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NEUF LEÇONS
DE SOCIOLOGIE
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EAN 978-2-221-13582-2
Ce livre a été numérisé en partenariat avec le CNL.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Introduction
Une mutation
Il y a là non pas une crise, mais une mutation dans nos façons de
réfléchir et d’aborder un monde en changement. Cette mutation concerne
toutes les disciplines du savoir, et pas seulement les sciences sociales, mais
celles-ci sont en première ligne, et appelées à jouer un rôle central.
L’objectif de ce livre n’est pas pour autant de faire le point et de dresser un
état de la question – nous venons de le faire dans un ouvrage collectif, Les
Sciences sociales en mutation 1. Il est d’abord de mettre en valeur les
instruments d’analyse les plus prometteurs, ceux qui peuvent le mieux nous
aider à appréhender le monde où nous vivons.
Ce livre pourrait être présenté comme un aboutissement, le fruit d’une
expérience de recherche inaugurée au début des années 1970, dans un
contexte historique qui, depuis, a considérablement évolué. Mais cela ne
correspondrait qu’à une partie de la réalité, et certainement pas à mes
intentions. Il est vrai que cet ouvrage tire les leçons de travaux pour lesquels
j’ai constamment cherché à articuler élaboration théorique et enquête
empirique. Les raisonnements et les idées qu’il propose s’imposent à moi
comme autant d’enseignements tirés de mon parcours intellectuel. Mais mon
souci n’est pas d’établir un bilan en considérant le passé, il est de me
projeter vers l’avenir, et d’encourager mes lecteurs à en faire autant en
mettant à leur disposition des instruments d’analyse pertinents.
Aucun des neuf chapitres de cet ouvrage n’est entièrement clos sur lui-
même, comme s’il s’agissait de proposer une théorie complète. Au contraire,
tous signalent des débats souvent loin d’être tranchés ; je préfère souligner la
complexité et les nuances des questions dont je traite, plutôt que de proposer
de tranquilles évidences. Et je ne serais en aucune façon déçu ou gêné si le
lecteur, à l’arrivée, se sentait plus interrogatif qu’au départ. La réflexivité
qu’apportent les sciences sociales ne consiste-t-elle pas aussi, comme l’écrit
joliment Pierre Hassner2, à élever le niveau de perplexité de leur public ?
L’espace et le temps
Comment appréhender le présent et envisager le futur ? Nous vivons
dans l’actualité la plus immédiate, nous sommes inondés par les flux de
l’information, disponible désormais en temps réel, nous en sommes même
coproducteurs, grâce à Internet, au téléphone mobile, aux microcaméras qui
permettent à des individus ordinaires de concurrencer les journalistes, qu’il
s’agisse de commenter un événement ou de le donner à connaître. Mais nous
hésitons à conférer un sens à cette actualité, à l’inscrire dans une perspective
qui la situe en procurant des repères, et nous nous gardons bien de nous
projeter vers l’avenir avec certitude. C’est ainsi que la confiance dans la
planification s’est considérablement réduite, ou que nous avons entièrement
délaissé les promesses de « lendemains qui chantent » pour devenir
sensibles à l’idée de la « société du risque », lancée en Allemagne par
Ulrich Beck dès les années 19803.
Et en même temps, nous avons la plus vive conscience que des
transformations se jouent sur le long terme, nous nous inquiétons des
dérèglements climatiques pour le siècle à venir, nous adoptons l’idée du
développement durable, nous faisons des efforts, y compris sur nous-mêmes,
pour adopter des comportements responsables. Force contestataire marginale
et utopique dans les années 1970, l’écologie a pénétré l’ensemble des
systèmes politiques pour y être une thématique majeure.
Nos perceptions du temps et de l’espace se transforment d’autant plus
que nous vivons en moyenne de plus en plus longtemps et que, migrants ou
touristes, sans parler de nos activités professionnelles, beaucoup d’entre
nous se déplacent de plus en plus souvent, et de plus en plus loin, partout sur
la planète. Ce livre n’est ni un éloge ni une critique de ces phénomènes qui
transitent par des formes d’action nouvelles ou renouvelées et qui modifient
l’ensemble de nos représentations ; il entend surtout mettre en place les idées
qui peuvent les éclairer ou suggérer les démarches d’analyse qu’ils
appellent.
La personne et le monde
Nous acceptons volontiers l’idée que notre existence se joue à une
échelle mondiale, que la globalisation de l’économie pèse sur elle, et que
nous devons y faire face, et peut-être, mieux encore, y participer. Hier, nous
pouvions rêver d’être citoyens du monde, nous en sommes aujourd’hui
consommateurs, et nous constatons chaque jour davantage que notre emploi,
ou sa perte, mais aussi nos références culturelles, nos goûts, nos valeurs sont
largement façonnés par des logiques planétaires et nos appartenances à des
communautés plus ou moins « imaginées » car fonctionnant à une échelle
internationale.
Et en même temps, nous mettons sans arrêt en avant notre subjectivité
personnelle ou collective pour résister à ces logiques et à ces appartenances
quand elles nous écrasent, quand elles nous imposent leurs normes ou
qu’elles nous ballottent au gré des intérêts des plus puissants, mais aussi
pour tenter de maîtriser notre expérience, de la construire, de faire nos
propres choix.
Nous sommes sous tension, entre perspectives mondiales ou globales, et
souci d’être sujets de notre propre vie. Comme l’avait perçu Anthony
Giddens4 dès les années 1980, nous ne pouvons penser ces tensions qu’en
faisant le grand écart. Hier, avec par exemple Michel Crozier et Erhard
Friedberg, la sociologie s’interrogeait : comment articuler l’acteur et le
système5 ? Aujourd’hui, l’espace de problèmes qui est le sien est bien plus
large encore, nous devons nous demander : comment aller du sujet personnel,
de ce qu’il y a de plus intime, de propre à chacun de nous, jusqu’à la
globalisation, ce qu’il y a de plus général, et qui affecte si fortement notre
vie ? Le cadre de la réflexion s’est étendu, en même temps qu’il fallait bien
mettre en cause celui, classique, qu’offre l’idée de société, elle-même
inscrite dans un État-nation.
Et dans cet immense espace, les identités culturelles et religieuses
apportent des repères aux individus et aux groupes, qu’il s’agisse pour eux
de se défendre face aux forces de la globalisation qui semblent menacer leur
intégrité, ou de se projeter de manière créative vers l’avenir. Ce livre est
aussi une invitation à se lancer, et à accepter de faire ce grand écart en
circulant intellectuellement de la façon la plus rigoureuse et cohérente qu’il
se peut entre les deux points extrêmes que constituent le point de vue du Sujet
personnel, à une extrémité, et celui de la totalité et de la globalisation, à
l’autre extrémité. C’est pourquoi le premier chapitre propose une critique du
concept de Sujet, et le second un encouragement à penser « global » ; c’est
pourquoi aussi la seconde partie est consacrée, pour l’essentiel, aux
orientations culturelles des acteurs qui, dans ce monde globalisé, s’efforcent,
précisément, de se doter de repères et d’identités, individuelles et
collectives, et elles-mêmes toujours lourdes d’une forte subjectivité.
Le conflit et la violence
Les grands conflits d’hier sont derrière nous. La guerre froide, durant
une trentaine d’années, a été facteur, dans l’ensemble, d’apaisement à
l’échelle de la planète, tant la moindre guerre localisée, par le jeu des
alliances au sein des deux grands blocs, mettait en cause le principe de la
dissuasion nucléaire et faisait courir le risque d’entraîner les
superpuissances dans les déchaînements hautement meurtriers d’une violence
planétaire dont aucune ne pouvait prendre la responsabilité. Aujourd’hui,
diverses formes de guerres se développent, tandis que se multiplient les
interventions multinationales à visée ou à prétention civilo-humanitaire.
La décolonisation est, pour l’essentiel, achevée, et avec elle les
mouvements de libération nationale qui se sont souvent inversés pour faire
de leurs dirigeants les détenteurs de pouvoirs dictatoriaux ; et là où elle
demeure un problème aigu, au Proche-Orient notamment, elle revêt l’allure
de la violence extrême. Ailleurs, et y compris au sein des anciennes
puissances coloniales, elle a laissé place à des problèmes postcoloniaux,
héritages d’un passé comportant une face de lumière, de créativité culturelle
notamment, et une face d’ombre, lourde en particulier d’un racisme où se
mêlent les relents d’une histoire pas toujours très lointaine, et les
discriminations raciales de sociétés qui s’ethnicisent.
Là où la société était industrielle, le mouvement ouvrier, en se
développant, était l’acteur contestataire d’un conflit central l’opposant aux
maîtres du travail de façon souvent rude, et en suscitant parfois des formes
meurtrières de répression. Mais en lui-même, il n’a pas été violent, et quand
les expressions les plus radicales de sa contestation ont pris un tour violent,
voire terroriste, ce fut généralement en son nom, mais non pas de son fait,
avec des acteurs politiques ou des intellectuels prétendant le représenter de
façon plus ou moins artificielle. Au sein des sociétés ayant cessé d’être
industrielles, la question sociale la plus dramatique n’est plus celle de
l’exploitation du prolétariat, et bien davantage, pour le dire de manière
extrême, celle de la non-exploitation de ceux qui sont rejetés du marché du
travail, ou à peine tolérés à ses marges, dans l’emploi précaire, illégal ou
clandestin. Du coup, les sociétés postindustrielles – un terme récent et
pourtant déjà presque tombé en désuétude – rejoignent d’autres sociétés, hier
dépendantes ou colonisées : les problèmes du Sud pénètrent le Nord, la
modernité, comme dit Schmuel Eisenstadt, devient multiple6.
Les exclus, les précaires ne peuvent guère construire eux-mêmes
l’action qui prendrait en charge leur défense, ils ne peuvent, au mieux, que
s’appuyer de façon plus ou moins hétéronome sur des militants politiques,
des intellectuels, des mouvements religieux, caritatifs, des ONG, tandis que,
là aussi, des formes de violence extrême s’autorisent parfois à parler en leur
nom.
La fin d’un conflit institutionnalisé, ou son absence, se traduisent
souvent par l’impossibilité à apporter un traitement négocié aux demandes
qui proviennent de la société, aux attentes de ceux qui ne peuvent eux-mêmes
construire ou faire fonctionner un système d’action. À tous les niveaux,
supranational, régional, national, local, le monde est plein de ces situations
où la violence rôde faute d’un principe de conflictualité.
C’est pourquoi la troisième partie de ce livre est consacrée à l’examen
de la violence et du racisme contemporains, non pas tant là encore pour les
décrire et établir un bilan que pour montrer comment les outils d’analyse
proposés au début de l’ouvrage apportent une lumière forte sur ces
phénomènes de déchirements, de rupture, de haine et de passage à l’acte dans
un monde globalisé qui est au plus loin de signifier l’entrée dans une ère
d’ordre et d’harmonie. Et sans devenir pour autant normative, cette partie
envisage les conclusions politiques qui peuvent être tirées de ce type
d’examen : comment agir et faire face à de tels défis avec une certaine
efficacité ?
Ce livre vise un public qui ne devrait pas se limiter à celui de mes
collègues enseignants-chercheurs et des étudiants en sciences sociales ; ce
n’est pas un manuel de sciences sociales, mais plutôt un antimanuel, qui
aborde des questions qui n’ont que bien peu de place dans les cursus
universitaires. Pourtant, ces questions sont centrales, y compris, comme on le
verra dans le chapitre 3, s’il s’agit de réfléchir à l’engagement du chercheur
dans la vie de la Cité, à la scientificité de sa démarche, et en particulier à
l’administration de la preuve, à la démonstration. Si cet ouvrage pouvait
rapprocher la recherche et la diffusion du savoir ; la production des
connaissances et l’enseignement, il aurait atteint un de ses objectifs, parmi
les plus importants.
Ce livre peut-il concerner l’ensemble des sciences sociales et pas
seulement la sociologie, qui est ma propre discipline ? Répond-il au souci
d’installer la réflexion à un niveau international sans l’enfermer dans
l’analyse spécifique de la seule société française ? J’ai la chance de mener
mes recherches depuis une bonne trentaine d’années au sein d’une institution,
l’École des hautes études en sciences sociales, où se côtoient des chercheurs
qui relèvent de tout le spectre des sciences sociales, et où la
pluridisciplinarité n’est pas un slogan agité artificiellement, mais une réalité.
Et, autre chance, j’ai toujours pu conjuguer, dans ma pratique de recherche,
enracinement dans ma propre société (française), enquêtes de terrain dans
divers pays, et participation à une vie intellectuelle internationale – ce
qu’ont reconnu les collègues qui m’ont porté à la présidence de
l’Association internationale de sociologie en 2006. Il n’en demeure pas
moins des risques considérables de biais, disciplinaire et ethnocentrique.
J’espère simplement que le lecteur sera sensible à mes efforts pour réduire
ces limites, ces carences et ces manques.
1- Michel Wieviorka (dir.), avec la collab. d’Aude Debarle et Jocelyne Ohana, Les Sciences
sociales en mutation, Auxerre, Sciences humaines Éditions, 2007.
2- Pierre Hassner, dans l’introduction de La Violence et la Paix, Paris, Éditions Esprit, 1995.
3- Ulrich Beck, La Société du risque – Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion,
coll. « Champs », 2003 [1986].
La place du Sujet
Acceptons, pour l’instant du moins, la définition qu’en propose Alain
Touraine, ce sociologue qui a su résister et maintenir le point de vue du Sujet
face au structuralisme triomphant, dans les années 1960 et 1970, et qui, plus
que tout autre, depuis les années 1980, en incarne le retour contemporain : «
J’appelle sujet la construction de l’individu (ou du groupe) comme acteur,
par l’association de sa liberté affirmée et de son expérience vécue assumée
et réinterprétée. Le sujet est l’effort de transformation d’une situation vécue
en action libre3. »
Le Sujet, ainsi défini, et donc la subjectivité des acteurs sont devenus
incontournables dans les sciences sociales. En voici quelques illustrations.
Les chercheurs qui étudient les phénomènes religieux notent que les
acteurs expliquent eux-mêmes leur foi comme une décision hautement
subjective, personnelle – « Si je suis musulman, disent par exemple bien des
jeunes des “banlieues” françaises, c’est mon choix », et non un héritage, la
reproduction simple de la religion des parents et des ancêtres. De façon plus
générale, et ce n’est pas un paradoxe, les identités culturelles et religieuses
d’aujourd’hui relèvent très largement de la subjectivité personnelle de ceux
qui s’en réclament : elles sont produites, bien plus que reproduites. Elles
sont l’expression collective de choix individuels qu’elles agrègent, elles
procèdent, pour reprendre un vocabulaire classique, de l’achievement
personnel, la réalisation de soi, bien plus que de l’ascription, la
détermination par imputation à une identité prédéterminée. Le constat est
dressé aussi bien par des sociologues que par des anthropologues ou des
historiens, et c’est ainsi qu’un ouvrage important dirigé par Eric Hobsbawm
et Terence Ranger a pu, dès les années 1990, parler d’« invention de la
tradition4 ».
Les chercheurs qui s’intéressent au corps et au rapport au corps, au
sport, à la danse, à l’expression corporelle, au tatouage, à la chirurgie
esthétique, etc., notent qu’il n’est plus possible comme par le passé de
dissocier le corps et l’esprit, la nature et l’âme. Le corps est « à soi », et tout
ce qui le travaille, le modifie, le met en valeur, quitte à ce que cela
s’accompagne de souffrances, relève de la subjectivité. Les travaux de
David Le Breton montrent bien que dans divers domaines, la transcendance
devient autotranscendance, dépassement de soi pouvant impliquer la mise en
risque de son propre corps. Un renversement s’effectue, dans notre vie
sociale, et dans nos analyses, qui passe par la valorisation et la
compréhension de tout ce qui lie, et non plus sépare, le travail de l’esprit et
le travail sur le corps, et de ce qui va dans le sens de l’exploration de soi-
même et de ses propres limites. Ainsi – exemple que nous empruntons à
David Le Breton – la figure de l’aventurier n’est plus celle, traditionnelle, de
l’explorateur du monde et de ses espaces inconnus, éventuellement mû par
une passion politique ou scientifique. Elle est devenue celle de l’individu
apparemment ordinaire qui s’engage dans une expérience extrême où il met à
l’épreuve son endurance, sa volonté, son courage. Le « nouvel aventurier »,
celui ou celle qui traverse un océan seul(e), et à la rame, éprouve en même
temps son corps et son âme, ses possibilités physiques et morales5. Et en
même temps que le corps peut être pensé, comme dit Anastasia Meidani,
comme « le lieu du soi agissant », il devient « affaire de marché et de
marchandisation6 » – ce qui nous invite à l’associer, dans la réflexion, au
thème de la globalisation économique : le corps est en même temps saisi par
elle, et expérience subjective ; activité physique embarquée dans les
logiques de l’argent, des médias, de la publicité, et de la connaissance
économique, et terrain de la subjectivation, du travail du Sujet. Ce travail ne
débouche pas nécessairement sur la valorisation du corps, il peut, au
contraire, prendre l’allure de la crise, voire de l’autodestruction, et par
exemple aboutir à l’obésité ou à l’anorexie.
La recherche qui s’intéresse à la santé et à la maladie donne désormais
une place considérable au malade, à sa souffrance physique comme morale,
et refuse qu’on sépare le malade de la maladie. Les travaux de Philippe
Bataille renouvellent ainsi l’approche sociale et culturelle de la mort en
montrant toute l’importance que revêtent les efforts qui s’ébauchent dans les
sociétés contemporaines, pour renforcer, à l’hôpital notamment, les liens
entre les mourants, leurs proches et leur environnement médical ou
associatif7. La recherche est de plus en plus sensible au thème de l’éthique et
par exemple à la prise de décision de vie ou de mort dans des situations où
la personne concernée est incapable de faire connaître ses propres choix, ou
bien encore à propos de grands choix de société comme ceux liés à
l’adoption ou à la procréation médicalement assistée. Que dit par exemple
Jean-Claude Ameisen, un biologiste président du Comité d’éthique de
l’INSERM ? Que l’« éthique vise à essayer dans ses recompositions
permanentes de réinventer, de préserver cette notion de Sujet comme acteur
de sa propre vie ». L’approche de la souffrance mentale, de la dépression, du
stress, de la « fatigue d’être soi », comme le dit Alain Ehrenberg8, impose
elle aussi que soit prise en compte la référence au Sujet.
Le retour du Sujet
Dans l’ensemble, il est devenu difficile aujourd’hui de rejeter le
concept de Sujet en lui reprochant, purement et simplement, de constituer une
illusion métaphysique. C’est pourtant sur cette base que la pensée
structuraliste s’est opposée à l’idée qui veut que l’Homme puisse être
conscient et responsable de ses actes.
Tout au long des années 1960 et 1970, cette pensée a constitué le Sujet
en ennemi. Elle l’a traqué, pourchassé, elle a voulu en proclamer la mort,
prétendant faire apparaître des causalités structurales ou, comme disaient le
philosophe Louis Althusser et les marxistes althussériens, des
surdéterminations « en dernière instance », substituant à l’idée de conflit
entre acteurs celle de contradictions objectives, rêvant souvent, aussi, de
crise et de convulsion révolutionnaire et débouchant, dans quelques cas
extrêmes, sur l’appel à la lutte armée et l’engagement dans la spirale du
terrorisme. Pour les maîtres penseurs qu’inspirait le structuralisme, le
fonctionnement et l’évolution des sociétés sont commandés par le poids des
instances, des structures, des appareils, des mécanismes abstraits, et
admettre l’idée de Sujet est une erreur ou une naïveté : l’homme n’est jamais
que le jouet de forces qui lui échappent. Il s’agissait de dégager des règles,
des systèmes, des codes, sur le modèle de la linguistique saussurienne, et
assurément pas de donner à voir et comprendre des acteurs. Il était question,
dans les variantes les plus radicales du structuralisme, de « procès sans
sujet », Louis Althusser apportait ses lettres de noblesse marxistes à l’anti-
humanisme, et Pierre Bourdieu mettait en avant le concept d’habitus, ce qui
lui permettait d’évacuer le Sujet : les individus, dans cette perspective, sont
inconsciemment déterminés dans leurs perceptions, leurs pensées et leurs
conduites par des dispositions incorporées lors de leur socialisation, des
habitus 22.
La pensée structuraliste n’a pas totalement disparu, elle alimente
aujourd’hui encore des mouvements ou des orientations politiques dominés
par des logiques de soupçon et des postures de pure dénonciation, elle
anime, plus ou moins explicitement, le gauchisme hypercritique qui ne parle
qu’en termes de tout ou rien, qui revendique le changement absolu contre tout
projet de changements démocratiques obtenus par la réforme progressive, la
négociation et le jeu des acteurs sociaux ou politiques. On en trouve parfois
encore la marque dans d’importants ouvrages ou articles. C’est ainsi qu’un
des derniers livres de Pierre Bourdieu, La Domination masculine, relève
encore à bien des égards de ce structuralisme si étranger au concept de
Sujet ; à le suivre, les femmes sont à ce point dominées par les hommes
qu’elles ne peuvent qu’intérioriser les catégories mêmes dans lesquelles ils
pensent cette domination. Elles sont réduites à un état de victime, ce qui leur
interdit de se constituer en Sujet. Une violence symbolique empêcherait le
Sujet de se construire comme tel. Des militantes féministes, au moment de la
sortie de cet ouvrage, ont vivement critiqué cette conception, pour souligner,
au contraire, l’existence d’une conscience et d’une capacité d’action pour les
femmes – un thème qui est au cœur d’une récente enquête d’Alain Touraine
qui sonne comme une réponse à Bourdieu23. C’est précisément parce qu’il
existe des acteurs que la pensée structuraliste semble par moments si
visiblement décalée de la réalité observable.
Il n’y a plus guère de partisans aussi intransigeants qu’hier dans le camp
des opposants à toute notion de Sujet, peut-être aussi parce que de leur côté,
ceux qui défendent le point de vue du Sujet ont introduit des nuances. C’est
ce qu’explique Vincent Descombes : « Les positions tranchées d’hier n’ont
plus cours. D’un côté, les adversaires du sujet acceptent de faire place en
philosophie à un sujet, à condition qu’il ressemble un peu plus à ce que
révèle une expérience humaine : à condition que ce sujet que je suis censé
être soit divisé, fragmenté, souvent opaque à lui-même et parfois impotent,
comme je le suis moi-même. De l’autre côté, les partisans du sujet affirment
qu’on ne saurait tenir l’idée de sujet pour illusoire, mais concèdent qu’il n’a
jamais existé que sur le mode divisé, fragmenté, opaque et impotent. Bref,
tout le monde paraît disposé à dire que le sujet avait été conçu, à tort, comme
doté de deux attributs auxquels il n’avait pas droit : la transparence et la
souveraineté 24. » C’est ainsi que selon Descombes, le sujet «
métaphysique » serait délaissé et remplacé aujourd’hui par un sujet «
postmétaphysique ».
L’autonomie du Sujet
Le sens étymologique de sujet – du latin sub-jectum (« sous-mis ») – est
en contradiction avec celui qu’il revêt aujourd’hui. Dans son sens actuel, le
Sujet n’est pas celui qui est soumis à l’autorité d’un souverain – définition
très classique. On est passé de l’assujettissement à l’autonomie, ce qui, à
l’évidence, mériterait une enquête. Le Sujet n’est pas non plus celui qui est
soumis à l’observation, comme dans la psychologie expérimentale des
années 1950 ou 1960. Il est défini par sa capacité d’autonomie, comme étant
la source de ses propres représentations et de ses actions, dont il est, dit
Alain Renaut, le fondement et l’auteur25. Pour les sciences sociales
contemporaines, il présente deux faces.
L’une est défensive. Le Sujet est alors ce qui résiste aux logiques des
systèmes, du souverain, de Dieu, d’une communauté et de sa loi, ou qui y
échappe ; il est aussi, toujours de ce point de vue, la capacité de l’être
humain d’agir pour sa survie, pour sauver sa peau. Par exemple, explique le
psychanalyste Jean Bergeret26, si l’on souhaite comprendre les conduites de
rage et de violence des jeunes des banlieues françaises, il faut voir qu’elles
sont d’abord un acte de survie face à une société perçue comme une menace
pour l’existence même. Résistance personnelle, refus, rejet des rôles
imposés, des normes, des contraintes, le Sujet, dans le vocabulaire d’Alain
Touraine, est d’abord « vide », il est avant tout « lutte de survie face à
l’énorme pression de l’économie, de la consommation, de la culture de
masse et du communautarisme », et du coup, il est fragile, toujours menacé
d’écrasement, et tenté le cas échéant par des conduites mortifères ou
d’autodestruction : suicide, alcoolisme, drogue, troubles de la personnalité,
etc.
L’autre face du Sujet est constructive, positive si l’on veut, c’est la
capacité d’être acteur, de construire son expérience, c’est, dit le sociologue
allemand Hans Joas, le « caractère créateur de l’être humain27 ». Le Sujet
n’est pas une essence ou une substance, c’est, dans cette perspective, la
capacité de devenir autonome, de maîtriser son expérience.
Il s’agit d’autonomie et non pas d’indépendance, car il n’y a pas
d’extériorité par rapport à la vie sociale. Cette définition souligne la
capacité du Sujet de participer à la vie moderne en y opérant des choix, en
prenant des décisions, en étant responsable de ses actes. Elle renoue, ainsi,
avec la philosophie de Jean-Paul Sartre. Elle implique que chaque individu
pouvant se constituer en Sujet et donc manifester sa propre volonté
d’individuation accorde à tout autre individu la même capacité, voie un Sujet
en tout être humain, doté comme lui de la capacité de s’engager dans un
processus d’individuation. Autrement dit, la sociologie du Sujet n’est pas
indifférente aux questions générales du vivre ensemble, de la politique : dans
sa perspective, le Sujet se définit par un rapport à la Cité qui est un rapport à
soi, une relation réfléchie à soi. Être Sujet, de ce point de vue, implique de
se poser en citoyen réfléchi, de s’intéresser à la vie de la Cité en même
temps qu’à soi-même ; en introduisant une relation subjective, réfléchie, à
soi-même, on en introduit nécessairement une à la Cité.
Il faut donc dire nettement que la sociologie du Sujet n’est pas une sorte
de psychologie dépolitisée, a-historique, asociale. À la limite, le point de
vue du Sujet implique de penser le social, l’individu dans la société, face
aux institutions, etc. On pourra dire, dans la même veine, que la sociologie
du Sujet est une sociologie humaniste. Mais il faut ici introduire un constat
empirique : la tendance dominante, dans les sociétés contemporaines, est à
se soucier d’autonomie personnelle bien plus que de responsabilité ou de
solidarité. Le point de vue du Sujet s’impose en se constituant face au point
de vue du système, du fonctionnement social, de l’intégration, qui autorise
bien plus facilement la référence au sens de la collectivité. C’est ce qui
nourrit l’inquiétude de ceux qui y voient la marque, avant tout, de
l’individualisme et de l’égoïsme.
Ce concept de Sujet doit être distingué de celui d’acteur. Ce dernier
n’apparaît que s’il y a passage de la capacité d’agir à l’action. Ce qui
conduit à réfléchir aux conditions favorables, ou non, pour que soit opéré ce
passage qui, dans certains cas, peut s’avérer problématique, difficile, voire
impossible. Le Sujet est capable d’être acteur, il est susceptible de le
devenir, mais pas nécessairement. Ajoutons que le terme d’acteur mériterait
lui aussi discussion – ne serait-ce que parce que la catégorie englobe une
grande variété de figures, fort disparates, leaders et exécutants, dirigeants et
militants de base, etc. L’action ne présente pas pour tous ses participants les
mêmes dimensions d’autonomie.
De même, le Sujet doit être distingué de l’individu, catégorie plus large,
incluant le Sujet, mais aussi le fait ou le désir de participer à la vie moderne,
de consommer, d’accéder à l’argent, au travail, à l’éducation, à la santé
comme personne singulière, à la sécurité aussi, ce qui n’est pas la même
chose qu’agir. L’individualisme moderne inclut la subjectivité des personnes,
mais ne s’y limite pas. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point le
concept de Sujet doit être intégré ou associé à celui d’individu, à quel point
il ne faudrait pas les séparer.
Enfin, la sociologie du Sujet n’exclut pas une approche en termes
d’intersubjectivité, mais elle est d’une autre nature. Quand Jürgen Habermas,
par exemple, nous invite à penser la discussion argumentative entre
individus, ce qu’il appelle l’agir communicationnel, indissociable de l’esprit
démocratique, il ne nous propose pas une théorie du Sujet. Mais celle-ci
n’est pas très éloignée, car il y a bien un moment où, dans la discussion
habermassienne, chacun fait des choix intellectuels, adopte les arguments
auxquels il se rallie à l’issue d’un choix, d’une délibération qui est aussi
interne, personnelle, subjective, et pas seulement collective.
Le Sujet et l’inconscient
Un débat rarement explicité oppose des pans entiers de la psychanalyse
aux tenants d’une sociologie du Sujet. À première vue, on pourrait s’attendre
à ce que le Sujet des sociologues et le « Je » de Freud et des psychanalystes
d’aujourd’hui entretiennent des liens relativement importants. C’est ainsi que
Cornelius Castoriadis pensait que le psychanalyste n’a d’autre but que
d’aider ses patients à devenir sujets44. Le sujet auquel il pense est ce que
Freud appelle le Ich. Vincent Descombes rappelle que Castoriadis se réfère
à un célèbre apophtegme de Freud : « Où était ça, je dois advenir » (« Wo Es
war, soll Ich werden »).
On constate d’ailleurs que le terme même de Sujet est de plus en plus
utilisé par les psychanalystes, du moins ceux de l’école lacanienne. Mais le
sujet lacanien n’est-il pas le « sujet de l’inconscient », ce qui est une notion
confuse ou « obscure » (Castoriadis), puisque la conscience et avec elle la
responsabilité personnelle sont évacuées de la subjectivité au profit,
finalement, d’instances externes intériorisées ou préexistantes (la nature, la
société et ses contraintes ou ses normes) ?
Toujours est-il qu’à suivre d’autres auteurs, il n’en est pas partout ainsi
dans la psychanalyse. Freud lui-même aurait évité très nettement de recourir
explicitement à cette notion. Une étude récente de Michèle Bompard-Porte45
signale que le terme « sujet » ne se rencontre qu’exceptionnellement dans
l’œuvre de Freud (en tout, à peine une vingtaine d’occurrences, et en fait
presque exclusivement à titre grammatical). Dans une perspective se
réclamant de Freud, elle-même rejette la notion de Sujet où elle ne voit rien
d’autre que la référence à « un avatar et complice du Dieu unique dont il (le
sujet) procède », une référence qui ferait perdre de vue la pluralité, la
complexité, les dynamiques et les processus psychiques que le « Je »
freudien rendrait plus clairs.
Le Sujet, dans cette critique, serait une catégorie réductrice, qui
postulerait une sorte d’unité psychique aux sources de l’action, il unifie, là
où le « Je » fait apparaître la diversité. Or, explique précisément Michèle
Bompard-Porte, il y a hétérogénéité et hétéronomie de la personnalité
psychique, « faite chez chaque individu d’héritages phylogénétiques, animaux
ou humains, ou construits durant l’ontogenèse, liés au développement
neurophysiologique, de la rencontre46 ». Certes, ce qui est critiqué ici est un
Sujet philosophique qui devient un nouveau Dieu et qui est présenté comme
unifié, là où, nous venons de le voir, ne serait-ce qu’à propos de l’anti-Sujet,
il est possible d’introduire de la complexité. Il n’en demeure pas moins,
derrière ces critiques, un point particulièrement délicat : le Sujet des
sociologues refuse-t-il une quelconque place à l’inconscient ? Le Sujet des
sciences sociales est défini par la conscience, la réflexivité ; c’est, dit
Touraine, « la capacité de réfléchir sur soi-même47 », de « faire en sorte que
ma vie soit MA vie (...). Ce que j’appelle le sujet n’est pas un idéal, ni un
héros ; c’est ce qui fait qu’un homme reste un homme, ou le devient, dans les
plus dures comme dans les meilleures conditions48 ». Le Sujet sociologique
ne peut-il être que conscient, n’entretenir aucun lien avec les processus
inconscients, les ignorer, être extérieur aux dimensions libidinales de la
personnalité psychique, et n’est-il que ce qui se forme et s’exprime dans et
par la raison, dans le « cogito » cartésien, dans la pratique du libre examen ?
Le Sujet se forme-t-il en pensant, et en se pensant, comme le suggère Michèle
Bompard-Porte en parlant de Freud, pour qui, dit-elle, « c’est une hypothèse
nécessaire que ne soit pas présente dès le début, dans l’individu, une unité
comparable au Je ; le Je doit être développé » ?
De telles interrogations pourraient renouer avec celles dont on trouve
les prémisses dans l’effort, dès l’entre-deux-guerres, pour articuler
marxisme et psychanalyse, notamment avec Wilhelm Reich, un auteur dont la
pensée aujourd’hui apparaît pourtant singulièrement datée. En tout cas, elles
nous indiquent que la sociologie du Sujet ne peut frayer son chemin qu’en
combattant sur deux fronts : d’une part, sur sa droite, ce qui subsiste du
structuralisme, négateur du Sujet et promoteur d’instances, de structures ou
de codes, et d’autre part, sur sa gauche, la psychanalyse qui l’interpelle sur
la place qu’elle accorde à l’inconscient, et qui l’accuse (Michèle Bompard-
Porte) de « régression » ou de « narcissisme méthodologique » en lui
reprochant de se limiter à la conscience et à la réflexivité.
La question de la conscience du Sujet est d’autant plus troublante que
l’observation concrète des acteurs, la recherche de terrain, par exemple sur
les mouvements sociaux, fait toujours apparaître un point essentiel : les
acteurs n’ont jamais pleinement conscience du sens de leur action, mais ils
ne sont jamais non plus totalement privés de conscience. S’ils étaient
pleinement conscients, les sciences sociales perdraient l’essentiel de leur
utilité – il suffirait d’écouter les acteurs pour comprendre le sens de leur
action. Et s’ils étaient totalement inconscients, alors, ils seraient sans
responsabilité par rapport à leurs actes et à leurs discours, et leur action ne
se comprendrait qu’en référence à des forces, des logiques, des structures
leur échappant entièrement – une idée qui, dans l’histoire, a souvent abouti à
légitimer la formation d’avant-gardes, par exemple léninistes, s’arrogeant le
monopole du sens et se préparant, le cas échéant, à exercer un pouvoir
dictatorial ou totalitaire.
Sujet et modernité
Enfin, le concept de Sujet pose une question d’ordre historique et
philosophique : est-il moderne, nécessairement et exclusivement moderne ?
Était-il inconnu des anciens, et si c’est le cas, cela signifie-t-il qu’il n’y
aurait pas eu de place pour le Sujet dans les sociétés non ou prémodernes,
traditionnelles, « holistes » selon l’expression de Louis Dumont – sauf à être
« renonçant » comme on l’a vu, et à se dégager de la vie sociale ?
Michel Foucault, dans la dernière période de sa vie, a voulu proposer
une histoire philosophique du Sujet en affirmant que les anciens philosophes
en ont posé la question – et il discute le « il faut se soucier de soi », selon la
formule célèbre de Socrate dans l’Alcibiade de Platon. Pour Foucault, les
modernes n’ont pas inventé l’idée de la réflexion sur soi. Sa critique de
l’idée courante selon laquelle il y aurait eu dans les sociétés de l’Antiquité
tardive un phénomène de repli individualiste débouche sur l’image d’une
dissociation, la notion d’individualisme éclatant en trois notions :
l’exaltation de la singularité individuelle, qui confère une valeur absolue à
l’individu (et non à la communauté ou aux institutions) ; la valorisation de la
vie privée (en opposition à la vie publique) ; et l’intensité des rapports à
soi-même – on se prend soi-même comme objet non seulement de
connaissance, mais aussi d’autotransformation. Cette dernière notion est
proche de celle de subjectivation et correspond assez bien à celle de Sujet.
La première, dit en termes sociologiques et appliqués aux sociétés
contemporaines, renvoie plutôt au souci de participer à la vie moderne, à
consommer, à jouir, à avoir un rang, un statut. La seconde, enfin, consiste à se
dégager des contraintes de la vie publique (ce qui peut rapprocher de la
subjectivation, s’il s’agit d’un effort pour se construire en se dégageant).
Maintenant qu’il est bien installé dans les sciences sociales
contemporaines, le concept de Sujet appelle débats, précisions. Sa définition
ne saurait faire l’unanimité, et l’examen auquel nous avons procédé laisse
ouvertes bien des interrogations. Le Sujet est un outil pour l’analyse, ce n’est
pas une théorie fermée, apportant a priori, et une fois pour toutes, les
réponses aux questions que nous nous posons. Cet outil a-t-il une forte valeur
heuristique ? Gardons-nous de tout argument d’autorité : la réponse viendra
plus loin dans ce livre, lorsque nous mobiliserons cet instrument pour
aborder les grands problèmes du monde contemporain que sont parmi
d’autres les identités, la mémoire, le racisme et le terrorisme.
2- Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983 [1982].
7- Philippe Bataille, « Mourir sans partir, l’impossible statut de mourant », in Michel Wieviorka
(dir.), Les Sciences sociales en mutation, op. cit., p. 91-101 ; Un cancer et la vie. Les malades face
à la maladie, Paris, Balland, 2003.
8- Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
10- Cf. par exemple le bilan de la recherche proposé par Heather Beth Johnson, « From the
Chicago School to the New Sociology of Children : the Sociology of Children and Childhood in the
United States, 1900-1999 », Advances in Life Course Research, 1999, no 6, p. 53-93.
11- François Dubet, Danilo Martuccelli, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris,
Le Seuil, 1996.
12- Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 [1990], p. 59.
14- Horst Kern, Michel Schumann, La Fin de la division du travail ? La rationalisation dans
la production industrielle, Paris, Éditions de la MSH, 1989.
15- Dominique Méda, Le Travail. Une valeur en cours de disparition, Paris, Aubier, 1995,
p. 300. Cf. également Jeremy Rikfin, La Fin du travail, Paris, La Découverte, 1997.
16- Richard Sennett, Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité,
Paris, 10/18, 2004 [1998] et La Culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006.
18- Michel Lallement, Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007,
p. 545.
20- Cf. Daniel Bertaux, « Alternatives conceptuelles sur la question du sujet dans la sociologie
française », in Roberto Cipriani, (dir.), Aux sources des sociologies de langue française et italienne,
Paris, L’Harmattan, 1997, qui évoque ses propres travaux, mais aussi ceux de Montaldi, Revelli,
Ferrarotti, Campelli, Cipriani, Macioti, d’Amato Cavallaro, etc.
21- Cf. Alain Touraine, Penser autrement, Paris, Fayard, 2007 ; Bruno Latour, Changer de
société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
22- Chez Pierre Bourdieu, l’idée d’habitus est nuancée par celle de champ, développée par
ailleurs, puisque dans un « champ » à la Bourdieu, il y a place pour le jeu d’acteurs concurrents. Cf.
Daniel Bertaux, op. cit.
23- Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998 ; Alain Touraine, Le
Monde des femmes, Paris, Fayard, 2005.
24- Vincent Descombes, Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même,
Paris, Gallimard, 2004, p. 8.
28- Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. J.-P. Grossein, Paris,
Gallimard, 2003, p. 107.
29- Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, La Recherche de soi, Paris, Fayard, 2000, p. 149.
30- Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.
31- Hans Joas, George Herbert Mead. Une réévaluation contemporaine de sa pensée, Paris,
Economica, 2007, p. 46.
35- Cf. par exemple Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Le Seuil,
2001.
41- Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend
l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007.
44- Cornelius Castoriadis, « L’état du sujet aujourd’hui », conférence, texte repris dans Le
Monde morcelé, op. cit., p. 189-225.
Le tout économique
Le terrain a été préparé, dans les années 1970, par la montée en
puissance d’idées libérales, et dont la première application importante, à
l’échelle d’un pays, fut certainement le fait du régime de Pinochet sollicitant
après le coup militaire de 1973 au Chili les Chicago boys, les élèves de
l’économiste américain Milton Friedman. La réussite économique du Chili a
pu ainsi être perçue comme la démonstration que la dictature politique et le
marché peuvent fort bien aller de pair2. Puis l’arrivée aux affaires de Ronald
Reagan aux États-Unis en 1980 et de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en
1979 vient signifier nettement le succès des doctrines libérales qui vont alors
nourrir la politique des grandes institutions financières internationales, la
Banque mondiale, le FMI, à destination des pays en voie de développement.
Le premier plan d’« ajustement structurel » concerne le Sénégal en 1979, et
la chute du mur de Berlin en 1989 se soldera par la mise en pratique de «
thérapies de choc », par exemple sous la direction de Leszek Balcerowicz en
Pologne.
Le propre de ces politiques économiques et des pensées qui les animent
est qu’elles relèvent encore pleinement du cadre de l’État souverain, quitte à
ce qu’il soit aidé (ou contraint) par des institutions internationales. L’enjeu
en est la fin de la redistribution massive par l’État, la liquidation ou la
réduction du Welfare State qui existait d’une certaine façon dans les pays de
l’Est au profit du libre jeu du marché, interne avant tout, et en recourant à des
instruments de lutte drastique contre l’inflation.
Ce moment libéral prépare idéologiquement la suite mais ne relève
encore en aucune façon de la « globalisation » : l’action est pensée dans le
cadre de l’État-nation, et les forces économiques qu’il s’agit de libérer sont
celles qui étoufferaient en son sein. Il s’agit de réduire le rôle social de
l’État et son influence économique directe, jugés maléfiques, sur le mode de
la purge interne – là où la « globalisation » va être portée par des forces
planétaires exerçant leur influence du dehors des États. Le passage du
libéralisme au néolibéralisme sera là.
Au départ, l’idée de globalisation renvoie en tout premier lieu à l’image
d’un phénomène économique inéluctable, porté par les forces du capitalisme
financier et du capitalisme commercial, et associé à la montée en puissance
des idéologies néolibérales. La globalisation, c’est alors le triomphe d’un
capitalisme sans frontières, se moquant des États, la mise en place de
marchés ouverts, mondiaux, dans lesquels les puissances de l’argent ne
rencontreraient plus d’obstacles politiques. Pour Daniel Yergin et Joseph
Stanislaw, par exemple3, la mondialisation signifie la revanche du marché
sur les États, engagée depuis Thatcher et Reagan, la privatisation, la
déréglementation, la libéralisation, l’effondrement institutionnel du système
économique mondial tel qu’il était organisé depuis Bretton Woods4. La
globalisation, dans cette perspective, c’est la désinstitutionnalisation du
monde sous l’effet de forces économiques – une désinstitutionnalisation qui
n’en implique pas moins le fonctionnement d’institutions comme le FMI et la
Banque mondiale, ne serait-ce que pour fournir et imposer la doctrine qu’un
économiste, John Williamson, a appelé en 1989 le « consensus de
Washington5 ».
Le mouvement des idées s’est accéléré en faveur de ce genre d’images
avec l’effondrement du bloc soviétique, un processus dont les premières
expressions claires datent de l’arrivée au pouvoir en URSS de Mikhaïl
Gorbatchev (1985) et de sa politique de Glasnost (transparence) et de
Perestroïka (changement). Ainsi, Francis Fukuyama raconte que l’idée de «
la fin de l’histoire » – titre d’un ouvrage qui a connu un immense succès –, et
donc sa conviction que l’heure avait sonné du triomphe généralisé de la
démocratie et du marché, s’est imposée à lui au moment précis de la chute du
mur de Berlin, en 1989. Dans ce contexte, plus largement, un puissant
mouvement d’idées s’est mis en place, ou accéléré, pour annoncer l’entrée
dans un nouvel ordre mondial, débarrassé de la guerre froide. C’est l’époque
où beaucoup veulent croire à l’unification des marchés à l’échelle du monde,
mais aussi à l’obsolescence inéluctable des États, et où se généralise le
constat de la libre circulation du capital permettant aux entreprises de
localiser leurs activités partout dans le monde en fonction de leurs seuls
intérêts économiques.
Tout au long des années 1990 fleurissent alors articles et ouvrages, en
tout premier lieu d’économistes, les uns néolibéraux, les autres critiques et
inquiets. Ainsi, Robert Reich, proche de Bill Clinton dont il sera ministre du
Travail, publie L’Économie mondialisée (Dunod, 1993 [1991]), pour
décrire un monde où l’économie est apatride, sans ancrages nationaux, où les
États perdent leur souveraineté, où il n’y a plus d’autorité politique capable
de se dresser face aux forces débridées du capitalisme, et où menacent dès
lors l’anarchie, les violences, l’absence de droit. En France, L’Horreur
économique (Paris, Fayard, 1996), l’ouvrage de la journaliste Viviane
Forrester, est un cri d’alarme très critiqué par les économistes, mais à
l’impact considérable dans l’opinion publique.
Il n’y a pas que des économistes pour décrire alors ce qui apparaît,
finalement, comme le triomphe de l’économie sur la politique, et celui des
marchés et de la technologie sur l’État. Des historiens entrent dans cette
marche des idées, notamment Paul Kennedy6, selon qui les défis du monde
désormais fini dans lequel nous vivons cessent d’être militaires et
idéologiques pour devenir démographiques, environnementaux,
technologiques et financiers – les temps sont révolus, à le suivre, des
politiques nationales, de l’action volontariste des États. Des politologues
interviennent aussi dans l’analyse de ces changements. James Rosenau, dans
un ouvrage souvent cité, parle de « turbulences7 » avec l’idée qu’à la scène
classique de la politique internationale, issue de l’ordre dit « westphalien8 »
et reposant sur la diplomatie et l’action des puissances nationales, s’ajoute et
peut-être vient se substituer une scène nouvelle, qui n’exclut pas la politique,
mais une politique transnationale, dans un espace où se télescopent des
firmes multinationales, des ONG, mais aussi, on y reviendra, des autorités se
chargeant de réguler les relations. Les sociologues, les anthropologues ne
sont pas en reste, et introduisent des images différentes de la globalisation,
qui devient le cœur de leurs analyses, le point de départ ou l’outil descriptif
de processus en tous genres, culturels, politiques, et pas seulement
économiques.
Tout ceci ne signifie pas que l’idée de « globalisation » s’impose sans
débat ou fasse l’unanimité. Car dans le même contexte historique, une image
apparemment très éloignée fait son chemin, proposant non pas l’idée d’une
unité du monde du fait de la globalisation économique, mais celle de
fractures, de ruptures et finalement de conflits majeurs : c’est le « choc des
civilisations », un thème lancé par le politologue américain Samuel
Huntington dans un article retentissant, développé en 1996 dans un ouvrage
best-seller mondial sous ce titre, et relancé dans les années 2000 avec un
immense impact depuis les attentats du 11 septembre 20019. En se
concentrant sur l’idée d’un conflit entre l’Islam et l’Occident, la thèse de
Huntington rompt avec l’économisme des approches fondatrices de la
globalisation et introduit dans l’analyse la culture et la religion, qu’elle
installe à une place centrale. Faut-il dès lors opposer la « globalisation »,
comme concept qui serait finalement unificateur (par l’économie) et le «
choc des civilisations », comme concept insistant au contraire sur le conflit,
voire la guerre ? En fait, ce serait commettre deux erreurs. La première tient
à l’aveuglement : la « globalisation », comme le donnent à voir les ouvrages
les plus critiques dès les années 1990, produit toute sorte de déchirements,
elle autonomise la sphère de l’économie, et suscite en contrepartie des
phénomènes majeurs d’exclusion, de repli sur soi, de fragmentation
identitaire – et dans cette perspective, le « choc des civilisations » entretient
un lien étroit avec les déchirements en question. Et deuxième erreur : l’Islam
et l’Occident n’entretiennent pas nécessairement une non-relation, ne se
définissent pas seulement par un « choc », il y a aussi, comme l’a bien
montré Nilüfer Göle10, interpénétration, présence de l’islam dans les
sociétés occidentales, modernisation des sociétés musulmanes, et pas
seulement sous la forme de la radicalisation, du communautarisme et de la
violence.
Toujours est-il qu’avec la prise en considération de la culture et de la
religion, d’autres conceptions de la globalisation émergent, qui ne la
réduisent pas aux images du tout économique.
Le planétaire et le local
Pour le géographe marxiste David Harvey11, l’idée de globalisation
renvoie à l’image d’une « double compression du temps et de l’espace », au
fait que désormais, avec les outils modernes de communication, tout circule
à une vitesse inouïe à l’échelle du monde ; ce type d’approche ouvre un
immense espace de réflexion, mettant en jeu les questions spatiales du
territoire et de la mobilité, celles aussi de la culture, de la façon dont nous
vivons, et dont nous construisons nos appartenances identitaires et nos
imaginaires. Dans cette perspective, la technologie joue un rôle
considérable ; dans toutes sortes de domaines, le réseau va être décrit
comme la forme par excellence d’organisation de la vie collective, qu’il
s’agisse du fonctionnement des entreprises, de celui des mouvements
sociaux, voire de la politique. S’il existe un domaine où la mondialisation
est incontestable et écrasante, c’est bien celui des communications et de la
surveillance. Ce domaine est-il sous contrôle des États-Unis ? Beaucoup le
pensent, que ce soit pour dénoncer les formes actuelles de l’impérialisme
américain, la force de son unilatéralisme, ou, de façon plus modérée, pour
affirmer que la mondialisation possède un centre, qu’elle n’est pas un
phénomène multipolaire et multilatéral.
Toujours est-il que « l’ère de l’information12 », selon le titre de la
puissante trilogie proposée par Manuel Castells, associe les technologies de
la communication et du transport les plus modernes, fondées sur la
microélectronique, l’informatique et la télécommunication digitale, à la
démultiplication des réseaux, internes aux organisations ou inter-
organisationnels, et à celle de réseaux de réseaux. Et désormais, explique
Castells, il y a tension dialectique entre la globalisation et l’identité, entre
les réseaux et les individus.
L’espace, on le voit avec la formule de David Harvey, n’est pas seul en
cause, et l’analyse fait intervenir aussi le temps. La « globalisation »
apparaît dès lors comme un phénomène remodelant le rapport des hommes au
passé et au futur, en particulier en encourageant ce que l’historien François
Hartog appelle le « présentisme », l’incapacité de penser l’histoire et la
tendance à tout ramener au temps présent, tout en favorisant la « nostalgie
pour le présent » qu’évoque Fredric Jameson13 – la consommation devient,
dit l’anthropologue Arjun Appadurai, « la pratique quotidienne par laquelle
la nostalgie et l’imagination sont tirées l’une et l’autre dans le monde de la
marchandise14 ».
Aux images de forces économiques sans frontières s’en ajoutent ainsi
d’autres, plus complexes, puisqu’il s’agit bien souvent de situer l’expérience
individuelle et collective des êtres humains dans divers espaces et dans une
temporalité renouvelée. Du coup, le sociologue Roland Roberson a proposé,
dès la première partie des années 1990, de parler de « glocalisation », c’est-
à-dire du fait que l’expérience moderne articule des dimensions planétaires
et d’autres, locales15.
Le transnationalisme en débat
La prise en compte des dimensions culturelles de la globalisation
conduit presque naturellement à s’intéresser à la question majeure des
migrations dans le monde contemporain. Car contrairement à ce que suggère
un certain misérabilisme sociologique, les migrants ne se réduisent pas aux
images dramatiques de la clandestinité et de ce que Michel Péraldi a appelé
le « paterisme » : « une vision combinant apitoiement et stigmatisation sur
fond de conception exclusivement policière, voire criminalisante des
mouvements migratoires, qui centre le regard et la réflexion sur les
“passagers” clandestins vers l’Europe au détriment de la pluralité des
formes et dynamiques de circulation entre Maghreb, Afrique et Europe24 ».
L’expérience de la migration est certes souvent un arrachement, elle
comporte généralement son lot de souffrances et de difficultés. Mais elle
n’est pas que cela. De plus, contrairement à certaines idées reçues, elle
n’aboutit pas nécessairement à la désolation de la perte d’identité, à la
dissolution dans la société de masse ou de consommation, à l’absorption du
migrant au sein de la culture homogène des industries culturelles de masse,
elle s’accompagne aussi de la reproduction de formes culturelles ou
religieuses, et plus encore, de la production de nouvelles formes culturelles,
liées à des flux, à des circulations, à la déterritorialisation, à la mobilité.
Dès lors, l’exotisme, qui implique distance et extériorité, laisse la place
à l’altérité, ici et maintenant. Et les migrants doivent être analysés sous
l’angle de leur créativité, et pas seulement sous celui de leur pauvreté et de
leurs difficultés ; en termes culturels, et pas seulement économiques et
sociaux, ainsi que du point de vue de leur mobilité. C’est d’ailleurs ce que
donnent à voir plusieurs expositions récentes, souvent plus parlantes que
bien des savants ouvrages25.
Une immense littérature, souvent concrète et consacrée à l’examen
d’expériences précises, met aujourd’hui fin aux idées trop simples qui
veulent que la migration, dans l’ensemble, se réduise à un phénomène où
groupes et individus quittent une société, dite d’origine, pour aboutir dans
une société, dite d’accueil et, au bout d’une ou deux générations, s’y
dissoudre par assimilation pure et simple dans un quelconque « creuset », ou
tout au moins par intégration, en conservant quelques traits culturels
particuliers, des habitudes alimentaires par exemple. Partout dans le monde,
il est possible d’observer des phénomènes bien différents, sur lesquels nous
reviendrons dans ce livre, et dont il suffit de dire ici qu’ils renvoient tous à
un même trait principal, la mobilité. Toutes sortes de dynamiques de
circulation échappent au modèle déterministe et uniforme qui ne veut
considérer que le départ depuis une société d’origine et l’aboutissement dans
une société d’accueil. Le caractère multiple et diversifié des phénomènes
migratoires est aussi une dimension de la globalisation. Car tous ces
déplacements renvoient à des mutations sociales dans les sociétés d’origine,
comme dans les sociétés de passage ou d’accueil, qui doivent beaucoup à
des ébranlements portés ou causés par la globalisation économique, à des
processus d’affaiblissement des États, dans leur capacité de contrôler les
flux migratoires, au départ comme à l’arrivée, ainsi qu’à des logiques de
circulation de l’argent et des marchandises qui se jouent des frontières et
façonnent ce qu’Alejandro Portes puis Alain Tarrius ont appelé « la
mondialisation par le bas26 ». C’est ainsi qu’un débat s’est mis en place,
dans les années 1990, autour de la notion de « transnationalisme ».
Tout n’est pas neuf, dans ce débat. Déjà, dans les années 1960, des voix
se faisaient entendre pour demander qu’on s’intéresse à l’expérience
subjective et culturelle des migrants, et à leur circulation27. De même
aujourd’hui, l’idée de « transnationalisme » renvoie à la mobilité des
personnes concernées, au fait qu’elles se déplacent entre deux ou plusieurs
États au point de déboucher sur leur déterritorialisation, où Arjun Appadurai
veut voir « une des principales forces du monde moderne, parce qu’elle
amène des populations laborieuses dans les secteurs et les espaces des
basses classes de sociétés relativement riches, tout en suscitant parfois chez
ces populations une critique ou un attachement extrêmes à la politique du
pays d’origine28 ». « Il est urgent, ajoute-t-il, de s’intéresser de près à la
dynamique culturelle de ce que l’on appelle aujourd’hui la
déterritorialisation. Ce terme s’applique non seulement aux multinationales
et aux marchés financiers, mais aussi aux groupes ethniques, aux mouvements
sectaires et aux formations politiques qui opèrent de plus en plus sur un
mode qui transcende les limites territoriales spécifiques et les identités29. »
Le concept de « transnationalisme des migrants » (immigrant
transnationalism) a d’abord été promu par des anthropologues, Glick-
Schiller, Basch et Szanton-Blanc, pour rendre compte de ce qui leur semblait
constituer une rupture avec le passé : le fait que les migrants aujourd’hui
maintiennent, construisent et renforcent des liens multiples avec leurs pays
d’origine30. Puis l’expression a fait florès, et il est possible, au-delà de
nuances apportées par différents auteurs, de dessiner l’image d’un paradigme
du transnationalisme31 s’organisant autour de cinq points principaux :
— les processus de migration et d’intégration ne peuvent plus être
compris dans le seul cadre des limites d’un seul État, qu’il s’agisse de celui
de départ ou de celui d’arrivée ;
— au lieu de voir les mouvements migratoires comme nécessairement
unidirectionnels, il faut admettre qu’ils sont potentiellement multiples et en
perpétuels changements, pouvant impliquer plusieurs pays ;
— la migration et l’incorporation ou l’installation sont des processus
dynamiques et indissociables ;
— elles doivent être lues à plusieurs niveaux, depuis ce qui touche à
l’action ou à la subjectivité personnelle jusqu’au niveau des nations et des
États en passant par celui des communautés ;
— il n’y a aucune raison de privilégier dans l’analyse une dimension
des relations plutôt qu’une autre, celles-ci peuvent être économiques,
familiales, politiques, religieuses, etc.
La critique du transnationalisme, par exemple chez Roger Waldinger et
David Fitzgerald32, ne met pas en cause le constat empirique, le fait que les
migrations prennent l’allure d’une pléthore de formes de relations entre
sociétés d’origine et sociétés d’accueil. Elle souligne que ces relations ne se
comprennent pas sans référence aux interventions des États concernés, qui
ont des politiques sociales, d’emploi, de maîtrise de l’identité nationale, qui
conservent une certaine emprise sur les entrées et sorties, qui entretiennent
des relations d’État à État : les mouvements migratoires sont soumis à
d’importantes contraintes de type politique. De plus, la notion de
transnationalisme ne doit pas être confondue avec celle d’internationalisme,
elle fait des migrants qu’elle concerne les membres de communautés
nouvelles, voire d’une « société civile transnationale33 » et, à la limite, elle
les définit hors de tout ancrage au sein d’une société nationale, qu’elle soit
d’origine ou d’accueil, au-dessus de ce type d’appartenance, ce qui peut
s’apparenter aussi à l’absence de loyauté à l’égard d’un État ou d’un autre.
Or, si ce type de cosmopolitisme existe, notamment pour des travailleurs
hautement qualifiés ou des techniciens aux compétences très demandées, s’il
arrive que des migrants inventent de toutes pièces leur communauté
imaginaire, sans repères nationaux, sans lien avec une quelconque
communauté vivante stable et inscrite dans un État, il ne peut s’agir que d’un
cas de figure parmi d’autres ; la plupart du temps, les migrants en mouvement
combinent ou articulent leurs appartenance, gardent ici ou là des attaches
particulières, tandis que beaucoup d’autres se conforment au modèle
orthodoxe de l’assimilation ou de l’intégration. La critique, par ailleurs, met
en doute le caractère nouveau du phénomène que la notion de
transnationalisme prétend éclairer – tout n’est pas neuf, ici, sinon les
possibilités accrues de mouvement et de communication qu’offrent les
technologies actuelles pour maintenir à bon marché des relations et des
contacts internationaux.
La globalisation dessine des espaces économiques et sociaux qui ne
coïncident plus comme avant avec les États et les nations. Ce qu’est venue
signifier la notion de « transnationalisme » est la circulation, sous diverses
modalités, de migrants au sein de tels espaces. Et contrairement à ce que
pourrait laisser penser la métaphore de la « fluidité » chère à Zigmunt
Bauman, cette circulation n’est fluide ni partout ni pour tous. Ainsi, il se crée
à proximité de certaines frontières apparemment étanches et sous haute
protection (barrages, barbelés, miradors, etc.) des situations de blocage ou
d’entonnoir où les flux migratoires sont considérables, et où se développent
d’intenses activités commerciales, légales et illégales, parfois même aussi
industrielles et commandées alors par les exigences de la production de
l’économie mondialisée, comme dans les maquiladoras, ces usines
implantées par le capital le plus « global » qui soit au Mexique, et
initialement du moins à proximité de la frontière avec les États-Unis. De
telles situations sont le fruit, paradoxal, de la globalisation et de la
résistance des États.
Mais ne réduisons pas le débat sur le transnationalisme à ses
dimensions culturelles et sociales. Comme le note, étonné, James Beckford,
« les sociologues qui sont connus pour leurs études sur la globalisation [à
l’exception notamment, précise-t-il, de R. Robertson et P. Beyer] ont
tendance [il cite Albrow, Beck, Castells, Harvey] à se désintéresser
largement de la religion. Ce silence (ou bien cette ignorance) est d’autant
plus étonnant que la religion représente un cas particulièrement stimulant
pour les spécialistes de la globalisation34 ». Depuis longtemps, la religion
est globale. Mais ses transformations récentes la font participer d’une ère
nouvelle, caractérisée par la complexification et la densité des réseaux, la
multiplication des interconnexions, et le rôle croissant des acteurs religieux
transnationaux. Les centres de diffusion des diverses religions deviennent
multiples ; les fidèles non seulement s’inscrivent dans des logiques locales
d’hybridation ou de syncrétisme, mais passent de plus en plus aisément d’une
religion à une autre. Les logiques mondiales d’expansion et de circulation
des religions sont de plus en plus multilatérales, et de plus en plus insérées
dans des stratégies ou des calculs économiques. Les pentecôtismes, par
exemple, « radicalisent, plus que d’autres mouvements, la logique
protestante du leader-entrepreneur religieux indépendant, dont la figure est
centrale dans les processus de globalisation35 ». Les religions afro-
brésiliennes entrent elles aussi dans la globalisation, elles se
déterritorialisent, se séparent de leurs ancrages initiaux et deviennent
utilitaires, elles sont jugées d’après leur efficacité au sein du marché
hautement concurrentiel des biens magico-religieux, elles se transforment «
d’une manifestation communautaire, expression d’une identité vécue dans la
chaleur et l’effervescence d’un groupe ethnique et social homogène en un
produit abstrait, dirigé vers un marché abstrait, formé de personnes
d’origines ethniques, sociales et nationales diverses36 ». Dans ce paysage, la
religion, devenant une offre sur un marché, s’éloigne des institutions
classiques (ce qui est particulièrement net avec le catholicisme), en même
temps qu’elle a de plus en plus recours aux médias modernes. Sa
globalisation est aussi, par ailleurs, un phénomène qui cesse d’être lié aux
hégémonies politiques de certains États, comme ce fut le cas lors de
l’expansion coloniale de l’Europe.
La réinstitutionnalisation du monde
La discussion des années 1990 a souvent revêtu l’allure d’une
opposition entre deux camps, les « ennemis » et les « amis » de la
globalisation économique, de ses fondements doctrinaires ou idéologiques
(le néolibéralisme) et de ses conséquences. Les « ennemis » ont développé
diverses critiques37 : la globalisation est source d’affaiblissement des États
et de perte de souveraineté, elle a pour conséquence le renforcement des
inégalités entre pays et au sein des pays, elle mine les protections sociales et
tout ce qui relève de l’État providence. Elle provoque une pression forte sur
les salariés, imposant les exigences de rentabilité à court terme des
actionnaires et, de là, la précarité, la déconnexion des hausses de salaire et
des progrès de la productivité. Elle est par ailleurs facteur
d’homogénéisation culturelle et, en conséquence, d’appauvrissement culturel,
sous l’effet de la consommation de masse. L’uniformisation qu’elle implique
peut pénétrer dans le travail et les entreprises, comme l’a montré George
Ritzer à propos de la généralisation des méthodes de management et
d’organisation mises en œuvre par McDonald’s – ce qu’il a appelé la «
macdonaldisation de la société38 » ; elle est en même temps, ce qui n’est pas
contradictoire, source de fragmentation culturelle, liée aux peurs et aux
frustrations qu’elle produit, et qui débouchent sur des tendances au repli
identitaire, religieux, nationaliste et, plus largement, sur diverses formes de
communautarisme. La critique s’est parfois renforcée d’une dénonciation de
l’impérialisme américain, comme si les deux phénomènes, l’hégémonie ou la
domination des États-Unis, d’une part, et la globalisation, d’autre part, n’en
faisaient qu’un.
La défense de la globalisation a pris l’allure parfois d’un plaidoyer
pour la « mondialisation heureuse », selon l’expression d’Alain Minc,
puisqu’elle crée, à le suivre, des richesses qui peuvent profiter à tous. Sont
venues aussi des analyses plus élaborées, demandant qu’on cesse de la
réduire aux images trop simples d’une avancée sans frontières ni régulation
des forces de l’argent, et plaidant pour que l’on considère plutôt la
nouveauté que constitue la formation d’un espace politique et juridique
transnational, qui vient non pas se substituer, mais plutôt s’ajouter aux
espaces classiques de l’ère westphalienne, et pour que l’on considère le
monde tel qu’il est concrètement. C’est ainsi qu’Élie Cohen39 demande que
l’on réfléchisse aux différentes échelles de gouvernement et d’action
politique impliquées, et que l’on cesse de faire de l’espace transnational ou
supranational, un niveau vide. Le problème est celui de l’articulation des «
niveaux mondial, régional et national de gouvernement (...). Comment,
demande Élie Cohen, conjuguer régulation et gouvernance, dans un monde
sans cesse plus ouvert aux échanges40 ? » Comment réguler en tout premier
lieu les échanges commerciaux ? Cohen s’interroge sur les « problèmes
d’ingénierie institutionnelle » qu’il faut résoudre pour « concilier logique
commerciale, contraintes sociales, environnementales, et préservation des
diversités culturelles41 ».
De telles préoccupations se rencontrent, de plus en plus nombreuses,
dans les écrits du début des années 2000. Pascal Lamy par exemple, alors
Commissaire européen en charge du commerce international, pose la
question des méthodes permettant de concilier les logiques de la
mondialisation, et donc du libre-échange et de l’économie ouverte, avec les
logiques nationales des préférences collectives, c’est-à-dire le fait que
chaque pays opère des choix et ait son identité, ses valeurs, ses «
préférences collectives », par exemple en matière d’environnement, de peine
de mort, de sécurité alimentaire, de reconnaissance de la diversité culturelle,
de service public, etc.42.
Surtout, l’analyse cherche progressivement à comprendre le
fonctionnement des espaces supranationaux. En cessant de s’inscrire
principalement, voire exclusivement, dans le seul cadre des États-nations et
de leurs relations, les sciences sociales prennent leurs distances avec la
façon dont elles se sont dans l’ensemble fondées et institutionnalisées. Elles
apprennent à davantage s’en démarquer et ouvrent de nouvelles perspectives.
C’est ainsi, notamment, que les relations internationales traditionnelles
laissent la place à de toutes nouvelles perspectives : « La conception
classique des relations internationales repose sur cette distinction forte entre
ce qui se passe à l’intérieur des États, qui relèverait de l’analyse
sociologique, et l’externe qui, lui, s’élèverait au-dessus de la société et
rendrait compte de l’extériorité de l’international par rapport au social43. »
Aujourd’hui, la sociologie envisage des espaces, des formes d’action ou des
rapports sociaux qui envahissent l’espace habituel des « relations
internationales », mettant fin au quasi-monopole des États, jusque-là seuls
acteurs au sein de cet espace. Certains chercheurs s’intéressent aux acteurs
culturels ou sociaux qui animent les nouveaux espaces supranationaux, ONG
en tous genres ou mouvement altermondialiste44, d’autres aux acteurs de la
régulation économique et à leur fonctionnement réel, OMC par exemple. Il
existe, dit Élie Cohen, à propos de l’OMC, du FMI ou de la BCE, un «
proto-gouvernement économique de la planète45 ».
La réflexion est également devenue juridique : quel droit mondial
construire, non pas tant pour s’opposer aux États que pour ne pas leur laisser
le monopole de tout régler en matière juridique ? Les travaux de Mireille
Delmas-Marty, notamment, montrent comment l’influence croissante des
juges et d’un droit supranational accompagne la fragmentation et la perte
d’efficacité des pouvoirs législatifs et exécutifs nationaux. Il y a «
juridictionnalisation du droit international », dit-elle, et « montée en
puissance des juges », même si pour l’instant rien ne semble possible sans le
bon vouloir des États, par exemple pour la Cour internationale de justice46. Il
existe désormais des Cours européennes, des Comités onusiens (à
commencer par celui pour la protection des droits de l’homme), des organes
d’appel, comme celui placé auprès de l’OMC, des centres d’arbitrage, des
tribunaux pénaux, tel le Tribunal international du droit de la mer, bref, un
espace juridictionnel se constitue et se densifie. On a même pu dire que le
progrès des droits de l’homme, de façon générale, vient du dehors des États,
comme avec le « droit d’ingérence ». C’est ainsi, note Seyla Benhabib, que
« les droits civiques et sociaux des migrants, des étrangers et des résidents
sont de plus en plus protégés par les textes internationaux portant sur les
droits humains47 ». Le « droit d’avoir des droits », selon la belle expression
de Hannah Arendt, n’est plus seulement dicté par les États et leurs accords,
nous vivons l’avènement de normes cosmopolites, en matière de droits de
l’homme, mais aussi de droit économique ou des affaires. Il se crée un droit
« global » qui n’est plus maîtrisé par les seuls États, qui ne doit plus tout à
leur délibération ou au travail de leur Parlement et qui se développe sous
l’effet d’accords où peuvent intervenir des ONG, des grandes entreprises,
des agences internationales, etc. C’est ainsi, par exemple, que la main-
d’œuvre employée par les multinationales est soumise à des règles fixées par
ces firmes, bien plus que par les États où elle travaille – ce qui, en
l’occurrence, débouche sur sa vulnérabilité et des situations de
surexploitation plus souvent que sur un surcroît de protection. Les territoires
se découplent, se désarticulent et le droit devient trans – ou supranational lui
aussi.
Mais ne sous-estimons pas, dans l’essor d’une justice et d’un droit
globaux, l’impact de mobilisations de base, portées par des mouvements
sociaux, des acteurs humanitaires, des scientifiques, des organisations
caritatives qui, par une action même limitée et très localisée, pèsent sur les
opinions publiques, via les médias, et de là, sur le fonctionnement du droit et
de la justice à l’échelle supranationale, comme le montre Fuyuki Kurasawa
dans un ouvrage important48.
Il est donc faux d’affirmer que la globalisation fait entrer le monde
entier dans la logique désinstitutionnalisée des marchés planétaires, sans
frontières, et des flux financiers. Non seulement les échanges commerciaux
demeurent dominés par des relations de proximité, mais aussi, et surtout, il
se met en place ou se développe des formes de régulation, des systèmes
d’acteurs, des normes juridiques qui peuplent l’espace supranational. La
globalisation a d’abord été perçue comme la rupture entre les forces de
l’économie, toute-puissante, et les formes de la vie collective, ce que d’une
certaine façon Marx disait du capitalisme de son temps lorsqu’il affirmait
que le développement des forces productives se dissocie de celui des
rapports de production. Mais elle comporte aussi le contraire de cette
logique de rupture, elle s’accommode, et dans une certaine mesure elle
procède aussi de la construction d’institutions et de jeux d’acteurs qui la
rendent viable. C’est pourquoi les travaux comme ceux du géographe Michel
Foucher débouchent sur une image du phénomène qui n’est plus celle du
triomphe des marchés et du capitalisme pur sur les États, mais bien
davantage celle d’un réagencement, planétaire, des États et de leurs
frontières. « Depuis 1991, note Foucher, plus de 26 000 kilomètres de
nouvelles frontières internationales ont été créés, 24 000 autres ont fait
l’objet d’accords de délimitation et de démarcation et si les programmes
annoncés de murs, clôtures et barrières métalliques étaient menés à terme, ils
s’étireraient sur plus de 18 000 km. » Pour Michel Foucher, le modèle
westphalien s’impose, il s’opère une « dialectique de l’ouverture
économique et de la consolidation territoriale », et le « mot fétiche de
mondialisation » risque de masquer l’essentiel, la réorganisation
géopolitique du monde49.
Cette réorganisation ne se présente pas seulement sous sa face de
lumière, celle d’une réinstitutionnalisation dans laquelle divers acteurs
construisent un espace qui vaut mieux que le vide ou le chaos de la jungle.
Elle possède aussi sa face d’ombre : la réinstitutionnalisation de la torture,
dont les États-Unis, à Guantanamo, ont ouvert la voie, le crime organisé, lui
aussi globalisé, sans parler du discrédit qui entoure trop souvent les grandes
organisations internationales – comment oublier, par exemple, que le Comité
onusien pour la défense des droits humains a été un temps présidé par le
colonel Khadafi ? Nous ne pouvons pas accepter l’image naïve d’une
institutionnalisation de l’espace supranational totalement harmonieuse, à la
fois progressive et progressiste.
La fin de la globalisation ?
Déjà, avec les terribles violences en ex-Yougoslavie, dès le début des
années 1990, l’idée de globalisation, du moins dans ses formulations
initiales, a été affaiblie tant primaient les nationalismes, la guerre,
l’intervention des États. La prise de conscience de cette donne renouvelée a
été certainement aussi préparée et accélérée par les difficultés du
capitalisme le plus global, avec quelques scandales aux États-Unis
notamment, soulignant la corruption pouvant régner jusqu’au cœur du
capitalisme mondial, ainsi qu’avec le retour de thèmes sociaux dans le débat
public, à propos des injustices sociales, de l’exclusion, du renforcement des
inégalités. La globalisation « heureuse » est apparue comme purement
mythique, et a cessé d’informer le discours des dirigeants des grandes
institutions internationales, comme le FMI et la Banque mondiale : le «
consensus de Washington » a depuis longtemps été remplacé par l’idée que
sans régulations, interventions au sein d’un espace public supranational et
sans capacité d’action des États, l’économie mondiale est vulnérable à des
crises, même localisées.
Et avec les attentats du 11 septembre 2001, il est apparu clairement que
le monde était entré dans une nouvelle ère. Celle-ci avait été inaugurée en
fait plus tôt, on le verra dans le chapitre que nous consacrons au terrorisme.
Mais d’un seul coup, la guerre, l’impérialisme, la perspective du « choc des
civilisations » popularisée par Samuel Huntington sont venus signifier
nettement que le monde n’était pas unifié par le néolibéralisme ou le nouveau
capitalisme, et que la politique, la guerre ou la diplomatie et le jeu des États
étaient à l’ordre du jour. Une phase historique nouvelle s’est ouverte, où au
triomphe apparent de l’économie est venu se substituer le retour du politico-
militaire ; au cosmopolitisme de l’argent, le recours à la force et
l’affirmation des États. Après les attentats du « 9-11 », les États-Unis, suivis
par d’autres États, ont déclaré la guerre contre le terrorisme, ils se sont
lancés dans une intervention militaire en Afghanistan, puis surtout se sont
embourbés dans la guerre en Irak. La question des relations israélo-
palestiniennes, la guerre au Liban ont fait le reste et marqué le retour des
États, de la guerre, de la diplomatie et de la politique – dans les perceptions
communes, le tout-économique des années 1990 est périmé, la globalisation
n’est pas seule à conduire le monde, et elle a peut-être perdu de sa centralité.
Dans ce nouveau climat, une des dimensions capitales de l’idée de
globalisation, à savoir l’affirmation qui l’associe au déclin inéluctable de la
forme de l’État-nation, a été de plus en plus vivement critiquée, au point
parfois d’être même inversée. C’est ainsi que l’africaniste Jean-François
Bayart met en doute l’image d’une globalisation triomphante, et indique à
propos de la circulation de la force de travail, et donc des hommes, ou au
sujet du droit de propriété, qui demeure inscrit dans des cadres nationaux,
que « le capitalisme contemporain est loin d’être “global”50 ». Poussant plus
loin encore la critique, Bayart bouscule les idées reçues et affirme que la
globalisation, c’est l’imbrication de relations transnationales, y compris le
marché des économistes, avec le processus de formation des États : « La
globalisation n’est pas le fruit de l’hypertrophie des relations transnationales
(ou du marché) au détriment de l’État, ainsi que l’ont affirmé de prime abord
les théoriciens des relations internationales ou de l’économie politique
internationale. Elle est la synthèse de ces principes en apparence
contradictoires51. » Et pour faire bonne mesure, il ajoute que la matrice
historique de la globalisation date non pas des années 1970 du XX e siècle,
mais du XIX e siècle.
De toutes parts, on le voit, l’idée de globalisation comme réalité
historique concrète est ou bien critiquée, ou bien présentée comme bien plus
complexe que celle, trop simple, qui la réduit à un essor sans précédent du
capitalisme financier ou commercial, balayant les obstacles et se jouant des
États-nations et de leurs frontières. Certains parlent de la fin de la
globalisation, du déclin de ce qui est alors présenté comme une idéologie
ayant connu son heure de gloire durant une dizaine d’années, de la chute du
mur de Berlin aux attentats du 9-11. En matière économique, il faudrait
désormais admettre que la notion est dépassée, que les critiques qui viennent
d’être évoquées pèsent plus lourd que les points de vue opposés, et que
l’affirmation de la Chine et de l’Inde dans l’économie planétaire se fait
autrement que sur un mode global, en fonction des logiques d’action propres
au capitalisme de ces pays « émergents ». Le moment n’est-il pas venu de
proclamer la « mort de la globalisation », selon le titre du livre de John
Saul52 ? S’il s’agit de marquer le caractère idéologique des discours les plus
frustes qui ont proclamé l’entrée inéluctable, et souhaitable, dans une ère où
seules comptent les forces du capitalisme financier, il vaut mieux cesser de
parler de globalisation. Mais ce n’est pas parce que l’économie mondiale ne
correspond guère, aujourd’hui, aux images les plus sommaires de la
globalisation qu’il faut en délaisser l’idée et le terme. Au contraire, les
meilleures analyses économiques nous invitent à envisager la période
actuelle comme celle où, véritablement, les faits se rapprochent du concept –
surtout si on veut bien reconnaître que la globalisation n’est pas
nécessairement synonyme de déclin des États.
C’est ainsi que Michel Aglietta et Laurent Berrebi ont pu montrer
récemment que la crise asiatique de 1997 « a provoqué un changement
radical dans les interdépendances qui structurent l’économie mondiale53 ».
Jusque-là, la globalisation était surtout la protection du capitalisme
occidental, et de fait américain, dans le monde, le terme désignait d’une
certaine façon une forme de domination, aux termes de laquelle le centre (les
États-Unis, forts du « consensus de Washington ») indiquait aux pays
émergents les réformes qu’ils devaient faire pour accueillir les
investissements étrangers. Désormais, « les pays émergents recouvrent leur
souveraineté sur leurs choix économiques et stratégiques54 ». Ils exercent une
influence considérable sur les économies développées, ils ont leur
dynamisme propre, leur poids financier, ils exportent des marchandises.
L’économie mondiale s’organise à partir de plusieurs centres – au moins
trois, les États-Unis, l’Europe, l’Asie – elle devient multipolaire. Ainsi est-il
désormais possible, plutôt que d’en faire une catégorie descriptive pauvre et
simplificatrice, de proposer de la globalisation un concept complexe.
Celui-ci consiste en premier lieu à proposer de refuser le monopole
pour l’analyse du cadre de référence « westphalien », selon l’adjectif
popularisé par Rosenau, et à mettre en cause le « nationalisme
méthodologique » dont parle Ulrich Beck55, et qui consiste à n’aborder les
problèmes que dans l’optique nationale. Il ne s’agit pas de choisir entre des
approches classiques privilégiant le cadre de l’État-nation et des approches
planétaires ou transnationales mais – ce qui est certes plus délicat –
d’envisager les liens, les modalités d’imbrication et de désenchâssement de
ce qui relève des unes et des autres. Au cœur de la mondialisation, écrit
Saskia Sassen, se trouve « une prolifération d’agencements nouveaux. Des
fragments de territoire, d’autorité et de droits qui faisaient auparavant partie
de domaines institutionnels plus diffus, situés au sein de l’État-nation ou,
parfois, au sein du système supranational, sont réassemblés au sein
d’agencements spécifiques, partiels et hautement spécialisés, orientés vers
des buts et usages particuliers56 ». Penser global, c’est intégrer dans
l’analyse des processus de déstructuration/restructuration, c’est articuler le
dedans et le dehors, les logiques planétaires ou transnationales et les
logiques internes, nationales, voire locales, en prenant en compte la « double
compression de l’espace et du temps », selon la formule déjà citée de David
Harvey. Cela implique aussi de ne pas limiter la globalisation à ses seuls
aspects économiques, d’intégrer dans son concept l’univers des symboles et
de l’imaginaire, de donner toute sa place à la culture : c’est sur le mode
imaginaire que se construisent bien des rapports au monde, même ancrés,
localisés. L’imaginaire, aujourd’hui, est planétaire, global, alors qu’il était
hier national. La globalisation n’est pas un phénomène aux conséquences
unidimensionnelles et hautement prévisibles, elle n’est pas un destin
inéluctable, ce qui ferait de son concept une nouvelle philosophie de
l’Histoire. Elle mêle diverses logiques, diverses dimensions, sans qu’on
puisse jamais parler, en s’y référant, de « one best way » (ou plutôt de « one
worst way ») pour l’humanité. Nous devons apprendre à penser global, de
plus en plus systématiquement, et donc à utiliser un concept complexe de
globalisation, ce qui n’est pas la même chose que de proposer un diagnostic
sur l’état du monde – mais ce qui évidemment ne l’interdit en aucune façon.
2- Ainsi les nouveaux entrepreneurs de la Russie post-communiste, au milieu des années 1990, se
sont parfois réclamés de l’expérience chilienne pour en appeler à un régime autoritaire en matière
politique, et libéral en matière économique, voir Alexis Berelowitch et Michel Wieviorka, Les Russes
d’en bas, Paris, Le Seuil, 1996.
3- Daniel Yergin et Joseph Stanislaw, The Commanding Heights, Londres, Simon and Schuster,
1997.
4- Signés le 22 juillet 1944, les accords de Bretton Woods ont fixé dans ses grandes lignes le
fonctionnement du système monétaire et financier international de l’après-guerre.
5- John Williamson désigne sous cette expression, qui a connu un vif succès, notamment au sein
des gauches radicales, l’ensemble doctrinaire sur lequel selon lui s’accordent le Congrès américain, le
FMI, la Banque mondiale et divers think tanks pour réformer l’économie des pays en crise ou en
difficulté : discipline budgétaire, libéralisation des marchés financiers et du commerce, privatisations,
déréglementation, etc.
6- Paul Kennedy, Préparer le XXI e siècle, Paris, Odile Jacob, 1999 [1994].
7- James Rosenau, Turbulence in World Politics, Princeton, Princeton University Press, 1990.
8- Du nom du traité de Westphalie, 1648, qui érige l’État-nation souverain comme socle du droit
international.
9- L’article « The Clash of Civilizations ? » a été publié en 1993 dans la revue Foreign Affairs ;
l’ouvrage a été traduit en 1997 sous le titre Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob.
11- David Harvey, The Condition of Postmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural
Change, Cambridge, Mass., Blackwell, 1990, p. 240.
12- Manuel Castells, L’Ère de l’information, 3 vol., Paris, Fayard, 1998 et 1999.
13- Cité par Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la
globalisation, Paris, Payot, 2001 [1996], p. 125.
15- On trouve cette idée notamment dans Mike Featherstone, Scott Lash et Roland Robertson,
Global Modernities, Londres, Sage, 1995.
17- Ibid.
20- Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1994,
p. 63.
21- Daniel Cohen, op. cit., p. 225.
24- Michel Péraldi, « Des pateras au transnationalisme ; formes sociales et image politique des
mouvements migratoires dans le Maroc contemporain », Hommes et migrations, juin 2007. Les pateras
sont les embarcations sur lesquelles des migrants clandestins tentent de rejoindre l’Europe depuis le
Maroc.
25- Citons par exemple les deux expositions organisées sur ce thème par Yvon Le Bot, en 2002
au Parc de La Villette, « Indiens : Chiapas-Mexico-Californie » (livre-catalogue, Montpellier, Indigène
éditions, 2002), et en 2006, « Todos somos migrantes », Museo de la Ciudad, Mexico, 2006.
26- Cf. notamment Alejandro Portes, Globalization from Below : The Rise of Transnational
Communities, Princeton University, 1997, p. 1-25 ; Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas, Paris,
Balland, 2002.
27- Cf. notamment Philip Mayer, « Migrancy and the Study of African Towns », American
Anthropologist, 64 (3) : p. 576-92, 1962, qui écrit : « “Les flux migratoires passent communément les
frontières dans un sens puis dans l’autre” et le meilleur moyen de les analyser est sans doute de
“commencer par étudier les migrants eux-mêmes en cartographiant leurs réseaux de relations
personnelles, tout en prenant en compte leur rôle dans les divers systèmes structurels” » (p. 577), cité
par Nicholas De Maria Harney et Loretta Baldassar, « Tracking Transnationalism : Migrancy and its
Futures », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 32, no 2, mars 2007, p. 189-198 (p. 191).
33- Selon l’expression d’Ann M. Florini, The Rise of Transnational Civil Society, Washington
DC, Carnegie Endowment for International Peace, 2000.
34- James Beckford, « Perspectives sociologiques sur les relations entre modernité et
globalisation religieuse », in Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet, La
Globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 74.
35- Jean-Pierre Bastian et al., « Introduction », op. cit., p. 14.
37- Cf. par exemple Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2001.
38- George Ritzer, The McDonaldization of Society, Londres, Pine Forge, 1993.
39- Élie Cohen, L’Ordre économique mondial, essai sur les autorités de régulation, Paris,
Fayard, 2001.
43- Bertrand Badie, « Nouvelles approches des relations internationales et du fait religieux », in
Jean-Pierre Bastian et al., op. cit., p. 265.
44- Cf. Geoffrey Pleyers, Sujet, expérience et expertise dans le mouvement altermondialiste,
Thèse de doctorat, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2007.
46- Cf. la série de livres de Mireille Delmas-Marty, Forces imaginantes du droit, Paris, Le
Seuil, vol. 1 sur Le Relatif et l’Universel, vol. 2 sur Le Pluralisme ordonné et vol. 3 sur La
Refondation des pouvoirs, 2007.
48- Cf. Fuyuki Kurasawa, The Work of Global Justice, Cambridge, Cambridge University
Press, 2007.
53- Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile
Jacob, 2007, p. 7.
54- Ibid.
55- Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Flammarion, 2006 [2004].
Intellectuels et « professionnels »
Souvent, un choix simple semble diviser le monde des sciences
sociales : il y aurait les intellectuels d’un côté, et de l’autre les «
professionnels » ; les penseurs engagés, et les autres. Les « professionnels »
(selon la terminologie américaine) appartiennent à un univers bien délimité,
au sein duquel ils forment leurs étudiants et échangent avec leurs collègues,
publiant dans des maisons d’édition et des revues spécialisées, participant à
des colloques et congrès où ils débattent entre eux, sans se préoccuper
d’intervenir davantage dans l’espace public, du moins en tant que
chercheurs. Rien ne leur interdit de se mobiliser, par exemple, comme
citoyens, membres d’une association, d’une ONG, d’un parti politique. La
figure du « professionnel », plus forte aux États-Unis et dans le monde anglo-
saxon qu’en France7, se méfie de l’idéologie, et ceux qui s’en réclament ne
veulent surtout pas être identifiés à la figure de l’intellectuel, en particulier
« sartrien »8.
Mais symétriquement, cette posture faite d’extériorité et de neutralité,
s’efforçant généralement de se tenir au plus loin de toute normativité, se
réclamant du refus de toute idéologie et se prévalant d’une scientificité
éprouvée, est depuis longtemps récusée, et d’abord au motif qu’elle
recouvrirait en fait une tout autre marchandise. Antonio Gramsci, l’important
dirigeant communiste italien dont les écrits ont exercé une influence
considérable, emprisonné dans les geôles de Mussolini, a dans ses Carnets
de prison critiqué cette idée d’une neutralité des penseurs qui se veulent à
l’écart des rapports sociaux, alors qu’ils sont selon lui en fait au service «
organique » des dominants. Le chercheur en sciences sociales devient, avec
de tels arguments, sommé de se situer, il relève nécessairement d’un camp ou
d’un autre au sein d’une société divisée par la lutte des classes.
Mais peut-on accepter une telle disqualification, qui rejette les «
professionnels » dans l’enfer de la subordination, inconsciente de surcroît,
au pouvoir ? Les « professionnels » sont au plus loin de tout engagement,
cela ne veut pas dire pour autant que le savoir qu’ils produisent et diffusent
relève de la seule idéologie, et qu’il n’a aucune pertinence scientifique. À la
limite, une conception pure et dure qui se réclamerait de Gramsci ne peut
voir dans les chercheurs « professionnels » que des « chiens de garde » qu’il
ne resterait plus qu’à combattre au nom des exclus ou des dominés, et en tout
cas à rejeter hors du champ de la respectabilité intellectuelle, sans examen
du contenu de leur travail – ce qui n’est pas acceptable. C’est pourquoi le
sociologue américain Michael Burawoy, promoteur d’une « public
sociology » (« sociologie publique ») qui implique un grand engagement du
chercheur dans la vie de la Cité, tout en s’inspirant fortement et explicitement
de la pensée de Gramsci, non seulement se refuse à heurter de front la
sociologie « professionnelle », mais même lui rend hommage9 : elle
fournirait selon lui les méthodes et les cadres conceptuels à la « public
sociology », elle lui apporterait « légitimité et expertise10 », elle serait son
alliée, et non son ennemie.
La position de Michael Burawoy indique que la distinction entre «
professionnels » et « intellectuels » ne débouche pas nécessairement,
aujourd’hui, sur l’image d’une distance irréductible entre eux, ou sur celle
d’un conflit sans merci. Cela traduit non pas tant la montée en puissance, au
sein des sciences sociales, des orientations « professionnelles » que le recul
de la figure classique de l’intellectuel. Dans le passé, la pensée sociale
engagée a souvent confondu élitisme, avant-gardisme, affirmations relevant
d’une philosophie de l’histoire ou d’une conception positiviste de la
connaissance, et savoir réellement scientifique. Le penseur social qui voulait
participer activement à la vie de la Cité ne s’appuyait guère sur des
connaissances produites avec rigueur et en conjuguant les faits et les idées
ou, si l’on préfère, le terrain, le travail empirique et l’élaboration théorique.
La distance est considérable, par exemple, entre ce qu’ont pu apporter les
sciences sociales, tout au long de l’ère industrielle, en matière d’analyse de
la conscience ouvrière, des rapports de travail ou des modes d’organisation
des relations de production, et les discours politiques sur la classe ouvrière,
même cautionnés par des sociologues, des politologues ou des
anthropologues. Et beaucoup parmi eux se sont discrédités dans le sillage de
mouvements, de partis politiques, voire de régimes dont il s’agissait surtout
de justifier les pratiques, beaucoup sont allés très loin sur les chemins de
l’idéologie. La figure classique de l’intellectuel ne s’est jamais beaucoup
embarrassée de la discussion sur la démonstration ou la preuve, sa légitimité
lui venait de la reconnaissance que lui apportait un parti, ou une opinion peu
exigeante en la matière, quand elle n’était pas autoproclamée. Les sciences
sociales ont pu fournir de nombreux « intellectuels », mais dans l’ensemble,
les acteurs que ceux-ci rejoignaient, partis politiques, groupes
révolutionnaires, mouvements de libération nationale par exemple, ne leur
ont jamais accordé la légitimité qu’ils pouvaient reconnaître aux sciences de
la nature, d’un côté, et à la philosophie de l’autre.
En fait, les sciences sociales, tout au long de l’ère classique, et aussi
longtemps que l’image de l’intellectuel a pu rester prestigieuse, n’ont guère
été valorisées par les acteurs et les secteurs de l’opinion qui pouvaient être
sensibles à sa parole.
Structuralisme et expertise
Le changement s’est opéré, pour l’essentiel, dans les années 1960, avec
la montée en puissance du structuralisme, d’un côté, et l’essor spectaculaire
de la pratique de l’expertise de l’autre.
Le structuralisme
Les succès du structuralisme ont coïncidé avec un contexte historique
qu’ils ont contribué en retour à forger, et où la figure de l’intellectuel
bénéficiait de toute son aura, ils ont permis aux sciences sociales, à
l’anthropologie, à la linguistique, à la sémiotique, etc., d’opérer une percée
dans des sphères où l’engagement des intellectuels pouvait être valorisé.
Les chercheurs se réclamant du structuralisme n’ont pas tous été
engagés politiquement, et le plus célèbre d’entre eux, Claude Lévi-Strauss,
illustre fort bien cette remarque. Mais l’influence d’ensemble des œuvres
que fédère ce terme a été considérable, les auteurs français exerçant ici un
leadership mondial qui fut même théorisé aux États-Unis sous l’appellation
de « French Theory » – un label en fait confus, puisqu’il mêle la pensée
structuraliste à des courants s’en éloignant, ou s’en dégageant sous la forme,
par exemple, de ces divers « post » qui servent parfois à les désigner –
poststructuraliste, postnationaliste, postcolonialiste, postmoderniste, etc.
Notons au passage que certains auteurs considèrent que le passage du
structuralisme au poststructuralisme s’est effectué dès la fin des années 1960
– nous n’entrerons pas ici dans cette discussion qui peut vite devenir
absconse.
Ce fut un des paradoxes des années 1960 et 1970 que de voir ainsi
triompher un mode de pensée négateur de l’action et en guerre contre le
Sujet, on l’a vu, un mode de pensée pour lequel priment les instances, les
structures, les systèmes, les appareils, alors même que dans le monde entier,
et tout particulièrement en Europe occidentale ou aux États-Unis, la
mobilisation sociale et politique était considérable, qu’il s’agisse des
combats contre la guerre du Vietnam, du mouvement ouvrier et de ses luttes,
ou des nouveaux mouvements sociaux, à commencer par la contestation
étudiante, que la seule évocation de l’année, 1968, ou, en France, du mois de
mai 68 suffit à signifier. En dénonçant ce qu’ils ont appelé la « pensée
6811 », Luc Ferry et Alain Renaut ont bien marqué ce paradoxe, à ceci près
qu’ils amalgament à tort, dans cette dénomination, le mouvement de mai et la
pensée structuraliste, qui n’a nullement inspiré les acteurs au moment précis
des « événements », comme disaient les commentateurs les plus hostiles,
mais qui par contre a exercé son influence avant et, surtout, après.
Dans les sciences sociales, le structuralisme a été au cœur de la pensée
critique, et les engagements auxquels il a pu être associé ont généralement
pris l’allure de la radicalité. Car comment envisager le changement, face à la
domination implacable des systèmes et des structures, sinon par la rupture
complète, de type révolutionnaire ? Les approches critiques les plus
influentes des années 1960 et 1970 n’en ont pas moins été relativement
diversifiées. Le marxisme de Louis Althusser, plus que celui de Nicos
Poulantzas, dénonçait l’État et ses appareils « idéologiques » au service du
capital, et analysait la reproduction des rapports de production, nourrissant
des recherches dans deux domaines principaux : la Ville et l’espace, avec
notamment les travaux de Manuel Castells, et l’école et l’éducation, avec par
exemple, en France, les recherches de Christian Baudelot et Roger Establet.
Le néo-marxisme de Pierre Bourdieu, sensible aux dimensions culturelles de
la reproduction de la domination sociale, a exercé une influence
considérable, et qui ne s’est jamais démentie jusqu’à sa disparition en 2002.
Et s’éloignant considérablement du marxisme, davantage influencé par
Nietzsche, Michel Foucault et ceux qui se sont inspirés de ses premiers
grands écrits, depuis son Histoire de la folie à l’âge classique (1961)
jusqu’à Surveiller et punir (1975) en passant par Les Mots et les Choses
(1966) ou L’Archéologie du savoir (1969), ont proposé d’appréhender la
microphysique du pouvoir, qui s’exerce sur la société, ou plutôt en son sein,
en mille et un lieux, bien plus qu’il ne la surplombe depuis un endroit
central.
La pensée critique a été largement dominée par divers courants de type
structuraliste, elle ne s’y est jamais limitée, et l’influence de l’École de
Francfort, en particulier, a toujours été considérable – on a même parfois vu
dans Herbert Marcuse, et non sans excès, l’inspirateur du mouvement
français de mai 68, alors qu’il ne s’était en réalité vendu alors en France que
quelques centaines d’exemplaires de la traduction de L’Homme
unidimensionnel. Elle a prospéré dans un climat de forte politisation, a été
souvent associée au gauchisme politique, notamment en France. Et surtout, du
point de vue qui nous intéresse, elle a apporté leurs lettres de noblesse aux
sciences sociales, installées grâce à elle au cœur des engagements
intellectuels.
Mais aujourd’hui, le structuralisme (ou/et le poststructuralisme) est
décomposé. Il est d’autant plus affaibli qu’il est entraîné dans sa chute par le
déclin historique du marxisme, qui lui a apporté certaines de ses
composantes, même si de très larges pans de la pensée marxiste s’y sont
férocement opposés12. Il est également affaibli par la sensibilité croissante,
dans tous les milieux, à des thèmes dont il est en tant que tel au plus loin, à
commencer par les droits de l’homme et les préoccupations pour
l’environnement. La seule figure sociale qui pouvait trouver grâce à ses
yeux, le prolétariat ouvrier, ne peut plus avoir le moindre rôle rédempteur,
ou émancipateur, pour lui-même et pour l’humanité tout entière, comme disait
Marx. Aussi mythique qu’ait pu être ce rôle dans le passé, le structuralisme
en est orphelin. Tout au plus lui est-il possible de s’intéresser à des
catégories définies par le rejet ou l’exclusion hors du système social, et de
parler de souffrance et de victimes, bien plus que d’exploitation ou de
conscience ouvrière13.
La pensée critique ne disparaît pas pour autant, elle se raidit, et se
transforme pour devenir hypercritique. Elle pousse alors à l’extrême les
logiques du soupçon et de la dénonciation et, note Bruno Latour, elle croit
trouver la meilleure preuve de ce qu’elle avance dans les réactions indignées
de ceux dont elle prétend expliquer les conduites en mettant en avant la
supposée illusion qu’ils ont de pouvoir eux-mêmes définir le sens de leur
action14. Lorsqu’elle conserve une certaine force politique, la sociologie
hypercritique vient alimenter un nouveau gauchisme, installé dans des
postures systématiques de rejet et de refus, privé de toute capacité à se
projeter vers le futur, et dont le principal effet est d’affaiblir les forces de
gauche classiques, réformistes, de type social-démocrate, qu’elles débordent
en permanence par des demandes formulées en termes de « tout ou rien » et
d’appel, selon les termes de Pierre Bourdieu, à « une gauche de gauche ».
La pensée hypercritique est ce qui subsiste de la relation nouvelle qui
s’est dessinée à partir des années 1960 entre sciences sociales et
engagement. Elle informe le débat public, par la radicalité de ses positions,
et se pose souvent, dans les débats internes aux sciences sociales, comme
justicière ou moralisatrice bien plus que comme productrice de savoir. On
trouvera une illustration de cette tendance dans un article ayant fait grand
bruit de Loïc Wacquant, un sociologue connu pour être disciple de Pierre
Bourdieu aux États-Unis. Dans ce texte, Wacquant s’en prend à l’« impensé
commun » qu’il impute à trois sociologues ou anthropologues importants,
Elijah Anderson, Mitchell Duneier, Katherine Newman – un reproche
typique de la pensée du soupçon et de la dénonciation. Et tout est bon, dans
son article, pour disqualifier ces chercheurs, citations tronquées, déformation
de leurs textes : Wacquant dénonce15.
La pensée hypercritique s’affranchit aisément des impératifs de rigueur
qui devraient être le propre des sciences sociales. Elle doit une partie de son
influence, du moins dans un pays comme la France, à l’écho que lui donnent
certains médias, auxquels elle apporte des articles dont la radicalité anime le
débat.
L’expertise
Les sciences sociales ont vu leurs effectifs se multiplier à partir des
années 1970, dans les pays où elles étaient déjà bien en place, mais aussi
dans bien d’autres sociétés, en particulier en Asie et en Amérique latine. Et
de plus en plus, les chercheurs sont mobilisés pour leur compétence et leur
savoir-faire par des acteurs politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, par
des acteurs sociaux et culturels, par des directions d’entreprises, par des
agences internationales, des ONG, par les médias aussi, qui leur demandent
leur éclairage sur des points surgis dans l’actualité. Ce type d’apport des
chercheurs à la vie de la Cité est fréquent de la part des économistes ou des
politologues, mais toutes les disciplines sont impliquées. Il ne s’agit pas
d’un engagement politique, en tout cas pas directement, mais de la mise à
disposition d’un savoir qui peut être utilisé par un pouvoir ou un contre-
pouvoir sans que celui qui s’y livre perde son indépendance d’esprit.
L’expert apporte en tant que tel son savoir, rien de plus. C’est pourquoi
l’expertise tourne dans certains cas à l’activité de conseil, le chercheur
devient un consultant, qui se fait rémunérer, occasionnellement, ou dans le
cadre d’une structure fixe, bureau d’études, think tank, service spécialisé
d’une grande organisation.
L’expert n’est en tant que tel ni un intellectuel ni un « professionnel », il
participe à la vie de la Cité, et parfois même il ressent le besoin d’être
visible pour se faire connaître d’éventuels clients, tels ces dirigeants
d’instituts de sondages qui apparaissent fréquemment dans les médias,
notamment en matière d’analyse électorale, de façon à promouvoir leur
entreprise. Pour leur part, les médias sont très friands d’expertises, qui
viennent compléter l’information, apporter des connaissances dont les
rédactions ne disposent pas, ou que les journalistes ordinaires ne maîtrisent
pas, aider à constituer des dossiers avec la légitimité qu’apporte une
position avant tout technique.
Il existe d’autres modalités de l’engagement du chercheur en sciences
sociales, et le paysage est plus diversifié que l’image encore sommaire qui
vient d’en être donnée. De plus, il varie considérablement d’un pays à un
autre. Mais l’essentiel a été indiqué : nous sommes passés d’une époque où
le penseur social pouvait éventuellement, en dehors de ses écrits
scientifiques, intervenir dans le champ politique, à une période où le
chercheur faisait, ou non, le choix d’être un intellectuel, mais sans que les
sciences sociales puissent comme telles prétendre jouer un rôle central dans
la vie publique des idées. Une troisième phase a été inaugurée dans les
années 1960, avec l’immense nouveauté qu’a été l’essor du structuralisme et
de la pensée critique, installant des chercheurs en sciences sociales, en tant
que tels au centre de la vie intellectuelle. On peut dire, de ce point de vue,
que le premier âge d’or des sciences sociales coïncide avec ce moment de la
pensée critique et du structuralisme triomphants. Puis la pensée critique s’est
décomposée, ou radicalisée pour devenir hypercritique, et l’expertise a
occupé une place considérable dans la vie de la Cité.
Mais l’histoire de l’engagement des sciences sociales ne s’arrête pas
là.
La coproduction du savoir
Nous parvenons, avec ce constat, à ce qui constitue la réponse la plus
appropriée, pour les sciences sociales, à la question de l’engagement du
chercheur. L’équation à résoudre est en effet maintenant claire, il s’agit de
savoir comment conjuguer pratiquement une activité scientifique, qui
possède ses propres critères d’évaluation, avec une éventuelle participation
à la vie de la Cité. Les réponses que nous avons envisagées jusqu’ici ou bien
refusent un des deux termes de cette équation, ou bien procèdent d’un
clivage, dans lequel ils sont dissociés et ne font guère système, ou bien
encore les fusionnent de façon idéologique, au détriment du sérieux et de la
rigueur. L’enjeu est maintenant d’examiner la possibilité d’articuler dans une
démarche unique production scientifique d’un savoir, et engagement, sans les
confondre, ni pour autant les séparer.
Cet enjeu est moins crucial si la recherche analyse des données
quantitatives, de type économique ou démographique – d’ailleurs,
l’économie et la démographie sont, en sciences sociales, les deux disciplines
qui se rapprochent le plus, dans leurs méthodes, des sciences exactes. Il l’est
beaucoup plus lorsque la recherche s’intéresse à l’action et étudie des
relations sociales.
Aborder un tel enjeu passe par une condition bien précise, du moins
dans sa formulation : admettre que jamais l’analyse ne peut correspondre
pleinement et entièrement à la conscience et au discours des acteurs. Il suffit
d’observer et d’écouter les acteurs engagés dans une même relation sociale
pour reconnaître la pertinence de cette remarque : leurs points de vue ne sont
jamais parfaitement identiques, ils sont même plutôt différents et opposés, et
le chercheur n’a pas à choisir l’un, ou l’autre, mais à rendre compte de ce
qui les lie, les distingue et les oppose. Mais ajoutons immédiatement que ce
constat, qui est à la base de l’analyse sociologique, ne doit pas déboucher
sur l’idée contraire, selon laquelle les acteurs n’ont aucune conscience du
sens de leur action, que leurs conduites échappent complètement à leur
entendement – et donc aussi à leur responsabilité. Une telle idée a fait le jeu
du léninisme, et de ses variantes gauchistes, en laissant entendre que seule
l’avant-garde est capable de définir le sens de l’action (ou de l’histoire).
Elle a fondé par exemple la disqualification du syndicalisme, puisque à
suivre Lénine, le prolétariat ouvrier, comme acteur, est tout juste bon à être
« trade-unioniste » – à avoir des préoccupations de bas niveau de projet.
L’avant-gardisme en sciences sociales autorise toutes les manipulations du
pouvoir par des élites autoproclamées, et doit être refusé avec force. Il
réduit les acteurs sociaux au silence or, comme l’écrit Danilo Martuccelli, «
l’espace d’interprétation à la disposition du premier (le sociologue) est
borné par la parole des seconds (les acteurs)19 » – ce qui nous rappelle au
passage que l’absence de cette parole, et donc le silence des acteurs,
constitue un défi bien singulier pour les chercheurs.
La sociologie trouve sa justification par excellence dans l’espace qui
existe nécessairement entre l’opinion que les acteurs ont de leur action et de
celles des autres acteurs impliqués dans leur champ d’action, et le sens tel
que la recherche peut l’établir en analysant les interactions ou les relations
entre tous les acteurs.
En analysant l’action, et donc les relations ou les interactions entre
acteurs, le chercheur apporte des connaissances qui ne sont donc elles-
mêmes ni totalement réductibles aux opinions ou aux représentations qu’ont
les acteurs, ni totalement étrangères à leur conscience. Le simple fait d’entrer
en contact avec les acteurs pour mener une recherche, quelle qu’en soit la
méthode (par questionnaire, entretien directif ou non directif, individuel ou
collectif, observation participante, etc.), introduit le chercheur dans un
champ d’action où sa présence est elle-même susceptible d’exercer des
effets. L’exemple suivant peut illustrer ce point précis. Lorsque David
Lockwood et John Goldthorpe, avec leur équipe, ont voulu tester l’hypothèse
d’un embourgeoisement de la classe ouvrière en Angleterre, ils ont mis en
place un dispositif de recherche dans une importante usine dont la principale
caractéristique était le très bas niveau de conflictualité sociale. Mais le seul
fait d’avoir enquêté longuement, et auprès de nombreux ouvriers, a comme
réveillé cette conflictualité. À la suite de la recherche, l’usine a connu une
grève d’une ampleur inégalée, dont on peut penser qu’elle doit quelque chose
à l’enquête sociologique20.
Symétriquement, le fait de mener une recherche ne laisse jamais le
chercheur indemne, elle le transforme nécessairement, par les réalités qu’il
découvre ou dont il prend conscience, par les idées nouvelles qui
l’assaillent, par les changements qu’il est obligé d’apporter à ses hypothèses
du fait de la rencontre avec le « terrain ».
Dans l’histoire des sciences sociales, il existe au moins deux traditions
majeures qui prennent en compte le projet d’associer la production de
connaissances, et le changement des acteurs, ou qui envisagent la
coproduction du changement par l’analyse. La première considère que
l’analyse doit peser directement sur la réalité, qu’elle doit la transformer, la
seconde qu’elle élève la capacité de réflexion et de là celle d’action des
acteurs, sans que la relation du chercheur et des acteurs ait à déboucher sur
des changements immédiats, ou directs, dans l’action.
Pour la première de ces traditions, nous pouvons recourir à
l’expression de recherche-action. Le chercheur, ici, intervient à des fins de
changement, il entend en même temps produire un savoir et contribuer à
transformer la situation et les relations entre acteurs. Sa recherche est
effectuée dans des situations réelles, au sein d’un groupe concret, dans une
entreprise par exemple, avec l’idée que la recherche et l’action, la
production de connaissances et le changement concret relèvent d’une seule et
même activité pratique. Le plus important de son point de vue est
généralement le changement qu’il contribue à instaurer, ce qui crée un
déséquilibre susceptible d’en faire plus un consultant qu’un chercheur. La
recherche-action trouve un terrain d’exercice particulièrement propice dans
les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises, qu’il
s’agisse d’en améliorer le fonctionnement, par exemple en s’en prenant aux
lourdeurs bureaucratiques, en examinant les relations hiérarchiques, ou bien
encore de rendre plus efficace un système de décision. C’est ainsi que la
sociologie des organisations, du type de celle qu’ont pu inspirer les travaux
classiques de James March et Herbert Simon ou, en France, de Michel
Crozier21, est particulièrement à son aise dans les situations où il s’agit
d’aider une direction à penser la modernisation de son action, par exemple
en tenant compte de la rationalité limitée des acteurs, qui s’efforcent chacun
non pas tant de parvenir à un optimum que de contrôler des zones
d’incertitude.
Assez différemment, la psychosociologie – éventuellement en se
réclamant du père de la recherche-action, Kurt Lewin22, et, chez certains
auteurs, de la psychanalyse, par exemple avec les travaux de «
sociopsychanalyse » de Gérard Mendel23 – étudie des petits groupes plus
souvent que des grandes unités. Elle s’est largement préoccupée de penser
les conditions de libération, personnelle et collective, par rapport aux
formes d’autorité qui se rencontrent au sein des organisations et des
institutions, et de contribuer à modifier les rapports qui en découlent, par
exemple au profit des dominés, contre les privilèges, contre les abus, contre
l’autoritarisme, ou bien encore pour réduire les tensions et les conflits.
La seconde tradition est celle de la méthode de l’intervention
sociologique, au sens qu’a donné Alain Touraine à cette expression24. Au
cœur de cette démarche, il s’agit pour le chercheur (ou l’équipe de
recherche) de créer avec l’acteur étudié une relation de coproduction d’idées
et d’analyses dans laquelle chacun est bien dans son rôle – le chercheur ne
fait pas semblant d’être un acteur, l’acteur ne se présente pas comme un
chercheur. Dans une première phase de sa recherche, après avoir été en
contact sur un mode plutôt classique avec l’acteur étudié, par exemple en
démultipliant les entretiens individuels, ce dernier met en place un (ou
plusieurs) groupe(s) composé(s) de personnes incarnant cet acteur. Dans une
deuxième phase de la recherche, ce (ou ces) groupe(s) rencontre(nt) divers
interlocuteurs, et à partir du contenu de ces rencontres, et de ce qu’il a
accumulé auparavant comme savoir, le chercheur élabore un raisonnement
sociologique. Dans une troisième phase, le chercheur soumet ce
raisonnement au(x) groupe(s). Le test est dans ce que l’acteur, en
l’occurrence le (ou les) groupe(s) d’intervention, fait de ce raisonnement. Il
peut l’accepter ou le rejeter, avec toute sorte de nuances, et il y a là une
première indication de la pertinence des hypothèses du chercheur.
Mais il ne suffit pas qu’un acteur donne raison au chercheur pour que
cette pertinence soit véritablement acquise. En fait, l’essentiel est dans ce
que fait l’acteur d’un raisonnement dont il a reconnu la justesse, quitte à
avoir obligé le chercheur, au fil des débats qu’il a eus avec lui, à le modifier
ou l’améliorer. Par exemple, l’acteur peut s’en servir pour analyser lui-
même son action passée, pour réfléchir à ses relations avec des adversaires
ou des partenaires de son action. Il peut aussi, en dehors de la recherche
proprement dite, l’utiliser pour peser, dans la pratique, sur les décisions
d’une association, d’un syndicat ou de toute autre organisation à laquelle il
appartient. Plus l’acteur étudié s’approprie les hypothèses que le chercheur
lui propose, plus ce dernier peut considérer que son analyse fait sens, et
qu’il a mis en place un dispositif scientifiquement pertinent, en tous cas
supérieur à ce que proposent d’ordinaire les sciences sociales. La
démonstration, en effet, sans exclure d’autres modes traditionnels de
validation, par exemple par les pairs, est dans le jugement des acteurs, et
dans l’usage qu’ils font de connaissances qu’ils ont contribué à produire.
Plus celles-ci élèvent leur capacité propre d’analyse, et plus on peut penser
qu’elles élèvent aussi leur capacité d’action.
Mais soyons prudent. Il peut arriver que des acteurs se saisissent du
discours ou des écrits des chercheurs, pour des raisons autres que liées à
leur contenu, qu’ils soient séduits, sous le charme, sensibles à la rhétorique,
ou bien encore, simplement, impressionnés par le statut social ou la qualité
d’« intellectuel » de celui qui leur propose des idées, un raisonnement, une
analyse de leur problème. La pertinence ne peut donc être testée par la seule
approbation ; il faut davantage : que l’acteur fasse quelque chose de ce qu’il
vient d’approuver et d’accepter, qu’il fasse travailler à son propre compte
les propositions du chercheur. Ce point de vue mérite discussion, mais on
devrait au moins pouvoir s’accorder sur un point : en faisant l’effort de
soumettre des hypothèses, raisonnements, savoirs ou analyses aux acteurs
étudiés, le chercheur produit des effets qui constituent un matériau important
de la réflexion sociologique.
Une telle démarche maintient le chercheur, tout au long de sa recherche,
dans une relation de production et de validation de ses analyses avec l’acteur
étudié. À aucun moment le chercheur ne devient un militant, ni un intellectuel
engagé politiquement, même s’il peut avoir de la sympathie pour l’acteur. Et
rien n’interdit au chercheur, par ailleurs, et bien au contraire, de présenter
ses résultats dans des ouvrages et des articles à destination de son milieu
professionnel ou d’un public plus large.
L’intervention sociologique n’a pas le monopole de ce type
d’approche, mais elle propose une démarche qui va loin dans le projet
d’articuler sans les fusionner logique de l’engagement et logique de
production de savoir. Elle indique que, pour les sciences sociales, la voie
est ouverte pour jouer un rôle essentiel dans la sphère publique, en tant que
telles, et sans faillir à leur vocation scientifique. Elle montre comment les
problèmes proprement scientifiques, et les enjeux de l’engagement peuvent
être combinés et associés et que les exigences de pertinence et de
démonstration de la validité des connaissances qu’apportent les sciences
sociales n’ont pas à être séparées des convictions qui peuvent déboucher sur
la participation des chercheurs à la vie de la Cité. Cette remarque vaut tout
particulièrement pour la sociologie, l’ethnologie et la psychologie sociale ;
elle devient plus contestable, plus difficile à mettre en œuvre dans d’autres
disciplines, où il n’est pas possible de créer les conditions d’une relation
directe et interpersonnelle avec les « acteurs ». L’histoire, par exemple, ne
peut pas soumettre ses hypothèses aux acteurs du passé, le démographe ne se
préoccupe pas de l’impact de ses travaux sur les populations qu’il étudie.
Mais cela n’interdit pas à l’historien ou au démographe d’être confrontés à la
question des effets éventuels de leur travail sur la société, et à celle de la
pertinence scientifique de leur apport.
Le choix de l’objet d’étude, la mise en œuvre d’une théorie, le recours
à une méthode, la démonstration : pour toutes les étapes de la recherche, il
est possible de développer une réflexion sur l’engagement du chercheur. Le
moment est venu, autrement dit, de prendre quelque distance avec les débats
classiques sur l’engagement politique des intellectuels, pour envisager avec
plus de force que par le passé de promouvoir l’idée, le projet et les
modalités concrètes de l’engagement sociologique des chercheurs.
1- Dans ce chapitre, et pour éviter les risques d’anachronisme, nous parlerons de « penseurs
sociaux » à propos d’auteurs classiques, et de « chercheurs » à propos d’auteurs contemporains. Les
frontières entre les deux groupes sont certainement délicates à bien tracer : disons qu’aujourd’hui, un «
chercheur » s’étonnerait d’être catalogué « penseur social », et qu’hier, le terme de « chercheur » aurait
paru incongru.
3- Cf. par exemple ce qui est dit de l’individualisme méthodologique in Raymond Boudon et
François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982.
4- Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (nouvelle traduction par Jean-
Pierre Grossein), Paris, Gallimard, 2003 [1904-1905].
6- Sur cette décomposition, cf. l’ouvrage de référence, Alwyn Gouldner, The Coming Crisis of
Western Sociology, New York, Basic Books, 1970.
7- Encore faut-il ici indiquer que, contrairement à une idée reçue fortement répandue en France,
la sociologie américaine a toujours entretenu des liens avec le travail social ou avec des engagements
dans des projets de réforme sociale. Cf. Craig Calhoun (dir.), Sociology in America. A History,
Chicago, The University of Chicago Press, 2007.
8- Nous faisons ici référence aux conférences de Sartre au Japon, dans lesquelles il explique
qu’un intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Jean-Paul Sartre, Plaidoyer
pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972.
10- Michael Burawoy, « For Public Sociology », American Sociological Review, février 2005,
vol. 70, 4-28, p. 10.
11- Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68, Paris, Gallimard, 1985.
12- Dans les années 1960, marxisme et structuralisme ont entretenu des relations tumultueuses,
faites de conflits et de critiques, par exemple à propos du sens de l’histoire, d’identification, comme chez
Louis Althusser, ou bien encore, d’efforts pour aboutir à une articulation « structuralo-marxiste » dont
une figure importante a été Maurice Godelier. Cf. notamment ses deux volumes de Horizon, Trajets
marxistes en anthropologie, Paris, Maspero, 1977, et ceux de Rationalité et irrationalité en
économie, Paris, Maspero, 1983.
13- Cf., à titre d’illustration de cette remarque, Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Paris, Le
Seuil, 1993.
14- Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
Par exemple, p. 18, pour caractériser la sociologie critique, « a) elle ne se contente pas de limiter
l’enquête à la dimension sociale des phénomènes, comme les sociologues ordinaires, mais elle va jusqu’à
remplacer l’objet étudié par un autre constitué de relations sociales ; b) elle affirme que cette
substitution est insupportable aux yeux des acteurs sociaux, qui ont besoin de vivre dans l’illusion qu’il y
a quelque chose “d’autre” que du social ; enfin c) elle considère que les objections horrifiées des
acteurs à l’explication sociale de leur action constituent la meilleure preuve de la justesse de ces
explications ».
15- Loïc Wacquant, « Scrutinizing the Street. Morality and the Pitfalls of Urban Ethnography »,
American Journal of Sociology, mai 2002, vol. 107, no 6, p. 1468-1532. Les trois auteurs concernés
publient chacun une réponse, documentée et éclairante, dans la même livraison de l’American Journal
of Sociology.
16- Ces deux conférences ont pour titre « La profession et la vocation de savant » (7 novembre
1917) et « La profession et la vocation de politique » (28 janvier 1919), cf. Max Weber, trad. Catherine
Colliot-Thélène, Le Savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003.
17- Cf. par exemple les notes et commentaires de Catherine Colliot-Thélène et Jean-Pierre
Grossein accompagnant leurs traductions récentes de L’Éthique..., op. cit., et de Le Savant et le
politique, op. cit.
18- Cf.Bruno Latour, op. cit., p. 196. De façon plus générale, notons que le cheminement de
Bruno Latour, certes très différent du nôtre, donne à voir des convergences importantes, en particulier
s’il s’agit de mettre en relation la question de l’intérêt politique de la recherche sociologique et celle de
la pertinence de ses résultats.
19- Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris,
Armand Colin, 2006, p. 239.
20- David Lockwood, John Goldthorpe et al., L’Ouvrier de l’abondance, Paris, Le Seuil, 1972
[1963].
21- James March et Herbert Simon, Organizations, New York, John Wiley and sons, 1958 ;
Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963.
22- Kurt Lewin, Resolving Social Conflicts. Selected Papers on Group Dynamics, Gertrude
W. Lewin (dir.), New York, Harper and Row, 1948.
23- Gérard Mendel, Sociopsychanalyse, Paris, Payot, tome IV, 1974, tome V, 1975.
24- Pour une présentation de cette méthode, cf. Alain Touraine, La Voix et le Regard, Paris, Le
Seuil, 1978. Depuis 1980, les chercheurs du CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques),
mais pas seulement, ont publié plusieurs dizaines d’ouvrages rendant compte de recherches ayant eu
recours à cette méthode.
DEUXIÈME PARTIE
4
Après les nouveaux mouvements sociaux
Le mouvement ouvrier
Dans les années 1960, et alors qu’il vivait l’apogée de son existence
historique, le mouvement ouvrier a apporté son paradigme fondateur à la
sociologie des mouvements sociaux « à la Touraine ». Ce paradigme reposait
sur cinq points principaux.
Le cadre de l’État-nation
Il envisageait l’acteur, le mouvement social, dans le cadre des États et
des nations au sein desquels se développait la société industrielle, et
postulait une forte correspondance, et une certaine intégration, des registres
social, politique et culturel. Le mouvement ouvrier était la plus haute figure
contestataire au sein d’une société, elle-même plus ou moins aisément
identifiée à un État et à une nation.
Il est vrai que les partis et les syndicats ouvriers pouvaient tisser des
relations internationales, et qu’ils n’hésitaient pas à proclamer le caractère
universel, général et planétaire, de leur combat – « prolétaires de tous pays,
unissez-vous », dit la célèbre apostrophe de Marx et Engels. Mais c’est dans
le cadre des États et des nations que pour l’essentiel le mouvement ouvrier
s’est construit et développé, et qu’il fut d’ailleurs étudié par des historiens
ou des sociologues, quitte, chez quelques-uns, à ce que soit mise en œuvre
une démarche comparative5.
Une domination
Le mouvement ouvrier procède d’une relation de domination, il
s’enracine dans l’usine, dans l’atelier, là où s’exerce l’emprise des maîtres
du travail. Il n’est jamais aussi puissant que lorsque cette emprise affecte en
même temps des ouvriers professionnels, caractérisés par une conscience
fière et qui se retrouvent dépossédés de leur savoir-faire, et des ouvriers
spécialisés, dépourvus de qualification, dont la conscience est plutôt
prolétarienne et qui se définissent par la privation de tout rapport positif à
leurs œuvres. Le taylorisme et autres modes d’organisation « scientifique »
du travail ont dans l’histoire créé des conditions favorables à ce type de
double emprise simultanée exercée sur le terrain par les responsables de
l’organisation « scientifique » du travail : dans la même usine taylorisée, en
effet, face au même adversaire (les responsables en charge de cette
organisation), les ouvriers professionnels et spécialisés ont été plus
facilement qu’ailleurs unis dans les mêmes combats contre la domination. Et
même en dehors des entreprises soumises à ces principes de rationalisation
« scientifique », on trouve constamment dans les luttes ouvrières de l’ère
industrielle l’expression d’une forte conscience d’être opposés à un
adversaire social, qui exploite et opprime les ouvriers au sein d’un rapport
direct de domination.
Un Sujet social
Enfin, l’ouvrier qui par son action s’inscrit dans une logique de
mouvement social ne se définit pas comme le simple fruit de «
contradictions » ou d’une crise, comme l’a voulu une large tradition
intellectuelle et politique plus ou moins structuraliste empreinte de
références au marxisme. Il est porteur d’une subjectivité, et celle-ci se
définit en termes sociaux. Il a une conscience de classe, ou une conscience
ouvrière, expressions qui renvoient au sens qu’il peut donner lui-même à son
action, même si, d’un point de vue sociologique, ce sens n’est jamais
totalement réductible à sa conscience. Sa subjectivité est définie en termes
sociaux, à partir des rapports de production, de la domination qui s’y exerce,
et du sentiment qu’il a d’être privé d’une maîtrise de son activité productive,
ou du contrôle de ce qu’il produit.
Dans la perspective du mouvement ouvrier, l’ouvrier est un Sujet, et
plus précisément un Sujet social, inscrit dans la réalité du travail et de son
organisation. Aujourd’hui, et alors même que le mouvement ouvrier est
largement entré dans sa phase de déclin historique, lorsque nous parlons de
souffrance au travail ou que nous envisageons le harcèlement dont peuvent se
plaindre certains salariés dans l’entreprise, nous ne considérons pas tant des
travailleurs qui seraient victimes en tant que tels que des individus perçus
sous l’angle des atteintes qui affectent au plus profond leur intégrité
personnelle, morale et physique, en tant que Sujets singuliers. Ce qui n’est
pas du tout pareil que lorsque nous envisageons la domination et
l’oppression qui fabriquent la conscience ouvrière de l’âge industriel. C’est
d’ailleurs pourquoi, aujourd’hui, les syndicats peinent à prendre en charge
des blessures qui affectent un Sujet défini comme être moral et non plus
comme travailleur.
Ainsi, cinq caractéristiques principales permettent de fonder le
paradigme du mouvement ouvrier en tant que mouvement social des sociétés
industrielles8 : il opère dans le cadre de l’État-nation, il met en cause une
domination, il porte une action véritablement sociale, il ne se hausse guère
de lui-même au niveau politique et il est porté par un Sujet lui aussi social.
Un Sujet culturel
Les « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 s’intéressaient
beaucoup à la subjectivité des acteurs, personnelle et collective. Ils
n’acceptaient plus le modèle de la satisfaction différée, l’attente des
lendemains qui chantent, ils voulaient vivre hic et nunc les relations sociales
et interpersonnelles pour lesquelles ils se mobilisaient. Dans certains cas,
cela a pu tourner à la quête de la pure jouissance, à l’hédonisme, dans
d’autres à la mise en œuvre d’utopies communautaires dont il subsiste des
traces, notamment en Allemagne où des communautés nées dans ce climat ont
perduré. Dans d’autres cas encore, l’action s’appuyait sur la référence à un
passé, des traditions, l’ancrage dans une histoire et une culture en fait
largement inventée, « bricolée » selon le mot célèbre de Claude Lévi-
Strauss. Surtout, cela voulait dire que le sujet personnel était valorisé dans
ce qui pouvait renvoyer à des formes d’inventivité ou de créativité
culturelle, ainsi que dans le partage de valeurs communes.
Le sujet du mouvement ouvrier était collectif et social, celui des «
nouveaux mouvements sociaux » pouvait être individuel et était surtout
résolument culturel.
L’ère des « nouveaux mouvements sociaux » est derrière nous. Avec le
recul historique, on comprend mieux qu’elle correspond à une phase de
transition, entre le mouvement ouvrier d’hier et les mouvements « globaux »
d’aujourd’hui, entre la société industrielle et des sociétés que l’on a cessé de
dire « postindustrielles » pour parler plutôt de sociétés de réseaux, ou du
savoir, ou pour contester l’idée même de société. Il n’y a pas eu, par la suite,
de contestation étudiante comparable à celle de Mai 68, même si
l’Université a pu être çà et là le théâtre de mobilisations, par exemple, en
France, en 2006, pour le retrait du projet gouvernemental de CPE (Contrat
première embauche). Les écologistes se sont ou bien institutionnalisés, ou
bien radicalisés dans un gauchisme impuissant. Ce qui reste du féminisme est
devenu surtout une combinaison de pression politique modernisatrice et de
réflexion intellectuelle, philosophique, marquant certainement un tournant
dans l’histoire des mouvements de femmes. Les régionalismes se sont eux
aussi transformés, les uns s’enfermant dans la spirale de la violence, les
autres devenant des forces de modernisation, ou des pouvoirs politiques
nouveaux. Contrairement à ce que pouvait laisser espérer une sorte
d’optimisme sociologique, les « nouveaux mouvements sociaux » n’ont pas
marqué directement et fortement l’entrée dans un nouveau type de société, ils
ont constitué plutôt les premières ébauches d’une nouvelle famille de lutte,
mais trop vite décomposées ou subordonnées à la pensée ravageuse du
gauchisme pour pouvoir s’implanter durablement.
La reconnaissance
Les contestations des acteurs globaux peuvent être très limitées, dans
leurs revendications ou du fait de leur inscription sur un territoire de petite
dimension : des habitants d’une ville, par exemple, luttent contre les
nuisances apportées en un lieu précis par une firme multinationale dont une
usine s’avère particulièrement polluante. Mais ce qui les rend globales tient
à la conscience des acteurs, qui savent articuler un combat limité avec une
vision planétaire, ainsi qu’à leur capacité à se connecter à des réseaux
transnationaux. Elles peuvent mettre en cause des inégalités ou l’injustice
sociale, mais pas toujours, ou pas nécessairement. Par contre, leur
mobilisation inclut presque toujours une dimension centrale de demande de
reconnaissance.
Les mouvements globaux ne se présentent pas, ou pas seulement, sous
l’angle de la lutte contre la domination classique, ils ne sont pas portés avant
tout par la mise en cause de logiques d’exploitation. Ils ont surtout soif de
construire un autre monde, et d’en finir avec diverses formes de mépris et
d’ignorance qui les laissent à l’écart. C’est peut-être ce qui explique qu’ils
peinent, encore plus que les « nouveaux mouvements sociaux » des années
1970, à définir un adversaire social.
Il arrive qu’ils considèrent être en lutte contre le capitalisme – mais il
leur est difficile d’associer ce combat anticapitaliste à une lutte des classes
dont la figure centrale devrait alors demeurer le prolétariat ouvrier. Ils
tendent aussi, souvent, à faire des États-Unis un ennemi, par anti-
impérialisme, mais aussi par antiaméricanisme. Cela transforme leur action
qui cesse d’être un mouvement social pour devenir un mouvement politique
plus ou moins radicalisé et incapable d’avancer la moindre proposition
constructrice, puisqu’il s’agit alors d’attendre que s’exaspèrent les
contradictions et la crise du système, ou de prôner la guerre. Ils peuvent
encore contester l’action des grandes organisations internationales,
Organisation des nations unies, Banque mondiale, etc., ou se doter d’un
adversaire singulier lors d’un combat donné, en s’en prenant par exemple à
une firme précise.
Mais dans l’ensemble, les « mouvements globaux » donnent l’image
d’une nébuleuse s’opposant à un adversaire diffus, impersonnel, très mal
identifié, au plus loin, par conséquent, du mouvement ouvrier un siècle plus
tôt, capable, lui, de mettre en cause de façon relativement précise les maîtres
du travail.
2- Louis Althusser, « Sur le jeune Marx », La Pensée, mars-avril 1961, article repris dans Pour
Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 45-83.
3- Pour une mise au point claire et fort utile, cf. Antimo Farro, Les Mouvements sociaux :
diversité, action collective et globalisation, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000.
6- Edward P. Thompson, The English Working Class, New York, Vintage Books, 1966 ;
Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 [1957].
7- Maurice Halbwachs, La Classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, Félix Alcan, 1912.
8- Cf. Alain Touraine, Michel Wieviorka et François Dubet, Le Mouvement ouvrier, Paris,
Fayard, 1984.
10- Daniel Bell, The Coming of Post-Industrial Society, New York, Basic Books, 1974 ; Alain
Touraine, La Société postindustrielle, Paris, Le Seuil, 1969.
12- Cf. Alain Touraine, Zsuzsa Hegedus, François Dubet et Michel Wieviorka, La Prophétie
antinucléaire, Paris, Le Seuil, 1980.
13- Sur ces luttes, cf. le programme de recherche lancé alors par Alain Touraine et ayant abouti,
outre l’ouvrage déjà cité sur la prophétie antinucléaire, aux livres collectifs Luttes étudiantes, Paris, Le
Seuil, 1978 ; Le Pays contre l’État, Paris, Le Seuil, 1981.
14- Cf. par exemple Paolo Ceri, « Les transparences du mouvement global » in Michel Wieviorka
(dir.), Un autre monde, op. cit., pp. 55-76 ; Kevin McDonald, Global Movements : Action and
culture, Londres, Blackwell, 2006.
16- Sur cet acteur et, plus largement, les mouvements altermondialistes, cf. Michel Wieviorka
(dir.), Un autre monde, op. cit.
5
Différences dans les différences
À partir du milieu des années 1960, une question s’est ébauchée, puis
imposée dans de nombreuses sociétés, une question véritablement globale,
puisque portant sur des enjeux à la fois planétaires et locaux : celle des
différences susceptibles, au moins dans certains cas, de mettre en cause
simultanément l’ordre mondial, mais aussi un ordre national ou local. Au
départ, ce phénomène a été perçu comme avant tout localisé, sous la forme
par exemple de revendications culturelles, régionalistes ou « ethniques » –
un terme embarrassant, car on ne sait jamais très bien s’il renvoie à des
attributs naturels, raciaux, phénotypiques, et jusqu’à quel point.
L’accélération des changements sociaux et culturels dans les sociétés
modernes, l’intensité des phénomènes migratoires, dans un monde où la
guerre froide prenait fin, mais aussi la forte poussée de l’islam, dans ses
variantes islamistes, radicales, dans les années 1970 et 1980 ont modifié et
souvent déplacé la perspective, et la question des différences est devenue
véritablement « globale », suscitant des peurs, des interrogations, des prises
de position et de vifs débats dans de nombreux pays tout comme au sein
d’organisations internationales. C’est ainsi que l’UNESCO a adopté en 2005
une convention, la Charte de la diversité, dont l’objectif est de protéger et
promouvoir la diversité des expressions culturelles et d’encourager le
dialogue des cultures et l’interculturalité.
C’est avec l’islam, un phénomène religieux, mais indissociable de ses
aspects culturels, tant la religion est associée ici à des modes de vie, des
rapports de genre, des conceptions de l’éducation par exemple pour
façonner, comme disait Clifford Geertz, des « systèmes culturels1 », que les
enjeux se présentent aujourd’hui de la façon la plus dramatique qui soit. Pour
certains, l’islam est d’abord une menace pesant sur l’Occident tout entier,
comme dans la thèse déjà citée de Samuel Huntington2. Pour d’autres, et
parfois les mêmes, qui considèrent les pays où cette religion est neuve et
minoritaire, elle constitue en premier lieu une mise en cause interne de
l’intégrité culturelle ou des valeurs de leur société nationale. Cette
inquiétude est particulièrement vive dans les pays d’Europe occidentale où
l’islam a progressé de façon impressionnante en quelques années. Et souvent,
les sentiments d’une menace ou d’un danger planétaires ou inscrits dans le
cadre d’une nation se prolongent dans des débats très localisés, ou s’en
nourrissent – les passions se déchaînent vite, par exemple, dans certaine
communes de France, dès qu’il y est question de construire une mosquée ou
de répondre à la demande de musulmans souhaitant qu’un « carré » leur soit
réservé dans le cimetière communal. Des phénomènes comparables
s’observent au Canada où le gouvernement du Québec a mis en place une
commission pour y apporter des réponses dans l’esprit de l’«
accommodement raisonnable » – nous y reviendrons.
Une analyse raisonnée et documentée aboutit vite à mettre en doute la
pertinence des thèses du « choc » et de la menace interne, éventuellement
combinées, ou du moins à en montrer les limites, et à critiquer l’idée d’un
continuum allant du terrorisme islamiste planétaire jusqu’aux revendications
locales de musulmans. Il existe des menaces, des violences aussi, parfois
considérables, certes, une mise en cause radicale des cultures dominantes
par l’essor de nouveaux phénomènes identitaires. Mais il est tout aussi
important d’envisager, comme le propose Nilüfer Göle, la façon dont
s’opère l’interpénétration des cultures occidentale et musulmane3 : la
fragmentation identitaire ne balaye pas tout sur son passage, et les logiques
de rupture n’interdisent pas de continuer à penser le vivre ensemble ou le
lien social.
Le multiculturalisme en débat
Mais avant que l’islam ne devienne l’enjeu des débats les plus
passionnés et les plus lourds en matière de différence, la question s’est
construite, en fait, à partir de deux sources principales qu’il convient de
distinguer même si elles se sont nourries mutuellement, l’une concrète et
politique, l’autre plus théorique et philosophique, l’une et l’autre alimentant
la réflexion autour du concept de multiculturalisme. Construite – ou plutôt
reconstruite à nouveaux frais, car tout ici n’est pas entièrement neuf ou
inédit : avant la Première Guerre mondiale, ces questions ont par exemple
beaucoup mobilisé les « austromarxistes4 » ou bien encore ont été au cœur
de la définition même du Bund, puissante organisation socialiste en Europe
centrale, qui rassemblait des ouvriers juifs sur la base d’une lutte sociale et
politique tenant compte de leur spécificité culturelle, et notamment
linguistique (ils parlaient généralement leur langue propre, le yiddish).
Ce concept de multiculturalisme s’est d’abord forgé au Canada, dans un
contexte historique dominé par la question québécoise : l’idée est lancée,
dès le Report of the Royal Commission on Bilinguism and Biculturalism
(1965), de ne pas limiter la réflexion politique à la seule opposition entre
anglophones et francophones, et d’y introduire la diversité ethnique du pays
– peut-être aussi pour affaiblir le nationalisme québécois en noyant les
questions qu’il posait dans une thématique plus large. Le multiculturalisme
est adopté dès 1971, sous l’impulsion de Pierre-Elliott Trudeau, il sera
incorporé dans la Constitution en 1982, sous la forme d’une Charte des
droits et libertés. Il s’agit de conjuguer, au profit de groupes minoritaires
culturellement et éventuellement infériorisés socialement, des mesures les
unes de reconnaissance (recognition selon le terme de Charles Taylor) et les
autres d’aide sociale. Dans quelques autres pays, des dispositifs de ce type
seront ensuite pensés et plus ou moins mis en place, les uns sur le modèle
canadien, qui articule le culturel et le social, les autres en les séparant.
De son côté, la philosophie politique a connu un renouveau dont le point
de départ est la publication, en 1971, de ce qui deviendra un immense
classique : le livre de John Rawls, Théorie de la justice (traduit en français
en 1987). Cet ouvrage ne contient en lui-même aucun élément relatif, de près
ou de loin, au multiculturalisme. Mais parmi les critiques qui suivent sa
publication, certaines, avec par exemple Michael Sandel5, insistent sur un
point décisif : John Rawls ne prend en compte que des individus abstraits,
sans ancrage culturel, religieux, sans profondeur morale, des atomes sans
épaisseur historique. À partir de là, le débat va faire rage, dans le monde dit
« anglo-saxon », entre Liberals et Communitarians. Il sera lancé en France,
au milieu des années 1980, par Régis Debray qui distingue « Républicains »
et « Démocrates », et choisit le camp des premiers. En gros, les Liberals (et
« Républicains ») considèrent qu’il ne doit y avoir place, dans l’espace
public, que pour des individus, libres et égaux en droit, comme disent les
Français, tandis que les Communitarians (et « Démocrates ») sont
favorables à des politiques de reconnaissance culturelle, et donc à des
logiques de type multiculturaliste.
Celles-ci courent toujours le grand risque d’ouvrir la voie au
communautarisme, c’est-à-dire à des idéologies et des pratiques qui font plus
penser aux anti-Lumières qu’à l’héritage des Lumières. C’est même le
principal reproche qui leur est fait. Le multiculturalisme, du point de vue de
ce risque, ne valorise pas l’individu, mais le groupe, la communauté. Il
risque d’enfermer les individus dans une tradition, dans les contraintes d’une
histoire, sans parler de la religion – celle-ci est souvent indissociable de la
culture. Il risque tout aussi bien de les enfermer aussi, le cas échéant, dans
une langue minoritaire. Il demande des droits culturels qui, s’ils sont pensés
comme des droits collectifs, sont remis dès lors à ceux qui détiennent le
pouvoir au sein des groupes ou communautés concernées, ce qui renforce le
poids du groupe sur les individus. Il fabrique, finalement, des élites qui
reproduisent leur pouvoir et leurs privilèges en interdisant toute parole
contradictoire. Dans cette perspective, le multiculturalisme apparaît comme
la négation de l’esprit des Lumières. Il devient vite synonyme
d’obscurantisme, d’agir contre la raison, il semble s’opposer de front aux
valeurs universelles et à l’humanisme, il est alors suspect d’être
réactionnaire, tout comme l’auraient été les pensées de Burke, Herder,
Carlyle, Taine, Renan, etc.
Toutes ces critiques sont confrontées à un paradoxe : le
multiculturalisme, auquel il est reproché de favoriser des identités
traditionnelles ou communautaires en fait, ne mine-t-il pas la nation, la
religion dominante, les valeurs établies dans le cadre de l’État-nation, et
donc des traditions nationales ? N’affecte-t-il pas un certain ordre, lui-même
devenu traditionnel ? Cette idée surgit fréquemment dans les débats, faisant
du multiculturalisme une orientation progressiste, et non pas réactionnaire, et
alors portée ou soutenue par des acteurs politiques de gauche plus que de
droite.
Ainsi, le multiculturalisme est critiqué, ou attaqué, sur deux fronts
totalement opposés. Il lui est reproché d’un côté de rejeter les valeurs
universelles, de liquider l’héritage des Lumières, et d’un autre côté de miner
les traditions, les valeurs, de mettre en cause les héritages culturels liés à la
domination d’une culture, d’une langue, etc. Le multiculturalisme signe
l’entrée dans une nouvelle phase de la modernité. En s’écartant du canon des
Lumières, tout en mettant en avant des cultures qui semblent miner les
traditions auxquelles sont attachées les anti-Lumières, il se dégage, selon la
terminologie du sociologue allemand Ulrich Beck, de la « première
modernité » qui a vu s’opposer le couple Lumières/anti-Lumières et
contribue à inaugurer la « seconde modernité6 ».
Tensions
Le dedans et le dehors
La question des différences peut surgir ou bien comme un problème
interne, ou bien comme un défi venu du dehors. Elle peut aussi mêler
d’emblée les deux registres de façon inextricable. Elle constitue un problème
interne quand les identités particulières qui surgissent dans l’espace public
d’une société et demandent à y être reconnues trouvent pour une part au
moins leur origine dans le travail de cette société sur elle-même, dans son
histoire, dans ses transformations. Ainsi les revendications des mouvements
gays et lesbiens sont-elles le fruit de changements culturels récents au sein
des sociétés occidentales ; les demandes de mouvements régionalistes y
mettent en jeu le passé et la mémoire.
Les demandes ou les tensions liées à l’affirmation d’identités
particulières se présentent plutôt comme un défi venu du dehors dans la
mesure où elles semblent apportées par l’immigration, mais aussi parce
qu’elles se construisent et s’affirment au fil de phénomènes mimétiques où
les acteurs d’un pays se constituent sur le modèle de ce qui se joue ailleurs.
Et de plus en plus, dans la pratique, les logiques intérieures et extérieures se
télescopent constamment.
Dans les espaces publics nationaux, les débats suscités alors portent
aussi bien sur les implications et les dimensions internes des différences, par
exemple sur le racisme auquel elles sont vite associées, que sur des enjeux
internationaux ou géopolitiques. C’est ainsi que les politiques publiques de
l’immigration conjuguent généralement des éléments de politique intérieure,
par exemple en se préoccupant d’intégration sociale, de lutte contre le
racisme ou de multiculturalisme, et des aspects de politique internationale,
par exemple d’accords entre le pays d’accueil concerné, et les pays de
provenance des migrants.
L’individu et le système
La tension fondamentale des sciences sociales, entre approches centrées
les unes sur les systèmes sociaux, et les autres sur l’individu ou le Sujet, joue
à plein dès qu’il s’agit des différences culturelles. D’une part, la recherche,
très classiquement, voit dans leur existence une interpellation pour les
sociétés concernées, une mise en cause de leur capacité sinon d’assimilation,
du moins d’intégration, un défi pour leur fonctionnement, une pression sur
leur structure sociale. Et d’autre part, de façon plus novatrice, elle
développe diverses thématiques insistant davantage sur la subjectivité
personnelle et collective des acteurs culturels ou religieux, sur leurs réseaux,
leur mobilité, leur contribution à la « fluidité » généralisée des sociétés
(pour reprendre le terme popularisé par Zygmunt Bauman7). Dans
l’ensemble, les points de vue classiques, centrés sur le fonctionnement ou la
structure sociale, valorisent plutôt le projet d’intégrer les différences,
envisagent la perspective de leur dissolution, la possibilité qu’elles se
cantonnent au seul espace de la vie privée, ou du moins qu’elles trouvent une
place harmonieuse au sein de l’ensemble sociétal considéré, sans défier
l’État-nation ni le mettre en cause d’aucune façon. Différemment, les
perspectives plus neuves, parfois d’ailleurs taxées de postmodernes, de
postcoloniales, ou associées aux thématiques des cultural studies, valorisent
les demandes de reconnaissance des minorités particulières, et donc leur
inscription dans l’espace public, s’intéressent aux dimensions
transnationales des personnes et des groupes concernés, et observent avec
intérêt la façon dont elles mettent en œuvre des communautés plus ou moins
imaginaires fonctionnant à l’échelle planétaire.
La tension entre ces deux modes d’approche ne se limite pas aux seules
sciences sociales. Plus la culture politique d’un pays est elle-même hostile à
la présence d’identités autres que nationales dans l’espace public, et plus
cette tension est vécue dans le débat public comme le combat entre des
forces mettant en cause un modèle d’intégration nationale, et d’autres
s’efforçant au contraire de le sauver du désastre. La France et la Turquie sont
des cas extrêmes, mais qui ne sont pas isolés, où le modèle et les idéaux
dominants – mais de plus en plus contestés – reposent sur l’idée d’une forte
correspondance de la société, de l’État et de la nation aboutissant à refouler
en dehors de la sphère publique tout ce qui pourrait apparaître comme un
corps intermédiaire s’inscrivant entre les individus et l’État. L’idéal
républicain, si prégnant dans ces pays, y revêt vite l’aspect d’un refus de
voir des logiques culturelles ou religieuses s’imposer dans l’espace public.
En France, ce refus s’inscrit dans une tradition jacobine rétive à l’existence
même de minorités et, plus largement, à celle de médiations organisées. La
loi Le Chapelier, en 1791, a concrétisé pour un temps cette logique en
interdisant les corporations pour assurer une relation directe entre les
individus et l’État.
Reproduction et production
Les différences sont elles-mêmes variées, et le débat public, autant que
celui des sciences sociales, aboutit trop souvent à amalgamer des
phénomènes proprement culturels et d’autres, religieux, ou bien encore
qualifiés d’ethniques, ou d’ethnico-raciaux, une qualification qui n’est
acceptable que si l’on précise qu’il s’agit non pas de nature et d’essence,
mais d’une production sociale.
Dans un premier temps, bien plus que par la suite, ces différences
nouvelles ont surtout été perçues sous l’angle de la reproduction. Les
identités culturelles qui demandaient à être reconnues dans l’espace public
ont alors été décrites sinon comme naturelles, du moins comme purement
héritées, « primaires » ou « primordiales », strong 8 (fortes), ancrées dans un
passé lointain, voire immémorial. Cette vision qui pouvait conjuguer
naturalisation de la culture et approche en termes de reproduction
correspondait assez largement au discours des acteurs et, le cas échéant, de
leurs intellectuels organiques, même si l’anthropologie ou l’histoire y
résistait pour parler, par exemple avec Eric Hobsbawm, d’« invention des
traditions9 ». En essentialisant divers groupes humains, elle avait pour
conséquence d’interdire de voir dans leur culture autre chose qu’un legs du
passé, plus ou moins capable de résister aux forces économiques ou
politiques qui l’assaillent et l’affaiblissent, par exemple l’argent, qui dissout
les identités traditionnelles ou le jacobinisme qui plie les pouvoirs
politiques locaux et les sociétés périphériques, avec leur culture propre, aux
règles du pouvoir central. Cette vision était renforcée chaque fois que
l’immigration semblait apporter au sein d’une société des particularismes
culturels venus de loin, dans l’espace, mais aussi dans le temps. De tels
particularismes étaient et sont encore souvent soupçonnés ou accusés d’être
irréductibles, radicalement incapables de s’intégrer à la culture de la société
d’accueil et de sa nation. Le racisme culturel, ou différentialiste, le « new
racism », que Martin Barker10 fut parmi les premiers à décrire est une des
modalités populaires de cette perception des identités apparemment
apportées par les diverses vagues de l’immigration ; il postule des groupes
visés qu’ils sont culturellement distincts, porteurs de différences qui seraient
enracinées quasi naturellement dans leur personnalité, au point de constituer
une menace pour les valeurs ou la culture de la nation ou de la société dans
son ensemble.
Une autre conception, éventuellement compatible avec celle qui
précède, mais pas nécessairement, a reposé très tôt sur une thématique du «
retour », une idée qui s’applique à toutes sortes de phénomènes, et qui l’a été
en l’occurrence à l’ethnicité et à la religion – Anthony Smith par exemple a
parlé d’un « ethnical revival 11 », d’autres ont évoqué un retour ou, tel Gilles
Kepel, une « revanche de Dieu12 ». Le retour, c’est la possibilité, pour un
phénomène ancien, de retrouver force et vitalité alors qu’il semblait disparu
ou voué à disparaître. Ce type de vision exonère l’aveuglement de ceux qui
n’ont pas vu que le phénomène en question, en réalité, n’avait jamais cessé
d’exister, mais plutôt perdu de sa visibilité. Il présente de plus la faiblesse
ou le risque de se rapprocher de conceptions de la modernité où le progrès,
dans le droit fil des Lumières, s’oppose à la tradition qu’il est destiné à faire
régresser. La thématique du retour trouve aisément sa place dans les images
d’un combat entre les valeurs universelles du droit et de la raison, et les
valeurs particulières de groupes que caractériseraient leurs archaïsmes et
des formes de solidarité et d’existence de fait prémodernes. Il y a là comme
un renversement de la pensée des Lumières, puisqu’il y aurait non pas
progrès, mais au contraire régression, avec l’idée d’une évolution dans
laquelle les forces de la modernité piétinent tandis que les traditions et les
archaïsmes, au lieu de décliner, trouvent un nouveau souffle.
Le thème du retour, dans ses diverses variantes, semble venir signifier
non pas tant l’échec des Lumières qu’une mauvaise passe pour leur projet. À
la limite, il vient signifier que dans le conflit entre particularismes religieux
ou autres traditionalismes, et valeurs universelles de la modernité, ce sont la
tradition, les identités, les différences qui l’emporteraient. Un tel
renversement peut désoler les héritiers des Lumières, il peut aussi réjouir les
penseurs relativistes, et être valorisé (ce qui est le cas dans la philosophie
dite parfois « postmoderne »), dans la dénonciation des dégâts du progrès et
de la raison instrumentale, dans l’idée que « small is beautiful » et plus
largement, dans l’appui sans nuances aux identités particulières, contre les
valeurs universelles elles-mêmes décrites alors comme l’expression d’une
domination – des Blancs, des hommes, des Occidentaux, des pays du Nord...
Mais réduire les différences culturelles ou religieuses à l’idée d’une
reproduction ou les penser en termes strictement relativistes comme le
contraire de la modernité mérite discussion.
Le culturel et le social
Un deuxième point concerne la dissociation du culturel et du social.
Jusqu’où les différences culturelles entretiennent-elles, ou non, un lien avec
les inégalités sociales ? La question serait peut-être restée purement
théorique ou philosophique16 si la mise en œuvre de politiques
multiculturalistes n’y avait pas apporté une réponse – ou plutôt deux.
L’analyse peut-elle toujours distinguer les affirmations ou les demandes
d’ordre culturel – l’appel, par exemple, pour qu’une identité soit reconnue
dans l’espace public – des inquiétudes ou des attentes d’ordre social –
l’expression, par exemple, d’une souffrance liée à une profonde injustice
sociale portée par les mêmes personnes ? Amalgamer les deux registres,
c’est confondre des dimensions que chacun, dans son expérience, sait fort
bien être distinctes ; mais les séparer complètement, c’est considérer
qu’elles n’entretiennent aucune relation directe. Or la recherche empirique
peut en faire apparaître une.
Par exemple, dans toute l’Europe, les mouvements nationalistes portés
par des droites radicales, et qui prospèrent politiquement depuis le début des
années 1980, mettent en avant l’identité culturelle de leur nation, qui serait
menacée par la globalisation économique, mais aussi par l’immigration. Or
ces mouvements ne se comprennent pas abstraction faite des difficultés et des
peurs sociales, mais aussi de l’égoïsme de certains groupes. Ils mobilisent
des militants et des électeurs définis par la chute sociale ou par sa hantise,
ou qui veulent marquer leur distance avec les plus pauvres. Le choix de la
nation entretient quelque lien, ici, avec la situation sociale. De même, dans
les pays où il est apporté par l’immigration, l’essor de l’islam s’effectue
dans des conditions sociales qui contribuent à le façonner. Là où les
populations issues de l’immigration en provenance du monde arabo-
musulman rencontrent l’exclusion et le racisme, par exemple dans plusieurs
pays d’Europe de l’Ouest, l’islam revêt un sens et acquiert une portée qui
doivent quelque chose à l’expérience vécue de ces populations – sans pour
autant, néanmoins, qu’on puisse expliquer la foi ou les convictions
religieuses par le social, c’est un autre problème.
Dans certains cas, les revendications de reconnaissance et les
demandes de droits culturels apparaissent comme séparées de toute
revendication sociale. Par exemple, quand des associations arméniennes
demandent aux autorités françaises de reconnaître le génocide arménien de
1915, elles ne parlent en aucune façon de difficultés ou d’injustice sociales.
Mais souvent, les mêmes personnes souffrent d’un déficit de reconnaissance
culturelle et d’inégalités sociales ; elles sont à la fois niées ou maltraitées
dans leur être culturel et infériorisées ou exclues dans leur être social.
Et si des responsables décident de prendre ces deux problèmes à bras-
le-corps, ils sont confrontés à une question décisive : doivent-ils mettre en
œuvre une politique unique ou deux politiques distinctes ? Dans les années
1970 ou 1980, quelques pays, à commencer par le Canada et l’Australie, ont
opté pour ce que j’appelle un multiculturalisme « intégré17 », qui consiste à
simultanément accorder des droits culturels à des minorités, et aider leurs
membres dans divers domaines de la vie sociale – emploi, logement, accès à
la santé, etc. Par contre, aux États-Unis, le multiculturalisme est davantage «
éclaté » : les demandes de reconnaissance culturelle sont une chose, les
demandes sociales une autre. C’est ainsi que les mesures dites d’affirmative
action (en français : discrimination positive, une expression qui traduit bien
une vive hostilité vis-à-vis de ce type de mesure) ne comportent aucune
dimension de reconnaissance culturelle. Elles ne disent pas aux Noirs, par
exemple, qu’ils sont reconnus comme African-Americans, pour leur musique,
leur littérature, leur histoire, etc. : elles leurs proposent des modalités
d’accès privilégié à l’emploi ou, plus encore, dans l’Université, comme
étudiants, mais aussi comme enseignants. Ce sont des politiques sociales au
profit d’individus appartenant à des minorités. Ce qui ne leur interdit
évidemment pas de se mobiliser par ailleurs pour obtenir des droits
culturels. D’autre part, et selon une logique totalement différente, bien des
universités américaines possèdent un département d’African-American
Studies, ce qui relève d’une politique de reconnaissance culturelle.
Trois registres
Un troisième acquis important des années passées, dans la droite ligne
d’une perspective tracée par Immanuel Kant, tient au fait que nous avons
appris à ne pas confondre les registres, et plus précisément à distinguer trois
plans. C’est une chose que d’analyser la poussée des différences culturelles,
les conditions de leur essor, les tensions qu’elles connaissent en leur sein,
les demandes et les défis qu’elles formulent, les conflits qu’elles suscitent,
les formes qu’elles peuvent revêtir, ouvertes, ou fermées par exemple
(communautarisme, intégrisme, racisme...). C’en est une autre que de
formuler à leur propos des jugements de valeur, de dire ce qui semble juste
ou injuste, bon ou mauvais d’envisager comme traitement politique à leur
égard, et donc d’indiquer ce que l’on souhaite, ou ce que l’on rejette en
matière de politique à leur égard. Et c’en est enfin une troisième que de
proposer des mesures institutionnelles adaptées, à partir d’une analyse de la
situation et des enjeux, et d’une définition du bon et du mauvais, du juste et
de l’injuste, du bien et du mal.
Dans le premier cas, les sciences sociales, à commencer par
l’anthropologie et la sociologie, doivent être mobilisées ; dans le second,
c’est plutôt la philosophie politique ; et dans le troisième, ce sont les
sciences politiques et juridiques. Ces trois familles d’approche ne doivent
pas être confondues : proposer une analyse, définir des orientations pour
l’action, et mettre en œuvre un traitement institutionnel, politique, juridique,
par exemple multiculturaliste, relève de démarches et de compétences
distinctes, ce qui ne doit pas empêcher, bien au contraire, de rechercher la
cohérence des trois registres.
Le tournant
Tout au long des années 1970, 1980 et 1990, les débats ont fait rage,
d’abord au cœur de la philosophie politique, et dans la sphère proprement
politique, plus tardivement dans les sciences proprement sociales, et
notamment, on l’a vu, entre « Communitarians » et « Liberals », pour ou
contre des politiques de reconnaissance de certaines identités collectives
dans l’espace public d’une société nationale. Ces débats n’ont pas été
tranchés, mais ils sont épuisés, aucun argument nouveau n’a vraiment été
proposé depuis de nombreuses années.
Le multiculturalisme, comme traitement institutionnel aboutissant à
accorder des droits culturels à certains groupes, continue à être l’objet de
controverses et de débats, mais la formulation des arguments n’a guère
progressé. Dans les pays à multiculturalisme « intégré » (à commencer par le
Canada), les passions à son sujet sont retombées, en même temps qu’il
perdait de l’importance comme politique, mais sans nécessairement
disparaître. Aux États-Unis, il est affaibli. En revanche, en France, on peut
parler d’un timide et modeste progrès du multiculturalisme « éclaté », avec
une ouverture récente aussi bien pour des politiques de reconnaissance
culturelle que pour des mesures, sociales, de « discrimination positive ».
Changement de cadre
Classiquement, la réflexion et les débats sur les différences culturelles
et leur traitement politique se sont développés dans le cadre des États et des
nations. C’est ainsi que nous venons d’en évoquer plusieurs à titre
d’illustration de nos analyses, la France, la Turquie, le Canada, les États-
Unis, le Royaume-Uni, etc. Le cadre de référence, aussi bien dans les travaux
de philosophie politique que dans la recherche sociologique des années
1970 à 1990 est là, pour l’essentiel, éventuellement prolongé par des mises
en perspective comparatives. Les différences, telles qu’elles sont
considérées alors, ou bien existent, voire préexistaient dans ce cadre (par
exemple, au Canada, la minorité francophone du Québec, et les « nations
premières », ou bien encore, en France, les identités bretonne, corse, etc.),
ou bien s’y inventent ex nihilo, ou presque (en matière de mœurs par
exemple) ou bien y sont arrivées pour s’y installer et s’y intégrer, le plus
souvent volontairement (immigrés), mais parfois pour former une minorité «
involontaire », selon l’expression de John Ogbu à propos des Noirs
américains descendants des victimes de la traite négrière et de l’esclavage18.
Mais ce cadre n’est pas nécessairement le mieux adapté. Nous l’avons
vu, les différences culturelles, aujourd’hui, semblent vite transnationales, et
établies, sous des modalités diverses, dans plus d’un pays. Des diasporas
anciennes se perpétuent, d’autres se créent, telle la Black Atlantic dont
parlait déjà Paul Gilroy dans les années 1990 à propos des Noirs antillais et
de leur culture repérable au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans les
Caraïbes19, ou bien encore la diaspora des Juifs russes qu’étudie Eliezer Ben
Rafael20. Des réseaux transfrontaliers complexes fonctionnent, conjuguant
des formes de vie culturelle et des pratiques économiques, dessinant parfois
une mondialisation « par le bas21 », dans laquelle circulent d’innombrables
« fourmis », en l’occurrence issues de l’immigration maghrébine et se
déplaçant tout autour du bassin méditerranéen, et bien au-delà, en
développant des formes d’échange marchand et en échappant en même temps
à la ghettoïsation des quartiers d’habitat populaire qui est bien souvent le lot
de cette population. Il existe une grande variété de migrations, et les norias,
les phénomènes de transit ou la formation de régions frontières échappent à
une analyse qui se contenterait d’examiner les faits dans le seul cadre d’un
État-nation. Comment, par exemple, penser autrement que globalement
l’expérience des descendants d’immigrés japonais au Brésil, dont certains «
retournent » au Japon, découvrant alors qu’ils ne souhaitent pas
nécessairement y rester, et s’efforçant d’ensuite revenir au Brésil, ou migrer
aux États-Unis, au Canada ou en Australie ? Pour ces Nikkei, vivre au Japon
n’interdit pas de maintenir un vif lien avec le Brésil, son football, sa cuisine,
ses médias et peut les exposer à un racisme singulier, qui leur reproche non
pas une apparence physique, parfaitement japonaise, mais une différence
purement culturelle : analyser leur expérience implique de mener des
recherches au Japon, au Brésil, aux États-Unis, etc.22. De même, la présence
de Mexicains aux États-Unis ne se réduit pas à un simple problème de
Mexican-Americans supposés s’intégrer progressivement dans le melting-
pot (ou plutôt le non-melting-pot) américain. Les travaux d’Yvon Le Bot ou
d’Olga Odgers23 montrent bien la complexité du problème : entre États-Unis
et Mexique, il s’est constitué des deux côtés de la frontière un espace en soi,
et, par ailleurs, de très nombreux migrants circulent d’un pays à l’autre, selon
diverses modalités, construisant une assez grande variété d’espaces-temps,
ce qui implique d’envisager l’ensemble des deux cadres nationaux (et même
au-delà, pour tenir compte des migrants originaires d’autres pays
d’Amérique centrale). À partir de là, nous le savons, de nouvelles questions
doivent être formulées : ce type de migration débouche-t-il sur une «
déterritorialisation », sur la formation d’identités nouvelles, transnationales,
ou postnationales, n’invente-il pas plutôt de nouvelles territorialités, par
exemple des régions frontalières ? Ne faut-il pas maintenir l’idée plus
classique de phénomènes migratoires dans lesquels les migrants maintiennent
des liens, plus ou moins durables, avec un village, une région, une société
d’origine, ne serait-ce, en l’occurrence, que par le jeu des remesas, ces
sommes considérables que les migrants mexicains envoient au pays,
témoignant de conceptions territorialisées et somme toute traditionnelles de
leur identité, d’ancrages, et pas seulement d’une inscription dans des
communautés « imaginaires » ?
La France se vit généralement comme un creuset, et considère que les
immigrés qui y parviennent rêvent d’y vivre. Mais l’affaire qu’a constituée,
jusqu’à sa fermeture par le ministre de l’Intérieur, le centre de la Croix-
Rouge de Sangatte, à proximité de l’entrée du tunnel sous la Manche, si bien
étudié par Smaïn Laacher24, a révélé que de nombreux migrants n’avaient
qu’une idée, quitter le territoire français pour le Royaume-Uni, et
éventuellement ensuite d’autres cieux, la Scandinavie, les États-Unis. De
surcroît, le modèle français, dit souvent d’« intégration républicaine »,
repose sur une conception de l’emploi et du travail qui ne correspond que
très partiellement aux réalités, il est incapable de donner toute leur place aux
phénomènes du travail illégal, clandestin, souterrain, qu’il ne peut
qu’ignorer, ou criminaliser.
Les différences culturelles ne font pas que s’inscrire dans des espaces
et des temporalités qui ne coïncident que très partiellement avec l’espace-
temps des États-nations, elles suscitent des politiques et des formes de
traitement juridique qui doivent tenir compte de ces transformations. D’une
part, ces politiques et ces modifications juridiques, pour chaque État-nation,
sont de plus en plus obligées de conjuguer des dimensions intérieures et des
dimensions extérieures, et qui, souvent, jouent à plusieurs niveaux, du plus
mondial, supranational, au plus local. Et ceci vaut non seulement pour la face
de lumière des identités, leur apport culturel par exemple, mais aussi pour
leur face la plus sombre, la violence extrême, le racisme. Comment lutter,
par exemple en France, contre l’antisémitisme renaissant sans prendre en
compte son caractère global ? D’une part, il procède de sources internes à la
société française, par exemple de l’exclusion sociale et du racisme qui
exacerbent la haine des Juifs au sein des populations issues de l’immigration
arabo-musulmane, ou bien encore des dérives des débats sur le passé et plus
précisément sur la traite négrière. Et, d’autre part, l’antisémitisme
contemporain est conditionné par l’impact du conflit israélo-palestinien sur
la société française, notamment du fait de la présence de populations juives,
arabes, musulmanes qui peuvent elles-mêmes se sentir plus ou moins
directement concernées, voire impliquées, ou par les effets de toutes sortes
de discours et d’images venus du dehors, qu’il s’agisse de l’intense
circulation planétaire de la propagande antisémite, grâce aux nouvelles
technologies de communication, ou bien du contenu des politiques
américaine ou israélienne, y compris lorsqu’il s’agit pour les gouvernements
concernés de formuler un jugement sur la façon dont la France gère ces
questions25.
En matière de différences culturelles, plus que dans bien d’autres
domaines, il ne suffit pas de combiner, dans l’analyse, le niveau ou le cadre
de l’État-nation, et celui de la mondialisation et de ses espaces sans
frontières. Deux autres niveaux doivent être envisagés. Le premier est celui
des grandes régions qui naissent du regroupement d’États-nations, à
commencer par le phénomène majeur que constitue la construction
européenne. Celle-ci a pour conséquence, entre autres défis, d’imposer une
réflexion sur les catégories à travers lesquelles est pensée la question des
différences, et qui sont loin d’être unifiées d’une société nationale à une
autre. Par exemple, entre la France, pays qui considère que la nation se
définit par le droit du sol, et l’Allemagne, où a longtemps primé le droit du
sang, il existe une distance, que d’ailleurs l’Allemagne a nettement réduite
ces dernières années. De même, la culture politique britannique juge racistes
des discours ou des pratiques de non-reconnaissance des minorités ethniques
ou culturelles, là où en France on parle de racisme dès lors, précisément,
que de tels discours et pratiques apparaissent. Mais les cultures politiques
nationales ne sont jamais figées, et il est artificiel de les opposer de façon
trop schématique. Ainsi, après les attentats islamistes de juillet 2005 à
Londres, le modèle britannique, ouvert aux communautés, notamment
musulmanes, au point que l’on pouvait parler pour la capitale anglaise de «
Londonistan », a-t-il été fortement mis en cause ; et symétriquement en
France, après les spectaculaires émeutes urbaines d’octobre-novembre 2005,
le modèle républicain, qui lui est couramment opposé, est-il apparu comme
dépassé, en tout cas dans ses versions les plus pures et dures, pour ne plus
tenir les promesses d’égalité et de fraternité de la République et rejeter une
partie de la population dans des quasi-ghettos, tout en la sommant de façon
incantatoire et répressive de s’intégrer.
Un deuxième niveau à prendre en considération pour penser les
différences culturelles correspond à leur éventuelle inscription dans des
espaces très limités, dans du « local » réduit le cas échéant à un quartier ou à
une ville, sans référence au cadre national, ce qui n’interdit pas pour autant à
ceux qui en relèvent de fonctionner à une échelle transfrontalière. C’est ainsi
que dans les banlieues françaises, des familles entières ne connaissent
pratiquement pas la métropole la plus proche, Paris ou Lyon, ne circulent
guère en France, mais prennent périodiquement l’avion pour se rendre dans
leur lointain pays d’origine.
Par ailleurs, les débats des années 1970 à 1990 ont été dominés par une
image implicite des différences culturelles qui les ramenait pour l’essentiel à
une forme unique, chacune constituant alors, dans cette perspective, un
ensemble relativement bien délimité, doté d’une certaine stabilité, et plus ou
moins susceptible d’apprendre à coexister de façon harmonieuse avec
d’autres – la question étant, comme l’a écrit Alain Touraine : « Pourrons-
nous vivre ensemble » avec nos différences26 ?
Nous ne pouvons plus, aujourd’hui, nous contenter d’une vision unifiée,
ou unique, nous devons au contraire apprendre à distinguer des différences
parmi les différences – une préoccupation que l’on retrouve chez le
philosophe canadien Will Kymlicka, pour qui un des problèmes majeurs que
pose la construction du multiculturalisme est celui des normes à édicter pour
le mettre en place : faut-il des normes universelles, valables pour toute les
minorités, ou des normes qui distinguent plusieurs catégories, qui le
ciblent27 ? Notre position va ici consister à définir plusieurs grands types de
problèmes. C’est ainsi qu’en résumant et simplifiant, nous pouvons
distinguer cinq cas principaux, dont la présentation constitue l’ébauche d’une
typologie.
La logique de la reproduction
À une extrémité de cet axe, un premier point correspond aux identités
culturelles qui se présentent comme relevant d’une logique de reproduction.
Nous savons, certes, qu’il convient de se méfier du discours des acteurs se
prévalant d’une telle logique : en effet, les identités qui sont présentées
comme ancrées dans un long passé et qui ne feraient apparemment que tenter
de se reproduire et de résister à ce qui les mine apparaissent généralement, à
l’analyse, comme porteuses en fait de nouveauté. La continuité historique
dont se prévalent les acteurs qui mettent en forme le discours de la
reproduction – clercs, intellectuels, hommes d’Église, leaders politiques,
etc. – est pour une part toujours importante de l’ordre de l’idéologie, ou du
mythe. Ainsi, l’identité bretonne, comme le montre Ronan Le Coadic dans un
livre qui porte ce titre28, est une invention, récente s’il s’agit, par exemple,
de la musique, ou de l’architecture, largement empruntée il y a quelques
siècles à l’\206le-de-France. Elle n’en est pas moins souvent présentée
comme particulièrement ancienne et traditionnelle.
Mais le caractère artificiel des dimensions de reproduction,
éventuellement massives, par lesquelles certaines identités se présentent à
leurs membres (ainsi que dans l’espace public), n’est pas le plus décisif.
L’essentiel est bien davantage dans la façon dont fonctionnent les ensembles
humains relevant de ce cas de figure – communautés, minorités, Églises,
sectes, etc. L’observation y révèle généralement un mode d’organisation dans
lequel le Sujet personnel n’a guère sa place, tant prime la loi du groupe, et
de ceux qui y incarnent l’autorité. L’identité, ici, relève d’une analyse «
holiste », pour parler comme Louis Dumont29, elle appelle, pour qui veut la
connaître, qu’on adopte le point de vue de la totalité, et non celui des
individus. Elle risque constamment soit de vouloir s’isoler, pour mieux se
perpétuer, soit, si elle est territorialisée ou susceptible de revendiquer un
territoire propre, de vouloir rompre ou s’autonomiser, et en tout cas de ne
jamais accepter facilement les valeurs de la société plus large dans laquelle
elle fonctionne.
Plus un acteur se revendique d’une logique de reproduction, et plus il
veille à ce que l’identité dont il se revendique soit préservée, protégée, sans
contamination externe, et éventuellement, à ce qu’elle puisse prospérer et
s’étendre. Dans cette perspective, il attend des responsables politiques soit
qu’ils accordent au groupe concerné de l’autonomie, voire de
l’indépendance de façon à pouvoir faire régner ses propres règles, soit qu’ils
lui concèdent des droits culturels spécifiques, ou du moins des tolérances
permettant au groupe en question et à ses dirigeants d’exercer un contrôle
étroit sur ses membres, de maintenir le plus haut possible un mur dressé entre
le dedans et le dehors, d’éviter la dissolution, d’empêcher les mariages
mixtes. Dans ce cas, les valeurs universelles du droit et de la raison risquent
d’être bafouées, à commencer par celles qui prônent l’égalité de l’homme et
de la femme, et la liberté des sujets personnels est subordonnée aux
décisions du groupe et de ses leaders. Le multiculturalisme est ici totalement
inadapté, dans la mesure où il propose d’articuler les valeurs universelles et
les particularismes, alors que les acteurs les opposent et choisissent les
seconds contre les premières. La question politique, lorsque de tels acteurs
s’affirment nettement, est toujours une épreuve particulièrement délicate : les
logiques de rupture ou de mise à distance radicale sont inacceptables pour
les responsables d’un État, elles mènent vite à la violence et à sa
contrepartie, la répression. Il n’est pas facile de les canaliser pour les
transformer en logiques de négociation et d’accommodement, et donc pour
passer de la fermeture communautaire à des formules de multiculturalisme
bien tempéré.
Le nomadisme
Un troisième point sur notre axe de la diversité correspond à la figure
du nomade ou, si l’on préfère de l’étranger, au sens de Georg Simmel
expliquant comment l’étranger est non pas totalement extérieur et lointain par
rapport à la société, mais en même temps, à la fois, présent et distant, proche
et lointain33. Le nomade peut s’inscrire dans une identité collective forte,
stable, relever d’un peuple, d’une ethnie (encore que le terme, on l’a vu,
mérite discussion) ou d’une nation, c’est le cas, par exemple, des Tsiganes,
lorsqu’ils ne sont pas sédentarisés – ce qui devient la règle en Europe
occidentale. Il peut aussi s’inscrire dans des logiques beaucoup moins
nettement dessinées et structurées.
À suivre certains auteurs, nous serions entrés dans une ère de
nomadisme, où le nomade, de figure marginale qu’il était dans le passé,
serait devenu au contraire la figure paradigmatique de l’individu
contemporain. Le nomade, dit John Urry34, est le « déterritorialisé par
excellence », il serait « caractéristique d’une société déterritorialisée, faite
de lignes de fuite et non de points ou de nœuds ». Cette idée se retrouve
aussi bien chez Alberto Melucci, qui parlait de « nomades du temps
présent35 », que chez Zygmunt Bauman, qui parle de « nomades
postmodernes36 », ainsi que chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, sur
lesquels John Urry s’appuie pour traiter du nomadisme actuel. Hier, le
nomade interpellait et inquiétait le sédentaire, qui était la figure dominante,
aujourd’hui, il deviendrait le modèle sociologiquement central, pertinent
pour penser le social, du moins aux yeux de certains penseurs. Mais
d’importants sociologues, Roger Waldinger et Daniel Fitzgerald par
exemple, apportent une critique qui amène à relativiser l’image d’un monde
peuplé de migrants transnationaux qui formeraient des sociétés civiles
transnationales d’un type inédit – une idée que nous avons déjà examinée
dans le chapitre 2 « Penser global » : il y a bien pour les migrants, notent
Waldinger et Fitzgerald, des relations entre le point de départ et celui
d’arrivée, qui interdisent de continuer à ramener l’immigration au seul
schéma classique de l’intégration, voire de la dissolution dans la société
d’accueil, mais cela n’empêche pas les mécanismes des États-nations de
continuer à fonctionner, et les « communautés imaginaires » que forment les
migrants même circulants ne peuvent être analysées abstraction faite des
États-nations entre lesquels ils se déplacent37.
Le nomadisme, les norias posent dans certains cas des problèmes assez
proches du cas précédent : comment assurer un traitement politique qui
respecte les particularismes des acteurs tout en obtenant d’eux qu’ils
respectent les valeurs universelles ? Mais ici, tout se complique du fait qu’il
s’agit de phénomènes transnationaux ou transfrontaliers, éventuellement
instables de surcroît, qui peuvent être à cheval sur plusieurs cultures ou
appartenances nationales, ce qui ne peut pas faciliter la prise de décision
politique les concernant, car celle-ci s’inscrit généralement ou pour
l’essentiel dans le cadre d’un État.
Le multiculturalisme devient inadapté ici dès lors qu’il tend à stabiliser
les groupes visés, en leur offrant une reconnaissance et des droits qui
s’inscrivent dans des institutions elles-mêmes généralement nationales, alors
que ces groupes, même stables, ont besoin de pouvoir circuler et de ne pas
être figés. Que signifieraient des droits culturels dont il ne serait fait usage
qu’épisodiquement, sans enracinement au sein de la société qui les accorde ?
Les migrants d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne qui rêvent
d’obtenir la nationalité espagnole ou française ne veulent pas tous devenir
citoyens espagnols ou français, certains souhaitent surtout obtenir le
passeport qui leur permettra ensuite de voyager de par le monde : une
politique multiculturaliste ne les concernera guère.
Encore faut-il préciser que la mobilité à laquelle aspirent tant
d’individus peut revêtir un tour dramatique, et aboutir à des situations
extrêmes où l’on est bien loin de pouvoir poser la question de la différence
culturelle tant priment le dénuement et l’hétéronomie, l’incapacité de
conférer soi-même un sens à son existence. Dans le monde entier, les guerres
d’aujourd’hui, civiles, tribales, asymétriques ou autres contribuent à ce que
Zygmunt Bauman appelle la « production massive de réfugiés38 », parqués
dans des camps, parfois pour de très longues années, et dont l’identité se
définit, dit Bauman, par « les murs, les barbelés, les portes surveillées et les
gardes armés », ce qui « anéantit leur droit à l’autodéfinition et à
l’autoaffirmation39 ». De même, par effet d’entonnoir, il existe de par le
monde des lieux qui sont comme l’antichambre impossible des sociétés
riches, et où des migrants illégaux, venus éventuellement de divers pays, se
retrouvent plus ou moins coincés et parqués le long d’une frontière qui leur
est fermée – nous avons déjà signalé le cas de Sangatte en France, on peut
aussi évoquer Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles au Maroc. Et si de
telles enclaves sont l’occasion de produire des images condensées et
spectaculaires des drames des migrations impossibles ou entravées du fait
des barrages qui les constituent, elles ne doivent pas faire oublier la grande
diversité des parcours des migrants, la multiplicité des trajets qui sont les
leurs.
S’il faut rappeler constamment que les phénomènes migratoires ne se
réduisent pas aux souffrances et aux difficultés des migrants, et véhiculent
aussi des traditions, et de la créativité culturelle, il faut donc demeurer
sensible aux dimensions sociales de ces phénomènes. Dans certaines
situations extrêmes, l’enjeu est la survie, l’intégrité physique et morale
d’êtres humains, bien avant que l’on puisse parler d’un quelconque
traitement politique de leurs spécificités culturelles.
Les diasporas
Les logiques diasporiques, même si elles peuvent se mêler à des
phénomènes relevant du nomadisme, en sont analytiquement distinctes. Une
diaspora, en effet, se caractérise par l’installation durable d’au moins une
partie de ses membres dans des sociétés qui l’accueillent. Une diaspora peut
être faite de populations relativement stabilisées dans le cadre de plusieurs
États-nations, quitte à ce que leurs membres fonctionnent en réseau, mais
sans se caractériser nécessairement par la mobilité permanente, comme c’est
le cas pour le nomadisme.
La diaspora juive a longtemps été l’archétype et, à bien des égards, la
figure unique du phénomène40, mais aujourd’hui, celui-ci s’est
considérablement diversifié, comme en témoignent les travaux de Robin
Cohen41, ou même, simplement, l’existence d’une revue qui s’y consacre,
Diasporas. On a même pu parler d’une « diasporisation » du monde tant sont
nombreuses aujourd’hui les entités qui se réclament du mot. De même, on a
pu parler de « diasporic writing » à propos d’auteurs et de courants
littéraires importants, par exemple les prix Nobel chinois Gao Xingjian,
établi à Paris, ou britannique, originaire de Trinidad, V. S. Naipaul.
Tout ce qui touche aux diasporas ou phénomènes apparentés, au sein
d’une société nationale, est susceptible de mettre en cause en même temps la
politique intérieure et la politique internationale, et de peser aussi, plus ou
moins directement, sur la vie d’autres sociétés nationales. Par exemple,
quand la France donne satisfaction à ses communautés arméniennes en
reconnaissant officiellement le génocide de 1915 par deux lois (en 2001 et
en 2006) elle se crée des difficultés diplomatiques avec la Turquie. Mais
aussi, le vote de ces lois exacerbe le nationalisme dans ce pays, dont le récit
national ne laisse aucune place pour ce génocide, et pose des problèmes
pour la population d’origine arménienne qui y vit encore. Ou bien encore : la
première affaire du foulard en France, en 1989, a été réglée non pas
seulement du fait du débat politique interne qu’elle suscitait, et des décisions
des autorités françaises, mais aussi parce que le roi du Maroc, Hassan II, a
demandé aux jeunes filles impliquées, de famille marocaine, de cesser de
porter le fameux « voile » à l’école.
Une diaspora, au sein d’une société nationale donnée, peut fort bien
correspondre aux différences qui relèvent de notre deuxième point, et être
susceptible de recevoir un traitement politique et juridique de type
multiculturaliste. Mais ce type de traitement n’est pas en mesure de prendre
entièrement en compte le caractère complexe des identités diasporiques, qui
relèvent de communautés aux ancrages multiples, internes et externes.
Le métissage
Un cinquième point, sur notre axe de la diversité, correspond à des
processus plus qu’à des situations, à des logiques où l’identité culturelle est
le produit du métissage, et où, par conséquent, elle est par définition
instable, sans limites définies. Le métissage culturel façonne non pas des
groupes structurés, mais des identités éphémères (ou qui, si elles se
stabilisent, nous ramènent aux deux premiers points de notre axe). Avec lui,
le Sujet personnel n’est pas soumis aux tensions qui pourraient le lier mais
aussi l’opposer à un groupe.
Il ne faut pas déduire de cette remarque que le métissage est
nécessairement favorable à l’épanouissement de la créativité ou de
l’inventivité des individus, il peut aussi, à l’inverse, façonner une
subjectivité impossible, ou douloureuse, le sentiment de n’être à sa place
nulle part, de ne pas avoir d’identité.
Le retour en force de la thématique du mélange ou du métissage culturel
dans le débat public n’est pas seulement un phénomène intellectuel ou
littéraire (avec par exemple, pour la France, l’intérêt accordé à la langue
créole ou à des écrivains martiniquais, guadeloupéens, et réunionnais). Cette
thématique, dont l’historien du Mexique Serge Gruzinski a donné de belles
expressions42, a gagné en puissance, du moins dans certains pays, pour des
raisons qui sont peut-être aussi politiques. En effet, elle présente l’atout
idéologico-politique de permettre, tout à la fois, d’évoquer des identités
culturelles et de faire la promotion de leur contraire, le brassage, le mélange.
Elle autorise simultanément à valoriser des particularismes culturels sans
avoir à les reconnaître politiquement comme tels, et à penser la dissolution
des minorités ou groupes constitués au fil de processus de recomposition et
de changement permanent, où ne règnent ni des limites clairement définies, ni
une quelconque stabilité. Parler de métissage, c’est reconnaître l’existence
de processus d’innovation culturelle, c’est voir l’existence d’acteurs
culturels, mais qui ne sont en aucune façon susceptibles de former des
groupes, des minorités susceptibles ensuite de demander des droits
collectifs, ou d’attendre quoi que ce soit d’une politique de type
multiculturaliste. En France, où le modèle politique est républicain, hostile
donc à des mesures de reconnaissance des différences culturelles dans
l’espace public, le thème du métissage s’accommode bien de la pensée
dominante, y compris dans ses variantes les plus dures, « républicanistes »,
hostiles à toute reconnaissance publique des identités particulières. Et
symétriquement, dans des sociétés beaucoup plus ouvertes aux minorités et à
leurs droits, le thème du métissage est une façon de résister au
communautarisme, et d’en appeler sinon à un certain cosmopolitisme, en tout
cas à des valeurs universelles que le métissage, par principe, ne peut pas
mettre en cause. Et dans certaines situations, ce même métissage apparaît
comme l’instrument d’une politique résistant à la reconnaissance de certains
groupes, minoritaires, au point de faciliter le racisme et les processus
d’expulsion dont ils sont victimes. C’est pourquoi le métissage est vivement
contesté dans plusieurs pays d’Amérique latine. Le thème présente ainsi deux
faces. Il peut tout aussi bien recouvrir des logiques et des idéologies racistes
ou de domination, qu’autoriser au contraire des processus de créativité.
Il y a certainement diverses raisons à la redécouverte contemporaine du
métissage et de thèmes proches, la créolisation, l’hybridité, et il faut bien
voir que cela correspond à des réalités observables : toujours est-il que ce
phénomène n’a rien à attendre de politiques de reconnaissance collective,
qui sont tout le contraire de sa logique de changement et de brassage.
Une politique multiculturaliste, l’attribution de droits culturels ne
peuvent que figer ce qui, pour rester métissage, doit pouvoir se transformer
en permanence. Les acteurs du métissage culturel et ceux qui veulent le
promouvoir n’ont rien à gagner à tenter de se hausser en tant que tels au
niveau politique : ils ne pourraient qu’y perdre leur âme. Mais ils ont besoin,
pour que le métissage puisse jouer à fond, de conditions politiques
favorables, d’une grande ouverture d’esprit dans la société dans son
ensemble, comme au sein des cultures dont ils sont issus, de possibilités de
communication et de circulation intenses. L’esprit démocratique est
nécessaire et favorable au mélange des cultures et à l’inventivité. Mais il
s’agit bien de permettre à chacun, comme individu, de se construire dans le
mélange des apports culturels, et non de permettre à des groupes d’exister
comme tels.
Le Sujet sans ancrage
Enfin, un dernier point mérite examen : celui où l’analyse s’écarte de la
diversité culturelle pour s’intéresser en fait à des individus cherchant à
échapper à toute assignation identitaire.
Il peut arriver, en effet, que le Sujet se veuille sans la moindre relation
à une quelconque identité culturelle, libre de tout ancrage, délié par rapport à
toute minorité ou tout groupe. La créativité, l’inventivité, la construction de
soi-même en acteur de la culture renvoient alors au seul point de vue du
Sujet, au plus loin, par conséquent, de tout « holisme » à la Dumont.
Le Sujet personnel, dans la mesure où il relève d’une simple singularité
sans ancrage, a besoin pour s’exprimer et se construire de conditions
politiques assurant sa liberté, alors que toute appartenance identitaire
risquerait de le happer et de lui rendre difficile de maîtriser son expérience
personnelle. Le multiculturalisme est pour lui un obstacle ou un frein, car il
favorise les groupes constitués, et les individus qui en relèvent, et n’apporte
rien aux individus isolés. Le traitement politique des attentes et demandes du
Sujet sans ancrage identitaire peut ainsi, au plus loin de toute tentation
multiculturaliste, s’inscrire aussi bien dans un cadre plutôt protecteur (et
alors plutôt étatiste et réglementaire, par exemple « républicain », selon la
terminologie évoquée plus haut), ou dans un cadre plutôt émancipateur (et
alors plutôt libéral, voire néo-libéral, c’est-à-dire prônant un État minimum).
Ainsi, il n’y a pas un problème unique de différence mais plusieurs, et
chaque figure appelle des débats et des formes de traitement politique et
juridique distinctes des autres. Ajoutons que les identités culturelles et les
identités religieuses sont analytiquement distinctes, mais que pratiquement
les différences les plus problématiques sont souvent aujourd’hui un composé
indémêlable de religion et de culture. Or que faire, en démocratie, quand la
culture politique invite à séparer le religieux du politique – ce qui est au
cœur du principe de laïcité –, tout en promouvant des orientations
multiculturalistes et en offrant une reconnaissance et des droits à des
identités culturelles susceptibles d’être associées à une religion ? Il y a là
sinon une limite supplémentaire, du moins une difficulté pour le
multiculturalisme.
Plus les différences culturelles sont stables et inscrites dans le cadre de
l’État-nation, et plus elles sont susceptibles de revendiquer des droits, de
plaider pour être reconnues dans l’espace public et de chercher, à partir de
là, à bénéficier, directement ou non, d’une représentation politique. Plus,
autrement dit, elles permettent de participer au jeu de la démocratie
représentative, et tout au moins de l’interpeller. À l’inverse, le métissage et
plus encore l’individualisme du sujet sans ancrage ne débouchent en tant que
tels sur aucune forme possible de représentation politique. Nous pouvons en
tirer une leçon : plus l’exercice de la subjectivité individuelle est en cause,
plus il constitue une exigence centrale, avant la reconnaissance d’une identité
collective, ou en son absence, et plus cela veut dire que l’acteur attend de la
démocratie autre chose qu’une quelconque possibilité d’obtenir des droits
culturels. Cela peut, dans certains cas, déboucher sur une volonté de
participer, et donc sur des appels à la démocratie participative. Mais pour
l’essentiel, cela signifie que le niveau de l’action, en matière culturelle, peut
se déconnecter du niveau politique, les acteurs n’attendant alors rien du
système politique, en dehors d’attentes très générales, de liberté, d’égalité ou
de justice, ou, si l’on préfère, de conditions d’existence ne leur imposant
aucune politisation particulière. C’est pourquoi en France le métissage
culturel peut servir d’idéologie au service des valeurs de la République et
être présenté comme une alternative apaisante face au multiculturalisme qui,
même tempéré, sert alors de repoussoir.
5- Michael Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice, Paris, Le Seuil, 1999 [1982].
6- Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, coll. « Alto », 2006 [2004].
7- Zigmunt Bauman, La Vie liquide, Rodez, éd. du Rouergue, 2006 [2000] ; Le Présent liquide.
Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Le Seuil, 2007 [2006] ; L’Amour liquide : de la
fragilité des liens entre les hommes, Rodez, Éditions du Rouergue, 2004 [2003].
8- Cf. Alina Curticapean, qui utilise cette qualification, opposée à celle de weak (faible) dans son
étude de l’identité ethnique en Europe centrale et orientale : « “Are you Hungarian or Romanian ?” On
the Study of National and Ethnic Identity in Central and Eastern Europe », Nationalities Papers,
vol. 35, no 3, juillet 2007, p. 411-427.
9- Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge
University Press, 1983.
10- Martin Barker, The New Racism, Londres, Junction Books, 1981.
11- Anthony Smith, The Ethnical Revival in the Modern World, Cambridge, Cambridge
University Press, 1981.
13- Un colloque s’est même penché en 1992 sur la question : « Faut-il supprimer le mot race de
la Constitution ? ». Cf. Simone Bonnafous, Sans distinction de race, Paris, Presses de Sciences Po,
1992.
14- Parler de production des identités n’est donc pas nécessairement s’inscrire dans la tradition
du « constructivisme social » telle que l’ont inaugurée Peter L. Berger et Thomas Luckmann, dans La
Construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986 [1966].
16- Cf. par exemple Nancy Fraser et Axel Honneth, Redistribution or Recognition ? A
Political Philosophical Exchange, Londres, Verso, 1998.
17- Dans mon livre La Différence. Identités culturelles : enjeux, débats et politiques, éd. de
l’Aube, poche-essai, La Tour d’Aigues, 2005 [2000].
18- John Ogbu, Minority Education and Caste : the American System, Cross-Cultural
Perspective, San Diego, Academic Press, 1978.
19- Paul Gilroy, The Black Atlantic, Modernity and Double Consciousness, Londres, Verso,
1993.
20- Eliezer Ben Rafael et al., Building a Diaspora. Russian Jews in Israel, Germany and the
USA, Leiden, Boston, Brill, 2006.
21- Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas, op. cit. ; La Remontée des Sud. Afghans et
Marocains en Europe méridionale, La Tour d’Aigues, Les Éditions de l’Aube, 2007. Voir également
Alejandro Portes, Globalization from Below : The Rise of Transnational Communities, op. cit.
22- Mélanie Perroud, « Migration retour ou migration détour ? Diversité de parcours migratoires
des Brésiliens d’ascendance japonaise », Revue Européenne des Migrations internationales, 23, 1,
2007, p. 49-70.
23- Yvon Le Bot, « Acteurs sociaux et acteurs culturels sur la frontière », in M. Wieviorka (dir.),
Un autre monde..., op. cit. ; « Migraciones, fronteras y creaciones culturales », Foro Internacional,
El Colegio de Mexico, no 185, 2006 ; Olga Odgers, Identités frontalières, Paris, L’Harmattan, 2001.
24- Smaïn Laacher, Après Sangatte... nouvelles immigrations, nouveaux enjeux, Paris, La
Dispute, 2002.
25- On me permettra de renvoyer ici à mon enquête : La Tentation antisémite. Haine des Juifs
dans la France contemporaine, Paris, Robert Laffont, 2005.
27- Will Kymlicka, Multicultural Odysseys. Navigating the New International Politics of
Diversity, Oxford, Oxford University Press, 2007. On pourrait ajouter, avec Ted Gurr, que les
catégories doivent être renouvelées s’il s’agit plus particulièrement des États postcoloniaux, très
différents des démocraties occidentales : Ted Gurr, Minorities at risk : a Global View of
Ethnopolitical Conflict, Washington, Institute of Peace Press, 1993.
28- Ronan Le Coadic, L’Identité bretonne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998.
31- Will Kymlicka, op. cit., cite La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut.
32- Fonder l’avenir. Le temps de la réconciliation, Rapport, Gérard Bouchard, Charles Taylor,
Québec, 2008.
33- Georg Simmel, Digressions sur l’étranger ; Yves Grafmeyer et Isaac Josef, L’École de
Chicago, Paris, Aubier-Montaigne, 1984 [1908].
35- Alberto Melucci, Nomads of the Present : Social Movements and Individuals Needs in
Contemporary Society, Philadelphia, Temple University Press, 1989.
38- Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Le
Seuil, 2007, p. 48.
40- On trouvera dans les travaux de Stéphane Dufoix de très utiles éclairages sur le terme de «
diaspora », au sens d’abord religieux ou théologique d’une punition divine infligée aux Juifs ne respectant
pas les commandements de Dieu. Stéphane Dufoix, « L’objet diaspora en question », Cultures et
Conflits, no 33-34, 1999, pp. 147-163.
41- Robin Cohen, Global Diasporas : an Introduction, Londres, UCC Press, 1997. Cf.
également, en langue française, Chantal Bordes-Benayoun et Dominique Schnapper, Diasporas et
nations, Paris, Odile Jacob, 2006.
L’histoire et la raison
Associée à la nation, l’histoire est aussi et d’abord adossée sur la
raison, elle est de ce point de vue, universelle. Ce qui nous met en face d’un
formidable paradoxe, d’une contradiction majeure : une nation est
particulière, elle est une, parmi beaucoup d’autres, chaque histoire nationale
diffère des autres. Et en même temps, l’histoire, récit national, se réclame de
l’universel. Pour se sortir de cette contradiction, une solution existe,
profondément idéologique, qui consiste à revendiquer pour sa nation une
qualité singulière : l’idée qu’elle véhicule des valeurs universelles. C’est
ainsi que la France s’est souvent proclamée nation universelle, pays
adressant au monde entier un message universel, les Droits de l’homme et du
citoyen, le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes...
Le lien historique associant l’histoire et la raison a été
vraisemblablement noué au XV e siècle. C’est alors, montre l’historien
Krzystof Pomian7, que des lettrés, s’appuyant vite sur l’imprimerie naissante,
mènent des combats pour se libérer de la mémoire et signent en faveur de
l’histoire « son émancipation cognitive à l’égard de la mémoire qui cesse
d’être le seul lien entre le passé et le présent ». Il y a là une indication
décisive, une invitation nette à ne pas réduire les résistances de l’histoire,
confrontée à des discours mémoriels qui l’interpellent, à sa seule
identification classique à la nation. En se réclamant de la raison et de la
rigueur scientifique, l’histoire est conduite à s’inquiéter des risques de
régression intellectuelle qu’apportent le retour ou la poussée des mémoires,
contre lesquelles, en effet, elle s’est construite il y a cinq siècles. C’est peut-
être pourquoi, aujourd’hui, de vives réticences se rencontrent chez les
historiens vis-à-vis de l’histoire orale, qui elle aussi emprunte beaucoup à la
mémoire. Mais la mémoire n’est pas toujours ou nécessairement l’ennemie
de la raison.
L’histoire interpellée
Pourtant, c’est surtout sur le versant de son identification à la nation que
l’histoire aujourd’hui est sinon malmenée, du moins interpellée. Car d’abord,
elle se construit dans le cadre national, sous la forme d’histoires nationales.
Et elle est enseignée, diffusée, dans des manuels scolaires, par des
enseignants qui traitent avant tout du passé national, et qui proposent une
histoire du monde vue à partir de leur nation. Plus les exigences de la nation
pèsent sur le récit historique, et plus est affaibli le côté « raison » de
l’histoire, car la nation interdit, minimise ou interprète le passé en fonction
de critères qui lui sont propres, refoulant ou transfigurant tout ce qui
risquerait d’en altérer l’image autosatisfaite, sinon glorieuse qu’elle doit
donner d’elle-même, ou même simplement qui serait susceptible de la mettre
en cause. La nation a eu longtemps, et a encore souvent tendance à
surplomber l’histoire, à se la subordonner, et l’histoire à s’incliner.
La nation n’est pas une entité définie une fois pour toutes, un grand
personnage campé définitivement pour toutes, et il peut en exister, à un
moment donné, des représentations contradictoires ; de plus, et surtout, la
représentation dominante, officielle, varie avec le temps, selon les régimes
politiques par exemple. Un régime totalitaire, une dictature, par exemple, ne
voudront retenir du passé que ce qui convient à leur idéologie, et l’histoire
officielle sera au plus loin de la raison universelle, ce qui est beaucoup
moins le cas dans les démocraties. Il suffit de lire le livre intelligent de Marc
Ferro Comment on raconte l’histoire aux enfants dans le monde entier 8
pour mesurer à quel point la relation entre l’histoire et la nation est soumise
au poids des pouvoirs et des constructions idéologiques sur lesquels ils
s’adossent.
À partir des années 1960, on le sait, toutes sortes de contestations ont
mis en avant des identités. Celles-ci ont alors souvent interpellé et secoué le
récit national, comme nous allons le voir à titre d’illustration à propos de
quelques pays. Aux États-Unis, la découverte de l’humanité des Indiens et la
prise de conscience de la barbarie ayant abouti à leur destruction ont fait
qu’il a fallu introduire d’autres discours que le récit national, mis en forme
notamment par le cinéma (les « westerns »), d’autres images que celles de la
marche parfois difficile mais finalement toujours triomphante du progrès
vers l’Ouest. On a également découvert les Noirs, et mis fin à la figure de
l’homme invisible dont traite Ralph Ellison dans un célèbre roman. Ces
processus de prise de conscience collective ont comporté et plus ou moins
articulé trois dimensions. D’une part, ils ont reposé sur des mobilisations,
d’Indiens, de Noirs, et donc sur l’affirmation des survivants et des victimes,
devenant acteurs dans des luttes où se mêlaient le présent et le passé, le refus
du racisme et des discriminations contemporaines, en même temps que le
rappel du passé de destruction et de négation qui pèse encore sur leur vécu
actuel. D’autre part, ces mobilisations ont pu revêtir un tour universel en
s’inscrivant, aux côtés de démocrates soutenant leurs demandes, dans le
prolongement des combats pour les droits civiques initiés dès les années
1950. Enfin, ces processus ont vu l’entrée en jeu de savants, historiens, mais
pas seulement, anthropologues, sociologues par exemple, demandant que l’on
révise le savoir sur les groupes en question, y compris le savoir historique.
Ce dernier point nous conduit à une remarque de portée générale. Les
mouvements qui portent une charge « mémorielle », qui mettent en avant la
mémoire d’un passé particulièrement douloureux ne peuvent se constituer
avec une certaine efficacité que lorsque interviennent des clercs capables de
mettre en forme leur récit. Dans certains cas, le mouvement identitaire
produit en lui-même les figures spécifiques qui joueront ce rôle. Il en est
ainsi, notamment, lorsque existent en son sein des classes moyennes
éduquées, d’où surgissent éventuellement des écrivains, des penseurs, des
historiens qui élaboreront le discours historique du groupe concerné, quitte à
se constituer en une couche d’intellectuels organiques. Dans d’autres cas, et
parfois même s’il existe ces classes moyennes, l’élaboration du discours
mémoriel passe par l’intervention de savants, historiens, anthropologues,
sociologues, philosophes, etc., apportant du dehors leurs compétences et
contribuant par leur savoir et leurs travaux à produire ou à affiner la
mémoire historique dont le groupe se veut l’héritier.
En France, les premières mobilisations associant identité et mémoire
ont été régionales, occitane, bretonne notamment, dès la fin des années 1960.
Avec, pour le mouvement breton, une difficulté particulière, qui tenait à la
collaboration de quelques-uns de ses dirigeants avec les nazis durant la
Seconde Guerre mondiale – une collaboration qui l’a au départ entravé dans
ses demandes de reconnaissance. C’est en se détachant de ce passé, en le
critiquant et en mettant en avant une forte créativité culturelle que le
mouvement breton s’est affirmé à partir des années 1970. Il a de plus en plus
conjugué cette inventivité culturelle, notamment dans le domaine musical,
avec une pression modernisatrice, refusant les tentations de la violence.
La naissance du mouvement occitan va de pair avec la découverte par
le grand public de l’histoire des cathares, popularisée par une émission
télévisée qui fit alors grand bruit. Un peu plus tard, c’est le monde juif de
France qui s’éveille et se transforme, à peu près au même moment qu’en
Amérique du Nord, mais aussi en Israël, et avec le renfort d’historiens
américain et canadien, Robert Paxton et Michael Marrus, dont les travaux
apportent des démonstrations décapantes sur le rôle du régime de Vichy dans
la destruction des Juifs de France durant la Seconde Guerre mondiale9. Les
changements dans l’historiographie de cette période ont été longtemps
presque gelés au niveau officiel par l’attitude du président François
Mitterrand se refusant à demander des excuses au nom de l’État français ; et
avant même son arrivée au pouvoir, ils auraient certainement été plus
rapides, et le « négationnisme » n’aurait pas eu la voie libre pour se
développer, y compris dans les médias, si des travaux de fond avaient plus
tôt abordé de front la question, si les historiens français s’étaient lancés dès
les années 1970 dans des recherches portant sur ces thèmes, et si les
institutions dont cela aurait dû être la vocation, à commencer par l’IHTP
(Institut d’histoire du temps présent), avaient alors choisi de les aborder de
front.
Toujours est-il que les changements, finalement, résultent du jeu des
deux logiques complémentaires, et parfois intimement mêlées, qu’ont portées
d’une part les pressions du mouvement juif, de plus en plus visible dans
l’espace public, et d’autre part l’apport des historiens, d’abord étrangers on
l’a vu, mais aussi de cinéastes (Marcel Ophuls, avec Le Chagrin et la pitié,
sorti en 1971), de journalistes, etc.
Le 16 juillet 1995, une déclaration du président Jacques Chirac, à peine
élu, a entériné la reconnaissance par l’État du rôle du gouvernement de Vichy
pendant les années 1940-1944. Un tel succès, la mémoire se transformant en
histoire, et les demandes des acteurs, survivants, descendants, porte-parole
du mouvement juif obtenant une réponse positive, ne signifie pas que les
deux logiques à l’œuvre, d’intervention de savants et d’intellectuels, et de
mobilisation directe des acteurs soient toujours complémentaires, réductibles
l’une à l’autre ou tout au moins susceptibles de cohabiter de façon
harmonieuse. Toujours est-il qu’avec cette conjonction du travail
d’historiens professionnels (nationaux comme étrangers) et du passage à
l’action du monde juif, tout ce qui a trait à la période de l’Occupation et du
régime de Vichy a été transformé. La vulgate sur la Résistance et le couple
gaulliste/communiste qui l’incarnait, sans laisser de place à la spécificité de
la destruction des Juifs de France par les nazis et à la participation active
des « collaborateurs », a été obligée de laisser une place à l’Holocauste10 et
au rôle du régime de Vichy. Des changements dans les programmes scolaires,
avec en particulier l’accueil fait à la Shoah, viendront consacrer cette
évolution.
En Inde, les Subaltern Studies sont au départ (1982) une série
d’études11 et leurs auteurs forment un collectif de quelques dizaines de
chercheurs, pour la plupart des historiens influencés par le marxisme de
Gramsci. Elles contestent le récit national au nom des opprimés, des exclus,
des oubliés de l’histoire, pour proposer une histoire « par le bas » qui
constitue une double critique : de l’histoire nationaliste indienne, mais aussi
de l’historiographie marxiste du mouvement national indien. Elles mettent fin
au silence sur des faits et des points de vue touchant à l’unité nationale.
Depuis son apparition, sous le leadership de l’historien bengali Ranajit
Guha, ce courant, qui s’est ensuite diversifié, a connu un immense succès,
dans le monde anglo-saxon notamment12.
En Israël, les « nouveaux historiens » ont accompagné le mouvement
général de la société, dont l’ethos collectif a commencé à voler en éclats
après la guerre du Kippour (1973), et plus encore avec la première Intifada
(le soulèvement commence en décembre 1987), quand le doute et les
interrogations ont envahi l’opinion israélienne et contribué à interpeller le
récit national, dans un climat de questionnement sur le présent (l’état de la
Nation et sa capacité militaire) et du coup aussi sur le passé. Dans ce
contexte, une nouvelle génération d’historiens, dont les plus connus sont
Benny Morris et le journaliste Tom Segev, mais aussi des historiens de la
vieille génération à commencer par Zeev Sternhell, ont mis en cause aussi
bien des éléments lointains du récit national, les héros de Massada par
exemple, que d’autres renvoyant au passé plus proche, le sionisme, la façon
dont les rescapés du nazisme ont été accueillis en Palestine, celle dont les
Palestiniens ont été amenés à « vendre » leurs terres, etc. Le récit national
israélien était contesté depuis quarante ans par les Palestiniens, ainsi que par
des voix très minoritaires au sein même d’Israël – Arabes israéliens, Juifs
communistes, ultra-orthodoxes – mais celles-ci étaient inaudibles en Israël.
Quand des historiens israéliens se sont exprimés, dans une conjoncture
historique favorable à la critique du récit national, tout a changé. Les débats
suscités par les « nouveaux historiens » ont été virulents dans les années
1990, puis les passions se sont calmées, les analyses se sont relativisées.
Toujours est-il que les mythes fondateurs d’Israël ont comme explosé. Leur
déstructuration a été d’autant plus sensible que deux phénomènes l’ont
facilitée : d’une part la fragmentation de la population en groupes d’origine
s’est exacerbée par rapport à la période fondatrice (sépharades, juifs de
Russie13, etc.) ; et d’autre part la poussée de l’individualisme a joué,
l’ensemble minant l’image d’une unité, d’un ethos collectif, et ouvrant la
voie à une historiographie qui poursuit le travail des « nouveaux historiens »
des années 1990.
La poussée de la mémoire peut déboucher sur des gestes qui montrent
que l’on s’éloigne, aujourd’hui, de l’oubli « à la Renan » – un oubli qui non
seulement heurte de front le souci de vérité qui devrait commander toute
recherche, mais qui, de plus, est insupportable pour les victimes et leurs
descendants, qui peuvent fort bien le refuser sans pour autant mettre en cause
leur appartenance ou leur fidélité à la nation.
Le 30 janvier 2006, en recevant le Comité pour la mémoire de
l’esclavage, Jacques Chirac a annoncé que le 10 mai serait désormais
chaque année le jour-souvenir de l’esclavage. Sa déclaration mérite ici
d’être citée : « Dans la République, nous pouvons tout dire sur notre histoire
(...). La grandeur d’un pays, c’est d’assumer toute son histoire. Avec ses
pages glorieuses, mais aussi sa part d’ombre. Notre histoire est celle d’une
grande nation ; regardons-la avec fierté. Regardons-la telle qu’elle a été.
C’est ainsi qu’un peuple se rassemble. » La liste est longue, aujourd’hui, des
demandes d’excuse et de pardon émanant de chefs d’État ou de responsables
d’importantes organisations. La reine Elizabeth II (à propos des violences
raciales imposées par les Britanniques aux Maoris de Nouvelle-Zélande),
l’Église catholique (à propos de sa politique assimilationniste qui a
largement contribué à la destruction des Aborigènes d’Australie), l’Église
Évangéliste Luthérienne d’Amérique (pour l’antisémitisme de Martin
Luther), etc.14.
Dans certains cas, les revendications mémorielles ne concernent pas
seulement la reconnaissance du passé, ce qui touche au symbolique, elles
peuvent comporter des demandes de réparation. Il existe par exemple parmi
les Noirs américains des acteurs pour demander qu’on indemnise les
descendants de l’esclavage, qui n’accèdent pas comme les autres Américains
à l’American way of life du fait d’un handicap structurel qui pèse encore sur
eux depuis les temps de la traite négrière et de l’esclavage. De même,
lorsque dans le monde entier les communautés arméniennes font savoir
qu’elles attendent de la Turquie qu’elle reconnaisse le génocide de 1915,
elles n’ignorent pas que l’enjeu, qui est d’abord symbolique et historique, se
prolonge par d’autres dimensions, bien concrètes : ne faudra-t-il pas un jour
envisager des réparations matérielles, ou bien encore, éventuellement, la
restitution de certains territoires ?
1- Cf. Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son
histoire, Paris, Perrin, 2006 : « Au fil des années 1980, les vieilles régions industrielles en léthargie et
promises à la friche (...) tinrent elles aussi à accompagner de bonnes paroles leur “classe ouvrière”
défaite. Partout fleurirent les collections “mémoires du peuple”, “joies de l’atelier” et “mon village à la
Belle Époque” des petits éditeurs régionaux (...). Ce fut un étalage de cartes postales anciennes et de
débris d’archéologie industrielle... », p. 26.
2- Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, 1882, repris notamment avec une présentation de
Joël Roman, Paris, Presses Pocket, 1992.
3- Michel-Rolph Trouillot, entretien paru dans un dossier du mensuel Le Monde des Débats,
novembre 2000.
6- Dans un entretien paru là aussi dans le dossier déjà cité du Monde des débats, novembre
2000.
8- Marc Ferro, Comment on raconte l’histoire aux enfants dans le monde entier, Paris,
Payot, 1981.
9- Robert Paxton, La France de Vichy, Paris, Le Seuil, 1973 ; Michael Marrus et Robert Paxton,
Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
11- Cette série des Subaltern Studies porte pour sous-titre Writings on South Asian History
and Society et comporte une dizaine de volumes édités par Oxford University Press-Delhi.
12- Pour une présentation éclairante des Subaltern Studies, cf. Jacques Pouchepadass, « Les
Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme, 156, Intellectuels en
diaspora et théories nomades, 2000, p. 161-185.
14- On trouvera une longue liste de ces excuses et demandes de pardon dans Charles P. Henry,
Long Overdue. The Politics of Racial Reparations, New York, New York University Press, 2006,
p. 43-94. Cf. également Eric K. Yamamoto, « Race Apologies », Journal of Gender, Race and
Justice, 47, 1997, p. 50.
16- Monica Quijada, « La question indienne », Cahiers internationaux de Sociologie, vol. CV
[305-3323], p. 306.
17- Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, La Fracture coloniale, la société
française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005 ; Nicolas Bancel, Pascal
Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Paris, Albin Michel, 2003.
18- Par exemple à Fourmies, le 1er mai 1891 (9 morts), ou lors de la « révolte des gueux », les
vignerons, en 1907 (2 morts le 19 juin, 5 le lendemain).
22- Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, t. 1 La République (1984), t. 2 La Nation (1987), t. 3
Les France (1992), Paris, Gallimard.
25- Serge Gruzinski, op. cit., Kapil Raj, Relocating Modern Science : Circulation and the
Constitution of Knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900, Basingstoke, Pulgrave
Macmillan, 2007 ; Sanjay Subrahmanyan, The Portuguese Empire in Asia, 1500-1700. A Political
and Economic History, Londres, Longmans,1993.
26- Cf. Patrick O’Brien, « Historiographical traditions and modern imperative for the restoration
of global history », Journal of Global History, vol. 1, 2006, p. 3-39 ; Olivier Pétré-Grenouilleau, « La
question de la globalité en histoire. Quelques réflexions », in M. Wieviorka (dir.), Les Sciences sociales
en mutation, op. cit., p. 529-541.
27- Carlo Ginzburg, Le Juge et l’historien, Considérations en marge du procès Sofri, Paris,
Verdier, 1997 [1991].
Le Sujet et la violence
Il n’est pas possible, aujourd’hui, de traiter de la violence sans faire
intervenir, et de plusieurs façons, les idées de Sujet ou de subjectivité.
Objectivité et subjectivité
De manière encore élémentaire, un constat s’impose tout d’abord : la
désarticulation menace toujours, à propos de la violence, entre approches à
prétention objective, éventuellement chiffrées, et pouvant se réclamer de
l’universel puisque théoriquement acceptables par tous, et approches
subjectives, et relatives, qui y voient ce qu’une personne, un groupe, une
société, à un moment donné, considèrent comme tel. Une définition juridique
de la violence, centrée sur l’État et, pour parler comme Max Weber, sur son
monopole légitime de la force, semble permettre d’écarter ce problème, et
d’objectiver purement et simplement la violence. C’est ainsi que le
Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande (PUF,
éd. de 1968) parle à son sujet, Montesquieu à l’appui, d’« emploi illégitime
ou du moins illégal de la force1 ». Mais quand l’État confie à des agents
privés une bonne partie de la réalisation de la guerre, comme on le voit
massivement avec l’intervention américaine en Irak2, quand la sécurité
intérieure est elle aussi abandonnée au secteur privé, ce qui est une tendance
à l’œuvre dans le monde entier, le monopole étatique de la force légitime est
mis en cause, et avec lui la possibilité de traiter de la violence,
objectivement, comme dans la définition du Lalande citée ici.
L’entrée, depuis les années 1960, dans l’ère des victimes renforce
considérablement cette mise en cause. La poussée des identités particulières
évoquée dans les chapitres précédents comporte, on l’a vu, des dimensions
« mémorielles » et « victimaires » considérables. Nombreux sont les acteurs
d’aujourd’hui qui demandent reconnaissance et parfois réparation pour les
crimes dont leurs ancêtres ont été victimes, et qui en même temps se
présentent dans l’espace public à propos des violentes injustices dont ils
sont, éventuellement aujourd’hui même, l’objet – mouvements à caractère
culturel, religieux ou ethnique, ou national, mouvements noirs, indiens, de
descendants et de survivants d’un génocide, mouvements aussi de parents ou
d’enfants de victimes d’un pouvoir dictatorial ou totalitaire. De même, des
mobilisations de plus en plus diversifiées et efficaces attirent dans plusieurs
pays l’attention sur les violences subies par les femmes, les enfants, les
handicapés, les vieillards. De tels acteurs donnent à voir la violence passée
et présente non pas tant sous l’angle de l’ordre menacé ou de l’État mis en
cause, que plutôt sous celui de l’expérience vécue et de ses conséquences sur
ceux qui la subissent ; ils parlent du traumatisme subi et de ses effets dans le
temps par exemple. La violence est ici négation ou atteinte par rapport à
l’intégrité physique et morale d’une personne, avec des implications qui
concernent éventuellement les générations suivantes, elle rend difficile de se
construire comme Sujet, son évocation envahit la subjectivité, tient lieu de
processus de subjectivation. Dans cette perspective, la violence affecte des
existences singulières, personnelles ou collectives.
La tension entre objectivité et subjectivité de la violence n’est pas un
problème purement théorique, elle peut déboucher sur d’âpres débats
politiques. L’insécurité liée à la délinquance et au crime augmente-t-elle
objectivement, s’est-on demandé par exemple en France dans les années
1980 et 1990, ou bien fallait-il penser que c’est le sentiment d’insécurité qui
s’est accru, sans lien automatique avec une hausse réelle des faits, comme l’a
affirmé la gauche avant, progressivement, de s’écarter de cette vision du
problème ? Moins le lien direct entre les faits de violence et leurs
représentations peut être établi, et plus la compréhension des uns et des
autres relève de deux registres distincts, à la limite presque totalement
dissociés.
Le Sujet de la violence
Il peut y avoir dans la violence des aspects qui suggèrent une logique de
perte du sens : quand l’acteur vient exprimer un sens perdu, ou impossible, et
qu’il est violent, par exemple parce qu’il ne peut pas construire l’action
conflictuelle qui lui permettrait de faire valoir ses demandes sociales ou ses
attentes en matière culturelle ou politique, parce qu’il n’existe pas pour elles
de traitement politique.
Le déficit ou la perte de sens ne conduisent pas nécessairement au vide,
à l’absence de sens, et à la limite au nihilisme ; ils suscitent souvent aussi
des processus de fabrication d’un sens nouveau, dont le caractère plus ou
moins artificiel, c’est-à-dire coupé du réel, débouche sur des logiques de
surcharge et de pléthore. C’est ainsi que dans certaines expériences, la
violence s’appuie sur une idéologie, elle en procède, elle y trouve un sens de
substitution – nous en verrons plus loin l’illustration avec le terrorisme
italien d’extrême gauche. Dans d’autres cas, c’est un mythe qui est en jeu,
une construction discursive qui permet de proposer l’image d’une intégration
possible d’éléments de sens qui en fait deviennent de plus en plus
contradictoires : la violence, ici, se développe lorsque le mythe se défait, ne
tient plus la route, et que l’acteur s’efforce néanmoins de la maintenir en vie.
Mais dans le monde contemporain, la religion vient souvent apporter un sens
métapolitique à une action violente qui transcende alors la politique, quitte à
se réinstaller rapidement à son niveau.
D’autres aspects de la violence échappent encore aux approches
classiques. Il en est ainsi lorsque la cruauté, la violence gratuite, la violence
pour la violence font leur apparition. Lorsque l’acteur non seulement détruit
autrui, mais aussi s’autodétruit, s’abolit dans des conduites meurtrières, de
type martyriste. Ou bien lorsqu’il semble ne conférer de lui-même aucun sens
à son action, se présentant comme irresponsable, n’ayant agi que par
obéissance à une autorité légitime – ce qui fut la ligne de défense
d’Eichmann à Jérusalem, tel que l’a décrite Hannah Arendt7.
Face à ces divers aspects, le recours au concept de Sujet peut se révéler
particulièrement décisif, à condition de ne pas se contenter d’une définition
trop plate ou élémentaire. C’est pourquoi j’ai proposé de distinguer cinq cas
de figure, qui correspondent chacun à un type de subjectivité que l’on peut
relier à la violence8.
— Le Sujet flottant est celui qui, ne parvenant pas à devenir acteur,
passe à la violence : par exemple, le jeune immigré d’un quartier à la dérive
qui brûle des voitures au cours des émeutes d’octobre-novembre 2005 faute
de pouvoir exprimer autrement sinon des demandes sociales précises, du
moins son désir de construire son existence.
— L’hyper-Sujet compense la perte de sens par la surcharge, l’excès,
en conférant à son existence un sens nouveau, idéologique, mythique,
religieux par exemple. La violence, ici, est indissociable de convictions, elle
est un engagement lourd d’un sens qui déborde très largement la situation où
elle s’exprime, qui vise bien au-delà. Le martyrisme islamiste peut servir ici
d’illustration : l’acteur tue, et s’abolit dans le même geste, conjuguant un
immense désespoir et une vision métapolitique qui le porte au-delà même de
la vie.
— Le non-Sujet agit de manière violente sans engager d’aucune façon
sa subjectivité, du moins apparemment, en se contentant d’obéir, comme dans
les célèbres expériences de Stanley Milgram9. Sa violence ne fait pas sens
de son point de vue, elle n’est rien de plus qu’une modalité de soumission à
une autorité légitime.
— L’anti-Sujet est cette face du Sujet qui ne reconnaît pas à autrui le
droit d’être Sujet, et qui ne peut se construire que dans la négation de
l’humanité de l’autre. Ce cas de figure correspond aux dimensions de cruauté
ou de jouissance de la violence pure, devenue une fin en elle-même. La
victime est ici déshumanisée, chosifiée ou animalisée, elle est tout le
contraire du Sujet. L’auteur des actes cruels ou de jouissance se constitue et
agit en opposition aux dimensions humanistes qui fondent d’ordinaire le
concept de Sujet – c’est pourquoi nous avons recours à l’expression d’anti-
Sujet. Le masochisme est une modalité perverse de ce cas de figure, dans
laquelle la victime tire elle aussi plaisir de sa propre déshumanisation.
— Le Sujet en survie correspond au fait que, en amont de toute
agressivité, il peut arriver qu’à tort ou à raison, peu importe, un individu se
sente menacé, dans son existence même, et se conduise de manière violente
pour assurer sa survie.
Cette typologie, présentée ici de façon très succincte, mériterait
certainement d’être précisée, et le vocabulaire proposé n’est peut-être pas le
plus adapté – mais il faut signaler que nous ne disposions pas jusqu’ici des
catégories sociologiques qui permettraient de mieux rendre compte de ces
différents cas de figure. Elle présente l’avantage de nous aider à aborder ce
qu’il y a de plus mystérieux, et de plus central, dans la violence : non pas les
frustrations qu’elle révèle éventuellement, non pas les calculs plus ou moins
rationnels de celui qui y a recours le cas échéant, non pas davantage la
culture d’où il est issu. Mais les logiques de perte et de surcharge de sens au
fil desquelles il arrive que se construise la violence, la part d’excès et de
défaut qu’elle comporte, la subjectivité tordue, pervertie ou perverse parfois
aussi, qui la rend possible.
Violence et globalisation
Nous ne pouvons plus aborder la question de la violence aujourd’hui
comme nous l’aurions fait il y a à peine vingt ou trente ans. Le monde s’est
transformé, considérablement, et les logiques de la globalisation sont au
cœur de ces transformations. En pensant « global », nous pouvons aborder le
phénomène de la violence avec un regard neuf, ou renouvelé.
Trois registres
Les démocraties sont de plus en plus sensibles au point de vue des
victimes, et les thèmes de la souffrance, du traumatisme, du pardon ou de la
réconciliation occupent une place considérable dans l’espace public de leurs
débats. Qu’est-ce que sortir de la violence, en démocratie, quand on est
victime, descendant ou survivant de victimes ? Pour ces individus, et pour
ces groupes, les expériences lourdes qu’ont constituées les massacres de
masse, les génocides, l’esclavage, la traite négrière et autres crimes contre
l’humanité ne se sont évidemment pas achevées le jour où la barbarie a pris
fin, elles ont laissé des marques : sortir de la violence, c’est précisément
faire face à l’actualité des souffrances liées au passé.
Ce qui est détruit ou altéré, dans cette famille d’expériences, n’est pas
unidimensionnel, et renvoie, selon des modalités éminemment variables, à
trois registres distincts. Le premier est celui de l’identité collective. Les
destructions de masse liquident non seulement des êtres humains, mais aussi,
plus ou moins partiellement, une culture, un mode de vie, une langue, une
religion – c’est pourquoi le néologisme d’ethnocide est parfois utilisé. Ainsi,
la destruction des Juifs d’Europe par les nazis et leurs complices a éradiqué
la culture yiddish d’Europe centrale, et fait presque disparaître sa langue.
Celle-ci subsiste, certes, portée par exemple par le mouvement des
Loubavitchs, mais sans le moindre lien avec des communautés vivantes,
comme au temps du shtettl, la bourgade juive de Pologne. Il est vrai, comme
l’ont établi les travaux de l’historien Jacob Katz, que ces communautés
étaient déjà laminées par la modernité, désertées par nombre de ceux qui y
vivaient avant même la Seconde Guerre mondiale. Mais le nazisme a agi
avec une force inouïe, anéantissant pratiquement cette identité qui
n’apportera plus rien de neuf, de vivant, de dynamique à l’humanité. Elle
n’est que ce qui a été supprimé, et dont simplement des survivants s’efforcent
de maintenir des traces, au risque de verser dans une histoire « lacrymale »,
selon le mot de l’historien juif Salo Baron ; elle peuple des musées et des
souvenirs, elle a une mémoire, mais ce qui lui conférait son sens est perdu,
elle ne correspond plus à une histoire en devenir. Ici, la réparation est
impossible, ce qui est détruit ne revivra plus, et relève irrémédiablement du
seul passé.
Le deuxième registre est celui de la participation individuelle à la vie
moderne. Les crimes contre l’humanité ne frappent pas seulement des
groupes extérieurs à la modernité, ceux qu’ils touchent peuvent être au
contraire ou bien de plain-pied dans la modernité, ou bien au moins, en
contact avec elle, et susceptibles d’en être plus ou moins partie prenante. Ce
qui est en cause, dès lors, est aussi la capacité de chacun à exister comme un
individu, et à accéder à l’argent, à la consommation, à l’emploi, au logement,
à la santé, etc. Être victime, ou descendant de victime, ce n’est pas seulement
alors avoir été atteint dans son être culturel et dans son intégrité physique,
c’est également avoir été traité en esclave là où, dans la même société, les
autres étaient libres, c’est avoir été spolié de ses biens, de ses droits, de son
appartenance civique ou nationale à un ensemble plus large que son seul
groupe. Pour poursuivre avec l’exemple du nazisme : les Juifs allemands
étaient très intégrés à la société et à la nation allemandes, presque assimilés,
et quand les nazis leur ont signifié leur rejet de la société et de la nation, ils
ont été nombreux à ne pas même pouvoir entendre ce qui leur était dit. Le
grand historien-sociologue Norbert Elias, réfugié en 1935 en Angleterre,
raconte ainsi, dans un texte autobiographique, comment ses parents ont refusé
de l’écouter quand il leur a conseillé de fuir l’Allemagne : il ne peut rien
nous arriver, nous n’avons rien fait de mal, lui ont-ils dit en substance13.
Lorsque la participation individuelle à la modernité a été ainsi niée par une
violence extrême, ce qui est en jeu n’est pas seulement une identité
collective, l’appartenance à un groupe, mais une identification, plus ou moins
assumée, à des valeurs universelles, dont on a été partie prenante, ou que
l’on a vues miroiter comme autant de repères valables pour tous, et dont on a
été exclu, rejeté brutalement.
Enfin, un troisième registre a trait à la subjectivité personnelle, à la
capacité de tout être humain d’être Sujet. La violence extrême annihile, ou en
tout cas affecte fortement le Sujet. Elle déshumanise la personne, la traitant
comme une chose ou comme un animal, ou bien encore elle la diabolise, lui
imputant des pouvoirs maléfiques – la femme, dans l’histoire, a été ainsi
fréquemment traitée de sorcière. C’est pourquoi les survivants d’une tragédie
barbare considèrent parfois qu’il ne leur est plus possible de vivre ; ils ne
croient plus en l’humanité du Sujet personnel, ils en ont vécu dans leur chair
la négation, et ils ont observé sa disparition du côté de leurs bourreaux.
Comment vivre après Auschwitz, a-t-on souvent demandé ?
1- « Quand nous, qui vivons sous des lois civiles, sommes contraints à faire quelque contrat que la
loi n’exige pas, nous pouvons, à la faveur de la loi, revenir contre la violence », Montesquieu, Esprit des
Lois, livre XXVI, chap. XX.
4- Cf. par exemple Ted Robert Gurr (dir.), Handbook of Political Conflict, New York, The
Free Press, 1980.
5- Norbert Elias, Sur le processus de civilisation, vol. 1, La civilisation des mœurs, vol. 2, La
dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 1974, 1975 [1939].
6- Theodor Adorno et al., The Authoritarian Personality, New York, Harper, 1960.
7- Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard,
1966.
10- Charles Tilly, dans La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986, propose
ce concept en expliquant que toute population, dans une société donnée, durant une période donnée,
possède un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base
d’intérêts partagés. Le répertoire change quand on passe d’un type de société à un autre.
11- Richard Sennett, « Récits au temps de la précarité », in Michel Wieviorka (dir.), Les Sciences
sociales en mutation, op. cit., p. 437.
12- Cf. la thèse de Luis Ernesto Lopez, En quête d’identité. Mondialisation, figures de la
féminité et conflits sociaux à la frontière Mexique/États-Unis, Paris, École des hautes études en
sciences sociales, 2007.
15- Cf. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris,
Gallimard, 2004.
16- Dipesh Chakrabarty, in Michel Wieviorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, op. cit.
17- Dans « Le siècle et le pardon », entretien avec Michel Wieviorka, Le Monde des débats,
décembre 1999.
18- On me permettra de renvoyer, sur ce point, aux analyses présentées dans l’ouvrage que j’ai
dirigé, Le Printemps du politique, Paris, Robert Laffont, coll. « Le Monde comme il va », 2007.
19- Cf. notamment John Dower, War without Mercy. Race and Power in the Pacific, New
York, Pantheon Books, 1986.
Un objet « sale »
Les unes touchent au fonctionnement même des disciplines concernées.
Le terrorisme n’entrant pas dans la liste des thèmes classiquement reconnus
comme importants, il n’a eu que rarement sa place dans les rubriques des
dictionnaires et autres volumes traditionnels, du type « encyclopédie », «
manuel » ou State of the Art, et le conformisme disciplinaire l’a rendu dès
lors peu attractif. L’étudiant qui en aurait fait son sujet de thèse prenait le
risque de se marginaliser par rapport à la communauté académique de sa
discipline, et d’être moins bien placé que d’autres, ensuite, sur le marché
universitaire – ce risque était d’autant plus grand que le terrorisme constitue
un problème au carrefour des sciences politiques, de l’histoire, de la
sociologie, voire du droit, et qu’il est difficile de le situer au cœur de telle
ou telle de ces disciplines. Quant au chercheur déjà installé qui en faisait son
objet – ce fut mon cas dans les années 1980 –, il courait le risque de se
singulariser de façon excessive par rapport à son milieu professionnel, de ne
pas obtenir les financements nécessaires à ses enquêtes, et d’être de surcroît
l’objet de toutes sortes de soupçons et de malentendus : de la part de ses
pairs, qui se demandaient s’il ne serait pas fasciné par son objet, de la part
de la puissance publique, qui s’interrogeait sur ses relations concrètes avec
des « terroristes », ou qui attendait de lui qu’il se transforme en informateur
des services de renseignement, de la part des acteurs qu’il étudiait, enfin,
toujours susceptibles de tenter d’utiliser à leur profit la relation que le
chercheur tente d’instaurer avec eux. C’est pourquoi j’ai évité, dans mes
travaux des années 1980, d’aborder des « terrains » où mon appartenance à
la France aurait pu exacerber ces difficultés : j’ai étudié le terrorisme
d’extrême gauche italien, plutôt que celui d’Action directe, le séparatisme
basque d’ETA, plutôt que le nationalisme corse.
D’autres explications touchent au phénomène lui-même. Le terrorisme,
pendant longtemps, a été perçu comme épisodique, étranger à la marche
habituelle des sociétés, à la limite comme une curiosité, même si quelques-
unes de ses expressions ont pu impressionner les contemporains, ou, par la
suite, quelques grands esprits : populistes russes, qui fascinèrent Albert
Camus2, ou anarchistes français de la fin du XIX e siècle et du début du XX
e siècle, nationalistes macédoniens, arméniens, bosniaques, et autres à la
Le concept de terrorisme
Mais le terrorisme aujourd’hui semble s’être installé durablement,
comme une menace et, souvent, comme une réalité suffisamment importantes
pour justifier une réflexion systématique dans laquelle les sciences sociales
doivent tenir toute leur place. Pour faire face à un tel défi, il convient qu’il
cesse d’être un objet mineur, et « sale ». Or il ne saurait suffire d’en
proposer des analyses historiques sérieuses et bien documentées : il est
indispensable d’aller au cœur des difficultés théoriques qui font obstacle à
sa compréhension, et d’en formuler le concept.
Celui-ci doit permettre de dépasser l’aporie qui consiste à relativiser
par avance tout jugement sur une expérience « terroriste », en rappelant qu’à
ceux qui la perçoivent comme telle s’opposent ceux qui récusent cette
perception et valorisent au contraire sa violence. En fait, cette aporie
fonctionne en amalgamant deux éléments de définition qu’il est urgent de
dissocier analytiquement, quitte ensuite à les articuler dans l’approche
concrète d’expériences « terroristes ». Le terrorisme, en effet, doit être
abordé sous l’angle des méthodes auxquelles il recourt, d’une part, et d’autre
part, sous celui du sens qu’il vient exprimer, mais aussi, on le verra,
pervertir.
D’un côté, le terrorisme relève de l’action instrumentale, il peut se
définir comme la mise en œuvre d’outils et de ressources au coût modique
par rapport aux effets escomptés par son promoteur. Avec quelques armes de
poing, ou quelques kilos d’explosifs, par exemple, un groupe terroriste ne
peut-il pas déstabiliser un régime, mettre fin à un pouvoir, bref, obtenir des
résultats disproportionnés par rapport aux moyens mis en œuvre ? Cette
première partie de la définition du terrorisme a le mérite d’en souligner le
caractère hautement rationnel. L’acteur, ici, est capable d’élaborer une
stratégie, de calculer, de se doter d’instruments qui sont à sa portée, et de
mettre en difficulté, le cas échéant, un État autrement plus puissant que lui. Il
apparaît, à la limite, comme plus intelligent, sur ce registre, que les pouvoirs
auxquels il s’affronte. Ainsi, alors que depuis des années les stratèges
américains élaboraient des approches très sophistiquées et imaginaient des
scénarios particulièrement élaborés de terrorisme nucléaire, chimique ou
bactériologique, les auteurs des attentats du 11 septembre 2001 sont montés
dans des avions de ligne après avoir acquis des rudiments de pilotage et
avec pour seules armes de simples canifs ou des cutters. Affrontant des États
qui disposent de la force, militaire et policière, le terrorisme, dans ses
dimensions instrumentales, a recours à des outils peu coûteux, faciles
d’accès, qui procèdent de la société civile, et qui relèvent d’un répertoire
toujours limité : chaque groupe, chaque organisation possède le sien, qui
apparaît souvent comme sa signature aux yeux des spécialistes chargés
d’identifier les auteurs d’un attentat ou d’un détournement d’avion. Parler de
méthodes terroristes, ce ne peut être dresser une liste de techniques,
puisqu’elles varient d’une expérience à une autre, c’est avant tout souligner
une disproportion, une formidable asymétrie, puisque la mobilisation de
moyens modestes va permettre aux terroristes d’affronter ou d’atteindre des
pouvoirs dotés des ressources les plus puissantes qui soient.
À bien des égards, le changement technologique facilite la tâche aux
acteurs terroristes d’aujourd’hui. Avec Internet, ils ont accès à l’information
par exemple sur les possibilités de construire des instruments de mort, ils
peuvent aussi communiquer entre eux ou se livrer à des activités de
prosélytisme et de propagande, au point qu’on a pu parler de « Wiki-
Quaida », de « e-jihad » et de « Cyber Islamism ». Dans le passé, les États
disposaient de ressources en matière technologique6, et scientifique, qui
n’étaient pas accessibles à des particuliers, alors qu’aujourd’hui, des acteurs
de la société civile accèdent à un marché immense de produits et de
connaissances – ce qui alimente les craintes de voir se mettre en place un «
bioterrorisme », et d’autres menaces de ce type7.
La rationalité instrumentale n’est pas étrangère à l’univers des
terroristes. Encore faut-il ici introduire un élément récent, mais qui
complique l’analyse de cette dimension du phénomène : la démultiplication
des attentats suicide. Car lorsque le terroriste fait plus que risquer sa vie,
lorsqu’il la donne, sans réserve, et que cela relève, au moins en partie, de sa
décision personnelle, alors, il devient difficile de parler d’un investissement
modique, disproportionné par rapport aux résultats escomptés. La rationalité,
ici, ne peut plus faire l’objet d’un calcul de type coûts/avantages, sauf à
considérer que le choix des opérations-suicides et la décision du martyre
sont imputables non pas à ceux qui vont se donner la mort, mais aux
responsables d’organisations qui manipuleraient ou instrumentaliseraient des
individus prêts à se tuer. Or même si la grande majorité des opérations-
suicides islamiques impliquent un processus organisé8, la recherche, nous y
reviendrons, interdit de postuler systématiquement et exclusivement ce
scénario de l’hétéronomie, et de l’absence de sens pour celui qui va se
donner la mort.
Ce qui nous conduit directement du côté de la seconde dimension
constitutive du terrorisme, qui est son rapport au sens. Les approches qui
réduisent le phénomène à ses seules dimensions de violence instrumentale,
de moyen, donc, au service d’une fin, ne peuvent jamais faire oublier que
l’acte terroriste, du point de vue de son protagoniste, fait sens. Que les
acteurs s’expriment ou non, leur action est chargée pour eux de
significations. Le propre de ces significations est qu’elles sont toujours
différentes de ce qu’elles seraient si elles n’étaient pas mises en œuvre de
façon violente. Le recours à la violence, en effet, s’accompagne toujours,
dans le terrorisme, de distorsions ou de dérives par rapport à ce que serait le
sens de la même action sans l’usage des armes, des explosifs, etc.
Dans certains cas, une idéologie vient combler la perte de sens, le
terroriste agissant parce que le sens lui échappe et qu’il veut le maintenir de
façon artificielle. C’est ainsi, par exemple, que l’Italie a connu dans les
années 1970 et 1980 une vague terroriste d’extrême gauche où il n’était
question que de mouvement ouvrier alors même que celui-ci déclinait,
perdait sa centralité historique, et que les ouvriers ne se reconnaissaient en
aucune façon dans cette violence. Plus la distance se creusait entre la figure
de référence – le prolétariat ouvrier – et le discours prétendant continuer à
incarner cette figure au plus haut niveau révolutionnaire, et plus les porteurs
de ce discours s’emballaient dans une violence illimitée. Cette perte de sens
peut aboutir au nihilisme des « démons » si bien décrit par Dostoïevski.
Encore faut-il ici être prudent, et ne pas plaquer ce schéma trop hâtivement
sur les faits : ce fut une erreur du philosophe André Glucksman que
d’interpréter les attentats du « 9-11 » à la lumière de ce modèle, car la
violence, en l’occurrence, débordait de sens plutôt qu’elle n’en manquait9.
Dans d’autres cas, la violence accompagne une logique de surcharge de
sens, dans laquelle les acteurs viennent donner une signification religieuse,
métapolitique, à leurs attentes politiques et sociales – c’est le cas, sur lequel
nous reviendrons, du terrorisme lié à l’islamisme radical.
Dans d’autres cas encore, ce qui s’observe est l’incapacité à continuer
à concilier des éléments de sens qui auparavant pouvaient fonctionner
ensemble sans difficulté majeure. Ainsi, l’organisation indépendantiste ETA,
au Pays basque, est apparue sous Franco, et portait les espoirs conjoints de
ceux qui voulaient libérer la nation (basque) de l’oppression franquiste, en
finir avec la dictature politique, et exprimer les attentes d’une classe
ouvrière alors nombreuse, mais singulièrement réprimée. La violence d’ETA
était alors limitée, et surtout symbolique. Puis la démocratie s’est imposée,
la nation basque a obtenu d’immenses degrés d’autonomie, et la
désindustrialisation a mis fin à la centralité des luttes ouvrières. Et c’est
alors que la violence d’ETA a pris un tour véritablement terroriste, parfois
même sans limites, seule façon de maintenir vivant le mythe d’une action
parlant simultanément au nom d’une nation opprimée, d’un prolétariat interdit
d’expression et d’une mobilisation contre la répression d’un État espagnol
qui n’aurait de démocratique que les apparences.
Idéologie, religion ou mythe : dans les trois cas, la violence relève de
la figure de l’hyper-Sujet qui a été présentée dans le chapitre précédent.
Parfois, l’acte terroriste inclut, ou libère, des dimensions de violence
gratuite, de sadisme qui n’entretiennent aucun lien avec les significations de
l’action, et qui n’ont aucune portée de type instrumental – par exemple
lorsque les gardiens de personnes qui ont été enlevées et qui seront libérées
contre remise d’une rançon se livrent sur elles à des pratiques humiliantes et
cruelles. L’anti-Sujet trouve sa place dans certaines expériences terroristes,
mais il n’en est pas le cœur. Il n’en demeure pas moins que le terrorisme est
une violence politique d’un type particulier. Ses enjeux politiques, en effet,
sont en permanence portés, voire envahis par des logiques de perte et de
surcharge de sens qui le conduisent ou bien vers des conduites
infrapolitiques, dans lesquelles ce qui prime devient économique, voire
crapuleux, proche par exemple du crime organisé, ou bien vers des conduites
métapolitiques, dans lesquelles ce qui prime va au-delà du politique et
même, avec la religion, au-delà de la vie sur terre.
Moins le sens est perdu, ou lointain, par rapport à ce qu’il serait sans le
recours à la violence, plus celle-ci semble instrumentale, et moins il est
justifié de parler de terrorisme. Celui-ci apparaît donc dans toute sa pureté
conceptuelle lorsque, au contraire, il n’entretient plus aucun lien avec le réel,
avec une figure sociale, nationale, culturelle ou politique de référence qui
pourrait se reconnaître dans ses actes. Le terrorisme est conforme à son
concept dans les cas extrêmes, peut-être même exceptionnels, où seul son
protagoniste est susceptible de pouvoir conférer un sens légitime à son
action, et où aucune figure de référence, quelle qu’elle soit, ne peut se
reconnaître en elle. Dans tous les autres cas, il est « impur », imparfait,
partiel. Lorsque al-Qaida organise les attentats du « 9-11 », elle suscite la
révulsion dans le monde entier, mais aussi des applaudissements plus ou
moins explicites au sein des masses musulmanes dans certains pays : il n’est
pas possible de parler alors de « pur » terrorisme. Lorsque les Brigades
rouges italiennes tuent des patrons ou des responsables politiques au nom
d’un prolétariat ouvrier qui rejette leur violence, et qu’en dehors de leurs
membres, elles n’ont plus aucune reconnaissance symbolique ou idéologique,
elles deviennent véritablement terroristes – c’est d’ailleurs à ce moment-là
qu’elles s’affaiblissent, et deviennent vulnérables à la répression qui mettra
fin à leur expérience.
La définition du terrorisme « pur » pourrait sembler déboucher sur un
paradoxe. Car alors que le phénomène, dans la réalité, est d’ordre politique,
nous en proposons en effet un concept, « pur », qui s’écarte du politique. Ce
concept est en fait la pointe extrême du phénomène, son aboutissement
lorsque les logiques de perte et de surcharge de sens touchent leur phase
terminale, s’écartent du réel, lorsque la violence tourne sur elle-même et
n’est plus qu’un problème de répression armée face à des individus ou des
groupes qui s’autolégitiment faute de la moindre légitimité sociale, culturelle
ou politique. Mais dans la pratique, le phénomène est presque toujours «
impur », il garde presque toujours un contact, même très limité, avec une
population de référence, une réalité sociale, des poches de sympathie ou de
compréhension, et c’est cette « impureté » pratique qui fait qu’il demeure
politique.
Le terrorisme classique
Il en est du terrorisme, en tant que réalité historique, comme de bien
d’autres phénomènes sociaux ou politiques : il s’est considérablement
transformé depuis l’époque des années 1960 à 1980 du siècle dernier. Pour
être plus précis : il est passé de l’âge classique à l’âge global. Certains
observateurs contestent cette image d’un changement net, d’une rupture. Hans
Magnus Enzensberger, par exemple, sans minimiser les innovations
apportées par l’islamisme radical, qui a, dit-il, « remplacé le Comité central
omniscient et tout-puissant par un réseau flexible », tient à rappeler que le «
terrorisme moderne est une invention européenne datant du XIX e siècle (...).
Ces derniers temps, précise-t-il, sa principale source d’inspiration a été le
terrorisme d’extrême gauche des années 1960 et 197010 ». Il considère que
les techniques des islamistes, leurs symboles, le style de leurs communiqués,
etc., empruntent massivement aux groupes d’extrême gauche du passé. On
pourrait ajouter, pour aller un instant dans son sens, que la pratique du
suicide n’est pas une nouveauté dans le terrorisme. Les terroristes de la fin
du XIX e et du début du XX e siècle prenaient des risques qui confinaient au
suicide pour s’approcher de leur cible avec une bombe, un pistolet ou une
arme blanche. Bobby Sands, en 1981, et d’autres membres de l’IRA
(irlandaise), Ulrike Meinhof en 1976, Andreas Baader en 1977 et d’autres
membres de la Fraction Armée rouge (allemande) se sont suicidés en prison
– il est vrai que leur geste n’entraînait pas d’autres morts que la leur propre.
Toujours est-il qu’Enzensberger lui-même, quelques lignes plus loin
dans l’ouvrage cité, affaiblit la thèse de la continuité historique en notant que
les terroristes islamistes « sont en réalité de purs produits du monde
globalisé qu’ils combattent » et que « par rapport à leurs prédécesseurs, ils
ont beaucoup progressé, non seulement dans les techniques qu’ils emploient,
mais dans leur utilisation des médias11 ». S’il serait absurde de postuler une
rupture absolue, il nous semble néanmoins plus pertinent d’insister sur les
éléments d’un passage d’une ère à une autre que sur ceux qui indiquent une
certaine continuité. Ce passage peut s’observer concrètement, en analysant
les formes et les significations que revêtait hier le terrorisme, et en les
comparant aux formes et significations actuelles. Il passe aussi par
d’importants changements dans les catégories que nous pouvons utiliser
désormais pour penser ce phénomène.
Dans les années 1960 à 1980, en effet, le terrorisme pour l’essentiel
relevait du cadre analytique de l’État-nation, et de son prolongement, les
relations internationales. Au sein de l’État-nation – ou, tout au moins, de
l’État souverain –, il correspondait à trois grands registres. Il pouvait être
d’extrême gauche, d’extrême droite, ou nationaliste et indépendantiste.
L’expression de loin la plus massive du terrorisme d’extrême gauche
s’est jouée en Italie, mais il a atteint de nombreuses autres sociétés plus ou
moins industrielles : l’Allemagne de l’Ouest – avec la Fraction Armée rouge
et les Cellules révolutionnaires –, la France – avec Action directe –, le
Japon – avec son Armée rouge –, la Belgique – avec les Cellules
communistes révolutionnaires –, la Grèce, le Portugal, etc. Il procédait de ce
que j’ai alors appelé une inversion dans laquelle les protagonistes de la
violence, dans la dérive du gauchisme post-soixante-huit, s’appropriaient
pour les dénaturer les catégories du marxisme-léninisme et parlaient au nom
d’un prolétariat ouvrier qu’ils ne représentaient en aucune façon. Il mettait en
cause, à chaque fois, le pouvoir d’État, même si dans certains cas il tentait
de s’internationaliser et de s’installer dans un autre espace que national, et
s’il pouvait dénoncer avec vigueur l’impérialisme américain. Le terrorisme
d’extrême droite, moins important, était lui aussi porté par des projets de
prise du pouvoir d’État, souvent liés à la présence, dans les appareils des
États concernés, de secteurs eux-mêmes perméables à de tels projets. Enfin,
toujours interne à des États souverains, le terrorisme pouvait être le mode
d’action de mouvements nationalistes désireux d’arracher l’indépendance
d’une nation qu’il pouvait aussi s’agir pour eux de réveiller grâce à la
violence. En Europe, les mouvements basque et irlandais se sont ainsi
caractérisés par le recours à la lutte armée, et par des formes d’organisation
comparables, avec en particulier le même type de tensions entre logiques «
militaires », guerrières, et logiques « politiques », davantage ouvertes à la
négociation.
Par ailleurs, le terrorisme international était pour l’essentiel le fait
d’acteurs se réclamant de la cause palestinienne, que ce soit de façon
centrale – par exemple avec la tuerie d’athlètes israéliens perpétrée par le
Fath en 1972 dans le village olympique de Munich – ou que ce soit de façon
périphérique, avec alors l’intervention de groupes plus ou moins manipulés
par des États « sponsors » (Syrie, Libye, Irak...) et cherchant à affaiblir la
logique centrale de l’OLP et à interdire toute solution négociée dans le
conflit israélo-palestinien. Le terrorisme de l’ASALA (Armée secrète de
libération de l’Arménie) a ressemblé à certains égards à celui des groupes
palestiniens, dont il s’inspirait d’autant plus facilement que comme eux, il
trouvait au Liban en crise un territoire propice à sa brève prospérité.
Le propre du terrorisme classique, celui des années 1960 à 1980, est
qu’il s’est déployé au sein d’un univers « westphalien » – un univers qu’il
était possible et légitime d’aborder dans les catégories de ce qu’Ulrich
Beck, on l’a vu, appelle le « nationalisme méthodologique12 ». Le terrorisme
naissait à l’intérieur de sociétés elles-mêmes inscrites dans des États, il
traduisait des dérives politiques et idéologiques qui renvoyaient à des
projets de prise de pouvoir d’un État, ou de construction d’un État, et il était
porté par des avant-gardes s’auto-identifiant au sens de l’histoire, à la classe
ouvrière, à la nation. Et symétriquement, la lutte contre le terrorisme était une
affaire dans laquelle chaque État concerné s’engageait pour son seul compte
– ce qui n’empêchait pas les appels à la solidarité internationale. Le
terrorisme classique a été perçu et décrit avant tout comme une menace
affectant des États, leur ordre, et, éventuellement, leur intégrité territoriale.
Le terrorisme global
Les attentats du « 9-11 » ont révélé ce qu’il était possible de percevoir,
en fait, près de dix ans auparavant : l’entrée dans l’âge « global » du
terrorisme. Cette ère, en effet, avait été inaugurée par divers épisodes portés
par l’islamisme radical, avec notamment la première tentative d’attentat
islamiste à New York, en 1993, visant déjà les tours du World Trade Center,
ou bien encore le détournement d’un avion d’Air France à Alger, en
décembre 1994, par des islamistes qui avaient pour projet de s’écraser sur
Paris – un détournement lui-même suivi, quelques mois plus tard, par une
série d’attentats en France relevant de la même logique « globale » puisque
combinant des dimensions internationales (l’extension du combat islamiste
algérien hors de l’espace national algérien), et des dimensions internes à la
société française (la crise des banlieues, l’exclusion sociale, le racisme vécu
retournés en violence).
On peut même remonter plus loin dans le temps pour trouver les
prémisses du terrorisme global dans les attentats par camions suicide qui ont
dévasté l’ambassade américaine à Beyrouth (avril 1983), puis le poste de
commandement du contingent français de la Force multinationale de sécurité,
et le centre de commandement de la Marine américaine (octobre 1983) : il y
a là, selon les hypothèses les plus vraisemblables, les premières expressions
du Hezbollah, un mouvement qui se disait porté par le projet d’une
révolution islamique dans toute la région, qui entendait aussi en finir avec
l’État d’Israël, et qui dès cette époque était capable de mobiliser des
personnes destinées à se donner la mort dans leur action.
Toujours est-il que la globalisation du terrorisme s’est manifestée de
façon hautement spectaculaire avec les attentats du 11 septembre 2001. Avec
en effet, le phénomène ne peut plus être pensé dans les catégories du «
nationalisme méthodologique », tant il brouille les limites classiques entre
les logiques internes à l’État souverain, et les logiques externes, dites
internationales. Les auteurs du « 9-11 », en effet, circulaient dans un espace
planétaire, leur parcours les a fait passer de la société où ils sont nés, en
l’occurrence l’Arabie Saoudite et l’Égypte, à d’autres sociétés, le Soudan, le
Pakistan et l’Afghanistan où ils se sont rencontrés, se sont formés, entraînés,
ont tissé entre eux des liens de solidarité qui se redéploieront sous la forme
de réseaux dans le monde entier, et où ils ont bénéficié d’une totale liberté
d’action de la part de l’État des Talibans, qu’ils subjuguaient. Ils étaient à
leur aise dans plusieurs pays d’Europe, en Allemagne, où certains d’entre
eux ont fréquenté l’Université, dans l’Angleterre du « Londonistan » et de ses
mosquées, où la parole la plus radicale pouvait se donner libre cours, dans
les banlieues françaises. Ces acteurs, contrairement à une idée courante,
n’étaient pas l’expression d’une communauté vivante, plus ou moins
traditionnelle, d’où ils auraient jailli tout en en exprimant directement les
attentes, mais au contraire le fruit du déracinement, de l’éloignement par
rapport à une telle communauté ; ils procédaient d’une néo-umma
transnationale, comme le dit Farhad Khosrokhavar, d’une communauté
imaginaire qui se construit plus dans les quartiers pauvres des grandes
métropoles globales du monde moderne que dans les campagnes
traditionnelles13. Et il y avait dans leur action des logiques qui sont à l’image
de celles du capitalisme le plus moderne qui soit – on a même pu affirmer
que Ben Laden, le leader d’al-Qaida, avait commis un « délit d’initié » en
spéculant en Bourse sur les conséquences des attentats que son organisation
préparait.
De tels acteurs fonctionnent avec une grande flexibilité, en réseaux, ils
savent se brancher et se débrancher sans problèmes, et, rationalité
instrumentale oblige, ils utilisent les technologies de communication les plus
avancées, à commencer par Internet. Leur terrorisme est global aussi du fait
de ses significations, qui ne s’arrêtent pas à un État dont il s’agirait de
prendre le pouvoir, ou de se séparer. Leurs visées, en effet, sont planétaires,
et même débordent le cadre du monde où nous vivons pour se projeter dans
l’au-delà. En rupture avec les formes traditionnelles de vie communautaire,
leur islamisme, indissociable de la notion de Djihad – guerre sainte –,
transcende les frontières nationales et vise, y compris par le martyre, et donc
par la mort sacrée, à détruire l’Occident qui tout à la fois les fascine et
exclut et méprise selon eux l’islam et les musulmans.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont été non pas la première
expression, susceptible à l’avenir d’être dépassée, de ce terrorisme porté
par des acteurs transnationaux, mais une modalité paroxystique, un cas
extrême. Car ensuite, de nombreux attentats ont été effectués au nom d’al-
Qaida, ou tout au moins associés à cette organisation, mais sans présenter la
même pureté transnationale, en mêlant, autrement dit, des dimensions
planétaires à d’autres, plus classiquement inscrites dans le cadre de l’État
visé. C’est d’ailleurs à ces expressions hybrides, qui conjuguent des aspects
mondiaux, supranationaux, à des aspects internes aux États concernés que
s’applique le mieux l’idée d’une globalisation du terrorisme. Qu’il s’agisse
des attentats de Riyad, de Casablanca et d’Istanbul en 2003, de ceux de
Madrid (mars 2004) ou bien encore de Londres (juillet 2005), à chaque fois,
les acteurs conjuguent, selon des modalités qui varient d’une expérience à
une autre, les deux dimensions constitutives du terrorisme « global », ils sont
à la fois, au moins partiellement, au moins pour certains d’entre eux,
immergés dans la société où ils agissent, le fruit alors de logiques
d’exclusion sociale, de mépris, ils expriment un vif sentiment de ne pas
trouver leur place dans cette société, ou bien encore ils signifient un rejet de
sa politique internationale, d’une part, et d’autre part ils sont porteurs de
logiques transnationales, religieuses, et le cas échéant connectés à des
réseaux planétaires. Ils relèvent dès lors, simultanément, d’une communauté
imaginaire de croyants, sans base concrète, et d’une communauté réelle, par
exemple d’immigrés marocains (Espagne) ou pakistanais (Angleterre), ou
bien encore des masses misérables vivant dans les quartiers les plus démunis
de Casablanca ou d’Istanbul. Leur action n’est ni seulement interne,
classique, ni seulement transnationale, elle est les deux à la fois. C’est
d’ailleurs pourquoi les réponses à ce terrorisme « global » mêlent elles-
mêmes deux dimensions, militaire et de défense vis-à-vis du dehors, d’un
côté, policière et de sécurité intérieure, d’un autre.
Dans certains cas, la dimension transnationale est elle-même faible,
voire inexistante, et l’action terroriste est pour l’essentiel limitée à ses
dimensions classiques. Il en est ainsi avec les attentats suicide commis par
des Palestiniens contre des cibles en Israël. La pratique du martyre est
novatrice dans l’action palestinienne, et celle-ci n’est devenue islamiste que
récemment. Mais surtout, cette violence est directement issue d’une
communauté concrète, les populations des Territoires placés sous le contrôle
de l’Autorité palestinienne, et les références à l’islam y demeurent
subordonnées au combat national. Les dimensions transnationales de l’action
pèsent peu, et s’il est possible de parler de terrorisme, il faut bien voir que
celui-ci demeure classique, non global.
Le terrorisme « global » se déploie dans un espace qui est donc bordé
par deux points extrêmes. À une extrémité, il est purement transnational – ce
fut le cas avec les attentats du 11 septembre 2001 ; et à l’autre extrémité, il
est classique, du moins s’il s’agit de son cadre de référence – c’est le cas
avec les attentats palestiniens en territoire israélien.
Ce terrorisme global est-il entièrement neuf ? Dans le passé, à l’âge
classique du phénomène, de nombreux acteurs ont eu des trajectoires
transnationales, coupées de tout ancrage dans leur société d’origine. Les
trois Japonais ouvrant le feu à l’aéroport de Lod, en Israël, le 30 mai 1972
(26 morts), sont venus se mettre au service de la cause palestinienne, tout
comme, tout au long des années 1970, des Allemands des Cellules
révolutionnaires, du Mouvement du 2 juin ou de la Fraction Armée rouge ont
collaboré avec des groupes palestiniens terroristes, ou avec des États «
sponsors ». Il y a bien eu alors d’une part déterritorialisation, et d’autre part
fonctionnement en réseaux de tous ces acteurs. Mais il s’agissait plus d’un
soutien international à une cause nationale que d’une action globale, la
violence se voulait au service du mouvement palestinien ; quant aux réseaux,
que de nombreux experts ont ramené à l’image d’un « fil rouge », ils ne
pouvaient exister que du fait du soutien ou de la tolérance de certains États
Le terrorisme global est-il le monopole de l’islamisme radical ? Il est
vrai que des acteurs terroristes autres que musulmans existent aujourd’hui de
par le monde et que bien des mouvements armés nationalistes, ethniques, ou
portés par une autre religion (hindouisme par exemple) y ont recours. Mais
l’islamisme radical est le seul à conjuguer des visées planétaires,
métapolitiques, et un éventuel ancrage au sein d’un État souverain dans
diverses parties du monde. Du coup, il laisse moins d’espace à des acteurs
violents autres qu’islamistes, comme on l’a constaté de manière
spectaculaire en Espagne : les terribles attentats du 11 mars 2004 à Madrid
(191 personnes tuées) furent d’abord imputés par le pouvoir à ETA avant
qu’il ne devienne clair qu’ils étaient le fait de migrants maghrébins. Et non
seulement le Partido Popular de José Maria Aznar perdit les élections qui
se tenaient quelques jours après pour avoir accusé à tort ETA, mais
l’organisation séparatiste basque elle-même se retrouva d’une certaine façon
victime du terrorisme islamique, obligée de récuser elle aussi une violence
aussi extrême, affaiblie dès lors dans sa légitimité à user des armes ou des
explosifs. C’est pourquoi on peut dire qu’al-Qaida a signifié, par son
intervention en Espagne, le déclin historique d’ETA – même si cette
organisation continue d’exister et de pouvoir porter des coups meurtriers à la
démocratie espagnole.
Mais ajoutons, ici, que le terrorisme islamiste n’est pas unifié ou
homogène, loin de là. Le recours à une violence extrême se réclamant de
l’islam met en branle des acteurs qui s’inscrivent entre eux dans des jeux
éventuellement hautement conflictuels, comme on le voit aujourd’hui en Irak,
où al-Qaida est loin d’avoir le monopole des attentats.
Plus généralement, si l’on considère le terrorisme classique, celui des
années 1960 et 1970, on peut avoir l’image d’une sorte d’éclatement. Les
logiques d’hier, en effet, étaient avant tout politiques, obsédées, on l’a dit,
par la prise du pouvoir d’État, ou par l’instauration d’un nouvel État. Dans le
monde actuel, l’action terroriste est, davantage qu’à l’âge classique, ou bien
plus que politique, surdéterminée par ses dimensions de combat planétaire
sacré, sans négociation possible – l’islamisme radical règne ici, il est
métapolitique –, ou bien moins que politique, soucieuse alors de profit
économique tout en gardant un contact avec le politique, c’est le cas, par
exemple, des FARC, en Colombie, qui sont devenues des forces
infrapolitiques. Ce qui ou bien rapproche le phénomène concret du concept
de terrorisme « pur », ou bien au contraire en éloigne pour en faire une
violence avant tout instrumentale et économique, plus ou moins mafieuse.
Cette évolution n’empêche pas que subsistent des mouvements nationalistes,
ou assimilables, toujours susceptibles de recourir, classiquement, au
terrorisme, mais nécessairement confinés, réduits à leurs enjeux locaux.
5- Michel Wieviorka, « Defining and Implementing Foreign Policy : the US Experience in Anti-
Terrorism », in Yonah Alexander et H. Foxman (dir.), The 1988-1989, Annual on Terrorism,
Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1990, p. 71-201 ; cf. également « France Faced with
Terrorism », Terrorism, Washington, Taylor and Francis, vol. 14, no 3, 1991, p. 157-170.
6- Cf. Gary R. Bunt, Islam in the Digital Age, Londres, Pluto Press, 2003.
7- Cf. John Robb, Brave New War : the Next Stage or Terrorism and the End of
Globalization, Hoboken, John Wiley and Sons, 2007.
8- Cf. Robert Pape, qui avance le chiffre de 95 % dans « The Strategic Logic of Suicide
Terrorism », The American Political Science Review, 97, 3, p. 346-350. Et du même auteur, le livre
souvent cité Dying to Win : The Strategic Logic of Suicide Terrorism, New York, Random House,
2005.
10- Hans Magnus Enzensberger, Le Perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur,
Paris, Gallimard, 2006, p. 29-30.
14- Dans sa préface à Zahida Kakachi et Christophe Morin, Le Vol Alger-Marseille. Journal
d’otages, Paris, Plon, 2006, p. 14-15.
15- Ibid., p. 15. Cf. également Françoise Rudetzki, Triple peine, Paris, Calmann-Lévy, 2004.
16- « L’attentat-suicide est la signature tactique de la quatrième vague moderne, dite “religieuse”,
du terrorisme moderne » écrit dès les premières lignes de sa préface l’éditeur d’un important ouvrage
sur le sujet, « Il n’est pas de méthode du terrorisme contemporain plus importante à comprendre », Ami
Pedahzur (dir.), Root Causes of Suicide Terrorism. The Globalization of Martyrdom, Londres,
Routledge, New York, 2006, p. XV.
17- Farhad Khosrokhavar, Quand Al Qaïda parle. Témoignages derrière les barreaux, Paris,
Grasset, 2006. L’« islamo-nihiliste » est un déraciné, « en quête d’un islam qui apporte une réponse
existentielle au sentiment de malheur qui l’assaille » (p. 332) ; l’« islamo-pléthoriste » a un «
enracinement religieux beaucoup plus important », il est éduqué, il donne « un sens religieux à
l’ensemble des actes » de son existence (p. 334-335) ; l’« islamo-individualiste » voudrait se réaliser
comme croyant, et comme individu, et conteste l’Occident qui lui rend une telle réalisation impossible ;
enfin, l’« islamo-fondamentaliste » provient d’un groupe néo-communautaire qui lui a apporté « une
conception fermée du religieux » (p. 344), il bascule du fondamentalisme, facteur généralement
d’apaisement, au terrorisme du fait d’une radicalisation due à des humiliations ou à la répression.
18- Farhad Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs d’Allah, op. cit., p. 331.
19- Saskia Sassen, La Ville globale : New York, Londres, Tokyo, Paris, Éditions Descartes,
1996 [1991].
20- Marc Sageman, « Islam and Al Qaeda », in Root Causes of Suicide Terrorism, op. cit.,
p. 122-131 (p. 127).
9
Le retour du racisme
Nous ne sommes plus dans les années 1950 ou 1960, quand pouvait
régner l’espoir de voir le racisme décliner, et que progressaient les
mouvements pour les droits civiques et les processus de décolonisation. Au
contraire, la modernité actuelle comporte, comme hier, cette face d’ombre, et
non seulement ce phénomène ravageur ne tend pas à disparaître de la vie
sociale, mais il trouve, dans les changements contemporains, les ressources
pour se redéployer sous des formes les unes classiques, les autres nouvelles
ou renouvelées. De nouveaux acteurs racistes se manifestent, sans que pour
autant les anciens aient complètement disparu ; de nouveaux discours et de
nouvelles pratiques racistes frayent leur chemin, à côté des plus anciens.
Après la découverte des crimes nazis, on pouvait penser que l’antisémitisme
ne disposait plus d’aucun espace pour s’exprimer : cette figure si
particulière de la haine de l’Autre se relance, elle aussi en s’alimentant à
bien des égards des passions qui entourent partout dans le monde tout ce qui
touche à Israël et au conflit israélo-palestinien1.
Le problème est planétaire, mais chaque région du monde et même
chaque pays l’expérimente de façon spécifique – c’est pourquoi les études
comparatives présentent en la matière un très grand intérêt2. Et face à ce
redéploiement, les sciences sociales se mettent en quête de nouveaux outils
d’analyse, et ébauchent de nouvelles catégories pour penser le mal dans sa
continuité historique, tout autant que dans son renouveau.
Le racisme institutionnel
Des militants du Black Power, Stokely Carmichael et Charles
Hamilton3, avancent alors, parmi les premiers, une explication : le racisme
est institutionnel, c’est-à-dire qu’il constitue une propriété structurelle du
système, même si les acteurs ne se disent pas racistes, et seraient souvent
bien étonnés qu’on les accuse de l’être. Dans cette perspective, à la limite,
personne n’est raciste, et pourtant, les Noirs sont toujours victimes de toutes
sortes de discriminations.
Le racisme institutionnel n’est-il pas une réalité structurelle des
démocraties contemporaines, où personne n’ose se dire ouvertement raciste,
et où, dans bien des situations, personne n’a à assumer un quelconque
racisme, alors que des discriminations s’avèrent à l’œuvre dès que l’on fait
l’effort de les faire apparaître ouvertement ? À première vue, il semble que
oui. C’est ainsi que Philippe Bataille, dans une recherche-action qu’il a
conduite avec la CFDT, a montré comment une entreprise de six cents
salariés pouvait n’employer aucun immigré dans une ville sinistrée
économiquement, Alès, où la population immigrée représente environ un
quart du total : chaque fois qu’un emploi se libérait, il y avait toujours un
ouvrier de l’entreprise pour recommander un proche, un ami ou un parent,
qui n’était jamais issu de l’immigration4.
Pourtant, la notion de racisme institutionnel doit impérativement être
dépassée. Elle relève, en effet, d’un mode de pensée, influencé certainement
par le structuralisme triomphant des années 1960 et 1970, dans lequel les
structures ou le système peuvent être dissociés, dans l’analyse, des acteurs.
Dans l’exemple qui précède, les acteurs – la direction du personnel de
l’entreprise, les salariés – semblent n’avoir à première vue rien à voir avec
la discrimination constatée, qui serait systémique. Inscrite dans la structure,
celle-ci revêt l’allure de procédures, elle semble dissociée de tout préjugé,
et, plus encore de toute idéologie. Mais l’idée de racisme institutionnel
permet d’exonérer ceux qui tirent un profit symbolique de la discrimination,
ou du moins qui vivent dans l’indifférence de l’injustice dont pâtissent les
victimes, et qui seraient totalement inconscients, voire innocents. Elle
indique, en réalité, qu’un voile d’ignorance peut masquer la réalité de la
discrimination, jusqu’au jour où il se déchire, parce que les victimes
l’établissent, ou, pour poursuivre avec notre exemple, qu’une équipe
composée de syndicalistes et de sociologues décide de prendre le problème
à bras-le-corps. Une fois établi, le racisme en question ne peut plus être
institutionnel, puisque le maintien ou la disparition de la discrimination ne
dépendent plus que de l’action des agents concernés, de leur volonté de
devenir, ou non, les acteurs de changements – ce qui précisons-le, s’est
produit dans l’usine étudiée par Bataille et la CFDT. On trouve ici, notons-le
au passage, une illustration particulièrement réussie de ce que nous avons
appelé l’engagement sociologique : le chercheur, par son intervention
comme chercheur, contribue à transformer un problème non traité, et même
un non-dit, où il n’y a apparemment pas de système d’action, en débat et en
politique. Il révèle l’existence d’un racisme au départ institutionnel, et qui,
du fait de cette révélation, devient l’enjeu de l’action au sein du système.
Discriminations et racialisation
Dans les années 1980-1990, au moment où l’Europe redécouvre le
racisme, celui-ci y est surtout perçu comme un phénomène idéologico-
politique, éventuellement capitalisé par des forces d’extrême droite alors
naissantes ou renaissantes, tels le Vlaams Blok en Flandre, la Ligue du Nord
en Italie ou le Front national en France. Les autres formes du phénomène – la
violence, les préjugés, les discriminations... – ne sont pas ignorées, mais le
principal combat est politique et assez général. Pourtant, progressivement,
une idée fait son chemin : pour faire reculer le racisme, il ne suffira pas de
mener une action frontale sur le plan idéologique et politique, contre les
forces politiques qui l’incarnent. Il faut prendre à bras-le-corps l’ensemble
de ses manifestations.
Le racisme global
Les approches des années 1980 et 1990 considèrent le racisme à
l’intérieur du cadre que constituent les sociétés nationales ou les États-
nations. Le symbolic racism est pensé à l’intérieur des États-Unis, le new
racism est anglais, le racisme différencialiste est français... Mais on ne peut
plus analyser le racisme en enfermant la réflexion dans le seul cadre des
États-nations. Le phénomène, en effet, tend à être de plus en plus global, et à
procéder de la double compression du temps et de l’espace qu’évoque la
formule de David Harvey déjà citée dans ce livre. Il conjugue, sous des
aspects qui varient d’une expérience concrète à une autre, des dimensions
planétaires, en tout cas supranationales ou transnationales, et d’autres
renvoyant à des spécificités ou des ancrages locaux, nationaux, tout comme il
agrège des aspects contemporains – les mécanismes de la discrimination par
exemple – à des dimensions historiques – le poids de l’esclavage, de la
colonisation, par exemple.
L’antisémitisme a ici valeur paradigmatique. Il a toujours été
transnational, si on peut se permettre l’anachronisme, inscrit à une échelle
planétaire. Dès l’Antiquité, si l’on suit les travaux de Peter Schäfer16,
l’antijudaïsme (le terme antisémitisme n’a été utilisé qu’à partir des années
1880) opère en trois sites distincts, Égypte, Syrie-Palestine et Rome. Il est
ensuite largement « globalisé » par le christianisme, qui lui a conféré ses
dimensions mondiales très tôt. Mais ce qu’apporte sa globalisation
contemporaine n’en est pas moins propre aux temps actuels. Car aujourd’hui,
on ne peut l’analyser sérieusement sans penser en permanence l’articulation
de ce qui se joue dans le cadre des États-nations concernés, à commencer
par les pays où vivent des Juifs (principalement Israël, les États-Unis et
quelques pays européens, et en premier lieu la France), et ce qui dépasse ou
déborde ce cadre ; sans conjuguer prise en compte d’éléments locaux, et
d’éléments transnationaux, à commencer par ceux qui touchent à des enjeux
proche ou moyen-orientaux. Et sans voir comment il met en œuvre des
éléments empruntés à divers répertoires – les accusations de crime rituel du
vieil antijudaïsme chrétien, les protocoles des Sages de Sion forgés pour les
maîtres du Kremlin à la fin du XIX e siècle, le nazisme, etc.
Il en est de même si l’on considère d’autres racismes. L’expérience
française récente, que nous envisagerons d’abord sous l’angle du racisme
anti-Arabes et antimusulmans, peut permettre d’illustrer cette affirmation. La
France compte aujourd’hui une population issue de l’immigration venue du
monde arabo-musulman que l’on estime, de façon certes très contestable, à
environ cinq millions de personnes, quelque 7 % ou 8 % du total. Et le
racisme qui atteint cette population est un phénomène avéré, qu’il s’agisse
des opinions et des stéréotypes, ou bien encore, et surtout, de toutes sortes de
discriminations, dans l’emploi, l’accès au logement, à certains loisirs
notamment. Des travaux de sociologie montrent aussi qu’elle est victime
d’une ségrégation à l’œuvre dans l’école publique, d’un « apartheid
scolaire17 » qui produit et renforce les inégalités pour les enfants issus de
l’immigration, au lieu de les dissoudre, comme le voudrait l’idéal
républicain, ou tout au moins de se contenter de le reproduire, comme le
suggérait la sociologie des années 1960 et 1970.
Mais ce racisme n’évolue pas seulement au gré des tensions et des
crises propres à la société française, il doit beaucoup à des logiques
extérieures, et à des rapports de force qui se jouent à une autre échelle que
celle de l’État-nation. Ainsi, plusieurs affaires ou épisodes ont montré que le
regard extérieur pouvait peser sur son évolution. Quand, en 1990, la France
se prépare à participer à la première guerre du Golfe, puis s’y engage, les
pouvoirs publics prennent diverses mesures pour éviter les troubles qu’un tel
engagement pourrait entraîner au sein de la population issue de l’immigration
arabo-musulmane. Ces mesures ne sont pas racistes en elles-mêmes, mais
elles exercent de fait un racisme qui revêt plusieurs aspects : stigmatisation
de cette population soupçonnée ou accusée de ne pas être pleinement
intégrée, ou intégrable, fonctionnement raciste de la police, qui interpelle les
jeunes « au faciès », interdiction de certains déplacements (par exemple, les
collèges de la banlieue parisienne, qui accueillent de nombreux enfants
d’immigrés, ne peuvent durant cette période organiser des visites
d’exposition ou des sorties théâtrales à Paris). La politique internationale du
pays renforce le racisme interne. En même temps, la façon dont les médias
français traitent de ce conflit est perçue comme particulièrement odieuse
depuis certains pays arabo-musulmans, qui le font savoir. Le racisme
français devient un objet de débats internationaux, de pression, en même
temps que son évolution est surdéterminée par des choix de politique
internationale.
Autre exemple : quand la France vote (mars 2004) une loi interdisant
les signes religieux « ostensibles » à l’école publique, pour en fait y
empêcher le port du « foulard » islamique, quelques voix s’élèvent pour
dénoncer un choix politique vaguement raciste, car ne visant en réalité que
des jeunes musulmans, on parle d’islamophobie ; mais surtout, des critiques
beaucoup plus fortes proviennent de l’étranger, qu’il s’agisse de sociétés
musulmanes, ou bien encore du monde anglo-saxon, pour reprocher à cette
loi des connotations racistes. De telles critiques ont nourri le débat français,
raidi les uns dans leur « républicanisme », leur conception figée de l’idée
républicaine, au nom de laquelle la loi avait été votée, encouragé les autres à
la critiquer en justifiant que soit évoqué le soupçon de racisme.
En fait, tout ce qui touche à l’islam est susceptible de « globaliser » le
racisme, d’en faire un problème qui ne peut plus être pensé dans le strict
cadre, unique, de l’État-nation. Et ce qui est vrai pour la France l’est pour
d’autres pays. Par exemple, les attentats terroristes de Madrid (mars 2004)
ou de Londres (juillet 2005) ont eu pour effet (mais aussi peut-être en partie
pour cause) de mettre sur le devant de la scène le racisme propre à la société
espagnole, ou anglaise. Les musulmans, dans les deux pays concernés, se
sont sentis menacés par les réactions des populations nationales, plus ou
moins disposées à les accuser dans leur ensemble, et même à soupçonner les
immigrés, en général, d’être cause de ce terrorisme. De même, les
impressionnantes réactions, dans tout le monde musulman, aux publications
de caricatures mettant en cause le prophète Mahomet d’abord dans un
quotidien danois, puis dans de nombreux autres en Europe, ont dénoncé ce
qu’il y avait selon elles de mépris blasphématoire dans ces dessins, un
mépris alors souvent décrit comme raciste. Les protestations ont pris un tour
violent dans certains pays, plus modéré dans d’autres, notamment en Europe ;
en retour, elles ont raidi certains groupes qui, y compris dans les extrêmes
droites, y ont trouvé de quoi alimenter leur haine raciste des Arabes et de
l’islam. On a ainsi évoqué alors, en France, l’hypothèse d’un saut dans
l’opinion, vers le haut, du Front national – un parti raciste.
Le racisme visant spécifiquement les Noirs ne se comprend pas
davantage si on en limite l’analyse au cadre des États-nations. Car
aujourd’hui, la compréhension de ce phénomène oblige à prendre en
considération d’une part l’histoire supranationale qui a abouti à la
ségrégation, aux stéréotypes, aux discriminations actuelles, et d’autre part la
circulation planétaire, les migrations actuelles de bien des Noirs. Dans
certains cas, les Noirs relèvent d’une diaspora – la « Black Atlantic » par
exemple, dont parle Paul Gilroy –, caractérisée par leur circulation entre
plusieurs pays. Il arrive aussi, c’est le moins qu’on puisse dire, qu’il ne soit
pas facile pour ceux qui désirent migrer d’opérer une telle circulation, de
quitter un pays africain. Les pays d’accueil ou de transit déploient eux-
mêmes des politiques de l’immigration qui n’excluent pas une grande
violence, comme on l’a constaté avec le Maroc et l’Espagne, à Ceuta et
Melilla, où la brutalité mise en œuvre pour contrôler la frontière se prolonge
aussi dans le désert où les autorités marocaines refoulent des migrants venus
d’Afrique subsaharienne d’une manière qui peut se révéler meurtrière. La
politique des pays du Nord peut ici s’appuyer sur les conduites mises en
œuvre au loin, par des pays du Sud, et si elle se veut non raciste, elle n’en
est pas moins vite connotée racialement.
Dans les sociétés d’accueil, il arrive que les membres de groupes
victimes eux-mêmes d’un racisme anti-Noirs, rejettent des nouveaux venus,
eux aussi Noirs, précisément en raison de leurs sociétés d’origine. Ainsi, aux
États-Unis, les descendants des esclaves ne sont pas toujours tendres avec
les nouveaux migrants qui viennent d’Afrique subsaharienne ou des Antilles,
et il arrive qu’en France, des Noirs antillais témoignent d’une vive hostilité
aux migrants d’Afrique subsaharienne. Le racisme vise en bonne part des
populations migrantes, ou issues récemment de l’immigration, ce qui fait que
les problèmes de la « race » se mêlent à ceux de l’immigration et des
phénomènes migratoires contemporains. À partir de là, le racisme doit se
comprendre globalement, car faisant intervenir des aspects liés au
fonctionnement interne des sociétés concernées, et d’autres, liés à des flux
humains, culturels et économiques planétaires ; et symétriquement, les débats
sur l’immigration sont pollués par la question du racisme. Comme pour bien
d’autres problèmes de société, il est souvent difficile de distinguer nettement
les enjeux internes et les enjeux externes, le dedans et le dehors, tout très vite
interfère.
Cet exemple du racisme anti-Noirs global peut être prolongé en prenant
en considération un enjeu de plus en plus important : les dimensions racistes
du refus d’accorder aux Noirs américains les réparations, symboliques et
matérielles, que certains d’entre eux réclament en compensation de la traite
négrière et de l’esclavage. Le refus est une question à la fois intérieure aux
États-Unis (pays qui s’est fait par ailleurs le champion de la reconnaissance
de la Shoah, et qui a reconnu les torts causés aux Japonais-Américains
internés abusivement durant la Seconde Guerre mondiale), et internationale,
car portée par la diplomatie américaine, qui tente de s’opposer au
mouvement lui-même global pour les réparations – les pressions de
nombreuses ONG et d’États anciennement colonisés viennent à l’appui des
demandes de ce mouvement. Celui-ci s’est constitué sur la base d’une
idéologie souvent « panafricaniste », diasporique – et donc « globale ».
Qu’il s’agisse du passé, qui concerne l’Afrique, l’Europe, les États-Unis, ou
du présent, la question du racisme anti-Noirs ne peut être désormais pensée
dans les seules catégories de l’État-nation, et pas davantage celle de
l’identité et de l’action de ceux qui y font face18.
Le cadre spatial de l’analyse du racisme se transforme donc avec la
globalisation. Au lieu de dire que le phénomène comporte des dimensions
nationales, que complètent éventuellement des dimensions internationales, il
faut désormais l’aborder en se demandant comment, de plus en plus, il est la
résultante de jeux complexes où se conjuguent et se déplacent en permanence
des logiques intérieures et des logiques supranationales, extérieures.
Ce constat ne doit-il pas être prolongé par un autre, de même type, mais
relatif à l’antiracisme, comme le suggère déjà le mouvement panafricaniste
qui vient d’être évoqué ? L’idée d’un lien entre le « global power », les
forces hégémoniques de l’économie néo-libérale, et la façon dont les idées et
les pratiques visant à combattre le racisme circule depuis les années 1990.
Le plus souvent, elle met en cause non pas la globalisation elle-même, mais
la place déterminante qu’y occuperaient les États-Unis, et elle constitue alors
un avatar de thèses classiques sur l’impérialisme américain :
l’américanisation du monde façonnerait, dans cette perspective, l’action
antiraciste, en lui imposant ses catégories de pensée, qu’il s’agisse de définir
la race, d’avancer des conceptions de la diversité de l’humanité ou de
proposer des politiques, par exemple à travers l’intervention d’institutions
comme la Banque mondiale ou le FMI. Elle déboucherait sur une
racialisation du monde. Une variante radicale et polémique de cette thèse a
été proposée par Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, suscitant de vives
réactions19 : cette approche réduit l’influence américaine à des logiques
d’imposition de catégories elles-mêmes inscrites dans une logique
impérialiste, sans voir les éléments de variété et de critique qui caractérisent
le débat interne américain ; elle sous-estime les dimensions internes de
l’antiracisme, propres aux sociétés nationales et aux régions du monde où il
se manifeste ; elle donnerait une image déformée des échanges intellectuels
entre les États-Unis et d’autres pays, etc. Il est vrai que les tendances
actuelles à l’ethnicisation et à la racialisation de bien des sociétés les
rapprochent plus qu’elles ne les éloignent des États-Unis. De là à y voir le
résultat de l’impérialisme américain, il y a un pas immense, qu’il est
idéologique de franchir sans études concrètes. Mieux vaut, nous semble-t-il,
maintenir en la matière, comme en d’autres, le projet de penser « global », et
donc d’analyser l’action antiraciste en tenant les deux bouts, celui de
l’influence de forces supranationales ou externes – et qui ne sont pas
réductibles à l’image de l’hégémonie des États-Unis – et celui du travail des
sociétés sur elles-mêmes.
Racisme et histoire
Dans sa célèbre étude sur « race et histoire », commanditée par
l’Unesco et publiée en 1952, Claude Lévi-Strauss constate que l’humanité est
entrée dans une phase de civilisation mondiale, et que pour faire droit à la
diversité des diverses cultures qui la composent, il faut reconnaître que la
relation qu’entretient chacune d’elles au temps est elle-même variable20.
Mais toutes les sociétés, dit-il, sont dans l’histoire. Or, comme nous l’avons
indiqué dans le chapitre 6 de ce livre, depuis un demi-siècle, un phénomène
de renversement se produit et s’accélère par rapport à cette image : c’est de
plus en plus l’histoire qui est dans les sociétés contemporaines. Au-delà de
la distinction des régimes d’historicité que propose François Hartog21 pour
marquer la façon différente qu’ont les sociétés de penser le temps, c’est la
place même de l’historicité qui est en jeu.
L’histoire devient un enjeu, elle apparaît comme une ressource
mobilisée, notamment par toutes sortes de groupes demandant à être reconnus
pour les drames dont leurs ancêtres ont ou auraient été victimes. Du coup, le
racisme lui aussi se leste de thèmes historiques, il s’appuie sur ses propres
conceptions du passé, des conceptions qu’éventuellement contestent certains
groupes. Il comporte vite une forte charge historique, dans laquelle se mêlent
des oublis majeurs d’un côté, et des propositions qui dénaturent le passé
d’un autre côté.
Il faut prendre la mesure de cette nouveauté. Dans le passé, les formes
du racisme qui reposaient sur la biologie ou les aspects physiques des
groupes et des individus visés ne faisaient guère intervenir l’histoire. Mais
aujourd’hui, les mémoires se télescopent, entrent en concurrence, et le
racisme, comme la lutte contre le racisme, fait de l’histoire un enjeu
essentiel. L’expérience française là aussi peut nous aider à illustrer ce
constat.
En France, l’antisémitisme, tel qu’il s’est redéployé, surtout à la fin des
années 1990, mobilise en permanence l’histoire, et la lutte contre le
phénomène tout autant. Le mouvement s’est d’abord cristallisé autour de la
Seconde Guerre mondiale et, on l’a vu, du rôle du régime de Vichy. Dans les
années 1980, le leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, a marqué son
intérêt pour les thèses « négationnistes » de Faurisson, et son antisémitisme
est passé à plusieurs reprises par des propos relatifs à cette époque.
L’existence de l’État d’Israël et tout ce qui a trait au conflit israélo-
palestinien sont devenus une autre source, ou un autre prétexte de haine des
Juifs, et là aussi, l’histoire est constamment mobilisée ou présente – une
histoire qui n’est plus celle de la France, et qui est centrée sur le Proche-
Orient –, en particulier s’il s’agit de dériver du soutien légitime à la cause
palestinienne vers des attitudes à nette connotation antisémite.
Plus récemment, la colonisation, la traite négrière et l’esclavage sont
entrés dans le débat public, mettant en cause le récit national qui soit les
gommait, soit même en vantait certains aspects, au point, nous l’avons vu,
qu’en février 2005, une loi a pu être votée, comportant un article (supprimé
par la suite) demandant qu’on enseigne dans les cours d’histoire le rôle
positif de la colonisation. Des mobilisations, notamment de la part de
mouvements noirs, mais aussi d’acteurs politiques et d’intellectuels engagés,
refusent le silence ou la minimisation des drames vécus du fait de la
colonisation ou de l’esclavage au nom de la vérité historique, mais aussi
parce qu’ils y voient à juste titre une des sources d’un racisme actuel, un
déni, qui va de pair avec des discriminations concrètes contemporaines. Dire
du passé colonial qu’il a apporté beaucoup aux peuples colonisés, ce n’est
pas seulement mettre en cause le caractère intolérable de ce même passé,
c’est aussi d’une certaine façon le perpétuer ou le renouveler par les
préjugés, le mépris, la discrimination ou la ségrégation. Le racisme ne
conjugue pas partout et toujours le passé et le présent, il ne convoque pas
nécessairement à la fois l’histoire et la sociologie. Mais chaque fois qu’il le
fait, il est comme redoublé par cette conjugaison, qui l’exacerbe.
Le racisme n’est pas l’exclusivité des groupes dominants, il est même,
souvent, suffisamment attrayant aux yeux des plus pauvres pour être
instrumentalisé par des régimes dictatoriaux, fascistes ou totalitaires, par des
démagogues ou des partis extrémistes à fort ancrage populaire. Avec la
fragmentation culturelle et sociale, et ses expressions ethno-raciales, il
utilise parfois des bribes d’histoire, des matériaux empruntés au passé pour
se développer entre fragments. C’est ainsi qu’il existe des traces
d’antisémitisme, en France et encore aux États-Unis, parmi les Noirs, tout
comme symétriquement, des Juifs peuvent témoigner d’un racisme anti-
Arabes, voire anti-Noirs, et ces traces peuvent s’alimenter d’un discours à
prétention historique. Un cas caricatural, on le sait, a été donné par le «
comique » Dieudonné, s’insurgeant contre le rôle des Juifs, selon lui, dans la
traite des Noirs, et plus encore, laissant entendre que de surcroît, ils
voudraient conserver le monopole de la souffrance historique, avec la Shoah,
constituant dès lors un obstacle particulièrement actif à toute reconnaissance
des drames passés que furent pour les Noirs l’esclavage ou la traite négrière.
Les sciences sociales n’ont pas toujours combattu le racisme avec
énergie, et elles ont même dans le passé apporté leur contribution à la
fabrication et à la diffusion des idéologies racistes. Il suffit de parcourir les
premières livraisons de la grande revue américaine de sociologie,
l’American Journal of Sociology, pour s’en convaincre – on y trouve, par
exemple, des articles de Francis Galton, ou bien encore une traduction de
l’introduction de L’Aryen, de Vacher de Lapouge, un des pères du racisme
classique, sans parler d’une production proprement américaine en la matière.
Dans le paysage renouvelé du phénomène, l’engagement sociologique
dont nous avons parlé au chapitre 3 de ce livre peut trouver un terrain
d’exercice particulièrement propice, et important, et apporter sa contribution
spécifique au combat contre cette figure du mal. Reprenons, en sens inverse,
les points principaux de ce texte.
Le racisme mobilise le passé ? L’histoire, ici, et donc les historiens
devraient être en première ligne, pour impulser des changements en matière
historique, et pas seulement se les faire imposer, pour faire entrer les
victimes et les vaincus dans le récit historique, pour susciter et éclairer les
débats publics. Si le « négationnisme » a pu prospérer en France à la fin des
années 1970, c’est en partie dû aux carences de la recherche historique sur
les camps de la mort nazis – il a fallu attendre le grand colloque organisé par
Raymond Aron et François Furet en 1982 pour que cette béance commence à
être comblée22.
Le racisme se globalise ? L’antiracisme doit être lui aussi pensé de
façon à articuler des perspectives mondiales, en même temps qu’un ancrage
dans des combats locaux ou nationaux, à la manière de l’altermondialisme,
dans ce qu’il présente de meilleur. Plutôt que des controverses vite
polémiques et idéologiques, les sciences sociales, ici, peuvent apporter un
éclairage décisif, en comparant les expériences, en examinant leurs réussites,
leurs échecs, leurs difficultés, en considérant l’antiracisme, un peu à la
manière des mouvements sociaux, à la fois comme un objet d’études et
comme une action dont la capacité à s’élever à un haut niveau de projet
passe par la coproduction de connaissances, entre chercheurs et acteurs.
Le racisme n’est pas seulement un phénomène idéologico-politique, il
transite par des formes concrètes, en particulier sous l’aspect de la
discrimination ? Les sciences sociales doivent promouvoir la connaissance
de ces formes diverses, et contribuer à éclairer les débats relatifs aux
instruments de savoir qu’elles appellent. Le problème pour elles, par
exemple, n’est pas de savoir trop vite si il faut être « pour » ou « contre » les
statistiques de la diversité, mais de construire l’espace du débat qu’elles
appellent, d’en montrer l’apport éventuel, mais aussi les limites, voire les
dangers éventuels – aux acteurs, associations dirigeants et partis politiques,
fonctionnaires, etc., ensuite, de prendre leurs responsabilités.
Le racisme est d’autant plus pernicieux aujourd’hui que les victimes
tendent parfois à se réfugier dans des identités que guettent le
communautarisme ou le relativisme. Les sciences sociales, après une
quarantaine d’années de débats entre universalistes et relativistes, «
Liberals » et « Communitarians », « Républicains » et « Démocrates », ont
tout à gagner à encourager les acteurs sociaux, culturels, politiques,
l’opinion, les médias à s’efforcer de dépasser ces clivages pour inventer des
formes d’articulation entre les deux types de valeurs. Le racisme se nourrit
aussi bien de la fermeture identitaire, en effet, que de la mise en avant d’un
universalisme trop abstrait, il procède de ces deux périls ; le faire reculer
passe certainement par des efforts, en divers lieux, pour refuser d’avoir à
choisir les valeurs universelles ou la reconnaissance des différences, et
apprendre au contraire à les concilier.
Enfin, le racisme peut se présenter comme un phénomène «
institutionnel ». Le rôle des sciences sociales est alors de dévoiler ce que
masquent les institutions, de faire apparaître d’éventuels acteurs derrière les
structures, et de les placer face à leurs responsabilités. Il est donc aussi
d’indiquer les actions concrètes susceptibles de modifier le fonctionnement
des organisations dans un sens favorable à la réduction du racisme, ce qui
appelle l’intervention volontariste d’acteurs, au sein de ces organisations, ou
au dehors, et des conditions favorables, par exemple grâce à des
modifications de la législation.
Les sciences sociales ont d’innombrables pistes à suivre si les
chercheurs souhaitent contribuer à faire reculer le racisme. Non pas en
donnant des conseils, en se constituant en experts, et pas davantage en se
complaisant dans la dénonciation – de l’impérialisme américain, du
républicanisme français par exemple. Mais en produisant des connaissances,
en relation avec les acteurs concernés, et sans pour autant se substituer à eux.
1- Cf. pour la France Michel Wieviorka, La Tentation antisémite, op. cit., 2005.
2- On me permettra de renvoyer ici à mon enquête sur La France raciste, Paris, Le Seuil, 1991,
et à son prolongement comparatif Le Racisme en Europe, Paris, La Découverte, 1993.
3- Dans leur livre Black Power, New York, Vintage Books, 1967.
5- Sur toutes ces questions, je me permets de renvoyer à mon livre Le Racisme. Une
introduction, Paris, La Découverte, 1998.
6- Cf. notamment Loïc Wacquant et William Wilson, « The Cost of Racial and Class Exclusion in
the Inner City », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, janvier 1989,
p. 8-25. Voir aussi, sur ces questions, William J. Wilson, The Truly Disadvantaged : The Inner City,
the Underclass and Public Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1987.
7- Dinesh D’Souza, The End of Racism, New York, Free Press, 1995.
8- Joe Feagin et Melvin Sikes, Living with racism, Boston, Beacon, 1994.
10- Cf. la mise au point proposée par John Wrench, Diversity, Management and
Discrimination, Ashgate, Aldershot, 2007.
11- L’idée de prophétie autoréalisatrice (self-fulfilling prophecy), que les sciences sociales
doivent à William Isaac Thomas, a été popularisée par Robert Merton. C’est l’idée qu’une
représentation fausse du réel exerce des effets qui aboutissent à modifier la réalité dans le sens qu’elle
propose.
13- Cf. les travaux de Della Pergola et Doris Bensimon, La Population juive de France :
socio-démographie et identité, Paris, Éditions du CNRS, 1984, ou bien encore Erik Cohen, Les Juifs
de France, valeurs et identités, Paris, FSJU, 2002.
14- Livio Sansone, « Anti-Racism in Brazil », NACLA Report on the Americas, vol. 38, no 2,
sept.-oct. 2004.
15- Le terme de négritude a été forgé par Aimé Césaire et son concept précisé, après la
Seconde Guerre mondiale, par Léopold Sédar Senghor.
16- Peter Schäfer, Judéophobie. Attitudes à l’égard des Juifs dans le monde antique, Paris,
Cerf, 2003 [1997].
17- Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton, L’Apartheid scolaire : enquête sur la
ségrégation ethnique dans les collèges, Paris, Le Seuil, 2005.
18- Cf. Charles P. Henry, Long overdue. The Politics of Racial Reparations, New York, New
York University Press, 2007, en particulier le chapitre 5, au titre explicite : « Reparations Go Global ».
19- Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la
recherche en sciences sociales, 1998, no 121-2, p. 109-118. Les revues brésilienne Estudos Afro-
Asiaticos et anglaise Theory, Culture and Society ont repris cet article et l’ont mis en débat.
20- Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Unesco, 1952 (repris dans Anthropologie
structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 377-431.
21- Cf. François Hartog, Évidence de l’histoire, Paris, Gallimard, 2007 [2005], p. 235, qui parle
de « cette attention au temps, c’est-à-dire aux divers modes de temporalités : à ce que j’ai fini par
nommer régimes d’historicité ».
22- Publié sous le titre, L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1982.
Conclusion générale
1- Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 [1925] ;
La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1950].
2- Charles Taylor, A Secular Age, Harvard, Belknap, 2007 ; Farhad Khosrokhavar, Avoir vingt
ans au pays des ayatollahs, à paraître, Paris, Robert Laffont, 2009.
3- Ce texte est publié en annexe de son ouvrage classique, Street Corner Society, Paris, La
Découverte, 1995 [1943].
Table of Contents
Couverture
Titre
Copyright
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
1 - Critique du sujet
La place du Sujet
Le retour du Sujet
L’autonomie du Sujet
Deux conceptions du Sujet
Une face d’ombre ?
Le Sujet et l’inconscient
Sujet et modernité
2 - Penser global
Le tout économique
Le planétaire et le local
Les « communautés imaginaires » de la globalisation
culturelle
Le transnationalisme en débat
La réinstitutionnalisation du monde
La fin de la globalisation ?
3 - L’engagement sociologique
Intellectuels et « professionnels »
Structuralisme et expertise
Vers un deuxième âge d’or des sciences sociales
DEUXIÈME PARTIE
4 - Après les nouveaux mouvements sociaux
Le mouvement ouvrier
Les « nouveaux mouvements sociaux »
Les mouvements globaux
Les antimouvements sociaux
5 - Différences dans les différences
Le multiculturalisme en débat
Tensions
Quatre acquis des sciences sociales
Le tournant
Culture et politique : cinq configurations, plus une
6 - Histoire, nation et société
Histoire et nation en France
L’histoire et la raison
L’histoire interpellée
Les effets de la mémoire sur l’histoire
Les conflits de mémoire
Les perspectives de l’histoire
TROISIÈME PARTIE
7 - Sortir de la violence
Le Sujet et la violence
Violence et globalisation
Sortir de la violence : la perspective des victimes
Face à l’acteur de la violence : des politiques du Sujet ?
8 - Le terrorisme global
Un objet « sale »
Le concept de terrorisme
Le terrorisme classique
Le terrorisme global
La subjectivité des victimes et celle des acteurs
9 - Le retour du racisme
Premiers changements : les années 1970 à 1990
Discriminations et racialisation
Le racisme global
Racisme et histoire
Conclusion générale