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QUAND LES POÈTES LISENT, QU'EST-CE QU'ILS ÉCOUTENT ?

Serge Ritman

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2005/3 n° 150 | pages 103 à 105


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200920722
DOI 10.3917/lfa.150.0103
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2005-3-page-103.htm
© Armand Colin | Téléchargé le 25/04/2022 sur www.cairn.info via Université de Lausanne (IP: 130.223.6.95)

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QUAND LES POÈTES LISENT,
QU’EST-CE QU’ILS ÉCOUTENT ?
Par Serge RITMAN

Deux lignes de Tristan Tzara dans L’Homme approximatif 1 suggèrent la


force relationnelle et subjectivante que « la parole » porte dans son activité
– ici, le tissage n’est pas la métaphore a-subjective que l’on répète à satiété
depuis Roland Barthes…
« je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous »
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Une force relationnelle avec son coefficient corporel : la « chaleur » d’un
« nous » est celle qui passe de corps en corps dans et par le langage. Son
foyer étant ce « noyau » de « rêve ». Ce qui n’est pas sans évoquer le
« noyau poétique » (das Gedichtete) que Walter Benjamin2 propose pour
rendre compte de ce que Goethe appelait « teneur » et Novalis « idéal a
priori » et qu’in fine il nomme « loi d’identité » :
« Cette loi d’identité énonce que toutes les unités, à l’intérieur du poème,
apparaissent d’emblée dans une interprétation intensive, qu’on ne peut ja-
mais saisir les éléments à l’état pur, mais seulement la structure relationnelle
où l’identité de l’essence singulière est fonction d’une chaine infinie de sé-
ries, à travers lesquelles se développe le noyau poétique. La loi selon laquelle
toutes les essences se révèlent, dans le noyau poétique, comme unité des
fonctions en principe infinies – cette loi est la loi d’identité. Aucun élément
ne peut se détacher, libre de toute relation, de l’intensité de l’ordonnance
cosmique, sensitivement perçue à son fondement. Dans tous les agence-
ments singuliers, dans la forme interne des strophes et des images, on verra
se réaliser cette loi, de sorte qu’au centre de toutes les relations poétiques
s’effectue finalement ceci : l’identité des formes sensibles et spirituelles, à
l’intérieur de chaque catégorie et d’une catégorie à l’autre – l’interpénétra-
tion spatio temporelle de toutes ces formes dans un spirituel qui les résume,
le noyau poétique, et qui se confond avec la vie. » (p. 104-105)

Cette « loi d’identité » est certainement la voix qui porte le poème plus
qu’il n’est porté par elle. Et cette voix, si l’on revient à Tzara, nous porte
dans « le rêve qu’on appelle nous », c’est-à-dire dans la relation : la relation
de la relation.
1. T. Tzara, L’Homme approximatif (1931), Paris, Gallimard, « Poésie », 1968, p. 25.
2. W. Benjamin, « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin. “Courage de poète” et “Timidité” »
(1955), trad. M. de Gandillac, dans Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000, pp. 91-124.
Le Français aujourd’hui n° 150, Voix. Oralité de l’écriture

Il y a un paradoxe de la lecture des poèmes en public et chacun le vit sans


qu’on arrive à s’en expliquer au risque de verser dans le conformisme
culturel de telle lecture : scolaire ou non, traditionnelle ou à la mode. Les
poèmes cherchent, comme dit O. Mandelstam, « l’interlocuteur provi-
dentiel3 ». Et Marina Tsvetaieva dit plus violemment le paradoxe :
« Je hais les choses publiques (Le monde – d’innombrables unités. Je suis
pour chacun et contre tous)4. »

Ce qui n’est pas sans évoquer Henri Michaux : « Le mal, c’est le rythme
des autres5 ». Le public des lectures est l’ennemi des lectures. Le premier
travail à faire c’est d’inventer le public, d’inventer un « nous » qui soit celui
de chacun contre tous avec le poème. Et, en premier lieu, bien évidem-
ment, du lecteur dit public. Par quoi il faut sans cesse travailler à ce que
M. Tsvetaieva pose comme une éthique du poète :
« Je suis très loin de tout cercle (j’entends par là cercle de personnes) donc
très loin aussi des cercles littéraires, qui sont ici beaucoup plus absorbés par
la politique que par la littérature, c’est-à-dire vocifèrent et haïssent plus
qu’ils ne se taisent (n’écrivent) et n’aiment. » (p. 249)
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Si elle s’en prend aux cercles russes du Paris des années trente, on ne peut
s’empêcher de songer aux cercles les plus variées qui absorbent et vocifè-
rent… dans et par les instrumentalismes les plus variés : médiatisation,
spectacularisation, animations voire vulgarisation que les meilleures inten-
tions et les plus faibles budgets alimentent…
« Ils veulent tous vivre : agir, communiquer, « construire la vie » – ne se-
rait-ce que la leur (comme si c’était un jeu de cubes ! Comme si elle se cons-
truisait ainsi !). La vie doit apparaitre de l’intérieur – « fatalement » – c’est-
à-dire être un arbre et non une maison. » (p. 350-351)

Le productivisme du jeu de cubes est une politique qui gère « postures »


(linguistique discursive et praxématique6) et « costumes » (Jean-Marie
Gleize dans Le Français aujourd’hui, n° 114)…, pour dé-montrer qu’on
joue le jeu de l’instrumentalisme langagier : bonnes intentions et intentions
d’auteur sont toujours de mise quand le poème reste à la porte avec… la vie.
Et un arbre ne rentre pas dans un plan, encore moins dans un « bon plan » !
Cette poussée intérieure, cette sève qui peut alors faire qu’une lecture soit
entièrement portée par le poème et non par le poète en « posture » ou
« costume », c’est ce qui fait que ce dernier devient « une oreille, pointée sur
3. O. Mandelstam, « De l’interlocuteur » (1913), dans De la poésie, trad. par Mayalasveta,
Paris, Gallimard, 1990.
4. M. Tsvetaieva, Vivre dans le feu, Confessions, trad. Nadine Dubourvieux, intr. de Tzvetan
Todorov, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 309.
5. H. Michaux, « Premières impressions », dans Passages (1937-1963), Paris, Gallimard,
1963, p. 135.
6. Voir, par exemple, R. Amossy (dir.), Images de soi dans le discours, La construction de
l’ethos, Lausanne/Paris, Delachaux et Niestlé, 1999 ; et J. Bres, « Entendre des voix : de
quelques marqueurs dialogiques en français », dans J. Bres et alii (éds.), L’Autre en discours,
Montpellier, université Paul Valéry, « Praxiling », 1999. Traces et marques évitent toujours
de penser l’activité dans et par le langage…

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« Quand les poètes lisent, qu’est-ce qu’ils écoutent ? »

l’autre » (p. 237), comme dit M. Tsvetaieva. Mais comment pointer


l’oreille sur l’autre ? En étant tout ouï « comme dans les rêves » :
« Personne ne m’est étranger : avec chacun – je commence par la fin, com-
me dans les rêves, où il n’y a pas de temps pour les préliminaires. » (p. 441)
C’est que la lecture est un acte d’amour sans préliminaires (voyez Dante).
En entendant cette activité amoureuse « avec chacun » dans le seul lieu qui
la rende possible : dans « la chambre du rêve » que M. Tsvetaieva nous
suggère dans une vision très baudelairienne :
« La chambre du rêve, s’élargissant et se rétrécissant, surgissant et disparais-
sant suivant les exigences de l’action intérieure, avec – quand il le faut –
une porte, quand il ne le faut pas – l’impossibilité d’une porte. » (p. 367)
J’aime alors que la lecture dite publique devienne cet intime extérieur :
cette « chambre du rêve » qui a ou n’a pas sa porte : c’est selon chacun ou
chaque poème ou chaque lecture.
Les lectures réalisées jusqu’à ce jour viennent et reviennent aux lectures
réalisées dans les lieux scolaires avec d’autres poèmes ou textes. Parce que
l’institution scolaire se doit de protéger et son lecteur et ses auditeurs, j’ai
inventé avec eux à lire « mes » textes à « mes » élèves, et je me suis toujours
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refusé à des situations libres pour que les élèves lisent leurs textes… Cepen-
dant la lecture publique m’a mis face à ma peur des « choses publiques » et
aux risques de perdre « l’air qui m’est indispensable pour respirer », comme
dit M. Tsvetaieva, et qui est au cœur des poèmes. Et cet air, il faut le
trouver dans la relation que le poème engage ! Paradoxe !
Les lectures réalisées ont alors progressivement trouvé (ou pas…) à
chaque fois leur « chambre du rêve ». Elle pourrait s’apercevoir avec deux
éléments – mais il y en a bien d’autres qui font une éthique de la lecture.
Je lis avec des petits bateaux en papier : ils sont d’abord faits dans un papier
qui est une reproduction de cartes routières et ils sont comme toujours
partis vers je ne sais quelle destination dans leur fragilité même, comme
confiés à chacun, à chaque main auditrice – j’aimerais que chaque auditeur
joue avec l’un de ces bateaux en écoutant la lecture. Je lis avec des vitesses
qui cherchent à emporter le poème : qu’elles soient rapides ou lentes, le
souffle haletant est une montée du corps par le poème et du poème par le
corps. C’est le « sans préliminaires » que cette érotique de la lecture cherche
à trouver car il n’y a pas de préparatifs, de manœuvres, de détours dans ce
qui est « tomber dans tomber ».
Mes lectures aimeraient tellement tomber dans la bouche de chacun
qu’elles me sortent par les oreilles de chacun : je ne m’écoute pas lire mais
je suis (être et suivre) ton écoute dans ma lecture. Rien que tentatives, tenta-
tives de « chambre du rêve » : rêves d’une lecture qui trouve un poème-rela-
tion écrit dans l’oreille de chaque rêveur qui me/te donne la main, la main
du poème tout ouï pour « nous ». Ma retenue comme ta résonance 7.
Serge RITMAN
7. S. Ritman, Ta Résonance (avec des lavis de Colette Deblé), Saint-Denis-d’Oléron, édi-
tions Océanes, 2003 et Ma Retenue, Petits contes en rêves (avec des peintures de Ben-Ami
Koller), Chambéry, éditions Comp’Act, 2005.

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