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Christophe Grellard
Kim Sang Ong-Van-Cung
Table des entrées
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Guillaume d’Ockham (1285-1347) est connu dans l’histoire de la philosophie
comme l’un des principaux promoteurs du nominalisme. D’ordinaire on entend
sous cette appellation la doctrine qui soutient que seuls existent les individus, et qui
applique le « rasoir d’Ockham » afin de supprimer toutes les entités ontologiques
superflues, comme les abstractions et les universaux. Sans aucun doute, son œuvre
est toute entière traversée par un nominalisme méthodologique qui le conduit à
chercher à établir avec cohérence les principes d’une philosophie (naturelle, éthi-
que, et politique) et d’une théologie qui s’accordent avec un empirisme général.
Ockham pose ainsi l’expérience sensible comme le point de départ nécessaire de la
spéculation et il s’efforce de maintenir cette spéculation dans les limites de ce
qu’autorise l’investigation de la raison sur le donné des sens. Dans cette perspective,
la logique, et plus spécifiquement, la sémantique, constitue l’outil fondamental
dont dispose la raison pour accéder à la vérité. Ockham fait de la logique l’instru-
ment de la philosophie. Ainsi, on verra que la description de certains de ces outils
sémantiques occupe une place non négligeable dans le présent volume, et de
nombreux articles ayant trait à l’ontologie, la philosophie de la connaissance ou de
la nature, ne peuvent se comprendre sans une connaissance préalable de ces outils.
Philosophe et théologien marqué par sa formation en logique, Ockham fut aussi,
par la force des choses, engagé dans les querelles politiques de son temps. Dans ses
écrits polémiques, largement liés aux circonstances, on retrouve la virtuosité argu-
mentative qui le caractérise, mais au-delà on découvre ce que l’on peut véritable-
ment qualifier de philosophie politique (ou ecclésio-politique). Il nous est apparu
impossible de ne pas en donner un aperçu.
Le présent vocabulaire a pour but de faciliter la lecture des textes et non de s’y
substituer. Le lecteur est donc invité à s’y reporter ponctuellement pour préciser le
sens d’un terme technique. Cependant, celui qui voudrait se faire une idée rapide,
quoique nécessairement partielle, de la philosophie ockhamiste pourrait commen-
cer sa lecture par l’article « nominalisme », c’est-à-dire par le seul terme défini ici
que Guillaume n’utilise jamais. C’est pourtant bien un programme nominaliste de
réduction ontologique, appliqué à la théologie et à la philosophie naturelle qu’il a
mis en œuvre. Les renvois à la fin de chacun des articles permettront ensuite de
s’offrir un parcours dans ce qui reste l’un des sommets du nominalisme et de la
philosophie.
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Appréhension/jugement
(actus apprehensivus/actus judicativus)
• Le jugement est l’acte par lequel l’intellect accorde, ou refuse, son assentiment
à une proposition mentale selon qu’elle est estimée vraie ou fausse. C’est un acte
d’assentiment ou de dissentiment (assensus, dissensus) qui porte sur une proposition
du langage mental. Formulé, il est prononcé ou écrit, et il porte sur une propo-
sition orale ou écrite.
•• Ockham part du fait que nous formons des jugements : on pense avoir une
connaissance quand on est en mesure de former un jugement et on dit que quel-
qu’un sait quelque chose quand il est capable de former un jugement vrai à son
propos. D’après Aristote, la science est une connaissance vraie, ce qui, selon
Ockham, signifie qu’elle est constituée de propositions enchaînées avec nécessité. La
vérité de la science est celle de ses propositions. L’analyse du jugement a pour but
de dégager les conditions logiques de la connaissance.
Ockham distingue les deux actes de l’intellect : l’appréhension et le jugement.
L’appréhension peut porter soit sur les termes, c’est-à-dire sur les éléments d’une
proposition, ou sur les complexes — i. e. une proposition, ou un ensemble de propo-
sitions. Le jugement porte sur les propositions auxquelles on accorde, ou refuse, son
assentiment. Ces deux actes, bien qu’ils puissent avoir lieu simultanément, diffèrent
néanmoins réellement, car le jugement présuppose l’appréhension.
« L’assentiment est un acte par lequel quelque chose est connu de telle manière
que l’acte de connaissance se rapporte à cette chose. C’est un acte par lequel
j’accorde mon assentiment à quelque chose, de telle façon que l’acte d’assentiment
se réfère à quelque chose […], par exemple j’accorde mon assentiment à la pro -
position « l’homme est un animal », parce que je la considère vraie. Et non
seulement j’accorde mon assentiment à la proposition « “l’homme est un animal”
est vraie », où « la proposition “l’homme est un animal” » est sujet, mais j’accorde
mon assentiment à la proposition « l’homme est un animal » en soi et absolument.
Et cela parce que je sais qu’il en est en réalité comme il est dit dans la proposition.
[…] L’assentiment, en parlant naturellement, présuppose nécessairement l’appré-
hension d’un complexe, qu’il soit de manière indifférente composé de connaissances
des choses ou ne le soit pas. La raison en est que l’assentiment a pour objet un
complexe ; et néanmoins nous accordons ou refusons naturellement notre assen-
timent à quelque chose uniquement s’il est connu ou appréhendé. Ainsi il est impos-
sible que j’accorde naturellement mon assentiment à un complexe si je ne l’ai pas
appréhendé » (Quodl., III, q. 8 et IV, q. 16).
••• Ockham traite de la différence entre appréhension et jugement à propos de
la connaissance scientifique et des articles de foi. Il prend un exemple (Quodl., V,
q. 6) : deux hommes s’opposent concernant l’article de foi « Dieu est un et trine »,
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auquel l’un croit et l’autre pas. Ce qui les sépare, c’est qu’il y a pour l’un un acte
de foi et pas pour l’autre, mais l’un et l’autre doivent bien appréhender l’article
en question s’ils accordent ou refusent leur assentiment. Il arrive en outre que nous
doutions, que nous soumettions une proposition à un examen ; nous suspendons
notre jugement le temps de l’examen. Et il arrive encore que nous accordions tem-
porairement notre assentiment à une proposition dont nous doutons, en suivant les
autorités. L’expérience montre que l’appréhension se distingue du jugement. Nous
accordons notre assentiment à une proposition dont les termes supposent pour
quelque chose, autrement dit qui repose en dernier ressort sur un contact avec la
chose, donc sur une connaissance intuitive. Dans ce cas, la proposition « L’homme
est un animal » équivaut à « La proposition “l’homme est un animal” est vraie ».
Un tel assentiment suppose une appréhension, puisque nous donnons notre assen -
timent à une proposition, ou le refusons, dans la mesure où nous avons quelque
appréhension de ses termes. Quand on donne son assentiment à un complexe à tort,
la proposition accordée n’est pas composée uniquement de connaissances, mais la
raison pour laquelle on l’a concédée repose sur la connaissance simple, ou appré -
hensive, qu’on a eu de certains termes.
Voir Connaissance, Démonstration, Foi, Langage mental
Catégories
• Les catégories (substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position,
possession, action, passion) sont chez Aristote des genres de l’être. La substance, ou
l’individu, est au sens plein du terme, les autres catégories se rapportent à la sub-
stance dont elles sont les accidents (Cat., chap. 4). Pour Ockham le réalisme des
catégories équivaut à une projection dans l’être des catégories logico-linguistiques
et il nie que les catégories soient des divisions du réel ; elles sont de simples termes.
Seules les substances et les qualités singulières qui leur sont inhérentes sont réelles ;
« substance » et « qualité » sont des signes qui supposent pour les réalités singulières
existantes ; ils les signifient directement. Les autres catégories sont des termes par
lesquels on renvoie à ces mêmes choses de telle ou telle manière. « Il ne faut pas
penser que les dix genres sont des choses en dehors de l’âme, ou signifient dix choses
dont chacune n’est signifiée que par l’un d’entre eux ; l’enseignement des Péripa-
téticiens montre que les dix genres sont dix termes renvoyant de différentes
manières aux mêmes choses » (SL, I, c. 51). Aux yeux d’Ockham le réalisme des
catégories a une double origine : une lecture fautive d’Aristote et une propension à
multiplier les êtres d’après la multiplicité des termes, i. e. la croyance illusoire qu’à
n’importe quel terme correspond quelque chose de réel. La quantité, la relation,
etc., ne sont pas des réalités, mais des manières de parler des choses singulières.
•• Pour développer son approche, Guillaume analyse ces modes de signification à
l’aide des notions de signification directe et de connotation (ou significations
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Cause
• Ockham admet, à la suite d’Aristote, les quatre sortes de cause — matérielle,
formelle, efficiente et finale — qui sont autant de manière de dire le pourquoi.
La cause efficiente est l’objet d’un traitement approfondi. Elle est ce dont
l’existence réelle confère à une autre chose un être nouveau différent de la cause.
Le terme « cause » est un terme relatif ; il signifie une corrélation observée. On
constate que quand un phénomène A est posé, un phénomène B s’ensuit, et quand
A n’est pas posé, B ne s’ensuit pas. « Pour qu’une chose soit une cause immédiate, il
suffit que quand cette chose absolue est posée, l’effet soit posé, et que quand elle
n’est pas posée, et que toutes les autres conditions concourantes et les dispositions
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demeurent les mêmes, l’effet ne soit pas posé. Ainsi tout ce qui est relatif à quelque
chose de cette manière est sa cause, bien que l’inverse ne soit pas vrai […] Si du
fait que quand une chose est posée l’effet s’ensuit, et que quand elle n’est pas posée
il ne s’ensuit pas, il ne découlait pas qu’elle est la cause de l’effet, il n’y aurait
aucune manière de savoir que le feu est cause de la chaleur dans le bois. Car alors
on pourrait dire qu’il y a une autre cause de la chaleur qui n’agit néanmoins
qu’en présence du feu » (I S, d. 45, q. 1).
•• Ockham insiste sur l’immédiateté de la cause : « Toute cause proprement dite
est une cause immédiate » (I S, d. 45, q. 1). Par cette réduction de la cause à la
cause immédiate, il critique l’ordre essentiel des causes chez Duns Scot, et au-delà
dans le système hiérarchique des causes hérité de l’adaptation du néoplatonisme de
type proclusien dans la philosophie arabe (par exemple dans le Liber de causis), et
en général dans le péripatétisme arabe repris par les médiévaux à partir d’Albert
le Grand. Thomas d’Aquin qui partage une telle conception souligne pour sa part
que toute cause créée, même principale, i. e. agissant selon sa propre forme ou son
essence, est seconde par rapport à Dieu qui est la cause propre de l’existence de
l’effet. Dans une telle hiérarchie des causes, toute la série des causes secondes
dépend de la cause première dans son existence et dans son action causale (cf.
S. th., I, q. 45, a. 5, Rép.). Mais le vocabulaire de « l’ordre essentiel » de
l’antérieur et de ce qui est postérieur, c’est-à-dire moins parfait et moins noble
selon l’essence, est repris par Duns Scot à partir de la division en ordre d’éminence
et en ordre de dépendance : l’antérieur est éminent essentiellement, le postérieur
dépassé en perfection, et il est aussi postérieur en dépendance, parce qu’il a
essentiellement besoin de l’antérieur. Et en préservant l’éminence de la cause
commune qui est la plus éloignée et n’est pas causée, il met en place un ordre
hiérarchique disposé en réseaux de causes et d’effets médiats (cf. Traité du
premier principe, p. 46).
Ockham récuse l’idée d’un ordre d’éminence et de dépendance entre les causes, et
considère dans la causalité un simple jeu de causes partielles ou totales, concourant
à un même effet. Les causes sont situées dans la chaîne sur un même plan et non
plus de façon hiérarchique. Il y a cependant une différence entre la cause
première et les causes secondes. Mais la notion d’influxus, de flux par un ordre de
causalité essentielle, différent de l’ordre accidentel des causes secondes, est
critiquée. Dieu est cause immédiate de toutes les choses produites par les causes
secondes, parce qu’il peut selon l’argument de potentia absoluta les produire
directement, et surtout parce que dans leur être radicalement contingent, les
créatures dépendent de Dieu.
••• La position d’Ockham sur la cause efficiente est-elle proche de celle qui sera
développée plus tard par Hume ? Il nie que la relation causale soit démontrable et
souligne qu’elle relève de corrélations observées ; puisque la cause et l’effet sont des
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choses singulières, Dieu peut faire exister l’une sans l’autre dès lors qu’elles sont
réellement distinctes et il peut produire directement, par sa puissance absolue, ce
qui serait produit normalement par une autre cause (II S, q. 3-4). Certains
pourraient en tirer argument pour soutenir que s’il suffit que quand une chose est
posée l’effet soit posé, et quand elle n’est pas posée il ne le soit pas, il n’appartient
pas à la notion de cause que l’effet suive nécessairement, bien qu’il ne puisse exister
sans lui. Mais dans la théologie, il en découlerait que les actes méritoires d’une
part, et les sacrements d’autre part, seraient des causes de la grâce seulement en
ce sens-là (II S, q. 1). C’est par sa puissance propre que la cause est suivie
naturellement de son effet. Quant à la grâce, elle ne découle pas de la nature de
la chose, mais de la volonté divine. « Le terme « cause », puisque c’est ce dont
s’ensuit l’existence d’une autre chose, peut être pris en deux sens. Premièrement,
quand de la nature d’une chose existante et présente, l’existence d’une autre
s’ensuit naturellement, et deuxièmement quand de l’existence, ou de la présence,
de l’une l’autre s’ensuit par la simple volonté d’un autre. Et c’est de cette manière
que nous soutenons qu’un acte méritoire est appelé cause seulement eu égard à la
volition divine. Et les causes sine qua non sont des causes de cette seconde sorte » (II
S, q. 1). Il semble ainsi se séparer de l’analyse humienne pour laquelle : « il n’y a
pas de fondement à la distinction que nous faisons parfois entre les causes
efficientes et les causes sine qua non » (Hume, Traité de la nature humaine, I, III,
XIV). Autrement dit, si elle n’est pas démontrable, la causalité est posée comme
réelle par Ockham et le jugement de causalité n’est pas compromis, car même si la
stricte nécessité leur fait défaut, il y a des motifs de donner son assentiment à
certains jugements ; il n’y a pas de raison de douter que dans l’ordre institué de la
nature, le feu soit cause de la chaleur. Il faut une expérience pour savoir que ce
feu produit de la chaleur, et nous pouvons inférer la proposition « tout feu produit
de la chaleur » qui, posée comme prémisse dans un raisonnement, peut devenir
principe d’autres démonstrations.
Voir Nature, Relation, Terme, Puissance divine
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mesure où une chose est connue. Ce qui autorise une référence directe du concept
à la chose est la relation naturelle de causalité, qui est la condition pour que le
concept soit concept de quelque chose.
Voir Connaissance, Langage mental, Signe, Supposition, Terme
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Distinction
• Ockham admet l’existence de la distinction réelle qui pose que c’est dans la
réalité même que les objets sont distincts, par exemple Socrate et Platon, alors que
la distinction de raison est produite par l’esprit qui distingue dans une chose
différents aspects. Outre la distinction de raison couramment admise, Duns Scot
en introduit une troisième qu’il nomme distinction ex natura rei, ou non-identité
formelle, et c’est elle qui est l’objet de débats importants durant le XIV e siècle.
Ockham la réfute en montrant que si les choses sont individuelles, le problème de
savoir comment elles s’individuent à partir d’une nature commune est un faux
problème.
•• C’est en théologie, et dans la théorie de l’universel, que Scot mobilise la
distinction formelle. Les attributs divins ne diffèrent pas de la simplicité infinie de
l’essence divine, mais la bonté de Dieu n’est pas sa justice ni sa puissance ; les
attributs diffèrent donc formellement l’un de l’autre. Ockham résout le problème
de la distinction des attributs divins par la théorie de la connotation ; les attributs
divins signifient l’essence infinie de Dieu en la connotant diversement. Et il réduit
la question du principe d’individuation à un faux problème, mais ses critiques
reposent sur une réfutation de la distinction formelle.
Il considère qu’il est impossible aux créatures d’être distinctes formellement si elles
ne le sont pas réellement : « là où il y a une distinction ou une non identité entre
des choses, des propositions contradictoires peuvent être affirmées de ces différentes
choses. Mais il est impossible que des propositions contradictoires soient affirmées de
certains termes, ou des choses pour lesquelles ils supposent, s’ils ne sont pas des choses
réellement distinctes » (Ordinatio, I, d. 2, q. 1, p. 14). Comme Duns Scot soutient
que la non identité formelle est a parte rei, elle est nécessairement une distinction
réelle, car si deux choses sont distinctes, alors si on peut affirmer d’une chose une
proposition et de l’autre sa contradictoire, cela suppose que ces choses sont
distinctes réellement. Il n’y a pas à poser une distinction entre les distinctions
réelles et de raison.
••• Selon Scot, il n’y a pas d’universel dans les choses mais de la communauté ;
lorsqu’on dit que Platon et Socrate ont quelque chose en commun, on parle de la
nature et pas du concept universel. L’essence, ou la nature, est indifférente à la
fois à l’universalité et à la singularité ; l’universalité lui est conférée par le fait
d’être pensée par un intellect et la singularité par le fait d’avoir un être
d’existence (esse existens) effectif dans tel individu. L’essence a un mode d’être
(esse essentiæ) antérieur à toute intellection ; elle est en soi une possibilité du réel.
L’univocité de l’être signifie que l’être est commun à ce qui est, la différence entre
les étants relève seulement de l’intensité de l’essence, en soi commune, mais
particulière dans un singulier individué : « La communauté convient par elle-
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•• L’évidence est une qualité de la notitia, elle qualifie le rapport de mon intel-
lect à une proposition ; elle n’est pas une notion purement psychologique car elle
implique la vérité de la proposition. L’appréhension concerne les termes, et non les
choses, bien qu’ils supposent pour les choses : « Tout acte judicatif présuppose dans
la même faculté la connaissance simple des termes puisqu’il présuppose l’acte
d’appréhension, et l’acte d’appréhension se rapportant à un complexe présuppose
la connaissance simple des termes » (ibid.). Dans la mesure où elle repose sur la
connaissance simple des termes de la proposition, l’évidence n’est donc pas immé-
diate ; la connais sance simple des termes de la proposition, et si c’est une
conclusion, des termes des propositions qui servent à l’inférence, fonde l’évidence.
••• Il y a deux voies par lesquelles l’appréhension des termes d’une proposition est
la cause suffisante de l’assentiment à la proposition : soit par l’appréhension immé-
diate des termes, soit par l’appréhension d’une chaîne de raisonnement comme
dans la science.
Les propositions connues par soi sont telles que l’assentiment est produit immédia-
tement dès que la proposition est appréhendée, par exemple en pensant « un
homme n’est pas une pierre », on donne d’emblée son assentiment à la proposition.
L’appréhension des termes présents à l’intellect cause l’assentiment évident aux
propositions. La connaissance intuitive, connaissance des faits contingents et des
choses actuellement existantes, est aussi la raison suffisante de la connaissance évi-
dente. Mais nous pouvons avoir en outre des connaissances nécessaires à propos des
choses singulières, qui ne se limitent ni à la connaissance des propositions connues
par soi (per se notae) , ni à celle des faits contingents. L’évidence est attribuée à des
propositions dont la matière est contingente (de contingenti) comme à celle dont la
matière est nécessaire (de necessario). Ce qu’il convient de considérer pour décider
de l’évidence d’une proposition, c’est la causalité exercée, ou non, par l’appré-
hension des termes, sur l’assentiment au complexe qui en est formé.
Voir Appréhension/jugement, Connaissance, Démonstration, Science
Foi (Fides)
• La foi est d’abord le terme générique désignant tout acte de croyance (y
compris faux, comme chez l’hérétique) ou d’assentiment, exempt de doute, à un
objet simple ou à une proposition dont le contenu est un article de foi (Dialogue, I,
4, 4). Guillaume distingue en effet l’acte de foi par lequel on croit que Dieu
existe, qui a Dieu pour objet, et qui relève davantage d’une forme de vision, de
l’acte par lequel on croit que Dieu est tel ou tel (incarné, un et trine, etc.) et qui
est une proposition. À proprement parler cependant, tout acte de foi ou d’assen-
timent porte sur un complexe, puisque seule une proposition est susceptible d’être
vraie.
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Gouvernement (principans)
• Dans une perspective augustinienne, Ockham fait du gouvernement et de
l’introduction de la juridiction une conséquence de la Chute. Celle-ci n’efface pas
totalement les critères de la vie commune parfaite. Il s’agit cependant de
maîtriser les effets du péché originel. Celui-ci introduit, en effet, la cupidité et
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l’égoïsme (le désir de posséder) qui mettent fin à la concorde, au souci du bien
commun et à l’usage droit de sa raison. Dieu a donc donné à l’homme un droit
d’appropriation, afin que chacun apporte du soin à ses biens propres. Cependant,
cette division et cette appropriation autorisées par Dieu doivent s’accompagner
d’une forme de contrôle, en raison de la méchanceté des hommes. Ainsi, Dieu a
également donné le pouvoir de juridiction, c’est-à-dire d’instituer un gouverne-
ment. Le pouvoir politique n’est donc pas naturel, il est une conséquence de la
Chute, et il vise avant tout à réguler le droit de propriété (dans un sens large, à
savoir l’ensemble des droits réels et personnels) en fonction de l’avantage commun.
Le gouvernement a ainsi une fonction purement instrumentale. L’autorité poli-
tique est mise en place afin de protéger les droits individuels.
•• Dans la mesure où ces droits d’appropriation et d’institution politique
proviennent de Dieu, on pourrait supposer que toute légitimité politique est fondée
en dernier recours sur le pouvoir spirituel. Mais c’est précisément ce que Ockham
veut éviter. De fait, si Dieu est l’origine du pouvoir politique, en tant qu’il le
permet, il ne dit rien de ses modalités (la Bible ne prescrit rien à ce sujet), et il
revient à chaque homme de faire usage de sa droite raison pour déterminer quel
régime lui permet de maximiser ses avantages. Le droit d’institution est un droit
naturel (divin), mais c’est une loi humaine qui fixe les formes du pouvoir. En ce
sens, Ockham dit de l’empire qu’il est a Deo per homines, il provient de Dieu au
moyen des hommes. Il y a en effet trois façons de comprendre l’origine divine d’un
pouvoir : il peut être institué sans contribution humaine (c’est le cas de Moïse), il
peut être conféré par Dieu avec l’aide d’une créature (c’est le cas de
l’eucharistie), il peut être fondé par Dieu, une fois établi. C’est ce dernier sens qui
convient au pouvoir politique. L’origine est divine, les modalités sont humaines.
C’est le peuple, la multitude des individus, qui est l’occasion de l’institution d’un
pouvoir temporel : « Il faut donc avouer que [l’empire romain] a été institué par
Dieu avec le concours d’une ordonnance humaine, en sorte que les hommes qui
avaient un pouvoir de conférer une juridiction temporelle à quelqu’un ont
véritablement conféré la juridiction impériale à l’empereur » (Court traité du
pouvoir tyrannique, IV, 6).
••• Les hommes sont investis par Dieu de l’autorité de choisir un souverain, et c’est
de là que provient toute légitimité du pouvoir politique. Un régime politique n’est
en rien naturel, il ne relève pas d’un droit divin. Ce faisant, donc, Ockham
interdit toute intrusion du spirituel dans le temporel au motif d’une origine divine
du pouvoir. Le pape n’a qu’une juridiction spirituelle (qu’il tient directement de
Dieu) et en rien temporelle. C’est donc ce consensus universel, conforme à l’équité
naturelle et lié à la liberté évangélique et au critère du bien commun, qui fonde
l’obéissance aux normes sociales et détermine les limites du juste légal. C’est ce
consensus qui détermine la distinction entre un pouvoir de fait et un pouvoir
authentique. L’autorité est légitimée par la soumission volontaire des sujets à un
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pouvoir créé pour défendre le bien commun et les libertés individuelles. Le mo-
ment originaire du consensus populaire est un moment théorique où le peuple
abandonne sa souveraineté en faveur, de préférence, d’un unique gouverneur, et
cet abandon est irrémédiable. Ockham ne défend nullement l’idée d’une inter-
vention permanente du peuple dans les affaires politiques, précisément parce qu’il
défend un consensus universel et non pas simplement une simple règle de la
majorité. Dès lors que le peuple a choisi le régime le plus apte à la défense du bien
commun, la gestion des affaires politiques lui échappe. Une fois désigné, donc, le
pouvoir est souverain et ne peut plus être remis en cause que dans des limites bien
précises. De fait, tout droit, quel qu’il soit, peut être remis en cause dans un cas
d’extrême nécessité. L’exemple le plus fréquent au Moyen Âge est le droit de
s’approprier temporairement le bien d’autrui, si sa propre survie et son salut est en
jeu. Ainsi, selon Ockham (dans le traité An princeps), un souverain peut
réquisitionner les biens du clergé afin de mener une guerre juste. Ockham utilise
surtout ce droit d’exception pour justifier la révolte du peuple contre tout pouvoir
qui commettrait une faute grave. Le consensus originaire trouve ici sa fonction
principale. Si le peuple ne peut pas revenir sur sa soumission originelle pour
n’importe quel désaccord, il peut en revanche légitimement se révolter contre tout
pouvoir qui empiéterait sur la liberté évangélique et agirait contre le bien
commun, c’est-à-dire dans l’esprit d’Ockham contre tout pouvoir victime d’une
dérive tyrannique. Au sein de tout pouvoir, il faut en effet distinguer pouvoir
régulier et pouvoir occasionnel (sur le modèle de la toute puissance divine). Le
pouvoir régulier d’établissement des lois et de gestion des affaires courantes a été
abandonné au souverain par le peuple. En revanche, le peuple conserve un droit
occasionnel de déposer un souverain qui aurait commis une faute grave (Huit
questions sur le pouvoir du pape, II, 8). De même, le peuple, via l’empereur, peut
légitimement déposer un pape hérétique, et un pape, peut à l’occasion déposer un
empereur tyrannique. C’est encore une fois le caractère strictement instrumental
du pouvoir, et le primat des droits individuels et du bien commun qui légitiment un
tel recours à un pouvoir d’exception.
Voir Liberté, Propriété
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Liberté
• De façon générale, Ockham définit la liberté, en rapport avec sa conception
de la contingence, comme l’absence de nécessité, telle que la liberté de choix est
préservée : « j’appelle liberté le pouvoir par lequel je peux indifféremment et de
façon contingente poser diverses choses, de sorte que je puisse causer et ne pas
causer le même effet, sans aucun changement ailleurs que dans ce pouvoir »
(Quodl., I, q. 16). Cette définition rend compte du sens le plus général (proche de
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la liberté d’indifférence), que chacun peut expérimenter en soi, mais n’exclut pas
certains sens plus précis, à savoir d’une part la liberté comme absence de servitude,
c’est-à-dire de péché, et d’autre part la liberté comme immutabilité, c’est-à-dire
la permanence dans le bien, propre aux anges et aux bienheureux (II S , q. 19).
Ce dernier sens est nettement inspiré de la description que S. Augustin donne de la
liberté des bienheureux dans La Cité de Dieu, XXII, 30.
•• La liberté est principalement une propriété de la volonté quoique l’on ne
puisse pas le prouver, mais seulement l’expérimenter dans nos actions et dans le
fait que lorsque la raison nous dicte quelque chose, nous pouvons le vouloir ou le
refuser. Plus précisément, la liberté est un terme connotatif signifiant de façon
première la volonté et connotant une capacité à agir de façon contingente. Ainsi,
conformément à ce qu’indique Aristote, dans les agents naturels rien ne peut
passer à l’acte sans une cause extérieure, mais dans le cas de la volonté une telle
chose est possible puisque la liberté est une auto-détermination à agir, c’est-à-dire
à produire tel effet ou son contraire (Quodl., I, q. 16).
••• La liberté est un concept pivot de l’œuvre politique de Guillaume d’Ockham.
La loi évangélique est en effet qualifiée de « loi de liberté parfaite » (Court traité,
II, c. 4). Elle correspond au droit naturel et sert de norme à la pratique politique.
Originairement, la nouvelle alliance rend les hommes libres et égaux (Court
traité, IV, c. 10). Il est donc inconcevable que l’Évangile puisse justifier une forme
de pouvoir tyrannique, c’est-à-dire l’esclavage des sujets. Par là, Ockham veut
avant tout exclure l’idée d’un pouvoir absolu (contre les théories théocratiques qui
défendent le pouvoir plénier du Pape), mais cette exaltation de la liberté fonde
également l’origine populaire du pouvoir politique. Dans la mesure où la liberté
relève du droit naturel (en d’autres termes, de la loi divine), le consensus et
l’autonomie décisionnelle du peuple sont fondateurs pour la constitution d’un
régime politique. Les hommes sont investis par Dieu de l’autorité de choisir un
souverain, et c’est de là que provient toute légitimité du pouvoir politique. Ainsi,
cette liberté liée à l’équité naturelle fonde les situations d’exception (comme
l’appropriation du bien d’autrui dans les cas d’extrême nécessité) et limite les
prétentions du pouvoir, qu’il soit spirituel et temporel : « L’équité naturelle peut
en effet se comprendre de deux manières. Dans une première acception, elle
renvoie à ce qui est conforme à la droite raison, laquelle ne peut être fausse ni
non-droite ; contre cette équité naturelle, le pape ne peut rien et, s’il agit à
l’encontre de l’équité naturelle prise en ce sens — qui est le droit naturel — il ne
peut obliger légitimement, et son acte, en vertu du droit, est nul. Dans son autre
acception, l’équité naturelle renvoie à ce qui doit être ordinairement observé par
ceux qui usent de la raison, à moins qu’il n’y ait une cause particulière qui fasse
qu’on ne puisse ou ne doive l’observer. » (Court Traité, II, c. 24)
Voir Gouvernement, Vertu, Propriété
181
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
182
Guillaume d’Ockham
••• « L’ordre, comme l’unité, de l’univers n’est pas quelque chose de relationnel,
comme un lien unissant les corps ordonnés les uns aux autres dans l’univers, sans
lequel les corps ne seraient pas ordonnés et l’univers pas doté d’unité. Mais l’ordre
signifie seulement les corps absolus eux-mêmes, qui ne forment pas une chose une
en nombre, mais tels que parmi eux l’un est plus distant d’un même corps qu’un
autre, l’un plus proche d’un autre et l’autre plus ou moins distant, sans un rapport
qui leur est inhérent, de telle sorte qu’il soit réel entre les uns et pas entre les
autres. Et ainsi la connexion de l’univers est mieux sauvegardée sans un tel rapport
plutôt qu’avec lui » (Quodl., VII, q. 8). C’est la réalité du rapport qu’Ockham
conteste et l’idée qu’une relation devrait être réelle et exister entre les termes
comme un rapport inhérent à chaque terme de la relation (respectus). L’unité du
monde ne se ramène pas à l’existence d’un tel ordre. Il ne nie pas l’existence d’un
ordre du monde, et ne promeut pas à sa place le chaos, mais l’ordre n’est pas
distinct des choses ordonnées, et il se ramène en définitive à la disposition spatiale
des corps singuliers. Ce sont les termes « unité » et « multiplicité », « totalité » et
« parties », « lieu », « disposition » et « ordre » qui servent à conceptualiser l’ordre
en ne désignant rien d’autre que les éléments, ou les corps singuliers, et non un
rapport. L’ordre n’est rien d’autre que les étants absolus pensés conjointement.
La question de l’unité du monde renvoie à celle de la relation du monde à Dieu.
Traditionnellement unité, ordre, beauté et harmonie, du monde sont des signes de
Dieu dans sa création. Ockham soutient que la relation est une intention de l’âme
qui signifie plusieurs choses absolues, mais on peut dire que la création est une
relation réelle, « non pas parce qu’elle serait quelque chose, mais parce qu’elle
signifie de vraies choses, qui ne requièrent aucune opération de l’intellect pour que
l’une soit créante et l’autre créée » (I S , d. 30, q. V). Si la création n’est pas
fictive, elle ne se distingue pas des choses créées ; l’étant-créé ne diffère pas
réellement de la créature et la création ne connote pas quelque chose qui diffère
des choses existant actuellement. Il n’y a pas, comme le croient les théologiens, de
fondement de la relation distinct de l’existence des choses créées qui ferait signe
vers Dieu et serait son vestige ici-bas. Cela vaut aussi pour le monde ; il est inutile
de chercher un ordre intrinsèque, différent de la disposition des étants individuels,
dont Dieu serait le garant.
Voir Nature, Relation, Terme
183
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
184
Guillaume d’Ockham
existent dans des lieux différents. La matière première a quelque extension, mais
n’en a aucune qui soit déterminée. Par « corps », il faut entendre ce qui a trois
dimensions et pas seulement le composé de matière et de formes étendues, comme
l’affirme Thomas.
••• L’une des premières propriétés assignées aux choses naturelles par Aristote est
le mouvement ; « la nature est un certain principe, à savoir une cause du fait
d’être mû et d’être en repos pour ce à quoi elle appartient immédiatement par soi
et non par accident ». Le mouvement est défini au sens large, i. e. en incluant le
mouvement local, l’altération, la génération et la corruption, comme l’acte de ce
qui est en puissance. Pour Ockham, si tout corps naturel subsistant par soi est
mobile, cela ne peut pas être démontré, mais connu seulement par expérience. Il
estime que la définition d’Aristote ne constitue pas une définition nominale
suffisante du mouvement, parce que le prédicat « être en acte par rapport à
quelque chose et en puissance par rapport à quelque chose d’autre » s’applique
aussi bien à une chose en repos qu’à quelque chose en mouvement ; une chose peut
être pendant dix ans blanche en acte et noire en puissance. Et il propose d’ajouter
à la définition, « le mouvement est l’acte de ce qui est en puissance », « dans la
mesure où il est en puissance », où « « dans la mesure où » dénote qu’immé -
diatement après ceci, quelque chose d’autre sera actuel » (De successivis). Et ainsi
« pour que quelque chose soit mû (moveri), il suffit que le mobile acquière, ou
perde, continûment quelque chose après une autre chose, de façon successive, et
sans interruption ou sans repos temporel » (Petites sommes de philosophie naturelle,
IV, c. 6). Ainsi changer (mutari), c’est être maintenant différent de ce qu’on était
avant.
La définition du mouvement est en étroite corrélation avec les catégories. Aristote
souligne qu’il n’y a pas de mouvement à part des choses ; « ce qui change change
toujours soit selon la substance, soit selon la quantité, soit selon la qualité, soit selon
le lieu. […] De sorte qu’il n’y aura ni mouvement ni changement de quoi que ce
soit à part des catégories qu’on a dites » (Phys., chap. 1, 200 b 33-201 a 2). Pour
Ockham, le mouvement n’est pas quelque chose en dehors, ou au-delà, du terme
du mouvement, et par exemple devenir blanc n’est pas quelque chose qui s’ajoute
au fait d’acquérir successivement la blancheur. Il en est ainsi pour le mouvement
brusque (mutatio subita) comme pour les mouvements plus graduels. Il n’y a pas de
changement distinct des choses qui changent. Le mouvement, et le changement, ne
sont pas des choses successives distinctes de la chose permanente qui se meut, ou qui
change. Pour Ockham, Averroès aurait défini le mouvement comme fluxus
formae (flux d’une forme) pour souligner que le mouvement ne se distingue pas de
ses termes, et que « quand quelque chose se meut, il flue continûment, c’est-à-dire
que continûment il acquiert ou perd quelque chose ; ainsi, lorsque quelque chose se
meut localement, il flue continûment d’un lieu dans un autre non pas en raison
d’une certaine chose, en sus du mobile et du lieu qu’il acquiert, mais parce que
185
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
toujours il est dans un lieu et dans un autre, sans qu’aucune autre chose ne lui
advienne » (Petites sommes de philosophie naturelle, III, c. 7). En s’exprimant de
cette manière, Ockham désontologise le mouvement ; il est réduit à la considé-
ration du rapport entre les substances ou entre les parties d’une substance.
Voir Catégorie, Quantité, Monde
Nominalisme
• On définit en général le nominalisme comme la doctrine qui soutient que seuls
existent les individus et qui applique, pour défendre cette thèse, le « rasoir
d’Ockham », entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem. Mais personne ne
nie au Moyen Âge que les substances individuelles sont les seuls êtres concrets. La
critique aristotélicienne des formes platoniciennes s’est imposée, et nul ne défend
l’existence séparée des universaux. En outre le principe selon lequel il ne faut pas
multiplier inutilement les entités ne se trouve pas sous cette forme chez Guillaume,
mais sous la forme « c’est en vain que l’on fait avec plusieurs ce que l’on peut faire
avec un petit nombre », ou « on ne doit pas poser de pluralité sans nécessité »,
formules qui interdisent de déterminer a priori ce que sont ces « plusieurs ». De
fait ce principe n’est pas en soi nominaliste. Ockham le reprend à Duns Scot qui
n’est pas nominaliste, et il provient d’Aristote (Phys., I, 4, 188a 17-18), mais il y a
bien un visage nominaliste de ce principe. Ockham ne se désigne pas comme
nominaliste, mais comme terministe, c’est-à-dire pratiquant la logique terministe :
la logique qui analyse le sens des termes ou les unités signifiantes d’une proposition.
•• La notion de nominalisme apparaît à la fin du XVe siècle (1473) dans un
mémoire adressé à Louis XI rédigé par des maîtres nominalistes, suite à la condam-
nation de leur doctrine. On peut y lire : « on appelle nominalistes ces maîtres qui
ne multiplient pas les choses, principalement désignées par des termes, selon la
multiplication des termes. On appelle réalistes au contraire ceux qui affirment
que les choses sont multipliées selon la multiplicité des termes. Par exemple, les
nominalistes disent que la déité et la sagesse sont une seule et même chose
entièrement, puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu. Au contraire, les réalistes
disent que la sagesse divine est différente de la déité. En outre, on appelle nomi-
nalistes ceux qui s’appliquent avec diligence et effort à connaître toutes les
propriétés des termes, dont dépendent la vérité et la fausseté d’un énoncé, et sans
lesquelles on ne peut pas juger parfaitement de la vérité ou de la fausseté des
propositions. Ces propriétés sont la supposition, la signification, l’appellation,
l’ampliation, la restriction, la distribution des exponibles. Ils connaissent en outre
les obligations et les insolubles, vrais fondements des arguments dialectiques, et tous
leurs défauts. Ayant été instruits de ces éléments de logique, ils connaissent
facilement à propos d’une argumentation quelconque si elle est correcte ou non.
Les réalistes en revanche négligent toutes ces choses et les dédaignent en disant :
186
Guillaume d’Ockham
« nous allons aux choses, et ne nous soucions pas des termes ». Contre ces maîtres le
chancelier Jean Gerson répondit : « en allant aux choses, vous négligez les termes,
et vous tombez dans une ignorance complète de la chose. » ; et il ajoute aussi que
les-dits réalistes s’engagent dans des difficultés inextricables, et cherchent une
difficulté où il n’y a qu’un problème logique ».
Les nominalistes se caractérisent par le refus du parallélisme logico-ontologique : à
chaque terme ne correspond pas une chose. La structure du langage est différente
de celle du réel. La lecture nominaliste du rasoir — ou principe de parcimonie —
prend son sens avec la rupture du parallélisme logico-ontologique. En outre, ils
pratiquent l’analyse logique du langage et des propriétés logiques des termes : la
supposition, i. e. la référence, la signification, l’appellation, i. e. la connotation, et
l’ampliation ou la restriction, i. e. la modification, notamment temporelle, de la
référence, et l’exposition, i. e. la décomposition des propositions ambiguës. Cette
maîtrise des techniques logiques permet d’éviter les pièges du langage dans les
situations sophistiques (obligation et insolubles), et d’identifier le vrai et le faux en
vue de formuler un langage pour la science.
••• Le statut du nominalisme médiéval est plus méthodologique que doctrinal. Le
point commun entre nominalistes est le primat de la référence, la nécessaire
réduction des processus sémantiques à certaines formes de référence et l’admission
des conséquences ontologiques du primat de l’extensionnalité. Cet accord méthodo-
logique est minimum, il ne suppose pas un accord sur l’ensemble de la méthode,
encore moins sur le contenu de l’ontologie. Le problème des nominalistes est d’arti-
culer un monde d’individus et un langage scientifique qui utilise des termes com-
muns. Par exemple, dans le cas des choses contingentes se pose le problème du sens
d’une proposition quand ses suppôts n’existent pas. Pour un réaliste, la pro position
« tout homme est un animal » est nécessairement vraie, car elle rend compte d’une
essence, d’une nature universelle. Pour un nominaliste, ce n’est pas acceptable ; la
solution ockhamiste revient à décomposer toute proposition catégorique en condi-
tionnelle : « s’il y a un homme, il y a un animal », car une telle pro position est
vraie indépendamment de l’existence du sujet. La solution de Jean Buridan ( ca.
1300-1361) est sur ce point différente ; un nom peut signifier une chose sans
désigner une détermination temporelle et renvoyer indifféremment au passé, au
présent ou au futur. Les noms sont omnitemporels. Ainsi, les énoncés scientifiques
concernent non pas un temps déterminé mais tous les temps, et renvoient à des
individus présents autant que passés et futurs. La supposition naturelle renvoie à
tous les individus concrets quel que soit le moment où ils existent.
On voit que quelle que soit leur diversité, les techniques logiques développées par
les nominalistes visent à réduire l’engagement ontologique.
Voir Catégorie, Supposition, Terme, Universel
187
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
188
Guillaume d’Ockham
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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
peut de façon absolue et non ordonnée, puisque Dieu ne peut rien faire de
désordonné. » (Quodl., VI, q. 1).
•• E. Randi a proposé de distinguer deux modèles pour rendre compte de la
puissance absolue, un modèle opératoire et un modèle logique. Selon le modèle
opératoire, la puissance ordonnée détermine un état de droit, à savoir les lois de la
nature ; la puissance absolue est la capacité de Dieu d’intervenir de fait dans le
cours de la nature pour le suspendre. Ce modèle introduit, à l’évidence, une forme
d’arbitraire divin. C’est ce dernier modèle que Scot va entreprendre de défendre.
La distinction entre les deux modalités de la puissance divine est une distinction
entre le fait et le droit. L’intervention divine de fait est comparable à des décrets,
des arrêts contraires à la loi. En revanche, pour le modèle logique auquel on peut
rattacher Ockham, la puissance divine est la puissance de tous les possibles avant la
création ; la puissance ordonnée est le choix de l’un de ces possibles.
L’ordonnancement est le résultat d’un choix libre mais immuable que Dieu ne
peut plus modifier : « Mais il faut comprendre que « pouvoir quelque chose »
parfois est pris selon les lois ordinaires et instituées par Dieu, et par cette puissance
Dieu est dit pouvoir faire selon la puissance ordonnée. On prend autrement
« pouvoir » pour pouvoir faire advenir tout ce qui n’inclut pas de contradiction,
que Dieu se soit ordonné de le faire ou non, puisque Dieu peut faire beaucoup de
choses qu’il ne veut pas faire, selon le Maître des Sentences [Pierre Lombard],
L. I, d. 43. Et par cette puissance, Dieu est dit pouvoir par sa puissance absolue.
De même le pape ne peut pas faire certaines choses selon les droits établis par lui,
qu’il peut cependant faire de façon absolue » (Quodl., VI, q. 1).
••• La puissance absolue permet de réaliser un certain nombre d’expériences de
pensée. Deux d’entre elles doivent être soulignées : l’intuition du non-existant et la
haine de Dieu. La première est la plus connue : dans la mesure où Ockham met en
place, comme nombre de ses contemporains, une théorie causale de la connais-
sance, l’objet connu est cause du concept de cet objet dans mon esprit et produit
une connaissance intuitive. Il est donc logiquement possible que Dieu, en tant que
cause première, supprime par sa puissance absolue cet objet (cause seconde) tout
en maintenant son effet, c’est-à-dire le concept de cet objet qui n’existe plus. Je
possède alors une connaissance intuitive d’un objet non-existant. Il faut prendre
garde à ne pas faire une lecture sceptique de cette expérience de pensée. De fait,
Ockham ne prétend nullement que Dieu est trompeur. Dans le cadre de
l’intuition du non-existant je perçois intuitivement un objet qui n’existe pas tout en
sachant qu’il n’existe pas (puisque la connaissance intuitive est une connaissance
évidente et vraie). Au contraire dans l’hypothèse du dieu trompeur qui se met en
place dans les milieux post-scotistes à la même époque, je perçois un objet qui
n’existe pas et je crois qu’il existe. L’enjeu de l’intuition du non-existant pour
Ockham est simplement de montrer qu’il n’est pas contradictoire que le concept et
l’objet existent l’un sans l’autre. C’est donc un test de séparabilité qui permet de
190
Guillaume d’Ockham
défendre la thèse que l’intuition n’est pas définie par sa relation avec un objet
présent, mais par des caractéristiques intrinsèques. La question de la haine de
Dieu s’inscrit dans une perspective semblable. Il s’agit de déterminer si Dieu, par
sa puissance absolue, peut ordonner à une créature de le prendre en haine, c’est-
à-dire de violer le précepte qui ordonne d’aimer Dieu. Dans une telle situation, la
créature se trouve alors manifester son amour de Dieu en lui obéissant tout en le
haïssant (Quodl., III, q. 14). Ainsi, c’est un commandement qui ne pourrait pas
être obéi. C’est donc, là encore, une situation logiquement possible, mais prati-
quement intenable qui permet de mettre en évidence certains éléments de
l’éthique ockhamiste. En particulier, il permet de souligner, contre Duns Scot
notamment, que le commandement d’aimer Dieu n’a pas le statut d’une propo-
sition logiquement nécessaire dont la négation est contradictoire, mais relève bien
de ce qui est établi par Dieu de façon contingente, au moyen de sa puissance
ordonnée. Il y a ainsi une contingence du devoir moral, qui relève du comman-
dement divin et de ce qui est identifié par la droite raison comme en relevant.
Voir Cause, Connaissance, Vertu
191
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
192
Guillaume d’Ockham
le sujet des accidents du pain. Les accidents du pain subsistent par eux-mêmes
puisque les substances et les qualités sont individuelles. Il est inutile de justifier la
subsistance des caractères individuels, puisque l’individuel n’est pas un accident de
l’universel. Les qualités individuelles du pain subsistent en elles-mêmes et accom-
pagnent miraculeusement le corps du Christ (SL, I, c. 44).
Voir Catégorie, Nature, Nominalisme, Supposition, Terme, Universel
193
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
réellement blancs, et il en est de même pour le terme « cause », etc. Ces relations
ne désignent pas un être de raison, et ne résultent pas d’une simple opération de
l’intellect.
••• La similitude, ou la paternité et la filiation, paraissent supposer, aux yeux de
Duns Scot, une relation intrinsèque. Selon lui, l’existence en A (par exemple
Socrate) d’une similitude propre à A (i. e. la nature de l’homme contractée en
Socrate) et en B (Platon) d’une similitude (la même nature contractée cette fois
en Platon), fonde la relation de similitude entre A et B, qui sont bien deux choses
distinctes mais relatives. De même pour le père et le fils, la paternité et la filiation
appartiennent respectivement au père et au fils, et si le père, ou bien le fils,
disparaissent, la relation de paternité, ou de filiation, demeure du fait que le père
a engendré le fils. Dans une relation extrinsèque, lorsque ces relatifs sont séparés,
ils continuent d’exister sans relation entre eux, par exemple si Dieu décidait de
séparer la forme et la matière. La relation est une chose relative distincte réel-
lement, ou formellement, des relatifs. Ockham résume sa position « la relation est
une certaine chose qui n’est pas plus une chose absolue que l’homme n’est un âne,
mais qui est distincte des choses absolues » (SL, I, c. 49).
Mais il est inutile d’imaginer quelque chose au fondement de la relation. La
relation est un terme de seconde intention, un signe de signe. Un nom est relatif s’il
désigne son signifié de telle manière qu’il ne peut se vérifier de quoi que ce soit sans
lui ajouter un autre mot à un cas oblique ; il est impossible que quelqu’un soit un
père s’il n’est pas un père de quelqu’un d’autre, ou que quelque chose soit sem-
blable sans être semblable à quelque chose d’autre. Et de même pour les termes
« fils », « cause », « causé », etc. Le terme père suppose pour des individus, ceux qui
ont engendré, et connote d’autres individus pour lesquels il ne suppose pas, les
enfants. Le père et la paternité, le fils et la filiation, le semblable et la ressem-
blance ne désignent pas des choses différentes, mais la même chose. Une relation
comme la paternité n’est pas une réalité au même titre que la blancheur ; c’est un
terme abstrait synonyme du concret correspondant, et dont on évitera d’hypos-
tasier le signifié, car son synonyme ne renvoie qu’à des individus. Et dire que le
père est père par la paternité se résume à dire que le père est père parce qu’il a
engendré le fils, et de même le fils est fils par la filiation, parce qu’il a été
engendré. De même dire que quelque chose est semblable à autre chose, c’est dire
qu’elle possède une qualité de même espèce que l’autre chose.
Voir Catégorie, Nominalisme, Supposition, Terme, Universel
Science (scientia)
• La science est une qualité de l’âme, un accident existant dans l’âme qui en est
le sujet, et elle désigne une proposition nécessaire scientifiquement démontrée au
194
Guillaume d’Ockham
moyen d’un syllogisme. Parmi les dispositions intellectuelles, la science est une
connaissance évidente d’une vérité nécessaire, nécessairement connue, ou reconnue,
comme vraie, et causée par des prémisses qui lui sont appliquées dans un raison-
nement syllogistique. Elle se fonde sur le transfert de l’évidence des prémisses à la
conclusion. Les prémisses, si elles sont connues par soi (per se notae), échappent à la
démonstration scientifique. La science réside dans l’habitus des conclusions à partir
d’un syllogisme facteur de savoir. La science signifie ainsi la conclusion d’un syllo -
gisme démonstratif.
•• Ockham rompt avec un questionnement traditionnel au XIIIe siècle sur le
sujet de la science, et en particulier sur celui de la métaphysique, où il s’agit de se
demander si son sujet est Dieu, ou le concept commun d’étant, ou encore les
Intelligences. « Rechercher quel est le sujet de la logique, de la philosophie de la
nature, de la métaphysique, de la mathématique, ou de la science morale, c’est ne
rien chercher du tout, parce qu’une telle question suppose qu’il y ait quelque chose
qui soit le sujet de la logique et pareillement de la philosophie de la nature, ce qui
est manifestement faux ; car il n’y a rien d’unique qui soit sujet de l’ensemble,
mais les différentes parties ont des sujets différents. Ainsi chercher le sujet de la
philosophie de la nature est semblable à se demander qui est le roi du monde ; car
comme il n’y a pas de roi du monde, et qu’il existe un roi d’un royaume et un
autre roi d’un autre royaume, il en est de même des sujets des différentes parties
d’une telle science ; et la science, qui est un tel ensemble, ne possède pas plus un
sujet unique que le monde n’a un roi unique » (Prol. du Commentaire des huit
livres de la Physique). En faisant de la science la conclusion d’un syllogisme, ou le
syllogisme lui-même, Ockham rejette tout fondement objectif de l’unité du savoir.
Il modifie le sens de la distinction entre le sujet et l’objet — où l’obiectum, l’ob-jet,
désigne d’habitude ce qui ce qui est posé sous le regard de l’esprit —, pour évacuer
le questionnement sur l’unité de la science. Le sujet de la science est le terme sujet
dans la proposition scientifique, i. e. la réalité pour laquelle suppose ce terme.
Quant à l’objet, c’est la proposition entière, que l’esprit compose dans l’acte
d’appréhension, de jugement, et de démonstration, et il n’y a aucune objectivité du
contenu propositionnel, aucun mode d’être du complexe.
Ockham n’admet pas l’existence d’un signifié total et propre de la proposition, qui
sera soutenue à Oxford par Adam Wodeham. Le signifié de la proposition prend
plus tard à Paris, chez Grégoire de Rimini, l’ampleur de la théorie du signifiable
complexement (significabile complexe) ou du signifiable par complexe (signifi-
cabile per complexum). Selon Wodeham le signifié de « Dieu est Dieu » (Deus est
Deus) est « le fait que Dieu est Dieu » (Deum esse Deum), celui de « l’homme est
un animal » « le fait que l’homme est un animal », et celui de « l’homme est
blanc » « le fait que l’homme est blanc », etc. ; c’est l’être-ainsi du côté des choses
qui correspond au signifié total de la proposition. Le dictum propositionis (le dit de
la proposition) est son signifié total. Ockham soutient la thèse opposée, qui est celle
195
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
196
Guillaume d’Ockham
Signe (signum)
• L’une des plus importantes contributions du Moyen Âge à l’histoire de la
logique est sans doute l’élaboration d’une théorie du signe et de la façon dont un
signe renvoie à ce dont il tient lieu, grâce aux théories de la signification et de la
supposition. Le signe est caractérisé par sa fonction de renvoi, de suppléance et
relève ainsi d’une théorie de la connaissance ; il fait connaître quelque chose. Un
signe est donc en relation avec un objet qu’il représente dans un discours. La
signification et la supposition énoncent les modalités de renvoie à un objet par un
signe.
•• À la fin du premier chapitre de la Somme de logique, Ockham distingue deux
sens de la notion de signe, l’une proprement linguistique, et l’autre plus large qui
permet de prendre en charge les signes non-linguistiques. Dans le sens le plus
général, le signe est caractérisé par sa dimension recordative : la fonction cognitive
du signe relève d’une connaissance habituelle, il fait connaître médiatement en
rappelant une connaissance antérieure. Cette catégorie concerne principalement
les images et les traces (vestigia). Les images sont des signes dans la mesure où la
ressemblance à l’œuvre avec une chose permet de réactualiser la connaissance que
j’en ai eue. Ainsi, le cercle devant une taverne ressemble au cercle qui entoure les
tonneaux, et évoque le vin qu’il contient. Quant à la trace de l’animal laissée dans
la neige, elle permet de reconnaître l’animal qui en est la cause. À côté de ces
signes qui procurent une connaissance indirecte, on trouve un sens plus strictement
linguistique de la notion de signe. Celui-ci fournit une connaissance immédiate de
la chose à laquelle il renvoie par le processus sémantique de supposition. Le signe,
dont le paradigme ici est le concept, c’est-à-dire le signe mental, n’est pas
recordatif mais renvoie directement à la chose à laquelle il est liée par une
relation de signification naturelle.
••• Ockham rompt avec la structure triangulaire du signe, héritée d’Aristote
(Perihermeneias, c. 1), et qui fait du signe le symbole des états mentaux qui sont
eux-mêmes des similitudes des choses, de telle sorte que le signe ne renvoie que
médiatement aux choses. La notion de signe, chez lui, est repensée en plaçant au
centre le signe mental et en rendant compte des autres signes au moyen de l’idée
de subordination. Les termes vocaux signifient dans la mesure où ils sont subor-
donnés à un concept ou signe mental dont la signification naturelle provient d’une
relation causale avec une chose (et non pas seulement d’une simple relation de
similitude). En même temps, cette subordination ne signifie pas médiation puisque
les signes, qu’ils soient mentaux ou conventionnels, renvoient directement aux
choses. Cette subordination permet simplement d’indiquer que la norme du renvoi
sémantique se situe au niveau du langage mental. Le concept est un signe mental
qui renvoie directement à la chose, tandis que les signes écrits et parlés renvoient
également directement à la chose, mais ils ne le font que parce qu’ils dépendent du
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Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
concept, qu’ils lui sont subordonnés. La médiatisation est remplacée par ce rapport
de subordination : les signes conventionnels renvoient aux choses parce que le
concept dont ils dépendent y renvoie. Ce rapport de subordination permet de
poser la primauté d’un langage mental qui règle le langage conventionnel. Ainsi,
la signification n’est plus un contenu pré-donné, mais un processus qui inscrit le
signe dans une relation naturelle (causale) avec une chose singulière.
Voir Langage mental, Terme, Signification, Supposition
Signification
• La signification est l’une des modalités du renvoi d’un signe à une chose. La
signification chez Ockham est conçue comme une supposition potentielle, c’est-à-
dire comme le renvoi d’un terme à une chose en dehors d’un contexte propo-
sitionnel. Au contraire, la supposition est toujours propositionnelle. Il s’agit donc de
façon générale, d’une relation qui associe à chaque signe un ou plusieurs individus.
C’est avant tout une propriété des termes catégorématiques. Le mot « homme »,
par exemple, signifie tous les individus humains.
•• Ockham distingue plusieurs types de signification : « En un sens, en effet, on
dit qu’un signe signifie quelque chose quand il suppose ou est destiné à supposer
pour cette chose de telle sorte qu’il peut être prédiqué, au moyen du verbe
« être », du pronom démonstratif qui désigne cette chose » (SL, I, c. 33). La signi-
fication au sens strict du terme est une fonction de renvoi à des individus, vérifiée
par la prédication du signe à un déictique. Cependant ces individus ne sont pas
nécessairement actuels, ils peuvent être possibles, temporellement déterminés, etc.
Cette extension du domaine des signifiés permet d’éviter les paradoxes de
l’extensionalité, tel que la mort du référent entraîne la fausseté de la proposition :
« On comprend « signifier » autrement quand le signe peut supposer pour quelque
chose dans une proposition vraie au passé, au futur, au présent, ou bien modale »
(SL, I, c. 33). Les troisièmes et quatrième sens relèvent d’un sens large tel que la
signification donne à comprendre quelque chose, au-delà de la seule référence.
Ockham commence par introduire le sens strict de connotation ou signification
seconde : « Selon le troisième sens, on dit que quelque chose signifie quand le terme
concret signifie la forme que signifie le nom abstrait, quoiqu’il ne puisse pas
supposer pour cette forme dans une proposition » (Quodl., V, q. 16). L’enjeu est de
rendre compte de la signification d’un terme abstrait. La distinction entre
signification et supposition est ici importante. Ainsi, le mot album (blanc) signifie
un individu (pour lequel il suppose) et renvoie indirectement à un concept abstrait
(un concept qui doit être décomposé, analysé pour comprendre sa signification, tel
que le contenu du concept est explicité par sa définition nominale). Le dernier sens
est le sens la plus général : ce à quoi un terme fait penser. Il s’agit en quelque sorte
d’une généralisation de la connotation, du renvoi à tout ce que le signe évoque
198
Guillaume d’Ockham
199
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
Supposition (suppositio)
• La théorie de la supposition est l’une des principales innovations de la logique
médiévale, et Guillaume d’Ockham en fait le pivot de la logique extensionnelle
qui soutient son exigence de parcimonie ontologique. Dans la mesure où un signe a
une fonction de suppléance et vise à faire connaître quelque chose d’autre que lui,
la théorie de la supposition vise à expliquer les modalités du renvoi d’un signe à une
chose. De façon générale, on pourrait qualifier la théorie de la supposition de
théorie de la dénotation en contexte propositionnel : « On appelle supposition une
sorte de position à la place d’autre chose ; ainsi, lorsqu’un terme tient lieu de quel-
que chose dans une proposition, si bien que nous utilisons ce terme pour quelque
chose, et qu’il se vérifie (lui-même ou son nominatif s’il est à un cas oblique) de
cette chose ou du pronom démonstratif qui la désigne, alors il suppose pour elle.
Cela est, du moins, est vrai lorsque le terme qui suppose est pris de manière
significative » (SL, I, c. 63). Ockham distingue trois façons principales dont un
signe peut référer à un objet au sein d’une proposition : le terme d’une proposition
peut être pris en supposition personnelle, matérielle ou simple. La supposition est
personnelle quand le signe renvoie à l’objet signifié. Il s’agit de tout usage
200
Guillaume d’Ockham
201
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
202
Guillaume d’Ockham
proposition est vraie si l’une au moins de ces singulières est vraie. Par exemple, la
proposition « quelque animal est un homme » est vraie si et seulement si « cet
animal-ci est un homme, ou cet animal-là, etc. ». Un individu déterminé suffit à
la vérité de la proposition dont les termes sont pris en supposition déterminée. Est
confuse toute supposition qui n’est pas déterminée. Elle se divise à son tour en deux
types de supposition : seulement confuse ou confuse et distributive. La supposition
est seulement confuse quand la descente aux singuliers n’est pas assurée par une
disjonction de propositions singulières, mais par une disjonction portant sur le
prédicat. On infère donc une proposition dont le prédicat est disjoint. Ainsi, dans
le cas de la proposition « homo est animal », on identifie ses conditions de vérité en
l’exposant sous la forme « l’homme est cet animal-ci, ou cet animal-là, etc. » De la
sorte, on indique bien que le suppôt n’est pas une espèce du genre animal mais bien
un individu. Enfin, la supposition est confuse et distributive quand on peut
descendre à une conjonction de proposition singulière. Ainsi, la proposition « tout
homme est un animal » implique « cet homme-ci est un animal et cet homme-là est
un animal, etc. »
Voir Signe, Signification, Langage mental, Terme
203
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
Les termes absolus ont une définition réelle dont ils sont prédicables, mais pas de
définition nominale. Un même terme absolu peut être explicité par différentes
définitions qui signifient chacune des choses différentes. À l’inverse, les termes
connotatifs ont une définition nominale mais pas de définition réelle. Un terme
connotatif peut avoir plusieurs définitions nominales qui toutes signifient la même
chose.
••• La théorie sémantique des termes chez Ockham est étroitement liée à son
programme de réduction ontologique. Dans cette perspective, une distinction
fondamentale est celle entre termes absolus et connotatifs. Un terme absolu est un
terme qui signifie de manière égale tout ce pour quoi il suppose. En d’autres
termes, un tel terme signifie de façon première et sur le même mode tout ce qu’il
signifie. Les termes absolus sont les termes de substances et de qualités. C’est
l’expérience directe (par intuition) des signifiés qui nous fait connaître ce dont ils
tiennent lieu et ce qu’ils signifient. Au contraire, un terme connotatif signifie de
façon première une chose (pour laquelle il suppose), et de façon secondaire une
autre chose dont il n’est pas prédicable et pour laquelle il ne suppose pas. Le blanc
signifie en premier la chose qu’il dénote en contexte propositionnel (par exemple
un mur dans la phrase « un mur est blanc ») et secondairement la qualité
abstraite de blancheur. Les termes connotatifs sont les adjectifs de qualité, de
quantité, mais aussi les transcendantaux, et des termes comme « puissance »,
« acte », « intellect », etc. Dans la mesure où Ockham n’admet la réalité que des
substances et des qualités, tous les termes de relation et de quantité sont des
connotatifs. Cette distinction permet de déterminer la signification des termes et
de décider de la valeur d’une prédication mais aussi de rendre compte de l’oppo-
sition, ontologiquement contraignante, entre terme abstrait et terme concret.
D’un point de vue morphologique, un terme abstrait est un terme qui a le même
radical que le terme concret qui lui correspond, mais pas la même désinence.
Certains termes abstraits signifient ce que signifie le terme concret, et dans le
cadre du langage mental dépourvu d’ambiguïté, ils sont strictement synonymes
(dans la mesure où ils dénotent la même chose). D’autres termes abstraits ne signi-
fient qu’une partie de ce que signifie ou co-signifie le terme concret. Par exemple,
la blancheur signifie l’accident blanc et le sujet qui en est porteur. Une telle
distinction permet à Ockham de souligner l’erreur des réalistes qui projettent sur
la réalité de simples distinctions logico-grammaticales. Dans cette perspective,
Ockham fait un usage théologique important de la connotation. Les attributs
divins fonctionnent comme des termes connotatifs : ils signifient l’essence divine de
façon première, et connotent une autre chose. Différents cas de figures se pré-
sentent : le terme connotatif peut connoter des choses absolues, c’est le cas des
propriétés relatives de Dieu (par exemple quand on dit « Dieu est créateur », on
connote les créatures). D’autres termes vont connoter une propriété commune à
Dieu et aux créatures : par exemple « sage » et « juste » renvoient indirectement à
204
Guillaume d’Ockham
la sagesse humaine et à la justice humaine. C’est en cela que l’on peut parler de
nominalisme théologique (ou nominalisme des attributs divins) : les attributs sont les
signes multiples d’une réalité simple. C’est leur supposition personnelle qui les
réfère à une essence une et simple, et qui rend leur prédication vraie ; et c’est leur
connotation qui rend cette prédication intelligible. Dès lors, ce que souligne cette
théorie des concepts connotatifs, c’est que quand on parle de Dieu, on parle
toujours de l’essence divine absolument simple et sans distinctions, mais on en parle
en fonction de notre expérience humaine, en lui appliquant des concepts
communs, construits à partir de nos intuitions sensibles et intellectuelles.
Voir Signe, Signification, Supposition, Langage mental, Connaissance
Universel
• On a l’habitude depuis V. Cousin de penser que l’histoire de la philosophie
médiévale pourrait se résumer à la querelle des universaux. Le terme « univer -
saux » signifie « concepts universels », et l’invention terminologique tardive contri-
bue à rendre la question plus curieuse et ésotérique qu’elle ne l’est. Le statut des
concepts universels dépend du traitement des catégories, et c’est le traitement
logico-linguistique qu’Ockham leur fait subir qui dissout la réalité attribuée à
d’hypothétiques « choses » universelles. L’adversaire d’Ockham est Duns Scot qui,
suivant Avicenne, soutient que la nature devient universelle quand elle est pensée,
et qu’elle s’individualise dans les choses en contractant des déterminations indivi-
dualisantes. Refusant une telle nature, qui, commune à l’étant, n’est de soi ni
universelle ni singulière, Ockham soutient qu’il n’y a pas de chose universelle, que
toute chose est singulière.
•• L’universel est un terme de seconde intention. Parmi les signes, certains sont
singuliers, comme « Socrate », ou « celui-ci » et d’autres sont universels comme
« animal », ou « blancheur ». « Singulier » signifie ce qui est un et non plusieurs, et
un terme singulier suppose pour un individu singulier. « Universel » est aussi une
intention seconde, un signe de signe, ou qui sert à désigner des signes et pas des
choses singulières existant hors de l’esprit. Ockham va jusqu’au paradoxe qui
consiste dire que l’universel, existant dans l’âme à titre de concept, c’est-à-dire
comme un acte ou une qualité de l’âme intellective, est une chose singulière.
L’universel n’est donc universel que par signification, c’est-à-dire en tant qu’il est
un signe de plusieurs choses (SL, I, c. 15). L’universel est universel par nature, et
en ce cas, il désigne seulement l’intention de l’âme, c’est-à-dire un acte ou une
qualité de l’âme, qui est un signe naturel du langage mental et qui suppose pour la
chose qui la cause. C’est d’un tel signe naturel qu’Ockham peut dire qu’il est, à
titre de qualité de l’âme, une chose qui existe singulièrement. L’autre manière de
considérer l’universel, c’est de le prendre comme un universel par signification,
205
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
c’est-à-dire institué par les hommes pour signifier plusieurs choses. Et ainsi, il
n’existe aucune réalité qui soit universelle.
••• Historiquement, le problème des universaux naît avec l’Isagoge de Porphyre.
Dans cette introduction aux Catégories, le philosophe néoplatonicien étudie les
cinq prédicables : genre, espèce, différence, propre, accident. Porphyre soulève la
question du mode d’existence de ces prédicables : « en ce qui concerne les genres et
les espèces, la question de savoir [1] si ce sont des réalités subsistantes ou seulement
de simples conceptions de l’esprit, et en admettant que ce soient des réalités
substantielles, [2] s’ils sont corporels ou incorporels, [3] si, enfin, ils sont séparés ou
ne subsistent que dans les choses sensibles et d’après elle, j’éviterai d’en parler : c’est
là un problème très profond et qui exige une recherche toute différente et plus
étendue » (trad. Tricot, p. 11). Il enracine le problème dans le débat d’Aristote
avec Platon sur les genres et les espèces, en le transposant dans le vocabulaire
stoïcien du lekton, de l’énonçable, qui à titre d’incorporel subsiste, en étant
distingué à la fois de l’Idée platonicienne et du concept aristotélicien. L’ensemble
du problème est ramené au débat d’Aristote avec Platon sur le statut de la forme ;
l’universel est-il une Forme séparée ou une forme immanente au sensible ? En se
demandant si les prédicables sont, comme le disent les médiévaux ante rem, post
rem, in re, les trois hypothèses vont déterminer des théories générales — réalisme,
nominalisme, conceptualisme (ou réalisme modéré) — et pour chacune de ces
options une diversité de positions.
Alain de Libera a mis en relief l’existence chez Avicenne d’une « doctrine des trois
états de l’universel » centrale dans la compréhension du débat sur les universaux
au Moyen Âge tardif. On a un universel sans multiplicité, séparé, ante rem, dont
le mode d’être correspond à celui des formes contenues dans la pensée du
Créateur ; un universel dans la pluralité, ou dans la chose, in re, dont le mode
d’être équivaut à celui la forme aristotélicienne immanente à la matière dans les
substances composées ; un universel logique, sans multiplicité, conçu par notre
esprit dans un processus d’abstraction à partir du contact avec les choses, post rem.
En suivant Avicenne, Duns Scot distingue la nature commune de l’universel et met
en place la notion de distinction formelle pour distinguer l’unité numérique des
choses singulières de l’unité formelle de la nature commune individuée comme
heccéité de la chose singulière. La chose singulière n’est rien de plus que la forme
individuée, mais l’unité numérique est distincte de l’unité formelle de la nature, et
il y a entre la chose et sa nature une distinction formelle a parte rei : une
distinction qui n’est ni réelle puisqu’elle ne concerne pas deux choses physiquement
séparables, ni non plus de raison parce qu’elle concerne un objet formel qui existe
indépendamment de l’acte intellectuel qui l’appréhende.
Ainsi, écrit Ockham, « quelques-uns pensent cependant que l’universel est d’une
certaine manière dans les individus, en dehors de l’âme ; il ne serait certes pas
206
Guillaume d’Ockham
distinct d’eux réellement, mais il le serait formellement. Ainsi, ils disent qu’il y a
dans Socrate une nature humaine qui est unie à Socrate par une différence indivi-
duelle, laquelle ne se distingue pas de cette nature réellement mais formellement.
Ainsi, ce ne sont pas deux choses, mais formellement l’une n’est pas l’autre. Mais
cette opinion me paraît tout à fait improbable. En premier lieu parce que, dans
les choses créées, il ne peut jamais y avoir de distinction, quelle qu’elle soit, en
dehors de l’âme, si ce n’est là où des choses sont distinctes ; si donc il devait y avoir
une quelconque distinction entre cette nature et cette différence, il faudrait
qu’elles soient des choses réellement distinctes » (SL, I, c. 16). Puisque les choses sont
singulières, il n’y a pas à rendre raison de leur individuation. La distinction, si elle
est du côté des choses, est réelle, affecte des choses singulières, et si l’esprit saisit une
distinction a parte rei, c’est une distinction entre des choses singulières et alors la
forme se distinguera de la chose singulière comme deux choses distinctes. Le ques-
tionnement sur l’individuation est un faux problème.
Voir Catégorie, Nominalisme, Supposition, Terme
Vertu (virtus)
• Une vertu est une disposition (habitus) présente dans la volonté, qui résulte
d’un choix renouvelé de la volonté, dirigée par la droite raison, et qui incline à
choisir d’agir de façon digne d’éloge et non blâmable (Quodl., II, q. 14-16). Ainsi,
aucun acte n’est moralement vertueux s’il ne relève pas d’un acte de la volonté qui
suit la droite raison. Ockham distingue les trois vertus théologales que sont la foi,
l’espérance et la charité des vertus cardinales parmi lesquelles il ne retient que la
justice, la tempérance et le courage.
•• Dans son traité Sur la connexion des vertus, Guillaume d’Ockham s’efforce de
mettre au jour cinq degrés de vertu. Le premier degré est celui de l’homme qui
veut accomplir un acte en accord avec la droite raison, dans les circonstances
appropriées. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une application de la définition générale
de la vertu. À un second degré, l’acte moral sera voulu en dépit des circonstances
et des difficultés que l’on peut rencontrer en l’accomplissant. Ainsi, cet acte moral
peut conduire à la mort, si la droite raison l’exige. À un troisième niveau, Ockham
renforce la place de la droite raison, en en faisant la cause exclusive de l’action :
l’agent veut accomplir cet acte exclusivement parce qu’il a été dicté par la droite
raison, laissant de côté tout autre motif. Le quatrième degré nous fait quitter le
domaine d’une morale largement inspirée d’Aristote pour introduire un motif plus
théologique : il s’agit d’agir uniquement en vue de l’amour de Dieu. Cet acte
vertueux parfait convient principalement aux Saints, mais reste malgré tout dans
le domaine de la morale. Enfin, un cinquième degré, qui peut succéder soit au
troisième, soit au quatrième degré, ajoute l’idée d’héroïsme. À ce niveau, l’agent
motivé par la seule droite raison, dont il a éventuellement reconnu la source dans
207
Christophe Grellard et Kim Sang Ong-Van-Cung
l’amour de Dieu, est conduit à dépasser les conditions humaines de l’action. C’est
bien entendu une prise en compte du martyr que permet ce cinquième degré de
vertu. Mais en le reliant également au troisième niveau, Ockham reconnaît la
capacité des païens à atteindre ce sommet de la moralité. Dans la mesure où l’acte
vertueux relève de la volonté et de la droite raison, il n’y a pas de raison que le
païen ne puisse y prétendre. Ce qu’ajoute le christianisme, c’est une différence au
niveau des fins puisque c’est d’abord en vue de l’amour divin que l’on agit alors.
••• Dans l’Éthique à Nicomaque, 1144 b 33-1145 a 2, Aristote s’interroge sur le
rapport entre les vertus et la possibilité d’en posséder une sans posséder les autres.
Le Stagirite soutient que si une telle situation peut se produire, il n’en reste pas
moins que l’homme prudent possédera toutes les autres vertus. À ce niveau aristo-
télicien d’analyse, s’ajoute pour les médiévaux un niveau augustinien. Augustin
défend en effet la thèse selon laquelle la vertu est le parfait amour de Dieu, et que
chacune des vertus cardinales est une manifestation de cet amour de Dieu. La
solution ockhamiste (que l’on trouve dans le traité mentionné et dans III S . q. 3)
consiste à distinguer une connexion habituelle et une connexion formelle. Aucune
vertu morale n’implique les autres par nature. En ce sens, elles sont formellement
indépendante et on peut en trouve une sans trouver les autres chez un agent. Plus
encore, on peut trouver une vertu avec les vices correspondants aux autres vertus
absentes. Ockham explique cette situation (notamment dans un court traité Sur
les vertus et les vices) par le fait que l’on peut avoir une droite raison concernant
certains faits et pas d’autres. Il y a cependant une exception, c’est le cas de la
vertu héroïque qui est une vertu universelle et qui exclut donc toute présence de
vice, quel qu’il soit. En revanche, quoiqu’indépendantes, les vertus n’en sont pas
moins compatibles, et plus encore, la possession d’une vertu incline l’agent moral à
posséder les autres. C’est la connexion dispositionnelle. Cette analyse générale est
cependant précisée en fonction du degré de vertu. Celui qui possède une vertu au
troisième degré sera fortement incliné à pratiquer les autres vertus. Ainsi, à partir
de ce niveau, la pratique d’une vertu tend à éliminer progressivement la présence
des vices contraires aux autres vertus. Enfin, si l’on introduit le cas des vertus théo-
logales, Ockham remarque d’abord que, quoique distinctes, ces vertus sont compa-
tibles entre elles. Elles sont par ailleurs indépendantes des vertus morales,
quoiqu’au quatrième degré de vertu, dans la mesure où il présuppose l’amour de
Dieu (c’est-à-dire la charité), les vertus morales sont connectées aux vertus
théologales.
Voir Foi, Liberté, Puissance divine
208
Abréviations et éditions utilisées
Les œuvres de Guillaume d’Ockham on fait l’objet d’une édition critique de sorte
que, à l’exception de quelques textes politiques, elles sont toutes accessibles à qui
sait le latin chez les éditeurs suivants :
• Opera Philosophica et Theologica, Saint Bonaventure Institute, New York,
1974-1986.
• Opera Politica, Manchester University Press, Manchester, 1956- …
Seule une faible partie de cette œuvre est disponible en traduction :
• Commentaire sur les livres de l’art logique, trad. R. Galibois, Centre d’Études
de la Renaissance, Sherbrooke, 1978.
• Somme de logique, 1re partie, trad. J. Biard, TER, Mauvezin, 1988 (1993).
• Somme de logique, 2e partie, trad. J. Biard, TER, Mauvezin, 1996.
• Somme de logique, 3 e partie (1), trad. J. Biard, C. Grellard, K.-S. Ong-van-
Cung, TER, Mauvezin, 2003.
• Somme de logique, 3 e partie (2), trad. J. Biard, C. Grellard, K.-S. Ong-van-
Cung, TER, Mauvezin, à paraître.
• Intuition et abstraction, trad. D. Piché, Vrin, coll. « Translatio. Philosophies
médiévales », Paris, 2005 [il s’agit d’un choix de textes sur la connaissance tirés
principalement du Commentaire des Sentences et des Quodlibeta).
• Court traité du pouvoir tyrannique, trad. J.-F. Spitz, PUF, coll. « Fondements
de la politique », Paris, 1999.
209
de Cues
Pierre Magnard
Table des entrées
212
Pourquoi un vocabulaire de Nicolas de Cues ? La langue du Cardinal est ce latin
encore médiéval, tel qu’on l’écrit en Moselle entre Bernkastel dont il est originaire
et Trèves, mais aussi dans tout le pays rhéno-flamand, qui a vu se perpétuer le
commentaire de l’œuvre d’Albert le Grand avec Thierry de Freiberg, Maître
Eckhart, Berthold de Moosburg, Aymeric de Campo. Étudiant à Deventer, puis à
Heidelberg, enfin à Padoue, il eut l’occasion d’assouplir et de moderniser cette
langue, que de hautes fonctions romaines devaient achever d’épurer. Le secrétaire
aux brefs pontificaux, au service de Nicolas V devait faire preuve d’une écriture
parfaitement claire et élégante. Cependant nous apprenons que, cinquante années
après sa mort, son éditeur parisien le philosophe et théologien Jacques Lefèvre
d’Etaples, jugeant trop médiéval le latin du Cardinal, lui imposa bon nombre de
« corrections » lexicales et syntaxiques. On peut en juger en se reportant à l’outil
de travail, devenu incontournable, que constitue la monumentale édition des
Œuvres complètes chez Félix Meiner et en en consultant le très précis apparat
critique. Quoi qu’il en soit, la langue du Cardinal, témoignant d’une parfaite
appropriation de tous les auteurs auxquels il renvoie, reste claire, simple et
relativement facile, sans rien ni d’anachronique ni d’un modernisme indûment
innovateur. On est aussi loin de la « barbarie » que stigmatisait Laurent Valla
quand il évoquait le Moyen Âge que des prouesses de technicité, dont fera preuve,
sur les mêmes thèmes, Charles de Bovelles dans les années 1515-1530. Ceci
justifiera notre parti pris de ne retenir qu’une douzaine de mots, qui ont chez lui
une signification qui lui est propre. Cette création sémantique est d’autant plus
digne d’examen qu’elle est plus rare et qu’elle introduit chaque fois une authen-
tique innovation dans le discours philosophique.
213
Pierre Magnard
Absolu (absolutus)
• Ce qu’une solution de continuité met hors de prise tant de la main que de
l’esprit. Désigne le premier principe dans le néoplatonisme, absolument incoor-
donné et transcendant, imparticipable et inconnaissable, « ce roi de toutes choses »
qui, selon le mot de Proclus, ne peut être que le dieu qui a la nature de l’Un ».
Présumé contenir toutes choses sur le mode de l’unité, il désigne « dans l’existence
divine ce qu’il y a de surabondant, d’inépuisable, d’infini, de producteur de tous les
biens » (Éléments de théologie, § 131). Il est la « cause primordiale », sans que son
efficience le fasse sortir de lui-même et remette en cause sa totale solitude, car
l’unique est toujours seul.
•• La pensée chrétienne au Moyen Âge ne pouvait ignorer une notion si propre à
désigner le Dieu biblique. Au sens d’inconditionné, de libre de toute détermination
et de toute contrainte, « absolu » désigne Dieu en sa toute-puissance non soumise à
l’ordre du possible. La « puissance absolue » s’oppose ainsi à la « puissance
ordonnée » c’est-à-dire soumise à la considération du meilleur ou à un autre
critère de choix. Selon cette dernière, Dieu se serait astreint à ne pas vouloir ce
qu’il aurait cependant pu faire. Le bien, le vrai, le raisonnable, l’intelligible
semblent devoir introduire une autolimitation de la puissance divine. N’est-ce
point limiter Dieu que de soumettre son action à un tel cahier des charges ? Le
nominalisme puis la Réforme reprendront le débat : « J’appelle toute-puissance de
Dieu, non pas cette puissance par laquelle Il ne fait pas beaucoup de choses qu’Il
peut faire, mais cette puissance actuelle par laquelle Il fait puissamment tout en
tous » (De servo arbitrio).
••• C’est sur ce chemin allant de Duns Scot à Luther qu’il nous faut rencontrer
Nicolas de Cues. Puisqu’en Dieu la « puissance absolue » coïncide avec l’acte, Dieu
est tout ce qu’il peut être, à la différence de la créature qui n’est en acte que ce
qu’elle est, soumise à la détermination, limitée par l’altérité. Le contraire d’absolu
est « contracté ». La contraction caractérise la création comme processus (elle est
alors chute de l’infini dans le fini, « réduction » de l’absolu au relatif) et comme
résultat (au sens de condition limitative de l’être et du connaître, impliquant mise
en rapport et participation). Citons le cusain : « C’est à l’Un que convient la
plénitude, où l’unité coïncide avec le maximum, laquelle est aussi entité, car si une
telle unité est totalement déliée de tout rapport et de toute réduction, il est mani-
feste que rien ne s’oppose à elle… Le maximum est donc l’Un absolu qui est toute
chose et en qui est toute chose puisqu’il est maximum et, puisqu’il n’a pas d’opposé,
le minimum aussi coïncide avec lui. Il est par conséquent en toutes choses et,
puisqu’il est l’absolu, il est en acte tout possible, ne recevant des choses aucune
réduction, lui de qui tout procède » (Docte ignorance, I, 2).
214