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Ockham

Christophe Grellard
Kim Sang Ong-Van-Cung
Table des entrées

Appréhension/jugement (actus apprehensivus/actus judicativus) ................ 160


Catégories......................................................................................................... 161
Cause................................................................................................................ 162
Concept (conceptus, intentio, intellectus)...................................................... 164
Connaissance – Connaissances intuitive, abstractive, remémorative
(notitia – notitia intuitiva, notitia abstractiva, notitia recordativa) ... 167
Démonstration (demonstratio, syllogismus).................................................. 170
Distinction....................................................................................................... 172
Évidence (notitia evidens) .............................................................................. 173
Foi (Fides)........................................................................................................ 174
Gouvernement (principans)........................................................................... 176
Langage mental (oratio mentalis, verbum mentale) ..................................... 178
Liberté.............................................................................................................. 180
Monde (Mundus, universum) ........................................................................ 182
Nature – matière, étendue, mouvement........................................................ 183
Nominalisme ................................................................................................... 186
Propriété (proprietas, dominium) .................................................................. 188
Puissance divine (potentia dei) ...................................................................... 189
Quantité – corps, matière............................................................................... 191
Relation (Relatio, ad aliquid) ......................................................................... 193
Science (scientia)............................................................................................. 194
Signe (signum)................................................................................................. 197
Signification.................................................................................................... 199
Supposition (suppositio) ................................................................................. 200
Terme – abstrait/concret, absolu/connotatif................................................. 203
Universel.......................................................................................................... 205
Vertu (virtus)................................................................................................... 207

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Guillaume d’Ockham (1285-1347) est connu dans l’histoire de la philosophie
comme l’un des principaux promoteurs du nominalisme. D’ordinaire on entend
sous cette appellation la doctrine qui soutient que seuls existent les individus, et qui
applique le « rasoir d’Ockham » afin de supprimer toutes les entités ontologiques
superflues, comme les abstractions et les universaux. Sans aucun doute, son œuvre
est toute entière traversée par un nominalisme méthodologique qui le conduit à
chercher à établir avec cohérence les principes d’une philosophie (naturelle, éthi-
que, et politique) et d’une théologie qui s’accordent avec un empirisme général.
Ockham pose ainsi l’expérience sensible comme le point de départ nécessaire de la
spéculation et il s’efforce de maintenir cette spéculation dans les limites de ce
qu’autorise l’investigation de la raison sur le donné des sens. Dans cette perspective,
la logique, et plus spécifiquement, la sémantique, constitue l’outil fondamental
dont dispose la raison pour accéder à la vérité. Ockham fait de la logique l’instru-
ment de la philosophie. Ainsi, on verra que la description de certains de ces outils
sémantiques occupe une place non négligeable dans le présent volume, et de
nombreux articles ayant trait à l’ontologie, la philosophie de la connaissance ou de
la nature, ne peuvent se comprendre sans une connaissance préalable de ces outils.
Philosophe et théologien marqué par sa formation en logique, Ockham fut aussi,
par la force des choses, engagé dans les querelles politiques de son temps. Dans ses
écrits polémiques, largement liés aux circonstances, on retrouve la virtuosité argu-
mentative qui le caractérise, mais au-delà on découvre ce que l’on peut véritable-
ment qualifier de philosophie politique (ou ecclésio-politique). Il nous est apparu
impossible de ne pas en donner un aperçu.
Le présent vocabulaire a pour but de faciliter la lecture des textes et non de s’y
substituer. Le lecteur est donc invité à s’y reporter ponctuellement pour préciser le
sens d’un terme technique. Cependant, celui qui voudrait se faire une idée rapide,
quoique nécessairement partielle, de la philosophie ockhamiste pourrait commen-
cer sa lecture par l’article « nominalisme », c’est-à-dire par le seul terme défini ici
que Guillaume n’utilise jamais. C’est pourtant bien un programme nominaliste de
réduction ontologique, appliqué à la théologie et à la philosophie naturelle qu’il a
mis en œuvre. Les renvois à la fin de chacun des articles permettront ensuite de
s’offrir un parcours dans ce qui reste l’un des sommets du nominalisme et de la
philosophie.

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Appréhension/jugement
(actus apprehensivus/actus judicativus)
• Le jugement est l’acte par lequel l’intellect accorde, ou refuse, son assentiment
à une proposition mentale selon qu’elle est estimée vraie ou fausse. C’est un acte
d’assentiment ou de dissentiment (assensus, dissensus) qui porte sur une proposition
du langage mental. Formulé, il est prononcé ou écrit, et il porte sur une propo-
sition orale ou écrite.
•• Ockham part du fait que nous formons des jugements : on pense avoir une
connaissance quand on est en mesure de former un jugement et on dit que quel-
qu’un sait quelque chose quand il est capable de former un jugement vrai à son
propos. D’après Aristote, la science est une connaissance vraie, ce qui, selon
Ockham, signifie qu’elle est constituée de propositions enchaînées avec nécessité. La
vérité de la science est celle de ses propositions. L’analyse du jugement a pour but
de dégager les conditions logiques de la connaissance.
Ockham distingue les deux actes de l’intellect : l’appréhension et le jugement.
L’appréhension peut porter soit sur les termes, c’est-à-dire sur les éléments d’une
proposition, ou sur les complexes — i. e. une proposition, ou un ensemble de propo-
sitions. Le jugement porte sur les propositions auxquelles on accorde, ou refuse, son
assentiment. Ces deux actes, bien qu’ils puissent avoir lieu simultanément, diffèrent
néanmoins réellement, car le jugement présuppose l’appréhension.
« L’assentiment est un acte par lequel quelque chose est connu de telle manière
que l’acte de connaissance se rapporte à cette chose. C’est un acte par lequel
j’accorde mon assentiment à quelque chose, de telle façon que l’acte d’assentiment
se réfère à quelque chose […], par exemple j’accorde mon assentiment à la pro -
position « l’homme est un animal », parce que je la considère vraie. Et non
seulement j’accorde mon assentiment à la proposition « “l’homme est un animal”
est vraie », où « la proposition “l’homme est un animal” » est sujet, mais j’accorde
mon assentiment à la proposition « l’homme est un animal » en soi et absolument.
Et cela parce que je sais qu’il en est en réalité comme il est dit dans la proposition.
[…] L’assentiment, en parlant naturellement, présuppose nécessairement l’appré-
hension d’un complexe, qu’il soit de manière indifférente composé de connaissances
des choses ou ne le soit pas. La raison en est que l’assentiment a pour objet un
complexe ; et néanmoins nous accordons ou refusons naturellement notre assen-
timent à quelque chose uniquement s’il est connu ou appréhendé. Ainsi il est impos-
sible que j’accorde naturellement mon assentiment à un complexe si je ne l’ai pas
appréhendé » (Quodl., III, q. 8 et IV, q. 16).
••• Ockham traite de la différence entre appréhension et jugement à propos de
la connaissance scientifique et des articles de foi. Il prend un exemple (Quodl., V,
q. 6) : deux hommes s’opposent concernant l’article de foi « Dieu est un et trine »,

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Guillaume d’Ockham

auquel l’un croit et l’autre pas. Ce qui les sépare, c’est qu’il y a pour l’un un acte
de foi et pas pour l’autre, mais l’un et l’autre doivent bien appréhender l’article
en question s’ils accordent ou refusent leur assentiment. Il arrive en outre que nous
doutions, que nous soumettions une proposition à un examen ; nous suspendons
notre jugement le temps de l’examen. Et il arrive encore que nous accordions tem-
porairement notre assentiment à une proposition dont nous doutons, en suivant les
autorités. L’expérience montre que l’appréhension se distingue du jugement. Nous
accordons notre assentiment à une proposition dont les termes supposent pour
quelque chose, autrement dit qui repose en dernier ressort sur un contact avec la
chose, donc sur une connaissance intuitive. Dans ce cas, la proposition « L’homme
est un animal » équivaut à « La proposition “l’homme est un animal” est vraie ».
Un tel assentiment suppose une appréhension, puisque nous donnons notre assen -
timent à une proposition, ou le refusons, dans la mesure où nous avons quelque
appréhension de ses termes. Quand on donne son assentiment à un complexe à tort,
la proposition accordée n’est pas composée uniquement de connaissances, mais la
raison pour laquelle on l’a concédée repose sur la connaissance simple, ou appré -
hensive, qu’on a eu de certains termes.
Voir Connaissance, Démonstration, Foi, Langage mental

Catégories
• Les catégories (substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position,
possession, action, passion) sont chez Aristote des genres de l’être. La substance, ou
l’individu, est au sens plein du terme, les autres catégories se rapportent à la sub-
stance dont elles sont les accidents (Cat., chap. 4). Pour Ockham le réalisme des
catégories équivaut à une projection dans l’être des catégories logico-linguistiques
et il nie que les catégories soient des divisions du réel ; elles sont de simples termes.
Seules les substances et les qualités singulières qui leur sont inhérentes sont réelles ;
« substance » et « qualité » sont des signes qui supposent pour les réalités singulières
existantes ; ils les signifient directement. Les autres catégories sont des termes par
lesquels on renvoie à ces mêmes choses de telle ou telle manière. « Il ne faut pas
penser que les dix genres sont des choses en dehors de l’âme, ou signifient dix choses
dont chacune n’est signifiée que par l’un d’entre eux ; l’enseignement des Péripa-
téticiens montre que les dix genres sont dix termes renvoyant de différentes
manières aux mêmes choses » (SL, I, c. 51). Aux yeux d’Ockham le réalisme des
catégories a une double origine : une lecture fautive d’Aristote et une propension à
multiplier les êtres d’après la multiplicité des termes, i. e. la croyance illusoire qu’à
n’importe quel terme correspond quelque chose de réel. La quantité, la relation,
etc., ne sont pas des réalités, mais des manières de parler des choses singulières.
•• Pour développer son approche, Guillaume analyse ces modes de signification à
l’aide des notions de signification directe et de connotation (ou significations

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primaire et secondaire). Les termes absolus renvoient uniformément à leurs


signifiés. Ils ont une définition réelle. Si les éléments qui entrent dans la définition
d’un terme signifient les entités individuelles pour lesquelles le terme peut supposer,
il est absolu ; « animal » signifie « les bœufs, les ânes, et les hommes » et désigne
seulement ces entités qu’il dénote. La connotation relie aussi les termes à des entités
individuelles, mais ne lui permet pas de supposer pour elles dans une proposition.
Les termes connotatifs sont définis nominalement. Si les éléments qui entrent dans
la définition d’un terme ne signifient pas tous la même entité individuelle pour
lequel le terme est un signe, il est connotatif, par exemple la figure, qui relève de
la quantité, signifie ce qui possède la figure, de même on ne peut pas dire que le
terme qualitatif blanc signifie la blancheur, mais ce qui possède la blancheur.
••• Les catégories autres que la substance et la qualité sont des manières de
désigner ces substances et ces qualités ; par exemple, la quantité ne définit pas
l’être de la chose, mais est un terme connotatif qui désigne la même chose que les
termes substantiels ou qualitatifs, en signifiant secondairement la division de la
substance en parties étendues et la position de ces différentes parties. Et « corps »
est donc un terme connotatif, il désigne quelque chose ayant des parties distantes
les unes des autres selon la longueur, largeur et profondeur. Une quantité continue
et permanente est simplement une chose ayant des parties distantes les unes des
autres. De même pour la relation, qui signifie une chose directement et autre
chose indirectement ; par exemple « père » ne désigne pas une participation
quelconque à quelque « paternité », il signifie tous les pères et suppose pour eux
dans une phrase comme « les pères aiment leurs enfants », et il évoque d’autres
individus, les enfants, auxquels il ne s’applique pas. De même « semblable » ne
renvoie pas à une similitude fondée dans quelque nature commune des choses, mais
signifie qu’« est semblable ce qui possède une qualité telle que celle possédée par
une autre chose ». On désigne directement la chose et la qualité et indirectement
le fait que l’on compare cette qualité possédée par une autre chose.
Voir Nominalisme, Quantité, Relation, Supposition, Terme, Universel

Cause
• Ockham admet, à la suite d’Aristote, les quatre sortes de cause — matérielle,
formelle, efficiente et finale — qui sont autant de manière de dire le pourquoi.
La cause efficiente est l’objet d’un traitement approfondi. Elle est ce dont
l’existence réelle confère à une autre chose un être nouveau différent de la cause.
Le terme « cause » est un terme relatif ; il signifie une corrélation observée. On
constate que quand un phénomène A est posé, un phénomène B s’ensuit, et quand
A n’est pas posé, B ne s’ensuit pas. « Pour qu’une chose soit une cause immédiate, il
suffit que quand cette chose absolue est posée, l’effet soit posé, et que quand elle
n’est pas posée, et que toutes les autres conditions concourantes et les dispositions

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Guillaume d’Ockham

demeurent les mêmes, l’effet ne soit pas posé. Ainsi tout ce qui est relatif à quelque
chose de cette manière est sa cause, bien que l’inverse ne soit pas vrai […] Si du
fait que quand une chose est posée l’effet s’ensuit, et que quand elle n’est pas posée
il ne s’ensuit pas, il ne découlait pas qu’elle est la cause de l’effet, il n’y aurait
aucune manière de savoir que le feu est cause de la chaleur dans le bois. Car alors
on pourrait dire qu’il y a une autre cause de la chaleur qui n’agit néanmoins
qu’en présence du feu » (I S, d. 45, q. 1).
•• Ockham insiste sur l’immédiateté de la cause : « Toute cause proprement dite
est une cause immédiate » (I S, d. 45, q. 1). Par cette réduction de la cause à la
cause immédiate, il critique l’ordre essentiel des causes chez Duns Scot, et au-delà
dans le système hiérarchique des causes hérité de l’adaptation du néoplatonisme de
type proclusien dans la philosophie arabe (par exemple dans le Liber de causis), et
en général dans le péripatétisme arabe repris par les médiévaux à partir d’Albert
le Grand. Thomas d’Aquin qui partage une telle conception souligne pour sa part
que toute cause créée, même principale, i. e. agissant selon sa propre forme ou son
essence, est seconde par rapport à Dieu qui est la cause propre de l’existence de
l’effet. Dans une telle hiérarchie des causes, toute la série des causes secondes
dépend de la cause première dans son existence et dans son action causale (cf.
S. th., I, q. 45, a. 5, Rép.). Mais le vocabulaire de « l’ordre essentiel » de
l’antérieur et de ce qui est postérieur, c’est-à-dire moins parfait et moins noble
selon l’essence, est repris par Duns Scot à partir de la division en ordre d’éminence
et en ordre de dépendance : l’antérieur est éminent essentiellement, le postérieur
dépassé en perfection, et il est aussi postérieur en dépendance, parce qu’il a
essentiellement besoin de l’antérieur. Et en préservant l’éminence de la cause
commune qui est la plus éloignée et n’est pas causée, il met en place un ordre
hiérarchique disposé en réseaux de causes et d’effets médiats (cf. Traité du
premier principe, p. 46).
Ockham récuse l’idée d’un ordre d’éminence et de dépendance entre les causes, et
considère dans la causalité un simple jeu de causes partielles ou totales, concourant
à un même effet. Les causes sont situées dans la chaîne sur un même plan et non
plus de façon hiérarchique. Il y a cependant une différence entre la cause
première et les causes secondes. Mais la notion d’influxus, de flux par un ordre de
causalité essentielle, différent de l’ordre accidentel des causes secondes, est
critiquée. Dieu est cause immédiate de toutes les choses produites par les causes
secondes, parce qu’il peut selon l’argument de potentia absoluta les produire
directement, et surtout parce que dans leur être radicalement contingent, les
créatures dépendent de Dieu.
••• La position d’Ockham sur la cause efficiente est-elle proche de celle qui sera
développée plus tard par Hume ? Il nie que la relation causale soit démontrable et
souligne qu’elle relève de corrélations observées ; puisque la cause et l’effet sont des

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choses singulières, Dieu peut faire exister l’une sans l’autre dès lors qu’elles sont
réellement distinctes et il peut produire directement, par sa puissance absolue, ce
qui serait produit normalement par une autre cause (II S, q. 3-4). Certains
pourraient en tirer argument pour soutenir que s’il suffit que quand une chose est
posée l’effet soit posé, et quand elle n’est pas posée il ne le soit pas, il n’appartient
pas à la notion de cause que l’effet suive nécessairement, bien qu’il ne puisse exister
sans lui. Mais dans la théologie, il en découlerait que les actes méritoires d’une
part, et les sacrements d’autre part, seraient des causes de la grâce seulement en
ce sens-là (II S, q. 1). C’est par sa puissance propre que la cause est suivie
naturellement de son effet. Quant à la grâce, elle ne découle pas de la nature de
la chose, mais de la volonté divine. « Le terme « cause », puisque c’est ce dont
s’ensuit l’existence d’une autre chose, peut être pris en deux sens. Premièrement,
quand de la nature d’une chose existante et présente, l’existence d’une autre
s’ensuit naturellement, et deuxièmement quand de l’existence, ou de la présence,
de l’une l’autre s’ensuit par la simple volonté d’un autre. Et c’est de cette manière
que nous soutenons qu’un acte méritoire est appelé cause seulement eu égard à la
volition divine. Et les causes sine qua non sont des causes de cette seconde sorte » (II
S, q. 1). Il semble ainsi se séparer de l’analyse humienne pour laquelle : « il n’y a
pas de fondement à la distinction que nous faisons parfois entre les causes
efficientes et les causes sine qua non » (Hume, Traité de la nature humaine, I, III,
XIV). Autrement dit, si elle n’est pas démontrable, la causalité est posée comme
réelle par Ockham et le jugement de causalité n’est pas compromis, car même si la
stricte nécessité leur fait défaut, il y a des motifs de donner son assentiment à
certains jugements ; il n’y a pas de raison de douter que dans l’ordre institué de la
nature, le feu soit cause de la chaleur. Il faut une expérience pour savoir que ce
feu produit de la chaleur, et nous pouvons inférer la proposition « tout feu produit
de la chaleur » qui, posée comme prémisse dans un raisonnement, peut devenir
principe d’autres démonstrations.
Voir Nature, Relation, Terme, Puissance divine

Concept (conceptus, intentio, intellectus)


• Le concept est un signe mental qui suppose pour des choses individuelles. Un
concept universel est un acte mental (une connaissance abstractive), et en tant que
qualité de l’âme, une réalité singulière qui renvoie à plusieurs choses individuelles,
dont il est correct de dire en les pointant du doigt « Socrate est un homme », ou
« un homme court », ou encore « les bœufs sont des animaux ». Il est un signe
naturel de sa cause. « Les éléments de ces propositions mentales s’appellent
concepts, intentions, similitudes et intellections. […] L’intention est quelque chose
dans l’âme, un signe signifiant naturellement quelque chose pour quoi il peut
signifier ou qui peut faire partie d’une proposition mentale » (SL, I, 12).

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Guillaume d’Ockham

•• Le « concept » recouvre différents champs impliqués par les mots latins


conceptus, intentiones, intellectus, similitudines. En les reprenant, Ockham prend
position par rapport aux différentes traditions qui le précèdent, et leur fait subir
de profondes modifications. De conceptus, il suffit de retenir que le concept est
engendré, conçu, à partir du contact premier avec la chose dans un processus
d’abstraction de l’existence et de la non-existence.
Le vocabulaire de l’intention est plus large et il comprend en lui la notion de
concept. Les concepts sont nommés intentions (intentiones) en suivant une notion
introduite en latin par les traductions d’al-Farabi et d’Avicenne, où les termes
arabes ma’qul et ma’na sont utilisés pour désigner de façon générale ce qui est
conçu. Ainsi ma’qul, ma’na, intentio, signifient ce qui est immédiatement devant
l’esprit (et si l’objet de l’intention existe hors de l’esprit, c’est une intention
première), ou bien ce qui est lui-même une intention (et dans ce cas, c’est une
intention seconde). Selon Avicenne, les intentions secondes, fondées sur les intentions
premières, sont les objets de la logique. Une intention est à peu près la même chose
qu’un concept. L’être intentionnel qui fait son apparition dans le monde latin dès
le XIIIe siècle, désigne l’étant vrai ou connu, un mode d’être diminué par rapport
aux substances premières. En général, les auteurs s’accordent à considérer que les
intentions sont produites dans l’esprit par un acte de jugement, ou de comparaison,
de l’esprit connaissant. C’est un mode d’être propre à l’esprit, différent de ce qui
existe actuellement, ou de ce qui peut exister, dans le monde. C’est l’étant vrai
produit par le jugement, ou le mode d’être des intentions secondes, l’être logique.
••• Au XIVe siècle, la plupart des auteurs, en particulier Hervé de Nédellec et
Pierre d’Auriole qu’Ockham critique directement, distinguent ce qui est
subiective de ce qui est obiective. Auriole confère à l’intention un être objectif où
« objectif » est pris au sens de ce qui est posé devant le regard de l’esprit, et
désignerait en langage contemporain le contenu conceptuel qui apparaît à l’esprit.
« Une intention, écrit Pierre, est un concept objectif formé par l’intellect » ;
l’intention est un être apparent (esse apparens), c’est l’étant vu, l’étant dans son
apparaître ou sa présence à l’esprit. Duns Scot, auquel Auriole se réfère ici, sans
adopter sa conception, utilise aussi le terme d’esse obiectivum pour désigner le
mode d’être de la représentation dans l’esprit.
Dans le Commentaire des Sentences, Ockham adopte la thèse selon laquelle les
concepts universels formés par l’esprit ne sont pas des étants réels, subjectifs : « On
peut encore dire de manière probable que l’universel n’est pas quelque chose de
réel ayant un être subjectif, ni dans l’âme ni hors de l’âme, mais qu’il a seulement
un être objectif dans l’âme, et qu’il est une certaine fiction (quoddam fictum)
ayant son être dans l’être objectif, comme la chose extérieure l’a dans l’être
subjectif » (I S, d. 2, q. 8). Le terme de fiction semble être péjoratif, mais il
désigne ce qui est formé, ou forgé, par l’intellect, et non pas une composition de

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l’imagination. Cette position est clairement abandonnée dès la Somme de logique,


grâce aux critiques de son confrère à Oxford, Gauthier Chatton. Dans sa
Reportatio, Chatton pose le problème de savoir si ce qui est intelligé par un
concept est une chose universelle ou singulière. Il répond que ce n’est pas un
fictum, mais une chose singulière. Cependant la chose singulière n’est pas intelligée
par soi. Et Chatton épouse l’opinion de Scot sur la nature commune et la
distinction formelle : il n’y a pas de distinction de fait entre Socrate, homme, et
animal, et de fait c’est un singulier qui est intelligé, mais comme le singulier n’est
pas intelligé par soi, entre Socrate, homme, animal, la distinction est formelle.
Par la suite, Ockham critique résolument l’être intentionnel, et tout être objectif,
que ce soit le concept universel, ou la chose singulière en tant que connue, en
identifiant purement et simplement l’être intentionnel à l’acte de l’esprit. Il
considère une telle entité intermédiaire entre l’acte de connaître et les choses
comme un tertium quid, ou un élément inutile formant une sorte d’obstacle à la
saisie de la chose même. En dehors de l’intellection et de la chose extérieure, il n’y
a pas d’être fictif intermédiaire qui serait le terme de l’acte, à la place de la chose
extérieure, car « c’est en vain que l’on ferait avec un plus grand nombre de
facteurs ce qui peut se faire avec moins ». Il suffit que le concept soit un signe
naturel de la chose : en tant que terme du langage mental, il peut faire partie
d’une proposition mentale, et supposer pour la chose extérieure ; en tant que signe
naturel, il est engendré dans l’esprit par sa cause, le contact premier de l’esprit
avec les choses.
Thomas d’Aquin a souligné que l’espèce n’est pas ce qui (quod) est connu, mais ce
par quoi (quo) quelque chose est connu, mais du fait qu’Ockham critique les
espèces, dans sa définition, la représentation est orientée vers le réalisme direct. Le
réalisme indirect de type thomasien ne convient pas au réalisme cognitif
d’Ockham qui considère, comme Pierre de Jean Olivi, qu’il évoque dans la Somme
de Logique, que les species sont inutiles pour rendre compte de la connaissance, que
l’acte de connaître, i. e. l’intellection ou le concept, suffit pour renvoyer à la chose
connue. Et ainsi le paradigme de la ressemblance entre la chose connue et le
concept cède le pas sur celui de la causalité et de la référence, seul à même de
rendre compte de la façon dont, en définitive, le concept renvoie à la chose dont il
est le concept et qu’il désigne directement. Le primat de la référence et une
certaine forme de naturalisme prévalent dans le nominalisme de Guillaume
d’Ockham. La définition du concept comme signe mental assure le privilège de la
causalité sur la ressemblance dans la définition de la représentation : « Je dis que
« représenter » se prend en plusieurs sens, en un sens on le prend pour ce par quoi
quelque chose est connu, et ainsi le représentant est une connaissance et
représenter c’est être ce par quoi quelque chose est connu de sorte que, dans la
connaissance, quelque chose est connu » (Quodl., IV, q. 3). La représentation est
une connaissance actuelle et à ce titre un « représentant ». Elle ne l’est que dans la

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Guillaume d’Ockham

mesure où une chose est connue. Ce qui autorise une référence directe du concept
à la chose est la relation naturelle de causalité, qui est la condition pour que le
concept soit concept de quelque chose.
Voir Connaissance, Langage mental, Signe, Supposition, Terme

Connaissance – Connaissances intuitive, abstractive,


remémorative (notitia – notitia intuitiva, notitia
abstractiva, notitia recordativa)
• La notitia, ou la saisie de l’esprit, repose sur le contact intuitif avec la chose
singulière qui est la cause efficiente de la connaissance. Elle est une cause partielle
de la connaissance, l’autre étant l’activité de l’intellect qui réagit, compose, et
divise, ces connaissances simples, ou concepts. Le concept est engendré par une
réaction psycho-physique qui forme une connaissance intuitive immédiate, propre
à la chose singulière, et supposant uniquement pour elle. L’acte d’intellection est
d’emblée un terme du langage mental ; il renvoie à la chose qui le cause et il est
destiné à pouvoir entrer dans une proposition mentale, par exemple « Socrate
existe », « Socrate est blanc ». Mais la connaissance intuitive est immédiatement
redoublée par la connaissance abstractive. Affecté par une chose singulière,
l’intellect forme en même temps une connaissance qui s’applique aux individus de
même espèce, à Socrate autant qu’à Platon. L’appréhension d’une chose singulière
se résout immédiatement en une première connaissance abstractive, et en même
temps en une disposition à engendrer un concept commun, mais cette connaissance
commune reste une connaissance singulière ; elle me permet de reconnaître un
autre individu de la même espèce s’il se présente. La connaissance d’un homme,
une seule et première fois, suffit à me faire connaître l’espèce humaine, c’est-à-
dire à me faire reconnaître un autre homme quand j’en rencontre un. Le pro-
cessus simultané et immédiat d’abstraction ne concerne que les espèces dernières,
car l’intellection de l’individu coïncide avec celle de l’espèce dont il est un individu.
Mais pour former un concept plus général, il faut avoir intelligé des individus
d’espèces différentes. La première connaissance abstractive engendre une dispos-
ition (un habitus) favorable à la réitération d’actes d’abstraction de même
espèce et qui est la condition de la connaissance de la chose, puisqu’elle permet de
former un concept commun. Ainsi les concepts universels n’ont pas d’autre fonc-
tion, ni d’autre nature, que de désigner des choses individuelles. Le concept est un
signe. Et ces connaissances simples peuvent devenir les éléments d’un jugement :
c’est à partir d’elles que se compose la connaissance complexe.
La connaissance intuitive et la connaissance abstractive sont des connaissances
simples, c’est-à-dire des termes qui portent sur les choses pour lesquelles ils
supposent. La connaissance intuitive est première « selon l’ordre naturel des

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choses », elle dépend de la chose matérielle qu’elle présuppose, et qui en est la


cause. Toute appréhension intelligible n’est pas intuitive ; il existe une connaissance
simple qui ne permet pas de déterminer si la chose existe ou non : la connaissance
abstractive, qui peut donner lieu à la formation de concepts généraux. Il existe
aussi une connaissance abstractive singulière, par exemple je peux penser à une
rose en hiver. L’abstraction qui intéresse Ockham, qu’il nomme connaissance
abstractive (notitia abstractiva), fait abstraction de l’existence ou de la non-
existence et de toutes les conditions contingentes qui surviennent à la chose, ou lui
sont prédiquées. On n’abstrait pas le concept universel, comme dans la gnoséologie
thomasienne, en le séparant des conditions singulières de la chose concrète, mais en
mettant de côté soit l’existence, soit des accidents contingents.
•• La connaissance intuitive est la connaissance par laquelle on sait si une chose
existe ou non. Elle se caractérise par son évidence et par son immédiateté et ne
peut jamais être fausse. Quand la connaissance des termes suffit à produire dans
l’esprit la connaissance évidente d’une proposition composée à partir d’eux, on sait
avec évidence que « Socrate existe », qu’« il est blanc », etc. Mais quand on peut
appréhender les termes, savoir à quoi ils renvoient et ce qu’ils signifient sans
pourtant savoir si Socrate existe ou non, s’il est blanc ou non, s’il se trouve ou non à
tel endroit, la connaissance est abstractive. « La connaissance (cognitio)
abstractive abstrait de l’existence et de la non-existence, et des autres conditions
qui surviennent de manière contingente à la chose, ou en sont prédiquées. Non pas
que par une connaissance intuitive (notitia intuitiva) soit connu quelque chose qui
ne soit pas connu par une connaissance abstractive (notitia abstractiva), car la
même chose est totalement, et sous la même raison, connue par l’une et par l’autre
connaissance. Mais la connaissance intuitive et la connaissance abstractive se
distinguent de la manière suivante : la connaissance intuitive de la chose est une
connaissance telle qu’en vertu de cette connaissance on peut savoir si la chose existe
ou non. Si la chose existe, l’intellect juge aussitôt que la chose existe et il conclut
avec évidence qu’elle existe, à moins qu’il soit empêché par hasard par quelque
imperfection de cette connaissance » (I S, Prol., q. 1, a. 1).
Ce n’est pas le caractère sensible, ou non, de la connaissance qui permet de
distinguer les connaissances intuitive et abstractive. Cette distinction ne doit pas
être pensée à partir de la chose — sa présence ou son absence —, mais à partir de
la nature de l’acte de connaissance. Ockham s’oppose à Scot pour qui, bien que la
connaissance intuitive soit une saisie simple et directe de l’objet dans sa singularité
et son existence actuelle, la chose singulière n’est plus présente intellectuellement à
l’esprit à la suite du péché originel. Nous sommes à présent dépendants de
l’élaboration de l’information par les sens et nous connaissons la chose
intellectuellement dans un concept universel. L’esprit dégage des sens l’information
sous forme d’une image, ou phantasme, qui lui permet d’élaborer l’espèce intel -
ligible, dans laquelle l’objet intelligible est objectivement ou par représentation.

168
Guillaume d’Ockham

L’esse intelligibile se distingue de l’esse simpliciter ; produire l’universel dans l’être


intelligible, ce n’est pas le produire dans l’être absolument, c’est pourquoi il est
appelé être intentionnel, être diminué, connu ou représenté. Ockham refuse les
êtres intentionnels, et les intermédiaires représentatifs, species, esse obiectivum, esse
diminutum, etc., autrement dit toute forme de réalité mentale qui accompagne la
position des espèces et forme une sorte d’écran dans la saisie de la chose. Ce refus,
lié au statut ontologique des universaux, dont il n’admet pas qu’ils aient quelque
entité hors de l’acte de pensée, fait du concept un signe renvoyant à plusieurs
choses singulières. La même chose est connue dans la connaissance intuitive et dans
la connaissance abstractive et la différence entre ces connaissances n’est pas liée à
la présence ou à l’absence de la chose, mais à la modalité des actes de la pensée.
••• La connaissance remémorative (recordativa) est une connaissance intuitive
imparfaite, sur la base de laquelle nous jugeons que la chose a été, ou non, à un
moment donné. Quand nous voyons intuitivement quelque chose, cela engendre
une disposition (un habitus) qui nous incline vers la connaissance abstractive par
laquelle nous jugeons que telle chose a été, ou n’a pas été, vue. La connaissance
intuitive imparfaite se caractérise par la capacité de formuler un jugement qui
implique une dimension temporelle, en l’occurrence le passé. L’intellect intellige
son propre acte d’intellection dans un acte de connaissance intuitive et a l’évidence
au présent d’une évidence qu’il a eue auparavant ; il a une évidence au passé. La
connaissance recordative se rapproche de la connaissance abstractive : « car la
connaissance intuitive parfaite et la connaissance intuitive imparfaite ont une
raison différente puisque la connaissance intuitive imparfaite est tout simplement
une connaissance abstractive » (II S, q. 12-13).
L’explication de la connaissance doit rendre compte de la manière dont elle se
détache des conditions temporelles. La connaissance abstractive ne se définissant
pas par la généralité, c’est la connaissance remémorative qui effectue la
déhiscence de l’intemporel à partir de la présence de la chose singulière. Ainsi
cette connaissance, par laquelle on peut juger qu’une chose a été ou non, et
formuler des jugements portant sur des aspects contingents concernant le passé,
diffère par nature de la connaissance intuitive parfaite et se trouve du côté de la
connaissance abstractive.
La mémoire relève de la partie sensitive aussi bien que de la partie intellective de
l’âme. La partie sensitive garde des traces mémorielles qui permettent d’appré -
hender en son absence ce qu’on a une fois appréhendé présentement, grâce à
l’imagination, qui est une connaissance abstractive. La mémoire intellectuelle
suppose que l’acte passé a laissé des traces et qu’un acte réflexif se rapporte à ce
premier acte. L’acte remémoratif porte sur un acte complexe, par lequel on
entendait, ou voyait, quelque chose et par lequel on comprenait qu’on l’entendait
ou le voyait. La cognitio recordativa est intellectuelle dans la mesure où elle

169
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

implique une réflexivité de l’intellect. Tout en introduisant la dimension tempo-


relle, la notitia recordativa l’affranchit donc de la contrainte de la présence
actuelle. Si le contact avec la chose n’est jamais perdu, et s’il constitue l’ancrage
initial de la certitude, la connaissance n’est pas réduite à ce qui est actuellement
présent. Elle s’élabore certes à partir du contact premier avec les choses mais s’en
éloigne, de telle façon que la connaissance intuitive ne cesse pas de fonder la
connaissance et d’en garantir la vérité.
Voir Appréhension/jugement, Concept, Langage mental

Démonstration (demonstratio, syllogismus)


• La démonstration est l’élément fondamental de toute théorie de la
connaissance médiévale. Guillaume d’Ockham la définit comme un syllogisme qui
produit un savoir (syllogismus faciens scire, SL, III, ii, c. 17). Ainsi, au sens strict, il
ne peut y avoir de science qu’au moyen d’une démonstration syllogistique. Celle-ci
consiste dans un enchaînement de deux prémisses nécessaires et connues avec
évidence, dont résulte une conclusion qui n’est pas connue par soi (per se nota)
mais qui est connue avec évidence quand les prémisses dont on l’infère sont dis-
posées correctement en modes et figures. À la suite d’Aristote (Premiers Ana-
lytiques), Guillaume distingue entre démonstration du pourquoi (propter quid ou
a priori) et démonstration du fait ( quia ou a posteriori). La démonstration du
pourquoi est une démonstration qui part de la cause pour démontrer l’effet, alors
que la démonstration du fait, à l’inverse, procède de l’effet à la cause. Dans le
premier cas, les prémisses sont absolument antérieures à la conclusion, dans le
second, elles ne sont que relativement antérieures, c’est-à-dire seulement plus
connus pour celui qui raisonne. Ockham assimile la première à la démonstration a
priori et la seconde à la démonstration a posteriori.
•• Il y a trois exigences principales pour qu’une démonstration soit valide : les
prémisses doivent être nécessaires, par soi, et conformes au principe dici de omni.
Ockham entend par là que tout ce qui est dit du sujet doit convenir à sa référence
sans considération de temps. Ces trois exigences reprennent les critères kata pantos
(le par soi) et katholou (le fait d’appartenir à un sujet dans sa totalité) énoncés
par Aristote dans les Seconds Analytiques, I, 4 et qui renvoient à l’universalité du
sujet et au fait que le prédicat appartient au sujet dans sa totalité. Ces différents
critères sont cumulatifs puisque le katholou suppose le kata pantos. À cet arrière-
plan aristotélicien, Ockham ajoute une condition supplémentaire, à savoir que les
prémisses doivent être vraies à titre premier. Il faut comprendre par là que le
prédicat ne doit pas appartenir à quelque chose de plus commun que le sujet. Ces
critères de scientificité stricts ne peuvent pas laisser d’embarrasser les médiévaux à
partir du moment où l’on a reconnu que seul Dieu est proprement éternel et
nécessaire alors que le monde est radicalement contingent et peuplé exclusivement

170
Guillaume d’Ockham

d’individus. En particulier, pour Ockham, « nécessairement vrai » signifie « vrai


en tout temps ». Dès lors, aucune proposition catégorique au présent n’est
nécessaire puisqu’elle requiert que ce qui est dénoté par ses termes existent. Ainsi,
seules les propositions hypothétiques sont nécessaires puisqu’elles sont indépendantes
de l’existence des choses dénotées. On assiste donc, bon gré mal gré, chez Ockham
a une réduction du champ de la nécessité et à une ouverture sur d’autres formes
de démonstration moins contraignantes, qui font place à l’expérience et aux
propositions singulières, mais qui sont tout aussi recevables en philosophie naturelle.
••• La redécouverte des Seconds Analytiques (traduits en latin à la fin du
XIIe siècle), puis du livre VI de l’Éthique à Nicomaque (traduite en latin au
XIIIe siècle), où Aristote présente parmi les différents habitus, la notion de science
ou epistèmè comme une connaissance déductive, offrent aux philosophes
médiévaux un nouveau modèle de scientificité selon lequel est su (ou connu avec
évidence) ce qui est démontré. En même temps, ce modèle relie cette exigence de
démonstration avec celle de nécessité et d’universalité, ce qui pose un certain
nombre de difficultés pour un nominaliste comme Ockham. De fait, si seul
peuvent être sus le nécessaire et l’universel (c’est-à-dire un ordre naturel entre les
concepts), comment le monde qui est entièrement contingent et singulier peut-il
faire l’objet d’un savoir démonstratif ? D’une part, le franciscain veut conserver la
notion de nécessité et l’idée qu’une proposition scientifique doit exprimer des
rapports nécessaires, d’autre part cependant, il se démarque d’Aristote qui pose la
nécessité du côté de l’objet de la science (la science porte sur des objets nécessaires
et éternels). L’enjeu est donc d’élaborer un concept de la démonstration
scientifique qui tienne compte de l’exigence de nécessité tout autant que de la
radicale contingence du créé et de la dimension singulière de l’être. La nécessité et
l’universalité vont donc être réinvesties du côté de la rigueur démonstrative. La
démonstration n’a pas pour objet une nécessité réelle (qui, en toute rigueur, ne
convient qu’à Dieu). Contre Aristote qui soutient qu’une proposition comme
« homo est animal » est nécessaire en vertu de l’éternité des natures et du rapport
entre genre et espèces, Ockham défend l’idée qu’une telle proposition n’est pas
nécessaire dans la mesure où elle n’est pas toujours vraie. De fait, elle serait fausse
dans le cas où aucun homme n’existerait : une proposition d’inhérence au présent
requiert en effet pour sa vérité que le sujet et le prédicat supposent pour la même
chose et que le domaine des suppôts ne soit pas vide. Dans cette perspective, la
nécessité qui s’applique aux lois de la nature, et qui est celle de la démonstration,
n’est pas une nécessité absolue, mais une nécessité hypothétique, de telle sorte que si
l’antécédent est vrai, le conséquent ne peut pas être faux. Ainsi, la connexion dont
rend compte la démonstration est nécessaire, mais le conséquent reste contingent.
Voir Science, Évidence, Appréhension/jugement

171
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

Distinction
• Ockham admet l’existence de la distinction réelle qui pose que c’est dans la
réalité même que les objets sont distincts, par exemple Socrate et Platon, alors que
la distinction de raison est produite par l’esprit qui distingue dans une chose
différents aspects. Outre la distinction de raison couramment admise, Duns Scot
en introduit une troisième qu’il nomme distinction ex natura rei, ou non-identité
formelle, et c’est elle qui est l’objet de débats importants durant le XIV e siècle.
Ockham la réfute en montrant que si les choses sont individuelles, le problème de
savoir comment elles s’individuent à partir d’une nature commune est un faux
problème.
•• C’est en théologie, et dans la théorie de l’universel, que Scot mobilise la
distinction formelle. Les attributs divins ne diffèrent pas de la simplicité infinie de
l’essence divine, mais la bonté de Dieu n’est pas sa justice ni sa puissance ; les
attributs diffèrent donc formellement l’un de l’autre. Ockham résout le problème
de la distinction des attributs divins par la théorie de la connotation ; les attributs
divins signifient l’essence infinie de Dieu en la connotant diversement. Et il réduit
la question du principe d’individuation à un faux problème, mais ses critiques
reposent sur une réfutation de la distinction formelle.
Il considère qu’il est impossible aux créatures d’être distinctes formellement si elles
ne le sont pas réellement : « là où il y a une distinction ou une non identité entre
des choses, des propositions contradictoires peuvent être affirmées de ces différentes
choses. Mais il est impossible que des propositions contradictoires soient affirmées de
certains termes, ou des choses pour lesquelles ils supposent, s’ils ne sont pas des choses
réellement distinctes » (Ordinatio, I, d. 2, q. 1, p. 14). Comme Duns Scot soutient
que la non identité formelle est a parte rei, elle est nécessairement une distinction
réelle, car si deux choses sont distinctes, alors si on peut affirmer d’une chose une
proposition et de l’autre sa contradictoire, cela suppose que ces choses sont
distinctes réellement. Il n’y a pas à poser une distinction entre les distinctions
réelles et de raison.
••• Selon Scot, il n’y a pas d’universel dans les choses mais de la communauté ;
lorsqu’on dit que Platon et Socrate ont quelque chose en commun, on parle de la
nature et pas du concept universel. L’essence, ou la nature, est indifférente à la
fois à l’universalité et à la singularité ; l’universalité lui est conférée par le fait
d’être pensée par un intellect et la singularité par le fait d’avoir un être
d’existence (esse existens) effectif dans tel individu. L’essence a un mode d’être
(esse essentiæ) antérieur à toute intellection ; elle est en soi une possibilité du réel.
L’univocité de l’être signifie que l’être est commun à ce qui est, la différence entre
les étants relève seulement de l’intensité de l’essence, en soi commune, mais
particulière dans un singulier individué : « La communauté convient par elle-

172
Guillaume d’Ockham

même à la nature, tandis que la singularité convient à la nature par un aliquid


dans la chose qui contracte cette nature » (Ordinatio II, d. 3, n. 42).
Scot récuse l’individuation par la matière, telle qu’on la trouve chez Thomas.
Tout dans un singulier matériel est individué. L’hecceité est la ponctualité hic et
nunc de la nature contractée dans l’individu. Il ne peut pas y avoir de distinction
réelle entre une nature universelle et les déterminations individuantes, ni non plus
une distinction de raison, parce que la nature commune n’est pas identique aux
différences individuantes. Il faut donc introduire une troisième sorte de distinction,
la non-identité formelle, intermédiaire entre les deux autres distinctions. Elle est,
d’une certaine manière une distinction réelle, puisqu’elle précède tout acte de
l’intellect, mais pas au un sens strict puisque celle-là suppose qu’au moins un des
termes ait un être actuellement existant à part de ce que désigne l’autre ; c’est
une distinction entre deux formalités ou deux aspects d’une chose — Duns Scot la
nomme donc ex natura rei.
Pour le nominalisme, toute chose est de fait un individu, et il n’y a pas lieu
d’admettre une non-identité qui est à la fois une identité et une différence entre
deux choses. Ockham accepte néanmoins l’univocité de l’être, mais en prenant
« être » au sens simplement logico-linguistique, comme un concept général,
signifiant les étants singuliers : « « être » se comprend comme un nom auquel
correspond un concept unique commun à toutes choses, prédicable in quid de
toutes choses, à la manière dont ce qui est transcendant peut se prédiquer in
quid » (SL, I, c. 38). Le concept général d’être ne renvoie à aucun objet propre, et
ne connote rien en dehors des singuliers, dont il est prédiqué essentiellement, i. e. en
en indiquant la quiddité, de sorte que tout ce qui est ceci puisse être dit ens, ou
aliquid. Par « transcendant », il faut entendre les termes transcendantaux (l’être,
l’un, le vrai, le bien, ou encore la chose), qui transcendent les déterminations des
catégories aristotéliciennes et sont convertibles. Mais il n’y a pas de discours
général dont l’être soit l’objet spécifique, même s’il y a une ontologie ockhamiste,
un discours sur le réel, par exemple il y a deux catégories de termes absolus, les
substances et les qualités, et l’être se prédique univoquement de toute substance,
créée ou incréée, et de toute qualité.
Voir Catégorie, Nominalisme, Universel

Évidence (notitia evidens)


• L’objet de la connaissance évidente est une proposition mentale. « La connais-
sance évidente est une connaissance d’une vérité complexe qui peut être suffisam-
ment causée, médiatement ou immédiatement, à partir de la connaissance simple
des termes » (I S, Prol, q. 1).

173
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

•• L’évidence est une qualité de la notitia, elle qualifie le rapport de mon intel-
lect à une proposition ; elle n’est pas une notion purement psychologique car elle
implique la vérité de la proposition. L’appréhension concerne les termes, et non les
choses, bien qu’ils supposent pour les choses : « Tout acte judicatif présuppose dans
la même faculté la connaissance simple des termes puisqu’il présuppose l’acte
d’appréhension, et l’acte d’appréhension se rapportant à un complexe présuppose
la connaissance simple des termes » (ibid.). Dans la mesure où elle repose sur la
connaissance simple des termes de la proposition, l’évidence n’est donc pas immé-
diate ; la connais sance simple des termes de la proposition, et si c’est une
conclusion, des termes des propositions qui servent à l’inférence, fonde l’évidence.
••• Il y a deux voies par lesquelles l’appréhension des termes d’une proposition est
la cause suffisante de l’assentiment à la proposition : soit par l’appréhension immé-
diate des termes, soit par l’appréhension d’une chaîne de raisonnement comme
dans la science.
Les propositions connues par soi sont telles que l’assentiment est produit immédia-
tement dès que la proposition est appréhendée, par exemple en pensant « un
homme n’est pas une pierre », on donne d’emblée son assentiment à la proposition.
L’appréhension des termes présents à l’intellect cause l’assentiment évident aux
propositions. La connaissance intuitive, connaissance des faits contingents et des
choses actuellement existantes, est aussi la raison suffisante de la connaissance évi-
dente. Mais nous pouvons avoir en outre des connaissances nécessaires à propos des
choses singulières, qui ne se limitent ni à la connaissance des propositions connues
par soi (per se notae) , ni à celle des faits contingents. L’évidence est attribuée à des
propositions dont la matière est contingente (de contingenti) comme à celle dont la
matière est nécessaire (de necessario). Ce qu’il convient de considérer pour décider
de l’évidence d’une proposition, c’est la causalité exercée, ou non, par l’appré-
hension des termes, sur l’assentiment au complexe qui en est formé.
Voir Appréhension/jugement, Connaissance, Démonstration, Science

Foi (Fides)
• La foi est d’abord le terme générique désignant tout acte de croyance (y
compris faux, comme chez l’hérétique) ou d’assentiment, exempt de doute, à un
objet simple ou à une proposition dont le contenu est un article de foi (Dialogue, I,
4, 4). Guillaume distingue en effet l’acte de foi par lequel on croit que Dieu
existe, qui a Dieu pour objet, et qui relève davantage d’une forme de vision, de
l’acte par lequel on croit que Dieu est tel ou tel (incarné, un et trine, etc.) et qui
est une proposition. À proprement parler cependant, tout acte de foi ou d’assen-
timent porte sur un complexe, puisque seule une proposition est susceptible d’être
vraie.

174
Guillaume d’Ockham

•• À un niveau individuel, il faut distinguer la foi infuse de la foi acquise (voir


Quodl., III, 7 et 8). La première, qui ne nous est connue que par les autorités et
non par l’expérience ou la raison, a une origine surnaturelle (il s’agit d’un don de
Dieu) et elle ne peut pas être fausse. Cette foi infuse est une disposition générale
(habitus universalis) à croire les articles de foi. Elle renforce ainsi la foi acquise.
De fait, cette dernière est multiple (il y a autant d’actes de foi acquise que
d’objets de foi) et variable puisqu’elle peut augmenter ou décroître. Elle augmen-
tera notamment par l’audition d’un prêche, ou la vision d’un miracle. Dès lors, la
foi infuse est invariable, alors que la foi acquise peut changer de nature avec le
temps, puisque la foi acquise maintenant n’est pas la même que celle acquise dans
l’Ancien Testament. Elle ne peut donc pas prétendre à la certitude. Ainsi, l’in -
fidèle et l’hérétique sont privés de la foi infuse, quoiqu’ils possèdent une foi acquise
qui est une foi fausse. Ockham définit en effet l’hérésie comme « un dogme faux
contraire à l’orthodoxie de la foi » (Dialogue, I, 2, 6). L’infidélité est donc le fait
de croire, tacitement ou ouvertement, quelque chose de contraire à la vérité
catholique (qui englobe les enseignements de la Bible, les vérités approuvées par
l’ensemble de l’Église, et les révélations attestées par des miracles). Cependant, une
telle définition ne suffit pas puisque même les saints peuvent se tromper : seule
l’Église universelle (l’ensemble de la communauté des croyants) est infaillible. Par
conséquent, l’infidélité et l’hérésie se manifestent dans l’obstination à croire au
faux. Il faut donc montrer à l’hérétique que sa croyance est fausse, afin que l’on
puisse le convaincre d’hérésie. Une fois que l’on a démontré l’hérésie, il est néces -
saire de corriger l’hérétique. Si celui-ci reconnaît la fausseté de sa croyance, il
n’est pas hérétique. Celui qui refuse d’écouter la démonstration, ou refuse la
correction, est hérétique (Dialogue, I, 4, 6). Ainsi, c’est la publicité du débat qui
permet d’identifier la vérité de la foi acquise, d’où l’importance de défendre la
rationalité de la théologie, à défaut de sa scientificité.
••• Pour Ockham, un discours théologique rigoureux sur Dieu est possible. Il faut
cependant distinguer ce que la raison peut établir par elle-même avec évidence à
propos de Dieu, et ce que l’on ne peut démontrer qu’à l’aide de la Révélation.
Ockham va ainsi élaborer une théorie dont le but est de fonder de façon critique
la possibilité humaine de raisonner sur Dieu. Guillaume s’oppose à la fois à la
position d’Anselme de Cantorbery selon laquelle toutes les vérités de la foi peuvent
être démontrées par la raison, et à la position de Thomas d’Aquin selon lequel il y
a une rencontre de la foi et de la raison dans les préambules de la foi. En fait, il
refuse tout point de contact entre foi et raison au sens d’un domaine commun, sans
cependant exclure toute collaboration. L’un des principaux arguments du Vene-
rabilis inceptor repose sur la différence qui doit exister entre le savoir du croyant
et le savoir de l’incroyant. Dès lors, il doit y avoir également une différence entre
science naturelle (par opposition à surnaturelle) et théologie : « je dis que si une
conclusion de même nature pouvait être prouvée dans diverses sciences, le théo-

175
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

logien fidèle et le philosophe païen ne pourraient pas se contredire sur la pro-


position : « Dieu est un et trine » […]. En comprenant ainsi Dieu, il n’est pas
naturellement évident que Dieu existe » (Quodl., V, q. 1). Il est donc nécessaire de
distinguer entre le donné de la foi et le donné de la raison. Il n’y a donc pas co-
extensivité des deux domaines ni recouvrement partiel puisque la vérité propre
d’un article de foi n’est jamais susceptible de démonstration. En effet, si les vérités
révélées pouvaient être connues par la raison, leur révélation serait inutile. La
révélation permet donc de connaître des vérités inaccessibles à la raison. La
théologie a ainsi un statut spécifique : ce n’est pas une science comme les autres car
elle se fonde sur un acte de foi et non sur une évidence naturelle. Cependant,
certaines de ces vérités peuvent être présentées sous forme argumentative. Cette
attitude est liée à une conception stricte de la démonstration : une thèse est
démontrée quand l’adversaire ne peut pas défendre la thèse opposée. Une preuve
évidente est donc nécessaire et suffisante et elle entraîne une adhésion incondi-
tionnée à la thèse. Or ce n’est le cas d’aucune des vérités de la foi. Ces vérités
peuvent être certaines, c’est-à-dire persuasives, au point même d’engendrer un
assentiment équivalent à celui de l’évidence, mais à proprement parler, elles ne
sont pas démonstratives, ni immédiatement évidentes. Cette réflexion sur l’appli-
cation de la méthode démonstrative en théologie va conduire à douter de la scien-
tificité de la théologie, de la possibilité d’acquérir une science à partir des données
de la foi. En effet, pour rendre évidents les énoncés de la foi, par une évidence
naturelle, il faudrait avoir un concept du sujet de ces énoncés (Dieu) donné par
l’intuition. Mais une intuition de Dieu est impossible. En effet, la connaissance
intuitive fournit une connaissance évidente d’ordre existentielle. Or, puisque l’on
peut douter de l’existence de Dieu, ce n’est pas un objet de la connaissance
intuitive. D’emblée, Dieu est placé au-delà de l’horizon de la connaissance
évidente immédiate, du fait de sa transcendance à toute expérience naturelle. De
ce fait, tout discours théologique suppose l’horizon d’un acte de foi, même s’il est
possible d’apporter des arguments rationnels pour conforter la certitude du
croyant. Au sein de cet horizon défini par la foi, il y a une double limite à la
constitution de la théologie comme discours scientifique, une limite imposée par la
structure logique de toute discipline qui veut se constituer comme science, et une
limite imposée par la base nécessairement sensible de la connaissance.
Voir Science, Démonstration, Appréhension/jugement, Connaissance

Gouvernement (principans)
• Dans une perspective augustinienne, Ockham fait du gouvernement et de
l’introduction de la juridiction une conséquence de la Chute. Celle-ci n’efface pas
totalement les critères de la vie commune parfaite. Il s’agit cependant de
maîtriser les effets du péché originel. Celui-ci introduit, en effet, la cupidité et

176
Guillaume d’Ockham

l’égoïsme (le désir de posséder) qui mettent fin à la concorde, au souci du bien
commun et à l’usage droit de sa raison. Dieu a donc donné à l’homme un droit
d’appropriation, afin que chacun apporte du soin à ses biens propres. Cependant,
cette division et cette appropriation autorisées par Dieu doivent s’accompagner
d’une forme de contrôle, en raison de la méchanceté des hommes. Ainsi, Dieu a
également donné le pouvoir de juridiction, c’est-à-dire d’instituer un gouverne-
ment. Le pouvoir politique n’est donc pas naturel, il est une conséquence de la
Chute, et il vise avant tout à réguler le droit de propriété (dans un sens large, à
savoir l’ensemble des droits réels et personnels) en fonction de l’avantage commun.
Le gouvernement a ainsi une fonction purement instrumentale. L’autorité poli-
tique est mise en place afin de protéger les droits individuels.
•• Dans la mesure où ces droits d’appropriation et d’institution politique
proviennent de Dieu, on pourrait supposer que toute légitimité politique est fondée
en dernier recours sur le pouvoir spirituel. Mais c’est précisément ce que Ockham
veut éviter. De fait, si Dieu est l’origine du pouvoir politique, en tant qu’il le
permet, il ne dit rien de ses modalités (la Bible ne prescrit rien à ce sujet), et il
revient à chaque homme de faire usage de sa droite raison pour déterminer quel
régime lui permet de maximiser ses avantages. Le droit d’institution est un droit
naturel (divin), mais c’est une loi humaine qui fixe les formes du pouvoir. En ce
sens, Ockham dit de l’empire qu’il est a Deo per homines, il provient de Dieu au
moyen des hommes. Il y a en effet trois façons de comprendre l’origine divine d’un
pouvoir : il peut être institué sans contribution humaine (c’est le cas de Moïse), il
peut être conféré par Dieu avec l’aide d’une créature (c’est le cas de
l’eucharistie), il peut être fondé par Dieu, une fois établi. C’est ce dernier sens qui
convient au pouvoir politique. L’origine est divine, les modalités sont humaines.
C’est le peuple, la multitude des individus, qui est l’occasion de l’institution d’un
pouvoir temporel : « Il faut donc avouer que [l’empire romain] a été institué par
Dieu avec le concours d’une ordonnance humaine, en sorte que les hommes qui
avaient un pouvoir de conférer une juridiction temporelle à quelqu’un ont
véritablement conféré la juridiction impériale à l’empereur » (Court traité du
pouvoir tyrannique, IV, 6).
••• Les hommes sont investis par Dieu de l’autorité de choisir un souverain, et c’est
de là que provient toute légitimité du pouvoir politique. Un régime politique n’est
en rien naturel, il ne relève pas d’un droit divin. Ce faisant, donc, Ockham
interdit toute intrusion du spirituel dans le temporel au motif d’une origine divine
du pouvoir. Le pape n’a qu’une juridiction spirituelle (qu’il tient directement de
Dieu) et en rien temporelle. C’est donc ce consensus universel, conforme à l’équité
naturelle et lié à la liberté évangélique et au critère du bien commun, qui fonde
l’obéissance aux normes sociales et détermine les limites du juste légal. C’est ce
consensus qui détermine la distinction entre un pouvoir de fait et un pouvoir
authentique. L’autorité est légitimée par la soumission volontaire des sujets à un

177
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

pouvoir créé pour défendre le bien commun et les libertés individuelles. Le mo-
ment originaire du consensus populaire est un moment théorique où le peuple
abandonne sa souveraineté en faveur, de préférence, d’un unique gouverneur, et
cet abandon est irrémédiable. Ockham ne défend nullement l’idée d’une inter-
vention permanente du peuple dans les affaires politiques, précisément parce qu’il
défend un consensus universel et non pas simplement une simple règle de la
majorité. Dès lors que le peuple a choisi le régime le plus apte à la défense du bien
commun, la gestion des affaires politiques lui échappe. Une fois désigné, donc, le
pouvoir est souverain et ne peut plus être remis en cause que dans des limites bien
précises. De fait, tout droit, quel qu’il soit, peut être remis en cause dans un cas
d’extrême nécessité. L’exemple le plus fréquent au Moyen Âge est le droit de
s’approprier temporairement le bien d’autrui, si sa propre survie et son salut est en
jeu. Ainsi, selon Ockham (dans le traité An princeps), un souverain peut
réquisitionner les biens du clergé afin de mener une guerre juste. Ockham utilise
surtout ce droit d’exception pour justifier la révolte du peuple contre tout pouvoir
qui commettrait une faute grave. Le consensus originaire trouve ici sa fonction
principale. Si le peuple ne peut pas revenir sur sa soumission originelle pour
n’importe quel désaccord, il peut en revanche légitimement se révolter contre tout
pouvoir qui empiéterait sur la liberté évangélique et agirait contre le bien
commun, c’est-à-dire dans l’esprit d’Ockham contre tout pouvoir victime d’une
dérive tyrannique. Au sein de tout pouvoir, il faut en effet distinguer pouvoir
régulier et pouvoir occasionnel (sur le modèle de la toute puissance divine). Le
pouvoir régulier d’établissement des lois et de gestion des affaires courantes a été
abandonné au souverain par le peuple. En revanche, le peuple conserve un droit
occasionnel de déposer un souverain qui aurait commis une faute grave (Huit
questions sur le pouvoir du pape, II, 8). De même, le peuple, via l’empereur, peut
légitimement déposer un pape hérétique, et un pape, peut à l’occasion déposer un
empereur tyrannique. C’est encore une fois le caractère strictement instrumental
du pouvoir, et le primat des droits individuels et du bien commun qui légitiment un
tel recours à un pouvoir d’exception.
Voir Liberté, Propriété

Langage mental (oratio mentalis, verbum mentale)


• Le langage mental désigne la structure logico-linguistique de la pensée. Parler
mentalement (notamment pour un ange), c’est penser en acte. Au sens large, donc,
le terme du langage mental est l’intellection que l’on produit. Les termes du
langage mental sont nos concepts (qu’ils existent objectivement ou subjectivement
dans l’âme, puisque Guillaume d’Ockham a évolué sur le statut du concept). D’un
point de vue épistémologique, les termes mentaux sont les produits de nos connais-
sances intuitives ou abstractives, tandis que d’un point de vue logico-linguistique ils

178
Guillaume d’Ockham

sont le fondement de tout langage vernaculaire. De façon plus stricte, en effet, le


langage mental est composé de jugements vrais, et il est exempt de la plupart des
équivoques que l’on trouve dans les langues vernaculaires. Le langage
conventionnel lui est subordonné. De fait, pour Ockham, un signe renvoie
directement à la chose qu’il signifie, mais les signes vocaux conventionnels ne sont
signifiants que dans la mesure où ils sont subordonnés aux termes mentaux qui
signifient la même chose (SL, I, 1). Il y a donc un primat du langage mental, qui
est porteur des propriétés sémantiques. Cette dimension nettement linguistique se
croise en outre avec une dimension cognitive puisque Ockham reprend à la tra-
dition augustinienne le vocabulaire de la vision pour rendre compte de la
dimension locutoire de ce langage, notamment dans le cas des anges : « De même
que parler au moyen d’une expression vocale n’est rien d’autre que proférer des
mots vocaux afin qu’un autre les entende au moyen d’une audition corporelle et
intellige ce qui est signifié par ces mots, de même parler mentalement n’est rien
d’autre qu’avoir un verbe mental afin qu’un autre entende par une audition
mentale et intellige ce qui est signifié par ce verbe ; mais le verbe mental est une
connaissance en acte. C’est pourquoi parler mentalement n’est rien d’autre que
penser en acte afin que soi-même ou un autre intellige ce qui est signifié par la
pensée. De là, il apparaît que entendre mentalement n’est rien d’autre que voir
une pensée en acte chez un autre ange ou un homme, comme entendre vocalement
n’est rien d’autre qu’appréhender les mots proférés. » (Quodl., I, q. 6).
•• Pour rendre compte du signe mental, Ockham utilise principalement le terme
« intention » dont il fait l’équivalent de tout phénomène psychique porteur de
signification, passion de l’âme (passio animae qui traduit les pathêmata tê
psuchês), similitude, concept ou intellection, c’est-à-dire de tout terme mental pos-
sédant naturellement une signification. Ockham distingue, conformément à toute
une tradition médiévale, les termes de première intention et les termes de seconde
intention. Les premiers sont les signes du langage mentaux qui désignent des choses
extérieures, tandis que les seconds sont des signes qui renvoient aux intentions
premières. Cette distinction sémantique permet de réduire tous les concepts
universels à des signes mentaux de seconde intention, renvoyant aux signes de
première intention qui ne dénotent que des individus. Ainsi, les termes de première
intention ont une supposition personnelle, tandis que les termes de seconde intention
n’ont qu’une supposition simple. À cette distinction entre les signes mentaux
correspond une distinction équivalente au niveau du langage conventionnel entre
signes de première et de seconde imposition. Au sens large, l’acte d’imposition est
un acte de nomination et renvoie au fait (réel ou mythique) par lequel dans une
langue vernaculaire on associe une chose à un son pour en faire un signe. La dis-
tinction entre première et seconde impositions permet, au niveau du langage
conventionnel, de distinguer entre les signes de choses et les signes de signes (Quodl.,
IV, q. 35).

179
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

••• Quand il défend sa théorie du langage mental, Ockham renvoie à la théorie


augustinienne du verbum mentis présentée en particulier dans le livre XV de La
Trinité. Pour Augustin, il y a antérieurement à tout langage parlé conventionnel
un verbe mental naturel et universel, identique pour tous les hommes et qui est
porteur du sens. Ce verbe mental est la perception par l’esprit (mens) de son
propre savoir, et il constitue le signifié mental du signe proféré. L’enjeu est dans
une large mesure théologique chez S. Augustin puisqu’il s’agit d’expliquer
comment une chose strictement intelligible peut se manifester physiquement, sans
perdre son intégrité. Ainsi, le verbe mental qui « assume » un signe pour s’extério-
riser donne-t-il une analogie pour comprendre l’incarnation du Verbe. On se
retrouve cependant dans une situation paradoxale dans la mesure où le verbe
mental relève d’un langage sans signes, puisque tout signe est sensible pour
Augustin. Ockham modifie profondément ce schéma en le débarrassant de toute
portée théologique, et en développant l’idée de signe mental. L’idée de base est sans
doute similaire : il y a un langage antérieur à toute profération, qui est universel
et naturel. Cependant, ce langage de la pensée est plus qu’une simple structure
profonde qui permettrait d’expliquer comment un signe est signifiant. Il s’agit bien
de considérer que la pensée a une structure logique, qui se retrouve plus ou moins
imparfaitement dans le langage parlé, mais qui en est indépendante. Il est donc
fondamental de noter que Guillaume délaisse le triangle sémantique encore
présent chez Augustin, et qui conduit le verbe mental à n’être que le signifié
mental du signe proféré, pour défendre la distinction des deux niveaux, en même
temps que la subordination du langage parlé au langage mental. Pour bien
comprendre la structure et la fonction du langage mental chez Ockham, il est
important de souligner que d’une part ce langage n’est pas la simple image
inversée des langues vernaculaires, et que d’autre part il n’est pas non plus un
langage logiquement parfait. Le langage mental répond à un besoin théorique qui
est de rendre compte de la notion de proposition mentale comme porteur de vérité
et ainsi de donner quelques indications techniques sur les compositions de signes
mentaux que sont les concepts ou intentions. Le langage mental est l’instrument
d’une certaine conception de l’ontologie et de l’épistémologie qui l’accompagne.
Voir Concept, Signe, Signification,Supposition

Liberté
• De façon générale, Ockham définit la liberté, en rapport avec sa conception
de la contingence, comme l’absence de nécessité, telle que la liberté de choix est
préservée : « j’appelle liberté le pouvoir par lequel je peux indifféremment et de
façon contingente poser diverses choses, de sorte que je puisse causer et ne pas
causer le même effet, sans aucun changement ailleurs que dans ce pouvoir »
(Quodl., I, q. 16). Cette définition rend compte du sens le plus général (proche de

180
Guillaume d’Ockham

la liberté d’indifférence), que chacun peut expérimenter en soi, mais n’exclut pas
certains sens plus précis, à savoir d’une part la liberté comme absence de servitude,
c’est-à-dire de péché, et d’autre part la liberté comme immutabilité, c’est-à-dire
la permanence dans le bien, propre aux anges et aux bienheureux (II S , q. 19).
Ce dernier sens est nettement inspiré de la description que S. Augustin donne de la
liberté des bienheureux dans La Cité de Dieu, XXII, 30.
•• La liberté est principalement une propriété de la volonté quoique l’on ne
puisse pas le prouver, mais seulement l’expérimenter dans nos actions et dans le
fait que lorsque la raison nous dicte quelque chose, nous pouvons le vouloir ou le
refuser. Plus précisément, la liberté est un terme connotatif signifiant de façon
première la volonté et connotant une capacité à agir de façon contingente. Ainsi,
conformément à ce qu’indique Aristote, dans les agents naturels rien ne peut
passer à l’acte sans une cause extérieure, mais dans le cas de la volonté une telle
chose est possible puisque la liberté est une auto-détermination à agir, c’est-à-dire
à produire tel effet ou son contraire (Quodl., I, q. 16).
••• La liberté est un concept pivot de l’œuvre politique de Guillaume d’Ockham.
La loi évangélique est en effet qualifiée de « loi de liberté parfaite » (Court traité,
II, c. 4). Elle correspond au droit naturel et sert de norme à la pratique politique.
Originairement, la nouvelle alliance rend les hommes libres et égaux (Court
traité, IV, c. 10). Il est donc inconcevable que l’Évangile puisse justifier une forme
de pouvoir tyrannique, c’est-à-dire l’esclavage des sujets. Par là, Ockham veut
avant tout exclure l’idée d’un pouvoir absolu (contre les théories théocratiques qui
défendent le pouvoir plénier du Pape), mais cette exaltation de la liberté fonde
également l’origine populaire du pouvoir politique. Dans la mesure où la liberté
relève du droit naturel (en d’autres termes, de la loi divine), le consensus et
l’autonomie décisionnelle du peuple sont fondateurs pour la constitution d’un
régime politique. Les hommes sont investis par Dieu de l’autorité de choisir un
souverain, et c’est de là que provient toute légitimité du pouvoir politique. Ainsi,
cette liberté liée à l’équité naturelle fonde les situations d’exception (comme
l’appropriation du bien d’autrui dans les cas d’extrême nécessité) et limite les
prétentions du pouvoir, qu’il soit spirituel et temporel : « L’équité naturelle peut
en effet se comprendre de deux manières. Dans une première acception, elle
renvoie à ce qui est conforme à la droite raison, laquelle ne peut être fausse ni
non-droite ; contre cette équité naturelle, le pape ne peut rien et, s’il agit à
l’encontre de l’équité naturelle prise en ce sens — qui est le droit naturel — il ne
peut obliger légitimement, et son acte, en vertu du droit, est nul. Dans son autre
acception, l’équité naturelle renvoie à ce qui doit être ordinairement observé par
ceux qui usent de la raison, à moins qu’il n’y ait une cause particulière qui fasse
qu’on ne puisse ou ne doive l’observer. » (Court Traité, II, c. 24)
Voir Gouvernement, Vertu, Propriété

181
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

Monde (Mundus, universum)


• Ockham utilise assez indifféremment mundus et universum. Il estime possible
une pluralité de mondes. Lorsqu’il est question de l’unité, ou de l’ordre, du monde,
c’est plutôt le terme universum qu’il utilise.
Il est probable que Dieu ait pu créer un autre monde et qu’il y ait une pluralité
de mondes. Les condamnations de 1277 ont fourni dès le XIII e siècle l’occasion à
certains de développer des thèses audacieuses sur la pluralité des mondes ; l’évêque
Étienne Tempier a censuré 219 articles dont « la cause première ne peut pas faire
plusieurs mondes ». Ockham utilise l’argument de la toute-puissance divine pour
rendre la pluralité des mondes probable. Mais il convient de souligner que le
possible n’existe pas, qu’il n’a pas de mode d’être antérieur à l’être d’existence, pas
même à titre d’idée divine préexistant à la création, en puissance de devenir
quelque chose existant actuellement ; nous n’avons pas à imaginer un, ou plusieurs,
« mondes des possibles ». Cependant la toute-puissance divine n’est pas réductible à
ses effets actuels, et on doit considérer ses effets de potentia absoluta, dans leur
contingence radicale, et ainsi parce que sa volonté n’est pas postérieure à son
entendement, et il y a pour Dieu une connaissance du possible, mais sans projection
d’un monde des possibles et il est probable qu’il y ait plusieurs mondes.
Mundus est la traduction du grec cosmos, qui désigne, en particulier chez Platon,
une unité organique vivante et ordonnée. Mais selon le Venerabilis Inceptor, le
monde est peuplé d’individus, ne contenant rien de réel en dehors des substances et
des qualités individuelles. Il fait l’objet d’une définition nominale, parce qu’il
n’existe pas une chose qui soit désignée par le mot « monde ». On ne le dit un que
de façon impropre.
•• Ockham traite la question de l’unité du monde, et de l’ordre qui serait à son
fondement, en suivant l’analyse logico-linguistique de la catégorie de relation. La
relation n’est pas distincte des choses absolues, c’est-à-dire des substances et des
qualités. Un nom est relatif s’il ne peut pas convenablement suppléer son signifié,
sans qu’on doive lui ajouter un autre terme à un cas oblique ; on n’est pas
semblable sans être semblable à quelqu’un ou à quelque chose, ni fils sans être le
fils de quelqu’un, et il n’y a pas de cause qui ne soit cause d’un effet au moins. La
relation, le relatif, ou ad aliquid, sont des termes de seconde intention. Au moment
de la Somme de logique, il laisse sans réponse l’objection : « L’unité de l’univers
consiste en l’ordre de ses parties ; si la relation n’était pas une chose différente, cet
ordre ne serait pas une chose différente ; et ainsi l’univers ne serait pas un » (SL, I,
c. 54). Mais la question est traitée ailleurs et la réponse est négative en raison du
principe d’économie ; il est inutile de poser dans l’univers un « ordre » qui
viendrait s’ajouter aux parties du tout et lui conférer unité et totalité.

182
Guillaume d’Ockham

••• « L’ordre, comme l’unité, de l’univers n’est pas quelque chose de relationnel,
comme un lien unissant les corps ordonnés les uns aux autres dans l’univers, sans
lequel les corps ne seraient pas ordonnés et l’univers pas doté d’unité. Mais l’ordre
signifie seulement les corps absolus eux-mêmes, qui ne forment pas une chose une
en nombre, mais tels que parmi eux l’un est plus distant d’un même corps qu’un
autre, l’un plus proche d’un autre et l’autre plus ou moins distant, sans un rapport
qui leur est inhérent, de telle sorte qu’il soit réel entre les uns et pas entre les
autres. Et ainsi la connexion de l’univers est mieux sauvegardée sans un tel rapport
plutôt qu’avec lui » (Quodl., VII, q. 8). C’est la réalité du rapport qu’Ockham
conteste et l’idée qu’une relation devrait être réelle et exister entre les termes
comme un rapport inhérent à chaque terme de la relation (respectus). L’unité du
monde ne se ramène pas à l’existence d’un tel ordre. Il ne nie pas l’existence d’un
ordre du monde, et ne promeut pas à sa place le chaos, mais l’ordre n’est pas
distinct des choses ordonnées, et il se ramène en définitive à la disposition spatiale
des corps singuliers. Ce sont les termes « unité » et « multiplicité », « totalité » et
« parties », « lieu », « disposition » et « ordre » qui servent à conceptualiser l’ordre
en ne désignant rien d’autre que les éléments, ou les corps singuliers, et non un
rapport. L’ordre n’est rien d’autre que les étants absolus pensés conjointement.
La question de l’unité du monde renvoie à celle de la relation du monde à Dieu.
Traditionnellement unité, ordre, beauté et harmonie, du monde sont des signes de
Dieu dans sa création. Ockham soutient que la relation est une intention de l’âme
qui signifie plusieurs choses absolues, mais on peut dire que la création est une
relation réelle, « non pas parce qu’elle serait quelque chose, mais parce qu’elle
signifie de vraies choses, qui ne requièrent aucune opération de l’intellect pour que
l’une soit créante et l’autre créée » (I S , d. 30, q. V). Si la création n’est pas
fictive, elle ne se distingue pas des choses créées ; l’étant-créé ne diffère pas
réellement de la créature et la création ne connote pas quelque chose qui diffère
des choses existant actuellement. Il n’y a pas, comme le croient les théologiens, de
fondement de la relation distinct de l’existence des choses créées qui ferait signe
vers Dieu et serait son vestige ici-bas. Cela vaut aussi pour le monde ; il est inutile
de chercher un ordre intrinsèque, différent de la disposition des étants individuels,
dont Dieu serait le garant.
Voir Nature, Relation, Terme

Nature – matière, étendue, mouvement


• La nature est principe de mouvement et de repos de ce en quoi elle se trouve
par soi. Cette définition de la nature, conforme à celle qu’Aristote a lui-même
donnée, fait de l’ens naturale l’objet de la physique, i. e. de la philosophie de la
nature. L’instrument logique lui sert à développer un discours sur la nature. Si
l’influence d’Ockham sur ses prédécesseurs est plus grande dans le domaine de la

183
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

logique que dans celui de la philosophie de la nature, l’aspect novateur de sa


logique est la source de développements physiques et cosmologiques qui le sont aussi,
à propos de la quantité, par exemple l’identification de la matière avec l’étendue.
•• Qu’est-ce qui fait l’individualité d’un corps ? Thomas suit l’interprétation
averroïste selon laquelle les dimensions qui « signent » la matière ne sont pas
assumées par une forme de corporéité. Il y a dans la matière, avant l’arrivée de
toute forme, une « quantitas dimensiva interminata ». Si la substance composée est
individualisée par la matière, c’est qu’elle est en soi indistincte, apte à
individualiser à cause des « quantités dimensives » qui la divisent en parties
définies. Le corps se définit par l’aptitude à posséder les trois dimensions et non par
leur possession actuelle. Les dimensiones interminatae sont, dans la matière, des
caractères accidentels avant toute application d’une forme substantielle. À partir
de la Somme contre les Gentils, le terme de dimensiones interminatae disparaît,
au profit de la notion de « dimensions déterminées ». La substance étant anté-
rieure à ses accidents, il faut qu’il y ait une seule entité informative qui exclue
tout intermédiaire entre la forme substantielle et la matière. Une forme
supérieure reprend les fonctions des formes inférieures entre lesquelles subsiste une
simple distinction de raison ; les dimensions sont des accidents de la corporéité qui
sont dûs à cette unique forme substantielle. Par exemple, l’âme intellectuelle de
l’homme reprend et relaie les fonctions des formes inférieures, de l’âme végétative,
sensitive etc. Cette thèse est battue en brèche pas la conception scotiste de
l’individuation et de l’univocité de l’être. Tout dans une substance est individuel,
forme et matière ; l’heccéité est la façon dont la nature, en soi indifférente à
l’universalité comme à la singularité, se contracte dans l’individu.
Pour Ockham, tout est singulier et la question de l’individuation, est un faux
problème. La matière est une certaine chose existant actuellement dans la nature
des choses, bien que son existence ne puisse être établie que par raisonnement. Elle
est un corps auquel fait défaut la détermination substantielle, mais à qui on peut
attribuer des déterminations accidentelles, figure et distinction des parties ; elle
n’existe pas sans des parties distantes les unes des autres. C’est par une analyse
logique que Guillaume réduit la matière à l’étendue. Pour une chose, être étendue
consiste à être à une certaine distance d’une autre chose. Or cela n’a pas lieu par
inhérence d’une prétendue forme de la quantité. La matière est quantifiée par
soi. Et si elle est étendue, il n’y a plus aucune difficulté à affirmer qu’elle est
corporelle. « La proposition « la matière est étendue » est nécessaire et toujours
vraie par soi sur le second mode, puisqu’il est impossible qu’il y ait une matière sans
extension » (Petites sommes de philosophie naturelle, I, c. 13). La proposition « la
matière est étendue » n’est pas analytique ; elle n’est pas par soi au premier mode,
parce qu’« être étendu » n’est pas une propriété absolue, mais signifie que quelque
chose a des parties distantes les unes des autres. « La matière est étendue » est par
soi au second mode, au sens où nécessairement les parties distantes de la matière

184
Guillaume d’Ockham

existent dans des lieux différents. La matière première a quelque extension, mais
n’en a aucune qui soit déterminée. Par « corps », il faut entendre ce qui a trois
dimensions et pas seulement le composé de matière et de formes étendues, comme
l’affirme Thomas.
••• L’une des premières propriétés assignées aux choses naturelles par Aristote est
le mouvement ; « la nature est un certain principe, à savoir une cause du fait
d’être mû et d’être en repos pour ce à quoi elle appartient immédiatement par soi
et non par accident ». Le mouvement est défini au sens large, i. e. en incluant le
mouvement local, l’altération, la génération et la corruption, comme l’acte de ce
qui est en puissance. Pour Ockham, si tout corps naturel subsistant par soi est
mobile, cela ne peut pas être démontré, mais connu seulement par expérience. Il
estime que la définition d’Aristote ne constitue pas une définition nominale
suffisante du mouvement, parce que le prédicat « être en acte par rapport à
quelque chose et en puissance par rapport à quelque chose d’autre » s’applique
aussi bien à une chose en repos qu’à quelque chose en mouvement ; une chose peut
être pendant dix ans blanche en acte et noire en puissance. Et il propose d’ajouter
à la définition, « le mouvement est l’acte de ce qui est en puissance », « dans la
mesure où il est en puissance », où « « dans la mesure où » dénote qu’immé -
diatement après ceci, quelque chose d’autre sera actuel » (De successivis). Et ainsi
« pour que quelque chose soit mû (moveri), il suffit que le mobile acquière, ou
perde, continûment quelque chose après une autre chose, de façon successive, et
sans interruption ou sans repos temporel » (Petites sommes de philosophie naturelle,
IV, c. 6). Ainsi changer (mutari), c’est être maintenant différent de ce qu’on était
avant.
La définition du mouvement est en étroite corrélation avec les catégories. Aristote
souligne qu’il n’y a pas de mouvement à part des choses ; « ce qui change change
toujours soit selon la substance, soit selon la quantité, soit selon la qualité, soit selon
le lieu. […] De sorte qu’il n’y aura ni mouvement ni changement de quoi que ce
soit à part des catégories qu’on a dites » (Phys., chap. 1, 200 b 33-201 a 2). Pour
Ockham, le mouvement n’est pas quelque chose en dehors, ou au-delà, du terme
du mouvement, et par exemple devenir blanc n’est pas quelque chose qui s’ajoute
au fait d’acquérir successivement la blancheur. Il en est ainsi pour le mouvement
brusque (mutatio subita) comme pour les mouvements plus graduels. Il n’y a pas de
changement distinct des choses qui changent. Le mouvement, et le changement, ne
sont pas des choses successives distinctes de la chose permanente qui se meut, ou qui
change. Pour Ockham, Averroès aurait défini le mouvement comme fluxus
formae (flux d’une forme) pour souligner que le mouvement ne se distingue pas de
ses termes, et que « quand quelque chose se meut, il flue continûment, c’est-à-dire
que continûment il acquiert ou perd quelque chose ; ainsi, lorsque quelque chose se
meut localement, il flue continûment d’un lieu dans un autre non pas en raison
d’une certaine chose, en sus du mobile et du lieu qu’il acquiert, mais parce que

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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

toujours il est dans un lieu et dans un autre, sans qu’aucune autre chose ne lui
advienne » (Petites sommes de philosophie naturelle, III, c. 7). En s’exprimant de
cette manière, Ockham désontologise le mouvement ; il est réduit à la considé-
ration du rapport entre les substances ou entre les parties d’une substance.
Voir Catégorie, Quantité, Monde

Nominalisme
• On définit en général le nominalisme comme la doctrine qui soutient que seuls
existent les individus et qui applique, pour défendre cette thèse, le « rasoir
d’Ockham », entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem. Mais personne ne
nie au Moyen Âge que les substances individuelles sont les seuls êtres concrets. La
critique aristotélicienne des formes platoniciennes s’est imposée, et nul ne défend
l’existence séparée des universaux. En outre le principe selon lequel il ne faut pas
multiplier inutilement les entités ne se trouve pas sous cette forme chez Guillaume,
mais sous la forme « c’est en vain que l’on fait avec plusieurs ce que l’on peut faire
avec un petit nombre », ou « on ne doit pas poser de pluralité sans nécessité »,
formules qui interdisent de déterminer a priori ce que sont ces « plusieurs ». De
fait ce principe n’est pas en soi nominaliste. Ockham le reprend à Duns Scot qui
n’est pas nominaliste, et il provient d’Aristote (Phys., I, 4, 188a 17-18), mais il y a
bien un visage nominaliste de ce principe. Ockham ne se désigne pas comme
nominaliste, mais comme terministe, c’est-à-dire pratiquant la logique terministe :
la logique qui analyse le sens des termes ou les unités signifiantes d’une proposition.
•• La notion de nominalisme apparaît à la fin du XVe siècle (1473) dans un
mémoire adressé à Louis XI rédigé par des maîtres nominalistes, suite à la condam-
nation de leur doctrine. On peut y lire : « on appelle nominalistes ces maîtres qui
ne multiplient pas les choses, principalement désignées par des termes, selon la
multiplication des termes. On appelle réalistes au contraire ceux qui affirment
que les choses sont multipliées selon la multiplicité des termes. Par exemple, les
nominalistes disent que la déité et la sagesse sont une seule et même chose
entièrement, puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu. Au contraire, les réalistes
disent que la sagesse divine est différente de la déité. En outre, on appelle nomi-
nalistes ceux qui s’appliquent avec diligence et effort à connaître toutes les
propriétés des termes, dont dépendent la vérité et la fausseté d’un énoncé, et sans
lesquelles on ne peut pas juger parfaitement de la vérité ou de la fausseté des
propositions. Ces propriétés sont la supposition, la signification, l’appellation,
l’ampliation, la restriction, la distribution des exponibles. Ils connaissent en outre
les obligations et les insolubles, vrais fondements des arguments dialectiques, et tous
leurs défauts. Ayant été instruits de ces éléments de logique, ils connaissent
facilement à propos d’une argumentation quelconque si elle est correcte ou non.
Les réalistes en revanche négligent toutes ces choses et les dédaignent en disant :

186
Guillaume d’Ockham

« nous allons aux choses, et ne nous soucions pas des termes ». Contre ces maîtres le
chancelier Jean Gerson répondit : « en allant aux choses, vous négligez les termes,
et vous tombez dans une ignorance complète de la chose. » ; et il ajoute aussi que
les-dits réalistes s’engagent dans des difficultés inextricables, et cherchent une
difficulté où il n’y a qu’un problème logique ».
Les nominalistes se caractérisent par le refus du parallélisme logico-ontologique : à
chaque terme ne correspond pas une chose. La structure du langage est différente
de celle du réel. La lecture nominaliste du rasoir — ou principe de parcimonie —
prend son sens avec la rupture du parallélisme logico-ontologique. En outre, ils
pratiquent l’analyse logique du langage et des propriétés logiques des termes : la
supposition, i. e. la référence, la signification, l’appellation, i. e. la connotation, et
l’ampliation ou la restriction, i. e. la modification, notamment temporelle, de la
référence, et l’exposition, i. e. la décomposition des propositions ambiguës. Cette
maîtrise des techniques logiques permet d’éviter les pièges du langage dans les
situations sophistiques (obligation et insolubles), et d’identifier le vrai et le faux en
vue de formuler un langage pour la science.
••• Le statut du nominalisme médiéval est plus méthodologique que doctrinal. Le
point commun entre nominalistes est le primat de la référence, la nécessaire
réduction des processus sémantiques à certaines formes de référence et l’admission
des conséquences ontologiques du primat de l’extensionnalité. Cet accord méthodo-
logique est minimum, il ne suppose pas un accord sur l’ensemble de la méthode,
encore moins sur le contenu de l’ontologie. Le problème des nominalistes est d’arti-
culer un monde d’individus et un langage scientifique qui utilise des termes com-
muns. Par exemple, dans le cas des choses contingentes se pose le problème du sens
d’une proposition quand ses suppôts n’existent pas. Pour un réaliste, la pro position
« tout homme est un animal » est nécessairement vraie, car elle rend compte d’une
essence, d’une nature universelle. Pour un nominaliste, ce n’est pas acceptable ; la
solution ockhamiste revient à décomposer toute proposition catégorique en condi-
tionnelle : « s’il y a un homme, il y a un animal », car une telle pro position est
vraie indépendamment de l’existence du sujet. La solution de Jean Buridan ( ca.
1300-1361) est sur ce point différente ; un nom peut signifier une chose sans
désigner une détermination temporelle et renvoyer indifféremment au passé, au
présent ou au futur. Les noms sont omnitemporels. Ainsi, les énoncés scientifiques
concernent non pas un temps déterminé mais tous les temps, et renvoient à des
individus présents autant que passés et futurs. La supposition naturelle renvoie à
tous les individus concrets quel que soit le moment où ils existent.
On voit que quelle que soit leur diversité, les techniques logiques développées par
les nominalistes visent à réduire l’engagement ontologique.
Voir Catégorie, Supposition, Terme, Universel

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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

Propriété (proprietas, dominium)


• La propriété (proprietas) est la seigneurie (dominium) reconnue à un ou
plusieurs hommes sur les choses temporelles, c’est-à-dire le pouvoir propre, la
capacité à utiliser librement des choses pour en jouir et à se les approprier. « Mais
après la Chute, il y a eu […] un pouvoir d’approprier les choses temporelles. Cette
seconde seigneurie est la seigneurie propre ; dans les sciences juridiques et dans les
écrits qui recourent au mode d’expression des juristes, on l’appelle « propriété ».
Cette seigneurie est un pouvoir principal de disposer des choses temporelles, pouvoir
qui est approprié à une seule personne, ou à certaines personnes désignées, ou à un
collège en particulier. » (Court traité du pouvoir tyrannique, III, c. 7). Ce sens
juridique de propriété s’oppose au premier sens de seigneurie, commune à
l’ensemble du genre humain qui est le pouvoir commun à tous les hommes « de
disposer des choses temporelles et d’en user pour leur propre avantage » et qui a
existé avant le péché originel.
•• La réflexion ockhamiste sur la propriété, et plus largement sur la vie en
communauté et sur la nature et la légitimité du pouvoir politique, est déterminée
par une certaine conception de la communauté originelle, c’est-à-dire du rapport
entre les hommes dans l’état d’innocence : il s’agit d’imaginer ce que serait une
société si Adam n’avait pas péché. L’horizon est nettement augustinien : les
rapports politiques ne sont pas naturels, mais apparaissent bien comme une
conséquence la Chute. Ainsi, la propriété n’existe pas dans l’état d’innocence,
avant le péché originel. La propriété est inutile puisque ces individus ne font usage
que ce dont ils ont strictement besoin. Ainsi, toute chose est commune non pas dans
le sens où il y aurait une propriété commune des biens, mais dans le sens où chacun
peut faire usage de toute chose. Dans l’état d’innocence nul n’a dit : « ceci est à
moi ! ». La propriété n’est donc ni utile ni nécessaire et les relations politiques non
plus « La première forme de seigneurie, c’est-à-dire celle qui était commune à
l’ensemble du genre humain, a existé dans la condition d’innocence, et elle serait
demeurée si l’homme n’avait pas péché ; il n’y aurait eu alors aucun pouvoir
d’approprier une chose particulière à une personne en particulier, sinon par
l’usage que celle-ci en faisait, comme il a été dit. Et parce que dans cette
condition, il n’y avait aucune cupidité, ni aucun désir irrationnel de posséder ou
d’user d’une quelconque chose temporelle, il n’était alors ni nécessaire ni utile
d’avoir la propriété d’une chose temporelle » (Court traité, III, c. 7).
••• Le sens et la portée de cet état de nature sont double : d’une part rendre
compte de l’introduction de la propriété et du pouvoir politique, et ainsi élucider
sa nature ; d’autre part, présenter un idéal de perfection. De fait, la pauvreté
évangélique dont se réclament les franciscains vise à retrouver cet état
d’innocence. Il faut en effet rappeler que l’œuvre politique d’Ockham est une
œuvre militante qui vise à défendre contre Jean XXII et ses successeurs d’une part

188
Guillaume d’Ockham

la prétention franciscaine à une pauvreté absolue sur le modèle du Christ et des


Apôtres, où nul ne possède rien en propre ; et d’autre part, à défendre
l’indépendance du pouvoir temporel (spécialement de l’Empire romain
germanique puisque l’empereur Louis II de Bavière avait pris fait et cause pour
les franciscains) à l’égard du pouvoir spirituel du pape. Ainsi, cet état d’innocence
fonctionne comme une norme pour penser le politique : même de façon affaiblie, il
est possible de s’approcher d’un tel idéal, et il est donc légitime d’en tirer des leçons
politiques. Ockham, après avoir remarqué que dans une communauté de parfaits
le souci du bien commun l’emporte, donne l’exemple historique du peuple romain :
« Mais dans le cas d’une multitude d’hommes parfaits ou qui tendraient à la
perfection de toutes leurs forces, il en irait autrement, parce que les hommes
parfaits sont plus soigneux et plus zélés pour les choses communes que pour les
choses propres. C’est pourquoi nous lisons que même certains Romains qui étaient
infidèles, ont eu un soin beaucoup plus grand des choses communes que des choses
propres » (Court traité, III, c. 7). Ceci prouve que même après la Chute, parmi
des infidèles, la droite raison peut s’imposer et autoriser une version affaiblie de la
seigneurie commune. Celle-ci fonctionne comme un idéal régulateur.
Voir Liberté, Gouvernement

Puissance divine (potentia dei)


• Le problème de la toute-puissance divine (réflexion sur ce que Dieu peut et ne
peut pas faire : peut-il mentir, courir, faire qu’un événement passé n’ait pas eu
lieu, etc.) alimente toute la théologie de l’occident chrétien mais connaît un
tournant décisif avec Duns Scot, tournant dont Ockham hérite de façon critique.
On distingue au Moyen Âge deux types de puissance divine, l’une appelée
puissance ordonnée et l’autre puissance absolue. Il ne s’agit cependant en aucun
cas de deux puissances distinctes puisque cela remettrait en cause la simplicité et
l’unicité de l’essence divine : il s’agit de deux façons pour nous de concevoir l’action
divine. De façon générale, la puissance ordonnée est conçue comme l’ordon-
nancement du monde au moment de la création : l’ensemble des lois qui définissent
le cours habituel de la nature. La puissance absolue, qui est la capacité de Dieu de
faire tout ce qui n’implique pas contradiction, apparaît comme le moyen de
rendre compte la question de l’intervention divine dans le cours de la nature,
après la création (notamment dans le cas des miracles). L’enjeu fondamental est
de conserver la liberté divine. Mais il s’agit aussi pour un certain nombre de
théologiens de préserver l’ordre essentiel des causes qui structurent le monde
physique : « il ne faut pas comprendre qu’en Dieu il y a réellement deux puis-
sances dont l’une est ordonnée et l’autre absolue, puisqu’il n’y a qu’une puissance
en Dieu vers l’extérieur, qui de toute façon est Dieu lui-même. Et il ne faut pas
comprendre que par l’une Dieu peut faire de façon ordonnée, et par l’autre il

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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

peut de façon absolue et non ordonnée, puisque Dieu ne peut rien faire de
désordonné. » (Quodl., VI, q. 1).
•• E. Randi a proposé de distinguer deux modèles pour rendre compte de la
puissance absolue, un modèle opératoire et un modèle logique. Selon le modèle
opératoire, la puissance ordonnée détermine un état de droit, à savoir les lois de la
nature ; la puissance absolue est la capacité de Dieu d’intervenir de fait dans le
cours de la nature pour le suspendre. Ce modèle introduit, à l’évidence, une forme
d’arbitraire divin. C’est ce dernier modèle que Scot va entreprendre de défendre.
La distinction entre les deux modalités de la puissance divine est une distinction
entre le fait et le droit. L’intervention divine de fait est comparable à des décrets,
des arrêts contraires à la loi. En revanche, pour le modèle logique auquel on peut
rattacher Ockham, la puissance divine est la puissance de tous les possibles avant la
création ; la puissance ordonnée est le choix de l’un de ces possibles.
L’ordonnancement est le résultat d’un choix libre mais immuable que Dieu ne
peut plus modifier : « Mais il faut comprendre que « pouvoir quelque chose »
parfois est pris selon les lois ordinaires et instituées par Dieu, et par cette puissance
Dieu est dit pouvoir faire selon la puissance ordonnée. On prend autrement
« pouvoir » pour pouvoir faire advenir tout ce qui n’inclut pas de contradiction,
que Dieu se soit ordonné de le faire ou non, puisque Dieu peut faire beaucoup de
choses qu’il ne veut pas faire, selon le Maître des Sentences [Pierre Lombard],
L. I, d. 43. Et par cette puissance, Dieu est dit pouvoir par sa puissance absolue.
De même le pape ne peut pas faire certaines choses selon les droits établis par lui,
qu’il peut cependant faire de façon absolue » (Quodl., VI, q. 1).
••• La puissance absolue permet de réaliser un certain nombre d’expériences de
pensée. Deux d’entre elles doivent être soulignées : l’intuition du non-existant et la
haine de Dieu. La première est la plus connue : dans la mesure où Ockham met en
place, comme nombre de ses contemporains, une théorie causale de la connais-
sance, l’objet connu est cause du concept de cet objet dans mon esprit et produit
une connaissance intuitive. Il est donc logiquement possible que Dieu, en tant que
cause première, supprime par sa puissance absolue cet objet (cause seconde) tout
en maintenant son effet, c’est-à-dire le concept de cet objet qui n’existe plus. Je
possède alors une connaissance intuitive d’un objet non-existant. Il faut prendre
garde à ne pas faire une lecture sceptique de cette expérience de pensée. De fait,
Ockham ne prétend nullement que Dieu est trompeur. Dans le cadre de
l’intuition du non-existant je perçois intuitivement un objet qui n’existe pas tout en
sachant qu’il n’existe pas (puisque la connaissance intuitive est une connaissance
évidente et vraie). Au contraire dans l’hypothèse du dieu trompeur qui se met en
place dans les milieux post-scotistes à la même époque, je perçois un objet qui
n’existe pas et je crois qu’il existe. L’enjeu de l’intuition du non-existant pour
Ockham est simplement de montrer qu’il n’est pas contradictoire que le concept et
l’objet existent l’un sans l’autre. C’est donc un test de séparabilité qui permet de

190
Guillaume d’Ockham

défendre la thèse que l’intuition n’est pas définie par sa relation avec un objet
présent, mais par des caractéristiques intrinsèques. La question de la haine de
Dieu s’inscrit dans une perspective semblable. Il s’agit de déterminer si Dieu, par
sa puissance absolue, peut ordonner à une créature de le prendre en haine, c’est-
à-dire de violer le précepte qui ordonne d’aimer Dieu. Dans une telle situation, la
créature se trouve alors manifester son amour de Dieu en lui obéissant tout en le
haïssant (Quodl., III, q. 14). Ainsi, c’est un commandement qui ne pourrait pas
être obéi. C’est donc, là encore, une situation logiquement possible, mais prati-
quement intenable qui permet de mettre en évidence certains éléments de
l’éthique ockhamiste. En particulier, il permet de souligner, contre Duns Scot
notamment, que le commandement d’aimer Dieu n’a pas le statut d’une propo-
sition logiquement nécessaire dont la négation est contradictoire, mais relève bien
de ce qui est établi par Dieu de façon contingente, au moyen de sa puissance
ordonnée. Il y a ainsi une contingence du devoir moral, qui relève du comman-
dement divin et de ce qui est identifié par la droite raison comme en relevant.
Voir Cause, Connaissance, Vertu

Quantité – corps, matière


• La quantité n’est pas une catégorie absolue signifiant l’être d’une chose. Elle
est assimilée à la chose même par un terme connotatif qui suppose pour la chose
dont elle est un certain mode. Dire de la quantité qu’elle est un terme connotatif
consiste à ne plus en faire une res, tout en l’identifiant à la substance.
•• Ockham s’oppose à la thèse selon laquelle un corps est une quantité, comme le
soutient par exemple Thomas d’Aquin pour qui la quantité est une détermination
de l’être qui donne à une substance des parties. Pour Thomas il faut distinguer la
substance conçue par l’intellect et la quantité perçue par les sens (S. th., III, q. 76,
a. 7). La grandeur est un accident ; attribuée à quelque chose, elle ne subsiste pas
en elle-même et ne se confond pas avec la substance. En niant l’identité de la
substance et de la quantité, la quantité est le premier accident des substances
matérielles, les autres accidents lui étant attribuées en tant qu’elle possède une
quantité : « Dans le corps naturel se trouve la forme naturelle qui requiert une
quantité comme les autres accidents. » (Thomas d’Aquin, Commentaire sur le
premier livre de la Physique, l. 9). La quantité confère à la substance l’étendue
dans l’espace, les trois dimensions, mais ces parties spatiales sont soutenues par la
substance.
Du fait qu’il affirme que la quantité n’est pas une chose réellement distincte de la
substance ou de la qualité, mais qu’elle signifie une même chose qui tombe, ou peut
tomber simultanément, sous un concept absolu de substance et sous un concept
connotatif de quantité, Ockham doit résoudre l’objection selon laquelle les caté-

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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

gories sont réellement distinctes comme genres incommunicables de l’être. Dire de


la quantité qu’elle est un terme connotatif ne consiste nullement à identifier la
substance et la quantité, mais à se référer à une même chose de deux manières,
absolue et connotative, à la chose en premier lieu, en désignant par une signifi-
cation secondaire ses parties distantes les une des autres. « Je maintiens que
substance, qualité, et quantité sont des catégories distinctes, bien que « quantité »
ne signifie aucune chose absolue distincte de la substance et de la qualité. Car ce
sont des concepts distincts et des sons qui signifient les mêmes choses de différentes
manières ; et parce qu’ils les signifient de différentes manières, ils ne sont pas
synonymes. Car « substance » signifie tous ses signifiés d’une seule manière (à savoir,
directement) ; « quantité » signifie la même chose de manière différente (à savoir,
la totalité de la chose directement, et ses parties indirectement), puisque ce terme
signifie la substance dans sa totalité et connote ce qui a une partie distante d’une
autre » (Quodl., IV, q. 27). Et « « extension » ou « quantité » ne signifient pas
quelque chose d’absolu ou de relatif en dehors de la substance ou de la qualité,
mais sont un mot, ou un concept, qui signifie la substance principalement — à
savoir la matière, ou la forme, ou la qualité corporelle — et connote plusieurs
autres choses, parmi lesquelles, par exemple, le mouvement » (IV S, q. 6).
L’expression « être étendu » ne signifie en effet pas une propriété absolue, mais des
parties distantes les unes des autres.
••• Ockham s’oppose à une thèse traditionnelle, qu’on trouve chez Thomas
d’Aquin, selon laquelle lors de la raréfaction (ou de la condensation), quelque
chose de nouveau serait acquis, ou perdu, par la chose. Mais si la densité de la
matière est fonction de la forme, il n’y a cependant aucune forme que la matière
première devrait nécessairement avoir. Et rien n’est perdu, ni gagné : « Quand
quelque chose se raréfie, aucune quantité nouvelle n’est acquise, non plus que celle
qui précédait n’est détruite ou perdue, mais la même numériquement, qui était
antérieurement, subsiste ; cependant, elle est plus étendue, et les parties qui
précédaient sont plus distantes, sont dilatées, et occupent un plus grand lieu »
(Petites sommes de philosophie naturelle, III, c. 12). Anneliese Maier a souligné
qu’on assistait, dans ce type d’analyse logique, à la naissance du concept de masse
(ou de quantité de matière, quantitas molis). La quantité de matière est une
certaine mesure de la quantité de la substance et/ou de la qualité, mais elle est
constante. Ce qui varie, c’est l’extension, la distance entre les parties.
C’est le phénomène naturel de la condensation et de la raréfaction qui sert de
modèle d’explication de la transsubstantiation. Ockham reprend à son compte
l’opinion soutenue par certains théologiens, dont Pierre-Jean Olivi. Ockham refuse
de réifier la quantité, même à propos de l’Eucharistie. La quantité du pain
disparaît avec le pain et la quantité du corps du Christ la remplace. La substance
du corps du Christ est quantifiée, elle a des parties distinctes, et cela sans que la
quantité soit un accident réel qui serait, comme c’est le cas chez Thomas d’Aquin,

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Guillaume d’Ockham

le sujet des accidents du pain. Les accidents du pain subsistent par eux-mêmes
puisque les substances et les qualités sont individuelles. Il est inutile de justifier la
subsistance des caractères individuels, puisque l’individuel n’est pas un accident de
l’universel. Les qualités individuelles du pain subsistent en elles-mêmes et accom-
pagnent miraculeusement le corps du Christ (SL, I, c. 44).
Voir Catégorie, Nature, Nominalisme, Supposition, Terme, Universel

Relation (Relatio, ad aliquid)


• Ockham traite de la relation par la raison naturelle et s’oppose à la thèse
selon laquelle il y aurait des relations réelles fondées dans les termes de la relation.
Ces dernières ont été introduites dans la philosophie pour résoudre des questions
théologiques, car la paternité et la filiation sont impliquées entre les trois personnes
de La Trinité. La théologie ne sert pas à Ockham de modèle dans l’analyse de la
catégorie de la relation, mais il admet qu’en théologie, il y a des relations réelles
fondées dans les sujets, bien qu’en philosophant selon la raison naturelle, il n’existe
pas de telles choses relatives. La relation n’est pas « une petite chose entre les
choses ».
•• À son époque, on distingue couramment les relations réelles et les relations de
raison. Dans la relation de raison, l’intellect compare une chose à une autre, et
cette relation est seulement fondée sur la chose en tant que connue, et elle ne pré-
cède pas l’acte de l’intellect. Les relations réelles seraient pour leur part des
relations auxquelles on confère une réalité antérieure à la mise en relation qui
peut être effectuée par l’intellect. Le prédicat « pesant » est l’exemple que donne
Thomas de la relation réelle, car c’est une qualité réelle qui ordonne un corps au
centre de la terre. Il y a une relation de raison, lorsque l’esprit compare
« homme » à « animal » et y considère l’espèce d’un genre (cf. S. th., I, q. 28, a. 1,
Rép.).
Ockham va jusqu’à contester cette distinction (SL, I, c. 52). Il se couvre de
l’autorité d’Aristote pour définir la relation comme un terme qui signifie des
choses individuelles et en connote d’autres ; on est maître en étant maître de quel-
qu’un, signe en étant signe d’un signifié, etc. Bien qu’il prenne résolument ses
distances avec une telle terminologie, il reste nuancé, et continue de maintenir la
distinction ; une relation est dite de raison si elle dépend exclusi vement d’un acte
de l’intellect, comme par exemple la relation du sujet au prédicat. Loin s’en faut
que toute relation soit de raison, par exemple si la ressemblance n’est pas quelque
chose de réel, i. e. quelque chose de distinct des choses ressemblantes et s’ajoutant à
elles, elle est bien réelle en tant qu’elle signifie d’une certaine manière des choses
réelles et que ces dernières sont, sans interven tion de l’intellect, telles qu’elles sont
signifiées par le terme relatif : Socrate et Platon se ressemblent parce qu’ils sont

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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

réellement blancs, et il en est de même pour le terme « cause », etc. Ces relations
ne désignent pas un être de raison, et ne résultent pas d’une simple opération de
l’intellect.
••• La similitude, ou la paternité et la filiation, paraissent supposer, aux yeux de
Duns Scot, une relation intrinsèque. Selon lui, l’existence en A (par exemple
Socrate) d’une similitude propre à A (i. e. la nature de l’homme contractée en
Socrate) et en B (Platon) d’une similitude (la même nature contractée cette fois
en Platon), fonde la relation de similitude entre A et B, qui sont bien deux choses
distinctes mais relatives. De même pour le père et le fils, la paternité et la filiation
appartiennent respectivement au père et au fils, et si le père, ou bien le fils,
disparaissent, la relation de paternité, ou de filiation, demeure du fait que le père
a engendré le fils. Dans une relation extrinsèque, lorsque ces relatifs sont séparés,
ils continuent d’exister sans relation entre eux, par exemple si Dieu décidait de
séparer la forme et la matière. La relation est une chose relative distincte réel-
lement, ou formellement, des relatifs. Ockham résume sa position « la relation est
une certaine chose qui n’est pas plus une chose absolue que l’homme n’est un âne,
mais qui est distincte des choses absolues » (SL, I, c. 49).
Mais il est inutile d’imaginer quelque chose au fondement de la relation. La
relation est un terme de seconde intention, un signe de signe. Un nom est relatif s’il
désigne son signifié de telle manière qu’il ne peut se vérifier de quoi que ce soit sans
lui ajouter un autre mot à un cas oblique ; il est impossible que quelqu’un soit un
père s’il n’est pas un père de quelqu’un d’autre, ou que quelque chose soit sem-
blable sans être semblable à quelque chose d’autre. Et de même pour les termes
« fils », « cause », « causé », etc. Le terme père suppose pour des individus, ceux qui
ont engendré, et connote d’autres individus pour lesquels il ne suppose pas, les
enfants. Le père et la paternité, le fils et la filiation, le semblable et la ressem-
blance ne désignent pas des choses différentes, mais la même chose. Une relation
comme la paternité n’est pas une réalité au même titre que la blancheur ; c’est un
terme abstrait synonyme du concret correspondant, et dont on évitera d’hypos-
tasier le signifié, car son synonyme ne renvoie qu’à des individus. Et dire que le
père est père par la paternité se résume à dire que le père est père parce qu’il a
engendré le fils, et de même le fils est fils par la filiation, parce qu’il a été
engendré. De même dire que quelque chose est semblable à autre chose, c’est dire
qu’elle possède une qualité de même espèce que l’autre chose.
Voir Catégorie, Nominalisme, Supposition, Terme, Universel

Science (scientia)
• La science est une qualité de l’âme, un accident existant dans l’âme qui en est
le sujet, et elle désigne une proposition nécessaire scientifiquement démontrée au

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Guillaume d’Ockham

moyen d’un syllogisme. Parmi les dispositions intellectuelles, la science est une
connaissance évidente d’une vérité nécessaire, nécessairement connue, ou reconnue,
comme vraie, et causée par des prémisses qui lui sont appliquées dans un raison-
nement syllogistique. Elle se fonde sur le transfert de l’évidence des prémisses à la
conclusion. Les prémisses, si elles sont connues par soi (per se notae), échappent à la
démonstration scientifique. La science réside dans l’habitus des conclusions à partir
d’un syllogisme facteur de savoir. La science signifie ainsi la conclusion d’un syllo -
gisme démonstratif.
•• Ockham rompt avec un questionnement traditionnel au XIIIe siècle sur le
sujet de la science, et en particulier sur celui de la métaphysique, où il s’agit de se
demander si son sujet est Dieu, ou le concept commun d’étant, ou encore les
Intelligences. « Rechercher quel est le sujet de la logique, de la philosophie de la
nature, de la métaphysique, de la mathématique, ou de la science morale, c’est ne
rien chercher du tout, parce qu’une telle question suppose qu’il y ait quelque chose
qui soit le sujet de la logique et pareillement de la philosophie de la nature, ce qui
est manifestement faux ; car il n’y a rien d’unique qui soit sujet de l’ensemble,
mais les différentes parties ont des sujets différents. Ainsi chercher le sujet de la
philosophie de la nature est semblable à se demander qui est le roi du monde ; car
comme il n’y a pas de roi du monde, et qu’il existe un roi d’un royaume et un
autre roi d’un autre royaume, il en est de même des sujets des différentes parties
d’une telle science ; et la science, qui est un tel ensemble, ne possède pas plus un
sujet unique que le monde n’a un roi unique » (Prol. du Commentaire des huit
livres de la Physique). En faisant de la science la conclusion d’un syllogisme, ou le
syllogisme lui-même, Ockham rejette tout fondement objectif de l’unité du savoir.
Il modifie le sens de la distinction entre le sujet et l’objet — où l’obiectum, l’ob-jet,
désigne d’habitude ce qui ce qui est posé sous le regard de l’esprit —, pour évacuer
le questionnement sur l’unité de la science. Le sujet de la science est le terme sujet
dans la proposition scientifique, i. e. la réalité pour laquelle suppose ce terme.
Quant à l’objet, c’est la proposition entière, que l’esprit compose dans l’acte
d’appréhension, de jugement, et de démonstration, et il n’y a aucune objectivité du
contenu propositionnel, aucun mode d’être du complexe.
Ockham n’admet pas l’existence d’un signifié total et propre de la proposition, qui
sera soutenue à Oxford par Adam Wodeham. Le signifié de la proposition prend
plus tard à Paris, chez Grégoire de Rimini, l’ampleur de la théorie du signifiable
complexement (significabile complexe) ou du signifiable par complexe (signifi-
cabile per complexum). Selon Wodeham le signifié de « Dieu est Dieu » (Deus est
Deus) est « le fait que Dieu est Dieu » (Deum esse Deum), celui de « l’homme est
un animal » « le fait que l’homme est un animal », et celui de « l’homme est
blanc » « le fait que l’homme est blanc », etc. ; c’est l’être-ainsi du côté des choses
qui correspond au signifié total de la proposition. Le dictum propositionis (le dit de
la proposition) est son signifié total. Ockham soutient la thèse opposée, qui est celle

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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

de Chatton également, et aussi celle que défend Buridan contre Grégoire de


Rimini quelques années plus tard à Paris : il n’y a pas de signifié total de la
proposition, son signifié est ce pour quoi suppose le terme sujet de la proposition ;
« Dieu existe » et « Dieu n’existent pas » ont même signifié, Dieu, dont on dit dans
la proposition affirmative qu’il existe, et dans la seconde qu’il n’existe pas. Ces
deux propositions ne sont pas équivalentes, mais elles supposent pour la même
chose.
••• Il est difficile de concilier l’exigence aristotélicienne de nécessité et d’immu-
tabilité dans un univers créé exposé à la contingence, et une conception de la
singularité radicale de tous les étants. Ockham s’efforce de mettre en place les
conditions de possibilité d’un savoir nécessaire sur le contingent et libère la science
de l’ontologie nécessitariste. La nécessité ne caractérise plus certaines catégories
d’étants, mais elle est redéfinie au plan de la logique comme l’impossibilité pour
une proposition d’être fausse, si elle est formulée. La nécessité transite, comme
terme connotatif, de la science vers son objet. Le terme scientia désigne une dispo-
sition de l’esprit, mais en tant que terme connotatif, il signifie de façon secondaire
que ce qui est su est vrai ; les faits contingents sont donc objets de savoir. Il peut
donc y avoir des propositions nécessaires sur les choses contingentes, comme il y a des
propositions universelles sur les choses singulières. La nécessité qui caractérise l’objet
de la démonstration, ou de la science, n’est pas celle de l’incorruptible.
Si une proposition du type « un homme est un animal rationnel » est selon Aristote,
en vertu de la liaison nécessaire des formes, une proposition nécessaire, pour
Ockham ce n’est pas le cas, car si aucun homme n’existait, cette proposition serait
fausse. Et certaines propositions conditionnelles peuvent faire partie de raison-
nements démonstratifs, de même que certaines propositions au possible, i. e. du
type « tout homme peut rire ». On peut faire intervenir des vérités contingentes,
acquises par la connaissance intuitive, par exemple « cette herbe soigne telle
maladie ». Et il y a plusieurs types de démonstrations a priori, ou propter quid, et
a posteriori, ou quia. Ce n’est pas tant la structure discursive qui définit la science,
mais plutôt la qualité de l’assentiment. Néanmoins la science est aussi une
discipline ; elle repose sur l’organisation discursive — la nature des propositions, la
forme de leur enchaînement —, mais étant susceptible d’être exposée selon
diverses configurations, elle se fonde plutôt sur l’agencement des propositions visant
à produire un certain type de certitude.
Voir Appréhension, Jugement, Connaissance, Démonstration, Évidence, Suppo-
sition

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Guillaume d’Ockham

Signe (signum)
• L’une des plus importantes contributions du Moyen Âge à l’histoire de la
logique est sans doute l’élaboration d’une théorie du signe et de la façon dont un
signe renvoie à ce dont il tient lieu, grâce aux théories de la signification et de la
supposition. Le signe est caractérisé par sa fonction de renvoi, de suppléance et
relève ainsi d’une théorie de la connaissance ; il fait connaître quelque chose. Un
signe est donc en relation avec un objet qu’il représente dans un discours. La
signification et la supposition énoncent les modalités de renvoie à un objet par un
signe.
•• À la fin du premier chapitre de la Somme de logique, Ockham distingue deux
sens de la notion de signe, l’une proprement linguistique, et l’autre plus large qui
permet de prendre en charge les signes non-linguistiques. Dans le sens le plus
général, le signe est caractérisé par sa dimension recordative : la fonction cognitive
du signe relève d’une connaissance habituelle, il fait connaître médiatement en
rappelant une connaissance antérieure. Cette catégorie concerne principalement
les images et les traces (vestigia). Les images sont des signes dans la mesure où la
ressemblance à l’œuvre avec une chose permet de réactualiser la connaissance que
j’en ai eue. Ainsi, le cercle devant une taverne ressemble au cercle qui entoure les
tonneaux, et évoque le vin qu’il contient. Quant à la trace de l’animal laissée dans
la neige, elle permet de reconnaître l’animal qui en est la cause. À côté de ces
signes qui procurent une connaissance indirecte, on trouve un sens plus strictement
linguistique de la notion de signe. Celui-ci fournit une connaissance immédiate de
la chose à laquelle il renvoie par le processus sémantique de supposition. Le signe,
dont le paradigme ici est le concept, c’est-à-dire le signe mental, n’est pas
recordatif mais renvoie directement à la chose à laquelle il est liée par une
relation de signification naturelle.
••• Ockham rompt avec la structure triangulaire du signe, héritée d’Aristote
(Perihermeneias, c. 1), et qui fait du signe le symbole des états mentaux qui sont
eux-mêmes des similitudes des choses, de telle sorte que le signe ne renvoie que
médiatement aux choses. La notion de signe, chez lui, est repensée en plaçant au
centre le signe mental et en rendant compte des autres signes au moyen de l’idée
de subordination. Les termes vocaux signifient dans la mesure où ils sont subor-
donnés à un concept ou signe mental dont la signification naturelle provient d’une
relation causale avec une chose (et non pas seulement d’une simple relation de
similitude). En même temps, cette subordination ne signifie pas médiation puisque
les signes, qu’ils soient mentaux ou conventionnels, renvoient directement aux
choses. Cette subordination permet simplement d’indiquer que la norme du renvoi
sémantique se situe au niveau du langage mental. Le concept est un signe mental
qui renvoie directement à la chose, tandis que les signes écrits et parlés renvoient
également directement à la chose, mais ils ne le font que parce qu’ils dépendent du

197
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

concept, qu’ils lui sont subordonnés. La médiatisation est remplacée par ce rapport
de subordination : les signes conventionnels renvoient aux choses parce que le
concept dont ils dépendent y renvoie. Ce rapport de subordination permet de
poser la primauté d’un langage mental qui règle le langage conventionnel. Ainsi,
la signification n’est plus un contenu pré-donné, mais un processus qui inscrit le
signe dans une relation naturelle (causale) avec une chose singulière.
Voir Langage mental, Terme, Signification, Supposition

Signification
• La signification est l’une des modalités du renvoi d’un signe à une chose. La
signification chez Ockham est conçue comme une supposition potentielle, c’est-à-
dire comme le renvoi d’un terme à une chose en dehors d’un contexte propo-
sitionnel. Au contraire, la supposition est toujours propositionnelle. Il s’agit donc de
façon générale, d’une relation qui associe à chaque signe un ou plusieurs individus.
C’est avant tout une propriété des termes catégorématiques. Le mot « homme »,
par exemple, signifie tous les individus humains.
•• Ockham distingue plusieurs types de signification : « En un sens, en effet, on
dit qu’un signe signifie quelque chose quand il suppose ou est destiné à supposer
pour cette chose de telle sorte qu’il peut être prédiqué, au moyen du verbe
« être », du pronom démonstratif qui désigne cette chose » (SL, I, c. 33). La signi-
fication au sens strict du terme est une fonction de renvoi à des individus, vérifiée
par la prédication du signe à un déictique. Cependant ces individus ne sont pas
nécessairement actuels, ils peuvent être possibles, temporellement déterminés, etc.
Cette extension du domaine des signifiés permet d’éviter les paradoxes de
l’extensionalité, tel que la mort du référent entraîne la fausseté de la proposition :
« On comprend « signifier » autrement quand le signe peut supposer pour quelque
chose dans une proposition vraie au passé, au futur, au présent, ou bien modale »
(SL, I, c. 33). Les troisièmes et quatrième sens relèvent d’un sens large tel que la
signification donne à comprendre quelque chose, au-delà de la seule référence.
Ockham commence par introduire le sens strict de connotation ou signification
seconde : « Selon le troisième sens, on dit que quelque chose signifie quand le terme
concret signifie la forme que signifie le nom abstrait, quoiqu’il ne puisse pas
supposer pour cette forme dans une proposition » (Quodl., V, q. 16). L’enjeu est de
rendre compte de la signification d’un terme abstrait. La distinction entre
signification et supposition est ici importante. Ainsi, le mot album (blanc) signifie
un individu (pour lequel il suppose) et renvoie indirectement à un concept abstrait
(un concept qui doit être décomposé, analysé pour comprendre sa signification, tel
que le contenu du concept est explicité par sa définition nominale). Le dernier sens
est le sens la plus général : ce à quoi un terme fait penser. Il s’agit en quelque sorte
d’une généralisation de la connotation, du renvoi à tout ce que le signe évoque

198
Guillaume d’Ockham

indirectement : « On comprend autrement « signifier », de manière très générale,


quand un signe destiné à faire partie d’une proposition, ou à être lui-même une
proposition ou une phrase, renvoie à quelque chose, soit de manière principale, soit
de manière secondaire, soit directement, soit de façon oblique, qu’il le donne à
comprendre ou le connote ou le signifie de quelque autre manière, affirma-
tivement ou négativement. » (SL, I, c. 33)
••• Avec la supposition, la notion de signification est l’une des pièces essentielles du
programme de réduction ontologique ockhamiste. C’est en particulier la théorie
de la signification seconde ou connotation qui autorise une réduction des entités
abstraites. Ceci implique une mise à distance de certains éléments des théories
antiques et médiévales de la signification et l’élimination de tout ce qui pourrait
conduire à faire de la signification un donné préconstitué, fixé avant tout usage.
La distinction entre le sens d’une expression (son contenu cognitif) et sa référence
(ce à quoi elle renvoie) est très nettement thématisé dans les manuels de logique du
Moyen Âge. Ainsi, selon Pierre d’Espagne, la signification ( significatio) d’un mot,
est ce qui se présente à l’esprit quand on l’entend (selon la définition de Boèce,
signifier c’est constituer une intellection). Le signifié (significatum) est une chose
(res), soit un individu, soit une nature commune. Le mot « homme » signifie à la
fois l’espèce humaine comme nature et l’ensemble des individus humains. On a
donc une approche résolument intensionnelle de la signification : la signification
d’un concept est une nature commune ou essence à laquelle participent les indi-
vidus. À l’opposé, les nominalistes vont développer une conception extensionnelle de
la signification (relation à des individus concrets). Ainsi, comme le souligne
Ockham en développant une théorie de la signification naturelle, la signification
est produite dans le cadre d’un rapport cognitif causal de l’esprit avec les choses.
La naturalité de la signification des concepts provient d’un processus psycho-
physique commun aux membres de l’espèce humaine, dans lequel l’intellect
éprouve et réagit au contact des choses. Un tel contact produit à la fois une
connaissance première et un signe. Dans cette perspective, le point saillant est le
privilège accordé par Ockham à la supposition dans le cadre de sa sémantique. Un
tel privilège apparaît par exemple dans le fait que l’usage d’un terme « de façon
significative » (significative) renvoie à l’usage que l’on en fait en supposition
personnelle, c’est-à-dire quand le terme dénote une chose singulière extérieure et
qu’il peut être prédiqué du déictique par lequel on le désigne (SL, I, c. 72), une
telle insertion propositionnelle permettant de vérifier la référence du terme. Il ne
faut cependant pas nier les différences entre signification et supposition et réduire
la première à la seconde. Une telle attitude interdirait, en effet, de réagir aux
paradoxes de l’extensionnalité, ou à la question des termes qui n’ont pas de
dénotation comme « chimère ». De fait, quel est le statut des êtres impossibles
comme un cercle carré, ou une chimère ? Faut-il dire que ce sont des non-êtres au
risque de réifier le néant ? Faut-il, parce qu’ils n’ont pas de dénotation, leur

199
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

refuser toute signification (puisque la signification est une capacité à supposer) ?


Dans ce cas, le refus de l’engagement ontologique se paierait à un prix un peu
fort. Pour Ockham, le terme « chimère » ne suppose personnellement pour rien,
puisque d’aucune chose on ne peut dire en la désignant, « ceci est une chimère ».
Toute proposition affirmative où apparaît un terme impossible est fausse. En
revanche, ce terme a une signification. Ce qui est signifié, ce sont les choses réelles
qui entrent dans la définition nominale du terme (par exemple cercle et carré, ou
chèvre, lion, scorpion). On a donc ici un exemple de signification indépendante de
la supposition. Ceci est possible tout simplement parce que l’on n’a pas affaire à
une signification au sens strict, mais à une signification au sens de connotation. Le
mot chimère ne signifie rien directement mais évoque ou connote les parties
d’animaux réels qui la composent. L’absence de signifié direct s’explique bien
entendu par l’absence de suppôt. La conséquence un peu gênante malgré tout,
c’est que l’on ne peut rien dire de la chimère (sinon exposer c’est-à-dire décom-
poser sa définition, puisque dans ce cas on a seulement une supposition matérielle :
« chimère est un animal composé d’une chèvre et d’un lion » équivaut à « ce mot
« chimère » équivaut à la définition « composé de chèvre et de lion » »). En effet,
une prédication affirmative in quid implique l’existence de ce dont on parle. En
revanche, on peut parler de la chimère (et sauver le sens commun) en décom -
posant la proposition catégorique, par exemple « chimera est animal », en une
conditionnelle, « s’il y a une chimère, une chimère est un animal ».
Voir Signe, Supposition, Terme, Langage mental

Supposition (suppositio)
• La théorie de la supposition est l’une des principales innovations de la logique
médiévale, et Guillaume d’Ockham en fait le pivot de la logique extensionnelle
qui soutient son exigence de parcimonie ontologique. Dans la mesure où un signe a
une fonction de suppléance et vise à faire connaître quelque chose d’autre que lui,
la théorie de la supposition vise à expliquer les modalités du renvoi d’un signe à une
chose. De façon générale, on pourrait qualifier la théorie de la supposition de
théorie de la dénotation en contexte propositionnel : « On appelle supposition une
sorte de position à la place d’autre chose ; ainsi, lorsqu’un terme tient lieu de quel-
que chose dans une proposition, si bien que nous utilisons ce terme pour quelque
chose, et qu’il se vérifie (lui-même ou son nominatif s’il est à un cas oblique) de
cette chose ou du pronom démonstratif qui la désigne, alors il suppose pour elle.
Cela est, du moins, est vrai lorsque le terme qui suppose est pris de manière
significative » (SL, I, c. 63). Ockham distingue trois façons principales dont un
signe peut référer à un objet au sein d’une proposition : le terme d’une proposition
peut être pris en supposition personnelle, matérielle ou simple. La supposition est
personnelle quand le signe renvoie à l’objet signifié. Il s’agit de tout usage

200
Guillaume d’Ockham

significatif correct d’un signe dans sa fonction référentielle : quand on emploie un


signe dans une proposition, il dénote des individus déterminés. Le domaine des
suppôts est donc celui des signifiés directs. En ce sens, un terme abstrait ne peut pas
supposer pour une abstraction (cela signifierait qu’il existe des abstractions
réalisées), mais seulement pour un individu qui possède telle qualité. La supposition
est simple ou matérielle quand le terme n’est pas pris significativement. La
supposition est simple quand le terme renvoie au concept c’est-à-dire au terme
mental. Le terme n’est pas alors pris significativement, en ce qu’il ne renvoie pas à
un objet de l’extension du concept. Par exemple dans « l’homme est une espèce »,
« homme » ne renvoie pas à un individu mais au concept d’homme en tant
qu’universel prédicable de plusieurs individus. Le terme ne signifie en aucun cas
des choses concrètes existantes. La théorie de la supposition permet donc une
critique de la signification comme renvoi à une forme séparée (signifié universel).
La supposition est matérielle quand le mot renvoie à lui-même en tant que mot
écrit ou parlé, par exemple dans « homme est disyllabique ». Cette distinction des
suppositions est importante, notamment pour élucider certains sophismes, comme :
« Socrate est un homme, l’homme est une espèce, donc Socrate est une espèce ».
Puisqu’il y a changement du mode de supposition dans les prémisses, le syllogisme
n’est pas valide. La supposition est donc une procédure technique qui permet de
déterminer quelle est l’extension d’un concept pris dans un contexte
propositionnel. La théorie de la supposition permet de savoir de quoi on parle et si
ce que l’on dit est vrai.
•• La théorie de la supposition se met progressivement en place au cours du
XIII e siècle dans les traités de logique terministe qui examinent les différentes
propriétés des termes, et en particulier l’ampliatio, la restrictio, l’appellatio et la
suppositio, qui rendent compte des différentes modalités de la référence dans le
contexte d’une proposition (par opposition à la signification qui est une propriété
des termes hors contexte). À l’origine, la notion de suppo sition relève d’une double
influence ontologique et grammaticale. Le suppositum est, en effet, la traduction
latine de l’hypokeimenon et désigne le substrat des accidents. Mais par ailleurs,
dans son sens ancien, grammatical, la supposition renvoie au fait d’être mis comme
sujet. Elle va cependant se trouver étendue à tout terme, ce qui contribue à
mettre l’accent sur sa dimension contextuelle. Cette dimension contextuelle
(propositionnelle) de la supposition est une constante de la tradition anglaise dont
hérite Ockham. À la différence des logiciens parisiens, les anglais ne prennent pas
en considération l’idée d’une supposition hors contexte, qui renverrait à tous les
suppôts possibles, appelée supposition naturelle. La notion sémantique de suppo-
sition va rapidement devenir un outil privilégié des modalités de référence d’un
terme et une pièce nécessaire de tout programme ontologique. Ainsi, les logiciens
réalistes (Guillaume de Sherwood, Gauthier Burley notamment) introduisent la
notion de supposition formelle pour rendre compte de la capacité à référer à une

201
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

nature commune, la supposition simple (la référence au signifié premier, universel)


et la supposition personnelle (la référence aux individus qui sont des occurrences de
ce signifié universel) n’étant que des subdivisions de cette supposition formelle, ce
qui permet d’insister sur le primat de l’universel (voir par exemple, Gauthier
Burley, La pureté de l’art logique). Dans cette perspective, la réduction de la
supposition à trois types chez Ockham participe de son programme nominaliste de
réduction ontologique. La supposition simple en particulier, en étant réduite à
l’équivalent mental de la supposition matérielle, conduit à souligner que l’on ne
réfère jamais à des choses universelles, mais que seuls les concepts sont universels.
Ainsi, la notion de supposition simple est étroitement liée à celle de terme de
seconde intention, et contribue à la réduction logique de l’universel.
••• La notion de supposition permet une prise en charge strictement technique de
la notion de vérité. La vérité est une propriété de l’être qui peut être appréhendé
par l’intelligence. Ce n’est donc pas une qualité inhérente aux individus, mais
plutôt un terme connotatif qui signifie l’être et connote l’intelligence. De fait, la
vérité a avant tout une portée logique en ce qu’elle est une propriété des jugements
que nous portons sur ce qui est. Il n’y a donc de vérité qu’au niveau des
propositions. Ockham reprend donc la définition d’Aristote (De l’interprétation)
selon laquelle dire le vrai, c’est dire que ce qui est, est. De façon plus technique,
pour Ockham, une proposition est vraie quand le sujet et le prédicat supposent
pour la même chose : « À ce propos, il faut dire que pour la vérité d’une telle
proposition singulière, qui n’équivaut pas à plusieurs propositions, il n’est pas requis
que le sujet et le prédicat soient réellement identiques, ni que le prédicat, du côté
des choses en dehors de l’âme soit uni au sujet […], mais il est suffisant et il est
nécessaire que le sujet et le prédicat supposent pour une même chose » ( SL, II,
c. 2). Si l’on s’en tient ici aux propositions affirmatives d’inhérence au présent, il
apparaît que cette exigence ockhamiste vise à exclure toute relation réelle entre
le sujet et le prédicat (une identité ou une inhérence réelle qui seraient liées à un
réalisme de la nature commune) pour lui substituer des critères strictement
sémantiques. Cette théorie générale des conditions de vérité est complétée par la
division des différents modes de la supposition personnelle (SL, I, c. 71-77).
Ockham distingue différents types d’inférence possible à partir d’une proposition
dont les termes sont pris en supposition personnelle, et qui rendent compte des
différentes conditions de vérification. En premier lieu, la supposition est discrète si
le terme sujet désigne un seul individu, s’il s’agit d’un nom propre ou d’un
démonstratif (par exemple « Socrate est un homme »). La supposition personnelle
est commune si le sujet est un terme commun qui n’est pas singularisé par un
syncatégorème (« homo est animal »). Celle-ci se divise en supposition déterminée
et confuse. La supposition est déterminée quand on peut descendre au singulier par
une proposition disjonctive, c’est-à-dire si l’on peut inférer une proposition
disjonctive composée d’un ensemble de singulières. Dans ce cas, une telle

202
Guillaume d’Ockham

proposition est vraie si l’une au moins de ces singulières est vraie. Par exemple, la
proposition « quelque animal est un homme » est vraie si et seulement si « cet
animal-ci est un homme, ou cet animal-là, etc. ». Un individu déterminé suffit à
la vérité de la proposition dont les termes sont pris en supposition déterminée. Est
confuse toute supposition qui n’est pas déterminée. Elle se divise à son tour en deux
types de supposition : seulement confuse ou confuse et distributive. La supposition
est seulement confuse quand la descente aux singuliers n’est pas assurée par une
disjonction de propositions singulières, mais par une disjonction portant sur le
prédicat. On infère donc une proposition dont le prédicat est disjoint. Ainsi, dans
le cas de la proposition « homo est animal », on identifie ses conditions de vérité en
l’exposant sous la forme « l’homme est cet animal-ci, ou cet animal-là, etc. » De la
sorte, on indique bien que le suppôt n’est pas une espèce du genre animal mais bien
un individu. Enfin, la supposition est confuse et distributive quand on peut
descendre à une conjonction de proposition singulière. Ainsi, la proposition « tout
homme est un animal » implique « cet homme-ci est un animal et cet homme-là est
un animal, etc. »
Voir Signe, Signification, Langage mental, Terme

Terme – abstrait/concret, absolu/connotatif


• Le terme est le constituant sémantique minimal du discours, l’élément signi-
fiant le plus simple. On peut donc le considérer comme synonyme du signe linguis-
tique qu’il soit mental ou conventionnel. Cependant, dans un sens plus large, un
terme peut être l’un des deux extrêmes d’une proposition, à savoir le sujet ou le
prédicat, et en ce sens, le terme est un ensemble d’unités plus simples.
•• Le sens le plus strict porte en lui l’exigence que le terme ait une supposition
personnelle, et seuls les termes catégorématiques sont à proprement parler des
termes. Les termes syncatégorématiques ne peuvent y prétendre. De fait, Ockham
distingue les termes qui ont par eux-mêmes une signification définie et déterminée,
appelés catégorématiques, de ceux qui n’ont pas de signification par eux-mêmes
mais qui modifient la signification des termes catégorématiques, et qui sont appelés
termes syncatégorématiques. Il s’agit de tout ce que l’on qualifie aujourd’hui de
constantes logiques, notamment les quantificateurs. Les termes catégorématiques
constituent les éléments fondamentaux du langage mental, mais ce dernier
contient également des syncatégorèmes qui permettent la formation de termes
complexes au moyen d’opérations logiques comme la quantification. Dans la
Somme de logique, I, c. 10, Ockham rend compte des termes catégorématiques
absolus et connotatifs au moyen de sa théorie de la définition. La définition réelle
explicite la structure essentielle d’une chose, tandis que la définition nominale ne
fait que rendre explicite ce qui est sous-entendu par le sens d’un terme. Et
d’autres termes, un terme est une sorte d’abréviation d’une définition nominale.

203
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

Les termes absolus ont une définition réelle dont ils sont prédicables, mais pas de
définition nominale. Un même terme absolu peut être explicité par différentes
définitions qui signifient chacune des choses différentes. À l’inverse, les termes
connotatifs ont une définition nominale mais pas de définition réelle. Un terme
connotatif peut avoir plusieurs définitions nominales qui toutes signifient la même
chose.
••• La théorie sémantique des termes chez Ockham est étroitement liée à son
programme de réduction ontologique. Dans cette perspective, une distinction
fondamentale est celle entre termes absolus et connotatifs. Un terme absolu est un
terme qui signifie de manière égale tout ce pour quoi il suppose. En d’autres
termes, un tel terme signifie de façon première et sur le même mode tout ce qu’il
signifie. Les termes absolus sont les termes de substances et de qualités. C’est
l’expérience directe (par intuition) des signifiés qui nous fait connaître ce dont ils
tiennent lieu et ce qu’ils signifient. Au contraire, un terme connotatif signifie de
façon première une chose (pour laquelle il suppose), et de façon secondaire une
autre chose dont il n’est pas prédicable et pour laquelle il ne suppose pas. Le blanc
signifie en premier la chose qu’il dénote en contexte propositionnel (par exemple
un mur dans la phrase « un mur est blanc ») et secondairement la qualité
abstraite de blancheur. Les termes connotatifs sont les adjectifs de qualité, de
quantité, mais aussi les transcendantaux, et des termes comme « puissance »,
« acte », « intellect », etc. Dans la mesure où Ockham n’admet la réalité que des
substances et des qualités, tous les termes de relation et de quantité sont des
connotatifs. Cette distinction permet de déterminer la signification des termes et
de décider de la valeur d’une prédication mais aussi de rendre compte de l’oppo-
sition, ontologiquement contraignante, entre terme abstrait et terme concret.
D’un point de vue morphologique, un terme abstrait est un terme qui a le même
radical que le terme concret qui lui correspond, mais pas la même désinence.
Certains termes abstraits signifient ce que signifie le terme concret, et dans le
cadre du langage mental dépourvu d’ambiguïté, ils sont strictement synonymes
(dans la mesure où ils dénotent la même chose). D’autres termes abstraits ne signi-
fient qu’une partie de ce que signifie ou co-signifie le terme concret. Par exemple,
la blancheur signifie l’accident blanc et le sujet qui en est porteur. Une telle
distinction permet à Ockham de souligner l’erreur des réalistes qui projettent sur
la réalité de simples distinctions logico-grammaticales. Dans cette perspective,
Ockham fait un usage théologique important de la connotation. Les attributs
divins fonctionnent comme des termes connotatifs : ils signifient l’essence divine de
façon première, et connotent une autre chose. Différents cas de figures se pré-
sentent : le terme connotatif peut connoter des choses absolues, c’est le cas des
propriétés relatives de Dieu (par exemple quand on dit « Dieu est créateur », on
connote les créatures). D’autres termes vont connoter une propriété commune à
Dieu et aux créatures : par exemple « sage » et « juste » renvoient indirectement à

204
Guillaume d’Ockham

la sagesse humaine et à la justice humaine. C’est en cela que l’on peut parler de
nominalisme théologique (ou nominalisme des attributs divins) : les attributs sont les
signes multiples d’une réalité simple. C’est leur supposition personnelle qui les
réfère à une essence une et simple, et qui rend leur prédication vraie ; et c’est leur
connotation qui rend cette prédication intelligible. Dès lors, ce que souligne cette
théorie des concepts connotatifs, c’est que quand on parle de Dieu, on parle
toujours de l’essence divine absolument simple et sans distinctions, mais on en parle
en fonction de notre expérience humaine, en lui appliquant des concepts
communs, construits à partir de nos intuitions sensibles et intellectuelles.
Voir Signe, Signification, Supposition, Langage mental, Connaissance

Universel
• On a l’habitude depuis V. Cousin de penser que l’histoire de la philosophie
médiévale pourrait se résumer à la querelle des universaux. Le terme « univer -
saux » signifie « concepts universels », et l’invention terminologique tardive contri-
bue à rendre la question plus curieuse et ésotérique qu’elle ne l’est. Le statut des
concepts universels dépend du traitement des catégories, et c’est le traitement
logico-linguistique qu’Ockham leur fait subir qui dissout la réalité attribuée à
d’hypothétiques « choses » universelles. L’adversaire d’Ockham est Duns Scot qui,
suivant Avicenne, soutient que la nature devient universelle quand elle est pensée,
et qu’elle s’individualise dans les choses en contractant des déterminations indivi-
dualisantes. Refusant une telle nature, qui, commune à l’étant, n’est de soi ni
universelle ni singulière, Ockham soutient qu’il n’y a pas de chose universelle, que
toute chose est singulière.
•• L’universel est un terme de seconde intention. Parmi les signes, certains sont
singuliers, comme « Socrate », ou « celui-ci » et d’autres sont universels comme
« animal », ou « blancheur ». « Singulier » signifie ce qui est un et non plusieurs, et
un terme singulier suppose pour un individu singulier. « Universel » est aussi une
intention seconde, un signe de signe, ou qui sert à désigner des signes et pas des
choses singulières existant hors de l’esprit. Ockham va jusqu’au paradoxe qui
consiste dire que l’universel, existant dans l’âme à titre de concept, c’est-à-dire
comme un acte ou une qualité de l’âme intellective, est une chose singulière.
L’universel n’est donc universel que par signification, c’est-à-dire en tant qu’il est
un signe de plusieurs choses (SL, I, c. 15). L’universel est universel par nature, et
en ce cas, il désigne seulement l’intention de l’âme, c’est-à-dire un acte ou une
qualité de l’âme, qui est un signe naturel du langage mental et qui suppose pour la
chose qui la cause. C’est d’un tel signe naturel qu’Ockham peut dire qu’il est, à
titre de qualité de l’âme, une chose qui existe singulièrement. L’autre manière de
considérer l’universel, c’est de le prendre comme un universel par signification,

205
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

c’est-à-dire institué par les hommes pour signifier plusieurs choses. Et ainsi, il
n’existe aucune réalité qui soit universelle.
••• Historiquement, le problème des universaux naît avec l’Isagoge de Porphyre.
Dans cette introduction aux Catégories, le philosophe néoplatonicien étudie les
cinq prédicables : genre, espèce, différence, propre, accident. Porphyre soulève la
question du mode d’existence de ces prédicables : « en ce qui concerne les genres et
les espèces, la question de savoir [1] si ce sont des réalités subsistantes ou seulement
de simples conceptions de l’esprit, et en admettant que ce soient des réalités
substantielles, [2] s’ils sont corporels ou incorporels, [3] si, enfin, ils sont séparés ou
ne subsistent que dans les choses sensibles et d’après elle, j’éviterai d’en parler : c’est
là un problème très profond et qui exige une recherche toute différente et plus
étendue » (trad. Tricot, p. 11). Il enracine le problème dans le débat d’Aristote
avec Platon sur les genres et les espèces, en le transposant dans le vocabulaire
stoïcien du lekton, de l’énonçable, qui à titre d’incorporel subsiste, en étant
distingué à la fois de l’Idée platonicienne et du concept aristotélicien. L’ensemble
du problème est ramené au débat d’Aristote avec Platon sur le statut de la forme ;
l’universel est-il une Forme séparée ou une forme immanente au sensible ? En se
demandant si les prédicables sont, comme le disent les médiévaux ante rem, post
rem, in re, les trois hypothèses vont déterminer des théories générales — réalisme,
nominalisme, conceptualisme (ou réalisme modéré) — et pour chacune de ces
options une diversité de positions.
Alain de Libera a mis en relief l’existence chez Avicenne d’une « doctrine des trois
états de l’universel » centrale dans la compréhension du débat sur les universaux
au Moyen Âge tardif. On a un universel sans multiplicité, séparé, ante rem, dont
le mode d’être correspond à celui des formes contenues dans la pensée du
Créateur ; un universel dans la pluralité, ou dans la chose, in re, dont le mode
d’être équivaut à celui la forme aristotélicienne immanente à la matière dans les
substances composées ; un universel logique, sans multiplicité, conçu par notre
esprit dans un processus d’abstraction à partir du contact avec les choses, post rem.
En suivant Avicenne, Duns Scot distingue la nature commune de l’universel et met
en place la notion de distinction formelle pour distinguer l’unité numérique des
choses singulières de l’unité formelle de la nature commune individuée comme
heccéité de la chose singulière. La chose singulière n’est rien de plus que la forme
individuée, mais l’unité numérique est distincte de l’unité formelle de la nature, et
il y a entre la chose et sa nature une distinction formelle a parte rei : une
distinction qui n’est ni réelle puisqu’elle ne concerne pas deux choses physiquement
séparables, ni non plus de raison parce qu’elle concerne un objet formel qui existe
indépendamment de l’acte intellectuel qui l’appréhende.
Ainsi, écrit Ockham, « quelques-uns pensent cependant que l’universel est d’une
certaine manière dans les individus, en dehors de l’âme ; il ne serait certes pas

206
Guillaume d’Ockham

distinct d’eux réellement, mais il le serait formellement. Ainsi, ils disent qu’il y a
dans Socrate une nature humaine qui est unie à Socrate par une différence indivi-
duelle, laquelle ne se distingue pas de cette nature réellement mais formellement.
Ainsi, ce ne sont pas deux choses, mais formellement l’une n’est pas l’autre. Mais
cette opinion me paraît tout à fait improbable. En premier lieu parce que, dans
les choses créées, il ne peut jamais y avoir de distinction, quelle qu’elle soit, en
dehors de l’âme, si ce n’est là où des choses sont distinctes ; si donc il devait y avoir
une quelconque distinction entre cette nature et cette différence, il faudrait
qu’elles soient des choses réellement distinctes » (SL, I, c. 16). Puisque les choses sont
singulières, il n’y a pas à rendre raison de leur individuation. La distinction, si elle
est du côté des choses, est réelle, affecte des choses singulières, et si l’esprit saisit une
distinction a parte rei, c’est une distinction entre des choses singulières et alors la
forme se distinguera de la chose singulière comme deux choses distinctes. Le ques-
tionnement sur l’individuation est un faux problème.
Voir Catégorie, Nominalisme, Supposition, Terme

Vertu (virtus)
• Une vertu est une disposition (habitus) présente dans la volonté, qui résulte
d’un choix renouvelé de la volonté, dirigée par la droite raison, et qui incline à
choisir d’agir de façon digne d’éloge et non blâmable (Quodl., II, q. 14-16). Ainsi,
aucun acte n’est moralement vertueux s’il ne relève pas d’un acte de la volonté qui
suit la droite raison. Ockham distingue les trois vertus théologales que sont la foi,
l’espérance et la charité des vertus cardinales parmi lesquelles il ne retient que la
justice, la tempérance et le courage.
•• Dans son traité Sur la connexion des vertus, Guillaume d’Ockham s’efforce de
mettre au jour cinq degrés de vertu. Le premier degré est celui de l’homme qui
veut accomplir un acte en accord avec la droite raison, dans les circonstances
appropriées. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une application de la définition générale
de la vertu. À un second degré, l’acte moral sera voulu en dépit des circonstances
et des difficultés que l’on peut rencontrer en l’accomplissant. Ainsi, cet acte moral
peut conduire à la mort, si la droite raison l’exige. À un troisième niveau, Ockham
renforce la place de la droite raison, en en faisant la cause exclusive de l’action :
l’agent veut accomplir cet acte exclusivement parce qu’il a été dicté par la droite
raison, laissant de côté tout autre motif. Le quatrième degré nous fait quitter le
domaine d’une morale largement inspirée d’Aristote pour introduire un motif plus
théologique : il s’agit d’agir uniquement en vue de l’amour de Dieu. Cet acte
vertueux parfait convient principalement aux Saints, mais reste malgré tout dans
le domaine de la morale. Enfin, un cinquième degré, qui peut succéder soit au
troisième, soit au quatrième degré, ajoute l’idée d’héroïsme. À ce niveau, l’agent
motivé par la seule droite raison, dont il a éventuellement reconnu la source dans

207
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung

l’amour de Dieu, est conduit à dépasser les conditions humaines de l’action. C’est
bien entendu une prise en compte du martyr que permet ce cinquième degré de
vertu. Mais en le reliant également au troisième niveau, Ockham reconnaît la
capacité des païens à atteindre ce sommet de la moralité. Dans la mesure où l’acte
vertueux relève de la volonté et de la droite raison, il n’y a pas de raison que le
païen ne puisse y prétendre. Ce qu’ajoute le christianisme, c’est une différence au
niveau des fins puisque c’est d’abord en vue de l’amour divin que l’on agit alors.
••• Dans l’Éthique à Nicomaque, 1144 b 33-1145 a 2, Aristote s’interroge sur le
rapport entre les vertus et la possibilité d’en posséder une sans posséder les autres.
Le Stagirite soutient que si une telle situation peut se produire, il n’en reste pas
moins que l’homme prudent possédera toutes les autres vertus. À ce niveau aristo-
télicien d’analyse, s’ajoute pour les médiévaux un niveau augustinien. Augustin
défend en effet la thèse selon laquelle la vertu est le parfait amour de Dieu, et que
chacune des vertus cardinales est une manifestation de cet amour de Dieu. La
solution ockhamiste (que l’on trouve dans le traité mentionné et dans III S . q. 3)
consiste à distinguer une connexion habituelle et une connexion formelle. Aucune
vertu morale n’implique les autres par nature. En ce sens, elles sont formellement
indépendante et on peut en trouve une sans trouver les autres chez un agent. Plus
encore, on peut trouver une vertu avec les vices correspondants aux autres vertus
absentes. Ockham explique cette situation (notamment dans un court traité Sur
les vertus et les vices) par le fait que l’on peut avoir une droite raison concernant
certains faits et pas d’autres. Il y a cependant une exception, c’est le cas de la
vertu héroïque qui est une vertu universelle et qui exclut donc toute présence de
vice, quel qu’il soit. En revanche, quoiqu’indépendantes, les vertus n’en sont pas
moins compatibles, et plus encore, la possession d’une vertu incline l’agent moral à
posséder les autres. C’est la connexion dispositionnelle. Cette analyse générale est
cependant précisée en fonction du degré de vertu. Celui qui possède une vertu au
troisième degré sera fortement incliné à pratiquer les autres vertus. Ainsi, à partir
de ce niveau, la pratique d’une vertu tend à éliminer progressivement la présence
des vices contraires aux autres vertus. Enfin, si l’on introduit le cas des vertus théo-
logales, Ockham remarque d’abord que, quoique distinctes, ces vertus sont compa-
tibles entre elles. Elles sont par ailleurs indépendantes des vertus morales,
quoiqu’au quatrième degré de vertu, dans la mesure où il présuppose l’amour de
Dieu (c’est-à-dire la charité), les vertus morales sont connectées aux vertus
théologales.
Voir Foi, Liberté, Puissance divine

208
Abréviations et éditions utilisées

Les abréviations utilisées dans ce volume sont les suivantes :


SL Summa logicae (OPh I), citée dans la traduction de J. Biard.
Quodl. Quodlibeta septem (OTh IX).
S. Scriptum in librum Sententiarum (OTh I-IV), précédé d’un chiffre
romain indiquant le livre, et suivi de l’indication en chiffre arabe de
la distinction (d.) et de la question (q.).

Les œuvres de Guillaume d’Ockham on fait l’objet d’une édition critique de sorte
que, à l’exception de quelques textes politiques, elles sont toutes accessibles à qui
sait le latin chez les éditeurs suivants :
• Opera Philosophica et Theologica, Saint Bonaventure Institute, New York,
1974-1986.
• Opera Politica, Manchester University Press, Manchester, 1956- …
Seule une faible partie de cette œuvre est disponible en traduction :
• Commentaire sur les livres de l’art logique, trad. R. Galibois, Centre d’Études
de la Renaissance, Sherbrooke, 1978.
• Somme de logique, 1re partie, trad. J. Biard, TER, Mauvezin, 1988 (1993).
• Somme de logique, 2e partie, trad. J. Biard, TER, Mauvezin, 1996.
• Somme de logique, 3 e partie (1), trad. J. Biard, C. Grellard, K.-S. Ong-van-
Cung, TER, Mauvezin, 2003.
• Somme de logique, 3 e partie (2), trad. J. Biard, C. Grellard, K.-S. Ong-van-
Cung, TER, Mauvezin, à paraître.
• Intuition et abstraction, trad. D. Piché, Vrin, coll. « Translatio. Philosophies
médiévales », Paris, 2005 [il s’agit d’un choix de textes sur la connaissance tirés
principalement du Commentaire des Sentences et des Quodlibeta).
• Court traité du pouvoir tyrannique, trad. J.-F. Spitz, PUF, coll. « Fondements
de la politique », Paris, 1999.

209
de Cues

Pierre Magnard
Table des entrées

Absolu (absolutus) ........................................................................................... 214


Analogie (proportio) ....................................................................................... 215
Assimilation (assimilatio)............................................................................... 215
Complication/explication............................................................................... 216
Conjecture........................................................................................................ 217
Ignorance ......................................................................................................... 219
Infinité (infinitas)........................................................................................... 220
Miroir (speculum) ........................................................................................... 221
Non-autre (Non-aliud)................................................................................... 222
Pensée............................................................................................................... 223
Pouvoir-est (Possest) ....................................................................................... 224
Singulier........................................................................................................... 225

212
Pourquoi un vocabulaire de Nicolas de Cues ? La langue du Cardinal est ce latin
encore médiéval, tel qu’on l’écrit en Moselle entre Bernkastel dont il est originaire
et Trèves, mais aussi dans tout le pays rhéno-flamand, qui a vu se perpétuer le
commentaire de l’œuvre d’Albert le Grand avec Thierry de Freiberg, Maître
Eckhart, Berthold de Moosburg, Aymeric de Campo. Étudiant à Deventer, puis à
Heidelberg, enfin à Padoue, il eut l’occasion d’assouplir et de moderniser cette
langue, que de hautes fonctions romaines devaient achever d’épurer. Le secrétaire
aux brefs pontificaux, au service de Nicolas V devait faire preuve d’une écriture
parfaitement claire et élégante. Cependant nous apprenons que, cinquante années
après sa mort, son éditeur parisien le philosophe et théologien Jacques Lefèvre
d’Etaples, jugeant trop médiéval le latin du Cardinal, lui imposa bon nombre de
« corrections » lexicales et syntaxiques. On peut en juger en se reportant à l’outil
de travail, devenu incontournable, que constitue la monumentale édition des
Œuvres complètes chez Félix Meiner et en en consultant le très précis apparat
critique. Quoi qu’il en soit, la langue du Cardinal, témoignant d’une parfaite
appropriation de tous les auteurs auxquels il renvoie, reste claire, simple et
relativement facile, sans rien ni d’anachronique ni d’un modernisme indûment
innovateur. On est aussi loin de la « barbarie » que stigmatisait Laurent Valla
quand il évoquait le Moyen Âge que des prouesses de technicité, dont fera preuve,
sur les mêmes thèmes, Charles de Bovelles dans les années 1515-1530. Ceci
justifiera notre parti pris de ne retenir qu’une douzaine de mots, qui ont chez lui
une signification qui lui est propre. Cette création sémantique est d’autant plus
digne d’examen qu’elle est plus rare et qu’elle introduit chaque fois une authen-
tique innovation dans le discours philosophique.

213
Pierre Magnard

Absolu (absolutus)
• Ce qu’une solution de continuité met hors de prise tant de la main que de
l’esprit. Désigne le premier principe dans le néoplatonisme, absolument incoor-
donné et transcendant, imparticipable et inconnaissable, « ce roi de toutes choses »
qui, selon le mot de Proclus, ne peut être que le dieu qui a la nature de l’Un ».
Présumé contenir toutes choses sur le mode de l’unité, il désigne « dans l’existence
divine ce qu’il y a de surabondant, d’inépuisable, d’infini, de producteur de tous les
biens » (Éléments de théologie, § 131). Il est la « cause primordiale », sans que son
efficience le fasse sortir de lui-même et remette en cause sa totale solitude, car
l’unique est toujours seul.
•• La pensée chrétienne au Moyen Âge ne pouvait ignorer une notion si propre à
désigner le Dieu biblique. Au sens d’inconditionné, de libre de toute détermination
et de toute contrainte, « absolu » désigne Dieu en sa toute-puissance non soumise à
l’ordre du possible. La « puissance absolue » s’oppose ainsi à la « puissance
ordonnée » c’est-à-dire soumise à la considération du meilleur ou à un autre
critère de choix. Selon cette dernière, Dieu se serait astreint à ne pas vouloir ce
qu’il aurait cependant pu faire. Le bien, le vrai, le raisonnable, l’intelligible
semblent devoir introduire une autolimitation de la puissance divine. N’est-ce
point limiter Dieu que de soumettre son action à un tel cahier des charges ? Le
nominalisme puis la Réforme reprendront le débat : « J’appelle toute-puissance de
Dieu, non pas cette puissance par laquelle Il ne fait pas beaucoup de choses qu’Il
peut faire, mais cette puissance actuelle par laquelle Il fait puissamment tout en
tous » (De servo arbitrio).
••• C’est sur ce chemin allant de Duns Scot à Luther qu’il nous faut rencontrer
Nicolas de Cues. Puisqu’en Dieu la « puissance absolue » coïncide avec l’acte, Dieu
est tout ce qu’il peut être, à la différence de la créature qui n’est en acte que ce
qu’elle est, soumise à la détermination, limitée par l’altérité. Le contraire d’absolu
est « contracté ». La contraction caractérise la création comme processus (elle est
alors chute de l’infini dans le fini, « réduction » de l’absolu au relatif) et comme
résultat (au sens de condition limitative de l’être et du connaître, impliquant mise
en rapport et participation). Citons le cusain : « C’est à l’Un que convient la
plénitude, où l’unité coïncide avec le maximum, laquelle est aussi entité, car si une
telle unité est totalement déliée de tout rapport et de toute réduction, il est mani-
feste que rien ne s’oppose à elle… Le maximum est donc l’Un absolu qui est toute
chose et en qui est toute chose puisqu’il est maximum et, puisqu’il n’a pas d’opposé,
le minimum aussi coïncide avec lui. Il est par conséquent en toutes choses et,
puisqu’il est l’absolu, il est en acte tout possible, ne recevant des choses aucune
réduction, lui de qui tout procède » (Docte ignorance, I, 2).

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