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16/05/22, 13:03 Formes et dispositions du texte théâtral du symbolisme à aujourd’hui - Le vers théâtral dans Chantecler - Presses universitaire…

Presses
universitaires 

de
Franche-
Comté
Formes et dispositions du texte théâtral du
symbolisme à aujourd’hui  | Pascal Lécroart

Le vers théâtral
dans Chantecler
Bertrand Degott
p. 33-50
https://books.openedition.org/pufc/38152 1/22
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Texte intégral
« Quant au vers libre, mon cher Huret, je l’aime. On
peut s’en servir au théâtre. Si j’en ai envie, je
l’essayerai. La seule chose que je ne comprendrais
plus, ce serait le vers libre obligatoire. Je suis pour le
vers libre, et davantage encore pour le poète libre. »

Edmond Rostand1
1 Tout texte versifié met en jeu et en conflit deux économies
concurrentes : le mètre d’une part, la phrase de l’autre. Ces
deux économies sont soumises chacune à un code propre –
 la versification d’une part, la grammaire de l’autre – avec la
phonologie pour référence commune. C’est là ce que Jean-
Claude Milner appelle la « nature double » du vers :

En vérité, le vers a une nature double. D’une part, il a sa
phonologie propre qui le caractérise comme vers, mais
d’autre part, il suit la phonologie générale de la langue. D’où
une contradiction éventuelle  : bien que les règles
caractéristiques du vers soient homogènes à des règles
générales de la langue, elles n’en sont pas moins distinctes.
Le fait que, dans un vers, les unes et les autres subsistent
côte à côte peut créer des conflits2.

2 L’ouvrage dont Milner est le co-auteur, Dire le vers, est sous-


titré «  court traité à l’intention des acteurs et des amateurs
d’alexandrins  »  ; certes le vers n’existe pas sans la diction,
mais la double destination de ce traité («  acteurs  »,
« amateurs d’alexandrins ») rappelle que la diction peut être
intérieure (lecture silencieuse) ou extérieure (lecture à voix
haute, déclamation théâtrale). Dans la situation de lecture
silencieuse, un ensemble de règles conventionnelles
garantissent une manière d’objectivité, ou du moins une
communauté entre émetteur et récepteur  : les règles en
fonction desquelles l’énoncé a été produit sont les mêmes
que les règles en fonction desquelles cet énoncé peut être lu,
c’est-à-dire également interprété, évalué. Ce n’est pas que ni
la grammaire ni la versification ne puisse changer entre le
moment de la production et celui de la réception, mais ces
changements ne sont pas si importants que La Chanson de
Roland – et à plus forte raison la chanson de Rostand – nous
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devienne illisible. Dans cette situation-là, le vers théâtral ne


déroge pas : même réparti entre les personnages, il reste un
texte écrit et n’a qu’un seul lecteur, assis dans un fauteuil –
 ou de façon plus sommaire.
3 Or, dès que l’énoncé en vers est interprété à voix haute, à
plus forte raison lorsqu’il est joué sur scène, le conflit qui lui
est intrinsèque entre mètre et syntaxe, entre la phonologie
du vers et celle de la langue, se trouve encore compliqué par
une série de paramètres extérieurs  : la voix du lecteur, le
souffle de l’interprète, l’intention de l’acteur, la connaissance
que l’un et l’autre ont de la versification, leur souci d’y
conformer leur diction… Tout cela est excellemment résumé
par Claudel dans les pages qu’il consacre au vers français
en 1925 ; pour lui, c’est au nom de « la musique du langage » 
qu’«  à la scène les acteurs sont forcés de transformer les
alexandrins, d’avaler les rimes, de déplacer les césures, de
changer le nombre des syllabes, en un mot de faire quelque
chose qui ne ressemble plus en rien au texte écrit. C’est la vie
qui reprend ses droits3.  » Autant dire qu’il faut accepter de
sacrifier le vers à la langue et la poésie au théâtre. C’était
déjà en partie l’opinion de Hugo en  1827, alors même qu’il
ouvrait la voie au renouvellement du vers théâtral : « le vers
au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute exigence,
toute coquetterie. Il n’est là qu’une forme et une forme qui
doit tout admettre, qui n’a rien à imposer au drame, et au
contraire doit tout recevoir de lui pour le transmettre au
spectateur4 ». Mais Hugo ajoutait aussitôt que
cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée
dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible,
qui$le$grave$plus$avant$ dans l’esprit de l’acteur, avertit
celui-ci de ce qu’il omet et de ce qu’il ajoute, l’empêche
d’altérer son rôle, de se substituer à l’auteur, rend
chaque’mot’sacré, ’et’fait’que’ce’qu
a’dit’le’poète’se’retrouve’longtemps’ après encore debout
dans la mémoire de l’auditeur5.

4 Mettons en regard ces deux positions  : à presque un siècle


d’écart, l’un déclare l’intangibilité du vers théâtral tout en
concédant que la scène l’oblige à s’adapter, à se dépouiller,
tandis que l’autre constate cette adaptation et ce
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dépouillement, en somme vérifie que la dynamique impulsée


par Hugo a du moins atteint l’un de ses objectifs qui était
que le vers «  sach[e] briser à propos et déplacer la césure
pour déguiser sa monotonie d’alexandrin »6. Entre les deux
tient toute l’histoire du théâtre moderne en vers, mais aussi
plus largement ce qu’on a appelé la crise du vers.
5 Durant ses quelque trente années de carrière (1888-19187),
Edmond Rostand n’a jamais dissocié poésie et théâtre  :
nonobstant les vaudevilles écrits en collaboration, son œuvre
tout entière maintient le vers métrique. Or, s’il a peu
explicité son système dramatique, il n’a jamais rien écrit sur
sa pratique, pourtant virtuose, du vers au théâtre. Il est
toutefois possible de l’inscrire dans une lignée qui remonte à
Hugo en passant par Banville. Mon propos est ici de montrer 
comment le vers théâtral contribue à son propre
dépouillement, à partir notamment de la dernière pièce de
Rostand, du moins la dernière à avoir été jouée et publiée de
son vivant, Chantecler8.
6 Pour commencer, l’idée de contrainte exposée par Claudel
(« les acteurs sont forcés ») me paraît devoir être nuancée. Il
peut être hâtif en effet de dire que la langue, ou « la musique
du langage  », oblige les acteurs à «  transformer les
alexandrins » car la diction est un art en soi – qui consiste à
concilier des exigences parfois contradictoires, à transiger
entre elles, à ménager en somme la chèvre du vers et le chou
de la langue (ou vice-versa). Rien n’est a priori impossible,
ni arrêté.
Or, il ne faut céder ni sur le vers ni sur la langue. La tâche
majeure de la diction sera donc de découvrir la meilleure
stratégie qui permette de sauvegarder à la fois les deux types
de règles.

Il peut arriver qu’il y ait contradiction absolue. Même alors,


il faut dire le vers. En d’autres termes, il faut trouver une
stratégie de transaction. C’est pourquoi la diction n’est
jamais en termes de tout ou rien  ; bien au contraire, elle
détermine des degrés de réalisation relative, en un mot, elle
est scalaire9.

7 On pourrait alors distinguer des transformations aléatoires,


conditionnées aux défaillances de la diction et qui sont d’un
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moindre intérêt, les transformations contraintes, qui


seraient appelées, pour ne pas dire programmées, par le vers
lui-même. Appliquons cette distinction à Chantecler.
L’aptitude variable à dire les vers (laquelle constitue un
paramètre de transformation aléatoire) fut soulignée à
propos des deux principales interprètes, dès les premières
représentations de la pièce, au début du mois de
février  1910. Par le Journal des débats au surlendemain de
la création : « Mme Simone ne dit pas très bien les vers, mais
elle fait une faisane infiniment gracieuse. Mlle Mellot dit les
vers délicieusement. Elle a fait acclamer le chant du
rossignol10. » Par Le Temps quelques jours plus tard :
Elle [Mme Simone] confond le lyrisme avec la déclamation
froidement véhémente et tendue. Elle ne sera jamais 
l’interprète des poètes.
Qu’elle & revienne & à & la & prose. & C’est & son & domaine. &
[…]  &  Mlle  &  Mellot, en modulant d’une voix célestement
mélodieuse les couplets du Rossignol, s’est révélée belle
diseuse de vers, mieux que cela, délicieuse artiste. On l’a
acclamée11.

8 Le jeu de Simone rachète les défaillances de sa diction,


tandis que seule Marthe Mellot rend justice au vers. Au cœur
de la question du vers théâtral il y a toujours cet autre conflit
entre le théâtre et la poésie.
9 Mais venons-en à la transformation du vers qui est appelée
par le vers lui-même, et notamment lorsque la partition du
vers en plusieurs répliques en menace la continuité. Soit
donc ce dialogue entre le Pigeon facteur et la Poule blanche :
Le Pigeon.

[…]

Je m’arrête. Bonjour, poule.

La Poule blanche.

Bonjour, (facteur. ((p. (17)

10 « Je m’arrête. Bonjour +, poule. – Bonjour, facteur » est un


alexandrin  6-6  régulier. Toutefois, si la diction peut
aisément faire entendre la syllabe féminine (le e caduc) de
m’arrête, elle peut ne pas en faire autant de la syllabe
féminine de poule, qui se trouve en fin de réplique. La

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diction traite alors la fin de la réplique comme elle traite la


fin du vers : lorsqu’elle est féminine la dernière syllabe n’est
pas comptée. Dans cette mesure, comme le dialogue est lié à
la phrase, le rapport de forces se fait nécessairement au
détriment du vers, consommant la rupture entre le vers écrit
et le vers entendu, entre la production du vers et sa
réception. La transformation va encore davantage de soi
lorsque la lecture en 6-6 est problématique : ainsi d’un vers
qu’une féminine en position 7 (F712) conduit à scander 4-4-4,
et qui se trouve réparti sur trois répliques «  Que croquez-
vous ? + – Que croque-t-el+le ? – Du froment » (p. 17) ; ainsi
aussi d’un vers qu’un clitique à la césure (CP6) conduit à
scander 4-8 (plutôt que 7-5, me semble-t-il), et qui se trouve
réparti sur deux répliques «  Hé  ! la plus blan+che des 
poules ! – Tu me disais ?… » (p. 18). Privé du support écrit,
le spectateur n’entend plus le grand vers, même dans ses
scansions d’accompagnement. Tout cela n’est pas nouveau :
on trouve déjà des échanges comparables dans le théâtre
classique, dans la comédie bien entendu, mais aussi dans la
tragédie13. On voit combien ce procédé, qui porte atteinte au
mètre, n’en remédie pas moins à sa monotonie  ; peut-être
alors est-ce une erreur de considérer que si le théâtre y
gagne, cela se fait nécessairement au détriment de la poésie.
11 À cette variable commune s’ajoute une variable fréquente
chez Rostand, à savoir l’introduction de pièces lyriques, qui
importent la polymétrie et la diversité rimique dans un cadre
constitué pour l’essentiel d’alexandrins à rimes suivies.
Cyrano de Bergerac en fournit plusieurs exemples, depuis la
ballade du duel (acte I, sc. 4) jusqu’aux triolets des cadets de
Gascogne (acte II, sc. 7), en octosyllabes, en passant par
cette odelette en vers impairs de  7  et  3  syllabes où
Ragueneau donne la recette des tartelettes amandines (acte
II, sc. 4). Pour cette place réservée au lyrisme, Rostand
s’inscrit dans la tradition de Théodore de Banville. Sans
doute Chantecler est-il en germe déjà dans ces lignes de
l’avant-propos de ses Comédies, daté du 10 janvier 1878 :
La bouffonnerie ou le comique, c’est-à-dire la représentation
de l’homme-animal, faisant la grimace de ses vices et de ses

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appétits, soulève notre cœur de dégoût, si à côté de ces


images de notre chair éprise de la fange, nous ne voyons pas
celle de nos âmes avides du ciel, et le réclamant dans un
langage surnaturel et divin. Le juste amalgame de ces deux
éléments, c’est Aristophane  ; le comique sans lyrisme n’est
qu’un spectacle de marionnettes14.

12 Selon Banville, la comédie doit se souvenir qu’elle est


«  directement née de l’Ode  »15  ; ce n’est qu’ainsi qu’elle
retrouvera sa place dans le champ dramatique en
coexistence avec le drame. Quant au patronage
d’Aristophane, j’ai essayé de montrer ailleurs16  ce que
Banville et Rostand lui devaient  : par plus d’un aspect du
reste, Chantecler s’apparente à la pièce des Oiseaux. Là
aussi, les pièces lyriques témoignent du mélange des

registres. Au premier acte (sc. 2  et  3) c’est l’ode au soleil  –
  une ode précisément  –  en quintils (a12b12a12a8b8) que
Chantecler continue d’une scène à l’autre ; au deuxième acte
(sc. 1), l’hymne à la nuit des Nocturnes en sizains
(a8a8b4c8c8b4)  ; au quatrième acte enfin (sc. 6), la villanelle
des Crapauds en octosyllabes. Aucune de ces pièces pourtant
n’est tenue de bout en bout par un seul locuteur. L’ode de
Chantecler est interrompue par les commentaires de la
basse-cour, l’hymne des Nocturnes est énoncé par plusieurs
d’entre eux et la villanelle du dernier acte donne lieu à un
dialogue entre les Crapauds et le Rossignol, dans lequel
Chantecler intervient lui aussi. Tout ceci montre le souci qu’a
Rostand, comme son maître Banville, d’entrelacer le lyrisme
et la comédie, la poésie et le théâtre.
13 Un autre moyen de transformer l’alexandrin, procédé
récurrent dans le dialogue, consiste à reprendre le mot-rime
au vers suivant (c’est nous qui soulignons) :
Chantecler, se promenant fièrement. Que m’importe  ! Je
chante ! et j’ai pour moi les poules !

Patou.

Méfions-nous du cœur des poules – et des foules ! (p. 41)

14 Deux procédés voisins consistent pour l’un à anticiper le


mot-rime :

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La Faisane.

Tout est toujours pareil, pourtant !

Chantecler.

Rien n’est pareil,

Jamais, sous le soleil, à cause du soleil ! (p. 64)

15 … pour l’autre à introduire dans le distique un troisième


terme lié prosodiquement à la rime :
Le Dindon, s’avançant au milieu d’un groupe furtif

qui feignait seulement de dormir dans la basse-cour.

C’est ce soir, chers yeux ronds ? Vous irez ?

Les Chats-huants.

Nous irons !

Premier Chat-huant.

Il y aura tous les yeux ronds des environs ! (p. 74)



16 Ce qu’ils ont en commun c’est de sous-rimer afin de
recomposer le vers et de déstabiliser partant la régularité
métrique. Ce n’est là qu’une partie du travail que fait
Rostand sur la prosodie, mais une partie non négligeable. Si
le mètre y perd, la cohésion du dialogue y gagne, sur le plan
sémantique autant que sur le plan prosodique, de sorte que
le théâtre en profite autant que la poésie.
17 Dernier procédé métrique  : les chœurs en voix off. Au
troisième acte, la Pintade, qui tient bureau d’esprit dans le
potager, se réjouit de voir arriver ses invités, « tous les êtres
notoires  » (p.  144). Ainsi Rostand fait entendre en voix off,
dès la première scène, successivement le Chœur des Guêpes,
celui des Cigales et celui des Abeilles. Ce sont autant de
courtes pièces en vers de trois ou de deux syllabes, sur deux
couleurs de rimes, qui viennent redoubler l’alexandrin (les
italiques sont de Rostand) :
Le Chœur des Guêpes.

Murmurons – Sur les mûres,

  –  Entourons  –  Les mûrons  –  De nos ronds  –  De


murmures !

[…]

Unchœur, dans les arbres.

Merci, – Soleil ! – Merci !

Lafaisane, levant la tête.

Un Chœur ?

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La Pintade.

J’ai les Cigales !

Chœur des Cigales.

Ici – C’est si – Vermeil – Qu’on s’y – Roussit ! – Merci !

[…]

Unchœur, dans les branches fleuries.

Abdomens – Veloutés, –

 Ladinde, levant le bec.

Un Chœur ?

Lapintade, dégagée.

J’ai les Abeilles !

Chœur des Abeilles.

Transportez – Les pollens…

La Dinde.

Ah ! toujours des merveilles ! (p. 142-143)



18 On pourrait conclure à la gratuité du procédé, s’il ne
traduisait la même volonté de bousculer le vers officiel. On
pourrait conclure à sa gratuité aussi sur le plan dramatique,
si Rostand ne le récupérait aussitôt. La scène suivante
correspond à l’entrée en scène du Paon, en qui la lecture
satirique a bien voulu reconnaître le comte Robert de
Montesquiou-Fezensac, qui a également inspiré Des
Esseintes à Huysmans et Charlus à Proust17. À cette
occasion, le Chœur des Abeilles réapparaît :
Chœur des Abeilles.

Engouffrons  –  Nos fronfrons  –  Dans l’iris  –  Et le lys  ! La


Pintade, revenant au Paon.

Ce chœur est, n’est-ce pas, d’un rythme…

Le Paon.

Asynartète.

Unepoule, à la Pintade.

Ma chère, ce qu’il l’a, celui-là, l’épithète !

La Pintade.

C’est le Prince de l’Adjectif Inopiné ! (p. 150)

19 « Asynartète » est certes un adjectif inopiné, quoique attesté,


selon le TLF, dans la plupart des dictionnaires généraux du
xixe  siècle. C’est une notion de versification grecque qui
caractérise des «  vers […] dont les membres composants
peuvent être considérés comme des vers indépendants, la
coupe intérieure, c’est-à-dire entre membres, étant traitée
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comme une coupe finale  »18. L’épithète a donc pour double


fonction d’identifier le Paon comme cuistre et d’authentifier
le procédé employé par Rostand, qui consiste à diviser
l’alexandrin en sous-vers de deux ou trois syllabes. Comme il
convient d’adapter le procédé à la métrique française,
Rostand n’utilise dans le vers que des mesures à finale
masculine. La rime en [si] pour les Cigales, les nasales pour
les Guêpes et les Abeilles traduisent également le souci de
faire entendre, par l’harmonie imitative, le crissement des
unes et le bourdonnement des autres. De tels mimologismes
sont au reste fréquents dans la pièce et cela aussi se trouve
déjà dans Les Oiseaux d’Aristophane.
20 Peut-être est-il temps de s’entendre sur le sens du mot
lyrisme car le lyrisme tel que le conçoit Rostand, dans la 
tradition de Théodore de Banville, est un lyrisme fondé sur
le vers et sur la rime. À une époque où le vers se trouve peu à
peu dissocié de la poésie, il fait figure de réactionnaire en
refusant de séparer le lyrisme, et le chant, du vers
traditionnel. Dans les premières pages de son Petit Traité de
poésie française (1872), Banville renchérit encore sur cette
idée chez Hugo que le vers « rend chaque mot sacré »19.
Le vers est nécessairement religieux, c’est-à-dire qu’il
suppose un certain (nombre (de (croyances (et (d’idées
(communes (au (poëte (et (à (ceux (qui ( l’écoutent. Chez les
peuples dont la religion est vivante, la poésie est comprise)
de) tous ; elle n’est plus qu’un amusement d’esprit et un jeu
d’érudit chez les peuples dont la religion est morte20.

21 Le chant lyrique, l’opéra  –  «  des paroles mal rhythmées et


coupées çà et là par des assonances »21 – ne sont à ses yeux
qu’une caricature de ce que serait la musique lyrique si nous
n’avions perdu cet art. Alors, puisque l’âme n’est plus
comme autrefois partagée, puisque la communauté du chant
s’est dispersée, la seule façon d’entretenir encore le lien est
d’abonder dans le sens du vers, d’exacerber ses moyens.
Aussi le vers et la rime ne sont-ils pas seulement
responsables du lyrisme et du chant, c’est à eux également
que revient le soin du langage et du comique. Du moins est-
ce ainsi que Banville explique a posteriori son projet d’« une

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nouvelle langue comique versifiée, appropriée à nos mœurs


et à notre poésie actuelle et qui procéderait du véritable
génie de la versification française en cherchant dans la rime
elle-même ses principaux moyens comiques  »22. C’est en
effet la versification française dont Rostand à sa suite entend
exploiter les ressorts, c’est à elle qu’il confie le lyrisme et la
poésie, mais également le comique.
22 L’Aiglon (1900) avait inauguré un procédé qui consiste à
mettre à la rime une lettre majuscule pour sa prononciation
comme lettre. Sa première manifestation utilise la lettre X :
Unedame, lisant le journal par-dessus l’épaule de Gentz
avec son face-à-main.

On veut faire rentrer les cendres !

Metternich, sec.

Le phénix

Peut en renaître, – mais pas l’aigle !

Tiburce.

Quel grand X

Que l’avenir de cette France23 !

23 Il va sans dire qu’en touchant ainsi à la rime pour l’œil, c’est


le théâtre à lire et la lecture silencieuse qui se trouvent
d’abord concernés. Dès les tout premiers vers, Chantecler
reprend le procédé, et sa première manifestation utilise en
bonne logique la lettre Y :
Uneautrepoule, regardant le Papillon.

C’est chic, un papillon !

Le Merle.

C’est très facile à faire :

On prend un W qu’on met sur un Y.

Une Poule, ravie.

Il dessine une charge en quatre coups de bec ! (p. 15)

24 Or la rime, on le voit, n’est pas seule prise en compte  : il


s’agit non seulement de dessiner un papillon avec des
lettres  –  ce qui relève de la calligraphie sinon du
calligramme – mais également de remplir le vers au moyen
de signes de type idéographique. Cette façon de mettre le
langage en crise peut faire penser aux Grands
Rhétoriqueurs, mais aussi, comme l’a fait remarquer Patrick
Besnier, à certains contemporains de Rostand, tel Raymond
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Roussel24. Dans les années 1897-1907 ce dernier élabore Les


Noces  : cet ensemble romanesque de  20  000  alexandrins,
dont 5 000 restent inachevés, s’inscrit dans la continuité du
Roman de la rose ou des romans de Chrétien de Troyes, ce
qui témoigne également, sur une même période, d’une
fidélité comparable au vers traditionnel.
25 Autre exemple de lettre à la rime, combiné cette fois au
procédé de l’harmonie imitative, dans ce dialogue à cheval
sur les scènes 3 et 4 du premier acte :
Chantecler.

Quel est donc l’animal qui m’a crié : « Prends garde ? »

Un bruit de paille remuée se fait entendre

dans la niche du chien.

Patou, aboyant du fond de sa niche.


Moi ! moi !

Il apparaît.

Chantecler, reculant.

C’est toi, Patou, bonne tête hagarde

Qui sors de l’ombre avec des pailles dans les yeux ?

Patou.

Oui ! pour voir dans les tiens des poutrrrres !

Chantecler.

Furieux ?

Patou

Rrrr…

Chantecler.

Quand il roule l’R, il est très en colère !

Patou

C’est par amour pour toi que je la roule, l’Rrrr… (p. 35)

26 Passons sur la première réplique du chien, dont la didascalie


«  aboyant du fond de sa niche  » souligne l’intention
onomatopéique, et attardons-nous sur les trois séquences de
quatre r consécutifs. La première (dans « poutrrrres ») n’est
qu’un soulignement expressif sans incidence métrique,
tandis que la seconde est une interjection évoquant le
grondement, d’ordinaire notée grrr, qui compte pour une
syllabe  ; quant à «  l’Rrrr  », rimant avec colère, c’est la
reprise «  roulée  » ou grondée du nom de la consonne déjà
sous l’accent d’hémistiche au vers précédent. Même si elles
sont subsumées sur scène par la colère du personnage, cette
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polysémie et la diversité de traitement phonologique qu’elle


suppose me paraissent emblématiques du travail de
dynamitage de la langue et du vers auquel Rostand se livre
dans Chantecler. Nous finirons par d’autres exemples où le
jeu à la rime met également la langue et le vers en danger.
27 En langue, une syllabe comportant un e caduc ne peut être
accentuée. Fait exception à cette règle le clitique le en
position post-verbale, lequel ne s’élide pas non plus devant
une voyelle. Ainsi, l’on écrit et l’on dit Emmenons-le à
Besançon [ãmnõləabəzãsõ]. Or de telles séquences sont
problématiques dans le vers puisqu’elles génèrent un hiatus
[əa]. Si la tragédie les évite soigneusement, on en trouve
dans des pièces poétiques familières, dans la comédie
classique ou dans le drame romantique et, chaque fois, le e 
n’est pas compté25. Toutefois, le cas de le post-verbal n’est
pas entièrement marginal : en cas d’interruption, le clitique
(pronom ou déterminant) se trouve lui aussi accentué. Le
troisième acte de Chantecler est celui où la fantaisie verbale
de Rostand atteint son apogée. C’est qu’il s’agit, par les
moyens de la langue et du vers français, de donner le
sentiment d’une ou de plusieurs langues étrangères. Par
opposition au Coq qui «  chante clair afin qu’il fasse clair  »
(p. 110), le personnel du raout de la Pintade n’apporte que de
l’obscurité  –  c’est-à-dire de la confusion  –  à la langue. Au
moment de faire la roue, le Paon se compare à un artificier,
mais aussitôt il se corrige :
Le Paon.

Non. Pyroboliste !

Car ils sont moins cuprins, prasins et smaragdins,

Les ruggiéresques feux des citadins jardins,

Quand pleuvent de tes ciels quatorze-juilletistes,


Capitale ! les capitules d’améthystes

Des chandelles dodécagynes…

Chantecler.

Sarpejeu !

Le Paon.

… Que, j’ose dire, moi, Mesdames, lorsque je…

La Faisane.

Ah ! j’ai compris le dernier mot !

Le Paon.

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… Je, dis-je, éploie

L’éventaire-éventail, l’écrin-écran… (p. 167)

28 Ce qui est stigmatisé en bloc au nom de la simplicité mais en


même temps singé avec délice, c’est évidemment la poétique
symboliste (qu’on entend dans pyroboliste) ou décadente, sa
culture du mot rare et précieux, sa propension au
cosmopolitisme. Dans le vers «  … Que, j’ose dire, moi, +
Mesdames, lorsque je…  », en accord avec l’orgueil du
personnage, les deux formes du pronom de P1 occupent les
positions  6 et  12, c’est-à-dire que, accentuées chacune en
langue, elles reçoivent également chacune un accent de vers.
C’est ce qui rend possible, et que confirment la rime
Sarpejeu  :  : lorsque je mais également, dans la réplique
suivante, la reprise du clitique en position accentuée : « Je, 
dis-je, éploie  ». Tout cela pourrait être anecdotique si, dix
pages plus haut, Rostand n’avait déjà traité le même
phénomène de langue de manière radicalement opposée26.
Avec l’arrivée du Coq de Bagdad dont le Paon vient de dire
qu’«  Il est/Très Mille et Une Nuits  », que «  C’est
Karamalzaman lui-même  », la Pintade a du mal à dominer
son transport :
Le Pintadeau, à mi-voix.

Mais calme-toi, maman !

La Pintade, criant au milieu des Coqs.

Non, non ! je ne peux pas ! C’est Karamalzaman !

Je ne sais plus lequel je préfère, lequel je…

L’Huissier-pie.

Le Coq de Gueldre !

La Pintade, se précipitant vers le nouveau-venu.

Ah ! quel bonheur ! encore un Belge ! (p. 157)

29 En position absolue, comme nous l’avons vu, le pronom


clitique je ne constitue pas une syllabe féminine, puisqu’il
reçoit l’accent de langue. La rime lequel je  :  : Belge n’est
possible que parce que je est en position 13, position où le e
caduc est excédentaire, et parce que lequel reçoit l’accent
final. Remarquons tout de même que cette configuration
phonologique à la rime est préparée par la césure, où elle
figure déjà à l’identique (« Je ne sais plus lequel + je préfère,
lequel je…  »). Dramatiquement, le conflit qu’elle traduit
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entre la langue et le vers est mimétique du trouble de la


Pintade.
30 On a beaucoup écrit sur les raisons de l’insuccès relatif de
Chantecler. Selon Pierre Larthomas, Rostand aurait cédé à la
tentation de l’esprit, du mot d’esprit :
On a expliqué de différentes manières l’échec de Chantecler ;
mais, à bien étudier la pièce, on s’aperçoit que le sujet est
ingénieux et adroite la construction. En réalité, c’est le style
qu’il faut incriminer. Treize ans séparent Cyrano de
Chantecler et en treize ans certains défauts se sont
accumulés ; les acrobaties stylistiques que légitimaient dans
la première pièce une intrigue romanesque et la personnalité
d’un héros qui fut un extravagant, paraissent hors de propos
dans un drame de basse-cour27.

31 «  Dans cette curieuse pièce, conclut-il, l’intérêt dramatique
est à chaque scène sacrifié à la virtuosité verbale. Erreur
presque incompréhensible, de la part d’un homme qui avait
eu, le succès de Cyrano l’a bien montré, un sens prodigieux
du théâtre28 ». On peut naturellement à sa suite condamner
au nom du théâtre «  ces jeux verbaux, insupportables,
comparables à ceux des grands rhétoriqueurs  »29. Il se
pourrait que le plus étonnant soit qu’une pièce créée
en  1910  fût écrite en alexandrins et que, malgré tout, le
théâtre y survive envers et contre tout. D’ailleurs, il ne s’agit
pas de n’importe quel vers, ni de n’importe quel théâtre, et
renvoyer aux Grands Rhétoriqueurs n’est pas le meilleur
moyen d’en apprivoiser l’étrangeté, la curiosité. Si la poésie y
survit, c’est avec la conviction héritée du Banville
funambulesque qu’il faut se plier aux exigences du public  :
les procédés de sabotage apparaissent alors comme autant
de moyens d’assurer la pérennité. Au reste Rostand est alors
lui-même en proie à une inspiration et dans des dispositions
d’écriture telles que le théâtre n’y occupe plus la même
place : « il disait volontiers qu’il s’écartait des sujets faciles et
que, de plus en plus, il écrirait “du théâtre injouable” »30, dit
son fils Jean Rostand à Albert Delaunay en 1968. Or cela se
trouve confirmé à propos de Chantecler dans l’article déjà
cité d’Edmond Stoullig pour le Journal des débats. Après
avoir rapporté l’anecdote selon laquelle Rostand aurait eu
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l’idée de sa pièce en observant une ferme du Pays basque,


une ferme avec une basse-cour où trônait un coq
majestueux, Stoullig ajoute : « M. Edmond Rostand songea
tout de suite à faire de ce coq un héros, en effet, un héros de
théâtre, mais il ne l’imaginait guère, dès l’abord, ce héros,
que dans une pièce injouable et qu’il n’eût écrite que pour sa
satisfaction personnelle31.  » Il reste assurément dans
Chantecler quelque chose de cette intention initiale. Sans
parler des quelque dix années qu’il fallut à Rostand pour
achever sa pièce, on remarquera qu’au début de chaque acte
les didascalies de décor sont résumées sous forme de
sonnet : cette coquetterie, dramatiquement gratuite, semble
attester la prééminence du vers sur la scène, du théâtre à lire
sur le théâtre à jouer. 
32 Pour Henry de Montherlant, les costumes seraient
également pour beaucoup dans l’échec de Chantecler.
Rostand gardait une grande cote dans le public, et les
beautés de la pièce n’échappèrent ni au public ni à la
critique. Elles ne naissent pas seulement du goût naturel de
l’auteur pour la santé, l’honnêteté, la générosité. Elles
résident dans un pathétique auquel je suis très sensible,
mais que dut sentir moins le public placé devant une double
difficulté  : «  Marcher  » pour le pathétique créé pour la
volaille, et «  marcher  » devant les comédiens aussi
bizarrement affublés (mais pouvait-il en être autrement  ?)
que ceux de la représentation. Le pathétique, perdu dans
l’atmosphère de basse-cour, et de fausse basse-cour, et dans
le prurit de jeux d’esprit, manqua son but qu’il avait atteint
si sûrement avec Cyrano et avec L’Aiglon32.

33 Lors de la création de Chantecler, costumes et décors


confinaient en effet au délire, mais il faut souligner l’analogie
entre ce délire-là et le délire de la langue : c’est ici l’habit du
théâtre, là le vêtement de la poésie. Pour que le public puisse
«  marcher  » lors de la première, il aurait fallu que
Chantecler ne constitue point ce paradoxe qu’il est dans
l’œuvre de Rostand, à savoir que pour ce poète ce qu’il y a de
plus intime et de plus sincère ne peut s’avouer qu’enseveli
sous les parures. Rostand est profondément un élégiaque,
toute son œuvre tâche à « faire passer » le sanglot, à le faire
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partager autant qu’à le dépasser : les costumes et le vers en


sont les truchements, à condition de n’y pas faire obstacle.
34 Au second acte des Romanesques (1894), Bergamin et
Pasquinot ont fait détruire le mur qui séparait leurs deux
propriétés. N’ayant plus à simuler l’inimitié pour rapprocher
leurs deux enfants à l’esprit romanesque, ils se mettent à
regretter l’état antérieur, le danger, le secret :
Pasquinot.

C’était très amusant !

Bâillant.

Bergamin ?

Bergamin, de même.

Pasquinot ?

Pasquinot.

Ça nous manque, à présent.



Bergamin.
Non, voyons !…

Après réflexion.

Si, pourtant. Oh ! c’est très drôle ! – Est-ce que

Ce serait la revanche, ici, du Romanesque ?

35 Le vers «  Non, voyons  !… Si, pourtant. Oh  ! c’est très


drôle ! – Est-ce que » pose un évident problème de diction.
Mais c’est qu’il constitue d’abord une aporie en termes de
versification, puisqu’il met en conflit la prosodie et la
métrique. En effet, pour obtenir la rime à Romanesque, on
doit décompter le e de ce, de telle sorte que le vers n’a plus
que onze syllabes  ; inversement, la prise en compte des
douze syllabes théoriques conduit à accentuer le même e
contre la phonologie de la langue [osetRɛdRolɛsək], et donc à
escamoter la rime. Ainsi nous semble-t-il que, dès sa
première pièce en vers jouée et publiée33, Rostand pose la
question du vers au théâtre mais, également, la question du
lyrisme et de la poésie sur la scène théâtrale.
36 Maintenu en l’état au fil des éditions successives chez
Fasquelle, ce vers ne sera modifié qu’en  1911, pour les
Œuvres complètes éditées par Pierre Lafitte  &  Cie. Pour
remédier au déficit, le second hémistiche s’y trouve
augmenté de la cheville mais : « Oh ! mais c’est très drôle ! –
  Est-ce que  ». Le problème est que cet ajout introduit dans
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l’œuvre un vers de treize syllabes théoriques, autant dire un


hapax. On peut évidemment douter que Rostand soit
l’auteur de cette « correction », d’autant que l’édition Lafitte
comporte un certain nombre de coquilles et d’oublis par
rapport aux éditions antérieures. Quoi qu’il en soit, aucune
des deux leçons n’étant pleinement satisfaisante, du moins
soulignent-elles qu’on a bien affaire à une aporie. Et si la
correction ne peut être imputée qu’à un « rimeur » au sens
noble du terme, elle pourrait également traduire cette aporie
qu’est devenu le théâtre en vers à la veille de la Première
Guerre mondiale.
37 À la même époque et depuis  1906-1907, Rostand récrit La
Princesse lointaine (1895). Ce qui peut frapper dans cette
récriture, c’est qu’elle modifie la quantité de certains mots, 
supprimant ici la diérèse pour la rajouter là, comme si
Rostand avait voulu se réapproprier, ressaisir ou réactualiser
son chant. La constante mise en péril du langage
s’accompagne chez lui d’une mise en crise permanente du
vers. Il est probable qu’on ne sort pas du vers par les moyens
du vers, mais les trouvailles et les contradictions de
Chantecler de même que les corrections des premières
pièces montrent que le vers bouge encore et que, à la façon
de son homonyme, il parvient à se reconstituer à partir de
ses troncations.

Notes
1. Propos cité in Jules Huret, Loges et coulisses, Paris, Éditions de la
Revue blanche, 1901, p. 326.
2. Jean-Claude Milner, François Regnault, Dire le vers, Éditions du
Seuil, 1987, p. 13.
3. Paul Claudel, « Réflexions et propositions sur le vers français », 19, in
Positions et propositions, Œuvres en prose, op. cit., p.  34. Ce texte a
paru pour la première fois dans la NRF du 1er novembre 1925.
4. Hugo, Préface de Cromwell, Théâtre complet, t. I, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 441.
5. Id., p. 441 et 442.
6. Id., p. 441.
7. La première date est celle du Gant rouge, récemment retrouvé et édité
par Michel Forrier et Olivier Goetz (Nicolas Malais, 2009) ; la seconde,
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celle du décès de Rostand.


8. Toutes nos références à Chantecler sont faites à l’édition Fasquelle
(1910). Parmi les éditions récentes de Chantecler, aucune n’est vraiment
recommandable. Le Théâtre de Rostand chez Omnibus (2006) est truffé
de coquilles ; pour Chantecler, des pages entières de l’édition Fasquelle
n’ont pas été recopiées (p. 4 et 5 omises en p. 443, p. 24 et 25 en p. 455…)
Si celle de Philippe Bulinge, la même année pour GF, est nettement
mieux établie, c’est l’appareil critique qui en est défaillant.
9. J.-C. Milner, F. Regnault, Dire le vers, op. cit., p. 13 et 14.
10. Ed[mond] S[toullig], Journal des débats, 9 février 1910, p. 3.
11. Adolphe Brisson, «  Chronique théâtrale  », Le Temps
du 14 février 1910, p. 1 et 2.
12. J’adopte ici la terminologie de Benoît de Cornulier (Théorie du vers,
Éditions du Seuil, 1982).
13. Par exemple, l’échange entre Henriette et Clitandre : « Quel conte ! – 
 Non, je dis la chose comme elle est. » (Les Femmes savantes, acte I, sc.
3, v. 269) ; entre Thésée et Phèdre : « Qu’il l’aime. – Quoi ! Seigneur ? –
 Il l’a dit devant moi. » (Phèdre, acte IV, sc. 4, v. 1188).
14. Cité in Banville, Théâtre complet. Édition critique de Peter J.
Edwards et Peter S. Hambly, tome I (1848-1864), Champion, 2011, p. 45.
15. Id.
16. «  La tradition “aristophanesque” chez Banville, Tailhade et
Rostand », in Textes et cultures : réception, modèles, interférences, vol.
2, Interférences et modèles culturels, Pierre Nobel dir., Besançon, PUFC,
2004, p. 135-153.
17. En l’occurrence, «  le Prince de l’Adjectif Inopiné  » démarque
clairement «  Je suis le Souverain des choses transitoires  », ce vers des
Chauves-souris (1907) que Montesquiou recopia sur un portrait de lui
que lui avait réclamé Proust.
18. Jules Marouzeau, Lexique de la terminologie linguistique, Paris, P.
Geuthner, 1933, p. 36, cité in TLF.
19. Hugo, Préface de Cromwell, loc. cit, p. 441 et 442.
20. Banville, Petit traité de poésie française, Paris, Librairie de l’Écho de
la Sorbonne, 1872, p. 7.
21. Ibid., p. 4.
22. Théodore de Banville, Odes funambulesques, 2e éd. 1859,
avertissement.
23. Rostand, L’Aiglon. Préface de Patrick Besnier, acte I, sc. 5,
Gallimard, éd. « Folio », p. 56. (Il s’agit du projet en 1830 de rapatrier les
cendres de l’Empereur.)

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24. Ibid., p. 19.


25. « Prenez-le, il a mengé le lard » (Marot, « Ballade contre celle qui fut
s’amye », en octosyllabes). « Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu
moins haut.  » (Molière, Le Misanthrope, acte I, sc. 2, v. 433)  ;
«  Chassons-le  !  –  Arrière tous  ! il faut que j’entretienne/Cet homme  »
(Hugo, Cromwell, acte II, sc. 9, v. 1491 et 1492). Pour un développement
consacré à ces questions, voir Dire le vers, op. cit., p. 86 et 87.
26. Il faudrait peut-être insister sur l’interruption dans les deux cas.
Verlaine dans sa «  Ballade de la vie en rouge  » avait déjà utilisé la
deuxième possibilité, plus en accord avec la position clitique : « Prince et
princesse, allez, élus, /En triomphe par la route où je /Trime d’ornières
en talus. /Mais moi, je vois la vie en rouge » (Parallèlement, 1889).
27. Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, PUF, nlle éd. 1980,
p. 360.
28. Ibid., p. 361.

29. Ibid., p. 360.
30. «  Edmond Rostand par Jean Rostand, un entretien avec Albert
Delaunay », Les Nouvelles littéraires du 11 avril 1968.
31. Journal des débats, 9 février 1910, p. 3. C’est Stoullig qui souligne.
32. Henry de Montherlant, «  Il y a cinquante ans Chantecler  », Les
Nouvelles littéraires, 10 décembre 1959.
33. Représentés pour la première fois sur la scène de la Comédie-
Française le 21 mai 1894, Les Romanesques sont publiés la même année
chez Fasquelle.

Auteur

Bertrand Degott

Maître de conférences à
l’université de Bourgogne
Franche-Comté et membre du
CRIT (EA  3224). Spécialiste de
poésie française moderne et
contemporaine, il a co-dirigé un
dossier dans la revue Études
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françaises, «  La Corde bouffonne


de Banville à Apollinaire  »
(Montréal, PUM, 2015). Également
poète, il a récemment publié More
à Venise (La Table ronde, 2013) et
Plus que les ronces (L’Arrière-
Pays, 2013).
Du même auteur


Parisianisme et provincialisme
fin de siècle entre Mercure et
Gaudes in Aspects de la
critique, Presses universitaires
de Franche-Comté, 1998
Copie, échos et psittacismes  in
L’intertextualité, Presses
universitaires de Franche-
Comté, 1998
Mesure et démesure dans
l’autobiographie en vers in
L'irressemblance, Presses
Universitaires de Bordeaux,
2007
Tous les textes
© Presses universitaires de Franche-Comté, 2019

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Référence électronique du chapitre


DEGOTT, Bertrand. Le vers théâtral dans Chantecler In  : Formes et
dispositions du texte théâtral du symbolisme à aujourd’hui  : Enjeux
littéraires, poétiques, scéniques [en ligne]. Besançon  : Presses
universitaires de Franche-Comté, 2019 (généré le 16 mai 2022).
Disponible sur Internet  : <http://books.openedition.org/pufc/38152>.
ISBN  : 9782848678832. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.pufc.38152.

Référence électronique du livre


LÉCROART, Pascal (dir.). Formes et dispositions du texte théâtral du
symbolisme à aujourd’hui  : Enjeux littéraires, poétiques, scéniques.
Nouvelle édition [en ligne]. Besançon  : Presses universitaires de
Franche-Comté, 2019 (généré le 16 mai 2022). Disponible sur Internet : 
<http://books.openedition.org/pufc/38102>. ISBN  : 9782848678832.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pufc.38102.
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