des Migrations internationales, 23, 1,
2007, p. 49-70.

23- Yvon Le Bot, « Acteurs sociaux et acteurs culturels sur la frontière », in M. Wieviorka (dir.),
Un autre monde..., op. cit. ; « Migraciones, fronteras y creaciones culturales », Foro Internacional,
El Colegio de Mexico, no 185, 2006 ; Olga Odgers, Identités frontalières, Paris, L’Harmattan, 2001.

24- Smaïn Laacher, Après Sangatte... nouvelles immigrations, nouveaux enjeux, Paris, La
Dispute, 2002.

25- On me permettra de renvoyer ici à mon enquête : La Tentation antisémite. Haine des Juifs
dans la France contemporaine, Paris, Robert Laffont, 2005.

26- Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ?, Paris, Fayard, 1997.

27- Will Kymlicka, Multicultural Odysseys. Navigating the New International Politics of
Diversity, Oxford, Oxford University Press, 2007. On pourrait ajouter, avec Ted Gurr, que les
catégories doivent être renouvelées s’il s’agit plus particulièrement des États postcoloniaux, très
différents des démocraties occidentales : Ted Gurr, Minorities at risk : a Global View of
Ethnopolitical Conflict, Washington, Institute of Peace Press, 1993.

28- Ronan Le Coadic, L’Identité bretonne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998.

29- Louis Dumont, Essai sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1985.

30- Will Kymlicka, op. cit., p. 27.

31- Will Kymlicka, op. cit., cite La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut.

32- Fonder l’avenir. Le temps de la réconciliation, Rapport, Gérard Bouchard, Charles Taylor,
Québec, 2008.

33- Georg Simmel, Digressions sur l’étranger ; Yves Grafmeyer et Isaac Josef, L’École de
Chicago, Paris, Aubier-Montaigne, 1984 [1908].

34- Op. cit., p. 4.

35- Alberto Melucci, Nomads of the Present : Social Movements and Individuals Needs in
Contemporary Society, Philadelphia, Temple University Press, 1989.

36- Zygmunt Bauman, Postmodern Ethics, Londres, Routledge, 1993.


37- Roger Waldinger et David Fitzgerald, op. cit.

38- Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Le
Seuil, 2007, p. 48.

39- Ibid., p. 58.

40- On trouvera dans les travaux de Stéphane Dufoix de très utiles éclairages sur le terme de « 
diaspora », au sens d’abord religieux ou théologique d’une punition divine infligée aux Juifs ne respectant
pas les commandements de Dieu. Stéphane Dufoix, « L’objet diaspora en question », Cultures et
Conflits, no 33-34, 1999, pp. 147-163.

41- Robin Cohen, Global Diasporas : an Introduction, Londres, UCC Press, 1997. Cf.
également, en langue française, Chantal Bordes-Benayoun et Dominique Schnapper, Diasporas et
nations, Paris, Odile Jacob, 2006.

42- Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.


6
Histoire, nation et société

La poussée des identités culturelles et religieuses inclut fréquemment


des revendications de reconnaissance et, pour certaines de ces identités, des
demandes de réparations. Elle repose alors sur une mémoire et met en cause
le récit historique disponible, qui oublierait ou falsifierait le passé. Ce
phénomène n’est jamais aussi net que lorsqu’il peut mettre en cause un État
et, mieux encore, un État-nation, qui constitue pour lui la cible, l’adversaire,
mais aussi l’interlocuteur principal, celui qu’il faut convaincre, transformer,
obliger à accepter de profondes modifications du récit historique, c’est-à-
dire d’un récit national, plus ou moins entériné officiellement dans le
discours des institutions ou dans les programmes scolaires. Mais si les
premières manifestations du phénomène se sont pour l’essentiel jouées dans
le cadre de quelques États-nations, et continuent d’opérer dans ce cadre, il
n’en est pas moins devenu – et ce n’est ni une contradiction ni un paradoxe –
global, inscrit lui-même, par conséquent, dans la mondialisation, tout en
trouvant ses ancrages concrets à l’intérieur des sociétés, et donc des États et
des nations qui en constituent le cadre.
Au départ, par exemple, des Indiens ont demandé des comptes aux
États-Unis, au Canada, à divers États d’Amérique latine, notamment au
Mexique ou dans les pays andins. Mais aujourd’hui, les identités indiennes
sont à bien des égards transnationales, circulant pour beaucoup dans un
espace panaméricain, et le passé, pour elles, on l’a vu par exemple à
l’occasion des commémorations de 1492 (la « découverte » de l’Amérique),
ne met pas seulement en cause les États-nations actuels. Elles interpellent
aussi les puissances européennes colonisatrices, et il en va de même avec la
conscience noire, elle aussi alors panafricaine et transatlantique.
Les diasporas qui se constituent, se renforcent, se transforment dans de
nombreux pays formulent éventuellement des demandes dans le cadre des
États-nations où elles sont implantées, mais sans que leur action puisse être
comprise en enfermant l’analyse dans leur cadre. La mémoire des génocides
et des crimes contre l’humanité, qu’il s’agisse de la destruction des Juifs
d’Europe par les nazis, des massacres des Arméniens dans la Turquie de
1915, des Tutsis des Grands Lacs en Afrique, ou bien encore des victimes de
la purification ethnique en ex-Yougoslavie dans les années 1990, est portée
par des individus et des communautés dans plusieurs pays, et on ne
comprend rien à la façon dont elle pèse sur des débats nationaux si on ne fait
pas intervenir dans la réflexion cette dimension plurinationale, et notamment
diasporique.
Ainsi, nous aurions tort de réduire ces dimensions « mémorielles » de
la poussée des identités aux seules images d’une valorisation des mémoires
et des « devoirs de mémoire » inscrites dans des débats nationaux : le
phénomène comporte cet aspect, à l’évidence, mais il le conjugue aussi, sous
des modalités qui varient d’une expérience concrète à une autre, avec des
enjeux planétaires, et en tout cas supranationaux.
Nous venons de voir que la poussée des identités est avant tout
culturelle et religieuse. Il n’est pas étonnant, dès lors, de constater que
l’appel à la reconnaissance du passé repose d’abord, lui aussi, sur une
définition culturelle de l’acteur, lourde d’une immense subjectivité
personnelle. Ne rencontre-t-on pas des mémoires autres que portées par des
identités culturelles et alors sociales, associées à un combat contre des
inégalités trop criantes, à des revendications de type économique. Mais ce ne
sont pas les descendants des victimes du travail industriel ou paysan qui se
mobilisent le plus, du moins en tant que tels, même si çà et là on entend
parfois la voix des survivants ou des descendants de ceux qui ont travaillé
dans des conditions particulièrement dangereuses, par exemple en
manipulant de l’amiante ou des produits chimiques hautement toxiques. Et si
certaines initiatives, y compris en provenance d’intellectuels ou d’anciens
acteurs sociaux, s’emploient à maintenir vivant le souvenir du passé, dans
des musées qui témoignent par exemple de ce que fut l’ère industrielle, ou si
la mémoire sociale alimente un genre littéraire aux succès incontestables1, ce
n’est pas sur le mode de la revendication liée à une mémoire vivante, ce
n’est pas au nom de communautés qui voudraient se perpétuer ou obtenir
justice et reconnaissance.
Par ailleurs, les affirmations mémorielles peuvent être à dominante
politique, quand les dommages infligés dans le passé l’ont été en raison de
l’idéologie des victimes, de leurs orientations politiques, pour leur
identification, par exemple, à des valeurs de démocratie, ou pour leur
engagement révolutionnaire. C’est le cas de la mémoire de bien des actes de
barbarie imputables aux dictatures d’Amérique latine dans les années 1970
et au début des années 1980.
Les demandes mémorielles peuvent aussi relever d’une dénonciation du
racisme, sans lien fort, là encore, avec des dimensions proprement
culturelles, comme ce fut le cas à la sortie de l’expérience sud-africaine de
l’apartheid.
Pourtant, les phénomènes de revendication mémorielle les plus
nombreux sont avant tout portés par des acteurs se présentant dans l’espace
public comme dotés d’une forte charge culturelle, et capables de s’objectiver
dans une action au nom d’une identité culturelle, faute de quoi il leur est
difficile de se structurer de manière durable.
Nous avons vu dans le chapitre précédent que les identités, quel que
soit le discours des acteurs, relèvent généralement, au moins en partie, de
logiques de production, d’invention, et pas seulement de reproduction. Ce
qui comporte une implication considérable : les identités telles qu’elles se
font entendre aujourd’hui sont bien différentes de ce qu’elles pouvaient être à
l’époque où des torts historiques les ont affectées. Mais en même temps,
elles peuvent plus ou moins légitimement se réclamer d’une certaine
continuité. La réponse à la question de savoir qui revendique, qui se
constitue en acteur porteur d’une mémoire n’est donc pas évidente, pas plus
que ne l’est celle de savoir à qui cet acteur peut légitimement s’adresser
pour demander des comptes : l’État allemand d’aujourd’hui, par exemple,
n’est pas l’État nazi, et le régime de Vichy n’est pas la démocratie française
actuelle.
De nombreuses expériences, de par le monde, mériteraient d’être prises
en compte pour donner à notre analyse toute sa portée. Nous nous limiterons
à examiner principalement celle de la France, quitte à introduire au passage
des éclairages plus généraux, ou liés à d’autres pays. Mais les références à
la France devront ici être considérées comme des illustrations d’un
problème plus général, et elles n’apportent d’ailleurs sur ce cas de figure
singulier qu’un éclairage partiel. Et ajoutons que la France, État-nation « par
excellence » comme a pu écrire Dominique Schnapper, constitue à bien des
égards un laboratoire de ces questions, particulièrement significatif tant y
sont vives les passions identitaires aujourd’hui, dans un contexte exacerbé de
crise des institutions et de doute sur la place de la nation dans le monde.

Histoire et nation en France


Longtemps en France l’histoire a été identifiée sans réserve à la nation
– et vice versa : Maurice Barrès, dans La Terre et les morts, écrit que « pour
faire une nation, il faut des cimetières, et un enseignement de l’histoire ». Il
en va de même ailleurs, chaque fois que l’histoire, malgré ses prétentions
universelles, demeure avant tout un récit national. Mais parmi les
démocraties, la France est peut-être celle pour qui la remarque est le plus
décisive. Or depuis les années 1960, le récit national français est bousculé
par les pressions qu’exercent sur lui toutes sortes de mémoires et
d’affirmations qui le mettent en cause et l’interpellent.
On est loin aujourd’hui de continuer à parler, comme le faisait Michelet,
de la nation comme d’un grand personnage, mais il n’en est pas moins
extrêmement délicat, en France, de parler de façon critique de la nation – et
donc d’en appeler à des révisions douloureuses de son histoire. Dans ces
conditions, la crise de l’histoire, ou en tout cas, sa mutation, est
indissociable de changements généraux qui affectent l’idée de nation et son
vécu de « communauté imaginée », selon l’expression de Benedict Anderson.
On trouve un début d’explication de cette difficulté à mettre en cause le
récit national français chez Ernest Renan. Il y a à peine plus d’un siècle, dans
une célèbre conférence2, Renan affirmait en effet que l’oubli et même, disait-
il, l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création d’une nation.
Dans cette perspective, le récit national escamote les souffrances et la
douleur des vaincus, la barbarie ou la cruauté des vainqueurs. Car si ce
même récit devait rappeler le sang versé avant que la nation puisse
finalement apparaître comme unifiée, voire homogène, le souvenir des
horreurs causées, et subies, les origines diverses et conflictuelles de ses
membres, tout ceci rendrait impossible la communion de tous dans l’unité du
même corps social. « Pour tous, dit Renan, il est bon de savoir oublier. » On
verra qu’il n’est plus possible de penser ainsi aujourd’hui – mais peut-être,
cette impossibilité tient-elle à la crise de la nation, à son affaiblissement.
Toujours est-il qu’il faut partir de là, du lien entre l’histoire et la nation, qui
fait par exemple qu’il y a, dit un historien haïtien, Michel-Rolph Trouillot3,
une « intimité faite autant de silences que d’éclats » entre nation et histoire :
peu de travaux, signale par exemple Trouillot en 2000, de façon prémonitoire
par rapport aux débats qui ont fait rage à partir de 2005, portent sur ces
questions précisément, qu’il s’agisse de la participation française à la traite
négrière et à l’esclavage, ou du fait que Napoléon perdit à Saint-Domingue
pour y rétablir l’esclavage plus de soldats qu’à Waterloo.
On peut même décrire, ce que fait Trouillot, les étapes de la production
historique où se façonnent les silences, dénis et oublis de la nation : le
moment de la production des sources, celui de leur transformation en
archives, celui de la reconstitution des faits et celui de la production du sens
final, quand la narration historique devient partie prenante de l’imaginaire
collectif, dans les médias, les manuels, etc. Ce qui veut dire que « derrière
l’historien de métier, c’est la nation qui se dresse4 ». Ce qui veut dire aussi
qu’il ne faut pas dissocier trop complètement, analytiquement, les historiens
et leur production, d’un côté, l’État et la nation, d’un autre. En France
notamment, à tous les stades de la production de l’histoire, il y a
interférence. La nouveauté est peut-être qu’avec les technologies nouvelles,
les banques de données accessibles en ligne, l’essor aussi des médias
numériques qui font appel à l’histoire, un rapport plus fort qu’auparavant se
noue entre la société et l’histoire, et pas seulement entre la nation et
l’histoire. Les enseignants d’histoire, par exemple, incarnation en France de
la République et de l’État, et vecteurs du modèle associant histoire et nation,
sont concurrencés par d’excellents programmes de télévision (et aussi
d’ailleurs de moins bons). Et ces programmes sont le fait de chaînes qui ne
sont pas nécessairement sous contrôle de l’État.
Mais faut-il aller très loin dans cette image d’un lien consubstantiel
histoire-nation, et parler par exemple, avec Gérard Noiriel, de « tyrannie du
national5 » ? On peut d’abord nuancer le propos et indiquer que ce lien est
mouvant, parce que l’histoire est multiple, que les historiens sont diversifiés
dans leurs orientations, et parce que la nation elle-même est changeante – on
ne la définit pas toujours de la même façon. Par exemple, la nation de
Michelet est une personne, un personnage qui est en permanent travail sur
soi, c’est une sorte d’organisme complexe, qui connaît des échecs et des
réussites, qui est en perpétuel devenir, elle n’est pas le tout accompli que
propose, cinquante ans plus tard, Lavisse. Et quand Lucien Febvre et Marc
Bloch ouvrent ce qui deviendra l’aventure des Annales, on s’éloigne de
l’histoire nationale d’abord pour introduire le social et l’économique, mais
aussi pour ne pas s’enfermer dans une histoire de la nation. Après tout, ce
qui rendra Fernand Braudel célèbre est une histoire de la Méditerranée, et
non pas de la France – celle-ci viendra beaucoup plus tard, avec son livre
sur l’identité de la France, qui est peut-être une sorte de régression vers
Michelet – mais, si on peut dire, c’est une autre histoire...
On peut aller plus loin encore dans la critique de l’idée d’un lien
consubstantiel de l’histoire et de la nation en procédant, comme l’a fait Marc
Ferro, à l’examen des manuels scolaires. Cet historien note6 que « la part de
la France y est tout à fait raisonnable, objet d’une quinzaine de chapitres sur
quarante environ », et que si les manuels sont souvent divisés en chapitres
nationaux, l’Angleterre au XVII e siècle, la Prusse et le despotisme éclairé,
etc., ils « abordent aussi des questions transversales, européennes : la guerre
de Trente Ans, la révolution industrielle, les fascismes et les communismes
par exemple ». L’idée de Ferro est que non seulement l’enfermement dans
l’histoire de la nation n’y est que relatif et limité, mais qu’en plus,
contrairement à un discours courant, on n’y cache pas les horreurs du passé.
Simplement, ces horreurs ne choquent personne, on pense que la nation
apporte la civilisation et que cela justifie les horreurs du passé. Les faits
sont là, ce qui change est le regard porté sur eux, par exemple sur la
colonisation. Enfin, Ferro relativise davantage encore l’idée d’un lien trop
étroit de l’histoire et de la nation en rappelant qu’en France, il y a eu
longtemps en histoire deux types de manuel, l’un catholique, l’autre laïque, et
que s’y est ajouté dans les années 1970 un troisième type, marxiste – « pour
ma part, dit-il, j’utilisais les trois manuels et je tentais de confronter ces trois
analyses avec les élèves ».

L’histoire et la raison
Associée à la nation, l’histoire est aussi et d’abord adossée sur la
raison, elle est de ce point de vue, universelle. Ce qui nous met en face d’un
formidable paradoxe, d’une contradiction majeure : une nation est
particulière, elle est une, parmi beaucoup d’autres, chaque histoire nationale
diffère des autres. Et en même temps, l’histoire, récit national, se réclame de
l’universel. Pour se sortir de cette contradiction, une solution existe,
profondément idéologique, qui consiste à revendiquer pour sa nation une
qualité singulière : l’idée qu’elle véhicule des valeurs universelles. C’est
ainsi que la France s’est souvent proclamée nation universelle, pays
adressant au monde entier un message universel, les Droits de l’homme et du
citoyen, le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes...
Le lien historique associant l’histoire et la raison a été
vraisemblablement noué au XV e siècle. C’est alors, montre l’historien
Krzystof Pomian7, que des lettrés, s’appuyant vite sur l’imprimerie naissante,
mènent des combats pour se libérer de la mémoire et signent en faveur de
l’histoire « son émancipation cognitive à l’égard de la mémoire qui cesse
d’être le seul lien entre le passé et le présent ». Il y a là une indication
décisive, une invitation nette à ne pas réduire les résistances de l’histoire,
confrontée à des discours mémoriels qui l’interpellent, à sa seule
identification classique à la nation. En se réclamant de la raison et de la
rigueur scientifique, l’histoire est conduite à s’inquiéter des risques de
régression intellectuelle qu’apportent le retour ou la poussée des mémoires,
contre lesquelles, en effet, elle s’est construite il y a cinq siècles. C’est peut-
être pourquoi, aujourd’hui, de vives réticences se rencontrent chez les
historiens vis-à-vis de l’histoire orale, qui elle aussi emprunte beaucoup à la
mémoire. Mais la mémoire n’est pas toujours ou nécessairement l’ennemie
de la raison.

L’histoire interpellée
Pourtant, c’est surtout sur le versant de son identification à la nation que
l’histoire aujourd’hui est sinon malmenée, du moins interpellée. Car d’abord,
elle se construit dans le cadre national, sous la forme d’histoires nationales.
Et elle est enseignée, diffusée, dans des manuels scolaires, par des
enseignants qui traitent avant tout du passé national, et qui proposent une
histoire du monde vue à partir de leur nation. Plus les exigences de la nation
pèsent sur le récit historique, et plus est affaibli le côté « raison » de
l’histoire, car la nation interdit, minimise ou interprète le passé en fonction
de critères qui lui sont propres, refoulant ou transfigurant tout ce qui
risquerait d’en altérer l’image autosatisfaite, sinon glorieuse qu’elle doit
donner d’elle-même, ou même simplement qui serait susceptible de la mettre
en cause. La nation a eu longtemps, et a encore souvent tendance à
surplomber l’histoire, à se la subordonner, et l’histoire à s’incliner.
La nation n’est pas une entité définie une fois pour toutes, un grand
personnage campé définitivement pour toutes, et il peut en exister, à un
moment donné, des représentations contradictoires ; de plus, et surtout, la
représentation dominante, officielle, varie avec le temps, selon les régimes
politiques par exemple. Un régime totalitaire, une dictature, par exemple, ne
voudront retenir du passé que ce qui convient à leur idéologie, et l’histoire
officielle sera au plus loin de la raison universelle, ce qui est beaucoup
moins le cas dans les démocraties. Il suffit de lire le livre intelligent de Marc
Ferro Comment on raconte l’histoire aux enfants dans le monde entier 8
pour mesurer à quel point la relation entre l’histoire et la nation est soumise
au poids des pouvoirs et des constructions idéologiques sur lesquels ils
s’adossent.
À partir des années 1960, on le sait, toutes sortes de contestations ont
mis en avant des identités. Celles-ci ont alors souvent interpellé et secoué le
récit national, comme nous allons le voir à titre d’illustration à propos de
quelques pays. Aux États-Unis, la découverte de l’humanité des Indiens et la
prise de conscience de la barbarie ayant abouti à leur destruction ont fait
qu’il a fallu introduire d’autres discours que le récit national, mis en forme
notamment par le cinéma (les « westerns »), d’autres images que celles de la
marche parfois difficile mais finalement toujours triomphante du progrès
vers l’Ouest. On a également découvert les Noirs, et mis fin à la figure de
l’homme invisible dont traite Ralph Ellison dans un célèbre roman. Ces
processus de prise de conscience collective ont comporté et plus ou moins
articulé trois dimensions. D’une part, ils ont reposé sur des mobilisations,
d’Indiens, de Noirs, et donc sur l’affirmation des survivants et des victimes,
devenant acteurs dans des luttes où se mêlaient le présent et le passé, le refus
du racisme et des discriminations contemporaines, en même temps que le
rappel du passé de destruction et de négation qui pèse encore sur leur vécu
actuel. D’autre part, ces mobilisations ont pu revêtir un tour universel en
s’inscrivant, aux côtés de démocrates soutenant leurs demandes, dans le
prolongement des combats pour les droits civiques initiés dès les années
1950. Enfin, ces processus ont vu l’entrée en jeu de savants, historiens, mais
pas seulement, anthropologues, sociologues par exemple, demandant que l’on
révise le savoir sur les groupes en question, y compris le savoir historique.
Ce dernier point nous conduit à une remarque de portée générale. Les
mouvements qui portent une charge « mémorielle », qui mettent en avant la
mémoire d’un passé particulièrement douloureux ne peuvent se constituer
avec une certaine efficacité que lorsque interviennent des clercs capables de
mettre en forme leur récit. Dans certains cas, le mouvement identitaire
produit en lui-même les figures spécifiques qui joueront ce rôle. Il en est
ainsi, notamment, lorsque existent en son sein des classes moyennes
éduquées, d’où surgissent éventuellement des écrivains, des penseurs, des
historiens qui élaboreront le discours historique du groupe concerné, quitte à
se constituer en une couche d’intellectuels organiques. Dans d’autres cas, et
parfois même s’il existe ces classes moyennes, l’élaboration du discours
mémoriel passe par l’intervention de savants, historiens, anthropologues,
sociologues, philosophes, etc., apportant du dehors leurs compétences et
contribuant par leur savoir et leurs travaux à produire ou à affiner la
mémoire historique dont le groupe se veut l’héritier.
En France, les premières mobilisations associant identité et mémoire
ont été régionales, occitane, bretonne notamment, dès la fin des années 1960.
Avec, pour le mouvement breton, une difficulté particulière, qui tenait à la
collaboration de quelques-uns de ses dirigeants avec les nazis durant la
Seconde Guerre mondiale – une collaboration qui l’a au départ entravé dans
ses demandes de reconnaissance. C’est en se détachant de ce passé, en le
critiquant et en mettant en avant une forte créativité culturelle que le
mouvement breton s’est affirmé à partir des années 1970. Il a de plus en plus
conjugué cette inventivité culturelle, notamment dans le domaine musical,
avec une pression modernisatrice, refusant les tentations de la violence.
La naissance du mouvement occitan va de pair avec la découverte par
le grand public de l’histoire des cathares, popularisée par une émission
télévisée qui fit alors grand bruit. Un peu plus tard, c’est le monde juif de
France qui s’éveille et se transforme, à peu près au même moment qu’en
Amérique du Nord, mais aussi en Israël, et avec le renfort d’historiens
américain et canadien, Robert Paxton et Michael Marrus, dont les travaux
apportent des démonstrations décapantes sur le rôle du régime de Vichy dans
la destruction des Juifs de France durant la Seconde Guerre mondiale9. Les
changements dans l’historiographie de cette période ont été longtemps
presque gelés au niveau officiel par l’attitude du président François
Mitterrand se refusant à demander des excuses au nom de l’État français ; et
avant même son arrivée au pouvoir, ils auraient certainement été plus
rapides, et le « négationnisme » n’aurait pas eu la voie libre pour se
développer, y compris dans les médias, si des travaux de fond avaient plus
tôt abordé de front la question, si les historiens français s’étaient lancés dès
les années 1970 dans des recherches portant sur ces thèmes, et si les
institutions dont cela aurait dû être la vocation, à commencer par l’IHTP
(Institut d’histoire du temps présent), avaient alors choisi de les aborder de
front.
Toujours est-il que les changements, finalement, résultent du jeu des
deux logiques complémentaires, et parfois intimement mêlées, qu’ont portées
d’une part les pressions du mouvement juif, de plus en plus visible dans
l’espace public, et d’autre part l’apport des historiens, d’abord étrangers on
l’a vu, mais aussi de cinéastes (Marcel Ophuls, avec Le Chagrin et la pitié,
sorti en 1971), de journalistes, etc.
Le 16 juillet 1995, une déclaration du président Jacques Chirac, à peine
élu, a entériné la reconnaissance par l’État du rôle du gouvernement de Vichy
pendant les années 1940-1944. Un tel succès, la mémoire se transformant en
histoire, et les demandes des acteurs, survivants, descendants, porte-parole
du mouvement juif obtenant une réponse positive, ne signifie pas que les
deux logiques à l’œuvre, d’intervention de savants et d’intellectuels, et de
mobilisation directe des acteurs soient toujours complémentaires, réductibles
l’une à l’autre ou tout au moins susceptibles de cohabiter de façon
harmonieuse. Toujours est-il qu’avec cette conjonction du travail
d’historiens professionnels (nationaux comme étrangers) et du passage à
l’action du monde juif, tout ce qui a trait à la période de l’Occupation et du
régime de Vichy a été transformé. La vulgate sur la Résistance et le couple
gaulliste/communiste qui l’incarnait, sans laisser de place à la spécificité de
la destruction des Juifs de France par les nazis et à la participation active
des « collaborateurs », a été obligée de laisser une place à l’Holocauste10 et
au rôle du régime de Vichy. Des changements dans les programmes scolaires,
avec en particulier l’accueil fait à la Shoah, viendront consacrer cette
évolution.
En Inde, les Subaltern Studies sont au départ (1982) une série
d’études11 et leurs auteurs forment un collectif de quelques dizaines de
chercheurs, pour la plupart des historiens influencés par le marxisme de
Gramsci. Elles contestent le récit national au nom des opprimés, des exclus,
des oubliés de l’histoire, pour proposer une histoire « par le bas » qui
constitue une double critique : de l’histoire nationaliste indienne, mais aussi
de l’historiographie marxiste du mouvement national indien. Elles mettent fin
au silence sur des faits et des points de vue touchant à l’unité nationale.
Depuis son apparition, sous le leadership de l’historien bengali Ranajit
Guha, ce courant, qui s’est ensuite diversifié, a connu un immense succès,
dans le monde anglo-saxon notamment12.
En Israël, les « nouveaux historiens » ont accompagné le mouvement
général de la société, dont l’ethos collectif a commencé à voler en éclats
après la guerre du Kippour (1973), et plus encore avec la première Intifada
(le soulèvement commence en décembre 1987), quand le doute et les
interrogations ont envahi l’opinion israélienne et contribué à interpeller le
récit national, dans un climat de questionnement sur le présent (l’état de la
Nation et sa capacité militaire) et du coup aussi sur le passé. Dans ce
contexte, une nouvelle génération d’historiens, dont les plus connus sont
Benny Morris et le journaliste Tom Segev, mais aussi des historiens de la
vieille génération à commencer par Zeev Sternhell, ont mis en cause aussi
bien des éléments lointains du récit national, les héros de Massada par
exemple, que d’autres renvoyant au passé plus proche, le sionisme, la façon
dont les rescapés du nazisme ont été accueillis en Palestine, celle dont les
Palestiniens ont été amenés à « vendre » leurs terres, etc. Le récit national
israélien était contesté depuis quarante ans par les Palestiniens, ainsi que par
des voix très minoritaires au sein même d’Israël – Arabes israéliens, Juifs
communistes, ultra-orthodoxes – mais celles-ci étaient inaudibles en Israël.
Quand des historiens israéliens se sont exprimés, dans une conjoncture
historique favorable à la critique du récit national, tout a changé. Les débats
suscités par les « nouveaux historiens » ont été virulents dans les années
1990, puis les passions se sont calmées, les analyses se sont relativisées.
Toujours est-il que les mythes fondateurs d’Israël ont comme explosé. Leur
déstructuration a été d’autant plus sensible que deux phénomènes l’ont
facilitée : d’une part la fragmentation de la population en groupes d’origine
s’est exacerbée par rapport à la période fondatrice (sépharades, juifs de
Russie13, etc.) ; et d’autre part la poussée de l’individualisme a joué,
l’ensemble minant l’image d’une unité, d’un ethos collectif, et ouvrant la
voie à une historiographie qui poursuit le travail des « nouveaux historiens »
des années 1990.
La poussée de la mémoire peut déboucher sur des gestes qui montrent
que l’on s’éloigne, aujourd’hui, de l’oubli « à la Renan » – un oubli qui non
seulement heurte de front le souci de vérité qui devrait commander toute
recherche, mais qui, de plus, est insupportable pour les victimes et leurs
descendants, qui peuvent fort bien le refuser sans pour autant mettre en cause
leur appartenance ou leur fidélité à la nation.
Le 30 janvier 2006, en recevant le Comité pour la mémoire de
l’esclavage, Jacques Chirac a annoncé que le 10 mai serait désormais
chaque année le jour-souvenir de l’esclavage. Sa déclaration mérite ici
d’être citée : « Dans la République, nous pouvons tout dire sur notre histoire
(...). La grandeur d’un pays, c’est d’assumer toute son histoire. Avec ses
pages glorieuses, mais aussi sa part d’ombre. Notre histoire est celle d’une
grande nation ; regardons-la avec fierté. Regardons-la telle qu’elle a été.
C’est ainsi qu’un peuple se rassemble. » La liste est longue, aujourd’hui, des
demandes d’excuse et de pardon émanant de chefs d’État ou de responsables
d’importantes organisations. La reine Elizabeth II (à propos des violences
raciales imposées par les Britanniques aux Maoris de Nouvelle-Zélande),
l’Église catholique (à propos de sa politique assimilationniste qui a
largement contribué à la destruction des Aborigènes d’Australie), l’Église
Évangéliste Luthérienne d’Amérique (pour l’antisémitisme de Martin
Luther), etc.14.
Dans certains cas, les revendications mémorielles ne concernent pas
seulement la reconnaissance du passé, ce qui touche au symbolique, elles
peuvent comporter des demandes de réparation. Il existe par exemple parmi
les Noirs américains des acteurs pour demander qu’on indemnise les
descendants de l’esclavage, qui n’accèdent pas comme les autres Américains
à l’American way of life du fait d’un handicap structurel qui pèse encore sur
eux depuis les temps de la traite négrière et de l’esclavage. De même,
lorsque dans le monde entier les communautés arméniennes font savoir
qu’elles attendent de la Turquie qu’elle reconnaisse le génocide de 1915,
elles n’ignorent pas que l’enjeu, qui est d’abord symbolique et historique, se
prolonge par d’autres dimensions, bien concrètes : ne faudra-t-il pas un jour
envisager des réparations matérielles, ou bien encore, éventuellement, la
restitution de certains territoires ?

Les effets de la mémoire sur l’histoire


La poussée de la mémoire peut exercer plusieurs types d’effets sur
l’histoire. Dans certains cas, elle parvient à la modifier, à y introduire des
aspects qu’elle ignorait ou rejetait, ce qui veut dire que la nation fait elle-
même des efforts pour reconnaître ses torts passés. Tel a été le cas avec les
Juifs de France, nous venons de le voir.
Dans d’autres cas, elle exerce des effets confus, tout simplement parce
qu’elle est elle-même complexe, embrouillée, contradictoire ou
conflictuelle. C’est le cas en France avec la guerre d’Algérie. Contrairement
à une idée répandue, l’historiographie de la guerre d’Algérie est solide, bien
documentée, abondante, ce ne sont pas les travaux d’historiens qui font
défaut, y compris s’il s’agit des pires horreurs, tortures, rafles meurtrières,
événements de 1961 à Paris, etc. Le problème est plutôt celui de la
population impliquée dans la poussée de la mémoire. Car cette population
est fragmentée et déchirée, elle n’a assurément pas dépassé les divisions
héritées du passé. Elle inclut, notamment, des anciens ou des descendants de
militants du FLN, et ceux d’autres groupes armés, à commencer par ceux liés
au MNA ; des anciens ou des descendants de harkis ; ceux de pieds-noirs ;
ceux de Juifs d’Algérie, qui contrairement à une autre idée reçue ne doivent
pas être confondus avec les pieds-noirs. Et côté métropole, les divisions sont
elles aussi encore douloureuses, surtout au sein des générations les plus
âgées, entre porteurs de valises pour le FLN, gaullistes déçus par le
revirement de De Gaulle sur l’Algérie française, gaullistes satisfaits, soldats
du contingent, etc. Ce qui fait que la poussée des mémoires se déploie dans
tous les sens, avec des revendications hétérogènes et parfois opposées,
exerçant des effets contradictoires jusque dans le champ politique. Ainsi, si
la loi du 23 février 2005 a pu comporter un article 4 qui exigeait qu’on
enseigne à l’école le caractère positif de la colonisation, thème qui devait
donc trouver place dans les manuels scolaires, c’est en fonction du passé
algérien et pour donner satisfaction à certains fragments concernés dans la
population ; et si les réponses ont été aussi véhémentes de la part
d’historiens pétitionnant contre cet article de loi, c’est en partie aussi parce
qu’ils sont les héritiers d’autres positions dans cette guerre.
Dans d’autres cas encore, la mémoire laisse l’histoire indifférente, et
lui est indifférente, elle ne cherche pas à peser sur elle. C’est surtout le cas
lorsqu’il n’y a pas en face de la mémoire une nation et un État particuliers.
Ainsi, Paul Gilroy a montré qu’il se constitue une nouvelle diaspora,
antillaise, qui circule entre ex-Antilles britanniques, États-Unis et Grande-
Bretagne, et dont l’identité culturelle comporte des éléments d’affirmation
mémorielle15 ; mais ici le souci de construire une représentation du
passé susceptible d’inclure la traite négrière et l’esclavage ne se développe
ni dans un cadre national précis, ni dans celui de relations internationales,
comme ce fut le cas par exemple pour les relations entre organisations juives
de plusieurs pays, y compris d’Israël, et l’Allemagne de l’Ouest soucieuse
de réparer les crimes du nazisme.
Un paradoxe apparaît quand l’histoire tient absolument à rendre compte
de barbaries passées, incluses dans le récit national alors même qu’elles
sont honteuses, et sans que des acteurs se dressent pour en évoquer la
mémoire. C’est ainsi qu’en Argentine, il est possible d’évoquer la
destruction des Indiens, parfois aussi le départ ou la quasi-disparition des
Noirs, précisément pour laisser au récit national toute sa grandeur : pour le
nationalisme argentin, en effet, dire qu’on s’est tôt débarrassé des éléments
de couleur ou de race, c’est pouvoir se présenter comme une nation blanche,
purement européenne, et qui ne s’est pas fabriquée dans le mélange,
contrairement au Brésil. Ainsi Monica Quijada explique qu’en Argentine,
lorsqu’on évoque la diversité ethnique du pays, et que l’on signale la
présence, dans toutes les Amériques, de populations d’origine indienne et
africaine, la personne interrogée, « neuf fois sur dix (...) répondra que cela
était vrai aussi pour l’Argentine autrefois mais que “les Noirs disparurent et
les Indiens furent exterminés”. Et cet interlocuteur virtuel ajoutera
probablement : “Voyez-vous, nous sommes une nation de race blanche depuis
longtemps”16 ». Il s’agit bien, ici, de l’existence d’un récit historique qui
n’attend pas que d’éventuels survivants ou descendants se manifestent pour
prendre en compte les horreurs du passé – ce qui permet de mettre en avant
une certaine homogénéité raciale.
Enfin, dans d’autres cas encore, la mémoire est susceptible de devenir
source de paralysie pour l’histoire, elle interdit, retarde le travail des
historiens, ou bien encore elle les en dispense. C’est le cas lorsque la
mémoire exerce une pression directe sur le système politique ou l’État et
l’incite à prendre des décisions qui auront valeur historique, sans que les
historiens aient vraiment pu aller au fond de la question concernée. Les
avatars français de la question arménienne méritent ici examen.
Au milieu des années 1970, les diasporas arméniennes se « réveillent »
pour réclamer des comptes à la Turquie à propos du génocide de 1915. Ce
réveil revêt un temps l’allure du terrorisme, animé par le parti Dachnak ou
par l’ASALA. Cette phase s’achève avec les dérives de cette violence
extrême, et plus précisément, avec l’attentat de l’aéroport d’Orly (15 juillet
1983, 8 morts) qui coupe les terroristes des sympathies de la population
arménienne de base. L’action dès lors se poursuit, mais sous la forme de
revendications et de pressions politiques pour que la France reconnaisse
officiellement le génocide de 1915, une étape jugée décisive dans les
pressions sur la Turquie, qui demeurent l’objectif. Le 16 novembre 1993,
l’historien Bernard Lewis déclare, dans un entretien au journal Le Monde,
que le terme « génocide » correspond à la vision arménienne de l’histoire,
qui n’est apparemment pas la sienne : il est attaqué en justice par des
associations arméniennes et condamné, en fait pour avoir présenté sa propre
vision de l’histoire sans objectivité, sans nuance ni prudence. Un autre
historien, Gilles Veinstein, sera l’objet à son tour de campagnes
particulièrement virulentes de la part de militants de la cause arménienne
pour avoir pris le parti de Lewis. En 1998, le gouvernement Jospin fait voter
une loi par laquelle les parlementaires reconnaissent le génocide, et en 2006,
une deuxième loi est votée, prévoyant des sanctions pour sa négation. Dès
lors, quiconque refuse de qualifier de génocide les crimes de masse dont
furent victimes les Arméniens dans le passé ou ne veut voir dans cette
qualification, tel Bernard Lewis, que « la version arménienne » des faits est
dans l’illégalité. Ce qui n’encourage pas le travail proprement historique.
Quel est l’historien qui ira travailler en archives sur un tel dossier, qui
appelle pourtant approfondissement et production de connaissances, ou qui
encouragera ses étudiants à le faire si la vérité historique est établie en
amont, par la mémoire ayant acquis force de loi ? Il n’y a pas besoin de s’en
préoccuper, et il est interdit de la mettre en cause. La coalition d’acteurs – en
l’occurrence des associations arméniennes – et d’élus soucieux de donner
satisfaction aux importantes communautés arméniennes a fait ainsi courir un
risque : plutôt que d’enrichir l’histoire, celui de tendre à la figer. La
mémoire n’est pas nécessairement l’auxiliaire de l’histoire, du moins si elle
orientée non pas vers l’encouragement à développer la recherche historique,
mais par des demandes qui aboutissent à faire de l’État et du droit les garants
de l’histoire légitime.
Enfin, il arrive non seulement que la mémoire risque de paralyser ou
d’interdire l’histoire, mais aussi qu’elle la bafoue, et se présente comme un
récit distordant plus ou moins gravement les faits. Un cas extrême, en France,
est donné par les dérives d’un « humoriste », Dieudonné, qui dans ses propos
sur la traite négrière, l’esclavage et la colonisation, s’en est pris aux Juifs
non sans succès dans l’opinion, notamment antillaise. À le suivre, les Juifs,
d’une part auraient joué un rôle significatif dans la traite négrière, et d’autre
part ne voudraient pas qu’on parle de cette partie de l’histoire pour
conserver le monopole de la souffrance historique avec la Shoah. Ici, la
mémoire n’en est en fait pas une, tant le propos repose sur quelques
considérations limitées et fallacieuses, où les Juifs sont constitués en une
nouvelle figure du mal : ils sont haïs non pas comme par le passé, parce
qu’ils menaçaient l’être religieux (chrétien) puis l’être national, et donc la
société majoritaire, mais parce qu’ils seraient eux-mêmes l’incarnation de
l’intégration, ils se seraient appropriés la nation et son récit national, avec
ses silences et ses omissions qui les arrangeraient.
En permanence, désormais, des mémoires sont susceptibles
d’apparaître ou de se faire entendre, la nation d’être interpellée, et l’histoire
de devoir se préciser, se transformer mais aussi résister le cas échéant.
Mais dans les débats plus ou moins polémiques que suscitent les appels
à la mémoire, l’unité du corps social n’est pas seulement référée à la nation.
En France, en effet, la République et l’État sont également visés, ce qui n’est
pas exactement la même chose. Ainsi, les « Indigènes de la République »,
signataires par milliers d’un appel rendu public en janvier 2005, demandent
qu’on reconnaisse le rôle négatif de la colonisation, et l’impact qu’elle
exerce encore aujourd’hui ; ils interpellent, comme leur nom l’indique, la
République, s’inscrivant dans un ensemble beaucoup plus large de mises en
cause qui en rappellent la face sombre, les promesses non tenues, et qui
soulignent la « fracture coloniale » à laquelle son histoire est alors
identifiée17. Ici, ce n’est pas la nation qui est directement visée, mais la
République, une notion qui en est proche dans l’imaginaire français, mais qui
en appelle à la solidarité et à l’égalité, à des valeurs politiques, et pas
seulement à une identité collective et à une culture. En France, depuis près
d’un siècle et demi, la République est souvent, mais pas nécessairement, la
face politique de la nation, qui a aussi une face culturelle. En rappelant
qu’elle fut violente car colonisatrice, comme d’ailleurs elle fut violente
socialement, n’hésitant pas, à la fin du XIX e siècle et au début du XX e, à tirer
sur les ouvriers ou sur les paysans18, on met en cause l’unité de la
communauté nationale, vue sous l’angle de valeurs politiques plus que d’une
identité culturelle.
Des débats comme ceux qu’a suscités la loi du 23 février 2005 et son
article 4 (sur le rôle positif de la colonisation) – un article finalement
abandonné par le pouvoir – montrent une sensibilité exacerbée, mais aussi
mettent en jeu le rapport direct entre le pouvoir ou les responsables
politiques et les historiens, dont certains se sont dressés à cette occasion
contre les parlementaires dont les lois prétendent dire la vérité historique. Ils
dessinent des configurations polémiques, où se télescopent acteurs
politiques, historiens – en place et « outsiders » –, et pèsent sur certaines
décisions du pouvoir. Ainsi, dans le contexte des débats récents sur le
colonialisme et l’esclavage, le gouvernement français a jugé bon de donner
le moins d’importance possible à la commémoration du bicentenaire de la
bataille d’Austerlitz, tandis que Napoléon Ier était l’objet d’une critique
virulente, portée notamment par Claude Ribbe, un auteur controversé qui a
comparé cet immense personnage du récit national à Hitler, et rappelé qu’il a
réintroduit l’esclavage que la Révolution avait aboli19.

Les conflits de mémoire


La mémoire collective est elle-même une force susceptible de
fragmentation, et les mouvements qui s’efforcent de la porter d’une part
risquent constamment de contribuer à la « concurrence des victimes » dont
parle Jean-Michel Chaumont20 et d’autre part sont susceptibles de connaître
en leur sein de fortes tensions. Il n’est pas facile, par exemple, de penser
l’unité d’un mouvement noir, comme dans le projet du CRAN (Conseil
représentatif des associations noires de France) dont la formation date de
2005. Cette organisation entend fédérer des Antillais, des immigrés
d’Afrique subsaharienne, mais aussi d’autres groupes, réunionnais par
exemple, qu’unifient le fait d’être victimes d’un racisme et de
discriminations liées à la couleur de la peau, mais dont les mémoires sont
différentes, et à certains égards hautement conflictuelles : les descendants
des victimes de la traite négrière, devenus ensuite esclaves aux Antilles,
entretiennent avec ce passé barbare un rapport qui ne peut être celui des
descendants des auteurs ou des complices des violences initiales ayant
pratiqué sur place, en Afrique subsaharienne notamment, l’organisation de la
traite avant d’être ensuite colonisés par la France – ce qui ne place
évidemment pas ces Africains de façon uniforme du côté des coupables de la
traite. De même, il est difficile d’imaginer des alliances mémorielles entre
immigrés arabes et africains, dont les ancêtres ont pu s’opposer, entre ceux
qui parmi les premiers pratiquaient la traite, et ceux qui parmi les seconds en
furent victimes – ce qui, là aussi, ne fait évidemment pas de tous les Arabes
des descendants de trafiquants d’êtres humains. La traite négrière, pour s’en
tenir à ce seul problème, a impliqué des marchands européens, mais aussi
des Africains et des Arabes, et le travail des historiens est un défi pour les
acteurs qui veulent aujourd’hui, à juste titre, l’imposer dans le débat public,
et peser sur le récit national, mais dont les combats incluent d’autres aspects
– le rappel de l’esclavage, de la colonisation et de la décolonisation, la lutte
contre le racisme – qui se nourrissent de références à un passé qui ne fut ni
homogène, ni le même pour tous. Ici, le passé n’a pas l’unité que le présent
voudrait mettre en avant, sauf à être un récit mythique, une construction
artificielle sans légitimité, alors, pour interpeller l’histoire.
Le travail des historiens, aujourd’hui, ne peut plus être lié aussi
directement qu’il l’était hier à la construction du récit national. Il doit aussi
s’intéresser à ce que ce récit ignore ou nie. L’initiative peut venir
d’historiens professionnels, certes, mais l’expérience du dernier demi-siècle
montre qu’elle provient aussi et surtout d’acteurs collectifs, eux-mêmes
adossés sur des identités collectives qui sont des constructions en plus ou
moins grand mouvement. Ces constructions doivent elles-mêmes beaucoup à
la subjectivité des personnes qui en font un engagement dans lequel la
maîtrise de leur propre existence est indissociable d’une action où l’identité
et la mémoire sont associées. Les forces mémorielles qui exercent leur
pression sur l’Histoire sont elles-mêmes des productions sociales, et ce
serait une erreur que de les réduire aux seules images de la tradition ou de la
résistance de ce qui n’a pas été totalement détruit. Ce qui met en branle les
mémoires, aujourd’hui, est le fait d’acteurs nouveaux, qui empruntent certes
au passé, mais qui aussi et surtout le bricolent et finalement le fabriquent.
De tels mouvements peuvent être quelque peu anticipés, préparés ou
accompagnés par ceux des historiens qui demandent qu’on fasse l’histoire
des vaincus, et pas seulement des vainqueurs, comme l’a fait Miguel Leon-
Portilla21 à propos de la conquête espagnole. Ils se heurtent aussi à ceux qui,
sans pour autant faillir aux impératifs de la raison, n’en sont pas moins trop
installés au cœur du récit national ou au sein de l’establishment pour pouvoir
être toujours suffisamment sensibles à certaines pages du passé. On ne trouve
rien, par exemple, sur l’esclavage ou la traite négrière dans les monumentaux
Lieux de mémoire de Pierre Nora, en dehors d’une référence à l’exposition
coloniale22.
Il n’est pas toujours possible que se constitue une action collective
demandant que soit reconnu un passé meurtrier. Les mouvements sociaux ont
beaucoup moins de mémoire que les mouvements nationalistes, par exemple,
et la mémoire ouvrière semble moins résister à l’usure du temps que celle
des ex-colonisés. Comment mettre en avant une mémoire quand ceux qui ont
été détruits ne formaient pas un groupe susceptible de continuité historique,
une communauté, une nation, un peuple, mais une collection d’individus
réunis par une conjoncture historique ou une situation ? La sensibilité de
l’historien à la subjectivité des individus est ici une ressource pour qui veut
nourrir l’histoire d’un passé collectif qui ne peut être pris en charge par un
acteur quelconque. C’est ainsi que certains travaux contemporains
s’imprègnent des mémoires individuelles qui ont laissé une trace, tels ceux
d’Annette Becker et Stéphane Audouin-Rouzeau sur la Première Guerre
mondiale23 : l’expérience du front, de la violence vécue et administrée par
les soldats, la subjectivité de ceux qui meurent, et de ceux qui survivent, tout
ceci relève d’une sensibilité récente dans le travail des historiens au Sujet
personnel et aux logiques de subjectivation et de désubjectivation –
l’historien Georges Mosse a parlé de « brutalisation » en s’intéressant à la
façon dont les survivants de la Grande Guerre ont assumé les horreurs qu’ils
ont subies ou contribué à produire24. Ce qui là encore interpelle la nation et
le récit national, et tend à déconnecter l’analyse historique de ses
thématiques traditionnelles, en l’occurrence celles de la guerre : la stratégie,
les dimensions politiques, géopolitiques, diplomatiques, les enjeux de
pouvoir et de domination d’un peuple sur un autre ne peuvent plus écarter
comme par le passé les dimensions moins centrées sur le jeu des nations, et
davantage sur le vécu des individus et sur ses implications.

Les perspectives de l’histoire


Depuis longtemps, des historiens mettent en cause le cadre de la nation
pour leur activité. Ce fut ainsi une des forces des Annales, très tôt, que de
veiller à ne pas s’enfermer dans le seul espace théorique et historique de la
nation ; dès 1928, Marc Bloch pouvait s’écrier, dans une conférence : « 
Cessons, si vous le voulez bien, de causer éternellement d’histoire nationale
à histoire nationale. » Mais la tendance à aller dans ce sens s’est
considérablement accentuée dans la période la plus récente, en liaison avec
le mouvement des idées plus général qui va de pair avec la mondialisation.
La nation cesse d’être le seul cadre ou le moteur unique de l’histoire, et
de lui apporter son principe d’unité en se conjuguant à la raison. À partir de
là, plusieurs orientations se dessinent dans la pratique des historiens. Les uns
vont vers ce que l’histoire peut avoir de plus « global », et parlent même de
« global History » ou de « world History », une histoire qui cesserait de se
placer dans le cadre des nations et de leurs relations, qui serait d’emblée
planétaire et ne serait plus suspendue aux points de vue particuliers des
récits nationaux. Ce fut le thème du grand Congrès international des sciences
historiques tenu à Oslo l’été 2000. Cette tendance, dont on trouve des
expressions avec l’héritage de Braudel que propose Immanuel Wallerstein et
son « économie-monde », ou dans les travaux de Serge Gruzinski, Kapil Raj
ou Sanjay Subrahmanyam25, est devenue suffisamment importante pour
qu’une revue désormais s’y consacre, le Journal of Global History. Une
perspective globale implique d’envisager les relations ou les contacts entre
des univers différents, qu’il s’agisse de mondes concrets, définis par un
territoire par exemple, ou par un problème – la religion, la culture –, ou qu’il
s’agisse de champs disciplinaires du savoir – l’histoire des idées, l’histoire
économique, militaire, diplomatique, etc.26.
D’autres proposent d’étudier l’histoire d’ensembles régionaux plus
vastes que les nations, et par exemple de forger une histoire de l’Europe, ce
fut l’enjeu d’un important colloque tenu à Blois en octobre 2000. D’autres
encore, assez différemment, vont au plus loin du « global » et s’efforcent de
développer une microhistoire, la « microstoria », une histoire localisée, en
dessous en quelque sorte du niveau national, et apportant un éclairage
différent, précisément en observant et en analysant l’action d’individus ou de
petits groupes et des configurations limitées à des interrelations bien
circonscrites. Ce n’est peut-être pas un hasard si la « microstoria », avec
Carlo Ginzburg et Giovanni Levi, nous est venue d’Italie, un pays qui ne
s’est jamais identifié avec autant de force que la France à son État et à sa
nation.
D’autres encore viennent marquer la fin de cette période où histoire et
nation marchaient de pair, avec grandeur – c’est ainsi que l’on peut lire le
grand œuvre de Pierre Nora sur Les Lieux de mémoire, déjà évoqué ici,
ambitieuse aventure intellectuelle consacrée aux lieux incarnant la nation et
regrettant, me semble-t-il, le triomphe de la commémoration et la « tyrannie
de la mémoire » sur fond de décomposition des liens entre histoire et nation.
Dans certains cas, ces tendances suscitent des discours réactionnaires,
des crispations nationalistes. Dans d’autres cas, des efforts sont tentés pour
produire une intégration des récits nationaux et de l’histoire globale :
Nathalie Davis a parlé d’articuler les échelles et les niveaux du travail
historique donnant toute sa place à la « conscience de la globalité », et
certains historiens mettent en avant les vertus de l’histoire comparative, ce
qui peut tout à fait s’accommoder de la perspective d’une histoire globale.
D’autres proposent de mettre en place des instances dans lesquelles des
chercheurs relevant de deux histoires nationales distinctes, et qui
correspondent à des nations n’ayant pas été au bout de leur différend
historique, élaboreraient un récit commun. C’est ainsi qu’en 1990, une
commission d’historiens tchèques et allemands a été formée à l’initiative des
ministres des Affaires étrangères des deux pays concernés, pour apporter un
éclairage objectif sur les relations entre Allemands et Tchèques depuis le
XVIII e siècle, avec en toile de fond la question douloureuse des Sudètes,
vieille de plusieurs siècles, qui fut un des tout premiers enjeux de la Seconde
Guerre mondiale et qui concerne aujourd’hui quelque trois millions
d’Allemands installés en territoire tchèque. Des commissions de ce type
existent, franco-allemande, polono-allemande, mises en place par des États,
d’autres sont plus originales, et délicates à mettre en œuvre, telle la VAT, la
plate-forme arméno-turque de Vienne, qui a pour enjeu la Turquie de 1915.
D’autres considèrent qu’il faut centrer la réflexion historiographique sur
ceux qui produisent l’histoire, les historiens eux-mêmes, comme individus,
d’où en France l’habitude prise dans les HDR (habilitations à diriger des
recherches) de présenter un mémoire qui s’apparente à l’ego-histoire –
l’historien parle de lui, explique son travail par sa trajectoire propre.
En fait, la réflexion des historiens, longtemps indissociable de la nation,
tend de plus en plus à le devenir de la société. Le travail de la société sur
elle-même, les mouvements par lesquels elle se transforme, l’action de ceux
qui se mobilisent au nom d’une mémoire, la poussée de l’individualisme et
des exigences de l’individu, l’émergence dans la sphère publique des
témoins et des victimes exercent une influence considérable sur la production
historiographique, lui confèrent une légitimité qui n’est plus seulement celle
de la nation conjuguée à la raison. Dès lors, ce n’est plus la société qui est
dans l’histoire, mais l’histoire qui est dans la société. Elle devient un enjeu
de société, l’espace intellectuel, universel, au sein duquel sont traités et
débattus des problèmes de société, elle est l’objet d’usages sociaux,
susceptible d’être instrumentalisée par toutes sortes d’acteurs, que ce soit
pour affirmer la grandeur de la nation, pour obtenir une reconnaissance
symbolique du groupe qu’ils représentent, ou bien encore pour construire un
monde plus juste et plus solidaire à partir du rappel et de l’exposition d’un
passé dictatorial récent. La recherche historique croise alors sur son chemin
les prétentions à la vérité historique d’autres acteurs que les historiens :
personnel politique, magistrats, témoins, journalistes, sans parler des
porteurs de mémoires qui ont été évoqués ici, et il lui faut marquer son
territoire propre, ses spécificités – ce qu’a fait par exemple Carlo Ginzburg
en analysant en historien le procès d’Adriano Sofri, un ancien dirigeant de
Lotta Continua (une organisation d’extrême gauche italienne) accusé du
meurtre d’un policier en 197227.
L’histoire doit dès lors s’accommoder du « présentisme », selon
l’expression de François Hartog, de la dictature du présent, qui, « dilaté »,
valorise l’éphémère, historicise immédiatement tout événement important,
sélectionne sans la moindre rigueur scientifique dans le passé ce qui
convient pour aujourd’hui, commémore sans répit et doute du futur28. À ne
pas échapper aux demandes ou aux attentes qui peuvent émaner de la société,
le savoir historique s’enrichit, mais court aussi de grands risques.
Il ne s’agit pas ici d’indiquer que l’histoire s’est ouverte à des chantiers
plus « sociaux » ou « sociétaux » que par le passé – une telle affirmation est
hautement contestable, il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler
l’importance que l’École des Annales a toujours accordée à l’analyse du
social. Mais de souligner la façon dont l’histoire remplit aujourd’hui
d’autres fonctions. Ce qui rend particulièrement délicate la tâche des
enseignants. Ils ne sont plus là, ou bien moins qu’auparavant, pour faire
entrer les élèves dans l’univers du récit national, leur apprendre à le
connaître pour mieux s’y identifier. Ils ne sont plus mandatés pour une
mission supérieure à celle d’autres disciplines. Dès lors, l’histoire perd de
sa charge dramatique, sauf à être bousculée, y compris à l’école, par la
poussée des mémoires. Les enseignants se retrouvent comme déportés du
côté de la seule raison et de la réflexivité, l’histoire est moins qu’avant
surplombée pour eux par la nation, et s’ils font raisonner et réfléchir leurs
élèves, ils n’ont plus les références d’hier pour les sensibiliser comme avant
aux grands drames, au sang, aux passions historiques.
Il y a là peut-être un paradoxe : plus l’histoire devient, comme les
autres sciences sociales, réflexive, discipline imposant toujours plus de
raison, plus elle s’éloigne de la nation, et des identifications passionnelles
que cela implique, et plus elle perd ce qui la rendait spécifique, et elle-
même objet de passions. Celles-ci se condensent alors sur les identités
collectives ou personnelles détruites dans le passé par la nation, qui elle-
même devient une identité parmi d’autres, mais nostalgique de son aura
antérieure, et les historiens – les chercheurs comme les enseignants –, qui ne
peuvent plus qu’en appeler à la raison, se retrouvent pris entre
l’aplatissement du discours historique, objet de réflexion rationnelle et non
plus de passions, et la poussée des mémoires, qui traduisent la fragmentation
culturelle du corps social, et les progrès de l’individualisme.

1- Cf. Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son
histoire, Paris, Perrin, 2006 : « Au fil des années 1980, les vieilles régions industrielles en léthargie et
promises à la friche (...) tinrent elles aussi à accompagner de bonnes paroles leur “classe ouvrière”
défaite. Partout fleurirent les collections “mémoires du peuple”, “joies de l’atelier” et “mon village à la
Belle Époque” des petits éditeurs régionaux (...). Ce fut un étalage de cartes postales anciennes et de
débris d’archéologie industrielle... », p. 26.

2- Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, 1882, repris notamment avec une présentation de
Joël Roman, Paris, Presses Pocket, 1992.

3- Michel-Rolph Trouillot, entretien paru dans un dossier du mensuel Le Monde des Débats,
novembre 2000.

4- Michel-Rolph Trovillot, art. cité.

5- Gérard Noiriel, La Tyrannie du national, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

6- Dans un entretien paru là aussi dans le dossier déjà cité du Monde des débats, novembre
2000.

7- Krzystof Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999.

8- Marc Ferro, Comment on raconte l’histoire aux enfants dans le monde entier, Paris,
Payot, 1981.

9- Robert Paxton, La France de Vichy, Paris, Le Seuil, 1973 ; Michael Marrus et Robert Paxton,
Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.

10- Le terme de Shoah ne s’imposera que plus tard.

11- Cette série des Subaltern Studies porte pour sous-titre Writings on South Asian History
and Society et comporte une dizaine de volumes édités par Oxford University Press-Delhi.

12- Pour une présentation éclairante des Subaltern Studies, cf. Jacques Pouchepadass, « Les
Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme, 156, Intellectuels en
diaspora et théories nomades, 2000, p. 161-185.

13- Cf. Ben Rafael, op. cit.

14- On trouvera une longue liste de ces excuses et demandes de pardon dans Charles P. Henry,
Long Overdue. The Politics of Racial Reparations, New York, New York University Press, 2006,
p. 43-94. Cf. également Eric K. Yamamoto, « Race Apologies », Journal of Gender, Race and
Justice, 47, 1997, p. 50.

15- Paul Gilroy, Black Atlantic, op. cit.

16- Monica Quijada, « La question indienne », Cahiers internationaux de Sociologie, vol. CV
[305-3323], p. 306.

17- Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, La Fracture coloniale, la société
française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005 ; Nicolas Bancel, Pascal
Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Paris, Albin Michel, 2003.
18- Par exemple à Fourmies, le 1er mai 1891 (9 morts), ou lors de la « révolte des gueux », les
vignerons, en 1907 (2 morts le 19 juin, 5 le lendemain).

19- Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, Paris, Éditions Privé, 2005.

20- Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, Paris, La Découverte, 1997.

21- Miguel Leon-Portilla, Vision de los vencidos. Relationes indigenas de la Conquista,


Mexico, UNAM, 1959. Nathan Wachtel a repris l’idée, et jusqu’au titre : La Vision des vaincus. Les
Indiens du Pérou devant la conquête espagnole (1530-1570), Paris, Gallimard, 1971.

22- Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, t. 1 La République (1984), t. 2 La Nation (1987), t. 3
Les France (1992), Paris, Gallimard.

23- Annette Becker et Stéphane Audouin-Rouzeau, 14-18. Retrouver la guerre, Paris,


Gallimard, 2000.

24- Georges Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés


européennes, Paris, Hachette-Pluriel, 2003 [1990].

25- Serge Gruzinski, op. cit., Kapil Raj, Relocating Modern Science : Circulation and the
Constitution of Knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900, Basingstoke, Pulgrave
Macmillan, 2007 ; Sanjay Subrahmanyan, The Portuguese Empire in Asia, 1500-1700. A Political
and Economic History, Londres, Longmans,1993.

26- Cf. Patrick O’Brien, « Historiographical traditions and modern imperative for the restoration
of global history », Journal of Global History, vol. 1, 2006, p. 3-39 ; Olivier Pétré-Grenouilleau, « La
question de la globalité en histoire. Quelques réflexions », in M. Wieviorka (dir.), Les Sciences sociales
en mutation, op. cit., p. 529-541.

27- Carlo Ginzburg, Le Juge et l’historien, Considérations en marge du procès Sofri, Paris,
Verdier, 1997 [1991].

28- François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Paris, Le


Seuil, 2003.
TROISIÈME PARTIE
7
Sortir de la violence

Les propositions de cet ouvrage – l’outil analytique que constitue le


Sujet, l’invitation à penser « global », l’actualisation du concept de
mouvement social, et de son envers, l’antimouvement social, etc. – peuvent-
elles nous aider à aborder l’immense question de la violence, à mieux
comprendre comment elle surgit, s’étend, se transforme et, de là, à réfléchir
utilement aux conditions de sa régression et de son extinction dans des
situations concrètes ? Assurément.

Le Sujet et la violence
Il n’est pas possible, aujourd’hui, de traiter de la violence sans faire
intervenir, et de plusieurs façons, les idées de Sujet ou de subjectivité.

Objectivité et subjectivité
De manière encore élémentaire, un constat s’impose tout d’abord : la
désarticulation menace toujours, à propos de la violence, entre approches à
prétention objective, éventuellement chiffrées, et pouvant se réclamer de
l’universel puisque théoriquement acceptables par tous, et approches
subjectives, et relatives, qui y voient ce qu’une personne, un groupe, une
société, à un moment donné, considèrent comme tel. Une définition juridique
de la violence, centrée sur l’État et, pour parler comme Max Weber, sur son
monopole légitime de la force, semble permettre d’écarter ce problème, et
d’objectiver purement et simplement la violence. C’est ainsi que le
Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande (PUF,
éd. de 1968) parle à son sujet, Montesquieu à l’appui, d’« emploi illégitime
ou du moins illégal de la force1 ». Mais quand l’État confie à des agents
privés une bonne partie de la réalisation de la guerre, comme on le voit
massivement avec l’intervention américaine en Irak2, quand la sécurité
intérieure est elle aussi abandonnée au secteur privé, ce qui est une tendance
à l’œuvre dans le monde entier, le monopole étatique de la force légitime est
mis en cause, et avec lui la possibilité de traiter de la violence,
objectivement, comme dans la définition du Lalande citée ici.
L’entrée, depuis les années 1960, dans l’ère des victimes renforce
considérablement cette mise en cause. La poussée des identités particulières
évoquée dans les chapitres précédents comporte, on l’a vu, des dimensions
« mémorielles » et « victimaires » considérables. Nombreux sont les acteurs
d’aujourd’hui qui demandent reconnaissance et parfois réparation pour les
crimes dont leurs ancêtres ont été victimes, et qui en même temps se
présentent dans l’espace public à propos des violentes injustices dont ils
sont, éventuellement aujourd’hui même, l’objet – mouvements à caractère
culturel, religieux ou ethnique, ou national, mouvements noirs, indiens, de
descendants et de survivants d’un génocide, mouvements aussi de parents ou
d’enfants de victimes d’un pouvoir dictatorial ou totalitaire. De même, des
mobilisations de plus en plus diversifiées et efficaces attirent dans plusieurs
pays l’attention sur les violences subies par les femmes, les enfants, les
handicapés, les vieillards. De tels acteurs donnent à voir la violence passée
et présente non pas tant sous l’angle de l’ordre menacé ou de l’État mis en
cause, que plutôt sous celui de l’expérience vécue et de ses conséquences sur
ceux qui la subissent ; ils parlent du traumatisme subi et de ses effets dans le
temps par exemple. La violence est ici négation ou atteinte par rapport à
l’intégrité physique et morale d’une personne, avec des implications qui
concernent éventuellement les générations suivantes, elle rend difficile de se
construire comme Sujet, son évocation envahit la subjectivité, tient lieu de
processus de subjectivation. Dans cette perspective, la violence affecte des
existences singulières, personnelles ou collectives.
La tension entre objectivité et subjectivité de la violence n’est pas un
problème purement théorique, elle peut déboucher sur d’âpres débats
politiques. L’insécurité liée à la délinquance et au crime augmente-t-elle
objectivement, s’est-on demandé par exemple en France dans les années
1980 et 1990, ou bien fallait-il penser que c’est le sentiment d’insécurité qui
s’est accru, sans lien automatique avec une hausse réelle des faits, comme l’a
affirmé la gauche avant, progressivement, de s’écarter de cette vision du
problème ? Moins le lien direct entre les faits de violence et leurs
représentations peut être établi, et plus la compréhension des uns et des
autres relève de deux registres distincts, à la limite presque totalement
dissociés.

Les modes d’approche classiques


Pour réfléchir à la sortie de la violence, il ne suffit pas d’envisager les
victimes et leur subjectivité – aussi important soit leur point de vue, et aussi
considérable soit leur capacité à mobiliser l’opinion et les médias, et à en
appeler à l’État et aux responsables politiques. Il faut aussi se tourner du
côté des acteurs de la violence. Or les modes d’analyse classiques ne
s’intéressent guère à leur subjectivité.
Les uns voient dans la violence une conduite de crise, une réponse à des
changements dans la situation du ou des acteurs, qui réagisse(nt) notamment
par la frustration. Cette approche trouve ses lettres de noblesse chez Alexis
de Tocqueville, qui explique à propos de la Révolution française que la
violence a été nette surtout là où la population avait vu sa position
s’améliorer : « On dirait, écrit-il, que les Français ont trouvé leur position
d’autant plus insupportable qu’elle devenait meilleure3. » Mais ce sont
surtout des chercheurs anglo-saxons fonctionnalistes ou néofonctionnalistes
qui ont assuré l’essor de cette thèse, sous la forme de la théorie dite de la
frustration relative, dans les années 1960 et 1970. L’idée de James Davies,
par exemple, reprise assez largement par Ted Robert Gurr4, est en effet que
la violence trouve son chemin lorsque la distance entre les attentes d’un
groupe et les possibilités de les satisfaire devient considérable, et
insupportable. Ce type d’approche a pu parfois produire des résultats
intéressants. Mais dans les années 1970, divers travaux en ont montré les
carences et le caractère explicatif bien limité.
Très différemment, un second type d’analyse insiste sur le caractère
rationnel et instrumental de la violence, y compris dans ses dimensions
collectives – émeutes, révolution par exemple. Il a été considérablement
développé à partir des années 1960, en s’appuyant notamment sur les travaux
de l’historien Charles Tilly. Pour les tenants de la thèse dite de la « 
mobilisation des ressources », la violence est une ressource, un moyen
mobilisé par des acteurs pour parvenir à leurs fins. La plupart du temps,
cette idée sert à expliquer comment des acteurs exclus du champ politique
utilisent la violence pour y pénétrer et s’y maintenir. Une telle idée présente
l’avantage de ne plus réduire la violence à l’image d’une conduite de crise,
réactive, elle fait de l’acteur violent un personnage conscient des enjeux de
son action, qui elle-même par conséquent fait sens. Elle plaide pour qu’on ne
sépare pas la violence, dans l’analyse, du conflit plus général dans lequel
elle surgit éventuellement, grève ouvrière, manifestation paysanne par
exemple. Sa force explicative est non négligeable.
Enfin, un troisième mode d’approche, en fait extrêmement large et
diversifié, postule un lien entre culture et violence. Certains auteurs voient
dans le progrès de la culture, ou plutôt de la civilisation, le contraire de la
violence, dans la lignée de la célèbre étude de Norbert Elias sur le
processus de civilisation, où celui-ci explique comment l’individu moderne
a appris, par exemple à la Cour, à maîtriser son agressivité et à contrôler ses
pulsions violentes5. D’autres insistent sur la façon dont certaines cultures
favorisent la violence plus que d’autres, éventuellement par l’intermédiaire
de la socialisation et de l’éducation – en référence par exemple aux travaux
de Theodor Adorno sur l’antisémitisme6. Un problème lié à cet ensemble de
perspectives est que l’analyse fait généralement l’économie des médiations
politiques et sociales, mais aussi de l’épaisseur historique qui peuvent
séparer le moment où se forge une personnalité, et celui du passage à l’acte.
Les approches classiques de la violence ne sont ni à oublier ni à rejeter,
elles apportent un éclairage qui peut s’avérer utile pour comprendre une
expérience concrète de violence. Mais elles passent à côté de dimensions
pourtant essentielles, que le recours au concept de Sujet peut permettre
d’appréhender.

Le Sujet de la violence
Il peut y avoir dans la violence des aspects qui suggèrent une logique de
perte du sens : quand l’acteur vient exprimer un sens perdu, ou impossible, et
qu’il est violent, par exemple parce qu’il ne peut pas construire l’action
conflictuelle qui lui permettrait de faire valoir ses demandes sociales ou ses
attentes en matière culturelle ou politique, parce qu’il n’existe pas pour elles
de traitement politique.
Le déficit ou la perte de sens ne conduisent pas nécessairement au vide,
à l’absence de sens, et à la limite au nihilisme ; ils suscitent souvent aussi
des processus de fabrication d’un sens nouveau, dont le caractère plus ou
moins artificiel, c’est-à-dire coupé du réel, débouche sur des logiques de
surcharge et de pléthore. C’est ainsi que dans certaines expériences, la
violence s’appuie sur une idéologie, elle en procède, elle y trouve un sens de
substitution – nous en verrons plus loin l’illustration avec le terrorisme
italien d’extrême gauche. Dans d’autres cas, c’est un mythe qui est en jeu,
une construction discursive qui permet de proposer l’image d’une intégration
possible d’éléments de sens qui en fait deviennent de plus en plus
contradictoires : la violence, ici, se développe lorsque le mythe se défait, ne
tient plus la route, et que l’acteur s’efforce néanmoins de la maintenir en vie.
Mais dans le monde contemporain, la religion vient souvent apporter un sens
métapolitique à une action violente qui transcende alors la politique, quitte à
se réinstaller rapidement à son niveau.
D’autres aspects de la violence échappent encore aux approches
classiques. Il en est ainsi lorsque la cruauté, la violence gratuite, la violence
pour la violence font leur apparition. Lorsque l’acteur non seulement détruit
autrui, mais aussi s’autodétruit, s’abolit dans des conduites meurtrières, de
type martyriste. Ou bien lorsqu’il semble ne conférer de lui-même aucun sens
à son action, se présentant comme irresponsable, n’ayant agi que par
obéissance à une autorité légitime – ce qui fut la ligne de défense
d’Eichmann à Jérusalem, tel que l’a décrite Hannah Arendt7.
Face à ces divers aspects, le recours au concept de Sujet peut se révéler
particulièrement décisif, à condition de ne pas se contenter d’une définition
trop plate ou élémentaire. C’est pourquoi j’ai proposé de distinguer cinq cas
de figure, qui correspondent chacun à un type de subjectivité que l’on peut
relier à la violence8.
— Le Sujet flottant est celui qui, ne parvenant pas à devenir acteur,
passe à la violence : par exemple, le jeune immigré d’un quartier à la dérive
qui brûle des voitures au cours des émeutes d’octobre-novembre 2005 faute
de pouvoir exprimer autrement sinon des demandes sociales précises, du
moins son désir de construire son existence.
— L’hyper-Sujet compense la perte de sens par la surcharge, l’excès,
en conférant à son existence un sens nouveau, idéologique, mythique,
religieux par exemple. La violence, ici, est indissociable de convictions, elle
est un engagement lourd d’un sens qui déborde très largement la situation où
elle s’exprime, qui vise bien au-delà. Le martyrisme islamiste peut servir ici
d’illustration : l’acteur tue, et s’abolit dans le même geste, conjuguant un
immense désespoir et une vision métapolitique qui le porte au-delà même de
la vie.
— Le non-Sujet agit de manière violente sans engager d’aucune façon
sa subjectivité, du moins apparemment, en se contentant d’obéir, comme dans
les célèbres expériences de Stanley Milgram9. Sa violence ne fait pas sens
de son point de vue, elle n’est rien de plus qu’une modalité de soumission à
une autorité légitime.
— L’anti-Sujet est cette face du Sujet qui ne reconnaît pas à autrui le
droit d’être Sujet, et qui ne peut se construire que dans la négation de
l’humanité de l’autre. Ce cas de figure correspond aux dimensions de cruauté
ou de jouissance de la violence pure, devenue une fin en elle-même. La
victime est ici déshumanisée, chosifiée ou animalisée, elle est tout le
contraire du Sujet. L’auteur des actes cruels ou de jouissance se constitue et
agit en opposition aux dimensions humanistes qui fondent d’ordinaire le
concept de Sujet – c’est pourquoi nous avons recours à l’expression d’anti-
Sujet. Le masochisme est une modalité perverse de ce cas de figure, dans
laquelle la victime tire elle aussi plaisir de sa propre déshumanisation.
— Le Sujet en survie correspond au fait que, en amont de toute
agressivité, il peut arriver qu’à tort ou à raison, peu importe, un individu se
sente menacé, dans son existence même, et se conduise de manière violente
pour assurer sa survie.
Cette typologie, présentée ici de façon très succincte, mériterait
certainement d’être précisée, et le vocabulaire proposé n’est peut-être pas le
plus adapté – mais il faut signaler que nous ne disposions pas jusqu’ici des
catégories sociologiques qui permettraient de mieux rendre compte de ces
différents cas de figure. Elle présente l’avantage de nous aider à aborder ce
qu’il y a de plus mystérieux, et de plus central, dans la violence : non pas les
frustrations qu’elle révèle éventuellement, non pas les calculs plus ou moins
rationnels de celui qui y a recours le cas échéant, non pas davantage la
culture d’où il est issu. Mais les logiques de perte et de surcharge de sens au
fil desquelles il arrive que se construise la violence, la part d’excès et de
défaut qu’elle comporte, la subjectivité tordue, pervertie ou perverse parfois
aussi, qui la rend possible.
Violence et globalisation
Nous ne pouvons plus aborder la question de la violence aujourd’hui
comme nous l’aurions fait il y a à peine vingt ou trente ans. Le monde s’est
transformé, considérablement, et les logiques de la globalisation sont au
cœur de ces transformations. En pensant « global », nous pouvons aborder le
phénomène de la violence avec un regard neuf, ou renouvelé.

La fin de la guerre froide


Considérons la planète telle qu’elle se présente dans les années 1950
ou 1960. Elle est structurée, pour l’essentiel, par le conflit central qui
oppose les deux superpuissances du moment, les États-Unis et l’Union
soviétique. Depuis les accords de Yalta, signés alors même que la Seconde
Guerre mondiale n’était pas totalement finie, le monde est divisé en fonction
de leurs deux zones d’influence. Et la guerre froide constitue dès lors un
affrontement majeur, idéologique, économique, géopolitique, mais qui ne
débouche ni sur une guerre frontale, ni même sur de véritables oppositions
guerrières plus localisées. La guerre de Corée, puis celle du Vietnam ne
mettront pas directement aux prises les deux superpuissances, et ne
déboucheront pas sur une guerre mondiale, généralisée, elles resteront
localisées. Entre les deux blocs, le nucléaire assure une certaine prudence, il
exerce un effet dissuasif ; la perspective de son usage évite le passage aux
extrêmes, malgré des moments de forte tension, notamment à l’occasion de la
crise des missiles de Cuba en 1962. La violence guerrière est ainsi limitée,
de par le monde, car de nombreux pays sont dans l’orbite plus ou moins nette
d’une des superpuissances, et chacun sait qu’une guerre localisée risque
d’entraîner un conflit mondial.
Un rapport du Human Security Center de Vancouver publié en octobre
2005 oblige certes à nuancer l’idée d’un monde où les violences militaires
étaient réduites du fait de la guerre froide. Il indique, chiffres à l’appui, qu’à
l’époque, il y a eu beaucoup de guerres par procuration dans le tiers-monde,
ainsi que des violences locales parfois très meurtrières. Il ne faut donc pas
avoir de cette période une image trop idyllique. Mais la guerre froide a évité
l’emballement, la généralisation ou l’extension de la guerre, du moins dans
ses modalités classiques. De même, elle a exercé un effet de contrôle sur le
terrorisme international, avant tout porté par des acteurs se réclamant de la
cause palestinienne, et qui n’ont jamais été aussi loin, on le verra, que dans
la période actuelle.
La fin de la guerre froide a rendu le monde orphelin d’un principe de
structuration conflictuelle qui a évité plus qu’autorisé ou facilité la violence
militaire.
Ensuite, de nouvelles lignes de fracture sont apparues, les guerres
civiles ont revêtu une tout autre allure, des phénomènes massifs de violence
nouvelle, ou renouvelée, se sont mis en place. La criminalité organisée a
prospéré, en lien avec la globalisation.
Si le nombre de conflits armés classiques entre États a diminué de 40 %
depuis 1992, selon le rapport du Human Security Center, et si le nombre des
conflits les plus meurtriers (ceux qui causent plus de 1 000 morts par an sur
le champ de bataille) est en baisse de 80 % ; si les coups d’État ou les
tentatives de coup d’État ont décliné – dix tentatives en 2004, alors qu’il y en
a eu vingt-cinq en 1963 –, en revanche, d’autres formes de violence se
sont développées. Le terrorisme « global » a frappé à de nombreuses
reprises, causant fréquemment plusieurs dizaines de victimes par attentat. De
façon générale, le pourcentage des victimes civiles par rapport aux victimes
militaires s’est considérablement accru. La barbarie s’est instaurée dans
toutes sortes de parties du monde, y compris en Europe, où on pouvait
considérer qu’après le nazisme, on n’observerait plus de crimes de masse de
type génocidaire : le démembrement de l’ex-Yougoslavie est passé par les
violences de la « purification ethnique » alors que ce pays, à l’époque de la
guerre froide, avait plutôt constitué un élément de stabilité internationale. En
Afrique, le génocide des Grands Lacs a causé plus d’un million de morts. Et
aujourd’hui, la guerre en Irak se prolonge dans ce pays par des violences
quotidiennes extrêmement meurtrières, et qui pourraient préfigurer une guerre
civile.
Les conflits armés ont revêtu de nouvelles formes, ont rappelé
l’existence d’autres possibilités que celles de la guerre classique : guerres
asymétriques, par exemple, ou bien encore gestion de crises dans un cadre
supranational ou multilatéral. C’est ainsi que des interventions militaires
éventuellement confiées à des forces multinationales par l’ONU se
démultiplient, destinées, en théorie, non pas à l’emporter pour imposer un
pouvoir, mais à mettre fin à des situations de violences extrêmes localisées.
La décomposition de l’ex-Yougoslavie, avec des violences durant presque
toutes les années 1990, les horreurs des Grands Lacs africains, avec le
génocide de 1994, les violences causées par des milices pro-indonésiennes à
la suite de la formation d’un État indépendant au Timor (référendum de
1999), l’expérience désastreuse de la Somalie (1992-1993), la récente
guerre du Liban (été 2006) ou la crise du Darfour dessinent ainsi de
nouvelles configurations de la guerre, où des affrontements et des violences
locales, éventuellement surchargées de significations nationalistes,
religieuses ou ethniques, se soldent par l’intervention conjointe d’armées qui
prétendent du dehors de la scène concernée y établir la paix et redonner
vigueur à des logiques civiles de retour au calme et de développement. Tout
au long de la guerre froide, par ailleurs, le nucléaire a constitué un facteur de
retenue et même de paix. Il est devenu un facteur ou tout au moins un symbole
de risques majeurs, associé à des images de déstabilisation ou de crise
régionale, notamment au Moyen-Orient et en Asie, ainsi qu’à des problèmes
considérables de dissémination.
La fin de la guerre froide n’explique évidemment pas tout, et une
analyse plus fine devrait, en matière géopolitique, faire intervenir aussi,
notamment, celle du colonialisme, les processus de décolonisation, les
tentatives de sortie de la dépendance pour bien des sociétés d’Amérique
latine. Mais la chute du mur de Berlin a bien marqué une rupture. La guerre
froide revêtait à l’occasion l’allure de la violence, notamment dans les
guerres dites « de procuration » : sa fin a signifié celle de ces violences.
Elle avait empêché souvent l’intervention des Nations unies (mais aussi
d’autres acteurs, ONG notamment), dans des opérations de prévention ou de
maintien de la paix : l’entrée dans une autre ère devient l’occasion de
médiations nouvelles, de négociations, d’interposition, et donc autorise
l’apprentissage de la gestion négociée, démocratique, des conflits. Mais par
contre, la guerre froide maintenait la criminalité organisée à un certain
niveau, et pesait sur le terrorisme international, puisque les principaux
acteurs de cette violence avaient besoin d’États « sponsors » eux-mêmes
souvent dans l’orbite de l’Union soviétique : après elle, la voie est ouverte
pour des expressions plus massives du crime organisé, et pour des formes
suraiguës de terrorisme.
En fait, la fin de la guerre froide n’inaugure pas à elle seule une
nouvelle période de violences dont nous venons de voir certaines modalités,
parmi les plus spectaculaires. Mais elle contribue fortement à des
transformations majeures. Elle signifie, pour parler comme l’historien
Charles Tilly, l’invention d’un nouveau répertoire 10 de la violence.

La sortie de l’ère industrielle


La globalisation a signifié aussi d’importants changements dans la
nature du capitalisme et des formes de domination qu’il implique. À l’âge
industriel classique, où le pouvoir économique correspondait plus ou moins
directement à des rapports sociaux se jouant avant tout dans l’usine ou dans
l’atelier, a succédé une phase où les problèmes de la production semblent se
déconnecter de ceux du pouvoir économique. Ce ne sont plus les maîtres du
travail qui jouent un rôle central d’acteur dominant, ni même, comme on l’a
cru un temps, les managers, mais le capitalisme financier, « global ». Les
résultats financiers des entreprises, dès lors, se mesurent à l’aune d’autres
critères que ceux de la production, et il arrive fréquemment que les actions
d’un grand groupe voient leur cote boursière progresser tandis qu’il annonce
des suppressions massives d’emploi et des fermetures d’usines pourtant
rentables – mais pas suffisamment aux yeux des actionnaires. Le court terme,
pour le capitalisme contemporain, prime sur le long terme. Par exemple,
signale Richard Sennett, « en 1960, on évaluait une entreprise par le biais
des profits espérés à une échéance de trois ans, échéance qui, en 2000, a été
ramenée à trois mois en moyenne »11.
Les formes classiques d’organisation du travail ne disparaissent certes
pas. Par exemple les « maquiladoras », ces usines d’abord implantées au
Mexique, près de la frontière avec les États-Unis, qui dépendent pour la
plupart de grands groupes multinationaux et s’inscrivent dans l’économie
mondialisée, sont aussi des lieux où règnent des modes d’exploitation des
travailleurs qui semblent souvent dater d’un autre temps tant elles sont dures,
et imperméables à l’action syndicale ou aux protections les plus élémentaires
du droit du travail12. Mais là comme ailleurs, partout dans le monde, la
globalisation signifie le déclin de la capacité d’action ouvrière, la perte
d’efficacité et, plus encore, de centralité, du mouvement ouvrier. Le pouvoir
économique, et donc l’adversaire social d’un éventuel acteur ouvrier, est
désormais bien trop éloigné des lieux de production pour que se constitue
une relation comparable à celle qui a opposé et lié, au moment de l’apogée
du taylorisme, les masses ouvrières et les maîtres du travail. Le capital peut
se déplacer à une vitesse fulgurante et les identifications qui apportaient aux
travailleurs le projet de devenir eux-mêmes les maîtres de l’industrie, et
donc le fondement d’une action de contestation contre-offensive, ont perdu
de leur force : comment se reconnaître dans un emploi, un type de travail,
une entreprise, si l’emploi est instable, si l’on sait qu’il faudra changer
plusieurs fois dans sa vie de type d’activité, et si l’entreprise vous considère
comme éminemment « jetable » ? Comment construire une action collective
de haut niveau de projet et capable de structuration sur le long terme si
l’organisation du travail se délocalise et se relocalise en permanence, et si
l’individualisme et la flexibilité généralisée se présentent comme le
contraire, triomphant, des modalités traditionnelles de solidarité ouvrière ?
La fin de l’âge industriel classique n’a pas rendu le monde du travail
plus violent, elle a plutôt signifié la perte de combativité, l’incapacité à
mener des luttes massives, et de les associer à des contre-projets de société
ou à des utopies. Elle a pourtant modifié l’espace de la violence. D’une part,
celle-ci, dans les années 1970 et 1980, a pris l’allure du terrorisme
d’extrême gauche, dans plusieurs pays sortant précisément de cet âge
classique, et notamment en Italie : des étudiants, des intellectuels, des
ouvriers aussi parfois se sont radicalisés pour perpétuer, par la lutte armée,
un combat qui par ailleurs perdait sens et réalité dans les usines. D’autre
part, le déclin du principe central de conflictualité qu’apportait l’engagement
du mouvement ouvrier a laissé un vide qu’aucun acteur aussi important n’est
venu combler, ni socialement, ni politiquement. Le communisme, partout
dans le monde, ne s’est pas effondré uniquement dans la décomposition de
l’Union soviétique, ou dans l’épuisement de son idéologie, sa disparition
doit beaucoup aussi à ce déclin du mouvement ouvrier dont il était le
représentant, parfois le plus important. Et si dans les anciennes sociétés
industrielles le modèle social-démocrate semble à bout de souffle, ou
inadapté, c’est aussi parce qu’il continue à proposer une forte
correspondance du parti et des syndicats, dans des contextes historiques où
les syndicats sont plus ou moins affaiblis.
Or le déficit de conflictualité sociale est toujours un facteur d’anomie et
de violence. En effet, lorsque les attentes sociales ne se transforment pas en
débats et en conflits entre acteurs, elles dégénèrent en cynisme ou en
fatalisme, d’un côté, et en conduites de crise et de violence d’un autre côté.
C’est ainsi qu’une des sources des émeutes urbaines d’octobre-novembre
2005 en France a été l’absence, dans les quartiers populaires, de capacité à
conflictualiser les demandes de jeunes issus pour la plupart de l’immigration
et à leur apporter un traitement politique : ces quartiers, trente ou quarante
ans plus tôt, étaient des « banlieues rouges » où le parti communiste, mais
aussi un tissu vivant et actif d’associations assuraient la mise en forme d’une
conflictualité sociale, et sa remontée politique – or le parti communiste s’est
effondré, et le tissu associatif classique a disparu. La violence émeutière,
avec chaque nuit plusieurs centaines de véhicules incendiés pendant près de
trois semaines, a exprimé un vif sentiment de déréliction et d’abandon, une
rage aussi, qu’aucune conflictualité institutionnalisée n’est venue médiatiser.
Au-delà de l’expérience de la sortie des sociétés industrielles et du
déclin du mouvement ouvrier, les remarques qui précèdent nous mettent sur
la voie d’une hypothèse générale pouvant servir de base pour l’analyse :
l’espace de la violence s’élargit lorsque se rétrécissent, manquent ou
disparaissent les possibilités de mise en débat et de conflictualisation des
problèmes de société. Et inversement, il se réduit lorsque les modalités d’un
conflit institutionnalisé rendent possible leur traitement négocié, même dans
des conditions de grande tension entre acteurs. La violence n’est pas le
conflit, elle est plutôt son contraire. Elle jaillit plus facilement lorsqu’un
acteur ne trouve aucun interlocuteur pour tenter d’exercer une pression
sociale ou politique, lorsqu’il n’existe pour lui aucune voie de négociation
institutionnelle.
Cette proposition doit être considérée comme un outil d’analyse, et non
comme une règle absolue – il existe des situations, des expériences, des
conjonctures où le conflit et la violence vont de pair. Nous l’avons associée
à la globalisation, parce que plus celle-ci est sauvage, purement néolibérale,
sans frontières, et plus elle mine les institutions et les instances de
représentation qui peuvent assurer le traitement conflictuel des demandes
sociales. Dès lors, pourquoi ne pas attendre des ébauches de construction de
juridictions et de formes supranationales de régulation de la vie économique,
ou bien encore de l’avènement du mouvement altermondialiste, qu’ils
puissent, à terme, contribuer à donner une tout autre image de la globalisation
et de ses conséquences ?
Sortir de la violence : la perspective des victimes
Les éléments d’analyse qui viennent d’être présentés ne correspondent
qu’à certaines formes de violence, qu’à certains problèmes, et, de plus, n’en
autorisent en aucune manière une approche qui pourrait prétendre à
l’exhaustivité. Notre objectif, ici, comme dans tout cet ouvrage, est plus
d’introduire à un type de démarche sociologique, que d’apporter des
connaissances systématiques et largement documentées sur tel ou tel objet
précis. Cette démarche n’indique pas seulement comment aborder une
question aussi importante que la violence, dans certains de ses aspects tout
au moins ; elle peut aussi prolonger l’analyse du phénomène par l’examen
des conditions qui peuvent permettre d’y faire face. Le lecteur devra
accepter le caractère très partiel et limité de cet examen, qui est, là encore,
destiné non pas tant à proposer des réponses précises et systématiques qu’à
indiquer comment il est possible de réfléchir à la question.
Reprenons donc d’abord le premier point que nous venons de dégager,
l’importance croissante du point de vue des victimes.

Trois registres
Les démocraties sont de plus en plus sensibles au point de vue des
victimes, et les thèmes de la souffrance, du traumatisme, du pardon ou de la
réconciliation occupent une place considérable dans l’espace public de leurs
débats. Qu’est-ce que sortir de la violence, en démocratie, quand on est
victime, descendant ou survivant de victimes ? Pour ces individus, et pour
ces groupes, les expériences lourdes qu’ont constituées les massacres de
masse, les génocides, l’esclavage, la traite négrière et autres crimes contre
l’humanité ne se sont évidemment pas achevées le jour où la barbarie a pris
fin, elles ont laissé des marques : sortir de la violence, c’est précisément
faire face à l’actualité des souffrances liées au passé.
Ce qui est détruit ou altéré, dans cette famille d’expériences, n’est pas
unidimensionnel, et renvoie, selon des modalités éminemment variables, à
trois registres distincts. Le premier est celui de l’identité collective. Les
destructions de masse liquident non seulement des êtres humains, mais aussi,
plus ou moins partiellement, une culture, un mode de vie, une langue, une
religion – c’est pourquoi le néologisme d’ethnocide est parfois utilisé. Ainsi,
la destruction des Juifs d’Europe par les nazis et leurs complices a éradiqué
la culture yiddish d’Europe centrale, et fait presque disparaître sa langue.
Celle-ci subsiste, certes, portée par exemple par le mouvement des
Loubavitchs, mais sans le moindre lien avec des communautés vivantes,
comme au temps du shtettl, la bourgade juive de Pologne. Il est vrai, comme
l’ont établi les travaux de l’historien Jacob Katz, que ces communautés
étaient déjà laminées par la modernité, désertées par nombre de ceux qui y
vivaient avant même la Seconde Guerre mondiale. Mais le nazisme a agi
avec une force inouïe, anéantissant pratiquement cette identité qui
n’apportera plus rien de neuf, de vivant, de dynamique à l’humanité. Elle
n’est que ce qui a été supprimé, et dont simplement des survivants s’efforcent
de maintenir des traces, au risque de verser dans une histoire « lacrymale »,
selon le mot de l’historien juif Salo Baron ; elle peuple des musées et des
souvenirs, elle a une mémoire, mais ce qui lui conférait son sens est perdu,
elle ne correspond plus à une histoire en devenir. Ici, la réparation est
impossible, ce qui est détruit ne revivra plus, et relève irrémédiablement du
seul passé.
Le deuxième registre est celui de la participation individuelle à la vie
moderne. Les crimes contre l’humanité ne frappent pas seulement des
groupes extérieurs à la modernité, ceux qu’ils touchent peuvent être au
contraire ou bien de plain-pied dans la modernité, ou bien au moins, en
contact avec elle, et susceptibles d’en être plus ou moins partie prenante. Ce
qui est en cause, dès lors, est aussi la capacité de chacun à exister comme un
individu, et à accéder à l’argent, à la consommation, à l’emploi, au logement,
à la santé, etc. Être victime, ou descendant de victime, ce n’est pas seulement
alors avoir été atteint dans son être culturel et dans son intégrité physique,
c’est également avoir été traité en esclave là où, dans la même société, les
autres étaient libres, c’est avoir été spolié de ses biens, de ses droits, de son
appartenance civique ou nationale à un ensemble plus large que son seul
groupe. Pour poursuivre avec l’exemple du nazisme : les Juifs allemands
étaient très intégrés à la société et à la nation allemandes, presque assimilés,
et quand les nazis leur ont signifié leur rejet de la société et de la nation, ils
ont été nombreux à ne pas même pouvoir entendre ce qui leur était dit. Le
grand historien-sociologue Norbert Elias, réfugié en 1935 en Angleterre,
raconte ainsi, dans un texte autobiographique, comment ses parents ont refusé
de l’écouter quand il leur a conseillé de fuir l’Allemagne : il ne peut rien
nous arriver, nous n’avons rien fait de mal, lui ont-ils dit en substance13.
Lorsque la participation individuelle à la modernité a été ainsi niée par une
violence extrême, ce qui est en jeu n’est pas seulement une identité
collective, l’appartenance à un groupe, mais une identification, plus ou moins
assumée, à des valeurs universelles, dont on a été partie prenante, ou que
l’on a vues miroiter comme autant de repères valables pour tous, et dont on a
été exclu, rejeté brutalement.
Enfin, un troisième registre a trait à la subjectivité personnelle, à la
capacité de tout être humain d’être Sujet. La violence extrême annihile, ou en
tout cas affecte fortement le Sujet. Elle déshumanise la personne, la traitant
comme une chose ou comme un animal, ou bien encore elle la diabolise, lui
imputant des pouvoirs maléfiques – la femme, dans l’histoire, a été ainsi
fréquemment traitée de sorcière. C’est pourquoi les survivants d’une tragédie
barbare considèrent parfois qu’il ne leur est plus possible de vivre ; ils ne
croient plus en l’humanité du Sujet personnel, ils en ont vécu dans leur chair
la négation, et ils ont observé sa disparition du côté de leurs bourreaux.
Comment vivre après Auschwitz, a-t-on souvent demandé ?

Face à une triple destruction


Sortir de la violence extrême, si l’on considère les trois registres qui
viennent d’être distingués, c’est être capable de faire face à la triple
destruction qui a affecté premièrement une identité collective, deuxièmement
des individus en tant qu’ils participent à la modernité, et troisièmement des
Sujets niés dans leur humanité.
Que peuvent faire les survivants ou les descendants d’une identité
collective définie par la destruction subie ? S’ils ne peuvent mettre en avant
que cette destruction, et la privation de toute possibilité de redonner vie à
l’être collectif qui a disparu, alors, leur action éventuelle, dans la mesure où
ils ont la capacité de formuler des demandes, s’arrêtera avec la
reconnaissance de la barbarie dont leur groupe a été l’objet, et le cas échéant
avec des réparations matérielles. S’ils peuvent, au contraire, mettre en avant
un principe positif, quel qu’il soit, les éléments d’une culture qui peut encore
espérer se relancer, une conception de la justice pour la société dans
laquelle ils vivent, une exigence de démocratie, alors la communauté ou le
groupe concernés peuvent se projeter vers l’avenir. Sortir de la violence, ici,
c’est mettre en œuvre une identité « positive », un principe qui n’enferme pas
dans une identité « négative » car détruite et réduite au seul passé.
Comment se reconstruire, s’il s’agit du registre de la participation
individuelle à la modernité ? Seule une reconnaissance pleine et entière de
ce qui a été interdit ou refusé et de la blessure que cela a impliqué peut
apporter une réponse satisfaisante aux victimes et à ceux qui affirment les
représenter ou les incarner. La réponse est ici dans les mains de ceux qui
détiennent le pouvoir de décider d’une telle reconnaissance, mais qui
peuvent avoir des raisons idéologiques ou politiques de ne pas l’accorder. Il
peut s’agir de préserver des bourreaux, d’éviter d’ouvrir des plaies encore
bien fraîches, de créer ou de maintenir une paix fragile, de respecter un
consensus qui a permis de passer de la dictature à la démocratie sans heurts
trop violents. Le silence, l’oubli sont généralement justifiés par les intérêts
supérieurs de la collectivité ; mais aussi, ils fonctionnent à l’évidence dans
l’intérêt des bourreaux et des coupables, et au détriment des victimes. Ainsi,
l’expérience de l’Allemagne de l’Ouest, surtout à partir des années 1960,
suggère qu’un pays qui décide de faire le travail sur lui-même qu’appelle un
passé récent de violences extrêmes et de crimes de masse s’en sort mieux
qu’un pays qui s’y refuse. C’est en débattant du passé, en développant une
politique de vérité et de pardon, comme a tenté de le faire l’Afrique du Sud
d’après l’apartheid, que l’on aide le mieux les anciennes victimes à
réintégrer la collectivité nationale.
Enfin, est-il possible de retourner la négation lorsque les victimes ont
été ravagées comme Sujets personnels, déshumanisées en profondeur ? Si ce
qui l’emporte est chez elles le sentiment de l’impossibilité de vivre, et donc
de redevenir maître de son existence, il n’y a pas d’autres sorties que la folie
ou le suicide. Parmi les pires des cas, il y a ceux où la victime éprouve le
sentiment, après coup, d’avoir contribué par son comportement à la négation
de sa propre humanité, et de celle d’autrui, d’avoir contribué à son propre
avilissement, ce qui peut se prolonger par une sorte d’inversion,
d’enfermement dans une image répugnante de soi-même – la victime se
présente alors sous la figure d’un personnage dégoûtant. Et symétriquement,
il est avéré, par exemple à partir des connaissances accumulées sur
l’expérience concentrationnaire nazie, que dans des conditions de violence
extrême, les ressources qu’offrent la foi, ou un engagement politique
antérieur, favorisent la possibilité de demeurer Sujet malgré le contexte de
déshumanisation, et celle de mieux se reconstituer ensuite comme tel.
Pour les trois registres de cette analyse, le cœur de la sortie de la
violence est le même : il réside dans la capacité du groupe, de l’individu ou
du Sujet de se projeter vers le futur. En fait, quel que soit le registre, trois
attitudes principales sont possibles. La première consiste à s’enfermer dans
le passé, qu’il s’agisse de la barbarie vécue, ou de la période qui l’a
précédée, et qui sera alors, à la limite, remémorée comme un âge d’or –
celui d’avant la catastrophe. Cette attitude, dans le vocabulaire de Sigmund
Freud, relève de la « mélancolie ». Elle peut déboucher sur des demandes de
réparation, mais beaucoup plus difficilement sur des logiques de
reconnaissance et de pardon.
La deuxième attitude consiste, au contraire, à tenter d’oublier le passé,
à prendre une distance maximale avec l’histoire révolue, qu’il s’agisse du
moment de la violence extrême, ou d’avant, pour tenter de se dissoudre
purement et simplement dans la société et la nation où l’on vit. Dans ce cas,
il n’y a pas de débat possible sur le passé.
Enfin, une troisième attitude consiste à produire un « travail de deuil »,
pour reprendre là aussi une terminologie freudienne, et à se montrer capable
de se projeter vers l’avenir et de vivre pleinement dans la société et dans la
Nation, tout en faisant vivre la mémoire de l’expérience antérieure et de sa
destruction. Cette troisième attitude articule le passé, le présent et le futur, et
est éminemment favorable à l’ouverture de débats et à des procédures du
type « vérité et réconciliation » qui se sont développées, dans le monde
entier, et en particulier en Amérique latine, à partir de l’exemple de
l’Afrique du Sud lancé en 1993. Elle exige une grande force morale et
politique de la part de ceux qui entendent la promouvoir, à l’instar de Nelson
Mandela, qui s’en est expliqué à plusieurs reprises, par exemple avec Bill
Clinton, qui raconte ainsi leur rencontre « “Madiba, ai-je demandé (car il
m’avait prié d’utiliser ce nom, qui est l’appellation familière de sa tribu), je
sais qu’il est admirable d’avoir invité vos propres geôliers à votre
inauguration, mais n’avez-vous jamais haï ceux qui vous avaient jeté en
prison ?” Il m’a répondu : “Bien sûr, je les ai haïs pendant des années. Ils
m’ont volé les meilleures années de ma vie. Ils ont abîmé mon corps et mon
esprit. Je n’ai pas vu grandir mes enfants. Oui, je les ai haïs. Mais un jour,
alors que je cassais des pierres dans la carrière, j’ai compris que ces gens
m’avaient déjà tout pris – hormis mon cœur et mon esprit. Ces deux choses-
là, ils ne pouvaient pas les prendre sans mon accord. Et j’ai décidé de ne pas
y renoncer.” Puis il m’a regardé en souriant, avant d’ajouter : “Et je vous
conseille d’en faire autant.” (...) Je lui ai posé une autre question : “Lorsque
vous avez quitté votre prison pour toujours, la haine n’a-t-elle pas refait
surface ?” “Si, pendant quelques instants, a-t-il répondu ; puis je me suis dit :
ces gens-là m’ont enfermé pendant vingt-sept ans ; si je continue à les haïr, je
serai encore leur prisonnier. Or je voulais être libre. C’est pourquoi j’ai
renoncé à ma haine14.” »

La reconnaissance dans un monde global


Les crimes contre l’humanité, pour nous en tenir à cette forme
particulière de violence, se sont joués, et se jouent, dans des espaces qui ne
coïncident pas nécessairement avec le cadre des États et des nations
contemporains. Une conséquence immédiate est que les débats qu’ils
suscitent éventuellement, ainsi que leur traitement juridique, politique et
institutionnel ne peuvent pas davantage être limités à ce cadre. Dans un
univers « westphalien », l’État assure la continuité entre le passé et le futur,
et c’est en son sein que sont décidées, ou non, les attributions de droits, que
se déroulent les procédures du débat politique, que sont mis en œuvre les
processus de réconciliation ou de pardon, que sont votées des réparations,
etc. Cela n’exclut nullement des procédures internationales, la mise en place
de juridictions comme le tribunal de Nuremberg pour juger les criminels
nazis après la Seconde Guerre mondiale – mais de telles juridictions existent
alors du fait d’un accord entre États.
Mais désormais, les violences extrêmes appellent fréquemment analyse
et traitement global, y compris si elles ont eu lieu en d’autres temps. Penser
du point de vue des victimes les conséquences contemporaines de la traite
négrière, par exemple, c’est prendre en compte l’épaisseur historique du
problème – près d’une quinzaine de siècles –, c’est envisager le jeu de toute
sorte d’acteurs dans différentes parties du monde, en Afrique, en Asie, en
Europe, dans les Amériques15. Penser les grandes crises dites « 
humanitaires », la purification ethnique des Grands Lacs, celle de l’ex-
Yougoslavie, les massacres du Darfour, c’est faire intervenir des logiques
internes au Rwanda, à l’ex-Yougoslavie ou au Soudan, mais aussi,
nécessairement, des dimensions régionales et planétaires, géopolitiques,
économiques par exemple. Et si les survivants et les descendants des
victimes, dont certains sont devenus des réfugiés et des exilés, doivent sortir
de tels drames en se reconstruisant, cela implique l’intervention d’acteurs
nombreux, et dont beaucoup sont extérieurs à leur scène proprement locale –
ONG humanitaires, justice internationale, organisations internationales
comme l’ONU ou la Communauté européenne, etc.
Ce que peuvent revendiquer ou espérer ces survivants ou descendants,
porteurs, comme dit Dipesh Chakrabarty16, de « blessures historiques », peut
mettre en cause plusieurs États, pour des faits dont tous ne sont pas
nécessairement comptables, des États, aussi, qui n’existent plus, ou dont les
frontières ont beaucoup changé par rapport au moment des violences.
Les acteurs d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’hier, les
responsabilités du passé risquent toujours d’être imputées de façon
excessive ou abusive à tel ou tel d’entre eux, au point que beaucoup de
responsables politiques se disent désormais agacés des demandes de « 
repentance » qui leur sont adressées. La notion de descendant elle-même
pose problème : jusqu’où peut-on postuler une continuité traversant les
siècles pour pouvoir légitimement se poser en victime du fait qu’on serait
descendant de victimes ? De même, la notion de survivant mérite examen :
dans des situations de violence extrême, pourquoi seraient-ils représentatifs
de l’ensemble des victimes, comme si celui-ci formait un tout homogène ?
De telles questions donnent le vertige, comme l’a bien montré Jacques
Derrida à propos du pardon17 – comment répondre à l’exigence éthique de
pardonner l’impardonnable ? Il n’est déjà pas évident ni facile d’organiser le
pardon et de lui donner sens dans une situation où les victimes et les
bourreaux appartiennent au même État-nation et où coupables et survivants
directs de la violence extrême vivent encore. Mais comment faire si ceux qui
peuvent demander pardon ne sont pas les coupables, mais les détenteurs d’un
pouvoir n’ayant eu eux-mêmes aucun tort dans les violences en question ? Si
ceux qui peuvent accorder le pardon ne sont jamais que les descendants plus
ou moins lointains des victimes ? Et si, de surcroît, l’État n’est pas le cadre
unique ou principal dans lequel ces questions méritent d’être posées ? L’État
qu’a été la République fédérale d’Allemagne au temps de la guerre froide
était-il davantage responsable du nazisme que celui de la République
démocratique allemande ? L’État d’Israël est-il fondé à représenter les
victimes de la Shoah et si oui, jusqu’à quel point ? Les dirigeants d’un État
sont-ils fondés à pardonner, ou à demander pardon en lieu et place des
victimes, de toutes les victimes, y compris celles qui ne le lui demandent
pas ?

Face à l’acteur de la violence : des politiques du Sujet ?


Répondre à la violence, c’est, classiquement, conjuguer des politiques
de répression et de prévention, que ce soit à l’intérieur du cadre de l’État (en
mobilisant la police, la justice, l’éducation, etc.), à l’extérieur (la
diplomatie, la guerre), ou bien encore en conjuguant les deux dimensions, ce
qui est d’autant plus nécessaire que la globalisation brouille les repères et
que, par exemple, la lutte contre le crime organisé et le terrorisme appelle
aujourd’hui des stratégies globales. Notre typologie du Sujet de la violence
peut ici, nous semble-t-il, contribuer utilement à la réflexion.
— Si la violence, au moins dans les dimensions qu’il est possible
d’établir, correspond au Sujet flottant, c’est-à-dire à la difficulté ou à
l’impossibilité de transformer des attentes ou des demandes en action, alors
le plus important est d’établir ou de rétablir les conditions autorisant cette
transformation. Une telle proposition prolonge très directement les
remarques que nous avons formulées quant à l’opposition entre violence et
conflit institutionnalisé. Elle signifie, en effet, que la stratégie la mieux
appropriée pour réduire ou supprimer la violence est ici de favoriser la
formation et le renforcement d’acteurs sociaux ou politiques assurant la
gestion, aussi conflictuelle qu’elle soit, d’une relation entre eux – ce qui est
tout le contraire de la rupture. À l’échelle du monde, cela implique que
l’espace supranational se peuple chaque jour davantage d’acteurs et
d’institutions. À l’échelle des États, cela implique des formes de démocratie
permettant de remédier à la crise contemporaine de la représentation
politique18, et assurant l’essor et la reconnaissance d’acteurs sociaux et
culturels.
La même idée vaut pour de plus petites échelles. Dans une entreprise,
par exemple, la présence de syndicats puissants et organisés, si elle est
vécue souvent comme une source de problèmes par la direction, est en fait
aussi et surtout pour elle la meilleure garantie contre les risques d’anomie et
de décomposition : de tels interlocuteurs, en effet, permettent d’expliciter
des problèmes internes, d’éviter les non-dits alimentant une crise, de
négocier, et ils apportent aussi une certaine prévisibilité.
Refuser l’hypothèse même de la conflictualité, ce n’est pas assurer
l’ordre et la paix sociale, c’est plutôt favoriser les conduites de crise, à
commencer par celles de violence.
— Si la violence relève de l’hyper-Sujet, de la pléthore de sens, elle
appelle des efforts symétriques. Le problème n’est pas alors le déficit du
sens et l’absence de conflictualisation, il tient bien davantage à la surcharge
qui transforme un conflit virtuel en guerre et en conduites de rupture violente.
Il s’agit alors, pour ceux qui peuvent exercer une quelconque influence sur la
situation, de faire en sorte que les dimensions qui revêtent l’allure de cette
surcharge de sens, idéologique, religieuse, cessent de surdéterminer l’action
et d’interdire tout débat, toute discussion, tout traitement politique ou social,
toute négociation. Leur éventuelle intervention comporte d’autant plus de
chance d’exercer une certaine influence qu’elle est effectuée très tôt, avant
que l’acteur ne s’enferme complètement dans sa logique propre pour ne plus
souffrir aucune concession et accorder un primat sans nuance à l’absolu et à
la radicalité.
Le Sujet flottant appelle des stratégies allant du bas vers le haut, de
l’absence de conflit et de médiations vers la construction ou le renforcement
de relations conflictuelles. L’hyper-Sujet appelle l’inverse, des stratégies
allant du haut vers le bas, redescendant du métapolitique au politique, de la
rupture illimitée, religieuse notamment, au débat et au conflit
institutionnalisé. Un type d’intervention important peut ici passer par des
efforts pour donner du poids à ceux qui, dans une même idéologie, ou dans
une même religion, peuvent accepter la modération, le débat, la conciliation
de leur particularisme avec les valeurs universelles du droit et de la raison.
Il en est ainsi, notamment, dans les démocraties occidentales, chaque fois
que l’islam modéré y est respecté et reconnu, encouragé, aussi, à ne pas
laisser l’islamisme le gangrener et l’affaiblir.
Une fois installés dans une logique de pureté radicale, les acteurs de la
violence ne sont généralement pas susceptibles d’abandonner leurs
convictions et de délaisser le « tout ou rien » qui est devenu leur mode de
pensée. Dès lors, la sortie de la violence ne peut s’effectuer que par la force,
la répression, le recours à l’armée et à la police.
— Il est difficile d’accepter l’hypothèse du non-Sujet, qui veut que la
violence ne corresponde à aucun sens, qu’elle soit simplement l’expression
d’une soumission à une autorité légitime. Une telle hypothèse, en effet,
déresponsabilise l’acteur violent, elle en fait un automate, un bureaucrate
sans conscience au service d’une machine, un être agissant sans convictions,
ni passions, et qui ne se pose pas de question une fois qu’il a reçu l’ordre ou
la consigne d’agir. Mais accordons à cette hypothèse le bénéfice du doute,
admettons qu’il existe des individus, ou des situations qu’elle puisse
éclairer. Sortir de la violence, ici, ne peut passer que par la délégitimisation
de l’autorité impliquée, ou, du moins, par celle des pratiques qu’elle couvre.
Les violences, certes modestes, du bizutage, par exemple, ont longtemps été
tolérées en France, couvertes qu’elles étaient par une « tradition » elle-même
enracinée dans certaines institutions d’enseignement. Il a fallu de
vigoureuses interventions politiques pour les délégitimiser et les interdire, et
donc aussi pour responsabiliser ceux qui continueraient à les pratiquer. De
façon beaucoup plus générale, tout ce qui, dans l’éducation, peut élever le
sens de la responsabilité, individuelle et collective, la conscience, l’idée
que l’individu est comptable de ses actes, ne peut que contribuer à
restreindre l’espace de la violence du non-Sujet.
— La cruauté, la violence de l’anti-Sujet ne surgissent que dans des
conditions bien particulières. Ainsi, elles peuvent accompagner la guerre
classique chaque fois qu’un vif sentiment d’impunité va de pair avec la peur
de l’ennemi, comme on l’a vu avec l’armée américaine durant la guerre du
Pacifique19, face aux Japonais, puis pendant la guerre du Vietnam – avec
notamment le massacre de My Lai (500 civils non armés massacrés
sauvagement par une brigade le 16 mars 1968) – et enfin, récemment à Abou
Ghraïb, en Irak. Empêcher la cruauté, c’est mettre en place des garde-fous,
qui retiennent les acteurs d’aller au cœur de la violence pure, devenue une
fin en soi. Cela vaut pour les autorités militaires, en temps de guerre, qui ne
doivent pas, en théorie et en fonction du droit de la guerre, laisser d’autres
significations qu’instrumentales se manifester en dehors de leur contrôle et
de leur responsabilité. Cela vaut pour les dirigeants d’organisations de lutte
armée, qui doivent éviter la dilution de sens par rapport à des objectifs
politiques qu’implique pour leurs membres le passage à la violence pure –
sauf à faire de celle-ci un instrument destiné à terroriser l’adversaire. Et s’il
s’agit de la cruauté ordinaire, celle des criminels par exemple, elle semble si
éloignée des problèmes que peuvent résoudre des réponses politiques
classiques qu’elle appelle, pour être combattue, d’autres ressources :
répressives, certes, d’éducation, mais peut-être aussi d’appel à des valeurs
qui peuvent relever de la religion, ou de la morale et de l’humanisme – du
type, par exemple, de celles qu’indique Nelson Mandela lors de sa rencontre
avec Bill Clinton.
— La violence du Sujet en survie, explique Jean Bergeret, est « 
dominatrice et archaïque », elle repose sur « un fantasme primitif posant
simplement la question essentielle à la survie de l’individu : “L’autre ou
moi ?”, “lui ou moi ?” “Survivre ou mourir ?” “Survivre au risque de tuer
l’autre”20 ». Le problème n’est pas ici de sortir de la violence, ou, dit
Bergeret, de « lutter contre la violence ». Il est de savoir que ceux qui
passent à l’acte n’ont pas les ressources personnelles, les modèles
imaginaires pour faire face aux situations dans lesquelles ils vivent. Pour
Bergeret, la violence juvénile, la rage et la haine des « jeunes des
banlieues » françaises, qui relèvent de ce cas de figure, doivent beaucoup
aux carences des adultes, impuissants à leur proposer des modèles
identificatoires adéquats.
La violence est aujourd’hui un tabou. Le dernier peut-être. Il n’en a pas
toujours été ainsi, et il n’y pas si longtemps, elle avait même une certaine
légitimité, qu’il s’agisse d’exalter la révolution, de soutenir les mouvements
de libération nationale, de faire preuve de compréhension à l’égard de
groupes terroristes ou de s’identifier à la guérilla. Plutôt que de l’analyser,
les intellectuels la soutenaient ou s’y opposaient en fonction de leurs
sympathies politiques. Plus elle est tenue pour la figure du mal par
excellence, et plus la violence semble dépourvue de sens au point, dans ses
expériences les plus décisives, de paraître relever de la barbarie ou du
délire. Les sciences sociales ne doivent pas céder au vertige, et accepter les
idées trop sommaires qui la rejettent sans l’analyser du côté de l’inhumain,
de l’incompréhensible et de l’absurde. Mais elles doivent résister, tout aussi
bien, à l’idée de conférer du sens à des conduites destructrices et, parfois,
autodestructrices. C’est pourquoi il leur faut progresser sur des chemins de
crête, et, reconnaître dans toute expérience de violence quelque peu
significative qu’elle entretient un lien avec le sens, mais un lien distordu,
perverti, un lien qui se perd, ou qui se construit de façon artificielle. Cet
effort est d’autant plus difficile à mener qu’il faut l’assurer dans un univers
qui a cessé d’être « westphalien ». La violence est un défi particulièrement
stimulant, pour les sciences sociales, parce qu’elle oblige le chercheur à
faire le grand écart, et à produire des connaissances qui vont du plus
personnel, du plus intime, du plus subjectif, jusqu’au plus général, au plus
planétaire, au plus global.

1- « Quand nous, qui vivons sous des lois civiles, sommes contraints à faire quelque contrat que la
loi n’exige pas, nous pouvons, à la faveur de la loi, revenir contre la violence », Montesquieu, Esprit des
Lois, livre XXVI, chap. XX.

2- Cf. Sami Makki, Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire, Paris, CIRPES,


2004. En 2005, 45 000 civils appartenant à 453 sociétés dites « contractors » soutenaient une force
américaine de 145 000 hommes et assuraient des activités dont certaines relèvent d’ordinaire de l’État –
interrogatoire de prisonniers ou de suspects, par exemple.

3- Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967 [1856].

4- Cf. par exemple Ted Robert Gurr (dir.), Handbook of Political Conflict, New York, The
Free Press, 1980.

5- Norbert Elias, Sur le processus de civilisation, vol. 1, La civilisation des mœurs, vol. 2, La
dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 1974, 1975 [1939].

6- Theodor Adorno et al., The Authoritarian Personality, New York, Harper, 1960.

7- Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard,
1966.

8- Dans Michel Wieviorka, La Violence, Paris, Hachette-Littératures, coll. « Pluriel », 2005.

9- Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

10- Charles Tilly, dans La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986, propose
ce concept en expliquant que toute population, dans une société donnée, durant une période donnée,
possède un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base
d’intérêts partagés. Le répertoire change quand on passe d’un type de société à un autre.

11- Richard Sennett, « Récits au temps de la précarité », in Michel Wieviorka (dir.), Les Sciences
sociales en mutation, op. cit., p. 437.

12- Cf. la thèse de Luis Ernesto Lopez, En quête d’identité. Mondialisation, figures de la
féminité et conflits sociaux à la frontière Mexique/États-Unis, Paris, École des hautes études en
sciences sociales, 2007.

13- Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991 [1990].

14- Bill Clinton, Ma vie, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 825.

15- Cf. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris,
Gallimard, 2004.

16- Dipesh Chakrabarty, in Michel Wieviorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, op. cit.

17- Dans « Le siècle et le pardon », entretien avec Michel Wieviorka, Le Monde des débats,
décembre 1999.

18- On me permettra de renvoyer, sur ce point, aux analyses présentées dans l’ouvrage que j’ai
dirigé, Le Printemps du politique, Paris, Robert Laffont, coll. « Le Monde comme il va », 2007.

19- Cf. notamment John Dower, War without Mercy. Race and Power in the Pacific, New
York, Pantheon Books, 1986.

20- Jean Bergeret, op. cit., p. 46.


8
Le terrorisme global

Pour les sciences sociales, le terrorisme est un objet mineur ; longtemps


même, il a été un objet « sale », délaissé par les chercheurs. Il y a à cela
plusieurs explications, qu’une longue expérience de recherche m’autorise, je
pense, à évoquer ici1.

Un objet « sale »
Les unes touchent au fonctionnement même des disciplines concernées.
Le terrorisme n’entrant pas dans la liste des thèmes classiquement reconnus
comme importants, il n’a eu que rarement sa place dans les rubriques des
dictionnaires et autres volumes traditionnels, du type « encyclopédie », « 
manuel » ou State of the Art, et le conformisme disciplinaire l’a rendu dès
lors peu attractif. L’étudiant qui en aurait fait son sujet de thèse prenait le
risque de se marginaliser par rapport à la communauté académique de sa
discipline, et d’être moins bien placé que d’autres, ensuite, sur le marché
universitaire – ce risque était d’autant plus grand que le terrorisme constitue
un problème au carrefour des sciences politiques, de l’histoire, de la
sociologie, voire du droit, et qu’il est difficile de le situer au cœur de telle
ou telle de ces disciplines. Quant au chercheur déjà installé qui en faisait son
objet – ce fut mon cas dans les années 1980 –, il courait le risque de se
singulariser de façon excessive par rapport à son milieu professionnel, de ne
pas obtenir les financements nécessaires à ses enquêtes, et d’être de surcroît
l’objet de toutes sortes de soupçons et de malentendus : de la part de ses
pairs, qui se demandaient s’il ne serait pas fasciné par son objet, de la part
de la puissance publique, qui s’interrogeait sur ses relations concrètes avec
des « terroristes », ou qui attendait de lui qu’il se transforme en informateur
des services de renseignement, de la part des acteurs qu’il étudiait, enfin,
toujours susceptibles de tenter d’utiliser à leur profit la relation que le
chercheur tente d’instaurer avec eux. C’est pourquoi j’ai évité, dans mes
travaux des années 1980, d’aborder des « terrains » où mon appartenance à
la France aurait pu exacerber ces difficultés : j’ai étudié le terrorisme
d’extrême gauche italien, plutôt que celui d’Action directe, le séparatisme
basque d’ETA, plutôt que le nationalisme corse.
D’autres explications touchent au phénomène lui-même. Le terrorisme,
pendant longtemps, a été perçu comme épisodique, étranger à la marche
habituelle des sociétés, à la limite comme une curiosité, même si quelques-
unes de ses expressions ont pu impressionner les contemporains, ou, par la
suite, quelques grands esprits : populistes russes, qui fascinèrent Albert
Camus2, ou anarchistes français de la fin du XIX e siècle et du début du XX
e siècle, nationalistes macédoniens, arméniens, bosniaques, et autres à la

même époque ; groupes d’extrême gauche, et parfois aussi, mais plus


rarement, d’extrême droite dans plusieurs sociétés en cours de
postindustrialisation à partir des années 1970 du siècle dernier, nationalistes
palestiniens, mais aussi basques ou irlandais à la même époque, etc. De
telles expériences ont donné lieu à d’innombrables écrits, mais elles n’ont
que rarement été envisagées sous l’angle premier du terrorisme, et avec les
outils des sciences sociales. En dehors de textes journalistiques plus ou
moins dominés par la quête du sensationnalisme, elles ont au mieux suscité
une floraison d’articles, de rapports ou de livres qui relèvent de l’expertise
– un business particulièrement florissant, par exemple, aux États-Unis, et
notamment à Washington DC, où les « think tanks », les revues spécialisées
et les consultants en la matière sont légion, sans parler de la production
officielle ou officieuse des services qui se consacrent à l’antiterrorisme.
Quelques chercheurs respectables ont parfois produit néanmoins des textes
utiles sur le terrorisme, tel l’historien Walter Laqueur. Mais dans l’ensemble,
les meilleurs ouvrages, ceux qui apportent un éclairage vraiment neuf et
sérieux, ont été durant de longues années ceux qui abordaient le thème du
terrorisme, mais sans en faire leur objet principal, s’intéressant plutôt à des
phénomènes où il constitue une dérive, un moment extrême, une dimension
singulière d’une action plus générale – d’un mouvement national, d’une lutte
politique. Si l’on considère par exemple la bibliographie de mon livre
Sociétés et terrorisme, on peut ainsi vérifier aisément que les références les
plus décisives sont de ce type. D’ailleurs, faute d’un important
investissement des sciences sociales, c’est peut-être dans la littérature que
l’on trouve les textes les plus éclairants sur le terrorisme – il suffit de lire
Dostoïevski pour s’en apercevoir.
Enfin, si le terrorisme est un objet « sale », c’est certainement aussi
parce qu’il renvoie à des formes d’action elles-mêmes « sales », et
auxquelles répondent des méthodes d’action politiques et répressives elles-
mêmes rarement ragoûtantes, y compris de la part des démocraties. Le terme
de « terrorisme » est en effet particulièrement négatif, il n’a aucune noblesse,
et il sert même souvent à disqualifier, voire à criminaliser ceux auxquels il
est appliqué. La seule époque où les acteurs eux-mêmes ont parfois utilisé ce
terme pour eux-mêmes, et sans états d’âme, est celle du populisme russe et
de ses prolongements social-révolutionnaires. C’est ainsi que Véra
Zassoulitch, qui avait blessé un officier russe connu pour sa brutalité à
l’égard de détenus, a pu déclarer devant le jury (qui d’ailleurs l’acquitta) : « 
Je ne suis pas une criminelle, je suis une terroriste. » Et, vingt ans plus tard,
Boris Savinkov – un responsable social-révolutionnaire dans la Russie du
début du XX e siècle – parlait de lui-même comme d’un terroriste, ainsi qu’on
le constate dans ses bien intéressants Souvenirs d’un terroriste 3.
La disqualification qui entoure l’emploi du terme « terrorisme » en fait
une catégorie du sens commun qu’il n’est pas facile de transformer en une
catégorie sociologique. Une telle transformation est d’autant plus difficile à
opérer que l’image même du terroriste est le plus souvent celle du barbare,
du fou, de la personnalité pathologique – ce que périodiquement divers
travaux d’apparence scientifique s’évertuent en vain à prouver. En parler
autrement, chercher par exemple du sens derrière la folie apparente, c’est se
heurter d’emblée à un consensus qui rejette massivement toute approche
compréhensive en la matière – ne dit-on pas couramment que chercher à
comprendre et expliquer le terrorisme, c’est le justifier ?
Pourtant, fréquemment, dans les colloques ou les ouvrages spécialisés,
il est affirmé qu’il n’est pas possible de trancher dans une difficulté
incontournable qui tient au fait que celui qui est terroriste aux yeux des uns
est un combattant de la liberté ou un résistant aux yeux des autres. Mais en
fait, il y a là une autre façon de ne pas aborder le phénomène de manière
scientifique, et de s’interdire d’en proposer une définition satisfaisante.
Le passage du vocabulaire spontané à un concept scientifique est ici une
opération singulièrement délicate, et qui implique une capacité de
distanciation, de réflexivité, qu’il est difficile de promouvoir. En effet, le
terrorisme, du moins jusque dans les années 1990, a eu ceci de particulier
qu’il n’intervenait dans l’actualité que de façon sporadique. En dehors des
périodes de forte activité terroriste, il n’y avait aucune demande sociale ou
politique pour qu’il soit étudié, et les chercheurs n’étaient pas encouragés à
s’y intéresser. Et au moment où les bombes explosaient, où les attentats, les
détournements d’avion ou les enlèvements se multipliaient, le chercheur,
sollicité par les médias, voire par les responsables politiques, était sommé
d’expliquer ce qui était en jeu, hic et nunc, et donc d’agir en expert, bien
plus que de proposer de prendre une certaine distance, d’analyser les longs
processus ayant pu conduire à cette violence extrême ou de réfléchir à la
portée du terme de « terrorisme ». De plus, l’action antiterroriste des
pouvoirs publics, elle-même entourée généralement d’une très forte
médiatisation, encourage la prolifération de compétences expertes, plus ou
moins sérieuses, ce qui aboutit à noyer la production savante sous les flots
d’une littérature spécialisée généralement médiocre, et qui la disqualifie – en
la matière, la mauvaise monnaie chasse la bonne. Journalistes surfant sur
l’écume de l’actualité, consultants informés par des agents de services de
renseignement, des avocats, des magistrats, des personnages politiques tous
plus ou moins manipulateurs, et eux-mêmes fonctionnant en boucle et
s’informant auprès de journalistes et de consultants, essayistes portés par
l’idéologie plus que par le souci de produire des connaissances documentées
et approfondies, etc. : toutes sortes d’acteurs contribuent à faire du « 
terrorisme » un objet qui semble appartenir à d’autres qu’aux chercheurs en
sciences sociales. C’est ce que constate Jean-Paul Brodeur, qui indique
préférer parler d’objet « dramaturgique » plutôt que d’objet « sale » pour ce
type de phénomène qui suscite un intérêt passionné du public quand il se
manifeste, en se déployant sur un plan symbolique et en provoquant,
explique-t-il, un désir de catharsis qui l’emporte sur l’intérêt de
connaissance4.
Tout ceci ne peut que renforcer l’idée que, finalement, en matière de
terrorisme, ceux qui savent ne parlent pas, et que ceux qui parlent ne savent
pas. Cette remarque peut d’ailleurs être prolongée par une autre qui tient aux
fonctions mêmes du discours antiterroriste : comme je l’ai constaté lors d’un
séjour de recherche à Washington DC au milieu des années 1980,
l’antiterrorisme est en fait un ensemble de propositions qui résultent du jeu
de toutes sortes d’acteurs, groupes de pression, agences gouvernementales,
médias, etc., dont les intérêts ne se limitent pas, c’est le moins qu’on puisse
dire, au seul combat contre cette forme singulière de violence. Comprendre
ce qui est dit du terrorisme, et de la façon dont il s’agit de le combattre dans
une société donnée, ce peut être, dès lors, chercher à comprendre comment
fonctionne cette société, et pas seulement à analyser le terrorisme
proprement dit5.

Le concept de terrorisme
Mais le terrorisme aujourd’hui semble s’être installé durablement,
comme une menace et, souvent, comme une réalité suffisamment importantes
pour justifier une réflexion systématique dans laquelle les sciences sociales
doivent tenir toute leur place. Pour faire face à un tel défi, il convient qu’il
cesse d’être un objet mineur, et « sale ». Or il ne saurait suffire d’en
proposer des analyses historiques sérieuses et bien documentées : il est
indispensable d’aller au cœur des difficultés théoriques qui font obstacle à
sa compréhension, et d’en formuler le concept.
Celui-ci doit permettre de dépasser l’aporie qui consiste à relativiser
par avance tout jugement sur une expérience « terroriste », en rappelant qu’à
ceux qui la perçoivent comme telle s’opposent ceux qui récusent cette
perception et valorisent au contraire sa violence. En fait, cette aporie
fonctionne en amalgamant deux éléments de définition qu’il est urgent de
dissocier analytiquement, quitte ensuite à les articuler dans l’approche
concrète d’expériences « terroristes ». Le terrorisme, en effet, doit être
abordé sous l’angle des méthodes auxquelles il recourt, d’une part, et d’autre
part, sous celui du sens qu’il vient exprimer, mais aussi, on le verra,
pervertir.
D’un côté, le terrorisme relève de l’action instrumentale, il peut se
définir comme la mise en œuvre d’outils et de ressources au coût modique
par rapport aux effets escomptés par son promoteur. Avec quelques armes de
poing, ou quelques kilos d’explosifs, par exemple, un groupe terroriste ne
peut-il pas déstabiliser un régime, mettre fin à un pouvoir, bref, obtenir des
résultats disproportionnés par rapport aux moyens mis en œuvre ? Cette
première partie de la définition du terrorisme a le mérite d’en souligner le
caractère hautement rationnel. L’acteur, ici, est capable d’élaborer une
stratégie, de calculer, de se doter d’instruments qui sont à sa portée, et de
mettre en difficulté, le cas échéant, un État autrement plus puissant que lui. Il
apparaît, à la limite, comme plus intelligent, sur ce registre, que les pouvoirs
auxquels il s’affronte. Ainsi, alors que depuis des années les stratèges
américains élaboraient des approches très sophistiquées et imaginaient des
scénarios particulièrement élaborés de terrorisme nucléaire, chimique ou
bactériologique, les auteurs des attentats du 11 septembre 2001 sont montés
dans des avions de ligne après avoir acquis des rudiments de pilotage et
avec pour seules armes de simples canifs ou des cutters. Affrontant des États
qui disposent de la force, militaire et policière, le terrorisme, dans ses
dimensions instrumentales, a recours à des outils peu coûteux, faciles
d’accès, qui procèdent de la société civile, et qui relèvent d’un répertoire
toujours limité : chaque groupe, chaque organisation possède le sien, qui
apparaît souvent comme sa signature aux yeux des spécialistes chargés
d’identifier les auteurs d’un attentat ou d’un détournement d’avion. Parler de
méthodes terroristes, ce ne peut être dresser une liste de techniques,
puisqu’elles varient d’une expérience à une autre, c’est avant tout souligner
une disproportion, une formidable asymétrie, puisque la mobilisation de
moyens modestes va permettre aux terroristes d’affronter ou d’atteindre des
pouvoirs dotés des ressources les plus puissantes qui soient.
À bien des égards, le changement technologique facilite la tâche aux
acteurs terroristes d’aujourd’hui. Avec Internet, ils ont accès à l’information
par exemple sur les possibilités de construire des instruments de mort, ils
peuvent aussi communiquer entre eux ou se livrer à des activités de
prosélytisme et de propagande, au point qu’on a pu parler de « Wiki-
Quaida », de « e-jihad » et de « Cyber Islamism ». Dans le passé, les États
disposaient de ressources en matière technologique6, et scientifique, qui
n’étaient pas accessibles à des particuliers, alors qu’aujourd’hui, des acteurs
de la société civile accèdent à un marché immense de produits et de
connaissances – ce qui alimente les craintes de voir se mettre en place un « 
bioterrorisme », et d’autres menaces de ce type7.
La rationalité instrumentale n’est pas étrangère à l’univers des
terroristes. Encore faut-il ici introduire un élément récent, mais qui
complique l’analyse de cette dimension du phénomène : la démultiplication
des attentats suicide. Car lorsque le terroriste fait plus que risquer sa vie,
lorsqu’il la donne, sans réserve, et que cela relève, au moins en partie, de sa
décision personnelle, alors, il devient difficile de parler d’un investissement
modique, disproportionné par rapport aux résultats escomptés. La rationalité,
ici, ne peut plus faire l’objet d’un calcul de type coûts/avantages, sauf à
considérer que le choix des opérations-suicides et la décision du martyre
sont imputables non pas à ceux qui vont se donner la mort, mais aux
responsables d’organisations qui manipuleraient ou instrumentaliseraient des
individus prêts à se tuer. Or même si la grande majorité des opérations-
suicides islamiques impliquent un processus organisé8, la recherche, nous y
reviendrons, interdit de postuler systématiquement et exclusivement ce
scénario de l’hétéronomie, et de l’absence de sens pour celui qui va se
donner la mort.
Ce qui nous conduit directement du côté de la seconde dimension
constitutive du terrorisme, qui est son rapport au sens. Les approches qui
réduisent le phénomène à ses seules dimensions de violence instrumentale,
de moyen, donc, au service d’une fin, ne peuvent jamais faire oublier que
l’acte terroriste, du point de vue de son protagoniste, fait sens. Que les
acteurs s’expriment ou non, leur action est chargée pour eux de
significations. Le propre de ces significations est qu’elles sont toujours
différentes de ce qu’elles seraient si elles n’étaient pas mises en œuvre de
façon violente. Le recours à la violence, en effet, s’accompagne toujours,
dans le terrorisme, de distorsions ou de dérives par rapport à ce que serait le
sens de la même action sans l’usage des armes, des explosifs, etc.
Dans certains cas, une idéologie vient combler la perte de sens, le
terroriste agissant parce que le sens lui échappe et qu’il veut le maintenir de
façon artificielle. C’est ainsi, par exemple, que l’Italie a connu dans les
années 1970 et 1980 une vague terroriste d’extrême gauche où il n’était
question que de mouvement ouvrier alors même que celui-ci déclinait,
perdait sa centralité historique, et que les ouvriers ne se reconnaissaient en
aucune façon dans cette violence. Plus la distance se creusait entre la figure
de référence – le prolétariat ouvrier – et le discours prétendant continuer à
incarner cette figure au plus haut niveau révolutionnaire, et plus les porteurs
de ce discours s’emballaient dans une violence illimitée. Cette perte de sens
peut aboutir au nihilisme des « démons » si bien décrit par Dostoïevski.
Encore faut-il ici être prudent, et ne pas plaquer ce schéma trop hâtivement
sur les faits : ce fut une erreur du philosophe André Glucksman que
d’interpréter les attentats du « 9-11 » à la lumière de ce modèle, car la
violence, en l’occurrence, débordait de sens plutôt qu’elle n’en manquait9.
Dans d’autres cas, la violence accompagne une logique de surcharge de
sens, dans laquelle les acteurs viennent donner une signification religieuse,
métapolitique, à leurs attentes politiques et sociales – c’est le cas, sur lequel
nous reviendrons, du terrorisme lié à l’islamisme radical.
Dans d’autres cas encore, ce qui s’observe est l’incapacité à continuer
à concilier des éléments de sens qui auparavant pouvaient fonctionner
ensemble sans difficulté majeure. Ainsi, l’organisation indépendantiste ETA,
au Pays basque, est apparue sous Franco, et portait les espoirs conjoints de
ceux qui voulaient libérer la nation (basque) de l’oppression franquiste, en
finir avec la dictature politique, et exprimer les attentes d’une classe
ouvrière alors nombreuse, mais singulièrement réprimée. La violence d’ETA
était alors limitée, et surtout symbolique. Puis la démocratie s’est imposée,
la nation basque a obtenu d’immenses degrés d’autonomie, et la
désindustrialisation a mis fin à la centralité des luttes ouvrières. Et c’est
alors que la violence d’ETA a pris un tour véritablement terroriste, parfois
même sans limites, seule façon de maintenir vivant le mythe d’une action
parlant simultanément au nom d’une nation opprimée, d’un prolétariat interdit
d’expression et d’une mobilisation contre la répression d’un État espagnol
qui n’aurait de démocratique que les apparences.
Idéologie, religion ou mythe : dans les trois cas, la violence relève de
la figure de l’hyper-Sujet qui a été présentée dans le chapitre précédent.
Parfois, l’acte terroriste inclut, ou libère, des dimensions de violence
gratuite, de sadisme qui n’entretiennent aucun lien avec les significations de
l’action, et qui n’ont aucune portée de type instrumental – par exemple
lorsque les gardiens de personnes qui ont été enlevées et qui seront libérées
contre remise d’une rançon se livrent sur elles à des pratiques humiliantes et
cruelles. L’anti-Sujet trouve sa place dans certaines expériences terroristes,
mais il n’en est pas le cœur. Il n’en demeure pas moins que le terrorisme est
une violence politique d’un type particulier. Ses enjeux politiques, en effet,
sont en permanence portés, voire envahis par des logiques de perte et de
surcharge de sens qui le conduisent ou bien vers des conduites
infrapolitiques, dans lesquelles ce qui prime devient économique, voire
crapuleux, proche par exemple du crime organisé, ou bien vers des conduites
métapolitiques, dans lesquelles ce qui prime va au-delà du politique et
même, avec la religion, au-delà de la vie sur terre.
Moins le sens est perdu, ou lointain, par rapport à ce qu’il serait sans le
recours à la violence, plus celle-ci semble instrumentale, et moins il est
justifié de parler de terrorisme. Celui-ci apparaît donc dans toute sa pureté
conceptuelle lorsque, au contraire, il n’entretient plus aucun lien avec le réel,
avec une figure sociale, nationale, culturelle ou politique de référence qui
pourrait se reconnaître dans ses actes. Le terrorisme est conforme à son
concept dans les cas extrêmes, peut-être même exceptionnels, où seul son
protagoniste est susceptible de pouvoir conférer un sens légitime à son
action, et où aucune figure de référence, quelle qu’elle soit, ne peut se
reconnaître en elle. Dans tous les autres cas, il est « impur », imparfait,
partiel. Lorsque al-Qaida organise les attentats du « 9-11 », elle suscite la
révulsion dans le monde entier, mais aussi des applaudissements plus ou
moins explicites au sein des masses musulmanes dans certains pays : il n’est
pas possible de parler alors de « pur » terrorisme. Lorsque les Brigades
rouges italiennes tuent des patrons ou des responsables politiques au nom
d’un prolétariat ouvrier qui rejette leur violence, et qu’en dehors de leurs
membres, elles n’ont plus aucune reconnaissance symbolique ou idéologique,
elles deviennent véritablement terroristes – c’est d’ailleurs à ce moment-là
qu’elles s’affaiblissent, et deviennent vulnérables à la répression qui mettra
fin à leur expérience.
La définition du terrorisme « pur » pourrait sembler déboucher sur un
paradoxe. Car alors que le phénomène, dans la réalité, est d’ordre politique,
nous en proposons en effet un concept, « pur », qui s’écarte du politique. Ce
concept est en fait la pointe extrême du phénomène, son aboutissement
lorsque les logiques de perte et de surcharge de sens touchent leur phase
terminale, s’écartent du réel, lorsque la violence tourne sur elle-même et
n’est plus qu’un problème de répression armée face à des individus ou des
groupes qui s’autolégitiment faute de la moindre légitimité sociale, culturelle
ou politique. Mais dans la pratique, le phénomène est presque toujours « 
impur », il garde presque toujours un contact, même très limité, avec une
population de référence, une réalité sociale, des poches de sympathie ou de
compréhension, et c’est cette « impureté » pratique qui fait qu’il demeure
politique.

Le terrorisme classique
Il en est du terrorisme, en tant que réalité historique, comme de bien
d’autres phénomènes sociaux ou politiques : il s’est considérablement
transformé depuis l’époque des années 1960 à 1980 du siècle dernier. Pour
être plus précis : il est passé de l’âge classique à l’âge global. Certains
observateurs contestent cette image d’un changement net, d’une rupture. Hans
Magnus Enzensberger, par exemple, sans minimiser les innovations
apportées par l’islamisme radical, qui a, dit-il, « remplacé le Comité central
omniscient et tout-puissant par un réseau flexible », tient à rappeler que le « 
terrorisme moderne est une invention européenne datant du XIX e siècle (...).
Ces derniers temps, précise-t-il, sa principale source d’inspiration a été le
terrorisme d’extrême gauche des années 1960 et 197010 ». Il considère que
les techniques des islamistes, leurs symboles, le style de leurs communiqués,
etc., empruntent massivement aux groupes d’extrême gauche du passé. On
pourrait ajouter, pour aller un instant dans son sens, que la pratique du
suicide n’est pas une nouveauté dans le terrorisme. Les terroristes de la fin
du XIX e et du début du XX e siècle prenaient des risques qui confinaient au
suicide pour s’approcher de leur cible avec une bombe, un pistolet ou une
arme blanche. Bobby Sands, en 1981, et d’autres membres de l’IRA
(irlandaise), Ulrike Meinhof en 1976, Andreas Baader en 1977 et d’autres
membres de la Fraction Armée rouge (allemande) se sont suicidés en prison
– il est vrai que leur geste n’entraînait pas d’autres morts que la leur propre.
Toujours est-il qu’Enzensberger lui-même, quelques lignes plus loin
dans l’ouvrage cité, affaiblit la thèse de la continuité historique en notant que
les terroristes islamistes « sont en réalité de purs produits du monde
globalisé qu’ils combattent » et que « par rapport à leurs prédécesseurs, ils
ont beaucoup progressé, non seulement dans les techniques qu’ils emploient,
mais dans leur utilisation des médias11 ». S’il serait absurde de postuler une
rupture absolue, il nous semble néanmoins plus pertinent d’insister sur les
éléments d’un passage d’une ère à une autre que sur ceux qui indiquent une
certaine continuité. Ce passage peut s’observer concrètement, en analysant
les formes et les significations que revêtait hier le terrorisme, et en les
comparant aux formes et significations actuelles. Il passe aussi par
d’importants changements dans les catégories que nous pouvons utiliser
désormais pour penser ce phénomène.
Dans les années 1960 à 1980, en effet, le terrorisme pour l’essentiel
relevait du cadre analytique de l’État-nation, et de son prolongement, les
relations internationales. Au sein de l’État-nation – ou, tout au moins, de
l’État souverain –, il correspondait à trois grands registres. Il pouvait être
d’extrême gauche, d’extrême droite, ou nationaliste et indépendantiste.
L’expression de loin la plus massive du terrorisme d’extrême gauche
s’est jouée en Italie, mais il a atteint de nombreuses autres sociétés plus ou
moins industrielles : l’Allemagne de l’Ouest – avec la Fraction Armée rouge
et les Cellules révolutionnaires –, la France – avec Action directe –, le
Japon – avec son Armée rouge –, la Belgique – avec les Cellules
communistes révolutionnaires –, la Grèce, le Portugal, etc. Il procédait de ce
que j’ai alors appelé une inversion dans laquelle les protagonistes de la
violence, dans la dérive du gauchisme post-soixante-huit, s’appropriaient
pour les dénaturer les catégories du marxisme-léninisme et parlaient au nom
d’un prolétariat ouvrier qu’ils ne représentaient en aucune façon. Il mettait en
cause, à chaque fois, le pouvoir d’État, même si dans certains cas il tentait
de s’internationaliser et de s’installer dans un autre espace que national, et
s’il pouvait dénoncer avec vigueur l’impérialisme américain. Le terrorisme
d’extrême droite, moins important, était lui aussi porté par des projets de
prise du pouvoir d’État, souvent liés à la présence, dans les appareils des
États concernés, de secteurs eux-mêmes perméables à de tels projets. Enfin,
toujours interne à des États souverains, le terrorisme pouvait être le mode
d’action de mouvements nationalistes désireux d’arracher l’indépendance
d’une nation qu’il pouvait aussi s’agir pour eux de réveiller grâce à la
violence. En Europe, les mouvements basque et irlandais se sont ainsi
caractérisés par le recours à la lutte armée, et par des formes d’organisation
comparables, avec en particulier le même type de tensions entre logiques « 
militaires », guerrières, et logiques « politiques », davantage ouvertes à la
négociation.
Par ailleurs, le terrorisme international était pour l’essentiel le fait
d’acteurs se réclamant de la cause palestinienne, que ce soit de façon
centrale – par exemple avec la tuerie d’athlètes israéliens perpétrée par le
Fath en 1972 dans le village olympique de Munich – ou que ce soit de façon
périphérique, avec alors l’intervention de groupes plus ou moins manipulés
par des États « sponsors » (Syrie, Libye, Irak...) et cherchant à affaiblir la
logique centrale de l’OLP et à interdire toute solution négociée dans le
conflit israélo-palestinien. Le terrorisme de l’ASALA (Armée secrète de
libération de l’Arménie) a ressemblé à certains égards à celui des groupes
palestiniens, dont il s’inspirait d’autant plus facilement que comme eux, il
trouvait au Liban en crise un territoire propice à sa brève prospérité.
Le propre du terrorisme classique, celui des années 1960 à 1980, est
qu’il s’est déployé au sein d’un univers « westphalien » – un univers qu’il
était possible et légitime d’aborder dans les catégories de ce qu’Ulrich
Beck, on l’a vu, appelle le « nationalisme méthodologique12 ». Le terrorisme
naissait à l’intérieur de sociétés elles-mêmes inscrites dans des États, il
traduisait des dérives politiques et idéologiques qui renvoyaient à des
projets de prise de pouvoir d’un État, ou de construction d’un État, et il était
porté par des avant-gardes s’auto-identifiant au sens de l’histoire, à la classe
ouvrière, à la nation. Et symétriquement, la lutte contre le terrorisme était une
affaire dans laquelle chaque État concerné s’engageait pour son seul compte
– ce qui n’empêchait pas les appels à la solidarité internationale. Le
terrorisme classique a été perçu et décrit avant tout comme une menace
affectant des États, leur ordre, et, éventuellement, leur intégrité territoriale.

Le terrorisme global
Les attentats du « 9-11 » ont révélé ce qu’il était possible de percevoir,
en fait, près de dix ans auparavant : l’entrée dans l’âge « global » du
terrorisme. Cette ère, en effet, avait été inaugurée par divers épisodes portés
par l’islamisme radical, avec notamment la première tentative d’attentat
islamiste à New York, en 1993, visant déjà les tours du World Trade Center,
ou bien encore le détournement d’un avion d’Air France à Alger, en
décembre 1994, par des islamistes qui avaient pour projet de s’écraser sur
Paris – un détournement lui-même suivi, quelques mois plus tard, par une
série d’attentats en France relevant de la même logique « globale » puisque
combinant des dimensions internationales (l’extension du combat islamiste
algérien hors de l’espace national algérien), et des dimensions internes à la
société française (la crise des banlieues, l’exclusion sociale, le racisme vécu
retournés en violence).
On peut même remonter plus loin dans le temps pour trouver les
prémisses du terrorisme global dans les attentats par camions suicide qui ont
dévasté l’ambassade américaine à Beyrouth (avril 1983), puis le poste de
commandement du contingent français de la Force multinationale de sécurité,
et le centre de commandement de la Marine américaine (octobre 1983) : il y
a là, selon les hypothèses les plus vraisemblables, les premières expressions
du Hezbollah, un mouvement qui se disait porté par le projet d’une
révolution islamique dans toute la région, qui entendait aussi en finir avec
l’État d’Israël, et qui dès cette époque était capable de mobiliser des
personnes destinées à se donner la mort dans leur action.
Toujours est-il que la globalisation du terrorisme s’est manifestée de
façon hautement spectaculaire avec les attentats du 11 septembre 2001. Avec
en effet, le phénomène ne peut plus être pensé dans les catégories du « 
nationalisme méthodologique », tant il brouille les limites classiques entre
les logiques internes à l’État souverain, et les logiques externes, dites
internationales. Les auteurs du « 9-11 », en effet, circulaient dans un espace
planétaire, leur parcours les a fait passer de la société où ils sont nés, en
l’occurrence l’Arabie Saoudite et l’Égypte, à d’autres sociétés, le Soudan, le
Pakistan et l’Afghanistan où ils se sont rencontrés, se sont formés, entraînés,
ont tissé entre eux des liens de solidarité qui se redéploieront sous la forme
de réseaux dans le monde entier, et où ils ont bénéficié d’une totale liberté
d’action de la part de l’État des Talibans, qu’ils subjuguaient. Ils étaient à
leur aise dans plusieurs pays d’Europe, en Allemagne, où certains d’entre
eux ont fréquenté l’Université, dans l’Angleterre du « Londonistan » et de ses
mosquées, où la parole la plus radicale pouvait se donner libre cours, dans
les banlieues françaises. Ces acteurs, contrairement à une idée courante,
n’étaient pas l’expression d’une communauté vivante, plus ou moins
traditionnelle, d’où ils auraient jailli tout en en exprimant directement les
attentes, mais au contraire le fruit du déracinement, de l’éloignement par
rapport à une telle communauté ; ils procédaient d’une néo-umma
transnationale, comme le dit Farhad Khosrokhavar, d’une communauté
imaginaire qui se construit plus dans les quartiers pauvres des grandes
métropoles globales du monde moderne que dans les campagnes
traditionnelles13. Et il y avait dans leur action des logiques qui sont à l’image
de celles du capitalisme le plus moderne qui soit – on a même pu affirmer
que Ben Laden, le leader d’al-Qaida, avait commis un « délit d’initié » en
spéculant en Bourse sur les conséquences des attentats que son organisation
préparait.
De tels acteurs fonctionnent avec une grande flexibilité, en réseaux, ils
savent se brancher et se débrancher sans problèmes, et, rationalité
instrumentale oblige, ils utilisent les technologies de communication les plus
avancées, à commencer par Internet. Leur terrorisme est global aussi du fait
de ses significations, qui ne s’arrêtent pas à un État dont il s’agirait de
prendre le pouvoir, ou de se séparer. Leurs visées, en effet, sont planétaires,
et même débordent le cadre du monde où nous vivons pour se projeter dans
l’au-delà. En rupture avec les formes traditionnelles de vie communautaire,
leur islamisme, indissociable de la notion de Djihad – guerre sainte –,
transcende les frontières nationales et vise, y compris par le martyre, et donc
par la mort sacrée, à détruire l’Occident qui tout à la fois les fascine et
exclut et méprise selon eux l’islam et les musulmans.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont été non pas la première
expression, susceptible à l’avenir d’être dépassée, de ce terrorisme porté
par des acteurs transnationaux, mais une modalité paroxystique, un cas
extrême. Car ensuite, de nombreux attentats ont été effectués au nom d’al-
Qaida, ou tout au moins associés à cette organisation, mais sans présenter la
même pureté transnationale, en mêlant, autrement dit, des dimensions
planétaires à d’autres, plus classiquement inscrites dans le cadre de l’État
visé. C’est d’ailleurs à ces expressions hybrides, qui conjuguent des aspects
mondiaux, supranationaux, à des aspects internes aux États concernés que
s’applique le mieux l’idée d’une globalisation du terrorisme. Qu’il s’agisse
des attentats de Riyad, de Casablanca et d’Istanbul en 2003, de ceux de
Madrid (mars 2004) ou bien encore de Londres (juillet 2005), à chaque fois,
les acteurs conjuguent, selon des modalités qui varient d’une expérience à
une autre, les deux dimensions constitutives du terrorisme « global », ils sont
à la fois, au moins partiellement, au moins pour certains d’entre eux,
immergés dans la société où ils agissent, le fruit alors de logiques
d’exclusion sociale, de mépris, ils expriment un vif sentiment de ne pas
trouver leur place dans cette société, ou bien encore ils signifient un rejet de
sa politique internationale, d’une part, et d’autre part ils sont porteurs de
logiques transnationales, religieuses, et le cas échéant connectés à des
réseaux planétaires. Ils relèvent dès lors, simultanément, d’une communauté
imaginaire de croyants, sans base concrète, et d’une communauté réelle, par
exemple d’immigrés marocains (Espagne) ou pakistanais (Angleterre), ou
bien encore des masses misérables vivant dans les quartiers les plus démunis
de Casablanca ou d’Istanbul. Leur action n’est ni seulement interne,
classique, ni seulement transnationale, elle est les deux à la fois. C’est
d’ailleurs pourquoi les réponses à ce terrorisme « global » mêlent elles-
mêmes deux dimensions, militaire et de défense vis-à-vis du dehors, d’un
côté, policière et de sécurité intérieure, d’un autre.
Dans certains cas, la dimension transnationale est elle-même faible,
voire inexistante, et l’action terroriste est pour l’essentiel limitée à ses
dimensions classiques. Il en est ainsi avec les attentats suicide commis par
des Palestiniens contre des cibles en Israël. La pratique du martyre est
novatrice dans l’action palestinienne, et celle-ci n’est devenue islamiste que
récemment. Mais surtout, cette violence est directement issue d’une
communauté concrète, les populations des Territoires placés sous le contrôle
de l’Autorité palestinienne, et les références à l’islam y demeurent
subordonnées au combat national. Les dimensions transnationales de l’action
pèsent peu, et s’il est possible de parler de terrorisme, il faut bien voir que
celui-ci demeure classique, non global.
Le terrorisme « global » se déploie dans un espace qui est donc bordé
par deux points extrêmes. À une extrémité, il est purement transnational – ce
fut le cas avec les attentats du 11 septembre 2001 ; et à l’autre extrémité, il
est classique, du moins s’il s’agit de son cadre de référence – c’est le cas
avec les attentats palestiniens en territoire israélien.
Ce terrorisme global est-il entièrement neuf ? Dans le passé, à l’âge
classique du phénomène, de nombreux acteurs ont eu des trajectoires
transnationales, coupées de tout ancrage dans leur société d’origine. Les
trois Japonais ouvrant le feu à l’aéroport de Lod, en Israël, le 30 mai 1972
(26 morts), sont venus se mettre au service de la cause palestinienne, tout
comme, tout au long des années 1970, des Allemands des Cellules
révolutionnaires, du Mouvement du 2 juin ou de la Fraction Armée rouge ont
collaboré avec des groupes palestiniens terroristes, ou avec des États « 
sponsors ». Il y a bien eu alors d’une part déterritorialisation, et d’autre part
fonctionnement en réseaux de tous ces acteurs. Mais il s’agissait plus d’un
soutien international à une cause nationale que d’une action globale, la
violence se voulait au service du mouvement palestinien ; quant aux réseaux,
que de nombreux experts ont ramené à l’image d’un « fil rouge », ils ne
pouvaient exister que du fait du soutien ou de la tolérance de certains États
Le terrorisme global est-il le monopole de l’islamisme radical ? Il est
vrai que des acteurs terroristes autres que musulmans existent aujourd’hui de
par le monde et que bien des mouvements armés nationalistes, ethniques, ou
portés par une autre religion (hindouisme par exemple) y ont recours. Mais
l’islamisme radical est le seul à conjuguer des visées planétaires,
métapolitiques, et un éventuel ancrage au sein d’un État souverain dans
diverses parties du monde. Du coup, il laisse moins d’espace à des acteurs
violents autres qu’islamistes, comme on l’a constaté de manière
spectaculaire en Espagne : les terribles attentats du 11 mars 2004 à Madrid
(191 personnes tuées) furent d’abord imputés par le pouvoir à ETA avant
qu’il ne devienne clair qu’ils étaient le fait de migrants maghrébins. Et non
seulement le Partido Popular de José Maria Aznar perdit les élections qui
se tenaient quelques jours après pour avoir accusé à tort ETA, mais
l’organisation séparatiste basque elle-même se retrouva d’une certaine façon
victime du terrorisme islamique, obligée de récuser elle aussi une violence
aussi extrême, affaiblie dès lors dans sa légitimité à user des armes ou des
explosifs. C’est pourquoi on peut dire qu’al-Qaida a signifié, par son
intervention en Espagne, le déclin historique d’ETA – même si cette
organisation continue d’exister et de pouvoir porter des coups meurtriers à la
démocratie espagnole.
Mais ajoutons, ici, que le terrorisme islamiste n’est pas unifié ou
homogène, loin de là. Le recours à une violence extrême se réclamant de
l’islam met en branle des acteurs qui s’inscrivent entre eux dans des jeux
éventuellement hautement conflictuels, comme on le voit aujourd’hui en Irak,
où al-Qaida est loin d’avoir le monopole des attentats.
Plus généralement, si l’on considère le terrorisme classique, celui des
années 1960 et 1970, on peut avoir l’image d’une sorte d’éclatement. Les
logiques d’hier, en effet, étaient avant tout politiques, obsédées, on l’a dit,
par la prise du pouvoir d’État, ou par l’instauration d’un nouvel État. Dans le
monde actuel, l’action terroriste est, davantage qu’à l’âge classique, ou bien
plus que politique, surdéterminée par ses dimensions de combat planétaire
sacré, sans négociation possible – l’islamisme radical règne ici, il est
métapolitique –, ou bien moins que politique, soucieuse alors de profit
économique tout en gardant un contact avec le politique, c’est le cas, par
exemple, des FARC, en Colombie, qui sont devenues des forces
infrapolitiques. Ce qui ou bien rapproche le phénomène concret du concept
de terrorisme « pur », ou bien au contraire en éloigne pour en faire une
violence avant tout instrumentale et économique, plus ou moins mafieuse.
Cette évolution n’empêche pas que subsistent des mouvements nationalistes,
ou assimilables, toujours susceptibles de recourir, classiquement, au
terrorisme, mais nécessairement confinés, réduits à leurs enjeux locaux.

La subjectivité des victimes et celle des acteurs


À l’âge classique, on ne se préoccupait guère des victimes du
terrorisme, sinon pour les regretter hâtivement. On décomptait les morts, en
ignorant, pour l’essentiel, les blessés et les traumatisés. Il n’était guère prévu
de prise en charge, ni immédiate, ni à long terme. L’émotion retombée, après
un attentat ou un détournement, il n’y avait guère de reconnaissance pour
ceux que la violence extrême avait laissés dans la souffrance, le dénuement
et, souvent, la solitude. Le terrorisme était avant tout un problème pour l’État
affecté, pour sa politique, sa diplomatie, au point qu’au nom de la raison
d’État, il arrivait souvent, surtout en matière de terrorisme international, et y
compris dans les démocraties les plus avancées, qu’il soit impossible
d’obtenir que des enquêtes sérieuses soient menées à terme, et que la justice
fasse réellement et intégralement son travail. « Douze ans après le
détournement de l’Airbus 300 (parti d’Alger, en décembre 1994, et évoqué
plus haut), on ne connaît pas les vrais protagonistes, les commanditaires de
l’affaire (...). Je le sais, je le vérifie chaque fois, la raison d’État empêche
toute enquête. Même pour les terribles attentats de 1986, explique Françoise
Rudetzki, la fondatrice de l’ONG SOS Attentats-SOS Terrorisme, on a jugé
des “seconds couteaux”, des exécutants tunisiens, alors que les donneurs
d’ordre, les véritables responsables iraniens, n’ont jamais été inquiétés14. »
Mais aujourd’hui, grâce précisément à la mobilisation de personnes
comme Françoise Rudetzki, qui a créé son association en 1983, à la suite de
l’attentat du restaurant le Grand Véfour à Paris, où elle fut blessée
gravement, les victimes commencent à être reconnues, indemnisées en France
par un Fonds de garantie décidé par la loi, prises en charge, à chaud, dans
leur souffrance psychique, et la justice est davantage que par le passé mise
sous la pression de l’opinion pour mener les enquêtes à leur terme. Or, note
très justement Françoise Rudetzki, « la reconnaissance par la justice est
essentielle pour permettre aux victimes de se reconstruire. Le procès est la
dernière phase qui leur permettra de sortir du statut douloureux,
inconfortable et parfois culpabilisant, de victime15 ».
Cette évolution, le lecteur de ce livre le sait déjà, s’inscrit dans la
tendance beaucoup plus large des sociétés contemporaines à s’intéresser aux
personnes, et aux groupes atteints par la violence dans leur intégrité physique
ou intellectuelle, individuellement ou collectivement, au présent ou dans un
passé dont ils conservent la marque douloureuse. Elle constitue la première
face de l’entrée en force du Sujet dans la pensée et l’analyse relatives au
terrorisme.
La deuxième face a trait aux terroristes eux-mêmes. Classiquement, on
l’a vu, leur subjectivité est généralement ignorée par l’analyse, qui ou bien la
réduit à leurs calculs, à leur rationalité instrumentale, ou bien s’évertue à
montrer le caractère pathologique de la personnalité terroriste. Dans mes
travaux des années 1980, j’avais commencé à critiquer fortement cette
tendance, et proposé même de renverser le discours spontané : c’est
l’expérience prolongée de la clandestinité, de la vie en petits groupes
refermés sur eux-mêmes, de la pratique de la lutte armée et du droit que l’on
s’arroge de disposer de la vie d’autrui qui façonne l’éventuelle personnalité
terroriste. Celle-ci serait non pas un point de départ, et donc un élément
explicatif de l’action violente, mais plutôt un point d’arrivée, la conséquence
de dérives ayant abouti à la pratique de la violence. Mais la généralisation
contemporaine des attentats-suicides nous oblige à aller beaucoup plus loin
dans la réflexion sur la subjectivité des acteurs terroristes, même si de
nombreux spécialistes s’évertuent à penser prioritairement l’attentat suicide
islamique dans les catégories de l’action instrumentale, calculée, tactique16 –
un mode d’approche qui peut être pertinent s’il s’agit des organisations
impliquées, mais qui cesse de l’être s’il s’agit des individus, dont on voit
mal à quel type de calcul coût/avantage ils pourraient se livrer.
C’est d’abord le rejet d’un sociologisme primaire qui est en jeu. Car
contrairement à une idée reçue, les islamistes les plus radicaux, ceux qui
incarnent le plus l’image d’un terrorisme global et qui sont disposés à donner
leur vie, ne sont pas issus nécessairement des milieux les plus défavorisés
socialement, ce ne sont pas tous des déshérités. Ils appartiennent aussi aux
couches moyennes éduquées, comme l’ont découvert, à leur grand
étonnement, les Britanniques au moment où ils ont appris que les attentats
manqués de Londres (29 et 30 juin 2007) avaient été préparés par des
médecins. Ce sont des musulmans – parfois des convertis – qui connaissent
l’Occident pour y vivre, y avoir vécu, ou tout au moins y avoir été confrontés
ne serait-ce qu’à travers les médias. Ils ne constituent pas un ensemble
homogène, et s’il existe d’importants traits communs – le sentiment très vif
de l’humiliation avec laquelle il faut en finir, la haine des Juifs, la conviction
d’être en guerre contre l’Occident –, il n’en demeure pas moins possible de
distinguer, sur la base de la subjectivité de chacun, plusieurs grands types
d’acteurs. C’est ainsi que Farhad Khosrokhavar, un chercheur
remarquablement bien placé puisqu’il a étudié les jeunes musulmans des
banlieues françaises, les détenus musulmans des prisons anglaises, et autres
en Europe, mais également l’Iran révolutionnaire et l’islam dans divers pays
du Moyen-Orient, propose de distinguer quatre types de djihadistes qu’il
nomme l’islamo-nihiliste, l’islamo-pléthoriste, l’islamo-individualiste et
l’islamo-fondamentaliste17. Et dans un ouvrage précédent, il se demande : « 
Comment comprendre cette poussée jusqu’à la mort de groupes d’hommes
qui se mettent à mort et visent aussi à faire mourir les autres18 ? » Son
explication : le passage au martyre « global » s’opère avant tout là où la
modernité de la grande ville, et l’absence de repères, créent chez les
migrants un sentiment de perte de soi et de désarroi et favorisent le projet
d’un islam mondialisé où se conjuguent en un mélange explosif participation
difficile à la modernité, et sentiment d’être confrontés à un vif refus de
l’islam, le tout débouchant sur la révolte et la haine.
Le terroriste, dès que l’on entre dans ce type d’approche, construit sa
subjectivité au fil d’une expérience singulière, d’un parcours qui le confronte
à un monde globalisé, et où il se sent exposé, en particulier dans la ville
globale dont traite Saskia Sassen19 – ce qui renforce le bien-fondé du
qualificatif de « global » que nous lui appliquons. Marc Sageman, qui a
constitué un corpus de données relatives à 394 terroristes salafistes, insiste
lui aussi sur le caractère diasporique de cette expérience (84 % ont rejoint le
Djihad dans un autre pays que celui où ils sont nés). Il note qu’ils sont dans
l’ensemble éduqués, avec pour beaucoup une formation dans des disciplines
techniques (médecine, architecture, ingénierie, informatique, affaires) ; trois
quarts sont des « professionnels » (physiciens, avocats, ingénieurs,
enseignants) ou des « semi-professionnels » (hommes d’affaires,
informaticiens, etc.), et bien peu ont reçu une réelle éducation religieuse.
C’est, dit ce psychiatre qui fut longtemps lié à la CIA, « cette combinaison
d’éducation technique et de manque d’éducation religieuse poussée qui les a
rendus vulnérables à une interprétation extrême de l’islam20 ». Sageman, de
façon là encore assez similaire au travail de Khosrokhavar, propose une
typologie des trajectoires qui mènent au Djihad, il distingue sept types. Là
aussi, les acteurs sont définis par leur subjectivité, leur effort pour se
constituer en acteurs, donner un sens à leur expérience. Comme
Khosrokhavar, il s’interroge : comment en arrivent-ils à vouloir tuer des
civils et se tuer eux-mêmes en même temps ? Il insiste sur la dynamique
sociale à l’œuvre dans les petits groupes de djihadistes, sur leur sens de
supériorité morale, leur foi en un futur collectif, il parle d’un changement de
valeurs – du séculier au religieux, de l’immédiat au long terme, de la
moralité traditionnelle à une nouvelle moralité et, là encore, l’intensité de la
haine des Juifs.
De telles approches abordent la question de la subjectivation, et de la
désubjectivation dont la dialectique aboutit au terrorisme et au martyrisme,
elles donnent à voir les sources de l’engagement, le sens existentiel que revêt
la foi, l’ampleur de la diabolisation de l’Occident et de l’antisémitisme. Le
terroriste n’y est réduit ni à un quelconque rôle social, voire à une essence,
ni à ses calculs, aussi décisifs soient-ils. Il n’est pas davantage réduit à
l’endoctrinement ou à la manipulation mis en œuvre par l’organisation qui
l’expédie à la mort, comme s’il n’avait aucune raison personnelle d’agir,
comme s’il n’était pas Sujet. Pour comprendre son action, nous sommes ainsi
invités à nous intéresser à lui comme Sujet, à essayer de connaître et de
comprendre ses intentions, ses représentations, sa religiosité.
Nous pouvons conclure ce chapitre avec le même constat que pour le
chapitre précédent. La sociologie du terrorisme « global » n’est en effet
qu’un domaine, particulier, de la sociologie de la violence. Elle doit, comme
elle, mettre en relation ce qui, de prime abord, peut sembler le plus éloigné :
d’un côté, les grandes transformations du monde, les logiques transnationales
et la façon dont elles se raccordent à des logiques plus limitées, car
enracinées dans le cadre des États ; et d’un autre côté, la subjectivité des
acteurs, ce qui touche au plus intime, à leur expérience personnelle la plus
privée, à leurs rêves et à leur désespoir. Et cette mise en relation, qui là
encore pourrait s’apparenter à un grand écart, est possible, et nécessaire, tout
simplement parce que la subjectivité des acteurs, la façon dont ils se
construisent mentalement, dont ils produisent leur imaginaire personnel et
collectif doivent beaucoup à leur exposition à la modernité la plus globale, à
leur appartenance, mais aussi à leur errance dans l’univers de la
globalisation qui les fascine et les rejette tout à la fois.

1- On me permettra de renvoyer à mes ouvrages : Sociétés et terrorisme, Paris, Fayard, 1988 ;


Face au terrorisme, Paris, Liana Lévi, 1995 ; et avec Dominique Wolton, Terrorisme à la Une, Paris,
Gallimard, 1987.

2- Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1951.

3- Boris Savinkov, Souvenirs d’un terroriste, Paris, Payot, 1931 [1909].

4- Jean-Paul Brodeur, « Que dire maintenant de la police ? », conférence prononcée à l’occasion


d’un hommage à la mémoire de Dominique Monjardet, Paris, 2006.

5- Michel Wieviorka, « Defining and Implementing Foreign Policy : the US Experience in Anti-
Terrorism », in Yonah Alexander et H. Foxman (dir.), The 1988-1989, Annual on Terrorism,
Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1990, p. 71-201 ; cf. également « France Faced with
Terrorism », Terrorism, Washington, Taylor and Francis, vol. 14, no 3, 1991, p. 157-170.

6- Cf. Gary R. Bunt, Islam in the Digital Age, Londres, Pluto Press, 2003.

7- Cf. John Robb, Brave New War : the Next Stage or Terrorism and the End of
Globalization, Hoboken, John Wiley and Sons, 2007.

8- Cf. Robert Pape, qui avance le chiffre de 95 % dans « The Strategic Logic of Suicide
Terrorism », The American Political Science Review, 97, 3, p. 346-350. Et du même auteur, le livre
souvent cité Dying to Win : The Strategic Logic of Suicide Terrorism, New York, Random House,
2005.

9- André Glucksman, Dostoïevski à Manhattan, Paris, Robert Laffont, 2002.

10- Hans Magnus Enzensberger, Le Perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur,
Paris, Gallimard, 2006, p. 29-30.

11- Ibid., p. 31.

12- Dans Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, op. cit.


13- Farhad Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Paris, Flammarion, 2002.

14- Dans sa préface à Zahida Kakachi et Christophe Morin, Le Vol Alger-Marseille. Journal
d’otages, Paris, Plon, 2006, p. 14-15.

15- Ibid., p. 15. Cf. également Françoise Rudetzki, Triple peine, Paris, Calmann-Lévy, 2004.

16- « L’attentat-suicide est la signature tactique de la quatrième vague moderne, dite “religieuse”,
du terrorisme moderne » écrit dès les premières lignes de sa préface l’éditeur d’un important ouvrage
sur le sujet, « Il n’est pas de méthode du terrorisme contemporain plus importante à comprendre », Ami
Pedahzur (dir.), Root Causes of Suicide Terrorism. The Globalization of Martyrdom, Londres,
Routledge, New York, 2006, p. XV.

17- Farhad Khosrokhavar, Quand Al Qaïda parle. Témoignages derrière les barreaux, Paris,
Grasset, 2006. L’« islamo-nihiliste » est un déraciné, « en quête d’un islam qui apporte une réponse
existentielle au sentiment de malheur qui l’assaille » (p. 332) ; l’« islamo-pléthoriste » a un « 
enracinement religieux beaucoup plus important », il est éduqué, il donne « un sens religieux à
l’ensemble des actes » de son existence (p. 334-335) ; l’« islamo-individualiste » voudrait se réaliser
comme croyant, et comme individu, et conteste l’Occident qui lui rend une telle réalisation impossible ;
enfin, l’« islamo-fondamentaliste » provient d’un groupe néo-communautaire qui lui a apporté « une
conception fermée du religieux » (p. 344), il bascule du fondamentalisme, facteur généralement
d’apaisement, au terrorisme du fait d’une radicalisation due à des humiliations ou à la répression.

18- Farhad Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs d’Allah, op. cit., p. 331.

19- Saskia Sassen, La Ville globale : New York, Londres, Tokyo, Paris, Éditions Descartes,
1996 [1991].

20- Marc Sageman, « Islam and Al Qaeda », in Root Causes of Suicide Terrorism, op. cit.,
p. 122-131 (p. 127).
9
Le retour du racisme

Nous ne sommes plus dans les années 1950 ou 1960, quand pouvait
régner l’espoir de voir le racisme décliner, et que progressaient les
mouvements pour les droits civiques et les processus de décolonisation. Au
contraire, la modernité actuelle comporte, comme hier, cette face d’ombre, et
non seulement ce phénomène ravageur ne tend pas à disparaître de la vie
sociale, mais il trouve, dans les changements contemporains, les ressources
pour se redéployer sous des formes les unes classiques, les autres nouvelles
ou renouvelées. De nouveaux acteurs racistes se manifestent, sans que pour
autant les anciens aient complètement disparu ; de nouveaux discours et de
nouvelles pratiques racistes frayent leur chemin, à côté des plus anciens.
Après la découverte des crimes nazis, on pouvait penser que l’antisémitisme
ne disposait plus d’aucun espace pour s’exprimer : cette figure si
particulière de la haine de l’Autre se relance, elle aussi en s’alimentant à
bien des égards des passions qui entourent partout dans le monde tout ce qui
touche à Israël et au conflit israélo-palestinien1.
Le problème est planétaire, mais chaque région du monde et même
chaque pays l’expérimente de façon spécifique – c’est pourquoi les études
comparatives présentent en la matière un très grand intérêt2. Et face à ce
redéploiement, les sciences sociales se mettent en quête de nouveaux outils
d’analyse, et ébauchent de nouvelles catégories pour penser le mal dans sa
continuité historique, tout autant que dans son renouveau.

Premiers changements : les années 1970 à 1990


À la fin des années 1960, dans le contexte de la retombée du
mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, et de la radicalisation
vers la violence du mouvement noir, suite notamment à la répression brutale
des Black Panthers, le constat de la persistance du racisme passe d’abord
par une interrogation : comment se fait-il que le racisme survit, à l’encontre
des Noirs américains, y compris là où personne ou presque n’ose plus se
dire ouvertement raciste ?

Le racisme institutionnel
Des militants du Black Power, Stokely Carmichael et Charles
Hamilton3, avancent alors, parmi les premiers, une explication : le racisme
est institutionnel, c’est-à-dire qu’il constitue une propriété structurelle du
système, même si les acteurs ne se disent pas racistes, et seraient souvent
bien étonnés qu’on les accuse de l’être. Dans cette perspective, à la limite,
personne n’est raciste, et pourtant, les Noirs sont toujours victimes de toutes
sortes de discriminations.
Le racisme institutionnel n’est-il pas une réalité structurelle des
démocraties contemporaines, où personne n’ose se dire ouvertement raciste,
et où, dans bien des situations, personne n’a à assumer un quelconque
racisme, alors que des discriminations s’avèrent à l’œuvre dès que l’on fait
l’effort de les faire apparaître ouvertement ? À première vue, il semble que
oui. C’est ainsi que Philippe Bataille, dans une recherche-action qu’il a
conduite avec la CFDT, a montré comment une entreprise de six cents
salariés pouvait n’employer aucun immigré dans une ville sinistrée
économiquement, Alès, où la population immigrée représente environ un
quart du total : chaque fois qu’un emploi se libérait, il y avait toujours un
ouvrier de l’entreprise pour recommander un proche, un ami ou un parent,
qui n’était jamais issu de l’immigration4.
Pourtant, la notion de racisme institutionnel doit impérativement être
dépassée. Elle relève, en effet, d’un mode de pensée, influencé certainement
par le structuralisme triomphant des années 1960 et 1970, dans lequel les
structures ou le système peuvent être dissociés, dans l’analyse, des acteurs.
Dans l’exemple qui précède, les acteurs – la direction du personnel de
l’entreprise, les salariés – semblent n’avoir à première vue rien à voir avec
la discrimination constatée, qui serait systémique. Inscrite dans la structure,
celle-ci revêt l’allure de procédures, elle semble dissociée de tout préjugé,
et, plus encore de toute idéologie. Mais l’idée de racisme institutionnel
permet d’exonérer ceux qui tirent un profit symbolique de la discrimination,
ou du moins qui vivent dans l’indifférence de l’injustice dont pâtissent les
victimes, et qui seraient totalement inconscients, voire innocents. Elle
indique, en réalité, qu’un voile d’ignorance peut masquer la réalité de la
discrimination, jusqu’au jour où il se déchire, parce que les victimes
l’établissent, ou, pour poursuivre avec notre exemple, qu’une équipe
composée de syndicalistes et de sociologues décide de prendre le problème
à bras-le-corps. Une fois établi, le racisme en question ne peut plus être
institutionnel, puisque le maintien ou la disparition de la discrimination ne
dépendent plus que de l’action des agents concernés, de leur volonté de
devenir, ou non, les acteurs de changements – ce qui précisons-le, s’est
produit dans l’usine étudiée par Bataille et la CFDT. On trouve ici, notons-le
au passage, une illustration particulièrement réussie de ce que nous avons
appelé l’engagement sociologique : le chercheur, par son intervention
comme chercheur, contribue à transformer un problème non traité, et même
un non-dit, où il n’y a apparemment pas de système d’action, en débat et en
politique. Il révèle l’existence d’un racisme au départ institutionnel, et qui,
du fait de cette révélation, devient l’enjeu de l’action au sein du système.

Le moment du racisme « culturel »


Au début des années 1980, un deuxième constat commence à être
formulé, là aussi d’abord aux États-Unis, puis assez tôt en Grande-Bretagne
et, ensuite, en France ou en Belgique : le racisme se transformerait en
devenant imputation à ses victimes de traits non plus physiques, mais
culturels. C’est ainsi que des psychologues et des politologues développent
aux États-Unis la notion de symbolic racism. Dans cette perspective, les
Noirs sont accusés non plus d’être inférieurs intellectuellement du fait de
leur différence physique, mais d’être incapables de s’adapter aux valeurs de
la société américaine du fait de leur différence culturelle, qui serait
irréductible. Dans le climat libéral de l’ère Reagan, les Noirs sont décrits
comme refusant le « credo » américain, ils préféreraient toucher l’aide
sociale plutôt que de travailler pour s’élever socialement, ils n’auraient pas
le sens de la famille.
Cette forme de racisme est repérée, dans la Grande-Bretagne de
Margaret Thatcher, par un politologue, Martin Barker, qui parle de new
racism à peu près à la même époque pour rendre compte de la façon dont les
immigrés récents sont rejetés pour leurs attributs culturels qui leur
interdiraient de s’adapter aux valeurs de la nation anglaise – une nation
qu’ils mettraient dès lors en grand danger.
Un peu plus tard, en France, Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein
décrivent une logique du même type, et Pierre-André Taguieff parle de
racisme différencialiste en formulant un constat analogue. Le vocabulaire
dès lors s’enrichit, on parle aussi de racisme culturel ou de néo-racisme, et
des débats nouveaux se développent. Jusqu’à quel point y a-t-il rupture avec
le racisme classique, scientifique, qui s’intéresse aux attributs physiques ou
biologiques des « races » humaines ? Sommes-nous entrés dans une époque
où le racisme viserait non plus tant à inférioriser ses victimes, dans le travail
notamment, en les surexploitant, mais plutôt à les rejeter, voire à les
détruire ? Ne faut-il pas admettre plutôt qu’en tout temps, le racisme
conjugue des dimensions de différenciation (et donc de rejet ou de
destruction) et des dimensions d’infériorisation5 ?
Toujours est-il que la période des années 1980-1990 est celle où non
seulement, dans de nombreuses sociétés, on prend acte de la résurgence du
racisme, mais aussi celle où on s’intéresse à ses aspects culturels – quitte à
ce que le débat soit ouvert : car si les attributs culturels des victimes
semblent à ce point, pour le racisme, irréductibles ou inadaptables à la
culture de la société plus large, n’est-ce pas qu’ils renvoient de fait à l’idée
d’une nature et d’attributs physiques ?
Cette logique culturelle du racisme est repérée et analysée dans un
contexte historique qui est celui d’une profonde mutation des sociétés
concernées. Celles-ci, en effet, sortent douloureusement de l’ère industrielle,
et découvrent des difficultés sociales inédites, ou renouvelées, le chômage,
l’exclusion, la précarité, la crise urbaine des « banlieues » françaises ou de
l’« hyperghetto » américain dont parle William J. Wilson6, la naissance, a-t-
on parfois pu dire, d’une underclass, en même temps, comme on l’a déjà vu,
qu’elle entrent dans une phase de poussée massive des identités culturelles.
Elles se durcissent socialement, s’ethnicisent et se fragmentent, et le racisme
vient constituer la face sombre de ces processus, la réaction, en temps de
crise sociale et économique, de ceux qui s’inquiètent pour leur être culturel,
pour leur identité nationale par exemple. Et puisque les identités culturelles
particulières prospèrent et demandent reconnaissance au point, parfois,
d’entrer en concurrence, elles comportent elles aussi des dimensions
radicalisées dans lesquelles le racisme peut vite trouver sa place.

Discriminations et racialisation
Dans les années 1980-1990, au moment où l’Europe redécouvre le
racisme, celui-ci y est surtout perçu comme un phénomène idéologico-
politique, éventuellement capitalisé par des forces d’extrême droite alors
naissantes ou renaissantes, tels le Vlaams Blok en Flandre, la Ligue du Nord
en Italie ou le Front national en France. Les autres formes du phénomène – la
violence, les préjugés, les discriminations... – ne sont pas ignorées, mais le
principal combat est politique et assez général. Pourtant, progressivement,
une idée fait son chemin : pour faire reculer le racisme, il ne suffira pas de
mener une action frontale sur le plan idéologique et politique, contre les
forces politiques qui l’incarnent. Il faut prendre à bras-le-corps l’ensemble
de ses manifestations.

Face aux discriminations


C’est ainsi que le thème des discriminations (qui d’ailleurs ne se limite
pas au racisme, et concerne par exemple le sexisme) connaît son essor et que
l’on se préoccupe de plus en plus de lutter concrètement contre elles, dans
tous les domaines : emploi, travail, accès à l’école, à la santé, au logement,
aux loisirs, présence des membres de minorités « visibles » à la télévision,
etc. Des enquêtes de plus en plus nombreuses cernent ce phénomène, le
révèlent, le précisent, en même temps que le débat se développe pour savoir
quelles stratégies lui opposer. Faut-il, par exemple, mettre en place des
logiques de “discrimination positive” ? Peut-on se passer de « statistiques de
la diversité » pour mettre en œuvre des mesures de justice ? La nouveauté,
ici, n’est pas tant dans les discriminations que dans la place centrale qu’elles
commencent à occuper, visiblement, dans la vie publique, au point de
sembler parfois venir se substituer au racisme. C’est ainsi, par exemple, que
dans un ouvrage ayant un large écho, The End of Racism, Dinesh D’Souza
affirme qu’aux États-Unis, la discrimination raciale de la part des Blancs à
l’encontre des Noirs est une conduite rationnelle qui n’entretient guère de
liens avec des opinions racistes : le commerçant qui refuse l’accès de son
magasin à un jeune Noir, le chauffeur de taxi qui ne s’arrête pas pour le
charger agissent selon lui rationnellement et ne seraient pas racistes, ils ne
fondent pas leur pratique sur des stéréotypes ou des préjugés7.
Sans aller jusqu’à toujours alimenter des points de vue aussi radicaux,
cette montée en puissance du thème de la discrimination suscite des débats
qui tranchent par rapport à ceux qui touchent aux dimensions idéologico-
politiques du racisme. Il ne s’agit pas d’un affrontement entre l’antiracisme,
d’un côté, et, d’un autre côté, des forces politiques constituées capitalisant et
utilisant le racisme dans leur stratégie, mais plutôt un consensus assez large
sur l’enjeu – faire régresser les discriminations – doublé de controverses
touchant à la philosophie ou à la culture politiques, bien au-delà des clivages
partisans traditionnels.
Et si un relatif consensus existe quant au caractère insupportable des
discriminations raciales, c’est aussi du fait d’une sensibilité accrue, dans nos
sociétés, accordée à la subjectivité des individus – ce point a été abordé dès
le premier chapitre de cet ouvrage. Certes, tout ici n’est pas neuf, et dans le
passé bien des ouvrages importants sur le racisme ont témoigné de cette
sensibilité, et plus précisément d’une vive conscience du vécu personnel des
cibles du racisme – l’œuvre d’Albert Memmi pourrait à bien des égards
illustrer cette remarque. Il n’en demeure pas moins que la recherche, dès les
années 1980, a été relancée par des travaux, surtout en Grande-Bretagne et
aux États-Unis, s’intéressant à la façon dont le racisme vécu affecte les
individus durablement, et de façon traumatisante, créant des blessures
cachées (des « hidden injuries ») et façonnant des conduites ultérieures
dominées par l’angoisse – on en trouve l’analyse, par exemple, chez Joe
Feagin et Melvin Sikes8. Le racisme au quotidien, l’everyday racism, les
discriminations routinières, chacune mineure apparemment, affectent
l’intégrité intellectuelle et morale des personnes, jusqu’à peser sur leur
personnalité9.
Ainsi, l’ouverture croissante des sciences sociales à tout ce qui touche
au Sujet, l’adoption de plus en plus répandue du point de vue des victimes, et
pas seulement de celui de l’ordre ou de l’État dès qu’il est question de
violence, l’intérêt général porté au Sujet broyé, nié, impuissant, incapable de
se construire, au Sujet flottant décrit dans le chapitre 7 de ce livre, se
retrouvent dans le domaine plus particulier du racisme et de son étude. Ce
qui veut dire qu’on ne se contente plus d’étudier en priorité la production du
racisme, ou ses sources, et qu’on envisage aussi ses effets – ce qui doit
permettre, en retour, de mieux réfléchir à sa production.
Une conséquence importante de cette évolution, qui place les
discriminations au centre de l’analyse du racisme, comme du combat
antiraciste, est qu’elle rend inévitable le débat, crucial, sur la
reconnaissance de la différence ethnique ou raciale.
Connaître la diversité
Pour agir efficacement contre les discriminations, ne vaut-il pas mieux
les établir, les connaître, les mesurer ? Une telle perspective débouche vite
sur l’idée qu’il est indispensable, à cette fin, d’établir l’existence des
groupes qui les subissent et d’en mesurer les effectifs. L’« ethnicisation » des
sociétés contemporaines trouve là une source d’amplification, et pas
seulement en Europe ou en Amérique du Nord. Partout dans le monde, en
effet, se développent des logiques d’ethnicisation associées à des combats
contre les discriminations raciales, et portées par les groupes concernés, ou
par les intellectuels qui adoptent leur point de vue – on notera que ce qui
était lointain, exotique, entre avec l’« ethnicité » au sein même des sociétés
occidentales. Et symétriquement, c’est parce que de tels groupes existent et
se développent, c’est parce que les différences culturelles, plus ou moins
naturalisées, deviennent, comme on l’a vu, un enjeu central de la vie
collective que des demandes de reconnaissance des identités se
démultiplient, incluant le cas échéant des dimensions quantitatives, chiffrées,
l’établissement de statistiques. Une dialectique s’est mise en place, d’où
résulte l’emploi de plus en plus courant du vocabulaire de la diversité, de
l’ethnicité, mais aussi de la race.
Le phénomène vaut d’abord à l’échelle des États, et c’est à cette échelle
aussi que les débats sont le plus vifs. Car le lien qui rapproche
l’ethnicisation de la vie collective et le combat contre les discriminations
comporte des dimensions inquiétantes, et ne se limite pas seulement à être
une expression de progrès social. On soulignera, par exemple, que les « 
statistiques de la diversité » – selon l’expression qui connaît des succès
récents, du fait, peut-être, qu’elle est plus vague et consensuelle, moins
lourdement connotée que celle de « statistiques ethniques » – peuvent aussi
servir à disqualifier un groupe tout entier : mesurer le nombre de Noirs
détenus en prison aux États-Unis, ou de musulmans en France, par exemple,
ne conduit-il pas à établir un lien entre les chiffres de la délinquance et du
crime, et les effectifs de ces deux groupes, et à partir de là, à mettre en place
des politiques de lutte contre la délinquance et le crime les visant
spécifiquement – et donc les stigmatisant ?
Mais le débat se déroule aussi à d’autres échelles. Un cas
particulièrement intéressant est celui du diversity management (qui consiste
pour l’essentiel à recruter dans les entreprises du personnel diversifié
ethniquement). Car la question de savoir s’il s’agit d’une stratégie ne
profitant qu’aux directions d’entreprises, ou servant à faire reculer le
racisme et les discriminations, est à la fois locale – elle se pose au niveau
des établissements –, nationale – pour les entreprises à partir d’une certaine
taille –, mais aussi globale – pour les multinationales10.
Dans les pays à culture politique ouverte au multiculturalisme et à la
reconnaissance des minorités, et notamment dans le monde anglo-saxon, le
principe même de leur donner une visibilité officielle et quantifiée, y
compris dans les recensements nationaux, se heurte à des difficultés inscrites
dans la nature même du problème : qui peut décider de l’appartenance d’un
individu à un groupe, l’individu lui-même (autodéfinition), le groupe et ses
leaders, la puissance publique ? Une combinaison de ces trois possibilités ?
Les critères sont ici éminemment problématiques, car une définition à
prétention objective, fondée par exemple sur des attributs physiques comme
la couleur de la peau, se heurtera à une définition subjective, reposant sur le
choix des personnes concernées, et vice versa.
Le fait qu’une personne puisse s’engager mais aussi se dégager d’une
identité, et, plus largement, le poids des logiques de production et
d’invention des identités font que celles-ci en permanence évoluent, se
fragmentent, se décomposent et se recomposent, ce qui rend difficile, voire
impossible de figer une population dans une image stable de ses
composantes identitaires. Il faut sans cesse introduire d’autres catégories,
par exemple dans les recensements successifs, ce qui met en cause la
pertinence du principe de la catégorisation en lui-même. Ce problème vaut
aussi pour les catégories les plus proches de la « race ». La racialisation est
une dimension de la poussée de la « diversité », et elle aussi donne lieu à
fragmentations et recompositions. C’est ainsi qu’au Royaume-Uni, dès les
années 1980, les minorités issues du sous-continent indien ont demandé à ce
qu’on cesse de les désigner comme « black » – elles voulaient se
différencier des minorités d’origine africaine ou caribéenne. Une implication
de ces processus de fragmentation culturelle, raciale et sociale est que de
nombreux groupes, caractérisés chacun par une identité, une mémoire, une
culture, une appartenance ethnique, religieuse, etc., deviennent susceptibles
d’être tout à la fois victimes et coupables de racisme. Le racisme se
fragmente lui aussi et se démultiplie, y compris pour viser des individus
racialisés alors qu’ils n’ont guère de communauté d’appartenance – ce qui en
retour, par le mécanisme de la prophétie autoréalisatrice11, peut aboutir à la
constitution de groupes.
Dans les pays où la culture politique résiste fortement à toute
reconnaissance des différences dans l’espace public, ces questions ne se
posent qu’une fois cette résistance déjà mise en brèche. Auparavant, le
problème prend l’allure d’une opposition résolue des tenants d’un
universalisme hostile à la prise en considération des particularismes, et
d’une dénonciation de toute velléité de multiculturalisme, dont les tenants
seraient au mieux des naïfs, et plus vraisemblablement des traîtres ou,
comme le disait un journaliste des années 1980, des « casseurs »12. C’est
ainsi qu’en France, au nom de l’idéal républicain qui ne veut connaître que
des individus libres et égaux en droit, il est longtemps apparu inconcevable
que soient établies des statistiques de la diversité – cette non-reconnaissance
était en fait lourde d’une certaine hypocrisie, car jamais personne n’a
protesté lorsque des études démographiques ont établi, par exemple, le
nombre de Juifs dans ce pays13. Après les émeutes d’octobre-novembre
2005, qui ont clairement mis à nu les carences du « modèle républicain
d’intégration », la question de l’héritage du colonialisme et de ses
prolongements contemporains dans le racisme et les discriminations est
devenue centrale ; un mouvement noir, le CRAN, est apparu et quelques mois
plus tard publiait dans un grand quotidien populaire (Le Parisien, le
31 janvier 2007) les résultats d’un sondage faisant apparaître le nombre de
Noirs en France, et le caractère massif des discriminations dont ils souffrent.
Malgré les controverses, et pas seulement autour de ce sondage, les positions
« républicanistes » les plus dures se sont considérablement affaiblies au
cours des dernières années : le débat français se transforme pour se
rapprocher de celui du monde anglo-saxon. Ajoutons ici que la Communauté
européenne agit de manière très active sur ce registre, légiférant, publiant
des données comparatives, et exerçant sur les pays membres une influence
allant dans un sens plus favorable au modèle anglo-saxon qu’à
l’universalisme républicain à la française.
Les tensions, théoriques et politiques, que révèle ou qu’exacerbe la
sensibilité croissante aux discriminations opposent deux conceptions de
l’espace public – universaliste ou ouverte aux différences. L’universalisme
peut lui-même être présenté en termes sociaux. Les injustices, les inégalités
qui prennent l’allure de la discrimination ne sont-elles pas finalement
sociales : accès à l’emploi, à la consommation, au logement, à l’éducation, à
la santé, présence à des postes de responsabilité ou de visibilité dans les
entreprises, les médias, etc. ? Et dès lors, ne vaut-il pas mieux, pour lutter
contre elles, éviter toute ethnicisation, oublier les différences culturelles ou
ethno-raciales pour ne considérer que des catégories proprement sociales,
définies en termes de revenus par exemple ? Les groupes racialisés n’ont-ils
pas intérêt eux-mêmes, comme le font les Afro-Brésiliens dont traite Livio
Sansone14, à investir dans des associations « de classe », à se présenter sous
l’angle de la domination ou de l’exclusion sociales, plutôt que de mettre en
avant une identité de race, ou de couleur, voire de culture ? Les Noirs n’ont-
ils pas à gagner à souligner leur « Blackness » sans se présenter sous l’angle
de l’ethnicité, à mettre en avant leur couleur de peau pour dénoncer les
injustices et les discriminations sociales dont ils souffrent ?
Sur un autre plan, le débat contemporain se transforme par rapport à
celui des années 1980 et 1990, quand il s’agissait avant tout, pour la
philosophie politique et les sciences sociales, de rendre compte de la
nouveauté du racisme « culturel », « différencialiste ». Car aujourd’hui, de
plus en plus nettement, sous la culture revient en force la nature, et la hantise
de menace pour son être culturel, pour sa nation notamment est portée par
des logiques de peur et de rejet où la race physique, les attributs biologiques
ou génétiques, à commencer par la couleur de la peau, tiennent une place
considérable. Le vieux racisme a considérablement décliné s’il s’agit de ses
dimensions idéologiques et de ses pseudo théorisations scientifiques
expliquant les qualités et, surtout, les défauts des individus par leur
appartenance à des races humaines hiérarchisées. Il revient au galop, en
revanche, ou tout au moins il se survit dès que l’on considère les
discriminations, qui en sont une modalité principale dans les démocraties
d’aujourd’hui.
Le racisme classique opérait frontalement, s’installait au niveau des
idéologies et de l’action politique les plus hautes, y compris celles d’États,
comme l’Afrique du Sud. Le racisme actuel est plus diffus, « voilé », moins
explicite, mais il n’en conserve pas moins une charge de références aux
caractéristiques physiques des groupes et des individus qu’il vise. Le refus
raciste d’un emploi, d’un logement, etc., peut inclure des aspects culturels, il
inclut aussi un rejet fondé sur l’aspect physique des victimes.
Le paradoxe de la lutte contre les discriminations est qu’elle constitue
un progrès, mobilisant concrètement aussi bien la puissance publique que des
associations, des ONG, des entreprises, des grandes organisations, des
intellectuels et journalistes, tout en contribuant, en exacerbant ou tout au
moins en mettant à nu les tendances à l’ethnicisation et à la racialisation des
sociétés. Ces tendances elles-mêmes sont source d’une formidable
ambivalence, puisque d’un côté, elles permettent à des acteurs de se
constituer collectivement, et d’agir, y compris pour faire reculer le racisme,
mais que d’un autre côté, elles contribuent à la fragmentation culturelle,
sociale, voire raciale, mettant en péril le lien social, compliquant
l’intégration de chacun, encourageant certaines minorités à s’enfermer dans
des logiques communautaristes, avec tous les dangers que cela implique :
subordination des individus à la loi du groupe, et de ses leaders, tensions
intercommunautaires, refus des valeurs universelles au nom des traditions ou
de la religion.
Le rôle des sciences sociales, ici, n’est certainement pas de trancher
trop vite – pour ou contre la racialisation ou l’ethnicisation. Il est d’abord
d’analyser ces tendances, dans toutes leurs contradictions, et dans leurs
implications. Du point de vue de l’État, par exemple, lutter pour l’égalité
socio-économique est une chose, combattre les préjugés raciaux en est une
autre. Du point de vue d’une organisation militante, refuser le racisme est une
chose, s’affirmer comme acteur racial ou ethnique en est une autre. Du point
de vue du Sujet, se constituer en individu pour tenter de disposer des mêmes
droits que n’importe quel autre individu est une chose, s’efforcer d’être
reconnu en tant que relevant de telle ou telle identité collective en est une
autre. Et dans ce dernier cas, se présenter uniquement comme victime (du
racisme passé, colonial, de la traite négrière par exemple, comme du
présent) est une chose, mettre en avant une identité positive, culturelle, voire
raciale, comme ce fut le cas pour la « négritude15 », en est une autre. Les
données du problème sont multiples, plus ou moins changeantes,
contradictoires ou ambiguës. Les réponses les plus élaborées, et
vraisemblablement les plus satisfaisantes à terme sont celles qui essaient de
concilier un maximum de ces données, d’articuler autant qu’il se peut ce qui
semble incohérent ou ambivalent ; les réponses les plus spectaculaires, mais
qui conduisent à des affrontements idéologiques parfois violents et peu
productifs, sont au contraire celles qui radicalisent une seule option.

Le racisme global
Les approches des années 1980 et 1990 considèrent le racisme à
l’intérieur du cadre que constituent les sociétés nationales ou les États-
nations. Le symbolic racism est pensé à l’intérieur des États-Unis, le new
racism est anglais, le racisme différencialiste est français... Mais on ne peut
plus analyser le racisme en enfermant la réflexion dans le seul cadre des
États-nations. Le phénomène, en effet, tend à être de plus en plus global, et à
procéder de la double compression du temps et de l’espace qu’évoque la
formule de David Harvey déjà citée dans ce livre. Il conjugue, sous des
aspects qui varient d’une expérience concrète à une autre, des dimensions
planétaires, en tout cas supranationales ou transnationales, et d’autres
renvoyant à des spécificités ou des ancrages locaux, nationaux, tout comme il
agrège des aspects contemporains – les mécanismes de la discrimination par
exemple – à des dimensions historiques – le poids de l’esclavage, de la
colonisation, par exemple.
L’antisémitisme a ici valeur paradigmatique. Il a toujours été
transnational, si on peut se permettre l’anachronisme, inscrit à une échelle
planétaire. Dès l’Antiquité, si l’on suit les travaux de Peter Schäfer16,
l’antijudaïsme (le terme antisémitisme n’a été utilisé qu’à partir des années
1880) opère en trois sites distincts, Égypte, Syrie-Palestine et Rome. Il est
ensuite largement « globalisé » par le christianisme, qui lui a conféré ses
dimensions mondiales très tôt. Mais ce qu’apporte sa globalisation
contemporaine n’en est pas moins propre aux temps actuels. Car aujourd’hui,
on ne peut l’analyser sérieusement sans penser en permanence l’articulation
de ce qui se joue dans le cadre des États-nations concernés, à commencer
par les pays où vivent des Juifs (principalement Israël, les États-Unis et
quelques pays européens, et en premier lieu la France), et ce qui dépasse ou
déborde ce cadre ; sans conjuguer prise en compte d’éléments locaux, et
d’éléments transnationaux, à commencer par ceux qui touchent à des enjeux
proche ou moyen-orientaux. Et sans voir comment il met en œuvre des
éléments empruntés à divers répertoires – les accusations de crime rituel du
vieil antijudaïsme chrétien, les protocoles des Sages de Sion forgés pour les
maîtres du Kremlin à la fin du XIX e siècle, le nazisme, etc.
Il en est de même si l’on considère d’autres racismes. L’expérience
française récente, que nous envisagerons d’abord sous l’angle du racisme
anti-Arabes et antimusulmans, peut permettre d’illustrer cette affirmation. La
France compte aujourd’hui une population issue de l’immigration venue du
monde arabo-musulman que l’on estime, de façon certes très contestable, à
environ cinq millions de personnes, quelque 7 % ou 8 % du total. Et le
racisme qui atteint cette population est un phénomène avéré, qu’il s’agisse
des opinions et des stéréotypes, ou bien encore, et surtout, de toutes sortes de
discriminations, dans l’emploi, l’accès au logement, à certains loisirs
notamment. Des travaux de sociologie montrent aussi qu’elle est victime
d’une ségrégation à l’œuvre dans l’école publique, d’un « apartheid
scolaire17 » qui produit et renforce les inégalités pour les enfants issus de
l’immigration, au lieu de les dissoudre, comme le voudrait l’idéal
républicain, ou tout au moins de se contenter de le reproduire, comme le
suggérait la sociologie des années 1960 et 1970.
Mais ce racisme n’évolue pas seulement au gré des tensions et des
crises propres à la société française, il doit beaucoup à des logiques
extérieures, et à des rapports de force qui se jouent à une autre échelle que
celle de l’État-nation. Ainsi, plusieurs affaires ou épisodes ont montré que le
regard extérieur pouvait peser sur son évolution. Quand, en 1990, la France
se prépare à participer à la première guerre du Golfe, puis s’y engage, les
pouvoirs publics prennent diverses mesures pour éviter les troubles qu’un tel
engagement pourrait entraîner au sein de la population issue de l’immigration
arabo-musulmane. Ces mesures ne sont pas racistes en elles-mêmes, mais
elles exercent de fait un racisme qui revêt plusieurs aspects : stigmatisation
de cette population soupçonnée ou accusée de ne pas être pleinement
intégrée, ou intégrable, fonctionnement raciste de la police, qui interpelle les
jeunes « au faciès », interdiction de certains déplacements (par exemple, les
collèges de la banlieue parisienne, qui accueillent de nombreux enfants
d’immigrés, ne peuvent durant cette période organiser des visites
d’exposition ou des sorties théâtrales à Paris). La politique internationale du
pays renforce le racisme interne. En même temps, la façon dont les médias
français traitent de ce conflit est perçue comme particulièrement odieuse
depuis certains pays arabo-musulmans, qui le font savoir. Le racisme
français devient un objet de débats internationaux, de pression, en même
temps que son évolution est surdéterminée par des choix de politique
internationale.
Autre exemple : quand la France vote (mars 2004) une loi interdisant
les signes religieux « ostensibles » à l’école publique, pour en fait y
empêcher le port du « foulard » islamique, quelques voix s’élèvent pour
dénoncer un choix politique vaguement raciste, car ne visant en réalité que
des jeunes musulmans, on parle d’islamophobie ; mais surtout, des critiques
beaucoup plus fortes proviennent de l’étranger, qu’il s’agisse de sociétés
musulmanes, ou bien encore du monde anglo-saxon, pour reprocher à cette
loi des connotations racistes. De telles critiques ont nourri le débat français,
raidi les uns dans leur « républicanisme », leur conception figée de l’idée
républicaine, au nom de laquelle la loi avait été votée, encouragé les autres à
la critiquer en justifiant que soit évoqué le soupçon de racisme.
En fait, tout ce qui touche à l’islam est susceptible de « globaliser » le
racisme, d’en faire un problème qui ne peut plus être pensé dans le strict
cadre, unique, de l’État-nation. Et ce qui est vrai pour la France l’est pour
d’autres pays. Par exemple, les attentats terroristes de Madrid (mars 2004)
ou de Londres (juillet 2005) ont eu pour effet (mais aussi peut-être en partie
pour cause) de mettre sur le devant de la scène le racisme propre à la société
espagnole, ou anglaise. Les musulmans, dans les deux pays concernés, se
sont sentis menacés par les réactions des populations nationales, plus ou
moins disposées à les accuser dans leur ensemble, et même à soupçonner les
immigrés, en général, d’être cause de ce terrorisme. De même, les
impressionnantes réactions, dans tout le monde musulman, aux publications
de caricatures mettant en cause le prophète Mahomet d’abord dans un
quotidien danois, puis dans de nombreux autres en Europe, ont dénoncé ce
qu’il y avait selon elles de mépris blasphématoire dans ces dessins, un
mépris alors souvent décrit comme raciste. Les protestations ont pris un tour
violent dans certains pays, plus modéré dans d’autres, notamment en Europe ;
en retour, elles ont raidi certains groupes qui, y compris dans les extrêmes
droites, y ont trouvé de quoi alimenter leur haine raciste des Arabes et de
l’islam. On a ainsi évoqué alors, en France, l’hypothèse d’un saut dans
l’opinion, vers le haut, du Front national – un parti raciste.
Le racisme visant spécifiquement les Noirs ne se comprend pas
davantage si on en limite l’analyse au cadre des États-nations. Car
aujourd’hui, la compréhension de ce phénomène oblige à prendre en
considération d’une part l’histoire supranationale qui a abouti à la
ségrégation, aux stéréotypes, aux discriminations actuelles, et d’autre part la
circulation planétaire, les migrations actuelles de bien des Noirs. Dans
certains cas, les Noirs relèvent d’une diaspora – la « Black Atlantic » par
exemple, dont parle Paul Gilroy –, caractérisée par leur circulation entre
plusieurs pays. Il arrive aussi, c’est le moins qu’on puisse dire, qu’il ne soit
pas facile pour ceux qui désirent migrer d’opérer une telle circulation, de
quitter un pays africain. Les pays d’accueil ou de transit déploient eux-
mêmes des politiques de l’immigration qui n’excluent pas une grande
violence, comme on l’a constaté avec le Maroc et l’Espagne, à Ceuta et
Melilla, où la brutalité mise en œuvre pour contrôler la frontière se prolonge
aussi dans le désert où les autorités marocaines refoulent des migrants venus
d’Afrique subsaharienne d’une manière qui peut se révéler meurtrière. La
politique des pays du Nord peut ici s’appuyer sur les conduites mises en
œuvre au loin, par des pays du Sud, et si elle se veut non raciste, elle n’en
est pas moins vite connotée racialement.
Dans les sociétés d’accueil, il arrive que les membres de groupes
victimes eux-mêmes d’un racisme anti-Noirs, rejettent des nouveaux venus,
eux aussi Noirs, précisément en raison de leurs sociétés d’origine. Ainsi, aux
États-Unis, les descendants des esclaves ne sont pas toujours tendres avec
les nouveaux migrants qui viennent d’Afrique subsaharienne ou des Antilles,
et il arrive qu’en France, des Noirs antillais témoignent d’une vive hostilité
aux migrants d’Afrique subsaharienne. Le racisme vise en bonne part des
populations migrantes, ou issues récemment de l’immigration, ce qui fait que
les problèmes de la « race » se mêlent à ceux de l’immigration et des
phénomènes migratoires contemporains. À partir de là, le racisme doit se
comprendre globalement, car faisant intervenir des aspects liés au
fonctionnement interne des sociétés concernées, et d’autres, liés à des flux
humains, culturels et économiques planétaires ; et symétriquement, les débats
sur l’immigration sont pollués par la question du racisme. Comme pour bien
d’autres problèmes de société, il est souvent difficile de distinguer nettement
les enjeux internes et les enjeux externes, le dedans et le dehors, tout très vite
interfère.
Cet exemple du racisme anti-Noirs global peut être prolongé en prenant
en considération un enjeu de plus en plus important : les dimensions racistes
du refus d’accorder aux Noirs américains les réparations, symboliques et
matérielles, que certains d’entre eux réclament en compensation de la traite
négrière et de l’esclavage. Le refus est une question à la fois intérieure aux
États-Unis (pays qui s’est fait par ailleurs le champion de la reconnaissance
de la Shoah, et qui a reconnu les torts causés aux Japonais-Américains
internés abusivement durant la Seconde Guerre mondiale), et internationale,
car portée par la diplomatie américaine, qui tente de s’opposer au
mouvement lui-même global pour les réparations – les pressions de
nombreuses ONG et d’États anciennement colonisés viennent à l’appui des
demandes de ce mouvement. Celui-ci s’est constitué sur la base d’une
idéologie souvent « panafricaniste », diasporique – et donc « globale ».
Qu’il s’agisse du passé, qui concerne l’Afrique, l’Europe, les États-Unis, ou
du présent, la question du racisme anti-Noirs ne peut être désormais pensée
dans les seules catégories de l’État-nation, et pas davantage celle de
l’identité et de l’action de ceux qui y font face18.
Le cadre spatial de l’analyse du racisme se transforme donc avec la
globalisation. Au lieu de dire que le phénomène comporte des dimensions
nationales, que complètent éventuellement des dimensions internationales, il
faut désormais l’aborder en se demandant comment, de plus en plus, il est la
résultante de jeux complexes où se conjuguent et se déplacent en permanence
des logiques intérieures et des logiques supranationales, extérieures.
Ce constat ne doit-il pas être prolongé par un autre, de même type, mais
relatif à l’antiracisme, comme le suggère déjà le mouvement panafricaniste
qui vient d’être évoqué ? L’idée d’un lien entre le « global power », les
forces hégémoniques de l’économie néo-libérale, et la façon dont les idées et
les pratiques visant à combattre le racisme circule depuis les années 1990.
Le plus souvent, elle met en cause non pas la globalisation elle-même, mais
la place déterminante qu’y occuperaient les États-Unis, et elle constitue alors
un avatar de thèses classiques sur l’impérialisme américain :
l’américanisation du monde façonnerait, dans cette perspective, l’action
antiraciste, en lui imposant ses catégories de pensée, qu’il s’agisse de définir
la race, d’avancer des conceptions de la diversité de l’humanité ou de
proposer des politiques, par exemple à travers l’intervention d’institutions
comme la Banque mondiale ou le FMI. Elle déboucherait sur une
racialisation du monde. Une variante radicale et polémique de cette thèse a
été proposée par Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, suscitant de vives
réactions19 : cette approche réduit l’influence américaine à des logiques
d’imposition de catégories elles-mêmes inscrites dans une logique
impérialiste, sans voir les éléments de variété et de critique qui caractérisent
le débat interne américain ; elle sous-estime les dimensions internes de
l’antiracisme, propres aux sociétés nationales et aux régions du monde où il
se manifeste ; elle donnerait une image déformée des échanges intellectuels
entre les États-Unis et d’autres pays, etc. Il est vrai que les tendances
actuelles à l’ethnicisation et à la racialisation de bien des sociétés les
rapprochent plus qu’elles ne les éloignent des États-Unis. De là à y voir le
résultat de l’impérialisme américain, il y a un pas immense, qu’il est
idéologique de franchir sans études concrètes. Mieux vaut, nous semble-t-il,
maintenir en la matière, comme en d’autres, le projet de penser « global », et
donc d’analyser l’action antiraciste en tenant les deux bouts, celui de
l’influence de forces supranationales ou externes – et qui ne sont pas
réductibles à l’image de l’hégémonie des États-Unis – et celui du travail des
sociétés sur elles-mêmes.

Racisme et histoire
Dans sa célèbre étude sur « race et histoire », commanditée par
l’Unesco et publiée en 1952, Claude Lévi-Strauss constate que l’humanité est
entrée dans une phase de civilisation mondiale, et que pour faire droit à la
diversité des diverses cultures qui la composent, il faut reconnaître que la
relation qu’entretient chacune d’elles au temps est elle-même variable20.
Mais toutes les sociétés, dit-il, sont dans l’histoire. Or, comme nous l’avons
indiqué dans le chapitre 6 de ce livre, depuis un demi-siècle, un phénomène
de renversement se produit et s’accélère par rapport à cette image : c’est de
plus en plus l’histoire qui est dans les sociétés contemporaines. Au-delà de
la distinction des régimes d’historicité que propose François Hartog21 pour
marquer la façon différente qu’ont les sociétés de penser le temps, c’est la
place même de l’historicité qui est en jeu.
L’histoire devient un enjeu, elle apparaît comme une ressource
mobilisée, notamment par toutes sortes de groupes demandant à être reconnus
pour les drames dont leurs ancêtres ont ou auraient été victimes. Du coup, le
racisme lui aussi se leste de thèmes historiques, il s’appuie sur ses propres
conceptions du passé, des conceptions qu’éventuellement contestent certains
groupes. Il comporte vite une forte charge historique, dans laquelle se mêlent
des oublis majeurs d’un côté, et des propositions qui dénaturent le passé
d’un autre côté.
Il faut prendre la mesure de cette nouveauté. Dans le passé, les formes
du racisme qui reposaient sur la biologie ou les aspects physiques des
groupes et des individus visés ne faisaient guère intervenir l’histoire. Mais
aujourd’hui, les mémoires se télescopent, entrent en concurrence, et le
racisme, comme la lutte contre le racisme, fait de l’histoire un enjeu
essentiel. L’expérience française là aussi peut nous aider à illustrer ce
constat.
En France, l’antisémitisme, tel qu’il s’est redéployé, surtout à la fin des
années 1990, mobilise en permanence l’histoire, et la lutte contre le
phénomène tout autant. Le mouvement s’est d’abord cristallisé autour de la
Seconde Guerre mondiale et, on l’a vu, du rôle du régime de Vichy. Dans les
années 1980, le leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, a marqué son
intérêt pour les thèses « négationnistes » de Faurisson, et son antisémitisme
est passé à plusieurs reprises par des propos relatifs à cette époque.
L’existence de l’État d’Israël et tout ce qui a trait au conflit israélo-
palestinien sont devenus une autre source, ou un autre prétexte de haine des
Juifs, et là aussi, l’histoire est constamment mobilisée ou présente – une
histoire qui n’est plus celle de la France, et qui est centrée sur le Proche-
Orient –, en particulier s’il s’agit de dériver du soutien légitime à la cause
palestinienne vers des attitudes à nette connotation antisémite.
Plus récemment, la colonisation, la traite négrière et l’esclavage sont
entrés dans le débat public, mettant en cause le récit national qui soit les
gommait, soit même en vantait certains aspects, au point, nous l’avons vu,
qu’en février 2005, une loi a pu être votée, comportant un article (supprimé
par la suite) demandant qu’on enseigne dans les cours d’histoire le rôle
positif de la colonisation. Des mobilisations, notamment de la part de
mouvements noirs, mais aussi d’acteurs politiques et d’intellectuels engagés,
refusent le silence ou la minimisation des drames vécus du fait de la
colonisation ou de l’esclavage au nom de la vérité historique, mais aussi
parce qu’ils y voient à juste titre une des sources d’un racisme actuel, un
déni, qui va de pair avec des discriminations concrètes contemporaines. Dire
du passé colonial qu’il a apporté beaucoup aux peuples colonisés, ce n’est
pas seulement mettre en cause le caractère intolérable de ce même passé,
c’est aussi d’une certaine façon le perpétuer ou le renouveler par les
préjugés, le mépris, la discrimination ou la ségrégation. Le racisme ne
conjugue pas partout et toujours le passé et le présent, il ne convoque pas
nécessairement à la fois l’histoire et la sociologie. Mais chaque fois qu’il le
fait, il est comme redoublé par cette conjugaison, qui l’exacerbe.
Le racisme n’est pas l’exclusivité des groupes dominants, il est même,
souvent, suffisamment attrayant aux yeux des plus pauvres pour être
instrumentalisé par des régimes dictatoriaux, fascistes ou totalitaires, par des
démagogues ou des partis extrémistes à fort ancrage populaire. Avec la
fragmentation culturelle et sociale, et ses expressions ethno-raciales, il
utilise parfois des bribes d’histoire, des matériaux empruntés au passé pour
se développer entre fragments. C’est ainsi qu’il existe des traces
d’antisémitisme, en France et encore aux États-Unis, parmi les Noirs, tout
comme symétriquement, des Juifs peuvent témoigner d’un racisme anti-
Arabes, voire anti-Noirs, et ces traces peuvent s’alimenter d’un discours à
prétention historique. Un cas caricatural, on le sait, a été donné par le « 
comique » Dieudonné, s’insurgeant contre le rôle des Juifs, selon lui, dans la
traite des Noirs, et plus encore, laissant entendre que de surcroît, ils
voudraient conserver le monopole de la souffrance historique, avec la Shoah,
constituant dès lors un obstacle particulièrement actif à toute reconnaissance
des drames passés que furent pour les Noirs l’esclavage ou la traite négrière.
Les sciences sociales n’ont pas toujours combattu le racisme avec
énergie, et elles ont même dans le passé apporté leur contribution à la
fabrication et à la diffusion des idéologies racistes. Il suffit de parcourir les
premières livraisons de la grande revue américaine de sociologie,
l’American Journal of Sociology, pour s’en convaincre – on y trouve, par
exemple, des articles de Francis Galton, ou bien encore une traduction de
l’introduction de L’Aryen, de Vacher de Lapouge, un des pères du racisme
classique, sans parler d’une production proprement américaine en la matière.
Dans le paysage renouvelé du phénomène, l’engagement sociologique
dont nous avons parlé au chapitre 3 de ce livre peut trouver un terrain
d’exercice particulièrement propice, et important, et apporter sa contribution
spécifique au combat contre cette figure du mal. Reprenons, en sens inverse,
les points principaux de ce texte.
Le racisme mobilise le passé ? L’histoire, ici, et donc les historiens
devraient être en première ligne, pour impulser des changements en matière
historique, et pas seulement se les faire imposer, pour faire entrer les
victimes et les vaincus dans le récit historique, pour susciter et éclairer les
débats publics. Si le « négationnisme » a pu prospérer en France à la fin des
années 1970, c’est en partie dû aux carences de la recherche historique sur
les camps de la mort nazis – il a fallu attendre le grand colloque organisé par
Raymond Aron et François Furet en 1982 pour que cette béance commence à
être comblée22.
Le racisme se globalise ? L’antiracisme doit être lui aussi pensé de
façon à articuler des perspectives mondiales, en même temps qu’un ancrage
dans des combats locaux ou nationaux, à la manière de l’altermondialisme,
dans ce qu’il présente de meilleur. Plutôt que des controverses vite
polémiques et idéologiques, les sciences sociales, ici, peuvent apporter un
éclairage décisif, en comparant les expériences, en examinant leurs réussites,
leurs échecs, leurs difficultés, en considérant l’antiracisme, un peu à la
manière des mouvements sociaux, à la fois comme un objet d’études et
comme une action dont la capacité à s’élever à un haut niveau de projet
passe par la coproduction de connaissances, entre chercheurs et acteurs.
Le racisme n’est pas seulement un phénomène idéologico-politique, il
transite par des formes concrètes, en particulier sous l’aspect de la
discrimination ? Les sciences sociales doivent promouvoir la connaissance
de ces formes diverses, et contribuer à éclairer les débats relatifs aux
instruments de savoir qu’elles appellent. Le problème pour elles, par
exemple, n’est pas de savoir trop vite si il faut être « pour » ou « contre » les
statistiques de la diversité, mais de construire l’espace du débat qu’elles
appellent, d’en montrer l’apport éventuel, mais aussi les limites, voire les
dangers éventuels – aux acteurs, associations dirigeants et partis politiques,
fonctionnaires, etc., ensuite, de prendre leurs responsabilités.
Le racisme est d’autant plus pernicieux aujourd’hui que les victimes
tendent parfois à se réfugier dans des identités que guettent le
communautarisme ou le relativisme. Les sciences sociales, après une
quarantaine d’années de débats entre universalistes et relativistes, « 
Liberals » et « Communitarians », « Républicains » et « Démocrates », ont
tout à gagner à encourager les acteurs sociaux, culturels, politiques,
l’opinion, les médias à s’efforcer de dépasser ces clivages pour inventer des
formes d’articulation entre les deux types de valeurs. Le racisme se nourrit
aussi bien de la fermeture identitaire, en effet, que de la mise en avant d’un
universalisme trop abstrait, il procède de ces deux périls ; le faire reculer
passe certainement par des efforts, en divers lieux, pour refuser d’avoir à
choisir les valeurs universelles ou la reconnaissance des différences, et
apprendre au contraire à les concilier.
Enfin, le racisme peut se présenter comme un phénomène « 
institutionnel ». Le rôle des sciences sociales est alors de dévoiler ce que
masquent les institutions, de faire apparaître d’éventuels acteurs derrière les
structures, et de les placer face à leurs responsabilités. Il est donc aussi
d’indiquer les actions concrètes susceptibles de modifier le fonctionnement
des organisations dans un sens favorable à la réduction du racisme, ce qui
appelle l’intervention volontariste d’acteurs, au sein de ces organisations, ou
au dehors, et des conditions favorables, par exemple grâce à des
modifications de la législation.
Les sciences sociales ont d’innombrables pistes à suivre si les
chercheurs souhaitent contribuer à faire reculer le racisme. Non pas en
donnant des conseils, en se constituant en experts, et pas davantage en se
complaisant dans la dénonciation – de l’impérialisme américain, du
républicanisme français par exemple. Mais en produisant des connaissances,
en relation avec les acteurs concernés, et sans pour autant se substituer à eux.
1- Cf. pour la France Michel Wieviorka, La Tentation antisémite, op. cit., 2005.

2- On me permettra de renvoyer ici à mon enquête sur La France raciste, Paris, Le Seuil, 1991,
et à son prolongement comparatif Le Racisme en Europe, Paris, La Découverte, 1993.

3- Dans leur livre Black Power, New York, Vintage Books, 1967.

4- Philippe Bataille, Le Racisme au travail, Paris, La Découverte, 1999.

5- Sur toutes ces questions, je me permets de renvoyer à mon livre Le Racisme. Une
introduction, Paris, La Découverte, 1998.

6- Cf. notamment Loïc Wacquant et William Wilson, « The Cost of Racial and Class Exclusion in
the Inner City », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, janvier 1989,
p. 8-25. Voir aussi, sur ces questions, William J. Wilson, The Truly Disadvantaged : The Inner City,
the Underclass and Public Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1987.

7- Dinesh D’Souza, The End of Racism, New York, Free Press, 1995.

8- Joe Feagin et Melvin Sikes, Living with racism, Boston, Beacon, 1994.

9- Cf. Alexandra Poli, L’expérience vécue du racisme et des discriminations raciales en


France. D’une condamnation morale à la prise en charge de la subjectivité des victimes, thèse
pour le doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2006.

10- Cf. la mise au point proposée par John Wrench, Diversity, Management and
Discrimination, Ashgate, Aldershot, 2007.

11- L’idée de prophétie autoréalisatrice (self-fulfilling prophecy), que les sciences sociales
doivent à William Isaac Thomas, a été popularisée par Robert Merton. C’est l’idée qu’une
représentation fausse du réel exerce des effets qui aboutissent à modifier la réalité dans le sens qu’elle
propose.

12- Christian Jelen, Les Casseurs de la République, Paris, Plon, 1997.

13- Cf. les travaux de Della Pergola et Doris Bensimon, La Population juive de France :
socio-démographie et identité, Paris, Éditions du CNRS, 1984, ou bien encore Erik Cohen, Les Juifs
de France, valeurs et identités, Paris, FSJU, 2002.

14- Livio Sansone, « Anti-Racism in Brazil », NACLA Report on the Americas, vol. 38, no 2,
sept.-oct. 2004.

15- Le terme de négritude a été forgé par Aimé Césaire et son concept précisé, après la
Seconde Guerre mondiale, par Léopold Sédar Senghor.

16- Peter Schäfer, Judéophobie. Attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, Paris,
Cerf, 2003 [1997].
17- Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton, L’Apartheid scolaire : enquête sur la
ségrégation ethnique dans les collèges, Paris, Le Seuil, 2005.

18- Cf. Charles P. Henry, Long overdue. The Politics of Racial Reparations, New York, New
York University Press, 2007, en particulier le chapitre 5, au titre explicite : « Reparations Go Global ».

19- Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la
recherche en sciences sociales, 1998, no 121-2, p. 109-118. Les revues brésilienne Estudos Afro-
Asiaticos et anglaise Theory, Culture and Society ont repris cet article et l’ont mis en débat.

20- Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Unesco, 1952 (repris dans Anthropologie
structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 377-431.

21- Cf. François Hartog, Évidence de l’histoire, Paris, Gallimard, 2007 [2005], p. 235, qui parle
de « cette attention au temps, c’est-à-dire aux divers modes de temporalités : à ce que j’ai fini par
nommer régimes d’historicité ».

22- Publié sous le titre, L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1982.
Conclusion générale

La sociologie a ses outils d’analyse, ses modes d’approche, et les


connaissances qu’elle produit ne sont que faiblement cumulatives. Le savoir
qu’elle élabore est en effet en grande partie daté, il correspond à des
problèmes qui évoluent dans le temps, et lorsque l’évolution est rapide et
importante, ses catégories risquent de mal vieillir, de se révéler inadaptées,
voire de se poser en obstacles à la compréhension du monde contemporain.
Ainsi, parmi les interprétations du mouvement étudiant de Mai 68, puis des
nouveaux mouvements sociaux des années 1970, certaines relevaient d’une
vulgate marxiste incapable de rendre compte de leur absolue nouveauté, et
ont finalement contribué à la radicalisation gauchiste, à l’écrasement de la
charge culturelle de l’action, comme de ses dimensions antitechnocratiques,
et à la prolifération de discours de plus en plus artificiels sur ces luttes et
leurs significations.
Hier, les grands thèmes du débat public, quand ils étaient susceptibles
de mobiliser la recherche en sciences sociales, étaient plus nettement
sociaux que culturels. Il s’agissait par exemple du travail, de son
organisation, des conflits qu’il génère, de l’exploitation capitaliste dans la
production, de la mobilité ascendante et descendante, de la stratification
sociale, de la socialisation, des inégalités. Désormais, l’attention s’est
déplacée vers les identités, la culture, les demandes de reconnaissance. La
figure de l’ouvrier a presque disparu de notre horizon, et même si elle
renvoie à près du quart de la population active, nous n’en entendons plus
parler en tant que telle. Nous ne voyons presque pas d’ouvriers à la
télévision, sinon lorsque ferme leur usine et qu’ils tentent de résister aux
suppressions d’emploi. Le capitalisme semble être devenu purement
financier et commercial, au point qu’il devient rafraîchissant d’entendre dire
qu’en Chine, puissance émergente dorénavant au cœur de la mondialisation,
il existe des travailleurs et des rapports de production – mieux (ou pire)
encore, les descriptions du capitalisme chinois, avec ses usines, ses ateliers,
ses ouvriers surexploités font souvent penser à l’Angleterre du XIX e siècle,
qui servait de laboratoire à Karl Marx. L’image d’une société organisée en
vastes et stables ensembles, en classes elles-mêmes structurées par un conflit
central – la bourgeoisie capitaliste, la classe ouvrière –, a laissé la place à
celle de la fragmentation et de l’instabilité des groupes sociaux. Nous ne
pensons pas davantage la société comme un empilement de strates ou de
couches sociales, et si nous continuons à parler de mobilité ou de
socialisation, c’est en en changeant le concept. La mobilité ne s’effectue pas
seulement à l’intérieur d’une société nationale, elle n’est pas seulement un
progrès, ou une régression, ascendante ou descendante, comme lorsque l’on
examine la CSP (catégorie socio-professionnelle) d’individus pour la
comparer à celle des parents. Elle est d’abord un phénomène migratoire
complexe et diversifié, et peut impliquer des déplacements bien au-delà des
frontières de l’État-nation. La socialisation signifiait hier qu’un individu – et
en tout premier lieu un enfant – trouve sa place dans la société, s’y intègre en
apprenant à en maîtriser les codes et les normes, s’y adapte. Elle est
aujourd’hui avant tout le processus dans lequel il acquiert et développe sa
capacité à maîtriser son expérience, à être sujet de son existence. Les
inégalités ne sont pas seulement mesurables, objectives, elles sont aussi
subjectives, elles deviennent ce que des personnes ou des groupes
considèrent comme tel, et sont alors lestées de représentations dans
lesquelles le sentiment d’être méprisé, disqualifié, non reconnu peut peser
lourd, etc. Nous pouvons reprendre une à une les catégories les plus
traditionnelles des sciences sociales, le constat aboutit généralement à l’une
ou l’autre des trois conclusions principales : certaines catégories méritent
d’être délaissées, d’autres d’être fortement renouvelées, d’autres encore
doivent être forgées – c’est ce que nous avons tenté de faire dans la première
partie de ce livre.
Les réalités bougent, parfois très vite, et dès lors les interrogations, les
débats publics évoluent, et avec eux les objets de recherche. Là encore, trois
scénarios sont possibles : certains de ces objets disparaissent, ou s’étiolent,
buttes-témoins d’un passé révolu ; d’autres se modifient en profondeur,
d’autres encore présentent un caractère radicalement neuf. Cet ouvrage ne
pouvait prétendre à l’exhaustivité, et nous avons la plus vive conscience de
n’avoir abordé que quelques-uns de ces objets qui méritent aujourd’hui
examen, dans les deuxième et troisième parties de ce livre. Les uns ne sont
pas nouveaux dans les sciences sociales : la violence, le racisme par
exemple sont des préoccupations anciennes, mais nous avons vu que ces
phénomènes se transforment, et qu’il convient de les aborder avec de
nouveaux outils théoriques. D’autres par contre n’avaient jusqu’ici guère
d’espace dans les sciences sociales : la mémoire par exemple, en dehors des
travaux de Maurice Halbwachs1, n’a guère mobilisé les penseurs sociaux des
deux siècles qui viennent de s’écouler, le terrorisme, on l’a vu, est un objet
« sale », peu fréquenté par la recherche jusqu’à ces dernières années. Si nous
avions traité en profondeur d’autres questions de société, de la famille, du
genre, de l’enfance, de l’âge, de l’éducation par exemple, nous aurions dû de
la même façon montrer les formidables transformations qui sont à l’œuvre –
il suffit de lire ou relire les travaux des années 1960 ou 1970 sur ces thèmes
pour prendre conscience de la distance qui nous en sépare. Et que dire de la
religion ! Il y a à peine trente ans, les sociétés occidentales, à suivre les
meilleurs esprits, étaient emportées, selon le mot célèbre de Max Weber,
dans le « désenchantement » moderne du monde ; la religion devait partout
décliner, perdre en importance, la sécularisation battait son plein.
Aujourd’hui, non seulement nous vivons le « retour de Dieu » – qui en fait
n’avait jamais déserté –, mais ce retour est souvent lesté de demandes
politiques, il est éventuellement radical, parfois violent, tandis que la
sécularisation, comme le montrent des ouvrages récents de Charles Taylor ou
Farhad Khosrokhavar2, signifie une nouvelle articulation des convictions et
de la vie moderne, de nouveaux rapports aux institutions et aux clercs, et
assurément pas la disparition inéluctable de la foi. La modernité, dès lors, ne
peut plus être pensée comme le triomphe de la raison et du droit sur les
traditions et les religions, elle est faite, au contraire, des tensions entre les
deux registres.
Aucune des disciplines qui constituent les sciences sociales n’échappe
à ces évolutions, et leurs relations en sont elles aussi transformées.
L’anthropologie est un cas extrême. Car d’une part elle a depuis longtemps
fait de la culture un champ d’analyses privilégié, ce qui lui apporte
d’importants atouts pour aborder les réalités contemporaines, mais d’autre
part elle est interpellée plus que toute autre par la mondialisation, après
l’avoir été déjà massivement par la décolonisation : alors qu’elle
privilégiait le lointain, dans l’espace (en s’intéressant à des sociétés et des
acteurs autres qu’occidentaux), et dans le temps (en décrivant, dans le monde
occidental, ce qui résistait à la modernité, le folklore), elle a vu ses « 
terrains » traditionnels s’émanciper, pour certains du moins, de la
domination coloniale, participer de façon plus autonome à la modernité, en
être pénétrés, et elle ne peut que constater la présence dans les sociétés
occidentales, via les migrations, de ceux qu’elle avait l’habitude d’étudier au
loin. D’où les tensions considérables, au sein de cette discipline, entre ceux
qui souhaitent la faire basculer dans de nouvelles thématiques où il est
question de postcolonialisme ou de transnationalisme, par exemple, et ceux
qui entendent maintenir des modes d’approche classiques.
La sociologie, pour sa part, doit surtout apprendre à sortir du strict
cadre que constitue l’État national, ce qui constitue un défi que nombre de
sociologues acceptent de relever. Et entre ces deux disciplines, les frontières
se brouillent : le lointain est devenu proche, leurs méthodes ne sont pas
fondamentalement ou nécessairement différentes – on notera, au passage,
qu’un des meilleurs textes disponibles pour aborder la méthode reine de
l’anthropologie, l’observation participante, a été écrit il y a déjà plus d’un
demi-siècle par un sociologue, William Foot Whyte3.
L’histoire aussi se transforme, et son statut social également. C’est ainsi
qu’elle constitue un enjeu de société de façon générale, et pas seulement
autour de quelques grands thèmes, comme hier la Révolution française – qui
a cessé d’être un objet de débats passionnés depuis les années 1980, quand
François Furet a pu déclarer qu’elle était « terminée ». La distinction entre
histoire et mémoire a permis de faire entrer en fait le passé dans le présent à
partir de diverses mobilisations « mémorielles », et on peut faire l’hypothèse
que cette distinction est appelée à terme à perdre de sa force, tout
simplement parce que les acteurs qui se revendiquent d’une mémoire ont tout
à gagner à veiller à la rigueur d’affirmations que les historiens, de leur côté,
ne peuvent qu’accepter d’intégrer dans leur savoir, sous réserve bien entendu
d’examen des éléments fournis par des porteurs de mémoire. Les tensions qui
demeurent entre histoire et mémoire mobilisent divers acteurs, on l’a vu, et
la sociologie comme l’anthropologie contemporaines sont vite interpellées et
concernées dans les débats enfiévrés que suscitent les demandes de
reconnaissance liées aux souffrances collectives du passé.
Les disciplines des sciences sociales ne sont évidemment pas les seules
à être ainsi embarquées dans la grande mutation que ce livre a tenté de
décrire et de comprendre. Et on imagine mal qu’aujourd’hui elles puissent
faire l’économie d’échanges sans cesse plus nourris avec d’autres champs du
savoir. On l’a constaté dans ce livre, la question des identités culturelles a
été relancée d’abord par la philosophie politique et juridique, une discipline
qui a connu une nouvelle jeunesse à partir de la publication du grand livre de
John Rawls Une théorie de la justice, puis des débats entre « 
communitarians » et « liberals » – les sciences sociales ont été ici plutôt à
la traîne.
De plus en plus, elles sont et seront confrontées à des questions
d’éthique, on attendra d’elles qu’elles contribuent à la réflexion sur des
enjeux concrets liés à la maladie, à la vie, à la mort, et qu’elles éclairent le
cas échéant des décisions qui concernent aussi des juristes, des philosophes,
mais également, des médecins, des biologistes, etc.
Les sciences « dures » se préoccupent aujourd’hui de questions qui
concernent très directement aussi les sciences sociales, du réchauffement
climatique par exemple, et là encore les frontières bougent, et surtout il se
joue d’importantes relations aux interfaces. Les catastrophes dites naturelles,
entre autres, ne le sont la plupart du temps qu’en partie, et les effets d’un
tsunami, d’un tremblement de terre, d’une inondation, d’une sécheresse ou
d’une avalanche doivent beaucoup à des rapports sociaux et politiques qui
ont joué en amont et jouent encore au cours du drame, voire ensuite : qui par
exemple, pour rendre compte des effets dévastateurs de l’ouragan Katrina à
La Nouvelle-Orléans en 2005, oserait faire l’impasse sur les impérities de
l’administration américaine, qui avait cessé d’entretenir comme il convenait
le système local de digues et de pompage le long du Mississipi, ou sur le
racisme qui a fait des Noirs de la ville les premières et les plus nombreuses
victimes ? Tout ce qui touche au « développement durable », notamment, est
une invitation à l’échange et au travail pluridisciplinaire, dans lequel les
chercheurs ne peuvent que se transformer eux-mêmes.
Dans certains cas, la mise en relation est incertaine, ou non stabilisée.
On le constate en particulier avec les sciences cognitives, sur lesquelles
beaucoup de chercheurs en sciences sociales ont investi un temps de grands
espoirs, et qui tournent pourtant parfois à la recherche purement médicale,
voire technologique, sur l’imagerie médicale par exemple.
Ces quelques remarques, certes rapides, se proposent de faire de cette
conclusion une ouverture, tournée vers des perspectives d’avenir, et non un
point d’arrivée qui encouragerait à refermer cet ouvrage sur lui-même. C’est
pourquoi je voudrais terminer en disant un mot à l’attention de certains de
ceux qui incarnent le futur des sciences sociales : les étudiants et, plus
précisément et pour les remercier, mes étudiants. Quand ils me demandent en
début d’année universitaire, outre des références bibliographiques
spécialisées, de leur recommander un manuel, un ouvrage général, je leur
suggère de lire les auteurs classiques, quitte à s’initier à leur pensée à l’aide
du livre bien pratique de Raymond Aron : Les Étapes de la pensée
sociologique. Mais ce n’est pas faire injure aux penseurs classiques que de
dire de leurs écrits qu’ils ne nous aident que partiellement à comprendre le
monde dans lequel nous vivons, même s’ils nous apportent des méthodes, des
modes de raisonnement, des paradigmes qui peuvent conserver toute leur
vigueur et une réelle valeur heuristique. Pour un sociologue, la fréquentation
de ces auteurs est indispensable, elle n’est pas suffisante.
Puis j’entame mon séminaire en leur présentant, depuis plusieurs
années, les idées et les analyses dont ce livre est la synthèse, et dont j’espère
qu’elles les aideront dans leur travail personnel. J’en discute avec eux, les
améliore à partir de leurs remarques, critiques, observations et questions, je
les retravaille. Certes, cet ouvrage est aussi l’aboutissement de nombreuses
conférences et publications intermédiaires dans des revues spécialisées ;
mais je peux dire qu’il est d’abord celui de réflexions qui ont toujours eu
mon séminaire comme lieu principal, et mes étudiants comme premiers
interlocuteurs. Je les en remercie, tout comme je remercie l’ensemble des
membres du CADIS, le centre de recherche que je dirige, et qui constitue
pour moi depuis plus d’un quart de siècle un précieux espace de débats,
d’échanges et de stimulation intellectuelle.

1- Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 [1925] ;
La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1950].

2- Charles Taylor, A Secular Age, Harvard, Belknap, 2007 ; Farhad Khosrokhavar, Avoir vingt
ans au pays des ayatollahs, à paraître, Paris, Robert Laffont, 2009.

3- Ce texte est publié en annexe de son ouvrage classique, Street Corner Society, Paris, La
Découverte, 1995 [1943].
Table of Contents
Couverture
Titre
Copyright
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
1 - Critique du sujet
La place du Sujet
Le retour du Sujet
L’autonomie du Sujet
Deux conceptions du Sujet
Une face d’ombre ?
Le Sujet et l’inconscient
Sujet et modernité
2 - Penser global
Le tout économique
Le planétaire et le local
Les « communautés imaginaires » de la globalisation
culturelle
Le transnationalisme en débat
La réinstitutionnalisation du monde
La fin de la globalisation ?
3 - L’engagement sociologique
Intellectuels et « professionnels »
Structuralisme et expertise
Vers un deuxième âge d’or des sciences sociales
DEUXIÈME PARTIE
4 - Après les nouveaux mouvements sociaux
Le mouvement ouvrier
Les « nouveaux mouvements sociaux »
Les mouvements globaux
Les antimouvements sociaux
5 - Différences dans les différences
Le multiculturalisme en débat
Tensions
Quatre acquis des sciences sociales
Le tournant
Culture et politique : cinq configurations, plus une
6 - Histoire, nation et société
Histoire et nation en France
L’histoire et la raison
L’histoire interpellée
Les effets de la mémoire sur l’histoire
Les conflits de mémoire
Les perspectives de l’histoire
TROISIÈME PARTIE
7 - Sortir de la violence
Le Sujet et la violence
Violence et globalisation
Sortir de la violence : la perspective des victimes
Face à l’acteur de la violence : des politiques du Sujet ?
8 - Le terrorisme global
Un objet « sale »
Le concept de terrorisme
Le terrorisme classique
Le terrorisme global
La subjectivité des victimes et celle des acteurs
9 - Le retour du racisme
Premiers changements : les années 1970 à 1990
Discriminations et racialisation
Le racisme global
Racisme et histoire
Conclusion générale

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