Vous êtes sur la page 1sur 46

Jean-Marie SANSTERRE

LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES,


ET SES LIMITES, DANS LA DIFFUSION DE LA VIRTUS
DES SAINTS (ESPACE FRANÇAIS, FIN XIIIe-XVe S.)*

Un petit article publié en 2015 en complément d’un travail plus sub-


stantiel m’a déjà permis d’évoquer dans les Analecta Bollandiana1 une re-
cherche en cours dont j’aimerais présenter ici d’autres résultats basés sur
un nouvel ensemble de textes. Cette étude de longue haleine est partie des
vues pionnières d’André Vauchez sur la substitution des images aux re-
liques dans les derniers siècles du Moyen Âge. Dans son livre majeur sur
la sainteté en Occident à cette époque et dans un article paru ensuite, A.
Vauchez soulignait que les images des saints contribuèrent beaucoup à
«dissocier le culte des serviteurs de Dieu du pèlerinage à leur tombeau».
Il constatait «l’existence d’un transfert qui s’est effectué un peu partout en
Occident, à des rythmes plus ou moins rapides selon les pays, entre le mi-
lieu du XIIIe et celui du XIVe siècle, en vertu duquel l’image (…) prend la
place des reliques et tend à accaparer leurs fonctions surnaturelles»2. À
une époque où les miracles thérapeutiques avaient souvent lieu à distance
du sanctuaire d’où rayonnait le culte3, l’existence de ce phénomène de sub-
stitution ne fait aucun doute4; mais des recherches portant surtout sur des

*
Liste des titres abrégés, cf. infra, p. 106.
1
J.-M. SANSTERRE, Signes de sainteté et vecteurs de virtus dans les miracles posthumes
du carme Albert de Trapani relatés aux XIVe-XVe siècles, in AB, 133 (2015), p. 433-441.
2
VAUCHEZ, La sainteté, p. 524-529 (p. 524 pour la première citation); ID., L’image vi-
vante: quelques réflexions sur les fonctions des représentations iconographiques dans le do-
maine religieux en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, in Pauvres et riches. Société et
culture du Moyen Âge aux Temps modernes. Mélanges offerts à Bronislaw Geremek, Varsovie,
1992, p. 231-240, repris sous le titre Les images saintes: représentations iconographiques et ma-
nifestations du sacré, dans ID., Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen
Âge (= Bibliothèque Albin Michel. Histoire), Paris, 1999, p. 79-91, 240-242 (p. 81 pour la se-
conde citation).
3
VAUCHEZ, La sainteté, p. 522-524; C. KRÖTZL, Miracles au tombeau – miracles à dis-
tance. Approches typologiques, in Miracle et Karāma. Hagiographies médiévales comparées,
éd. D. AIGLE (= Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences religieuses, 109), Turnhout,
2000, p. 557-576. Selon Krötzl, la diffusion croissante des images serait moins déterminante
dans cette évolution que ne le pense Vauchez. «Il s’agirait plutôt d’une évolution parallèle, dont
les raisons sont à rechercher aussi dans la libéralisation et l’individualisation du culte des saints»
(p. 573).
4
Pour les auteurs qui ont évoqué ce phénomène de substitution après A. Vauchez, cf.
l’article mentionné à la note suivante, p. 25-26, n. 2-3.

Analecta Bollandiana, 136 (2018), p. 61-106.


62 J.-M. SANSTERRE

saints récents, publiées en 2013 dans Hagiographica5, m’ont amené à en


nuancer pour l’Italie la chronologie et la portée. Le phénomène s’y inscrit
dans la longue durée et son incontestable accentuation à partir des XIIIe-
e
XIV siècles ne peut conduire à négliger le rôle joué par les reliques de
contact et les restes corporels souvent infimes, qui contribuèrent au moins
autant que les images à véhiculer la présence et la virtus thaumaturgique
des serviteurs de Dieu loin du tombeau6.
D’autre part, dans deux articles des Cahiers de civilisation médiévale
parus en 2006 et 2013, j’ai proposé une analyse des modalités de la pré-
sence des saints entre images et reliques en Angleterre ainsi que dans les
espaces français et germanique d’après une série de textes allant pour
l’essentiel du milieu du XIe aux premières décennies du XIIIe siècle7. Ces
études ont fait apparaître une réalité plus complexe qu’on ne le pensait et
invitent de ce fait à ne pas tracer des évolutions trop linéaires. Un té-
moignage des années 1120-1122 montre même qu’il était parfaitement
concevable à Cluny qu’une guérison miraculeuse pût être mise en relation
avec des effigies des apôtres qui rendaient leur patronage plus efficace, et
cela sans qu’il soit question de reliques. On y racontait que l’abbé Hugues
de Cluny (1049-1109), gravement malade, demanda et obtint ut sanctorum
imaginibus apostolorum presentaretur et illorum patrocinio de infirmitate,
immo de morte, vocaretur ad vitam8. Pourtant, on ne trouve pas dans la
documentation des espaces français et germanique ce que l’étude du dos-
sier anglais révèle pour la fin du XIe siècle: la présence d’une statue d’un
saint local, selon toute vraisemblance sacralisée par une bénédiction-con-
sécration épiscopale, dont le pouvoir miraculeux attirait les infirmes et les

5
SANSTERRE, «Virtus» des saints, images et reliques, p. 25-78.
6
Le cas examiné dans l’article cité à la n. 1 va dans le même sens. Il convient de rappeler
que C. W. BYNUM, Christian Materiality. An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New
York, 2011, p. 111, 125-139 et passim, a souligné d’une autre manière l’importance considé-
rable que gardèrent aux derniers siècles du Moyen Âge − en plus des espèces eucharistiques,
des sacramentaux et des images − non seulement les corps saints et leurs fragments même in-
fimes, mais aussi les reliques de contact.
7
J.-M. SANSTERRE, Omnes qui coram hac imagine genua flexerint... La vénération
d’images de saints et de la Vierge d’après les textes écrits en Angleterre du milieu du XIe aux
premières décennies du XIIIe siècle, in Cahiers de civilisation médiévale, 49 (2006), p. 257-294;
ID., Après les «Miracles de sainte Foy», p. 39-76.
8
Gilon, Vita sancti Hugonis abbatis (BHL 4007), 39, éd. H. E. J. COWDREY, Two Studies
in Cluniac History, 1049-1126 (= Studi Gregoriani, 11), Rome, 1978, p. 11-298, ici p. 81-82
(p. 81 pour la citation), et, à sa suite, Hildebert de Lavardin, Vita sancti Hugonis (BHL 4010),
30, éd. AASS, Apr. t. 3, Anvers, 1675, p. 642. Cf. SANSTERRE, Après les «Miracles de sainte
Foy», p. 64-65, 74.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 63

malades loin de ses reliques9. Sur le continent au nord des Alpes, il faut
attendre le début du XIIIe siècle, vers 1220, pour que l’image d’un saint
autre que la Vierge apparaisse explicitement dotée d’une virtus thaumatur-
gique autonome, et il s’agit d’un cas exceptionnel: une icône de S. Nicolas
importée d’Orient devenue une relique par sa légende10.
Le présent article, version remaniée et approfondie d’une leçon de sé-
minaire donnée à l’École Normale Supérieure (Paris)11, continue pour les
derniers siècles du Moyen Âge ces recherches qui, il faut le souligner, ne
concernent pas les images de la Vierge auxquelles j’ai consacré d’autres
travaux12. Bien qu’elles ne prétendent pas à une exhaustivité impossible
en la matière, leur ampleur incite à limiter l’analyse des dossiers hagiogra-
phiques à l’espace français en remettant à plus tard l’examen de la docu-
mentation d’autres provenances. Les dossiers au centre de l’enquête —
ceux, rédigés de 1367 à 1390, des miracles post mortem de Charles de
Blois, d’Urbain V et de Pierre de Luxembourg, dont A. Vauchez n’a pas
manqué de relever certaines pièces — seront replacés dans un ensemble
plus vaste, en amont à partir des dernières décennies du XIIIe siècle et en
aval, bien que le parcours se fasse plus aléatoire, jusqu’à la seconde moitié
du XVe siècle. La conclusion soulignera les limites du corpus et de la re-
cherche pour ne pas en forcer les résultats.

1. Des dernières décennies du XIIIe siècle


à la seconde moitié du XIVe siècle

On me permettra de commencer par un petit recueil évoqué à la fin


d’un des articles précédents, celui des miracles de S. Dominique († 1221)

9
Une statue de S. Swithun dans la cathédrale de Sherborne (Somerset), cf. SANSTERRE,
Omnes qui coram hac imagine… (cf. supra n. 7), p. 263-270.
10
Elle était en possession du monastère de Burtscheid, cf. infra n. 128-129.
11
Le 20 mai 2016 dans le cadre du séminaire de Catherine Vincent et Marielle Lamy,
Pratiques et cultures religieuses du XIIIe au début du XVIe siècle.
12
Notamment J.-M. SANSTERRE, La Vierge Marie et ses images chez Gautier de Coinci et
Césaire de Heisterbach, in Viator, 41 Multilingual issue (2010), p. 147-178; ID., Sacralité et
pouvoir thaumaturgique des statues mariales (Xe siècle-première moitié du XIIIe siècle), in Revue
Mabillon, n.s. 22 = 83 (2011), p. 53-77; ID., Unicité du prototype et individualité de l’image: la
Vierge et ses effigies miraculeuses, approche diachronique d’une croyance entre évidence,
rejet et ambiguïté, in Image et prototype, éd. Th. LENAIN – J.-M. SANSTERRE – R. DEKONINCK
(= Degrés. Revue de synthèse à orientation sémiologique, 145-146), Bruxelles, 2011, art. F (pa-
gination séparée par article); ID., Vivantes ou comme vivantes: l’animation miraculeuse d’images
de la Vierge entre Moyen Âge et époque moderne, in Revue de l’histoire des religions, 232/2
(2015), p. 155-182.
64 J.-M. SANSTERRE

à Rouen de 1261 à 127013, un texte contemporain des faits que Catherine


Vincent a récemment étudié sur un plan plus large14. Un nouveau couvent
des Frères prêcheurs venait d’être achevé à Rouen; dans son église dédiée
à S. Jacques se trouvait un autel Saint-Dominique auquel on venait en pè-
lerinage de demande ou d’action de grâce. Il y avait sur l’autel une statue
du saint dont parle un des récits: une moniale atteinte d’une fièvre mortelle
fut guérie quand lui apparut frater quidam predicator similitudinem ha-
bens ymaginis beati Dominici que super eius altare in ecclesia fratrum
decenter habetur insculpta15. Mais le témoignage est isolé et la statue
n’apparaît guère individualisée par rapport à l’autel mentionné de façon
récurrente. Elle compte peu au regard des reliques, faisant sans doute
partie «des infimes prélèvements qui furent opérés lors de la première ou-
verture du tombeau, en 1233»16. À l’article de la mort, un jeune clerc de
Doudeville (Seine-Maritime) se voit conseiller de se vouer ad sanctum Do-
minicum cuius altare et reliquie sunt in ecclesia fratrum predicatorum
rothomagensium17; on se rend en pèlerinage ad reliquias beati Dominici18;
on les pose sur une enfant mourante portée devant l’autel19 et on en fait un
vinage efficace20.
J’en viens aux textes que je n’avais pas encore abordés. À ma con-
naissance, l’ample dossier hagiographique de S. Louis († 1270)21 ne con-

13
Miracula sancti Dominici an. 1261-1270 Rotomagi patrata (BHL 2225), in AASS, Aug.
t. 1, Anvers, 1733, p. 648-655; éd. S. TUGWELL, Humberti de Romanis Legendae sancti Do-
minici... Adiectis Miraculis Rotomagensibus sancti Dominici… (= Monumenta Ordinis Fratrum
Praedicatorum Historica, 30), Rome, 2008, p. 533-562. Cf. SANSTERRE, Après les «Miracles
de sainte Foy», p. 75-76.
14
C. VINCENT, Le pèlerinage de saint Dominique au couvent des Frères prêcheurs de
Rouen (XIIIe siècle): enjeux et aléas d’un sanctuaire urbain, in Expériences religieuses et che-
mins de perfection dans l’Occident médiéval. Études offertes à André Vauchez par ses élèves,
éd. D. RIGAUX − D. RUSSO − C. VINCENT, Paris, 2012, p. 151-172.
15
Miracula sancti Dominici, éd. TUGWELL, c. 10, p. 540 (AASS, c. 11, p. 650).
16
VINCENT, Le pèlerinage..., p. 154.
17
Miracula sancti Dominici, 21, éd. TUGWELL, p. 546 (AASS, c. 24, p. 652).
18
Ibid., 12, éd. TUGWELL, p. 541 (AASS, c. 13, p. 650); 17, p. 544 (c. 19, p. 651); 19,
p. 545 (c. 21, p. 652); 37, p. 552-553 (c. 40, p. 655). Cf aussi 18, p. 544 (c. 20, p. 651-652).
19
Ibid., 8, éd. TUGWELL, p. 540 (AASS, c. 9, p. 649).
20
Ibid., 19-20, éd. TUGWELL, p. 545 (AASS, c. 21-22, p. 652).
21
Deux articles particulièrement importants: J. LE GOFF, Saint de l’Église et saint du
peuple: les miracles officiels de saint Louis entre sa mort et sa canonisation (1270-1297), in His-
toire sociale, sensibilités collectives et mentalités. Mélanges Robert Mandrou, Paris, 1985,
p. 169-180; M. C. GAPOSCHKIN, Place, Status, and Experience in the Miracles of Saint Louis,
in Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 19 (2010), p. 249-266 (l’auteure ne relève
pas le texte de Jean de Vignay cité ici). Pour les reliques, cf. aussi V. LUCHERINI, Smembrare il
corpo del re e moltiplicare le reliquie del santo: il caso di Luigi IX di Francia, in Convivium, 1
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 65

tient que quelques lignes en rapport direct avec notre sujet. Elles émanent
de Jean de Vignay, un religieux originaire de Normandie, qui fut un tra-
ducteur fort actif dans le deuxième quart du XIVe siècle et bénéficia du
patronage de la famille royale. Il traduisit notamment en français, «vers la
fin des années 1320 ou durant les années 1330», la Chronique latine perdue
de Primat de Saint-Denis en y insérant des passages originaux ou prove-
nant d’autres textes22. Le début du chapitre 44 constitue une intervention
originale. Jean observe d’abord que Vincent de Beauvais et Primat n’ont
pas assez parlé des faits spirituels et des miracles de S. Louis. Il va donc
le faire. Il parlera des faits spirituels selon ce qu’il a appris dans la légende
de Louis et de certains miracles du saint qu’il a trouvés dans des écrits ou
qu’il a vus de ses propres yeux.
«Car, à mon avis, les miracles qui adviennent en un lieu lointain et écarté, là
où il n’y a aucune des reliques du saint hormis un seul autel ou une image (que
l’on a) fait et édifié en l’honneur de celui-ci, sont bien autant à raconter ou plus
que ceux qui adviennent dans les lieux où les corps saints et les reliques sont vé-
nérés. Et je le dis parce que, en l’honneur de ce précieux corps de monseigneur
saint Louis, sont fondés plusieurs autels et plusieurs images faits dans le royaume
de France en divers lieux, dans lesquels il advient beaucoup de beaux miracles
par les prières et les mérites de ce glorieux roi, lesquels ne peuvent pas être tous
publiés au commun du royaume bien qu’ils soient publiés et communs dans les
lieux où ils adviennent»23.

(2014), p. 88-101. Sur un plan plus général: J. LE GOFF, Saint Louis (= Bibliothèque des His-
toires), Paris, 1996; M. C. GAPOSCHKIN, The Making of Saint Louis. Kingship, Sanctity, and
Crusade in the Later Middle Ages, Ithaca – Londres, 2008.
22
Chronique de Primat traduite par Jean du Vignay, éd. N. DE WAILLY, Recueil des his-
toriens des Gaules et de la France, t. 23, Paris, 1894, p. 1-106, d’après le manuscrit London,
British Library, Royal 19 MS D I, datant de 1333-c.1340 [British Library Digitised Manu-
scripts, en ligne en libre accès], fol. 192v-251v. Cf. C. KNOWLES, Jean de Vignay. Un traducteur
du XIVe siècle, in Romania, 75 (1954), p. 353-383; L. EVDOKIMOVA, Jean de Vignay traducteur
et chroniqueur: la Chronique de Primat, in Texte et Contexte. Littérature et histoire de l’Europe
médiévale, dir. M.-F. ALAMICHEL – R. BRAID, Paris, 2011, p. 373-396; M. CAVAGNA, Jean de
Vignay: actualités et perspectives, in Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 27 (2014),
p. 141-149 (introduction au dossier AA.VV., ibid., p. 141-258), surtout p. 143-145; ainsi que la
notice de L. BRUN, Primat. Chronique des rois de France, in Translations médiévales. Cinq
siècles de traductions en français au Moyen Âge (XIe-XVe siècles). Étude et répertoire, dir. C.
GALDERISI, Turnhout, 2011, vol. II, 2, n° 449, p. 755, dont je cite la datation.
23
Jean de Vignay, in Chronique de Primat, c. 44, p. 63-64, ms. f. 224r (je ne reprends pas
l’accentuation de l’éd. dont les critères m’échappent): Car, selonc ce que il m’est avis, les mi-
racles qui aviennent en .I. lieu lointaing et remot, la ou il n’a nulle des reliques du saint fors
que .I. seul autel ou un ymage fait et edifie en l’onneur de celi, font (sic) bien autant a raconter
ou plus comme ceulz qui aviennent es lieux la ou les cors sainz et les reliques sont aourees. Et
je le di pour ce que en l’onneur de celi precieux corps monseigneur saint Loÿs sont fonde[s]
plusieux autelz et plusieux ymages fais parmi le royaume de France et en divers lieux, esquelz
il avient moult de biaux miracles par les prieres et merites de celi glorieux saint roy; lesquelz
66 J.-M. SANSTERRE

On sait que les reliques déposées dans un autel ne comprenaient pas


nécessairement celles du saint patron24. L’important ici réside dans l’af-
firmation explicite de l’existence de miracles là où se trouvait seulement
un autel ou une image. Tous deux apparaissent comme des substituts du
corps saint ou d’autres reliques qui attiraient par elles-mêmes les pèlerins,
tels les fonts baptismaux de Poissy dans lesquels S. Louis avait été bap-
tisé25. L’affirmation pose pourtant un réel problème, car aucun des pro-
diges rapportés ensuite par Jean de Vignay ne mentionne une image.
Il n’en est pas question au chapitre 47, «Des miracles qui advinrent
au royaume de France», une traduction des miracles destinés à être lus à
l’octave de l’office Ludovicus regnantium, postérieur à la canonisation du
roi en 1297, dont certains avaient déjà été relatés par Guillaume de Char-
tres sans doute avant 128226. Les prodiges à distance de la tombe située à
Saint-Denis ont lieu à la suite d’un vœu ou d’une invocation27, d’une appa-
rition du corps glorieux du roi28, au contact de chapeaux (chapiaux, traduc-
tion erronée de capelli) ou de corbeilles lui ayant appartenu29; ils se passent
aussi dans l’église des Frères prêcheurs à Évreux30, et à Poissy, lors de la

ne pueent pas estre tous peupliez au commun du royaume combien que il soient peupliez et
communs es lieux ou il aviennent.
24
Comme le remarquent notamment J. MICHAUD, Culte des reliques et épigraphie.
L’exemple des dédicaces et des consécrations d’autels, in Les reliques. Objets, cultes, symboles.
Actes du colloque international de l’Université du Littoral-Côte d’Opale (Boulogne-sur-Mer, 4-6
sept. 1997), éd. E. BOZÓKY – A.-M. HELVÉTIUS (= Hagiologia, 1), Turnhout, 1999, p. 199-212,
ici p. 205-206; H. RÖCKELEIN, Des «saints cachés»: les reliques dans les sépultures d’autel.
Quelques problèmes de recherche, in Ad Libros. Mélanges d’études médiévales offerts à Denise
Angers et Joseph-Claude Poulin, éd. J.-F. COTTIER − M. GRAVEL − S. ROSSIGNOL, Montréal,
2010, p. 21-34, ici p. 22.
25
GAPOSCHKIN, Place, Status… (cf. supra n. 21), p. 259-260; cf. infra, n. 31.
26
Jean de Vignay, in Chronique de Primat, 47, p. 69-72. Texte latin des lectures de l’Of-
fice (BHL 5044), in Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 23, p. 160-167, pour
les miracles p. 165-167. Cf. M. C. GAPOSCHKIN, Blessed Louis, the Most Glorious of Kings.
Texts Relating to the Cult of Saint Louis of France (= Notre Dame Texts in Medieval Culture),
Notre Dame (IN), 2012, p. 25-26, 154. M. C. Gaposchkin ne reprend pas les miracles dans son
édition de l’Office, ibid., p. 159-207, car elle édite, ibid., p. 82-94, un texte quasi identique ajouté
au XVe s. à une Vita du saint roi postérieure à la canonisation. Elle y relève en notes les miracles
déjà racontés par Guillaume de Chartres (BHL 5036).
27
Jean de Vignay, in Chronique de Primat, 47, n° 3, p. 69; n° 9, p. 70-71.
28
Ibid., n° 4, p. 69
29
Ibid., n° 5, p. 70 (latin: Recueil des historiens…, p. 165); n° 10, p. 71. Sur les guérisons
lors d’une apparition du roi et au contact de reliques «privées», cf. LE GOFF, Saint de l’Église…
(cf. supra n. 21), p. 178-179; GAPOSCHKIN, Place, Status… (cf. supra, n. 21), p. 262-265.
30
Jean de Vignay, in Chronique de Primat, 47, n° 8, p. 70; cf. infra, n. 37.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 67

construction d’un couvent pour des Dominicaines, puis près des fonts bap-
tismaux de l’église Notre-Dame31.
Le chapitre 48, récit original de deux «miracles de monseigneur saint
Louis que le frère Jehan du Vignay vit advenir en Normandie»32 ne parle
pas non plus d’images. Il s’agit de souvenirs d’adolescence33. Lors de la
vigile de la fête de S. Louis, Jean, qui demeurait alors au Molay près de
Bayeux et y allait à l’école, se rendit notamment avec son cousin et com-
pagnon d’école, âgé d’environ quatorze ans, à Bayeux pour veiller dans la
chapelle Saint-Michel où un autel du saint roi avait été nouvellement
fondé. Alors qu’ils étaient arrivés sur le terrain de la chapelle, le visage
du cousin se retourna, puis revint à l’endroit dans la chapelle même, au
moment du Te Deum34. Quatre ans plus tard, un enfant noyé fut porté par
ses parents dans la même chapelle et «mis sur l’autel de monseigneur saint
Louis»; aussitôt l’enfant rendit l’eau et revint à la vie. Le prêtre en charge
de la chapelle, «qui avait vu ce miracle et plusieurs autres advenir au dit
autel», affirma en public que, si on avait pendu l’enfant par les pieds à un
arbre du jardin de son père, cela aurait eu le même effet. Il fut frappé de
paralysie et en mourut35.
Une autre pièce du dossier, relative elle aussi à des miracles loin du
corps vénéré à Saint-Denis36, va dans le même sens que ces deux histoires:
la relation anonyme d’une série de miracles du saint roi qui eurent lieu à
Évreux en 129937, après sa canonisation ainsi que peu après la constitution
du comté d’Évreux en apanage pour un de ses petits-fils, Louis de France,

31
Ibid., nos 11-14, p. 71-72.
32
Ibid., 48, p. 72-73.
33
KNOWLES, Jean de Vignay… (cf. supra, n. 22), p. 355; CAVAGNA, Jean de Vignay… (cf.
supra, n. 22), p. 143-144.
34
Jean de Vignay, in Chronique de Primat, 48, p. 2.
35
Ibid., p. 72-73. Une miniature du ms. de Londres (cf. supra, n. 22), f. 229v, illustre la
scène en montrant l’enfant présenté à une statue de la Vierge placée sur l’autel en question.
36
Pour les miracles à Saint-Denis, on verra surtout la relation de Guillaume de Saint-
Pathus (1302-1303), éd. P. B. FAY, Guillaume de Saint-Pathus, confesseur de la reine Margue-
rite. Les miracles de saint Louis (= Les classiques français du Moyen Âge), Paris, 1931. Cf. LE
GOFF, Saint de l’Église… (cf. supra, n. 21), p. 170-179; et, basé sur ces miracles, Sh. FARMER,
Surviving Poverty in Medieval Paris. Gender, Ideology and the Daily Lives of the Poor, Ithaca
– Londres, 2002. On y trouve une seule mention d’une image du saint roi: en 1274, une malade
se mist estendue sus la sepouture du benoiet saint Loÿs, car encore il n’avoit pas image roial
desus, si com il a ore. Sur cette effigie, un gisant plutôt qu’une statue du roi debout (?), cf. infra,
n. 40.
37
Miracula facta in domo Fratrum praedicatorum Ebroicensium a. 1299 (BHL 5041), in
Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 20, Paris, 1840, p. 41-44.
68 J.-M. SANSTERRE

en 129838. Le texte met l’accent sur l’église elle-même et sur l’autel39, sans
souffler mot d’une quelconque image. On peut certes supposer qu’après la
canonisation les autels du nouveau saint furent surmontés assez vite de son
effigie, comme ce fut le cas chez les Franciscains de Londres en 130540,
mais l’image reste dans l’ombre au tournant des XIIIe et XIVe siècles. Il est
donc probable que l’observation de Jean de Vignay fasse plutôt écho à la
situation des années 1330, qui sera évoquée un peu plus loin.
Avant cela, on notera que deux œuvres écrites respectivement en fran-
çais vers 1279-1281 et en provençal vers 1315, la Vie et les Miracles d’Isa-
belle de France († 1270)41, la sœur de S. Louis, et la Vie de la béguine
Douceline († 1274)42 ne parlent d’aucun portrait de ces servantes de Dieu
alors qu’elles attachent de l’importance à leurs reliques de contact, comme,

38
P. CHARON, Princes et principautés au Moyen Âge. L’exemple de la principauté
d’Évreux, 1298-1412 (= Mémoires et documents de l’École des chartes, 93), Paris, 2014, p. 109-
110.
39
Les miracles ont tous lieu dans l’ecclesia beati, sancti Ludovici dont la mention est ré-
currente. Il est question à plusieurs reprises de l’autel: ad ecclesiam convenit, et ante altare se
posuit, et ibi orans et ad altare se apodians (Miracula [7], p. 42); ad altare sancti… accessit,…
statim cum altare tetigit ([11], p. 42); ante altare positus… postmodum tetigisset altare, super
pedes suos surrexit, et altare circumivit ([15], p. 43); baculum (devenu inutile) super altare di-
misit ([16], p. 43); cum mane ad altare accessisset, sanctum Ludovicum devote invocans ([19],
p. 43); sedens juxta altare ([22], p. 43).
40
Expense facte circa capellam sancti Lodowici apud Fratres minores London (1305),
éd. C. L. KINGSFORD, The Grey Friars of London. Their History with the Register of their Con-
vent and an Appendix of Documents (= British Society of Franciscan Studies, 6), Aberdeen,
1915, p. 202-203, ici p. 203: … in plastrario pro altari et sede ubi sanctus Lodowicus ponitur
faciendis… [montant]. Item pro imaginem sancti Lodowici scultanda faciendo et depictando…
[montant]. Cf. E. A. R. BROWN, The Chapels and Cult of Saint Louis at Saint-Denis, in Me-
diaevalia, 10 (1984), p. 279-331, ici p. 292 et p. 319, n. 54. Selon l’auteure, ibid., p. 292-299,
ce fut aussi le cas à Saint-Denis. L’image du roi debout figurant sur plusieurs miniatures du cé-
lèbre manuscrit de la Vie et des miracles de S. Louis par Guillaume de Saint-Pathus (Paris,
BNF, fr. 5716, vers 1330-1340), serait placée sur une représentation de l’autel et non du tom-
beau, sur lequel il y aurait eu un gisant après un certain temps. (Les miniatures du manuscrit se
trouvent en ligne sur le site Mandragore de la BNF.)
41
Agnès d’Harcourt [abbesse du monastère de Longchamp fondé par Isabelle], Vie d’Isa-
belle de France, éd A.-H. ALLIROT, Isabelle de France, sœur de saint Louis: la vierge savante.
Une étude de la Vie d’Isabelle de France écrite par Agnès d’Harcourt, in Médiévales, 48 (2005),
p. 55-98, ici p. 76-98, auxquelles je me réfère. L’édition-traduction de S. L. FIELD, The Writings
of Agnes of Harcourt. The Life of Isabelle of France and the Letter on Louis IX and Longchamp
(= Notre Dame Texts in Medieval Culture), Notre Dame (IN), 2003, ne m’a pas été accessible.
Trad. française: J.-F. KOSTA-THÉFAINE, Agnès d’Harcourt. La vie et les miracles de la bienheu-
reuse Isabelle de France, sœur de saint Louis, Paris, 2012.
42
La Vie de sainte Douceline fondatrice des béguines de Marseille composée au treizième
siècle en langue provençale, éd. et trad. J.-H. ALBANÉS, Marseille, 1879; R. GOUT, La Vie de
sainte Douceline. Texte provençal du XIVe siècle (= Ars et Fides, 8), Paris, 1927. Trad. anglaise:
K. GARAY − M. JEAY, The Life of Saint Douceline, a Beguine of Provence (= Library of Me-
dieval Women), Woodbridge, 2001.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 69

pour Isabelle, une coiffe43, des vêtements44, un hanap45, la robe dans la-
quelle elle fut inhumée46 et l’oreiller qui, comme celle-ci, resta durant neuf
jours dans sa sépulture47, ainsi que de la terre qui se trouvait autour de son
corps48. La Vie de Douceline trace un tableau saisissant d’une de ces
scènes de tumulte qui, dans les pays méditerranéens, en l’occurrence à
Marseille, pouvaient suivre la mort d’une personne considérée comme
sainte49. La foule cherchait frénétiquement à se procurer des reliques: on
s’emparait de tout ce qu’on trouvait comme objet ayant appartenu à Dou-
celine, on touchait le corps saint avec des chapelets, des anneaux, des cha-
perons; on tailladait et on découpait ses vêtements. Lors du transfert du
corps à l’église des Franciscains, il fallut renouveler trois fois le drap qui
l’enveloppait. «Rien ne restait de ce qu’on mettait sur elle, tout était réduit
en pièces». Et il fallut des hommes d’armes pour empêcher que le corps
lui-même fût dépecé50. Cela donne une idée du nombre de reliques qui,
dans les cas de ce genre, pouvaient circuler sans contrôle ecclésiastique.
Pour la même époque, le livre des miracles accomplis par Louis de
Toulouse (d’Anjou) en 1297, l’année même de son inhumation dans
l’église des Franciscains de Marseille, et son procès de canonisation dans
la même ville en 1307-130851, conduisent encore à un constat de silence

43
Agnès d’Harcourt, Vie d’Isabelle de France, c. 38, p. 91.
44
Ibid., c. 46, p. 93.
45
Ibid., c. 42, p. 92.
46
Ibid., c. 35, p. 90
47
Ibid., c. 48, p. 93.
48
Ibid., c. 39-40, p. 91. Ainsi que des «cheveux de sa jeunesse» (8, p. 80) et aucune des
choses qui avoient esté a la saincte dame: 50-51, p. 93; aucunes des choses qui avoient touché au
sainct corps de madame, 59, p. 97. J.-M. MATZ, compte rendu de la trad. de J.-F. Kosta-Théfaine,
dans Revue d’Histoire de l’Église de France, p. 146-147, ici p. 146, relève ces mentions.
49
VAUCHEZ, La sainteté, p. 242-274 (n. 283 pour Douceline). Cf. G. VEYSSIÈRE, Miracles
et merveilles en Provence aux XIIIe et XIVe siècles à travers des textes hagiographiques, in
Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge. 25e congrès de la Société des historiens médié-
vistes de l’enseignement supérieur public (= Publications de la Sorbonne. Série Histoire an-
cienne et médiévale, 34), Paris, 1995, p. 191-214, ici p. 210-211; J. PAUL, Perception et critères
de sainteté en France méridionale XIIIe-XVe siècles, in Hagiographie et culte des saints en France
méridionale (XIIIe-XVe siècles) (= Cahiers de Fanjeaux, 37), Toulouse, 2002, p. 31-62, ici p. 54.
50
Vie de sainte Douceline, XIII, 16-21, éd. et trad. ALBANÉS… (cf. supra, n. 42), p. 194-
197; GOUT, La Vie… (cf. supra, n. 42), p. 219-223. Dans les miracles post mortem, il est ques-
tion de reliques cachées par les parents dans les vêtements d’un jeune homme de mauvaise vie
(XV, 30, ALBANÉS, p. 238-239; GOUT, p. 261) et surtout de l’eau dans laquelle on avait plongé
un doigt de la bienheureuse (XV, 19-22, 29, ALBANÉS, p. 230-239; GOUT, p. 254-257).
51
Liber miraculorum (BHL, Nov. Suppl., 5056ac), in Analecta Franciscana, t. 7, Qua-
racchi, 1951, p. 275-331. Le procès de canonisation: ibid., p. 1-254, en particulier p. 122-254
(enquête sur les miracles commencée en 1307). Cf. J. PAUL, Le «Liber miraculorum» de saint
70 J.-M. SANSTERRE

ou d’absence à propos des images. Même les reliques ne figurent guère


dans les miracles, majoritaires, qui surviennent à distance du tombeau
puisqu’il suffit généralement pour être exaucé d’une invocation et du vœu
conditionnel de se rendre à la tombe52. Ces miracles posthumes apparais-
sent ainsi à la pointe d’une évolution sur laquelle j’aurai à revenir, car elle
limite la portée de la présente recherche53. Le cas d’une cistercienne de
Marseille qui ne pouvait pas sortir de son monastère constitue une excep-
tion. Comme elle souffrait d’une grave maladie, la prieure demanda à une
béguine de se procurer chez les Frères mineurs aliquid de habitu vel vesti-
mentis beati Ludovici; on lui prêta un chausson que la moniale appliqua
sur son corps54.
Une représentation de S. Louis de Toulouse est mentionnée dans un
de ses miracles rapportés vers 1370 par Arnaud de Sarrant, ministre des
Franciscains de la province d’Aquitaine, dans sa Chronique des vingt-
quatre généraux de l’Ordre des Mineurs. Il doit provenir d’un recueil de la
première moitié du XIVe siècle. En 1318, un homme désireux de faire le
pèlerinage de Saint-Jacques s’interrogeait avec anxiété sur ce voyage. Et
accipiens quandam beati Ludovici imaginem ab uxore, cameram ingrediens
orabat coram illa imagine genuflexus lacrymis beatum Ludovicum pour
qu’il daignât lui révéler si le voyage lui serait salutaire. Le saint lui appa-
rut en songe, ce qui distingue nettement le modèle du portrait, et l’engagea
à aller à Saint-Jacques sans rien craindre55. Exemple intéressant du recours
à l’image dans l’espace domestique, qui suscite l’intervention du saint
sans impliquer le transfert sur le portrait de la virtus attachée aux reliques.
Il n’en va pas de même pour un des miracles — en fait un double mi-
racle — retenus dans dans le procès de canonisation de S. Yves († 1303) à

Louis d’Anjou, in Archivum Franciscanum Historicum, 69 (1976), p. 209-219; ID., Miracles et


mentalité religieuse populaire à Marseille au début du XIVe siècle, in La religion populaire en
Languedoc du XIIIe à la moitié du XIVe siècle (= Cahiers de Fanjeaux, 11), Toulouse, 1976,
p. 61-90.
52
PAUL, Miracles…, p. 69-86.
53
Infra n. 199 et le texte correspondant.
54
Procès de canonisation, CLI-CLIV, in Analecta Franciscana… (cf. supra, n. 51), p. 210-
213; cf. PAUL, Miracles…, p. 72. Paul (ibid., p. 71) attire aussi l’attention sur un miracle anté-
rieur à la mort du saint (in Analecta Franciscana…, p. 279): un franciscain est guéri après avoir
mangé les restes de la table de Louis.
55
Arnaud de Sarrant, Chronica XXIV generalium Ordinis Minorum, in Analecta Fran-
ciscana, t. 3, Quaracchi, 1897, p. 435. J’ai signalé ce cas et celui mentionné infra, n. 74 dans
J.-M. SANSTERRE, Images, prédictions et présages à Byzance et dans l’Occident médiéval, in
Hagiographie et prophétie (VIe-XIIIe siècle), éd. P. HENRIET − K HERBERS – H.-C. LEHNER (=
Micrologus Library, 80), Florence, 2017, p. 235-252, ici p. 244-245.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 71

Tréguier en 1330 et dans le minutieux rapport sur le procès fait l’année


suivante par les cardinaux à Avignon56. Yves Hélori avait été inhumé dans
la cathédrale de Tréguier et c’est au tombeau que la grande majorité des
miraculés étaient allés chercher son aide ou le remercier. Le miracle qui
nous concerne fait exception. Il est raconté par Jacques, recteur de Mes-
quer au diocèse de Nantes, qui fut l’un des quatre interprètes bretons au
procès57, et il est repris avec seulement des modifications de pure forme
dans le rapport des cardinaux. Environ trois ans avant le procès (vers 1327
donc), alors que Jacques était recteur de Chapelle-Launay (Loire-Atlan-
tique) dans le même diocèse, Symon, un de ses deux clercs, tomba malade.
Il se voua à S. Yves et l’invoqua pour recouvrer la santé. Puis il se fit
porter coram ymagine ipsius sancti Yvonis, image que Jacques avait fait
faire dans son église. — Il ne fallait pas attendre la canonisation pour re-
présenter un serviteur de Dieu58. — Symon s’y tint le temps qu’il faut pour
dire Miserere mei et revint guéri (cum per spacium quod posset dici «Mise-
rere mei» stetisset ibidem, ad illum testem [Jacques] revenit plene sanus et
curatus). C’est aussi ce qui se passa un certain temps plus tard lorsque
l’autre clerc, Guillaume, souffrit d’une grande faiblesse. Après le vœu et
l’invocation, il se fit porter coram ymagine supradicta et resta là le temps
nécessaire pour parcourir un sixième de lieue (ibidem stetit per spacium
eundi sextam partem leuce), puis il revint en bonne santé59. Dans les deux
cas, le patient demande donc l’aide de S. Yves avant d’être mis en pré-
sence de l’image et il quitte celle-ci aussitôt le miracle accompli. L’image
est le lieu où se manifeste immédiatement la virtus du saint, sans qu’il soit
question ici de la toucher comme pour les reliques. Il s’agit du premier té-
moignage de cette espèce que je connaisse pour l’espace français depuis

56
Procès de canonisation (BHL 4625), in Monuments originaux de l’histoire de saint
Yves publiés pour la première fois, éd. A. DE LA BORDERIE − J. DANIEL − R. P. PERQUIS − D.
TEMPIER, Saint-Brieuc, 1887, p. 1-299 (passim pour les miracles); Relatio processus (BHL
4626-4628), ibid., p. 301-435 (p. 378-433 pour les miracles; post mortem, p. 386-433). Cf. J.-C.
CASSARD, Saint Yves de Tréguier. Un saint du XIIIe siècle (= Saints de tous les temps), Paris,
1992, p. 83-137.
57
Ibid., p. 111; B. TANGUY, Les lieux de culte de saint Yves en Bretagne, in Saint Yves et
les Bretons. Culte, images, mémoire, 1303-2003. Actes du colloque de Tréguier (18-20 sept.
2003), dir. J.-C. CASSARD − G. PROVOST, Rennes − Brest, 2004, p. 125-139, ici p. 134.
58
VAUCHEZ, La sainteté, p. 101-104; D. RIGAUX, Par la grâce du pinceau. Canonisation
et image aux derniers siècles du Moyen Âge, in Santità, culti, agiografia. Temi e prospettive.
Atti del I Convegno di studio dell’AISSCA (Roma, 24-26 ott. 1996), éd. S. BOESCH GAJANO,
Rome, 1997, p. 275-298.
59
Procès de canonisation, témoin CCVII, in Monuments…, p. 273-274; cf. Relatio pro-
cessus, miracle XCI, ibid., p. 428-429.
72 J.-M. SANSTERRE

l’histoire, qui n’offre pas les mêmes garanties, de la guérison d’Hugues de


Cluny devant des effigies des apôtres60 et il occupe une place particulière
par la limitation au miracle même du temps passé devant l’effigie du saint.
Deux autres témoignages concernent des reliques de contact. Une
noble dame d’une soixantaine d’années conservait avec honneur loco reli-
quiarum propter sanctitatem ipsius viri un morceau de la chemise et un
bout de la ceinture qu’Yves portait à sa mort61. Catherine Hélori, la sœur
d’Yves âgée de quelque quatre-vingts ans, possédait, elle, le capuchon de
son frère qu’elle utilisait de façon efficace pour autrui sans aucune inter-
vention cléricale. Une femme fort malade était venue à sa maison; elle se
voua au seigneur Yves et, au nom de celui-ci, Catherine apportavit et po-
suit super illam capucium dicti domini Yvonis quod penes se domi pro re-
liquiis conservabat ac nunc conservat diligenter et eciam reverenter62.
Datant sans doute des années 1340-50, la relation des miracles de S.
Fiacre (VIIe siècle ?) dans la chapelle des ducs de Bourgogne à Dijon63
mentionne une effigie du saint. Un chanoine de l’église ducale avait fondé
dans la nef de celle-ci une chapelle dédiée à S. Fiacre, pourvue peut-être
d’une parcelle du corps que détenait le monastère de Saint-Fiacre-en-Brie.
Les pèlerins infirmes et malades s’y rendirent en nombre assez notable pour
que les chanoines fondent à proximité, en 1340, un petit hôpital pour les
recevoir64. Les miracles, concernant souvent des patients renvoyés au saint
par leur médecin, assurèrent la promotion du nouveau culte65. Les pèlerins

60
Supra, n. 8 et texte correspondant.
61
Procès de canonisation, témoin XVI, in Monuments… (cf. supra, n. 56), p. 47.
62
Procès de canonisation, témoin CXXVII, ibid., p. 193-194; elle ajouta qu’au contact du
capuchon de nombreuses personnes furent guéries. Cf. Relatio processus, ibid., p. 433. − Bien
que cela ne relève pas de notre sujet, il vaut la peine de signaler la mention d’une élévation
miraculeuse de la pierre du tombeau in quo est sculpta ymago capitis ipsius domini Ivonis ad
osculandum in memoriam et devocionem ejusdem: Procès de canonisation, p. 6 (que je cite) et
Relatio processus, p. 432 (miracle XCVIII). Selon Cassard (Saint Yves… [cf. supra, n. 56],
p. 118), elle pourrait s’expliquer par le «déchaussement rapide du tombeau» en raison des pré-
lèvements de terre par les pèlerins.
63
Miracula facta Divione in capella ducis Burgundiae (BHL 2919), in AASS, Aug. t. 6,
Anvers, 1743, p. 616-619.
64
Cf., sans parler des Miracula, J. D’ARBAUMONT, Essai historique sur la Sainte-Chapelle
de Dijon, in Mémoires de la Commission des Antiquités du département de la Côte-d’Or, 6
(1861-1864), p. 63-185, ici p. 107; aussi en édition séparée, Dijon, 1863, p. 45; un «petit osse-
ment» du saint aurait été conservé dans la chapelle ducale. J. DUBOIS, Un sanctuaire monastique
au Moyen Âge, Saint-Fiacre-en-Brie (= Hautes études médiévales et modernes, 27), Genève –
Paris, 1976, ne traite pas des miracles en question.
65
Miracula facta Divione..., 1, p. 616: Patet evidentissime, dum coruscat innumeris mira-
culis, non solum in loco, in quo sanctissimum ejus corpus honorifice requiescit, verum etiam in
capella ducis Burgundiae Divionensi a venerabilibus viris decano et capitulo, nec non a Christi
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 73

allaient visiter l’autel Saint-Fiacre sur lequel se trouvait une image du saint.
Le rôle de celle-ci dans le processus miraculaire est moins marqué que
dans le récit du procès de canonisation de S. Yves. Elle signale la pré-
sence du saint, on vient le supplier et le remercier devant elle et l’autel au-
quel elle est liée, mais elle n’apparaît pas comme le vecteur d’une virtus
guérisseuse même si c’était sans doute ce qu’espéraient les suppliants. Un
médecin ne pouvant soigner une jeune fille souffrant d’un cancer du sein
lui dit d’aller ad altare beati Fiacrii et d’implorer son aide. La jeune fille
suivit le conseil, orationem ante imaginem beati Fiacrii fecit, et votum…
Chaque jour, orationem suam devotam ante altare beati Fiacrii faciebat.
Elle revenait ensuite chez le médecin qui lui prescrivait toujours de ne pas
laisser le saint en paix jusqu’à ce qu’elle obtienne gain de cause. Au bout
de ce va-et-vient, elle retrouva la santé (tantum ivit et tantum rediit quod
perfectam et integram sanitatem recepit)66. Une autre jeune fille consulta
un médecin pour une grave fistule au doigt. Il lui dit de visiter d’abord
l’autel de S. Fiacre; cela fait, il put la soigner. Guérie, la jeune fille fit un
vœu à S. Fiacre ante imaginem67. Pour son mari malade, une femme était
venue consulter un médecin célèbre. Celui-ci examina l’urine, diagnos-
tiqua une hydropisie, lui indiqua un régime et la renvoya à S. Fiacre. Sous
son conseil, la femme ivit ad altare beati Fiacrii, et ante ejus imaginem
amare flevit, orationem fecit et votum; le mari guérit en peu de jours68. Il
est à peine besoin de souligner combien nous sommes loin du miracle de
S. Yves à Chapelle-Launay. Sur un plan plus général, il faut noter que
dans ces récits l’image n’a pas d’autonomie par rapport à l’autel, mais elle
commence à se dégager de son ombre.
L’évolution en cours n’est évidemment pas linéaire. Je n’ai repéré au-
cune mention d’une image de la bienheureuse dans le procès de canonisa-
tion de Dauphine de Puimichel (de Sabran) († 1360) à Apt et Avignon
en 136369, alors qu’une sourde est guérie au contact de cheveux de la sainte

fidelibus celeberrime honoratur et ecclesia decoratur. Le ms. Paris, BNF, lat. 5361, qui con-
tient ces miracles est du XIVe s. (cf. BHLms 2919).
66
Miracula facta Divione..., 2, p. 616.
67
Ibid., 11, p. 617.
68
Ibid., 9, p. 617.
69
J. CAMBELL, Enquête pour le procès de canonisation de Dauphine de Puimichel, com-
tesse d’Ariano († 26-XI-1360). Édition critique, Turin, 1978 (BHL, Nov. Suppl., 2081d); cf. A.
VAUCHEZ, La religion populaire dans la France méridionale au XIVe siècle, d’après les procès
de canonisation, in La religion populaire en Languedoc… (cf. supra, n. 51), p. 91-107, ici p.
94-107.
74 J.-M. SANSTERRE

comtesse70. Le recueil des miracles de S. Martial survenus lors de l’osten-


sion de son chef à Limoges du 8 mai au 14 juin 1388, ne parle qu’une
seule fois d’une image sans lui accorder une grande attention. Rédigé peu
après par un moine de l’abbaye du saint à Limoges, le recueil rapporte
surtout des miracles qui eurent lieu à distance de l’insigne relique avec la
promesse d’aller avec une offrande à l’ostension si l’on est exaucé71. Dans
une église du diocèse de Périgueux ubi erat unum altare fundatum honore
sancti Marcialis, un homme jura supra ipsum altare et ante ymaginem
ipsius sancti de cesser de jouer aux dés. Il recommença et fut frappé au
bras droit d’une très douloureuse brûlure. Se souvenant de son serment, il
se fit porter à l’église. Ibi ante dictum altare, il accomplit une neuvaine, il
demanda le pardon de sa faute, fit le vœu de partir en pèlerinage à la tête
de l’apôtre avec une offrande de cire et promit de s’amender; la neuvaine
achevée, il fut guéri72. Encore une association étroite entre l’image et l’au-
tel, comme dans les miracles de S. Fiacre.
Un témoignage d’une autre nature accorde plus d’attention à l’effigie
d’un saint dont le corps était vénéré loin de là. On a vu que, dans un mi-
racle daté de 1318 rapporté par le franciscain Arnaud de Sarrant, ministre
de la province d’Aquitaine, S. Louis de Toulouse apparaît en songe pour
répondre à une question qui lui avait été posée devant son image73. Dans
un miracle plus tardif, raconté également par Arnaud de Sarrant, S. An-
toine de Padoue († 1231) agit, lui, par le biais de son image. À Bordeaux
en 1367, un médecin chirurgien du nom de Pierre se désolait d’avoir à
accompagner le prince Édouard dans une expédition militaire en Espagne.
Comme il avait une grande dévotion pour le saint franciscain, il se rendit
au couvent des Frères mineurs de Bordeaux. À sa demande, un frère cé-
lébra pour lui une messe in quadam capella, ubi erat quaedam imago beati
Antonii lignea sculpta. Alors que Pierre entendait la messe, il pria avec
ferveur les yeux fixés sur l’image pour que le saint empêche ce voyage

70
Procès de canonisation, éd. CAMBELL, Enquête…, art. 88, p. 91-92 (p. 91), cf. témoins
XLVIII, p. 491 et LIII, p. 502. Dans les miracles du vivant: application d’un vêtement (art. 51,
p. 64), de l’eau dans laquelle elle s’était lavé les mains (art. 53, p. 66), d’un voile (art. 69, p. 78).
71
Miracula sancti Marcialis an. 1388 (BHL 5581), éd. J.-L. LEMAITRE, Les miracles de
saint Martial accomplis lors de l’Ostension de 1388, in Bulletin de la Société archéologique et
historique du Limousin, 102 (1975), p. 67-139, réimpr. dans ID., Le Limousin monastique.
Autour de quelques textes (= Mémoires et documents sur le Bas-Limousin, 14), Ussel, 1992,
p. 1-73; cf. ID., Saint-Martial intercesseur, d’après les miracles de 1388, in L’intercession du
Moyen Âge à l’époque moderne. Autour d’une pratique sociale, éd. J.-M. MOEGLIN (= Hautes
études médiévales et modernes, 87), Genève, 2004, p. 157-169.
72
Miracula sancti Marcialis…, 15, p. 112-113 = p. 46-47.
73
Supra, n. 55 et texte correspondant.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 75

s’il n’avait pas d’utilité pour son âme. Dum sic dicendo imaginem attente
respiceret, aspexit eam caput hinc inde agitantem ad modum hominis ne-
gare aliquid innuentis, ce qu’elle fit ensuite une seconde fois. Le médecin
ne sut comment interpréter le portentum («présage», «prodige»). Le saint
lui indiquait-il qu’il ne partirait pas avec l’expédition ou bien que celle-ci
ne serait pas utile à son âme ? Un peu plus tard, le prince le dispensa de
partir avec lui74. Répondant à la prière renforcée par la messe, le saint
avait annoncé son aide en animant son image, une statue sans aura parti-
culière.

2. Les miracles post mortem de Charles de Blois, d’Urbain V


et de Pierre de Luxembourg (1367-1390)

Le duc de Bretagne Charles de Blois, le perdant de la guerre de suc-


cession qui l’opposa à Jean IV de Monfort, était mort à la bataille d’Auray
en 1364 et avait été inhumé dans l’église des Cordeliers de Guingamp
(Côtes-d’Armor) au diocèse de Tréguier. Tout en bénéficiant dans le Tré-
gor et le diocèse de Saint-Brieuc d’une réelle assise populaire, comme
l’atteste une enquête menée à Guingamp entre 1367 et 137175, le culte de
ce prince pieux, charitable et infortuné fut surtout promu, sinon orchestré,
par les Franciscains, auxquels le défunt duc avait montré beaucoup d’at-
tention, et par son gendre, le duc Louis d’Anjou qui, pour des raisons poli-
tiques, s’employa avec succès à ce qu’un grand procès de canonisation se
tînt en 1371 à Angers76. La canonisation n’eut cependant pas lieu77.

74
Arnaud de Sarrant, Chronica XXIV generalium Ordinis Minorum… (cf. supra, n. 55),
p. 155-156.
75
A. BOURGÈS, Édition et commentaire historique de l’enquête inédite réalisée à Guin-
gamp sur Charles de Blois († 1364). Mémoire de maîtrise d’Histoire, Université de Brest, 2
vol., 2000; cf. EAD., L’enquête préliminaire du procès de canonisation de Charles de Blois à
Guingamp: le pouvoir ducal sanctifié (1367-1371), in Britannia Monastica, 7 (2003), p. 9-20. Je
remercie vivement André-Yves Bourgès de m’avoir communiqué le mémoire de sa fille Aziliz.
76
Éd. A. DE SÉRENT, Monuments du procès de canonisation du bienheureux Charles de
Blois, duc de Bretagne, 1320-1364, Saint-Brieuc, 1921, p. 1-455 (BHL, Nov. Suppl., 1572d-f),
p. 191-413 pour les miracles.
77
Pour cet aperçu, cf. J.-C. CASSARD, Charles de Blois (1319-1364), duc de Bretagne et
bienheureux (= Cahiers de Bretagne occidentale, 14), Brest, 1994, p. 93-123; ID., Les coulisses
de la sainteté ? Charles de Blois vu par son entourage, in Annales de Bretagne et des pays de
l’Ouest, 116/1 (2009), p. 183-194; L. HÉRY, La «sainteté» de Charles de Blois, vertus et virtus
d’un duc de Bretagne, in Corona Monastica. Mélanges offerts au père Marc Simon, éd. L.
LEMOINE − B. MERDRIGNAC = Britannia Monastica, 8 (2004), p. 357-368; ID., La «sainteté» de
Charles de Blois ou l’échec d’une entreprise de canonisation politique, in Britannia Monastica,
10 (2006), p. 21-41; ID., Le culte de Charles de Blois: résistances et réticences, in Annales de
Bretagne et des pays de l’Ouest, 103/2 (1996), p. 39-56; M. JONES, Politics, Sanctity and the
76 J.-M. SANSTERRE

André Vauchez a montré combien certaines pièces du dossier té-


moignent de la substitution des images aux reliques; je les rappelle briè-
vement avant de m’arrêter à d’autres données qui vont tout à fait dans le
même sens.
Huit témoins au procès d’Angers de 1371 évoquèrent un miracle sur-
venu à Dinan en 1368. À son arrivée dans cette ville, le duc Jean IV avait
fait couvrir de chaux, dans l’église des Cordeliers, la figure de son ancien
rival, peinte avec les armes de Bretagne près d’un arbre de vie illustrant la
vie de S. François. Le lendemain on vit s’écouler du sang de l’image78.
A. Vauchez rappelle, à ce propos, qu’en 1283 les reliques de S. Thomas de
Cantiloupe, évêque de Hereford († 1282 en Italie), se mirent à saigner en
passant sur le territoire de l’archevêque de Canterbury qui l’avait excom-
munié. Dans les deux cas, cette effusion de sang dénonce un coupable,
comme pour une ordalie. Mais dans le premier, il s’agit de reliques, dans
le second d’une image, ce qui illustre le transfert des unes à l’autre79.
A. Vauchez a, par ailleurs, étudié et édité une série de vingt-trois mi-
racles survenus à Périgueux — le manuscrit aujourd’hui amputé devait en
compter une trentaine — qui, selon toute vraisemblance, furent rassemblés
et envoyés à Avignon en 1372 pour élargir la réputation de sainteté de
Charles en vue de sa canonisation80. Sans revenir sur le contexte particu-
lier de l’essor du culte à Périgueux, il faut noter qu’en l’absence de re-
liques, trois images de Charles, situées respectivement dans la collégiale
Saint-Front, l’église des Franciscains et celle des Dominicains, constituaient
le «lieu d’ancrage de la dévotion» où l’on se rendait pour s’acquitter de
son vœu après l’obtention du miracle, car celui-ci survenait à distance81.
Au procès de canonisation de 1371, deux témoins dirent qu’ils avaient vu
de nombreux ex-voto dans la chapelle jouxtant l’église des Cordeliers

Breton State: the Case of the Blessed Charles de Blois, Duke of Brittany (d. 1364), in The Me-
dieval State. Essays Presented to James Campbell, éd. J. R. MADDICOTT − D. M. PALLISER,
Londres − Rio Grande, 2000, réimpr. dans ID., Between France and England. Politics, Power
and Society in Late Medieval Brittany (= Variorum Collected Studies Series, 769), Aldershot,
2003, art. VI.
78
Monuments du procès de canonisation… (cf. supra, n. 76), témoins CXIX-CXXIV,
p. 283-298 (passim) et CLXXXVII-CLXXXVIII, p. 406-408. Relation détaillée d’après ces té-
moignages: HÉRY, Le culte de Charles de Blois… (cf. supra, n. 77), p. 40-43.
79
VAUCHEZ, Les images saintes… (cf. supra, n. 2), p. 79-81.
80
A. VAUCHEZ, Dévotion et vie quotidienne à Périgueux au temps de Charles V d’après
un recueil de miracles de Charles de Blois, in Villes, bonnes villes, cités et capitales. Études
d’histoire urbaine (XIIe-XVIIIe siècle) offertes à Bernard Chevalier, éd. M. BOURIN, Tours, 1989,
p. 305-314 (p. 310-314 pour l’édition des Relationes miraculorum Petragorensium).
81
Ibid., p. 306-307.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 77

qu’un frère mineur avait récemment restaurée et dédiée en accomplisse-


ment d’un vœu pour recouvrer la santé; il y avait fait peindre une image
du seigneur Charles avec les armes de Bretagne82.
On parla aussi au procès de 1371 de trois autres effigies de Charles.
L’une, mentionnée par les témoins de sept miracles, était peinte à l’entrée
de l’église des Frères mineurs d’Angers peut-être dans un porche, en tout
cas pas à l’intérieur même de l’église83. Elle ne devait donc pas être près
d’un autel, même si un témoin fit célébrer là une messe de remerciement84,
et moins encore être liée à la présence de reliques. Une autre, signalée par
un seul témoin, se trouvait peinte dans l’église franciscaine de Blois, sans
plus de précision85. La troisième, figurant dans les récits de deux miracles,
était une peinture d’une église, sans doute aussi des Cordeliers, située au
Mans86, ce qui doit s’expliquer par le fait que Louis d’Anjou était égale-
ment comte du Maine87.
Deux des miracles angevins ont lieu devant l’image. Le premier est
rapporté par Pierre Girard, un habitant d’Angers, ainsi que par sa femme
et sa sœur88. Quelque deux ans auparavant, Pierre avait tancé son épouse
parce qu’elle affirmait en public que le seigneur Charles était un saint
avant qu’il fût canonisé. Leur fille de trois ans fut saisie de démence, ce
qui amena Pierre à se repentir. L’épouse et la sœur de Pierre dictam filiam
ad ecclesiam Beate Marie Andegavie detulerunt, et oblaciones pro dicta
filia coram ymagine Beate Marie fecerunt. Il n’y eut ni guérison ni amé-
lioration (car la faute ne concernait pas la Vierge). Alors que les deux
femmes étaient au désespoir, dicta filia incepit clamare: «A Charles, Ma-
dame, à Charles, à Charles» et le répéta plusieurs fois. Les deux femmes
l’amenèrent aussitôt coram ymagine dicti Domini Caroli depicta prope

82
VAUCHEZ, ibid., cf. Monuments du procès de canonisation… (cf. supra, n. 76), témoins
CXVI et CXVII, p. 277-280.
83
Monuments du procès de canonisation…, [1] témoins LVII-LX, p. 191-196; [2] té-
moins LXXIX-LXXXIV, p. 222-230; [3] témoins LXXXV-LXXXVII, p. 230-234; [4] témoins
LXXXVIII-LXXXIX, p. 234-238; [5] témoins XCIX-CIV, p. 250-258; [6] témoin CLXVIII,
p. 378-379; [7] témoins CLXXIII-CLXXV, p. 385-387. Situation de l’image: iuxta portam in-
troitus ecclesie (p. 195); in introitu ecclesie (p. 226, 233, 237, 386); prope introitum ecclesie
(p. 231); ante ecclesiam (p. 229, 254, 256); prope primam portam ecclesie (p. 232); prope
magnam portam ecclesie (p. 258); ante ecclesiam… videlicet prope portam anteriorem ecclesie
(p. 385); iuxta portam anteriorem (p. 387).
84
Ibid., témoin LXXXVIII, p. 235-236.
85
Ibid., témoin XCII, p. 242.
86
Ibid., témoins LXV-LXVI, p. 203-205; témoin LXVII, p. 207-208.
87
Comme le rappelle HÉRY, La «sainteté» de Charles de Blois... (cf. supra, n. 77), p. 22.
88
Monuments du procès de canonisation…, témoins LXXXV-LXXXVII, p. 230-234.
78 J.-M. SANSTERRE

introitum ecclesie Fratrum Minorum Andegavie, la mère fit une offrande


devant l’image et sa fille se rétablit le jour même89. Le second cas con-
cerne Garita, une veuve d’Angers d’environ quarante-deux ans, dont la
déposition fut confirmée par deux autres témoins90. Fort malade et ne pou-
vant se déplacer qu’avec des béquilles, elle se voua à Dieu et au seigneur
Charles. D’abord elle se confessa et communia; puis, elle vint coram
ymagine dicti Domini Caroli, depicta ante ecclesiam Fratrum Minorum
Andegavie, videlicet prope portam anteriorem dicte ecclesie, ut ibidem per
novem dies et noctes continuos remaneret, graciam Dei et dicti Domini
Caroli, causa sanitatis recuperande implorando. Le deuxième jour, elle
commença à aller mieux; sa neuvaine terminée, elle laissa ses béquilles
qu’elle offrit à l’image (eidem ymagini obtulit) et retourna chez elle guérie,
avec seulement un petit bâton à la main91. Être en présence de l’image,
c’était se trouver en présence du saint et de son pouvoir d’intercession. Il
est possible que les suppliants la touchaient pour bénéficier de la virtus qui
en émanait, mais les dépositions apparaissent trop contrôlées pour qu’on
puisse le savoir.
Au Mans, un condamné à mort, au moment d’être conduit au gibet,
demanda à la femme du geôlier de faire pour lui une offrande ante yma-
ginem dicti Domini Caroli, depictam in ecclesia Cenomanie, ce qui fut
fait et lui valut d’échapper à la pendaison alors qu’il avait déjà la corde au
cou92. Dans les autres miracles du Mans et d’Angers et dans celui de Blois,
l’effigie de Charles est le lieu où l’on vient remercier le saint et accomplir
le vœu d’une offrande et/ou d’une neuvaine, parfois avant d’aller en pèle-
rinage au tombeau de Guingamp93. Le témoignage d’un couple habitant
Angers ajoute un trait intéressant. Pour obtenir la résurrection de leur fils
mort subitement, les parents sortirent de leur maison ut ecclesiam Fratrum
Minorum Andegavensium, in qua depicta est ymago dicti Domini Caroli,
possent intueri; à genoux, les mains jointes, ils vouèrent l’enfant à Dieu et
à Charles, les yeux fixés sur l’église94. Tout cela confirme ce qu’André
Vauchez avait déjà souligné pour Périgueux: les effigies de Charles dans

89
Monuments du procès de canonisation… (cf. supra, n. 76), témoin LXXXV (Pierre),
p. 230-231.
90
Ibid., témoins CLXXIII-CLXXV, p. 385-387.
91
Ibid., témoin CLXXIII (Garita), p. 385.
92
Ibid., témoins LXV, p. 203 (le geôlier), et LXVI, p. 205 (son épouse).
93
Mention du pèlerinage à Guingamp: ibid., témoins LVII-LIX, p. 192, 194-195; témoin
CLXVIII, p. 378-379.
94
Ibid., témoins LVII-LVIII, p. 192-193.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 79

des églises étaient les «lieux d’ancrage» de la dévotion à son égard loin de
son tombeau.
Rien n’est dit, en revanche, de l’utilisation des enseignes de pèleri-
nage à l’image de Charles dont parla un artisan de Guingamp95. Et il n’est
nulle part question, ni dans l’enquête de Guingamp96 ni dans celle d’An-
gers, du recours à une relique du saint dans les miracles à distance du
tombeau. Si plusieurs témoignages au procès de 1371 rapportent qu’un
aveugle fut guéri en se frottant les yeux avec un gant de Charles, le mi-
racle eut lieu du vivant de ce dernier, alors qu’il avait seize ans97. Le sort
du cilice que le duc portait sous ses vêtements à la bataille d’Auray fit
l’objet de témoignages contradictoires. Des témoins avaient entendu dire
qu’il fut partagé et emporté — ex devocione, dit l’un d’eux — par des An-
glais et des Bretons partisans du nouveau duc98. Le confesseur de Charles,
le dominicain Geoffroy Rabin, affirma que des Anglais le laissèrent à terre
comme s’ils le tenaient pour rien; il le ramassa et l’emmena avec lui et
adhuc ex devocione quam habuit et habet erga ipsum Dominum Carolum
dictum cilicium custodivit, et bene custodit99. Plus tard, Jeanne-Marie de
Maillé, dont on parlera plus loin, en obtint à Angers une portion comme
relique100. Le procès de 1371 ne met en tout cas aucun miracle en relation
avec lui. Les points d’ancrage du culte, le tombeau de Guingamp et les
images de Dinan, d’Angers, du Mans, de Blois et de Périgueux — pour
cette ville, les témoins ne parlent pas de celles de la collégiale et de l’église
dominicaine — y apparaissent tous aux mains des Franciscains, qui fil-
trèrent peut-être les témoignages dans ce sens.
On observe un silence du même genre, contrastant aussi avec des
mentions d’images, dans les documents relatifs au procès de canonisation

95
Monuments du procès de canonisation… (cf. supra, n. 76), témoin CLXXXI, p. 395-
396. Sur cet intéressant témoignage et sur l’interdiction de telles enseignes par le pape Urbain V
en 1368 à l’instigation du duc Jean IV, cf. CASSARD, Charles de Blois… (cf. supra, n. 77),
p. 99-100; HÉRY, Le culte de Charles de Blois… (cf. supra, n. 77), p. 44.
96
Cf. supra, n. 75. Comme le note Bourgès (Édition et commentaire, vol. 2, p. 15 et 33),
les miracles obtenus par l’invocation du saint «ont lieu dans une écrasante majorité … sur les
lieux mêmes d’origine des miraculés».
97
Monuments du procès de canonisation…, témoins XCIV, CXLIX, CL, CLXXVII-
CLXXX, p. 243, 352, 353, 391-394.
98
Ibid., témoins XIII, XVI, XL, LVI, p. 42, 47-48, 141, 189-190 (... et quilibet ex devo-
cione, prout credit iste, custodit partem suam).
99
Ibid., témoin XXX, p. 102. Cf. O. BLANC, Le pourpoint de Charles de Blois: une re-
lique de la fin du Moyen Âge, in Bulletin du Centre international d’étude des textiles anciens,
74 (1997), p. 64-82, ici p. 76-77.
100
Infra, n. 164.
80 J.-M. SANSTERRE

d’Urbain V, pape de 1362 à 1370101, dont le culte connut pendant une


vingtaine d’années une popularité et un rayonnement autrement plus im-
portants que celui de Charles de Blois, sans conduire toutefois à la cano-
nisation102. Conformément à la volonté du défunt, le corps du pontife fut
transporté en 1372 d’Avignon à Saint-Victor de Marseille, dont il avait été
l’abbé. Les documents en question ont été édités sous les titres de «Procès
verbaux des miracles» (Marseille, de 1376 à 1380)103 et d’«Information
sur la vie et les miracles» (Avignon, entre 1382 et 1390)104, un texte don-
nant un «schéma d’interrogatoire très développé» — on ignore s’il fut ef-
fectivement utilisé — d’autant plus intéressant qu’il reflète les vues offi-
cielles sur la sainteté d’un pape105.
La quasi-totalité des miracles post mortem a lieu à distance du corps
saint106. Or, à l’exception de la chapelle de Notre-Dame des Doms à
Avignon où la dépouille du pape avait reposé avant son transfert à Mar-
seille107, ce sont des images qui focalisent la dévotion loin du tombeau.
Cela apparaît nettement dans l’article 2 de l’«Information sur la vie et les
miracles». L’article 1 soulignait que le pontife était tenu pour un saint par
les gens d’Église et les princes du monde, qu’il était invoqué comme tel,
que les dévots toujours plus nombreux visitaient son tombeau ainsi que
l’église d’Avignon où il avait d’abord été inhumé et qu’ils y apportaient
leurs diverses offrandes108. L’article 2 poursuit en termes qu’il vaut la
peine de traduire, malgré la lourdeur du texte, en raison de l’insistance

101
Sur ce pape, cf. notamment P. A. AMARGIER, Urbain V: un homme, une vie (1310-
1370), Marseille, 1987; A.-M. HAYEZ, Urbain V, in Dictionnaire historique de la papauté, dir.
P. LEVILLAIN, Paris, 1994, p. 1679-1681; M. HAYEZ, Urbano V, beato, in Enciclopedia dei papi,
t. 2, Rome, 2000, p. 542-550.
102
VAUCHEZ, La sainteté, p. 367-372, 468-470, 655, 660; G. VEYSSIÈRE, Le rayonnement
géographique du culte d’Urbain V, in Le peuple des saints. Croyances et dévotions en Pro-
vence et Comtat Venaissin à la fin du Moyen Âge (= Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 7e
sér., 6), 1985, p. 137-151.
103
Actes anciens et documents concernant le bienheureux Urbain V, pape, sa famille, sa
personne, son pontificat, ses miracles et son culte, recueillis par feu M. le chanoine J. H.
ALBANÈS et publiés par le chanoine U. CHEVALIER, Paris, 1897, p. 115-365 (ici Miracles); BHL
8397 [I].
104
Ibid., p. 367-480 (ici Information), avec seulement la date de 1390, mais cf. n. suivante;
BHL 8397 [II]. La lecture des «vies antiques » (ibid., p. 1-113) n’a rien apporté pour notre sujet.
105
VAUCHEZ, La sainteté, p. 367 et 660.
106
Cf. le tableau, ibid., p. 523; VEYSSIÈRE, Le rayonnement..., p. 151.
107
Après la translation à Marseille: Miracles, 128, p. 210; 219, p. 274; Information, de
vita, 1, p. 377; de miraculis, 71, p. 471. Cf. Information, de vita, 166, p. 425; 170-171, p. 427;
de miraculis, 9, p. 435.
108
Information, de vita, art. 1, p. 376-377.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 81

mise sur le nombre, l’emplacement et la vénération des effigies du pontife


comme marques de son renom de sainteté qu’elles contribuaient ainsi à
construire.
«De même. Dans des églises diverses et nombreuses, jusqu’aux patriarcales
de la ville de Rome et d’autres métropolitaines, des églises cathédrales, conven-
tuelles, collégiales ou non, et dans d’autres nombreux lieux publics et privés des
endroits, territoires et régions susdits, par la dévotion de nombreuses personnes
diverses pleines de piété envers Dieu et le même seigneur Urbain, l’image et les
images et effigies de celui-ci ont été et sont peintes, et on en peint de jour en jour,
et, peintes ainsi, elles sont honorées dignement et ouvertement avec dévotion et
révérence, comme les autres images des saints. Auprès de celle et celles-là, on est
accouru par dévotion et on accourt en masse, publiquement, ouvertement et au
su de tous, et on fait des offrandes diverses et de diverses façons, marques de vé-
nération envers Dieu et le saint, selon ce qui a été établi plus haut à propos de
son tombeau. La dévotion envers le seigneur Urbain s’est multipliée et se multi-
plie au point que presque dans la plus grande partie de toutes les églises de la
Ville et dans de nombreuses autres de toute la chrétienté, dans des endroits re-
marquables et en vue, son image est peinte, donne lieu à une pieuse affluence et
109
à l’apport d’offrandes, comme on l’a dit» .
On aura noté que l’article rapproche la vénération du saint devant ses
images et celle à son tombeau, toutes deux caractérisées par le concursus
des dévots et leurs offrandes. Dans les miracles enregistrés à Marseille,
on trouve plusieurs mentions du vœu d’apporter une offrande à une figure
d’Urbain V en France méridionale ou en Italie. C’est ce que fit, par
exemple, un artisan de Carcassonne, dont le neveu, habitant un village de
la région, avait perdu l’esprit. Une nuit, l’artisan pensa aux nombreuses
offrandes que l’on apportait à l’image d’Urbain V peinte dans une église
de la ville en raison des miracles obtenus par les mérites du saint pape. Il
invoqua le seigneur Urbain, lui voua son neveu en promettant de visiter
ladite image avec l’offrande d’un cierge de trois livres110. D’autre part, un
109
Information, de vita, art. 2, p. 377: Item, quod in diversis et plurimis ecclesiis, etiam
patriarchalibus urbis Rome et aliis metropolitanis, cathedralibus, conventualibus, collegiatis et
non collegiatis, et aliis plurimis locis publicis et secretis, locorum, terrarum et regionum pre-
dictarum, ex devotione plurimarum et diversarum personarum Deo et eidem domino Urbano
devotarum ejus ymago et ymagines seu effigies fuerunt et sunt picte, et de die in diem pin-
guntur, et sic picte honorifice et patenter honorantur cum devotione et reverentia, sicut alie
ymagines sanctorum, et ad illam seu illas publice, palam et noctorie, habitus est et habetur con-
cursus devotionis, et fiunt oblationes diverse et diversimode, tanquam ad reverentiam Dei et
ipsius sancti, prout superius de ejus sepulcro positum est, et in tantum devotio ad eundem do-
minum Urbanum fuit et est multiplicata, ut fere in majori parte omnium ecclesiarum Urbis et
plurium aliarum totius Xristianitatis, in locis eminentibus et patentibus ejus ymago depicta sit,
cum populari devoto concursu, et profertis et oblationibus ut prefertur. L’article est cité en
partie par VAUCHEZ, La sainteté, p. 528-529, n. 31.
110
Miracles, 179, p. 246. Autres mentions: 67, p. 163; 191, p. 255; 202, p. 262; 293, p. 315.
82 J.-M. SANSTERRE

marchand de Marseille promit de faire peindre un retable (retaule) avec le


portrait d’Urbain V et de l’envoyer à Plaisance d’où il était originaire111.
À Senez en Provence, un bourgeois promit au pontife, pour obtenir la ré-
surrection de son petit garçon, ymaginem suam, scilicet domini Urbani, et
desubtus fieri altare, in quo celebratur ad laudem Dei et honorem dicti
domini Urbani. L’enfant ressuscita et, avec l’accord de l’évêque, on édifia
un autel pourvu de la figure du pape où l’on célébrait une messe tous les
premiers lundis du mois112. Cette fois, c’est l’image qui appelle l’érection
de l’autel, et non plus l’inverse.
Les critiques du nouvelliste et homme politique florentin Franco Sac-
chetti confirment la large diffusion et la vénération des portraits du pon-
tife. Il s’indignait, notamment dans une lettre écrite entre 1390 et 1394,
qu’on prît Urbain V comme intercesseur plutôt que des santi maggiori et
remarquait à ce propos que l’on voyait dans le baptistère Saint-Jean de Flo-
rence brûler un gros cierge devant un tableau le représentant alors qu’une
modeste chandelle était allumée devant le crucifix à proximité113.
À Marseille, un Vénitien habitant à Pavie affirma qu’une figure d’Ur-
bain V peinte dans la prison de Pavie transpira du visage et pleura des
yeux, ce qui amena le duc de Milan à libérer les prisonniers114. Le saint
pape avait ainsi manifesté sa peine pour obtenir cette libération, tout
comme Charles de Blois avait dénoncé son rival par le saignement de son
portrait à Dinan115. C’est le seul cas où les documents du procès laissent
entendre qu’Urbain V agit par le biais d’une de ses images. Dans l’en-
semble, ils évitent de leur reconnaître une virtus ou même de la suggérer.

111
Miracles, 242, p. 292; cf. VEYSSIÈRE, Le rayonnement… (cf. supra, n. 102), p. 141.
Autre mention: 165, p. 237.
112
Information, de miraculis, 54, p. 460-461; cf. G. VEYSSIÈRE, Vivre en Provence au XIVe
siècle, Paris – Saint-Denis, 1998, p. 230.
113
Franco Sacchetti, Opere, éd. A. BORLENGHI (= I Classici Rizzoli), Milan, 1957, Let-
tere, V, p. 1114-1115; P. GASPARINI, Non mi posso tener più ch’io non dica: Franco Sacchetti
entre invective politique et blâme moral (Lettre XI, Chanson 141), in Poésie et épistolographie
dans l’Italie médiévale, éd. A. FONTES-BARATTO = Arzanà, 12 (2007), p. 171-215, ici p. 206-207
(avec une trad. française), p. 188, 193-194 (commentaire) et 177, n. 17 (date). Cf. M. BACCI,
«Pro remedio animae». Immagini sacre e pratiche devozionali in Italia centrale (secoli XIII e
XIV) (= Piccola Biblioteca Gisem, 15), Pise, 2000, p. 69, 77-78, 147-148. Sur les images d’Ur-
bain V en Italie, cf. V. LUCHERINI, Un papa francese a Napoli: un’immagine trecentesca di
Urbano V identificata e le effigi dei fondatori di Sant’Eligio, in Le plaisir de l’art du Moyen
Âge. Commande, production et réception de l’œuvre d’art. Mélanges en hommage à Xavier
Barral i Altet, Paris, 2012, p. 181-192, avec la bibliographie indiquée aux n. 15-18.
114
Miracles, 106, p. 194. Pour ce miracle et un autre survenu en Italie (119, p. 204), cf.
SANSTERRE, «Virtus» des saints, images et reliques, p. 58-59.
115
Supra, n. 78-79 et texte correspondant.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 83

L’invocation et le vœu suffisent pour obtenir l’aide du saint pontife, ce qui


peut expliquer le silence des récits miraculaires sur l’utilisation de reliques
de contact alors qu’il en existait certainement: lors de la translation
d’Avignon à Marseille, les habitants de la ville pontificale accoururent en
masse auprès de la litière portant le corps du pape; ces gens pro reliquiis
ex devotione ipsius corporis receperunt et emportèrent chez eux palam et
publice des bouts du drap rouge qui recouvrait la litière et qui fut complè-
tement mis en morceaux116.
Le troisième des dossiers majeurs pour le sujet et, me semble-t-il, le
plus significatif concerne le cardinal Pierre de Luxembourg, mort en
odeur de sainteté à Avignon, à seulement presque dix-huit ans117. Le pro-
cès de canonisation qui eut lieu à Avignon en 1390 — sans que la cause
aboutisse — a été publié de façon fort défectueuse en 1719 dans les Acta
Sanctorum118, mais l’essentiel s’y trouve pour notre propos, comme j’ai
pu le constater en vérifiant les passages concernés sur deux des huit copies
du procès réalisées entre 1417 et 1420119. D’autre part, Yveline Prouvost
a attiré l’attention sur un livre des miracles encore inédit recueillant les té-
moignages de juillet à décembre 1387 à Avignon, qui reflètent «l’enthou-
siasme immédiat et spontané» de la dévotion envers le jeune cardinal120.
Si le culte du cardinal était centré sur son tombeau situé, selon sa vo-
lonté, dans le cimetière Saint-Marcel d’Avignon121, beaucoup de ses mi-

116
Information, de vita, 172, p. 428.
117
Sur Pierre et son dossier hagiographique, on verra surtout – outre VAUCHEZ, La sain-
teté, passim – PROUVOST, Les miracles de Pierre de Luxembourg, p. 481-506; J. HELMRATH,
Aktenversendung und Heilungswunder. Peter von Luxemburg (1369-1387) und die Überlieferung
seines Kanonisationsprozesses, in Religiöse Bewegungen im Mittelalter. Festschrift für Matthias
Werner zum 65. Geburtstag, éd. E. BÜNZ − S. TEBRUCK − H. G. WALTHER (= Veröffentlichungen
der Historischen Kommission für Thüringen. Kleine Reihe, 24), Cologne e. a., 2007, p. 649-672.
118
AASS, Iul. t. 1, Anvers, 1719, p. 527-607 (BHL, s. v. Petrus de Luxemburgo, 2, sans
numéro). Comme le note VAUCHEZ, La sainteté, p. 2, n. 4, «le texte a été littéralement pulvé-
risé et recomposé dans un ordre nouveau». Cf. HELMRATH, Aktenversendung…, p. 655-657.
119
Avignon, Bibliothèque municipale, ms. 697 (ici PC1), dont je me suis procuré les photos
numérisées, et Avignon, Archives départementales du Vaucluse, série H, Célestins d’Avignon,
62/2 (ici PC2), dont j’ai fait numériser le microfilm.
120
PROUVOST, Les miracles de Pierre de Luxembourg, surtout p. 486-496. Il s’agit du ms.
Avignon, Archives départementales du Vaucluse, série H, Célestins d’Avignon, 62/1 (ici Livre
des miracles), dont j’ai également fait numériser le microfilm. En plus des passages relevés
infra, n. 125, 126, 136 et 153, on signalera Livre de miracles, CLV, fol. 29r: une femme souf-
frant des yeux ne peut d’abord pas bien voir l’image de Pierre posée sur son tombeau. − Une
effigie de Pierre en cet endroit est également mentionnée dans l’art. CCXXXVIII, PC1, fol.
78v; PC2, fol. 67v; AASS, Iul. t. 1, p. 583. − Des mentions de portraits de Pierre dans le Livre
des miracles ont pu m’échapper.
121
PROUVOST, Les miracles de Pierre de Luxembourg, p. 488-490.
84 J.-M. SANSTERRE

racles eurent très vite lieu à distance, conformément à la tendance géné-


rale122. Souvent ils étaient obtenus par la seule invocation et le vœu con-
ditionnel de se rendre au tombeau. Dans certains cas cependant, il est
question d’une image ou de reliques de contact.
Ce fut devant une figure du cardinal peinte dans la chapelle de sa de-
meure que l’épouse du seigneur de Rappetout au diocèse de Lyon porta
son fils malade et fit le vœu de visiter le tombeau; le miracle eut lieu en-
suite, après que l’enfant eut été mis au lit123. À Beaulieu en Dordogne, les
parents d’enfants malades émirent le vœu devant une effigie de Pierre qui
se trouvait dans une église, la guérison des enfants survenant à la mai-
son124. Dans le diocèse de Maguelone, un infirme apprit que le personnage
représenté sur une peinture d’une église était le cardinal décédé à Avignon,
qui faisait beaucoup de miracles; il se voua à lui et obtint une guérison
partielle avant d’être guéri complètement au tombeau125. Comme dans les
cas de ce genre que nous avons déjà rencontrés, l’image se chargeait sans
doute aux yeux des suppliants de la virtus du saint qu’elle rendait présent,
mais cela reste implicite.
Deux autres miracles, bien connus, apportent chacun quelque chose
que nous n’avons pas encore observé dans cet exposé. En accomplisse-
ment du vœu qu’il avait fait pour être guéri du bras droit, Arnaud de Plan-
solis, un seigneur du diocèse de Maguelone, s’était rendu en pèlerinage au
tombeau de Pierre. Il rapporta chez lui une image du cardinal. Or, sa
femme enceinte était proche du terme et craignait un accouchement mortel.
Pour obtenir le secours du cardinal, tous deux firent le vœu de donner le
nom de Pierre à l’enfant à naître et de le faire entrer en religion. La femme
accoucha facilement d’un fils qui fut effectivement appelé Pierre. Mieux:
il apparut que l’enfant ressemblait au portrait du cardinal126. Par le nom et

122
PROUVOST, Les miracles de Pierre de Luxembourg, p. 492-493; VAUCHEZ, La sainteté,
p. 523.
123
Procès, témoin V: PC1, fol. 289v-290r; PC2, fol. 279v-280r, ici fol. 280r; AASS, Iul. t. 1,
p. 589, § 192. Miracle enregistré après la rédaction des articles à la fin de 1389.
124
Procès, témoin LI (AASS LII): PC1, fol. 341v-343v, ici fol. 342r et 343v; PC2, fol. 331v-
334 , ici fol. 332r et 333v; AASS, Iul. t. 1, p. 600-601, § 245 et 247. Miracle enregistré après la
r

rédaction des articles.


125
Livre des miracles, DLXI, fol. 113v-114r.
126
Procès, art. CCI: PC1, fol. 69r-v; PC2, fol. 58v-59r; AASS, Iul. t. 1, p. 579; cf., avec des
différences purement formelles, Livre des miracles, témoin MLXXXVIII, fol. 265v. Relevé no-
tamment par VAUCHEZ, La sainteté, p. 529, n. 34; VEYSSIÈRE, Vivre en Provence… (cf. supra,
n. 112), p. 229-230; PROUVOST, Les miracles de Pierre de Luxembourg, p. 495 et 500. Je cite
l’article: Item quod, dum nobilis Arnaudus de Plansolis [AASS: Plauzolis], dominus loci de So-
beracio Magalonensis dioecesis, qui voto precedenti dicti domini cardinalis visitato sepulcro
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 85

par le physique, l’enfant était et resterait une preuve vivante du pouvoir


d’intercession de Pierre de Luxembourg. L’effigie ramenée d’Avignon
occupe ainsi une place centrale dans le récit, sans toutefois être présentée
explicitement comme dépositaire du pouvoir de son modèle. Le cas sui-
vant ne laisse, en revanche, subsister aucun doute à ce propos; il concerne
lui aussi un accouchement difficile.
La duchesse de Bourbon était en travail depuis plus de quinze jours et
craignait de mourir avec son enfant. Se souvenant du cardinal, elle chargea
son chapelain de célébrer une messe dans laquelle il la vouerait audit car-
dinal, ce qu’il fit. Entre-temps, la duchesse fit apposer sur son ventre une
image de Pierre. Lorsque le chapelain eut fini la messe, la duchesse mit
au monde sans douleur une fille127. Cette fois, l’image, combinée à une
messe, transmet sans conteste la virtus du saint et cela par imposition sur
la partie du corps souffrante.
Déjà dans les années 1220, aux dires du cistercien allemand Césaire
de Heisterbach, une icône représentant S. Nicolas conservée dans le mo-

sanatus fuerat de brachio suo, de quo per triennium impotens extiterat, ad domum suam re-
versus extitisset et ymaginem dicti domini cardinalis ad domum attulisset, Guilielma, uxor sua,
que tunc pregnans erat iuxta terminum pariendi, sibi dixit, quod nunquam se senserat ita gravi-
dam, sicut tunc se sentiebat, et quod multum dubitabat, quod [AASS: quia] in partu moreretur.
Cui per dictum virum dato consilio, quod ipsi ambo voverent, quod ob reverenciam dicti do-
mini cardinalis, qui ipsum a infirmitate sua curaverat, infanti nascituro imponeretur nomen
Petri, et ipsum intrare facerent religionem. Et illud postmodum devovissent, adveniente tempore
pariendi, dicta Guilielma peperit unum filium, et cum minori dolore, quam unquam fecisset; cui
secundum votum, nomen Petrus impositum est. Postmodum [AASS: postea] vero dum ipsa mater
intueretur dictum filium, recordata de ymagine dicti domini cardinalis predicta [AASS: depicta],
statim dixit: «Certe iste filius assimilatur ymagini domini cardinalis, quoniam inter os et labia
habebat quandam concavaturam». Quod et advertens dictus pater et ibidem [ibidem omis dans
AASS] astantes in eadem opinione fuerunt, nam non solum vultu, sed secundum eius quanti-
tatem in facie et in membris consimilem formam habet. La déposition d’Arnaud au procès (té-
moin I: PC1, fol. 286v-287v; PC2, fol. 276v-278r; omis dans AASS) concerne surtout le premier
miracle, cf. PROUVOST, Les miracles de Pierre de Luxembourg, p. 501-502.
127
Procès, art. CCII: PC1, fol. 69v-70r; PC2, fol. 59r; AASS, Iul. t. 1, p. 579. Relevé no-
tamment par VAUCHEZ, La sainteté, p. 529, n. 33; ID., Les images saintes… (cf. supra, n. 2),
p. 81; VEYSSIÈRE, Vivre en Provence… (cf. supra, n. 112), p. 230. Item quod domina ducissa
Borbonii pregnans, dum advenisset tempus pariendi et consueti partus dolores ipsam mirabi-
liter affligentes per spacium quindecim dierum et ultra adeo eandem detenuissent oppressam,
quod de morte plus sperabatur quam de vita, ipsa etiam dubitans ne ipsa cum fructu suo pe-
riret, recordata de dicto domino cardinali, statim vocari fecit suum capellanum et sibi dixit,
quod pro ipsa statim iret missam celebratum et quod in ipsa missa ipsam ad dictum dominum
cardinalem devoveret; quod et fecit. Ipsa [AASS: dicta] vero domina interim quandam [quan-
dam omis dans AASS] ymaginem dicti domini cardinalis super ventrem suum fecit apponi.
Cum itaque dictus capellanus dictam missam quasi finivisset, dicta domina ducissa repente do-
loribus effugatis sine dolore peperit unam [AASS: unam pulcherrimam, ce mot étant barré dans
les deux mss] filiam. Itaque mater et filia a periculo mortis extiterunt [AASS: fuerunt] liberate
meritis et precibus dicti domini cardinalis.
86 J.-M. SANSTERRE

nastère de Burtscheid près d’Aix-la-Chapelle faisait des miracles pour les


parturientes chez qui elle était transportée128. Il s’agissait toutefois d’une
icône auréolée d’une virtus particulière par sa légende129 alors que la du-
chesse utilisa quandam ymaginem. Ce cas a été relevé parmi les pratiques
— dont l’utilisation d’images de saintes anciennes, d’écrits et de reliques
— censées favoriser les accouchements130. Par le simple fait qu’elle repré-
sente le nouveau «saint», l’effigie s’avère susceptible de véhiculer dans
l’espace domestique et de communiquer par contact la virtus thaumatur-
gique dont elle est dépositaire. Vers la même époque, on racontait en Italie
qu’une dominicaine d’Ascoli dans les Marches pensait être délivrée d’une
atroce douleur au bras en y apposant un panneau ou un feuillet avec
l’image de S. Pierre Martyr. Elle obtint la guérison dès qu’elle se fut dé-
cidée à se procurer l’image, façon de dire que celle-ci n’était pas indispen-
sable tout en regardant de façon positive ce genre de pratiques curatives131.
Si la guérison au contact d’une image d’un serviteur de Dieu ne devait pas
être exceptionnelle, le miracle obtenu par la duchesse de Bourbon est
pourtant le seul témoignage explicite que je connaisse pour l’ensemble des
textes examinés dans cet exposé. Les articles du procès de canonisation de
Pierre mentionnent, en revanche, plusieurs miracles obtenus, après le vœu,
au contact de la terre du tombeau132 ou de l’eau de son bain133. On apprend
même que, lors de son passage à Vienne (Isère), un évêque dominicain fit
boire de cette terre mélangée à du vin à un enfant mourant134.

128
Césaire de Heisterbach, Dialogus miraculorum, VIII, 76, éd. J. STRANGE, t. II, Cologne
e.a., 1851, p. 144-145; éd. reprise avec une traduction allemande, un commentaire et une intro-
duction de N. NÖSGES − H. SCHNEIDER, in Caesarius von Heisterbach. Dialogus miraculorum.
Dialog über die Wunder, t. IV (= Fontes Christiani, 86), Turnhout, 2009, p. 1680-1683.
129
Cf. SANSTERRE, Après les «Miracles de sainte Foy», p. 69-71.
130
S. LAURENT, Naître au Moyen Âge. De la conception à la naissance: la grossesse et
l’accouchement (XIIe-XVe siècle), Paris, 1989, p. 193-198, ici p. 193-194. Sur ces pratiques, cf.
aussi C. RAWCLIFFE, Women, Childbirth, and Religion in Later Medieval England, in Women
and Religion in Medieval England, éd. D. WOOD, Oxford, 2003, p. 91-117, ici p. 97-110; E.
L’ESTRANGE, «Quant femme enfante…»: remèdes pour l’accouchement au Moyen Âge, in
Femmes en fleurs, femmes en corps. Sang, santé, sexualité du Moyen Âge aux Lumières, éd. C.
MCCLIVE – N. PELLEGRIN (= L’école du genre), Saint-Étienne, 2010, p. 167-181.
131
Cf. SANSTERRE, «Virtus» des saints, images et reliques, p. 51-52.
132
Procès, art. CXXXVI: PC1, fol. 56r; PC2, fol. 45r; AASS, Iul. t. 1, p. 572. Art.
CLXXXIII, PC1, fol. 66r; PC2, fol. 55v; AASS, p. 577. Art. CCLII: PC1, fol. 82r; PC2, fol. 71r;
AASS, p. 585. Art. CCLIV: PC1, fol. 82v; PC2, fol. 71v; AASS, p. 585.
133
Procès, art. CXXXIX, PC1, fol. 57r; PC2, fol. 46r; AASS, Iul. t. 1, p. 573, mention de
plusieurs guérisons avec cette eau. Art. CCLI: PC1, fol. 82r; PC2, fol. 71r; AASS, p. 585. Cf. la
Vita contemporaine (BHL 6719), § 34, AASS, Iul. t. 1, p. 516.
134
Procès, art. CCLIV: PC1, fol. 82v; PC2, fol. 71v; AASS, Iul. t. 1, p. 585.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 87

Le récit d’un autre miracle de Pierre de Luxembourg me semble fort


révélateur de l’importance respective attachée aux images et aux reliques.
Il s’agit de la guérison de la fille du médecin Jean de Tournemire telle que
celui-ci la raconte dans sa longue déposition reprise dans le procès de ca-
nonisation135. — Elle se trouve déjà intégralement dans le livre des mi-
racles, y compris l’interrogatoire proprement dit qui suit la relation du
médecin. Cet interrogatoire est copié en marge et au bas d’un feuillet.
Les variantes par rapport au texte du procès sont insignifiantes136. — Le
document est célèbre. On s’est d’abord intéressé à son contenu médical,
notamment à l’erreur de diagnostic consistant à voir un cancer mortel du
sein à ce qui devait être une mastite provoquée par la grossesse137. Puis,
dans un bel article de 1985, Daniel Le Blevec a proposé de l’ensemble du
document une lecture centrée non plus sur le cas clinique, mais sur le té-
moin138. «Jean de Tournemire, note-t-il, est à 60 ans, une sommité du
monde médical de l’époque. Médecin d’Urbain V, de Grégoire X, puis de
Clément VII, professeur à l’université de médecine de Montpellier dont il
est, depuis 1384, le chancelier, auteur de plusieurs manuels médicaux, il
est alors au faîte de la notoriété. Il appartient, sans nul doute possible, à
l’élite sociale et intellectuelle de son temps»139. Sa déposition, montre Le
Blévec, révèle deux attitudes différentes, sans qu’il y ait une séparation
totale entre les deux. «C’est le médecin qui parle lorsqu’il détaille minu-
tieusement les caractères pathologiques qu’il a rencontrés chez sa fille et
qu’il argumente sur l’évolution de la maladie. Par contre, dans ses rapports
avec Pierre de Luxembourg, Jean de Tournemire n’est plus que le béné-
ficiaire d’un miracle, un simple fidèle qui accomplit, comme les autres
malheureux sollicitant l’intercession d’un saint thaumaturge, les gestes
propitiatoires (…). Le raisonnement scientifique, fondé sur l’observation
et sur la référence aux autorités, cède alors la place à un discours par le-
quel il rejoint la «mentalité commune», selon l’expression de Vauchez, et
endosse le comportement habituel de l’homme médiéval face au merveil-
leux, comportement dont il cautionne, par son adhésion même, le bien-

135
Procès, témoin XLIV (AASS, Iul. t. 1, XLV): PC1, fol. 334r-337r; PC2, fol. 324r-327r;
AASS, p. 598-599, § 232-238.
136
Livre des miracles, MXX, fol. 242r-244r.
137
Notamment E. WICKERSHEIMER, Les guérisons miraculeuses du cardinal Pierre de
Luxembourg (1387-1390), in Comptes rendus du deuxième congrès international de la méde-
cine, Évreux, 1922, p. 371-389, ici p. 381-384, avec la discussion p. 388-389. Cf. l’article de
D. Le Blévec mentionné n. suivante, p. 129 et n. 20.
138
LE BLÉVEC, Un médecin face au miracle, p. 125-136.
139
Ibid., p. 127.
88 J.-M. SANSTERRE

fondé»140. D. Le Blévec a donné en annexe de son article une bonne tra-


duction française de la déposition141. On me permettra de la reprendre pour
les passages retenus ici.
Au début du mois de septembre 1387, à Montpellier, Jean constata
que sa fille Marguerite, enceinte, souffrait d’une tumeur maligne au sein,
une maladie incurable dont il connaissait l’issue fatale.
«Lorsqu’il vit cela, le témoin fut troublé jusqu’au plus profond de son cœur.
Il dit à la mère de sa fille: ‘Ne faites rien, sinon d’éviter certains aliments, tels
que viandes salées, fromage, la substance des légumes, les fruits de substance
dure, les châtaignes, les poires. Ayez en dévotion ce très glorieux cardinal Pierre
de Luxembourg et permettez à votre fille de visiter son image à l’église Notre-
Dame des Tables, en lui apportant vos offrandes. Faites-lui vos dévotions deux
fois par jour; soir et matin, les genoux fléchis et nus, et invoquez-le, lui et son se-
cours’».
On notera, avec Le Blévec, ce trait «d’inconscient professionnel»: le mé-
decin recommande à sa fille de prier le cardinal comme s’il faisait une
prescription142. Je ne suis pas sûr, en revanche, qu’il faille déduire de la
mention de l’image du jeune cardinal dans une église fameuse où l’on vé-
nérait une statue miraculeuse de la Vierge qu’«une dévotion toute récente
en vient à supplanter une autre plus ancienne, celle qui s’adressait ici à la
Vierge miraculeuse»143. La nature même de la déposition n’incitait pas à
parler de l’image mariale. Il n’en reste pas moins que, deux mois seule-
ment après la mort de Pierre, «son culte s’organise autour d’une image,
dans un lieu de culte officiel»144, une église qui faisait figure de sanctuaire
civique de Montpellier145. Cela dit, la suite du témoignage montre que ce
n’était pas là l’essentiel.
«Sa fille le pria de lui envoyer un fragment de la robe dudit seigneur cardinal,
avec lequel elle toucherait sa mamelle.
Il prit congé des siens en pleurant et vint à la cour, où l’appelait le service de
notre seigneur le Pape. Le lendemain même, il se rendit au tombeau dudit seigneur
cardinal pour lui présenter ses respects et en pleurant il lui exposa sa plainte, lui
demandant de bien vouloir manifester son pouvoir et son influence auprès de la
sainte Divinité. Quelques jours plus tard, il alla chez l’évêque, alors élu, main-

140
LE BLÉVEC, Un médecin face au miracle, p. 130.
141
Ibid., p. 133-136.
142
Ibid., p. 130.
143
Ibid., p. 128.
144
Ibidem.
145
Sur cette église, cf. J.-L. LEMAITRE, Un inventaire des ornements liturgiques et des
livres de l’église Notre-Dame-des-Tables à Montpellier (6 septembre 1429), in Journal des
savants, 2003, n° 1, p. 131-167, ici p. 134-139 (p. 136, pour «l’église civique»).
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 89

tenant consacré, de Coutances et le pria de lui donner un peu de la robe dudit


seigneur cardinal. L’évêque répondit qu’il n’en avait pas, mais qu’il avait seule-
ment des linges dans lesquels le cardinal était mort. Il ouvrit son coffre et donna
au témoin un petit fragment de l’un de ces linges. Il lui montra une corde nouée
et sanguinolente à l’emplacement de certains nœuds. Comme, l’ayant vue, le té-
moin en sollicitait un fragment, l’évêque répondit qu’il n’osait pas en disposer
sans un ordre du pape. Il lui donna cependant, par grâce spéciale, un peu de fil
d’une houppe de cette corde, autant qu’une pointe d’aiguille.
Le témoin le reçut avec autant d’humilité qu’il put et l’enveloppa dans une
toile fine. Là-dessus, il vint à sa connaissance que la mamelle s’était ouverte et
commençait à devenir douloureuse, car le temps de la corrosion était venu, comme
il est de la nature du cancer. À cette nouvelle, il envoya à son épouse le linge et
le fil enveloppés tous deux dans la toile fine, lui prescrivant de frotter soir et ma-
tin ladite mamelle et surtout la dureté cancéreuse avec le linge, et d’introduire le
146
fil dans l’orifice de la crevasse» .
À la Toussaint, il apprit que sa fille allait mal, car elle avait fait une
fausse couche. Il se rendit en hâte à Montpellier. Arrivé chez lui, il trouva
sa fille très affaiblie, mais il constata que le sein cancéreux guérissait, ce

146
Trad. LE BLÉVEC, Un médecin face au miracle, p. 134. PC1, fol. 334v in fine-335v;
PC2, fol. 324v in fine-325v; AASS, Iul. t. 1, p. 598, § 233-234. Ipse autem hoc videns, turbatus
est usque ad viscera; dixit matri dicte filie sue et sibi: «Nihil faciatis, nisi quod evitetis aliquas
res, utpote carnes salsas, caseum, substanciam leguminum, fructus dure substancie, castaneas,
pira; et habeatis in devocione istum gloriosissimum cardinalem, dominum Petrum de Luxem-
bourg, et permittatis ipsius ymaginem, in ecclesia beate Marie de Tabulis existentem, dicte filie
[AASS: dictam filiam] visitare cum oblationibus vestris; et habeatis ipsum in devocione
[AASS: devotionem] bis in die de sero et mane, genibus flexis nudis ipsum invocando, et ipsius
iuvamen». Dicta vero filia sua sibi dixit quod sibi mitteret [AASS: mitterent] aliquid de rauba
dicti domini cardinalis, cum qua tangeret mamillam suam predictam. Ipse autem lacrimando
recepit congedium ab eis et venit ad curiam, ad servicium domini nostri pape. Consequenter
venit in crastinum [AASS: aestivum], cum hic applicuit ad sepulcrum dicti domini cardinalis, ad
impendendum reverenciam eidem domino cardinali; lacrimandoque fecit sibi querelam suam
requirendo eum quod vellet ostendere potestatem et virtutem, quam habet cum sancta divini-
tate. Postmodum vero per aliquos dies, ivit ad dominum, tunc electum, nunc vero episcopum
Constantiensem, requirendo eum quod daret sibi modicum de rauba dicti domini cardi-
nalis. Qui respondit quod non habebat, nisi solum de linteaminibus, in quibus fuit mortuus, et
aperuit coffrum suum, sibique modicum frustum de uno linteamine dedit, et sibi ostendit unam
cordam nodatam sanguinolentam cum quibusdam nodis, et visa ipsa, ipse qui loquitur rogavit
ipsum quod modicum de ipsa corda sibi daret. Qui sibi respondit quod non erat ausus nisi [nisi
ajouté dans CP1; omis dans CP2] ex precepto pape; verumtamen sibi dedit de gracia speciali,
de filo floqui ipsius corde, ad formam unius acus. Ipse autem cum quanta potuit humilitate
illud recepit et involvit in sindone; et premissis sic stantibus ad sui noticiam pervenit quod cre-
pata erat dicta mamilla et incepit dolere, quoniam tunc veniebat tempus corrosionis, ut est de
natura ipsius cancri. Hoc audiens mandavit uxori sue dictum pannum cum illo filo simul in
dicta sindone ligatos, precipiendo dicte sue uxori quod sero et mane fricaret mamillam pre-
dictam cum illo panno, specialiter duriciam illam cancrosam, et interponeret infra foramen
illius crepature illud filum.
90 J.-M. SANSTERRE

qui ne pouvait être qu’un miracle de Dieu obtenu par l’intercession du


seigneur cardinal. La guérison prit cinq semaines.
L’interrogatoire porte ensuite sur la nature de la maladie. Puis:
«On demanda au témoin s’il croyait que sa fille avait été guérie par les prières
dudit seigneur cardinal. Il répondit que oui, car ainsi qu’il l’avait dit, la maladie
est incurable au sein.
On lui demanda ce qu’il faisait du fil. Il dit que deux fois par jour la mère et
la fille l’introduisaient dans l’orifice du cancer et que sa fille Marguerite lui avait
dit que pendant cette introduction, elle ressentait un grand soulagement.
On lui demanda combien de temps s’était écoulé entre l’ouverture du cancer et
la guérison complète. Il dit qu’en cinq semaines sa fille fut entièrement guérie,
sans appliquer d’autres médicaments que la toile de lin sur la mamelle et le fil
dans l’orifice.
On lui demanda s’il avait émis un vœu. Il dit que oui, à peu près en ces termes:
‘Glorieux cardinal, si tu as quelque pouvoir auprès de Dieu, guéris ma fille’. Il
prononça ces paroles avec grande contrition et en versant des larmes. Il promit
147
aussi de porter une paire de mamelles de cire au tombeau du cardinal» .
Au-delà de son intérêt intrinsèque, ce texte s’avère essentiel pour
notre propos, car il montre à l’évidence que, pour le médecin comme pour
sa fille, les modestes reliques de contact qu’il a pu obtenir comptaient da-
vantage que l’image de Pierre dont il est d’abord question. Du reste, l’ar-
ticle du procès résumant le miracle d’après la déposition de 1387 (iden-
tique, répétons-le, à celle de 1390) ne parle que des reliques sans souffler
mot de l’image148.

147
Trad. LE BLÉVEC, Un médecin, p. 135. PC1, fol. 336v; PC2, fol. 326v; AASS, Iul. t. 1,
p. 599, § 237-238. Interrogatus si credit dictam filiam suam esse curatam precibus dicti domini
cardinalis, respondit quod sic, ex eo quia, ut dixit, morbus erat incurabilis in mamilla. Inter-
rogatus quid faciebat de filo, dixit quod bis in die mater et filia imponebant in apertura cancri;
dicens quod dicta Margareta dicebat ipsi loquenti patri suo quod dum ponebat filum inveniebat
magnam deliciam. Interrogatus quanto tempore stetit cum cancro aperto antequam esset tota-
liter curata, dixit quod quinque septimanis fuit ex toto curata, nulla alia apponendo medica-
menta, nisi solum pannum lineum supradictum desuper mamillam, et filum infra aperturam
ponendo. Interrogatus si votum emisit, dixit quod sic, per ista verba vel similia: «Gloriose car-
dinalis, si posse habes cum Deo, cura filiam meam», cum magna contricione et lacrimis ista
verba proferendo, promittens portare unum par mamillarum de cera ad eius sepulcrum…
148
Procès, art. CLXXXII: CP1, fol. 65v-66r, ici fol. 66r; CP2, fol. 55r-v; AASS, Iul. t. 1,
p. 577. L’article met l’accent sur le diagnostic de Jean. Puis: Propter quod valde tristis ef-
fectus et turbatus, nesciens quid ageret nisi divinum implorare subsidium [AASS: auxilium].
Confidens de meritis ipsius domini cardinalis, de linteaminibus, in quibus iacebat ipse dominus
cardinalis tempore vite sue, et unum modicum filum floqui predicte corde, qua cingebatur, dicte
filie transmisit, quam monuit quod de predictis dictum morbum fricaret, quod et fecit. Ex qua
fricacione dicta filia meritis et precibus dicti domini cardinalis fuit omnino sanata [les mots
suivants, quamvis secundum naturam impossibile fuerit ipsam fuisse sanatam, sont barrés dans
PC1 et PC2].
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 91

L’attitude de Jean de Tournemire à l’égard des reliques peut être


rapprochée d’une déposition faite à Rome en 1379 dans le procès de cano-
nisation de Brigitte de Suède, morte à Rome en 1373 — la majeure partie
de son squelette fut ramené en Suède. Souffrant d’une hémorragie, le car-
dinal Elzéar de Sabran avait reçu du confesseur de Brigitte des cheveux de
la bienheureuse et il les avait mis à son cou. Comme une intervention des
médecins avait empiré le mal, Elzéar se recommanda à Brigitte et plaça
avec dévotion les reliques sur sa poitrine. Aussitôt, dit-il, il sentit dans sa
poitrine comme une main qui resserrait l’ouverture des veines et faisait re-
fluer l’écoulement du sang149. On ne saurait mieux exprimer la croyance
en l’efficacité de reliques qui peuvent nous paraître des plus infimes.
Une dernière observation sur le dossier, plutôt à la marge de notre
sujet puisqu’elle concerne des représentations de la Vierge. Si l’on hésite
à interpréter en termes de substitution d’un culte par un autre la prescrip-
tion de Jean de Tournemire concernant l’image du cardinal à Notre-Dame
des Tables, il y eut bien une concurrence, à Avignon même, entre le corps
saint et une autre dévotion récente, celle de l’image de Notre-Dame d’Es-
pérance150. Le procès de canonisation en fait écho. Une femme qui habi-
tait près de la chapelle mariale s’indignait qu’on délaissât le maître pour le
disciple en cessant de visiter Notre-Dame de l’Espérance pour se rendre
au tombeau du cardinal. Elle en fut châtiée dans son corps, se repentit, se
voua à Pierre et obtint une guérison complète à son tombeau151. En outre,
un malade qui, habitant dans le diocèse de Valence, avait fait en vain le
pèlerinage de Notre-Dame de l’Espérance fut, de retour chez lui, guéri
après avoir invoqué le saint cardinal lorsqu’il en entendit parler152. Sur un
autre plan, on relèvera l’attitude des Augustins d’Avignon lorsqu’en 1387

149
Acta et processus canonizationis Beate Birgitte, éd. I. COLLIJN (= Samlingar utgivna
av Svenska Fornskrift-Sällskapet. Ser. 2: Latinska Skrifter, 1), Uppsala, 1924-1931, p. 254-
255, ici p. 255: sensit materialem tactum intra venas pectoris (…), ac si fuisset una manus, que
stringeret scilicet capita sive aperturas venarum retrahens dictum fluxum. Cf. SANSTERRE,
«Virtus» des saints, images et reliques, p. 63-64.
150
Sur la chapelle et l’image, cf. G. RAMETTE, Au Vieil Avignon. Deux antiques chapelles
disparues: Notre-Dame d’Espérance – Notre-Dame de Bon-Encontre, in Mémoires de l’Aca-
démie de Vaucluse, 2e sér., 30, (1935), p. 63-77, ici p. 70-77.
151
Procès, art. CCXXIV: PC1, fol. 74v in fine-75r; PC2, fol. 64r; AASS, Iul. t. 1, p. 581.
Cf. VEYSSIÈRE, Miracles et merveilles en Provence… (cf. supra, n. 49), p. 212. L’auteur perd
toutefois de vue que la dévotion envers Notre-Dame d’Espérance était également nouvelle, ce
que soulignait pourtant M. VENARD, Itinéraires de processions dans la ville d’Avignon, in Ethno-
logie française, 7 (1977), p. 55-62, ici p. 61 et n. 22.
152
Procès, témoin XVII: PC1, fol. 307r-v; PC2, fol. 297r-v; AASS, Iul. t. 1, p. 591-592,
§ 204; miracle enregistré après la rédaction des articles.
92 J.-M. SANSTERRE

des voleurs dérobèrent une lampe d’argent qui pendait devant l’image
mariale de leur chapelle Notre-Dame la Belle, une figure qui ne passait
pas pour être miraculeuse. Le prieur se rendit directement au tombeau du
saint pour le supplier; le custode de la chapelle l’invoqua devant l’effigie
de la Vierge: O sancte cardinalis qui tanta devocione fuisti erga beatam
Virginem, digneris nobis revelare veritatem istius furti…153. La lampe fut
ainsi retrouvée grâce au nouveau «saint» sans intervention de la Vierge,
reflet de l’enthousiasme suscité par le culte tout récent, ce qui, en l’occur-
rence, ne saurait être interprété comme la concurrence entre deux sacralités.

3. Au XVe siècle154

Pour le XVe siècle, il ne semble pas qu’il existe, en ce qui concerne


les effigies des saints autres que la Vierge, de dossier équivalent à ceux de
Charles de Blois, d’Urbain V et de Pierre de Luxembourg. On peut néan-
moins glaner diverses données qui ne manquent pas d’intérêts.
Que l’enquête en vue de la canonisation de Jeanne-Marie de Maillé
menée à Tours en 1414-1415 ne mentionne pas d’image de cette noble et
sainte femme, morte à quatre-vingt-trois ans, n’étonne guère. Limitée à
seize témoins, elle commença quelques jours seulement après son décès et
se centra sur sa longue vie plutôt que sur les miracles post mortem155. En
revanche, il y est question d’images de S. Étienne et de S. Yves. La dépo-
sition d’un chanoine de Saint-Martin de Tours évoque la fondation dans
son église d’un autel dédié à S. Étienne. Cela se fit à l’instigation de
Jeanne-Marie répondant à l’injonction d’une voix du ciel. L’autel resta
longtemps sans image — ce qui n’était plus la norme — et il fallut une
nouvelle intervention céleste pour que Jeanne-Marie obtienne des cha-
noines qu’ils fassent sculpter et peindre une lapidation du saint156. D’autre
part, sollicitée d’agir pour un enfant gravement malade, la sainte femme,

153
Livre des miracles, CMI, fol. 208v-209v, ici fol. 209v.
154
Je range ici les Miracles de Ste Catherine de Fierbois compilés alors, bien qu’ils com-
mencent en 1375.
155
Enquête de Tours: AASS, Mart. t. 3, Anvers, 1668, p. 747-765 (BHL 5514). Cf. T.
GRIGUER, La sainteté en Touraine au XVe siècle (La vie et le procès de canonisation de Jeanne-
Marie de Maillé), in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 91 (1984), p. 27-37; A.
VAUCHEZ, Influences franciscaines et réseaux aristocratiques dans le Val de Loire. Autour de
la Bienheureuse Jeanne-Marie de Maillé (1331-1414), in Revue d’histoire de l’Église de France,
70, n° 184 (1984), p. 95-105, repris sous le titre Une «sainte femme» du Val-de-Loire à l’époque
de la Guerre de cent ans: Jeanne-Marie de Maillé (1331-1414), in ID., Les laïcs au Moyen Âge.
Pratiques et expériences religieuses (= Cerf-Histoire), Paris, 1987, p. 225-236.
156
Enquête de Tours: § 25-27, p. 752.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 93

qui vivait alors dans une cellule jouxtant le couvent des Cordeliers de
Tours, se précipita dans la chapelle dédiée à S. Yves, que l’on fêtait ce
jour-là; et ante ipsius imaginem et ad altare — encore le lien entre image
et autel —, elle fit célébrer la messe et obtint ainsi la guérison demandée
en refusant pour elle-même le miracle157. On parla, par ailleurs, de l’appa-
rition mariale et de la guérison dont elle bénéficia devant un autel et une
effigie de la Vierge158. La Vita écrite par le franciscain Martin de Bois-
gaultier, son confesseur et le promoteur de l’enquête, souligne que sa piété
envers la Vierge l’amena à faire réaliser trois statues en son honneur159.
La Vie raconte aussi qu’à l’âge de six ans, quasi praenuntia sanctitatis,
Jeanne-Marie cueillait des fleurs non pour elle-même, comme les autres
petites filles, mais pour les images des saints, surtout celle de Marie160.
Si la dévotion de Jeanne-Marie envers les images apparaît sans con-
teste comme une marque de sa piété, l’enquête fait apparaître davantage sa
vénération des reliques, en particulier — outre la ceinture de la Vierge à
Loches161 — celles qu’elle découvrit grâce à une vision dans l’église fran-
ciscaine de Tours162, celles de la chapelle du château de Sillé-le-Guillaume,
terre de son époux défunt163, et celles que lui donna à Angers la reine de
Sicile et duchesse d’Anjou Marie de Châtillon. Ces dernières consistaient
en un morceau du cilice de Charles de Blois et surtout en deux dents de S.
Étienne pour lesquelles elle fit faire une image du saint en argent doré te-
nant dans la main droite un petit vase de cristal destiné à les contenir164.
Un miracle souligne la virtus de telles reliques combinée avec sa propre
intercession. Alors qu’elle se trouvait à Angers, une mère vint la supplier
d’intercéder auprès de Dieu pour son enfant qui ne pouvait plus prendre
de nourriture. Jeanne-Marie amena la femme prier avec elle pendant une
partie de la nuit dans la chapelle mariale de l’église des Cordeliers d’An-
gers, puis elle ordonna de porter à l’enfant et de poser sur sa poitrine mul-

157
Enquête de Tours, § 84, p. 764.
158
Ibid., § 80, p. 763. Cela se passa dans la chapelle de l’ermitage de la Planche de Vaux,
une chapelle qu’elle avait fait reconstruire et qu’elle avait pourvue d’une image de la Vierge,
l’une des trois dont parle la Vita (cf. n. suivante).
159
Vita ven. Mariae de Mailliaco (BHL 5515), 16, éd. AASS, Mart. t. 3, p. 740.
160
Ibid., 1, p. 737.
161
Enquête de Tours, § 52, p. 757.
162
Ibid., § 40, p. 755.
163
Ibid., § 41, p. 755.
164
Ibid., § 42, p. 755, avec § 43-47, p. 755-756, le récit des péripéties du transfert des re-
liques à Tours.
94 J.-M. SANSTERRE

tas reliquias sanctorum, quas ipsa Domina (Jeanne-Marie) secum habebat,


ce qui fut d’emblée efficace165.
Nous retournons à des miracles post mortem avec le procès de cano-
nisation du dominicain catalan Vincent Ferrier (Ferrer), célèbre prédica-
teur itinérant mort en 1419 à Vannes en Bretagne, où il fut inhumé dans la
cathédrale, et canonisé en 1455. Le procès comprenait quatre enquêtes
dont l’une, celle d’Avignon, est perdue et une autre, celle de Naples ne
nous est parvenue que de façon très fragmentaire166. L’enquête de Bretagne
en 1453-1454 et l’enquête de Toulouse en 1454 diffèrent sensiblement
l’une de l’autre: à Toulouse, on rechercha la qualité des témoins plutôt que
la quantité et l’on mit surtout l’accent sur la vie et l’action de Vincent tan-
dis qu’en Bretagne on attacha plus d’attention à ses miracles posthumes
attestés par de nombreux témoins167. C’est toutefois dans l’enquête de
Toulouse que l’on trouve un témoignage qui nous concerne directement.
Avant de le signaler, je m’arrête un moment à l’enquête de Bretagne.
Pour obtenir la guérison, l’abbé du monastère Saint-Sauveur de Redon
avait promis de faire réaliser une image de Vincent et de la faire vénérer
dans son monastère pour autant que Vincent fût canonisé168; il faisait
montre ainsi d’une réserve peu courante. D’autre part, la déposition d’un
noble qui s’était trouvé dans une situation critique lors d’une guerre permet
de relever une pratique dont je n’ai pas encore parlé: le recours à la fois à
la Vierge dans une image particulière et à un saint dans ses reliques.
L’homme se voua à la Vierge des Vertus de Dinan et à maître Vincent en
promettant d’apporter son offrande à l’image d’une part, et au tombeau à
Vannes d’autre part169. On connaît d’autres exemples de cette complémen-
tarité tant dans l’espace français qu’ailleurs. En 1275, pour obtenir la pluie
lors d’une sécheresse dans la région de Madrid, on amena à la fois le corps

165
Enquête de Tours, § 69-70, p. 760-761, ici § 70, p. 761.
166
Éd. [P.-H.] FAGES, Procès de la canonisation de saint Vincent Ferrier pour faire suite
à l’histoire du même saint, Paris − Louvain, 1904, p. 3-263 (enquête de Bretagne), p. 265-404
(enquête de Toulouse), p. 405-448 (enquête de Naples); BHL Nov. Suppl. 8656b-d. Cf. L.
ACKERMAN SMOLLER, The Saint and the Chopped-Up Baby. The Cult of Vincent Ferrer in Me-
dieval and Early Modern Europe, Ithaca − Londres, 2014.
167
ACKERMAN SMOLLER, The Saint…, p. 49-84. Cf. déjà, mais de façon plus tranchée,
EAD., Northern and Southern Sanctity in the Canonization of Vincent Ferrer: the Effects of
Procedural Differences on the Image of the Saint, in Procès de canonisation au Moyen Âge.
Aspects juridiques et religieux, dir. G. KLANICZAY (= Collection de l’École française de Rome,
340), Rome, 2004, p. 289-308.
168
Enquête de Bretagne, témoin CCCIII, p. 251-253, ici p. 253.
169
Ibid., témoin CCXL, p. 202-204, ici p. 203.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 95

du saint local Isidro et la statue de la Vierge d’Illescas170. Pour la France,


on notera un passage du procès de canonisation de S. Bonaventure qui se
tint en 1480 à Lyon. Sa sépulture se trouvait dans l’église franciscaine, non
loin de l’église Saint-Nizier où l’on vénérait une figure mariale qui passait
pour avoir été la première peinte «en deçà des monts». Quatorze ans envi-
ron avant le procès, une certaine Jeannette présenta les signes de la lèpre et
demanda à son mari de la laisser aller à la léproserie. Scandalisé, le mari
refusa; il l’incita à visiter la Vierge de Saint-Nizier et à se recommander à
elle. Dès qu’elle se fut rendue auprès de l’image, elle se sentit mieux. Huit
jours après, elle se rendit auprès du tombeau de Bonaventure et, une neu-
vaine accomplie, elle obtint la guérison complète171. On rappellera toute-
fois qu’il pouvait y avoir concurrence au lieu de complémentarité, comme
à Avignon entre le culte de Pierre de Luxembourg et celui centré sur
l’image de Notre-Dame de l’Espérance172.
Revenons à Vincent Ferrier. Dans un passage de sa longue déposition
à l’enquête de Toulouse, le dominicain Jean Massa du couvent de Castres
parle d’une image de Vincent qu’il fit peindre dans le couvent de reli-
gieuses dominicaines de Notre-Dame de Prouille dont il était le procurator
et syndicus. Il accomplissait ainsi le vœu fait pour la guérison de sa cou-
sine germaine, religieuse dans cette maison. Cela amena de nombreuses
personnes à se recommander à Vincent, à trouver les remèdes à leurs diffi-
cultés et à apporter là beaucoup d’ex-voto de cire173. De fait, dans une dé-
position recueillie à Notre-Dame de Prouille, un prêtre du diocèse de Miro-
poix atteste que, trois ans environ auparavant, il fut guéri d’une infirmité

170
Cf. J.-M. SANSTERRE – P. HENRIET, De l’inanimis imago à l’omagem mui bella. Mé-
fiance à l’égard des images et essor de leur culte dans l’Espagne médiévale ( VIIe-XIIIe siècle),
in Edad Media. Revista de Historia, 10 (2009), p. 37-92, ici p. 81.
171
Éd. B. MARINANGELI, La canonizzazione di S. Bonaventura e il processo di Lione, in
Miscellanea Francescana, 17 (1916), p. 65-86, 105-120, 165-174, et 18 (1917), p. 125-135, ici
18, fasc. 6, (nov.-dic. 1917), p. 126. Cf. J.-M. SANSTERRE, Images sacrées, reliques et sanctuaire
en Occident. Notes de recherche, 8-16, in Revue belge de Philologie et d’Histoire, 94 (2016),
fasc. 3-4, p. 1060-1061, ici note de recherche 13: Une mention restée inaperçue du pouvoir thau-
maturgique de la «première image de Notre-Dame “peinte” en deçà des monts», Lyon 1480.
172
Cf. supra, n. 151-152 et texte correspondant.
173
Enquête de Toulouse, témoin IX, p. 309: Ceterum cum ipse loquens haberet unam
consobrinam germanam monialem in dicto monasterio de Pruliano (…) et esset vexata graviter
infirmitate spasmi (…), devotione motus, eam vovit Deo et Beate Marie nec non Fr. V. (…) et
quod ipse loquens si dicta sua consobrina de dicta infirmitate sanaretur, faceret depingi in con-
ventu earumdem monialium unam figuram ipsius M. V. Et voto facto, dicta consobrina sanata
est: et ipse loquens votum suum exsolvit, qui imaginem Fr. V. depingi fecit; et plures ad eum se
voventes et remedia eorum adversitatum reperientes, plura ibidem defferunt (sic) vota cerea
miraculorum.
96 J.-M. SANSTERRE

due à un accident après s’être recommandé à Maître Vincent et avoir pro-


mis de venir sans chaussures le remercier ainsi que Dieu au monastère de
Prouille et offrir deux livres de cire174. L’image résultant d’un ex-voto
attirait donc à son tour les pèlerins soucieux de remercier le saint et sans
doute songeaient-ils à elle lors de l’invocation. Pourtant, en 1451, lorsque
Jean se trouva lui-même menacé d’une maladie contagieuse qui venait de
frapper sa cousine, il ne recourut pas à cette effigie ou, du moins, il ne
jugea pas nécessaire de le signaler dans sa déposition; il fit, pour la gué-
rison de sa cousine et sa propre sauvegarde, le vœu d’aller au tombeau de
Vincent à Vannes, ce qu’il accomplit175; chose bien plus pénible, mais qui
devait lui sembler beaucoup plus efficace.
On apprend dans la déposition d’un dominicain de Toulouse que cer-
taines personnes baisaient l’estrade sur laquelle Vincent avait prêché, la
touchaient de la main et se frottaient ensuite le visage avec la main176.
Comme l’estrade était conservée dans le couvent dominicain, cela pouvait
difficilement se faire sans l’autorisation des religieux. Le témoin relate
aussi deux guérisons, celle de la femme d’un bourgeois et celle d’un petit
enfant, obtenues par imposition du capuce de Vincent qu’il avait apporté
du couvent où la relique était tenue honeste dans un coffret177. D’autres
reliques devaient échapper à tout contrôle, tels les morceaux de vêtement
que, selon un témoin, on arrachait alors que Vincent prêchait sur l’estrade,
une pratique qu’il voulut empêcher, car il y voyait de l’idolâtrie178.
L’article 26 de l’enquête de Naples parle des miracles de Vincent en
divers pays, surtout dans les lieux où des autels ont été construits en sa
mémoire et chez les personnes qui avaient touché l’une ou l’autre de ses
reliques179. Ces deux modalités de la présence matérielle du saint sont
mises sur le même pied. Il n’est pas question d’image, un silence qui n’est
guère significatif pour les autels puisqu’à l’époque ceux-ci comportaient
certainement une représentation du titulaire — la chose allait de soi —,
mais qui est plus notable pour les images autonomes.

174
Enquête de Toulouse, témoin XLII, p. 395-396.
175
Ibid., témoin IX, p. 310.
176
Ibid., témoin XII [bis], p. 327.
177
Ibidem.
178
Ibid., témoin IV, p. 292.
179
Enquête de Naples, art. XXVI, p. 410: … in locis maxime ubi altaria ad prefati Beatis-
simi memoriam sunt constructa, et in personis quas reliquie alique dicti gloriosissimi viri teti-
gerant.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 97

Un autre témoignage va tout à fait dans le même sens, celui du do-


minicain sicilien Pietro Ranzano, un religieux humaniste, dans la Vie de
Vincent Ferrier qu’il commença peu après la canonisation de 1455, plus
précisément dans le quatrième livre écrit entre cette date et 1463180. Après
avoir parlé de la mort du saint, l’auteur observe que d’innombrables per-
sonnes ont été depuis lors parfaitement guéries aut sacrarum reliquiarum,
aut vestium quas vivus induebatur, aut sepulcri ejus tactu181. Huit des dix
miracles relatés sont des guérisons obtenues tactu vestimentorum vel alia-
rum rerum, quae sacrum corpus tetigerunt182 à Vannes, à Majorque, à Va-
lence, en Catalogne, en Aragon ainsi qu’à Toulouse avec le capuce dont il
a été question plus haut183. À Majorque, où l’on faisait par ailleurs grand
cas de la cape que Vincent portait lorsqu’il se rendit dans l’île184, un frère
prêcheur eut recours à des poils de la barbe du saint qu’il conservait avec
dévotion depuis longtemps. Il les mit, emballés dans un tissu, au cou d’une
possédée. Le diable, virtutem pilorum sentiens, se mit à torturer davantage
la malheureuse; interrogé, il répondit qu’il faisait cela propter capillos Fr.
Vincentii Ferrarii quorum magnam virtutem, et quidem ei contrariam, sen-
tiebat, et il finit par sortir du corps185. Rien de semblable n’est dit, dans
tout le dossier, à propos des portraits du saint.
Nous sommes ainsi arrivés dans la seconde moitié du XVe siècle, qui
mériterait sans doute une recherche approfondie. Je n’ai pas été en mesure
de la mener, mais il ne fait guère de doute qu’elle conduirait à souligner la
diversité des dossiers pour notre sujet. Dans les miracles post mortem de
l’évêque d’Angers Jean-Michel († 1447)186 ou ceux de la pieuse femme

180
Pietro Ranzano, Vita S. Vincentii Ferrerii (BHL 8657-8958), in AASS, April. t. 1, An-
vers, 1675, p. 482-512. Sur l’auteur et son œuvre, cf. ACKERMAN SMOLLER, The Saint… (cf.
supra n. 166), p. 121-159. Sur les problèmes soulevés par le livre IV, cf. ibid., p. 129-130. Les
dix miracles posthumes (dont Ackerman Smoller ne relève pas le contenu) ont peut-être été
ajoutés après l’approbation de la Vita par le chapitre général de l’Ordre à Montpellier en 1456.
Une version inédite plus longue du livre IV n’en reprend pas davantage (ibid., p. 130, n. 42).
181
Pietro Ranzano, Vita S. Vincentii Ferrerii…, IV, 9, p. 511.
182
Ibid., IV, 11, p. 511.
183
Ibid., IV, 11-14, p. 511-512.
184
Ibid., IV, 11, p. 511.
185
Ibid., IV, 12, p. 511.
186
Les miracles se répartissent en deux séries chronologiques: 1447-1452 et 1490-1545.
Éd. non publiée que j’ai pu consulter chez les Bollandistes grâce à l’aimable autorisation de
l’auteur: J.-M. MATZ, Les miracles de l’évêque Jean-Michel et le culte des saints dans le dio-
cèse d’Angers (v. 1370 - v. 1560), Thèse d’Histoire, 3 vol., Université de Paris X-Nanterre,
1993; ici vol. 3: Gesta et miracula reverendissimi Johannis Michaelis Andegavorum episcopi.
Cf. ID., Rumeur publique et diffusion d’un nouveau culte à la fin du Moyen Âge: les miracles de
Jean Michel, évêque d’Angers (1439-† 1447), in Église et vie religieuse en France au début de
98 J.-M. SANSTERRE

Philippe de Chantemilan († 1451) inhumée dans le cloître de Saint-Mau-


rice de Vienne187, on ne trouve aucun miracle parlant d’une invocation,
d’une guérison ou d’une action de grâce en présence d’une de leurs images;
on se réfère seulement à leur tombeau, sans qu’il soit question, par ailleurs,
d’une dissémination de reliques, même de contact. Ceux, à l’Hôpital-
Beaulieu en Quercy, de la religieuse hospitalière Fleur († 1347; le recueil
de miracles fut compilé dans le troisième quart du XVe siècle) mettent
quelques guérisons en relation avec un osselet, des vêtements et tissus de
la sainte femme, mais pas avec son portrait188. Les miracles posthumes de
Colette de Corbie († 1447) semblent mentionner bien plus fréquemment
l’utilisation de ce genre de reliques que l’invocation devant une effigie de
la servante de Dieu189. À Dijon, en 1470 et 1471, quatre guérisons mira-

la Renaissance (1450-1530) = Revue d’histoire de l’Église de France, 77, n° 198 (1991), p. 83-
99; ID., Les miracles de l’évêque d’Angers Jean Michel (1447-1545), in Mirakel im Mittelalter.
Konzeptionen, Erscheinungsformen, Deutungen, éd. M. HEINZELMANN − K. HERBERS − D. R.
BAUER (= Beiträge zur Hagiographie, 3), Stuttgart, 2002, p. 377-398 − p. 394, n. 46, l’auteur
relève pour la seconde série de miracles deux mentions du vœu d’offrir une représentation du
saint évêque −; V. TABBAGH, Construction sacrée, réforme spirituelle et vénération des saints
au milieu du XVe siècle: l’exemple de la collégiale de Vergy, in Les clercs, les fidèles et les saints
en Bourgogne médiévale (XIe-XVe siècles), éd. ID. (= Sociétés), Dijon, 2005, p. 115-130, ici
p. 129.
187
Miracles de 1453 à 1480, éd. U. CHEVALIER, Vie et miracles de la bienheureuse Phi-
lippe de Chantemilan, in Bulletin d’histoire ecclésiastique et d’archéologie religieuse des dio-
cèses de Valence, Gap, Grenoble et Viviers, 12 (1892), p.* 39-96 [p.* 76-96, miracula 1-23]; 13
(1893), p.* 97-139 [miracula 24-56]; 14 (1894), p*. 203-245 [notice, qui ne s’arrête guère aux
miracles]; ces pages sont aussi publiées sous le même titre en un volume, Valence − Paris,
1894, p. 37-91 pour les miracles (BHL 6812). Cf. P. PARAVY, De la chrétienté romaine à la
Réforme en Dauphiné. Évêques, fidèles et déviants (vers 1340-vers 1530) (= Collection de
l’École française de Rome, 183), vol. 1, Rome, 1993, p. 702-712. Voir infra n. 204.
188
Éd. C. BRUNEL, Vida e miracles de sancta Flor, in AB, 64 (1946), p. 5-49 (p. 29-46
pour les miracles); ici § 57-59, p. 39; § 78, p. 42; § 83 p. 43. Sur «le pèlerinage au tombeau de
sainte Fleur», cf. B. MONTAGNES, Une sainte quercynoise de l’Ordre de l’Hôpital: sainte Fleur
(† 1347), in Les Ordres religieux militaires dans le Midi (XIIe-XIVe siècle) (= Cahiers de Fan-
jeaux, 41), Toulouse, 2006, p. 115-138, ici p. 124-132.
189
É. LOPEZ, Culture et sainteté. Colette de Corbie (1381-1447) (= C.E.R.C.O.R. Travaux
et recherches, 5), Saint-Étienne, 1994, p. 142-143, donne, sur la base d’un manuscrit de 1624
écrit en français (ibid., p. 140-141) un bref aperçu d’une partie du dossier; elle relève l’utilisa-
tion de reliques de contact (cf. aussi à ce propos ibid., p. 406). Je n’ai pu lire que les versions
ou rétroversions latines des enquêtes de Gand, d’Arras et d’Hesdin sur les miracles post mortem
dans la seconde moitié du XVe s., in AASS, Mart. t. 1, Anvers, 1668, p. 592-601 (BHL 1873-
1875). – Pour le contexte, sans analyse des miracles, cf. A. CAMPBELL, Colette of Corbie: Cult
and Canonization, in A Companion to Colette of Corbie, éd. J. MUELLER – N. BRADLEY WARREN
(= Brill’s Companions to the Christian Tradition, 66), Leiden – Boston, 2016, p. 173-206, ici
p. 174-187. – Il y est effectivement souvent question de ce genre de reliques alors que les men-
tions d’images de Colette sont plus rares. Pour ces dernières, cf. Miracula Hesdiniensia, 6, p.
599: la mère d’une petite fille souffrant de la fièvre invoqua Colette à la vue de son image dans
le couvent des Clarisses d’Hesdin abandonné provisoirement par les sœurs en raison d’une inon-
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 99

culeuses sont, par contre, liées à la présence d’une image de Ste Barbe
dans l’église des Frères prêcheurs190, une sainte ancienne dont il devait être
plus difficile d’obtenir des reliques. Enfin, un recueil dont il faut dire quel-
ques mots est centré sur une chapelle «trouvée» porteuse d’une sacralité
intrinsèque.
Le livre des miracles du sanctuaire de Ste Catherine (d’Alexandrie)
à Fierbois, à quelque trente kilomètres au sud de Tours, comprend 237 dé-
clarations de miracles, dont bon nombre de libérations de prisonniers, qui
s’échelonnent à des rythmes divers de 1375 à 1470 et ont été compilées
vraisemblablement entre cette dernière date et la fin de l’année 1483191.
On n’y trouve aucune mention d’une effigie de la sainte à Fierbois même,
ce qui, pour l’époque, ne saurait s’expliquer par son absence. D’autre part,
il n’est jamais question de reliques de la sainte ni dans les miracles à dis-
tance192, ce qui n’étonne guère vu la rareté de ces reliques193, ni sur place,
alors que le sanctuaire de Fierbois pourrait bien en avoir reçu vers la fin
du XIVe siècle194. L’important est la chapelle elle-même. Elle fait l’objet

dation; ensuite, elle fit boire de «l’eau du lavement» (lavamenta) des reliques de la sainte reli-
gieuse. Ibid., 10, p. 599: Colette apparut à une sœur mourante; alors que le confesseur du cou-
vent lui montrait une image de la bienheureuse, la sœur désigna l’apparition de la main en di-
sant qu’elle était bien plus belle. Ibid., 12, p. 600, une femme enceinte, craignant une nouvelle
fausse couche, offrit une image de cire d’un enfant devant un portrait de Colette dans l’église
des Clarisses et fit une neuvaine; alors qu’elle priait devant le portrait, elle sentit les douleurs de
l’enfantement et accoucha une fois rentrée chez elle.
190
Elles sont relevées par C. LECOMTE, Le culte des reliques en Côte-d’Or à la fin du
Moyen Âge, Mémoire de maîtrise, Université de Dijon-Bourgogne, 1997, dir. V. Tabbagh (que
je remercie de m’avoir envoyé une copie des pages en question), p. 106-107, et, plus briève-
ment, dans un article au même titre in Annales de Bourgogne, 71 (1999), p. 249-256, ici p. 252,
en se référant aux «A[rchives] D[épartementales de la] C[ôte-d’]O[r], 53H931, tiroir 10, sac
unique, liasse Ière, pièces 1 à 4». Cf. surtout le premier miracle, celui d’une jeune infirme «qui,
après avoir fait des prières et des offrandes devant l’ymage pour obtenir l’intercession de sainte
Barbe auprès de Dieu, repart de l’église guérie» (mémoire cit., p. 106).
191
Éd. Y. CHAUVIN, Livre des miracles de Sainte-Catherine-de-Fierbois (1375-1470)
(= Archives historiques du Poitou, 60), Poitiers, 1976. Cf. ID., Le Livre des miracles de Sainte-
Catherine-de-Fierbois, in Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest et des Musées de
Poitiers, 4e sér., 13 (1975), p. 281-311; C. DELUZ, Un pèlerinage en Touraine au XVe siècle: le
Livre des miracles de sainte Catherine de Fierbois, in Auctoritas. Mélanges offerts à Olivier
Guillot, dir. G. CONSTABLE − M. ROUCHE (= Cultures et civilisations médiévales), Paris, 2006,
p. 635-645; F. MICHAUD-FRÉJAVILLE, Sainte Catherine, Jeanne d’Arc et le «saut de Beaure-
voir», in La protection spirituelle au Moyen Âge, dir. P. FAURE = Cahiers de recherches médié-
vales (XIIIe-XVe s.), 8 (2001), p. 73-86, ici p. 74-82.
192
CHAUVIN, Le Livre des miracles..., p. 29, souligne qu’il n’y a pas d’attouchement de
reliques de la sainte.
193
Sur celles-ci, cf. MICHAUD-FRÉJAVILLE, Sainte Catherine…, p. 76.
194
Ibid., p. 77.
100 J.-M. SANSTERRE

au début du livre de ce qui tient d’un bref récit d’invention195 sans tou-
tefois qu’une intervention céleste soit à l’origine de la découverte. Un
sanctuaire en ruine, perdu dans les buissons et les ronces, fut trouvé en
1375 par un habitant de Fierbois. Paralysé et aveugle, il s’était souvenu
qu’il y avait là jadis une chapelle où personne ne pouvait plus se rendre.
Pensant qu’il irait mieux s’il y faisait une neuvaine, il chargea ses servi-
teurs de frayer avec des cognées et des armes de fer un chemin par lequel
il fut transporté dans ce lieu. Et tantost qu’il fut dedans ladite chapelle, il
fut guéri avant la fin de sa neuvaine196. C’est ailleurs, dans deux cas seu-
lement, que des figures de la sainte apparaissent comme des pôles de son
culte. Une Angevine, aveugle et en mauvaise santé, invoqua Ste Catherine
et se fit amener dans la chapelle de celle-ci à Notre-Dame d’Angers. Si
avint que le jour du Vendredi Aouré (le Vendredi Saint) Notre Seigneur
luy rendit sa veue et allegea tous ses menbres, et premierement elle aper-
ceut l’ymage de madame sainte Katherine197. Un paroissien de Saint-Lau-
rent de Briou au diocèse de Poitiers, père d’un enfant moribond, va prendre
une chandelle et s’en ala a sa paroisse, la ou estoit l’ymage de madame
sainte Katherine, que s’il luy plaisoit rendre son enfant qu’il vendroit a la
chapelle de ladite Vierge a Fierboy; rentré chez lui, il trouva son enfant en
bonne santé198. Les images et, à Angers, la chapelle dédiée à la sainte, fai-
saient office de «relais» du sanctuaire de Fierbois199.

4. En guise de conclusion

Le corpus constitué pour la présente recherche étaye la thèse d’André


Vauchez sur la substitution des images aux reliques tout en invitant à la
nuancer. Il en est plus proche sur le plan chronologique que le corpus ita-
lien, puisque, dans l’espace français, le phénomène ne s’observe vraiment
qu’à partir du XIVe siècle. D’autre part, une série de nouvelles données
montrent que diverses images devinrent bel et bien des «lieux d’ancrage»
du culte de saints loin de leur tombeau. Ces effigies apparaissent surtout

195
MICHAUD-FRÉJAVILLE, Sainte Catherine…, p. 75.
196
Livre des miracles…, introduction et 1, p. 1.
197
Ibid., 26, p. 9-10, ici p. 10 (sans date, vers 1380).
198
Ibid., 226, p. 137 (1469). Cf. aussi, sur un autre plan, ibid., 110, p. 66: dans son som-
meil, un prisonnier des Anglais à Avranches vit l’ymage de madame sainte Katherine qui lui
annonça qu’il pourrait s’échapper.
199
J’emprunte la notion de relais, en la forçant quelque peu, car il s’agit en l’occurrence de
cas isolés, à P. MARTIN, Sanctuaires-mères et pèlerinages relais, in Identités pèlerines. Actes
du colloque de Rouen (15-16 mai 2002), dir. C. VINCENT, Rouen, 2004, p. 107-122.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 101

comme des pôles de référence lors du vœu et de son accomplissement, et


parfois la guérison a lieu devant elles. Cela laisse penser que les fidèles
voyaient en elles des dépositaires de la virtus des serviteurs de Dieu
qu’elles rendaient présents, mais, malgré quelques notables exceptions, les
textes étudiés mettent, somme toute, peu en évidence le pouvoir thau-
maturgique des images des saints autres que la Vierge dans les sanctuaires
ou l’espace privé. En revanche — et cela rejoint les résultats de l’analyse
du corpus italien —, ils font souvent apparaître les reliques de contact et de
minuscules restes corporels comme des vecteurs efficaces de virtus. S’il se
se peut que les pièces hagiographiques, pour une bonne part des miracles
recueillis dans des procès de canonisation, aient filtré par prudence ou
réserve les attitudes à l’égard des représentations des saints, l’essentiel ré-
side dans ce que révèle notamment le témoignage clé du médecin Jean de
Tournemire: on croyait davantage en l’efficacité de ces reliques infimes
qu’à celle des images.
La conclusion ne saurait toutefois s’arrêter là. Bien qu’il se soit ef-
forcé de donner une analyse équilibrée des pièces envisagées en évitant de
tracer des évolutions trop linéaires, l’exposé ne brosse qu’un tableau fort
partiel d’une réalité particulièrement complexe. Le souligner pour terminer
s’avère indispensable.
Il y a d’abord une raison inhérente au sujet même. L’accent mis dans
l’exposé sur les supports de dévotion et, à des degrés divers, les vecteurs
matériels de virtus que sont les images et les reliques n’a pas fait ressortir
une caractéristique majeure des miracles dans les derniers siècles du
Moyen Âge, le fait que souvent les mots seuls — l’invocation plus ou
moins intériorisée et la promesse conditionnelle de visiter un point d’an-
crage du culte — étaient utilisés pour amener le saint à agir là où l’on re-
quérait son intercession200. Il faut tenir compte, par ailleurs, d’un trait es-
sentiel de l’heuristique: le corpus a été constitué au départ en fonction des
mentions d’images et a donc laissé de côté une multitude de textes parlant
uniquement de reliques201. Un aspect, entre autres, n’a pu être évoqué: la

200
Cf. G. KLANICZAY, L’efficacité des mots dans les miracles, les visions, les incantations
et les maléfices, in Le pouvoir des mots au Moyen Âge, éd. N. BÉRIOU − J.-P. BOUDET − I.
ROSIER-CATACH (= Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 13), Turnhout, 2014, p.
327-347, ici p. 333-338, concluant à juste titre que «le pouvoir des mots dans les vœux se montre
complexe et incertain» (p. 338); voir aussi, dans un autre contexte, P. HENRIET, Invocatio sancti-
ficatorum nominum. Efficacité de la prière et société chrétienne (IXe-XIIe siècle), in La prière
en latin de l’Antiquité au XVIe siècle. Formes, évolutions, significations, éd. J.-F. COTTIER
(= Collection d’études médiévales de Nice, 6), Turnhout, 2006, p. 229-244, ici p. 236-241. Pour
l’évolution du vœu, cf. VAUCHEZ, La sainteté, p. 530-540.
201
Pour s’en faire une idée, il suffit de signaler un article récent: J.-M. MATZ, Pour une
102 J.-M. SANSTERRE

réception de fragments de corps saints en tel ou tel endroit suscitant de


nouveaux pèlerinages comme, pour ne donner qu’un exemple, celui de
Saint-Nicolas-de-Port en Lorraine202. Il est évident que les pôles de culte
distincts du tombeau ne se créaient pas seulement autour d’une image.
Dans l’autre sens, on rappellera que le corpus excluait les nombreuses
images miraculeuses de la Vierge, et que, pour les effigies des autres
saints, l’heuristique ne pouvait pas être exhaustive. Quant aux lacunes de
la documentation, un bref extrait des statuts synodaux de l’évêque de
Langres datant de 1479 en donne un exemple. Il concerne les sanctuaires
à «répit». L’évêque condamne la pratique courante d’apporter les enfants
mort-nés dans une église et de les exposer pendant un certain nombre de
jours et de nuits coram imaginibus sanctorum jusqu’à ce qu’ils donnent
d’apparents signes de vie qui permettent de les baptiser et de les enterrer
chrétiennement203. Il n’est donc pas seulement question d’images de la
Vierge pour lesquelles la pratique est bien attestée. Mais je ne connais
aucun témoignage de ces miracles de résurrection devant une effigie d’un
autre saint alors qu’il en existe pour leur tombeau204.
En outre, le corpus laisse dans l’ombre un pan entier du sujet, bien
connu mais pour lequel on ne dispose pas encore d’une étude d’ensemble,
la fonction apotropaïque des images de saints205. Si la fonction remonte

histoire des reliques à la fin du Moyen Âge: le diocèse d’Angers, in Hagiographica, 21 (2014),
p. 197-233.
202
Cf. C. GUYON, Pèlerins et pèlerinages à Saint-Nicolas-de-Port à la fin du Moyen Âge,
in Alle origini dell’Europa. Il culto di san Nicola tra Oriente e Occidente. Italia-Francia. Atti
del convegno (Bari, 2-4 dic. 2010), éd. G. CIOFFARI – A. LAGHEZZA (= Studi storici, 22), Bari,
2011, p. 269-293. Cette limitation du sujet en a entraîné une autre: il n’a pas été question des
reliquaires anthropomorphes, un aspect des relations entre images et reliques en marge, il est
vrai, de la problématique de la présente étude.
203
Extrait des statuts synodaux de l’évêque Gui Bernard de Langres en 1479, cité et tra-
duit par P. SAINTYVES, Les résurrections d’enfants mort-nés et les sanctuaires à «répit», in
Revue d’ethnographie et de sociologie, nouv. sér., 2 (1911), p. 65-74, ici p. 70-71. Sur ce type
de miracles, cf., entre autres, J. GÉLIS, La mort et le salut spirituel du nouveau-né. Essai d’ana-
lyse et d’interprétation du «sanctuaire à répit» (XVe-XIXe s.), in Revue d’histoire moderne et con-
temporaine, 31 (1984), p. 361-376; S. SEIDEL MENCHI, Les pèlerinages des enfants mort-nés.
Des rituels correctifs pour un dogme impopulaire ?, in Rendre ses vœux. Les identités pèlerines
dans l’Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècle), dir. P. BOUTRY – P.-A. FABRE − D. JULIA (= Civi-
lisations et sociétés, 100), Paris, 2000, p. 139-153.
204
Ainsi, en Dauphiné, au tombeau de Philippe de Chantemilan à Vienne comme devant
l’image de la Vierge de Tullins, cf. P. PARAVY, Angoisse collective et miracles au seuil de la
mort: résurrections et baptêmes d’enfants mort-nés en Dauphiné au XVe siècle, in La Mort au
Moyen Âge. 6e Congrès de l’Association des historiens médiévistes français (= Publications de
la Société savante d’Alsace. Recherches et documents, 25), Strasbourg, 1975, p. 87-102; EAD.,
De la chrétienté romaine à la Réforme… (cf. supra, n. 187), vol. 1, p. 706-709, 723.
205
Un aperçu classique: D. RIGAUX, Réflexions sur les usages apotropaïques de l’image
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 103

bien plus haut que la période envisagée206, les usages apotropaïques et


prophylactiques des effigies de saints se développèrent considérablement
dans les derniers siècles du Moyen Âge dans les espaces publics et privés.
On pense bien sûr à la figure du géant Christophe portant l’Enfant, dont la
vue était surtout censée préserver de la mort ce jour-là207. On pense aussi
aux effigies des protecteurs contre la peste, Christophe encore, Sébastien,
Roch, Adrien et d’autres208. À propos d’Adrien, on me permettra d’évo-
quer, tant il paraît significatif, un texte peu connu qui ne provient pas de

peinte. Autour de quelques peintures monumentales novaraises du Quattrocento, in L’image.


Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, dir. J. BASCHET – J.-C. SCHMITT,
Paris, 1996, p. 155-177. Plus récemment, un article bien documenté: Fr. ESPAÑOL, Las manu-
facturas artísticas como instrumento en los usos apotropaicos y profilácticos medievales, in
Clio & Crimen, 8 (2011), p. 165-190. Sur le plan domestique, parmi d’autres objets, cf. aussi E.
BOZÓKY, Les moyens de la protection privée, in La protection spirituelle au Moyen Âge… (cf.
supra, n. 191), p. 175-192. Deux autres articles rappellent également que les effigies des saints
n’étaient pas seules à exercer ce rôle: EAD., Private Reliquaries and Other Prophylactic Jewels:
New Compositions and Devotional Practices in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, in The
Unorthodox Imagination in Late Medieval Britain, éd. S. PAGE, Manchester – New York, 2010,
p. 115-129; S. BLICK, Common Ground. Reliquaries and the Lower Classes in Late Medieval
Europe, in Matter of Faith: An Interdisciplinary Study of Relics and Relic Veneration in the
Medieval Period, éd. J. ROBINSON – L. DE BEER – A. HARNDEN, Londres, 2014, p. 110-115.
206
Pour un exemple, cf. J.-M. SANSTERRE, Vénération et utilisation apotropaïque de
l’image à Reichenau vers la fin du Xe siècle: un témoignage des Gesta de l’abbé Witigowo, in
Revue belge de philologie et d’histoire, 73 (1995), p. 281-285, avec le texte; ID., Après les «Mi-
racles de sainte Foy», p. 61.
207
Cf. notamment G. BENKER, Christophorus. Patron der Schiffer, Fuhrleute und Kraft-
fahrer. Legende, Verehrung, Symbol, Munich, 1975, p. 117-140; R. FAVREAU, L’inscription de
saint Christophe à Pernes-les-Fontaines. Un apport à l’histoire du sentiment religieux, in Bul-
letin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques, n. s., 12-13 (1976-1977),
p. 33-39; réimpr. in ID., Études d’épigraphie médiévale, Limoges, 1995, p. 74-81; D. RIGAUX,
Une image pour la route. L’iconographie de saint Christophe dans les régions alpines ( XIIe-XVe
siècle), in Voyages et voyageurs au Moyen Âge. 26e congrès de la Société des historiens mé-
diévistes de l’enseignement supérieur public, Paris, 1996, p. 235-266; H. FUHRMANN, Bilder für
einen guten Tod (= Bayerische Akademie der Wissenschaften. Philosophisch-historische Klasse.
Sitzungsberichte, 1997, Heft 3), Munich, 1997, p. 12-31; M. TISSIER DE MALLERAIS, Du culte
de saint Christophe et de son iconographie, en particulier dans les peintures murales du Loir-
et-Cher et des départements voisins, in Le décor mural de églises. Actes du colloque de Château-
roux = Art sacré, 18 (2003), p. 147-175; P. CORBET, L’iconographie de saint Christophe et sa
place dans l’art champenois, in Études marnaises, 119 (2004), p. 197-224.
208
Cf., par ex., N. BULST, Heiligenverehrung in Pestzeiten. Soziale und religiöse Re-
aktionen auf die spätmittelalterlichen Pestepidemien, in Mundus in imagine. Bildersprache und
Lebenswelten im Mittelalter. Festgabe für Klaus Schreiner, éd. A. LÖTHER – U. MEIER – N.
SCHNITZLER – G. SCHWERHOFF – G. SIGNORI, Munich, 1996, p. 63-97; L. MARSHALL, Reading
the Body of a Plague Saint: Narrative Altarpieces and Devotional Images of St Sebastian in
Renaissance Art, in Reading Texts and Images. Essays on Medieval and Renaissance Art and
Patronage in honour of Margaret M. Manion, éd. B. J. MUIR, Exeter, 2002, p. 237-272; M. R.
KATZ, Preventative Medicine: Josse Lieferinxe’s Retable Altar of St. Sebastian as a Defense
Against Plague in 15th-Century Provence, in Interfaces, 26 (2006-2007), p. 59-82.
104 J.-M. SANSTERRE

l’espace français. Il concerne la dédicace au saint de la chapelle de Boon-


dael près de Bruxelles.
La fondation de la chapelle fait l’objet d’un long récit écrit vers 1484-
1485 par Jean Gielemans, un chanoine régulier du prieuré de Rouge-
Cloître, lui aussi près de Bruxelles209. Le récit, bien informé, met en scène
un parent de Jean, Guillaume Hultstbosch, qui fut chanoine de la plus im-
portante église de Bruxelles, la collégiale Sainte-Gudule. Dans son ado-
lescence, en 1458, Guillaume avait placé une image de la Vierge portant
l’enfant dans un arbre à Boondael près de la voie publique. Il la transféra
ensuite près de là sur un autre arbre avec plus de place aux alentours, il lui
fabriqua une niche, puis il se soucia d’édifier une petite chapelle pour
l’abriter210. Celle-ci fut fondée en 1463 et un plus grand édifice fut cons-
truit à partir de 1472. Guillaume se posa alors la question de la dédicace
de la chapelle. Il voulut qu’elle eût un patron qui lui serait utile tam in tem-
poralibus quam in spiritualibus, comme dans les églises où les miracles
font affluer les offrandes. Il choisit le martyr Adrien cuius imaginem iuxta
iconam B. Mariae semper virginis collocare disposuit. Il le choisit, pré-
cise Gielemans, non seulement pour la raison susdite, mais plus encore
parce qu’il avait appris qu’aucune église ou chapelle ne lui avait été dé-
diée en Brabant211 et surtout cum praecipuus credatur marescalcus in cu-
randa peste epidimiae. Guillaume décida donc de s’employer à ce que la
chapelle fût dédiée à la Mère de Dieu Marie et au très saint martyr Adrien,
ce qui fut fait en 1474, Gielemans répétant que l’image d’Adrien fut placée

209
Iohannes Gielemans, Exordium et origo capellae constructae in Boondale in honore
beatae Dei genetricis et sancti Adriani martyris..., extrait n° 15 du Novale sanctorum, in Anec-
dota ex codicibus hagiographicis Iohannis Gielemans canonici regularis in Rubea Valle prope
Bruxellas, éd. Hagiographi Bollandiani (= Subs. hag., 3a), Bruxelles, 1895, p. 364-379. Sur l’au-
teur et son œuvre, cf. V. HAZEBROUCK-SOUCHE, Spiritualité, sainteté et patriotisme. Glorifica-
tion du Brabant dans l’œuvre hagiographique de Jean Gielemans (1427-1487) (= Hagiologia, 6),
Turnhout, 2007.
210
Il s’agit d’un exemple que j’ai repris dans un exposé intitulé «Les images arboricoles
chrétiennes, particulièrement les effigies miraculeuses, jusqu’au milieu du XVIe siècle», pré-
senté le 15 décembre 2016 à l’atelier du GEMCA (Groupe d’analyse culturelle de la première
modernité, Université catholique de Louvain) sur Les images miraculeuses arboricoles entre
Moyen Âge et Temps Modernes. La recherche sera approfondie en vue d’une publication.
211
Les reliques du saint faisaient en revanche l’objet d’un important pèlerinage non loin
de là, à Grammont (Geraardsbergen), en Flandre, cf. H. VAN DER VELDEN, The Donor’s Image.
Gerard Loyet and the Votive Portraits of Charles the Bold (= Burgundica, 2), Turnhout, 2000,
p. 120, 199-203, qui souligne l’attention attachée à l’image d’Adrien; S. CASSAGNES-BROUQUET,
La Légende de saint Adrien, le culte des reliques dans l’imagerie d’un manuscrit flamand de la
fin du XVe siècle, in Le ciel sur cette terre. Dévotions, Église et religion au Moyen Âge. Mé-
langes en l’honneur de Michelle Fournié, éd. EAD. – A. DUBREIL-ARCIN (= Méridiennes), Tou-
louse, 2008, p. 91-102.
LA SUBSTITUTION DES IMAGES AUX RELIQUES 105

à côté de celle de la Vierge212. Deux ans plus tard furent instituées une
fraternité en l’honneur de Marie et d’Adrien et une procession in qua cir-
cumferretur imago eiusdem gloriosi athletae213. À la fin de son long récit,
Jean Gielemans affirme que Dieu illustra cette chapelle par des miracles
ad honorem pretiosi patroni eiusdem214, sans plus parler de la Vierge et de
son image, pourtant au départ de cette histoire; un silence curieux quand
on sait l’importance prise par les représentations mariales. Or, c’est une
effigie d’Adrien, et non des parcelles de ses reliques, bien moins aisées à
se procurer, qui marque la présence efficace du saint dans sa chapelle. On
imagine mal que ce précieux témoignage reflète une réalité propre aux
anciens Pays-Bas, même si l’on n’en trouve pas d’équivalent dans l’espace
français. Voilà qui relativise, sans l’infirmer pour autant, l’apport d’une
recherche centrée, en raison de la documentation, sur des saints récents.

Université libre de Bruxelles (ULB) Jean-Marie SANSTERRE

UR SOCIAMM (Histoire, arts, cultures des sociétés


anciennes, médiévales et modernes)
Avenue F. D. Roosevelt, 50 CP 133/01
B – 1050 Bruxelles

Summary. After an earlier study regarding the Italian corpus, this article con-
tinues for the French territory an ample research started from the pioneering views
of André Vauchez regarding the substitution of images for relics in the employment
of the virtus of saints away from their tomb. – The article does not deal with images
of the Virgin. – On the chronological level, the French corpus fits these views much
better than the Italian, since the phenomenon is only really observed there from the
14th cent. In addition, a series of new data confirm that various images became
“focal points” of the cult of saints far away from their tomb. But, as for the Italian
corpus, in the texts studied it is more often contact relics and tiny first-class relics
that appear as efficacious carriers of virtus. The last pages of the article underline
how much the presentation, in spite of everything, only gives a very partial picture
of a particularly complex reality.

212
Pour le choix d’Adrien: Iohannes Gielemans, Exordium et origo capellae constructae
in Boondale, p. 377.
213
Ibid., p. 378.
214
Ibid., p. 379.
106 J.-M. SANSTERRE

LISTE DES TITRES ABRÉGÉS

LE BLÉVEC, Un médecin face au miracle = D. LE BLÉVEC, Un médecin face au


miracle: Jean de Tournemire (1390), in Le peuple des saints. Croyances et
dévotions en Provence et Comtat Venaissin à la fin du Moyen Âge (= Mé-
moires de l’Académie de Vaucluse, 7e sér., 6), 1985, p. 125-136.
Livre des miracles = Miracles de Pierre de Luxembourg (inédits): ms. Avignon, Ar-
chives départementales du Vaucluse, série H, Célestins d’Avignon, 62/1.
PC1 = Procès de canonisation de Pierre de Luxembourg: ms. Avignon, Bibliothèque
municipale, ms. 697.
PC2 = Procès de canonisation de Pierre de Luxembourg: ms. Avignon, Archives
départementales du Vaucluse, série H, Célestins d’Avignon, 62/2.
PROUVOST, Les miracles de Pierre de Luxembourg = Y. PROUVOST, Les miracles
de Pierre de Luxembourg (1387-1390), in Hagiographie et culte des saints en
France méridionale (XIIIe-XVe siècles) (= Cahiers de Fanjeaux, 37), Toulouse,
2002, p. 481-506.
SANSTERRE, Après les «Miracles de sainte Foy» = J.-M. SANSTERRE, Après les
«Miracles de sainte Foy»: présence des saints, images et reliques dans divers
textes des espaces français et germanique, du milieu du XIe au XIIIe siècle, in
Cahiers de civilisation médiévale, 56 (2013), p. 39-76.
SANSTERRE, «Virtus» des saints, images et reliques = J.-M. SANSTERRE, «Virtus»
des saints, images et reliques dans les miracles de guérison ou d’autres bien-
faits en Italie du VIIIe au XVe siècle, in Hagiographica, 20 (2013), p. 25-78.
VAUCHEZ, La sainteté = A. VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles
du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiogra-
phiques (= Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 241), éd.
revue et mise à jour, Rome, 1988 [1re éd. 1981].

Vous aimerez peut-être aussi