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littp://www.arcliive.org/details/oeuvrescomplt13augu
OEUVRES COMPLETES
DE

SAINT AUGUSTIN

TOME TREIZIEME

f-^

^
Cette traduction est la propiiété des Editeurs, qui se réseivent tous leurs droits. Toute contrefaçon

ou reproduction, quelle que soit la forme sous laquelle elle se présente, sera poursuivie rigoureuse-

ment, conformément aux lois.

L
ŒUVRES COMPLÈTES
DE

SAINT AUGUSTIN
TRADUITES POUK LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS

SOUS LA DIRECTION DE M. RAULX


Doyen de Vancouleurs

TOME' TREIZIÈME

ŒUVRES POLÉMIQUES : La Cité de Dieu

Les Donatistes

Je voudrais joindre ensemble saint


Augustin Chrysostome
et saint :

l'un élève aux grandes


l'esprit
considérations; l'autre le ramène
à la capacité du peuple.
{Boss. Ed. de Bar, xi, 441.)

BAR-LE-DUC, L. GUERIN ^ C\ EDITEURS

1860

%
S1UD;LS
THE mSTlTUTE OF MEOIAEVAL
10 ELftlSLEV FLACÛ
TORONTO 5, CANADA.

DEC »3 1^31

L
ŒUVRES

DE SAINT AUGUSTIN.

LA CITÉ DE DIEU.

LIVRE PEEMIEE.
Argument. — Saint Augusliu combat celte erreur des païens qui attribuaient les malheurs du monde et surtout la prise récente

de Rome par les Goths à la religion chrétienne et à Tinterdictioa du culle des dieux. Il fait voir que les biens et les maux
de la vie ont été de tout lemps communs aux bons et aux mécbants. Enlin il châtie l'impudence de ceux qui ne rougissaient

pas de triompber contre le cbristianisme du viol que des femmes chrétiennes avaient eu à subir.

En écrivant cet ouvrage dont vous m'avez appui '. Aussi bien de quelle force n'aurai-je
suggéré première pensée, Marcellinus ',
la pas besoin pour persuader aux superbes que
mon très-cher fils, et que je vous ai promis l'humilité possède une vertu supérieure qui
d'exécuter, je viens défendVe la Cité de Uieu nous élève, non par une insolence toute hu-
contre ceux qui préfèrent à sou fondateur maine, mais par une grâce divine, au-dessus
leurs fausses divinités je viens montrer cette ;
des grandeurs terrestres toujours mobiles et
cité toujours glorieuse, soit qu'on la consi- chancelantes ? C'est le sens de ces paroles de
dère dans son pèlerinage à travers le temps, l'Ecriture, où le roi et le fondateur de la cité
vivant de foi au milieu des incrédules -, soit que nous célébrons, découvrant aux hommes
qu'on la c(Thtemple dans la stabilité du séjour sa loi, déclare que «Dieu résiste aux superbes
éternel, qu'elle attend présentement avec pa- «et donne sa grâce aux humbles- ». Cette
tience* jusqu'à ce que la patience se change conduite toute divine, l'orgueil humain pré-
en fcftce * au jour de la victoire suprême et tend l'imiter, et il aime à s'entendre donner
de la parfaite paix '. Celte entreprise est, à la cet éloge :

vérité, grande et difficile, mais Dieu est notre « Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes'».

* Marcellinus était uq personnage considérable


à la cour de l'em- C'estpourquoi nous aurons plus d'une fois à
pereur Honorms. U fat envoyé en Afrique en -lll, pour connaître
de l'aflaire des Donalistes, qui parvinrent par leurs intrigues à le parler dans cet ouvrage, autant que notre
faire condamner au dernier supplice. L'Eglise le compte parmi ses plan le comportera, de cette cité terrestre dé-
aamts et ses martyrs. Voyez sur Marcellinus {saint Marcellin) les
lettres de saint Augustin, notamment la 136i!, n. 3, la 138e, n. 20, et vorée du désir de dominer et qui est elle-
la 239e.
' Habac. Il, 1. — ' Rom. vm, 23.
même esclave de sa convoitise, tandis qu'elle
* J'ai empruntés au Psalmiste, dans le sens in-
traduit ces mots, croit être la maîtresse des nations.
diqué par saint Augustin lui-même en divers écrits. Voyez De Tt-in,,
lib. HT, cap. 13 ; De yen. ad litt., lib. ir, cap. 22. ' Psal. Lxi, 9. — Jac. IV, ; I Petr. v, r>. — ' Enéide, liv. vi,
' Psal. xciii, 13. vers 831.

S. AuG. — Tome XII 1.


LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE PREMIER. même quelquefois à exercer par ces sortes


d'afflictions la patience des gens de bien, afin
BEAUCOUF d'adversaires DU CHRIST ÉPARGNÉS
qu'étant éprouvés et purifiés, elle les fasse
PAR LES BARBARES, A LA PRISE DE ROME, PAR
passer à une meilleure vie, ou les laisse en-
RESPECT POUR LE CHRIST.
core sur la terre pour l'accomplissement de
C'est contre cet esprit d'orgueil que j'entre- ses fins? Ne devraient-ils pas reconnaître
prends de défendre la Cité de Dieu. Parmi ses comme un des fruits du christianisme cette
ennemis, plusieurs, il est vrai, abandonnant modération inouïe des barbares, d'ailleurs
leur erreur impie, deviennent ses citoyens ;
cruels et sanguinaires, qui les ont épargnés
mais un grand nombre sont enflammés contre contre la loi de la guerre en considération du
elle d'une si grande liaine et poussent si loin Christ, soit dans les lieux profanes, soit dans
l'ingratitude pour les bienfaits signalés de son les lieux consacrés, lesquels semblaient avoir
Rédempteur, qu'ils ne se souviennent plus été choisis à dessein vastes et spacieux pour
qu'il leur serait impossible de se servir pour étendre lamiséricordeàun plus grand nombre?
l'attaquer de leur langue sacrilège, s'ils n'a- Et dès lors, que ne rendent-ils grâce à Dieu,
vaient trouvé dans les saints lieux im asile et que n'adorent-ils sincèrement son nom
pour échapper au fer ennemi et sauver une pour éviter le feu éternel, eux qui se sont
vie dont ils ont la folie de s'enorgueillir '. faussement servis de ce nom sacré pour éviter
Ne sont-ce pas ces mêmes Romains, que les une mort temporelle? Tout au contraire,
barbares ont épargnés par respect pour le parmi ceux que vous voyez aujourd'hui in-
Christ, qui sont aujourd'hui les adversaires sulter avec tant d'insolence aux serviteurs du
déclarés du nom du Christ? J'en puis attester Christ, il en est plusieurs qui n'auraient jamais
martyrs et les basiliques des
les sépulcres des échappé au carnage, s'ils ne s'étaient déguisés
Apôtres qui, dans cet horrible désastre de en serviteurs du Christ. Et maintenant, dans
Rome, ont également ouvert leurs portes aux leur superbe ingratitude et leur démence im-
enfants de l'Eglise et aux païens. C'est là que pie, ces cœurs pervers s'élèvent contre le nom
venait expirer la fureur des meurtriers ; c'est là de chrétien, au risque d'être ensevelis dans
que les victimes qu'ils voulaient sauver étaient des ténèbres éternelles, après s'être fait de ce
conduites pour être à couvert de la violence nom une protection frauduleuse pour con-
d'ennemis |tlus féroces, qui n'étaient pas tou- server la jouissance de quelques jours passa-
chés de la même compassion ^ En effet, lors- gers.
que ces furieux, qui partout ailleurs s'étaient
montrés impitoyables, arrivaient à ces lieux CHAPITRE II.

sacrés, où ce qui leur était permis autre IL EST SANS EXEMPLE DANS LES GUERRES ANTÉ-
part par le droit de la guerre leur avait été RIEURES QUE LES VAINQUEURS AIENT ÉPARGNÉ
défendu % l'on voyait se ralentir cette ardeur LE VAINCU PAR RESPECT POUR LES DIEUX.
brutale de répandre le sang et ce désir avare
de faire des prisonniers. Et c'est ainsi que On a écrit l'histoire d'un grand nombre de
plusieurs ont échappé à la mort, qui mainte- guerres qui se sont faites avant la fondation
nant se font les détracteurs de la religion de Rome depuis son origine at ses con-
et
chrétienne, imputant au Christ les maux que quêtes; eh bienl qu'on en trouve une seule
Rome a soufferts, et n'attribuant qu'à leur où les ennemis, après la prise d'ui« ville,
bonne fortune la conservation de leur vie, aient épargné ceux qui avaient cherclié un
dont ils sont pourtant redevables au respect refuge dans temple de leurs dieux
le qu'on '
!

des barbares pour le Christ. Ne devraient-ils cite un seul chef des barbares qui ait ordonné
pas plutôt, s'ils étaient un peu raisonnables, à ses soldats de ne frapper aucun homme
maux qu'ils ont éprouvés à cette
attribuer les réfugié dans tel ou tel lieu sacré Enée ne I

Providence divine qui a coutume de châtier vit-il pas Priam traîné au pied des autels et
les méchants pour les amender, et qui se plaît
'
Les bénédictins citent deux exemples qui atténuent, sans la con-
* Allusion à la prise récente de Rome par Alaric (UO après J.-C). tredire, la remarque de saint Augustin l'exemple d'Agésilas, après
:

la prise de Tyr,
'Nous savons, par une lettre de saint Jérôme [ad Principiam CLn}, la victoire de Coronée, et celui d'Alexandre, qui, à
qu'une dame romaiDe, Marcella et sa fille, Principia, trouvèrent un fit grâce à tous ceux qui s'étaient réfugiés dans le temple d'Hercule.
'sur asiledans la basilique de saint Paul. Voyez Plutarque, Vie d'Ayêsilas, ch. 19; et Arrien, De reb. (/est.

*
Par Alaric. Voyez Orose, liv. vii, ch. 39. Alex., lib. Il, cap. 24.
,

LIVRE I. — LES GOTHS A HOME.

« SouillaiU (le son sang les aulels et les feux qu'il avait lui-
Lisez Virgile, et vous le verrez introduire Ju-
mCme consacrés '
? »
non , l'ennemie des Troyens, qui pour ani-
Est-ce que Diomcde cl Ulysse, après avoir mer contre eux Eole, roi des vents, s'écrie :

massacré les gardiens de la citadelle, n'o- n Une nation qui m'est odieuse navigue sur la mer Tyrrlié-
sèrent pas nienne, portant en Italie Troie et ses Pénates vaincus •
».

« Saisir l'effigie sacrée de Pallas, et de leurs niairs ensan- Des hommes sages devaient-ils mettre Rome
glantées profaner les bandelettes virginales de la déesse ? »
sous la protection de ces Pénates vaincus,
Ce qu'ajoute Virgile n'est pas vrai :
pour l'empêcher d'être vaincue à sou tour?
On dira que Junon parle ainsi comme une
« Dés ce moment disparut sans retour l'espérance des
Grecs ^. femme en colère, qui ne sait trop ce qu'elle
dit. Soit mais Enée, tant de fois appelé le
;
C'est depuis lors, en effet, qu'ils furent vain- Pieux, ne s'exprime-t-il pas en ces termes :
queurs; c'est depuis lors qu'ils détruisirent
« Panthus, fils d'Otlirys, prêlre de Pallas d'Apollon,
Troie par le fer et par le feu c'est depuis lors
;
et
tenant dans ses mains les vases sacrés et ses dieux vaincus,
qu'ils égorgèrent Priam abrité près des au- entraine avec lui son petit-fils et court éperdu vers mon
lels. La perte de Minerve ne fut donc palais 2 ».
pas la
cause de la chute de Troie. Minerve elle-
Ces dieux, qu'il n'hésite pas à appeler vain-
même, pour périr, n'avait-elle rien perdu? cus, ne paraissent-ils pas mis sous la protec-
Elle avait, dira-t-on,
perdu ses gardes. Il est tion d'Enée, bien plus qu'Enée sous la leur,
vrai, c'est après le massacre de ses gardes
lorsque Hector lui dit :

qu'elle fut enlevée par les Grecs. Preuve évi-


« Troie commet à ta garde les objets de son culte et ses
dente que ce n'étaient pas les Troyens qui '
Pénales ».
étaient prolégés par la statue, mais la statue
Si donc Virgile ne fait point difficulté en
qui était protégée par les Troyens. Comment ,

donc l'adorait-on pour qu'elle parlant de pareils dieux, de les appeler vain-
fût la sauve-
garde de Troie et de ses enfants, cus et de les montrer prolégés par un homme
elle qui n'a
qui les sauve du mieux qu'il peut, n'y a-t-il
pas su défendre ses défenseurs ?
pas de la démence à croire qu'on ait sagement
CHAPITRE III.
fait de confier Rome à de tels défenseurs, et à
s'imaginer qu'elle n'aurait pu être saccagée si
LES ROSrAINS S'iMAGlNANT QUE LES DIEUX PÉNATES
elle ne les eûl perdus? Que dis-je adorer des !

QUI n'avaient pu protéger TROIE LEUR SE-


dieux vaincus comme des gardiens et des
RAIENT d'efficaces protecteurs.
protecteurs, n'est-ce pas déclarer qu'on les

Voilà les
tient, non pour des divinités bienfaisantes,
dieux à qui les Romains s'esti-
maient heureux d'avoir confié la protection mais pour des présages de malheur ' ? N'est-il
de leur ville. Pitoyable renversement d'es- pas plus sage, en effet, de penser qu'ils au-
prit s'emportent contre nous, quand nous
! Ils
raient péri depuis longlemps, si Rome ne les

parlons ainsi de leurs dieux, et ils s'empor- conservés de tout son pouvoir, que de s'i-
eiit

tent si peu contre leurs écrivains,


maginer que Rome n'eût point été prise, s'ils
qui pour-
n'eussent auparavant péri ? Pensez-y un ins-
tant en parlent de même, qu'ils les font
ap-
prendre à prix d'argent et prodiguent les plus tant, etvous verrez combien il est ridicule de
prétendre qu'on eût été invincible sous la
magnifiques honneurs aux maîtres que l'Etat
salarie pour les enseigner. Ouvrez
garde de défenseurs vaincus. La ruine des
Virgile
dieux, disent-ils, a fait celle de Rome n'est-
qu'on fait lire aux petits enfants comme un :

grand poète, le plus illustre et le plus il pas plus croyable qu'il a suffi pour perdre
excel-
lent qui existe Virgile,
Rome d'avoir adopté pour protecteurs des
dont on fait couler
;

les vers dans ces jeunes âmes,


dieux condamnés à périr?
pour qu'elles
n'en perdent jamais le souvenir, suivant Qu'on ne vienne donc pas nous dire que les
le
précepte d'Horace jtoiUes ont parlé par fiction, quand ils ont fait
:

paraître dans leurs chants des dieux vaincus.


« rn vase garde longlemps l'odeur de la première liqueur
^
qu'on y a versée ' ».
' Enéide, liv. i, vers 71, 7:2. — = Enéide, liv. n, vers .T19-:321. —
'
Enéide, liv. ii, vers 293.
'Enéide, liv. II, vers 501, 502. _ =
Enéide, liv. il, vers 16G-170 omina avec bénédictine, et non pas numinu ou
— EpUres, liv. l, ép. 2, vers 69, 70.
* .Te lis l'édition
nomina, comme ont fait divers interprètes.

BQ
J
i LA CITÉ DE DIEU.

Non, c'est la force de la vérité qui a arraché teurs insolents, décidés à vous rendre esclaves;
cet aveu à leur bonne foi. Au surplus, nous ici,on était conduit par des ennemis pleins
traiterons ce sujet ailleurs plus à propos et d'humanité, décidés à vous laisser libres. En
avec le soin et l'étendue convenables ;
je re- un mot, du côté de ces Grecs fameux par leur
viens maintenant à ces hommes ingrats et politesse, l'avarice et la superbe semblaient
blasphémateurs qui imputent au Christ les avoir choisi pour demeure le temi»le de Ju-
maux qu'ils souffrent en juste punition de non ; du côté des grossiers barbares, la misé-
leur perversité. Ils ne daignent pas se souve- ricorde et l'humilité habitaient les basiliques
nir qu'on leur a fait grâce par respect pour le du Christ. On dira peut-être que, dans la réa-
Christ, et que la langue dont ils se servent lité, les Grecs épargnèrent
les temples des
dans leur démence sacrilège pour insulter son dieux troyens, qui étaient aussi leurs dieux,
nom, ils l'ont employée à faire un mensonge et qu'ils n'eurent pas la cruauté de frapper
pour conserver leur vie. Ils savaient bien la ou de rendre captifs les malheureux vaincus
retenir, cette langue, quand réfugiés dans nos qui se réfugiaient dans ces lieux sacrés. A ce
lieux sacrés, ils devaient leur salut au nom compte, Virgile aurait fait un tableau de pure
de chrétiens et maintenant, échappés au fer
; fantaisie, à la manière des poêles ; mais point
de l'ennemi, ils lancent contre le Christ la du tout, il a décrit le sac de Troie selon les
haine et la malédiction 1 véritables mœurs de l'antiquité païenne.

CHAPITRE iv. CHAPITRE V.


LE TEMPLE DE JUNON AU SAC DE TROIE, ET LES SENTIMENT DE CÉSAR TOUCHANT LA COUTUME UNI-
BASILIQUES DES APÔTRES PENDANT LE SAC DE VERSELLE DE PILLER LES TEMPLES DANS LES
ROME. VILLES PRISES d'ASSALT.

Troie elle-même, cette mère du peuple ro- Au rapport de Salluste, qui a la réputation
main, ne put, comme je l'ai déjà dit, mettre à d'un historien véridique, César dépeignait
couvert dans les temples de ses dieux ses pro- ainsi le sort réservé aux villes prises de vive
pres habitants contre le fer et le feu des Grecs, force, quand il donna son avis dans le sénat
qui adoraient pourtant les mêmes dieux. sur le sort des complices de Catilina : « On
Ecoutez Virgile : « ravit les vierges et les jeunes garçons; on
Dans le temple de Junon, deux gardiens choisis, Phénix
« arrache les enfants des bras de leurs parents ;

el le terrible Ulysse, veillaient à la garde du butin ; on voyait « lesmères de famille sont livrées aux outrages
entassés çà et là les trésors dérobés aux temples incendiés des
« des vainqueurs on pille les temples et les
;
Troyens et les tables des dieux et les cratères d'or et les riches
vêtements. A l'entour, debout, se presse une longue troupe «maisons; partout le meurtre et l'incendie;
d'enfants et de mères tremblantes' ». « tout est plein d'armes, de cadavres, de sang et

Ce lieu consacré à une si grande déesse fut « de cris plaintifs '


». Si César n'eût point parlé
évidemment choisi pour servir aux Troyens, des temples, nous croirions que la coutume
non était d'épargner les demeures des dieux or,
mais de prison. Comparez main-
d'asile, ;

tenant, je vous prie, ce temple qui n'était pas remarquez bien que les temples des Romains
consacré à un petit dieu, au premier venu du avaient à craindre ces profanations, non pas
peuple des dieux, mais à la reine des dieux, d'un peuple étranger, mais de Catilina et de
sœur et femme de Jupiter, comparez ce tem- ses complices, c'est-à-dire de citoyens romains

ple avec les basiliques de nos apôtres. Là, on et des sénateurs les plus illustres mais on ;

portait les dépouilles des dieux dont on avait dira peut-être que c'étaient des hommes per-

brûlé les temples, non pour les rendre aux dus et des parricides.
vaincus, mais pour les partager entre les vain- CHAPITRE VI.
queurs ici, tout ce qui a été reconnu, même
;

LES ROMAINS EUX-MÊMES, QUAND ILS PRENAIENT


en des lieux profanes, pour appartenir à ces
UNE VILLE d'assaut, n'AVAIENT POINT COU-
y a été rapporté religieusement,
asiles sacrés,
TUME DE FAIRE GRACE AUX VAINCUS RÉFUGIÉS
avec honneur et avec respect. Là, on perdait
DANS LES TEMPLES DES DIEUX.
sa liberté ici, on la conservait. Là, on s'as-
;

surait de ses prisonniers ; ici, il était défendu Laissons donc de côté cette infinité de peuples
d'en faire. Là, on était traîné par des domina- qui se sont fait la guerre et n'ont jamais
* Enéide, liv. II, vers 761-767, ' Salluste, De la conjuration de Catitmay ch. M.
,

LIVHE I. — LES GOTHS A ROME. 5

épargné les vaincus qui se sauvaient dans les chaste compassion du premier et la modéra-
temples de leurs dieux parlons des Romains, : tion spirituelle du second, comment auraient-
de ces Romains dont le plus magnifique éloge ils gardé le silence, quelques généraux
si

est renfermé dans le vers fameux du poète : avaient ordonné de tel tel de leurs dieux
ou
que l'on ne fit dans son temple ni victimes ni
« Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes ».
prisonniers?
Considérons ce peuple à qui un auteur a rendu
ce témoignage, qu'il aimait mieux pardonner
CHAPITRE VII.

une injure que d'en tirer vengeance '. Quand LES CRUAUTÉS QUI ONT ACCOMPAGNÉ LA PRISE DE
ils ont pris et saccagé tant de grandes villes ROME DOIVENT ÊTRE ATTRIBUÉES AUX USAGES DE
pour étendre leur domination, qu'on nous dise LA GUERRE, TANDIS QUE LA CLÉMENCE DONT LES
quels temples ils avaient coutume d'excepter BARBARES ONT FAIT PREUVE VIENT DE LA PUIS-
pour servir d'asile aux vaincus. S'ils en avaient SANCE DU NOM DU CHRIST.
usé de la sorte, est-ce que leurs historiens en
auraient fait mystère? Mais quelle apparence Ainsi donc, toutes les calamités qui ont
que des écrivains qui cherchaient avidement frappé Rome dans cette récente catastrophe,
l'occasion de louer Romains eussent passé
les dévastation, meurtre, pillage, incendie, vio-
sous silence des marques si éclatantes et à leurs lences, tout doit être imputé aux terribles
yeux si admirables de respect envers leurs coutumes de la guerre ; mais ce qui est
dieux Marcus Marcellus, l'honneur du nom
! nouveau, c'est que des barbares se soient
romain, qui de Syracuse,
prit la célèbre ville adoucis au point de choisir les plus grandes
avant de la saccager, et ré-
la pleura, dit-on, églises pour préserver un plus grand nombre
pandit des larmes pour elle avant que de de malheureux, d'ordonner qu'on n'y tuât
répandre le sang de ses habitants-. Il fit plus: personne, qu'on n'en fît sortir personne, d'y
persuadé que les lois de la pudeur doivent conduire même plusieurs prisonniers pour
être respectées même à l'égard d'un ennemi, les arracher à la mort et à l'esclavage; et voilà
il donna l'ordre avant l'assaut de ne violer ce qui ne peut être attribué qu'au nom du
aucune personne libre. La ville néanmoins Christ et à l'influence de la religion nouvelle.
fut saccagée avec toutes les horreurs de la Qui ne voit pas une chose si évidente est
guerre, et l'on ne lit nulle part qu'un capi- aveugle; qui la voit et n'en loue pas Dieu
taine si chaste et si clément ait commandé que est ingrat ;
qui s'oppose à ces louanges est
ceux qui se réfugieraient dans tel ou tel tem- insensé. Loin de moi l'idée qu'aucun homme
ple eussent la vie sauve. Et certes, si un pareil sage puisse faire honneur de cette clémence
commandement eût été donné, les historiens aux barbares. Celui qui a jeté l'épouvante
ne l'auraient point passé sous silence, eux qui dans ces âmes farouches et inhumaines
n'ont oublié ni les larmes de Marcellus, ni ses qui les a contenues, qui les a miraculeuse-
ordres pour protéger la chasteté. Fabius ', le ment adoucies , est celui-là même qui a dit,

vainqueur de Tarente, est loué pour s'être dès longtemps, par la bouche du Prophète :

abstenu de toucher aux images des dieux. Un «Je visiteraiavec ma verge leurs iniquités,
de ses secrétaires lui ayant demandé ce qu'il « et leurs péchés avec mes fléaux ; mais je
fallait faire d'un grand nombre de statues « ne leur retirerai point ma miséricorde ' ».

tombées sous la main des vainqueurs, il fit

une réponse dont la modération est relevée CHAPITRE VIII.

de fine ironie. « Comment sont-elles? » de-


LES BIENS ET LES MAUX DE LA VIE SONT GÉNÉR.^-
manda-t-il. Et sur la réponse qu'on lui fit,
LEMENT COMMUNS AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.
qu'elles étaient fort grandes et même armées :

« Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs dieux Quelqu'un dira : Pourquoi cette miséri-
a irrités». Puis donc que les historiens ro- corde divine a-t-elle fait aussi sentir ses effets
mains n'ont pas manqué de nous dire les à des impies et à des ingrats ? Pourquoi ? c'est
larmes de celui-ci et le rire de celui-là, la parce qu'elle émane de celui « qui fait chaque
«jour lever son soleil sur les bons et sur les
' Salluste, Ibid., ch. 9. —
Voyez Tite-Live liv. x.w,
=
ch. 21.
« méchants, et tomber sa pluie sur les justes
*
Q. Fabius Maximus Verrucosus. Voyez Tile-Ljvc, liv. xxvii,
ch. 16 ; et l'iularque, Vrë de Fabius, ch. 23. ' Psal. LXXJVVUl, 33, 31.
LA CITÉ DE DIEU.

« et sur les injustes '


». Si quelques-uns de vue de ces récompenses, et le culte que nous
ces impies, se rendant attentifs à ces marques lui rendrions n'entretiendrait pas en nous la
de bonté, viennent à se repentir et à se dé- piété, mais l'avarice et l'intérêt. Or, puisqu'il
tourner des sentiers de l'impiété, il en est en il ne faut point s'imaginer, quand
est ainsi,

d'autres qui, suivant la parole de l'Apôtre, les bons et les méchants sont également af-
a méprisant les trésors de la bonté et de la fligés, qu'il n'y ait point entre eux de diffé-

« longanimité divines, s'amassent par leur rence parce que leur affliction est commune.
« dureté et l'impénitence de leur cœur un La différence de ceux qui sont frappés de-
a trésor de colère pour le jour de la colère et meure dans la ressemblance des maux qui les
« de la manifestation du juste châtiment de frappent; et pour être exposés aux mêmes
« Dieu, qui rendra à chacun selon ses œu- tourments, la vertu et le vice ne se confon-
« Et cependant, il est toujours vrai
vres - ». dent pas. Car, comme un même feu fait bril-
de dire que la patience de Dieu invite les mé- ler l'or et noircir la paille, comme un même
chants au repentir, comme ses châtiments fléau écrase le chaume et purifie le froment,
exercent les bons à la résignation, et que sa ou encore, comme le marc ne se mêle pas
miséricorde protège doucement les bons , avec l'huile, quoiqu'il soit tiré de l'olive par
comme sa justice frappe durement les mé- le même pressoir, ainsi un même malheur,
chants. Il a plu, en effet, à la divine Provi- venant à tomber sur les bons et sur les mé-
dence de préparer aux bons, pour la vie fu- chants, éprouve, purifle et fait resplendir les
ture, des biens dont les méchants ne jouiront uns, tandis qu'il damne, écrase et anéantit les
pas, et aux méchants des maux dont les bons autres. C'est pour cela qu'en une même afflic-
n'auront point à souffrir mais quant aux ; tion, les méchants blasphèment contre Dieu,
biens et aux maux de cette vie, elle a voulu les bons, au contraire, le prient et le bénis-
qu'ils fussent communs aux uns et aux autres, sent : tant il importe de considérer, non les
afinqu'on ne désirât point avec trop d'ardeur maux qu'on mais l'esprit dans lequel
souffre,
des biens dont on entre eu partage avec les on les subit; car le même mouvement qui tire
méchants, et qu'on n'évitât point comme de la. boue une odeur fétide, imprimé à un
honteux des maux qui souvent éprouvent les vase de parfums, en fait sortir les plus douces
bons. exhalaisons.
Il y a pourtant une très-grande différence CHAPITRE IX.
dans l'usage que les uns et les autres font de
ces biens et de ces maux car l'homme bon ne DES SUJETS DE RÉPRIMANDE POUR LESQUELS LES
;

se laisse point enivrer par les biens de cette GENS DE BIEN SONT CHÂTIÉS AVEC LES MÉ-
vie, ni abattre par ses disgrâces le méchant, :

au contraire, considère la mauvaise fortune Quels maux ont donc souffert les chrétiens,
comme une très-grande peine, parce qu'il dans ces temps de désolation universelle, qui
s'est laissé corrompre par la bonne. Plus ne leur soient avantageux, s'ils savent les ac-
d'une fois cependant Dieu fait paraître plus cepter dans l'esprit de la foi ? Qu'ils considè-
clairement sa main dans cette distribution des rent d'abord, en pensant humblement aux
biens et des maux ; et véritablement, si tout péchés qui ont allumé la colère de Dieu et at-
péché était frappé dès cette vie
d'une punition tiré tant de calamités sur le monde, que si
manifeste, l'on croirait qu'il ne reste plus leur conduite est meilleure que celle des
rien à faire au dernier jugement toutcomme ; grands pécheurs et des impies, ils ne sont pas
si Dieu n'infligeait à aucun péché un châti- néanmoins tellement purs de toutes fautes
ment on croirait qu'il n'y a point de
visible, qu'ils n'aient besoin, pour les expier, de quel-
Providence. Il en est de môme des biens tem- ques peines temporelles. En effet, outre qu'il
porels. Si Dieu, par une libéralité toute évi- n'y a personne, si louable que soit sa vie, qui
dente, ne les accordait à quelques-uns de ceux ne cède quelquefois à l'attrait charnel de la
qui les lui demandent, nous penserions qu'ils concupiscence, et qui, sans se précipiter dans
ne dépendent |ioint de sa volonté et s'il les ; les derniers excès du vice et dans le gouffre
donnait â tous ceux qui les lui demandent, de l'impiété, parvienne à se garantir de quel-
nous nous accoutumerions à ne le servir qu'en ques péchés, ou rares, ou d'autant plus fré-
Mai-t. V, 15. —
*
rïom.= 5 et li, 1, fi. quents qu'ils sont plus légers quel est celui ;
LIVRE I. — LES GOTHS A ROME.

qui se conduit aujourd'hui comme il le de- des serviteurs, de toutes celles enfin à qui
vrait à l'égard de ces mcclianis dont l'orgueil, l'Apôtre s'adresse, quand il donne des pré-
l'avarice, les débauches et les impiétés, ont ceptes sur la manière dont les femmes doi-
décidé Dieu à répandre la désolation sur la vent vivre avec leurs maris et lesmaris avec
terre, ainsi qu'il en menace les hommes par leurs femmes, sur les devoirs mutuels des
la bouche de ses prophètes '
? En effet, il ar- pères et des enfants, des maîtres et des ser-
rive souvent que, par une dangereuse dissi- viteurs '
; ces personnes, dis-je, ne sont pas
mulation, nous feignons de ne pas voir leurs les seules qui soient très-aises d'acquérir plu-
fautes, pour n'être point obligés de les ins- sieurs biens temporels et très-fâchées de les
truire , de les avertir, de les reprendre et perdre, et qui n'osent par cette raison cho-
quelquefois même de les corriger, et cela, quer des hommes
dont elles détestent les
soit parce que notre paresse ne veut pas s'en mœurs; de celles qui font pro-
je parle aussi
donner le soin, soit parce que nous n'avons fession d'une vie plus parfaite, qui ne sont
pas le courage de leur rompre en visière, soit point engagées dans le mariage et se conten-
enfm parce que nous craignons de les offenser tent de peu pour leur subsistance ; je dis que
et par suite de compromettre des biens tem- celles-là même ne peuvent souvent se résoudre
porels que notre convoitise veut acquérir ou à reprendre les méchants, parce qu'elles crai-
que notre faiblesse a peur de perdre. Et de gnent de hasarder contre eux leur réputation
la sorte bien que les gens honnêtes aient en et leur vie, et redoutent leurs embûches et
horreur la vie des méchants, et qu'à cause de leurs violences. Et quoique cette crainte et les
cela ils ne tombent pas dans la damnation ré- menaces mêmes des impies n'aillent pas jus-
servée aux pécheurs après cette vie toutefois, ; qu'à décider ces personnes timides à imiter
de cela seul qu'ils se sont montrés indulgents leurs exemples, c'est cependant une chose dé-
pour les vices damuables dont les méchants plorable qu'elles n'aient point le courage, en
sont souillés, par la seule crainte de perdre présence de désordres dont la complicité leur
des biens passagers, c'est justement qu'ils ferait horreur, de les frapper d'un blâme qui
sont châtiés avec eux dans le temps, sans être pour plusieurs une correction salutaire.
serait
punis comme eux dans l'éternité; c'est juste- Pourquoi cette réserve? est-ce afin de con-
ment qu'ils sentent l'amertume de la vie, server leur considération et leur vie pour
pour en avoir trop aimé la douceur et s'être l'utilité du prochain? Non, c'est par amour
montrés trop doux envers les méchants. pour leur considération même et pour leur
Je ne blâme pourtant pas la conduite de vie c'est par celte complaisance dans les pa-
;

ceux qui ne reprennent pas et ne corrigent roles flatteuses et dans les opinions du jour,
pas les pécheurs, parce qu'ils attendent une qui fait redouter le jugement du vulgaire, les
occasion plus favorable, ou parce qu'ils crai- tourments et la mort de la chair; en un mot,
gnent, soit de les rendre pires, soit de les por- c'est l'esclavage de l'intérêt personnel qu'on
tera mettre obstacle à la bonne éducation des subit, au lieu de s'affranchir par la charité.
faibles et aux progrès de la foi car alors c'est ;
Voilà donc, ce me semble, une raison d'assez
plutôt d'une charité prudente que d'un
l'effet grand poids pour que les bons soient châtiés
calcul intéressé. Mais le mal est que ceux qui avec les méchants, lorsqu'il plaît à Dieu de
vivent tout autrement que les impies et qui punir par de simples maux temporels les
abhorrent leur conduite, leur sont indulgents mœurs corrompues des pécheurs. Ils sont
au lieu de leur être sévères, de peur de s'en châtiés ensemble, non pour mener avec eux
faire des ennemis et d'en être traversés dans une mauvaise vie, mais pour être comme eux,
la possession de biens fort légitimes, il est vrai, moins qu'eux cependant, attachés à la vie, à
mais auxquels devraient être moins attachés cette vie temporelleque les bons devraient
des chrétiens, voyageurs en ce monde el qui mépriser, afin d'entraîner sur leurs pas les
font profession de regarder le ciel comme leur méchants blâmés et corrigés au séjour de la
patrie. Je ne parle pas seulement de ces per- vie éternelle. Perd-on l'espoir de s'en faire
sonnes naturellement i)lus faibles, qui sont ainsi des compagnons? qu'on se résigne alors
engagées dans le mariage, ont des enfants ou à les avoir pour ennemis et à les aimer conune
veulent en avoir, et possèdent des maisons et tels ; car, tant qu'ils vivent, on ne peut savoir
l&a. XXIV et ailleurs. ' Colos. m, 18-2'2.

-'7"
'4-
8 LA CITÉ DE DIEU.

s'ils ne viendront pas à se convertir. Et ceux- « et pernicieux qui précipitent les hommes
là sont encore plus coupables dont parle ainsi « dans l'abîme de la perdition et de la dam-
le Prophète « Cet homme mourra dans son
: nation. Car l'amour des richesses est la
péché ; mais je demanderai compte de sa « racine de tous les maux, et quelques-uns,
o vie à qui dut veiller sur lui ». Car ceux '
« pour en avoir été possédés, se sont détournés

qui veillent, c'est-à-dire ceux qui ont dans « de la foi et embarrassés eu une infinité d'af-

l'Eglise la conduite des peuples, sont établis ((flictions et de peines ». '

pour faire au péché une guerre implacable. Ceux donc qui dans le sac de Rome ont , ,

Et il ne faut pas croire cependant que celui-là perdu les richesses de la terre , s'ils les possé-
soit exempt de toute faute, qui, n'ayant pas daient de la façon que recommande l'Apôtre ,
le caractère de pasteur, se montre indifférent pauvres au dehors riches au dedans c'est-à- , ,

pour la conduite des personnes que le com- dire s'ils en usaient comme n'en usant pas %
merce de la vie rapproche de lui, et néglige ils ont pu dire avec un homme fortement
de les reprendre de peur d'encourir leur dis- éprouvé , mais nullement vaincu : « Je suis
grâce et de compromettre des intérêts peut- «sorti nu du ventre de mère, et je re- ma
être légitimes, mais dont il est charmé plus « tournerai nu dans la terre. Le Seigneur
qu'ilne convient. 11 y a là une faiblesse ré- «m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout
préhensible et que Dieu punit justement par « ôté. Il n'est arrivé que ce qui lui a plu
;

des maux temporels. .le signalerai une der- « que le nom du Seigneur soit béni ' » Job 1

nière explication de ces épreuves subies par pensait donc que la volonté du Seigneur était
les justes; c'est Job qui me la fournit : il est sa richesse , la richesse de son âme , et il

bon que l'âme humaine s'estime à fond ce ne s'affligeait point de perdre pendant la vie
qu'elle vaut, et qu'elle sache bien si elle a ce qu'il faut nécessairement perdre à la mort.
pour Dieu un amour désintéressé ^ Quant aux âmes plus faibles, qui, sans pré-
férer ces biens terrestres au Christ, avaient
CHAPITRE X.
pour eux quelque attachement profane, elles
LES SAINTS NE PERDENT RIEN EN PERDANT ont senti dans la douleur de les perdre le
LES CHOSES TEMPORELLES. péché de les avoir aimés. Suivant la parole de
Pesez bien toutes ces raisons, et dites-moi l'Apôtre, que je rappelais tout à l'heure, elles
s'il peut arriver aucun mal aux hommes de ont d'autant plus souffert qu'elles avaient
foi et de piété qui ne se tourne en bien pour donné plus de prise à la douleur en s'embar-
eux. Serait-elle vaine, par hasard, cette parole rassant dans ses voies. Après avoir si long-
de l'Apôtre « Nous savons que tout concourt
: temps fermé l'oreille aux leçons de la parole
« au bien de ceux qui aiment Dieu ' ? » Mais — divine, il était bon qu'elles fussent rendues
ilsont perdu tout ce qu'ils avaient. Ont-ils attentives à celles de l'expérience; car lorsque
perdu la foi, la piété? Ont-ils perdu les biens l'Apôtre a dit : « Ceux qui veulent devenir
de l'homme intérieur, riche devant Dieu ? '*
« riches tombent dans la tentation, etc. », ce
Voilà l'opulence des chrétiens, comme parle le qu'il blâme dans les richesses, ce n'est pas de
très-opulent apôtre : « C'est une grande richesse les posséder, mais de les convoiter ; aussi
« que la piété modération d'un esprit
et la donne-t-il ailleurs des règles pour leur usage :

« qui se contente de ce qui sufût. Car nous « Recommandez », dit-il à Timothée, « aux
« n'avons rien apporté en ce monde, et il est « riches de ce monde de n'être point orgueil-
sans aucun doute que nous ne pouvons aussi « leux, de ne mettre point leur confiance dans
« en rien emporter. Ayant donc de quoi nous « les richesses incertaines et périssables, mais
a nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons « dans le Dieu vivant qui nous fournit avec

« être contents. Mais ceux qui veulent devenir « abondance tout ce qui est nécessaire à la vie;
riches tombent dans la tentation et dans le a ordonnez-leur d'être charitables et bienfai-
« piège du diable, et en divers désirs inutiles a sants, de se rendre riches en bonnes œuvres,
« de donner l'aumône de bon cœur, de faire
Ezech. xxxni, 6.
' « part de leurs biens, de se faire un trésor et
' Comparez avec ce chapitre de saint Augustin l'homélie de saint
. « un fondement solide pour l'avenir, afin d'ar-
Chrysostome au peuple d'Anlioche, où il explique, par huit raisons
tirées de l'Ecriture, les afflictions des justes ici-bas {Eom. u, p. 10
et seq. de la nouvelle édition).
' Rom. Tlll, 28. — * I Pelr., m, 1. ' 1 Tim. VI, 6-10. — =
1 Cor. VU, 31. — ' Job. i, 21.
LIVRE I. — LES GOTHS A ROME. 9

, Ceux qui faisaient qui ait prévenu leur perte, mais par l'expé-
un usage de leurs biens ont été consolés
tel rience qui l'a suivie.
(le pertes légères par de grands bénéfices, et Mais, dit-on, parmi les bons, il s'en est
ils ont tiré plus de satisfaction des biens qu'ils trouvé plusieurs, même chrétiens , qu'on a
ont mis en sùrelé, en les employant en au- mis à la torture pour leur faire livrer leurs
mônes qu'ils n'ont ressenti de tris-tcsse de
,
biens. Je réponds que le bien qui les rendait
ceux qu'ils ont perdus en voulant les retenir bons, ils n'ont pu ni le livrer, ni le perdre.
par avarice. Tout ce qu'ils n'ont pas eu la force S'ilsont préféré supporter les tourments que
d'enlever à la terre, la terre le leur a ravi pour de livrer ces richesses, tristes gages d'iniquité,
jamais. je dis qu'ils n'étaient pas vraiment bons. Ils
Il en autrement de ceux qui ont
est tout avaient donc besoin d'être avertis par les souf-
écouté ce commandement de leur Seigneur : frances que l'amour de l'or leur a fait subir,
« Ne vous faites point des trésors dans la terre, de celles que l'amour du Christ doit nous faire
« où la rouille et les vers les dévorent, et où surmonter, afin d'apprendre ainsi à aimer
«les voleurs les déterrent et les dérobent; celui qui enrichit d'une félicité éternelle les
a mais faites-vous des trésors dans le ciel, où fidèles qui souffrent pour lui, de préférence à
«les voleurs ne peuvent les dérober, ni la l'or et à l'argent, biens misérables qui ne sont
« rouille et les vers les corrompre car, où ; pas dignes qu'on souffre pour eux, soit qu'on
« est votre trésor, là est aussi votre cœur ^ ». les conserve par un mensonge, soit qu'on les

Ceux qui ont écoulé cette voix ont éprouvé, perde en avouant la vérité. Au surplus, nul
dans les jours d'affliction, combien ils ont été dans les tortures n'a perdu le Christ en le
sages de ne point mépriser le conseil d'un confessant; nul n'a conservé sa fortune qu'en
maître si véridique et d'un gardien si puissant la niant. Aussi, je dirai que les tourments leur

et si fidèle de leur trésor. Si plusieurs se s'ont étaient peut-être plus utiles, en leur appre-
applaudis d'avoir caché leurs richesses en nant à aimer un bien qui ne se corrompt pas,
des lieux que le hasard a préservés pour un que ces biens temporels, dont l'amour ne
jour des atteintes de l'ennemi, quelle joie plus servait qu'à tourmenter leurs possesseurs
solide et plus sûre d'elle-même ont dû éprou- d'agitations sans fruit. Mais, dit-on encore,
ver ceux qui, fidèles à l'avertissement de leur quelques-uns, qui n'avaient aucun trésor à
Dieu, oui cherché un asile à jamais inviolable livrer, n'ont pas laissé d'être mis à la torture,
à toutes les atteintes ! parce qu'on ne les en croyait pas sur parole. Je
que notre cher Paulin, évèque de
C'est ainsi réponds que, s'ils n'avaient rien, ils désiraient
Noie, de très-riche qu'il était, devenu volon- peut-être avoir; ils n'étaient point saintement
tairement très-pauvre, et d'autant plus opulent pauvres dans leur volonté; il a donc fallu
en sainteté, quand il fut fait prisonnier des leur montrer que ce ne sont point les ri-
barbares, à la prise de Noie', adressait en son chesses, mais la passion d'en avoir, qui ren-
cœur (c'est lui-même qui nous l'a confié) cette dent dignes de pareils châtiments. En est-il
prière à Dieu Seigneur, ne permettez pas
: « maintenant qui, ayant embrassé une vie meil-
« que je sois torturé pour de l'or et de l'ar- leure, ne possédant ni or ni argent cachés,
« gent ; car où sont toutes mes richesses, vous aient été torturés à cause des Iréso-rs qu'on
« le savez » . aux lieux
Elles étaient, en efl'et, leur supposait? Je n'en sais rien, mais en
où nous recommande de les recueillir et de encore que celui qui,
serait-il ainsi, je dirais
thésauriser le Prophète qui avait prédit au au milieu des tourments, confessait la pau-
monde toutes ces calamités. Ainsi, ceux qui vreté sainte, celui-là, certes, confessait Jésus-
avaient obéi à leur Seigneur et thésaurisé sui- Christ. Or, un confesseur de la pauvreté sainte
vant ses conseils, n'ont pas môme perdu leurs a bien pu être méconnu par les barbares, mais
richesses terrestres dans cette invasion des bar- il n'a pu soufi'rir sans recevoir du ciel le prix
bares; et pour ceux qui ont eu à se repentir de sa vertu.
de leur désobéissance, ils ont appris le véri- J'entends dire que plusieurs chrétiens ont
table usage de ces biens, non par une sagesse eu à subir une longue famine. Mais c'est en-
>
I Tim. VI, 17-19. —
Malt. \1, 19-21. ' core une épreuve que les vrais fidèles ont
^
Noie fat prise parpeu après le sac de Rome, Sur l'hé-
Alaric,
tournée à leur avantage en la souffrant pieu-
coique résignation de saint Paulin, voyez Montaigne, Essais, liv. i,
ch. 38. sement. Pour ceux, en olîet, que la faim a
\0 LA CITE DE DIEU.

lues, elle les a délivrés des maux de la vie, être ensevelis. Eh bien
est-ce un si grand !

comme aurait pu faire une maladie ;


pour sujet de crainte pour des hommes de foi, qui
ceux (ju'elle n'a pas lues, elle leur a appris à ont appris de l'Evangile que la dent des bêtes
mener une vie plus sobre et à faire des jeûnes féroces n'empêchera pas la résurrection des
plus longs. corps, et qu'il n'y a pas un seul cheveu de
leur tète qui doive périr '
? Si les traitements
CHAPITRE XI.
que l'ennemi fait subir à nos cadavres pou-
s'il importe que la vie TEiMPOKELLE DCRE vaient faire obstacle à la vie future, la vérité
IN PEL' PLIS OU UN PEU MOINS. nous dirait-elle « Ne craignez pas ceux qui
:

On ajoute : Plusieurs chrétiens ont été mas- tuent le corps, et ne peuvent tuer l'âme ^?»
sacrés, plusieurs ont été emportés par divers A moins qu'il ne se rencontre un homme
genres de morts alîreuses. Si c'est là un mal- assez insensé pour prétendre que si les meur-
lieur, il est conmiun à tous les hommes; du triers du corps ne sont point à redouter avant
moins , suis-je assuré qu'il n'est mort per- la mort, ils deviennent redoutables après la
sonne qui ne dût mourir un jour. Or, la mort mort, en ce qu'ils peuvent priver le corps de
égale la jtlus longue vie à la plus courte car, : sépulture. A ce compte, elle serait fausse cette
ce qui n'est plus n'est ni pire, ni meilleur, ni parole du Christ : « Ne craignez point ceux
plus court, ni plus long. Et qu'importe le « qui tuent le corps et ne peuvent rien faire
genre de mort, puisqu'on ne meurt pas deux « de plus contre vous ' » ; car il resterait à
fois ? Puisqu'il n'est point de mortel que le sévir contre nos cadavres. Mais loin de nous
cours des choses de ce monde ne menace d'un de soupçonner de mensonge la parole de vé-
nombre infini de morts, je demande si, dans rité S'il est dit, en effet, que les meurtriers
1

l'incertitude où l'on est de celle qu'il faudra font quelque chose lorsqu'ils tuent, c'est que
endurer, il ne vaut pas mieux en souffrir une le corps ressent le coup dont il est frappé ;

seule et mourir que de vivre en les craignant une fois mort, il n'y a plus rien à faire contre
toutes. Je sais que notre lâcheté préfère vivre lui, parce qu'il a perdu tout sentiment. Il

sous la crainte de tant de morts que de mourir est doncque la terre n'a pas recouvert le
vrai
une fois pour n'en plus redouter aucune ;
corps d'un grand nombre de chrétiens; mais
mais autre chose est l'aveugle horreur de aucune puissance n'a pu leur ravir le ciel, ni
notre chair infirme et la conviction éclairée cette terre elle-même que rempht de sa pré-
de notre raison. Il n'y a pas de mauvaise sence le maître de la création et de la résur-
mort après une bonne vie; ce qui rend la rection des hommes. On m'opposera cette pa-
mort mauvaise, c'est l'événement qui la suit. role du Psalmiste « Ils ont exposé les corps
:

Ainsi donc qu'une créature faite pour la mort a morts de vos serviteurs pour servir de nour-
vienne à mourir, il ne faut pas s'en mettre en a riture aux oiseaux du ciel et les chairs de
peine; mais où va-t-elle après la mort? Voilà « vos saints pour être la proie des bêtes de la
la question. Or, puisque les chrétiens savent « terre. Ils ont répandu leur sang comme l'eau

que la mort du bon pauvre de l'Evangile % au « autour de Jérusalem, et il n'y avait personne
milieu des chiens qui léchaient ses plaies, est «qui leur donnât la sépulture' ». Mais le
meilleure que celle du mauvais riche dans la Prophète a plutôt pour but de faire ressortir
pourpre, je demande en quoi ces horribles la cruauté des meurtriers que les souffrances

trépas ont pu nuire à ceux qui sont morts, des victimes. Ce tableau de la mort paraît
s'ils avaient bien vécu ? horrible aux yeux des hommes « mais elle ;

« est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort


CHAPITRE XII. « des saints '*». Ainsi donc, toute cette pompe
des funérailles, sépulture choisie, cortège fu-
LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS
nèbre, ce sont là des consolations pour les
AUCUN DOMMAGE ^.
vivants, mais non un soulagement véritable
Je sais que dans cet épouvantable entasse- pour les morts. Autrement, si une riche sé-
ment de cadavres plusieurs chrétiens n'ont pu pulture était de quelque secours aux impurs,

' Luc. x\t, 19-31.


il faudrait croire que c'est un obstacle à la
-
Les idées de ce chapitre et du suivant sout plus développées dans
le petit traité de saint Augustin De cura pro mortiiU tjercmla.
:
'
Luc. .\xr, 18. — ' Matt. x, 28, — ' Luc. .vii, 1,
Voir tome xir. Lxxvm, 2-3. — '
Psal. cxv, 15.
LIVRE 1. LES GOTHS A ROME. H
gloire du juste d'être enseveli simplement ou ces suprêmes devoirs de piété, qu'on a célébré
de ne pas l'être du tout. Certes, cette multi- leurs funérailles etpourvu à leur sépulture ',
tude do serviteurs qui suivait le corps du riche et qu'eux-mêmes durant leur vie ont donné

voluptueux de l'Evangile composait aux yeux des ordres à leurs enfants pour l'aire ensevelir
des hommes une pompe magnifique, mais ou transférer leurs dépouilles ^. Je citerai
elles furent bien autrement éclatantes aux Tobie qui s'est rendu agréable à Dieu, au té-
yeux de Dieu les funérailles de ce pauvre moignage de l'ange, en faisant ensevelir les
couvert d'ulcères que les anges portèrent, non morts ^ Notre-Seigneur lui-même, qui devait
dans un tombeau de marbre, mais dans le ressusciter au troisième jour, approuve hau-
sein d'Abraham '.
tement et veut qu'on loue l'action de celte
Je vois sourire les adversaires contre qui sainte femme qui répand sur lui un parfum
j'aientrepris de défendre la Cité de Dieu. Et précieux, comme pour l'ensevelir par avance '.
cependant leurs philosophes ont souvent mar- L'Evangile parle aussi avec éloge de ces fidèles
qué du mépris pour les soins de la sépulture ^ qui reçurent le corps de Jésus à la descente de
Plus d'une fois aussi, des armées entières, la croix, le couvrirent d'un linceul et le dépo-
décidées à mourir pour leur patrie terrestre, sèrent avec respect dans un tombeau. Ce qu'il
se sont mises peu en peine de ce que devien- faut conclure de tous ces exemples, ce n'est
draient leurs corps et ix quelles bêtes ils ser- pas que le corps garde après la mort aucun
viraient de pâture. C'est ce qui fait applaudir sentiment, mfiis c'est que la providence de
ce vers d'un poêle ' : Dieu s'étend jusque sur les restes des morts,
et que ces devoirs de piété lui sont agréables
« Le ciel couvre celui qui n'a point de lomlieau ».
comme témoignages de foi dans la résurrec-
Pourquoi donc tirer un sujet d'insulte tion. Nous en pouvons tirer aussi cet enseigne-
contre les chrétiens de ces corps non ensevelis? ment salutaire, que si les soins pieux donnés
N'a-t-il pas été promis '
aux fidèles que tous à la dépouille inanimée de nos frèresne sont
leurs membres et leur propre chair sortiront point perdus devant Dieu, l'aumône qui sou-
un jour de la terre et du plus profond abîme lage des hommes pleins de vie doit nous créer
des éléments, pour leur être rendus dans leur des droits bien autrement puissants à la rému-
première intégrité? nérfition céleste. y a encore sous ces ordres
Il

que les saints patriarches donnaient à leurs


CHAPITRE XIII. enfants pour la sépulture ou la translation de
leurs derniers restes, des choses mystérieuses
POURQUOI IL FAUT E>SEVELIR LES CORPS
DES FIDÈLES.
qu'il faut entendre dans un sens prophétique;
mais ce n'est pas ici le lieu de les approfondir,
Toutefois il ne faut pas négliger et abandon- et nous en avons assez dit sur cette matière.
ner la dépouille des morts, surtout les corps Si donc la privation soudaine des choses les
des justes et des fidèles qui ont servi d'instru- la vie, comme la nourriture
plus nécessaires à
ment d'organe au Saint-Esprit pour toutes
et et levêtement, ne triomphe pas de la patience
sortes de bonnes œuvres. Si la robe d'un père des hommes de bien, et, loin d'ébranler leur
ou son anneau ou telle autre chose semblable piété, ne sert qu'à l'éprouver et à la rendre
sont d'autant plus précieux à ses enfants que plus féconde, pouvons-nous croire que l'ab-
leur affection est plus grande, à plus forte rai- sence des honneurs funèbres soit capable de
son devons-nous prendre soin du corps de troubler le repos des saints dans l'invisible
ceux que nous aimons, car le corps est uni séjour de l'éternité? Concluons que si les der-
à l'homme d'une façon plus étroite et plus niers devoirs n'ont pas été rendus aux chré-
intime qu'aucun vêtement; ce n'est point un tiens lors du désastre de Rome ou à la prise
secours ou un ornement étranger, c'est un d'autres villes, ni les vivants n'ont commis un
élément de notre nature. Aussi voyons-nous crime, puisqu'ils n'ont rien pu faire, ni les
qu'on a rendu aux justes des premiers temps morts n'ont éprouvé une peine ,
puisqu'ils
n'ont rien pu sentir.
* Luc. XVI, 19 et seq.
^ Notamment les philosophes de l'école cyniqtte
et ceu^ç de l'école
stoïcienne. Voyez Séoêque, Bc irunqmll. un., cap. M, et Epist. 92;
— et Cicéron, Tusc. <ju., hb. i, cap. 12 et seq. * Gen. XXV, 9 ; XXXV, 29; L, 2-13, etc. — '
Gen. XL va, 29, 30
' LucaiD, Pharsale, hv. vu, vers 819. * —
I Cor. iv, 52. ., 2t. —
• Tob. Il, 9. — * Matt. x.\vi, 10-13.
;
12 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XIV. que par sa parole, il reprend volontairement


le chemin de sa prison. Là, les Carthaginois
LES COSSOLATIONS DIVINES n'ONT JAMAIS MANQUÉ
lui réservaient d'afTreux supjilices et la mort.
AUX SAINTS DANS LA CAPTIVITÉ.
On l'enferma dans un coffre de bois garni de
On se plaint que des chrétiens aient été pointes aiguës, de sorte qu'il était obligé de
emmenés captifs. Affreux mallieur, en effet, se tenir debout, ou, s'il se penchait, de souf-

si les barbares avaient pu les enmiener quel-


frir des douleurs atroces ; ce fut ainsi qu'ils le
que part où ils n'eussent point trouvé leur tuèrent en le privant de tout sommeil. Certes,
Dieu ! Ouvrez les saintes Ecritures, vous y voilà une vertu admirable et qui a su se mon-
ap])rendrez comment on dans de
se console trer plusgrande que la plus grande infortune !

pareilles extrémités. Les trois enfants de Baby- Et cependant quels dieux avait pris à témoin
lone furent captifs; Daniel le fut aussi, et Régulus, sinon ces mêmes dieux dont on s'i-
comme lui d'autres prophètes ; le divin conso- magine que le culte aboli est la cause de tous
lateur leur a-t-il jamais fait défaut? Comment les malheurs du monde? Si ces dieux qu'on 1

eut-il abandonné ses fidèles tombés sous la servait pour être heureux en cette vie ont/

domination des hommes, celui qui n'aban- voulu ou permis le supplice d'un si religieux
donne pas le Prophète jusque dans les en- observateur de son serment, que pouvait faire
trailles de la baleine ? Nos adversaires aiment
' de plus leur colère contre un parjure? Mais
mieux rire de ce miracle que ; d'y ajouter foi je veux tirer démon raisonnement une double
et cependant ils croient sur le témoignage de conclusion nous avons vu que Régulus porta
:

leurs auteurs qu'Arion de Méthymne, le cé- le respect pour les dieux jusqu'à croire qu'un
lèbre joueur de lyre, jeté de son vaisseau dans serment ne lui permettait pas de rester dans
la mer, fut reçu et porté au rivage sur le dos sa patrie, ni de se réfugier ailleurs, mais lui

d'un dauphin -. Mais, diront-ils, l'histoire de faisait une loi de retourner chez ses plus

Jonas est plus incroyable. Soit, elle est plus cruels ennemis. Or, s'il croyait qu'une telle
incroyable, parce qu'elle est plus merveil- conduite lui fût avantageuse pour la vie pré-
leuse, et elle est plus merveilleuse, parce sente, il était évidemment dans l'illusion,
qu'elle trahit un bras plus puissant. puisqu'il n'en recueillit qu'une affreuse mort.
Voilà donc un homme dévoué au culte des
CHAPITRE XV. dieux qui est vaincu et fait prisonnier; le
voilà qui, pour ne pas violer un serment prêté
LA PIÉTÉ DE RÉGULUS, SOUFFRANT VOLONTAIRE-
en leur nom, périt dans le plus affreux et le
MENT LA CAPTIVITÉ POUR TENIR SA PAROLE
plus inouï des supplices Preuve certaine que
! j
ENVERS LES DIEUX NE LE PRÉSERVA PAS DE
,

le culte des dieux ne sert de rien pour le bon- I


LA MORT.
heur temporel. Si vous dites maintenant qu'il
Les païens ont parmi leurs hommes illustres nous donne après la vie la félicité pour ré-
un exemple fameux de captivité volontaire- compense, je vous demanderai alors pourquoi
ment subie par esprit de religion. Marcus vous calomniez le christianisme, pourquoi
Attilius Régulus, général romain, avait été vous prétendez que le désastre de Rome vient
pris par les Carthaginois \ Ceux-ci, tenant de ce qu'elle a déserté les autels de ses dieux,
moins à conserver leurs prisonniers qu'à re- puisque, malgré le culte le plus assidu, elle

couvrer ceux qui leur avaient été faits par les aurait pu être aussi malheureuse que le fut

Romains, envoyèrent Régulus à Rome avec Régulus ? ne resterait plus qu'à pousser
Il

leurs ambassadeurs, après qu'il se fut engagé l'aveuglement et la démence jusqu'à prétendre
par serment à revenir à Carthage, s'il n'obte- que si un individu a pu, quoique fidèle au
nait pas ce qu'ils désiraient. Il part, et con- culte des dieux, être accablé par l'infortune,

vaincu que l'échange des captifs n'était pas il n'en saurait être de même d'une cité tout

avantageux à la en dissuade le
république, il entière, la puissance des dieux étant moins
sénat ;
puis, sans y être contraint autrement pour se déployer sur un individu que sur
faite

un grand nombre. Comme si la multitude ne


se composait pas d'individus !
• Jon. u.
=
Hérodote, l, ch. 23, 24; Ovide, Fasinr., lib. ii, vers 80 et sq.
Dira-t-on que Régulus, au miheu de sa
'
Voyez Polybe, i, 29; Cicéron, De offc.ylib. i, cap. 13, et lib. ui,
captivité et de ses tourments, a pu trouver le
cap. 26.
LIVRE I. — LES GOTHS A ROME. 13

bonlieiir dans le senliment de sa vertu '


? Que la piété, ni la chasteté, comme vertu, ne sont
l'on se mette alors à la recherche de cette ici moins du monde intéressées le seul
le ;

vertu véritable qui seule peut rendre un Etat embarras que nous éprouvions, c'est démettre
heureux. Car le bonheur d'un Etat et celui d'accord avec la raison ce sentiment qu'on
d'un individu viennent de la même source, nomme pudeur. Aussi, ce que nous dirons
un Etat n'étant qu'un assemblage d'individus sur ce sujet aura moins pour but de répondre
vivant dans un certain accord. Au surplus, je à nos adversaires que de consoler des cœurs
ne discute pas encore la vertu de Régulus ;
amis. Posons d'abord ce principe inébranlable
qu'il me suffise, par l'exemple mémorable que la vertu qui fait la bonne vie a pour siège
d'un homme qui aime mieux renoncer à la l'àme, d'où elle commande aux organes cor-
vie que d'offenser les dieux, d'avoir forcé mes porels, et que le corps tire sa sainteté du se-
adversaires de convenir que la conservation cours qu'il prête à une volonté sainte. Tant
des biens corporels et de tous les avantages que cette volonté ne
tout ce qui faiblit pas,

extérieurs de la vie n'est pas le véritable objet arrive au corps parle d'une volonté étran-fait

de Mais que peut-on attendre d'es-


la religion. gère, sans qu'on puisse l'éviter autrement que
pritsaveuglés qui se glorifient d'un semblable par un péché, tout cela n'altère en rien notre
citoyen et qui craignent d'avoir un Etat qui innocence. Mais, dira-t-on, outre les traite-

lui ressemble? S'ils ne le craignent pas, qu'ils ments douloureux que peut souffrir le corps,

avouent donc que le malheur de Régulus a pu il d'une autre nature, celles


est des violences

arriver à une ville aussi fidèle que lui au culte que accomplir. Si une chas-
le libertinage fait

des dieux, et qu'ils cessent de calomnier le teté ferme et sûre d'elle-même eu sort triom-

christianisme. Mais puisque nous avons sou- phante, la pudeur en souffre cependant, et on
levé ces questions au sujet des chrétiens em- a lieu de craindre qu'un outrage qui ne peut
menés en captivité, je dirai à ces hommes qui être subi sans quelque plaisir de la chair ne
sans pudeur et sans prudence prodiguent se soit pas consommé sans quelque adhésion
l'insulte à notre sainte religion : Que l'exemple de la volonté.

de Régulus vous confonde Car si ce n'est !

point une chose honteuse à vos dieux qu'un de CHAPITRE XVII.


leurs plus fervents"^admirateurs, pour garder
DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHATIMENT ET DU
la foi du serment, dû renoncer à sa patrie
ait
DÉSHONNEUR.
terrestre, sans espoir d'en trouver une autre,
et mourir lentement dans les tortures d'un S'il est quelques-unes de ces vierges qu'un
supplice inou'i, de quel droit viendrait-on tel scrupuleportées à se donner la mort,
ait
tourner à la honte du nom chrétien la capti- quel homme
ayant un cœur leur refuserait
vité de nos fidèles, qui, l'œil fixé sur la céleste le pardon? Quant à celles qui n'ont pas voulu
patrie, se savent étrangers jusque dans leurs se tuer, de peur de devenir criminelles en épar-
propres foyers \ gnant un crime à leurs ravisseurs, quiconque
les croira coupables ne sera-t-il pas coupable
CHAPITRE XVI. lui-même de folle légèreté ? S'il n'est pas per-

LE VIOL SUBI PAR LES VIERGES CHRÉTIENNES DANS mis, en effet, de tuer un homme, même cri-

LA CAPTIVITÉ, SANS QUE LEl'R VOLONTÉ Y FUT minel, de son autorité privée, parce qu'aucune

POUR RIEN, A T-IL PU SOUILLER LA VERTU DE loi n'y autorise, il s'ensuit que celui qui se tue

LEUR AME ? est homicide ; d'autant plus coupable en cela


qu'il est d'ailleurs plus innocent du motif qui
On s'imagine couvrir les chrétiens de honte, le porte à s'ôter la vie. Pourquoi détestons-
quand pour rendre plus horrible le tableau do nous le suicide de Judas ? Pourquoi la Vérité
leur captivité, on nous montre les barbares elle-même a-t-elle déclare qu'en se pendant '

violant les femmes, les filles et même les il a plutôt accru qu'expié le crime de son in-

vierges consacrées à Dieu '\ Mais ni la foi, ni fâme trahison ? C'est qu'en désespérant de la
miséricorde de Dieu, il s'est fermé la voie à un
* C'est, en effet, ce que soutient Séûèque, en bon stoïcien, f/-'

Prov., cap. 3, et Epist. Lxvii, repentir salutaire -. A combien plus forte rai-
'I Petr. II, 11.
son faut-il donc rejeter la tentation du suicide
Sur cette même question, voyez saiat Jérôme, Epist. Ml, ad He-
liod.j Epiit, vui, ad Demetriadcm. Act.
' — Maltli. x.wiii,
I. ' .1.
n LA CITE DE DIEU.

quand on n'a aucun crime à expier! En se car la volonté de s'en servir saintement persé-
tuant; Judas tua un coupable,
cependant il et vère, et, autant qu'il dépend de lui, il nous en
lui sera demandé compte, non-seulement de la laisse la faculté.

vie duChrist, mais do sa propre \ie, parce (|u'cn La sainteté du corps ne consiste pas à pré-
se tuant à cause d'un premier crime il s'est , server nos membres de toute altération et de
chargé d'un crime nouveau. Pouniuoi donc tout contact : mille accidents peuvent occa-
un homme qui n'a point fait de mal à autrui sionner de graves blessures, et souvent, pour
s'en ferait-il à lui-même donc un
? Il tuerait nous sauver la vie, les chirurgiens nous font
innocent dans sa propre personne, pour em- subir d'horribles opérations. Une sage-femme,
pêcher un coupable de consommer son dessein, soit malveillance, soit maladresse, soit pur
et il attenterait criminellement à sa vie, de hasard, détruit la virginité d'une jeune flUe
peur qu'elle ne fût l'objet d'un attentat étran- en voulant la constater, y a-t-il un esprit assez
ger ! mal fait pour s'imaginer que cette jeune fille
CHAPITRE XVin. par l'altération d'un de ses organes, ait perdu
quelque chose de la pureté de son corps ? Ainsi
DES VIOLENCES QIE l'iMPURETÉ d'AITRI'I PEUT
donc, tant que l'âme garde ce ferme propos
FAIRE SL'BIR A NOTRE CORPS, SANS QUE NOTRE
qui fait la sainteté du corps, la brutalité d'une
VOLONTÉ Y PARTICIPE.
convoitise étrangère ne saurait ôter au corps
On alléguera la crainte qu'on éprouve d'être le caractère sacré que lui imprime une conti-

souillé par l'impureté d'autrui. Je réponds : nence persévérante. Voici une femme au cœur
Si l'impureté reste le fait d'un autre que vous, perverti qui , trahissant les vœux contractés
elle ne vous souillera pas ; si elle vous souille, devant Dieu, court se livrer à son amant.
c'est qu'elle est aussi votre fait. La pureté est Direz-vous que pendant le chemin elle est en-

une vertu de l'àme pour compagne la


;
elle a core pure de corps, après avoir perdu la pu-
force qui nous rend capables de supporter les reté de l'âme, source de l'autre pureté ? Loin
plus grands maux plutôt que de consentir au de nous cette erreur ! Disons plutôt qu'avec
mal. Or, l'homme le plus pur et le plus ferme une âme pure, la sainteté du corps ne saurait
est maître, sans doute, du consentement et du être altérée, alors même que le corps subirait
refus de sa volonté, mais il ne l'est pas des les derniers outrages ; et pareillement, qu'une
accidents que sa chair peut subir; comment âme corrompue fait perdre au corps sa sain-
donc pourrait-il croire, s'il a l'esprit sain, qu'il teté, alorsmême qu'il n'aurait éprouvé au-
a perdu la pureté parce que son corps violem- cune souillure matérielle. Concluons qu'une
ment saisi aura servi à assouvir une impureté femme n'a rien à punir en soi par une mort
dont il n'est pas complice ? Si la pureté peut volontaire, cjuand elle a été victime passive
être perdue de la sorte , elle n'est plus une du péché d'autrui ; à plus forte raison, avant
vertu de l'âme il faut cesser de la compter
;
l'outrage : car alors elle se charge d'un ho-
au nombre des biens qui sont le principe de micide certain pour empêcher un crime en-
la bonne vie, et le ranger parmi les biens du core incertain.
corps, avec la vigueur, la beauté, la santé et CHAPITRE XIX.
tous ces avantages qui peuvent souffrir des al-
DE LUCRÈCE, QUI SE DONNA LA MORT POUR
térations, sans que la justice et la vertu en
AVOIR ÉTÉ OUTRAGÉE.
soient aucunement altérées. Or, si la pureté
n'est rien de mieux que cela, pourquoi s'en Nous soutenons que lorsqu'une femme, dé-
mettre si fort en peine au péril même de la cidée à rester chaste , est victime d'un viol
vie ? Rendez-vous à cette vertu de l'âme son sansaucun consentement de sa volonté, il n'y
vrai caractère, elle ne peut plus être détruite a de coupable que l'oppresseur. Oseront-ils
par la violence faite au corps. Je dirai plus : nous contredire, ceux contre qui nous déten-
s'il qu'en faisant des efforts pour ne
est vrai dons la pureté spirituelle et aussi la pureté
pas céder à l'attrait des concupiscences char- corporelle des vierges chrétiennes outragées
nelles, la sainte continence sanctifie le corps dans leur captivité ? Nous leur demanderons
lui-même, j'en conclus que tant que l'inten- pourquoi la pudeur de Lucrèce, cette noble
tion de leur résister se maintient ferme et dame de l'ancienne Rome, est en si grand
inébranlable, le corps ne perd pas sa sainteté, honneur auprès d'eux ? Quand le fils de Tar-
.

LIVRE I. — LES GOTHS A ROME. 45

c|iiin eut assouvi sa passiou


iiiiâuie, Lucrèce Mais peut-être n'est-elle pas lâ ;
peut-être
déuonra crime à son mari, Collatin, et à son
le s'est-clle tuée parce qu'elle se sentait coupable;
parent, Brutus, tous deux illustres par leur peut-être (car qui sait, elle exceptée, ce qui se
rang et par leur courage, et leur fit prêter passait en son âme), touchée en secret par la
serment de la venger puis, l'âme brisée de ;
volupté, a-t-elle consenti au crime, et puis, re-
douleur et ne voulant pas supporter un tel grettant sa faute, s'est-ellc tuée pour l'expier,
affront, elle se tua '. Dirons-nous qu'elle est mais, dans ce cas même, son devoir était, non
morte chaste ou adultère ? Poser cette question de se tuer, mais d'offrir à ses faux dieux une
c'est la résoudre. J'admire beaucoup cette pénitence salutaire. Au surplus, si les choses
parole d'un rhéteur qui déclamait sur Lu- se sont passées ainsi, si on ne peut pas dire :

crèce « Chose admirable


: » s'écriait-il « ils ! ; « Ils étaient im seul fut adultère » si
deux, ;

« étaient deux, et un seul fut adultère !» Im- tous deux ont commis le crime, l'un par une
possible de dire mieux et plus vrai. Ce rhé- brutalité ouverte, l'autre par un secret con-
teur a parfaitement distingué dans l'union sentement, il n'est pas vrai alors ([u'elle ait
des corps la diiférence des âmes, l'une souillée tué une femme innocente, et ses savants dé-
par une passion brutale, l'autre fidèle à la fenseurs peuvent soutenir qu'elle n'habite
chasteté, et exprimant à la fois cette union point cette partie des enfers réservée à ces in-
toute matérielle et celte différence morale, il fortunés « qui, purs de tout crime, se sont
a dit excellemment: « Us étaient deux, un « arraché la vie ». Mais il y a ici deux extré-
« seul fut adultère » mités inévitables : veut-on l'absoudre du
Mais d'où vient que la vengeance est tombée crime d'homicide ? on la rend coupable d'a-
plus terrible sur la tète innocente que sur la dultère ; l'adultère est-il écarté ? il faut
tête coupable ? Car Sextus n'eut à souffrir que qu'elle soit homicide ; de sorte qu'on ne peut
l'exil avec son père, et Lucrèce perdit la vie. éviter cette alternative : si elle est adultère,
S'il n'y a pas impudicité à subir la violence, pourquoi la célébrer ? si elle est restée chaste,
y a-til justice à punir la chasteté ? C'est à pourquoi s'est-elle donné la mort ?
vous que j'en appelle, lois et juges de Rome !
Quant à nous, pour réfuter ces hommes
Vous ne voulez pas que l'on puisse impuné- étrangers à toute idée de sainteté qui osent in-
ment faire mourir un criminel, s'il n'a été sulter les vierges chrétiennes outragées dans
condamné. Eh bien supposons qu'on porte 1
la captivité, qu'il nous suffise de recueillir
ce crime à votre tribunal une femme a été :
cet éloge donné à l'illustre Romaine « Ils :

tuée non-seulement elle n'avait pas été con-


;
« étaient deux, un seul fut adultère ». On n'a
damnée, mais elle était chaste et innocente :
pas voulu croire, tant la confiance était grande
ne punirez-vous pas sévèrement cet assas- dans la vertu de Lucrèce, qu'elle se fût souillée
sinat ? Or, ici, l'assassin c'est Lucrèce. Oui, par moindre complaisance adultère. Preuve
la
cette Lucrèce tant célébrée a tué la chaste, certaine que, si elle s'est tuée pour avoir subi
l'innocente Lucrèce, l'infortunée victime de un outrage auquel elle n'avait pas consenti,
Sextus. Prononcez maintenant. Que si vous ne ce n'est pas l'amour de la chasteté qui a armé
le faites point, parce que la coupable s'est dé- son bras, mais bien la faiblesse de la honte.
robée à votre sentence, pourquoi tant célébrer Oui, elle a senti la honte d'un crime commis
la meurtrière d'une femme chaste et inno- sur bien que sans elle. Elle a craint, la
elle,
cente ? Aussi bien ne pourriez-vous la défendre fièreRomaine, dans sa passion pour la gloire,
devant les juges d'enfer, tels que vos poètes qu'on ne pût dire, en la voyant survivre à
nous les représentent ,
puisqu'elle est parmi son affront, qu'elle y avait consenti. A défaut
ces infortunés de l'invisible secret de sa conscience, elle a
« Qui se sont donné la mort de leur propre main, et sans voulu que sa mort fût un témoignage écla-
avoir commis aucun crime, en haine de l'existence, ont jeté tant de sa pureté, persuadée que la jjatience
leurs àiiics au loin... »
serait contre elle un aveu de complicité.
Veut-elle revenir au jour ? Telle n'a point été la conduite des femmes
chrétiennes qui ont subi la même violence.
« Le destin s'y oppose et elle est arrêtée par l'oude lugubre
du marais qu'on ne traverse pas ^ ». Elles ont voulu vivre, |iour ne point venger
sur ellesle crime d'autrui, pour ne point
'
Tite-Live, lib. I, cap. 57, 58.
Virgile, Enéide, liv. VI, vers 431 à -439. commettre un crime de plus, pour ne point
LA CITÉ DE DIEl

de dire qu'elles vivent, et par conséquent elles


ajouter l'iiomicide à radullère c'est en elles- ;

mêmes qu'elles possèdent l'honneur de la peuvent mourir, et même, quand la violence


dans le témoignage de leur cons- s'en mêle, être tuées. C'est ainsi que l'Apôtre,
chasteté,
cience devant Dieu, il leur suffit d'être assu- parlant des semences, dit : « Ce que tu sèmes
;

plus « ne peut vivre, s'il ne meurt auparavant ' »,


rées qu'elles ne i)Ouvaient rien faire de
mal faire, résolues avant tout à ne pas et le Psalmiste « Il a tué leurs vignes par la
:
sans
de Dieu, au risque même grêle à dire qu'en vertu du pré-
a * ». Est-ce
s'écarter de la loi

de n'éviter qu'à grand'peine les soupçons cepte : « Tu ne tueras point » , ce soit un


blessants de l'humaine malignité. crime d'arracher un arbrisseau, et serons-nous
assez fous pour souscrire, en cette rencontre,
CHAPITRE XX. aux erreurs des Manichéens ^ ? Laissons de
côlé ces rêveries, et lorsque nous lisons a Tu :

LA LOI CHRÉTIENNE NE PERMET EN ACCUN CAS LA ne tueras point


a », si nous ne l'entendons
MORT VOLONTAIRE.
pas des plantes, parce qu'elles n'ont point de
sentiment, ni des bêtes brutes, qu'elles vo-
Ce n'est point sans raison que dans les livres
saints on ne saurait trouver aucun passage
lent dans l'air, nagent dans l'eau, marchent
oîi Dieu nous commande ou nous permette,
ou rampent sur terre ,
parce qu'elles sont
soit pour éviter quelque mal, soit même pour forment point avec
privées de raison et ne

gagner la vie éternelle, de nous donner vo- l'homme une société, d'où il suit que par une

lontairement la mort. Au contraire, cela nous disposition très-juste du Créateur, leur vie et

Tu ne tueras leur mort sont également faites pour notre


est interdit par le précepte : «

« point ». Remarquez que la loi n'ajoute pas :


usage, il reste que nous entendions de l'homme
quand seul ce précepte « Tu ne tueras point »,
« Ton prochain », ainsi qu'elle le fait
:

faux témoignage « Tu ne por-


c'esl-à-dire, tu ne tueras ni un autre ni toi-
elle défend le :

« teras point faux témoignage contre ton pro-


même, car celui qui se tue, tue un homme.
s chain ». Cela ne veut pas dire néanmoins
'

que celui qui porte faux témoignage contre CHAPITRE XXL


soi-même soit exempt de crime; car c'est de
DES MEURTRES QUI, PAR EXCEPTION, N'iMPLIQCENT
l'amour de soi-même que la règle de l'amour POINT CRIME d'homicide.
du prochain tire sa lumière, ainsi qu'il est
écrit « Tu aimeras ton prochain comme toi-
: Dieu lui-même a fait quelques exceptions à
«même ^ ». Si donc celui qui porte faux té- ladéfense de tuer l'homme, tantôt par un com-
moignage contre soi-même u'est pas moins mandement général , tantôt par un ordre
coupable que s'il le portait contre son pro- temporaire tt personnel. En pareil cas, celui
chain, bien qu'en cette défense il ne soit parlé qui tue ne fait que prêter son ministère à uu
que du prochain et qu'il puisse paraître qu'il ordre supérieur ; il est comme un glaive
n'est pas défendu d'être faux témoin contre entre les mains de celui qui frappe, et par
soi-même, à combien plus forte raison faut-il conséquent il ne faut [las croire que ceux-là
regarder comme interdit de se donner la aient violé le préceiite : « Tu ne tueras point »,

mort, puisque ces termes : « Tu ne tueras qui ont entrepris des guerres par l'inspiration
a point » , sont absolus, et que la loi n'y ajoute de Dieu, ou qui, revêtus du caractère de la
rien qui les limite; d'où il suit que la défense puissance publique et obéissant aux lois de
est générale, et que celui-là même à qui il est l'Etat, c'est-à-dire à des lois très-justes et très-
commandé de ne pas tuer ne s'en trouve pas raisonnables, ont puni de mort les malfai-

excepté. Aussi plusieurs cherchent-ils à éten- teurs. L'Ecriture est si loin d'accuser Abra-

dre ce précepte jusqu'aux bêtes mêmes, s'i- ham d'une cruauté coupable pour s'être
maginant qu'il n'est pas permis de les tuer
'.
déterminé, par pur esprit d'obéissance, à tuer
Mais que ne l'étendent-ils donc aussi aux sou flls, qu'elle loue sa piété '. Et l'on a rai-
arbres et aux plantes ? car, bien que les plantes son de se demander si l'on peut considérer
n'aient point de sentiment, on ne laisse pas Jephté comme obéissant à un ordre de Dieu,
• Exode, XX, 13, 16. —
= Matt., ixll, 39.

Cor. iT, 3G. — Psal. lxxnti, 17.


• secte des Marcionites et à celle des
MaLicbeens. I
Allusion à la
De morib. Munich., n. 51.
Au- Voyez le traité de saint Augustin,
Voyez sur la première, Epiphane, Bœr. 42, et 6ur la seconde,
Gen. XXII.
gustin, Contr. Fausl., lib. \T, cap. 6, 8.
LIVRE I. — LES GOTHS A ROME.

(|uaiui, voyant sa lille (jui venait à sa ren- prendre que cette action, loin d'être permise,
contre, il la tuepour être fidèle au vœu qu'il expressément défendue '.
doit être
avait fait d'immoler le premier être vivant Mais, dit-on, plusieurs se sont tués pour ne
qui s'offrirait à ses regards à son retour après pas tomber en la puissance des ennemis. Je
la victoire '. De même, comment justifie- t-on réponds qu'il ne s'agit pas de ce qui a été fait,
Samson de s'être enseveli avec les ennemis mais de ce qu'on doit faire. La raison est au-
sous les ruines d'un édifice ? en disant qu'il dessus des exemples, et les exemples eux-
obéissait au commandement intérieur de mêmes s'accordent avec la raison, quand on
l'Esprit, qui se servait de lui pour faire des ceux qui sont le plus dignes d'être
sait choisir
miracles *. Ainsi donc, sauf les deux cas imités, ceux qui viennent de la plus haute
exceptionnels d'une loi générale et juste ou piété. Ni les Patriarches, ni les Prophètes, ni
d'un ordre particulier de celui qui est la source les Apôtres ne nous ont donné l'exemple du
de toute justice quiconque tue un liomme,
, suicide. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui aver-
soi-même ou son prochain, est coupable d'ho- tit en cas de persécution, de fuir
ses disciples,
micide. de ville en
ne pouvait-il pas leur con-
ville -,

CHAPITRE XXIL seiller de se donner la mort, plutôt que de


tomber dans les mains de leurs persécuteurs?
LA MORT VOLONTAIRE n'eST JAMAIS LNE PREUVE
Si donc il ne leur a donné ni le conseil, ni
DE GRANDEUR d'AME.
l'ordre de quitter la vie, lui qui leur prépare,
On peut admirer la grandeur d'âme de suivant ses promesses, les demeures de l'éter-
ceux qui ont attenté sur eux-mêmes, mais, à nité', il s'ensuit que les exemples invoqués
coup sûr, on ne saurait louer leur sagesse. Et par les Gentils, dans leur ignorance de Dieu,
même, à examiner les choses de plus près et ne prouvent rien pour les adorateurs du seul
de l'œil de la raison, est-il juste d'appeler gran- Dieu véritable.
deur d'âme cette faiblesse qui rend impuis-
sant k supporter son propre mal ou les fautes CHAPITRE XXIII.
d'autrui? Rien ne marque mieux une âme
sans énergie que de ne pouvoir se résigner à de l'exemple de caton, qui s'est donné la
l'esclavage du corps et à la folie de l'opinion. MORT POUR n'avoir PU SUPPORTER LA VICTOIRE
DE CÉSAR.
Ily a plus de force à endurer une vie misé-
rable qu'à la fuir, et les lueurs douteuses de Après l'exemple de Lucrèce, dont nous
l'opinion, surtout de l'opinion vulgaire, ne avons assez parlé plus haut, nos adversaires
doivent pas prévaloir sur les pures clartés de ont beaucoup de peine à trouver une antre
la conscience. Certes, s'il y a' quelque gran- autorité que de Caton, qui se donna la
celle
deur d'âme à se tuer, personne n'a un meilleur mort à Utique' non qu'il soit le seul qui ait
:

droit à la revendiquer que Cléombrote, dont attenté sur lui-même mais il semble que,

on raconte qu'ayant lu le livre où Platon dis- l'exemple d'un homme, dont


tel les lumières
cute l'immortalité de l'âme, il se précipita du et la vertu sont incontestées, justifie complè-
haut d'un mur pour passer de cette vie dans tement ses imitateurs. Pour nous, que pou-
une autre qu'il croyait meilleure '
; car il n'y vons-nous dire de mieux sur l'action de Caton,
avait ni calamité, ni crime faussement ou jus- sinon que ses propres amis, hommes éclairés
tement imputé dont le j)oids pût lui paraître tout autant que lui, s'efforcèrent de l'en dis-
insupportable; si donc il se donna k mort, suader, ce qui prouve bien qu'ils voyaient plus
s'il brisa ces liens si doux de la vie, ce fut par
de faiblesse que de force d'âme dans cette
pure grandeur d'âme. Eh bien je dis que si !
résolution, et l'attribuaient moins à un prin-
l'action de Cléombrote est grande, elle n'est cipe d'honneur qui porte à éviter l'infamie
du moins pas bonne et j'en atteste Platon ; qu'à un sentiment de pusillanimité qui rend
lui-même, Platon, qui n'aurait pas manqué de le malheur insupportable. Au surplus, Caton
se donner la mort et de prescrire, le suicide
aux autres, si ce môme génie qui lui révélait * En effet, dans le Pkêdon même, Platon se prononce formelle-
l'immortalité de l'âme, ne lui avait fait com ment contre le suicide, soit au nom de la religion, soit au nom de
la philosophie. Voyez le Phédon, trad. fr., tome l, p. 194 et suiv.


' Matt. X, 23. — ' Joan. xiv, 2.
' Jug. XI. ' Ibid. xvi, 30. Voyez
* Tite-Live, lib. cxiv, Epitome, et Cicéron, De oflic, lib. i,
' Voyez Cicérou, T'use, qu., lib. l, cap. 31. cap. 3], et TuscuLj lib. l, cap. 30.

S. Alg. — Tome XllI.


18 LA CITÉ DE DIEU.

luimême s'est trahi par le conseil donné en de Rome, une de ces victoires qui, loin de
mourant à son fils bien-aimé. Si en effet c'était contrister les bons citoyens, arrachent des
une chose honteuse de vivre sous la domina- louanges à l'ennemi lui-même. Vaincu à son
lion de César, pourquoi le père conseille-t-il tour, il aima mieux se résigner et rester captif
au fils de subir cette honte, en lui recomman- (|iie s'affranchir et devenir meurtrier de lui-
dant de tout espérer de la clémence du vain- même. Inébranlable dans sa patience à subir
queur? Pourquoi ne pas l'obliger plutôt à lejoug de Carthage, et dans sa fidélité à aimer
périr avec lui? Si Tonjuatus a mérité des Rome, il ne consentit pas plus à dérober son
éloges pour avoir fait mourir son fils, quoique corps vaincu aux ennemis, qu'à sa patrie son
vainqueur, parce qu'il avait combattu contre cœur invincible. S'il ne se donna pas la mort,
SCS ordres ', pourquoi Caton épargne-t-il son ce ne fut point par amour pour la vie. La
fils, comme lui vaincu, alors qu'il ne s'épargne preuve, c'est que pour garder la foi de son
pas lui-même? Y avait-il plus de honte à être serment, il n'hésita point à retourner à Car-
\ainqueur en violant la discipline, qu'à re- thage, plus irritée contre lui de son discours
connaître un vainqueur en subissant l'humi- au sénat romain que de ses victoires. Si donc
liation? Ainsi donc Caton n'a point pensé un homme qui tenait si peu à la vie a mieux
qu'il fût honteux de vivre sous laJoi de César aimé périr dans les plus cruels tourments que
triomphant, puisque autrement il se serait se donner la mort, il fallait donc que le sui-
servi, pour sauver l'honneur de son fils, du cide fût à ses yeux un très-grand crime. Or,
même fer dont il per(,a sa poitrine. Mais la parmi les citoyens de Rome les plus vertueux
vérité est qu'autant il aima son fils, sur qui et les plus dignes d'admiration, en peut-on
ses vœux et sa volonté appelaient la clémence citer un seul qui soit supérieur à Régulus?
de César, autant il envia à César (comme Ni la prospérité ne put corrompre, puis- le

César l'a dit lui-même, à ce qu'on assure -), la qu'après de si grandes victoires
il resta pau-

gloire de lui pardonner; et si ce ne fut pas de vre ni l'adversité ne put le briser, puisqu'en
'
;

l'envie, disons, en lermes plus doux, que ce face de si terribles supplices il accourut intré-
fut de la honte. pide. Ainsi donc, ces courageux et illiTstres
personnages, mais qui n'ont après tout servi
CHAPITRE XXIV. que leur patrie terrestre, ces religieux obser-
vateurs de la foi jurée, mais qui n'attestaient
LA VERTU DES CHRÉTIENS l'eMPORTE SUR CELLE DE
que de faux dieux, ces hommes qui pouvaient,
RÉGULUS, SUPÉRIEURE ELLE-MÊME A CELLE DE au nom de la coutume et du droit de la guerre,
CATON. frapper leurs ennemis vaincus n'ont pas ,

Nos adversaires ne veulent pas que nous voulu, même vaincus par leurs ennemis, se
préférions à Caton le saint honuue Job, qui frapper de leur propre main; sans craindre la
aima mieux souffrir dans sa chair les plus mort, ils ont préféré subir la domination du
cruelles douleurs, que de s'en délivrer par la vainijueur que s'y soustraire par le suicide.
mort, sans parler des autres saints que l'Ecri- Quelle leçon pour les chrétiens, adorateurs du
ture, ce livre éminemment digne d'inspirer vrai Dieu et amants de la céleste pairie avec !

confiance et de faire autorité, nous montre quelle énergie ne doivent-ils pas repousser
résolus à supporter la captivité et la domina- l'idée du suicide, quand la Providence divine,

tion des ennemis plutôt que d'attenter à leurs pour les éprouver ou les châtier, les soumet
jours. Eh bien! prenons leurs propres livres, pour un lemjJS au joug ennemi Qu'ils ne I

et nous y trouverons des motifs de préférer craignent point, dans cetle humiliation pas-
quelqu'un à Marcus Caton c'est Marcus Ré- : sagère , d'être abandonnés par celui qui a
gulus. Caton, en effet, n'avait jamais vaincu voulu naître humble, bien qu'il s'appelle le

César ; vaincu par dédaigna de se sou-


lui, il Très-Haut ; et qu'ils se souviennent enfin qu'il
mettre et préféra se donner la mort. Régulus, n'y a plus pour eux de discipline militaire, ni
au contraire, avait vaincu les Carlhsginois. de droit de la guerre qui les autorise ou leur
Général l'omain, il avait remporté, à la gloire conunande la mort du vaincu. Si donc un vrai

• Voyez Tite-Live, lib. viii, cap. 7 ; Aulu-Gelle, lib. ix, cap. 13; *
Sur la pauvreté de Régulus, voyez Tite-Live, lib. xvill, epit.;
Valère Maxime, lib. II, cap. 7, § 8. Valère Maxime, lib. iv, cap. 4, § G Sénèque, Cunsol. ad hdv.,
;

' Pkuarque, Yie de Catott, ch. 72, cap. 12.


Livr.E I. LES GOTHS A ROME. 19

clirotien ne doit pas frapper mêiiicnn ennemi CHAPITRE XXVI.


qni a attonto ou (|ui est sur le iioint d'attenter
II, n'est point permis de suivre l'exemple des
contre lui, quelle peut donc être la source de
SAINTS EN CERTAINS CAS OU LA FOI NOUS ASSURE
cette détestable erreur que l'iiomme petit se
qu'ils ont agi PAR DES MOTIFS PARTICULIERS.
tuer, soit parce qu'on a péché, soit de peur
qu'on ne pèche à son détriment? On objecte l'exemple de plusieurs saintes
femmes qui, au temps de la persécution, pour
CHAPITRE XXV. soustraire leur pudeur à une brutale violence,
se précipitèrent dans un fleuve où
elles de-
IL NE FAUT POINT ÉVITER UN PÉCHÉ PAK UN AUTRE.
vaient infailliblement être entraînées et périr.
Mais il est à craindre, dit-on, que soumis à L'Eglise catholique, dit-on, célèbre leur mar-
un outrage brutal, le corps n'entraîne l'àmej tyre avec une solennelle vénération '. Ici je
par le \if aiguillon de la volupté, à donner au dois me défendre tout jugement téméraire.
péché un coupable contentement et dès lors, ;
L'Eglise a-t-elle obéi à une inspiration divine,
le chrétien doit se tuer, non pour éviter le manifestée par des signes certains, en honorant
péché à autrui, mais pour s'en préserver lui- ainsi la mémoire de ces saintes femmes ? Je
même. Je réponds que celui-là ne laissera l'ignore; mais cela peut être. Qui dira si ces
point son âme céder à l'excitation d'une sen- vertueuses femmes, loin d'agir humainement,
sualité étrangère qui vit soumis à Dieu et à la n'ont pas été divinement inspirées, et si, loin
divine sagesse, et non à la concupiscence de d'être égarées par le délire, elles n'ont pas
la chair. De plus, s'il est vrai et évident que exécuté un ordre d'en haut, comme fit Sam-
c'est un crime détestable et digne de la dam- son, dont permis de croire qu'il ait
il n'est pas
nation de se donnerlamorf,ya-t-il un homme agi autrement-? Lorsque Dieu parle et intime
assez insensé pour parler de la sorte Péchons :
un commandement précis, qui oserait faire
maintenant, de crainte que nous ne venions à un crime de l'obéissance et accuser la piété
pécher plus tard. Soyons homicides, de crainte de se montrer trop docile? Ce n'est point à
d'èlre plus tard adultères.
Quoi donc si l'ini- !
dire maintenant que le premier venu ait le
quité est grande qu'il n'y ait plus à choisir
si droit d'immoler son fils à Dieu, sous prétexte
entre le crîme et l'innocence, mais o opter d'imiter l'exemple d'Abraham. En effet, quand
entre deux crimes, ne vaut-il pas mieux pré- un soldat tue un homme pour obéir à l'auto-
férer un adultère incertain et à venir à un rité légitime coupable d'homicide
, il n'est
homicide actuel et certain ; et le péché, qui devant aucune au contraire, s'il
loi civile;
peut être expié par la pénitence n'est-il point n'obéit pas, il est coupable de désertion et de
préférable à celui qui ne laisse aucune place révolte '. Supposez, au contraire, qu'il eût agi
au repentir? Ceci pour ces fidèles qui
soit dit de son autorité privée, il eût été responsable
se croient obligés à se donner la mort, non du sang versé de sorte que, pour une même
;

pour épargner un crime à leur prochain, mais action, ce soldat est justement j)uni, soit quand
de peur que la brutalité qu'ils subissent n'ar- il sans ordre, soit quand ayant ordre de
la fait
rache h leur volonté un consentement crimi- la faire, il ne la fait pas. Or, si l'ordre d'un
nel. Mais loin de moi, loin de toute âme chré- général a une si grande autorité, que dire
tienne, qui, ayant mis sa confiance en Dieu,
y
d'un commandement du Créateur? Ainsi donc,
trouve son appui loin de nous tous cette
, permis à celui qui sait qu'il est défendu d'at-
crainte de céder à l'attrait honteux de la vo- tenter sur soi-même, de se tuer, si c'est pour
lupté de la chair Et si cet esprit de révolte
! obéir à celui dont permis de mé-
il n'est pas
sensuelle, qui reste attaché à nos membres, priser les ordres mais
prenne garde
; qu'il
même aux approches de la mort, agit comme que l'ordre ne soit pas douteux. Nous ne pé-
par sa loipropre en dehors de la loi de notre nétrons, nous, dans les secrets de la conscience
volonté, peut-il y avoir faute, quand la volonté d'autrui que par ce qui est confié à notre
refuse, puisqu'il n'y en a pas, quand elle est
^ On peut citer, parmi ces saintes femmes,
Pélagie, sa mère et ses
suspendue par le sommeil ? sœurs, louées par saint Ambroise, De Virgin.^ lib. m, et Episl. vu.
Voyez aussi, sur la mortiiéroique des deux vierges, Bernice et Proa-
docc, le discours de saint Jean Chrysostome, t. II, p. 756 et suiv. de
la nouvelle édition.
' Voyez plus haut, ch. 21.
' Comparez saint Augustin, De lib. arb., lib. i, n. Il et 12.
20 LA CITÉ DE DIEU.

oreille, etnous ne protendons pas an jugement talions, de ces mêmes tentations que l'on
des choses cachées « Nul ne sait ce qui se
: aurait à craindre sous la domination d'un
a passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de maître, et de mille autres ([ui sont insépara-
« l'homme qui est en lui ». Ce que nous di- * bles de noire condition mortelle? à ce compte,
sons, ce que nous affirmons, ce que nous pourquoi perdrions-nous notre temps à en-
approuvons en toutes manières, c'est que per- llammer le zèle des nouveaux baptisés par de
sonne n'a le droit de se doimcr la mort, ni vives exhortations, à leur inspirer famour de
pour éviter les misères du temps, car il riscjue la pureté virginale, de la continence dans le

de tomber dans celles de l'éternité, ni à cause veuvage, de la fidélité au lit conjugal, quand
des péchés d'autrui, car, pour éviter un péché nous avons à leur indiquer un moyen de
qui ne le souillait pas, il commence par se salut beaucoup plus sûr et à l'abri de tout
charger lui-même d'un péché qui lui est péril, c'est de se donner la mort aussitôt après
propre, ni pour ses péchés passés, car, s'il a la rémission de leurs péchés, afin de paraître
péché, il a d'autant plus besoin de vivre pour ainsi plus sains et plus purs devant Dieu? Or,
d'une vie
faire pénitence, ni enlin, par le désir s'ily a quelqu'un qui s'avise de donner un
meilleure, car il n'y a point de vie meilleure pareil conseil, je ne dirai pas Il déraisonne : ;

pour ceux qui sont coupables de leur mort. je dirai : II est fou. Comment donc serait-il
permis de tenir à un homme le langage que
CHAPITRE XXVII. voici « Tuez-vous, de crainte que, vivant
:

« sous la domination d'un maître impudique,


SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIKA-BLE COMME
« vous n'ajoutiez à vos fautes vénielles quel-
UN REFUGE CONTRE LE PÉCHÉ.
ceque plus grand péché », si c'est évidemment
Reste un dernier motif dont j'ai déjà parlé, un crime abominable de lui dire: «Tuez-vous,
et qui consiste à fonder de se donner le droit « aussitôt après l'absolution de vos péchés, de

la mort sur qu'on éprouve d'être


la crainte « crainte que vous ne veniez par la suite à en

entraîné au péché par les caresses de la vo- « commettre d'autres et de plus grands, vivant

lupté ou par les tortures de la douleur. Ad- « dans un monde plein de voluptés attrayantes,

mettez ce motif comme légitime, vous serez « de cruautés furieuses, d'illusions et de ter-

conduits par le progrès du raisonnement à «reurs». Puisqu'un tel langage serait cri-
conseiller aux hommes de se donner la mort minel, c'est donc aussi une chose criminelle
au moment où, purifiés par l'eau régénéra- de se tuer. On ne saurait, en effet, invoquer
tricedu baptême, ils ont reçu la rémission de aucun motif qui fût plus légitime ; celui-là ne
tous leurs péchés. Le vrai moment, en effet, l'étant pas, nul ne saurait l'être.

de se mettre à couvert des péchés futurs, c'est

quand tous les anciens sont effacés. Or, si la CHAPITRE XXVIII.


mort volontaire est légitime, pourquoi ne pas
POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES
choisir ce moment de préférence ? quel motif
AIENT ATTENTÉ A LA PUDEUR DES FEMMES
peut retenir un nouveau baptisé? pourquoi
CHRÉTIENNES.
exposerait-il encore son âme purifiée à tous
les périls de la vie, quand il lui est si facile Ainsi donc, fidèles servantes de Jésus-Christ,
d'y échapper, selon ce i)réceple « Celui qui : que ne vous soit point à charge parce
la vie
a aime le péril y tombera^? » pourquoi aimer que ennemis se sont fait un jeu de votre
les
tant et de si grands périls, ou, si on ne les chasteté. Vous avez une grande et solide con-
aime pas, pourquoi s'y exposer en conservant solation, si votre conscience vous rend ce té-
une vie dont on a le droit de s'affranchir? est- moignage que vous n'avez point consenti au
il possible d'avoir le cœur assez pervers et péché qui a été permis contre vous. Deman-
l'esprit assez aveuglé pour se créer ces deux derez-vous pourquoi il a été permis? qu'il
obligations contradictoires l'une, de se donner : vous suffise de savoir que la Providence, qui

la mort, de peur que la domination d'un a créé le monde et qui le gouverne, est pro-
maître ne nous fasse tomber dans le péché; fonde en ses conseils; « impénétrables sont
l'autre de vivre
, afin de supporter une
, «ses jugements et insondables ses voies' ».

existence pleine à chaque heure de ten- Toutefois descendez au fond de votre cons-
' I Cor. IJ, 11.— Eccle3. m, 27. • Rom. xr, 33.
LIVRE I. — LES GOTHS A ROME. 21

cience, et demandez-vous sincèrement si ces volonté •, ces femmes ont perdu l'honneur par
dons de pureté, de continence, de chasteté la violence, afin que la prospérité ne pervertît
n'ont pas enflé votre orgueil, si, trop charmées pas leur modestie. Ainsi donc, ni celles qui
par les louanges des hommes, vous n'avez étaient trop flères de leur pureté, ni celles
point enviéàque!(iues-unesde vos compagnes que le malheur seul a préservées de l'orgueil,
ces mêmes vertus. Je n'accuse point, ne sa- n'ont perdu la chasteté seulement elles ont ;

chant rien, et je ne puis entendre la réponse gagné l'humilité celles-là ont été guéries d'un
;

de votre conscience mais si elle est telle que


; mal présent, celles-ci préservées d'un mal à
je le crains, ne vous étonnez plus d'avoir venir.
perdu ce qui vous faisait espérer les empres- Ajoutons enfin que, parmi ces victimes de
sements des hommes, et d'avoir conservé ce la violence des barbares, plus d'une peut-être
qui échappe à leurs regards. Si vous n'avez pas s'était imaginée que la continence est un bien

consenti au mal, c'est qu'un secours d'en haut corporel que l'on conserve tant que le corps
est venu fortiûer la grâce divine que vous n'est pas souillé, tandis qu'elle est un bien du
alliez perdre, et l'opprobre subi devant les corps et de l'âme tout ensemble, lequel réside
hommes a remplacé pour vous cette gloire dans la force de la volonté, soutenue par la

humaine que vous risquiez de trop aimer. grâce divine, et ne peut se perdre contre le
Ames timides, soyez deux fois consolées; d'un gré de son possesseur. Les voilà maintenant
côté, l'autre, un châtiment;
une épreuve, de délivrées de ce faux préjugé; et quand leur
une épreuve qui vous justifie, un châtiment conscience les assure du zèle dont elles ont
qui vous corrige. Quant à celles d'entre vous servi Dieu, quand leur solide foi les persuade

dont la conscience ne leiu' reproche pas de que ce Dieu ne peut abandonner qui le sert et
s'être enorgueillies de posséder la pureté des l'invoque de tout sou cœur, sachant du reste,
vierges, la continence des veuves, la chasteté de science certaine, combien la chasteté lui
des épouses, qui, le cœur plein d'humilité ', est agréable, elles doivent nécessairement con-

se sont réjouies avec crainte de posséder le clure qu'il n'eût jamais permis l'outrage souf-
don de Dieu % sans porter aucune envie à fert par des âmes saintes, si cet outrage eût
leurs émules en sainteté, qui dédaignant enfin pu leur ravir le don qu'il leur a fait lui-même
l'estime dus hommes, d'autant ])Ius grande et qui les lui rend aimables, la sainteté.
pour l'ordinaire que la vertu qui les obtient
est plus rare, ont souhaité l'accroissement
CHAPITRE XXIX.
du nombre des saintes âmes plutôt que sa di-
minution qui les eût fait paraître davantage; RÉPONSE QUE LES ENFANTS DU CHRIST DOIVENT
quant à celles-là, qu'elles ne se plaignent pas F.ilRE AUX INFIDÈLES, QU.\ND CEUX-CI LEUR
d'avoir souffert la brutalité des barbares , REPROCHENT QUE LE CHRIST NE LES A PAS MIS
qu'elles n'accusent point Dieu de l'avoir per- A COUVERT DE LA FUREUR DES ENNEMIS.
mise, qu'elles ne doutent point de sa provi-
dence, qui laisse faire ce que nul ne commet Toute la famille du Dieu véritable et souve-
impunément. 11 est en effet certains [lenchants rain a donc un solide motif de consolation
mauvais qui pèsent secrètement sur l'âme, et établi sur un meilleur fondement que l'espé-
auxquels la justice de Dieu lâche les rênes à rance de biens chancelants et périssables; elle
un certain jour pour en réserver la punition doit accepter sans regret la vie temporelle
au dernier jugement. Or, qui sait si ces saintes elle-même, puisqu'elle s'y prépare à la vie
femmes, dont la conscience est pure de tout éternelle, usant des biens de ce monde sans
orgueil et qui ont eu à subir dans leur corps s'y attacher, comme fait un voyageur, et su-
la violence des barbares, qui sait si elles ne bissant les maux terrestres comme une épreuve
nourrissaient pas quelque secrète faiblesse, ou un châtiment. Si on insulte à sa rési-
qui i)ouvait dégénérer en faste ou en superbe, gnation, si on vient lui dire, aux jours d'in-
au cas où, dans le désordre universel, cette fortune «Où est ton Dieu-?» qu'elle demande
:

humiliation leur eût été épargnée? De même à son tour à ceux qui l'interrogent, où sont
que plusieurs ont été emportés par la mort, leurs dieux, alors qu'ils endurent ces niénies
afin que l'esprit du mal ne pervertît pas leur souffrances dont la crainte est le seul principe
'
Rom. xu, Ifi. Psal. ir, II. '
Sap. IV, 11. — Psal. iLI, i.
LA CITÉ DE DIEU.

de leur piété '. Pour nous, enfants du Clirist, cette rivale de l'empire romain, et combattait
nous répondrons Notre Dieu est partout pré-
: l'avis contraire de Caton '. Il prévoyait les
sent et tout entier partout; exempt de limites, suites d'une sécurité fatale à des âmes énervées
il peut être présent en restant invisible et et voulait qu'elles fussent protégées par la
s'absenter sans se mouvoir. Quand ce Dieu crainte, comme des pupilles par un tuteur. II

m'afflige, c'est pour éprouver ma vertu ou voyait juste, et l'événement prouva qu'il avait
pour cliàtier mes péchés et en échange de; raison. Carthage une fois détruite, la répu-
maux temporels, si je les souffre avec piété, blique romaine fut délivrée sans doute d'une
il me réserve une récompense éternelle. Mais grande terreur; mais combien de maux na-
vous, dignes à peine qu'on vous parle de vos quirent successivement de cette prospérité I la

dieux, qui êtes-vous en face du mien , « plus concorde entre les citoyens affaiblie et dé-
« redoutable que tous les dieux; car tous les truite, bientôt des séditions sanglantes, puis,
« dieux des nations sont des démons, et le par un enchaînement de causes funestes, la
« Seigneur a fait les cieux -
? » guerre civile avec ses massacres, ses flots de
sang, ses proscriptions, ses rapines ; enfin, un
CHAPITRE XXX. teldéluge de calamités que ces Romains, qui,
au temps de leur vertu, n'avaient rien à re-
CEUX QUI s'Élèvent contre la religion chré-
douter que de l'ennemi, eurent beaucoup
tienne NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES
plus à souffrir, après l'avoir perdue, de la
PROSPÉRITÉS.
main de leurs propres concitoyens. La fureur
Si cet illustre Scipion Nasica, autrefois votre de dominer, passion plus effrénée chez le
souverain Pontife, qui dans la terreur de la peuple romain que tous les autres vices de
guerre punique fut choisi d'une voix unanime notre nature, ayant triomphé dans un petit
par le sénat, comme
meilleur citoyen de le nombre de citoyens puissants, tout lé reste,
Rome, pour aller recevoir de Phrygie l'image abattu et lassé, se courba sous le joug-.
de la mère des dieux % si ce grand homme,
dont vous n'oseriez affronter l'aspect, pouvait CHAPITRE XXXI.
revenir à la vie, c'est lui qui se chargerait de
PAR QUELS DEGRÉS S'eST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS
rabattre votre impudence. Car enfin, qu'est-ce
LA PASSION DE LA DOMINATION.
qui vous pousse à imputer au christianisme
lesmaux que vous souffrez ? C'est le désir de Comment, en effet, cette passion se serait-elle
trouver la sécurité dans le vice, et de vous apaisée dans ces esprits superbes, avant que
livrer sans obstacle à tout le dérèglement de de s'élever par des honneurs incessamment
vos mœurs. Si vous souhaitez la paix et l'a- renouvelés jusqu'à la puissance royale? Or,
bondance, ce n'est pas pour en user honnête- pour obtenir le renouvellement de ces hon-
ment, c'est-à-dire avec mesure, tempérance et neurs, la brigue était indispensable; et la
piété, mais pour vous procurer, au prix de brigue elle-même ne pouvait prévaloir que
folles prodigalités, une variété infinie de vo- chez un peuple corrompu par l'avarice et la
luptés, et répandre ainsi dans les mœurs, au débauclie. Or, comment le peujile devint-il

milieu de la prospérité apparente, une cor- avare et débauché? par un de cette pros- eilet

ruption mille fois plus désastreuse que toute périté dont justement Scipion,
s'alarmait si

la cruauté des ennemis. C'est ce que craignait quand il s'opposait avec une prévoyance ad-
Scipion, votre grand pontife, et, au jugement mirable à la ruine de la plus redoutable et de
de tout le sénat, le meilleur citoyen de Rome, la plus opulente ennemie de Rome. II aurait

quand il s'opposait à la ruine de Carthage, voulu que la crainte servit de frein à la li-
cence, que la licence comprimée arrêtât l'essor
* On sait assez qu'il était dans l'ancienne république de
d'usage
débauche de l'avurice,
mais il est bon
de la et et qu'ainsi la
faire des prières publiques, aux jours de grand péril ;

de rappeler ici qu'au moment où Alaric parut devant Rome, cette vertu iiût croître et fleurir pour le satut de la
vieille coutume fut encore mise en pratique par le sénat romain.
AnnoL,
république, et avec la vertu, la liberté 1 Ce fut
Voyez Sozomène, lib. ix, cap. 6; Nicéphore, lib. xiir,
cap. 35, et Zozime, lib. -v, cap. 11. par le même principe et dans un même senti-
' Psal. xcv, 4, 5.
'C'est à Pessinonte, en Phrygie, qu'on alla chercher la statue de * Voyez Plutarque, Vie tle Caton V ancien ^ et Tite-Live, lib. j£li,\,

Cybèle. L'oracle de Delphes avait prescrit d'envoyer à sa rencontre epit,


le meilleur citoyen de liome. Voyez Cicéron, De aru&p. l'csp., Voyez Snlluste , de Belïo Jiujurth., cap. 41 et sq., et Velleius

cap. 13; Tite-Live, lib. xxix, cap. M. Paterculus, lilj. il, init.
LIVRE I. — LES GOTHS A ROME. 23

ment de patriotique prévoyance que Scipion, moi qui vous devez honorer, de Scipion ou de
je parle toujours de l'illustre pontife que le vos dieux. Au surplus, si la peste vint à cesser,
sénat proclama par un choix unanime le ce ne fut point parce que la folle passion des
meilleur citoyen de Rome, détourna ses col- jeux plus raffinés de la scène s'empara d'un
lèy;ues du dessein qu'ils avaient formé de peuple belliqueux connu jusqu'a-
(jui n'avait
construire un ampliiiliéàire. Dans un discours lorsque les jeux du cirque mais ces démons ;

plein d'autorité, il leur persuada de ne pas méchants et astucieux, prévoyant que la peste
souffrir que la mollesse des Grecs vînt cor- allait bientôt finir, saisirent cette occasion
rompre la virile austérité des antiques mœurs pour en répandre une autre beaucoup plus
et souiller la vertu romaine de la contagion dangereuse et qui fait leur joie parce qu'elle
d'une corruption étrangère. Le sénat fut si s'attaque, non point au corps, mais aux
touché par cette grave éloquence qu'il défen- mœurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit
dit l'usage des sièges qu'on avait coutume de tellement l'esprit des Romains que dans ces
porter aux représentations scèiiiqnes. Avec derniers temps (la postérité aura peine à le
quelle ardeur ce grand homme eùt-il entre- croire), parmi les malheureux échappés au sac
pris d'abolir les jeux mêmes, s'il eût osé ré- de Rome et qui ont pu trouver un asile à

sister à l'autorité de ce qu'il appelait des Carthage, on en a vu plusieurs tellement pos-


dieux ! car il ne savait pas que ces prétendus sédés de cette étrange maladie qu'ils couraient
dieux ne sont que de mauvais démons, ou s'il chaque jour au théâtre s'enivrer follement du
le savait, il croyait qu'on devait les apaiser spectacle des histrions.
plutôt que de les mépriser. La doctrine céleste
n'avait pas encore été annoncée aux Gentils, CHAPITRE XXXllI.
pour purifier leur cœur par la foi, transformer
LA RUINE DE ROME n'a PAS CORRIGÉ LES VICES DES
en eux la nature humaine par une humble
ROMAINS.
piété, les rendre capables des choses divines
et les délivrer enfin de la domination des es- Quelle est donc votre erreur, insensés, ou
prits superbes. plutôt, quelle fureur vous transporte Quoi ! !

au moment où, en croit les récils des


si l'on
CHAPITRE XXXII. voyageurs, le désastre de Rome fait jeter un
cri de douleur jusque chez les peuples de
DE l'Établissement des jeux scéniques.
rOrient ', au moment où les cités les plus illus-
Sachez donc, vous qui l'ignorez, et vous tres dans les plus lointains pays font de votre

aussi qui feignez l'ignorance, n'oubliez pas, malheur un deuil public, c'est alors que vous
au milieu de vos murmures contre votre libé- recherchez les théâtres, que vous y courez,
rateur, que ces jeux scéniques, spectacles de que vous les remplissez, que vous en enveni-
turpitude, œuvres de licence et de vanité, ont mez encore le poison. C'est cette souillure et

été établis a Rome, non par la corruption des cette perte des âmes, ce renversement de
hommes, mais par le commandement de vos toute probité et de tout sentiment honnête

dieux. Mieux eût valu accorder les honneurs que Scipion redoutait pour vous, quand il
divins à Scipion que de rendre un culte à des s'opposait à la construction d'un amphithéâ-

dieux de cette sorte, qui n'étaient certes pas tre, quand il prévoyait que vous pourriez aisé-

meilleurs que leur pontife. Ecoutez-moi un ment vous laisser corrompre par la bonne
instant avec attention, si toutefois votre es- fortune, quand il ne voulait pas qu'il ne vous
prit, longtemps enivré d'erreurs, est capable restât plus d'ennemis à redouter. H n'estimait
d'entendre la voix de la raison : Les dieux pas qu'une cité fût fiorissante, quand ses mu-
commandaient que l'on célébrât des jeux de railles sont debout et ses mœurs ruinées. Mais

théâtre pour guérir la peste des corps *, et leséducteur des démons a eu plus de pouvoir
Scipion, pour prévenir la peste des âmes, ne sur TOUS que la prévoyance des sages. De là
voulait pas que le théâtre même fût construit. vient que vous ne voulez pas qu'on vous im-
vous reste encore quelque lueur d'intelli-
S'il pute le mal que vous faites et que vous impu-
gence pour préférer l'âme au corps, dites-
'
Les témoignages de cette douleur immense et universelle abon-
'Voyez THe-Live, lib. vu, cap. 2; Val. Ma.x., lib.ll,cai). I, § 2, dent dans les historiens. Voyez les lettres de saint Jérôme, notam-
et TertuUien, Dr Spcctac, cap. 5. ment £i»sl.xvi, ad Principiani, et LX-x-Vli, adMarccll. et Anapsychiam.
24 LA CITE DE DIEU.

tez aux chrétiens celui que vous souffrez. Cor- pendant du moins qu'elle accomplit son
rompus par la bonne fortune, incapables d'être voyage à travers ce monde, plus d'un qui est
corrigés par la mauvaise, vous ne cherchez uni à ses frères par la communion des mêmes
pas dans la paix la tranquillité de l'Etat, mais sacrements, sera banni un jour de la société
rim|)unité de vos vices. Scipion vous souhai- des saints. De ces faux amis, les uns se tien-
tait la crainte de l'ennemi pour vous retenir nent dans l'ombre, les autres osent mêler ou-
sur la pente de vous, écrasés par
la licence, et vertement leur voix à celle de nos adversaires,
l'ennemi, vous ne pouvez pas même contenir I)Our murmurer contre le Dieu dont ils portent
\os dérèglements ; tout l'avantage de votre la marque sacrée, jouant ainsi deux rôles
calamité, vous l'avez perdu ; vous êtes devenus contraires et fréquentant également les théâ-
misérables, et vous êtes restés vicieux. tres et les lieux saints. Faut-il cependant dé-
sespérer de leur conversion? Non, certes,
CHAPITRE XXXIV. puisque parmi nos ennemis les plus déclarés,
nous avons des amis prédestinés encore incon-
LA CLÉMENCE DE DIEU A ADOUCI LE DÉSASTRE DE
nus à eux-mêmes. Les deux cités, en effet,
ROME. ]

sont mêlées et confondues ensemble pendant


Et cependant vous vivez, vous le devez à
si cette vie terrestre jusqu'à ce qu'elles se sépa- '

Dieu, à ce Dieu qui ne vous épargne que pour rent au dernier jugement. Exposer leur nais-
vous avertir de vous corriger et de faire péni- sance, leur progrès et leur fin, c'est ce que
tence, à ce Dieu qui a permis que malgré je vais essayer avec l'assistance du
de faire,
votre ingratitude vous ayez évité la fureur ciel et pour de Dieu, qui
la gloire de la cité
des ennemis, soit en vous couvrant du nom tirera de ce contraste un plus vif éclat.
de ses serviteurs, soit en vous réfugiant dans
les églises de ses martyrs. CHAPITRE XXXVI.
On dit que Rémus Romulus, pour peu-
et
DES SUJETS qu'il CONVIENDRA DE TRAITER DANS
pler leur ville, établirent un asile où les plus
LES LIVRES SUIVANTS.
grands criminels étaient assurés de l'impu-
nité '. Exemple remarquable et qui s'est re- Mais avant d'aborder cette entreprise, j'ai
nouvelé de nos jours à l'honneur du Christ 1 encore quelque chose à répondre à ceux qui
Ce qu'avaient ordonné les fondateurs de rejettent les malheurs de l'empire romain sur
Rome, ses destructeurs l'ont également or- notre religion, sous prétexte qu'elle défend de
donné. Mais quelle merveille que ceux-là aient sacrifier aux dieux '. Il faut pour cela que je
faitpour augmenter le nombre de leurs ci- rapporte (autant du moins que ma mémoire
toyens ce que ceux-ci ont fait pour augmenter et le besoin de mon sujet le permettront)
le nombre de leurs ennemis ? tous les maux qui sont arrivés à l'empire ou
aux provinces qui en dépendent avant que
CHAPITRE XXXV. cette défense n'eût été faite : calamités qu'ils
ne manqueraient pas de nous attribuer, si
l'église a DES ENFANTS CACHÉS PARMI SES ENNEMIS
notre religion eût paru dès ce temps-là et in-
ET DE ÎALX AMIS PABMI SES ENFANTS.
terdit leurs sacrifices impies. Je montrerai
Tels sont les moyens de défense
y en a (et il ensuite pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa
peut-être de plus puissants encore)
que nous main tous les royaumes de la terre, a daigné
pouvons opposer à nos ennemis, nous enfants accroître le leur, et je ferai voir que leurs
du Seigneur Jésus, rachetés de son sang et prétendus dieux, loin d'y avoir contribué, y
membres de la cité ici-bas étrangère, de la cité ont plutôt nui, au contraire, par leurs fourbe-
royale du Christ. N'oublions pas toutefois ries et leurs prestiges. Je terminerai en réfu-
qu'au miheu de ces ennemis mêmes se cache tant ceux qui, convaincus sur ce dernier point
plus d'un concitoyen futur, ce qui doit nous par des preuves si claires, se retranchent à
faire voir pas sans avantage de
qu'il n'est soutenir qu'il faut servir les dieux^ uou pour
supporter patiemment comme adversaire de
notre foi celui qui peut en devenir confes-
' La prohibitiou du culte païen date de Constautin. Elle fut pour-
suivie par ValenliQien et consommée par Théodose. Voyez Eusèbe,
seur. De même, au sein de la cité de Dieu. Vit. Comt., lib. 11, cap. 43, -11, et lib. IT, cap. 23; Nicéphore,
lib.vil cap. 115Théodore!, Mist. £ccl.,
;
llb. v, cap. 21, et saint
' Siim Augustm parait ici suivre Plutar.iue, Vit. Mom., cap. 9. Augustin, De Cons. Evang., lib. i, n. -12.
LIVRE 1. — LES GOTHS A ROME. 25

les biens de la vie présente, mais pour ceux ils ont aussi beaucoup d'opinions contraires

de la vie future. Ici la question si je ne


, aux nôtres, nous devons les réfuter et nous ne
me trompe, devient plus diflicile et monte faillirons pas à ce devoir. Nous combattrons
vers les régions sublimes. Nous avons affaire donc leurs assertions impies dans toute la
à des philosophes, non pas aux premiers venus force qu'il plaira à Dieu de nous départir,
d'entre eux, mais aux plus illustres et aux pour l'affermissement de la cité sainte, de la
plus excellents, lesquels sont d'accord avec vraie piété etdu culte de Dieu, sans lequel on
nous sur plusieurs choses puisqu'ils recon-
,
ne saurait parvenir à la félicité promise. Je
naissent rame immortelle et le vrai Dieu, termine ici ce livre, afin de passer au nouveau
auteur et providence de l'univers. Mais comme sujet que je me propose de traiter.
LIVRE DEUXIÈME.
Arffumenf. — Saint Augustin traile des
maux que les nomains ont eu à subir avant Jésus-Clirisl pendant que norissail le ,
culte des faux dieux deuionire que loin d'avoir élc préservée par ses dieux, Rome en a reçu les seuls
il
;
maux véritables ou
du moins les plus grands de tous, à savoir les vices de l'àine et la corruption
des mœurs.

CHAPITRE PREMIER. pour juges de cet ouvrage , ni vous-même,


IL EST NÉCESSAIRE DE NE POINT PROLONGER LES
Marcellinus, mon cher fils, ni aucun de ceux
DISCUSSIONS AU-DELA d'UNE CERTAINE MESURE. à qui je l'adresse dans un esprit de discussion
utile et loyale et de charité chrétienne s'il ,

de l'homme, au lieu de ré-


Si le faible esprit vous fallait toujours des réponses, dès que vous
sister à l'évidence de la vérité, voulait se sou- verriez paraître un argument nouveau j'aurais
;

mettre aux enseignements de la saine doc- trop peur alors que vous ne devinssiez sem-
trine, comme un malade aux soins du médecin, blables à ces malheureuses femmes dont
jusqu'à ce qu'il obtînt de Dieu par sa foi et sa parle l'Apôtre , « qui incessamment appren-
piété la grâce nécessaire pour se guérir, ceux « nent sans jamais savoir la vérité '
».
qui ont des idées justes et qui savent les expri-
mer convenablement n'auraient pas besoin CHAPITRE II.
d'un long discours pour réfuter l'erreur. Mais
comme l'infirmité dont nous parlons est au- RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ

jourd'hui plus grande que jamais, à ce point DANS LE PREMIER LIVRE.


que l'on voit des insensés s'attacher aux
Ayant commencé, dans le livre précédent,
mouvements déréglés de leur esprit comme
de traiter de la Cité de Dieu, à laquelle j'ai
à la raison et à la vérité même, tantôt par résolu, avec l'assistance d'en haut, de consacrer
l'effet d'un aveuglement qui leur dérobe la
tout cet ouvrage, mon premier soin a été de
lumière, tantôt par suite d'une opiniâtreté
répondre à ceux qui imjiulent les guerres
qui la leur fait repousser, on est souvent dont l'univers est en ce moment désolé et ,

obligé, après leur avoir déduit ses raisons au-


surtout le dernier malheur de Rome, à la reli-
tant qu'un homme le doit attendre de son
gion chrétienne, sous prétexte qu'elle interdit
semblable de s'étendre beaucoup sur des
,
les abominables qu'ils voudraient
sacrifices
choses très-claires, non pour les montrer à
faire aux démons. J'ai donc fait voir qu'ils
ceux qui les regardent, mais pour les faire
devraient bien plutôt attribuer à l'influence
toucher à ceux qui ferment les yeux de peur
du Christ le respect que les barbares ont
de les voir. Et cependant, si on se croyait tenu
montré pour son nom, en leur laissant, contre
de répondre toujours aux réponses qu'on re-
l'usage de la guerre, de vastes églises pour
çoit, quand finiraient les discussions ?
lieu de refuge, et en honorant à tel point leur
Ceux qui ne peuvent comprendre ce qu'on
religion (celle du moins de qu'ils feignaient
dit, ou qui, le comprenant, ont
l'esprit trop professer), qu'ils ne se sont pas cru permis
dur et trop rebelle pour y souscrire, répondent
contre eux ce que leur permet contre tous le
toujours ;
mais, comme dit l'Ecriture : « Ils droit de la victoire. De là s'est élevée une ques-
« ne parlent que le langage de l'iniquité '
» ; tion nouvelle pourquoi cette faveur divine
:

et leur opiniâtreté infatigable est vaine. Si s'est-elle étendue à des impies et à des ingrats,
donc nous consentions à les réfuter autant
de et |)ourqiioi, d'un autre côté, les désastres de
fois qu'ils prennent avec un front d'airain la
la guerre ont-ils également frappé les impies
résolution de ne pas se mettre en peine
de ce et les hommes pieux? Je me suis quelque peu
qu'ils disent, pourvu qu'ils nous
contredisent arrêté sur ce point, d'abord arce que cette |

n'importe comment , vous voyez combien répartition ordinaire des bienfaits de la Provi-
notre labeur serait pénible, infini et stérile.
dence et des misères de l'humanité tombant in-
C'est pourquoi je ne souhaiterais pas avoir
difleremment sur les bons et sur les méchants,
' Psal. xcxii, 1.
'
11 ïim. m, 7.
,

LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX. 27

porte le trouble dans plus d'une conscience ;


le sais, qui, munis d'études libérales, aiment
puis voulu, et c'a été mon principal objet,
j'ai l'histoire et connaissent les faits que j'ai dessein
consoler de saintes femmes, cbastes et pieuses de rappeler; mais afin de nous rendre odieux
victimes d'une violence qui a [lU attrister leur à la foule ignorante, ils feignent de ne pas les
pudeur, mais non souiller leur pureté, de peur savoir et s'efforcent de faire croire au vulgaire
qu'elles ne se repentent de vivre , elles qui que les désastres qui, selon l'ordre de la
n'ont rien dans leur vie dont elles aient à se nature, afthgent les hommes à certaines
repentir. J'ai ajouté ensuite quelques réflexions époques et dans certains lieux, n'arrivent
contre ceux (|ui osent insulter aux infortunes présentement qu'à cause des progrès du chris-
subies par les chrétiens et en particulier par tianisme qui se répand partout avec un éclat
ces malheureuses femmes restées chastes et une réputation incroyables, au détriment

et saintes dans l'humiliation de leur pu- du culte des dieux. Qu'ils se souviennent
donc
deur; adversaires sans bonne foi et sans cons- avec nous de combien de calamités Rome
cience , indignes enfants de ces Romains a été accablée avant que Jésus-Christ ne se
renommés par tant de belles actions dont fût incarné, avant que son nom n'eût brillé
l'histoire conservera le souvenir, mais qui ont parmi les peuples de cette gloire dont ils sont
trouvé dans leurs descendants dégénérés les vainement jaloux. Comment justifieront-ils
plus grands ennemis de leur gloire. Piome, en leurs dieux sur ce point, puisque, de leur
fondée par leurs aïeux et portée à un si
effet, propre aveu, ils ne les servent que pour se
haut point de grandeur, ils l'avaient plus mettre à couvert de ces calamités qu'il leur
abaissée par leurs vices qu'elle ne l'a été par plaîtmaintenant de nous imputer ? Je les prie
sa chute ; tomber que
car cette chute n'a fait de medire pourquoi ces dieux ont permis que
des pierres et du bois, au lieu que leurs vices de si grands désastres arrivassent à leurs ado-
avaient ruiné leurs mœurs, fondement et or- rateurs avant que le nom de Jésus-Christ
nement des empires, et allumé dans les âmes partout proclamé, ne vînt offenser leur or-
des passions mille fois plus dévorantes que les gueil et mettre un terme à leurs sacrifices.
feux qui ont consumé les palais de Rome.
C'est par là que j'ai terminé le premier livre. CHAPITRE IV.
Mon dessein maintenant est d'exposer les
LES IDOLATRES N'ONT JAMAIS REÇU DE LEURS DIEUX
maux que Rome a soufferts depuis sa nais-
AUCUN PRÉCEPTE DE VERTU, ET LEUR CULTE A
sance, soit dans l'intérieur de l'empire, soit
ÉTÉ SOUILLÉ DE TOUTES SOUTES d'INFAMIES.
dans les provinces soumises ; longue suite de
calamités que nos adversaires ne manqueraient Et d'abord pourquoi ces dieux ne se sont-ils
pas d'attribuer à la religion chrétienne, si, point mis en peine d'empêcher le dérèglement
dès ce temps-là, la doctrine de l'Evangile eût des mœurs ? Que le Dieu véritable se soit dé-
fait librement retentir sa voix contre leurs tourné des peuples qui ne le servaient pas, c'a
fausses et trompeuses divinités. été justice ; mais d'où vient que les dieux,
dont on regrette que le culte soit aujourd'hui
CHAPITRE m. interdit, n'ont établi aucune loi pour porter
leurs adorateurs à la vertu La justice aurait
?
IL SUFFIT DE CONSULTER l'hISTOIRE POUR VOIR
voulu qu'ils eussent des soins
pour les actions
QUELS MAUX SONT ARRIVÉS AUX ROMAINS PEN-
des hommes, en échange de ceux que les
DANT qu'ils ADORAIENT LES DIEUX ET AVANT
l'Établissement de la religion chrétienne.
hommes rendaient à leurs autels. On dira que
nul n'est méchant que par le fait de sa volonté
En lisant le récit que je vais tracer, il faut propre. Qui le nie ? mais ce n'en était pas
se souvenir que parmi les adversaires à qui je moins l'offlce des dieux de ne pas laisser
m'adresse il y a des ignorants qui ont fait ignorer à leurs adorateurs les préceptes d'une
naître ce proverbe « La pluie manque, c'est
: vie honnête, de les promulguer au contraire
« la faute des chrétiens ' ». Il en est d'autres -, je avec le plus grand éclat, de dénoncer les pé-
cheurs par la bouche des devins et des oracles,
' Ce dicton paien est également rapporté par Tertullien, Apoloij.,
cap. -10. Voyez aussi ce que répond Arnobe sur ce point aux adver-
saires du christianisme, Contr. Gent., lib. i, p. 3 et sq. de rédition son fameux mémoire adressé, en 381, à l'empereur Valentinien, ac-
Stewech. cusait les chrétiens des malheurs de l'empire. Voyez Paul Orose et
= Saint Augustin semble ici faire allusion à Symmaque, qui, dans la préface de sou livre adressée à saint Augustin.
LA CITÉ DE DIEU.

d'accuser, de menacer hautement les méchants CHAPITRE V.


et de promettre des récompenses aux bons.
des cérémonies obscènes qu'on célébrait en
Or, a-t-on jamais entendu rien prêcher de
l'honneur de l.\ mère des dieux.
semblable dans leurs temples ? Quand j'étais
jeune , je me souviens d'y être allé plus Je voudrais avoir ici pour juges, non ces
d'une fois ; j'assistais à ces spectacles et à ces hommes corrompus qui aiment mieux prendre
jeux sacrilèges ; je contemplais les prêtres en du plaisir à des coutumes infâmes, que se
proie à leur délire démonia(|ue, j'écoutais les donner de la peine pour les combattre, mais
musiciens, je prenais plaisir à ces jeux hon- cet illustre Scipion Nasica, autrefois choisi par
teux qu'on célébrait en l'honneur des dieux, le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome,
des déesses, de la vierge Célestis \ de Cybèle, pour aller recevoir Cybèle, et promener so-
mère de tous les dieux. Le jour où on lavait lennellement dans la ville la statue de ce
solennellement dans un fleuve cette dernière démon. Je lui demanderais s'il ne souhaiterait
divinité -, de misérables bouffons chantaient pas que sa mère eût assez bien mérité de la
devant son char des vers tellement infâmes réi)ublique pour qu'on lui décernât les hon-
qu'il n'eût pas été convenable, je ne dis pas à neurs divins, comme à ces mortels privilégiés,
la mère des dieux, mais à la mère d'un séna- devenus immortels et rangés au nombre des
teur, d'un honnête homme, d'un de ces bouf- dieux par l'admiration et la reconnaissance
fons même, de prêter l'oreille à ces turpi- des Grecs, des Romains et d'autres peuples'.
tudes. Car enfin tout homme a un sentiment Sans aucun doute, il souhaiterait un pareil
de respect pour ses parents que la vie la plus bonheur à sa mère, si la chose était possible ;

dégradante ne saurait étoulTer. Ainsi ces ba- mais supposons qu'on lui demande après cela
ladins auraient rougi de répéter chez eux et s'il voudrait que parmi ces honneurs divins

devant leurs mères, ne fût-ce que pour s'exer- on mêlât les chants obscènes de Cybèle. Ne
cer, ces paroles et ces gestes obscènes dont ils s'écriera-t-il pas qu'il aimerait mieux pour
honoraient la mère des dieux, en présence sa mère qu'elle fût morte et privée de tout
d'une multitude immense où les deux sexes sentiment que d'être déesse pour se complaire
étaient confondus. Et je ne doute pas que ces à ces infamies? Quelle apparence, en effet,
spectateurs qui s'empressaient à la fête, attirés (ju'un sénateur romain, assez sévère de mœurs
par la curiosité, ne rentrassent à la maison, pour avoir empêché qu'on ne bâtît un théâtre
révoltés par l'infamie. Si ce sont là des choses dans une ville qu'il voulait peuplée d'hommes
sacrées ,
qu'appellerons-nous choses sacri- forts, souhaitât pour sa mère un culte qui fait

lèges ? et qu'est-ce qu'une souillure, si c'est accueillir avec faveur par une déesse des pa-
là une purification ? Ne donnait-on pas à ces roles dont une matrone se regarderait comme
fêtes le nom de Services [Feraila], comme si offensée ? Assurément il ne croirait point
on eût célébré un festin où les démons pussent qu'une femme d'honneur, en devenant déesse,
venir se repaître de leurs mets favoris ? Chacun eût perdu à ce point la modestie, ni qu'elle
sait, en effet, combien ces esprits immondes pût écouter avec plaisir, de la bouche de ses
sont avides de telles obscénités ; il faudrait, adorateurs, des mots tellement impurs que si
pour en douter, ignorer l'existence de ces dé- elle en eût entendu de pareils de son vivant,

mons qui trompent les hommes en se faisant sans se boucher les oreilles et se retirer, ses
passer pour des dieux, ou bien vivre de telle proches, son mari et ses enfants eussent été
sorte que leur protection parût plus à désirer obligés d'en rougir pour elle. Ainsi cette ,

que celle du vrai Dieu, et leur colère plus à mère des dieux, que le dernier des hommes
craindre. refuserait d'avouer pour sa mère, voulant
* Cette déesse-vierge Célestis était principalement adorée en capter l'esprit des Romains, désigna pour venir
Afrique, au témoignage de Tertullien (Apolog., cap. 24). .Saint
au-devant d'elle le premier des citoyens, non
Augustin en parle encore au chap. 23 de ce même livre n, et ailleurs
(Enarr,. in Psal. LXil, n. 7, et in Psai.xcvill, n. 14, et Scnn. cv, pour le confirmer dans sa vertu par ses con-
n. 12). — Nous nesavons pas sur quel fondement le docte Vives a
seils et son assistance, mais pour le tromper
confondu la vierge Célestisavec Cybèle, mère des dieux.
' Chaque année, la veille des ides d'avril, la statue de Cybèle par ses artifices, semblable à cette femme dont
était conduite eu grande pompe par les prêtres de la déesse au fleuve
Almon, qui se jette dans le Tibre, prés de Rome, et là, au con-
fluent des deux eaux, se faisait l'ablution sacrée, souvenir de celle * Saint Augustin s'appuie peut-être ici mentalement sur l'expli-
qui eut lieu le jour oii la statue arriva d'Asie pour la première fois, cation que donne Cicéron des apothéoses : De Nai. rleor, lib. u,
Voyez Ovide, Fastes, lib. iv, v. 337 et sq., et Lucain, lib. s, v. 600. cap. 2, et lib. ui, cap. 11.
LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX. 29

il est écrit : « Elle s'efforce de dérober aux ulilo de l'argent, la générosité qui sied à l'honnêle homme
envers la patrie et ses proches, enfin ce que chacun doit être
« iioinmes leur bien le jihis précieux, qui est dans le poste oii Dieu l'a placé ' ».
«leur âme' ». Que désirait-elle autre chose,
en effet, en désignant Scipion, si ce n'est que Qu'on nous dise en quels lieux on faisait
ce grand bomme, exalté par le témoignage entendre ces préceptes comme émanés de la
d'une déesse, et se croyant arrivé au comble bouche des dieux, en quels lieux on habituait
de la perfection, \înt à négliger désormais la le peuple à les écouter, comme cela se l'ait
vraie piété et la vraie religion, sans lesquelles dans nos églises partout où la religion chré-
pourtant le jilus noble caractère tombe dans tienne a pénétré.
l'orgueil et se perd? Et comment ne pas attri-
buer le choix fait par cette déesseàun dessein CHAPITRE VII.

insidieux, quand on la voit se complaire dans


LES MAXIMES INVENTÉES PAR LES PHILOSOPHES NE
ses fêtes à des obscénités que les honnêtes
POUVAIENT SERVIR A RIEN, ÉTANT DÉPOURVUES
gens auraient horreur de supporter dans leurs
d'autorité DIVINE ET «'ADRESSANT A UN PEUPLE
festins?
PLUS PORTÉ A SUIVRE LES EXEMPLES DES DIEUX
CHAPITRE VI.
QUE LES MAXIMES DES RAISONNEURS.
LES DIEUX DES PAÏENS NE LEUR ONT JAMAIS
On nous alléguera peut-être les systèmes et
ENSEIGNÉ LES PRÉCEPTES d'UNE VIE HONNÊTE.
les controverses des philosophes. Jerépondrai
pour cela que ces divinités n'ont pris
C'est d'abord que ce n'est point Rome, mais la Grèce
aucun soin pour régler les mœurs des cités et qui leur a donné naissance et si l'on persiste ;

des peuples i]ui les adoraient, ni pour les pré- à vouloir en faire Rome, sous pré- honneur à
server par de terribles et salutaires défenses texte que
Grèce a été réduite en province
la
de ces maux effroyables qui ont leur siège, non romaine, je dirai alors que les systèmes philo-
dans les champs et les vignes, non dans les sophiques ne sont point l'ouvrage des dieux,
maisons et les trésors, non dans le corps, qui mais de quelques hommes doués d'un esprit
est soumis à l'esprit; mais dans l'esprit même rare et pénétrant, qui ont entrepris de décou-
qui gouverne le corps. Dira-t-on que les dieux vrir par la raison la nature des choses , la
défendaient de mal vivre ? Qu'on le montre, règle des mœurs, enfin les conditions de l'u-
qu'on le prouve. Et il ne s'agit pas ici de nous sage régulier de la raison elle-même, tantôt
vanter je ne sais quelles traditions secrètes fidèle et tantôt infidèle à ses propres lois. Aussi
murmurées à l'oreille d'un peht nombre d'ini- bien, parmi ces philosophes, quelques-uns ont
tiés par une religion mystérieuse, amie pré- découvert de grandes choses, soutenus qu'ils
tendue de la chasteté et de la vertu qu'on ;
étaient par l'appui divin mais, arrêtés dans ;

nous cite, qu'on désigne les lieux, les assem- leur essor par la faiblesse humaine, ils sont
blées, où, à la place de ces fêtes impudiques, tombés dans l'erreur juste répression de la ;

de ces chants et de ces postures d'histrions divine Providence, qui a voulu surtout punir
obscènes, à la place de ces Fugalies - honteuses leur orgueil, et montrer, par l'exemple de ces
(vraiment faites pour mettre en fuite la pudeur que la véritable voie pour
esprits puissants,
et l'honnêteté), en un niot,àla place de toutes monter aux régions supérieures, c'est l'humi-
ces turpitudes, on ait enseigné au peuple, au lité. Mais le moment viendra plus tard, s'il

nom des dieux, à réprimer l'avarice, à contenir plaît au vrai Dieu notre Seigneur, de traiter
l'ambition, à brider l'iinpudicité, à suivre cette matière et de la discuter à fond ^ Quoi
enfin tous les préceptes que rappelle Perse en qu'il en soit, s'il est vrai que les philosophes
ces vers énergiques : aient découvert des vérités capables de donner
là l'homme la vertu et le bonheur, n'est-ce
« Instruisez-vouf, misérables morlels, et apprenez les rai-
sons des choses, nous sommes, le but de la vie et sa
ce que point eux qu'il eût fallu, i)0ur être plus juste,

loi, la peme glissante qui nous entraine au mal, la modéra- décerner les honneurs divins?Combien serait-il
liou dans l'amour des rrcbesses, les désirs légitimes, l'usage
plus convenable et plus honnête de lire les
livres de Platon, dans un temple consacré à
' Prov. V!,26.
' Que
faut-il penser de ces Fugalia ? SoDt-ce les fêtes instituées
en souvenir de l'expulsion des rois, comme le conjecture un com- • Satires, lit, v. 66-72.
mentateur, ou bien faut-il croire à quelque méprise de saint Au- ' Voyez plus bas les livres viii, ix et ï, particulièrement destinés à
gUBtÎQ t combattre les philosophes.
m LA CITÉ DE DIEU.

ce philosophe, que île voir des prêtres de (]y- sacrées |)ar la religion, qu'aux préceptes ins-
bèle '
se mutiler dans le temple des démons, crits dans les lois par une sagesse toute pro-
des efféminés s'y faire consacrer, des insensés fane? Si les poètes ont menti, quand ils ont
cérémonies cruelles, hon-
s'y inciser le corps, représenté Jupiter adullcre, des dieux vrai-
teuses, cruellement honteuses, honteusement ment chastes auraient dii se courroucer et se
cruelles, qui sont chaque jour célébrées en venger d'un pareil scandale, au lieu de l'en-
l'honneur des dieux ? Combien aussi serait-il courager et de le prescrire. Et cependant, ce
plus utile, pour former la jeunesse à la vertu, qu'il y a de plus supportable dans ces jeux
de publiquement de bonnes lois, au nom
lire scéniques, ce sont les comédies et les tragédies,
des dieux, que de louer vainement celles des c'est-à-dire ces pièces imaginées par les poètes,
ancêtres! En effet, tous les adorateurs de dieux où l'immoralité des actions n'est pas du moins
pareils, lorsque le poison brûlant de la pas- aggravée par l'obscénité des paroles', ce qui
sion, comme dit Perse-, s'est insinué dans fait comprendre qu'on leur donne jdace dans

leur âme, peu leur importe ce qu'enseignait l'étude des belles-lettres, et que des personnes
Platon ou ce que Platon censurait, ils regar- d'âge en imposent la lecture aux enfants.
dent ce que faisait Jupiter. De là ce jeune
débauché de Térence qui, jetant les yeux sur CHAPITRE IX.
le mur de la salle, et y voyant une peinture
LES ANCIENS ROMAINS JUGEAIENT NÉCESSAIRE DE
oîi Jupiter fait couler une pluie d'or dans le
RÉPRIMER LA LICENCE DES POETES, A LA DIFFÉ-
sein de Danaé, se sert d'un si grand exemple
RENCE DES GRECS QUI NE LEUR IMPOSAIENT AU-
pour autoriser ses désordres, et se vante d'i-
CUNE LIMITE, SE CONFORM.\NT EN CE POINT A LA
miter Dieu :

VOLONTÉ DES DIEUX.


o Et quel Dieu ? Celui qui ébranle de son tonnerre les tem-
Si l'on veut savoir ce que pensaient à cet
ples du ciel. Certes, je n'en ferais pas autant, moi, cliélif
mortel, mais, pour le reste, je l'ai faii, et de grand cœur ^ ». égard les anciens Romains, il faut consulter )

Cicéron qui, dans son traité De la Béptil/lique -,


CHAPITRE YIII. faitparler Scipion ^ en ces termes « Jamais la :

«comédie, si l'habitude des mœurs publiques


LES JEUX SCÉNIQIES, OU SONT ÉTALÉES TOUTES
« ne l'avait autorisée, n'aurait pu faire goûter
LES TURPITUDES DES DIEUX, LOIN DE LEUR DÉ- « les infamies qu'elle étalait sur le théâtre '
».
PLAIRE, SERVENT A LES APAISER. Les Grecs du moins étaient conséquents dans
Mais, dira-t-on, ce sont là des inventions leur extrême licence, puisque leurs lois per-

de poètes, et non les enseignements de la reli- mettaient à la comédie de tout dire sur tout
gion. Je ne veux pas répondre que ces ensei- citoyen et en l'appelant par son nom. Aussi,
gnements sont encore plus scandaleux je me ;
comme dit encore Scipion dans le même ou-
contente de prouver, l'histoire à la main, que vrage : « Qui n'a-t-elle pas atteint? Ou iilulôt, qui

ces jeux solennels, oii l'on représente les lie- « n'a-telle pas déchiré? A qui fit-elle grâce?
lions des poètes, n'ont pas été introduits dans « Qu'elle ait blessé des ifatleurs populaires, des

les fêtes des dieux par l'ignorance et la super- B citoyens malfaisants, séditieux, Cléon, Cléo-
stition desRomains, mais que ce sont les dieux « iihon, Hyperbolus', à la bonne heure bien ;

eux-mêmes, comme je l'ai indiqué au livre c( que, pour de hommes, la censure du ma-
tels

précédent, qui ont prescrit de les célébrer, et « gistrat vaille mieux que celle du poète. Mais
que Périclès, gouvernant la république de-
les ont pour ainsi dire violemment imposés «

puis tant d'années avec le plus absolu crédit,


par la menace. C'est, en effet, au milieu des «

ravages croissants d'une i>este que les jeux « dans la paix ou dans la guerre, soit outragé
scéniques furent institués à Rome pour la pre- B par des vers, et qu'on les récite sur la scène,
mière fois par l'aulorilé des pontifes. Or, quel '
Comme par exemple dans les Atellanes, pièces populaires et
bouffonnes dont les anciens eux-mêmes ont blâmé l'obscénité.
est celui qui, pour la conduite de sa vie, ne se
• On sait que ce grand ouvrage est perdu auî trois quarts, même

conformera pas de i)référence aux exemples après les découvertes d'Angelo Maio. Le quatrième livre, cité ici
cérémonies con- par saint Augustin, est un de ceux dont il nous reste le moins de
donnés par les dieux dans les
débris.

Galles, voyez plus loin, U?. vi, ch. 7, et


'
Le Scipion de la République est Scipion Emilien, le destructeur
'
Sur ces prêtres nommé
de Numance de Carthage.
et
liv. vn, ch. 25 et 26.
m, v. 37.
* Cicéron, De la République, livre iv, trad. de M. Villemain.
« Perse, Saiires,
• Térence, Eunuque, act. ni, se. 5, v. 36 et 37, -12 et 43. ' Voyez les comédies d'Aristophane.
LIVRE 11. — ROME ET SES FAUX DIEUX. 31

« cela n'est pas moins étrange que si, parmi honorablement son pays, cette attaque n'est-
« nous, Plante et Névius se fussent avisés de ellcpas d'autant plus inexcusable qu'elle est
« médire de Piiblius et de Cnéns-Scipion, ou Gé- plus éloignée de la vérité? QueJ supplice ne
« ciliiis de Caton». Et il ajoute un peu après : méritent donc pas ceux qui font à Dieu une
«Nos lois des douze Tables, au contraire, si at- injure si atroce et si éclatante ! Au reste, ces

« lentives à ne porter la peine de mort que pour esprits du mal, que prennent pour
les païens
<( un bien petit nombre de faits, ont compris des dieux, n'ont d'autre but, en se laissant
B danscclte classe le délit d'avoir récité publi- attribuer de faux crimes, que de prendre les
« qucment ou d'avoir composé des vers qui atti- âmes dans ces fictions comme dans des filets,
reraient sur autrui le déshonneur et l'infa- et "de les entraîner avec eux dans le supplice
« mie; et elles ont sagement décidé; car notre où ils sont prédestinés; soit que des hommes
« vie doit être soumise à la sentence des tribu- qu'ils se plaisent à faire passer pour des dieux,
« naux, à l'examen légitime des magistrats, et afin de recevoir à leur place par mille artifices
« non pas aux fantaisies des poètes; et nous ne les effet com-
adorations des mortels, aient en
« devons être exposés à entendre une injure mis ces crime«, qu'aucun homme n'en
soit

« qu'avec le droit d'y répondre et de nous dé- étant coupable, ils prennent plaisir à les voir
« fendre devant la justice » . Il est aisé de voir imputer aux dieux, pour donner ainsi aux
combien du quatrième livre de
tout ce passage actions les plus méchantes et les plus hon-
la République de Cicéron, que je viens de citer teuses l'autorité du ciel. C'est ainsi que les
textuellement (sauf (|uelques mots omis ou mo- Grecs, esclaves de ces fausses divinités, n'ont
difiés), se rattache étroitement à la question pas cru que les poètes dussent les épargner
queje veuxéclaircir. Cicéron ajoute beaucoup eux-mêmes sur la scène, ou par le désir de se

d'autres réflexions, et conclut en montrant fort rendi'e en cela semblables à leurs dieux, ou
bien que les anciens Romains ne pouvaient par la crainte de les offenser, s'ils se mon-
souffrir qu'on louât ou qu'on blâmât sur la traient jaloux d'avoir une renommée meilleure
scène un citoyen vivant. Quant aux Grecs, qui que la leur.
autorisèrent cette licence, je répète, tout en la CHAPITRE XI.
flétrissant, qu'on y trouve une sorte d'excuse,
LES GRECS ADMETTAIENT LES COMÉDIENS A l'eXER-
quand on considère qu'ils voyaient leurs dieux
cice des fonctions publiques , convaincus
prendre plaisir au spectacle de l'infamie des
qu'il y avait de l'injustice a mépriser des
hommes et de leur propre infamie, soit que
nOMMES DONT l'ART APAISAIT LA COLÈRE DES
les actions qu'on leur attribuait fussent de
DIEUX.
l'invention des poètes , soit qu'elles fussent
véritables ; Dieu que les spectateurs
et plût à Les Grecs furent encore très-conséquents
n'eussent fait qu'en rire, au lieu de les imiter! avec eux-mêmes quand ils jugèrent les comé-
Au fait, c'eût été un peu trop superbe d'é[)ar- diens dignes des plus hautes charges de l'Elat.
gner la réputation des principaux de la ville Nous apprenons, en effet, par Cicéron, dans
et des simples citoyens, pendant que les dieux ce même traité De la République, que l'athé-
sacrifiaient la leur de si bonne grâce. nien Eschine, homme très-éloquent, après
avoir joué la tragédie dans sa jeunesse, brigua
GHAPITRE X. lasuprême magistrature, et que les Athéniens
envoyèrent souvent le comédien Aristodème
c'est un trait de la profonde malice des dé-
en ambassade vers Philiiipe, pour traiter les
mons, DE VOULOIR qu'on LEUR ATTRIBUE DES
affaires les plus importantes de la paix et de
CRIMES, SOIT VÉRITABLES, SOIT SUPPOSÉS.
la guerre. Voyant leurs dieux accueillir avec
On allègue pour excuse que ces actions complaisance les pièces de théâtre, ilne leur
attribuéesaux dieux ne sont pas véritables, paraissait pas raisonnable de mettre au rang
mais supposées. Le crime alors n'en serait que des personnes infâmes ceux qui servaient à
plus énorme, si l'on consulte les notions de la Nul doute que tous ces usages
les représenter.
vraie piété et de la vraie religion ; et si l'on des Grecs ne fussent très-scandaleux, mais nul
considère la malice des démons, quel art pro- doute aussi qu'ils ne fussent en harmonie
fond pour tromper les hommes ! Quand on avec le caractère de leurs dieux; car comment
diffame un des premiers de l'Etat qui sert auraient-ils empêché les poètes et les acteurs
32 LA CITE DE DIEU.

de déchirer les citoyens, quand ils les enten- duite toute différente, comme s'en glorifie
daient diffamer leurs dieux avec l'approbation Scipion dans le dialogue déjà cité De la Répu-
de ces dieux mômes? Et comment auraient-ils blique. Loin de consentir à ce que leur vie et
méprisé ou plutôt comment n'auraient-ils
, leur réputation lussent exposées aux injures et
pas élevé aux premiers emplois ceux qui aux médisances des ]>oëtes, ils prononcèrent
représentaient sur le théâtre des pièces qu'ils la peine capitale contre ceux qui oseraient
savaient agréables aux dieux? Eût-il été rai- composer des vers diffamatoires. C'était pour-
sonnable , tandis qu'on avait les prêtres en voir à merveille au soin de leur honneur, mais
lîonneur, parce qu'ils arttirent sur les hommes c'était aussi se conduire envers les dieux d'une

la protection des dieux en leur immolant des façon bien superbe et bien impie car enfin ;

victimes , de noter d'infamie les comédiens ils voyaient ces dieux supporter avec patience
qui, en jouant des pièces de théâtre, ne fai- etmême écouter volontiers les injures et les
saient autre chose que au désir des
satisfaire sarcasmes que leur adressaient les poètes, et,

dieux et prévenir l'effet de leurs menaces, malgré cet exemple, ils ne crurent pas de leur
d'après la déclaration expresse des prêtres dignité de supporter des insultes toutes pa-
eux-mêmes? Car nous savons que Labéon ', reilles ; de sorte qu'ils établirent des lois pour
dont l'érudition fait autorité en cette matière, s'en garantir au moment même oîi [ils per-
distingue les bonnes divinités d'avec les mau- mettaient que l'outrage fît partie des solen-
vaises, et veut qu'on leur rende un culte dif- nités religieuses. Scipion comment pou- I

férent, conseillant d'apaiser les mauvaises par vez-vous louer les Romains d'avoir défendu
des sacrifices sanglants et par des prières aux poètes d'offenser aucun citoyen, quand
funèbres, et de se concilier les bonnes par des vous voyez que ces mêmes poètes n'ont
offrandes joyeuses et agréables , comme les épargné aucun de vos dieux Avez-vous !

jeux, les festins et les lectisternes*. Nous dis- estimé si haut la gloire du sénat comparée à
cuterons plus tard, s'il plaît à Dieu, cette dis- celle du dieu du Capitole ,
que dis-je ? la
Labéon mais, pour n'en dire en
tinction de ;
gloire de Rome seule mise en balance avec celle
ce moment que ce qui touche à notre sujet, de toutle ciel, que vous ayez lié par une loi

soit que l'on offre indifféremment toutes expresse la langue médisante des poètes, si elle
choses à tous les dieux comme étant tous était dirigé econtre un de vos concitoyens, tan-
bons (car des dieux ne sauraient être mauvais, dis que vous la laissiez libre de lancer l'insulte
et ceux des païens ne sont tels que parce qu'ils à son gré contre tous vos dieux, sans que per-
sont tous des esprits immondes), soit que l'on sonne, ni sénateur, ni censeur, ni prince du
mette quelque différence comme le veut ,
sénat, ni pontife, eût le droit de s'y opposer ?
Labéon, dans les offrandes qu'on présente aux Quoi il vous a paru scandaleux que Plaute ou
!

différents dieux, c'est toujours avec raison que Névius pussent attaquer les Scipions, ou que
les Grecs honorent les comédiens qui célèbrent Galon fût insulté par Cécilius, et vous avez
les jeux, à l'égal des prêtres qui offrent des trouvé bon que votre Térence ' excitât les
victimes, de peur de faire injure à tous les jeunes gens au libertinage par l'exemple du
dieux, si tous aiment les jeux du théâtre, ou, grand Jupiter !

ce qui serait plus grave encore aux dieux ,

réputés bons, s'il n'y a que ceux-là qui les CHAPITRE Xni.
voient avec plaisir.
LES ROMAINS AURAIENT DU COMPRENDRE QUE DES
CHAPITRE XII. DIEUX CAPABLES DE SE COMPLAIRE A DES JEUX
INFAMES n'Étaient pas dignes des honneurs
LES ROMAINS, EN INTERDISANT AUX POIÎTES d'uSER
DIVINS.
CONTRE LES HOMMES d'UNE LIBERTÉ QU'lLS LEUR
DONNAIENT CONTRE LES DIEUX, ONT EU MOINS Scipion, s'U vivait, me répondrait peut-être:
BONNE OPINION DES DIEUX QUE d'EUX-MÈMES. Comment ne laisserions-nous pas impunies
Les Romains ont tenu à cet égard une con- des injures que les dieux eux-mêmes ont

*
On connaît trois Labéons, tous célèbres par leur science en droit pies de petits lits, sur lesquels on plaçait toutes sortes de viandes

civil. Celui que cite ici saint Augustin est le plus célèbre de tous, avec les images des dieux.
* Bien que Térence fût Africain par sa naissance, saint Augustin
Antistius Labéon, qui vivait du temps d'Auguste. Voyez Suétone,
Aulu-Gelle, liv. l, ch. 12, et liv. ,\m, ch. 10 et 12. le considère ici comme tout Romain par son éducation et ses amitiés,
cU. 54 ; et
'
Lectisti'rnia. Cette cérémonie consistait à dresser dans les tem- comme par ses ouvrages.
LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX. 33-

consacrées, puisque ces jeux scéniques, où on non, ce sont les dieux qui ont ordonné de les
les fait agir et parlerd'une manière si hon- célébrer. Comment donc flétrir le comédien
teuse, ont été institues en leur honneur et par qui l'on honore le dieu ? et de quel droit
sont entrés dans les mœurs de Rome par leur noter d'infamie l'acteur d'une scène honteuse
commandement formel? A quoi je répliiiue — si l'on en adore le promoteur ? Voilà donc la
en demandant à mon tour comment cette dispute engagée entre les Grecs et les Romains.
il conduite des dieux n'a pas fait comprendre Les Grecs croient qu'ils ontraison d'honorer les
'
aux Romains (|u'ils n'avaient point affaire à comédiens, puisqu'ils adorent des dieux avi-
des dieux vérit.iblos. mais à des démons in- des de comédies ; les Romains, au contraire,
dignes de recevoir d'une république les
telle pensent que la présence d'un comédien serait
honneurs divins ? Assurément, il n'eût point une injiu'e pour une tribu de plébéiens, et
été convenable, ni le moins du monde obliga- à plus forte raison pour le sénat. La ques-
toire de leur rendre un culte, s'ils eussent tion ainsi posée, voici un syllogisme qui ter-
exigé des cérémonies injurieuses à la gloire mine en fournissent la ma-
tout. Les Grecs
des Romains ; comment dès lors, je vous prie, jeure si l'on doit adorer de tels dieux, il
:

a-t-on pu juger dignes d'adoration ces esprits faut honorer de tels hommes. La mineure est
de mensonge dont la méprisable impudence posée par les Romains or, il ne faut point :

allait jusqu'à demander que le tableau de leurs honorer de tels hommes. Les chrétiens tirent
crimes fît partie de leurs honneurs ? Aussi, la conclusion : donc, il ne faut point adorer
quoique assez aveuglés par la superstition dé tels dieux.
pour adorer ces divinités étranges qui préten-
daient donner un caractère sacré aux infamies CHAPITRE XIV.
du théâtre, les Romains, par un sentiment de
PLATON, EN EXCLUANT LES POETES d'UNE CITÉ
pudeur et de dignité, refusèrent aux comédiens
BIEN GOUVERNÉE, s'EST MONTRÉ SUPÉRIEUR A CES
les honneurs que leur accordaient les Grecs.
DIEUX QUI VEULENT ÊTRE HONORÉS PAR DES
C'est ce que déclare Cicéron par la bouche de
JEUX SCÉNIQUES.
Scipion « Regardant, dit-il, l'art des comé-
:

« diensetlethéâtreen généralcomme infâmes, Je demande encore pourquoi les auteurs de


« les Romains ont interdit aux gens de cette pièces de théâtre, à qui la loi des douze Tables
« espèce l'honneur des emplois publics bien ; défend de porter atteinte à la réputation des
« plus, ils les ont fait exclure de leur tribu par citoyens et qui se permettent de lancer l'ou-
« une note du censeur «.Voilà, certes, un rè- '
trage aux dieux, ne partagent point l'infamie
glement digne de la sagesse des Romains; mais des comédiens. Quelle raison et quelle justice y
j'aurais voulu que tout le reste y eût répondu a-t-il, quand on couvre d'opprobre les acteurs
et qu'ils eussent été conséquents avec eux- de ces pièces honteuses et impies, à en hono-
mêmes. Qu'un citoyen romain, quel qu'il fût, rer les auteurs ? C'estici qu'il faut donner la

du moment qu'il se faisait comédien, fût exclu palme à un Grec, à Platon, qui, traçant le
de tout honneur public, que le censeur ne modèle idéal d'une république parfaite, en a
souffrît même pas qu'il demeurât dans sa chassé les poêles '. comme des ennemis de la
tribu, cela est admirable, cela est digne d'un vérité. Ce philosophe ne pouvait souffrir ni les

peuple dont la grande âme adorait la gloire, injures qu'ils osenl prodiguer aux dieux, ni
cela est vraiment romain Mais qu'on me dise ! ledommage que leurs fictions causent aux
s'ily avait quelque raison et quelque consé- mœurs. Comparez maintenant Platon , qui
quence à exclure les comédiens de tout hon- n'était qu'un homme, chassant les poètes de sa

neur, tandis que les comédies faisaient partie république pour la préserver de l'erreur, avec
des honneurs des dieux. Longtemps la vertu ces dieux, dont la divinité menteuse voulait
romaine n'avait pas connu ces jeux du être honorée par des jeux scéniques. Celui-là
théâtre', et s'ils eussent été recherchés par s'efforce, quoique inutilement de détourner ,

goût du plaisir, on aurait pu en expliquer


l'usage par le relâchement des mœurs mais ;
'
Voyez Bépublique de Platon, livres il et m, et les Lois,
la
livres II et —
Platon s'y élève en effet avec une force admirable
vu.
contre les travestissements que les poètes font subir à la
Comparez divinité,
' iTite-Live, lib. xlv, cap. 15, et TertuUien, De Spe-
ctac.f cap. 22. mais il ne bannit expressément de la république idéale que la poésie
'Us ne furent, eo effet, iDStitués que l'an de Rome 392. Voyez dramatique, et dans la république réelle des Lois, il se contente de
Tite-Llve, lib, \ii, cap. 2. la soumettre à la censure.

S, AuG. — Tome XIII.


34 LA CITÉ DE DIEU.

les Grecs légers et voluptueux de la composi- faut direici le fond de notre pensée, nous ne

tion de ces honteux ouvrages ceux-là en ; croyons pas que Platon soit un dieu ni un demi-
extorquent la représentation à la pudeur des dieu; nous ne le com[)aronsà aucun des saints
graves Romains. Et il n'a pas suffi aux dieux anges ou des vrais prophètes de Dieu, ni à
du paganisme que les pièces du théâtre tussent aucun apôtre ou martyr de Jésus-Christ, ni
représentées, il a fallu les leur dédier, les même à aucun chrétien ; et nous dirons ail-
leur consacrer, les célébrer solennellement en leurs, avec la grâce de Dieu, sur quoi se fonde
leur honneur. A qui donc ,
je vous prie, notre sentiment; mais puisqu'on en veut faire
serait-il plus convenable de décerner les hon- un demi-dieu', nous déclarons volontiers que
neurs divins : à Platon, qui s'est opposé au nous le croyons supérieur, sinon à Hercule et
scandale, ou aux démons qui l'ont voulu, à Romulus(bien qu'il n'ait pas tué son frère et
abusant ainsi les hommes que Platon s'efforça qu'aucun poète ou historien ne lui impute
vainement de détromper ? aucun autre crime), du moins à Priape, ou à
Labéon a cru devoir inscrire ce philosophe quelque Cynocéphale % ou enfin à la Fièvre ',
au rang des demi-dieux, avec Hercule et Ro- divinités ridicules que les Romains ont reçues
mulus. Or, les demi-dieux sont supérieurs aux des étrangers ou dont le culte est leur propre
héros, bien que les uns et les autres soient au ouvrage. Comment donc de pareils dieux se-
nombre des divinités. Pour moi, je n'hésite raient-ils capables de détourner ou de guérir
pas à pilacer celui qu'il appelle un demi-dieu les maux qui souillent les âmes et corrompent
non-seulement au-dessus des héros, mais au- les mœurs, eux qui prennent soin de répandre

dessus des dieux mêmes. Quoi qu'il en soit, les et de cultiver la semence de tous les désordres

lois romaines approchent assez des sentiments en ordonnant de représenter sur la scène
de Platon si, en effet, Platon condamne les
;
leurs crimes véritables ou supposés, comme
poètes et toutes leurs Actions, les Romains leur pour enflammer à plaisir les passions mau-
ôtent du moins la liberté de médire des vaises et les autoriser de l'exemple du ciel I

hommes ; si celui-là les bannit de la cité, C'est ce qui fait dire à Cicéron, déplorant
ceux-ci excluent du nombre des citoyens ceux vainement la licence des poètes : « Ajoutez à
qui représentent leurs pièces, et les chasse- a l'exemple des dieux les cris d'approbation du
raient probablement tout à fait s'ils ne crai- « peuple, grand maître de vertu et de
ce
gnaient la colère de leurs dieux. Je conclus de « sagesse, quelles ténèbres vont se répandre
là que les Romains ne peuvent recevoir de « dans les âmes quelles frayeurs les agiter
! I

pareilles divinités ni même en espérer des lois « quelles passions s'y allumer ' » !

propres à former les bonnes mœurs et à cor-

riger les mauvaises, puisque les institutions CHAPITRE XV.


qu'ils ont établies par une sagesse tout hu-
LES ROMAINS SE SONT DONNÉ CERTAINS DIEUX,
maine surpassent et accusent celle des dieux.
NON PAR RAISON, MAIS PAR VANITÉ.
Les dieux, en effet, demandent des représen-
tations théâtrales : les Romains excluent de Mais n'est-il pas évident que c'est la vanité

tout honneur de théâtre.


civil les hommes plutôt que la raison qui les a guidés dans le
Ceux-là commandent qu'on étale sur la scène choix de leurs fausses divinités? Ce grand

leur propre infamie : ceux-ci défendent de Platon, dont ils font un demi-dieu, qui a
porter atteinte à la réputation des citoyens. consacré de si importants ouvrages à com-
Quant à Platon, il paraît ici comme un vrai battre les maux les plus funestes, ceux de
demi-dieu, puisqu'il s'oppose au caprice in- l'âme qui corrompent les mœurs, Platon n'a
sensé des divinités païennes et fait voir en pas été jugé digne d'une simple chapelle ;
même temps aux Romains ce qui manquait à mais pour leur Romulus, ils n'ont pas man-
leurs lois convaincu, en effet, que les poètes
;
qué de le mieux traiter que les dieux, bien
ne pouvaient être que dangereux, soit en défi-
* Selon Varron, les demi-dieux, nés d'une divinité et d'un être
gurant la vérité dans leurs fictions soit en ,
mortel, tiennent un rang intermédiaire entre les dieux immortels et
proposant à l'imitation des faibles humains les héros.
' Les Cynocéphales sont des dieux égyptiens, représentés avec
les plus détestables exemples donnés par les une tête de chien.
'
La Fièvre avait à Rome trois temples. Voyez Cicéron, De Nat.
dieux, il déclara qu'il fallait les bannir sans
deor., lib. lu, cap. 25; et Valère Maxime, lib. n, cap. 5, § 6.
exception d'un Etat réglé selon la sagesse. S'il * Cicéron, De republ., lib. v. — Comp. Tusculanes, s. n, 2.
,

LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX. 35

que leur doctrine secrète le place au simple ne croient pas qu'un Etat y puisse résister,
rang de demi-dieu. Us sont ailés jusqu'à lui même quand les villes restent debout ', pour
donner un flamine, c'est-à-dire un de ces tous les maux de ce genre, les dieux n'ont
prêtres tellement considérés cliez les Romains, pris aucun souci d'en préserver leurs ado-
comme le marquait le signe particulier de rateurs bien au contraire , comme nous
;

leur coiffure ', que trois divinités seulement l'avons établi plus haut, ils ont tout fait pour
en avaient le privilège, savoir Jupiter, Mars : les aggraver.
etRomulus ou Quirinus, car ce fut le nom CHAPITRE XVII.
que donnèrent à Romulus ses concitoyens
quand ils lui ouvrirent en quelque façon la DE L ENLEVEMENT DES SABINES, ET DES AUTRES
Ainsi, ce fondateur de Rome INIQUITÉS COMMISES PAR LES ROMAINS AUX
porte du ciel. a
été préféré à Neptune et à Pluton, frères de TEMPS LES PLUS VANTÉS DE LA RÉPUBLIQUE.
Jupiter, et même à Saturne, père de ces trois On dira peut-être que si les dieux n'ont pas
dieux ; on lui a décerné le même honneur donné de lois aux Romains, c'est que « le
qu'à Jupiter; et si cet honneur a été étendu à « caractère de ce peuple, autant que ses lois,
Mars , c'est probablement parce qu'il était « comme dit Salluste, le rendait bon et équi-
père de Romulus. « table ^ » . Un trait de ce caractère , ce fut
j'imagine l'enlèvement des Sabines. Qu'y
,

CHAPITRE XVI. a-t-il, en effet, de plus équitable et de meil-


leur que de ravir par force, au gré de chacun,
SI LES DIEL'X AVAIENT EU LE MOINDRE SOUCI DE
des filles étrangères, après les avoir attirées
FAIRE RÉGNER LA JUSTICE, ILS AURAIENT DONNÉ
par l'appât trompeur d'un spectacle ? Parlons
AUX ROMAINS DES PRÉCEPTES ET DES LOIS, AU
sérieusement si les Sabins étaient injustes
:

LIEU DE LES LEUR LAISSER EMPRUNTER AUX


en refusant leurs filles, combien les Romains
NATIONS ÉTRANGÈRES.
étaient-ils plus injustes en les prenant sans
Si les Romains avaient pu recevoir des lois qu'on les leur accordât? Il eût été plus juste
de leurs dieux, auraient-ils emprunté aux de faire la guerre au peuple voisin pour avoir
refusé d'accorder ses filles, que pour avoir
'^

Athéniens celles de Solon, quelques années


après la fondation de Rome? Et encore ne les redemandé ses filles ravies. Mieux eût donc
observèrent-ils pas telles qu'ils les avaient valu que Romulus se fût conduit de la sorte ;

reçues, mais ils s'efforcèrent de les rendre car il n'est pas douteux que Mars n'eût aidé
meilleures. Je sais que Lycurgue avait feint son fils à venger un refus injurieux et à par-
d'avoir reçu les siennes d'Apollon, pour leur venir ainsi à ses fins. La guerre lui eût
donner plus d'autorité sur l'esiirit des S()ar- donné une sorte de droit de s'emparer des
tiates ^ mais les Romains eurent la sagesse
; fillesqu'on lui refusait injustement, au lieu
de n'en rien croire et de ne point puiser à que la paix ne lui en laissait aucun de mettre
cette source. On rapporte à Numa Pompilius, la main sur des filles qu'on ne lui accordait
successeur de Romulus, l'établissement de pas et ce fut une injustice de faire la guerre
;

plusieurs parmi lesquelles un certain


lois, à des parents justement irrités. Heureusement
nombre qui réglaient beaucoup de choses pour eux, les Romains, tout en consacrant
religieuses mais ces. lois étaient loin de suf-
; par les jeux du cirque ^ le souvenir de l'enlè-
fire à la conduite de l'Etat, et d'ailleurs on ne vement des Sabines, ne pensèrent pas que ce
dit pas que Numa les eût reçues des dieux. fût un bon exemple à proposer à la répu-
Ainsi donc, pour ce qui regarde les maux de blique. Ils firent, à la vérité, la faute d'élever
l'âme, les maux de la conduite humaine, les au rang des dieux Romulus, l'auteur de cette
maux qui corrompent les mœurs, maux si grande iniquité; mais on ne peut leur re-
graves que les plus éclairés parmi les païens procher de l'avoir autorisée par leurs lois ou
par leurs mœurs.
* Ce
signe était Vapex, baguette environnée de laine que les fla-
rnines bonnet. Voyez Servius, ad
portaient à rextrémilé de leur
yEnrid., lib. Il, v. 683, et lib. viii, v. 654. Valère Maxime ra- — '
Saint Augustin fait peut-être allusion au beau passage de Plante
conte (lib. I, cap. 1, § 4), que le flamine Sulpicius perdit sa dignité [Persu, act. IV, se. 4, v. 11-14).
pour avoir laissé Vapex tomber de sa tête penddnt le sacriâce. Salluste, Catilina, ch. 9.
' Ce ne fat que trois cents ans après la fondation de Rome, selon '
Ces jeux annuels, consacrés à Neptune, s'appelaient Consualia^
Tite-Live, lib. m, cap. 33, 34. de Cousus, nom de Neptune équestre. Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 9,
* Voyez Xénophon, De repubî. Laced., cap. 8. et Varron, De ling. lai., lib. vi, § 20.
.

36 LA CITÉ DE DIEU.

Uuanl de
à l'équité et à la bonté naturelles d'années d'incroyables accroissements et ce- ,

leur caractère, je demanderai don- s'ils en pendant il ne laisse pas d'avouer, dès le com-
nèrent une preuve après l'exil de Tarquin. mencement du premier livre de son Histoire \
Ce roi, dont le fils avait violé Lucrèce, ayant que dans ce même temps, quand l'autorité
été chassé de Rome avec ses enfants, le consul pa?sa des rois aux consuls, les patriciens ne
Junius Brutus força le mari de Lucrèce, Tar- tardèrent pas à opprimer le jieuple, ce qui
quin Collatin, qui était son collègue et l'homme occasionna la séparation du peuple et du sénat
le plus excellent et le plus innocent du monde, et une foule de dissensions civiles. En effet,
à se démettre de sa cTiarge et même à quitter après avoir rappelé qu'entre la seconde et la
la ville, par cela seul qu'il était parent des troisième guerre ]iuniquc, les bonnes mœurs
Tarquins et en portait le nom. Et le peuple et concorde régnaient parmi le peuple
la
favorisa ou souffrit cette injustice, quoique ce romain, heureux état de choses qu'il attribue,
fût lui qui eût fait Collatin consul aussi bien non à l'amour de la justice, mais à cette
que Brutus '. Je demanderai encore si les crainte salutaire de l'ennemi que Scipion
Romains montrèrent cette équité et cette Nasica voulait entretenir en s'opposant à la
bonté tant vantées dans leur conduite à l'égard ruine de Carthage, l'historien ajoute ces pa-
de Camille. Après avoir vaincu les Véïens, roles : B Mais, Carthage prise, la discorde, la
les plus redoutables ennemis de Rome, ce a cupidité, l'ambition, et tous les vices qui
héros qui termina, après dix ans, par la prise « naissent d'ordinaire de la prospérité se dé-
de la capitale ennemie, une guerre sanglante « veloppèrent rapidement ». D'où l'on doit
où Rome avait été mise à deux doigts de sa conclure qu'auparavant ils avaient commencé
perte, fut appelé en justice par la haine de ses de paraître et de grandir. Salluste ajoute,
envieux et par l'insolence des tribuns du pour appuyer son sentiment « Car les violences :

peuple, et trouva tant d'ingratitude chez ses ((des citoyens puissants, qui amenèrent la
concitoyens qu'il s'en alla volontairement en « séparation du peuple et du sénat, et une
exil, et fut même condamné en son absence à (( foule de dissensions civiles , troublèrent
dix mille as d'amende, lui qui allait devenir « Rome dès le principe, et l'on n'y vit fleurir
bientôt pour la seconde fois, en chassant les (( la modération qu'au temps où
et l'équité
Gaulois, le vengeur de son ingrate patrie -. « les qu'on redou-
rois furent expulsés, alors
Mais il long de ra[)porter ici toutes
serait trop tait les Tarquins et la guerre avec l'Etrurie»
('

dont Rome
les injustices et toutes les bassesses On voit ici Salluste chercher la cause de cette
fut le théâtre, à cette époque de discorde, où modération et de cette équité qui régnèrent à
les patriciens s'efforçaut de dominer sur le Rome pendant un court espace de temps après
peuple, et le peuple s'agilant pour secouer le l'expulsion des Tarquins. Cette cause, à ses
joug, les chefs des deux partis étaient assu- yeux, c'est la crainte on redoutait, en efTet,;

rément beaucoup plus animés par le désir la guerre terrible que le roi Tarquin, appuyé
de vaincre que par l'amour du bien et de sur ses alliés d'Etrurie, faisait au peuple qui
l'équité. Tavait chassé de son trône et de ses Etats.
CHAPITRE XVIII. Mais ce qu'ajoute l'historien mérite une atten-
tion particulière « Après cette époque, dit-il,
:

TÉMOIGNAGE DE SALLUSTE SUR LES MCEURS DU


« les patriciens traitèrent les gens du peuple
PEUPLE ROMAIN, TOUR A TOUR CONTENUES PAR
« en esclaves, condamnant celui-ci à mort et
LA CRAINTE ET RELÂCHÉES PAR LA SÉCURITÉ.
« celui-là aux verges, comme avaient fait les

Au lieu donc de poursuivre, j'aime mieux « rois, chassant le petit propriétaire de son

rapporter le témoignage de ce même Salluste, ((champ, et imposant à celui qui n'avait rien
qui m'a donné occasion d'aborder ce sujet en « la plus dure tyrannie. Accablé de ces vexa-

disant du peuple romain « que son caractère, ((lions, écrasé surtout par l'usure, le bas
« autant que ses lois, le rendait bon et équi- « peuple, sur qui des guerres continuelles

« table » Salluste veut ici glorifier ce temps où


.
« faisaient peser avec le service militaire les
Rome, après la chute des rois, prit en très-peu M plus lourds impôts, prit les armes et se re-

' Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 6, et lib. n, cap. 2. * Salluste avait écrit l'histoire de Rome pendant la période de
'
Voyez Tite-Live, lib. v, cap. 32 ; Valère Maxime, lib. v, cap. 3 ;
quatorze ans environ comprise entre 78 avant J. -G. et 65 après. Cet
et Plutarqiie, Vie de Camille. ouvrage est perdu ; il n'en reste que des fragments.
LIVRE II.- ROME ET SES FAUX DIEUX. 37

« tira sur le mont Sacré et sur l'Aventin '


; ce condamnant par une autorité divine ces dan-
« fut ainsi ([u'il oblint ses tribuns ot d'autres gereuses et criminelles convoitises du cœur
« prérogatives. Mais la lutte et les dissensions humain, peu à peu sa famille d'un
retire
« ne furent entièrement éteintes qu'à la se- monde corrompu et qui tombe, pour établir,

« conde guerre punique». Voilà ce que de- non sur les applaudissements de la vanité,
vinrent, au bout de quelque temps, peu après mais sur le jugement de la vérité même, son
l'expulsion des rois, ces Romains dont Sal- éternelle et glorieuse cité !

luste nous dit : « Que leur caractère, autant


« que leurs lois, les rendait justes et équi- CHAPITRE XIX.
a tables ». Or, si telle a été la république ro-
DE LA COnUUPTION OU ÉTAIT TOMBÉE LA RÉPU-
maine aux jours de sa vertu et de sa beauté,
BLIQUE ROMAINE AVANT QUE LE CHRIST VÎNT
que dirons-nous du temps qui a suivi, où,
ABOLIR LE CULTE DES DIEUX.
connne dit Salluste « Changeant peu à peu, :

« de belle et vertueuse qu'elle était elle , Voilà donc comment la république romaine,
« devint laide et corrompue », et cela, comme « changeant peu à peu, de belle et vertueuse
il a soin de le remarquer, depuis la ruine de «qu'elle était, devint laide et corrompue »,
Carthage? On peut voir, dans son Histoire, le Et ce n'est pas moi qui le dis le premier;
tableau rapide qu'il trace de ces tristes temps, leurs auteurs, dont nous l'avons appris pour
et par quels degrés la corruption, née des notre argent, l'ont dit longtemps avant l'avé-
prospérités de Rome, aboutit enfin à la guerre nement du Christ. Voilà comment depuis la
civile « Depuis celte époque, dit-il, les an-
: ruine de Carthage, antiques mœurs, au
« les
« tiques mœurs, au lieu de s'altérer insensi- « lieu de s'altérer insensiblement s'écou- ,

B blement, s'écoulèrent comme un torrent ; « lèrcnt comme un torrent : tant le luxe et la


« car le luxe et la cupidité avaient tellement « cupidité avaient corrompu la jeunesse I »
« dépravé la jeunesse que nul ne pouvait plus Où sont les préceptes donnés au peuple ro-
« conserver son propre patrimoine ni souffrir main par ses dieux contre le luxe et la cupi-
« la conservation de celui d'autrui ». Salluste dité? et plût au ciel qu'ils se fussent contentés
parle ensuite avec quelque étendue des vices de se taire sur la chasteté et la modestie, au
de Sylla et des autres hontes de la république, lieu d'exiger des pratiques indécentes et hon-
et tous les historiens sont ici d'accord avec teuses auxquelles ils donnaient une autorité
lui, quoiqu'ils n'aient pas son éloquence. pernicieuse par leur fausse divinité Qu'on I

Voilà, ce me semble, des témoignages suf- hse nos Ecritures, on y verra cette multitude
pour faire voir à quiconque voudra y
fisants de préceptes sublimes et divins contre l'ava-
prendre garde dans quel abîme de corruption rice et l'impureté, partout répandus dans les
Rome était tombée avant l'avènement de Prophètes, dit le saint Evangile, dans les
Notre-Seigneur car tous ces désordres avaient
, Actes et les Epîtres des Apôtres, et qui font
éclaté, non-seulement avant que Jésus-Christ éclater à Toreille des peuples assemblés non
revêtu d'un corps eût commencé à enseigner pas le vain bruit des disputes philosophiques,
sa doctrine, mais avant qu'il fût né d'une mais le tonnerre des divins oracles roulant
vierge. dans les nuées du ciel. Les païens n'ont garde
Si donc les païens n'osent imputer à leurs d'imputer à leurs dieux le luxe, la cupidité,
dieux les maux de ces temps antérieurs, tolé- les mœurs cruelles et dissolues qui avaient si
rables avant la ruine de Carthage, intolé- profondément corrompu la république avant
rables depuis, bien que leurs dieux seuls, la venue de Jésus-Christ et ils osent reprocher;

dans leur méchanceté et leur astuce, en jetas- à la religion chrétienne toutes les afflictions
sent la semence dans l'esprit des hommes que leur orgueil et leurs débauches attirent
par les folles opinions qu'ils y répandaient, aujourd'hui sur elle. Et pourtant, si les rois
I

pourquoi imputent-ils les maux i>réseiits à et les peuples, si tous les princes et les juges
Jésus Christ, dont la doctrine salutaire défend de la terre, si les jeunes hommes et les jeunes
d'adorer ces dieux faux et trompeurs, et qui, filles, les vieillards et les enfants, tous les
âges, tous les sexes, sans oublier ceux à qui
* Ce fut dix-sept ans après l'expulsion des Tarquins qiiu le peuple s'adresse saint Jean-Baptiste ', publicains et
se retira sur le mont Sacré. Voyez Tite-Live, lib. il, cap. 'i2, et
lib. m, cap. 30. * Lue. in, 12.
38 LA CITE DE DIEU.

soldats, avaient soin d'écouter et d'observer sentant pour eux, à la place d'un respect sin-
les préceptes de la vie chrétienne, la républi- cère, une que les lois veillent
crainte servile ;

que serait ici-bas éclatante de prospérité et s'é- plutôt à conserver à chacun sa vigne que son
lèverait sans effort au comble de la félicité innocence; que l'on n'appelle en justice que
promise dans le royaume éternel ; mais l'un ceux qui entreprennent sur le bien ou sur la
écoute et l'autre méprise, et comme il s'en vie d'autrui, et qu'au reste il soit permis de

trouve plus qui préfèrent la douceur mor- faire librement tout ce qu'on veut des siens
telle des vices à l'amertume salutaire des ou avec les siens, ou avec tous ceux qui veu-
vertus', il faut bien que les serviteurs de lent y consentir; que les prostituées abondent
Jésus-Christ, quelle que soit leur condition, dans les rues pour quiconque désire en jouir,
rois, princes, juges, soldats, provinciaux, ri- surtout pour ceux qui n'ont pas le moyen
ches et pauvres, libres ou esclaves de l'un ou d'entretenir une concubine ;
partout de vastes
de l'autre sexe, supportent cette république et magnifiques maisons, des festins somp-
terrestre, fùt-elle avilie, fût-elle au dernier tueux, où chacun, pourvu qu'il le veuille ou
degré de la corruption, pour mériter par leur qu'il le puisse, trouve jour et nuit le jeu, le
patience un rang glorieux dans la sainte et vin, le vomitoire, la volupté; qu'on entende
auguste cour des anges, dans cette république ]iarlout le bruit de la danse; que le théâtre
céleste où la volonté de Dieu est l'unique loi. frémisse des transports d'une joie dissolue et
des émotions qu'excitent les plaisirs les plus
CHAPITRE XX. honteux et les plus cruels. Qu'il soit déclaré
ennemi public celui qui osera blâmer ce genre
DE l'espèce de félicité ET DU GENRE DE VIE QUI
de félicité et si quelqu'un veut y mettre
;

PLAIRAIENT LE PLUS AUX ENNEMIS DE LA RELI-


obstacle, qu'on ne l'écoute pas, que le peuple
GION CHRÉTIENNE.
l'arrache de sa place et le supprime du nom-
Mais qu'importe aux adorateurs de ces mé- bre des vivants ;
que ceux-là seuls soient re-
prisables divinités, aux ardents imitateurs de gardés comme
de vrais dieux qui ont procuré
leurs crimes et de leurs débauches, que la au peuple ce bonheur et qui le lui conservent ;
république soit vicieuse et corrom pue ? Qu'elle qu'on les adore suivant leurs désirs; qu'ils
demeure debout, disent-ils que l'abondance ;
exigent les jeux qui leur plaisent et les reçoi-
y règne qu'elle soit victorieuse pleine de
; ,
vent de leurs adorateurs ou avec eux; qu'ils
gloire, ou mieux encore, tranquille au sein de fassent seulement que ni la guerre, ni la
la paix ;
que nous fait tout le reste ? Ce qui peste, ni aucune autre calamité, ne troublent
nous importe, c'est que chacun accroisse tous un état si prospère ! Est-ce là, je le demande
les jours ses richesses pour suffire à ses pro- à tout hommeen possession de sa raison, est-
fusions continuelles et s'assujélir les faibles. ce là l'empire romain? ou plutôt, n'est-ce pas
Que les cour aux riches
pauvres fassent la la maison de Sardanapale, de ce prince livré

pour avoir de quoi vivre, pour jouir d'une et aux voluptés, qui fit tombeau
écrire sur son
oisiveté tranquille à l'ombre de leur protec- qu'il ne mort que ce
lui restait plus après la
tion que les riches fassent des pauvres les
;
que les plaisirs avaient déjà consumé de lui
instruments de leur vanité et de leur fastueux ])endant sa vie? Si nos adversaires avaient un
patronage. Que les peuples saluent de leurs roi comme complaisant pour toute
celui-là,
applaudissements, non les tuteurs de leurs débauche et désarmé contre tout excès, ils lui
intérêts, mais les pourvoyeurs de leurs plai- consacreraient, je n'en doute pas, et de plus
sirs que rien de pénible ne soit commandé,
;
grand cœur que les anciens Romains à Ro-
rien d'impur défendu que les rois s'inquiè- ; mulus, un temple et un flamine.
tent de trouver dans leurs sujets, non la vertu,
mais la docihté que les sujets obéissent aux
;
CHAPITRE XXI.
rois non comme aux directeurs de leurs
,
SENTIMENT DE ClCÉRON SUR LA RÉPUBLIQUE
mœurs, mais comme aux arbitres de leur for-
ROMAINE.
tune et aux intendants de leurs voluptés, res-
* Saint Augustin parait ici faire allusion au passage célèbre d'Hé- nos adversaires récusent le témoignage
Si
siode sur les deux voies contraires du vice et de la vfertu. Voyez les
— de l'historien qui nous a dépeint la ré|)ublique
Œuvres et les Jours^ vers 2B5 et seq. Comp. Xéiiophoii^ dans les
Mémorables^ livre il; ch. 2, § 21, où se trouve la fable de Prodicus. romaine comme déchue de sa beauté et de sa
LIVRE II— ROME ET SES FAUX DIEUX. 39

vertu, s'ils s'inquiètent peu d'y voir abonder ce problème, et il ajoute qu'à son avis tout ce
les crimes, les désordres et les souillures de qu'on a dit sur la république n'est rien et
toute espèce, pourvu qu'elle se maintienne et qu'il est impossible de passer outre, si on n'a
subsiste, qu'ils écoutent Cicéron, qui ne dit pas établi, norr^eulement qu'il n'est pas im-
plus seulement, comme Salluste, que la ré- possible de gouverner sans injustice, mais
'

publique était déchue, mais qu'elle avait cessé qu'il est impossible de gouverner sans pren- '

d'être et qu'il n'en restait plus rien. Il intro- dre pour règle souveraine'. Cette
la justice

duit Scipion, le destructeur de Cartbage, dis- question, remise au lendemain, est agitée
courant sur la république en un temps où la avec grande chaleur et fait le sujet du troi-
corruption décrite par Salluste faisait pressen- sième livre. Philus prend le parti de ceux qui
tir sa ruine prochaine. C'est le moment qui '
soutiennent qu'une république ne peut être
suivit la mort de l'aîné des Gracques, le pre- gouvernée sans injustice, après avoir déclaré
mier, au témoignage du même Salluste, qui toutefois que ce sentiment n'est pas le sien.
ait excitéde grandes séditions et il est ques- ; Il plaide de son mieux pour l'injustice contre

tion de sa fin tragique, dans la suite du dia- la justice, tâchant de montrer par des raisons
logue. Or, sur la fm du second livre, Scipion vraisemblables et par des exemples que la pre-
s'exprime en ces termes - : « Si dans un con- mière est aussi avantageuse à la république
« cert il faut maintenir un certain accord en- que la seconde lui est inutile. Alors Lélius,
« tre les sons différents qui sortent de la flûte, sur la prière de tous, entreprend la défense
« de la lyre et des voix humaines, sous peine de la justice et fait tous ses efforts pour dé-
« de blesser par la moindre discordance les montrer qu'il n'y a rien de plus contraire à
a oreilles exercées, si ce parfait accord ne peut un Etat que l'injustice, et que sans une jus-
« s'obtenir qu'en soumettant les accents les tice sévère il n'y a ni gouvernement, ni sécu-
« plus divers à une même mesure, de même, rité possibles.
« dans l'Etat, un certain équilibre est nécessaire Celte question paraissant suffisamment trai-
a entre les diverses classes , hautes , basses et tée, Scipion reprend son discours et recom-
« moyennes, et l'harmonie résulte ici, comme mande cette courte définition qu'il avait don-
« dans la musique, d'un accord entre des élé- née : La république, c'est la chose du peu-
« ments très-divers; celte harmonie, dans ple ^ Or, le un pur assem-
peuple n'est point
« l'Etat, c'est la concorde, le plus fort et le blage d'individus mais une société fondée
,

«meilleur gage du salut public, mais qui, sur des droits reconnus et sur la communauté
« sans la justice, ne peut exister ^ » Scipion . des intérêts. Ensuite il fait voir combien une
développe quelque temps cette thèse, pour bonne définition est utile dans tout débat, et
montrer combien la justice est avantageuse à il conclut de la sienne que la république, la
un Etat , et combien tout est compromis chose du peuple, n'existe etTectivement que
quand elle disparaît. Alors l'un des interlocu- lorsqu'elle est administrée selon le bien et la
teurs, Philus \ prend la parole et demande justice, soit par un roi, soit par un petit nom-
que la question soit traitée plus à fond, que et bre de grands, soit par peuple entier. Mais
le
par de nouvelles recherches sur la nature du quand un roi est injuste et devient un tyran,
juste,on fixe la valeur de cette maxime qui comme disent les Grecs, quand les grands sont
commençait alors à se répandre : qu'il est injustes et deviennent une faction, ou enfin
impossible de gouverner la république sans quand le peuple est injuste et devient, lui
injustice. Scipion consent que l'on discute aussi, un tyran, car Scipion ne voit pas d'au-
tre nom àdonner, alors, non-seulement la
lui
* Le dialogue de Cicéron sur la B^pubtù/ue est censé avoir eu lieu
république corrompue, comme on l'avait
est
l'an de Rooie 625^ sous le consulat de Tuditanus et d'Aquillius.
'Cette citation de la République de Cicéroo est tirée du second reconnu la veille, mais, aux termes de la dé-
livre qu'Aogelo Maio a retrouvé presque tout entier. Voyez ie
finition établie, la république n'est plus, puis-
chap. 42.
* Montesquieu s'est servi de la même comparaison a Ce que l'on ; qu'elle a cessé d'être la chose du peuple pour
appelle union, dans un corps politique, dit-il, est une chose fort
équivoque. La vraie est une union d'harcûooie qui fait que toutes les
devenir celle d'un tyran ou d'une faction, le
parties, quelque opposées qu'elles nous paraissent, concourent au peuple lui-même, du moment (ju'il devient
bien général, comme des dissonances dans la musique, qui concou-
rent à l'accord total n [Grandeur et décadence des Romains^ cb. 10.)
.

*
L. Furius Pbilus, consul en 618. —
Ce personnage est, avec *
Cette démonstration formait le chap. 43 du livre ii de la Répu-
Scipion et Lélius, un des principaux interlocuteurs du dialogue de blique.
Cicéron. ' Voyez De Republ., lib. l, cap. 23.
40 LA CITE DE DIEU.

injuste, cessant d'être le peuple, c'est-à-dire Jésus-Christ. Certes, si un pareil état de choses
une société fondée sur des droits reconnus et eût existé et eiit été signalé depuis l'établisse-
sur la communauté des intérêts. ment de la religion du Christ, quel est celui
Lors donc que la république romaine était de nos adversaires qui ne l'eût imputé à son
telle que la décrit Salluste, elle n'était pas seu- influence? Je demande donc pounjuoi leurs
lement déchue de sa beauté et de sa \ertu, dieux ne se sont pas mis en peine de prévenir
comme le dit l'historien, mais elle avait cessé cette ruine de la république romaine que Ci-
d'être, suivant le raisonnement de ces grands céron, bien longtemps avant l'incarnation de
hommes. C'est ce que Cicéron prouve au com- Jésus-Christ, déplore avec de si pathétiques
mencement du cinquième livre où il ne , accents? Maintenant c'est aux admirateurs des
parle plus au nom de Scipion, mais en son antiques mœurs et de la vieille Rome d'exa-
propre nom. Après avoir rappelé ce vers miner s'il est bien vrai que la justice régnât
d'Ennius : dans ce temps-là; peut-être, à la place d'une
vivante réalité, n'y avait-il qu'une surface
Rome a pour seul appui ses mœurs et ses grands hommes,
ornée de couleurs brillantes, suivant l'expres-
« Ce vers, dit-il, par la vérité comme par la prê- sion échappée à Cicéron. Mais nous discute-'
te cision, me semble un
oracle émané du sanc- rons ailleurs cette question, s'il plaît à Dieu'.
tuaire.Ni hommes, en effet, si l'Etat n'a-
les Car je m'efforcerai de prouver, en temps et
« vaiteude telles mœurs, ni les mœurs publi- lieu, que selon les définitions de la république
« ques, s'il ne s'était montré de tels hommes, et du peuple, données par Scipion avec l'as-

« n'auraient pu fonder ou maintenir pendant sentiment de ses amis, jamais il n'y a eu à


« si longtemps une si vaste domination. Aussi Rome de république, parce que jamais il n'y
« voyait-on, avant notre siècle , la force des a eu de vraie justice. Si l'on veut se relâcher

a mœurs héréditaires appeler naturellement de cette sévérité et prendre des définitions


a les hommes supérieurs, et ces hommes émi- plus généralement admises, je veux bien con-
« nents retenir les vieilles coutumes et les insti- venir que la république romaine a existé,
a tutions des aïeux. Notre siècle, au contraire, surtout à mesure qu'on s'enfonce dans les
« recevant la république comme un clief-d'œu- temps primitifs mais il n'en demeure pas
;

« vre d'un autre âge, qui déjà commençait à moins établi que la véritable justice n'existe
« vieillir et à s'effacer, non-seulement anégligé que dans celte république dont le Christ est
« de renouveler les couleurs du tableau pri- le fondateur gouverneur. Je pixis, en effet,
et le

« mitif, mais ne s'est pas même occupé d'en lui donner nom
de républi(|ue, puisqu'elle
le

conserver au moins le dessin et comme les est incontestablement la chose du peuple ;

« derniers contours ». mais si ce mot, pris ailleurs dans un autre


« Que reste-t-il, en effet, de ces mœurs an- sens, s'écarte trop ici de notre langage accou-
« tiques, sur lesquelles le poète appuyait la ré- tumé, il faut au moins reconnaître que le seul
vc publique romaine? Elles sont tellement su- siège de la vraie justice, c'est cette cité dont
« rannées et mises en oubli, que, loin de les il est dit dans l'Ecriture sainte « On a publié :

pratiquer, on ne les connaît même [)lus. c<de toi des choses glorieuses, ô cité de Dieu-! »
« Parlerai-je des hommes? Les mœurs elles-
« mêmes n'ont péri que par le manque de CHAPITRE XXII,
« grands hommes; désastre qu'il ne suffit pas
LES DIEUX DES ROMAINS n'oNT JAMAIS PRIS SOIN
« d'expliquer, dont nous aurions besoin
et
d'empêcher que les MCEURS ISE FISSENT PÉRIR
a de nous faire absoudre, comme d'un crime
LA RÉPUBLIQUE.
« capital car c'est grâce à nos vices, et non
;

« par quelque coup du sort que, conservant Mais, pour revenir à la question, qu'on
encore la république de nom, nous en avons célèbre tant qu'on voudra la république ro-
« dès longtemps perdu la réalité ' ». maine, telle qu'elle a été ou telle qu'elle est,

Voilà quels étaient les sentiments de Cicéron, il est certain que, selon leurs |)lus savants
longtemps, il est vrai, a[)rès la mort de Scipion écrivains, elle était déchue bien avant l'avé-

l'Africain *, mais enfin avant l'avènement de dix ans après que Cicéron écrivit le dialogue de la Réimhlique, c'est-
à-dire soixante ans avant Jésus-Cbnst.
* lyicéron^ De la République, liv. v, trad. de M. Villemain. " Voyez plus bas le livre iix, ch. 21 et 21.
^
Scipiou l'Africain mourut l'ao de Rome 624. C'est environ soisante- = Psal. LXXXTl, 3.
LIVRE 11. — ROME ET SES FAUX DIEUX. -il

nementdu Christ; que dis-je? n'ayant plus de rieurs ([ui se rapportent au corps plutôt qu'à
mœurs, elle n'était déjà plus. Pour l'empêcher l'esprit et qui ont pour cause la guerre ou
de périr, qu'auraient dû faire les dieux protec- tout autre fléauje ne parle que de la déca-
;

teurs? lui donner les préceptes (|ui règlent la dence des mœurs, d'abord insensiblement al-
\ie et forment les mœurs, en échange de tant térées, puis s'écoulant comme un torrent et

do prêtres, de temples, de sacrifices, de céré- entraînant si rapidement la république dans


monies, de fêtes et de jeux solennels. Mais en leur ruine qu'il n'en restait i)his, au jugement
tout cela les démons ne songeaient qu'cà leur de graves esprits, que les murailles et les
intérêt, se mettant fort peu en peine de la maisons. Certes, les dieux auraient eu raison
manière dont le peuple vivait, le portant au de se retirer d'elle pour la laisser périr, et,

contraire à mal vivre, pourvu qu'asservi par comme d'abandonner leurs tem-
dit Virgile,

la crainte il continuât de les honorer. Si on ples et leurs autels, si elle eût méprisé leurs

répond qu'ils lui ont donné des préceptes, préceptes de vertu et de justice; mais que
qu'on les cite, qu'on les montre; qu'on nous dire de ces dieux, qui ne veulent plus vivre
dise à quel commandement des dieux ont avec un peuple qui les adore, sous prétexte
désobéi les Gracques en troublant l'Etat par qu'il vit mal, quand ils ne lui ont pas appris

leurs séditions; Marins, Cinna et Carbon, en à bien vivre?


allumant des guerres civiles injustes dans
leurs commencements, cruelles dans leur pro- CHAPITRE XXIII.
grès, sanglantes dans leur terme; Sylla enfin,
LES VICISSITUDES DES CHOSES TEMPORELLES NE
dont on ne saurait lire la vie, les mœurs, les
DÉPENDENT POINT DE LA FAVEUR OU DE l'iNI-
actions dans Salluste et dans les autres histo-
MITIÉ DES DÉMONS, MAIS DU CONSEIL DU VlUI
riens, sans frémir d'horreur. Qui n'avouera
DIEU.
qu'une telle république avait cessé d'exister?
Dira-t-on, pour la défense de ces dieux, qu'ils J'irai plus loin je dirai que les dieux ont
;

ont abandonné Rome de cette cor-


à cause paru aider leurs adorateurs à contenter leurs
ruption même, selon ces vers de Virgile '
: convoitises, et n'ont jamais rien fait pour les
contenir. C'est en effet par leur assistance que
« Les dieux protecteurs de cet empire ont tous aLaadonné
leurs temples et leurs autels ». Marius, homme nouveau et obscur, fauteur
cruel de guerres civiles, fut porté sept fois au
Mais d'abord, s'il en est ainsi, les païens n'ont consulat et mourut, chargé d'années, échap-
pas le droit de se plaindre que la religion pant aux mains de Sylla vainqueur; pourquoi
chrétienne leur ait fait perdre la protection donc cette même assistance ne l'a-t-elle pas
de leurs dieux, puisque déjà les mœurs cor- empêché d'accomplir tant de cruautés? Si nos
rompues de leurs ancêtres avaient chassé des adversaires répondent que les dieux ne sont
autels de Rome, comme des mouches, tout pour rien dans sa fortune, ils nous font une
cet essaim de petites divinités. Où était d'ail- grande concession car ils nous accordent
;

leurs cette armée de dieux, lorsque Rome, qu'on peut se passer des dieux pour jouir de
longtemps avant la corruption des mœurs dont ils sont si épris,
cette prospérité terrestre
antiques, fut prise et brûlée par les Gaulois? qu'on peut avoir force, richesses, honneurs,
dormaient sans doute car
S'ils étaient là, ils ;
santé, grandeur, longue vie, comme Marius,
de toute la ville tombée au pouvoir de l'en- tout en ayant les dieux contraires, et qu'on
nemi, il ne restait aux Romains que le Capi- peut souffrir, comme Régulus, la captivité,
tole, qui aurait été pris comme tout le reste, l'esclavage, la misère, les veilles, les douleurs,
si les oies n'eussent veillé jiendant le sommeil les tortures et la mort enfin, tout en ayant les
des dieux *. Et de là, l'institution de la fête dieux propices. Si on accorde cela, on avoue
des oies, qui fit presque tomber Rome dans en somme que les dieux ne servent à rien et
les superstitions des Egyptiens, adorateurs des que c'est en vain qu'on les adore. Si les dieux,
'\ Mais mon
bêtes et des oiseaux dessein n'est en effet, loin de former les hommes à ces
pas de parler présentement de ces maux exté- vertus de l'âme et à cette vie honnête qui les
autorise à espérer le bonheur ai)rès la mort,
• Enéide, liv. II, V. 351, 352.
leur donnent des leçons toutes contraires, et
- Voyez Tiie-Live, lib. v, cap. 38 et seq., et cap. -17, 18.
' Voyez Plutarque, De fort. Boman,, § 12. si d'ailleurs, quand il s'agit des biens passagers
,

42 LA CITÉ DE DIEU.

et temporels, ils ne peuvent nuire à ceux témoignage des historiens, plus atroce et plus
qu'ils détestent, ni être utiles à ceux qu'ils impitoyable que ne l'eût été le plus barbare
aiment, pourquoi les adorer? pourquoi s'em- ennemi. Mais encore une fois, je laisse cela
presser autour de leurs autels? [>ourijuoi de côté, et je n'attribue point cette sanglante
dans les mauvais jours, murmurer contre félicité de Marins à je ne sais quelle Marica,

eux, comme s'ils avaient par colère retiré leur mais à une secrète providence de Dieu, qui a
protection?. et pourquoi en prendre occasion voulu par là fermer la bouche à nos ennemis
pour outrager et maudire la religion chré- et retirer de l'erreur ceux qui, au lieu d'agir
tienne? Si, au contraire, dans l'ordre des par passion, réfléchissent sérieusement sur les

choses temporelles, ils peuvent nuire ou ser- faits.Car bien que les démons aient quelque
vir, pourquoi ont-ils accordé au détestable puissance en ces sortes d'événements, ils n'en
Marins leur protection, et l'onl-ils refusée au ont qu'à condition de la recevoir du Tout-
vertueux Régulus? Cela ne fait-il pas voir Puissant, et cela pour plusieurs raisons d'a- :

qu'ils sont eux-mêmes très-injustes et très- bord pour que nous n'estimions pas à un trop
pervers ? Que si, par cette raison même, on haut prix la félicité temporelle, puisqu'elle
est porté à les craindre et à les adorer, on se estsouvent accordée aux méchants, témoin
trompe, puisque rien ne prouve que Régulus Marins puis, pour que nous ne la considé-
;

les ait moins adorés que Marins. Et qu'on ne rions pas non plus comme un mal, puisque
s'imagine pas non plus qu'il faille mener une nous en voyons également jouir un grand
vie criminelle à cause que les dieux semblent nombre de bons et pieux serviteurs du seul et
avoir favorisé Marins plutôt que Régulus. Je vrai Dieu, malgré les dénions ;
enfin pour que
rappellerais alors que Méfellus ', un des plus nous ne soyons pas tentés de craindre ces
excellents hommes parmi les Romains, qui eut esprits immondes ou de chercher à nous les
cinq fils consulaires, fut un homme très-heu- rendre propices, comme arbitres souverains
reux, au lieu que Catilina, vrai scélérat, périt des biens et des maux temporels, puisqu'il en
misérablement dans la guerre criminelle qu'il est des démons comme des méchants en ce
avait excitée. Enfin, la véritable et certaine féli- monde, qui ne peuvent faire que ce qui leur
cité n'appartient qu'aux gens de bien adorant est permis par celui dont les jugements sont
le Dieu qui seul peut la donner. aussi justes qu'incompréhensibles.
Lors donc que cette république périssait par
ses mauvaises mœurs, les dieux ne firent rien CHAPITRE XXIV.
pour l'empêcher de périr , en réglant ses
DES PROSCRIPTIONS DE SYLL.i AUXQUELLES LES
mœurs ou en les corrigeant au contraire, ils ;

DOIONS SE VANTENT d' AVOIR PRÊTÉ LEUR


travaillaient à la faire périr en accroissant la
ASSISTANCE.
décadence et la corruption des mœurs. Et
qu'ils ne viennent pas se faire passer pour Il est certain que lorsque Sylla, dont le gou-

bons, sous prétexte qu'ils abandonnèreutRome vernement fut si atroce qu'en se portant le
en punition de ses iniquités. Non, ils restèrent vengeur des cruautés de Marins il le fit regret-
là leur imposture est manifeste ils n'ont pu
; ; ter, se fût approché de Rome pour combattre
ni aider les hommes par de bons conseils, ni son rival, les entrailles des victimes parurent
se cacher par leur silence. Je ne rappellerai si favorables, suivant le rapport de Tite-Live ',

pas que les habitants deMinturnes, touchés de que l'aruspice Postumius, convaincu qu'avec
l'infortune de Marins, le recommandèrent à l'aide des dieux Sylla ne pouvait manquer de
la déesse Marica ^ et que cet homme cruel, réussir dans ses desseins, répondit du succès
sauvé contre toute espérance, rentra à Rome sur sa tête. Vous voyez bien que les dieux ne

plus puissant que jamais à la tête d'hommes s'étaient point retirés de leurs temples et de
non moins cruels que lui et se montra, au leurs autels, puisqu'ils prédisaient l'avenir,
sans se mettre en peine du reste de rendre
* Il s'agit de Méteïlus le Numidique, petit-fils du pontife L. Mé-
tellus. Saint Augustin commet ici une légère inesaclitude en donnant Sylla meilleur. Ils avaient des présages pour
cinq enfants à Méteïlus, au lieu de quatre. Voyez Cicéron, De y?/i., lui promettre une grande félicité et n'avaient
lib. Vj cap. 27 et 28 ; et Valère Maxime, lib. vii, cap. 1.
" Marica est le nom d'une déesse qu'on adorait à Minturnes, et <iui point de menaces pour réprimer son ambition
n'était autre que Circé, au témoignage de Lactance, lustit., lib. i,
cap. 21. Comp. Servius, ad j^neid., lib. vu, vers. 47, et lib, xil, '
Le passage que désigne ici saint Augustin faisait probablement
vers. 161. partie du livre Lxxviie, un de ceux qui sont perdus.
LIVRE II. ROME ET SES FAUX DIEUX, 43

coupable. Ce n'est pas tout: comme il faisait vrer de la domination des démons. Cet homme
la guerre en Asie contre Mithridate, .Kipiter s'écria , comme inspiré : La victoire est à toi,
lui fit dire par Lucius Tilius qu'il serait vain- Sylla ! et pour faire croire qu'il était animé de
queur, ce qui arriva. Plus tard, quand Sylla l'esprit divin, il annonça comme prochain un
méditait de retourner à Rome pour venger événement qui s'accomplit en effet, tout éloi-
par les armes ses injures et celle de ses amis, gné qu'il fût de celui qui le prédisait mais j

le même Jupiter lui fit dire par un soldat de ilne cria point Sylla, garde-toi d'être cruel
: !

la sixième légion que, lui ayant déjà présagé de manière à prévenir les horribles cruautés
sa victoire contre Mithridate, il lui promettait que commit à Rome cet illustre vainqueur à
encore de lui donner la puissance nécessaire qui fut annoncé son triomphe par une cou-
pour s'emparer de la république, non toute- ronne d'or empreinte sur le foie d'un veau !

fois sans répandre beaucoup de sang. Sylla Certes, si c'étaient des dieux justes et non des
voulut savoir du soldat sous quelle forme il démons impies qui fissent paraître de tels pré-

avait vu Jupiter, et reconnut que c'était la sages, ils auraient bien plutôt révélé à Sylla,
même que le dieu avait déjà revêtue pour lui par l'inspection des entrailles, les maux que
faire annoncer une première l'ois qu'il serait sa victoire devait causer à l'Etal et à lui-
vainqueur. Comment justifier les dieux du même. Car il est certain qu'elle ne fut pas si
soin qu'ils ont pris de prédire à Sylla le succès avantageuse à sa gloire que fatale à son ambi-
de ses entreprises, et de leur négligence à lui tion, puisque enivré par la prospérité, il lâcha
donner d'utiles avertissements pour détour- la bride à ses passions et fit plus de mal à son
ner les maux qu'allait déchaîner sur Rome âme en la perdant de mœurs qu'il n'en fit à
une guerre impie, honte et ruine de la répu- ses ennemis en les tuant. Cependant ces
blique? 11 faut conclure de là, comme je l'ai malheurs si réels et si lamentables, les dieux
dit plusieurs fois et comme les saintes Ecri- ne les lui annoncèrent ni par les entrailles des
tures et l'expérience même nous le font assez victimes, ni par des augures, ni par quelque
connaître, que les démons n'ont d'autre but songe ou quelque prophétie. Ils n'appréhen-
que de passer pour dieux, de se faire adorer daient pas qu'il fût vaincu, mais qu'il se vain-
comme tels, et de porter les hommes à leur quît lui-même ou plutôt ils travaillaient à
;

offrir un culte qui les associe à leurs crimes, faire que ce vainqueur de ses concitoyens

afin qu'étant unis avec eux dans une même devînt esclave de ses vices et d'autant plus
cause, ils condamnés comme eux par
soient asservi, par là même, au joug des démons.
un même jugement de Dieu.
Quelque temps après, Sylla vint à Tarente, CHAPITRE XXV.
et ayant sacrifié, il aperçut au haut du foie de
LES DÉMONS ONT TOL'JOIRS EXCITÉ LES HOMMES
la victime la forme d'une couronne d'or. Sur
AU MAL EN DONNANT AUX CRIMES l'AUTORITÉ DE
ce présage, l'aruspice Postumius lui promit
LEUR EXEMPLE.
une grande victoire et ordonna que Sylla seul
mangeât de ce foie. Presque au même instant Qui ne reconnaît donc par là, si ce n'est
l'esclave d'un certain Lucius Pontius s'écria, celui qui aime mieux imiter de tels dieux que
d'un ton inspiré : Je suis le messager de Bel- d'être préservé de leur commerce par la grâce
lone, la victoire est à toi, Sylla Puis il ajouta
I du vrai Dieu, qui ne sent et ne comprend que
que le Capitole serait brûlé. Là-dessus étant tout leur effort est de donner au crime par
sorti du camp, il revint le lendemain encore leur exemple une autorité divine? On les a
plus ému, et s'écria Le Capitole est brûlé et,
: ! même vus se battre les uns contre les autres
en effet ', il l'était. On sait qu'il est facile à un dans une grande plaine de la Campanie, où
démon de prévoir un tel événement et d'en peu après se donna une bataille entre les deux
apporter Irès-prompfement la nouvelle mais ;
partis qui divisaient la république. Un bruit
considérez ici, ce qui importe fort à notre formidable se fit d'abord entendre ', et plu-
sujet, sous quels dieux veulent vivre ceux qui sieurs rapportèrent bientôt qu'ils avaient vu
blasphèment le Sauveur venu pour les déli- pendant quelques jours deux armées qui
* Cet incendie eut lieu l'an de Borne 670, le 7 juillet. Les histo- étaient aux prises. Le combat fini, on trouva
riens l'attribuent à diverses causes, par exemple à la négligence d'un
gardien. Voyez sur ces prédictions le De àwîiuitione de Cicéron, qui ' Voyez Tite-Live, lib. lxxix; Valère Maxime, lib, v, cap. 5, § 1,
avait sons les yeus les Commentaires de Sylla (lib. i, cap. 33). et Orose, Bist., lib. v, cap. 19.
44 LA CITÉ DE DIEU.

des espèces de vestiges d'hommes et de che- cation des mœurs


et contre la corruption des

vaux, autant qu'il pouvait en rester après une vices, et n'accusent point leurs dieux, qui,
ils

telle mêlée. Si donc les dieux se sont voriia- loin de préserver par de semblables préceptes
blement battus ensemble, il n'en faut pas le peuple qui les servait, ont fait tous leurs
davantage pour excuser les guerres civiles; efforts pour le précipiter plus avant dans le

et, dans cette hypothèse, vous prie de con-


je mal par leur exemple et leur autorité. J'espère
sidérer quelle est la méchanceté ou la misère donc qu'il ne se rencontrera plus personne
de ces dieux; si, au contraire, ce combat qui ose exjdiquer la chute de l'empire romain
n'étaitqu'une vaine apparence, quel autre en disant avec A'irgile :

dessein ont-ils pu avoir que de justifier les


« Tous les dieux se sont retirés de leurs temples et ont
guerres civiles des Romains et de leur faire abandonné leurs autels ».
croire qu'elles étaient innocentes, puisque les
dieux les autorisaient par leur exemple? Ces Comme si ces dieux étaient des amis de la
guerres, en effet, avaient déjà commencé, et vertu, irrités contre les vices des hommes !

déjà elles étaient signalées par des événements Non car ces présages tirés des entrailles des
;

tragiques ; on se racontait avec émotion l'his- victimes, ces augures, ces prédictions, par
toire de ce soldat qui, vouJant dépouiller un lesquelles les dieux païens se complaisaient à
mort, après la bataille, reconnut son frère et faire croire qu'ils connaissaient l'avenir et
se tua sur son cadavre, en maudissant les influaient sur le destin des combats, tout cela
discordes civiles. De peur donc qu'on ne tût témoigne qu'ils n'avaient pas cessé d'être pré-

trop affligé de ces malheurs, et afin que l'ar- sents. Et plût à Dieu qu'ils se fussent retirés !

deur criminelle des partis allât toujours crois- la fureur des guerres civiles eût été moins
sant, ces démons, qui se faisaient passer pour excitée par les passions romaines qu'elle ne
des dieux et adorer comme tels, eurent l'idée le fut par leurs instigations détestables.
de se montrer aux hommes en état de guerre
les uns contre les autres, afin que l'autorité CHAPITRE XXVI.
d'un exemple divin étouffât dans les âmes les
LES FAUX DIEUX DONNAIENT EN SECRET DES PRÉ-
restes de l'affection patriotique. C'est par une
CEPTES POUR LES BONNES MCEURS, ET EN PUBLIC
ruse pareille qu'ils ont fait instituer ces jeux
DES EXEMPLES d'iMPUDICITÉ.
scéniques dont j'ai déjà beaucoup parlé, et où
le drame et le chant attribuent aux dieux de Après avoir mis au grand jour les cruautés
telles infamies qu'il suffit de les en croire
,
et les turpitudes des dieux, lesquelles, feintes
capables ou de penser qu'ils les voient repré- ou véritables, sont proposées en exemple au
senter avec plaisir pour les imiter en toute public, et consacrées dans des fêtes solennelles
sécurité. Or, de crainte qu'on ne vînt à révo- qu'on a établies sur leur demande et par
quer en doute ces combats entre les dieux, crainte d'encourir leur vengeance en cas de
que nous lisons dans les poêles, et à les regar- refus, la question est de savoir comment il se
der comme d'injurieuses fictions, les dieux ne fait que ces mêmes démons, qui confessent

se sont pas bornés à les faire représenter sur assez par là leur caractère d'esprits iimnondes,
ont voulu se donner eux-mêmes
le théâtre, ils partisans de tous ces crimes dont ils deman-
en représentation sur un champ de bataille. dent la représentation à Fimpudicité des uns
J'ai dû insister sur ce point, parce que les et à la faiblesse des autres, comment, dis-je,
auteurs païens n'ont pas de dé-
fait difficulté ces amis d'une vie criminelle et souillée pas-
clarer que la république romaine était morte sent pour donner dans le secret de leurs sanc-
de corruption, et qu'il n'en restait déjà plus tuaires quelques préceptes de vertu à un
rien avant l'avènement de Nutre-Seigneur Jé- certain nombre d'initiés. Si le fait est vrai, je
sus-Christ. Or, cette corruption, nos adver- n'y vois qu'une preuve de plus de l'excès de
saires ne l'imputent point à leurs dieux, et leur malice. Car tel est l'ascendant de la droi-
cependant ils prétendent imputer à notre ture et de la chasteté qu'il n'est presque
,

Sauveur ces maux passagers qui ne sauraient personne qui ne soit bien aise d'être loué
perdre les bons, ni dans cette vie, ni dans pour ces vertus, dont le sentiment ne se perd
l'autre. Chose étrange Ils accusent le Christ,
! jamais dans les natures les plus corrompues.
qui a donné tant de préceptes pour la purifi- Si donc les démons ne se transformaient pas
,

LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX. 4S

quelquefois, comme
dit l'Ecrilure, en anges liberté à des actions enseignées parlarehgion,
de lumière ne pourraient pas séduire
', ils et dont la représentation était môme prescrite,
les hommes. Ainsi l'impudicité s'étale à grand sous peine d'irriter les dieux. Et maintenant,
bruit devant la foule, et la chasteté murnuu'e quel est cet esprit qui agit sur le cœur des
à peine quelques par(des hypocrites à l'oreille méchants par des impressions secrètes, qui
d'un petit nombre d'initiés. On expose en les pousse à commettre des adultères, et y

public ce qui est honteux, et on tient secret trouve, pendant qu'on les commet, un spec-
ce qui est honnête; la vertu se cache et le vice tacle agréable, sinon le même qui se complaît
s'affiche; le mal a des spectateurs par milliers, à ces l'eprésentations impures, qui consacre
et le bien trouve à peine quelques disciples, dans les images des démons, et
temples les

comme si l'on devait rougir de ce qui est images des vices, qui
sourit dans les jeux aux
honnête et faire gloire de ce qui ne l'est pas. murmure en secret quelques paroles de jus-
Mais où enseigne-t-on ces beaux préceptes? tice pour surprendre le petit nombre des

où donc, sinon dans les temples des démons, bons, et étale en public les appâts du vice
dans les retraites de l'imposture? C'est (|ue pour attirer sous son joug le nombre infini
les préceptes secrets sont pour surprendre la des méchants?
bonne foi des honnêtes gens, qui sont toujours
en petit nombre, et les spectacles publics pour CHAPITRE XXVII.
empêcher les méchants, qui sont toujours en
QUELLE FUNESTE INFLUENCE ONT EXERCÉE SUR
grand nombre, de se corriger.
LES MŒURS PUBLIQUES LES JEUX OBSCÈNES QUE
Quant à nous, si on nous demandait où et
LES ROMAINS CONSACRAIENT A LEURS DIEUX
quand les initiés de la déesse Célestis "-
enten-
POUR LES APAISER.
daient des préceptes de chasteté nous ne ,

pourrions mais ce que nous savons,


le dire ; Un grave personnage, et qui se piquait de
c'est que, lorsque nous étions devant son philosophie, Cicéron, sur le point d'être édile,
temple, en présence de sa statue, au milieu criait à qui voulait l'entendre', qu'entre autres
d'une foule de spectateurs qui ne savaient où devoirs de sa magistrature, il avait à apaiser
trouver place, nous regardions les jeux avec la déesse Flore par des jeux solennels. Or, ces
une attention extrême considérant tour à , jeux marquaient d'autant plus de dévotion
tour, d'un côté, le cortège des courtisanes, de qu'ils étaient |)lus obscènes. 11 dit ailleurs (et
l'autre, la déesse vierge, devant laquelle on alors il était consul, et la république courait
jouait des scènes infâmes en manière d'ado- le plus grand danger) que l'on avait célébré
ration. Pas un mime qui ne fût obscène, pas des jeux pendant dix jours et que rien n'avait
une comédienne qui ne fût impudique cha- ; été négligé pour apaiser les dieux-; comme
cun remplissait de son mieux son office d'im- n'eût pas mieux valu irriter de tels dieux
s'il

pureté. On savait très-bien ce qui était fait par la tempérance, que les apaiser par la
pour plaire à cette divinité virginale, et la luxure, et provoquer même leur inimitié par
matrone qui assistait à ces exhibitions retour- lapudeur que leur agréer. En effet, les parti-
nait du temple à sa demeure plus savante sans de Catilina ne pouvaient, si cruels qu'ils
qu'elle n'était venue. Les plus sages détour- fussent, causer autant de mal aux Romains
naient la vue des postures lascives des comé- que leur en faisaient les dieux en leur impo-
diens, mais un furtif regard leur apprenait sant ces jeux sacrilèges. Pour détourner le
l'artde faire le mal. Elles n'osaient pas dommage dont l'ennemi menaçait les corps,
devant des hommes, regarder d'un œil libre on recourait à des moyens mortellement per-
des gestes impudiques mais elles osaient , nicieux pour les âmes, elles dieux ne consen-
moins encore condamner d'un cœur chaste taient à se porter au secours des murailles de
un spectacle réputé divin. Et pourtant, ce qui Rome qu'après avoir travaillé à la ruine de
s'enseignait ainsi publiquement dans
tem- le ses mœurs. Cependant, ces cérémonies si
ple, on n'osait le faire qu'en secret dans la effrontées et si imjiures, si impudentes et si
maison, comme si un reste de pudeur eût criminelles, ces scènes tellement immondes
empêché les hommes de se livrer en toute que l'instinctive honnêteté des Romains les
' n Cor. XI, U. ^ Allusion à un passage du 6e discours contre Verres (cap. 8).
' Sur la déesse Célestis, voyez plus haut, liv. n, ch. !. ' AUusioQ à un passage du 3a discours contre Catilina (cap. 8).
46 LA CITÉ DE DIEU.

porta à en mépriser les acteurs, à les exclure CHAPITRE XXIX.


de toute dignité, à les chasser de la tribu, à
EXHORTATION AUX ROMAINS POUR QU'iLS
les déclarer infâmes, ces fables scandaleuses
REJETTENT LE CULTE DES DIEUX.
et impies qui flattaient les dieux en les désho-
norant, ces actions honteuses, si elles étaient Voilà la religion digne de tes désirs, race
réelles, et non moins honteuses, si elles glorieuse des Romains, race des Régulus, des
étaient imaginaires, tout cela composait l'en- Scévola, des Scipions, des Fabricius 1 voilà le
seignement public de la cité. Le peuple voyait que tu ne peux mettre en
culte digne de toi et
les dieux se complaire à ces turpitudes, et il balance avec les vanités impures et les perni-
en concluait qu'il était bon, non-seulement cieux mensonges des démons S'il est en 1

de les représenter, mais aussi de les imiter, ton âme un principe naturel de vertu, songe
de préférence à ces prétendus préceptes de que la véritable piété peut seule le maintenir
vertu qui enseignaient à si peu d'élus (sup- dans sa pureté et le porter à sa perfection,
posé qu'on les enseignât) et avec tant de mys- tandis que l'impiété le corrompt et en fait une
tère, comme si on eût craint beaucoup plus nouvelle cause des châtiments. Choisis donc
de les voir divulgués que mal pratiqués. la route que tu veux suivre, afin de conquérir
une ne
gloire sans illusion et des éloges qui
CHAPITRE XXVIII. mais qui remontent jus-
s'arrêtent pas à toi,
qu'à Dieu. Tu étais jadis en possession de la
DE LA SAINTETÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
gloire humaine, mais par un secret conseil de

II n'y a donc que des méchants, des ingrats la Providence, tu n'avais pas su choisir la vé-
et des esprits obsédés et tyrannisés par le ritable religion. Réveille-toi, il est grand jour;
démon, qui murmurent de ce que les hommes fais comme quelques-uns de tes enfants dont
ont été délivrés par le nom de Jésus-Christ du les souffrances pour la vraie foi sont l'hon-
joug infernal de ces puissances impures et de neur de l'Eglise, combattants intrépides qui,
la solidarité de leur châtiment; eux seuls en triomphant au prix de leur vie des puis-
peuvent se plaindre de voir succéder aux sances infernales, nous ont enfanté par leur
ténèbres de l'erreur l'éclatante lumière de la sang une nouvelle patrie. C'est à cette patrie
vérité ; eux seuls ne sauraient souH'rir que les que nous te convions; viens grossir le nombre
peuples courent avec le zèle le plus pur vers de ses citoyens, viens y chercher l'asile où les
des églises où de chastes barrières séparent fautes sont véritablement effacées '. N'écoute
les deux sexes, où l'on apprend ce qu'il faut point ceux des tiens qui, dégénérés de la vertu
faire pour bien vivre dans ce inonde, afin de leurs pères, calomnient le Christ et les
d'être éternellement heureux dans l'autre, et chrétiens, et leur imputent toutes les agitations
où l'Ecriture sainte, cette doctrine de justice, de notre temps ; ce qu'il leur faut à eux, ce
est annoncée d'un lieu éminent en présence n'est pas le repos d'une vie douce, c'est la sé-

de tout le monde, afin que ceux qui observent curité d'une vie mauvaise. Mais Rome n'a
ses enseignements l'entendent pour leur salut, jamais convoité un pareil loisir, même en vue
et ceux qui les violent, pour leur condamna- du seul bonheur de la vie présente. Or main-
tion. Que si quelques moqueurs viennent se tenant , c'est vers la vie future qu'il faut
mêler aux fidèles, ou bien leur légèreté impie marcher la conquête en sera plus aisée et la
;

tombe par un changement soudain, ou bien victoirey sera sans illusion et sans terme. Tu
tenue en respect par la crainte et par
elle est n'y honoreras ni le feu de Vesta, ni la pierre
la effet, rien d'impur ne s'olTre
honte. Là, en duCapitoIe % mais le Dieu unique et véritable,
au regard, rien de déshonnête n'est proposé
« Qui ne te mesurant m l'espace ni la durée, te donnera un
en exemple on enseigne les préceptes du vrai
;
empire sans tin ' ».

Dieu, on raconte ses miracles, on le loue de


ses dons, on lui demande ses grâces. Ne cours plus après des dieux faux et trom-
peurs; mais plutôt rejette-les, méprise-les,

' Allusion à l'origine de Rome, qui fut d'abord un asile ouvert à


tous les vagabonds. Voyez plus bas à la fin du chap. 17 du livre v.
' Saint Augustin veut parler de fameuse statue de pierre élevée
la

à Jupiter, au Capitole. Voyez Aulu-Gelle, lib. i, cap, 21.


'
Virgile, Enéide, livre i.
LIVRE II. — ROME ET SES FAUX DIEUX. 47

et prends Ion essor vers la liberté véritable. Ces du momentque tu refusesde mettre les acteurs
dieiixnesontpasdesdieux, maisdesesprilsmal- de ces jeux au nombre des derniers membres
faisants dont ton bonheur éternel sera le sup- de la cité ? N'y a-t-il pas une cité incomparable-
plice.Junon n'a jamais tant envié auxTroyens, ment supérieure à. toutes les autres, celle qui
dont tu es la fille selon la chair, la gloire donne pour pour honneurs
victoire la vérité,
de la cité romaine, que ces démons, que tu la sainteté,pour paix la félicité, pour vie l'é-
prends encore pour des dieux, n'envient à tous ternité ? Elle ne peut compter de tels dieux
les hommes la gloire de réternelle cité. Toi- parmi ses enfants puisque tu as refusé de
,

même, tu as jugé selon leur mérite les objets compter parmi les tiens de tels hommes. Si
de ton culte, lorsqu'en leur conservant des donc tu veux parvenir à celte cité bien-
jeuxde théâtre pour les rendre propices, tu as heureuse, évite la société des démons. Ils ne
condamné les acteurs à l'infamie. Souffre peuvent être servis par d'honnêtes gens, ceux
qu'on t'affranchisse de ladomination de ces qui se laissent apaiser par des infâmes. Que la
esprits impurs qui t'ont imposé comme un sainteté du christianisme retranche à ces
joug la consécration de leur propre ignominie. dieux tes hommages comme la sévérité
,

Tu as éloigné de tes honneurs ceux qui re- du censeur retranchait à ces hommes tes di-
présentaient les crimes des dieux prie le
;
gnités.
vrai Dieu d'éloigner de toi ces dieux qui se Quant aux biens et aux maux de l'ordre char-
complaisent dans le spectacle de leurs crimes, nel, c'est-à-direaux seuls biens dont les mé-
spectacle honteux, si ces crimes sont réels, chants désirent jouir et aux seuls maux qu'ils
spectacle perfide, si ces crimes sont imagi- ne veuillent pas supporter, nous montrerons
naires. Tu as exclu spontanément de la cité les dans le livre suivant que les démons n'en dis-
comédiens et les histrions, c'est bien, mais posent pas aussi souverainement qu'on se
achève d'ouvrir les yeux, et songe que la ma- l'imagine et quand il serait vrai qu'ils dis-
;

jesté divine ne saurait être honorée par tes tribuent à leur gré les vains avantages de la
fêtes, quand la dignité humaine en est avilie. terre, ce ne serait pas une raison de les adorer
Comment peux-tu croire que des dieux qui et de perdre en les adorant les biens réels que
prennent plaisir à un culte et à des jeux ob- leur malice nous envie.
scènes soient au nombre des puissancesduciel,
,

LIVRE TROISIEME.
Argument. —
Après avoir parlé, dans le livre précédent, des maux qui regardent Tâme et les mœurs, saint Augustin considère
ici les maux qui regardent le corps et les clioses extèiieurcs; il fait voir queRomains, dès l'origine, ont eu à endurer
les
cette dernière sorte de maux, sans que les faux dieux, qu'ils adoraient librement avant l'avènement du Christ, aient été en
rien capables de les en préserver.

CHAPITRE PREMIER. romain, par ori j'entends Rome elle-même et


les provinces qui, réunies par alliance ou par
DES SEULS MAUX QUE REDOUTENT LES MÉCHANTS ET
soumission avant la naissance du Christ, fai-
DONT LE CULTE DES DIEUX N'A JAMAIS PRÉSERVÉ
saient déjà partie du corps de l'Etat.
LE MONDE.

Je crois en avoir assez dit sur les maux qui CHAPITRE II.

sont le plus à redouter, c'est-à-dire sur ceux


SI LES DIEUX QUE SERVAIENT EN COMMUN LES RO-
qui regardent les mœurs et les âmes, et je
MAINS ET LES GRECS ONT EU DES RAISONS POUR
tiens pour établi que les faux dieux, loin d'en
PERMETTRE LA RUINE DE TROIE.
alléger le poids à leurs adorateurs, ont servi
au contraire à l'aggraver. Je vais parler main- Et d'abord pourquoi Troie ou Ilion, berceau
tenant des seuls maux que les idolâtres ne du peuple l'omain (car il n'y a plus rien à
veulent point souffrir, tels que la faim, les taire ou à dissimuler sur celte question, déjà
maladies, la guerre, le pillage, la captivité, touchée' dans le premier livre), pourquoi
les massacres, et autres drjà énumérés au Troie brûlée parles Grecs,
a-t-elle été prise et

premier livre. Car le méchant ne met au dont dieux étaient ses dieux? C'est, dit-on,
les
rang des maux que ceux qui ne rendent pas que Priam a expié le parjure de son père
l'homme mauvais, et il ne rougit pas, au mi- Laomédon -. Il est donc vrai qu'Apollon et
lieu des biens qu'il loue, d'être mauvais lui- Neptune louèrent leurs bras à Laomédon pour
même en les louant, il est plus peiné d'avoir
; bâtir les murailles de Troie, sur la promesse
une mauvaise villa qu'une mauvaise vie ,
qu'il leur fit, et qu'il ne tint pas, de les payer
comme si le plus grand bien de l'homme de leurs journées. J'admire qu'Apollon, sur-
était d'avoir tout bon hormis soi-même. Or, nommé le divin ait entrepris une si grande
,

je ne vois pas que les dieux du paganisme, besogne sans prévoir qu'il n'en serait point
au temps où leur culte florissait en toute li- payé. Et l'ignorance de Neptune, son oncle,
berté, aient garanti leurs adorateurs de ces frère de Jupiter et roi de la mer, n'est pas
maux qu'ils redoutent uniquement. En effet, moins surprenante car Homère (qui vivait, ;

avant l'avènement de notre Rédempteur suivant l'opinion commune, avant la nais-


quand le genre humain s'est vu affligé en di- sance de Rome) lui fait faire au sujet des en-
vers temps et en divers lieux d'une infinité de fants d'Enée, fondateurs de cette ville ', les
calamités dont quelques-unes même sont
,
prédictions les plus magnifiques. Il ajoute
presque incroyables, quels autres dieux ado- même que Neptune couvrit Enée d'un nuage
rait-il que les faux dieux ? à l'exception toute- pour la dérober à la fureur d'Achille, bien
fois du peuple juif et d'un petit nombre que ce Dieu désirât, comme il l'avoue dans
d'âmes d'élite qui, en vertu d'un jugement de Virgile :

Dieu, aussi juste qu'impénétrable , ont été « Renverser de fond en comble ces murailles de Troie
dignes, en quelque lieu que ce fût, de rece- construites de ses propres mains pour le parjure Laomédon * ».

voir sa grâce '. Je passe, pour abréger, les


Voilà donc des dieux aussi considérables que
grands désastres survenus chez les autres
Neptune et Apollon qui, ne prévoyant pas que
peuples et ne veux parler ici que de l'empire

' Chap. rr.


* Voyez sur ce point le sentiment développé de saint Augustin " Voyez Virgile, Georg., lib. i, vers. 502.
dans son livre De prœdest, sanct., n. 19. — Comp. Epist. en ad ' chant xs, vers 302, 305.
Iliade,
Deo gratiaS; n. 15. * Enéide, livre v, vers 810, 811.
LIVRE 111. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 49

Laomédon retiendrait leur salaire, se sont dû à plus forte raison, ou tout au moins au
faits constructeurs de murailles gratuitement même étendre leur vengeance sur les
titre,

et pour des ingrats. Prenez garde, car c'est Romains, puisque cet adultère fut l'œuvre de
peut-être une chose plus grave d'adorer des la mère d'Enée. Mais pouvaient-ils détester
dieux si crédules que de leur manquer de pa- dans Paris un crime qu'ils ne détestaient
role. Homère lui-même n'a pas l'air de s'en point dans sa complice Vénus, devenue d'ail-
rapporter à la fable, puisqu'en faisant de Nep- leurs mère d'Enée par son union adultère
tune l'ennemi des Troyens, il leur donne pour avec Anchise? On dira peut-être que Ménélas
ami Apollon, que le grief commun aurait dû fut indigné de la trahison de sa femme, au
mettre dans l'autre parti. Si donc vous croyez lieu que Vénus avait affaire à un mari com-
aux fables rougissez d'adorer de pareils
, plaisant. Je conviens que les dieux ne sont
dieux si vous n'y croyez pas, ne parlez plus
; point jaloux de leurs femmes, à ce point même
du parjure Laomédon ou bien alors expli- ; qu'ils daignent en partager la possession avec
quez-nous pourquoi ces dieux si sévères pour les habitants de la terre. Mais, pour qu'on ne
les parjures de Troie sont si indulgents pour m'accuse pas de tourner la mythologie en
ceux de Rome; car autrement comment la ridicule et de ne pas discuter assez gravement
conjuration de Catilina, même dans une ville une matière de si grande importance, je veux
aussi vaste et aussi corrompue que Rome, bien ne pas voir dans Enée le fils de Vénus.
eût-elle trouvé grand nombre de parti-
un si Je demande seulement que Romulus ne soit
sans nourris de parjures et de sang romain '? pas le fils de Mars. Si nous admettons l'un de
Que faisaient chaque jour dans les jugements ces récits, pourquoi rejeter l'autre? Quoi! il
les sénateurs vendus, que faisait le peuple serait permis aux dieux d'avoir commerce
dans ses comices et dans les causes plaidées avec des femmes, et il serait défendu aux
devant lui, que se parjurer sans cesse? On hommes d'avoir commerce avec les déesses ?
avait conservé l'antique usage du serment au En vérité, ce serait faire à Vénus une condi-
milieu de la corruption des mœurs, mais c'é- tion trop dure que de lui interdire en fait
tait moins pour arrêter les scélérats par une d'amour ce qui est permis au dieu Mars.
crainte religieuse que pour ajouter le parjure D'ailleurs, les deux traditions ont également
à tous les autres crimes. pour de Rome, et César s'est
elles l'autorité
cru descendant de Vénus ' tout autant que
CHAPITRE m. Romulus s'est cru fils du dieu de la guerre.

LES DIEUX n'ont PU s'OFFENSER DE l' ADULTÈRE DE


CHAPITRE IV.
PARIS, CE CRIME ÉTANT COMMUN PARMI EUX.
SENTIMENT DE VARRON SUR l'uTILITÉ DES MEN-
C'est donc mal expliquer la ruine de Troie
SONGES QUI FONT NAÎTRE CERTAINS HOMMES DU
que de supposer les dieux indignés contre un
SANG DES DIEUX.
roi parjure, puistiu'il est prouvé que ces
dieux , dont la protection avait jusque-là Quelqu'un me dira Est-ce que vous croyez
:

maintenu l'empire troyen, à ce que Virgile ^


à ces légendes? Non, vraiment, je n'y crois
assure, n'ont pu la défendre contre les Grecs pas et Varron même, le plus docte des Ro-
;

victorieux. L'explication tirée de l'adultère mains, n'est pas loin d'en reconnaître la faus-
de Paris n'est pas plus soutenable ; car les seté, bien qu'il hésite à se prononcer nette-

dieux sont trop habitués à conseiller et à en- ment, n dit que c'est une chose avantageuse
seigner le crime pour s'en être faits les ven- à l'Etat que les hommes d'un grand cœur se
geurs. « La ville de Rome, dit Salluste, eut, croient du sang des dieux. Exaltée par le sen-

selonla tradition , pour fondateurs et pour timent d'une origine si haute, l'âme conçoit
a premiers habitants des Troyens fugitifs qui avec plus d'audace de grands desseins, les
« erraient çà et là sous la conduite d'Enée ' ». exécute avec plus d'énergie et les conduit à
Je conclus de là que si les dieux avaient cru leur terme avec plus de succès. Cette opinion
devoir punir l'adultère de Paris, ils auraient de Varron, que j'exprime de mon mieux en
* Saint Augustin rappelle les propres expressions de Salluste, De d'autres termes que les siens, vous voyez
Caiil. conj., cap. 14.
quelle large porte elle ouvre au mensonge,
' Enéide, livre n, v. 352.
*
De CtitiL co?ij.f cap. G. >
Voyez sur ce point la vie de César dans Suétone.

S. AuG. — Tome XIII.


50 LA CITÉ DE DIEU.

et il est aisé de comprendre qu'il a dû se fa- saient tellement aux dieux qu'ils eussent
briquer bien des faussetés touchant les cho- abandonné Troie au carnage et à l'incendie
ses religieuses, puisqu'on a jugé que le men- pour punir radultère de Paris, le meurtre du
songe, même appliqué aux dieux, avait son frère de Romulus aurait dû les irriter beau-
utilité. coup plus contre les Romains que ne l'avait
CHAPITRE V, fait contre les Troyens l'injure d'un mari

grec, et ils se seraient montrés plus sensibles


IL n'est point croyable que les dieux aient
au fratricide d'une ville naissante qu'à l'adul-
VOULU PUNIR l'adultère DANS PARIS, l' AYANT
tère d'un empire florissant. Et peu importe à
LAISSÉ IMPUNI DANS LA MÈRE DE ROMULUS.
la question que Romulus ait seulement donné

Quant à savoir si Vénus a pu avoir Enée l'ordre de tuer son frère, ou qu'il l'ait massa-
de son commerce avec Anchise, et Mars avoir cré de sa propre main, violence que les uns
Romulus de son commerce avec la fille de nient impudemment, tandis que d'autres la

Numitor, c'est ce que je ne veux point présen- mettent en doute par pudeur, ou par douleur
tement discuter; car une difficulté analogue la dissimulent. Sans discuter sur ce point les

se rencontredans nos saintes Ecritures ,


témoignages de l'histoire', toujours est-il que
quand ild'examiner si en effet les anges
s'agit le frère de Romulus fut tué, et ne le fut point

prévaricateurs se sont unis avec les filles des par les ennemis, ni par des étrangers. C'est
hommes et en ont eu ces géants, c'est-à-dire Romulus qui commit ce crime ou qui le com-
ces hommes prodigieusement grands et foris manda, et Romulus était bien plus le chef des
dont la terre fut alors remplie '. Je me bor- Romains que Paris ne l'était des Troyens. D'où
nerai donc à ce dilemme Si ce qu'on dit de : vient donc que le ravisseur provoque la colère
la mère d'Enée et du père de Romulus est des dieux contre les Troyens, au lieu que le
vrai, comment l'adultère chez les hommes fratricide attire sur les Romains la faveur de

peut-il déplaire aux dieux, puisqu'ils le souf- ces mêmes dieux ? Que si Romulus n'a ni
frent chez eux avec tant de facilité ? Si cela commis, ni commandé le crime, c'est toute

est faux, il est également impossible que les la ville alors qui en est coupable, puisqu'en
dieux soient irrités des adultères véritables, ne vengeant pas elle a manqué à son de-
le

puisqu'ils se plaisent au récit de leurs pro- voir le crime est même plus grand encore
; ;

pres adultères supposés. Ajoutez que si l'on car ce n'est plus un frère, mais un père
supprime l'adultère de Mars, afin de retrancher qu'elle a tué, Rémus étant un de ses fonda-

du même coup celui de Vénus, voilà l'hon- teurs, bien qu'une main criminelle l'ait em-
neur de lanière de Romulus bien compromis; pêché d'être un de ses rois. Je ne vois donc
car elle était vestale, et les dieux ont dû ven- pas ce que Troie a fait de mal pour être aban-
ger plus sévèrement sur les Romains le donnée parles dieux et livrée à la destruction,
crime de sacrilège que celui de parjure sur ni ce que Rome a fait de bien pour devenir le

les Troyens. Les anciens Romains allaient séjour des dieux et la capitale d'un empire
même jusqu'à enterrer vives les vestales con- puissant, et il faut dire que les dieux, vaincus
vaincues d'avoir manqué à la chasteté au
,
avec les Troyens, se sont réfugiés chez les
lieu que les femmes adultères subissaient une Romains, afin de les tromper à leur tour, ou
peine toujours plus douce que la mort ^ ;
plutôt ils sont demeurés à Troie pour en sé-
tant il est vrai qu'ils étaient plus sévères pour duire les nouveaux habitants, tout en abusant
la profanation des lieux sacrés que pour celle les habitants de Rome par de plus grands

du lit conjugal. prestiges pour en tirer de plus grands hon-


neurs.
CHAPITRE VI. CHAPITRE Vn.

LES DIEUX n'ont PAS VENGÉ LE FRATRICIDE DE DE LA SECONDE DESTRUCTION DE TROIE PAR FIM-
ROMULUS. BRIA, UN DES LIEUTENANTS DE MARIUS.

H y a plus : si les crimes des hommes déplai- Quel nouveau crime en effet avait commis

* Saint AugastiQ traitera celle question au livre xv, ch. 23. — '
Voyez Tile-Live (lib. i, eau. 17); Denys d'Haiicarnasse (An(.
Comp. Quœtit. in Gen.y n. 3. Boni., lib. I, 87); Plutarque (Vie de
cap. Romulus, cap. 10), et Ci-
' Voyez Tite-Live, liv. x, ch. 31. céron (De o/fic, lib. in, cap. 10).
,

LIVRE III. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 51

Troie pour mériter qu'au moment où écla- déplaisait aux dieux, d'où vient qu'ils lui pro-
tèrent les guerres civiles, le plus féroce des mettaient tant de prospérités ? cela ne prouve-
partisans de Marins, Fimbria, lui fit subir t-il point qu'ils sont les flatteurs de ceux à

une destruction plus sanglante encore et plus qui sourit la fortune plutôt que les défenseurs
cruelle que celle des Grecs? Du temps de la des malheureux ? Ce n'est donc pas pour
première ruine, un grand nombre de Troyens avoir été délaissée par les dieux que Troie a
trouva son salut dans la fuite, et d'autres en succombé. Les démons, toujours vigilants à
perdant la liberté conservèrent la vie mais ;
tromper, firent ce qu'ils purent car au mi- ;

Fimbria ordonna de n'épargner personne, et lieu des statues des dieux renversées et con-
brûla la ville avec tous ses habitants. Voilà sumées, nous savons par Tite-Live qu'on '

comment Troie fut traitée, non par les Grecs trouva celle de Minerve intacte dans les ruines
indignés de sa perfidie, mais par les Romains de son temple; non sans doute afin qu'on pût
nés de son malheur, sans que les dieux dire à leur louange :

qu'elle adorait en commun avec ses bour- « Dieux de la patrie, dont la protection veille toujours sur
reaux, se missent en peine de la secourir, ou Troie - ! »

pour mieux dire sans qu'ils en eussent le pou-


mais afla qu'on ne dît pas à leur décharge
voir. Est-il donc vrai que pour la seconde fois :

ils s'éloignèrent tous de leurs sanctuaires, et « Ils ont tous abandonné leurs sanctuaires et délaissé leurs
désertèrent leurs autels ', ces dieux dont la autels ».

protection maintenait une cité relevée de ses


Ainsi, il leur a été permis de faire ce pro-
ruines? Si cela est, j'en demande la raison ;
dige, non comme une consécration de leur
car la cause des dieux me paraît ici d'autant
pouvoir, mais comme une preuve de leur pré-
plus mauvaise que je trouve meilleure celle
sence.
des Troyens. Pour conserver leur ville à Sylla,
CHAPITRE VIII.
ils avaient fermé leurs portes à Fimbria, qui,
I dans sa fureur, incendia et renversa tout. Or, ROME DEVAIT-ELLE SE METTRE SOUS LA PROTECTION
DES DIEUX DE TROIE?
à ce moment de la guerre civile, le meilleur
parti était celui de Sylla; car Sylla s'efforçait Confier la protection de Rome aux dieux
de délivi-er la république opprimée. Les com- troyens après le désastre de Troie, quelle sin-
mencements de son entreprise étaient légiti- gulière prudence ! On dira peut-être que, lors-
mes et ses suites malheureuses n'avaient
, que Troie tomba sous coups de Fimbria, les
! point encore paru. Qu'est-ce donc que les les dieux s'étaient habitués depuis longtemps
Troyens pouvaient faire de mieux, quelle à habiter Rome. D'où vient donc que la statue
conduite plus honnête, plus Adèle, plus con- de Minerve était restée debout dans les ruines
venable à leur parenté avec les Romains, que d'Ilion? Et puis, si les dieux étaient à Rome
de conserver leur ville au meilleur parti, et pendant que Fimbria détruisait Troie, ils
de fermer leurs portes à celui qui portait sur étaient sans doute à Troie pendant que les
la république ses mains parricides? On sait Gaulois prenaient et brûlaient Rome; mais
ce que leur coûta cette fidélité que les dé- ;
comme ils ont l'ouïe très-fine et les mouve-
fenseurs des dieux expliquent cela comme ils ments pleins d'agilité, ils accoururent au cri
le pourront. Je veux que les dieux aient dé- des oies, pour protéger du moins le Capitole;
laissé des adultères, et abandonné Troie aux quant à sauver le reste de la ville, ils ne le
flammes des Grecs, afin que Rome, plus purent, ayant été avertis trop tard.
chaste, naquît de ses cendres; mais depuis,
pourquoi ont-ils abandonné cette même ville, CHAPITRE IX.
mère de Rome, et qui, loin de se révolter
FAUT-IL ATTRIBUER AUX DIEUX LA PAIX DONT
contre sa noble fille, gardait au contraire au
JOUIRENT LES ROMAINS SOUS LE RÈGNE DE NUMA?
parti le plus juste une sainte et inviolable
Qdélité? pourquoi en proie, non
l'ont-ils laissée On s'imagine encore que si Numa Pompi-
pas aux Grecs généreux, mais au plus vil des lius, successeur de Romulus, jouit de la paix
Romains? Que de Sylla, à qui ces
si le parti * Ce récit devait se trouver dans le livre LXZXlll, uo des livres

infortunés avaient voulu conserver leur ville, perdus de Tite-Lîve. Voyez, sur la tradition du palladium, Servius
ad ^-^neid., liv. ii, vers 166.
* Euéide, livre il, vers 351. ' Enéide, liv. n, vers 702, 703.
S2 LA CITÉ DE DIEU.

pendant tout son règne et ferma les portes du CHAPITRE X.


temple de Janus qu'on a coutume de tenir
s'il était désirable que l'empire romain s'ac-
ouvertes en temps de guerre, il dut cet avan-
crut PAR de grandes et TERRIBLES GUERRES,
tage à la protection des dieux, en récompense
alors qu'il SUFFISAIT, POUR LUI DONNER LE
des institutions religieuses qu'il avait établies
REPOS ET LA SÉCURITÉ, DE LA MÊME PROTECTION
chez les Romains. Et, sans doute, il y aurait
QUI l'avait fait FLEURIR SOUS NUMA.
à féliciter ce personnage d'avoir obtenu un si
grand loisir, s'il avait su l'employer à des Répondra-t-on que l'empire romain, sans
choses utiles et sacrifier une curiosité perni- cette suite continuelle de guerres, n'aurait pu
cieuse à la recherche et à l'amour du vrai Dieu ; étendre si loin sa puissance et sa gloire? Mais
mais, outre que ce ne sont point les dieux quoi un empire ne saurait-il être grand sans
!

qui lui procurèrent ce loisir, je dis qu'ils l'au- être agité? ne voyons-nous pas dans le corps
raient moins trompé, s'ils l'avaient trouvé humain qu'il vaut mieux n'avoir qu'une sta-
moins oisif; car moins ils le trouvèrent occupé, ture médiocre avec la santé que d'atteindre à
plus s'emparèrent de lui. C'est ce qui ré-
ils la taille d'un géant avec des souffrances con-

sulte des révélations de Varron, qui nous a tinuelles qui ne laissent plus un instant de
donné la clef des institutions de Numa et des repos et sont d'autant plus fortes qu'on a des
pratiques dont pour établir une
il se servit membres ? quel mal y aurait-il, ou
plus grands
société entre Rome Mais nous
et les dieux. plutôt quel bien n'y aurait-il pas à ce qu'un
traiterons plus amplement ce sujet en son État demeurât toujours au temps heureux
lieu ', s'il plaît au Seigneur. Pour revenir aux dont parle Salluste, quand il dit : a Au com-
prétendus bienfaits de ces divinités, je con- « mencement, les rois (c'est le premier nom
viens que la paix est un bienfait, mais c'est un « de l'autorité sur la terre) avaient des incli-
bienfait du vrai Dieu, et il en est d'elle comme « nations différentes : les uns s'adonnaient aux
du soleil, de la pluie et des autres avantages a exercices de l'esprit, les autres à ceux du
de la vie, qui tombent souvent sur les ingrats « corps. Alors la vie des hommes s'écoulait

et les pervers. Supposez d'ailleurs que les a sans ambition ; chacun était content du
dieux aient en effet procuré à Rome et à Numa a sien' ». Fallait-il donc, pour porter l'empire
un grand bien, pourquoi ne l'ont-ils jamais
si romain à ce haut degré de puissance ,
qu'il

accordé depuis à l'empire romain, même dans que déplore Virgile


arrivât ce :

les meilleures époques? est-ce que les rites


« Peu à peu le siècle se corrompt et se décolore ; bientôt
sacrés de Numa avaient de l'influence, quand surviennent la fureur de la guerre et l'amour de l'or '^
».

il les instituait, et cessaient d'en avoir, quand


on les célébrait après leur institution? Mais On dit, pour excuser les Romains d'avoir
au temps de Numa, ils n'existaient pas encore, tant fait la guerre, qu'ils étaient obligés de

et c'est lui qui les fit ajouter au culte; après résisteraux attaques de leurs ennemis et qu'ils
Numa, ils existaient depuis longtemps, et on combattaient, non pour acquérir de la gloire,
ne les conservait qu'en vue de leur utilité. mais pour défendre leur vie et leur liberté.
Comment se fait-il donc que ces quarante- Eh bien I soit; car, comme dit Salluste : a Lors-
trois ans, ou selon d'autres, ces trente-neuf ans «que l'Etat, par le développement des lois,
du règne de Numa * se soient passés dans une «des mœurs et du territoire, eut atteint un
paix continuelle, et qu'ensuite, une fois les a certain degré de puissance, la prospérité,

rites établis elles dieux invoqués comme tu- a selon l'ordinaire loi des choses humaines,
teurs et chefs de l'empire, il ne se soit trouvé, a fit naître l'envie. Les rois et les peuples
depuis la fondation de Rome jusqu'à Auguste, a voisins de Rome lui déclarent la guerre ;

qu'une seule année, celle qui suivit la pre- a ses alliés lui donnent peu de secours la ,

mière guerre punique, où les Romains, car le a plupart saisis de crainte et ne cherchant
1
fait est rapporté comme une grande merveille, « qu'à écarter de soi le danger. Mais les Ro-
aient pu fermer les portes du temple de Janus^? a mains, attentifs au dehors comme au de-
8 dans, se hâtunt, s'apprêtent, s'encouragent,
* Voyez plus bas le livre vri, ch. 34.
' Le règne de Numa dura quarante-trois ans selon Tite-Live, et « vont au-devant de l'ennemi ; liberté, patrie,
trente-neuf selon Polybe.
' Salluste, Catilina, ch. 2.
'
Ce fut l'an de Rome 519, sous le consulat de G. Âtilius et de
' Virgi\e,Enéide, liv. viii, vers 326, 327.
T- Manlius. Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 19.
LIVRE m. - LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX: 53

« famille, ils défendent tout les armes à la d'avisqu'on jetât la statue dans la mer; mais
« main. Puis ,
quand le péril a été écarté de Cumes s'y opposèrent, disant
les vieillards
« par leur courage, ils portent secours à leurs que le même prodige avait éclaté pendant les
« alliés, et se font plus d'amis à rendre des guerres contre Antiochus et contre Persée, et
«services qu'à en recevoir'». Voilà sans que, la fortune ayant été favorable aux Ro-
doute une noble manière de s'agrandir; mais mains, il avait été décrété par sénatus-consulle
je serais bien aise de savoir si, sous le règne que des présents seraient envoyés à Apollon.
de Numa, où l'on jouit d'une si longue paix, Alors on fit venir d'autres aruspices plus ha-
les voisins de Rome venaient l'attaquer, ou biles, qui déclarèrent que les larmes d'Apollon
s'ils demeuraient en repos, de manière à ne étaient de bon augure pour les Romains, parce
point troubler cet état pacifique; car si Rome que, Cumes étant une colonie grecque, ces
alors était provoquée, et si elle trouvait moyen, larmes présageaient malheur au pays d'où elle
sans repousser les armes par les armes, sans tirait son origine. Peu de temps après on
déployer son impétuosité guerrière contre les annonça que le roi Aristonicus avait été vaincu
ennemis, de les faire reculer, rien ne l'emiic- et pris catastrophe évidemment contraire à
:

chait d'employer toujours le même moyen, et la volonté d'Apollon, puisqu'il la déplorait


de régner en paix, les portes de Janus toujours d'avance et en marquait son déplaisir par les
closes. Que si cela n'a pas été en son pouvoir, larmes de sa statue. On voit par là que les
il s'ensuit qu'elle n'est pas restée en paix tant récits des poétes,tout fabuleux qu'ils sont, nous
que ses dieux l'ont voulu, mais tant qu'il a donnent des mœurs du démon une image qui
plu à ses voisins de en repos; à moins la laisser ressemble assez à la vérité. Ainsi, dans Virgile,
que de tels dieux ne poussent l'impudence Diane plaint Camille', et Hercule pleure la
jusqu'à se faire un mérite de ce qui ne dépend mort prochaine de Pallas^. C'est peut-être
que de la volonté des hommes. Il est vrai qu'il aussi pour cette raison que Numa, qui jouis-
a été permis aux démons d'exciter ou de re- sait d'une paix profonde, mais sans savoir de

tenir les esprits pervers et de les faire agir par qui il la tenait et sans se mettre en peine de
leur propre perversité; mais ce n'est point le savoir, s'étant demandé dans son loisir à
d'une telle influence qu'il est question [)rcsen- quels dieux il confierait le salut de Rome,
tement; d'ailleurs, si les démons avaient tou- Numa, dis-je, dans l'ignorance où il était du
jours ce pouvoir, s'ils n'étaient pas souvent Dieu véritable et tout-puissant qui tient le
arrêtés par une force supérieure et plus se- gouvernement du monde, et se souvenant
crète, ils seraient toujours les arbitres de la que les dieux des Troyens apportés
d'ailleurs
paix et de la guerre, qui ont toujours leur par Énée n'avaient pas longtemps conservé le
cause dans les passions des hommes. Et cepen- royaume de Troie ni celui de Lavinium
,

dant, il n'en est rien, comme on peut le prou- qu'Énée lui-même avait fondé, Numa crut
ver, non-seulement par la fable, qui ment devoir ajouter d'autres dieux à ceux qui avaient
souvent et où l'on rencontre à peine quelque déjà passé à Rome avec Romulus, comme on
trace de vérité, mais aussi par l'histoire de donne des gardes aux fugitifs et des aides aux
l'empire romain. impuissants.

CHAPITRE XI. CHAPITRE XII.

DE LA STATUE D APOLLON DE CUMES , DONT ON QUELLE MULTITUDE DE DIEUX LES ROMAINS ONT
PRÉTEND QUE LES LARMES PRÉSAGÈRENT LA AJOUTÉE A CEUX DE NUMA, SANS QUE CETTE
DÉFAITE DES GRECS QUE LE DIEU NE POUVAIT ABONDANCE LEUR AIT SERVI DE RIEN.
SECOURIR.
Et pourtant Rome ne daigna passe contenter
Il n'y a d'autre raison que cette impuissance des divinités déjà si nombreuses instituées par
des dieux pour expliquer les larmes que versa Numa. Jupiter n'avait pas encore son temple
pendant quatre jours Apollon de Cumes, au
temps de la guerre contre les Achéens et le par la succession d'Attale, roi de Pergame, succession que son neveu
Aristonicus disputait aux Romains. (Voyez Tite-Live, lib. lix )C'est
roi Aristonicus'. Les aruspices effrayés furent par inadvertance que saint Augustin nomme les Achéens qui étaient
alors entièrement vaincus et soumis.
' Salluste, Conj. de Calil., ch. 6. ' Enéide, liv. XI, vers 836-819.

' La guerre dont il s'agit ici est évidemment celle qui fut suscitée Enéide, liv. x, vers 464, 465.
51 LA CITE DE DIEU.

principal, et ce fut le roi Tarquin qui bâtit le qu'elles furent depuis, ne suffisaient plus dé-
Capitole'. Esculape passa d'Épidaure à Rome, sormais à soutenir le poids de sa grandeur. .'

afin sans doute d'exercer sur un plus brillant Déjà en effet, sous ses rois mêmes, à l'exception
théâtre ses talents d'habile médecin'-. Quant à de Niima dont j'ai parlé plus haut, il faut que
la mère des dieux, elle vint je ne sais d'où, de l'esprit de discorde eût fait bien des ravages,
Pessiuunte '. Aussi bien il n'était pas conve- puisqu'il poussa Romulus au meurtre de son
nable qu'elle continuât d'habiter un lieu frère.
obscur, tandis que son fils dominait sur la CHAPITRE Xlll.
colline du Capitole. S'il est vrai du reste qu'elle
PAR QUEL MOYEN LES ROMAINS SE PROCURÈRENT
soit la mère de tous les dieux, on peut dire
POUR LA PREMIÈRE FOIS DES ÉPOUSES.
tout ensemble qu'elle a suivi à Rome certains
de ses enfants et qu'elle en a précédé quelques Comment se fait-il que ni Junon, qui dès
autres. Je serais étonné pourtant qu'elle fût la lors, d'accord avec son Jupiter,
mère de Cynocéphale, qui n'est venu d'Egypte
« Couvrait de sa protection les Romains dominateurs du
que très-tardivement*. A-t-elle aussi donné le monde et le peuple vêtu de la toge ' »,
jour à la Fièvre? c'est à son petit-fils Esculape
de le décider; mais quelle que soit l'origine ni Vénus même, protectrice des enfants de
de la Fièvre, je ne pense pas que des dieux son cher Énée, n'aient pu leur procurer de
étrangers osent regarder comme de basse con- bons et honnêtes mariages? car ils furent
dition une déesse citoyenne de Rome. obligés d'enlever des filles pour les épouser,
Voilà donc Rome sous la protection d'une et de faire ensuite à leurs beaux-pères une
foule de dieux; car qui pourrait les compter? guerre où ces malheureuses femmes, à peine
indigènes étrangers, dieux du ciel, delà
et réconciliées avec leurs maris, reçurent en dot
terre, de la mer, des fontaines et des fleuves; le sang de leurs parents ? Les Romains, dit-on,
ce n'est pas tout, et il faut avec Varron y ajouter sortirent vainqueurs du combat; mais à com-
les dieux incertains, dieux
dieux certains et les bien de proches et d'alliés celte victoire coûtâ-
de toutes uns mâles, les autres
les espèces, les t-elle la vie, et de part et d'autre quel nombre
femelles, comme chez les animaux. Eh bien 1
de blessés La guerre de César et de Pompée
!

avec tant de dieux, Rome devait-elle être en n'était que la lutte d'un seul beau-père contre
butte aux effroyables calamités qu'elle a éprou- un seul gendre, et encore, quand elle éclata,
vées et dont je ne veux rapporter qu'un petit la fillede César, l'épouse de Pompée n'était
nombre? Élevant dans les airs l'orgueilleuse plus; et cependant, c'est avec un trop juste
fumée de ses sacrifices , elle avait appelé, sentiment de douleur que Lucain s'écrie :

comme par un signaP, cette multitude de


« Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs
dieux à son secours, leur prodiguant tem-
les
de l'Emathie et où le crime fut justilié par la victoire ^ ».

ples, les autels, les victimes et les prêtres, au


mépris du Dieu véritable et souverain qui seul Les Romains vainquirent donc, et ils purent
a droit à ceshommages. Et pourtant elle était dès lors, les mains encore toutes sanglantes
plus heureuse quand elle avait moins de dieux; du meurtre de leurs beaux-pères, obliger
mais à mesure qu'elle s'est accrue, elle a pensé leurs filles à souffrir de funestes embrasse-
qu'elle avait besoin d'un plus grand nombre ments, tandis que celles-ci, qui pendant le
de dieux, comme un plus vaste navire de- combat ne savaient pour qui elles devaient
mande plus de matelots, s'imaginant sans faire des vœux, n'osaient pleurer leurs pères
doute que ces premiers dieux, sous lesquels morts, de crainte d'off'enser leurs maris victo-
ses mœurs étaient pures en comparaison de ce rieux. Ce ne fut pas Vénus qui présida à ces
noces, mais Bellone, ou plutôt Alecton, cette
commença le temple de Jupiter-Capi-
C'est Tarquin l'ADcieQ qui
furie d'enter qui fil ce jour-là plus de mal aux
'

tolin, et Tarquin le Superbe qui le continua; le monument ne fut


achevé que trois ans après l'institution du consulat. Romains, en dépit de la protection que déjà
' Voyez Tite-Live, lib. x, cap. 47; lib. xxix, cap. 11.

* Voyez Tite-Live, hb. xxix, cap. 11 et 14.


leur accordait Junon, que lorsqu'elle fut dé-
' Saint Augustin veut parler ici du culte d'Aoubis, qui ne fut re- chaînée contre eux par cette déesse '. La cap-
connu à Rome que sous les empereurs. On dit que Commode, aux
fêtes d'isis, porta lui-même la statue du dieu à la tête de chien. Sur
Cynocéphale et la Fièvre^ voyez plus haut, liv. ii, ch. 14. ' Virgile, Enéide, v. 281, 282.
' Allusion à l'usage ancien des signaux, formés par des feux ' Lucain, Pharsate, v. 1 et 2.
'
Voyez Virgile, Enéide, liv. vu, vers 323 et suiv.
qu'on allumait sur les montagnes.
LIVRE 111. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 55

tivité d'Andromaque fut plus heureuse que dessus, si mon sujet ne m'entraînait vers
ces premiers mariages romains '
; car, depuis d'autres discours.
que Pyrrhus fut devenu son époux, il ne fit
plus périr aucun Troyen, au lieu que les Ro- CHAPITRE XIV.
mains tuaient sur le champ de bataille ceux
DE LA GUERRE IMPIE QUE ROME FIT AUX ALBAINS
dont ils embrassaient les filles dans leurs lits.
ET DU SUCCÈS QUE LUI VALUT SON AMBITION.
AndronuKiue, sous la puissance du vainqueur,
avait sans doute à déplorer la mort de ses pa- Qu'arriva-t-il ensuite après Numa, sous les

rents, mais elle n'avait plus à la craindre; ces autres rois, et quels maux ne causa point, aux
pauvres femmes, au contraire, craignaient la Albains comme aux Romains, la guerre pro-
mort de leurs pères, quand leurs maris al- voquée par ceux-ci, qui s'ennuyaient sans
laient au combat, et la déploraient en les doute de la longue paix de Numa? Que de
voyant revenir, ou plutôt elles n'avaient ni la sang répandu par les deux armées rivales, au
liberté de leur crainte ni celle de leur dou- grand dommage des deux Etats Albe, qui 1

leur. Comment, en effet, voir sans douleur la avait été fondée par Ascagne, fils d'Enée, et
mort de leurs concitoyens, de leurs parents, qui de plus près que Troie la mère de
était
de leurs frères, de leurs pères ? Et comment Rome, fut attaquée par Tullus Hostilius;
se réjouir sans cruauté de la victoire de leurs mais si elle reçut du mal des Romains, elle
maris? Ajoutez que la fortune des armes est ne leur en fit pas moins, au point qu'après
journalière et que plusieurs perdirent en plusieurs combats les deux partis, lassés de
même temps leurs époux et leurs pères ;
car leurs pertes, furent d'avis de terminer leurs
les Romains ne furent pas sans éprouver différends par le combat singulier de trois ju-
quelques revers. Ou les assiégea dans leur meaux de chaque parti. Les trois Horaces
ville, et après quelque résistance, les assail- ayant été choisis du côté des Romains et les
lants ayant trouvé moyen d'y pénétrer, il s'en- trois Curiaces du côté des Albains, deux Ho-
gagea dans le Forum même une horrible races furent tués d'abord par les trois Cu-
mêlée entre les beaux-pères et les gendres. riaces mais ceux-ci furent tués à leur tour
;

/ Les ravisseurs avaient le dessous et se sauvaient par le seul Horace survivant. Ainsi Rome de-

I
à tous moments dans leurs maisons, souillant meura victorieuse, mais à quel prix? sur six
1
ainsi par leur lâcheté d'une honte nouvelle combattants, un seul revint du combat. Après
i leur premier exploit déjà honteux et si dé-
si tout, pour qui fut le deuil et le dommage, si
1 plorable. Ce fut alors que Romulus, désespé- ce n'est pour les descendants d'Enée, pour la
'
rant de valeur des siens, pria Jupiter de les
la postérité d'Ascagne, pour la race de Vénus,
fit donner depuis à ce dieu le
arrêter, ce qui pour les petits-fils de Jupiter? Cette guerre ne
surnom de Stator. Mais cela n'aurait encore fut-elle pas plus que civile, puisque la cité
servi de rien, si les femmes ne se fussent filley combattit contre la cité mère? Ajoutez
jetées aux genoux de leurs pères, les cheveux à cela un autre crime horrible et atroce qui
épars, et n'eussent apaisé leur juste colère par suivit ce combat des jumeaux. Comme les
d'humbles supplications \ Enfin, Romulus, deux peuples étaient auparavant amis, à cause
qui n'avait pu souffrir à côté de lui son proi)re du voisinage et de la parenté, la sœur des Ho-
frère, et un frère jumeau, fut contraint de races avait été fiancée à l'un des Curiaces; or,
partager la royauté avec Tatius, roi des Sa- cette fille ayant aperçu son frère qui revenait
bins; à la vérité il s'en défit bientôt, et de- chargé des dépouilles de son mari, ne put re-
meura seul maître, afin d'être un jour un tenir ses larmes, et, pour avoir pleuré, son
plus grand dieu. Voilà d'étranges contrats de frère la tua. Je trouve qu'en cette rencontre
noces, féconds en luttes sanglantes, et de sin- montra plus humaine que tout le
cette fille se
guliers actes de fraternité, d'alliance, de pa- peuple romain, et je ne vois pas qu'on la
renté, de religion voilà les mœurs d'une
! cité puisse blâmer d'avoir pleuré celui à qui elle
placée sous le patronage de tant de dieux 1 On avait déjà donné sa foi, que dis-je ? d'avoir
devine assez tout ce que je pourrais dire là- pleuré peut-être sur un frère couvert du sang
de l'homme à qui il avait promis sa sœur. On
Oq qa'Androraaque, veuve d'Hector, emmenée applaudit aux larmes que verse Enée, dans
' sait fut captive
par le fils d'Achille, F'yrrhus, qui l'épousa.
' Voyez Tite-Live, lib. i, cap. 10-13. Virgile, sur son ennemi qu'il a tué de sa pro-
56 LA CITÉ DE DIEU,

pre main '


; et c'est encore ainsi que Marcellus, voir juger nettement les choses. Que personne
sur le point de détruire Syracuse, au souvenir ne me dise : Celui-là est un vaillant homme,
de la splendeur où cette ville était parvenue car il s'est battu contre un tel et l'a vaincu.
avant de tomber sous ses coups, laissa couler Les gladiateurs combattent aussi et triom-
des larmes de compassion. A mon tour, je de- phent, et leur cruauté trouve des applaudis-
mande au nom de l'humanité qu'on ne fasse sements; mais j'estime qu'il vaut mieux être
point un crime à une femme d'avoir pleuré (axé de lâcheté que de mériter de pareilles ré-
son mari, tué par son frère, alorsque d'autres compenses. Cependant, si dans ces combats
ont mérité des éloges pour avoir pleuré leurs de gladiateurs l'on voyait descendre dans l'a-
ennemis par eux-mêmes vaincus. Dans le rène le père contre le fils, qui pourrait souf-
temps que cette fille pleurait la mort de son frir un tel spectacle? qui n'en aurait horreur?
fiancé, que son frère avait tué, Rome se ré- Comment donc ce combat de la mère et de la
jouissait d'avoir combattu avec tant de rage fille, d'Albe et de Rome, a-t-il pu être glo-

contre la cité sa mère, au prix de torrents de rieux à l'une et à l'autre ? Dira-t-on que la
sang répandus de part et d'autre par des mains comparaison n'est pas juste, parce qu'Albe et
parricides. Rome ne combattaient pas dans une arène?
A
quoi bon m'alléguer ces beaux noms de 11 est vrai mais au lieu de l'arène, c'était un
;

gloire et de triomphe? 11 faut écarter ces vaste champ où l'on ne voyait pas deux gla-
j
vains préjugés, il faut regarder, peser, juger diateurs, mais des armées entières joncher
ces actions en elles-mêmes. Qu'on nous cite la terre de leurs corps. Ce combat n'était pas
le crime d'Albe comme on nous parle de l'a- renfermé dans un amphithéâtre, mais il avait
dultère de Troie, on ne trouvera rien de pa- pour spectateurs l'univers entier et tous ceux
reil, rien d'approchant. Si Albe est attaquée, qui dans la suite des temps devaient entendre
c'est uniquement parce que parler de ce spectacle impie.
Cependant ces dieux tutélaires de l'empire
« Tullus veut réveiller les courages endormis des bataillons
romains, qui se désaccoutumaient de la victoire ^ ». romain, spectateurs de théâtre à ces sanglants
combats, n'étaient pas complètement satis-
Il n'y eut donc qu'un motif à cette guerre cri- faits; et ils ne furent contents que lorsque la
minelle et parricide, ce fut l'ambition, vice sœur des Horaces, tuée par son frère, fut allée
énorme que Salluste ne manque pas de flétrir rejoindre les trois Curiaces, afin sans doute
eu passant, quand après avoir célébré les que Rome victorieuse n'eût pas moins de
temps où les hommes vivaient sans
primitifs, morts qu'Albe vaincue. Quelque temps après,
convoitise et où chacun était content du sien, pour fruit de cette victoire, Albe fut ruinée,
il ajoute « Mais depuis que Cyrus en Asie,
: Albe, où ces dieux avaient trouvé leur troi-
« les Lacédémonienset les AtliéniensenGrèce, sième asile depuis qu'ils étaient sortis de
« commencèrent à s'emparer des villes et des Troie ruinée par les Grecs, et de Lavinium,
« nations, à prendre pour un motif de guerre où le roi Lalinus avait reçu Enée étranger et
« l'ambition de s'agrandir, à mettre la gloire fugitif. Mais peut-être étaient-ils sortis d'Albe,
« de l'Etat dans son étendue... ^ », et tout ce suivant leur coutume, et voilà sans doute

qui suit sans que j'aie besoin de prolonger la pourquoi Albe succomba. Vous verrez qu'il
11 faut avouer que cette passion de
citation. faudra dire encore :

dominer cause d'étranges désordres parmi les


« Tous les dieui protecteurs de cet empire se sont retirés,
hommes. Rome
vaincue par elle était
, abandonnant leurs temples et leurs aulels ' ».

quand elle se vantait d'avoir vaincu Albe et


donnait le nom de gloire à l'heureux succès Vous verrez qu'ils ont quitté leur séjour
de son crime. Car, comme dit l'Ecriture : pour la troisième fois, afin qu'une quatrième
a On loue le pécheur de ses mauvaises con- Rome fût très-sagement confiée à leur pro-
a voitises, et celui qui consomme l'iniquité tection. Albe leur avait déplu, à ce qu'il pa-
« est béni ' ». Ecartons donc ces déguisements raît, parce qu'Amuiius, pour s'emparer du
artificieux et ces fausses couleurs, afin de pou- trône, avait chassé son frère, et Rome ne leur
* Enéide, liv. x, vers 821 et seq. déplaisait pas, quoique Romulus eût tué le
' Enéide, livre vi, vers 814, 815.
on
sien. Mais, dit-on, avant de ruiner Albe,
* Salluste, Conjur, de CatiL, ch. 2.
' Psal. I, 3. ' Enéide, liv. il, veie 351, 352.
' LIVRE III. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. b7

en avait transporté les habitants à Rome pour son. Cicéron témoigne aussi que l'entrée de
ne faire qu'une ville des deux. Je le veux bien, Romulus parmi les dieux est plutôt imaginaire
mais cela n'empêche pas que la ville d'Ascagne, que réelle, lorsque le faisant louer par Scipion
troisième retraite des dieux de Troie, n'ait été dans ses livres De la Répuôlif/iie, il dit: « Ro-
ruinée par sa fille. Et puis, pour unir en un temulus laissa de lui une telle idée, qu'étant
seul corps les débris de ces deux peuples, a disparu tout d'un coup pendant une éclipse

combien de sang en coûta-t-il à l'vm et à « de soleil on crut qu'il avait été enlevé
,

l'autre ? Est-il besoin que je rapporte en détail a parmi les dieux opinion qu'on n'a jamais
:

comment ces guerres, qui semblaient termi- B eue d'un mortel sans qu'il n'ait déployé une

nées par tant de victoires, ont été renouvelées « vertu extraordinaire ». Et quant à ce que '

sous les autres rois, et comment après tant , dit Cicéron que Romulus disparut tout d'un
de traités conclus entre les gendres et les coup, ces paroles marquent ou la violence de
beaux-pères, leurs descendants ne laissèrent la tempête qui le fit périr, ou le secret de l'as-
pas de reprendre les armes et de se battre avec sassinat: attendu que, suivant d'autres his-
plus de rage que jamais ? Ce n'est pas une toriens % l'éclipse accompagnée de ton-
fut
médiocre preuve de ces calamités qu'aucun nerres qui, sans doute, favorisèrent le crime
des rois de Rome n'ait fermé les portes du ou même consumèrent Romulus. En effet,
temple de Janus, et cela fait assez voir qu'avec Cicéron, dans l'ouvrage cité plus haut, dit, à
tant de dieux tutélaires aucun d'eux n'a pu propos de Tullus Hostilius, troisième roi de
régner en paix. Rome, tué aussi d'un coup de foudre, qu'on
ne crut pas pour cela qu'il eût été reçu parmi
CHAPITRE XV. les dieux, comme on le croyait de Romulus,
afin peut-être de ne pas avilir cet honneur en
QUELLE A ÉTÉ LA VIE ET LA MORT DES ROIS
le rendant trop commun. Il dit encore ouver-
DE ROME.
tement dans ses harangues « Le fondateur :

Et quelle fut la fin de ces rois eux-mêmes ? « de cette cité, Romulus, nous l'avons, par

Une fable adulatrice place Romulus dans le « notre bienveillance et l'autorité de la re-

ciel, mais plusieurs historiens rapportent au « nommée, élevé au rang des dieux immor-

contraire qu'il fut mis en pièces par le sénat « tels ' ». Par où il veut faire entendre que la

à cause de sa cruauté, et que l'on suborna un divinité de Romulus n'est point une chose!
certain Julius Proculus pour faire croire que réelle, mais une tradition ré()andueàlafaveur
Romulus lui était apparu et l'avait chargé de l'admiration et de la reconnaissance qu'ins-
d'ordonner de sa part au peuple romain de piraient ses grands services. Enfin, dans son/
l'honorer comme un dieu, expédientqui apaisa Hortensiiis, il dit, au sujet des éclipses régu-
le peuple sur le point de se soulever contre le lières du soleil « Pour produire les mêmes
:

sénat. Une éclipse de soleil survint alors fort « ténèbres qui couvrirent la mort de Romulus,

à propos pour confirmer cette opinion car le ;


« arrivée pendant une éclipse... » Certes, dans

peuple, peu instruit des secrets de la nature, ce passage, il n'hésite point à parler de Romu-
ne manqua pas de l'attribuer à la vertu de lus comme d'un homme réellement mort; et
Romulus : comme si la défaillance de cet pourquoi cela ? parce qu'il n'en parle plus en
astre, à l'interpréter en signe de deuil, ne panégyriste, mais en philosophe. ^
devait pas plutôt faire croire que Romulus Quant aux autres rois de Rome, si l'on ex-^
avait été assassiné et que le soleil se cachait cepte Numa et Ancus, qui moururent de ma-
pour ne pas voir un si grand crime, ainsi ladie, combien la fin des autres a-t-elle été
qu'il arriva en effet lorsque la cruauté et l'im- funeste ? Tullus Hostilius, ce destructeur de
piété des Juifs attachèrent en croix Notre-Sei- la ville d'Albe, fut consumé, comme j'ai dit,
gneur. Pour montrer que l'obscurcissement par le feu du
avec toute sa maison. Tar-
ciel,
du soleil, lors de ce dernier événement, n'ar- quin l'Ancien fut tué par les enfants de son
riva pas suivant le cours ordinaire des astres, prédécesseur, et Servius Tullius par son gendre
il suffit de considérer que les Juifs célébraient Tarquin le Superbe, qui lui succéda. Gepen-
alors la pàque, ce qui n'a lieu que dans la ' Cicéron, De SepubL, lib. ii, cap. 10,
pleine lune : or, les éclipses de soleil n'arrivent ^ Voyez Tite-Live, liv. i, ch. 26 j Denys d'Halycarnasse, Antûjuit.f
liv. Uj ch. 56 Plutarque, Vie de Romulus, ch, 28, 29.
;

jamais naturellement qu'cà la fin de la lunai- * Cicéron, Troisième discom-s contre Catitinaj ch. 3.
58 LA CITÉ DE DIEU.

dant, après un tel assassinat, commis contre Romains en les séduisant par de vains triom~
un si bon roi, les dieux ne quittèrent point phes et les accablant par des guerres san-
leurs temples et leurs autels, eux qui, pour glantes. Voilà quelle fut la fortune des Ro-
l'adullcre de Paris, sortirent de Troie et aban- mains sous leurs rois, dans les plus beaux
donnèrent cette ville à la fureur des Grecs. jours de l'empire, et jusqu'à l'exil de Tarquin j

Bien loin de là, Tarquin succéda à Tullius, le Superbe c'est-à-dire l'espace d'environ
,

qu'il avait tué, et les dieux, au lieu de se re- deux cent quarante-trois ans, pendant lesquels
tirer, eurent bien le courage de voir ce meur- toutes ces victoires, achetées au prix de tant
trier de son beau-père monter sur le trône, de sang et de calamités, étendirent à peine cet
remporter plusieurs victoires éclatantes sur empire jusqu'à vingt milles de Rome, terri-
ses ennemis et de leurs dépouilles bâtir le toire qui n'est pas comparable à celui de la
Capitole ; ils même que Jupiter,
souffrirent moindre ville de Gétulie.
leur roi, régnât du haut de ce superbe temple,
ouvrage d'une main parricide car Tarquin ; CHAPITRE XVI.
n'était pas innocent quand il construisit le
DE ROME sous SES PREMIERS CONSULS , DONT
Capitole, puisqu'il ne parvint à la couronne
l'un EXILA l'autre ET FUT TUÉ LUI-MÊME PAR
que par un borrible assassinat. Quand plus
UN ENNEMI qu'il AVaIT BLESSÉ, APRÈS S'ÉTRE
tard les Romains le chassèrent du trône et de
SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.
leur ville, ce ne fut qu'à cause du crime de
son fils, et ce crime fut commis non-seulement Ajoutons à cette époque celle où Salluste
à son insu, mais en son absence. Il assiégeait assure que Rome se gouverna avec justice et mo-
alors la ville d'Ardée il combattait pour le
;
dération, etquiduratantqu'elle eut à redouter
peuple romain. On ne peut savoir ce qu'il eût le rétablissement de Tarquin et les armes des
fait si on se fût plaint à lui de l'attentat de son Étrusques. En effet, la situation de Rome fut

fils mais, sans attendre son opinion et son


;
très-critique au moment où
Étrusques se les

jugement à cet égard, le peuple lui ôta la liguèrent avec le roi déchu. Et c'est ce qui
royauté, ordonna aux troupes d'Ardée de re- fait dire à Salluste que si la république fut

venir à Rome, et en ferma les portes au roi 1


alors gouvernée avec justice et modération,

déchu. Celui-ci , après avoir soulevé contre 1 la crainte des ennemis y contribua plus que

eux leurs voisins et leur avoir fait beaucoup 'l'amour du bien. Dans ce temps si court,
de mal, forcé de renoncer à son royaume par combien fut désastreuse l'année où les pre-
la trahison des amis en qui il s'était confié, se miers consuls furent créés après l'expulsion
Ils n'achevèrent pas seulement le
retira à Tusculum, petite ville voisine de des rois !

Rome, où il vécut de la vie privée avec sa temps de leur magistrature, puisque Junius
femme l'espace de quatorze ans, et finit ses Brutus força son collègue Tarquin Collatin à
jours '
d'une manière plus heureuse que son se démettre de sa charge et à sortir de Rome.

beau-père, qui fut tué par le crime d'un et que lui-même fut tué à peu de temps de là

gendre et d'une fille. Cependant les Romains dans un combat où il s'enferra avec l'un des
ne l'appelèrent point le Cruel ou le Tyran, de Tarquin ', après avoir fait mourir ses
fils

mais le Superbe, et cela peut-être parce qu'ils propres enfants et les frères de sa femme
étaient trop orgueilleux pour souffrir son or- comme coupables d'intelligence avec l'ancien
gueil. En effet, ils tinrent si peu compte du roi. Virgile ne peut se détendre de détester

crime qu'il avait commis en tuant son beau- cette action, tout en lui donnant des éloges.
père, qu'ils relevèrent à la royauté ;
en quoi je A peine a-t-il dit :

me trompe fort si la récompense ainsi accor-


« Voilà ce père, qni, pour sauver la sainte liberté romaine,
dée à un crime ne fut pas un crime plus envoie au supplice ses enfants convaincus de trahison »,

énorme. Malgré tout, les dieux ne quittèrent


point leurs temples et leurs autels. A moins
qu'il s'écrie aussitôt :

qu'on ne veuille dire pour les défendre qu'ils « Infortuné, quelque jugement que porte sur toi l'avenir ! »

ne demeurèrent à Rome que pour punir les


C'est-à-dire, malheureux père en dépit des
quelques années à
'
Selon Tite-Live, Tarquin séjourna en effet
mais il mourut
Tusculum, auprès de son gendre Octavius Mamilius ;

'
Arons. (Voyez Tite-Live, lib. u, cap. 2-8.)
àCumcs, chei le tyran Anstodéme. (Voyez lib. i, cap. 16.)
LIVRE m. LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 59

louanges de la postérité. Et, comme pour le CHAPITRE XVII.


coiisoler, il ajoute :
DES MAIX QUE LA RÉPtBUQUE ROMAINE EUT A
« Mais l'amour de la patrie et une immense passion de SOUFFRIR APRÈS LES COMMENCEMENTS DU POU-
gloire triomphent de ton cœur ' ». VOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MIS-
Cette destinée de Brutus, meurtrier de ses
SENT EN DEVOIR DE LA SECOURIR.

enfants, tué par le fils de Tarquin qu'il \ient Quand la crainte de l'étranger vint à s'a-
de frapper à mort, ne pouvant survivre au fils paiser, quand la guerre, sans être interrom-
et voyant le père lui survivre, ne semble-t-elle pue, pesa d'un poids moins lourd sur la répu-
pas venger rinnocence de son collègue Colla- blique, ce fut alors que le temps de la justice
tin, citoyen vertueux, qui, après l'expulsion et de la modération atteignit son terme, pour
de Tarquin, fut traité aussi durement que le faire place à celui que Salluste décrit en ce peu
tyran lui-même ? Remarquez en effet que de mois « Les patriciens se mirent à traiter
:

Brutus était, lui aussi, à ce qu'on assure, «les gens du peuple en esclaves, condamnant
parent de Tarquin ; seulement il n'en portait « celui-ci à mort, et celui-là aux verges, comme
pas le nom comme CoUatin. On devait donc « avaient fait les rois, chassant le petit pro-
l'obliger à quitter son nom^ mais non pas sa « priétaire de son champ imposant à celui
et
patrie ; il Lucius CoUatin, et la
se fût appelé « qui n'avait rien la plus dure tyrannie. Accablé
perte d'un mot ne
touché que très-faible-
l'eût
« de ces vexations, écrasé surtout par l'usure, le
ment; mais ce n'était pas le compte de Brutus, (( bas peuple, sur qui des guerres continuelles
qui voulait lui porter un coup i>lus sensible c( faisaient peser, avec le service militaire, les
en privant l'État de son premier consul et la « plus lourds impôts, prit les armes et se retira
patrie d'un bon citoyen. Fera-t-on cette fois « sur le mont Sacré et sur l'Aventin ce fut ainsi
;

encore un titre d'honneur à Brutus d'une « qu'il obtint ses tribuns et d'autres prérogati-
action aussi révoltante et aussi inutile à la ré- ves. Mais la lutte et les discordes ne furent en-
publique ? Dira-t-on que :
« fièrement éteintes qu'à la seconde guerre pu-
« L'amour de la patrie et une^mmense passion de gloire ont
« nique » Mais à quoi bon arrêter mes lecteurs
.

triomphé de son cœur ? » et m'arrêter moi-même au détail de tant de


maux ? Salluste ne nous a-t-il pas appris en
Après qu'on eut chassé Tarquin le Superbe,
peu de paroles combien, durant cette longue
Tarquin CoUatin, mari de Lucrèce, fut créé
suite d'années qui se sont écoulées jusqu'à la
consul avec Brutus. Combien le peuple romain
seconde guerre punique, Rome a été malheu-
se montra équitable, en regardant au nom
reuse, tourmentée au dehors par des guerres,
d'un tel citoyen moins qu'à ses mœurs, et
agilée au dedans par des séditions ? Les vic-
combien, au contraire, Brutus fut injuste, en
toires qu'elle a remportées dans cet intervalle
ôtant à son collègue sa charge et sa patrie,
ne lui ont point donné de joies solides; elles
quand il pouvait se borner à lui ôter son nom,
n'ont été que de vaines consolations pour ses
si ce nom le choquait ! Voilà les crimes, voilà
infortunes, et des amorces trompeuses à des
les malheurs de Rome au temps même qu'elle
esprits inquiets qu'elles engageaient de plus
était gouvernée avec quelque justice et quel-
en plus dans des malheurs inutiles. Que les
que modération. Lucrétius, qui avait été su-
bons et sages Romains ne s'offensent point de
brogé en la place de Brutus, mourut aussi
notre langage; et comment s'en offenseraient-
avant de l'année. Ainsi, Publius Valé-
la fin
ils,puisque nous ne disons rien de plus fort
rius, qui avait succédé à CoUatin, et Marcus
que leurs propres auteurs, qui nous laissent
Horatius, qui avait pris la place de Lucrétius,
loin derrière eux par l'éclat de leurs tableaux
achevèrent cette année funeste et lugubre qui
composés à loisir, et dont les ouvrages sont la
compta cinq consuls : triste inauguration de
lecture habituelle des Romains et de leurs en-
la puissance consulaire I

fants?A ceux qui viendraient à s'irriter contre

' Enéide, livre v], vers 820-823.


moi, je demanderais comment donc ils me
traiteraient, si je disais ce qu'on lit dans Sal-
luste : «Les querelles, les séditions s'élevèrent
a et enfin les guerres civiles, tandis qu'un petit
a nombre d'hommes puissants, qui tenaient la
60 LA CITE DE DIEU.

« plupart des autres dans leur dépendance, Quintius d'affecter la royauté et tué par Ser-
a affectaient la domination sous le spécieux vilius, général de la cavalerie, au milieu du

« prétexte du bien du peuple et du sénat; et plus effroyable tumulte qui ait jamais alarmé
« l'on appelait bons citoyens, non ceux qui ser- larépublique? Où étaient-ils, quand Rome,
« valent les intérêts de la république (car tous envahie par une terrible peste après avoir ,

« également corrompus), mais ceux qui


étaient employé tous les moyens de salut et imploré
a par leur richesse et leur crédit maintenaient longtemps en vain le secours des dieux, s'a-
a l'état présent des choses'». Si donc ces visa enfin de leur dresser des lits dans les
historiens ont cru iju'il leur était permis de temples, chose qui n'avait jamais été faite jus-

rapporter les désordres de leur patrie, à la- qu'alors, et qui fit donner le nom de Lectis-
quelle ils donnent d'ailleurs tant de louanges, ternes ' ou plutôt
à ces cérémonies sacrées
faute de connaître cette autre patrie plus véri- sacrilèges? Où armées
étaient-ils, quand les

table qui sera composée de citoyens immor- romaines, épuisées par leurs défaites dans une
tels,que ne devons-nous point faire, nous qui guerre de dix ans contre les Véiens, allaient

pouvons parler avec d'autant plus de liberté succomber sans de Camille, con-
l'assistance
que notre espérance en Dieu est meilleure et damné depuis par son ingrate patrie ? Où
plus certaine, et que nos adversaires imputent étaient-ils, quand les Gaulois prirent Rome,
plus injustement à Jésus-Christ les maux qui la pillèrent, la brûlèrent, la mirent à sac? Où
affligent maintenant le monde, afin d'éloigner étaient-ils, quand une furieuse peste la rava-
les personnes faibles et ignorantes de la seule gea et enleva ce généreux Camille, vainqueur

cité où l'on puisse vivre éternellement heu- des Véiens et des Gaulois ? Ce fut durant cette
reux? Au reste, nous ne racontons pas de leurs peste qu'on introduisit à Rome les jeux de
dieux plus d'horreurs que ne font leurs écri- théâtre, autre peste plus fatale, non pour les
vains les plus vantés et les plus répandus ;
corps, âmes. Où étaient-ils,
mais pour les

c'est dans ces écrivains mêmes que nous pui- quand un autre fléau se déclara dans la cité,
sons nos témoignages et encore ne pouvons-
, je veux parler de ces emiioisonnements im-
nous pas tout dire, ni dire les choses comme putés aux dames romaines des plus illustres
eux. familles -, et qui révélèrent dans les mœurs
Où étaient donc ces dieux que l'on croit qui un désordre pire que tous les fléaux ? Et quand
peuvent servir pour la chétive et trompeuse l'armée romaine , assiégée par les Samnites
félicité de ce monde, lorsque les Romains, avec ses deux consuls, aux Fourches-Caudines,
dont ils se faisaient adorer par leurs prestiges futobhgce de subir des conditions honteuses
et leurs impostures, souffraient de si grandes et le joug, après avoir donné
de passer sous
calamités? où étaient-ils, quand Valérius fut en otage six cents chevaliers? Et quand, au
tué en défendant le Capitole incendié par une milieu des horreurs de la peste, la foudre vint
troupe d'esclaves et de bannis? Il fut plus aisé tomber sur le camp Romains? Et quand
des
à ce consul de secourir le temple qu'à cette Rome, affligée d'une autre peste non moins
armée de dieux et à leur roi très-grand et très- effroyable, fut contrainte de faire venir d'Epi-
excellent, Jupiter, de venir au secours de leur daure Esculape à titre de médecin, faute de
libérateur. Où étaient-ils, quand Rome, fati- pouvoir réclamer les soins de Jupiter, qui de-
guée de tant de séditions et qui attendait dans puis longtemps toutefois faisait sa demeure
un état assez calme le retour des députés au Capitole, mais qui, ayant eu une jeunesse
qu'elle avait envoyés à Athènes pour en em- fort dissipée, n'avait probablement pas trouvé
prunter des lois, fut désolée par une famine le temps d'apprendre la médecine? Et quand

et par une peste épouvantables? Où étaient-ils, les Laconiens, les Rrutiens, les Samnites et les
quand le peuple, affligé de nouveau par la Toscans ligués avec les Gaulois Sénonais
,

disette, créa pour la première fois un préfet contre Rome, firent d'abord mourir ses am-
des vivres et quand Spurius Mélius, pour
; bassadeurs mirent ensuite son armée en
,

avoir distribué du blé au peuple affamé, fut déroute et taillèrent en pièces treize mille
accusé par ce préfet devant le vieux dictateur hommes, avec le préteur et sept tribuns mili-
' Lectisleniium, de lectus, lit, et sterno, étendre , dresser.
* Ce passage a été emprunté sans nul doute par saint Augustin à la ^ Suivant Ttte-Live (livre vm, ch. 18), il y eut 178 matrones con-
grande histoire de Salluste, et probablement au livre I. [Voyez plus damnées pour crime d'empoisonnement, parmi lesquelles les deux
liaut le ch, 18 du livre ii.) patriciennes Corneiia et Sergia.
LIVRE III. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 61

taires? Et quand enfin le peuple, après de sibyllins, espèces d'oracles pour lesquels, sui-
longues et fâcheuses séditions, s'étant retiré vant Cicéron, dans ses livres sur la divina-
sur le mont Aventin, on fut obligé d'avoir tion ', on s'en rapporte aux conjectures de
recours à une magistrature instituée pour les ceux qui les interprètent comme ils peuvent
périls extrêmes et de nommer dictateur Ilor- ou comme ils veulent? Les interprètes dirent
tensius, qui peuple à Rome et
ramena le donc alors que la peste venait de ce que plu-
mourut dans l'exercice de ses fonctions : sieurs particuliers occupaient des lieux sacrés,
chose singulière, qui ne s'était pas encore vue réponse qui vint fort à propos pour sauver
et qui constitua un grief d'autant plus grave Esculape du reproche d'impéritie honteuse
contre les dieux, que le médecin Esculape ou de négligence. Or, comment ne s'élait-il
était alorsprésent dans la cité? trouvé personne qui s'opposât à l'occupation
Tant de guerres éclatèrent alors de toutes de ces lieux sacrés, sinon parce que tous
parts que, faute de soldats, on fut obligé d'en- étaient également las de s'adressersi longtemps
rôler les prolétaires, c'est-à-dire ceux qui, et sans fruit à cette foule de divinités? Ainsi
trop pauvres pour porter les armes, ne ser- ces lieux étaient peu à peu abandonnés par
vaient qu'à donner des enfants à la république. ceux qui les fréquentaient, afin qu'au moins,
Les Tarentins appelèrentà leur secours contre devenus vacants, ils pussent servir à l'usage
les Romains Pyrrhus, roi d'Epire, alors si des hommes. Les édifices mêmes qu'on rendit
fameux. Ce fut à ce roi qu'Apollon, consulté alors à leur destination pour arrêter la peste,
par lui sur le succès de son entreprise, répon- furent encore depuis négligés et usurpés par
dit assez agréablement par un oracle si ambigu les particuliers, sans quoi on ne louerait pas
que dieu, quoi qu'il arrivât, ne pouvait
le tantVarron de sa grande érudition pour avoir,
manquer d'avoir été bon prophète. Cet oracle, dans ses recherches sur les édifices sacrés,
en effet, signifiait également que Pyrrhus exhumé tant de monuments inconnus. C'est
vaincrait les Romains ou qu'il en serait qu'en on se servait alors de ce moyen
effet

vaincu ', de sorte qu'Apollon n'avait qu'à plutôt pour procurer aux dieux une excuse
attendre l'événement en sécurité. Quel hor- spécieuse qu'à la peste un remède efficace.
rible carnage n'y eut-il point alors dans l'une
et l'autre armée? Pyrrhus toutefois demeura CHAPITRE XVIII.
vainqueur, et il aurait pu dès lors expli(|uer
DES MALHEDRS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT
à son avantage la réponse d'Apollon, si, peu
LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE SANS Qu'iLS
de temps après, dans un autre combat, les
AIENT PU OBTENIR l'ASSISTANCE DES DIEUX.
Romains n'avaient eu le dessus. A tant de
massacres succéda une étrange maladie qui Et durant les guerres puniques, lorsque la
enlevait les femmes enceintes avant le moment victoire demeura
si longtemps en balance,
de leur délivrance. Esculape, sans doute, s'ex- dans cette où deux peuples belliqueux
lutte
médecin et non
cusait alors sur ce qu'il était déployaient toute leur énergie, t-ombien de
sage-femme. Le mal s'étendait même au bétail, petits Etats détruits, combien de villes dévas-
qui périssait en si grand nombre qu'il sem- tées, de provinces mises au pillage, d'armées
blait que la race allait s'en éteindre. Que dirai- défaites, de flottes submergées, de sang ré-
je de cet hiver mémorable où le froid fut si pandu Si nous voulions raconter ou seule-
!

rigoureux que les neiges demeurèrent prodi- ment rappeler tous ces désastres, nous refe- '
gieusement hautes dans les rues de Rome rions l'histoire de Rome. Ce fut alors que les
l'espace de quinze jours et que le Tibre fut esprits effrayés eurent recours à des remèdes
glacé? si que
cela était arrivé de notre temps, vains et ridicules. Sur la foi des livres sibyl-
ne diraient point nos adversaires contre les lins, on recommença les jeux séculaires, dont
chrétiens? Parlerai-je encore de cette peste l'usage s'était perdu en des temps plus heu-
mémorable qui emporta tant de monde, et reux. Les pontifes rétablirent aussi les jeux
qui, prenant d'une année à l'autre plus d'in- consacrés aux dieux infernaux, que la prospé-
tensité, sans que la présence d'Esculape servit rité avait également fait négliger. Aussi bien
de rien, obligea d'avoir recours aux livres je crois qu'en ce temps-là la joie devait être

' Saint Augustin


en ces termes Dieu
grande aux enfers, d'y voir arriver tant de
cite l'oracle : le. Pyrrhe,
Jiomanos vincere poase. * Livre II, ch. 54.
62 LA CITE DE DIEU.

monde, et il faut convenir que les guerres nels et non les gages des biens terrestres, et
furieuses et les sanglantes animosités des qu'ainsi, quand ces symboles viennent à périr,
hommes fournissaient alors aux démons de comme toutes les choses visibles etcorporelles,
beaux spectacles et de riches festins. Mais ce l'objet du culte subsiste et le dommage maté-
If
qu'il y eut de plus déplorable dans celte pre- riel peut toujours être réparé ; mais, par un
mière guerre punique, ce fut cette défaite des aveuglement déplorable, on s'imagine que des
Romains dont nous avons parlé dans les deux idoles passagères peuvent assurer à une ville
livres précédents et où fut prisRégulus grand ;
une félicité éternelle, et quand nous prouvons
homme auquel il ne manqua, pour mettre fin à nos adversaires que le maintien même des
à la guerre, après avoir vaincu les Carthagi- idoles n'a pu les garantir d'aucune calamité,
nois, que de résister à un désir immodéré de ils rougissent de confesser une erreur qu'ils
gloire, qui lui fil imposer des conditions trop sont incapables de soutenir.
dures à un peuple déjà épuisé. Si la captivité
imprévue de cet homme héroïque, si l'indi- CHAPITRE XIX.
gnité de sa servitude, si sa fidélité à garder
état déplorable de la république romaine
son serment, si sa mort cruelle et inhumaine
pendant la seconde guerre punique , ou
ne forcent point les dieux à rougir, il faut dire
s'Épuisèrent les forces des deux peuples
qu'ils sont d'airain comme leurs statues et
ENNEMIS.
n'ont point de sang dans les veines.
Au reste, durant ce temps, les calamités ne Quant à la seconde guerre punique, il serait
manquèrent pas à Rome au dedans de ses trop long de rapporter tous les désastres des
murailles. Un débordement extraordinaire du deux peuples dont la lutte se développait sur
Tibre ruina presque toutes les parties basses de si vastes espaces, puisque, de l'aveu même
de la ville plusieurs maisons furent renver-
;
de ceux qui n'ont pas tant entrepris de décrire
sées tout d'abord par la violence du fleuve, et les guerres de Rome que de les célébrer, le
les autres tombèrent ensuite à cause du long peuple à qui resta l'avantage parut moins
séjour des eaux. Ce déluge fut suivi d'un incen- vainqueur que vaincu. Quand Annibal, sorti
die plus terrible encore; le feu, qui commença d'Espagne, se fut jeté sur l'Italie comme un
par les plus hauts édifices du Forum, n'épargna torrent impétueux, après avoir passé les Py-
même pas son propre sanctuaire, le temple de rénées, traversé les Gaules, franchi les Alpes
Vesla,où des vierges choisies pour cet honneur, et toujours accru ses forces dans une si lon-
ou plutôt pour ce supplice, étaient chargées d'a- gue marche en saccageant ou subjuguant tout,
limenter sa vie perpétuellement. Mais alors il combien la guerre devint sanglante! que de
ne se contentait pas de vivre, il sévissait, et combats, d'armées romaines vaincues, de villes
les vestales épouvantées ne pouvaient sauver prises, forcées ou détachées du parti ennemi !

de l'embrasement celle divinité fatale qui avait Que dirai-je de celte journée de Cannes où la
déjà fait périr trois villes '
où elle était adorée. rage d'Annibal, tout cruel qu'il était, fut tel-

Alors le pontife Métellus, sans s'inquiéter de lement assouvie, qu'il ordonna la fin du car-
son propre salut, se jeta à travers lesflammes nage ? et de ces trois boisseaux d'anneaux d'or
et parvint à en tirer l'idole, étant lui-même à qu'il envoya aux Carthaginois après la bataille,
demi brûlé, car le feu ne sut pas le reconnaître. pour faire entendre qu'il y était mort tant de
* Etrange divinité, qui n'a seulement pas la chevaliers romains, que la perte était plus
force de s'enfuir, de sorte qu'un homme se facile à mesurer qu'à compter, et pour laisser
montre plus capable de courir au secours à penser quelle épouvantable boucherie on
d'une déesse que la déesse ne l'est d'aller au avait dû faire de combattants sans anneaux
sien. Aussi bien si ces dieux ne savaient pas d'or? Aussi le manque de soldats contraignit
se défendre eux-mêmes du feu, comment en les Romains à promettre l'impunité aux cri-
auraient-ils garanti la ville placée sous leur minels et à donner la liberté aux esclaves,
protection? et en effet il parut bien qu'ils n'y moins pour recruter leur armée, que pour
pouvaient rien du tout. Nous ne parlerions former une armée nouvelle avec ces soldats
pas ainsi à nos adversaires, s'ils disaient que infâmes. Ce n'est pas tout les armes mêmes
:

leurs idoles sont les symboles des biens éter- manquèrent à ces esclaves, ou, pour les appe-
* Truie, Lavioie et Albe, ler d'un nom moins flétrissant, à ces nouveaux
LIVRE 111. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 63

affranchis enrôlés pour la défense de la répu- la famine que, suivant quelques historiens, les
blique. On en
donc dans les temples,
prit habitants furent obligés de se repaître de
comme si les Romains eussent dit à leurs cadavres humains; ensuite, accablés de toutes
dieux Quittez ces armes que vous avez si
: sortes et ne voulant pas tomber
de misères
longtemps portées en vain, pour voir si nos entre mains d'Annibal, ils dressèrent un
les

esclaves n'en feront point un meilleur usage. grand bûcher où ils s'entr'égorgèrent, eux et
— Cependant le trésor public manquant d'ar- leurs enfants, au milieu des flammes. Je de-
gent pour payer les troupes, les particuliers mande si les dieux, ces débauchés, ces gour-
y contribuèrent de leurs propres deniers avec mands, avides à humer le parfum des sacri-
tant de zèle, qu'à l'exception de l'anneau et fices , et qui ne savent que tromper les
de la bulle ", misérables marques de leur hommes par leurs oracles ambigus, ne de-
dignité, lessénateurs, etàplus forte raison les vaient pas faire quelque chose en faveur d'une
autres ordres et les tribuns, ne se réservèrent ville si dévouée aux Romains, et ne pas souf-
rien de précieux. Quels reproches les païens frir qu'elle pérît pour leur avoir gardé une
ne nous feraient-ils pas, s'ils venaient à être inviolable fidélité, d'autant plus qu'ils avaient
réduits à cette indigence, eux qui ne nous les été les médiateurs de l'alliance qui unissait
épargnent pas dnns ce temps où l'on donne les deux cités. Et pourtant Sagonte, fidèle à la
plus aux comédiens pour un vain plaisir parole qu'elle avait donnée en présence des
qu'on ne donnait autrefois aux légions pour dieux, fut assiégée,opprimée, saccagée par
tirer la république d'un péril extrême ? un pour n'avoir pas voulu se rendre
perfide,
coupable de parjure. S'il est vrai que ces
CHAPITRE XX. dieux épouvantèrent plus tard Annibal par
des foudres et des tempêtes, quand il était
DE LA RUINE DE SAG0NTE,QUI PÉRIT POURN'aVOIR
sous les murs de Rome, d'où ils le forcèrent cà
POINT VOULU QUITTER l'ALLH,NCE DES ROMAINS,
se retirer, que n'en faisaient-ils autant pour
SANS QUE LES DIEUX DES ROMAINS VINSSENT A
Sagonte? J'ose dire qu'il y aurait eu pour eux
SON SECOURS.
plus d'honneur à se déclarer en faveur des
Mais de tous les malheurs qui arrivèrent alliés de Rome, attaqués à cause de leur fidé-
pendant cette seconde guerre punique, il n'y lité et dénués de tout secours, qu'à secourir

eut rien de plus digne de compassion que la Rome elle-même, qui combattait pour son
prise de Sagonte \ Cette ville d'Espagne, si propre intérêt et était en état de tenir tête à
attachée au peuple romain, tut en effet dé- Annibal. S'ils étaient donc véritablement les
truite pour lui être demeurée trop fidèle. protecteurs de la félicité et de la gloire de
Annibal, après avoir rompu la paix, unique- Rome, ils lui auraient épargné la honte inef-
ment occupé de trouver des occasions de façable de la ruine de Sagonte. Et maintenant,
pousser les Romains à la guerre, vint assiéger n'est-ce pas une folie de croire qu'on leur doit
Sagonte avec une puissante armée. Dès que d'avoir sauvé Rome des mains d'Annibal vic-
lanouvelle en parvint à Rome, on envoya des torieux, quand ils n'ont pas su garanlirde ses
ambassadeurs à Annibal pour l'obliger à lever coups une ville si fidèle aux Romains? Si le
le siège, et sur son refus, ceux-ci passèrent à peuple de Sagonte eût été chrétien, s'il eût
Carthage, où ils se plaignirent de cette infrac- souffert pour la foi de l'Evangile, sans toute-
tion mais ils s'en retournèrent
aux traités ; fois se tuer et se brûler lui-même, il eût souf-
sans avoir rien pu obtenir. Cependant cette fert du moins avec cette espérance que donne
ville opulente, si chère à toute la contrée et à la foi et dont l'objet n'est pas une félicité
la république romaine, fut ruinée par les Car- passagère, mais une éternité bienheureuse ;

thaginois après huit ou neuf mois de siège. On au lieu que ces dieux que l'on doit, dit-on,
n'en saurait lire le récit sans horreur, encore servir et honorer afin de s'assurer la jouis-
moins l'écrire; j'y insisterai pourtant en quel- sance des biens périssables de cette vie, que
ques mots, parce que cela importe à mon pourront alléguer leurs défenseurs pour les
sujet. D'abord elle fut tellement désolée par excuser de la ruine de Sagonte ? à moins qu'ils
ne reproduisent les arguments déjà invoqués
La buUa une petite boule d'or ou d'argent que porlaieUL au
à l'occasion de la mort de Régulus; il n'y a
* était
cou les jeunes patriciens.
' Voyez Tite-Live, lib. xxi, cap. 6-13. d'autre différence, en effet, sinon que Régulus
04 LA CITÉ DE DIEU.

n'est qu'un seul lionime, et que Sagonte est On y vil alors pour la première fois des lits
une entière; mais ni Régulus, ni les
ville d'airain et de riches tapis pour la première
;

Sagontins ne sont morts que pour avoir gardé fois des chanteuses parurent dans les festins,
leur foi. C'est pour le même motif que l'un et la porte fut ouverte à toutes sortes de disso-
voulut retourner aux ennemis et que les lutions. Mais je passe tout cela sous silence,
autres refusèrent de s'y joindre. Est-ce donc ayant entrepris de parler des maux que les
que la fldélité irrite les dieux, ou que l'on hommes souffrent malgré eux, et non de ceux
peut avoir les dieux favorables et ne pas laisser qu'ils font avec plaisir. C'est pourquoi il con-
de périr, soit villes, soit particuliers? Que nos venait beaucoup plus à mon sujet d'insister
adversaires choisissent. Si ces dieux s'offensent sur l'exemple de Scipion, qui mourut victime
j

contre ceux qui gardent la foi jurée, qu'ils de la rage de ses ennemis, loin de sa patrie (

cherchent des perfides qui les adorent mais ;


dont il avait été le libérateur, et abandonné de
si avec toute leur faveur, villes et particuliers ces dieux qu'on ne sert que pour la félicité de .

peuvent périr après avoir souffert une infinité la vie présente, lui qui avait protégé leurs .

de maux, alors certes c'est en vain qu'on les temples contre la fureur d'Annibal. Mais
adore en vue de la félicité terrestre. Que ceux comme que c'était le temps oii
Salluste assure
donc qui se croient malheureux parce qu'il florissaient lesbonnes mœurs, j'ai cru devoir
leur est interdit d'adorer de pareilles divinités, toucher un mot de l'invasion des délices de
cessent de se courroucer contre nous, puisque l'Asie, i)Our montrer que le témoignage de
enfin ils pourraient avoir leurs dieux présents, cet historien n'est vrai que par comparaison
et même favorables, et ne pas laisser non- avec les autres épociues où les mœurs furent
seulement d'être malheureux, mais de souf- beaucoup plus dépravées et les factions plus
frir les plus horribles tortures comme Régulus redoutables. Vers ce moment, en effet, entre
et les Sagontins. la seconde et la troisième guerre punique, fut
publiée la loi Voconia, qui défendait d'insti-
CHAPITRE XXI.
tuer pour héritière une femme, pas même
DE l'ingratitude DE ROME ENVERS SCIPION, SON une unique. Or, je ne vois pas qu'il se
fille
LIBÉRATEUR, ET DE SES MOEURS A l'ÉPOQUE puisse rien imaginer de plus injuste que cette
RÉPUTÉE PAR SALLUSTE LA PLUS VERTUEUSE. loi. Il est vrai que dans l'intervalle des deux
J'abrège afin de ne pas excéder les bornes guerres, les malheurs de la république furent
que je me suis prescrites, et je viens au temps un peu plus supportables ; car si Rome était
qui s'est écoulé entre la seconde et la dernière occupée de guerres au dehors, elle avait pour
guerre contre Carthage, et où Salluste prétend se consoler, outre ses victoires, la tranquillité
que les bonnes mœurs et la concorde floris- intérieure dont elle n'avait pas joui depuis
saient parmi les Romains. Or, en ces jours de longtemps. Mais après la dernière guerre ff
,

vertu et d'harmonie, le grand Scipion, le libé- punique la rivale de l'empire ayant été rui- '
,

rateur de Rome et de l'Italie, qui avait achevé née de fond en comble par un autre Scipion,
la seconde guerre punique, si funeste et si qui en prit le surnom d'Africain, Rome, qui
dangereuse, vaincu Annibal, dompté Carthage, n'avait plus d'ennemis à craindre, fut telle-
et dont toute la vie avait été consacrée au ser- ment corrompue par la prospérité, et cette
vice des dieux, Scipion se vit obligé, après le corruption fut suivie de calamités si désas-
triomphe le plus éclatant, de céder aux accu- treuses, que l'on peut dire que Carthage lui fit
sations de ses ennemis, et de quitter sa patrie, plus de mal par sa chute qu'elle ne lui en
qu'il avait sauvée et affranchie par sa valeur, avait fait par ses armes au temps de sa plus
pour passer le reste de ses jours dans la petite grande puissance. Je ne dirai rien des revers
ville de Literne, si indifférent à son rappel et des malheurs sans nombre qui accablèrent
qu'on dit qu'il ne voulut pas même qu'après les Romains depuis celte époque jusqu'à Au-
sa mort on l'ensevelît dans celte ingrate cité. guste, qui leur ôta la liberté, mais, comme ils
Ce fut dans ce même temps que le proconsul le reconnaissent eux-mêmes, une liberté ma-
Manlius, après avoir subjugé les Galates, ap- lade et languissante, querelltjuse et pleine de
porta à Rome les délices de l'Asie, pires pour périls, et qui faisant tout plier sous une auto-
elle que les ennemis les plus redoutables '. rité toute royale, communiqua une vie nou-
* Voyez Tite-Live ,lib. xxxix, cap. 6. velle à cet empire vieillissant. Je ne dirai rien
LIVRE m. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 65

non plus du traité ignominieux fait avec Nu- CHAPITRE XXIII.


mance; les poulets sacrés, dit-on, s'étaient
DES MAUX INTÉRIEURS QUI AFFLIGÈRENT LA RÉ-
envolés de leurs cages, ce qui était de fort
PUBLIQUE ROMAINE A LA SUITE d'UNE RAGE
mauvais augure pour le consul Mancinus ;

SOUDAINE DONT FURENT ATTEINTS TOUS LES


comme si, pendant cette longue suite d'années
ANIMAUX DOMESTIQUES.
où Numance tint en échec les armées romaines
et devint la terreur de la république, les Rapportons maintenant le plus succincte-
autres généraux ne l'eussent attaquée que sous ment possible des maux d'autant plus pro-
des auspices défavorables !
fonds qu'ils furent plus intérieurs, je veux
parler des discordes qu'on a tort d'appeler
CHAPITRE XXII. civiles, puisqu'elles sont mortelles pour la
cité. Ce n'étaient plus des séditions, mais de
DE PAR MITHRIDATE DE Tl'ER
l'ordre donné
véritables guerres où l'on ne s'amusait pas à
TOUS LES CITOYENS ROMAINS QU'ON TROUVE-
répondre à un discours par un autre, mais où
RAIT EN ASIE.
l'on repoussait le fer par le fer. Guerres ci-
Je passe, dis-je, tout cela sous silence; mais viles, guerres des alliés, guerres des esclaves,
donné par Mithridate, roi
puis-je taire l'ordre que de sang romnin répandu parmi tant de
de Pont, de mettre à mort le même jour tous combats quelle désolation dans l'Italie, cha-
1

les citoyens romains qui se trouveraient en que jour dépeuplée On dit qu'avant la guerre
1

Asie, où un si grand nombre séjournaient des alliés tous les animaux domestiques ,
pour leurs affaires privées, ce qui fut exé- chiens, chevaux, ânes, bœufs, devinrent tout
cuté ? Quel épouvantable spectacle Partout
' 1
à coup tellement farouches qu'ils sortirent de
où se rencontre un Romain à la campagne, ,
leurs étîibles et s'enfuirent çh et là, sans que
par les chemins, à la ville, dans les maisons, personne piit les approcher autrement qu'au
dans les rues, sur les places publiques, au lit, risque de la vie '. Quel mal ne présageait pas
à table, partout, à l'instant, il est impitoyable- un tel prodige, qui était déjà un grand mal,
ment massacré 1 Quelles furent les plaintes même s'il n'était pas un présage Supposez 1

des mourants, les larmes des spectateurs ou qu'un pareil accident arrivât de nos jours;
peut-être même des bourreaux I et quelle vous verriez les païens plus enragés contre
cruelle nécessité imposée aux hôtes de ces in- nous que ne l'étaient contre eux leurs ani-
fortunés , non-seulement de voir commettre maux.
chez eux tant d'assassinats, mais encore d'en être
eux-mêmes les exécuteurs, de quitter brusque- CHAPITRE XXIV.
ment le sourire de la politesse et de la bien-
DE LA DISCORDE CIVILE QU'ALLUMA l'eSPRIT
veillance pour exercer au milieu de la paix
SÉDITIEUX DES GRACQUES.
le terrible devoir de la guerre et recevoir in-
térieurement le contre-coup des blessures Le signal des guerres civiles fut donné par
mortelles qu'ils portaient à leurs victimes !
les séditions qu'excitèrent les Gracques à l'oc-

Tous ces Romains avaient-ils donc méprisé casion des lois agraires. Ces lois avaient pour
les augures? n'avaient-ils pas des dieux pu- objet de partager au peuple les terres que la
blics et des dieux domestiques à consulter noblesse possédait injustement mais vouloir ;

avant que d'entreprendre un voyage si fu- extirper une injustice si ancienne, c'était une
neste ? S'ils ne l'ont pas fait, nos adversaires entreprise non-seulement périlleuse, mais en-
n'ont pas sujet de se plaindre de la religion core, comme l'événement l'a prouvé, des plus
chrétienne ,
puisque longtemps avant elle les pernicieuses pour la république. Quelles fu-
Romains méprisaient ces vaines prédictions : nérailles suivirent la mort violente du pre-
et s'ils l'ont fait, quel profit en ont-ils retiré mier des Gracques, et, peu après celle du ,

alors que les lois, du moins les lois humai- second! Au mépris des lois et de la hiérarchie
nes, autorisaient ces superstitions? des pouvoirs, c'étaient la violence et les ar-
mes qui frappaient tour à tour les plébéiens et
'
Voyez Appien,cap. 22 et seq., Cicéron, De leqe Manil,, cap. 3^
t;t Otose, liist., lib. vi, cap. 2. les patriciens. On dit qu'après la mort du se-
cond des Gracques, le consul Lucius Opimus,
Voyez Orose, Hitl-, lib. v, cap. 18.

S. AuG. — Tome XIII. S


66 LA CITÉ DE DIEU.

qui avait soulevé la ville contre lui et entassé Thétis, mit la division entre les trois déesses ',
les cadavres autour du tribun immolé, pour- en jetant dans l'assemblée la fameuse pomme
suivit les restes de son parti selon les formes d'or, d'où prit naissance le différend de ces
de la justice et fit condamner à mort jusqu'à divinités, la victoire de Vénus, le ravissement
trois mille hommes : d'oîi l'on peut juger d'Hélène et enfin la destruction de Troie. C'est
combien de victimes avaient succombé dans pourquoi si elle s'était offensée de ce que Rome
la chaleur de la sédition, puisqu'un si grand n'avait pas daigné lui donner un temple
nombre fut atteint par l'instruction régulière comme elle avait fait à tant d'autres, et si ce
du magistrat. Le meurtrier deCaïusGracchus fut pour cela qu'elle y excita tant de troubles
vendit sa tète au consul son pesant d'or ; et de désordres, son indignation dut encore
c'était le prix fixé avant ce massacre, où périt s'accroître quand elle vit que dans le lieu
aussi le consulaire Marcus Fulvius avec ses même où le massacre était arrivé c'est-à- ,

enfants. dire dans le lieu où elle avait montré de ses


œuvres, on avait construit un temple à son
CHAPITRE XXV. ennemie. Les savants et les sages s'irritent
contre nous quand nous tournons en ridicule
DU TEMPLE ÉLEVÉ A LA CONCORDE PAR DÉCRET
toutes ces superstitions; et toutefois, tant
DD SÉNAT, DANS LE LIEU MÊME SIGNALÉ PAR
qu'ils resteront les adorateurs des mauvaises
LA SÉDITION ET LE CARNAGE.
comme des bonnes divinités, ils n'auront rien
Ce fut assurément une noble pensée du sé- à répondre à notre dilemme sur Concorde
la
nat que le décret qui ordonna l'érection d'un et la Discorde. De deux choses en effet
l'une, :

temple à la Concorde dans le lieu même où ou ils ont négligé le culte de ces deux déesses,
une sédition sanglante avait fait périr tant de et leur ont préféré la Fièvre et la Guerre, qui
citoyens de toute condition, afin que ce mo- ont eu des temples à Rome de toute antiquité;
nument du supplice des Gracques parlât aux ou ils les ont honorées, et alors je demande
yeux et à la mémoire des orateurs. Et cepen- pourquoi ils ont été abandonnés par la Con-
dant n'était-ce pas se moquer des dieux que corde et poussés par la Discorde jusqu'à la
de construire un temple à une déesse qui, si fureur des guerres civiles.
elleeût été présente à Rome, l'eût empêchée
de se déchirer et
de périr par les dissensions? CHAPITRE XXVI.
à moins qu'on ne dise que la Concorde, cou-
pable de ces tumultes pour avoir abandonné DES GUERRES QUI SUIVIRENT LA CONSTRUCTION
DU TEMPLE DE LA CONCORDE.
le cœur des citoyens, méritait bien d'être en-
fermée dans ce temple comme dans une prison. Ils crurent donc, en mettant devant les
Si l'on voulait faire quelque chose qui eût du yeux des orateurs un monument de la fin
rapport à ce qui s'était passé, pourquoi ne tragique des Gracques, avoir un merveilleux
bâtissait-on pas plutôt un temple à la Discorde? obstacle contre les séditions; mais les événe-
Y a-t-il des raisons pour que la Concorde soit ments qui suivirent, plus déplorables encore,
une déesse, et la Discorde non ? celle-là bonne firent paraître l'inutilité de cet expédient. A
et celle-cimauvaise, selon la distinction de partir de cette époque, en effet, les orateurs,
Labéon ', suggérée sans doute par la vue du loin de songer à éviter l'exemple desGracques,
temple que les Romains avaient érigé à la s'étudièrent à les surpasser. C'est ainsi que Sa-
Fièvre aussi bien qu'à la Santé. Pour être con- turninus, tribun du peujile, le préteur Caïus
séquents, ils devaient en dédier un non-seule- Servilius, et, quelques années après, Marcus
ment à la Concorde, mais aussi à la Discorde. Drusus, excitèrent d'horribles séditions, d'où
Ils s'exposaient à de trop grands périls en naquirent les guerres sociales qui désolèrent
négligeant d'apaiser la colère d'une si mé- l'Italie et la réduisirent à un état déplorable.
chante déesse, et ils ne se souvenaient plus Puis vint la guerre des esclaves, suivie elle-
que son indignation avait été le principe de la même des guerres civiles pendant lesquelles
ruine de Troie. Ce fut elle, en effet, qui, pour il se livra tant de combats et qui coûtèrent
se venger de ce qu'on ne l'avait point invitée tant de sang. On eût dit que tous ces peuples
avec les autres dieux aux noces de Pelée et de d'Italie, dont se composait la principale force
* Voyez plus haut, livre u, ch. Il, * Juoon, Pallas et Vénus.
,

LIVRE III. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. <;"

de l'empire romain, étaient des barbares à Fimbria tués dans leurs maisons, les deux
dompter. Rappellerai-je que soixante-dix gla- Crassus, le père et le fils, égorgés sous les
diateurs commencèrent la guerre des esclaves, yeux l'un de l'autre, Bébius et Numitorius
et que cettepoignée d'hommes, croissant en traînés par les rues et mis en pièces, Catulus
nombre et en fureur, en vint à triompher des forcé de recourir au poison pour se sauver
généraux du peuple romain? Comment citer des mainsdeses ennemis Mérula, flamine de ;

toutes les villes qu'ils ont ruinées, toutes les Jupiter, s'ouvrant les veines et faisant au dieu
contrées qu'ils ont dévastées? A peine les iiis- une libation de son propre sang; enfin on
toriens suffisent-ils à décrire toutes ces cala- massacrait sous les yeux de Marius tous ceux
mités. Et cette guerre ne fut pas la seule faite à qui il ne donnait pas la main quand ils le
par les esclaves; ils avaient auparavant ravagé saluaient •.

la Macédoine, la Sicile et toute la côte. Enfin


qui pourrait raconter toutes les atrocités de CHAPITRE XXVIII.
ces pirates, qui, après avoir commencé par
COMMENT SYLLA VICTORIEUX TIRA VENGEANCE
des brigandages, finirent par soutenir contre
DES CRUAUTÉS DE MARIUS.
Rome des guerres redoutables?
Sylla, qui vint tirer
vengeance de ces cruau-
CHAPITRE XXVII. tésau prix de tant de sang, mit fin à la guerre ;

mais comme sa victoire n'avait pas détruit les


DE LA GUERRE CIVILE ENTRE MARItS ET SYLLA.
inimitiés, elle rendit la paix encore plus
Marius, encore tout sanglant du massacre meurtrière. A toutes les atrocités du premier
de ses concitoyens, ayant été vaincu à son tour Marius, son fils Marius le Jeune et Carbon en
et obligé de s'enfuir, Rome commençait un ajoutèrent de nouvelles. de l'ap- Instruits
peu à respirer, quand Cinna et lui y rentrèrent proche de Sylla et désespérant de remporter
|)lus puissants que jamais. « Ce fut alors » ,
pour la victoire, et même de sauver leurs têtes, ils

me servir des expressions de Cicéron, « que remplirent Rome de massacres où leurs amis
« l'on vit, par le massacre des plus illustres n'étaient pas plus épargnés que leurs adver-
a citoyens, s'éteindre les flambeaux de la ré- saires. Ce ne fut pas assez pour eux de décimer
« publique. Sylla vengea depuis une victoire la ville ;
ils assiégèrent le sénat et tirèrent du
« si mais à combien de citoyens il en
cruelle ; palais, comme
d'une prison, un grand nombre
« coûta la vie, et que de pertes sensibles pour de sénateurs qu'ils firent égorger en leur pré-
« l'Etat M » En effet, la vengeance de Sylla fut sence. Le pontife Mucius Scévola fut tué au
plus funeste à Rome que n'eût été l'impunité, pied de l'autel de Vesta, où il s'était réfugié
et comme dit Lucain : comme dans un asile inviolable , et il s'en
fallut de peu qu'il n'éteignît de son sang le
« Le remède passa toute mesure, et l'on porta la main sur
des parties malades où il ne fallait pas toucher. Les coupables feu sacré entretenu par les vestales. Bientôt
périrent, mais quand il ne pouvait survivre que des cou- Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait
pables. Alors la baine se donna carrière, et la vengeance,
égorger dans une ferme publique sept mille
libre du joug des lois, précipita ses fureurs - ».
hommes désarmés et sans défense '. Ce n'était
Dans cette lutte de Marius et de Sylla, outre plus la guerre qui tuait, c'était la paix on ne ;

ceux qui furent tués sur le champ de bataille, se battait plus contre ses ennemis, un mot
tous les quartiers de la ville, les places, les suffisait pour les exterminer. Dans la ville, les
marchés, les théâtres , les temples même partisans de Sylla massacrèrent qui bon leur
étaient remplis de cadavres, à ce point qu'on sembla les morts ne se comptaient plus, jus-
;

n'aurait pu dire
avant ou après la
si c'était qu'cà ce
qu'enfin on conseilla à Sylla de laisser
victoire qu'il était tombé plus de victimes. vivre quelques citoyens, afin que les vain-
De retour de son exil, Marius eut à peine queurs eussent à qui commander. Alors s'ar-
rétabli sadomination , qu'on vit, sans parler rêta cette effroyable liberté du meurtre, et on
d'innombrables assassinats qui se commirent
de tous côtés, la tête du consul Octavius expo- ' Voyez Appien, De bell. civil., lib. i, cap. 71 seq.; et Plutarque,
Vies de Marins et de Sylla, passim.
sée sur la tribune aux harangues. César et ^Les historiens ne sont pas d'accord sur le chiffre des morts, que
lesuns fixent au-dessus de sept mille et les autres au-dessous. Saint
' Voyez Cicéron, 38 Caiilin., ch. 10, § 21. Augustin parait avoir adopté le récit de Velleius Paterculus (livre ii,
'
Lucain, Pharsale, livre n, vers 142-146. ch, 28).
,

68 LA CITÉ DE DIEU.

accueillit avec reconnaissance la table de qui formaient avec eux les membres d'un
proscription où étaient deux mille
portés même corps ? Il est vrai que les Gaulois égor-
noms de sénateurs et de chevaliers. Ce nom- gèrent tout ce qu'ils trouvèrent de sénateurs
bre, si attristant qu'il pût être, avait au moins dans Rome, mais au moins permirent-ils à
cela de consolant qu'il mettait fin au carnage ceux qui s'étaient sauvés dans le Capitole, et
universel, et on s'affligeait moins de la perte qu'ils pouvaient faire périr par un long siège,
de tant de proscrits qu'on ne se réjouissait de de racheter leur vie à prix d'argent. Quant
ce que le reste des citoyens n'avait rien à aux Goths, ils épargnèrent un si grand nombre
craindre. Mais malgré cette cruelle sécurité, de sénateurs, qu'on ne saurait affirmer s'ils
on ne laissa pas de gémir des divers genres en tuèrent en effet quelques-uns. Mais Sylla,
de supplices qu'une férocité ingénieuse faisait du vivant même de Marins, entra dans le Ca-
souffrir à quelques-unes des victimes dévouées pitole, qu'avaient respecté les Gaulois, et ce
à la mort. Il y en eut un que l'on déchira à fut de là qu'il dicta en vainqueur ses arrêts
belles mains, et on vit des hommes plus cruels de mort et de confiscation, qu'il fit autoriser
pour un homme vivant que les bêtes farouches par un sénatus-consulte. Et quand Marius, qui
ne le sont pour un cadavre '. On arracha les avait pris la fuite, rentra dans Rome en l'ab-
yeux à un autre et on lui coupa tous les sence de Sylla, plus féroce et plus sanguinaire
membres par morceaux puis on le laissa ,
que jamais, y eut-il rien de sacré qui échappât
vivre ou plutôt mourir lentement au milieu à sa fureur puisqu'il n'épargna pas même
,

de tortures effroyables On mit des villes


"-.
Mucius Scévola, citoyen, sénateur et pontife,
célèbres à l'encan, comme on aurait fait d'une qui embrassait l'autel où on croyait les destins
ferme il y en eut même une dont on con-
;
de Rome attachés ? Enfin, cette dernière pros-
damna à mort tous les habitants, comme s'il cription de Sylla, pour ne point parler d'une
se fût agi d'un seul criminel. Toutes ces hor- infinité d'autres massacres, ne fit-elle point
reurs se passèrent en pleine paix, non pour périr plus de sénateurs que les Goths n'en
hâter une victoire, mais pour n'en pas perdre ont pu même dépouiller ?
y eut entre la paix et la guerre une
le fruit. Il
luttede cruauté, et ce fut la paix qui l'em- CHAPITRE XXX.
porta car la guerre n'attaquait que des gens
;
DE l'enchaînement DES GUERRES NOMHREUSES ET
armés , au lieu que la paix immolait des
CRUELLES QUI PRÉCIÎDÈRENT l'AVÉNEMENT DE
hommes sans défense. La guerre laissait à
JÉSUS-CURIST.
l'homme attaqué la faculté de rendre blessure
pour blessure la paix ne laissait au vaincu,
; Quelle est donc l'effronterie des païens
à la place du droit de vivre, que la nécessité quelle audace à eux ,
quelle dérfiison , ou
de mourir sans résistance. plutôt quelle démence
de ne pas imputer
,

leurs anciennes calamités h leurs dieux et


CHAPITRE XXIX. d'imputer les Ces
nouvelles à Jésus-Christ I

guerres civiles de l'aveu de


plus cruelles ,
ROME EUT MOINS A SOUFFRIR DES INVASIONS DES ,

leurs propres historiens , que les guerres


GAULOIS ET DES GOTHS QUE DES GUERRES CI-
étrangères, et qui n'ont pas seulement agité,
VILES.
mais détruit la république sont arrivées ,

Quel acte cruel des nations barbares et longtemps avant Jésus-Christ, et par un en-
//étrangères peut être comparé à ces victoires chaînement de crimes, se rattachent de Marius
de citoyens sur des citoyens, et Rome a-t-elle et Sylla à Sertorius et Catilina, le premier
jamais rien vu de plus funeste, de plus hideux, proscritet l'autre formé par Sylla. Vint ensuite
de plus déplorable ? Y a-t-il à mettre en ba- la guerre de Lépide et de Catulus, dont l'un
lance l'ancienne irruption des Gaulois, ou voulait abroger ce qu'avait fait Sylla et l'autre
l'invasion récente des Goths, avec ces atrocités le maintenir; puis la lutte de Pompée et de
inouïes exercées par Marius, par Sylla, par César, celui-là partisan de Sylla qu'il égala ou
tant d'autres chefs renom més^ sur des hommes surpassa même en puissance celui-ci, ;
qui ne
* Voyez FloruSj lib. m, cap. 21. put souffrir grandeur de son rival et la
la
' L'homme qui subit ce sort cruel fut le préteur Marcus
Marias,
patent du rival de Sylla. Voyez Florus, lib. m, cap. 21, et Valère
voulut dépasser encore après l'avoir vaincu ;

Maxime, lib. IS, cap. 2, g 1. puis enfin, nous arrivons à ce grand César,
,

LIVRE m. — LES ROMAINS ET LEURS FAUX DIEUX. 69

qui fut depuis appelé Auguste, et sous l'em- cius Scévola n'y avait pas évité la mort, au
pire duquel naquit le Christ. Or, Auguste, lui lieu qu'aujourd'hui ceux qui s'emportent le
aussi, prit part à plusieurs guerres civiles où plus violemment contre le christianisme ont
périrent beaucoup d'illustres personnages dû la vie à des lieux consacrés au Christ, soit
entre autres cet homme d'Etat si éloquent, qu'ils aient couru s'y réfugier, soit que les
Cicéron. Quant à Jules César, après avoir barbares eux-mêmes les y aient conduits pour
vaincu Pompée, et usé avec tant de modéra- les sauver. Et maintenant j'ose affirmer, cer-
lion de sa victoire, qu'il pardonna à ses ad- tain de n'être contredit par aucun esprit im-
versaires et leur rendit leurs dignités, il fut partial, que si le genre humain avait reçu le
poignardé dans le sénatpar quelques patri- christianisme avant les guerres puniques, et
ciens, prétendus vengeurs de la liberté ro- si les mêmes malheurs qui ont désolé l'Eu-

maine, sous prétexte qu'il aspirait à la royauté. rope et l'Afrique avaient suivi l'établissement
Après sa mort, un homme d'un caractère bien du culte nouveau, il n'est pas un seul de nos
différent et tout perdu de vice, Marc-Antoine, adversaires qui ne les lui eût imputés. Que ne
affecta la même puissance, mais Cicéron lui diraient-ils point, surtout
si la religion chré-

résista vigoureusement, toujours au nom de tienne eût précédé l'invasion gauloise, ou le


ce fantôme de liberté. On vit alors s'élever cet débordement du Tibre, ou l'embrasement de ]

autre César, fils adoptif de .Iules, qui depuis, Rome, ou, ce qui surpasse tous ces maux, la
comme je l'ai dit, fut nommé Auguste. Cicéron fureur des guerres civiles? et tant d'autres
le soutenait contre Antoine , espérant qu'il calamités si étranges qu'on les a mises au
renverserait cet ennemi de la république et rang des prodiges à qui les imputeraient-ils,
,

rendrait ensuite la liberté aux Romains. Chi- sinon aux chrétiens, si elles étaient arrivées
mère d'un esprit aveuglé et imprévoyant ! au temps du christianisme? Je ne parle point
peu après ce jeune homme dont il avait
, , d'une foule d'autres événements qui ont causé
caressé l'ambition, livra sa tête à Antoine plus de surprise que de dommage; et en effet
comme un gage de réconciliation, et confisqua que des bœufs parlent, que des enfants arti-
à son profit cette liberté de la république pour culent quelques mots dans le ventre de leurs
laquelle Cicéron avait fait tant de beaux dis- mères, que l'on voie des serpents voler, des
cours. femmes devenir hommes et des poules se
changer en coqs, tous ces prodiges, vrais ou
CHAPITRE XXXI. faux, qui se lisent, non dans leurs poêles,
mais dans leurs historiens, étonnent plus les
IL Y A DE l'impudence AUX GENTILS A IMPUTER
hommes qu'ils ne leur font de mal. Mais
LES MALHEURS PRÉSENTS AU CHRISTIANISME ET
quand il pleut de la terre, ou de la craie, ou
A l'interdiction du CULTE DES DIEUX, PUIS-
même des pierres, je parle sans métaphore,
QU'IL EST AVÉRÉ qu'a l'ÉPOQUE OU FLORISSAIT
voilà des accidents qui peuvent causer de
CE CULTE, ILS ONT EU A SUBIR LES PLUS HOR-
grands dégâts.
RIBLES CALAMITÉS.
Nous lisons aussi que la lave enflammée du
Qu'ils accusent donc leurs dieux de tant de mont Etna se répandit jusque sur le rivage
maux, ces mêmes hommes qui se montrent de la mer, au point de briser les rochers et de
si peu reconnaissants envers le Christ ! Certes, fondre la poix des navires, phénomène désas-
' quand ces maux sont arrivés, la flamme des treux, à coup sûr, quoique singulièrement
sacrifices bridait sur l'autel des dieux ; l'en- incroyable '. Une éruption toute semblable
cens de l'Arabie s'y mêlait au parfum des jeta, dit-on, sur la Sicile entière une telle

fleurs nouvelles' ; les prêtres étaient entourés quantité de cendres que les maisons de Gatane
d'honneurs, les temples étincelaient de ma- en furent écrasées et ensevelies, ce qui toucha
gnificence; partout des victimes, des jeux, les Romains de pitié et les décida à faire re-
des transports prophétiques, et dans le même mise aux Siciliens du tribut de cette année '.
temps sang des citoyens coulait partout,
le Enfin, on rapporte encore que l'Afrique, déjà
versé par des citoyens jusqu'aux pieds des
autels. Cicéron n'essaya pas de chercher un *
Cette éruption de l'Etna est probablement celle dont parle Orosa
(Bist-i lib. V, cap. 6) et qui se produisit l'an de Rome 617.
asile dans un temple, parce qu'avant lui Mu- =
Ce désastre eut lieu l'an de Rome 637. Voyez Orose, lib. v,
' Allusion à un passage de VÊnêidf^ livre I, vers 116, U7. cap. 13.
70 LA CITÉ DE DIEli.

réduite en ce temps-là en province romaine, garnison'. Est-il une seule de ces calamités
fut couverte d'une prodigieuse quantité de que les insensés qui nous attaquent, et à qui
sauterelles qui, après avoir dévoré les feuilles nous sommes forcés de répondre, n'imputas-
et les fruits des arbres, vinrent se jeter dans sent au christianisme, si elles étaient arrivées
la mer comme une épaisse et effroyable nuée;
du temps des chrétiens? Et cependant ils ne
rejetées mortes par les flots, elles infectèrent les imputent point à leurs dieux, et, pour évi-

tellement l'air que, dans le seul royaume de ter des maux de beaucoup moindres que ceux
Massinissa, la mourir quatre-vingt
peste fit du passé, ils appellent le retour de ce même
mille hommes, et, sur les côtes, beaucoup culte qui n'a pas su protéger leurs ancêtres.
plus encore. A Utique, il ne resta que dix * Voyez Orose, lib. v, cap. U, et Julius Ohsequeas, d'après Tite-
soldats de trente mille qui composaient la Live, tap, 30.
LIVRE QUATRIÈME .

Argument. — Il est prouvé dans ce livre que la grandeur et la durée de l'empire romain ne sont point l'ouvrage de Jupiter
ni
des autres dieux du paganisme, dont la puissance est restreinte à des objets particuliers cl à des fonctions secondaires
mais
qu'il en faut faire honneur au seul vrai Dieu, principe de toute félicité, qui forme et maintient les royaumes de la terre par les
décrets souverains de sa sagesse.

CHAPITRE PREMIER. rite, non pour leur faire injure, mais dans
l'intention de les honorer. Ainsi Varron, ce
RÉCAPITULATION DES LIVRES PRÉCÉDENTS.
personnage si docte et dont l'autorité est si
En commençant ouvrage de la Cité decet grande parmi les païens, traitant des choses
Dieu, il m'a paru à propos d« répondre d'abord humaines et des choses divines qu'il sépare
à ses ennemis, lesquels, épris des biens de la en deux classes distinctes et distribue selon
terre et passionnés pour des objets qui passent, l'ordre de leur importance, Varron met les
attribuent à la religion chrétienne, la seule jeux scéniques au rang des choses divines,
salutaire et véritable, tout ce qui traverse la tandis qu'on ne devrait seulement pas les
jouissance de leurs plaisirs, bien que les maux placer au rang des choses humaines dans
dont la main de Dieu les frappe soient bien une société qui ne serait composée que d'hon-
plutôt un avertissement de sa miséricorde nêtes gens. Et ce n'est pas de son autorité
qu'un châtiment de sa justice. Et comme il
y privée que Varron fait cette classification;
a parmi eux une foule ignorante qui se laisse mais, étant Romain, il s'est conformé aux
animer contre nous par l'autorité des savants préjugés de son éducation et à l'usage. .Main-
et se persuade que les malheurs de notre comme à la fin du livre premier, j'ai
tenant,
temps sont sans exemple dans les siècles annoncé en quelques mots les questions que
passés (illusion grossière dont les habiles ne j'avais à résoudre,il suffit de se souvenir de

sont pas dupes, mais qu'ils entretiennent soi- ce que dans le second livre et dans le
j'ai dit

gneusement pour alimenter les murmures troisième pour savoir ce qu'il me reste à trai-
du vulgaire), j'ai dû, en conséquence, faire ter.

voir par les historiens mêmes des gentils que CHAPITRE II.

les choses se sont passées tout autrement. Il a


RÉCAPITULATION DU SECOND ET DU TROISIÈME
fallu aussimontrer que ces faux dieux qu'ils
LIVRE.
adoraient autrefois publiquement et qu'ils
adorent encore aujourd'hui en secret, ne sont J'avais donc promis de réfuter ceux qui im-
que des esprits immondes, des démons artifi- putent à notre religion les calamités de l'em-
cieux et pervers au point de se complaire dans pire romain, en rappelant tous les malheurs
des crimes qui, véritables ou supposés, n'en qui ont affligé Rome et les provinces soumises
sont toujours pas moins leurs crimes, puis- à sa domination avant l'interdiction des sacri-
qu'ils en ont exigé la représentation dans leurs flcesdu paganisme, malheurs qu'ils ne man-
fêtes, alin quenaturellement
les hommes queraient pas de nous attribuer, si notre reli-
faibles ne pussent se défendre d'imiter ces gion eût, dès ce temps-là, éclairé le monde et
scandales, les voyant autorisés par l'exemple aboli leur culte sacrilège. C'est ce que je crois
des dieux. Nos preuves à cet égard ne repo- avoir suffisamment développé au second livre
sent pas sur de simples conjectures, mais en et au troisième. Dans l'un j'ai considéré les
partie sur ce qui s'est passé de notre temps, maux de l'àme, maux véritables, ou
les seuls
ayant vu nous-mêmes célébrer ces jeux, et en du moins grands de tous, et dans
les plus
partie sur les livres de nos adversaires, qui l'autre j'ai parlé de ces maux extérieurs et
ont transmis les crimes des dieux à la posté- corporels, communs aux bons et aux mé-
chants, qui sont les seuls que ces derniers ap-
'
Nous savoos par une lettre de s;iint Augusriii {cLXix, ud Evod.^
préhendent, tandis qu'ils acceptent, je ne dis
n. 1 et Kt), que le livre iv et le livre v âe la Cite de ilicu ont été
écrhs l'an 415. pas avec indiUérence, mais avec plaisir, les
72 LA CITÉ DE DIEU.

autres maux qui les rendent méchants. Et ce- CHAPITRE III.

pendant combien peu ai-je parlé de Rome et


SI UN ÉTAT gri NE s'accroît que par la guerre
de son empire, à ne prendre que ce qui s'est
DOIT ÊTRE ESTIMÉ SAGE ET HEUREUX.
passé jusqu'au temps d'Auguste Que serait-ce 1

si j'avais voulu rapporter et accumuler non- Voyons donc maintenant sur quel fonde-
seulement les dévastations, les carnages de la ment les païens osent attribuer l'étendue et la
guerre et tous les maux que se font les durée de l'empire romain à ces dieux qu'ils
hommes, mais encore ceux qui proviennent prétendent avoir pieusement honorés par des
de la discorde des éléments, comme tous ces scènes infâmes jouées par d'infâmes comé-
bouleversements naturels qu'Apulée indique diens. Mais avant d'aller plus loin, je voudrais
en passant dans son livre Du monde, pour bien savoir s'ils ont le droit de se glorifier de
montrer que toutes les choses terrestres sont la grandeur et de l'étendue de leur empire,

sujettes à une infmité de changements et de avant d'avoir prouvé que ceux qui l'ont pos-
révolutions. en propres termes que les
11 dit ' sédé ont été véritablement heureux. Nous les
villes ont par d'effroyables
été englouties voyons en effet toujours tourmentés de guerres
tremblements de terre, que des déluges ont civiles ou étrangères, toujours parmi le sang

noyé des régions entières, que des continents et le carnage, toujours en proie aux noires

ont été changés en îles par l'envahissement pensées delà crainte ou aux sanglantes cupidi-
des eaux, et les mers en continent par leur tés de l'ambition, de sorte que s'ils ont eu quel-

retraite, que des tourbillons de vent ont ren- que joie, on peut la comparer au verre, dont
versé des villes, que le feudu ciel a consumé tout l'éclat ne sert qu'à faire plus appréhender
en Orient certaines contrées et que d'autres sa fragilité. Pour en mieux juger, ne nous lais-

pays en Occident ont été ravagés par des inon- sons point surprendre à ces termes vains et
dations. Ainsi on a vu quelquefois le volcan pompeux de peuples, de royaumes, de pro-
de l'Etna rompre ses barrières et vomir dans vinces mais puisque chaque homme, con-
;

la plaine des torrents de feu. Si j'avais voulu sidéré individuellement, est l'élément com-
recueillir tous ces désastres et tant d'autres posant d'un Etat, si grand qu'il soit, tout
dont l'histoire fait foi, quand serais-je arrivé comme chaque lettre est l'élément composant
au temps où le nom du Christ est venu arrê- d'un discours, représentons-nousdeux hommes
ter les pernicieuses superstitions de l'ido- dont l'un soit pauvre, ou plutôt dans une
lâtrie ? J'avais encore promis de montrer pour- condition médiocre, et l'autre extrêmement
quoi le vrai Dieu, arbitre souverain de tous riche, mais sans cesse agité de craintes, rongé
les empires, a daigné favoriser celui des Ro- de soucis, tourmenté de convoitises, jamais
mains, et de prouver du même coup que les en repos, toujours dans les querelles et les
faux dieux, loin de contribuer en rien à la dissensions, accroissant toutefois prodigieu-
prospérité de Rome, y ont nui au contraire sement ses richesses au sein de tant de mi-
par leurs artifices et leurs mensonges. C'est ce sères, mais augmentant du même coup ses

dont j'ai maintenant à parler, et surtout de la soins et ses inquiétudes que d'autre part
;

grandeur de l'empire romain car pour ce ;


l'homme d'une condition médiocre se con-
qui est de la pernicieuse influence des démons tente de son petit bien, qu'il soit chéri de ses
sur les mœurs, je l'ai déjà fait ressortir très- parents, de ses voisins, de ses amis, qu'il
amplement dans le second livre. Je n'ai pas jouisse d'une agréable tranquillité d'esprit,
manqué non plus, chaque fois que j'en ai qu'il soit pieux, bienveillant, sain de corps, •

trouvé l'occasion dans le cours de ces trois sobre d'habitudes, chaste de mœurs et calme
premiers livres, de signaler toutes les conso- dans sa conscience, je ne sais s'il y a un esprit
lations dont les méchants comme les bons, au assez fou pour hésiter à qui des deux il doit
milieu des maux
de la guerre, ont été rede- donner la préférence. Or, il est certain que la"l
vables au nom
de Jésus-Christ, selon l'ordre même règle qui nous sert à juger du bonheur
de cette providence « qui fait lever son soleil de ces deux hommes, doit nous servir pour
B et tomber sa pluie sur les justes et sur les celui de deux familles, de deux peuples, de
« injustes ? * » deux empires, et que si nous voulons mettre y
de côté nos préjugés et faire une juste appli-
* Voyez l'édition d'Elmenhorsl, page 73.
Matt. V, 45. cation de cette règle, nous démêlerons aisé-
LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 73

ment ce qui est la chimère du bonheur et ce fort bien lui dire avec beaucoup de raison et
qui en est la réalité. C'est pourquoi, quand la d'esprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi
religion du vrai Dieu est établie sur la terre, il troublait ainsi la mer, il lui repartit fière-

quand fleurit avec le culte légitime la pureté ment : « Du même que tu troubles la
droit
des mœurs, alors que les
il est avantajteux « terre. Mais comme je n'ai qu'un petit navire,

bons régnent au loin et maintiennent long- « on m'appelle pirate, et parce que tu as une
temps leur empire, non pas tant pour leur « grande flotte, on t'appelle conquérant », '

avantage que dans l'intérêt de ceux à qui ils


commandent. Quant à eux, leur piété et leur CHAPITRE V.
innocence, qui sont les grands dons de Dieu,
LA PUISSANCE DES GLADIATEURS FUGITIFS
suffisent pour les rendre véritablement heu-
FUT PRESQUE ÉGALE A CELLE DES ROIS.
reux dans celle vie et dans l'autre. Mais il en
va tout autrement des méchants. La puis- En conséquence, ne veux point examiner
je
sance, loin de leur être avantageuse, leur est quelle espèce de gens ramassa Romulus pour
extrêmement nuisible, parce qu'elle ne leur composer sa ville car aussitôt que le droit de
;

sert qu'à faire plus de mal. Quant à ceux qui cité dont il les gratifia les eut mis à couvert

la subissent, ce qui leur est avant tout préju- des supplices qu'ils méritaient et dont la
diciable, ce n'est pas la tyrannie d'autrui, crainte pouvait les porter à des crimes nou-
mais leur propre corruption car tout ce que ; veaux et plus grands encore, ils devinrent
les gens de bien souffrent de l'injuste domi- plus doux et plus humains. Je veux seulement
nation de leurs maîtres n'est pas la peine de rappeler ici un événement qui causa de graves
leurs fautes, mais l'épreuve de leur vertu. difficultés à l'empire romain et le mit à deux
C'est pourquoi l'homme de bien dans les fers doigts de sa perte, dans un temps où il était
est libre, tandis que le méchant est esclave déjà très-puissant et redoutable à tous les
jusque sur le trône; et il n'est pas esclave autres peuples. Ce fut quand un petit nombre
d'un seul homme, mais il a autant de maîtres de gladiateurs de la Campanie, désertant les
que de vices '. L'Ecriture veut parler de ces jeux de l'amphithéâtre, levèrent une armée
maîtres, quand elle dit : « Chacun est esclave considérable sous la conduite de trois chefs et
« de celui qui l'a vaincu - ». ravagèrent cruellement toute l'Italie. Qu'on
nous dise par le secours de quelle divinité,
CHAPITRE IV. d'un obscur et si misérable brigandage ils
si

parvinrent à une puissance capable de tenir


Ces empires, sans la justice, ne sont que
en échec toutes les forces de l'empire Con- !
DES ramas de brigands.
clura-t-on de la courte durée de leurs victoires
En effet, que sont les empires sans la jus- que les dieux ne les ont point assistés ? Comme
tice,sinon de grandes réunions de brigands ? si la vie de l'homme, quelle qu'elle soit, était

Aussi bien, une réunion de brigands est-elle jamais de longue durée A ce compte, les
1

autre chose qu'un petit empire, puisqu'elle dieux n'aideraient personne à s'emparer du
forme une espèce de société gouvernée par un pouvoir, personne n'en jouissant que peu de
chef, liée par un contrat, et où le partage du temi)s, et on ne devrait point tenir pour un
butin se tait suivant certaines règles conve- bienfait ce qui dans chaque homme et succes-
nues? Que cette troupe malfaisante vienne à sivement dans tous les hommes s'évanouit
augmenter en se recrutant d'hommes perdus, comme une vapeur. Qu'importe à ceux qui
qu'elle s'empare de places pour y fixer sa ont servi les dieux sous Romulus et qui sont
domination, qu'elle prenne des villes, qu'elle morts dejiuis longues années, qu'après eux
subjugue des peuples, la voilà qui reçoit le l'empire se soit élevé au comble de la gran-
nom de royaume, non parce qu'elle a dé- deur, loj-squ'ils sont réduits pour leur propre
j/ouillé sa cupidité, mais parce qu'elle a su compte à défendre leur cause dans les enfers?
accroître son impunité. C'est ce qu'un pirate, Qu'elle soit bonne ou mauvaise, cela ne fait
tombé au pouvoir d'Alexandre le Grand, sut rien à la question ; mais enfin, tous tant qu'ils

'
Saint Augustin prend ici le plus pur de la morale stoïcienne pour ' Cette anecdote est probablement empruntée au livre m de la
le combiner avec l'esprit chrélien,, Comp. Cicéron, paradoxe v. République de Cicéron. Voyez Nonius Marcellus, page 318, \i, et
' Il Pelr., n, 19. page 534, 15.
1

74 LA CITÉ DE DIEU.

vécu sous cet empire pen-


sontj après avoir il y a des historiens plus exacts qui les ont

dant une longue suite de siècles , ils ont convaincus plus d'une fois d'infidélité, tou-
proniptement achevé leur vie et ont passé jours est-il qu'on tombe d'accord que Ninus
comme un éclair après quoi ils ont disparu,
; étendit beaucoup l'empire des Assyriens. Et
chargés du poids de leurs actions. Que si au quant à la durée de cet empire, elle excède
j

contraire il faut attribuer à la faveur des dieux cellede l'empire romain, puisiiue les chro- |

tous les biens, si courte qu'en soit la durée, nologistes comptent douze cent quarante ans ;

les gladiateursdont je parle ne leur sont pas depuis la première année du règne de Ninus
médiocrement redevables, puisque nous les jusqu'au temps de la domination des Mèdes '.
voyons briser leurs fers, s'enfuir, assembler Or, faire la guerre à ses voisins, attaquer des
|

une puissante armée, et, sous la conduite et peuples de qui on n'a reçu aucune offense et !

le gouvernement de leurs chefs, faire trembler seulement pour satisfaire son ambition, qu'est-
l'empire romain, battre ses armées, prendre ce autre chose que du brigandage en grand ? v

ses villes, s'emparer de tout, jouir de tout,


contenter tous leurs caprices, vivre en un mot CHAPITRE VII.

j
comme des princes et des rois, jusqu'au jour s'ilfaut ATTRIBUER A l'ASSISTANCE OU A l' ABAN-
/ où ils ont été vaincus et domptés, ce qui ne
DON DES DIEUX LA PROSPÉRITÉ OU LA DÉCA-
I
s'est pas fait aisément '. Mais passons à des
DENCE DES EMPIRES.
exemples d'un ordre plus relevé.
Si l'empire d'Assyrie a eu cette grandeur et
CHAPITRE VI. cette durée sans l'assistance des dieux, pour-
quoi donc attribuer aux dieux de Rome la
DE l'ambition du ROI NINUS QDI LE PREMIER, ,
grandeur et la durée de l'empire romain?
DÉCLARA LA GLERRE A SES VOISINS AFIN d'É-
Quelle que soit la cause qui a fait prospérer!
TENDRE SON EMPIRE.
les deux empires, elle est la même dans les \

Justin, qui a écrit en latin l'histoire de la deux cas. D'ailleurs si l'on prétend que l'em- /
Grèce, ou plutôt l'histoire des peuples étran- pire d'Assyrie a prospéré par l'assistance des
gers, et abrégé Trogue-Pompée, commence dieux, je demanderai de quels dieux ? car
:

ainsi son ouvrage « Dans le principe, les


: les peuples subjugués par Ninus n'adoraient

M peuples étaient gouvernés par des rois qui point d'autres dieux que les siens. Dira-t-on
« étaient redevables de cette dignité suprême, que les Assyriens avaient des dieux particu-
M non à la faveur populaire, mais à leur vertu liers, plus habiles ouvriers dans l'art de bâtir

« consacrée par l'estime des gens de bien. 11 et de conserver des empires je demanderai
;

« n'y avait point alors d'autres lois que la vo- alors si ces dieux étaient morts quand l'em-
« lonté du prince. Les rois songeaient plutôt pire d'Assyrie s'est écroulé ? Ou bien serait-ce
M à conserver leurs Etats qu'à les accroître, et que faute d'avoir été payés de leur salaire, ou
« chacun d'eux se contenait dans les bornes sur la promesse d'une plus forte récompense,
« de son empire. Ninus fut le premier qui, ils ont mieux aimé passer aux Mèdes, pour se

« poussé par l'ambition, s'écarta de cette an- tourner ensuite du côté des Perses, en faveur
a cienne coutume. 11 porta la guerre chez ses de Cyrus qui les appelait et leur faisait espérer
« voisins, et comme il avait alTaire à des peu- une condition plus avantageuse ? En effet, ce
« pies encore neufs dans le métier des armes, dernier peuple, depuis la domination, vaste
« il assujétit tout jusqu'aux frontières de la en étendue, mais courte en durée, d'Alexan-
M Lybie ». Et un peu après « Ninus affermit
: dre Grand, a toujours conservé son ancien
le

« ses grandes conquêtes par une longue pos- Etat, et il occupe aujourd'hui dans l'Orient

« session. Après avoir vaincu ses voisins et une vaste étendue de pays *. Or, s'il en est
« accru ses forces par celles des peuples sou- ainsi, ou bien les dieux sont coupables d'infi-

« mis, il fit servir ses premières victoires à délité, puisqu'ils abandonnent leurs amis pour

« en remporter de nouvelles et soumit tout


Quelque opinion qu'on ait sur la * Ici, comme plus bas (livre xvi, ch. 17), saint Augustin suit la
(( l'Orient ».
chronologie d'Eusèbe.
véracité de Justin ou de Trogue-Pompée, car ^
L'empire des Perses, renversé par Alexandre (331 ans avant
J.-C.) , fut reconstitué par Arsace, chef des Parthes (2IB ans avant
*
La guerre des gladiateurs fut terminée, au bout de trois ans, par J.-C), pour reprendre une forme nouvelle sous Artaxerce, vain-
L. Crassus. nucur des Parthes, vers 226 après J.-C.
LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 75

passer du côté de leurs ennemis, et font ce multitude de dieux qu'adoraient les Romains,
que Camille, qui n'était qu'un homme, ne quel est celui ou quels sont ceux à qui ils se
voulut pas quand, après avoir vaincu
faire, croient particulièrement redevables de la
les ennemis les plus redoutables de Rome, il grandeur et de la conservation de leur em-
éprouva l'ingratitude de sa patrie, ut qu'au pire ? Je ne pense pas qu'ils osent attribuer
lieu d'en conserver du ressentiment, il sauva quelque part dans un si grand et si glorieux
une seconde fois ses concitoyens en les déli- ouvrage à la déesse de Cloacina',ou à Volupia,
vrant des mains des Gaulois; ou bien ces qui tire son nom de la volupté, ou à Liben-
dieux ne sont pas aussi puissants qu'il con- tina, qui prend le sien du libertinage, ou à

viendrait à leur divinité, puisqu'ils peuvent Vaticanus, qui préside aux vagissements des
être vaincus par la prudence ou par la force ;
enfants, ou à Cunina^, qui veille sur leur
ou enfln, s'il n'est pas vrai qu'ils soient vain- berceau. Je ne puis ici rappeler en quelques
cus par des hommes, mais par d'autres dieux, lignes tous ces noms de dieux et de déesses
ily a donc entre ces esprits célestes des ini- qui peuvent à peine tenir dans de gros vo-
mitiés et des luttes, suivant que chacun se lumes, où l'on attache chaque divinité à son
range de tel ou tel parti, et alors pourquoi un objet particulier, suivant la fonction qui lui
Etat adorerait-il ses dieux propres de préfé- est propre.Par exemple, on n'a pas jugé à
rence à d'autres dieux que ceux-ci peuvent propos de confier à un seul dieu le soin des
appeler comme auxiliaires? Quoi qu'il en soit campagnes ; on a donné la plaine à Rusina %
au surplus de ce passage, de cette fuite, de le sommet
des montagnes à Jugatinus, la col-
cette migration ou de cette défection des dieux, line à Collatina, la vallée à Vallonia. On n'a
il est certain qu'on ne connaissait point encore même pas trouvé une divinité assez vigilante
Jésus-Christ quand ces monarchies ont été dé- pour lui donner exclusivement la direction
truites ou transformées. Car lorsque, après des moissons on a recommandé à Séia les
:

une durée de douze cents ans et plus, l'em- semences, pendant qu'elles sont encore en
pire des Assyriens s'est écroulé, si déjà la re- terre ; à Segetia, les blés quand ils sont levés;
ligion chrétienne eût annoncé le royaume à TutiUna, la tutelle des récoltes et des grains,
éternel et fait interdire le culte sacrilège des quand ils sont recueillis dans les greniers.
faux dieux, les Assyriens n'auraient pas man- Evidemment Segetia n'a pas été jugée suffi-
qué de dire que leur empire ne succombait, sante pour soigner les moissons depuis leur
après avoir duré si longtemps , que pour naissance jusqu'à leur maturité. Mais comme
avoir abandonné la religion des ancêtres et si ce n'était pas encore assez de cette foule de
embrassé celle de Jésus-Christ. Que la vanité divinités à ces idolâtres insatiables dont l'âme
manifeste de ces plaintes soit comme un mi- corrompue dédaignait les chastes enibras-
roir où nos adversaires pourront reconnaître sements de son dieu pour se prostituer à une
l'injustice des leurs, et qu'ils rougissent de les troupe infâme de démons, ils ont fait présider
produire, s'il leur reste encore quelque pu- Proserpine aux germes des blés, le dieu No-
deur. Mais je me trompe : l'empire romain datus aux nœuds du tuyau, la déesse Volutina
n'est pas détruit, comme l'a été celui d'As- à l'enveloppe de l'épi; vient ensuite Patelana*,
syrie ; il n'est qu'éprouvé. Bien avant le chris- quand l'épi Hostilina, quand la barbe
s'ouvre ;

tianisme, il a connu ces dures épreuves et il et l'épi sont de niveau; Flora, quand il est en
s'en est relevé. Ne désespérons pas aujourd'hui fleur ; Lacturnus, quand il est en lait ; Matuta,
qu'il se relève encore ; car en cela qui sait la
volonté de Dieu? * Il est clair que saint Augustin cite ici Cloacina comme la déesse
des cloaques, se fondant sur une tradition qui a été également suivie
CHAPITRE Vlll. par Tertullien {De PalL, cap. 4, p. 22, édit. de Saumaise) et par
saint Cyprien [De Idol. van.). Est-il vrai maintenant qu'il y eut à

SAURAIENT DIRE QUELS SONT Rome une déesse des cloaques? c'est fort douteux. Cloacina n'était
LES ROMAINS NE
peut-être qu'un surnom de Vénus (Vénus Cloacina^ purgatnx, e.xpia-
PARMI LEURS DIEUX CEUX A QUI ILS CROIENT trix, a cluendo).
* Cuiiina de cunrPy berceau.
DEVOIR l'accroissement ET LA CONSERVATION * Ces rapports étymologiques sont souvent intraduisibles en fran-

DE LEUR EMPIRE, CHAQUE DIEU EN PARTICULIER çais. Hiisina vient de rus (champs), et Jugatina de juyuin (crête,
cime des montagnes).
ÉTANT CAPABLE TOUT AC PLUS DE VEILLER A SA * Paielana de patere^ s'ouvrir saint Augustin aurait même pu
;

FONCTION PARTICULIÈRE. distinguer Patelana ou Patellana de Patella, Suivant Arnobe


{Contr. gent., lib. IV, p. 124), on invoquait Patella pour les choses
Mais cherchons, je vous prie, parmi cette ouvertes et Patellina pour les choses à ouvrir.
76 LA CITE DE DIEU.

quand il mûrit Runcina, quand on le coupe '.


; est, d'où vient qu'on
l'a respecté assez peu à

Je ne dis pas tout, car je nie lasse de nommer Rome pour le représenter par une
et ailleurs
ce qu'ils n'ont pas honte d'adorer; mais le statue? Superstition blâmée expressément par
peu que j'en ai dit suffit pour montrer qu'il Varron, qui, tout entraîné qu'il pût cire par
est déraisonnable d'attribuer l'origine , les le torrent de la coutume et par l'autorité de
progrès et la conservation de l'empire romain Rome, n'a pas laissé de dire et d'écrire qu'en
à des divinités tellement appliquées à leur élevant des statues aux dieux, on avait banni
office particulier qu'aucune lâche générale ne la crainte pour introduire l'erreur.
pouvait leur être confiée. Comment Segetiase
fût-elle mêlée du gouvernement de l'empire, CHAPITRE X.
elle à il n'était pas permis d'avoir soin à
qui
DES SYSTÈMES QUI ATTACHENT DES DIEUX DIFFÉ-
la fois des arbres et des moissons? comment
RENTS AUX DIFFÉRENTES PARTIES DE l'UNIVERS.
Cunina eût-elle pensé à la guerre, lorsque sa
charge ne s'étendait pas au-delà du berceau Pourquoi avoir marié Jupiter avec Junon
des enfants? que pouvait-on attendre de No- qu'on nous donne pour être à la fois « et sa
datus dans les combats, puisque son pouvoir, « sœur et sa femme '
? » C'est , dit-on ,
que
borné aux nœuds du tuyau, ne s'élevait pas Jupiter occupe l'éther, Junon, l'air, et que
jusqu'à la barbe de l'épi ? On se contente d'un ces deux éléments, l'un supérieur, l'autre infé-
portier pour garder l'entrée de sa maison , et rieur, sont étroitement unis. Mais alors, si

ce portier suffit parfaitement, c'est un homme ;


Junon remplit la moitié du monde, elle ôte de
nos idolâtres y ont mis trois dieux : Forculus, sa place à ce dieu dont le poëte a dit :

à la porte Cardea, aux gonds Limentinus,


; ;
« Tout est pleiu de Jupiter »,
au seuil en sorte que Forculus ne pouvait
;

garder à la fois le seuil et les gonds ^ Dira-t-on que


deux divinités remplissent
les
l'une et l'autre les deux éléments et qu'elles
CHAPITRE IX. sont ensemble chacun d'eux? Je demanderai
pourquoi l'on assigne particulièrement l'éther
si l'on doit attribuer la grandeur et la
à Jupiter et l'air à Junon? D'ailleurs, s'il suffit
DURÉE DE l'empire ROMAIN A JUPITER, QUE
de ces deux divinités pour tout remplir, à
SES ADORATEURS REGARDENT COMME LE PREMIER
quoi sert d'avoir donné la mer à Neptune et la
DES DIEUX.
terre à Pluton? Et qui plus est, de peur de
Mais laissons là, pour quelque temps du laisser ces dieux sans femmes, on a marié
moins, la foule des petits dieux et cherchons Neptune avec Salacie et Pluton avec Proser-
quel a été le rôle de ces grandes divinités par pine. C'est, dit-on, que Proserpine occupe la
qui Rome est devenue la dominatrice des région inférieure de la terre, comme Salacie
nations. Voilà sans doute une œuvre digne de la région inférieure de la mer, et Junon la
Jupiter, de ce dieu qui passe pour le roi de région inférieure du ciel, qui est l'air. Voilà
tous les dieux et de toutes les déesses, ainsi comment les païens essaient de coudre leurs
que le marquent et le sceptre dont il est fables; mais ils n'y parviennent pas. Car si les
armé, et ce Capitole construit en son honneur choses étaient comme ils le disent, leurs an-
au sommet d'une haute colline. ciens sages admettraient trois éléments et non
« Tout est plein de Jupiter '
pas quatre, afin d'en accorder le nombre avec
»,
celui des couples divins. Or, ils distinguent po-
mot, quoique d'un poëte,
s'écrie Virgile, et ce sitivement l'éther d'avec l'air. Quant à l'eau,
est cité comme
exactement vrai. Suivant Var- supposé que l'eau supérieure diffère en quelque
ron, c'est Jupiter qu'adorent en réalité ceux façon de l'eau inférieure, en haut ou en bas,
qui ne veulent adorer qu'un dieu sans image c'est toujours de l'eau. De même pour la
auquel ils donnent un autre nom *. Si cela terre; la différence du lieu peut bien changer
* Proserpina de proserpere, germer
j Volutina de involumeittumy ses qualités, mais non sa nature. Maintenant,
enveloppe Bofitilina (suivant saiDt Augustin) de hostire pour œqufire^
;
avec ces trois ou ces quatre éléments, voilà le
égaler, être de niveau Buncitta. de runcarp^ rimcmare, sarcler.
;

^ Forculus de foràj porte Cardea de cardo, gond Limentinus


; ;

de limen, seuil. résulter de divers autres passages de saint Augustin. Voyez plus bas,
' Virgile, Edon-, lu, vers 60. et le traité De cons. Evimgel., lib. l, n. 30.
cil. .11,
* Varron voulait-il parler du Jéhovah des Juifs? c'est ce qui semble ' Virgile, Enéide, livre i, vers 17.
LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 77

monde complet où donc sera Minerve? quelle


: contre les poètes, puisque voilà les livres sacrés
partiedu monde aura-t-elle à remplir, quel qui font de Junon, non-seulement la sœur et
lieu à habiter? Car on s'est aviso de la mettre la femme, mais aussi la mère de Jupiter. On

an Capitole' avec.Iupileret.lunori, Ijiun qu'elle veut encore que la terre soit Cérès ou Vesla,
ne soit pas le fruit de leur mariage. Si on dit quoique le plus souvent Vesta ne soit que le
qu'elle habite la plus haute région de l'air et feu, la divinité des foyers, sans lesquels une
que c'est pour cela que les poètes la font citéne peut exister. Et c'est pour cela que l'on
naître du cerveau de Jupiter, je demande consacre des vierges au service de Vesta, le
pourquoi on ne l'a pas mise à la tète des dieux, feu ayant cette analogie avec les vierges, que,
puisqu'elle est située au-dessus de Jupiter. comme elles, il n'enfante rien. Mais tous ces
Serait-ce qu'il n'eût pas été juste de mettre la vains fantômes devaient s'évanouir devant
fille au-dessus du père? mais alors pourquoi celui qui a voulu naître d'une vierge. Et qui
n'a-t-on pas gardé la même justice entre Ju- pourrait souffrir, en effet, qu'après avoir at-

piter et Saturne? C'est, dira-t-on, que Saturne tribué au feu une dignité si grande et une
a été vaincu par Jupiter. Ces deux dieux se sorte de chasteté, ils ne rougissent point d'i-

sont donc battus ! Point du tout, s'écrie-t-on ;


dentifier quelquefois Vesta avec Vénus, afin

ce sont là des bavardages de la fable. Eh bieni sans doute que la virginité, si révérée dans les
soit ne croyons pas à la fable et ayons meil-
; vestales, ne soit plus qu'un vain nom? Si Vesta
leure opinion des dieux. Puis donc que l'on n'est autre que Vénus, comment des vierges
n'a pas mis Saturne au-dessus de Jupiter, que la servi raient-elle en s'abstenant des œuvres

ne plaçait-on le père et le fils sur le même de Vénus? Y aurait-il par hasard deux Vénus,
rang? C'est, dit-on, que Saturne est l'image l'une vierge et l'autre épouse? ou plutôt trois,
du temps -. A ce compte, ceux qui adorent la Vénus des vierges ou Vesta, la Vénus des
Saturne adorent le temps et voilà Jupiter, le , femmes, et la Vénus des courtisanes, à qui les
roi des dieux, qui est issu du temps. Aussi Phéniciens offraient le prix de la prostitution
bien, quelle injure fait-on à Jupiter et à Junon de leurs filles avant que de les marier '? La-

de dire qu'ils sont issus du temps, s'il est vrai quelle de ces trois Vénus est la femme de
que Jupiter soit le ciel et Junon la terre % le Vulcain? Ce n'est pas la vierge, puisqu'elle a
ciel et la terre ayant été créés dans le temps? un mari. Loin de moi la pensée que ce soit la
C'est la doctrine qu'on trouve dans les livres courtisane! ce serait faire trop d'injure au flls

de leurs savants et de leurs sages; et Virgile de Junon, à l'émule de Minerve. C'est donc la
s'inspire, non des fictions de la poésie, mais Vénus des épouses; mais alors que les épouses
des systèmes des philosophes, quand il dit : prennent garde d'imiter leur patronne dans
ce qu'elle a fait avec Mars. Vous en revenez
« Alors Père tout-puissant, l'Elher, descend au sein de
le

son épouse et la réjouit par des pluies fécondes * ».


encore aux fables, me
; mais, en vé-
dira-t-on
rité, où nos adversaires de
est la justice à
c'est-à-dire qu'ildescend au sein de Tellus ou s'emporter contre nous, quand nous parlons
de la Terre ici, on veut voir des
; car encore ainsi de leurs dieux, et de ne pas s'emporter
différences et soutenir qu'autre chose est la contre eux-mêmes, quand ils assistent avec
Terre, autre chose Tellus, autre chose enfin tant de plaisir au spectacle des crimes de ces
Tellumo \ Chacune de ces trois divinités a dieux, et, chose incroyable si le fait n'était
son nom, ses fonctions, son culte et ses autels. pas avéré, quand ils veulent faire tourner à
On donne encore à la terre le nom de mère des l'honneur de la divinité ces représentations

dieux, en sorte qu'il n'y a pas tant à se récrier scandaleuses?

' Minerve fut placée au Capitole sou3 Tarquin le Superbe. Voyez


Denys d'HalycarDasse, Antiq.y iJb. iv, cap. 62. CHAPITRE XI.
* Voyez CicéroD, (7e Nat, deor., lib. u, cap. 25.
* JuDOD, citée icicomme figurant la terre, est citée plus haut comme DE CETTE OPINION DES SAVANTS DU PAGANISME
figurant l'air. U n'y a pas là proprement inexactitude, ni contradic-
tion. Junon. par rapport à Jupiter, c'est
l'élément inférieur par QUE TOIS LES DIEUX NE SONT QU'UN SEUL ET
rapport à l'élément supérieur. Quand Jupiter figure l'éther, Junon
MÈ51E DIEU, SAVOIR : JUPITER.
figure l'air ; quand Jupiter désigne le ciel, Junon désigne la terre.
Voyez Varron, De lin(/, lat,, lib. v, cap. 27.
* Virgile, Georg., liv. il, vers 325, 326. Qu'ils apportent donc autant de raisons
' Terra désignait 1 "élément terrestre dans son unité, Tellus, la ca-
pacité passive de la terre, Tellumo, son énergie active et fécondante. *
Au témoignage d'Busèbe, d'après SanchoniatUoD j voyez Prœp.
Voyez plus bas, livre Vil, ch. 23. Evang, lib. i, cap. 10.
,

LA CITÉ DE DIEU.

physiques et autant de raisonnements qu'il qui prophétisent les destinées, et qu'on appelle
leur plaira pour établir tantôt que Jupiter est Carmentes qu'il préside, sous le nom de
'
;

l'âme du monde, laquelle pénètre et meut Fortune, aux événements fortuits; qu'il soit
toute cette masse iiniucnse composée de quatre Rumina, quand il présente aux enfants la
éléments ou d'un plus grand nombre; tantôt mamelle, par la raison que le vieux langage
qu'il donne une part de sa puissance à sa sœur nomme la mamelle riima; qu'il soit Potina
et à ses frères; tantôt qu'il est l'étlier et qu'il pour leur donner à boire, et Educa ' pour
embrasse Junon, qui est l'air répandu au- leur donner à manger; qu'il doive à la peur
dessous de lui ; tantôt qu'avec l'air il est tout enfantine le nom de Paventin à l'espérance ;

le ciel, et que, par ses pluies et ses semences, qui vient celui de Venilia; à la volupté celui
il féconde la terre, qui se trouve être à la fois de Volupia à l'action celui d'Agenoria
; ;

sa femme et sa inère^ car cela n'a rien de aux stimulants qui poussent l'action jusqu'à
déshonnête entre dieux; tantôt enfin, pour l'excès, celui de Stimula ;
qu'on l'appelle
n'avoir pas à voyager dans toute la nature, Strenia, parce qu'il excite le courage; Nume-
qu'il est le dieu unique, celui dont a voulu comme enseignant à nombrer Camena,
ria, ;

parler, au sentiment de plusieurs, le grand comme apprenant à chanter; qu'il soit le dieu
poète qui a dit : Cousus, pour les conseils qu'il donne, et la
déesse Sentia pour les sentiments qu'il inspire ;
« Dieu circule à travers toutes les terres, toutes les mers,
qu'il veille, sous le nom de Juventa, au passage
toutes les profondeurs des cieux ' ».
de l'enfance à la jeunesse qu'il soit encore la ;

Qu'ainsi, dans l'éther, dans il soit Jupiter , Fortune Barbue, qui donne de la barbe aux
l'air, Junon dans la région supérieure de la
;
adultes, et qu'on aurait dû, pour leur faire
mer, Neptune, et Salacie dans la région infé- honneur, appeler du nom nicâle deFortunius,
rieure Pluton au haut de la terre, et au bas,
;
plutôt que d'un nom femelle, à moins qu'on
Proserpine dans les foyers domestiques
;
n'eût préféré, selon l'analogie qui a tiré le
Vesta dans les forges Vulcain
; parmi les ,
;
dieu Nodatus des nœuds de
la tige, donner à

astres, le Soleil, la Lune et les Etoiles parmi ;


la Fortune nom
de Barbatus, puisqu'elle a
le

les devins, Apollon dans le commerce, Mer- ; les barbes dans son domaine; que ce soit en-

cure en tout ce qui commence, Janus, et


; core le même dieu qu'on appelle Jugatinus,
Terminus en tout ce qui finit dans le temps, ; quand il joint les époux ; Virginiensis, quand
Saturne dans la guerre ; Mars et Bellone ,
;
il détache du sein de la jeune mariée la cein-

dans les fruits de la vigne, Liber dans les ;


ture virginale ;
qu'il soit même, s'il n'en a
moissons, Cérès; dans les forêts, Diane dans ;
point de honte, le dieu Mutunus ou Tutunus',
les arts, Minerve enfin, qu'il soit encore cette ;
que les Grecs appellent Priape en un mot,;

foule de petits dieux pour ainsi dire plé- ,


qu'il soit tout ce que j'ai dit et que je
tout ce
béiens qu'il préside, sous le nom de Liber,
: n'ai pas dit, car je n'ai pas eu dessein de tout
à la vertu génératrice des hommes, et sous le dire ;
que tous ces dieux et toutes ces déesses \\
nom de Libéra à celle des ;
qu'il soit femmes forment un seul et même Jupiter, ou que
Diespiter% qui conduit les accouchements à toutes ces divinités soient ses parties, comme
terme Mona, qui veille au flux menstruel
; ;
le pensent quelques-uns, ou ses vertus, selon
Lucina, qu'on invoque au moment de la déli- l'oitinion qui fait de lui l'âme du monde;
vrance que sous le nom d'Opis ' il assiste les admettons enfin celle de ces alternatives qu'on
'

nouveau-nés et les recueille sur le sein de la voudra, sans examiner en ce moment ce qu'il
terre ouvre la bouche à leurs pre-
;
qu'il leur en est, je demande ce que perdraient les
miers vagissements et soit alors le dieu Vati- païens à faire un calcul plus court et plus
canus; qu'il devienne Levana pour les sou- sage, et à n'adorer qu'un seul Dieu? Que mé-
lever de terre et Cunina pour les soigner , priserait-on de lui, eu effet, en l'adorant lui-
dans leur berceau qu'il réside en ces déesses ;
même? Si l'on a eu à craindre que quelques
parties de sa divinité omises ou négligées ne
Virgile, Georg., lib. iv,Ters. 221, 222. vinssent à s'en irriter, il n'est donc pas vrai
'
Diespiter signifie probablement père du jour {diei pater). Voyez
Aulu-Gelle, lib. v, cap. 12, et Varron, Ile ling. lat., lib. v, § 66. ' Sur le rôle de ces déesses, voyez Aulu-Gelle, lib. xvi, cap. 16.
• Opis, de ops, force, secours. La déesse Opis ne doit pas être con- ^
Potina de potare^ boire Educa de educarfi, nourrir.
;

fondue avec Ops ou Rhéa, femme de Saturne. Voyez Servius ad Sur le dieu Mutunus ou Tutunus, voyez Aroobe, Contr. gent.j
Virg. /En-, lib. xi, vers 532. ib, IV, p. 134, et Lactance, Insti!., lib. i, cap. 20.
,

LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 79

qu'il soit, comme on le prétend, la vie uni- masse tout entière soit la substance commune
verselle embrassant dans son unité tous les d'où naissent chacune à son tour les âmes de
dieux connue ses vertus, ses membres ou ses tous les vivants, il suit de là qu'il n'y a aucun
parties; et il faut croire alors que chaque être qui ne soit une jiartie de Dieu. Or, qui ne

partie a sa vie propre, séparée de la vie des voit que les conséquences de ce système sont
autres parties, puisque l'une d'elles peut s'ir- impies et irréligieuses au suprême degré,
riter, s'apaiser, s'émouvoir sans l'autre. Dira- puisqu'il s'ensuit qu'en marchant sur un
t-on que toutes ensemble, c'est-à-
ses parties corps, je marche sur une partie de Dieu, et
dire tout Jupiter s'offenserait,si chaque partie qu'en tuant un animal, c'est une partie de
n'était point particulièrement adorée ? Ce serait Dieu que je tue? Mais je ne veux pas dire
dire une absurdité; car aucune partie ne serait tout ce que peut ici suggérer la pensée, sans

négligée, du moment qu'on servirait celui qui que le langage puisse décemment l'exprimer.
les comprend toutes. D'ailleurs, sans entrer
ici dans des détails infinis, quand les païens CHAPITRE XIII.
soutiennent que tous les astres sont des parties
DU SYSTÈME QUI N'aDMET COMME PARTIES DE DIEU
de Jupiter, qu'ils ont la vie et des âmes raison-
QUE LES SEULS ANIMAUX RAISONNABLES.
nables, et qu'à ce titre ils sont évidemment
des dieux, ne s'aperçoivent pas qu'à ce
ils Dira-t-on qu'il n'y a que les animaux rai- 1

compte il y a une infinité de dieux qu'ils sonnables, comme les hommes, par exemple,
|
n'adorent pas et à qui ils n'élèvent ni temples, qui soient des parties de Dieu? Mais si lel
ni autels, puisqu'il y a très-peu d'astres qui monde tout entier est Dieu, je ne vois pas de
aient un culte et des sacrifices particuhers. Si quel droit on retrancherait aux bêtes leur
donc les dieux s'offensent quand ils ne sont portion de divinité. Au surplus, à quoi bon
pas singulièment adorés, comment les païens insister? ne parlons que de l'animal raison-
ne craignaient-ils pas, pour quelques dieux nable, de l'homme. Quoi de plus tristement
qu'ils se rendent propices, d'avoir contre eux absurde que de croire qu'en donnant le fouet
tout le reste du ciel? Que s'ils pensent adorer à un enfant, on le donne aune partie de Dieu?
toutes les étoiles en adorant Jupiter qui les Que dire de ces parties de Dieu qui deviennent
embrasse toutes, ils pourraient donc aussi injustes, impudiques, impies, damnables enfin,
résumer dans le culte de Jupiter celui de tous si ce n'est que pour supporter de pareilles con-

les dieux. Ce serait le moyen de les contenter séquences, il faut avoir perdu le sens? Je de-
tous; au lieu que le culte rendu à quelques- manderai enfin pourquoi Dieu s'irrite contre
uns doit mécontenter le nombre beaucoup ceux qui ne l'adorent pas, puisque c'est s'ir-
plus grand de ceux qu'on néglige, surtout riter contre des parties de soi-même. Il ne
quand ils se voient préférer un Priape étalant reste donc qu'une chose à dire, c'est que cha-
sa nudité obscène, eux qui resplendissent de cun des dieux a sa vie propre, qu'il vit pour i

lumière dans les hauteurs du ciel. soi, sans faire partie d'un autre que soi, et
qu'il faut adorer, sinon tous les dieux, car ilSj
CHAPITRE XII. sont tellement nombreux que cela est impos-
sible, du moins tous ceux que l'on peut con-
DU SYSTÈME QUI FAIT DE DIEU l'AME DU MONDE ET
naître et servir. Ainsi, comme Jupiter est le
DU MONDE LE COUPS DE DIEU.
roi des dieux, j'imagine que c'est à lui qu'on
Que maintenant de cette doctrine
dirai-je attribue la fondation et l'accroissement de
d'un Dieu partout répandu ? ne doit-elle pas l'empire romain. Car s'il n'était pas l'auteur
soulever tout homme intelligent ou plutôt d'un sigrand ouvrage, à quel autre dieu en
tout homme quel qu'il soit? Certes il n'est pourrait-on faire honneur, chacun ayant son
pas besoin d'une grande sagacité, à qui- emploi distinct qui l'occupe assez et ne lui
conque sait se dégager de l'esprit de conten- laisse pas le temps d'entreprendre sur la charge
tion, pour reconnaître que si Dieu est l'ùme des autres? H n'y a donc sans contredit que le
du monde et le monde le corps de cette âme, roi des dieux qui ait pu travailler à l'accrois-
si ce Dieu réside en quelque façon au sein de sement et à la grandeur du roi des peuples.
la nature, contenant toutes choses en soi, de
telle sorte que l'âme universelle qui vivifie la
80 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XIV. guer un mauvais. Car il est d'un méchant de


souhaiter un sujet de haine ou de crainte
os A TORT DE CROIRE QUE C'EST JUPITER QUI VEILLE
pour avoir un sujet de victoire. Si donc ce
A LA PROSPÉRITÉ DES EMPIRES, ATTENDU QUE
n'est que par des guerres justes et légitimes
LA VICTOIRE, SI ELLE EST UNE DÉESSE, COMME
que les Romains sont parvenus à posséder un
LE VEILENT LES PAÏENS, A PU SEULE SUFFIRE A
si vaste empire, je leur propose une nouvelle
CET EMPLOI.
déesse à adorer : c'est l'Injustice des nations
Je demanderai ici tout d'abord pourquoi on étrangères, qui a si fort contribué à leur gran-
n'a pas fait de l'empire un dieu. On n'en peut deur par le soin qu'elle a pris de leur susciter
donner aucune raison, puisqu'on a fait de la d'injustes ennemis, à qui ils pouvaient faire
victoire une déesse. Qu'est-il même besoin dans justement et avantageusement la guerre. Et
cette affaire de recourir à Jupiter, si la victoire a pourquoi l'Injustice ne serait-elle pas une
ses faveurs et ses préférences, et si elle va tou- déesse, et une déesse étrangère, puisque la
jours trouver ceux qu'elle veut rendre vain- Crainte, la Pâleur et la Fièvre sont au rang
queurs? Avec la protection de cette déesse, des divinités romaines? C'est donc à ces deux
quand même Jupiter resterait les bras croisés déesses , l'Injustice étrangère et la Victoire,
ou s'occuperait d'autre chose, de quelles na- qu'il convient d'attribuer la grandeur des Ro-
tions, de quels royaumes ne viendrait-on pas mains, l'une pour leur avoir donné des sujets
à bout? On dira que les gens de bien sont de guerres, l'autre pour les avoir heureuse-
arrêtés par la crainte d'entreprendre des ment terminées sans que Jupiter ait eu la peine
guerres injustes qui n'ont d'autre objet que de s'en mêler. Quelle part en effet pourrait-on
de s'agrandir aux dépens de voisins pacifiques lui attribuer, du moment où les faveurs qui
et inoûensifs. Voilcà de beaux sentiments; si seraient réputées venir de lui sont elles-mêmes
ce sont ceux de mes adversaires, je m'en ré- prises pour des divinités, et sont honorées et
jouis et je m'en félicite. invoquées comme telles? II y aurait part s'il
Empire, comme l'autre s'appelle Vic-
s'appelait
CHAPITRE XV. toire. Or, si l'on dit que l'empire est un pré-
sent de Jupiter, pourquoi la victoire n'en se-
s'il convient a un peuple VERTUEUX
rait-elle pas un
aussi? Et certes elle en serait
DE SOUHAITER DE s'AGRANDIR.
un en au lieu d'adorer une pierre au
effet, si

Mais il y a dès lors une nouvelle question Capitole, on reconnaissait et on adorait le Roi
qui s'élève c'est de savoir s'il convient à un
: des rois et le Seigneur des seigneurs'.
peuple vertueux de se réjouir de l'agrandisse-
ment de son empire. La cause, en effet, ne CHAPITRE XVI.
saurait en être que dans l'injustice de ses voi-
POURQUOI LES ROMAINS, QUI ATTACHAIENT UNE
sins qui en l'attaquant sans raison lui ont
DIVINITÉ A TOUS LES OBJETS EXTÉRIEURS ET A
donné occasion de s'agrandir justement par la
TOUTES LES PASSIONS DE l'aME AVAIENT PLACÉ ,

guerre. Supposez, en effet, qu'entre tous les


HORS DE LA VILLE LE TEMPLE DU REPOS.
peuples voisins régnassent la justice et la
paix, tout État serait de peu d'étendue, et au Je suis que les Romains, qui
fort surpris

sein de cette médiocrité et de ce repos univer- affectaient une divinité à chaque objet et pres-
sels les divers États seraient dans le monde ce que à chaque mouvement de l'âme, et qui
que sont les diverses familles dans la cité. avaient bâti des temples dans la ville à la
Ainsi la guerre et les conquêtes, qui sont un déesse Agenoria, qui nous fait agir, à la déesse
bonheur pour les méchants sont pour les , Stimula, qui nous stimule aux actions exces-
bons une nécessité. Toutefois, comme le mal sives, à la déesse Murcia, qui, fout au contraire,
serait plus grand si les auteurs d'une agres- au lieu de nous exciter, nous rend, dit Pom-
sion injuste réussissaient à subjuguer ceux ponius, mous et languissants % à la déesse
qui ont eu à la subir, on a raison de regarder Strenia, quinous donne de la résolution; je
la victoire des bons comme une chose heu- m'étonne, dis-je, qu'ils n'aient pas voulu
reuse; mais cela n'empêche pas que le bon- Apoc. XIX, 16.
*

Il y a ici un rapport intraduisible dans les mots. La déesse Aliir-


'
heur ne soit plus grand de vivre en paix avec cia, dit saint Augustin d'après Poraponius, rend l'homme murcidus
un bon voisin que d'être obligé d'en subju- c'est-à-dire mou et languissant. Quel est ce Pomponius ? on l'ignore.
.

LIV RE IV. — A QUI EST DUE LA GRANUELIK DES ROMAINS. 81

admettre Repos aux honneurs publics de


le
CHAPITRE XVIII.

Rome et l'aient laissé hors de la porte Colline'. SI LES PAÏENS ONT EU QUELQUE RAISON DE FAIRE
Etait-ce un signe de leur esprit ennemi du DEUX DÉESSES DE LA FÉLICITÉ ET DE LA FOR-
repos, ou plutôt n'était-ce pas une preuve que TUNE.
les adorateurs obstinés de cette troupe de di-
vinités on plutôt de démons ne peuvent jouir N'a- 1- on pas fait aussi une déesse de la Féli-

de ce repos auquel le vrai Médecin nous cité? ne lui a-t-on pas construit un temple,
convie, quand il dit «Apprenez de moi à être
:
dresséun autel, offert des sacrifices? Il fallait
« doux et hundjles de cœur, et vous trouverez au moins s'en tenir à elle car où elle se trouve,
;

« dans vos âmes le repos ^ » quel bien peut manquer? Mais non, la For-
tune a obtenu comme elle le rang et les hon-
CHAPITRE XVII. neurs divins. Y a-t-il donc quelque différence
entre la Fortune et la Félicité? On dira que la
SI, EN SUPPOSANT JUPITER TOUT-PCISSANT, fortune peut être mauvaise, tandis que la féli-
LA VICTOIRE DOIT ÊTRE TENUE POUR DÉESSE. cité, si elle était mauvaise, ne serait plus la
félicité. Mais tous les dieux, de quelque sexe
Dira-t-on que c'est Jupiter qui envoie la
qu'ils soient, si toutefois ils ont un sexe, ne
Victoire, et que cette déesse, étant obligée
doivent-ils pas être réputés également bons?
d'obéir au roi des dieux, va trouver ceux qu'il
C'était du moins le sentiment de Platon' et
lui désigne range de leur côté? Cela aurait
et se
des autres philosophes, aussi bien que des
un sens raisonnable si, au lieu de Jupiter, roi
Comment donc se
plus excellents législateurs.
tout imaginaire, il s'agissait du véritable Roi
des siècles, lequel envoie son ange (et non la
fait-ilque la Fortune soit tantôt bonne et
tantôt mauvaise? Serait-ce par hasard que,
Victoire, qui n'est pas un être réel) pour dis-
lorsqu'elle devient mauvaise, elle cesse d'être
tribuer à qui il lui plaît le triom])he ou le
revers selon les conseils quelquefois mysté-
change tout d'un coup en un per-
déesse, et se

rieux, jamais injustes, de sa Providence. Mais nicieux démon? Combien y a-t-il donc de For-
si l'on voit dans la Victoire une déesse, pour-
tunes? Si vous considérez un certain nombre
quoi le Triomphe ne serait-il pas un dieu et d'hommes fortunés, voilà l'ouvrage de la
;

que n'en fait-on le mari de la Victoire, ou son bonne fortune, et puisqu'il existe en même
frère, ou son fils? En général, les idées que temps plusieurs hommes infortunés, c'est
les païens se sont formées des dieux sont telles
évidemment le fait de la mauvaise fortune;
que si je les trouvais dans les poètes et si je vou- or, comment une seule et même fortune serait-

lais les discuter sérieusement, mes adversaires elle à la fois bonne et mauvaise, bonne pour

ne manqueraient pas de me dire que ce sont là ceux-ci, mauvaise pour ceux-là? La question

des fictions poétiques dont il faut rire au lieu estde savoir si celle qui est déesse est toujours
de les prendre au pied de la lettre; et cepen- bonne. Si vous dites oui, elle se confond avec
dant ils ne riaient pas d'eux-mêmes, quand la Félicité. Pourquoi alors lui donner deux
ils allaient, non pas lire dans les poêles, mais noms différents? Mais passons sur cela, car il

consacrer dans les temples ces traditions n'est pas fort extraordinaire qu'une même
insensées. C'est donc à Ju|)iter qu'ils devaient chose porte deux noms. Je me borne à de-
demander toutes choses, c'est à lui seul qu'il mander pourquoi deux temples, deux cultes,
deux autels? Cela vient, disent-ils de ce que
,
fallait s'adresser ; car, supposez que la Victoire
la Félicité est la déesse qui se donne à ceux
soit une
déesse, mais une déesse soumise à un
roi,de quelque côté qu'il l'eût envoyée, on qui l'ont méritée, tandis que la Fortune arrive
ne peut admettre qu'elle eût osé lui désobéir. aux bons et aux méchants d'une manière for-
tuite, et c'est de là même qu'elle tire son nom.
Mais comment Fortune est-elle bonne, si
la

elle se donne aux bons et aux méchants


* Le temple du Kepos était situé sur la voie Lavicana, qai com- sans
mençait à la porte EaquîliDa. Voyez Tite-Live, lib. iv, cap. 41.
pour(|Uoi la servir, si elle
' Matt. XI, 29. discernement; et
s'offre à tous, se jetant comme une aveugle
sur le premier venu, et souvent même
aban-
donnant ceux qui la servent pour s'attacher à

Voyez la Bcpublique, livre il et ailleurs.

G
S. At'G. Tome XIll.
82 LA CITÉ DE DIEU.

ceux qui la méprisent? Que si ceux qui l'ado- s'il existait une telle divinité, je conviens
rent se flattent, par leurs hommages, de fixer qu'elle serait préférable à beaucoup d'autres ;

son attention et ses faveurs, elle a donc égard mais comme la vertu est un don de Dieu, et
aux mérites et n'arrive pas fortuitement. Mais non une déesse, ne la demandons qu'à Celui
alors que devient la définition de la Fortune, qui seul peut la donner, et toute la tourbe
et" comment peut-on dire qu'elle se nomme des faux dieux s'évanouira. Pourquoi aussi
ainsi parce qu'elle arrive fortuitement? De ont-ils fait de la Foi une déesse, et lui ont-ils
deux choses l'une ou il est inutile de la ser-
:
consacré un temple et un autel ? L'autel de '

vir, si elle est vraiment la Fortune ou si elle ; la Foi est dans le cœur de quiconque est assez
sait discerner ceux qui l'adorent, elle n'est éclairé pour la posséder. D'où savent-ils d'ail-
plus la Fortune. Est-il vrai aussi que Jupiter leurs ce que c'est que la Foi, dont le meilleur
l'envoie où il lui plaît? Si cela est, qu'on ne et le principal ouvrage est de faire croire au
serve donc que Jupiter, la Fortune étant in- vrai Dieu ? Et puis le culte de la Vertu ne
capable de résistera ses ordres et devant aller sufflsait-il pas? La Foi n'est-elle pas où est la
où il ou du moins qu'elle n'ait pour
l'envoie ; Vertu ? Eux-mêmes n'ont-ils pas divisé la
adorateurs que les méchants et ceux qui ne Vertu en quatre espèces la prudence, la jus- :

veulent rien faire pour mériter et obtenir les tice, la force et la tempérance -? Or, la foi fait
dons de la Félicité. partie de la justice, surtout parmi nous qui
savons que « le juste vit de la foi ^ ». Mais je
CHAPITRE XIX.
m'étonne que des gens si disposés à multiplier
DE LA FORTUNE FÉMININE. les dieux, et qui faisaient une déesse de la Foi,
Les païens ont tant de respect pour cette aient cruellement offensé plusieurs déesses en
prétendue déesse Fortune, qu'ils ont très-soi- négligeant de diviniser toutes les autres vertus.
gneusement conservé une tradition suivant La Tempérance, par exemple, n'a-t-elle pas
laquelle la statue, érigée en son honneur par mérité d'être une déesse, ayant procuré tant
les matrones romaines sous de Forliaie le nom de gloire à quelques-uns des plus illustres
féminine, aurait parlé et dit plusieurs fois que Romains? Pourquoi la Force n'a-t-elle pas des
cet hommage lui était agréable. Le fait serait- autels, elle qui assura la main de Mucius
il on ne devrait pas être fort surpris,
vrai, Scévola ' sur le brasier ardent, elle qui préci-
car il aux démons de tromper les
est facile pita Curtius^ dans un gouffre pour le bien delà
hommes. Mais ce qui aurait dû ouvrir les aux deux Décius"
patrie, elle enfin qui inspira
yeux aux païens, c'est que la déesse qui a de dévouer leur vie au salut de l'armée, si
parlé est celle qui se donne au hasard, et non toutefois il est vrai que ces Romains eussent
celle qui a égard aux mérites. La Fortune a la force véritable, ce que nous n'avons pas à
parlé, dit-on, mais muette
la Félicité est restée ;
examiner présentement. Qui empêche aussi
pourquoi vous prie, sinon pour que
cela, je que la Sagesse et la Prudence ne figurent au
les hommes se missent peu en peine de bien rang des déesses ? Dira-t-on qu'en honorant
vivre, assurés qu'ils étaient de la protection la Vertu en général, on honore toutes ces
de la déesse aux aveugles faveurs ? Et en vé- vertus ? A ce compte, on pourrait donc aussi
rité, si la Fortune a parlé, mieux eût valu que n'adorer qu'un seul Dieu, si on croit que tous
ce fût la Fortune virile que la Fortune fémi- ' les dieux ne sont que des parties du Dieu su-
nine, afin de ne pas laisser croire que ce grand prême. Enfin la Vertu comprend aussi la Foi
miracle n'est en réalité qu'un bavardage de et la Chasteté, qui ont été jugées dignes d'a-
matrones. voir leurs autels propres dans des temples
CHAPITRE XX. séparés.

DE LA VERTU ET DE LA FOI, QUE LES PAÏENS


ONT HONORÉES COMME DES DÉESSES PAR DES Adcus Martius à la Fortune virile [De fort. Roman., p. 318, F. —
Comp. Ovide, Fastes, lib. ir, vers 145 et seq.)
TEMPLES ET DES AUTELS, OUBLIANT QU'lL Y A * Ce temple était l'ouvrage du roi Numa, selon Tite-Live, lib. l,
cap. 21.
BEAUCOUP d'autres VERTUS QUI ONT LE MÊME
'Cette classification des vertus est de Platon, Voyez la République,
DROIT A ÊTRE TENUES POUR DES DIVINITÉS. livre IV et ailleurs. Voyez aussi Cicéron, De offic., lib. i,
' Habac. Il, 4.

Ils ont fait une déesse de la Vertu, et certes,


''
Voyez Tite-Live, lib. n, cap. 12.
* V^oyez Tite-Live, lib. vil, cap, 6.
* PluUrque assure qu'il y avait à Rome un temple dédié par le roi * Voyez Tite-Live, lib. viii, cap. 9, et lib. x, cap. 28.
LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 83

CHAPITRE XXI. vagit, à la déesse Cunina l'enfant au berceau,


à la déesse Rumina l'enfant (]ni tète, au dieu
LES PAÏENS, n'ayant PAS LA CONNAISSANCE DES
Statilinus les gens qui sont debout, à la déesse
DONS DE DIEU, AURAIENT DU SE BORNER AU
Adéona ceux qui nous abordent, à la déesse
CULTE DE LA VERTU ET DE LA FÉLICITÉ.
Abéona ceux qui s'en vont'? pourquoi fallait-
Disons-le neitement : toutes ces déesses ne il s'adresser à la déesse Mens pour être intel-

sont pas filles de la vérité, mais de la vanité. ligent, au dieu Volumnus et à la déesse Vo-

Dans le fait, les vertus sont de? dons du vrai lumna pour posséder le bon vouloir, aux
Dieu, et non pas des déesses. D'ailleurs, quand dieux des noces pour se bien marier, aux
on possède la Vertu et la Félicité, qu'y a-t-il à dieux des champs et surtout à la déesse Fruc-
souhaiterde pius?etquel objet pourrait su Hire tesca pour avoir une bonne récolte, à Mars et

à qui ne suffisent pas la Vertu, qui embrasse à Bellone pour réussir à la guerre, k la déesse
tout ce qu'on doit faire, et la Félicité, qui ren- Victoire pour être victorieux, au dieu Honos
ferme tout ce qu'on peut désirer? Si les Ro- pour avoir des honneurs, à la déesse Pécunia
mains adoraient Jupiter pour en obtenir ces pour devenir riche, enfin au dieu j^i^sculanus
deux grands biens (car le maintien d'un em- et à son fils Argentinus pour avoir force

pire et son accroissement, supposé que ce cuivre et force argent ^? Au fait, la monnaie
soient des biens, sont compris dans la Félicité), d'argent a été précédée par la monnaie de
comment vu que la Félicité, aussi
n'ont-ils pas cuivre et ce qui m'étonne, c'est qu'Argen-
;

bien que la Vertu, estun don de Dieu, et non tinus n'ait pas à son tour engendré Aurinus,
pas une déesse? Ou si on voulait y voir des puisque la monnaie d'or est venue après. Si
divinités, pourquoi ne pas s'en contenter, ce dieu eût existé, il est à croire qu'ils l'au-

sans recourir à un si grand nombre d'autres raient préféré à son père Argentinus et à son
dieux? Car enfin rassemblez par la pensée grand-père /Esculanus, comme ils ont préféré
toutes les attributions qu'il leur a plu de par- Jupiter à Saturne. Encore une fois, qu'était-il

tager entre tous les dieux et toutes les déesses, nécessaire, pour obtenir les biens de l'âme ou
je demande s'il est possible de découvrir un ceux du corps, ou les biens extérieurs, d'a-
bien quelconque qu'une divinité puissedonner dorer et d'invoquer cette foule de dieux que
à qui posséderait la Vertu et la Félicité. Quelle je n'ai pas tous nommés, et que les païens
demander à Mercure et à
science aurait-il à eux-mêmes n'ont pu diviser et multiplier à
Minerve, du moment que la Vertu contient l'égal de leurs besoins, alors que la déesse
en soi toutes les sciences, suivant ladi'finilion Félicité pouvait si aisément les résumer tous?

des anciens, qui entendaient par Vertu l'art de El non-seulement elle seule suffisait pour ob-
bien vivre, et faisaient venir le mot latin ars tenir tous les biens, mais aussi pour éviter
du mot grec i^iH, qui signifie vertu ? Si la tous les maux ; car à quoi bon invoquer la
Vertu suppose de l'esprit, qu'était-il besoin du déesse Fessonia contre la fatigue, la déesse
père Catius, divinité chargée de rendre les Pellonia pour expulser l'ennemi, Apollon ou
hommes fins et avisés pouvant
', la Félicité Esculape contre les maladies, ou ces deux
aussi d'ailleurs leur procurer cet avantage? médecins ensemble, quand le cas était grave?
car naître spirituel est une chose heureuse; et à quoi bon enfin le dieu Spiniensis pour ar-
c'est pourquoi ceux qui n'étaient pas encore racher les épines des champs, et la déesse
nés, ne pouvant servir la Félicité pour en ob- Rubigo ^ pour écarter la nielle? La seule Féli-
tenir de l'esprit, le culte que lui rendaient leurs cité, par sa présence et sa protection, pouvait
parents devait suppléer à ce défaut. Quelle détourner ou dissiper tous ces maux. Enfin,
nécessité pour les femmes en couche d'in- puisque nous traitons ici de la Vertu * de la
voquer Lucine, quand, avec l'assistance de Félicité, si la Félicité est la récompense de la
la Félicité, elles pouvaient non-seulement ac- Vertu, ce n'est donc pas une déesse, mais un
coucher heureusement, mais encore mettre don de Dieu; ou si c'est une déesse, pourquoi
au monde des enfants bien partagés? était-il
besoin de recommander à la déesse Opis l'en- * Adeona de adire^ aborder
Ahconti de titjire, s'en aller.
;

' On sait que le nom


déesse Alens signifie intelligence, que
de la
fant qui naît, au dieu Vaticanus l'enfant qui Pt'cunia veut dire monnaie, richesse. .'Escidniius vient de (FS, airain,
cuivre.
*
Le dieu Catiu?, du le lexte, rend les hommes cati, c'est-à-dire *
Ovide décrit les Bubiginalia, fêtes de la déesse Ruhigo, dans ses
fins. Fastes, lib. IV, vers. 907 et seq.
84 LA CITÉÎDE'DIEU.

ne dit-on pas que c'est elle aussi qui donne la rendre l'homme parfaitement heureux? Car
vertu, puisque être vertueux est une grande enfin on ne peut désirer autre chose que le
félicité? bonheur. Pourquoi ont-ils attendu si tard,
CHAPITRE XXII. après tant de chefs illustres, et jusqu'à Lu-
cuUus ', pour leur élever des autels? pour-
DE LA SCIENCE QUI APPREND A SERVIR LES DIEUX,
quoi Romulus, qui voulait fonder une cité
SCIENCE QUE VARRON SE GLORIFIE DAVOIR AP-
PORTÉE AUX ROMAINS.
heureuse, n'a-t-il pas consacré un temple à
cette divinité, de préférence à toutes les autres
Quel donc ce grand service que Varron
est qu'il pouvait se dispenser d'invoquer, puisque
se vante d'avoirrendu à ses concitoyens, en rien ne lui aurait manqué avec elle? En effet,
leur enseignant non-seulement quels dieux sans son assistance il n'aurait pas été roi, ni
ils doivent honorer, mais encore quelle est la placé ensuite au rang des dieux. Pourquoi
fonction propre de chaque divinité? Comme donc a-t-il donné pour dieux aux Romains
il ne sert de rien, dit-il, de connaître un mé- Janus, Jupiter, Mars, Picus, Faunus, Tibé-
decin de nom et de visage, si l'on ne sait pas rinus. Hercule? Quelle nécessité que Titus
qu'il est médecin de même il est inutile de
; Tatius y ait ajouté Saturne, Ops, le Soleil, la
savoir qu'Esculape est un dieu, si l'on ignore Lune, Vulcain, la Lumière *, et je ne sais
qu'il guérit les maladies, et à quelle fin on peut combien d'autres, jusqu'à la déesse Cloacine,
avoir à l'implorer. Varron insiste encore sur en même temps qu'il oubliait la Félicité?
cette pensée à l'aide d'une nouvelle compa- D'où vient que Numa a également négligé
raison:«On ne peut vivre agréablement», dit- cette divinité, lui qui a introduit tant de dieux
il, «et même on ne peut pas vivre du tout, si et tant de déesses? Serait-ce qu'il n'a pu la
« l'on ignore ce que c'est qu'un forgeron, un découvrir dans la foule ? Certes, si le roi Hos-
« boulanger, un couvreur, en un mot tout ar- tilius l'eût connue et adorée, il n'eût pas élevé
a tisan à qui on peut avoir à demander un us- des autels à la Peur et à la Pâleur. En pré-
« tensile, ou encore sil'on nesaitoù s'adresser sence de la Félicité, la Peur et la Pâleur
« pour un guide, pour un aide, pour un maître ; eussent disparu, je ne dis pas apaisées, mais
« de même la connaissance des dieux n'est utile mises en fuite.
« qu'à condition de savoir quelle est pour cha- Au comment se fait-il que l'empire
surplus,
« que divinité la faculté, la puissance, la fonc- romain eût déjà pris de vastes accroissements,
« tion qui lui sont propres i> . El il ajoute : « Par avant que personne adorât encore la Félicité?
« ce moyen nous pouvons apprendre quel Serait-ce pour cela qu'il était plus vaste qu'heu-
« dieu il faut appeler et invoquer dans chaque reux? Car comment la félicité véritable se
« cas particulier, et nous n'irons pas faire fût-elle trouvée où la véritable piété n'était
« comme les baladins, demandent de l'eau
qui pas? Or, culte sincère du vrai
la piété, c'est le
«à Bacchus et aux Nymphes du vin». Oui Dieu non l'adoration de divinités faus-
, et
certes, Varron a raison voilà une science très-
: ses qui sont autant de démons. Mais depuis
utile, et il n'y a personne qui ne lui rendît même que la Félicité eut été reçue au nombre
grâce, si sa théologie était conforme à la vé- des dieux, cela n'empêcha pas les guerres
rité, c'est-à-dire s'il apprenait aux hommes à civiles d'éclater. Serait-ce par hasard qu'elle
adorer le Dieu unique et véritable, source de fut justement indignée d'avoir reçu si tardi-
tous les biens. vement des honneurs qui devenaient une
sorte d'injure, étant partagés avec Priape et
CHAPITRE XXIII.
Cloacine, avec la Peur, la Pâleur et la Fièvre,
LES ROMAINS SONT RESTÉS LONGTEMPS SANS ADORER
et tant d'autres idoles moins faites pour être
LA FÉLICITÉ, BIEN QU'iLS ADORASSENT UN TRÈS-
adorées que [tour perdre leurs adorateurs ?
GR.\ND NOMBRE DE DIVINITÉS, ET QUE CELLE-CI
Si l'on voulait après tout associer une si
DUT LEUR TENIR LIEU DE TOUTES LES AUTRES.
grande déesse à une troupe si méprisable, que
Mais revenons à la question, et supposons * C'est vers l'an de Rome
679 que Luciaius Lucallus, après avoir
que les livres et le culte des païens soient ^incu Mithridate uQ temple à la Félicité.
et Tigrane, éleva
"
Il est probable qu'en cet endroit saint Augustin s'appuie sur Var-
fondés sur la Vérité, et que la Félicité soit une ron. Dans le De ling. lat., lib. v, § 71, le théologien romain cite

déesse pourquoi ne l'ont-ils pas exclusive- comme divinités sabines, introduites par le roi Titus Tatius ; Saturne,
;
Ops, Lune, Vulcain, et en outre le dieu Summauus,
le Soleil, la
ment adorée, elle qui pouvait tout donner et dont saint Augustin va parler à la fin du chapitre.
LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 85

ne lui rendait-on tout au moins des honneurs ment ces divinités mêmes, qui résistèrent à
plus distingués? Est-ce une chose supportable Jupiter, n'eussent pas résisté à la Félicité, qui
que la Félicité n'ait été admise ni parmi les leur a donné Jupiter pour roi ou si elles lui ;

dieux Consentes qui composent, dit-on, le


^, eussent résisté, c'eût été moins par mépris
conseil de Jupiter, ni parmi les dieux qu'on que par le désir de garder une place obscure
appelle Choisis? qu'on ne lui ait pas élevé dans le temple de la Félicité, plutôt que de
quelque temple qui se fît remarquer par la briller sans elle dans des sanctuaires parti-
hauteur de sa situation et par la magnificence culiers.
de son architecture? Pourquoi môme n'aurait- Supposons donc la Félicité établie dans un
on pas fait plus pour elle que pour Jupiter? lieu vaste et éminent; tous les citoyens sau-
car si Jupiter occupe le trône, c'est la Félicité raient alors où doivent s'adresser leurs voîux
qui le lui a donné. Je suppose, il est vrai, légitimes. Secondés par l'inspiration de la
qu'en possédant le trône il a possédé la féli- nature, ils abandonneraient cette multitude
cité mais la félicité vaut encore mieux qu'un
; inutile de divinités, de sorte
que le temple de
trône car vous trouverez sans peine un
: la Félicité seraitdésormais le seul fréquenté
homme à qui la royauté fasse peur; vous par tous ceux qui veulent être heureux, c'est-
n'en trouverez pas qui refuse la félicité. Que à-dire par tout le monde, et qu'on ne deman-
l'ondemande aux dieux eux-mêmes, par les derait plus la félicité qu'à la Félicité elle-
augures ou autrement, s'ils voudraient céder même, au lieu la demander à tous les
de
leur place à la Félicité, au cas où leurs tem- dieux. Et en que demande-t-on autre
effet
ples ne laisseraient pas assez d'espace pour lui chose à quelque dieu que ce soit, sinon la fé-
élever un édifice digne d'elle; je ne doute licité ou ce qu'on croit pouvoir y contribuer?

point que Jupiter en personne ne lui aban- Si donc il dépend de la Félicité de se donner
donnât sans résistance les hauteurs du Capi- à qui bon lui semble, ce dont on ne peut
tole.Car nul ne peut résister à la félicité, à douter qu'en doutant qu'elle soit déesse, n'est-
moins qu'il ne désire être malheureux, ce qui ce pas une folie de demander la félicité à toute
est impossible. Assurément donc, Jupiter n'en autre divinité, quand on peut l'obtenir d'elle-
userait pas comme firent à son égard les dieux. même? Ainsi donc il est prouvé qu'on devait
Mars et Terme et la déesse Juventas, qui re- lui donner une place éminente et la mettre
fusèrent nettement de lui céder la place, bien au-dessus de tous les dieux. Si j'en crois une
qu'il soit leur ancien en
et leur roi. On lit, tradition consignée dans les livres des païens,
effet, dans les historiens romains, que Tar- les anciens Romains avaient en plus grand
quin, lorsqu'il voulut bâtir le Capitole en honneur je ne sais quel dieu Summanus ', à
l'honneur de Jupiter, voyant la place la plus qui ils attribuaient les foudres de la nuit, que
convenableoccupéeparplusieurs autres dieux, Jupiter lui-même, qui ne présidait qu'aux
et n'osant en disposer sans leur agrément, foudres du jour; mais depuis qu'on eut élevé
mais persuadé en même temps que ces dieux à Jupiter un temple superbe et un lieu émi-
ne feraient pas difficulté de se déplacer pour nent, la beauté et ta magnificence de l'édifice
un dieu de celte importance et qui était leur attirèrent tellement la foule, qu'à peine au-
roi, s'enquit par les augures de leurs dispo- jourd'hui se trouverait-il un homme, je ne
sitions ;
tous consentirent à se retirer, excepté dis pas qui aitentendu parler du dieu Sum-
ceux que j'ai déjà dits Mars, Terme et Ju-
: manus, car il y a longtemps qu'on n'en parle
ventas; de sorte que ces trois divinités furent plus, mais qui se souvienne même d'avoir
admises dans le Capitole, mais sous des re- jamais lu son nom. Concluons que la Félicité
présentations si obscures qu'à peine les plus n'étant pas une déesse, mais un don de Dieu,
doctes savaient les y découvrir. Je dis donc il ne reste qu'à se tourner vers Celui qui seul

que Jupiter n'eût pas agi de celte façon, ni peut la donner, et à laisser là cette multitude
traité la Félicité comme il fut traité lui-même de faux dieux adorée par une multitude
par Mars, Terme et Juventas ; mais assuré- d'hommes insensés, qui travestissent en dieux
les dons de Dieu et offensent par l'obstination
' 11 parait que ce nom est d'origine étrusque, et que les grands
dieux étaient appelés Consentes et Complices à cause de l'harmonie * Cette tradition sur le dieu Summanus est en effet rapportée par
de leurs mouvements célestes. Voyez Varron, d'après Arnobe, Contr. Pline l'Ancien, Bist, nat., lib. Il, cap. 53. Cicéron [De rf/Vjn., lib.
i

f/ent., lib. m, p. 117, etVUisl. firs relig. de l'antù/., parCreuzcret cap. i), et Ovide [Fastes, lib. VI, v. 731 et 732) parlent aussi du dieu
Guignant, liv. 5, ch. 2, sect. 2. Summanus, qui n'était peut-être pas différent de Pluton.
Sfi LA CITE DE DIEU.

d'une volonté superbe le dispensateur de ces lui donner la félicité ; si le sentiment de cette
dons. Il ne peut manquer en effet d'être mal- vérité animait en effet les adorateurs de cette
heureux celui qui sert la Félicité comme une multitude de divinités, à la tète desquelles ils
déesse et abandonne Dieu, principe de la féli- plaçaient Jupiter ; si enfin, dans l'ignorance
cité,semblable à un homme qui lécherait du oïl ils étaient du principe qui dispense la féli-
pain en peinture, au lieu de s'adresser à qui cité, ils se sont accordés à lui donner le nom
possède du pain véritable. de l'objet même
de leurs désirs, je dis qu'ils
ont assez montré par là que Jupiter était inca-
CHAPITRE XXIV. pable, à leurs propres yeux, de procurer la féli-
cité véritable, mais qu'il fallait l'attendre de
QUELLES RAISONS FONT VALOIR LES PAÏENS POUR
cet autre principe qu'ils croyaient devoir
SE JUSTIFIER d'adorer LES DONS DIVINS COMME
honorer sous le nom même de félicité. Je con-
DES DIEUX.
clus qu'en somme ils croyaient que la félicité
Voyons maintenant les raisons des païens : est un don de quelque dieu qu'ils ne connais-
Peut-on croire, disent-ils, que nos ancêtres saient pas. Qu'on
cherche donc ce dieu,
le
eussent assez peu de sens pour ignorer que la qu'on l'adore, et cela suffit. Qu'on bannisse la
Félicité et la Vertu sont des dons divins et non troupe tumultueuse des démons, et que le
des dieux? mais comme ils savaient aussi que vrai Dieu suffise à qui suffit la félicité. S'il se
nul ne peut posséder ces dons à moins de rencontre un homme, en effet, qui ne se con-
les tenir de quelque dieu, faute de connaître tente pas d'obtenir la félicité en partage, je
les noms des dieux qui président aux divers veux bien que celui-là ne se contente pas
objets qu'on peut désirer, ils les appelaient du d'adorer le dispensateur de la félicité mais ;

nom de ces objets mêmes, tantôt avec un léjjer quiconque ne demande autre chose que d'être
changement, comme de bellum, guerre, ils heureux (et en vérité peut-on porter plus loin
ont Bellone; de cunce, berceau, Cunina;
fait ses désirs?) doit servir le Dieu à qui seul il
de seges, moisson, Segetia de pomum, fruit,
; appartient de donner le bonheur. Ce Dieu
Pomone; de Bubona'; et tantôt
boves, bœufs, n'est pas celui qu'ils nomment Jupiter; car
sans aucun changement, comme quand ils s'ils reconnaissaient Jupiter pour le principe
ont nommé Pecunia la déesse qui donne l'ar- de la félicité, ils ne chercheraient pas, sous le
gent, sans penser toutefois que l'argent fût nom de Félicité, un autre dieu ou une autre
une divinité et de même, Vertu la déesse qui
; déesse qui pût le leur assurer. Ils ne mêle-
donne la vertu; Honos, le dieu qui donne raient pas d'ailleurs au culte du roi des dieux
l'honneur ; Concordia, la déesse qui donne la les plus sanglants outrages, et n'adoreraient
concorde, et Victoria, donne la vic-
celle qui pas en lui l'époux adultère, le ravisseur et
toire. Ainsi, disent-ils, quand on croit que la l'amant impudique d'un bel enfant.
Félicité est une déesse, on n'entend pas la
félicité qu'on obtient, mais le principe divin CHAPITRE XXVI.
qui la donne.
DES JEUX SCÉNIQUES INSTITUÉS PAR LES PAÏENS SUR
l'ordre de LEURS DIEUX.
CHAPITRE XXV.
Ce sont là, nous dit Cicéron ', des fictions
ON NE DOIT adorer QU'UN DIEU, QUI EST l'UNI-
poétiques : « Homère, ajoute-t-il, transportait
QUE DISPENSATEUR DE LA FÉLICITÉ, COMME LE
«chez les dieux les faiblesses des hommes;
SENTENT CEUX-LA MÊMES QUI IGNORENT SON
« j'aimerais mieux qu'il eût transporté chez les
NOM.
« hommes les perfectionsdesdieux». Juste ré-
Acceptons cette explication ; ce sera peut- flexion d'un grave esprit, qui n'a pu voirsans dé-
être un moyen de persuader plus aisément plaisir un poêle prêter des crimes à la divinité.
ceux d'entre les païens qui n'ont pas le cœur Pourquoi donc les plus doctes entre les païens
tout à endurci. Si l'humaine faiblesse n'a
fait mettent-ils au rang des choses divines les jeux
pas laissé de reconnaître qu'un dieu seul peut scéniques où ces crimes sont débités, chantés,
joués et célébrés pour faire honneur aux dieux?
' Bubona vient de bobm, abl. plur. de hos. Saint Augustin est le
C'est ici que Cicéron aurait dû se récrier, non
seul écrivain qui, à notre counaissauce, ait parlé de la déesse Bubona.
11 y revient au ch. 34, '
Tiiscul. ijiiœst., lib, V, cap. 26.
LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDKUR DES ROMAINS. 87

contre les fictions des poëtes, mais contre les dorant on adorait lesdémons. Et maintenant,
institutions des ancêtres! Mais ceux-ci, à leur comment croire que ce soit Jupiter qui ait
tour, n'auraiunt-iis pas eu raison de répliquer : fondé l'empire romain, qui l'ait agrandi, qui
De quoi nous accusez-vous ? Ce sont les dieux l'aitconservé, lui plus vil, à coup sûr, que le
eux-mêmes qui ont voulu que ces jeux fussent dernier des Romains révoltés deces infamies?
établis parmi les institutions de leur culte, Aurait-il donné le bonheur, celui qui recevait
qui les ont demandés avec instance et avec de si malheureux hommages et qui, si on les
menaces, (jui rious ont sévèrement punis d'y lui refusait, se livrait à un courroux plus mal-
avoir néj^ligé lemoindre détail, et ne se sont heureux encore ?
apaisés qu'après avoir vu réparer cette négli-
gence. Et, en effet, voici ce que l'on rapporte CHAPITRE XVn.
comme un de leurs beaux faits Un paysan '
:

DES TROIS ESPÈCES DE DIEUX DISTINGCÉS PAR LE


nommé Titus Latinius, reçut en songe l'ordre
PONTIFE SCÉVOLA.
d'aller dire au sénat de recommencer les jeux,
parce que, le premier jour où on les avait Certains auteurs rapportent que le savant
célébrés, un criminel avait été conduit au sup- pontife Scévola ' distinguait
les dieux en trois
plice en présence du peuple, triste incident espèces, l'une introduite par les poëtes, l'au-
qui avait déplu aux dieux et troublé pour eux tre par les philosophes, et la troisième par
le plaisir du spectacle. Latinius, le lendemain, lespohtiques. Or, disait-il, les dieux de la
à son réveil, n'ayant pas osé obéir, le même première espèce ne sont qu'un pur badinage
commandement lui fut fait la nuit suivante, d'imagination, où l'on attribue à la divinité
mais d'une façon plus sévère; car, comme il ce qui est indigne d'elle et quant aux dieux
;

n'obéit pas pour la seconde fois, il perdit son de seconde espèce, il ne conviennent pas
la
fils. La troisième nuit, il lui fut dit que s'il aux Etats, soit parce qu'il est inutile de les
n'était pas docile, un châtiment plus terrible connaître, soit parce que cela peut être préju-
lui était réservé. Sa timidité le retint encore, diciable aux peuples. —
Pour moi, je n'ai
et il tomba dans une horrible et dangereuse rien à dire des dieux inutiles; cela n'est pas de
maladie. Ses amis lui conseillèrent alors d'a- grande conséquence, puisqu'en bonne juris-
vertir les magistrats, et il se décida h se faire prudence, ce qui est superflu n'est pas nui-
porter en litière au sénat, où
il n'eut pas plu- sible; mais je demanderai quels sont les dieux
tôt raconté
songe en question qu'il se trouva
le dont la connaissance peut être préjudiciable
parfaitement guéri et put s'en retourner à aux peuples? Selon le docte pontife, ce sont
pied. Le sénat, stupéfait d'un
si grand miracle, Hercule, Esculape, Castor et Pollux, lesquels
ordonna une nouvelle célébration des jeux, ne sont pas véritablement des dieux, car les
où l'on ferait quatre fois plus de dépenses. savants déclarent qu'ils étaient hommes et
Quel homme de bon sens ne reconnaîtra que qu'ils ont payé à la nature
de l'hu- le tribut
ces malheureux païens, asservis à la domina- manité. Qu'est-ce à dire, sinon que les dieux
tion des démons, dont on ne peut être délivré adorés par le peuple ne sont que de fausses
que par la grâce de Notre-Seigneur Jésus- images, le vrai Dieu n'ayant ni âge, ni sexe,
Christ, étaient forcés de donner à leurs dieux ni corps? Et c'est cela que Scévola veut laisser
immondes des spectacles dont l'impureté était ignorer aux peuples, justement parce que
manifeste? On y représentait en effet, par donc qu'il est avan-
c'est la vérité. Il croit
l'ordre du sénat, contraint lui-même d'obéir tageux aux Etats d'être trompés en matière de
aux dieux, ces mêmes crimes qui se lisent religion, d'accord en ce point avec Varron,
dans les poëtes. D'infâmes histrions y figu- qui s'en explique très -nettement dans son
raient un Jupiter adultère et ravisseur, et ce livre des choses divines. Voilà une sublime
spectacle était un honneur pour le dieu et un religion, et bien capable de sauver le faible
moyen de propitiation pour les hommes. Ces qui implore d'elle son salut! Au lieu de lui
crimes étaient-ils une fiction? Jupiter aurait présenter la vérité qui doit le sauver, elle es-
dû s'en indigner. Elaient-ils réels et Jupiter time qu'il faut le tromper pour son bien.
s'y complaisait-il ? il est clair alors qu'en l'a-
'
C'est ce Scévola dont parle Cicéron {De orat., lib. I, cap. 39), et
' Od peut voir ce récit dans Tite-Live, Valère-Maxime et Cicéron. qu'il appelle « le plus éloquent parmi les jurisconsultes, et le plus .

{Be divin., cap. lili.) <i docte panui les orateurs éloquents »,
88 LA CITE DE DIEU.

Quant aux dieux des poètes, nous apprenons à eu un tel pouvoir, ils en auraient usé de pré-
la même source que Scévola les rejette, comme férence en faveur des Grecs, qui leur ont
ayant été défigurés à tel point qu'ils ne méri- rendu, en cette partie du culte, de beaucoup
tent pas même d'être comparés à des honunes plus grands honneurs eux qui ont consenti ,

de quelque probité. L'un est représenté comme à s'exposer eux-mêmes aux mordantes satires
un voleur, l'autre comme un adultère; on ne dont les poètes déchiraient les dieux, et leur
leur prête que des actions et des paroles ont permis de dilïamcrtous les citoyens à leur
déshonnêtes ou ridicules trois déesses se dis-
: gré; eux enfin qui, loin détenir les comédiens
putent le prix de la beauté, et les deux rivales pour infâmes, les ont jugés dignes des pre-
de Vénus ruinent Troie pour se venger de leur mières fonctions de l'Etat. Mais tout comme
défaite Jupiter se change en cygne ou en tau-
; les Romains ont pu avoir de la monnaie
reau pour jouir d'une femme on voit une ; d'or sans adorer le dieu Anrinus ; ainsi ils

déesse qui se marie avec un homme, et Sa- n'eussent pas laissé d'avoir de la monnaie
turne ijui dévore ses enfants; en un mot, il d'argent et de cuivre, alors même qu'ils n'eus-
n'y a pas d'action monstrueuse et de vice ima- sent pas adoré Argentinus et ^sculanus. De
ginable qui ne soit imputé aux dieux, bien même, sans pousser plus avant la comparai-:
qu'il n'y ait rien de plus étranger que tout son, il leur était absolument impossible de
cela à la nature divine. grand pontife Scé- parvenir à l'empire sans la volonté de Dieu,
vola abolis ces jeux, si lu en as le pouvoir;
1 tandis que, s'ils eussent ignoré ou méprisé
défends au peuple un culte où l'on se plaît à cette foule de fausses divinités , ne connais-
admirer des crimes, pour avoir ensuite à les sant que le seul vrai Dieu et l'adorant avec
imiter. Si le peuple te répond que les pon- une foi sincère et de bonnes mœurs, leur em-
tifeseux-mêmes sont les instituteurs de ces pire sur la terre, plus grand ou plus petit, eiit
jeux, demande au moins aux dieux qui leur été meilleur, et n'eussent-ils pas régné sur la
ont ordonné de les établir, qu'ils cessent de terre, ils seraient certainement parvenus au
les exiger ; car enfin ces jeux sont mauvais, tu royaume éternel.
en conviens, ils sont indignes de la majesté
divine; et dès lors l'injure est d'autant plus CHAPITRE XXIX.
grande qu'elle doit rester impunie. Mais les
DE LA FAUSSETÉ DU PRÉSAGE SUR LEQUEL LES
dieux ne t'écoutent pas ou plutôt ce ne sont
;

ROMAINS FONDAIENT LA PUISSANCE ET LA STA-


pas des dieux, mais des démons; ils ensei-
BILITÉ DE LEUR EMPIRE.
gnent le mal, ils se complaisent dans la turpi-
tude loin de tenir à injure ces honteuses
; Que dire de ce beau présage qu'ils ont cru
fictions; ils se courrouceraient, au contraire, voir dans la persistance dieux Mars et des
si on ne les étalait pas publiquement. Tu in- Terme et de la déesse Juventas, à ne pas céder
voquerais en vain Jupiter contre ces jeux, sous la place au roi des dieux? Cela signifiait, selon
prétexte que c'est à lui que l'on prête le [dus eux, que le peuple de Mars, c'est-à-dire le
de crimes; car vous avez beau l'appeler le peuple romain, ne quitterait jamais un ter-
chef et le maître de l'univers, vous lui faites rain une fois occupé que, grâce au dieu ;

vous-même la plus cruelle injure, en le con- Terme, nul ne déplacerait les limites qui ter-
fondant avec tous ces autres dieux dont vous minent l'empire enfin que la déesse Juven-
'
;

dites qu'il est le roi. tas rendrait la jeunesse romaine invincible.


Mais alors, comment pouvaient -ils à la fois
CHAPITRE XXYIII. reconnaître en Jupiter le roi des dieux et le
protecteur de l'emjjîre, et accepter ce présage
si LE CULTE DES DIEUX A ÉTÉ UTILE AUX ROMAINS
au nom des divinités qui faisaient gloire de
POUR ÉTABLIR ET ACCROÎTRE LEUR EMPIRE.
lui résister? Au surplus, que les dieux aient
Ces dieux que l'on apaise ou plutôt que , résisté en eflèt à Jupiter, ou non ,
peu im-
l'on accuse par de semblables honneurs, et porte; car, supposé que les païens disent vrai,
qui seraient moins coupables de se plaire au ils n'accorderont certainement pas que les
spectacle de crimes réels que de forfaits sup- dieux, qui n'ont point voulu céder à Jupiter,
posés, n'ont donc pu en aucune façon agran-
'
Le dieu Terme présidait aux limites (en latin termini) des pro-
dir ni conserver l'empire romain. S'ils avaient priétés et des empires.
,

LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 89

aient cédé à Jésus-Christ. Or, il est certain Julien et à la détresse de Jovien, son succes-
que Jésus-Christ a pu les chasser, non-seule- seur. Les plus sages et les plus clairvoyants
ment de leurs temples , mais du cœur des parmi les Romains savaient tout cela; mais
croyants, et cela sans que les bornes de l'em- ils étaient trop faibles pour lutter contre des
pire romain aient été changées. Ce n'est pas superstitions enracinées par l'habitude, outre
tout : avant l'Incarnation de Jésus-Christ qu'eux-mêmes croyaient que la nature avait
avant que les païens n'eussent écrit les livres droit à un culte, qui n'appartient en vérité
que nous citons, mais après l'époque assignée qu'au maître et au roi de la nature : « Adora-
à ce prétendu présage, c'est-à-dire après le « leurs de la créature», comme dit l'Apôtre,
règne de Tarquin, les armées romaines, |)lu- « que du Créateur, qui est béni dans
plutôt
sieurs fois réduites à prendre la luite, n'ont- « tous les siècles
». 11 était donc nécessaire
'

elles pas convaincu la science des augures de que la grâce du vrai Dieu envoyât sur la terre
fausseté ? En dépit de la déesse Juventas, du des hommes vraiment saints et pieux, capa-
dieu Mars et du dieu Terme, le peuple de bles de donner leur vie pour établir la reli-
Mars a été vaincu dans Rome môme, lors de gion vraie, et pour chasser les religions fausses
l'invasion des Gaulois, et les bornes qui ter- du milieu des vivants.
minaient l'empire ont été resserrées, au temps
d'Annibal, par la défection d'un grand nom- CHAPITRE XXX.
bre de cités. Ainsi se sont évanouies les belles
CE QUE PENSAIENT, DE LEUR PROPRE AVEU, LES
promesses de ce grand présage, et il n'est resté
PAÏENS EUX-MÊMES TOUCHANT LES DIEUX DU
que la seule rébellion, non pas de trois divi-
PAGANISME.
nités, mais de trois démons contre Jupiter.
Car on ne prétendra pas apparemment que Cicéron, tout augure qu'il était % se moque
ce soit la même chose de ne pas quitter des augures et gourmande ceux qui livrent
la place qu'on occupait et de s'y réintégrer. la conduite de leur vie à des corbeaux et à des
Ajoutez même à cela que l'empereur Adrien corneilles \ On dira qu'un philosophe de
changea depuis, en Orient, les limites de l'em- l'Académie, pour qui tout est incertain, ne
pire romain, par la cession qu'il lit au roi de peut faire autorité en ces matières. Mais dans
Perse de trois belles provinces, l'Arménie, la son traité De la nature des dieux, Cicéron in-
Mésopotamie et la Syrie en sorte qu'on di- ;
troduit au second livre Q. Lucilius Balbus *,
rait que le dieu Terme, gardien prétendu des qui, après avoir assigné aux superstitions une
limites de l'empire, dont la résistance à Ju- origine naturelle et philosoi)hique, ne laisse
piter avait donné lieu à une si flatteuse pro- pas de s'élever contre l'institution des idoles
phétie, a plus appréhendé d'offenser Adrien et contre les opinions fabuleuses : « Voyez-
que le roi des dieux. Je conviens que les pro- « vous, dit-il, comment on est parti de bonnes
vinces un instant cédées furent dans la suite « et utiles découvertes physiques, pour en ve-
réunies à l'empire, mais depuis, et presque de « nir a. des dieux imaginaires et faits à plaisir ?
notre temps, le dieu Terme a encore été con- « Telle est la source d'une infinité de fausses
traint de reculer, lorsque l'empereur Julien, si M opinions, d'erreurs pernicieuses et de su-
adonné aux oracles des faux dieux, mil le feu ce perstitions ridicules. On sait les difl'érentes
témérairement à sa flotte chargée de vivres; « figures de ces dieux, leur âge, leurs habil-
le défaut de subsistances, et peu après la bles- « lements, leurs ornements , leurs généalo-
sure et la mort de l'empereur lui-même, rédui- « gies, leurs mariages, leurs alliances , tout
sirent l'armée à une telle extrémité, que pas un «cela lait à l'image de l'humaine fragilité.
soldat n'eût échappé, si par un traité de paix « Ou les dépeint avec nos passions , amou-
on n'eût remis bornes del'emjiire où elles
les « reux , chagrins , colères ; on leur attribue
sont aujourd'hui ; traité moins onéreux sans « même des guerres et des combats, non-seu-
doute que celui de l'empereur Adrien, mais
^^om. I, 25.
dont les conditions n'étaient pas , tant s'en " C'est Cicéron lui-même qui le déclare, Du lefj., lib. ii, cap. 8.
faut, avantageuses. C'était donc un vain pré- ' Voyez Cicéron, De divin., lib. ii, cap. 37.
* Dans le dialogue
de Cicéron sur la nature des dieux, les trojs
sage que la résistance du dieu Terme, puis- grandes écoles du temps sont représentées Balbus parle au nom de :

que après avoir tenu bon contre Jupiter, il céda l'école stoïcienne, Velleius au nom de l'école épicurienne, et Cotta
qui laisse voir derrière lui Cicéron, c.tprime les incerliludes de la
depuis à la volonté d'Adrien, à la témérité de nouvelle Académie.
90 LA CITÉ DE DIEU.

« lement lorsque, partagés entre deux armées CHAPITRE XXXI.


a ennemies, comme dans Homère, les uns
VARUON A REJETÉ LES SDPERSTITIONS POPULAIRES
B sont pour celle-ci, et les autres pour celle-là;
ET RECONNU QU'lL NE FAUT ADORER Qt'UN SEUL
« mais encore quand ils combattent pour leur
DIEU SANS ÊTRE PARVENU TOUTEFOIS A LA
projjre compte contre les Titans ou les
,
«
CONNAISSANCE DU DIEU VÉRITABLE.
« Géants Certes, il y a bien de la folie et à
'.

« débiter et à croire des fictions si vaines et Varron, que nous avons vu au reste, et non
B si mal fondées ^ ». Voilà les aveux des dé- sans regret, se soumettre à un préjugé qu'il
fenseurs du paganisme. Il est vrai qu'après n'approuvait pas, et placer les jeux scéniques
avoir traité toutes ces croyances de supei'sli- au rang des choi^es divines, ce même Varron
tion, Balbus eu veut distinguer la religion ne confesse-t-il point dans plusieurs passages,
véritable, qui est pour lui, à ce qu'il paraît, où il recommande d'honorer les dieux, que
dans la doctrine des stoïciens Ce ne sont: « le culte de Rome n'est point un culte de son
B pas seulement les pbilosophes, dit-il, mais choix, et que, s'il avait à fonder une nouvelle
« nos ancêtres mômes qui ont séparé la reli- république, il se guiderait, pour la consécra-
B gion de la superstition. En effet, ceux qui tion des dieux et des noms des dieux, sur les
« passaient toute la journée en prières et en lois de la nature ? Mais étant né chez un
a sacrifices pour obtenir que leurs enfants peuple déjà vieux, il est obligé, dit-il, de s'en
a leur survécussent % furent appelés super- tenir aux traditions de l'antiquité; et son but,
« stitieux ». Qui ne voit ici que Cicéron, crai- en recueillant les noms et les surnoms des
gnant de heurter le préjugé public, fait tous dieux, c'est de porter le peuple à la rehgion,
ses efforts pour louer la religion des ancêtres, bien loin de la lui rendre méprisable. Par où
et pour la séparer de la superstition, mais ce pénétrant esprit nous fait assez comprendre
sans pouvoir y parvenir? En effet, si les an- que dans son livre sur la religion il ne dit pas
ciens Romains ajjpelaient superstitieux ceux tout, et qu'il a pris soin de taire, non-seule-
qui passaient les jours en prières et en sacri- ment ce qu'il trouvait déraisonnable, mais ce
fices, ceux-là ne l'étaient-ils pas également, qui qui aurait pu le paraître au peuple. On pour-
avaient imaginé ces statues dont se moque Ci- rait prendre ceci pour une conjecture si ,

céron, ces dieux d'âge et d'habillements di- Varron lui-même, parlant ailleurs des reli-
vers , leurs généalogies , leurs mariages et gions, ne disait nettement qu'il y a des vérités
leurs alliances? Blâmer ces usages comme que le peuple ne doit pas savoir, et des impos-
superstitieux, c'est accuser de superstition les tures qu'il est bon de lui inculquer comme
anciens qui les ont établis; l'accusation re- des vérités. C'est pour cela, dit-il, que les
tombe même ici sur l'accusateur qui, eu Grecs ont caché leurs mystères et leurs ini-
dépit de la liberté d'esprit où il essaie d'at- tiations dans le secret des sanctuaires. Varron
teindre en paroles, était obligé de respecter nous livre ici toute la politique de ces légis-
en fait les objets de ses risées, et qui lût resté lateurs réputés sages, qui ont jadis gouverné
aussi muet devant le peuple qu'il est disert et les cités et les peuples et cependant rien ;

abondant en ses écrits. Pour nous, chrétiens, n'est plus fait que cette conduite artificieuse
rendons grâces, non pas au ciel et à la terre, pour être agréable aux démons, à ces esprits
comme le veut ce philosophe, mais au Sei- de malice qui tiennent également en leur
gneur, notre Dieu, qui a fait le ciel et la terre, puissance et ceux qui trompent et ceux qui
de ce que par la profonde humilité de Jésus- sont trompés, sans qu'il y ait un autre moyen
Christ, par la prédication des Apôtres, par la d'échapper à leur joug que la grâce de Dieu
foides martyrs, qui sont morts pour la vérité, par Jésus-Christ Notre-Seigneur.
mais qui vivent avec la vérité, il a détruit Ce même auteur, dont la pénétration égale
dans les cœurs religieux et aussi dans les , la science,dit encore que ceux-là seuls lui
temples, ces superstitions que Balbus ne con- semblent avoir compris la nature de Dieu, qui
danuie qu'en balbutiant. ont reconnu en lui l'âme qui gouverne le
monde par le mouvement et l'intelligence '.
* Voyez le récit de ces combats dans la Thi;o(jonie d'Hésiode, On peut conclure de la que, sans posséder en-
- Cicéron. De »«ï, flfor.y lib. il, cajj. 28.

Le texte dit ; Ut iupt'rstites estent. D'où superstitio, suivant '


c'est la doctrine de l'école stoïcienne. Voyez Cicéron, iJc nat.
Cicéron. tleur., lib, II.
,

LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS. 91

coie lu vérité, car le vrai Dieu n'est pas une par le don du Saint-Esprit descendu sur nou:;.

âme, mais le Créateur de l'âme, Varron tou-


tefois, s'il eût pu secouer le joug de la cou- CHAPITRE XXXII.
tume, eût reconnu et proclamé ([u'on ne doit
DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS d'ÉTAT ONT MAIN-
adorer qu'un seul Dieu qui gouverne le
,
TENU PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELI-
monde par le mouvement et riiitelligence ;
GIONS.
de sorte que toute la question entre lui et
nous serait de lui prouver que Dieu n'est Varron dit encore, au sujet de la génération
point une âme, mais le Créateur de l'âme. Il des dieux, que les peuples s'en sont plutôt
ajoute que les anciens Romains, pendant plus rapportés aux poètes qu'aux ])hilosophes, et
de cent soixante-dix ans, ont adoré les dieux que c'est pour cela que les anciens Romains
sans en faire aucune image '.« Et si cet usage » ont admis des dieux mâles et femelles, des
maintenu, le culte qu'on leur
dit-il, « s'était dieux qui naissent et qui se marient. Pour

«rend en serait plus pur et plus saint ». 11 moi, je crois que l'origine de ces croyances
allègue même, entre autres preuves, à l'appui est dans l'intérêt qu'ont eu les chefs d'Etat à

de son sentiment, l'exemple du peuple juif, et tromper le peuple en matière de religion en ;

conclut sans hésiter que ceux qui ont donné cela imitateurs fidèles des démons qu'ils ado-
les premiers au peuple les images des dieux, raient, et qui n'ont pas de plus grande passion
ont détruit la crainte et augmenté l'erreur, que de tromper les hommes. De même, en effet,
persuadé avec raison que le mépris des dieux que les démons ne peuvent posséder que ceux
devait être la suite nécessaire de l'impuissance qu'ils abusent, ainsi ces faux sages, semblables
de leurs simulacres. En ne disant pas qu'ils aux démons, ont répandu parmi les hommes,
ont fait naître l'erreur, mais qu'ils l'ont aug- sous le nom
de religion, des croyances dont la
mentée, il veut faire entendre qu'on était déjà fausseté leur était connue, afin de resserrer
dans l'erreur à l'égard des dieux, avant même les liens de la société civile et de soumettre

qu'ily eût des idoles. Ainsi, quand il soutient plus aisément les peuples à leur puissance.
que ceux-là seuls ont connu la nature de Dieu, Or, comment des hommes faibles et ignorants

qui ont vu en lui l'âme du monde, et que la auraient-ils pu résister à la double imposture
religion en serait plus pure, s'il n'y avait des chefs d'Etat et des démons conjurés?
point d'idoles, qui ne voit combien il a appro-
ché de eu quelque pouvoir
la vérité ? S'il avait CHAPITRE XXXIll.
contre une erreur enracinée depuis tant de
LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND
siècles, je ne doute point qu'il n'eût recom-
QUE DES CONSEILS ET DE LA PUISSANCE DE DIEU.
mandé d'adorer ce Dieu unique par qui il
croyait le monde gouverné, et dont il voulait Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la
le culte pur de toute image; peut-être même, félicité, parce qu'il est le seul vrai Dieu, est
se trouvant si près de la vérité, etconsidérant aussi le seul qui distribue lesroyaumes de la
la nature changeante de l'âme, eût-il été terre aux bons et aux méchants. Il les donne,

amené à reconnaître que le vrai Dieu, non pas d'une manière fortuite, car il est Dieu
Créateur de l'âme elle-même, est un principe et non la Fortune, mais selon l'ordre des cho-
essentiellement immuable. S'il en est ainsi, ses et des temps qu'il connaît et que nous
on peut croire que dans les conseils de la Pro- ignorons. Ce n'est pas qu'il soit assujéti en
vidence toutes les railleries de ces savants esclave à cet ordre loin de là, il le règle en
;

hommes contre la pluralité des dieux étaient maître et le dispose en arbitre souverain. Aux
moins destinées à ouvrir les yeux au peuple bons seuls il donne la félicité car, qu'on soit
:

qu'à rendre témoignage à la vérité. Si donc roi ou sujet, il n'importe, on peut également
nous citons leurs ouvrages, c'est pour y la posséder comme ne la posséder pas mais ;

trouver une arme contre ceux qui s'obstinent nul n'en jouira pleinement que dans cette vie

à ne pas reconnaître combien est grande et supérieure où il n'y aura ni maîtres ni sujets.
tyrannique la domination des démons, dont Or, si Dieu donne les royaumes de la terre
nous sommes délivrés par le sacrifice unique aux bons et aux méchants, c'est de peur que
du sang précieux versé pour notre salut, et ceux de ses serviteurs dont l'âme est encore
* Comp. Plutaniue, Vie de Numa, ch, 8. jeune et peu éprouvée, ne désirent de tels ob-
,

92 LA CITÉ DE DIEU.

jets comme des récompenses de la vertu et des sèrent point une déesse Mannia
d'adorer
Liens d'un grand prix. Voilà tout le secret de quand ils manne du ciel, ni
reçurent la
l'Ancien Testament qui cachait le Nouveau d'invoquer les Nymphes quand, du rocher
sous ses figures. On y promettait les biens de frappé par Moïse, jaillit une source pour les
la terre, mais les âmes spirituelles compre- désaltérer. Ils firent la guerre sans les folles
naient déjà, quoique sans proclamer haute-
le cérémonies de Mars et de Bellone ; et s'ils ne
ment, que ces biens temporels figuraient ceux furent pas, j'en conviens, victorieux sans la
de l'éternité, et elles n'ignoraient pas en quels Victoire, ils virent en elle, non une déesse,
dons de Dieu consiste la félicité véritable. mais un don de leur Dieu. Enfin ils ont eu
des moissons sans Segetia, des bœufs sans
CHAPITRE XXXIV. Bubona, du miel sans Mellona, et des fruits
sans Pomone et, en un mot, tout ce que les
'
;

LE ROYAIME DES JL'IFS FUT INSTITIÉ PAR LE VRAI


Romains imploraient de cette légion de divi-
DIEU ET PARLl'l MAINTENU, TANT QU'iLS PERSÉ-
nités, les Juifs l'ont obtenu, et d'une façon
VÉRÈRENT DANS LA VRAIE RELIGION.
beaucoup plus heureuse, de l'unique et véri-
Au surplus, pour montrer que c'est de lui, table Dieu. S'ils ne l'avaient point oifensé en
et non de cette multitude de faux dieux ado- s'abandonnant à une curiosité impie, qui, pa-
rés par les Romains, que dépendent les biens reille à la séduction des arts magiques, les en-

de la terre, les seuls où aspirent ceux qui n'en traîna vers les dieux étrangers et vers les
peuvent concevoir de meilleurs, Dieu voulut idoles, et finit par leur faire verser le sang de
que son peuple se multipliât prodigieusement Jésus-Christ, nul doute qu'ils n'eussent main-
en Egypte, d'où il le tira ensuite par des tenu leur empire, sinon plus vaste, au moins
moyens miraculeux. Cependant les femmes plus heureux que celui des Romains. Et main-
juives n'invoquaient point la déesse Lucine, tenant les voilà dispersés à travers les nations,
quand Dieu sauva leurs enfants des mains des par un effet de la providence du seul vrai
Egyptiens qui les voulaient exterminerions '. Dieu, qui a voulu que nous pussions prouver
Ces enfants furent allaités sans la déesse Ru- par leurs livres que la destruction des idoles,
mina, et mis au berceau sans la déesse Cunina. des autels, des bois sacrés et des temples, l'abo-
Ils n'eurent pas besoin d'Educa et de Potina lition des sacrifices ; en un mot que tous ces
pour boire et pour manger. Leur premier âge événements , dont nous sommes aujourd'hui
fut soigné sans le secours des dieux enfantins ;
témoins, ont été depuis longtemps prédits ;

ils se marièrent sans


dieux conjugaux, et
les car on ne les lisait que dans le Nouveau
si

s'unirent à leurs femmes sans avoir adoré Testament on s'imaginerait peut-être que
,

Priape. Bien qu'ils n'eussent pas invoqué Nep- nous les avons controuvés. Mais réservons ce
tune, la mer s'ouvrit devant eux, et elle ra- qui suit pour un autre livre, celui-ci étant déjà
mena ses flots sur les Egyptiens. Ils ne s'avi- assez long.
^ Exod. I, 15. * Voyez plus bas, chap. 10 et suiv.
LIVRE CINQUIÈME.
Saint Aiiguslin discute d'abord la question du fatalisme, pour coutuiidre ceux qui expliquaient la prospérité de l'empire romain
par le fatum, comme il a fait précédemment pour ceux qui l'attrilHiaient à la protection des faux dieux. Amené de la sorte à
traiter de la prouve qu'elle n'ùte point le libre arbitre de notre volonté. Il parle ensuite des anciennes
prescience divine, il

mœurs des Romains, et fait comprendre par quel mérite ou par quel arrêt de la divine justice ils ont obtenu, pour l'accroisse-
inent de leur empire, l'assistance du vrai Dieu qu'ils n'adoraient pas. Enfin il enseigne en quoi des empereurs cbrétiens doivent
faire consister la félicité.

PREFACE. de la position des astres sur les événements,


comme il arrive, dit-on, à la naissance d'une
Puisqu'il est constant que tous nos désirs personne ou au moment qu'elle est conçue.
possibles ont pour terme la félicité, laquelle Or, les uns veulent que cette influence ne dé-
n'est point une déesse, mais un don de Dieu, pende pas de la volonté de Dieu, les autres
et qu'ainsi les hommes ne doivent point ado- qu'elle en dépende.
rer d'autre Dieu que celui qui peut les rendre Mais, à dire vrai, le sentiment qui affranchit
heureux (car si la félicité était une déesse, elle nos actions de la volonlé de Dieu, et fait dé-
seule devrait être adorée), voyons maintenant pendre des astres nos biens et nos maux, doit
pourquoi Dieu, qui a dans ses mains, avec tout être rejeté, non-seulement de quiconque pro-
le reste, cette sorte de biens que peuvent pos- fesse la religion véritable, mais de ceux-là
séder les hommes mêmes qui ne sont pas mêmes qui en ont une fausse, quelle qu'elle
bons, ni par conséquent heureux, a voulu soit. Car où tendcetle opinion,sicen'està sup-
donner à l'empire romain tant de grandeur et primer tout culte et toute prière? Mais ce n'est
de durée avantage que leurs innombrables
: pas à ceux qui la soutiennent que nous nous
divinités étaient incapables de leur assurer, adressons présentement; nos adversaires sont
ainsi que nous l'avons déjà fait voir ample- les païens qui, pour la défense de leurs dieux,
ment, et que nous le montrerons à l'occasion. font la guerre à la religion chrétienne. Quant
à ceux qui font dépendre de la volonté de
CHAPITRE PREMIER. Dieu la position des étoiles,s'ils croient qu'elles
tiennent de lui, par une sorte de délégation
LA DESTINÉE DE l'EMPIRE ROMAIN ET CELLE DE
de son autorité, le pouvoir de décider à leur
TOUS LES AUTRES EMPIRES NE DÉPENDENT NI
gré de la destinée et du bonheur des hommes,
DE CAUSES FORTUITES, NI DE LA POSITION DES
ils font une grande injure au ciel de s'imagi-
ASTRES.
ner que dans cette cour brillante, dans ce sé-
La cause de grandeur de l'empire romain
la nat radieux, on ordonne des crimes tellement
n'est ni fortuite, ni fatale, à prendre ces mots énormes qu'un Etat qui en ordonnerait de
dans le sens de ceux qui appellent fortuit ce semblables, verrait le genre humain tout en-
qui arrive sans cause ou ce dont les causes ne pour le détruire. D'ailleurs, si les
tier se liguer
se rattachent à aucun ordre raisonnable, et astres déterminent nécessairement les actions
fatal, ce qui arrive sans la volonté de Dieu ou des hommes, que reste-t-il à la décision de
des hommes, en vertu d'une nécessité in- Celui qui est le maître des astres et des
hérente à l'ordre des choses. Il est hors de doute, hommes? Dira-t-on que les étoiles ne tiennent
en effet,que c'est la providence de Dieu qui éta- pas de Dieu le pouvoir de disposer à leur gré
royaumes de la terre et si quelqu'un
blit les ;
des choses humaines, mais (ju'elles se bornent
vientsoutenirqu'ils dépendentdu destin, en ap- à exécuter ses ordres ? Nous demanderons
pelantdestin la volonté deDieu ousa puissance, comment il est possible d'imputer à la volonté
qu'ilgarde son sentiment,mais qu'il corrige son de Dieu ce qui serait indigne de celle des
langage. Car pourquoi ne pas dire tout d'abord étoiles. 11 ne reste donc plus qu'à soutenir,

ce qu'il dira ensuite quand on lui demandera comme ont fait quelques hommes '
d'un rare
ce qu'il entend par destin? Le destin, en effet,
* Il
y a peut-être ici une allusion à Origène. Voyez sur ce point
dans le langage ordinaire, désigne l'inlluence Eusèbe, Prœpar, eoanij,, lib. vi, cap. 11.
9i LA CITÉ DE DIEU.

savoir, que les étoiles ne font pas


les événe- la même maison, des mêmes aliments, respi-
ments, mais qu'elles annoncent, qu'elles
les rant le même air, buvant la même eau, fai-
sont tles signes et non des causes. Je réponds sant les mêmes exercices, toutes choses qui,
que les astrologues n'en parlent pas de la sorte. selon les médecins, influent beaucoup sur la
Ils ne disent pas, par exemple Dans telle po- : santé, soit en bien, soit en mal, ce genre de
sition Mars annonce un assassin ils disent ; : vie commun
dû rendre leur tempérament
a
Mars fait un assassin. Je veux toutefois qu'ils si semblable, que
les mêmescauscsles taisaient
ne s'expliquent pas exactement, et qu'il faille tomber malades en même temps. Mais vouloir
lesrenvoyer aux philosophes pour apprendre expliquer cette conformité physique par la
d'eux à s'énoncer comme il faut, et à dire que position qu'occupaient les astres au moment
les étoiles annoncent ce qu'ils disent qu'elles de leur conception ou de leur naissance,
font d'où vient qu'ils n'ont jamais pu rendre
; quand il a pu naître sous ces mêmes astres,
compte de la diversité qui se rencontre dans semblablemcnt disposés, un si grand nombre
la vie de deux enfants jumeaux, dans leurs d'êtres si prodigieusement différents d'espèces,

actions, dans leur destinée, dans leurs pro- de dispositions et de destinées, c'est à mon
fessions, dans leurs talents, dans leurs emplois, avis le comble de l'impertinence. Je connais
en un mol dans toute la suite de leur existence des jumeaux qui non-seulement diffèrent dans
et dans leur mort même diversité quelque-
; la conduite et les vicissitudes de leur carrière,
fois si grande, que des étrangers leur sont plus mais dont maladies ne se ressemblent nul-
les
semblables qu'ils ne le sont l'un à l'autre, lement. 11 me semble qu'Hippocrate rendrait
quoiqu'ils n'aient été séparés dans leur nais- aisément raison de cette diversité en l'attri-
sance que par un très-petit espace de temps, buant à la différence des aliments et des exer-
et que leur mère les ait conçus dans le même cices, lesquels dépendent de la volonté et non
moment? du tempérament mais quant à Posidonius
;

ou à tout autre partisan de l'influence fatale


CHAPITRE II.
des astres, je ne vois pas ce qu'il aurait à dire
RESSEMBLANCE ET DIVERSITÉ DES MALADIES
ici, à moins qu'il ne voulût abuser de la cré-
DE DEUX JUMEAIX.
dulité des personnes peu versées dans ces
L'illustre médecin Ilippocrate a écrit, au matières. On essaie de se tirer d'affaire en
rapport de Cicéron, (jue deux frères étant arguant du |)etil intervalle qui sépare toujours
tombés malades ensemble, la ressemblance la naissance de deux jumeaux, d'où provient,
des accidents de leur mal, qui s'aggravait et dit-on, la différence de leurs horoscopes' ;

se calmait en même temps, lui fit juger qu'ils mais ou bien cet intervalle n'est pas assez
étaient jumeaux '. De son côté, le stoïcien considérable pour motiver la diversité qui se
Posidonius, grand partisan de l'astrologie , rencontre dans la conduite des jumeaux, dans
expliquait le faiten disant que les deux frères leurs actions, leurs mœurs et les accidents de
étaient nés et avaient été conçus sous la même leur vie, où il l'est trop pour s'accorder avec
constellation. Ainsi, ce i\v\e le médecin faisait la bassesse ou la noblesse de condition com-
dépendre de la conformité des temi)éraments, mune aux deux enfants, puisqu'on veut que
le philosophe astrologue l'attribuait à celle des la condition de chacun dépende de l'heure où
influences célestes. Mais la conjecture du mé- il est né. Or, si l'un naît immédiatement après
decin est de beaucoup la plus acceptable et la l'autre,de manière à ce qu'ils aient le même
plus plausible; car on comprend fort bien que horoscope, je demande pour eux une parfaite
ces deux enfants, au moment de la conception, conformité en toutes choses, laquelle ne peut
aient reçu de la disposition i)hysique de leurs jamais se rencontrer dans les jumeaux les
parents une impression analogue, et qu'ayant plus semblables et si le second met un si
;

pris leurs premiers accroissements au ventre long temps à venir après le premier, que cela
de la même mère, ils soient nés avec la même change l'horoscope, je demande ce qui ne
complexion. Ajoutez à cela que, nourris dans peut non plus se rencontrer en deux ju-
* Ce fait
meaux, la diversité de père et de mère.
curieux De se rencontre dans aucun des écrits qui nous
sont restés, soit de Cicéron, soit d'HipjJOcrate. Un savant comoieii-
tateur de saint Augustin, E, Vives, conjecture que le passage en ' HoroÉCope, remarque saint Augustin, veut dire observation de
question devait se trouver dans le petit écrit de Cicéron, De fato, l'heure, horœ nùtatio [Qa grec aj^ooxo7:swv,d'ôi/5«, heure, et crxoTritv,
qui n'est parvenu jusqu'à nous qu'incomplet et mutilé. observer).
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 95

CHAPITRE III. leurs mœurs, leurs inclinations et les vicissi-


tudes de leur destinée.
DE l'argument de LA ROUE DU POTIER, ALLÉGUÉ
PAR LE MATHÉMATICIEN NIGIDIUS DANS LA QUES-
CHAPITRE IV.
TION DES JUMEAUX.
DES DEUX JUMEAUX ÉSAIJ ET JACOB, FORT DIFFÉ-
On aurait donc vainement recours au fa-
RENTS DE CARACTÈRE ET DE CONDUITE.
meux argument de la roue du potier, que Ni-
gidius imagina, dit-on, pour sortir de cette
'
Du temps de nos premiers pères naquirent
difOcullé, et qui lui valut le surnom de Figu- deux jumeaux (pour ne parler que des plus
lus *. II imprima à une roue de potier le célèbres), qui se suivirent de si près en venant
mouvement le plus rapide possible, et pen- au monde, que le premier tenait l'autre par
dant qu'elle tournait, il la marqua d'encre à le pied '. Cependant leur vie et leurs mœurs
deux reprises, mais si rapprochées, qu'on au- furent si différentes, leurs actions si con-
rait pu croire qu'il ne l'avait touchée qu'une traires, l'affection de leurs parents si dissem-
fois; or, quand on eut arrêté la roue, on y blable, que le petit intervalle qui sépara leur
trouva deux marques, séparées l'une de l'au- naissance suffit pour les rendre ennemis.
tre par un intervalle assez grand. C'est ainsi, Qu'est-ce à dire? S'agit-il de savoir pourquoi
disait-il,qu'avec la rotation de la sphère cé- l'un se promenait quand l'autre était assis,
leste, encore que deux jumeaux se suivent pourquoi celui-ci dormait ou gardait le silence
d'aussi près que les deux coups dont j'ai touché quand celui-là veillait ou parlait? nullement ;

la roue, cela fait dans le ciel une grande dis- car de si petites différences tiennent à ces
tance, d'où résulte la diversité qui se ren- courts intervalles de temps que ne sauraient
contre dans les mœurs des deux enfants et mesurer ceux qui signalent la position des
dans les accidents de leur destinée. A mon astres au moment de la naissance, pour con-
avis, cet argument est plus fragile encore sulter ensuite les astrologues. Mais point du
que les vases roue du potier.
façonnés avec la tout : l'un des jumeaux de la Bible a été long-
Car si cet énorme intervalle qui se trouve temps serviteur à gages, l'autre n'a pas été
dans le ciel entre la naissance de deux ju- serviteur; l'un était aimé de sa mère, l'autre
meaux, est cause qu'il vient un héritage à ce- ne l'était pas; l'un perdit son droit d'aînesse,
lui-ci et non à celui-là, sans que leur horos- si important chez les Juifs, et l'autre l'acquit.
cope pût deviner celte
faire différence, com- femmes, de leurs enfants,
Pdrlerai-je de leurs
ment ose-t-on prédire à d'autres personnes de leurs biens? Quelle diversité à cet égard
dont on prend l'horoscope, et qui ne sont entre les deux frères ? Si tout cela est une
point jumelles, qu'il leur arrivera de sem- suite du petit intervalle qui sépare la nais-
blables bonheurs dont la cause est impénétra- sance des deux jumeaux et ne peut être attri-
ble, et cela avec la prétention de faire tout bué aux constellations ,
je demande encore
dépendre du moment précis de la naissance. comment on ose, sur la foi des constellations,
Uiront-ils que dans l'horoscope de ceux qui prédire à d'autres leur destinée? Aime-t-on
ne sont point jumeaux, ils fondent leurs pré- mieux dire que les destinées ne dépendent pas
dictions sur de plus grands intervalles de de ces intervalles imperceptibles, mais bien
temps, au lieu que la courte distance qui se d'espaces de temps plus grands qui peuvent
rencontre entre la naissance de deux jumeaux être observés? A quoi sert alors ici la roue du
ne peut produire dans leur destinée que de potier, sinon à faire tourner des cœurs d'ar-
petites différences, sur lesquelles on n'a pas gile et à cacher le néant de la science astrolo-
coutume de consulter les astrologues, telles gique ?
que s'asseoir, se promener, se mettre à table, CHAPITRE V.
manger ceci ou cela? mais ce n'est pas là ré-
PREUVES DE LA VANITÉ DE l'aSTROLOGIE.
soudre la difficulté, puisque la différence que
nous signalons entre les jumeaux comprend Ces deux frères, dont la maladie augmentait
ou diminuait en même temps, et qu'à ce
* Nigidiua, célèbre astrologue, contemporain de VarroD il
; est signe le coup d'œil médical d'Hippocrate re-
question de ses prédictions dans Suétone {Vît' d'Auguste ch. 9i) et
^
connut jumeaux, ne sufûsent-ils pas à con-
dans Lucaiû (lib. l, vers, 639 et seq.)
' Figulus veut dire potier. ' Gen. XXV, 23.
96 LA CITÉ DE DIEU.

fondre ceux qui veulent imputer aux astres l'un ne vînt avant l'autre, je ne vois pas par
une conformité qui s'explique par celle du quelle raison le même moment où ils sont
tempérament? Car, d'où vient qu'ils étaient nés s'opposerait à ce que celui-ci mourût
malades en même temps, au lieu de l'être l'un avant celui-là et si une conception simulta-
;

après l'autre, suivant Tordre de leur nais- née a eu pour eux des effets si différents dans
sance, qui n'avait pu être simultanée ? Ou si le ventre de leurs mères, pourquoi une nais-
le moment différent de leur naissance n'apu sance simultanée ne serait-elle pas suivie dans
faire qu'ils fussentmalades en des moments le cours de la vie d'accidents non moins divers,
différents, de quel droit vient-on soutenir que de manière à confondre également toutes les
cette première différence en a produit une rêveries d'un art chimérique ? Quoi deux 1

foule d'autres dans leurs destinées? Quoi ils I enfants conçus au même moment, sous la
ont pu voyager en des temps différents, se même constellation, peuvent avoir, même à
marier avoir des enfants, toujours en des
, l'heure de la naissance, une destinée diffé-
temps différents, et cela, dit-on, parce qu'ils rente ; et deux enfants, nés dans le même
étaient nés en des temps différents et ils n'ont
; instant et sous les mêmes signes, de deux dif-
pu être malades en des temps différents! Si la férentes mères, ne pourront pas avoir deux
différence dans l'heure de la naissance a influé destinées différentes qui fassent varier les acci-
surl'horoscopeet causé les mille diversités de dents de leur vie et de leur mort, à moins
leurs destinées, pourquoi l'identité dans le qu'on ne s'avise de prétendre que les enfants,
moment de la conception s'est-elle fait sentir bien que déjà conçus, ne peuvent avoir une
par la conformité de leurs maladies? Dira- destinée qu'à leur naissance? Mais pourquoi
t-on que les destins de la santé sont attachés dire alors que, si l'on pouvait savoir le moment
au moment de la conception, et ceux du reste précis de la conception, les astrologues feraient
de la vie au moment de la naissance? mais des prophéties encore plus surprenantes, ce
alors les astrologues ne devraient rien prédire qui a donné heu à cette anecdote, que plu-
touchant la santé d'après les constellations de sieurs aiment à répéter, d'un certain sage qui
la naissance, puisqu'on leur laisse forcément sut choisir son heure pour avoir de sa femme
ignorer le moment de la conception. D'un un enfant merveilleux. Cette opinion était
autre côté, si on prétend prédire les maladies aussi celle de Posidouius, grand astrologue et
sans consulter l'horoscope de la conception, philosophe, puisqu'il expliquait la maladie
sous prétexte qu'elles sont indiquées par le simultanée de nos jumeaux par la simulta-
moment de la naissance, comment aurait-on néité de leur naissance et de leur conception.
pu annoncer à un de nos jumeaux, d'après Remarquez qu'il ajoutait conception afin ,

l'heure où il était né, à quelle époque il serait qu'on ne lui objectât pas que les deux jumeaux
malade, puisque l'intervalle qui a séparé la n'étaient pas nés au même instant précis ; il

naissance des deux frères ne les a pas empê- conçus en même


lui suffisait qu'ils eussent été
chés de tomber malades en même temps. Je temps pour attribuer leur commune maladie,
demande en outre à ceux qui soutiennent que non à la ressemblance de leur tempérament,
le temps qui s'écoule entre la naissance de mais à l'influence des astres. Mais si le moment
deux jumeaux est assez considérable pour de la conception a tant de force pour régler
changer les constellations et l'horoscope, et les destinées et les rendre semblables, la nais-

tous ces ascendants mystérieux qui ont tant sance ne devrait pas les diversifier; ou, si l'on
d'influence sur les destinées, je demande, dis- dit que les destinées des jumeaux sont diffé-
je, comment cela est puisque les
possible, rentes à cause qu'ils naissent en des temps
deux jumeaux out été nécessairement conçus différents, que ne dit-on qu'elles sont déjà
au même instant. De plus, si les destinées de changées par cela seul qu'ils naissent en des
deux jumeaux peuvent être dilférentes quant temps diflérents ? Se peut-il que la volonté des
au moment de la naissance, bien qu'ils aient vivants ne change point les destins de la nais-
été conçus au même instant, pourquoi les sance, lorsque l'ordre même de la naissance
destinées de deux enfants nés en même temps change ceux de la conception?
ne seraient-elles pas différentes pour la vie et
pour la mort ? En effet, si le même moment
où ils ont été conçus n'a pas empêché que
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 97

CHAPITRE VI. jusqu'aux objets corporels. Qu'y a-t-il de plus


réellement corporel que le sexe? et cependant
DES JUMEAUX DE SEXE DIFFÉRENT.
des jumeaux de sexe différent peuvent être
Il arrive même souvent dans la conception contais sous la même constellation. Aussi,
des jumeaux, laquelle a certainement lieu au n'est-ce pas avoir perdu le sens que de dire
même moment et sous la même constellation, ou de croire que la position des astres, qui a
que l'un est mâle et l'autre femelle. Je connais été la même pour ces deux jumeaux au mo-
deux jumeaux de sexe diiïérent qui sont en- ment de leur conception, n'a pu leur donner
core vivants et dans la fleur de l'âge. Bien un même sexe, et que celle qui a présidé au
qu'ils se ressemblent extérieurement autant moment de leur naissance a pu les engager
que le comporte la différence des sexes, ils dans des états aussi peu semblables que le ma-
mènent toutefois un genre de vie très-op- riage et la virginité?
posé, et cela, bien entendu, abstraction faite
des occupations qui sont propres au sexe de CHAPITRE VII.
chacun : l'un est comte, militaire, et voyage
DU CHOIX DES JOURS, SOIT POUR SE MARIER, SOIT
presque toujours à l'étranger; l'autre ne quitte
POUR SEMER ou PLANTER.
jamais son pays, pas même sa maison de
campagne. Mais voici ce qui paraîtra in- Comment s'imaginer qu'en choisissant tel
croyable si l'on croit à l'influence des astres, ou tel jour pour commencer ou telle en- telle
et ce qui n'a rien de surprenant si l'on consi- treprise, on puisse se faire de nouveaux des-
dère le libre arbitre de l'homme et la grâce tins? Cet homme, disent-ils, n'était pas né
divine : le frère est marié, tandis que lasœur pour avoir un flls excellent, mais plutôt pour
est vierge consacrée à Dieu ; l'un a beaucoup en avoir un méprisable; mais il a eu l'art,
d'enfants, et l'autre n'en veut point avoir. On voulant devenir père, de choisir son heure. Il

dira, je le sais, que la force de l'horoscope s'est donc fait un destin qu'il n'avait pas, et
est grande. Pour moi, je pense en avoir assez par là une fatalité a commencé pour lui, qui
prouvé la vanité et, après tout, les astrologues
; n'existait pas au moment de sa naissance.
tombent d'accord qu'il n'a de pouvoir que Etrange folie I on choisit un jour pour se ma-
pour la naissance. Donc il est inutile pour la rier, et c'est, j'imagine, pour ne pas tomber,
conception, laquelle s'opère indubitablement faute de choix, sur un mauvais jour, en
par une seule action, puisque tel est l'ordre d'autres termes, pour ne pas faire un mariage
inviolable de la nature qu'une femme qui malheureux ; mais, s'il en est ainsi, îx quoi
vient de concevoir cesse d'être propre à la servent les destins attachés à notre naissance?
conception ; d'où il résulte que deux jumeaux Un homme peut-il, par le choix de tel ou tel
sont de toute nécessité conçus au même ins- jour, changer sa destinée, et ce que sa volonté
tant jirécis '. Dira-t-on qu'étant nés sous un détermine ne saurait-il être changé par une
horoscope ditférent, ils ont été changés au puissance étrangère? D'ailleurs, s'il n'y a
moment de leur naissance, l'un en mâle et sous le ciel que les hommes qui soient soumis
l'autre en femelle? Peut-être ne serait-il pas aux influences des astres pourquoi choisir ,

tout à fait absurde de soutenir que les in- certains jours pour planter, pour semer, d'au-
fluences des astres soient pour quelque chose tres jours pour dompter les animaux, pour
dans la forme des corps ainsi, l'approche ou: les accoupler, et pour toutes les oiiérations
l'éloiguement du soleil produit la variété des semblables? Si l'on dit que ce choix a de l'im-
saisons, et suivant que la lune est à son crois- portance, parce que tous les corps animés ou
sant ou à son décours, on voit certaines choses inanimés sont assujétis à l'action des astres,
augmenter ou diminuer, comme les héris- il suffira de faire observer combien d'êtres
sons de mer, les huîtres et les marées; mais naissent ou commencent en même temps,
vouloir soumettre aux mêmes influences lus dont la destinée est tellement ditléreute que
volontés des hommes, c'est nous donner lieu cela sufût pour faire rire un enfant, même
de chercher des raisons pour en atl'ranchir aux dépens de l'astrologie. Où est en effet
* Saint Augustin parait ici trop absolu. 11 a contre lui l'autorité l'homme assez dépourvu de sens pour croire
des grands naturalistes de l'antiquité Hippocrate {De supfrfet.)j
:
que chaque arbre, chaque plante, chaque
Aristote {BiH, anim., lib, vn, cap. -1) et Pline [Hiat^ nat.j lib. vu,
cap. 11). bête, serpent, oiseau, vermisseau, ait pour

S. Alg. — Tome XllI.


98 LA CITÉ DE DIEU.

naître son moment fatal? Cependant, pour CHAPITRE VIII.

éprouver la science des astrologues, on a cou-


DE CEUX QUr APPELLENT DESTIN L'ENCHAÎNEMENT
tume de leur apporter l'horoscope des ani-
DES CAUSES CONÇU COMME DÉPENDANT DE LA
maux et de donner la palme à ceux qui s'é-
VOLONTÉ DE DIEU.
crient en le regardant Ce n'est pas un
:

homme qui est né, c'est une bête. Ils vont Quant ceux qui appellent destin, non la
ù
jusqu'à désigner hardiment à quelle espèce disposition des astres au moment de la con-
elle appartient, si c'est une bête à laine ou ception ou de la naissance, mais la suite et
une si elle est propre au labou-
bête de trait, l'enchaînement des causes qui produisent tout
rage ou à garde de la maison. On les con-
la ce qui arrive dans l'univers, je ne m'arrêterai
sulte même sur la destinée des chiens, et l'on pas à les chicaner sur un mot,'puisqu'au fond
écoute leurs réponses avec de grands applau- ils attribuent cet enchaînement de causes à la

dissements. Les hommes seraient-ils donc volonté et à la puissance souveraine d'un prin-
assez sots pour s'imaginer que la naissance cipe souverain qui est Dieu même, dont il est
d'un homme arrête si bien le développement bon et vrai de croire qu'il sait d'avance et or-
de tous les autres germes, qu'une mouche ne donne tout, étant le principe de toutes les
puisse naître sous la même constellation que puissances sans l'être de toutes les volontés.
lui? car, on admet la production d'une
si C'est donc cette volonté de Dieu, dont la puis-
mouche, il faudra remonter par une gradation sance irrésistible éclate partout, qu'ils appel-
nécessaire à la naissance d'un chameau ou lent destin, comme le prouvent ces vers dont
d'un éléphant. Ils ne veulent pas remarquer Annaîus Sénèque est l'auteur si je ne me
,

qu'au jour choisi par eux pour ensemencer trompe :

un champ, il y a une infinité de grains qui « Conduis-moi, père suprême, dominateur du vaste univers,
tombent sur terre ensemble, germent en- conduis-moi partout où tu voudras, je t'obéis sans différer;
me voilà. Fais que je te résiste, et il faudra encore que je
semble, lèvent, croissent, mûrissent en même
t'accoiiipai;ne en gémissant; il faudra que je subisse, en deve-
temps,et que cependant, de tous ces épis de nant coupable, le sort que j'aurais pu accepter avec une rési-
même âge et presque de même germe, les gnation vertueuse. Les destins conduisent qui les suit et entraînent
qui leur résiste ' ».
uns sont brûlés par la nielle, les autres
mangés par les oiseaux, les autres arrachés 11 est clair que le poète appelle destin au
par les passants. Dira-t-on que ces épis, dont dernier vers, ce qu'il a nommé plus haut la
la destinée est si dillerente, sont sous l'in- volonté du père suprême, qu'il se déclare prêt
fluence de différentes constellations, ou, si on à suivre librement, afin de n'en pas être en-
ne peut le dire, conviendra-t-on de la vanité traîné : « Car les destins conduisent qui les
du choix des jours et de l'impuissance des B suit, et entraînent qui leur résiste». C'est ce
constellations sur les êtres inanimés, ce qui qu'expriment aussi deux vers homériques
réduit leur empire à l'espèce humaine, c'est- traduits par Cicéron :

à-dire aux seuls êtres de ce monde à qui Dieu « Les volontés des hommes sont ce que les fait Jupiter, le

père tout-puissant, qui fait briller sa lumière autour de l'u-


ait donné une volonté libre ? Tout bien con-
nivers 2».
sidéré, il y a quelque raison de croire que si

les astrologues étonnent quelquefois par la Je ne voudrais pas donner une grande auto-
vérité de leurs réponses, c'est qu'ils sont se- rité à ce qui ne serait qu'une pensée de poète ;

crètement inspirés par les démons, dont le mais, comme Cicéron nous apprend que les

soin le plus assidu est de propager dans les coutume de citer ces vers
stoïciens avaient

esprits ces fausses dangereuses opinions


et d'Homère en témoignage de la puissance du
sur l'influence fatale des astres de sorte que ;
destin, il ne s'agit pas tant ici de la pensée

ces prétendus devins n'ont été en rien guidés d'un poète que de celle d'une école de philo-
dans leurs prédictions par l'inspection de sopiies, qui nous font voir très-clairement ce

l'horoscope, et que toute leur science des astres qu'ils entendent par destin, puisqu'ils appel-
se trouve réduite à rien. • Ces versse trouvent dans les lettres de Sénèque [Episl. 107),
qui les avait empruntés, en les traduisant habilement, au poète et
philosophe Cléanthe le stoïcien.
Ces deux vers sont dans l'Odyssée, chant ÏVIII, v. 136, 137. L'ou-
vrage où Cicéron les cite et les traduit n'est pas arrivé jusqu'à nous.
Facciolaii conjecture que ce pouvait être dans un des livres perdus
des Acmlémiques.
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 99

suprême dont
lent Jupiter ce dieu ils font dé- inévitable qu'on ne puisse nier le destin. Pour
pendre renchaînement des causes. nous, laissons les philosophes s'égarer dans le
dédale de ces combats et de ces disputes, et,
CHAPITRE IX. convaincus qu'il existe uu Dieu souverain et
unique, croyons également qu'il possède une
DE LA PRESCIENCE DE DIEU ET DE LA LIBRE
volonté, une puissance et une prescience sou-
VOLONTÉ DE L'HOMME, CONTRE LE SENTIMENT
veraines. Ne craignons pas que les actes que
DE CICÉRON.
nous produisons volontairement ne soient pas
Cicéron s'attache à réfuter le système stoï- des actes volontaires car ces actes. Dieu les a
;

cien, et il ne croit pas en venir à bout, s'il prévus, et sa prescience est infaillible. C'est
ne supprime d'abord la divination mais en ; cette crainte qui a porté Cicéron à combattre
la supprimant il va jusqu'à nier toute science la prescience, et c'est elle aussi qui a fait dire
des choses à venir. II soutient de toutes ses aux stoïciens que tout n'arrive pas néces-
forces que ne se rencontre ni
cette science sairement dans l'univers, bien que tout y soit
en Dieu, ni dans l'homme, et que toute pré- soumis au destin.
diction est chose nulle. Par là, il nie la pres- Qu'est-ce donc que Cicéron appréhendait si
cience de Dieu et s'inscrit en faux contre fort dans la prescience, pour la combattre avec
toutes les prophéties, fussent-elles plus claires une si déplorable ardeur ? C'est, sans doute,
que le jour, sans autre appui que de vains que si tous les événements à venir sont prévus,
raisonnements et certains oracles faciles à ré- ils ne peuvent manquer de s'accomplir dans

futer et qu'il ne réfute môme pas. Tant qu'il le même ordre où ils ont été prévus or, s'ils ;

n'a affaire qu'aux prophéties des astrologues, s'accomplissent dans cet ordre, il y a donc un
qui se détruisent elles-mêmes, son éloquence ordre des événements déterminé dans la
triomphe mais cela n'empêche pas que la
; prescience divine; et si l'ordre des événements
thèse de l'influence fatale des astres ne soit au est déterminé, l'ordre des causes l'est aussi,
fond [ilus supportable que la sienne, qui sup- puisqu'il n'y a point d'événement possible qui
prime toute connaissance de l'avenir. Car, ne soit précédé par quelque cause efficiente.
admettre un Dieu et lui refuser la prescience, Or, si l'ordre des causes, par qui arrive tout
c'est l'extravagance la plus manifeste. Cicéron ce qui arrive, est déterminé, tout ce qui ar-
l'a fort bien senti, mais il semble qu'il ait rive, dit Cicéron, est l'ouvrage du destin. «Ce
voulu justifier cette parole de l'Ecriture :
« point accordé, ajoute-t-il, toute l'économie
« L'insensé a dit dans son cœur : Il n'y a point « la vie humaine est renversée c'est en vain
de ;

a de Dieu ' ». Au
ne parle pas en son
reste, il « qu'on fait des lois, en vain qu'on a recours
nom et ne voulant pas se donner l'odieux
; « aux reproches, aux louanges, au blâme, aux

d'une opinion fâcheuse, il charge Cotta, dans « exhortations; il n'y a point de justice à ré-

le livre De la nature des dieux, de discuter « compenser les bons ni à punir les mé-
contre les stoïciens et de soutenir que la di- « chants' ». C'est. donc pour prévenir des

vinité n'existe pas. Quant à ses propres opi- conséquences Si monstrueuses, si absurdes,
nions, met dans la bouche de Balbus,
il les si funestes à l'humanité, qu'il rejette la pres-
défenseur des stoïciens -. Mais au livre De la cience et réduit les esprits religieux à faire
divination, Cicéron n'hésite pas à se porter un choix entre ces deux alternatives qu'il dé-
en personne l'adversaire de la prescience. II ou notre volonté a quel-
clare incompatibles:
est clair que son grand et unique objet, c'est que pouvoir, ou y a une prescience. Dé-
il

d'écarter le destin et de sauver le libre arbitre, montrez-vous une de ces deux choses ? par là
étant persuadéque si l'on admet la science même, suivant Cicéron, vous détruisez l'autre,
des choses à venir, c'est une conséquence et vous ne pouvez afûrmer le libre arbitre
sans nier la prescience. C'est pour cela que ce
' Ps. xra, 1. grand esprit, en vrai sage, qui connaît à fond
SaiDt Augustin parait ici peu exact et beaucoup trop sévère pour
'
les besoins de la vie humaine, se décide pour
CicérOQ, qu'il a traité ailleurs d'une façon plus équitable. Le person-
nage du De natura dcoi-um qui exprime le mieux les sentiments de le hbre arbitre mais, afin de l'établir, il nie
;

Cicéron, ce n'est point Balbus, comme le dit saint Augustin, mais


Cotta. De
plus, l'académicien Cotta ne représente point l'athéisme,
qui aurait plutôt dans l'épicurien Velléius son organe naturel; Cotta • passage, attribué à Cicéron par saint Augustin, ne se ren-
Ce
représente les incertitudes de la nouvelle Académie, et ce probabi- contre pas dans leDe dioinatione, mais oa trouve au chap. 17 du De
iisme spéculatif oii inclinait Cicéron. fato quelques lignes tout à fait analogues.
100 LA CITÉ DE DIEU.

toute science des choses futures ; et voilà « chacun selon ses œuvres '
». Or, quand le

comme en voulant riiomme libre il le


faire psalmiste ditDieu a parlé une fois, il faut
:

fait sacrilège. Mais un cœur religieux repousse entendre une parole immobile, immuable,
cette alternative ; il accepte l'un et l'autre comme la connaissance que Dieu a de tout ce
principe, les confesse également vrais, et leur qui doit arriver et de tout ce qu'il doit faire.
donne pour base commune la foi qui vient de Nous pourrions donc entendre ainsi le fatum,
la piété. Comment cela ? dira Cicéron ; car, si on ne le prenait d'ordinaire en un autre

la il en résulte une
prescience étant admise, sens, que nous ne voulons pas laisser s'insi-
suite de conséquences étroitement enchaînées nuer dans les cœurs. Mais la vraie question est
qui aboutissent à conclure que notre volonté de savoir si, du moment qu'il y a pour Dieu
ne peut rien ; et si on admet que notre vo- un ordre déterminé de toutes les causes, il
lonté puisse quelque chose, il faut, en remon- faut refuser tout libre arbitre à la volonté.
tant la chaîne, aboutir à nier la prescience. Nous le nions ; et en effet, nos volontés étant
Et, en effet, si la volonté est libre, le destin les causes de nos actions, font elles-mêmes
ne fait pas tout ; si le destin ne fait pas tout, partie de cet ordre des causes qui est certain
l'ordre de toutes les causes n'est point déter- pour Dieu et embrassé par sa prescience. Par
miné ; si l'ordre de toutes les causes n'est conséquent, celui qui a vu d'avance toutes les
point déterminé, l'ordre de tous les événe- causes des événements, n'a pu ignorer parmi
ments n'est point déterminé non plus dans la ces causes les volontés humaines, puisqu'il y
prescience divine, puisque tout événement a vu d'avance les causes de nos actions.
suppose avant lui une cause efficiente ; si L'aveu même de Cicéron, que rien n'arrive
l'ordre des événements n'est point déterminé qui ne suppose avant soi une cause efficiente,
pour la prescience divine, il n'est pas vrai que suffit ici pour le réfuter. Il ne lui sert de rien
toutes choses arrivent Dieu a prévu comme d'ajouter que toute cause n'est pas fatale, qu'il
qu'elles arriveraient et si toutes choses n'ar-
;
y en a de fortuites, de naturelles, de volon-
rivent pas comme Dieu a prévu qu'elles arri- taires ; c'est assez qu'il reconnaisse que rien
veraient, il n'y a pas, conclut Cicéron, de pres- n'arrive qui ne suppose avant soi une cause
cience en Dieu. efficiente. Car, qu'il y ait des causes fortuites,
Contre ces témérités sacrilèges du raisonne- d'où vient môme
de fortune, nous ne
le nom
ment, nous affirmons deux choses la pre- :
le nions pas nous disons seulement que ce
;

mière, c'est que Dieu connaît tous les événe- sont des causes cachées, et nous les attribuons
ments avant qu'ils ne s'accomplissent la ; à la volonté du vrai Dieu ou à celle de quel-
seconde, c'est que nous faisons par notre vo- que esprit. De même pour les causes natu-
lonté tout ce que nous sentons et savons ne faire que nous ne séparons pas de la volonté
relles,
que parce que nous le voulons. Nous sommes du créateur de la nature. Restent les causes
si loin de dire avec les stoïciens le destin fait :
volontaires, qui se rapportent soit à Dieu, soit
tout, que nous croyons qu'il ne fait rien, aux anges, soit aux hommes, soitaux bêtes, si
puisque nous démontrons que le destin, en toutefois on peut appeler volontés ces mouve-
entendant par là, suivant l'usage, la disposi- ments d'animaux privés de raison, qui les por-
tion des astres au moment de la naissance ou tent à désirer ou à fuir ce qui convient ou ne
de la conception, est un mot creux qui dési- convient pas à leur nature. Quand je parle des
gne une chose vaine. Quant à l'ordre des volontés des anges, je réunis par la pensée les
causes, où la volonté de Dieu a la plus grande bons anges ou anges de Dieuavecles mauvais
puissance, nous ne la nions pas, mais nous ne anges ou anges du diable, et ainsi des hom-
lui donnons pas le nom de destin, à moins mes, bons ou méchants. Il suit de là qu'il n'y
qu'on ne fasse venir le /aiimi de /an', parler'; a point d'autres causes efficientes de tout ce
car nous ne pouvons contester qu'il ne soit qui arrive que les causes volontaires, c'est-
écrit dans les livres saints « Dieu a parlé une :
à-dire procédant de cette nature qui est l'es-
a fois, et j'ai entendu ces deux choses la : prit de vie. Car l'air ou le vent s'appelle aussi
« puissance est à Dieu, et la miséricorde est en latin esprit; mais comme c'est un corps, ce
c aussi à vous, ô mon Dieu, qui rendrez à n'est point l'esprit de vie. Le véritable esprit
de vie, qui vivifie toutes choses et qui est le
Cette étymologie est celle des grammairiens de l'antiquité, de

Varron en particulier De liiuj. lat., lib. vi, § 52.


;
• Ps. LXl, 11.
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 101

créateur de tout corps et de tout esprit créé, lontés ont le degré de puissance que Dieu leur
c'est Dieu, l'esprit incréé. Dans sa volonté ré- assigne par sa volonté et sa prescience ; d'où
side la toute-puissance, par laquelle il aide les il résulte qu'elles peuvent très-certainement
bonnes volontés des esprits créés, juge les tout ce qu'elles peuvent, et qu'elles feront ef-
mauvaises, les ordonne toutes, accorde la fectivement ce qu'elles feront, parce que leur
puissance à celles-ci et la refuse à celles-là. puissance et leur action ont été prévues par
Car, comme il est le créateur de toutes les na- celui dont la prescience est infaillible. C'est
tures, il est le dispensateur de toutes les puis- pourquoi, si je voulais me servir du mot
sances, mais non pas de toutes les volontés, destin, je diraisque le destin de la créature
les mauvaises volontés ne venant pas de lui, est la volonté du Créateur, qui tient la créa-
puisqu'elles sont contre la nature qui vient de ture en son pouvoir, plutôt que de dire avec
lui. Pour ce qui estdes corps, ils sont soumis les stoïciens que le destin (qui dans leur lan-

aux volontés, les uns aux nôtres, c'est-à-dire gage est l'ordre des causes) est incompatible
aux volontés de tous les animaux mortels, et avec le libre arbitre.

plutôt des honunes que des bêles les autres à ;

celles des anges mais tous sont soumis prin-


; CHAPITRE X.
cipalement à la volonté de Dieu, à qui même
s'il y a quelque nécessité qui domine les
sont soumises toutes les volontés en tant
volontés des hommes.
qu'elles n'ont de puissance que par lui. Ainsi
donc, la cause qui fait les choses et qui n'est Cessons donc d'appréhender cette nécessité
point faite, c'est Dieu. Les autres causes font tant redoutée des stoïciens , et qui leur a
et sont faites : tels sont tous les esprits créés fait distinguer deux sortes de causes : les
et surtout les raisonnables. Quant aux causes unes qu'ils soumettent à la nécessité , les
corporelles, qui sont plutôt faites qu'elles ne autres qu'ils en affranchissent, et parmi les-
font, on ne doit pas les compter au nombre quelles ils placent la volonté humaine, étant
des causes efficientes, parce qu'elles ne peu- persuadés qu'elle cesse d'être libre du mo-
vent que ce que font par elles les volontés des ment qu'on la soumet à la nécessité. Et en
esprits. Comment donc l'ordre des causes, dé- efiet, si on appelle nécessité pour l'homme ce

terminé dans la prescience divine, pourrait-il qui n'est pas en sa puissance, ce qui se fait en
faire que rien ne dépendît de notre volonté, dépit de sa volonté, comme par exemple la
alors que nos volontés tiennent une place si nécessité de mourir,il est évident que nos
considérable dans l'ordre des causes ? Que volontés, qui font que notre conduite est
Cicéron dispute tant qu'il voudra contre les bonne ou mauvaise, ne sont pas soumises à
stoïciens, qui disent que cet ordre des causes une telle nécessité. Car nous faisons beaucoup
est fatal, ou plutôt qui identiQent l'ordre des de choses que nous ne ferions certainement
causes avec ce qu'ils appellent destin ' pour ;
pas si nous ne voulions pas les faire. Telle est
nous, cette opinion nous fait horreur, surtout la propre essence du vouloir
si nous voulons, :

à cause du mot, que l'usage a détourné de son il est nous ne voulons pas, il n'est pas,
; si

vrai sens. Mais quand Cicéron vient nier que puisque enfin on ne voudrait pas, si on ne
l'ordre des causes soit déterminé et parfaite- voulait pas. Mais il y a une autre manière
ment connu de la prescience divine, nous dé- d'entendre la nécessité, comme quand on dit
testons sa doctrine plus encore que ne faisaient qu'il est nécessaire que telle chose soitou ar-
les stoïciens; car, ou il faut qu'il nie expres- rive de telle façon ;
prise en ce sens, je ne
sément Dieu, comme il a essayé de le faire, vois dans la nécessité rien de redoutable, rien
sous le nom d'un autre personnage, dans son qui supprime le libre arbitre de la volonté.
traité De la nature des dieux ; ou si en con- On ne soumet pas en effet à la nécessité la vie
fessant l'existence de Dieu il lui refuse la et la prescience divines, en disant qu'il est né-
prescience, cela revient encore à dire avec cessaire que Dieu vive toujours et prévoie
l'insensé dont parle l'Ecriture 11 n'y a point : toutes choses, pas plus qu'on ne diminue la

de Dieu. En effet, celui qui ne connaît point puissance divine en disant que Dieu ne peut
l'avenir n'est point Dieu. En résumé, nos vo- ni mourir, ni être trompé. Ne pouvoir pas
mourir est si peu une impuissance, que si
• Voyez Cicéron, De fiito, cap. 11 et 12; el De diviiial. lib. i,

cap. 55; Ub. 1[, cap. 8. Dieu pouvait mourir, il ne serait pas la puis-
,

102 LA CITÉ DE DIEU.

sance infinie. On a donc raison de l'appeler le possible d'ailleurs de bien vivre, si on ne croit
Tout-Puissant, quoi(]u'il ne puisse ni mourir, pas de Dieu ce qu'il est bien d'en croire. Gar-
ni (Hrc lrompù;car sa toute-puissance consiste dons-nous donc soigneusement, sous prétexte
à faire ce qu'ilveut et à ne pas souITrir ce qu'il de vouloir être libres, de nier la prescience
ne veut pas; double condition sans laquelle de Dieu, [)uisque c'est Dieu seul dont la grâce
il ne serait plus le Tout-Puissant. D'où Ton nous donne ou nous donnera la liberté. Ainsi,
voit enlin que ce qui fait que Dieu ne peut ce n'est pas en vain (ju'ilya des lois, ni qu'on
pas certaines choses, c'est sa toute-puissance a recours aux réprimandes, aux exhortations,
même. Pareillement donc, dire qu'il est né- à la louange et au blâme car Dieu a prévu ;

cessaire que lorsque nous voulons, nous vou- toutes ces choses, et elles ont tout l'effet qu'il
lions par notre libre arbitre, c'est dire une a prévu qu'elles auraient et de même les
;

chose incontestable ; mais ilne s'ensuit pas prières servent pour obtenir de lui les biens
que notre libre arbitre soit soumis à une né- qu'il a prévu qu'il accorderait à ceux qui
cessité qui lui ôte sa liberté. Nos volontés prient; et enfin il y a de la justice à récom-
restent nôtres, et c'est bien elles qui font ce penser les bons et à châtier les méchants. Un
que nous voulons faire , ou , en d'autres homme ne pèche pas parce que Dieu a prévu
termes, ce qui ne se ferait pas nous ne le
si qu'il pécherait tout au contraire, il est hors
;

voulions Et quand j'ai


faire. quelque chose à de doute que quand il pèche, c'est lui-même
souffrir du fait de mes semblables et contre qui pèche, celui dont la prescience est infail-
ma volonté propre, il y a encore ici une ma- lible ayant prévu que son péché, loin d'être
nifestation de la volonté, non sans doute de l'effet du destin ou de la fortune , n'aurait
ma volonté propre, mais de celle d'autrui, et d'autre cause que sa propre volonté. Et sans
avant tout de la volonté et de la puissance de doute, s'il ne veut pas pécher, il ne pèche pas;

Dieu. Car, dans le cas même oîi la volonté de mais alors Dieu a prévu qu'il ne voudrait pas
mes semblables une volonté sans puis-
serait pécher.
sance, cela viendraitévidemment de ce qu'elle CHAPITRE XI.
serait empêchée par une volonté supérieure;
LA PROVIDENCE DE DIEU EST UNIVERSELLE ET
elle supposerait donc une autre volonté, tout
EMBRASSE TOUT SOCS SES LOIS.
en restant elle-même une volonté distincte,
icipuissante à faire ce qu'elle veut. C'est Considérez maintenant ce Dieu souverain
p ,'urquol, tout ce que l'homme souffre contre et véritable qui, avec son Verbe et son Esprit
s; volonté, il ne doit l'attribuer, ni à la volonté saint, ne forme qu'un seul Dieu en trois per-
des hommes, ni à celle des anges ou de quelque sonnes ce Dieu unique et tout-puissant
,

autre esprit créé, mais à la volonté de Dieu, auteur et créateur de, toutes les âmes et de
qui donne le pouvoir aux volontés. tous les corps, source de la félicité pour qui-
On
aurait donc tort de conclure que rien conque met sonl)onheur, non dans les choses
ne dépend de notre volonté, sous prétexte que vaines, mais dans les vrais biens, qui a fait
Dieu a prévu ce qui devait en dépendre. Car ce de l'homme un animal raisonnable, composé
serait dire que Dieu a prévu là où il n'y avait de cor[is et d'âme, et après sou péché, ne l'a
rien à prc,t/ir. Si en effet celui qui a prévu ce laissé ni sans châtiment, ni sans miséricorde;
qui devait dépendre un jour de notre volonté, qui a donné aux bons et aux méchants l'être
a véritablement prévu quelque chose, il faut comme aux pierres, la vie végétative comme
conclure que ce quelque chose, objet de sa aux plantes, la vie sensitive comme aux ani-
prescience, dé[)end en effet de notre volonté. maux, la vie intellectuelle comme aux anges;
C'est pourquoi nous ne sommes nullement ce Dieu principe de toute règle de toute ,
,

réduits à cette alternative, ou de nier le libre beauté, de tout ordre qui donne à tout le
;

arbitre pour sauver la prescience de Dieu, ou nombre, le poids et la mesure; de qui dérive
de nier la prescience de Dieu, pensée sacri- toute production naturelle, quels qu'en soient
lège pour sauver le
! libre arbitre mais nous ; le genre et le prix les semences des formes,
:

embrassons ces deux principes, et nous les les formes des semences, le mouvement des
confessons l'un et l'autre avec la même foi et semences et des formes ce Dieu qui a créé la
;

la même sincérité la prescience, [)our bien


:
chair avec sa beauté, sa vigueur, sa fécondité,
croire; le hbre arbitre, pour bien vivre. Im- la disposition de ses organes et la concorde
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 103

salutaire de ses éléments; qui a donné à l'âme lèrent consuls. Qui dit roi ou seigneur, parle
animale la mémoire, les sens et l'appétit, et à d'un maître qui régne et domine un consul,
;

l'âme raisonnable la pensée, l'intelligence et au contraire, une sorte de est conseiller*. Les
la volonté ; ce Dieu qui n'a laissé aucune de Romains pensèrent donc que la royauté a un
ses œuvres, je ne dis pas le ciel et la terre, je faste également éloigné de la simplicité d'un
ne dis pas les anges et les hommes, mais les pouvoir qui exécute la loi, et de la douceur
organes du plus petit et du plus vil des ani- d'un magistrat qui conseille; ils ne virent en
maux, la plume d'un oiseau, la moindre fleur elle qu'une orgueilleuse domination. Ils chas-
des champs, une feuille d'arbre, sans y établir sèrent donc les Tarquins, établirent des con-
la convenance des parties, l'iiarmonie et la suls, et dès lors, comme le rapporte à l'honneur
paix je demande s'il est croyable que ce Dieu
;
des Romains l'historien déjà cité, a sous ce
ait souiîert que les empires de la terre, leurs « régime nouveau de liberté, la république,
dominations et leurs servitudes restassent , « enflammée par un amour passionné de la

étrangers aux lois de sa providence ? « gloire, s'accrut avec une rapidité incroya-
« ble » C'est donc à cette ardeur de renommée
.

CHAPITRE XII. et de gloire qu'il faut attribuer toutes les


merveilles de l'ancienne Rome, qui sont, au
PAR QUELLES VERTUS LES ANCIENS ROMAINS ONT
jugement des hommes, ce qui peut se voir de
MÉRITÉ OIE LE VRAI DIEU ACCRUT LEUR EMPIRE,
plus glorieux et de plus digne d'admiration.
BIEN qu'ils ne l'adorassent PAS.
Salluste trouve aussi à louer quelques per-
Voyons maintenant en faveur de quelles sonnages de son siècle, notamment Marcus
vertus le vrai Dieu, qui tient en ses mains Caton et Caïus César, dont il dit que la répu-
tous les royaumes de la terre, a daigné favo- blique depuis longtemps stérile , n'avait
,

riser l'accroissementde l'empire romain. C'est jamais produit deux hommes d'un mérite
pour en venir là que nous avons montré, dans aussi éminent, quoique de mœurs bien diffé-
le livre précédent, que les dieux que Rome rentes. Or, entre autres éloges qu'il adresse à

honorait par des jeux ridicules n'ont en rien César, il lui fait honneur d'avoir désiré un
contribué à sa grandeur nous avons montré ;
grand commandement, une armée et une
ensuite, au commencement du présent livre, guerre nouvelle où il pût montrer ce qu'il
que le destin est un mot vide de sens, de peur était. Ainsi, c'était le vœu des plus grands

que certains esprits, désabusés de la croyance hommes que Rellone armée de son fouet ,

aux faux dieux, n'attribuassent la conservation sanglant, excitât de malheureuses nations à


et la grandeur de l'empire romain à je ne prendre les armes, afin d'avoir une occasion
sais quel destin plutôt qu'à la volonté toute- de faire briller leurs talents. Et voilà les effets
puissante du Dieu souverain. de cette ardeur avide pour les louanges et de
Les anciens Romains adoraient, il est vrai, ce grand amour de la gloire! Concluons que
lesfaux dieux, et offraient des victimes aux les grandes choses faites par les Romains

démons, à l'exemple de tous les autres peuples eurent trois mobiles d'abord l'amour de la :

de l'univers, peuple^iébreu excepté mais


le ;
liberté, puis le désir de la domination et la

leurs historiens leur rendent ce témoignage passion des louanges. C'est de quoi rend
qu'ils étaient « avides de renommée et pro- témoignage le plus illustre de leurs poètes,
« digues d'argent, contents d'une fortune hon- quand il dit :

« note et insatiables de gloire '«.C'est la gloire « Porsenna entourait Rome d'une armée immense, voulant
qu'ils aimaient; pour elle ils voulaient vivre, lui imposer le retour des Tarquins bannis; mais les fils d'Enée
se précipitaient vers la mort pour défendre la liberté ' »,
pour elle ils surent mourir. Cette passion
étouffait dans leurs cœurs toutes les autres. Telle était alors leur unique ambition :

Convaincus qu'il était honteux pour leur mourir vaillamment ou vivre libres. Mais
patrie d'être esclave, et glorieux pour elle de quand ils eurent la liberté l'amour de la ,

commander , voulurent libre d'abord


ils la gloire s'empara tellement de leurs âmes, que
pour la faire ensuite souveraine. C'est pour- la liberté n'était rien pour eux si elle n'était
quoi, ne pouvant souffrir l'autorité des rois,
Saint Augustin dériver consul de considère^ ret/num de rux,
ils créèrent deux chefs annuels qu'ils appe-
* fait

et rex de reijere.
'
Salluste, De lonj. CatrI,, cap. 7. > Virgile, Enéide, livre viii, vers 6-16, 617.
,

lOi LA CITÉ DE DIEU.

accompagnée de la domination. Aussi accueil- vertu, seule voie où veuillent marcher les
laient-ils avec la plus grande faveur ces pro- gens de bien. Voilà les sentiments qui étaient
phéties flatteuses que Virgile mit depuis dans naturellement gravés dans le cœur des Ro-
la bouche de Jupiter : mains, et je n'en veux pour preuve que ces
« Juaon même, l'implacable Junon, qui fatigue aujourd'hui temples qu'ils avaient élevé?, l'un près de
de sa haine jalouse la mer, la terre et le ciel, prendra des sen- l'autre, à la Vertu et à l'Honneur, s'iinaginant
timents plus doux et protégera, de concert avec moi, la nation
qui porte h
devenue la maîtresse des autres nations.
toge,
que ces dons de Dieu étaient des dieux. Rap-
Telle est ma
; un jour viendra où la maison d'Assaracus
volonté procher ces deux divinités de la sorte, c'était
imposera son joug à la Thessalie et à l'illustre Mycènes, et assez dire qu'à leurs yeux l'honneur était la
dominera sur les Grecs vaincus ' ».
véritable fin de la vertu ; c'est à l'honneur, en
On remarqiiera que Virgile fait prédire à effet, que tendaient les hommes de bien, et

Jupiter événements accomplis de son


des toute la différence entre eux et les méchants,
temps et dont lui-même était témoin mais ; c'est que ceux-ci prétendaient arriver à leurs
j'ai cité ses vers pour montrer que les Romains, fins par des moyens déshonnêtes, par le men-
après la liberté, ont tellement estimé la do- songe et les tromperies.
mination, qu'ils en ont fait le sujet de leurs Salluste a donné à Caton un plus bel éloge,
plus hautes louanges. C'est encore ainsi que quand il a dit de lui : « Moins il courait à la
le même poëte préfère à tous les arts des na- « gloire, et plus elle venait à lui ». Qu'est-ce
tions étrangères l'art propre aux Romains en effet que la gloire, dont les anciens Ro-
celui de régner et de gouverner, de vaincre mains étaient si fortement épris, sinon la
et de soumettre les peuples : bonne opinion des hommes? Or, au-dessus
« D'autres, dit-il, animeront l'airain d'un ciseau plus délicat, de la gloire il y a la vertu, qui ne se contente
je le crois sans peine ; ils sauront tirer du marbre des ligures pas du bon témoignage des hommes, mais
pleines de vie. Leur parole sera plus éloquente ; leur compas
qui veut avant tout celui de la conscience.
décrira les mouvements célestes et marquera le lever des
Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à
étoiles. Toi, C'est pourquoi l'Apôtre a dit « Notre gloire, :

ton empire. Tes arts, les voici être l'arbitre de la paix, par-
:
« témoignage de notre con-
à nous, c'est le
donner aux vaincus et dompter les superbes ^ ».
« science » Et ailleurs « Que chacun exa-
'
. :

Les Romains, en effet, excellaient d'autant ctmine ses propres œuvres, et alors il trou-
mieux dans ces arts qu'ils étaient moins adon- « vera sa gloire en lui-même et non dans les

nés aux voluptés qui énervent l'âme et le «autres*». Ce n'est donc pas à la vertu à
corps, et à ces richesses fatales aux bonnes courir après la gloire, les honneurs, le pou-
mœurs qu'on ravit à des citoyens pauvres voir, tous ces biens, en un mot, que les Ro-
pour les prodiguer à d'infâmes histrions. Et mains ambitionnaient et que les gens de bien
comme cette corruption débordait de toutes recherchaient par des moyens honnêtes; c'est
parts au temi)S où Salluste écrivait et où chan- à ces biens, au contraire, à venir vers la vertu;
tait Virgile, on ne marchait plus vers la gloire car la vertu véi'itable est celle qui se propose
par des voies honnêtes, mais par la fraude et le bien pour objet, et ne met rien au-dessus.
l'artifice. Salluste nous le déclare expressé- Ainsi, Caton eut tort de demander des hon-
ment a Ce fut d'abord l'ambition, dit-il,
: neurs à la république ; c'était à la république
« plutôt que la cupidité, qui remua les cœurs. à les lui conférer, à cause de sa vertu, sans
a Or, le premier de ces vices touche de plus qu'il les eût sollicités.
« près que l'autre à la vertu. En effet, l'homme Et toutefois, de ces deux grands contempo-
a de bien et le lâche désirent également la rains, Caton et César, Caton est incontestable-
« gloire, les honneurs, le pouvoir; seulement ment celui dont la vertu approche le plus de
« l'homme de bien y marche par la bonne la vérité. Voyez, en effet, ce qu'était alors la
« voie ; l'autre, à qui manquent les moyens république et ce qu'elle avait été autrefois, au
a honnêtes, prétend y arriver par la fraude et jugement de Caton lui-même « Gardez-vous :

« le mensonge' ». Quels sont ces moyens hon- a de croire, dit-il, que ce soit par les armes
nêtes de parvenir à la gloire, aux dignités, au « que nos ancêtres ont élevé la république,
pouvoir? évidemment ils résident dans la a alors si petite, à un si haut point de gran-

« deur. S'il en était ainsi, elle serait aujour-


• Virgile, Enéide, livre vers 279 à 285.
i,
« d'hui plus florissante encore, puisque, ci-
' Ibid., livre vi, vers 817 et suiv.
' Salluste, De conj. Catil., cap. II. II Cor. r, 12. — ' Gatat. vi, 1.
.

LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. iOb

« toyens, alliés, armes, chevaux, nous avons historien,quand il dit que, voulant com-
a tout en plus grande abondance que nos
pères. prendre comment le peuple romain avait ac-
« Mais il est d'autres moyens qui firent leur compli de si grandes choses, soit en paix, soit
« grandeur, et que nous n'avons plus: au de- en guerre, sur terre et sur mer, souvent avec
ce dans, l'activité ;au dehors, une administra- une poignée d'hommes contre des armées re-

juste dans les délibérations, une âme doutables et des rois très-puissants, il avait
« tion ;

atlVanchie des vices et des passions. remarqué qu'il ne fallait attribuer ces magni-
a libre,

a Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et


fiques résultats qu'à la vertu d'un petit nom-
B l'avarice l'Etat est pauvre, et les particuliers bre de citoyens, laquelle avait donné la vic-
;

sont opulents nous vantons la richesse, toire à la pauvreté sur la richesse, et aux pe-
a ;

tites armées sur les grandes. « Mais depuis


a nous chérissons l'oisiveté entre les bons et ;

a que Rome, ajoute Salluste, eut été corrom-


a les méchants, nulle différence, et toutes les
« pue par le luxe et l'oisiveté, ce tut le tour de
a récompenses de la vertu sont le prix de l'in-
« la république de soutenir par sa grandeur
a trigue. Pourquoi s'en étonner, puisque cha-
« les vices de ses généraux et de ses magis-
« cun de vous ne pense qu'à soi esclave, chez ;

« trats ». Ainsi donc, lorsque Caton célébrait


a soi, de la volupté, et au dehors, de l'argent
a et de la faveur ? Et voilà pourquoi on se jette lesanciens Romains qui allaient à la gloire,
« sur la république comme sur une proie sans aux honneurs, au pouvoir, par la bonne voie,
a défense ' » c'est-à-dire par la vertu, c'est à un bien petit

Quand on entend Caton ou Salluste parler nombre d'hommes que s'adressaient ses élo-

on est tenté de croire que tous les ges ils étaient bien rares ceux qui, par leur
de la sorte, ;

anciens Romains, ou du moins la plupart, vie laborieuse et modeste, enrichissaient le

étaient semblables au portrait qu'ils en tracent trésor public tout en restant pauvres. Et c'est

avec tant d'admiration mais il n'en est rien ; ;


pourquoi la corruption des mœurs amena une
autrement il faudrait récuser le témoignage situation toute contraire : l'Etat pauvre et les

du même Salluste dans un autre endroit de particuliers opulents.

son ouvrage, que j'ai déjà eu occasion de


citer: a Dès la naissance de Rome, dit-il, les CHAPITRE XIII.

« injustices des grands amenèrent la sépara-


l'amour de la gloire, qui est un vice, passe
« tion du peuple et du sénat, et une suite de
POUR UNE vertu, PARCE QU'lL SURMONTE DES
a dissensions intérieures on ne vit fleurir ;
vices PLUS GRANDS.
« l'équité et la modération qu'à l'époque de
a l'expulsion des rois, et tant qu'on eut à re- Après queroyaumes d'Orient eurent
les

« douter les Tarquins et la guerre contre l'E- brillé sur pendant une longue suite
la terre

e trurie mais le danger passé, les patriciens


;
d'années. Dieu voulut que l'empire d'Occi-
a traitèrent les gens du peuple comme des dent, qui était le dernier dans l'ordre des
« esclaves, accablant celui-ci de coups, chas- temps, devînt le premier de tous par sa gran-
e sant celui-là de son champ, gouvernant en deur et son étendue ; et comme il avait dessein
a maîtres et en rois... Les luttes et les animo- de se servir de cet empire pour châtier un
a sites ne prirent fin qu'à la seconde guerre grand nombre de nations, il le confia à des
a punique, parce qu'alors la terreur s'empara hommes passionnés pour la louange et l'hon-
« de nouveau des âmes, et, détournant ail- neur, qui mettaient leur gloire dans celle de
« leurs leurs pensées et leurs soucis, calma et la patrie, et étaient toujours prêts à se sacrifier
a soumit ces esprits inquiets ^ ». Mais à cette pour son salut, triomphant ainsi de leur cupi-
époque même, les grandes choses qui s'ac- dité et de tous leurs autres vices iiar ce vice

complissaient étaient l'ouvrage d'un petit unique l'amour de la gloire. Car, il ne faut
:

nombre d'hommes, vertueux manière, à leur pas se le dissimuler, l'amour de la gloire est
et dont la sagesse, au milieu de ces désordres un vice. Horace en est convenu, quand il a
par eux tolérés, mais adoucis, faisait fleurir dit:

la républi(|ue. C'est ce ([n'atteste le même « L'amour de la gloire entle-l-il votre cœur? il y a un re-
mède pour ce mal : c'est de lire un bon livre avec candeur et
par trois fois ' ».
* Discours de Caton au sénat dans Salluste, Dp cwtj. Calii.^
cap. 52.
* Voyez plus haut le cbap. 18 du livre v. 36, 37.
' Horace, Epist., i,
106 LA CITE DE DIEU.

Ecoutez encore ce poëte s'élevant dans un et solides en elles-mêmes, que l'amour de la


de ses chants lyriques contre la passion de gloire humaine eu rougisse et qu'il cède à
dominer : l'amour de la vérité. Une preuve que ce vice
« Dompte
ton 3iiie ambitieuse, et tu feras ainsi un plus est ennemi de la vraie foi, quand il vient à
grand empire que si, réunissant à la Libye la lointaine Gadès, l'emporter dans notre cœur sur la crainte ou
tu soumettais à ton joug les deux Cartbages' ».
sur l'amour de Dieu, c'est que Notre-Seigneur
Et cependant, quand on n'a pas reçu du dit dans l'Evangile « Comment pouvez-vous :

Saint-Esprit la grâce de surmonter les pas- « avoir lafoi, vous qui attendez la gloire les
sions honteuses par la foi, la piété et l'amour B uns des autres, et ne recherchez point la
de beauté intelligible, mieux vaut encore
la « gloire qui vient de Dieu seul ? » L'évan- '

les vaincre par un désir de gloire purement géliste ditencore de certaines personnes qui
humain que de s'y abandonner ; car si ce croyaient en Jésus-Christ, mais qui appréhen-
désir ne rend pas l'homme saint, il l'empêche daient de confesser publiquement leur foi :

de devenir infâme. C'est pourquoi Cicéron, o Ils ont plus aimé la gloire des hommes que
dans son ouvrage de la République, où il « celle de Dieu ^ ». Telle ne fut pas la con-
traite de l'éducation du chef de l'Etat, dit qu'il duite des bienheureux Apôtres ; car ils prê-
faut le nourrir de gloire, et s'autorise, pour le chaient le christianisme en des lieux où non-
prouver, des souvenirs de ses ancêtres, à qui seulement en discrédit et ne pouvait,
il était
l'amour de la gloire inspira tant d'actions par conséquent, selon le mot de Cicéron, ren-
illustres et merveilleuses. Il est donc avéré contrer qu'une sympathie languissante, mais
que les Romains, loin de résister à ce vice, où il était un objet de haine; ils se souvinrent
croyaient devoir l'exciter et le développer donc de cette parole du Mé- du bon Maître,
dans l'intérêt de la république. Aussi bien decin des âmes renonce
: « Si quelqu'un me
Cicéron, jusque dans seslivresde philosophie, a devant les hommes, je le renoncerai devant

ne dissimule pas combien ce poison de la B mon Père qui est dans les cieux et devant ,

gloire lui est doux. Ses aveux sont plus clairs a les anges de Dieu ^ ». En vain les malédic-
que le jour car, tout en célébrant ces hautes
; tions et les opprobres s'élevèrent de toutes
études où l'on se propose pour but le vrai parts; les persécutions les plus terribles, les
bien, et non la vaine gloire, il ne laisse pas supplices les plus cruels ne purent les détour-
d'établir cette maxime générale « L'honneur : ner de prêcher la doctrine du salut à la face
« est l'aliment des arts ; c'est par amour de de l'orgueil humain frémissant. Et quand par
« la gloire que nous embrassons avec ardeur leurs actions, leurs paroles et toute leur vie
« les études, et toute science discréditée dans vraiment divine, par leur victoire sur des
l'opinion languit et s'éteint - ». cœurs endurcis, où ils faisaient pénétrer la
justice et la paix, ils eurent acquis dans l'Eglise
CHAPITRE XIV. du Christ une immense gloire, loin de s'y
reposer comme dans la tin de leur vertu, ils la
IL FAUT ÉTOUFFER L'AMOUR DE LA GLOIRE HU-
rapportèrent à Dieu, dont la grâce les avait
MAINE, LA GLOIRE DES JUSTES ÉTANT TOUTE EN
rendus forts et victorieux. C'est à ce foyer
DIEU.
qu'ilsallumaient l'amour de leurs disciples,
Il vaut donc mieux, n'en doutons point, lestournant sans cesse vers le seul être ca-
résister à cette passion que s'y abandonner; pable de les rendre dignes de marcher un jour
car on est d'autant plus semblable à Dieu qu'on sur leur trace, et d'aimer le bien sans souci
est plus pur de cette impureté. Je conviens de lavaine gloire, suivant cet enseignement
qu'en cette vie il n'est pas possible de la déra- du Maître « Prenez garde de faire le bien
:

ciner entièrement du cœur de l'homme, les a devant les hommes pour être regardés au- ;

plus vertueux ne cessant jamais d'en être « trement vous ne recevrez point de récom-
tentés mais efforçons-nous au moins de la
; a pense de votre Père qui est dans les deux'».

surmonter par l'amour du la justice, et si l'on D'un autre côté, de peur que ses disciples n'en-
voit languir et s'éteindre, parce qu'elles sont tendissent mal sa pensée, et que leur vertu
discréditées dans l'opinion, des choses bonnes perdît de ses fruits en se dérobant aux regards,
il leur explique à quelle fin ils
doivent laisser
'
Car»!., lib. Il, carm. 2, v. 9-12.
' Cicérou, Tusc. qu., lib. i, cap. 2. * Jean, v. U. — '
Ibid. XII, 43. — ' Matt. X, 33. — * Ib. vi, 1.
LIVRE V, — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 107

voir leurs œuvres : « Que vos actions, dit-il, que leur propre trésor, qu'ils ont porté dans
a brillent devant les hommes, afin qu'en les les conseils de la patrie une âme libre, sou-
« voyant ils glorifient votre Père qui est dans mise aux lois, affranchie du joug des vices et
«les deux' ». Comme s'il disait: Faites le des passions; et toutes ces vertus étaient pour
bien, non pour que les hommes vous voient, eux le droit chemin pour aller à l'honneur,
non pour qu'ils s'attachent à vous, puisque au pouvoir, à la gloire. Or, ils ont été honorés
par vous-mêmes vous n'êtes rien, mais pour parmi presque toutes les nations ils ont im- ;

qu'ils glorifient votre Père qui est dans les posé leur pouvoir à un très-grand nombre,
cieux, et que, s'attachant à lui, ils deviennent et dans tout l'univers, les poètes et les histo-
ce que vous êtes. Voilà le précepte dont se sont riens ont célébré leur gloire ; ils n'ont donc
inspirés tous ces martyrs qui ont surpassé les pas sujet de se plaindre de la justice du vrai

Scévola, les Curtius et les Décius, non moins Dieu : ils ont reçu leur récompense.
par leur nombre que par leur vertu vertu ;

vraiment solide , puisqu'elle était fondée CHAPITRE XVI.


sur la vraie piété, et qui consistait, non à se
DE LA RÉCOMPENSE DES CITOYENS DE LA CITÉ
donner la mort, mais à savoir la souffrir.
ÉTERNELLE, A QUI PEUT ÊTRE UTILE l'ESEMPLE
Quant à ces Romains, enfants d'une cité ter-
DES VERTUS DES ROMAINS.
restre, comme ils ne se proposaient d'autre
fin de leur dévouement pour elle que sa con- Mais il n'en est pas de même de la récom-
servation et sa grandeur, non dans le ciel, pense de ceux qui souffrent ici-bas pour la
mais sur la terre, non dans la vie éternelle, Cité de Dieu, objet de haine à ceux qui aiment
mais sur ce théâtre mobile du monde, où les le monde. Celte Cité est éternelle ; personne
morts sont remplacés par les mourants, qu'ai- n'y prend naissance, parce que personne n'y
niaient-ils, après tout, sinon la gloire qui meurt; là règne la véritable et parfaite féli-
devait les faire vivre, même après leur mort, cité, qui n'est point une déesse, mais un don
dans le souvenir de leurs admirateurs ? de Dieu. C'est de là que nous avons reçu le
gage de la foi, nous qui passons le temps de
CHAPITRE XV. notre pèlerinage à soupirer pour la beauté de
ce divin séjour. Là, le soleil ne se lève point
DE LA RÉCOMPENSE TEMPORELLE QUE DIEU A
sur les bons et sur les méchants, mais le Soleil
DONNÉE AUX VERTUS DES ROMAINS.
de justice n'y éclaire que les bons. Là, on ne
donc Dieu, qui ne leur réservait pas une
Si sera point en peine d'enrichir le trésor public
place dans sa cité céleste à. côté de ses saints aux dépens de sa fortune privée, parce qu'il
anges, parce qu'il ne les donne qu'à la piété n'y a qu'un trésor de vérité commun à tous.
véritable, à celle qui rend à Dieu seul, pour Aussi ce n'a pas été seulement pour récom-
parler comme les Grecs, un culte de latrie '\ penser les Romains de leurs vertus que leur
si Dieu, dis-je, ne leur eût pus donné la gloire empire a été porté à un si haut point de gran-
passagère d'un empire florissant, les vertus deur et de gloire, mais aussi pour servir
qu'ils ont déployées afin de parvenir à cette d'exemple aux citoyens de cette Cité éternelle
gloire seraient restées sans récompense ; car et leur faire comprendre combien ils doivent
c'esten parlant de ceux qui font un peu de aimer la céleste patrie en vue de la vie éter-
bien pour être estimes des hommes, que le nelle, puisqu'une patrie terrestre a été, pour
Seigneur a dit « Je vous dis en vérité qu'ils
: une gloire tout humaine, tant aimée de ses
« ont reçu leur récompense ' ». Ainsi il est enfants.
vrai que les Romains ont inuuolé leurs intérêts CHAPITRE XVll.
particuliers à l'intérêt comnmn, c'est-à-dire à
LES VICTOIRES DES ROMAINS NE LEUR ONT PAS
la chose publique, qu'ils ont surmonté la cu-
FAIT UNE CONDITION MEILLEURE QUE CEL
pidité, préférant accroître le trésor de l'État
DES VAINCUS.
' Matt. V, 16.
- La théologie chrétienne distingue deux sortes de cultes
Pour ce qui est de cette vie mortelle qui
le culte :

de àulie (du grec (Joi^ista), qui est du à Dieu en tant que Sei- dure si peu, qu'importe à l'homme qui doit
gneur, et le culte de latrie (du grec >aT^£ta), <iui est dû à Dieu en mourir d'avoir tel ou tel souverain, pourvu
tant que Dieu, c'est-à-dire à Dieu seul.
• Matt. VI, 2. qu'on n'exige de lui rien de contraire à la jus-
108 LA CITÉ DE DIEU.

tice et à l'honneur ? Les Romains ont-ils humaine, ceux qui ont mérité de la recevoir

porté dommage aux peuples conquis autre- comme récompense de que


telles vertus, et

ment que par les guerres cruelles et si san- ce spectacle serve à nous humilier. Puisque
glantes qui ont précédé la conquête ? Certes, cette CÀlé, où il nous est promis que nous
si leur domination eût été acceptée sans com- régnerons un jour, est autant au-dessus de la
bat, le succès eût été meilleur, mais il eût cité d'ici-bas que le ciel est au-dessus de la

manqué aux Romains du triomphe.


la gloire terre, la joie de la vie éternelle au-dessus des
Aussi bien ne \ivaient-ils pas eux-mêmes sous joies passagères, la solide gloire au-dessus des
les lois qu'ils imposaient aux autres ? Si donc vaines louanges, la société des anges au-des-
cette conformité de régime s'était établie d'un sus de celle des mortels, la lumière enfin du
commun accord, sans l'entremise de Mars et Créateur des astres au-dessus de l'éclat de la
de Bellone, personne n'étant le vainqueur où lune et du soleil, comment les citoyens futurs
il n'y a pas de combat, n'est-il pas clair que d'une si noble patrie, pour avoir fait un peu
la condition des Romains et celle des autres de bien ou supporté un peu de mal à son ser-
peuples eût été absolument la même, surtout vice, croiraient-ils avoir beaucoup travaillé à

si Rome eût fait d'abord ce que l'humanité se rendre dignes d'y habiter un jour, quand
lui conseilla plus tard, je veux dire si elle eût nous voyons que les Romains ont tant fait et
donné le droit de cité ix tous les peuples de tant souffert pour une patrie terrestre dont ils
l'empire, et étendu ainsi à tous un avantage étaient déjà membres et possesseurs ? Et pour
qui n'était accordé auparavant qu'à un petit achever cette comparaison des deux cités, cet
nombre, n'y mettant d'ailleurs d'autre condi- asile où Romulus réunit par la promesse de

tion que de contribuer à la subsistance de l'impunité tant de criminels, devenus les fon-
ceux qui n'auraient pas de terres et, au sur- ;
dateurs de Rome, n'est-il point la figure de la
plus, mieux valait infiniment payer ce tribut rémission des péchés, qui réunit en un corps
alimentaire entre les mains de magistrats in- tous les citoyens de la céleste patrie ' ?

tègres, que de subir les extorsions dont on ac-


cable les vaincus. CHAPITRE XVIII.
beau faire, je ne puis voir en quoi les
J'ai
LES CHRÉTIENS n'OIST PAS A SE GLORIFIER DE CE
bonnes mœurs, la sûreté des citoyens et leurs
qu'ils font pour
l'aMOOR de la PATRIE
dignités même étaient intéressées à ce que
CÉLESTE,QUAND LES ROMAINS ONT FAIT DE SI
tel peuple fût vainqueur et tel autre vaincu :

GRANDES CHOSES POUR UNE PATRIE TERRESTRE


il n'y avait là pour les Romains d'autre avan-
ET POUR UNE GLOIRE TOUT HUMAINE.
tage que le vain éclat d'une gloire tout hu.
maine, et voilà pourquoi cette gloire a été a-t-il donc de si grand à mépriser tous
Qu'y
donnée comme récompense à ceux qui en les charmes les plus séduisants de la vie pré-
étaient passionnément épris, et qui, pour l'ob- sente pour cette patrie éternelle et céleste,
tenir, ont livré tant de furieux combats. Car quand pour une patrie terrestre et temporelle
enfin leurs terres ne paient-elles pas aussi tri- Brutus a pu se résoudre à faire mourir ses
but ? leur est-il permis d'acquérir des con- enfants, sacrifice que la divine patrie n'exige
naissances que les autres ne puissent acquérir pas? Il est sans doute bien plus difficile d'im-
comme eux ? n'y a-t-il pas plusieurs sénateurs moler ses enfants que de faire ce qu'elle exige,
dans les provinces qui ne connaissent pas Rome je veux dire de donner aux pauvres ou d'a-
seulement de vue? Otez le faste extérieur, bandonner pour la foi ou pour la justice des
que sont les hommes, sinon des hommes? biens qu'on n'amasse et qu'on ne conserve
Quand même la perversité permettrait que les que pour ses enfants. Car ce ne sont pas les
plus gens de bien fussent les plus considérés, richesses de la terre qui nous rendent heu-
devrait-on faire un si grand état de l'honneur reux, nous et nos enfants, puisque nous pou-
humain, qui n'est en définitive qu'une légère vons les perdre durant notre vie ou les laisser
fumée ? Mais profitons même en ceci des après notre mort en des mains inconnues ou
bienfaits du Seigneur notre Dieu considérons : détestées mais Dieu, qui est la vraie richesse
;

combien de plaisirs ont méprisés combien , des âmes, est aussi le seul qui puisse leur

de souffrances ont supportées, combien de donner le bonheur. Brutus a-t-il été heureux?
passions ont étouffées, en vue de la gloire ' Voyez plus haut, livre i, ch. 34.
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 109

Non, et j'en atteste le poëte même qui célèbre pas d'autre Eglise où l'on puisse, je ne dis pas
son sacrifice : jouir de la gloire des hommes, mais acquérir

« Ce père, dit-il, enverra au supplice des lils séditieux au la vie éternelle? Si


Mucius Scévola', trompé
nom de la liherlé sainte. Mallieureux, quelque jugement que dans son dessein de tuer Porsenna qui assié-
porte sur lui la postérité! »
geait étroitementRome, étendit la main sur
Et il ajoute pour le consoler :
un brasier ardent en présence de ce prince,
l'assurant qu'il y avait encore plusieurs jeunes
« Mais l'amour de la patrie est plus fort, et la tendresse
paternelle cède à un immense désir de la gloire ' ».
Romains aussi hardis que lui qui avaient juré
sa mort, en sorte que Porsenna, frappé de son
C'est cet amour de la patrie et ce désir de la courage et eû'rayé d'une conjuration si ter-
gloire (|ui ont inspiré aux Romains tout ce rible,conclut sans retard la paix avec les Ro-
qu'ils ont fait de merveilleux. Si donc, pour mains, qui croira avoir mérité le royaume
la liberté de quelques hommes qui mourront des cieux, quand, pour l'obtenir, il aura aban-
demain, et pour une gloire terrestre, un père donné sa main, je dis plus, tout son corps aux
a pu sacrifier ses propres enfnats, est-ce beau- flammes des persécuteurs ? Si Curtius ^ se
coup faire pour gagner la liberté véritable, précipita tout armé avec son cheval dans un
qui nous affranchit du péché, de la mort et abîme, pour obéir à l'oracle qui avait com-
du démon, et pour contenter, non pas notre mandé aux Romains d'y jeter ce qu'ils avaient
vanité, mais notre charité, par la délivrance de meilleur (les Romains, qui excellaient sur-
de nos semblables, captifs, non de Tarquin, tout par leurs guerriers et par leurs armes,
mais des démons et de leur roi, est-ce beau- ne croyaient rien avoir de meilleur qu'un
coup faire, encore une fois, je ne dis pas de guerrier armé), qui s'imaginera avoir fait
faire mourir nos enfants, mais de mettre au quelque chose de grand en vue de la Cité
nombre de nos enfants les pauvres de Jésus- céleste, pour avoir souffert, sans la prévenir,
Christ? une semblable mort, quand surtout il a reçu
On rapporte que Torquatus, général ro- de son Seigneur, du Roi de sa véritable pa-
main, punit de mort son fils victorieux, que trie, cet oracle bien plus certain : « Ne crai-
l'ardeur de la jeunesse avait emporté à com- « gnez point ceux qui tuent le corps, mais
battre, malgré l'oi-dre du chef, un ennemi « qui ne peuvent tuer l'àme ^ » , Si les Décius *,
qui provoquait. Torquatus jugea sans doute
le se consacrant à la mort par de certaines pa-
que l'exemple de son autorité méprisée pou- roles, ont versé leur sang pour apaiser les
vait causer plus de mal que ne ferait de bien dieux irrités sauver l'armée romaine, que
et
la victoire obtenue sur l'ennemi - mais si un ; les saints martyrs ne croient [las que pour
père a pu s'imposer une si dure loi, de quoi avoir, eux répandu leur sang, ils aient
aussi,
ont à se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois rien fait qui soit digne du séjour de la véri-
de la céleste patrie, méprisent les biens de la table et éternelle félicité, alors même que
terre, moins chers à leur cœur que des en- soutenus par la charité de la foi et par la foi
fants? Si Camille % après avoir délivré sa de la charité, auraient aimé non-seulement
ils

patrie des redoutables attaques des Véiens, ne leurs frères pour qui coulait leur sang, mais
laissa pas, quoiqu'elle l'eût sacrifié à ses en- leurs ennemis mêmes qui le faisaient couler.
''

vieux, de la sauver encore en repoussant les Si Marcus Pulvillus dédiant un temple à,

Gaulois, faute de trouver une autre patrie où Jupiter, à Junou et à Minerve, se montra in-
ilpût vivre avec gloire, pourquoi celui-là se sensible à la fausse nouvelle de la mort de
vanterait-il, qui, ayant reçu dans l'Eglise la son fils, que ses ennemis lui portèrent pour
plus cruelle injure de la part de charnels en- qu'il quittât la cérémonie et en laissât à son
nemis, loin de se jeter parmi les hérétiques collègue tout l'honneur; si même il com-
ou de former une hérésie nouvelle, aurait manda que le corps de son fils tût jeté sans
défendu de tout son pouvoir la pureté de la sépulture, faisant céder la douleur paternelle
doctrine de l'Eglise contre les efl'orts de l'hé-
résie, pourquoi se vanterait-il, puisqu'il n'y a ' Voyez Tile-Live, hb. u, cap. 12, 13.
^ Voyez Tite-Live, lib. vu, cap. 6.
• Matt. X, 28.
' Virgile, Enéide, livre vi, vers 820, 823. *Voyez Ïile-Live, lib. vin, cap. 9, et lib. s, cap. 28.
^ Voyez plus haut, livre x, ch. 23. •Comp. Plutarque, Yie de Publicula, cit. 14, et Tite-Live, liv. ii,
* Voyez plus haut, livre u, ch. 17, et livre iv, ch. 7. cbap. 8.
410 LA CITÉ DE DIEU.

à l'amour de la gloire, osera-t-on prétendre pauvres, qu'un personnage, qui avait été deux
avoir fait quelque chose de considérable pour fois consul, fut chas''- du sénat par le censeur,

la prédication de l'Evangile, qui délivre les parce qu'il avait dans sa maison dix marcs de
hommes de mille erreurs pour les ramener vaisselle d'argent '. Or, si telle était la pau-
vers la patrie véritable, par cela seul qu'on se vreté de ces hommes dont les victoires enri-
sera conformé à cette parole du Seigneur, chissaient le trésor public, les chrétiens qui
disant à un de ses disciples préoccupé d'en- mettent leurs biens eu commun pour une fin

sevelir son père « Suis-moi, et laisse les


: tout autrement excellente, c'est-à-dire pour
a morts ensevelir leurs morts » Si Régulus -, '
. se conformer à ce qui est écrit dans les Actes
pour ne pas manquer de parole à de cruels des Apôtres : « Qu'il soit distribué à chacun
ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant « selon ses besoins, et que nul ne possède rien
plus, disait-il, vivre à Rome avec honneur, « en propre, mais que tout soit commun entre
après avoir été esclave des Africains; s'il expia « tous les fidèles ^ » ; les chrétiens, dis-je,
par les plus horribles supplices le conseil doivent comprendre qu'ils n'ont aucun sujet
i|u'il donné au sénat de repousser les
avait de se glorifier de ce qu'ils font pour être
offresde Carthage, quels tourments le chré- admis dans la compagnie des anges, quand
tien ne doit-il pas mépriser pour garder sa ces idolâtres en ont fait presque autant pour
foi envers cette patrie dont l'heureuse pos- conserver la gloire du nom romain.
session est le prix de cette foi même? Et Il est assez clair que tous ces traits de gran-
rendra-t-il au Seigneur tout ce qu'il lui doit deur et beaucoup d'autres, qui se rencontrent
en retour des biens qu'il en a reçus, s'il souffre, dans les annales de Rome, ne seraient point
pour garder sa foi envers son bienfaiteur, ce parvenus à un tel renom, si l'empire romain
que Régulus souffrit pour garder la sienne n'avait pris de prodigieux accroissements ;

envers des ennemis impitoyables? Comment d'où l'on voit que cette domination si éten-
osera-t-il s'enorgueillir d'avoir embrassé la due, si persistante, illustrée par les vertus de
pauvreté afin de marcher d'un pas plus libre si grands hommes a eu deux principaux ,

dans la voie qui mène à la patrie dont Dieu effets :pour les Romains amoureux
elle a été

fait toute la richesse, peut savoir que


quand il de la gloire, la récompense où ils aspiraient,
L. Valérius', mort consul, était si pauvre et puis elle nous offre, dans le spectacle de
que le peuple dut contribuer aux frais de ses leurs grandes actions, un exemple qui nous
funérailles ;
que Quintus Cincinnatus *, dont avertit de notre devoir, afin que si nous ne
la fortune se bornait à quatre arpents de terre pratiquons pas pour la glorieuse Cité de Dieu
([u'il cultivait lui-même, fut tiré de la charrue les vertus véritables dont les Romains n'em-
pour être fait dictateur, et qu'après avoir brassaient que l'image en travaillant à la gloire
vaincu les ennemis et s'être couvert d'une d'une cité de la terre, nous en ayons de la
gloire immortelle , il resta pauvre comme confusion, et que, si nous les pratiquons,
auparavant ? Ou qui croira avoir fait preuve nous n'en ayons pas de vanité. Car nous ap-
d'une grande vertu en ne se laissant pas en- prenons de l'Apôtre « que les souffrances de
traîner par l'attrait des biens de ce monde « cette vie n'ont point de proportion avec la
^».
loin de la patrie bienheureuse, lorsqu'il voit « gloire future qui sera manifestée en nous

Fabricius rejeter toutes les offres de Pyrrhus, Quant à humaine et temporelle, la


la gloire

roi d'Epire, même le quart de son royaume, vertu des Romains y était proportionnée.
pour ne pas quitter Rome y rester pauvre
et Aussi, quand le Nouveau Testament, déchi-
et simple citoyen ? En au temps où la
effet, rant le voile de l'Ancien, est venu nous ap-
république était opulente, où florissait vrai- prendre que le Dieu unique et véritable veut
ment la chose publique, la chose du peuple, être adoré, non point en vue des biens ter-
la chose de tous, les particuliers étaient si restres et temporels que la Providence accorde
également aux bons et aux méchants, mais
Matt. Tin, 22.
'
en vue de la vie éternelle et des biens impé-
Voyez plus haut, livre i, ch. 15 et 34.
'

'
11 y a ici quelque inexactitude
Valérius Publicola n'avait pas
:

consul, mais un '


Ce personnage se nommait P. Cornélius Ruffinus, et c'est Fabri-
pour surnom Lucius, mais Publius ; il ne mourut pas Maxime, lib. ii, cap. 9,
cius qui le exclure du sénat. Voyez Valère
an après son consulat, comme l'attestent Tite-Live
(lib. n, cap. 16) fit

et Aulu-Gelle, Noc. ait., lib. ir, cap. 4.


§
et les autres historiens romains.
-4,

Masime, '
Act., Il, 14,45, et IV, 32.
*
Voyez Tite-Liïe, lib. m, cap. 26, et Valère lib. iv,
'
Rom. vni, 18.
cap. 4, § 7.
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. iH

rissables de la Cité d'en haut, nous avons vu dans celle d'en haut. Et quant à ceux qui le
les Juifsjustement livrés à l'empire romain louent bien qu'il soit insensible à leurs
,

pour servir de trophée à sa gloire c'est que : louanges, il ne l'est pas à leur affection aussi, ;

Dieu a voulu que ceux qui avaient recherché ne voulant pas être au-dessous de leur estime,
et conquis par leurs vertus, quoique pure- de crainte d'être au-dessous de leur affection,
ment humaines, la gloire des hommes, sou- il de tourner leurs louanges vers
s'efforce
missent à leur joug une nation criminelle l'Etre souverainde qui nous tenons tout ce
qui avait rejeté et mis à mort le Dispensateur qui mérite en nous d'être loué. Quant à celui
de la véritable gloire, le Roi de l'éternelle qui, sans être sensible à la gloire, désire ar-
Cité. demment la domination, il est plus cruel et
CHAPITRE XIX. plus brutal que les bêtes. Il s'est rencontré
chez les Romains quelques hommes de cette
EN QUOI l'amour DE LA GLOIRE DIFFÈRE
espèce, indifférents à l'estime et toutefois très-
DE l'amour de la DOMINATION.
avides de dominer. Parmi ceux dont l'histoire
y a certainement de la différence entre
Il faitmention, l'empereur Néron mérite incon-
l'amour de la gloire et l'amour de la domi- testablement le premier rang. Il était si amolli
nation car bien que l'amour immodéré de la
; par la débauche qu'on n'aurait redouté de lui
gloire conduise à la passion de dominer, ceux rien de viril, et si cruel qu'on n'aurait rien
qui aiment ce qu'il y a de plus solide dans soupçonné en lui d'efléminé, si on ne l'eiit
les louanges des hommes n'ont garde de dé- connu. Et pourtant la puissance souveraine
plaire aux bons esprits. Parmi les vertus, en n'est donnée à de tels hommes que par la
effet , il en est plusieurs dont beaucoup providence de Dieu, quand il juge que les
d'hommes sont bons juges, quoiqu'elles soient peuples méritent de tels maîtres. Sa parole
un petit nombre, et c'est par là
pratiquées par est claire sur ce point ; c'est la sagesse même
que marchent à la gloire et à la domination qui parle ainsi : « C'est moi qui fais régner
ceux dont Salluste bonne
dit qu'ils suivent la «les rois et "dominer les tyrans' ». Et afin
voie '. Au contraire ,
quiconque désire la qu'on n'entende pas ici tyran dans le sens de
domination sans avoir cet amour de la gloire roi puissant, selon l'ancienne acception du
(jui fait qu'on craint de dé[)laire aux bons mot *, adoptée par Virgile dans ce vers :

esprits, aucun moyen ne lui répugne, pas


« Ce sera pour moi uu gage de paix d'avoir
même les crimes les plus scandaleux, pour du tyran des Troyens ' »,
touclié la droite

contenter sa passion. Tout au moins celui qui


aime la gloire, s'il ne prend pas la bonne il est dit clairement de Dieu en un autre en-
voie, se sert de ruses et d'artifices pour pa- droit : « C'est lui qui fait régner les princes
raître ce qu'il n'est pas. Aussi est-ce à un « fourbes, à cause des péchés du peuple ' ».
lionnne vertueux une grande vertu de mé -
Ainsi, bien que j'aie assez établi, selon mes
priser la gloire, puisque Dieu seul en est le forces, pourquoi le seul Dieu véritable et juste
témoin et que les hommes n'en savent rien. a aidé les Romains à fonder un si grand em-
Et, en effet, quoi qu'on fasse devant les pire, en récompense de ce que le monde ap-
hommes pour leur persuader qu'on méprise pelle leurs vertus, il se peut toutefois qu'il
y
la gloire, on ne peut guère les empêcher de ait une raison plus cachée de leur prospérité
;

soupçonner que ce mépris ne cache le désir car Dieu sait ce que méritent les peuples et
d'une gloire plus grande. Mais celui qui mé- nous l'ignorons. Mais il n'importe, pourvu
prise en réalité les louanges des hommes, qu'il demeure constant pour tout lionune
méprise aussi leurs soupçons téméraires, sans pieux qu'il n'y a pas de véritable vertu sans
aller toutefois, s'il est vraiment homme de une véritable piété, c'esl-à-dire sans le vrai
bien, jusqu'à mépriser leur salut car la vertu ; cultedu vrai Dieu, et que c'est une vertu
véritable, qui vient du Saint-Esprit, porte le fausseque celle qui a pour fin la gloire hu-
véritable juste à aimer même ses ennemis, à maine bien toutefois que ceux qui ne sont
;

les aimer jusqu'au point de les voir avec joie pas citoyens de la Cité éternelle, nommée dans
devenir, en se corrigeant, ses compagnons de » Prov. VIII, 15.

félicité, non dans la patrie d'ici-bas, mais ' Voyez Servius ad ^neid., lib. rv, v. 320.
'
Virgile, Enéide, lib. VII, vers. 266.
' Voyez plus haut, ch. 12. * Job. XXXIV, 30.
dl'2 LA CITÉ DE DIEU.

l'Ecriture la Cité de Dieu ', soient plus utiles leur gloire et toute leur dignité, servant la
à la cité du monde par cette vertu, quoique Volupté comme une femmelette impérieuse et
fausse, que s'ils n'avaient aucune vertu. Que impudente. Rien de plus scandaleux que ce
s'il vient à se trouver des hommes vraiment tableau, disent nos philosophes, rien de plus
pieux qui joignent à la vertu la science de laid, rien enfin dont la vue soit moins sup-
gouverner les peuples, rien ne peut arriver portable aux gens de bien, et ils disent vrai '
;

de plus heureux aux hommes que de rece- mais, à mon tour, j'estime impossible de faire
voir de Dieu de tels souverains. Aussi bien un tableau décent où les vertus soient au
ces princes d'élite, si grands que soient leurs service de la gloire humaine. Je veux que
mérites, ne les attribuent qu'à la grâce de cette gloire ne soit pas une femme délicate et
Dieu, qui les a accordés à leur foi et à leurs énervée; elle est tout au moins bouffie de
prières, et savent reconnaître combien ils
ils vanité, et lui asservir la solidité et la simpli-
sont éloignés de la perfection des saints anges, cité des vertus, vouloir que la Prudence n'ait
à qui ils désirent ardemment d'être associés. rien à prévoir, la Justice rien à ordonner, la
Quant à cette verlu, séparée de la vraie piété, Force rien à soutenir, la Tempérance rien à
etqui a pour fin la gloire des hommes, quel- modérer qui ne se rapporte à la gloire et
ques louanges qu'on lui donne, elle ne mé- n'ait la louange des hommes pour objet, ce
riteseulement pas d'être comparée aux faibles serait une indignité manifeste. Et qu'ils ne se
commencements des fidèles qui mettent leur croient pas exempts de cette ignominie, ceux
espérance dans la grâce et la miséricorde du qui, en méprisant la gloire et le jugement
vrai Dieu. des hommes, se plaisent à eux-mêmes et s'ap-
CHAPITRE XX. plaudissent de leur sagesse ; car leur vertu,
si elle mérite ce nom, est encore asservie en
IL ^'EST GUÈRE MOINS HONTEUX d'ASSERVIR LES
quelque façon à la louange humaine, puisque
VERTUS A LA GLOIRE HUMAINE QU'a LA VO-
se plaire à soi-même, c'est plaire à un homme.
LUPTÉ.
Mais quiconque croit et espère en Dieu d'un
Des philosophes qui font consister le sou- cœur vraiment pieux et plein d'amour, s'ap-
verain bien dans la vertu ont coutume, pour plique beaucoup plus à considérer en soi-
faire honte à ceux qui, tout en estimant la même ce qui lui déplaît que ce qui peut lui
vertu, la subordonnent néanmoins à la vo- plaire, moins encore à lui qu'à la vérité et ce ;

lupté comme à sa fin, de représenter celle-ci qui peut lui plaire, il l'attribue à la miséri-
comme une reine délicate assise sur un trône corde de celui dont il redoute le déplaisir, lui

et servie par les vertus qui observent tous ses rendant grâces pour les plaies guéries, et lui

mouvements et exécutent ses ordres. Elle offrant des prières pour les plaies à guérir.

commande à la Prudence de veiller au repos


et à la sûreté de son empire; à la Justice de CHAPITRE XXI.
répandre des bienfaits pour lui faire des amis
c'est LE VRAI DIEU, SOURCE DE TOUTE PUISSANCE
utiles, elde ne nuire à personne pour éviter des
ET PROVIDENCE SOUVERAINE DE l'uNIVERS, QUI
révoltes ennemies de sa sécurité. Si elle vient
A DONNÉ l'empire AUX ROMAINS.
à éprouver dans son corps quelque douleur,
pas toutefois assez violente pour l'obliger à N'attribuons donc la puissance de disposer
se délivrerde la vie, elle ordonne à la Force des royaumes qu'au vrai Dieu, qui ne donne
de tenir sa souveraine recueillie au fond de qu'aux bons le royaume du ciel, mais qui
son âme, afin que le souvenir des plaisirs donne les royaumes de la terre aux bons et
passés adoucisse l'amertume de la douleur aux méchants, selon qu'il lui plaît, lui à qui
présente ; enfin elle recommande à la Tem- rien d'injuste ne peut plaire. Nous avons in-
pérance de ne pas abuser de la table, de peur diqué quelques-unes des raisons qui dirigent
que la santé, qui est un des éléments les plus sa conduite, dans la mesure où il a daigné
essentiels du bonheur, n'en soit gravement nous les découvrir mais nous reconnaissons
;

altérée. Voilà donc les Vertus % avec toute qu'il est au-dessus de nos forces de pénétrer

' Ps. XLV, 5, et ïLvn, 3, 9, etc.


dans les secrets de la conscience des hommes,
' On reconnaît dans ces quatre vertus : la Prudence, la Justice, la
et de peser les mérites qui règlent la distri-
Force et la Tempérance^ la fameuse classification platonicienne,
adoptée plus tard par l'Eglise. '
Il s'agit ici des stoïciens. Voyez Cicéron, De /in.,lib. ii, cap. 21.
y

LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 113

bulion des grandeurs temporelles. Ainsi ce qui règle les temps des guerres, qui les abrège
seul vrai Dieu, dont les conseils et l'assistance ou les prolonge à son gré. La guerre des
ne manquent jamais à l'espèce humaine, a pirates et la troisième guerre punique furent
donné l'empire aux Romains, atioraleurs de terminées, celle-là par Pompée ', et celle-ci
plusieurs dieux, quand il l'a voulu et aussi par Scipion % avec une incroyable célérité. Il
grand qu'il l'a voulu, comme il l'avait donné en fut de même de la guerre des gladiateurs
aux Assyriens et même aux Perses, qui, selon fugitifs, où plusieurs généraux et deux con-
le témoignage de leurs propres livres, n'ado- suls essuyèrent des défaites, où l'Italie tout
raient que deux dieux, l'un bon et l'autre entière fut horriblement ravagée, mais qui
mauvais, pour ne point parler ici des Hébreux ne laissa pas de s'achever en trois ans. Ce ne
qui, tant que leur empire a duré, n'ont re- fut pas encore une très-longue guerre que
connu qu'un seul Dieu. Celui donc qui a celle des Picentins , Marses , Péligniens et
accordé aux Perses les moissons et les autres autres peuples italiens qui, après avoir long-
biens de la terre, sans qu'ils adorassent la temps vécu sous domination romaine avec
la
déesse Ségéiia, ni tant d'autres divinités que toutes les marques de
la fidélité et du dévoue-
les Romains imaginaient pour chaque objet ment, relevèrent la tête et entreprirent de
particulier, et même pour les usages ditîérents recouvrer leur indépendance, quoique Rome
du même objet, celui-là leur a donné l'empire eût déjà étendu son empire sur un grand
sans l'assistance de ces dieux à qui Rome s'est nombre de nations étrangères et renversé
cru redevable de sa grandeur. C'est encore Carthage. Les Romains furent souvent battus
lui qui a élevé au pouvoir suprême Marius et dans cette guerre, et deux consuls y périrent
César, Auguste et Néron, Titus, les délices du avec plusieurs sénateurs toutefois le mal fut ;

genre humain, et Domitien, le plus cruel des bientôt guéri, et tout fut terminé au bout de
tyrans. C'est lui enfin qui a porté au trône cinq ans. Au contraire, la seconde guerre
impérial et le chrétien Constantin, et ce Julien punique fut continuée pendant dix-huit an-
l'Apostat dont le bon naturel fut corrompu nées avec des revers terribles pour les Ro-
par l'ambition et par une curiosité détestable mains, qui perdirent en deux batailles plus de
et sacrilège.Adonné à de vains oracles, il osa, soixante-dix mille soldats ', ce qui faillit
dans sa confiance imprudente, faire brûler les ruiner la république. La première guerre
vaisseaux qui portaient les vivi'es nécessaires contre Carthage avait duré vingt-trois ans, et
à son armée ;
puis s'engageant avec une ar- il quarante ans pour en finir avec Mi-
fallut
deur téméraire dans la plus audacieuse entre- thridate. Et afin qu'on ne s'imagine pas que
prise, il fut tué misérablement, laissant ses les Romains terminaient leurs guerres plus
soldais à la merci de la faim et de l'ennemi : vile en ces temps de jeunesse où leur vertu a
retraite désastreuse où pas un soldat n'eût été tant célébrée, il me suffira de rappeler que
échappé si, malgré le présage du dieu Terme, la guerre des Samnites se prolongea près de
dont j'ai parlé dans le livre précédent, on cinquante ans, et que les Romains y furent si
n'eût déplacé les limites de l'empire romain ;
maltraités qu'ils passèrent même sous le joug.
car ce Dieu, ([ui n'avait pas voulu céder à Or, comme ils n'aimaient pas la gloire pour
Jupiter, fut obligé de céder à la nécessité '. mais la justice pour la gloire, ils
la justice,
Concluons que c'est le Dieu unique et véri- rompirent bientôt le traité qu'ils avaient con-
table qui gouverne et régit tous ces événe- clu. Je rapporte tous ces faits parce que, soit
ments au gré de sa volonté et s'il tient ses ; ignorance, soit dissimulation, plusieurs vont
motifs cachés, qui oserait les supposer in- attaquant notre religion avec une extrême
justes ? insolence; et quand ils voient de nos jours
CHAPITRE XXII. quelque guerre se prolonger, ils s'écrient
que si l'on servait les dieux comme autre-
LA DURÉE ET l'ISSUE DES GUERRES DÉPENDENT
DE LA VOLONTÉ DE DIEU. * Pompée termina la guerre des pirates en quarante jours^ à partir
de Bon embarquement à Brindes. Voyez Cicéron, Pro lege Mail.
De même qu'il dépend de Dieu d'affliger ou cap. U et seq.
* La troisième guerre punique dura quatre ans environ. Voyez Tite-
de consoler les hommes, selon les conseils de Live, Epitom., 49 et 51.
'Ces deux batailles sont Trasimène Cannes. Tite-Live (lib. xsn,
et
sa justice et de sa miséricorde, c'est lui aussi
cap. 7, 19) estime à quinze mille bommes les pertes de Trasimène,
* Voyez le cb. 29 du livre précédent. et à quarante-huit mille hommes celles de Cannes.

S. AuG. — Tome XIII.


lU LA CITÉ DE DIEU.

fois, cette vertu romaine, autrefois si prompte, pensaient, disaient et allaient répétant en tout
avec l'assistance de Mars et de Bellone, à ter- lieu que, le roi des Goths ayant pour lui les
miner les guerres, les terminerait de même dieux auxquels immolait chaque jour des
il

aujourd'hui. Qu'ils songent donc à ces longues victimes, il était impossible qu'il fût vaincu
guerres des anciens Romains, qui eurent pour par ceux qui ne voulaient offrir aux dieux de
eux des suites si désastreuses et des chances llome, ni permettre qu'on leur offrît aucun
si variées, et qu'ils considèrent que le monde Et maintenant ces malheureux ne
sacrifice.
est sujet à ces agitations comme la mer aux rendent point grâces à la bonté infinie de
tempêtes, afin que, tombant d'accord de la Dieu qui, ayant résolu de punir les crimes
vérité, ils cessent de tromper les ignorants et des hommes par l'irruption d'un barbare, a
de se perdre eux-mêmes par les discours que tellement tempéré sa colère qu'il a voulu que
leur langue insensée profère contre Dieu. Radagaise fût vaincu d'une manière mira-
culeuse. Il y avait lieu de craindre en effet
CHAPITRE XXIII. qu'une victoire des Goths ne fût attribuée aux
démons que servait Radagaise , et la cons-
DE LA GUERRE CONTRE R.4DAGAISE ROI DES ,
cience des faibles pouvait en être troublée ;

GOTHS, QUI FUT VAINCU DANS UNE SEULE ACTION plus tard, Dieu a permis que Rome fût prise
AVEC TOUTE SON ARMÉE. par Alaric, et encore que les bar-
est-il arrivé

Cette marque éclatante que Dieu a donnée bares, contre la vieille coutume de la guerre,
récemment de sa miséricorde à l'empire ro- ont épargné, par respect pour le christianisme,

main, ils n'ont garde de la rappeler avec la tous les Romains réfugiés dans les lieux saints,

reconnaissance qui lui est due; loin de là, ils et se sont montrés ennemis si acharnés des
font de leur mieux pour en éteindre à jamais démons et de tout ce culte où Radagaise
le si de notre côté nous
souvenir. Aussi bien, mettait sa confiance, qu'ils semblaient avoir
gardions nous serions complices
le silence, déclaré aux idoles une guerre plus terrible

de leur ingratitude. Rappelons donc que Ra- qu'aux hommes. Ainsi ce Maître et cet Ar-
dagaise, roi des Goths, s'clant avancé vers bitre souverain de l'univers a usé de misé-

Rome avec une armée redoutable, avait déjà ricorde en châtiant les Romains, et fait voir
pris position dans les faubourgs, quand il fut par cette miraculeuse défaite des idolâtres
attaqué par les Romains avec tant de bonheur que leurs sacrifices ne sont pas nécessaires au
qu'ils tuèrent plus de cent mille hommes sans salut des empires, afinque les hommes sages
perdre un des leurs et sans même avoir un et modérés ne quittent point la véritable reli-
blessé, s'emparèrent de sa personne et lui gion par crainte des maux qui affligent main-
firent subir, ainsi qu'à ses fils, le supplice tenant le monde, mais s'y tiennent fermement
qu'il méritait '. Si ce prince, renommé par attachés dans l'attente de la vie éternelle.

son impiété, fût entré dans Rome avec cette


multitude de soldats non moins impies que CHAPITRE XXIV.
lui, qui eùt-il épargné ? quel tombeau des
EN QUOI CONSISTE LE BONHEUR DES PRINCES
martyrs eùt-il respecté ? à qui eût-il fait grâce CURÉTIENS, ET COMBIEN CE BONUEUR EST VÉRI-
par la crainte de Dieu? qui n'eût-il point tué
TABLE.
ou déshonoré ? Et comme nos adversaires se
seraient élevés contre nous en faveur de leurs nous appelons heureux quelques em-~
Si

dieux ! N'auraient-ils pas crié que si Rada- pereurs chrétiens, ce n'est pas pour avoir
gaise était vainqueur, c'est qu'il avait pris régné longtemps, pour être morts paisible-
soin de se rendre les dieux favorables au ment en laissant leur couronne à leurs en-
moyen de ces sacrifices de chaque jour que la fants, ni pour avoir vaincu leurs ennemis du

religion chrétienne interdit aux Romains? En dehors ou ré|)riiné ceux du dedans. Ces biens
effet, comme il s'avançait vers les lieux où il ou ces consolations d'une misérable vie ont
a été terrassé parla puissance divine, le bruit été aussi le partage de plusieurs princes qui -1

de son approche s'était partout répandu, et, adoraient les démons, et qui n'appartenaient
si j'en crois ce qu'on disait à Carthage, les païens pas au royaume de Dieu, et il en a été ainsi par

un conseil particulier de la Providence, afin


*
Cette défaite de Radagaise eut lieu sous HoQorius^ l'an de
.lésus-Christ 406. Voyez Orose, llb. vil, cap. 37. que ceux qui croiraient en elle ne désirassent
LIVRE V. ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. 415

pas ces biens temporels comme l'objet su prême mense de tout l'empire, victorieux dans toutes
de la félicité. Nous appelons les princes heu- ses guerres et fortuné dans sa lutte contre les
reux quand ils font régner la justice, quand, tyrans*. 11 est mort dans son lit, chargé

au milieu des louanges qu'on leur prodigue d'années, et a laissé l'empire à ses enfants -,

ou des ils ne s'enor-


respects qu'on leur rend, Et maintenant, afin que les empereurs n'adop-
gueillissent pas,mais se souviennent qu'ils tassent pas le christianisme par la seule am-
sont bonunes; quand ils soumettent leur bition de posséder la félicité de Constantin,
puissance à la puissance souveraine de Dieu au lieu de l'embrasser comme on
pour le doit

ou la font servir à la propagation du vrai obtenir la que le


vie éternelle, Dieu a voulu
culte, craignant Dieu, l'aimant, l'adorant et règne de Jovien fût plus court encore que
préférant à leur royaume celui où ils ne crai- celui de Julien ", et il a même permis que
gnent pas d'avoir des égaux; quand ils sont Gratien tombât sous le fer d'un usurpateur '•
:

lents à punir et prompts à pardonner, ne pu- plus heureux néanmoins dans sa disgrâce
nissant que dans l'intérêt de l'Etat et non que le grand Pompée, qui adorait les dieux
dans celui de leur vengeance, ne pardonnant de Rome, puisque Pompée ne put être vengé
qu'avec l'espoir que les coupables se corri- par Caton, qu'il avait laissé pour ainsi dire
geront, et non pour assurer l'impunité aux comme son héritier dans la guerre civile.
crimes, tempérant leur sévérité par des actes Gratien, au contraire, par une de ces conso-
de clémence et par des bienfaits, quand des lations de la Providence dont les âmes pieuses
actes de rigueur sont nécessaires ; d'autant n'ont pas besoin, Gratien fut vengé par Théo-
plus retenus dans leurs plaisirs qu'ils sont dose, qu'il avait associé à l'empire, de préfé-
plus libres de s'y abandonner à leur gré; rence à son propre frère ^, se montrant ainsi
aimant mieux commander à leurs passions plus jaloux de former une association fidèle
qu'à tous les peuples de la terre faisant tout ; que de garder une autorité plus étendue.
cela, non pour la vaine gloire, mais pour la
félicité éternelle, et offrant enfin au vrai Dieu CHAPITRE XXVI.
pour leurs péchés le sacrifice de l'humilité,
de la foi et DE LA PIÉTÉ DE L'EMPEREUR
de la miséricorde et de la prière. Voilà les
THÉODOSE.
princes chrétiens que nous appelons heureux,
heureux par l'espérance dès ce monde, heu- Aussi Théodose ne se borna pas à être fi-

reux en réalité quand ce que nous espérons dèle à Gratien vivant, mais après sa mort il

sera accompli. prit sous sa protection son frère Valentinien,


que Maxime, meurtrier de Gratien, avait chassé
CHAPITRE XXV. du trône; et avec la magnanimité d'un empe-
reur vraiment chrétien, il entoura ce jeune
DES PROSPÉRITÉS QUE DIEU A RÉPANDUES SUR
prince d'une affection paternelle, alors qu'il
l'empereur CHRÉTIEN CONSTANTIN.
lui eût été très-facile de s'en défaire, s'il eût
Le bon Dieu, voulant empêcher ceux qui eu plus d'ambition que de justice. Loin delà,
l'adorent en vue de la vie éternelle de se per- il l'accueillit comme empereur et lui prodigua

suader qu'il est impossible d'obtenir les les consolations.Cependant, Maxime étant de-
royaumes et les grandeurs de la terre sans la venu redoutable par le succès de ses pre-
faveur toute-puissante des démons, a voulu mières entreprises, Théodose, au milieu des
favoriser avec éclat l'empereur Constantin, inquiétudes que lui causait son ennemi, ne
qui, loin d'avoir recours aux fausses divinités, se laissa pas entraîner vers des curiosités sa-
n'adorait que combler de
la véritable, et le crilèges ; il s'adressa à Jean, solitaire d'Egypte,
plus de biens qu'un autre n'eil eût seulement que la renommée lui signalait comme rempli
osé souhaiter. 11 a même permis que ce prince de l'esprit de prophétie, et reçut de lui Tassu-
fondât une ville, compagne de l'empire, fille
* Les tyrans Maxime et.Licinius.
de Rome, mais où il n'y a i)as un seul temple ' t;onstance, Constantin et Constant. Voyez la Vie de Constantin
de faux dieux ni une seule idole. Son règne le Grand par Eusèbe.
Jovien a régné sept mois, Julien dix-huit mois environ. Voyez
'

a été long' il a soutenu, seul, le poids im-


; Eutrope, lib. x, cap. 9.
'Gratien fut tué par Andragatliius, préfet Jn tyran Maxime. Voyez
* Constantin a régné trente et un ans. Voyez (Jrose, Iib. vil, Orose, Hist.j lib. vu, cap. 31.
cap. 26.
'
Valentinien.
\16 LA CITÉ DE DIEU.

rance de sa prochaine victoire. Il ne tarda naissance, et ne voulut en abuser contre per-


pas, en effet, à vaincre le tyran Maxime, et sonne quand elle prit fin. Au milieu de tant
aussitôt il rétablit le jeune Yalentinien sur le de soucis, il fit dès le commencement de son
trône. Ce prince étant mort peu après, par règne des lois en
très-justes et très-saintes
trahison ou autrement, et Eugène ayant été faveur de que l'empereur Valens,
l'Eglise,

]iroclamé, sans aucun droit, son successeur, partisan des Ariens, avait violemment persé-
Théodose marcha contre lui, plein de'foi en cutée c'était à ses yeux un plus grand hon-
;

une prophétie nouvelle aussi favorable que la neur d'être un des membres de cette Eglise
première, et défit l'armée puissante du tyran, que d'être le maître de l'univers. Il fit abattre
moins par l'effort de ses légions que par la partout les idoles, persuadé que les biens
|)uissance de ses prières. Des soldats présents mêmes de la terre dépendent de Dieu et non
à la bataille m'ont rapporté qu'ils se sentaient des démons. Mais qu'y a-t-il de plus admi-
enlever des mains les traits qu'ils dirigeaient rable que son humilité, quand, après avoir
contre l'ennemi il s'éleva, en effet, un vent
;
promis, à la prière des évêques, de pardonner
siimpétueux du côté de Théodose, que non- à la ville de Thessalonique, et s'être laissé
seulement tout ce qui était lancé par ses entraîner à sévir contre elle par les instances
troupes était jeté avec violence contre les bruyantes de quelques-uns de ses courtisans,
rangs opposés, mais que les flèches de l'en- rencontrant tout à coup devant lui la coura-
nemi retombaient sur lui-même. C'est à quoi geuse censure de l'Eglise, il fit une telle péni-
fait allusion le poète Claudien, tout ennemi tence de sa faute que le peuple, intercédant
qu'il est de la religion chrétienne, dans ces pour lui avec larmes, fut plus affligé de voir
vers où il loue Théodose : la majesté de l'empereur humiliée qu'il n'a-

« prince trop aimé de Dieu ! Éole arme en la faveur ses


bonnes
vait été effrayé de sa colère. Ce sont ces
légions impétueuses; la nalure combat pour toi, et les vents œuvres et d'autres semblables, trop longues à
conjurés accourent à l'appel de tes clairons ^ ».
énumérer, que Théodose a emportées avec lui
Au retour de cette expédition, où l'évé- quand, abandonnant ces grandeurs humaines
nement avait répondu à sa confiance et à ses qui ne sont que vapeur et fumée, il est allé
prophétiques prévisions, Théodose fit abattre chercher la récompense que Dieu n'a pro-
certaines statues de Jupiter, qu'on avait éle- mise qu'aux hommes vraiment pieux. Quant
vées dans les Alpes, en y attachant contre lui aux biens de cette vie, honneurs ou richesses.
jene sais quels sortilèges et comme ses cou- , Dieu les donne également aux bons et aux
reurs, avec cette familiarité que permet la joie méchants, comme il leur donne le monde, la
de la victoire, lui disaient en riant que les lumière, l'air, l'eau, la terre et ses fruits,

foudres d'or dont ces statues étaient armées l'âme, le corps, les sens, la raison et la vie ;

ne leur faisaient pas peur, et qu'ils seraient etdans ces biens il faut comprendre aussi les
bien aise d'en être foudroyés, il leur en fit empires, si grands qu'ils soient, que Dieu
présent de bonne grâce. Ses ennemis morts dispense selon les temps dans les conseils de
sur le champ de bataille, moins par ses ordres sa providence.
que par l'emportement du combat, laissaient Il maintenant de répondre à ceux qui,
s'agit

des fils qui se réfugièrent dans une église, étant convaincus par les preuves les plus
quoiqu'ils ne fussent pas chrétiens il saisit ;
claires que la multitude des faux dieux ne
cette occasion de leur faire embrasser le chris- sert de rien pour obtenir les biens temporels,
tianisme, montra pour eux une charité vrai- seuls objets que désirent les hommes de peu
ment chrétienne, et loin de confisquer leurs de sens, se réduisent à prétendre qu'il faut les
biens, les leur conserva en y ajoutant des adorer, non en vue des avantages de la vie
honneurs. Il ne permit à personne, après la présente, maisdans l'intérêt de la vie future.
victoire, d'exercer des vengeances particu- Quant aux païens obstinés qui persistent à les
lières.Sa conduite dans la guerre civile ne servir pour les biens de ce monde, et se plai-
ressembla nullement à celle de Cinna, de gnent de ce qu'on ne leur permet pas de
Marius, de Sylla et de tant d'autres, qui sans s'abandonner à ces vaines et ridicules super-
cesse recommençaient ce qui était fini; lui, stitions, je crois leur avoir assez répondu dans
au contraire, déplora la lutte quand elle prit ces cinq livres. Au moment où je publiais les

^ Paney. de Honor. cons.^ v. 96-98. trois premiers, et quand ils étaient déjà entre
tert.
LIVRE V. — ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS. H7
les mains de tout le inonde, j'appris qu'on y personnes éclairées aux éloges des esprits fri-
préparait une réponse, el depuis j'ai été in- voles que s'ils attendent l'occasion favorable,
;

formé (ju'elle était prête, mais qu'on attendait non pour dire vrai avec toute liberté, mais
l'occasion de pouvoir la faire paraître sans pour médire avec toute licence, à Dieu ne
danger. Sur quoi je dirai à mes contradicteurs plaise qu'ils soient heureux à la manière de
de ne pas souhaiter une chose qui ne saurait cet homme dont Cicéron dit si bien « Mal- :

leur être avantageuse. On se liatte aisément « heureux, à qui il est permis de mal faire'».
d'avoir répondu, quand on n'a pas su se taire. Si donc il y a quelqu'un de nos adversaires
Et quelle source de paroles plus fertile que la qui s'estime heureux d'avoir la liberté de mé-
vanité! mais de ce qu'elle peut toujours crier dire, nous pouvons l'assurer qu'il sera plus
plus fort que la vérité, il ne s'ensuit pas qu'elle heureux d'en être privé, d'autant mieux que
soit la plus forte. Qu'ils y pensent donc sé- rien ne l'empêche, dès à présent, de venir
rieusement; et si, jugeant la chose sans esprit discuter avec nous tant qu'il voudra, non
de parti, ils reconnaissent par hasard qu'il est pour satisfaire une vanité stérile, mais pour
plus aisé d'attaquer nos principes par un ba- il ne dé|)endra pas de nous qu'il
s'éclairer; et
vardage impertinent et des plaisanteries dignes ne reçoive, dans cette controverse amicale,
de la comédie ou de la satire, que par de so- une réponse digne, grave et sincère.
lides raisons, qu'ils s'abstiennent de publier
^ Saiat Augustin fait probablement allusioti à un passage des Tus-
des sottises et préfèrent les remontrances des culanes (lib. v, cap. 19).
LIVRE SIXIEME.
Après avoir réfuté, dans les rinq livres qui précèdent, ceux qui veulent qu'on adore les dieux en vue des intérêts de la vie
temporelle, saint Augustin discute coutrc ceux qui les adorent pour les avantages de la vie éternelle. C'est à quoi sont
consacrés les cinq livres qui suivent. L'objet particulier de celui-ci est de faire voir quelle liasse idée se faisait des dieux
Varron lui-même, le plus autorisé entre les théologiens du paganisme. Saint Augustin, s'appuyant sur la division que fait cet

écrivain de la tliéologie en trois espèces : la théologie mythique, la thélogie naturelle et la théologie civile, démontre que la

théologie mythique et la théologie civile ne servent de rien pour la félicité de la vie future.

PREFACE. CHAPITRE PREMIER.


DE CEUX QUI PRETENDENT ADORER LES DIEUX, NON
Je crois avoir assez réfuté, dans les cinq livres
EN VUE DE LA VIE PRÉSENTE, MAIS EN VUE DE
précédents, ceux qui pensent qu'on doit hono-
LA VIE ÉTERNELLE.
rer d'un culte de latrie^ lequel n'est dû
qu'au seul vrai Dieu, toutes ces fausses divi- Ayant donc à répondre maintenant, selon
nités, convaincues par la religion chrétienne l'ordre que je me suis prescrit, à ceux qui
d'être de vains simulacres, des esprits immon- soutiennent qu'il faut servir les dieux dans
des ou des démons, en un mot, des créatures l'intérêt de la vie à venir et non pour les biens

et non le Créateur. Je n'ignore pas toutefois d'ici-bas, je veux entrer en matière par cet

que ces cinq livres et mille autres ne puissent oracle véridique du saint psahniste: « Heu-
suffire à satisfaire les esprits La
opiniâtres. « reux celui qui a mis son espérance dans le
vanité ne se fait-elle pas un point d'honneur « Seigneur et n'a point arrêté ses regards aux
de résister à toutes les forces de la vérité ? et a choses vaines et aux trompeuses folies'».
cependant le vice hideux de l'obstination Toutefois, au milieu des vanités et des folies
tourne contre les malheureux mêmes qui en du paganisme, ce qu'il y a de plus supporta-
sont subjugués. C'est une maladie incurable, ble, c'est la doctrine des philosophes qui ont
non par la faute du médecin, mais par celle méprisé les superstitions vulgaires, tandis que
du malade. Quant à ceux qui pèsent ce qu'ils la foule se prosternait aux pieds des idoles et,
ont lu et le méditent sans opiniâtreté, ou du tout en leur attribuant mille indignités, les
moins sans trop d'attachement à leurs vieilles appelait dieux immortels et leur offrait un
erreurs, ils jugeront, j'espère, que nous avons culte et des sacrifices. C'est avec ces esprits
plus que suffisamment résolu la question pro- d'élite qui, sans proclamer hautement leur
posée, et que le seul reproche qu'on nous pensée, l'ont au moins murmurée à demi-voix
puisse adresser est celui d'une surabondance dans leurs écoles, c'est avec de tels hommes
excessive. Je crois aussi qu'ils se convaincront qu'il peut convenir de discuter cette question :

aisément que cette haine, qu'on excite contre faut-il adorer, en vue delà vie future, un seul

la religion chrétienne à l'occasion des cala- Dieu auteur de toutes les créatures spiri-
,

mités et des bouleversements du monde, pas- tuelles et corporelles, ou bien cette multitude

sion aveugle ressentie par des ignorants, mais de dieux qui n'ont été reconnus par les plus
que des hommes très-savants, possédés par excellents et les plus illustres de ces philoso-
une rage impie, ont soin de fomenter contre phes qu'à titre de divinités secondaires créées
le témoignage de leur conscience, toute cette par le Dieu suprême et placées de sa propre
haine est l'ouvrage de la légèreté et du dépit, main dans les régions supérieures de l'uni-
et n'a aucun motif raisonnable. vers ^ ?
Quant à ces dieux bien différents sur les-
•Nous avons dit plus haut (livre v, ch. 15) que la théologie chré- quels je me suis expliqué au quatrième livrée
tienne distingue deux sortes de cultes : le culte de ilulie (du grec
oout.ti'j), et le culte de latrie
(du grec Xscrf El'ît). Sans insister sur et dont l'emploi est restreint aux plus minces
les différences d'étymologie, nous emprunterons à saint Augustin lui-
(Quœst. in Exoth, qu. 94) la définition précise de ces deux Ps, XSXIS, 5.
*
même
cultes : « On doit à Dieu, dit-il, le culte de dulie à titre de Sei- - Allusion à Platon. Voyez le Tlmt'e, traduction française, pages 131

gneur ; on lui doit celui de latrie à titre de Dieu et à ce titre et suiv.

s seul • . — Voyez plus loin le livre x, chap. 1.


' Chap. 11 c 21.
LIVRE VI. — LES DIEUX PAÏENS. im
objets, qui pourrait être reçu à soutenir qu'ils terre, que les plus grandes divinités du paga-
soient capables de donner la vie éternelle? En nisme ne peuvent pas même disposer des
effet, ces hommes si habiles et si ingénieux, grandeurs d'ici-bas, je demande s'il ne faut
qui croient que le monde leur est fort obligé pas pousser l'impiété jusqu'à la folie pour
de lui avoir appris ce qu'il faut demander à croire que celte foule de petits dieux seront
chaque dieu, de peur que, par une de ces mé- capables de disposer à leur gré de la vie éter-
prises ridicules dont on se divertit à la comé- nelle, supérieure, sans aucun doute et sans
die, on ne soit exposé à demander de l'eau à aucune comparaison, à toutes les grandeurs
Baccbus ou du vin aux nymphes ', vou- périssables? Car, qu'on ne s'imagine pas que
draient-ils que celui qui s'adresse aux nym- leur impuissance à disposer des prospérités de
phes pour avoir du vin, sur cette réponse : la terre tient à ce que de tels objets sont au-
Nous n'avons que de l'eau à donner, adres- dessous de leur majesté et indignes de leurs
sez-vous à Baccbus, —
s'avisât de répli([uer : soins, non si peu de prix qu'on doive atta-
;

Si vous n'avez pas de vin, donnez-moi la vie cher aux choses de ce monde, c'est l'indignité
éternelle? —
Se peut-il concevoir rien déplus de ces dieux qui les a fait paraître incapables
absurde? et en supposant que les nymphes, d'en être les dispensateurs. Or, si aucun d'eux,
au lieu de chercher, en leur qualité de dé- comme je l'ai prouvé, ne peut, petit ou grand,
mons, à tromper le malheureux suppliant, donner à un mortel des royaumes mortels
eussent envie de rire (car ce sont de grandes comme lui, à combien plus forte raison ne
rieuses-), ne pourraient-elles pas lui répon- saurait-il donner à ce mortel l'immortalité?
dre « Tu crois pauvre homme, que nous
:
,
Il y a plus, et puisque nous avons mainte-

« disposons de la vie, nous qui ne disposons nant affaire à ceux qui adorent les dieux, non
même pas de la vigne! » C'est donc le com- pour la vie présente, mais pour la vie future,
ble de la folie d'attendre la vie éternelle de ces ils doivent tomber d'accord qu'il ne faut pas

dieux, dont les fonctions sont tellement par- du moins les adorer en vue de ces objets par-
tagées, pour les objets mêmes de cette vie ticuliers qu'une vaine superstition assigne à
misérable, et dont la puissance est si restreinte chacun d'eux comme son domaine propre;
et si limitéequ'on ne saurait demandera l'un car ce système d'attributions particulières n'a
ce qui dépend de la fonction de l'autre, sans aucun fondement raisonnable, et je crois l'a-
se charger d'un ridicule digne de la comédie. voir assez réfuté. Ainsi, alors même que les
On rit quand des auteurs donnent sciemment adorateurs de Juventas jouiraient d'une jeu-
dans ces méprises mais il y a bien plus
, nesse plus florissante, et que les contempteurs
sujet de rire, quand des superstitieux y tom- de cette déesse mourraient ou se flétriraient
bent par ignorance. Voilà pourquoi de savants avant le temps ;alors même que la Fortune
hommes ont écrit des traités où ils détermi- barbue couvrirait d'un duvet agréable les
nent pertinemment à quel dieu ou à quelle joues de ses pieux serviteurs et refuserait cet
déesse il convient de s'adresser pour chaque ornement à tout autre ou ne lui donnerait
objet qu'on peut avoir à solliciter dans quel : qu'une barbe sans agrément, nous aurions
cas, par exemple, il faut avoir recours à Bac- toujours raison de dire que le pouvoir de ces
cbus, dans quel autre cas aux nymphes ou à divinités est enfermé dans les limites de leurs
Vulcain, et ainsi de tous les autres dont j'ai attributions, et par conséquent qu'on ne doit
fait mention au quatrième livre, ou que j'ai demander la vie éternelle ni à Juventas, qui
cru devoir passer sous silence. Or, si c'est une ne peut même pas donner de la barbe, ni à la
erreur de demander du vin à Cérès, du pain à Fortune barbue incapable aussi de donner
,

Baccbus, de l'eau à Vulcain et du feu aux cet âge où la barbe vient au menton. Si donc
nymphes, n'est-ce pas une extravagance de il n'est pas nécessaire de servir ces déesses
demander à aucun de ces dieux la vie éter- pour obtenir les avantages dont on leur attri-
nelle ? bue la disposition car combien ont adoré
(

• Et en effet, si nous avons


en traitant établi, Juventas qui ont eu une jeunesse peu vigou-
aux livres précédents des royaumes de la reuse, tandis que d'autres, qui ne l'adorent
* Voyez, plus haut, livre rv, chap. 22. pas, jouissent de la plus grande vigueur? et
Allusion à ce vers de Virgile {Ef/L, \u, El
' v. ',)) : faciles nijiu- combien aussi invoquent la Fortune barbue
phœ risere,.. Il est douteux que faciles ait ici le sens que lui donne
saint Augustin. Voyez Servius ad ^neid., i, 1. sans avoir de barbe, ou l'ont si laide qu'ils
120 LA CITÉ DE DIEU.

prêtent à rire à ceux qui l'ont belle sans l'a- « appris à reconnaître notre nom et notre
voir demandée ?), comment croire que le culte « demeure. Par toi nous avons connu l'âge
de ces dieux, inutile pour obtenir des biens « de notre patrie ;
par toi, l'ordre et la suite
passagers, où ils président uniquement, soit « des temps ;
par toi, les lois du culte et les
réellement utile pour obtenir la vie éternelle? attributions des pontifes ;
par toi, la disci-

Ceux-là mêmes ne l'ont pas osé dire, qui, pour (' pli ne privée et publique ;
par toi, la situa-

les adorer du vulgaire ignorant, ont


faire « tion des lieux et des empires ;
par toi, les

distribuée chacun son emploi, de peur sans « noms, les espèces et les fonctions des dieux;
doute, vu leur grand nombre, qu'il n'y en eût en un mot, les causes de toutes les choses
quelqu'un d'oisif. 9 divines et humaines ». Si donc ce person- '

nage si excellent et si rare, dont Térentianus


CHAPITRE II. a dit, dans un vers élégant et précis -, qu'il
était savant de tout point; si ce grand auteur,
SENTIMENT DE VAlîRON TOUCHANT LES DIEUX DU
qui a tant lu qu'on s'étonne qu'il aiteu le
PAGANISME , qu'il NOUS APPREND A SI BIEN
temps d'écrire, et qui a plus écrit que per-
CONNAÎTRE, QU'iL LEUR EUT MIEUX MARQUÉ SON
sonne ait peut-être jamais lu ; si cet habile et
RESPECT EN n'eN DISANT ABSOLUMENT RIEN.
savant homme avait entrepris de combattre et
Oîi trouver, sur cette matière, des recher- de ruiner les institutions dont il traite comme
ches plus curieuses, des découvertes plus sa- de choses divines, s'il avait voulu soutenir
vantes, des études plus approfondies que dans qu'il se trouvait en tout cela plus de supersti-

Marcus Varron, en un mot, un traité mieux tion que de religion, je ne sais, en vérité, s'il

divisé, plus soigneusement écrit et plus com- aurait relevé plus qu'il n'a fait de choses ridi-

plet? Malgré l'infériorité de son style, qui cules, odieuses et détestables. Mais comme il

manque un peu d'agrément, il a tant de sens adorait ces mêmes dieux , comme il croyait à
et de solidité, qu'en tout ce qui regarde les la nécessité de les adorer, jusque-là qu'il avoue
sciences profanes, que les païens nomment dans son livre la crainte qu'il a de les voir

libérales, il satisfait ceux qui sont avides de périr, moins par une invasion étrangère que
choses, autant que Cicéron charme ceux qui par la négligence de ses concitoyens, et dé-

sont avides de beau langage. J'en appelle à clare expressément n'avoir d'autre but que de
Cicéron lui-même, qui, dans ses Académiques les sauver de l'oubli en les mettant sous la
nous apprend qu'il a discuté la question qui sauvegarde de la mémoire des gens de bien
fait le sujet de son ouvrage, avec Varron', (précaution plus utile, en effet, que le dévoue-
a l'homme, dit-il, le plus pénétrant du monde ment de Métellus pour arracher la statue de
« et sans aucun doute le plus savant » Remar- .
Vesta à l'incendie ', ou que celui d'Énée pour
quez qu'il ne dit pas le plus éloquent ou le dérober ses dieux pénates à la ruine de Troie),
plus disert, parce qu'à cet égard l'infériorité comme il ne laisse pas toutefois de conservera
de Varron est grande, mais il dit le plus péné- la postérité des traditions contraires à la piété, et
trant, et ce n'est pas tout : car il ajoute, dans à ce également réprouvées par les savants
titre

un livre destiné à prouver qu'il faut douter de et par les ignorants, que pouvons-nous pen-

tout: et sans aucun doute le plus savant, ser, sinon que cet écrivain, d'ailleurs si habile

comme si le savoir de Varron était la seule et si pénétrant, mais que le Saint-Esprit n'a-

vérité dont il n'y eût pas à douter, et qui pût vait i>as rendu à la liberté, succombait sous le

faire oublier à l'auteur, au moment de discu- poids de la coutume et des lois de son pays,
ter le doute académique, qu'il était lui-même et toutefois, sous prétexte de rendre la reli-

académicien. gion plus respectable, ne voulait pas faire ce


Dans l'endroit du premier livre où il vante qu'il y trouvait à blâmer?
les ouvrages de Varron, il s'adresse ainsi à cet
* Cicéron, ActuL fjuo'st., lib. l, cap. 3.
écrivain : « Nous étions errants et comme " Voyez le Iraitê de Térentiaous : Ue metris^ section des vers pha-
leuques. *
« étrangers dans notre propre pays ; tes livres
' Voyez plus haut, livre m, ch. 18.
« ont été i)Our nous comme des hôtes qui
« nous ont ramenés à la maison et nous ont
* Les quatre livres des Acndémiques dédiés à Varron sont perdu
sauf un fragment du livre premier.
LIVRE VI. — LES DIEUX PAÏENS. i2l

CHAPITRE III. les dieux incertains et le dernier sur les dieux


principaux et choisis.
PLAN DES ANTIQUITÉS DE VARRON.

Les Antiquités de Varron' forment qua- CHAPITRE IV.


un livres vingt-cinci sur les choses
rante et :

IL RÉSULTE DES DISSERTATIONS DE VARRON QUE


humaines et seize sur les choses divines. Le
LES ADORATEURS DES FAUX DIEUX REGARDAIENT
Traité des choseshumaines est divisé en qua-
LES CHOSES HUMAINES COMME PLUS ANCIENNES
que l'on considère les per-
tre parties, suivant
QUE LES CHOSES DIVINES.
sonnes, les temps, les lieux et les actions. Sur
chacun de ces objets il y a six livres en tout ; Il résulte déjà très-clairement de ce que
vingt-quatre, plus un premier livre, qui est nous avons dit, une conséquence qui deviendra
une introduction générale. Varron suit le plus claire encore par ce qui nous reste à
même ordre pour les choses divines consi- : dire c'est que pour tout homme qui n'est
:

dérant tour à tour les personnes qui sacrifient point opiniâtre jusqu'à devenir ennemi de
aux dieux, les où elles sacri-
temps, les lieux soi-même, il y aurait de l'impudence à s'ima-
fient et les sacrifices eux-mêmes, il maintient giner que toutes ces belles et savantes divi-
exactement cette distinction subtile et emploie sions de Varron aient quelque pouvoir pour
trois livres pour chacun de ces quatre objets; faire espérer la vie éternelle. Qu'est-ce, en
ce qui fait en tout douze livres. Mais comme effet,que tout cela, sinon des institutions tout
il fallait dire aussi à qui sont offerts les sacri- humaines ou des inventions des démons? Et
fices, car c'est là le point le plus intéressant, je ne parle pas des démons que les païens ap-
il aborde cette matière dans les trois derniers pellent bons démons; je parle de ces esprits
livres, où il parle des dieux. Ajoutez ces trois immondes et sans contredit malfaisants, qui
livres aux douze précédents, et joignez-y en- répandent en secret dans l'esprit des impies
core un livre d'introduction sur les choses des opinions pernicieuses, et quelquefois les
divines considérées en général, voilà les seize confirment ouvertement par leurs prestiges,
livres dont j'ai parlé. Dans ce qui regarde les afin d'égarer les hommes de plus en plus,
choses divines, sur les trois livres qui traitent et de les empêcher de s'unir à la vérité éter-
des personnes, le premier parle des pontifes ;
nelle et immuable. Varron lui-même l'a si
le second, des augures ; le troisième, des quin- bien senti qu'il a placé dans son livre les
décemvirs ^ Aux trois suivants, qui concer- choses humaines avant les choses divines, don-
nent les lieux, Varron traite premièrement nant pour raison que ce sont les sociétés qui
des autels privés secondement, des temples;
; ont commencé à s'étabhr , et qu'elles ont
troisièmement, des lieux sacrés. Viennent en- ensuite établi les cultes. Or, la vraie religion
suite les trois livres sur les temps c'est-à- , n'est point une institution de quelque cité de
dire sur les jours de fêles publiques, où il la terre ; c'est elle qui forme la Cité céleste,
parle d'abord des jours fériés, puis des jeux et elle est inspirée par le vrai Dieu, arbitre
scéniques. Enfin, les trois livres qui concer- de qui enseigne lui-même la
la vie éternelle,
nent les sacrifices traitent successivement des vérité à ses adorateurs.
consécrations, des sacrifices domestiques et Varron avoue donc que s'il a placé les cho-
des sacrifices publics. Tout cela forme une ses humaines avant les divines , c'est que
espèce de pompe religieuse où les dieux mar- celles-ci sont l'ouvrage des hommes, el voici
chent les derniers à la suite du cortège; car comment il raisonne : « De même, dit-il, que
il reste encore trois livres pour terminer l'ou- « le peintre existe avant son tableau et l'ar-
vrage : l'un sur les dieux certains, l'autre sur « chitecte avant son édifice, ainsi les sociétés
«existent avant les institutions sociales». Il
' Cet ouvrage est perdu, sauf quelques rares et courts fragments, ajoute qu'il aurait parlé des dieux avant de
tirés pour la plupart de saint Augustin. parler des hommes, s'il avait voulu dans son
- On préposa d'abord deux magistrats uommés dutnnmri sacro-
rum à la lecture des livres sacrés et à l'interprétation des oracles livreembrasser toute ta nature divine ; comme
(Voyez Denys d'Halic, Antiq. lib. iv, cap. 62.) Plus tard
sibyllins.
s'il traitait que d'une partie de la nature
ne
on porta le nombre de ces magistrats à à\x ^ decemviri sacroruiu.
(Voyez Tite-Live, livre vi, chap. 37, l2.)EDtin vers le temps de Sylla, divine et non de cette nature tout entière et 1

y eut quinze magistrats nommés guindt'ccmviri sacrorum. Ce


il

sont ceux dont parlent Varron et saint Augustin. (Voyez Servius ad


comme si même une partie de la nature di-
yEneid., lib. vi, v. 73.) vine ne devait pas être mise avant la nature
122 LA CITE DE DIEU.

humaine Mais puisque dans les trois livres


! nes aux choses divines ; il faut dire qu'il n'a
qui terminent son ouvrage, il classe les dieux pas voulu préférer des choses fausses à des
d'une façon si exacte en certains, incertains et choses vraies. Cardans ce qu'il écrit touchant
choisis,ne semhle-t-il pas avoir voulu ne rien les choses humaines, il suit l'ordre des évé-
omettre dans la nature divine? Que vient-il nements, au lieu qu'en traitant des choses
donc nous dire que s'il eût embrassé la
, divines, qu'a-t-il suivi, sinon des opinions
nature divine tout entière, il eût parlé des vaines et fantastiques ? Et c'est ce qu'il a voulu
dieux avant de parler des hommes? car enfin, finement insinuer, non-seulement par l'ordre
de trois choses l'une ou il traite de toute la
: qu'il a suivi, mais encore par la raison qu'il en
nature divine, ou bien il traite d'une partie, donne. Peut-être, s'il eût suivi cet ordre sans
ou enfin ce dont il traite n'est rien de la na- en dire la raison, nierait- on qu'il ait eu aucune
ture divine. S'il traite de la nature divine intention semblable mais, parlant comme il ;

tout entière, elle doit sans nul doute avoir sur fait, on ne peut lui supposer aucune autre

la nature humaine la priorité ; s'il traite d'une pensée, et il a fait assez voir qu'il a voulu
partie de la nature divine, pourquoi la prio- placer les hommes avant les institutions des
rité ne lui serait-elle pas acquise également? hommes, et non pas la nature humaine avant
Est-ce que toute partie quelconque de la na- la nature des dieux. Ainsi il a reconnu que
ture divine ne doit pas être mise au-dessus de l'objet de son traité des choses divines n'est
la nature humaine ? En tout cas, si c'est trop pas la vérité qui a son fondement dans la na-
faire pour une partie de la nature divine que ture, mais la fausseté qui a le sien dans l'er-
de la préférer à la nature humaine tout en- reur. C'est ce qu'il a déclaré ailleurs d'une
tière, du moins fallait-il la préférer à ce qui façon plus formelle encore, comme je l'ai rap-
n'est qu'une partie des choses liumaines, je pelé dans mon quatrième livre ', quand il dit
veux dire aux institutions des Romains; car que s'il avait à fonder un Etat nouveau, il

les livres de A^arron regardent Rome et non traiterait des dieux selon les principes de la
pas toute l'humanité. Et cependant il croit nature ; mais que, vivant dans un Etat déjà
bien faire d'ajourner choses divines, sous
les vieux, il ne pouvait que suivre la coutume.
jirétexte que le peintre précède son tableau et
l'architecte son
édifice n'est-ce pas avouer
; CHAPITRE V.
nettement que ce qu'il appelle choses divines
DES TROIS ESPÈCES DE THÉOLOGIES DISTINGUÉES
n'est à ses yeux, comme la peinture et l'archi-
PAR VARRON , l'UNE MYTHIQUE l' AUTRE NATU-
que l'ouvrage des hommes? Il ne reste
,
tecture,
RELLE, ET l'autre civile.
donc plus que la troisième hypothèse, savoir,
que l'objet de son traité n'est rien de divin, et Que signifie cette division de la théologie ou
voilà ce dont il ne serait pas convenu ouver- science des dieux en trois espèces : l'une my-
tement, mais ce qu'il a peut-être voulu faire thique, l'autre physique, et l'autre civile ? Le
entendre aux esprits éclairés. En effet, il se nom de théologie fabuleuse conviendrait assez
sert d'une expression équivoque, qui veut à la première espèce, mais je veux bien l'ap-
dire, dans le sens ordinaire, que l'objet de peler mythique^ du grec |xù6o;, qui signifie
son traité n'est pas toute la nature divine, fable. Appelons aussi la seconde espèce indif-
mais qui peut signifier aussi que ce n'est rien féremment physique ou naturelle puisque ,

de vraiment divin. Dans le fait, s'il avait traité l'usage l'autorise-; et, quanta la troisième
de toute la nature divine, le véritable ordre espèce, à la théologie politique, nommée par
était, il en convient lui-même, de la placer Varron civile, il n'y a pas de difficulté. Voici
avant la nature humaine; et comme il est comment il s'explique à cet égard: « On ap-
clair d'ailleurs, sinon par le témoignage de pelle mythique la théologie des poètes, phy-
Varron, du moins par l'évidence de la vérité, « sique, celle des philosophes, et civile, celle
que dans le cas même où il n'aurait voulu a des peuples ». —
« Or», poursuit-il, «dansla

traiter que d'une partie de la nature divine, « première espèce de théologie, il se rencontre
encore avoir la priorité, il s'ensuit
elle devait « beaucoup de fictions contraires à la dignité
finalement que l'objet dont il traite n'a rien de

véritablement divin. Dès lors, il ne faut pas dire


*
Au chap. 31.
"
On sait que le latin physkiis vient du grec fpuîizoj, naturel,

que Varron a voulu préférer les choses humai- dont la racine est fi/^ii, nature.
LIVRE VI. LES DIEUX païens. 123

« et à la nature des dieux immortels, comme, On me Sachons distinguer


dira peut-être :

M par exemple, la naissance d'une divinité qui la théologiemythique ou fabuleuse et la théo-


« sort du cerveau d'une autre divinité, ou de logie physique ou naturelle de la théologie
« sa cuisse, ou de quelques gouttes de son sang; civile, comme fait Varron lui-même, et cher-
« ou bien encore un dieu voleur, un dieu chons ce qu'il pense de celle-ci. Je réponds
« adultère, un dieu serviteur de l'homme. Et qu'en effet il y a de bonnes raisons de mettre
« pour tout dire, on y attribue aux dieux tous à part la théologie fabuleuse : c'est qu'elle est
« les désordres où tombent les hommes et fausse, c'est qu'elle est infâme, c'est qu'elle est
« même les hommes les plus infâmes '
». indigne; mais séparer la théologie naturelle
Ainsi, quand Varron le peut, quand il l'ose, de la théologie civile, n'est-ce pas avouer que
quand il parle avec la certitude de l'impu- la théologie civile est fausse? Si, en effet, la
nité , il s'explique sans détour sur l'injure théologie civile est conforme à la nature, pour-
faite à la divinité par les fables mensongères; quoi écarter la théologie naturelle? Si elle ne
car il ne s'agit pas ici de la théologie naturelle lui est pas conforme, à quel titre la recon-
ou de la théologie civile, mais seulement de la naître pour vraie? Et voilà pourquoi Varron
théologie mythique , et c'est pourquoi il a a fait passer les choses humaines avant les
cru pouvoir la censurer librement. choses divines; c'est qu'en traitant de celles-ci,
Voyons maintenant son opinion sur la théo- ilne s'est pas conformé à la nature des dieux,
logie naturelle «La seconde espèce de théo- : mais aux institutions des hommes. Examinons
a logie que j'ai distinguée, dit-il, a donné ma- toutefois cette théologie civile « La troisième :

te tièreà un grand nombre de livres où les « espèce de théologie, dit-il, est celle que les
« philosophes font des recherches sur les dieux, « citoyens, et surtout les prêtres, doivent con-
« sur leur nombre, le lieu de leur séjour, leur « naître et pratiquer. Elle consisteàsa voir quels
« nature et leurs qualités sont-ils éternels ou : « sont lesdieux qu'ilfaut adorer publiquement,
« ont-ils commencé? tirent-ils leur origine du « et à quelles cérémonies, à quels sacriticescha-
« feu, comme le croit Heraclite, ou des nom- « cunest obligé». Citons encore ce qu'ajoute
« bres, suivant le système de Pythagore, ou des Varron «La première espèce de théologie
:

« atomes, ainsi qu'Épicure le soutient? et autres « convient au théâtre, la seconde au monde, la

« questions semblables, qu'il plus facile de est « troisième à la cité » Qui ne voit à laquelle des
.

a discuter dans l'intérieur d'une école que dans trois il donne la préférence? Ce ne peut être
H le forum » . On voit que Varron ne trouve rien qu'à la seconde, qui est celle des philosophes.
à redire dans cette théologie naturelle, propre Elle se rapporte eu effetau monde, et, suivant
aux philosophes; il remarque seulement la les philosophes, il n'y a rien de plus excellent
diversité de leurs opinions, qui a fait naître que le monde. Quant aux deux autres espèces
tant de sectes opposées, et cependant il bannit de théologie, celle du théâtre et celle de la
la théologie naturelle du
forum et la renferme cité, on ne sait s'il les distingue ou s'il les

dans les écoles, tandis qu'il n'interdit pas au confond. Eu effet, de ce qu'un ordre de choses
peuple la première espèce de théologie, qui appartient à la cité, il ne s'ensuit pas qu'il
est toute pleine de mensonges et d'infamies. ap[iartienne au monde, quoique la cité soit

chastes oreilles du peuple, et surtout du dans le monde, peut arriver que sur de
et il

peuple romain 1 elles ne peuvent entendre les fausses opinions on croie et on adore dans la
discussions des philosophes sur les dieux cité des objets qui ne sont ni dans le monde,
immortels mais que les poètes chantent leurs
; ni hors du monde. Je demande en outre où
fictions, que des histrions les jouent, que la est le théâtre, sinon dans la cité? et pourquoi
nature des dieux soit altérée, que leur majesté on Va sinon à cause des jeux scéniques?
établi,
soit avilie par des récits qui les font tomber et à quoi se rapportent les jeux scéniques,
au niveau des hommes les plus infâmes, on sinon aux choses divines, qui ont tant exercé
supporte tout cela que dis-je? on l'écoute avec ; la sagacité de Varron ?

joie et on s'imagine que ces scandales sont


;
CHAPITRE VI.
agréables aux dieux et contribuent à les ren-
dre favorables !
DE LA THÉOLOGIE MYTIUOUE OU FABULEUSE ET DE
LA THÉOLOGIE CIVILE, CONTRE VARRON.
' Compare?. le
aenliment de Varron sur les diverses espèces de
théologie, avec celui du pontife Scévola (plus haut, livre iv, ch. 27). Marcus Varron 1 tu es le plus pénétrant et
124 LA CITE DE DIEU.

sans aucun doute le plus savant des hommes, Non, personne ne poussera le délire jusqu'à
mais tu n'es qu'un homme, tu n'es pas Dieu, se jeter dans cet abîmp d'impiété. La vie éter-
et même il t'a manqué d'être élevé par l'Es- nelle ne peut donc s'obtenir ni par la théo-
prit de Dieu à ce degré de lumière et de liberté logie fabuleuse ni par lathéologie civile. L'une,
qui rend capable de connaître et d'annoncer en effet, imagine des fictions honteuses et
les choses divines; tu vois clairement qu'il l'autre les protège ; l'une sème , l'autre mois-
faut séparer ces grands objets d'avec les folies sonne; l'une souille les choses divines par les
et les mensonges des hommes mais tu crains
; crimes qu'elle invente à plaisir, l'autre met au
de heurter les fausses opinions du peuple et rang des choses divines les jeux où ces crimes
les superstitions autorisées par la coutume; sont représentés; l'une célèbre en vers les
et cependant, quand tu examines de près ces fictionsabominables des hommes, l'autre les
vieilles croyances, tu reconnais à chaque page consacre aux dieux mêmes par des fêtes solen-
et tu laisses partout éclater combien elles te nelles l'une chante les infamies des dieux et
;

paraissent contraires à la nature des dieux, l'autre s'y complaît; l'une les dévoile ou les
même de que se les
ces dieux imaginaires tels invente, l'autre les atteste pour vraies, ou,
figure, parmi les éléments du monde, la fai- quoique fausses, y prend plaisir; toutes deux
blesse de l'esprit humain. Que fait donc ici le impures, toutes deux détestables, la théologie
génie de l'homme et même le génie le plus effrontée du théâtre étale son impudicité, et la
excellent? A quoi te sert, Varron, toute cette théologie élégante de la cité se pare de cet
science si variée et si profonde pour sortir de étalage. Encore une fois, ira-t-on demander
l'inévitable alternative où tu es placé? tu vou- la vie éternelle à une théologie qui souille
drais adorer les dieux de la nature et tu es con- cette courte et passagère vie? ou, tout en
traint d'adorer ceux de la cité I Tu as rencontré, avouant que la compagnie des méchants souille
à la vérité, d'autres dieux, les dieux de la fable, la vie temporelle par la contagion de leurs
sur lesquels tu décharges librement ta répro- exemples, soutiendra-t-on que la société des
bation mais tous les coups que tu leur portes
; démons, à qui l'on fait un culte de leurs pro-
retombent sur les dieux de la politique. Tu pres crimes, n'a rien de contagieux ni de cor-
dis, en effet, que les dieux fabuleux convien- rupteur? Si ces crimes sont vrais, que de ma-
nent au théâtre, les dieux naturels au monde lice dans les démons 1 s'ils sont faux, que de
et les dieux civils à l'Etat or, le monde n'est-il
; malice dans ceux qui les adorent!
pas une œuvre divine, tandis que le théâtre et Mais peut-être ceux qui ne sont point versés
l'Etat sont des œuvres humaines; et les dieux dans ces matières s'imagineront-ils que c'est
dont on rit au théâtre ou à qui l'on consacre seulement dans les poètes et sur le théâtre que
des jeux, sont-ils d'autres dieux que ceux qu'on la majesté divine est profanée par des fictions
adore dans les temples de l'Etat et à qui on et des représentations abominables ou ridi-
offre des sacrifices? Combien il eût été plus cules, et quemystères où président, non
les
sincère et même plus habile de diviser les des histrions, mais des prêtres, sont purs de
dieux en deux classes, les dieux naturels et les ces turpitudes. Si cela était, on n'eût jamais
dieux d'institution humaine, en ajoutant, quant pensé qu'il fallût faire des infamies du théâtre
à ceux-ci que si les poètes et les prêtres n'en
, des cérémonies honorables aux dieux, et ja-
parlent pas de la même manière, il y ace point mais les dieux n'eussent demandé de tels
commun entre eux que ce qu'ils en disent est honneurs. Ce qui fait qu'on ne rougit point
également faux et par conséquent également de les honorer ainsi sur la scène, c'est qu'on
agréable aux démons, ennemis de la vérité I n'en rougit pas dans les temples. Aussi, quand
Laissons donc un moment de côté la théo- Varron s'efforce de distinguer la théologie
logie physique ou naturelle, et dis-moi s'il te civile de la fabuleuse et de la naturelle, comme
semble raisonnable de soUiciter et d'attendre une troisième espèce, ildonne pourtant assez
la vie éternelle de ces dieux de théâtre et de à entendre qu'elle est plutôt mêlée de l'une et
comédie? Le vrai Dieu nous garde d'une si de l'autre que véritablement distincte de toutes
monstrueuse et si sacrilège pensée! Quoi! deux. 11 dit en effet que les fictions des poètes
nous demanderions la vie éternelle à des dieux sont indignes de la croyance des peuples, et
qui se plaisent au spectacle de leurs crimes, et que les systèmes des philosophes sont au-
qu'on ne peut apaiser que parées infamies! dessus de leur portée. « Et cependant » ajoute- ,
LIVRE VF. — LES DIEUX PAÏENS. 425

t-il, malgré la divergence de la théologie des


« comme sur la scène? Pourquoi Forculus, qui
8 poètes et de celle des philosophes, on a beau- préside aux portes, et Limentinus, qui préside
« coup pris à l'une et à l'autre pour composer au seuil, sont-ils mâles, tandis que Cardéa,
« la théologie civile. C'est i)our(iuoi, en traitant qui veille sur les gonds, est femelle '? N'est-ce

« de celle-ci, nous indiquerons ce qu'elle a de pas dans les livres des choses divines qu'on lit

« commun avec la théologie des poètes, quoi- tous ces détails que la gravité des poètes n'a
« qu'elle doive garder un lien plus intime avec pas jugé dignes de leurs chants? N'y a-t-il que
a la théologie des philosophes». La thélogie la Diane des théâtres qui soit armée, et celle
civile n'est donc pas sans rapport avec la des temples est-elle vêtue en simple jeune
théologie des poètes. Il dit ailleurs ,
j'en con- fille? Apollon n'est-il joueur de lyre que sur
viens, que dans les généalogies des dieux, les la scène, et â Delphes ne l'est-il plus? Mais
peuples ont consulté beaucoup plus les poètes tout cela est encore honnête en comparaison
que philosophes; mais c'est qu'il parle
les du reste. Car Jupiter lui-même, quelle idée
tantôt de ce qu'on doit faire, et tantôt de ce s'en sont faite ceux qui ont placé sa nourrice^
qu'on fait. Il ajoute que les [ihilosophes ont au Capitole? n'ont-ils pas de la sorte confirmé
écrit pour être utiles et les poètes pour être le sentiment d'Évhémère % qui a soutenu, en
agréables. Par conséquent, ce que les poètes historien exact et non en mythologue bavard,
ont écrit, ce que les peuples ne doivent point que tous les dieux ont été originairement des
imiter, ce sont les crimes des dieux, et cepen- hommes? Et de même ceux qui ont donné à
dant c'est à quoi les peuples et les dieux pren- Jupiter des dieux pour commensaux et pour
nent plaisir; car c'est pour faire plaisir et non parasites, n'ont-il pas tourné le culte des dieux
pour être utiles que les poètes écrivent, de en bouffonnerie? Supposez qu'un bouflbn s'a-
son propre aveu, ce qui ne les empêche pus vise de dire que Jupiter a des parasites à sa
d'écrire les fictionsque les dieux réclament table, on croira qu'il veut égayer le public.
des peuples et que les peuples consacrent aux Eh bien c'est Varron qui dit cela, et Varron ne
I

dieux. veut pas faire rire aux dépens des dieux, il veut
CHAPITRE VII. les rendre respectables; Varron ne parle pas
des choses humaines, mais des choses divines,
IL V A RESSEMBLANCE ET ACCORD ENTRE LA THÉO-
et ce dont il est question ce n'est pas le théâtre
LOGIE MYTHIQUE ET LA THÉOLOGIE CIVILE.
et ses jeux, c'est le Capitole et ses droits. Aussi
II est donc vrai que la théologie mythique, bien la force de la vérité contraint Varron
cette théologie de théâtre, toute pleine de tur- d'avouer que le peuple, ayant donné aux dieux
pitudes et d'indignités, se ramène à la théo- la forme humaine, a été conduit à se persua-
logie civile, de sorte c|ue celle des
deux qu'on der qu'ils étaient sensibles aux plaisirs de
réprouve et qu'on rejette n'est qu'une partie l'honmie.
de celle qu'on juge digne d'être cultivée et D'un autre côté, les esprits du mal ne man-
pratiquée. Et quand je dis une partie, je n'en- quaient pas à leur rôle et avaient soin de con-
tends pas une partie jointe à l'ensemble par firmer par leurs prestiges ces pernicieuses
un lien artificiel et comme attachée de force; superstitions. C'estainsi qu'un gardien du
j'entends une partie homogène unie à toutes temple d'Hercule, étant un jour de loisir et
les autres comme le membre d'un même corps. désœuvré, se mit à jouer aux dés tout seul,
Voyez, en effet,les statues des dieux dans les d'une main pour Hercule et de l'autre pour
temples; que signifient leurs figures, leur lui, avec cette condition que s'il gagnait, il se
âge, leur sexe, leurs ornements, sinon ce donnerait un souper et une maîtresse aux dé-
qu'en disent les poètes? Si les poètes ont un pens du temple, et que si lachance tournait
Jupiter barbu et un Mercure sans barbe, les du côté d'Hercule, il le régaleraitdu souper
pontifes ne les ont-ils pas de même? Priape et de la maîtresse à ses dépens. Ce fut Hercule
a-l-ildes formes plus obscènes chez les his- qui gagna, et le gardien, fidèle à sa promesse,
trions que chez les prêtres, et n'est-il pas, dans
lestemples où on adore l'image de sa per- *
Voyez plus haut, livre IV, chap. 9.
^
La chèvre Amaithée.
sonne, ce qu'il est sur le théâtre où on rit du '
Evhémère, de Messine ou de Messène, florissait vers 311 avant

Jésus-Christ. de l'origine des dieux dans


avait exposé sa théorie
spectacle de ses mouvements? Saturne n'est-il II

un ouvrage intitulé Bistoire sacrée^ dont il ne reste rien, si ce n'est


pas vieux et Apollon jeune sur les autels quelques fragments de la traduction latine qu'en avait faite Ennius.
126 LA CITÉ DE DIEU.

lui offrit le souper convenu et la fameuse qui convient à l'Etat, comme on sépare ce qui

courtisane Larentina.Or, celle-ci, s'étant endor- est impur honteux de ce qui est honnête et
et

mie dans le temple, se vit en songe entre les pur? Il faudrait jdutôt remercier les comé-
bras du dieu, qui lui dit que premier jeune le diens d'avoir épargné la pudeur publique en
homme qu'elle rencontrerait en sortant lui ne dévoilant pas sur le théâtre toutes les impu-
payerait la dette d'Hercule. Et en clîet elle retés (jue cachent les temples. Que penser de
rencontra un jeune homme fort riche nommé bon des mystères qui s'accomplissent dans les
Tarutius qui, après avoir vécu fort longtemps ténèbres, quand les s])ectacles étalés au grand
avec elle, mourut en lui laissant tous ses biens. jour sont si détestables? Au surplus, ce qui se
Maîtresse d'une grande fortune Larentina, , pratique dans l'ombre par le ministère de ces
pour ne pas être ingrate envers le ciel, institua hommes mous et mutilés, nos adversaires le
le peuple romain son héritier; puis elle dis- savent mieux que nous; mais ce qu'ils n'ont
parut, et on trouva son testament, en faveur pu laisser dans l'ombre, c'est la honteuse cor-
duquel on lui décerna les honneurs divins'. ruption de leurs misérables eunuques. Qu'ils
Si les poètes imaginaient de pareilles aven- pei'suadent à qui voudra qu'on fait des œuvres
tures et si les comédiens les représentaient, saintes avec de tels instruments ; car enfin ils

on ne manquerait pas de dire qu'elles appar- ont mis eunuques au nombre des institu-
les

tiennent à la théologie mythique et n'ont rien tions qui se rapportent à la sainteté. Pour nous,
à démêler avec la gravité de la théologie nous ne savons pas quelles sont les œuvres
civile. Mais lorsqu'un auteur si célèbre rap- des mystères, mais nous savons quels en sont
porte ces infamies, non comme des fictions de les ouvriers; nous savons aussi ce qui se fait

poètes, mais comme la religion des peuples, sur la scène, où jamais pourtant eunuque n'a
non comme des bouffonneries de thétàtre et paru, même dans le chœur des courtisanes,
de comédiens, mais comme les mystères sa- bien que les comédiens soient réputés infâmes
crés du temple quand, en un mot, il les rap-
;
etque leur profession ne passe pas pourcompa-
porte, non à la théologie fabuleuse, mais à la tible avec l'honnêteté. Que faut-il donc penser
théologie civile, je dis alors que ce n'est pas de ces mystères où la religion choisit pour
sans raison que les histrions représentent sur ministres des hommes que l'obscénité du
la scène les turpitudes des dieux, mais que théâtre ne peut accueillir?
c'est sans raison que les prêtres veulent donner
aux dieux dans leurs mystères une honnêteté GHAPITRE VIII.
qu'ils n'ont pas. Quels mystères, dira-t-on? Je
DES INTERPRÉTATIONS EMPRUNTÉES A LA SCIENCE
parle des mystères de Junon, qui se célèbrent
DE LA NATURE PAR LES DOCTEURS DU PAGANISME,
dans son île chérie de Samos, où elle épousa
POUR JUSTIFIER LA CROYANCE AUX FAUX DIEUX.
Jupiter; je parle des mystères de Gérés, cher-
chant Proserpine enlevée par Pluton ;
je parle Mais, dit-on , toutes ces fables ont un sens
des mystères de Vénus, oîi l'on pleure la mort caché et des explications fondées sur la science
du bel Adonis, son amant, tué par un sanglier; de la nature, ou, pour prendre leur langage,
je parle enfin des mystères de la mère des des explications physiologiques '. Gomme s'il

dieux, oîi des eunuques, nommés Galles, dé- s'agissait ici de physiologie et non de théologie,
plorent dans leur propre infortune celle du de la nature et non de Dieu ! Et sans doute, le

charmant Atys, dont la déesse était éprise et vrai Dieu est Dieu par nature et non par opi-
qu'elle mutila par jalousie ^ En vérité, le nion, mais il ne s'ensuit pas que toute nature
théâtre a-t-il rien de plus obscène ? et s'il en soit Dieu; car l'homme, la bête, l'arbre, la

est ainsi, de quel droit vient-on nous dire que pierre ont une nature, et Dieu n'est rien de
les fictions des poètes conviennent à la scène, tout cela-. A ne parler en ce moment que des
et qu'il faut les séparer de la théologie civile mystères de lamère des dieux si le fond de ,

ce système d'interprétation se réduit à pré-


* SaÎDt Augustin s'appuie probablement sur le passage, aujour-
ici
tendre que la mère des dieux est le symbole
d'hui perdu, de Varron [De linij, lat.^ lib vi,§ 23), où il était ques-
tion des fêtes appelées Larentinaîia. Voyez Plutarque, Quœst* Hom.y
qu. 35; et Lactance, Imtit.j lib. i, cap. 20. * Allusion évidente aux stoïciens qui ramenaient la mythologie à
*I1 s'agit ici des mystères de Cybèle, déesse d'origine phrygienne, leur phjsiofogie, c'est-à-dire à leur théologie générale de la nature.
dont les prêtres s'appelaient Galles, du nom d'un fleuve de Phrygie, Pour entendre ici saint Augustin, il faut se souvenir que les
suivant Pline, lib. v, cap. 22. Voyez Ovide, Fa.stes, liv. rv, vers 364 stoïciens identifiaient la nature et Dieu : leur jihijsioloijie était pan-

et suiv.; et plus bas saint Augustin, livre Vllj cb. 25 et 26. théiste.
LIVRE VI. LES DIEUX PAÏENS, 127

de la terre , qu'avons-nous besoin d'une plus la théologie civile, on conduisait insensible-


longue discussion? Est-il possible de don- ment les meilleurs esprits à substituer la
ner plus ouvertement raison à ceux qui veu- théologie des philosophes à toutes les autres.
lent que tous les dieux du paganisme aient En effet, la tbéologie civile et la théologie

été des bommes? N'est-ce pas dire que les fabuleuse sont également fabuleuses et éga-
dieux sont fils de la terre, que la terre est la lement civiles ; toutes deux fabuleuses , si

mère des dieux? Or, dans la vraie tbéologie, l'on regarde avec attention les folies et les
la terre n'est pas la mère de Dieu, elle est son obscénités de l'une et de l'autre
toutes deux ;

ouvrage. Mais qu'ils interprètent leurs mys- civiles, si que les jeux scéni-
l'on considère
tères comme il leur plaira, ils auront beau ques, qui sont du domaine de la tbéologie
vouloir les ramener à la nature des cboses, il fabuleuse, font partie des fêtes des dieux et de
ne sera jamais dans la nature que des bommes la religion de l'Etat. Comment se fait-il donc
servent des femmes; et ce crime, cette maladie, qu'on vienne attribuer le pouvoir de donner
cette bonté sera toujours une cbose contre la vie éternelle à ces dieux convaincus, par

nature. Cela est si vrai qu'on arrache avec leurs statues et par leurs mystères, d'être
peine par les tortures aux bommes les plus semblables aux divinités ouvertement répu-
vicieux l'aveu d'une prostitution dont on fait diées de la fable, et d'en avoir la figure, l'âge,
profession dans les mystères. Et d'ailleurs, si le sexe, le vêtement les mariages, les géné-
,

on excuse ces turpitudes plus détestables ,


rations et les cérémonies toutes cboses qui :

encore que celles du tbéàtre, sous prétexte prouvent que ces dieux ont été des hommes à
qu'elles sont dessymboles de la nature, pour- qui l'on a consacré des fêtes et des mystères
quoi ne pas excuser également les fictions des par l'instigation des démons, selon les acci-
poètes? car on leur a appliqué le même sys- dents de leur vie et de leur mort, ou du moins
tème d'interprétation, et, pour ne parler que que ces esprits immondes n'ont manqué au-
de la plus monstrueuse et la plus exécrable cune occasion d'insinuer dans les esprits leurs
de ces fictions, celle de Saturne dévorant ses tromperies et leurs erreurs.
enfants^ n'a-t-on pas soutenu que cela devait
s'entendre du temps, qui dévore tout ce qu'il CHAPITRE IX.
enfante, ou, selon Varron, des semences qui
DES ATTRIBUTIONS PARTICULIÈRES DE CHAQUE DIEU.
retombent sur la terre d'où elles sont sorties ? '

Et cependant on donne à cette théologie le Que


dire de ces attributions partagées entre
nom de fabuleuse, et malgré les interpréta- lesdieux d'une façon si minutieuse et si mes-
tions les plus bellesdu monde, on la condamne, quine, et dont nous avons déjà tant parlé sans
on la réprouve, on la répudie, et on prétend avoir épuisé la matière? Tout cela n'est-il pas
la séparer, non-seulement de la théologie phy- plus propre à exciter les boutTonneries d'un
sique, mais aussi de la théologie civile, de la comédien qu'à donner une idée de la majesté
théologie des cités et des peuples, sous prétexte divine? Si quelqu'un s'avisait de donner deux
([ue ses fictions sont indignes de la nature des nourrices à un enfant, l'une pour le faire man-
dieux. Qu'est-ce à dire, sinon que les habiles ger et l'autre pour le faire boire, à l'exemple
et savants bommes qui ont écrit sur ces ma- des théologiens qui ont employé deux déesses
tières réprouvaient également du tond de leur pour ce double office, Educa et Potina, ne le
âme la tbéologie fabuleuse et la théologie prendrait-on pas pour un fou qui joue cliez
civile?mais ils osaient dire leur pensée sur la luiune espèce de comédie? On nous dit encore
première et n'osaient pas la dire sur l'autre. que le nom de Liber vient de ce que, dans l'u-
C'est pourquoi, après avoir livré à la critique nion des sexes, ce dieu aide les mâles à se
la tbéologie fabuleuse, ils ont laissé voir que délivrer de leur semence, et que le nom de
la théologie civile lui ressemble parfaitement; Libéra, déesse qu'on identifie avec Vénus, a
de qu'au lieu de préférer celle-ci à
telle sorte une origine analogue, parce qu'on croit que
celle-là, on toutes deux; et ainsi,
les rejetât les femelles ont aussi une semence à répandre,
sans effrayer ceux qui craignaient de nuire à et c'est pour cela que dans le temple on offre
à Liber les parties sexuelles de l'homme et à
• Selon VarroD, Saturne vient de satits, semences. Voyez De lin-
(jua lat., lib. v, §61. Comp. Cicéron, Denat. deor., lib. ii, cap. 25;
Libéra celle de la femme '. Ils ajoutent qu'on
lib. III, cap. 24. Cicéron et Plutarque expliquent autrement
'
les noms de Liber et
,

128 LA CITÉ DE DIEU.

assigne à Liber les femmes et le vin, parce que En vérité sont-ce là les dieux qui protègent
c'estLiber qui excite les désirs. De là les in- les villes ou les jouets ridicules dont le théâtre
croyables fureurs tles bacchanales, et Varron se divertit?
lui-même avoue que les bacchantes ne peu- Que le dieu Jugatinus préside à l'union des
vent faire ce qu'elles font sans avoir l'esprit sexes, je le veux bien mais il faut conduire
;

troublé. Aussi le sénat, devenu plus sage, vit l'épousée au toit conjugal, et voici le dieu
cette fête de mauvais œil et l'abolit '. Peut- Domiducus ; il faut l'y installer, voici le dieu
être en celte rencontre flnit-on par reconnaître Domilius et pour la retenir près de son mari,
;

ce (lue peuvent les esprits immondes sur les on appelle encore la déesse Manturna. N'est-ce
mœurs des hommes, quand on les adore point assez? épargnez, de grâce, la pudeur
comme des dieux. Quoi qu'il en soit, il est cer- humaine laissez faire le reste dans le secret,
!

tain que l'on n'oserait rien faire de pareil sur à l'ardeur de la chair et du sang. Pourquoi,
On y joue, il est vrai, mais on n'y
les tliéâtres. quand les paranymphes eux-mêmes se reti-
est pas ivrede fureur, encore que ce soit une rent, remplir la chambre nuptiale d'une foule
sorte de fureur de reconnaître pour des divi- de divinités? Est-ce pour que l'idée de leur
nités des esprits qui se plaisent à de pareils présence rende les époux plus retenus? non;
jeux. c'est pour aider une jeune fille, faible et trem-
Mais de quel droit Varron prélend-il établir blante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici
une diflérence entre les hommes religieux et en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec
les superstitieux, sous prétexte que ceux-ci le pèreSubigus, la mère Préma, la déesse Per-
redoutent les dieux comme des ennemis, au tunda, Vénus et Priape'. Qu'est-ce à dire? s'il
lieu que ceux-là les honorent comme des pères, fallait absolument que les dieux vinssent en

persuadés que leur bonté est si grande qu'il aide à la besogne du mari, un seul dieu ne
leur en coûte moins de pardonner à un cou- suffisait-il pas, ou même une seule déesse ?

pable que de punir un innocent? Cette belle n'était-ce pas assez de Vénus, puisque c'est
distinction n'empêche pas Varron de remar- elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire
quer qu'on assigne trois dieux à la garde des pour qu'une femme cesse d'être vierge? S'il
accouchées, de peur que Sylvain ne vienne reste aux hommes une pudeur que n'ont pas
les tourmenter la nuit; pour figurer ces trois les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous
dieux, trois hommes font la ronde autour du ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent
logis, frap|)ent d'abord le seuil de la porte les aider à l'ouvrage, n'éprouveront-ils pas
avec une cognée, le heurtent ensuite avec un une confusion qui diminuera l'ardeur d'un
pilon, puis enfin le nettoient avec un balai, des époux et accroîtra la résistance de l'autre?
ces trois emblèmes del'agriculture ayant pour D'ailleurs,si la déesse Virginiensis est là pour

effet d'empêcher Sylvain d'entrer; car c'est le dénouer la ceinture de l'épousée, le dieu Su-
fer qui taille et coupoles arbres, c'est le pilon bigus pour la meltre aux bras du mari, la
qui tire du blé la farine, et c'est le balai qui déesse Préma pour la maîtriser et l'empêcher
sert à amonceler les grains ; et de là tirent de se débattre, à quoi bon encore la déesse
leurs noms : la déesse Intercidona, de l'inci- Pertunda? Qu'elle rougisse, qu'elle sorte,
sion faite par la cognée; Pilumnus, du pilon; qu'elle laisse quelque chose à faire au mari;
Deverra, du balai en tout trois divinités occu-
; car il est inconvenant qu'un autre que lui
pées à préserver les accouchées des violences s'acquitte de cet office. Aussi bien, si l'on
de Sylvain. Ainsi la protection des divinités souffre sa présence, c'est sans doute qu'elle est
bienfaisantes ne peut prévaloir contre la bru- déesse ; car si elle était divinité mâle, si elle
talité d'un dieu malfaisant qu'à condition était le dieu Pertundus, le mari alors, pour
d'être trois contre un, et d'opposer à ce dieu sauver l'honneur de sa femme, aurait plus
âpre, sauvage et inculte comme les bois où il de sujet d'appeler au secours contre lui, que
emblèmes de culture qui lui ré-
habite, les les accouchées contre Sylvain. Mais que dire
pugnent et le font fuir. Oh l'admirable in- ! d'une autre divinité cette fois trop mâle ,

nocence Oh la parfaite concorde des dieux


1 1 ! de Priape, qui reçoit la nouvelle épousée
le Libéra. Voyez Cicéron, De not, âeor.^ lib. u, cap. 24 et Plutar- ;

que, Quœst. Boni., qu. 1U4. Voyez aussi Séoèque, De Benef., lib. iv, *
Rapprochez la description de saint Augustin de celle de TertuU
cap. 8; et Arnobe, Contra geitt., lib. v, p. 167 et seq. lien, Ada. Nat., lib. n, cap. U. Voyez aussi Arnobe, Contr. Cent.,
' Voyez Tite-Live, lib. xxxix, cap. 17, 18. lib. IV, p. 124; et Lactance, Instit., lib. l, cap. 20.
,

LIVRE VI. — LES DIEUX PAÏENS. 129

sur ses genoux obscènes et monstrueux, sui- déesse Nœnia, c'est-à-dire par l'hymne qu'on
vant la très-décente et très-pieuse coutume chante aux funérailles des vieillards. Il éuu-
des matrones ? Nos adversaires ont beau mère ensuite d'autres divinités dont l'emploi
jeu après cela d'épuiser les subtilités pour ne se rapporte pas directement à l'homme,
distinguer la théologie civile de la théologie mais aux choses dont il fait usage, comme le
fabuleuse, la cité du théâtre, les temples de vivre, le vêtement et les autres objets néces-
la scène, les mystères sacerdotaux des Actions saires à la vie; or, dans la revue scrupuleuse
poétiques , comme on distinguerait l'hon- où il marque la fonction propre de chaque
nêteté de la turpitude, la vérité du mensonge, dieu et l'objet particulier pour lequel il faut
la gravité du badinage, le sérieux du bouffon, s'adresser à lui, nous ne voyons aucune divi-
ce qu'on doit rechercher de ce qu'on doit fuir. nité qui soit indiquée ou nommée comme
Nous devinons leur pensée ils ne doutent pas ; celle à qui l'on doit demander la vie éternelle,
au fond de l'âme que la théologie du théâtre l'unique objet pour lequel nous sommes chré-
et de la fable ne dépende de la théologie civile, tiens. Il faudraitdonc avoir l'esprit singuliè-
et que les fictions des poètes ne soient un mi- rement dépourvu de clairvoyance pour ne
roir fidèle où la théologie civile vient se réflé- pas comprendre que, quand Varron développe
chir? Que font-ils donc? n'osant condamner et met au grand jour avec tant de soin la théo-
l'original, ils se donnent carrière à réprouver logie civile, quand il fait voir sa ressem-
son image, afin que les lecteurs intelligents blance avec la théologie fabuleuse et donne ,

détestent à la fois le portrait et l'original. Les enfin assez clairement à entendre que cette
dieux, au surplus, trouvent le miroir si fidèle théologie, si méprisable et si décriée, est une
qu'ils se plaisent à s'y regarder, et qui voudra partie de la théologie civile, son dessein est
bien les connaître devra étudier à la fois la d'insinuer aux esprits éclairés qu'il faut les
théologie civile où sont les originaux, et la rejeter toutes deux et s'en tenir à la théo-
théologie fabuleuse où sont les copies. C'est logie naturelle, à la théologie des philosophes,
pour cela que les dieux ont forcé leurs adora- dont nous parlerons ailleurs plus amplement
teurs, sousde terribles menaces, àleur dédier les au lieu convenable et avec l'assistance de Dieu.
infamies de la théologie fabuleuse, à les solen-
niser en leur honneur et à les mettre au rang CHAPITRE X.
des choses divines ;
par où ils ont laissé voir
DE LA LIBERTÉ d'eSPRIT DE SÉNÈQUE, QUI s'eST
clairement qu'ils ne sont que des esprits im-
ÉLEVÉ AVEC PLUS DE FORCE CONTRE LA THÉO-
purs, et qu'en faisant d'une théologie livrée
LOGIE CIVILE QUE VARRON CONTRE LA THÉO-
au mépris une dépendance et un membre de
LOGIE FABULEUSE.
la théologie respectée, ils ont voulu rendre les
pontifes complices des trompeuses fictions des Mais si Varron n'a pas osé répudier ouver-
poètes. De savoir maintenant si la théologie tement la théologie civile, quelque peu diffé-
païenne comprend encore une troisième partie, rente qu'elle soit de la théologie scénique,
c'est une autre question il me suffit, je pense,
; cette liberté d'esjirit n'a pas manqué à Sé-
d'avoir montré, en suivant la division de Var- nèque, qui au temps des Apôtres
florissait
ron, que la théologie du théâtre et la théologie comme l'attestent certains documents '. Ti-
de la cité sont une seule et même théologie, mide dans sa conduite, ce philosophe ne l'a pas
et puisqu'elles sont deux également toutes été dans ses écrits. En effet, dans le livre qu'il
honteuses, également absurdes, également a publié contre les superstitions -, il critique
pleines d'erreurs et d'indignités, il s'ensuit la théologie civile avec plus de force et d'é-
que toutes personnes pieuses doivent se
les tendue que Varron n'avait fait de la théologie
garder d'attendre de celle-ci ou de celle-là la fabuleuse. Parlant des statues des dieux : « On
vie éternelle.
Enfin, Varron lui-même, dans son dénom- * Que Sénèque vécu au temps des Apôtres, ce n'est pas matière
ait
à conjecture un fait connu et certain, pour saint Augustin
c'est
brement des dieux , part du moment où comme
;

pour nous. est donc probable que les documents dont il


II

l'homme est conçu il met en tète Janus, et,


: est question ici sont les prétendues lettres de Sénèque à saint Paul.
Nous voyons, par un autre passage de saint Augustin {Epist., 153,
parcourant la longue suite des divinités qui n. 14), qu'il ne doutait pas de l'authenticité de ces lettres, restées
prennent soin de l'homme jusqu'à la plus ex- suspectes à la critique.
^ Cet ouvrage de Sénèque, mentionné aussi par Tertullien dans
trême vieillesse, il termine cette série par la son Apologétique, ch. 12, n'est pas parvenu jusqu'à nous.

S. AuG. — Tome XIII.


. .

430 LA CITÉ DE DIEU.

« fait servir, dit-il, xme matière vile et iusen- « d'honneur, d'hommes libres, d'esprits sains,
« sible à représenter la majesté inviolable des « que vous croiriez avoir affaire à une folie
« dieux immortels on nous les montre sous la
; « furieuse, si les fous n'étaient pas en si grand
« figure d'hommes, de bêtes, de poissons on ;
nombre. Leur multitude est la seule caution
« ose même leur donner des corps à double « de leur bon sens »
« sexe, et ces objets, qui seraient des monstres Sénèque rappelle ensuite avec le mêmecou-
« s'ils animés
étaient on les appelle des ,
rage ce qui se passe en plein Capitole, et, en
« dieux » Il en vient ensuite à la théologie na-
1 vérité, de pareilles choses, si elles ne sont pas
turelle, et après avoir rapporté les opinions de une ne peuvent être qu'une dérision. En
folie,

quelques philosophes, il se fait l'objeelion que effet,dans les mystères d'Egypte , on pleure
voici Quelqu'un dira me fera-t-on croire
: : Osiris perdu, puis on se réjouit de l'avoir re-
« que le ciel et la terre sont des dieux, qu'il trouvé; et sans avoir, après tout, rien retrouvé
« y a des dieux au-dessus de la lune et d'autres ni perdu, on fait paraître la même joie et la
« au dessous? Et commentécouter patiemment même douleur que si tout cela était le plus
« Platon etStraton le Péripatéticien, l'un qui vrai du monde «Toutefois, dit Sénèque, cette
:

« fait Dieu sans corps, l'autre qui le fait sans « fureur a une durée limitée on peut être fou ;

« âme ?» A quoi Sénèque répond «Trouvez- : « une fois l'an mais montez au Capitole, vous
;

a vous mieux votre compte dans les institu- « rougirezdesextravagancesqui s'y commettent
« tions de Titius Tatius ou de Romulus ou de « et de l'audace avec laquelle la folie s'étale en
« TuUus Hostilius ? Titus Tatius a élevé des « public. L'un montre à Jupiter les dieux qui
« autels à la déesse Cloacina et Romulus aux « viennent le saluer, l'autre lui annonce l'heure
« dieux Picus et Tibérinus ; Hostilius a divi- c( qu'il est ; celui-ci fait l'office d'huissier, celui-
« nisé la Peur et la Pâleur, qui ne sont autre « là joue de parfumeur et agite ses bras
le rôle
« chose que de violentes passions de l'homme, « comme répandait des essences. Junon et
s'il

« celle-là un mouvement de l'âme interdite, Minerve ont leurs dévotes, qui, sans se tenir
« un mouvement du corps, pas même
celle-ci « près de leurs statues et même sans venir dans
« une maladie, une simple altération du vi- « leurs temples, ne laissent pas de remuer les
« sage » Aimez-vous mieux, demande Sénèque,
. « doigtsàleur intention, en imitant les mouve-
croire à de telles divinités, et leur donnerez- « ments des coilTeuses. Il y en a qui tiennent le
vous une place dans le ciel ? Mais il faut voir a miroir ; d'autres prient les dieux de s'inté-
avec quelle liberté il parle de ces mystères aussi « resser à leurs procès et d'assister aux plaidoi-
cruels que scandaleux : « L'un, dit-il, se re- « ries ; tel autre leur présente un placeiou leur
« tranche les organes de la virilité; l'autre se « explique son affaire. Un ancien comédien en
« fait aux bras des incisions. Comment craindre « chef, vieillard décrépit,jouait chaque jour ses
« la colère d'une divinité quand on se la rend « rôles au Capitole, comme si un acteur aban-
M propice par de telles infamies? Si les dieux 8 donné des hommes était encore assez bon
« veulent un culte de cette espèce, ils n'en « pour les dieux. Enfin, il se trouve là toute une
a méritent aucun. Quel délire, quelle aveugle « troupe d'artisans de toute espèce qui travaille
« fureur de s'imaginer qu'on fléchira les dieux « pour les dieux immortels ». Un peu après,
a par des actes qui répugneraient à la cruauté Sénèque ajoute encore : « Toutefois, si ces
« des hommes 1 Les tyrans, dont la férocité tra- « sortes de gens rendent à la divinité des ser-
« ditionnelle a servi de sujet aux tragédies, ont « vices inutiles, du moins ne lui en rendent-
« fait déchirer les mamelles de leurs victimes; « ils pas de honteux. Mais y a des femmes il

« ils ne les ont pas obligées de se déchirer de « qui viennent s'asseoir au Capitole, persua-
« leurs propres mains. On a mutilé des mallieu- « dées que Jupiter est amoureux d'elles, et
« reux pour les faire servir aux voluptés des « Junon elle-mêmej fort colérique déesse, à
« rois; mais il n'a jamais été commandé à un a ce qu'assurent les poètes, Junon ne leur fait
« esclave de se mutiler lui-même. Ces insensés, « pas peur ' »
« au contraire, se déchirent le corps au milieu Varrou ne s'est pas expliqué avec cette li-
« des temples, et leur prière aux dieux, ce sont berté ; il que pour réprou-
n'a eu de courage
« des blessures et du sang. Examinez à loisir ver la théologie fabuleuse, laissant à Sénèque
« ce qu'ils font et ce qu'ils souffrent, vous l'honneur de battre en brèche la théologie
« verrez des actes si indignes de personnes * Voyez encore daus Sénèque la lettre xcv.
LIVRE VI. — LES DIEUX PAÏENS. d3l

civile. A vrai dire pourtant, les temples où se qui peut en résulter dans les nécessités ur-
font ces turpitudes sont plus détestables encore gentes. Il n'a osé parler toutefois, ni en bien

que les où on se contente de les


théâtres , ni en mal, des chrétiens, déjà grands ennemis
figurer. C'est pourquoi Sénèque veut que le des Juifs, soit qu'il eût peur d'avoir à les louer
sage, en matière de théologie civile, se con- contre la coutume de sa patrie, soit aussi
tente de cette adhésion tout extérieure qui peut-être qu'il ne voulût pas les blâmer contre
n'engage pas les sentiments du cœur. Voici ses sa propre inclination. Voici comme il s'ex-
propres paroles « Le sage observera toutes
: prime touchant les Juifs « Les coutumes de:

comme ordonnées par les lois


« ces pratiques « cette nation détestable se sont propagées avec
«et non comme agréables aux dieux ». Et « tant de force qu'elles sont reçues parmi
quelques lignes plus bas « Que dirai-je des
: « les vaincus ont fait la loi
toutes les nations ;

« alliances que nous formons entre les dieux, « aux vainqueurs ». Sénèque s'étonnait, parce

« où la bienséance même n'est pas observée, qu'il ignorait les voies secrètes de la Provi-
« puisqu'on y marie le frère avec la sœur? dence. Recueillons encore son sentiment sur
« Nous donnons Bellone à Mars, Vénus à Vul- les institutions religieuses des Hébreux : « II

« cain, Salacie à Neptune. Nous laissons d'au- « en est parmi eux, dit-il, qui connaissent la
« très divinités dans le célibat , faute sans « raison de leurs rites sacrés mais la plus ;

« doute d'un parti sortable et cependant les


;
« grande partie du peuple agit sans savoir ce
a veuves ne manquent pas, comme Populonia, M qu'elle fait» Mais il est inutile que j'insiste
.

a Fulgora, Rumina, qui ne doivent pas, j'en davantage si^r ce point, ayant déjà expliqué
« conviens, trouver aisément des maris. II dans mes livres contre les Manichéens et ' ,

« faudra donc se résignera adorer cette ignoble me proposant d'expliquer encore en son lieu
« troupe de divinités, qu'une longue super- dans le présent ouvrage, comment ces rites
« stition mais nous n'ou-
n'a cessé de grossir ; sacrés ont été donnés aux Juifs par l'autorité
« blierons pasque si nous leur rendons un divine, et comment, au jour marqué, la même
c<culte, c'est pour obéir à la coutume plutôt autorité les a retirés à ce peuple de Dieu qui
« qu'à la vérité ». Sénèque avoue donc que ni avait reçu en dépôt la révélation du mystère
les lois ni la coutume n'avaient rien institué de la vie éternelle.
dans la théologie civile qui fût agréable aux
dieux ou conforme à la vérité mais, bien ; CHAPITRE XII.
que la philosophie eût presque affranchi son
IL RÉSULTE ÉVIDEMMENT DE l'iMPUISSANCE DES
âme, il ne laissait pas d'honorer ce qu'il cen-
DIEUX DES GENTILS EN CE QUI TOUCHE LA VIE
surait, de faire ce qu'il désapprouvait, d'adorer
temporelle, qu'ils SONT INCAPABLES DE DONNER
ce qu'il avait en mépris, et cela parce qu'il
LA VIE ÉTERNELLE.
était membre du sénat romain. La philosophie
lui avait appris à ne pas être superstitieux Si ce que j'ai dit dans
le présent livre ne

devant mais les lois et la coutume


la nature, su lût pas pour prouver que l'on ne doit deman-
le tenaient asservi devant la société il ne ; der la vie éternelle à aucune des trois théo-
montait pas sur le théâtre, mais il imitait les logies appelées par les Grecs mythique, phy-
comédiens dans les temples d'autant plus : sique el politique, et par les Latins, fabuleuse,
coupable qu'il prenait le peuple pour dupe, naturelle et civile, si on attend encore quel-
tandis qu'un comédien divertit les spectateurs que chose, soit de la théologie fabuleuse, hau-
et ne les trompe pas. tement réprouvée par les païens eux-mêmes,
soit de la théologie civile, toute semblable à
CHAPITRE XI. la fabuleuse et plus détestable encore, je prie
qu'on ajoute aux considérations précédentes
SENTIMENT DE SÉNÈQUE SUR LES JUIFS.
toutes celles que j'ai développées plus haut,
Entre autres superstitions de la théologie singulièrement dans le quatrième livre où j'ai
civile, ce philosophe condamne les cérémonies prouvé que Dieu seul peut donner la félicité.
des Juifs et surtout leur sabbat, qui lui paraît Supposez, en effet que la félicité fût une
,

une pratique inutile, attendu que rester le déesse, pourquoi les hommes adoieraient-ils
septième jour sans rien faire, c'est perdre la une autre qu'elle en vue de la vie éternelle ?
septième partie de la vie, outre le dommage ' Voyez surtout les trente-trois livres Cunire Fauste.
132 LA CITÉ DE DIEU.

Mais comme elle est un don de Dieu, et non suprême pour elle, c'est d'être séparée de la
pasune déesse, quel autre devons-nous invo- vie de Dieu dans un supplice éternel D'où .

quer que le Dieu dispensateur de la félicité, il suit que celui-là seul donne la vie éternelle,
nous qui soupirons après la vie éternelle où c'est-à-dire la vie toujours heureuse, qui
réside la félicité véritable et parfaite ? Or, il donne le véritable bonheur. Concluons que,
me semble qu'après ce qui a été dit, personne les dieux de la théologie civile étant con-
ne peut plus douter de l'impuissance où sont vaincus de ne pouvoir nous rendre heureux,
ces dieux honorés par de si grandes infamies, il ne faut les adorer ni pour les biens tem-

et plus infâmes encore que le culte exigé par porels, comme nous l'avons fait voir dans nos
eux, de donner à personne la félicité que cinq premiers livres, ni à plus forte raison
nous cherchons. Or, qui ne peut donner la pour les biens éternels, comme nous venons
félicité, comment donnerait-il la vie éternelle, de le montrer dans Au surplus,
celui-ci.
qui n'est qu'une félicité sans fin? Vivre dans comme la coutume jette dans les âmes de pro-
les peines éternelles avec ces esprits impurs, fondes racines, si quelqu'un n'est pas satisfait
ce n'est pas vivre, c'est mourir éternellement. de ce que j'ai dit précédemmentcontre la théo-
Car quelle mort plus cruelle que cette mort logie civile, je le prie de lire attentivement
où on ne meurt pas? Mais comme il est de la le livre que je vais y ajouter, avec l'aide de
nature de l'âme, ayant été faite immortelle, Dieu.
de conserver toujours quelque vie, la mort
LIVRE SEPTIÈME.
Argument. — Saint Augustin s'attache à l'examen des dieux choisis de la théologie civile, Jauus, Jupiter, Saturne et les

autres; il démontre que le culte rendu à ces dieux n'est d'aucun usage pour acquérir la félicité éternelle.

PKÉFACE. encore très-peu parlé. Or, je me garderai de


leur opposer ce mot plus mordant que vrai de
Si je m'efforce de délivrer les âmes des Tertullien « Si on choisit les dieux comme
:

fausses doctrines qu'une longue et funeste « on fait les oignons, tout ce qu'on ne prend

erreur y a profondément enracinées, coopé- et pas est de rebut '


Non, je ne dirai pas
» .

rant ainsi de tout mon pouvoir, avec le secours cela, car il même dans une
peut arriver que
d'en haut, à la grâce de celui qui peut tout élite on fasse encore un choix pour quelque
faire, parce qu'il est le vrai Dieu, j'espère que fin plus excellente et plus relevée, comme à
ceux de mes lecteurs, dont l'esprit plus prompt la guerre on s'adresse pour un coup de main
et plus perçant a jugé les six précédents livres aux jeunes soldats et parmi eux aux plus
suffisants pour cet objet, voudront bien écou- braves. De même, dans l'Église, quand on fait
ter avec patience ce qui me reste à dire encore, choix de certains hommes pour être pasteurs,
et, en considération des personnes moins éclai- ce n'est pas à dire que le reste des fidèles soit
rées, ne pas regarder comme superflu ce qui réprouvé, puisqu'il n'en est pas un qui n'ait
pour eux n'est pas nécessaire. Il ne s'agit point droit au nom d'élu. C'est ainsi encore qu'en
ici d'une question de médiocre importance : construisant un édifice on choisit les grosses
il faut persuader aux hommes que ce n'est pierres pour les angles, sans pour cela rejeter
point pour les biens de cette vie mortelle, les autres, qui trouvent également leur em-
fragile et légère comme une vapeur, que le ploi; et enfin, quand on réserve certaines
vrai Dieu veut être servi, bien qu'il ne laisse grappes de raisin pour les manger, on n'en
pas de nous donner tout ce qui est ici-bas garde pas moins les autres pour en faire du
nécessaire à notre faiblesse, mais pour la vie vin. Il est inutile de pousser plus loin les
bienheureuse de l'éternité. exemples. Je dis donc qu'il ne s'ensuit pas, de
ce que dans la multitude des dieux païens on
CHAPITRE PREMIER. en a distingué quelques-uns, qu'il y ait à blâ-
mer ni l'auteur qui rapporte ce choix, ni ceux
SI LE CARACTÈRE DE LA DIVINITÉ, LEQUEL n'EST
qui l'ont fait, ni les divinités préférées : il
POINT DANS LA THÉOLOGIE CIVILE , SE REN-
s'agitseulement d'examiner quelles sont ces
CONTRE DANS LES DIEUX CHOISIS.
divinités et pourquoi elles ont été l'objet d'une
Que le caractère de la divinité ou (pour préférence.
mieux rendre le mot grec er.V/-,,-) de la déité
ne se trouve pas dans la théologie civile expo- CHAPITRE II.

sée en seize livres par Varron, en d'autres


QUELS SONT LES DIEUX CHOISIS ET SI ON LES
termes, que les institutions religieuses du
REGARDE COMME AFFRANCHIS DES FONCTIONS
paganisme ne servent de rien pour conduire
DES PETITES DIVINITÉS.
à la vérité éternelle, c'est ce dont quelques-
uns n'auront peut-être pas été entièrement Voici les dieux choisis que Varron a com-
convaincus par ce qui précède ; mais j'ai lieu pris en un seul livre : Janus, .lupiter, Saturne,
de croire qu'après avoir lu ce (|ui va suivre, Genius, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Nep-
ilsn'auront plus aucun éclaircissement à dé- tune, le Soleil, Orcus, Liber, la Terre, Cérès,
sirer. Les personnes que j'ai en vue ont pu, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus et
^ en effet, s'imaginer qu'on doit au moins ser- Vesta; vingt en tout, douze mâles et huit
vir pour la vie bienheureuse, c'est-à-dire pour femelles. Je demande pourquoi ces divinités
la vie éternelle, ces dieux choisis que Varron sont appelées choisies : est-ce parce qu'elles
a réservés pour son dernier livre et dont j'ai ^
Tertullien, Contra Nation., lib. il, cap. 9.
434 LA CITÉ DE DIEU.

ont des fonctions d'un ordre supérieur dans qui fournit la semence même; voilà Liber,
l'univers ou parce qu'elles ont été plus con- encore un dieu choisi, qui aide l'homme à s'en
nues des hommes et ont reçu de plus grands délivrer, et Libéra, qu'on appelle aussi Cérès
honneurs grandeur de leurs em-
? Si c'est la ou Vénus, qui rend à la femme le même ser-
plois qui les dislingue, on ne devrait pas les vice; enfin, voilà la déesse choisie Junon, qui
trouver mêlées dans cette populace d'autres procure le sang aux femmes pour l'accroisse-
divinités chargées des soins les plus bas et les ment de leur fruit, et elle ne fait pas seule
plus minutieux. Par où commencent, en effet, cettebesogne, étant assistée de Mena, fille de
les petites fonctions réparties entre tous ces Jupiter or, en même temps, c'est un Vitum-
;

petits dieux? à la conception d'un enfant. Or, nus, un Sentinus, dieux obscurs et sans gloire,
Janus intervient ici pour ouvrir une issue à qui donnent la vie etle sentiment fonctions :

la semence. La matière de celte semence éminentes, qui surpassent autant celles des
regarde Saturne. Il faut aussi Liber pour aider autres dieux que la vie et le sentiment sont
l'homme à s'en délivrer et Libéra, qu'ils iden- surpassés eux-mêmes par l'inlelligence et la
avec Vénus, pour rendre à la femme le
tifient raison. Car autant les êtres intelligents et rai-
même service. Tous ces dieux sont au nombre sonnables l'emportent sur ceux qui sont
des dieux choisis mais voici Mena, qui pré-
; réduits, comme les bêtes, à vivre et à sentir,
side aux mois des femmes, déesse assez peu autant les êtres vivants et sensibles l'empor-
connue, quoique fille de Jupiter '. Et cepen- tent sur la matière insensible et sans vie. U
dant Varron, dans le livre des dieux choisis, était donc plus juste de mettre au rang des
confère cet emploi à Junon, qui n'est pas seu- dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs
lement une divinité d'élite, mais la reine des de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne,
divinités; toute reine qu'elle soit, elle n'en Liber et Libéra, introducteurs, pourvoyeurs
préside pas moins aux mois des femmes, con- ou promoteurs d'une vile semence qui n'est
jointement avec Mena, sa belle-fille. Je trouve rien tant qu'elle n'a pas reçu le sentiment et
encore ici deux autres dieux des plus obscurs, la vie. N'est-il pas étrange que ces fonctions
Vitumnus et Sentinus, dont l'un donne la vie, d'élite soient retranchées aux dieux d'élite
et l'autre le sentiment au nouveau-né ^ Aussi pour être conférées à des dieux très-inférieurs
bien, si peu considérables qu'ils soient, ils en dignité et à peine connus? On répondra
font beaucoup plus que toutes ces autres divi- peut-être que Janus préside à tout commence-
nités patriciennes et choisies ; car sans la vie ment et qu'à ce titre on est fondé à lui attri-
et le sentiment, qu'est-ce, jevous prie, que buer la conception de l'enfant que Saturne ;

ce fardeau qu'une femme porte dans son sein, préside à toute semence et qu'en cette qua-
sinon un misérable mélange très-peu différent lité il a droit à ce que la semence de l'homme

de la poussière et du limon ? ne soit pas retranchée de ses attributions que ;

Liber et Libéra président à l'émission de toute


CHAPITRE III. semence, et que par conséquent celle qui sert
à propager l'espèce humaine tombe sous leur
ON NE PEUT ASSIGNER AUCLN MOTIF RAISONNABLE
juridiction ;
que Junon, enfin, préside à toute
DU CHOIX qu'on a fait DE CERTAINS DIEUX
purgation, à toute délivrance, et que dès lors
DÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES
ellene peut rester étrangère aux purgations
AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES
et à la délivrance des femmes soit, mais alors ;

LEURS.
que répondra-t-on sur Vilumnus et Sentinus,
D'où vient donc que tant de dieux choisis quand je demanderai si ces dieux président,
se sont abaissés ta de si petits emplois, au point oui ou non, à tout ce qui a vie et sentiment?
même de jouer un rôle moins considérable Dira-t-on qu'ils y président? c'est leur donner
que des divinités obscures, telles que Vitum- une importance infinie; car, tandis que tout
nus et Sentinus? Voilà Janus, dieu choisi, qui ce qui naît d'une semence naît dans la terre
introduit la semence et lui ouvre pour ainsi ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les
dire la porte ; voilà Saturne, autre dieu choisi, païens, sont des privilèges qui s'étendent jus-
qu'aux astres mêmes dont ils ont fait autant
* Sur la déesse Mena, voyez plus haut, livre vr, ch. 9, et livre iv,
de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pou-
ch. U.
" Comparez Tertullien, CoiUra Nat., lib. ii, cap. 11. voir de Vilumnus et de Sentinus se termine
LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS. 135

aux êtres qui vivent dans la chair tt qui sen- l'un est chargé de faire des morts et l'autre de
tent par des organes ? mais alors pourquoi le les recevoir. Puis donc que nous voyons les
dieu qui donne la vie et le sentiment à toutes dieux d'élite confondus dans ces fonctions
choses ne les donne-t-il pas aussi à la chair? mesquines avec les dieux inférieurs, comme
pourquoi toute génération n'est-elle pas com- des membres du sénat avec la populace, et que
prise dans son domaine? et qu'est-il besoin même quelques-uns de ces petits dieux ont
de Vitumnus et de Sentinus ? Que si le dieu des offices plus importants et plus nobles que
de la vie universelle a confié à ces petits dieux, les dieux qu'on appelle choisis, il s'ensuit que
comme à des serviteurs, les soins de la chair, ceux-ci n'ont pas mérité leur rang parla gran-
comme choses basses et secondaires, d'où deur de leurs emplois dans le gouvernement
vient que tous ces dieux choisis sont si mal du monde, mais qu'ils ont eu seulement la
pourvus de domestiques, qu'ils n'ont pu se bonne fortune d'être plus connus des peuples.
décharger aussi sur eux de mille détails in- C'est ce qui fait dire à Varron lui-même qu'il
fimes, et qu'en dépit de toute leur dignité, ils est arrivé à certains dieux et à certaines déesses
ont été obligésde vaquer aux mômes fonctions du premier ordre de tomber dans l'obscurité,
que les divinités du dernier ordre ? Ainsi comme cela se voit parmi les hommes. Mais
Junon, déesse choisie, reine des dieux, sœur alors, si on a bien fait de ne pas placer la Féli-
et femme de Jupiter, partage, sous le nom cité parmi les dieux choisis, parce que c'est le

d'Iterduca, le soin de conduire les enfants hasard et non le mérite qui a donné à ces
avec deux dées.ses de la plus basse qualité, dieux leur rang, au moins fallait-il placer
Abéona et Adéona ', On lui adjoint encore avec eux, et même au-dessus d'eux, la For-
la déesse Mens ^ chargée de donner bon tune, qui passe pour dispenser au hasard ses
esprit aux enfants, et qui néanmoins n'a pas faveurs. Évidemment elle avait droit à la pre-
été mise au rang des divinités choisies, quoi- mière place parmi les dieux choisis c'est ;

qu'un bon esprit soit assurément le plus beau envers eux, en effet, qu'elle a montré ce dont
présent qu'on puisse faire à l'homme. Chose elle est capable, tous ces dieux ne devant leur
singulière l'honneur qu'on refuse à Mens, on
1 grandeur ni à l'éminence de leur vertu, ni à
l'accorde Junon Iterduca et Domiduca ^
à une juste félicité, mais à la puissance aveugle
comme servait de quelque chose de ne
s'il et téméraire de la Fortune, comme parlent
pas s'égarer en chemin et de revenir chez soi, ceux qui les adorent. N'est-ce pas aux dieux
quand on n'a pas l'esprit comme il faut. Certes, que fait allusion l'éloquent Salluste, quand il
la déesse qui le rend bien fait méritait d'être dit « La Fortune gouverne le monde
: c'est ;

préférée ci Minerve, à qui on a donné, parmi « elle qui met tout en lumière et qui obscurcit

tant de menues fonctions, celle de présider à « tout, plutôt par caprice que par raison », '

la mémoire des enfants. Qui peut douter qu'il Je défie les païens, en effet, d'assigner la raison
ne vaille beaucoup mieux avoir un bon esprit qui fait que Vénus est en lumière, tandis que
que de posséder la meilleure mémoire ? Nul la Vertu, déesse comme elle et d'un tout autre
ne saurait être méchant avec un bon esprit, mérite, dans l'obscurité. Dira-t-on que
est

au lieu qu'il y a de très-méchantes personnes l'éclat de. Vénus vient de la masse de ses ado-

qui ont une mémoire admirable, et elles sont rateurs, beaucoup plus nombreux, en effet,
d'autant plus méchantes qu'elles peuvent que ceux de la Vertu ? mais alors pourquoi
moins oublier leurs méchantes pensées. Ce- Minerve est-elle si renommée, et la déesse
pendant Minerve est du nombre des dieux Pecunia si inconnue ^ ? car assurément la
choisis, tandis que Mens est perdue dans la science est beaucoup moins recherchée parles
foule des petits dieux. Que n'aurais-je pas à hommes que l'argent, et entre ceux qui cul-
dire de la Vertu et de la Félicité, si je n'en tivent les sciences et les arts, il en est bien peu
avais déjà beaucoup parlé au quatrième livre ? qui ne s'y proposent la récompense et le gain.
On en néanmoins on n'a
a fait des déesses, et Or, ce qui importe avant tout, c'est la fin qu'on
pas voulu les mettre au rang des divinités poursuit en faisant une chose, plutôt que la
d'élite, bien qu'on y mît Mars et Orcus, dont chose même qu'on fait. Si donc l'élection des
* Voyez plus haut, livre iv, ch. 21,
' On sait que Mens signifie esprit^ intelligence, * Salluste, Conj, Catil., cap. 8.
* Junon était appelée Domiduca [ducfre^ conduire, rfomi\ à la mai- ^ La déesse Pecunia n'avait point de temple. Voyez Juvénai,
son) comme conduisant l'épousée à la maison conjugale. Sat. I, V. 113, 114.
,

136 LA CITÉ DE DIEU.

dieux a dépendu de la populace ignorante, ait souffert quelque atteinte, au lieu qu'on
l)ourquoi la déesse Pecuiiia n'a-t-elle pas été aurait de la peine à citer un seul des grands
préférée à Minerve, la plupart des hommes ne dieux qui ne soit déshonoré par quelque infa-
travaillant qu'en vue de l'argent? et si, au mie. Les grands dieux sont descendus aux
contraire, c'est petit nombre de sages qui
un basses fonctions des petits ; mais les petits
a fait le choix, pourquoi la Vertu n'a-t-elle dieux ne se sont pas élevés anx crimes subli-
pas été préférée à Vénus, quand la raison lui mes des grands. Pour .lanus, il est vrai, je ne
donne une préférence si marquée? La For- vois pas qu'on dise rien de lui qui souille son
tune tout au moinSj qui domine le monde, au honneur, et peut-être a-t-il mené une meil-
sentiment de ceux qui croient à son immense leure vie que les autres. Il fit bon accueil à
pouvoir, la Fortune, qui met au grand jour Saturne fugitif et partagea avec lui son
ou obscurcit toute chose plutôt par caprice royaume, d'où prirent naissance les deux
que par raison, s'il est vrai qu'elle ait eu assez villes de Janiculum et de Saturnia '
; mais les
de puissance sur les dieux eux-mêmes pour païens, empressés de mettre à tout prix du
les rendre à son gré célèbres ou obscurs, la scandale dans de leurs dieux, ont
le culte
Fortune, dis-je devrait occuper parmi les
, déshonoré l'image de celui-ci, faute de pou-
dieux choisis la première place. Pourquoi ne voir déshonorer sa vie ils l'ont représenté ;

l'a-t-elle pas obtenue? serait-ce qu'elle a eu la avec un corps double et monstrueux, ayant
fortune contraire ? Voilà la Fortune contraire deux et même quatre visages. Serait-ce par

à elle-même la voilà qui saiCtout faire pour


;
hasard qu'il a fallu donner du front en abon-
élever les autres et ne sait rien faire pour soi. dance à ce dieu vertueux, les autres dieux n'en
ayant pas assez pour rougir de leur turpitude?
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE
SONT SOUILLÉS d'AUCUNE INFAMIE QUE LES ,
DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR
DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES. EXPLICATION DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHY-
SIQUE.
Je concevrais qu'un esprit amoureux de
l'éclat et de la gloire félicitât les dieux choisis Mais écoutons les explications physiques
de leur grandeur et les regardât comme heu- dont ils se servent pour couvrir des apparences
reux, s'il pouvait ignorer que cette grandeur d'une doctrine profonde la turpitude de leurs
même leur est plus honteuse qu'honorable. misérables superstitions. Varron prétend que
En effet, la foule des petites divinités est pro- les statues des dieux, leurs attributs et leurs
tégée contre l'opprobre par son obscurité ornements ont été institués par les anciens,
bien qu'il soit difûcile de ne pas rire quand afin que les esprits initiés au sens mystérieux

on voit celte troupe de dieux occupés aux dif- de ces symboles pussent, en les voyant, s'élever
férents emplois que leur a départis la fantaisie à la contemplation de l'âme du monde et de

humaine semblables à l'armée des petits fer-


:
ses parties, c'est-à-dire à la connaissance des

miers d'impôts ', ou encore à ces nombreux dieux véritables. Si on a représenté la divinité

ouvriers qui, dans la rue des Orfèvres, travail- sous une figure humaine, c'est, selon lui,
lent àun seul vase, où chacun met un peu du parce que l'esprit qui anime le corps de
sien, quand il suffirait d'un habile homme l'homme est semblable à l'esprit divin. Sup-
pour l'achever; mais on a jugé que le meil- posez, dit-il, qu'on se serve de différents vases

leur emploi de cette multitude d'ouvriers, pour distinguer les dieux, un œnophore ^
c'était de leur diviser le travail, afin que cha- placé dans le temple deBacchus servira à dé-
signer le vin le contenant sera le signe du
cun fit sa part de l'œuvre avec promptitude ;

et facilité,au lieu d'acquérir par un long et contenu c'est ainsi qu'une statue de forme
;

pénible labeur le talent d'accomplir l'œuvre humaine est le symbole de l'âme raisonnable
tout entière. Quoi qu'il en soit, il en est fort dont le corps humain est comme le vase et
peu parmi ces petits dieux dont la réputation qui par son essence est semblable à l'àme des
* Selon Ducange, ces petits fermiers d'impôts, minxiscularii^ dont
Voyez Ovide, Fastes, livre vers 365 et seq.; et Virgile, Enéide,
parle saint Augustin, servaient d'intermédiaires entre les contribuables
' i,

livre VIII, vers 357, 358.


et un petit nombre de gros fermiers qui avaient l'entreprise générale
de l'imput. Comparez Facciolati au mot mimisoiliii-ius.
-
Vase pour conserver ou transporter du vin.
LIVRE VII. — LES DIEllX CHOISIS. 137

dieux. Voilà les mystères de doctrine où Varron nature corporelle, comme on pourra le voir
avait pénétré et qu'il a voulu révéler au par quelques-unes des savantes et subtiles
monde. Mais, je vous le demande, ô habile explications que j'aurai à citer dans la suite.
homme ! n'auriez-vous pas égaré dans ces
profondeurs le sens judicieux qui vous faisait CHAPITRE VI.
dire tout à l'heure que
premiers institu-les
DE CETTE OPINION DE VARRON QUE DIEU EST l'aME
teurs du culte des idoles ont ôté aux peuples
DU MONDE ET QU'iL COMPREND EN SOI UNE MUL-
la crainte pour la remplacer par la supersti-
TITUDE d'AMES PARTICULIÈRES DONT L'ESSENCE
tion, et que les anciens qui n'avaient point
EST DIVINE.
d'idoles adoraient les dieux d'un culte plus
pur ? C'est l'autorité de ces vieux Romains qui Varron dit encore, dans son introduction à
vous a donné la hardiesse de parler de la sorte la théologie naturelle, qu'il croit que Dieu est
à leurs descendants, et peut-être si l'antiquité l'âme du monde ou du xoai^.oç, comme parlent
eût adoré des idoles, eussiez-vous enseveli les Grecs, et que ce monde est Dieu; mais de
dans un silence discret cet hommage à la même qu'un homme sage, quoique formé
vérité, et célébré d'une voix plus pompeuse d'une âme et d'un corps, est appelé sage à
encore et plus complaisante les mystères de cause de son âme, ainsi le monde est appelé
sagesse cachés sous une vaine et pernicieuse Dieu à cause de l'âme qui gouverne, bien le
idolâtrie. Et cependant tous ces mystères qu'il soit également composé d'une âme et
n'out pu élever votre âme malgré les trésors , d'uu corps. Il semble ici que Varron recon-
de science de lumière que nous aimons à y
et naisse en quelque façon l'unité de Dieu mais ;

reconnaître et qui redoublent nos regrets, jus- pour faire en même temps la part du poly-
qu'à la connaissance de son Dieu, de ce Dieu théisme, il ajoute que le monde est divisé en
qui est son principe créateur et non sa sub- deux parties, le ciel et la terre, le ciel en deux
stance, dont elle n'est point une partie, mais autres, l'éther et l'air, la terre, de même, en
une production, qui n'est pas l'âme de toutes eau et en continent ;
que l'éther occupe la
choses, mais l'auteur de toutes les âmes et la région la plus haute, seconde, l'eau la
l'air la

source unique de la béatitude pour celles qui troisième, la terre enfin la plus basse région;
se montrent touchées de ses dons. Au sur- — que ces quatre éléments sont remplis d'âmes,
plus, que signifient au fond et que valent les le feu et l'air d'âmes immortelles, l'eau et la
mystères du paganisme ? c'est ce que nous terre d'âmes mortelles que dans l'espace qui
;

aurons tout à l'heure à examiner de près. s'étend depuis la limite circulaire du ciel jus-
Constatons, dès ce moment, cet aveu de Varron, qu'au cercle de la lune habitent les âmes
que l'âme du monde et ses parties sont les éthérées, qui sont les astres et les étoiles, dieux
dieux véritables d'où il suit que toute sa
;
célestes, visibles aux sens en même temps
théologie, même la naturelle qu'il tient en si qu'intelligibles à la raison ;
qu'entre la sjjhère
haute estime, ne s'est pas élevée au-dessus de lunaire et la partie de l'air où se forment les
l'idée de l'âme raisonnable. Il s'étend du reste nuées et les vents habitent les âmes aériennes,
fort peu sur cette théologie naturelle dans le que l'esprit conçoit sans que les yeux les
livre où il en parle, et nous verrons si, avec puissent voir, c'est-à-dire les héros, les lares,
ses explications physiologiques, il parvient à les génies; voilà l'abrégé que nous offre Varron

y ramener cette partie de la théologie civile de sa théologie naturelle qui est aussi celle
qui regarde les dieux choisis. S'il le fait, toute d'un grand nombre de philosophes. Nous au-
la théologie sera théologie naturelle ; et alors rons à l'examiner à tond, quand ce qui nous
quel besoin d'en séparer soigneusement la
si reste à dire sur la théologie civile relalivement
théologie civile ? Veut-il que cette séparation aux dieux choisis aura été conduit à bonne fin,
soit légitime? en ce cas, théologie naturelle,
la avec la grâce de Dieu.
qui lui plaît si fort, n'étant déjà pas la théo-
logie vraie, puisqu'elle s'arrête à l'âme et ne CHAPITRE VH.
s'élève pas jusqu'au vrai Dieu, créateur de
ÉTAIT-IL RAISONNABLE DE FAIRE DEUX DIVINITÉS
l'âme, à combien plus forte raisonla théologie
DE JANUS ET DE TERME?
civile sera-t-ulle méprisable ou fausse, puis-
qu'elle s'attache presque uniquement à la Je demande d'abord ce que c'est que Janus,
438 LA CITÉ DE DIEU.

qu'on place à la têtede ces dieux choisis? on pour elle que dans le complet achèvement.
me dit : c'est le monde. Voilà une réponse
courte et claire assurément ; mais pourquoi CHAPITRE Vlll.
n'attribue-t-on à Janusque le commencement
POIRQIOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT
des choses, tandis qu'on en réserve la fin à un
DONNÉ TANTÔT DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE.
autre dieu nommé Terme? car c'est pour cela,
dit-on, qu'en dehors des dix mois qui s'écou- Mais voyons un peu comment on explique
lent de mars à décembre, on
a consacré deux cette statue à double face. On dit que Janus a
mois à ces divinités, janvier à Janus et février deux visages, l'un devant, l'autre derrière,
à Terme d'où vient aussi que les Terminales
; parce que notre bouche ouverte a quelque
se célèbrent en février et qu'il s'y fait une ressemblance avec la forme du monde, ce qui
cérémonie expiatrice appelée Febrimm la- , fait que les Grecs ont appelé le palais de la
quelle a donné au mois son nom '. Quoi donc! bouche cùfavo; (ciel), comme aussi quelques
est-ce à dire que le commencement des choses poètes latins ont donné au ciel le nom de
appartienne à Janus et que la lîn ne lui appar- palais '. Ce n'est pas tout : notre bouche ou-
tienne pas, étant réservée à un autre dieu ? verte a deux issues, l'une extérieure du côté
Mais n'est-il pas reconnu des païens que tout des dents ; l'autre intérieure vers le gosier. El
ce qui prend commencement en ce monde y voilà ce qu'on a fait du monde avec un mot
prend également fin ? Voilà une dérision grec ou poétique qui signifie palais * Mais !

étrange de ne donner à ce dieu qu'une demi- quel rapport y a-t-il entre tout cela et l'âme et
puissance dans la réalité, tandis qu'on donne la vie éternelle ? Qu'on adore ce dieu seule-
à sa statue un double visage Ne serait-ce pas I ment pour qui entre ou sort sous le
la salive

une explication plus heureuse de cet emblème, ciel du palais, je le veux bien mais quoi de ;

de dire que Janus et Terme sont un seul et plus absurde à des gens incapables de trouver
même dieu dont une face répond au commen- dans le monde deux portes opposées l'une à
cement des choses et l'autre à leur fin? car on l'autre et servant à y introduire les choses du
ne peut agir sans considérer ces deux points. dehors en rejeter celles du dedans, que
et à

Quiconque, en effet, perd de vue le commen- de vouloir, de notre bouche et de notre gosier
cement de son action, ne saurait en prévoir la auxquels le monde ne ressemble en rien ,

fin, et il faut que l'intention qui regarde l'a- figurer le monde sous les traits de Janus, à
venir se lie à la mémoire qui regarde le passé. cause du palais seul auquel Janus ne ressemble
Autrement, après avoir oublié par où on a pas davantage ? D'autre part, quand on lui

commencé, on ne sait plus par où finir. Dira- donne quatre faces en le nommant double
t-on que si la vie bienheureuse commence Janus, on veut y voir un emblème des quatre
dans le monde, elle s'achève ailleurs, et que parties du monde comme si le monde regar-
;

c'est pour cela que Janus, qui est le monde, dait quelque chose hors de soi ainsi que Janus

n'a de pouvoir que sur les commencements? regarde par ses quatre visages Et puis si ! ,

mais à ce compte on aurait dû mettre le dieu Janus est le monde et si le monde a quatre
Terme au-dessus de Janus, au lieu de l'écarter parties, il s'ensuit que le Janus à deux faces

du nombre des divinités choisies et même ;


est une fausse image, ou si elle est vraie en ce

dès cette vie où l'on partage le commence-


,
sens que l'Orient et l'Occident embrassent le
ment et la fin des choses entre Janus et Terme, monde entier, l'emblème ne laisse pas d'être

Terme aurait dû être plus honoré que Janus. faux à un autre point de vue car en consi- ;

C'est en effet quand on touche au terme d'une dérant les deux autres parties du monde, le
entreprise qu'on éprouve le plus de joie. Les Septentrion et le Midi, nous ne disons pas que
commencements sont pleins d'inquiétude, et le monde est double, commeon appelle double

l'âme n'est tranquille qu'en voyant la fin de leJanus à quatre visages. Toujours est-il que
son action c'est à la fin qu'elle tend
; ; c'est la sion a trouvé dans la bouche de l'iiomme une
fin qu'elle désire, qu'elle espère, qu'elle ap- analogie avec le Janus à double visage, on ne
pelle de ses vœux , et il n'y a de triomphe *
Allusion à cette expression d'Ennius : le palais du ciel, rapportée
par Cicéron, De nat. deor., lib. n, cap. 18.
* Varron cite cette cérémonie comme une institution de Numa {De '
On ne trouve nulle part, ni dans Plutarque, ni dans Macrobe,ni
lingun lat., lib. n, § 13). Sur la fête des Terminales, voyez Ovide, daus Servius, aucune trace de cette étrange théorie du dieu Janus,
Fasles, livre ii, v. 639 et suiv. que saint Augustin parait emprunter à Varron.
LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS. 139

saurait trouver dans le monde rien qui res- antérieurs aux causes efficientes gouvernées
semble aux quatre portes figurées par les par Jupiter ; car de même que rien n'arrive,
quatre visages de Janus; à moins que Neptune rien aussi ne commence qui ne soit précédé
n'arrive au secours des interprètes, tenant à d'une cause. Si donc c'est ce dieu, arbitre de
la main un poisson qui, outre la bouche et le toutes les causes et de tout ce qui existe et ar-
gosier, nous présente à droite et à gauche la rive dans la nature, que l'on salue du nom de
double ouverture de ses ouïes. Et cependant, Jupiter et que l'on adore par tant d'opprobres
avec toutes ces portes, il n'en est pas une y a là une impiété
et d'infamies, je dis qu'il

seule par laquelle l'âme puisse échapper aux plus grande qu'à ne reconnaître aucun dieu.
vaines superstitions, à moins qu'elle n'écoute Ne serait-il pas, en effet, préférable d'appeler
la vérité, quia dit : « Je suis la porte '
». Jupiter quelque objet digne de ces adorations
honteuses, quelque fantôme, par exemple,
CHAPITRE IX. comme celui qu'on présenta, dit-on, à Saturne
à la place de son enfant, plutôt que de se
DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU
figurer un dieu tout à la fois tonnant et adul-
COMPARÉ A JANUS.
tère, maître du monde et asservi à l'impudi-
Je voudrais encore savoir quel est ce Jovis cité, disposant de toutes les causes des actions
qu'ils nomment aussi Jupiter. C'est, disent- naturelles et ne sachant pas donner des causes
ils, le dieu de qui dépendent les causes de légitimes à ses propres actions?
tout ce qui se dans le monde. Voilà une
fait Je demanderai ensuite, en supposant que
fonction admirable et dont Virgile exprime Janus soit le monde, quel sera le rôle de
fort bien la grandeur dans ce vers célèbre :
Jupiter parmi les dieux? Varron n'a-t-il pas
déclaré que les vrais dieux sont l'âme du
« Heureux qui a pu connaître les causes des choses ' »
!

monde et ses parties ? par conséquent tout ce


Mais d'où vient qu'on place Jupiter après qui n'est pas cela n'est pas vraiment dieu.
Janus? Que le docte et pénétrant Varron nous Dira-t-on que Jupiter est l'âme du monde et

réponde là-dessus « C'est, dit-il, que Janus


:
que Janus en est le corps, c'est-à-dire qu'il

« gouverne le commencement des choses, et est le mondevisible? Mais à ce compte Janus

« Jupiter leur accomplissement. Il est donc n'est pas vraiment dieu, puisqu'il est accordé
«juste que Jupiter soit estimé le roi des dieux; par nos adversaires que la divinité consiste,
« car si l'accomplissement a la seconde place non dans le corps du monde, mais dans l'âme
« dans l'ordre du temps, il a la première dans du monde et dans ses parties; et c'est ce qui
«l'ordre de l'importance ». Cela serait vrai a fait dire nettement à Varron que Dieu, pour
s'il s'agissait ici de distinguer dans les choses lui, n'est autre chose que l'âme du monde, et

l'origine et le terme de leur développement. que si le monde lui-même est appelé Dieu,
Ainsi, partir est l'origine d'une action, arriver c'est au même sens où un homme est appelé

en est le terme ; l'étude est une action qui sage à cause de son âme, bien qu'il soit
commence et qui se termine à la science ; or composé d'une âme et d'un corps; ainsi le
partout, en général, le commencement n'est monde, quoique formé d'une âme et d'un
le premier qu'en date
et la perfection est dans corps, doit à son âme seule d'être appelédieu.
laDn. C'est un procès déjà vidé entre Janus et D'où il suit que le corps du monde, pris iso-
Terme ' mais les causes dont on donne le
;
lément, n'est pas dieu il n'y a de divin que
;

gouvernement à Jupiter sont des principes l'âme toute seule, ou la réunion de l'âme et
efficients et non des effets et il est impossible, ;
du corps, de telle façon pourtant que dans
même dans l'ordre du temps, que les effets et cette réunion même, la divinité vienne de
les commencements des effets soient avant les l'âme et non pas du corps. Si donc Janus est
causes; car ce qui fait une chose est toujours le monde, et si Janus est dieu, comment Ju-

antérieur à la chose qui est faite. Qu'importe piter sera-t-il dieu, à moins d'être une partie
donc que les commencements soient gou- de Janus? Or, on a coutume, au contraire,
vernés par Janus ? ils n'en sont pas pour cela d'attribuer l'univers entier à Jupiter, d'où
vient ce mot du poète :

* Joan. X, 0.
».
«... Tout est plein de Jupiter '
Géorg. liv. H, V. 490.
' Voyez plus haut le chap. vii. '
Virgile, Bgloijues, m, v. 60.
140 LA CITÉ DE DIEU.

Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien CHAPITRE XI.


plus qu'il soit le roi des dieux, il faut néces-
DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE
sairement qu'il soit le monde, atin de pouvoir
RAPPORTENT PAS A PLUSIEURS DIEUX, MAIS A
régner sur les autres dieux, c'est-à-dire sur
UN SEUL.
ses propres parties. Voilà sans doute en quel
sens Varron, dans cet autre ouvrage qu'il a Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opi-
composé sur le culte des dieux, rapporte les tulus, Impulsor, Stator, Centipeda, Supinalis,
deux vers suivants de Valcrius Soranus '
: Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms
qu'il serait trop long d'énumérer tous ces ;
« Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses
et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux ».
titres sont fondés sur la diversité des puis-
sances d'un même dieu, et non sur la diversité

Varron explique en son traité que le mâle est de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor,
ici le principe qui répand la semence, et la parce qu'il est toujours vainqueur Invictus, ;

femelle celui qui la reçoit; or, Jupiter étant le parce qu'il est invincible parce
; Opitulus,
monde, toute semence vient de lui et rentre qu'il est secourable aux
Propulser et
faibles ;

en lui « C'est pourquoi, ajoute Varron, So-


:
Stator, Centipeda et Supinalis, parce qu'il

« ranus appelle Jupiter père et mère, et fait donne et arrête le mouvement, parce qu'il
a de lui tout ensemble l'unité et le tout car ;
soutient et renverse tout Tigillus ', parce
;

B le monde est un et cet un comprend tout-». qu'il est l'appui du monde; Almus*, parce
qu'il nourrit les êtres; Ruminus % parce qu'il

CHAPITRE X. allaite les animaux. De toutes ces fonctions,


il est assez clair que les unes sont grandes, les
s'il était raisonnable de distinguer JANtS
autres mesquines, et cependant on les attribue
DE JUPITER.
au même dieu. De plus, n'y a-t-il pas plus de
doncJanusestle monde, et si Jupiter l'est
Si rapport entre les causes et les commence-
aussi, pourquoi, n'y ayant qu'un seul monde, ments des choses, qu'entre soutenir le monde
Janus et Jupiter sont-ils deux dieux? pourquoi etdonner la mamelle aux animaux? Et cepen-
ont-ils chacun son temple et ses autels, ses dant on a voulu, pour les commencements et
sacrifices et ses statues? Dira-t-on qu'autre les admettre deux dieux, Janus et
causes,
chose est la vertu des commencements, autre Jupiter, en dépit de l'unité du monde, au lieu
chose celle des causes, et que c'est pour cela que pour deux fonctions bien différentes en
qu'on a nommé l'une Janus et l'autre Jupiter? importance et en dignité on s'est contenté du
Je demanderai à mon tour si parce qu'un seul Jupiter, en l'appelant tour à tour Tigillus
homme est revêtu d'un double pouvoir ou et Ruminus. Je pourrais ajouter qu'il eût été

parce qu'il exerce une double profession, on plus à propos de faire donner la mamelle
est autorisé à voir en lui deux magistrats ou aux animaux par Junon que par Jupiter, du
deux artisans? Pourquoi donc d'un seul Dieu, moment surtout qu'il y avait là une autre
qui gouverne les commencements et les causes, déesse.Rumina, toute prête à l'aider dans cet
ferait-on deux dieux distincts, sous prétexte ofûce; mais on me répondrait que Junon elle-
que les commencements et les causes sont même n'est autre que Jupiter, comme cela
deux choses distinctes? A ce compte, il faudrait résulte des vers de Valérius Soranus déjà
dire aussi que Jupiter est à lui seul autant de cités :

dieux qu'on lui a donné de noms différents à « Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et
cause de ses attributions différentes, puisque des dieux ».
les objets qui sont l'origine de ces noms sont
différents. Je vais en citer quelques exemples. Mais alors pourquoi l'appeler Ruminus, du
moment, qu'à y regarder de près, il est aussi
la déesse Rumina? Si, en effet, c'est une chose
Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont
^

parle Cicéron dans le De orat.y lib. m, cap, 11. Pline lui attribue
indigne de la majesté des dieux, comme nous
{Bist. mtt.j Praifat., et lib. ui, cap. 5-9) un ouvrage intitulé Evro- l'avons montré plus haut, que pour un même
mtcoiv, d'où sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron et
saint Augustin.
' Jupiter est également appelé niàle et femelle dans un vers '
TùjiUum signifie .soliveau.
orphique cité par l'auteur du Dt: mundo (cap. 7) et par Eusèbe - Almus, nourricier.
[Prœpar. Eoung., lib. ni, cap. 9.) *
De rtima, mamelle.
LIVRE VII. LES DIEUX CHOISIS. 141

épi de blé, un dieu soit chargé des nœuds du en argent, mais en toute-puissance. Je sais
tuyau et un autre de l'enveloppe des grains, que les hommes pécunieux sont aussi appelés
combien n'est-il pas plus indigne encore qu'une riches, mais ils sont pauvres au dedans, s'ils
fonction aussi misérable que l'allaitement des sont cupides. Je sais aussi (lu'un homme sans
animaux soit partagée entre deux dieux, dont argent est réputé pauvre, mais il est riche au
l'un est ,Iui)iter môme, le roi de tous les dedans, s'il est sage. Quel cas peut donc faire
dieux, et qu'il la rcmi>lisse, non pas avec sa un homme sage d'une théologie qui donne
femme Junon, mais avec je ne sais quelle au roi des dieux le nom d'une chose qu'aucun
absurde Rumina? à moins qu'il ne soit tout sage n'a jamais désirée ? n'eût-il pas été plus
'

ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour simple, sans la radicale impuissance du paga-
les mâles et Rumina pour les femelles. Dirai- nisme à rien enseigner d'utile h la vie éternelle,
je qu'ils n'ont pasvoulu donner à Jupiter un de donner au souverain Maître du monde le
nom féminin? mais il est appelé père et mère nom de Sagesse plutôt que celui de Pecunia ?
dans les vers qu'on vient de lire, et d'ailleurs car c'est l'amour de la sagesse qui purifie le
je rencontre sur la liste de ses noms celui cœur des souillures de l'avarice, c'est-à-dire
d'une de ces petites déesses que nous avons de l'amour de l'argent.
mentionnées au quatrième livre ', la déesse
Pecunia. Sur quoi je demande pour quel CHAPITRE XllI.
motif on n'a pas admis Pecunius avec Pecunia,
SATURNE ET GENIUS NE SONT AUTRES
comme on a fait Ruminus avec Rumina ; car
QUE JUPITER.
enfin, mâles et femelles, tous les hommes re-
gardent à l'argent. Mais à quoi bon parler davantage de ce
Jupiter, à qui peut-être il convient de rap-
CHAPITRE XH. porter toutes les autres divinités? Et dès lors
la pluralité des dieux ne subsiste plus, du
JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA.
moment que Jupiter les comprend tous, soit
Mais quoi! ne faut-il pas admirer la raison qu'on les regarde comme ses parties ou ses
ingénieuse qu'on donne de ce surnom ? Ju- puissances, soit qu'on donne à l'âme du monde
piter, dit-on, s'appelle Pecunia, parce que partout répandue le nom de plusieurs dieux
tout est à lui. la belle raison d'un nom à cause des différentes parties de l'univers ou
divin ! et n'est-ce pas plutôt avilir et insulter des différentes opérations de la nature. Qu'est-
que de le nommer
celui à qui tout appartient ce, en effet, que Saturne? « C'est, dit Varron,
Pecunia? car au prix de ce qu'enferment le « un des principaux dieux, dont le pouvoir
ciel et la terre, que vaut la richesse des « s'étend sur toutes les semences ». Or, n'a-t-
hommes? C'est l'avarice qui seule a donné ce il pas expliqué tout à l'heure les vers de Valé-
nom à Jupiter, pour fournir h ceux qui aiment rius Soranus en soutenant que Jupiter est le
l'argent le prétexte d'aimer une divinité, et monde, répand hors de soi toutes les
qu'il
non pas quelque déesse obscure, mais le roi semences et les absorbe toutes en soi? Jupiter
même des dieux. Il n'en serait pas de même ne diffère donc pas du dieu dont le pouvoir s'é-
si on l'appelait Richesse. Car autre chose est tend sur toutes les semences. Qu'est-ce main-
la richesse, autre chose est l'argent. Nous ap- tenant que Genius? « Un dieu, dit Varron,
pelons riches ceux qui sont sages, justes, gens « qui a autorité et pouvoir sur toute généra-

de bien quoique n'ayant pas d'argent ou en « tion». Mais le dieu qui a ce pouvoir, qu'esl-il
ayant peu ; car ils sont effectivement riches autre chose que le monde, invoqué par Va-
en vertus qui leur enseignent à se contenter lérius sous le nom
« Jupiter père et mère
de
de ce qu'ils ont, alors même qu'ils sont privés «de toutes choses?» Et quaad Varron sou-
des commodités de la vie nous disons au ; tient ailleurs que Genius est l'âme raisonnable
contraire que les avares sont pauvres, parce de chaque homme, assurant d'autre part que
que, si grands que soient leurs trésors, comme c'est l'âme raisonnable du monde qui est
ils en désirent toujours davantage, ils sont Dieu, ne donue-t-il pas à entendre que l'âme
toujours dans l'indigence. Nous disons encore du monde est une sorte de Génie universel?
fort bien que le vrai Dieu est riche, non certes C'est donc ce Génie que l'on nomme Jupiter ;

'
Chap. 21. ' Allusion à un passage de Salluste, De conj. Catil.y cap. IJ.
142 LA CITÉ DE DIEU.

car si vous entendez que tout Génie soit un des dieux qui ne sont pas même des démons,
dieu et que l'àme de chaque homme soit un et en adressant leurs supplications à des esprits
Génie, il en résultera que l'àme de chaque immondes, sont sous l'empire, non des dieux,
homme sera un dieu, conséquence tellement mais des démons. Même conclusion pour ce
absurde que les païens eux-mêmes sont obligés qui regarde Mars : dans l'impossibilité de lui
de la rejeter; d'où il suit qu'il ne leur reste assigner aucun élément , aucune partie du
plus qu'à nommer proprement et par excel- monde oîi il ])ûl contribuer à quelque action
lence Genius le dieu, qui est, suivant eux, de la nature, ils en ont fait le dieu de la guerre,
l'àme du monde, c'est-à-dire Jupiter. laquelle est le triste ouvrage des hommes.

D'où il résulte que si la déesse Félicité donnait


CHAPITRE XIV. aux hommes la paix perpétuelle, le dieu Mars
n'aurait rien à faire. Veut-on dire que la
DES FONCTIONS DE MERCURE ET DE MARS.
guerre même fait la réalité de Mars comme la
Quanta Mercure et à Mars, ne sachant com- parole de Mercure? plût au ciel alors
fait celle

ment les rapporter à aucune partie du monde que la guerre ne fût pas plus réelle qu'une
ni à aucune opération divine sur les éléments, telle divinité !

ils se sont contentés de les faire présider à


quelques autres actions humaines et de leur CHAPITRE XV.
donner puissance sur la parole et sur la guerre.
DE QUELQUES ÉTOILES QUE LES PAÏENS ONT DÉ-
Or, si le pouvoir de Mercure s'élend aussi sur
SIGNÉES PAR LES NOMS DE LEURS DIEUX.
la parole des dieux, il s'ensuit que le l'oi
même des dieux lui est soumis, puisque Ju- On dira peut-êlre que ces dieux ne sont
piter ne peut prendre la parole qu'avec le autre chose que les étoiles auxquelles les

consentement de Mercure, ce qui est absurde. païens ont donné leurs en effet, il y noms; et,

Dira-t-on qu'il n'est maître que du discours a une étoile qu'on appelle Mercure et une
des hommes? mais il est incroyable que Ju- auti'e qu'on api)elle Mars; mais il y en a une

piter, qui a pu s'abaisser jusqu'à allaiter non- aussi qu'on appelle Jupiter, et cependant les
seulement les enfants, mais encore les bêtes, païens soutiennent que Jupiter est le monde.
d'où lui est venu le nom de Ruminus, n'ait Ce n'est pas tout, il y en a une qu'on appelle
pas voulu prendre soin de la parole, laquelle Saturne, et cependant Saturne est déjà pourvu
élève l'homme au-dessus des bêles? Donc Mer- d'une fonction considérable, celle de présider
cure n'est autre que Jupiter. Que si l'on veut à toutes les semences il y en a une enfin, et ;

identifier Mercure avec la parole (comme font la plus éclatante de toutes, qu'on appelle Vé-
ceux qui dérivent Mercure de médius currens', nus, et cependant on veut que Vénus soit
parce que la parole court au milieu des aussi la lune, bien qu'au sur()lus les païens
hommes; et c'est pourquoi, selon eux. Mer- ne tombent pas plus d'accord au sujet de cet
cure s'appelle en grec 'Ep|j.ïi{, parce que la astre que ne firent Vénus et Junon au sujet
parole ou l'interprétation de la pensée se dit de la pomme d'or. Les uns, en effet, donnent
ép(/.r,vE(a % d'où vieut cucore que Mercure l'étoile du matin à Vénus, les autres à Junon;

préside au commerce, où la parole sert de mais, ici comme toujours, c'est Vénus qui
médiatrice entre les vendeurs elles acheteurs; l'emporte, et presque toutes les voix sont en
et si ce dieu a des ailes à la tête et aux pieds, sa faveur. Or, qui ne rirait d'entendre appeler
c'est que la parole est un son qui s'envole ; et Jupiter le roi des dieux, quand on voit son
enfla le nom
de messager qu'on lui donne étoile si pâle à côté de celle de Vénus? L'étoile
vient de ce que la parole est la messagère de de ce dieu souverain ne devrait-elle pas être
nos pensées), tout cela posé, que s'ensuit-il, d'autant plus brillante (ju'ilest lui-même plus
sinon que Mercure, n'étant autre que le lan- puissant? On répond qu'elle paraît moins lu-
gage, n'est pas vraiment un dieu? El voilà mineuse parce qu'elle est plus haute et plus
comment il arrive que les païens, en se faisant éloignée de la terre mais si elle est plus haute
;

parce qu'elle appartient à un plus grand dieu,


* Qui court au milieu. Arnobe et Servius dérivent Mercurius de

medicurrius. (Voyez Arnobe, Contra Cent., lib. m, p. 112, 113, et pourquoi l'étoile de Saturne est-elle placée
Servias, ad Geory., lib. m, v. 302.) plus haut que Jupiter? Est-ce donc que le
'
Cette étymologie est une de celles que donne Platon dans le
Cratyle (trad. fr., tome xi, page 70.) mensonge de la fable, qui a fait roi Jupiter,
LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS. U3
n'a pu monter jusqu'aux astres, et (jue Sa- toutes en soi.Ils veulent encore que la grande

turne a obtenu dans le ciel ce qu'il n'a pu mère des dieux soit Gérés, laquelle n'est autre
obtenir ni dans son royaume ni dans le Capi- chose que la terre, et qu'elle soit aussi Junon.
tole'? Et puis, pourquoi Janus n'a-t-il pas son C'est pourquoi on la fait présider aux causes
étoile? Est-ce parce qu'il est le monde et qu'à secondes, quoique Jupiter, en tant qu'il est le
ce titre il embrasse toutes les étoiles? mais monde entier, soit appelé, comme nous l'a-
Jupiter est le monde aussi, cependant il y et vons vu, père et mère des dieux. Pour Mi-
a une étoile qui porte son nom. Janus se serait- nerve, dont ils ont fait la déesse des arts, ne
il arrangé de son mieux, et, au lieu d'une trouvant pas une étoile où la placer, ils ont
étoile qu'il devait avoir dans le ciel, se serait- dit qu'elle était l'éther, ou encore la lune.
il contenté d'avoir plusieurs visages sur la Vesta passe aussi pour la plus grande des
terre? Enfin, si c'est seulement à cause de déesses, en tant qu'elle est la terre, ce qui n'a
leurs étoiles qu'on regarde Mercure et Mars pas empêché de lui départir ce feu léger mis
comme des parties du monde, afin d'en pou- au service de l'homme, et qui n'est pas le feu
voir faire des dieux, le langage et la guerre violent dont l'intendance est à Vulcain'. Ainsi
n'étant point des parties du monde, mais des tous les dieux choisis ne sont que le monde ;

actes de l'humanité, pourquoi n'a-t-on pas les uns le monde entier, les autres, quelques-

dressé des temples et des autels au Bélier, au unes de ses parties le monde entier, comme
:

Taureau, au Cancer, au Scorpion et autres Jupiter ; comme


Genius, la grande
ses parties,
signes célestes, lesquels ne sont pas composés Mère, le SoleilLune, ou plutôt Apollon
et la
d'une seule étoile, mais de plusieurs, et sont et Diane; tantôt un seul dieu en plusieurs
placés au plus haut des cieux avec des mou- choses, tantôt une seule chose en plusieurs
vements si justes et si réglés? Pourquoi ne dieux un dieu en plusieurs choses, comme
:

pas les mettre, sinon au rang des dieux choisis, Jupiter, par exemple, qui est le monde entier
au moins parmi les dieux de l'ordre plébéien^? et qui est aussi le ciel et une étoile. De même,
Junon est la déesse des causes secondes, et
CHAPITRE XVI. elle est encore l'air et la terre, et elle serait

en outre une étoile, si elle l'eût emporté sur


d'aPOLLON, de DIANE ET DES AUTRES DIEUX
Vénus. Minerve, elle aussi, est la plus haute
CHOISIS.
région de l'air, ce qui ne l'empêche pas d'être
Ils veulent qu'Apollon soit devin et méde- en même temps la lune, qui est pourtant
cin ; et cependant, pour lui donner une place située dans la région la plus basse. Voici enfln
dans l'univers, ils disent qu'il est aussi le qu'une seule et même chose est plusieurs
soleil que sa sœur Diane est la lune et
, et dieux le monde est Jupiter, et il est aussi
:

tout ensemble la déesse des chemins. De là Janus; la terre est Junon, et elle est aussi la
vient qu'ils la font vierge, les chemins étant grande Mère et Cérès.
stériles et s'ils donnent des flèches au frère
;

et à la sœur, c'est comme symbole des rayons CHAPITRE XVII.


qu'ils lancent du ciel sur la terre. Vulcain est
VARRON LUI-MÊME A DONNÉ COMME DOUTEUSES
le feu, Neptune l'eau. Dis ou Orcus l'élément
SES OPINIONS TOUCHANT LES DIEUX.
inférieur et terrestre. Liber et Gérés président
aux semences le premier à celle des mâles,
: On peut juger, par ce qui précède, de tout
la seconde à celle des femelles, ou encore l'un le reste de la théologie des païens : ils em-
à ce qu'elles ont de liquide, et l'autre à ce brouillent toutes choses en essayant de les
qu'elles ont de sec. Et ils rapportent tout cela débrouiller et courent à l'aventure, selon que
au monde, c'est-à-dire à Jupiter, qui est les pousse ou les ramène le flux ou le reflux
appelé père et mère, comme répandant hors de l'erreur; c'est au point que Varron a mieux
de soi toutes les semences et les recevant aimé douter de tout que de rien afflrmersans
* Il faut rappeler ici deux choses; d'abord, que,' selon la mytho-
réserve. Après avoir achevé le premier de ses
logie païeDne, Saturne fut chassé de soa royaume de Crète par Ju- trois derniers livres, celui où il traite des
piter, son fils, pu. s, que la colline du Capitule était consacrée à
Saturne, avant de l'être à Jupiter. dieux certains, voici ce qu'il dit sur les dieux
" Cette argumentation rappelle trait pour trait celle de Cotta contre

le stoïcien Balbus, dans le De natura deorum de Cicéron ^livre m, '


Même argument dans la bouche de Balbus chez Cicéron {llenal.
chap. 20.) deor., lib. II, cap. 27.)
lU LA CITÉ DE DIEU.

incertains au commencement du second livre : offert des fêtes et des sacrifices selon leurs
« Si j'émets dans ce livre des opinions dou- mœurs, leurs actions et les accidents de leur
« teuses touchant les dieux, on ne doit point vie, et que ce culte sacrilège s'est glissé peu
a le trouver mauvais. Libre à tout autre, s'il à peu dans l'àme des hommes, semblable à
a croit la chose possible et nécessaire,de celle des démons et amoureuse de frivolités,
« trancher ces questions avec assurance; pour pour être bientôt propagé par les ingénieux
« moi, on m'amènerait plus aisément à révo- mensonges des poètes et par les séductions
« quer en doute ce que j'ai dit dans le pre- des malins esprits. En effet, qu'un fils impie,
« mier livre, qu'à donner pour certain tout ce poussé par l'ambition ou par la crainte d'un
« que je dirai dans celui-ci o. C'est ainsi que père impie ait chassé son père de son
,

Varron a rendu également incertain, et ce royaume, cela est plus aisé à croire que de
qu'il avance des dieux incertains, et ce qu'il s'imaginer Saturne vaincu par son fils Jupiter,
afOrme des dieux certains. Bien plus, dans le sous prétexte que la cause des êtres est anté-
troisième livre, qui traite des dieux choisis, rieure à leur semence; car si celte explication
passant de quelques vues préliminaires sur la était bonne, jamais Saturne n'eût existé avant
théologie naturelle aux folies et aux men- Jupiter, puisque la cause précède toujours la
songes de la théologie civile, où, loin d'être semence et n'en est jamais engendrée. Mais
conduit par la vérité des choses, il est pressé quoi 1 dès que nos adversaires s'efforcent de
par l'autorité de la coutume « Je vais parler, : relever de vaines fables et des actions pure-
« dit-il, des dieux publics du peuple romain, ment humaines par des explications tirées de
« de ces dieux à qui on a élevé des temples et la nature, les plus habiles se trouvent réduits
« des statues mais, pour me servir des ex-
; à de telles extrémités, que nous sommes for-
« pressions de Xénophaue de Colophon ', je cés de les plaindre.
« dirai plutôt ce que je pense que ce que j'af-
« firme ; car l'homme a sur de tels objets des CHAPITRE XIX.
« opinions. Dieu a la science Ce n'est donc » .

DES EXPLICATIONS QU'ON DONNE DU CULTE


qu'en tremblant qu'il promet de parler de ces
DE SATURNE.
choses, qui ne sont point à ses yeux l'objet
d'une claire compréhension et d'une ferme « Quand on raconte (c'est Varron qui parle)

croyance, mais d'une opinion incertaine, étant « que Saturne avait coutume de dévorer ses
l'ouvrage de la main des hommes. Il savait « enfants cela veut dire que les semences
,

bien, dans le au monde un ciel


fait, qu'il y a « rentrent au même lieu où elles ont pris
et une terre que le ciel est orné d'astres étin-
;
c< naissance. Quant à la motte de terre substi-
celants, que la terre est riche en semences, et « tuée à Jupiter, elle signifie qu'avant l'inven-
ainsi du reste il croyait également que toute
; 8 tion du labourage, les hommes recouvraient
nature est conduite et gouvernée par une « les blés de terre avec leurs mains ». A ce
force invisible et supérieure qui est l'âme de compte , il que Saturne était la
fallait dire

ce grand corps; mais que Janussoit le monde, terre, et non pas la semence, puisqu'en effet
que Saturne, père de Jupiter, devienne son la terre dévore en quelque sorte ce qu'elle a
sujet, et autres choses semblables, c'est ce que engendré, quand les semences sorties de son
Varron ne pouvait pas aussi positivement af- sein y rentrent de nouveau. Et cette motte de
firmer. terre, que Saturne prit pour Jupiter, quel
CHAPITRE XVIII. rapport a-t-elle avec l'usage de jeter de la
terre sur les grains de blé? Est-ce que la
QUELLE EST LA CAUSE LA PLUS VRAISEMBLABLE
semence, ainsi recouverte de terre, en était
DE LA PROPAGATION DES ERREURS DU PAGA-
moins dévorée pour cela? Il semblerait, à
NISME.
entendre cette explication, que celui qui jetait
Ce qu'on peut dire de plus vraisemblable de la terre emportait le grain, comme on em-
sur ce sujet, c'est que les dieux du paganisme porta, dit-on, Jupiter, tandis qu'au contraire,
ont été des hommes à qui leurs flatteurs ont en jetant de la terre sur le grain, cela ne ser-
vait qu'à le faire dévorer plus vite. D'ailleurs,
Philosophe grec du sixième siècle avant l'ère chrétienne, fonda-
*
de cette façon, Jupiter est la semence, et non,
teur de l'école d'Elée. Voyez Aristote, Miitaphys,, livre i, ch. 4, et
Cicéroo, Acad,, livre n, ch. 3. comme Varron le disait tout à l'heure, la
LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS. 145

cause de la semence. Aussi bien, que peuvent s'il n'avait pas déjà été question de Saturne?
dire de raisonnable des gens qui veulent ex-
pliquer des folies? CHAPITRE XX.
«Saturne a une faux, poursuit Varron,
DES MYSTÈRES DE CÉKÈS ÉLEUSINE.
«comme symbole de l'agriculture ». Mais
l'agriculture n'existait pas sous le règne de Entre les mystères de Cérès, les plus fameux
Saturne ,
puisqu'on fait remonter ce règne sont ceux qui se célébraient à Eleusis, ville de
aux temps primitifs, ce qui signifie, suivant TAltique. Tout ce que Varron en dit ne re-
Varron, que les hommes de cette époque garde que l'invention du blé attribuée à Cérès,
vivaient de ce que la terre produisait sans et l'enlèvement de sa fille Proserpine par

culture. Serait-ce qu'après avoir perdu son Pluton. Il voit dans ce dernier récit le sym-
sceptre, Saturne aurait pris une faux, afin de bole de la fécondité des femmes « La terre, :

devenir sous règne de son flls un laborieux


le « dit-il , ayant été stérile pendant quelque

mercenaire, après avoir été aux anciens jours « temps, cela fit dire que Pluton avait enlevé
un prince oisif ? Varron ajoute que dans « et retenu aux enfers la fille de Cérès, c'est-

certains pays, à Carthage par exemple, on « à-dire la fécondité même, appelée Proser-
immolait des enfants à Saturne, et que les « pine , de proserpere (|)Ousser, lever). Et
Gaulois lui sacrifiaient même des hommes « comme après cette calaniilé qui avait causé
faits,parce que, de toutes les semences, celle « un deuil public on vit la fécondité revenir,
de l'homme est la plus excellente. Mais qu'est- « on que Pluton avait rendu Proserpine,
dit
il besoin d'insister sur une folie si cruelle? Il (I on institua des fêtes solennelles en l'hon-
et
nous suffit de remarquer et de tenir pour cer- « neur de Cérès ». Varron ajoute que les

tain que toutes ces explications ne se rap|ior- mystères d'Eleusis renferment |)lusieurs autres
tent point au vrai Dieu, à cette nature vivante, traditions, qui toutes se rapportent à l'inven-
immuable, incorporelle, à qui l'on doit de- tion du blé.
mander la vie éternellement heureuse, mais
qu'elles se terminent à des objets temporels, CHAPITRE XXI.
corruptibles, sujets au changement et à la
DE l'infamie des MYSTÈRES DE LIBER
mort. « Quand on dit que Saturne a mutilé
ou BACCHUS.
« le Ciel, son père, cela signifie, dit encore
» Varron, que la semence divine n'appartient Quant aux mystères du dieu Liber, qui
« pas au Ciel, mais à Saturne, et cela parce préside aux semences liquides, c'est-à-dire
« que rien au Ciel, autant qu'on en peut juger, non-seulement à la liqueur des fruits, parmi
« ne provient d'une semence » Mais si Saturne . lesquels le vin tient le premier rang, mais
est fils du Ciel, il est fils de Jupiter car on ; aussi aux semences des animaux, j'hésite à
reconnaît d'un commun accord que le Ciel prolonger mon discours par le récit de ces
est Jupiter. Et voilà comme ce qui ne vient turpitudes; il le faut néanmoins pour con-
pas de la vérité se ruine de soi-même, sans fondre l'orgueilleuse stupidité de nos adver-
que personne y mette la main. Vairon dit saires. Entre autres rites que je suis forcé
aussi que Saturne est appelé Cronos, mot grec d'omettre, parce qu'il y en a trop, Varron
qui signifie le Temps parce que sans le ,
rapporte qu'en certains lieux' de l'Italie, aux
temps les semences ne sauraient devenir fêtes de Liber, la licence était poussée au
fécondes; et il y a encore surSiturnc une point d'adorer, en l'honneur de ce dieu, les
foule de récits que les théologiens ramènent parties viriles de l'homme, non dans le secret
tous à l'idée de semence. Il semble tout pour épargner pudeur, mais en public pour
la

au moins que Saturne, avec une puissance étaler l'impudicité. On plaçait en triomphe ce
si étendue aurait dû suffire à lui tout
, membre honteux sur un char que l'on con-
seul pour ce qui regarde la semence; pour- duisait dans la ville, après l'avoir d'abord pro-
quoi donc lui adjoindre d'autres divinités, mené à travers la campagne. A Laviniuni, ou
comme Liber et Libéra, c'est-à-dire Cérès? consacrait à Liber un mois entier, pendant
pourquoi entrer, comme fait Varron, dans lequel chacun se donnait carrière en discours
mille détails sur les attributions de ces divi-
'
Saint Augustin se sert du mot compila, ce qui a fait conjecturer
nités relativement à la semence, comme qu'il s'agissait ici des fêtes nommées Compitatia.

S. AiG. — Tome XIII. 10


146 LA CITÉ DE DIEU.

scandaleux, jusqu'au moment où le membre deux démons. Je t'en prie, Varron, et je vous
obscène, après avoir traversé la place pu- en conjure aussi, vous tous qui avez lu les
blique, était mis en repos dans le lieu des- écrits de tant de savants hommes, et vous
tiné à le recevoir. Là il fallait que la mère vantez d'y avoir appris de grandes choses, de
de famille la plus honnête allât couronner ce grâce exidiquez-moi ce point, je ne dis pas en
désbonnète objet devant tous les spectateurs. partant de celte nature éternelle et immuable
C'est ainsi qu'on rendait le dieu Liber favo- qui est Dieu seul, mais du moins selon la

rable aux semences, et qu'on détournait de la doctrine de l'âme du monde et de ses parties
terre tout sortilège en obligeant une matrone qui sont pour vous des dieux véritables. Que
à faire en public ce qui ne serait pas permis vous ayez fait le dieu Neptune de cette partie
sur le théâtre à une courtisane, si les ma- de l'âme du monde qui pénètre la mer, c'est
trones étaient présentes. On voit maintenant une erreur supportable mais l'eau qui vient
;

pourquoi Saturne n'a pas été jugé suffisant battre contre le rivage et qui retourne dans
pour ce qui regarde les semences c'est afin ; la pleine mer, voyez-vous là deux parties du

que l'âme corrompue eût occasion de multi- monde ou deux parties de l'âme du monde,
plier les dieux, et qu'abandonnée du Dieu vé- et y a-t-il quelqu'un parmi vous d'assez extra-

ritable en punition de son impureté, de jour vagant pour le supposer? Pourquoi donc vous
en jour plus impure et plus misérablement en a-t-on fait deux déesses, sinon parce que
prostituée à une multitude de divinités fausses, vos ancêtres, ces hommes pleins de sagesse,
elle couvrît ces sacrilèges du nom de mystères ont pris soin, non pas que vous tussiez con-
sacrés et s'abandonnât aux embrassements duits par plusieurs dieux, mais possédés par
et aux turpitudes de cette foule obscène de plusieurs démons amis de ces vanités et de
démons. ces mensonges? Je demande en outre de quel
CHAPITRE XXII. droit celte explication théologique exile Sa-
lacie de cette partie intérieure de la mer où
DE NEPTUNE, DE SAIACIE ET DE VÉNILIE. elle vivait soumise à son mari ; car, identifier
Neptune avait pour femme Salacie, qui fi- Salacie avec le reflux, c'est la faire monter à

gure, dit-on, la région inférieure des eaux de la surface de la mer. Serait-ce qu'elle a chassé

la mer à quoi bon lui donner encore Yé-


:
son mari de la partie supérieure pour le punir
nilie'? Je ne vois là que le goût dépravé de d avoir fait sa concubine de Vénilie ?
l'âme corrompue qui veut se prostituer à un
plus grand nombre de démons. Mais écoutons CHAPITRE XXIII,
les interprétations de cette belle théologie et
DE LA TERRE, QUE VARRON REGARDE COMME UNE
les raisons secrètes qui Yont la mettre à cou-
DÉESSE, PARCE QU'a SON AVIS l'AME DU MONDE,
vert de notre censure o Vénilie, dit Varron,
:

QUI EST DIEU, PÉNÈTRE JUSQU'A CETTE PARTIE


« est l'eau qui vient battre le rivage % Salacie
INFÉRIEURE DE SON CORPS ET LUI COMMUNIQUE
« l'eau qui rentre dans la pleine mer [saliim)f.
UNE FORCE DIVINE.
Pourquoi faire ici deux déesses, puisque l'eau
qui vient et l'eau qui s'en va ne sont qu'une Il n'y a qu'une seule terre, peuplée, il est
seule et même eau ? En vérité, cette fureur vrai, d'êtresanimés, mais qui n'est après tout
de multiplier les dieux ressemble elle-même qu'un grand corps parmi les éléments et la
à l'agitation tumultueuse des flots. Car bien plus basse partie du monde. Pourquoi veut-on
que l'eau du flux et celle du reflux ne soient en faire une déesse? est-ce à cause de sa fé-

pas deux eaux différentes, toutefois, sous le condité? mais alors les hommes seraient des
vain prétexte de ces deux mouvements, l'âme dieux, à plus forte raison, puisque leurs soins
« qui s'en va et qui ne revient plus ' » se lui donnent un surcroît de fécondité en la
plonge plus avant dans la fange en invoquant non pas en l'adorant. On répond
cultivant et
qu'une partie de l'âme du monde, en péné-
* Cette VéDilie n'est pas la même dont saint Augustin a parlé au
livre rv, ch. 11. Dans Virgile [Enéide, livre x, vers 76), il est ques-
trant la terre, l'associe à la divinité. Comme
tion d'une déesse Vénilie, qui parait n'être qu'une nymphe. (Voyez si l'âme humaine, dont l'existence ne fait pas
Servius, ad JEneid., 1. l.)
'
Il y a ici entre Venilia et venire, Saîacia et salum des rapports question, ne se manifestait pas d'une manière
supposés d'étymologie presque intraduisibles.
plus sensible et cependant les hommes ne
1
' Allusion à ces paroles du psaume LiXTU, 44 : Spiritus vadens
et non rediens. passent point pour des dieux. Ce qu'il y a de
,

LIVRl': VII. — LES DIEUX CHOISIS. 147

plus déplorable, c'est qu'ils sont assez aveugles semble, en cette rencontre, avoir voulu rele-
pour adorer des êtres qui ne sont pas des ver un peu la tête et respirer l'air plus libre
dieux et qui ne los valent pas. de la théologie naturelle , il est très-suppo-
Dans ce même livre des dieux choisis, Var- sable que le sujet
qui roule surde ce livre,
ron distingue dans tout l'ensemble de la na- lesdieux choisis, l'aura ramené au point de
ture trois degrés d'âmes au premier degré, : vue de la théologie politique, et qu'il n'aura
l'âme, bien que pénétrant les parties d'un pas voulu laisser croire que les anciens Ro-
corps vivant, ne possède pas le sentiment, mains et d'autres peuples aient rendu un vain
mais seulement la force qui fait vivre, celle, culte à Tellus et à Neptune. Je lui demande
par exemple, qui s'insinue dans nos os, dans donc pourquoi , n'y ayant qu'une seule et
nos ongles et dans nos cheveux. C'est ainsi même du monde
terre, cette partie de l'âme
que nous voyons les plantes se nourrir, croître qui la une seule divinité
pénètre n'en fait pas
et vivre à leur manière, sans avoir le senti- sous le nom de Tellus? Et si la terre est une
ment. Au second degré l'âme est sensible, et divinité unique, que devient alors Orcus ou
cette force nouvelle se répand dans les yeux, Dis, frère de Jupiter et de Neptune '? Que
dans les oreilles, dans le nez, dans la bouche devient sa femme Proserpine qui, selon une
et dans les organes du toucher. Le troisième autre opinion rapportée dans les mêmes livres,
degré, le plus élevé de l'âme, c'est l'âme n'est pas la fécondité de la terre, mais sa plus
raisonnable où brille l'intelligence, et qui, basse partie '? Si l'on prétend que l'âme du
entre tous les êtres mortels, ne se trouve que monde, en pénétrant la partie supérieure de
dans l'homme. Cette partie de l'âme du monde la terre, fait le dieu Dis, et Proserpine en pé-
est Dieu dans l'homme elle s'appelle Génie.
; nétrant sa partie inférieure, que devient alors
Varron dit encore que les pierres et la terre, la déesse Tellus? Elle est tellement divisée
où le sentiment ne pénètre pas, sont comme entre ces deux parties et ces deux divinités,
les os et les ongles de Dieu que le soleil, la ;
qu'on ne sait plus ce qu'elle est, ni où elle est,
lune et les étoiles sont ses organes et ses sens ; à moins qu'on ne s'avise de prétendre que
que l'éther est son âme, et que l'influence de Pluton et Proserpine ne sont ensemble que la
ce divin principe, pénétrant les astres, les déesse Tellus, et qu'il n'y a pas là trois dieux,
transforme en dieux de là, gagnant la terre,
; mais un seul, ou deux tout au plus. Et cepen-
en fait la déesse TelUis, et atteignant enfin la dant on s'obstine à en compter trois, on les
mer et l'Océan, constitue la divinité de Nep- adore tous trois ; ils ont tous trois leurs tem-
tune '. ples, leurs autels, leurs statues, leurs sacri-
Que Varron veuille bien quitter un instant fices, leurs prêtres, c'est-à-dire autant de
cette théologie naturelle où, après mille dé- sacrilèges, autant de démons à qui se livre
tours et mille circuits, il est venu se reposer ;
l'âme prostituée. Qu'on me dise encore quelle
qu'il revienne à la théologie civile. Je l'y est la partie de la terre que pénètre l'ànie du
veux retenir encore il me reste ;quelques monde pour faire le dieu Tellumon?— Ce
mots à lui adresser. Je pourrais lui dire en n'est pas cela, dira Varron ; la même terre a
passant que si la terre et les pierres sont pa- deux vertus l'une, masculine, pour produire
:

reilles ànos os et à nos ongles elles sont , les semences; l'autre, féminine, pour les re-
pareillement destituées d'intelligence comme cevoir et les nourrir de celle-ci lui vient le
;

de sentiment, à moins qu'il ne se trouve un nom de Tellus, de celle-là le nom de Tellu-


esprit assez extravagant pour prétendre que mon. Mais alors pourquoi, selon Varron lui-
nos os et nos ongles ont de l'intelligence même, les pontifes ajoutaient-ils à ces deux
parce qu'ils sont des parties de l'homme in- Rusor? Supposons Tellus et
divinités Altor et
telligent d'où il suit qu'il y a autant de folie
; Tellumon expliqués; pourquoi Altor? C'est,
à regarder la terre et les pierres comme des dit Varron, que la terre nourrit tout ce qui
dieux, qu'à vouloir que les os et les ongles nait^ Et Rusor? C'est que tout retourne à la
des hommes soient des hommes. Mais ce sont terre *.

là des questions que nous aurons peut-être à


* Voyez plus haut, eh. IG.
discuter avec des philosophes; je n'ai affaire ^ Voyez plus haut, livre iv, ch. 8.

encore qu'à un politique. Car, bien que Varron *


Altor, d'ath^rf, nourrir.
" .Saini, Augustin, d'après Varron, fait venir Rusor de l'ursus, qui
* Comparez Cicèron [De Nat. Oeor., lib. il, cap. 2 et seq.) marque u'i mouvement de retour.
148 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XXIV. a ainsi qu'on rapporte, non sans raison, plu-

SDK l'explication QU'oN DONNE DES DIVERS NOMS


« sieurs divinités à celle-ci ». — Soit ; Tellus,
je veux bien n'est qu'une déesse elle
le , ,
DE LA TERRE, LESQUELS DÉSIGNENT, IL EST VRAI,
qui, dans le fond, n'est rien de tout cela mais ;
DIFFÉRENTES VERTUS, MAIS n'aUTORISENT PAS
pourquoi supposer cette multitude de divini-
l'existence de différentes DIVINITÉS.
tés? Que ce soient les noms divers d'une
La terre ayant les quatre vertus qu'on vient seule, à la bonne heure, mais que des noms
de dire, je conçois qu'on lui ait donné quatie ne soient pas des déesses. Cependant, l'auto-
noms, mais non pas qu'on en ait fait quatre rité d'une erreur ancienne est si grande sur
divinités. Jupiter est un, malgré tous ses sur- l'esprit de Varron, qu'après ce qu'il vient de
noms; Junon est une avec tous les siens dans ; dire, il tremble encore et ajoute: «Cette opi-
la diversité des désignations se maintient « nion n'est pas contraire à celle de nos ancê-

l'unité du noms ne font


principe, et plusieurs « très, qui voyaient là plusieurs divinités».
pas plusieurs dieux. De qu'on voit des même Comment cela? y a-t-il rien de plus différent
courtisanes prendre en dégoût la foule de que de donner plusieurs noms à une seule
leurs amants, il arrive aussi sans doute qu'une déesse et de reconnaître autant de déesses que
âme, après s'être abandonnée aux esprits im- de noms? « jMais il se peut, dit-il, qu'une
purs, vient à rougir de celte multitude de « chose soit à la fois une et multiple ». J'ac-

démons dont elle recherchait les impures ca- corderai bien, en effet, qu'il y a plusieurs cho-
resses. Car Varron lui-même, comme s'il avait ses dans un seul homme ; mais s'ensuit-il que
honte d'une si grande foule de divinités, veut cet homme soit plusieurs hommes? Donc, de
que Tellus ne soit qu'une seule déesse « On : ce qu'il y a plusieurs choses en une déesse, il

« l'appelle aussi, dil-il la grande Mère. Le , ne s'ensuit pas qu'elle soit plusieurs déesses.
« tambour qu'elle porte figure le globe ter- Qu'ils en usent, au surplus, comme il leur
« restre; les tours qui couronnent sa tète sont plaira: qu'ils les divisent, qu'ils les réunis-
« l'image des villes ; les sièges dont elle est sent, qu'ils les multiplient, qu'ils les mêlent
« environnée signifient que dans le mouve- et les confondent, cela les regarde.
« ment universel elle reste immobile. Si elle Voilà les beaux mystères de Tellus et de la
« a des Galles* pour serviteurs, c'est que pour grande Mère, où il est clair que tout se rap-
« avoir des semences il faut cultiver la terre, porte à des semences périssables et à l'art de
« qui renferme tout dans son sein. En s'agitant l'agriculture et tandis que ces tambours, ces
;

« autour d'elle, ces piètres enseignent aux tours, ces Galles, ces folles convulsions, ces
H laboureurs qu'ils ne doivent pas demeurer cymbales retentissantes et ces lions symboli-
« oisifs, ayant toujours quelque chose a faire. ques viennent aboutir à cela, je cherche où
« Le son des cymbales marque le bruit que est la promesse de la vie éternelle. Comment
« font les instruments du labourage, et ces soutenir d'ailleurs que les eunuques mis au
« inslrumenls sont d'airain, parce qu'on se service de cette déesse font connaître la néces-
« servait d'airain avant la découverte du fer. sité de cultiver la terre pour la rendre féconde,
« Enfin, dit Varron, on place auprès de la tandis que leur condition même les condamne
« déesse un lion libre et apprivoisé pour faire à la stérilité? Acquièrent-ils, eu s'attachant au
« entendre qu'il n'y a point de terre si sau- culte de cette déesse, la semence qu'ils n'ont
« vage et si stérile qu'on ne la puisse dompter pas, ou plutôt ne perdent-ils pas celle qu'ils
« et cultiver ». 11 ajoute que les divers noms ont? Ce n'est point là vraiment expliquer des
et surnoms donnés à Tellus l'ont fait prendre mystères, c'est découvrir des turpitudes mais ;

pour plusieurs dieux. « On croit, dit-il, que voici une chose qu'on oubhe de remarquer,
« Tellus est la déesse Ops-, parce que la terre c'est à quel degré est montée la malignité des

« s'améliore par le travail, qu'elle est la grande démons, d'avoir promis si peu aux hommes
« Mère, parce qu'elle est féconde, Proserpine, et toutefois d'en avoir obtenu contre eux-

« parce que les blés sortent de son sein, Vesta, mêmes des sacrifices si cruels. Si l'on n'eût
« parce que l'herbe est son vêtement^, et c'est pas fait de une déesse, l'homme eût
la terre

*
Sur les prêtres de Cybèle nommés Galles, voyez plus haut, dirigé ses mains uniquement contre elle pour
livre VI, cl). 7, et livre il, ch. 5 et 6.
en tirer de la semence, et non contre soi pour
"
Ops, puissance, effort, travail.
' Vesta, de vestire. s'en priver en son honneur ; il eût rendu la
LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS. i49

terre féconde et ne se serait pas rendu stérile. Varron garde-t-il ici le silence ; et comme
Que dans de Bacchus une chaste
les fêtes un si savant homme n'a pu ignorer ce genre
matrone couronne les parties honteuses de d'explication , il faut en conclure qu'il ne la
l'honinie, devant une fouie où se trouve peut- goûtait nullement.
être son mari qui sue et rougit de honte, s'il
y a parmi les hommes un reste de pudeur ;
CHAPITRE XXVI.
que l'on oblige, aux fêtes nuptiales, la nou-
INFAMIES DES MYSTÈRES DE LA GUANDE MÈRE.
velle épouse de s'asseoir sur un Priape, tout
cela n'est rien en comparaison de ces mystè- Un mot maintenant sur ces hommes éner-
res cruellement honteux et honteusement vés que l'on consacre à la grande Mère par
cruels, où l'artifice des démons trompe et mu- une mutilation également injurieuse à la pu-
tile aucun
l'un et l'autre sexe sans détruire deur des deux sexes hier encore on les voyait ;

des deux. Là on craint pour les champs les dans les rues et sur les places de Carthage, les
sortilèges, ici on ne craint pas pour les mem- cheveux parfumés, le visage couvert de fard,
bres la mutilation là on blesse la pudeur de
; imitant de leur corps amolli la démarche des
la nouvelle mariée, mais on ne lui ôle ni la femmes, demander aux passants de quoi sou-
fécondité, ni même la virginité; ici on mutile tenir leur infâme existence'. Cette fois en-
un homme de telle façon qu'il ne devient core Varron a trouvé bon de ne rien dire, et
point femme et cesse d'être homme. je ne me souviens d'aucun auteur qui se soit
expliqué sur ce sujet. Ici l'exégèse fait défaut,
CHAPITRE XXV. la raison rougit, la parole exjiire. La grande
Mère a surpassé tous ses enfants, non par la
QUELLE EXPLICATION LA SCIENCE DES SAGES DE LA
grandeur de la puissance, mais par celle du
GRACE A IMAGINÉE DE LA MUTILATION d'ATYS.
crime. C'est une monstruosité qui éclipse le
Varron ne dit rien d'Atys et ne cherche pas monstrueux Janus lui-même car Janus n'est ;

à expliquer pourquoiles Galles se mutilent en hideux que dans ses statues, elle est hideuse
mémoire de l'amour que lui porta Cybèle'. et cruelle dans ses mystères Janus n'a qu'en ;

Mais les savants et les sages de la Grèce n'ont effigie des membres superflus, elle fait perdre
eu garde de laisser sans explication une tradi- en réalité des membres nécessaires. Son infa-
tion si belle et si sainte. Porphyre -, le célèbre mie est si grande, qu'elle surpasse toutes les
philosophe, y voit un symbole du printemps débauches de Jupiter. Séducteur de tant de
qui est la plus brillante saison de l'année ;
femmes, il n'a déshonoré le ciel que du seul
Atys représente les fleurs, et, s'il est mutilé, Ganymède mais elle, avec son cortège de
;

c'est que la fleur tombe avant le fruit. A ce mutilés scandaleux, a tout ensemble souillé
compte le vrai symbole des fleurs n'est pas la terre et outragé le ciel. Je ne trouve rien à
cet homme ou ce semblant d'homme qu'on lui comparer que Saturne, qui, dit-on, mutila
appelle Atys, ce sont ses i)arties viriles qui son père. Encore, dans les mystères de ce
tombèrent, en effet, par la mutilation ou ; dieu, les hommes périssent par la main d'au-
plutôt elles ne tombèrent pas; elles furent, trui ne se mutilent point de leur propre
; ils

non pas cueillies, mais déchirées en lam- main. Les jioëles, il est vrai, imputent à Sa-
beaux, et tant s'en faut que la chute de celte turne d'avoir dévoré ses enfants, et la théolo-
fleur ait fait place à aucun fruit qu'elle fût gie physique interprète cette tradition comme
suivie de stérilité. Que signifie donc cet Atys il lui plaît; mais l'histoire porte simplement

mutilé, ce reste d'homme? à quoi le rapporter qu'il les tua; et si à Carthage on lui sacrifiait
et quel sens lui découvrir? Certes, les efforts des enfants, c'est un usage que les Romains
impuissants où l'on se consume pour ex|>li- ont répudié. La mère des dieux, au contraire,
quer ce prétendu mystère font bien voir qu'il a introduit ses eunuques dans les temples des
faut s'en tenir à ce que la renommée en publie Romains, et cette cruelle coutume s'est con-
et à ce qu'on en a écrit, je veux dire que cet servée, comme si on pouvait accroître la viri-
Atys est un homme qu'on a mutilé. Aussi lité de l'àme en retranchant la virilité du

' Sur Cybèle, Atys et les Galles, voyez le chapitre précédent. 'Une loi romaine donnait aux prêtres de Cybèle le droit de de-
Dans son livre De rotionr jiattirati deorum. Sur Porphyre,
' mander l'aumône. Voyez Ovide {Fastes, liv. iv, v. 350 et suiv.), et
voyez plus bas, chap. 9 du livre x. Cicéron {De legibus, lib. il, cap. 9 et 16.)
150 LA CITE DE DIEU.

corps. Au prix d'un tel usage, que sont les lumière, qu'à faire mieux éclater leur indi-
larcins de Mercure, les débauches de Vénus, gnité, ce qui porte à croire de plus en plus

lesadultères des antres dieux, et toutes ces que ces dieux ont été des hommes, suivant le
turpitudes dont nous trouverions la preuve témoignage des poètes et même des historiens.
dans les livres, si chaque jour on ne prenait Virgile ii'a-t-il pas dit ' :

soin de les chanter et de les danser sur le


« Saturne, le premier, descendit des liauteurs étliérées de
théâtre? Qu'est-ce que tout cela au prix d'une
l'Olympe, exilé de son royaume et poursuivi par les armes de
abomination qui, par sa grandeur même, ne Jupiter ».

pouvait convenir qu'à la grande Mère, d'au-


tant plus qu'on a soin de rejeter les autres Or, ces vers et les suivants ne font que re-
scandales sur l'imagination des poêles Et, en ! produire développé tout au long par
le récit

effet, que les poètes aient beaucoup inventé, Evhémère Ennius-; mais comme
et traduit par

j'en tombe d'accordseulement je demande


;
les écrivains grecs et latins, qui avant nous ont

si le que procurent aux dieux ces fic-


plaisir combattu les erreurs du paganisme, ont suffi-
tions est aussi une invention des poètes ? samment discuté ce point, il n'est pas néces-

Qu'on impute donc, j'y consens, à leur audace saire d'y insister.

ou à leur impudence l'éclat scandaleux que Quant aux raisons physiques proposées par
la poésie et la scène donnent aux aventures des hommes aussi doctes que subtils pour
des dieux; mais quand j'en vois faire, par transformer en choses divines ces choses pu-
l'ordre des dieux, une partie de leur culte et rement humaines, plus je les considère, moins
de leurs honneurs, n'est-ce [>as le crime des j'y vois rien qui ne se rapporte à des œuvres

dieux mêmes, ou plutôt un aveu fait par les terrestres et périssables, aune nature corpo-
démons et un piège tendu aux misérables? relle qui, même conçue comme invisible, ne
En tout cas, ces consécrations d'eunuques à la saurait être le vrai Dieu. Du moins, si ce culte
Mère des dieux ne sont point une fiction, et symbolique avait un caractère de religion,
les poètes en ont eu tellement horreur qu'ils tout en regrettant son impuissance complète
se sont abstenus de les décrire. Qui donc vou- à faire connaître le vrai Dieu, il serait conso-

drait se consacrer à de telles divinités, afin lant de penser qu'il n'y a là du moins ni com-
de vivre heureusement dans l'autre monde, mandements impurs, ni honteuses pratiques.

quand il est impossible, en s'y consacrant, de Mais, d'abord, c'est déjà un crime d'adorer le
vivre honnêtement dans celui-ci?— « Vous corps ou l'âme à la place du vrai Dieu, qui
« oubliez, me dira Varron, que tout ce culte seul peut donner à l'âme où il habite la féli-
« n'a rapport qu'au monde » J'ai bien
.
— cité combien donc est-il plus criminel encore
;

peur que ce soit plutôt à l'immonde. D'ail- de leur offrir un culte qui ne contribue ni au
leurs, il est clair que tout ce qui est dans le salut, ni même à l'honneur de celui qui le
monde peut aisément y être rapporté mais
; rend? Que des temples, des prêches, des sacri-
ce que nous cherchons, nous, n'est pas dans fices, que tous ces tributs, qui ne sont dus

le monde c'est une âme aflermie par la


:
vraie qu'au vrai Dieu, soient consacrés à quelque
religion, qui n'adore pas le monde comme un élément du monde ou à quelque esprit créé,
dieu, mais qui le glorifie comme l'œuvre de ne fùt-il d'ailleurs ni impur ni méchant, c'est
Dieu et pour la gloire de Dieu même, afin de un mal, sans aucun doute; non que le mal se
se dégager de toute souillure mondaine et de trouve dans les objets employés à ce culte,
parvenir pure et sans tache à Dieu, Créateur mais parce qu'ils ne doivent servir qu'à hono-
du monde. rer celui à qui ce culte est dû. Que si l'on pré-

tend adorer le vrai Dieu, c'est-à-dire le Créa-


CHAPITRE XXVII. teur de toute âme et de tout corps, par des
statues ridicules ou monstrueuses, par des
SUR LES EXPLICATIONS PHYSIQUES DONNÉES PAR couronnes déposées sur des organes honteux,
CERTAINS PHILOSOPHES QUI NE CONNAISSENT NI par des prix décernés à l'impudicité, par des
LE VRAI DIEU NI LE CULTE QUI LUI EST DU. incisions et des mutilations cruelles, par la

Nous voyons à la vérité que ces dieux choisis consécration d'iiommes énervés, par des spec-

ont plus de réputation que les autres mais ;


• Enriile, livre VIII, v. 319, 320.
Sur Evhémère, voyez plus haut, hvre vi, ch. 7.
elle n'a servi, loin de mettre leur mérite en
'
LIVRE VII. LES DIEUX CHOISIS. 151

tacics impurs et scandaleux, c'est encore un de la terre et du ciel. Varron ne paraît pas
grand mal, non qu'on ne doive adorer celui moins aveuglé au livre précédent, où il pré-
qu'on adore ainsi, mais parce ([ue ce n'est pas tend donner l'explication des fameux mys-
ainsi qu'on le doit adorer. Mais d'adorer une tères de Samothrace, et s'engage avec une sorte
créature quelle qu'elle soit, même la plus de solennité pieuse à révéler à ses concitoyens
pure, soit âme, soit corps, soit âme et corps des choses inconnues. A l'entendre, il s'est
tout ensemble, et de l'adorer par ce culte assuré par un grand nombre d'indices que,
infâme et détestable, c'est pécher doublement l)armi les statues des dieux, l'une est le sym-
contre Dieu, en ce qu'on adore, au lieu de lui, bole du ciel, l'autre celui de la terre; une
ce qui n'est pas lui, et en ce qu'on lui offre un autre est l'emblème de ces exemplaires des
culte qui ne doit être ollert ni à lui, ni à ce choses que Platon appelle idées. Dans Jupiler
qui n'est pas lui. Pour le culte des païens, il il voit le ciel, la terre dans Junon et les idées
est aiséde voir combien il est honteux et abo- dans Minerve ; le ciel est le principe actif des
minable mais on ne s'expliquerait pas suffi-
;
choses; la terre, le principe passif, et les idées
samment l'origine et l'objet de ce culte, si les en sont ne rappellerai pas ici l'im-
les types. Je

propres historiens du paganisme ne nous ap- portance supérieure que Platon attribue aux
prenaient que ce sont les dieux eux-mêmes idées (à ce point que, suivant lui, le ciel, loin
qui, sous de terribles menaces, ont imposé ce d'avoir rien produit sans idées, a été
lui-même
culte à leurs adorateurs. Concluons donc sans produit sur modèle des idées') je remar-
le ;

hésiter, que toute cette théologie civile se querai seulement que Varron, dans son livre
réduit à attirer les esprits de malice et d'im- des dieux choisis, perd de vue cette doctrine
pureté sous de stupides simulacres pour s'em- des trois divinités auxquelles il avait réduit
parer du cœur insensé des hommes. tout le reste. En effet, il rapporte au ciel les
dieux et à la terre les déesses, parmi lesquelles
CHAPITRE XXVIU. il range Minerve, placée tout à l'heure au-
dessus du ciel. Remarquez encore que Nep-
LA THÉOLOGIE DE VARRON PARTOUT EN CONTRADIC-
tune, divinité mâle, a pour demeure la mer,
TION AVEC ELLE-MÊME.
laquelle fait partie de la terre plutôt que du
Que sert au savant et ingénieux Varron de ciel. Enfin, Dis, le Pluton des Grecs, frère de

se consumer en subtilités pour rattacher tous Jupiter et de Neptune, habite la partie supé-
les dieux païens au ciel et à la terre? Vains rieure du ciel, laissant la i)artie inférieure à
efforts! ces dieux lui échappent des mains; ils son épouse Proserpiue; or, que devient ici la

s'écoulent, glissent et tombent. Voici en quels distribution faite plus haut qui assignait le ciel
termes il commence son exposition des divi- aux dieux et la terre aux déesses ? où est la
nités femelles ou déesses : « Ainsi que je l'ai solidité de ces théories, où en est la consé-
« dit en parlant des dieux au premier livre, quence, la précision, l'enchaînement? La suite
« les dieux ont deux principes, savoir: le ciel des déesses commence par Tellus, la grande
« et la terre, ce qui fait qu'on les a divisés en Mère, autour de laquelle s'agite bruyamment
« dieux célestes et dieux terrestres. Dans les cette foule insensée d'hommes sans sexe et
« livres précédents j'ai commencé par le ciel, sans force qui se mutilent en son honneur; la
« c'est-à-dire par Janus, qui est le ciel pour tête des dieux c'est Janus, comme Tellus est
« les uns et le monde pour les autres ; dans la têtedes déesses. Mais quoil la superstition
a celui-ci je commencerai par la déesse Tel- multiplie la tête du dieu, et la fureur trouble
« lus ». Ainsi parle Varron, et je crois sen- celle de la déesse. Que de vains efforts pour
tir ici l'embarras qu'éprouve ce grand génie. rattacher tout cela au monde! et à quoi bon,
Il est soutenu par quehjues analogies assez l)uisque l'âme pieuse n'adorera jamais le
vraisemblables, quand ilfait du ciel le prin- monde à la place du vrai Dieu? L'impuissance
cipe actif, de la terre le principe passif, et qu'il des théologiens est donc manifeste, et il ne
rapporte en conséquence la puissance mas- leur reste plus qu'à rapporter ces fables à des
culine à celui-là et la féminine à celle-ci mais ;
* Voye?- le Timée, où Platon uous montre en effet l'artiste eu-
il ne prend pas garde que le vrai principe de prême formaut le ciel et la terre, tous en un mot, sur le
les êtres

toute action et de toute passion, de tout phé- modèle des idées (tome Xl de la trad. fran<;., page 116 et suiv.}.
Même doctrine dans la RppubtiqHPf livres VI et vu, et dans les Zoi5,
nomène terrestre ou céleste, c'est le Créateur livre .\.
152 LA CITÉ DE DIEU.

hommes morts et à d'impurs démons; à ce qui est le principe et le modérateur des eaux
prix toute difQcuUé disparaîtra. universelles ;
qui a fait le soleil le plus bril-
lant des corps lumineux, et lui a donné une
CHAPITRE XXIX. force et un mouvement convenables qui ;

étend sa domination et sa puissance jusqu'aux


IL FAUT RAPPORTER A UN SEUL VRAI DIEU TOUT CE
enfers; quia communiqué aux semences et
QUE LES PHILOSOPHES ONT RAPPORTÉ AU MONDE
aux aliments, tant liquides que solides, les
ET A SES PARTIES.
propriétés qui leur conviennent qui a posé ;

Et en effet, tout ce que la théologie pliysique le fondement de la terre et qui lui donne sa
rapporte au monde, combien il serait plus fécondité ;
qui en distribue d'une
les fruits
aisé, sans crainte d'une opinion sacrilège, de main libérale aux hommes et aux animaux ;

le rapporter a,uCréafeurdu monde,


vrai Dieu, qui connaît et gouverne les causes secondes
principe de toutes les âmes et de tous les aussi bien que les causes premières; qui a
corps C'est ce qui résulte de ce simple énoncé
1 imprimé à lune son mouvement; qui, sur
la
de notre croyance Nous adorons Dieu, et
: la terre et dans le ciel, ouvre des routes au
non pas le ciel et la terre, ces deux parties passage des corps qui a doté l'esprit humain,
;

dont se compose le monde nous n'adorons ; son ouvrage, des sciences et des arts pour le
ni l'âme ni les âmes répandues dans tous les soulagement de la vie qui a établi l'union du ;

corps vivants, mais le Créateur du ciel, de la mâle et de la femelle pour la propagation des
terre et de tous les êtres, l'Auteur de toutes es|ièces qui enfui a fait présent du feu ter-
;

les âmes, végétatives, sensibles ou raison- restre aux sociétés humaines pour en tirer à
nables. leur usage lumière et chaleur. Voilà les œu-
vres divines que le docte et ingénieux Varron
CHAPITRE XXX. s'est efforcé de distribuer entre ses dieux ', par
je ne sais quelles explications physiques, tan-
UNE RELIGION ÉCLAIRÉE DISTINGUE LES CRÉATURES tôt empruntées à autrui, et tantôt imaginées
DU CRÉATEUR, AFIN DE NE PAS ADORER, A LA par lui-même. Mais Dieu seul est la cause véri-
PLACE DU CRÉATEUR, AUTANT DE DIEUX QU'iL Y
table et universelle ; Dieu, dls-je, en tant qu'il
A DE CRÉATURES. enfermé dans
est tout entier partout, sans être

Pour commencer à parcourir les œuvres de aucun lieu ni retenu par aucun obstacle, indi-

ce seul vrai Dieu, lesquelles ont donné lieu visible, iunnuable, emplissant le ciel et la

aux païens de se forger une multilude de terre, non de sa nature, mais de sa puissance.
fausses divinités dont ils s'efforcent vaine- Si en effet il gouverne tout ce qu'il a créé,
ment d'interpréter en un sens honnête les c'estde telle façon qu'il laisse à chaque créa-
mystères infâmes et abominables, je dis que ture son action et son mouvement propres;
nous adorons ce Dieu qui a marqué à toutes aucune ne peut être sans lui, mais aucune
les natures, dont il est le Créateur, le commen- n'est lui. Il agit souvent par le ministère des

cement et la On de leur existence et de leur anges, mais il fait seul la félicité des anges.
mouvement; qui renferme en soi toutes les De même, bien qu'il envoie quelquefois des
causes, les connaît et les dispose à son gré ;
anges aux hommes, ce n'est point par les
qui donne à chaque semence sa vertu ; qui a anges, c'est par lui-même qu'ilrend les
doué d'une âme raisonnable tels animaux hommes heureux. Tel est le Dieu unique et
qu'il lui a plu ;
qui leur a départi la faculté et vérilable de qui nous espérons la vie éternelle.

l'usage de la parole; qui communique à qui


bon lui semble de prophétie, prédisant
l'esprit CHAPITRE XXXI.
l'avenir par la bouche de ses serviteurs privi-
QUELS BIENFAITS PARTICULIERS DIEU AJOUTE EN
légiés, et par leurs mains guérissant les ma-
FAVEUR DES SECTATEURS DE LA VÉRITÉ A CEUX
lades; qui est l'arbitre de la guerre et qui en
qu'il ACCORDE A TOUS LES HOMMES.
règle le commencement, le progrès et la fin,

quand il a trouvé bon de châtier ainsi les Outre les biens qu'il dispense aux bons et
hommes ;
qui a produit le feu élémentaire
' Tout lecteur attentif remarquera que l'éDumération qui précède
eten gouverne l'extrême violence et la prodi- répond trait pour trait aux douze dieux choisis et à la suite de leurs
gieuse activité suivant les besoins de la nature ;
attributions convenues.
LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS. 153

aux méchants dans ce gouvernement général sacrifices, les cérémonies, les fêtes, et généra-
de la nature dont nous venons de dire quel- lement tout ce qui appartient au culte qui es
ques mots, nous avons encore une preuve du dû à Dieu et que les Grecs nomment propre-
grand amour qu'il porte aux bons en parti- ment culte de latrie^, tout cela était autant de
culier. Certes, en nous donnant l'être, la vie, figures et de prophéties de ce
que nous croyons
le privilège de contempler le ciel et la terre, s'êtreaccompli dans le présent, et de ce que
enfin cette intelligence et cette raison qui nous nous espérons devoir s'accomplir dans l'avenir
élèventjusqu'auCréateurdetantde merveilles, par rapport à la vie éternelle dont les fidèles
il nous a mis dans l'impuissance de trouver jouiront en Jésus-Christ.
des remercîments dignes de ses bienfaits mais ;

si nous venons à considérer que dans l'état où CHAPITRE XXXlll,


nous sommes tombés, c'est-à-dire accablés
LA FOURRERIE DES DÉMONS, TOUJOURS PRÊTS A SE
sous le poids de nos péchés et devenus aveu-
RÉJOUIR DES ERREURS DES HOMMES, n'a PU ÊTRE
gles par la privation de la vraie lumière et
DÉVOILÉE QUE PAR LA RELIGION CHRÉTIENNE.
l'amour de l'iniquité, loin de nous avoir aban-
donnés à nous-mêmes, il a daigné nous en- La religion chrétienne, la seule véritable,
voyer son Verbe, son Fils unique, pour nous est aussi la pu convaincre les
seule qui ait
apprendre par son incarnation et par sa passion divinités des gentils de n'être que d'impurs
combien l'homme est précieux à Dieu, pour démons, dont le but est de se faire passer pour
nous purifier de tous nos péchés par ce sacri- dieux sous le nom de quelques hommes morts
fice unique, répandre son amour dans nos ou de quelques autres créatures, afin d'obtenir
cœurs par la grâce de son Saint-Esprit, et nous des honneurs divins qui flattent leur orgueil
faire arriver, malgré tous les obstacles, au re- et où se mêlent de coupables et abominables
pos éternel et à l'ineffable douceur de la vi- impuretés. 'Ces esprits immondes envient à
sion bienheureuse, quels cœurs et quelles pa- l'homme son retour salutaire vers Dieu; mais
roles peuvent suffire aux actions de grâces qui l'homme s'affranchit de leur domination
lui sont dues ? cruelle et impie, quand il croit en Celui qui
lui aenseigné à se relever par l'exemple d'une
CHAPITRE XXXIl. humilité égale à l'orgueil qui fit tomber les
démons. C'est parmi ces esprits de malice
LE MYSTÈRE DE l'iNCARNATION N'a MANQllÉ A AUCUN
qu'il faut placer non-seulement tous les dieux
DES SIÈCLES PASSÉS, ET PAR DES SIGNES DIVERS
dont j'ai déjà beaucoup parlé, et tant d'autres
IL A TOUJOURS ÉTÉ ANNONCÉ AUX HOMMES.
semblables qu'on voit adorés des autres peu-
Dès l'origine du genre humain, les anges ples, mais particulièrement ceux dont il est
ont annoncé à des hommes-choisis ce mystère question dans ce livre, je veux dire cette élite
'
de la vie éternelle par des figures et des signes et comme ce sénat de dieux qui durent leur
appropriés aux temps. Plus tard, les Hébreux rang non à l'éclat de leurs vertus, mais à l'é-
ont été réunis en corps de nation pour figurer normité de leurs crimes. En vain Varron s'ef-
ce même mystère, et c'est parmi eux que force de justifier les mystères de ces dieux
toutes les choses accomplies depuis l'avéne- par des explications physiques; il veut couvrir
ment du Christ jusqu'à nos jo&rs, et toutes d'un voile d'honnêteté des choses honteuses
celles qui doivent s'accomplir dans la suite des et il n'y parvient pas la raison en est simple,
:

siècles, ont été prédites par des hommes dont c'est que les causes des mystères du paganisme
lesuns comprenaient et les autres ne compre- ne sont pas celles qu'il croit ou plutôt qu'il
naient pas ce qu'ils prédisaient. Puis la nation veut faire croire. Si les causes qu'il assigne
hébraïque a été dis[iersée parmi les nations, étaient les véritables, s'il était possible, en
afin de servir de témoin aux Ecritures qui an- effet,d'expliquer les mystères par des raisons
nonçaient le salut éternel en Jésus-Christ. naturelles, cette interprétation aurait au moins
Car non-seulement toutes les prophéties trans- l'avantage de diminuer le scandale de certaines
mises par la parole, aussi bien que les pré- pratiques qui paraissent obscènes ou absurdes,
ceptes de morale et de piété contenus dans les tant qu'on en iguore le sens. Et c'est j usteineut
saintes lettres, mais encore les rites sacrés, les ce que Varron a essayé de faire pour certaines
prêtres, le tabernacle, le temple, les autels, les *
Sui- le culte de latrie, voyez plu3 haut la prélace du hvre vi.
loi LA CITÉ DE DIEU,

fictions du théâtre ou certains mystères du par écrit pour son usage et afin de s'en sou-
temple :or, bien qu'il ait moins réussi à jus- venir; mais il n'osa jamais, tout roi qu'il était

tifier le théâtre parle temple qu'à condamner et n'ayant personne à craindre, ni les com-
le temple par le théâtre, il n'a toutefois rien muniquer à qui que ce soit, de peur de dé-
négligé pour affaiblir par de prétendues expli- couvrir aux hommes des mystères d'abomi-
cations physiques la répugnance qu'inspirent nations, ni les effacer ou les détruire, de peur
tant de choses abominables. d'irriter ses dieux, et c'est ce qui le porta à les
enfouir dans un lieu qu'il crut sûr, ne pré-
CHAPITRE XXXIV. voyant pas que la charrue dût jamais appro-
cher de son tombeau. Quant au sénat, bien
DES LIVRES DE NUMA POMPILIUS, QUE LE SÉNAT
qu'il eût pour maxime de respecter la religion
FIT BRILER POUR NE POINT DIVULGUER LES
des ancêtres, et qu'il fût obligé par là de ne
CAUSES DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES.
pas toucher aux institutions de Numa, il jugea
Et cependant, au témoignage de Varron toutefois ces livres si pernicieux qu'il ne voulut
lui-même, on ne put souffrir les livres de point qu'on les remît en terre, de peur d'ir-
Numa, où sont expliqués les principes de ses ordonna de livrer aux
riter la curiosité, et
institutions religieuses, et on les jugea indi- flammes ce scandaleux monument. Estimant
gnes non-seulement d'être lus par les per- nécessairele maintien des institutions établies,
sonnes de piété, mais encore d'être conservés ilpensa qu'il valait mieux laisser les hommes
par écrit dans le secret des ténèbres. C'est ici dans l'erreur en leur en dérobant les causes,
le moment de rapporter ce que j'ai promis au que de troubler l'Etat eu les leur découvrant.
troisième livre de placer en son lieu. Voici
donc ce qu'on lit dans le traité de Varron sur CHAPITRE XXXV.
le culte des dieux : a Un certain Térentius »,
DE l'HYDROMANCIE' DONT LES DÉMONS SE SER-
dit ce savant homme, « possédait une terre au
VAIENT POUR TROMPER NUMA EN LUI MONTRANT
M pied du Janicule. Or, il arriva un jour que
DANS LEAU LEURS IMAGES.
« son bouvier, faisant passer charrue près la
« du tombeau de Numa Pompilius, déterra les Comme aucun prophète de Dieu, ni aucun
« livres où ce roi avait consigné les raisons de ange ne fut envoyé à Numa, il eut recours à
« ses institutions religieuses. Térentius s'em- l'hydromancie pour voir dans l'eau les images
« pressa de les porter au préteur, qui, en ayant des dieux ou plutôt les prestiges des démons,
« lu le commencement, jugea la chose assez et apprendre d'eux les institutions qu'il de-
« importante pour en donner avis au sénat. vait fonder. Varron dit que ce genre de divi-
« Les principaux de cette assemblée eurent à nation a son origine chez les Perses, et que le
« peine pris connaissance de quelques-unes roi Numa, et après' lui le philosophe Pytha-
« des raisons par où chaque institution était gore, en ont fait usage. Il ajoute qu'on inter-
expliquée, qu'il fut décidé que, sans loucher roge aussi les enfers en répandant du sang, ce
aux règlements de Numa, il était de l'intérêt que les Grecs appellent nécromancie ; mais
« de la religion que ses livres fussent brûlés hydromancie et nécromancie ont ce point
«par le préteur '» Chacun en pensera ce qu'il
. commun qu'on se sert des morts \)o\xr con-
voudra, et il sera même permis à quelque ha- naître l'avenir. Comment y réussit-on? cela
bile défenseur d'une
étrange impiété de dire
si regarde les experts en ces matières pour moi, ;

ici tout ce que l'amour insensé de la dispute jene veux pas soutenir que ces sortes de divi-
lui pourra suggérer; pour nous, qu'il nous nations fussent interdites par les lois chez tous
suffise de faire observer que les explications les peuples et sous des peines rigoureuses,
données sur le culte par son propre fondateur, même avant l'avènement du Christ; je ne dis
devaient rester inconnues au peuple, au sénat, pas cela, car peut-être étaient-elles permises;
aux prêtres eux-mêmes, ce qui fait bien voir je dis seulement que c'est par des pratiques
qu'une curiosité illicite avait initié Numa Pom- de ce genre que Numa connut les mystères
pilius aux secrets des démons; il les mil donc qu'il institua et dont il dissimula les causes.

' Ce récit est reproduit, mais avec des différences, dans Tite-Live Hijâromnncie , divination par l'eau (d uow,^, eau, et u^ïTSta,
(lib. ïL, cap. 29) et dans Plutarque {Vie de Numa). Voyez aussi divination.)
Pline l'Ancien (Bist. nat,, lib. xiii, cap, 27.) 2 ^g/.po/j.a'/Tiix, divination par les morts.
LIVRE VII. — LES DIEUX CHOISIS. lah

tant il avaitpeur lui-même de ce qu'il avait qui se faisaient adorer sous le nom de ces
appris. Que vient donc faire ici Varron avec morts transformés en dieux. Qu'est-il arrivé?
ses ex|)licalions tirées de la physique? Si les c'est que, par une secrète providence de Dieu,

livres de Numa n'en eussent renfermé que de Numa s'étant fait l'ami des démons, grâce à
celle espèce, on ne les eût pas brûlés, ou bien l'hydromancie, ils lui ont tout révélé, sans
on eût brûlé également les livres de Varron, toutefois l'avertir de brûler en mourant ses
lesquels sont dédiés au souverain pontife livres plutôt que de les enfouir. Ils n'ont pu
César. La vérité est que le mariage prétendu même empêcher qu'ils n'aient été découverts
de Numa Pompilius avec la nymphe Egérie par un laboureur, et que Varron n'ait fait
vient de ce (ju'il i)uisait de l'eau' pour ses passer jusqu'à nous cette aventure. Après tout,
opérations d'hydromancie, ainsi que Varron ils ne peuvent que ce que Dieu leur permet,

lui-même le rap[>orte. Et voilà comme le men- et Dieu, parun conseil aussi profond qu'équi-
songe fait une fable d'un fait réel. C'est donc table,ne leur donne pouvoir que sur ceux qui
par l'hydromancieque ce roi trop curieux fut méritent d'être tentés par leurs prestiges ou
initié, soit aux mystères qu'il consigna dans trompés par leurs illusions. Ce qui montre,
les livres des pontifes, soit aux causes de ces au surplus, à quel pointées livres étaient dan-
mystères clout il se réserva à lui le secret et gereux et contraires au culte du Dieu véri-
qu'il fit pour ainsi dire eumourir avec lui, table, c'est que le sénat passa par-dessus la
prenant soin de les ensevelir dans son tom- crainte qui avait arrêté Numa et les fit brûler.
beau. Il faut assurément, ou que ces livres Que ceux donc qui n'aspirent point, même en
continssent des choses assez abominables pour ce monde, à une vie pieuse, demandent la vie
révolter ceux-là mêmes qui avaient déjà reçu éternelle à de tels mystères mais pour ceux
I

des démons bien des rites honteux, ou qu'ils qui ne veulent point avoir de société avec les
flssent connaître que toutes ces divinités pré- démons, qu'ils sachent bien que toutes ces
tendues n'étaient que des hommes morts dont superstitions n'ont rien qui leur puisse être
le temps avait consacré le culte chez la plu- redoutable, et qu'ils embrassent la religion
part des peuples, à la grande joie des démons vraie par qui les démons sont dévoilés et
vaincus.
* n y a ipi vin rapport intraduisible entre le oùiti d'Egérie et le
mot latin egerere, puiser.
LIVRE HUITIEME.
Saint Augustia ea vient à la la question étant toujours de savoir si le culte de
troisième espèce de tliéologie, dite naturelle, et
cette sorte de dieux est de quelque usage pour acquérir la vie éternelle, il entre en discussion à ce sujet avec les platoniciens,
les plus éminents entre les philosophes et les plus proches de la foi chrétienne. Il réfute en ce livre Apulée et tous ceux qui
veulent qu'on rende un culte aux démons à titre de messagers et d'intermédiaires entre les dieux et les hommes, faisant voir
que les hommes ne peuvent en aucune façon avoir pour intercesseurs uliles auprès de bonnes divinités, des démons convaincus
de tous les vices et qui inspirent et favorisent les fictions des poètes, les scandales de la scène, les malélices coupables de la
magie, toutes choses odieuses aux gens de bien.

CHAPITRE PREMIER. supérieurs à Varron et plus près que lui de la

pu étendre la théolo-
vérité, celui-ci n'ayant
DE LA THÉOLOGIE NATURELLE ET DES PHILOSOPHES
gie naturelle au-delà du monde ou de l'âme
QUI ONT SOUTENU SUR CE POINT LA MEILLEURE
du monde, tandis que, suivant les autres, il
DOCTRINE.
y a au-dessus de toute âme un Dieu qui a
Nous arrivons à une question qui réclame créé non-seulement le monde visible, appelé

plus que les précédentes toute l'application ordinairement le ciel et la terre, mais encore
de notre esprit. Il s'agit de la théologie natu- toutes les âmes, et qui rend heureuses les
relle, et nous n'avons point affaire ici à des âmes raisonnables et intellectuelles , telles

adversaires ordinaires; car la théologie qu'on que l'âme humaine, en les faisant participer

appelle de ce nom n'a rien à démêler, ni de sa lumière immuable et incorporelle. Per-


avec théologie fabuleuse des théâtres, ni
la sonne n'ignore, peu qu'il ait ouï parler de
si

avec la théologie civile, l'une qui célèbre les ces questions, que les philosophes dont je

crimes des dieux, l'autre qui dévoile les désirs parle sont les platoniciens, ainsi appelés de
encore plus criminels de ces dieux ou plutôt leur maître Platon. Je vais donc parler de
de ces démons pleins de malice. Nos adver- Platon ; mais avant de toucher rapidement
saires actuels, ce sont les philosophes, c'est-à- les points essentiels du sujet, je dirai un mot
dire ceux qui font profession d'aimer la sa- de ses devanciers.
gesse. Or, si la sagesse est Dieu même. Créa-
teur de toutes choses, comme l'attestent la CHAPITRE II.

sainte Ecriture et la vérité, le vrai philosophe DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES


DES , l'ÉCOLE
est celuiqui aime Dieu. Toutefois, comme il
ITALIQUE ET l'ÉCOLE IONIENNE, ET DE LEURS
faut bien distinguer entre le nom et la chose, CHEFS.
car quiconque s'appelle philosophe n'est pas
amoureux pour cela de la véritable sagesse, Si l'on consulte les monuments de la langue

je choisirai, parmi ceux dont j'ai pu connaître grecque, qui passe pour la plus belle de toutes
par leurs écrits, les plus dignes les langues des gentils, on trouve deux écoles
la doctrine
d'être discutés. Je n'ai pas entrepris, en etîét, de philosophie, l'une appelée italique, de cette
de réfuter ici toutes les vaines opinions de tous partie de l'Ilalio connue sous le nom de grande

les philosophes, mais seulement les systèmes Grèce, l'autre ionique, du pays qu'on appelle
qui ont trait à la théologie, c'est-à-dire à la encore aujourd'hui la Grèce. Le chef de l'école
science de la Divinité et encore, parmi ces
;
italique fut Pytbagore de Samos,de quivieiit,

systèmes, je ne m'attacherai qu'à ceux des dit-on, le nom même de philosophie. Avant
philosophes qui, reconnaissant l'existence de lui on appelait sages ceux qui paraissaient
Dieu et sa providence, n'estiment pas néan- pratiquer un genre de vie supérieur à celui

moins que le culte d'un Dieu unique et im- du vulgaire; mais Pylhagore, interrogé sur
muable suffise pour obtenir une vie heureuse sa profession, répondit qu'il était philosophe,
ami de la sagesse, estimant que
après la mort, et croient qu'il faut en servir c'est-à-dire
faire profession d'être sage, c'était une arro-
plusieurs, qui tous cependant ont été créés
gance extrême. Thaïes de Milet fat le chef de
par un seul. Ces philosophes sont déjà très-
TJVRE Vin. — THÉOLOGIE NATURELLE. 1S7

la secte ionique. On le compte parmi les sept Diogène, admit aussi que l'air est la matière

sages, tandis que les si\ autres ne se distin- où forment toutes choses, l'air lui-même
se
guèrent que par leur manière de \ivre et par étant animé par une raison divine, sans la-
quelques préceptes de morale. Thaïes s'illustra quelle rien n'en pourrait sortir. Anaxagore
par l'élude de la nature des clioses, et, afin de eut pour successeur son disciple Arcliélaus,
propager ses recherches, il les écrivit. Ce qui lequel soutint, à son exemple, que les éléments
le fit surtout admirer, c'est qu'ayant saisi les contitutifs de l'univers sont des particules ho-
lois de l'astronomie, il put prédire les éclipses mogènes d'où proviennent tous les êtres par-

du soleil et aussi celles de la lune. Il crut d'une intelligence partout


ticuliers par l'action
néanmoins que l'eau était le principe de toutes présente, qui, unissant et séparant les corps
choses, des éléments du monde, du monde veux dire ces particules est le
éternels, je ,

lui-même et de tout ce qui s'y produit, sans phénomènes naturels. On


principe de tous les
qu'aucune intelligence divine préside à ce assure qu'Archélaùs eut pour disciple So-
grand ouvrage, qui paraît si admirable à qui- crate', qui fut le maître de Platon, et c'est
conque observe l'univers '. Après Thaïes vint pourquoi je suis rapidement remonté jusqu'à
Anaximandre-,son disciple, qui se forma une ces antiques origines.
autre idée de la nature des choses. Au lieu de
faire venir toutes choses d'un seul principe, CHAPITRE III.

tel que l'humide de Thaïes, il pensa que


DE LA PHILOSOPHIE DE SOCRATE.
chaque chose naît de principes propres. Et
ces principes, il en admet une quantité infi- premier qui ait ramené toute
Socrate est le

nie, d'où résultent des mondes innombrables la philosophie à


la réforme et la discipline ta

et tout ce qui se produit en chacun d'eux; des mœurs-; car avant lui les philosophes
ces mondes se dissolvent et renaissent pour s'appliquaient par-dessus tout à la physique,
se maintenir pendant une certaine durée, et c'est-à-dire à l'étude des phénomènes de la
il n'est pas non plus nécessaire qu'aucune in- nature. Est-ce le dégoût de ces recherches
telligence divine prenne part à ce travail des obscures et incertaines qui le conduisit à
choses. Anaximandre eut pour disciple et tourner son esprit vers une étude plus acces-
successeur Anaximène, qui ramena toutes les sible, plus assurée, et qui est même nécessaire
causes des êtres à un seul principe, l'air. Il au bonheur de la vie, ce grand objet de tous
ne contestait ni ne dissimulait l'existence des de toutes les veilles des philo-
les efforts et

dieux ; mais, loin de croire qu'ils ont créé l'air, sophes? Ou bien, comme le supposent des
c'est de l'air qu'il les faisait naître. Telle ne interprètes encore plus favorables, Socrate
fut point la doctrine d'Anaxagore, disciple voulait-il arracher les âmes aux passions im-
d'Anaximène comprit que lé principe de
; il pures de la terre, en les excitant à s'élever
tous ces objets qui frappent nos yeux est dans aux choses divines? c'est une question qu'il
un esprit divin. Il pensa qu'il existe une ma- me semble impossible d'éclaircir complète-
tière inlinie composée de particules homo-
, ment. Il voyait les philosophes tout occupés
gènes, et que de tous les genres
là sortent de découvrir les causes premières, et, per-
d'êtres, avec la diversitéde leurs modes et de suadé qu'elles dépendent de la volonté d'un
leurs espèces, mais tout cela par l'action de Dieu supérieur et unique, il pensa que les
l'esprit divine Un autre disciple d'Anaximène, âmes purifiées peu-?ent seules les saisir ; c'est
pourquoi il voulait que le premier soin du
'Cette exposition du système de Thaïes est parfaitement conforme philosophe fût de purifier son âme par de
à celle d'Aristûte en sa MëUipftysiqxie^ livre l, eh. 3,
' Ici saint Augustm expose autrement
bonnes mœurs, afin que l'esprit, affranchi des
qu'Anstote la suite et l'en-
chainement des systèmes de l'école ionique. Au premier livre de la passions qui le courbent vers la terre, s'élevât
Métaphysique^ Aristote réunit étroitement Tbaiès, Anaximèue et
Diogène, comme ayant enseigné des systèmes analogues ; mais il ne par sa vigueur native vers les choses éter-
parle pas d'Anaximaodre. Réparant cet oubli au livre xu, ch. 2, il nelles, et pût contempler avec la pure intelli-
rapproche ce philosophe, non de Thaïes et d'Anaximène, mais d'A-
naxagore et de Démocrite, dont les théories physiques présentent gence cette lumière spirituelle et immuable
en etfet une ressemblance notable avec celles d'Anaximandre. Comp.
Voyez
où les causes de toutes les natures créées ont
Aristote, Phjx. Ausc, m, i. aussi Hitter, JJUt. de lu philo-
sophie ancienne, tome I, livre m, chap. 7.
*
Voyez, sur Anaxagore, les grands passages de Platon [Phèdon, *
Comp. Diogène Laërce, i, 14 j n, 19 et 23.
trad, frauç., tome l, p. 273 et suiv.) et d'Aristote [Métuph., livre i, ' Comp. Xénophon [Memor.j l, 3 et 4} et Aristote {Méiuph.j
ch. 3.) liv. I, ch. 5, et livre xui, ch. 4.)
tris LA CITÉ DE DIEU.

un être stable et vivant '. Il est constant qu'il suffisaient pas pour porter la philosophie à sa
poursuivit et cliàtia, avec une verve de dia- perfection, il voyagea longtemps et dans les
lectique merveilleuse et une politesse pleine pays les plus divers, partout où la renommée
de sel, la sottise de ces ignorants qui préten- lui promettait quelque science à recueillir.
dent savoir quelque chose; confessant, quant C'est ainsi <iu'il apprit en Egypte toutes les
à lui, son ignorance, ou dissimulant sa science, grandes choses qu'on y enseignait; il se dirigea
même sur ces questions morales où il parais- ensuite vers les contrées de l'Italie où les py-
sait avoir appliqué toute la force de son esprit. thagoriciens étaient en honneur ', et là, dans
De là ces inimitiés et ces accusations calom- le commerce des maîtres les plus éminents, il

nieuses qui le firent condamner à mort. Mais s'appropria aisément toute la philosophie de
cette même Athènes, qui l'avait publiquement l'école italique. Et comme il avait pour Socrate
déclaré criminel, le réhabilita depuis par un un attachement singulier, il le mit en scène
deuil public, et l'indignation du peuple alla dans presque tous ses dialogues, unissant ce
si loin contre ses accusateurs, que l'un d'eux qu'il avait a])pris d'autres philosophes, et même
fut mis en pièces par la multitude, et l'autre ce qu'il avait trouvé par les plus puissants
obligé de se résoudre à un exil volontaire et efforts de sa proi)re intelligence, aux grâces
perpétuel, pour éviter le même traitement ^ de la conversation de Socrate et à ses entretiens
Egalement admirable par sa vie et par sa familiers sur la morale. Or, si l'étude de la
mort, Socrate laissa un grand nombre de sec- sagesse consiste dans l'action et dans la spécu-
tateurs qui, s'appliquant à l'envi aux ques- lation, ce qui fait qu'on peut appeler l'une de
tions de morale, disputèrent sur le souverain ses parties, active et l'autre spéculative , la
bien , sans lequel l'homme ne peut être partie active se rapportant à la conduite de la
homme. Et comme l'opinion de Socrate ne se vie, c'est-à-dire aux mœurs, et la partie spécu-
montrait pas très-clairement au milieu de ces lative à la recherche des causes naturelles et
discussions contradictoires, où il agite, sou- de la vérité en soi, on peut dire que l'homme
tient et renverse tous les systèmes, chaque qui avait excellé dans la partie active, c'était
disciple y prit ce qui lui convenait et résolut Socrate, et que celui qui s'était a[»pliqué de
à sa façon la question de la fin suprême, par préférence à la partie contemplative avec toutes
où entendent ce qu'il faut posséder pour
ils les forces de son génie, c'était Pythagore.
être heureux. Ainsi se formèrent, parmi les Platon réunit ces deux parties , et s'acquit
socratiques, plusieurs systèmes sur le souve- ainsi la gloire d'avoir porté la philosophie à
rain bien, avec une opposition si incroyable sa perfection. Il la divisa en trois branches :

entre ces disciples d'un même maître, que les la morale, qui regarde principalement l'action;
uns mirent le souverain bien dans la volupté, la physique, dont l'objet est la spéculation; la
comme Aristippe, les autres dans la vertu, logique enfin, qui distingue le vrai d'avec le
comme Antisthène, et d'autres dans d'autres faux; or, bien que cette dernière science soit
finsj qu'il serait trop long de rapporter. également nécessaire pour la spéculation et
pour l'action, c'est à la spéculation toutefois
CHAPITRE IV. qu'il appartient plus spécialement d'étudier la
nature du vrai, par où l'on voit que la division
DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET
de la philosophie en trois parties s'accorde
DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS
avec la distinction de la science spéculative et
PARTIES.
de la science pratique -. De savoir maintenant
Mais entre tous les disciides de Socrate, quels ont été les sentiments de Platon sur
celui qui à bon droit effaça tous les autres par
' Des de Platon, saint Augustin parait ici
dilTérents biographes
l'éclat de la gloire la [ilus pure, ce fut Platon. suivre de qui place le voyage de Platon en
préférence Apulée,
Egypte avant ses voyages en Sicile et en Italie. {De dot/m. Plut.,
Né athénien, d'une famille honorable, son
init.) —Diogène Laërce (livre m) et Olympiodore ViV de Platon, (

merveilleux génie le mit de bonne heure au dans le Comment, sur le premier Alcibiade, publié par M. Crenzer)
conduisent Platon en Sicile et le mettent en communication avec
premier rang. Estimant toutefois que la doc- les pythagoriciens avant le voyage en Egypte.

trine de Socrate et ses propres recherches ne ^


On chercherait vainement dans les dialogues de Platon cette
division régulière de la philosophie en trois parties, qui n'a été in-
* SaîDt Augustin prête à Socrate la théorie platonicieDoe des troduite que plus tard, après Platon et même après Arislote. Il
idées, bien qu'elle ne fût contenue qu'en germe dans son enseigne- semble que saint Augustin n'ait pas sous les yeux les écrits de Platon
ment. que sur la foi de ses disciples
et ne juge sa doctrine et à l'aide d'ou-
' Comp. Diogèue Laërce, u, 5. vrages de seconde main.
FJVRE VllI. — THÉOLOGIE NATURELLE. im
chacun de ces trois objets, c'est-à-dire où il a qu'il n'en est aucun qui soit plus près de
mis la fln de toutes les actions, la cause de nous que Platon. Qu'elle cède donc aux pla-
tous les êtres et lumière de toutes les in-
la toniciens cette théologie fabuleuse qui repaît
telligences, ce serait une question longue à les âmes des impies des crimes de leurs dieux I

discuter et qu'il ne serait pas convenable de où


qu'elle leur cède aussi celte théologie civile
tranciier légèrement. Comme il affecte cons- les démons impurs se donnant pour des
,

tamment de suivre la méthode de Socrate, dieux afin de mieux séduire les peuples as-
interlocuteur ordinaire de ses dialogues, le- servis aux voluptés de la terre, ont voulu con-
quel avait coutume, comme on sait, de cacher sacrer l'erreur, faire de la représentation de
sa science ou ses opinions, il n'est pas aisé de leurs crimes une cérémonie du culte, et trou-
découvrir ce que Platon lui-même pensait sur ver ainsi pour eux-mêmes, dans les specta-
un grand nombre de points. Il nous faudra teurs de ces jeux, le plus agréable des specta-
pourtant citer quel(|ues passages de ses écrits, cles : théologie impure où ce que les temples
où, exposant tour à tour sa propre pensée et peuvent avoir d'honnête est corrompu par
celle des autres, tantôt il se montre favorable son mélange avec les infamies du théâtre, et
à la religion véritable, à celle (jui a notre foi où ce que le théâtre a d'infâme est justifié par
et dont nous avons pris la défense, et tantôt il les abominations des temples Qu'elles cèdent !

y paraît contraire, comme quand il s'agit, par encore à ces philosophes les explications de
exemple, de l'unité divine et de la pluralité Varron qui a voulu rattacher le paganisme à
des dieux, par rapport à la vie vérilablement la terre et au ciel, aux semences et aux opé-
heureuse qui doit commencer après la mort. rations de la nature car, d'abord, les mystè-
;

Au surplus, ceux qui passent pour avoir le res du culte païen n'ont pas le sens qu'il veut
plus fidèlement suivi ce philosophe, si supé- leur donner, et par conséquent la vérité lui
rieur à tous les autres parmi les gentils, et échappe en dépit de tous ses efforts de plus, ;

qui sont le mieux entrés dans le fond de sa alors même qu'il aurait raison, l'âme raison-
pensée véritable, paraissent avoir de Dieu une nable ne devrait pas adorer comme son Dieu ce
si juste idée, que c'est en lui qu'ils placent la qui est au-dessous d'elle dans l'ordre de la
cause de toute existence, la raison de toute nature, ni préférer à soi, comme des divinités,
pensée et la fin de toute vie trois principes : des êtres auxquels le vrai Dieu l'a préférée. 11

dont le premier appartient à la physique, le faut en dire autant de ces écrits que Numa
second à la logique, et le troisième à la mo- consacra en effet aux mystères sacrés ', mais
rale ; et véritablement, si l'homme a été créé qu'il |)rit soin d'ensevelir avec lui, et qui,
pour atteindre, à l'aide de ce qu'il y a de plus exhumés par la chanue d'un laboureur, fu-
excellent en lui, ce qui surpasse tout en excel- rent livrés aux flammes par le sénat pour ; et
lence, c'est-à-dire un seul vrai Dieu souverai- traiter plus favorablement Numa, mettons
nement bon, sans lequel aucune nature n'a au même rang celte lettre- où Alexandre de
d'existence, aucune science de certitude, au- Macédoine, confiant à sa mère les secrets que
cune action d'utilité, où faut-il donc avant lui avaient dévoilés un certain Léon, grand-
tout le chercher, sinon où tous les êtres ont prêtre égyptien, lui faisait voir non-seulement
un fondement assuré où toutes les vérités
, que Picus, Faunus, Enée, Romulus, ou encore
deviennent certaines, et où se rectifient toutes Hercule, Esculape, Liber, fils de Sémélé, les
nos affections ? Tyndarides et autres mortels divinisés, mais
encore les grands dieux, ceux dont Cicéron
CHAPITRE V. a l'air de parler dans les Tusculanes ^ sans les
nommer, Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain,
IL FAUT DISCUTER DE PRÉFÉRENCE AVEC LES PLA-
Vesta et plusieurs autres dont Varron a fait
TONICIENS EN MATIÈRE DE THÉOLOGIE, LEURS
les symboles des éléments et des parties du
OPINIONS ÉTANT MEILLEURES QUE CELLES DE
monde, on été des hommes, et rien de plus;
TOUS LES AUTRES PHILOSOPHES.
or, ce prêtre égyptien craignant, lui aussi,
Si Platon a défini le sage celui qui imite le
* Voyez
le livre précédent au ch. 33.
vrai Dieu, le connaît, l'aime et trouve la béa- -
Sur cette lettre évidemment apocryphe d'Alexandre le Grand,
titude dans sa participation avec lui, à quoi voyez Sainte-Croix, Examen critique des historiens d'Alexandre^
2e édition, p. 292.
bon discuter contre les philosophes? il estclair ' Livre I, ch. 13.
160 LA CITÉ DE DIEU.

que ces mystères ne vinssent à être divulgués, qui forment le monde matériel. Et comment

pria Alexandre de recommander à sa mère de Dieu, Créateur de l'ànie, serait-il un corps ?


jeter sa lettre au feu. Que cette théologie Qu'ils cèdent donc, je le répète, aux platoni-

donc, civile et fabuleuse, cède aux philosophes ciens, tous ces philosophes, et je n'en excepte
platoniciens (]ui ont reconnu le vrai Dieu pas ceux qui, à la vérité, rougissent de dire
comme auteur de la nature, comme source que Dieu est un corps, mais qui le font de même
de la vérité, comme dispensateur de la béati- nature que nos âmes. Se peut-il qu'ils n'aient
tude et je ne parle pas seulement de la théo-
!
point vu dans l'âme humaine cette étrange
logie païenne, mais que sont auprès de ces mutabilité, qu'on ne peut attribuer à Dieu
grands adorateurs d'un si grand Dieu tous les sans crime ? Mais, disent-ils, c'est le corps qui
philosophes dont l'inlelligence asservie au rend l'âme changeante, car de soi elle est im-
corps n'a donné à la nature que des principes muable. Que ne disent-ils aussi que ce sont
corporels, comme Thaïes qui attribue tout à les corps extérieurs qui blessent la chair et
l'eau, Anaximène à l'air, les stoïciens au feu, qu'elle est invulnérable de soi ? La vérité est

Epicure aux atomes, c'est-à-dire à de très- que rien ne peut altérer l'immuable d'où il ;

petitscorpuscules invisibles et impalpables, et suit que ce qui peut être altéré par un corps

tant d'autres qu'il esUnutile d'énumérer, qui n'est pas véritablement immuable.

ont cru que des corps, simples ou composés,


inanimés ou vivants mais api-ès tout des , CHAPITRE VI.

corps étaient la cause et le principe des


,
SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT
choses. Quelques-uns, en effet, ont pensé que
LA PHYSIQUE.
des choses vivantes pouvaient provenir de
choses sans vie : c'est le sentiment des Epi- Ces philosophes, si justement supérieurs
curiens ; d'autres ont admis que choses vi- aux autres eu gloire et en renommée, ont
vantes et choses sans vie proviennent d'un compris que nul corps n'est Dieu, et c'est
vivant mais ce sont toujours des corps
;
pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de
qui proviennent d'un corps car pour les stoï- ;
tous les corps. Ils ont également compris que
ciens c'est le feu ,
c'est-à-dire un corps ,
tout ce qui est muable n'est pas le Dieu su-
,

un des quatre éléments qui constituent l'uni- prême, et c'est pourquoi ils ont cherché le
vers visible, qui est vivant, intelligent, auteur Dieu suprême au-dessus de toute âme et de
tout esprit sujet au changement. Ils ont com-
du monde et de tous les êtres, en un mot, qui
Voilà donc les plus hautes pensées jiris enfin qu'en tout être muable, la forme
est Dieu.
où aient pu s'élever ces philosophes et tous qui le fait ce qu'il est, quels que soient sa na-
ceux qui ont cherché la vérité d'un cœur as- ture et ses modes, ne peut venir que de Celui
qui est en vérité, parce qu'il est immuable-
siégé par les chimères des sens. Et cependant
ils avaient en eux, d'une certaine
manière, ment. Si donc vous considérez tour à tour le

des objets que leurs sens ne pouvaient saisir; corps du monde entier avec ses figures, ses

ils se représentaient au dedans d'eux-mêmes qualités, ses mouvements réguliers et ses élé-

les choses qu'ils avaient vues au dehors, alors


ments qui embrassent dans leur harmonie le

ciel, la terre et tous les êtres corporels, puis


même qu'ils ne les voyaient plus par les
yeux, mais seulement par la pensée. Or, ce l'àme en général, tant celle qui maintiennes
qu'on voit de la sorte n'est plus un corps, parties du corps et le nourrit, comme dans les

mais son image, et ce qui perçoit dans l'âme arbres, que celles qui donnent en outre le

cette image n'est ni un corps ni une image ;


sentiment, comme dans les animaux, et celle

enfin, le principe qui juge cette image comme qui ajoute au sentiment la pensée, comme
étant belle ou laide, est sans doute supérieur dans les hommes, et celle enfin qui n'a pas

à l'objet de son jugement. Ce principe, c'est besoin de la faculté nutritive et se borne à


l'intelligence de l'homme, c'est l'âme raison- maintenir, sentir et penser, comme chez les

nable et certes il n'a rien de corporel, puis-


;
anges, rien de tout cela, corps ou âme, ne

que déjà l'image (lu'il perçoit et qu'il juge peut tenir l'être que de Celui qui est; car, en
n'est pas un corps. L'àine n'est donc ni terre, lu i , être n'est pas une chose, et vivre, une autre,
ni eau, ni air, ni feu, ni en général au- comme s'il pouvait être sans être vivant ; et

ces quatre corps nommés éléments de même, la vie en lui n'est pas une chose et
cun de
LIVRE Vlll. — THÉOLOCIE NATURRi.l.E. [(il

la pensée une autre, comme s'il pouvait vivre dit assez sur cette partie de la philosophie
et vivre sans penser, et enfin la pensée en lui qu'ils appellent physique, c'est-à-dire relative

-n'est pas une chose et le bonheur une autre, à la nature.


comme s'il pouvait penser et ne pas être heu-
reux ; mais, pour lui, vivre, [tenser, être heu- CHAPITRE VIL
reux, c'est simplement être. Or, ayant compris
COMBIEN LES PLATOMCIENS SONT SUPÉRIEURS DANS
cette immutabilité etcettesimplicité parfaites,
LA LOGIQUE AU RESTE DES PHILOSOPHES.
les Platoniciens ont vu que toutes choses tien-

nent l'être de Dieu, et que Dieu ne le lient Quant à la logique ou philosophie ration-
d'aucun. Tout ce qui est, en effet, est corps nelle, loin de moi
pensée de comparer aux
la

ou âme, et il vaut mieux être âme que corps ;


Platoniciens ceux qui placent le critérium de
déplus, la forme du corps est sensible, celle de la vérité dans les sens, et mesurent toutes nos

l'âme est intelligible; d'où ils ont conclu que connaissances avec cette règle inexacte et trom-
la forme intelligible est supérieure à la forme peuse ! tels sont les Epicuriens et plusieurs
sensible. Il faut entendre par sensible ce qui autres philosophes, parmi lesquels il faut com-
peut être saisi par la vue et le tact corporel, prendre les Stoïciens ,
qui ont fait venir des
par intelligible ce qui peut être atteint par le sens les principes de cette dialectique où ils
regard de l'âme. La beauté corporelle, en exercent avec tant d'ardeu r la sou plesse de leur
effet, soit qu'elle consiste dans l'état extérieur esprit. C'est à cette source qu'ils ramènent
d'un corps, dans sa figure, par exemple, soit leurs concepts généraux, jwotat, qui servent

dans son mouvement, comme cela se rencon- de base aux définitions; c'est de là, en un
tre en musique, a pour véritable juge l'esprit. mot, qu'ils tirent la suite et le développement
Or, cela serait impossible s'il n'y avait point de toute leur méthode d'apprendre et d'en-
dans l'esprit une forme supérieure, indépen- seigner'. J'admire, en vérité, comment ils

dante de la grandeur, de la masse, du bruit peuvent soutenir en temps leur prin- même
des sons, de l'espace et du temps. Admettez cipe que les sages seuls sont beaux ^, et jeteur
maintenant que cette forme ne soit i)as mua- demanderais volontiers quel est le sens qui
ble, comment tel homme jugerait-il mieux leur a fait apercevoir cette beauté, et avec q uels
que tel autre des choses sensibles, le plus vif yeux ils ont vu la forme et la splendeur de la
d'esprit mieux que le plus lent, le savant sagesse. C'est ici que nos philosophes de pré-
mieux que l'ignorant, l'homme exercé mieux dilection ont parfaitement distingué ce que
que l'inculte, la même personne une fois l'esprit conçoitde ce qu'atteignent les sens,
cultivée mieux qu'avant de l'être ? Or, ce qui ne retranchant rien à ceux-ci de leur domaine
est susceptible de plus et de moins est muable ;
légitime, n'y ajoutant rien et déclarant nette-
d'où ces savants et pénétrants philosophes, ment que cette lumière de nos intelligences
qui avaient fort approfondi ces matières, ont qui nous fait comprendre toutes choses, c'est
conclu avec raison que la forme première ne Dieu même qui a tout créé '.

pouvait se rencontrer dans des êtres con-


vaincus de mutabilité. Voyant donc que le CHAPITRE VIII.
corps et l'âme ont des formes plus ou moins
EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATO-
belleset excellentes, et que, s'ils n'avaient point
NICIENS ONT ENCORE LE PREMIER RANG.
de forme, ils n'auraient point d'être, ils ont
compris qu'ily a un être où se trouve la forme Reste la morale ou, pour parler comme les
première et immuable, laquelle à ce titre Grecs, l'éthique*, où l'on cherche le souverain
n'est comparable avec aucune autre par ;
bien, c'est-à-dire l'objet auquel nous rappor-
suite, que là est le principe des choses, qui
* Malgré quelques témoignages contraires et considérables, il pa-
n'est fait par rien et par qui tout est fait. Et c'est
rait bien en effet que la logique des Stoïciens était sensualiste, d'un
ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui- sensualisme toutefois beaucoup moins grossier que celui des Epicu-
riens. Voyez Cicéron, Académiques^ il, 7; et Diogène Laërce,
même l'a manifesté à ces philosophes, depuis 51-&4.
que les profondeurs invisibles de son essence, ' C'était un des célèbres paradoxes de l'école stoïcienne. Voyez
Cicéron, pfo Miii\, cap. 29.
sa vertu créatrice et sa divinité éternelle, sont ' Voyez le TunéP. et surtout la Bépublk/ue (livres vl et vu), où

devenues visibles par ses ouvrages '. J'en ai Dieu est conçu comme la Raison éternelle, soleil du monde intelli-
gible et foyer des intelligences.
Rom. I, 19, 20. * 'll(?(/.«, science des mœurs, â'^tOoi.

S. AuG. — Tome Xlll. u


,

162 LA CITE l)K niEU.

Ions toutes nos actions, celui que nous dési- site-t-il point à dire que philosopher, c'est
rons pour lui-même et non en vue de quelque aimer Dieu, dont la nature est incorporelle ;

autre chose, de sorte qu'en le possédant il d'oii il suit que l'ami de la sagesse, c'est-à-dire

ne nous nian(|ucplus rien pour être heureux. le philosophe, ne devient heureux que lors-

C'est encore ce qu'on nomme la fin, parce que t|u'il commence de jouir de Dieu. En effet,

nous voulons tout le reste en vue de notre bien, bien que l'on ne soit pas nécessairement heu-
et ne voulons pas le bien pour autre chose que reux pour jouir de ce qu'on aime, car plu-
lui. Or, ce bien (|ui produit la béatitude, les malheureux d'aimer ce qui ne doit
sieurs sont
uns du corps, les autres de
l'ont fait venir pas être aimé, et plus malheureux encore d'en
l'esprit, d'autres de tous deux ensemble. Les jouir, personne toutefois n'est heureux qu'au-
philosophes, en effet, voyant que l'homme est tant qu'il jouit de ce qu'il aime. Ainsi donc,
composé de corps et d'esprit, ont pensé que ceux-là mêmes qui aiment ce qui ne doit
l'un ou l'autre ou tous deux ensemble pou- pas être aimé, ne se croient pas heureux par
vaient conslituer son bien, je veux dire ce l'amour, mais par la jouissance. Qui donc
bien final, source du bonheur, dernier terme serait assez malheureux pour ne pas réputer
de toutes les actions, et qui ne laisse rien à heureux celui (jui aime le souverain bien et
désirer au-delà de soi. C'est pourquoi ceux qui jouit de ce qu'il aime Or, Platon déclare (jue
!

ont ajouté une troisième espèce de biens qu'on le vrai et souverain bien, c'est Dieu, et voilà

appelle extérieurs, comme l'honneur, la gloire, pourquoi il veut que le vrai philosophe soit

les richesses, et autres semblables, ne les ont celui qui aime Dieu, car le philosophe tend à la
point regardés comme faisant partie du bien félicité, et celui qui aime Dieu est heureux en

final,mais comme de ces choses qu'on désire jouissant de Dieu'.


en vue d'une autre fin, qui sont bonnes pour
les bons et mauvaises pour les méchants. Mais, CHAPITRE IX.

quoi qu'il en soit, ceux qui ont fait dépendre


DE LA PHILOSOPHIE QUI A LE PLUS APPROCHÉ DE
le bien de l'homme, soit du corps, soit de l'es-
LA VÉRITÉ CHRÉTIENNE.
prit, soit de tous deux, n'ont pas cru qu'il fallût

le chercher ailleurs que dans l'homme même. Ainsi donc tous les philosophes, quels qu'ils
Les premiers le font dépendre de la partie la soient, qui ont eu ces sentiments touchant le
moins noble de l'homme, les seconds, de la Dieu suprême et véritable, et qui ont reconnu
partie la plus noble, les autres, de l'homme en lui l'auteur de toutes les choses créées, la
tout entier; mais dans tous les cas, c'est de lumière de toutes les connaissances et la fin
l'homme que le bien dépend. Au surplus, ces de toutes les actions, c'est-à-dire le principe
de vue n'ont pas donné lieu à trois
trois points de la nature, la vérité de la doctrine et la fé-
systèmes seulement, mais à un beaucoup plus licité de la vie, ces philosophes qu'on appel-

grand nombre, parce que chacun s'est formé lera platoniciens ou d'un autre nom, soit
une opinion différente sur le bien du corps qu'on n'attribue de tels sentiments qu'aux
sur le bien de l'esprit, sur le bien de l'un et chefs de l'école Ionique, à Platon par exemple
l'autre réunis. Que tous cèdent donc à ces phi- et à ceux qui l'ont bien entendu, soit qu'on

losophes qui ont fait consister le bonheur de en fasse également honneur à l'école Italique,

l'homme, non à jouir du corps ou de l'esprit, à cause de Pythagore, des Pythagoriciens, et


mais à jouir de Dieu, et non pas à en jouir peul-êlre aussi de quelques autres philoso-
comme l'esprit jouit du corps ou de soi-même, phes de la même famille, soit enfin qu'on

ou comme un ami jouit d'un ami, mais comme veuille les étendre aux sages et aux philoso-
l'œil jouit de la lumière. 11 faudrait insister phes des autres nations, Libyens atlantjques%
peut-être pour montrer la justesse de cette Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes,
comparaison mais j'aime
;
mieux le faire ail- Gaulois, Espagnols et à d'autres encore, ces
leurs, s'il mesure de
plaît à Dieu, et selon la philosophes, dis-je, nous les préférons à tous
mes forces. Présentement il me suffit de rap- les autres et nous confessons qu'ils ont ap-

peler que le souverain bien pour Platon, c'est proché de plus près de notre croyance.
de vivre selon la vertu, ce qui n'est possible '
Voyez, parmi les dialogues de Platon, le Phèdre, le Phédon, le
Philèbe et la Républi'/ue (livres vi, vn et ï).
qu'à celui qui connaît Dieu et qui l'imite; et '
Sur les Libyens atlantiques et sur Atlas, leur roi fabuleux, voyez
voilà l'unique source du bonheur. Aussi n'hé- Diodore, livre m, ch. 20.
LIVRE VIII, THÉOLOGIE NATURELLE. I6:j

CHAPITRE X. « pèdes et de serpents' ». L'Apôlre veut desi-


gner ici les Romains, les Grecs et les Egyptiens,
LA FOI bon CtinÉTlEN EST FORT AU-DESSUS
d'i'N
qui se sont fait mais
gloire de leur sagesse ;

DE TOUTE LA SCIENCE DES PHILOSOPHES.


nous aurons affaire à eux dans la suite de cet
Un clirélieii qui s'est uniquement appliqué ouvrage. Bornons-nous à dire encore une fols
à la lecture des saints livres, ignore peut-être ([ue notre préférence est acquise à ces phi-
le nonn des Platoniciens il ne sait pas qu'il y ;
losophes qui confessent avec nous un Dieu
a eu parmi les Grecs deux écoles de philo- unique. Créateur de l'univers, non-seulement
sophie, l'Ionienne et ritali(|ue mais il n'est ;
incorporel et à ce titre au-dessus de tous les
pas tellement sourd au bruit des choses hu- corps, mais incorruptible et comme tel au-
maines, qu'il n'ait ai)pris ([ue les philosophes dessus de toutes les âmes; en un mot, notre
font profession d'aimer la sagesse ou même principe, notre lumière et notre bien.
de la posséder. Il se défie pourtant de cette Que si un chrétien, étranger aux lettres
philosophie qui s'enchaîne aux éléments du profanes, ne se sert pas en discutant de termes
monde au lieu de s'appuyer sur Dieu, Créa- qu'il n'a point appris, et n'appelle pas tiatu-
teur du monde, averti par ce précepte de relie avec les Latins el physique avec les Grecs
l'Apôtre qu'il d'une oreille fidèle
écoute : celle partie de
philosophie qui regarde la
la
« Prenez garde de vous laisser abuser par la nature, rationnelle ou logique celle qui traite
« philosophie et par de vains raisonnemenls de la connaissance de la vérité, morale enfin
M sur les éléments du monde' ». Mais, aûn de ou éthique celle où il est question des mœurs,
ne pas appliquer ces paroles à tous les philo- des biens à poursuivre et des maux à éviter,
sophes, le chrétien écoute ce que l'Apôlre dit est-ce à dire qu'il ignore que nous tenons du
de quelques-uns « Ce qui peut être connu : vrai Dieu, unique la nature qui
et parfait,
M de Dieu, ils l'ont connu clairement, Dieu nous fait être à son image, la science qui le
« même le leur ayant fait connaître car depuis ; révèle à nous et nous révèle à nous-mêmes,
« la création du monde les i)rofondeursinvi- la grâce enfln qui nous unit à lui pour nous
« sibles de son essence sont devenues saisis- rendre heureux? Voilà donc i)ourquoi nous
« sables et visibles par ses ouvrages; et sa préférons les Platoniciens au reste des philo-
« vertu et sa divinité sont éternelles-». Et de sophes : c'est que ceux-ci ont vainement con-
même, quand l'Apôtre parle aux Athéniens, sumé leur esprit cl leurs efforts pour décou-
après avoir dit de Dieu cette grande parole vrir les causes des êtres, la règle de la vérité
qu'il est donné à peu de comprendre « C'est : et celle de la vie, au lieu que les Platoniciens,
« en lui que nous avons la vie, le mouvement ayant connu Dieu, ont trouvé par là même
a et l'être » ; il poursuit et ajoute : « Comme où est la cause de tous les êtres, la lumière
« l'ont même dit quelques-uns de vos sages ^». où l'on voit la vérité, la source où l'on s'a-
Ici encore le chrétien sait se garder des er- breuve du bonheur. Platoniciens ou philo-
reurs où ces grands philosophes sont tombés; sophes d'une autre nation, s'il en est qui aient
car,au même endroit où il est écrit que Dieu eu aussi de Dieu une telle idée, je dis qu'ils
leur a rendu saisissables et visibles par ses ou- pensent comme nous. Pourquoi maintenant,
vrages ses invisibles profondeurs, il est dit aussi dans la discussion qui va s'ouvrir, n'ai-je
qu'ils n'ont pas rendu à Dieu le culte légitime, voulu avoir affaire qu'aux disci[)les de Platon?
parce qu'ils ont transporté à d'autres objets c'est que leurs écrits sont plus connus. En
les honneurs qui ne sont dus qu'à lui « Ils : effet, les Grecs, dont la langue est la première
« ont connu Dieu, dit l'Apôtre, et ne l'ont ils parmi les gentils, ont partout répandu la
« pas glorilié et adoré comme Dieu mais ils ; doctrine platonicienne, et les Latins, frappés
« se sont perdus dans leurs chimériques pen- de son excellence ou séduits par la renommée,
« sées, et hiir cœur insensé s'est rempli de l'ont étudiée de préférence à toute autre, et
« ténèbres. En se disant sages ils sont devenus en traduisant dans notre langue ont encore
la
« fous, et ils ont prostitué la gloire du Dieu ajouté à son éclat et à sa popularité.
« incorruptible à l'image de l'homme corrup-
« tible, à des ligures d'oiseaux, de (juadru- ' Rom. I, 21-23.

'
Coloss. Il, 8. — Rom. I, 19, 20.
'
Ad. ÏVII, 28.
.

i64 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XI. « ténèbres couvraient la surface de l'abiine, et


a l'esprit de Dieu sur les eaux » Or,
était porté .

COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA


Platon, dans Timée^ où il décrit la forma-
le
DOCTRINE CHRÉTIENNE.
tion du monde, dit que Dieu a commencé son
Parmi ceux qui nous sont unis dans la ouvrage en unissant la terre avec le feu et '
;

grâce de Jésus-Christ, quelques-uns s'éton- comme il est manifeste que le feu tient ici la
nent d'entendre attribuer à Platon ces idées place du ciel, celte opinion a quelque analo-
sur la Divinité, qu'ils trouvent singulière- gie avec la parole de l'Ecriture « Au com- :

ment conformes à la véritable religion. Aussi « mencemeiit Dieu fit le ciel et la terre ». —
cetteressemblance a-t-elle fait croire à plus Platon ajoute que l'eau et l'air furent les deux
d'un chrétien que Platon, lors de son voyage moyens de jonction qui servirent à unir les
en Egypte, avait entendu le prophète Jérémie deux extrêmes, la terre et le feu ; on a vu là

ou lu les livres des Prophètes '. J'ai moi-même uneinlerprétation de ce passage de l'Ecriture :

admis cette opinion dans quelques-uns de « Et l'esprit de Dieu était porté sur les eaux ».

mes ouvrages ^
; mais une étude approfondie Platon ne prenant pas garde au sens du mot
de la chronologie démontre que la naissance esprit de Dieu dans l'Ecriture, où l'air est

de Platon est postérieure d'environ cent ans à souvent appelé esprit, semble avoir cru qu'il
l'époque où prophétisa Jérémie ' et Platon ; estquestion dans ce passage des quatre élé-
ayant vécu quatre-vingt-un ans entre le , ments. Quant à cette doctrine de Platon, que
moment de sa mort et celui de la traduction le philosophe est celui qui aime Dieu, les

des Ecritures demandée par Ptolémée, roi saintes Ecritures ne respirent pas autre chose.
d'Egypte, à soixante -dix Juifs versés dans Mais ce qui me fait surtout pencher de ce côté,
la langue grecque il s'est écoulé environ
, ce qui me déciderait presque à affirmer que
soixante années *. Platon, par conséquent, n'a Platon n'a pas été étranger aux livres saints,
pu, pendant son voyage, ni voir Jérémie, c'est la réponse faite à Moïse ,
quand il

mort depuis si longtemps, ni lire en cette lan- demande à l'ange le nom de celui qui lui
gue grecque, où il excellait, une version des ordonne de délivrer le peuple hébreux captif
Ecritures qui n'était pas encore faite à moins
; en Egypte « Je suis Celui qui suis », dit la
:

que, poussé par sa passion de savoir, il n'ait Bible, « et vous direz aux enfants d'Israël :

connu les livres hébreux comme il avait fait « Celui qui est m'a envoyé vers vous ^ ». Par

les livres égyptiens, à l'aide d'un interprète, oîi il faut entendre que les choses créées et

non sans doute en se les faisant traduire, ce changeantes sont comme si elles n'étaient pas,
qui n'appartient qu'à un roi puissant comme au jirix de Celui qui est véritablement, parce
Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, qu'il est immuable. Or, voilà ce que Platon a

mais en mettant à profil la conversation de soutenu avec force, et ce qu'il s'est attaché
quelques Juifs pour comprendre autant que soigneusement à inculquer à ses disciples. Je
possible la doctrine contenue dans l'Ancien ne sais si on trouverait celte pensée dans
Testament. Ce qui favorise cette conjecture, aucun monument antérieur à Platon, excepté
c'est le début de la Genèse « Au commence- : le où il est écrit
livre : « Je suis Celui qui
« ment Dieu fit le ciel et la terre. Et la terre « suis et vous leur direz
;
: Celui qui est m'en-
a était une masse confuse et informe et les ,
« voie vers vous »

* Les auteurs dont veut parler saiat Augustla sont surtout : Justin Platon dit à la vérité, dans un endroit du Timée, que Dieu, com-
'

[Orat, parmi, ad gentes), Origène [Contra Cels.^ Clément


lib. vi), mrnra par composer le corps de l'univers de feu et de terre (voyez
d'Alexandrie [Strom.., lib, l, et Orat. exhort, ad gpnt.), Eusèbe Bckker, 318) ; mais, à prendre l'ensemble du dialogue, il est indubi-
\Prœpnr. evaiig., lib. u), saint Ambroise [Serm. 18 in Psalnu 118), table que la première œuvre de Dieu, ce n'est pas le corps, mais
Ces Pères croient que Platon a connu l'Ecriture sainte. L'opinion l'âme (Bekker, 340), ce qui achève de détruire la faible analogie
contraire a été soutenue par Lactance [Inst. dio., livre iv, ch. 2). indiquée par saint Augustin. Le Timée est cependant celui des
^ Saint
Augustin fait ici parlicnlièrernent allusion à son traité De dialogues de Platon que saint Augustin parait connaître le mieux.
doct. christ.,lib. ii, 43. Comp. les Rétractations, livre n. cb. i, o. 2. L'avait-il sous les yeux en écrivant la Cité de Dieu ? il est permis
* La chronique d'Eusèbe place les prophéties de Jérémie à la 37o d'en douter.
et à la 38û olympiade, et la naissance de Platon à la 88^ olym- » Exode, III, 14.
piade, quatrième année. Il y a donc un intervalle de plus de
170 ans.
* Platon mourut la première année de la 103e olympiade, et ce ne
lut que pendant la 124e olympiade que Ptolémée Philadelphe fit
faire la version des Septante.
I.IVP.E VIII. — THÉOLOGIE NATURELLE. 105

CHAPITRE Xil. et la latine. Or, maintenant il est de fait que


tous ces philosophes et les autres de la même
LES PLATONICIENS, TOUT EN AYANT UNE JUSTE
école, et Platon lui-même, ont cru qu'il fallait
IDÉE DU DIEU UNIQUE ET
VÉRITABLE , n'EN
adorer plusieurs dieux.
ONT PAS MOINS JUGÉ NÉCESSAIRE LE CULTE DE
PLUSIEURS DIVINITÉS.
CHAPITRE XIII.
Mais ne déterminons pas de quelle façon
DE l'opinion de PLATON TOUCBANT LES DIEUX,
Platon a connu ces vérités, soit qu'il les ait
qu'il définit des Êtres essentiellement bons
puisées dans les livres de ceux qui l'ont pré-
ET amis de la vertu.
cédé, soit que, comme dit l'Aiiôlre, « les sages
« aientconnu avec évidence ce qui peut être Bien qu'il y ait entre les Platoniciens et
« connu de Dieu, Dieu lui-même le leur ayant nous plusieurs autres dissentiments de grande
« rendu manifeste. Car depuis la création du conséquence, la discussion que j'ai soulevée
« monde les perfections invisibles de Dieu, n'est pas médiocrement grave, et c'est pour-
« sa vertu et sa divinité éternelles, sont deve- quoi je leur pose cette question quels dieux :

« nues saisissables et visibles jiar ses ouvra- faut-il adorer ? les bons ou les méchants ? ou
« ges ». Quoi qu'il en soit, je crois avoir assez lesuns et les autres ? Nous avons sur ce point
prouvé que je n'ai pas choisi sans raison les lesentiment de Platon car il dit que tous les ;

IMatoniciens pour débattre avec eux celle


,
dieux sont bons et qu'il n'y a pas de dieux
question de théologie naturelle s'il faut ser- : méchants'; d'où il suit que c'est aux bons
vir un seul Dieu ou en servir plusieurs pour qu'il rendre hommage, puisque, s'ils
faut
la félicité de l'autre vie. Je les ai choisis en n'étaient pas bons ils ne seraient pas dieux.
,

effet, parce que l'excellence de leur doctrine Mais s'il en est ainsi (et comment penser autre-
sur un seul Dieu , Créateur du ciel et de la ment des dieux?), que devient cette opinion
terre, leur a donné parmi les philosophes le qu'il faut apaiser les dieux méchants par des
rang le plus illustre et le plus glorieux or, ; sacrifices, de peur qu'ils ne nous nuisent, et
celle su[iériorité a été dei)uis si bien reconnue invocjuer les bons afin qu'ils nous aident ?
que vainement Avistole, disciple de Platon, En n'y a pas de dieux méchants, et
effet, il

homme d'un esprit éminent, inférieur sans c'est aux bons seulement que doit être rendu
doute à Platon par l'éloquence, mais de beau- le culte qu'ils appellent légitime. Je demande
coup supérieur à tant d'autres, fonda la secte alors ce qu'il faut penser de ces dieux qui
péripatéticienne, ainsi nommée de l'habitude aiment les jeux scéniques au point de vouloir
qu'avait d'enseigner en se prome-
Arislote qu'on les mêle aux choses divines et aux cé-
nant; vainement il attira, du vivant même de rémonies célébrées en leur honneur ? La
son maître, vers cette école dissidente un puissance de ces dieux prouve leur existence,
grand nombre de disciples séduits par l'éclat et leurgoût pour les jeux impurs atteste leur
de sa renommée ; vainement aussi, après la méchanceté. On sait assez ce que pense Platon
mort de Platon, Speusippe, son neveu, et des représentations théâtrales, puisqu'il chasse
Xénocrate, son disci[)le bien-aimé, le rempla- les poètes de l'Etat ^, pour avoir composé des
cèrent à l'Académie et eurent eux-mêmes des fictions indignes de la majesté et de la bonté
successeurs qui prirent le nom d'Académi- divines. Quedonc penser de ces dieux
faut-il
ciens; tout cela n'a pas empêché les meilleurs qui sont ici en lutte avec Platon ? lui ne souf-
philosophes de notre temps qui ont voulu frant pas que les dieux soient déshonorés par
suivre Platon , de se faire appeler non pas des crimes imaginaires, ceux-ci ordonnant de
Péripaléliciens ni Académiciens, mais Plato- représenter ces crimes en leur honneur.Eulin,
niciens. Les |)lus célèbres entre les Grecs sont quand ils prescrivirent des jeux scéniques, ils
Plotin, Jamblique
Porphyre; joignez à ces
et firent éclater leur malice en même temps que
platoniciens illustres l'africain Apulée ', éga- leur impureté, soit en privant Latinius ' de
lement versé dans les deux langues, la grecque son fils, soit en le frappant lui-même pour

Apulée, né à Madaure, dans la Numidie, alors province romaine,


'
' Voyez les Lots 900 et seq.) et la lîf-puhliqut' (livre li.
{

(lorissaitau second siècle de l'ère chrétienne. Ses ouvrages étant page 379).
écrits en latin, saint Augustin, qui savait mal le grec, s'est souvent " Voyez plus haut, livre ch. 14.
il,
.idressé a Apulée pour connaître les doctrines de Platon. '
Voyez plus haut, livre iv, ch. 26,
ICC. LA CITÉ DE DIEU.

leur avoir dcsoliéi, et ne lui rendant la santé les liomnies, puisqu'ils habitent plus haut. Et
qu'après qu'il eut exécute leur commandement. en effet, s'ils partagent avec les dieux le privi-

Et cependant, si méchants qu'ils soient, Platon lège d'avoir un corps immortel ils ont, ,

n'estime pas qu'on doive les craindre, et il de- comme les hommes, une àme sujette aux pas-
meure ferme dans son sentiment, qu'il faut sions. Pourquoi donc s'étonner, disent les
bannir d'un Etat bien réglé tontes ces folies Platoniciens, que les démons se plaisent aux
sacrilèges des prèlres, qui n'ont de cliarme obscénités du théâtre et aux fictions des poêles,
pour les dieux impurs que par leur impureté puisqu'ils ont des passions comme les hom-
même. Or, ce même Platon, comme je l'ai re- mes, au lieu d'en être exempts par leur nature
marqué au second livre du présent ouvrage ', comme les dieux ? D'où on peut conclure
estmis par Labéon au nombre des demi- qu'en réprouvant et en interdisant les fictions
dieux ; ce qui n'empêche pas Labéon de pen- des poètes, ce n'est point aux dieux, qui sont
ser qu'il faut apaiser les dieux méchants par d'une nature excellente, que Platon a voulu
des sacrifices sanglants et des cérémonies ana- ôter le plaisir des spectacles, mais aux dé-
logues à leur caractère, et honorer les bons par mons.
des jeux et des solennités riantes. D'où vient Voilà cequ'ontrouvedansApuléedeMadaure,
donc que le demi-dieu Platon persiste si for- qui a composé sur ce sujet un livre intitulé :

tement à priver, non pas des demi-dieux, mais Du d'eu de Sacrale y discute et y explique
; il

des dieux, des dieux bons par conséquent, de à quel ordre de divinités appartenait cet es-
ces divertissements qu'il répute infâmes ? Au prit familier, cet ami bienveillant qui aver-
surplus, ces dieux ont eux-mêmes pris soin tissait Socrate, dit-on, de se désister de toutes
de réfuter Labéon, puisqu'ils ont montré à les actions qui ne devaient pas tourner à son
l'égard de Latinius, non-seulement leur hu- avantage. Après avoir examiné avec soin l'opi-

meur lascive et folâtre, mais leur impitoyable nion de Platon touchant les âmes sublimes
cruauté. Que les Platoniciens nous expliquent des dieux, les âmes inférieures des hommes
cela,eux qui soutiennent avec leur maître et les âmes mitoyennes des démons, 11 dé-
que tous les dieux sont bons, chastes, amis de clare nettement et prouve au long que
fort
la vertu et des hommes sages, et qu'il y a de cet esprit familier n'était point un dieu, mais
l'impiété à en juger autrement? Nous l'expli- un démon. Or, s'il en est ainsi, comment
quons , disent-ils. Ecoulons-les donc avec Platon a-t-il été assez hardi pour ôter, sinon

attention. aux dieux, purs de toute humaine contagion,


CHAPITRE XIV. du moins aux démons, le plaisir des specta-
cles eu bannissant les poètes de l'Etat? n'est-il
DES TROIS ESPÈCES d'aMES RAISONNABLES ADMISES
pas clair qu'il a voulu par là enseigner aux
PAR LES PLATONICIENS, CELLES DES DIEUX DANS
liommes, tout engagés qu'ils sont dans les
LE CIEL, CELLES DES DÉMONS DANS l'AIR ET
misères d'un corps mortel, à mépriser les
CELLES DES HOMMES SUR LA TERRE.
pommandements honteux des démons et à
Il y a suivant eux trois espèces d'animaux fuir ces impuretés pour se tourner vers la lu-

doués d'une âme raisonnable, savoir les : mière sans tache de la vertu ? Point de milieu :

dieux, les hommes et les démons. Les dieux ou Platon s'est montré honnête en réprimant
occupent la région la plusélevée, les hommes et en proscrivant les jeux du théâtre, ou les

la plus basse, les démons la moyenne ; car la démons, en les demandant et les prescrivant,
région des dieux, c'est le ciel, celle des hom- se sont montrés corrompus. Il faut donc dire

mes la terre, celle des démons l'air. A cette qu'Apulée se trompe et que Socrate n'a pas eu
différence dans la dignité de leur séjour ré- un démon pour ami, ou bien que Platon se
pond la diversité de leur nature. Les dieux démons avec respect,
contredit en traitant les

sont (dus excellents que les hommes et que après avoir banni leurs jeux favoris de tout
les démons les hommes le sont moins que
;
Etat bien réglé, ou bien enfin qu'il n'y a pas

les démons et que les dieux. Ainsi donc, les à féliciter Socrate de l'amitié de son démon ; et

démons étant au milieu, de même qu'il faut en cûel, Apulée lui-même en a été si honteux
les estimer moins que les dieux, puisqu'ils qu'il a intitulé son livre Du dieu de Socrate,
:

habitent plus bas, il faut les estimer plus que tandis que pour rester fidèle à sa distinction
'
Au cbap. 14. si soigneusement et si longuement établie
LIVRE VIII. — THÉOLOGIE NATURELLE. 107

eiitre les dieux et les démons, il aurait dii vidence de donner à des êtres qui nous sont
l'inliUiler, non Du dieu, mais Du démon de très-inférieurs certains avantages corporels,
Sacrale. 11 a mieux aimé i)lacer celle distinc- pour nous apprendre à cultiver, de préférence
tion dans le corps de l'ouvrage que sur le au corps, celle parlie de nous-mêmes qui fait
titre. C'est ainsi (|ue, depuis le moment où la notre supériorilé, et à com|)ler pour rien au
saine doctrine a brillé parmi les hommes, le prix de la vei'tu la perfection corporelle des
nom des démons est devenu presque univer- démons. Et d'ailleurs, ne sommes-nous pas
sellement odieux, au point même qu'avant destinés, nous aussi, à l'immortalité du corps,
d'avoir lu le ]jlaidoyer d'Apulée en faveur non pour subir, comme les démons, une éter-
des démons, quiconque aurait rencontre un nité de peines, mais pour recevoir la récom-
titre comme celui-ci : Dti démon de Socrate, jiense d'une vie pure ?
n'aurait pu croire que l'auteur fût dans son Quant ta l'élévation de leur séjour, s'ima-
bon sens. Aussi bien, qu'est-ce qu'Apulée a giner que les démons valent mieux que nous
trouvé à louer dans les démons, si ce n'est la parce qu'ils habitent l'air et nous la terre, cela
subtilité et la vigueur de leur corps et la hau- est parfaitement ridicule. Car à ce titre nous
teur de leur séjour ? Quand il vient à parler serions au-dessous de tous les oiseaux. Mais,
de leurs mœurs en général, loin d'en dire du disent-ils, les oiseaux s'abattent sur la terre
bien, il beaucoup de mal; de sorte
en dit pour se reposer ou se repaitre, ce que ne font
qu'après avoir lu sou livre, on ne s'étonne pas les démons '. Je leur demande alors s'ils
plus que les démons aient voulu placer les veulent estimer les oiseaux supérieurs aux
turpitudes du théâtre parmi les choses divi- hommes, au même titre qu'ils ])réfèrent les
nes, qu'ils prennent plaisir aux spectacles des démons aux oiseaux Que
si celte opinion est
?
crimes des dieux, voulant eux-mêmes passer extravagante, l'élément supérieur qu'habitent
pour des dieux; enfin que les obscénités dont les démons ne leur donne donc aucun droit à
on amuse le public et les atrocités dont on nos hommages. De même, en effet, que les
l'épouvante, soient en parfaite harmonie avec oiseaux habitants de l'air, ne sont pas pour
,

leurs passions. cela au-dessus de nous, habitants de la terre,


mais nous sont soumis au contraire à cause
CHAPITRE XV. de l'excellence de l'âme raisonnable qui est
en nous, ainsi les démons, malgré leur corps
LES DÉMONS NE SONT VRAIMENT SUPÉRIEURS AUX
aérien, ne doivent pas êlre estimés plus ex-
HOMMES, NI PAR LEUR CORPS AÉRIEN, NI PAU
cellents que nous, sous prétexte que l'air est
LA RÉGION PLUS ÉLEVÉE OU ILS FONT LEUR
supérieur à la terre; mais ils sont au contraire
SÉJOUR.
au-dessous des hommes, parce qu'il n'y a
A Dieu ne plaise donc qu'une âme vraiment point de comparaison entre le désespoir où
pieuse se croie inférieure aux démons parce ils sont condanmés et l'espérance des justes.
qu'ils ont un corps plus parfait ! A ce compte, L'ordre même et la proportion que Platon
il faudrait qu'elle mît au-dessus de soi un établit dans les quatre éléments, lorsqu'il
grand nombre de bêtes qui nous surpassent place entre le plus mobile de tous, le feu, et
par la subtilité de leurs sens, l'aisance et la leplus immobile, la terre, les deux éléments
rapidité de leurs mouvements et la longévité de l'air et de l'eau comme termes moyens %
de leur corps robuste Quel homme a la vue 1 en sorte qu'autant l'air est au-dessus de l'eau
perçante des aigles et des vautours, l'odorat et le feu au-dessus de l'air, autant l'eau est
subtil des chiens, l'agilité des lièvres, des au-dessus de la terre, cet ordre, dis-je, nous
cerfs, de tous les oiseaux, la force du lion et apprend a ne |)oint mesurer la valeur des êtres
de l'éléphant ? Vivons-nous aussi longtemps animés selon la hiéraichie des éléments.
que les serpents, qui passent même pour ra- Apulée lui-même, aussi bien que les autres
jeunir et quitter avec la tunique
la vieillesse platoniciens, appelle l'homme un animal ter-
dont ils se dépouillent? Mais, de même que restre et cependant cet animal est plus ex-
;

la raison et l'intelligence nous élèvent au- cellent que tous les animaux aquatiques, bien
dessus de tous ces animaux, la pureté et l'hon-
nêteté de notre vie doivent nous mettre * Voyez Apulée, De deo Socratis, page 46, 47.
' Voyez le Timée, Ed. Beliker, 32, B, C; Irad. de M. Coubin,
au-dessus des démons. Il a [du à la divine Pro- l. .\li, p. 121.
,

108 F.A CITÉ DE DIEU.

que Platon place l'eau au-dessus de la terre. sonnable, ce n'est pas être au-dessus de nous,
Ainsi donc, quand il s'agit de la valeur des puisque nous sommes aussi doués de raison;
âmes, ne la mesurons pas selon l'ordre appa- à (juoi bon posséder une vie éternelle, si ce
rent des corps, et sachons qu'il peut se faire n'est une vie heureuse? car mieux
point
qu'une âme plus parfaite anime un corps plus vaut une félicité temporelle qu'une éternité
grossier, cl une âme moins parfaite un cori>s misérable; être sujets aux passions, c'est un
supérieur. triste privilège que nous possédons comme

eux et qui est un effet de notre misère. Enfin,


CHAPITRE XVI. comment un corps aérien serait-il une qualité
d'un grand prix, quand il est certain que toute
SENTIMENT DU PLATONICIEN APULÉE TOUCHANT LES
âme, quelle que soit sa nature, est de soi su-
MOEURS ET LES ACTIONS DES DÉMONS.
périeure à tout corps ; et dès lors, comment
Le même platonicien, parlant des mœurs le culte divin, hommage de l'âme, serait-il
des démons, dit qu'ils sont agités des mêmes dû à ce qui estau-dessous d'elle? Que si, parmi
passions que les hommes, que les injures les les qualités qu'Apulée attribue aux démons,
irritent, que les hommages et les offrandes les il comptait la vertu, la sagesse et la félicité,
apaisent, qu'ils aiment les honneurs, qu'ils s'ildisaitque ces avantages leur sont communs
prennent plaisir à la variété des rites sacrés, et avec les dieux et qu'ils les possèdent éter-
que la moindre négligence à cet égard leur nellement, je verrais là quelque chose de grand
cause un sensible déplaisir. C'est d'eux que et de désirable cependant on ne devrait
; et
relèvent, à ce qu'il nous assure, les prédic- pas encore les adorer comme on adore Dieu,
tions des augures, aruspices, devins, les pré- mais plutôt adorer en Dieu la source de ces
sages des songes, à quoi il ajoute les miracles merveilleux dons. Tant il s'en faut qu'ils mé-
de la magie. Puis il les définit brièvement en ritent les honneurs divins, ces animaux aériens
ces termes : Les démons, quant au genre, sont qui n'ont la raison que pour pouvoir être mi-
des animaux; ils sont, quant à l'âme, sujets sérables, les passions que pour l'être en effet,
aux passions; quant à l'intelligence, raison- l'étei'nilé que pour' l'être éternellement !

uables quant au corps, aériens


;
quant au ;

temps, éternels et il fait observer que les trois


; CHAPITRE XVII.
premières qualités se rencontrent également
s'il CONVIENT A l'hOMME d'ADORER DES ESPRITS
chez les hommes, que la quatrième est propre
DONT IL LUI EST COMMANDÉ DE FUIR LES VICES.
aux démons et que la cinquième leur est com-
mune avec les dieux. Mais je remarque à mon Pour ne considérer maintenant dans les
tour qu'entre les trois premières qualités démons que ce qui leur est commun avec les
qu'ils partagent avec les hommes, il en est bomines suivant Apulée, c'est-à-dire les pas-
deux qui leur sont aussi communes avec les sions,s'il est vrai que chacun des quatre
dieux. Les dieux, en effet, sont des animaux éléments ait ses animaux, le feu et l'air les
dans les idées d'Apulée qui, assignant à immortels, la terre et l'eau les mortels, je
chaque espèce son élément , appelle les voudrais bien savoir pourquoi les âmes des
hommes animaux terrestres, les poissons et démons sont sujettes aux troubles et aux
tout ce qui nage, animaux aquatiques, les dé- orages des passions ; car le mot passion
mons, animaux aériens, et les dieux, animaux comme le mot grec Tcàôo; dont il dérive

Par conséquent, si les démons sont


célestes. marque un état de perturbation, un mouve-
des animaux, cela leur est commun, non-seu- ment de l'âme contraire à la raison. Comment
lement avec les hommes, mais aussi avec les se fait-il donc que l'âme des démons éprouve
dieux et avec les brutes ; raisonnables, cela ces passions dont les bêtes sont exemptes? Si

leur est commun avec les dieux et avec les en effet il se trouve en elles quelques mouve-
hommes ; éternels, avec les dieux seuls ; sujets ments analogues, on n'y peut voir des pertur-
aux passions, avec les seuls hommes ; aériens, bations contraires à la raison , les bêtes étant
voilà ce qui est propreaux seuls démons. Ce privées de raison. Dans les hommes, quand la
n'est donc pas un grand avantage pour eux passion trouble l'âme, c'est un effet de sa folie

d'appartenir au genre animal, puisque les ou de sa misère ; car nous ue possédons point
brûles y sont avec eux; avoir une âme rai- ici-bas cette béatitude et cette perfection de la
LIVRE VIII THÉOLOGIE NATURELLE. Kiî)

sagesse qui nous sont promises à la tin des rents font aux démons l'honneur de les placer
temps au sortir de ce corps périssable. Quant dans l'air, entre le ciel et la terre, pour trans-
aux dieux, nos pliilosoplies prétendent que mettre aux dieux les prières des hommes et
s'ils sont à l'abri des passions, c'est qu'ils pos- aux hommes les faveurs des dieux, sous pré-
sèdent non-seulement l'éternité, mais la béa- texte qu' « aucun dieu ne communique avec
titude ; et quoiqu'ils aient une âme comme le « l'homme' », suivant le principe qu'ils attri-
reste des animaux, cetteâme est pure de toute buent à Platon. Chose singulière ils ont 1

tache et de toute altération. Eh bien s'il en


! pensé qu'il n'était pas convenable aux dieux
va de la sorte, si les dieux ne sont point sujets de se mêler aux hommes, mais qu'il était
aux passions en tant qu'animaux doués de convenable aux démons d'être le lien entre
béatitude et exempts de misère, si les bêtes en les prières des hommes et les bienfaits des
sont affranchies en qualité d'animaux inca- dieux; de sorte que l'homme juste, étran-
pables de misère comme de béatitude, il reste ger par cela même aux arts de la magie, sera
que les démons y soient accessibles au même obligé de prendre pour intercesseurs auprès
titre que les hommes, à titre d'animaux mi- des dieux ceux qui se plaisent à ces crimi-
sérables. nelles pratiques, alors que l'aversion qu'elles
Quelle déraison, ou plutôt quelle folie de lui inspirent est
justement ce qui le rend plus
nous asservir aux démons par un culte, quand digne d'être exaucé par les dieux. Aussi bien
la véritable religion nous délivre des passions ces mêmes démons aiment les turpitudes du
vicieuses qui nous rendent semblables à eux ! théâtre, tandis que la pudeur les déteste ; ils
Car Apulée, qui les épargne beaucoup et les se plaisent à tous les maléflces de la mao^ie-
juge dignes des honneurs divins, Apulée lui- tandisque l'innocence les a en mépris. Voilà
même est forcé de reconnaître qu'ils sont sujets donc l'innocence et la pudeur condamnées
à la colère et la vraie religion nous ordonne
;
pour obtenir quelque faveur des dieux, à
de ne point céder à la colère, mais d'y résister. prendre pour intercesseurs leurs propres en-
Les démons se laissent séduire par des pré- nemis. C'est en vain qu'Apulée chercherait à
sents, et la vraie religion ne veut pas que justifier
les fictions des poètes et les infa-
l'intérêt décide de nos préférences. Les démons mies du théâtre nous avons à lui opposer
;

se complaisent aux honneurs, et la vraie re- l'autorité respectée de son maître Platon, si
ligion nous défend d'y être sensibles. Les toutefois l'homme peut à ce point renoncer à
démons aiment ceux-ci, haïssent ceux-là, non la pudeur que non-seulement il aime des
par le choix sage et calme de la raison, mais choses honteuses, mais qu'il les juge agréables
par l'entraînement d'une âme passionnée ; et à la Divinité.
la vraie religion nous prescrit d'aimer même
nos ennemis. Enfin tous ces mouvements du CHAPITRE XIX.
cœur, tous ces orages de l'esprit, tous ces
LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE
troubles et toutes ces tempêtes de l'âme, dont
LA PROTECTION DES ESPRITS MALINS.
Apulée convient que les démons sont agités,
la vraie religion nous ordonne de nous en Pour confondre ces pratiques de la magie,
affranchir. N'est-ce donc jias une folie et un dont quelques hommes sont assez malheureux
aveuglement déplorables que de s'humilier et assez impies pour tirer vanité, je ne veux
par l'adoration devant des êtres à qui on désire d'autre témoin que l'opinion publique. Si en
ne pas être semblable, et de prendre pour objet effet lesopérations magiques sont l'ouvrage
de sa religion des dieux qu'on ne veut pas imi- de divinités dignes d'adoration, pourquoi
ter, quand toute la substance de la religion, sont-elles si rudement frappées par la sévé-
c'est d'imiter ce qu'on adore? rité des lois ? Sont-ce les chrétiens qui ont
fait ces lois ? Admettez que les maléfices des
CHAPITRE XVIII. magiciens ne soient pas pernicieux au genre
CE qu'on doit penser d'une religion qui re- humain, pourquoi ces vers d'un illustre poète?

connaît LES DÉMONS l'OUIt MÉDIATEURS NÉCES- « J'en atteste les dieux et toi-même , chère sœur, et ta

SAIRES DES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.


' Voyez Apulée, De deo
Socnuis ; Platon, Banquet, discours de
Diolime, page 203, A, trad. fr., tome vi, p. 299.
C'est donc en vain qu'Apulée et ses adhé- - Voyez Virgile, Enéide, livre vit, v. 338.
.

170 LA CITÉ DE DIEU.

tèle cbérie : c'est à regret que j'ai recours aux conjurations nous devons fuir les œuvres, si nous voulons
magiques ' »
que nos prières parviennent jusqu'au vrai
Et pourquoi cet autre vers ? Dieu ? D'ailleurs, je demande quelle sorte de
« Je l'ai vu transporter des moissons d'un champ dans un jirières les démons présentent aux dieux bons:
autre' ». des prières magiques ou des prières permises?
allusion à cette science pernicieuse et criimi- les premières, ils n'en veulent pas ; les se-
nelle qui fournissait, disait-on,, le moyen de condes, ils les veulent par d'autres média-
transporter à son gré les fruits de la terre? Et teurs. De plus, si un pécheur pénitent vient à
puis Cicéron ne remarqua-t-il pas qu'une loi prier, se reconnaissant coupable d'avoir donné
des Douze Tables, c'est-à-dire une des plus dans la magie, obliendra-t-il son pardon par
anciennes lois de Rome, punit sévèrement les l'intercession de ceux qui l'ont poussé au
magiciens'? Enfin, est-ce devant les magistrats crime ou bien les démons eux-mêmes, pour
?
chrétiens qu'Apulée fut accusé de magie * ? obtenir le pardon des pécheurs, feront-ils tous
Cêî-tes, s'il eût pensé que ces pratiques fussent les premiers pénitence pour les avoir séduits?
innocentes, pieuses et en harmonie avec les C'est ce qui n'est jamais venu à l'esprit de per-
œuvres de la puissance divine, il devait non- sonne car s'ils se repentaient de leurs crimes
;

seulement les avouer, mais faire profession de et en faisaient pénitence, ils n'auraient pas la
s'en servir et protester contre les lois qui in- hardiesse de revendiquer pour eux les hon-
terdisent et condamnent un art digne d'ad- neurs divins une superbe si détestable ne
;

miration et de respect. De cette façon, ou il


peut s'accorder avec une humilité si digne de
aurait persuadé ses juges, ou si, trop attachés pardon.
à d'injustes lois, ils l'avaient condamné à mort, CHAPITRE XX.
les démons n'auraient pas manqué de récom-
s'il est croyable que des dieux bons pré-
penser son courage. C'est ainsi que lorsqu'on
fèrent AVOIR COMMERCE AVEC LES DÉMONS
imputnit cà crime à nos martyrs cette religion
qu'avec les HOMMES.
chrétienne où ils croyaient fermement trouver
leur salut et une éternité de gloire, ils ne la Il y a, suivant eux, une raison pressante et
reniaient pas pour éviter des peines tem- impérieuse qui fait que les démons sont les
porelles, mais au contraire ils la confessaient, médiateurs nécessaires entre les dieux et les
ils la ils la proclamaient
professaient, et c'est ; hommes. Voyons celle raison, cette prétendue
en souffrant pour elle avec courage et fidélité, nécessité. C'est, disent-ils, qu'aucun dieu ne
c'est en mourant avec une tranquillité pieuse, communique avec l'homme. Voilà une étrange
qu'ils firent rougir la loi de son injustice et idée de la sainteté divine ! elle empêche Dieu
en amenèrent la révocation. Telle n'a point de communiquer avec l'homme suppliant, et
été la conduite du philosophe platonicien. le fait entrer en commerce avec le démon
Nous avons encore le discours très-étendu superbe! Ainsi, Dieu ne communique pasavec
et ti'ès-disert où il se défend contre l'action de riiomme pénitent, et il communique avec le
magie ; et s'il s'etîorce d'y paraître innocent, démon séducteur il ne communique pas avec ;

c'est en niant qu'on ne peut faire


les actions l'homme qui invoque la Divinité, et il com-
innocemment. Or, tous ces prodiges de la munique avec le démon qui l'usurpe il ne ;

magie, qu'il juge avec raison condamnables, communique pas avec l'homme implorant
ne s'accomplissent-ils point par la science et l'indulgence, et il communique avec le démon
par les œuvres des démons? Pourquoi donc conseillant l'iniquité il ne communique pas
;

veut-il qu'on les honore? pourquoi dil-il que avec l'homme qui, éclairé par les livres des
nos prières ne peuvent parvenir aux dieux que philosoiihes, chasse les poètes d'un Etat bien
par l'entremise de ces mêmes démons dont réglé, et il communique avec le démon, qui
exige du sénat et des pontifes qu'on représente
> Enéide, livre iv, v. 492, 493. sur la scène les folles imaginations des poètes ;
Eglogue 8e, V. 99.
il ne communique pas avec l'homme qui in-
'Dn fragmeDl de la loi des Douze Tables porte 0"' fruges excaii- :

tasit. Qui malum Carmen ineantasit... Non alienarn segetem pelcjje- terdit d'imputer aux dieux des crimes fantas-
ris. Voyez Piine, Bint. ntii., lib. xxvill, cap. 2. Sénèque, Quœst. —

Apulée, Apologie, page 304. li(iues, et il communique avec le démon qui
notur., lib. IV.
'
Apulée fut cité pour crime de magie devant le gouverneur de se complaît à voir ces crimes donnés en spec-
l'Aquitaine, Claudius, qui n'était rien moins que chréiien. Voyez
Lettres de Marcellinus et de saint Augustin, 136, 136. tacle il ne communique pas avec l'homme qui
;
LIVRE Vin. — THÉOLOGIE NATURELLE. 171

punit par de justes lois les pratiques des ma- .l'adresserais volontiers une (|uestion à ces
giciens, et il communique avec le démon qui philosophes : Les démcfns ont-ils fait connaître
enseigne et exerce la magie ; il ne communique aux dieux l'arrêt prononcé par Platon contre
pas avec l'homme qui fuit les œuvres des dé- les fictions sacrilèges des poêles, sans leur
mon?, et il communique avec le démon qui avouer le plaisir qu'ils prennent à ces fictions?
tend des pièges à la faiblesse de l'homme ! ou bien ont-ils gardé le silence sur ces deux
choses? ou bien les ont-ils révélées toutes
CHAPITRE XXL deux, ainsi que leur libertinage, plus inju-
rieux à la divinité que la religieuse sagesse de
SI LES DIEUX SE SERVENT DES DÉMONS COMME
Platon ? ou bien, enfin, outils caché aux dieux
DE MESSAGERS ET d'iNTERPRÈTES ET S'iLS ,
la condamnation dont Platon a frappé la li-
SONT TROMPÉS PAR EUX, A LEUR INSU OU DE
cence calomnieuse du théâtre? et, en même
LEUR PLEIN GRÉ.
temps, ont-ils eu l'audace et l'impudeur de
Mais, disent-ils, ce qui vous paraît d'une leur avouer le plaisir criminel qu'ils pren-

ahsurdité ot d'une indignité révoltantes est nent h ce spectacle des dieux avilis? Qu'on
absolument nécessaire, les dieux de rétlier choisisse entre ces quatre suppositions : je
ne ]iouvant rien savoir de ce que font les n'en vois aucune où il ne faille penser beau-
habitants de la terre que par l'intermédiaire coup de mal des dieux bons. Si l'on admet la
des démons de l'air ; car l'éther est loin de la première, il faut accorder qu'il n'a pas été
terre, à une hauteur prodigieuse, au lieu que permis aux dieux bons de communiquer avec
l'air est à la fois contigu à l'éther et à la terre. un bon philosophe qui les défendait contre
G l'admirable sagesse beau raisonnement
et le !
l'oulrage, et qu'ils ont communiqué avec les
Il faut, d'un côté, que les dieux dont la nature démons qui se réjouissaient de les voir outra-
est essentiellement bonne, aient soin des gés. Ce bon philosophe, en effet, était trop
choses humaines, de peur qu'on ne les juge loin des dieux bons pour qu'il leur fût pos-
indignes d'être honorés; de l'autre côté, il sible de le connaître autrement que par des

faut que, par suite de la distance des éléments, démons méchants qui ne leur étaient pas
ils ignorent ce qui se passe sur la terre, afin déjà très-bien connus malgré le voisinage. Si
de rendre indispensable le ministère des l'on veut que les démons aient caché aux
démons et d'accréditer leur culte parmi les dieux tout ensemble et le pieux arrêt de
peuples, sous prétexte que c'est par leur entre- Platon et leurs plaisirs sacrilèges, à quoi sert
mise dieux peuvent être informés des
(|ue les aux dieux, pour la connaissance des choses
choses d'en bas, et venir au secours des mor- humaines, l'entremise des démons, du mo-
tels. Si cela est, les dieux bons connaissent ment qu'ils ne savent pas ce que font des
mieux les démons par la proximité de leurs hommes pieux, par respect pour la majesté
corps que les hommes par la bonté de leurs divine, contre le libertinage des esprits mé-
âmes. déplorable nécessité, ou plutôt ridi- chants ? J'admets troisième supposition, que
la
cule et vaine erreur, imaginée pour couvrir les démons n'ont pas fait connaître seulement
le néant de vaines divinités En effet, s'il est I aux dieux le jMeux sentiment de Platon, niais
possible aux dieux de voir notre esprit par aussi le plaisir criminel qu'ils prennent avoir
leur [iropre esprit libre des obstacles du cor()S, la Divinité avilie, je dis qu'un tel rapport
ils n'ont pas besoin pour cela du minislcre adressé aux dieux est plutôt un insigne ou-
des démons; si, au contraire,
les dieux ne trage. Et cependant on admet que les dieux,
connaissent qu'en percevant, à l'aide
les esprits sachant tout cela, n'ont pas rompu commerce
de leurs propres corps éthérés, les signes cor- avec les démons, ennemis de leur dignité
porels tels que le visage, la parole, les mouve- comme de la piété de Platon, mais qu'ils ont
ments; si c'est de la sorte qu'ils recueillent les chargé ces indignes voisins de transmettre
messages des démons, rien n'empêche qu'ils leurs dons au vertueux Platon, trop éloigné
ne soient abusés par leurs mensonges. Or, d'eux pour les recevoir de leur main. Ils sont
comme il est impossible que la Divinité soit donc tellement chaîne indissoluble
liés par la
trompée par les démons, il est impossible des éléments, qu'ils peuvent comnumiquer
aussi que la Divinité ignore ce que font les avec leurs calomniateurs et ne le peuvent pas
liommes. avec leurs défenseurs, connaissant les uns et
172 LA CITÉ DE DIEU.

les autres, mais ne pouvant pas clianger le considéré leurs vices de plus près, et alors ils
poids de la terre et de l'air. Reste la qua- ont pris le parti de se donner pour médiateurs
trième supposition, mais c'est la pire de toutes: entre les dieux et les hommes, et pour distri-
car comment admettre que les démons aient buteurs des bienfaits du ciel. Ainsi s'est formée
révélé aux dieux, et les fictions calomnieuses l'opinion de ceux qui, connaissant les démons
de la poésie, et les folies sacrilèges du théâtre, pour des méchants, et persuadés que
esprits
et leur passion ardente pour les spectacles, et les dieux sont bons par nature, ne croyaient
le [ilaisir singulier qu'ils y prennent, et qu'en pas à la divinité des démons et refusaient de
même temps ils leur aient dissimulé que leur rendre les honneurs divins, sans oser
Platon, au nom d'une philosophie sévère, a toutefois les en déclarer indignes, de crainte
banni ces jeux criminels d'un Etat bien réglé? de heurter peuples asservis à leur culte
les

A ce compte les dieux seraient contraints par une superstition invétérée.


d'apprendre par ces étranges messagers les
dérèglements les plus coupables, ceux de ces CHAPITRE XXIII.
messagers mêmes, et il ne leur serait pas
CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTE DE l'IDO-
permis de connaître les bons sentiments des
philosophes; singulier moyen d'information,
LATRIE, ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES
SUPERSTITIONS DE l'ÉGYPTE SERAIENT AHOLIES.
qui leur apprend ce qu'on fait pour les outra-

ger, et leur cache ce qu'on fait pour les ho- Hermès l'Egyptien ', celui qu'on appelle
norer ! Trismégiste, a eu d'autres idées sur les dé-
CHAPITRE XXII. mons. Apulée, en effet, tout en leur refusant
le titre de dieux, voit en eux les médiateurs
IL FATJT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE
DES DÉMONS.
nécessaires des hommes auprès des dieux, et
dès lors le culte des démons
et celui des dieux
Ainsi donc, puisqu'il est impossible d'ad- restent inséparables Hermès, au contraire,
;

mettre aucune de ces quatres suppositions, il distingue deux sortes de dieux: les uns qui
faut rejeter sans réserve cette doctrine d'Apu- ont été formés par le Dieu suprême, les autres
lée et de ses adhérents, que les démons sont qui sont l'ouvrage des hommes. A s'en tenir
placés entre les hommes et les dieux, comme là,on conçoit d'abord que ces dieux, ouvrages
des interprètes et des messagers, pour trans- des hommes, ce sont les statues qu'on voit
mettre au ciel les vœux de la terre et à la dans les temples point du tout suivant Her-
; ;

terre les bienfaits du ciel.Tout au contraire, mès, les statues visibles et tangibles ne sont
ce sont des esprits possédés du besoin de que le corps des dieux, et il les croit animées
nuire, étrangers à toute idée de justice, enflés par de certains esprits qu'on a su y attirer et
d'orgueil, livides d'envie, artisans de ruses et qui ont le pouvoir de nuire comme aussi celui
d'illusions ; ils habitent l'air, en effet, mais de du bien à ceux qui leur rendent les
faire
comme une prison analogue à leur nature, où hommages du culte et les honneurs divins.
ils ont été condamnés à faire leur séjour Unir ces esprits invisibles à une matière cor-
après avoir été chassés des hauteurs du ciel porelle pour en faire des corps animés, des
pour leur transgression inexpiable et, bien ; symboles vivants dédiés et soumis aux esprits
que l'air soit situé au-dessus de la terre et des qui les habitent, voilà ce qu'il appelle faire
eaux, les démons ne sont pas i)our cela morale- des dieux, et il soutient que les hommes pos-
ment supérieurs aux hommes, qui ont sur sèdent ce grand et merveilleux pouvoir. Je
eux un tout autre avantage que celui du corps, rapporterai ici ses paroles, telles qu'elles sont
c'est de posséder une âme pieuse et d'avoir traduites dans notre langue* : « Puisque l'al-

mis leur confiance dans l'appui du vrai Dieu.


* Au temps de
Je conviens que les démons dominent sur un saiot Augustin il circulait un très-grand nombre
d'ouvrages qu'on supposait traduits de l'égyptien en grec ou en latin,
grand nombre d'hommes indignes de partici- et composés par Hermès. Bidn de plus suspect que l'aulhenticité des
livres hermétiques rien de plus douteux que l'existence d'Hermès,
per â la religion véritable ; c'est aux yeux de ;

personnage symbolique en qui se résumaient toute la science et tous


ceux-là qu'ils se sont fait passer pour des les arts de l'antique Egypte.
^ Saint Augustin cite ici une traduction attribuée à Apulée du
dieux, grâce à leurs faux [)restiges et à leurs dialogue hermétique lutilulé Bsculape. C'est une compilation d'idées
fausses prédictions. Encore n'ont-ils pu réus- hébraïques, égyptiennes, platoniciennes, oii se trahit la main d'un
falsificateur des premiers siècles de l'Eglise. Voyez la dissertation de
sir à tromper ceux de ces hommes qui ont M. Guignant De 'lipyali seu Merciitii mylholugia. Paris, 1835.
LIVRE VllI. — THÉOLOGIE NATURELLE. 173

« liancc et la sociclo des hommes et des dieux l'accent de la plus vive douleur, la ruine fu-
« font le sujet de notre entretien, considérez, ture de ces pratiques religieuses qui, suivant
« Esculape, quelle est la puissance et la force de lui, entretenaient en Egypte la ressemblance
« l'homme. De même que leSeigneuret Père, de l'homme avec les dieux. Car il était de
« Dieu en un mot, a produit les dieux du ceux dont l'Apôtre dit: « Ils ont connu Dieu
«ciel; ainsi riiomme a formé les dieux qui «sans le glorifier et l'adorer comme Dieu;
a font leur séjour dans les temples et habitent « mais ils se sont perdus dans leurs chiméri-

« auprès de lui » Et un peu après


. « L'homiDC ; « ques pensées, et leur cœur insensé s'est

« donc, se souvenant de sa nature et de son « rempli de ténèbres. En se disant sages ils


« origine, persévère dans cette imitation de la « sont devenus fous, et ils ont prostitué la
« Divinité, de sorte qu'à l'exemple de ce Père « gloire de l'incorruptible divinité à l'image
« etSeigneur qui a fait des dieux éternels « de l'homme corruptible '
».
a comme lui, l'homme s'est formé des dieux On trouve en effet dans Hermès un grand
« à sa ressemblance ». Ici Esculape, à qui Her- nombre de pensées vraies sur le Dieu unique
mès s'adresse, lui ayant dit; « Tu veux parler et véritable qui a créé l'univers ; et je ne sais
« des statues, Trismégiste », celui-ci répond : par quel aveuglement de cœur il a pu vouloir
« Oui, c'est des statues que je parle, Esculape, que les hommes demeurassent toujours sou-
« quelque doute qui puisse t'arrêter, de ces mis à ces dieux qui sont, il en convient, leur
« statues vivantes toutes pénétrées d'esprit et propre ouvrage, et s'affliger de la ruine future
a de sentiment, qui font tant et de si grandes de cette superstition. Comme s'il y avait pour
« choses, de ces statues qui connaissent l'ave- l'homme une condition plusmalheureuseque
« nir et le prédisent par les sortilèges, les d'obéir en esclave à l'œuvre de ses mains !

a devins, les songes et de plusieurs autres xVprèstout, il lui est plus facile de cesser d'être
« manières, qui envoient aux hommes des homme en adorant les dieux qu'il a faits,
« maladies et qui les guérissent, qui répan- qu'il ne l'est à ces idoles de devenir dieux par
« dent enfin dans les cœurs, suivant le mérite le culte qu'il leur rend;
que l'homme, en
a de chacun, la joie ou la tristesse. Ignores- elTet, décliu de V état glorieux où
il a été mis^,

« tu, Esculape, que l'Egypte est l'image du descende au rang des brutes, c'est une chose
a ciel, ou, pour mieux parler, que le ciel, avec plus facile que de voir l'ouvrage de l'homme
« ses mouvements et ses lois, y est comme devenir plus excellent que l'ouvrage de Dieu
« descendu ; enfin, s'il faut tout dire, que fait à son image, c'est-à-dire que l'homme

a notre pays est temple de l'univers? Et


le même. Et il est juste par conséquent que
« cependant, puisqu'il est d'un homme sage l'homme tombe infiniment au-dessous de son
a de tout prévoir, voici une chose que vous Créateur, quand il met au-dessus de soi sa pro-
a ne devez pas ignorer un temps viendra où : pre créature.
« il sera reconnu que les Egyptiens ont vaine- Voilà les illusions pernicieuses et les erreurs
« ment gardé dans leur cœur pieux un culte sacrilèges dont Hermès l'Egyptien prévoyait et
« fidèle à la Divinité, et toutes leurs cérémo- déplorait l'abolition ; mais sa plainte était
« nies saintes tomberont dans l'oubli et le aussi impudente que sa science était témé-
« néant ». raire. Car le Saint-Esprit ne lui révélait pas
Hermès longuement sur ce su-
s'étend fort l'avenir comme il faisait aux saints Prophètes
jet, et il semble prédire le temps où la reli- qui, certains de la chute future des idoles,
gion chrétienne devait détruire les vaines su- s'écriaient avec joie « Si l'homme se fait des
:

perstitions de l'idolâtrie par la puissance de « dieux, ce ne seront point des dieux vérita-
sa vérité et de sa sainteté librement victorieu- « blés ' » Et ailleurs : « Le jour viendra, dit
.

ses, alors grâce du vrai Sauveur vien-


que la «le Seigneur, où je chasserai les noms des
drait arracher l'homme au joug des dieux qui « idoles de la face de la terre, et la mémoire

sont l'ouvrage de l'homme, pour le soumettre « même en périra * ». Et Isaïe, prophétisant

au Dieu dont l'homme est l'ouvrage. Mais, de l'Egypte en particulier: « Les idoles de
quand il fait cette prédiction, Hermès, tout en « l'Egypte seront renversées devant le Sei-
parlant en ami déclaré des prestiges des dé- « gneur, et le cœur des Egyptiens se sentira
mons, ne prononce pas nettement le nom du
Rom. I, -^1.23 — • Vs. XLviii, 12. — ' Jér. .\vi, 20. — '
Zach.
christianisme;il déplore au contraire, avec
174 LA CITÉ DE DIEU.

«vaincu '
». Parmi les inspirés du Saint- « mystérieuse empruntée à la nature univer-
Esprit, il faut placer aussi ces pers^onnagesiiui « selle, et, dans l'impuissance où ils étaient

se réjouissaient des événements futurs dévoi- « de faire des âmes, ils évoquèrent celles des
lés à leurs regards, comme Siméon et Anne % « démons ou des anges, en les attachant à ces
qui connurent Jésus-Christ aussitôt après sa a images sacrées et aux divins ujystères, ils
naissance ou comme Elisabeth ', qui le con-
; « donnèrent à leurs idoles le pouvoir de faire

nut en esprit dès sa conception ou comme ; « du bien ou du mal ». Je ne sais en vérité si


saint Pierre qui s'écria, éclairé par une révé- les démons évoqués en personne voudraient
lation du Père
Vous êtes : « le Christ, Fils du faire des aveux aussi complets; Hermès, en
«Dieu vivant*». Quant à cet égyptien, les effet, dit en propres termes « Nos pères, tom-:

esprits qui lui avaient révélé le temps de leur « bés dans l'incrédulité et aveuglés par de
défaite, étaient ceux-là mêmes qui dirent en « grandes erreurs qui détournaient de la
les
tremblant à Notre-Seigneur pendant sa vie « religion et du culte, imaginèrent de former
mortelle: « Pourquoi êtes-vous venu nous « des dieux de leurs propres mains ». Or, ne
« perdre avant le temps ^ ?» soit qu'ils fussent pourrait-il passe contenter dédire : Nos pères
surpris de voir arriver sitôt ce qu'ils pré- ignoraient la vérité ? Mais non ; il prononce
voyaient à la vérité, mais sans le croire si le mot à'erreitr, et il dit même de rjramlts
proche, soit qu'ils fissent consister leur perdi- erreurs. Telle est donc l'origine de ce grand
tion à être démasqués et méprisés. Et cela art de faire des dieux: c'est l'erreur, c'est l'in-
arrivait avant le temps c'est-à-dire avant , crédulité, c'est l'oubU de la religion et du
l'époque du jugement, où ils seront livrés à culte. Et cependant notre sage égyptien dé-
la damnation éternelle avec tous les hommes plore la ruine future de cet art, comme s'il
qui auront accepté leur société; car ainsi l'en- s'agissait d'une religion divine. N'est-il pas
seigne la religion, celle qui ne trompe pas, évident, je le demande, qu'en confessant de
qui n'est pas trompée, et qui ne ressemble pas la sorte l'erreur de ses pères, il cède à une
à ce prétendu sage flottant à tout vent de doc- force divine, comme en déplorant la défaite
trine', mêlant le faux avec le vrai, et se la- future des démons, il cède à une force diabo-
mentant sur la ruine d'une religion convain- lique? Car enfin, si c'est par l'erreur, par l'in-

cue d'erreur par son propre aveu. crédulité, i)ar l'oubli de du culte
la religion et

qu'a été trouvé l'art de faire des dieux, il ne


CHAPITRE XXIV. faut plus s'étonner que toutes les œuvres de
cet art détestable, conçues en haine de la reli-
TOLT EN DÉPLORANT LA ROINE FLTLRE DE LA
gion divine, soient détruites par cette religion,
RELIGION DE SES PÉRES, HERMÈS EN CONFESSE
puisqu'il appartient à la vérité de redresser
OUVERTEMENT LA FAUSSETÉ.
l'erreur, à la foi de vaincre l'incrédulité, à
Après un long discours Hermès reprend en l'amour qui ramène à Dieu de triompher de
ces termes ce qu'il avait dit des dieux formés la haine qui en détourne.

par la main des hommes: « En voilà assez Supposons que Trismégiste, en nous appre-
« pour le moment sur ce sujet; revenons à nant que ses pères avaient inventé l'art de faire
« l'homme et à ce don divin de la raison qui des dieux, n'eût rien dit des causes de cette in-
« lui mérite le nom d'animal raisonnable. On vention, c'eût été à nous de comprendre, pour
a a beaucoup célébré les merveilles de la na- peu que nous fussions éclairés par la piété, que
« ture humaine mais, si étonnantes qu'elles
;
jamais l'homme n'eût imaginé rien de sem-
« paraissent, elles ne sont rien à côté de cette blable s'il ne se fût détourné du vrai s'il ,

«merveille incomparable, l'art d'inventer et eût gardé à Dieu une foi digne de lui, s'il fût
« de faire des dieux. Nos pères, en effet, tom- resté attaché au culte légitime et à la bonne
« bés dans l'incrédulité et aveuglés par de religion. Et toutefois,si nous eussions, nous,

« grandes erreurs qui les détournaient de la attribué l'origine de l'idolâtrie à l'erreur, à


religion et du culte, imaginèrent de former l'incrédulité l'oubli de la vraie religion ,

«des dieux de leurs propres mains; cet art l'impudence des adversaires du christianisme
« une fois inventé, ils y joignirent une vertu serait jusqu'à un certain point supportable ;

mais quand celui qui admire avec transport


' Isaie, XIX, 1. — Luc, u, 25-38. —
' ' Id. i, 15. — ' Mail, xvi,
16. — ' Id. Vlll, 29. — Ephes. 11.
'
iv, dans l'homme cette puissance de faire des
LIVRE VIII. THÉOLOGIE NATURELLE. 175

dieux , et prévoit avec douleur le temps où hommes aux démons, que maison de Dieu la

les lois humaines elles-mêmes aboliront ces s'édifie par toute là le litre du
la terre, et de
fausses divinités instituées par les hommes, psaume où il est dit « Chantez au Seigneur :

quand ce même personnage vient confesser a un cantique nouveau chantez au Seigneur, ;

ouvertement les causes de cette idolâtrie ,


« peuples de toute la terre chantez au Sei- ;

savoir : l'erreur, l'incrédulité et l'oubli de la « gneur et bénissez son saint nom annoncez ;

religion véritable, que devons-nous dire, ou « dans toute la suite des jours son assistance
plutôt que devons-nous faire, sinon rendre « salutaire ; annoncez sa gloire parmi les na-

des actions de grâces innnortelles au Seigneur « lions et ses merveilles au milieu de tous les

notre Dieu, jiour avoir renversé ce culte sacri- « peuples; car le Seigneur est grand et infini-

lège par des causes toutes contraires à celles ce ment louable; il est plus redoutable que
qui le firent établir? Car, ce qui avait été éta- « tous les dieux, car tous les dieux des gentils
bli par l'erreur a été renversé par la vérité ;
« sont des démons, mais le Seigneur a fait les

ce qui avait été établi par l'incrédulité a été « cieux '


».

renversé par la foi; ce qui avait été établi par Ainsi, celui qui s'affligeait de prévoir un
lahaine du culte véritable a été rétabli par temps où le culte des idoles serait aboli, et où
l'amour du seul vrai Dieu. Ce merveilleux les démons cesseraient de dominer sur leurs
changement ne s'est pas opéré seulement en adorateurs, souhaitait, sous l'inspiration de
Egypte, unique objet des lamentations que l'esprit du mal, que celte captivité durât tou-
l'esprit des démons inspire à Trismégiste ; il jours, au lieu que le psalmiste célèbre le
s'estétendu à toute la terre, qui chante au moment où elle finira et où une maison sera
Seigneur un nouveau cantique, selon cette édifiée par toute la terre. Trismégiste prédi-
prédiction des Ecritures vraiment saintes et sait donc en gémissant ce que le Prophète
vraiment prophétiques: «Chantez au Seigneur prédit avec allégresse; et comme le Saint-
« un cantique nouveau, chantez au Seigneur, Esprit qui anime les saints Prophètes est tou-

« peuples de toute la terre ' ». Aussi le titre jours victorieux, Trismégiste lui-même a été
de ce psaume porte-t-il : « Quand la maison miraculeusement contraint d'avouer que les
«s'édifiait après la captivité». En ellét institutions dont la ruine lui causait tant de
,

la maison du Seigneur, cette Cité de Dieu douleur, n'avaient pas été établies par des
qui est la sainte Eglise, s'édifie par toute la honunes sages, fidèles et religieux, mais par
terre, après la captivité où les démons rete- des ignorants, des incrédules et des impies. Il
naient les vrais croyants, devenus maintenant a beau appeler les idoles des dieuxdu mo- ;

les pierres vivantes de l'édifice. Car, bien que ment qu'il avoue qu'elles sont l'ouvrage
l'homme fût l'auteur de ses dieux, cela n'em- d'hommes aux(iuels nous ne devons pas nous
péciiait pas qu'il ne leur fût soumis par le rendre semblables, par là même il confesse,
culte qu'il leur rendait et qui le faisait entrer malgré qu'il en ait, qu'elles ne doivent point
dans leur société, je parle de la société des dé- être adorées par ceux qui ne ressemblent pas
mons, et non de celle de ces idoles sans vie. Que à ces hommes , c'est-à-dire qui sont sages,
sont en effet les idoles, sinon des êtres « qui croyants et religieux.Il confesse, en outre,

« ont eu des yeux et ne voient pas », suivant que ceux mêmes qui ont inventé l'idolâtrie
la parole de l'Ecriture -, et qui, pour être des ont consenti à reconnaître pour dieux des
chefs-d'œuvre de l'art, n'en restent pas moins êtres qui ne sont point dieux, suivant cette
dépourvus de sentiment et de vie? Mais les parole du Prophète « Si l'homme se fait des
:

esprits immondes, liés à ces idoles par un art « dieux ce ne sont point des dieux véri-
,

détestable, avaient misérablement asservi les « tables ^ » Lors donc que Trismégiste appelle
.

âmes de leurs adorateurs en se les associant. dieux de tels êtres , reconnus par de tels
C'est pourquoi l'Apôlre dit « Nous savons : adorateurs et formés par de tels ouvriers ,

« qu'une idole n'est rien... et c'est aux démons, lorsqu'ilprétend que des démons qu'un ,

« et non à Dieu, que les gentils offrent leurs art ténébreux a attachés à de certains simu-
v( victimes. Or, je ne veux pas
que vous ayez lacres par le lien de leurs passions sont ,

a aucune société avec les démons ' ». C'est des dieux de fabrique humaine , il ne va
donc après cette captivité qui asservissait les pas du moins jusqu'à cette opinion absurde
rs. xcv, 1. — ' Id. cxiu, 5. — ' I Cor. vin, 1 ; x, 20. ' Pa. xcv, 1-5. — * Jér. XVI, 20.
176 LA CITÉ DE DIEU.

du platonicien Apulée, que les dénions sont bien ([ue nous ne puissions le voir avec les
des médiateurs entre dieux que Dieu
les yeux du corps. Aussi bien, la distance des
a faits, et les hommes qui sont également son lieux n'est pas tant ce qui noue sépare des
ouvrage, et qu'ils transmettent aux dieux les anges, que l'égarement de notre volonté et la
prières des liommes, ainsi qu'aux hommes défaillance de notre misérable nature. Et si
les faveurs des dieux. Car il serait par trop nous ne sommes point unis avec eux, la raison
absurde que les dieux créés par l'homme n'en est pas dans noire condition charnelle et
eussent auprès des dieux que Dieu a faits, plus terrestre, mais dans l'impureté de notre cœur,
de pouvoir que n'en a l'homme, qui a aussi qui nous attache à la terre et à la chair. Mais,
Dieu pour auteur. En effet, le démon qu'un quand arrive pour nous la guérison, quand
homme a lié à une statue par un art impie, nous devenons semblables aux anges, alors la
est devenu un dieu, mais pour cet homme foi nous rapproche d'eux, pourvu que nous ne

seulement, et non pour tous les hommes. Quel doutions pas que par leur assistance Celui
est donc ce dieu qu'un homme ne saurait qui les a rendus bienheureux fera aussi notre
faire sans être aveugle, incrédule et impie? bonheur.
Enfin, si les démons qu'on adore dans les CHAPITRE XXVI.
temples et qui sont liés par je ne sais quel art
TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT
à leurs images visibles, ne sont point des
A ADORER DES HOMMES MORTS.
médiateurs et des interprètes entre les dieux et
les hommes, soit à cause de leurs mœurs Quand il déplore la ruine future de ce culte,
détestables, soit parce que les hommes, même qui pourtant, de son propre aveu, ne doit son
en cet état d'ignorance, d'incrédulité et d'im- existence qu'à des hommes pleins d'erreurs,
piété où ils ont imaginé de faire des dieux, d'incrédulité et d'irréligion, notre égyptien
sont d'une nature supérieure à ces démons écrit ces mots dignes de remarque : « Alors
enchaînés par leur art au corps des idoles, il « cette terre, sanctifiée par les temples et les
s'ensuit finalement que ces prétendus dieux « autels , sera remplie de sépulcres et de
n'ont de pouvoir qu'à titre de démons, et que morts ». Comme si les hommes ne devaient
dès loi's ils nuisent ouvertement aux hommes, pas toujours être sujets à mourir, alors même
ou que, s'ils semblent leur faire du bien, c'est que l'idolâtrie n'eût pas succombé comme !

pour leur nuire encore plus en les trompant. si on pouvait donner aux morts une autre

Remarquons toutefois qu'ils n'ont ce double ])lace que la terre comme si le progrès du
1

pouvoir qu'autant que Dieu le permet par un temps et des siècles, en multipliant le nombre
conseil secret et profond de la Providence, et des morts, ne devait pas accroître celui des
non pas en qualité de médiateurs et d'amis tombeaux! Mais le véritable sujet de sa dou-
des dieux. Ils ne sauraient, en eiîet, être amis leur, c'est qu'il prévoyait sans doute que les
de ces dieux excellents que nous appelons monuments de nos martyrs devaient succéder
Anges, Trônes, Dominations, Principautés, à leurs temples età leurs autels ; et peut-être,
Puissances, toutes créatures raisonnables qui en lisant ceci, nos adversaires vont-ils se
habitent le ciel, et dont ils sont aussi éloignés persuader, dans leur aversion pour les chré-
par la disposition de leur âme, que le vice l'est tiens et dans leur perversité, que nous ado-
de la vertu et la malice de la bonté. rons les morts dans les tombeaux comme les
païens adoraient leurs dieux dans les temples.
CHAPITRE XXV. Car tel est l'aveuglement de ces impies, qu'ils
se heurtent, pour ainsi dire, contre des men-
DE CE qu'il peut Y AVOIR DE COMMUN ENTRE LES
songes, et ne veulent pas voir des choses qui
SAINTS ANGES ET LES HOMMES.
leur crèvent les yeux. Ils ne considèrent pas
Ce n'est donc point par la médiation des que, de tous les dieux dont il est parlé dans
démons que nous devons aspirer à la bien- les livres des païens, à peine s'en trouve-t-il

veillance et aux bienfaits des dieux, ou plutôt qui n'aient été des hommes, ce qui ne les
des bons anges, mais par l'imitation de leur empêche pas de leur rendre les honneurs
bonne volonté; de la sorte, en effet, nous divins. Je ne veux pas m'appuyer ici du té-

sommes avec eux, nous vivons avec eux et moignage de Varrou, qui assure que tous les
nous adorons avec eux le Dieu qu'ils adorent, morts étaient regardés comme des dieux
,

LIVRE VIII. — THEOLOGIE NATURELLE. 177

mânes, et qui en donne pour preuve les sa- mortel, ce qui n'empêche pas Trismégiste de
crifices qu'on leur offrait notamment les ,
l'appeler son aïeul. A
compte le Mercure
ce
jeux funèbres, marque évidente, suivant lui, de Trismégiste ne serait pas le Mercure des

de leur caractère divin, puisque la coutume Grecs, bien que portant le même nom. Pour
réservait cet honneur aux dieux; mais pour moi, qu'il y en ait deux ou un seul, peu
citer Hermès lui-même, qui nous occupe pré- m'importe. H ine suffit d'un Esculape qui
sentement, dans le même livre où il déplore d'homme devenu dieu, suivant Trismé-
soit

l'avenir en ces termes « Cette terre, sancti-


: giste, son petit-fils, dont l'autorité est si grande

fiée par les temples et les autels, sera rem- parmi les païens.
« plie de sépulcres et de morts b,\\ avoue que Il poursuit, et nous apprend encore « qu'Isis,

les dieux des Egyptiens n'étaient que des « femme d'Osiris, fait autant de bien quand

hommes morts. Il vient, en effet, de rappeler « elle est propice, que de mal quand elle est

que ses ancêtres, aveuglés par l'erreur, l'in- « irritée ». Puis il veut montrer que tous les

crédulité et l'oubli de la religion divine, trou- dieux de fabrique humaine sont de la même
vèrent le secret de faire des dieux, « et, cet nature qu'Isis, ce qui nous fait voir que les
« art une fois inventé, y joignirent une vertu démons se faisaient passer i)Our des âmes de
« mystérieuse empruntée à la nature univer- morts attachées aux statues des temples par
« selle après quoi, dans l'impuissance oii ils
; cet art mystérieux dont Hermès nous a ra-
« étaient de faire des âmes ils évoquèrent , conté l'origine. C'est dans ce sens qu'après
« celles des démons et des anges, et, les atta- avoir parlé du mal que fait Isis quand elle
« chant à ces images sacrées et aux divins est irritée, il ajoute : o Les dieux de la terre
a mystères, donnèrent ainsi à leurs idoles le « et du monde sont ayant
sujets à s'irriter,
« pouvoir de du bien et du mal » puis,
faire ;
« reçu des hommes qui ont formés l'une
les

il poursuit, comme pour confirmer cette as- « et l'autre nature » ; ce qui signifie que ces
sertion par des exemples, et s'exprime ainsi : dieux ont une âme et un corps : l'âme, c'est
a Votre aïeul, Esculape, a été l'inventeur de le démon ; le corps, c'est la statue, « Voilà
» la médecine, et on lui a consacré sur la « pourquoi, dit-il, les Egy|)tiens les appellent
«montagne de Libye, près du rivage des «de saints animaux;
voilà aussi pourquoi
« Crocodiles, un temple oii repose son huma- « chaque honore l'âme de celui qui l'a
ville
« nité terrestre, c'est-à-dire son corps car ce ; a sanctifiée de son vivant, obéit à ses lois, et

qui reste de lui , ou plutôt l'homme tout «porte son nom ». Que dire maintenant de
« entier, si l'homme est tout entier dans le ces plaintes lamentables de Trismégiste, s'é-
sentiment de la vie, est remonté meilleur criant que la terre, sanctifiée par les temples
« au ciel; et maintenant il rend aux malades, et les autels, va se remplir de sépulcres et de
« par sa puissance divine, les mêmes services morts? Evidemment, l'esprit séducteur qui
« qu'il leur rendait autrefois par la science inspirait Hermès se sentait contraint d'avouer
« médicale». Peut-on avouer plus clairement par sa bouche que déjà la terre d'Egypte était
que l'on adorait comme un dieu un homme pleine en effet de sépulcres et de morts,
mort, au lieu mêmeoùétait son tombeau? Et, puisque ces morts y étaient adorés comme
quant au retour d'Esculape au ciel, Trismé- des dieux. Et de là cette douleur des démons,
giste, en l'affirmant, trompe les autres et se qui prévoient les supplices qui les attendent
trompe lui-même. « Mon aïeulHermès », sur les tombeaux des martyrs; car c'est dans
ajoute-t-il, « ne fait-il pas sa demeure dans ces lieux vénérables qu'on les a vus plusieurs
« une qui porte son nom, où il assiste et
ville fois souffiir des tortures, confesser leur nom
« protège tous les hommes qui s'y rendent de et sortir des corps des possédés.
«toutes parts? » On rapporte, en effet, que
le grand Hermès, c'est-à-dire Mercure, que CHAPITRE XXVII.
Trismégiste appelle son aïeul, a son tombeau
DE l'espèce d'honneurs QUE LES CHRÉTIENS
dans Hermopolis. Voilà donc des dieux qui,
RENDENT AUX MARTYRS,
de son propre aveu ont été des hommes ,

Esculape Mercure. Pour Esculape, les Grecs


et Et toutefois, nous n'avons en l'honneur des
et les Latins en conviennent; mais à l'égard martyrs, ni temples, ni prêtres, ni cérémo-
de Mercure, plusieurs refusent d'y voir un nies, parce qu'ils ne sont pas des dieux pour

S. AiiG, — Tome XIII. 12


178 LA CITE DE DIEU.

nous, et que leur Dieu lest notre seul Dieu. de ses ancêtres qui sont tous inscints au
Nous honorons, il est vrai, leurs tombeaux nombre des rois? Un jour qu'elle leur offrait
comme ceux de bons serviteurs de Dieu, qui un sacrifice, elle trouva, dit-on, une moisson
ont combattu jusqu'à la mort pour le triomphe d'orge dont elle montra quelques épis au roi
de la vérité et de la religion, pour la chute de Osiris, son mari, et à Mercure, conseiller de
l'erreur et du mensonge courage admirable
; ce |)rince ; et c'est pourquoi on a prétendu
que n'ont pas eu les sages qui avant eux l'identifier avec Cérès. Si l'on veut savoir tout
avaient soupçonné la vérité! Mais, qui d'entre le mal qu'elle a fait, qu'on lise, non les poètes,
les fidèles a jamais entendu un prêtre devant mais les livres mystiques ceux dont parla ,

l'autel consacré à Dieu, sur les saintes reliques Alexandre' a sa mère Olympias, quand il eut
d'un martyr, dire dans les prières Pierre, : reçu les révélations du pontife Léon, et l'on
Paul ou Cyprien, je vous offre ce sacrifice? verra à quels hommes et à quelles actions on a
C'est Dieu seul qu'est offert le sacrifice
à consacré le culte divin. A Dieu ne plaise qu'on
célébré en leur mémoire à Dieu, qui les a ; ose comparer ces dieux, tout dieux qu'on les
faits hommes et martyrs, et qui a daigné les api)elle, à nos saints martyrs, dont nous ne

associer à la gloire de ses saints anges. On faisons pourtant pas des dieux ! Nous n'avons
ne veut donc par ces solennités que rendre institué en leur honneur ni prêtres, ni sacri-
grâce au vrai Dieu des victoires des martyrs, fices, parce que tout cela serait inconvenant,

et exciter les fidèles à partager un jour, avec illicite, impie, étant offert à tout autre qu'à

l'assistance du Seigneur, leurs palmes et leurs Dieu nous ne cherchons pas non plus à les
;

couronnes. Voilà le véritable objet de tous ces divertir en leur attribuant des actions hon-
actes de piété qui se pratiquent aux tombeaux teuses ou en leur consacrant des jeux infâmes,
des saints martyrs ce sont des honneurs
: comme on fait à ces dieux dont on célèbre les
rendus à des mémoires vénérables et non , crimes sur la scène, soit qu'ils les aient com-
des sacrifices offerts à des morts comme à des mis, en effet, quand ils étaient hommes, soit
dieux Ceux mêmes qui y portent des mets,
'. qu'on les invente à plaisir pour le divertisse-
coutume qui n'est d'ailleurs reçue qu'en fort ment de ces esprits pervers. Certes, ce n'est
peu d'endroits, et que les meilleurs chrétiens pas un dieu de cette espèce que Socrate aurait
n'observent pas, les emportent après quelques eu pour inspirateur, s'il avait été véritable-

prières, soit pour s'en nourrir, soit pour les ment inspiré par un Dieu ; mais peut-être
distribuer aux pauvres, et les tiennent seule- est-ce un conte imaginé après coup par des
ment pour sanctifiés par les mérites des mar- hommes qui ont voulu avoir pour complice
tyrs, au nom du Seigneur des martyrs'. Mais, dans l'artde faire des dieux un philosophe
pour voir là des sacrifices, il faudrait ne pas vertueux, fort innocent, à coup sûr, de pa-
connaître l'unique sacrifice des chrétiens, reilles œuvres. Pourquoi donc nous arrêter
celui-là même qui s'offre en effet sur ces tom- plus longtemps à démontrer qu'on ne doit
beaux. point honorer les démons en vue du bonheur
donc honneurs divins,
ni par des de la vie future ? suffit d'un sens médiocre
11
Ce n'est
ni par des crimes humains que nous rendons pour n'avoir plus aucun doute à cet égard.
hommage à nos martyrs, comme font les Mais on dira peut-èlre que si tous les dieux

païens à leurs dieux ; nous ne leur offrons pas sont bons, il y a parmi les démons les bons
et les mauvais, et que c'est aux bons qu'il faut
des sacrifices, et nous ne travestissons pas
leurs crimes en choses sacrées. Parlerai-je adresser un culte pour obtenir la vie éternelle

d'Isis, femme d'Osiris, déesse égyptienne, et


et bienheureuse; c'est ce que nous allons exa-
miner au livre suivant.
'
SaiDt Augustin a traité à fond cette questioD dans soa écrit Contre
'
Sur cette prétendue lettre d'Alexandre à Olympias, voyez plus
Fauste, ch. 21.
livre in, ch. 2.
haut, ch. 5. Comp. Diodore de Sicile, livre I, ch. 13 et suiv.
-
Comp. Confessions,
LIVRE NEUVIEME.
Argument. —Après avnir établi dans le livre précédent qu'il ne faut point adorer les démons, cent fois convaincus par leurs
propres aveux d'être des esprits pervers, saint Augustin prend à partie ceux d'entre ses adver-ains qui font une différence
entre deux sortes de dénions, les uns bons, les autres mauvais ; il démontre que cette différence n'existe pas et qu'il
n'appartient à aucun démon, niais au seul Jésus-Christ, d'être le médiateur des boinmes en ce qui regarde l'éternelle félicité.

CHAPITRE PREMIER. attentats que les poètes racontent, non-seule-


ment des hommes, mais aussi des dieux,
DU POINT OC EN EST LA DISCUSSION ET DE CE QUI
enfin à ces manœuvres violentes et impies
RESTE A EXAMINER.
des arts magiques, soient regardés comme
Quelques-uns ont avancé qu'il y a de bons plus voisins et plus amis des dieux que les

et de mauvais dieux d'autres, qui se sont


:
hommes, et capables à ce titre d'appeler les

fait de ces êtres une meilleure idée, les ont faveurs de la bonté divine sur les gens de
placés à un si haut degré d'excellence et d'hon- bien. Or, c'est ce qui a été démontré absolu-
neur, qu'ils n'ont pas osé croire à de mauvais ment impossible.
dieux. Les premiers dotment aux détnons le
titrede dieux, et quelquefois, mais plus rare- CHAPITRE II.

ment, ils ont appelé les dieux du noin de dé-


SI PARMI LES DÉMONS, TOUS RECONNUS POUR INFÉ-
mons. Ainsi ilsavouent que Jupiter lui-même,
RIEURS AUX DIEUX, IL EN EST DE BONS DONT
dont ils font le roi et le premier de tous les
l'assistance PLISSE CONDUIRE LES HOMMES A LA
dieux, a été appelé démon par Homère. Quant
BÉATITUDE VÉRITABLE.
à ceux qui ne reconnaissent que des dieux bons
et qui les regardent comme très-supérieurs Le présent livre roulera donc, comme je
aux jilus vertueux des hommes, ne pouvant l'ai annoncé à la fin du précédent, non pas
nier les actions des démons, ni les regarder sur la différence qui existe entre les dieux,
avec indifférence, ni les imputer à des dieux que les Platoniciens disent être tous bons, ni
bons, ils sont forcés d'admettre une différence sur celle qu'ils imaginent entre les dieux et
entre les démons et les dieux et lorsqu'ils ; les démons, ceux-là séparés des hommes, à
trouvent la marque des affections déréglées leur avis, par un intervalle immense, ceux-ci
dans les œuvres où se manifeste la puissance placés entre les hommes et les dieux, mais
des esprits invisibles , ils les attribuent ,
sur la différence, y en a une, qui est entre
s'il

non pas aux dieux, mais aux démons. D'un les démons. La plupart, en effet, ont coutume

autre côté, comme dans leur système aucun de dire qu'il y a de bons et de mauvais dé-
dieu n'entre en communication directe avec mons, et cette opinion, qu'elle soit professée
l'homme, il a fallu faire de ces mêmes dé- par ou par toute autre secte,
les Platoniciens

mons médiateurs entre les hommes et les


les mérite un sérieux examen car quelque es-
;

dieux, chargés de porter les vœux et de rap- prit mal éclairé pourrait s'imaginer qu'il doit
porter les glaces. Telle est l'opinion des Pla- servir les bons démons, afin de se concilier la
toniciens, que nous avons choisis pour con- faveur des dieux, qu'il croit aussi tous bons,
tradicteurs, comme les plus illustres et les et de se réunir à eux après la mort, tandis

plus excellents entre les philosophes, quand que, enlacé dans les artifices de ces esprits
nous avons discuté la question de savoir si le malins et trompeurs, il s'éloignerait infini-
culte de plusieurs dieux est nécessaire pour ment du vrai Dieu, avec qui seul, en qui seul
obtenir la félicité de la vie future. Et c'est et par qui seul l'âme de l'homme, c'est-à-dire
ainsi que nous avons été conduit à rechercher, l'âme raisonnable et intellectuelle, possède la
dans le livre précédent, comment il est pos- félicité.
sible (jue les démons, qui se plaisent aux
crimes réprouvés par les hommes sages et
vertueux, à tous ces sacrilèges, à tous ces
180 LA CITÉ DE DIF.U.

CHAPITRE m. leur âme, sur la vérité et sur la vertu, qui


donnent la force de résister aux passions tur-
DES ATTRIBUTIONS DES DÉMONS, SUIVANT APULÉE,
bulentes et déréglées.
QUI, SANSLEUR REFUSER LA RAISON, NE LEUR
ACCORDE CEPENDANT AUCUNE VERTU.
CHAPITRE IV.
Quelle est donc la différence des bons et des
SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS
mauvais dénions? Le platonicien Apulée, dans
TOUCHANT LES PASSIONS.
un traité général sur la matière', où il s'étend
longuement sur leurs corps aériens, ne dit II y a deux opinions parmi les philosophes

pas un mot des vertus dont ils ne manque- touchant ces mouvements de l'âme que les
raient pas d'être doués, s'ils étaient bons. Il a Grecs nomment -â6r,, et qui s'appellent, dans
donc gardé le silence sur ce qui peut les rendre notre langue, chez Cicéron', par exemple,
heureux, mais il n'a pu taire ce qui prouve perturbations, ou chez d'autres écrivains,
qu'ils sont misérables; car il avoue que leur affections , pour mieux rendre
ou encore ,

esprit, qui en fait des êtres raisonnables, non- l'expression grecque, passions. Les uns disent
seulement n'est pas armé par la vertu contre qu'elles se rencontrent même dans l'âme du
les passions contraires à la raison, mais qu'il sage, mais modérées et soumises à la raison,
est agité en quelque façon par des émotions qui leur impose des lois et les contient dans
orageuses, comme il arrive aux âmes insen- de justes bornes. Tel est le sentiment des Pla-
sées. Voici à ce sujet ses propres paroles : toniciens ou des Aristotéliciens; car Aristote,
« C'est cette espèce de démons dont parlent fondateur du péripatétisme, est un disciple
les poètes, quand ils nous disent, sans trop de Platon. Les autres, comme les Stoïciens,
s'éloigner de la vérité, que les dieux ont de soutiennent que l'âme du sage reste étrangère
l'amitié ou de la haine pour certains hommes, aux passions. Mais Cicéron dans son traité ,

favorisant et élevant ceux-ci, abaissant et per- Des biens et des maux^, démontre que le
sécutant ceux-là. Aussi, compassion, colère, combat des Stoïciens contre les Platoniciens et
douleur, joie, toutes les passions de l'âme les Péripatéticiens se réduit à une querelle de
humaine, ces dieux les éprouvent, et leur mots. Les Stoïciens, en effet, refusent le nom
cœur est agité comme celui des hommes par de biens aux avantages corporels et extérieurs,
ces tempêtes et ces orages qui n'approchent parce qu'à leur avis le bien de l'homme est
jamais de la sérénité des dieux du cieP». tout entier dans la vertu, qui est l'art de bien
N'est-il pas clair, par ce tableau de l'âme des vivre et ne réside que dans l'âme. Or, les
démons, agitée comme une mer orageuse, autres philosophes, en appelant biens les avan-
qu'ilne s'agit point de quelque partie infé- tages corporels pour parler simplement et se
rieure de leur nature, mais de leur esprit conformer à l'usage, déclarent que ces biens
même, qui en fait des êtres raisonnables? A n'ont qu'une valeur fort minime et ne sont
ce compte ils ne souffrent pas la comparaison pas considérables en comparaison de la vertu.
avec les hommes sages qui, sans rester étran- D'où il suit que des deux côtés ces objets sont
gers à ces troubles de l'âme, partage inévitable estimés au même prix, soit qu'on leur donne,
de notre faible condition, savent du moins y soit qu'on leur refuse le nom de biens de ;

résister avec une force inébranlable, et ne sorte que la nouveauté du stoïcisme se réduit
rien approuver, ne rien faire qui s'écarte des au plaisir de changer les mots. Pour moi, il
loisde la sagesse et des sentiers de la justice. me semble que, dans la controverse sur les
Les démons ressemblent bien plutôt, sinon passions du sage, c'est encore des mots qu'il
par le corps, au moins par les mœurs, aux s'agit plutôt que des choses et que les Stoï- ,

hommes insensés et injustes, et ils sont même ciens ne diffèrent pas au fond des disciples de
plus méprisables, parce que, ayant vieilli dans Platon et d'Aristote.
le mal et devenus incorrigibles par le châti- Entre autres preuves que je pourrais allé-
ment, leur esprit est, suivant l'image d'Apu- guer à l'appui de mon sentiment, je n'enappor-
lée, une mer battue par la tempête, incapables
'
De Fin., lib. ni, ch. 20. — Comp. Tuscul., qu., lib. ui, cap. 4 ;

qu'ils sont de s'appuyer, par aucune partie de lib. IV, cap. 5 et 6.


'
C'est le traité bien connu De fînibus honorum et maîorum.
' C'est toujours le petit ouvrage De deo SocratU. Voyez le livre m, ch. 12, et le livre iv. — Comp. TmruL qu.y lib. iv,
'
Apulée, De <)*:o Socratiti, page 48. cap. 15-26.
LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DEMONS. 181

terai qu'une que je crois péremptoire. Aulu- elle ne les approuve pas, elle n'y cède pas, elle
Gelle, écrivain non moins recommandabie ne convient pas qu'elle soit menacée d'un mal
par l'éléfrance de son style que par l'étendue véritable. Tout cela, en effet, dépend de la vo-
et l'abondance de son érudition rapporte ,
lonté, et il y a celte diflérence entre l'âme du

dans ses Nuits attiques que, dans un voyage ' sage et celle des autres hommes, que celle-ci
qu'il faisait sur mer avec un célèbre stoïcien, cède aux passions et y conforme le jugement
ils furent assaillis par une furieuse tempête de son esprit, tandis que l'âme du sage, tout
qui menaçait d'engloutir leur vaisseau; le en subissant les passions, garde en son esprit
philosophe en pâht d'effroi. Ce mouvement inébranlable un jugement stable et vrai, tou-
fut remarqué des autres passagers qui, bien chant les objets qu'il est raisonnable de fuir
qu'aux portes de la mort, le considéraient at- ou de rechercher. J'ai rap|iorté ceci de mon
tentivement pour voir si un philosoi)he aurait mieux, non sans doute avec plus d'élégance
peur comme les autres. Aussitôt que la tem- qu'Aulu-Gelle, qui dit l'avoir lu dans Epictète,
pête fut passée et que l'on se fut un peu ras- mais avec plus de précision, ce me semble, et
suré, un riche et voluptueux asiatique de la plus de clarté.
compagnie se mit à railler le stoïcien de ce S'il en est ainsi, la différence entre les Stoï-

qu'il avait changé de couleur, tandis qu'il était ciens et les autres philosophes, touchant les
resté, lui, parfaitement impassible. Mais le passions, est nulle ou peu s'en faut, puisque
philosophe lui répliqua ce que Aristippe, dis- tous s'accordent à dire qu'elles ne dominent
ciple de Socrate, avait dit à un autre en pa- pas sur l'esprit et la raison du sage ; et quand
reille Vous avez eu raison de ne
rencontre : « les Stoïciens soutiennent que le sage n'est
« pas vous inquiéter pour l'âme d'un vil dé- point sujet aux passions, ils veulent dire seu-
« bauché mais moi je devais craindre pour
, lement que sa sagesse n'en reçoit aucune at-
« ^ ». Cette réponse ayant dé-
l'âme d'Aristippe teinte, aucune souillure. Or, si elles se ren-
goûté voluptueux de revenir à la
le riche contrent en effet dans son âme, quoique sans
charge, Aulu-Gelle demanda au philosophe, dommage pour sa sagesse et sa sérénité, c'est
non pour le railler, mais pour s'instruire, à la suite de ces avantages et de ces inconvé-
quelle avait été la cause de sa peur. Celui-ci, nients qu'ils se refusent à nommer des biens
s'empressant de satisfaire un homme sijaloux et des maux. Car enfin, si ce philosophe dont
d'acquérir des connaissances, tira de sa cas- parle Aulu-Gelle n'avait tenu aucun compte
sette un livre d'Epictète', où était exposée la de sa vie et des autres choses qu'il était me-
doctrine de ce philosophe, en tout conforme nacé de perdre en faisant naufrage, le dan-
aux principes de Zenon *et de Chrysippe, ger qu'il courait ne l'aurait point fait pâlir. Il
chefs de l'école stoïcienne. Aulu-Gelle dit pouvait en effet subir l'impression de la tem-
avoir lu dans ce livre que les Stoïciens admet- pête et maintenir son esprit ferme dans cette
tent certaines perceptions de l'âme qu'ils ,
pensée que .la vie et le salut du corps, mena-
aommeni fantaisies', et qui se produisent en cés par le naufrage, ne sont pas de ces biens
nous indépendamment de la volonté. Quand dont rend l'homme bon, comme
la possession

ces images sensibles viennent d'objets terri- fait celle de Quant à la distinction
la justice.
bles et formidables, il est impossible que des noms qu'il faut leur donner, c'est une
l'âme du sage n'en soit pas remuée : elle res- pure querelle de mots. Qu'importe enfin
sent donc quelque impression de crainte ,
qu'on donne ou qu'on refuse le nom de biens
quelque émotion de tristesse, ces passions aux avantages corporels? La crainte d'en être
prévenant en elle l'usage de la raison mais ; privé effraie et fait pâlir le stoïcien tout au-
tant que le péripatéticien ; s'ils ne les appel-
* Au livre xlï, ch. 1. lent pas du même nom, ils les estiment au
Voyez Diogène Laërce,
"

'
livre il,

Epictèle, philosophe sloicieo, florissait à la fin


§ 71.
du premier siècle
même prix. Aussi bien tous deux assurent
de l'ère chéiienne. Il n'a probablement rien
mais son disciple écril; que on leur imposait un crime sans qu'ils
si
Arrien a fait un recueil de ses maximes sous le nom de Manuel, et a
composé en outre sur la morale d'Epictète un ouvrage étendu dont
pussent l'éviter autrement que par la perte de
il nous reste quatre livres. tels objets, ils aimeraient mieux renoncer à
* Zenon de Cittium, fondateur de l'école stoïcienne, maître de
Cléanlhe et de Chrysippe. Il florissait environ 300 ans avant Jésus- des avantages qui ne regardent que la santé et
Christ. le bien-être du corps, que de se charger d'une
* De «avraîta, image, représentation. Voyez Cicéron, Acad. gu.,
hb, I, cap. 11. action qui viole la justice. C'est ainsi qu'un
182 LA CITE DE DIEU.

esprit où restent gravés les principes de la sa- d'accord avec la justice, soit qu'il nous dis-
gesse a beau sentir le trouble des passions qui pose à secourir l'indigence, soit qu'il nous
agitent les parties inférieures de l'âme, il ne rende indulgents au repentir. C'est pourquoi
les laisse pas prévaloir contre la raison ; loin Cicéron, si judicieux dans son éloquent lan-
d'y céder, il les domine, et, sur cette résis- gage, donne sans hésiter le nom de vertu à un
tance victorieuse il fonde
règne de la vertu. le sentiment que les Stoïciens ne rougissent pas
Tel Virgile a représenté sou héros, quand il de mettre au nombre des vices. El remarquez
a dit d'Enée : que ces mêmes philosophes conviennent que
les passions de cette espèce trouvent place
« Sou esprit reste inébranlable, tandis que ses yeui versent dans l'âme du sage, où aucun vice ne peut
inutilement des pleurs' ».
pénétrer ; c'est ce qui résulte du livre d'Epic-
tète, éminent stoïcien, qui d'ailleurs écrivait
CHAPITRE V. selon les principes des chefs de l'école, Zenon
et Chrysippe. en faut conclure qu'au fond,
Il
LES PASSIONS QUI ASSIÈGENT LES AMES CHRÉ-
ces passions qui ne peuvent rien dans l'âme
TIENNES, LOIN DE LES PORTER AU VICE, LES
du sage contre la raison et la vertu, ne sont
EXERCENT A LA VERTU.
pas pour les Stoïciens de véritables vices, et
II n'est pas nécessaire présentement d'ex- dès lors que leur doctrine, celle des Péripaté-
poser avec étendue ce qu'enseigne touchant ticiens et celle enfin des Platoniciens se con-

les passions, la sainte Ecriture, source de la fondent entièrement. Cicéron avait donc bien
science chrétienne. Qu'il nous suffise de dire raison de dire que ce n'est pas d'aujourd'hui
en général qu'elle soumet l'âme à Dieu pour que les disputes de mots mettent à la torture
en être gouvernée et secourue, et les pasï^ions la subtilité puérile des Grecs, plus amoureux
à la raison pour en être modérées, tenues en de la dispute que de la vérité'. Il y aurait
bride et tournées à un usage avoué par la pourtant une question sérieuse à traiter,
ici

vertu. Dans notre religion on ne se demande c'est de savoir si ce n'est point un effet de la
pas si une âme pieuse se met en colère, mais faiblesse inhérente à notre condition passagère

poiu'quoi elle s'y met; si elle est triste, mais de subir ces passions, alors même que nous
d'où vient sa tristesse si elle craint, mais ce ;
pratiquons le bien. Ainsi les saints anges pu-
qui fait l'objet de ses craintes. Aussi bien je nissent sans colère ceux que la loi éternelle de
doute qu'une personne douée de sens puisse Dieu leur ordonne de punir, comme ils assis-
trouver mauvais qu'on s'irrite contre un pé- tent les misérables sans éprouver la compas-
cheur pour le corriger, qu'on s'attriste des sion, et secourent ceux qu'ils aiment dans
souffrances d'un malheureux pour les soula- leurs périls sans ressentir la crainte ; et cepen-
ger, qu'on s'effraie à la vue d'un homme en dant, le langage ordinaire leur attribue ces
péril pour l'en arracher. C'est une maxime passions humaines à cause d'une certaine
habituelle du stoïcien, je le sais, de condam- ressemblance qui se rencontre entre nos ac-
ner la pitié" mais combien n'eiit-il pas été
;
tions et les leurs, malgré l'infirmité de notre

plus honorable au stoïcien d'Aulu-Gelle d'être nature. C'est ainsi que Dieu lui-même s'irrite,
ému de pitié pour un homme à tirer du dan- selon l'Ecriture, bien qu'aucune passion ne
ger que d'avoir peur du naufrage Et que Ci- !
puisse atteindre son essence immuable. Il
céron est mieux inspiré, plus humain, plus faut entendre par cette expression biblique
conforme aux sentiments des âmes pieuses, l'effetde la vengeance de Dieu et non l'agita-

quand il dit dans son éloge de César « Parmi : tion turbulente de la passion.
« vos vertus, la plus admirable et la plustou-

chante c'est la miséricorde' » Mais qu'est- ! CHAPITRE VI.

ce que la miséricorde, sinon la sympathie qui


DES PASSIONS QUI AGITENT LES DÉMONS, DE l'AVEU
nous associe à la misère d'autrui et nous
d'APILÉE QUI LEUR ATTRIBUE LE PRIVILÈGE
porte à la soulager? Or, ce mouvement de
d'assister les bommes auprès des dieux.
l'âme sert la raison toutes les fois qu'il est
Laissons de côté, pour le moment, la ques-
'
Enéide, livre iv, vers 449. tion des saints anges, et examinons cette
'
Voyez Sénèque, De Clem., lib. il, cap. 4 et 5.
'
CicéroD, Pro Ligar., cap, 13. • Cicéron, De oral., lib. i.cap. 11, § 17.
LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DÉMONS. i83

opinion platonicienne que les démons, qui de leur félicité. Cette fiction se réduit donc à
tiennent le milieu entre les dieux et les donner le nom
de dieux à des êtres qui ne
honunes, sont livrés au mouvement tumul- sont pas dieux, et Apulée ajoute qu'elle n'est
tueux des passions. En effet, si leur esprit, pas très-éloignée de la vérité, attendu que, au
tout en les subissant, restait libre et maître de nom près, ces êtres sont représentés selon
soi, Apulée ne nous le peindrait pas agité leur véritable nature, qui est celle des démons.
comme le nôtre par le souffle des passions et Telle est, à son avis, celte Minerve d'Homère
semblable à une mer orageuse'. Cet esprit qui intervient au milieu des Grecs pour em-
donc, cette partie supérieure de leur âme qui pêcher Achille d'outrager Agamemnon. Que
en fait des êtres raisonnables, et qui soumet- Minerve ait apparu aux Grecs, voilà la fiction

trait les passions turbulentes de la région poétique, selon Apulée, pour qui Minerve est
inférieure aux lois de la vertu et de la sagesse, une déesse qui habite loin du commerce des
si les démons pouvaient être sages et vertueux, mortels, dans la région éthérée, en compagnie
c'est cet esprit même qui, de l'aveu du pliilo- des dieux, qui sont tous des êtres heureux et
sophe platonicien, est agité par l'orage des bons. Mais qu'il y ait eu un démon favorable
passions. J'en conclus que l'esprit des démons aux Grecs et ennemi des Troyens, qu'un autre
est sujet à la convoitise, à la crainte, à la démon, auquel le même poète a donné le

colère et à toutes les alfections semblables. Où nom d'un des dieux qui habitent paisiblement
est donc cette partie d'eux-mêmes, libre, ca- le ciel, comme Mars et Vénus, ait favorisé au

pable de sagesse, qui les rend agréables aux contraire les Troyens en haine des Grecs;
dieux et utiles aux bommes de bien? Je vois enfin, qu'une lutte se soit engagée entre ces
des âmes livrées tout entières au joug des divers démons, animés de sentiments opposés,
passions et qui ne font servir la partie raison- voilà ce qui, pour Apulée, n'est pas un récit
nable de leur être qu'à séduire et à trom[ier, trèséloigné de la vérité. Les poëtes, eu elTet,

d'autant plus ardentes à l'œuvre qu'elles sont n'ont attribué ces passions qu'à des êtres qui
animées d'un plus violent désir de faire du sont en effet sujets aux mêmes passions que
mal. les hommes, aux mêmes tempêtes des émo-
CHAPITRE VU. tions contraires, capables, par conséquent,
d'éprouver de l'amour et de la haine, non
LES PLATOMCIENS CROIENT LES DIEUX OUTRAGÉS
selon la justice, mais à la manière du peuple
PAR LES FICTIONS DES POliTES, QUI LES REPRÉ-
du cirque,
qui, dans les chasses et les courses
SENTENT COMBATTUS PAR DES AFFECTIONS CON-
au gré de ses
se partage entre les adversaires
TRAIRES, CE QUI n'appartient QU'aUX DÉMONS.
aveugles préférences. Le grand souci du phi-
On dira peut-être que
en nous les poëtes, losophe platonicien, c'est uniquement qu'au
peignant les comme
amis ou ennemis
dieux lieu de rapporter ces fictions aux démons, on
de certains hommes, ont voulu parler, non ne prenne les poëtes à la lettre en les attri-
de tous les démons , mais seulement des buant aux dieux.
mauvais, de ceux-là mêmes qu'Apulée croit
agités par l'orage des passions. Mais comment CHAPITRE VIII.

admettre cette interprétation, quand Apulée,


comment APULÉE DÉFINIT LES DIEUX, HABITANTS
en attribuant les passions aux démons, ne fait
DU CIEL, LES DÉMONS, HABITANTS DE l'AIR, ET
entre eux aucune distinction et nous les
LES HOMMES, HABITANTS DE LA TERRE.
représente en général comme tenant le milieu
entre les dieux et les bommes à cause de leurs Si l'onreprend la définition des démons, il
corps aériens? Suivant ce philosophe, la fiction suffira d'un coup d'œil pour s'assurer qu'Apu-
des poëtes consiste à transformer les démons lée les caractérise tous indistinctement, quand
en dieux, et, grâce à l'impunité de la licence il quant au genre, des ani-
dit qu'ils sont,
poétique, à les partager à leur gré entre les maux, quant à l'âme, sujets aux i)assions,
hommes, comme protecteurs ou comme enne- quant àl'esprit, raisonnables, quant aux corps,
mis, tandis que les dieux sont infiniment au- aériens, quant au temps, éternels. Ces cinq
dessus de ces faiblesses des démons, et par qualités n'ont rien qui rapproche les démons
l'élévation de leur séjour et par la plénitude des hommes vertueux et les sépare des mé-
^ De deo Suer., p. 18. chants. Apulée, en effet, quand il passe des
184 LA CITÉ DE DIEU.

dieux habitants du ciel aux hommes habitants Si, en effet, quand il dit que l'immortalité est

de la terre, pour en venir plus tard aux dé- commune aux démons et aux dieux, il avait
mons qui habitent la région mitoyenne entre voulu faire entendre celle des esprits et non
ces deux extrémités, Apulée s'exprime ainsi : celle des corps, il aurait associé les hommes
« Les hommes, ces êtres qui jouissent de la à ce privilège, loin de les en exclure, puis-
« raison et possèdent la puissance de la parole, qu'en sa qualité de platonicien il croit les
a dont l'âme est inunortelle et les membres bommos en possession d'une âme immortelle.
a moribonds, esprits légers et inquiets, corf)s IN"a-t-il pas dit de l'homme, dans la descri-
a grossiers et corruptibles, différents par les ption citée plus haut Son âme est immortelle
:

«mœurs semblables par les illusions, d'une


et et ses membres moribonds ? Par conséquent,
a audace obstinée, d'une espérance tenace, ce qui sépare les hommes des dieux, quant à
« les hommes dont les travaux sont vains et l'éternité, c'est leur corps périssable; ce qui
«la fortune changeante, espèce immortelle en rapproche les démons, c'est seulement leur
a où chaque individu périt après avoir à son corps immortel.
a tour renouvelé les générations successives,
« dont la durée est courte, la sagesse tardive, CHAPITRE IX.
«la mort prompte, la vie plaintive, les
SI l'intercession des démons peut concilier
« hommes, dis-je, ont la terre pour séjour ».
AUX hommes la bienveillance des dieux.
Parmi tant de caractères communs à la plu-
part des hommes, Apulée a-t-il oublié celui Voilà d'étranges médiateurs entre les dieux
qui est propre à un petit nombre, la saç/esse et les hommes, et de singuliers dispensateurs
tardive ? S'il l'eût passé sous silence, cette des faveurs célestes ! La partie la meilleure de
description, si soigneusement tracée, n'eût l'animal, l'âme, c'est ce qu'il y a de vicieux
pas été complète. De même, quand il veut en eux, comme dans l'homme; et ce qu'ils ont
faire ressortir l'excellence des dieux, il insiste de meilleur, ce qui est immortel en eux
sur cette béatitude qui leur est propre et où comme chez les dieux, c'est la pire partie de
les hommes s'efforcent de parvenir par la l'animal, le corps. L'animal, en effet, se com-
sagesse. Certes, s'il avait voulu nous persua- pose de corps et d'âme, et l'âme est meilleure
der de
qu'il y a bons démons, il aurait placé que le corps; même faible et vicieuse, elle
dans la description de ces êtres quelque trait vaut mieux que le corps le plus vigoureux et
qui les rapprochât des dieux par la béatitude, le plus parce que l'excellence de sa
sain,
ou des hommes par la sagesse. Point du tout, nature se maintient jusque dans ses vices, de
il n'indique aucun attribut qui fasse distin- même que l'or, souillé de fange, reste plus
guer les bons d'avec les méchants. Si donc il précieux que l'argent ou le plomb le plus pur.
n'a pas dévoilé librement leur malice, moins Or, il arrive que ces médiateurs, chargés
par crainte de les offenser que pour ne pas d'unir la terre avec le ciel, n'ont de commun
choquer leurs adorateurs devant qui il parlait, avec les dieux qu'un corps éternel,
par et sont

il n'en a pas moins indiqué aux esprits éclai- l'âme aussi vicieux que les hommes comme si ;

rés ce qu'il faut penser à cet égard. En effet, cette religion, qui rattache les hommes aux
il affirme que tous les dieux sont bons et heu- dieux par l'entremise des démons, consistait,
reux, et, les affranchissant de ces passions non dans l'esprit, mais dans le corps. Quel
turbulentes qui agitent démons, il ne les est donc le principe de malignité ou plutôt de
laisse entre ceux-ci et les dieux d'autre point justice qui tient ces faux et perfides médiateurs
commun qu'un corps éternel. Quand, au con- comme suspendus la tète en bas, la partie infé-

traire, il parle de l'âme des démons, c'est aux rieure de leur être, le corps, engagé avec les
hommes et non pas aux dieux qu'il les assi- natures supérieures, la partie supérieure,
mile par cet endroit et encore, quel est le
; l'âme, avec les inférieures, unis aux dieux du
trait de ressemblance? ce n'est pas la sagesse, ciel par la partie qui obéit, malheureux comme
à laquelle les hommes peuvent participer; ce les habitanis de la terre par la partie qui
sont les passions, ces tyrans des âmes faibles commande ? car le corps est un esclave, et,
et mauvaises, que les hommes
sages et bons comme dit Salluste : « A l'âme appartient le

parviennent à vaincre, mais dont ils aime- « commandement et au corps l'obéissance' » A .

raient mieux encore n'avoir pas à triompher. * Catil., cap. 1.


LIVRE IX. DEUX ESPÈCES DE DÉMONS. 185

quoi il ajoute : « Celle-là nous est commune âme misérable ils avaient au moins mé-
« avec les dieux, et celui-ci avec les brutes ». rité d'avoir comme eux un corps mortel,
C'est lie l'homme, en ell'et, que parle ici Sal- pourvu toutefois qu'ils fussent capables de
luste, et les hommes ont, comme les brutes, quelque sentiment de piété qui assurât un
un corps morlel. Or, les démons, dont nos terme à leur misère dans le repos de la mort.
philosophes veulent faire les intercesseius de Or, non-seulement ils ne sont pas plus heu-
l'homme auprès des dieux, pourraient dire de reux que les hommes, ayant comme eux une
leur âme et de leur corps : «Celle-là nous est âme misérable, mais ils sont même plus mal-
« commune avec les dieux, et celui-ci avec heureux, parce qu'ils sont enchaînés à leur
« les hommes ». Qu'importe ? Ils n'en sont pas corps pour l'éternité car il ne faut pas ;

moins, comme je l'ai dit, suspendus et en- croire qu'ils puissent à la longue se trans-
chaînés la tète en bas, participant des dieux former en dieux par leurs progrès dans la piété
par le cor[)s et des malheureux humains par et la sagesse Apulée dit nettement que la
;

l'âme, exaltés dans la partie esclave et infé- condition des démons est éternelle.
rieure, abaissés dans la partie maîtresse et su-
périeure. Et, de la sorte, s'il est vrai qu'ils CHAPITRE XI.
aient l'éternité en partage, ainsi que les dieux,
DU SENTIMENT DES PLATONICIENS, QUE LES AMES
parce que leur âme n'est point sujette, comme
DES HOMMES DEVIENNENT DES DÉMONS APRÈS
celle des animaux terrestres, à se séparer du
LA MORT.
corps, il ne faut point pour cela regarder leur
corps comme le char d'un éternel triomphe, H dit encore, je le sais
', que les âmes des

mais plutôt comme la chaîne d'un su|)plice hommes sont des démons, que les hommes
éternel. deviennent des lares s'ils ont bien vécu, et des
CHAPITRE X. lémuresou des larves s'ilsont mal vécu; enfin,
qu'on les appelle dieux mânes, quand on
LES HOMMES, d'APRÈS LES PRINCIPES DE PLOTIN,
ignore s'ils ont vécu bien ou mal. Mais est-il
SONT MOINS MALHEUREUX DANS UN CORPS MOR-
nécessaire de réfléchir longtemps pour voir
TEL QUE LES DÉMONS DANS UN CORPS ÉTERNEL.
quelle large porte cette opinion ouvre à la cor-
Le philosophe Plotin, de récente mémoire \ ruption des mœurs ? Plus les hommes auront
qui passe pour avoir mieux que personne en- de penchant au mal, plus ils deviendront mé-
tendu Platon% dit au sujet de l'âme humaine: chants, étant convaincus qu'ils sont destinés
« Le Père, dans sa miséricorde, lui a fait des à devenir larves ou dieux mânes, et qu'après
« liens mortels^ ». Il a donc cru que c'est une leur mort on leur offrira des sacrifices et des
œuvre de la miséricorde divine d'avoir donné honneurs divins pour les inviter à faire du
aux hommes un corps périssable, afin qu'ils mal car le même Apulée (et ceci soulève une
;

ne soient pas enchaînés pour toujours aux autre question) définit ailleurs les larves des :

misères de cette vie. Or, les démons ont été hommes devenus des démons malfaisants. H
jugés indignes de cette miséricorde, puisque prétend aussi ^ que les bienheureux se nom-
avec une âme misérable et sujette aux passions, ment en grec £ù^a;«.ov£;,
de bonnes à titre
comme celle des hommes, ils ont reçu un âmes, c'est-à-dire de bons démons, témoi-
corps,non périssable, mais immortel. As- gnant ainsi de nouveau qu'à son avis les âmes
surément ils seraient plus heureux que les des hommes sont des démons.
hommes, s'ils avaient comme eux un corps
morlel et comme les âme heureuse.
dieux une CHAPITRE XII,
Ils seraient égaux aux hommes, si avec une
DES TROIS QUALITÉS CONTRAIRES QUI, SUIVANT LES
' Plotin, disciple d'Ammonius Saccas et maître de Porphyre né
PLATONICIENS , DISTINGUENT LA NATURE DES
à Lycopolis en 205, mort en 270, sous l'empereur Anrélieo, DÉMONS DE CELLE DES HOMMES.
• Saint Augustin exprime plus fortement encore le même senti-
ment dans ce remarquable passage : a Cette voix de Platon, la plus
a pure et la plus éclatante qu'il y ait dans la philosophie, Mais ne parlons maintenant que des démons
s'est re-
trouvée dans la bouche de Plotin, si semblable à lui qu'ils parais-
a
proprement dits, de ceux qu'Apulée a définis:
flsent contemporains, et cependant assez éloigné de lui par
le
« temps pour que le premier des deux semble ressuscité dans
M l'autre o . {Contra Acad.y lib. ur, n. 41). * Il est clair que ce n'est plus Plotin, mais Apulée, que cite saint
* Ce passage est dans les Ennéades, ouvrage posthume de Plotin Augustin. Voyez De deo Socr., p, 50.
*
édité par Porphyre. Voyez la le Ennéade, livre ai, ch. 12. De deo Socr., p. 49 et 50.
186 LA CITÉ DE DIEU.

quant au genre, des animaux quant à l'esprit, ; des bêles ou des plantes, dans lesquelles il n'y
raisonnables quant à ràine, sujets aux pas-
; a ni raison, ni sentiment, ou encore comme
sions quant au corps, aériens
;
quant au ;
on dit du milieu qu'il n'est ni le plus haut ni
temps, éternels. Apres avoir placé les dieux au le plus bas. De même on ne peut pas dire des
ciel et les hommes sur la terre, séparant ces démons qu'ils ne sont ni mortels ni immor-
deux classes d'êlres tant par la distance des tels ; car tout ce qui vit, ou vit toujours, ou
lieux que par l'inégalité des natures, il con- cesse de vivre. Apulée d'ailleurs se prononce
clut en ces termes « Vous avez donc deux
: et fait les démons éternels. A quelle conclu-
« sortes d'animaux, les hommes d'une pnrt, et sion aboutir, sinon que, outre ces qualités con-
ode l'autre les dieux, si différents des hommes traires, les démons, êtres mitoyens, doivent
«par la hauteur de leur séjour, par la durée emprunter un de leurs attributs à la série des
a éternelle de leur vie et par la perfection de qualités supérieures, et un autre à celle des
«leur nature, en sorte qu'il n'y a entre eux inférieures ? Supposez, en effet, qu'ils eussent,
« aucune communication prochaine; car le ciel soit les delix qualités supérieures, soit les
oest séparé de la terre par un espace immense: deux autres, ne seraient plus des êtres mi-
ils

a en haut, une vie éternelleet indéfectible, en toyens, ils s'élèveraient en haut ou se précipi-
«bas, une vie faible et caduque ; enfin, les teraient en bas. Et comme il a été prouvé
«esprits célestes planent au faîte de la béati- qu'ils doivent posséder une des qualités con-
«tude; les hommes sont plongés dans les traires, il que pour tenir le milieu
faut bien
« abîmes de la misère '
». Voilà donc les trois ils en prennent une de chaque côté. Or, ils

qualités contraires qui séparent les natures ne peuvent emprunter aux natures terrestres
extrêmes, la plus haute et la plus basse. Apulée l'éternité qui n'y est pas la prenant donc ;

reproduit ici, quoiqu'en d'autres termes, les nécessairement aux êtres célestes, il faut, pour
trois caractères d'excellence qu'il attribue aux accomplir leur nature mitoyenne, qu'ils pren-
dieux, et il leur oppose les trois caractères nent la misère aux êtres inférieurs.
d'infériorité inhérentsà la condition humaine. Ainsi, selon les Platoniciens, les dieux qui
Les trois attributs des dieux sont la sublimité occupent la plus haute partie du monde pos-
du séjour, l'éternité de la vie, la perfection de sèdent une éternité bienheureuse ou une béa-
la nature ; les trois caractères opposés des titude éternelle les hommes, qui habitent la
;

hommes sont : un séjour inférieur, une vie plus basse, une misère caduque ou une cadu-
mortelle, une condition misérable. cité misérable, et les démons, qui sont au mi-
lieu, une misère immortelle ou une misé-
CHAPITRE XIll. rable immortalité. Au reste, Apulée, par les

cinq caractères qu'il attribue aux démons en


SI LES DÉMONS PEUVEM ÊTRE MÉDIATEURS ENTRE
les définissant, n'a pas montré, comme il
LES DIEUX ET LES HOMMES, SANS AVOIR AVEC
l'avait promis, qu'ils soient intermédiaires
EUX AUCUN POINT COMMUN, N'ÉTANT PAS HEU-
entre les dieux et les hommes « Ils ont, dit- :

REUX, COMME LES DIEUX, NI MISÉR.\BLES,


« il, trois points communs avec nous, étant des
COMME LES HOMMES.
a animaux quant au genre, des êtres raison-
Si nous considérons maintenant les démons « nables quant à l'esprit, et quant à l'âme des
SOUS ces trois points de vue, il n'y a pas de dif- a natures sujettes aux passions » ; il ajoute qu'ils
ficulté touchant le lieu de leur séjour ; car ont un trait commun avec les dieux, savoir:
entre la région la ])lus haute et la plus basse l'éternité, et cjue l'attribut qui leur est propre,
se trouve évidemment un milieu. Mais il reste c'est un corps aérien. y voir Comment donc
deux qualités qu'il faut examiner avec soin, des natures mitoyennes entre la plus excellente
pour voir si elles sont étrangères aux démons, et la plus imparfaite, puisqu'ils n'ont avec
ou, au cas qu'elles leur appartiennent, com- celle-ci qu'un point commun et qu'ils en ont
ment elles s'accordent avec leur position mi- trois avec celle-là ? N'est-il pas clair qu'ils
toyenne. Or, elles ne sauraient leur être étran- s'éloignent ainsi du milieu et penchent vers
gères. On ne peut ])as dire, en effet, des l'extréniilé intérieure? Toutefois, il y aurait un

démons, animaux raisonnables, qu'ils ne sont moyen de soutenir qu'ils tiennent le milieu,
ni heureux ni malheureux, comme on le dit et le voici : On pourrait alléguer que, outre
'
De deo Socr., p, 44. leurs cinq qualités, il y en a une qui leur est
LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DÉMONS. 187

propre, savoir, un corps aérien, de même que avec les hommes et l'autre avec les dieux.
les dieux et les hommes en ont une aussi qui que l'homme est en quelque façon
C'est ainsi
les dislingue respectivement, les dieux un un être mitoyen entre les bêles et les anges.
corps céleste, et les hommes un corps ter- Puisque la bête est un animal sans raison et
restre; déplus, deux de ces qualités sont com- mortel, et l'ange un animal raisonnable et
munes à tous, savoir le genre animal et la immorlel, on peut dire que l'homme est entre
raison ( car Apulée dit, en parlant des dieux les deux, mortel comme les bêles, raisonnable

et des hommes : « Voilà deux sortes d'ani- comme anges en un mot, animal raison-
les ;

omaux»,etIes Platoniciens ne parlent jamais nable mortel. Lors donc que nous cher-
et
des dieux que comme d'esprits raisonnables) ;
chons un ternie moyen entre les bienheureux
restent deux qualités, l'âme sujette aux pas- immortels et les mortels misérables, il faut
sions, et la durée éternelle : or, la première pour le trouver, ou qu'un mortel soit bien-
leur est commune avec les hommes, et la se- heureux, ou qu'un immortel soit misérable.
conde avec les dieux, ce qui achève de les
placer en un parfait équilibre entre les dieux CHAPITRE XIV.
et les hommes. Mais de quoi servirait-il à nos
si LES HOMMES, EN TANT QUE MORTELS, PEUVENT
adversaires d'entendre ainsi les choses, puis-
ÊTRE HEUREUX.
que réunion de ces deux dernières qua-
c'est la
lités qui constitue l'éternité misérable et la C'est une grande question parmi les hommes

misère éternelle des démons? Et certes, celui que celle-ci l'homme peut-il être mortel
;

qui a dit Les démons ont l'âme sujette aux


:
et bienheureux? Quelques-uns, considérant

passions, aurait ajouté qu'ils l'ont misérable, humblement notre condition ont nié que ,

s'il n'eût rougi pour leurs adorateurs. Si donc, l'honune fût capable de béatitude tant qu'il
du propre aveu des Platoniciens, le monde est est dans les liens de la vie mortelle d'autres ;

gouverné par la Providence divine, il faut con- '


ont exalté à tel point la nature humaine, qu'ils
clure que la misère des démons n'est éter- ont osé dire que les sages, même en cette vie,
nelle que parce que leur malice est énorme. peuvent posséder le parfait bonheur. Si ces
Si on donne avec raison aux bienheureux derniers ont raison, pourquoi ne pas dire que
le nom d'eudémons, ils ne sont donc pas eu- les sages sont les vrais intermédiaires entre

démons démons intermédiaires entre les


ces les mortels misérables elles bienheureux im-
dieux hommes. Oîi metlra-t-on dès lors
et les mortels puisqu'ils partagent avec ceux-là
,

ces bons démons qui, au-dessus des hommes, l'existence mortelle et avec ceux-ci la béati-

mais au-dessous des dieux, prêtent à ceux-là tude ? Or, s'ils sont bienheureux, ils ne portent

leur asststance et à ceux-ci leur ministère? d'envie à personne; car, quoi de plus misérable
S'ils sont bons et éternels, ils sont sans doute que l'envie ? Ils veillent donc sur les misérables
éternellement heureux. Or, cette félicité éter- mortels, afin de les aider de tout leur pouvoir
nelle ne leur permet pas de tenir le milieu à acquérir la béatitude et à posséder a|)rès la
entre les dieux et les hommes, parce qu'elle mort une vie immortelle dans la société des
les rapproche autant des |)remiers qu'elle les anges immortels et bienheureux.
éloigne des seconds. 11 suit de là que ces [ihi-
losophes en vain de montrer
s'efforceront CHAPITRE XV.
comment les bons démons, s'ils sont immortels
DE JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU
et bienheureux, tiennent le milieu entre les
ET LES HOMMES.
dieux heureux et immortels et les hommes
mortels et misérables car, du moment qu'ils
; S'il est vrai, au contraire, suivant l'opinion
partagent avec les dieux la béatitude et l'im- la plus plausible et la plus probable, que tous
mortalité, deux qualités que les hommes ne les hommes soient misérables tant qu'ils sont
possèdent point, n'y a-t-il pas plus de raison mortels, on doit chercher un médiateur qui
de dire qu'ils sont fort éloignés des hommes ne soit pas seulement homme, mais qui soit
et fort voisins des dieux, que de prétendre aussi Dieu, afin qu'étant tout ensemble mortel
qu'ils tiennent le milieu entre les dieux et les et bienheureux, il conduise les hommes de la
hommes? Cela serait soutenable s'ils avaient misère mortelle à la bienheureuse immorta-
deux qualités, dont l'une leur fût commune lité. Il ne fallait pas que ce médiateur ne fût
188 LA CITÉ DE DIEU.

pas mortel, ni qu'il restât mortel. Or, il s'est pare les amis, et un bon intermédiaire qui con-
faitmortel en ])renant notre chair infirme sans cilie les ennemis. Et s'il y a plusieurs intermé-

infirmer sa divinité de Verbe, et il n'est pas diaires qui séparent, c'est que la multitude
resté dans sa cliair mortelle i)uisqu'il Ta res- des bienheureux ne jouit de béatitude que
la
suscifée d'entre les morts ; et c'est le fruit par son union avec le seul vrai Dieu, tandis
même de sa médiation que ceux dont il s'est que la multitude des mauvais anges, dont le
fait le libérateur ne restent pas éternellement malheur consiste à être privés de cette union,
dans la mort de la chair. Ainsi, il fallait que est plutôt un obstacle qu'un moyen : légion
ce médiateur entre Dieu et nous eût une mor- sans cesse bourdonnante qui nous détourne de
talité passagère et une béatitude permanente, ce bien uniiiue d'où dé[)end notre bonheur, et
afin d'être semblable aux mortels par sa nature pour lequel nous avons besoin, non de plu-
passagère et de les transporter au-dessus de sieurs médiateurs, mais d'un seul, et de celui-
la vie mortelle dans la région du permanent. là même dont la participation nous rend heu-
Les bons anges ne peuvent donc tenir le milieu reux, c'est-à-dire du Verbe incréé, Créateur
entre les mortels misérables et les bienheureux de toutes choses. Toutefois il n'est pas média-
immortels, étant eux-mêmes immortels et teur en tant que Verbe comme tel, il possède
;

bienheureux ma.is les mauvais anges


; le une immortalité et une béatitude souveraines
peuvent, étant misérables comme ceux-là et qui l'éloignent infiniment des misérables mor-
immortels comme ceux-ci. C'est à ces mauvais tels; maismédiateur en tant qu'homme,
il est
anges qu'est opposé le bon médiateur qui, à pour
ce qui fait voir qu'il n'est pas nécessaire,
rencontre de leur immortalité et de leur mi- parvenir à la béatitude, que nous cherchions
sère, a voulu être mortel pour un temps et a d'autres médiateurs, le Dieu bienheureux,
pu se maintenir heureux dans l'éternité; et source de la béatitude, nous ayant lui-même
c'est ainsi qu'il a vaincu ces immortels su- abrégé le chemin qui conduità sa divinité. En
perbes et ces dangereux misérables par l'hu- nous délivrant de cette vie mortelle et misé-
milité de sa mort et la douceur bienfaisante rable, il ne nous conduit pas en effet vers ses
de sa béatitude, afin qu'ils ne puissent se servir anges bienheureux et immortels pour nous
du prestige orgueilleux de leur immortalité rendre bienheureux et immortels par la par-
pour entraîner avec eux dans leur misère ceux ticipation de leur essence, mais il nous con-
qu'il a délivrés de leur domination impure en duit vers cette Trinité même dont la partici-
purifiant leurs cœurs par la foi. pation faille bonheur des anges. Ainsi, quand
Quel médiateur l'homme mortel et misé- pour médiateur il a voulu s'abaisser au-
être
rable, infiniment éloigné des immortels et des dessous des anges et prendre la nature d'un
bienheureux, choisira-t-il donc pour parvenir esclave ', il est resté au-dessus des anges dans
à l'immortalité et à la béatitude? Ce qui peut sa nature de Dieu, identique à soi sous sa
plaire dans l'immortalité des démons est mi- double forme, voie de la vie sur la terre^ vie
sérable, et ce qui peut choquer dans la nature dans le ciel.
mortelle de Jésus-Christ n'existe plus. Là est à
redouter une misère éternelle ici la mort n'est
; CHAPITRE XVI.
point à craindre, puisqu'elle ne saurait être
s'il est raisonnable acx platoniciens de con-
éternelle, et la béatitude est souverainement
cevoir LES DIEL'X comme ÉLOIGNÉS DE TOUT
aimable, puisqu'elle durera éternellement.
COMMERCE AVEC LA TERRE ET DE TOUTE COM-
L'immortel malheureux ne s'interpose donc
MUNICATION AVEC LES HOMMES, DE FAÇON A
que pour nous empêcher d'arriver à l'immor-
RENDRE NÉCESSAIRE L'INTERCESSION DES DÉ-
talité bienheureuse, attendu que la misère qui
MONS.
empêched'y parvenir subsiste toujours en lui;
et, au contraire, le mortel bienheureux ne Rien n'est moins vrai que cette maxime at-
s'est rendu médiateur qu'afin de rendre les tribuée par Apulée à Platon ^ : « Aucun dieu ne
morts immortels au .sortir de cette vie, comme
il l'a montré en sa propre personne par la ré- ' Pbilipp., Ti, 7.

Ce passage ne prouve-t-il pas que saint Augustin n'avait poioi


^
surrection, et de faire parvenir les misérables sous les yeux les Dialogues, et ne citait guère Platon que sur la foi
à la félicité que lui-même n'a jamais perdue. des PlatoniLiens latins ? La maxime ici discutée est textuellement
dans le Bouquet. Voyez le discours de Diotime, Irad. de M. Cousin,
Il y a donc un mauvais intermédiaire qui sé- t. VI, p. 299.
LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DÉMONS. 189

a communique avec Tbomme ». Apulée ajoute des corps hiunains, eux qui respirent sans
que la principale marque de la grandeur des souillure l'odeur fétide qu'exhalent dans les
dieux, c'est de n'être jamais souillés du contact immolées.
sacrifices les cadavres des victimes
des hommes '. 11 avoue donc que les démons Quant au goût, comme les dieux n'ont pas
en sont souillés, et dès lors il est impossible besoin de manger pour entretenir leur vie, il
qu'ils rendent purs ceux qui les souillent, de n'y a point à craindre que la faim les oblige
sorte que les démons par ,
le contact des à demander aux hommes des aliments. Reste
hommes, et les hommes, par le culte des dé- le toucher, qui dépend de la volonté. Je sais

mons, deviennent également impurs. A moins qu'en parlant du contact des êtres, on a sur-
qu'on ne dise que les démons peuvent entrer tout en vue le toucher; mais qu'est-ce qui
en commerce avec les hommes sans en rece- empêcherait les dieux d'entrer en commerce
voir aucune souillure mais alors les démons; avec hommes, de les voir et d'en être vus,
les

valent mieux que les dieux, puisqu'on dit de entendre et d'en être entendus, et tout
les
que les dieux seraient souillés par le com- cela sans les toucher ? Les hommes n'ose-
merce des hommes, et que leur premier ca- raient pas désirer une faveur si particulière,
ractère, c'est d'habiter loin de la terre à une jouissant déjà du plaisir de voir les dieux et
telle hauteur qu'aucun contact humain ne de les entendre; et supposé que la curiosité
peut les souiller. Apulée affirme encore que leur donnât cette hardiesse comment s'y ,

le Dieu souverain, Créateur de toutes choses, prendraient-ils pour toucher un dieu ou un


qui est pour nous le vrai Dieu, est le seul, démon, eux qui ne sauraient toucher un pas-
suivant Platon, dont aucune parole humaine sereau sans l'avoir fait prisonnier ?
ne puisse donner la plus faible idée; à peine Les dieux pourraient donc fort bien com-
est-il réservé aux sages, quand ils se sont sé- muniquer corporellementaux hommes par la
parés du corps autant que possible par la vi- voix et par la parole. Car prétendre que ce
gueur de leur esprit, de concevoir Dieu, et commerce les souillerait, quoiqu'il ne souille
cette conception est comme un rapide éclair pas les démons, c'est avancer, comme je l'ai

qui fait passer un rayon de lumière à travers dit plus haut, que dieux peuvent être
les
d'épaisses ténèbres. Or, s'il est vrai que ce souillés et que les démons ne sauraient l'être.
Dieu, vraiment supérieur à toutes choses, soit Que si l'on prétend que les démons en re-
présent à l'âme affranchie des sages d'une çoivent une souillure, en quoi dès lors ser-
même pour un
façon intelligible et ineffable, vent-ils aux hommes pour acquérir la félicité
temps, même
dans le plus rapide éclair, et si après cette vie, leur propre souillure s'oppo-
cette présence ne lui est point une souillure, sant à ce qu'ils rendent les hommes purs et
pourquoi placer les dieux à une distance si capables d'union avec les dieux ? Or, s'ils ne
grande de la terre, sous prétexte de ne point remplissent pas cet objet spécial de leur mé-
les souiller par le contact de l'homme ? Et diation, elle devient absolument inutile; et je
puis, ne suffit-il pas de voir ces corps célestes demande alors si leur action sur les hommes
dont la lumière éclaire la terre autant qu'elle ne consisterait pas, non à les faire passer
en a besoin ? Or, si les astres, qu'Apulée pré- après la mort dans le séjour des dieux, mais
tend être des dieux visibles, ne sont {)oint à les garder avec eux, couverts des mêmes
souillés par notre regard, pourquoi les dé- condamnés à la même misère. A
souillures et
mons le seraient-ils, quoique vus de plus moins qu'on ne s'avise de dire que les dé-
près ? A moins qu'on n'aille s'imaginer que mons, semblables à des éponges, nettoient les
les dieux seraient souillés, non par le regard hommes de telle façon qu'ils deviennent eux-
des hommes, mais par leur voix, et que c'est mêmes d'autant plus sales qu'ils rendent les
pour cela sans doute que les démons habitent hommes plus purs. Mais, s'il en est ainsi, il
la région moyenne, afin que la voix humaine en résultera que les dieux qui ont évité le
soittransmise aux dieux sans qu'ils en re- commerce des hommes
de crainte de souil-
çoiventaucune souillure. Parlerai-je des autres lure, seront infiniment plus souillés par celui
sens ? Les dieux, s'ils étaient présents sur la des dénions. Dira-t-on qu'il dépend peut-être
terre,ne seraient pas plus souillés par l'odo- des dieux de purifier les démons souillés par
rat que ne le sont les démons par les vapeurs les hommes sans se souiller eux-mêmes, ce
* De deo Socr.^ p. -14. (lu'ils n'ont pas le pouvoir de faire à l'égard
i90 LA CITÉ DE DIEU.

des hommes ? Qui pourrait penser de la sorte, gères. Et comme il n'y a aucun rapport entre
à moins d'être totalement aveuglé par les dé- ces objets impurs et la pureté immortelle d'en
mons ? Quoi 1 pour
si l'on est souillé, soit haut, elle a besoin d'un médiateur, mais non
voir, soit pour être vu, voilà
d'une les dieux, pas d'un médiateur qui tienne aux choses su-
part, qui sont nécessairement vus par les périeures par un corps immortel et aux choses
lionimes, puisque, suivant Apulée, les astres inférieures par une âme malade, de crainte
et tous ces corps célestes que le poète appelle qu'il ne soit moins porté à nous guérir qu'à
lesflambeaux éclatants de l'univers ', sont des nous envier le bienfait de la guérison; il nous
dieux visibles et, d'un autre côté, voilà les
; faut un médiateur qui, s'unissant à notre na-
dénions qui, n'étant vus que si cela leur con- ture mortelle, nous prête un secours divin
vient, sont à l'abri de cette souillure 1 Ou si par la justice de son esprit immortel, et s'a-
l'on n'est pas souillé pour
mais pour
être vu, baisse jusqu'à nous pour nous purifier et
voir, que les Platoniciens alors ne nous disent nous délivrer, sans descendre pourtant de ces
pas que les astres, qu'ils croient être des régions sublimes où le maintient, non une
dieux, voient les hommes quand ils dardent distance locale, mais sa parfaite ressemblance
leurs rayons sur la terre. Et cependant ces avec son Père. Loin de nous la pensée qu'un
rayons se répandent sur les objets les plus tel médiateur ait craint de souiller sa divinité
immondes sans en être souillés comment : incorruptible en revêtant la nature humaine
donc les dieux le seraient-ils pour communi- et en vivant, comme homme, dans la société
quer avec les hommes, alors même qu'ils se- des hommes. Il nous a en elïet donné par son
raient obligés de les toucher jiour les secou- incarnation ces deux grands enseignements,
rir ? Les rayons du soleil et de la lune d'abord que la vraie divinité ne peut recevoir
touchent la terre, et leur lumière n'en est pas de la chair aucune souillure, et puis que les
moins pure. démons, pour n'être point de chair, ne valent
pas mieux que nous. Voilà donc, selon les
CHAPITRE XVII. termes de la suinte Ecriture, « ce médiateur
« entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
POUR ACQUÉRIU LA VIE BIENHEUREUSE, QUI CON-
« homme », égal à son Père par la divinité,
'

SISTE A PARTICIPER AU SOUVERAIN BIEN, L'HOMME


et devenu par son humanité semblable à
n'a pas besoin de médiateurs tels que les
nous; mais ce n'est pas ici le lieu de dévelop-
démons, mais du seul vrai médiateur, qui
per ces vérités.
est le christ.

J'admire en vérité comment de si savants CHAPITRE XVIII.


hommes, qui comptent pour rien les choses
DE LA FOURBERIE DES DÉMONS, QUI EN NOUS
corporelles et sensibles au prix des choses
PROMETTANT DE NOUS CONDUIRE A DIEU NE
incorporelles et intelligibles, nous viennent
CHERCHENT QU'A NOUS DÉTOURNER DE LA VOIE
parler du contact corporel quand il s'agit de
DE LA VÉRITÉ.
la béatitude. Que signifie alors cette parole
de Plotin Fuyons, fuyons vers notre chère
: a Quant aux démons, ces faux et fallacieux
« patrie. Là
Père et tout le reste avec
est le médiateurs qui, tout en ayant souvent trahi
« lui. Mais quelle flotte ou quel autre moyen par leurs œuvres leur malice et leur misère,
« nous y conduira ? le vrai moyen, c'est de ne s'efforcent pas moins toutefois, grâce à
«devenir semblable à Dieu ^ ». Si donc on leurs corps aériens et aux lieux qu'ils ha-
s'approche d'autant plus de Dieu qu'on lui bitent, d'arrêter les progrès de nos âmes, ils
devient plus semblable, ce n'est qu'en cessant sont si loin de nous ouvrir la voie pour aller
de lui ressembler qu'on s'éloigne de lui. Or, à Dieu, qu'ils nous empêchent de nous y
l'âme de l'homme ressemble d'autant moins maintenir. Ce n'est pas en efl'et par la voie
à cet Etre éternel et immuable qu'elle a plus corporelle, voie d'erreur et de mensonge, où
de goût pour les choses temporelles et passa- ne marche pas la justice, que nous devons
nous élever à Dieu, mais par la voie spiri-
* Virgile, Géorgigues, livre i, vers 5, 6.
* 11 que saint Augustin n'a pas le texte de Plotin sous
est clair tuelle, c'est-à-dire par une ressemblance in-
les yeux. Il cite de mémoire et par fragments épars le passage cé-
corporelle avec lui. Et c'est néanmoins dans
lèbre des Eiméades, i, livre vi, cb. 8 ^£Ûyt^fj.sv d'vj jpt7y,v é^ 7Ta-
:

rfilâct, aiv)9sïTe/55v ofv t(î, x. t. /. (Cf. Ibid., livre ii, ch. 3.) ' 1 Tim. lî, 1.
LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DÉMONS. 191

cette voie corporelle qui, selon les amis des CHAPITRE XX.
démons, est occupée par les esprits aériens
DE LA SCIENCE QUI REND LES DÉMONS SUPERBES.
comme un lieu intermédiaire entre les dieux
habitants du ciel et les hommes habitants de Toutefois, si nous consultons les livres

la terre que les Platoniciens voient un avan-


,
saints, l'origine même du mot démon pré-
tage précieux pour les dieux, sous prétexte sente une particularité qui mérite d'être con-
que l'intervalle les met à l'abri de tout con- nue. Il vient d'un mot grec qui signifie
tact humain. Ainsi ils croient plutôt les dé- savant '. Or, l'Apôtre, inspiré du Saint-Es-
mons souillés par les hommes que les hommes prit, dit « La science enfle, mais la charité
:

purifiés par les démons, et ils estiment pa- « édifie ^ » ; ce qui signifie que la science ne
reillement que les dieux eux-mêmes n'au- sert qu'à condition d'être accom[)agnée par la

raient pu échapper à la souillure sans l'inter- charité, sans laquelle elle enfle le cœur et le

valle qni les sépare des hommes. Qui serait remplit du vent de la vaine gloire. Les dé-
assez malheureux pour espérer sa pui'iflcation mons ont donc la science, mais sans la cha-
dans une voie où l'on dit que les hommes rité, et c'est ce qui les enfle d'une telle su-

souillent, que les démons sont souillés et que perbe qu'ils ont exigé les honneurs et le culte

les dieux peuvent l'être, et pour ne pas choi- qu'ils savent n'être dus qu'au vrai Dieu, et
sir de préférence la voie où l'on évite les dé- l'exigent encore de tous ceux qu'ils peuvent
mons corrupteurs et où le Dieu immuable séduire. Contre cette superbe des démons,
purifie les hommes de toutes leurs souillures sous le joug de laquelle le genre humain était
pour les faire entrer dans la société incorrup- courbé pour sa juste punition, s'élève la puis-
tible des anges ? sance victorieuse de l'humilité qui nous
montre un Dieu sous la forme d'un esclave;
CHAPITRE XIX. mais c'est ce que ne comprennent pas les
LE NOM DE DÉMONS NE SE PREND JAMAIS EN BONNE hommes dont l'âme est enflée d'une impu-
PART, MÊME CHEZ LEURS ADORATEURS. reté fastueuse, semblables aux démons par
Comme plusieurs de ces démonolâtres, entre la superbe, non par la science.
autres Labéon, assurent qu'on donne aussi le
nom d'anges à ceux qu'ils appellent démons, CHAPITRE XXI.
il pour ne point paraître dis-
est nécessaire,
jusqu'à QUEL POINT LE SEIGNEUR A VOULU SE
puter sur les mots, que je dise quelque chose
DÉCOUVRIR AUX DÉMONS.
des bons anges. Les Platoniciens ne nient
point leur existence, mais ils aiment mieux Quant aux démons, ils le savent si bien,
les appeler bons démons. Pour nous, nous qu'ils disaient au Seigneur revêtu de l'infir-
voyons bien que l'Ecriture, selon laquelle mité de la chair « Qu'y a-t-il entre toi et :

nous sommes chrétiens, distingue les bons et «nous, Jésus de Nazareth? es-tu venu pour
les mauvais anges, mais elle ne parle jamais « nous perdre avant le temps'? » Il est clair

des bons démons. En quelque endroit des par ces paroles qu'ils avaient la connaissance
livres saints que l'on trouve le mot démons, de ce grand mystère, mais qu'ils n'avaient pas
il désigne toujours les esprits malins. Ce sens la charité. Assurément ils n'aimaient pas en
est tellement passé en usage que, parmi les Jésus la justice et ils craignaient de lui leur
païens mêmes, qui veulent qu'on adore plu- châtiment. Or, ils l'ont connu autant qu'il l'a
sieurs dieux et plusieurs démons, il n'y en a voulu, et il l'a voulu autant qu'il le fallait ;

aucun, si lettré et si docte qu'il soit, qui osât mais il s'est fait connaître à eux, non pas tel

dire à son esclave en manière de louange: Tu qu'il est connu des anges qui jouissent de lui

es un démon, et qui pût douter que ce pro- comme verbe de Dieu, et participent à son éter-
pos, adressé à qui que ce soit, ne fût pris pour nité, mais autant qu'il était nécessaire pour
une injure. Mais à quoi bon nous étendre les frapper de terreur, c'est-à-dire à titre de
davantage sur le mot démon, alors qu'il n'est libérateur des âmes prédestinées pour son
presque personne qui ne le prononce en mau-
* Xari/J-oiJ ; c'est i'élyœoiogie donnée par Platon dans le Cratyle.
vaise part, et que nous pouvons aisément Voyez ce dialogue, page 398 B. —
Comp. Mart. Capella, livre ri,
éviter l'équivoque en nous servant du mot p. 39.
' I Cor. vm, 1.
ange ? Marc, I, 24; cf. Matt. vm, 29.
19-2 LA CITÉ DE DIEU.

royaume et pour cette {jloire véritubleiiient dinales des êtres temporels ils ont seulement ;

éternelle et éternellement véritable. II s'est le privilège de voir plus loin que nous dans
donc fait connaître, non en tant qu'il est la l'avenir à l'aide de certains signes mystérieux
vie éternelle et la lumière immuable qui dont ils ont phis que nous l'expérience, et
éclaire les pieux et purifie les croyants, mais quelquefois aussi ils prédisent les chosesqu'ils
par certains effets temporels de sa puissance ont l'intention de faire voilà à quoi se réduit
; <

et par certains signes de sa présence mysté- leur science. Ajoutez qu'ils se trompent sou-
rieuse, plus clairs pour les sens des natures vent, au lieu que les anges ne se trompent
angéliques, même
déchues, que pour l'hu- jamais. Autre chose est, en effet, de tirer du
maine infirmité. Enfin, quand il jugea conve- spectacle des phénomènes temporels et chan-
nable de supprimer peu a i>eu ces signes de sa geants quelques conjectures sur des êlres su-
divinité et de se cacher plus profondément jetsau temps et au changement, et d'y laisser
dans la nature humaine, le prince des démons quelques traces temporelles et changeantes de
conçut des doutes à son sujet et le tenta pour sa volonté et de sa puissance, ce qui est per-
s'assurer s'il était le Christ; il ne le tenta du mis aux démons dans une certaine mesure,
reste qu'autant que le permit Notre-Seigneur, autre chose de lire les changements des
qui voulait par là laisser un modèle à notre temps dans les lois éternelles et immuables de
imparfaite humanité dont il avait daigné Dieu, toujours vivantes au sein de sa sagesse,
prendre la condition. Mais après la tentation, et de connaître la volonté infaillible et souve-
comme les anges, ainsi qu'il est écrit ', se mi- raine de Dieu ])ar la participation de son es-
rent à le servir, je parle de ces bons et saints prit; or, c'est là le privilège qui a été
accordé
anges redoutables aux esprits immondes, les aux anges par un juste discernement.
saints
démons reconnurent de plus en plus sa gran- Ainsi ne sont-ils pas seulement éternels, mais
deur en voyant que, tout revêtu qu'il était bienheureux; elle bien qui les rend heureux,
d'une chair infirme et méprisable, personne c'est Dieu même leur Créateur, qui leur
,

n'osait lui résister. donne par la contemplation et la participation


de son essence une félicité sans fin ',
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
EN QUOI LA SCIENCE DES ANGES DIFFÈRE DE CELLE
DES DÉMONS. LE NOM DE DIEUX EST FAUSSEMENT ATTRIBUÉ AUX
DIEUX DES GENTILS, ET IL CONVIENT EN COM-
Les bons anges ne regardent d'ailleurs toute
MUN AUX SAINTS ANGES ET AUX HOMMES JUSTES,
cette science des objets sensibles ettemporels
SELON LE TÉMOIGNAGE DE L'ÉCRITURE.
dont les démons sont si flers, que comme une
chose de peu de prix, non qu'ils soient igno- Si les Platoniciens aiment mieux donner aux
rants de ce côté, mais parce que l'amour de anges le nomde dieux que celui de démons,
Dieu qui les sanctifie leur est singulièrement et les mettre au rang de ces dieux qui, suivant
aimable, et qu'en comparaison de celte beauté Platon % ont été créés par le Dieu suprême, à
immuable et ineffable qui les enflamme d'une la bonne heure je ne veux point disputer sur
;

sainte ardeur, ils méprisent tout ce qui estau- les mots. En effet, s'ils disent que ces êtres

dessous d'elle, tout ce qui n'est pas elle, sans sont immortels, mais cependantcréés de Dieu,
en excepter eux-mêmes, afin de jouir, partout et qu'ils sont bienheureux, mais par leur
ce qu'il y a de bon en eux, de ce bien qui est union avec le Créateur et non par eux-mê-
la source de leur bonté. Et c'est pour cela mes, ils disent ce que nous disons, de quelque
qu'ilsconnaissent même les choses temporelles nom qu'ils veuillent se servir. Or, que ce soit
et muables mieux que ne font les démons car ; là l'opinion des Platoniciens, sinon de tous,
ils en voient les causes dans le verbe de Dieu du moins des plus habiles, c'est ce dont leurs
par qui a été fait le monde : causes premières, ouvrages font foi. Pourquoi donc leur contes-
qui rejettent ceci, approuvent cela et finale- terions-nous le droit d'appeler dieux des
ment ordonnent toul. Les démons, au con- créatures immortelles et heureuses ? il ne
traire,ne voient pas dans la sagesse de Dieu *
Sur la science des anges, voyez le traité de saint Augustin : Df
ces causes éternelles et en quelque sorte car- Geii. ad litl., n. 49, 50.
* Voyez le Timée, Discours de Dieu aux dieux, tome xii de la

'Matt. IV, 3-11. trad. de M. Cousin, p. 137.


LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DÉMONS. 193

peut y avoir aucun sérieux débat sur ce poinl, estcertainement leur Dieu car, encore que ;

du moment que nous lisons dans les saintes ces espritsimmortels et bienheureux qui sont
Ecritures : « Le Dieu des dieux, le Seigneur a dans le ciel soient appelés dieux, ils n'ont
« parié' » Rendez gloire au
; et ailleurs : « pourtant pas été appelés dieux des dieux, c'est-
a Dieu des dieux °-b et encore « Le grand ;
: à-dire des hommes du peuple de Dieu, puis-
«Roi élevé au dessus des dieux-' n. Quant qu'il a été dit à ces mêmes honuiies a Vous :

à ce passage : « Il est redoutable par-des- « êtes tous des dieux et les enfants du Très-
« sus tous les dieux ' » le verset suivant ,
« Haut ». L'Apôtre a dit en conséquence :

complète l'idée du Psalmiste, car il ajoute : « Rien qu'il y en ait que l'on appelle dieux,

« Tous les dieux des Gentils sont des dé- « soit dans le ciel, soit sur la terre, et qu'il y
mous, le Seigneur a fait les cieux ». « ait ainsi plusieurs dieux et plusieurs
'*
a et sei-

Le Prophète dit donc que le Seigneur est plus B gneurs, nous n'avons qu'un seul Dieu, le

redoutable que tous les dieux; mais il entend « Père, de qui tout procède et en qui nous
parler des dieux des Gentils, lesquels ne sont « sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ,
que des démons. Ce sont ces démons à qui « jtar qui ont été faites toutes choses et nous-
Dieu est redoutable, et qui, frappés de crainte, « mêmes ' ».

disaient à Jésus-Christ « Es-tu venu pour : 11 est donc


inutile d'insister sur celte dis-
«nous perdre? » Mais quand le Psalmiste pute de mots, puisque la chose est si claire
parle du Dieu des dieux, il est impossible qu'elle ne laisse aucune incertitude. Quant à
qu'il soit question du dieu des démons. De ce que nous disons que les anges qui ont été
même, ces paroles Le grand Roi élevé au- : envoyés aux hommes pour leur annoncer la
dessus de tous les dieux, ne veulent point dire volonté de Dieu sont au nombre de ces esprits
au-dessus de tous les démons. D'un autre bienheureux et immortels cette doctrine ,

côté, l'Ecritureappelle dieux quelques hommes choque les Platoniciens.


ne veulent pas Ils

d'entre le peuple de Dieu : « J'ai dit : Vous croireque ce ministère convienne aux êtres
a êtes tous des dieux et les enfants du Très- bienheureux et immortels qu'ils appellent
« Haut )). Lors donc que le Psalmiste parle
" dieux ils l'attribuent aux démons, qu'ils es-
;

du Dieu des dieux, on peut fort bien entendre timent immortels, mais sans oser les croire
qu'il est le Dieu de ces dieux-là, et dans le bienheureux ou s'ils les font immortels et
;

même sens il est aussi le grand Roi élevé au- bienheureux à la fois, ce sont pour eux de
dessus de tous les dieux. bons démons, mais non pas des dieux, les-
Mais, dira-t-on, si des hommes ont été quels habitent hauteurs célestes loin de
les
nommés dieux parce qu'ils sont de ce peuple tout contact avec leshommes. Rien que cette
à qui Dieu parle par la bouche des anges ou dissidence paraisse n'être que dans les mots,
des hommes, combien plus sont dignes de ce le nom de démons est si odieux que nous
nom des esprits immortels qui jouissent de la sommes obligés de le rejeter absolument
félicité où les hommes aspirent en servant quand nous parlons des saints anges. Con-
Dieu? Que répondrons-nous à cela, sinon que cluons donc, pour finir ce livre, que ces es-
ce n'est pas sans raison que la sainte Ecriture prits immortels et bienheureux, qui ne sont
a donné le nom de dieux à des hommes plu- toujours, quelque nom qu'on leurdonne, que
tôt qu'à ces esprits bienheureux dont on nous des créatures, ne peuvent servir de média-
promet la félicité après la résurrection des teurs pour conduire à la béatitude éternelle
corps, et qu'elle l'a fait de peur que notre les misérables mortels dont les sépare une
faiblesse et notre infidélité, trop frappées de double différence. Quant aux démons, ils
l'excellence de ces créatures, n'en transfor- tiennent en effet le milieu entre les dieux
massent quelqu'une en Dieu? Or, le danger et les hommes, étant immortels comme les
est facile à éviter, quand c'est de créatures premiers et misérables comme les seconds;
humaines qu'il s'agit. D'ailleurs, les hommes mais comme c'est en [)unition de leur ma-
du peuple de Dieu ont dû être nommés dieux lice qu'ils sont misérables, ils sont plus ca-
plus clairement, afin qu'ils fussent assurés pables de nous envier la béatitude que de
que celui qui a été api)elé le Dieu des dieux nous la procurer. Dès lors, il ne reste aux
* Pb. xlix, — ' Ibid. cxxxv, 2. — Ibid. xc\y, 3. — '
amis des démons aucune bonne raison pour
J .
'

Ibid.
xcv. 1. — ' Ibid. 5. — ' Ps. Lxxxi, U. * i Cor. \in, 5, 6.

S. AcG. — Tome XIII. 13


194 LA CITÉ DE DIEU.

établir l'obligation d'adorer comme des aides après cette vie, nous ferons voir au livre sui-
ceux que nous devons éviter comme des vant que ces esprits, quels qu'ils soient et
trompeurs. Enfm, pour ce qui touche les es- quelque nom qu'ils méritent, ne veulent pas
prits réputés bons, et, à ce titre, non-seule- qu'on rende honneurs de
les à un
la religion
ment immortels, mais bienheureux, auxquels autre qu'à Dieu, leur créateur, source de leur
ils se croient obligés d'offrir, sous le nom de félicité,
dieux, des sacrifices pour obtenir la béatitude
,

LIVRE DIXIEME.
Saint Aujuslin établit que les bons anjres veulent qu'on offre à Dieu seul, oljjel de leurs propres adorations, les honneurs divins
et les sacrifices qui constituent le culte de lalrie. Il discute ensuite contre Porphyre sur le principe et la voie de la purifi-

cation et la délivrance de 1 âme.

CHAPITRE PREMIER. ont cru qu'il fallait adorer plusieurs dieux,


au point même que quelques-uns d'entre eux
LES PLATONICIENS TOMBANT d'ACCORD QUE DIEU
sont tombés dans l'erreur déjà longuement
SEUL EST LA SOURCE DE LA BÉATITUDE VÉRITABLE,
réfutée du culte des démons, il faut rechercher
POUR LES ANGES COMME POUR LES HOMMES, IL
maintenant, avec l'aide de Dieu, quel est,
RESTE A SAVOIR SI LES ANGliS, QUE CES PHILO-
touchant la religion et la piété, le sentiment
SOPHES CROIENT qu'il FAUT HONORER EN VUE
des anges, c'est-à dire de ces êtres immortels
DE CETTE BÉATITUDE MÊME, VEULENT Qu'ON LEUR
et bienheureux établis dans les sièges célestes,
FASSE DES SACRIFICES OU QU'ON N'EN OFFRE QU'a
Dominations, Principautés, Puissances, que
DIEU SEUL.
ces philosophes appellent dieux, et quelques-
C'est un point certain pour quiconque use uns bons démons, ou, comme nous, anges;
un peu de que tous les liommes veu-
sa raison en termes plus précis, il faut savoir si ces
lent être heureux; mais qui est heureux et esprits célestes veulent que nous leur rendions
d'où vient le bonheur ? voilà le [iroblème où les honneurs sacrés, que nous leur offrions
s'exerce la faiblesse humaine et qui a soulevé des sacrifices, que nous leur consacrions nos
parmi les philosophes tant de grandes et vives biens et nos personnes, ou que tout cela soit
controverses. Nous n'avons pas dessein de les réservé à Dieu seul, leur dieu et le nôtre.
ranimer; ce serait un long travail, inutile à est, en effet, le culte qui est dû à la divi-
Tel
notre but. nous Il suffit qu'on se rappelle ce nité ou plus expressément à la déité, et pour
que nous avons dit au huitième livre, alors désigner ce culte en un seul mot, faute d'ex-
que nous étions en peine de faire un choix pression latine suffisamment appropriée, je
parmi les philosophes, pour débattre avec eux me servirai d'un mot grec. Partout où les
la question du bonheur de la vie future et saintes Ecritures portent XaTpsîa, nous tradui-
savoir s'il est nécessaire pour y parvenir d'a- sons par service; mais ce service qui est dû
dorer plusieurs dieux ou s'il ne faut adorer aux hommes et dont parle l'Apôtre, quand il
que le seul vrai Dieu créateur des dieux ,
prescrit aux serviteurs d'être soumis à leurs
eux-mêmes. maîtres', est désigné en grec par un autre
On peut se souvenir, ou au besoin s'assurer ternie^ Le mol xarptia, au contraire, selon l'u-
par une seconde lecture, que nous avons choisi sage de ceux qui ont traduit en grec le texte
les Platoniciens', les plus justement célèbres hébreu de la Bible exprime toujours, ou ,

parmi les philosophes, parce qu'ayant su com- presque toujours, le service qui est dû à Dieu.
prendre que l'âme humaine, toute immor- C'est pourquoi il semble que le mot culte ne
telle etraisonnable qu'elle est, ne peut arriver se rapporte pas d'une manière assez exclusive
à la béatitude que par sa participation à la lu- à Dieu, puisqu'on s'en sertpour désigner aussi
mière de celui qui l'a faite et ijui a fait le les honneurs rendus à des hommes soit ,

monde, ils en ont conclu que nul n'atteindra pendant leur vie, soit après leur mort. De
des désirs de tous les hommes, savoir
l'objet plus, il ne se rapporte pas seulement aux êtres
lebonheur, qu'à condition d'être uni par un aux(iuels nous nous soumettons par une hu-
amour chaste et pur à cet être unique, parfait milité religieuse, mais aussi aux choses qui
et immuable qui est Dieu. Mais comme ces ' Eph. VI, 5.

Tiêmes philosophes, entraînés par les erreurs • Ce terme est «Jou^âfa. Saint Augustin développe en d'autres ou-
vrages la distinction de la ooulsl'x et de J.aT/stfa (Voyez le livre XV
populaires, ou, suivant le mot de l'Apôtre, Contra Faust. j n. XX, n. 21. Comp. Lettres, eu, n. 20
9 et le livre

et ailleurs). Il résume ainsi sa pensée dans ses Qtiast. in Exod.,


perdus dans le néa7it de leurs spéculations '
qu. 91 « La Souïiix est due
: à Dieu, en tant que Seigneur; la
' Rom. 1,21. « ïixTpeiK est due à Dieu, en tant que Dieu, et à Dieu seul ».
196 LA CITÉ DE DIEU.

nous sont soumises; carde ce mot dérivent nous est impossible de rendre par un seul
agriculteurs, colons et autres. De même,'les mot l'une ou l'autre de ces deux idées. Nous
païens n'appellent leurs dieux cœlicoles qu'à disons donc que ce culte, que les Grecs appel-
titre de colons du ciel, ce qui ne veut pas dire lent xaôpEîa, et nous service, mais service exclu-

qu'on les assimile à cette espèce de colons qui sivement voué à Dieu, ce culte que les Grecs
sont attachés au sol natal pour le cultiver sous appellent aussi epT,a«;a, et nous i-el'giuti, mais

leurs maîtres le mot colon est pris ici au sens


;
religion qui nous attache à Dieu seul, ce culte

où l'a employé un des maîtres de la langue la- enfin que les Grecs appellent d'un seul mot,

tine dans ce vers :


bt<^aiêiM, et nous en trois mots, culte de Dieu,
ce culte n'appartient qu'à Dieu seul, au vrai
« Il était une antique cité habitée par des colons tyriens' ».
Dieu qui transforme en dieux ses serviteurs*.
C'est dans le même sens qu'on appelle colonies Cela posé, il suit, de deux choses l'une que si :

les Etats fondés par ces essaims de peuples les esprits bienheureux et immortels qui ha-

qui sortent d'un Etat plus grand. En somme, bitent les demeures célestes ne nous aiment
il est très-vrai dans un
que le mot culte, pris pas et ne veulent pas notre bonheur, nous ne

sens propre et précis, ne se rapporte qu'à Dieu devons pas les honorer, et si, au contraire, ils
seul; mais comme on lui donne encore d'autres nous aiment et veulent notre bonheur, ils ne
acceptions, il s'ensuit que le culte exclusive- peuvent nous vouloir heureux que comme ils
ment dû à Dieu ne peut en notre langue s'ex- le sont eux-mêmes car comment notre béa-
;

primer d'un seul mot. titude aurait-elle une autre source que la leur?
Le mot de religion semblerait désigner plus
distinctement, non toute sorte de culte, mais CHAPITRE II.

le culte de Dieu, et c'est pour cela qu'on s'en


SENTIMENT DE PLOTIN SUR l'iLLUMINATION
est servi pour rendre le mot grec epr.oxEia,
d'en haut.
Toutefois, de notre langue fait
comme l'usage
dire aux savants aussi bien qu'aux ignorants, Mais nous n'avons sur ce point aucun sujet
qu'il faut garder la religion de la famille, la re- de contestation avec les illustres philosophes
ligion des affections et des relations sociales, il de l'école platonicienne. ils ont Ils ont vu,
est clair qu'en appliquant ce mot au culte de écritde mille manières dans leurs ouvrages,
la déité, on et dire que
n'évite pas l'équivoque ; que le principe de notre félicité est aussi celui
la religion n'est autre chose que le culte de de la félicité des esprits célestes, savoir cette
Dieu, ce serait retrancher par une innovation lumière intelligible, qui est Dieu pour ces
téméraire l'acception reçue, qui comprend dans esprits, qui est autre chose qu'eux, qui les
la religion le respect des liens du sang et de la illumine, les fait briller de ses rayons, et, par
société humaine ^ Il en est de même du mot cettecommunication d'elle-même, les rend
piété, en grec EÙasêEia. Il désigne proprement heureux et parfaits. Plotin commentant ,

le culte de Dieu '; et cependant on dit aussi la Platon, dit nettement et à plusieurs reprises,
piété envers les parents, et le peuple s'en sert que cette âme même dont ces philosophes
même pour marquer les œuvres de miséri- font l'âme du monde, n'a pas un autre prin-
corde, usage qui me paraît venir de ce que cipe de félicité que la nôtre, et ce principe
Dieurecommandeparticulièrementces œuvres est une lumière supérieure à l'âme, par qui

et les égaleou même les préfère aux sacrifices. elle a été créée, qui l'illumine et la fait briller

De là vient qu'on donne à Dieu même le titre de splendeur de l'intelligible. Pour faire
la

de pieux*. Toutefois les Grecs ne se servent comprendre ces choses de l'ordre spirituel, il
pas du mot dans ce sens, et c'est pour-
Eiasë^ïv emprunte une comparaison aux corps célestes.

quoi, en certains passages de l'Ecriture, afin Dieu est le soleil, et l'âme, la lune ; car c'est

de marquer plus fortement la distinction, ils du soleil, suivant eux, que la lune tire sa
ont préféré au mot t^'yi&v.^, qui désigne le culte clarté. Ce grand platonicien pense donc que
en général, le mot ô£cu=Èax qui exprime exclu- l'âme raisonnable, ou plutôt l'âme intellec-
sivement le culte de Dieu. Quant à nous, il tuelle (car sous ce nom il comprend aussi

' Virgile, Enéide, livre i, vers 12. les âmes des bienheureux immortels dont il

«
Voyez CicéioD, Pro Rose. Amer., cap. 24. n'hésite pas à reconnaître l'existence et qu'il
=
Voyez Sophocle, Philoct vers 1140-1444. ,


Il Par., XXX, 9 ;
Eccli. n, 13 ;
Judith, vu, 20. '
Ps. LXXXI, 6 ; Jean, x, 34, 3.5.
. y

LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 197

place dans le ciel), cette âme, dis-je, n'a au- partie, parce que sa nature est incapable de
dessus de soi que Dieu, créateur du monde et toute extension et de toute division. Quand
de l'àme elle-même, cjui est poiu" elle comme notre cœur est élevé vers lui, il est son autel ;

pour nous le principe de la béatitude et de la son Fils unique est le prèlre par qui nous le

\érité '. Or, celle doctrine est parfailement fléchissons; nous lui immolons des victimes
d'accord avec l'Evangile, où il est dit: « 11 y sanglantes, quand nous versons notre sang
« eut un homme envoyé de Dieu qui s'appe- pour la vérité et pour lui l'amour qui nous ;

« lait Jean. 11 vint comme témoin pour rendre embrase en sa présence d'une flamme sainte
« témoignage à la lumière afm que tous , et pieuse lui est
le plus agréable encens nous ;

crussent par lui. 11 n'était pas la lumière, lui offrons les dons qu'il nous a faits, et nous
« mais il vint pour rendre témoignage à celui nous offrons, nous nous rendons nous-mêmes
« qui était la lumière. Celui-là était la vraie à notre créateur nous rappelons le souvenir;

« lumière qui illumine tout homme venant de ses bienfaits, par des fêtes solennelles, de
«en ce monde-». Cette distinction montre peur que le temps n'amène l'ingratitude avec
assez que l'âme raisonnable et intellectuelle, l'oubli enfin nous lui vouons sur l'autel de
;

telle qu'elle étaitdans saint Jean, ne peut pas notre cœur, oîi rayonne le feu de la charité,
être à soi-même sa lumière, et qu'elle ne brille une hostie d'humilité et de louange. C'est
qu'en participant à la lumière véritable. C'est ce pour le voir, autant qu'il peut être vu. c'est
que reconnaît le même saint Jean, quand il pour être unis à lui que nous nous purifions de
ajoute, rendant témoignage à la lumière : la souillure des péchés et des passions mau-
« Nous avons tous reçu de sa plénitude ^ » vaises, et que nous cherchons une consécration
dans la verlu de son nom car il est la source de ;

CHAPITRE III. notre béatitude et la fin de lous nos désirs.


Nous attachant donc à lui, ou plutôt nous y
BIEN qu'ils aient CONNU LE CRÉATEUR DE l'uNI-
rattachant, au lieu de nous en détacher pour
VERS, LES PLATONICIENS SE SONT ÉCARTÉS DU
notre malheur, le méditant et le relisant sans
VRAI CULTE DE DIEU EN RENDANT LES HONNEURS
cesse (d'où vient, dit-on ', le mot religion),
DIVINS AUX BONS ET AUX MAUVAIS ANGES.
nous tendons vers lui par l'amour , afin de
Cela étant, si les Platoniciens et les autres trouver en lui rejws et de posséder la béati-
le

philoso[>hes qui acceptent ces mêmes prin- tude en possédant la perfection. Ce souverain
cipes, connaissant Dieu, le glorifiaient comme bien, en effet, dont la recherche a tant divisé
Dieu et lui rendaient grâces, s'ils ne se per- les philosophes, n'est autre chose que l'union
daient dans leurs vaines pensées, s'ils
i)as avec Dieu ; c'est en le saisissant, si on peut
n'étaient point complices des erreurs popu- ainsi dire, par un embrassement spirituel,
laires, soit qu'ils en aient eux-mêmes semé le que l'âme devient féconde en véritables vertus.
germe, soit qu'ils n'osent en surmonter l'en- Aussi nous est-il ordonné d'aimer ce bien
traînement, ils confesseraient assurément que de tout notre cœur, de toute notre âme et de
ni les esprits inmiuables et bienheureux, ni toute notre vertu. Vers lui doivent nous con-
les hommes mortels et misérables ne peuvent duire ceux qui nous aiment vers lui nous ;

être ou devenir heureux qu'en servant cet devons conduire ceux que nous aimons. Et
unique Dieu des dieux, qui est le nôtre et le par là s'accomplissent ces deux commande-
leur. ments qui renferment la loi et les Pro-
C'est à lui que nous devons, pour parler phètes: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
comme les Grecs, rendre le culte de latrie, «de tout ton cœur et de tout ton esprit ».
soit dans les actes extérieurs, soit au dedans — « Tu aimeras ton prochain comme toi-
de nous car nous sommes son temple, tous
;
« même Pour apprendre à l'homme
^ ».

ensemble comme chacun en particulier * ,


à s'aimer lui-même comme il convient, une
et il daigne également prendre pour demeure fin lui a été proposée à laquelle il doit rappor-
et chaque fidèle et le corps de l'Eglise, sans
être plus grand dans le tout que dans chaque ' Dans ce passage étrange, saint Augustin parait faire allusion à
Cicéron, qui dérive quelque part retigio de relegere : u Qui omoia
1 qu£e ad Dei cultum pertinerent diligenter pertractarent et quasi re-
* Voyez Plotin, Ennp'ades, II, lib. L£,-cap. 2 et 3. - • Comp. ibid. legerent sunt dicti religiosi ex relegendo [De ilat. Deor.^ ii 28) a .
m, lih. Lx, cap. 1 ; lib. V, cap. ? ; lib. vni, cap. 9. Lactance veut que reliyio vienne de re/igare [t'tst,, iv, 28).
Jean, i, 6-9. — ' Ibid. 16. — ' 1 Cor. m, 16, 17. Matt. .\xil, 37-10.
198 LA CITÉ DE DIEU.

ter toutes ses actions pour être heureux ; car Dieu ait besoin des choses qu'on lui offre en
on ne s'aime que pour être heureux, et cette sacrifice? L'Ecriture sainte témoigne le con-
fin, c'est d être uni à Dieu '. Lors donc que traire en plusieurs endroits, et il suffira de
commande à celui qui
l'on sait déjà s'aimer rapiiorler cette parole du Psaume : «J'ai dit
comme il faut, d'aimer son procliain comme « au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, car vous
soi-même, que hii commamie-t-on, sinon de «n'avez pas besoin de mes biens'». Ainsi,
se porter, autant qu'il est en son pouvoir, à Dieu n'a besoin ni des animaux qu'on lui
aimer Dieu? Voilà le vrai culte de Dieu, voilà sacrifie, ni d'aucune chose terrestre etcorrup-
la vraie religion, voilà la solide piété, voilà le lible, ni même de la justice de l'homme, et
service qui n'est dû qu'à Dieu. Quelque tout le culte légitime qui lui est rendu n'est
hautes, par conséquent, que soient l'excel- utile qu'à l'homme qui le lui rend. Car on ne
lence et les vertus des puissances angéliques, dira pas qu'il revienne quelque chose a la
si elles nous aiment comme elles-mêmes, elles fontaine de ce qu'on s'y désaltère, ou à la
doivent souhaiter que nous soyons soumis, lumière de ce qu'on la voit. Que si les anciens
pour être heureux, à celui qui doit aussi avoir patriarches ont immolé à Dieu des victimes,
leur soumission pour faire leur bonheur. Si ainsi que nous en trouvons des exemples
elles ne servent pas Dieu, elles sont malheu- dans l'Ecriture, mais sans les imiter, ce n'était
reuses, étant privées de Dieu ; si elles servent (lu'une figure de nos devoirs actuels envers
Dieu, elles ne veulent pas qu'on les serve à la Dieu, c'est-à-dire du devoir de nous unir à
place de Dieu, et leur amour pour lui les fait lui et de porter vers lui notre prochain. Le
au contraire acquiescer à cette sentence di- sacrifice est donc un sacrement, c'est-à-dire
vine : a Celui qui sacrifiera à d'autres dieux un signe sacré et visible de l'invisible sacri-
« qu'au Seigneur sera exterminé * ». pour cela que l'âme pénitente dans
fice. C'est

le Prophète ou le Prophète lui-même, cher-


CHAPITRE IV. chant à fléchir Dieu pour ses péchés, lui dit :

« Si vous aviez voulu un sacrifice, je vous


LE SACRIFICE N'EST DU QU'a DIEU SEUL.
a l'aurais offert avec joie ; mais vous n'avez
Sans parler en ce moment des autres devoirs « point les holocaustes pour agréables. Le vrai
religieux, il n'y a personne au monde qui « sacrifice est une âme brisée de tristesse; vous
osât dire que le sacrifice soit dû à un autre « ne dédaignez pas, ô mon un cœur
Dieu I

qu'à Dieu. 11 est vrai qu'on a déféré à des «contrit et humilié - ». Remarquons qu'en
hommes beaucoup d'honneurs qui n'appar- disant que Dieu ne veut pas de sacrifices, le
tiennent qu'à Dieu, soit par un excès d'humi- Prophète même temps qu'il en est
fait voir en
lité, soit par une pernicieuse flatterie; mais, un exigé de Dieu. ne veut point le sacrifice
Il

outre qu'on ne cessait pas de regarder comme d'une bête égorgée, mais celui d'un cœur
des hommes ceux à qui ou donnait ces témoi- contrit. Ainsi ce que Dieu ne veut pas, selon
gnages d'honneur, de vénération, et, si l'on le Prophète, est ici la figure de ce que Dieu

veut , d'adoration, qui jamais a pensé devoir veut. Dieu ne veut pas les sacrifices, mais
offrir des sacrifices à un autre qu'a celui qu'il seulenieut au sens où les insensés s'imaginent
savait, ou croyait, ou voulait faire croire être qu'il les veut , c'est-à-dire pour y prendre
Dieu? Or, que le sacrifice soit une pratique plaisir et se satisfaire lui-même; car s'il

très-ancienne du culte de Dieu, c'est ce qui n'avait pas \oulu que les sacrifices qu'il

est assez prouvé par les sacrifices de Caïii et demande, comme, par exemple, celui d'un
d'Abel, le premier rejeté de Dieu, le second cœur contrit et humilié par le repentir ,

regardé d'un œil favorable. fussent signifiés par les sacrifices charnels
qu'où a cru qu'il désirait pour lui-même,
CHAPITRE V. iln'en aurait pas prescrit l'oUraude dans l'an-
cienne loi. Aussi devaient-ils être changés au
DES SACRIFICES QUE DIEU n'eXIGE PAS ET QUI ONT temps convenable et déterminé de peur ,

ÉTÉ LA FIGURE DE CEUX QU'iL EXIGE EFFEC- qu'on ne les crût agréables à Dieu par eux-
TIVEMENT. non comme
mêmes, et figure de sacrifices

Qui serait assez insensé pour croire que plus diiines de lui. De la ces paroles d'un

'
Ps. LXiU, 28.— ' Exod. xxu, 20. l's. -ïv, 2. — = Ps. L, 18 et 19.
.

LIVRE X. LE CULTE DE LATHIE. 199

autre psaume : « Si j'ai faim, je ne vous le CHAPITRE VI.


« dirai pas ; car tout l'univers est à moi, avec
DU VRAI ET PARFAIT SACRIFICE.
« tout ce qu'il enferme. Mangerai-je la chair
« des taureaux ou boirai-je le sang des , Ainsi le vrai sacrifice, c'est toute œuvre
« boucs '? » Comme si Dieu disait Quand : accomplie pour s'unir à Dieu d'une sainte
j'aurais besoin de ces choses, je ne vous les union, c'est-à-dire toute œuvre qui se rap-
demanderais pas, car elles sont en ma puis- porte à cette fin suprême et unique où est le
sance. Le Psaliniste, pour expliquer le sens bonheur. C'est pourquoi la miséricorde même
de ces paroles, ajoute « Immolez à Dieu un : envers le prochain n'est pas un sacrifice, si on
« sacrifice de louanges, et offrez vos vœux au ne l'exerce en vue de Dieu. Le sacrifice en
a Très-Haut. Invoquez-moi au jour de la tri- effet,bien qu'offert par l'homme, est chose
« bulatioo je vous délivrerai et je vous glori-
;
divine, comme l'indique mot lui-même, qui
le
M fierai'». — « Qu'ofïrirai-je », dit un autre signifie action sacrée. Aussi l'homme même
prophète, « qu'offrirai-je au Seigneur qui soit consacré et voué à Dieu est un sacrifice, en
« digne de lui? fléchirai-je le genou devant le tant qu'il meurt au monde pour vivre en
« Très-Haut? lui offrirai-je pour holocaustes Dieu ; car cette consécration
fait partie de la
« des veaux d'un an ? peut-il être apaisé par miséricorde que chacun exerce envers soi-
a le sacrifice de mille béliers ou de mille même, et c'est pour cela qu'il est écrit : « Aie
« boucs engraissés ? lui sacrifierai-je mon « pitié de son âme en te rendant agréable à
« premier-né pour mon impiété et le fruit «Dieu '
». Notre corps est pareillement un
« de mes entrailles pour le péché de mon sacrifice, quand nous morlifions par la tem-
le
n âme? homme ce que tu
Je t'apprendrai, ô ! pérance, si nous agissons de la sorte pour
« que Dieu demande de toi
dois faire et ce : plaire à Dieu, comme nous y sommes tenus,
« pratique la justice, aime la miséricorde, et etque loin de prêter nos membres au péché
« sois toujours prêt à marcher devant le pour lui servir d'instrument d'iniquité ^ nous
Seigneur ton Dieu' ». Ces paroles font assez lesconsacrions à Dieu pour en faire des ins-
voir que Dieu ne demande pas les sacrifices truments de justice. C'est à quoi l'Apôtre nous
charnels pour eux-mêmes, mais comme figure exhorte en nous disant « Je vous conjure, :

des sacrifices véritables. 11 est dit aussi dans « mes par


miséricorde de Dieu, de
frères, la
l'épître aux Hébreux: « N'oubliez pas d'exer- « lui offrir vos corps comme une victime vi-
« cer la charité et de faire part de voire bien « vante, sainte et agréable à ses yeux, et de
« aux pauvres car c'est par de tels sacrifices
; « lui rendre un culte raisonnable et spiri-
a qu'on est agréable à Dieu ». Ainsi, quand '
« fuel Or, si le corps, dont l'âme se sert
' ».
il est écrit : « J'aime mieux la miséricorde comme d'un serviteur et d'un instrument, est
« que il ne faut entendre autre
le sacrifice^ », un sacrifice, quand l'âme rapporte à Dieu le
chose qu'un sacrifice est préféré à
sinon service qu'elle en tire, à combien plus forte
l'autre, attendu que ce qu'on appelle vulgaire- raison l'âme elle-même est-elle un sacrifice,
ment sacrifice n'est que le signe du sacrifice quand elle s'offre à Dieu, afin qu'embrasée du
véritable. Or, la miséricorde est le sacrifice feu de sonamour, elle se dé()ouille de toute
véritable; ce qui a fait dire à l'Apôtre : « C'est concupiscence du siècle et soit comme renou-
« par de tels sacrifices qu'on se rend agréable velée par sa soumission à cet être immuable
« à Dieu ». Donc toutes les prescriptions divi- qui aime en elle les grâces qu'elle a reçues de
nes touchant les sacrifices du temple ou du sa souveraine beauté ? C'est ce que le même
tabernacle se rapportent h l'amour de Dieu et apôtre insinue en disant « Ne vous confor- :

du prochain car, ainsi qu'il est écrit ; : « Ces « mez point au siècle présent; mais transfor-
« deux commandements renferment la loi et « mez-vous par le renouvellement de l'esprit,
« les Prophètes " » « afin que vous connaissiez ce que Dieu
« demande de vous, c'est-à-dire ce qui est
' Ps. XLIX, 12, 13. — ' Ibid. U et 15. —
" Mich.
vi, 6, 7 et 8.
G bon, ce qui lui
est agréable, ce qui est j)ar-
— ' Hébr. xm, 16. — ' Osée, vi, 6. — ' Matt. xxii, 40.
« fait Puis donc que les œuvres de misé-
* ».
ricorde rapportées à Dieu sont de vrais sa-

' Eccli. XXX, 21. — ' Hom. ti, 13. — '


Kom. xii, I. _ >
ijo,,,
XII, 2.
200 LA CITE DE DIEU.

crifices, que nous les pratiquions envers CHAPITRE Vil.


nous-mêmes ou envers le prochain, et qu'elles
LES SAINTS ANGES ONT POUR NOUS UN AMOUR SI
n'ont d'autre que de nous délivrer de toute
fin
PUR qu'ils veulent, non pas que nous les
misère et de nous rendre bienheureux, ce
ADORIONS, MAIS QUE NOUS ADORIONS LE SEUL
qui ne peut se faire que par la possession de
VRAI DIEU.
ce bien dont il est écrit : « M'altacher à Dieu,
« c'est mon bien '
», il s'ensuit que toute la Comme les esprits qui résident dans le ciel,
cité du Rédempteur, c'est-à-dire l'assemblée où ils jouissent de la possession de leur créa-
et la société des saints, est elle-même un sa- teur, forts de sa vérité, fermes de son éternité
Dieu par le suprême
crifice universel offert à et saints par sa grâce, comme ces es()rils jus-
pontife, qui s'est ofîert pour nous dans sa tement immortels et bienheureux nous aiment
passion, afin que nous fussions le corps de ce d'un amour plein de miséricorde, et désirent

chef divin selon cette forme d'esclave ^ dont que nous soyons délivrés de notre condition
il s'est revêtu. C'est cette forme, en effet, qu'il de mortalité et de misère pour devenir comme
a offerte à Dieu, et c'est en elle qu'il a été eux bienheureux et immortels, ils ne veulent
offert, parce que c'est selon elle qu'il est le pas que nos sacrifices s'adressent à eux, mais
médiateur, le prêtre et le sacrifice. Voilà à celui dont ils savent qu'ils sont comme nous
pourquoi l'Apôtre, après nous avoir exhortés le sacrifice. Nous formons en effet avec eux

à faire de nos corps une victime vivante, sainte une seule cité de Dieu, à qui le Psalmiste
et agréable à Dieu, à lui rendre un culte rai- adresse ces mots « On a dit des choses glo-
:

sonnable et spirituel, à ne pas nous conformer B rieuses de toi, ô cité de Dieu » et de celte '
I

au siècle, mais à nous transformer par un re- cité une partie est avec nous errante, et l'autre

nouvellement d'esprit, afin de connaître ce avec eux secourable. C'est de celte partie su-
que Dieu demande de nous, ce qui est bon, périeure, qui n'a point d'autre loi que la vo-
ce qui lui est agréable, ce qui est parfait, c'est- lonté de Dieu, qu'est descendue, par le mi-
à-dire le vrai sacrifice qui est celui de tout nistère des anges, celte Ecriture sainte où il
notre être, l'Apôtre, dis-je, ajoute ces paroles : est dit que celui qui sacrifiera à tout autre
« Il vous recommande à tous, selon le minis- qu'au Seigneur sera exterminé. El cette dé-
« tère qui m'a été donné par grâce, de ne pas fense a élé confirmée [lar tant de miracles, que
« aspirer à être plus sages qu'il mais ne faut, l'on voit assez à qui ces esprits immortels et
a de l'être avec sobriété, selon la mesure de bienheureux, qui nous souhaitent le même
a foi que Dieu a départie à chacun de vous. bonheur dont ils jouissent eux-mêmes, veu-
« Car, comme dans un seul corps nous avons lent que nous offrions nos sacrifices.
a plusieurs membres, lesquels n'ont pas tous
«la même fonction; ainsi, quoique nous CHAPITRE VIII.

« soyons plusieurs, nous n'avons qu'un seul


DES MIRACLES QUE DIEU A DAIGNÉ OPÉRER PAR LE
a corps en Jésus-Christ et nous sommes mem-
MINISTÈRE DES ANGES A l'aPPUI DE SES PRO-
« bres les uns des autres, ayant des dons dif-
MESSES, POUR CORROBORER LA FOI DES JUSTES.
« férents, selon la grâce qui nous a été don-

a née '».Tel est le sacrifice des chrétiens : être Si je ne craignais de remonter trop haut,
tous un seul corps en Jésus-Christ, et c'est ce je rapporterais tous les anciens miracles qui
mystère que l'Eglise célèbre assidûment dans furent accomplis pour attester la vérité de
le sacrement de l'autel, connu des fidèles *, celte promesse faite à Abraham tant de mil-
où elle apprend qu'elle est offerte elle-même liers d'années avant son accomplissement, que
dans l'oblation qu'elle fait à Dieu. toutes les nations seraient bénies dans sa
race '. En effet ,
qui n'admirerait qu'une
'
Ps. LXXn, 27. — ' Philipp. II, 7. —
' Kocn.
xu, a-6. femme stérile ait donné un fils à Abraham ',
'
On le cachait, aux pa'ieos et aux caLéchumênes.
lorsqu'elle avait passé l'âge de la fécondité ?
que, dans le sacrifice de ce même Abraham,
une flamme descendue du ciel ait couru au
milieu des victimes divisées * ? que les anges,

' Ps. LXXJSVI, 3. — Gen. xvlll, 18. —


' Ibid. Xïl, 2.

' Au sujet de ce miracle, saint Augustin s'exprime ainsi dans ses


LIVRE X. LE CULTE DE LATRIE. 201

à qui il donna l'hospitalité comme à des voya- troupe pour satisfaire ce peuple qui voulait
geurs, lui aient prédit l'enibrasenient de So- manger de la chair et qui en mangea jus-
dome et la naissance d'un (ils ? qu'au moment '
qu'au dégoût des ennemis qui s'opposaient
'
;

où Sodome allait être consumée par le feu du au passage de la mer Rouge défaits et taillés
ciel, ces mêmes anges aient délivré miracu- en pièces à la prière de Moïse, qui, tenant
leusement de celte ruine Lolli, son neveu ^ ? ses bras étendus en forme de croix, sauva
que la femme de Lotli, ayant eu la curiosité de tous les Hébreux jusqu'au dernier - de la ;

regarder derrière pendant sa fuite, ait été


elle terre entr'ouverte pour engloutir tout vivants
transformée en statue de sel, pour nous ap- des séditieux et des transfuges, et pour les
premire qu'une fois rentrés dans la voie du faire servir d'exemple visible d'une peine in-
salut, nous ne devons rien regretter de ce visible ^ ; du rocher frappé de la verge et
que nous laissons derrière nous ? Mais com- fournissant assez d'eau pour désaltérer une si
bien furent plus grands encore les miracles grande multitude ''; du serpent d'airain élevé
que Dieu accomplit par Muïse pour délivrer sur un mât et dont l'aspect guérissait les bles-
son peuple de la captivité, puisqu'il ne fut sures mortelles que les serpents avaient faites
permis aux mages du Pharaon, c'est-à-dire aux Hébreux en punition de leurs péchés %
du roi d'Egypte, de faire quelques prodiges afin que la mort fût détruite par la figure de
que pour rendre la victoire de Moïse plus glo- la mort crucifiée ? c'est ce serpent qui, après
rieuse ' 1 Ils n'opéraient, en effet, que par les avoir été conservé longtem[)S en mémoire
charmes et les enchantements de la magie, d'un événement si merveilleux, fut depuis
c'est-a-dire par l'entremise des démons; aussi brisé avec raison ()ar le roi Ezéchias ' parce ,

furent-ils aisément vaincus par Moïse , qui que le peuple commençait à l'adorer comme
opérait au nom du Seigneur, créateur du ciel une idole.
et de la terre, et avec l'assistance des bons
anges; de sorte que les mages se trouvant CHAPITRE IX.
sans pouvoir à la troisième plaie. Moïse en
DES INCERTITUDES DU PLATONICIEN PORPHYRE
porta le nombre jusqu'à dix (figuresde grands
TOUCHANT LES ARTS ILLICITES ET DÉMONIAQUES.
mystères) qui fléchirent enfin le cœur du
Pharaon et des Egyptiens et les décidèrent à Ces miracles et beaucoup d'autres qu'il serait
rendre aux Hébreux la liberté. Ils s'en repen- trop long de rapporter, avaient pour objet de
tirent aussitôt, et, comme ils poursuivaient consolider le culte du vrai Dieu et d'interdire
les fugitifs, la mer s'ouvrit pour les Hébreux le polythéisme ils se faisaient par une foi
;

qui la passèrent à pied sec, tandis que les simple, par une pieuse confiance en Dieu,
Egyptiens furent tous submergés parle retour et non par les charmes et les enchantements
des eaux *. Que dirai-je de ces autres miracles de cette curiosité criminelle, de cet art sacri-
du désert où éclata la puissance divine ? de lège qu'ils appellent tantôt magie, tantôt d'un
ces eaux donton ne pouvait boire et qui per- nom plus odieux, goétie\oi\ d'un nom moins
dirent leur amertume au contact du bois décrié, théurgie ; car on voudrait faire une
qu'on y jeta par l'ordre de Dieu '; de la différence entre deuxsortes d'opérations, et
manne tombant du ciel pour rassasier ce parmi les partisans des arts illicites déclarés
peuple affamé % avec cette circonstance que condamnables, ceux qui pratiquent la goétie
ce que l'on en ramassait par jour au-delà de et que le vulgaire appelle magiciens *, tandis
la mesure prescrite se corrompait, excepté la qu'au contraire ceux qui se bornent à la
veille du sabbat, où la double mesure résis- théurgie seraient dignes d'éloges mais la ;

taità la corruption, à cause qu'il n'était pas vérité est que


uns et les autres sont en-
les
permis d'en recueillir le jour du sabbat; du traînés au culte trompeur des démons qu'ils
camp israéhte couvert de cailles venues en adorent sous le nom d'anges.

Rétractations (livre il, ch. 43, n. 2) :. Il ne fallait pas comprendre • Num.SI, 31, 32 et 33. —
' Exod.
xvir, 11. — • Num. ivl, 32.
dans le sacrifice d'Abraham, ni citer comme un miracle, la flamme — Exod. XVII, 6.
' —' Num. xxl, 6-9. —
' IV Reg.
xvni, 4.
descendue du ciel entre les victimes diverses, puisque cette tlamme ' La goe'tie (yorirEia) est, suivant Suidas et Eustalhe, cette partie
fat simplement montrée en vision à Abraham o. Voyez la Genèse
' de la magie qui consiste à évoquer les morts à l'aide de certains gé-
XV, 17. missements (àTTs Tôjv /îwv) poussés autour de leurs tombeaux.
• Gen. xrm, 10 et 20. —
' Ibid.
iix, 17. —'
Exod. vu, 1] ' Saint Augustin se sert du mot ma/eyîcu.t.Et en effet, les
magiciens
et seq. —' Exod. vii, vra-xn,
xiv. —' Ibid.
,w, 25. ' —
Ibid et les astrologues étaient punis par les lois sous le nom de mathe-
XVI, 11. matici et de malefici. Voyez le Corpus juris^ lib. ix Codicis, tit. 8.
202 LA CITÉ DE DIEU.

Porphyre' promet une certaine purification bien après notre mort nous soulever un peu
de l'ânieà l'aide de la tliéurgie, mais il ne la de terre (car c'est par une autre voie que nous
promet (ju'en hésitant et pour ainsi dire en parvenons, suivant lui, à la société des anges),
rougissant, et d'ailleurs il nie formellement Porjihyreen définitive avoue assez clairement
que le retour de l'âme à Dieu se puisse faire qu'il fautéviter le commerce des démons,

jiar ce chemin ^
; de sorte qu'on le voit flotter quand il nous représente l'âme tourmentée
entre les coupables secrets d'une curiosité sa- des peines de l'autre vie et maudissant le culte
crilège et les maximes de la philosophie. Tantôt des démons dont
elle s'est laissé charmer. Il

en effet il nous détourne de cet art impur n'a pu même


s'empêcher de reconnaître que
comme dangereux dans la pratique et prohibé cette théurgie, par lui vantée comme nous

par les entraîné jiar les adeptes, il


lois, tantôt conciliant les anges et les dieux, traite avec
accorde que la théurgie sert à purifier une des puissances qui envient à l'àme sa purifi-
partie de rame, non pas, il est vrai, cette yjartie cation ou qui favorisent la passion de ceux
intellectuelle qui perçoit la vérité des choses qui la lui envient. Il rapporte à ce sujet les
absolument éloignées des sens,
intelligibles et plaintes de je ne sais quel Chaldéen : « Un
mais du moins cette partie spirituelle qui saisit « homme de bien, de Chaldée, dit-il, se plaint
les images sensibles. Celle-ci, suivant Por- « qu'après avoir pris beaucoup de peine à pu-
phyre à l'aide de certaines consécrations
,
ce rifier une âme, il n'y a pas réussi, parce

théurgi(iues nommées Télètes % devient propre c( qu'un autre magicien, poussé par l'envie, a lié
au commerce des esprits et des anges et capable « les puissances i)ar ses conjurations et rendu
de la vision des dieux. 11 convient toutefois a leur bonne volonté inutile». Ainsi, ajoute

que ces consécrations ne servent de rien pour Porphyre, « les liens formés par celui-ci, l'autre

purifier l'âme intellectuelle et la rendre apte « n'a pu les rompre » d'où il conclut que la
;

à voir son Dieu et à contempler les existences théurgie sert à faire du mal comme du bien
véritables. On jugera par un tel aveu de ce chez dieux et chez les hommes et, de plus,
les ;

que peut être cette vision théurgique où l'on que dieux ont aussi des passions et sont
les

ne voit rien de ce qui existe véritablement. agités par ces mêmes troubles qui, suivant

Porphyre ajoute que l'âme, ou, pour me servir Apulée, sont communs aux hommes et aux
de son expression favorite, l'âme intellectuelle démons, mais ne peuvent atteindre les dieux
peut s'élever aux régions supérieures sans que placés par Platon dans une région distincte et

la partie spirituelle ait été purifiée par aucune supérieure.


opération de la théurgie, et que la théurgie,
en ])uri fiant cette partie spirituelle, ne peut CHAPITRE X.
pas aller jusqu'à lui donner durée immor-
la
DE LA inÉL'RGIE, QUI PERMET d'OPÉRER DANS LES
tellede l'éternité '. Enfin, tout en distinguant
.4MES UNE PURIFICATION TROMPEUSE PAR l'INVO-
les anges qui habitent, suivant lui, l'éther ou
CATION DES DÉMONS.
l'empyrée, d'avec les démons, dont l'air est le
séjour, et tout ennous conseillant de recher- Voici donc qu'un philosophe platonicien.

cher l'amitié de quelque démon, qui veuille Porphyre, réputé plus savant encore qu'A-
pulée, nous dit que les dieux peuvent êtreassu-
>
Un
des principaux philosophes de l'école d'Alexandrie. Il naquit jétis aux jiassionset aux agitations des hommes
l'an 232 de J.-C. Bien qu'on ait voulu le faire Juif, il était certaine-
ment de Syrie. Son nom était Malchus, qui fut traduit en grec,
par je ne sais quelle science théurgique nous ;

tantôt par Bïit/eà;, tantôt par tlspjj'j/icsj. Disciple et ami de Plotin, voyons en efiet que des conjurations ont suffi
il recueiUit et édita ses ouvrages sous le nom
d'Ennéades. Lui-même
composa un grand nombre d'écrits, presque tous perdus. Ceux dont pour les effrayer et pour les faire renoncer à la
parle saint Augustin, dans ce chapitre et les suivants, sont la Lettre purification d'une âme, de sorte que celui qui
à Anéborit ouvrage que nous avons conservé, le traité du Retour de
l'âme vers Dieu, et le fameux écrit Contre les chrétiens. Nous n'a- commandait le mal a eu plus d'empire sur
vons plus ces deux derniers ouvrages. Voyez Fabricius, Biblioth,
tome iv, page 192 seq.
eux que celui qui leur commandait le bien et
ijrœc.,
' Lettre à Anèbon, page 9, édit de Th. Gale, Oxford, 1678.
qui se servait pourtant du même art. Qui ne
*
Les Télètes ^^rùîrs.i) étaient certains rites magiques estimés
parfaits par les adeptes. Voyez Apulée, /;as5i//i.
reconnaît là démons et leur imposture, à
les
» Cette distinction établie par Porphyre entre la partie simple-
moins du nombre de leurs esclaves et
d'être
ment spirituelle de l'àme et la partie intellectuelle et supérieure est
déjà dans Plotin (Voyez I Enn., lib. i, cap. 8). En général, les entièrement destitué de la grâce du véritable
Alexandrins distinguent dans l'homme trois principes lo le corps;
libérateur? Car l'on avait affaire à des dieux
:

si
20 l'àme, supérieure au corps [-^-^x^) >
"^^ l'esprit {voyj), supérieur
au corps et à l'àme. bons, la purification bienveillante d'une âme
LIVRE X. LE CULTE DE LATIUE. 203

triompherait sans doute de la jalousie d'un CHAPITRE XI.


magicien malfaisant ou si les dieux jugeaient
;
DE LA LETTRE DE PORPHYRE A l'ÉGYPTIEN ANÉBON,
que la purification ne fût i)as méritée, au moins
OU IL LE PRIE DE L'iNSTRUlRE TOUCHANT LES
ne devaient-ils pas s'épouvanter des conju-
DIVERSES ESPÈCES DE DÉMONS.
rations d'un envieux, ni être arrêtés, comme
le rapporte forinclleinenl Porpliyre, par la Porphyre a été mieux inspiré dans sa lettre
crainte d'un dieu plus puissant, mais plutôt à l'égyptien Anébon oîi, en ayant l'air de le
,

refuser ce qu'on leur demande par une libre consulter et de lui faire des questions, il dé-

que ce bouChal-
décision. N'est-il pas étrange masque renverse tout cet art sacrilège. 11
et

déen, qui désirait purifier une âme par des s'y déclare ouvertement contre tous les dé-
consécrations théurgiques, n'ait pu trouver mons, qu'il tient pour des êtres dépourvus de
un dieu supérieur, qui, en im|irimant aux sagesse, attirés vers la terre par l'odeur des
dieux subalternes une terreur plus forte, les sacrifices, etséjournant à cause de cela, non
obligeât à faire le bien qu'on réclamait d'eux, dans l'éther, mais dans l'air, au-dessous de la
ou, en les délivrant de toute crainte, leur lune et dans le globe même de cet astre. Il
permît de faire ce bien librement ? Et toutefois n ose pas cependant attribuer à tous les dé-
l'honnête tliéurge manqua de recettes ma- mons toutes les perfidies, malices et stupidités
giques pour purifier d'abord de cette crainte dont il est justement choqué. 11 dit, comme
fatale les dieux qu'il invocjuait comme purifi- les autres, qu'il y a quelques bons démons,
cateurs. Je voudrais bien savoir comment il tout en confessant que cette espèce d'êtres est
se fait qu'il y ait un dieu plus puissant pour généralement dépourvue de sagesse. 11 s'étonne
imprimer la terreur aux dieux subalternes, et que les sacrifices aient l'étrange vertu non-
qu'il n'y en ait pas pour les en délivrer. Est-ce seulement d'incliner les dieux, mais de les
donc à dire qu'il est aisé de trouver un dieu contraindre à faire ce que veulent les hommes,
quand il s'agit non d'exaucer la bienveillance, et il n'est pas moins surpris qu'on mette au
mais l'envie, non de rassurer les dieux infé- rang des dieux le soleil, la lune et les autres
rieurs, pour qu'ils fassent du bien, mais de astres du ciel, qui sont des corps, puisqu'on
les effrayer, pour qu'ils n'en fassent pas?0 fait consister la diflérence des dieux et des dé-
merveilleuse purification des âmes sublime
! mons en ce point que les démons ont un corps
théurgie, qui donne à l'immonde envie plus et que les dieux n'en ont pas et en admettant ;

de force qu'à la pure bienfaisance ! ou plutôt que ces astres soient en etïét des dieux, il ne
détestable et dangereuse perfidie des malins peut comprendre que les uns soient bienfai-
esprits, dont il faulse détourner avec horreur, sants, les autres malfaisants, ni qu'on les mette

pour prêter l'oreille a une doctrine salutaire! au rang des êtres incorporels, puisqu'ils ont
Car ces belles images des anges et des dieux, un demande encore avec l'accent du
cor|)S. 11

qui, suivant Porphyre, apparaissent à l'âme doute ceux qui prédisent l'avenir et qui font
si

purifiée, que sont-elles autre chose, en sup- des prodiges ont des âmes douées d'une puis-
posant que ces rites ini[)urset sacrilèges aient sance supérieure, ou si cette puissance leur
en effet la vertu de les faire voir, que sont-elles, est communiquée du dehors par de certains
sinon ce que dit l'Apôtre \ c'est à savoir : esprits, et il estime que cette dernière opinion
8 Satan transformé en ange de lumière ? » C'est est la plus plausible, parce que ces magiciens
lui qui, pour engager les âmes dans les mys- se servent de certaines pierres et de certaines
tères trompeurs des faux dieux et pour les dé- herbes pour opérer des alligalions, ouvrir des
tourner du vrai culte et du vrai Dieu, seul portes et autres effets miraculeux. C'est là,
purificateur et médecin des âmes, leur envoie suivant Porphyre, ce qui fait croire à plusieurs
ces fantômes décevants, véritable protée, habile qu'il existe des êtres d'un ordre supérieur,
à revêtir lotîtes les formes'\ tour à tour persé- dont le propre est d'être attentifs aux vœux
cuteur acharné et persécuteur perfide, tou- des hommes, esprits perfides, subtils, suscep-
jours malfaisant. tibles de toutes les formes, tour à tour dieux,
démons, âmes des morts. Ces êtres produisent
tout ce qui arrive de bien ou de mal, du moins
'
II Cor. XI, 14.
Virgile, Oéorg.y livre iv, v. 111. ce qui nous paraît tel car ils ne concourent
;

jamais au bien véritable, et ils ne le connais-


204 LA CITÉ DE DIEU.
sent même pas ; toujours occupés de nuire, ridicules chimères, fassent ce qui leur est or-
même dans les amusements de leurs loisirs', donné. Porphyre rapporte iiu'un certain Ché-
habiles à inventer des calomnies et à susciter rémon ', fort habile dansées pratiques sacrées

des obstacles contre les amis de la vertu, vains ou plutôt sacrilèges, et qui a écrit sur les
et téméraires, séduits par la flatterie 'et par mystères fameux de l'Egypte, ceux d'isis et de
l'odeur des sacrifices. que
VoiLà le tableau son mari Osiris, attribue à ces mystères un
nous trace Porphyre- de ces esprits trompeurs grand pouvoir pour contraindre les dieux à
et malins qui pénètrent du dehors dans les exécuter les commandements humains, quand
âmes et abusent nos sens pendant le sommeil surtout le magicien les menace de divulguer
et pendant la veille. Ce n'est pas qu'il parle les secrets de l'art et s'écrie d'une voix terrible
du ton d'un homme convaincu et en son propre que, s'ils n'obéissent pas, il va mettre en pièces
nom mais en rapportant les opinions d'autrui,
; les membres d'Osiris. Qu'un homme fasse aux
il n'émet ses doutes qu'avec une réserve ex- dieux ces vaines et folles menaces, non pas à
trême. 11 était difficile en effet à ce grand phi- des dieux secondaires, mais aux dieux célestes,
losophe, soit de connaître, soit d'attaquer ré- tout rayonnants de la lumière sidérale, et que
solument tout ce diaboliijue empire, que la ces menaces, loin d'être sans effet, forcent les
dernière des bonnes femmes chrétiennes dé- dieux par la terreur et la violence à exécuter
couvre sans hésiter et déleste librement ou ; ce qui leur est prescrit, voilà ce dont Porphyre
peut-être craignait-il d'offenser Anébon, un s'étonne avec raison, ou plutôt, sous le voile
des principaux ministres du culte, et les au 1res, de la surprise et en ayant l'air de chercher la
admirateurs de toutes ces pratiques réputées cause de phénomènes si étranges, il donne à
divines et religieuses. entendre qu'ils sont l'ouvrage de ces esprits
Il poursuit cependant, et toujours par forme dont il vient de décrire indirectement la na-
de questions ; il dévoile certains faits qui, bien ture esprits trompeurs, non par essence,
:

considérés, ne peuvent être attribués qu'à des comme il le croit, mais par corruption, qui
puissances pleines de malice et de perfidie. Il feignent d'être des dieux ou des âmes de tré-
demande pourquoi, après avoir invoqué les passés,mais qui ne feignent pas, comme il le
bons esprits, on commande aux mauvais d'a- dit, démons, car ils le sont vérita-
d'être des
néantir les volontés injustes des hommes; blement. Quant à ces pratiques bizarres, à ces
pourquoi les démons n'exaucent pas les prières herbes, à ces animaux, à ces sons de voix, à
d'un homme qui vient d'avoir commerce avec ces figures, tantôt de pure fantaisie, tantôt
une femme, quand ils ne se font aucun scru- tracées d'après le cours des astres, qui parais-
pule de convier les débauchés à des plaisirs sent à Porphyre capables de susciter certaines
incestueux; pourquoi ils ordonnent à leurs puissances et de produire certains effets, tout
prêtres de s'abstenir de la chair des animaux, cela est un jeu des démons, mystificateurs
sous prétexte d'éviter la souillure des vapeurs des faibles et qui font leur amusement et leurs
corporelles, quand eux-mêmes se repaissent délices des erreurs des hommes De deux
.

de vapeur des sacrifices pourquoi il est


la ; choses l'une : ou Porphyre
en effet est resté
défendu aux initiés de toucher un cadavre, dans doute sur ce sujet, tout en rapportant
le
quand la plupart de leurs mystères se célè- des faits qui montrent invinciblement que
brent avec des cadavres pourquoi enfin un ; tous ces prestiges sont l'œuvre, non des puis-
homme, sujet aux vices les plus honteux, peut sances qui nous aident à acquérir la vie bien-
faire des menaces, non-seulement à un démon heureuse, mais des démons séducteurs ; ou,
ou à l'âme de quelque trépassé, mais au soleil s'il faut mieux penser d'un philosophe. Por-
et à la lune, ou à tout autre des dieux célestes phyre a jugé à propos de prendre ce détour
qu'il intimide par de fausses terreurs pour avec un Egyptien attaché à ses erreurs et enflé
leur arracher la vérité ; car il les menace de de la grandeur de son art, dans l'espoir de le
briser les cieux et d'autres choses pareilles, convaincre plus aisément de la vanité et du
impossibles à l'homme, alin que ces dieux, péril de cette science trompeuse , aimant
eti'rayés comme des enfants de ces vaines et mieux prendre le personnage d'un homme
' Je cherche à traduire le mot de Porphyre zax05X5).£Û£ï9;<f,que '
Ce Chérémon est un Egyptien qui avait embrassé la secte stoï-
saint Augustin rend d'une manière assez louche par maie conciliare, cienne. Ses écrits sur la religion de l'Egypte sont mentionnés par
' Porphyre se prononce égalemeDt contre le culte des démons Porphyre {Se abst., lib. iv, cap. 6) et par saint Jérôme {Aifv. Jovin.
ans son traité De l'abstinencej etc. Voyez les ch. 39 à 42, lib. u, cap. 13).
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 205

qui veut s'instruire et propose iiuinblemcnt qui nous est aussi obscur
a-t-il été fait? c'est ce
des questions que de conibatlre ouvertement et aussiincompréhensible que la nature de
la superstition et d'atfecter l'auloriié superbe son auteur, liais bien que le miracle per-
d'un docteur. Il Unit sa lettre en priant Anébon manent de l'univers visible ait perdu de son
de lui enseigner comment la science des Egyp- prix par l'habitude où nous sommes de le
tiens peut conduire à la béatitude. Du reste, voir, il suffit d'y jeter un coup d'œil attentif
quant à ceux dont tout le commerce avec les pourreconnaître qu'il surprisse les phéno-
dieux se réduit à obtenir leur secours pour mènes les plus extraordinaires et les plus
un esclave fugitif à recouvrer, ou pour l'ac- rares. 11 y a, en effet, un miracle plus grand
quisition d'une terre, ou pour un mariage, il que tous les miracles dont l'homme est l'ins-
déclare sans hésiter qu'ils n'ont que la vaine trument, et c'est l'homme même. Voilà pour-
apparence de la sagesse; et alors même que quoi Dieu, qui a fait les choses visibles, le ciel
les puissances évoquées pour une telle fin fe- et la terre, ne dédaigne pas de faire dans le
raient des prédictions vraies touchant d'autres ciel et sur la terre des miracles visibles, afin
événements, du moment qu'elles n'ont rien d'exciter l'àme encore attachée aux choses vi-
de certain à dire aux hommes en ce qui re- sibles à adorer son invisible créateur ;et quant
garde la béatitude véritable, Por|ihyre, loin au lieu et au temps où ces miracles s'accom-
de les reconnaître pour des dieux ou pour de plissent, cela dépend d'un conseil immuable
bons démous, n'y voitaulre chose que l'esprit de sa sagesse, où les temps à venir sont d'a-
séducteur ou une pure illusion. vance disposés et comme accomplis. Car il
meut les choses temporelles sans être mù lui-
CHAPITRE XII. même dans le temps; il ne connaît pas ce
qui doit se faire autrement que ce qui est fait ;
DES MIRACLES QU'OPÈRE LE VRAI DIEU PAR LE MI-
iln'exauce pas qui l'invoque autrement qu'il
NISTÈRE DES SAINTS ANGES.
ne voit qui le doit invoquer. Quand ses anges
Toutefois, comme il se fait par le moyen de exaucent une prière, il l'exauce en eux comme
ces arts ilMciles un grand nombre de prodiges en son vrai temple, qui n'est pas l'œuvre
qui surpassent la mesure de toute [)uissauce d'une main mortelle et où il habite comme
humaine, que faut-il raisonnablement penser, il habite aussi dans l'âme des saints. Enfin,

sinon que ces prédictions et opérations qui se les volontés divines s'accom|)lissent dans le
font d'une manière miraculeuse et comme temps ;Dieu les forme et les conçoit dans l'é-
surnaturelle, et qui n'ont cepeudant pas pour ternité.

objet de glorifier le seul être où réside, du CHAPITRE XIII.


propre aveu des Platoniciens, le vrai bien et
INVISIBLE EN SOI, DIEU S'eST RENDU SOUVENT VI-
la vraie béatitude, tout cela, dis-je, n'est que
SIBLE,NON TEL qu'il EST, MAIS TEL QUE LES
pièges des démons et illusions dangereuses
HOMMES LE POUVAIENT VOIR.
dont une piété bien entendue doit nous pré-
server? Au contraire, nous devons croire que On ne doit pas trouver étrange
que Dieu,
les miracles et toutes les œuvres surnaturelles que soit son essence, ait souvent
tout invisible
faites par les anges ou autrement, qui ont apparu sous une forme visible aux patriar-
pour objet la gloire du seul vrai Dieu, source ches. Car, comme le son de la voix, qui fait

unique de la béatitude, s'opèrent en eiïet par éclater au dehors la pensée conçue dans le
l'entremise de ceux qui nous aiment selon la silence de l'entendenient, n'est pas la pensée
vérité et la piété, et que Dieu pour cela
se sert même, forme sous laquelle Dieu, in-
ainsi la

de leur ministère. N'écoutons point ceux qui visible en soi, s'est montré visible, était antre

ne peuvent souffrir qu'un Dieu invisible fasse chose que Dieu et cependant c'est bien lui
;

des miracles visibles, puisque, de leur propre qui a|)paraissait sous cette forme corporelle,
aveu, c'est Dieu qui a l'ait le monde, c'est-à- comme c'est bien la pensée qui se fait enten-
dire une œuvre incontestablement visible. Et dre dans le son de la voix.Les patriarches
certes tout ce qui arrive de miraculeux dans eux-mêmes n'ignoraient pas qu'ils voyaient
l'univers est moins miraculeux que l'univers Dieu sous une forme cor|)orelle qui n'était
lui-même, qui embrasse le ciel, la terre et pas lui. Ainsi, bien que Dieu parlât à Moïse
toutes les créatures. Comment cet univers et que Moïse lui répondît, Moïse ne laissait
206 LA CITÉ DE DIEU.

pas de dire à Dieu : « Si j'ai trouvé grâce de- ritablement insensé. Plotin, philosophe pla-
« vant vous, montrez-vous vous-même à moi, tonicien, a discuté la question de la provi-
« afin que je sois assuré de vous voir ». Et '
dence ; et il lui suffit de la beauté des fleurs

comme il fallait que la loi de Dieu fût publiée et des feuilles pour prouver cette providence
avec un appareil terrible, étant donnée, non dont la beauté est intelligible et ineffable, qui
à un homme ou à un petitnombre de sages, descend des hauteurs de la majesté divine jus-
mais à une nation tout entière, à un peuple qu'aux choses de la terre les plus viles et les
immense, Dieu fit de grandes choses par le plus basses, puisque, en effet, ces créatures
ministère des anges sur le Sinaï, où la loi fut si frêles et qui passent si vite n'auraient point
révélée à un seul en présence de la multitude leur beauté harmonieuses propor-
et leurs

qui contemplait avec effroi tant de signes sur- tions, si formées par un être
elles n'étaient
prenants. C'est qu'il n'en était pas du peuple toujours subsistant qui enveloppe tout dans
d'Israël par rapport à Moïse comme des Lacé- sa forme intelligible et immuable '. C'est ce
démoniens qui crurent à la parole de Lycur- qu'enseigne Notre-Seigneur Jésus-Christ quand
gue déclarant tenir ses lois de Jupiter ou d'A- il dit a Regardez les lis des champs
: ils ne ;

pollon '
; la loi de Moïse ordonnait d'adorer « travaillent, ni ne filent or, je vous dis que ;

un seul Dieu, et dès lors il était nécessaire « Salomon même, dans toute sa gloire, n'é-

que Dieu fit éclater sa majesté par des effets « tait point vêtu comme l'un d'eux. Que si

assez merveilleux pour montrer que Moïse « Dieu prend soin de vêtir de la sorte l'herbe

n'était qu'une créature dont se servait le créa- a des champs, qui est aujourd'hui et qui de-

teur. « main sera jetée au four, que ne fera-l-il pas

CHAPITRE XIV. « pour vous, hommes de peu de foi * ?» Il

était donc convenable d'accoutumer l'homme


IL NE FAUT ADORER QC'lN SEUL DIEU, NON-SEC-
encore faible et attaché aux objets terrestres à
LEMENT ES VUE DES BIENS ÉTERNELS, MAIS EN
n'attendre que de Dieu seul les biens néces-
VUE MÊME DES BIENS TERRESTRES QUI DÉPEN-
saires à cette vie mortelle, si méprisables
DENT TOUS DE SA PROVIDENCE.
qu'ils soient d'ailleurs au prix des biens de
L'espèce humaine, représentée par le peu- l'autre vie, afin que, dans le désir même de
ple de Dieu, peut être assimilée à un seul ces biens imparfaits, il ne s'écartât pas du
homme dont l'éducation se fait par degrés ^ culte de celui qu'on ne possède qu'en les mé-
La suite des temps a été pour ce peuple ce prisant.

qu'est la suite des âges pour l'individu, et il CHAPITRE XV.


s'est peu à peu élevé des choses temporelles
DU MINISTÈRE DES SAINTS ANGES, INSTRUMENTS DE
aux choses éternelles, et du visible à l'invisi-
LA PROVIDENCE DIVINE.
ble et toutefois, alors même qu'on lui pro-
;

mettait des biens visibles pour récompense, Il a donc plu à la divine Providence, comme
on ne cessait pas de lui commander d'adorerun je l'ai déjà dit et comme on
peut voir dans le

seul Dieu, afin de montrer à l'homme que, les Actes des Apôtres % d'ordonner le cours

pour ces biens eux-mêmes, il ne doit point des temps de telle sorte que la loi qui com-
s'adresser à un autre qu'à son maître et créa- mandait le culte d'un seul Dieu fût publiée
teur. Quiconque, en effet, ne conviendra pas par le ministère des anges. Or, Dieu voulut
qu'un seul Dieu tout-puissant est le maître dans d'une ma-
cette occasion se manifester

absolu de tous les biens que les anges ou les nière visible, non en sa propre substance,
hommes peuvent faire aux hommes, est vé- toujours invisible aux yeux du corps, mais
par de certains signes qui font des choses
' Exod. xxrra, 13.
' Voyez Hérodote, liv.
l, cbap. 65.
créées la marque sensible de la présence du
*
Cette comparaison, si naturelle et pourtant si originale, se ren- Créateur. H se servit du langage humain, suc-
contre dans un autre écrit de saint Augustin sous une forme plus
nette et plus grande encore : « La Providence divine, dit-il, qui con- cessif et divisible ,
pour transmettre aux
« duil admirat>lemeot toutes choses, gouverne la suite des généra-
a tions humaines, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles, comme un
hommes cette voix spirituelle, intelligible et
<j seul homme, qui, de l'enfance à la vieillesse, fournit sa carrière éternelle qui ne commence, ni ne cesse de
« dans le temps en passant par tous les âges [De quœst. octog. trib.,

a qu. 58) ». On sait combien cette belle image a trouvé d'imitateurs

parmi les plus illustres génies. Voyez notamment Bacon {Novum » Voyez Plotin, Enn., III, lib, 2, cap. 13.
organum, iib. i, aph. 84) et Pascal {Fragment d'un traité du, vide, Matt. VI, 28, 29 et 3Û.
page 130 de l'édition de M, Havet). '
Act. \ni, 03.
LIVRE X. - LE CULTE DE LATRIE. 207

parler, et qu'entendent dans sa pureté, non sont ceux à qui l'on doit ajouter foi? Que les
par l'oreille, mais par l'intelligence, les mi- Platoniciens répondent à celle question que
;

nistres de sa volonté, ces esprits bienheureux tous les autres [)bilosophes y répondent ;
qu'ils
admis à jouir pour jamais de sa vérité immua- y répondent aussi ces lliéurges, ou plutôt ces
ble et toujours prêts à exécuter sans retard et périurges, car ils ne méritent pas un nom
sans effort dans l'ordre des choses visibles les plus flatteur' en un mot, que tous les
;

ordres qu'elle leur communique d'une ma- hommes répondent, s'il leur reste une étin-
nière ineffable. La loi divine a donc été don- celle de raison,nous disent si nous
et qu'ils

née selon la dispensation des temps ; elle ne devons adorer ces anges ou ces dieux qui veu-
promettait d'abord, je le répète, que des biens lent qu'on les adore de préférence au Dieu
terrestres, qui étaient à la vérité la figure des que les autres nous commandent d'adorer, à
biens éternels mais si un grand nombre de
;
l'exclusiond'eux-mêmes et des autres anges.
Juifs célébraient ces promesses par des solen- Quand uns ni les autres ne feraient de
ni les
nités visibles, peu les comprenaient. Toute- miracles, celte seule considération que les
fois, et les paroles et les cérémonies de la loi uns ordonnent qu'on leur sacrifie, tandis que
prêchaient hautement le culte d'un seul Dieu, les autres le défendent et exigent qu'on ne sa-
non pas d'un de ces dieux choisis dans la crifie qu'au vrai Dieu, suffirait pour faire
foule des divinités païennes, mais de celui discerner à une âme pieuse de quel côté est
qui a fait et le ciel et la terre, et tout esprit et le faste et l'orgueil, de quel côté la véritable

toute âme, et tout ce qui n'est pas lui ; car il religion. Je dis plus : alors même que ceux
est le créateur et tout le reste est créature ; et qui demandent à être adorés seraient les seuls
rien n'existe et ne se conserve que par celui à faire des miracles et que les autres dédai-
qui a tout fait. gneraient ce moyen, l'autorité de ces derniers
devrait être préférable aux yeux de quiconque
CHAPITRE XVI. se détermine par la raison plutôt que par les
sens. Mais puisque Dieu, pour consacrer la
SI NOUS DEVONS, POL'R ARRIVER A LA VIE BIEN-
vérité, a permis que ces esprits immortels
HEUREUSE, CROIRE PLUTÔT CEUX d'ENTRE LES
aient opéré, en vue de sa gloire et non de la
ANGES QUI VEULENT QU'ON LES ADORE QUE CEUX
leur, des miracles d'une grandeur et d'une
QUI VEULENT QU'ON n'ADORE QUE DIEU.
certitude supérieures, afin, sans doute, de
A quels anges devons-nous ajouter pourfoi mettre ainsi âmes faibles en garde contre
les

obtenir la vie éternelle et bienheureuse? à les prestiges des démons orgueilleux, ne se-

ceux qui demandent aux hommes un culte rait-ce pas le comble de la déraison que de

religieux et des honneurs divins, ou à ceux fermer les yeux à la vérité, quand elle éclate
qui disent que ce culte n'est dû qu'au Dieu avec plus de force que le mensonge ?
créateur, et qui nous commandent d'adorer Pour loucber un mot, en effet, des miracles
en vérité celui dont la vision fait leur béati-" attribués par les historiens aux dieux des
tude et en qui ils nous promettent que nous Gentils, en quoi je n'entends point parlei;des
trouverons un jour la nôtre? Celte vision de accidents monstrueux qui se produisent de
Dieu est en effet la vision d'une beauté si par- loin en loin par des causes cachées, comprises
faite et si digne d'amour, que Plotin n'hésite dans les plans de la Providence tels, par ,

|)as à déclarer que sans elle, fût-on d'ailleurs exemple que la naissance d'animaux dif-
,

comblé de tous les autres biens, on est néces- formes, ou quelque changement inusité sur
sairement malheureux '. Lors donc que les la face du ciel et de la terre, capable de sur-
divers anges font des miracles, les uns, pour prendre ou même de nuire je n'entends ,

nous inviter à rendre à Dieu seul le culte de ])oint, dis-je, parler de ce genre d'événements
latrie ^, les autres pour se le faire rendre à dont les démons fallacieux prétendent que
eux-mêmes, mais avec celte différence que leur culte préserve le monde, mais d'autres
les premiers nous défendent d'adorer des événements qui paraissent en effet devoir.être
anges, au lieu que les seconds ne nous défen- attribués à leur action et à leur puissance,
dent pas d'adorer Dieu je demande quels , * Il y a ici un jeu de mots intraduisible sur theurgi [dzovf'yOL,
magiciens) et periw gi {jizf^ioup-joi, ou plutôt 'jrziJup-/o'ij esprits vains
'
Voyez l'iotin, Ewt.^ î, lib. vr, cap. 7. et curieux). Vives pense que saint Augustin a forgé le moi periurgl
* Sur le culte de lalrie, voyez plus liaut, livre x, ch. 1. de perurgere, solliciter, ou de perurere^ brûler.
-208 LA CITÉ DE DIEU.

comme ce que l'on rapporte des images des ell'et,font bien voir de quel sincère amour
dieux pénates, rapportées de Troie par Enée ils nous aiment, puisqu'au lieu de nous sou-
et qui passèrent d'elles-mêmes d'un lie» à un mettre à leur propre empire, ils ne cherchent
autre'; de Tarquin,qui coupa un caillou avec qu'à nous faire parvenir vers l'être dont la
un rasoir*; du serpent d'Epidaure, qui accom- contemidation leur promet à eux-mêmes une
pagna Esculape dans son voyage à Rome '; de félicité inébranlable. En second lieu, s'il y a
celte femme qui, pour prouver sa cliasleté, des anges qui, sans vouloir qu'on leur sacrifie,
tira seule avec sa ceinture le vaisseau qui por- ordonnent qu'on sacrifie à plusieurs dieux
tait la mère des dieux, tandis
statue de la dont ils sont les anges, il faut encore leur pré-
qu'un grand nombre d'hommes et d'animaux férer ceux qui sont les anges d'un seul Dieu
n'avaient pu seulement l'ébranler'' de cette ; et (|ui nous défendent de sacrifier à tout autre
vestale qui témoigna aussi son innocence en qu'à lui, tandis que les autres n'interdisent
puisant de l'eau du Tibre dans un crible " ;
pas de sacrifier à ce Dieu-là. Enfin, si ceux qui
voil.à bien des miracles mais aucun n'est , veulent qu'on leur sacrifie ne sont ni de bons
comparable, ni en grandeur, ni en puissance, anges, ni les anges de bonnes divinités, mais
à ceux que l'Ecriture nous montre accomplis de mauvais démons, comme le prouvent leurs
pour le peuple de Dieu. Combien moins peut- impostures et leur orgueil, à quelle protection
on leur comparer ceux que punissent et pro- plus puissante avoir recours contre eux qu'à
hibent les lois des peuples païens eux-mêmes, celle du Dieu unique
et véritable que servent

je veux parler de ces œuvres de magie et de les anges, cesbons anges qui ne demandent
théurgie qui ne sont pour la plupart que de pas nos sacrifices pour eux, mais pour ce-
vaines apparences et de trompeuses illusions, lui dont nous devons nous-mêmes être le sa-

comme, par exemple, quand il s'agit de faire crifice?


descendre la lune, afin, dit le poète Lucain, CH.\PITRE XVII.
qu'elle répande de plus près son écume sur
DE l'arche du testament ET DES MIRACLES QBE
les herbes '. quelques-uns de ces
Et s'il est
DIEU OPÉRA POUR FORTIFIER l'AUTORITÉ DE SA
prodiges qui semblent égaler ceux qu'accom-
LOI ET DE SES PROMESSES.
plissent les serviteurs de Dieu, la diversité de
leurs fins, qui sert à les distinguerles uns des C'est pour cela que la loi de Dieu, donnée

autres, fait assez voir que les nôtres sont in- au peuple juif par le ministère des anges, et
comparablement plus excellents. En effet, les qui ordonnait d'adorer le seul Dieu des dieux,
uns ont pour objet d'établir le culte de fausses à l'exclusion de tous les autres, était déposée
divinités que leur vain orgueil rend d'autant dans l'arche dite du Témoignage. Ce nom in-
plus indignes de nos sacrifices qu'elles les sou- dique assez que Dieu, à qui s'adressait tout ce
haitent avec plus d'ardeur les autres ne ten- ;
culte extérieur, n'est point contenu et enfermé
dent qu'à la gloire d'un Dieu qui témoigne dans un certain lieu, et que si ses réponses et
dans ses Ecritures qu'il n'a aucun besoin de divers signes sensibles sortaient en effet de
tels sacrifices, comme
montré plus tard il l'a cette arche, ils n'étaient que le témoignage

en les En résumé,
refusant pour l'avenir. visible de ses volontés. La loi elle-même était
s'il y a des anges qui demandent le sacrifice gravée sur des tables de pierre et renfermée
pour eux-mêmes, il faut leur préférer ceux dans l'arche, comme je viens de le dire. Au
qui ne leréclamentquepour le Dieu qu'ilsser- temps que le peuple errait dans le désert, les
venl et qui a créé l'univers ; ces derniers, en prêtres la portaient avec respect avec le taber-
nacle, dit aussi du Témoignage, et le signe
*
Voyez Varron (dans Servius, ad AiJneiâ., lib. l, vers 368).
ordinaire qui l'accomiiagnait était une co-
CicéroD et Tile-Live rapportent que l'augure Actius Navius, sur
'

le défi de Tarquin l'ancien, coupa un caillou avec un rasoir (Voyez


lonne de nuée durant le jour et une colonne
Cicéron, De divin., lib. l, cap. 17, et De nnt. Deor., lib. 2. Tite- — de feu durant la nuit '. Quand cette nuée
Live, lib. I, cap. 35).
• Voyez Tile-Live, Epit., lib. xi
; Valère _Maxime, lib. l, cap. 8, marchait, les Hébreux levaient leur camp, et
§ 2. et Ovide, Metumorpk., lib. XV, vers 622 et suiv. ils camiiaient, quand elle s'arrêlail^ Outre ce
' Voyez Tile-Live, lib. xx\x, cap. 14 ; Ovide, Fastes, lib. iv,
V. 295 et suiv., et Properce, lib. iv, eleg. 2. miracle et les voix qui se faisaient entendre
'
Voyez Denys d'Halycarnasse, Anliquit., lib. il, cap. 67 Pline,
de l'arche, il y en eut encore d'autres qui
;

Hist. nat; lib. xxvm, cap. 2; Valère Maxime, lib. vui, cap. 1,

rendirent tijmoignage à la loi ; car, lorsque le


* Lucain, Phars., lib. vers 503. — Comp. Aristophane, louées.
vers 749 aeq.
,

Exod. .\-ni, 21. — = Ibid. XL, 3i.
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 209

peuple entra dans la terre de promission, le culte pour en tirer de la gloire, mais pour
Jourdain s'ouvrit pour donner passage à l'ar- nous unir étroitement à lui, en nous enflam-
che aussi bien qu'à toute l'armée '. Cette mant d'un amour qui fait notre bonheur et
même arche ayant été portée sept fois autour non pas le sien.
de la première ville ennemie qu'on rencontra
(laquelle adorait plusieurs dieux à l'instar des CHAPITRE XVIH.
Gentils )
, les murailles tombèrent d'elles-
CONTRE CEUX QUI NIENT QU'iL FAILLE s'EN FIER
mêmes sans être ébranlées ni par la sape ni par
^ Depuis, à une époque où les Israé-
AUX LIVRES SAINTS TOUCHANT LES MIRACLES
le bélier
déjà établis dans la terre promise,
ACCOMPLIS POUR L'INSTRUCTION DU PEUPLE DE
lites étaient
DIEU.
il arriva que l'arclie fut prise en punition de
leurs péchés, et que ceux qui s'en étaient em- S'avisera-t-on de dire que ces miracles sont
parés l'enfermèrent avec honneur dans le faux supposés? quiconque parle de la sorte
et
temple du plus considérable de leurs dieux '. et prétend qu'en fait de miracles il ne faui
Or, le lendemain, à l'ouverture du temple, ils s'en fier à aucun historien, peut aussi bien
trouvèrent la statue du dieu renversée par prétendre qu'il n'y a point de dieux qui se
terre et honteusement fracassée. Divers pro- mêlent des choses de ce monde. C'est par des
diges et la plaie honteuse dont ils furent miracles, en effet, que les dieux ont persuadé
frappés les engagèrent dans la suite à restituer aux hommes de les adorer, comme l'atteste
l'arche de Dieu. Mais comment fut-elle ren- l'histoire des Gentils, et nous y voyons les
due mirent sur un chariot, auquel ils
? ils la dieux plus occupés de se faire admirer que de
attelèrent des vaches dont ils eurent soin de se rendre utiles. C'est pourquoi nous n'avons
retenir les petits, puis ils laissèrent aller ces pas entrepris dans cet ouvrage de réfuter ceux
animaux pour voir s'il se produi-
à leur jjré, qui nient toute existence divine ou qui croient
rait quelque chose de divin. Or, les vaches, divinité
la indifférente aux événements du
sans guide, sans conducteur, malgré les cris monde, ceux qui préfèrent leurs dieux
ninis
de leurs petits affamés, marchèrent droit en au Dieu fondateur de l'éternelle et glorieuse
Judée et rendirentaux Hébreux l'arche mysté- Cité, ne sachant pas qu'il est pareillement le
rieuse. Ce sont là de petites choses au regard fondateur invisible et immuable de ce monde
de Dieu; mais elles sont grandes par l'inslruc- niuable et visible, et le véritable dispensateur
lion et la terreur salutaire qu'elles doivent de cette félicité qui réside en lui-même et non
donner aux hommes. Si certains philosophes, pas en ses créatures. Voilà le sens de ce mot
et à leur tête les IMatoniciens, ont montré plus du très-véridique projihète : a Etre uni à
de sagesse et mérité plus de gloire que tous « Dieu, voilà mon bien '
». Je reviens sur celte
les autres, pour avoir enseigné que la Provi- citation, parce qu'il s'agit
de la fin de ici
dence divine descend jusqu'aux derniers êtres l'homme, de ce problème tant controversé en-
de la nature, et fait éclater sa splendeur dans tre les philosophes, de ce souverain bien où
l'herbe des champs aussi bien que dans les il faut rapporter tous nos devoirs. Le Psalmiste

corps des animaux, comment ne pas se rendre ne dit pas Mon bien, c'est de posséder de
:

aux témoignages miraculeux d'une religion grandes richesses, ou de porter la pourpre, le


qui ordonne de sacriûer à Dieu seul, à l'ex- sceptre et le diadème ou encore, comme quel-
;

clusion de toute créature du ciel, de la terre ques philosophes n'ont poml rougi de le dire :

et des enfers ? Et quel est


Dieu de celte re- le Mon bien, c'est de jouir des voluptés du corps;
ligion? Celui qui peut seul faire notre bon- ou même enfin, suivant l'oiiinion meilleure
heur par l'amour qu'il nous porte et par de jihilosophes meilleurs Mon bien, c'est la :

l'amour que nous lui rendons, celui qui, bor- vertu de mon âme ; non, le Psalmiste le dé-
nant le temps des sacriflces de l'ancienne loi clare : Le vrai bien, c'est d'être uni à Dieu. Il
dont il avait prédit la réforme par un meil- avait appris cette vérité de celui-là même que
leur pontife, a témoigné qu'il ne les désire les anges, par desmiracles inconlestables, lui
pas pour eux-mêmes, et que s'il les avait or- avaient appris à adorer exclusivement. Aussi
donnés, c'était comme figure de sacriflces était-il lui-même le sacriOce de Dieu, puis-
plus parfaits ;
car eufln Dieu ne veut pas notre qu'il était consumé du feu de son amour et
'
Jos. UI, iS, 17. — ' Jos. VI, 20. — ' I Rois, IV-n. • Ps. LXIII, 28.

S. AuG. — Tome XIII. u


214 LA CITÉ DE DIEU.

a brute, et je demeure toujours avec vous ». '


condamné à jamais toute âme adultère ». '

Par ces mots, semblable à une bête brute, le Entendez toute âme qui se prostitue à plusieurs
Prophète s'accuse de n'avoir pas eu l'intelli- dieux. Ici, en effet, se place ce mot qui nous
gence de la parole divine, comme s'il disait : a conduit à citer tout le reste « Être uni à :

Je ne devais vous demander que les choses «Dieu, voilà mon bien »; c'est-à-dire, mon
qui ne pouvaient m'êlre communes avec les bien est de ne point m'éloigner de Dieu, de ne
impies, et non celles dont je les ai vus jouir point me prostituer à plusieurs divinités. Or,
avec abondance, alors que le spectacle de leur en quel temps s'accomplira cette union par-
félicité était un scandale à mes faibles yeux. faite avec Dieu ? alors seulement que tout ce
Toutefois le Prophète ajoute qu'il n'a pas cessé qui doit être affranchi en nous sera affranchi.
d'être avec le Seigneur, parce qu'en désirant Jusqu'à ce moment, qu'y a-t-il à faire ? ce
les biens temporels il ne les a pas demandés qu'ajoute le Psalmiste « Metlre son espérance :

à d'autres que lui. Il poursuit en ces termes : « en Dieu ^ ». Or, comme l'Apôtre nous l'en-
« Vous m'avez soutenu par la main droite, me seigne « Lorsqu'on voit ce qu'on a espéré,
:

«conduisant selon votre volonté, et me faisant a ce n'est plus espérance. Car, qui espère ce
« marcher dans la gloire ' » marquant par ; « qu'il voit déjà ? Mais sinous espérons ce
ces mots, la main droite, que tous les biens « que nous ne voyons pas,nous l'attendons
possédés par les impies, et dont la vue l'avait « d'un cœur patient ' ». Soyons donc fermes
ébranlé, sont choses de la gauche de Dieu. Puis dans cette espérance, suivons le conseil du
il s'écrie : a Qu'y a-t-il au ciel et sur la terre Psalmiste et devenons, nous aussi, selon notre
« que je désire, si ce n'est vous ' ? » il se con- faible pouvoir, les anges de Dieu, c'est-à-dire
damne lui-même il se reproche, ayant au ; ses messagers, annonçant sa volonté et glori-
ciel un si grand bien, mais dont il n'a eu l'in- fiant sa gloire et sa grâce : « Afin de chanter
telligence que plus tard, d'avoir demandé à « vos louanges, ô mon Dieu, devant les portes
Dieu des biens passagers, fragiles, et pour « de la fille de Sion ''
». Sion, c'est la glorieuse
ainsi dire une félicité de boue. « Mon cœur et Cité de Dieu, celle qui ne connaît et n'adore
« ma chair, dit-il, sont tombés en défaillance, qu'un seul Dieu, celle qu'ont annoncée les
a ô Dieu de mon cœur * » Heureuse défail- I saints anges qui nous invitent à devenir leurs
lance, qui fait quitter les choses de la terre concitoyens. Ils ne veulent pas que nous les
pour celles du ciel ce qui lui fait dire ailleurs
! : adorions comme nos dieux, mais que nous
« Mon âme, enflammée de désir, tombe en adorions avec eux leur Dieu et le nôtre. Ils
« défaillance dans la maison du Seigneur ^ ». ne veulent pas que nous leur offrions des sa-
Et dans un autre endroit « Mon âme est : crifices, mais que nous soyons comme eux un
tombée en défaillance dans l'attente de votre sacrifice agréable à Dieu. Ainsi donc, qui-
«salut" ». Néanmoins, après avoir dit plus conque y réfléchira sans coupable obstination,
haut : Mon cœur et ma chair sont tombés en ne doutera pas que tous ces esprits immor-
défaillance, Dieu de mon
il n'a pas ajouté : tels et bienheureux, qui, loin de nous porter

cœur et de ma
mais seulement Dieu
chair, : envie (car ils ne seraient pas heureux, s'ils
de mon cœur, parce que c'est le cœur qui pu- étaient envieux), nous aiment au contraire et
rifie la chair. C'est pourquoi Notre-Seigneur veulent que nous partagions leur bonheur,
a dit : « Purifiez d'abord le dedans, et le ne nous soient plus favorables, si nous ado-
« dehors sera pur ' ». Le Prophète continue rons avec eux un seul Dieu, Père, Fils et
et déclare que Dieu même est son partage, et Saint-Esprit, que si nous leur offrions à eux-
non les biens qu'il a créés : « Dieu de mon mêmes notre adoration et nos sacrifices.
« cœur, dit-il. Dieu de mon partage pour tou-
« jours '»; voulant dire par là que, parmi CHAPITRE XXVI.
tant d'objets où s'attachent les préférences
DES CONTRADICTIONS DE PORPHYRE FLOTTANT IN-
des hommes, il trouve Dieu seul digne de la
CERTAIN ENTRE LA CONFESSION DU VRAI DIEU
sienne. « Car », poursuit-il, « voilà que ceux
ET LE CULTE DES DÉMONS.
qui s'éloignent de vous périssent, et vous avez
J'ignore comment cela se fait, mais il me
Ps. LXXn, 22. — » Ibid. 23. — ' Ibid. 24. — ' Ihid. 25. — '
Ps.
semble que Porphyre rougit pour ses amis les
TVYTTTi, 3. — ' Ibid. cxvin, 81. — '
Malt, xxm, 26. — •
Ps.
LXXii, 25. •
Ps. LX.\ii, 26. — "
Ibid. 27. — • Rom. viii, 2 1 et 25. — * Ps. LXir, 28.
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 215

Uiéurges. Car enfin tout ce que je viens dire, cieuse et insensée. Oses-tu bien élever au-
il mais il n'était pas
le savait, libre de le dessus de l'air et jusqu'aux régions sidérales
maintenir résolument contre le culte de plu- ces puissances ou plutôt ces pestes moins di-
sieurs dieux. II dit, en effet, qu'il y a des gnes du nom de souveraines que de celui
anges qui descendent ici-bas pour initier les d'esclaves, et ne vois-tu pas qu'en faire les
tliéurges à la science divine, et que d'autres divinités du ciel, c'est infliger au ciel un op-

y viennent annoncer la volonté du Père et ré- probre !

véler ses profondeurs. Je demande s'il est


croyable que ces anges, dont la fonction est CHAPITRE XXVII.
d'annoncer la volonté du Père, veuillent nous
PORPHYRE s'engage DANS l'eRRECR PLUS AVANT
forcer à reconnaître un autre Dieu que celui
qu'api'lée et tombe dans l'impiété.
dont ils annoncent la volonté. Aussi Porphyre
lui-même nous conseille-t-il excellemment Combien l'erreur d'Apulée ,
platonicien
de les imiter plutôt que de les invoquer. Nous comme toi, est moins choquante et plus sup-
ne devons donc pas craindre d'offenser ces portable ! Il n'attribue les agitations de l'câme
esprits bienheureux etimmortels, entièrement humaine et la maladie des passions qu'aux
soumis à un seul Dieu, en ne leur sacrifiant démons qui habitent au-dessous du globe de
pas car ils savent que le sacrifice n'est dû
; la lune, et encore hésite-t-il dans cet aveu
qu'au seul vrai Dieu dont la possession fait qu'ilfait touchant des êtres qu'il honore ;

leur bonheur, et dès lors ils n'ont garde de le quant aux dieux supérieurs, à ceux qui ha-
demander pour eux, ni en figure, ni en réalité. bitent l'espace élhéré, soit visibles, comme
Cette usurpation insolente n'appartient qu'aux le soleil lune et les autres astres que
, la
démons superbes et malheureux, et rien n'en nous contemplons au ciel, soit invisibles,
est plus éloigné que la piété des bons anges comme Apulée en suppose, il s'efforce de les
unis à Dieu sans partage et heureux par cette purifier de la souillure des passions. Ce n'est
union. Loin de s'arroger le droit de nous do- donc pas à l'école de Platon, mais à celle de
miner, ils nous aident dans leur bienveillance tes maîtres Chaldéens que tu as appris à éle-
sincère à posséder le vrai bien et à partager ver les vices des hommes jusque dans les ré-

en paix leur propre félicité. gions de l'empyrée et sur les hauteurs subli-
Pourquoi donc craindre encore, ô philoso- mes du firmament afin que les théurges ,

phe ! une voix libre contre des puis-


d'élever aient un moyen d'obtenir des dieux la révéla-
sances ennemies des vertus véritables et des tion des choses divines. Et cependant, ces
dons du véritable Dieu ? Déjà tu as su distin- choses divines, tu mets au-dessus d'elles
te

guer les anges qui annoncent la volonté de Dieu par ta vie intellectuelle ', ne jugeant pas
d'avec ceux qu'appelle je ne sais par quel art qu'en ta qualité de philosophe les purifica-
l'évocation du théurge. Pourquoi élever ainsi tions théurgiques te soient nécessaires. Elles
ces esprits impurs a l'insigne honneur de lesont aux autres, dis-tu, et afin sans doute
révéler des choses divines? Et comment se- de récompenser tes maîtres, tu renvoies aux
raient-ils les interprètes des choses divines, théurges tous ceux qui ne sont pas philoso-
ceux qui n'annoncent pas la volonté du Père ? phes, non pas, il est vrai, pour être purifiés
Ne sont-ce pas ces mêmes esprits qu'un en- dans la partie intellectuelle de l'âme, car la
vieux magicien a enchaînés par ses conjura- théurgie, tu l'avoues, ne porte pas jusque-là,
tionspour les empêcher de purifier une âme ', mais pour l'être au moins dans la partie spi-

sans qu'il fût possible, c'est toi qui le dis, à rituelle. Or, comme le nombre des âmes peu
un théurge vertueux de rompre ces chaînes capables de philosophie est sans comparaison
et de replacer cette àme sous sa puissance ? le plus grand, tes écoles secrètes et illicites
Quoi tu doutes encore que ce ne soient de
1 seront plus fréquentées que celles de Platon.
mauvais démons Mais non, tu feins sans I Ils t'ont sans doute promis, ces démons im-

doute de l'ignorer tu ne veux pas déplaire ;


purs, qui veulent passer pour des dieux cé-
aux théurges vers lesquels t'a enchaîné une lestes et dont tu t'es lait le messager et le hé-
curiosité décevante et qui t'ont transmis
comme un don précieux cette science perni- • Voyez plus haut, ch. 9, la distinction établie par Porphyre entre
la partie simplement spirituelle de lame et sa partie Intellectuelle
' Voyez plus haut, chap. 9 du livre x. et supérieure.
2\-2 LA CITÉ DE DIEU.

gence de Dieu, puisque la faible et misérable donne à l'âme le troisième rang? mais alors il
vertu qu'on appelle la vertu humaine n'est ne dirait pas que la troisième hypostase tient
elle-même qu'un don de sa bonté. Nous serions le milieu entre les deux autres, c'est-à-dire
trop disposés à nous enorgueillir dans notre entre le Père et le Fils. En etîet, Plotin place
condition charnelle, si, avant de la dépouiller, l'âme au-dessous de la seconde hypostase, qui
nous ne vivions pas sous le pardon. C'est est la pensée du Père, tandis que Porphyre,
pourquoi la vertu du Médiateur nous a fait en faisant de l'âme une substance mitoyenne,
cette grâce que, souillés par la chair du pé- ne la place pas au-dessous des deux autres,
ché, nous trouvons notre purification dans un mais entre les deux. Porphyre, sans doute, a
Dieu fait chair grâce merveilleuse, où éclate
; parlé comme il a pu, ou comme il a voulu ;

la miséricorde de Dieu, et qui, après nous car nous disons, nous, que le Saint-Esprit
avoir conduits durant cette vie dans le chemin n'est pas seulement l'esprit du Père, ou l'esprit
de nous prépare, après la mort, par la
la foi, du Fils,mais l'esprit du Père etduFils. Aussi
contemplation de la vérité immuable, la plé- bien, les philosophes sont libres dans leurs
nitude de la perfection. expressions, et, en parlant des plus hautes
matières, ils ne craignent pas d'offenser les
CHAPITRE XXIII. oreilles pieuses. Mais nous, nous sommes obli-
gés de soumettre nos paroles à une règle pré-
DES PRINCIPES DE LA PURIFICATION DE l'AME
cise, de crainte que la licence dans les mots
SELON LES PLATONICIENS.
n'engendre l'impiété dans les choses.
Des oracles divins, dit Porphyre, ont ré-
pondu que les sacrifices les plus parfaits à la CHAPITRE XXIV.
lune et au soleil sont incapables de purifier,
DU PRINCIPE UNIQUE ET VÉRITABLE QUI SEUL
et il a voulu montrer par là qu'il en est de
PURIFIE ET RENOUVELLE LA NATURE HUMAINE.
même des sacrifices offerts à tous les autres
dieux. Quels sacrifices, en effet, auraient une Lors donc que nous parlons de Dieu, nous
vertu purifiante, ceux de la lune
si et du so- n'affirmons point deux ou trois principes, pas
leil, divinités du premier ordre, ne l'ont pas ? plus que nous n'avons le droit d'affirmer deux
Porphyre, d'ailleurs, ajoute que le même ou trois dieux ; et toutefois, en affirmant tour
oracle a déclaré que les Principes peuvent puri- a tour le Père, le Fils et le Saint-Esprit, nous
fier ; par où l'on voit assez que ce philosople a disons de chacun qu'il est Dieu. Car nous ne
craint que sur
première réponse, qui re-
la tombons pas dans l'hérésie des Sabelliens ',

fuse aux sacrifices parfaits


du soleil et de la qui soutiennent que le Père est identique au
lune la vertu purifiante, on ne s'avisât de l'at- Fils, et que le Saint-Esprit est identique au
tribuer aux sacrifices de quelqu'un des petits Fils et au Père nous disons, nous, que le
;

dieux. Mais qu'entend Porphyre par ses Prin- Père est le Père du Fils, que le Fils est le Fils
cipes ? dans la bouche d'un philosophe plato- du Père, et que le Saint-Esprit est l'Esprit du
nicien, nous savons ce que cela signifie il '
: Père et du Fils, sans être ni le Père, ni le Fils.
veut désigner Dieu le Père d'abord, puis Dieu Il est donc vrai de dire que le Principe seul

le Fils, qu'il appelle la Pensée ou riiitelligence purifie rhonime, et non les Principes, comme
du Père ;
quant au Saint-Esprit, il n'en dit l'ont soutenu les Platoniciens. Mais Porphyre,
rien, ou ce qu'il en dit n'est pas clair; car je soumis à ces puissances envieuses dont il rou-
n'entends pas quel est cet autre Principe qui gissait sans oser les combattre ouvertement,
lient le milieu, suivant lui, entre les deux n'a pas voulu reconnaître que le Seigneur
autres. Est-il du senlimeut de Plotin, qui, Jésus-Christ est le principe qui nous purifie
traitant des trois hypostases principales ,
par son incarnation. Il l'a sans doute méprisé
• Les PlatoDiciens de d'Alexandrie et de l'école d'Athènes
l'école
dans la chair qu'il a revêtue pour accomplir
se sont accordés, depuis Plotinjusqu'à Proclus, à lecoDDailre en Dieu le sacrifice destiné à nous purifier grand ;
trois principes ou liypostases lo 1 Un (ro hj ct-r/oï/v) ou le Bien,
:

qui est le Père ; 2» l'Intelligence, le Verbe (Ij'/j;, vous), qui est le


mystère que n'a point compris Porphyre, par
Fils ;
3» l'Ame {fuyr,)^ qui est le principe universel de la vie. — un effet de cet orgueil que le bon, le vraiMé-
Quant à la nature et à l'ordre de ces hyposlases, les Alexandrins^

cessent d'être d'accord. — Consultez, sur les différences très-subliles


de li Trinité de Plotin et de celle de Porphyre, les deux historiens '
Sabellius, et avant lui Noët et Praxée, réduisaient la distinction
de l'école d'Alexandrie, M. Jules SinioD (tome II, page 110 et seq.) des personnes de la sainte Trinité à une distinction nominale. Cette
et M. Vacherot (tome II, p. 37 et seq.) hérésie a été condamnée par le concile de Constantinople en 381.

I
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 213

diateiir a vaincu par son humilité, prenant la étions tombés et gisants par terre voilà la ;

nature mortelle pour se montrer à des êtres semence organisée par le ministère des anges',
mortels, tandis que les faux et méchants mé- promulgateurs de la loi qui contenait tout
diateurs, Gers de n'être [las sujets à la mort, ensemble le commandement d'obéir à un seul
se sont exaltés dans leur orgueil, et par le Dieu et la promesse du médiateur avenir.
prestige de leur immortalité ont espérera fait

des êtres mortels un secours trompeur. Ce hon CHAPITRE XXV.


et véritable Médiateur a donc montré que le
TOL'S LES SAINTS QUI ONT VÉCU SOUS LA LOI
mal consiste dans le péché, et non dans la
ÉCRITE ET DANS LES TEMPS ANTÉRIEURS ONT
substance ou la nature de la chair, puis(}u'il
ÉTÉ JUSTIFIÉS PAR LA FOI EN JÉSUS-CHRIST.
a pris la chair avec 1 ame de l'homme sans
prendre le péché, i)iiisqu'il a vécu dans cette C'est par leur foi en ce mystère, accompa-
chair, et qu'après l'avoir quittée par la mort, gnée de bonne vie, que les justes des an-
la
il l'a reprise transfigurée dans sa résurrection. ciens jours ont pu être purifiés, soit avant la
Ila montré aussi que la mort même, peine du loi de Moïse (car en ce temps Dieu et losanges
péché, qu'il a subie pour nous sans avoir pé- leur servaient de guides), soit même sous
ché, ne doit pas être évitée par le péché, mais ne renfermât que des pro-
cette loi, bien qu'elle
plutôt supportée à l'occasion pour la justice ;
messes temporelles, simple figure de pro-
car s'il a eu la puissance de racheter nos pé- messes plus hautes, ce qui a fait donner à la
chés par sa mort, c'est qu'il est mort lui-même loi de Moïse le nom d'Ancien Testament. Il
y
et n'est pas mort par son péché. Mais Porphyre avait alors, en effet , des Prophètes dont la
n'a point connu le Christ comme Principe ;
voix, comme celle des anges, publiait la cé-
car autrement il l'eût connu comme purifi- lestepromesse, et de ce nombre était celui
cateur. Le Principe, en effet, dans le Christ, dont j'ai cité plus haut cette divine sentence
ce n'est pas la chair ou l'âme humaine, mais touchant le souverain bien de l'homme :

bien Verbe par qui tout a été fait. D'oîi il


le «Etre uni à Dieu, voilà mon bien" ». Le
suit que la chair du Christ ne purifie point psaume d'où elle est tirée distingue assez clai-
par elle-même, mais par le Verbe qui a pris rement les deux Testaments, l'ancien et le
cette chair, quand « le Verbe s'est fait chair nouveau car le prophète dit que la vue de
;

« et a habité parmi nous ». C'est pourquoi, ' ces impies qui nagent dans l'abondance des
quand Jésus parlait dans un sens mystique de biens temporels a fait chanceler ses pas,
la manducation de sa chair, plusieurs quil'é- comme si le culte fidèle qu'il avait rendu à
coutaient sans le comprendre s'éiant retirés Dieu eût été chose vaine, en présence de la
en s'écriant « Ces paroles sont dures est-il
:
;
félicité des contempteurs de la loi. Il ajoute
a possible de les écouter ? » il dit à ceux qui qu'il «'est longtemps consumé à comprendre
restèrent auprès de lui « C'est l'esprit qui : ce mystère, jusqu'au jour où, entré dans le
« vivifie la chair ne sert de rien - ». Il faut
; sanctuaire de Dieu il a vu la fin de cette ,

conclure que c'est le Principe qui, en prenant trompeuse félicité. Il a compris alors que ces
une chair et une âme, purifie l'âme et la chair hommes, par cela même qu'ils se sont élevés,
des fidèles, et voilà le sens de la réponse de ont été abaissés, qu'ils ont péri à cause de
Jésus aux Juifs qui lui demandaient qui il leurs iniquités, et que ce comble de félicité
était « Je suis le Principe ' »
: Nous-mêmes, . temporelle a été comme le
songe d'un homme
faibles que nous sommes, charnels et pé- qui s'éveille et tout à coup se trouve privé des
cheurs, nous ne pourrions, enveloppés dans joies dont le berçait un songe trompeur. Et
les ténèbres de l'ignorance, comprendre cette comme dans cette cité de la terre, ils étaient
parole, si le Christ ne nous avait doublement pleins du sentiment de leur grandeur, le
purifiés et par ce que nous étions et par ce Psalmisle parle ainsi « Seigneur, vousanéan- :

que nous n'étions pas car nous étions


;
« tirez leur image dans votre Cité ' ». 11

hommes, nous n'étions pas justes, et dans


et montre toutefois combien il lui a été avanta-
l'Incarnation il y a l'homme, mais juste et geux de n'attendre les biens mêmes de la terre
sans péché. Voilà le Médiateur qui nous a -
que du seul vrai Dieu, quand il dit « Je suis :

tendu la main pour nous relever, quand nous devenu semblable, devant vous, à une bête
* Jean, i, 14. — -Jean, vi, 61, 6Ï. — * Jean, vni, 25. • Galat. III, 19. — ' Ps. LXXn, 28. — ' Ibid. 20.
'210 LA CITÉ DE DIEU.

désirait ardemment de jouir de ses chastes et et saint Barnabe opérèrent en Lycaonie, le peu-
inefTablcs embrassements. Mais enfin, si ceux ple les prit pour des dieux et voulut leur sa-
qui adorent plusieurs dieux (quelque senti- crifier mais leur humble piété s'^y opposa,
'
;

ment qu'ils aient touchant leur nature) ne et ils annoncèrent aux Lycaoniens le Dieu en
doutent point des miracles qu'on leur attri- qui ils devaient croire. Les esprits trompeurs
bue, et s'en rapportent soit aux historiens, soit eux-mêmes n'exigent ces honneurs que parce
aux livres de la magie, soit enfin aux livres qu'ils savent qu'ils n'appartiennent qu'au vrai
moins suspects de la théurgie, pourquoi refu- Dieu. Ce qu'ils aiment, ce n'est pas, comme
sent-ils de croire aux miracles attestés par nos le rapporte Porphyre, et comme quelques-uns

Ecritures, dont l'autorité doit être estimée le croient, les odeurs corporelles, mais les
d'autant plus grande que celui à qui seul elles honneurs divins. Dans le fait, ils ont assez de
commandent de sacrifier est plus grand ? ces sortes d'odeurs qui leur viennent de tout
côté, et, s'ils en voulaient davantage, il ne
CHAPITRE XIX. tiendrait qu'à eux de s'en donner mais ces ;

mauvais esprits, qui affectent la divinité, ne


QUEL EST l'objet DU SACRIFICE VISIBLE QUE LA
se contentent pas de la fumée des corps, ils
VRAIE RELIGION ORDONNE d'oFFRIR AU SEUL
demandent les hommages du cœur, afin d'exer-
DIEU INVISIBLE ET VÉRITABLE.
cer leur domination sur ceux qu'ils abusent,
Quant à ceux qui estiment que les sacrifices et de leur fermer la voie qui mène au vrai

visibles doivent être offerts aux autres dieux, Dieu, en les empêchant par ces sacrifices im-
mais que les sacrifices invisibles, tels que les pies de devenir eux-mêmes un sacrifice agréa-
mouvements d'une âme pure et d'une bonne ble à Dieu.
volonté, appartiennent, comme plus grands et
plus excellents, au Dieu invisible, plus graud CHAPITRE XX.
lui-même et plus excellent que tous les dieux ',
DU VÉRITABLE ET SUPRÊME SACRIFICE EFFECTUÉ
ils ignorent sans doute que les sacrifices visi-
PAR LE CHRIST LUI-MÊME, MÉDIATEUR ENTRE
bles ne sont que les signes des autres, comme
DIEU ET LES HOMMES.
les mots ne sont que les signes des choses. Or,
puisque dans la prière nous adressons nos pa- De là vient que ce vrai médiateur entre Dieu
roles à celui-là même à qui nous offrons les et les hommes, médiateur en tant qu'il a pris
pensées de nos cœurs, n'oublions pas, quand la forme d'esclave, Jésus-Christ homme, bien
nous sacrifions, qu'il ne faut offrir le sacrifice qu'il reçoive le sacrifice, à titre de Dieu con-
visible qu'à celui dont nous devons être nous- substantiel au Père, a mieux aimé être lui-
mêmes le sacrifice invisible. C'est alors que même le sacrifice, à titre d'esclave, que de le re-
les Anges et les Vertus supérieures, dont la cevoir, et cela, pour ne donner occasion à per-
bonté et la piété font la puissance, se réjouis- sonne de croire qu'il soit permis de sacrifier
sent avec nous de ce culte que nous rendons à une créature, quelle qu'elle soit. Il est donc
à Dieu, et nous aident à le lui rendre. Mais si à la fois le prêtre et la victime, et voilà le sens
nous voulons les adorer, ces purs esprits sont du sacrifice que l'Eglise lui offre chaque jour ;

si peu disposés à agréer notre culte qu'ils le car l'Eghse, comme corps dont il est le chef,

rejettentpositivement quand ils viennent


,
s'offre elle-même par lui. Les anciens sacri-
remplir quelque mission visible auprès des fices des saints n'étaient aussi que des signes
hommes. L'Ecriture sainte en fournit des divers et multipliés de ce sacrifice véritable,
exemples. Nous y voyons, en effet % que quel- de même
que plusieurs mots servent quelque-
ques fidèles ayant cru devoir leur rendre les fois une seule chose en l'incul-
à exprimer
honneurs divins, soit par l'adoration, soit par quant plus fortement et sans ennui. Devant ce
le sacrifice, ils les en ont empêchés, avec or- suprême et vrai sacrifice, tous les faux sacri-
dre de les reporter au seul être à qui ils savent fices ont disparu.
qu'ils sont dus. Les saints ont imité les anges : * Acl. ïiv, 10 et seq.

après la guérison miraculeuse que saint Paul

*
Saint Akgustin parait faire ici alluBion à Porphyre et à ses dis-
ciples. Voyez le De abst. anim., lib. ii, cap. 61 et seq.
= Apocal. SIX, 10, et xxii, 9.
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 211

CHAPITRE XXI. tes offrandes suppliantes du courroux de celte redoutaMe


divinité ' ».

DU DEGRÉ DE PUISSANCE ACCORDÉ AUX DÉMONS


l*orphyre est même avis, tout en ne par-
du
POUR PROCURER, PAR DES ÉPREUVES PATIEM-
lant, il est vrai, qu'au nom d'aulrui, quand il
MENT SUBIES, LA GLOIRE DES SAINTS, LESQUELS
dit que le bon génie n'assiste point celui qui
n'ont PAS VAINCU LES DÉMONS EN LEUR FAISANT
l'invoque, à moins que le mauvais génie n'ait
DES SACRIFICES , MAIS EN RESTANT FIDÈLES A
été préalablement apaisé * d'oîi il suivrait ;
DIEU.
que les mauvaises divinités sont plus puis-
Toutefois les démons ont reçu le pouvoir, santes que les bonnes car les mauvaises peu- ;

en des temps réglés et limités par la Provi- vent mettre obstacle à l'action des bonnes, et
dence, d'exercer leur fureur contre la Cité de celles-ci ne peuvent rien sans la permission
Dieu à l'aide de ceux qu'ils ont séduits, et non- de celles-là, tandis qu'au contraire les mau-
seulement de recevoir les sacrifices qu'on leur vaises divinités peuvent nuire, sans que les
offre, mais aussi d'en exiger par de violentes autres soient capables de les en empêcher. Il

persécutions. Or, tant s'en faut que cette ty- en est tout autrement dans la véritable reli-
rannie soit préjudiciable à l'Eglise, qu'elle lui gion et ce n'est pas ainsi que nos martyrs
;

procure, au contraire, de grands avantages; triomphent de Junon, c'est-à-dire des puis-


elle sert, en effet, à compléter le nombre des sances de l'air envieuses de la vertu des saints.
saints, qui tiennent un rang d'autant plus ho- Nos héros, si l'usage permettait de les appeler
norable dans la Cité de Dieu qu'ils combattent ainsi, n'emploient pour vaincre Héra que des
plus généreusement et jusqu'à la mort contre vertus divines et non des offrandes supplian-
les puissances de l'impiété '. Si le langage de tes. Et certes, Scipion a mieux mérité le sur-
l'Eglise le permettait, nous les appellerions k nom d'Africain en domptant l'Afrique par sa
bon droit nos héros. On fait venir ce nom de valeur que s'il eût apaisé ses ennemis par des
celui de Junon, qui, en grec, est appelé Héra, présents et des supplications.
d'où vient que, suivant les fables de la Grèce,
je ne sais plus lequel de ses flls porte le nom CHAPITRE XXII.
d'Héros. Le sens mystique de ces noms est,
ou EST LA SOURCE DU POUVOIR DES SAINTS CONTRE
dit-on, que Junon représente l'air, dans le-
LES DÉMONS ET DE LA VRAIE PURIFICATION DU
quel on place, en compagnie des dénions, les
CCEUR.
héros, c'est-à-dire les âmes des morts illus-
tres. C'est dans un sens tout contraire qu'on Les hommes véritablement pieux chassent
pourrait, je le répète, langage ecclésias-
si le ces puissances aériennes par des exorcismes,
tique le permettait, appeler nos martyrs des loin de rien fairepour les apaiser, et ils sur-
héros ; non aucun com-
certes qu'ils aient montent toutes les tentations de l'ennemi, non
merce dans l'air avec les démons, mais parce en les priant, mais en priant Dieu contre lui.
qu'ils ont vaincu les démons, c'est-à-dire les Aussi, les démons ne triomphent-ils que des
puissances de l'air et Junon elle-même, quelle âmes entrées dans leur commerce par le pé-
qu'elle soit, cette Junon que les poètes nous ché. On triomphe d'eux, au contraire, au
représentent, non sans raison, comme enne- nom de celui qui s'est fait homme, et homme
mie de la vertu et jalouse de la gloire des sans péché, pour opérer en lui-même, comme
grands hommes qui aspirent au ciel. Virgile pontife et comme victime, la rémission des
met ceux-ci au-dessus d'elle quand il lui fait péchés, c'est-à-dire au nom du médiateur
dire :
Jésus-Christ homme, par qui les hommes,
« Enée est mon vaiaquear^... » purifiés du péché, sont réconciliés avec Dieu.
Le péché seul, en effet, sépare les hommes
mais il lui cède ensuite et faiblit misérable- d'avec Dieu, et peuvent en être purifiés
s'ils
ment quand il introduit Hélénus donnant à en cette vie, ce n'est point par la vertu, mais
Enée ce prétendu conseil de piété :
bien par la miséricorde divine ce n'est point ;

« Rends hommage de bon cœur à Junon et triomphe par par leur puissance propre, mais par l'indiil-

* Tertullien exprime plusieurs fois la même pen>ce {Ajtotoy.^ '


Enéide, livre m, vers 438, 439.
cap, 50 ; ad Scap.^
cap. 5), -
Voyez plus haut, sur Porphyre, les chapitres 9, 10 et 1 1 , et comp.
' Enéide, livre vu, vers 310. De abstin. anim., cap. 39.
216 LA aTÉ DE DIEU.

raut ', ils t'ont promis que les âmes purifiées les opérations Ihéurgiques ne peuvent rien
par la théurgrie, sans retourner au Père, à la sur l'âme intellectuelle, c'est-à-dire sur notre
vérité, habiteraient au-dessus de l'air parmi entendement, et que, si elles purifient la
les dieux célestes. Mais tu ne feras pas accep- partie spirituelle et inférieure de l'âme, elles
ter ces extravagances à ce nombre immense sont incapables de lui donner l'immortalité et
de que le Christ est venu délivrer de
fidèles l'éternité. Le Christ, au contraire, promet la
la domination des démons. C'est en lui qu'ils vie éternelle, et c'est pourquoi le monde en-
trouvent la vraie purilication infiniment mi- tier court à lui, en dépit de vos colères et en
séricordieuse, celle qui embrasse l'âme, l'es- dépit aussi de vos élonnements et de vos stu-
prit et le corps. Car, pour guérir toull'homnie peurs. A quoi te sert, Porphyre, d'avoir été
de la peste du péché, le Christ a revêtu sans forcé de convenir que la théurgie est une
péché l'homme tout entier. Plût à Dieu que source d'illusions où le plus grand nombre
tu l'eusses connu, ce Christ, lui donnant ton puise une science aveugle et folle, et que l'er-
âme à guérir plutôt que de te confier en ta reur la plus certaine, c'est de recourir par
vertu, infirme et fragile comme toute chose des sacrifices aux anges et aux puissances?
humaine et en ta pernicieuse curiosité. Celui- Cet aveu à peine fait, comme si tu craignais
là ne t'aurait pas trompé, puisque vos oracles, d'avoir perdu ton temps avec les théurges, tu
par toi-même cités, le déclarent saint et im- leur renvoies la masse du genre huiuain, pour
mortel. C'est de lui, en effet, que parle le plus qu'ils aient à purifier dans leur âme s|iirituelle
illustre des poètes, dans ces vers qui n'ont ceux qui ne savent pas vivre seloù leur âme
qu'une vérité prophétique, étant tracés pour intellectuelle !

un autre personnage, mais qui s'appliquent


CHAPITRE XXVIII.
très-bien au Sauveur :

QUELS CONSEILS ONT AVEUGLÉ PORPHYRE ET l'ONT


« Par toi, s'il reste quelque trace de uotre crime, elle

s'évanouira, laissant le monde affranchi de sa perpétuelle EMPÊCHÉ DE CONNAÎTRE LA VRAIE SAGESSE, QUI
crainte ^ ». EST JÉSUS-CHRIST.

Par où le poète veut dire qu'à cause de l'infir- Ainsi tu jettes les hommes dans une erreur
mité humaine, les plus grands progrès dans manifeste, et un si grand mal ne te fait pas
la justice laissent subsister, sinon les crimes, rougir, et tu fais profession d'aimer la vertu
au moins de certaines traces que le Sauveur et la sagesse! Si tu les avais véritablement
seul peut effacer. Car c'est au Sauveur seul aimées, tu aurais connu le Christ, qui est la
que se rapportent ces vers, et Virgile nous vertu et la sagesse de Dieu, et l'orgueil d'une
fait assez entendre qu'il ne parle pas en son science vaine ne t'aurait pas poussé à te révol-
propre nom par ces mots du début de la même ter contre son humilité salutaire. Tu avoues
églogue : cependant que l'âme spirituelle elle-même
peut être purifiée par la seule vertu de la
« Voici qu'est arrivé le dernier âge prédit par la sibylle de
Cames ».
continence ', sans le secours de ces arts Ihéur-
giques et de ces télètes ^ où tu as consommé
C'est dire ouvertement qu'il va parler d'après vainement tes études. Tu vas jusqu'à dire
la sibylle. Mais les théurges, ou plutôt les dé- quelquefois que les télètes ne sauraient élever
mons, qui prennent la figure des dieux, souil- l'âme après la mort, de sorte qu'à ce compte
lent bien plutôt l'âme par leurs vains fan- la théurgie ne servirait de rien au-delà de
tômes qu'ils ne la purifient. Eh! comment la cette vie, même pour la partie spirituelle de
purifieraient-ils ,
puisqu'ils sont l'impureté l'âme; et cet aveu ne t'empêche pas de reve-
même! Sans cela, il ne serait pas possible à nir en mille façons sur ces pratiques mysté-
un magicien envieux de les enchaîner par ses rieuses, sans que je puisse te supposer un
incantations et de les contraindre, soit par autre but que de paraître habile en théurgie,
crainte, soit par envie, à refuser à une âme de plaire aux esprits déjà séduits par ces arts
souillée le bienfait imaginaire de la purifica- illicites, et d'en inspirer aux autres la curio-

tion. Mais il me suffit de ce double aveu que sité.

* Eusèbe adresse à Porphyre les mêmes reproches [Prtepar. * Voyez Porphyre, De abstin.^ lib. u, cap. 32. Comp. Platon,
fvong., lib. ly, cap. 4, 9 et 10). Charmide, page 156 seq.
' Virgile, Églog., iv, ver» 13 et 14. Sur les Télètes, voyez plus haut, ch. 9.
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 217

Je te sais gré du moins d'avoir déclaré que CHAPITRE XXIX.


latbéurgie est un art redoutable, soit à cause DE l'incarnation DE NOTRE- SEIGNEUR JÉSUS-
des lois qui l'interdisent, soit par la nature CHRIST REPOUSSÉE PAR l'orgueil IMPIE DES
même de ses pratiques. Et plût à Dieu que PLATONICIENS.
cet avertissement lût entendu de ses malheu-
reux partisans et les fit tomber ou s'arrêter Tu reconnais hautement le Père, ainsi que
devant l'abîme! Tu dis h la vérité qu'il n'y a son Fils que tu appelles l'Intelligence du
point de têlètes qui guérissent de l'ignorance Père, et enfin un troisième principe, qui tient
et de tous les vices qu'elle amène avec soi, et le milieu entre les deux autres et où il sem-
que cette guérison ne peut s'accomplir que ble que tu reconnaisses le Saint-Esprit. Voilà,
par le naTpiMvNoùv, c'est-à-dire par l'Intelligence pour dire comme vous, les trois dieux. Si peu
du Père, laquelle a conscience de sa volonté ; exact que soit ce langage, vous apercevez pour-
mais tu ne veux pas croire que le Christ soit tant, comme à travers l'ombre d'un voile, le

cette Intelligence du Père, et tu le méprises à but où il faut aspirer mais le chemin du sa- ;

cause du corps qu'il a pris d'une femme et de lut, mais le Verbe immuable fait chair, qui

l'opprobre de la croix; car ta haute sagesse, seul peut nous élever jus(iu'à ces objets de
dédaignant et rejetant les choses viles, n'aime notre foi où notre intelligence n'atteint qu'à
à s'attacher qu'aux objets les plus relevés. peine, voilà ce que vous ne voulez pas recon-
Mais lui, il est venu pour accomplir ce qu'a- naître. Vous entrevoyez, quoique de loin et

vaient dit de lui les véridiques Prophètes : d'un œil offusqué par les nuages, la patrie où
« Je détruirai la sagesse des sages, et j'anéan- il faut se fixer; mais vous ne marchez pas

« tirai laprudence des prudents ». Il ne dé- ' dans la voie qui y conduit. Vous confessez
truit pas en effet, il n'anéantit pas la sagesse pourtant la grâce, quand vous reconnaissez
qu'il a donnée aux hommes, mais celle qu'ils qu'il a été donné à un petit nombre de parve-
s'arrogent et qui ne vient pas de lui. Aussi nir à Dieu par la force de l'intelligence. Tu
l'Apôtre, après avoir rapporté ce témoignage ne dis pas en effet // a plu à unpetitnombre,
:

des Prophètes, ajoute : « Oîi sont les sages? ou bien Un petit nombre a voulu, mais // a
: :

« où sont les docteurs de la loi? où sont les été donné à un petit nombre, et en pariant
a esprits curieux des choses du siècle? Dieu ainsi, tu reconnais expressément l'insuffisance
« n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de l'homme et la grâce de Dieu. Tu parles
« de ce monde? Car le monde avec sa sagesse encore de la grâce en termes plus clairs dans
« n'ayant point reconnu Dieu dans la sagesse ce passage où, commentant Platon, tu affirmes
a de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les avec lui qu'il est impossible à l'homme de
« croyants par la folie de la prédication. Les parvenir en cette vie à la perfection de la sa-
« Juifs demandent des miracles, et les Gentils gesse ', mais que la Providence et la grâce de
« cherchent la sagesse, et nous, nous prêchons Dieu peuvent après cette vie achever ce qui
« Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale manque dans les hommes qui auront vécu
« pour les Juifs et une folie pour les Gentils, selon la raison. Oh si tu avais connu la grâce
!

a mais qui pour tous les appelés, Juifs ou de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, et
« Gentils, est la vertu et la sagesse de Dieu; ce mystère même de l'incarnation où le Verbe
« car ce (jui paraît folie en Dieu est plus sage a pris l'âme et le corps de l'homme, tu aurais
« que les hommes, et ce qui paraît faible en pu y voir le plus haut exemple de la grâce '\
« Dieu est plus puissant que les hommes '^
a. Mais que dis-je ? et pourquoi parler en vain à
C'est cette folie et cette faiblesse apparentes un homme qui n'est plus? mes discours, je le
que méprisent ceux qui se croient forts et sais, sont perdus pour toi ; mais ils ne le se-
sages par leur propre vertu ; mais c'est aussi ront pas, j'espère, pour tes admirateurs, pour
celte grâce qui guérit les faibles et tous ceux ces hommes qu'enflamme l'amour de la sa-
qui, au lieu de s'enivrer d'orgueil dans leur gesse ou la curiosité et qui t'aiment ; c'est à
fausse béatitude, confessent leur trop réelle eux que je m'adresse en parlant à toi, et peut-
misère d'un cœur plein d'humilité. être ne sera-ce pas en vain !

> Voyez le Phédon, trad. fr.. tome l, p. 199 seq.


^

Abd. 8; Isa. xnx, 14.


"
11 semble résulter de ces paroles que Porphyre n'a pas été chré-

1 Cor. I, 20-25, tien, quoi qu'on en ait dit, depuis l'historien Socrate jusqu'à nos
222 LA CITÉ DE DIEU.

devait se trouver cette voie universelle de la était comme consacrée pour la prédication de
délivrance de l'àme, il lui fut ordonné d'aban- la Cité de Dieu chez toutes les nations de la
donner son pays, ses parents et la maison de terre : ils l'ont figurée par le tabernacle, par

son père. Alors Abraham, délivré des super- le temple, par le sacerdoce et par les sacri-
stitions des Chaldéens, adora le seul vrai Dieu fices; ils l'ont prédite par des prophéties,
et ajouta foi à ses promesses. La voilà cette et plus souvent obscures et
quelquefois claires
voie universelle dont le Prophète a dit: «Que mystérieuses mais quand le Médiateur lui-
;

a Dieu ait pitié de nous et qu'il nous bénisse ; même, revêtu de chair, et ses bienheureux
« qu'il fasse luire sur nous la lumière de son Apôtres ont manifesté la grâce du Nouveau
« visage , et qu'il nous soit miséricordieux, Testament, ils ont fait connaître plus claire-
B afin que nous connaissions votre voie sur la ment cette voie qui avait été cachée dans les

« terre et le salut que vous envoyez à toutes ombres des siècles précédents, quoiqu'il ait

a les nations '» .Voilà iiourquoi le Sauveur, qui toujours plu à Dieu de la faire entrevoir en
si longtemps après de
prit chair la semence tous temps, comme je l'ai montré plus haut,
d'Abraham, a dit de soi-même : « Je suis la par des signes miraculeux de sa puissance.
a voie, la vérité et la vie ' » . C'est encore Les anges ne sont pas seulement apparus
cette voie universelle dont un autre prophète comme autrefois, mais, à la seule voix des
a parlé en ces termes, tant de siècles aupara- serviteurs de Dieu agissant d'un cœur simple,
vant « Aux derniers temps, la montagne de
: les esprits immondes ont été chassés du corps
« lamaison duSeigneur paraîtra sur le sommet des possédés , les estropiés et les malades
8 des montagnes et sera élevée par-dessus guéris ; les bêtes farouches de la terre et des
a toutes les collines. Tous les peuples y vien- cieux, les oiseaux du ciel, les arbres, les

« dront et les nations y accourront et di-


, éléments, les astres ont obéi à leurs ordres ;

« ront Venez, montons sur la montagne du


: l'enfer a cédé à leur pouvoir et les morts sont
a Seigneur et dans la maison du Dieu de ressuscites. Et je ne parle point des miracles
Jacob il nous enseignera sa voie et
;
particuliers au Sauveur, tels surtout que sa
a nous marcherons dans ses sentiers ; car la naissance, oîi s'accomplit le mystère de la
« loi sortira de Sien, et la parole du Sei- virginité de sa mère, et sa résurrection, type
« gneur , de Jérusalem ^ » . Celte voie donc de notre résurrection à venir. Je dis donc que
n'est pas pour un seul peuple , mais pour cette voie conduit à la purification de l'honnne

toutes les nations ; et la loi et la parole tout entier, et, de mortel qu'il était, le dispose
du Seigneur ne sont demeurées dans Sion
pas en toutes ses parties à devenir immortel. Car
etdans Jérusalem ; mais elles en sont sorties afin que l'homme ne cherchât point divers

pour se répandre par tout l'univers. Le Média- modes de purification, l'un pour la partie que
teur même, après sa résurrection, dit par cette Porphyre appelle intellectuelle, l'autre pour
raison à ses disciples ,
que sa mort avait la partie spirituelle, un autre enfin pour le

troublés : a II fallait que tout ce qui est écrit corps, le Sauveur et purificateur véritable et
« de moi, dans la loi dans les prophètes et , tout-puissant a revêtu l'homme tout entier.
a dans les psaumes, fût accompli. Alors il leur Hors de cette voie, qui jamais n'a fait défaut
a ouvrit l'esprit pour entendre les Ecritures, aux hommes soit au temps des promesses,
,

« et il leur dit : Il fallait que le Christ souffrît soit au temps de l'accomplissement, nul n'a

a et qu'il ressuscitât d'entre les morts le troi- été délivré, nul n'est délivré, nul ne sera
a sième jour, et que l'on prêchât en son nom la délivré.
a pénitence et la rémission des péchés parmi Porphyre nous dit que la voie universelle

a toutes les nations, à commencer par Jérusa- de la délivrance de l'âme n'est point encore
lem * B La voilà donc cette voie universelle de
« . venue à sa connaissance par aucune tradition
la délivrance de l'âme, que les saints anges et historique mais peut-on trouver une histoire
;

les saints prophètes ont d'abord figurée partout à la fois plus illustre et plus fidèle que celle
où ils ont pu, dans le petit nombre de per- du Sauveur, laquelle a conquis une si grande
sonnes en qui ils ont honoré la grâce de Dieu, autorité par toute la terre, et où les choses
et surtout dans les Hébreux, dont la république passées sont racontées de manière à prédire
les choses futures, dont un grand nombre
' Ps. LA-vi, 1 et 2. — -
Jean, xiv, 6. * îsaïe, IT, 2 et 3. — *
Luc,
lav, i4-47. déjàaccompli nous garantit l'accomplissement
LIVRE X. LE CULTE DE LATRIE. 223

des autres? Ni Porphyre ni les autres Platoni- la terre, la destruction du culte des idoles et
ciens ne peuvent être reçus à mépriser ces des démons, les tentations qui éprouvent les
prophéties, comme ne concernant que des fidèles, les lumières qui éclairent et purifient

choses passagères et relatives à cette vie ceux qui font des [irogrès dans la vertu, la
mortelle. Us ont raison, sans nul doute, délivrance de tous les maux, le jour du juge-
pour des prédictions d'une autre sorte ,
ment, la résurrection des morts, la damnation
celles qui s'obtiennent par la divination et éternelle des impies et le royaume immortel
par d'autres arts. Que ces prédictions et ceux de cette glorieuse Cité de Dieu destinée à
qui les cultivent ne méritent pas grande jouir éternellement de la contemplation bien-
estime, j'y consens volontiers; car elles se heureuse, tout cela a été prédit et promis dans
font soit par la prénotion des causes infé- les Ecritures de cette voie sainte, et nous
rieures, comme dans la médecine, où l'on voyons accomplies un si grand nombre de ces
peut prévoir divers accidents de la maladie à promesses que nous avons une pieuse con-
l'aide des signes qui la précèdent, soit |)arce fiance dans Taccom plissement de toutes les
que les dénions prédisent ce qu'ils ont résolu autres. Quant à ceux qui ne croient pas et
de faire, et se servent pour l'exécuter des par suite ne comprennent pas que cette voie
passions déréglées des méchants, de manière est la voie droite pour parvenir à la con-
à persuader que les événements d'ici-bas sont templation et à l'union bienheureuses, selon
entre leurs mains. Les saints qui ont marché la parole et le témoignage véridiques des
dans la voie universelle de la délivrance de saintes Ecritures, peuvent bien combattre
ils

l'âme ne se sont point souciés de faire de la rehgion, mais ne l'abattront jamais.


il

telles prédictions, comme si elles avaient une C'est pourquoi dans ces dix livres, inférieurs
grande importance et ce n'est pas qu'ils
; sans doute à l'attente de plusieurs, mais où
aient ignoré les événements de cet ordre, j'ai répondu peut-être au vœu de quelques-
puisqu'ils en ont souvent prédit à l'appui de uns, dans la mesure où le vrai Dieu et Seigneur
vérités plus hautes, supérieures aux sens et aux a daigné me prêter son aide, j'ai combattu
vérifications de l'expérience mais il y avait
; les objections des impies qui préfèrent leurs
d'autres événements véritablement grands et dieux au fondateur de la Cité sainte. De ces dix
divins qu'ils annonçaient selon les lumières premiers sont contre ceux qui
livres, les cinq
qu'il plaisait à Dieu de leur départir. En effet, croient qu'on doit adorer les dieux en vue des
l'incarnation de Jésus-Christ et toutes les mer- biens de cette vie, les cinq derniers contre
veilles qui ont éclaté en lui, ou qui ont été ceux qui veulent conserver le culte des dieux
accomplies en son nom, telles que la péni- en vue des biens de la vie à venir. Il me reste
tence des hommes plongés en toutes sortes à traiter, comme je l'ai promis dans le pre-
de crimes, la conversion des volontés à Dieu, mier livre, des deux cités qui sont ici-bas mê-
la rémission des péchés, la grâce justifiante, lées et confondues. Je vais donc, si Dieu me
la foi des âmes pieuses et cette multitude continue son appui, parler de leur naissance,
d'hommes qui croient au vrai Dieu par toute de leur progrès et de leur fin.
220 LA CITÉ DE DIEU.

à désirer de nouvelles épreuves, c'est dire que que Platon dans l'ouvrage où il décrit le
,

la félicité suprême est cause de rinfélicité, la monde dieux secondaires qui sont l'ou-
et les
perfection de la sagesse cause de la folie, et la vrage de Dieu, affirme en termes exprès que
pureté la ]ilus haute cause de l'iinpurefé. De leur être a eu un commencement et qu'il
plus, ce bonheur de l'âme pendant son séjour n'aura pourtant pas de fin, parce que la vo-
dans l'autre monde ne
sera pas fondé sur la lonté toute-puissante du Créateur les fait sub-
vérité, ne peut le posséder qu'en étant
si elle sister pour l'éternité '. Pour expliquer celte

trompée. Or, elle ne peut avoir le bonheur doctrine, les Platoniciens ont imaginé de
qu'avec la sécurité, et elle ne peut avoir la sé- dire qu'il ne s'agit pas d'un commencement
curité qu'en se croyant heureuse pour tou- de temps, mais d'un commencement de
jours, sécurité fausse, puisqu'elle redeviendra cause. « 11 en est, disent-ils, conujie d'un pied
bientôt misérable. Comment donc sera-t-elle « qui serait de toute éternité posé sur la pous-
heureuse dans la vérité, si la cause de sa joie a sière ; l'empreinte existerait toujours au-
est une fausseté? Voilà ce qui n'a pas échappé B dessous, et cependant elle est faite par le
à Porphyre, et c'est pourquoi il a soutenu que « pied, de sorte que le pied n'existe pas avant
l'âme purifiée retourne au Père, pour y être «l'empreinte, bien qu'il la produise. C'est
affranchie à jamais de la contagion du mal. « ainsi, à les entendre, que le monde et les
D'oii il faut conclure que cette doctrine de B dieux créés dans le monde ont toujours été,
quelques Platoniciens sur la révolution néces- B leur créateur étant toujours, et cependant
saire qui emporte les âmes hors du monde et B ils sont faits par lui ». Je demanderai à ceux
les y ramène est une erreur. Au surplus, alors qui soutiennent que l'âme a toujours été, si

même que la transmigration serait vraie, à elle a toujours été misérable? Car s'il est quel-
quoi servirait de le savoir ? Les Platoniciens que chose en elle qui ait commencé d'exister
chercheraient-ils à prendre avantage sur nous dans le temps et qui ne s'y rencontrât pas de
de ce que nous ne saurions pas en cette vie ce toute éternité, pourquoi elle-même n'aurait-
qu'ils ignoreraient eux-mêmes dans une vie elle pas commencé d'exister dans le temps?
meilleure, où, malgré toute leur pureté et dont elle jouit, de leur
D'ailleurs, la béatitude
toute leur sagesse, ils ne seraient bienheureux propre aveu, sans mesure et sans fin après les
qu'en étant trompés? Mais quoi de plus ab- maux de cette vie, a évidemment commencé
surde et de plus insensé II est donc hors de
I
dans le temps, et toutefois elle durera toujours.
doute que le sentiment de Porphyre est pré- Que devient donc cette argumentation destinée
férable à cette théorie d'un cercle dans la des- à établir que rien ne peut durer sans lin que
tinée des âmes, alternative éternelle de misère ce qui existe sans commencement? La voilà
et de félicité. Voilà donc un platonicien qui se qui tombe en poussière, en se heurtant contre
sépare de Platon pour penser mieux que lui, cette félicité qui a un commencement et qui
qui a vu ce que Platon ne voyait pas, et qui n'aura pas de fin. Que l'infirmité humaine
n'a pas hésité à corriger un si grand maître, cède donc à l'autorité divine Croyons-en sur !

préférant à Platon la vérité. la religion ces espritsbienheureux et immor-


tels qui ne demandent pas qu'on leur rende
CHAPITRE XXXI. les honneurs faits pour Dieu seul, leur maître
et le nôtre, et qui n'ordonnent d'offrir le sa-
CONTRE LES PLATONICIENS QUI FONT L'AME
crifice, comme je l'ai déjà dit et ne puis trop
COÉTERNELLE A DIEU.
le redire qu'à celui dont nous devons être
,

Pourquoi ne pas s'en rapporter plutôt à la avec eux le sacrifice; immolation salutaire
Divinité sur ces problèmes qui passent la por- offerte à Dieu par ce même prêtre qui, en
tée de l'esprit humain ? pourquoi ne pas croire revêtant la nature humaine selon laquelle il
à son témoignage, quand elle nous dit que a voulu être prêtre, s'est offert lui-même en
l'âme elle-même n'est point coéternelle à sacrifice pour nous.
Dieu mais qu'elle a été créée et tirée du
, * Platon, Thnèej Discours de Dieu aux dieux.

néant? La seule raison invoquée par les Plato-


niciens à l'appui de l'éternité de l'âme, c'est
que si elle n'avait pas toujours existé, elle ne
pourrait pas durer toujours. Or, il se trouve
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. 221

CHAPITRE XXXII. mauvais anges ? quelle est cette voie univer-

selle,sinon celle qui n'est point particulière à


LA VOIE UNIVERSELLE DE LA DÉLIVRANCE DE
une nation, mais qui a été divinement ouverte
l'aME nous est ouverte par la seule GRACE
à tous les peuples du monde? Et remarquez
DU CHRIST.
que ce grand esprit n'en conteste pas l'exis-
Voilà cette religion qui nous ouvre la voie tence, étant convaincu que la Providence n'a
universelle de la délivrance de l'âme , voie pu laisser les hommes privés de ce secours, II
unique, voie vraiment royale, par où on arrive se borne à dire que la voie universelle de la
à un royaume qui n'est pas chancelant comme délivrance de l'âme n'est point encore arrivée
ceux d'ici-bas, mais qui est appuyé sur le à sa connaissance, et le fait n'a rien de sur-
fondement inébranlable de l'éternité. Et quand prenant car Porphyre vivait dans un temps
;
'

Porphyre, vers la fin de son premier livre Du où Dieu permettait que la voie tant cherchée
retour de Vdme^ assure que la voie universelle qui n'est autre que la religion chrétienne, fût
de la délivrance de l'âme n'a encore été indi- envahie par les idolâtres et par les princes de
quée, à sa connaissance par aucune secte,,
la terre épreuve nécessaire qui devait ac-
;
,

qu'il ne la trouve ni dans la philosophie la complir et consacrer le nombre des martyrs,


plus vraie, ni dans la doctrine et les règles c'est-à-dire des témoins de la vérité, destinés
morales des Indiens, ni dans les systèmes des à faire éclater par leur constance l'obligation
Chaldéens, en un mot dans aucune tradition où sont les chrétiens de souffrir toutes sortes
historique, cela revient à avouer que cette de maux pour la défense de la vraie religion.
voie existe, mais qu'il n'a pu encore la décou- Porphyre était témoin de ce spectacle et ne
vrir. Ainsi, toute cette science si laborieuse- pouvait croire qu'une religion, qui lui sem-
ment acquise, tout ce qu'il savait ou parais- blait condamnée
à périr, fût la voie universelle
sait savoir sur la délivrance de l'âme, ne le de délivrance de l'âme; ces persécutions
la
satisfaisait nullement.il sentait qu'en si haute dont la vue effrayante le détournait du chris-
matière il lui manquait une grande autorité tianisme, il ne comprenait pas qu'elles ser-
devant laquelle il fallût se courber. Quand vaient à son triomphe et qu'il allait en sortir
donc il déclare que, même dans la philosophie plus fort et plus glorieux.
la plus vraie il ne trouve pas la voie univer-
, Voilà donc la voie universelle de la déli-
selle de la délivrance de l'âme, il montre vrance de l'âme ouverte à tous les peuples de
assez l'une de ces deux choses : ou que la l'univers par la miséricorde divine, et comme
philosophie dont il faisait profession n'était les desseins de Dieu sont au-dessus de la portée
pas la plus vraie, ou qu'elle ne fournissait pas humaine, en quelque lieu que cette voie soit
cette voie. Et, dans ce dernier cas, comment aujourd'hui connue ou doive l'être un jour,
pouvait-elle être vraie, puisqu'il n'y a pas nul n'a droit de dire Pourquoi si tôt? pour- :

d'autre voie universelle de l'âme que celle quoi si tard ^? Porphyre lui-même en a senti

par laquelle toutes les âmes sont délivrées et la raison, quand, après avoir dit que ce don
sans laquelle par conséquent aucune âme de Dieu n'avait pas encore été reçu et n'était
n'est délivrée? Quand il ajoute que cette voie pas jusque-là venu à sa connaissance, il se
ne se rencontre « ni dans la doctrine et les garde d'en conclure qu'il n'existe pas. Voilà,
« règles morales des Indiens, ni dans les sys- je le répète, la voie universelle de la délivrance
« tèmes des Chaldéens, ni ailleurs » il ,
de tous les croyants, qui fut ainsi annoncée
montre, par le témoignage le plus éclatant, par le ciel au fidèle Abraham : « Toutes les
qu'il a étudié sans en être satisfait les doc- « nations seront bénies en votre semence '
».
trines de l'Inde et de la Chaldée, et qu'il a Abraham était Chaldéen , à la vérité mais ;

notamment emprunté aux Chaldéens ces alin qu'il pût recevoir l'effet de ces promesses
oracles divins qu'il ne cesse de mentionner. et qu'il sortît de lui une race disposée par les
Quelle est donc cette voie universelle de la anges ' dans la main d'un médiateur en qui
délivrance de l'âme dont parle Porphyre, et * Porphyre a vécu pendant les persécutions de Dioclétien et de
qui, selon lui, ne se trouve nulle part, pas Maximien contre les chrétiens,
'
Saint Augustin parait ici de Por-
faire allusion à cette objection
môme parmi ces nations qui ont dû leur célé- phyre, que lui-même rapporte dans un autre ouvrage : Si le Christ
brité dans la science des choses divines à leur est la voie unique du salut, pourquoi a-t-il manqué aux hommes
pendant un si grand nombre de siècles ? » (Voyez S. Aug. Epist. 102,
culte assidu et curieux des bons et des n. 8.) — '
Gen. xxn, 18. — ' Galat. m, 19.
218 LA CITÉ DE DIEU.

La grâce de Dieu pouvait-elle se signaler délicat? Votre maître Porphyre, en effet, dans
d'une manière plus gratuite qu'en inspirant ses livres que j'ai déjà souvent cités : Du retour
au Fils unique de Dieu de se revêtir de la na- de l'âme, prescrit fortement à l'âme humaine
ture humaine sans cesser d'être immuable en de fuir toute espèce de corps pour être heu-
soi, et de donner aux hommes un gage de son reuse en Dieu. Mais au lieu de suivre ici Por-
amour dans un homme-Dieu, médiateur entre phyre, vous devriez bien plutôt le redresser,
Dieu et les hommes, entre l'immortel et les puisque son sentiment est contraire à tant
mortels entre l'être immuable et les êtres
, d'opinions merveilleuses que vous admettez
changeants entre les justes et les impies,
, avec lui touchant l'âme du monde visible qui
entre les bienheureux et les misérables? Et anime tout ce vaste univers. Vous dites en
comme il a mis en nous le désir naturel du effet, sur la foi que le monde est
de Platon ',

bonheur et de l'immortalité, demeurant lui- un animal très-heureux, vous voulez même et


même heureux alors qu'il devient mortel qu'il soit éternel or, si toute âme, pour être
;

pour nous donner ce que nous aimons, il nous heureuse, doit fuir absolument tout corjis,
a appris par ses souffrances à mépriser ce que comment se fait-il que, d'une part, l'âme du
nous craignons. monde ne doive jamais être délivrée de son
Mais pour acquiescer à celte vérité, il vous corps, et que, de l'autre, elle ne cesse jamais
fallait de l'humilité, et c'est une vertu qu'il d'être bienheureuse? Vous reconnaissez de
est difficile de persuader aux têtes orgueilleu- même avec tout le monde que le soleil et les
ses. Au fond qu'y a-t-il de si incroyable, pour autres astres sont des corps, et vous ajoutez,
vous surtout, préparés par toute votre doc- au nom d'une science, à ce que vous croyez,
trine à une telle foi, qu'y a-t-il de si incroya- plus profonde, que ces astres sont des animaux
ble dans notre dogme de rincarnation ? Vous très-heureux et éternels. D'où vient, je vous
avez une idée tellement haute de l'âme intel- prie, que, lorsqu'on vous prêche la foi chré-
lectuelle, qui est humaine après tout, que tienne, vous oubliezou faites semblant d'ou-
vous la croyez consuhstantielle à l'intelligence blier ceque vous enseignez tous les jours?
du Père, laquelle est, de votre propre aveu, d'où vient que vous refusez d'être chrétiens,
le Filsde Dieu. Qu'y a-t-il donc à vos yeux de sous prétexte de rester fidèles à vos opinions,
si incroyable à ce que ce Fils de Dieu se soit quand c'est vous-mêmes qui les démentez?
uni d'une façon ineffable et singulière à une d'où vient cela, sinon de ce que le Christ est
âme pour en sauver une multi-
intellectuelle venu dans l'humilité de ce que vous êtes
et
tude ? Le corps est uni à l'âme, et cette union superbes ? On demande de quelle nature
fait l'homme total et complet; voilà ce que seront les corps des saints après la résurrec-
nous apprend le spectacle de notre propre na- tion, et voilà certes une question délicate à
ture et certes, si nous n'étions pas habitués
; débattre entre les chrétiens les plus versés
à une pareille union, elle nous paraîtrait plus dans les Ecritures mais ce qui ne fait l'objet
;

incroyable qu'aucune autre donc l'union de ; d'aucun doute, c'est que les corps des saints
l'homme avec Dieu, de l'être changeant avec seront éternels et semblables au modèle que
l'être immuable, si mystérieuse qu'elle soit, le Christ en a donné dans sa résurrection glo-
s'opérant entre deux ternies spirituels, ou, rieuse. Or, quels qu'ils soient, du moment
comme vous dites, incorporels, est plus aisée qu'ils seront incorruptibles et immortels, et

à croire que l'union d'un esprit incorporel n'empêcheront point l'âme d'être unie à Dieu
avec un corps. Est-ce la merveille d'un fils né par la contemplation, comment pouvez-vous
d'une vierge qui vous choque? Mais qu'un soutenir, vous qui donnez des corps éternels
homme miraculeux naisse d'une manière à des êtres éternellement heureux, que l'âme
miraculeuse, il n'y a là rien de choquant, et ne peut être heureuse qu'à condition d'être
c'est bien plutôt le sujet d'une pieuse émotion. séparée du corps? Pourquoi vous tourmenter
Serait-ce la résurrection, serait-ce Jésus-Christ ainsi à chercher un motif raisonnable ou plu-
quittant son corps pour le reprendre transfi- tôt un iirétexte spécieux de fuir la religion
guré et l'emporter incorruptible et immortel chrétienne, si ce n'est, je le répète, que le
dans les régions célestes, serait-ce là le point Christ est humble et que vous êtes orgueil-

jours (Voyez Socrate, Bist, eccles,, lib. m, cap. 23. Cf. Nicephorus
leux? Avez-vous honte par hasard de vous
Callistus, lib. X, cap. 36.) ' Voyez le Timde, trad. franc, tome Xll, p. 120, 125, 137.
LIVRE X. — LE CULTE DE LATRIE. -219

rétraclcr? C'est encore un \ice des orgueil- malheur que dans son système une mère de-
leux. Ils rouj^nssent, ces savants hommes, ces venue jeune fille est exposée à rendre son fils
disciples de Platon, de devenir disciples de ce incestueux. Combien est-il plus honnête de
Jésus-Christ qui a mis dans la houche d'un croire ce qu'ont enseigné les saints anges, les
simple pêcheur pénétré de son esprit cette Prophètes inspirés du Saint-Esprit et les Apô-
parole « Au commencement était le Verbe,
: tresenvoyés par toute la terre que les âmes, :

« et le Verbe était en Dieu, Verbe était


et le au de retourner tant de fois dans des
lieu
«Dieu. Il était au commencement en Dieu. corps différents, ne reviennent qu'une seule
« Toutes choses ont été faites par lui, et rien fois et dans leur propre corps? 11 est vrai ce-
8 de ce qui a été fait n'a été fait sans lui. Ce pendant que Porphyre a très-fortement cor-
o qui a été fait était vie en lui, et la vie était rigé l'opinion de Platon, en admettant seule-
«la lumière des hommes, et la lumière luit ment la transmigration des âmes humaines
« dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont dans des corps humains, et en refusant nette-
« point comprise '». Voilà ce début de l'Evan- ment de les emprisonner dans des corps de
gile de saint Jean, qu'un philosophe platoni- bêtes. Il dit encore que Dieu amis l'ùine dans
cien aurait voulu voir écrit en lettres d'or le monde pour que, voyant les maux dont la
dans toutes les églises au lieu le plus appa- matière est le principe, elle retournât au Père
rent, comme aimait à nous le raconter le saint et fût affranchie pour jamais d'une semblable
vieillard Simplicien-, qui a été depuis évoque contagion. Encore qu'il y ait quelque chose à
de Milan. Mais les superbes ont dédaigné de reprendre dans cette opinion (car l'âme a été
prendre ce Dieu pour maître, parce qu'il s'est mise dans le corps pour faire le bien, et elle
fait chair et a habité panni nous; de sorte que ne connaîtrait point le mal, si elle ne le faisait
c'est peu d'être malade pour ces misérables, pas). Porphyre a néanmoins amendé sur un
il faut encore qu'ils se glorifient de leur ma- point considérable la doctrine des autres Pla-
ladie et qu'ils rougissent du médecin qui seul toniciens, quand il a reconnu que l'âme puri-
pourrait les guérir. Ils travaillent pour s'éle- fiée de tout mal et réunie au Père serait éter-

ver et n'aboutissent qu'à se préparer une nellement à l'abri des maux d'ici-bas. Par là,
chute plus terrible. il a renversé ce dogme éminemment platoni-
cien, que les vivants naissent toujours des
CHAPITRE XXX. morts, comme les morts des vivants '
;
par là
il a convaincu de fausseté cette tradition, em-
SUR COMBIEN DE POINTS PORPHYRE A RÉFUTÉ
pruntée, à ce qu'il semble, par Virgile au pla-
ET CORRIGÉ LA DOCTRINE DE PLATON.
tonisme, que les âmes devenues pures sont
Si l'on croit qu'après Platon il n'y a rien à envoyées aux Champs-Elysées (symbole des
changer en philosophie d'où vient que sa ,
joies des bienheureux), après avoir bu dans
doctrine a été modifiée par Porphyre en plu- les eaux du Léthé ' l'oubli du passé :

sieurs points qui ne sont pas de peu de consé- « Afin, dit le poëte, que dégagées de tout souvenir elles
quence? Par exemple, Platon a écrit, cela est consentent à revoir la voûte céleste et à recouimencer dans
des corps une vie nouvelle ^ ».
certain, que les âmes des hommes reviennent
après la mort sur la terre, et jusque dans le Porphyre a justement répudié cette doc-
corps des bêtes ^ Cette opinion a été adoptée trine ; car il est vraiment absurde que les
par Plotin *, le maître de Porphyre. Eh bien 1 âmes désirent quitter une vie où elles ne pour-
Porphyre condamnée, et non sans raison.
l'a raient être bienheureuses qu'avec la certitude
Il a cru avec Platon que les âmes humaines d'y persévérer toujours, et cela pour retour-
retournent dans de nouveaux corps, mais dans ner en ce monde et rentrer dans des corps
des corps humains, de peur, sans doute, qu'il corruiitibles, comme si leur suprême purifi-
n'arrivât à une mère devenue mule de servir cation ne faisait que rendre nécessaire une
de monture à son enfant. Porphyre oublie par nouvelle souillure. Dire que la purification
efface réellement de leur mémoire tous les
' Jean, i, 1-5. maux passés, et ajouter que cet oubli les porte
' Simpliciea a été le successeur de saint Anibroise (Voyez saiut
Augustin, Conf., lib. vi0, cap. 2, n. 4. —
De Prwilest. sancl., * Ce dogme est plus encore pythagoricien que platonicien. Voyez
n. 4). le Phédon.
* Voyez le Phèdre, le Phédon et le Timée. ' Voyez
RéfjubL, livre x,
• Eméad., III, lib. n, cap. 2. ' Virgile, Enéide, livre vi, vers 750, 751.
LIVRE ONZIEME.
Ici commence seconde partie de l'ouvrage, celle qui a pour objet propre d'exposer l'origine, le progrès et le terme des deux
la

Cités. Saint Augustinmontre en premier lieu la lutte de la Cité céleste et de la Cité terrestre préexistant déjà dans la sépa-
ration des bons anges et des mauvais anges, et à cette occasion, il traite de la formation du monde, telle qu'elle est décrite
par les saintes Ecritures au commencement de la Genèse.

CHAPITRE PREMIER. précédents, selon les forces que m'a données


le Seigneur ;
je dois maintenant, avec son se-
OBJET DE CETTE PARTIE DE NOTRE OUVRAGE OU
cours, exposer, ainsi que je l'ai promis, la
NOUS COMMENÇONS d'EXPOSER l'ORIGINE ET LA
naissance, le progrès et la fln des deux Cités,
FIN DES DEUX CITÉS.
de celle de la terre et de celle du ciel, toujours
Nous appelons Cité de Dieu celle à qui rend mêlées ici-bas. Voyons d'abord comment elles
témoignage cette Ecriture dont l'autorité di- ont préexisté dans la diversité des anges.
vine s'est assujétie toutes sortes d'esprits, non
par le caprice des volontés humaines, mais CHAPITRE H.
par la disposition souveraine de la providence
PERSONNE NE PEUT ARRIVER A LA CONNAISSANCE
de Dieu. « On a dit de toi des choses glorieuses,
DE DIEU QUE PAR JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIA-
a ô Cité de Dieu » ¥A dans un autre psaume
'
1 :

TEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.


M Le Seigneur est grand et digne des plus
« hautes louanges dans la Cité de notre Dieu C'est chose difficile et forl rare, après avoir
« et sur sa montagne sainte, d'où il accroît considéré toutes les créatures corporelles et
« les allégresses de toute la terre ^ » Et un peu . incorporelles, et reconnu leur instabilité, de
après: « Ce que nous avions entendu, nous s'élever au-dessus d'elles pour contempler la
« l'avons vu dans la Cité du Seigneur des ar- substance immuable de Dieu et apprendre de
« mées, dans la Cité de notre Dieu Dieu l'a ; lui-même que nul autre que lui n'a créé tous
«fondée pour l'éternité' ». Et encore dans les êtres qui diffèrent de lui. Car pour cela
un autre psaume «Un torrent de joie inonde : Dieu ne parle pas à l'homme par le moyen de
« la Cité de Dieu le Très-Haut a sanctifié son
; quelque créature corporelle, comme une voix
« tabernacle Dieu est au milieu d'elle, elle ne
; qui se fait entendre aux oreilles en frappant
a sera point ébranlée * ». Ces témoignages, et l'air interposé entre celui qui parle et celui
d'autres semblables qu'il serait trop long de qui écoute, ni par quelque image spirituelle,
rapporter, nous apprennent qu'il existe une telle que celles qui se présentent à nous dans
Cité de Dieu dont nous désirons être citoyens nos songes et qui ont beaucoup de ressem-
par l'amour que son fondateur nous a inspiré. blance avec les corps, mais il parle par la vérité
Les citoyens de la Cité de la terre préfèrent même, dont l'esprit seul peut entendre ce
leurs divinités à ce fondateur delà Cité sainte, langage. Il que l'homme a de
s'adresse à ce
faute de savoir qu'il est le Dieu des dieux, plus excellent et en quoi il ne reconnaît que
non des faux dieux, c'est-à-dire des dieux im- Dieu qui lui sert supérieur L'homme en
. ,

pies et superbes, qui, privés de la lumière iiu- effet, ainsi que l'enseigne la saine raison, ou
muable et commune à tous, et réduits à une à défaut d'elle, la foi, ayant été créé à l'image
puissance stérile , s'attachent avec fureur à de Dieu, il est hors de doute qu'il approche
leurs misérables privilèges pour obtenir des d'autant plus de Dieu qu'il s'élève davantage
honneurs divins de ceux qu'ils ont trompés au-dessus des bêtes par cette partie de lui-
et assujétis, mais des dieux saints et pieux même supérieure à celles qui sont communes
qui aiment mieux rester soumis à un seul que à la bête et à l'homme. Mais comme ce même
de se soumettre aux autres et adorer Dieu que esprit, naturellement doué de raison et d'in-
d'être adorés en sa place. J'ai répondu aux telligence, se trouve incapable, au milieu des
ennemis de cette sainte Cité dans les livres vices invétérés qui l'offusquent, non- seule-

— XLvn,
ment de jouir de cette lumière immuable,
' Ps. Lxxxv, 3. ' Ibid. :
'
Tbid. 9. Ibid.
SLV, ô, 6. mais même d'en soutenir l'éclat, jusqu'à ce
LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS. 225

que sa lente et successive guérison le renou- CHAPITRE IV.


velle et le rende capable d'une si grande fé-
le monde n'a pas été créé de toute éter-
licité, il fallait (ju'au préalable il fût pénétré
nité , SANS qu'on puisse DIRE QU'eN LE
et purifié par la foi. Et afin que par elle il
CRÉANT DIEU AIT FAIT SUCCÉDER UNE VOLONTÉ
marchât d'un pas plus ferme vers la vérité,
NOUVELLE A UNE AUTRE VOLONTÉ ANTÉRIEURE.
la Vérité même, c'est-à-dire Dieu, Fils de Dieu,
fait homme sans cesser d'être Dieu, a fondé Le monde est le plus grand de tous les êtres
et établi cette foi qui ouvre h l'homme la visibles, comme le plus grand de tous les in-
voie du Dieu de l'homme par l'hommc-Dieu ;
visibles est Dieu mais nous voyons le monde ;

car c'est Jésus-Christ homme qui est média- et nous croyons que Dieu est. Or, que Dieu
teur entre Dieu et les honmies, et c'est comme ait créé le monde, nous n'en pouvons croire

homme qu'il est notre médiateur aussi bien personne plus sûrement que Dieu même, qui
que notre voie. En effet, quand il y a une voie dit dans les Ecritures saintes par la bouche

entre celui qui marche et le lieu où il veut du Prophète « Dans le principe. Dieu créa
:

aller, il peut espérer d'aboutir ; mais quand il « le ciel et la terre '


». 11 est incontestable que
n'y en a point ou quand il l'ignore, à quoi lui le Prophète n'assistait pas à cette création ;

sert de savoir où il faut aller? Or, pour que mais la sagesse de Dieu, par qui toutes choses
l'homme ait une voie assurée vers le salut, il ont été faites ^ était présente et c'est elle qui ;

fautque le même principe soit Dieu et homme pénètre les âmes des saints, les fait amis et
tout ensemble; on va à lui comme Dieu, et prophètes de Dieu', et leur raconte ses œuvres
comme homme, on va par lui. intérieurement et sans bruit. Ils conversent
aussi avec les anges de Dieu, qui voient tou-
CHAPITRE III. jours la face du Père et qui annoncent sa vo-
lonté à ceux qui leur sont désignés. Du
DE l'autorité de l'ÉCRITURE CANONIQUE, OU-
nombre de ces prophètes était celui qui a
VRAGE DE l'esprit divin.
écrit : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et
Ce Dieu, après avoir parlé autant qu'il l'a « la terre » , et nous devons d'autant plus l'en
jugé à propos, d'abord par les Prophètes, croire que le même Esprit qui lui a révélé
ensuite par lui-même et en dernier lieu par cela lui a fait prédire aussi, tant de siècles à
les Apôtres, a fondé en outre l'Ecriture, dite l'avance, que nous y ajouterions foi.
canonique, laquelle a ime autorité si haute et Mais pourquoi a-t-il plu au Dieu éternel de
s'impose à notre foi pour toutes les choses faire alors le ciel et la terre que jusqu'alors
qu'il ne nous est pas bon d'ignorer et que iln'avait pas faits * ? Si ceux qui élèvent cette
nous sommes incapables de savoir par nous- objection veulent prétendre que le monde est
mêmes. Aussi bien, s'il nous est donné de éternel et sans commencement, et qu'ainsi
connaître directement les objets qui tombent Dieu ne l'a point créé, ils s'abusent étrange-
sous nos sens, il n'en est pas de même pour ment tombent dans une erreur mortelle.
et
ceux qui sont placés au-delà de leur portée, Sans parler des témoignages des Prophètes,
et alors il nous faut bien recourir à d'autres le monde même proclame en silence, par ses
moyens d'information et nous en rapporter révolutions si régulières et par la beauté
aux témoins. Hé bien ce que nous faisons ! de toutes les choses visibles ,
qu'il a été
pour les objets des sens, nous devons aussi le créé , et pu l'être que par un
qu'il n'a
faire pour les objets de l'intelligence ou du Dieu dont la grandeur et la beauté sont invi-
sens intellectuel. Et par conséquent, nous ne sibles et ineffables. Quant à ceux ^ qui, tout
saurions nous empêcher d'ajouter foi, pour en avouant qu'il est l'ouvrage de Dieu, ne
les choses invisibles qui ne tombent point veulent pas lui reconnaître un commencement
sous les sens extérieurs, aux saints qui les ont de durée, mais un simple commencement de
vues ou aux anges qui les voient sans cesse création, ce qui se terminerait à dire d'une
dans la lumière immuable et incorporelle. • Gen.
I, 1. —
' Sag. vn, 27. —
' Matt. xviil, 10.

Cette objection était familière aux Epicuriens, comme nous l'ap-


*

prend Cicéron {De nal. Beor., lib. l, cap. 9); reprise par les Mani-
chéens, elle a été combattue plusieurs fois par saint Augustin. Voyez
De Gi'n. montra Man.-, lib. i, n. 3.
^ Saint
Augustin s'adresse ici, non plus aux Epicuriens, ou aux
Manichéens, mais aux néo-platoniciens d'Alexandrie.

S. Alg. — Tome XIII. 15


,

2-26 LA CITÉ DE DIEU.

façon presque inintelligible que le monde a n'y retombera plus, lorsqu'elle sera une fois

toujo\irs été fait, ils semblent, il est vrai, délivrée, ils avoueront sans doute aussi que
mettre par là Dieu à couvert d'une témcrilé aucun changement
cela se fait sans qu'il arrive
fortuite, et empêcher qu'on ne croie qu'il ne dans immuables de Dieu. Qu'ils
les desseins

lui soit venu tout d'un coup quelque chose croient donc de même que le monde a pu
en l'esprit qu'il n'avait pas auparavant, c'est- être créé dans le temps, sans que Dieu en le
à-direune volonté nouvelle de créer le créant ait changé de dessein et de volonté.
monde, à lui qui est incapable de tout chan-
gement mais je ne vois pas comment celle
; CHAPITRE V.
opinion peut subsister à d'autres égards et sur-
IL NE FAUT PAS PLUS SE FIGURER DES TEMPS
tout à l'égard de l'âme. Soutiendront-ils
INFINIS AVANT LE MONDE QUE DES LIEUX IN-
qu'elle est coéternelle à Dieu ? mais com-
FINIS AU-DELA DU MONDE.
ment expliquer alors d'où lui est survenue
une nouvelle misère qu'elle n'avait point eue D'ailleurs, que ceux qui, admettant avec
pendant toute l'éternité ? En effet, s'ils disent nous un Dieu créateur, ne laissent pas de
qu'elle a toujours été dans une vicissitude de nous faire des difficultés sur le moment où a
félicité et de misère, il faut nécessairement commencé la création, voient comment ils

qu'ils disent qu'elle sera toujours dans cet état ; nous satisferont eux-mêmes touchant le lieu
d'où s'ensuivra cette absurdité qu'elle est heu- où le monde a été créé. De même qu'ils
reuse sans l'être, puisqu'elle prévoit sa misère veulent que nous leur disions pourquoi il a
et sa difformité à venir. Et si elle ne la prévoit été créé à un certain moment plutôt qu'aupa-
pas, si elle croit devoir être toujours heu- ravant, nous pouvons leur demander pour-
reuse, elle donc heureuse que parce
n'est quoi il a été créé où il est plutôt qu'autre part.
qu'elle se tfompe, ce que l'on ne peut avan- En effet, s'ils s'imaginent avant le monde des
cer sans extravagance. S'ils disent que dans espaces infinis de temps, où il ne leur semble
l'infinité des siècles passés elle a i>arcouru une pas possible que Dieu soit demeuré sans rien
continuelle alternative de félicité et de misère, faire, qu'ils s'imaginent donc aussi hors du
mais qu'immédiatement a|)rès sa délivrance monde des espaces infinis de lieux et si quel- ;

elle ne sera plus sujette à cette vicissitude, il qu'un juge impossible que le Tout-Puissant
faut donc toujours (ju'ils tombent d'accord soit resté oisif au milieu de tous ces espaces

qu'elle n'a jamais été vraiment heureuse sans bornes, ne sera-t-il pas obligé d'imaginer,
qu'elle commencera à l'être dans la suite, et comme Epicure, une infinité de mondes, avec
qu'ainsi il lui surviendra quelque chose de cette seule différence qu'Epicure veut qu'ils
nouveau et une chose extrêmement impor- soient formés et détruits par le concours for-
tante qui ne lui était jamais arrivée dans toute tuit des atomes, au lieu que ceux-ci diront,

l'étei-nilé. Nier que la cause de cette nouveauté selon leurs principes, que tous ces mondes
n'ait toujours été dans les desseins éternels sont l'ouvrage de Dieu et ne peuvent être dé-
de Dieu, c'est nier que Dieu soit l'auteur de sa truits. Car il ne faut pas oublier que nous

béatitude sentiment qui serait d'une horrible


: discutons ici avec des philosophes persuadés
impiété. S'ils prétendent d'un autre côté que comme nous que Dieu est incorporel et qu'il
Dieu a voulu, par un nouveau dessein, que a créé tout ce qui n'est pas lui. Quant aux
l'âme soit désormais éterneu<:ment bienheu- autres, ils ne méritent pas d'avoir part à une

reuse, comment le défendront-ils de cette discussion religieuse, et si les adversaires que


mutabilité dont ils avouent eux-mêmes qu'il nous avons choisis ont surpassé tous les autres
est exempt ? Enfin, s'ils confessent qu'elle a en gloire et en autorité c'est uniquement ,

été créée temps, mais qu'elle subsis-


dans le pour avoir approché de plus près de la vérité,
tera éternellement, comme les nombres qui quoiqu'ils en soient encore fort éloignés.
ont un commencement et point de fin ', et Diront-ils donc que la substance divine, qu'ils
qu'ainsi, après avoir éprouvé la misère, elle ne limitent à aucun lieu, mais qu'ils recon-
naissent être tout entière ])artout (sentiment
'
Les nombres, bien un savant commentateur de la Cité
dit fort
bien digne de la divinité), est absente de ces
âe Dieu, L. Vives, les nombres ont un commencement, savoir l'u- :

nité ils n'ont point de iin, en ce sens que la suite


des noratires est grands espaces qui sont hors du monde, et
in.lcDnic, nul nombre, si grand qu'il soit, n'étant le plus grand pos-
tale.
n'occupe que le petit espace où le monde est
.

LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS, 227

placé ? Je ne pense pas qu'ils soutiennent moins qu'on ne veuille dire aussi qu'avant
une opinion aussi absurde. Puis donc qu'ils le monde il y avait déjà quelque créature
disent qu'il n'y a qu'un seul monde, grand à dont les mouvements mesuraient le temps.
la vérité, mais fini néanmoins et compris dans Mais puisque l'Ecriture sainte, dont l'autorité
un certain espace, et que c'est Dieu (|ui l'a est incontestable, nous assure que « Au com-
créé, qu'ils se fassent à eux-mêmes touchant « mencement Dieu créa le ciel et la terre '
»,
les tom|)s infinis qui ont précédé le monde, ce qui bien voir qu'il n'avait rien créé
fait

quand ils demandent pourquoi Dieu y est de- auparavant, il est indubitable que le monde
meuré sans rien faire, la réponse qu'ils font n'a pas été créé dans le temps, mais avec le
aux autres touchant les lieux infinis qui sont temps - : car ce qui se fait dans le temps se
hors du monde quand on leur demande
,
faitaprès et avant (|uelque temps, après le
pourquoi Dieu n'y fait rien. De même, en effet, temps passé et avant le temps à venir. Or,
qu'il ne s'ensuit pas, de ce que Dieu a choisi avant le monde, il ne pouvait y avoir aucun
pour créer le monde un lieu que rien ne ren- temps passé, puisqu'il n'y avait point de créa-
dait plus digne de ce choix que tant d'autres ture dont lesmouvements pussent mesurer
espaces en nombre infinis, que cela soit arrivé letemps. Le monde a donc été créé avec le
par hasard, quoique nous n'en puissions péné- temps, puisque le mouvement a été créé avec
trer la raison, demême on ne peut pas dire le monde, comme cela est visible par l'ordre
qu'il soit arrivéquelque chose de fortuit en même des six ou sept premiers jours, pour
Dieu, parce qu'il a fixé à la création un temps lesquels le soir et le matin sont marqués,
plutôt qu'un autre. Que s'ils disent que c'est jusqu'à ce que l'œuvre des six jours fût ac-
une rêverie de s'imaginer qu'il y ait hors du complie et que le septième jour fût marqué
monde des lieux infinis , n'y ayant point par le grand mystère du repos de Dieu. Main-
d'autre lieu le monde, nous disons de
que tenant quels sont ces jours ? c*t ce qui nous
même que une chimère de s'imaginer
c'est est très-diflicile ou même impossible d'en-
qu'il y ait eu avant le monde des temps in- tendre ; combien plus de l'expliquer I

finis où Dieu soit demeuré sans rien faire,


puisqu'il n'y a point de temps avant le monde' CHAPITRE VII.

DE LA N.4TURE DE CES PREMIERS JOURS QUI ONT EU


CHAPITRE VI.
UN SOIR ET UN MATIN AVANT LA CRÉATION DU
LE MONDE ET LE TEMPS ONT ÉTÉ CRÉÉS ENSEMBLE. SOLEIL.

Si la véritable différence du temps et de Nos jours ordinaires n'ont leur soir que
l'éternité consiste en ce que le tem|is n'est pas par le coucher du soleil et leur matin que par

sans quelque changement et qu'il n'y a point son lever. Or, ces trois premiers jours se sont
de changement dans l'éternité -, qui ne voit écoulés sans soleil, puisque cet astre ne fut
qu'il n'y aurait point de temps, s'il n'y avait
quelque créature dont les mouvements suc- • Gen. I, 1.
* C'est la doctrine du Thnce a Le temps, dit Platon, a donc été
:

cessifs, qui ne peuvent exister simultanément,


faitavec le monde, afin que, nés ensemble, ils finissent aussi en-
fissent des intervalles plus longs
ou plus (1 semble, si jamais leur destruction doit arriver (tome su de la trad.
fr., p. 131) B. —
Voici encore un admirable passage du Timée^
temps ? Et dès lors
courts, ce qui constitue le dont saint Augustin s'est visiblement inspiré dans toute la suite des
livres xr et sn de la Cité de Dieu^ aussi bien que dans les chapitres
je ne conçois pas comment on peut dire que
déjà cités des Confessions ; « Dieu résolut de faire une image mobile
Dieu, être éternel et immuable, qui est le de l'éternité, et par la dispositiou qu'il mit entre toutes les parties
de l'univers, il fit de l'éternité qui repose dans l'unité cette image
créateur et l'ordonnateur des temps, a créé
éternelle, mais divisible, que nous appelons le temps. Avec le
le monde après de longs espaces de temps, à u monde naquirent les jours, les nuits, les mois et les années, qui

n n'existaient point auparavant. Ce ne sont là que des parties du


<i temps le passé, le futur en sont des formes passagères que, dans
;
* Pour bien entendre ce chapitre, il faut se souvenir
qu'il est écrit notre ignorance, nous transportons mal à propos à la substance
contre des philosoplies qui se déclaraient disciples de Platon, et qui
éternelle car nous avons l'habitude de dire
j elle fut, elle est et
:

en même temps soutenaient l'éternité du monde. Saint Augustin se (I sera; elle est, voilà ce qu'il faut dire en vérité. Le passé et le
fait une arme contre eux de la cosmologie du Timée, où Platon con-
<i futur ne conviennent qu'à la génération qui se succède dans le
çoit le monde comme fini en étendue et ayant une forme précise la temps, car ce sont là des mouvements. Mais I» substance éternelle,
forme sphérique. (Voyez tome xll de la trad. fr., p. 123). Si votre
a toujours la même et immuable, ne peut devenir ni plus vieille ni
monde, dit saint Augustin aux disciples de Platon, est fini dans a plus jeune, de même qu'elle n'est, ni ne fut, ni ne sera jamais dans
l'espace, pourquoi ne le serait-il pas dans le temps?
a le temps. Elle n'est sujette à ancuu des accidents que la génération
' Sur le temps et l'éternité, voyez les amples
développements où a impose aux choses sensibles, à ces formes du temps qui imite
est entré saint Augustin dans les Confessions (livre xi, cliap. 13 et " l'éternité et se meut dans un cercle mesuré par le nombre {Ibid.j
Buiv.) Voyez aussi son De Gen. ad litt.. hb. rv, n. 12. « page 130).
228 LA CITÉ DE DIEU.

créé que le quatrième jour '. L'Ecriture nous racines, c'est le aux deux
troisième jour ;

dit bien que Dieu créa d'abord la lumière % grands astres et aux quatrième
étoiles, c'est le

et la sépara des ténèbres ', qu'il appela la jour; à tous les animaux engendrés des eaux,
lumière jour, et les ténèbres miit''; mais soit qu'ils nagent, soit qu'ils volent, c'est le

quelle était cette lumière et par quel mouve- cinquième jour ; enfin, le sixième jour est
lueut périodique se faisait le soir et le matin, constitué par la connaissance de tous les ani-
voilà ce qui échappe à nos sens et ceque nous maux terrestres et de l'homme même '.

devons pourtant croire sans hésiter, malgré


CHAPITRE VIII.
l'impossibilité de le comprendre. En effet, ou
CE qu'il faut entendre par le repos de dieu
bien d'une lumière corporelle, soit
il s'agit
APRÈS l'CEUVRE des SIX JOURS.
qu'elle réside loin de nos regards, dans les
parties supérieures du monde, soit qu'elle Quand l'Ecriture dit que Dieu se reposa le
ait servi plus tard à allumer le soleil ou ;
septième jour et le sanctifia % il ne faut pas
bien ce mot de lumière signifie la sainte entendre cela d'une manière puérile, comme
Cité composée des anges et des esprits bien- si Dieu s'était lassé à force de travail Dieu a ;

heureux dont l'Apôtre parle ainsi « La Jéru- : parlé et Viinivers a été fait ^ et cette parole
« salem d'en haut, notre mère éternelle dans n'est pas sensible et passagère, mais intel-
« les cieux " » Il dit, en effet, ailleurs a Vous
. : ligible et éternelle.Le repos de Dieu, c'est le
« êtes tous enfants de lumière et enfants du repos de ceux qui se reposent en lui, comme
«jour; nous ne sommes point les fils de la la joie d'une maison, c'est la joie de ceux qui
«nuit ni des ténèbres^». Peut-être aussi se réjouissent dans la maison, bien que ce ne
pourrait-on dire, en quelque façon, que ce soit pas la maison même qui cause leur joie.

jour a son soir et son matin, dans ce sens que Combien donc sera-t-il plus raisonnable d'ap-
la science deM;réatures est comme un soir en peler celte maison joyeuse, si par sa beauté
comparaison de celle du Créateur, mais qu'elle elle inspire de la joie à ceux qui l'habitent?

devient un jour et un matin, lorsqu'on la En sorte qu'on l'appelle joyeuse, non-seu-


rapporte à sa gloire et à son amour, et, pa- lement par cette façon de parler qui substitue
reillement, qu'elle ne penche point vers la le contenant au contenu (comme quand on dit

nuit quand on n'abandonne point le Créa-


,
que les théâtres applaudissent, que les prés
teur pour s'attacher à la créature. Remarquez iiuigissent, parce que les hommes applau-
enfin que l'Ecriture, comptant par ordre ces dissent sur les théâtres et que les bœufs mugis-
premiers jours, ne se sert jamais du mot de sent dans les prés), mais encore par celte
nuit ; car elle ne dit nulle part : Il y eut nuil, figure qui exprime l'effet par la cause, comme
mais : Du
du matin se fit un jour'»;
« soir et quand ou dit qu'une lettre est joyeuse, pour
et ainsi du second et du suivant. Aussi bien, la marquer la joie qu'elle donne à ceux qui la
connaissance des choses créées, quand on les lisent. Ainsi, lorsque le prophète dit que Dieu
regarde en elles-mêmes, a moins d'éclat que s'est reposé, il marque fort bien le repos de

si on les contemi)le dans la sagesse de Dieu ceux qui se reposent en Dieu et dont Dieu
comme dans l'art qui les a produites, de sorte même fait le repos ; et cette parole regarde
cju'on peut l'appeler plus convenablement un aussi les hommes pour qui les saintes Ecri-
soir qu'une nuit; et néanmoins, comme je tures ont été composées; elle leur promet un
l'aidit, si on la rapporte à la gloire et à repos éternel à la suite des bonnes œuvres que
l'amour du Créateur, elle devient en quelque Dieu opère en eux et par eux, s'ils s'appro-
façon un matin. Ainsi envisagée, la connais- chent d'abord de lui par la foi. C'est ce qui a
sance des choses créées constitue le premier été pareillement figuré par le repos du sabbat
jour en tant qu'elle se connaît elle-même; en que la loi prescrivait à l'ancien peuple de Dieu,
tant qu'elle a pour objet le firmament, qui a et dont je me propose de parler ailleurs plus
été placé entre les eaux inférieures et supé- au long *.

rieures et a été appelé le ciel, c'est le second


jour ; appliquée là la terre, à la mer et à toutes ' Ce système d'interprétation est plus amplement développé dans
un traité spécial de saint Augustin, le litterain. Voyez
De Genesi ad
les plantes qui tiennent à la terre par leurs surtout les livres m et iv.
' Gen. 11, 2 et 3. —
• Gen. i, 5.

' Geil. I, 14 et seq. — = Ibid. 3. — '


Ibid. 4. - '
Gen. I, 5. — ''
Sur le sens symbolique du repos de Dieu, voyez le De Gen. ad
' Galat. IV, 26. — ' I Thés», v, 5.— Gen. '
t, 5. litt.f n. 15 et seq.j
LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS. 229

CHAPITRE IX. « Vertus ! Soleil et Lune, louez le Seigneur ;

« étoiles et lumière, louez-le toutes ensemble.


CE iJVE l'on doit penser DE LA CRÉATION DES
« Cieux des cieux, louez le Seigneur, et que
ANGES, d'après LES TÉMOIGNAGES DE l'ÉCRI"
« toutes les eaux qui sont au-dessus des cieux
TURE SAINTE.
« louent son saint nom ; car il a dit, et toutes
Piiis(iue j'ai entrepris d'exposer la nais- « choses ont été faites : il a commandé, et
sance de la sainte Cite en commençant par « elles ont été créées ' ». Les anges sont donc
les saints anges, qui en sont la partie la plus évidemment un des ouvrages de Dieu. Le texte
considérable, élite glorieuse qui n'a jamais divin le déclare, quand après avoir énuméré
connu épreuves du pèlerinage d'ici-bas,
les toutes les choses célestes, il est dit de l'en-
je vais avec l'aide de Dieu expliquer, autant semble Dieu a parlé, et tout a été fait. Osera-
:

qu'il me paraîtra convenable, les témoignages t-on prétendre maintenant que la création des
divins qui se rapportent à cet objet. Lorsque anges est postérieure à l'œuvre des six jours ?
l'Ecriture parle de la création du monde, elle Cette folle hypothèse est confondue par l'Ecri-
n'énonce pas positivement si les anges ont été ture, où Dieu dit : « Quand les astres ont

créés, ni quand ils l'ont été; mais à moins « été créés , tous mes anges m'ont béni à
qu'ils n'aient été [lassés sous silence, ils sont « haute voix ^ ». Les anges étaient donc déjà,
indiqués, soit par le ciel, quand il est dit : quand furent faits les astres. Les astres, il est
« Dans Dieu créa le ciel et la
le principe. vrai, n'ont été créés que le quatrième jour :

« terre » soit par la lumière dont je viens de


;
en conclurons-nous que les anges ont été
parler. Ce qui me persuade qu'ils n'ont pas créés le troisième ? nullement car l'emploi ;

été omis dans le divin livre, c'est qu'il est de ce jour est connu les eaux furent sépa- :

écrit d'une part que Dieu se reposa le sep- rées de la terre ces deux élénlBnts reçurent
;

tième jour de tous les ouvrages qu'il avait les espèces d'animaux qui leur conviennent,
faits, et que, d'autre part, la Genèse com- et la terre |)roduisit tout ce qui tient à elle
mence ainsi : « Dans le principe, Dieu créa le par des racines. Remonterons-nous au second
« ciel et la terre » , ce qui semble dire que Dieu jour? pas davantage ; car en ce jour le firma-
n'avait rien fait auparavant. Puis donc qu'il ment fut créé entre les eaux supérieures et
a commencé par le ciel et la terre, et que la inférieures; il reçut le nom de ciel, et ce fut
terre, ajoute l'Ecriture, était d'abord invisible dans son enceinte que les astres furent créés le
et désordonnée, la lumière n'étant pas encore quatrième jour. Si donc les anges doivent être
faite et les ténèbres couvrant la face de l'a- comptés parmi les ouvrages des six jours, ils
bîme, c'est-à-dire le mélange confus des élé- sont certainement cette lumière qui est
ments, puisque enfin toutes clioses ont été appelée jour et dont l'Ecriture marque l'unité*
successivement ordonnées par une opération en ne l'appelant pas le premier jour (f//es/j?7'-
qui a duré six jours, comment les anges mus ), mais un jour [diesunus). Car le second
auraient-ils été omis, eux qui font une partie jour, le troisième et les suivants ne sont pas
si considérable de ces ouvrages dont Dieu se d'autresjours, mais ce jour unique qui a été '*,

reposa le septième jour ? Et cependant il faut ainsi répété pour accomplir le nombre six ou
convenir que, sans avoir été omis, ils ne sont le nombre sept, dont l'un figure la connais-

pas marqués d'une manière claire dans ce pas- sance des œuvres de Dieu, et l'autre celle de
sage; aussi l'Ecriture s'en explique-t-elle son repos. En effet, quand Dieu a dit Que :

ailleurs en termes de la plus grande clarté. la lumière soit et la lumière fut, s'il est rai-
Dans le cantique des trois jeunes hommes
dans la fournaise qui commence ainsi «Ou- :
Ps. cxLvni, 1-5. — ' Job, xxxvin, 7. ;

*
Voyez le texte de la \ulgute.
« vrages du Seigneur, bénissez tous le Sei- "
La plupart des théologiens grecs, d'accord sur ce point avec les
philosophes platoniciens, pensent, dit Vives, que les êtres spirituels
« gneur ' », les anges sont nommés immédia-
ont été créés avant les êtres corporels et qu'ils ont même servi au
tement après, dans le dénombrement de ces Créateur, comme minisires, à composer le reste de l'univers. Telle
n'est point la doctrine des Pères latins ; saint Jérôme est le seul
ouvrages. Et dans les Psaumes « Louez le :
peut-être quiexception j tous les autres, notamment saine
fasse

« Seigneur dans les cieux louez-le du haut Amljroise, Bède, Cassiodore, enseignent, comme saint Augustm, que
;

tous les êtres ont été produits à la fois par le Créateur, sentiment
« des lieux sublimes. Louez-le, vous tous qui qui parait autorisé avec une force singulière par ce mot de l'Ecclé-
siastique Celai qui vit dans l'éternité a créé à la fois toutes
êtes ses anges; louez-le, vous qui êtes ses
: Il

a choses (XVIII, 31) ». Sain Basile s'est rangé, en cette occasion, du


' Dan. lu, 57 et 5«. côté des Pères latins.
230 LA CITÉ DE DIEU.

sonnable d'entendre par lu la création des aussi, le bien simple, immuable et éternel.
auges, ils ont été certainement créés parti- Celle Trinité n'est qu'un seul Dieu, qui n'en
cipants de la lumière éternelle, qui est la est pas moins simple pour être une Trinité; car
sagesse immuable de Dieu, par qui toutes nous ne faisons pas consister la simplicité du
choses ont été faites, et que nous appelons bien en ce qu'il serait dans le Père seulement,
son Fils unique; et s'ils ont élé éclairés de ou seulement dans le Fils, ou enfin dans le seul
cette lumière qui les avait créés, c'a été pour Saint-Esprit et nous ne disons pas non plus,
'
;

devenir eux-mêmes lumière et être appelés comme les Sabelliens, que celte Trinité n'est !

jour par la participation de cette lumière et qu'un nom, qui n'implique aucune subsis-
de ce jour immuable qui est le VerbedeDieu, tance des personnes; mais nous disons que
par qui eux et toutes choses ont été créés. La ce bien est simple, parce qu'ïV est ce qu'il a,
vraie lumière qui éclaire tout homme venant sauf la seule réserve de ce qui appartient à
en ce monde ' éclaire pareillement tout ange chaque personne de la Trinité relativement
pur, afin qu'il soit lumière, non en soi, mais aux autres. En effet, le Père a un Fils et n'est
en Dieu aussi tout ange qui s'éloigne de Dieu
; pourtant pas Fils, le Fils a un Père sans être
devient-ilimpur, comme sont tous ceux qu'on Père lui-même. Le bien est donc ce qu'il a,
nomme esprits immondes, lorsqu'ils ne sont dans tout ce qui le constitue en soi-même, sans
plus lumière dans le Seigneur, mais ténèbres rapport à un autre que soi. Ainsi, comme il

en eux-mêmes, parce qu'ils sont privés de la est vivant en soi-même et sans relation, il est
participation de la lumière éternelle. En eflet, la vie même qu'il a.
le mal n'est point une substance, mais on a La nature de la Trinité est donc appelée une
appelé mal la privation du bien -. nature simple ,
par celte raison qu'elle n'a
• rien qu'elle puisse perdre et qu'elle n'est
CHAPITRE X. autre chose que ce qu'elle a. Un vase n'est
pas l'eau qu'il contient, ni un corpsla couleur
DE l'iMMUADLE et INDIVISIBLE TRINITÉ, OU LE
qui lumière ou la chaleur
le colore, ni l'air la
PÈRE LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT NE FONT
,
qui réchauffe ou l'éclairé, ni l'àme la sagesse
qu'un SEUL DIEU, EN QUI LA QUALITÉ ET LA
qui la rend sage. Ces êtres ne sont donc pas
SUBSTANCE s'iDENTIFIENT.
simples, puisqu'ils peuvent être privés de ce
Il existe un bien, seul simple, seul immua- qu'ils ont, ou
et recevoir d'autres qualités

ble,qui est Dieu. Par ce bien, tous les autres habitudes. qu'un corps incorrup-
11 est vrai
biens ont été créés mais ils ne sont point; tible, tel que celui qui est promis aux saints
simples, et partant ils sont muables. Uuand dans la résurrection, ne peut perdre celte
je dis, en effet, qu'ils ont été créés, j'entends qualité mais cette qualité n'est pas sa sub-
;

non pas engendrés % at-


qu'ils ont été faits et stance même. L'incorruptibilité réside tout
tendu que ce qui est engendré du bien simple entière dans chaque partie du corps, sans être
est simple comme lui, est la même chose que plus grande ou plus petite dans l'une que
lui . Tel est le rapport de Dieu le Père avec Dieu dans l'autre, une partie n'étant pas plus incor-
le Fils, qui tous deux ensemble, avec le Saint- ruptible que l'autre, au lieu que le corps
Esprit, ne font qu'un seul Dieu et cet Esprit ; même grand dans son tout que dans
est plus
du Père et du Fils est appelé le Saint-Esprit une de ses parties. Le corps n'est pas partout
dans l'Ecriture, par appropriation particulière tout entier, tandis que l'incorruptibilité est
de ce nom. Or, il est autre que le Père et le Fils, tout entière partout elle est dans le doigt, ;

parce qu'il n'est ni le Père ni le Fils; je dis par exemple, comme dans le reste de la main,
autre, et non autre chose, parce qu'il est, lui malgré la différence qu'il y a entre l'étendue
de toute la main et celle d'un seul doigt. Ainsi,
• Jean, i, 9.
quoique l'incorruplibilité soit inséparable d'un
- C'est la théorie de toute l'école platonicienne, formulée avec une
précision parfaite par Plotin au livre il de la 3e Ennéade^ ch. 5. corps incorruptible, elle n'est pas néanmoins
*
La théologie chrétienne distingue sévèrement deux sortes d'opé-
rations faire et engendrer. Faire, c'est proprement créer^ faire de
:

* de tous les systèmes qui anéantissent l'égalité des


rien, produire une chose qui auparavant n'existait absolument pas, Il s'agit ici

engendrer, c'est tirer quelque chose de soi-raéme. Cela posé, il ne personnes. — Nous avons traduit ce passage de saint Augustin au-
trement que plupart des interprètes. Suivant eus, il serait uni-
faut pas dire que le monde est engendré de Dieu, mais qu'il est créé la

par lui ; il ne faut pas dire que le Verbe, le Fils, est créé ou fait par quement dirigé contre les .Sabelliens. Suivant nous, saint Augustin

le Père, mais qu'il est engendré de lui [fjenilumj non factum, con- écarte tour a tour la théologie arienne et celle de Sabellius, pour se
subUantiidem Palri). placer avec l'Eglise à égale distance de l'une et de l'autre.
LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITES. 231

la substance même du corps, et par consé- ne connaîtrions point ce monde, s'il n'était, au
quent corps n'est pas ce qu'il a. 11 en est de
le lieu qu'il ne (lourrait être, si Dieu ne le con-

même de rùriie. Encore qu'elle doive cire un naissait '.

jour éternellement sage, elle ne le sera que CHAPITRE XI.


par la participation de la sagesse immuable,
qui n'est pas elle. En effet, quand même l'air
SI LES ANGES PnÉVARIC.\TEURS OM PARTICIPÉ A
LA BÉ.\TITLDE DONT LES ANGES FIDÈLES ONT
ne perdrait jamais la lumière ([ui est répan-
JOUI SANS INTERRUPTION DEPUIS QU'iLS ONT ÉTÉ
due dans toutes ses parties, il ne s'ensuivrait
CRÉÉS ?
pas pour cela qu'il fût la lumière même et ;

ici je n'entends pas dire que l'âme soit un air Il aucun temps ni d'aucune
suit de là (|u'en

f
. subtil, ainsi que l'ont cru quehiues philoso- manière anges n'ont commencé par être
les
^ phes, qui n'ont pas pu s élever a 1 idée d une des esprits de ténèbres^; dès qu'ils ont été,
\ nature incorporelle '.Mais ces choses, dans leur ils ont été lumière ', n'ayant pas été créés

extrême différence, ne laissent pas d'avoir pour être ou pour vivre d'une manière quel-
assez de rapport pour qu'il soit permis de conijue, mais pour vivre sages et heureux.
dire que l'àme incorporelle est éclairée de la Quelques-uns, il est vrai, s'étant éloignés de
lumière incorporelle de la sagesse de Dieu, la lumière, n'ont point possédé la vie par- i

qui est parfaitement simple, de la même ma- faite, la vie sage et heureuse, qui est essen-

nière que l'air corporel est éclairé par la tiellement une vie éternelle accompagnée
lumière corporelle, et que, comme Tair s'obs- d'une confiance parfaite en sa propre éter-
curcit quand la lumière vient à se retirer (car nité mais ils ont encore la vie raisonnable,
;

ce qu'on appelle ténèbres n'est autre chose ^


tout en l'ayant pleine de folie et ils ne sau- ,

que l'air privé de lumière), l'àme s'obscurcit raient la perdre, quand ils le v(5iidraient. Au
pareillement, lorsqu'elle est privée de la lu- surplus, qui pourrait déterminer à quel degré
mière de la sagesse. ils ont participé à la sagesse avant leur chute,
Si donc on appelle simple la nature divine, et comment croire qu'ils y aient participé au-
c'est qu'en elle la qualité n'est autre chose que tant que les anges fidèles qui trouvent la per-
la substance, en sorte que sa divinité, sa béa- fection de leur bonheur dans
de la certitude
titude et sa sagesse ne sont point différentes sa durée ? S'il en était de la sorte, les mauvais
d'elle-même. L'Ecriture, il est vrai, appelle anges seraient demeurés, eux aussi, éternel-
mtdtlple l'esprit de sagesse ', mais c'est à lement heureux, étant également assurés de
cause de la multiplicité des choses qu'il ren- leur bonheur. Mais si longue qu'on suppose
ferme en soi, lesquelles néanmoins ne sont une vie, elle ne peut être appelée éternelle,
que lui-même, et lui seul est toutes ces choses. si elle doit avoir une fin. Par conséquent,

Il n'y a pas, en effet, plusieurs sagesses, mais bien que l'éternité ne suppose pas nécessaire-
une seule, en qui se trouvent ces trésors im- ment la félicité (témoin le feu d'enfer qui,
menses et infinis où sont les raisons invisibles selon l'Ecriture, sera éternel), si une vie ne

et immuables de toutes les choses muables peut être pleinement et véritablement heu-
et visibles qu'elle a créées ; car Dieu n'a rien reuse qu'elle ne soit éternelle, la vie de ces
fait sans connaissance, ce qui ne pourrait se mauvais anges n'était pas bienheureuse, puis-
dire avec justice du moindre artisan. Or, s'il qu'elle devait cesser de l'être, soit qu'ils l'aient
a fait tout avec connaissance, il est hors de Dans l'un ou l'autre
su, soit qu'ils l'aient ignoré.
doute qu'il n'a fait que ce qu'il avait première- cas, la crainte ou l'erreur s'opposait à leur par-
ment connu : d'oii l'on peut tirer cette con- faite félicité. Et si l'on suppose que, sans être
clusion merveilleuse, mais véritable, que nous ignorants ou trompés, ils étaient seulement
dans le doute sur l'avenir, cela même était
* Ânaximène de Milet, disciple deThalèa, et Diogène d'Apollonie,
incompatible avec la béatitude parfaite que
discipled'AnasimèDe, souteûaient que l'air est le principe unique
de toutes choses et faisaient de l'âme une des transformations infi- *
Cette belle et profonde métaphysique, toute pénétrée de Platon,
nies de l'air. Voyez Aristote, Metaphys., lib. I, cap. 4, et De anim., se retrouve dans les Confessions. Saint Augustin dit à Dieu :

lib. t, cap. 2. Comp. Tertullien^ De anim., cap, 3. a C'est parce que les choses que tu as faites existent que nous les
^ Ceci est dirigé contre les Manichéens, qui soutenaient que le voyons ; mais c'est parce que tu les vois qu'elles existent. {Con-
principe ténéljreux est aussi réel et aussi positif que le principe fess.y ad cale.) ».
lumineux. Voyez l'écrit de saint Augustin : De Oen. couff. Manich., ' Contre le dualisme des Manichéens.
lib. 2, n. 7. — Comp. Anatole, De anim. y lib. u, cap. 7. * Voyez plus bas, livre xn, ch. 9. — Comp. De Gen. ad titt.,
• Sag. vu, 22. n. 32.
232 LA CITÉ DE DIEU.

nous attribuons aux bons anges. Quand nous CHAPITRE XIII.


parlons de béatitude, en effet, nous ne res-
TOUS LES ANGES ONT ÉTÉ CRÉÉS DANS UN MÊME
treignons pas tellement l'étendue de ce mot
ÉTAT DE FÉLICITÉ DE TELLE SORTE QUE CEUX
qu'il ne puisse convenir qu'à Dieu seul; et ,

QUI DEVAIENT DÉCHOIR IGNORAIENT LEUR CHUTE


toutefois Dieu seul
est heureux en ce sens
qu'il ne peut y avoir de béatitude plus grande FUTURE. ET QUE LES RONS n'oNT EU LA PRES-
CIENCE DE LEUR PERSÉVÉRANCE QU'APUÉS LA
que la sienne, et celle des anges, appropriée
à leur nature, qu'est-elle en
CHUTE DES MAUVAIS.
comparaison?
Dès lors, il est aisé de voir que l'union de
CHAPITRE XII. deux choses constitue la béatitude, objet
légitime des désirs de tout être intelli-
COMPARAISON DE LA FÉLICITÉ DES JUSTES SUR LA
gent premièrement, jouir sans trouble du
:
TERRE ET DE CELLE DE NOS PREMIERS PARENTS
bien immuable qui est Dieu même se-
AVANT LE PÉCHÉ, , ;

condement, être pleinement assuré d'en jouir


Nous ne bornons même pas la béatitude toujours. La foi nous apprend que les anges
aux bons anges. Et qui oserait nier que nos de lumière possèdent celte béatitude, et la
premiers parents, avant la chute, n'aient été raison nous fait conclure que les anges pré-
heureux dans le paradis terrestre ', tout eu varicateurs ne la possédaient pas, même
étant incertains de la durée de leur béatitude, avant leur chute. Cependant on ne peut leur
qui aurait été éternelle, s'ils n'eussent point refuser quelque félicité, je veux dire une
péché ^? Aujourd'hui même, nous n'hésilons félicité sans prescience, s'ils ont vécu quelque
point à appeler heureux les bons chrétiens temps avant leur péché'. Semble-t-il trop
qui, pleins de l'espérance de l'immortalité dur de penser que, parmi les anges, les uns
future, vivent exempts de crimes et de re- ont été créés dans l'ignorance de leur persé-
mords et obtiennent aisément de la miséri-
, vérance future ou de leur chute tandis que ,

corde de Dieu le pardon des fautes attachées les autres ont su de science certaine l'éternité
à l'humaine fragilité. Et cependant, quelque de leur béatitude, et veut-on que tous aient
assurés qu'ils soient du prix de leur persévé- été créés dans une égale félicité, y étant de-
rance, ils ne le sont pas de leur persévérance meurés jusqu'au moment où quelques-uns
même. Qui peut, en effet, se promettre de ont quitté volontairement la source de leur
persévérer jusqu'à la à moins que d'en
fin, bonheur? mais il est certes beaucoup plus
être assuré par quelque révélation de celui dur de croire que les bons anges soient encore,
qui, par un juste et mystérieux conseil, ne à cette heure, incertains de leur béatitude,
découvre pas l'avenir à tous mais qui ne , et qu'ils ignorent sur eux-mêmes ce que nous

trompe jamais personne? Pour ce qui re- avons pu, nous, en apprendre par le témoi-
garde la présente, le premier
satisfaction gnage des saintes Ecritures. Car quel chrétien
homme donc plus heureux dans le para-
était catholique ne sait qu'il ne se fera plus de
dis que quelque homme de bien que ce soit démons d'aucun des bons anges, comme il
en cette vie mortelle mais quant à l'espé-
;
ne se fera point de bons anges d'aucun des
rance du bien avenir, quiconque est assuré démons? En effet, la Vérité promet dans
de jouir un jour de Dieu en la compagnie l'Evangile aux fidèles chrétiens, qu'ils seront
des anges, est plus heureux, quoiqu'il souffre, semblables aux anges de Dieu-, et elle dit en
que ne l'était le premier homme, incertain même temps qu'ils jouiront de la vie éter-
de sa chute, dans toute la félicité du paradis^ nelle'. Or, nous devons être un jour cer-
si

tains de ne jamais déchoir de la félicité im-


* Comp. De coTrfpl. et grat., lib. x, n. 26. mortelle, supposez que les anges ne le fussent
= Comp. De Gen. ad lill., lib. xi, n. 24, 25.
' Le sentiment de saint Augustin sur
cette matière est plus déve- pas, nous ne serions plus leurs égaux, nous
loppé dans un traité exprès, le De dono perseveranliœ^ ainsi que
serions leurs supérieurs. Mais la Vérité ne
dans le De corrept. et grat., passim.
trompe jamais, et puisque nous devons être
leurs égaux, il s'ensuit qu'ils sont certains de

* Cette question est traitée dans le De Gen, ad titt., lib. xi,

D. 21-24. — Voyez aussi le De corrept. et grat., n. 10.


" Matt. XXII, 30. — * Matt. xxv, 46.
.

LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS. 233

l'éternito de leur bonheur. Et comme d'ail- traire, ce qui fait que la vérité n'est point en
leurs les autres anges n'en pouvaient pas être lui, c'est qu'il n'est point demeuré dans la
certains, il faut conclure ou que la félicité vérité. Cette même façon de parler se re-
n'était pas pareille, ou que, si elle l'était, trouve aussi dans un psaume « J'ai crié, :

les bons n'ont été assurés de leur bonheur « mon Dieu », dit le Prophète, a parce que vous

qu'après la chute des autres. Mais, dira-t-on « m'avez exaucé ' », au lieu qu'il semble qu'il

peut-être, est-ce que cette parole de Notre- devait dire : Vous m'avez exaucé, mon Dieu,
Seigneur dans l'Evangile touchant le diable : parce que j'ai crié. Mais il faut entendre que
« Qu'il était homicide dès le commencement le Prophète, après avoir dit: « J'ai crié »,
« et qu'il n'est point demeuré dans la vérité», prouve la réalité de son invocation par l'effet
ne doit pas s'entendre du commencement de qu'elle a obtenu la preuve que j'ai crié, c'est
:

la création? et à ce compte, le diable n'au- que vous m'avez exaucé.


rait jamais été heureux avec les saints anges,
parce (|ue, dès le moment de sa création, il CHAPITRE XV.
aurait refusé de se soumettre h son Créateur,
COMMENT IL FAUT ENTENDUE CETTE PAROLE :

et c'est aussi dans ce sens qu'il faudrait en-


« LE DIABLE PÉCUE DÉS LE COMMENCEMENT ».
tendre le mot de l'apôtre saint Jean « Le :

« diable pèche dès le commencement -» c'est- , Quant à cette parole de saint Jean : « Le
à-dire que, dès l'instant de sa création, il au- « diable pèche dès le commencement ''b, les
rait rejeté la justice, qu'on ne peut conserver, hérétiques ' ne comi)rennent pas que si le

si l'on ne soumet sa volonté à celle de Dieu. péché est naturel, il cesse d'être. Mais que
En tout cas, ce sentiment est bien éloigné peuvent-ils répondre à ce témoignage d'Isaïe
de l'hérésie des Manichéens et autres fléaux qui , désignant le diable sous la figure du
de la vérité, qui prétendent que le diable prince de Babylone, s'écrie : « Comment est
possède en propre une nature mauvaise qu'il « tombé Lucifer, qui se levait brillant au ma-
a reçue d'un principe contraire à Dieu': « tin * ?» et ce passage d'Ézéchiel ^ « Tu as :

esprits extravagants, qui ne prennent pas garde « joui des délices du paradis, orné de toutes
que dans cet Evangile dont ils admettent l'au- « ? » Le diable a
sortes de pierres précieuses ^

torité aussi bien que nous, Notie-Seigneur donc été quelque temps sans péché et c'est ;

ne dit pas Le diable a été étranger à la vérité,


: ce que le prophète lui dit un peu après en
mais Jl n'est point demeuré dans la vérité,
: termes plus formels « Tu as marché pur de :

ce qui veut dire qu'il est déchu, et certes, s'il « souillure en tes jours '». Que si l'on ne peut

y était demeuré, il en participerait encore et donner un sens plus naturel à ces paroles, il
serait bienlieureux avec les saints anges. faut donc entendre par celle-ci « H n'est :

« point demeuré dans la vérité » que le diable ,

CHAPITRE XIV. a été dans la vérité, mais qu'il n'y est pas de-
meuré et quant à cette autre, « que le diable
;
EXPLICATION DE CETTE PAROLE DE L'ÉVANGILE
« pèche dès le commencement », il ne faut
:

« LE DIABLE n'eST POINT DEMEURÉ DANS LA VÉ-


pas entendre qu'il a péché dès le commen-
« RITE , FARCE QUE LA VÉRITÉ n'eST POINT EN
cement de sa création, mais dès celui de son
« LUI ».
orgueil. De même, quand nous lisons dans
Notre-Seigneur semble avoir voulu ré- Job, à propos du diable « II est le commen- :

pondre à cette question : Pourquoi le diable « cément de l'ouvrage de Dieu, qui l'a fait
n'est-il point demeuré dans la vérité? quand « pour le livrer aux railleries-de ses anges' » ;

il ajoute : « Car la vérité n'est point en lui » '•


et ce passage analogue du psaume « Ce dra- :

Or, elle serait en lui , s'il fût demeuré en elle. « gon que vous avez formé pour servir de

Cette donc assez extraordinaire,


parole est « jouet ' » nous ne devons pas croire que le
;

puisqu'elle paraît dire que si le diable n'est diable ait été créé primitivement pour être
point demeuré dans la vérité, c'est que la • Ps. svi, 7. —
'I Jean, m, 8.
vérité n'est point en lui; tandis qu'au con- * Ces hérétiques sont évidemment les Manichéens.
* Isaie, XIV, 12.
^ Sur ce même passage d'Ezéchiel, comp. saint Augustin, De Gen.
' Jean,vm, 41. ' 1 Jean, —
m, 8. ,id rut-, n. 32.
' Comp. De Gen. ad litt., n. '17 et seq. • Ezech. .'OCVUI, 13, 14. — ' Ibid. 15.
* Jean, viii, 44. >
Job, XL, 14. — '
Ps. CUl, 28.
234 LA CITE DE DIEU.

moqué des anges, mais bien que leurs raille- volupté selon les plaisirs. Mais la volonté et
ries sont la peine de son péché Il est donc l'ou- '
. l'amour sont d'un tel prix dans les êtres rai-
vrage du Seigneur car il n'y a pas de nature
; sonnables que , malgré la supériorité des
si vile et si infime qu'on voudra, même parmi anges sur les hommes selon l'ordre de la na-
les plus petits insectes, qui ne soit l'ouvrage ture, l'ordre de lajustice veut que les hommes
de celui d'où vient toute mesure, toute beauté, bons soient mis au-dessus des mauvais anges. /

tout ordre, c'est-à-dire ce qui fait l'être et


l'intelligibilité de toute chose. A plus forte CHAPITRE XVn.
raison est-il le principe de la créature angé-
LA MALICE n'est PAS DANS LA NATURE, MAIS
lique, qwi surpasse par son excellence tous les
CONTRE LA NATURE, ET ELLE A POUR PRINCIPE,
autres ouvrages de Dieu.
^•0N LE CRÉATEUR, MAIS LA VOLONTÉ.

CHAPITRE XVI. C'est donc de la nature du diable et non de


sa malice qu'il est question dans ce passage :

DES DEGItÉS ET DES DIFFÉRENCES QUI SONT


« Il est le commencement de l'ouvrage de
ENTRE I.ES CRÉATIRES SELON Ql'ON ENVISAGE
« Dieu ' » ; car la malice, qui est un vice, ne
LEUR UTILITÉ RELATIVE OU l'ORDRE ABSOLU
peut se rencontrer que dans une nature aupa-
DE LA RAISON.
ravant non viciée, et tout vice est tellement
Parmi les êtres que Dieu on pré-
a créés, contre la nature qu'il en est par essence la

fère ceux qui ont la vie à ceux qui ne l'ont corruption. Ainsi, s'éloigner de Dieu ne serait
pas, ceux qui ont la puissance de la génération pas un vice, s'il n'était naturel d'être avec
ou seulement l'appétit à ceux qui en sont pri- Dieu. pourquoi la mauvaise volonté
C'est

vés. Parmi les vivants, on préfère ceux qui même est une grande preuve de la bonté de
ont du senliment, comme les animaux, aux la nature. Mais comme Dieu est le créateur

plantes, qui sont insensibles; et entre les êtres parfaitement bon des natures, il est le régu-
doués de sentiment, les êtres intelligents, lateur parfaitement juste des mauvaises vo-
comme les hommes, à ceux qui sont dépour- lontés, et il se fait bien servir d'elles, quand
vus d'intelligence, comme les bêtes ; et entre elles se servent bonté naturelle de
mal de la

les êtres intelligents, les immortels, comme ses dons. C'est ainsi qu'il a voulu que le

les anges, aux mortels^, comme les hommes. diable, qui était bon par sa nature et qui est
Cet ordre de préférence est celui de la nature. devenu mauvais par sa volonté, servît de jouet
Il en est un autre qui dépend de l'estime que à ses anges, ce qui veut dire que les tentations
chacun fait des choses, selon l'utilité qu'il en dont le diable se sert pour nuire aux saints
tire par où il arrive que nous préférons
;
tournent à leur profit. En créant Satan, Dieu
quelquefois certains objets insensibles à des n'ignorait pas sa malignité future, et comme
êtres doués de sentiment, et cela à tel point il savait d'une manière certaine le bien qu'il
que, ne dépendait que de nous, nous re-
s'il devait tirer de ce mal, il a dit par l'organe du
trancherions ceux-ci de la nature, soit par Psalmiste Ce dragon que vous avez formé
: «

ignorance du rang qu'ils y tiennent, soit par « pour servir de jouet à vos anges » cela si- ;

amour pour notre avantage personnel que gnifie que tout eu le créant bon, sa providence
nous mettons au-dessus de tout. Qui n'aime- disposait déjà les moyens de se servir utilement
rait mieux, par exemple, avoir chez soi du de lui, quand il serait devenu mauvais.
pain que des souris, et desécus que des puces?
Et il n'y a pas lieu de s'en étonner, quand on CHAPITRE XYIII.
voit les hommes, dont la nature est si noble,
DE LA BEAUTÉ DE l'UNIVERS QUI, PAR l'ART DE
acheter souvent plus cher un cheval ou une
LA PROVIDENCE, TIRE UNE SPLENDEUR NOU-
pierre précieuse qu'un esclave ou une ser-
VELLE DE l'opposition DES CONTRAIRES.
vante. Ainsi les jugements de la raison sont
bien différents de ceux de la nécessité ou de En effet, Dieu n'aurait pas créé un seul
la volupté la raison juge des choses en elles-
: ange, que dis-je ? un seul homme dont il au-
mêmes et selon la vérité, au lieu que la né- rait prévu la corruption s'il n'avait su en
,

cessité n'en juge que selon les besoins, et la même temps comment il ferait tourner ce
'
Comp. De Gen. ad iitt., n. 29, 30, 34, 33. ' Job, XI., 14.
. .

LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS. 235

mal à l'avantage des justes et relèverait la dans ces paroles Dieu sépara la lumière des : «

beauté de l'univers par l'opposition des con- M ténèbres, et la lumière jour et les nomma
traires, comme on embellit un i)oënie par les « ténèbres nuit ». En effet, celui-là seul a pu '

une des plus bril-


antithèses. C'est, en effet, les séparer qui a pu prévoir leur chute et con-
lantes parures du discours que l'antithèse, et naître qu'ils demeureraient obstinés dans leur
si ce mot n'est pas encore passé dans la langue présomptueux aveuglement. Quant au jour
latine, la figure elle-même, je veux dire l'op- proprement dit et à la nuit. Dieu les sépara
position ou le contraste, n'en fait pas moins par ces deux grands astres qui frappent nos
l'ornement de cette langue ou plutôt de toutes sens : « Que dans
les astres, dit-il, soient faits

les langues du monde '. Saint Paul s'en est « le firmament du


pour luire sur la terre ciel

servi dans ce bel endroit de la seconde épître « et séparer le jour de la nuit * ». Et un peu

aux Corinthiens « Nous agissons en toutes: après « Dieu fit deux gratids astres, l'un
:

« choses comme de fidèles serviteurs de « plus grand pour présider au jour, et l'autre

« Dieu,... par les armes de justice pour com- « moindre pour présider à la nuit avec les

« battre à droite et à gauche, parmi la gloire « étoiles Dieu les mit dans le firmament du
;

a et l'infamie, calomnies et les louan-


parmi les « ciel pour luire sur la terre, et présider au

«ges, semblables à des séducteurs et sin- a jour et à la nuit, et séparer la lumière des

«cères, à des inconnus et connus de tous, ténèbres Mais cette lumière, qui est la
''
« ».

« toujours près de subir la mort et toujours sainte société des anges, toute éclatante des
« vivants, sans cesse frappés, mais non exter- splendeurs de la vérité intelligible, et ces té-
« minés , tristes et toujours dans la joie ,
nèbres qui lui sont contraires, c'est-à-dire ces
pauvres et enrichissant nos frèi'es, n'ayant esprits corrompus, ces mauvais anges éloi-
« rien et possédant tout - ». Comme l'opposi- gnés par leur faute de la lumière de la justice,

tion de ces contraires fait ici la beauté du lan- je répète que celui-là seul pouvait opérer
gage, de même la beauté du monde résulte leur séparation, à qui le mal à venir (mal de
d'une opposition, mais l'éloquence n'est plus la volonté, non de la nature) n'a pu être, avant
seulement dans les mots, elle est dans les de se produire, douteux ou caché.
choses. C'est ce qui est clairement exprimé
dans ce passage de l'Ecclésiastique « Le bien : CHAPITRE XX.
« est contraire au mal, et la mort à la vie ;
explication DE CE PASSAGE : « ET DIEU VIT QUE
« ainsi le pécheur à l'homme pieux regarde ;

« LA LUMIÈRE ÉTAIT BONNE »


a toutes les œuvres du Très-Haut elles vont :

a ainsi deux à deux, et l'une contraire à Il importe de remarquer aussi qu'après


« l'autre ' » cette parole : « Que la lumière soit faite, et la
« lumière fut faite *
», l'Ecriture ajoute aus-
CHAPITRE XIX.
silôt : B Et Dieu vit que la lumière était
CE qu'il faut entendre par ces paroles de « bonne ^ ». Or, elle n'ajoute pas cela après
l'écriture « DIEU SÉPARA LA LUiMIÈRE DES
:
que Dieu eût séparé la lumière des ténèbres
« TÉNÈBRES ».
et appelé la lumière jour et les ténèbres nuit.
L'obscurité même
de l'Ecriture a cet avan- Pourquoi ? c'est que Dieu aurait paru donner
tage, que l'on peut d'un passage tirer divers également son approbation à ces ténèbres et
sens, tous conformes à la vérité, tous confir- à cette lumière. Quant aux ténèbres maté-
més par le témoignage de choses manifestes rielles, incapables par conséquent de faillir,

ou par d'autres passages très-clairs, de sorte qui, à l'aide des astres, sont séparées de cette
que, dans le cours d'un long travail, si on ne lumière sensible qui éclaire nos yeux, l'Ecri-
parvient pas à découvrir le véritable sens du ture ne rapporte le témoignage de l'approba-
texte, on a du moins l'occasion de proclamer tion de Dieu qu'après la séparation accom-
d'autres vérités. C'est pourquoi je crois pou- plie « Et Dieu plaça ces astres dans le firma-
:

voir proposer d'entendre par la création de la « ment du ciel pour luire sur la terre, présider

première lumière la création des anges, et « au jour et à la nuit, et séparer la lumière

de voir la distinction des bons et des mauvais « des ténèbres. Et Dieu vil que cela était

*
Comp. Qiiintilien, ïiistit,, lib. ix, cap. 1, § 81. ^ Gen. I, 4 et 5, - '
Ibid. 11. — '
Ibid. lii, 17 et 18. — ' Gen.
II Cor. VI, 4, 7, 9 et 10. — ' Eccli. , xxxui, 1, 15. I, 3. — '
Ibid. 1.
,

236 LA CITÉ DE DIEU.

B bon '
ù. L'un et l'autre lui plut, parce que une autre en changeant de pensée, mais il
l'un et l'autre est sans péché. Mais lorsque contemple toutes choses d'un regard immua-
Dieu eut dit : « Que la lumière soit faite, et la ble '. Ce qui est actuellement, ce qui n'est pas
« lumière fut faite : et Dieu vit que la lumière encore, ce qui n'est plus, sa présence stable
« était bonne » ; l'Ecriture ajoute aussitôt : et éternelle embrasse tout. Et il ne voit pas
« Et Dieu séparalumière des ténèbres, et la autrement des yeux, autrement de l'esprit,
« api^elala lumière jour et les ténèbres nuit». l)arce (ju'il n'est pas composé de corps et
Elle n'ajoute pas El Dieu vit que cela était : d'âme il ne voit pas aujourd'hui autrement
;

bon, de peur que l'un et l'autre ne fut nommé qu'il ne faisait hier ou qu'il ne fera demain,
bon, tandis que l'un des deux était mauvais, parce que sa connaissance ne change pas
non par nature mais par son propre vice. , comme la nôtre , selon les diflérences du
C'est pourquoi, en cet endroit, la seule lu- temps. C'est de lui qu'il est dit « Qu'il ne re- :

mière plut au Créateur, et quant aux ténè- « çoit de changement ni d'ombre par aucune

bres, c'est-à-dire aux mauvais anges, tout en «révolution-». Car il ne passe point d'une
les faisant servir à Tordre de ses desseins, il pensée à une autre, lui dont le regard incor-
ne devait pas les approuver. porel embrasse tous les objets comme simul-
tanés. Il connaît le temps d'une connaissance
CHAPITRE XXI. indépendante du temps, comme il meut les
choses temporelles sans subir aucun mouve-
DE LA SCIENCE ÉTERNELLE ET IMMUABLE DE DIEU
ment temporel. Il a donc vu que ce qu'il avait
ET DE SA VOLONTÉ, PAR QUI TOUTES SES (ŒUVRES
fait était bon là même où il avait vu qu'il était
LUI ONT TOUJOURS PLU, AVANT d'ÊTRE CRÉÉES,
bon de le faire, et, en regardant son ouvrage
TELLES qu'il LES A CRÉÉES EN EFFET.
accompli, il n'a pas doublé ou accru sa con-
En quel sens entendre ces paroles qui sont naissance, comme si elle eût été moindre au-
répétées chaque création nouvelle
après : paravant, lui dont l'ouvrage n'aurait pas toute
« Dieu vit que cela était bon », sinon comme sa perfection, si l'accomplissement de sa vo-
une approbation que Dieu donne à son ou- lonté pouvait ajouter quelque chose à la per-
vrage fait selon les règles d'un art qui n'est fection de sa connaissance. C'est pourquoi,
autre que sa sagesse? En effet, Dieu n'apprit s'il n'eût été question que de nous apprendre
pas que son ouvrage était bon, après l'avoir quel est l'auteur de la lumière, il aurait suffi
fait, puisqu'il ne l'aurait pas fait s'il ne l'avait de dire Dieu fit la lumière
: ou si l'Ecriture ;

connu bon avant de le faire. Lors donc qu'il eût voulu nous faire savoir en outre par quel
dit Cela était bon,
: il ne l'apprend pas, il moyen il l'a faite, c'eût été assez de ces pa-
l'enseigne. Platon est allé plus loin, quand il roles : « Dieu dit : Que la lumière soit faite, et

dit que Dieu fut transporté de joie après avoir « la lumière fut faite », car nous aurions su
achevé le monde -. Certes, Platon était trop de la sorte que non-seulement Dieu a fait la

sage pour croire que nouveauté de la créa- la lumière, mais qu'il l'a faite par sa parole.
tion eût ajouté à la félicité divine; mais il a Mais comme il était important de nous ap-
voulu faire entendre que l'ouvrage qui avait prendre trois choses touchant la créature :

plu à Dieu avant que de le faire, lui avait plu qui l'a faite, par quel moyen, et pourquoi elle
aussi lorsqu'il fut fait. Ce n'est pas que la a été l'Ecriture a marqué tout cela en
faite,

science de Dieu éprouve aucune variation et disant Dieu dit Que la lumière soit faite,
: « :

qu'il connaisse de plusieurs façons diverses « et la lumière fut faite, et Dieu vit que la
ce qui est, ce qui a été et ce qui sera. La con-- « lumière était bonne ». Ainsi, c'est Dieu qui
naissance qu'il a du présent, du passé et de a fait toutes choses; c'est par sa parole qu'il
l'avenir n'a rien de commun avec la nôtre. les a faites, et il les a faites parce qu'elles sont
Prévoir, voir, revoir, pour lui c'est tout un. bonnes. 11 n'y a point de plus excellent ou-
Il ne passe pas comme nous d'une chose à vrier que Dieu, ni d'art plus efficace que sa
parole, ni de meilleure raison de la création
' Gen. I, 17, 18. que celle-ci : une oeuvre bonne a été produite
^ Allusion à ce sublime passage du Timve : c L'auteur et le père
a du monde voyant cette image des dieux éternels en mouvement
a et vivante, se réjouit, et dans sa joie il pensa à la rendre encore ' Voyez le Timée, p. 13U et 131. — Comp. Plotin, Ennéades, V,
(j plus semblable à son modèle (Trad. franc., tome xj, p. 129 et lib. vill, cap. 8.
130). Jacob, I, 17.
LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS. 237

par lin I)on ouvrier. Platon apporte aussi cette ment ses ouvrages, mais d'en rechercher soi-
même raison de la création du inonde, et dit gneusement l'utilité, et, lorsque notre intel-
qu'il était juste qu'une œuvre bonne fût pro- ligence se trouve en défaut, de croire que ces
duite par un Dieu bon '; soit qu'il ait lu cela choses sont cachées comme l'étaient plusieurs
dans nos livres, soit qu'il l'ait appris de ceux autres que nous avons eu peine à découvrir.
qui l'y avaient lu, soit que la force de son Si Dieu permet qu'elles soient cachées, c'est
génie l'ait élevé de la connaissance des ou- pour exercer notre humilité ou pour abaisser
vrages visibles de Dieu à celle de ses gran- notre orgueil. En effet, il n'y a aucune nature
deurs invisibles, soit enfin qu'il ait été instruit mauvaise, et le mal n'est qu'une privation du
par ceux qui étaient parvenus à ces hautes bien; mais depuis les choses de la terre jus-
vérités \ qu'à celles du ciel, depuis les visibles jus-
CHAPITRE XXII. qu'aux invisibles, il en est qui sont meilleures
les unes que les autres, et leur existence à
DE CEUX QUI TROUVENT PLUSIEURS CHOSES A RE-
toutes tient essentiellement à leur inégalité.
PRENDRE DANS CET UNIVERS, OUVRAGE EXCEL-
Or, Dieu n'est pas moins grand dans les pe-
LENT d'un excellent CRÉATEUR, ET QUI CROIENT
tites choses que dans grandes; car il ne
les
A l'existence d'une mauvaise NATURE,
faut pas mesurer les petites par leur gran-
Cependant quelques hérétiques ' n'ont pas deur naturelle, qui est presque nulle, mais
su reconnaître cette raison suprême de la par la sagesse de leur auteur. C'estainsi qu'en
création, savoir, la bonté de Dieu, raison si rasant un sourcil à un homme on ôterait fort
juste et si convenable qu'il suffit de la consi- peu de son corps, mais on ôterait beaucoup
dérer avec attention et de la méditer avec de sa beauté, parce que la beauté du corps ne
piété pour mettre fin à toutes les difficultés consiste pas dans la grandeur de ses membres,
qu'on peut élever sur l'origine des choses. mais dans leur proportion. Au reste, il ne
Mais on ne veut considérer que les misères faut pas trop s'étonner de ce que ceux qui
de notre corps, devenu mortel et fragile en croient à l'existence d'une nature mauvaise,
punition du péché, et exi)Osé ici-bas à une engendrée d'un mauvais principe, ne veu-
foule d'accidents contraires, comme le feu, le lent pas reconnaître la bonté de Dieu comme
froid, les bêtes farouches et autres choses la raison de la création du monde, puisqu'ils
semblables. On ne remarque pas combien s'imaginent au contraire que Dieu n'a créé
ces choses sont excellentes dans leur es- cette machine de l'univers que dans la der-
sence, et dans la place qu'elles occupent avec nière nécessité, et pour se défendre du mal
quel art admirable elles sont ordonnées, à qui se révoltait contre lui ;
qu'ainsi il a mêlé
quel point elles contribuent chacune en par- sa nature qui est bonne avec celle du mal,
ticulier à la beauté de l'univers, et quels afin de le réprimer et de le vaincre; qu'il a
avantages elles nous apportent quand nous bien de la peine à la purifier et à la délivrer,
savons en bien user, en sorte que les poisons parce que le mal l'a étrangement corrompue,
mêmes deviennent des remèdes , étant em- et (|u'il ne la purifie pas même tout entière,
ployés à propos, et qu'au contraire les choses sibien que cette partie non purifiée servira
qui nous flattent le plus, comme la lumière, de prison etde chaîne à son ennemi vaincu. Les x

le manger, sont nuisibles par l'abus


boire et le Manichéens ne donneraient pas dans de telles
'

que l'on en fait. La divine Providence nous extravagances, s'ils étaient convaincus de ces
avertit par là de ne pas blâmer téméraire- deux vérités l'une, que la nature de Dieu est
:

immuable, incorruptible, inaltérable l'autre, ;

* Voici les passages du Timée auxquels saint Augustia fait allu-


sion : « Disons la cause qui a porté le suprême Ordonnateur à pro-
que l'âme qui a pu déchoir par sa volonté et
a duire et à composer cet univers. Il était bon, et celui qui est bon ainsi être corrompue par le péché et privée
« n'a aucune espèce d'envie. Exempt d'envie, il a voulu que toures
8 choses fussent autant que possible semblables à lui-même. Qui-
de la lumière de la vérité immuable, l'âme,
conque, instruit par des hommes sages, admettra ceci comme la dis-je, n'est pas une partie de Dieu ni de
a raison principale de l'origine et de la formation du monde, sera
1 dans le vrai... o Et plus bas a ... Celui qui est parfait en bonté
:
même nature que la sienne, mais une créa-
a n'a pu et ne peut riea faire qui ne soit très-bon (Trad. franc.,
ture infiniment éloignée de la perfection de /
« tome ïl, page 110) ».
" Voyez, sur ces différentes hypothèses, le livre vin, chap. 11 son Créateur.
et 12.
Evidemment,les Manichéens. Comparez le traité De Genesi contra
Manichœos, lib. i, n. 25, 26.
238 LA CITE DE DIEU.

CHAPITRE XXIII. ombres, quand elles sont bien distribuées,

DE l'eRREIR reprochée A LA DOCTRINE o'ORIGÈNE.


ainsi l'univers est beau, même avec les pé-
cheurs, quoique ceux-ci, pris en eux-mêmes,
Mais voici qui Psi beaucoup plus surpre- soient laids et difformes.
naut : c'est que des esprits persuadés comme Origène devait en outre considérer que si
nous qu'il n'y a qu'un seul principe de toutes lemonde avait été créé afin que les âmes, en
choses, et que toute nature qui n'est pas Dieu punition de leurs péchés, fussent enfermées
ne peut avoir d'autre créateur que Dieu, ne dans des corps comme dans une prison, en
veuillent pas admettre d'un cœur simple et sorte que celles qui sont moins coupables
bon cette explication si simple et si bonne de eussent des corps plus légers, et les autres de
la création, savoir qu'un Dieu bon a fait de plus pesants, il faudrait que les démons, qui
bonnes choses, lesquelles, étant autres que sont les plus perverses de toutes les créatures,
Dieu, sont inférieures à Dieu, sans pouvoir eussent des corps terrestres plutôt que les
provenir toutefois d'un autre principe qu'un hommes. Cependant, pour qu'il soit manifeste
Dieu bon. Ils prétendent que les âmes, dont que ce qu'on doit juger du
n'est point par là
ils ne font pas à la vérité les parties de Dieu, mérite des âmes, les démons ont des corps
mais ses créatures, ont péché en s'éloignant aériens, et l'homme, méchant, il est vrai,
de leur Créateur qu'elles ont mérité par la
;
mais d'une malice beaucoup moins profonde,
suite d'être enfermées, depuis le ciel jusqu'il que dis-je? l'homme, avant son péché, a reçu
la terre, dans divers corps, comme dans une un corps de terre. Qu'y a-t-il, au reste, de
prison, suivant la diversité de leurs fautes ;
pins impertinent que de dire que, s'il n'y a
que c'est là le monde, et qu'ainsi la cause de sa qu'un soleil dans le monde, cela ne vient pas
création n'a pas été de faire de bonnes choses de la sagesse admirable de Dieu qui l'a voulu
mais d'en réprimer de mauvaises. Tel est le ainsi et pour la beauté et pour l'utilité de
sentiment d'Origène ', qu'il a consigné dans l'univers, mais parce qu'il est arrivé qu'une
son livre Des principes. Je ne saurais assez âme a commis un péché qui méritait qu'on
m'étonner qu'un si docte personnage et si l'enfermât dans un tel corps? De sorte que
versé dans les lettres sacrées n'ait pas vu s'il fût arrivé, non pas qu'une âme, mais que

combien cette opinion est contraire à l'Ecri- deux, dix ou cent eussent commis le même
ture sainte, qui, après avoir mentionné cha- péché, il y aurait cent soleils dans le monde.
que ouvrage de Dieu, ajoute « Et Dieu vit : Voilà une étrange chute des âmes, et ceux qui
« que cela était bon » et qui, après les avoir
;
imaginent ces belles choses, sans trop savoir
dénombrés tous, s'exprime ainsi « Et Dieu : ce qu'ils disent, font assez voir que leurs
« vit toutes les choses qu'il avait faites, et propres âmes ont fait de lourdes chutes sur le
« elles étaient très-bonnes «, pour montrer chemin de la vérité. Maintenant, pour revenir
(|u'il n'y a point eu d'autre raison de créer le à la triple question posée plus haut : Qui a
monde, sinon la nécessité que des choses par- fait le monde? par quel moyen? pour quelle
faitement bonnes fussent créées par un Dieu fin ? et la triple réponse Dieu , par son
:

tout bon, de sorte que


personne n'eût péché,
si Verbe, pour le bien, on peut se demander s'il
le monde ne serait rempli et orné que de n'y a pas dans les mystiques profondeurs de
bonnes natures. Mais, de ce que le péché a été ces vérités une manifestation de la Trinité
commis, il ne s'ensuit pas que tout soit plein divine, Père, Fils et Saint-Esprit, ou bien s'il
de souillures, puisque dans le ciel le nombre y a quelque inconvénient à interpréter ainsi
des créatures angéliques qui gardent l'ordre l'Ecriture sainte? C'est une question qui de-
de leur nature est le plus grand. D'ailleurs, manderait un long discours, et rien ne nous
la mauvaise volonté, pour s'être écartée de oblige à tout expliquer dans un seul livre.
cet ordre, ne s'est pas soustraite aux lois de
la justice de Dieu, qui dispose bien de toutes CHAPITIΠXXIV.
choses. De même qu'un tableau plaît avec ses
DE LA TRINITÉ DIVINE, QUI A RÉPANDU EN TOUTES
* d'Origène le cbrétieD, qui ne doit pas être confondu
Il s'agit ici SES OEUVRES DES TRACES DE SA PRÉSENCE.
avec un philosophe païen du même nom, disciple d'Ammonius Saccas.
Le théologien savant et téméraire que combat saint Augustin a été
condamné par l'Eglise. Voyez Nicéphore Caliste, Bist. eccles, lib. xvi,
Nous croyons, nous maintenons, nous en-
cap. w!7. seignons comme un dogme de notre foi, que
LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS. 239

le Père a engendré le Verbe (c'est-à-dire la si par cette bonté on peut fort bien entendre
sagesse, jiar qui toutes choses ont été faites), le Saint-Esprit, voilà la Trinité tout entière
Fils unique du Père, un comme lui, éternel manifestée dans tous ses ouvrages. C'est en
connue lui, et souverainement bon comme elle que la Cité sainte, la Cité d'en haut et des
lui; que le Saint-Esprit est ensemble l'esprit saints anges trouve son origine, sa forme et
du Père et du Fils, consubstanliel et coélornel sa félicité. Si l'on demande quel est l'auteur
à tous deux; et que tout cela est Trinité, à de son être, c'est Dieu qui l'a créée pourquoi
;

cause de la propriété des personnes, et un seul elle est sage, c'est que Dieu l'éclairé ; d'où
Dieu, à cause de la divinité inséparable ,
vient qu'elle est heureuse, c'est qu'elle jouit
comme un seul tout-puissant, à cause de la de Dieu. Ainsi Dieu est le principe de son
toute-puissance inséparable de telle sorte ; être, de sa lumière et de sa joie ; elle est, elle
que chaque personne Dieu et tout-puis-est voit, elle aime ; elle est dans
l'éternité de
sant, et que toutes les trois ensemble ne sont Dieu, elle brille dans sa vérité, elle jouit dans
point trois dieux, ni trois tout-puissants, mais sa bonté.
xm seul Dieu tout-puissant; tant l'unité de CHAPITRE XXV.
ces trois personnes divines est inséi>arable 1

du DE LA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE
Or, le Saint-Esprit du Père, qui est bon, et
EN TROIS PARTIES.
Fils, qui est bon aussi, peul-il avec raison
s'appeler la bonté des deux, parce qu'il est Tel est aussi, autant qu'on en peut juger,
commun aux deux? Je n'ai pas la témérilé de le principe de cette division de la philosophie
l'assurer. Je dirais plutôt (ju'il est la sainteté en trois parties, établie ou, pour mieux dire,
des deux, en ne prenant pas ce mot pour une reconnue par les sages; car si la philosophie
qualité, mais pour une substance et pour la se partage en physique, logique et éthique,
troisième personne de la Trinité '. Ce qui me ou, pour employer des mots également usités,
déterminerait à hasarder cette réponse, c'est en science naturelle, science rationnelle et
qu'encore que le Père soit esprit et soit saint, science morale ', ce ne sont pas les philoso-
et le Fils de même, la troisième personne phes qui ont fait ces distinctions, ils n'ont eu
divine ne laisse pas toutefois de s'appeler pro- qu'à les découvrir. Par où je n'entends pas
prement l'Esprit-Saint, comme la sainteté dire qu'ils aient pensé à Dieu et à la Trinité,
substantielle et consubstantielle de tous deux. quoique Platon, à qui on rapporte l'honneur v
Cependant, bonté divine n'est autre chose
si la de la découverte ^, ait reconnu Dieu comme
que la sainteté divine, ce n'est plus une témé- l'unique auteur de toute la nature, le dispen-
rité de l'orgueil, mais un exercice légitime de sateur de l'intelligence et l'inspirateur de cet
la raison, de chercher sous le voile d'une amour qui est la source d'une bonne et heu-
expression mystérieuse le dogme de la Trinité reuse vie; je remarque seulement que les
manifestée dans ces trois conditions, dont on philosophes, tout en ayant des opinions diffé-
peut s'enquérir en chaque créature : (jui l'a
rentes sur la nature des choses, sur la voie
par quel moyen a-t-elle été faite
faite, pour et
qui mène à la vérité et sur le bien final au-
quelle fin? Car c'est le Père du Verbe qui a quel nous devons rapporter toutes nos actions,
dit : « Que cela soit fait » ; ce qui a été fait à
s'accordent tous à reconnaître celte division
sa parole, l'a sans doute été par
Verbe et le ;
générale, et nul d'entre eux, de quelque
lorsque l'Ecriture ajoute « Dieu vit que cela ne révoque en doute que la
:
secte qu'il soit,
« était bon », ces paroles nous montrent assez nature n'ait une cause, la science une méthode
que ce n'a point été par nécessité, ni par indi- et la vie une loi. De même chez tout artisan,
gence, mais par bonté, que Dieu a fait ce trois choses concourent à la production de ses
qu'il a fait, c'est-à-dire parce que cela est ouvrages, la nature, l'art et l'usage. La nature
bon. Et c'est pourquoi la créature n'a été ap- se fait reconnaître par le génie, l'art par l'ins-
peléebonne qu'après sa création, afin de truction et l'usage par le fruit. Je sais bien
marquer qu'elle est conforme à cette bonté,
qui est la raison finale de son existence. Or, '
Saint Augustin renvoie ici à son huitième livre, où il s'est déjà
expliqué sur cette division de la j>hilosophie, au cbap. 4 et suiv.
* Saint Augustin s'esprime en cet endroit avec plus de réserve
* Saiut Augustin se sépare ici des hérétiques macédoniens, pour qu'au livre vill, et il a raison car si la tradition rapporte en efifet à
;

qui le Saiut-Esprit n'avait pas une réalité propre et substantielle. Platon la première division de la philosophie, il n'en est pas moins
Voyez son traité De hœrcs., Hier. b'2. vrai que cette division ne se rencontre pas dans les Dialogues,
210 LA CITÉ DE DIEU.

qu'à proprement parler, le fruit concerne la pour les connaître de l'intermédiaire d'un
jouissance et l'usage l'utilité, et qu'il y a cette sens corporel, ainsi qu'il arrive des objets qui
difTérence entre jouir d'une chose et s'en ser- sont hors de nous, comme la couleur qui
vir, qu'en jouir, c'est l'aimer pour elle-même, n'est pas saisie sans la vue, le son sans l'ou'ie,
et s'en servir, pour une autre
c'est l'aimer les senteurssans l'odorat, les saveurs sans le
fin ', d'où vient que nous ne devons qu'user goût, le dur et le mou sans le toucher, toutes
des choses passagères, afin de mériterde jouir choses sensibles dont nous avons aussi dans
des éternelles, et ne pas faire comme ces mi- dans la mémoire des images très-
l'esprit et
sérables qui veulent jouir de l'argent et se ressemblantes et cependant incorporelles, les-
servir de Dieu, n'employant pas l'argent pour quelles suffisent pour exciter nos désirs mais ;

Dieu, mais adorant Dieu pour l'argent. Tou- je suis très-certain, sans fantôme et sans illu-
tefois^ à prendre ces mots dans l'acception sion de l'imaginative, que j'existe pour moi-
la plus ordinaire, nous usons des fruits de même, que je connais et que j'aime mon être.
quoique nous ne fassions que nous
la terre, Et je ne redoute point ici les arguments des
en donc en ce sens que j'emploie
servir. C'est académiciens je ne crains pas qu'ils me di-
;

le nom d'usage en parlant des trois choses sent Mais si vous vous trompez? Si je me
:

propres à l'artisan, savoir la nature, l'art ou trompe, je suis car celui qui n'est pas ne peut
;

la science, et l'usage. Les philosophes ont tiré être trompé, et de cela même que je suis
de là leur division de la science qui sert à ac- trompé, il résulte que je suis. Comment donc
quérir la vie bienheureuse, en naturelle, à me puis-je tromper, en croyant que je suis,
cause de la nature, rationnelle à cause de la du moment qu'il est certain que je suis, si je
science, et morale à cause de l'usage. Si nous suis trompé? Ainsi, puisque je serais toujours,
étions les auteurs de notre nature, nous se- moi qui serais trompé, quand il serait vrai que
rions aussi les auteurs de notre science et nous je me tromperais, il est indubitable que je ne
n'aurions que faire des leçons d'autrui il ; puis me tromper, lorsque je crois que je suis'.
suffirait pareillement, pour être heureux, de Il suit de là que, quand je connais que je con-

rapporter notre amour à nous-mêmes et de nais, je ne me trompe pas non plus car je ;

jouir de nous mais puisque Dieu est l'auteur


; connais que j'ai cette connaissance de la même
de notre nature, il faut, si nous voulons con- manière que je connais que je suis. Lorsque
naître le vrai et posséder le bien, qu'il soit notre j'aime ces deux choses, j'y en ajoute une troi-
maître de vérité et notre source de béatitude. sième qui est mon amour, dont je ne suis pas
moins assuré que des deux autres. Je ne me
CHAPITRE XXVI. trompe pas, lorsque je pense aimer, ne pou-
vant pas me tromper touchant les choses que
l'image de la TRINITÉ EST EN QUELQUE SORTE
j'aime car alors même que ce que j'aime se-
:

EMPREINTE DANS l'HOMME, AVANT MÊME QU'iL


rait faux, il serait toujours vrai que j'aime une
NE SOIT DEVENU BIENHEUREUX.
chose fausse. Et comment serait-on fondé à
Nous trouvons en nous une image de Dieu, me blâmer d'aimer une chose fausse, s'il était
c'est-à-dire de cette souveraine Trinité, et, faux que je l'aimasse ? Mais l'objet de mon
bien que la copie ne soit pas égale au modèle, amour étant certain et véritable, qui peut dou-
ou, pour mieux dire, qu'elle en soit infini- ter de la certitude et de la vérité de mon amour?
ment éloignée, puisqu'elle ne lui est ni coéter- Aussi bien, vouloir ne pas être, c'est aussi
nelle ni consubstantielle, et qu'elle a même impossible que vouloir ne pas être heureux;
besoin d'être réformée pour lui ressembler en car comment être heureux, si l'on n'est pas ?
quelque sorte, il n'est rien néanmoins, entre
* Ce raisonnement, très-familier à saint Augustin et qu'il a repro-
tous les ouvrages de Dieu, qui approche de duit dans plusieurs de ses ouvrages (notamment dans le Be Trinitaîn,

plus près de sa nature. En


nous sommes, effet, lib. X, cap. 10, dans le De lib. arb., lib. ll, cap. 3, et dans les
Soliloques, livre l, cap. .S), contient le germe d'oii devait sortir,
nous connaissons que nous sommes, et nous douze siècles plus tard, le Corjito, erijo mm
et toute la philosophie
moderne. Voyez Descartes, Discours de la méthode, 4« partie j
aimons notre être et la connaissance que nous
Mnlilations, i et il ; Lettres, tome viu de l'édition de M. Cousin,
en avons. Aucune illusion n'est possible sur p. 121 ; comp. Pascal, Peiuées, p. 469 de l'édition de M. Havet.

ces trois objets car nous n'avons pas besoin


;

' Comp. saint Augutin, De doctr, chris., lib. i, n. 3-5, et De Tri-


nit., lib, X, Q. 13.
LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITES. ^241

CHAPITRE XXVII. seul de tous les êtres mortels qui soit capable
d'un sentiment grand et si noble. Plusieurs
si
DE l'Être et de la science, et de l'amour de
animaux ont yeux meilleurs que nous
les
l'un et de l'autre.
pour voir la lumière d'ici-has mais ils ne ;

Étre^ c'est naturellement une chose si donce peuvent atteindre à cette luniièrc spirituelle
''
que les misérables mêmes ne veulent pas mou- qui éclaire notre âme et nous fait juger saine-
rir, et quand ils se sentent misérables, ce n'est ment de toutes choses; car nous n'en sau-
pas de leur être, mais de leur misère qu'ils rions juger qu'à proportion qu'elle nous
souliaitentranéantissement. Voici des hommes éclaire. Remarquons toutefois que s'il n'y a
qui se croient au comble du malheur, et qui point de science dans les bêtes, elles en ont
sont en effet très-malheureux, je ne dis pas du moins quelque reflet, au lieu que, pour
au jugement des sages qui les estiment tels à le reste des êtres corporels, on ne les appelle
cause de leur folie, mais dans l'opinion de ceux pas sensibles parce qu'ils sentent , mais parce
qui se trouvent heureux et qui font consister qu'on encore que les plantes , par la
les sent,
le malheur des autres dans l'indigence et la faculté de se nourrir et d'engendrer, se rap-
pauvreté donnez à ces hommes le choix on
; prochent quelque peu des créatures douées
de demeurer toujours dans cet état de misère de sentiment. En définitive, toutes ces choses
sans mourir, ou d'être anéantis, vous les verrez corporelles ont leurs causes secrètes dans la
bondir de joie et s'arrêter au ()rcmier parti. nature, et quant à leurs formes, qui servent
J'en atteste leur propre sentiment. Pourquoi à l'embellissement de ce monde visible, elles
craignent-ils de mourir et aiment-ils mieux font paraître ces objets à nos sens , afin que
vivre misérablement que de voir finir leur ne peuvent connaître, ils soient du moins
s'ils

misère par la mort, sinon parce que la nature connus. Mais, quoique nos sens corporels en
abhorre le néant? Aussi, lorsqu'ils sont près soient frappés, ce ne sont pas eux toutefois
de mourir, ils regardent comme une grande qui en jugent. Nous avons un sens intérieur
faveur tout ce qu'on tait pour leur conserver beaucoup plus excellent ,
qui connaît ce qui
la vie, c'est-à-dire pour prolonger leur misère. est juste et ce qui ne l'est pas, l'un par une
Par où ils montrent bien avec quelle allégresse idée intelligible , et l'autre par la privation
ils recevraient l'immortalité, alors même de cette idée. Ce sens n'a besoin pour s'exer-
qu'ils seraient certains d'être toujours malheu- cer ni de pupille, ni d'oreille, ni de narines,
reux. Mais quoi 1 les animaux mêmes privés ni de palais, ni d'aucun toucher corporel.
de raison, à qui ces pensées sont inconnues, Par lui, je suis certain que je suis, que je
tous depuis les immenses reptiles jusqu'aux connais que je suis, et que j'aime mon être
plus petits vermisseaux, ne témoignent-ils pas, et ma connaissance.
par tous les mouvements dont ils sont capa-
bles,qu'ils veulent être et qu'ils fuient le néant? CHAPITRE XXVII.
Les arbres et les plantes, quoique privés de
SI NOUS DEVONS AIMER l'aMOUR MÊME PAR LE-
sentiment, ne jettent-ils pas des racines en
QUEL NOUS AIMONS NOTRE ÊTRE ET NOTRE
terre à proportion qu'ils s'élèvent dans l'air,
CONNAISSANCE , POUR MIEUX RESSEMBLER A LA
afin d'assurer leur nourriture et de conserver
TRINITÉ.
leur être ? Enfin, les corps bruts, tout privés
qu'ils sont et de sentiment et même de vie, Mais c'en est assez sur notre être, notre
tantôt s'élancent vers les régions d'en haut, connaissance, l'amour que nous avons pour
et
tantôt descendent vers celles d'en bas, tantôt l'un et pour l'autre, aussi bien que sur la
enfin se balancent dans une région intermé- ressemblance qui se trouve à cet égard entre
diaire, pour se maintenir dans leur être et dans l'homme et les créatures inférieures. Quant à
les conditions de leur nature. savoir si nous aimons l'amour même que
^ Pour ce qui est maintenant de l'amour que nous avons pour notre être et notre connais-
nous avons pour connaître et de la crainte sance, c'est ce dont je n'ai encore rien dit.
qui nous est naturelle d'être trompés, j'en Mais il est aisé de montrer que nous l'aimons
donnerai pour preuve qu'il n'est personne qui en effet, puisqu'on ceux que nous aimons
n'aime mieux l'affliction avec un esprit sain d'un amour plus pur et plus parfait, nous
que la joie avec la démence. L'homme est le aimons cet amour-là encore plus que nous
S. AUG. — TOiME XIll. 16
242 LA CITÉ DE DIEU.

ne les aimons eux-mêmes. Car on n'appelle de l'enfant prodigue de l'Evangile ', pour
pas homme
de bien celui qui sait ce qui est retourner vers celui de qui nous nous étions
bon, mais celui qui l'aime. Comment donc éloignés par nos péchés. Là , notre être ne
n'aimerions-nous pas en nous l'amour même sera point sujet à la mort, ni notre connais-
qui nous fait aimer tout ce que nous aimons sance à l'erreur, ni notre amour au dérè-
de bon? Eu effet , il y a un autre amour i)ar glement.
lequel on aime ce qu'il ne faut pas aimer, et Et maintenant, bien que nous soyons assu-
celui qui aime cet amour par lequel on aime rés que ces trois choses sont en nous et que
ce qu'on doit aimer, hait eel autre amour-là. nous n'ayons pas besoin de nous en rapporter
Le même homme peut les réunir tous les à d'autres parce que nous les sentons et que
,

deux et , cette i-éunion lui est profitable nous en avons une évidence intérieure tou- ,

lorsque l'amour qui tait que nous vivons bien tefois, comme nous ne pouvons savoir par
''-augmente, et que l'autre diuiinue, jusqu'à nous-mêmes combien de temps elles dure-
ce qu'il soit entièrement détruit et que tout ront, SI elles ne finiront jamais et où elles
ce qu'il y a de vie en nous soit purifié. Si doivent aller, selon le bon et le mauvais
nous étions brutes nous aimerions la vie de
, usage que nous en aurons fait, il y a lieu de
la chair et des sens, et ce bien suffirait pour chercher à cet égard (et nous en avons déjà
nous rendre contents, sans que nous eussions trouvé) d'autres témoignages dont l'autorité
lapeine d'en chercher d'autres. Si nous étions ne souffre aucun doute comme je le prouve- ,

arbres, quoique nous ne puissions rien aimer rai en son lieu. Ne fermons donc pas le pré-
de ce qui flatte les sens toutefois nous sem- , sent livre sans achever ce que nous avions
blerions comme désirer tout ce qui pourrait commencé d'expliquer touchant cette Cité de
nous rendre plus fertiles. De même encore, Dieu qui n'est point sujette au pèlerinage de
,

si nous étions pierres flots, vent ou flamme,, la vie mortelle mais qui est toujours immor-
,

ou quelque autre chose semblable, nous se- telle dans les cieux parlons des saints anges
:

rions privés à la vérité de vie et de sentiment, demeurés pour jamais fidèles à Dieu et que
mais nous ne laisserions pas d'éprouver Dieu sépara des anges prévaricateurs deve- ,

comme un certain désir de conserver le lieu nus ténèbres pour s'être éloignés de la lu-
et l'ordre où la nature nous aurait mis. Le mière éternelle.
poids des corps est comme leur amour, qu'il
les fasse tendre en haut ou en bas ; et c'est CHAPITRE XXIX.
ainsi que le corps ,
partout où il va , est en-
DE LA SCIENCE DES ANGES QUI ONT CONNU LA
traîné par son poids comme l'esprit par son
TRINITÉ DANS l'eSSENCE MÊME DE DIEU ET LES
^ amour '. Puis donc que nous sonnnes hommes,
CAUSES DES ŒUVRES DIVINES DANS L'ART DU
faits à l'image de notre Créateur, dont l'éter-
DIVIN OUVRIER.
nité est véritable, la vérité éternelle, et la
charité éternelle et véritable , et qui est lui- Ces saints anges n'apprennent pas à con-
même l'aimable , l'éternelle et la véritable naître Dieu par des paroles sensibles , mais
Trinité, sans contusion ni division ,
parcou- par la présence même de la parole immuable
rons tous ses ouvrages d'un regard pour ainsi de la vérité c'est-à-dire par le Verbe
, Fils ,

dire immobile et recueillons des traces plus


, unique de Dieu et ils connaissent le Verbe
, ,

ou moins profondes de sa divinité dans les et son Père et leur Esprit


, et cette Trinité ,

choses qui sont au-dessous de nous et qui inséparable où trois personnes distinctes ne
ne seraient en aucune façon, ni n'auraient font qu'une seule et même substance de ,

aucune beauté, ni ne demanderaient et ne sorte qu'il n'y a pas trois dieux mais un seul, ,

garderaient aucun ordre, si elles n'avaient été ils connaissent cela plus clairement que nous

créées par celui qui possède un être souverain, ne nous connaissons nous-mêmes. C'est en-
une sagesse souveraine et une souveraine core ainsi qu'ils connaissent les créatures,
, bonté. Quant à nous, après avoir contemplé non en elles-mêmes, mais dans la sagesse de
son image en nous-mêmes, levons -nous Dieu comme dans l'art qui les a produites;
et rentrons dans notre cœur, à l'exemple par conséquent, ils se connaissent mieux en
* Cette théorie de l'amour est plus développée dans les Confes-
Dieu qu'en eux-mêmes ,
quoiqu'ils se con-
sions, au livre xm, chap. 9 et ailleurs. '
Luc, XV, IR.
LIVRE XI. — ORICrNE DES DEUX CITÉS. 243

naissent aussi en eux-mêmes. Mais comme nables ; mais le nombre senaire exprime ici
ils ont été créés, ils sont autre chose que la perfection de l'ouvrage divin. II est parmi
celui (]ui les a créés; ainsi ils se connaissent tous les nombres le premier qui se compose
en comme dans
lui la lumière du jour, et en de ses parties, je veux dire du sixième, du
eux-mêmes comme dans celle du soir, ainsi tiers et de la moitié de lui-même en effet, le ;

(|ue nous l'avons dit ci-dessns'. Or, il y a une sixième de six est un, le tiers est deux et la
grande dilîérence entre connaître une chose moitié est trois, or, un, deux et trois font six.
dans la raison qui est la cause de son être, ou Les parties dont je parle ici sont celles dont on
la connaître en elle-même; comme on con- peut préciser le rapport exact avec le nombre
naît autrement les figures de mathématiques entier, comme la moitié, le tiers, le quart ou
en les contemplant par l'esprit qu'en les telle autre fraction semblable. par Quatre,
voyant tracées sur le sable ou comme la , exemple, n'est point partie aliquote de neuf,
justice est autrement représentée dans la vé- comme un, qui en est le neuvième, ou trois,
rité immuable que dans l'âme du juste. Il en qui en est le tiers d'un autre côté, le neu-
;

est ainsi de tous les objets de la connaissance : vième de neuf qui est un, et le tiers de neuf
du firmament, que Dieu a étendu entre les qui est trois, ajoutés ensemble, ne font pas
eaux supérieures et les inférieures , et qu'il a neuf. Quatre est encore partie de dix, mais
nommé ciel , de la mer et de la terre , des non partie aliquote, comme un qui en est
herbes et des arbres, du soleil , de la lune et ledixième. Deux en est le cinquième, cinq la
des étoiles , des animaux sortis des eaux, oi- moitié; ajoutez maintenant ces trois parties,
seaux ,
poissons et monstres marins , des ani- un, deux etcinq, vous formez non le total dix,
maux terrestres, tant quadrupèdes que rep- mais le total huit. Au contraire, les parties
tiles, de l'homme même, qui surpasse en additionnées du nombre douze le surpassent;
excellence toutes les créatures de la terre et car, prenez le douzième de douze qui est un,
de tout le reste. Toutes ces merveilles de la le sixième qui est deux, le tiers qui est trois,
création sont autrement connues des anges le quart qui est quatre, et la moitié qui est
dans le Verbe de Dieu, où elles ont leurs six,vous obtenez, en ajoutant tout cela, non
causes et leurs raisons éternellement subsis- pas douze, mais seize. J'ai cru devoir toucher
tantes et selon lesquelles elles ont été faites ,
en passant cette question, afin de montrer la
qu'elles ne peuvent connues en elles-
être perfection du nombre senaire, qui est, je le
mêmes'. Ici, connaissance obscure qui n'at- répète, le premier de tous qui se compose de
teint que les ouvrages de l'art là connais- ; , la somme de ses parties '. C'est dans ce
sance claire qui atteint l'art lui-même; et nombre parfait que Dieu acheva ses ouvrages ^.
cependant ces ouvrages où s'arrête le regard On aurait donc tort de mépriser les explica-
de l'homme, quand on les rapporte à la tions qu'on peut tirer desnombres, et ceux qui
louange et à la gloire du Créateur, il semble y regardent de près reconnaissent combien
que, dans l'esprit qui les contemple brille la , elles sont considérables en plusieurs endroits
lumière du matin. de l'Ecriture. Ce n'est pas en vain qu'elle a
donné à Dieu cette louange « Vous avez :

CHAPITRE XXX. a ordonné toutes choses avec poids, nombre

« et mesure ^ ».
DE LA PERFECTION DU NOMBRE SENAIRE, QUI, LE
PREMIER DE TOUS LES NOMBRES, SE COMPOSE DE
CHAPITRE XXXI.
SES PARTIES.
DU SEPTIÈME JOUR, QUI EST CELUI OU DIEU SE
Or, l'Ecriture dit que la création fut ache-
REPOSE APRÈS L'ACCOMPLISSEMENT DE SES OU-
vée en six jours % non que Dieu ait eu besoin
VRAGES.
de ce temps, comme s'il n'eût pu créer tous les
êtres à la fois et leur faire ensuite marquer le Quant au septième jour , c'est-à-dire au
cours du temps par des mouvements conve- * Ces idées étranges sur vertu des nombres
la étaient alors fort
* Au chap. 7. répandues, et l'école d'Alexandrie, qui les empruntait en les exa-
' Toute doctrine psychologique et métaphysique de la con-
cette gérant à la tradition pythagoricienne, avait singulièrement contribué
naissance est parfaitement conforme à la théorie des Idées, telle à les mettre en honneur.
qu'on la trouve exposée dans le Timée. Voyez surtout au tome xi * Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., n. 2-7, et De Trin.,
de la traduction française les pages 120 et suiv. lib. w, n. 31-37.
'Gen. 1,31. 'Sag. XI, 21.
2i4 LA CITE DE DIEU.

même jour répété sept fois, nombre qui est ciété glorieuse fait l'objet de nos désirs dans ce
également quoique pour une autre
parfait, laborieux pèlerinage : comme ils jouissent
raison, il marque le repos de Dieu ', et il est d'un permanent et immuable, ils ont une
état

le premier que Dieu ait sanctifié ^ Ainsi, facilité pour comprendre égale à la félicité de

Dieu n'a pas voulu sanctifier ce jour par ses leur repos. C'est sans peine qu'ils nous aident,
ouvrages, mais par son repos, qui n'a point et leurs mouvements spirituels, libres et purs,
de soir, car il n'y a plus dès lors de créature, ne leur coûtent aucun effort.
qui, étant connue dans le Verbe de Dieu
autrement qu'en elle-même, constitue la dis- CHAPITRE XXXII.
tinction du jour en matin et en soir Ml y aurait
DE CEUX QUI CROIENT QUE LA CRÉATION DES
beaucoup de choses à dire touchant la perfec-
ANGES A PRÉCÉDÉ CELLE DU MONDE.
tion du nombre sept; mais ce livre est déjà
long, et je crains que l'on ne m'accuse de Quelqu'un prétendra-t-il que ces paroles de
vouloir faire un vain étalage de ma faible la Genèse « Que la lumière soit faite, et la
:

science. Je dois donc imposer une règle à mes « lumière fut faite », ne doivent point s'en-
discours, de peur que, parlant du nombre avec tendre de la création des anges, mais d'une
excès, il ne semble que je manque moi-même lumière corporelle, quelle qu'elle soit; et que
à la loi du nombre et de la mesure. Qu'il me les anges ont été créés, non-seulement avant
suffise d'avertir ici que trois est le premier le firmament, mais aussi avant toute autre
nombre impair, et quatre le pi'emier pair, et créature ? alléguera-t-il , à l'appui de celte
que ces deux nombres pris ensemble font opinion, que le premier verset de la Genèse
celui de sept. On l'emploie souvent par cette ne signifie pas que le ciel et la terre furent
raison,pour marquer indéfiniment tous les lespremières choses que Dieu créa, puisqu'il
nombres, comme quand il est dit «Sept fois le : avait déjà créé les anges , mais que toutes
«juste tombera, et il se relèvera *
», c'est-à- choses furent créées dans sa sagesse, c'est-à-
dire,il ne périra point, quel que soit le nombre dire dans son Verbe, que l'Ecriture nomme
de ses chules. Par où il ne faut pas entendre ici Principe ', nom
prend lui-même qu'il
des pécliés, mais des affiictions qui condui- dans l'Evangile % lorsqu'il répond aux Juifs
sent à l'humilité. Le Psalniiste dit aussi « Je : qui lui demandaient qui il était '. Je ne com-
1 vous louerai sept fois le jour ^» ; ce qui est battrai point cette interprétation, à cause de
exprimé ailleurs ainsi : « Les louanges seront la vive satisfaction que j'éprouve à voir la Tri-
« toujours en ma bouche " ». Il y a beaucoup nité marquée dès le commencement du saint
d'autres endroits semblables dans l'Ecriture, livre de la Genèse. On y lit, en effet « Dans :

où le nombre sept marque une généralité « le principe. Dieu créa le ciel et la terre »,
indéfinie. encore souvent employé pour
Il est ce qui peut signifier Père a créé le que le
signifier le Saint-Esprit, dont Notre-Seigneur monde dans son Fils, suivant ce témoignage
dit « Il vous enseignera toute vérité ' ».
: du psaume « Que vos œuvres, Seigneur, sont
:

En ce nombre
repos de Dieu, je veux
est le B magnifiques Vous avez fait toutes choses
1

dire le repos qu'on goûte en Dieu; car le a dans votre sagesse * » . Aussi bien l'Ecriture
repos se trouve dans le tout, c'est à savoir ne tarde pas à mention du Saint-Esprit.
faire
dans le plein accomplissement, et le travail Afirès avoir décrit la terre, telle que Dieu l'a
dans la partie. Aussi la vie présente est-elle créée primitivement, c'est-à-dire cette masse
le temps du travail, parce que nous n'avons ou matière que Dieu avait préparée sous le
que des connaissances partielles " mais lors- ; nom du ciel et de la terre pour lastructurede
que ce qui est parfait sera arrivé, ce qui n'est l'univers, après avoir dit : « Or, la terre était
que partiellement s'évanouira. De là vient « invisible et informe, et les ténèbres étaient
encore que nous avons ici-bas de la peine à « répandues sur l'abîme » elle ajoute aussi- ;

découvrir le sens de l'Ecriture ; mais il en est tôt, comme pour compléter le nombre des

tout autrement des saints anges, dont la so- personnes de la Trinité « Et l'Esprit de Dieu :

'Gen. n, ].
» Comp. De Gen. ad liit., lib. v, n. 1-3, et lib. iv, d. 7-9; Gcn. * Dans le principe^ dit la Genèse, Dieu créa le ciel et la terre.

11,3. ' Jean, vm, 25.


• Voyez plus haut, ch. 7. *
Vûici le passage de saint Jean ; « Ils lui dirent ; Qui êtes- vous
*Prov. xxrv, 16. — ' Ps. cxvm, 164, — ' Ps. xxxui, 1. — (j donc ? Jésus leur répondit Je suis le principe ».
:

Jean, xvi, 13. • — I Cor. xni, 9. * Ps. ciu, 25.


.

LIVRE XI. — ORIGINE DES DEUX CITÉS. un


était porté sur les eaux ». Chacun, au reste, tefois nous blâmer de reconnaître ici les deux
est libre d'entendre comme il le voudra ces sociétés des anges : l'une qui jouit de Dieu,
paroles si obscures et si profondes qu'on en et l'autre qui est cnQée d'orgueil l'une ; à qui
peut faire sortir beaucoup d'opinions diffé- Ton dit : « Vous tous ijui êtes ses anges, ado-
rentes toutes conformes à la pourvu ce- foi^ « rez-le '
qui ose dire par la
» ; et l'autre
pendant qu'il soit bien entendu que les saints bouche de son prince « Je vous donnerai :

anges, sans être coéternels à Dieu, sont cer- « tout cela, si vous voulez vous prosterner

tains de leur vérilable et éternelle félicité. « devant moi et m'adorer ^ »; l'une embrasée
C'est à la sociétébienheureuse de ces anges du saint amour de Dieu, et l'autre consumée
qu'appartiennent les petits enfants dont parle de Pamour impur de sa propre grandeur ;

le Seigneur, quand il dit : « Ils seront les l'une habitant dans les cieux des cieux, et
« égaux des anges du ciel ' ». Il nous apprend l'autre précipitée de ce bienheureux séjour et
encore de quelle félicité les anges jouissent reléguée dans les plus basses régions de l'air,
au ciel, par ces paroles « Prenez garde de : suivant ce qui est écrit que « Dieu résiste aux
« ne mépriser aucun de ces petits ; car je « superbes et donne sagrâce aux humbles'»
;

M vous déclare que leurs anges voient sans Pune tranquille et doucement animée d'une
« cesse la face de mon Père, qui est dans les piété lumineuse, l'autre turbulente et agitée
« cieux ^ » d'aveugles convoitises l'une qui secourt avec ;

CHAPITRE XXXIII. bonté et punit avec justice, selon le bon plai-


sir de Dieu, et Pautre à qui son orgueil inspire
ON PEUT ENTENDRE PAR LA LUMIÈRE ET LES
une passion furieuse de nuire et de dominer;
TÉNÈBRES LES DEUX SOCIÉTÉS CONTRAIRES DES
l'une ministre de la bonté de Dieu pour faire
BONS ET DES MAUVAIS ANGES.
du bien autant qu'il lui plaît, et Pautre liée
Que certains anges aient péché et qu'ils par la puissance de Dieu pour ne pas nuire
aient été précipités dans la plus basse partie autant qu'elle voudrait la première enfin se ;

du monde, où en prison jus-


ils sont comme riant de la seconde et de ses vains efforts pour
qu\à la condamnation suprême, c'est ce que entraver son glorieux progrès à travers les
l'apôtre saint Pierremontre clairement lors- persécutions , et celle-ci consumée d'envie
qu'il dit que Dieu n'a point épargné les anges quand elle voit sa rivale recueillir partout des
prévaricateurs, mais qu'il les a précipités pèlerins. Et maintenant que, d'après d'autres
dans les prisons obscures de l'enfer, en atten- passages de l'Ecriture qui nous représentent
dant qu'il les punisse au jour du jugement ^ plus clairement ces deux sociétés contraires,
Qui doutera dès lors que Dieu, soit dans sa Pune bonne par sa nature et par sa volonté,
prescience, soit dans le fait, n'ait séparé les et l'autre mauvaise par sa volonté, quoique
mauvais anges d'avec les bons ? et qui niera bonne par sa nature, nous avons cru les voir
que ces derniers ne soient fort bien appelés marquées dans ce premier chapitre de la
lumière, alors que l'Apôtre nous donne ce Genèse sous les noms de lumière et de té-
nom, à nous qui ne vivons encore que par la nèbres, si nous supposons que telle n'ait pas
foi et qui espérons, il est vrai, devenir les été la pensée de l'écrivain sacré, il n'en ré-
égaux des anges, mais ne le sommes pas sulte pas que nous ayons perdu temps en
le
encore Autrefois, dit-il, vous étiez lénè-
? « paroles inutiles ; car enfui, bien que le texte
« bres,mais maintenant vous êtes lumière en reste obscur, la règle de la foi n'a pas été
« Notre-Seigneur ' ». A l'égard des mauvais atteinte et elle est assez claire aux fidèles par
anges, quiconque sait qu'ils sont au-dessous d'autres endroits. Si en ellèt le livre de la
des hommes inûdèles, reconnaîtra que l'Ecri- Genèse ne fait mention que des ouvrages cor-
ture les a pu nommer très-justement ténèbres. porels de Dieu, ces ouvrages mêmes ne laissent
Ainsi, quand on devrait prendre lumière et pas d'avoir quelque rapport avec les spirituels,
ténèbres au sens littéral dans ces passages de la suivant cette parole de saint Paul « Vous :

Cenèse Dieu dit Que la lumière soit faite,


; « : « êtes tous enfants de lumière et enfants du
« et la lumière fut faite ». « Dieu sépara la — «jour; nous ne sommes pas enfants de la
lumière des ténèbres », on ne saurait tou- « nuit ni des ténèbres ». Et si, au contraire. '

' Malt. XIX, U. IbiJ. xviu, In. II Pierre, m, l. — '


Ps. xcvi, 8. — =
Mail. '
Jacob, IV, 6. — •
1 Thess.
' Ephés. V. 8. , 5.
246 LA CITÉ DE DIEU.

l'écrivain sacré a les pensées que nous lui


eu assez frivoles et assez impies pour nier que
supposons, alors commentaire auquel nousle Dieu ait créé les eaux, sous prétexte qu'il n'est
nous sommes livré en tire une nouvelle force, écrit nulle part Dieu dit Que les eaux soient
: :

et il faut conclure que cet homme de Dieu, faites ?Par la même raison, ils pourraient en
tout pénétré d'une sagesse divine, ou plutôt dire autant de la terre, puisqu'on ne lit nulle
que l'esprit de Dieu qui parlait en lui n'a pas part Dieu dit Que la terre soit faite. Mais,
: :

oublié les anges dans l'énumération des ou- objectent ces téméraires, il est écrit : « Dans
vrages de Dieu, soit que par ces mots : «Dans a le principe. Dieu créa le ciel et la terre ».
« le principe, Dieu créa le ciel et la terre », Que conclure de là ? que l'eau est ici sous-en-
on entende que Dieu créa les anges dès le tendue, et qu'elle est comprise avec la terre
principe, c'est-à-dire dès le commencement, sous un même nom. Car « la mer est à lui »,
soit, ce qui me paraît plus raisonnable, qu'on dit le Psalmiste, « et c'est lui qui l'a faite ; etses
entende qu'il les créa dans le Verbe de Dieu, a mains ont formé la terre '
». Pour revenir à
son Fils unique, eu qui il a créé toutes choses. ceux qui veulent que, par les eaux qui sont
De même, par le ciel et la terre, on peut en- au-dessus des cieux, on entende les anges, ils
tendre toutes les créatures, tant spirituelles n'adoptent cette opinion qu'à cause de Id na-
que corporelles, explication la plus vraisem- ture à la fois pesante et liquide de cet élément,
blable, ou ces deux grandes parties du monde qu'ils ne croient pas pouvoir demeurer ainsi
corporel qui contiennent tout le reste des suspendu. Mais cela prouve simplement que
êtres, etque Moïse mentionne d'abord en gé- s'ils pouvaient faire un homme, ils ne met-

néral, pour en faire ensuite une description traient pas dans sa tête le flegme ou la pituite,
détaillée selon le nombre mystique des six lafiuelle joue le rôle de l'eau dans les quatre
jours. éléments dont notre corps est composé. Ce-
CHAPITRE XXXIV. pendant, la tête n'en reste pas moins le siège
de la pituite, et cela est fort bien ordonné.
DE CEUX QUI CROIENT QUE PAR LES EAUX QUE
Quant au raisonnement de ces esprits* hasar-
SÉPARA LE FIRMAMENT IL FAUT ENTENDRE LES
deux, il est tellement absurde que si nous
ANGES, ET DE QUELQUES AUTRES QUI PENSENT
ignorions ce qui en est et qu'il fût écrit de
QUE LES EAUX n'ONT POINT ÉTÉ CRÉÉES.
même dans le livre de la Genèse que Dieu a
Quelques-uns ont cru *
que les eaux, dans mis un liquide froid et par conséquent pesant
la Genèse, désignent la légion des anges, et dans la plus haute partie du cori)S de l'homme,
que c'est ce qu'on doit entendre par ces pa- ces peseurs d'éléments ne le croiraient pas et
roles : « Que le firmament soit fait entre l'eau diraient que c'est une expression allégorique.
a et en sorte que les eaux supé-
l'eau ^ » ; Mais si nous voulions examiner en particulier
lieures seraient les bons anges, et que par tout ce qui est contenu dans ce récit divin de
les eaux inférieures il faudrait entendre, soit la création du monde, l'entreprise demande-
les eaux visibles, soit les mauvais anges, soit rait trop nous mènerait trop loin.
de temps et

toutes les nations de la terre. A ce compte, la Comme il nous semble avoir assez parlé de
Genèse ne nous dirait pas quand les anges ces deux sociétés contraires des anges, où se
ont été créés, mais quand ils ont été séparés. trouvent quelques commencements des deux
Mais croira-t-on qu'il se soit trouvé des esprits cités dont nous avons dLSsein de traiter dans

* Ce système d'interprétation est celui d'Origène, et saint Augustin la suite, il est à propos de terminer ici ce
y incline dans les Cot} fessions (lib. xiii, cbap. 15 et chap. 32); plus
livre.
tard il l'abandonna complètement. Voyez ses Rétractations (livre il,

ch. 6, n. 2).
' Gen., I, 6. ' Ps. XCIV, 5.
,

LIVRE DOUZIÈME.
Saint Augustin discute premièrement deux questions sur les anges d'où est venue aux bons anges la bonne volonté et aux
:

mauvais anges mauvaise? quelle est la cause de la béatitude des uns et de la misère des antres? 11 traite ensuite de la
la

création de l'homme et prouve que l'homme u'exisle pas de toute éternité, mais qu'il a été formé dans le temps, et sans
autre cause que Dieu,

CHxVPITRE PREMIER. et à ceux qui veulent savoir pourquoi les


autres sont malheureux : c'est qu'ils sont sé-
LA NATURE DES ANGES, BONS ET MAUVAIS, EST UNE.
parés de Dieu, il s'ensuit qu'il n'y a pour la

Avant de parler de la création de l'homme, créature raisonnable ou intelligente d'autre


avant de montrer les deux cités se formant bien ni d'autre source de béatitude que Dieu
parmi les êtres raisonnables et mortels, comme seul. Ainsi donc, quoique toute créature ne
on les a vues, dans le livre précédent, se puisse être heureuse (car une bête, une pierre,
former parmi les anges, il me reste encore du bois et autres objets semblables sont in-
quelques mots à dire pour faire comprendre capables de félicité), celle qui le peut, ne le

que la société des anges avec les hommes n'a peut point par elle-même, étant créée de rien,
rien d'impossible, de sorte qu'il n'y a pas mais par celui qui l'a créée. Le même objet,
quatre cités, quatre sociétés, deux pour les dont la possession la rend heureuse, par son
anges et autant pour les hommes, mais deux absence la fait misérable au lieu que l'être ;

cités en tout, l'une pour les bons, l'autre pour (jui est heureux, non par un autre, mais par

les méchants, anges ou hommes, peu im- soi, ne peut être malheureux, parce qu'il ne

porte. peut être absent de soi.


, Que les inclinations contraires des bons et des Nous disons donc qu'il n'y a de bien entiè-
" mauvais anges proviennent, non de la diffé- rement immuable que Dieu seul dans son
rence de leur nature et de leur principe, puis- unité, sa vérité et sa béatitude et quant à ses ,

qu'ils sont les uns et les autres l'œuvre de Dieu, créatures, qu'elles sont bonnes parce qu'elles
auteur et créateur excellent détentes les sub- viennent de lui, mais muables, parce qu'elles
stances, mais de la diversité de leurs désirs ont été tirées, non de sa substance, mais du
et de leur volonté, c'est ce qu'il n'est pas permis néant. Si donc aucune d'elles ne peut jamais
de révoquer en doute. Tandis que les uns, atta- être souverainement bonne, puisque Dieu est
chés au bien qui leur estcomnmuà tous, lequel infiniment au dessus elles sont pourtant
,

n'est autre que Dieu même, se maintiennent très-bonnes, quoique muables, ces créatures
dans sa vérité, dans son éternité, dans sa choisies qui peuvent trouver la béatitude dans
charité, les autres , trop charmés de leur leur union avec le bien immuable, lequel est
propre puissance, comme s'ils étaient à eux- si essentiellement leur bien, que sans lui elles
mêmes leur propre bien, de la hauteur du ne sauraient être que misérables. El il ne faut
bien suprême et universel, source unique de pas conclure de là que le reste des créatures
labéatitude, sont tombés dans leur bien parti- répandues dans cet immense univers, ne
culier, et, remplaçant par une élévation fas- pouvant pas être misérables, en soient meil-
tueuse la gloireéminente de l'éternité, par leures pour cela car on ne dit pas que les
;

une vanité pleine d'astuce la solide vérité autres membres de notre corps soient plus
par l'esprit de faction qui divise, la charité nobles que les yeux, sous prétexte qu'ils ne
qui unit, ils sont devenus superbes, fallacieux, peuvent devenir aveugles; mais tout comme
^rongés d'envie. Quelle est donc la cause de la la nature sensible est meilleure, lors même
béatitude des premiers ? leur union avec Dieu ;
qu'elle souffre, que la pierre qui ne peut
et celle, au contraire, de la misère des autres? souU'rir en aucune façon, ainsi la nature rai-
leur séparation de Dieu. Si donc il faut ré- sonnable l'emporte, quoique misérable, sur
pondre à ceux (|ui demandent pourquoi les celle qui est privée de raison ou de sentiment
uns sont heureux c'est qu'ils sont unis à Dieu,
: et qui est à cause de cela incapable de misère.
,

248 LA CITÉ DE DIEU.

S'ilen va de la sorte, luiisque cette créature l'essence souveraine, c'est-à-dire étant souve-
a tel degré d'excellence que sa mutabilité
un rainement et par conséquent étant immuable,
ne l'empêche pas de trouver la béatitude dans quand il a créé les choses de rien, il leur a
son union avec le souverain bien, et puis- donné l'être, à la vérité, mais non l'être su-
qu'elle ne peut ni combler son indigence prême qui est le sien il leur a donné l'être,
;

qu'en étant souverainement heureuse, ni être dis-je, aux unes plus, aux autres moins, et
heureuse que par Dieu, il faut conclure que, c'est ainsi qu'il a établi des degrés dans les
pour elle, ne pas s'unir à Dieu, c'est un vice. natures des essences. De même que du mot
Or, tout vice nuit à la nature et i)ar conséquent sapere s'est (ovmé sapieiitia, ainsi du mot esse
lui est contraire. Dès lors la créature qui ne on a tiré essentia, mot nouveau en latin, dont
s'unit pas à Dieu diffère de celle qui s'unit à les anciens auteurs ne se sont pas servis '

lui, non par nature, mais par vice. Et ce vice mais qui dans l'usage pour que nous
est entré
même marque la grandeur et la dignité de sa eussions un terme correspondant à l'ousia
nature, le vice étaut blâmable et odieux par des Grecs. II suit de là qu'aucune nature n'est
cela même qu'il déshonore la nature. Lors- contraire à cette nature souveraine (jui a fait
qu'on dit que la cécité est le vice des yeux, être tout ce qui est, aucune, dis-je, excepté
on témoigne que la vue leur est naturelle, et celle qui n'est pas. Car le non-être est le con-
lorsqu'on dit que la surdité est le vice des traire de l'être. Et, par conséquent, il n'y a
oreilles,on afflrme que l'ouïe appartient à point d'essence qui soitcontraire à Dieu, c'est-

leur nature de même donc, lorsqu'on dit que


;
à-dire à l'essence suprême, principe de toute»
le vicede la créature angélique est de ne pas les essences, quelles qu'elles soient.

être unie à Dieu, on déclare qu'il est de sa


nature de lui être unie. Quelle gloire plus CHAPITRE in.
haute que d'être uni à Dieu de telle sorte qu'on
LES ENNEMIS DE DIEU NE LE SONT POINT PAR LEUR
vive pour lui, qu'on n'ait de sagesse et de joie
NATURE, MAIS PAR LEUR VOLONTÉ.
que par lui, et qu'on possède un si grand
bien sansque la mort, l'erreur et la souffrance L'Ecriture appelle ennemis de Dieu ceux
puissent nous le ravir comment élever sa 1 qui s'opposent à son empire, non par leur u
pensée à ce comble de béatitude, et qui trou- nature, mais par leurs vices ; or, ce n'est point
vera des paroles pour l'exprimer dignement ? à Dieu qu'ils nuisent, mais à eux-mêmes. Car
Ainsi, tout vice étant nuisible à la nature, le ils sont ses ennemis par la volonté de lui
vice même des mauvais anges, qui les tient résister, non par le pouvoir d'y réussir. Dieu,
séparés de Dieu, fait éclater l'excellence
de en effet, est immuable et par conséquent inac-
leur nature, à qui rien ne peut nuire que de cessible à toute dégradation. Ainsi donc le
ne pas s'attacher à Dieu. vice qui fait qu'on résiste à Dieu est un mal,
non pour Dieu, mais pour ceux qu'on appelle
CHAPITRE II. ses ennemis. Et pourquoi cela, sinon parce
que ce vice corrompt en eux un bien, savoir
AUCUNE ESSENCE N'EST CONTRAIRE A DIEU, TOUT
le bien de leur nature ? Ce n'est donc pas la
CE QUI n'est pas différant ABSOLUMENT DE
nature, mais le vice qui est contraire à Dieu.
CELUI QUI EST SOUVERAINEMENT ET TOUJOURS.
Ce qui est effet, est contraire au bien.
mal, en
de peur qu'on ne se per-
J'ai dit tout cela Or, qui niera que Dieu ne soit le souverain
suade, quand je parle des anges prévaricateurs, bien ? Le vice est donc contraire à Dieu,
qu'ils ont pu avoir une autre nature que celle comme le mal au bien. Cette nature, que le
des bons anges, la tenant d'un autre principe vice a corrompue, est aussi un bien sans doute,
et n'ayant point Dieu pour auteur. Or, il sera et, par conséquent, le vice est absolument
d'autant plus aisé de se défendre de cette contraire à ce bien mais voici la différence
; :

erreur impie ' que l'on comprendra mieux s'il est contraire à Dieu, c'est seulement comme

ce que Dieu dit par la bouche d'un ange, quand mal, tandis qu'il est contraire doublement à
il envoya Moïse vers les enfants d'Israël : « Je la nature corrompue, comme mal et comme
« suis celui qui suis ^ ». Dieu, en elfet, étant chose nuisible. Le mal, en effet, ne peut nuire
' Quintilien cile [Inslit., lib. il, cap. 15, § 2, et lib. m, cap. 6,
* C'est l'erreur des Manichéens. § 23) le philosophe stoïcien Papioius Fabianus Plautus comme s'étant
' Exod. m, 14. servi des mots eus et essentia.
LIVRE XII. — L'ANGE ET L'HOMME. 249

à Dieu ; il n'atteint que les natures muables une absurdité ridicule. Ces créatures, en effet,
et coiTuptibles, dont la bonté est encore attes- ont reçu leur manière d'être de la volonté du
tée par leurs vices mêmes ; car si elles Créateur, afin d'accomplir par leurs vicissi-
n'étaient pas bonnes, leurs vices ne pourraient tudes et leur succession cette beauté infé-

leur être nuisibles. Comment leur nuisent-ils, rieure de l'univers qui est assortie, dans son
en en leur étant leur inté-
effet? n'est-ce pas genre, à tout le reste '. Il ne convenait pas que
grité, leur beauté, leur santé, leur vertu, en les choses de la terre fussent égales aux choses
un mot tous ces biens de la nature que le vice du ciel, et la supériorité de celles-ci n'était pas
a coutume de détruire ou de diminuer? Sup- une raison de priver l'univers de celles-là.
posez qu'elles ne renfermassent aucun bien, Lors donc que nous voyons certaines choses
alors le vice, ne leur ôtant rien, ne leur nuirait périr pour faire place à d'autres qui naissent,
pas, et partant, il ne serait plus un \icc ; car les plus faiblessuccomber sous les plus fortes,
il est de l'essence du vice d'être nuisible. et les vaincues servir en se transformant aux
D'où il suit que le vice, bien qu'il ne puisse qualités de celles qui triomphent, tout cela en
nuire au bien immuable, ne peut nuire son lieu et à son heure, c'est l'ordre des choses
cependant qu'à ce qui renferme quelque bien, qui passent. Et beauté de cet ordre ne
si la
le vice ne pouvant être qu'où il nuit. Dans ce nous plaît pas, c'est que
liés par notre condi-
sens, on peut dire encore qu'il est également tion mortelle à une partie de l'univers chan-
impossible au vice d'être dans le souverain geant, nous ne pouvons en sentir l'ensemble
bien et d'être ailleurs que dans un bien. Il où ces fragments qui nous blessent trouvent
n'y a donc que le bien qui puisse être seul leur place, leur convenance et leur harmonie.
quelque part ; le mal, en soi, n'existe pas. En C'est pourquoi dans les choses où nous ne
effet, ces natures mêmes qui ont été corrom- pouvons saisir aussi distinctement la provi-
pues par le vice d'une
mauvaise volonté ,
dence du Créateur, il nous est prescrit de la
elles sont mauvaises, à en tant que la vérité, conserver par la foi, de peur que la vaine
corrompues, mais, en tant que natures, elles témérité de notre orgueil ne nous emporte à
sont bonnes. Et quand une de ces natures blâmer par quelque endroit l'œuvre d'un si
corrompues est punie, outre ce qu'elle ren- grand ouvrier. Aussi bien, si l'on considère
ferme de bien, en tant que nature, il y a d'un regard attentif les défauts des choses
encore en elle cela de bien qu'elle n'est pas corruptibles, je ne parle pas de ceux qui sont
impunie'. La punition est juste, en effet, et l'effet de notre volonté ou la punition de nos

tout ce qui est juste est un bien. Nul ne fautes, on reconnaîtra qu'ils prouvent l'excel-
porte la peine des vices naturels, mais seule- lence de ces créatures, dont il n'est pas une
ment des volontaires, car le vice même, qui qui n'ait Dieu pour principe et pour auteur ;

par le progrès de l'habitude est devenu comme car c'est justement ce qui nous plaît dans leur
naturel, a son principe dans la volonté. 11 est nature que nous ne pouvons voir se corrompre
entendu que nous ne parlons en ce moment et disparaître sans déplaisir, à moins que leur
que des vices de cette créature raisonnable nature elle-même ne nous déplaise, comme
où brille la lumière intelligible qui fait dis- il arrive souvent quand il s'agit de choses qui

cerner le juste et l'injuste. nous sont nuisibles et (jue nous considérons,


non plus en elles-mêmes, mais par rapport à
CHAPITRE IV. notre utilité, par exemple, ces animaux que

Dieu envoya aux Egyptiens en abondance pour


LES NATIRES PRIVÉES DE RAISON ET DE VIE, CON-
châtier leur orgueil. Mais à ce compte on
SIDÉRÉES DANS LEUR GENRE ET A LEUR PLACE,
pourrait aussi blâmer le soleil; car il arrive
n'altèrent point la BEAUTÉ DE l'UNIVERS.
que certains malfaiteurs ou mauvais débi-
Condamnerles défauts des bêtes, des arbres teurs sont condamnés par les juges à être
et des autres choses muables et mortelles, exposés au soleil. C'est donc la nature consi-
privées d'intelligence, de sentiment ou dévie, dérée en soi et non par rapport à nos conve-
sous prétexte que ces défauts les rendent nances qui fait la gloire de son Créateur. Ainsi
sujettes à se dissoudre et à se corrompre, c'est lanature du feu éternel est très-certainement
* C'est la propre doctrine de Platon, particulièrement
bonne, bien qu'elle doive servir au supplice
développée
dans le Gorf/ias* '
Comparez Plotin, Enmades, III, lib. II, cap. II.
250 LA CITÉ DE DIEU.

des damnés. Qu'y a-t-il en effet de plus beau bons anges, c'est qu'ils s'altachenl à celui qui
que le feu, comme principe de flamme, dévie estsouverainement, et la véritable cause de la
et de lumière? quoi de plus utile, comme misère des mauvais anges, c'est qu'ils se sont
propre à échauffer, à cuire, à purifier? Et détournésde cet Être souverain pour se tourner
cependant, il n'est rien de plus fâcheux que vers eux-mêmes. Ce vice n'est-il pas ce qu'on
ce même feu, quand il nous brûle. Ainsi donc, appelle orgueil? Or, «l'orgueil est le com-
nuisible en de certains cas, il devient, quand a mencement de tout péché '
». Ils n'ont pas
on en fait un usage convenable, d'une utilité voulu rapporter à Dieu leur grandeur et lors- ;

singulière; et qui pourrait trouver des paroles qu'il ne tenait qu'à eux d'agrandir leur être,
pour dire tous les services qu'il rend à l'uni- en s'attachant à celui qui est souverainement,
vers ? 11 ne faut donc point écouter ceux qui ils ont préféré ce qui a moins d'être, en se

louent la lumière du feu et blâment son préférant à lui. Voilà la première défaillance
ardeur ;car ils en jugent, non d'après sa et le premier vice de cette nature qui n'avait
nature, mais selon leur commodité, étant pas été créée pour posséder la perfection de
bien aises de voir clair et ne l'étant pas de l'être, et qui néanmoins pouvait être heureuse
brûler. Ils ne considèrent pas que cette lu- par la jouissance de l'Etre souverain, tandis
mière qui leur plaît blesse les yeux malades, que sa désertion, sans la précipiter, il est vrai,
et que cette ardeur qui leur déplaît donne la dans néant l'a rendue moindre qu'elle
le ,

vie et la santé à certains animaux. n'était, et par conséquent misérable. Deman-


dera-t-on la cause efficiente de celle mauvaise
CHAPITRE V.
volonté ? il n'y en a point. Rien ne fait la vo-
TOUTE NATURE DE TOUTE ESPÈCE ET DE TOUT MODE lonté mauvaise, puisque c'est elle qui fait ce
HONORE LE CRÉATEUR. qui est mauvais. La mauvaise volonté est donc
Ainsi toutes les natures, dès là qu'elles sont, la cause d'une mauvaise action mais rien ;

ont leur mode, leur espèce, leur harmonie n'est la cause mauvaise volonté. En
de cette
intérieure, et partant sont bonnes. Et comme effet, si quelque chose en est la cause, cette

elles sont placées au rang qui leur convient chose a quelque volonté, ou elle n'en a point,
selon l'ordre de leur nature, elles s'y main- et si elle a une volonté, elle l'a bonne ou mau-
tiennent. Celles qui n'ont pas reçu un être vaise. Bonne, cela est impossible, car alors la
permanent sont changées en mieux ou en pis, bonne volonté serait cause du péché, ce qu'on
selon le besoin et le mouvement des natures ne peut avancer sans une absurdité mons-
supérieures où les absorbe la loi du Créateur, trueuse. Mauvaise, je demande qui l'a faite;

allant ainsi vers la fin qui leur est assignée en d'autres termes, je demande la cause de la
dans le gouvernement général de l'univers, première volonté mauvaise, car cela ne peut
de telle sorte toutefois que le dernier degré pas aller à l'infini; en effet, une mauvaise
de dissolution des natures muables et mor- volonté, née d'une autre mauvaise volonté,
telles n'aille pas jusqu'à réduire l'être au néant n'est pas quelque chose de premier, et il n'y
et àempêcher ce qui n'est plus de servir de a de première volonté mauvaise que celle qui
germe à ce qui va naître. S'il en est ainsi, n'est causée par aucune autre. Si on répond
Dieu, qui est souverainement, et qui, pour que cette première volonté mauvaise n'a pas
cette raison, a fait toutes les essences, lesquelles de cause et qu'ainsi elle a toujours été, je de-
ne peuvent être souverainement, puisqu'elles mande si elle a été dans quelque nature. Si
ne peuvent ni lui être égales, ayant été faites elle n'a été en aucune nature, elle n'a point
de rien, ni exister d'aucune façon s'il ne leur été en effet, et si elle a été en quelque nature,
donne l'existence. Dieu, dis-je, ne doit être elle la corrompait, elle lui était nuisible, elle
blâmé pour les défauts d'aucune des natures la privait du bien; par conséquent la mau-
créées, et toutes, au contraire, doivent servir vaise volonté ne pouvait être dans une mau-
à l'honorer. vaise nature; elle ne pouvait être que dans
CHAPITRE VI. une nature bonne, et en même temps muable,
qui pût être corrompue par le vice. Car si le
DE LA CAUSE DE LA FÉLICITÉ DES BONS ANGES ET
vice ne l'eût pas corrompue, c'est qu'il n'y
DE LA MISÈRE DES MAUVAIS.
aurait pas eu de vice, et dès lors il n'y aurait
Ainsi la véritable cause de la béatitude des ' Eccli. -v, 15.
LIVRE XII. L'ANGE ET L'HOMME. 2S1

pas eu non plus de mauvaise volonté. Si donc posées. Dirons-nous que l'une a été tentée par
le vice l'a corrompue, ce n'a été qu'en ôtant une secrète suggestion du malin esprit ?
ou diminuant le bien qui était en elle. II n'est comme si ce n'était pas par sa volonté qu'elle
donc pas possible (lu'il y ait eu éternellement a consenti à cette suggestion C'est donc ce !

une mauvaise volonté dans une chose où il y consentement de sa volonté dont nous recher-
avait auparavant un bien naturel que cette chons la cause. Pour ôler toute difficulté, sup-
'mauvaise volonté a altéré en le corrompant. posons que toutes deux soient tentées de même,
Si donc cette mauvaise volonté n'a pas été fiue l'unecède à la tentation et que l'autre y
éternelle, je demande qui l'a faite. Tout ce résiste,que peut-on dire autre chose, sinon
qu'il reste à supposer, c'est que cette volonté que l'une a voulu demeurer chaste et que
ait été rendue mauvaise par une chose en qui l'autre ne l'a pas voulu ? Et comment cela
il n'y avait point de volonté. Or, je demande s'est-il fait, sinon par leur propre volonté,

si cette chose est supérieure, ou inférieure, attendu que nous supposons la même dispo-
ou égale . Supérieure , elle est meilleure . sition de corps et d'esprit en l'une et en l'autre ?
Comment, dès lors, n'a-t-elle aucune volonté ? Toutes deux ont vu la même beauté, toutes
comment n'en a-t-elle pas une bonne ? De deux ont été également tentées ; qui a donc
même, si elle est égale, puisque tant que deux produit cette mauvaise volonté eu l'une des
choses ont une bonne volonté, l'une n'en deux ? Certainement si nous y regardons de
,

produit point de mauvaise dans l'autre Il . près, nous trouverons que rien n'a pu la pro-
resteque le principe de la mauvaise volonté duire. Dirons-nous qu'elle-même l'a produite?
de la nature angéliqne, qui a péché la pre- mais qu'était-elle elle-même avant cette mau-
mière, soit une chose inférieure à cette nature vaise volonté, si ce n'est une bonne nature,
et privée elle-même de volonté. Mais cette dont Dieu, qui est le bien immuable, est l'au-
chose, quelque inférieure qu'elle soit, quand teur ? Comment, bonne avant cette mau-
étant
ce ne serait que de la terre, le dernier et le vaise volonté, pu faire cette volonté
a-t-elle
plus bas des éléments, ne laisse pas, en sa mauvaise? Est-ce en tant que nature, ou en
qualité de nature et de substance, d'être bonne tant que nature tirée du néant ? Qu'on prenne
y
et d'avoir sa mesure et sa beauté dans son garde, on verra que c'est à ce dernier titre.
genre et dans son ordre. Comment donc une Car si la nature était cause de la mauvaise vo-
bonne chose peut-elle produire une mauvaise lonté, ne serions-nous pas obligés de dire que
volonté ? comment,
je le répète, un bien peut- le mal ne vient que du bien, et que c'est le

il d'un mal? Lorsque la volonté


être cause bien qui est cause du mal ? Or, comment se
quitte ce qui est au-dessus d'elle pour se peut-il faire qu'une nature bonne, quoique
tourner vers ce qui lui est inférieur, elle de- muable, fasse quelque chose de mal, c'est-à-
vient mauvaise, non parce que la chose vers dire produise une mauvaise volonté, avant
laquelle elle se tourne est mauvaise , mais que d'avoir cette mauvaise volonté ?
parce que c'est un mal que de s'y tourner.
, Ainsi ce n'est pas une chose inférieure qui a CHAPITRE VII.
volonté mauvaise, mais c'est la volonté
fait la
IL NE FAUT POINT CHERCHER DE CAUSE EFFICIENTE
même qui s'est rendue mauvaise en se portant
DE LA MAUVAISE VOLONTÉ.
irrégulièrement sur une chose inférieure. Que
deux personnes également disposées de corps Que personne ne cherche donc une cause
et d'esprit voient un beau corps, que l'une le efliciente de
mauvaise volonté. Cette cause
la
regarde avec des yeux lascifs, tandis que l'autre n'est point positive, efficiente,
mais négative,
conserve un cœur chaste, d'où vient que l'une déficiente parce que la volonté mauvaise
,

a cette mauvaise volonté, et que l'autre ne l'a n'est point une action, mais un défaut d'ac-
pas ? Quelle est la cause de ce désordre ? ce tion'. Déchoir de ce qui est souverainement
n'est pas la beauté du corps, puisque toutes vers ce qui a moins d'être, c'est commencer
deux vue également et que toutes deux
l'ont à avoir une mauvaise volonté. Or, il ne faut
n'en ont pas été également touchées; ce n'est pas chercher une cause efficiente à cette dé-
point non plus la différente disposition du faillance pas plus qu'il ne faut chercher à
,

corps ou de l'esprit de ces deux personnes, * Voilà l'origiDe de la fameuse maxime scolastique, souvent citée
et approuvée par Leibnitz dans ses £smis de Thèodicée ; Malmu
puisque nous les supposons également dis- causam haàet, non efflcientem, sed deficienteiu.
252 LA CITÉ DE DIEU.

voir la nuit ou à entendre le silence. Ces deux métal la justice qui doit lui être infiniment
choses nous sont connues pourtant, et ne nous préférée. De mt'me l'impureté n'est pas le vice
sont connues qu'à l'aide des yeux et des oreilles; des corps qui ont de la beauté, mais celui de
mais ce n'est point par leurs espèces, c'est par l'âme qui aime les voluptés corporelles d'un
la privation de ces espèces'. Ainsi, que per- amour déréglé, en négligeant la tempérance
sonne ne me demande ce quejesaisne pas qui nous unit à des choses bien plus belles,
savoir, si pour apprendre de moi
ce n'est parce qu'elles sont spirituelles et incorrupti-
qu'on ne le saurait savoir. Les choses qui ne bles. La vaine gloire aussi n'est pas le vice des
se connaissent que par leur privation ne se louanges humaines, mais celui de l'àme qui
connaissent, pour ainsi dire, qu'en ne les con- méprise le témoignage de sa conscience et ne
naissant pas. En effet, lorsque la vue se pro- se soucie que d'être louée des hommes. Enfin
mène sur les objets sensibles, elle ne voit les l'orgueil n'est pas le vice de celui qui donne
ténèbres que quand elle commence à rien la puissance, ou la puissance elle-même, mais
voir. Les oreilles de même n'entendent le si- celui de l'âme qui a une passion désordonnée
lence que lorsqu'elles n'entendent rien. Il en pour sa propre puissance, au mépris d'une
est ainsi des choses spirituelles. Nous les con- puissance plus juste. Ainsi, quiconque aime
cevons par notre entendement mais, lors- ; mal un bien de quelque nature qu'il soit, ne
qu'elles viennent à manquer, nous ne les con- laisse pas, tout en le possédant, d'être mauvais
cevons qu'en ne les concevant pas, car a Qid et misérable dans le bien même, parce qu'il
« peut comprendre les péchés ^ ? » est privé d'un bien plus grand.

CHAPITRE VlII. CHAPITRE IX.

DE l'amour déréglé PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE SI DIEU EST l'auteur DE LA BONNE VOLONTÉ DES
DÉTACHE DU BIEN IMMUABLE POUR UN BIEN ANGES AUSSI BIEN QUE DE LEUR NATURE.
MUABLE.
11 n'y a donc point de cause efficiente, ou,
Ce que je nature de Dieu
sais, c'est que la s'il permis de le dire de cause essentielle
est ,

n'est point sujette à défaillance, et que les na- de nauvaise volonté, puisque c'est d'elle-
la
tures qui ont été tirées du néant y sont même (\c''. prend naissance le mal qui cor-
sujettes ; et toutefois, plus ces natures ont rompt le bien de 1e nature; or, rien ne rend la
d'être et font de bien, plus leurs actions sont mauvaise volonté telle, sinon la défaillance
réelles et ont des causes positives et effi- qui fait qu'elle quitte Dieu, laquelle n'a point
cientes au contraire, quand elles défaillent
; de cause positive. Quant à la bonne volonté,
et [lar suite font du mal, leurs actions sont si nous disons qu'elle n'a point aussi de cause

vaines et n'ont que des causes négatives. Je sais efficiente, prenons garde qu'il ne s'ensuive
encore que la mauvaise volonté n'est en celui que bonne volonté des bons anges n'a pas
la
en qui elle est que parce qu'il le veut, et été créée mais qu'elle est coéternelle à
,

qu'ainsi on punit justement une défaillance Dieu ce qui serait une absurdité manifeste.
;

qui est entièrement volontaire. Cette défail- Puisque les bons anges eux-mêmes ont été
lance ne consiste pas en ce que la volonté se créés, comment leur bonne volonté ne l'au-
porte vers une mauvaise chose, puisqu'elle ne rait-elle point été également ? Mais si elle a
peut se porter que vers une nature, et que été créée, l'a-t-ellc été avec eux, ou ont-ils été
toutes les natures sont bonnes, mais parce quelque temps sans elle ? Si l'on répond
qu'elle s'y porte mal, c'est-à-dire contre qu'elle a été créée avec eux, il n'y a point de
l'ordremême des natures, en quittant ce qui doute qu'elle n'ait été créée par celui qui les
estsouverainement pour tendre vers ce quia a créés eux-mêmes et ainsi, des le premier
;

moins d'être. L'avarice, par exemple, n'est pas instant de leur création, ils se sont altacbés à
un vice inhérent à l'or, mais à celui qui leur Créateur par l'amour même avec lequel
aime l'or avec excès, en abandonnant pour ce ils ont été créés, et ils se sont séparés de la

compagnie des autres anges, parce qu'ils sont


' La plupart des psychologues de l'antiquité admettaient entre
l'esprit qui perçoit et les objets perçus un intermédiaire qui les re- toujours demeurés dans la même volonté, au
présente et que la langue latine nommait species. De là les espèces
sensibles et les espèces intclUfjibks de la scolastlque.
lieu que les autres s'en sont départis en aban-
'Ps. xvin, 13. donnant volontairement le souverain bien. Si
LIVRE XII. L'ANGE ET L'HOMME. 983

l'on suppose au contraire que les bons anges mal n'est pas le bien, mais l'abandon du bien,
aient été quelque temps sans la bonne volonté, il un moindre amour
faut dire qu'ils ont reçu
et qu'ils l'aient produite en eux-mêmes sans que ceux qui y ont persévéré, ou, si les bons
le secours de Dieu, ils sont donc devenus par et les mauvais anges ont été créés également
eux-mêmes meilleurs qu'ils n'avaient été bons, on doit croire que, tandis que ceux-ci
créés. Dieu nous garde de cette pensée ! Qu'é- sont tombés par leur mauvaise volonté, ceux-là
taient-ils sans la bonne volonté, que des êtres ont reçu un plus grand secours pour arriver à
mauvais ? Ou s'ilsn'étaient pas mauvais par ce comble de bonheur d'où ils ont été assurés
la raison qu'ils n'avaient pas une mauvaise de ne point déchoir, comme nous l'avons déjà
volonté (car ilsne s'étaient point départis de montré au livre précédent ', Avouons donc à
la bonne qu'ils n'avaient pas encore),au moins la juste louange du Créateur, que ce n'est pas
n'étaient-ils pas aussi bons que lorsqu'ils ont seulement des gens de bien, mais des saints
commencé à avoir une bonne volonté. Ou s'il anges, que l'on peut dire que l'amour de Dieu
est vrai de dire qu'ils n'ont pas su se rendre est répandu en eux par le Saint-Esprit qui leur
eux-mêmes meilleurs que Dieu ne les avait a été donné -, et que c'est autant leur bien que
faits,puisque nul ne peut rien faire de meil- celui des hommes d'être étroitement unis à
leur que ce que Dieu fait, il faut conclure que Dieu ^ Ceux qui ont part à ce bien forment
cette bonne volonté est l'ouvrage du Créateur. entre eux et avec celui à qui ils sont unis une
Lorsque celte bonne volonté a fait qu'ils ne se sainte société, et ne composent ensemble
sont pas tournés vers eux-mêmes qui avaient qu'une même Cité de Dieu, qu'un même tem-
moins d'être, mais vers le souverain Être, afin ple et qu'un même sacrifice. 11 est temps main-
d'être en quelque façon davantage en s'atta- tenant, après avoir dit l'origine des anges, de
cliant à lui et de participer à sa sagesse et à sa parler de ces membres de la Cité sainte, dont
félicité souveraines, qu'est-ce que cela nous les uns voyagent encore sur cette terre com-
apprend sinon que la volonté, quelque bonne posée d'hommes mortels qui doivent être unis
qu'elle fût, serait toujours demeurée pauvre aux anges immortels, et les autres se reposent
et n'aurait eu que des désirs imparfaits, si dans les demeures destinées aux bonnes âmes ;

celui qui a créé la nature capable de le pos- il faut raconter l'origine de cette partie de la
séder ne remplissait lui-même cette capacité, Cité de Dieu, car tout le genre humain prend
en se donnant à elle, après lui en avoir inspiré son commencement d'un seul homme que
un violent désir ? Dieu a créé le premier, selon le témoignage
Admettez que les bons anges eussent pro- de l'Ecriture sainte , qui s'est acquis avec
duit en eux-mêmes cette bonne volonté, on raison une merveilleuse autorité dans toute la
pourrait fort bien demander s'ils l'ont ou non terre et parmi toutes les nations, ayant prédit,
produite par quelque autre volonté. Ils n'y entre mille autres choses qui se sont vérifiées,
seraient assurément point parvenus sans vo- la foi que lui accorderaient toutes ces nations.
lonté mais cette volonté était nécessairement
;

bonne ou mauvaise. Si elle était mauvaise, CHAPITRE X.


comment une mauvaise volonté en a-t-elle pu
DE LA FAUSSETÉ DE l'hISTOIRE QUI COMPTE DANS
produire une bonne ? et si elle était bonne, ils
LE PASSÉ PLUSIEURS MILLIERS d'aNNÉES.
avaient donc déjà une bonne volonté. Qui
l'avait faite, sinon celui qui les acréés avec une Laissons là les conjectures de ceux qui dé-
bonne volonté, c'est-à-dire avec cet amour raisonnent sur l'origine du genre humain.
chaste qui les unit à lui, les comblant à la fois Les uns croient que les hommes ont toujours
des dons de la nature
de ceux de la grâce ?
et existé aussi bien que le monde, ce qui a fait
Ainsi il faut croire que les bons anges n'ont dire à Apulée Chaque honune est mortel,
: «

jamais été sans la bonne volonté, c'est-à-dire « pris en particulier, mais les honnnes, pris
sans l'amour de Dieu. Pour les autres qui, a ensemble, sont immortels ' » . Lorsqu'on leur
après avoir été créés bons , sont devenus mé- demande comment cette opinion peut s'accor-
chants par leur mauvaise volonté, laquelle ne der avecle récit de leurs historiens sur les pre-
s'est corrompue que lorsque nature, par sa
la miers inventeurs des arts ou sur ceux qui ont
propre défaillance, s'est séparée d'elle-même
' Au chap. 13. — ' Rom. v, 5. — •
Ps. L.\LSI(, 28.
du souverain bien, en sorte que la cause du ' De deo Soc?:, page 43.
254 LA CITÉ DE DIEU.

habité les premiers certains pays, ils répondent années qui sont marquées dans la sainte Ecri-
que d'âge en âge il arrive des déluges et des ture. Du moment que remarque un si l'on
embrasements qui dépeuplent une partie de grand mécompte pour le temps dans cette
la terre et amènent la ruine des arfs, de sorte lettre si célèbre d'Alexandre, combien doit-on
que nombre des hommes survivants
le petit moins ajouter foi à ces histoires inconnues et
paraît les inventer, quand il ne fait que les re- fabuleuses dont on veut opposer l'autorité à
nouveler ', mais qu'au reste un homme ne celle de ces livres fameux et divins qui ont
saurait venir que d'un autre homme. Parler prédit que foute la terre croirait un jour ce
ainsi, c'est dire, non ce qu'on sait, mais ce qu'ils contiennent, comme elle le croit en
qu'on croit. Ils sont encore induits en erreur effet présentement, et qui, par l'accomplisse-
par certaines histoires fabuleuses qui font ment de leurs prophéties sur l'avenir, font
mention de plusieurs milliers d'années, au lieu assez voir que leurs récits sur le passé sont
que, selon l'Ecriture sainte, il n'y a pas encore très-véritables.
six mille ans accomplis depuis la création de
l'homme ^ Pour montrer en peu de mots que CHAPITRE XI,
l'on ne doit ]ioint s'arrêter à ces sortes d'his-
DE CEUX QUt, SANS ADMETTRE l'ÉTERNITÉ DU
toires, je remarquerai que cette fameuse lettre
MONDE ACTUEL, SUPPOSENT, SOIT DES MONDES
écrite par Alexandre le Grand à sa mère ^ si
INNOMDUABLES, SOIT UN SEUL MONDE QUI MEURT
l'on en croit le rapport d'un certain prêtre égyp-
ET REN.ÛT AU BOUT d'cNE CERTAINE RÉVOLUTION
tien tiré des archives sacrées de son pays, cette
DE SIÈCLES.
lettre parle aussi des monarchies dont les his-
toriens grecs font mention. Or, elle fait durer D'autres, ne croyant pas ce monde éternel,
la monarchie des Assyriens depuis Bélus plus admettent soit mondes innombrables, soit
des
de cinq mille ans, au lieu que, selon l'histoire un seul monde qui meurt et qui naît une
grecque, elle n'en a duré qu'environ treize infinité de
fois par de certaines révolutions de
cents*. Cette lettre donne encore plus de huit siècles mais alors il faut qu'ils avouent
'
;

mille ans à l'empire des Perses et des Macédo- cette conséquence, qu'il a existé des hommes
niens, tandis que les Grecs ne font durer ces avant qu'il y en eût d'autres pour les engen-
deux monarchies qu'un peu plus de sept cents drer. Us ne sauraient prétendre en effet que
ans, celle des Macédoniens quatre cent quatre- lorsquele monde entier périt, il y reste un
vingt-cinq ans ' jusqu'à la mort d'Alexandre, nombre d'hommes pour réparer le genre
petit
et celle des Perses deux cent trente-trois ans. humain, comme il arrive, à ce qu'ils disent,
Mais c'est que les années étaient alors bien dans les déluges et les incendies qui ne dé-
plus courtes chez les Egyptiens et n'avaient solent qu'une partie de la terre ; mais comme
que quatre mois, de sorte qu'il en fallait trois ilsestiment que le monde même renaît de sa
pour faire une des nôtres ^ encore cela ne ; propre matière, ils sont obligés de soutenir

suffirait-il pas pour faire concorder la chro- que genre humain sort d'abord du sein des
le
nologie des Egyptiens avec l'histoire grecque. éléments et se multiplie ensuite comme les
Il faut dès lors croire plutôt cette dernière, autres animaux par la voie de la génération.
attendu qu'elle n'excède point le nombre des
'Dans le Timée, un des personnages du dialogue, Critias, raconte CHAPITRE XII.
un entretien de Solon avec un prêtre égyptien qui parle de ces
renouvellements périodiques de la civilisation et des arts. Mais, du CE qu'il faut RÉPONDRE A CEUX QUI DEMANDENT
reste, en aucun endroit du Timee, le genre humain n'est donné
comme éternel. POURQUOI l'homme K'A PAS ÉTÉ CRÉÉ PLUS
SaiDt Augustin suit la chronologie d'Eusèbe, selon laquelle il se
'
TÔT.
serait écoulé, entre la création du monde et la prise de Rome par
les Goths, 5611 années.
' Sur cette prétendue lettre d'Alexandre le Grand, voyez plus
A l'égard de ceux qui demandent pourquoi
haut, livre vin, ch. 5, 23, 24. l'homme n'a point été créé pendant les temps
' Saint Augustin s'appuie ici sur Justin, abréviateur de Trogne
Pompée, qui lui-même s'appuyait sur Ctésias. Voyez
infinis qui ont précédé sa création, et pour
Justin, lib. i,

cap. 2. quelle raison Dieu a attendu si tard que, selon


' C'est le calcul de Velléius Paterculus (lib. l, cap. lequel n'est
pas ici d'accord avec Justin (lib. xi'Xin, cap. 2).
6),
l'Ecriture, le genre humain ne compte pas
* C'est un point très-obscur et très-controversé. L'opinion de saint * Le système de des mondes est celui de l'école épicu-
l'infinité
Augustin est conforme à celle de Lactance {Instit,, lib. n, cap.
12], rienne. Les Stoïciens admettaient l'autre système celui d'un
,

qui s'appuie sur le témoignage de Varron. Voyez Diodore, lib. l, monde unique sujet à des embrasements et à des renaissances pé-
cap. 26, et Pline, Bât. nat., lib. vii, cap, 48. riodiques.
LIVRE XFl. L'ANGE ET L'HOMME. 255

encore six mille ans d'existence, je leur ferai l'on conçoive ces révolutions comme s'accom-
la même réponse qu'à ces philosophes qui plissant au sein d'un monde qui subsiste iden-
élèvent la même difficiillé touchant la créa- tique sous ces transformations successives,
tion du monde, et ne \eulent pas croire qu'il soit que le monde lui-même périsse pour
n'a pas toujours été, bien que cette vérité ait renaître dans une alternative éternelle. Rien
été reconnue par leur
inconiestablement n'est excepté de cette vicissitude, pas même
maître Platon mais ;prétendent qu'il a dit
ils l'âme immortelle quand elle est parvenue à
;

cela contre son propre sentiment '. S'ils ne la sagesse, ils la font toujours passer d'une
sont choqués que de la brièveté du temps qui fausse béatitude à une misère trop véritable.
s'est écoulé depuis la création de l'homme, Comment, en effet, peut-elle être heureuse, si

qu'ils considèrent que tout ce qui finit est jamais assurée de son bonheur, soit
elle n'est
court, et que tous les siècles ne sont rien en qu'elle ignore, soit qu'elle redoute la misère
comparaison de l'éternité. Ainsi, quand il y qui l'attend; que si l'on dit qu'elle passe de
aurait, je ne dis pas six mille ans, mais six lamisère au bonheur pour ne plus le perdre
cents fois cent mille ans et plus que Dieu a absolument, il faut convenir alors qu'il arrive
faitl'homme, on pourrait toujours demander dans le temps quelque chose de nouveau qui
pourquoi il ne l'a pas fait plus tôt. A consi- ne finit point par le temps. Pourquoi ne pas
dérer cette éternité de repos où Dieu est de- dire la même chose du monde et de l'homme
meuré sans créer l'homme, on trouvera qu'elle qui a été créé dans le monde, sans avoir re-
a plus de disproportion avec quelque nombre cours à ces révolutions chimériques?
d'années imaginable qu'une goutte d'eau n'en En vain quelques-uns s'efforcent de les
a avec l'Océan, parce qu'au moins l'Océan et appuyer par ce passage de Salomon au livre
une goutte d'eau ont cela de commun qu'ils de l'Ecclésiaste « Qu'est-ce qui a été? ce
'
:

sont tous deux finis. Ainsi, ce que nous de- «qui sera. Que s'est-il fait? ce qui doit se
mandons après cinq mille ans et un peu plus, « faire encore. II n'y a rien de nouveau sous

nos descendants pourraient le demander de « le soleil, et personne ne peut dire Cela est :

même après six cents fois cent mille ans, si « nouveau ; car cela même est déjà arrivé
les hommes allaient jusque-là, etqu'ils fussent « dans les siècles [irécédents ». Ce passage ne
aussi faibles et aussi ignorants que nous. Ceux doit s'entendre que des choses dont il a été
qui ont été avant nous vers les premiers temps question auparavant, comme de la suite des
de la création de l'homme pouvaient faire la générations, du cours du soleil, de la chute
même question. Enfin premier homme
, le des torrents, ou au moins de tout ce qui naît
lui-même pouvait demander aussi pourquoi et qui meurt dans le monde. En effet, il y a
il n'avait pas été créé auparavant, sans que eu des hommes avant nous, comme il y en a
cette difficulté en fût moindre ou plus grande, avec nous, comme il y en aura après nous, et
en quelque temps qu'il eût pu être créé. ainsi des plantes et des animaux. Les monstres
mêmes, bien qu'ils diffèrent entre eux, et
CHAPITRE XIII, qu'ily en ait qui n'ont paru qu'une fois, sont
semblables en cela qu'ils sont tous des mons-
DE LA RÉVOLUTION RÉGULIÈRE DES SIÈCLES QUI,
tres, et par conséquent il n'est pas nouveau
SUIVANT QUELQUES PHILOSOPHES, REiMET TOUTES
qu'un monstre naisse sous le soleil. D'autres,
CHOSES DANS LE MÊME ORDRE ET LE MÊME
expliquant autrement les paroles de Salomon,
ÉTAT.
entendent que tout est déjà arrivé dans la
Quelques philosophes, pour se tirer de cette prédestination de Dieu et qu'ainsi il n'y a ,

difficulté, ont inventé je ne sais quelles révo- rien de nouveau sous le soleil ^ Quoi qu'il en
lutions de siècles qui reproduisent et ramè- soit, à Dieu ne plaise que nous trouvions dans

nent incessamment les mêmes êtres, soit que l'Ecriture ces révolutions imaginaires par les-
• Pour bien entendre ce passage, sur lequel plusieurs se sont mé- quelles on veut que toutes les choses du
pris, il faut remarquer deux choses la première, c'est que Platon,
:

dans le Timée (celui de ses dialogues que saint Augustin connaissait


monde soient incessamment recommencées,
le mieux), Platon, dis-je, se montre favorable, au moins dans son
langage, au système d'un monde qui a commencé d'exister par la ' Eccles. I, 9, 10.

volonté libre du Créateur ; en second lieu, il faut se souvenir que ^Cette interprétation est d'Origène (Ile^î àpy^dv^ lib. m, cap. 5,
les Platoniciens d'Alexandrie, que saint Augustin a ici en vue, inter- et Ibid., lib. Il, cap. 3); saint Jérôme, qui la cite dans une de ses
prétaient Platon et le Timée dans le sens de l'éternité du monde. lettres [£pist., Lix, ad Avit.), la compte parmi les erreurs du cé-
Saint Augustin s'arme contre les Platotiiciens du texte de Platon. lèbre théologien.
,

256 LA CITÉ DE DIEU.

comme si, par exemple, un philosophe nommé ne veulent pas que la délivrance et la félicité
Platon, ayant enseigné autrefois la philosophie de l'âme soient éternelles, en ajoutant « Les :

dans une école d'Athènes, appelée l'Académie, B impies vont, tournant dans un cercle »,
il fallait croire que le même Platon aurait comme si on lui eût adressé ces paroles Quelle :

enseigné longtemps auparavant la même phi- est donc votre croyance, votre sentiment, votre
losophie, dans la môme ville, dans la même pensée? Faut-il croire que Dieu ait conçu tout
école, et devant les mômes auditeurs, à des d'un coup le dessein de créer l'homme, après
époques infiniment reculées, et qu'il devrait être resté une éternité sans le créer, lui à qui
encore l'enseigner de même après une révo- rien ne peut survenir de nouveau, lui qui
lution de plusieurs siècles. Loin de nous une n'admet en son être rien demuable? Le —
telle extravagance Car Jésus-Christ, qui est
1 Psalmiste répond, en s'adressant ainsi à Dieu :

mort une fois pour nos péchés ne meurt , a Vous avez multiplié les enfants des hommes
plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui' ;
a selon la profondeur de vos conseils » comme ;

et nous, après la résurrection nous serons , s'il disaitQue les hommes en pensent ce
:

toujours avec le Seigneur % à qui nous disons qu'il leur plaira, vous avez multiplié les en-
maintenant comme le Psalmiste « Vous nous : fants des iiommes selon vos conseils, dont la
a conserverez toujours, Seigneur, depuis ce profondeur est impénétrable. Et en effet, c'est
« siècle jusqu'en l'éternité ' ». Il me semble un profond mystère que Dieu ait toujours été
encore que ce qui suit dans le même psaume : et qu'il ait voulu créer l'homme dans le temps,
8 Les impies vont tournant dans un cercle », sans changer de dessein ni de volonté.
ne convient pas mal à ces philosophes, non
qu'ils soient destinés à. passer par ces cercles CHAPITRE XV.
qu'ils imaginent, mais parce qu'ils tournent
s'il FAUT CROIRE QUE DIEU AYANT TOUJOURS ÉTÉ
dans un labyrinthe d'erreurs.
SOUVERAIN ET SEIGNEUR COMME IL A TOUJOURS
ÉTÉ DIEU, n'a JAMAIS MANQUÉ DE CRÉATURES
CHAPITRE XIV.
POUR ADORER SA SOUVERAINETÉ, ET EN QUEL
DE LA CRÉATION DU GENRE HUMAIN, LAQUELLE A SENS ON PEUT DIRE QUE LA CRÉATURE A TOU-
ÉTÉ OPÉRÉE DANS LE TEMPS, SANS QU'iL Y AIT JOURS ÉTÉ SANS ÊTRE COÉTERNELLE AU CRÉA-
EU EN DIEU UNE DÉCISION NOUVELLE, NI UN TEUR.
CHANGEMENT DE VOLONTÉ.
Pour moi, de même que je n'oserais pas
surprenant qu'égarés en ces mille
Est-il dire que le Seigneur Dieu n'ait pas toujours
détours, ils ne puissent trouver ni entrée, ni été Seigneur ', je dois dire aussi sans balancer
issue? Us ignorent et l'origine du genre hu- que l'homme n'a point été avant le temps et.
main et le terme de sa destinée terrestre qu'il a été créé dans le temps. Mais lorsque je
parce qu'ils ne sauraient pénétrer la pro- considère de quoi Dieu a pu être Seigneur,
fondeur des conseils de Dieu, ni concevoir s'il n'y a pas toujours eu des créatures, je

comment il a pu, lui éternel et sans commen- tremble de rien assurer, parce que je sais qui
cement, donner un commencement au temps, je suis et me souviens qu'il est écrit « Quel :

et comment il a fait naître dans le temps un « homme connaît les desseins de Dieu et peut
homme que nul homme n'avait précédé, non a souder ses conseils ' Car les pensées des
par une soudaine et nouvelle résolution, mais « hommes sont timides et leur prévoyance
par un dessein éternel et immuable. Qui «incertaine, parce que le corps corruptible
pourra sonder cet abîme et pénétrer ce mys- « appesantit l'âme, et que cette demeure de
tère impénétrable? Qui pourra comprendre « terre et de boue accable l'esprit qui pense
que Dieu, sans changer de volonté, ait créé « beaucoup * ». Et peut-être, par cela même
dans le temps l'homme temporel et d'un , que je pense beaucoup de choses sur ce sujet,
premier homme fait sortir le genre humain? y en a-t-il une de vraie à laquelle je ne pense
Aussi le Psalmiste, après avoir dit « Vous : pas et que je ne puis trouver. Si je dis qu'il y
« nous conserverez toujours, Seigneur, depuis a toujours eu des créatures, afin que Dieu ait
ce siècle jusqu'en l'éternité », a-t-il rejeté toujours été Seigneur, en faisant cette réserve
ensuite l'opinion folle et impie de ceux qui
'
Comp. saint Augustin, De Trinit., lib. v, n. 17.
' Rom. VI, 9. — ' I Thess. iv, 16. — '
Ps. xi, 8, 9. ' Sag. IX, 13-15.
LIVRE XII. — L'ANGE ET L'HOMME. 237

qu'elles ont toujours existé l'une après Vautre que le temps a été fait avec eux. Or, qui pré-
de siècle en siècle, de crainte d'admettre qu'il tendrait que ce qui a été en tout temps n'a
y ail quelque créature coéternelle à Dieu (sen- pas toujours été?
timent contraire à la foi et à la saine raison), Miiis si je réponds ainsi, on me répliquera :

il faut prendre garde qu'il n'y ait de l'absurdité Comment les anges ne sont-ils point coéter-
à soutenir ainsi d'une part qu'il y a toujours eu nels à Dieu, puisqu'ils ont toujours été aussi
des créatures mortelles, et d'admettre d'une bien que lui? comment même peut-on dire
autre part que les créatures immortelles ont qu'il les ait créés, s'ils ont toujours été? Que
commencé d'exister à un certain moment, je répondre .à cela? Alléguerons-nous qu'ils ont
veux dire au moment de la création des anges, toujours été parce qu'ils ontétéentout temps,
si toutefois il est admis que les anges soient ayant été faits avec le temps ou le temps avec
désignés par celte lumière primitive dont il eux, et ajouterons-nous que néanmoins ils
est parlé au commencement de la Genèse, ou ont été créés? Aussi bien, on ne saurait nier
plutôt par ce ciel dont il est dit « Dans le : que le temps lui-même n'ait été créé et ce- ;

principe, Dieu créa le ciel et la terre '


». Il pendant personne ne doute que le temps n'ait
suit de là qu'avant d'être créés, les anges été en tout temps, puisque, s'il en était autre-
n'existaient pas, à moins qu'on ne suppose ment, il faudrait croire qu'il y a eu un temps
que ces êtres immortels ont toujours existé, où il n'y avait point de temps; mais il n'est
ce qui semble les faire coéternels à Dieu. Si personne d'assez extravagant pour avancer
en effet je dis qu'ils n'ont pas été créés dans pareille chose. Nous pouvons fort bien dire :

le temps, mais qu'ils ont été avant tous les Il y avait un temps où Rome n'était point; il

temps, et qu'ainsi Dieu, qui est leur Seigneur, y avait un temps où Jérusalem n'était point;
a toujours possédé celle qualité, l'on deman- il y avait un temps où Abraham n'était point;

dera comment ceux qui ont été créés ont pu il y avait un temps où l'homme n'était point;

être toujours. On pourrait peut-être répondre : et enfin, si le monde n'a point été fait au
*

Pourquoi n'auraient-ils ])as été toujours, s'il commencement du temps, mais après quelque
est vrai qu'ils ont été en tout temps? Or il est temps -, nous pouvons dire aussi Il y avait un :

si vrai qu'ils ont été en tout temps qu'ils ont temps où le monde n'était point. Mais dire :I1
même été faits avant tous les tem[is, pourvu y avait un temps où il n'y avait point de temps,
néanmoinsquelestempsaient commencé avec c'est comme si l'on disait lly avait un homme
:

les sphères célestes et que les anges aient été quand il n'y avait aucun homme, ou Le :

faits avant elles. Que si le temps, au lieu de monde était quand il n'y avait pas de monde,
commencer avec les sphères célestes, a été anté- ce qui est absurde. Si ou ne parlait pas d'un
rieurement, non pas à la vérité dans la suite seul et même objet, alors sans doute on pour-
des heures, des jours, des mois et des années, rait dire : Il y avait un certain homme alors
ces mesures des du temps n'ayant
intervalles que tel autre homme n'était pas, et pareille-
évidemment commencé qu'avec les mouve- ment En tel temps, en tel siècle, tel autre
:

mentsdes astres (d'où vientque Dieu adit en les temps, tel autre siècle n'était pas; mais dire :

créant « Qu'ils servent à marquer les temps,


: Il y a eu un temps où il n'y avait pas de temps,

« les jours et les années - »), si donc le temps répète, ce que l'homme le plus fou
c'est, je le

a été avant les sphères célestes, en ce sens du monde n'oserait faire. Si donc il est vrai
qu'il y avait avant elles quelque chose de que le temps a été créé, tout en ayanttoujours
muable dont les modifications ne pouvaient été, parce que le temps a nécessairement été
pas exister sinmitanément et se succédaient de tout temps, on doit aussi reconnaître qu'il
l'une à l'autre, si on admet, dis-je, qu'il y ait ne s'ensuit pas de ce que les anges ont tou-
eu quelque chose de semblable dans les anges jours été, qu'ils n'aient point été créés. Car si
avant la formation des sphères célestes et l'on dit qu'ils ont toujours été, c'est qu'ils ont
qu'ils aient été sujets à ces mouvements été en tout temps ; et s'ils ont été en tout
dès le premier instant de leur création ', on temps, c'est que le temps n'a pu être sans
peut dire qu'ils ont été en tout temps, puis- eux. En effet, il n'y peut avoir de temps où
il n'y a point de créature dont les mouve-
' Gen. I, 1.
' Gen. I, U. * Saint Augustin entend ici évidemment : le inonde sans les anges.
' Comp. Baiot Augustin, De Gen. ad litt., n. 39, ' Entendez : après les anges.

S. AuG, — Tome XIII. 17


258 LA CITÉ DE DIEU.

ments successifs forment le temps; et con- nourriture qu'il en peut porter, il devient ca-
séquemment, encore qu'ils aient toujours été, pable, à mesure qu'il croît, d'en recevoir da-
ils ne laissent pas d'avoir été créés et ne vantage mais quand on lui en donne trop,
;

sont point pour cela coéternels à Dieu. Dieu a au lieu de croître, il meurt.
toujours été par une éternité immuable, au
lieu que les anges n'ont toujours été que CHAPITRE XVI.
parce que le temps n'a pu être sans eux. Or,
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE DIEU A PROMIS
comme le temps passe par sa mobilité natu-
A l'homme la vie Éternelle avant les
relle, il ne peut égaler une éternité immuable.
TEMPS ÉTERNELS.
C'est pourquoi, bien que l'immortalité des
anges ne s'écoule pas dans le temps, bien Quels sont ces siècles écoulés avant la créa-
qu'elle ne soit ni passée comme si elle n'était tion du genre humain ? j'avoue que je l'i-

plus, ni future comme si elle n'était pas en- gnore, mais je suis certain du moins que rien
core, néanmoins leurs mouvements qui com- de créé n'est coéternel au Créateur. L'Apôtre
posent le temps vont du futur au passé, et parle même des temps éternels, non de ceux
partant, ne sont point coéternels à Dieu, qui qui sont à venir, mais, ce qui est plus éton-
n'admet ni passé ni futur dans son immuable nant, de ceux qui sont passés. Voici comment
essence. il s'exprime Nous sommes appelés à l'espé-
: <x

De Dieu a toujours été Sei-


cette manière, si « rance de la vie éternelle, que Dieu, qui ne
gneur, il a toujours eu des créatures qui lui ment pas, a promise avant les temps éter-
ont été assujéties et qui n'ont pas été engen- a nels ', et il a manifesté son Verbe aux temps
drées de sa substance, mais qu'il a tirées du a convenables ^ ». C'est dire clairement qu'il
néant, et qui, par conséquent, ne lui sont pas y a eu dans le passé des temps éternels, les-

coéternelles. Il était avant elles, quoiqu'il n'ait quels pourtant ne sont pas coéternels à Dieu.
jamais été sans elles, parce qu'il ne les a pas Or, avant ces temps éternels, Dieu non-seule-
précédées par un intervalle de temps, mais ment était, mais il avait promis la vie éternelle
par une éternité fixe. Si je fais cette réponse à qu'il a manifestée depuis aux temps conve-
ceux qui demandent comment le Créateur a nables, et cette vie éternelle n'est autre chose
toujours été Seigneur sans avoir toujours eu que son Verbe. Maintenant, en quel sens faut-
des créatures pour lui être assujéties ou ,
il entendre cette promesse faite avant les temps

comment elles ont été créées, et surtout com- éternels à des hommes qui n'étaient pas
ment elles ne sont pas coéternelles à Dieu, si encore ? c'est sans doute que ce qui devait
elles ont toujours été, je crains qu'on ne arriver en son temps était déjà arrêté dans
m'accused'affirmer ceque je ne sais pas, plu- l'éternité de Dieu et dans son Verbe qui lui
tôt que d'enseigner ce que je sais. Je reviens est coéternel.

donc à ce que notre Créateur a mis à la portée


de notre et, quant aux connaissances
esprit, CHAPITRE XVII.
qu'il a bien voulu accorder en cette vie à de
DE CE QUE LA FOI NOUS ORDONNE DE CROIRE
plus habiles, ou qu'il réserve dans l'autre aux
TOUCHANT LA VOLONTÉ IMMUABLE DE DIEU,
parfaits, j'avoue qu'elles sont au-dessus de
CONTRE LES PHILOSOPHES QUI VEULENT QUE
mes facultés. J'ai cru par cette raison qu'il
DIEU RECOMMENCE ÉTERNELLEMENT SES OU-
valait mieux en de telles matières ne rien as-
VRAGES ET REPRODUISE LES MÊMES ÊTRES
surer, afln que ceux qui liront ceci appren-
DANS UN CERCLE QUI REVIENT TOUJOURS.
nent à s'abstenir des questions dangereuses,
et qu'ils ne se croient pas capables de tout, Une autre chose dont je ne doute nulle-
mais plutôt qu'ils suivent ce précepte salu- ment, c'est qu'il n'y avait jamais eu d'homme
taire de l'Apôtre « Je vous avertis tous, par
: avant la création du premier homme, et que
« la grâce qui m'a été donnée, de ne pas cher- ce n'est pas le même homme, ni un autre
« cher plus de science qu'il n'en faut avoir ;
semblable, qui a été reproduit je ne sais com-
« soyez savants avec sobriété et selon la nie-
est bon de remarquer ici que saint Augustin suit la version de
* Il

« sure de la foi que Dieu vous a départie ». '


saint Jérôme [tempora œtermi) de préférence à la Vulgate {tempora
sœcidarîa]. Voyez, sur ce point de l'Epitre à Tite, la remarque de
Quand on ne donne à un enfant qu'autant de
saint Jérôme et le livre de saint Augustin Contra Priscil,, n. 6.
' Rom. xii. 3.
' Tit. I, 2, 3.
LIVRE XII. L'ANGE ET L'HOMME. 2S9

bien de fois après je ne sais combien de révo- subtilités dont les impies se servent pour nous
liilions. Les pbilosophes ont beau faire ; je ne détourner du droit chemin et nous engager
me laisse point ébranler par leurs objections, dans leur labyrinthe, la foi seule devrait suf-
pas même par la plus subtile de toutes, qui fire [lour nous les faire mépriser; mais nous

consiste ci dire que nulle science ne peut em- avons plus d'un moyen de briser le cercle de
brasser des objets infinis
d'où l'on tire cette '
; ces révolutions chimériques. Ce qui trompe
conclusion que Dieu ne peut avoir en lui- nos adversaires, c'est qu'ils mesurent à leur
même que des raisons finies pour toutes les esprit muable et borné l'esprit de Dieu qui est
choses finies qu'il a faites. Voici la suite du immuable et sans bornes, et qui connaît toutes
raisonnement il ne faut pas croire, disent-ils,
: choses par une seule pensée. Il leur arrive ce
que la bonté de Dieu ait jamais été oisive car ; que dit l'Apôtre « Que, pour ne se comparer
:

il s'ensuivrait qu'avant la création il a eu une «qu'à eux-mêmes, ils n'entendent pas' ».


éternité de repos, et qu'il a commencé d'agir Comme ils agissent en vertu d'un nouveau
dans le temps, comme s'il se fût repenti de sa dessein, chaque fois qu'ils font quelque chose
j)remière oisiveté. II est donc nécessaire que de nouveau, parce que leur esprit est muable,
les mêmes choses reviennent toujours et ils veulent qu'il en soit ainsi à l'égard de
passent pour revenir, soit que le monde reste Dieu de sorte qu'ils se mettent en sa place
;

identique dans son fond à travers la vicissi- et ne le comparent pas à lui, mais à eux. Pour
tude de ses formes, ayant existé toujours, nous, il ne nous est pas permis de croire que
éternel et créé tout ensemble, soit qu'il périsse Dieu soit autrement affecté lorsqu'il n'agit pas
et renaisse incessamment autrement, il fau- ; que lorsqu'il agit, puisqu'on ne doit pas dire
drait penser que Dieu s'est repenti à un cer- même qu'il soit jamais affecté, en ce sens qu'il
tain jour de son éternelle oisiveté et que ses se produirait quelque chose en lui qui n'y
conseils ont changé. Il faut donc choisir l'une était pas auparavant. En effet, être affecté,
des deux alternatives car si l'on veut que ; c'est être passif,etloutcequi pâtitest muable.
Dieu ait toujours fait des choses temporelles, On ne doit donc pas supposer dans le repos \
mais l'une après l'autre, de manière à ce de Dieu, oisiveté, paresse, langueur, pas plus
qu'il en soit venu enfin à faire l'homme qu'il que dans son action, peine, application, effort;
n'avait point fait auparavant, il s'ensuit que il sait agir en se reposant et se reposer en

Dieu n'a pas agi avec science (car nulle science agissant. Il peut faire un nouvel ouvrage par
ne peut saisir cette suite indéfinie de créatures un dessein éternel, et quand il se met à l'œuvre,
successives), mais qu'il a agi au hasard, à l'a- ce n'est point par repentir d'être resté au repos.
venture, et pour ainsi dire au jour la journée. Quand on dit qu'il était au repos avant, et
Il en est tout autrement, quand on conçoit la qu'après il a agi (toutes choses, il est vrai, que
création comme un cercle qui revient tou- l'homme ne peut comprendre), cet avant et
jours sur lui-même ; car alors, soit qu'on rap- cet après ne doivent s'appliquer qu'aux choses
porte cette série circulaire de phénomènes à créées, lesquelles n'étaient pas avant et ont
un monde permanent dans sa substance, soit commencé d'être après. Mais en Dieu une se-
qu'on suppose le monde périssant et renais- conde volonté n'est pas venue changer la pre-
sant tour à tour, on évite dans les deux cas mière sa même volonté éternelle et immuable
;

d'attribuer à Dieu ou un lâche repos ou une a fait que les créatures n'ont pas été plus tôt
téméraire imprévoyance. Sortez-vous de ce et ont commencé d'être plus tard ; et peut-être
système, vous tombez nécessairement dans a-t-il agi ainsi afin d'enseigner à ceux qui sont
une succession indéfinie de créatures que capables d'entendre de telles leçons qu'il n'a
nulle science, nulle prescience ne peuvent aucun besoin de ses créatures et qu'il les a
embrasser. faites par une bonté purement gratuite, ayant
Je réponds qu'alors même que nous man- été une éternité sans elles et n'en ayant pas
querions de raisons pour réfuter ces vaines été moins heureux.

* II Cor. X, 12. Il est à remarquer que saint Augustin, en citant ce

* Par infini^ saint Augustin entend ici indppni^ indéterminé. De passage de l'Ecriture, ne suit pas la Vulgate. Ici, comme en d'autres
même plus bas et dans toute la suite de cet obscur passage, par écrits (Voyez Eiiarr. in Psid. xxsiv et Contr. Faust., hb. sxn,
finij il \eut dire déterminé. cap. 47), il préfère le texte grec.
. .

260 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XVIII. d'une certaine manière ineffable, puisqu'elle


ne lui est pas incompréhensible. Dès lors,
CONTRE CEUX QUI DISENT QUE DIEU MÊME puisque l'infinité des nombres n'est pas infinie
NE SAURAIT COMPRENDRE DES CHOSES INFINIES*. dans l'inlelligence de Dieu, que sommes-nous,
Quant à ce qu'ils disent, que Dieu même ne pauvres humains, pour assigner des limites à
saurait comprendre des choses infinies, il ne sa connaissance, et dire que, si les mêmes ré-

leur reste plus qu'à soutenir, pour mettre le volutions ne ramenaient périodiquement les
comble à leur impiété, qu'il ne connaît pas mêmes êtres. Dieu ne pourrait avoir ni la
tous les nombres car très-certainement les
;
prescience de ce qu'il doit faire, ni la science
nombres sont inQnis, puisque à quelque nom- de ce qu'il a fait lui dont la science, simple
I

bre qu'on s'arrête, il est toujours possible d'y dans sa multiplicité, uniforme dans sa variété,
ajouter une unité, outre que tout nombre, si comprend tous les incompréhensibles d'une
grand qu'il soit, si prodigieuse que soit la mul- compréhension si incompréhensible que, vou-
titude dont il est l'expression rationnelle et lût-il produire des choses nouvelles et diffé-

scientifique, on peut toujours le doubler et rentes, il ne pourrait ni les produire sans

même le multiplier à volonté. De plus, chaque ordre et sans prévoyance, ni les prévoir au
nombre a ses propriétés, de sorte qu'il n'y a jour la journée, parce qu'il les renferme toutes
pas deux nombres identiques. Ils sont doue nécessairement dans sa prescience éternelle.
dissemblables entre eux et divers, finis en
particulier, et infinis en général. Est-ce donc CHAPITRE XIX.
cette infinité qui échappe à la connaissance de
SUR LES SIÈCLES DES SIÈCLES.
Dieu, et faut-il dire qu'il connaît une certaine
quantité de nombres et qu'il ignore le reste? Je n'aurai pas la témérité de décider
si, par

personne n'oserait soutenir une telle absur- les siècles des siècles, l'Ecriture entend cette
dité. Affecteront-ils de mépriser les nombres suite de siècles qui se succèdent les uns aux

et oseront-ils les retrancher de la science de autres dans une succession continue et une
Dieu, alors que Platon, qui a tant d'autorité diversité régulière l'immortalité bienheu-
,

parmi eux, introduit Dieu créant le monde reuse des âmes délivrées à jamais de la misère
par les nombres -; et ne lisons-nous pas dans planant seule au-dessus de ces vicissitudes, ou
l'Ecriture «Vous avez fait toutes choses avec
: bien si elle veut signifier par là les siècles qui
« poids, nombre et mesure'? » Ecoutez aussi demeurent immuables dans la sagesse de Dieu
le forme les siècles par nombre*»
prophète : « 11 et sont comme les causes efficientes de ces
— Et l'Evangile « Tous les cheveux de votre
: autres siècles que le temps entraîne dans son
« tête sont comptés^». Après tant de témoi- cours. Peut-être le siècle ne veut-il rien dire
gnages, comment pourrions-nous douter que autre chose que les siècles, et le siècle du siècle
tout nombre ne soit connu à celui «dont l'in- a-t-il même sens que les siècles des siècles,

« telligence, comme dit le psaume, surpasse comme le ciel du ciel et les deux des deux ne
« toute mesure et tout nombre*?» Ainsi, bien sont qu'une même chose dans le langage de
que les nombres soient infinis et sans nombre, l'Ecriture. En effet. Dieu a nommé ciel le fir-

l'infinité du nombre ne saurait être incom- mament au-dessus duquel sont les eaux*, et

préhensible à celui dont l'intelligence est au- cependant le Psalmiste dit : « Que les eaux
dessus du nombre. Et, par conséiiuent, s'il « qui sont au-dessus des cieux louent le nom
faut que tout ce qui est compris soit fini dans «du Seigneur ^). Il est donc très-difficile de
l'intelligence qui le comprend, nous devons savoir, entre les deux sens des siècles des

croire que l'infinité même est finie en Dieu siècles,quel est le meilleur, ou s'il n'y en a
pas un troisième qui soit le véritable; mais
'
Par infini, entendez toujours indMerminé, Ici choses infinies cela importe peu à la question présentement
veut dire une succession indéfinie de choses.
'
Allusion à ce passage du Timée : « Quand Dieu entreprit d'or- agitée, dans le cas même où nous pourrions
monde, le feu, la terre et l'air avaient déjà, il est vrai,
I ganiser le donner sur ce point (juelque explication satis-
t quelques-uns des caractères qui les distinguent, mais ils étaient
< dans l'état oii doit être un objet duquel Dieu est absent.
Les trou- faisante, comme dans celui où une sage ré-
qu'il fit, ce fut
vaut donc dans cet élat naturel, la première chose
a
nombres {Tim., 538; page 1
serve nous conseillerait de ne rien affirmer en
. de les distinguer par les idées et les
du tome xn de la traduction de M. Cousin) » siobscure matière. Il ne s'agit ici que de l'opi-
.1

'
Sag. XI, 21. — ' Isaie, XL, 2G, sec. LXX. — ' Matt. x, 30. —
'
Gen. I, 8. '
Ps. CXLVIII, 4.
' Ps. CXLVI, '.
LIVRE XII. - L'ANGE ET L'HOMME. 261

nioii de ceux qui veulent que toutes choses toujours de nouveaux. Qui peut supporter de
reviennent après certains intervalles de temps. semblables folies? qui peut les croire? Fus-
Or, le sentiment, quel qu'il soit, (|ue l'on peut sent-elles vraies, n'y aurait-il pas jilus de pru-
avoir touciiant les siècles des siècles, est abso- dence à les taire, et même, pour exprimer tant
lument étranger à ces révolutions, puisque, bien que mal ma pensée, plus de science à les
soitque l'on entende par les siècles des siècles ignorer? Si, en effet, notre bonheur dans
ceux qui s'écoulent ici-bas par une suite et un l'autre vie tient à ce que nous ignorerons l'a-
enchaînement continus sans aucun retour des venir, pourquoi accroître ici-bas notre misère
mêmes phénomènes et sans que les âmes des par cette connaissance? et si, au contraire, il
bienheureux retombent jamais dans la misère nous est impossible d'ignorer l'avenir dans le
d'où elles sont sorties, soit qu'on les considère séjour bienheureux, ignorons-le du moins
comme ces causes éternelles qui règlent les ici-bas, afin que l'attente du souverain bien
mouvements de toutes les choses passagères nous rende plus heureux que la possession de
et sujettes au temps, il s'ensuit également que ce bien ne le pourra faire.
ces retours périodiques qui ramènent les Diront-ils que nul ne peut arriver à la féli-
mêmes choses sont tout à fait imaginaires cité de l'autre monde qu'à condition d'avoir
et complètement réfutés par la vie éternelle été initié ici-bas à la connaissance de ces pré-
des bienheureux'. tendues révolutions? mais alors comment
osent-ils en même temps avouer que plus on
CHAPITRE XX. aime Dieu et plus aisément on arrive ta cette
félicité, eux qui enseignent des choses si capa-
DE l'impiété «E ceux QUI PRÉTENDENT QUE LES
bles de ralentir l'amour? Quel homme n'ai-
AMES, APRÈS AVOIR PARTICIPÉ A LA VRAIE ET
merait moins vivement un Dieu qu'il sait
SUPRÊME BÉATITUDE, RETOURNERONT SUR TERRE
qu'il doit quitter un jour, après l'avoir pos-
DANS UN CERCLE ÉTERNEL DE MISÈRE ET DE FÉ-
sédé autant qu'il en était capable, un Dieu
LICITÉ.
dont il doit même devenir l'ennemi en haine

Quelle oreille pieuse pourrait entendre dire, de sa vérité et de sa sagesse? 11 serait impos-
sans en être offensée, qu'au sortir d'une vie sible de bien aimer un ami ordinaire, si l'on

sujette à tant de misères (si toutefois on peut prévoyait que l'on deviendrait son ennemi '.

appeler vie ce qui est véritablement une mort, Mais à Dieu ne plaise qu'il y ait un mot de
à ce point que l'amour de celte mort même vrai dans cette doctrine d'une véritable misère
nous fait redouter la mort qui nous délivre), qui ne finira jamais et ne sera interrompue
après tant de misères, dis-je, et tant d'épreuves de temps en temps que par une fausse féli-
traversées, enfin, après une vie terminée par cité Est-il rien de plus faux en eifet que cette
1

les expiations de la vraie religion et de la béatitude où nous ignorerons notre misère à


que nous serons devenus
vraie sagesse, alors venir, au milieu d'une si grande lumière de
heureux au sein de Dieu par la contemplation vérité dont nous serons éclairés? est-il rien
de sa lumière incorporelle elle partage de son de plus trompeur que cette félicité sur la-
immortalité, il nous faudra quitter un jour quelle nous ne pouvons jamais compter,
une gloire si pure, et tomber du faîte de cette même comble? De deux
lorsqu'elle sera à son
éternité, de cette vérité, de cette félicité, dans choses l'une ou nous ne devons pas prévoir
:

l'abîme de la mortalité infernale, traverser de là-haut la misère qui nous attend, et alors
nouveau un état où nous perdrons Dieu, où notre misère ici-bas est moins aveugle, puis-
nous haïrons la vérité, où nous chercherons que nous connaissons la béatitude où nous
la félicité à travers toutes sortesde crimes; et devons arriver ou nous devons connaître au
;

pourquoi ces révolutions se reproduisant ainsi ciel notre retour futur sur la terre, et alors
sans fin d'époque en époque et ramenant une nous sommes plus heureux quand nous som-
fausse félicité et une misère réelle? c'est, mes ici-bas misérables avec l'es|)érance d'un
dit-on, pour que Dieu ne reste pas sans rien sort plus heureux, que lorsque nous sommes
faire, pour qu'il puisse connaître ses ouvrages, bienheureux là- haut avec la crainte de cesser
ce dont il serait incapable s'il n'en faisait pas de l'être. Ainsi, nous avons plus de sujet de
souhaiter notre malheur que notre bonlieur;
* Comp. saint Jérôme en son commentaire sur l'EpUre aux Ca-
lâtes, ca[). 1, 5. * Allusion au passage bien connu de Cicéroo, Du ainicitioj cap. 16,
262 LA CITÉ DE DIEU.

de sorte que, comme nous souffrons ici des devant se reproduire sans cesse? Que si cette
maux présents et que là nous en craindrons nouveauté est dans l'ordre de la Providence,
de futurs, il est plus vrai de dire que nous soit que l'âme ait été envoyée dans le corps,
sommes toujours misérables que de croire que soit qu'elle y soit tombée par elle-même, il
nous soyons quelquefois heureux. peut donc arriver quelque chose de nouveau
Mais la piété et la vérité nous crient que et qui néanmoins ne soit pas contraire à l'or-
ces révolutions sont imaginaires ; la religion dre de l'univers. Enfin puisqu'il faut recon-
,

nous promet une félicité dont nous serons naître que l'âme a pu se faire par son impré-
assurés et qui ne sera traversée d'aucune mi- voyance une nouvelle misère laquelle n'a ,

sère; suivons donc le droit chemin, qui est pu échappera Providence divine, qui a fait
la
Jésus-Christ, et, sous la conduite de ce Sau- entrer dans ses desseins le châtiment de
veur, détournons-nous des routes égarées de l'âme et sa délivrance future, gardons-nous
ces impies. Si Porphyre, quoique platonicien, de la témérité de refusera Dieu le pouvoir de
n'a point voulu admettre dans les âmes ces faire des choses nouvelles, alors surtout
vicissitudes perpétuelles de félicité et de mi- qu'elles ne sont pas nouvelles par rapport à
sère, soit qu'il ait été frappé de l'extravagance lui, mais seulement par rapport au monde,
de cette opinion, soit qu'il en ait été détourné ayant été prévues de toute éternité. Prendra-
par la connaissance qu'il avait du Christia- t-on ce détour de soutenir qu'à la vérité les
nisme , et si , comme au je l'ai rapporté âmes délivrées une fois de leur misère n'y re-
dixième livre ', il a mieux aimé ])enser que tourneront plus, mais qu'en cela il n'arrive
l'âme a été envoyée en ce monde pour y con- rien de nouveau, parce qu'il y a toujours eu
naître le mal, afin de n'y plus être sujette, et qu'il y aura toujours des âmes délivrées?
lorsqu'après en avoir été affranchie elle sera Il faut alors convenir qu'il se fait de nouvel-

retournée au Père, à combien plus forte rai- lesâmes à qui cette misère est nouvelle, et
son les fidèles doivent-ils fuir et détester un nouvelle cette délivrance. Et si l'on veut que
sentiment si faux et si contraire à la vraie les âmes dont se font tous les jours de nou-
religion Or, après avoir une fois brisé ce
! veaux hommes (mais qui n'en animeront plus
cercle chimérique de révolutions, rien ne d'autres ,
pourvu qu'elles aient bien vécu)
nous oblige plus à croire que le genre humain soient anciennes et aient toujours été, c'est
n'a point de commencement, sous le prétexte, admettre aussi qu'elles sont infinies car ;

désormais vaincu, que rien ne saurait se pro- quelque nombre d'âmes que l'on suppose,
duire dans les êtres qui leur soit entièrement elles n'auraient pas pu suffire pour faire per-
nouveau. Si avoue que l'âme est
en effet l'on pétuellement de nouveaux hommes pendant
délivrée sans retour par la mort de toutes ses un espace de temps infini. Or, je ne vois pas
misères, il lui survient donc quelque événe- comment nos philosophes expliqueront un
ment qui lui est nouveau, et certes un événe- nombre infini d'âmes, puisque dans leur sys-
ment très-considérable, puisque c'est une féli- tème Dieu serait incapable de les connaître,
cité éternelle. Or, s'il peut survenir quelque par l'impossibilité où il est de comprendre
chose de nouveau à une nature immortelle, des choses infinies'. Et maintenant que nous
pourquoi n'en sera-t-il pas de même pour les avons confondu la chimère de ces révolu-
natures mortelles? Diront-ils que ce n'est pas tions de béatitude et de misère, concluons
une chose nouvelle à l'âme d'être bienheu- qu'il n'est rien de plus conforme à la piété
reuse, parce qu'elle l'était avant de s'unir au que de croire que Dieu peut, quand bon lui
cori)S? Au moins est -il nouveau pour elle semble, faire de nouvelles choses, son inef-
d'être déhvrée de sa misère, et la misère fable prescience mettant sa volonté à couvert
même lui a été nouvelle, puisqu'elle ne l'a- de tout changement. Quant à savoir si le
vait jamais soufferte auparavant. Je leur de- nombre des âmes à jamais affranchies de -

manderai encore nouveauté n'entre


si cette leurs misères peut s'augmenter à l'infini, je
point dans l'ordre de Providence et si elle la le laisse à décider à ceux qui sont si subtils à
arrive par hasard mais alors que deviennent
; déterminer jusqu'où doivent aller toutes cho-
toutes ces révolutions mesurées et régulières ses. Pour nous, quoi qu'il en soit, nous trou-
où rien n'arrive de nouveau toutes choses , vons toujours notre compte. Dans le cas de
* Au chap. 3u. ' Voyez plus haut les chap. 17 et 18.
LIVRE XII. — L'ANGE ET L'HOMME. 263

raffirniative, pourquoi nier (Jue Dieu ait pu ressemblance de la nature, mais aussi par les
créer ce i|u'il n'avait pas créé auparavant, liens de la parenté ; et cela est si vrai qu'il
puisque le nombre des âmes affranchies, qui ne voulut pas même créer la femme comme il

auparavant n'était pas, non-seulement est fait avaitcréé l'homme, mais il la tira de l'homme,
une fois, mais ne cesse jamais de se faire? afin que tout le genre humain sortît d'un
Dans l'autre cas, s'il ne faut pas que les âmes seul.
passent un certain nombre, ce nombre, quel CHAPITRE XXll.
qu'il soit, n'a jamais été auparavant, et il
EN MÊME TEMPS Qu'iL A PRÉVU LE PÉCHÉ DU
n'est pas possible que ce nombre croisse et
PREMIER HOMME, DIEU A PRÉVU AUSSI LE GRAND
arrive au terme de sa grandeur sans quel(|ue
NOMBRE d'hommes PIEUX QUE SA GRACE DEVAIT
commencement; or, ce commencement n'a-
SAUVER,
vait jamais été non plus, et c'est pour qu'il
fût que le premier homme a été créé. Cependant Dieu n'ignorait pas que l'homme
devait pécher, et que, devenu mortel, il en-

CHAPITRE XXI. gendrerait des hommes qui se porteraient à


de si grands excès que les bêtes privées de
DE LA FORMATION DU PREMIER HOMME ET DU
raison et qui ont été créées plusieurs à la fois
GENRE HUMAIN RENFERMÉ EN LUI.
vivraient plus sûrement et plus tranquille-
Et maintenant que j'ai résolu, dans la me- ment entre elles que les hommes, qui de-
sure de mes forces, ce difficile problème d'un vraient être d'autant plus unis, qu'ils vien-
Dieu éternel qui crée des choses nouvelles nent tous d'un seul car jamais les lions ni ;

sans qu'il y ait de nouveauté dans son vou- les dragons ne guerre comme
se sont fait la
loir, il devient aisé de comprendre que Dieu les hommes
Mais Dieu prévoyait aussi que
'.

a beaucoup mieux fait de ne créer d'abord la multitude des fidèles serait appelée par sa

qu'un seul homme, d'où le genre humain grâce au bienfait de l'adoption, et qu'après la
tout entier devait sortir, que d'en créer plu- rémission de leurs péchés opérée par le Saint-
sieurs. A l'égard des autres animaux, soit Esprit, il les associerait aux anges pour jouir
sauvages et solitaires, comme les aigles, les avec eux d'un repos éternel, après les avoir
milans, les lions, les loups, soit privés ou affranchis de la mort, leur dernière ennemie;
vivant en troupes, tels que les pigeons, les il combien ce serait chose préférable à
savait
étourneaux, les cerfs, les daims et tant d'au- cette multitude de fidèles de considérer qu'il
tres, il ne les a pas fait sortir d'un seul, mais a fait descendre tous les hommes d'un seul
il en a créé plusieurs à la fois l'homme, au ; pour témoigner aux hommes combien l'union
contraire, appelé à tenir le milieu entre les lui est agréable.
anges demandait d'autres des-
et les bêtes,
soumise à Dieu
seins. Si cette créature restait CHAPITRE XXIII.
comme à son Seigneur véritable, elle était
DE LA NATURE DE l'AME HUMAINE CRÉÉE A
destinée à passer sans mourir dans la com- '

l'image de DIEU.
pagnie des anges pour y jouir d'un bonheur
éternel au lieu que si elle offensait le Sei-
; Dieu a fait l'homme à son image car ; il lui
gneur son Dieu par un orgueil et une déso- a donné une âme douée
de raison et d'intel-
béissance volontaires, elle devait être sujette ligence qui l'élève au-dessus de toutes les
la mort, ravalée au niveau des bêtes, es- bêtes de la terre, de l'air et des eaux. Après
clave de ses passions et destinée après la vie avoir formé le corps d'Adam avec de la pous-
à des supplices éternels. Dieu donc, ayant de sière et donné une âme à ce corps, soit que
telles vues, a jugé à propos de ne créer qu'un cette âme fût déjà créée par avance, soit que
seul homme , non certes pour le priver du Dieu l'ait fait naître en soufflant sur la face
bienfait de la société, mais pour lui faire d'Adam, et que ce souffle divin soit l'âme hu-
aimer davantage l'union et la concorde, en maine elle-même -, il voulut donner au pre-
unissant les hommes non - seulement parla mier homme une femme pour l'assister dans
* Remarque souvent faite par les écrivains de l'antiquité. Comp.
Ces mots sans mourir font allusion à l'hérésie des Pélagiens ;
*
Pline, i7;s^ nat.^ lib. vn, cap. 1, et Sénèque, Ji^jiisi, ad LuciL, 103.
voyez saint Augustin, De hœres., 88, tome vin, page 65 D de la Entre ces deux alternatives, saint Augustin préfère la première
dernière édition. dans son traité De Gen, ad litt., n. 35.
264 LA CITÉ DE DIEU.

la génération, et la forma ])ar une puissance un sacrilège de croire ou de dire qu'un autre
toute divine d'un os qu'il avait tiré de la poitrine que Dieu soit le créateur d'un être quel-
d'Adam. Ceci au surplus ne veut pas dire être conque, fùt-il mortel et le plus chétif qui se
conçu grossièrement, comme si Dieu s'était puisse concevoir. Et pour ce qui est des
servi de mains pour son œuvre, à rexem{ile anges, que l'école de Platon aime mieux ap-
des artisans que nous voyons chaque jour peler des dieux, il est très-vrai qu'ils con-
exécuter leurs travaux matériels. La main de courent au développement des êtres de l'uni-
Dieu, c'est sa puissance, ouvrière invisible des vers, selon l'ordreou la permission qu'ils en
choses visibles. Mais tout cela passe pour des ont reçue ; mais
ne sont pas plus les créa-
ils

fables dans l'esprit de ceux qui mesurent sur teurs des animaux que les laboureurs ne le
ce que leurs yeux ont l'habitude de voir la sont des blés ou des arbres.
puissance et la sagesse d'un Dieu qui n'a pas
CHAPITRE XXV.
besoin de semences pour produire tout et les
semences elles-mêmes comme si les choses ;

DIEU SEUL EST LE CRÉATEUR DE TOUTES CHOSES.


mêmes qui tombent sous le regard des hom-
mes, telles que la conception et la naissance, Ily a pour les êtres deux espèces de forme :

ne leur sembleraient pas, s'ils n'en avaient la forme extérieure, celle que le potier et l'ar-
l'expérience plus incroyables encore que
,
tisan peuvent donner à un corps et que les
l'acte divin de la création; mais la plupart peintres et les statuaires savent imiter y a ; il

aiment mieux attribuer ces effets aux causes ensuite la forme intérieure, qui non-seule-
naturelles qu'à la vertu de Dieu '. ment constitue les diverses natures corpo-
relles, mais qui fait la vie des êtres animés,
CHAPITRE XXIV. parce qu'elle renferme les causes efficientes
et les emprunte à la source mystérieuse et
LES ANGES NE SAURAIENT CRÉER LA MOINDRE
incréée de l'intelligence et de la vie. Accor-
CHOSE.
dons à tout ouvrier la forme extérieure, mais
Mais nous n'avons rien à démêler ici avec pour cette forme intérieure où est le principe
ceux qui ne croient pas que Dieu ait fait le de la vie et du mouvement', elle n'a d'autre
monde ou qu'il en prenne soin. Quant aux auteur que cet ouvrier unique qui n'a eu be-
philosophes qui, sur la foi de leur Platon, soin d'aucun être ni d'aucun ange pour faire
pensent quela création des animaux mortels, les anges et les êtres. La même vertu divine,
etnotamment de l'iiomme, n'est pas l'ouvrage et pour ainsi dire effective, qui a donné la
du Dieu suprême auteur du monde, mais forme ronde à la terre et au soleil, la donne à
celui d'autres dieux inférieurs qui sont aussi l'œil de l'homme et aune pomme, et ainsi de
son ouvrage, et dont l'homme est comme le toutes les autres figures naturelles; elles n'ont
parent % si nous sommes parvenu à leur i)er- point d'autre principe que la puissance se-
suader que c'est une superstition de sacrifier crète de celui qui a dit : « Je remplis le ciel et

à ces dieux ', ilsrenonceront aisément à voir «la terre^», et dont la sagesse atteint d'un
eu eux les créateurs du genre humain. C'est bout du monde à l'autre sans aucun obstacle,
et gouverne toutes choses avec douceur '.J'i-
' Sur la formation de la femme et sur la coopération des anges
gnore donc quel service les anges, créés les
aux œuvres de Dieu, voyez le traité de saint Augustin Be Gen. ad
lut, n. 26-30. premiers, ont rendu au Créateur dans la for-
' Voyez le Timée, 41 et seq. Le Dieu de Platon y parle en ces
mation des autres choses; et comme je n'ose-
termes aux dieux inférieurs, dont il est l'auteur et le père « Ecou- ;

• tez mes ordres. Il reste encore à naître trois races mortelles; sans rais leur attribuer un pouvoir que peut-être
elles le monde serait imparfait. Si je leur donnais moi-même la
ils n'ont pas, je ne dois pas non plus leur
« naissance et la vie, ils seraient semblables aux dieux. Aân donc

a qu'ils soient mortels et qoc cet univers soit réellement un tout dénier celui qu'ils ont. Toutefois, et quelle que
« achevé, appliquez-vous selon votre nature à former ces animaux,
soit la mesure de leur concours, je ne laisse
V en imitant la puissance que j'ai déployée moi-même dans votre

« formation. Quant à l'espèce qui doit partager le nom des im- pas d'attribuer la création tout entière à Dieu,
II mortels, être appelée divine et servir de guide à ceux des autres
animaux qui voudront suivre la jusiice et vous, je vous en don- en quoi je ne crains pas de leur déplaire,
u nerai la semence et le principe. Vous ensuite, ajoutant au principe

immortel une partie périssable, formez-en des animaux, faites-les * Saint Augustin s'inspire ici, non plus de Platon, son guide
s croître en leur donnant des aliments, et après leur mort, recevez- ordinaire en matière de métaphysique, mais d'Aristote. La forme
a les dans votre sein (Tome su de la traduction fran<;aise, pages 137, intérieure dont il est ici questioij, c'est la forme péripatéticienne,
1 138) >. savoir l'essence de chaque substance individuelle.
' Voyez plus haut, livre viii, ix et X. " Jerem. xxm, 24. — *Sag, viii. 1,
LIVRE XII. L'ANGE ET L'HOMME. 265

puisque c'est à Dieu aussi qu'ils rapportent premier néant '. Je dis premier à l'égard de
avec action de grâces la formation de leur non du temps car y a-t-il quelque
l'éternité, et ;

propre être. Nous ne disons pas que les labou- autre créateur des temi)S que celui qui a fait
reurs soient créateurs de quelque fruit que ce les choses dont les niouvements mesurent les

soit, car il est écrit « Celui qui plante n'est


: temps ^?
« rien, non plus que celui qui arrose, mais CHAPITRE XXVI.
«Dieu seul donne l'accroissement' »; bien
SUR CETTE OPINION BES PLATONICIENS, QUE DIEU,
plus, nous ne disons pas que la terre soit créa-
APRÈS AVOIR CRÉÉ LES ANGES, LEUR A DONNÉ
trice, bien qu'elle paraisse la mère féconde de
LE SOIN DE FAIRE LE CORPS HUMAIN.
tous les êtres qui tiennent à elle par leurs ra-
cines et dont elle aide les germes à éclore car ; Voilà sans doute pourquoi Platon n'attribue
il est également Dieu donne à cbaque
écrit : « aux dieux inférieurs, créés par le Dieu su-
a plante le corps qu'il lui plaît, et à chaque se- prême, la création des animaux qu'avec cette
« mence le corps qui lui est propre ^» De même, . réserve que la partie corporelle et mortelle de
nous ne devons pas dire que la création d'un l'animal est seule leur ouvrage, la partie im-
animal appartienne à sa mère, mais plutôt à mortelle leur étant fournie par le souverain
celui qui a dit à l'un de ses serviteurs : « Je créateur '. Ainsi donc, s'ils sont les créateurs
a te connaissais former dans
avant que de te des corps, ne le sont point des âmes. Mais
ils

a le ventre de ta mère'». Je sais que l'imagi- alors, puisque Porphyre est convaincu que,
nation de la mère peut faire quelque impres- pour purifier son âme, il faut fuir tout com-
sion sur son fruit, comme on peut l'inférer merce avec les corps puisqu'il fait d'ailleurs '*,

des agneaux bigarrés qu'eut Jacob en mettant profession de penser avec Platon, son maître,
des baguettes de diverses couleurs sous les et les autres platoniciens, que ceux qui ont
yeux de ses brebis pleines * mais cela n'em- ; mal vécu ici-bas retournent, en punition de
pêche pas que la mère ne crée pas plus son leurs fautes, dans des corps mortels, corps de
fruitqu'elle ne s'est créée elle-même. Quelques brutes, selon Platon, corps humains, selon
causes donc que l'on suppose dans les géné- Porphyre ^ il s'ensuit que ces dieux, qu'on
rations corporelles ou séminales, entremise veut nous faire adorer comme les auteurs de
des anges ou des hommes, croisement des notre être, ne sont que les auteurs de nos
mâles et des femelles, et quelque pouvoir que chaînes et les geôliers de notre prison. Que les
les désirs et les imaginations des mères aient Platoniciens cessent donc de nous menacer du
sur leurs fruits encore tendres et délicats, tou- corps comme d'un supplice, ou qu'ils ne pro-
jours faudra-t-il reconnaître que Dieu est le posent point à notre adoration des dieux dont
seul auteur de toutes les natures. C'est sa ils nous exhortent à fuir et à rejeter l'ouvrage.

vertu invisible qui, présente en tout sans au- Mais au fond, ces deux opinions sont aussi
cune souillure, donne l'être à tout ce qui est, fausses l'une que l'autre il est faux que les :

de quel(|ue manière qu'il soit, sans qu'aucune âmes retournent dans les corps en punition
chose puisse être telle ou telle, ni absolument d'avoir mal vécu, et il est faux qu'il y ait un
être sans lui. Si dans l'ordre des formes exté- autre créateur de tout ce qui a vie au ciel et
rieures que la main de l'homme peut donner sur terre que celui qui a créé la terre et le
aux corps, nous ne disons pas que Rome et ciel.En effet, si nous n'avons un corps qu'en
Alexandrie ont été bâties par les maçons et punition de nos crimes, pourquoi Platon dit-
les architectes, mais bien par les rois dont il qu'il était nécessaire
qu'il y eût des ani-
Tordre les a fait construire, et qu'ainsi l'une maux de toute sorte, mortels et immortels,
a eu Romulus et l'autre Alexandre pour fon- pour que le monde fût l'ouvrage le plus beau
dateur, ta combien plus forte raison devons- et le plus parfait *? Et dès lors, puisque la
nous dire que Dieu seul est le créateur de création de l'honmie, même à titre d'être cor-
toutes les natures, puisqu'il ne fait rien que
'
Comp. saint Augustin, De ^•init., lib ib. ni, n. 13-16.
de la matière qu'il a faite, qu'il n'a pour ou- - Voyez plus haut, livre xi,
:i, cÏQp. 5, 6, 7, et livre Xll, ch. 15.

vriers que ceux mêmes qu'il a créés, et que ' Voyez le Timée, 41 seq.; trad. fr. tome XH, page 137, 138.
* Voyez Porphyre, De abstin., passrm. Dans un fragment conservé
s'il retirait sa puissance créatrice des choses par Slobée {Flohl., lit. l, n. 88), Porphyre s'exprime ainsi : La
qu'il a créées, elles retomberaient dans leur purification consiste pour l'dme à se séparer du corps.
^ Voyez plus haut, livre x, ch. 30.
>I Cor. 111,7. — = Ibid. xv, 38.—' Jérémie, i, 5.— Gen.
'
.\.vx, 37.
^ Voyez le TimèCy 1. c.
'266 LA CITÉ DE DIEU.

porcl, est un bienfait divin, comment serait- moyen que de faire souvenir les hommes
ce un châtiment de reprendre de nouveau un qu'ils viennent tous d'un seul et même père.
corps? Enfin, si Dieu renferme dans son in- De même, la femme n'a été tirée de la poitrine
telligence éternelle les types de tous les ani- de l'homme que pour nous rai)])eler combien
maux, comme Platon le répète si souvent ', doit être étroite l'union du mari et de la
pourquoi ne les aurait-il pas créés tous de ses femme. Si les ouvrages de Dieu paraissent ex-
propres mains? pourquoi lui aurait-il répugné traordinaires, c'est parce qu'ils sont les pre-
d'être l'auteur de tant d'ouvrages qui récla- miers ceux qui n'y croient pas ne doivent
; et
ment tout l'art de son intelligence infinie et non plus croire à aucun prodige; car ce qui
infiniment louable? arrive selon le cours ordinaire de la nature
n'est plus un prodige. Mais est-il possible que
GHÂPITUE XXVII. rien ait été fait en vain, si cachées qu'en
soient les causes, sous le gouvernement de la di-
TODTE LA PLÉNITUDE DU GENRE HUMAIN ÉTAIT REN-
vine Providence? « Venez, s'écrie le Psalmiste,
FERMÉE DANS LE PREMIER HOMME, ET DIEU
« voyez les ouvrages du Seigneur, et les pro-
Y VOYAIT d'avance TOUTE LA SUITE DES ÉLUS
« diges qu'il a faits sur la terre '
». Je ne veux
ET TOUTE CELLE DES RÉPROUVÉS.
point du reste insister ici sur cet objet, et je
C'est à juste titre que la véritable religion me réserve d'expliquer ailleurs pourquoi la
reconnaît et proclame Dieu comme le créa- femme a été tirée du côté de l'homme et de
teur de tout l'univers et de tous les animaux, quelle vérité ce premier prodige est la figure.
c'est-à-dire des âmes aussi bien que des corps. Terminons donc ce
livre et disons, sinon
Parmi les animaux terrestres, l'homme tient encore au nom
de l'évidence, au nom du
le premier rang, comme ayant été fait à l'i- moins de la prescience de Dieu, que deux so-
mage de Dieu ; et s'il a été créé un (sans être ciétés, comme deux grandes cités, ont pris
créé seul), c'est, je crois, par la raison que j'ai naissance dans le premier homme. En effet,
donnée ou par quelque autre encore meil- de cet homme devaient sortir d'autres hommes,
leure. 11 n'est point sur terre, en effet, d'ani- dont les uns, par un secret mais juste juge-
mal plus sociable de sa nature, quoiqu'il n'y ment de Dieu, seront compagnons des mau-
en point que le vice rende plus farouche.
ait vais anges dans leurs supplices, et les autres
La nature, pour empêcher ou pour guérir le des bous dans leur gloire, et, puisqu'il est écrit

mal de la discorde, n'a pas de plus puissant que « toutes les voies du Seigneur sont misé-
* a Si le monde est beau, dit Platon {Titiwe, trad. fr.,tome xil, « ricorde et vérité - », sa grâce ne peut être
« page 117), et si celui qui l'a fait est excellent, il évidem-
l'a fait ^ injuste, ni sa justice cruelle.
a ment d'après un monde éternel d. — Voyez aussi dans le Timée
les pages 120, 134 et suivantes. • Ps. XLV, 9. — ' Ps. iXlV, 10.
LIVRE TREIZIEME.
Saint Augustin s'attache à établir dans ce livre que la mort est pour les hommes une punition et une suite du péché d'Adam.

CHAPITRE PREiMIER. «de feu'». Comme cette menace ne peut


avoir son effet qu'au temps où l'âme sera tel-
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT
lement unie au corps qu'ils feront un tout
QUI EN A ÉTÉ LA SUITE.
indissoluble, on peut trouver étrange que l'E-
Sorti de ces épineuses questions de l'origine criture dise que le corps périt, puisque l'âme
des choses temporelles et de la naissance du ne le quitte point et qu'il reste sensible [)our
genre humain, l'ordre que nous nous sommes être éternellement tourmenté. Qu'on dise que
prescrit demande que nous parlions mainte- l'âme meurt dans ce dernier et éternel sup-
nant de la chute du premier homme, ou plutôt plice dont nous parlerons plus amplement
des premiers hommes, et de la mort qui l'a ailleurs % cela s'entend fort bien, puisqu'elle
suivie. Dieu, en effet, n'avait pas placé les ne vit plus de Dieu ; mais comment le dire du
hommes dans la même condition que les corps, lorsqu'il est vivant ? Et il faut bien
anges, c'est-à-dire de telle sorte qu'ils ne qu'il le soit pour sentir les tourments qu'il
pussent pas mourir même en devenant
, souffrira après la résurrection. Serait-ce que
pécheurs il
; les avait créés pour passer la vie, quelle qu'elle soit, étant un bien, et la
sans mourir à la félicité éternelle des anges, douleur un mal, on peut dire qu'un corps ne
s'ils fussent demeurés dans l'obéissance, ou vit plus,lorsque l'âme ne l'anime que pour le
pour tomber dans la peine très-juste de la faire souffrir? L'âme vit donc de Dieu quand
mort, s'ils venaient à désobéir. elle vit bien car elle ne peut bien vivre qu'en
;

tant que Dieu opère en elle ce qui est bien


;

CHAPITRE II. et quant au corps, il est vivant, lorsque l'âme


l'anime, qu'elle vive de Dieu ou non. Car les
DE LA MORT DE l'AME ET DE CELLE DU CORPS.
méchants ne vivent pas de la vie de l'âme,
Mais il me semble qu'il est à propos d'ap- mais de celle du corps, que l'âme lui com-
profondir un peu davantage la nature de la munique et encore que celle-ci soit morte,
;

mort. L'âme humaine, quoique immortelle, c'est-à-dire abandonnée de Dieu, elle conserve
a néanmoins en quelque façon une mort qui une espèce de vie qui lui est propre et qu'elle
lui est propre. En effet, on ne l'appelle im- ne perd jamais, d'où vient qu'on la nomme
mortelle que parce qu'elle ne cesse jamais de immortelle. Mais en la dernière condamnation,
vivre et de sentir, au lieu que le corps est bien que l'homme ne laisse pas de sentir,
mortel, parce qu'il peut être entièrement privé toutefois, comme ce sentiment ne sera pas
de vie et qu'il ne vit point par lui-même. La agréable, mais douloureux, ce n'est pas sans
mort de l'âme arrive donc quand Dieu l'aban- raison que l'Ecriture l'appelle plutôt une mort
donne, comme celle du corps quand l'âme le qu'une vie. Elle l'appelle la seconde mort,
(juitte. Et quand l'âme abandonnée de Dieu parce qu'elle arrivera après cette première
abandonne le corps, c'est alors la mort de mort qui sépare l'âme, soit de Dieu, soit du
l'homme tout entier. Dieu n'étant plus la vie corps. On peut donc dire de la première mort
de l'âme, ni l'âme la vie du corps. Or, cette du corps, qu'elle est bonne pour les bons et
mort de l'homme tout entier est suivie d'une mauvaise pour méchants, et de la seconde,
les
autre que la sainte Ecriture nomme la seconde que, comme elle n'est pas pour les bons, elle
mort, et c'est celle dont veut parler le Sauveur ne peut être bonne pour personne.
lorsqu'il dit « Craignez celui qui peut faire
:
' Matth., X, 28.
« périr et le corps et l'âme dans la géhenne ' Voyez plus bas, les livres XX, Xïl et xxii.
.

268 LA CITE DE DIEU.

CHAPITRE m. « leur est devenu semblable '


». Il y a plus :

leshommes, en venant au monde, ont encore


SI LA MORT QUI A SUIVI LE PÉCHÉ DES PREMIERS moins d'usage de leurs membres et moins de
HOMMES ET s'eST ÉTENDUE A TOUTE LEUR RACE sentiment que les bêtes ; comme si l'énergie
EST POUR LES JUSTES EUX-MÊMES UNE PEINE DU
humaine, pareille à la flèche qui sort de l'arc
PÉCHÉ.
tendu, s'élançait au-dessus du reste des ani-
Ici se présente une ne faut
question qu'il maux avec d'autant plus de force que, plus
pas éluder cette mort, qui
: consiste dans la longtemps ramenée sur soi, elle a plus contenu
séparation du corps et de l'âme, est-elle un son essor. Le premier homme n'est donc pas
bien pour les bons ? et, s'il en est ainsi, tombé par l'effet de son crime dans cet état
comment y voir une peine du péché ? car de faiblesse où naissent les enfants - mais la ;

enfin, sans le péché, les hommes ne l'auraient nature humaine a été tellement viciée et

point subie. Comment donc serait-elle bonne changée en lui qu'il a senti dans ses membres
pour les bons, n'ayant pu arriver qu'à des la révolte de la concupiscence, et qu'étant
méchants? Et d'un autre côté, si elle ne pouvait devenu sujet à la mort, il a engendré des
arriver qu'à des méchants , les bons n'y hommes semblables à lui, c'est-à-dire sujets

devraient point être sujets. Pourquoi une peine à la mort


au péché. Quand les enfants sont
et

où il n'y a rien à punir *


? Si l'on veut sortir délivrés de ces liensdu péché par la grâce du
de cette difûculté, il faut avouer que les pre- Médiateur, ils souffrent seulement cette mort
miers hommes avaient été créés pour ne subir qui sépare l'âme du corps, et ils sont affran-
aucun genre de mort, s'ils ne péchaient point, chis de cette seconde mort où l'âme doit
mais qu'ayant péché, ils ont été condamnés à endurer des supplices éternels.
une mort qui s'est étendue à toute leur race.

Mortels, ne pouvaient engendrer que des


ils CHAPITRE IV.
mortels, et leur crime a tellement corrompu
POURQUOI CEUX QUI SONT ABSOUS DU PÉCHÉ PAR
la nature que la mort, qui n'était pour eux
LE BAPTÊME SONT ENCORE SUJETS A LA MORT,
qu'une punition, est devenue une condition
QUI EST LA PEINE DU PÉCHÉ.
naturelle pour leurs enfants. En effet, un
homme ne naît pas d'un autre homme de la On dira : si la mort est la peine du péché,
même manière que le premier homme est né pourquoi ceux dont le péché est effacé par le
de la poussière. La poussière n'a été pour baptême sont-ils également sujets à la mort ?
former l'homme primitif que le principe c'est une question que nous avons déjà dis-
matériel, au lieu que le père est pour le fils cutée et résolue dans notre ouvrage Dit bap-
le principe générateur. Aussi bien, la chair tême des enfants^, où nous avons dit que la
est d'une autre nature que la terre, quoiqu'elle séparation de l'âme et du corps est une
en ait été tirée; mais un fils n'est point d'une épreuve à laquelle l'âme reste encore soumise,
autre nature que son père. Tout le genre hu- quoique libre du lien du péché, parce que, si

main donc renfermé par la femme dans


était lecorps devenait immortel aussitôt après le
le couple primitif au moment où il reçut de baptême, la foi en serait affaiblie. Or, la foi
Dieu l'arrêt de sa condamnation. Devenu pé- n'est vraiment la foi que quand on attend dans
cheur et mortel, l'homme a engendré un l'espérance ce qu'on ne voit pas encore dans
homme mortel et pécheur comme lui avec cette la réalité*; c'est elle qui, dans les temps
différence que le premier homme ne fut pas passés du moins, élevait les âmes au-dessus
réduit à cette stupidité ni à cette faiblesse de de la crainte de la mort témoins ces saints :

corps et d'esprit que nous voyons dans les martyrs en qui la foi n'aurait pu remporter
enfants ; car Dieu a voulu que leur entrée tant d'illustres victoires sur la mort, s'ils
dans la vie fût semblable à celle des bêtes :
' Ps. iLVIlI, 13.
a L'homme, dit le Prophète, quand il était en ^
Comp. le traité de saint Augustin : De peccat. mer. et remiss,,
lib. n. 67, 68.
«honneur, n'a pas su comprendre; il est *
I,

Saint Augustin désigne ainsi un traité qu'd avait d'abord inti-


« tombé dans la condition des bêtes brutes et tulé : De peccatorum 77ieritis et remissione ; plus tard, en ses He-
traclations, il modifia ce titre en y ajoutant : et de baptismn par-
vuloruin.
Ces questions ont été aussi traitées par saint Jérôme. Voyez sa
* "
Saint Augustin se souvient ici de ces paroles de saint Paul, si
o La foi est la réalité de
lettrexxiv, sur la mort de Léa, et sa lettre -vxv à Paula, sur la profondes en leur concision énigmatique :

mort de Blesilla, sa fille. ce qu'on espère et la certitude de ce qu'on ne voit pas »


LIVRE XIll. — DE LA MORT. 269

avaient été immortels. D'ailleurs, qui n'ac- «la force du péché'». Parole parfaitement
courrait au baptême avec les petits enfants, vraie car la défense du mal en augmente le
;

si baptême délivrait de la mort? Tant s'en


le désir, si Ton n'aime tellement la vertu que le
faut donc que la foi fût éprouvée par la pro- plaisir qu'on y trouve surmonte la passion de

messe des récompenses invisibles, qu'il n'y mal faire. Or, la grâce de Dieu peut seule
aurait pas de foi, puisqu'elle chercherait et nous donner l'amour et le goût de la vertu.
recevrait à l'heure récompense même sa ;
Mais de peur que l'expression force du péché
tandis que, dans par une
la nouvelle loi, ne donnât à croire que la loi est mauvaise %
grâce du Sauveur bien plus grande et bien l'Apôtre dit, dans un autre endroit, sur le
plus admirable, la peine du péché est devenue même sujet : « Assurément la loi est sainte et
un sujet de mérite. Autrefois il était dit à « le commandement est saint, juste et bon.
l'homme Vous mourrez, si vous péchez;
: « Quoi donc? Ce qui est bon est-il devenu une
aujourd'hui il est dit aux martyrs Mourez, : « mort pour moi? Non, mais le péché, pour
pour ne ])écher point. Dieu disait aux pre- « faire paraître sa malice, s'est servi d'un bien
miers honnnes « Si vous désobéissez, vous
: « pour me donner la mort, de sorte que le
« mourrez » il nous dit présentement :« Si
'
;
« pécheur et le péché ont passé toute mesure
a vous fuyez la mort vous désobéirez». Ce « à cause du commandement même ' ». Saint

qu'il fallait craindre autrefois, afin de ne Paul dit que toute mesure a été passée, parce
pécher point, est ce qu'il faut maintenant que prévarication augmente par le progrès
la
souffrir, de crainte de pécher. Et de la sorte, de concupiscence et le mépris de la loi.
la
par la miséricorde ineffable de Dieu, la peine Pourquoi citons-nous ce texte ? Pour faire
du crime devient l'instrument de la vertu ce ;
voir que tout comme la loi n'est pas un mal,
qui taisait le supplice du pécheur fait le mérite quand accroît la convoitise de ceux qui
elle

du juste, et la mort qui a été la peine du pèchent, ainsi la mort n'est point un bien,
péché est désormais l'accomplissement de !a quand elle augmente la gloire de ceux qui
justice. Mais n'en est ainsi que pour les
il meurent, bien que celle-là soit violée pour
martyrs à qui leurs persécuteurs donnent le l'iniquité et fasse des prévaricateurs, et que
choix ou de renoncer à la foi, ou de souffrir celle-ci soit embrassée pour la vérité et fasse
la mort ; car les justes aiment mieux souffrir, des martyrs. Ainsi donc la loi est bonne,
en croyant, ce que les premiers prévaricateurs parce qu'elle est une défense du péché, et la
ont souffert pour n'avoir pas cru. Si ceux-ci mort est mauvaise, parce qu'elle est la peine
n'avaient point péché, ils ne seraient pas morts ;
du péché. Mais de même que les méchants
et les martyrs pèchent, s'ils ne meurent. Les usent mal, non-seulement des maux, mais
uns sont donc morts parce qu'ils ont péché ;
aussi des biens, de même les bons font égale-
les autres ne pèchent point parce qu'ils meu- ment bon usage et des biens et
des maux, et
rent. La faute des premiers a amené la peine, voilà pourquoi les méchants usent mal de la
et la peine des seconds prévient la faute non : loi, qui est un bien, et les bons usent bien de

que la mort, qui était un mal, soit devenue la mort, qui est un mal.
un bien, mais Dieu a fait à la foi une telle
grâce que la mort, qui est le contraire de CHAPITRE VI.
la vie, devient l'instrument de la vie même.
DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ
DE l'aME ET DU CORPS.
CHAPITRE V.
La mort n'estdonc un bien pour personne,
COMME LES MÉCHANTS USENT MAL DE LA LOI QUI
puisque la séparation du corps et de l'âme est
EST BONNE, AINSI LES BONS USENT BIEN DE LA
un déchirement violent qui révolte la nature
MORT QUI EST MAUVAISE.
et faitgémir la sensibilité, jusqu'au moment
L'Apôtre , voulant faire éclater toute la où, avec le mutuel embrassement de la chair
puissance malfaisante du péché en l'absence et de l'âme cesse toute conscience de la dou-
de la grâce, n'a pas craint d'appeler force du leur. Quelquefois un seul coup reçu par le
péché la loi même qui le défend. « Le péché, I Cor. XV, 56.
'

« dit-il, est l'aiguillon de la mort, et la loi est Allusion à l'hérésie des Cerdomens et des Marcionites, qui abu-
'

saient du mot de saint Paul.


• Rom. vu, 12 et 13.
270 LA CITÉ DE DIEU.

corps ou bien l'élan de lame interrompent corde'. Mais combien a dû être


puissante la
l'aiïonie et empêchent de sentir les angoisses grâce de cet Esprit qui souffle où il veut, pour
de la dernière heure. Mais quoi qu'il en soit avoir inspiré aux martyrs la force de ne pas
de cette crise où la sensibilité s'éteint dans renier Jésus-Christ dans un si grand péril de
une sensation de douleur, quand on souffre leur vie, avec une grande espérance de
si
la mort avec la patience d'un vrai chrétien, pardon? La mort des saints est donc précieuse,
tout en restant une peine
elle devient un , puisque le mérite de celle de Jésus-Christ leur
mérite. Peine de tous ceux qui naissent d'A- a été libéralement appliqué, qu'ils n'ont
si

dam, elle est un mérite pour ceux qui renais- point hésité à lui sacrifier leur vie pour jouir
sent de Jésus-Christ, étant endurée pour la de de sorte que l'antique peine du péché
lui,
foi et pour la justice; et elle peut même en est devenue en eux une source nouvelle et
certains cas racheter entièrement du péché, plus abondante de justice. Toutefois ne con-
elle qui est le prix du péché. cluons pas de là que la mort soit un bien en
soi si elle a été cause d'un si grand bien, ce
;

n'est point par sa propre vertu, mais par le


CHAPITRE VII.
secours de la grâce. Elle était autrefois un
DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST objet de crainte, afin que
péché ne fût pas
le

CEUX QUI n'ont POINT REÇU LE BAPTÊME. commis ; elle doit être aujourd'hui acceptée
avec joie, afin que le péché soit évité, ou s'il
Tous ceux, en effet, qui meurent pour la a été commis, afin qu'il soit effacé par le
confession de Jésus-Christ obtiennent, sans martyre, et que la palme de la justice appar-
avoir reçu le baptême, le pardon de leurs tienne au chrétien victorieux.
péchés, comme s'ils avaient été baptisés. 11

est écrit, à la vérité,que «personne n'entrera CHAPITRE VIII.


a dans le royaume des cieux, qu'il ne renaisse
LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT
« de l'eau et du Saint-Esprit ». Mais l'excep- '

POUR LA VÉRITÉ, SE SONT AFFRANCHIS DE LA


tion à cette règle est contenue dans ces paroles
SECONDE.
non moins formelles « Quiconque me con- :

« fessera devant les hommes, je le confesserai A considérer la chose de plus près , on


« aussi devant mon Père qui est dans les trouvera que ceux mêmes qui meurent pour
a cieux ^ ». Et ailleurs « Qui perdra sa vie : la vérité ne le font que pour se garantir de la
« pour moi,
trouvera' ». Voilà pourquoi il
la mort, et qu'ils n'en souffrent une partie que
est écrit « Précieuse est devant le Seigneur
: pour l'éviter tout entière. En effet, s'ils endu-
« la mort de ses saints ' ». Quoi de plus pré- rent la séparation de l'âme et du corps, c'est
cieux en effet qu'une mort qui efface les pé- de peur que Dieu ne se sépare de l'âme, et
chés et qui accroît les mérites? Car il n'y a mort ne soit suivie de la
qu'ainsi la première
pas à établir de parité entre ceux qui ne , seconde qui ne finira jamais. Ainsi, encore
pouvant différer leur mort, sont baptisés et une fois, la mort n'est bonne à personne, mais
sortent de cette vie après que tous leurs pé- on la soutire pour conserver ou pour acquérir
chés leur ont été remis, et ceux qui, pouvant quelque bien. Et quant à ce qui arrive après
s'empêcher de mourir ne l'ont pas fait, parce la mort, on peut dire à ce point de vue que la
qu'ils ont mieux aimé perdre la vie en con- mort est mauvaise pour les méchants et bonne
fessant Jésus-Christ, que d'être baptisés après pour les bons, puisque les âmes des bons sé-
l'avoir renié. Et cependant, alors même qu'ils parées du corps sont dans le repos, et que
l'auraient renié par crainte de la mort, ce celles des méchants sont dans les tortures
crime leur eût aussi été remis au baptême, jusqu'à ce que les corps des uns revivent pour
puisque les meurtriers de Jésus-Christ, quand la vie éternelle, et ceux des autres pour la
ils ont été baptisés, ont aussi obtenu miséri- mort éternelle, qui est la seconde mort.

• Jean, m, 5. — ' Matth. x, 32. — ' Ibid. rvi, 25. — '


Ps. ' Voyez
les Actes des Aiiôlres (il, 36-47), où les Juifs, meurtriers
cxv, 15. de Jésus-Christ, se convertissent par milliers et reçoivent le bap-
tême.
LIVRE XIII. — DE LA MORT. 271

CHAPITRE IX. toutefois il faut donner un tel nom à notre

QUEL EST l'instant PRÉCIS DE LA MOUT OU DE


existence passagère). Y personne qui ne
a-t-il
soit plus proche de la mort dans un an qu'à
l'extinction du SENTIMENT DE LA VIE, ET s'iL
cette heure, et demain qu'aujourd'hui, et au-
LE FAUT FIXER AU MOMENT OU l'ON MEURT,
jourd'hui qu'hier ? Tout le temps que l'on vit
OU A CELUI OU ON EST MORT.
est autant de retranché sur celui que l'on doit
Le moment où les âmes séparées du corps vivre, et ce qui reste diminue tous les jours,
sont heureuses ou malheureuses est-il le mo- de sorte que tout le temps de cette vie n'est
ment même de la mort ou celui qui la suit? autre chose qu'une course vers la mort, dans
Dans ce dernier cas, ce ne serait pas la mort, il n'est permis à personne de se re-
laciuelle
puisqu'elle est déjà passée mais la vie ulté- poser ou de marcher plus lentement tous
,
y ;

rieure, la vie propre à l'àme, qu'on devrait courent d'une égale vitesse. En effet, celui
appeler bonne ou mauvaise. La mort, en effet, dont la vie est plus courte ne passe pas plus
est mauvaise quand elle est présente, c'est-à- vite un jour que celui dont la vie est plus
dire au moment même de la mort, parce que longue mais l'un a moins de chemin à faire
;

dans ce moment le mourant ressent de grandes que l'autre. Si donc nous commençons à
douleurs, lesquelles sont un mal (dont les mourir, c'est-à-dire à être dans la mort, du
bons savent d'ailleurs bien user) mais com- ;
moment que nous commençons à avancer
ment, lorsque la mort est passée, peut-elle vers la mort, il faut dire que nous commençons
être bonne ou mauvaise, puisqu'elle a cessé à mourir dès que nous commençons à vivre '.
d'être ? II y a plus si nous y prenons garde,
: De manière, l'homme n'est jamais dans
cette
nous verrons que les douleurs mêmes des la vie, est vrai qu'il ne puisse être en-
s'il

mourants ne sont pas la mort. Ils vivent tant semble dans la vie et dans la mort ; ou plutôt
qu'ils ont du sentiment, et ainsi ils ne sont ne faut-il point dire qu'il est tout ensemble
pas encore dans la mort, qui ôte tout senti- dans la vie et dans la mort ? dans la vie, parce
ment, mais dans les approches de la mort, qu'elle ne lui est pas tout à fait ôtée, dans la
qui seules sont douloureuses. Comment donc mort, parce qu'il meurt à tout moment ? Si
appelons-nous mourants ceux qui ne sont pas en effet il n'est point dans la vie, que lui est-il
encore morts et qui agonisent, nul n'étant donc retranché ? et s'il n'est pas dans la mort,
mourant qu'à condition de vivre encore? Ils qu'est-ce que ce retranchement même ? Quand
sont donc tout ensemble vivants et mourants, toute vie a été retranchée au corps, ces mots
c'est-à-dire qu'ils s'approchent de la mort en après la mort n'auraient pas de sens, si la
s'éloignant de la vie mais après tout, ils sont
;
mort n'était déjà, lorsque se faisait le retran-
encore en vie, parce que l'âme est encore chement car dès qu'il est fait, on n'est plus
;

unie au corps. Que si, lorsqu'elle en sera mourant, on est mort. On était donc dans la
sortie, on ne peut pas dire qu'ils soient dans mort au moment où était retranchée la vie.
la mort, mais après la mort, quand sont-ils
donc dans la mort? D'une part, nul ne peut CHAPITRE XI.
être mourant, si nul ne peut être ensemble
mourant et
SI l'on peut DIRE QU'uN HOMME EST EN MÊME
vivant, puisque évidemment, tant
TEMPS MORT ET VIVANT.
que l'âme est dans le corps, on ne peut
nier qu'on ne soit vivant; et d'autre part, si Mais s'il est absurde de dire qu'un homme
on dit que celui-là est mourant qui tend vers soitdans la mort avant qu'il soit arrivé à la
la mort, je ne sais plus quand on est vivant, mort, ou qu'il soit ensemble vivant et mou-
rant, par la même raison qu'il ne [leut être
CHAPITRE X. ensemble veillant et dormant, je demande
quand il sera mourant. Avant que la mort ne
la vie des mortels est plutôt une mort
vienne, il n'est pas mourant, mais vivant; et,
qu'une vie.
lorsqu'elle sera venue, il ne sera pas mourant,
En dès que nous avons commencé
effet, mais mort. Or, l'une de ces deux choses est
d'être dans ce corps mortel, nous n'avons avant la mort, et l'autre après ; quand sera-
cessé de tendre vers la mort, et nous ne fai-
* Saint Augustin paraît ici se souveuir de Sénèque. (Voyez surtout
sons autre chose pendant toute cette vie (si les Lettres à LuciliitSy lettre 24],
272 LA CITÉ DE DIEU.

t-il donc dans la mort pour pouvoir dire qu'il parle l'Ecriture, qui déclare positivement que
est mourant ? Comme y a il trois moments les morts mêmes sont dans la mort. Elle dit
distincts : avant la mort, dans la mort et après en effet personne dans la mort qui
: a II n'est

la mort, il faut aussi qu'il y ait trois états qui « se souvienne de vous' ». Aussi bien, jus-
y répondent, c'est-à-dire être vivant, être qu'à ce qu'ils ressuscitent, on dit fort bien
mourant, être mort. 11 est donc très-difflcile qu'ils sont dans la mort, comme on dit qu'une
de déterminer quand un homme est mourant, personne est dans le sommeil jusqu'à ce
c'est-à-dire dans la mort, en sorte qu'il ne soit qu'elle se réveille. Et cependant, quoique
ni vivant ni mort ; car tant que l'âme est dans nous appelions dormants ceux qui sont dans
le corps, surtout si le sentiment n'est pas le sommeil, nous ne pouvons pas appeler de
éteint, il est certain que Thomme vit ; et dès même mourants ceux qui sont déjà morls ;

lors ne faut pas dire qu'il est dans la mort,


il car la séparation de leur âme et de leur corps
mais avant la mort et lorsque l'àme a quitté ; étant accomplie, on ne peut pas dire qu'ils
le corps et qu'elle lui a ôté tout sentiment, continuent de mourir. Et voilà toujours cette
riiomme est après la mort, et l'on dit qu'il difficulté qui revient d'exprimer une chose
est mort. Je ne vois pas comment il peut être qui paraît inexprimable à savoir comment :

mourant, c'est-à-dire dans la mort, puisque on peut dire d'un mourant qu'il vit, ou d'un
s'il vit encore, il est avant la mort, et que, mort qu'après la mort il est dans la mort, sur-
s'il a cessé de vivre, il est après la mort. De tout quand le mot mourant n'est pas pris dans
même, dans le cours des temps, on cherche le sens de dormant, c'est-à-dire qui est dans

le présent, et on ne le trouve point, parce que le sommeil, ou de languissant, c'est-à-dire qui

le passage du futur au passé n'a aucune éten- est dans la langueur, et qu'on appelle mort,
due appréciable. Ne faut-il point conclure de et non pas mourant, celui qui est dans la

là qu'il n'y a point de mort du corps ? car s'il mort et attend la résurrection. Je crois, et
y en a une, quand est-elle, puisqu'elle n'est cette opinion n'a rien de téméraire ni d'in-
en personne et que personne n'est en elle ? vraisemblable, à ce qu'il me semble, que si le
En effet, si l'on vit, elle n'est pas encore, et verbe ynori (mourir) ne peut se décliner
si l'on a cessé de vivre, elle n'est plus '. D'un comme les autres verbes, c'est la suite, non
autre côté, s'il n'y a point de mort, pourquoi d'une institution humaine, mais d'un décret
dit-on avant ou après la mort ? Ah 1 plût à divin. En effet, le verbe oriri (se lever), entre
Dieu que nous eussions assez bien vécu dans autres, au passé ortiis est, tandis que ??îo?'j
fait

le paradis pour qu'en effet il n'y en eût point 1 fait mortuus et redouble 1'?/. Ainsi on dit

au lieu que dans notre condition présente, mortuus comme fatuus, arduus, conspicuus,
non-seulement il y en a une, mais elle est et autres mots qui sont des adjectifs ne se dé-
même si fâcheuse qu'il est aussi impossible de clinant pas selon les temps, et non des parti-
l'expliquer que de la fuir. cipes. Or, mortuus est pris comme participe
Conformons-nous donc à l'usage , comme passé, comme si ce qu'on ne peut décliner
c'est notre devoir, et disons de la mort, avant devait se décliner. Il est donc arrivé, par une
qu'elle n'arrive, ce qu'en dit l'Ecriture : « Ne raison assez juste, que, de même que la mort
« louez personne avant sa mort- » . Disonsaussi, ne peut se décliner, le mot qui l'exprime est

lorsqu'elle est arrivée : Telle ou telle chose aussi indéclinable. Mais au moins pouvons-
s'est faite après la mort de celui-ci ou de nous décliner la seconde mort, avec la grâce
celui-là. Disons encore, autant que possible, de notre Rédempteur celle-là est la pire de ;

du temps présent Telle personne en mourapt : toutes elle n'a pas lieu par la séparation de
;

a fait son testament, et elle a laissé en mou- l'âme et du corps, mais plutôt par l'union de
rant telle et telle chose à tels et tels, quoi- l'une et l'autre pour souffrir ensemble une
qu'elle n'ait pu rien faire de cela si elle n'était peine éternelle. C'est là que les hommes
vivante, et qu'elle l'ail plutôt fait avant la seront toujours dans la mort et toujours mou-
mort que dans la mort. Parlons aussi comme rants, parce que cette mort sera immor-
telle.
C'est ce qui faisait dire à Épicure, dans une intention d'ailleurs
*

tout aulre que celle de saint Augustin, ce mot souvent cité dans
l'antiquité ; a La mort n'a rien qui me regarde; tant que je suis, • Ps. VI, G.
• elle est absente, et quand elle est présente, je ne suis plus. d.
' Eccli. XI, 30.
LIVRE XIII. DE LA MORT. 273

CHAPITRE XII. et de même abandonné volontai-


qu'elle avait
rement son Seigneur, ne put désormais elle
DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND
disposer à sa volonté de son esclave, ni con-
IL MENAÇA DE LA MORT LES PREMIERS HOMMES,
server son empire sur son corps, comme elle
s'ils CONTREVENAIENT A SON COMMANDEMENT.
eût fait si elle fût demeurée soumise à son
Quand on demande de quelle mort Dieu Dieu. Ce fut alors que la chair commença à
menaça les premiers hommes en cas de déso- convoiter contre l'esprit •, et nous naissons
béissance, si c'était de celle de l'âme ou de avec ce combat, traînant depuis la première
celle du corps, ou de toutes les deux ensemble, faute un germe de mort, et portant la discorde
ou de qu'on nomme la seconde mort, il
celle trop souvent victorieuse dans nos membres
faut répondre de toutes. De la même ma-
:
rebelles et dans notre nature corrompue.
nière que toute la terre est composée de plu-
sieurs terres, et toute l'Eglise de plusieurs CHAPITRE XIV.
Eglises, ainsi toute la mort est composée de
l'homme créé innocent ne s'est perdu QUE
toutes les morts. La première mort, en elTet,
PAR LE MAUVAIS USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.
comprend deux mort de l'ùme et
parties, la
celle du corps, que l'âme, séparée de
alors Dieu, en effet, auteur des natures et non
Dieu et du corps, est soumise à une expiation des vices, a créé l'homme pur; mais l'homme
temporaire et la seconde mort a lieu quand
;
corrompu par sa volonté propre et justement
l'âme, séparée de Dieu et réunie au corps, condamné, a engendré des enfants corrompus
souffre des peines éternelles. Lors donc que et condamnés comme lui. Nous étions vérita-

Dieu dit au premier homme qu'il avait mis blement tous en lui, alors que nous étions tous
dans le paradis terrestre, en lui parlant du cet homme qui tomba dans le péché par la
fruit défendu « Du jour que vous en man-
: femme tirée de lui avant le péché. Nous n'a-
gérez, vous mourrez » cette menace ne '
;
vions pas encore reçu à la vérité notre es-
comprenait pas seulement la première partie sence individuelle, mais le germe d'où nous
de cette première mort, qui sépare l'âme de devions sortir était déjà, et comme il était
Dieu, ni seulement la seconde partie, qui sé- corrompu par le péché, chargé des liens de
pare l'âme du corps, ni seulement toute cette la mort et frappé d'une juste condamnation,

première mort qui consiste dans le châtiment l'homme ne pouvait pas, naissant de l'homme,
temporaire de l'âme séparée de Dieu et du naître d'une autre condition que lui. Toute
corps, mais toutes les morts, jusqu'à la der- cette suite de misères auxquelles nous sommes
nière, qui est la seconde mort, et après laquelle sujets ne vient donc que du mauvais usage
il n'y eu a point. du libre arbitre, et elle nous conduit jusqu'à
la seconde mort qui ne doit jamais finir, si la

CHAPITRE XIII. grâce de Dieu ne nous en préserve.

QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSO-


CHAPITRE XV.
BÉISSANCE DE NOS PREMIERS PARENTS.
EN DEVENANT PÉCHEUR, ADAM A PLUTÔT ABAN-
Abandonnés de la grâce de Dieu aussitôt
DONNÉ DIEU QUE DIEU NE l'A ABANDONNÉ, ET
qu'ils eurent désol)éi, ils rougirent de leur
CET ABANDON DE DIEU A ÉTÉ LA PREMIÈRE
nudité. C'est pour cela qu'ils se couvrirent de
MORT DE L'AME.
feuilles de figuier,
premières sans doute
les
qui se présentèrent à eux dans le trouble où On reinarquera
peut-être que dans cette
ils étaient, et en cachèrent leurs parties hon- parole Vous mourrez de mort* », mort est
: «

teuses, dont ils n'avaient pas honte aupara- mis au singulier et non au pluriel; mais alors
vant. Ils sentirent donc un nouveau mouve- même que sur ce fondement on réduirait la
ment dans leur chair devenue indocile en menace divine à cette seule mort qui a lieu
représailles de leur propre indocilité. Comme quand l'âme est abandonnée de Dieu (par où
l'âme s'était complu dans un mauvais usage il ne faut pas entendre que ce soit Dieu qui

de sa liberté et avait dédaigné de se soumettre abandonne l'âme le premier; car la volonté


à Dieu, le corps refusa de s'assujétir à elle ;
de l'âme prévient Dieu pour le mal, comme
'Gen. Il, 17. '
Galat. V, 17. — ' Geo. it, 17.

S. AuG. — Tome XIII. 18


.

-274 LA CITÉ DE DIEU.

la volonté de Dieu prévient l'âme pour le son Eglise, pensent être bien sages quand ils
bien, soit pour la créer quand elle n'est pas se mo(]uent de nous au sujet de la séparation

encore, soit pour la recréer après qu'elle a de l'âme et du corps, que nous considérons
failli), alors, dis-jc, qu'on n'entendrait que comme im des châtiments de l'âme ; car à
cette seulemort, et que ces paroles de Dieu : leurs yeux l'âme n'atteint la parfaite béatitude
« Du jour que vous en mangerez, vous mour- que lorsque entièrement dépouillée du corps,
« rez de mort», seraient prises comme s'il elleretourne à Dieu dans sa simplicité, dans
disait Du jour que vous m'abandonnerez
: son indépendance et comme dans sa nudité
par désobéissance, je vous abandonnerai par primitive '. Ici peut-être, si je ne trouvais
justice; il n'en est pas moins certain que dans leurs propres livres de quoi les réfuter,
cettemort comprenait en soi toutes les autres, je serais obligé d'entrer dans une longue
qui en étaient une suite inévitable. Déjà ce discussion pour montrer que le corps n'est à
mouvement de rébellion qui s'éleva dans la charge à l'âme que parce qu'il est corruptible.
cbair contre l'âme devenue rebelle et qui De là ce mot de l'Ecriture, déjà rappelé au
obligea nos premiers parents à couvrir leur livre précédent « Le corps corruptible appe-
:

nudité, leur fit sentir l'effet de celte mort qui « santit l'âme "
». L'Ecriture dit corruptible,
arrive quand Dieu abandonne l'âme. Elle est pour faire voir que ce n'est pas le corps en soi

marquée expressément dans ces paroles que qui appesantit l'âme, mais le corps dans l'état

Dieu adresse au premier homme qui se cachait où tombé par le péché et elle ne le
il est ;

tout éperdu « Adam, où es-tu '? » Car il ne


: dirait pasque nous devrions l'entendre ainsi.
le cherchait pas comme s'il eût ignoré où il Mais quand Platon déclare en termes formels
était, mais il lui faisait sentir que l'homme ne que.les dieux inférieurs créés par le Dieu sou-
sait plus où il est quand Dieu n'est plus avec verain ont des corps immortels, quand il

lui. Plus tard, lorsque l'âme de nos premiers introduit ce même Dieu promettant à ses mi-
parents abandonna leurs corps épuisés de vieil- nistres comme une grande faveur qu'ils de-
lesse, ils éprouvèrent cette autre mort, nou- meureront éternellement unis à leur corps,
veau châtiment du péché de l'homme, qui avait sans qu'aucune mort les en sépare, comment
fait dire à Dieu : « Vous êtes terre, et vous se fait-il que nos adversaires, dans leur zèle
« retournerez en terre- »;afln que ces deux contre la foi chrétienne, feignent de ne pas
morts accomplissent ensemble la première savoir ce qu'ils savent, et s'exposent à parler
qui est celle de l'homme entier, et qui est à la contre leurs propres sentiments, pour le plaisir
fin suivie de la seconde, si la grâce de Dieu de nous contredire? Voici, en effet (d'après
ne nous en délivre. En effet, le corps qui est Cicéron, qui les traduit), les propres paroles
de terre ne retournerait point en terre, si que Platon prête au Dieu souverain s'adressant
l'âme qui est sa vie ne le quittait; et c'est aux dieux créés ' « Dieux, fils de dieux, :

pour cela que les chrétiens, sincèrement at- c( considérez de quels ouvrages je suis l'auteur
tachés à la foi catholique, croient fermement « et le père. Ils sont indissolubles, parce que

que lamort même du corps ne vient point de a je le veux ; car tout ce qui est composé peut
la nature, mais qu'elle est une peine du péché « se dissoudre mais il est d'un méchant de
;

et un effet de cette parole que Dieu, châtiant « vouloir séparer ce que la raison a uni.
le péché, dit au premier homme en qui nous « Ainsi, ayant commencé d'être, vous ne sau-
étions tous alors : « Tu es terre, et tu retour- ce riez être immortels, ni absolument indisso-
« neras en terre » a lubies ; mais vous ne serez jamais dissous
« et vous ne connaîtrez aucune sorte de mort,
CHAPITRE XVI. a parce que la mort ne peut rien contre ma
« volonté, laquelle est un lien plus fort et

CONTRE LES PLATONICIENS, QUI NE VEULENT PAS « plus puissant que ceux dont vous fûtes unis
QUE LA SÉPARATION DU CORPS ET DE l'AME
SOIT UNE PEINE DU PÉCHÉ. ' C'est le sentiment de Platon dans le Phèdre et dans le Timée ;

c'est aussi ceiuide Plotin {Eméades, VI, livre ix, eh. 9) et de tous
les néoplatoniciens d'Alexandrie.
Les philosophes contre qui nous avons en- ' 15.
Sag. li',

trepris de défendre la Cité de Dieu, c'est-à-dire ' qu'en citant même le Timée, saint Augustin n'a
On remarquera
pas le texte grec sous les yeux, mais une traduction latine.
» Gen. III, 9. — ' Gen. ui, 9.
.

LIVRE xiir. DE LA MORT. 27S

«au nionient de votre naissance' ». Voilà nels, bien qu'ils ne balancent point à déclarer
donc dieux qui, tout mortels qu'ils sont,
les que toute la terre, qui est un membre de leur
comme composés de corps et d'âme, ne lais- dieu, non du Dieu souverain, mais pourtant
sent pas, suivant Platon, d'èlre immortels par il'un granil dieu, c'est-à-dire du monde, est

la volonté de Dieu qui les a faits. Si donc c'est éternelle. Puis donc que le Dieu souverain
une peine pour l'âme d'être unie à un corps, leur a fait un autre dieu, savoir le monde,
quel qu'il soit, d'oîi vient que Dieu cherche supérieur à tous les autres dieux créés, et
en quelque sorte à rassurer les dieux contre puisqu'ils croient que ce dieu est un animal
la mort, c'est-à-dire contre la séparation de doué d'une âme raisonnable ou intellectuelle,
l'âme et du corps, et leur promet qu'ils seront qui a pour membres les quatre éléments,
immortels, non par leur nature, composée et dont ils veulent que la liaison soit éternelle
non simple, mais par sa volonté ? et indissoluble, de crainte qu'un si grand dieu
De savoir maintenant si ce sentiment de ne vienne à périr, pourquoi la terre, qui est
Platon touchant les astres est véritable, c'est comme le nombril dans le corps de ce grand
une autre question. Nous ne tombons pas animal, serait-elle éternelle et les corps des
d'accord que ces globes de lumière qui nous autres animaux terrestres ne le seraient-ils
éclairent le jour et la nuit aient des âmes in- pas, si Dieu le veut? 11 faut, disent-ils, que la
telligentes etbienheureuses qui les animent, terre soit rendue à la terre ', et comme c'est
ainsi que Platon l'affirme également de l'u- de là que les corps des animaux terrestres ont
nivers, comme d'un grand et vaste animal été tirés, ils doivent y retourner et mourir.
qui contient tous les autres -
; mais, je le ré- Mais si quelqu'un disait la même chose du
pète, c'est une autre question que je n'ai pas feu, soutenant qu'il faut lui rendre tous les
entrepris d'examiner ici. J'ai cru seulement corps qui en ont été tirés pour en former les
devoir dire ce peu de mots contre ceux qui animaux célestes, que deviendrait l'immor-
sont si fiers de s'appeler platoniciens : or- talitépromise par le Dieu souverain à tous ces
gueilleux porteurs de manteaux, d'autant plus dieux? Dira-t-on que cette dissolution ne se
superbes qu'ils sont moins nombreux et qui fait pas pour eux, parce que Dieu, dont la

rougiraient d'avoir à partager le nom de chré- volonté, comme dit Platon, surmonte tout
tien avec la multitude. Ce sont eux qui, cher- obstacle, ne le veut pas? Qui empêche donc
chant un point faible dans notre doctrine, que Dieu ne le veuille pas non plus pour les
s'attaquent à l'éternité des corps, comme s'il corps terrestres, puisqu'il peut faire que ce
y avait de la contradiction à vouloir que l'âme qui a commencé existe sans fin, que ce qui
soit bienheureuse et qu'elle soit éternellement est formé de parties demeure indissoluble,
unie à un corps; ils oublient que Platon, leur que ce qui est tiré des éléments n'y retourne
maître, considère comme une grâce que le pas? Pourquoi ne ferait-il pas que les corps
Dieu souverain accorde aux dieux créés le terrestres fussent impérissables? Est-ce que
privilège de ne point mourir, c'est-à-dire de Dieu n'est puissant qu'autant que le veulent
n'être jamais séparés de leur corps. les Platoniciens, au lieu de l'être autant que
le croient les chrétiens ? Vous verrez que les
CHAPITRE XVII. philosophes ont connu le pouvoir et les des-
CONTRE CEDX QUI NE VEULENT PAS QUE DES CORPS seins de Dieu, et que les Prophètes n'ont pu
TERRESTRES PUISSENT DEVENIR INCORRUPTIBLES les connaître, c'est-à-dire que les hommes

ET ÉTERNELS, inspirés de l'Esprit de Dieu ont ignoré sa


volonté, et que ceux-là l'ont découverte qui
Ces mêmes philosophes soutiennent encore
ne se sont appuyés que sur d'humaines con-
que des corps terrestres ne peuvent être éter-
jectures !

Saint Augustin ayant cité ce passage du Timée, non pas d'après


*
devaient au moins prendre garde de ne
Ils
le texte, mais d'après la version de Cicéron, c'était pour nous un
devoir de nous rapprocher de Cicéron plus que de Platon même. — pas tomber dans cette contradiction manifeste,
Comparez les divers interprètes M. J.-V. Le Clerc {Pensées de
:

Platon), M. Cousin (tome xi, page 137) et M. Henri Martin (tome i, de soutenir d'un côté que l'âme ne saurait
page 112 et note 38, § 1).
être heureuse, si elle ne fuit toute sorte de
= Voyez particulièrement le Timée (trad. fr., tome 5II, pages
120,
125, 211) a Dieu, dit Platon, voulant faire
; le monde semblable à

• ce qu'il y a de plus beau et de plus parfait parmi les choses in- * Saint Augustin paraît se souvenir ici d'un passage ou Cicéron,
• telligibles, un animal visible, un et renfermant en lui tous
en fit traduisant Euripide, s'exprime ainsi : u II faut que la terre soit ren-
I les autres animaux comme étant de la même nature que lui d. a due à la terre (Voyez les Tuscutanes (lib. m, cap. 25) n
276 LA CITÉ DE DIEU.

corps ', et de dire de l'autre que les âmes des CHAPITRE XVllI.
dieux sont bienheureuses quoique éternelle-
DES CORPS TERRESTRES QUE LES PHILOSOPHES
ment unies à des corps, celle même de Jupiter,
PRÉTENDENT NE POUVOIR CONVENIR AUX ÊTRES
qui pour eux est le monde, étant liée à tous
CÉLESTES PAR CETTE RAISON QUE TOUT CE QUI
leséléments qui composent cette sphère im-
EST TERRESTRE EST APPELÉ VERS LA TERRE PAR
mense de la terre aux cieux. Platon veut que
LA FORCE NATURELLE DE LA PESANTEUR.
cette âme s'étende, selon des lois musicales,
depuis le centre de la terre jusqu'aux extré- Mais il est nécessaire, disent-ils, que le poids
mités du que le monde soit un grand
ciel, et naturel des corps terrestres les fixe sur la terre
et heureux animal dont l'âme parfaitement ou les y appelle, et ainsi ils ne peuvent être
sage ne doit jamais être séparée de son corps, dans le ciel. 11 est vrai que les premiers hom-
sans toutefois que celte masse composée de mes étaient sur la terre, dans cette région
tant d'éléments divers puisse la retarder, ni fertile et délicieuse qu'on a nommée le para-
l'appesantir ^. Voilà les libertés que les philo- dis ; mais que nos adversaires considèrent
sophes laissent prendre à leur imagination, et d'un œil plus attentif la nature de la pesan-
en même temps ils ne veulent pas croire que teur; cela est important pour résoudre plu-
des corps terrestres puissent devenir immor- sieurs questions, notamment celle du corps
tels par la puissance de la volonté de Dieu, et avec lequel Jésus-Christ est monté au ciel, et
que les âmes y puissent vivre éternellement celle aussi des corps qu'auront les saints au
bienheureuses sans en être appesanties '\ moment de la résurrection. Je dis donc que si
comme font cependant leurs dieux dans des les hommes parviennent par leur adresse à
corps de feu, et Jupiter même, le roi des faire soutenirsur l'eau certains vases com-
dieux, dans la masse de tous ces éléments? posés des métaux les plus lourds, il est infini-
S'il faut qu'une âme, pour être heureuse, fuie ment plus simple et plus croyable que Dieu,
toutes sortes de corps, que leurs dieux aban- par des ressorts qui nous sont inconnus, puisse
donnent donc les globes célestes; que Jupiter empêcher les corps pesants de tomber sur la
quitte le ciel et la terre ; ne peut s'en
ou s'il terre, lui qui, selon Platon, fait, quand il le
séparer, qu'il soit réputé misérable. Mais nos veut, que les choses qui ont un commence-
philosophes reculent devantcette alternative: ment n'aient point de fin, et que celles qui
ils n'osent point dire que leurs dieux quittent sont composées de plusieurs parties ne soient
leur corps, de peur de paraître adorer des point dissoutes? or, l'union des esprits avec
divinités mortelles ne veulent pas les
; et ils les corps est mille fois plus merveilleuse que
priver de la félicité, de crainte d'avouer que celle des corps les uns avec les autres. N'est-

des dieux sont misérables. Concluons qu'il ce pas aussi une chose aisée à comprendre que
n'est pas nécessaire pour être heureux de fuir des esprits parfaitement heureux meuvent
toutes sortes de corps, mais seulement ceux leurs corps sans peine où il leur plaît, corps
qui sont corruptibles, pesants, incommodes terrestres à la vérité, mais incorruptibles? Les
et moribonds, non tels que la bonté de Dieu anges n'ont-ils pas le pouvoir d'enlever sans
les donna aux premiers hommes, mais tels difficulté les animaux terrestres d'oii bon leur
qu'ils sont devenus en punition du péché. semble, et de les placer où il leur convient ?
Pourquoi donc ne croirions-nous pas que les
' C'est la doctrine des Plotin, des Porphyre et de tous ces philo- âmes des bienheureux pourront porter ou
sophes d'Alexandrie qui poussaient à Texlrême le spiritualisme de arrêter leurs corps à leur gré? Le poids des
Platon. Voyez plus haut la belle discussion de saint Augustin contre
Porphyre, au liv, x, ch. 29 et suiv. corps est d'ordinaire en raison de leur masse,
' le Timée, trad. fr., tome xn, pages 120 et suiv. « L'au-
Voyez et plus il y a de matière, plus la pesanteur est
teur dumonde, dit Platon, ayant achevé à son gré la composition
a de ame, construisit au dedans d'elle tout ce qui est corporel, rap-
1
grande ; cependant l'âme porte plus légère-
procha Tun de l'autre le centre du corps et celui de l'âme, les
u
ment son corps quand il est sain et robuste
s unit ensemble, et l'âme, infuse partout, depuis le milieu jusqu'aux
extrémités, et enveloppant le monde circulairement, introduisit que quand il est maigre malade, bien qu'il
et
par son mouvement sur elle-même le divin commencement d'une
reste plus lourd à porter pour autrui dans son
a

vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite des temps d ,


'
Comp. saint Augustin, De Gen. ad litt., lib. vi, n. 36, 37. embonpoint que dans sa langueur; d'où il
faut conclure que, dans les corps même mor-
tels et corruptibles, l'équilibre et l'harmonie
des parties fout plus que la masse et le poids.
LIVRE XlII. DE LA MORT. 277

Qui peut d'ailleurs expliquer l'extrême diffé- au-dessus des dieux immortels ? et cependant
rence qu'il y a entre ce que nous appelons le Dieu souverain, chez Platon, promet à ces
santé et l'ininiortalité future ? Ain^i donc, que dieux, comme une faveur signalée, qu'ils ne
lesphilosophes ne croient pas avec l'argu- mourront point, c'est-à-dire (jue leur âme
ment du poids des corps avoir raison de notre sera toujours unie à leur corps '.Or, ce même
foi I Je pourrais leur demander pourquoi ils Platon croit que les hommes qui ont bien
ne croient pas qu'un corps terrestre puisse vécu en ce monde auront pour récompense
être dans le ciel, alors que toute la terre est de quitter leur corps pour être reçus dans '-

suspendue dans le vide; mais ils me répon- le sein des dieux (qui pourtant ne quittent

draient peut-être que tous les corps pesants jamais le leur). C'est de là que plus tard:
tendent vers le centre du monde. Je dis donc
(c Ces âmes reviennent aux régions terrestres, libres de tout
seulement que si les moindres dieux, à qui souvenir et désirant entrer dans des corps nouveaux ' » ;
Platon adonné la commissiondecréerl'hofnme
avec les autres animaux terrestres, ont pu, comme parle Virgile d'après Platon; car Pla-
comme il l'avance, ôter au feu la vertu de brû- ton estime, d'une part, que les âmes des
ler, sans lui ôter celle de luire et d'éclairer par hommes ne peuvent pas être toujours dans
lesyeux',douterons-nousquele Dieu souverain, leur corps et qu'elles en sont nécessairement
à qui ce philosophe donne le pouvoir d'empê- séparées par la mort, et, d'autre part, qu'elles
cher que les choses qui ont un conuuencement ne peuvent pas demeurer toujours sans corps,
n'aient une fin, et que celles qui sont compo- mais qu'elles les quittent et les reprennent
sées de parties aussi différentes que le corps par de continuelles révolutions *. Ainsi il y a
ne se dissolvent, soit capable d'ôler
et l'esprit cette différence, selon lui, entre les sages et le
la corruption et la pesanteur à la chair, qu'il reste des hommes, que les premiers sont por-
saura bien rendre immortelle sans détruire sa tés dans le ciel après leur mort pour y repo-
nature ni la configuration de ses membres ? ser quelque temps, chacun dans son astre %
Mais nous parlerons plus amplement, s'il plaît d'où, ensuite, oubliant leurs misères passées,
à Dieu, sur la fin de cet ouvrage, de la résur- et entraînées par l'impérieux désir d'avoir un
rection des morts et de leurs corps immortels. corps, ils aux souf-
retournent aux travaux et
frances de cette vie, au lieu que ceux qui ont
CHAPITRE XIX. mal vécu rentrent aussitôt dans des corps
d'hommes ou de bêtes suivant leurs démé-
CONTRE LE SYSTÈME DE CEUX QUI PRÉTENDEÎST
rites ^ Platon a donc assujéli à celle dure
QUE LES PREMIERS HOMMES SERAIENT MORTS,
condition de vivre sans cesse les âmes mêmes
QUAND MÊME ILS n'AURAIENT POINT PÉCHÉ.
des gens de bien ' sentiment si étrange que
:

Je reprends maintenant ce que j'ai dit plus Porphyre, comme nous l'avons dit aux hvres
haut du corps des premiers hommes, et j'af- précédents ', Porphyre en a eu honte et a
firme que la mort, par où j'entends cette pris le parti non-seulement d'exclure lésâmes
mort dont l'idée est familière à tous et qui des hommes du corps des bêtes, mais d'assi-
consiste dans la séparation du corps et de gner aux âmes des gens de bien, une fois dé-
l'âme, ne leur serait point arrivée, s'ils n'eus- livrées du corps, une demeure éternelle au
sent péché. Car bien qu'il ne soit pas permis sein du Père ". De cette façon, pour n'en pas
de douter que les âmes des justes après la * Voyez plus haut, chap. 16.
mort ne vivent en repos, c'est pourtant une Voyez, dans le Timée, la êq du discours de Dieu aux dieux
'

(tome sll de la trad. fr., page 138).


chose manifeste qu'il leur serait plus avanta- * Virgile, Enéide, livre vr, vers 750, 751.

' Voyez le Phédon, le Phèdre et le Timée,


geux de vivre avec leurs corps sains et vi- ' Voyez le Timée, 1. 1, page 139.
goureux, et cela est si vrai que ceux qui re- ' Timée, 1.
1, pages 242 et suiv.
"
Saint Augustiû parait ici beaucoup trop affirmatif et on s'aper-
gardent comme une condition de parfait
çoit qu'il n'a pas à son service les dialogues de Platon. Dans le
bonheur de n'avoir point de corps condam- Phèdre, en effet, dans le Phédon et ailleurs, Platon exempte cer-
taines àoies d'élite de la transmigration perpétuelle (Voyez traduct.
nent eux-mêmes cette doctrine par leurs pro- franc., tome vi, pages 54 et suiv.; tome l,
pages 240, 312 et suiv.)

pres sentiments. Qui d'entre eux, en effet, La contradiction signalée entre Platon et Porphyre n'existe donc
pas.
oserait placer les hommes les plus sages ' Particulièrement au livre x, ch. 30.
»
Le Père, dans le langage des néoplatoniciens d'Alexandrie, c'est
' Voyez dans le TimPe la théorie de la vision, tome xii de la le premier principe, l'Unité absolue, première hypostase de la tnnilé
trad. fr., pages 192 et suiv. divine.
.

278 LA CITÉ DE DIEU.

dire moins que Jésus- Christ, qui promet une uns ' sur la foi de cette parole de l'Apôtre :

vie éternelle aux saints, il établit dans une « Corps animal, quand il est mis en terre,
éternelle félicité les àmcs purifiées de leurs « notre corps ressuscitera spirituel ^ » mais ;

souillures, sans les faire retourner désormais parce qu'elle sera parfaitement soumise à l'es-
à leurs anciennes misères, et, pour contredire prit, qui en pourra disposer h son gré sans
Jésus-Christ, il nie la résurrection des corps éprouver jamais aucune résistance. En effet,
et assure que les âmes vivront éternellement après la résurrection, le corps n'aura pas seu-
d'une vie incorporelle '. Et cependant il ne lement toute la perfection dont il est capable
leur défend point d'adorer les dieux^ qui ont ici-bas dans la meilleure santé, mais il sera
des corps, ce qui fait voir qu'il n'a pas cru même beaucoup plus parfait que celui des
ces âmes d'élite, toutes dégagées du corps premiers hommes avant le péché. Bien qu'ils
que les dieux.
qu'elles soient, plus excellentes ne dussent point mourir, s'ils ne péchaient
Pourquoi donc trouver absurde ce que notre point, ils ne laissaient pas toutefois de se ser-
religion enseigne, savoir que les premiers : vir d'aliments, leurs corps n'étant pas encore
hommes n'auraient point été séparés de leur spirituels. 11 est vrai aussi qu'ils ne vieillis-
corps par la mort s'ils n'eussent péché, et saient point, par une grâce merveilleuse que
que les bienheureux reprendront dans la ré- Dieu avait attachée en leur faveur à l'arbre de
surrection les mêmes corps qu'ils ont eus en vie, planté au milieu du paradis avec l'arbre
cette vie, mais telsnéanmoins qu'ils ne leur défendu; mais cela ne les empêchait pas de
causeront itUis aucune peine et ne seront se nourrir du fruit de tous les autres arbres
d'aucun obstacle à leur pleine félicité. du paradis, à l'exception d'un seul toutefois,
qui leur avait été défendu, non comme une
chose mauvaise, mais pour glorifier cette
CHAPITRE XX.
chose excellente qui est la pure et simple
LES CORPS DES BIENHEUREUX RESSUSCITES SERONT obéissance, une des plus grandes vertus que
PLUS PARFAITS QUE N'ÉTAIENT CEUX DES PRE- puisse exercer la créature raisonnable à l'é-

MIERS HOMMES DANS LE PARADIS TERRESTRE, gard de son créateur. Ils se nourrissaient
donc des autres pour se garantir de la fruits

Ainsi la mort paraît légère aux âmes des faim et mangeaient du fruit
de la soif, et ils

que leur chair repose


fidèles trépassés, pai'ce de l'arbre de vie pour arrêter les progrès de
en espérance, quelque outrage qu'elle ait paru la mort et de la vieillesse, tellement qu'il

recevoir après avoir perdu la vie. Car n'en semble que le fruit de la vie était dans le
déplaise à Platon, si les âmes soupirent après paradis terrestre ce qu'est dans le paradis
un corps, ce n'est pas parce qu'elles ont perdu spirituel la sagesse de Dieu, dont il est écrit :

la mémoire, mais plutôt parce qu'elles se sou- a C'est un arbre de vie pour ceux qui l'em-

viennent de ce que leur a promis celui qui ne « brassent ' »

trompe personne et qui nous a garanti jus-


qu'au moindre de nos cheveux ^ Elles sou- CHAPITRE XXI.
haitent donc avec ardeur et attendent avec
on peut donner un sens spirituel a ce que
patience la résurrection de leurs corps, où
l'Écriture dit du paradis, pourvu que l'on
elles ont beaucoup souffert, mais où elles ne
conserve la vérité de récit historique.
doivent plus souffrir. Aussi bien, puisqu'elles
ne haïssaient pas leur chair lorsqu'elle en- '^
De là vient expliquentque quelques-uns *

trait en révolte contre leur faiblesse et qu'il allégoriquement tout ce paradis où la sainte
fallait la retenir sous l'empire de l'esprit, com-

bien leur est-elle plus précieuse, au moment * C'était là, selon le docte Vives, une des opinions professées par

Origène dans ce livre Des principes dont il a été parlé plus haut.
de devenir spirituelle ? Car de même qu'on L'audacieux théologien d'Alexandrie y soutenait que toute chair
doit un jour olre transformée en substance spirituelle, bien plus,
appelle charnel l'esprit esclave de la chair,
assimilée à la substance divine. C'est alors, disait-il, que Dieu sera
on peut bien aussi appeler spirituelle la chair tout en tous.

soumise à l'esprit, non qu'elle doive être con- ' I Cor. XV, 4-1. — ' Prov. m, 18.
' s'agit soit de Philon le juif, soit d'Origènc lesquels
vertie en esprit, comme le croient quelques-
11 ici ,

avaient ce point de réduire les récits de l'Ecriture sainte à


commun
de purs symboles. Voyez Philon [De opif. mundi, au dernier livre,
' Voyez plus bas, livre XXII, ch. 27. et Allegui: lei/., hb, l) et les commentaires d'Origène sur la
' Luc, XXI, 18. — Ephés. v, 29. Genèse.
LIVRE XIII. — DE LA MORT. 279

Ecriture rapporte que furent mis nos pre- «mettrai plus mavous'». Ces
force qu'en
miers parents; ce qui est dit des arbres et des explications allégoriques du paradis et autres
fruits, ils l'entendent des vertus et des mœurs, semblables sont très-bonnes, jiourvu que l'on
soutenant que toutes ces expressions ont un croie en même temps à la très-fidèle exacti-
sens exclusivement symbolifjiie. Mais quoi ? tude du récit historique.
faut-il nier la réalité du paradis terrestre parce
qu'il peut figurer un paradis siiiriluel ? c'est CHAPITRE XXII.
comme si l'on voulait dire qu'il n'y a point
LES CORPS DES S.\INTS SERONT SPIRITUELS APRÈS
eu deux femmes, dont l'une s'appelait Agar
LA RÉSURRECTION, MAIS d'uNE TELLE FAÇON
et l'autre Sara,d'où sont sortis deux enfants
POURTANT QUE LA CHAIR NE SERA PAS CONVER-
d'Abraham, l'un delà servante et l'autre de
TIE EN ESPRIT.
la femme libre, parce que l'Apôtre dit qu'il
découvre ici la figure des deux Testaments '; Les corps des saints après la résurrection
ou encore qu'il ne sortit point d'eau de la n'auront plus besoin d'aucun arbre pour les
pierre que Moïse frappa de sa baguette % empêcher de mourir de vieillesse ou de ma-
parce que cette pierre peut figurer Jésus- ladie, ni d'autres aliments corporels pour les
Christ, suivant cette parole du même Apôtre : garantir de la faim ou de
parce qu'ils la soif,

« Or, la pierre était Jésus-Christ Rien seront revêtus d'une immortalité glorieuse,
n'empêche donc d'entendre par le paradis ter- en sorte que si les élus mangent, ce sera parce
restre la vie des bienheureux, par les quatre qu'ils le voudront, et non par nécessité. C'est
fleuves, les quatre vertus cardinales, c'est-à- ainsi que nous voyons que les anges ont quel-
dire la prudence, la force, la tempérance et quefois mangé avec les hommes, non qu'ils
la justice, par les arbres toutes les sciences en eussent besoin, mais par complaisance et
utiles, par les fruits des arbres les bonnes pour se proportionner à eux. Et il ne faut pas
mœurs, par l'arbre de vie, la sagesse qui est croire que les anges n'aient mangé qu'en ap-
la mère de tous les biens, et par l'arbre de la parence, quand les hommes les ont reçus
science du bien et du mal, l'expérience du chez eux ^ sans les connaître et persuadés
commandement violé. Car la peine du péché qu'ils mangeaient comme nous par besoin;
est bonne puisqu'elle est juste, mais elle n'est car ces mots de l'ange à Tobie « Vous m'a- :

pas bonne pour l'homme qui la subit. Et tout « vez vu manger, mais vous ne l'avez vu
cela peut encore se mieux entendre de l'E- « qu'avec vos yeux '», signifient Vous croyez :

glise, à titre de prophétie, en disant que le que je mangeais comme vous par besoin. —
paradis est l'Eglise même, à laquelle on donne Que si toutefois il est permis d'entendre ce
ce nom dans le Cantique des Cantiques * ; les passage autrement et d'adopter une autre
quatre fleuves du paradis, les quatre évan- opinion peut-être plus vraisemblable, au
giles; les arbres fruitiers, les saints; leurs moins la foi nous oblige-t-elle de croire que
fruits, leurs bonnes œuvres; l'arbre de vie, le Jésus-Christ, après la résurrection, a réelle-
Saint des saints, Jésus-Christ; l'arbre de la ment mangé avec ses disciples *, bien qu'il
science du bien et du mal, le libre arbitre. eût déjà une chair spirituelle. Ce n'est donc
L'homme en effet qui a méprisé la volonté de que le besoin, et non le pouvoir de boire et
Dieu ne saurait fairede soi qu'un usage fu- manger, qui sera ôté aux corps spirituels, et
neste; ce qui lui fait connaître quelle diffé- ilsne seront pas spirituels, parce qu'ils ces-
rence y a de se tenir attaché au bien com-
il seront d'être corps, mais parce qu'ils seront
mun de tous, ou de se complaire en son animés d'un esprit vivifiant.
propre bien; car celui qui s'aime est aban-
CHAPITRE XXIII.
donné à lui-même, afin que comblé de craintes
et de misères, il s'écrie avec le Psalmiste, si CE qu'il faut ENTENDRE PAR LE CORPS ANIMAL
toutefois il sent ses maux : « Mon âme, s'é- ET PAR LE CORPS SPIRITUEL, ET CE QUE c'eST
« tant tournée vers elle-même, est tombée QUE MOURIR EN AD.UI ET ÊTRE VIVIFIÉ EN
« dans la confusion ^ », et qu'il ajoute après JÉSUS-CURIST.
avoir reconnu sa faiblesse « Seigneur, je ne : De même que nous appelons corps animaux
' Galat. IV, 22-24. — ' Exod. xvu, 6; Num. xx, U. — ' I Cor. Ps. LVII!, 10. - Gen. Jïviii; et Tob. Tob. xn, 19. —
X, 4. — * Cant. IV, 13. — » Ps. su, 7. * Luc, XXIV.
280 LA CITÉ DE DIEU.

ceux qui ont une âme vivante, ainsi on nomme que dans le paradis terrestre, quoiqu'il eût une
corps spirituels ceux fjui ont un esprit vivi- âme vivante sans avoir encore un esprit vivi-
fiant. Dieu nous garde toutefois de croire que fiant, on ne pouvait pas dire mort, qu'il fût
ces corps glorieux deviennent des esprits! ils parce qu'il n'avait point péché et qu'il n'était
gardent la nature du corps, sans en avoir la l)as encore sujet à la mort. Or, Dieu ayant
pesanteur ni la corruption. L'homme alors ne marqué la mort de l'âme (qui a lieu lorsqu'il
sera pas terrestre, mais céleste, non que le la quitte), en disant : « Adam, où es-tu? » et
corps qui a été de la terre cesse d'être,
tiré celle du corps quand l'âme l'aban-
(qui arrive
mais parce que Dieu le rendra capable de de- donne), en disant encore: «Vous êtes terre,
meurer dans le ciel, en ne changeant pas sa « et vous retournerez enterre' », il faut croire
nature, mais ses qualités. Or, le premier qu'il n'a rien dit de la seconde mort, parce
homme, qui était terrestre et formé de la terre', qu'il a voulu qu'elle fût cachée dans l'Ancien

a été créé avec une âme vivante et non avec Testament, la réservant pour le Nouveau, où
un esprit vivifiant, qui lui était réservé comme elle estouvertement déclarée, afin de faire voir
prix de son obéissance. C'est pourquoi il avait que première mort, qui est commune à
cette

besoin de boire et de manger pour se garantir tous, vient du premier jiéché, qui d'un seul

de la faim et de la soif, et il n'était pas immor- homme s'est communiqué à tous. Quant à la
tel par sa nature, mais seulement par le moyen seconde mort, elle n'est pas commune à tous,
de l'arbre de vie qui le défendait de la vieil- à cause de «ceux que Dieu acoiinuset prédes-
lesse et de la mort il ne faut donc point dou-
; « tinés de toute éternité 8, comme dit l'Apôtre,

ter que son corps ne fût animal et non spiri- « pour être conformes àrimage de son Fils, afin

tuel, et cependant, ne serait point mort, s'il


il « qu'il fût l'aîné de plusieurs frères^ »;ceux-là,
n'eût encouru par son péché l'effet des menaces en effet, la grâce du Médiateur les en a délivrés.
divines, condamné dès ce moment à disputer Voici comment l'Apôtre témoigne que le
au temps et à la vieillesse, à l'aide des aliments premier homme a été créé dans un corps ani-
dont bonté de Dieu lui a continué le secours,
la mal. Voulant distinguer notre corps, qui est
une vie que son obéissance aurait pu prolon- maintenant animal, de ce même corps qui
ger à jamais. sera spirituel dans la résurrection, il dit :

Alors donc que nous entendrions aussi de « Le corps est semé plein de corruption, et il

cettemort sensible qui sépare l'âme d'avec le « ressuscitera incorruptible; il est semé avec
corps ce que Dieu dit aux premiers hommes : 8 ignominie, et il ressuscitera glorieux; il est
« Du jour que vous mangerez de ce fruit, vous « semé dans la faiblesse, et il ressuscitera
«mourrez *», on ne devrait point trouver « dans la vigueur; il est semé corps animal,
étrange que cette séparation de l'âme et du « et il ressuscitera corps spirituel ». Et pour
corps ne se fût pas faite dès le jour même qu'ils montrer ce que qu'un corps animal c'est :

mangèrent du fruit défendu. Dès ce jour, en «11 est écrit», ajoute-t-il, « que le premier

effet, leur nature fut corrompue, et, par une « homme a été créé avec une âme vivante ».

séparation très-juste de l'arbre de vie, ils tombè- L'Apôtre veut donc qu'on entende par ces pa-
rent dans la nécessité de mourir, avec laquelle roles de l'Ecriture « Le premier homme a :

nous naissons tous. Aussi, l'Apôtre ne dit pas «été créé avec une âme vivante '»,qu'ila
que le corps mourra, a mais qu'il est mort à été créé avec un corps animal et il montre ;

« cause du péché, et que l'esprit est vivant à ce qu'il faut entendre par un corps spirituel,
cause de la justice ». Et il ajoute « Si l'Es- : quand il ajoute « Mais le second Adam a été
:

« prit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ « rempli d'un esprit vivifiant » par où il ;

« habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus- marque Jésus-Christ, qui est ressuscité d'une
« Christ donnera aussi la vie à vos corps mor- telle manière qu'il ne peut plus mourir. 11

a tels, parce que son Esprit habitera en vous'». poursuit et dit « Mais ce n'est pas le corps
:

Ainsi donc le corps, qui n*a maintenant qu'une « spirituelqui a été formé le premier, c'est le
âme vivante, recevra alors un esprit vivifiant; « corps animal, et ensuite le spirituel »; par

mais, quoiqu'il ait une âme vivante, l'Apôtre où il montre encore plus clairement qu'il a
ne laisse pas de dire qu'il est mort, parce qu'il entendu le corps animal dans ces paroles :

est soumis à la nécessité de mourir, au lieu « Le premier homme a été créé avec une âme

' I Cor. XV, 47. — ' Gen. Il, 17. — ' Rom. vm, 10, 11. ' Gen. 111, 9, 19. — ' Hom. viu, 28, 29. — ' Gen. Il, 7.
LIVRE XIII. — DE LA MORT. 281

«vivante », et le spirituel, quand il a dit : pressément dans la mèmeépître, quand il dit :

« Le second Adam a été rempli d'un esprit vi- « La mort est venue par un homme, et la ré-

« vifiant ». a surreclion doit aussi venir par un homme;


Le corps animal est le premier, tel que l'a « car comme tous meurent en Adam, ainsi
eu le premier Adam (qui toutefois ne serait « tous revivent en Jésus-Christ » c'est-à-dire '
;

point mort s'il n'eût péché), tel que nous l'a- dans un corps spirituel qui sera animé d'un
vons depuis que la nature corrompue par le esprit vivifiant. Ce n'est pas toutefois que tous
péché nous a soumis à la nécessité de mourir, ceux qui meurent en Adam doivent devenir
tel que Jésus-Christ même a voulu l'avoir d'a- membres de Jésus-Christ, puisqu'il y en aura
bord; mais après vient le spirituel, tel qu'il beaucoup plus qui seront punis pour toute l'é-
est déjà dans Jésus-Christ comme dans notre ternité de la seconde mort mais l'Apôtre se ;

chef et tel qu'il sera dans ses membres lors sert du terme général de tous, pour montrer

de la dernière résurrection des morts. que comme personne ne meurt qu'en Adam
L'Apôtre signale ensuite une notable diffé- dans ce corps animal, personne ne ressusci-
rence entre ces deux hommes, lorsqu'il dit : tera qu'en Jésus-Christ avec un corps spiri-

« Le premier homme est terrestre et formé de tuel. Ilne faut donc pas s'imaginer que nous
8 la terre, et le second est céleste et descendu devions avoir à la résurrection un corps sem-
« du ciel. Comme le premier homme a ététer- blable à celui du premier homme avant le
« restre^ ses enfants aussi sont terrestres; et péché alors même, le sien n'était pas spiri-
:

«comme le second homme est céleste, scsen- tuel, mais animal et ceux qui sont dans un
;

« fants aussi sont célestes. De même donc que autre sentiment ne se rendent pas assez atten-
« nous portons l'image de l'homme terrestre, tifs à ces paroles du grand docteur « Comme :

«perlons aussi l'image de l'homme céleste' ». « il y a, dit-il, un corps animal, il y a aussi

Ce que dit ici l'Apôtre commence maintenant « un corps spirituel, ainsi qu'il est écrit :

en nous par sacrement de la régénération,


le «Adam, le premier homme, a été créé avec
ainsi qu'il le témoigne ailleurs par ces pa- «une âme vivante ». Peut-on dire qu'il soit
roles « Tous, tant ijue vous êtes, qui avez été
: ici question de l'âme d'Adam après le péché?

« baptisé en Jésus-Christ, vous vous êtes re- évidemment non; car il s'agit du premier
« vêtus de Jésus-Christ ^ » mais la chose ne ; état où l'homme a été créé, et l'Apôtre rap-
s'accomplira entièrement que lorsque ce qu'il porte ce passage de la Genèse pour montrer
y a d'animal en nous par la naissance sera de- justement ce que c'est que le corps animal.
venu spirituel par la résurrection ; car, pour
me servir encore des paroles de saint Paul : CHAPITRE XXIV.
« Nous sommes sauvés par l'espérance ' ».
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE SOUFFLE DE DIEU
Or, nous portons l'image de l'homme terrestre
DONT PARLE l'ÉCRITURE ET QUI DONNE A
à cause de la désobéissance et de la mort qui
l'homme une AME VIVANTE ET CET AUTRE ,
sont passées en nous par la génération, et
SOUFFLE QUE JÉSUS-CHRIST EXHALE EN DISANT :
nous portons celle de l'homme céleste à cause
RECEVEZ l'ESPRIT-SAINT.
du pardon et de la vie que nous recevons dans
la régénération par le médiateur entre Dieu Quelques-uns se sont persuadé avec assez
et les hommes, Jésus-Christ homme *, qui est peu de raison que le passage de la Genèse où
cet homme céleste dont veut parler saint Paul, on lit « Dieu souffla contre la face d'Adam
:

parce qu'il est venu du ciel pour se revêtir « un esprit de vie, et l'homme fut créé âme
d'un corps mortel et le revêtir lui-même d'im- « vivante ^ », ne doit pas s'entendre de Dieu
mortalité ^ S'il appelle aussi les enfants du donnant au premier homme une âme, mais
Christ célestes, c'est qu'ils deviennent ses de Dieu ne faisant que vivifier par le Saint-
membres par sa grâce pour faire ensemble un Esprit celle que l'homme avait déjà '. Ce qui
même Christ. Il déclare encore ceci plus ex- les porte à interpréter ainsi l'Ecriture, c'est
' I Cor.XT, 21, 27. —
" Gen. li, 7.
' I Cor. XT, 42-19. — ' Galat. ni, 27. — ' Bom. vin, 24. — C'était sentiment d'Origèoe TT^ysl 'À^;^ûy,Gib.I, cap, 3), auquel
le
' I Tiin. II, 5. il faut joindre Terlullien [De Bapt.y cap. 5), saint Cyprien [Epist,
• Augustin parait ici penser à l'hérésie des Valentinieng,
Saint ad Jub.), saint Cyrille {In Joan., lib. ix, cap. 47), saint Basile {ftt
qui prétendaient que le corps de Jésus-Christ n'était pas un corps Psal. XLVln),saintAmbroise {De Parad.], et plusieurs autres Pères
humain, mais un corps spirituel et céleste. Voyez le livre de saint de l'Eglise. Voyez aussi le traité de saint Augustin {De Gen, contra
Augustin : Des hérésies (haer. 11). Mm., lib. 11, n. 10, 11).
282 LA CITÉ DE DIEU.

que Notre-Seigneur Jésus-Christ, après la ré- dans bien que cela ne se puisse
les supplices,
surrection, souffla sur ses disciples et leur dit : dire que de l'âme seule ou Cet homme a ; :

« Recevez le Saint-Esprit ' » ; d'où ils con- été enterré en tel ou tel lieu, quoique cela ne
cluent que, puisque la même chose se passa se i)Uisse entendre que du corps seul ? Diront-
dans la création de l'homme, le même effet ils que ce n'est pas la façon de parler de l'E-

s'ensuivit aussi : comme si l'évangéliste, après criture ? Mais elle ne fait point difficulté
avoir parlé du souffle de Jésus sur ses disci- d'appeler homme l'une ou l'autre de ces deux
ples, avait ajouté, ainsi que fait Moïse, qu'ils parties, lors même qu'elles sont unies, et de
devinrent âmes vivantes. Mais quand il l'au- dire que l'âme est l'homme intérieur et le
rait ajouté, cela ne signifierait autre chose, si- corpsl'homme extérieur ', comme si c'étaient
non que l'Esprit de Dieu est en quelque façon deux hommes, bien qu'en effet ce n'en soit
la viede l'àme, et que sans lui elle est morte, qu'un. Aussi bien il faut entendre dans quel
quoique l'homme reste vivant. Mais rien de sens l'Ecriture dit que l'homme est fait à l'i-

semblable n'eut lieu au moment de la créa- mage de Dieu, et dans quel sens elle l'appelle
tion de l'homme, ainsi que le prouvent ces La pre-
terre et dit qu'il retournera en terre.
paroles de la Genèse « Dieu créa (formavit) : mière parole s'entend de l'âme raisonnable,
« l'homme poussière de la terre » ; ce que cer- telle que Dieu la créa par son souffle dans

tains interprèles croient rendre plus clair en l'homme c'est-à-dire dans le corps de
,

traduisant Dieu composa [fiiixit) l'homme


: « l'homme et la seconde s'entend du corps, tel
;

a du limon de la terre », parce qu'il est écrit que Dieu le forma de la poussière, et à qui
aux versets précédents : « Or, une fontaine l'âme fut donnée pour en faire un corps ani-
« s'élevaitde la terre et la en arrosait toute mal, c'est-à-dire un homme ayant une âme
a surface S) ce qui engendrait
;
suivant eux, , vivante.
ce limon dont l'homme fut formé et c'est ; C'est pourquoi, quand Notre-Seigneur souffla
immédiatement après que l'Ecriture ajoute : sur ses disciples en disant : a Recevez le Saint-
« Dieu créa l'homme poussière de la terre », Esprit», il voulait nous apprendre que le
comme le portent les exemplaires grecs sur Saint-Esprit n'est pas seulement l'Esprit du
lesquels l'Ecriture a été traduite en latin. Au Père, mais encore l'Esprit du
unique, at-
Fils

surplus, que l'on rende par formavit ou par tendu que le même Esprit est l'Esprit du Père
finxit le mot grec È-xaaev, peu importe à la et du Fils, formant avec tous deux la Trinité,

question ;
finxit est le mot propre, et c'est la Père, Fils et Saint-Esprit, qui n'est pas créa-
crainte de l'équivoque qui a décidé ceux qui ture, mais créateur. En effet, ce souffle cor-

ont préféré fonnavit, l'usage donnant à l'ex- porel qui sortit de la bouche de Jésus-Christ
pression finxit le sens de fiction mensongère. n'était point la substance ou la nature du
C'est donc cet homme ainsi fait de la poussière Saint-Esprit, mais plutôt, je le répète, un signe
de ou du limon, c'est-à-dire d'une
la terre pour nous entendre que le Saint-Esprit
faire

poussière trempée d'eau, dont saint Paul dit est commun au


Père et au Fils car ils q'en ;

qu'il devint un corps animal, lorsqu'il reçut ont pas chacun un, et il n'y en a qu'un pour
l'âme, a Et l'homme devint âme vivante » deux. Or, ce Saint-Esprit est toujours dans l'E-
entendez que cette poussière ainsi pétrie de- criture appelé en grec pneuma^, ainsi que
vint une âme vivante. Notre-Seigneur l'appelle ici, lorsque l'expri-
Mais, disent-ils, il avait déjà une âme; au- mant par le souffle de sa bouche, il le donne
trement on ne l'appellerait pas homme, à ses disciples et je ne me souviens point qu'il
;

l'homme n'étant pas le corps seul ou l'âme y soit appelé autrement : au lieu que dans le
seule, composé des deux. 11 est vrai
mais le passage de la Genèse, où il est dit que « Dieu
que l'âme, non plus que le corps, n'est pas a forma l'homme de la poussière de la terre,
l'homme entier; mais l'âme en est la plus a et qu'il souffla contre sa face un esprit de
noble partie. Quand elles sont unies ensemble, « vie », le grec ne porte pas pneuma, mais
elles prennent le nom d'homme, qu'elles ne pnoè \ terme dont l'Ecriture se sert plus sou-
quittent pas néanmoins après leur séparation. vent pour désigner la créature que le Créateur;
Ne disons-nous pas tous les jours Cet homme :

'
II Cor. rv, 16.
est mort, et maintenant il est dans la paix ou '
rr-'£Ûy.:<, boiifrte, esprit.

> ^ean, ix, 22. — = Gen. u, 7.


• llvo»), souffle, vent.
,

LIVRE XIII. — DE LA MORT. 283

d'où vient que quelques interprètes, pour en propres pensées au lieu de se rendre attentif
marquer \a mieux aimé le
tlilTérence , ont au sens de l'Ecriture? Sans aller bien loin,
rendre par le mot souffle, que par celui d'es- qu'y avait-il de plus aisé que de lire ce qui est
prit. Il se trouve employé de la sorte dans écrit un peu auparavant au même livre de la
Isaïe, où Dieu dit: « J'ai fait tout souffle'», Genèse « Que la terre produise des âmes vi-
:

c'est-à-dire toute âme. Les interprètes donc 9 vantes » quand tous les animaux de la
'
,

expliquent quelquefois, il est vrai, ce dernier terre furent créés? Et quelques lignes après,
mot par souffle, ou par esprit, ou par inspira- mais toujours au même livre : « Tout ce qui
tion ou aspiration, ou même par âme mais ;
B a esprit de vie et tout
habitant la homme
jamais ne traduisent l'autre que par esprit,
ils «terre périt ^», pour dire que tout ce qui
soit celui de l'homme dont l'Apôtre dit «Quel : vivait sur la terre périt par le déluge ? Puis
« est celui des hommes qui connaît ce qui est donc que nous trouvons une âme vivante et
« en l'homme si ce n'est l'esprit même de
,
un esprit de vie, même dans les bêtes, selon
« l'homme qui est en lui"? » soit celui de la la façon de parler de l'Ecriture, et qu'au lieu
bête, comme quand Salomon dit : « Qui sait même où elle dit : « Toutes les choses qui ont
« si l'esprit de l'homme monte en haut dans le « un esprit de vie » le grec ne porte pas ,

« ciel, et si l'esprit de la bête descend en bas jmeuma, mais/J?ioè, que ne disons-nous aussi :

« dans la terre' ? » soit même cet esprit cor- Où esl la nécessité de dire vivante, l'âme ne
porel qu'on aussi vent, comme dans
nomme pouvant être, si elle ne vit, et d'ajouter de vie,
le Psalmiste Le feu, la grêle, la neige, la
: « après avoir dit esprit? Cela nous fait donc voir
« glace, l'esprit de tempête * » soit enfin l'es- ; que lorsque l'Ecriture a usé de ces mêmes
prit créateur, tel que celui dont Notre-Sei- termes en parlant de l'homme, elle ne s'est
gneur dit dans l'Evangile, en l'exprimant par point éloignée de sou langage ordinaire; mais
son souffle « Recevez le Saint-Esprit », et
: elle a voulu que l'on entendît par là le prin-
ailleurs : a Allez, baptisez toutes les nations cipe du sentiment dans les animaux ou les
« au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit'' » corps animés. Et dans la formation de l'homme,
paroles qui déclarent clairement et excellem- n'oublions pas encore que l'Ecriture reste
ment Trinité et encore
la très-sainte « Dieu ; : fidèle à son langage habituel, quand elle nous
« estesprit en beaucoup d'autres endroits
'
», et enseigne qu'en recevant l'âme raisonnable,
de l'Ecriture. Dans tous ces passages, le grec non émanée de la terre ou des eaux,
pas
ne porte point le mot équivalent à souffle, comme l'âme des créatures charnelles, mais
mais bien celui qui ne peut se rendre que par créée par le souffle de Dieu, l'homme n'en est
esprit. Ainsi, alors même que dans un endroit pas moins destiné à vivre dans un corps animal,
de la Genèse où il est dit que « Dieu souffla où réside une âme vivante, comme ces ani-
« contre la face de l'homme un esprit de vie», maux dont l'Ecriture a dit : « Que la terre pro-
il y aurait dans le grec pneiima et non ptioè, « duise toute âme vivante » ; et quand elle dit
il ne s'ensuivrait pas pour cela que nous fus- également qu'ils ont l'esprit de vie, le grec
sions obligés d'entendre l'Esprit créateur ,
portant toujours jmoè et non pneuma, ce
puisque, comme nous
avons dit, l'Ecriture ne n'est assurément pas le Saint-Esprit, mais
se sert passeulement du premier de ces mots bien l'âme vivante qui est désignée par cette
pour le Créateur, mais aussi pour la créature. expression.
Mais, répliquent- ils, elle ne dirait pas esprit Le souffle de Dieu disent-ils encore , est sorti ,

de vie, si elle ne voulait marquer le Saint- de sa bouche ; de sorte que si nous croyons
Esprit, ni âme vivante, si elle n'entendait la que c'est l'âme, il s'ensuivra que nous serons
vie de l'âme qui lui est communiquée par le obligés aussi d'avouer qu'elle est consub-
don de l'Esprit de Dieu, puisque, l'âme vivant stantielle et égale à cette Sagesse qui a dit : « Je
d'une vie qui lui est propre, il n'était pas c( suis sortie de la bouche du Très-Haut '
».
besoin d'ajouter vivante, si l'Ecriture n'eût Mais Sagesse ne dit pas qu'elle est le souffle
la
voulu signifier celte \ie qui lui est donnée par de Dieu, mais qu'elle est sortie de sa bouche.
le Saint-Esprit. Qu'est-ce à dire? et raisonner Or, de même que nous pouvons former un
ainsi, n'est-ce pas s'attacher avec ardeur à ses souffle, non de notre âme, qui nous fait
— — hommes, mais de l'air qui nous entoure et que
' Isaie, LVll, 10, sec. i.xx.— ' 1 Cor. il, 11. "
Eccl. m, 21.
* Ps. CXLVUI, 8. — '
Matth. xxvui, 19. — '
Jean, iv, 21. '
Gen. I, 21. — ' Ibid. vu, : ' Kccli. iïiv, 5.
284 LA CITÉ DE DIEU.

nous respirons, ainsi Dieu, qui est tout-puis- « terrestre, portons aussi l'image de l'homme
sant, a pu très-bien aussi en former un, non a céleste' ». Ainsi le corps animal, dans lequel
de sa nature, ni d'aucune cliose créée, mais l'Apôlre dit (|ue fut créé le premier homme,
du néant, et le mettre dans le corps de l'homme. n'était pas composé de telle façon qu'il ne pût
D'ailleurs, afin que ces habiles personnes qui mourir, mais de telle façon qu'il ne fût point
se mêlent de parler de l'Ecriture et n'en étu- mort si l'homme n'eût péché. Le corps qui
dient pas le langage, apprennent qu'elle ne sera spirituel, parce que l'Esprit le vivifiera,
fait pas sortir de la bouche de Dieu seulement ne pourra mourir, non plus que l'âme, qui,
ce qui est de même nature que lui, qu'elles bien qu'elle meure en quehjue façon en se sé-
écoutent ce que Dieu y dit « Tu es tiède, tu
: parant de Dieu, conserve néanmoins toujours
n'es ni froid ni chaud c'est pourquoi je vais
; une vie qui lui est propre. Il en est de même
te vomir de ma bouche'». des mauvais anges qui, pour être séparés de
Il ne faut donc plus résister aux paroles ex- Dieu, ne laissent pas de vivre et de sentir,
presses de l'Apôtre, lorsque distinguant le parce qu'ils ont été créés immortels, telle-
corps animal du corps spirituel, c'est-à-dire ment que la seconde mort même où ils seront
celui que nous avons maintenant de celui que précipités après le dernier jugement ne leur
nous aurons un jour, il dit « Le corps est : ôlera pas la vie, puisqu'elle leur fera souffrir
«semé animal, et il ressuscitera spirituel. de cruelles douleurs. Mais les hommes qui
« Comme il y a un corps animal, un il y a aussi appartiennent à la grâce et qui seront associés
« corps spirituel-, ainsi qu'il est écrit Adam, le : aux saints anges dans la béalilude seront re-
«premier homme, a été créé avec une âme vêtus de corps spirituels, de manière à ce qu'ils
« vivante, et le second Adam a été rempli d'un ne pécheront ni ne mourront plus.
« esprit vivifiant. Mais ce n'est pas le corps spi- Reste une question qui doit être discutée et,
« rituel qui a été formé le premier, c'est le avec l'aide de Dieu, résolue, c'est de savoir
« corps animal, et ensuite le spirituel. Le pre- comment les premiers hommes auraient pu
« mier homme est le terrestre formé de la terre, engendrer des enfants s'ils n'eussent point
et lesecond homme est le céleste descendu péché, puisque nous disons que les mouve-
« du ciel. Comme le premier homme a été ments de concupiscence sont des suites du
la

terrestre, ses enfants sont aussi terrestres; et péché. Mais il faut fmir ce livre, et d'ailleurs

« comme le second homme est céleste, ses en- la question demande à être traitée avec quel-

« fants sont aussi célestes. De la même manière que étendue il vaut donc mieux
; la remettre
«doncquenousavonsportérimagederhomme au livre suivant.

' Apec, m, 16. • I Cor. ïT, 44-49.


,

LIVRE QUATORZIEME'.
Sainl Augustin traite encore du péché originel, source de la vie chamelle de
l'homme et de ses affections vicieuses. 11 s'attache
surtout à faire voir que la honte qui accompague en nous la volupté est le juste châtiment de la désobéissance primitive, et
cherche comment l'homme, s'il n'eût pas péché, eût engendré des enfants sans aucun mouvement de concupiscence.

CHAPITRE PREMIER. l'Ecriture pourrait s'imaginer que les Epicu-


riens et les autres philosophes sensualistes,
LA DÉSOBÉISSANCE DU PREMIER HOMME ENTRAÎNE- profession de
et tous ceux qui, sans faire
RAIT TOl'S SES ENFANTS DANS l'aBÎME ÉTERNEL n'aiment que
philosopliie, ne connaissent et
DE LA SECONDE MORT, SI LA GRACE DE DIEU des sens, sont les seuls qui vivent
les plaisirs
n'en sauvait PLUSIEURS.
selon la chair, parce qu'ils mettent le souve-
Nous avons déjà dit aux livres précédents rain bien de l'iiomme dans la volupté du
que Dieu, voulant unir étroitement, les hommes, corps, tandis que les Stoïciens, qui le mettent
non-seulement par la communauté de nature, dans l'âme, vivent selon l'esprit mais il n'en ;

mais aussi par les nœuds de la parenté, les a est point ainsi, et, dans le sens de l'Ecriture,

fait tous sortir d'un seul, et que l'espèce hu- les uns et les autres vivent selon la chair. En
maine n'eût point été sujette à la mort, si effet, elle n'appelle pas seulement chair le
Adamet Eve (celle-ci tirée du premier homme, corps de tout animal mortel et terrestre
tiré lui-même du néant) n'eussent mérité ce comme quand elle dit o Toute chair n'est :

châtiment par leur désobéissance, qui a cor- « pas la même chair ; car autre est la chair
rompu toute la nature humaine et transmis a de l'homme, autre celle des bêtes, autre
leur péché à leurs descendants, aussi bien « celle des oiseaux, autre celle des poissons' »;
que la nécessité de mourir. Or, l'empire de la elle donne encore à ce mot beaucoup d'autres
mort s'est dès lors tellement établi parmi les acceptions; elle lui fait entre autres signi-
hommes, dans
qu'ils seraient tous précipités fier l'homme même, en prenant la partie pour

la seconde mort qui n'aura point de fin, si le tout, comme dans ce passage de l'Apôtre :
une grâce de Dieu toute gratuite n'en sauvait «Nulle chair ne sera justifiée par les œuvres
quelques-uns. De là vient que tant de nations « de la loi ^ » où par nulle chair on doit en-
;

qui sont dans le monde, si différentes de tendre nul homme, ainsi que saint Paul le
mœurs, de coutumes et de langage, ne for- déclare lui-même dans son épître aux Galates' :
ment toutes ensemble que deux sociétés « Nul homme ne sera justifié par la loi », et peu

d'hommes que nous pouvons justement


,
après « Sachant que nul homme ne sera jus-
:

appeler cités, selon le langage de l'Ecriture. « tiûé par les œuvres de la loi ». C'est en ce

L'une se compose de ceux qui veulent vivre sens que doivent se prendre ces paroles de
selon la chair, et l'autre de ceux qui veulent saint Jean": « Le Verbe s'est fait chair », c'est-
vivre selon l'esprit et quand les uns et les
;
à-dire homme. Quelques-uns pour ,
avoir mal
autres ont obtenu ce qu'ils désirent, ils sont entendu ceci, ont pensé que Jésus- Christ
en paix chacun dans son genre. n'avait point d'âme humaine De même, en '"
.

effet, que l'on entend la partie pour le tout

CHAPITRE II. dans ces paroles de Marie-Madeleine « Ils ont :

a enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils


CE qu'il faut ENTENDRE PAK VIVRE SELON
« l'ont misSj; par où elle n'entend parler que
LA CHAIR.
de son corps , qu'elle croyait enlevé du tom-
Et d'abord, qu'est-ce que vivre selon la beau, de même on entend quelquefois le tout

chair, qu'est-ce que vivre selon l'esprit? Celui pour la partie, comme dans les expressions

qui ne serait pas fort versé dans le langage de que nous venons de rapporter.
>
I Cor. XV, 39. — '
Rom. lu, 20. — ' Gai. it, 16. — * Jean, I, 14.
'
Allusion à des Apollinaires. Voyez le livre de saint
* Ce par saint Augustin avant l'année 420; car il
livre a été écrit l'Iiétésie

en fait mention dans un autre de ses ouvrages {Contra adoersarium Augustin /)e hœresibus,'axt. 55, et son écrit Contre les Ariens, n.7.
Legia et Prophetarum, n. 7) composé vers cette époque. 'Jean, xx, 13,
286 LA CITÉ DE DIEU.

Puis donc que l'Ecriture prend ce mot de qu'elle est sujette aux affections de la chair,

cbair en plusieurs façons qu'il serait trop ce n'est pas faire l'attention qu'il faut à toute
long de déduire, si nous voulons savoir ce la nature de l'homme. II est vrai que « le

que c'est que vivre selon la chair, considé- corps corruptible appesantit l'âme '
» ; d'où
rons attentivement cet endroit de saint Paul vient que l'Apôtre, parlant de ce corps cor-
aux Calâtes , où il dit « Les œuvres de : ruptible, dont il avait dit un peu auparavant:
« la chair sont aisées à connaître , comme B Quoique notre homme extérieur se cor-
« l'adultère, la fornication, l'impureté, l'im- « rompe -» , ajoute : « Nous savons que si cette
a pudicité , l'idolâtrie, les empoisonnements, «maison de terre vient à se dissoudre, Dieu
« les inimitiés , les contentions , les jalou- a doitnous donner dans le ciel une autre
« sies, les animosités, les dissensions, les « maison qui ne sera point faite de la main des
a hérésies, les envies, l'ivrognerie, les dé- « hommes. C'est ce qui nous fait soupirer après

« bauches, et autres semblables dont je vous « le moment de nous revêtir de la gloire

vous dis encore que ceux qui com-


« ai dit et « de cette maison céleste, si toutefois nous
« mettent ces crimes ne posséderont point le « sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Car,

royaume de Dieu » Parmi les œuvres de la


'
. « pendant que nous sommes dans cette de-

chair que l'Apôtre dit qu'il est aisé de con- meure mortelle, nous gémissons sous le faix ;

naître et qu'il condamne, nous ne trouvons « et néanmoins nous ne désirons pas être dé-
pas seulement celles qui concernent la volupté « pouillés, mais revêtus par dessus, en sorte

du corps, comme la fornication, l'impureté, 8 que ce qu'il y a de mortel en nous soit ab-

l'impudicité , l'ivrognerie , la gourmandise, « sorbe par la vie' ». Nous sommes donc tirés
mais encore celles qui ne regardent que en bas par ce corps corruptible comme par
l'esprit. En eiîet, qui ne demeurera d'accord un poids mais parce que nous savons que cela
;

que l'idolâtrie, les empoisonnements^ les ini- vient de la corruption du corps et non de sa
mitiés, les contentions, les jalousies, les ani- nature et de sa substance, nous ne voulons
mosités, les dissensions, les hérésies et les pas en être dépouillés, mais être revêtus d'im-
envies, sont plutôt des vices de l'âme que du mortalité. Car ce corps demeurera toujours ;

corps ? II se peut faire qu'on s'abstienne des mais comme il ne sera pas corruptible, il ne
plaisirs du corps pour se livrer à l'idolâtrie ou nous appesantira point. Il reste donc vrai
pour former quelque hérésie et cependant , qu'ici-bas « le corps corruptible appesantit
un homme de la sorte est convaincu par « l'âme, et que cette demeure de terre abat
l'autorité de l'Apôtre de ne pas vivre selon B l'esprit qui pense beaucoup », et, en même
l'esprit, et, dans son abstinence même des temps, c'est une erreur de
que tous les croire
voluptés de la chair il est certain qu'il , dérèglements de l'âme viennent du corps.
pratique les œuvres damnables de la chair. Vainement Virgile exprime-t-il en ces beaux
Les inimitiés ne sont-elles pas dans l'esprit? vers la doctrine platonicienne :

Qui s'aviserait de dire à son ennemi Vous :


« Filles du ciel, les âmes sont animées d'une flamme di-
avez une mauvaise chair contre moi, pour vine, tant qu'une enveloppe corporelle ne vient pas engourdir

dire une mauvaise volonté ? Enfin, il est clair leur activité sous le poids de terrestres organes et de membres
moribonds ' ».
que les animosités se rapportent à l'âme,
comme les ardeurs charnelles à la chair. Vainement rattache-t-il au corps ces quatre
Pourquoi donc le Docteur des Gentils appelle- passions bien connues de l'âme : le désir et la
t-il tout cela œuvres de la chair, si ce n'est en crainte, la joie et la tristesse, où il voit la
usant de cette façon de parler qui fait qu'on source de tous les vices :

exprime le tout par la partie, c'est-à-dire par


« Et de là, dit-il, les craintes et les désirs, les tristesses et
la chair l'homme tout entier ? les joies de ces âmes caplives qui, du fond de leurs ténèbres
et de leur épaisse prison, ne peuvent plus élever leurs regards
vers le ciel^ »,
CHAPITRE III.

nous enseigne toute autre chose.


Notre foi
LA CHAIR n'est PAS CAUSE DE TODS LES PÉCHÉS.
Elle que la corruption du corps qui ap-
nous dit

Prétendre que la chair est cause de tous les pesantit l'âme n'est pas la cause, mais la peine
vices, et que l'âme ne fait le mal que parce — — Ibid. v, 1-1.
'
Sag.ix, 15. '
II Cor. iv, 16. '

' Galal. V, 19, 21. ' Enéide, livre VI, v. 730-732. - ' Ibid. v. 733, 731.
LIVRE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 287

du premier péché de ; sorte qu'il ne faut pas songe qu'il tire de son propre fond. Si le môme
attribuer tous les désordres à la chair, encore Apôtre dit dans un autre endroit « La vérité :

qu'elle excite en nous certains désirs déréglés ;


«a éclaté davantage par mon mensonge'» ;
car ce serait justifier le diable , qui n'a point de n'est-ce pas déclarer que le mensonge est de
chair. On ne peut assurément pas dire qu'il soit l'homme, et la vérité de Dieu? Ainsi, quand
fornicalear, ni ivrogne, ni sujet aux autres l'homme vit selon la vérité, ilne vit pas selon
péchés de la chair cependant il ne laisse
; et lui-même, mais selon Dieu ; car c'est Dieu qui
pas d'être extrêmement superbe et envieux ;
a dit : « Je suis la vérité'». Quand il vit selon
il l'est au point que c'est pour cela que, selon lui-même, il vit selon le mensonge, non qu'il
l'apôtre saint Pierre, il a été précipité dans soit lui-même mensonge, ayant pour auteur
les prisons obscures de l'air et destiné à des et pour créateur un Dieu qui n'est point au-
supplices éternels Or, ces vices qui ont éta-
'. teur ni créateur du mensonge, mais parce
bli leur empire chez le diable, saint Paul les que l'homme n'a pas été créé innocent pour
attribue à la chair, bien ([u'il soit certain que vivre selon lui-même, mais pour vivre selon
le diable n'a point de chair. Il dit que les celui qui l'a créé, c'est-à-dire pour faire plu- i»
inimitiés, les contentions, les jalousies, les tôt la volonté de Dieu que la sienne. Or, ne
animosités et les envies sont les œuvres de pas vivre de la façon pour laquelle il a été
la chair, aussi bien que l'orgueil, qui est la créé, voilà lemensonge. Car il veut certaine-
source de tous ces vices, et celui qui domine ment être heureux, même en ne vivant pas
particulièrement dans le diable -. En effet, comme il faut pour l'être, et quoi de plus
qui est plus ennemi des saints que lui ? qui a mensonger que cette volonté? Aussi peut-on
plus d'animosité contreeux? qui estplusjaloux fort bien dire que tout péché est un mensonge.
de leur gloire ? tous ces vices étant en lui sans Nous ne péchons en effet que par la même vo-
la chair, comment entendre que ce sont les lonté qui nous porte à désirer d'être heureux,
œuvres de la chair, sinon parce que ce sont ou à craindre d'être malheureux. Il y a donc
les œuvres de l'homme, identifié par saint mensonge, quand ce que nous faisons pour
Paul avec la chair? Ce n'est pas, en effet, pour devenir heureux ne sert qu'à nous rendre
avoir une chair (car le diable n'en a point), malheureux. Et d'où vient cela, sinon de ce
mais pour avoir voulu vivre selon lui-même, que l'homme ne saurait trouver son bonheur
c'est-à-dire selon l'homme que l'homme ,
qu'en Dieu, qu'il abandonne en péchant, et
est devenu semblable au diable. Le diable a non en soi-même ?
voulu vivre aussi selon lui-même, quand il Nous avons dit que tous les hommes sont
n'est pas demeuré dans la vérité en sorte que ; partagés en deux cités différentes et contraires,
quand il mentait, cela ne venait pas de Dieu, parce que les uns vivent selon la chair, et les
mais de lui-même, de lui qui n'est pas seule- autres selon l'esprit; on peut aussi exprimer
ment menteur, mais aussi le père du men- la même idée en disant que les uns vivent se-
songe ^; de lui qui a menti le premier, et qui lon l'homme, et les autres selon Dieu. Saint
n'est l'auteur du péché que parce qu'il est Paul use même de cette expression dans son
l'auteur du mensonge. épître aux Corinthiens, quand il dit : « Puis-
« qu'il y a encore des rivalités et des jalousies
CHAPITRE IV. a parmi vous, n'est-il pas visible que vous
« êtes charnels et que vous marchez encore se-
CE QUE c'est que VIVRE SELON L'HOMME ET QUE
« » C'est donc la même chose de
Ion l'homme^?
VIVRE SELON DIEU.
marcher selon l'homme et d'être charnel, en
Lors donc que l'homme vit selon l'homme, prenant la chair, c'est-à-dire une partie de
et non selon Dieu, il est semblable au diable, l'homme pour l'homme tout entier. Il avait ap-
parce que l'ange même ne devait pas vivre pelé un peu auparavant animaux ceux qu'il
selon l'ange, mais selon Dieu, pour demeurer nomme ici charnels a Qui des hommes, dit-il,
:

dans pour parler le langage de la


la vérité et « connaît ce qui est en l'homme, si ce n'est l'es-
vérité qui vient de Dieu, et non celui dumen- « prit même de l'homme qui est en lui? Ainsi
« personne ne connaît ce qui est en Dieu que
* Sur le supplice du diable,comp, saiot Augustin, De Atjone
« l'esprit de Dieu. Or, nous n'avonspas reçu l'es-
Christ.^ n. 3-5, et De natura Boni coni, Man.f cap. 3J.
' Galat. V, 20, 21. — '
Jean, ™i, 41. ' Eom. m, 7. — ' Jean, .\iv, fl. — '
I Cor. m, 3.
288 LA CITÉ DE DIEU.

B prit du monde , mais l'esprit de Dieu, pour CHAPITRE V,


a connaître les dons que Dieu nous a faits; et
l'opinion des platoniciens touchant la nature
« nous les annonçons, non dans ledocte langage
DE l'AME et celle DU CORPS EST PLUS SUPPOR-
ode la sagesse humaine, mais comme des liom-
TABLE QUE CELLE DES MANICHÉENS; TOUTEFOIS
a mes instruits par l'esprit de Dieu et qui parlent
NOUS LA REJETONS EN CE POINT QU'eLLE FAIT
«spirituellement des choses spirituelles. Pour
VENIR DU CORPS TOUS LES DÉSIRS DÉRÉGLÉS.
«l'homme animal, il ne conçoit point ce qui
a est l'esprit de Dieu ; car cela passe à son sens Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons,
« pour une folie' ». Il s'adresse à ces sortes accuser la chair en elle-même, et faire retom-
d'hommes qui sont encore animaux, lorsqu'il ber ce reproche sur le Créateur, puiscjue la
dit un peu après « Aussi, mes frères, n'ai-je : chair est bonne en son genre; ce qui n'est pas
« pu vous parler comme à des personnes spi- bon, c'est d'abandonner le Créateur pour vivre
8 rituelles, mais comme à des hommes qui selon un bien créé, soit qu'on veuille vivre
« sont encore charnels ^ » ; ce que l'on doit en- selon la chair, ou selon l'âme, ou selon
core entendre de la même manière, c'est-à- l'homme tout entier, qui est composé des
dire la partie pour le tout. L'homme tout glorifie l'âme comme
deux ensemble. Celui qui
entier peut être désigné par l'esprit ou par la lesouverain bien et qui condamne la chair
chair, qui sont les deux parties qui le com- comme un mal, aime l'une et fuit l'autre char-
posent etdès lors l'homme animal et l'homme
;
nellement, parce que sa haine, aussi bien que
charnel ne sont point deux choses différentes, son amour, ne sont pas fondés sur la vérité,

mais une même chose, c'est-à-dire l'homme mais sur une fausse imagination. Les Platoni-
vivant selon l'homme. Et c'est ainsi qu'on ciens, je l'avoue, ne tombent pas dans l'extra-
ne doit entendre que l'homme, soit en ce vagance des Manichéens et ne détestent pas
passage : « Nulle chair ne sera justifiée par avec eux les corps terrestres comme une na-
a les œuvres de en celui-ci la loi ' » ; soit : ture mauvaise ', puisqu'ils font venir tous
« Soixante et quinze âmes ' descendirent en les éléments dont ce monde visible est com-

« Egypte avec Jacob ^ » Toute chair veut dire . posé et toutes leurs qualités de Dieu comme
tout homme, et soixante-quinze âmes est pour créateur. Mais ils croient que le corps mortel
soixante-quinze hommes. L'Apôlre dit : « Je fait de telles impressions sur l'âme, qu'il en-

« ne vous parlerai pas le docte langage de la gendre en elle la crainte, le désir, la joie et la
« sagesse humaine » ; il aurait pu dire de la : tristesse, quatre perturbations, pour parler

sagesse charnelle. Il dit aussi «Vous marchez


: avec Cicéron-, ou, si l'on veut se rapprocher
« selon l'homme » ; dans le même sens où il du grec, quatre passions, qui sont la source
aurait dit : selon la chair. Mais cela paraît de la corruption des mœurs. Or, si cela est,

plus clairement dans ces paroles « Lorsque : d'où vient qu'Enée, dans Virgile, entendant
« l'un dit Je suis à Paul, et l'autre
: Je suis : dire à son père que les âmes retourneront
« à Apollo , n'êtes encore des
- vous pas dans les corps après les avoir quittés, est sur-
« hommes " ? » 11 appelle hommes ceux qu'il pris et s'écrie :

avait auparavant appeléscliarnels et animaux. mon-


« mon père, faut-il croire que les âmes, après être
Vous êtes des hommes, dit-il, c'est-à-dire vous tées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans

l'homme, et non pas selon Dieu; des corps grossiers? Infortunés! d'où leur vient ce funest
vivez selon
amour de la lumière ^? »
car si vous viviez selon Dieu, vous seriez des
dieux. Je demande à mon tour si, dans cette pu-
reté tant vantée où s'élèvent ces âmes, le fu-
> I Cor. n, 11-14. — = Ibid. m, 1. — ' Eom. m, 20.
neste amour de la lumière peut leur venir de
Saint Augustin suit en cet endroit la version des Septante, car
*

la Vulgate porte soixante-dix âmes, et non soixunle-qidnze. Les ces organes terrestres et de ces membres mo-
Actes des Apôtres (Yii, 14) sont d'accord avec les Septante. Voyez ribonds? Le poëte n'assure-t-il pas qu'elles
plus bas, livre XVI, cb. 40.
'
Gen. XLVi, 27. — ' I Cor. m, 4. ont été délivrées de toute contagion charnelle
alors qu'elles veulent retourner dans des
corps? Il résulte de là que celte révolution

' Voyez le traité de saint Augustin De hœres., hœr. 46, et tous

ses écrits contre les Manichéens.


' Tmc. Quant., lib. iv, cap. 6 et alibi.
'
Enéide, liv. vi, v. 719-721.
LIV^RE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 289

éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie qu'elle CHAPITRE VII.


est fausse,on ne pourrait pas dire que tous
LES MOTS AMOUR ET DILECTI0N SE PRENNENT IN-
leurs désirs déréglés leur viennent du corps,
DIFFÉREMMENT EN BONNE ET EN MAUVAISE PART
puisque, selon les Platoniciens et leur illustre
DANS LES SAINTES LETTRES.
interprète, le funeste amour de la lumière ne
vient pas du corps, mais de l'âme, qui en est On dit de celui qui a le ferme propos d'aimer
saisie au moment même où elle est libre de Dieu et d'aimer son prochain comme lui-
tout corps et purifiée de toutes les souillures même, non pas selon l'homme, mais selon
de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n'est Dieu, qu'il a une bonne volonté. Cette honne
pas seulement le corps qui excite dans l'âme volonté s'appelle ordinairement charité dans
des craintes, des désirs, des joies et des tris- l'Ecriture sainte, qui la nomme aussi quel-
tesses, mais qu'elle peut être agitée par elle- quefois amour. En
que effet, l'Apôtre veut
même de tous ces mouvements. celui dont on fait choix pour gouverner le
peuple aime le bien et nous lisons aussi '
;

CHAPITRE VI. dans l'Evangile que Notre-Seigneur ayant dit


à Pierre « Me chéris-tu " plus que ne font
:
LES MOUVEMENTS DE l'aME SONT BONS OU MAU-
« ceux-ci
? » Pierre répondit « Seigneur, :

VAIS, SELON QUE LA VOLONTÉ EST BONNE OU


« vous savez que je vous aime ». Et le Sei-
MAUVAISE.
gneur lui ayant demandé de nouveau, non
Ce qui importe, c'est de savoir quelle est la pas s'il l'aimait , mais s'il le chérissait ^,
volonté de l'homme. Si elle est déréglée, ces Pierre lui répondit encore « Seigneur, vous :

mouvements seront déréglés, et si elle est «savez que je vous aime ». Enfin, le Sei-
droite, ils seront innocents et même louables. gneur lui ayant demandé une troisième fois
Car c'est la volonté qui est en tous ces mou- s'il le chérissait, l'évangéliste
ajoute «Pierre :

vements, ou plutôt tous ces mouvements ne « fut de ce que le Seigneur lui


centriste
sont que des volontés. En effet, qu'est-ce que avait dit trois fois M'aimes-tu ? » Et ce- :

le désir et la joie, sinon une volonté qui pendant le Seigneur ne lui avait fait la
consent à ce qui nous plaît? et qu'est-ce que question en ces termes qu'une seule fois, s'é-
la crainte et la tristesse, sinon une volonté tant servi les deux autres fois du mot chérir.
qui se détourne de ce qui nous déplaît? Or, D'où je conclus que le Seigneur n'attachait
quand nous consentons à ce qui nous plaît en pas au mot chérir [diligere] un autre sens
le souhaitant, ce mouvement s'appelle désir, qu'au mot aimer (amare). Aussi bien Pierre
etquand c'est en jouissant, il s'appelle joie. De répond sans avoir égard à cette différence
même, quand nous nous détournons de l'objet d'expressions « Seigneur, vous savez tout;
:

qui nous déplaît avant qu'il nous arrive, cette a vous savez donc bien que je vous aime * ».
volonté s'appelle crainte, et après qu'il est J'ai cru devoir m'arrèter sur ces deux mots,
arrivé, tristesse. En un mot, la volonté de parce que plusieurs imaginentune diff'érence
l'homme, selon les différents objets qui l'atti- entre dileclion et charité ou amour. A leur
rent ou qui la blessent, qu'elle désire ou avis, la dilectiou se prend en bonne part et
qu'elle fuit, se change et se transforme en ces l'amour en mauvaise part. Mais il est certain
différentes affections. C'est pourquoi il faut que les auteurs profanes n'ont jamais fait cette
que l'homme qui ne vit pas selon l'homme, aux philosophes le soin
distinction, et je laisse
mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra de résoudre le problème. Je remarquerai seu-
nécessairement le mal or, comme personne
; lement que, dans leurs livres, ils ne man-
n'est mauvais par nature, mais par vice, celui quent pas de relever l'amour qui a pour objet
qui vit selon Dieu doit avoir pour les mé- le bien et Dieu même ^ Quant à l'Ecriture
chants une haine parfaite ', en sorte qu'il ne sainte, dont l'autorité surpasse infiniment
haïsse pas l'homme à cause du vice, et qu'il celle de tous les monuments humains, nulle
n'aime pas le vice à cause de l'homme, mais
qu'il haïsse le vice et aime l'homme. Le vice • I Tim. m, 1-10.
' Le latin dit As-tu pour moi de la dileclion (àiligis me) ?
:
guéri, tout ce qu'il doit aimer restera, et il ne ' Toujours même opposition entre amo et diligu anor et ,

restera rien de ce qu'il doit haïr. dileclio.


" Jean, sxi, 15-17.
' Ps. cxxxviii, 22. Voyei le Phèdre
'
et, dans le Banquet, le discours de Diotime.

S. AuG. — Tome XllI. 19


.

290 LA CITE DE DIEU.

part elle n'insinue la moindre différence entre vous écartiez de cet amour chaste qui est en
«
l'amour et la dileclion ou charité. J'ai déjà Jésus-Christ • ». Enfin, quant à la tristesse
B

prouvé que l'amour y est pris en bonne part; que Cicéron appelle une maladie ^ et que Vir-
et si l'on s'imagine que l'amour y est pris, à gile assimile à la douleur en disant « Et de :

la vérité, en bonne et en mauvaise part, mais « là leurs douleurs et leurs joies '», peut-
que la dilection s'y prend en bonne part ex- elle se prendre aussi en bonne part ? c'est une
clusivement, il suffit, pour se convaincre du question plus délicate.
contraire, de se souvenir de ce passage du
Psalmiste : « Celui qui chérit [diligit] l'ini-
CHAPITRE VIII.
« quité hait son âme '
», et cet autre de l'a-
pôtre saint Jean : « Celui qui chérit le monde DES TROIS SEULS MOUVEMENTS QUE LES STOÏCIENS
« [si quis dilexerit), la dilection du Père n'est
CONSENTENT A ADMETTRE DANS l'AME DU SAGE,
a pas en lui - ». Voilà, dans un même pas- A l'exclusion de LA DOULEUR OU DE LA TRIS-
sage, le mot diligere pris tour à tour en mau- TESSE, qu'ils croient incompatibles avec la
vaise et en bonne part. Et qu'on ne me de- VERTU.
mande pas si l'amour ,
que j'ai montré
entendu en un sens favorable, peut aussi être Les Stoïciens substituent dans l'âme du sage
pris dans le sens opposé; car il est écrit: aux perturbations trois mouvements de l'âme
« Les hommes deviendront amoureux d'eux- que la langue grecque appelle eupathies *,
a mêmes, amoureux de l'argent ' ». et Cicéron constantiœ " ils remplacent le :

La volonté droite est donc le bon amour, et désir par la volonté, la joie par le contente-
la volonté déréglée est le mauvais, et les dif- ment, et la crainte par la précaution quant à ;

férents mouvements de cet amour font toutes la souffrance ou à la douleur, que nous avons
les passions. S'il se porte vers quelque objet, de préférence appelée tristesse afin d'éviter
c'est le désir; s'il en jouit, c'est la joie; s'il toute ambiguïté,ils prétendent que rien de

s'en détourne, c'est la crainte; s'il le sent semblable ne peut se rencontrer dans l'âme
malgré lui, c'est la tristesse. Or, ces passions du sage. La volonté, disent-ils, se porte vers
sont bonnes ou mauvaises, selon que l'amour le bien, qui est ce que fait le sage; le conten-
est bon ou mauvais. Prouvons ceci par l'E- tement est la suite du bien accompli, et le sage
criture. L'Apôtre « désire de sortir de cette accomplit toujours le bien; enfin la précau-
« vie et d'être avec Jésus-Christ*». Ecoutez tion évite le mal, et le sage le doit constam-
maintenant le Prophète « Mon âme languit : ment éviter; mais la tristesse naissant du mal
« dans le désir dont elle brûle sans cesse pour qui survient, comme
ne peut survenir au-il

« votre loi ». Et encore « La concupiscence


'*
: cun mal au sage, rien dans l'âme du sage ne
o de la sagesse mène au royaume de Dieu ^ » peut tenir la place de la tristesse. Ainsi, dans
L'usage toutefois a voulu que le mot concu- leur langage, volonté, entendement, précau-
piscence, employé isolément, fût pris en mau- tion, voilà qui n'appartient qu'au sage, et le
vaise part. Mais la joie est prise en bonne désir, la joie, la crainte et la tristesse, sont le
part dans ce passage du Psalmiste « Ré- : partage de l'insensé. Les trois premières af-
« jouissez-vous dans le Seigneur; justes, tres- fections sont ceque Cicéron appelle constan-
« saillez de joie ' ». Et ailleurs : « Vous avez tiœ, les quatre autres sont ce que le même
V versé la joie dans mon cœur ' ». Et encore : philosophe appelle perturbations, et le lan-
« Vous me
remplirez de joie en me dévoilant gage ordinaire passions, et cette distinction
votre face ° ». Maintenant, ce qui prouve des affections du sage et de celles du vulgaire
que la crainte est bonne, c'est ce mot de l'A- est marquée en grec par les mots d'EÙTràôsion
pôtre « Opérez votre salut avec crainte et
: et de riûïi. J'ai voulu examiner si ces manières
« frayeur'"». Et cet autre jtassage » Gardez- : de parler des Stoïciens étaient conformes à
vous de viser plus haut qu'il ne convient, que le Prophète dit
l'Ecriture, et j'ai trouvé
« et craignez " ». Et encore « Je crains que, : c( qu'il n'y a pas de contentement d'esprit
« comme le serpent séduisit Eve, vous ne
' II Cor. XI, 3.
' Ps. X, 6. — Jean, n, —
" 1 15. * Il Tim. m, 2. — ' Philipp. i, ^ Tusciilanesj livre m, cb. 10 et ailleurs.
23. — ' Ps. cxvni, 20. — Sag. ' yi, 21. — ' Pa. xxxi, 11. — • Enéide, livre VI, v. 733.
• Pa. IV, 7. — '
Ps. 11. — rsr, '• Philipp. II, 12. — " Hoœ. " Boimes passions^ de £y et de Tixdoi,
XI, 20. ' Tusciilan^s, livre iv.
LIVRE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 291

a pour les impies '


» ; le propre des méchants serait inutilement que l'Evangile ajouterait
étant plutôt de se réjouir du mal que d'être bonne, s'il n'y en avait aussi une mauvaise.

contents, ce qui n'appartient qu'aux gens de D'ailleurs, quelle si grande louange l'Apôtre

bien. J'ai dans l'Evangile


aussi trouvé : aurait-il donnée à la charité, lorsqu'il a dit
« Faites aux hommes tout ce que vous voulez « qu'elle ne prend point son contentement
«qu'ils vous fassent * »; comme si l'on ne « dans le mal », si la malignité ne l'y pre-
'

pouvait vouloir que le Lien, le mal étant nait ? Nous voyons aussi que les auteurs pro-
l'objet des désirs, n)ais non celui de la vo- fanes se servent indifféremment de ces ter-
lonté. Ilque quelques versions por-
est vrai mes :« grand
Je désire, Pères conscrits », dit le
tent « Tout le bien que vous voulez qu'ils
: orateur Cicéron, ne point sortir des voies «

« vous fassent », par où on a coupé court à « de la douceur * ». Il prend ici le désir en

toute interprétation mauvaise, de crainte par bonne part. Dans Térence, au contraire, le
exemple que dans le désordre d'une orgie, désir est pris en mauvaise part. Il introduit

quelque débauché ne se crût autorisé à l'é- un jeune libertin qui, brûlant d'assouvir sa
gard d'autrui à une action honteuse sous la convoitise, s'écrie :

seule condition de la subir à son tour; mais


« Je ne veux rien que Philuména '^
».
cette version n'est pas conforme à l'original
grec, et j'en conclus qu'en disant Tout ce : La preuve que cette volonté n'est qu'une
que vous voulez qu'ils vous fassent, l'Apôtre ardeur brutale, c'est la réponse du vieux ser-
a entendu tout le bien, car il ne dit pas Que ; viteur :

vous désirez qu'ils vous fassent, mais Que vous : « Ail ! qu'il vaudrait mieux prendre soin d'éloigner cet
voulez. amour de votre cœur que d'irriter inutilement votre passion
par de pareils discours ».
Au surplus, bien que ces sortes d'expres-
sions soient les plus propres, il ne faut pas Quant au contentement, que les auteurs
pour cela s'y assujétir; il suffit de les pren- païens l'aient aussi employé en mauvaise
dre en cette acception dans les endroits de part, Virgile seul suffit pour le prouver, dans
l'Ecriture où elles n'en peuvent avoir d'autre, ce vers si plein et si précis où il embrasse les
tels que ceux que je viens d'alléguer. Ne quatre passions de l'âme :

dit-on pas en effet que les impies sont trans-


« Et de là leurs craintes et leurs désirs, leurs douleurs et
portés de joie, bien que le Seigneur ait dit :
leurs contentements * ».
« Il n'y a pas de contentement pour les im-
« pies * ? » D'où vient cela, sinon de ce que Le même poète dit encore :

contentement veut dire autre chose que joie,


« Les mauvais contentements de l'esprit '^ ».
quand il est employé proprement et dans un
sens étroit ? De même, il est clair que le pré- C'est donc un trait commun des bons et des
cepte de l'Evangile, ainsi exprimé « Faites : méchants de vouloir, de se tenir en garde et
a aux autres ce que vous désirez qu'ils vous d'être contents, ou pour m'exprimer d'une
fassent *
», n'impliquerait pas la défense de autre sorte Les bons et les méchants dési- :

désirer des choses déshonnêtes, au lieu qu'ex- rent, craignent et se réjouissent également,
primé de la sorte « Faites aux autres ce que
: mais les uns bien, les autres mal, selon que
a vous voulez qu'ils vous fassent », il est sa- leur volonté est bonne ou mauvaise. La tris-
lutaire et vrai. Encore une fois, d'où vient tesse même, à laquelle les Stoïciens n'ont pu
cela, sinon de ce que la volonté, prise en un rien substituer dans l'âme de leur sage, se
sens étroit, ne peut s'entendre qu'en bonne prend aussi quelquefois en bonne part, sur-
part ? Et cependant, il est certain que cette tout dans nos auteurs. L'Apôtre loue les Co-
manière de parler ne serait point passée en rinthiens de s'être attristés selon Dieu. Quel-
usage « Ne veuillez point mentir ^ » s'il n'y
: ; qu'un dira peut-être que cette tristesse dont
avait aussi une mauvaise volonté, profondé- saint Paul les félicite venait du repentir de
ment distincte de celle que les anges ont re- leurs fautes; car c'est en ces termes qu'il s'ex-
commandée par ces paroles o Paix sur la
: prime « Quoique ma lettre vous ait attristés
:

« terre aux hommes de bonne volonté S). Ce ' I Cor. .-sili, 6.


^ Catitîtiaires, l, ch. 2.
' Isa'ie, LTll, 21, sec. Lxx. — ' Matlh. vu, 12. — ' Isaïe, LVII, 21, * Andi-ietme, act. H, scen. I, v. 6-8.

Bec. Lxx. — ' Matlh. vn, 12. — ' Eccli. vii, 14. — '
Luc, n, 14. *
Enéide, livre vi, v. 733. — ' Ibid. v. 278, 279.
-

292 LA CITÉ DE DIEU.

« pour lin peu de temps, je ne laisse p^is fligent de leurs péchés ; ilsse réjouissent de
« maintenant de me réjouir, non de ce que leurs bonnes œuvres. Ils craignent de pécher,
vous avez été tristes, mais de ce que votre parce qu'ils entendent que « la charité se re-
B tristesse vous a portés à faire pénitence, « en plusieurs, quand ils verront le
froidira
a Votre tristesse a été selon Dieu, et ainsi « vice triompher ». Us désirent de persévérer, '

(( vous n'avez pas sujet de vous plaindre de parce qu'il est écrit « qu'il n'y aura de sauvé
nous; car la tristesse qui est selon Dieu pro- «que celui qui persévérera jusqu'à la fin ^ ».
duit un repentir salutaire dont on ne se Us s'affligent de leurs péchés, parce qu'il est
a repent point, au lieu que la tristesse du dit Si nous nous prétendons exempts de
: c<

a monde cause la mort. Et voyez déjà com- tout péché, nous nous abusons nous-mêmes,
« bien celle tristesse selon Dieu a excité votre « et la vérité n'est point en nous ^ ». Ils se ré-

«vigilance' ». A ce compte, les Stoïciens jouissent de leurs bonnes œuvres, parce que
peuvent répondre que la tristesse est, à la vé- saint Paul leur dit « Dieu aime celui qui :

rité, utile pour se repentir, mais qu'elle ne « donne avec joie ' ». D'ailleurs, selon qu'ils

peut pas tomber en l'âme du sage, parce qu'il sont faibles ou forts, ils craignent ou dési-
est incapable de pécber pour se repentir en- rent d'être tentés, et s'affligent ou se réjouis-
suite et que nul autre mal ne peut l'attrister. sent de leurs tentations. Ils craignent d'être
On rapporte qu'AIcibiade, qui se croyait beu- tentés, à cause de cette parole : a Si quel-
reux, pleura, quand Socrate lui eut prouvé « qu'un tombe par surprise en quelque
qu'il était misérable, parce qu'il était fou. La B péché, vous autres qui êtes spirituels, ayez
foliedonc fut cause en lui de cette tristesse « soin de l'en reprendre avec douceur, dans
salutaire qui fait que l'bomme s'afflige d'être « la crainte d'être tentés comme lui '°
» . Us dé-
autre qu'il ne devrait; or, ce n'est pas au fou sirent d'être tentés, parce qu'ils entendent un
que les Stoïciens interdisent la tristesse, mais homme de la Cité de Dieu, qui dit:
fort
au sage. « Eprouvez-moi, Seigneur, et me tentez, brûlez
CHAPITRE IX. âmes reins et mon coeur "«.Us s'effrayent
dans les tentations, parce qu'ils voient saint
DU BON USAGE QUE LES GENS DE BIEN FONT
Pierre pleurer ^ Ils se réjouissent dans les
DES PASSIONS.
tentations, parce qu'ils entendent cette parole
Voilà ce que les Stoïciens peuvent dire; mais de saint Jacques : « N'ayez jamais plus de joie,
nous avons déjà répondu là-dessus à ces pbilo- a mes frères, que lorsque vous êtes attaqués
sopbes au neuvième livre de cet ouvrage ', où « de plusieurs tentations'?
nous avons montré que ce n'est qu'une ques- Or, ils ne sont pas seulement touchés de ces
tion de nom et qu'ils sont plus amoureux de mouvements pour eux-mêmes, mais aussi
la dispute que de la vérité. Parmi nous, selon pour ceux dont ils désirent la délivrance et
la divine Ecriture et la saine doctrine, les craignent la perte, et dont la perte ou la déli-
citoyens de la sainte Cité de Dieu qui vivent vrance les afflige ou les réjouit. Pour ne par- "y
selon Dieu daus le pèlerinage de cette vie, 1er maintenant que de ce grand homme qui
craignent, désirent, s'affligent et se réjouis- se glorifie de ses infirmités % de ce docteur
sent et comme leur amour est pur, toutes ces
; des nations qui a plus travaillé que tous les
passions sont en eux innocentes. Ils craignent autres Apôtres'" et qui a instruit ceux de son
les supplices éternels et désirent l'immortalité temps et toute la postérité par ses admirables
bienbeureuse. Us s'affligent, parce qu'ils sou- Epîtres, du bienheureux saint Paul, de ce
pirent encore intérieurement dans l'attente de brave athlète de Jésus-Christ, formé par lui ",
l'adoption divine, qui aura lieu lorsqu'ils se- oint par lui, crucifié avec lui '^ glorieux en
ront délivrés de leurs corps'. Us se réjouissent lui, combattant vaillamment sur le théâtre de
en espérance, parce que cette parole s'accom- ce monde à la vue des anges et des hommes",
plira, ([ui annonce que « la mort sera absorbée et s'avançant à grands pas dans la carrière pour
« dans la victoire ^ ». Bien plus, ils craignent remporter le prix de la lutte'*, qui ne serait ravi
de fléchir ; ils désirent de persévérer ; ils s'af- de le contempler des yeux de lafoi,seréjouis-
> Matlh. xsrf, 12. — » Ibid. x, 22. — ' I Jean, i, 8. — * H Cor.
'
n Cor. -TOI, 8-11. K, 7. — 'Galat. VI, I. — ' Ps. xxv, 11. — Matlh.' xxn, 75. —
'

Voyez CicéroD, TusadaneSt livre ni, ch. 32. • Jac. 1, 2. — » n Cor. xu, 5. — " I Cor. xv, 10. — " Galat. i,

'
Cbap. 4, 5. —
» Rom. vill, 23. —
' l Cor. xv, 54. 12. — " Ibid. 19. — " I Cor. iv, 9. — " Philipp. m, 14.
LIVRE XIV. LE PÉCHÉ ORIGINEL. 293

sant avec ceux qui se réjouissent, pleurant naître que nous ne éprouverons point dans
les
avec ceux qui pleurent', ayant à soutenir des l'autre vie, et qu'en celle-ci elles nous empor-
combats au deliors et des frayeurs au de- tent sou vent |)lus loin que nous ne voudrions; ce
dans', souliaitant de mourir et d'être avec qui fait que nous pleurons même quelquefois
Jésus-Christ % désirant de voir les Romains, malgré nous dans une effusion d'ailleurs
,

pour amasser du fruit parmi eux, comme il innocente et toute de charité. C'est en nous une
avait fait [)armi les autres nations % ayant pour suite de notre condition faible et mortelle;
les Corinthiens une sainte jalousie qui lui fait mais il n'en était pas ainsi de Noire-Seigneur
appréhender qu'ils ne se laissent séduire et Jésus-Christ, qui était maître de toutes ces
qu'ils ne s'écartent de l'amour chaste qu'ils faiblesses. Tant que nous sommes dans ce corps
avaient pour Jésus-Christ % touché pour les fragile, ce serait un défaut d'être exempt de
Juifs d'une tristesse profonde et d'une douleur toute passion ; car l'Apôtre blâme et déleste
continuelle qui le pénètre jusqu'au cœur", de certaines personnes qu'il accuse d'être sans
ce qu'ignorant la justice dont Dieu est auteur, amitié '. Le Psalmisle de même condamne
et voulant établir propre justice, ils leur ceux dont il dit : « J'ai attendu quelqu'un qui
n'étaient point soumis à Dieu ', saisi enfin « prendrait part à mon affliction, et personne
d'une profonde tristesse au point d'éclater en « n'est venu aucun senti-
^ ». En effet, n'avoir
gémissements et en plaintes au sujet de quel- ment de douleur, tandis que nous sommes
ques-uns qui, après être tombés dans de grands dans ce lieu de misère, c'est, comme le disait
désordres, n'en faisaient point pénitence ' ? un écrivain profane ', un état que nous ne
Si l'on doit appeler vices ces mouvements qui saurions acheter qu'au prix d'une merveilleuse
naissent de l'amour de la vertu et de la charité, stupidité. Voilà pourquoi ce que les Grecs
il ne reste plus que d'appeler vertus les affec- appellent apathie ', mot qui ne pourrait se
tions qui sont réellement des vices. Mais puis- traduire que par impassibilité, c'est-à-dire
que ces mouvements suivent la droite raison, cet état de l'âme dans lequel elle n'est sujette
étant dirigés où il faut, qui oserait alors les à aucune passion qui la trouble et qui soit
appeler des maladies de l'âme ou des passions contraire à la raison, est assurément une
vicieuses? Aussi Notre-Seigneur, qui a daigné bonne chose et très-souhaitable, mais qui n'est
vivre ici-bas revêtu de la forme d'esclave, pas de cette vie. Ecoutez, en effet, non pas un
mais sans aucun péché, a fait usage des affec- homme vulgaire, mais un des plus saints et
tions, lorsqu'il a cru le devoir faire. Comme il des plus parfaits, qui a dit « Si nous nous :

avait véritablement un corps et une âme, il « prétendons exempts de tout péché, nous
avait aussi de véritables passions. Lors donc « nous abusons nous-mêmes, et la vérité n'est
qu'il fut touché d'une tristesse mêlée d'indi- « point en nous ^ » Cette apathie n'existera .

gnation en voyant l'endurcissement des


', donc en vérité que quand l'hoinme sera
Juifs, et que, dans une autre occasion, il dit: affranchi de tout péché. Il suffit maintenant
« Je me réjouis pour l'amour de vous de ce de vivre sans crime, et quiconque croit vivre
« que je n'étais pas là, afin que vous croyiez '" » ; sans péché éloigne de lui moins le péché que
quand, avant de ressusciter Lazare, il pleura", le pardon. Si donc l'apathie consiste à n'être
quand il désira ardemment de manger la touché de rien, qui ne voit que cette insensi-
pâque avec ses disciples 'S quand enfin son bilité est pire que tous les vices? On peut fort
âme fut triste jusqu'à la mort aux approches bien dire, il est vrai, que la parfaite béatitude
de sa passion ", nous ne devons point douter dont nous espérons jouir en l'autre vie sera
que toutes ces choses ne se soient effectivement exempte de crainte et de tristesse mais qui ;

passées en lui. Il s'est revêtu de ces passions peut soutenir avec quelque ombre de raison
quand il lui a plu pour l'accomplissement de que l'amour et la joie en seront bannis? Si
ses desseins, comme il s'est fait homme quand par cette apathie on entend un état entière-
il a voulu. ment exempt de crainte et de douleur, il faut
Mais quelque bon usage qu'on puisse faire fuir cet état en cette vie, si nous voulons bien
des passions, il n'en faut pas moins recon-
' Rom. I, 31. — ' Ps. Lxvm, 21.
• Rom. —
XII, 15. Cor. vn, 5. —
" II Philipp. 23. — Rom.
' i, • '
c;et écrivain est Cranter, philosophe de l'école de Platon. Voyez
I, 11, 13. — Cor. XI, 2, 3. -
* II Rom. ix, 2. — 'Ibii. x, — ' 3. les Tusculanes (lib. m, cap. 6).
'
11 Cor. XII, 21. — Mate, m, 5. —
'
Jean, XI, 15. — " Ibid. 35.
*• •
Sur Vdnidzix stoïcienne, voyez Sénèque, Lettres, ix.
— " Luc, xxn, 15. —" Matth. xxvi, 38. '
Jean, i, 8.
294 LA CITÉ DE DIEU.

vivre, c'est-à-dire vivre selon Dieu; mais qui vivent bien, et mauvaises dans les autres.
pour l'autre, où l'on nous promet une félicité Mais dans cette vie bienheureuse et éternelle,
éternelle, la crainte n'y entrera pas. l'amour ne seront pas seulement
et la joie

Cette crainte, en elTet, dont saint Jean dit: bons, mais assurés, et il n'y aura ni crainte ni

« La crainte ne se trouve point avec la charité ;


douleur. Par là, on voit déjà en quelque façon
« car la charité parfaite bannit la crainte, quels doivent être dans ce pèlerinage les mem-
« parce que la crainte est pénible '
» ;
cette bres de la Cité de Dieu qui vivent selon l'esprit
crainte, dis-je, n'est pas du genre de celle qui et non selon la chair, c'est-à-dire selon Dieu

faisait redouter à saint Paul que les Corin- et non selon l'homme, et quels ils seront un
thiens ne se laissassent surprendre aux artifi- jour dans cette immortalité à laquelle ils
ces du serpent % attendu que la charité est as|)irent. Mais pour ceux de fautre Cité, c'est-

susceptible de cette crainte, ou, pour mieux à-dire pour la société des impies qui ne vivent
dire, il n'y a que la charité qui en soit capa- pas selon Dieu, mais selon l'homme, et qui
ble; mais elle est du genre de celle dont embrassent la doctrine des hommes et des
parle ce même
Apôtre quand il dit « Vous : démons dans le culte d'une fausse divinité et
« n'avez point reçu l'esprit de servitude pour dans le mépris de la véritable, ils sont tour-
« vivre encore dans la crainte ^ » Quant à . mentés de ces passions comme d'autant de
cette crainte chaste « qui demeure dans le maladies , et si quelques-uns semblent les
« siècle du siècle * », si elle demeure dans le modérer, on les voit enflés d'un orgueil impie,
siècle à venir (et comment entendre autrement d'autant plus monstrueux qu'ils en ont moins
du siècle '?), ce ne sera pas une crainte
le siècle le sentiment. En se haussant jusqu'à cet

qui nous donne appréhension du mal, mais excès de vanité de n'être touchés d'aucune
une crainte qui nous aflermira dans un bien passion, non pas même de celle de la gloire,
que nous ne pourrons perdre. Lorsque l'amour ils ont plutôt perdu toute humanité qu'ils

du bien acquis est immuable, on est en quel- n'ont acquis une tranquillité véritable. Une
que sorte assuré contre l'appréhension de tout âme n'est pas droite pour être inflexible, et
mal. En effet, cette crainte chaste dont parle l'insensibilité n'est pas la santé.

le Prophète signifie cette volonté par laquelle


nous répugnerons nécessairement au péché, CHAPITRE X.
en sorte que nous éviterons le péché avec
SI LES PREMIERS HOMMES AVANT LE PÉCHÉ
cette tranquillité qui accompagne un amour
ÉTAIENT EXEMPTS DE TOUTE PASSION.
parfait, et non avec les inquiétudes qui sont
maintenant des suites de notre infirmité. Que On a raison de demander si nos premiers
si toute sorte de crainte est incompatible avec parents, avant le péché, étaient sujets dans le
cet état heureux où nous serons entièrement corps animal à ces passions dont ils seront un
assurés de notre bonheur, il faut entendre jour affranchis dans le corps spirituel. En
cette parole de l'Ecriture « La crainte chaste : effet, s'ils les avaient, comment étaient-ils bien-
« du Seigneur qui demeure dans le siècle du heureux? La béatitude peut-elle s'allier avec
«siècle », au même sens que celle-ci: «La la crainte ou la douleur? Mais, d'un autre
a patience des pauvres ne périra jamais ^ » ; côté, que pouvaient-ils craindre ou souffrir au
non que la patience doive être réellement milieu de tant de biens, dans cet état où ils
éternelle, puisqu'elle n'est nécessaire (ju'où n'avaient à redouter ni la mort ni les maladies,
il y a des maux à souffrir, mais le bien qu'où où leurs justes désirs étaient pleinement com-
acquiert par la patience sera éternel au , blés et où rien ne les troublait dans la jouis-
même sens peut-être où l'Ecriture dit que la sance d'une si parfaite félicité? l'amour mutuel
crainte chaste demeurera dans le siècle du de ces époux, aussi bien que celui qu'ils por-
siècle, parce que la récompense en sera éter- taient à Dieu, était libre de toute traverse, et
nelle. de cet amour naissait une joie admirable,
Ainsi, puisqu'il faut mener une bonne vie parce qu'ils possédaient toujours ce qu'ils
pour arriver à la vie bienheureuse, concluons aimaient. Us évitaient le péché sans peine et
que toutes les affections sont bonnes en ceux sans inquiétude, et ils n'avaient point d'autre

— — — mal à craindre. Dirons-nous qu'ils désiraient


' Jean, vi, 18. - 11 Cor. il, 3. * Rom. vm, 15. ''
Ps. xvtii,
lO. — 'Ps. IX, J9. de manger du fruit défendu, mais qu'ils crai-
LIVRE XIV. — LE PECllÉ ORIGINEL. 295

gnaient de mourir, et qu'ainsi ils étaient agités bonne volonté autrement il n'aurait pas été
;

(le crainte et de désirs? Dieu nous garde d'avoir droit. La bonne volonté est donc l'ouvrage de
cette pensée car la nature humaine était
1 Dieu, puisque l'homme l'a reçue dès l'inslant
encore alors exempte de péché. Or, n'est-ce de sa création. Quant à la première mauvaise
pas déjà un péché de désirer ce qui est défendu volonté, elle a précédé dans l'homme toutes
par la loi de Dieu, et de s'en abstenir par la les mauvaises œuvres elle a plutôt été en lui
;

crainte de la peine et non par l'amour de la une défaillance et un abandon de l'ouvrage


justice? Loin de nous donc l'idée qu'ils fus- de Dieu, pour se porter vers ses propres
sent coupables dès lors à l'éyard du fruit dé- ouvrages, qu'aucune œuvre positive. Si ces
fendu de cette sorte de péché dont Noire-Sei- ouvrages de la volonté ont été mauvais, c'est
gneur dit à l'égard d'une femme «Quiconque : qu'ils n'ont pas eu Dieu pour
fin, mais la

« regarde une femme pour la convoiter, a déjà volonté elle-même en sorte que c'est cette
;

« conmiis l'adultère dans son cœur ' ». Tous volonté ou l'homme en tant qu'ayant une
les hommes seraient maintenant aussi heureux mauvaise volonté, qui a été comme le mauvais
que nos premiers parents et vivraient sans arbre qui a produit ces mauvais fruits. Or,
être troublés dans leur âme par aucune pas- bien que la mauvaise volonté, loin d'être selon
sion, ni affligés dans leur corps par aucune in- la nature, lui soit contraire, parce qu'elle est
commodité, si le péché n'eût point été commis un vice, il n'en est pas moins vrai que,
par Adam et Eve, qui ont légué leur corrup- comme tout vice, elle ne peut être que dans
tion à leurs descendants, et celle félicité aurait une nature, mais dans une nature que le
duré jusqu'à ce que le nombre des prédestinés Créateur a tirée du néant, et non dans celle
eût été accompli, en vertu de celle bénédic- qu'il a engendrée de lui-même, telle qu'est le
tion de Dieu: « Croissez et multipliez-»; après Verbe, par qui toutes choses ont été faites.
quoi ils seraient passés sans mourir dans celle Dieu a formé l'homme de la poussière de la
félicité dont nous espérons jouir après la terre, mais elle-même a été créée de
la terre

mort et qui doit nous égaler aux anges. rien, aussi bienque l'âme de l'homme. Or, le
mal est tellement surmonté par le bien, qu'en-
CHAPITRE XI. core que Dieu permette qu'il y en ail, afin de
faire voir comment sa justice en peut bien
DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME, EN QUI LA
user, ce bien néanmoins peut être sans le
NATURE A ÉTÉ CRÉÉE BONNE ET NE PEUT ÊTRE
mal, comme en Dieu, qui est le souverain
RÉPARÉE QUE PAR SON AUTEUR.
bien, et dans toutes les créatures célestes et
Dieu, qui prévoit tout, n'ayant pu ignorer invisibles qui font leur demeure au-dessus de
que l'homme pécherait, il convient que nous cet air ténébreux, au lieu que le mal ne sau-
considérions la sainte Cité selon l'ordre de la rait subsister sans le bien, parce que les
prescience de Dieu, et non selon les conjec- natures en qui il est sont bonnes comme
tures de notre raison imparfaite à qui échap- natures. Aussi l'on ôte le mal, non en ôlant
pent les plans divins. L'homme n'a pu troubler quelque nature étrangère, ou quelqu'une de
par son péché les desseins éternels de Dieu et ses parties, mais en guérissant celle qui était
l'obliger à changer de résolution, puisque corrompue. Le libre arbitre est donc vraiment
Dieu avait prévu à quel point l'homme qu'il libre quandil n'est point esclave du péché.

a créé bon devait devenir méchant et quel bien Dieu donné tel à l'homme; et main-
l'avait

il devait tirer de sa malice. En effet, quoique tenant qu'il l'a perdu par sa faute, il n'y a que
l'on dise que Dieu change ses conseils d'où (
celui qui le lui avait donné qui puisse le lui
vient que, par une expression figurée, on lit rendre. C'est pourquoi la Vérité dit : « Si le

dans l'Ecriture qu'il s'est repenti ^), cela ne « Fils vous met en liberté, c'est alors que
doit s'entendre que par rapport à ce que « vous serez vraiment libres '»; ce qui revient

l'homme attendait ou à l'ordre des causes à ceci Si le Fils vous sauve


: c'est alors ,

naturelles, et non par rapport à la prescience que vous serez vraiment sauvés. En effet, le
de Dieu. Dieu, comme parle l'Ecriture, a créé Christ n'est notre libérateur que par cela
l'homme droit*, et par conséquent avec une même qu'il est notre sauveur.

Ma;t. V, 2«. - Gcu. 28. Gen,


L'homme vivait donc selon Dieu dans le
• = l, '
VI, 6; I Rois, xv, U.
— * liccl. vu, 30. * Jean, vm, 36.
296 LA CITÉ DE DIEU.

paradis à la fois corporel et spirituel. Car il pas mal faire ; or, Adam savait tort bien qu'il
n'y avait pas un paradis corporel pour les faisait mal ; autrement, comment serait-il
biens du corps, sans un paradis spirituel pour vrai qu'il n'a pas été séduit Mais n'ayant pas ?

ceux de l'esprit ; et, d'un autre côté, un para- encore fait l'épreuve de la sévérité de la jus-
dis spirituel, source de jouissances intérieures, tice de Dieu, il a pu se tromper en jugeant sa
ne pouvait être sans un paradis corporel, faute vénielle. Ainsi il n'a pas été séduit, puis-
source de jouissances extérieures. 11 y avait qu'il n'a pas cru ce que crut sa femme, mais
donc,pourcedoubleobjet, un double paradis '. il s'est trompé en se persuadant que Dieu se

Mais cet ange superbe et envieux (dont j'ai contenterait de cette excuse qu'il lui allégua
raconté la chute aux livres précédents -, aussi ensuite « La femme que vous m'avez donnée
:

bien que celle des autres anges devenus ses « pour compagne m'a présenté du fruit et j'en
compagnons), ce prince des démons qui s'é- « ai mangé '
» . Qu'est-il besoin d'en dire da-
loigne de son Créateur pour se tourner vers vantage ? Il est vrai qu'ils n'ont pas tous deux
lui-même, et s'érige en tyran plutôt que de été crédules, mais ils ont été tous deux pé-
rester sujet, ayant été jaloux du bonheur de cheurs et sont tombés tous deux dans les
l'homme choisit le serpent animal fln et
, , filets du diable.
rusé, comme l'instrument le plus propre à
CIL\PITRE XII.
l'exécution de son dessein, et s'en servit pour
parler à la femme, c'est-à-dire à la partie la GRANDEUR DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME.
plus faible du premier couple humain, afm Si quelqu'un s'étonne que la nature hu-
d'arriver au tout par degrés, parce qu'il ne maine ne soit pas changée par les autres
pé-
croyait pas l'homme aussi crédule, ni capable chés, comme elle l'a été par celui qui est la
de se laisser abuser, si ce n'est par complai- cause originelle de celte grande corruption à
sance pour l'erreur d'un autre. De même mort et de tant
laquelle elle est sujette, de la
qu'Aaron ne se porta pas à fabriquer une d'autres misères dont l'homme était exempt
idole aux Hébreux de son propre mouvement, dans le paradis terrestre, je répondrai qu'on
mais parce qu'il y fut forcé par leurs ins- ne doit pas juger de la grandeur de ce péché
tances ' , de même encore qu'il n'est pas par sa matière (car le fruit défendu n'avait
croyable que Salomon aitcru qu'il fallait ado- rien de mauvais en soi), mais par la gravité
rer des simulacres, mais qu'il fut entraîné à ce de la désobéissance. En effet, Dieu, dans le
culte sacrilège par les caresses de ses concu- commandement qu'il fit à l'homme, ne con-
bines *, ainsi n'y a-t-il pas d'apparence que sidérait que son obéissance, vertu qui est la
le premier homme ait violé la loi de Dieu pour mère et la gardienne de toutes les autres,
avoir été trompé par sa femme, mais pour puisque la créature raisonnable a été ainsi
n'avoir pu résister à l'amour qu'il lui portait. faiteque rien ne lui est plus utile que d'être
Si l'Apôtre a dit : « Adam n'a point été séduit, soumise à son Créateur, ni rien de plus per-
« mais bien la femme ° » ce n'est que parce ; nicieux que de faire sa propre volonté. Et
que la femme ajouta foi aux paroles du ser- puis, ce commandement était si court à rete-
pent et que l'homme ne voulut pas se séparer nir et si facile au milieu d'une si
à observer
d'elle, même quand il s'agissait de mal faire. grandeabondanced'autresfruitsdontrhomme
11 n'en est pas toutefois moins coupable, at- était libre de se nourrir Il a été d'autant !

tendu qu'il n'a péché qu'avec connaissance. plus coupable de le violer qu'il lui était plus
Aussi saint Paul ne dit pas Il n'a point pé- : aisé d'être docile, à une époque surtout où le

ché, mais Il n'a point été séduit. L'Apôtre


: désir ne combattait pas encore sa volonté in-
témoigne bien au contraire qu'Adam a péché, nocente, ce qui n'est arrivé depuis qu'en puni-
quand il dit « Le péché est entré dans le
: tion de son péché.
« monde par un seul homme » et peu après, ;

encore plus clairement « A la ressemblance : CHAPITRE XIII.


ode la prévarication d'Adam ^». Il entend
LE PÉCHÉ d'aDAM A ÉTÉ PRÉCÉDÉ d'uNE MAnVAISE
donc que ceux-là sont séduits qui ne croient
VOLOMÉ.
* Voyez plus haut, livre sin, ch. 21.
• Voyez les livres xi et xn.
— m — Mais nos premiers parents étaient déjà cor-
' Exod. xxxil, 3-5. * Rois, XI, 4. '
I Tim. Il, 14. —
' Rom. V, 12, 14. ' Gen. m, 12.
LIVRE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 297

rompus au dedans avant que de tomber au les humbles sont seuls capables. Il y a donc
dehors dans cette désobéissance car une ;
quelque chose dans l'humilité qui élève le
mauvaise action est toujours précédée d'une cœur en haut et quel(]ue chose dans l'orgueil
mauvaise volonté. Or, qui a pu donner com- ([ui le porte en bas. On a quelque peine à en-

mencement à cette mauvaise volonté, sinon tendre d'abord que ce (]ui s'abaisse tende en
Torgueil, puisque, selon l'Ecriture, toutpécbé haut, et que ce qui s'élève aille en bas; mais
commence par là '
? Et qu'est-ce que l'orgueil, c'est que notre humilité envers Dieu nous

sinon le désir d'une fausse grandeur ? Gran- unit à celui qui ne voit rien de plus élevé que
deur bien fausse, en effet, que d'abandonner lui, et par consé<iuent nous élève, tandis que

celui à qui l'âme doit être attachée comme à l'orgueil qui refuse de s'assujélir à lui se dé-

son principe pour devenir en quelque sorte tache et tombe. Alors s'accomplit cette parole
son principe à soi-même C'est ce qui arrive 1
du Prophète : « Vous les avez abattus lors-
à quiconque se plaît trop en sa propre beauté, « qu'ils s'élevaient '
». Il ne dit pas: Lorsqu'ils

en quittant cette beauté souveraine et im- s'étaient élevés, comme si leur chute avait

muable qui devait faire l'unique objet de ses suivi leur élévation, mais: Ils ont été abattus,
complaisances. Ce mouvement de l'âme qui dit-il, lorsqu'ils s'élevaient, parce que s'élever
se détache de son Dieu est volontaire, puisque de la sorte, c'est tomber. Aussi est-ce, d'une
si la volonté des premiers hommes fût de- part, l'humilité, si fort recommandée en ce
meurée stable dans l'amour de ce souverain monde à la Cité de Dieu et si bien pratiquée
bien qui l'éclairait de sa lumière et l'échaulTait par Jésus-Christ, son roi, et, de l'autre, l'or-
de son ardeur, elle ne s'en serait pas détour- gueil, apanage de l'ennemi de cette Cité sainte,

née pour se plaire en elle-même, c'est-à-dire selon le témoignage de l'Ecriture, qui mettent

pour tomber dans la froideur et dans les té- cette grande différence entre les deux Cités
nèbres, et la femme n'aurait pas cru le ser- dont nous parlons, composées, l'une de l'as-
pent, ni l'homme préféré la volonté de sa semblée des bons, et l'autre de celle des mé-
femme au commandement de Dieu, sous le chants, chacune avec les anges de son parti,
prétexte illusoire de ne commettre qu'un pé- que l'amour-propre et l'amour de Dieu ont
ché véniel. Ils étaient donc méchants avant distingués dès le commencement.
que de transgresser le commandement. Ce Le diable n'aurait donc pas pris l'homme
mauvais fruit ne pouvait venir que d'un mau- dans ses pièges, si l'homme ne s'était plu au-
vais arbre ^, et cet arbre ne pouvait devenir paravant en lui-même. Il se laissa charmer
mauvais que par un principe contraire à la par cette parole « Vous serez comme des :

nature, c'est-à-dire par le vice de la mauvaise « dieux -» mais ils l'auraient bien mieux
;

volonté. Or, la nature ne pourrait être cor- été en se tenant unis par l'obéissance à leur
rompue par le vice, si elle n'avait été tirée du véritable et souverain principe qu'en voulant
néant en tant qu'elle est comme nature, elle
; par l'orgueil devenir eux-mêmes leur prin-
témoigne qu'elle a Dieu pour auteur en tant ; cipe. En effet, les dieux créés ne sont pas
qu'elle se détache de Dieu , elle témoigne dieux par leur propre vertu, mais par leur
qu'elle est faite de rien. L'homme néanmoins, union avec le véritable Dieu. Quand l'homme
en se détachant de Dieu, n'est pas retombé désire d'être plus qu'il ne doit, il devient
dans le néant, mais il s'est tourné vers lui- moins qu'il n'était, et, en croyant se suffire à
même, et a commencé dès lors à avoir moins lui-même, il perd celui qui lui pourrait suf-
d'être que lorsqu'il était attaché à l'Etre sou- fire réellement. Ce désordre qui fait que
verain. Etre dans soi-même, ou, en d'autres l'homme, pour se trop plaire en lui-même,
termes, s'y complaire après avoir abandonné comme s'il était lui-même lumière, se sépare
Dieu, ce n'est pas encore être un néant, mais de cette lumière qui le rendrait lumière, lui
c'est approcher du néant. De là vient que l'E- aussi, s'il savait se plaire en elle, ce désordre,
criture sainte appelle superbes ceux qui se dis-je, était déjà dans le cœur de l'homme
plaisent en eux-mêmes '. Il est bon d'avoir le avant qu'il passât à l'action qui lui avait été
cœur élevé en haut, non pas cependant vers défendue. Car Le cœur s'é-
la Vérité a dit : «

soi-même, ce qui tient de l'orgueil, mais vers <( lève avant la chute et s'humilie avant la
Dieu, ce qui est l'effet d'une obéissance dont a gloire ' » c'est-à-dire que la chute qui se
;

' Eccl. X, 15. — • Matt. vu, 18. — ' a Pierre, li, 10. ' Ps. Lxxu, 18. — "
Geo. UI, 5. — ' Prov. xvi, 18.
298 LA CITÉ DE DIEU.

fait dans le cœur précède celle qui arrive au vait créé, fait à son image, établi sur les autres
dehors, la seule qu'on veuille reconnaître. animaux, placé dans le paradis, comblé de
Car qui s'imay:inerait que l'élévation fût une tous les biens, et qui, loin de le charger d'un
chute ? Et cependant, celui-là est déjà tombé grand nombre de préceptes fâcheux, ne lui
qui s'est séparé du Très-Haut. Qui ne voit au en avait donné (ju'un très-facile, pour lui re-
contraire qu'il y a chute, quand il y a violation commander l'obéissance et le faire souvenir
manifeste et certaine du commandement ? qu'il était son Seigneur et que la véritable
J'ose dire qu'il est utile aux superbes de tom- liberté consiste à servir Dieu, ce fut avec jus-
ber en quelque péché évident et manifeste, ticeque l'homme tomba dans la damnation,
aûn que ceux qui étaient déjà tombés par la etdans une damnation telle que son esprit
complaisance qu'ils avaient en eux commen- devint charnel, lui dont le corps même devait
cent à se dé|)laire à eux-mêmes '. Les larmes devenir spirituel, s'il n'eût point péché ; et
et le déplaisir de saint Pierre lui furent plus comme il s'était plu en lui-même par son or-
salutairesque la fausse complaisance de sa gueil, la justice de Dieu l'abandonna à lui-
présomption -. C'est ce que Psalmiste dit
le même, non pour vivre dans l'indépendance
aussi quelque part ; « Couvrez-les de honte, mais pour être esclave de celui
qu'il affectait,
« chercheront votre nom ^ » ;
Seigneur, et ils à qui ilen péchant, pour souffrir
s'était joint
en d'autres termes « Ceux qui s'étaient plu :
malgré lui la mort du corps, comme il s'était
« dans la recherche de leur gloire se plairont volontairement procuré celle de l'âme, et pour
« à rechercher la vôtre ». être même condamné à la mort éternelle (si
Dieu ne l'en délivrait par sa grâce), en puni-
CHAPITRE XIV. tion d'avoir abandonné la vie éternelle. Qui-
conque estime cette condamnation ou trop
l'orgueil de la transgression dans le péché
grande ou trop injuste ne sait certainement
ORIGINEL a été PIRE QUE LA TRANSGRESSION
pas peser la malice d'un péché qui était si
ELLE-MÊME.
facile à éviter. De même
que l'obéissance d'A-
Mais l'orgueil le plus condamnable est de braham a été d'autant plus grande que le
vouloir excuser les péchés manifestes, comme commandement que Dieu lui avait fait était
fit Eve, quand elle dit : o Le serpent m'a plus difficile ', ainsi la désobéissance du pre-
« trompée, et j'ai mangé du
de l'arbre » fruit ;
mier homme a été d'autant plus criminelle
et Adam, quand La femme que
il répondit : o qu'il n'y avait aucune difficulté à faire ce qui
a vous m'avez donnée m'a donné du fruit de lui avait été commandé et comme l'obéis-
;

« l'arbre, et j'en ai mangé * ». On ne voit point sance du second Adam est d'autant plus louable
qu'ils demandent pardon de leur crime, ni qu'il a été obéissant jusqu'à la mort '\ la
qu'ils en implorent le remède. Quoiqu'ils ne désobéissance du premier est d'autant plus
le désavouent pas, à l'exemple de Cain % leur détestable qu'il a été désobéissant jusqu'à la
orgueil, néanmoins, tâche de le rejeter sur mort. Ce que le Créateur commandait étant
un autre, la femme sur le serpent, et l'homme si peu considérable et la peine de la déso-

sur la femme. Mais quand le péché est mani- béissance si grande, qui peut mesurer la faute
que de s'excuser. Eu effet,
feste, c'est s'accuser d'avoir manqué à faire une chose si aisée et
l'avaient-ils moins commis pour avoir agi, la de n'avoir point redouté un si grand supplice?
femme sur les conseils du serpent, et l'homme Enfin, pour le dire en un mot, quelle a été
sur les instances de la femme ? comme s'il y la peine de la désobéissance, sinon la déso-
avait quelqu'un à qui l'on dût plutôt croire ou béissance même? En quoi consiste au fond la
céder qu'à Dieu I misère de l'homme, si ce n'est dans une ré-

CHAPITRE XV. volte de soi contre soi, en sorte que, comme


il voulu ce qu'il pouvait, il veut main-
n'a pas
LA PEINE DU PREMIER PÉCHÉ EST TRÈS-JUSTE.
tenant ce qu'il ne peut ' ? En effet, bien que
Lors donc que l'homme eût méprisé le dans le paradis il ne fût pas tout-puissant, il
commandement de Dieu, de ce Dieu qui l'a- ne voulait que ce qu'il pouvait, et ainsi il
* Voyez le traité de saint Augustin De la nature et de la grâce, » Gen. XXII, 2. — ' Pbilipp. il, 8.

contre Pelage (nn. 2f>, 137 et 3*J. Vives pense qu'il y a ici un ressouvenir de ce mot de i'A7i~
•^

' Malt. -XXVI, 75, 33 ' Ps. Lxxxii, 17. — * Gen. m, 13, 12.— di'U'nne « Ne pouvant faire ce que
: tu veux, tâche de vouloir ce
' Gen. IV, y. i qui se peut (acte il, scène i, v. 5, 6) p Voyez plus bas, ch. 25.
.
LIVUE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 299

pouvait tout ce qu'il voulait; mais mainte- fâche contre des objets qui ne sont [las ca-
nant, comme dit l'Ecriture, l'homme n'est pables de ressentir sa vengeance, comme
que vanité '. Qui pourrait compter combien il quand il rompt en colère une plume qui ne
veut de choses qu'il ne peut, tandis que sa vo- vaut rien. Mais bien que ce désir de vengeance
lonté est contraire à elle-même et quesaciiair soit il ne
plus déraisonnable que les autres,
ne veut pas obéir? Ne voyons-nous pas
lui laisse pas d'êtreune convoitise et d'être même
qu'il se trouble souvent malf^^ré lui, qu'il fondé sur quelque ombre de cette justice qui
souffremalgré lui, qu'il vieillit malgré lui, veut que ceux qui font le mal souffrent à leur
qu'ilmeurt malgré lui? Combien endurons- tour. Il y a donc une convoitise de vengeance

nous de choses que nous n'endurerions pas, qu'on appelle colère il y a une convoitise
;

si notre nature obéissait eu tout à notre vo- d'amasser qu'on nomme avarice; il y a une
lonté? Mais, dit-on, c'est que notre chair est convoitise de vaincre qu'on appelle opiniâtreté;
sujette à certaines infirmités qui l'empêchent et il y a une convoitise de se glorifler qu'on
de nous obéir. Qu'importe la raison pour la- appelle vanité. Il y en a encore bien d'autres,

quelle notre chair, qui nous était soumise, soit qu'elles aient un nom, soit qu'elles n'en
nous cause de la peine en refusant de nous aient point ; car quel nom donner à la convoi-
obéir, jinisqu'il est toujours certain que c'est tisede dominer, qui néanmoins est si forte
un ellet de la juste vengeance de Dieu, à qui dans l'âme des tyrans, comme les guerres ci-
nous n'avons pas voulu nous-mêmes être sou- viles le font assez voir ? j^x^
mis, ce qui du reste n'a pu lui causer aucune
peine? Car il n'a pas besoin de notre service CHAPITRE XVI.
comme nous avons besoin de celui de notre
DU DANGER DU MAL DE LA CONVOITISE, A n'EN-
corps, et ainsi notre péché n'a fait tort qu'à
TENDRE CE MOT QUE DES MOUVEMENTS IMPURS
nous. Pour les douleurs qu'on nomme corpo-
DU CORPS.
relles, c'est l'âme qui les souffre dans le corps
et par son moyen. Et que peut souffrir ou dé- Bien qu'il y ait plusieurs espèces de convoi-
sirer par elle-même une chair sans âme? tises,ce mot, quand on ne le détermine pas,
Quand on que
la chair souffre ou désire,
dit ne fait guère penser à autre chose qu'à ce désir
l'on entend parla ou l'homme entier, comme particulier qui excite les parties honteuses de
nous l'avons montré ci-dessus, ou quelque la chair. Or, cette passion est si forte qu'elle ne
partie de l'âme que la chair affecte d'impres- s'empare pas seulement du corps tout entier,
sions fâcheuses ou agréables qui produisent au dehors et au dedans, mais qu'elle émeut
en elle un sentiment de douleur ou de volupté. tout l'homme en unissant et mêlant ensemble
Ainsi la douleur du corps n'est autre chose l'ardeur de l'âme et l'appétit charnel, de sorte
(ju'un chagrin de l'âme à cause du corps et la qu'au moment où cette volupté, la plus grande
répulsion qu'elle oppose à ce qui se fait dans de toutes entre celles du corps, arrive à son
le corps, comme la douleur de l'âme qu'on comble, l'âme enivrée en perd la raison et
nomme tristesse est la répulsion qu'elle op- s'endort dans l'oubli d'elle-même. Quel est
pose aux choses qui arrivent contre son gré. l'ami de la sagesse et des joies innocentes qui,
Mais la tristesse est ordinairement précédée engagé dans le mariage, mais sachant, comme
de la crainte, qui est aussi dans l'âme et non dit l'Apôtre, « conserver le vase de son corps
dans la chair, au lieu que la douleur de la « saint et pur, au lieu de s'abandonner à la

chair n'est précédée d'aucune crainte de la B maladie des désirs déréglés, à l'exemple des

chair qui se sente dans la chair avant la dou- « païens qui ne connaissent point Dieu' »,
leur. Pour la volupté, elle est précédée dans quel est le chrétien, dis-jc, qui ne voudrait,
la chair même d'un certain aiguillon, comme s'il était possible, engendrer des enfants sans

la faim, la soif et ce libertinage des parties de cette sorte de volupté, de telle façon que les
la génération que l'on nomme convoitise aussi membres destinés à la génération fussent sou-
bienque toutes lesautres passions. Les anciens mis, comme les autres, à l'empire de la vo-
ont défini la colère même une convoitise de lonté plutôt qu'emportés par le torrent impé-
la vengeance-, quoique parfois un homme se tueux de la convoitise? Aussi bien, ceux
*
Ps. CXLUI, 4.
mêmes qui recherchent avec ardeur cette vo-
' Cicéron, Tusc. quœ&t.^ lib, lu, cai . 6, et lib. rv, cap. 9. ' 1 Thess. IV, 4, 5.
300 LA CITÉ DE DIEU.

lupté, soit dans l'union légitime du mariage, De là vient qu'après qu'ils eurent violé le
soit dans les commerces honteux de l'impu- commandement de Dieu, l'Ecriture dit :
reté, ne ressentent pas à leur gré l'émotion « Leurs yeux furent ouverts, et, connaissant
charnelle. Tantôt ces mouvements les impor- B qu'ils étaient nus ils entrelacèrent des
,

tunent maljiré eux et tantôt ils les abandon- « feuilles de figuier et s'en firent une cein-

nent dans le transport môme de la passion; « ture ' ». Leurs yeux, dit-elle, furent ouverts,

l'âme est tout en feu et le corps reste glacé. non pour voir, car ils voyaient auparavant,
Ainsi, chose étrange ce n'est pas seulement ! mais pour connaître le bien qu'ils avaient
aux désirs légitimes du mariage, mais encore perdu et le mal qu'ils venaient d'encourir.
aux désirs déréglés de la concupiscence, que la C'est pour cela que l'arbre même dont le fruit
concupiscence elle-même refuse d'obéir. Elle, leur était défendu et qui leur devait donner
qui d'ordinaire résiste de tout son pouvoir à cette funeste connaissance s'appelait l'arbre
l'esprit qui fait effort pour l'arrêter, d'autres de la science du bien et du mal. Ainsi, l'expé-
fois, elle se divise contre soi et se trahit soi- rience de la maladie fait mieux sentir le prix
même eu remuant l'âme sans émouvoir le de la santé. Ils connurent donc qu'ils étaient
corps. nus, c'est-à-dire dépouillés de cette grâce qui
CHAPITRE XVII. lesempêchait d'avoir honte de leur nudité,
parce que la loi du péché ne résistait pas en-
COMMENT ADAM ET EVE CONNURENT QU'iLS
core à leur esprit; ils connurent ce qu'ils
ÉTAIENT Nl'S.
eussent plus heureusement ignoré, si, fidèles
C'est avec raison que nous avons honte de et obéissants à Dieu, ils n'eussent pas commis
cette convoitise, et les membres qui sont, pour un péché qui leur fît connaître les fruits de
ainsi dire, de son ressort et indépendants de l'infidélité et de la désobéissance. Confus de
la volonté, sont justement appelés honteux. Il la révolte de leur chair comme d'un témoi-
n'en était pas ainsi avant le péché, o Ils étaient gnage honteux de leur rébellion, ils entrela-
« nus, dit l'Ecriture, et ils n'en avaient point cèrent des feuilles de figuier et s'en firent une
« honte ' » Ce n'est pas que leur nudité leur
. ceinture, dit la Genèse. (Ici, quelques traduc-
fût inconnue, mais c'est qu'elle n'était pas en- tions portent siiccinctoria^ sm lieu de campes-
core honteuse car alors la concupiscence ne
; tria, mot latin qui vêtement court
désigne le

faisait pas mouvoir ces membres contre le des lutteurs dans le champ de Mars, in campo,
consentement de la volonté, et la désobéis- d'oîi campestria et campestrati). La honte

sance de la chair ne témoignait pas encore leur fit donc couvrir, par pudeur, ce qui n'o-
contre la désobéissance de l'esprit. En effet, béissait plus à la volonté déchue. De là vient
ils n'avaient pas été créés aveugles, comme le qu'il est naturel à tous les peu [îles de couvrir
vulgaire ignorant se l'imagine S puisque ces parties honteuses, à ce point qu'il y a des
Adam vit les animaux auxquels
donna des il nations barbares qui ne les découvrent pas
noms, et qu'il est dit d'Eve « Elle vit que le : même dans le bain ; et parmi les épaisses et
« fruit défendu était bon à manger et agréable solitaires forêts de l'Inde, les gymnosophistes,

a à la vue ' » . Leurs yeux étaient donc ouverts, ainsi nommés parce qu'ils philosophent nus,
mais ne l'étaient pas sur leur nudité, c'est-
ils font exception pour ces parties et prennent
à-dire qu'ils ne prenaient pas garde à ce que la soin de les cacher.
grâce cou vrait en eux, alors que leurs membres
ne savaient ce que c'était que désobéir à la CHAPITRE XVIH.
volonté. Mais quand ils eurent perdu cette
DE LA HONTE QUI ACCOMPAGNE, MÊME DANS LE
grâce, Dieu, vengeant leur désobéissance par
MARIAGE, LA GÉNÉRATION DES ENFANTS.
une autre, un mouvement déshonncte se fit

sentir tout à coup dans leur corps, qui leur Quand la convoitise veut se satisfaire, je ne
apprit leur nudité et les couvrit de confusion. parle pas seulement de ces liaisons coupables
qui cherchent l'obscurité pour échapper à la
' Gen. u, 25.
justice des hommes, mais de ces commerces
^ Cette erreur bizarre avait sa source dans un passage de la Ge-
nèse pris littéralement : o Ils mangèrent du fruit et aussitôt leurs
a yeux s'ouvrirent {Gen. lit, 20) d Voyez le traité de saint Augustin
. * Gen. ni, 7.
De locutionibus, lib. i, et le De Genesiad litt., lib. n, n. 40, Succinctoria, vêtement serré autour du corps. Le texte
' des
' Gen. m, 6. Septante porte nepil^ùiJMzx.
LIVRE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 301

impurs que la loi humaine tolère, elle ne pour vicieuses, même dans Phomme sage et
laisse pas de fuir regards ce qui
le jour et les ;
tempérant, en sorte qu'il faut que la raison
prouve que, même dansles lieux de débauche, les retienne et les arrête pour ne leur per-

il a été plus aisé à l'impudicité de s'affranchir mettre de se porter qu'à de bonnes actions,
du joug des lois qu'à l'impudence de fermer comme la colère à châtier justement, la con-
tout asile à la pudeur. Les débauches appellent cupiscence à engendrer des enfants, ces par-
eux-mêmes actions déshonnêtes; et,
leurs ties, dis-je, n'étaient point vicieuses dans le

quoiqu'ils les aiment, ils rougissent de les paradis avant le péché. Elles n'avaient point
publier. Que dirai-je de l'union légitime du alors demouvements qui ne fussent parfaite-
mariage, dont pourtant l'objet exprès, suivant ment soumis à la droite raison, et si elles en
la loi civile, est la procréation des enfants? Ne ont aujourd'hui qui lui sont contraires et que
cherche-t-elle pas aussi le secret, et, avant la les gens de bien tâchent de réprimer, ce n'est
consommation, ne chasse-t-elle pas tous ceux point là Pétat naturel d'une âme saine, mais
qui avaient été présents jusque-là, serviteurs, celui d'une âme rendue malade par le péché.
amis et même les paranymphes? Un grand Comment se fait-il maintenant que nous
maître de l'éloquence romaine' dit que toutes n'ayons pas honte des mouvements de la co-
les bonnes actions veulent paraître au grand lère et des autres passions comme nous faisons

jour, c'est-à-dire être connues et celle-ci, ;


de ceux de la concupiscence, que nous ne et

quelle que soit sa bonté, ne veut l'être qu'en nous cachions pas pour leur donner un libre
ayant honte de se montrer. Chacun sait, par cours ? c'est que les membres du corps que
exemple, ce qui se passe entre les époux en nous employons pour les exécuter ne se meu-
\ue de la génération des enfants, et pour vent pas au gré de ces passions, mais par le
quelle autre On célèbre-t-on le mariage avec commandement de la volonté. Lorsque, dans
tant de solennité? et néanmoins, quand les la colère, nous frappons ou injurions quel-
époux veulent s'unir, ils ne souffrent pas que qu'un, c'est bien certainement la volonté qui
leurs enfants, s'ils en ont déjà, soient témoins meut notre langue ou notre main, comme
d'une action à laquelle ils doivent la vie. D'où elle les meut aussi lorsque nous ne sommes
vient cela, sinon de ce que cette action, bien pas en colère mais pour les parties du corps
;

qu'honnête et permise, se ressent toujours qui servent à la génération, la concupiscence


de la honte qui accompagne la peine du se les est tellement assujéties qu'elles n'ont
péché? de mouvement que ce qu'elle leur en donne :

CHAPITRE XIX. voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu'on


ne peut regarder sans rougir aussi un homme ;

IL EST NÉCESSAIRE d'OPPOSER A DE LA l' ACTIVITÉ


souffre-t-il plus aisément une multitude de té-
COLÈRE ET DE LA CONVOITISE LE FREIN DE LA
moins, quand il se fâche injustement, qu'il
SAGESSE.
n'en souffrirait un seul dans des erabrasse-
Voilà pour quel motif les philosophes qui ments légitimes.
ont le plus approché de la vérité sont demeurés
d'accord que la colère et la concupiscence sont CHAPITRE XX.
des passions vicieuses de Pâme, en ce qu'elles
CONTRE l'infamie DES CYNIQUES.
se portent en tumulte et avec désordre aux
choses même que la sagesse ne défend point; C'est à quoi les philosophes cyniques n'ont
elles ont donc besoin d'être conduites et mo- pas pris garde, lorsqu'ils ont voulu établir leur
dérées par la raison qui, selon eux, a son siège immonde et impudente opinion, bien digne
dans la plushaute partie del'âme, d'où, comme du nom de la secte, savoir que Punion des
d'un lieu éminent, elle gouverne ces deux époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir
autres parties inférieures, afin que des com- honte de l'accomplir au grand jour, dans la
mandements de l'une et de l'obéissance des rue ou sur la place publique. Cependant la
autres naisse dans l'homme une justice ac- pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l'er-
complie ^ Mais ces deux parties qu'ils tiennent reur. Car bien qu'on raiiporte que Diogène '

* C'est ainsi que Lucaio , dans la Pharsale , appelle CicéroQ osa mettre son système en pratique, dans
(livre VII, V. 62, 63).
' Voyez le Timée, trad. fr., tome xn, pages 196 et suiv.j et la > Voyez Diogène Laijtce, lib. vi, § 69, et Cicéron, De officiis

République, livre iv. lib. I, cap. 41.


,

302 LA CITÉ DE DIEU.

l'espoir sans doute de rendre sa secte d'autant sentit ce désordre, l'aperçut, en eut honte et
plus célèbre qu'il laisserait dans la mémoire le couvrit.

des hommes un plus éclatant témoignage de Quant à cette bénédiction qu'ils reçurent
son effronterie, cet exemple n'a pas été imité pour croître, multiplier et remplir la terre,
depuis par les cyniques la pudeur a eu plus
; quoiqu'elle soit demeurée depuis le péché
de pouvoir pour leur inspirer le respect de elle leur fut donnée auparavant afin de ,

leurs semblables que l'erreur pour leur faire montrer que la génération des enfants est
imiter l'obscénité des chiens. J'imagine donc l'honneur du mariage et non la peine du pé-
que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait ché. Mais maintenant les hommes qui ne sa-
lesimulacre de cette action, devant un public vent pas quelle était la lélicité du paradis,
qui ne savait pas ce qui se passait sous leur s'imaginent qu'on n'y aurait pu engendrer des
manteau, qu'ils n'ont pu l'accomplir effecti- enfants que par le moyen de celle concupis-
vement et ainsi des philosophes n'ont pas
; cence dont nous voyons que le mariage même,
rougi de paraître faire des choses où la concu- tout honorable qu'il est, ne laisse pas de rougir.
piscence même aurait eu honte de les assister. En effet, les uns' rejettent avec un mépris in-
Chaque jour encore nous voyons de ces phi- solent cette partie de l'Ecriture sainte où il est

losophes cyniques : ce sont ces hommes qui ditque les premiers hommes, après avoir pé-
ne se contentent pas de porter le manteau et ché, eurent honte de leur nudité et se couvri-
qui y joignent une massue' or, si quelqu'un ; rent; les autres, il est vrai, la reçoivent res-
d'eux était assez effronté pour risquer l'avan- pectueusement % mais ils ne veulent pas qu'on
ture dont il s'agit, je ne doute point qu'on ne entende ces paroles « Croissez et multipliez »,:

le lapidât, ou du moins qu'on ne lui crachât de la fécondité du mariage, parce qu'on lit
à la figure. L'homme donc a naturellement dans les Psaumes une parole toute semblable
honte de celle concupiscence, et avec raison, et qui ne concerne point le corps, mais l'âme :

puisqu'elle atteste son indocilité, et il fallait « Vous multiplierez, dit le Prophète, la vertu

que les marques en parussent surtout dans a dans mon âme' » et quant à ce qui suit ;

les parties qui servent à la génération de la dans la Genèse « Remplissez la terre et do-
:

nature humaine, celte nature ayant été telle- « minez sur elle » par la terre, ils entendent
;

ment corrompue par le premier péché que le corps que l'âme remplit par sa présence et
tout homme en garde la souillure, à moins sur qui elle domine quand la vertu est mul-
que la grâce de Dieu n'expie en lui le crime tipliée eu elle. Mais ils assurent que les en-
commis par tous et vengé sur tous, quand fants n'eussent point été engendrés dans le

tous étaient en un seul. paradis autrement qu'ils le sont à cette heure,


et même que, sans le péché, on n'y en eût
CHAPITRE XXI. point engendré du tout, ce qui est réellement
arrivé car Adam n'a connu sa femme et n'en
;

LA PRÉVABICATION DES PREMIERS HOMMES K'A du


a eu des enfants qu'après être sorti paradis.
PAS DÉTRUIT LA SAINTETÉ DU COMMANDEMENT
QUI LEUR FUT DONNÉ DE CROÎTRE ET DE MUL-
CHAPITRE XXII.
TIPLIER.
DE l'union CONJUGALE INSTITUÉE ORIGINAIREMENT
Loin de nous pensée que nos premiers
la
PAR DIEU, QUI l'a BÉNIE.
parents aient ressenti dans le paradis celle
concupiscence dont ils rougirent ensuite en Pour nous nous ne doutons point que
,

couvrant leur nudité, et qu'ils en eussent croître, multiplier et remplir la terre en vertu
besoin pour accomplir le précepte de Dieu : de la bénédiction de Dieu, ce ne soit un don
« Croissez et multipliez , et remplissez la du mariage que Dieu a établi dès le commen-
« terre H. Cette concupiscence est née depuis '
Allusion aux Manichéens qui rejetaient l'Ancien Testament,
comme nous l'assure positivement saint Augustin dans son traité
le péché c'est depuis le péché que notre na-
;
De futilité de la foi, n. 4, et ailleurs.
ture, déchue de l'empire qu'elle avait sur son '
Quels sont ces interprètes respectueux de l'Ecriture ? nous ne
quel-
savons; mais peut-être saint Augustin lui-même a-t-il d'abord
corps, mais non déshéritée de toute pudeur, que peu inclmé vers leur opinion, comme on peut l'inférer d'un pas-
soge de son De Gen. cont. Man., n. 30, et du chap. 24
du livre XIII
Les cyniques portaient une massue en l'honneur d'Hercule, qui
'
Augustin
des Confessions. Au surplus, même en ces endroits, saint
était leur dieude prédilection, comaie symbole de courage et de
conclut à l'mterprétation littérale.
force. Voyez saint Augustin, Cont. Acadenu, lib. m, n.
17.
' Ps. C.Y.XXVII, 40.
» Gen. I, 28.
LIVRE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 303

cernent avant le péché, en créant un homme CHAPITRE XXIIl.


etune femme, c'est-à-dire deux sexes différents.
COMMENT ON EUT ENGENDRÉ DES ENFANTS DANS LE
Cet ouvrage de Dieu fut immédiatement suivi
PARADIS SANS AUCUN MOUVEMENT DE CONCUPIS-
de sa bénédiction ; ce qui résulte évidemment
CENCE.
de l'Ecriture, qui, après ces paroles : « 11 les

« créa nicàle et femelle », ajoute aussitôt : o Et Quiconque soutient qu'ils n'eussent point
a Dieu les bénit ,mul- disant : Croissez et eu d'enfants, s'ils n'eussent point péché, ne
tipliez, et remplissez la terre et dominez sur dit autre chose sinon que le péché de l'homme
« elle ». Malgré la possibilité de donner un
' était nécessaire pour accomplir le nombre des

sens spirituel à tout cela, on ne peut pas dire saints. Or, si cela ne se peut avancer sans ab-

pourtant que ces mots mâle et feinelle puissent surdité, ne vaut-il pas mieux croire que le
s'entendre de deux choses qui se trouvent en nombre des saints nécessaire à l'accomplisse-
un même homme , sous prétexte qu'en lui ment de cette bienheureuse Cité serait aussi
autre chose ce qui gouverne et autre
est , grand, quand personne n'aurait péché, qu'il
chose ce qui gouverné mais il paraît clai-
est ;
l'est maintenant que la grâce de Dieu le re-

rement que deux hommes de différent sexe cueille de la multitude des pécheurs, tandis
furent créés, afin que, par la génération des que les enfants de ce siècle engendrent et sont

enfants, ils rem-


crussent, multipliassent et engendrés'?
plissent la terre. On ne saurait, sans une ex- Ainsi, sans le péché, ces mariages, dignes
trême absurdité, combattre une chose aussi de la félicité du paradis, eussent été exempts
manifeste. Ce ne fut ni à propos de l'esprit de toute concupiscence honteuse et féconds en
qui commande et du corps qui obéit, ni de la aimables fruits. Comment cela eût-il pu se
raison qui gouverne et de la convoitise qui faire? Nous n'avons point d'exemple pour le
est gouvernée, ni de la vertu active qui est montrer ; et toutefois il n'y a rien d'incroyable
soumise à la contemplative, ni de l'entende- à ce que la partie sexuelle eût obéi à la vo-
ment, qui est de l'âme, et des sens qui sont lonté, puisque tant d'autres parties du corps
du corps, mais à propos du lien conjugal qui lui sont soumises. Si nous remuons les pieds
unit ensemble les deux sexes, que Notre-Sei- et les mains et tous les autres membres du
gneur, interrogé s'il était permis de quitter sa corps avec une facilité qui étonne, surtout
femme (car Moïse avait permis le divorce aux chez les artisans en qui une heureuse indus-
Juifs à cause de la dureté de leur cœur), ré- trie vient au secours de notre faible et lente
pondit : « N'avez-vous point lu que celui qui nature, pourquoi, sans le secours de la con-
« les créa dès le commencement les créa mâle cupiscence, fille du péché, n'eussions-nous
« et femelle, et qu'il est dit : C'est pour cela pas trouvé dans les organes de la génération
« que l'homme quittera son père et sa mère la même docilité? En parlant de la différence
o pour s'unir à sa femme, et ils ne seront tous des gouvernements dans son ouvrage de la
a deux qu'une môme chair? Ainsi ils ne sont République^, Cicéron ne dit-il pas que l'on
a plus deux mais une seule chair
, Que . commande aux membres du corps comme à
a l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a des enfants, à cause de leur promptitude à
« joint ^ ». 11 est dès lors certain que les deux obéir, mais que les parties vicieuses de l'âme
sexes ont été créés d'abord en différentes per- sont comme des esclavesqu'ilfautgourmander
sonnes, telles que nous les voyons maintenant, pour en venir à bout? Cependant, selon l'ordre
et l'Evangile les appelleune seule chair, soit naturel, l'esprit est plus excellent que le corps ;

à cause de l'union du mariage, soit à cause de ce qui n'empêche pas que l'esprit ne com-
l'origine de la femme, qui a été formée du mande plus aisément au corps qu'à soi-même.
côté de l'homme c'est en effet de cette origine
; Mais cette concupiscence dont je parle est d'au-
que l'Apôtre prend sujet d'exhorter les maris tant plus honteuse que l'esprit n'y est absolu-
à aimer leurs femmes ^ ment maître ni de soi-même, ni de son corps, et

' Gen. I, 27, 28. ' Malt. iLX, 4-6. — ' Ephés. v, 25; Coloss. ' Luc, XX, 34.
m, 19. " Ces paroles de Cicéron ne se reocontreot pas dans le palimpseste
du Vatican et elles ne sont nulle part mentionnées par le savant
éditeur des fragments de la République^ Angelo Maio. On peut
affirmer qu'elles avaient leur place dans une des six lacunes qui
nterromjenl le cours des chapitres 25 à 34 du livre I.
304. LA CITÉ DE DIEU.

que concupiscence quela volonté


c'est plutôt la lise d'entendre saint Paul parler de l'impudi-
qui meut. Sans cela, nous n'aurions point
le cité monstrueuse de ces femmes « qui chan-
sujet de rougir de ces sortes de mouvements « geaient l'usage qui est selon la nature en un
;

au lieu qu'il nous semble honteux de voir ce «autre qui est contre la nature », lira tout '

corps, qui naturellement devait être soumis à ceci sans scandale, alors surtout que sans
l'esprit, lui résister. Certes, la résistance que parler comme fait saint Paul
, de cette ,

souffre l'esprit dans les autres passions est abominable infamie , mais nous bornant
moins honteuse, puisqu'elle vient de lui-même, à expliquer selon notre pouvoir ce qui se
et qu'il est tout ensemble le vainqueur et le passe dans la génération des enfants, nous
vaincu et toutefois, il n'en est pas moins
; évitons, à son exemple, toutes les paroles dés-
contraire à l'ordre que les partiesde l'âme qui honnêtes,
devraient être dociles à la raison lui fassent la
loi. Quant aux victoires que l'esprit remporte CHAPITRE XXIV.
sur soi-même en soumettant ses affections
brutales et déréglées, elles lui sont glorieuses, SI LES HOMMES FUSSENT DEMEURÉS INNOCENTS

pourvu qu'il DANS LE PAItADlS, l'ACTE DE LA GÉNÉRATION


soit lui-même soumis à Dieu. Mais
enfin SERAIT SOUMIS A LA VOLONTÉ COMME TOUTES
il est toujours vrai de dire qu'il y a moins
de honte pour lui à être son propre vainqueur, NOS AUTRES ACTIONS.
de quelque manière que ce soit, que d'être L'homme aurait semé et la femme aurait
vaincu par son propre corps, lequel, outre recueilli, quand il eût fallu et autant qu'il eût
l'infériorité de sa nature, n'a de vie que ce que organes n'étant pas mus par
été nécessaire, les
l'esprit lui en communique. laconcupiscence, mais par la volonté. Nous ne
La chasteté est sauve toutefois, tant que la remuons pas seulement à notre gré les
volonté retient les autres membres sans les- membres où y a des os et des jointures,
il

quels ceux que la concupiscence excite en dé- comme mains et les doigts, mais
les pieds, les
pit de nous ne peuvent accomplir leur action. aussi ceux où il n'y a que des chairs et des
C'est celte résistance, c'est ce combat entre la nerfs, et nous les étendons, les plions, les
concupiscence et la volonté qui n'auraient accourcissons comme il nous plaît, ainsi que
point eu lieu dans le paradis sans le péché; cela se voit dans la bouche et dans le
tous les membres du corps
y eussent été en- visage. Les poumons enfin, c'est-à-dire les
tièrement soumis à l'esprit. Ainsi le champ de plus mous de tous les viscères, plus mous
la génération eût été ensemencé par les or-
'
même que la moelle des os, et pour cette rai-
ganes destinés à cette fin, de même que la son enfermés dans la poitrine qui leur sert de
terre reçoit les
semences que la main y ré- rempart, ne se meuvent-ils pas à notre volonté
pand; et tandis
qu'à cette heure la pudeur comme des soufflets d'orgue, quand nous res-
m'empêche de parler plus ouvertement de ces pirons ou quand nous parlons? Je ne rappel-
matières, et m'oblige de ménager les oreilles lerai pas ici ces animaux qui donnent un tel
chastes, nous aurions pu en discourir libre- mouvement à leur peau, lorsqu'il en est be-
ment dans le paradis, sans craindre de donner soin, qu'ils ne chassent pas seulement les
de mauvaises pensées il n'y aurait point même
; mouches en remuant l'endroit où elles sont
eu de pai'oles déshonnètes, et tout ce que nous sans remuer les autres, mais qu'ils font même
aurions dit de ces parties aurait été aussi hon- tomber les fièches dont on les a percés. Les
nête que ce que nous disons des autres hommes, il est vrai, n'ont pas cette sorte de
membres du corps. Si donc quelqu'un lit ceci mouvement, mais niera-t-on que Dieu eût pu
avec des sentiments peu chastes, qu'il accuse le leur donner? Ne pouvait-il donc point
la corruption de l'homme, et non sa nature; pareillement faire que ce qui se meut main-
qu'il condamne l'impureté de son cœur, et tenant dans son corps par la concupiscence
non les paroles dont nous oblige
la nécessité n'eût été mû que par le commandement de
de nous servir et que les lecteurs chastes nous la volonté?
pardonneront aisément, jusqu'à ce que nous Ne voyons-nous pas certains hommes qui
ayons terrassé l'infidélité sur le terrain où elle font de leur corps tout ce qu'ils veulent? Il
y
nous a conduit. Celui qui n'est point scanda- en a qui remuent les oreilles, ou toutes deux
* Souvenir de Virgile, Ceortj., Ub. ui, v. 13G. ' Rom. I, 26.
:

LIVRE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. 305

ensemble, ou chacune séparément,'comme bon CHAPITRE XXV.


leur semble on en rencontre d'autres qui, sans
;
ON NE SAURAIT ÊTRE VRAIMENT HEUREUX EN
mouvoir la tête, t'ont tomber tous leurs che-
CETTE VIE.
veux sur le front, puis les redressent et les

renversent de l'autre côté d'autres qui, en ; A y regarder de près, l'homme heureux


pressant un peu leur estomac, d'une infinité seul vit selon sa volonté, et nul n'est heureux
de choses qu'ils ont avalées, en tirent comme s'il n'est juste ;
mais le juste même ne vit pas
d'un sac celles qu'il leur plait; quelques-uns comme il veut, avant d'être parvenu à un état
contrefont si bien le chant des oiseaux ou la où il ne puisse plus ni mourir, ni être trompé,
voix des bêles et des hommes, qu'on ne saurait ni souffrir de mal, et tout cela avec la certi-
s'en apercevoir si on ne les voyait; il s'en tude d'y demeurer toujours. Tel est l'état que
trouve même qui font sortir par en bas, sans la nature désire; et elle ne saurait être pleine-
aucune ordure, tant de vents harmonieux ment et parfaitement heureuse qu'elle n'ait
qu'on dirait qu'ils chantent. J'ai vu, pour obtenu l'objet de ses vœux. Or , quel est
mon compte, un homme qui suait à volonté. l'honimc qui puisse dès à présent vivre comme
Tout le monde sait qu'il y en a qui pleurent il veut, lorsqu'il n'est pas seulement en son

quand ils veulent et autant qu'ils veulent. pouvoir de vivre ? Il veut vivre, et il est con-
Mais voici un fait bien plus incroyable, qui traint de mourir. Comment donc vivra-t-il
s'est passé depuis peu
et dont la plupart de comme il l'entend, cet être qui ne vit pas au-
nos frères ont été témoins. Il y avait un prêtre tant qu'il le souhaite ? Que s'il veut mourir,
de l'église de Calame\ nommé Restitulus, comment peut-il vivre comme il veut, lors-
qui, chaque fois qu'on l'en priait (et cela arri- qu'il ne veut pas vivre? Et même, de ce qu'il
vait souvent), pouvait, au bruit de certaines veut mourir, il ne s'ensuit pas qu'il ne soit
voix plairitives, perdre les sens et rester étendu bien aise de vivre mais il veut mourir pour
;

par terre comme mort, ne se sentant ni pin- vivre après la mort. 11 ne vit donc pas encore
cer, ni piquer, ni même brûler. Or, ce qui comme il veut, mais il vivra selon son désir,
prouve que son corps ne demeurait ainsi im- quand il sera arrivé en mourant où il désire
mobile que parce qu'il était privé de tout senti- arriver. A la bonne heure qu'il vive comme !

ment,;c'est qu'il n'avait plus du tout de respira- il veut, puisqu'il a gagné sur lui de ne vouloir

tion non plus qu'un mort. Il disait néanmoins que ce qui se peut, suivant le précepte de
que quand on parlait fort haut, il entendait Térence
comme des voix qui venaient de loin. Puis M Ne pouvant faire ce que tu veux, tâche de vouloir ce qui
se peut 1 ».
donc que, dans la condition présente, il est des
hommes à qui leur corps obéit en des choses Mais est-ce bien le bonheur que de souffrir
si extraordinaires, pourquoi ne croirions-nous son mal en patience? Si l'on n'aime réelle-
pas qu'avant le péché et la corruption de la ment la vie bienheureuse, on ne la possède
nature, il eût pu nous obéir pour ce qui point. Or, pour l'aimer comme il faut, il est
regarde la génération? L'homme a été aban- nécessaire de l'aimer par-dessus tout, puisque
donné à soi, parce qu'il a abandonné Dieu par c'est pour elle que l'on doitaimer tout ce que
une vaine complaisance en soi, et il n'a pu l'on aime. Mais si on l'aime autant qu'elle
trouver en soi l'obéissance qu'il n'avait pas mérite d'être aimée (car celui-là n'est pas heu-
voulu rendre à Dieu. De là vient qu'il est ma- reux qui n'aime [las la vie bienheureuse au-
nifestement misérable en ce qu'il ne vit pas tant qu'elle le mérite), il ne se peut faire que
comme il l'entend. que s'il vivait à
Il est vrai celui qui l'aime ainsi, ne désire qu'elle soit
son gré, il se croirait bienheureux mais il ne ; éternelle : sa béatitude tient donc essentielle-
le serait pas même de la sorte, à moins qu'il ment à son éternité.
ne vécût comme il faut.

CHAPITRE XXVI.
* Saint Augustin a eu plusieurs fois l'occasion de parler de Calame,
et dans un de ses écrits {Conl. litt. Pelil., lib. il, n. 323), il en LES HOMMES AURAIENT REMPLI SANS ROUGIR, DANS
indique assez nettement la position, entre Constanlijie et Hippone,
pour qu'on puisse reconnaître cette ancienne ville dans les ruines de LE PARADIS, l'office DE LA GÉNÉRATION.
Ghelma.
L'homme vivait donc dans le paradis comme
' Andrieiinej acte II, scène i, v. 5, 6.

S. AcG. — Tome XIII. 20


306 LA CITÉ DE DIEU.

il voulait, puisqu'il ne voulait que ce qui était même. La génération se serait donc accomplie
conforme au commandement divin il vivait ; avec la même facilité que l'accouchement ;

jouissant de Dieu, et bon par sa bonté; il car la femme aurait enfanté sans douleur, et
vivait sans aucune indigence, et pouvait vivre l'enfant serait sorti du sein maternel sans
éternellement. S'il avait faim, les aliments ne aucun effort, comme vm fruit qui tombe lors-
lui manquaient pas, ni, s'il avait soif, les qu'il est mûr. Nous parlons de choses qui
breuvages, et l'arbre de vie le défendait contre sont maintenant honteuses, et quoique nous
Aucune corruption dans sa chair
la vieillesse. tâchions de les concevoir telles qu'elles au-
qui pût lui causer la moindre douleur. Point raient i)U être, alors qu'elles étaient honnêtes,
de maladies à craindre au dedans, point d'ac- ilvaut mieux néanmoins céder à la pudeur
cidents au dehors. Son corps jouissait d'une qui nous retient, que de nous laisser aller au
pleine santé, et son âme d'une tranquillité mouvement de notre faible éloquence. L'ob-
absolue. Tout comme le froid et le chaud servation nous faisant ici défaut, tout comme
étaient inconnus dans le paradis, ainsi son à nos preïuiers parents (car le péché et l'exil,
heureux habitant était à l'abri des vicissitudes juste châtiment du péché, les empêchèrent de
de la crainte et du désir. Ni tristesse, ni fausses s'unir saintement), il nous est difficile de

joies toute sa joie venait de Dieu, qu'ilaimait


; concevoir cette union calme et libre sans le
d'une ardente charité, et cette charité prenait cortège des mouvements déréglés qui la trou-
sa source dans un cœur pur, une bonne con- blent présentement ; et de là cette retenue
science et une foi sincère '. La société conju- qu'on observe à parler de ces matières, quoi-
gale y était accompagnée d'un amour honnête. que l'on ne manque pas de bons raisonne-
Le corps et l'esprit vivaient dans un parfait ments pour les éclaircir. Mais le Dieu tout-
accord, et l'obéissance au commandement de puissant et souverainement bon, créateur de
Dieu était facile ; car il n'y avait à redouter toutes les natures, qui aide et récompense les
aucune surprise^ soit de la fatigue, soit du bonnes volontés, abandonne et condamne les
sommeil'. Dieu nous garde de croire qu'avec mauvaises, et les ordonne toutes, ce Dieu n'a
une telle facilité en toutes choses et une si pas manqué de moyens pour tirer de la masse
grande félicité, l'homme eût été incapable corrompue du genre humain un certain
d'engendrer sans le secours de la conçu ])is- nombre de prédestinés, comme autant de
cence. Les parties destinées à la génération pierres vivantes qu'il veut faire entrer dans la
auraient été mues, comme les autres membres, structure de sa cité, ne les discernant point
par le seulcommandement de la volonté. Il par leurs mérites, puisqu'ils étaient tous éga-
aurait pressé sa femme dans ses bras '
avec lement corrompus, mais par sa grâce, et leur
une entière tranquillité de corps et d'esprit, montrant, non-seulement par eux-mêmes qu'il
sans ressentir en sa chair aucun aiguillon de délivre, mais aussi par ceux qu'il ne délivre
volupté, et sans que la virginité de sa femme pas, combienils lui sont redevables. On ne

en souffrît aucune atteinte. Si l'on objecte que peut en imputer sa délivrance qu'à la
effet

nous ne pouvons invoquer ici le témoignage bonté gratuite de son libérateur, quand on se
de l'expérience, je réponds que ce n'est pas voit délivré de la compagnie de ceux avec qui
une raison d'être incrédule ; car il suffit de l'on méritait d'être châtié. Pourquoi donc
savoir que c'est la volonté et non une ardeur Dieu n'aurait-il pas créé ceux qu'il prévoyait
turbulente qui aurait présidé à la génération. devoir pécher, puisqu'il était assez puissant
Et d'ailleurs, pourquoi la semence conjugale pour les punir ou pour leur faire grâce, et que,
eût-elle nécessairement fait tort à l'intégrité sous un maître si sage, les désordres mêmes
de femme, quand nous savons que l'écoule-
la des méchants contribuent à l'ordre de l'uni-
ment des mois n'en fait aucun à l'intégrité de vers ?
la jeune fille? Injection, émission, les deux CHAPITRE XXMI.
opérations sont inverses, mais la route est la
DES HOMMES ET DES ANGES PRÉVARICATEURS, DONT
> ITim. I, 5. LE PÉCHÉ NE TROUBLE PAS l'ORDRE DE LA
' Comparez cette description du paradis avec celles de saint Basile DIVINE PROVIDENCE.
[Homilia de Paradiso) et de saiût Jean Damascène [De Fide ort/u,
cap. 11).
lib. II,
Les anges et les hommes pécheurs ne font
' 11
y a ici un ressouvenir de Virgile : Conjugis infusus i/remio...
{Enéide, livre vui, v. 406.) rien dès lors qui puisse troubler l'économie
LIVRE XIV. — LE PÉCHÉ ORIGINEL. .J07

des grands ouvrages de Dieu, dans lesquels gueil est capable, et ce que peut sa grâce
sa \olonto se trouve toujours accomplie '. victorieuse.
Comme il dispense à chaque chose ce qui lui CHAPITRE XXVIII.
appartient avec une sagesse égale à sa puis-
DIFFÉRENCE DES DEUX CITÉS.
sance, il ne sait pas seulement bien user des
bons, mais encore des méchants. Ainsi, usant Deux amours ont donc bâti deux cités : l'a-

bien du mauvais ange, dont la volonté s'était mour de soi-même jusqu'au mépris de
tellement endurcie qu'il n'en pouvait plus Dieu, celle de la terre, et l'amour de Dieu
avoir de bonne, pourquoi n'aurait-il pas per- jusqu'au mépris de soi-même, celle du ciel.
mis qu'il tentât le premier homme, qui avait L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le
été créé droit, c'est-à-dire avec une bonne Seigneur; l'une brigue la gloire des hommes,
volonté ? Eu efTet, il avait été créé de telle et l'autre ne veut pour toute gloire que le

sorte qu'il pouvait vaincre le diable en s'ap- témoignage de sa conscience; l'une marche
puyant sur Dieu, et qu'il en devait cire vaincu la tête levée, toute bouffie d'orgueil, et l'autre

en abandonnant son créateur et son protec- dit àDieu : « Vous êtes ma gloire, et c'est
teur pour se complaire vainement en soi- a vous qui me faites marcher la tête levée '
» ;

même. Si sa volonté, aidée de la grâce, fût en l'une, les princes sont dominés par la
demeurée droite, elle aurait été en lui une passion de dominer sur leurs sujets, et en
source de mérite, comme elle devint une l'autre, les princes et les sujets s'assistent
source de péché, parce qu'il abandonna Dieu. mutuellement, ceux-là par leur bon gouverne-
Quoiqu'il ne put au fond mettre sa confiance ment, et ceux-ci par leur obéissance; l'une
dans ce secours du ciel sans ce secours même, aime sa propre force en la personne de ses
il était néanmoins en son pouvoir de ne pas souverains, et l'autre dit à Dieu « Seigneur, :

s'en servir. De même que nous ne saurions « qui êtes ma vertu, je vous aimerai - ». Aussi

vivre ici-bas sans prendre des aliments, et les sages de l'une, vivant selon l'homme, n'ont
que nous pouvons néanmoins n'en pas pren- cherché que les biens du corps ou de l'âme,
dre, comme font ceux qui se laissent mourir ou de tous les deux ensemble; et si quelques-
de faim, ainsi, même dans le paradis, l'homme uns ont connu Dieu, ils ne lui ont point
ne pouvait vivre sans le secours de Dieu, et rendu l'honneur et l'hommage qui lui sont
toutefois il pouvait mal vivre par lui-même, dus, mais ils se sont perdus dans la vanité de
mais en perdant sa béatilude et tombant dans leurs pensées et sont tombés dans l'erreur et
la peine très-juste qui devait suivre son péché. l'aveuglement. En se disant sages, c'est-à-dire
Qui s'opposait donc à ce que Dieu, lors même en se glorifiant de leur sagesse, ils sont deve-
qu'il prévoyait la chute de l'homme, permît nus fous et ont rendu l'honneur qui n'appar-
que le diable le tentât et le vainquît, puisqu'il tient qu'au Dieu incorruptible à l'image de
prévoyait aussi que sa postérité, assistée de sa l'homme corruptible et à des figures d'oi-
grâce, remporterait sur le diable une victoire seaux, de quadrupèdes et de serpents; car, ou
bien plus glorieuse ? De cette sorte, rien de bien ont porté les peuples à adorer les
ils

ce qui devait arriver n'a été caché à Dieu; sa idoles, ou bien ils les ont suivis, aimant
prescience n'a contraint personne à pécher, mieux rendre le culte souverain à la créature

et il a fait voir à l'homme et à l'ange, par qu'au Créateur, qui est béni dans tous les
leur propre expérience, l'intervalle qui sépare siècles '. Dans l'autre cité, au contraire, il n'y
la présomption de la créature delà protection a dé sagesse que la piété, qui fonde le culte
du créateur. Qui oserait dire que Dieu n'ait légitime du vrai Dieu et attend pour récom-
pu empêcher la chute de l'homme et de pense dans la société des saints, c'est-à-dire
l'ange ? Mais il a mieux aimé la laisser en leur des hommes et des anges, l'accomplissement
pouvoir, afin de montrer de quel mal l'or- de cette parole : « Dieu tout en tous '
».

'Ps. ex, 2. '


Ps. III, 4. — =
Ps. XVII, 2. — ' Rom. I, 21-25. — '
I Cor. .tv, 28.
,

LIVRE QUINZIEME.
Ayant Irailé, dans les quatre livres qui précèdent, de l'origine des deux cités, saint Augustin en expose le progrès dans les
quatre livres qui suivent, et, pour cela, il s'attache aux principaux passages de l'Histoire sainle où ce progrès est indiqué.

Dans le présent livre, en particulier, il commente le récit de la Genèse depuis Gain et Abel jusqu'au déluge.

CHAPITRE PREMIER. leur place, que se compose la durée des deux


cités.
DE LA SÉPARATION DES HOMMES EN DEUX SOCIÉTÉS,
Cain, qui appartient à la cité des hommes,
A PARTIR DES ENFANTS d'ADAM.
naquit le premier des deux auteurs du genre
On a beaucoup écrit sur le paradis terrestre, humain ; vint ensuite Abel, qui appartient à
sur la dont on y jouissait, sur la vie
félicité la cité de Dieu. De même que nous expéri-
qu'y menaient les premiers hommes, sur leur mentons dans chaque homme en particulier
crime et leur punition. Et nous aussi, nous en la vérité de cette parole de l'Apôtre, que ce
avons parlé dans les livres précédents, selon n'est pas ce qui est spirituel qui est formé le

ce que nous en avons lu ou pu comprendre premier, mais ce qui est animal ', d'où vient
dans l'Ecriture mais un examen détaillé de
;
que nous naissons d'abord méchants et char-
tous ces points ferait naître une infinité de nels, comme sortant d'une racine corrompue,

questions qui demanderaient à être traitées et ne devenons bons et spirituels qu'en renais-

avec plus d'étendue, et qui passeraient de beau- sant de Jésus-Christ, ainsi en est-il de tout le

coup les bornes de cet ouvrage et de notre genre humain. Lorsque les deux cités com-
loisir. Où en trouver assez, si nous prétendions mencèrent à prendre leur cours dans l'étendue
répondre à toutes les difficultés que nous pour- des siècles, l'homme de la cité de la terre fut
raient faire des esprits oisifs et pointilleux, celui qui naquit le premier, et, après lui, le

toujours plus prêts à former des objections membre de la cité de Dieu, prédestiné par la
que capables d'en comprendre les solutions? grâce, élu par la grâce, étranger ici-bas par
J'estime toutefois avoir déjà éclairci les grandes la grâce, et par la grâce citoyen du ciel.Par
et difficiles questions du conmiencement et lui-même, eu effet, il sortit de la même masse
de la fin du monde, de la création de l'âme et qui avait été toute condamnée dans son ori-
de de tout le genre humain, qui a été
celle gine mais Dieu, comme un potier de terre
;

distingué en deux ordres, l'un composé de (car c'est la comparaison dont se sert saint
ceux qui vivent selon l'homme, et l'autre de PauP, à dessein, et non pas au hasard), fit
ceux qui vivent selon Dieu. Nous donnons d'une même masse un vase d'honneur et un
encore à ces deux ordres le nom mystique de vase d'ignominie '. Or, le vase d'ignominie
Cités, par où il faut entendre deux sociétés a été fait le premier, puis le vase d'honneur,
d'hommes, dont l'une est prédestinée à vivre parce que dans chaque homme, comme je
éternellement avec Dieu, et l'autre à souffrir viens de le dire, précède ce qui est mauvais,
\ un supplice éternel avec le diable. Telle est ce par où il faut nécessairement commencer,
leur fin, dont nous traiterons dans la suite. mais où il n'est pas nécessaire de demeurer ; et

Maintenant, puisque nous avons assez parlé de après vientcequi estbon, où nous parvenons
leur naissance, soit dans les anges, soit dans par notre progrès dans la vertu, et où nous de-
/ les deux premiers hommes, il est bon, ce me vons demeurer. Il est vrai dès lors que tous ceux
semble, que nous en considérions le cours et qui sont méchants ne deviendront pas bons;
le progrès, depuis le moment où les deux pre- mais il l'est aussi qu'aucun ne sera bon qui n'ait
miers hommes commencèrent à engendrer été originairement méchant. L'Ecriture dit

jusqu'à la fin des générations humaines. C'est donc de Caïn qu'il bâtit une ville *; mais Abel
de tout cet espace de temps, où il se fait une ' I Cor. XV, 46.
'
Paul emprunte
Saint cette comparaison à Isaïe (XLV, 9) et à
révolution continuelle de personnes qui meu- Jérémie (xvm, 3 et seq.)
^
rent, et d'autres qui naissent et qui prennent ' Rom. IX, 21. — ' Gen. IV, 17.
LIVRE XV. — AVANT LE DELUGE. 309

qui étaitétrangerici-bas, n'enbâtit point. Car la a femme libre ; et c'est Jésus-Christ qui nous
citédes saints est là-liaut, quoiqu'elle enfante a a acquis cette liberté'». Cette explication
ici-bas des citoyens en qui elle est étrangère de l'Apôtre nous apprend comment nous
à ce monde, jusqu'à ce que le temps de son devons entendre les deux Testaments Une .
!

règne arrive et qu'elle rassemble tous ses ci- partie de la cité de la terre est devenue une
toyens au jour de la résurrection des corps, image de la cité du ciel. Elle n'a pas été éta-
quand ils obtiendront le royaume qui leur bliepour elle-même, mais pour être le sym-
est promis et où ils régneront éternellement bole d'une autre ; et ainsi la cité de la terre,
avec le Roi des siècles, leur souverain. image de la cité du ciel, a en elle-même une
image qui la représentait. En effet, Agar, ser-
CHAPITRE II. vante de Sarra, et son fils étaient en quelque
façon une image de cette image, une figure
DES FILS DE LA TERRE ET DES FILS DE PROMISSION.
de cette figure; et comme, à l'arrivée de la
Il a existé sur la terre, à la vérité,une lumière, les ombres devaient s'évanouir, Sarra,
ombre une image prophétique de cette cité,
et qui était la femme libre et signifiait la cité
pour en être le signe obscur plutôt que la libre, laquelle figurait elle-même la Jérusalem
représentation expresse, et cette image a été terrestre, dit : « Chassez la servante et son fils ;

appelée elle-même la cité sainte, comme le « car le fils de la servante ne sera point héritier
symbole et non comme la réalité de ce qui «avec mon filslsaac», ou, comme dit l'A-

doit s'accomplir un jour. C'est de cette image pôtre Avec le fils de la femme
: a libre ». Nous
inférieure et subordonnée dans son contraste trouvons donc deux choses dans la cité de la

avec la cité libre qu'elle marquait, que l'A- terre, d'abord la figure d'elle-même, et puis

pôtre parle ainsi aux Gâtâtes « Dites-moi, je : celle de la cité du ciel qu'elle représentait. Or,
« vous prie, vous qui voulez être sous la loi, la nature corrompue par le péché enfante les
a n'avez-vous point ouï ce que dit la loi ? Car il citoyens de la cité de la terre, et la grâce, qui
a est écrit qu'Abraham a eu deux fils, l'un de la délivre la nature du péché, enfante les citoyens
a servante et l'autre de la femme libre. Mais de la cité du ciel ;d'où vient que ceux-là sont
« celui qui naquit de la servante naquit selon appelés des vases de colère, et ceux-ci des vases
« la chair, et celui qui la fennue
naquit de de miséricorde ^. C'est encore ce qui a été
a libre naquit en vertu depromesse de Dieu.
la figuré dans les deux fils d'Abraham, attendu
« Or, tout ceci est une allégorie. Ces deux que l'un d'eux, savoir Ismaël, est né selon la
« femmes sont les deux alliances, dont la prê- chair, de la servante Agar, et l'autre, Isaac,
te mière, qui a été établie sur le mont Sina et estné de la femme libre, en exécution de la
« qui n'engendre que des esclaves, est figurée promesse de Dieu. L'un et l'autre à la vérité
« par Agar. Agar est en figure la même chose sont enfants d'Abraham, mais l'un engendré
a que Sina, montagne d'Arabie, et Sinarepré- selon le cours ordinaire des choses, qui mar-
a sente la Jérusalem terrestre qui est esclave quait la nature, et l'autre donné en vertu
a avec ses enfants, au lieu que la Jérusalem de la promesse, qui signifiait la grâce. En l'un
a d'en haut est vraiment libre, et c'est elle qui paraît l'ordre des choses humaines, et dans
« est notre mère ; car il est écrit : Réjouissez- l'autre éclate un bienfait particulier de Dieu.
« vous, stériles qui n'enfantez point ;
poussez
a des cris de joie, vous qui ne concevez point; CHAPITRE III.

« car celle qui était délaissée a plus d'enfants


DE LA STÉRILITÉ DE SARRA QUE DIEU FÉCONDA
a que celle qui a un mari. Nous sommes donc,
PAR SA GRACE.
a mes frères, les enfants de la promesse, ainsi
a qu'Isaac. Et comme alors celui qui était né Sarra était réellement stérile; et, comme
« selon la chair persécutait celui qui était né elle désespérait d'avoir des enfants, elle réso-
« selon l'esprit, il en est encore de même au- lut d'en avoir au moins de sa servante qu'elle
« jourd'hui. Mais que dit l'Ecriture ? Chassez donna à son mari pour habiter avec elle. De
« la servante et son fils ; car le fils de la ser- cette sorte, elle exigea de lui le devoir con-
a vante ne sera point héritier avec le fils de la jugal, usant de son droit en la personne d'une
a femme libre. Or, mes frères, nous ne sommes autre. Ismaël naquit comme les autres hom-
a point les enfants de la servante, mais de la '
Galat. IV, 21-31. '
Rom. IX, 21, 23.
310 LA CITÉ DE DIEU.

mes de l'union des deux sexes, suivant la loi mort lui en ôte enfin le fruit; car il ne peut
ordinaire de la nature c'est pour cela que
: pas toujours dominer sur ceux qu'il s'est as-

l'Ecriture dit qu'il naquit selon la chair, non sujétis. On ne peut pas nier toutefois que les
que les enfants nés de celte manière ne soient choses dont cette cité fait l'objet de ses désirs
des dons et des ouvrages de Dieu, de ce Dieu ne soient des biens, puisque elle-même, en
dont la sagesse atteint sans aucun obstacle son genre, est aussi un bien, et de tous les
d'une extrémilé à l'autre et qui dispose toutes biens de la terre le plus excellent. Or, pour
choses avec douceur ', mais parce que, pour jouir de ces hic s terrestres, elle désire une
marquer un don de la grâce de Dieu entiè- certaine paix, et ce n'est que pour cela qu'elle
rement gratuit et nullement dû aux hommes, fait la guerre. Lorsqu'elle demeure victo-
il fallait qu'un enfant naquît contre le cours rieuse et qu'il n'y a plus personne qui lui ré-
ordinaire de la nature. En ell'et, la nature a siste, elle a la paix que n'avaient pas les par-
coutume de refuser des enfants à des per- tis contraires qui se battaient pour posséder
sonnes aussi âgées que l'étaient Abraham et des choses qu'ils ne pouvaient posséder en-
Sarra quand ils eurent Isaac, outre que Sarra semble. C'est cette paix qui est le but de toutes
était même naturellement stérile. Or, cette les guerres et qu'obtient celui qui remporte

impuissance de la nature à produire des en- la victoire. Or, quand ceux qui combattaient
fants dans cette disposition, est un symbole pour cause la plus juste demeurent vain-
la

de la nature humaine, corrompue par le pé- queurs, qui doute qu'on ne doive se réjouir
ché et justement condamnée, et désormais de leur victoire et de la paix qui la suit ? Ces
déchue de toute véritable félicité. Ainsi Isaac, choses sont bonnes, et viennent sans doute de
né en vertu de la promesse de Dieu, figure Dieu; mais si l'on se passionne tellement pour
très-bien les enfants de la grâce, les citoyens ces moindres biens, qu'on les croie uniques
de la cité libre, les cohéritiers de l'éternelle ou qu'on les aime plus que ces autres biens
paix, où ne règne pas l'amour de la volonté beaucoup plus excellents qui appartiennent à
propre, mais une charité humble et soumise, la céleste cité, où il y aura une victoire suivie

unie dans la jouissance commune du bien d'une paix éternelle et souveraine, la misère
immuable, et qui de plusieurs cœurs n'en alors est inévitable et tout se corrompt de

fait qu'un, plus en plus.

CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
DE LA PAIX ET DE LA GUERRE DANS LA CITÉ
TERRESTRE. DU PREMIER FONDATEUR DE LA CITÉ DE LA TERRE,
QUI TUA SON FRÈRE EN QUOI IL FUT IMITÉ ;

Mais la cité de la terre, qui ne sera pas


DEPUIS PAR LE FONDATEUR DE ROME.
éternelle (car elle ne sera plus cité, quand
elle sera condamnée au dernier supplice), C'est ainsi que le premier fondateur de la

trouvera ici-bas son bien, dont la possession cité de la terre fut fratricide. Transporté de
lui procure toute la joie que peuvent donner jalousie, il tua son frère, qui était citoyen de
de semblables choses. Comme ce bien n'est la cité éternelle et étranger ici-bas. Il n'y a
pas tel qu'il ne cause quelques traverses à donc rien d'étonnant que ce crime primor-
ceux qui l'aiment, il en résulte que cette cité dial et, comme diraient les Grecs, ce type du
est souvent divisée contre elle-même, que crime, ait été imité si longtemps après, lors

ses citoyens se font la guerre, donnent des de la fondation de cette ville qui devait être
batailles remportent des victoires san-
et la maîtresse de tant de peuples et la capitale
glantes. Là chaque parti veut demeurer le de la cité de la terre. Ainsi que l'a dit un de
maître, tandis qu'il est lui-même esclave de leurs poètes '
:

ses vices. Si, lorsqu'il est vainqueur, il s'enfle


« Les premiers murs de Rome furent teints du sang d'un
de ce succès, sa victoire lui devient mortelle; frère tué par son frère».
si, au contraire, pensant à la condition et aux

disgrâces communes, il se modère par la con. En effet, l'histoire rapporte que Romulus
sidération des accidents de la fortune, celte tua son frère Rémus, et il n'y a d'autre diffé-
victoire lui est plus avantageuse; mais la rence entre ce crime et celui de Caïn, sinon
'
Lucain, ans la Pharsale, au livre I,' v. 95.
' Sag. Viii, 1.
LIVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 3H
qu'.ici les frères étaient tous deux citoyens de CHAPITRE VI.
la cité de la terre, et que tous deux préten-
DES LANGUEURS AUXQUELLES SONT SUJETS, EN PU
daient être les fondateurs de la république
NITION DU PÉCflÉ, LES CITOYENS MÊMES DE LA
romaine. Or, tous deux ne pouvaient avoir
CITÉ DE DIEU, ET DONT ILS SONT ENFIN DÉLI-
autant de gloire qu'un seul; car une puis-
VRÉS PAR LA GRACE.
sance partagée est toujours moindre. Afin
donc qu'un seul la pos:?édât tout entière, il Cette langueur, c'est-à-dire cette désobéis-
se défit de son compétiteur et accrut par son sance dont nous avons parle au quatorzième
crime un empire qui autrement aurait été livre', est la peine de la désobéissance du
moins grand, mais plus juste. Caïii et Abel premier homme, et ainsi elle ne vient pas de
n'étaient pas touchés d'une pareille ambition, la nature, mais du vice de la volonté c'est ;

pour régner seul que l'un des


et ce n'était pas pourquoi il est dit aux bons, qui s'avancent
deux tua l'autre. Abel ne se souciait pas, en dans la vertu et qui vivent de la foi dans ce
effet, de dominer sur la ville que son frère pèlerinage « Portez les fardeaux les uns des
:

bâtissait; en sorte qu'il ne fut tué que par « autres, et vous accomplirez la loi de Jésus-
cette malignité diabolique qui fait que les ci Christ ^ » et dans un autre endroit: « Re-
;

méchants portent envie aux gens de bien, sans « prenez ceux qui sont turbulents, consolez
autre raison sinon que les uns sont bons et « les affligés, supportez les faibles, et soyez
les autres méchants. La bonté ne se diminue « débonnaires à tout le monde. Prenez garde
pas pour être possédée par plusieurs; au con- « de ne point rendre le mal pour le mal ' »
;

traire, elle devient d'autant plus grande, que et encore « Si quelqu'un est tombé par sur-
:

ceux qui la possèdent sont plus unis; pour etprise en quelque péché, vous qui êtes spiri-
tout dire en un mot, le moyen de la perdre « tuels, reprenez-le avec douceur, songeant
est de la posséder tout seul, et l'on ne la pos- « que vous pouvez être tentés de même * » ;

sède jamais plus entière que quand on est et ailleurs « Que le soleil ne se couche point
:

bien aise de la posséder avec plusieurs. Or, « sur votre colère » et dans l'Evangile '^
; :

ce qui arriva entre Rémus et Romulus montre a Lorsque votre frère vous a offensé, repre-
comment la cité de la terre se divise contre « nez-le en particulier entre vous et lui'».
elle-même; et ce qui survint entre Gain et L'Apôtre dit aussi, à l'occasion des péchés où
Abel fait voir la division qui existe entre les l'on craint le scandale: « Reprenez devant
deux cités, celle de Dieu et celle des hommes. «tout le monde ceux qui ont commis quelque
Les méchants combattent donc les uns contre «crime, afin de donner de la crainte aux
les autres, et les méchants combattent aussi « autres '». L'Ecriture
recommande vivement
contre les bons; mais les bons, s'ils sont par- pour pardon des injures, afin
cette raison le
faits, ne peuvent avoir aucun différend entre d'entretenir la paix, sans laquelle personne
eux. Ils en peuvent avoir, quand ils n'ont pas ne pourra voir Dieu^ De là ce terrible juge-
encore atteint cette perfection; comme un ment contre ce serviteur que l'on condamne
homme peut n'être pas d'accord avec soi- à payer les dix mille talents qui lui avaient
même, puisque dans le même homme la chair été remis, parce qu'il n'en avait pas voulu
convoite souvent contre l'esprit et l'esprit remettre cent à un autre serviteur comme
contre la Les inclinations spirituelles
chair '. lui. Après cette parabole ,Noire-Seigneur
de l'un peuvent dès lors combattre les incli- Jésus-Christ ajouta : « Ainsi vous traitera
nations charnelles de l'autre, et réciproque- « voire Père qui est dans les cieux, si chacun
ment, de même que les bons et les méchants « de vous ne pardonne à son frère du fond du
se font la guerre les uns aux autres; ou « cœur " ». Voilà comme sont guéris les ci-
encore , les inclinations charnelles de deux toyens de de Dieu, qui sont voyageurs
la cité
hommes de bien, mais qui ne sont pas encore ici-bas et qui soupirent après le repos de la
parfaits,peuvent se combattre l'une l'autre, céleste patrie. Mais c'est le Saint-Esprit qui
comme font entre eux les méchants, jusqu'à opère au dedans et qui donne la vertu aux
ce que la grâce victorieuse de Jésus-Christ les remèdes qu'on emploie au dehors. Quand
ait entièrement guéris de ces faiblesses. ' Aux phap. I et n.
= Galat. VI, 2. — ' I Thess. v, M, 15. — ' Galat. vi, 11. _
• Galal. V, 12.
' Ephés. IV, 26. — ' Matt. .Tvlil, 15. — '
1 Tim. v, 20 '
Hébr.
x.n, 14. — ' Matt. xviu, 35.
,

312 LA CITÉ DE DIEU.

Dieu lui-même se servirait des créatures qui Dieu véritable à qui seul il est dû, mais on ne
lui sontsoumises, pour nous parler en songes partage pas bien, lorsqu'on ne discerne pas
ou de toute autre manière, cela serait inutile, comme il faut ou les lieux, ou les temps, ou
sien même temps il ne nous touchait l'âme les choses offertes, ou celui qui les offre, ou
d'une grâce intérieure. Or, il en use de la ceux à qui l'on fait part de l'offrande pour en
sorte lorsque, par un jugement très-secret, manger. Ainsi, partage serait synonyme de
mais très-juste, il sépare des vases de colère discernement, soit quand on n'offre pas où il

les vases de miséricorde. Si, en effet, à l'aide faut, ou ce qu'il y faut offrir, soit lorsqu'on
du secours qu'il nous prête par des voies ca- offre dans un temps ce qu'il faudrait offrir
chées et admirables, le péché qui habite dans dans un autre, ou qu'on offre ce qui ne doit
nos membres, ou plutôt la peine du péché, ne être offert en aucun lieu ni en aucun temps,
règne point dans notre corps mortel si , soit qu'on retienne pour soi le meilleur du

domptant ses désirs déréglés, nous ne lui sacriflce au lieu de l'offrir à Dieu, soit enfin
abandonnons point nos membres pour accom- qu'on en fasse part à un profane ou à quelque
plir l'iniquité ', notre esprit acquiert dès ce autre qu'il n'est pas permis d'y associer. 11 est
moment un empire sur nos passions qui les difflcile de décider en laquelle de ces choses

rend plus modérées, jusqu'à ce que, parfai- Caïn déplut à Dieu toutefois, connue l'Apôtre;

tement guéri et revêtu d'immortalité , il saint Jean dit, à propos de ces deux frères :

jouisse dans le ciel d'une paix souveraine. « N'imitez pas Caïn qui était possédé du malin

esprit, et qui tua son frère. Et pourquoi le

CHAPITRE Vil. « tua-t-il ? parce que ses propres œuvres ne

« valaient rien, et que celles de son frère


LA PAROLE DE DIEU NE DÉTOURNA POIM CAÏN
« étaient bonnes » nous en pouvons con-
'
;

DE TUER SON FRÈRE.


clure (|ue les offrandes de Caïn n'attirèrent
Mais de quoi servit à Caïn d'être averti de point les regards de Dieu, parce qu'il ne parta-
tout cela par Dieu même, quand Dieu s'a- geait pas bien et se réservait pour lui-même
dressa à lui en lui parlant sous la forme dont une partie de ce qu'il offrait à Dieu. C'est ce
il avait coutume de se servir pour parler aux que font tous ceux qui n'accomplissent pas
premiers hommes^? En accomplit-il moins le la volonté de Dieu, mais la leur, c'est-à-dire

fratricide qu'il méditait? Comme Dieu avait qui, n'ayant pas le cœur pur, offrent des

discerné les sacrihces des deux frères, agréant présents à Dieu pour le corrompre, afin qu'il
ceux de l'un parce qu'il était homme de bien, ne les aide pas à guérir leurs passions, mais
et rejetant ceux de l'autre à cause de sa mé- à les satisfaire. Tel est proprement le caractère ,

chanceté, Gain, qui s'en aperçut sans doute de la cilé du monde, de servir Dieu ou les
j

par quelque signe visiiile, en ressentit un vif dieux pour remi)orler par leur secours des 1

déplaisir et en fut tout abattu. Voici comment victoires sur ses ennemis et jouir d'une paix ;

l'Ecriture s'exprime à ce sujet: «Dieu dit à humaine, dans le désir non de faire du bien,
a Caïn : Pourquoi ètes-vous triste et abattu ? mais de s'agrandir. Les bons se servent du
« Quand vous faites une offrande qui est monde pour jouir de Dieu, et les méchants
«bonne, mais dont le partage n'est pas bon, au contraire veulent se servir de Dieu pour
a ne péchez-vous pas? Tenez-vous en repos. jouir du monde encore, je parle de ceux
-,

Car il se tournera vers vous, et vous lui qui croient qu'il y a un Dieu et qu'il prend
commanderez » Dans cet avertissement
et
'^
. soin des choses d'ici-bas, car il en est même

que Dieu donne à Gain, il n'est pas aisé de qui ne le croient pas. Lors donc que Caïn
bien entendre ces mots « Quand vous faites : connut que Dieu n'avait point regardé son
8 une offrande qui est bonne, mais dont le sacrifice et qu'il avait regardé celui de son

« partage n'est pas bon, ne péchez-vous pas ? » frère, il devait imiter Abel et non pas lui

C'est ce qui a donné lieu aux commentateurs porter envie mais la tristesse et l'abattement
;

d'en tirer divers sens. La vérité est que l'on qu'il en ressentit constituent principalement

offre bien le sacriflce, lorsqu'on l'offre au le péché que Dieu reprit en lui, savoir de s'at-
trister de la bonté d'autrui, et surtout de celle
' Rom. VI, 12, 13. de son frère. Ce fut le sujet de la réprimande
• Voyez le De Gen. ad lilt., lib. vm, n. 37 ; lx, n. 3 et 4.
' Gen. IV, G, 7, sec. lxx. '
I Jean, m, 12.
[.IVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 313

qu'il lui adressa, quand il lui dit: « Pourquoi soumet à l'empire de la raison. C'est l'aver-

êtes- vous triste et abattu ? » Dieu voyait bien tissement que Dieu donne à celui qui était

au fond qu'il portait envie à son frère, et c'est transporté d'envie contre son frère, et qui
de quoi il le reprenait. En cUet, comme les voulait du monde celui qu'il devait
ôter
homnies ne voient pas le cœur, ils pourraient plutôt imiter «Tenez-vous en repos», lui
:

se demander si cette tristesse ne venait pas de dit-il, c'est-à-dire Ne commettez pas le crime
:

ce qu'il était fàclié d'avoir déplu à Dieu par que vous méditez; que le péché ne règne
sa mauvaise conduite, plutôt que du déplaisir point en votre corps mortel, et n'accomplissez
de ce que Dieu avait regardé favorablement le point ses désirs déréglés; n'abandonnez point
sacrifice de son frère. Mais du moment que vos membres au péché pour lui servir d'ins-
Dieu lui déclare pour quelle raison il n'avait truments à mal faire car il se tournera vers
;

pas voulu recevoir son ofl'rande, etqu'il devait vous, pourvu que, au lieu de le seconder, vous
moins imputer ce refus à son frère qu'à lui- tâchiez de le réprimer, et vous aurez empire
même, il fait voir que Gain était rongé d'une sur lui, parce que, lorsqu'on ne lui permet
secrète jalousie. pas d'agir au dehors, il s'accoutume à ne se
Comme Dieu ne voulait pas, après tout, plus soulever au dedans contre la raison. On
l'abandonner sans lui donner quelque avis voit au même livre de la Genèse qu'il en est
salutaire : «Tenez-vous en repos, lui dit-il ;
à peu près de même pour la femme, quand,
« car il se tournera vers vous, et vous lui après le péché, le diable reçut l'arrêt de sa
a commanderez ». Est-ce de son frère qu'il condamnation dans le serpent, et Adam et
parle? Non vraiment, mais bien de son péché, Eve dans leur propre personne. Après que
car il avait dit auparavant « Ne péchez-vous : Dieu eut dit à Eve « Je multiplierai lessujets
:

«pas?» puis il ajoute « Tenez-vous en : « de vos peines et de vos gémissements, et


« repos ; car il se tournera vers vous, et vous « vous enfanterez avec douleur », il ajoute :

«lui commanderez». On peut entendre par « Et vous vous tournerez vers votre mari,

laque l'homme ne doit s'en prendre qu'à lui- «et il aura empire sur vous ». Ce qui '

même de ce qu'il pèche, et que le véritable est dit ensuite à Gain du péché ou de
la
moyen d'obtenir le pardon de son péché et concupiscence de la chair, est dit ici de la
l'empire sur ses passions, c'est de se reconnaître femme pécheresse , pour montrer que le
coupable; autrement, celui qui prétend excu- mari doit gouverner sa femme comme l'esprit
ser le péché ne fera que le renforcer et lui don- gouverne la chair. C'est ce qui fait dire à
ner plus de pouvoir sur lui. Le péché peut se rA|)ôtre« Celui qui aime sa femme s'aime
:

prendre aussi en cet endroit pour la concu- «soi-même car jamais personne ne hait sa
;

piscence de la chair, dont l'Apôtre dit « La : «propre chair = ». Il faut donc guérir ces
a chair convoite contre l'esprit '
» ; car il met mau.x comme étant véritablement en nous,
aussi l'envie au nombre de ses convoitises, et au lieu de les condamner comme s'ils ne nous
c'est elle qui anima Gain contre son frère. appartenaient pas. Mais Gain, qui était déjà
D'après cela, ces paroles: « 11 se tournera vers corrompu, ne tint aucun compte de l'avertis-
«vous, et vous lui commanderez », signifie- sement de Dieu, et, l'envie se rendant maî-
raient que la concupiscence nous sera soumise tresse de son cœur, il égorgea perfldement
et que nous en deviendrons les maîtres. Lors- son frère. Voilà ce qu'était le fondateur de la
que, en effet, cette partie charnelle de l'âme cité de
la terre. Quant à considérer Gain
que l'Apôtre appelle péché dans ce passage où comme figurant aussi les Juifs qui ont fait
il dit « Ce n'est pas moi qui fais le mal, mais
: mourir Jésus-Christ, ce grand Pasteur des
« c'est le péché qui habite en moi - », cette âmes, représenté par Abel, pasteur de brebis,
partie dont les philosophes avouent qu'elle est je n'en veux rien faire ici, et je me souviens
vicieuse et ne doit pas commander, mais obéir d'en avoir touché quelque chose contre Fauste
à l'esprit; lors, dis-je, que cette partie char- le Manichéen '.

nelle est émue, si l'on pratique ce que prescrit


l'Apôtre « N'abandonnez point vos membres
:
' Gen. m, 16. —' Ephés. v,
28, 29.
' Voyez le Contra Faust., lib. ïii, cap. 9 et seq.
« au péché pour lui servir d'instruments à

« mal faire ' » elle se tourne vers l'esprit et se


,

' Galat. V, 17. — ' Rom. vu, 17. — ' Rom. vi, 13.
,

31-t LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE VIII. «ville du nom de son fils Enoch », il ne


s'ensuit pas qu'Enoch ait été son premier fils.
QUELLE RAISON PORTA CAÏN A BATIR UNE VILLE
L'Ecriture dit la même chose d'Adam, lors{iu'iI
DÉS LE COMMENCEMENT DU MONDE.
engendra Seth « Adam, dit-elle, connut Eve
:

J'aime mieux maintenant défendre la vérité « sa femme, et elle conçut et enfanta un fils
de l'Ecriture contre ceux qui prétendent qu'il « qu'elle nomma Seth '
» ; et cependant, Adam
n'est pas croyable qu'un seul homme ait bâti avait déjàengendré Gain et Abel. Il ne s'ensuit
une ville, parce qu'il semble qu'il n'y avait pas non plus, de ce qu'Enoch donne son nom
encore alors que quatre liommes sur la terre, à la ville bâtie par Gain, qu'il ait été son pre-
ou même trois depuis le meurtre d'Abel mier-né. 11 se pouvait qu'il l'aimât plus que
savoir Adam, Gain et son fils Enoch qui
:
,
ses autres enfants. En effet, Juda, qui donna
donna son nom à cette ville. Ceux qui rai- son nom à la Judée et aux Juifs, n'était pas
sonnent de la sorte ne considèrent pas que l'aîné des enfants de Jacob. Mais quand Enoch
l'auteur de l'Histoire sainte n'était pas obligé serait le fils aîné de Gain, il n'en faudrait pas
de mentionner tous les hommes qui pouvaient conclure qu'il ait donné son nom à cette ville
exister alors, mais seulement ceux qui ser- dès ({u'il fut né ; car un seul homme ne pou-
vaient à son sujet. Le dessein de l'écrivain, vait pas faire une ville, qui n'est autre chose
qui servait en cela d'organe au Saint-Esprit, qu'une multitude d'hommes unis ensemble
était de descendre jusqu'à Abraham par la par quelque lien de société. Il faut croire
suite de certaines générations, et de venir des plutôt que, la famille de Gaïn s'étant si fort
enfants d'Abraham au peuple de Dieu, qui, accrue qu'elle formait un peuple, il bâtit une
séparé de tous les autres peuples de la terre, du nom de son aîné. Dans le
ville et l'appela
devait annoncer en figure tout ce qui regardait fait, de ces premiers hommes était si
la vie

la cité dont le règne sera éternel, et Jésus- longue, que celui qui a le moins vécu avant
Christ son roi et son fondateur, sans néan- le déluge, selon le témoignage de l'Ecriture,
moins oublier l'autre société d'hommes que a vécu sept cent cinquante-trois ans '. Plusieurs
nous appelons la cité de la terre, et d'en dire même ont passé neuf cents ans , quoique
autant qu'il fallait pour rehausser par cette aucun jusqu'à mille. Qui peut donc
n'ait élé
opposition l'éclat de la cité de Dieu. En effet, douter que, pendant la vie d'un seul homme,
lorsque l'Ecriture sainte rapporte le nombre le genre humain n'ait pu tellement se multi-

des années de la vie de ces premiers hommes, plier qu'il ait été suffisant pour peupler plu-
et conclut toujours ainsi de chacun d'eux « Et : sieurs villes? Cela se peut facilement conjec-
« il engendra des fils et des filles, et un tel vécut turer, puisque le peuple hébreu, sorti du seul
«tant de temps, et puis il mourut » dira-t-on, '
;
Abraham, s'accrut de telle façon, en l'espace
sous prétexte qu'elle ne nomme pas ces fils et d'un peu plus de quatre cents ans, qu'à la
ces filles, que, pendant un si grand nombre sortie d'Egypte l'Ecriture compte jusqu'à six

d'années qu'on vivait alors, il n'ait pu naître cent mille hommes capables de porter les
assez d'hommes pour bâtir même plusieurs armes ', pour ne rien dire des Iduméens qui
villes? Mais de l'ordre de la provi-
il était sortirent d'Esaii, petit-fils d'Abraham, ni de
dence de Dieu, par l'inspiration duquel ces plusieurs autres nations issues du même
choses ont été écrites, de distinguer d'abord Abraham, mais non pas par sa femme Sarivi '.

ces deux sociétés : d'une part les générations


des hommes, c'est-à-dire de ceux qui vivaient CHAPITRE IX.

selon l'homme, et de l'autre, les générations


LES HOMMES VIVAIENT PLUS LONGTEMPS ET
des enfants de Dieu, en allant jusqu'au déluge
ÉTAIENT PLUS GRANDS AVANT LE DÉLUGE QUE
où tous les hommes furent noyés, excepté
DEPUIS.
Noé et sa femme, avec leurs trois fils et leurs

trois brus huit personnes qui méritèrent


,
Il n'est donc point d'esprit judicieux qui

seules d'échapper dans l'arche à cette ruine


' Geo. IV, 17, 25.
universelle. ^ Ce personnage est Lamech, du moins selon la version des
Lors donc qu'il est écrit « Gain connut sa : Septante ; car la Vulgate porte sept cent soixante-dix-sept ans.
' Exod. Xll, 37.
« femme, et elle enfanta Enoch, et il bâtit une "
Saint Augustin veut parler des Ismaélites, issus d'Ismaèl, fils

' Gen. V, 4, 5 et al. d'Abraham et d'Agar.


LIVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 315

doute que Gain n'ait pu bàlir une ville, même corps des premiers hommes, tandis que l'on
ort grande, dans un temps où la vie des hom- ne saurait prouver de même la durée de leur
mes était si longue ', à moins qu'on ne veuille vie, parce que personne ne vit plus aussi long-

encore discuter là-dessus et prétendre qu'il temps. Cependant cela ne doit pas empêcher
n'est pas vrai qu'ils aient vécu aussi long- d'ajouter foi à l'Histoire sainte, puisqu'il y au-
temps que l'Ecriture le rapporte. Une chose rait d'autant plus d'imprudence à ne pas croire

encore que les incrédules se refusent à croire, ce qu'elle nous raconte du passé, que nous
c'est que les hommes fussent alors beaucoup voyons de nos yeux l'accomplissement de ce
plus grands qu'ils ne sont aujourd'hui. Ce- qu'elle a prédit de l'avenir. Le même Pline
pendant le plus célèbre de leurs poètes, Vir- dit toutefois qu'il existe encore une nation

gile, à propos d'une grosse pierre qui servait où l'on vit deux cents ans '. Si donc quelques
de borne à un champ et qu'un homme très- pays qui nous sont inconnus conservent encore
robuste des temps anciens leva dans le combat des restes de cette longue vie dont nous n'avons
et lança en courant contre son ennemi, s'ex- pas d'expérience, pourquoi ne croirions-nous
prime ainsi : pas fiussi qu'il y a eu des temps où l'on vivait
autant que l'Ecriture le témoigne ? S'il est
« A peine douze hommes de nos jours, choisis parmi les
plus forts, l'auraient-ils pu porter - ».
croyable que ce qui n'est point ici soit ailleurs,
pourquoi serait-il incroyable que ce qui n'est
Par où il veut montrer que la terre produi- pas maintenant ait été autrefois ?
sait alors des hommes bien plus grands qu'à
présent. Combien donc l'élaient-ils encore da- CHAPITRE X,
vantage dans les premiers âges du monde
DE LA DIVERSITÉ QUI SE RENCONTRE ENTRE LES
avant le déluge? Mais les sépulcres, découverts
LIVRES HÉBREUX ET LES SEPTANTE QUANT AU
par la suite des années ou par des déborde-
NOMBRE DES ANNÉES DES PREMIERS HOMMES.
ments de fleuves et autres accidents, où l'on a
trouvé des ossements d'une grandeur incroya- Ainsi, bien qu'il semble qu'il y ait quelque
ble, doivent convaincre les plus opiniâtres. diversité, quant au nombre des années, entre
J'ai vu moi-même, sur le rivage d'Utique, et les livres hébreux et les nôtres % sans que je
plusieurs l'ont vue avec moi, une dent mâche- sache d'où elle provient, elle n'est pas telle
iière d'homme, si grosse qu'on en eût pu faire néanmoins ne s'accordent touchant la
qu'ils
cent des nôtres ' elle avait appartenu, je crois,
:
longue vie des hommes de ce temps-là. Nos
à quelque géant ; car si les hommes d'alors livres portent qu'Adam engendra Seth à l'âge
étaient généralement plus grands que nous, de deux cent trente ans, et ceux des Hébreux
ils moins que les géants. Aussi bien,
l'étaient à l'âge de cent trente ' mais ausi, selon les ;

dans tous les temps et même au nôtre, des leurs, il vécut huit cents ans depuis, au lieu
phénomènes de ce genre n'ont pas cessé que, selon les nôtres, il n'en vécut que sept
de se produire. Pline, ce savant homme, as- cents *
; et ainsi ils conviennent dans la somme
sure 'que plus le temps avance dans sa mar- totale. 11 en est de même des autres généra-
che, plus les corps diminuent; et il ajoute tions années que les Hébreux comp-
; les cent
que c'est une chose dont Homère se plaint tent demoins que nous avant qu'un père ait
souvent. Mais,comme j'ai déjà dit, les os que engendré un tel qu'ils nomment, ils les re-
l'ondécouvre quelquefois dans de vieux mo- prennent ensuite, en sorte que cela revient
numents peuvent justifier la grandeur des au même. Dans la sixième génération, il n'y
* Sur la longévité des hommes piimUifs, voyez Josèphe, Ant. a aucune diversité. Pour la septième, il y a
Hebr., lib. I, cap. 3, § 9, et Pline l'Ancien, Eist. nat., lib. vn,
la même que dans les cinq premières, et elle
capp. 49, 50.
' Virgile en cet endroit [Enéide, livre su, v. 899, 900) a suivi s'accorde aussi de même. La huitième n'est
Homère, mais en l'exagérant. Voyez VIlinde (chant V, v. 302-304),
oii le fils de Tydée lance une pierre que deux hommes ordinaires * Pline parle en effet de cette nation, qui est celle des Epéens
auraient eu de la peine à soulever. Deux hommes n'ont pas suffi à dans l'Italie, maïs il n'en parle pas en témoin oculaire ; il rapporte
Virgile, il en a mis douze, et de choix. un fait qu'il a lu dans un vieil historien, nommé Hellanicus. Voyez
» Cette dent prodigieuse était, selon toute probabilité, une dent Ei'it. jiat., lib. Vil, cap. 49,
d'éléphant fossile. Voyez sur ce point, comme aussi sur la taille et ^ Par nos livres, saint Augustin entend ceux dont l'Eglise de son
la longévité des anciens hommes, la lettre de M, Isidore Geoffroy temps faisait usage, c'est-à-dire une version du grec des Septante,
Saint-Hilaire à M, Poujoulat, auteur d'une Histoire de saint Au- antérieure à la Vulgate ou version de saint Jérôme; il entend par
gttstin (tome m, pages 339 et suiv.) On consultera également avec livres hébreux une autre version latine de l'Ecriture, faite sur l'hébreu
fruit le livre récent de M. Flourens : De ta longévité humaine, même.
* En son Bistnire naturelle, au livre tii, ch. 1 6, ' Gen. V, 3. — ' Ibid. 4.
,

316 LA CITE DE DIEU.

pas plus difficile à accorder. II est vrai que, à l'appui de leur sentiment, qu'il n'est pas
suivant les Hébreux, Enoch, lorsqu'ilengendra croyable que les Septante, qui se sont ren-
Mathusalem, avait vingt ans de plus que nous contrés mot pour mot dans leur version, aient
ne lui en donnons mais aussi lui en donnent-
;
pu se tromper ou voulu mentir sur un point
ils vingt de moins lorsqu'il l'eut engendré '. qui n'était pour eux d'aucun intérêt, et qu'il
Ce n'est que dans la neuvième génération, est bien plus probable que les Juifs, jaloux de
c'est-à-dire dans les années de Lamech, fils ce que la loi et les Prophètes sont venus à nous
de Mathusalem et père de Noé, qu'il se ren- par le moyen de cette version, ont altéré leurs
contre quelque différence dans la somme exemplaires afin de diminuer l'autorité des
totale encore n'est-elle pas considérable
;
nôtres. Chacun peut croire là-dessus ce qui
puisqu'elle se borne à vingt-quatre années lui plairatoujours est-il certain que Mathu-
;

d'existence que les Hébreux donnent de plus salem ne vécut point après le déluge, mais
que nous à Lamech ils lui attribuent six ans: qu'il mourut la même année, si la chrono-

de moins que nous avant qu'il engendrât Noé, logie des Hébreux Pour les Sep-
est véritable.

et trente de plus que nous après qu'il l'eût tante, j'en dirai ce que j'en pense, lorsque je
engendré' ; de sorte que, rabattant ces six ans, parlerai du tem ps auquel ils ont écrit 11 suffit, '
.

restent vingt-quatre. en ce qui touche la difficulté présente, que,


selon les uns et les autres, les hommes d'alors
CHAPITRE XI. aient vécu assez longtemps pour qu'il en soit
né durant la vie de Gain un nombre capable
ILFAUT, d'après l'AGE DE MATHUSALEM, QU'lL AIT
de constituer une ville.
ENCORE VÉCU QUATORZE ANS APRÈS LE DÉLUGE.

Cette diversité entre les livres hébreux et CHAPITRE XII.

les nôtres a fait mettre en question si Mathu-


DE l'opinion DE CEUX QUI CROIENT QUE LES ANNÉES
salem a vécu quatorze ans après le déluge ^
DES ANCIENS n'ÉTAIENT PAS AUSSI LONGUES QUE
tandis que l'Ecriture ne parle que de huit
LES NÔTRES.
personnes qui furent sauvées par le moyen de
l'arche *, entre lesquelles elle ne compte point Il ne faut point écouter ceux qui prétendent
Mathusalem. Selon Mathusalem les Septante, que l'on comptait alors les années autrement
avait soixante-sept ans lorsqu'il engendra qu'à cette heure, et qu'elles étaient si courtes
Lamech, et Lamech cent quatre-vingt-huit ans qu'il en fallait dix pour en faire une des nôtres.
avant d'engendrer Noé, ce qui fait ensemble C'est pour cette raison, disent-ils, que, quand

trois cent cinquante-cinq ans ajoutez-y les ;


l'Ecriture dit de quelqu'un qu'il vécut neuf

six cents ans de Noé avant le déluge % cela fait cents ans, on doit entendre quatre-vingt-dix

neuf cent cinquante-cinq ans depuis la nais- ans ; car dix de leurs années en font une des
sance de Mathusalem jusqu'au déluge. Or, nôtres, et dix des nôtres en font cent des leurs.

Mathusalem vécut en tout neuf cent soixante Ainsi, à leur compte, Adam n'avait que vingt-
et neuf ans, cent soixante et sept avant que trois ans quand engendra Seth, et Seth vingt
il

d'engendrer Lamech, et huit cent deux ans ans et six mois quand il engendra Enos. Selon

depuis par conséquent,


" il vécut quatorze ans cette opinion, les anciens divisaient une de
;

après le déluge, qui n'arriva que la neuf cent nos années en dix parties, chacune valant
cinquante-cinquième année de la vie de Ma- pour eux une année et étant composée d'un
thusalem. De là vient que quelques-uns ai- senaire carré, parce que Dieu acheva ses ou-
ment mieux dire qu'il vécut quelque temps vrages en six jours et se reposa le septième ^
avec son père Enoch, que Dieu avait ravi hors Or, le senaire carré, ou six fois six, est de

du monde, que de demeurer d'accord qu'il y trente-six, qui, multipliés par dix, font trois

ait faute dans la version des Septante, à qui cent soixante jours, c'est-à-dire douze mois
l'Eglise donne tant d'autorité; et en consé- lunaires. Quant aux cinq jours qui restaient

quence ils prétendent que l'erreur est plutôt pour accomplir l'année solaire, et aux six
du côté des exemplaires hébreux. Ils allèguent, heures qui sont cause que tous les quatre ans
nous avons une année bissextile, les anciens
> Gen. V, 23-27. —
" Ibid. 28-31.

' Comparez saint Jérôme, Df quœst. hebr. in Genesim.


' Voyez plus bas, livre xvill, ch. 42-44.
'
I Pierre, m, 20. —
' Gen. vu, 6. —
' Ibid. v, 25-27.
-
Voyez plus haut, livre XI, ch. 8.
LIVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 317

suppléaient de temps en temps quelques jours n'est pas croyable qu'il ait été créé aussi petit
afin de compléter le nombre des années, et les que nos enfants lorsqu'ils viennent au monde,
Romains appelaient ces jours intercalaires. De son fils, d'après les mêmes Hébreux, n'avait
même de Seth, n'avait que dix-neuf
Enos, fils que cent cinq ans quand il engendra Enos',
ans (juand il engendra Caïnan ce qui revient '
;
et par conséquent il n'avait pas encore onze

aux quatre-vingt-dix ans que lui donne l'E- ans, selon nos adversaires. Que dirai-je de son
criture. Aussi, poursuivent-ils, nous ne voyons fils Caïnan qui, suivant le texte hébreu, n'avait

point, selon les Septante, qu'aucun homme que soixante et dix ans quand il engendra
ait engendré avant le déluge qu'il n'eût au Malaléhel- ? Comment engendrer à sept ans,
moins cent soixante ans, c'est-à-dire seize ans, si soi.\ante et dix ans d'alors n'en font réelle-
en comptant dix années pour une, parce que ment que sept de nos jours ?
c'est l'âge destiné par la nature pour avoir
des enfants. A l'appui de leur opinion, ils ajou- CHAPITRE XIII.
tent plupart des historiens rapportent
que la
SI, DANS LA SUPPUTATION DES ANNÉES, IL FAUT
que l'année des Egyptiens - était de quatre
PLUTÔT s'arrêter AUX TEXTES HÉBREUX QU'a
mois, celle des Acarnaniens de six, et celle des
LA TR.iDUCTION DES SEPTANTE.
Laviniens de treize. Pline le naturaliste ^ à
propos de quelques personnes que certaines Je prévois bien ce que l'on me répliquera :

histoires témoignent avoir vécu jusqu'à huit que c'est une imposture des Juifs qui ont
cents ans, pense que cette assertion tient à falsifié leurs exemplaires, comme nous l'avons
l'ignorance de ces temps-là ; attendu^ dit-il, dit plus haut, et qu'il n'est pas présumable
que certains peuples ne faisaient leur année que les Septante, ces hommes d'une renommée
que d'un été et d'un hiver, et que les autres si légitime, aient pu en imposer. Cependant,
comi)taientles quatre saisons de l'année pour si je demande lequel des deux est le plus
quatre ans, comme les Arcadiens dont les croyable, ou que les Juifs, qui sont répandus
années n'étaient que de trois mois. 11 ajoute en tant d'endroits différents, aient conspiré
même que les Egyptiens, dont nous avons dit ensemble pour écrire cette fausseté, et qu'ils
que les années n'élaient composées que de se soient privés eux-mêmes de
pour la vérité
quatre mois, les réglaient quelquefois sur le ôter l'autorité aux autres, ou que les Septante,
cours de la lune, tellement que chez eux on qui étaient aussi Juifs, assemblés ea un même
vivait jusqu'à mille ans. lieu par Plolémée, roi d'Egypte, pour traduire
Telles sont les raisons sur lesquelles se fon- l'Ecriture, aient envié la vérité aux Gentils et
dent des critiques dont le dessein n'est pas concerté ensemble cette imposture, qui ne
d'ébranler l'autorité de l'Ecriture, mais plutôt devine la réponse que l'on fera à ma question?
de l'affermir en empêchant que ce qu'elle rap- Mais à Dieu ne plaise qu'un homme sage
porte de la longue vie des premiers hommes s'imagine que les Juifs, quelque méchants et
ne paraisse incroyable. Il est aisé de montrer artificieux qu'on les suppose, aient pu glisser
évidemment que tout cela est très-faux mais, ; cette fausseté dans un si grand nombre d'ex-
avant que de le faire, je suis bien aise de me emplaires dispersés en tant de lieux, ou que
servir d'une autre preuve pour réfuter cette les Septante, qui ont acquis une si haute répu-
opinion. Selon les Hébreux, Adam n'avait que tation, se soient accordés entre eux pour ravir
cent trente ans lorsqu'il engendra son troi- la vérité aux Gentils. Il est donc plus simple
sième fils*. Or, si ces cent trente ans ne re- de dire que, quand on commença à transcrire
viennent qu'à treize des nôtres, il est certain ces livres de la bibliothèque de Ptolémée,
qu'il n'en avait que onze ou peu davantage cette erreur se glissa d'abord dans un exem-
quand il eut le premier. Or, qui peut engendrer plaire par la faute du copiste et passa de la
à cet âge-là selon la loi ordinaire de la nature ? sorte dans tous les autres. Cette réponse est
Mais, sans parler de lui, qui peut-être fut ca- assez plausible pour ce qui regarde la vie de
pable d'engendrer dès qu'il fut créé, car il Mathusalem pour les vingt-quatre années
et
qui se rencontrent de plus dans les exem-
* Gen. V, 9. sec. LXï.
' Voyez Censorinus, De die nat,^ cap. 19 ; Macrobe, Saturti.f lib. l, plaires hébreux. A l'égard des cent années
cap. 12, page 255, édit. Bip.; Solinus, Polykist,, cap. 3.
qui sont d'abord en plus dans les Septante, et
Bist. nat.j lib. vn, cap. 49.
* Gen. V, 3. ' Gen. V, 6. — ' Ibid. 12.
318 LA CITÉ DE DIEU.

ensuite en moins pour faire cadrer la somme CHAPITRE XIV.


totale avec le nombre des années du texte
les années étaient autrefois aussi longues
hébreu, et cela dans les cinq premières géné-
qu'a présent.
rations et dans la septième, c'est une erreur
trop uniforme pour l'imputer au hasard. Je vais maintenant prouver jus(|u'à l'évi-
11 présumable que celui qui a opéré
est plus dence que durant le premier âge du monde
ce changement, voulant persuader i^ue les les années n'étaient pas tellement courtes
premiers hommes n'avaient vécu tant d'années qu'il en fallût dix pour en faire une des nôtres,
que parce qu'elles étaient extrêmement courtes mais ([u'elles égalaient en durée celles d'au-
et qu'il en fallait dix pour en faire une des jourd'hui que règle le cours du soleil. Voici
nôtres, a ajouté cent ans d'abord aux cinq en effet ce que porte l'Ecriture
Le déluge : a

premières générations et à la septième, parce « arriva sur la terre l'an COO de la vie de Noé,

qu'en suivant l'hébreu, les hommes eussent « au second mois, le vingt-septième jour du
encore été trop jeunes pour avoir des enfants, « mois ». Comment s'exprimerait-elle de la
'

et les a retranchés ensuite pour retrouver le sorte si les années des anciens n'avaient que
compte juste des années. Ce qui porte encore trente-six jours? Dans ce cas, ou ces années
plus à croire qu'il en a usé de la sorte dans n'auraient point eu de mois, ou les mois n'au-
ces générations, c'est qu'il n'a pas fait la raient été que de trois jours, pour qu'il s'en
même chose dans la sixième, parce qu'il n'en trouvât douze dans l'année. N'est-il pas visible
que Jared, selon les textes
était pas besoin, et que leurs mois étaient comme les nôtres,
et deux ans' lors-
hébreux, avait cent soixante puisque, autrement, l'Ecriture sainte ne dirait
qu'il engendra Enoch, c'est-à-dire seize ans pas que le déluge arriva le vingt-septième
et près de deux mois, âge auquel on peut jour du second mois? Elle dit encore un peu
avoir des enfants. après, à la fin du déluge: a L'arche s'arrêta
on pourrait demander
Mais, d'un autre côté, « sur les montagnes d'Ararat le septième mois,
pourquoi, dans la huitième génération, tandis « le vingt-septième jour du mois. Cependant
que l'hébreu donne cent quatre-vingt-deux « leseauxdiniinuaientjusqu'à l'onzième mois;
ans à Mathusaleni avant qu'il engendriit « or, le premier jour de ce mois, on vit pa-

Lamech, la version des Septante lui en retran- « raître les sommets des montagnes^ ». Que
che vingt, au lieu qu'ordinairement elle en si leurs mois étaient semblables aux nôtres, il
donne cent de plus que l'hébreu aux patriar- faut étendre cette similitude à leurs années.
ches, avant que de les faire engendrer. On Ces mois de trois jours n'en pouvaient pas
pourrait penser peut-être que cela est arrivé avoir vingt-sept ; ou si la trentième partie de
])ar hasard, si, après avoir ôté vingt années à ces trois jours s'appelait alors un jour, un si
Mathusaleni, il ne les lui redonnait ensuite, effroyable déluge qui, selon l'Ecriture, tomba
afin de trouver le compte des années de sa vie. durant quarante jours et quarante nuits, se
Ne serait-ce point une manière adroite de serait donc fait en moins de quatre de nos
couvrir les additions précédentes de cent jours. Qui pourrait soulTrir une si palpable
années, par le retranchement d'un petit nom- absurdité? Loin, bien loin de nous cette erreur
bre d'autres qui n'était pas d'importance, puis- qui ruine la foi des Ecritures sacrées, en vou-
que, malgré cela, Mathusaleni aurait toujours lant l'établir sur de fausses conjectures 11 est 1

eu cent soixante-deux ans, c'est-à-dire plus certain que le jour était aussi long alors qu'à
de seize ans, avant que d'engendrer Lamech? présent, c'est-à-dire de vingt-quatre heures,
Quoi qu'il en soit, je ne doute point que, les mois égaux aux nôtres et réglés sur le
lorsque les exemplaires grecs ou hébreux cours de la lune, et les années composées de
ne s'accordent pas, il ne faille plutôt suivre douze mois lunaires, en y ajoutant cinq jours
l'hébreu, comme l'original, que les Septante, et un quart, pour les ajuster aux années
qui ne sont qu'une version, attendu surtout solaires, et par conséquent ces premiers
que quelques exemplaires grecs, un latin et hommes vécurent plus de neuf cents années,
un syriaque s'accordent en ce point, que lesquelles étaient aussi longues que les cent
Matimsalem mourut six ans avant le déluge ^. soixante-quinze que vécut ensuite Abraham %
' Gcn. ï, 18.
' Gen. VII, 10, 11, sec. Lxx. ' Gen. VIII, 4, 5. — "
Ihid,
' Comp. Qnœst. in Gen,, quaeat. 2. XXV, 7.
LIVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 31!)

que les cent quatre-vingts que vécut Isaac', auparavant ? II y a deux réponses à cela. Ou
que les cent quarante ou environ que vécut l'âge d'avoir des enfants venait plus tard en
Jacob % que les cent vingt que vécut Moïse', ce temps-là, à proportion des années de la
et que les soixante-dix ou quatre-vingts que vie ; ou, ce qui me paraît plus vraisemblable,
les hommes vivent aujouririiiii et dont il est l'Ecriture n'a fait mention des aînés,
pas
dit : « Si les plus robustes vont jusqu'à qualre- mais seulement de ceux dont il fallait parler
vingts ans, ils en ont d'autant plus de mal*». selon l'ordre des générations, pour parvenir
Quant à la dilîorence (jui se rencontre entre à Noé et ensuite à Abraham, et pour marquer
lesexemplaires hébreux et les nôtres, elle ne le progrès de la glorieuse Cité de Dieu, étran-
concerne point du tout la longueur de la vie gère ici-bas et qui soupire après la céleste
des premiers hommes, sur quoi les uns et les patrie. En effet, on ne saurait nier que Cain

autres conviennent ajoutez à cela ijuc, lors-


; ne soit le premier fils d'Adam, puisque Adam
qu'il y a diversité, il faut plutôt s'en tenir à n'aurait pas dit, comme le lui fait dire l'Ecri-
la langue originale qu'à une version. Cepen- ture : « J'ai acquis un homme par la grâce
dant, ce n'est pas sans raison que personne « de Dieu », si cet homme n'avait été ajouté
n'a encore osé corriger les Septante sur l'hé- en naissant à nos deux premiers parents. Abel
breu, en plusieurs endroits où ils semblaient vint après, qui fut tué par son frère Caïn, en
ditrérents. Cela prouve qu'on n'a pas cru que quoi il fut la première figure de la Cité de
ce défaut de concordance fût une faute, et je Dieu, exilée en ce monde et destinée à être
ne le crois pas non plus ; mais, à la réserve en butte aux injustes persécutions des mé-
des erreurs de copiste, lorsque le sens est chants , c'est-à-dire des hommes du siècle
conforme à la vérité, on doit croire que les attachés aux biens passagers de la cité de la
Septante ont changé le sens du texte, non en terre mais on ne voit pas à quel âge Adam
;

qualité d'interprètes qui se trompent, mais les engendra l'un et l'autre. Ensuite sont
comme des prophètes inspirés par l'esprit de rapportées les deux branches d'hommes
,

Dieu. De là vient que, lorsque les Apôtres l'une sortie de Caïn, et l'autre de Seth, que
allèguent quelques témoignages de l'Ancien Dieu donna à Adam à la place d'Abel, Ainsi
Testament dans leurs écrits, ils ne se servent ces deux ordres de générations, l'une de Seth
pas seulement de l'hébreu, mais de la version et l'autre de Caïn, marquant distinctement
des Septante. Comme j'ai promis de traiter les deux cités dont nous parlons, l'Ecriture
plus amplement cette matière au lieu conve- sainte ne dit point quel âge avaient ceux de
nable, oîi je pourrai le faire plus commodé- la race de Caïn quand ils eurent des enfants,
ment, je reviens à mon ne
sujet, et dis qu'il parce que l'esprit de Dieu n'a jugé dignes de
faut point douter que le premier des enfants cet honneur que ceux qui représentaient la
du premier homme n'ait pu bâtir une cité à Cité du ciel. La Genèse, à la vérité, marque à
une époque où la vie des hommes était si quel âge Adam engendra Selh, mais il en
longue cité, au reste, bien différente de celle
: avait engendré d'autres auparavant, savoir :

que nous appelons la Cité de Dieu, pour Caïn et Abel ; qui sait même s'il n'avait en-
laquelle nous avons entrepris ce grand ou- gendré que ceux-là ? De ce qu'ils sont nom-
vrage. més seuls à cause des généalogies qu'il fallait
CHAPITRE XV. établir, ce n'est pas à dire qu'Adam n'en ait
point eu d'autres. Aussi bien, lorsque l'Ecri-
s'il est phésumable que les hommes du pre-
ture sainte dit en général qu'il engendra des
mier AGE aient persévéré DANS L'AliSTINENCE
fils et des filles qu'elle ne nomme pas, qui
jusqu'à l'Époque ou l'on rapporte qu'ils
oserait sans témérité en déterminer le nom-
ONT eu des enfants.
bre? Ce qu'Adam dit après la naissance de
Est-il croyable, dira-t-on, qu'un homme, Seth a Dieu m'a donné un autre fils au lieu
:

qui n'avait pas dessein de garder le célibat, « d'Abel », il a pu fort bien le dire par une

se soit contenu cent ans et plus, ou, selon inspiration divine, en tant que Seth devait
l'hébreu, quatre-vingts, soixante-dix ou imiter la vertu d'Abel, et non en tant qu'il
soixante ans, et qu'il n'ait point eu d'enfants fut né immédiatement après lui. De même,

— quand il est écrit « Seth avait deux cent


' Ibid. XXXV, 28. — ' Ibid. XL vu, 28. — • Deut. xxsTf, 7.
:

' Pa. Lxxxix, 10. «cinq ans», ou, selon l'hébreu, cent cinq,
320 LA CITÉ DE DIEU.

lorsqu'il engendra Enos, qui serait assez hardi noms qui désignent deux alliances. Lors donc
pour assurer qu'Enos fût son premier-né ? que ces qualités sont partagées entre diffé-
Outre qu'il n'y a point d'apparence qu'il se rentes personnes, l'amitié s'étend et se mul-
soit contenu pendant tant d'années, n'ayant tipliedavantage \ Adam était obligé de les
point dessein de garder la continence. L'Ecri- réunir en lui seul, parce que ses fils ne pou-
ture dit aussi de lui engendra des : « Et il vaient épouser que leurs sœurs Eve de ; ,

« fils et des en tout neuf


filles, et Setli A'écut même, était à la fois la mère et la belle-mère
«cent douze ans'». L'Ecriture, qui ne se de ses enfants, comme les femmes de ses fils

proposait, comme je l'ai déjà dit, que de des- étaient ensemble ses filles et ses brus. La né-
cendre jusqu'à Noé par une suite de géné- cessité, je le répète, excusait alors ces sortes

rations, n'a pas marqué celles qui étaient les de mariages.


premières, mais celles oîi cette suite était Depuis que les hommes se sont multipliés,
gardée. les choses ont bien changé sous ce rapport,

J'appuierai ces considérations d'un exemple même parmi les idolâtres. Ces alliances ont
clair et indubitable. Saint Matthieu, faisant la beau être permises en certains pays ^ une
généalogie temporelle de Notre-Seigneur, et plus louable coutume a proscrit cette licence,
commençant par Abraham pour venir d'abord et nous en avons autant d'horreur que si cela
à David : a Abraham, dit-il, engendra Isaac». ne jamais pratiqué. Véritablement la
s'était

Que ne dit-il Ismaël, qui fut le fils aîné coutume fait une merveilleuse impression sur
d'Abraham? « Isaac, ajoute-t-il engendra , les esprits ; et, comme elle sert ici à arrêter

« Jacob ». Pourquoi ne dit-il pas Esaii, qui fut les excès de la convoitise, on ne saurait la
son aîné? C'est sans doute qu'il ne pouvait violer sans crime. S'il est injuste de remuer
pas arriver par eux à David. Poursuivons : les bornes des terres pour envahir l'héritage
« Jacob engendra Juda et ses frères ». Est-ce d'autrui, combien l'est-il plus de renverser
que Juda fut l'aîné des enfants de Jacob ? celles des bonnes mœurs par des unions illi-

a Juda », dit-il encore, « engendra Phares et cites? Nous avons éprouvé, même de notre
Zaram^s.Et cependant il avait déjà eu trois temps, dans le mariage des cousins ger-
enfants avant ceux-là. Voilà l'unique et irré- mains, combien il est rare que l'on suive la
cusable solution qu'il faut apporter à ces dif- permission de la loi, lorsqu'elle est opposée à
ficultésde la Genèse, sans aller s'embarrasser la coutume. Bien que ces mariages ne soient

dans cette question obscure et superflue, si point défendus par la loi de Dieu, et que
les hommes avaient en ce temps-là des enfants celles des hommes n'en eussent point encore

plus tard qu'aujourd'hui. parlé % toutefois on en avait horreur à cause


de la proximité du degré , et parce qu'il
CHAPITRE XVI. semble que ce soit presque faire avec une
sœur ce que l'on fait avec une cousine ger-
DES MARIAGES ENTRE PROCHES, PERMIS AUTREFOIS
maine. Aussi voyons-nous que les cousins et
A CAUSE DE LA NÉCESSITÉ.
les cousines à ce degré s'appellent frères et

Le besoin qu'avait le monde d'être peuplé, sœurs. Il est vrai que les anciens patriarches
et le défaut d'autres ceux qui hommes que ont eu grand soin de ne pas trop laisser éloi-
étaient sortis de nos premiers parents, ren- gner la parenté et de la rapprocher en quelque
dirent indispensables entre frères et sœurs sorte par le lien du mariage, de sorte qu'en-
des mariages qui seraient maintenant des core qu'ils n'épousassent jias leurs sœurs, ils
crimes énormes, à cause de la défense que la épousaient toujours quelque personne de leur
religion en a faite depuis. Cette défense est famille Mais qui peut douter qu'il ne soit
''.

fondée sur une raison très-juste, puisqu'il est plus honnête de nos jours de défendre le ma-
nécessaire d'entretenir l'amitié et la société riage entre cousins germains, non-seulement
parmi les hommes; or, ce but est mieux pour les raisons que nous avons alléguées,
atteint par les alliances entre étrangers que afin de multiplier les alliances et n'en pas
par celles qui unissent les membres d'une hom. xxxiv, n. 3,4.
'
Comp. saint Jean Clirysostome, Homélies,
même famille, lesquels sont déjà unis par les Par exemple chez les Perses et les Egyptiens.
'

'
Suivant Aurélius Victor, ce fut l'empereur Théodose qui, le
liens du sang. Père et beau-père sont des
premier, interdit les mariages entre cousins.
' GeD. V, 4, 8. — » Matt. i, 2, 3.

Voyez la Genèse, xxiv, 3, 4; xxvut, 1, 2.
IJVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 321

mettre plusieurs en une seule personne, mnis Résurrection, etEnos, son fils, signifie Homme,
aussi parce qu'une certaine pudeur louable non comme Adam qui, en hébreu, est un nom
fait que nous avons naturellement iionte de commun à l'homme et à la femme, suivant
nous unir, même par mariage^ aux personnes celle parole de l'Ecriture : créa homme
« 11 les

pour qui la parenté nous donne du respect. a et femme, et les bénit et les nomma Adam' »;
Ainsi l'union de l'homme et de la femme ce qui fait voir qu'Eve s'appelait aussi Adam,
est comme la pépinière des villes et des cités ;
d'un nom commun aux deux sexes. Mais Enos
mais la cité de la terre se contente de la pre- signifie tellement un homme, que ceux qui
mière naissance des hommes, au lieu que la sont versés dans la langue hébraïque assurent
Cité du ciel en demande une seconde pour ef- qu'il ne peut pas être dit d'une femme ; Enos
facer la corruption de la première. Or, l'His- est en effet le fils de la résurrection, oîi il n'y
ne nous apprend pas si, avant le
toire sainte aura plus de mariage^; car il n'y aura point
déluge, il y a eu quelque signe visible et de génération dans l'endroit où la génération
corporel de cette régénération ', comme fut nous aura conduits. Je crois, pour cette raison,
depuis la circoncision -. Elle rapporte toutefois devoir remarquer ici que, dans la généalogie
que les premiers hommes ont fait des sacrifi- de Seth, il n'est fait nommément mention
ces à Dieu, comme cela se voit clairement par d'aucune femme % au lieu que, dans celle de
ceux de Caïn et d'Abel, et par celui de Noé au Caïn, il est dit :Mathusalem engendra
«

sortir de l'arche * et nous avons dit à ce ; « Lamech, et Lamech épousa deux femmes,
sujet, dans les livres précédents, que les dé- « l'une appelée Ada, et l'autre Sella, et Ada
mons qui veulent usurper la divinité et passer a enfanta Jobel. Celui-cifut le père des bergers,
pour dieux n'exigent des hommes ces sortes « le premier qui habita dans des cabanes. Son
d'honneurs que parce qu'ils savent bien qu'ils a frère s'aiipelait Jubal, l'inventeur de la
harpe
ne sont dus qu'au vrai Dieu. « et de la cithare. Sella eut à son tour Thobel,
« qui travaillait en fer et en cuivre. Sa sœur

CHAPITRE XVn. «s'appelait Noëma' ». Là finit la généalogie


de Caïn, qui est toute comprise en huit généra-
DES DEUX CHEFS DE l'UNE ET l'AUTRE CITÉ
tions en comptant Adam, sept jusqu'à Lamech,
issus DU MÊME PÈRE.
qui épousa deux femmes, et la huitième dans
Comme Adam était le père de ces deux ses enfants parmi lesquels l'Ecriture fait
,

sortes d'hommes, tant de ceux qui appartien- mention d'une femme. Elle insinue par là
nent à la la terre que de ceux qui
cité de qu'il y aura des générations charnelles et des
composent du ciel, après la mortd'Abel,
la Cité mariages jusqu'à la fin dans la cité de la terre;
qui figurait un grand mystère*, il y eut deux et de là vient aussi que les femmes de Lamech,

chefs de chaque cité, Caïn et Seth, dans la pos- le dernier de la lignée de Gain, sont désignées

térité de qui l'on voit paraître des marques par leurs noms, distinction qui n'est point
plus évidentes de ces deux cités. En effet, laite pour d'autres que pour Eve avant le
Gain engendra Enoch et bâtit une cité de son déluge. Or, comme Caïn, fondateur de la cité
nom, laquelle n'était pas étrangère ici-bas, de et son fils Enoch, qui nomma
la terre,

mais citoyenne du monde, et mettait son cette cité, marquent par leurs noms, dont l'un
bonheur dans la possession paisible des biens signifie possession et l'autre dédicace, que
temporels. Or, Gain veut dire Possession, d'où cette même cité a un commencement et une
vient que quand il ou sa mère
fut né, son père fin, et qu'elle borne ses espérances à ce monde-

dit : « J'ai acquis un homme parla grâce de


^ ci, de même Seth, qui signifie résurrection,
« Dieu S) ; et Enoch signifie Dédicace, à cause étant le père d'une postérité dont la généalogie
que la cité de la terre est dédiée en ce monde est rapportée à part, il est bon de voir ce que
même où elle est fondée, parce que dès ce l'Histoire sainte dit de son fils.

monde elle atteint le but de ses désirs et de


' Gen. V, 2. — ' Luc, xx, 35.
ses espérances. Seth, au contraire, veut dire * Comp. Théodoret in Genesim, quœst. 17.
* Gen. IV, 18-22.
* Voyez l'écrit de saint Augustin, Contra Julian., n. 45.
' Gen. XTii, 10, 11. — ' Ibid. viii, 2U.
* Ce mystère mort du Christ.
est sans doute la
^ La Vulgate poHe possedi^ je suis eotré en possession.
'Gen. VI, 1.

S. AuG. — Tome XHL 21


322 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XVIII. « l'appela Enos , c'est-à-dire l'homme » , et


ensuite : « Celui-ci mit son espérance à invo-
FIGURE DE JÉSUS-CHRIST ET DE SON ÉGLISE DANS « quer le nom du Seigneur », montrent bien
ADAM, SETH ET ÉNOS.
que l'homme ne doit pas placer son espérance
oSeth»,ditIa Genèse, «eut un fils, qu'il ap- en lui-même. Comme il est écrit ailleurs :

a pelaEnos celui-ci mit son espérance à invo- « Maudit est quiconque met son espérance en
;

« querle nom du Seigneur ». Voilàle témoi- ' « l'homme » personne par conséquent ne
'
;

gnage que rend la Vérité. L'homme donc, fils doit non plus la mettre en soi-même, afin de

de la résurrection, vit en espérance tant que la devenir citoyen de cette autre cité qui n'est
Cité de Dieu, qui naît de la foi dans la résurrec- pas dédiée sur la terre par le fils de Caïn, c'est-

tion de .lésus-Christ, est étrangère en ce monde. à-dire pendant le cours de ce monde péris-

La mort et la résurrection du Sauveur sont sable, mais dans l'immortalilé de la béatitude

figurées par ces deux hommes, par Abel, qui éternelle.


signifie deuil, et par Seth, son frère, qui veut CHAPITRE XIX.
dire résurrection. C'est par la foi en Jésus res-
CE QUE FIGURE LE RAVISSEMENT d'ÉNOCH.
suscité qu'est engendrée ici-bas la Cité de Dieu,
c'est-à-dire l'homme qui a mis son espérance Cette lignée, dont Seth est le père, a aussi

à invoquer le nom du Seigneur. « Car nous un nom qui signifie dédicace dans la septième
B sommes sauvés par l'espérance, dit l'Apôtre : génération depuisAdam, en y comprenant
« or, quand on voit ce qu'on avait espéré voir, Adam lui-même. En effet, Enoch, qui signifie
« il n'y a plus d'espérance car qui espère ;
dédicace, est né le septième depuis lui ; mais
« voir ce qu'il voit déjà? Que si nous espérons c'est cet Enoch, si agréable à Dieu, qui fut
<r voir ce que nous ne voyons pas encore, c'est transporté hors du monde , et qui , dans
« la patience qui nous le fait attendre* ». En l'ordre des générations, tient un rang remar-
effet,qui ne jugerait qu'il y a ici quelque quable, en ce qu'il désigne le jour consacré
grand mystère ? Abel n'a-t-il pas mis son espé- au repos. Il est aussi le sixième, à compter
rance à invoquer le nom du Seigneur, lui depuis Seth, c'est-à-dire depuis le père de ces
dont le sacrifice fut si agréable à Dieu, selon le générations qui sont séparées de la lignée de
témoignage de l'Ecriture? Seth n'a-t-il pas fait Caïn. Or, c'est le sixième jour que l'homme
aussi la même chose, lui dont il est dit « Dieu : fut créé et que Dieu acheva tous ses ouvrages.
a m'a donné un autre fils à la place d'AbeP? » Mais le ravissement d'Enoch marque le délai

Pourquoi donc attribuer particulièrement à de noire dédicace il est vrai qu'elle est déjà
;

Enos ce qui est commun à tous les gens de faite en Jésus-Christ, notre chef, qui est res-

bien, sinon parce qu'il fallait que celui qui suscité pour ne plus mourir et qui a été lui-
naquit le premier du père des prédestinés à la même transporté mais il reste une autre;

Cité de Dieu figurât l'assemblée des hommes dédicace, celle de toute la maison dont Jésus-
qui ne vivent pas selon l'homme dans la pos- Christ est le fondateur, et celle-là est différée
session d'une félicité passagère, mais dans l'es- jusqu'à la fin des siècles, où se fera la résur-
pérance d'un bonheur éternel ? Il n'est pas dit: rection de tous ceux qui ne mourront plus.
Celui-ci espéra dans le Seigneur ou Celui- ; : IIn'importe au fond qu'on l'appelle la maison
ci invoqua le nom du Seigneur; mais « Celui- : de Dieu, ou son temple, ou sa cité car nous ;

« ci mit son espérance à invoquer le nom du voyons Virgile donner à la cité dominatrice
a Seigneur». Que signifie «Mit son espérance : par excellence le nom de la maison d'Assa-
« à invoquer », si ce n'est l'annonce prophé- racus, désignant ainsi les Romains, qui tirent
tique de la naissance d'un peuple qui, selon leur origine de ce pi'ince par les Troyens. Il
l'élection de la grâce, invoquerait le nom de les appelle aussi la maison d'Enée, parce que

Dieu? C'est ce qui a été dit par un autre pro- les Troyens, qui bâtirent dans la suite la ville

phète; et l'Apôtre l'explique de ce peuple qui de Rome, arrivèrent en Italie sous la conduite
appartient à la grâce de Dieu « Tous ceux : d'Enée -. Le poète a imité en cela les saintes
a qui invoqueront le nom du Seigneur seront lettres qui nomment le peuple nombreux des

« sauvés * » . Ces paroles de l'Ecriture : « Il Israélites la maison de Jacob.

• Gen. IV, 2G. — '


Rom. viii, 24,25. — ' Gen. IT, 25. — ' Rom. '
Jérém. SVU, 5.
X, 15; Joël, 71, 32.
'
Enéide, livre i, v. 284; livre m, v. 97.
LIVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 323

CHAPITRE XX. ce temps-là étaient en état d'avoir des enfants


d'aussi bonne heure qu'aujourd'hui ? Si l'au-
COMMENT LA POSTÉRITÉ DE CAÏN EST RENFERMÉE
teur de la Genèse n'avait pas eu en vue quel-
EN HUIT GÉNÉRATIONS, ET POURQUOI NOÉ AP-
qu'un auquel il voulût arriver par une suite
PARTIENT A LA DIXIÈME DEPUIS ADAM.
de générations, comme c'était son dessein
Queliiu'un dira : Si celui qui a écrit cette à l'égard de celle de la postérité de Seth,
histoire dans le dénom-
avait riiitenlion ,
qu'il voulait conduire jusqu'à Noé , pour

brement de ces générations, de nous conduire reprendre ensuite l'ordre des générations jus-
d'Adam par Seth jusqu'à Noé, sous qui arriva qu'à x\braham, qu'était-il besoin de passer les
le déluj^'e, et de Noé à Abraham auquel , premiers-nés pour arriver à Lainech, auquel
l'évangéliste saint Matthieu commence les finit cette généalogie, c'est-à-dire à la hui-

générations qui mènent à Jésus-Christ, roi tième génération depuis Adam, et à la sep-
éternel de la Cité de Dieu, quel était sou des- tième depuis Caïn, comme si de là il eût voulu
sein dans le dénombrement de celles de passer à quelque autre généalogie pour arri-
Caïn, et jusqu'où prétendait-il aller? Je ré- ver ou au peui)le dTsraél, en qui la Jérusalem
ponds jusqu'au déluge, où toute la race des
: terrestre même a servi de figure à la Cité
habitants dela cité de la terre fut engloutie, céleste, ou à Jésus-Christ comme homme,
mais réparée par les enfants de Noé. Quant à qui est le Dieu suprême élevé au-dessus de
cette société d'hommes qui vivent selon toutes choses ', béni dans tous les siècles, et

l'homme, elle subsistera jusqu'à la fin du le fondateur Jérusalem du ciel;


et le roi de la

siècle dont Notre-Seigneur a dit : « Les en- qu'était-il besoin, dis-je, d'en user de la sorte,
« fants de ce siècle engendrent et sont en- attendu que toute la postérité de Caïn fut
cigendres ». Mais, pour la Cité de Dieu qui
' exterminée par le déluge? Cela pourrait faire
est étrangère en ce siècle, la régénération la croire que ce sont les premiers-nés qui sont
conduit à un siècle dont les enfants n'engen- nommés dans celte généalogie. Mais pourquoi
drent ni ne sont engendrés. Ici-bas donc, il y a-t-il si peu de personnes, si, comme nous
est commun à l'une ou à l'autre cité d'engen- l'avons dit, les hommes avaient des enfants
drer engendré, quoique la Cité de
et d'être en ce temps-là d'aussi bonne heure qu'ils en
Dieu ait dès ce monde plusieurs milliers de ont à présent? Supposé qu'ils eussent tous
citoyens qui vivent dans la continence ; mais trente ans quand ils commencèrent à en
l'autre en a aussi quelques-uns qui les imitent avoir, comme il y a huit générations en comp-
en cela, bien qu'ils soient dans l'erreur sur tant Adam et les enfants de Lamech, huit fois
tout le reste. A cette société appartiennent trente font deux cent quarante ans. Or, est-il
aussi ceux qui, s'écartant de la foi, ont formé croyable qu'ils n'aient point eu d'enfants tout
diverses hérésies, et qui, par conséquent, le reste du temps jusqu'au déluge? Et, s'ils
vivent selon l'homme et non selon Dieu. Les en ont eu, pourquoi l'Ecriture n'en fait-elle
gymnosophistes des Indes qui, dit-on, philo- point mention ? Depuis Adam jusqu'au déluge,
sophent nus au milieu des forêts, sont de ses il s'est écoulé deux mille deux cent soixante-

citoyens et néanmoins ils s'abstiennent du


; deux ans % selon nos livres, et mille six cent
mariage \ Aussi la continence n'est-elle un cinquante-six, selon les Hébreux. Lors donc
bien que quand on la garde pour l'amour du que nous nous arrêterions à ce dernier nom-
souverain bien qui est Dieu. On ne voit pas bre comme au véritable, si de mille six cent
toutefois que personnel'ait pratiquée avant cinquante-six ans on retranche deux cent qua-
le déluge, puisque Enoch même, ravi du rante, restent mille quatre cents ans et quel-
monde pour son innocence, engendra des fils que chose de plus. Or, peut-on s'imaginer que
et des filles, et entre autres Mathusalem qui la postérité de Caïn soit demeurée pendant
continue l'ordre des générations choisies. tout ce temps-là sans avoir des enfants ?
Pourquoi compte-t-on un si petit nombre Mais il faut se rappeler ici ce que nous
d'individus dans les générations de Caïn, si

elles vont jusqu'au déluge et si les hommes en * Rom. IX, 5,


Eusèbe, saint Jérôme, Bède, et d'autres encore qui se fondent
'

' Luc, XX, 34. sur la version des Septante, comptent vingt ans de moins que saint
' Voyez plus haut, livre xrv, ch. 17. Comp. Apulée, Florides, Augustin. Peut-être, selon la conjecture de Vives, n'y a-t-it ici
p. 343 de redit. d'Elmenhorst ; Porphyre, De abst, anim,, livre iv, qu'une erreur de copiste, le signe XL pouvant être aisément pris
cap. 17. pour le signe LX.
324 LA CITÉ DE DIEU.

avons dit, lorsque nous demandions comment nombre onze, qui signifie le péché. En effet,

il se peut faire que ces premiers hommes, qui comme la loi est comprise en dix comman-
n'avaient aucun dessein de garder la conti- dements, d'où vient le mot décalogue, il est
nence, se soient pu contenir si longtemps. hors de doute que le nombre onze, qui passe
Nous avons en effet montré qu'il y a deux celui de dix, marque la transgression de la
moyens de résoudre celle difficulté ou en : loi, et par conséquent le péché. C'est pour cela

disant que, comme longtemps,


ils vivaient si (jue Dieu commanda ' de faire onze voiles de
ils n'étaient pas sitôt en âge d'engendrer, ou poil de chèvre dans le tabernacle du tén;oi-
que les enfants dont il est parlé dans ces gé- gnage, qui était comme le ttniple portatfî de
néalogies ne sont pas les aînés, mais ceux qui son peuple pendant son voyage, attendu que
servirent à perpétuer l'ordre des générations celle étoffe faitpenser aux péchés, à cause des
jusqu'au déluge. donc dans celles de Caïn
Si boucs qui doivent être mis à la gauche. Aussi,
l'auteur de la Genèse n'a pas eu cette inleu- lorsque nous faisons pénitence, nous nous
tion comme dans celles de Seth, il faudra prosternons devant Dieu couverts d'un ciliée,
avoir recours à l'autre solution, et dire qu'en comme pour dire avec le Psalmiste « Mon :

ce temps-là les hommes n'étaient capables « péché est toujours présent devant moi - ».
d'avoir des enfants qu'après cent ans. 11 se La postérité d'Adam par le fratricide Caïn
peut faire néanmoins que cette généalogie de finit donc au nombre de onze, qui signifie le

Caïn n'aille pas jusqu'au déluge, et que l'Ecri- péché ; et ce nombre est fermé par une
ture sainte, pour quelque raison que j'ignore, femme, dont le sexe a donné commencement
ne l'ait portée que jusqu'à Lamech et à ses au péché par lequel nous avons tous été assu-
enfants. Indépendamment de cette réponse jélis à la mort. El ce péché a été suivi d'une
que les hommes avaient des enfants plus tard volupté charnelle qui résiste à l'esprit; d'où
en ce temps-là, il se peut que la cité bâtie par vient que le nom de cette fille de Lamech
Caïn ait élendu au loin sa domination et ait signifie volupté. Mais le nombre dix termine
eu plusieurs rois de père en fils, les uns après les générations descendues d'Adam par Seth

les autres, sans garder l'ordre de primogé- jusqu'à Noé. Ajoutez à ce nombre les trois fils
niture. Caïn a [lu être le premier de ces rois ;
de Noé, dont deux seulement furent bénis, et
son fils Enocb, qui donna le nom au siège de l'autre fut réprouvé à cause de ses crimes,
cet empire, le second le troisième, Gaïdad,
; vous aurez douze nombre illustre dans les
:

fils d'Enoch le quatrième, Manihel, fils de


;
Patriarches et dans les Apôtres, et composé
Gaïdad le cinquième
; Malhusaël fils de , , des parties du nombre sept multipliées l'une
Manihel ; et le sixième, Lamech, fils de Ma- par l'autre, puisque trois fois quatre et quatre
thusaël, qui est le septième depuis Adam par fois trois font douze. Dans cet état de choses,

Caïn. Il n'était pas nécessaire que les aînés il nous reste à voir comment ces deux lignées,
succédassent à leurs pères ; le sort, ou le mé- qui, par des générations distinctes, marquent
rite, ou l'affection du père appelait indiffé- les deux cités, l'une des hommes de la terre,

remment un de ses fils à la couronne. Rien et l'autre des élus, se sont ensuite tellement
ne s'oppose à ce que le déluge soit arrivé sous mêlées ensemble que tout le genre humain,
le règne de Lamech et l'ait fait périr avec les à la réserve de huit personnes, a mérité de
autres. Aussi voyons-nous que l'Ecriture ne périr par le déluge.
désigne pas un seul fils de Lamech, comme
dans les générations précédentes, mais plu- CHAPITRE XXI.
sieurs, parce qu'il était incertain quel devait
l'écriture ne parle qu'en passant de la cité
êlre son successeur, si le déluge ne fût point
de la terre, et seulement en vue de celle
survenu.
DU CIEL.
Mais de quelque façon que l'on compte les
générations de Caïn, ou par les aînés, ou par Il faut considérer d'abord pourquoi, dans
les rois, il me semble que je ne dois pas le dénombrement des générations de Caïn,
passer sous silence que Lamech, étant le sep- après que l'Ecriture a fait mention d'Enoch,
tième en ordre depuis Adam, l'Ecriture, qui qui donna son nom à la ville que son père

lui donne trois fils et une fille, parle d'autant continue tout de suite jusqu'au
bâtit, elle les

de ses enfants qu'il en faut pour accomplir le ' Exod. Xivi, 7. — ' Ps. L, 5.

I
LIVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 32S

déluge, où finit entièrement toute cette bran- ces deux cités, l'une établie dans la jouissance
che, au lieu qu'après avoir parlé d'Enos, fils des biens du siè^e, l'autre mettant son espé-
de Seth, elle interrompt le fil do cette gé- rance en Dieu , mais toutes deux sorties
néalogie, en disant : « Voici la généalogie des d'Adam comme d'une même barrière pour
a hommes. Lorsque Dieu créa l'homme, il le fournir leur course et arriver chacune à sa
« créa à son image. Il les créa homme et fin, l'Ecriture commence le dénombrement
a femme, les bénit, et les appela Adam ' ». des temps, auquel elle ajoute d'autres géné-
H me semble que cette interruption a eu pour rations en reprenant depuis Adam de la ,

objet de recommencer dénombrement des


le postérité de qui, comme
d'une masse juste-
temps par Adam ce ; que l'Ecriture n'a pas ment réprouvée, Dieu a fait des vases de co-
voulu faire à l'égard de la cité de la terre, lère et d'ignominie, et des vases d'honneur et
comme si Dieu en parlait en passant plutôt de miséricorde ', traitant les uns avec justice
qu'il n'en tient compte. Mais d'où vient qu'a- et les autres avec bonté, afin que la Cité cé-

près avoir déjà nommé le fils de Seth, cet leste, étrangère ici-bas, apprenne, aux dépens
homme qui mit sa confiance à invoquer le des vases de colère, à ne pas se fier en son

nom du Seigneur, elle y revient encore, sinon libre arbitre, mais à mettre sa confiance à
de ce qu'il fallait représenter ainsi ces deux invoquer le nom du Seigneur. La volonté a
cités, l'une descendant d'un homicide jusqu'à été créée bonne, mais muable, parce qu'elle
un homicide, car Lamech avoue là ses deux a été tirée du néant ainsi, elle peut se dé-
:

femmes qu'il a tué un homme % et l'autre, tourner du bien et du mal; mais elle n'a
fondée par celui qui mit sa confiance à invo- besoin pour le mal que de son libre arbitre
quer le nom de Dieu ? Voilà, en effet, quelle et ne saurait faire le bien sans le secours de
doit être l'unique occupation de la Cité de la grâce.

Dieu, étrangère en ce monde pendant le cours CHAPITRE XXIL


de cette vie mortelle, et ce qu'il a fallu lui
LE MÉLANGE DES ENFANTS DE DIEU AVEC LES
recommander par un homme engendré de
FILLES DES HOMMES A CAUSÉ LE DÉLUGE QUI A
celui en qui revivait Abel assassiné. Cet
ANÉ.iNTI TOUT LE GENRE HUMAIN, A l'eXCEP-
homme marque l'unité de toute la Cité cé-
TION DE HUIT PERSONNES.
leste, qui recevra un jour son accomplis-
sement, après avoir été représentée ici-bas Comme les hommes, en possession de ce
par cette figure prophétique. D'où le fils de libre arbitre, croissaient et s'augmentaient, il

Caïn, c'est-à-dire le fils de possession, pou- se une espèce de mélange et de confusion


fit

vait-il prendre son nom, si ce n'est des biens des deux cités par un commerce d'iniquité;
de la terre dans la cité de la terre à qui il a et ce mal prit encore son origine de la femme,

donné le sien? Il est de ceux dont il est dit quoique d'une autre manière qu'au commen-
dans le psaume : « Ils ont donné leurs noms cement du monde. Dans le fait, les femmes
« à leurs terres ' » ; aussi tombent-ils dans le de la cité de la terre ne portèrent pas les
malheur dont en un autre psaume
il est parlé : hommes au péché, après avoir été séduites
Seigneur, vous anéantirez leur image dans elles-mômes par l'artifice d'un autre mais ;

« votre cité * ». Pour le fils de Seth, c'est-à- les enfants de Dieu, c'est-à-dire les citoyens
dire le fils de la résurrection, qu'il mette sa de la cité étrangère sur la terre, commencè-
confiance à invoquer le nom du Seigneur ; rent à aimer pour leur beauté °, laquelle
les ,

c'est lui qui figure cette société d'hommes qui véritablement est un don de Dieu, mais qu'il
dit : a Je serai comme un olivier fertile en la accorde aussi aux méchants, de peur que les
« maison du Seigneur, parce que j'ai espéré bons ne l'estiment un grand bien. Aussi les '
« en sa miséricorde ^ ». Qu'il n'aspire point à enfants de Dieu ayant abandonné le bien sou-
la vaine gloire d'acquérir un nom célèbre sur verain qui est propre aux bons, se portèrent
la terre ; heureux celui qui met son
car « vers un moindre bien commun aux bons et
« espérance au nom du Seigneur, et qui ne aux méchants, et épris d'amour pour les filles
a tourne point ses regards vers les vanités et des hommes, ils abandonnèrent, afin de les
« les folies du monde " ». Après avoir proposé épouser, la piété qu'ils gardaient dans la sainte

• Gen.
V, — = Ibid. iv, 23. — ' Ps. XLVill, 12. Ibid.
société. Il est vrai, comme je viens de le dire,
1, 2. '

LXSU, 20. — ' Ibid. LI, 10. — * Ibid. xxxix, 5. * Rom. lï, 23. — - Gen. vi^ 1 et seq.
326 LA CITÉ DE DIEU.

que la beauté du corps est un don de Dieu; CHAPITRE XXIII.


mais comme c'est un bien misérable, charnel
LES ENFANTS DE DIEU QUI, SUIVANT L'ÉCRITURE,
et périssable, on ne l'aime pas comme il faut
ÉPOUSÈRENT LES FILLES DES HOMMES, DONT NA-
quand on l'aime plus que Dieu, qui est un
QUIRENT LES GÉANTS, ÉTAIENT-ILS DES ANGES?
\bien éternel, intérieur et immuable. Lors-
qu'un avare aime plus son argent que la jus- Nous avons touché, sans la résoudre, au
tice, ce n'est pas la faute de l'argent, mais troisième livre de cet ouvrage ', la question
celle de l'homme il en est de même de. toutes
;
de savoir si les anges, en tant qu'esprits, peu-
les autres créatures : comme elles sont bonnes, vent avoir commerce avec les femmes. Il est
peuvent être bien ou mal aimées. On
elles les écrit en eflèt « Il se sert d'esprits pour ses
:

aime bien quand on garde l'ordre, on les « anges », c'est-à-dire que de ceux qui sont
aime mal quand on le pervertit. C'est ce que esprits par leur nature, il en a fait- ses anges,

j'ai exprimé en ces quelques vers dans un


ou, ce qui revient au même, ses messagers ^;

éloge du Cierge :
mais il n'est pas aisé de décider si le Pro-
phète parle de leurs corps, lorsqu'il ajoute :

«Toutes ces choses. Seigneur, sont à vous et sont bonnes,


« Et d'un feu ardent pour ses ministres '» ou ;

souverainement s'il veut faire entendre par là que ses minis-


« parce qu'elles viennent de vous, qui êtes
« bon. Il n'y a rien de nous en elles que le péché, qui fait tres doivent être embrasés de charité comme
vous, ce
« que, renversant l'ordre, nous aimons, au lieu de
« qui vient de vous' ».
d'un feu spirituel. Toutefois l'Ecriture témoi-
gne que les anges ont apparu aux hommes
Quant au Créateur, on l'aime véritable-
si dans des corps tels que non-seulement ils
ment, c'est-à-dire si on l'aime lui-même sans pouvaient être vus, mais touchés. Il y a plus :

aimer autre chose à la place de lui, on ne le comme c'est un fait public et que plusieurs
Nous devons même aimer ont expérimenté ou appris de témoins non
saurait mal aimer.
ordre l'amour qui fait qu'on aime suspects que les Sylvains et les Faunes, ap-
avec
convient tout ce qu'il faut aimer, si pelés ordinairement incubes, ont souvent tour-
comme il

nous voulons être bons et vertueux. D'où je menté les femmes et contenté leur passion

conclus que la meilleure et la plus courte dé-


avec elles, et comme beaucoup de gens d'hon-

finition de la vertu est celle-ci : l'ordre de neur assurent que certains démons, à qui les
4'amour. L'épouse de Jésus-Christ, qui est la Gaulois donnent le nom de Dusiens*, tentent
et exécutent journellement toutes ces impu-
'Cité de Dieu, chante pour cette raison dans le
« Ordonnez en moi retés % en sorte qu'il y aurait une sorte d'im-
Cantique des cantiques :

^« la charité ' ». Pour avoir confondu l'ordre pudence à les nier, je n'oserais me déterminer
là-dessus, ni dire s'il y a quelques esprits re-
'de cet amour ', les enfants de Dieu méprisè-
\rent Dieu et aimèrent les filles des hommes. vêtus d'un corps aérien qui soient capables ou
/ Or, ces deux noms, enfants de Dieu, filles des non (car l'air, simplement agité par un évan-
hommes, distinguent assez l'une et l'autre tail, excite la sensibilité des organes) d'avoir

cité. Bien que ceux-là fussent aussi


enfants eu un commerce sensible avec les femmes.
des hommes par nature, la grâce avait com- Je ne pense pas néanmoins que les saints

mencé à les rendre enfants de Dieu. En effet, anges de Dieu aient pu alors tomber dans ces
l'Ecriture sainte, dans l'endroit où elle parle faiblesses, et que ce soit d'eux que parle saint

de leur amour pour les filles des hommes, les Pierre, quand il dit : « Car Dieu n'a pas épargné
appelle aussi anges de Dieu; ce qui a fait « les anges qui ont péché, mais il les a pré-
croire à plusieurs que ce n'était pas des « cipités dans les cachots obscurs de l'enfer,
hommes, mais des anges. « où il les réserve pour les peines du dernier

' C'est sans doute pour une cérémonie en l'honneur du Cierge * Au chap. 5.
Le mot grec à'yyeloj, remarque Augustin, signifie mes-
pascal que saint Augustin avait composé ces vers. Il est à propos de
' saint

rappeler ici que parmi les écrits inédits de saint Augustin publiés sager.
par Michael Denis, à Vienne, en 1792, il s'en trouve un, le premier,
' Ps. cm, 5.

qui a pour sujet le cierge pascal, ce qui fait que l'éditeur l'a intitulé : Ces Dusiens des Gaulois font penser aux Dievs, divinités mal-
*

De CerPO pascbali, au lieu des mots In sabhato sancto que porte le faisantes de la mythologie persane. —
Sur les Faunes, comp.
manuscrit. Au surplus, ce petit écrit, tout semé de comparaisons Servius {ad yEneid., lib. Ti, v. 776), Isidore [Orig., lib. vm, cap. 11,
puériles, n'est probablement pas de saint Augustin. § 103) et Cassien [Collât., vil, cap. 32).
' Sur les démons mâles et femelles, incubes et succubes, voyez
' Gant, n, 4.
Sur l'amour bien ordonné, voyez saint Augustin , De doct. le commentaire de V^^ès sur la Cilé de Dieu (tome n, page 157) et
christ., n. 28. le livre de Psellus, De naiura dœmonum.
LIVRE XV. AVANT LE DÉLUGE. 327

«jugement' a ; je crois plutôt que cet apôtre qu'il y avait déjà des géants sur la terre, quand
parle ici au
de ceux qui, après s'être révoltés les enfants de Dieu épousèrent les filles des
commencement contre Dieu, tombèrent du hommes et qu'ils les aimèrent parce qu'elles
ciel avec le diable, leur prince, dont la jalousie étaient bonnes, c'est-à-dire belles; car c'est
déçut le premier homme sous la l'orme d'un la coutume de l'Ecriture d'appeler bon ce qiii
serpent. D'ailleurs, l'Ecriture sainte appelle estbeau. Quant à ce qu'elle ajoute, qu'ils en-
aussi quelquefois anges leshommes de bien% gendraient pour eux-mêmes, cela montre
comme quand il dit de saint Jean « Voilà que : qu'auparavant ils engendraient pour Dieu, ou,

« j'envoie mon ange devant vous, pour vous en d'autres termes, qu'ils n'engendraient pas
« préparer le chemin ' ». Et le prophète Ma- par volupté, mais pour avoir des enfants, et
lachie est appelé ange par une grâce parti- qu'ils n'avaient pas pour but l'agrandissement
culière *. fastueux de leur famille, mais le nombre des
Ce qui fait croire à quelques-uns que les citoyens de la Cité de Dieu, à qui, comme des
anges, dont l'Ecriture dit qu'ils épousèrent anges de Dieu, ils recommandaient de mettre
les filles des hommes, étaient de véritables leur espérance en lui et d'être semblables à
'

anges, c'est qu'elle ajoute que de ces mariages ce fils de Seth, à cet entant de résurrection qui
sortirent des géants ; comme sidans tous les mit sa confiance à invoquer le nom du Sei-
temps il n'y avait pas eu des hommes d'une gneur afin de devenir tous ensemble avec
,

stature extraordinaire^ ! Quelques années leur postérité les héritiers des biens éternels.
avant le sac de Rome par les Gotbs, n'y vit-on ne faut pas s'imaginer qu'ils aient tel-
Mais il

pas une femme d'une grandeur démesurée? lement anges de Dieu, qu'ils n'aient point
été
et ce qui est plus merveilleux, c'est que le été hommes, puisque l'Ecriture déclare nette-
père et la mère n'étaient pas d'une taille égale ment qu'ils l'ont été. Après avoir dit que les
à celle que nous voyons aux hommes très- anges de Dieu, épris de la beauté des filles des
grands. Il a donc fort bien pu y avoir des hommes, choisirent pour femmes celles qui
géants, même avant que les enfants de Dieu, leur plaisaient le plus, elle ajoute aussitôt :

que l'Ecriture appelle aussi des anges, se fus- « Alors Seigneur dit Mon esprit ne de-
le :

sent mêlés avec les fdles des hommes, c'est-à- « meurera plus dans ces hommes, car ils
dire avec les filles de ceux qui vivaient selon « ne sont que chair ». L'esprit de Dieu les
l'homme, et que
de Seth eussent
les enfants avait rendus anges de Dieu et enfants de Dieu ;
épousé les filles de Gain ". Voici le texte même mais, comme ils s'étaient portés vers les choses
de l'Ecriture « Comme les hommes se furent
: basses et terrestres, l'Ecriture les appelle
a multipliés sur la terreetqu'ilseurentengen- hommes, qui est un nom de nature, et non de
M dré des filles, les anges de Dieu \ voyant grâce; elle les appelle aussi chair, parce qu'ils
a que les filles des hommes étaient bonnes, avaient abandonné l'esprit, et mérité par là
« choisirent pour femmes celles qui leur plai- d'en être abandonnés. Entre les exemplaires
a salent. Alors Dieu dit Mon esprit ne demeu- : des Septante, les uns les nomment anges et
« rera plus dans ces hommes ; car ils ne sont enfants de Dieu, et les autres ne leur donnent
« que chair, et ils ne vivront plus que cent que cette dernière qualité-; et Aquila', que
a vingt ans. Or, en ce temps-là, il y avait des les Juifs préfèrent à tous les autres interprètes,
a géants sur la terre. Et depuis, les enfants de n'a traduit ni anges de Dieu, ni enfants de
a Dieu ayant commerce avec les filles des Dieu, mais enfants des dieux. Or, toutes ces
a hommes, ils engendraient pour eux-mêmes, versions sont acceptables. Ils étaient enfants
« et ceux qu'ils engendraient étaient ces géants de Dieu et frères de leurs pères, qui avaient
« si renommés' ». Ces paroles marquent assez comme eux Dieu pour père; et ils étaient en-
' Pierre, n, 4,
Même remarque dans TertuUien {Contra Jud.,
' lib. u, cap. 9) et ' Ps. Lxxvn, 7.
dans saiut Jeaa Cbrysostome {Nom, 21 in Gènes.) ' C'est ce qu'on peut vérifier encore aujourd'hui :manuscrit
le
* Marc, I, 2. —
* Malach. u, 7.
du Vatican porte i^bt toû &sou, enfants de Dieu ;manuscrit
le
' Voyez plus haut, ch. 9. Alexandrin porte ot «•/yàXof toO Q£ou^ les anges de Dieu, leçon
• Comp. Quœst. in Gen., qu. 3, qui a été suivie par Philon le Juif dans son traité Des Géants.
LactaDce, Sulpice Sévère et beaucoup d'autres ont cru, d'après
' ' Aquila vivait sous l'empereur Adrien. D'abord chrétien, U s'a-
ces paroles de l'Ecriture, à un commerce entre les anges propre- donna aus recherches de l'astrologie et de la magie, ce qui le fit
ment dits et les filles des hommes, opinion qu'on trouve fort répan- excommunier. Il embrassa le culte Israélite, et devenu grand hé-
due pendant les premiers siècles de l'Eglise. Voyez Laclance (Inst.f bràisanl, il s'appliqua, selon le témoignage d'Epiphane, à combattre
lib. II, cap. 15) et Sulpice Sévère {Htst. saci'., lib. i, cap. 1). la version des Septante et à effacer dans l'Ecriture les traces des
Gen. VI, l, 4. prophéties qui annoncent le Christ.
.

328 LA CITÉ DE DIEU.

fants des dieux, parce qu'ils étaient nés de temps qui se sont écoulés
toute la suite des
dieux avec qui ils étaient aussi des dieux, sui- depuis; et au Créateur de les pro-
il a plu
vant cette parole du psaume « Je l'ai dit, : duire, pour apprendre aux sages à ne faire pas
a vous êtes des dieux, vous êtes tous des en- grand cas, non-seulement de la beauté, mais
« fants du Très-Haut • ». Aussi bien, on pense même de la grandeur et de la force du corps,
avec raison que les Septante ont été animés et à mettre plutôt leur bonheur en des biens
d'un esprit prophétique, et on ne doute point spirituels et immortels, comme beaucoup plus
que ce qu'ils ont changé dans la version, ils durables et propres aux seuls gens de bien.
ne l'aient fait par une inspiration du ciel, en- C'est ce qu'iui autre prophète déclare en ces
core qu'ici l'on reconnaisse que le mot hé- termes : « si fameux,
Alors étaient ces géants
breu est équivoque, et qu'il peut aussi bien « hommes d'une haute stature et qui étaient
signifier enfants de Dieu comme enfants des « habiles à la guerre. Le Seigneur ne les a pas
dieux. « choisis et ne leur a pas donné la science vé-
Laissons donc les fables de ces écritures ritable mais ils ont péri et se sont perdus
;

qu'on nomme apocryphes, parce que l'origine « par leur imprudence, parce qu'ils ne possé-
en a été inconnue à nos pères, qui nous ont « daient pas la sagesse ' »
transmis les véritables par une succession
très-connue et très-assurée. Bien qu'il se CHAPITRE XXIV.
trouve quelque vérité dans ces écritures apo-
cryphes, elles ne sont d'aucune autorité, à cause COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE QV1S. DIEU DIT A

des diverses faussetés qu'elles contiennent. CEUX QUI DEVAIENT PÉRIR PAU LE DÉLUGE :

Nous ne pouvons nier qu'Enoch, qui est le « ILS NE VIVRONT PLUS QUE CENT VINGT ANS ».

septième depuis Adam, n'ait écrit quelque


chose ; car l'apôtre saint Jude le témoigne dans Quand Dieu ne vivront plus que
dit : « lis

son Epître canonique^; mais ce n'est pas sans n cent vingt ans ne faut pas entendre
^ », il

raison que ces écrits ne se trouvent point dans que les hommes ne devaient pas passer cet âge
le catalogue des Ecritures, qui était conservé après le déluge, puisque quelques-uns ont
dans temple des Juifs par le soin des
le vécu depuis plus de cinq cents ans; mais cela
prêlres, attendu que ces prétendus livres d'E- signifie que Dieu ne leur donnait plus que ce
noch ont été jugés suspects, à cause de leur temps-là jusqu'au déluge. Noé avait alors
trop grande antiquité, et parce qu'on ne pou- quatre cent quatre-vingts ans; ce que l'Ecri-
vait justifier que ce fussent les mêmes qu'E- ture, selon sa coutume, appelle cinq cents
noch avait écrits, dès lors qu'ils n'étaient pas ans pour faire le compte rond. Or, le déluge
produits par ceux à qui la garde de ces sortes arriva l'an six cent de la vie de Noé ', en sorte
de livres De là vient que les
était confiée. qu'il y avait encore, au moment de la menace
écrits allégués sous son nom, qui portent que divine, cent vingt ans à écouler jusqu'au dé-
les géants n'ont pas eu des hommes pour luge. On croit avec raison que, lorsqu'il arri-
pères, sont justement rejetés parles chrétiens va, il que des gens
n'y avait plus sur la terre
sages, ainsi que beaucoup d'autres que les dignes d'être exterminés par ce fléau car, :

hérétiques produisent sous le nom d'autres bien que ce genre de mort n'eût pu nuire en
anciens prophètes, ou même sous celui des aucune façon aux gens de bien, qui seraient
Apôtres, et qui sont tous mis par l'Eglise au toujours morts sans cela, toutefois il est vrai-
rang des livres apocryphes. Il est donc certain, semblable que le déluge ne fit périr aucun des
selon les Ecritures canoniques, soit juives, soit descendants de Seth. Voici quelle fut la cause
chrétiennes, qu'il y a eu avant le déluge beau- du déluge, au rapport de l'Ecriture sainte :

coup de géants citoyens de la cité de la terre, « Comme Dieu, dit-elle, eût vu que les
et que de Selh, qui étaient enfants
les enfants « hommes devenaient de jour en jour plus

de Dieu par eux après


la grâce, s'unirent à « méchants et que toutes leurs pensées étaient
s'être écartés de la voie de la justice. On ne « sans cesse tournées au mal, il se mit à penser

doit pas s'étonner qu'il ait pu sortir aussi d'eux « et à réfléchir que c'était lui qui les avait
des géants. A coup sûr, ils n'étaient pas tous « créés, et il dit J'exterminerai l'homme que
:

géants; mais il y en avait plus alors que dans «j'ai créé, et depuis l'homme jusiju'à la bête,

•Ps. LXIXl, 6. — 'Jude, 11. ' Barucli, ill, 26-28. — ' Gen. vi, 3. — Mbid. vu, 11.
LIVRE XV. — AV\NT LE DÉLUGE. 329

«depuis les serpents jusqu'aux oiseaux; car corps de l'homme, de la tète aux pieds, a six
« j'ai de la colère de les avoir créés ». '
fois autant que sa largeur, d'un côté à l'autre,
et dix fois autant
que sa hauteur, c'est-à-dire
CHAPITRE XXV. que son épaisseur, prise du dos au ventre. C'est
pourquoi l'arche avait trois cents coudées de
LA COLÈRE DE DIEU NE TROUBLE POINT SON
long, cinquante de large et trente de haut. La
IMMUABLE TRANQUILLITÉ.
porte qu'elle avait sur le côté est la plaie que
La colère de Dieu * n'est pas lui une pas-
en la lance fit au côté de Jésus-Christ crucifié '.

sion qui le trouble, mais un jugement par C'est, en


parla qu'entrent ceux qui vien-
effet,

lequel il punit le crime, de même (jue sa pensée nent à lui, parce que c'est de là que sont sortis
et sa réflexion ne sont que la raison immuable les sacrements par qui les fidèles sont initiés.

qu'il a de changer les choses.Il ne se repcnt Dieu commande qu'on la construise de poutres
pas, comme l'homme, de ce qu'il a fait, parce cubiques, pour figurer la vie stable et égale
que son conseil est aussi ferme que sa pres- des saints car dans quelque sens que vous
;

cience certaine ; mais si l'Ecriture ne se ser- tourniez un cube, il demeure ferme sur sa
vait pas de ces expressions familières, elle ne base. Les autres choses de même qui sont
se proportionnerait pas à la capacité de tous marquées dans structure de l'arche sont des
la
les hommes dont elle veut procurer le bien et figures de ce qui se passe dans l'Eglise.
l'avantage, en étonnant les superbes, en réveil- Il serait trop long d'expliquer tout cela en
lant les paresseux, en exerçant les laborieux, détail, outreque nous l'avons déjà fait dans
en éclairant les savants. Quant à la mort qu'elle nos livres contre Fauste le manichéen, qui
annonce à tous les animaux, et même à ceux prétend qu'il n'y a aucune prophétie de Jésus-
de l'air, c'est une image qu'elle donne de la Christ dans l'Ancien Testament. Il se peut
grandeur de cette calamité à venir, et non une bien faire qu'entre les explications qu'on en
menace qu'elle fait aux animaux dépourvus donnera, celles-ci soient meilleures que celles-
de raison, comme s'ils avaient aussi péché. là, et même que les nôtres ; mais il faut au
moins qu'elles se rapportent toutes à cette
CHAPITRE XXVI. Cité de Dieu qui voyage dans ce monde cor-
rompu comme au milieu d'un déluge à
TOUT CE QUI EST DIT DE L'ARCDE DE NOÉ DANS ,

moins qu'on ne veuille s'écarter du sens de


LA GENÈSE FIGURE JÉSUS-CHRIST ET l'ÉGLISE.
l'Ecriture. Par exemple, j'ai dit, dans mes
En ce qui regarde le commandement que livres contre Fauste,au sujet de ces paroles :

Dieu fit à Noé, qui était, selon le témoignage « Vous ferez en bas deux ou trois étages * »
de l'Ecriture même, un homme parfait ', non que ces deux étages signifient l'Eglise, cette
de celte perfection qui doit un jour égaler aux assemblée de toutes les nations, à cause des
anges les citoyens de la Cité de Dieu, mais de deux genres d'hommes qui la composent, les
celledont ils sont capables en cette vie, en ce Juifs et les Gentils ', et que trois étages
la
qui regarde, dis-je, le commandement que figurent aussi, parce que toutes les nations
Dieu lui fit de construire une arche pour s'y sont sorties après le déluge des trois fils de
sauver de la fureur du déluge, avec sa femme, Noé. Un autre, par ces trois étages, entendra
ses enfants, ses brus et les animaux qu'il eut peut-être ces trois vertus principales que
ordre d'y faire entrer, c'est sans doute la fi- recommande l'Apôtre, savoir : la foi, l'espé-
gure de la Cité de Dieu étrangère ici-bas, c'est- rance et la charité '. On peut aussi et mieux
à-dire de l'Eglise, qui est sauvée par le bois encore y voir l'image de ces trois abondantes
où a été attaché le médiateur entre Dieu et les moissons de l'Evangile \ dont l'une rend
hommes, Jésus-Christ homme *. Les mesures trente pour un, l'autre soixante et l'autre cent,
même de sa longueur, de sa hauteur et de sa en sorte que la chasteté conjugale occupe le
largeur, sont un symbole du corps humain dernier étage, la continence des veuves le se-
dont Jésus-Christ s'est vraiment revêtu, comme cond, et celle des vierges le troisième et le
il avait été prédit. En effet, la longueur du plus haut et ainsi du reste, qu'on peut ex-
;

* Au livre .vu, ch. 11.


' Gen. VI, 5-7. ' Geo. VI, 16.
^ Ily a UD traité exprès de Lactance De la colère de Dieu.
: * Voyez saiat Paul, Rom. m, 9.
' Gen. VI, 9. — • 1 Tim. ji, 5. —
' Jeau,
XiX, 31. ' I Cor. xm, 13. — ' Matih. xui, 8.
330 LA CITÉ DE DIEU,

pliquer de différentes manières, mais où l'on pu s'élever si haut et que l'eau ne l'ait pas pu
doit toujours prendre garde de ne s'éloigner de même, eux
qui avouent que l'eau est plus
en rien de la foi calliolique. légère que la terre ? Ils disent encore que
l'arche ne pouvait pas être assez grande pour
CHAPITRE XXVII. contenir tant d'animaux. Mais ils ne songent pas

qu'il y avait trois étages, chacun de trois cents


ON NE DOIT PAS PLUS DONNER LES MAINS A CEUX coudées de long, de cinquante de large et de
QUI NE VOIENT QUE DE l'HISTOIRE DANS CE QUE
trente de haut, ce qui fait en tout neuf cents
LA GENÈSE DIT DE l'aRCHE DE KOÉ ET DU DÉ-
coudées en longueur, cent cinquante en lar-
LUGE, ET REJETTENT LES ALLÉGORIES, QU'a CEUX
geur et quatre-vingt-dix en hauteur. Si nous
QUI n'y voient que DES ALLÉGORIES ET RE-
ajoutons à cela, suivant la remarque ingé-
JETTENT l'histoire.
nieuse d'Origène ', que Moïse, parfaitement

On aurait tort de croire qu'aucune de ces versé, au rapport de l'Ecriture ^ dans toutes
choses ail été écrite en vain, ou qu'on n'y doive les sciences des Egyptiens, qui s'adonnaient
chercher que la vérité historique sans allé- fort aux mathématiques, a pu prendre ces
gories, ou au contraire que ce ne soient que coudées pour des coudées de géomètres, qui
des allégories, ou enfin, quoi qu'on en pense, en valent six des nôtres, qui ne voit combien
il pouvait tenir de choses dans un lieu si vaste ?
qu'elles ne contiennent aucune prophétie de
l'Eglise.Quel homme de bon sens pourrait Quant à la prétendue impossibilité de faire
^

prétendre que des livres si religieusement con- une arche si grande, elle ne mérite pas qu'on
s'y arrête, attendu que tous lesjours on bâtit des
servés durant tant de milliers d'années aient
ou seule- villes immenses, et qu'il ne faut pas oublier
été écrits à l'aventure, qu'il y faille

ment considérer la vérité de l'histoire ? Pour que Noé fut cent ans à construire son ouvrage.
ne parler que d'un point, il n'y avait aucune Ajoutez à cela que cette arche n'était faite que
nécessité de faire entrer dans l'arche deux de planches droites, qu'il ne fut besoin d'au-
animaux immondes de chaque espèce, et sept cun effort pour la mettre en mer, mais qu'elle
des autres on y en pouvait faire entrer et ' fut insensiblement soulevée par les eaux du
;

des uns et des autres en nombre égal % et déluge, et enfin que Dieu même la conduisait
Dieu, qui commandait de les garder ainsi et l'empêchait de naufrager.

pour en réparer l'espèce, était apparemment Que répondre encore à ceux qui demandent
assez puissant pour les refaire de la même si des souris et des lézards, ou même encore
façon qu'il les avait faits. des sauterelles, des scarabées, des mouches et
Pour ceux qui soutiennent que ces choses des puces entrèrent aussi dans l'arche en
ne sont pas arrivées en effet et que ce ne sont même nombre que les autres animaux ? ceux
que des figures des allégories, ce qui les
et qui proposent celte question doivent savoir
porte à en juger ainsi, c'est surtout qu'ils ne d'abord qu'il n'était point nécessaire qu'il y
croient pas que ce déluge ait pu être assez eût dans l'arche, non-seulement aucun des
grand pour dépasser de quinze coudées la animaux qui peuvent vivre dans l'eau, comme
cime des plus hautes montagnes, par cette les poissons, mais même aucun de ceux qui

raison, disent-ils, que les nuées n'arrivent vivent sur sa surface, comme une infinité
jamais au sommet de l'Olympe % et qu'il n'y d'oiseaux aquatiques. De plus l'Ecriture ,

a point là de cet air épais et grossier où s'en- marque expressément que Noé y fit entrer un
gendrent les vents, les pluies et les nuages. mâle et une femelle de chaque espèce, pour
Mais ils ne prennent pas garde qu'il y a de la montrer que c'était pour en réparer la race,
de tous les et qu'ainsi n'était point besoin d'y mettre
terre, laquelle est le plus matériel
il

éléments. N'est-ce point peut-être qu'ils pré- ceux qui naissent sans l'union des sexes ou
tendent aussi que le sommet de cette mon- qui proviennent de la corruption ' ; ou que si
tagne n'est pas de terre? Pourquoi ces peseurs l'on y en mit, ce fut sans aucun nombre cer-
d'éléments veulent-ils donc que la terre ait tain, comme ils sont ordinairement dans les
* Voyez sa seconde Homélie sur la Genèse.
• Gen. vu, 2.
Act. Tll, 22.
" Comp. Contr, Faust., lib xii, capp. 38 et 15.
'
On remarquera que saint Auguslm se montre ici favorable à la
'
Le mont Olympe, en Thessalie, dont la 'hauteur a été fort exa-
génération spontanée, doctrine généralement suspecte aux docteurs
gérée par les poètes et les historiens de l'antiquité. Elle est en
réalité de 2,373 mètres. de l'Eglise.
LIVRE XV. — AVANT LE DÉLUGE. 331

maisons ; ou enfin, si l'on prétend que, pour en fit entrer dans l'arche quelques autres pour
figurer avec une exactitude parfaite le plus les nourrir, outre ceux que Dieu lui avait
auguste des mystères, il fallait qu'il y eût un commandés, ou, ce qui est plus vraisemblable,
nombre limité de toutes les sortes d'animaux s'il y avait quelques aliments communs à
qui ne peuvent vivre naturellement dans tous car nous savons que plusieurs animaux
'-
;

l'eau, je réponds que la providence de Dieu qui se nourrissent de chair mangent aussi des
pourvut à tout cela sans que les hommes fruits et parlicuUèrement des figues et des
eussent à s'en mêler. Noé ne prenait pas les châtaignes. Quelle merveille donc que Noé,
animaux pour les mettre dans l'arche, mais ce sage et saint personnage, ait préparé dans
'
ils y venaient d'eux-mêmes. Les paroles de l'arche une nourriture convenable à tous les
l'Ecriture le font assez entendre : « Ils vien- animaux et qu'au surplus Dieu même avait
« dront à vous » c'est-à-dire qu'ils n'y vien-
'
; pu lui indiquer ? D'ailleurs, que ne mange-
dront pas par l'entremise des hommes, mais t-on point, quand on a faim ? Et puis. Dieu
par la volonté de Dieu, qui leur en donnera n'était-il pas assez puissant pour leur rendre
' l'instinct. Il ne faut pas s'imaginer néanmoins agréables et salutaires toutes sortes d'aliments,
-"
que les animaux qui n'ont point de sexe y lui qui n'en aurait pas eu besoin pour les
soient entrés, car l'Ecriture dit en termes for- faire subsister, si cela n'eût été compris dans
mels qu'il devait y entrer un mâle et une l'accomitlissement figuré du mystère ? Au
> femelle de chaque espèce. II existe en effet reste,que tant de choses spécifiées dans le
certains animaux qui s'engendrent de corrup- plus grand détail soient des figures de l'Eglise,
tion et qui ne laissent pas ensuite de s'accou- c'est cequ'on ne saurait nier sans opiniâtreté.
pler, comme mouches; il en est d'autres
les Les nations, tant pures qu'impures, ont déjà
en qui l'on ne remarque aucune différence tellement remjdi l'Eglise et sont si bien unies
de sexe, comme les abeilles. Pour les bêtes par les liens inviolables de son unité, jusqu'à
qui ont un sexe, mais qui n'engendrent point, l'accomplissement final, que ce fait seul, qui
comme les mules et les mulets, je ne sais si est si évident, suffit pour ne nous laisser aucun
elles y eurent place, et peut-être n'y eût-il doute sur les autres choses qui ne sont pas
que cellesdont elles procèdent, et ainsi des aussi claires ; et par conséquent, il faut croire
autres animaux hybrides. Si toutefois cela que c'est avec beaucoup de sagesse que ces
pour le mystère, elles y étaient,
était nécessaire événements ont été confiés à la tradition et à
puisque dans cette espèce d'animaux il y a l'écriture, qu'ils sont arrivés en effet, qu'ils
aussi mâle et femelle. signifient quelque chose, et que ce qu'ils si-
Quelques-uns demandent encore quelle sorte gnifient concerne l'Eglise. Mais il esttempsde
de nourriture pouvaient avoir là les animaux finir ce livre, pour continuer dans le suivant
que l'on croit ne vivre que de chair, si Noé l'histoire des deux cités depuis le déluge.

' Geo. VI, 19, 20. * Comp. Quœst. in Gen. qusest. 6.


LIVRE SEIZIEME.
Dans première partie do ce livre, du premier chapitre au déuâème, saint Augustin expose le développement des deux cités,
la

depuis Noé jusqu'à Abraham; dans la dernière partie, il s'attache à la seule cité céleste depuis
d'après l'Histoire sainte,
Abraham jusqu'aux rois hébreux.

CHAPITRE PREMIER. de soin et quelque lumière, que les prophé-


ties sont accomplies en Jésus-Christ? Sem, de
SI, DEPUIS NOÉ jusqu'à ABRAHAM, IL Y A EU DES
qui le Sauveur est né selon la chair, signifie
HOMMES QUI AIENT SERVI LE VRAI DIEU.
Renommé. Or, qu'y a-t-il de plus renommé
II de savoir par l'Ecriture si,
est difficile que Jésus-Christ dont une odeur le nom jette

après le déluge, il resta quelques traces de la si agréable de toutes parts qu'il est comparé,

sainte cité, ou si elles furent entièrement dans le Cantique des cantiques, à un parfum
effacées pendant quelque temps , en sorte épanché ? N'est-ce pas aussi dans les maisons
'

qu'il n'y eût plus personne qui adorât le vrai de Jésus-Christ, c'est-à-dire dans ses églises,
Dieu. Depuis Noé, qui mérita avec sa famille qu'habite cette multitude nombreuse de na-
d'être sauvé de la ruine générale de l'univers, Etendue ?
tions figurée par Japhet, qui signifie
jusqu'à Abraham, nous ne trouvons point Pour Cham, qui Chaud, Cham, dis-je,
signifie
que les livres canoniques parlent de la piété qui était le second fils de Noé, entre Sem et
de qui que ce soit. On y rapporte seulement Japhet, comme se distinguant de l'un et de
que Noé, pénétré d'un esprit prophétique et l'autre, et ne faisant partie ni des prémices
lisant dans l'avenir, bénit deux de ses enfants, d'Israël, ni de la plénitude des Gentils, que
Sem et Japhet; c'est aussi à titre de prophète figure-t-il, sinon les hérétiques, hommes ar-
qu'il ne maudit pas son fils coupable, Cham, dents et animés, non de l'esprit de sagesse,
dans sa propre personne, mais dans celle de mais d'une impatience qui les transporte et

Chanaan. Voici ses paroles o Maudit soit : leur fait troubler le repos des fidèles ? Cette
« l'enfant Chanaan il sera l'esclave de ses
! ardeur aveugle tourne, du reste, au profit de
« frères ». Or, Chanaan était né de Cham, qui, ceux qui s'avancent dans la vertu, suivant
au lieu de couvrir la nudité de son père en- cette parole de l'Apôtre « Il faut qu'il y ait :

dormi, l'avait mise au grand jour. De là vient « des hérésies, afin que l'on reconnaisse par
encore que cette bénédiction de ses deux «là ceux qui sont solidement vertueux-».
autres enfants, de l'aîné et du cadet « Que : C'estpour cela qu'il est écrit ailleurs « Un :

« le Seigneur Dieu bénisse Sem Chanaan ! « homme sage se servira utilement de celui

« sera son esclave. Que Dieu comble de joie « qui ne l'est pas ' ». Tandis que la chaleur

« Japhet, et qu'il habite dans les maisons de inquiète des hérétiques, agite plusieurs ques-
« Sem '
! » cette bénédiction , dis-je , et la tions qui concernent la foi, leur contradiction
vigne que Noé planta, et son ivresse, et sa nous oblige de les examiner avec plus de soin,
nudité, et la suite de ce récit, tout cela est afin de pouvoir mieux les défendre contre
rempli de mystères et voilé de figures ^. eux, en sorte que les difficultés qu'ils propo-
sent servent à l'instruction des fidèles. On
CHAPITRE H. peut dire aussi que non-seulement ceux qui
sont publiquement séparés de l'Eglise, mais
DE CE QUI A ÉTÉ FIGURÉ PROPHÉTIQUEMENT
encore tous ceux qui, se glorifiant d'être chré-
DANS LES ENFANTS DE NOÉ.
tiens, vivent mal, sont représentés par le

Mais les événements ont assez découvert ce second fils de Noé ; car ils annoncent par leur
que ces mystères tenaient caché. Qui ne re- passion du Sauveur figurée par la nu-
foi la

connaît, à considérer les choses avec un peu ditéde ce patriarche, et eu même temps ils la
déshonorent par leurs actions. C'est d'eux
• Geu. Il, 25-27.
Comp. Conl. Faust., lib. xii,cap. 22 et seq. » Gant. I, 2.— ' I Cor. ii, la. — • Prov. s, 4.
LIVRE XVI. DE NOE A DAVID. 333

qu'il est dit : « Vous les reconnaîtrez par sang, afin de pouvoir souffrir pour nous, et
« leurs fruits '
». De là vient que Cliam fut qu'il s'est enivré et qu'il a été nu ', parce que
maudit en son fils comme en son fruit, c'est- c'est là qu'a paru sa faiblesse, dont l'Apôtre
à-dire en son œuvre, et que Chanaan signifie dit : « S'il a été crucifié, c'est un effet de sa

leurs mouvements, c'est-à-dire leurs œuvres. «faiblesse*». Mais ainsi que le déclare le
Quant à Sem et Japhet, c'est-à-dire la circon- même Apôtre : « Ce qui paraît faiblesse en
cision et l'incirconcisiou (ou, pour les dési- « Dieu est plus fort que toute la force des
gner autrement avec l'Apôtre, les Juifs et les « hommes, et sa folie apparente est plus sage
Gentils, maisappelés et justifiés), ayant connu « que toute leur sagesse^». Quand l'Ecriture,
en quelque façon que j'ignore la nudité de après avoir dit de Noé qu'?7 demeura nu ',

leur père, laquelle figure la passion du Ré- ajoute dans sa maison, cela montre ingé-
:

dempteur, prirent leur manteau sur leurs


ils nieusement que c'étaient des hommes de
épaules, marchant à reculons, en cou-
et, même origine que Jésus-Christ, savoir des
vrirent Noé et ne voulurent point voir ce que Juifs, qui devaient lui faire souflYir le supplice
le respect leur faisait cacher ^ Ainsi, nous de mort et de la croix. Les réprouvés an-
la

honorons ce qui a été fait pour nous dans la noncent cette passion de Jésus-Christ seule-
passion de Jésus-Christ, et nous ne laissons ment de bouche et au dehors, parce qu'ils ne
pas toutefois d'avoir en horreur le crime des comprennent pas ce qu'ils annoncent; mais
Juifs.Le manteau que prirent ces deux enfants les gens de bien portent gravé au dedans

de Noé pour couvrir la nudité de leur père, d'eux-mêmes un sigrand mystère, et adorent
signifie le divin sacrement, et leurs épaules, dans leur cœur cette faiblesse et cette folie de
la mémoire des choses passées, parce que Dieu, parce qu'elles surpassent tout ce qu'il y
l'Eglise célèbre la passiondu Sauveur comme a de plus fort et de plus sage parmi les
déjà arrivée, et ne la regarde pas comme une hommes. C'est ce qui est très-bien figuré,
chose à venir, maintenant que Japhet demeure d'un côté, par Cham, qui sortit pour publier
dans les maisons de Sem et que leur mauvais la nudité de son père, et, de l'autre, par Sem
frère habite au milieu d'eux. et Japhet qui, touchés de respect, entrèrent
Mais ce mauvais frère est esclave de ses pour la cacher, fidèle image de ceux qui ho-
bons frères en son fils, c'est-à-dire en son norent intérieurement ce mystère.
œuvre, lorsque les gens de bien se servent Nous sondons ces secrets de l'Ecriture
des méchants ou pour l'exercice de leur pa- comme nous pouvons. D'autres le feront peut-
tience ou pour l'affermissement de leur
,
être avec plus ou moins de succès mais, de ;

vertu. En effet, l'Apôtre témoigne qu'il y en a quelque façon qu'on le fasse, il faut toujours
qui ne prêchent pas Jésus-Christ avec une tenir pour constant que ces choses n'ont pas
intention pure. « Mais pourvu dit-il, que , été faites ni écrites sans mystère, et qu'il ne
a Jésus-Christ soit annoncé, par prétexte ou les faut rapporter qu'à Jésus-Christ et à son

« par un vrai zèle, il n'importe, je m'en ré- Eglise, qui est la Cité de Dieu annoncée dès
a jouis et m'en réjouirai toujours ' ». C'est le commencement du monde par des figures
Jésus-Christ qui a planté la vigne, dont le dont nous voyons tous les jours la réalité.
Prophète dit « La vigne du Seigneur des
: L'Ecriture donc, après avoir parlé de la béné-
« armées, c'est la maison d'Israël * ». Et il a diction des deux enfants de Noé et de la ma-
bu du vin de cette vigne, soit que par ce vin lédiction du second, ne fait mention jusqu'à
on entende le calice dont il dit aux enfants de Abraham d'aucun serviteur du vrai Dieu. Ce
Zébédée « Pouvez-vous boire le calice que
: n'est pasnéanmoins, à mon avis, qu'il n'y en
je dois boire ^
? » et encore : « Mon père, si eu quelques-uns dans cet espace de temps,
ait

« cela se peut, que ce calice passe sans que je qui est de plus de mille ans \ mais c'est qu'il
« le boive ^ 1 » par oh il marque sans con- aurait été trop long de les rapporter tous, et
tredit sa passion, soit que, comme le vin est que cela serait plus de l'exactitude d'un histo-
le fruit de la vigne, on veuille entendre plutôt rien que de la prévoyance d'un prophète.
par là qu'il a pris de la vigne même, c'est-à- Aussi bien, le dessein de l'auteur des saintes
dire de la race des Israélites, sa chair et son ' Gen. LX, 21 . — ' H Cor. xm, 4. — ' I Cor. i, 25. — •
Gen
L£, 21.
•Matt. vtl, 20. — Gen.
' ix, 23. — ' Philipp. \, 15, 17 et 18. — * Ce chiffre est celui de la version des Septante il est beaucoup
Isa. V, 7. — ' Matl. xx, 22. — ' Ibid. xxvi, 3tf. moindre dans le texte hébreu et dans la Vulgate.
j
33'». LA CITÉ DE DIEU,

lettres, ou plutôt de l'esprit de Dieu, dont il premier entre les enfants de Cham, et l'Ecri-

était l'organe, n'est pas seulement de raconter ture avait déjà fait mention de cinq de ses fils
le passé, mais d'annoncer l'avenir, en tant et do deux de ses petits-fils. Il faut donc qu'il

qu'il concerne la Cité de Dieu. Tout ce qui ait engendré ce géant après la naissance de
y est dit de ceux qui n'en sont pas les citoyens, ses petits-fils, ou, ce qui est plus probable, que
n'est que pour lui servir d'instruction ou pour l'Ecriture l'ait cité à part, parce qu'il était
rehausser sa gloire. Il ne faut pas s'imaginer très-puissant car en même temps elle parle
;

toutefois que tous les événements qui y sont aussi de son royaume, qui prit naissance dans
rapportés aient une signification mystique ; la fameuse Babylone et autres villes ou con-

mais ce qui ne signifie rien y est mis en vue trées déjà citées. Quant à ce qu'elle dit d'Assur,

de ce qui a une signification. Il n'y a que le qu'il sortit de cette contrée de Sennaar, qui

soc qui fende la terre, mais pour cela les dépendait du royaume de Nebroth, et qu'il
autres parties de la charrue sont nécessaires. bâtit Ninive et les autres villes dont elle fait

Dans les instruments de musique on ne ,


mention, cela n'arriva que longtemps après ;

touche que les cordes ; elles seules font le mais en parle ici en passant et par occa-
elle

son, et néanmoins on y joint d'autres ressorts sion, à cause de l'empire fameux des Assy-
qui servent à nouer et à tendre ces cordes re- riens que Ninus, fils de Bélus et fondateur de
tentissantes. Ainsi , dans l'histoire prophé- cette grande ville de Ninive, qui prit son
tique, on mai'que quelques événements qui nom, étendit merveilleusement. Pour Assur,
n'ont aucune portée figurative, afin d'y atta- d'où sont sortis les Assyriens, il n'était pas fils
cher, pour ainsi dire ceux qui figurent
,
de Cham, mais de Sem, aîné de Noé ; d'où il
quelque chose. paraît que, dans la suite, des descendants de
Sem possédèrent le royaume de Nebroth, et,
CHAPITRE III. s'étendant plus loin, fondèrent d'autres villes
dont Ninive fut la première. De là, l'Ecriture
GÉNÉALOGIE DES TROIS ENFANTS DE NOÉ. remonte à un autre fils de Cham, nommé
Il faut considérermaintenant la généalogie Mesraim, en parle,
et à ses sept enfants, et elle

des enfants de Noé, et en dire ce qui sera né- non comme de particuliers, mais comme de
cessaire pour marquer le progrès de l'une et nations, disant que de la sixième sortit celle

de l'autre cité. L'Ecriture commence par des Philistins ce qui en fait huit. Ensuite
;

Japhet, le plus jeune des fils de Noé, qui eut elle retourne à Chanaan, en qui Cham fut

huit enfants ', l'un desquels en eut trois, maudit, et fait mention d'onze de ses fils et
l'autre quatre, ce qui fait quinze en tout. de certaines contrées qu'ils occupaient. Ainsi
Cham, le second fils de Noé, en eut quatre, toute la postérité de Cham monte à trente et
plus cinq petits-fils, dont l'un lui donna deux une personnes. Reste à parler des enfants de
arrière-petits-fils, ce qui fait onze. Après quoi Sem, aîné de Noé car c'est lui qui termine
;

l'Ecriture revient à Cham et dit : « Chus (qui cette généalogie. Mais il y a ici quelque obscu-

« est l'aîné de Cham) engendra Nebroth, qui rité dans la Genèse, où il n'esjt pas aisé de

« était un géant et un grand chasseur contre découvrir quel fut le premier fils de Sem.
« le Seigneur d'où est venu le proverbe :
Voici ce qu'elle dit « De Sem, père de tous
:
;

« Grand chasseur contre le Seigneur comme « les enfants d'Héber et frère aîné de Japhet,

« Nebroth. Les principales villes de son « naquirent Ela, etc. » Par là, il semblerait
'

a royaume étaient Babylone, Orech, Archad


qu'IIéber fût fils immédiat de Sem, et cepen-
« et Chalanné, dans le territoire de Sennaar. dant il n'est que le cinquième de ses descen-
« De cette contrée sortit Assur, qui bâtit dants. Sem, entre autres fils, engendra Ar-

B Ninive, Robooth, Ilalach et, entre Ninive et phaxat, Arphaxat engendra Caïnan \ Caïnan
« Halach, la grande ville de Dasem
^ » Or, ce .
engendra Sala, et Sala engendra Héber. L'Ecri-
Chus, père du géant Nebroth, est nommé le ure a voulu faire entendre par là que Sem
est le père de tous ses descendants, tant fils
* Saint Augustin suit en cet endroit, selon la remarque du docte

Léonard Coquée, une version grecque de l'Ecriture qui donne à que petits-fils et autres de sa race et ce n'est ;

Japhet un huilième enfant du nom d'Elisa mais cet Elisa ne se


j

trouve ni dans le texte hébreu, ni dans la paraphrase chaldéenne^ ni


' Gen. X, 21.

dans les manuscrits grecs que saint Jérôme a eus sous les yeux.
'
Ce Caïnau, qui est donné par tous les manuscrits de la version
Voyez le traité de ce Père : (Juœsl. Iieàr, in Genesim. des Septante et par saint Luc (m, 36), ne se trouve ni dans le texte
" Gea,
2, 8 et seq. hébreu, ni dans la Vulgate.
LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 335

pas sans raison qu'elle parle d'Héber avant « feu. Ils prirent donc des briques au lieu de
que de parler des de Sem, quoiqu'il ne fils « pierres, et du bitume au lieu de mortier, et
soit, comme je viens de le dire, que le ving- « dirent : Bâtissons-nous une ville et une tour
tième de sa race, à cause que c'est de lui que adonl lesommet s'élève jusqu'au ciel, et faisons
les Hébreux ont pris leur nom, bien que c(parler de nous avant de nous séparer. Mais
d'autres veuillent que ce soit d'Abraham, « le Seigneur descendit pour voir la ville et la

mais avec moins d'apparence '. Ainsi l'Ecri- a tour que les enfants des hommes bâtissaient,

ture nomme d'abord six enfants de Sem, l'un a et il dit: Voilà un seul peuple et une même
desquels en eut quatre ;
puis elle mention
fait « langue, maintenant qu'ils ont commencé
et,

d'un autre fils de Sem qui lui engendra un « ceci, ils ne s'arrêteront qu'après l'avoir
petit-fils, et celui-ci un arrière-petit-ftls dont a achevé. Venez donc, descendons et confon-
sortit Héber. Héber eut deux fils, dont l'un « dons leur langue, en sorte qu'ils ne s'enten-
fut nommé
Phalec, c'est-à-dire Divisant, à « dent plus l'un l'autre. Et le Seigneur les
cause, dit l'Ecriture, que de son temps la « dispersa par toute la terre, et
ils cessèrent

terre fut divisée; l'autre eut douze fils; de a de travailler à à la tour. De là vient
la ville et
sorte que toute la postérité de Sem est de « que ce lieu fut appelé Confusion, parce que
vingt personnes. De cette manière, tous les « ce fut là que Dieu confondit le langage des
descendants des trois fils de Noé, c'est-à-dire « hommes et qu'il les dispersa ensuite par
quinze de Japhet, trente et un de Cham et « tout le monde'». Cette ville, qui fut appelée
vingt-sept de Sem, font soixante-treize. Après, Confusion, c'est Babylone, et l'histoire profane
l'Ecriture ajoute : « Voilà les enfants de Sem elle-même en célèbre la construction merveil-
« selon leurs familles, leurs langues, leurs leuse. En effet, Babylone signifie Confusion, et
« contrées et leurs nations ' ». Et parlant de nous voyons par là que le géant Nebroth en fut
tous ensemble : « Voilà les familles des en- le fondateur, comme l'Ecriture l'avait indiqué
« fanls de Noé, selon leurs générations et leurs auparavant en disant que Babylone était la
« peuples : d'elles fut peuplée la terre après le capitale de son royaume, quoiqu'elle ne fût
déluge On voit par là que c'est de nations
». pas arrivée au point de grandeur où l'orgueil
et non d'hommes en particulier que parle et l'impiété des hommes se flattaient de la
l'Ecriture, lorsqu'elle fait mention de ces porter. Ils prétendaient la faire
extraordinai-
soixante-treize, ou plutôt soixante-douze per- rement haute et l'éleverjusqu'au ciel, comme
sonnes, comme nous le montrerons ci-après, parlait l'Ecriture, soit qu'ils n'eussent ce des-
et que c'est pour cela qu'elle en a omis plu- sein que pour une des tours de la ville, soit
sieurs de la postérité de Noé, non qu'ils n'aient qu'ils rétendissent à toutes ; l'Ecriture ne parle
eu des enfants aussi bien que les autres, mais que d'une, mais c'est peut-être de la même
parce qu'ils n'ont pas fait souche comme eux manière qu'elle dit le soldat pour signifier
et n'ont pas été pères d'un peuple. toute une armée, ou la grenouille et la sau-
terelle pour exprimer cette multitude de gre-
CHAPITRE IV. nouilles et de sauterelles qui furent deux des
plaies qui affligèrent l'Egypte ^ Mais qu'espé-
DE BABYLONE ET DE LA CONFUSION DES LANGUES.
raient entreprendre contre Dieu ces hommes
Mais, quoique l'Ecriture rapporte que ces téméraires et présomptueux avec cette masse
nations furent divisées chacune en leur lan- de pierres, quand ils l'auraient élevée au-
gue, elle ne laisse pas ensuite de revenir au dessus de toutes les montagnes et de la plus
temps où elles n'avaient toutes qu'un seul haute région de l'air ? En quoi peut nuire à
langage, et de déclarer comment arriva la dif- Dieu quelque élévation que ce soit de corps ou
férence qui y survint. « Toute la terre, dit- d'esprit? Le sûr et véritable chemin pour
« elle, parlait une même langue, lorsque les monter au ciel est l'humilité. Elle élève le
« hommes, s'éloignant de l'Orient, trouvèrent cœur en haut, mais au Seigneur, et non pas
« une plaine dans contrée de Sennaar, où ils
la contre le Seigneur, comme l'Ecriture le dit de
« s'établirent. Alors ils se dirent l'un à l'autre; ce géant, qui était un chasseur contre le Sei-
Venez , faisons des briques et les cuisons au gyieur ^ C'est en effet ainsi qu'il faut traduire,

*Comp. Retract., lib. u, cap, 16. ' Gen. II, 1-9. — » Eïod. X, 4 et al.; Ps. LiXfu, 45. — '
Gen.
'Gen. X, 31. .Y, 9.
.

336 LA CITE DE DIEU.

et non : devant le Seigneur^ comme ont fait sur cette ville, parce que ses anges, en qui il

qiiel(|ues-uns, trompés par l'équivoque du habitait, y descendirent, en sorte que ces pa-
mot grec, qui peut signifier l'un et l'autre '.
roles Dieu dit Ils
: a : ne parlent tous qu'une
La vérité est qu'il est employé au dernier sens «même langue », et le reste, et ensuite :

dans ce verset du psaume « Pleurons devant :


« Venez, descendons et confondons leur lan-
« le Seigneur qui nous a faits^ »; et au premier « gage ' », ne seraient qu'une récapitulation
dans le livre de Job, lorsqu'il est dit a Vous :
pour expliquer ce que l'Ecriture avait déjà
« vous êtes emportés de colère contre le Sei- dit, a que le Seigneur descendit». En effet,
« gneur's.Et que veut dire un chasseur ûnon s'il était déjà descendu, que voudrait dire
un trompeur, un meurtrier et un assassin ceci « Venez, descendons et confondons leur
:

des animaux de la terre ? Il élevait donc une a langage » ce qui semble bien s'adresser aux
,

tour contre Dieu avec son peuple, ce qui anges et signifier que celui qui était dans les
signifie un orgueil impie, et Dieu punit avec anges descendait par leur ministère ? Il faut
justice leur mauvaise intention, quoiqu'elle encore remarquer à ce propos que le texte
n'ait pas réussi. Mais de quelle façon la punit- hébreu ne dit pas Venez et confondez, mais : :

il? Commelangue est rinstrument de la


la « Venez et confondons », pour faire voir que
domination, c'est en elle (|ue l'orgueil a été Dieu agit tellement par ses ministres, que
puni, tellement que l'homme, qui n'avait pas ses ministres agissent avec lui, suivant cette
voulu entendre les commandements de Dieu^ parole de l'Apôtre : « Nous sommes les coopé-
n'a point été à son tour entendu des hommes, « rateurs de Dieu ^ »

quand il a voulu leur commander. Ainsi fut


CHAPITRE VI.
dissipée cette conspiration, chacun se séparant
n'entendait pas pour se joindre à COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE DIEU PARLE
de celui qu'il
et les peuples furent di-
AUX ANGES.
celui qu'il entendait ;

visés selon les langues et dispersés dans toutes On pourrait croire que les paroles de la Ge-
les contrées de la terre par la volonté de Dieu, nèse : « Faisons l'homme », auraient été aussi
qui se servit pour cela de moyens qui nous adressées aux anges, si Dieu n'ajoutait : « A
sont tout à fait cachés et incompréhensibles. « notre image Ce dernier trait est décisif et
».

ne nous permet pas de croire que l'homme ait


CHAPITRE V.
été fait à l'image des anges, ou que Dieu et
DE LA DESCENTE DE DIEU POUR CONFONDRE LES
les anges n'aient qu'une même image. Nous
LANGUES.
avons donc raison d'entendre ce pluriel « Fai- :

Le Seigneur, ditl'Ecriture, descendit pour


« sons », des personnes de la Trinité. Et néan-
« voir la ville et la tour que bâtissaient les en- moins comme cette Trinité n'est qu'un Dieu,
« fants des hommes*», c'est-à-dire non les après que Dieu a dit : « Faisons », l'Ecriture
enfants de Dieu, mais cette société d'hommes ajoute : « Et Dieu fit l'homme à l'image de

qui vit selon l'homme, et que nous appelons a Dieu'' » Les dieux firent; ou
. Elle ne dit pas : :

la cité de la terre. Cette descente de Dieu ne A l'image des dieux. Or, dans le passage —
doit pas s'entendre matériellement, comme discuté tout à l'heure, on pourrait également
s'il changeait de lieu, lui qui est tout entier trouver une trace de la Trinité, comme si le

partout ; mais on dit qu'il descend, lorsqu'il Père, s'adressant au Fils et au Saint-Esprit,
fait sur la terre quelque chose d'extraordinaire leur eût dit : « Venez , descendons et confon-
qui marque sa présence. De même, quand on « dons. leur langage » ; mais ce qui retient
dit qu'il voit quelque chose, ce n'est pas qu'il l'esprit, c'est qu'ici rien n'empêche d'appli-
ne vue auparavant, lui qui ne peut
î'eiàt quer aux anges. Ces paroles, en
le pluriel
rien ignorer, mais c'est qu'il l'a fait voir aux effet, leur conviennent mieux, parce que c'est

hommes. On ne voyait donc pas cette ville surtout à eux à s'approcher de Dieu par de
comme on la vit depuis, quand Dieu eut saints mouvements, c'est-à-dire par de pieu-
montré combien elle lui déplaisait. Toutefois ses pensées, et à consulter les oracles de la

on peut fort bien entendre que Dieu descendit vérité leur sert de loi éternelle
immuable qui
dans leur bienheureux séjour. Ils ne sont pas
* Le mot grec ivavTiov^ remarque saiot Augustin, signifie égale- eux-mêmes la vérité ; mais participant à cette
ment devant et contre.
' Ps. xciv, 6. — • Job, XV, 13 sec. Lïx. — * Gen. xi, 5.

Gen. XI, 6, 7. — = I Cor. m, 9. — ' Gen. i, 26, 21.
LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 337

yéritô créatrice de toutes choses, ils s'en ap- îles. Mais les peuples se sont bien plus multi-
l>roclient comme de la source do la vie, afin pliés que les langues; car nous savons que
de recevoir d'elle ce qu'ils ne trouvent pas en dans l'Afrique plusieurs nations barbares
eux. C'est pourquoi le mouvement qui les n'usent que d'un seul langage. A l'égard des
porte vers elle est stable en quelque façon, îles, qui peut douter que, le nombre des hom-

parce qu'ils ne s'éloignent jamais d'elle. Or, mes croissant, ils n'aient pu y passer à l'aide
Dieu ne parle pas aux anges comme nous de vaisseaux?
nous parlons les uns aux autres, ou comme
nous parlons à Dieu ou aux anges, ou comme CHAPITRE VII.
les anges nous parlent, ou comme Dieu nous
COMMENT, DEPUIS LE DÉLUGE, TOUTES SORTES DE
parle par les anges il leur parle d'une ma-;
BÊTES ONT PU PEUPLER LES ÎLES LES PLUS
nière ineffable, et cette parole nous est trans-
ÉLOIGNÉES.
mise d'une manière qui nous est proportion-
née. La parole de Dieu, supérieure à tous ses On demande comment les bêtes qui ne
ouvrages, est la raison même, la raison im- naissent pas de la terre ainsi que les gre-
muable de ces ouvrages ; elle n'a pas un son nouilles', mais par accouplement, comme les
fugitif mais une vertu permanente dans
, loups et autres animaux, ont pu se trouver
réternité et agissante dans le temps. C'est de dans les îles après le déluge, à moins qu'elles
cette parole éternelle qu'il se sert pour parler ne soient provenues de celles qui avaient été
aux anges; et quand il lui plaît de nous par- sauvées dans l'arche. Pour les îles qui sont
ler de la sorte au fond du cœur, nous leur proches, on peut croire qu'elles y ont passé à
devenons semblables en quelque façon pour : la nage mais il y en a qui sont si éloignées
;

l'ordinaire il nous parle autrement. Afin


, du continent qu'il n'est pas probable qu'aucun
donc de n'être pas toujours obligé dans cet de ces animaux ait pu y arriver de la sorte.
ouvrage de rendre raison des paroles de Dieii, On peut répondre à cela que les hommes les
je dirai ici, une fois pour toutes, que la vérité y ont transportées sur leurs vaisseaux jiour
immuable parle par elle-même à la créature les faire servir à la chasse, et enfin que Dieu
raisonnable d'une manière qui ne se peut même a fort bien pu les y transporter par le
expliquer, soit qu'elle s'adresse à la créature ministère des anges. Que si elles sont sorties
par l'entremise de la créature, soit qu'elle de la terre, comme à la création du monde,
frappe notre esprit par des images spiri- quand Dieu dit: « Que la terre produise une
tuelles, ou nos oreilles par des voix ou des «âme vivante^ », cela fait voir clairement
sons. que des animaux de tout geni-e ont été mis
Expliquons encore ces mots : « Et main- dans l'arche, moins pour en réparer l'espèce
« tenant qu'ils ont commencé ceci, ils ne s'ar- que pour être une figure de l'Eglise qui devait
« referont qu'après l'avoir achevé ». Quand être composée de toutes sortes de nations.
Dieu parle de la sorte, ce n'est pas une affir-
mation, c'est plutôt une interrogation mena- CHAPITRE VIII.
çante comme celle-ci dans Virgile :

SI LES RACES d'hOMMES MONSTRUEUX DONT PARLE


« On ne prendra pas les armes! toute la ville ne se mettra l'histoire VIENNENT d'aDAM OU DES FILS DE
pas à leur poursuite ' ».
NOÉ.

La parole de Dieu doit donc être entendue On demande encore s'il est croyable qu'il
ainsi Ils ne s'arrêteront donc pas avant que
:
soit sortid'Adam ou de Noé certaines races
d'avoir achevé ^ ! —
Mais, pour revenir à la d'hommes monstrueux dont l'hisloire fait
suite du récit de la Genèse, disons que des mention \ On assure, en effet, que quelques-
trois enfants de Noé sortirent soixante et treize uns n'ont qu'un œil au milieu du front, que
ou plutôt soixante et douze nations d'un lan- d'autres ont la pointe du pied tournée en
gage différent qui commencèrent à se répan-
dre par toute la terre et ensuite à peupler les • Ici, comme plus haut, saint Augustin paraît favorable aux géné-
rations spontanées. Voyez livre XV, ch. 8.
' Gen. I, 21.
• Enéide, livre rv, v. 592. • Voyez Pline (J?!s(. na/., lib.vil,'cap, 2), Solinus (PûtyMst. ,capp.
' II
y a ici sur la différence de non et de nonne en lalio une re- 2S et ns), Aulu-Gelle (Xact. AH., lib. ls, cap. .1), Isidore {Origin.,
marque intraduisible. lib. xi, cap. 3) et ailleurs.

S. AuG. — Tome XIII,


22
338 LA CITÉ DE DIEU,

dedans d'autres possèdent les deux sexes


;
sorte. Il existe un homme à Hippone-Diar-
dont ils se servent allernativement, et ils ont rhyte', qui a la plante des pieds en forme de
la mamelle droite d'un honune et la gauche croissant, avec deux doigts seulement aux
d'une femme il y en a qui n'ont point de
; extrémités, et les mains de même. S'ily avait
bouche et ne vivent que de l'air qu'ils respi- quelque nation entière de la sorte, on l'ajou-
rent par le nez d'autres n'ont qu'une coudée
; curieuse et surprenante.
terait à cette histoire
de haut, d'où vient que les Grecs les nom- Dirons-nous donc que cet homme ne tire pas
ment Pygmées on dit encore qu'en certai-
'
;
son origine d'Adam? Les androgynes, qu'on
nes contrées y a des femmes qui devien-
il appelle aussi hermaphrodites, sont rares, et
nent mères à cinq ans et qui n'en vivent néanmoins il en paraît de temps en temps en
que huit. D'autres affirment qu'il y a des qui les deux sexes sont si bien distingués qu'il
peuples d'une merveilleuse vitesse qui n'ont est difficile de décider duquel ils doivent

qu'une jambe sur deux pieds et ne plient prendre le nom, bien que l'usage ait prévalu
point le jarret on les appelle Sciopodes %
;
en faveur du plus noble. Il naquit en Orient,
parce que l'été ils se couchent sur le dos et se ily a quelques années, un homme double de
défendent du soleil avec la i)lante de leurs la ceinture en haut il avait deux têtes, deux ;

pieds; d'autres n'ont point de tête et ont les estomacs et quatre mains, un seul ventre d'ail-
yeux aux épaules d'une infinité d'au-
; et ainsi leurs et deux pieds, comme un homme d'or-
tresmonstres de retracés en mo- la sorte, dinaire, et vécut assez longtemps pour être
il

saïque sur le port de Carthage et qu'on prétend vu de plusieurs personnes qui accoururent à
avoir élé tirés d'une histoire fort curieuse. la nouveauté de ce spectacle. Comme on ne
Que dirai-je des Cynocéphales % dont la tête peut pas nier que ces individus ne tirent leur
de chien et les aboiements montrent que ce origine d'Adam, il faut en dire autant des
sont plutôt des bêtes que des hommes? Mais peuples entiers en qui la nature s'éloigne de
nous ne sommes pas obligés de croire tout son cours ordinaire, et qui néanmoins sont
cela. Quoi qu'il en soit, quelque part et de des créatures raisonnables, si, après tout, ce
quelque figure que naisse un homme, c'est- qu'on en rapporte n'est point fabuleux car :

à-dire un animal raisonnable et mortel, il ne supposez que nous ignorassions que les sin-
faut point douter qu'il ne tire sou origine ges, les cercopithèques- et les sphinx sont des

d'Adam, comme du père de tous les hommes. bêtes, ces historiens nous feraient peut-être
La raison que l'on rend des enfantements croire que ce sont des nations d'hommes \
monstrueux qui arrivent parmi nous peut Mais en admettant que ce qu'on lit des peu-
sei'vir pour des nations tout entières. Dieu, ples en question soit véritable, qui sait si Dieu
qui est le créateur de toutes choses, sait en n'a point voulu les créer ainsi, afin que nous
quel temps et en quel lieu une chose doit être ne croyions pas que les monstres qui naissent
créée, parce qu'il sait quels sont entre les parmi nous soient des défaillances de sa sa-
parties de l'univers les rapi)orls d'analogie et gesse ? Les monstres dans chaque espèce
de contraste qui contribuent à sa beauté. Mais
nous qui ne le saurions voir tout entier, nous * Il ydeux Hippones en Afrique Hippone la Royale (d'où la
avait ;

B6ne lire son nom) et Hippone-Diarrhyte, en arabe Ben-


actuelle
sommes quelquefois choqués de quelques- Zevt^ d'oii est venu le nom de Biserle. C'est Hippone la Royale qui

unes de ses i>arties, par cela seul que nous a eu pour évêque saint Augustin.
" Les ccrcopiiiièques sont des singes à longue queue (de xe^xoj,
ignorons quelle proportion elles ont avec tout queue, et niOrjKOij singe).

le reste. Nous connaissons des hommes qui est intéressant de rapprocher ici la Cité de Dieu et le Discours
* Il

sur les révolutions du globe. Le bon sens de saint Augustin semble


ont plus de cinq doigts aux mains et aux aller quelquefois au-devant de la science de Cuvier. L'illustre natu-

pieds mais encore que la raison nous en soit


;
raliste se défie de ces espèces monstrueuses qu'on suppose perdues
aujourd'hui : fl C'est, dit-il, une erreur qui vient d'une critique im-
inconnue, loin de nous l'idée que le Créateur < parfaite. On a pris des peintures d'animaux fantastiques pour des
descriptions d'animaux réels... C'est dans quelque recoin d'un de
se soit mépris ! Il en est de même des autres a

a ces monuments (les monuments d'Egypte, ornés de peintures)


différences plus considérables : Celui dont « qu'Agatharchides aura vu son taureau Carnivore, dont la gueule,
a fendue jusqu'aux oreilles, n'épargnait aucun autre animal, mais
personne ne peut justement blâmer les ouvra- a qu'assurément les naturalistes n'avoueront pas car la nature ne j

de combine ni des pieds fourchus, ni des cornes, avec des dents


ges, sait pour quelle raison il les a faits la
g tranchantes a. — D'autre fois, selon Cuvier, on se sera trompé à
quelque ressemblance : u Les grands singes auront paru de vrais
* De TTuy/jiïî, coudée. cynocéphales, de vrais sphinx, de vrais hommes à queue, et c'est
' De oziK, ombre, et nous, notîoî, pied. a ainsi que saint Augustin aura cru voir un satyre a. {Discours Sïir

• De XÙ6JV, xKviî, chien, et y.i'fK).-h, tête. les révol, du ijlobe, page 87).
LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 339

seraient alors ce que sont les races mons- en quelque sorte celle de Sem, et qu'il doit
trueuses dans humain. Ainsi, pour
le };enrc habiter dans les demeures de ses frères.
conclure avec prudence et circonspection: ou
ce que l'on raconte de ces nations est faux, ou CHAPITRE X.
ce ne sont pas des lionimes, ou, si ce sont des
GÉNÉALOGIE DE SEM , DANS LA RACE DE QUI LE
hommes, ils viennent d'Adam.
PROGRÈS DE LA CITÉ DE DIEU SE DIRIGE VERS
ABRAHAM.
CHAPITRE IX.
Il faut donc prendre la suite des générations
s'il y a des antipodes.
depuis Sem, afin de faire voir la Cité de Dieu
Quant à leur fabuleuse opinion qu'il y a à partir du déluge, comme la suite des géné-
des antipodes, c'est-à-dire des liommcs dont rations de Selh l'a montrée auparavant. C'est
les pieds sont opposés aux nôtres et qui- habi- pour cela que l'Ecriture, après avoir montré
tent cette partie de la terre où le soleil se lève la cite de la terre dans Babylone, c'est-à-dire
quand couche pour nous, il n'y a aucune
il se dans la confusion, retourne au patriarche
raison d'y croire. Aussi ne l'avaiicenl-ils sur Sem, et commence par lui l'ordre des généra-
le rapport d'aucun témoignage historique ,
tions jusqu'à Abraham, marquant combien
mais sur des conjectures et des raisonne- chacun a vécu, avant que d'engendrer celui
ments, parce que, disent-ils, la terre étant qui continue cette généalogie, et combien il a
ronde, est suspendue entre les deux côtés de vécu depuis. Mais il faut, en passant, que je
la voûte céleste, la partie qui est sous nos m'acquitte de ma promesse, et que je rende
pieds, placée dans les mêmes conditions de raison de ce que dit l'Ecriture, que l'un des
température, ne peut pas être sans habitants '. enfants d'Héber fut nommé Phalec, parce que
Mais quand on montrerait que la terre est la terre fut divisée de son temps '. Que doit-on

ronde, il ne s'ensuivrait pas que la partie qui entendre par cette division, si ce n'est la di-
nous est opposée ne lût point couverte d'eau. versité des langues ?
D'ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle néces- L'Ecriture, laissant de côté les autres en-
sité qu'elle fût habitée, puisque, d'un côté, fants de Sem, qui ne contribuent en rien à la
l'Ecriture ne pi'ut mentir, et que, de l'autre, suite des générations ,
parle seulement de
ily a trop d'absurdité à dire que les hommes ceux qui la conduisent jusqu'à Abraham ; ce
aient traversé une si vaste étendue de mer qu'elle avait déjà fait avant le déluge dans la
pour aller peupler cette autre partie du généalogie de Seth. Voici comme elle com-
monde '. —
Voyons donc si nous pourrons mence celle de Sem : Sem, fils de Noé, avait
«

trouver la Cité de Dieu parmi ces hommes « cent ans lorsqu'il engendra Arphaxat, la se-
qui. Selon la Genèse, furent divisés en soi- « conde année après le déluge et il vécut ;

xante-douze nations et autant de langues. Il « encore depuis cinq cents ans, et engendra

est évident qu'elle a persévéré dans les enfants «des fils et des filles^ ». Elle poursuit de
de Noé, surtout dans l'aîné, qui est Sem, même pour les autres avec le soin d'indiquer
puisque la bénédiction de Japhet enferme l'année où chacun a engendré celui qui sert
à cette généalogie, et la durée totale de sa vie,
Voyez sur la notion des Antipodes chez les géographes anciens
*
et elle ajoute toujours qu'il a eu d'autres
lanote de Louis Vives, en son commentaire de la Ctté de Dieu,
tome II, page 118. enfants, afin que nous n'allions pas demander
On remarquera que saint Augustin, sans nier d'une manière
"
sottement comment la postérité de Sem a pu
absolue la possibilité physique des antipodes, se borne à élever une
dif6cuUé très-sérieuse en elle-même et particulièrement délicate peupler tant de régions et fonder ce puis-
pour un chrétien, celle de concilier les données de la géograpliie sant empire des Assyriens que Ninus étendit
avec l'unité des races humaines. Lactance s'était montré beaucoup
moins réservé, quand il traitait d'inepte la conception d'une terre si loin.
ronde et d'hommes ayant la tête plus bas que les pieds {instit- Mais, pour ne pas nous arrêter plus qu'il
lib. m, cap. 24). Est-ce par ces puissantes raisons que le pape
Zacharie accusa la théorie des antipodes de perversité et d'iniquité ne convient, nous ne marquerons que l'âge
(Epist. X
ad Bonif.',1 Je ne sais, mais la postérité a dit avec Pascal ;
auquel chacun des descendants de Sem a eu
u Ne vous imaginez pas que les lettres du pape Zjcharie pour
a l'excommunication de saint Virgile, sur ce qu'il tenait qu'il y avait le fils qui continue la suite de celte généalogie,
t des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde, et qu'encure qu'il

a eut déclaré que celte opinion était une erreur bien dangereuse, le
afin de supputer combien d'années se sont
a roi d'Espagne ne se soit pas bien trouvé d'en avoir plutôt cru écoulées depuis le déluge jusqu'à Abraham.
I Christophe Colomb, qui en revenait, que le Jugement de ce pape

1 qui n'y avait pas été [Provinciales^ lettre 13) u. • Gen. X, '^5. — • Ibid. il, lU, 11.
340 LA CITE DE DIEU.

Deux ans donc après le déluge, Sem, âgé de auparavant : « Dieu a jeté les yeux du haut
cent ans, engendra Arpliaxat; Arphaxat engen- B du ciel sur les enfants des hommes, pour
dra Caïnan à l'âge de cent trente-cinq ans ;
« voir s'il y en a quelqu'un qui le connaisse et
Caïnan avait cent trente ans quand il engendra « qui le cherche » après quoi
; il ajoute : a II

Salé Salé en avait autant lorsqu'il engendra


;
« n'y en a pas un qui soit homme de bien »,
Héber Héber cent trente-quatre lorsqu'il
; pour montrer ne parle que des enfants
qu'il
engendra Ragau Ragau cent trente-deux ; des hommes, c'est-à-dire de ceux qui appar-
quand il engendra Seruch Seruch cent trente ; tiennent à la cité qui vit selon l'homme,
quand il eut Nachor Nachor soixante-dix- ;
et non selon Dieu.
neuf à la naissance de son fils Tharé et Tharé, ;

à l'âge de soixante-dix ans, engendra Abram ', CHAPITRE XI.


que Dieu appela depuis Abraham ^ Ainsi,
LA LANGUE HÉBRAÏQUE, QUI ÉTAIT CELLE DONT
depuis le déluge jusqu'à Abraham, il y a
TOUS LES nOMMES SE SERVAIENT d'ABORD, SE
mille soixante-douze ans, selon les Septante %
CONSERVA DANS LA POSTÉRITÉ d'HÉBER, APRÈS
car on dit qu'il y en a beaucoup moins, selon
LA CONFUSION DES LANGUES.
l'hébreu : ce dont on ne rend aucune raison
bien claire. De même que l'existence d'une seule langue
Lors donc que nous cherchons la Cité de avant le déluge n'empêcha pas qu'il n'y eût
Dieu dans ces soixante-douze nations dont parle des méchants et que tous les hommes n'en-
l'Ecriture, nous ne saurions affirmer positive- courussent la peine d'être exterminés par les
ment si dès ce temps, où les hommes ne par- eaux, à la réserve de la maison de Noé, ainsi,
laient tous qu'un même langage *, ils abandon- lorsque les nations furent punies par la diver-
nèrent le culte du vrai Dieu, de telle sorte que la sité des langues, à cause de leur orgueil impie,
vraie piété ne se soit conservée que dans les et répandues par toute la terre, et que la cité
descendants de Sem par Arphaxat jusqu'à Abra- des méchants fut appelée Confusion ou Baby-
ham ou bien si la cité de la terre ne commença
; lone, la langue dont tous les hommes se
qu'à la construction de la tour de Babel ou ; servaient auparavant maisondemeura dans la
plutôt si les deux cités subsistèrent, celle de d'Héber. De là vient, comme je l'ai remarqué
Dieu dans les deux fils de Noé, qui furent bénis ci-dessus, que l'Ecriture, dans le dénombre-
dans leurs personnes et dans leur race, et celle ment des enfants de Sem met Iléber le ,

de la terre, dans le fils qui fut maudit ainsi premier, quoiqu'il ne soit que le cinquième
que sa postérité. Peut-être est-il plus vraisem- de ses descendants. Comme celte langue de-
blable qu'avant la fondation de Babylone il y meura dans sa famille ', tandis que les autres
avait des idolâtres dans la postérité de Sem et nations furent divisées suivant les temps,
de Japhet, et des adorateurs du vrai Dieu dans celle-là fut depuis appelée hébraïque. Il fallait
celle de Cham; au moins devons-nous croire bien en effet lui donner un nom pour la dis-
qu'il y a toujours eu sur la terre des hommes tinguer de toutes les autres qui avaient aussi
de l'une et de l'autre sorte. Dans les deux chacune le sien, au lieu que, quand elle était
psaumes ^ où il est dit a Tous ont quitté le : seule, elle n'avait point de nom particulier.
droit chemin et se sont corrompus; il n'y en On dira peut-être : Si la terre fut divisée eu
a pas un qui soit homme de bien, il n'y en plusieurs langues du temps de Phalech, fils

« a pas un seul », on lit ensuite « Ces impies : d'Héber, celle de ces langues qui était aupa-
a qui ne font que du mal et qui dévorent ravant commune à tous les hommes devait
« mon peuple comme ils feraient un morceau plutôt prendre son nom de Phalech. Mais
« de pain, ne se reconnaîtront-ils jamais ? » il faut répondre qu'Héber n'appela son fils

Le peuple de Dieu était donc alors et ainsi ; Phalech, c'est-à-dire Division, que parce qu'il
ces paroles « Il n'y en a pas un qui soit
: vint au monde lorsque la terre fut divisée par
« homme de bien, il n'y en a pas un seul », langues, et que c'est ce qu'entend l'Ecriture,
doivent s'entendre des enfants des hommes, quand elle dit « La terre fut divisée de son
:

et non de ceux de Dieu. Le Prophète avait dit « temps ^ ». Si Héber n'eût encore été vivant
• Gen. 10-26. — ' Ibid. xvil, 5. lors de cette division, il n'eût pas donné son
' Ce chiffre est aussi celui de Sulpice Sévère {Eist, sac, lib. i,
cap. 5). Voyez plus
' bas, livre XVIU, ch. 39.
* Gen. XI, 1. — ' Ps. Xlll, 3, i, 2; Lll, 4, 5, 8. = Gen. .x,25.
LIVRE XVI. - DE NOE A DAVID. lil

nom à la langue qui demeura dans sa famille '. nation, si Héber et Phalech n'en ont fait
Ce qui nous porte à croire que cette langue qu'une? 11 est fort probable ([ue Nebroth a
est celle qui était d'abord commune à tous les fondé aussi sa nation,et que l'Ecriture a fait
hommes, c'est que le cliangement et la multi- mention à part de ce personnage, à cause de
plication des langues ont été une peine du sa stature extraordinaire et de la vaste éten-
péché, et peuple de Dieu a dû
partant que le due de son empire ; de sorte que le nombre
être exempt de cette peine. Aussi n'est-ce pas des soixante-douze langues ou nations de-
sans raison que celte langue a été celle d'Abra- meure toujours. Quant à Phalech, elle n'en
ham, et qu'il ne l'a pu transmettre à tous ses parle pas pour avoir donné naissance à une
enfants, mais seulement à ceux qui, issus de nation, mais à cause de cet événement mémo-
Jacob, ont composé le peuple de Dieu, reçu rable de la division des langues qui arriva de
son alliance, et mis au monde Héber le Christ. son temps. On ne doit point être surpris que
lui-même n'a pas fait passer cette langue à Nebroth ait vécu jusqu'à la fondation de Ba-
toute sa postérité, mais seulement à la branche bylone et à la confusion des langues; car de
d'Abraham. Ainsi, bien que l'Ecriture ne ce qu'Héber est le sixième depuis Noé, et
marque pas précisément qu'il y eût des gens Nebroth seulement le quatrième, il ne s'en-
de bien, lorsque les méchants bâtissaient suit pas que Nebroth n'ait pas pu vivre jus-
Babylone, cette obscurité n'est pas tant pour qu'au tem|is d'Héber. Lorsqu'il y avait moins
nous priver de la vérité que pour exercer de générations, les hommes vivaient davan-
notre attention. Lorsqu'on voit, d'un côté, tage, ou venaient au monde plus tard. Aussi
qu'il existe d'abord une langue commune à faut-il entendre que, quand la terre fut divisée
tous les hommes, qu'il est fait mention d'Héber en plusieurs nations, non-seulement les des-
avant tous les autres enfants de Sem, encore cendants de Noé, qui en étaient les pères et
qu'il n'ait été que le cinquième de ses des- les fondateurs, étaient nés, mais qu'ils avaient
cendants, et que la langue des patriarches, déjà des familles nombreuses et capables de
des prophètes et de l'Ecriture même est ap- composer chacune une nation. C'est pourquoi
.pelée langue hébraïque, et lorsqu'on demande, il ne faut pas s'imaginer qu'ils soient nés dans

de l'autre côté, où cette langue, qui était le même ordre où l'Ecriture les nomme au- ;

commune avant la division des langues, s'est trement, comment les douze fils de Jectau,
pu conserver, comme il n'est point douteux autre fils d'Héber et frère de Phalech, au-
d'ailleurs que ceux parmi lesquels elle s'est raient-ils pu déjà faire des nations, si Jectau
conservée n'aient été exempts de la peine du ne vint au monde qu'après Phalech, puisque
changement des langues, que se présente-t-il la terre fut divisée à la naissance de Phalech ?
à l'esprit, sinon qu'elle est demeurée dans la Il est donc vrai que Phalech a été nommé le

famille de celui dont elle a pris le nom, et premier, mais Jectau n'a pas laissé que de
que ce n'est pas une
preuve de la vertu
petite venir au monde bien avant lui en sorte que;

de cette famille d'avoir été à couvert de cette les douze enfants de Jectau avaient déjà de si
punition générale ? grandes familles qu'elles pouvaient être divi-
Mais il se présente encore une autre diffi- sées chacune en leur langue. On aurait tort
culté : comment Héber et Phalech son fils de trouver étrange que l'Ecriture en ait usé
ont-ilspu chacun faire une nation ? Il est cer- de la sorte, puisque dans la généalogie des
tain au fond que le peuple hébreu est des- trois enfants de Noé , elle commence par
cendu d'Héber par Abraham. Comment donc Japhet, qui était le cadet. Or, les noms de ces
tous les enfants des trois fils de Noé, dont peuples se trouvent encore aujourd'hui en
parle l'Ecriture, ont-ils établi chacun une partie les mêmes qu'ils étaient autrefois ,

comme ceux des Assyriens et des Hébreux ;

' Les ayis, dit un habile commentateur de la Cité de Dieu,


et en partie ils ont été changés par la suite
Léonard Coquée, sont partagés sur cette question. Dans leur chro-
nique, nommée Seder-Holam^ c'est-à-dire Ordre des temps^ les des temps, tellement que les plus versés dans
Juifs placent l'époque de la di\i3ion des langues aux dernières
années de la vie de Phalech, trois cent quarante ans après le déluge,
l'histoire en peuvent à peine découvrir l'ori-
dix ans avant la mort de Noé. Maintenant, pourquoi Héber donna- gine. En effet, on dit que les Egyptiens
t-il à son fils le nom de Phalech, qui signifie division ? C'est qu'il

possédait le don de prophélie et lisait la prochaiue division des viennent de Mesraïm, et les Ethiopiens de
langues dans l'avenir. Tel parait être le sentiment de saint Jérôme
Chus, deux des fils de Cham, et cependant on
en son livre des traditions hébraïques, et saint Cbrysostome abonde
dans le même sens [Hom. XXX in Gènes.) ne voit aucun rapport entre leurs noms ac-
342 LA CITE DE DIEU.

tuels et leur origine. A tout considérer, on Mésopotamie et demeura à Charra mais elle ;

trouvera que, parmi ces noms, il y en a plus ne parle point de son fils Nachor, comme s'il
de ceux qui ont été changés que de ceux qui ne l'avait pas emmené avec lui. Voici de quelle
sont demeurés jusqu'à nous. façon elle fait ce récit « Tharé prit donc son :

« fils Abram, Lot fils de son fils Aran , et ,

CHAPITRE XII. «Sarra, sa belle-fille, femme de son fils


« Abram, et il les emmena de Chaldée en Cha-
du progrès de la cité de dieu, a partir
« naan, et il vint à Charra où il établit sa de-
d'abuaham.
« meure ' ». 11 n'est point ici question de
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Nachor ni de sa femme Melca. Lors(|ue plus
Dieu, depuis le temps d'Abraham, où elle a tard Abraham envoya son serviteur chercher
commencé à paraître avec plus d'éclat et où une femme à son fils Isaac, nous trouvons
les promesses que nous voyons aujourd'hui ceci Le serviteur prit dix chameaux du
: «

accomplies en Jésus-Christ sont plus claires « troupeau de son maîlre et beaucoup d'autres
et plus précises. Abraham, au rapport de « biens, et se dirigea vers la Mésopotamie, en
l'Ecriture ', naquit dans la Chaldée, qui dé- de Nachor ^ ». Par ce témoignage et
« la ville

pendait de l'empire des Assyriens. Or, la plusieurs autres de l'histoire sacrée, il paraît
superstition et l'impiélé régnaient déjcà parmi que Nachor sortit de la Chaldée, aussi bien
ces peuples, comme parmi les autres nations. que son frère Abraham, et vint habiter avec
La seule maison de Tharé, père d'Abraham, lui en Mésopotamie. Pourquoi l'Ecriture ne

conservait le culte du vrai Dieu et vraisem- parle-t-elle donc point de lui, lorsque Tharé

blablement aussi la langue hébraïque, quoique passe avec sa famille en Mésopotamie, tandis
Jésus-Navé- témoigne qu'Abraham même qu'elle ne marque pas seulement qu'il y mena

était d'abord idolâtre. De même que la seule son fils Abraham, mais encore Sarra, sa belle-
maison de Noé demeura pendant le déluge fille, et son pelit-fils Lot? pourquoi, si ce n'est
pour réparer le genre humain, ainsi, dans ce peut-être qu'il avait quitté la religion de son

déluge de superstitions qui inondaient l'uni- père et de son frère pour embrasser la su-

vers, la seule maison de Tharé fut comme perstition des Chaldéens, qu'il abandonna
l'asile de de Dieu et comme, après le
la Cité ;
depuis, ou parce qu'il se repentit de son
dénombrement des généalogies jusqu'à Noé, erreur, ou parce qu'il devint suspect aux
l'Ecriture dit «Voici la généalogie de Noé " »,
:
habitants du pays et fut obligé d'en sortir,

de même, après le dénombrement des géné- afin d'éviter leur persécution. En effet, dans
rations de Sem, fils de Noé, jusqu'à Abraham, le livre de Judith, quand Holopherne, ennemi
elle dit : « Voici la généalogie de Tharé. Tharé des Israélites, demande quelle est celle nation
«engendra Abram, Nachor et Aran. Aran et s'il lui faut faire la guerre, voici ce que lui

« engendra Lot, et mourut du vivant de son dit Achior, général des Ammonites : « Sei-

« père Tharé, au lieu de sa naissance, au pays « gneur, si vous voulez avoir la bonté de

a des Chaldéens, Abram et Nachor se ma- « m'entendre, je vous dirai ce qui en est de
« rièrent. La femme d'Abram s'appelait Sarra, « ce peuple qui demeure dans ces montagnes
« et celle de Nachor, Melca, fille d'Aran ». "•
« prochaines, et je ne vous dirai rien que de
Celui-ci eut aussi une autre fille nommée « très-vrai. Il tire son origine des Chaldéens;

que
Jesca, l'on croit être la même que Sarra, « et comme il abandonna la religion de ses
femme d'Abraham. « pères pour adorer le Dieu du ciel, les Chal-
« déens le chassèrent, et il eu Méso-
s'enfuit
CHAPITRE Xni. « potamie, où il demeura longtemps. Ensuite
« leur Dieu leur commanda d'en sortir, et
POURQUOI l'Écriture ne parle point de na-
« de s'en aller en Chanaan où ils s'éta- ,

chor, QUAND son père THARÉ PASSA DE « blirent, etc. ' » On voit clairement par là
CHALDÉE EN MÉSOPOTAMIE. la maison de Tharé fut persécutée par les
que
L'Ecriture raconte ensuite comment Tharé Chaldéens, à cause de la religion et du culte
avec tous les siens laissa la Chaldée, vint en du vrai Dieu.

'
Gen. XI, 28. — ' Josué, xxlv, 2. — • Gen. VI, 9. — * Ibid. xi, '
Gen. XI, 31. ' Ibid. XXIV, 10. '
Judilh, V, 3-9.

27-29.
,

LIVRE XVI. - DE NOÉ A DAVID. 343

CHAPITRE XIV. c'est ici une récapitulation assez ordinaire


dans l'Ecriture ', qui, parlant auparavant des
DES ANNÉES DE TIIARÉ, QUI MOURUT A CHAURA.
enfants de Noé, après avoir dit - qu'ils furent

Or, après la mort de Tharé, qui vécut, dit- divisés en plusieurs langues et nations, ajoute :

on , deux cent cinq ans en Mésopotamie « Toute la terre parlait un même langage ' ».

l'Ecriture commence à parler des promesses Comment étaient-ils divisés en iilusieurs lan-
que Dieu fit à Al)raham elle s exprime ainsi ;
: gues, si toute la terre ne parlait qu'un même
« Tout le temps de la vie de Tharé à Charra langage, sinon parce que Genèse reprend la

a fut de deux cent cinq ans, puis il mourut ». ' ce qu'elle avait déjà touché? Elle procède de
Il ne faut pas entendre ce passage comme si même dans la circonstance qui nous occupe :

Tharé avait passé tout ce temps à Charra ;


elle a parlé plus haut de la mort de Tharé *,

l'Ecriture dit seulement qu'il y finit sa vie, mais elle revient à la vocation d'Abraham, qui
qui fut en tout de deux cent cinq ans on igno- : arriva du vivant de son père, et qu'elle avait
rerait autrement combien il a vécu, puisque omise pour ne point interrompre le fil de son
l'on ne voit point quel âge il avait quand il discours. Ainsi, lorsque Abraham sortit de
vint dans cette ville et il serait absurde de ;
Charra, il avait soixante-quinze ans, et son
s'imaginer que dans une généalogie qui
, père cent quarante-cinq '. D'autres ont résolu
énonce si scrupuleusement le temps que cha- autrement la question: selon eux, les soixante-
cun a vécu, il fût le seul oublié. Cette omis- quinze années de la vie d'Abraham doivent se
sion, il est vrai, a lieu pour quelques-uns ; compter du jour qu'il fut délivi-é du feu oii il
mais c'est qu'ils n'entrent point dans l'ordre fut jeté par les Chaldéens pour ne vouloir pas
de ceux qui composent la série de générations adorer cet élément, et non du jour de sa nais-
depuis Adam jusqu'à Noé et depuis Noé ,
sance, comme n'ayant proprement commencé
jusqu'à Abraham il n'est aucun de ces der- : à naître qu'alors \
niers dont l'Ecriture ne marque l'âge. Mais saint Etienne dit, touchant la vocation
d'Abraham, dans les Actes des Apôtres « Le :

CHAPITRE XV. « Dieu de gloire apparut à notre père Abra-


« ham lorsqu'il était en Mésopotamie, avant
DU TEMPS DE PROMISSION OU ABRAHAM SORTIT
« qu'il demeurât à Charra, et lui dit Sortez :

DE CHARRA, d' APRÈS l'ORDRE DE DIEU.


« de votre pays, et de votre parenté, et de la

L'Ecriture, après avoir parlé de la mort de « maison de votre père, et venez en la terre

Tharé, père d'Abraham, ajoute : « Et Dieu dit « que je vous montrerai'». Ces paroles de

« à Abram : Sortez de votre pays, de votre pa- saint Etienne font voir que Dieu ne parla pas
ct rente et de la maison de votre père ^ ». Il à Abraham après la mort de son père, qui
ne faut pas penser que cela soit arrivé dans mourut à Charra, où Abraham demeura avec
l'ordre qu'elle rapporte ; cette opinion don- lui, mais avant qu'il habitât cette ville, bien

nerait lieu à une difficulté insoluble. qu'il fût déjà en Mésopotamie. Il en résulte
En effet, à la suite de ce commandement de toujours qu'il était alors sorti de la Chaldée ;

Dieu à Abraham, on lit dans la Genèse :


et ainsi ce que saint Etienne ajoute « Alors :

« Abram sortit donc avec Lot pour obéir aux « Abraham sortit du pays des Chaldéens et

paroles de Dieu et Abram avait soixante-


;
« vint demeurer à Charra ' », ne montre pas

« quinze ans lorsqu'il sortit de Charra'». ce qui arriva après que Dieu lui eut parlé
Comment cela se peut-il, si la chose arriva (car il ne sortit pas de la Chaldée après cet
après la mort de Tharé? Tharé avait soixante- avertissement du ciel, puisque saint Etienne
dix ans quand il engendra Abraham si l'on ;
dit qu'il le reçut dans la Mésopotamie), mais
ajoute les soixante-quinze ans qu'avait Abra- se rapporte à tout le temps qui se passa depuis
ham lorsqu'il partit de Charra, on a cent qu'il en fut sorti et qu'il eut fixé son séjour à
quarante-cinq ans. Tharé avait donc cet âge Charra. Ce qui suit le prouve encore « Et :

à l'époque où son fils quitta cette ville de


Mésopotamie. Ce dernier n'en sortit donc pas * Saint Augustin en cite plusieurs exemples dans son livre De
docti: Christ., lib. m, n. 52-51.
après la mort de son père, qui vécut deux Gen. ï, 31. — ' Ibid. xi, 1. — * Ibid. XI, 31.

cent cinq ans : il faut entendre dès lors que


*•
Comp. Quœst. ïjî Gen., qu. 25.

' Cette solution du problème est celle de saint Jérôme.


' Geo. XI, .32. — Gen. xi 1. — ' Ibid. 4. ' Act. vu, 2, 3. — • Ibid. 4.
.

344 LA CITÉ DE DIEU.

après la mort de son père, dit le premier « montrerai , et je vous établirai chef d'un
a martyr, Dieu l'établit en celte terre que yos « grand peuple » et l'autre, beaucoup plus
;

« pères ont habitée et que vous habitez encore excellente et qu'on ne doit pas entendre d'une
«aujourd'hui». 11 ne dit pas qu'il sortit de postérité charnelle, mais spirituelle, qui ne
Charra après la mort de son père, mais que le rend pas seulement père du peuple d'Israël,
Dieu l'établit dans la terre de Chanaan après mais de toutes les nations qui marchent sur
que son père fut mort. 11 faut dès lors en- les traces de sa foi. Or, celle-ci est renfermée
tendre que Dieu parla à Abraham lorsqu'il dans ces paroles « Toutes les nations de la
:

était en Mésopotamie, avant de demeurer à « terre seront bénies en vous


» Eusèbe pense .

Charra, où il vint dans la suite avec son père, que promesse fut faite à Abraham la
cette
conservant toujours en son cœur le comman- soixante-quinzième année de son âge, comme
dement de Dieu, et qu'il en sortit la soixante- s'il était sorti de Charra aussitôt qu'il l'eut

quinzième année de son âge et la cent qua- reçue, et cette opinion a pour but de ne point
rante-cinquième de celui de son père. Saint contrarier la déclaration formelle de l'Ecri-
Etienne place son établissement dans la terre ture qui dit qu'Abraham avait soixante-quinze
de Chanaan, et non sa sortie de Charra, après ans quand il sortit de Charra mais si la '
;

la mort de son père, parce que son père était promesse en question fut faite cette année,
déjà mort, quand il acheta celte terre et com- Abraham demeurait donc déjà avec son père
mença à la posséder en propre. Ce que Dieu à Charra, attendu qu'il n'en eût pas pu sortir,

lui dit : « Sortez de votre pays, de votre pa- s'il n'y eût été. Cela n'a rien de contraire à ce
B rente et de la maison de votre père », bien que dit saint Etienne « Le Dieu de gloire
:

qu'il frit déjà sorti de la Chaldée et qu'il de- « apparut à notre père Abraham lorsqu'il
meurât en Mésopotamie, ce n'était pas un « était en Mésopotamie avant de demeurer à

ordre d'en sortir de corps, car il l'avait déjà « Charra ^ » il s'agit seuleiiient de rapporter
;

fait, mais d'y renoncer sans retour. 11 est assez à la même année et la promesse de Dieu à
vraisemblable qu'Abraham sortit de Charra Abraham qui précède son départ pour Charra
avec sa femme Sarra, et Lot, son neveu, pour et son séjour en cette ville et sa sortie du
obéir à l'ordre de Dieu, après que Nachor eut même lieu. Nous devons l'entendre ainsi,

suivi son père. non-seulement parce qu'Eusèbe dans sa ,

Chronique, commence à compter depuis l'an


CHAPITRE XVI. de cette promesse et montre qu'il s'écoula
quatre cent trente années jusqu'à la sortie
DES PROMESSES QUE DIEU FIT A ABRAHAM d'Egypte, époque où la loi fut donnée, mais
11 faut parler maintenant des promesses que aussi i)arce que l'apôtre saint Paul ^ suppute

Dieu fit à Abraham et où apparaissent claire- de la même manière.


ment de notre Dieu, c'est-à-dire
les oracles
du vrai Dieu, en faveur du peuple fidèle an- CHAPITRE XVII.
noncé par les Prophètes. La première est MONARCHIES QUI FLORISSAIENT DU
DES TROIS
conçue en ces termes Le Seigneur dit à : «
TEMPS d'aBRAHAM, ET NOTAMMENT DE CELLE
« Abraham Sortez de votre pays, de votre
:
DES ASSYRIENS.
« parenté, et de la maison de votre père, et
« allez en la terre que je vous montrerai. Je En ce temps là, il y avait trois puissants
« vous établirai chef d'un grand peuple je ;
empires où florissait merveilleusement la cité
« vous bénirai, et rendrai votre nom illustre de la terre, c'est-à-dire l'assemblée deshommes
« en vertu de cette bénédiction. Je bénirai qui vivent selon l'homme sous la domination
« ceux qui vous béniront, et maudirai ceux des anges prévaricateurs, savoir ceux des :

« qui vous maudiront, et toutes les nations de Sicyoniens, des Egyptiens et des Assyriens *.
« la terre seront bénies en vous ». Il est à ' Celui-ci était le plus grand et le plus puissant
remarquer ici que deux choses sont promises de tous ; car Ninus, fils de Bélus, avait sub-
à Abraham l'une, que sa postérité possédera
: jugué toute l'Asie, à la réserve des Indes. Par
la terre de Chanaan, ce qui est exprimé par
ces mots « Allez en la terre que je vous
:

Gen. XII, 4. - = Act. vii, 2. — ' Galat. m, 17.
' Dans tous ces développemenls historiiiues, saint Augustin suit la
'
GeT. xrr, 1 et seq. chronique d'Eusèbe,
LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 34.5

l'Asie, je n'entends pas parler de celle ' qui « cette terre à votre postérité ' » Il ne lui est .

n'est maintenant qu'nne j)rovincc de la se- rien dit ici de cette postérité qui devait le
conde partie de la terre (ou, selon d'autres, rendre père de toutes les nations, mais seu-
de la troisième), mais de cette troisième partie lement de celle qui le rendait père du peuple
elle-même, le monde étant ordinairement hébreu c'est en effet ce peuple qui a possédé
:

partagé en trois grandes divisions, l'Asie, la terre de Chanaan.

l'Europe et l'Afrique, qui ne forment pas au


reste trois portions égales. L'Asie s'étend du CHAPITRE XIX.
midi par l'orient jusqu'au septentrion; au
DE LA PUDICITÉ DE SARRA, QUE DIEU PROTÈGE
lieu que l'Europe ne s'étend que du septen-
EN EGYPTE, OU ABRAHAM LA FAISAIT PASSER,
trion à l'occident, et l'Afrique de l'occident
NON POUR SA FEMME, MAIS POUR SA SCEUR,
au midi, de sorte qu'il semble que l'Europe
et l'Afrique n'occupent ensemble qu'une Lorsque ensuite Abraham eut dressé un
partie de la terre et que l'Asie toute seule oc- autel en cet endroit ^ et invoqué
Dieu, il alla
cupe l'autre. Mais on a fait deux parties de demeurer au désert, d'où, pressé de la faim,
l'Europe et de l'Afrique, à cause qu'elles sont il passa en Egypte. Là il dit que Sarra était sa

séparées l'une de l'autre par la mer Méditer- sœur, ce qui était vrai parce qu'elle était sa
ranée. En effet, si l'on divisait tout le monde cousine germaine ^ de même que Lot, qui le
en deux parties seulement, l'orient et l'occi- touchait au même degré, est aussi appelé son
dent, l'Asie tiendrait l'une, et l'Europe et frère. 11 dissimula donc qu'elle était sa femme,
l'Afrique l'autre. Ainsi, des trois monarchies mais il ne le nia pas, remettant à Dieu le
qui existaient alors , celle des Sicyoniens soin de son honneur, et se gardant comme
n'était pas sous les Assyriens, parce qu'elle homme des insultes des hommes. S'il n'eût
était en Europe mais comment l'Egypte ne
: pris en cette rencontre toutes les précautions
leur était-elle pas soumise, puisqu'ils étaient possibles, il aurait plutôt tenté Dieu
que té-
maîtres de toute l'Asie, aux Indes près? C'est moigné sa confiance Nous avons dit
en lui.
donc principalement dans l'Assyrie que flo- beaucoup de choses à ce sujet en répondant
rissait alors la cité de la terre, cité impie dont aux calomnies de Fauste le manichéen '.
la capitale était Babylone, c'est-à-dire Con- Aussi arriva-l-il ce qu'Abraham s'était promis
fusion, nom qui lui convient parfaitement. de Dieu, puisque Pharaon, roi d'Egypte, qui
Ninus en était roi et avait succédé à son père avait choisi Sarra pour éfiouse, frapi)é de plu-
Bélus, qui avait tenu le sceptre soixante-cinq sieurs plaies, la rendit à son mari ^ Loin de
ans lui-même régna cinquante-deux ans, et
: nous la pensée que sa chasteté ait reçu aucun
en avait déjà régné quarante-trois lorsqu'A- outrage de ce prince, tout portant à croire
brabani vint au monde, c'est-à-dire environ qu'il en fut détourné par ces fléaux du ciel.
douze cents ans avant la fondation de Rome,
qui fut comme la Babylone d'Occident. CHAPITRE XX.
DE LA SÉPARATION d' ABRAHAM ET DE LOT, QUI EUT
CHAPITRE XVIII. LIEU SANS ROMPRE LEUR UNION.

DE LA SECONDE APPARITION DE DIEU A ABRAUAM, Lorsque Abraham fut retourné d'Egypte


A QUI IL PROMET LA TERRE DE CHANAAN POUR dans le lieu d'où il était sorti, Lot, son neveu,
LUI ET SA POSTÉRITÉ. se sépara de lui sans rompre la bonne intelli-
gence qui était entre eux, et se retira vers
Abraham sortit donc de Charra la soixante- Sodome. Les richesses que tous deux avaient
quinzièiue année de sah âge, et la cent qua- acquises et les fréquents démêlés de leurs
rante-cinquième de celui de son ])ère, et passa bergers les déterminèrent à |)rendre ce parti,
avec Lot, son neveu, et sa femme Sarra, dans afin d'empêcher que les querelles des servi-
la terre de Chanaan jusqu'à Sicbem, où il teurs ne vinssent à jeter la désunion parmi
reçut encore un avertissement du ciel, que les maîtres. Abraham, voulant prévenir ce
l'Ecriture rapporte ainsi : « Le Seigneur ap-
« parut à Abraham, et lui dit : Je donnerai *Gen. xu, 7. — Ibid. xii, 7 et seq.
^ Voyez plus haut, livre xv, ch. 16.
* L'Asie Mineure, qu'on appelait quelquefois TAsie tout court. ' Comp. Faust., lib. xxu, cap. 36. — ' Gen. xii, -0.
346 LA CITÉ DE DIEU.

malheur, dit à Lot : « Je vous prie, qu'il n'y poussière. Ainsi, comme l'hyperbole de l'Ecri-
« ait point de différend entre vous et moi, ni ture est mieux remplie par les deux postérités
a entre vos bergers et les miens, imisque nous d'Abraham, on peut croire que cette promesse
a sommes Toute cette contrée n'est-ellc
frères. s'applique à l'une et à l'autre '. Si j'ai dit que
« pas à nous? Je suis donc d'avis que nous nous cela n'est pas très-clair, c'est que le seul peu-
a séparions. Si vous allez à gauche, j'irai à ple juif a tellement multiplié qu'il s'est pres-
a droite et si vous allez à droite, j'irai à gau-
;
que répandu dans toutes les contrées du
« che ». Il se peut que la coutume reçue dans
' monde, de sorte qu'il suffit pour justifier l'hy-
les partages, où l'aîné fait les lots et le cadet perbole, outre qu'on ne peut pas nier que la
choisit, tire de là son origine. terre dont il est question ne soit celle de Cha-
naan. Néanmoins, ces mots : a Je vous la don-
CHAPITRE XXI. nerai, à vous vos descendants jusqu'à
et à
« la fin du peuvent en faire douter,
siècle »,
DE LA TROISIÈME APPARITION DE DIEU A ARRAHAM,
si, par cette expression, jusqu'à la fin du siè-
OU IL LUI RÉITÈRE LA PROMESSE DE LA TERRE
cle, on entend éternellement ; mais si on les
DE CUANAAN POUR LUI ET SES DESCENDANTS A
prend comme nous pour la fin de ce monde
PERPÉTUITÉ.
et le commencement de l'autre, il n'y a point

Après qu'Abraham et Lot se furent ainsi sé- de difficulté. Rien que les Juifs aient été chas-
parés et que l'un se fut fixé dans la terre de sés de Jérusalem, ils demeurent dans les

Chanaan et l'autre à Sodome, Dieu apparut à autres villes de la terre de Chanaan et y de-
Abraham pour la troisième fois, et lui dit : meureront jusqu'à la fin du monde ajoutez à ;

« Regardez de tous côtés, autant que votre cela que, quand cette terre est habitée par des
a vue peut s'étendre vers les quatre points du chrétiens, c'est la postérité d'Abraham qui
monde je vous donnerai, à vous et à tous vos
;
l'habite.

descendants jusqu'à la fin du siècle, toute


CHAPITRE XXII.
« cette terre que vous voyez, et je multiplierai
« votre postérité comme la poussière de la ABRAHAM SAUVE LOT DES MAINS DES ENNEMIS ET
« terre. Si quelqu'un peut compter les grains EST BÉNI PAR MELCHISÉDECH.
« de poussière de la terre, il pourra aussi comp-
« ter votre postérité. Levez-vous, et mesurez Abraham, après avoir reçu cette promesse,
a cette terre en long et en large, car je vous la alla demeurer en un autre endroit de cette
a donnerai '». On ne voit pas bien si, dans cette contrée, près du chêne de Mambré, qui était
promesse, est comprise celle qui a rendu en Hébron ^. Ensuite, les ennemis ayant ra-
Abraham père de toutes les nations on peut ;
vagé le pays de Sodome et vaincu les habi-
néanmoins le conjecturer d'après ces paroles : tants en bataille rangée, Abraham, accompa-

« Je multiplierai votre postérité comme la pous- gné de trois cent dix-huit des siens, alla au
a sière de la terre », ex|iression figurée que les secours de Lot, que les vainqueurs avaient
Grecs appellent hyperbole et qui a lieu quand fait prisonnier, et le délivra de leurs mains

ce qu'on dit d'une chose la surpasse de beau- après les avoir défaits, sans vouloir rien pren-
coup. Qui ne sait combien la poussière de la dre des dépouilles que le roi de Sodome lui
terre surpasse le nombre des hommes, quel offrait. C'est en cette occasion qu'il fut béni

qu'il puisse être, depuis Adam jusqu'à la fin par Melchisédech % prêtre du Dieu souverain,
du siècle, et à plus forte raison la postérité dont il est beaucoup parlé dans l'Epître aux
d'Abraham, soit la charnelle, soit la spiri- Hébreux *, que plusieurs disent être de saint
tuelle? En effet, cette dernière postérité est Paul, ce dont quelques-uns ne tombent pas
peu de chose en comparaison de la multitude d'accord \ On pour
première fois le
vit là la

des méchants, et cependant, malgré sa peti- sacrifice que aujourd'hui


les chrétiens offrent

tesse, elle forme encore un nombre innom- à Dieu par toute la terre, pour accomplir cette
brable, d'où vient que l'Ecriture la désigne parole du Prophète à Jésus-Christ, qui ne
s'était pas encore incarné a Vous êtes prêtre
par la poussière de la terre. Mais elle n'est :

innombrable qu'aux hommes, et non à Dieu, '


Comp. Cont. Faust., lib. xxi:, cap. 89.
Geo. XIII, 18. — " Ibid. XIV, 1-20. —
* Hébr. vu,

qui sait même le compte de tous les grains de ^


Marcion, Basilide et plusieurs autres hérétiques niaient l'authen-
'
Gen. ill, 8, 9. — ' Ibid. 11-17. ticité de l'Epitre aux Hébreu.x.
LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 347

« pour jamais selon l'ordre de Melchisédech '». CHAPITRE XXIV.


Il ne dit pas selon l'ordre d'Aaron, lequel de-
CE QUE SIGNIFIE LE SACRIFICE QUE DIEU COMMANDA
vait être alioli par la vérité dont ces ombres
A ABRAHAM DE LUI OFFRIR, QUAND CE PATRIAR-
étaient la figure.
CHE LE PRIA DE LUI DONNER QUELQUE SIGNE DE
l'accomplissement de sa PROMESSE.
CHAPITRE XXIIT.
Dans celle même vision, Dieu lui dit en-
DIEr PROMET A ABRAHAM QIE SA POSTÉRITÉ SERA
core : « Je suis le Dieu qui vous ai tiré
AUSSI «OMBREUSE QUE LES ÉTOILES, ET LA FOI
« du pays des Chaldéens, pour vous donner
d'aBRAHAM aux PAROLES DE DIEU LE JUSTIFIE,
« cette terre et vous en mettre en posses-
QUOIQUE NON CIRCONCIS.
« sion ». Sur quoi, Abraham lui ayant de-
Dieu parla encore à Abraham dans une mandé comment il connaîtrait qu'il la devait
vision % et l'assura de sa protection et d'une posséder. Dieu lui répondit «Prenez une gé-
:

ample récompense; et comme Abraham se « nisse de trois ans, une chèvre et un bélier
plaignit à lui qu'il était déjà vieux, qu'il « de même âge, avec une tourterelle et une
mourrait sans postérité, et qu'Eliézer, l'un de « colombe». Abraham prit tous ces animaux,
ses esclaves, serait son héritier. Dieu lui pro- et, après les avoir divisés en deux, mit ces
mit qu'il aurait un fils, et que sa postérité moitiés vis-à-vis l'une de l'autre ; mais il ne
serait aussi nombreuse que les étoiles du ciel ;
divisa point les oiseaux. Alors, comme il est
par où il me semble que Dieu voulait spécia- écrit, les oiseaux descendirent sur ces corps
lement désigner la postérité spirituelle d'A- qui étaient divisés, et Abraham s'assit auprès
braham. Que sont, en effet, les étoiles, pour d'eux. Sur le coucher du soleil il fut saisi
le nombre, en comparaison de la i>oussière de d'une grande frayeur qui le couvrit de ténè-
la terre, à moins qu'on ne veuille dire qu'il y pres épaisses, et il « Sachez que
lui fut dit :

a ici celte ressemblance qu'on ne peut comp- a votre postérité demeurera parmi des étran-
ter les étoiles et que l'on ne saurait même « gers qui la persécuteront et la réduiront en
toutes les voir? On en découvre à la vérité « servitude l'espace de quatre cents ans; mais
d'autant plus qu'on a de meilleurs yeux mais ;
« je ferai justice de leurs oppresseurs, et elle
il résulte précisément de là qu'il en échappe « sortira de leurs mains, chargée de dépouil-
toujours quelques-unes aux plus clairvoyants, « les. Pour vous, vous vous en irez en paix
sans parler de celles qui se lèvent et se cou- « avec vos pères, comblé d'une heureuse
chent dans l'autre hémisphère. C'est donc une « vieillesse, et vos descendants ne reviendront
rêverie de s'imaginer qu'il y en a qui ont a ici qu'à la quatrième génération, car les
connu et mis par écrit le nombre des étoiles, « Amorrhéens n'ont pas encore comblé la
comme on le dit d'Aratus ' et d'Euxode * et ;
« mesure de leurs crimes » Comme le soleil .

l'Ecriture sainte suffit pour réfuter cette opi- fut couché, une flamme s'éleva tout à coup et
nion. Au reste, c'est dans ce chapitre de la l'on vit une fournaise fumante et des brandons
Genèse que se trouve la parole que l'Apôtre de feu qui passèrent au milieu des animaux
rappelle pour relever la grâce de Dieu : divisés. Ce jour-là. Dieu fit alliance avec
« Abraham crut Dieu, et sa foi lui fut imputée Abraham et lui dit « Je donnerai cette terre
:

« à justice '^
» ; et il prouve par là que les Juifs « à vos enfants, depuis le fleuve d'Egypte jus-
ne devaient point se glorifier de leur circon- « qu'au grand fleuve d'Euphrate je leur don- ;

cision, ni empêcher que les incirconcis ne ce nerai les Cénéens, les Cénézéens, les Cedmo-
fussent admis à la foi de Jésus-Christ, puis- « néens^ les Céthéens, les Phéréséens, les Ra-
que, quand la foi d'Abraham lui fut imputée « phaïms, les Amorrhéens, les Chananéens,
à justice, il n'était pas encore circoncis. « les Evéens, les Gergéséens et les Jébu-
« séens '
».
* Ps. cix, 5. •.- ' Geo. XV, 1 et seq.
Voilà ce qui se passa dans cette vision; mais
*,0n sait qu'Aratus est l'auteur d'un poëme astronomique, sou-
vent traduit du grec en latin, notamment par Cicéron, Il florissait l'expliquer en détail nous mènerait trop loin
vers l'an 280 avant J.-C.
' Eudoxe, de Cnide, contemporain de Platon, et son
et passerait toutes les bornes de cet ouvrage.
compagnon
de voyage en Egypte, si l'on en croit la tradition. Il est cité par Il suffira de dire ici qu'Abraham ne perdit
Aristote {^fetap/l., lib. xil, cap. 7j et par Cicérou [Ve divin. t lib. li.

cap. 42) comme un astronome de premier ordre.


pas la foi dont l'Ecriture le loue, pour avoir
* Gen. XV, 6j lîom. iv, 3, etGalat. m, 6. Gen. XV, 7-21.
.

348 LA CITÉ DE DIEU,

dit à Dieu : «Seigneur, comment connaîtrai-je Abraham, venant s'asseoir auprès d'eux, si-
« que je dois posséder cette terre ? » Il ne dit gnifie que, même
au milieu de ces divisions
pas : Comment se pourra -t-il faire que je la des hommes charnels il y aura toujours
,

possède? comme s'il doutait de la promesse quelques vrais fidèles jusqu'à la fin du monde.
de Dieu, mais : Comment connaîtrai-je que Par la frayeur dont Abraham fut saisi vers le
je dois la posséder? afin d'avoir
quelque signe coucher du soleil, entendez que, vers la fin
qui lui manière dont cela
fît connaître la du monde, il s'élèvera une cruelle persécution
devait se passer de même que la Vierge : contre les fidèles, selon cette parole de Notre-
Marie n'entra en aucune défiance de ce que Seigneur dans l'Evangile « La persécution:

l'ange lui annonçait, quand elle dit : « Corn- « sera si grande alors, qu'il n'y en a jamais eu
er ment cela se fera-t-il, car je ne connais point « de pareille '
».
a d'homme'?» ne doutait point de la
Elle Quant à ces paroles de Dieu à Abraham :

chose, mais elle s'informait de la manière ^. « Sachez que votre postérité demeurera parmi
C'est pourquoi l'ange lui répondit a Le : « des étrangers qui la persécuteront et la
Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu « tiendront captive l'espace de quatre cents
B du Très-Haut vous couvrira de son ombre'» « ans », cela s'entend sans difficulté du peuple
Ici, de même, Dieu donna à Abraham le signe juif qui devait être captif
en Egypte. Ce n'est
d'animaux immolés, comme la figure de ce pas néanmoins que sa captivité ait duré quatre
qui devait arriver et dont il ne doutait pas. cents ans, mais elle devait arriver dans cet
Par la génisse était signifié le peuple juif espace de temps; de même que l'Ecriture dit
soumis au joug de la loi par la chèvre, le ;
de Tharé, père d'Abraham, que tout le temps
même peuple pécheur, et par le bélier, le de sa vie à Charra fut de deux cent cinq ans%
même encore régnant et dominant. Ces ani- non qu'il ait passé toute sa vie en ce lieu,
maux ont trois ans, à cause des trois époques mais parce qu'il y acheva le reste de ses jours.
fort remarquables : depuis Adam jusqu'à Noé, Au reste, l'Ecriture dit quatre cents ans pour
depuis Noé jusqu'à Abraham, et depuis Abra- faire un compte rond, car il y en a un peu plus,
ham jusqu'à David, qui, le premier d'entre soit qu'on les prenne du temps que cette pro-
les Israélites, monta sur le trône par la vo- messe fut faite à Abraham, ou du temps de la
lonté de Dieu après la réprobation de Saùl, naissance d'Isaac. Ainsi que nous l'avons déjà
dernière époque durant laquelle ce peuple dit, depuis la soixante-quinzième année de la
prit ses plus grands accroissements. Que cela vie d'Abraham que la première promesse lui
figure ce que je dis, ou tonte autre chose, au fut faite, jusqu'à la sortie d'Egypte, on compte
moins ne douté-je point que les hommes spi- quatre cent trente ans, dont î'Apôlre parle
rituels ne soient désignés par la tourterelle ainsi: « Ce que je veux dire, c'est que Dieu
etpar la colombe d'où vient qu'il est dit ; « ayant contracté une alliance avec Abraham,
qu'Abraham ne divisa point les oiseaux. En « la loi, qui n'a été donnée que quatre cents
effet, les charnels sont divisés entre eux, mais « ans après, ne l'a pu rendre nulle, ni anéan-
non les spirituels, soit qu'ils se retirent du a tir la promesse faite à ce patriarche^»,

commerce des hommes, comme la tourterelle, L'Ecriture a donc fort bien pu appeler ici
vivent avec eux, comme la colombe.
soit qu'ils quatre cents ans ces quatre cent trente ans ;

Quoi qu'il en soit, l'un comme l'autre de ces outre que depuis la première promesse faite à
deux oiseaux est simple et innocent et ils ; Abraham jusqu'à celle-ci, cinq années s'étaient
étaient un signe que,
dans ce peuple même déjà écoulées, et vingt-cinq jusqu'à la nais-
juif, à qui cette terre devait être donnée, il y sance d'Isaac *.

aurait des enfants de promission et des héri- Ce qu'elle ajoute que le soleil étant déjà
tiers du royaume et de la féhcilé éternelle. couché, une flamme s'éleva tout d'un coup,
Pour les oiseaux qui descendirent sur ces etque l'on vit une fournaise fumante et des
corps divisés, ils figurent les malins esprits, brandons de feu qui passèrent au milieu des
habitants de l'air et toujours empressés de se animaux divisés, cela signifie qu'à la fin du
repaître de la division des hommes charnels. monde les charnels seront jugés par le feu.
De même, en effet, que la persécution de la
'Luc, I, 31.
* Comp. saint Ambroise, De Abrah. patr., lib. ll, cap. 8. ' Mallh. XXIV, 21. —' Gen.
xi, 32. — ' Galal. m, 17.
' Luc, I, 35. * Comp. saint Augustin, Quœst. in Exod., qu. 17.
LIVRE XVI. — DE NOE A DAVID. 3i9

Cité de Dieu, qui sera la plus grande de toutes nouveau (ju'il n'était pas l'esclave, mais le
sous l'Antéchrist , est marquée par cette maître de son amour, qu'il avait gardé, en la
frayeur extraordinaire qui saisit Abraliam sur personne d'Agar, la foi qu'il devait à Sarra,
le coucher du soleil, symbole de la fin du qu'il n'avait connu la servante que pour obéir
monde, ainsi ce feu, qui parut après que le à l'épouse, qu'il avait reçu d'elle Agar, mais
soleil fut couché, marque le jour du juge- qu'il ne l'avait pas demandée, qu'il s'en était
ment qui séparera les hommes charnels que approciié, mais qu'il ne s'y était pas attaché,
de ceux qui sont destinés
le feu doit sauver, qu'il avait engendré, mais qu'il n'avait point
à être damnés dans ce feu. Enfin, l'alliance aimé. Il dit en effet à Sarra a Votre servante :

de Dieu avec Abraham, signifie proprement « est en votre pouvoir, faites-en ce qu'il vous
la terre de Chanaan, où onze nations '
sont « |)laira ' ». Homme admirable, qui use des
nommées depuis le fleuve d'Egypte jusqu'au femmes comme un homme en doit user, de
grand fleuve d'Euphrate. Or, par le fleuve la sienne avec tempérance de sa servante
,

d'Egypte, il ne faut pas entendre le Nil, mais avec docilité, et chastement de l'une et de
un petit fleuve qui la sépare de la Palestine et l'autre I

passe à Rhinocorure K CHAPITRE XXVI.


dieu promet a ABRAHAM, DÉJÀ VIEUX, UN FUS
CHAPITRE XXV.
DE SA FEMME SARRA, QUI ÉTAIT STÉRILE; IL LUI
d'agar, servante de sarra, que sarra donna ANNONCE qu'il SERA LE PÈRE DES NATIONS, ET
POUR concubine a son mari. CONFIRME SA PROMESSE PAR LA CIRCONCISION.

Viennent ensuite les enfants d'Abraham, Lorsque dans la suite Ismaël fut né d'Agar,
l'un de la servante Agar, et l'autre de Sarra, Abraham pouvait croire que cette naissance
la femme libre, dont nous avons déjà parlé accomplissait ce qui lui avait été promis dans
au livre précédent \ En ce qui touche les le temps où, pour le faire renoncer au dessein
rapports d'Abraham avec Agar, on ne doit qu'il avait d'adopter son serviteur. Dieu lui
point les lui imputer à crime ', puisqu'il ne dit : « Celui-ci ne sera pas votre héritier, mais
se servitde cette concubine que pour en avoir « un autre qui sortira de vous - ». De peur
des enfants, et non pour contenter sa passion, donc qu'il ne crût que cette promesse fût ac-
et plutôt pour obéir à sa femme que dans complie dans le fils de sa servante, a comme
l'intention de l'outrager. Elle-même crut en « Abraham âgé de quatre-vingt-di.\-
était déjà
quelque façon se consoler de sa stérilité en e neuf ans, Dieu lui apparut et lui dit Je :

s'appropriant la fécondité de sa servante, et Cl suis Dieu, travaillez à me plaire, et menez


en usant du droit qu'elle avait en cela sur son « une vie sans reproche, et je ferai alliance
mari, selon cette parole de l'Apôtre a Le : B avec vous, et je vous comblerai de tous les
a mari n'est point maître de son corps, mais « biens. Alors Abram se prosterna par terre,
a sa femme ^ ». Il n'y a ici aucune intempé- a et Dieu ajouta : C'est moi, je ferai alliance
rance, aucune débauche. La femme donne sa a avec vous, et vous serez le père d'une grande
servante à son mari pour en avoir des en- a multitude de nations. Vous ne vous appel-
fants, le mari la reçoit avec la même intention ;
a lerez plus Abram, mais Abraham, parce que
ni l'un ni l'autre ne recherche le dérèglement a je vous ai fait le père de plusieurs nations,
de la volupté, ils ne songent tous deux qu'au a Je vous rendrai extrêmement puissant, et
fruit de la nature. Aussi, quand la servante a vous établirai sur un grand nombre de
devenue enceinte commença à s'enorgueillir « peuples et des rois sortiront de vous. Je
et à mépriser sa maîtresse, comme Sarra, par a ferai alliance avec vous, et après vous avec
une défiance de femme, imputait l'orgueil a vos descendants; et cette alliance sera éter-
d'Agar à son mari, Abraham fit bien voir de a nelle, afin que je sois votre Dieu et celui de
B toute votre |iostérité. Je donnerai à vous et
' Onze, suivant les Septante ; car la Vulgate et le texte hébreu
nomment dix nations seulement.
« à vos descendants cette terre où vous êtes
' Rliinocorure, ou Rhinocolure, ville située sur les confins de a maintenant étranger, toute la terre de Cha-
l'Egypte et de l'Arabie. Voyez Diodore de Sicile (lib. ii, cap. 62).
' Au cb. 3. a naan, pour la posséder à jamais, et je serai
' Comme faisait Fausle le Manichéen, Voyez le Cont. Faust., a leur Dieu. Dieu dit encore à Abraham Pour :
lib. II, cap. .'10.

' I Cor. VII, 4. ' Gen. XVI, 6. — ' Gen. xv, 4.


,

330 LA CITÉ DE DIEU.

« vous, vous aurez soin de garder mon al- cis, tant libres qu'esclaves, c'est afin de signi-
« liance , et voire postérité après vous. Or fier que cette grâce est pour tout le monde.
a voici l'alliance que je désire que vous et vos Que figure en effet la circoncision, sinon la
a enfants observiez soigneusement. Tout mâle nature renouvelée et dépouillée de sa vieil-
« parmi vous sera circoncis; cette circoncision lesse Le huitième jour représente-t-il autre
'
?

se fera en la chair de votre prépuce, et sera chose que Jésus-Christ, qui ressuscita à la fin
« la marque de l'alliance qui est entre vous de la semaine, c'est-à-dire après le jour du
etmoi. Tous les enfants mâles qui naîtront sabbat-? Les noms même du père et de la
de vous seront circoncis au bout de huit mère sont changés; tout respire la nouveauté,
« jours. Vous circoncirez aussi les esclaves, et l'Ancien Testament fait pressentir le Nou-
« tant ceux qui naîtront chez vous que les veau. Qu'est-ce, en effet, que le Nouveau
CI autres que vous achèterez des étrangers. Et Testament, sinon la manifestation de l'Ancien,
cette circoncision sera une marque de l'ai- et qu'est-ce que celui-ci, sinon la figure de
« liance éternelle que j'ai contractée avec l'autre? Le rired'Abraham est un témoignage
a vous. Tout mâle qui ne la recevra pas le de joie et non de défiance. Ces mots qu'il dit
« huitième jour sera exterminé comme un en son cœur a J'aurai donc un fils à cent
:

« infracteur de mon alliance. Dieu dit encore a ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix»,
« à Abraham Votre femme ne s'appellera
: ne sont pas non plus d'un homme qui doute,
« plus Sara, mais Sarra je la bénirai et vous : mais d'an homme qui admire. Quant à ces
« donnerai d'elle un fils que je bénirai aussi, paroles de Dieu à Abraham a Je donnerai à :

« et qui sera père de plusieurs nations, et des « vous et à vos descendants cette terre oii
« rois sortiront de lui. Là-dessus, Abraham a vous êtes maintenant étranger, toute cette

« se prosterna en terre, en souriant et disant « terre de Cbanaan, pour la posséder éternel-

a en lui-même J'aurai donc un fils à cent


: e lement » si l'on demande comment cela
;

a ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix? s'est accompli ou doit s'accomplir, attendu


a Conservez seulement en vie, dit-il à Dieu, que la possession d'une chose, quelque longue
a mon fils Ismaël Et Dieu lui dit: Oui, votre
I qu'elle soit, ne peut pas durer toujours il ;

« femme Sarra vous donnera un fils que vous faut dire qu'éternel se prend en deux façons,
a nommerez Isaac. Je ferai une alliance éter- ou pour une durée infinie, ou pour celle qui
nelle avec lui, et je serai son Dieu et le Dieu est bornée par la fin du monde.
a de sa postérité. Pour Ismaél, j'ai exaucé votre
« prière ;
je l'ai béni et je le rendrai exlrème- CHAPITRE XXVII.
e ment puissant. père de douze na-
Il sera le
DE LA RÉPROBATION PORTÉE CONTRE TOUT ENFANT
e lions , et je l'établirai chef d'un grand
MALE QU[ n'avait POINT ÉTÉ CIRCONCIS LE HUI-
a peuple. Mais je contracterai alliance avec
8 Isaac,dont votre femme Sarra accouchera
TIÈME JOUR, COMME AYANT VIOLÉ L'aLLIANCE
DE DIEU.
a l'année qui va venir '
».
On promesses plus expresses de
voit ici des On peut encore demander comment il faut
la vocation des Gentils en Isaac, en ce fils de interpréter ceci Tout enfant mâle qui ne
: «
promission, qui est un fruit de la grâce et non a sera point circoncis le huitième jour sera
de la nature ^ puisqu'il est promis à une
, « exterminé comme infracteur de mon al-
femme vieille et stérile. Bien que Dieu con- a liance ». Ce n'est point l'enfant qui est cou-

coure aussi aux productions qui se font selon pable, puisque ce n'est pas lui qui a violé l'al-
les lois ordinaires de la nature, toutefois, liance de Dieu, mais bien les parents qui n'ont
lorsque sa main puissante en répare les dé- pas eu soin de le circoncire. On doit répondre
faillances, sa grâce paraît avec beaucoup plus à cela que les enfants même ont violé l'alliance
d'éclat. Et parce que cette vocation des Gen- de Dieu, non pas en leur propre personne,
ne devait pas tant arriver par la génération
tils mais en la personne de celui par qui tous les
des enfants que par leur régénération, Dieu hommes ont péché '. Aussi bien, il y a d'autres
commanda la circoncision, lorsqu'il promit le alliances que celles de l'Ancien et du Nouveau
fils de Sarra. S'il veut que tous soient circon-

Comp. saint Augustin, Cont Faust., lib. svi, cap. 29.
•Gcn. XVI', 1-21. '
Voyez le traité de saint Aviga-t'H Du péché : originel, n. Sr..

' Voyez l'EpUre aux Galales, rv, 22-3 1 . * Rom. V, 12.


LIVRE XVI. — DE NOÈ A DAVID. 351

Testament. La première alliance que Dieu fit à moins qu'on ne remonte à un péché d'ori-

avec riiomme est celle-ci « Du jour où vous : gine.


« mangerez de ce fruit, vous mourrez » ce '
;
CHAPITRE XXVIII.
qui a donné lieu à cette parole de l'Ecclé-
DU CHANGEMENT DE NOM d'ABRAHAM ET DE SAURA,
siastique « Tout homme vieillira comme un
:

LESQUELS n'Étaient point en état, celle-ci a


« vêtement ».Tel est l'arrêt porté dés l'origine
CAUSE de sa STÉRILITÉ, TOUS DEUX A CAUSE DE
du siècle: «Vous mourrez de mort S). En
LEUR AGE, d'avoir DES ENFANTS, QUAND ILS
elTet , comment cette parole du Prophète :

EURENT ISAAC.
J'ai regardé tous les pécheurs du monde
« comme des prévaricateurs '», pourrait-elle Lors donc qu'Abraham eut reçu de Dieu
s'accorder avec cette autre de saint Paul : « Où cette promesse: «Je vous ai rendu père de
« il n'y a point de loi, il n'y a point de préva- « peuples nombreux, et je veux accroître votre
« rication '
» , si tous ceux qui pèchent n'étaient a puissance et vous élever sur les nations ; et
pas coupables de la violation de quelque loi? « des rois sortiront de vous, et je vous donnerai
C'est pourquoi, si les enfants mêmes, comme « de Sarra un fils que je bénirai, et il sera le
la foinous l'enseigne, naissent pécheurs, non « père de plusieurs nations, et desroissortiront
pas proprement, mais originellement, d'où « de lui » magnifique promesse que nous
;

résulte la nécessité du baptême pour remettre voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ,


leurs péchés, il faut croire aussi qu'ils sont Abraham et sa femme changèrent de nom, et
prévaricateurs à l'égard de cette loi qui a été l'Ecriture ne les appelle plus Abram ni Sara,
donnée dans le paradis terrestre en sorte , mais Abraham et Sarra. Elle rend raison de
qu'il est également vrai de dire qu'où il n'y a ce changement de nom à l'égard d'Abraham :

point de loi, il n'y a point de prévarication, « Car, dit le Seigneur, je vous ai établi père
et que tous les pécheurs du monde sont « de plusieurs nations ». C'est le sens du mot '

des prévaricateurs . Ainsi, comme la circon- Abraham; pour Abram, qui était son premier
cision était le signede la régénération, c'est nom, il signifie illustre père. L'Ecriture ne
avec justice que péché originel, qui a violé le rend point raison du changement de nom de
la première alliance de Dieu , perdait ces Sarra, mais les traducteurs hébreux disent que
enfants, si la régénération ne les sauvait. II Sara signifie nia princesse, elSsu'va, vertu;
faut donc entendre ainsi ces paroles de l'E- d'où vient cette parole de l'épître aux Hé-
criture « Tout enfant mâle, etc.», comme si
: breux « C'est aussi par la foi que Sarra reçut
:

elle disait : Quiconque ne sera point régénéré « la vertu de concevoir^ ». Or, ils étaient tous
périra , parce qu'il a violé mon alliance deux fort âgés , ainsi que l'Ecriture le té-
lorsqu'il a péché en Adam avec tous les autres moigne, et Sarra, qui d'ailleurs était stérile,
hommes. Si elle avait dit Parce qu'il a violé
: n'avait plus ses mois, de sorte que, n'eût-elle
cette alliance que je contracte avec vous, pas été stérile, elle eût été incapable de con-
on ne pourrait l'entendre que de la circon- cevoir. Une femme, quoique âgée, si elle a
cision ; mais comme elle n'a point exprimé encore ses mois, peut avoir des enfants, mais
quelle alliance l'enfant a violée, il est permis d'un jeune homme, et non d'un vieillard et ;

de l'entendre de celle dont la violation peut de même un vieillard peut en avoir d'une
se rapporter à lui par voie de solidarité. Si jeune femme, comme Abraham, après la mort
toutefois quelqu'un prétend que cela doit s'ap- de sa femme, en eut de Céthura, parce qu'il
pliquer exclusivement à la circoncision , et rencontra en elle la fleur de la jeunesse. C'est
que l'enfant qui n'a point été circoncis a violé pourquoi l'Apôtre regarde comme un grand
en cela l'alliance, il faut qu'il cherche une miracle ' que le corps d'Abraham étant mort,
manière raisonnable de dire qu'une per- il n'ait pas laissé d'engendrer. Entendez par

sonne a violé une alliance, quoique ce ne là que son corps était impuissant pour toute
soit pas elle qui l'ait violée, mais d'autres femme arrivée à l'âge de Sarra. Car il n'était
qui l'ont violée en lui outre qu'il est in- ; mort qu'à cet égard autrement c'eût été un ;

juste qu'un enfant, qui demeure incirconcis cadavre. Il y a une autre solution de cette dif-
sans qu'il y ait de sa faute, soit réprouvé, ficulté : on dit qu'Abraham eut des enfants
— de Céthura, parce que Dieu lui conserva,
'
Gcn. n, 17. ' EccM. XIV, 18, sec. Lxx. — • Ps. cxviii, 119.
— * lioin. IV, 15. ' Gen. xvir, 3. — ' Hébr. xi, 11. — " Rom. VI, 19.
.

332 LA CITÉ DE DIEU.

après la mort de Sarra, le don de fécondité a derrière vous, et ne demeurez point dans
qu'il avait acconlé mais l'explication que j'ai
: a toute celte contrée sauvez-vous dans la ;

suivie me semble meilleure car s'il est vrai ; « montagne de peur que vous ne soyez
,

qu'à cette heure un vieillard de cent ans soit a enveloppé dans cette ruine. Et Lot leur dit :

hors d'état d'engendrer, il n'en était pas de « Je vous prie, Seigneur, puisque votre servi-
même alors que les hommes vivaient plus « leur a trouvé grâce auprès de vous, etc. '
»

longtemps. Ensuite le répond aussi au sin-


Seigneur lui
gulier, par la bouche de ces deux anges en qui
CHAPITRE XXIX. il était, et lui dit « J'ai eu pitié de vous ^ »,
:

Il est bien plus croyable qu'Abraham et Lot


DES TROIS ANGES QUI APPARCRENT A ABRAHAM reconnurent le Seigneur en la personne de
AU CHÊNE DE MAMBRÉ. ses anges, et que c'est pour cela qu'ils lui

Dieu apparut encore à Abraham au chêne adressèrent la parole. Au surplus, ils prenaient

de Mambré dans la personne de trois hommes, ces anges pour des hommes; ce qui fit qu'ils

qui indubitablement étaient des anges ', quoi- les reçurent comme tels et les traitèrent

que plusieurs estiment que l'un d'eux était comme s'ils avaient besoin de nourriture ;

Jésus-Christ, qui était visible, à les en croire, mais d'un autre côté, il paraissait en eux
avant que de s'être revêtu d'une chair \ Je quelque chose de si extraordinaire que ceux

tombe d'accord que Dieu, qui est invisible, qui exerçaient ce devoir d'hospitalité à leur
incorporel et immuable par sa nature, est égard ne pouvaient douter que Dieu ne fût
assez puissant pour se rendre visible aux yeux présent en eux, comme il a coutume de l'être
des hommes, sans aucun changement en son dans ses prophètes. De là vient qu'ils les
essence , non par soi-même mais par le , appelaient quelquefois Seigneurs au pluriel
ministère de quelqu'une de ses créatures ;
en les regardant comme les ministres de
mais s'ils prétendent que l'un de ces trois de Dieu, et d'autrefois Seigneur au singulier,
hommes était Jésus-Christ, parce qu'Abra- en considérant Dieu même qui était en eux.
ham s'adressa à tous trois comme s'ils n'eussent Or, l'Ecriture témoigne que c'étaient des auges,

été qu'un seul homme, ainsi que le rapporte et ne le témoigne pas seulement dans la

l'Ecriture « Il ajjcrçut trois hommes auprès


: Genèse, où cette histoire est rapportée, mais
« de lui, et aussitôt courut au-devant d'eux,
il aussi dans l'épître aux Hébreux, où faisant

a et dit : Seigneur, trouvé grâce auprès


si j'ai l'éloge de l'hospitalité « C'est, dit-elle, en pra-
:

« devons ' » cette présomption n'a rien de « tiquant cette vertu que quelques-uns, sans le

concluant car la même Ecriture témoigne « savoir, ont reçu chez eux des anges mêmes' »
;

que deux de ces anges étaient déjà partis pour Ce fut donc par ces trois hommes que Dieu,
détruire Sodome, lorsqu'Abraham s'adressa réitérant à Abraham la promesse d'un fils

au troisième et l'appela son Seigneur, le con- nommé Isaac qu'il devait avoir de Sarra, lui
jurant de ne vouloir pas confondre l'innocent dit « Il sera chef d'un grand peuple, et toutes
:

« les nations de la terre seront bénies en lui * »


avec le coupable et de pardonner à Sodome.
En outre, lorsque Lot parle aux deux premiers Paroles qui contiennent une promesse pleine
anges, il le fait comme s'il ne parlait qu'à un et courte du peuple d'Israël, selon la chair,
seul. Après qu'il leur a dit a Seigneur, venez, : et de toutes les nations, selon la foi.

« s'il vous plaît, dans la maison de votre sér-

ie viteur * », l'Ecriture ajoute « Les anges le : CHAPITRE XXX.


« prirent par la main, lui, sa femme et ses
DESTRUCTION DE SODOME ; DÉLIVRANCE DE LOT ;

« deux parce que Dieu lui faisait grâce.


filles,
convoitise' infructueuse d'.\BIMÉLECH POUR
« Et aussitôt qu'ils l'eurent tiré hors de la ville,
SARRA.
« ils lui dirent Sauvez-vous, ne regardez point
:

Lot étant sorti de Sodome après cette pro-


' Gen. xrm, 1 et seq.
» C'est l'opinion de TertuUlen [De came Christ:, cap. 7 ; Cont.
messe, une pluie de feu tomba du ciel ' et
Jud,, cap. 9; et alibi), de saint Irénée (lib. m, cap. 6, et lib. iv, réduisit en cendre ces villes infâmes, où le
cap. 26) et de qvielqaes autres Pères de l'Eglise. Saint Ambroise, au
contraire [De Abrah., lib. i, cap. 5), a soutenu le même sentiment débordement était si grand que l'amour contre
que saint Augustin défend ici et en d'autres écrits (De Trin.,

lib. ti, n. 21 ; Cont. Maxim., cap. 26, n. 5 et 6). • Gen. SIX, 16 et seq.— ' Ibid. 21. — ' Hébr. xra, 2. — ' Gen.
'
Gen. XïUi, 1-3. —
' Ibid. xix, 2. -XTin, 18. — ' Ibid. nx, 24.
.

LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 3.53

nature y était aussi commun que les autres vante fut chassée de la maison avec son fils ;

actions autorisées par les lois '. Ce châtiment et l'Apôtre voit ici une figure des deux Testa-
effroyable fut une image du jugement der- ments, où Sarra représente la Jéiusalem cé-
nier \ Pourquoi, en elfet, ceux qui échap- leste, c'est-à-dire la Cité de Dieu '.

pèrent de cette ruine reçurent-ils des anges


Tordre de ne point regarder derrière eux, CHAPITRE XXXII.
sinon parce que, nous voulons éviter la
si
OBÉISSANCE ET FOI d'aBRAHAM ÉPROUVÉES PAR
rigueur du jugement à venir, nous ne devons
LE SACRIFICE DE SON FILS ; MOUT DE SARRA.
pas retourner par nos désirs aux habitudes
du vieil homme dont nous nous sonmies Cependant Dieu tenta Abraham ' en lui com-
dépouillés par la grâce du baptême. Aussi la mandant de lui sacrifier son cher fils Isaac,

femme de Lot, ayant contrevenu h ce com- afin d'éprouver son obéissance et de la faire

mandement, fut punie sur-le-champ, et son connaître à toute la postérité. Car il ne faut
changement en statue de sel est un avertis- pas répudier toute tentation, mais au contraire
sement très-sensible donné aux fidèles pour on doit se réjouir de celle qui sert d'épreuve
qu'ils aient à se garantir d'un semblable à la vertu'. En effet, l'homme, le plus souvent,
malheur'. Dans la suite, Abraham, à Gérara, ne se connaît pas lui-même sans ces sortes
employa, pour préserver sa femme, le même d'épreuves mais s'il reconnaît en elles la
;

moyen dont il s'était servi en Egypte * en ;


main puissante de Dieu qui l'assiste, c'est alors
sorte qu'Abimélech, roi de ces pays, lui rendit qu'il est véritablement pieux, et qu'au lieu de
Sarra sans l'avoir touchée. Et comme il blâ- s'enfler d'une vaine gloire, il est solidement
mait Abraham de son stratagème, celui-ci, affermi dans la vertu par la grâce. Abraham
tout en avouant que la crainte l'avait obligé savait fort bienque Dieu ne se plaît point à
d'en user de la sorte, ajouta « De {)lus, elle : des victimes humaines mais quand il com- ;

« est vraiment ma sœur, car elle est fille de mande, il est question d'obéir et non de rai-
a mon père, quoiqu'elle ne le soit pas de ma sonner. Abraham crut donc que Dieu était
« mère ^». En du côté de son
effet, Sarra, assez puissant pour ressusciter son fils, et on
père, était sœur d'Abraham et une de ses plus doit le louer de celte foi. En effet, (|uand il
proches parentes ; et elle était si belle que, hésitait à chasser de sa maison sa servante et
même à cet âge, elle pouvait inspirer de sou fils, sur les vives sollicitations de Sarra,
l'amour. Dieu lui dit a C'est d'Isaac que sortira votre
:

CHAPITRE XXXI. «postérité'». Cependant il ajouta tout de


suite « Je ne laisserai pas d'établir sur une
:

DE LA NAISSANCE d'isAAC, DONT LE NOM EXPRIME


« puissante nation le fils de cette servante,
LA JOIE ÉPROUVÉE PAR SES PARENTS.
« parce que c'est votre postérité » Comment .

Après cela, un fils naquit à Abraham^ de sa Dieu peut-il assurer que c'est d'Isaac que
femme Sarra, selon la promesse de Dieu, et il sortira la postérité d'Abraham, tandis qu'il
le nomma Isaac, nom qui signifie rire, car le semble en dire autant d'Ismacl ? L'Apôtre
père avait ri quand un fils lui fut promis, résout cette difficulté, quand, expliquant ces
témoignant par là sa joie et son contentement, paroles « C'est d'Isaac que sortira votre pos-
:

et la mère avait ri aussi quand promesse


la « térité », il dit : « Cela signifie que ceux qui
lui fut réitérée par les trois anges, quoique « sont enfants d'Abraham selon la chair ne
ce fût mêlé de doute, comme l'ange le
l'ire a sont pas pour cela enfants de Dieu ; mais
lui reprocha \ Mais ce doute fut ensuite dis- a qu'il n'y a de vrais enfants d'Abraham que
sipé par l'ange. Voilà d'où Isaac prit son nom. a ceux qui sont enfants de la promesse " »
Sarra montre bien que ce rire n'était pas un Dès lors, pour que les enfants de la promesse
rire de moquerie, mais de joie, lorsqu'elle soient la postcrilé d'Abraham, il faut qu'ils
dit, à la naissance d'Isaac : « Dieu m'a fait sortent d'Isaac, c'est-à-dire qu'ils soient réunis
« rire, car quiconque saura ceci se réjouira —
' Galat. IT, 26. ' Gen. xsn, 1.

a avec moi' ». Peu de temps après, la ser- " Comp. saint Augustin, in Gen., qu. 37, et in E.vod.,
Oitfst.
qû. 58. Saint Ambroise avait dit à ia même occasion et dans le même
* Voyez plus haut, livre xiv, ch, 18. sens {De Abr., lib. l, cap. 8) a Autres sont les tentations de Dieu,
:

' l'Epitre de saint Jude, v. 7. Comp. H Piervo, n,


Voyez 6. a autres celles du diable : le diable nous tente pour nous perdre,
Luc, ivii, 32, 33.
> ' Gen. —
xx, 2. ' —
Ibid. XX, 12. — '
Gen. u Dieu pour nous sauver o.
XXI, 2. —
' Ibid. XVIII, 12. —
Ibid. xxi, 6.
• ' Gen. XXI, 12. — ' Rom. ix, 8,

S. AcG. — Tome XIII. 23


3S4 LA CITÉ DE DIEU.

en Jésus-Christ par la grâce qui les appelle. dit Le Seigneur a vit, pour dire Le Seigneur
: :

Ce .«aint patriarche, fortifié par la foi de cette est apparu ou s'est fait voir. « Et l'ange appela
promesse, et persuadé qu'elle devait être ac- « du ciel Abraham pour la seconde fois, et lui
complie par celui que Dieu lui commandait « dit : J'ai juré par moi-même, dit le Sei-
d'égorger, ne douta point que Dieu ne pût lui « gneur, pour prix de ce que vous venez de
et

rendre celui qu'il lui avait donné contre son « faire, n'ayant point épargné votre fils bien-

espérance. Ainsi l'entend et l'explique l'auteur « aimé pour l'amour de moi, je vous com-
de l'Epître aux Hébreux : « C'est par la foi, « blerai de bénédictions, et je vous donnerai
« dit-il, qu'Abraham fit éclater son obéissance, « une postérité aussi nombreuse que les étoiles
a lorsqu'il fut au sujet d'isaac; car il
tenté 9 du ciel et que le sable de la mer. Vosenfants
offrit à Dieu son fils unique, malgré toutes « se rendront maîtres des villes de leurs en-
« les promesses qui lui avaient été faites, et « nemis; et toutes les nations de la terre seront
« quoique Dieu lui eût dit C'est d'isaac que : a bénies en votre postérité, parce que vous
« sortira votre véritable postérité. Mais il pen- « avez obéi à ma voix '
». C'est ainsi que Dieu
ce en lui-même que Dieu pourrait bien le
sait confirma par serment la promesse de la voca-
« ressusciter après sa mort » Et l'Apôtre . tion des Gentils , après qu'Abraham lui eut
ajoute « Voilà pourquoi Dieu l'a proposé en
:
offert en holocauste ce bélier, qui était la
H figure '
». Or, quelle est celte figure, sinon figure de Jésus-Christ. Dieu le lui avait souvent
celle de la victime sainte dont parle le même promis, mais il n'en avait jamais fait serment,
Apôtre, quand il dit : « Dieu n'a pas épargné et qu'est-ce que le serment du vrai Dieu, du
« son propre Fils, mais il l'a livré à la mort Dieu qui est la vérité même, sinon ime con-
« pour nous tous - ? » Aussi Isaac porta lui- firmation de sa promesse et un reproche qu'il
même le dont il devait être
bois du sacrifice adresse aux incrédules?
la victime, comme
Notre-Seigneur porta sa Après cela , Sarra mourut âgée de cent
croix. Enfin, puisque Dieu a empêché Abra- vingt-sept ans % lorsque Abraham en avait
ham de mettre la main sur Isaac, qui n'était cent trente-sept ; il était en eiïet plus vieux
pas destiné à mourir, que veut dire ce bélier, qu'elle de dix ans, comme il le déclara lui-
dont le sang symbolique accomplit le sacrifice, même ,
quand Dieu lui promit qu'elle lui

et qui était retenu par les cornes aux épines donnerait un fils: «J'aurai donc, dit-il, un
du buisson? Que représente-t-il, si ce n'est « fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-
Jésus-Christ couronné d'épines par les Juifs a vingt-dix? » Abraham acheta un champ où
avant que d'être immolé? il ensevelit sa femme. Ce fut alors, ainsi que
Mais écoutons plutôt la voix de Dieu par la le rapporte saint Etienne ^ qu'il fut établi
bouche de l'ange « Abraham, dit l'Ecriture,
: dans cette contrée, parce qu'il commença à y
étendit la main pour prendre son glaive et posséder un héritage ; ce qui arriva après la
« égorger son fils. Mais l'ange du Seigneur mort de son père, qui eut lieu environ deux
« lui cria du haut du ciel Abraham ? A quoi : ans auparavant.
« il répondit Que vous plaît-il
: ? Ne mettez —
point la main sur votre fils, lui dit l'ange,
CHAPITRE XXXHI.
« et ne lui faites point de mal car je connais ;

a maintenant que vous craignez votre Dieu, ISMC ÉPOUSE RÉBECCA, PETITE-FILLE DE NACHOR.
« puisque vous n'avez pas épargné votre fils
« bien-aiiné pour l'amour de moi ' » « Je con- . Ensuite Isaac, âgé de quarante ans, à l'é-

« nais maintenant », dit Dieu, c'est-à-direj'ai poque où son père en avait cent quarante,
fait connaître; car Dieu ne l'avait pas ignoré. trois ans après la mort de sa mère, épousa
Lorsque ensuite Abraham eut immolé le bélier Rébecca, petite-fille de son oncle Nachor*. Or,
au lieu de son fils Isaac, l'Ecriture dit a II : quand Abraham envoya son serviteur en Mé-
a appela ce lieu le Seigneur a vu, et c'est pour- sopotamie, il lui dit « Mettez votre main sur :

« quoi nous disons aujourd'hui Le Seigneur : « ma cuisse, et me


serment par le Sei- faites

« est apparu sur la montagne ». De même que « gneur et le Dieu du ciel et de la terre que
Dieu dit Je connais maintenant, pour dire
: : a vous ne choisirez pour femme à mon fils
J'ai fait maintenant connaître, ainsi Abraham —
'
Gen. XXII, 16 et seq. — ' Ibid. xxui, 1. — ' Act. vu, 4.
' Héb. ïi, 17-19. — ' Rom. viu, 32. — ' Gen. xxii, 10-17. '
Gen. XXIV, 2,3.
,

LIVRE XVT. — DE NOÉ A DAVID. 3S5

« aucune des filles des Chananécns' ». Qu'est- pas les enfants de la chair qui
sont fils de
ce que cela signifie, sinon (juc le Seigneur et Dieu, mais les enfants de promesse ', ceux la

leDieu du ciel et de la terre devait se revêtir dont se compose celte postérité de qui il a été
d'une chair tirée des flancs de ce patriarche ? dit « Votre postérité sortira d'Isaac'' ». Je ne
:

Sont-ce là de faibles marques de la vérité que vois pas pourquoi l'Ecriture ap|)cllerait Cé-
nous voyons maintenant accomplie en Jésus- tliura concubine, s'il n'y avait (|uelque mys-
Christ? tère là-dessous. Quoi (pi'il en soit, on ne peut

CHAPITRE XXXIV. pas justement reprocher ce mariage à ce pa-


triarche. Que savons-nous si Dieu ne l'a point
CE qu'il faut entendre par le mariage d'A-
permis ainsi afin de confondre, par l'exemple
braham AVEC CÉTHURA, APRÈS LA MORT DE d'un si saint homme, l'erreur de certains
SARRA. hérétiques condamnent
" qui les secondes
Que mariage d'Abraham avec
signifie le noces comme mauvaises? Abraham mourut *

Céthura ^ après la mort de Sarra ' ? Nous à l'âge de cent soixante et quinze ans; son
sommes loin de penser qu'un si saint homme fils en avait soixante et quinze, étant venu

l'ait contracté par incontinence, surtout dans au monde la centième année de la vie de son
un âge si avancé. Avait-il encore besoin d'en- père.
fants, lui qui croyait fermement que Dieu lui CHAPITRE XXXV.
en donnerait d'Isaac autant qu'il y a d'étoiles
DES DEUX JUMEAUX QUI SE B.\TTAIENT DANS LE
au ciel et de sable sur le rivage de la mer ?
VENTRE DE RÉBECCA.
Mais si Agar et Ismaël, selon la doctrine de
l'Apôtre*, sont la figure des hommes charnels Voyons maintenant le progrès de la Cité

de l'Ancien Testament, pourquoi Céthura et de Dieu dans les descendants d'Abraham.


ses enfants ne seraient-ils pas de môme la Comme Isaac n'avait point encore d'enfanis à
figure des hommes charnels qui pensent l'âge de soixante ans, parce que sa femme était
appartenir au Nouveau ? Toutes deux sont stérile, il en demanda à Dieu, qui l'exauça;
appelées femmes
concubines d'Abraham, et mais dans le temps que sa femme était en-

au lieu que Sarra n'est jamais appelée que ceinte, les deux enfants qu'elle portait se bat-
sa femme. Quand Agar fut donnée à Abra- taient dans son sein. Les grandes douleurs
ham, l'Ecriture dit «Sarra, femme d'Ahra- : qu'elle en ressentait lui firent consulter Dieu,
« ham ,
Agar dix ans après
prit sa servante qui lui répondit « Deux nations sont dans :

« qu'Abraham fut entré dans la terre de Clia- « votre sein, et deux peuples sortiront de vos

« naan, etladonna pour femme à son mari S). « entrailles l'un surmontera l'autre, et l'aîné
;

Quant à Céthura, qu'il épousa après la mort « sera soumis au cadet ^ » L'apôtre saint Paul* .

de Sarra, voici comment l'Ecriture en parle : tire de là un grand argument en faveur de la


« Abraham épousa une autre femme nommée grâce, en ce que, avant que ni l'un ni l'autre
« Céthura Vous voyez que l'Ecriture les
* ». ne fussent nés et n'eussent fait ni bien ni
appelle toutes deux femmes; mais ensuite elle mal, le plus jeune fut choisi sans aucun mé-
les nomme toutes deux concubines : « Abra- rite antérieur, et l'aîné réprouvé. Il est cer-
« ham, dit-elle, donna tout son bien à son fils tain que, par rapport au péché originel, ils
«Isaac; et quant aux enfants de ses concu- étaient également coupables, et que ni l'un
(( bines, il leur fit quelques présents , et les ni l'autre n'avaient commis aucun péché qui
« éloigna de son vivant de son en fils Isaac, leur fût propre mais le dessein que je me
;

« les envoyant vers les contrées d'Orient ' ». suis proposé dans cet ouvrage ne me permet
Les enfants des concubines, c'est-à-dire les pas de m'étendre davantage sur ce point
Juifs et les hérétiques, reçoivent donc quel- outre que je l'ai fait amplement ailleurs'. A
ques présents mais ne partagent point le
, l'égard de ces paroles « L'aîné sera soumis :

royaume promis parce qu'il n'y a point,

d'autre héritier qu'lsaac, et que ce ne sont


' Eom. IX, 8. —
' Gen. XXI, 12.

* Ces hérétiques sont les cataphrygeg ou cataphrygiens, branche


de la grande secte des gnostiques. Voyez saint Augustin, De hœres.
Geo. I, 2.
'
ad Quodviiltdeiati^ hœr. 26.
' Au témoignage de saint Jérôme, la tradition hébraïque identifiait * Gen. XXV, 17. —
' Ibid. xxv, 23. — ' Rom. ix, 11.
Céthura avec Agar. ' Voyez les écrits de saint Augustin : De \peccato originali, De
•Gen. XXV, 1. —
' Galat. rs', 24. — • Gen. xvi, 3. — '
Ibid. libéra arbilrio et gratia, De correptione et gralia. De prœdestina-
XXV, 1. —
'Ibid. 5. tione sanctoi'umj etc.
356 LA CITÉ DE DIEU.

a au cadet », presque tous nos interprètes a Toutes les nations de la terre, dit-il, seront
rexpliiiuont du peuple juif, qui doit être assu- « bénies en votre postérité, parce que votre
jcli au |)cuple chrétien; et dans le fait, bien « père Abraham a écouté ma voix et observé
qu'il semble que cela soit accompli dans les K mes commandements » ; et dans une autre
Iduméens issus de l'aîné (il avait deux noms, vision : a Je suis le Dieu de votre père Abraham,
Esaû et Edom), parce qu'ils ont été assujétis « ne craignez point, car je suis avec vous et
aux Israélites sortis du cadet, néanmoins il est B vous ai béni, et je multiplierai votre posté-
plus croyable que cette prophétie « Un peu- :
rite à cause d'Abraham, votre père' » ;
paro-
pie surmontera l'autre, et l'aîné servira le lesqui montrent bien qu'Abraham a été chaste
«cadet », regardait quelque chose de plus dans les actions mêmes que certaines person-
grand et quoi donc, sinon ce que nous voyons
; nes, avides de chercher des exemples dans l'E-
clairement s'accomplir dans les Juifs et dans criture pour justifier leurs désordres, veulent
les Chrétiens? nous apprend
qu'il ait faites par volupté. Cela
aussi à ne pas comparer les hommes ensemble
CHAPITRE XXXVI. par quelques actions particulières, mais par
toute la suite de leur vie. Il peut fort bien
DIEU BÉNIT ISAAC, EN CONSIDÉRATION DE SON
PÈRE ABRAHAM.
arriver qu'un homme l'emporte sur un autre
en quelque point, et qu'il lui soit beaucoup
Isaac reçut aussi la même promesse que inférieur pour tout le reste. Ainsi, quoique la
Dieu avait si souvent faite à son père, et l'E- continence soit préférable au mariage, toute-
criture en parle ainsi « Il y eut une grande: fois un chrétien marié vaut mieux qu'un païen
« famine sur la terre, outre celle qui arriva du continent, et même celui-ci est d'autant plus
« temps d'Abraham en sorte qu'lsaac se retira
; digne de blâme qu'il demeure infidèle en
« à Gérara, vers Abimélech, roi des Philistins. même temps qu'il est continent. Supposons
« Là, le Seigneur lui apparut et lui dit Ne : deux hommes de bien sans doute celui qui :

« descendez point en Egy[ite, mais demeurez est plus fidèle et plus obéissant à Dieu vaut
dans la terre que je vous dirai; demeurez-y mieux, quoique marié, que celui qui est
« comme étranger, et je serai avec vous et moins fidèle et moins soumis, encore qu'il
« vous bénirai ; car je vous donnerai, ainsi garde le célibat mais toutes choses égales
;

« qu'à votre postérité, toute cette contrée, et d'ailleurs, il est indubitable qu'on doit préfé-
a j'accomplirai le serment que j'ai fait à rer l'homme continent à celui qui est marié.
a voire père Abraham. Je multiplierai votre
« postérité comme les étoiles du ciel, et lui CHAPITRE XXXVII.
« donnerai cette terre-ci et en elle seront ,

CE QUE FIGURAIENT PAR AVANCE ÉSAIJ ET JACOB.


a bénies toutes les nations de la terre, parce
« qu'Abraham, votre père, a écoulé ma voix Or, les deux fils d'Isaac, Esaii et Jacob,
« et observé mes commandements' ». Ce pa- croissaient également en âge, et l'aîné vaincu
triarche n'eut point d'autre femme que Ré- par son intempérance, céda volontairement
becca, ni de concubine mais il se contenta ; au plus jeune son droit d'aînesse pour un plat
pour enfants de ses deux jumeaux. Il appré- de lentilles^. Nous apprenons de là que ce
henda aussi pour la beauté de sa femme, parce n'est pas la qualité des viandes, mais la gour-
qu'il habitait parmi des étrangers, et, suivant mandise qui est blâmable. Isaac devient vieux
l'exemple de son père, il l'appela sa sœur, car et perd la vue par suite de son grand âge '. 11
elle était sa proche parente du côlé de son veut bénir son aîné, et, sans le savoir, il bénit
père et de sa mère. Ces étrangers, ayant su son cadet à la place de l'autre, qui était velu,
qu'elle était sa femme, ne lui causèrent tou- et auquel le cadet s'était substitué en ayant
tefois aucun déplaisir. Faut-il maintenant le soin de se couvrir les mains et le cou d'une
préférer à son père pour n'avoir eu qu'une peau de chèvre symbole des péchés d'au-
,

seule femme? non, car la foi et l'obéissance trui. Afin qu'on ne s'imaginât pas que cet
d'Abraham étaient tellement incomparables, artifice de Jacob fût répréhensible et ne

que ce fut en sa considération que Dieu pro- contînt aucun mystère l'Ecriture a eu soin ,

mit au flls tout le bien qu'il lui devait faire. auparavant de nous avertir « qu'Esaù était
' Gen. XXVI, 1-5. ' Gen. xxn, 24. — • Ibid. sxv, 33, 34. — • Ibid. xxvii, 1.
, .

LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 357

« un homme grand chasseur


faroiiclie d d'avoir été trompé: au contraire, éclairé sur
« et que Jacob était un homme simple et qui ce grand mystère par une lumière intérieure,
« demeurait au logis ». Quelques interprè- ' au lieu de se fâcher contre Jacob, il confirme
tes, au lieu de simple, traduisent sans ruse. la bénédiction qu'il lui a donnée. « Quel est,

Mais qu'on entende sans ruse ou simple, ou « dit-il, m'a apporté de la venaison
celui qui
encore sans artifice, en grec àjvXxaTo;, quelle « dont j'ai mangé avant que vous vinssiez? Je

peut être, en recevant cette bénédiction, la « l'ai béni et il demeurera béni ». Qui n'at- '

ruse de cet homme sans ruse, Tai-tifice de cet tendrait ici la malédiction d'un homme en
homme sini|ile, la feinte de cet homme inca- colère, si tout cela ne se passait plutôt par une

pable de mentir, sinon un très-profond mys- inspiration d'en haut que selon la conduite

tère de vérité ? Cela ne paraît-il point dans la ordinaire des hommes? merveilles réelle-
bénédiction même? « L'odeur qui sort de mon ment arrivées, mais prophétiquement ; arri-

« fils, semblable à l'odeur d'un


dit Isaac, est vées sur la terre, mais inspirées par le ciel ;

8 champ émaillé de fleurs que le Seigneur a arrivées par l'entremise des hommes, mais
« béni. Que Dieu fasse tomber la rosée du ciel conduites par la providence de Dieu ! A exa-
« sur vos terres et les rende fécondes en blé et miner toutes ces choses en détail, elles sont si

a en vin que les nations vous obéissent, et


;
fécondes en mystères, qu'il faudrait des vo-
a que les princes vous adorent. Soyez le maître lumes entiers pour les expliquer mais les ;

de votre frère, et que les enfants de voire père bornes qu-e je me suis prescrites dans cet ou-
se prosternent devant vous. Celui qui vous vrage m'obligent à passer à d'autres considé-
« bénira sera béni, et celui qui vous maudira rations.
a sera maudit^ 8. La bénédiction du Jacob, c'est CHAPITRE XXXVIII,
la prédication du nom de Jésus-Christ par
DU VOYAGE DE JACOB EN MÉSOPOTAMIE POUU S'y
toutes les nations. Elle se fait, elle s'accomplit en
MARIER, DE LA VISION QU'iL EUT EN CHEMIN,
ce moment même. Isaac est la figure de la loi
ET DES QUATRE FEMMES QU'lL ÉPOUSA, BIEN
et des prophètes. Cette loi, ces prophéties,
qu'il n'en DEMANDAT QU'UNE.
par la bouche des Juifs , bénissent Jésus-
Christ sans le connaître, n'étant pas connues Jacob est envoyé par ses parents en Mésopo-
elles-mêmes par les Juifs. Le monde, comme tamie pour s'y marier. Voici ce ([ue son père
un champ, est parfumé du nom de ce Sauveur. lui ilit à son départ « Ne vous mariez pas :

La parole de Dieu est la pluie et la rosée du « parmi les Chananéens ; mais allez en Méso-
ciel qui rendent ce champ fécond. Sa fécon- « potamie, chiz Bathuel, père de votre mère,
dité est la vocation des Gentils. Le blé et le « et épousez là quelqu'une des filles de
vin dont il abonde, c'est la multitude des fi- « Laban, frère de votre mère. Que mon Dieu
dèles que le blé et le vin unissent dans le sacre- « vous bénisse, et vous rende puissant, afin
ment de son corps et de son sang. Les nations c( que vous soyez père de plusieurs peuples.
lui obéissent, et les princes l'adorenl. Il est le « Qu'il vous donne, et à votre postérité, la béné-
maître de son frère, parce que son peuple « dictionde votre père Abraham, afin que vous
commande aux Juifs. Les enfants de son père « possédiez la terre où vous êtes maintenant
l'adorent, c'est-à-dire les enfants d'Abraham « étranger et que Dieu a donnée à Abraham '»
selon la foi, parce qu'il est lui-même fils Ici paraît clairement la division des deux

d'Abraham selon la chair. Celui qui le mau- branches de la postérité d'Isaac, celle de
dira sera maudit, et celui qui le bénira sera Jacob et celle d"Esaii. Lorsque Dieu dit à
béni. Ce Christ, qui est notre sauveur, est Abraham : « Votre postérité sortira d'Isaac »,
béni, je le répète, par la bouche des Juifs, il entendait parler nécessairement de celle
dépositaires de la loi et des prophètes, bien qui devait composer la Cité de Dieu, et cette
qu'ils ne les comprennent pas et qu'ils atten- postérité d'Abraham fut dès cet instant sépa-
dentun autre Sauveur. Lorsque l'aîné de- rée de celle qui sortit de lui par les enfants
mande à son père la béuédiclion qu'il lui avait d'Agar et de Céthura mais il était encore ;

promise, Isaac s'étonne ; et, après avoir vu douteux si cette bénédiction d'Isaac était pour
qu'il avait béni l'un pour il admire
l'autre, ses deux enfants ou seulement pour l'un d'eux.
cet événement, et toutefois ne se plaint pas Or, le doute disparaît maintenant dans cette
'
Gen. XXV, 27. — ' Ibid. xx, 27 et seq. '
Gea. XXVH, 33. — - Gen, Axvui, 1 et seq.
358 LA CITÉ DE DIEU.

bénédiction prophétique qii'Isaac donne à « en qui il n'y a point de ruse '


», pensant à
Jacob, lorsqu'il lui dit Vous serez le père : a la vision qu'avait eue Israël, qui est le même
« de plusieurs peuples que Dieu vous ;
que Jacob, il ajoute « En vérité, en vérité, je
:

« donne la bénédiction de votre père Abra- « vous dis que vous verrez le ciel ouvert, et

« hani ». « les anges de Dieu monter et descendre sur

Pendant que Jacob allait en Mésopotamie, « le fils de l'homme ^ ».


il reçut en songe l'oracle du ciel que l'Ecri- Jacob continua donc son chemin en Méso-
ture rapporte en ces termes ; « Jacob, laissant potamie pour y choisir une femme. Or,
,

« le puits du serment, prit son chemin vers l'Ecriture nous apprend pourquoi il en épousa

« Charra, et, étant arrivé en un lieu où la quatre dont il eut douze fils et une fille, lui
« nuit le surprit, il ramassa quelques pierres qui n'en avait épousé aucune par un désir
I qu'il trouva là, et, après les avoir mises illégitime. Il était venu pour prendre une
« sous sa tète, il s'endormit. Comme il dor- seule épouse mais comme on lui en supposa
;

ai mait, il lui sembla voir une échelle dont une autre à la place de celle qui lui était pro-
« l'un des bouts posait sur terre et l'autre mise ', il ne la voulut pas quitter, de peur
« touchait au ciel, et les anges de Dieu mon- qu'elle ne demeurât déshonorée et comme ;

talent et descendaient par cette échelle ;


en ce temps-là il était permis d'avoir plusieurs
8 Dieu appuyé dessus, et il lui dit Je
était : femmes pour accroître sa postérité, il prit
« suis le Dieu d'Abraham, votre père, et le encore la première à qui il avait déjà donné
9 Dieu d'Isaac ne craignez point. Je vous
; sa foi. Cependant, celle-ci étant stérile, elle
« donnerai à vous et à votre postérité la terre lui donna sa servante pour en avoir des en-
a où vous dormez, et le nombre de vos enfants fants ; ce que son aînée fit aussi, quoique
« égalera la poussière de la terre. Ils s'éten- elle-même en eût déjà. Jacob n'en demanda
« dront depuis l'orient jusqu'à l'occident ,
qu'une, et il n'en connut plusieurs que pour
« depuis le midi jusqu'au septentrion et , en avoir des enfants, et à la prière de ses
a toutes les nations de la terre seront bénies femmes, qui usaient en cela du pouvoir que
« en vous et en votre postérité. Je suis avec les lois du mariage leur donnaient sur lui.
« vous et vous garderai partout où vous irez,
« et je vous ramènerai en ce pays-ci, parce CHAPITRE XXXIX.
« que je ne vous abandonnerai point que je
POURQUOI JACOB FUT APPELÉ ISRAËL.
« n'aie accompli tout ce que je vous ai dit.
« Alors Jacob se réveilla, et dit : Le Seigneur Or, Jacob eut douze fils et une fille de quatre
« est ici et je ne le savais pas. Et étant saisi femmes. Ensuite, il vint en Egypte, à cause
« de crainte : Que ce lieu, dit-il , est ter- de son fils Joseph qui y avait été mené et y
8 rible I ce ne peut être que la maison de Dieu était devenu puissant, après avoir été vendu
a et la porte du ciel. Là-dessus il se leva, et par la jalousie de ses frères. Jacob, comme je
« prenant la pierre qu'il avait mise sous sa viens de d'où le
le dire, s'appelait aussi Israël,
« tète, il la dressa pour servir de monument, peuple descendu de lui a pris son nom, et ce
« et l'oignit d'huile par en haut, et nomma ce nom lui fut donné par l'ange qui lutta contre
« lieu la maison de Dieu '
». Ceci contient lui à son retour de Mésopotamie * et qui était la

une prophétie et il ne faut pas s'imaginer


; figure de Jésus-Christ. L'avantage qu'il voulut
que Jacob versa de l'huile sur cette pierre à bien que Jacob remportât signifie le pouvoir
la façon des idolâtres, comme s'il en eût fait que Jésus-Christ donna sur lui aux Juifs au
un Dieu, car il ne l'adora point, ni ne lui temps de sa passion. Toutefois, il demanda la

offrit point de sacrifice mais comme le nom


; bénédiction de celui qu'il avait surmonté, et
de Christ vient d'un mot grec qui signifie cette bénédiction fut l'imposition de ce nom
onction % ceci sans doute figure quelque même. Israël signifie voyant Dieu, ce qui
grand mystère. Notre Sauveur lui-même sem- marque la récompense de tous les saints à la

ble expliquer le sens symbolique de cette fin du monde. L'ange le toucha à l'endroit le

échelle dans l'Evangile, lorsqu'après avoir dit plus large de la cuisse et le rendit boiteux.
de Nathanaël : a Voilà un véritable Israélite Ainsi le môme Jacob fut béni et boiteux : béni
' Gen. xxvm, 10-19. ' Jean, i, 47. — ' Ibid. 1, 51. — • Gen. xxix, 23. — ' Gen.
XXXII, 28.
LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 359

en ceux du peuple juif qui ont cru en Jésus- « naquirent sur les genoux de Joseph », c'est-
Christ, et boiteux en ceux qui n'y ont pas cru, à-dire Galaad, son arrière-petit-fils du côté de
car l'endroitle plus large do la cuisse marque Manassé, dont l'Ecriture, suivant son usage,
une postérité nombreuse. En elTet, il y en a qui est aussi celui de la langue latine ', parle
beaucoup plus parmi ses descendants en qui comme s'il y en avait plusieurs, ainsi que de

cette prophétie s'est accomiilie : « Ils se sont la filleunique de Jacob, qu'elle appelle les
« égarés du droit chemin, et ont boité ' ». filles de Jacob. Il ne faut donc pas s'imaginer
que ces enfants de Joseph fussent nés quand
CHAPITRE XL. Jacob entra en Egypte, puisque l'Ecriture,
pour releverla félicité de Joseph, dit qu'il les
COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE JACOB ENTRA, avant que de mourir mais ce qui
vit naître ;

LUI SOIXANTE-QUINZIÈME, EN EGYPTE.


trompe ceux qui n'y regardent pas de si près,
L'Ecriture dit '^
que soixante-quinze per- c'est que l'Ecriture dit : « Voici les noms des
sonnes entrèrent en Egypte avec Jacob, en l'y « enfants d'Israël qui entrèrent en Egypte
comprenant avec ses enfants; et dans ce « avec Jacob, leur père ^ ». Elle ne
parle donc
nombre elle ne fait mention que de deux de la sorte que parce qu'elle compte aussi
femmes, l'une fille, et l'autre petite-fille de ce toute la famille de Joseph, et qu'elle prend
patriarche. Mais à considérer la chose exac- cette entrée pour toute la vie de ce patriarche,
tement, elle ne veut point dire que la maison parce que c'est lui qui en fut cause.
de Jacob fût si grande le jour ni l'année qu'il

y entra, puisqu'elle compte parmi ceux qui y CHAPITRE XLI.


entrèrent des arrière-pelits-fils de Joseph, qui
BÉNÉDICTION DE JUDA.
ne pouvaient pas être encore au monde. Jacob
avait alors cent trente ans, et son fils Joseph Si donc, à cause du peuple chrétien, en qui
trente-neuf. Or, il est certain que Joseph la Cité de Dieu est étrangère ici-bas, nous
n'avait que trente ans, ou un peu plus, quand cherchons Jésus-Christ selon la chair dans la
il se maria. Comment donc aurait-il pu en postéritéd'Abraham, laissant les enfants des
l'espace de neuf ans avoir des arrière-petits- concubines, Isaac se présente à nous dans ;

fils ? Quand Jacob entra en Egypte, Ephraïm celle d'isaac, laissant Esaù ou Edom, se pré-
etManassé, enfants de Joseph, n'avaient pas sente Jacob ou Israël ;dans celle d'Israël, les
encore neuf ans. Or, dans le dénombrement autres mis à part, se présente Juda, parce que
que l'Ecriture fait de ceux qui y entrèrent Jésus-Christ est né de la tribu de Juda.
avec lui, elle parle de Machir, fils de Manassé Voyons pour cette raison la bénédiction pro-
et petit-fils de Joseph, et de Galaad, fils de phétique que Jacob lui donna lorsque, près
Machir, c'est-cà-dire arrière-petit-fils de Joseph. de mourir, il bénit tous ses enfants : « Juda,
Elle parle aussi de Utalaam, fils d'Ephraïm, « dit-il, vos frères vous loueront ; vous emmè-
et de Edem, fils de Utalaam, c'est-à-dire d'un « nerez vos ennemis captifs les enfants de ;

autre petit-fils et arrière-petit-fils de ce pa- « votre père vous adoreront. Juda est un jeune
triarche '. L'Ecriture donc, par l'entrée de « lion ; vous vous êtes élevé, mon fils, comme
Jacob en Egypte, n'entend pas parler du jour « un arbre qui pousse avec vigueur ; vous
ni de l'année qu'il y entra, mais de tout le « vous êtes couché pour dormir comme un
temps que vécut Joseph qui fut cause de cette « lion et comme un lionceau qui le réveil- :

entrée. Voici comment elle parle de Joseph : « lera ? Le sceptre ne sera point ôté de la
« Joseph demeura en Egypte avec ses frères « maison de Juda, et les princes ne manque-
« et toute la maison de son père, et il vécut « ront point jusqu'à ce que tout ce qui lui a
a cent dix ans, et il vit les enfants d'Ephraïm « été promis soit accompli. Il sera l'attente des
«jusqu'à la troisième génération*», c'est-à- « nations, et il attachera son poulain et l'ànon
dire Edem , son arrière-petit-fils du côté « de son ânesse au cep de la vigne. II lavera
d'Ephraïm. C'est là, en effet, ce que l'Ecriture « sa robe dans le vin, et son vêtement dans le
appelle troisième génération. Puis elle ajoute : « sang de la grappe de raisin. Ses yeux sont
a Et les enfants de Machir, fils de Manassé,
• Voyez Aulu-Gelle {Noct. ait., lib. il, cap. 13) et le Digeste
' Ps. xni, 49. — ' Geo. XLVI, 17, — ' Gen. l, 22; Num. xivi, (lib. L, tit. 16, De verbortim signjftcatione, § 148).
29 et seq. — ' Gen. L, 22. " Gen. XLVI, 8.
360 LA CITÉ DE DIEU.

« rouges de vin, et ses dents plus blanches était l'attente des nations, et ce que nous en
« que le lait ' ». J'ai expliqué tout ceci contre voyons maintenant est plus clair que tout ce
Fauste manichéen % et j'estime en avoir
le que nous en pouvons dire.
dit assez pour montrer la vérité de cette pro-
phétie. La mort de Jésus-Christ y est prédite
CHAPITRE XLII.
par le sojnmeil ; et par le lioti, le pouvoir qu'il
avait de mourir ou de ne mourir pas. C'est BÉNÉDICTION DES DEUX FILS DE JOSEPH
ce pouvoir qu'il relève lui-même dans l'Evan- FAR JACOB.
gile, quand il dit: «J'ai pouvoir de quitter
« mon âme, et j'ai pouvoir de la reprendre, Or, comme les deux fils d'Isaac, Esaû et
a Personne ne me la peut ôter mais c'est de ; Jacob, ont été la figure de deux peuples, des
« moi-même que je la quitte et que je la Juifs et des Chrétiens, quoique selon la cliair
a reprends'». C'est ainsi que le lion a rugi les Juifsne soient pas issus d'Esaû, mais bien
et qu'il a accompli ce qu'il a dit. A cette même les Iduméens, pas plus que les Chrétiens ne

puissance encore se rapporte ce qui est dit de le sont de Jacob, mais bien les Juifs, tout le

sa résurrection : « Qui le réveillera ? » c'est- sens de la figure se résume en ceci « L'aîné :

à-dire que nul homme ne le peut que lui- « sera soumis au cadet » il en est arrivé de ;

même, qui a dit aussi de son corps : « Dé- même dans les deux fils de Joseph. L'aîné
« truisez ce temple, et je le relèverai en trois élait la figure des Juifs, et le cadet celle des

«jours Le genre de sa mort, c'est-à-dire


* ». Chrétiens. Aussi Jacob, les bénissant, mit sa
son élévation sur la croix, est compris en main droite sur le cadet qui était à sa gauche,
cette seule parole « Vous vous êtes élevé ».
: et sa gauche sur l'aîué qui était à sa droite ;

Et ce que Jacob ajoute ensuite « Vous vous : et comme Joseph, leur père, fâché de cette
êtes couché pour dormir », l'Evangélisle méprise, voulut le faire changer, et lui mon-
l'explique lorsqu'il dit « Et penchant la tête, : tra l'aîné : « Je le sais bien, mon fils, répon-
a il rendit l'esprit ^ si l'on n'aime mieux r> ;
« dit-il, je le sais bien. Celui-ci sera père d'un
l'entendre de son tombeau, où il s'est reposé « peuple et deviendra très-puissant ; mais son
et a dormi, et d'oîi aucun homme ne l'a res- « cadet sera plus grand que lui, et de lui sor-
suscité, comme les prophètes ou lui-même en « liront plusieurs nations ' ». Voilà deux pro-
ont ressuscité quelques-uns, mais d'où il est messes clairement distinctes. « L'un dit ,

sorti tout seul comme d'un doux sommeil. « l'Ecriture, sera père d'un peuple, et l'autre

Pour sa robe qu'il lave dans le vin, c'est-à-dire «de plusieurs nations ». N'est-il pas de la
qu'il purifie de tout péché dans son sang, dernière évidence que ces deux promesses
qu'est-ce autre chose que l'Eglise? Les bap- embrassent le peuple juif et tous les autres
tisés savent quel est le sacrement de ce sang, peuples de la terre qui devaient également
d'où vient que l'Ecriture ajoute « Et son : sortir d'Abraham, le premier selon la chair,

a vêtement dans le sang de la grappe. Ses et le reste selon la foi ?

8 yeux sont rouges de vin». Qu'est-ce que


cela signifie, sinon les personnes spirituelles CHAPITRE XLIII.
enivrées de ce divin breuvage dont le Fsal-
miste dit « Que votre breuvage qui enivre
: DES TEMPS DE MOÏSE, »E JÉSUS NAVÉ, DES JCiGES
oest excellent! » « Ses dents sont plus — ET DES ROIS jusqu'à DAVID.
blanches que le lait " » c'est ce lait que les ;

petits boivent chez l'Apôtre \ c'est-à-dire les Après la mort de Jacob et de Joseph, le
paroles qui nourrissent ceux qui ne sont pas peuple juif se multiplia prodigieusement pen-
encore capables d'une viande solide. C'est dant les cent quarante-quatre années qui
donc en lui que résidaient les promesses restèrent jusqu'à la sortie d'Egypte, quoique
faites à Juda, avant l'accomplissement des- les Egyptiens, efirayés de leur nombre, leur
quelles les princes, c'est-à-dire les rois d'Israël, fissent subir des persécutions si cruelles que,
n'ont point manqué dans celte race. Lui seul même à la fin, ils tuèrent tous les enfants

>Gen. XLix, Set seq.


mâles qui venaient au monde. Alors - Moïse,
' Cont. Faust, lib. xii, cap. 12.
choisi de Dieu pour exécuter de grandes
'
Jean, X, 18.— ' Ibid. II, 19. — 'Ibid. SIX, 30. - ' Ps. XXI!, 5.
_ '1 Cor. m, 2.
' Geo. xLvlu, 19. — ' Exod. u, 5.
LIVRE XVI. — DE NOÉ A DAVID. 361

choses, fut dérobé à la fureur de ces meur- prit la conduite du peuple et le fit entrer dans
triers et porté dans la maison royale, où il la promise qu'il partagea. Ces deux
terre
fut nourri et adopté par la fille de Pharaon, grands et admirables conducteurs achevèrent
nom (|ui était commun à tous les rois d'Egypte. heureusement de grandes guerres, où Dieu
Là il devint assez puissant pour affranchir ce montra que les victoires signalées qu'il fit
peuple de la captivité où il gémissait depuis remporter aux Hébreux sur leurs ennemis
si longtemps, ou, pour mieux dire. Dieu, con- étaient plutôt pour châtier les crimes de ceux-
formément à la ]promesse qu'il avait faite à ci que pour récompenser le mérite des aulres.

Abraham, se du ministère de Moïse


servit A ces deux chefs succédèrent les Juges, le
pour délivrer Hébreux. Obligé d'abord de
les peuple étant déjà établi dans la terre pro-
s'enfuir en Madian pour avoir tué un Egyp-' mise, afin que la première promesse faite à
tien qui outrageait un Juif, revenu ensuite Abraham touchant un seul peuple et la terre
par un ordre exprès du ciel, il surmontâtes de Chanaan commentât à s'accomplir, en at-
mages de Pharaon ^ par la puissance de tendant que l'avènement de Jésus-Christ ac-
l'esprit de Dieu. Après ces prodiges, comme complît celle de toutes les nations et de toute
les Egyptiens refusaient encore de laisser la terre. C'est en efl'et la foi de l'Evangile qui

sortir le peuple de Dieu, il les frappa de ces en devait faire l'accomplissement, et non les
dix plaies si fameuses : l'eau changée en pratiques légales ; et cette vérité est figurée
sang, les grenouilles, les moucherons, les d'avance, en ce que ce ne fut pas Moïse qui
mouches canines, la mort des bestiaux, les avait reçu pour le peuple la loi sur la mon-
ulcères, la grêle, les sauterelles, les ténèbres tagne, mais Jésus, à qui Dieu même donna ce
et la mort de leurs aînés. Enfin, les Egyp- nom, qui fit entrer les Hébreux dans la terre
tiens, vaincus par tant de misères, furent, promise. Sous les Juges, il y eut une vicis-
pour dernier malheur, engloutis sous les flots, situde de prospérités et de malheurs, selon
tandis qu'ils poursuivaient les Juifs, après leur que la miséricorde de Dieu ou les péchés du
avoir permis de s'en aller. La mer, qui s'était peuple en décidaient.
ouverte pour donner passage aux Hébreux, De là on passa au gouvernement des Rois,
submergea leurs ennemis par le retour de ses dont le premier fut Saùl, qui, ayant été ré-
ondes. Depuis, ce peuiile passa quarante ans prouvé avec toute sa race et tué dans une
dans le désert sous la conduite de Moïse, et bataille, eut pour successeur David. C'est de
c'est là que fut fait le tabernacle du témoi- ce roi que Jésus-Christ est surtout appelé fils

gnage, dans lequel Dieu était adoré par des par l'Ecriture. C'est par lui que commença
sacrifices, figures des choses à venir. La loi en quelque sorte la jeunesse du peuple de
y
fut aussi donnée sur la montagne au milieu Dieu dont l'adolescence avait été depuis
,

des foudres, des tempêles et de voix éclatantes Abraham jusqu'à lui. L'évangéliste saint Mat-
qui attestaient la présence de la divinité. Ceci thieu n'a pas marqué sans intention mysté-
arriva aussitôt que sorti d'Egypte
le peuple fut rieuse, dans la généalogie de Jésus-Christ,
et entré dans cinquante jours après
le désert, quatorze générations depuis Abraham jusqu'à
la pâque et l'immolation de l'agneau, qui David '. En effet, c'est depuis l'adolescence
était si véritablement la figure de Jésus-Christ que l'homme commence à être capable d'en-
immolé sur la croix et passant de ce monde à gendrer d'où vient que ; com- saint Matthieu
son père (car Pâque en hébreu signifie pas- mence Abraham, qui fut
cette généalogie à
sage ^), que lorsque le Nouveau Testament père de plusieurs nations, quand son nom
fut établi par le sacrifice de Jésus-Christ, qui fut changé. Avant Abraham donc, c'était en
est notre Pâque, cinquante jours après, le quelque sorte l'âge qui suivit l'enfance du
Saint-Esprit, appelé dans l'Evangile le doigt peuple de Dieu, depuis Noé jusqu'à ce pa-
de Dieu descendit du ciel afin de nous faire
'',
triarche -, et ce fut pour cette raison qu'il
souvenir de l'ancienne figure, parce que la commença en ce temps-là à parler la pre-
loi, au ra[iport de l'Ecriture, fut aussi écrite mière langue , c'est-à-dire l'hébraïque. La
sur les tables par le doigt de Dieu. vérité est que c'est au sortir de l'enfance (qui
Après la mort de Moïse, Jésus, fils de Navé, tire son nom ' de l'impossibilité où sont les

'Eïod. Il, 15. '


IbiJ. 8, 9, 10 et 11. — Mbid. xii, U. - ' Matt. I, 17,
'
Luc, XI, 20. ^ Itifnntia, de farty parler, et de la particule négative in.
362 LA CITÉ DE DIEU.

nouveau-nés de parler) que l'homme com- sième âge fut imposé le joug de la loi, qui est
meiice à user de la parole, et de même que figurée par la génisse, la chèvre et le bélier
ce premier âge est enseveli dans l'oubli, le de trois ans' ; on y vit paraître une multitude
premier âge du genre humain fut aboli par effroyable de crimes, qui jetèrent les fonde-
les eaux du déluge. Ainsi dans le progrès de ments du royaume de la terre, où néanmoins
la Cité de Dieu, comme le livre précédent vécurent toujours des hommes spirituels fi-
conlient le premier âge du monde, celui-ci gurés par la tourterelle et par la colombe,
contient le second et le troisième. En ce troi- •
cen. xv, 9.
,

LIVRE DIX-SEPTIÈME.
Saint Aiignstin suit le dévelnppement de la Cilé de Dieu au temps des
Rois et des Prophètes, depuis Samuel et David jusqu'à

Jésus-Christ, et il indiqje dans les saintes Ecritures, particulièrement dans les livres des Rois, des Psaumes et de Salomon,
les passages où Jésus-Christ et l'Eglise sont annoncés.

CHAPITRE PREMIER. travail ce serait d'entreprendre cette sorte de


recherche, et combien il faudrait de volumes
DU TEMPS DES PROPHÈTES. comme il faut? En second
pour s'en acquitter
Comment se sont accomplies et s'accom- lieu, les choses même qui ont indubitable-
plissent encore les promesses de Dieu à Abra- ment le caractère prophétique sont en si

ham à l'égard de sa double postérité, le peuple grand nombre touchant Jésus-Christ et le

juif, selon la chair, et toutes les nations de la royaume des cieux, qui est la Cité de Dieu,
terre, selon la foi^ c'est ce que le progrès de que cette explication passerait de beaucoup
la Cité de Dieu, selon l'ordre des temps, va les bornes de cet ouvrage. Je tâcherai donc,
nous découvrir. Nous avons fini le livre pré- avec l'aide de Dieu, de m'y contenir de telle

cédent au règne de David voyons maintenant ; sorte, que, sans omettre le nécessaire, je ne
ce qui s'est passé depuis ce règne, dans la dise rien de superflu.
mesure où peut nous le permettre le dessein
que nous nous sommes proposé en cet ouvrage. CHAPITRE II.

Tout le temps écoulé depuis que Samuel com-


CE NE FUT PROPREMENT QUE SOUS LES ROIS, QUE
mença à prophétiser jusqu'à la captivité de
LA PROMESSE DE DIEU TOUCHANT LA TERRE DE
Babylone et au rétablissement du temple, qui
CUANAAN FUT ACCOMPLIE.
arriva soixante-dix ans après, ainsi que Jérémie
l'avait prédit ', tout ce temps, dis-je, est le Nous avons dit au livre précédent que Dieu
temps des Prophètes. Bien que nous puissions promit deux choses à Abraham l'une, que :

avec raison appeler prophètes Noé et quelques sa postérité posséderait la terre de Chanaan,
autres patriarches qui l'ont précédé ou suivi ce qui est signifié par ces paroles : « Allez en
jusqu'aux Rois, à cause de certaines choses « la terre que vous montrerai,
je et je vous
qu'ils ont faites ou dites en esprit de prophétie « ferai Père d'un grand peuple » ; et l'autre,

touchant la Cilé de Dieu, d'autant plus qu'il y beaucoup plus excellente et qui regarde une
en a quelques-uns parmi eux à qui l'Ecriture postérité, non pas charnelle, mais spirituelle,
sainte donne ce nom, comme Abraham ^ et qui le rend père, non du seul peuple juif,

Moïse ', proprement parler, le


toutefois, à mais de tous les peuples qui marchent sur
temps des Prophètes ne commence que depuis les traces de sa foi. Celle-ci est exprimée en
Samuel, qui, par le commandement de Dieu, ces termes : « En vous seront bénies toutes
sacra d'abord roi Saûl, et ensuite David, après «les nations delà terre '». Ces deux promesses
la réprobation de Saûl. Mais nous n'en fini- lui ont été beaucoup d'autres fois
faites

rions pas de rapporter tout ce que ces Pro- comme nous l'avons montré. La postérité
phètes ont prédit de Jésus-Christ, tandis que charnelle d'Abraham, c'est-à-dire le peuple
la Cité de Dieu se continuait dans le cours juif, était donc déjà établi dans la terre pro-
des siècles. Si l'on voulait surtout considérer mise, maître des villes ennemies, il vivait
et,

attentivement l'Ecriture sainte, dans les choses sous domination de ses rois. Ainsi, les pro-
la

même qu'elle semble ne rapporter qu'histo- messes de Dieu commencèrent dès lors à
riquement des Rois, on trouverait qu'elle être accomplies en grande partie, non-seule-
n'est pas moins attentive, si elle ne l'est plus, ment celles qu'il avait faites aux trois patriar-
à prédire l'avenir qu'à raconter le passé. Or, ches, Abraham, Isaac et Jacob, mais encore
qui ne voit avec un peu de réflexion quel celles qu'il fit à Moïse, par qui le peuple
'Jérém. x.\v, II. — " Geo. ,xx, 7, — ' Deut. xxjiiy, 10. ' Gen. XII, 1-3.
364 LA CITE DE DIEU.

hébreu fut délivré de la captivité d'Egypte et ici-basen quelques-uns de ses enfants et éter-
à qui toutes les choses passées furent révilées, nelle dans les cieux mais il y en a qui se rap-;

lorsqu'il conduisait ce peuple dans le désert. portent à l'une et à l'autre, proprement à la


Toutefois, ce ne fut ni sous Jésus, fils de servante, et figurativement à la femme libre.
Navé ', ce fameux capitaine qui fit entrer les y a donc trois sortes de prophéties,
11 les
Hébreux dans la terre pronaise, et qui la unes relatives à la Jérusalem terrestre, les
divisa, selon l'ordre de Dieu, entre les douze autres à la céleste, et les autres à toutes les
tribus, ni sous les Juges, que s'accomplit la deux. Donnons-en des exemples. Le prophète
promesse que Dieu avait faite de donner aux Nathan fut envoyé à David pour lui reprocher
'

Israélites toute la terre de Chanaan, depuis son crime et lui en annoncer le châtiment. Qui
le fleuve d'Egypte jusqu'au grand fleuve doute que ces avertissements du ciel et autres
d'Euphrate ^ Elle ne le fut que sous David et semblables, qui concernaient l'intérêt de tous
sous son fils Salomon, dont le royaume eut ou celui de quelques particuliers, n'appar-
toute cette étendue, llssubjuguèrent^ en effet, tinssentàla cité delà terre? Mais lorsqu'on lit

tous ces peuples et en firent leurs tributaires. dans Jérémie : « Voici venir le temps, dit le
Ce fut donc sous ces princes que la postérité « Seigneur, que je ferai une nouvelle alliance
d'Abraham se trouva établie en la terre de « qui ne sera pas semblable à celle que je fis

Chanaan, de sorte qu'il ne manquait plus « avec leurs pères, lorsque je les pris par la
rien à l'entier accomplissement des pi-omcsses « main pour les tirer d'Egypte ; car ils ne l'ont
de Dieu à cet égard, sauf cet unique point « pas gardée, et c'est pourquoi je les ai aban-

que les Juifs la posséderaient jusqu'à la fin « donnés, dit le Seigneur. Mais voici l'alliance
des siècles mais il fallait pour cela qu'ils
; « que je veux avec la maison d'Israël
faire :

demeurassent fidèles à leur Dieu. Or, comme « Après ce temps, dit le Seigneur, je déposerai
Dieu savait qu'ils ne le seraient pas, il se a mes lois dans leur esprit; je les écrirai dans
servit des châtiments temporels dont il les « leur cœur, et mes yeux les regarderont et je
affligea pour exercer le petit nombre des « serai leur Dieu, et lisseront mon peuple^».
fidèles qui étaient parmi eux, afin qu'ils Il est certain que c'est là une prophétie de
instruisissent à l'avenir les fidèles des autres cette Jérusalem céleste oîi Dieu même est la
nations en qui il voulait accomplir l'autre récompense des justes et où l'unique et sou-
promesse par l'incarnation de Jésus-Christ et verain bien est de le posséder et d'être à lui.

la publication du Nouveau Testament. Mais lors(]ue l'Ecriture appelle Jérusalem la


Cité de Dieu et annonce que la maison de Dieu
CHAPITRE III. s'élèvera dans son enceinte, cela se rapporte
à l'une et l'autre cité : à la Jérusalem terrestre,
LES TROIS SORTES DE PROPHÉTIES DE l'aNCIEN
parce que cela a été accompli, selon la vérité
TESTAMENT SE RAPPORTENT TANTÔT A LA JÉRU-
de l'histoire, dans le fameux temple de Sa-
SALEM TERRESTRE, TANTÔT A LA JÉRUSALEM
lomon, et à la céleste, parce que ce temple en
CÉLESTE, ET TANTOT A L'UNE ET A L'AUTRE.
était la figure. Ce genre de prophétie mixte,

Ainsi toutes les prophéties, tant celles qui dans les livres historiques de l'Ancien Testa-
ont précédé l'époque des Rois que celles qui ment, est fort considérable il a exercé et ;

l'ont suivie, regardent en partie la postérité exerce encore beaucoup de commentateurs


charnelle d'Abraham, et en partie cette autre de l'Ecriture qui cherchent la figure de ce qui
postérité en qui sont bénis tous les peuples doit s'accomplir en la postérité spirituelle
cohéritiers de Jésus-Christ par le Nouveau d'Abraham dans ce qui a été prédit et accom-
Testament, et appelés à posséder la vie éter- pli pour sa postérité charnelle. Quelques-uns

nelle et le royaume des cieux. Elles se rap- portent ce goiàt si loin ^ qu'ils prétendent qu'il
portent moitié à la servante qui engendre des n'y a rien en ces livres de ce qui est arrivé
esclaves, c'est-à-dire à la Jérusalem terrestre, après avoir été prédit, ou même sans l'avoir
qui est esclave avec ses enfants, et moitié à la été, qui ne doive se rapporter allégoriquement
cité libre, qui est la vraie Jérusalen, étrangère à la Cité de Dieu et à ses enfants qui sont

'
Comp. saint Augustin, Quccst. in Jesiim Naoe, qu. 21, et saint
' 11 Rois, XII, 1. —
= Jéréni. xxsi, 31-33; Hcbr. viu, 8-10.

Jérôme, Epist. cxxix, ad Dardanum.


•^
Voyez l'écrit de saint Augustin contre Fauslc le manichéen, aux
» Gen. XV, 18. livres XII et 2TI.
.

LIVRE XVII. — DE DAVID A JÉSUS- CHRIST. 365

étrangers en celte vie. Si cela est, il n'y aura « notre Dieu, il n'est de saint que vous. Ne

plus que deux sortes de propliotics dans tous « vous glorifiez point, et ne parlez point au-
de l'Ancien Testament, les unes re-
les livres « trement; qu'aucune parole fière et superbe
Jérusalem céleste, et les autres aux
latives à la « ne sorte de votre bouche, puis(|ue c'est Dieu
deux Jérusalem, sans qu'aucune se rapporte « qui est le maître des sciences, et qui forme
seulement à la terrestre. Pour moi, comme il « et conduit ses desseins. Il a détendu l'arc des
me semble que ceux-là se trompent fort qui «puissants, elles faibles ont. été revêtus de
excluent toute allégorie des livres liistoriques « force. Ceux qui ont du pain en abondance
de l'Ecriture, j'estime aussi que c'est beaucoup « sont devenus languissants, etceux qui étaient
entreprendre que de vouloir en trouver par- « alTamés se sont élevés au-dessus de la terre,

tout. C'est pourquoi j'ai dit qu'il vaut mieux « parce que celle qui était stérile est devenue
distinguer trois sortes de propliélies, sans a mère de sept enfants, et celle qui avait beau-
blâmer toutefois ceux qui, conservant la vérité « coup d'enfants est demeurée sans vigueur.
de l'bistoire, cherchent à trouver partout quel- « C'est Dieu qui donne la mortel qui redonne
que sens allégoi'ique. Quant aux ciioscs qui « la vie c'est lui qui mène aux enfers et qui
;

ne peuvent se rattacher ni à l'action des « en ramène. Le Seigneur rend pauvre ou


hommes ni à celle de Dieu, il est évident que « riche, abaisse ou élève ceux qu'il lui plaît.
l'Ecritui'e n'en parle pas sans dessein, et il « Il relève de terre le pauvre, et lire le misé-
faut conséquemment tâcher de les rappeler à « rable du fumier, afin de
avec le faire asseoir

un sens spirituel. « les princes de son peuple et de lui donner


« pour héritage un trône de gloire. Il donne
CHAPITRE IV. « à qui fait un vœu de quoi le faire, et il a

« béni les années du juste, parce que l'homme


FIGUItE DU CHANGEMENT DE l'EMPIRE ET DU SACER-
« n'est pas fort par sa propre force. Le Seigneur
DOCE d'isuael, et prophéties d'anne, mère
« désarmera son adversaire, le Seigneur qui est
DE SAMUEL, LAQUELLE FIGURAIT l'ÉGLISE.
« saint. Que le sage ne se glorifie point de sa

La suite des temps amène la Cité de Dieu « sagesse, ni le puissant de sa puissance, ni le


jusqu'à l'époque des Rois, alors que, Saiil « riche de ses richesses mais que celui qui ;

ayant été réprouvé, David monta sur le trône, « veut se glorifier se glorifie de connaître
et que ses descendants régnèrent longtemps « Dieu et de rendre justice au milieu de
après lui dans la Jérusalem terrestre. Ce chan- « la terre. Le Seigneur est monté aux cieux

gement, qui arriva en la personne de Saiil et « et a tonné il jugera les extrémités de la


;

de David, figurait le remplacement de l'An- «terre, parce qu'il est juste. C'est lui qui
cien Testament par le Nouveau, où le sacer- « donne la vertu à nos rois, et il exaltera la

doce et la royauté ont été changés par le prêtre « gloire et la puissance de son Christ '
»

et le roi nouveau et immortel, qui est Jésus- Croira-t-on que c'est là le discours d'une
Christ. Le grand-prêtre Héli réprouvé et Sa- simple femme qui se réjouit de la naissance
muel mis en sa place et exerçant ensemble de son fils, et sera-t-on assez aveugle pour ne
les fonctions de prêtre et de juge, et d'autre pas voir qu'il est beaucoup au-dessus de sa
part, David sacré roi au lieu de Saiil, figuraient portée ? En un mot, quiconque fait attention
celle révolution spirituelle La mère de Sa-
. à ce qui est déjà accompli de ces paroles, ne
muel, Anne, stérile d'abord, et qui depuis eut reconnaît-il pas clairement que le Saint- Esprit,
tant de joie de sa fécondité, semble ne pro- par le ministère de cette femme (dont le nom
piiéliser autre chose quand ravie de son
,
, même, en hébreu, signifie grâce), a prédit la
bonheur, elle rend grâces à Dieu et lui con- religion chrétienne, la Cité de Dieu, dont !

sacre sou fils avec la même piété qu'elle le lui Jésus-Christ est le roi et le fondateur, et enfin '

avait voué. Voici comme elle s'exprime : la grâce même de Dieu, dont les superbes s'é-
« Mon cœur a été affermi dans sa confiance au loignent pour tomber par terre et dont les
« Seigneur, et mon Dieu a relevé ma force et humbles sont remplis pour se relever ? 11 ne
« ma gloire. Ma bouche a été ouverte contre resterait qu'à prétendre que cette femme n'a
B mes ennemis, et je me suis réjouie de votre rien prédit, et que ce sont de simples actions
a salut. Car il n'est point de saint comme le de grâces qu'elle rend à Dieu pour lui avoir
« Seigneur, il n'est point de juste comme * I Rois, II, 1-lU sec, LXi',
.

366 LA CITÉ DE DIEU.

donné un flis ; mais que signifie en ce cas ce dresse aux ennemis de la Cité de Dieu, qui
qu'elle dit : « Il a détendu l'arc des puissants, appartiennent à Babylone, à ceux qui présu-
a et les faibles ont été revêtus de force. Ceux ment trop de leurs forces et se glorifient en
a qui ont du pain en abondance sont devenus eux-mêmes au lieu de se glorifier en Dieu.
languissants, et ceux qui étaient affamés se De ce nombre sont aussi les Israélites charnels,
a sont élevés au-dessus de la terre, parce que citoyens de la Jérusalem terrestre, qui, comme
devenue mère de sept
«Cille qui était stérile est dit l'Apôtre, a ne connaissant point Injustice
«enfants, et celle qui avait beaucoup d'enfants a de Dieu '», c'est-à-dire la justice que Dieu
a n'a plus de vigueur ? » Est-ce qu'Anne a eu donne aux hommes, lui qui seul est juste et
sept enfants? Elle n'en avait qu'un quand elle rend juste, «et voulant établir leur propre
disait cela, et n'en eut en tout que cinq, trois a justice», c'est-à-dire prétendant qu'ils l'ont

garçons et deux filles '. Bien plus , comme il acquise par leurs propres forces sans la tenir
n'y avait point encore de rois parmi les Juifs, de lui, «ne sont point soumis à la justice de
qui la porte à dire « C'est lui qui donne la : a Dieu », parce qu'ils sont superbes et qu'ils

« force à nos rois, et qui relèvera la gloire et croient pouvoir plaire à Dieu par leur propre
a la puissance de son Christ », si ce n'est pas mérite, et non par la grâce de celui qui est
là une prophétie ? le Dieu des sciences, et par conséquent l'ar-

Que l'Eglise de Jésus-Christ, la cité du grand bitre des consciences, où il voit que toutes
roi, pleine de grâces , féconde en enfants, ré- les pensées des hommes ne sont que vanité, à
pète donc ce qu'elle reconnaît avoir prophé- moins que lui-même ne les leur inspire, a II
tisé d'elle il y a si longtemps par la bouche «forme et conduit ses desseins». Quels des-
de cette pieuse mère qu'elle répète « Mon 1 : seins, sinon ceux qui vont à terrasser les

« cœur a été affermi dans sa confiance au Sei- superbes et à relever les humbles? Ce sont ces
« gneur, mon Dieu a relevé ma force et ma
et desseins qu'il exécute lorsqu'il dit : « L'arc
« gloire ».Son cœur a été vraiment affermi ;
« des puissants a été détendu, et les faibles
sa puissance a été vraiment augmentée, parce « ont été revêtus de force » . L'arc a été
qu'elle ne l'a pas mise en elle-même, mais détendu, c'est-à-dire que Dieu a confondu
dans le Seigneur son Dieu. « Ma bouche a été ceux qui se croyaient assez forts par eux-
a ouverte contre mes ennemis » et en effet, ; mêmes pour accomplir les commandements
la parole de Dieu n'est point captive au milieu de Dieu, sans avoir besoin de son secours. Et
des chaînes et de la captivité. « Je me suis ré- ceux-là a sont revêtus de force » qui crient à
« jouie de votre salut ». Ce salut, c'est Jésus- Dieu dans le fond de leur cœur « Ayez pitié :

Christ lui-même, que le vieillard Siméon, a de moi. Seigneur, parceque je suis faible'».

selon le témoignage de l'Evangile, embrasse — «Ceux qui ont du pain en abondance sont
tout petit, mais dont il reconnaît la grandeur, a devenus languissants, et ceux qui étaient

quand 11 s'écrie « Seigneur, vous laisserez : a affamés se sont élevés au-dessus de la terre »

« aller votre serviteur en paix, parce que mes Qui sont ceux qui ont du pain en abondance,
«yeux ont vu votre salut * ». Que l'Eglise sinon ceux luème qui se croient puissants,
répète donc « Je me suis réjouie de votre
: c'est-à-dire les Juifs, à qui les oracles de la
« salut ; car il n'est point de saint comme le parole de Dieu ont été confiés? Mais, parmi
«Seigneur, il n'est point de juste comme ce peuple, les enfants de la servante sont
« notre Dieu » ; Dieu, en effet, n'est pas seule- devenus languissants, parce que dans ces
ment saint et juste, mais la source de la pains, c'est-à-dire dans la parole de Dieu, que
sainteté et de la justice. « Il n'est de saint que la seule nation juive avait reçue alors, ils ne
a vous » car personne n'est saint que par lui.
; goûtent que ce qu'il y a de terrestre au lieu ;

a Ne vous glorifiez point, et ne parlez point que les Gentils, à qui ces pains n'avaient pas

a hautement qu'aucune parole fière et su-


;
été donnés, n'en ont pas eu plutôt mangé que
a perbe ne sorte de votre bouche, puisque la faim dont ils étaient pressés les a fait élever
« c'estDieu qui est le maître des sciences, et au-dessus dela terre pour y savourer tout ce

a personne ne sait ce qu'il sait ». Entendez qu'ilsrenferment de céleste et de spirituel.


que celui qui n'étant rien se croit quelque Et comme si l'on demandait la cause d'un
chose, se trompe soi-même '
; car ceci s'a- événement si étrange a C'est, dit-elle, que :

• 1 Rois, II, 20. — ' Luc, II, 29 et 30. — ' Galat. YI, 3. ' Rom. X, 3. — ' Fs. vi, 3.
.

LIVRE XVII. — DE DAVID A JESUS -CHRIST. 367

a celle qui devenue mère de


était stérile est d'autre part, comme il l'a ressuscité, il lui a

que celle qui avait beaucoup


« sept enfants, et redonné la vie. Il l'a aussi mené aux enfers,
« d'enfants est demeurée sans vigueur » . et l'en a ramené, puisque c'est lui-même qui
Paroles qui montrent bien que tout ceci n'est dit dans le Prophète : « Vous ne laisserez
qu'une prophétie à ceux qui savent que la « point mon âme dans les enfers '
» . C'est cette
perfection de toute l'Eglise est marquée dans pauvreté du Sauveur qui nous a enrichis. En
l'Ecriture par le nombre sept. C'est pourquoi effet, « c'est le Seigneur qui rend pauvre ou

l'apôtre saint Jean écrit à sept Eglises ', c'est- « riche ». La suite nous expli([ue ce que cela
à-dire à toute l'Eglise; et Salonion dit, dans signifie : « Il abaisse, est-il dit, et il élève ».
les Proverbes, que « la Sagesse s'est bâti une Il abaisse les superbes et élève les humbles.
«maison et l'a appuyée sui- sept colonnes-». Tout le femme, dont
discours de cette sainte
La Cité de Dieu était réellement stérile chez le nom ne respire autre chose
signifie grâce,
toutes les nations, avant la naissance de ces que ce qui est dit dans cet autre endroit de
enfants qui l'ont rendue féconde. Nous l'Ecriture « Dieu résiste aux superbes, et
;

voyons, au contraire, que la Jérusalem ter- « donne sa grâce aux humbles »,


restre, qui avait un si grand nombre d'enfants, L'Evangéliste ajoute : « Il relève le pauvre * »
est devenue sans vigueur, parce que les Ces paroles ne peuvent s'entendre que de celui
enfants de la femme libre, qui étaient dans « qui, étant riche, s'est rendu pauvre pour
son sein, faisaient toute sa force, et qu'elle « l'amour de nous, afin que sa pauvreté nous
n'a plus que la lettre sans l'esprit. « enrichît ' ». Dieu ne l'a relevé sitôt de terre
o Dieu qui donne la mort et qui
C'est qu'afin de garantir son corps de corruption *.
a redonne la vie ». Il a donné la mort à celle J'estime qu'on peut encore lui attribuer ce
qui avait beaucoup d'enfants, et redonné la qui suit: «Et il tire l'indigent de son fumier».
vie à celle qui était stérile et qui a engendré En effet, ce fumier d'où il a été tiré s'entend
sept enfants. On peut l'entendre aussi, et mieux fort bien des Juifs qui ont persécuté Jésus-
encore, en disant qu'il rend la vie a ceux Clirist, au nombre desquels se range saint

même à qui il avait donné la mort, comme Paul lui-même, dans le temps où il persécu-
ces paroles qui suivent semblent le confirmer : tait l'Eglise. « Ce que je considérais alors
« C'est lui qui mène aux enfers et qui en « comme un gain, dit-il, je l'ai regardé depuis
« ramène ». Ceux à qui l'Apôtre dit: «Si vous « comme une perte, à cause de Jésus-Christ, et
« êtes morts avec Jésus-Clirist, cherchez les « non-seulement comme une perte mais ,

« choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la « comme du fumier pour gagner Jésus- ,

« droite de Dieu ' » ; ceux-là, dis-je, sont tués ce Christ ° ». Ce pauvre a donc été relevé de
par le Seigneur pour leur salut,pour et c'est terre au-dessus de tous les riches, et ce misé-
eux que l'Apôtre ajoute « Goûtez les choses : rable tirédufumierau-dessusdes plus opulents,
« du ciel, et non pas celles de la terre », afin afin detenirrangparmi les puissants du peuple,
qu'eux-mêmes soient ceux qui, « pressés de à qui il dit « Vous serez assis
: sur douze
« la faim , se sont élevés au-dessus de la « trônes '
», et à qui, selon l'expression de
« terre ». Car saint Paul dit encore « Vous : notre sainte prophétesse, « il donne pour hé-
« êtes morts » et voilà comment Dieu fait
;
« ritage un trône de gloire ». Ces puissants
mourir ses fidèles pour leur salut : « Et votre avaient dit : « Vous voyez que nous avons
« vie, ajoute cet Apôtre, est cachée avec Jésus- « tout quitté pour vous suivre' ». Il fallait
« Christ et Dieu ». Et voilà comment il leur qu'ils fussent bien puissants pour avoir fait

redoune la vie. Mais qu'il sont-ce les mêmes un tel vœu


mais de qui avaient-ils reçu la
;

mène aux enfers et qu'il en ramène ? Les deux force de le faire, sinon de celui dont il est dit
choses sont indubitablement accomplies en ici « Il donne de quoi vouer à celui qui fait
:

celui qui est notre chef, avec qui l'Apôlre dit « un vœu ? » Autrement, ils seraient de ces

que notre vie est cachée en Dieu. Car « celui puissants dont l'arc a été détendu. « Il donne,
« qui n'a pas épargné son propre fils, mais l'a « dit l'Ecriture, à qui fait un vœu de quoi le

« livré mort pour tout le monde »,


à la '
l'a parce que personne ne pourrait rien
« faire »,

certainement fait mourir de cette façon ; et vouer à Dieu comme il faut, s'il ne recevait
* Apoc. I, 4. Prov. IX, 1, — '
Coloss. III, 1. — * Rom. • Ps. XV, 10. — ' Jac, IV, 6. — ' II Cor. viii, 9. — ' Ps. XT,
VIII, 32. 10. — ' Pbilipp. m, 7 et 8. — '
Matt. XLX, 28. — ' Ibid. 27.
3G8 LA CITE DE DIEU.

de lui ce qu'il lui voue. « Et il a béni les an- ceci veut dire : Ait milieu de la terre ? Est-ce
« nées du juste », afin, sans doute, qu'il vive que ceux qui habitent les extrémités de la
sans lui avec celui à qui il est dit « Vos an- : terre ne doivent point pratiquer la justice ?
o nées ne Cuiront poiut ' ». Là, les années J'estime que par ces mots au milieu de la :

demeurent fixes, au lieu qu'ici elles passent, terre, l'Ecriture veut dire tant que nous vi- :

ou plutôt elles périssent. Elles ne sont pas vons dans ce corps, afin que personne ne s'i-
avant qu'elles viennent, et quand elles sont magine qu'après cette vie il reste encore du
venues elles ne sont plus
, parce qu'elles ,
temps pour accomplir la justice qu'on n'a pas
viennent en s'écoulant. Des deux choses ex- pratiquée ici-bas, et pour éviter le jugement
primées en ces paroles « 11 donne à qui fait : de Dieu. Chacun, dans cette vie, porte sa terre
« un vœu de quoi le faire, et il a béni les an- avec soi ; et la terre commune reçoit cette
« nées du juste », nous faisons l'une et nous terre particulière à la mort de chaque homme,
recevons l'autre mais on ne ; reçoit celle-ci pour rendre au jour de la résurrection.
la lui

de sa bonté que lorsqu'on a fait la première Il donc pratiquer la vertu et la justice au


faut
par sa grâce, « atlendu que l'homme n'est pas milieu de la terre, c'est-à-dire tandis que notre
« fort par sa propre force >>. « Le Seigneur âme est enfermée dans ce corps de terre, afin
a désarmera son adversaire » , c'est-à-dire que cela nous serve pour l'avenir, « lorsque
empêcher un homme d'ac-
l'envieux qui veut « chacun recevra la récompense du bien et du

complir son vœu. Comme l'expression est « mal qu'il aura fait par le corps ». Par le '

équivoque, l'on pourrait entendre par son cor/js, ditl'Apôtre, c'est-à-dire pendantle temps

adversaire l'adversaire de Dieu. Véritablement, qu'il a vécu dans le corps car les pensées de ;

lorsque Dieu commence à nous posséder, notre blasphème auxquelles on consent ne sont pro-
adversaire devient le sien, et nous le surmon- aucun membre du corps et cepen-
duites ])ar ;

tons, mais non pas par nos propres forces, car dant on ne laisse pas d'en être coupable. Nous
ce que l'homme a de forces ne vient pas de pouvons fort bien entendre de la même sorte

lui. a Le Seigneur donc désarmera sonadver- cette parole du psaume: « Dieu, qui est notre
« saire, le Seigneur qui est saint », afin que « roiavant tous les siècles, a accompli l'œuvre
cet adversaire soit vaincu par les saints que le « de notre salut au milieu de la terre ^ », at-
Seigneur, qui est le saint des saints, a faits tendu que le Seigneur Jésus est notre Dieu,
saints. et avant les siècles, parce que les siècles
il est

Ainsi, et que le sage ne se glorifie point de sa ont été par lui. 11 a accompli l'œuvre de
faits

sagesse, ni le puissant de sa puissance, ni le notre salut au milieu de la terre, lorsque le


« riche de ses richesses mais que celui qui ;
Verbe s'est fait chair ' et qu'il a habité dans
« veut se glorifier se glorifie de connaître Dieu un corps de terre.

« et de faire justice au milieu de la terre ». « Le Seigneur est monté aux cieux, et il a

Ce n'est pas peu connaître Dieu, que desavoir « tonné ; il jugera les extrémités de la terre,

que la connaissance qu'on en a est un don de « parce qu'il est juste ». Cette sainte femme

sa grâce. Aussi bien, « qu'avez-vous, dit l'A- observe dans ces paroles l'ordre de la profes-
« pôtre, que vous n'ayez point reçu ? Et si sion de foi des fidèles. Notre-Seigneur Jésus-
«vous pourquoi vous glorifiez-
l'avez reçu, Christ est monté au ciel, et il viendra de là
a vous, comme si l'on ne vous l'eût point juger les vivants et les morts. En effet, comme
« donné ^ ? » c'est-à-dire comme si vous le dit l'Apôtre : « Qui est monté, si ce n'est celui
teniez de vous-même. Or, celui-là pratique « qui est descendu jusqu'aux plus basses parties
la justice qui vit bien, et celui-là vit bien qui « de la terre ? Celui qui est descendu est le
observe les commandements de Dieu, a qui « même que celui qui est monté au-dessus de
« ont pour fin la charité qui naît d'un cœur « tous les cieux, afin de remplir toutes choses
« pur, d'une bonne conscience et d'une foi 8 la présence de sa majesté * b. 11 a donc
de
«sincère * ». Cette charité vient de Dieu, tonné par ses nuées qu'il a remplies du Saint-
comme le témoigne l'apôtre saint Jean * ;
Esprit, quand il est monté aux cieux. Et c'est

et par conséquent le pouvoir de pratiquer la de ces nuées qu'il parle dans le prophète Isaïe %
quand menace Jérusalem esclave, c'cst-
justice vient aussi de lui. Mais qu'est-ce que il la

Ps. CI, 28. — ' I Cor. IV, 7. — ' I Tiai. 1, 5. — * I Jean, •


Il Cor. V, 10. - ' Ps. LXXni , 12. — ' Jean, i , 14. — ' Ephés.

w, 7. IV, 9. — ' Isa. V, 6.


LIVRE XVII. — DE DAVID A JÉSUS-CHRIST. 369

à-dire la vigne ingrate, d'empêcher qu'elles prêtre Héli et que l'Ecriture ne nomme pas, mais
ne versent la pluie sur elle. « Il jugera lesex- que son ministère doit faire induljilablement
« trémitos de la terre », c'est-à-dire même les reconnaître pour prophète, parle de ceci plus
extrémités de la terre. Et ne jugera-t-il point clairement. Voici ce que porte le texte sacré :

aussi les autres parties de la terre, lui qui in- « Un homme de Dieu vint trouver Héli et lui
dubitablement doit juger tous les hommes? « dit : Voici ce (|ue dit le Seigneur : Je me
Mais peut-être il vaut mieux entendre par les a suis fait connaître à lamaison de votre père,
extrémités de la terre l'extrémité de la vie de a lorsqu'elle était captive de Pharaon en
l'homme. L'homme en effet ne sera pas jugé « Egypte, et je l'ai choisie entre toutes les
sur l'état où il aura été au commencement ou « tribus d'Israël pour me faire des prêtres qui
au milieu de sa vie,- mais sur celui où il se « montassent à mon autel, qui m'offrissent de
trouvera vers le temps de sa mort ; d'où vient « l'encens et qui portassent l'éphod ; et j'ai
cette parole de l'Evangile, « qu'il n'y aura de « donné à la maison de votre père, pour se
« sauvé que celui qui persévérera jusqu'à la « nourrir, tout ce que les enfants d'Israël
« fin ». Celui donc qui persévère jusqu'à
'
la « m'offrent en sacrifice. Pourquoi donc avez-
fin à pratiquer la justice au milieu de la terre « vous foulé aux pieds mon encens et mes sa-
ne sera pas condamné, quand Dieu jugerales « crifices, et pourquoi avez-vous fait plus de
extrémités de la terre. « C'est lui qui donne « cas de vos enfants que de moi, en souffrant
« la force à nos rois », afin de ne les pas con- « qu'ils emportassent les prémices de tous les
damner dans son jugement. Il leur donne la « sacrifices d'Israël ? C'est pourquoi voici ce
force de gouverner leur corps en rois, et de « que dit le Seigneur et le Dieu d'Israël J'a- :

vaincre le monde par la grâce de celui qui a « vais résolu que votre maison et la maison
répandu son sang pour eux. « Et il relèvera « de votre père passeraient éternellement en
«la gloire et la puissance de son Christ ». « ma présence. Mais je n'ai garde maintenant
Comment le Christ relèvera-t-il la gloire et la « d'en user de la sorte. Car je glorifierai ceux
puissance de son Christ ? car celui dont il est « qui me glorifient; et ceux qui me méprisent
dit auparavant : « Le Seigneur est monté aux « deviendront méprisables. Voici venir le
« cieux et a tonné », est celui-là même dont « temps que j'exterminerai votre race et
il est dit ici qu'il relèvera la gloire et la puis- « celle de votre père, de sorte qu'il n'en de-
sance de son Christ. Quel est donc le Christ de « meurera pas un seul qui exerce les fonctions
son Christ ? Est-ce qu'il relèvera la gloire et « de dans ma maison. Je les bannirai
la prêtrise,
la puissance de chaque fidèle, comme notre « tous de mon autel, afin que ceux qui res-
sainte prophétesse le dit elle-même au com- « teront de votre maison sèchent en voyant
mencement de ce cantique « Mon Dieu a : « ce changement. Ils périront tous parl'épée ;

« relevé ma force et ma gloire? » Dans le fait, a et la marque de cela, c'est que vos enfants
nous pouvons fort bien appeler des Christs a Ophni et Phinées mourront tous deux en
tous ceux qui ont été oints du saint chrême, « un même jour. Je me choisirai un prêtre
qui tous, néanmoins, avec leur chef, ne sont « fidèle, qui fera tout ce que mon cœur et
qu'un même Christ. Voilà la prophétie d'Anne, «mon âme désirent, et je lui construirai
mère du grand et illustre Samuel; en lui était « une maison durable qui passera éternelle-
figuré alors le changement de l'ancien sacer- « ment en la présence de mon Christ. Qui-
doce, qui est accompli aujourd'hui ; car elle « conque restera de votre maison viendra l'ado-
qui avait beaucoup d'enfants est devenue sans « rer avec une petite pièce d'argent, et lui dira :

vigueur, afin que celle qui était stérile et qui « Donnez-moi, je vous prie, quelque part en
estdevenue mère de sept enfants eût un nou- « votre sacerdoce , afin que je mange du
veau sacerdoce en Jésus-Christ. « pain'».
On ne peut pas dire que cette prophétie,
CHAPITRE V. qui prédit changement de
si clairement le

l'ancien sacerdoce , accomplie en la ait été


ABOLITION DU SACERDOCE d'AARON PRÉDITE
personne de Samuel. Quoiqu'il ne fût pas d'une
A HÉLI.
autre tribu que celle que Dieu avait destinée
L'homme de Dieu qui fut envoyé au grand- pour servir à l'autel, il n'était pas pourtant de
' Malt, s, 22. ' I Rois, 11, 27 et sefj.

S. AuG. — Tome XIII. 24


370 LA CITÉ DE DIEU.

la famille d'Aaron, dont la postérité était dé- estvenu. Il n'y a plus de prêtre selon l'ordre
signée pour perpétuer le sacerdoce '
; et par d'Aaron ; et quiconque reste de celte famille,
conséquent tout ceci était la figure du chan-; lorsqu'il considère le sacrifice des chrétiens
genient qui devait se faire par Jésus-Christ, établis par toute la terre et qu'il se voit dé-
et appartenait proprement à l'Ancien Testa- pouillé d'un si grand honneur, sèche de re-
ment, et figurativenienl au Nouveau je dis ;
gret et d'envie.
quantàl'événementdelachose, et non quant Ce qui suit appartient proprement à la mai-
aux paroles. Il y eut encore depuis des prêtres son d'Héli « Tous ceux qui resteront de voire
:

de la famille d'Aaron, comme Sadoch etAbia- « maison périront par l'épée et la marque ;

thar, sous le règne de David, et plusieurs a de cela, c'est que vos enfants Ophiii et Phi-

autres, longtemps avant l'époque où ce chan- nées mourront tous deux en un seul jour ».
gement devait s'accomplir en la personne de Le même signe donc qui marquait le sacer-
Jésus-Christ. Mais à présent quel est celui qui doce enlevé à sa maison marquait aussi qu'il
contemple ces choses des yeux de la foi et devait être aboli dans la maison d'Aaron. La
qui n'avoue qu'elles sont accomplies? Il ne mort des enfants d'Héli ne figurait la mort
reste en effet aux Juifs ni tabernacle ni , d'aucun homme, mais celle du sacerdoce
temple, ni autel, ni sacrifice, ni par conséquent même dans la famille d'Aaron. Ce qui suit se
aucun de ces prêtres qui, selon la loi de Dieu, rapporte au grand prêtre, dont Samuel devint
devraient être de la famille d'Aaron, comme la figure en succédant à Héli, et par consé-

le rappelle ici le Prophète « Voici ce que dit : quent on doit l'entendre de Jésus-Christ, le
a le Seigneur et le Dieu d'Israël : J'avais ré- véritable grand prêtre du Nouveau Testament :

« solu que votre maison et la maison de votre « Et je me un prêtre fidèle, qui fera
choisirai
père passeraient éternellement en ma pré- atout ce que mon cœur et mon âme désirent,
« sence mais je n'ai garde maintenant d'en
;
« et je lui construirai une maison durable».

user de la sorte. Car je glorifierai ceux qui Cette maison est la céleste et éternelle Jéru-
a me glorifient et ceux qui me méprisent
;
salem. « Et elle passera, dit-il, éternellement
«deviendront méprisables». Par la maison a en la présence de mon Christ », c'est-à-dire
de votre père, il n'entend pas parler de celui elle paraîtra devant lui, comme il a dit aupa-
dontHéli avait pris immédiatement naissance, ravant de la maison d'Aaron : « J'avais résolu
mais d'Aaron, le premier grand prêtre dont a que votre maison et la maison de votre père
tous les autres sont descendus. Ce qui pré- a passeraient éternellement en ma présence».
cède le montre clairement « Je me suis fait : On peut encore entendre qu'elle passera de la

a connaître, dit-il, à la maison de votre père, mort à la vie pendant tout le temps de notre
a lorsqu'elle était captive de Pharaon en mortalité, jusqu'à la fin des siècles. Quand
a Egypte , et je l'ai choisie entre toutes les Dieu Qui fera tout ce que mon cœur
dit : a

« tribus d'Israël pour les fonctions du sacer- a et mon âme désirent », ne pensons pas que

« doce ». Qui était ce père d'Héli dont la fa- Dieu ait une âme, lui qui est le créateur de
mille, après la captivité d'Egypte, fut choisie l'âme c'est ici une de ces expressions figurées
;

pour sinon Aaron? C'est donc


le sacerdoce, de l'Ecriture comme quand elle donne à
,

de cette race que Dieu dit ici qu'il n'y aura Dieu des mains, des pieds, et les autres mem-
plus de prêtre à l'avenir et c'est ce que nous: bres du corps. Au surplus, de peur qu'on ne
voyons maintenant accompli. Que notre foi y s'imagine que c'est selon le corps qu'elle dit
fasse attention, les choses sont présentes ; on que l'homme a été fait à l'image de Dieu, elle
les voit, on les touche, et elles sautent aux donne aussi à Dieu des ailes organe dont ,

yeux, malgré qu'on en ait. « Voici, dit le Sei- l'homme « Seigneur,


est privé, et elle dit :

«gneur, venir le temps que j'exterminerai a mettez-moi à l'ombre de vos ailes '», afin
a votre race et celle de votre père, en sorte que les hommes reconnaissent que tout cela
a qu'il n'en demeurera pas un seul qui exerce n'est dit que par métaphore de cette nature
a les fonctions de la prêlrise dans ma maison, ineffable.
a Je les bannirai tous de mon autel, afin que a Et quiconque restera de votre maison
a ceux qui resteront de votre maison sèchent a viendra l'adorer». Ceci ne doit pas s'en-
a en voyant ce changement ». Ce temps prédit tendre proprement de la maison d'Héli, mais
'
Voyez sur ce point les Bétractations, livre II, ch. 43, n. 2, * Ps. lYI, 10.
. ,

LIVRE XVII. — DE DAVID A JESUS-CHRIST. 371

de celle d'Aaron, qui a duré jusqu'à l'avéne- Il est vrai que quelques-uns, au lieu de votre
nient de Jésus-Christ et dont il en reste encore sacerdoce, ir^diùsenlvotre sacrifice, mais cela
aujourd'hui quelques débris. A l'égard de la signifie toujours le même peuple chrétien. De
maison d'IIéli, Dieu avait déjà dit que tous là vient cette parole de l'Apôtre : « Nous ne
ceux qui resteraient de celle maison jiériraient « sommes tous ensemble qu'un seul pain et
par répée. Comment donc ce qu'il dit ici «qu'un seul corps en Jésus-Christ'»; et
peut-il être \rai Quiconque restera de votre : « celle-ci encore : « Offrezvos corps à Dieu
«maison viendra l'adorer», à moins qu'on « comme une hostie vivante- ». Ainsi, quand
ne l'entende de toute la famille sacerdotale cet homme de Dieu ajoute « Pour manger du :

d'Aaron ? Si donc il existe de ces restes pré- «pain», il exprime heureusement le genre
destinés dont un autre prophète dit : « Les même du sacrifice dont le prêtre lui-même
restes seront sauvés '
» ; et l'Apôtre : «Ainsi, dit « Le pain que je donnerai pour la vie
:

« en ce temps même, les restes ont été sauvés « du monde, c'est ma chair' ». C'est là le sa-

a selon l'élection de la grâce ^ o si, dis-je, il ; crifice qui n'est pas selon l'ordre d'Aaron,
est quelqu'un qui reste de la maison d'Aaron, mais selon l'ordre de Melchisédech.Que celui
indubitablement il croira en Jésus-(^hrist qui lit ceci l'entende. Cette confession est en
comme du temps des Apôtres plusieurs de même temps courte, humble et salutaire :

cette nation crurent en lui et encore aujour- ; « Donnez-moi quelque part en votre sacerdoce,
d'hui, l'on en voit quelques-uns, quoique en « afin que je mange du pain ». C'est là cette

petit nombre, qui embrassent la foi et en qui petite pièce d'argent, parce que la parole du
s'accomplit ce que cet homme de Dieu ajoute : Seigneur, qui habite dans le cœur de celui
a II viendra l'adorer avec une petite pièce qui croit, est courte et abrégée. Comme il

«d'argent». Qui viendra-t-il adorer, sinon avait dit auparavant qu'il avait donné pour
ce souverain prêtre qui est Dieu aussi ? Car nourriture à la maison d'Aaron les victimes
dans le sacerdoce établi selon l'ordre d'Aaron, de l'Ancien Testament, il parle ici de manger
on ne venait pas au temple ni à l'autel pour du pain, parce que c'est le sacrifice des chré-
adorer le grand prêtre. Que veut dire cette tiens dans le Nouveau.
petite pièce d'argent, si ce n'est cette parole
abrégée de la foi dont l'Apôtre fait mention CHAPITRE VI.
après le Prophète, quand il dit: «Le Sei-
DE l'ÉTEUMTÉ promise AU SACERDOCE ET AU
« gneur fera une parole courte et abrégée sur
ROYAUME DES VOYANT DÉ-
JUIFS, AFIN QUE, LES
« la terre ^ ? » Or, que l'argent se prenne pour
TRUITS, ON RECONNUT QUE CETTE PROMESSE
la parole de Dieu, le Psalniiste en témoigne,
CONCERNAIT UN AUTRE ROYAUME ET UN AUTRE
lorsqu'il dit : « Les paroles du Seigneur sont
SACERDOCE DONT CEUX-LA ÉTAIENT LA FIGURE.
pures, c'est de l'argent qui a passé par le
« feu '*
« Bien que ces choses paraissent maintenant
Que dit donc celui qui vient adorer le prêtre aussi claires qu'elles étaient obscures lors-
de Dieu et le prêtre-Dieu ? « Donnez-moi, je qu'elles furent prédites, toutefois il semble

« vous prie, quelque part en votre sacerdoce, qu'on pourrait faire cette objection avec quel-
a afin que je mange du pain ». Ce qui signifie: que sorte de vraisemblance Quelle certitude :

Je ne prétends rien à la dignité de mes pères, avons-nous que toutes les prédictions des
puisqu'elle est abolie ; faites-moi seulement Prophètes s'accomplissent, puisque cet oracle
part de votre sacerdoce. « Car j'aime mieux du ciel « Votre maison et la maison de votre
:

« être méprisable dans la maison du Sei- « père passeront éternellement en ma pré-


« gneur '^» entendez: pourvu que je devienne
; « sence », n'a pu s'accomplir? Car nous
un membre de votre sacerdoce, quel qu'il soit. voyons bien que ce sacerdoce a été changé,
II appelle ici sacerdoce le peuple même dont sans que cette maison puisse jamais espérer
est souverain prêtre le médiateur entre Dieu d'y rentrer, attendu qu'il a été aboli, et que
et les hommes, Jésus-Christ homme. C'est à celte promesse est plutôt pour l'autre sacer-
ce peuple que l'apôtre saint Pierre dit : « Vous doce qui a succédé à celui-là. Quiconque —
a êtes le peuple saint et le sacerdoce royal * ». parle de la sorte ne comprend pas encore ou

- Rom.
ne se souvient pas que le sacerdoce, même
• Isa. X, 22. ' Rom. XI, 5. - '
IX, 28; Isa. x, 23.—
'
Ps. XI, 7. — * Ps, hxsxia, U, • ' I Pierre, n, 9. ' I Cor. X, 17.— ' Hom. xu, 1. — '
Jean, vi, 52.
.

372 LA CITÉ DE DIEU.

selon l'ordre d'Aaron, était comme l'ombre subsisté et subsistera toujours, mais non pas
du sacerdoce à venir et éternel, et qu'ainsi, pour Saûl ni pour ses descendants. « Et le
quand l'éternité lui a été promise, cette pro- a Seigneur, dit-il, cherchera un homme » ;

messe ne lui appartenait pas, mais à celui c'est David, ou plutôt c'est le Médiateur même

dont il était l'ombre et la fignre. Pour que du Nouveau Testament, qui était aussi figuré
Ton ne s'imaginât pas que l'ombre même par le chrême dont David et sa |)0stérité furent
dût demeurer, le changement en a dû être sacrés. Or, Dieu ne cherche pas un homme,
aussi prédit. comme s'il ignorait où il est; mais il s'accom-
De même, le royaume de Saûl, qui fut ré- mode au langage des hommes et nous cherche
prouvé et rejeté, était l'ombre du royaume à par cela même qu'il nous parle ainsi. Nous
venir qui doit subsister éternellement; car il étions dès lors si bien connus, non-seulement
faut considérer comme un grand mystère à Dieu le Père, mais à son Fils unique, qui est
cette huile dont il fut sacré et ce chrême qui venu chercher ce qui était perdu S qu'il nous
lui donna le nom de Christ. Aussi David lui- avait élus en lui avant la création du monde*.
même le respectait si fort en Saiil, qu'il frémit Lors donc que l'Ecriture dit qit'il cherchera,

de crainte et se frappa la poitrine ', au moment c'est comme si elle disait qu'il fera reconnaître
où ce prince étant entré dans une caverne aux autres pour son ami celui qu'il sait déjà
obscure pour im besoin, il lui coupa le bord lui appartenir.

de la robe, afin de lui faire voir qu'il l'avait


épargné, quand il pouvait s'en défaire, et de CHAPITRE VII.
dissiper ainsi ses soupçons et sa furieuse ani-
DE LA DIVISION DU KOYAUME d'iSRAEL PRÉDITE
niosité. Il craignait donc de s'être rendu cou-
PAR SAMUEL A SAÛL, ET DE CE QU'ELLE FIGU-
pable de la profanation d'un grand mystère,
RAIT.
seulement pour avoir touché de la sorte au
vêtement de Saûl. Voici comment l'Ecriture Saûl pécha de nouveau en désobéissant à
en parle o Et David se frappa la poitrine,
: Dieu, et Samuel lui porta de nouveau cette
« parce qu'il avait coupé le pan de sa robe - » parole au nom du Seigneur « Parce que vous :

Ceux qui l'accompagnaient lui conseillaient H avez rejeté le commandement de Dieu, Dieu

de tuer Saûl, puisque Dieu le livrait entre ses « vous a rejeté, et vous ne serez plus roi d'is-
mains. « A Dieu ne plaise, dit-il, que je le Braël')).ConmieSaûl,avouantson crime, priait
fasse et que je mette la main sur lui car il ! Samuel de retourner avec lui pour en obtenir
« est le Christ du Seigneur ». Ce n'était donc ''
de Dieu le pardon « Je ne retournerai point
:

pas proprement la figure qu'il respectait, mais « avec vous, dit-il, parce que vous n'avez point

la chose figurée. Ainsi, quand Samuel dit à « commandement de Dieu.


tenu compte du
Saiil: « Parce que vous n'avez pas fait ce que « Seigneur ne tiendra point compte de
Aussi le

a je vous avais dit, ou plutôt ce que Dieu vous « vous,etvous ne serez plus roi d'Israël». Là-

a avait dit par moi, le trône d'Israël, que Dieu dessus, Samuel lui tourna le dos et s'en alla;
« vous avait préparé pour durer éternelle- mais Saûl le retint par le bas de sa robe,
« mentj ne subsistera point pour vous mais ; qu'il déchira. Alors Samuel lui dit « Le Sei- :

« le Seigneur cherchera un homme selon son « gneur a ôté aujourd'hui le royaume à Israël
a cœur, qu'il établira prince sur son peuple, « en vous l'ôtant, et il le donnera à un de vos
« à cause que vous n'avez pas obéi à ses « proches qui est bien au-dessus de vous, et
ordres ' » ces paroles, dis-je, ne doivent
; « Israël sera divisé en deux, sans que le Sei-
pas s'entendre, comme si Dieu, après avoir « gneur change ni se repente, car il ne res-
promis un royaume éternel à Saûl, ne voulait a semble pas à l'homme, qui est sujet au re-
plus tenir sa promesse, lorsqu'il eut péché ;
« pentir, et qui fait des menaces et ne les
car Dieu n'ignorait pas qu'il devait pécher, « exécute pas * ». Celui à qui il est dit « Le :

mais il avait préparé son royaume pour être « Seigneur vous rejettera, et vous ne serez
la figure d'un royaume éternel. C'est pourquoi « plus roi d'Israël »; et encore « Le Seigneur :

Samuel ajoute «Votre royaume ne subsistera


: « a ôté aujourd'hui le royaume à Israël en
« point pour vous ». Celui qu'il figurait a « vous l'ôtant» celui-là, dis-je, régna encore
;

' 1 Rois, 2ÏIV, 6. — ' Ibid. SXiv, 6. — '


Ibid. ,7. — ' Ibid. XIII, ' Luc, Xli, 10. ' Ephés. I, 4. — •! Rois, iV, 23. — ' Ibid.
13 et seq. x-v, 23.
LIVRE XVII. — DE DAVID A JÉSUS-CHRIST. 373

quarante ans depuis, car cela lui fut dit dès demeura en cet état, chaque faction ayant ses
le commencement de son règne mais Dieu ; rois à part, jusqu'à ce que toute la nation fût
entendait par là qu'aucun de sa famille ne vaincue par les Chaldéens et menée captive à
devait lui succéder et il voulait attirer , Babylone. Mais qu'est-ce que cela fait à Saûl?
nos regards vers la postérité de David, d'où Si cette menace était nécessaire, ne devait-on
est sorti, selon la cliair, le médiateur entre l'adresser plutôt à David, dont Salomon était
Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme. fils? maintenant même, les Juifs ne sont pas
Or, le texte de l'Ecriture ne porte pas, comme divisés entre eux, mais dispersés par toute la
beaucoup de traductions Le Seigneur latines : « terre dans la société d'une même erreur. Or,
« vous a ôté le royaume d'Israël » mais ; cette division, dont Dieu menace ici ce peuple
comme nous l'avons lu dans le grec « Le : et ce royaume dans la personne de Saiil (jui
« Seigneur a ôté aujourd'hui le royaume à le représentait, doitètre éternelle et immuable,
Israël en vous l'ôtant » par où l'Ecriture ;
selon ces paroles qui suivent: Dieu ne chan- «

veut montrer que Saiil représentait le peuple « géra ni ne se repentira point, car il ne res-
d'Israël, qui était destiné à perdre le royaume, a semble pas à l'homme, qui est sujet au
Notre-Seigneur Jésus-Christ devant régner a repentir, et qui fait des menaces et ne les
spirituellement par le Nouveau Testament. «exécute pas ». Lorsque L'Ecriture dit que
Ainsi, quand il dit : « Et il le donnera à un Dieu se repent, cela ne marque du change-
8 de vos proches », cela s'entend d'une parenté ment que dans les choses, lesquelles sont con-
selon la chair. En effet, selon la chair, Jésus- nues de Dieu par une prescience immuable.
Christ a pris naissance d'Israël, aussi bien que Quand donc elle dit qu'il ne se repent point,
Ce qui suit « Qui est bon au-dessus de
Saiil. : il faut entendre qu'il ne change point.

«vous », peut s'entendre, « qui est meilleur Ainsi l'arrêt de cette division d'Israël est
aquevous»,etquelques-unsronttraduitainsi; un arrêt perpétuel et irrévocable. Tous ceux
mais je préfère cet autre sens « Il est bon :
;
qui, en tous les temps, passent de la syna-
•« qu'il soit donc au-dessus de vous » ce qui ; gogue des Juifs à l'Eglise de Jésus-Christ,
est bien conforme à cette autre parole prophé- ne faisaient point partie de cette synagogue
tique «Jusqu'à ce quej'aie mis tous vos enne-
: dans la prescience de Dieu. Ainsi, tous les
mis sous vos pieds ' ». Au nombre des enne- Israélites qui, s'attachant à Jésus-Christ, per-
mis est Israël, à qui le Christ enlève la royauté sévèrent dans cette union, ne seront jamais
comme à son persécuteur. Et toutefois, là avec ces Israélites qui s'opiniàtrent toute leur
aussi était un autre Israël, en qui ne se ti'ou- vie à être ses ennemis, et la division qui est ici
vait aucune malice ', véritable froment caché prédite subsistera toujours. L'Ancien Testa-
sous la paille. C'est de là que sont sortis les tament donné sur la montagne de Sinaï, et
Apôtres et tant de martyrs dont saint Etienne a qui n'engendra que des esclaves ', n'a de prix
été le premier; de là ont pris naissance toutes qu'en ce qu'il rend hommage au Nouveau ; et
ces Eglises dont parle l'apôtre saint Paul et tous qui maintenant lisent Moïse ont
les Juifs
qui louent Dieu de sa conversion '. un voile sur le cœur- qui leur en dérobe l'in-
Je ne doute point que par ces mots « Et : telligence. Mais lorsque quelqu'un d'eux passe
« Israël sera divisé en deux », il faille distin- à Jésus-Christ, ce voile est déchiré. En effet,
guer Israël ennemi de Jésus-Christ et Israël ceux qui changent de la sorte changent aussi
fidèle à Jésus-Christ, Israël appartenant à la d'intention et de désirs, et n'aspiient plus à
servante et Israël appartenant à la femme la félicité de la chair, mais à celle de l'esprit.
libre. Ces deux Israël étaient d'abord mêlés C'est pourquoi, dans cette fameuse journée
ensemble, comme Abraham était attaché à la des Juifs contre les Philistins ', où le ciel se

servante, jusqu'à ce que celle qui était stérile, déclara ouvertement en faveur des pre-
si

ayant été rendue féconde par la grâce de miers, à la prière de Samuel, ce prophète,
Jésus-Christ, s'écriât « Chassez la servante : prenant une pierre, la posa entre les deux
« avec son fils * ». Il est vrai qu'Israël fut par- Massephat % la nouvelle et l'ancienne, et l'ap-
tagé en deux à cause du péché de Salomon, pela Abennezer, c'est-à-dire pierre de secours,
sous le règne de son fils Roboam ", et qu'il ' Gai. IV, 24. —
= Il Cor. ut, 15. —
' I Rois,
VIII, 10, 12.
* Saint Jérùme {De loois Hebvmcis) place l'ancienne Massephat
* Ps. cix, 2. — ' Jean, r, -17. - •
Galat. I, 21. — ' Gen. xxi, 10. dans la tribu de Gad, et la nouvelle dans la tribu de Juda, sur les
— 'in uoiâ, iii. contins d'EleuthéropoUs.
374 LA CITÉ DE DIEU.

parce que, dit-il, c'est jusqu'ici que Dieu nous « vient à m'ofîenser, je lui ferai sentir les
a secourus '. Or, Massepiiat signifie intention^ a effets de ma colère et le châtierai avec ri-
et cette pierre de secours, c'est la médiation «gueur; mais je ne retirerai point de lui
du Sauveur, par qui il faut passer de la vieille a ma miséricorde, comme j'ai fait à l'égard
Massepiiat à la nouvelle, c'est-à-dire de l'in- « de ceux dont j'ai détourné ma face. Sa
tention qui regardait une fausse et charnelle a maison me sera fidèle et son royaume du-
habitude dans un royaume charnel, à celle qui « rera autant que les siècles' ».
s'en propose une véritable et spirituelle dans Quiconque s'imagine que cette promesse a
le royaume des cieux par le moyen du Nouveau été accomplie en Salomon, se trompe grave-
Testament. Comme il n'est rien de meilleur ment, et son erreur vient de ce qu'il ne s'ar-
que celte félicité, c'est jusque-là que Dieu nous rête qu'à ces paroles « C'est lui qui mecons-:

porte secours. « truira une maison ». En effet, Salomon a

élevé un temple superbe; mais il faut faire


CHAPITRE VIII. attention à ce qui suit « Sa maison me sera fi- :

a dèle et son royaume durera autant que les


LES PROMESSES DE DIEU A DAVID TOUCHANT
« siècles ». Regardez maintenant le palais de
SALOMON NE PEUVENT s'ENTENDRE QUE DE
Salomon, tout rempli de femmes étrangères
JÉSUS-CHRIST.
et idolâtresqui le portent à adorer les faux
II maintenant, autant que cela
faut voir dieux avec elles ; et prenez garde d'être assez
peut servir à notre dessein, les promesses que téméraires pour penser que les promesses de
Dieu fit à David même, qui prit la place de Dieu ont été vaines, ou qu'il n'a pu prévoir
Saûl, changement qui était la figure du chan- que ce prince et sa maison tomberaient dans
gement suprême auquel se rapporte toute de tels égarements. Lors même que nous ne
l'Ecriture sainte. Toutes choses prospérant à verrions point les paroles divines accomplies
David, il résolut de bâtir une maison à Dieu, en la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
ce fameux temple qui fut l'ouvrage de son fils qui est né de David selon la chair, nous ne
Salomon. Comme il était dans cette pensée, devrions point douter qu'elles ne se rapportent
Dieu parla au prophète Nathan, et, après lui à lui, à moins que de vouloir attendre vaine-
avoir déclaré que David ne lui bâtirait pas une ment un nouveau messie, comme font les
maison, et qu'il s'en était bien passé jusqu'a- Juifs. Il est si vrai que par ce fils, qui est ici
lors «Vous direz, ajoula-t-il, à mon serviteur
: promis à David, les Juifs mêmes n'entendent
a David Voici ce que dit le Seigneur tout-
: point Salomon, que, par un merveilleux aveu-
« puissant Je vous ai tiré de votre bergerie
: glement, ils attendent encore un autre Christ
« pour vous établir le conducteur de mon que celui qui s'est fait reconnaître pour tel
a peuple. Je vous ai assisté dans toutes vos par des marques si claires et si évidentes. A
« entreprises, j'ai dissipé tous vos ennemis, et la vérité,on voit aussi en Salomon quelque
« j'ai égalé votre gloire à celle des plus grands image des choses à venir, en ce qu'il a bâti le
« rois. Je veux assigner un lieu à mon peuple temple, qu'il a eu la paix avec tous ses voisins,
« et l'y établir, afin qu'il y demeure séparé comme le porte son nom (car Salomon signi-
a des autres nations et que rien ne trouble fie pacifique) et que les commencements de
« son repos à l'avenir. Les méchants ne l'op- son règne ont été admirables; mais il faut de-
« primeront plus comme autrefois, lorsque je meurer d'accord qu'il n'était pas Jésus-Christ
« lui donnai des Juges pour le conduire. Je ferai lui-même et qu'il n'en était que la figure.
« que tous vos ennemis vous laisseront en De là vient que l'Ecriture dit beaucoup de
« paix, et vous me bâtirez une maison. Car choses de lui, non-seulement dans les livres
« lorsque vos jours seront accomplis et que historiques, mais dans lepsaume soixante-on-
« vous serez endormi avec vos pères, je ferai zième qui porte son nom, lesquelles ne sau-
« sortir de votre race un roi dont j'alTermi- raient du tout lui convenir, et conviennent
« rai le trône. C'est lui qui me construira fort bien à Jésus-Christ, pour montrer que
« une maison, et je maintiendrai éternelle- l'un n'était que la figure, et l'autre la vérité.
a ment son empire. Je lui tiendrai lieu de Pour n'en qu'un exemple, on ignore
citer
« père et l'aimerai comme mon fils. Que s'il quelles étaient les bornes du royaume de Sa-
'1 Rois, vu, 3, J2. H Fîois, vu, 8 et seq.
.

LIVRE XVII. — DE DAVID A JÉSUS-CHRIST. 375

lomon cependant nous lisons dans ce


, et « vrerai sa gloire et sa puissance. J'étendrai
psaume étendra son empire de l'une à
: « Il « sa main gauche sur la mer et sa droite sur
« Taulre mer, et depuis le fleuve jusqu'aux « les fleuves. Il m'invoquera et médira Vous :

extrémités de la terre' » ; paroles que nous B êtes mon père, vous êtes mon Dieu et mon
voyons accomplies en la personne du Sauveur, «asile. Et je le ferai mon fils aîné et l'élè-
qui a commencé son règne au fleuve où il fut « verai au-dessus de tous les rois de la terre.
baptisé par saint Jean et reconnu par les dis- « Je lui conserverai toujours ma faveur, et
ciples, qui ne l'appelaient pas seulemenlMaître, « l'alliance que je ferai avec lui sera invio-
mais Seigneur. a lable. J'établirai sa race pour jamais, et son
Pourquoi Salomon commença-t-il à régner « trône durera autant que les cieux », Tout '

du vivant de son père David, ce qui n'arriva cela, sous le nom de David, doit s'entendre de
à aucun autre des rois d'Israël? pour nous Jésus-Christ, à cause de la forme d'esclave
apprendre que ce n'est pas de lui que Dieu qu'il a prise, comme médiateur, dans le sein
parle ici, quand
David « Losque vosil dit à : de la Vierge. Quelques lignes ensuite, il est
«jours seront accomplis et que vous serez parlé des péchés de nos enfants presque dans
« endormi avec vos pères, je ferai sortir de les mêmes termes où, au livre des Rois, il est
n votre race un roi dont j'affermirai le trône » parlé de ceux de Salomon : « S'il vient, dit
Quelque intervalle de temps qu'il y ait entre « Dieu en ce livre, à s'abandonner à l'iniquité,
Jésus-Christ et David, toujours est-il certain « je le châtierai par la verge des hommes; je
que le venu depuis la mort du
premier est « le aux atteintes des entants des
livrerai
second et qu'il a bâti une maison à Dieu, non a hommes cependant je ne retirerai pas de
;

de bois et de pierre, mais d'hommes. C'est à «lui ma miséricorde^». Ces atteintes sont
cette maison, ou en d'autres termes, aux fi- les marques du châtiment et de là cette pa- ;

dèles, que l'apôtre saint Paul dit: « Le temple role Ne touchez pas mes christs '». Qu'est-
: «

« de Dieu est saint, et c'est vous qui êtes ce ce à dire, sinon Ne blessez pas? Or, dans le :

temple " ». psaume où il s'agit de David en apparence, le


Seigneur tient à peu près le même langage :

CHAPITRE IX. a Si ses enfants, dit-il, abandonnent ma loi et


« ne marchent dans ma crainte, s'ils profa-
DE LA PROPHÉTIE DU PSAUME QUATRE-VINGT-HUI-
« nent mes ordonnances et ne gardent pas
TIÈME, LAQUELLE EST SEMBLABLE A CELLE DE
« mes commandements, je les châtierai, la
NATHAN DANS LE SECOND LIVRE DES ROIS.
« verge à main, et je leur enverrai mes
la

pour cela qu'au psaume quatre-vingt-


C'est « fléaux; mais je ne retirerai point de lui ma

huitième, qui a pour titre Instruction pour : « miséricorde * ». Il ne dit pas Je ne retirerai :

jEthan, Israélite, il est fait mention des pro- pas d'eux, quoiqu'il parle de ses enfants, mais
messes de Dieu à David, et l'on y voit quelque de lui, ce qui pourtant, à le bien prendre, est
chose de semblable à ce que nous venons de la même chose. Aussi bien on ne peut trou-
rapporter du second livre des Rois. « J'ai juré, ver en Jésus-Christ même, qui est le chef de
« dit Dieu, j'ai juré à David, mon serviteur, l'Eglise, aucun péché qui ait besoin d'indul-
« que je ferais fleurir éternellement sa race». gence ou de punition, mais bien dans son
Puis : « Vous avez parlé en
vision à vos en- peuple, qui compose ses membres et son
a fants, et vous avez dit J'ai remis mon assis- : corps mystique. C'est pour cela qu'au livre
a tance dans un homme puissant, et j'ai élevé des Rois il est parlé de so?i iniquité % au lieu
« sur le trône celui que j'ai choisi parmi mon qu'ici de celle de ses enfants, pour
il est parlé
« peuple. J'ai trouvé mon serviteur David, je nous entendre que ce qui est dit de son
faire
« l'ai oint de mon huile sainte. Car ma main corps est dit en quelque sorte de lui-même.
a lui donnera secours et mon bras le soutien- Par la même raison, lorsque Saul persécutait
« dra. L'ennemi n'aura pointavantage sur lui, son corps, c'est-à-dire ses fidèles, il lui cria
« et l'enfant d'iniquité ne lui pourra nuire. du ciel : « Saul, Saul, pourquoi me persécu-
« J'abattrai ses ennemis à ses pieds et mettrai « tez-vous " » . Le psaume ajoute : « Je n'en-
a en fuite ceux qui le haïssent. Ma vérité et a freindrai point mou serment, ni ne profa-
« ma miséricorde seront avec lui, et je déli-
'

Ps. L.xxxvm, 4 etseq. — ' Il Rois, vu, 1 1, 15. 'Ps. civ, 15.
' Ps. Lxxi, 8.— ' l Cor. m, 17. • Ibid. LXXKVm, 31, 34. — n ' Rois, vu, 14. ' Act.
u, 4.
.

376 LA CITÉ DE DIEU.

« nerai mon alliance ;


je ne démentirai point « son épée et ne l'avez point aidé dans le
a les paroles qui sortent de ma bouche ;
j'ai V combat. Vous avez obscurci l'éclat de sa
« une fois juré par ma sainteté, je ne trompe- « gloire et brisé son trône. Vous avez abrégé
a rai point David ; sa race durera éternelle- « le temps de son règne, et il est couvert de
a meut son trône demeurera à jamais devant
; a confusion ». Tous ces malheurs sont tom-
'

« moi comme le soleil et la lune, et comme bes sur la Jérusalem esclave, où même quel-
« l'arc-en-ciel , témoin Adèle de mon al- ques enfants de la liberté ont régné, quoiqu'ils
« liance ' » ne soupirassent qu'après la Jérusalem céleste
CHAPITRE X. dont ils étaient sortis et où ils espéraient ré-
gner un jour par le moyeu du Christ véritable.
LA RAISON DE LA DIFFÉRENCE QUI SE RENCONTRE
Mais si l'on veut savoir comment tous ces
ENTRE CE QUI S'EST PASSÉ DANS LE ROYAUME
maux lui sont arrivés, il faut l'apprendre de
DE LA JÉRUSALEM TERRESTRE ET LES PROMESSES
l'histoire.
"
DE DIEU, c'est de FAIRE VOIR QUE CES PRO-
CHAPITRE XI.
MESSES REGARDAIENT UN AUTRE ROYAUME ET UN
PLUS GRAND ROI. DE LA SUBSTANCE DU PEUPLE DE DIEU, LAQUELLE
SE TROUVE EN JÉSUS-CHRIST FAIT HOMME, SEUL
Après des assurances si certaines d'une si
CAPABLE DE DÉLIVRER SON AME DE l'ENFER.
grande promesse, de peur qu'on ne la crût
accomplie en Salomon et qu'on ne l'y cher- Le Prophète adresse ensuite une prière à
chât inutilement, le Psalmiste s'écrie « Pour : Dieu mais sa prière même est une prophétie
; :

« vous, Seigneur, vous les avez rejetés et a Jusques à quand Seigneur, détournerez- ,

«anéantis ^y>. Cela est arrivé à l'égard du « vous jusqu'à la fin? » il faut sous-entendre

royaume de Salomon en ses descendants jus- voire face ou voire miséricorde. Par la fin,
qu'à la ruine de la Jérusalem terrestre, qui sont exprimés les derniers temps où cette
était le siège de son empire, et à la destruction nation même croira en Jésus-Christ. Mais,
du temple qu'il avait élevé. Mais, pour qu'on avant cela, il faut que tous les malheurs que
n'aille pas en conclure que Dieu a contrevenu le Prophète a déplorés arrivent. C'est pour-

à sa parole, David ajoute aussitôt : « Vous quoi il ajoute : « Votre colère s'allumera
« avez difléré votre Christ». Ce Christ n'est comme un feu. Souvenez-vous quelle est ma
donc Salomon, puisqu'il est dif-
ni David, ni «substance». Par cette substance, l'on ne
féré. Encore quêtons les rois des Juifs fussent peut rien concevoir de mieux que Jésus-
appelés christs à cause du chrême dont on les Christ même, qui a tiré de ce peuple sa subs-
oignait à leur sacre, et que David lui-même tance et sa nature humaine. « Car ce n'est
donne ce nom à Saûl, il n'y avait toutefois a pas en vain, dit-il, que vous avez créé tous
qu'un seul Christ véritable, dont tous ceux-là « les enfants des hommes ». En effet, sans ce
étaient la figure. Et ce Christ était différé de l'homme, sans cette substance d'Israël
fils

pour longtemps, selon l'opinion de ceux qui par qui sont sauvés plusieurs enfants des
croyaient que ce devait être David ou Salo- hommes, ce serait en vain que les enfants des
mon; mais il devait venir en son temps, se- hommes auraient été créés, tandis que main-
lon l'ordre de la providence de Dieu. Cepen- tenant il est vrai que toute la nature humaine

dant le psaume nous apprend ensuite ce qui est tombée de la vérité dans la vanité par
arriva durant ce délai dans la Jérusalem ter- le péché du premier homme, d'où vient cette
restre, où l'on espérait qu'il régnerait «Vous
: parole d'un autre psaume : « L'homme est
« avez, dit-il, rompu l'alliance que vous aviez « devenu semblable à une chose vaine et chi-
« faite avec votre serviteur ; vous avez profané «mérique; ses jours s'évanouissent comme
« son temple. Vous avez renversé tous ses « l'ombre ' mais ce n'est pourtant pas en
;

« boulevards, et ses citadelles n'ont pu le « vain que Dieu a créé tous les enfants des

« mettre en sûreté. Tous les passants l'ont a hommes, puisqu'il en délivre plusieurs par
« pillé ; il est devenu l'opprobre de ses voi- a le médiateur Jésus, et que les autres, qu'il a
« sins. Vous avez protégé ceux qui l'oppri- « prévus ne devoir pas délivrer, il les a créés
« maient et donné des sujets de joie à ses « en vertu d'un dessein très-beau et très-juste,
8 ennemis. Vous avez émoussé la pointe de a pour servir au bien des élus, et pour relever
'
Pâ. LXXXVIU, 34-36.-:- = Ps. LXXXVUI, 'il. • Ps. Lxxsvm, 10-40. — ' Ps. cxLm, 5.
LIVRE XVII. — DE DAVID A JÉSUS-CHRIST. 377

« par l'opposition des deux cités l'éclat et la l'Ecriture appelle un changement, parce qu'en
« gloire de la céleste. Le Psalmistc ajoute : mourant il devenu immortel. On peut
est

« Quel est cet homme qui vivra et ne mourra aussi entendre que le changement du Christ
a point; il délivrera son âme des mains de a été reproché aux Juifs, en ce qu'au lieu
« l'enter '
». Quel est-il, en effet, sinon cette qu'ils l'attendaient comme leur sauveur, il

substmice d'Israël tirée de David, c'est-à-dire est devenu sauveur des Gentils. C'est ce que
le

Jésus-Christ, dont l'Apôtre dit^ : « Une fois plusieurs peuples, qui ont cru en lui par le
a ressuscité ne meurt plus, et la
des morts, il Nouveau Testament, leur reprochent encore
([mort n'a plus d'empire sur lui o. Bien qu'il aujourd'hui de sorte que c'est en leur per-
;

vive maintenant et qu'il ne soit plus sujet à sonne qu'il est dit « Souvenez-vous, Seigneur,
:

la mort, il n'a pas laissé de mourir mais il a ;


« de l'opprobre de vos serviteurs », parce que
délivré son âme de l'enfer, où il était des- Dieu, ne les oubliant pas, mais ayant compas-
cendu pour rompre les liens du péché qui sion de leur misère, doit les attirer un jour
en retenaient quelques-uns captifs. Or, il l'a eux-mêmes à la grâce de l'Evangile. Mais il

délivrée par cette puissance dont il dit dans me semble que le premier sens est meilleur.
l'Evangile « J'ai le pouvoir de quitter mon
:
En effet, il ne paraît pas à propos d'appeler
« âme et j'ai le pouvoir de la reprendre ' ». serviteurs de Dieu les ennemis de Jésus-Christ
à qui l'on reproche que le Christ les a aban-
CHAPITRE XII. donnés pour passer aux Gentils, et que cette
qualité convient mieux à ceux qui, exposés à
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CES PAROLES DU
de rudes persécutions pour le nom de Jésus-
PSAIME QUATRE-VINGT-HUITIÈME « OU SONT, :
Christ, se sont souvenus du royaume promis
« SEIGNEUR , LES ANCIENNES MISÉRICORDES ,
à la race de David, et touchés d'un ardent
ETC. »
désir de le posséder, ont dit à Dieu« Seigneur, :

Examinons maintenant la fin de ce psaume, « où sont anciennes miséricordes que vous


les

qui est ainsi conçu « Seigneur, où sont les : « avez fait serment d'exercer envers David ?
anciennes miséricordes que vous avez fait « Souvenez-vous, Seigneur, de l'opprobre de
« serment d'exercer envers David ? Souvenez- a vos serviteurs, et qu'il m'a fallu essuyer
« vous. Seigneur, de l'opprobre de vos servi- « sans rien dire les reproches de tant de na-
« leurs, et qu'il m'a fallu essuyer sans rien « tions, ces reproches injurieux que vos enne-
« dire les reproches de tant de nations, ces « mis m'ont du changement de votre
faits

« reproches injurieux que vos ennemis m'ont « Christ », ce changement étant pris par eux

B faits du changement de votre Christ ». En pour un anéantissement. Que veut dire Sou- :

méditant ces paroles, il est permis de deman- venez-vous, Seigneur, sinon ayez pillé de moi
der si elles s'appliquent aux Israélites, qui et, pour les humiliations que j'ai souffertes
désiraient que Dieu accomplît la promesse avec tant de patience, donnez-moi la gloire
qu'il avait faite à David, ou bien à la personne que vous avez promise à David avec serment.
des chrétiens qui sont Israélites selon l'esprit Que si nous attribuons ces paroles aux Juifs
et non selon en effet,
la chair. Il est certain, assurément ces serviteurs de Dieu, qui furent
qu'elles ont été dites ou écrites du vivant emmenés captifs à Babylone après la prise de
d'^lhan, dont le nom est à la tète de ce la Jérusalem terrestre et avant la naissance de
psaume et sous le règne de David et par con- ; Jésus-Christ, ont pu les dire aussi, entendant
séquent il n'y a point d'apparence que l'on par chayigement du Christ, qu'ils ne de-
le

pût dire alors: «Seigneur, où sont les anciennes vaient pas attendre de lui une félicité tempo-
« miséricordes que vous avez fait serment rellesemblable à celle dont ils avaient joui
« (l'exercer envers David ?» à moins que le quelques années auparavant sous le lègne de
Prophète ne se mît à la place de ceux qui de- Salomon, mais une félicité céleste et spiri-
vaient venir longtemps après et à l'égard de tuelle ; et c'est le changement que les nations
qui ces promesses faites à David étaient an- idolâtres reprochaient, sans s'en douter, au
ciennes. On peut donc entendre que lorsque peuple de Dieu, lorsqu'elles l'insultaient dans
les Gentils persécutaient les chrétiens, ils leur sa captivité. C'est aussi ce qui se trouve en-
reprochaient la passion de Jésus-Christ, que suite dans le même psaume et qui en fait la
• Ps. Lxx-xviii, 49. — '
Rom. VI, 9. — ' Jean, x, 18. conclusion : «Que la bénédiction du Seigneur
.

378 LA CITE DE DIEU.

« demeure éternellement ; ainsi soit-il, ainsi « rien ne trouble son repos à l'avenir. Les
« soit-il » ; vœu très-convenable à tout le a méchants ne l'opprimeront plus comme
peuple de Dieu qui appartient à la Jérusa- « autrefois, lorsque je lui donnai des Juges

lem céleste , soit à l'égard de ceux qui « pour le conduire' ».


étaient cachés dans l'Ancien Testament avant
que le Nouveau ne fût découvert soit pour , CHAPITRE XIII.
ceux qui dans le Nouveau sont manifeste-
LA PAIX PROMISE A D.WID PAR NATHAN n'eST
ment à Jésus-Christ. La bénédiction du Sei-
POINT CELLE DU RÈGNE DE SALOMON.
gneur promise à la race de David n'est
pas circonscrite dans un aussi petit espace de une folie d'attendre ici-bas un si grand
C'est
temps que règne de Salomon, mais elle ne
le bien, ou de s'imaginer que ceci ait été accom-
doit avoir d'autres bornes que l'éternité. La pli sous le règne de Salomon, à cause de la

certitude de l'espérance que nous en avons paix dont on y jouit. L'Ecriture ne relève cette
est marquée par la répétition de ces mots : paix que parce qu'elle était la figure d'une
«Ainsi soit-il, ainsi soit-il». C'est ce que autre et elle-même a eu soin de prévenir
;

David comprenait bien quand il dit, au second cette interprétation, lorsque, après avoir dit:

livre des Rois, qui nous a conduits à cette di- 9 Les méchants ne l'opprimeront plus », elle

gression Vous avez parlé i)our


du Psaume : « ajoute aussitôt: « comme autrefois, lorsque je
« longtemps en faveur de la maison de David » *
; « lui donnai des Juges pour le conduire ». Ce
et un peu après « Commencez donc mainte-: peuple, avant d'être gouverné par des rois,
« nant, et bénissez pour jamais la maison de fut gouverné par des Juges, et les méchants,
votre serviteur, etc. * » ;
parce qu'il était c'est-à-dire ses ennemis l'opprimaient par ,

prêt d'engendrer un fils dont la race était moments mais, avec tout cela, on trouve sous
;

destinée à donner naissance à Jésus-Christ, les Juges de plus longues paix que celle du

qui devait rendre éternelle sa maison et en règne de Salomon, qui dura seulement qua-
même temps la maison de Dieu. Elle est la rante ans. Or, il y en eut une de quatre-vingts
maison de David à raison de sa race, et la ans sous Aod. Loin donc, loin de nous l'idée
maison de Dieu à cause de son temple, mais que cette promesse regarde le règne de Salo-
d'un temple qui est fait d'hommes et non de mon, et beaucoup moins celui d'un autre roi,
pierres, et où le p.euple doit demeurer éter- puisque pas un d'eux n'a joui de la paix aussi
nellement avec son Dieu et en son Dieu, et longtemps que lui et que celte nation
,

Dieu avec son peuple et en son peuple, en n'a cessé d'appréhender le joug des rois, ses
sorte que Dieu remplisse son peuple et que voisins. Et n'est-ce pas une suite nécessaire
le peuple soit plein de son Dieu, lorsque Dieu de l'inconstance des choses du monde qu'au-
sera tout eu tous ^ Dieu, notre récompense cun peuple ne possède un empire si bien
dans la paix et notre force dans le combat. affermi qu'il n'ait pas à redouter l'invasion
Comme Nathan avait dit à David « Le Sei- : étrangère ? Ainsi, ce heu d'une habitation si

« gneur vous avertit que vous lui bâtirez une paisible et si assurée, qui est ici promis, est
« maison * » ; David dit ensuite à Dieu « Sei- : un lieu éternel, et qui est dû à des habitants
« gneur tout-puissant. Dieu d'Israël, vousavez éternels dans la Jérusalem libre où régnera
« révélé à votre serviteur que vous lui bàti- véritablement le peuple d'Israël ; car Israël
« riez une maison ^ ». En effet, nous bâtissons signifievoyant Lieu. Et nous, pénétrés du
cette maison en vivant bien, et Dieu la bâtit désir de mériter une si haute récompense,
aussi en nous aidant à bien vivre car, « si ;
que la foi nous fasse vivre d'une vie sainte
a le Seigneur ne bâtit lui-même une maison, et innocente à travers ce douloureux pèle-

en vain travaillent ceux qui la bâtissent ° » rinage !

Lorsque le temps de la dernière dédicace de CHAPITRE XIV.


celte maison sera venu, alors s'accomplira ce
DES PSAUMES DE DAVID.
que Dieu dit ici par Nathan « J'assignerai un :

n lieu à mon peuple, et l'y établirai, afin qu'il La Cité de Dieu poursuivant son cours dans
« y demeure séparé des autres nations et que le temps, David régna d'abord sur la Jérusa-
lem terrestre, qui était une ombre et une
> Il Bois, vu, 19. — " Ibid. 25.— ' I Cor. .vv, 23.— '
Il Rois, vu,
11. — > Ihid. 27. — '
Ps. C.V.'Jvr, 1. ' II Hois, VII, 10.
LIVRE XVII. — DE DAVID A JÉSUS-CHRIST. 379

figure de la Jérusalem à venir. Ce prince était et de son Eglise qui sont dans les psaumes ;

savant dans la aimait l'harmo-


musique, et il mais ce qui me retient, quoique ayant déjà
nie, non pour le plaisir de l'oreille, mais avec donné l'explication d'un de ces divins canti-
une intention plus élevée, pour consacrer à ques, c'est plutôt l'abondance que le défaut de
son Dieu des cantiques remplis de grands la matière. Il serait trop long, en effet, d'expli-

mystères. L'assemblage et l'accord de plusieurs quer ces prophéties et si je restreignais mon


;

tons différents sont en effet une image fidèle choix, j'aurais à craindre que les hommes

> de l'union qui enchaîne les différentes par- versés en ces problèmes ne m'accusassent
ties d'une cité bien ordonnée. On sait que d'avoir omis les plus essentielles. D'ailleurs,
toutes les prophéties de David sont contenues un témoignage qu'on produit d'un psaume
dans les cent cinquante psaumes que nous doit être confirmé par toute la suite du

appelons le Psautier. Or les uns veulent ,


psaume afin que , si tout ne, sert pas à

qu'entre ces psaumes ceux-là seulement ,


l'appuyer, rien au moins n'y soit contraire.
soient de lui qui portent son nom d'autres ; En procédant de toute autre façon, on ferait
ne lui attribuent que ceux qui ont pour litre des cenlons que l'on appliquerait à son sujet
de David, et disent que ceux où on lit à David dans un sens tout différent de celui que les
ont été faits par d'autres et appropriés à sa pièces ont à leur place naturelle. Pour mon-
personne. Mais ce sentiment est réfuté par le trer ce rapport de toutes les parties du psaume,
Sauveur même dans l'Evangile, lorsqu'il dit' avec le témoignage qu'on en voudrait faire
que David lui-même a appelé le Christ son sortir, il serait besoin de l'expliquer tout en-
Seigneur dans le psaume cent neuf, en ces tier. Or, quel travail exigerait cette méthode,
termes « Le Seigneur a dit à mon Seigneur
: : il est aisé de l'imaginer, pour peu qu'on sache
« Asseyez-vous àmadroite,jusqu'àcequej"aie ce que d'autres ont entrepris en ce genre et
abattu vos ennemis sous vos pieds ' » . Or, ce ce que nous avons nous-même essayé ailleurs.
psaume pour titre de David, mais
n'a pas Que aura la volonté et le loisir
celui qui en
à David. Il me semble donc que l'opinion la lise ces commentaires, et il y verra combien

plus vraisemblable, c'est que tous les psaumes de grandes choses David a prophétisées de
sont de David, et que, s'il en a intitulé quel- Jésus-Christ et de son Eglise, c'est-à-dire de
ques-uns d'autres noms que du sien, c'est la cité qu'il a fondée et de son roi.

que ces noms ont un sens figuratif quant à ;

ceux qu'il a laissés sans y mettre de nom, c'est CHAPITRE XVI.


par une inspiration de Dieu, dont le motif
LE PSAUME QUARANTE-QUATRE EST UNE PROPHÉ-
caché couvre sans doute de profonds mystères.
TIE, TANTÔT EXPRESSIVE ET TANTÔT FIGURÉE,
Il ne faut point s'arrêter à ce que cer-
DE JÉSUS-CHRIST ET DE SON ÉGLISE.
tains psaumes portent en tête les noms de
quelques prophètes qui ne sont venus que Quelles que soient, en toutes choses, la pro-
longtemps depuis David, et qui semblent toute- priété et la clarté des expressions prophé-
fois y parler ; car l'esprit prophétique qui ins- tiques , il faut aussi qu'il y en ait de
pirait ce prince a fort bien pu aussi lui révé- figurées, et ce sont celles-là qui donnent
ler les noms de ces prophètes, et lui suggérer de l'exercice aux savants, quand ils veulent

des chants qui leur étaient appropriés, comme lesexpliquer à des esprits moins ouverts. Il
nous voyons qu'un certain prophète a parlé
'^
en est toutefois qui désignent, à la première
de Josias et de ses actions plus de trois cents vue, le Sauveur et son Eglise, quoiqu'il y
ans avant la naissance de ce roi. reste toujours quelque chose d'obscur qui
demande à être expliqué à loisir ;
par exemple,
CHAPITRE XV. ce passagedu psaume quarante-quatre : «Mon
« cœur me presse de dire de grandes choses ;
s'il convient d'entrer ici dans l'explication
« je veux consacrer mes ouvrages à la gloire
des prophéties contenues dans les psaumes
« de mon Roi. Ma langue est comme la plume
touchant jésus-christ et son église.
d'un écrivain qui écrit très-vite. Vous êtes
Je vois bien qu'on attend de moi que « le plus beau des enfants des hommes; les

j'explique ici les prophéties de Jésus-Christ « grâces sont répandues sur vos lèvres c'est ;

'
"Matl. AXii, 12 '
Ps. cli, 1. — ' III Hois, .Mil. a pourquoi Dieu vous a comblé de ses béné-
380 LA CITÉ DE DIEU.

a dictions pour jamais. Très-puissant, ceignez a cour. Toute la gloire de la fille du roi vient
« votre Beau et gracieux comme vous
épée. a du dedans, vêtue d'une robe à
et elle est
« l'êtes, vous ne sauriez manquer de réussir a franges d'or, toute couverte de broderies,
«dans vos entreprises et de vous rendre a On amènera au roi les filles de sa suite on ;

maître des cœurs. La vérité, la douceur et la a vous offrira celles qui approchent de plus
justice accompagnent vos pas, et vous si- a près de sa personne. On les amènera avec
a gnalerez votre puissance par des actions a joie et on les fera entrer dans le
allégresse ;

miraculeuses. Dieu tout-puissant, que vos a palais du roi. Il vous est né des enfants à la
« flèches sont aiguës ! vous en percerez a |)lace de vos pères vous les établirez princes
;

« le cœur de vos ennemis, et les peuples toni- a sur fout l'univers. Ils se souviendront de
a berontàvos pieds. Votre trône, monDieu, est a votre nom, Seigneur, dans la suite de tous
« un trône éternel, elle sceptre de votre em- a les âges. C'est pourquoi tous les peuples
« pire est un sceptre de justice. Vous avez a vous loueront éternellement et dans tous les
a aimé la justice et haï l'iniquité ; aussi votre a siècles». Je ne pense pas que quelqu'un

a Dieu a rempli votre cœur de joie comme soit assez fou pour s'imaginer que ceci doit
a d'un heaume exquis, dont il vous a sacré s'entendre d'une simple femme, puisque cette
« avec plus d'abondance que tous vos com- femme est l'épouse de celui à qui il est dit :

pagnons. Vos vêlements sont imprégnés de a Votre trône, mon Dieu, est un trône éternel,
« myrrhe et d'aloès des essences de par-
; a et le sceptre de votre empire est un sceptre
ti fum s'exhalent de vos palais d'ivoire, et c'est a de justice. Vous avez aimé la justice et haï
a ce qui vous a gagné le cœur des jeunes filles a l'iniquité ; aussi votre Dieu a rempli votre
a au jour de votre triomphe ». Quel est l'es- a cœur de joie comme d'un heaume exquis,
prit assez grossierpour ne pas reconnaître a dont il vous a sacré avec plus d'abondance
dans ces paroles le Christ que nous prêchons a que tous vos compagnons ». C'est Jésus-
et en qui nous croyons ? Qui ne le voit dési- Christ qui a été ainsi sacré d'une onction plus
gné par ce Dieu dont le trône est éternel, et pleine que tout le reste des chrétiens ; et

que Dieu sacre en Dieu c'est-à-dire d'un , ceux-là sont les compagnons de sa gloire,
chrême spirituel et invisible?Est-ilun homme dont l'union et la concorde par tout l'univers
assez étranger à notre religion et assez sourd sont figurées par cette reine appelée dans un
au bruit qu'elle fait de toutes parts pour igno- autre psaume la cité du grand roi K Voilà
rer que le Christ s'appelle ainsi de son sacre cette spirituelle Sion dont le nom signifie
et de son onction ? Or, ce roi une fois re- contemplation, parce qu'elle contemple les
connu, que signifient les autres traits de celte grands biens de l'autre vie et y tourne foules
peinture symbolique, par exemple, qu'il est le ses pensées voilà cette Jérusalem céleste dont
;

plus beau des enfants des hommes, d'une nous avons dit tant de choses, et qui a pour
beauté sans doute d'autant plus digne d'amour ennemie la cité du diable, Babylone, c'est-à-
et d'admiration qu'elle est moins corpo- dire confusion. C'est par la régénération que
relle ? Que veut dire cette épée , et que cette reine est délivrée de la domination de
sont ces flèches ? c'est à quiconque sert ce Babylone, et passe de la domination d'un très-
Dieu règne par la vérité, la douceur et la
et méchant prince sous celle d'un très-bon roi.
justice, à examiner ces questions à loisir. On lui dit pour cette raison a Oubliez votre :

Jetez ensuite les yeux sur son Eglise, sur « pays et la maison de votre père » Les .

cette compagne unie à un si grand époux par Israélites, qui ne sont tels que selon la chair
un mariage spirituel et par les liens d'un et non par la foi , font partie de cette cité
amour divin, elle, dont il est dit peu après : impie, et sont ennemis du grand roi et de la
a La reine s'est assise à votre droite avec un reine, son épouse. Car, puisqu'ils ont mis à
a habit rehaussé d'or et de broderie. Ecoutez, mort celui qui était venu vers eux, le Christ
a ma fille, voyez et prêtez l'oreille ; oubliez a été plutôt le sauveur de ceux qu'il n'a pas
a votre pays et la maison de votre ])ère ; car vus, alors qu'il était sur la terre revêtu d'une
le roi a été pris d'amour pour votre beauté, chair mortelle. Aussi dit-on à notre roi dans
« et il Seigneur votre Dieu. Les habi-
est le un psaume «Vous me délivrerez des révoltes
:

a tants de Tyr l'adoreront avec des présents ; a de ce peuple, vous m'établirez chef des na-
a les plus riches du peuple vous feront la 'Ps. XLVU, 2.
LIVRE XVII. — DE DAVID A JESUS-CHRIST. 381

« tions. Un peuple que je ne connaissais point monde. Mais lorsque le Psalmisle chante :

«m'a servi; il m'a ol)éi aussitôt qu'il a eu- « Le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de
«tendu parler de moi '
». Le i)euple des « votre emiiire, et vous régnerez souveraine-
Gentils que le Clirist n'a pas connu lorsqu'il « ment au milieu de vos ennemis » ; cela est
était au monde, et (|ui néanmoins croit en lui si clair qu'il faudrait être aussi impudent
sur ce qu'il a appris, en sorte i|ue c'est juste- qu'ini|)iepour le nier. Nos adversaires mêmes
ment qu'il est écrit de lui « Il m'a obéi : avouent que la loi de Jésus-Christ, que nous
« aussitôt qu'il a entendu parler de moi » ;
appelons l'Evangile, et que nous reconnais-
car B la foi vient de l'ouïe S); ce peiijjle, dis-je, sons pour le sceptre de son empire, est sortie
joint aux vrais Israélites selon la cliair et selon de Sion. Quant au règne qu'il exerce au milieu
la compose la cité de Dieu, qui a aussi
foi, de ses ennemis, ceux mêmes sur qui il l'exerce
engendré le Clirist selon la cliair, quand elle le témoignent assez par leur rage et leur

n'était qu'en ces seuls Israélites. De là était la jalousie. On litun peu après «Le Seigneur a :

vierge Marie, dans le sein de laquelle le Christ «juré, et il ne s'en dédira point, que vous
a pris chair pour devenir homme. C'est de « le prêtre éternel selon l'ordre de
serez
celte cité qu'un autre psaume dit: « On dira « Melchisédech» ; or, puisqu'il n'y a plus
a de Sion, notre mère : Un homme et un maintenant nulle part de sacerdoce ni de sa-
a homme en elle, et
par excellence a été fait crifice selon l'ordre d'Aaron, et qu'on offre
« c'est le Très-Haut lui-même qui l'a fondé' ». partout sous le souverain pontife, Jésus-Christ,
Quel est ce Très-Haut, sinon Dieu? Et par ce qu'offrit Melchisédech quand il bénit Abra-
conséquent le Christ, qui est Dieu et qui l'était ham qui peut ne pas voir de qui ceci est dit?
•,

avant que de devenir homme dans cette cilé Il faut donc rapporter à ces choses claires et
par l'entremise de Marie, l'a fondée lui-même évidentes celles qui dans le même psaume
dans les patriarches et dans les Prophètes. sont un peu obscures etque nous avons déjà
Puis donc que le Sauveur a été prédit si long- expliquées dans les sermons que nous en
temps auparavant à cette cité de Dieu, à cette avons faits au peuple. Ainsi, ce que Jésus-
reine, suivant cette parole que nous voyons Christ dit dans un autre psaume où il parle
maintenant accomplie « II vous est né des : de sa propre passion : « Ils ont percé mes
« enfants à la place de vos pères, que vous « mains et mes pieds, et ont compté mes os
;

«établirez princes sur tout l'univers ''


» ;
« ils m'ont considéré et regardé ^ » cela, dis- ;

quelque obscurité qu'il y ait ici dans les je, est clair, et l'on voit bien qu'il parle de
autres expressions figurées, et de quelque son cor|)S étendu sur la croix, pieds et mains
façon qu'on les explique, elles doivent s'ac- cloués, et servant en cet état de spectacle à ses
corder avec des choses qui sont si claires. ennemis ; d'autant plus qu'il ajoute « Ils ont :

« partagé entre eux mes vêlements et jeté ma


« robe au sort»
prophétie dont l'accomplis-
:

CHAPITRE XVII.
semenl se trouve marqué dans le récit de
l'Evangile. Les traits tout aussi clairs qui sont
DD SACERDOCE ET DE LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST
PRÉDITS AUX CENT NEUVIÈME ET VINGT-UNIÈME dans ce psaume doivent servir de lumière aux
PSAUMES. autres ; car, entre les faits qui y sont évidem-
ment y en a (jui s'accomplissent
prédits, il

C'est ainsi que dans cet autre psaume où le encore tous les jours à nos yeux, comme ce
sacerdoce de Jésus-Christ est déclaré ouverte- qui suit a Toutes les parties de la
:
terre se
ment, comme ici sa royauté , ces paroles « souviendront du Seigneur, et se convertiront

pouvaient sembler obscures « Le Seigneur a : « à lui, et toutes les autres nations du monde
B dit à mou Seigneur Asseyez-vous à ma : « lui rendront leurs adorations et leurs hom-
droite, jusqu'à ce que ennemis
j'abatte vos « mages, parce que l'empire appartient au
« sous vos pieds ». En nous ne voyons
effet, « Seigneur, et il dominera sur toutes les na-
pas Jésus-Christ assis à la droite de Dieu le « tions ».

père, nous le croyons ; ni ses ennemis abattus


' Geu. XIV, 18. — ' Ps. XXI, 18.
sous ses pieds, cela ne se verra qu'à la fin du
' Ps. xni , U. — ' Rom. x, 17. — ' Pa. Lxxxvi , 5. — » Pa.
xnv, 18.
383 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XVIII. a le pied sur la gorge. Mais vous Seigneur,


,

« ayez pitié de moi, et me rendez la vie, et je


DE LA MORT ET DE LA RÉSURRECTION DU SAUVEUR
«me vengerai d'eux». Ne voit-on pas cette
PRÉDITES DANS LES PSAUMES TROIS, QUARANTE,
vengeance, quand on considère les Juifs ex-
QUINZE ET SOIXANTE-SEPT.
pulsés de leur pays après de sanglantes défaites
Les oracles des psaumes n'ont pas non plus depuis la mort et la passion de Jésus-Christ?
gardé le silence sur la résurrecUon du Christ. Après qu'il eut été mis à mort par eux, il est
Que signiflent en effet ces paroles du troisième ressuscité, et les a châtiés de peines tempo-
psaume « Je suis endormi et j'ai sommeillé,
: relles, en attendant celles qu'il leur réserve
« et je me suis éveillé, parce que le Seigneur pour ne s'être pas convertis, lorsqu'il jugera
« m'a pris ?» Y a-t-il quelqu'un d'assez peu les vivants et les morts. Le Sauveur môme
sensé pour croire que le Prophète nous aurait montrant le traître à ses Apôtres en lui pré-
voulu apprendre comme une chose considé- sentant un morceau de pain, fit mention de
rable qu'il s'est éveillé après s'être endormi, ce verset du psaume ', et dit qu'il devait s'ac-
si ce sommeil n'était la mort, et ce réveil la ré- complir en lui a Celui qui mangeait de mon
:

surrection de Jésus-Christ, qu'il devait prédire « pain m'a mis le pied sur la gorge ». Quanta

de la sorte ? Le psaume quarante en parle en- ce qu'il ajoute « En qui j'avais mis ma con-
:

core plus clairement, lorsqu'enla personne du « fiance », cela ne convient pas au chef, mais

médiateur, le Pro[)hète, selon sa coutume, ra- au corps car le Sauveur connaissait bien
;

contecomme passéesdes chosesqu'il prophétise celui dont il avait déjà dit « L'un de vous :

pour dans la prescience de


l'avenir, parce que, « est le diable^ » mais il a coutume d'attri-
;

Dieu, les choses à venir sont en quelque sorte buer à sa personne ce qui appartient à ses
arrivées, à cause de la certitude de leur ac- membres, parce que la tête et le corps ne font
complissement. « Mes ennemis, dit-il, ont fait qu'un Christ, d'où viennent ces paroles de l'E-
«des imprécations contre moi quand mourra- : vangile « J'ai eu faim, et vous m'avez donné
:

« t-il, et quand sa mémoire sera-t-elle abolie? « à manger ' » ce que lui-même explique
;

a S'il venait me voir, il me parlait avec dégui- ainsi « Quand * vous avez, dit-il, rendu ces
:

« sèment, et se fortifiait dans sa malice ; et il « services aux plus petits de ceux qui sont à

«n'était pas plutôt sorti qu'il s'attroupait avec « moi, c'est à moi que vous les avez rendus».

a les autres. Tous mes ennemis formaient des S'il dit qu'il avait mis sa confiance en Judas,

complots contre moi ; ils faisaient tous le c'est que ses disciples avaient bien espéré de

« dessein de me perdre. Ils ont priscontremoi celui-ci, quand il fut mis au nombre des
8 des résolutions injustes; mais celui qui dort Apôtres.
« ne se réveillera-t-il pas ? » C'est comme s'il Quant aux Juifs, ils ne croient pas que le

disait : meurt ne ressuscitera-t-il


Celui qui Christ qu'ils attendent doive mourir. Aussi ne
pas ? Ce qui précède montre assez que ses en- pensent-ils pas que celui que
Pro- la loi et les

nemis avaient conspiré sa mort, et que toute phètes ont annoncé soit pour nous mais ils ;

celte trame avait été conduite par celui qui prétendent qu'il doit leur appartenir unique-
entrait et sortait pour le trahir. Or, à qui ment, et qu'il sera exempt de la mort. Ils sou-
ne se présente ici le traître Judas, devenu, tiennent donc, par une folie et un aveugle-
de disciple de Jésus, le plus cruel de ses en- ment merveilleux, que les paroles que nous
nemis Pour leur faire sentir qu'ils l'immo-
? venons de rapporter ne doivent pas s'entendre
leraient en vain puisqu'il devait ressusciter,
,
de la mort et de la résurrection, mais du
il leur dit « Celui qui dort ne se réveillera-
: sommeil et du réveil. Mais le psaume quinze
« t-il pas ?» ce qui revient à ceci Que faites- : leur crie « C'est pour cela que mon cœur est
:

vous, pauvres insensés ? ce qui est un ('plein de joie, que ma langue se répand en
crime pour vous n'est qu'un sommeil pour « des chants d'allégresse, et que vous ne lais-

moi. Celui qui dort ne se réveillera-t-il pas ? « serez point mon âme en enfer, etquevousne

— Et néanmoins, pour prouver qu'un crime a permettrez pas que votre saint souffre aucune

si énorme ne demeurerait pas impuni il , « corruption ». Quel autre parlerait avec au-

ajoute « Celui qui vivait avec moi dans une


: tant de confiance de celui qui est ressuscité le
« si grande union, en qui j'avais mis ma con- — 35.—
'
JeaD, xm, 20. = Ibid. VI, 71. '
Mail. x.\ï, ' Ibid.
fiance, et qui mangeait de mon pain, m'a mis
,

LIVRE XVll. — DE DAVID A JÉSUS-CHRIST. 383

troisième jour ? Peuvent-ils l'entendre de c'est assez parler des psaumes, c'est-à-dire de
David Le psaume soixante-sept crie de son
? la prophétie de David,
et il faut mettre quel-
côté « Notre Dieu est un Dieu qui sauve, et
: ques bornes à ce discours. Que ceux qui sa-
« le Seigneur même sortira par la mort ». vent toutes ces choses m'excusent et ne se
Que peul-on dire de plus clair ? Le Seigneur plaignent pas de moi, si j'ai peut-être omis
Jésus n'est-il pas un Dieu qui sauve, lui dont d'autres témoignages qu'ils estiment encore
le nom même Sauveur ? En effet, c'est
signifie plus forts.
la raison qui en fut rendue quand l'ange dit à CHAPITRE XX.
la Vierge « Vous enfanterez un fils que vous
:

DU RÉGNE ET DES VERTUS DE DAVID, ET DES PRO-


« nommerez Jésus, parce qu'il sauvera son
PHÉTIES SUR JÉSUSCURIST QUI SE TROUVENT
B peuple en le délivrant de ses péchés ' ».
DANS LES LIVRES DE SALOMON.
Comme il a versé son sang pour obtenir la ré-
mission de ces péchés, il n'a pas dû autre- David régna donc dans la Jérusalem ter-
ment sortir de celte vie que par la mort. C'est restre, lui qui était enfant de la céleste, et à
pour cette raison que le Prophète, après avoir qui l'Ecriture rend un témoignage de gloire,
dit : « Notre Dieu est un Dieu qui sauve » parce qu'il effaça tellement ses crimes par les
ajoute aussitôt : a Et le Seigneur même sor- humiliations d'une sainte patience qu'il est
« tirapar la mort » , pour montrer que c'é- sans doute du nombre de ces pécheurs dont
taiten mourant qu'il devait sauver. Or, il dit il dit lui même: « Heureux ceux dont les ini-
avec admiration « Et le Seigneur même » , : « quilés sont pardonnécs et les péchés cou-
comme s'il disait : Telle est la vie des honunes « vertsM » A David succéda son fils Salomon,
mortels que leSeigneur même n'en a pu sortir qui, comme nous l'avons dit ci-dessus, fut
que par la mort. couronné du vivant de son père. La fin de son
règne ne répondit pas aux espérances que les
CHAPITRE XIX. commencements avaient fait concevoir; car
la prospérité, qui corrompt d'ordinaire les
LE PSAUME SOIXANTE-HUIT MONTRE l'OBSTINATION
plus sages, l'emporta sur cette haute sagesse
DES JUH'S DANS LEUR INFIDÉLITÉ.
dont le bruit s'est répandu dans tous les siècles.
Certes, les Juifs ne résisteraient pas à des On reconnaît que ce prince a aussi prophé-
témoignages si confirmés par l'événe-
clairs tisé dans ses trois livres, que l'Eglise reçoit
ment, si la prophétie du psaume soixante- au nombre des canoniques et qui sont les
huit ne s'accomplissait en eux. Après que Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique des can-
David a introduit Jésus-Christ qui dit, en ,
tiques. Pour les deux autres, intitulés la Sa-
parlant de sa passion, ce que nous voyons gesse et l'Ecclésiastique, on a coutume de les
accompli dans l'Evangile « Ils m'ont donné : lui attribuer, à cause de quelque ressemblance
«du fiel manger, et du vinaigre à boire
à de style mais les doctes tombent d'accord
;

«quand eu soif*»; il ajoute: «Qu'en


j'ai qu'ils ne sont pas de lui. Toutefois il y a long-
« récompense leur table devienne un piège et temps qu'ils ont autorité dans l'Eglise, sur-
« une pierre d'achoppement que leurs yeux ;
tout dans celle d'Occident. La passiondu Sau-
« soient obscurcis, afin qu'ils ne voient point, veur clairement prédite dans celui qu'on
est
« et chargez-les de fardeaux qui les fassent appelle la Sagesse. Les infâmes meurtriers de
a marcher tout courbés », et autres malheurs Jésus-Christ y parlent de la sorte « Oppri- :

qu'il ne leur souhaite pas, mais qu'il leur « nions le juste, il nous est incommode et il

prédit comme s'il les leur souhaitait. Quelle « s'oppose sans cesse à nos desseins il nous ;

merveille donc qu'ils ne voient pas des choses « reproche nos péchés et publie partout nos
si évidentes, puisque leurs yeux ne sont obs- « crimes il se vante de connaître Dieu et il
;

curcis qu'aCn qu'ils ne les voient pas? quelle « se nomme insolemment son fils; il contrôle
merveille ne comprennent pas les
qu'ils «jusqu'à nos pensées, et sa vue même nous
choses du eux qui sont toujours accablés
ciel, « est à charge car il mène une vie toute
;

de pesants fardeaux qui les courbent contre « différente de celle des autres, et sa conduite

terre ? Ces métaphores prises du corps mar- B est tout extraordinaire. Il nous regarde
quent réellement les vices de l'esprit. Mais « comme des bagatelles et fuit notre manière
' Luc, I, 31; Matt. i, 21. — =
Matt. xxvu, 34. ' Ps, XXXI, 1.
.
,

384 LA CITÉ DE DIEU.

« d'agir comme la pesle ; il estime heureuse gendre sept enfants « La Sagesse, dit Salomon :

a la mort des gens de bien et se glorifie d'avoir « s'est bâti une maison, et l'a appuyée sur sep
« Dieu pour père. Voyons donc si ce qu'il dit « colonnes. Elle a immolé ses victimes, mêlé
a est vrai, et éprouvons quelle sera sa fin. S'il « son vindans une coupe et dressé sa table elle ;

est vraiment fils de Dieu, Dieu le protégera « a envoyé ses serviteurs pour convier hau-
a et le tirera des mains de ses ennemis. Fai- « tement à boire du vin de sa coupe, disant :

« sons-lui souffrir toutes sortes d'alîronts et de « Que celui qui n'est pas sage vienne à moi ;

«tourments jiour voir jusqu'où vont sa mo- « et à ceux qui manqueutde sens, elle a parlé
« dération et sa patience. Condamnons-le à une « Venez, mangez de mes pains, et buvez
ainsi :

« mort ignominieuse, car nous jugerons de « le vin que je vous ai préparé ' ». Ces paroles
«ses paroles par ses actions. Voilà quelles nous font connaître clairement que la sagesse
« ont été leurs pensées mais ils se sont ; de Dieu, c'est-à-dire le Verbe coéternel au
« trompés, parce que leur malice les a aveu- père, s'est bâti une maison dans le sein d'une
«glés». Quant à l'Ecclésiastique, la foi des vierge en y prenant un corps, qu'il s'est uni
Gentils y est prédite ainsi : « Seigneur, qui l'Eglise comme les membres à la tête, qu'il a
« êtes le maître de tous les hommes, ayez immolé les martyrs comme des victimes,
« pitié de nous, et que tous les peuples vous qu'il a couvert une table de pain et de vin,
a craignent. Etendez votre main sur les na- où se voit même le sacerdoce selon l'ordre
« lions étrangères, afin qu'elles reconnaissent de Melchisédech, enfin, qu'il y a invité les
a votre personne
que vous soyez glorieux et fous et les insensés, parce que, comme dit l'A-
« en elles comme
vous l'êtes en nous , et pôtre Dieu a choisi les faibles selon le
: «
« qu'elles apprennent avec nous qu'il n'y a « monde pour confondre les puissants ' »
«point d'autre Dieu que vous, Seigneur». Néanmoins, c'est à ces faibles que la Sagesse
Cette prophétie conçue en forme de souhait, a dit ensuite: « Quittez votre folie afin de
nous la voyons accomplie par Jésus-Christ ;
« vivre, et cherchez la sagesse, afin d'acquérir
mais comme ces Ecritures ne sont pas cano- « la vie' ». Or, avoir place à sa table, c'est
niques parmi les Juifs elles ont moins de , commencer d'avoir la vie. Que peuvent si-
force contre les opiniâtres. gnifier de mieux ces autres paroles de l'Ecclé-
Pour les autres trois livres, qui, certaine- siaste : a L'homme n'a d'autre bien que ce
ment, sont de Salomon, et que les Juifs recon- «qu'il boit et mange'? » qu'est-ce, dis-je,
naissent pour canoniques, il serait tro|) long que ces paroles peuvent signifier, sinon la
et très-pénible de montrer comment tout ce participation à cette table, où le souverain
qui s'y trouve se rapporte à Jésus-Christ et à prêtre et médiateur du Nouveau Testament
son Eglise. Toutefois ce discours des impies nous donne son corps et son sang selon l'ordre
dans les Proverbes « Mettons le juste au tom-: de Melchisédech, et ce sacrifice a succédé à
« beau et dévorons-le tout vivant; abolissons- tous les autres de l'Ancien Testament, qui
« en la mémoire sur la face de la terre, em- n'étaient que des ombres et des figures de
« parons-nous de ce qu'il jiossède de plus celui-ci ? Aussi reconnaissons-nous la voix de
«précieux'»; ce discours, dis-je, n'est pas ce même médiateur dans la prophétie du
si obscur qu'on ne
le puisse aisément entendre psaume trente-neuf : « Vous n'avez point
de Jésus-Christ de l'Eglise, qui est son plus
et « voulu de victime ni d'offrande, mais vous
précieux héritage. Notre-Seigneur lui-même, « m'avez disposé un corps" », parce que, pour
dans la parabole des mauvais vignerons, leur tout sacrifice et oblation, son corps est offert
fait tenir un discours semblable, quand, aper- et servi à ceux qui y participent. Que l'Ecclé-
cevant le fils du père de famille: «Voici, siaste n'entende pas parler de viandes char-
« disent-ils, l'héritier ; allons, tuons-le, et nelles dans son invitation perpétuelle à boire
« nous serons maîtres de son héritage ^ » . et à manger, cette parole le prouve claire-
Tous ceux qui savent que Jésus-Christ est la ment : « Il vaut mieux aller dans une maison
Sagesse de Dieu n'entendent aussi que de lui « de deuil que dans celle où l'on fait bonne
et de son Eglise cet autre endroit des Proverbes « chère " » et un peu après « Les sages ai-
; :

que nous avons touché plus haut, lorsque « ment à aller dans une maison de deuil, et
nous parhons de la femme stérile qui a en- — —
' Pcov. ix, 6. — Ecclés. V,
• Prov. IX, 1-5. = I Cor. i, 27.
' Proï. I, U. — ' Matt. iii, 38. 15. — ' Ps. XiXLX, 9. — ' Ecoles, vu, 3.
LIVRE XVII. — DE DAVID A JÉSUS-CHRIST. 383

dans une maison de festins et de


et les fous soit dans Israël, peuvent se rapporter à Jésus-
a débauches' ». Mais il vaut mieux rapporter Christ et à son Eglise. Je dis dans Juda ou dans
ici de ce livre ce qui regarde les deux cités, Israël, parce que ce furent les noms que por-
celle du diable et celle de Jésiis-Cbrist, et les tèrent ces deux parties du peuple, depuis que
rois de l'une et de l'autre « Malheur à vous, : Dieu l'eut pour le crime de Salomon
divisé
« terre, dont le roi est jeune et dont les princes sous sou fils Roboani qui lui succéda. Les dix
a mangent dès le matin Mais bénie soyez- 1 tribus 'dont Jéroboam, esclave de Salomon,
« vous, terre, dont le roi est fils des libres, et fut établi roi, et dont Samarie était la capitale,
a dont les princes mangent dans le temps retinrent le nom d'Israël, qui était celui de
« convenable, sans impatience et sans con- tout le peuple. Les deux autres tribus, Juda
« fusion^». Ce jeune roi est le diable, que et Benjamin, qui étaient demeurées à Hoboam
Salomon appelle ainsi à cause de sa folie, de en considération de David dont Dieu ne vou-
son orgueil, de sa témérité, de son insolence, lait pas entièrement détruire le royaume, et

et des autres vices auxquels les jeunes gens qui avaient Jérusalem pour capitale, s'appe-
sont sujets. Jésus-Christ, au contraire, est fils lèrent le royaume de Juda, parce que Juda
des libres, c'est-à-dire des saints patriarches était la tribu d'où David était issu. Latribude

appartenant à la cité libre dont il est issu Benjamin, dont était sorti Saûl, prédécesseur
selon la chair. Les princes de celte cité qui de David, faisait aussi partie du royaume de
mangent dès le matin, c'est-à-dire avant le Juda, qui s'appelait ainsi pour se distinguer
temps, désignent ceux qui se bâtent de goûter du royaume d'israëlqui comprenaitdixtribus.
la fausse félicité de ce monde, sans vouloir Celle de Lévi, comme sacerdotale et consacrée
attendre celle de l'autre, qui est la seule vé- au service de Dieu, ne faisait partie ni de l'un
ritable, au lieu que les princes de la cité de ni de l'autre royaume, et était comptée pour
Jésus-Christ attendent avec patience le temps la treizième. Or, ce nombre impair des tribus
d'une félicité qui ne trompe point. C'est ce venait de ce que, des douze enfants de Jacob
qu'il veut dire par ces paroles, « sans imiia- qui en avaient établi chacun une, Joseph en
« tience et sans confusion », parce qu'ils ne avait fondé deux, Ephraïm et Manassé. Toute-
se repaissent point d'une vaine espérance, fois, on peut dire que la tribu de Lévi appar-
suivant cette parole de l'Apôtre « L'espé- : tenait plutôt au royaume de Juda, à cause du
« rance ne confond point' », et cette autre du temple de Jérusalem où elle exerçait son mi-
psaume « Tous ceux qui vous attendent
: nistère. Après ce partage du peuple, Roboam,
« avec patience ne seront point confondus*». flls de Salomon, fut le premier roi de Juda, et

Quant au Cantique des cantiques, c'est une établit le siège de son empire à Jérusalem; et
réjouissance spirituelle des saintes âmes aux Jéroboam, son serviteur, fut le premier roi
noces du roi et de la reine de la Cité céleste, d'Israël, et fixa sa résidence à Samarie. Comme
c'est-à-dire de Jésus-Cluist et de l'Eglise ;
Roboam voulait faire la guerre à Israël sous
mais cette joie est cachée sous le voile de l'al- prétexte de rejoindre à son empire celte partie
légorie, afin qu'on ait plus d'envie de la con- que la violence d'un usurpateur avait démem-
naître et plus de plaisir à la découvrir, et d'y brée, Dieu l'en empêcha et lui fit dire par son
voir cet époux à qui ou dit au même cantique : prophète que lui-même avait conduit tout
« Ceux qui sont justes nous aiment », et celte '^
cela; ce qui montra que ni Israël ni Jéroboam
épouse à qui l'on dit aussi « La charité fait : n'étaient coupables de cette division, mais
a vos délices'». Nous passons sous silence qu'elle était arrivée par la seule volonté de
plusieurs autres choses pour ne pas excéder Dieu, qui avait ainsi vengé le crime de Salo-
les bornes de cet ouvrage. mon. Lors donc que les deux partis eurent
reconnu que c'était un coup du ciel, ils de-
CHAPITRE XXI. meurèrent en paix; d'autant plus que ce n'é-
qu'une division de royaume, et non pas
tait
DES ROIS DE JUDA ET d'iSUAEL APRÈS SALOMON.
de religion.
Peu de paroles ou d'actions des autres rois
' ni Rois, xn, 24.
qui viennent a[irès Salomon, soit dans Juda,
• Ecclé. VII, 5. — Ibid.
'
X, 16. — '
Rom. V, 5.— * Ps. sxrv, 3.
- * Cant. I, 3. — Ibid.
' VII,G

S. Ai'G. — Tome XIII. 25


38U LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XXH. lamiséricorde de Dieu, jusqu'à ce que sa co-


lère, s'alîumant de plus en plus, toute cette
IDOLATRIE DE JÉROBOAM.
nation fût entièrement vaincue par les Chal-
Mais Jéroboam, roi d'Israël, assez malheu- déens, et emmenée captive en Assyrie,
d'abord
reux pour se défier de la bonté de Dieu, bien le peuple d'Israël, de Juda,
et ensuite celui
qu'il l'eûtéprouvé fidèle el reçu de sa main après la ruine de Jérusalem et de son temple
la couronne qu'il lui avait promise, appré- fameux. Ils demeurèrent dans cette captivité
henda que Roboam ne séduisît ses sujets, l'espace de soixante-dix années ; après, ils
lorsqu'ils iraient au temple de Jérusalem, où furent renvoyés dans leur pays, où ils rebâ-
tout le peuple juif était obligé par la loi de se tirent le temple; et bien que plusieurs d'entre
rendre tous les ans pour sacrifier, et que les eux demeurassent en des régions étrangères
siens ne se remissent sous l'obéissance de la et reculées, ils ne furent plus depuis divisés

lignée royale de David. Pour empêcher cela, en deux partis, mais ils n'eurent qu'un roi qui
ilintroduisit l'itlolàtrie dans son royaume et résidait à Jérusalem et tous les Juifs, quelque
;

fut cause que son peuple sacrifia aux idoles éloignés qu'ils fussent, se rendaient au temple
avec lui. Toutefois, Dieu ne laissa pas de re- à un certain temps de l'année. Mais ils ne
prendre par ses Prophètes, non-seulement ce manquèrent pas non plus alors d'ennemis qui
prince, mais ses successeurs, héritiers de son leur firent la guerre; et quand le Messie vint
impiété, et tout le peuple. Painiices prophètes au monde, il les trouva déjà tributaires des
s'élevèrent Elie et Elisée, qui firent
beaucoup Romains.
de miracles et comme Elie disait à Dieu « Sei-
; :

« gneur, ils ont égorgé vos Prophètes, ils ont


CHAPITRE XXIV.
« renversé vos autels, je suis resté seul, et ils
DES DERNIERS PROPHETES DES JUIFS.
B me cherchent pour me faire mourir ' » ; il

lui fut répondu qu'il y avait encore sept mille Tout le temps qui s'écoula depuis leur retour
hommes qui n'avaient point plié le genou de- jusqu'à l'avénement du Sauveur, c'est-à-dire
vant Baal. depuis Malachie, Aggée, Zacharie et Esdras,
CHAPITRE XXIII. ilsn'eurent point de prophètes parmi eux.
Zacharie, père de saint Jean-Baptiste, et Elisa-
DE LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE ET DU RETOUR
beth, sa femme, prophétisèrent au temps de
DES JUIFS.
du Messie avec Siméon et Anne.
la naissance
Le royaume de Juda, dont Jérusalem était On peut y joindre saint Jean-Baptiste, qui
la capitale, ne manqua pas non plus de pro- fut le dernier des Prophètes, et qui montra
phètes, qui parurent de temps en temps, se- Jésus-Christ, s'il ne le prédit; ce qui a fait
lon qu'il plaisait à Dieu de les envoyer, ou dire à Notre-Seigneur que « la loi et les Pro-
pour annoncer ce qui était nécessaire, ou pour a phètes ont duré jusqu'à Jean '
».
reprendre les crimes et recommander la jus- L'Evangile nous apprend aussi que la Vierge
tice. Là se trouvèrent aussi des rois, quoiqu'en même prophétisa avec saint Jean ; mais les
moins grand nombre que dans Israël, qui Juifs infidèles ne reçoivent point ces prophéties,
commirent contre Dieu d'énormes péchés qui quoique reçues partons ceux d'entre eux qui
attirèrent le courroux du ciel sur eux et sur ont embrassé notre religion. C'est véritablement
leur peuple qui les imitait; mais en récom- à cette époque qu'Israël a été divisé en deux,
pense il y en eut d'autres d'une vertu signa- de cette division immuable prédite par Samuel
lée au lieu que tous les rois d'Israël ont été
: et Saûl. Pour Malachie, Aggée, Zacharie et

méchants, les uns plus, les autres moins. L'un Esdras, tous les Juifs les mettent au nombre
et l'autre parti éprouvait donc diversement la des livres canoniques ne sera pas hors ; et il

bonne ou la mauvaise fortune, ainsi que la de propos d'en rapporter quelques témoigna-
divine Providence l'ordonnait ou le permet- ges qui concernent Jésus-Christ et son Eglise.
tait; et ils étaient affligés non-seulement de Mais cela se fera plus commodément au livre
guerres étrangères, mais de discordes civiles, suivant, et il est temps de mettre un terme à
où renvoyait éclater tantôt la justice et tantôt celui-ci.

• m Rois, XIX, 10. Matt. Il, 13.


LIVRE DIX -HUITIEME'.
Saint .\uguslin expose le développement des deux cités depuis l'époque d'Abraham jusqu'à la fin du monde; il signale en même

temps les oracles qui ont annoncé Jésus-Christ, soit chez les sihylles, soit principalement chez les prophètes qui ont écrit
depuis la naissance de l'empire romain, tels qu'Osée, Amos, Isaïe, Miohée et les suivants.

CHAPITRE PREMIER. soins ou ses convoitises, et l'objet de ses désirs


n'étant capable de suffire ni à tous, ni à per-
RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ TRAITÉ DANS
sonne, parce que ce n'est pas le bien véritable,
LES LIVRES PRÉCÉDENTS.
il arrive d'ordinaire qu'elle se divise contre
J'ai promis de parler de la naissance, du elle-même et que le plus faible est opprimé
progrès et de la fin des deux cités, après avoir par le plus fort. Accablé par le vainqueur, le

réfuté, dans les dix premiers livres de cet vaincu achète la paix aux dépens de l'empire,
ouvrage, les ennemis de la Cité de Dieu, qui etmême de la liberté, et c'est un rare et ad-
préfèrent leurs dieux à Jésus-Christ, et dont mirable spectacle que celui d'un peuple qui
l'âme dévorée d'une pernicieuse envie a conçu aime mieux périr que de se soumettre. En efi'et,
contreles chrétiens la plus implacable inimitié. la nature crie en quelque sorte à l'homme
J'ai fait voir en quatre livres, depuis le onzième qu'il vaut mieux subir le joug du vainqueur
jusqu'au quatorzième, la naissance des deux que de s'exposer aux dernières fureurs de la
cités. Le quinzième en a montré le progrès,^ guerre. Et c'est ainsi que dans la suite des
depuis le premier homme jusqu'au déluge, et temps, non sans un conseil de la providence
depuis le déluge jusqu'à Abraham. Mais de- de Dieu, qui règle le sort des batailles, quel-
puis Abraham jusqu'aux rois des Juifs, période ques peuples ont été les maîtres des autres.
exposée dans le seizième livre, et depuis ces Or, entre tous les empires que les divers inté-
rois jusqu'à la naissance du Sauveur, où nous rêts de la cité de la terre ont établis, il en est
conduit le dix-septième, il semble que la seule deux singulièrement puissants, celui des As-
Cité de Dieu se soit montrée dans notre récit, syriens et celui des Romains, distincts l'un de
quoique celle du monde n'ait pas laissé de l'autre par les lieux comme par les temps.
continuer son cours. J'ai procédé de la sorte, Celui des Assyriens, situé en Orient, a fleuri
afin que le progrès de la Cité de Dieu parût le premier; et celui des Romains, qui n'est
plus distinctement, depuis que les promesses venu qu'après, s'est étendu en Occident: la
de l'avénement du Messie ont commencé à fin de l'un a été le commencement de l'autre.
être plus claires; et toutefois il est vrai de On jieut dire que
les autres royaumes n'ont
dire que, jusqu'à la publication du Nouveau été que des rejetons de ceux-là.
Testament, cette cité ne s'est montrée qu'à Ninus, second roi des Assyriens, qui avait suc-
travers des ombres. Il faut donc reprendre cédé à son père Bélus ', tenait l'empire, quand
maintenant le cours de la cité du monde de|)uis Abraham naquit en Chaldée. En ce temps-là
Abraham, afin qu'on puisse comparer ensem- florissait aussi le petit royaume des Sicyoniens,
ble le développement des deux cités. par lequel le docte Varron commence son his-
toire romaine \ Des rois des Sicyoniens, il
CHAPITRE II. descend aux Athéniens, de ceux-ci aux Latins,
et des Latins aux Romains. Mais, comme je l'ai
QUELS ONT ÉTÉ LES ROIS DE LA CITÉ DE LA TERRE
PENDANT QUE SE DÉVELOPPAIT LA SUITE DES
* Sur Bélus, voyez Hérodote, lib.l, cap. 181 et seq. La plupart des
SAINTS DEPUIS ABRAHAM. historieûs font commencer
l'empire d'Assyrie à Ninus. Béliis a été
ajouté par les historiens postérieurs, notamment par Eusèbe dans sa
La hommes répandue par toute
société des Chronique.
' Voyez plus haut témoignage éclatarit que rend
(livre vi, ch. 2) le
la terre, dans les lieux et les climats les plus saint Augustin à la science de Varron. —
L'histoire romaine dont il

différents, ne cherchant qu'à satisfaire ses be- est question ici entièrement perdue, est mentionnée par
et qui est
les grammairiens Charisius et Servius et par Arnobe {Adv, Gent.,
Ce livre a élé écrit vers l'an -120. Voyez le chapilie 51. lib. V, p. 143 de l'édition de Steweoh).
388 LA CITÉ DE DIEU.

dit, tous ces empires qui ont précédé la fonda- Assyriens après sa mère Sémiramis, qu'il tua,
tion de Rome étaient peu de chose en compa- dit-on, parce qu'elle voulait former avec lui
raison de celui des Assyriens; et Salluste, tout une union incestueuse'. Quelques-uns croient
en reconnaissant que les Athéniens ont été cé- qu'elle fonda Babylone, peut-être parce qu'elle
lèbres dans la Grèce, croit pourtant que la re- la rebâtit^; car nous avons montré au seizième
nommée a exagéré leur puissance. « Les faits livre quand et comment Babylone fut fondée.
a d'armes d'Athènes, dit-il, ont été grands et Pour ce fils de Sémiramis, les uns le nomment
« glorieux je n'en disconviens pas
,
mais ; Ninus comme son père, les autres Ninyas.
« toutefois je les crois un peu au-dessous de ce Telxion tenait alors le sceptre des Sicyoniens,
« qu'on en publie. L'éloquence des historiens et son règne fut si tranquille que ses sujets,
a a beaucoup contribué à leur éclat, et la après sa mort, firent de lui un dieu et lui dé-
« vertu de ses héros a été rehaussée de toute cernèrent des jeux et des sacrifices.
« la grandeur de ses beaux génies* ». Ajoutez
à cela qu'Athènes a été l'école des lettres et CHAPITRE in.
de la philosophie, ce qui n'a pas peu contribué
sous QUELS ROIS DES ASSYRIENS ET DES SICYO-
à sa gloire. Mais à ne considérer que la puis-
NIENS NAQUIT ISAAC, ABRAHAM ÉTANT ALORS
sance matérielle, il n'y avait point en ce temps-
ÂGÉ DE CENT ANS, ET A QUELLE ÉPOQUE DE
là d'empire plus fort ni plus étendu que celui
CES MÊMES EMPIRES ISAAC, AGE DE SOIXANTE
d'Assyrie. En effet, onque Ninus subjugua
dit
ANS, EUT DE RÉBECCA DEUX FILS, ÉSAiJ ET
toute l'Asie, c'est-à-dire la moitié du monde,
JACOB.
et porta ses conquêtes jusques aux confins de
la Libye. Les Indiens furent les seuls de tous les Ce fut SOUS règne de Telxion que naquit
le
peuples d'Orient qui demeurèrent libres de sa Isaac, selon la promesse que Dieu en avait
domination; encore, après sa mort, furent-ils faite à son père Abraham, qui l'eut à l'âge de
soumis i)ar sa femme Sémiramis ^ Ce fut donc cent ans de sa femme Sarra, à qui la stérilité
alors, sous le règne de Ninus ', qu'Abraham et legrand âge avaient ôté l'espérance d'avoir
naquit chez Chaldéens; mais, comme l'his-
les des entants Arrius^ cinquième roi des Assy-
:

toire des Grecs nous est bien plus connue que riens, régnait alors. Isaac, âgé de soixante ans,
celle des Assyriens, ayant passé jusqu'à nous eut de sa femme Rébecca deux enfants ju-
par les Latins, et, après ceux-ci, par les Ro- meaux, Esaû et Jacob, Abraham étant encore
mains, qui en sont descendus, j'estime qu'il vivant et âgé de cent soixante ans mais il ;

ne sera pas hors de propos de rappeler à l'oc- mourut quinze ans après, sous le règne de l'an-
casion les rois des Assyriens, afin qu'on voie cien Xerxès, roi des Assyriens, surnommé
comment Babylone ainsi que l'ancienne
, Baléus, et de Thuriacus ou Thurimachus, roi
Rome, s'avance dans le cours des siècles avec des Sicyoniens, tous deux septièmes souve-
la Cité de Dieu, étrangère ici-bas. Quant aux rains de leurs peuples. Le royaume des Ar-
faits qui doivent nous servir à mettre en paral- giens prit naissance sous lespetits-fils d'Abra-

lèle les deux cités, il vaut niieux les emprun- ham, Inachus en fut le premier roi. 11 ne
et
ter aux Grecs et aux Latins, parmi lesquels je faut pas oublier, qu'au rapport de Varron, les
comprends Rome, comme une seconde Baby- Sicyoniens avaient coutume de sacrifier sur le
lone. sépulcre de Thurimachus. Sous les règnes
Or, à la naissance d'Abraham, Ninus était le d'Armamitres et de Leucijtpus, huitièmes rois
second roi des Assyriens, et Europs le second des Assyriens et des Sicyoniens, et sous celui
roi des Sicyoniens l'un avaitsuccédé à Bélus,
;
d 'Inachus, premier roi desArgiens, Dieu parla
et l'autre à ^gialeus *. Quand Dieu promit à à Isaac et lui promit, comme il avait fait à son
Abraham une postérité nombreuse, après qu'il père, qu'il donnerait la terre de Chanaan à sa
fut sorti de Babylone, les Assyriens en étaient à ' le récit de Justin, abréviateur de Trogue-Pompée, qui
C'est
leur quatrième roi, et les Sicyoniens à leur cin- écrivait probablement d'après Ctésias. Comp. Agathias, Hist,-, Ub. n,
cap. 24.
quième. Alors le fils de Ninus régnait chez les ' Diodore de Siiile et Justin, d'après Ctésias (page 396 et seq. de

Pédiiioa de Bœhr), font bàlir Babylone par Sémiramis. Suivant Jo-


' Catil. ch. 8. Bèphe et Eusèbe, Bélus serait le fondateur de Babylone, et Sémi-
" Voyez Diodore de
Sicile, d'après Ctésias (lib. il, cap. 15 et seq.) ramis n'aurait fait que la restaurer et la fortifier.
'Saint Augustin suit la Chronique d'Eusèbe ; d'autres font naître
* béoediciiae donnait Arabius^ auquel la nouvelle édi-
L'édilion
Abraham la vingtième année du règne de Sémii'amis. tion de 1833 substitue Arrius. Voyez la note du savant éditeur,
* Ces synchrouismes sont établis d'après Eusèbe. tome vil, page 776.
LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITES. 389

postérité, et qu'en elle toutes les nations se- prince le combla d'honneurs et de biens, parce
raient bénies. Il promit la même chose à son qu'il lui avait expliqué ses songes et prédit
fils Jacob, appelé depuis Israël, sous le règne les sept années d'abondance, qui devaicntètre
de Bclocus, neuvième roi des Assyriens, et de suivies des sept autres années de stérilité. Ce
Phoronée, fils d'Inaclius, deuxième roi des fut à la seconde de ces années stériles que Ja-
Arpiens; car Leucippus, huitième roi des Si- cob vint en Egypte avec toute sa famille, âgé
cyoniens, vivait encore. Ce fut sous ce Phoro- de cent trente ans, comme il le dit lui-même
née', roi d'Argos, que la Grèce commença à au roi Pharaon. Josc[ih en avait alors trente-
devenir célèbre par ses lois et ses instilutions. neuf, attendu que les sept années d'abondance
Phegoiis, cadet de Phoronée, fut honoré et les deux de stérilité s'étaient écoulées, de-
comme un dieu après sa mort, et on lui bàlit puis qu'il avait commencé à être en faveur.
un temple sur son tombeau. J'estime (|u'on
lui déféra cet honneur, parce que, dans la
CHAPITRE V.
partie du royaume que son père lui avait
laissée, il avait élevé des chapelles aux dieux,
d'apis, troisième UOI DES ARGIENS, DONT LES
et divisé les temps par mois et par années. ÉGYPTIENS FIRENT LEUR DIEU SÉRAPIS.
Surpris de ces nouveautés, les hommes encore
grossiers crurent qu'il était devenu dieu après En ce temps, Apis, roi des Argiens, qui était
sa mort, ou voulurent croire. On dit qu'Io,
le venu par mer en Egypte et qui y était mort,
fille d'Inachus, appelée depuis Isis, fut hono- devint ce fameux Sérapis, le plus grand de
rée en Egypte comme une grande déesse; tous les dieux des Egyptiens. Pourquoi ne fut-
d'autres pourtant la font venir d'Ethiopie en il pas nommé Apis après sa mort, mais Séra-

Egypte, où elle gouverna avec tant de sagesse pis? Varron en rend une raison fort claire,
et de justice que les Egyptiens, qui lui de- qui est que les Grecs appelant un cercueil
vaient en outre l'invention des lettres et beau- soros ', et celui d'Apis ayantété honoré avant
coup d'autres choses utiles . la révérèrent qu'on luji eût bâti un temple, on le nomma
comme une divinité, et défendirent, sous d'abord Sorosapisou Sorapis, et puis, en chan-
peine de la vie, de dire qu'elle avait été une geant une lettre, comme cela arrive souvent,
simple mortelle. Sérapis. ordonné que quiconque l'appel-
Il fut
lerait homme
serait puni du dernier supplice;
CHAPITRE IV. et Varron dit que c'était pour signifier cette
défense que les statues d'Isis et de Sérapis
DES TEMPS DE JACOB ET DE SON FILS JOSEPH.
avaient toutes un doigt sur les lèvres.Quant
Pendant que Baléus, dixième roi des Assy- à ce bœuf que l'Egypte, par une merveilleuse
riens, occu[)ait le trône sous le règne de Mes- superstition, nourrissait si délicatement - en
sapus, surnommé Céphisus, neuvième roi des l'honneur du dieu comme ils l'adoraient
,

Sicyoniens (si toutefois ce ne sont point là vivant et non pas dans le cercueil, ils l'appe-
deux noms différents), et sous celui d'Apis, lèrent Apis et non Sérapis. A la mort de ce
troisième roi des Argiens, Isaac mourut âgé bœuf, on en mettait un autre à sa place, mar-
de cent quatre-vingts ans, et laissa ses deux qué pareillement de certaines taches blanches,
jumeaux qui en avaient cent vingt. Le plus où le peuple voyait une grande merveille et
jeune des deux, Jacob, qui appartenait à la un don de mais , en vérité
la divinité ;
,

Cité de Dieu, à l'exclusion de l'aîné, avait il aux démons, qui pre-


n'était pas difficile
douze fils. Joseph, l'un d'eux, ayant été vendu naient plaisir à tromper ces peuples, de re-
par ses frères du vivant d'Isaac, leur aïeul, à présenter à une vache pleine un taureau
des marchands qui trafiquaient en Egypte, fut pareil à Apis, comme fit Jacob ', qui obtint
tiré de la prison où l'avait
mettre sa chas- fait des chèvres et des brebis de la même couleur
teté, courageusement défendue contre la pas- que les baguettes bigarrées qu'il mettait de-
sion d'une femme adultère, et présenté à l'âge vant les yeux de leurs mères. Ce que les
de trente ans à Pharaon, roi d'Egypte. Ce hommes font avec des couleurs véritables, les
* Pausaniaa honneur à Phoronée d"avoir initié son peuple à
fait topài^ cercueil, urne funéraire, sarcophage.
'

l'usage du feu (lib. il, cap. 15}; ce que saint Augustin dit de ce per- " Sur la nourriture du bœuf Apis, voyez Strabon, lib. xvn, cap. 1,
soDuage et de son frère Pbegotis est très-probablement emprunté à §31.
Varron. Comp. Platon, Timée, injt. ' Gen. s.xx, 39.
390' LA CITÉ DE DIEU.

démons le peuvent faire très-aisément par CHAPITRE Vin.


le moyen de couleurs fausses et fantastiques.
DES ROIS sous LESQUELS NAQUIT MOÏSE, ET DES
DIEUX DONT LE CULTE COMMENÇA A S'iNTRO-
CHAPITRE VI. DUIRE EN CE MÊME TEMPS.

Ainsi, au temps de Saphrus ', quatorzième


socs QUELS ROIS ARGIENS ET ASSYRIENS JACOB
roi des Assyriens, etd'Orthopohs, le douzième
MOURUT EN EGYPTE.
des Sicyoniens , lorsque les Argiens comp-
Apis, roi des Argiens et non des Egyptiens, taient Criasus pour leur cinquième roi, naquit
mourut donc en Egypte, et son fils Argus lui en Egypte -
ce Moïse qui délivra le peuple de
succéda. C'est de lui que Argiens prirent les Dieu de la cajjtivité sous laquelle il gémissait

leur nom, car on ne les appelait pas ainsi au- et où Dieu le laissait languir pour lui faire dé-
paravant. Sous son règne, Eratus gouvernant sirer l'assistance de son Créateur. Quelques-
les Sicyoniens, et Baléus, qui vivait encore, uns croient que Prométhée vivait alors ; et

les Assyriens, Jacob mourut en Egypte, âgé comme il faisait profession de sagesse, on dit

de cent quarante-sept ans, après avoir béni ses qu'il avaitformé des hommes avec de l'argile.
enfants et les enfants de son fils Joseph , et On ne sait pas néanmoins quels étaient les
annoncé clairement le Messie, lorsque, bénis- sages de son temps. Son frère Atlas fut, dit-on,
sant Juda, ne manquera ni prince
il dit:« Il un grand astrologue; ce qui adonné lieu de dire
« de la race de Juda, ni chef de son sang, qu'il portait le ciel sur ses épaules, quoiqu'il

«jusqu'au jour où ce qui lui a été promis existe une haute montagne du nom d'Atlas,
« sera accompli ; et il sera l'attente des na- d'où ce conte a bien pu tirer son origine. En
« lions' ». Sous règne d'Argus, la Grèce
le ce temps-là beaucoup de fables commencèrent

commença à cultiver son sol et à semer du à avoir cours dans la Grèce ; et sous le règne

blé. Argus, après sa mort, fut adoré comme de Cécrops, roi des Athéniens, la superstition
un dieu, et on lui décerna des temples et des des Grecs mit plusieurs morts au rang des

sacrifices honneur suprême déjà rendu avant


:
dieux Mélantomice
: femme de Criasus, et ,

lui sous son propre règne à un particulier Phorbas, leur fils, sixième roi des Argiens,
nommé Homogyrus, qui fut tué d'un coup de furent de ce nombre, aussi bien que Jasus et
foudre , et qui le premier avait attelé des Sthénélas, Slhénéléus ou Sthénélus (car les

bœufs à la charrue. historiens ne s'accordent pas sur son nom),


l'un fils de Triopas, septième roi, et l'autre

de Jasus, neuvième roi des Argiens. Alors


CHAPITRE VII.
vivait Mercure, petit-fils d'Atlas par Maïa,
suivant le témoignage de presque tons les
sous QUELS ROIS MOURUT JOSEPH EN EGYPTE.
historiens. II apprit aux hommes beaucoup
d'arts utiles à la vie, ce qui fut cause qu'ils
Sous le règne de Mamilus, douzième roi des
Assyriens, et de Plenm;t'us, le onzième des
en firent un Dieu après sa mort. Vers le même
temps, mais après lui, vint Hercule, que quel-
Sicyoniens, temps où Argus était encore roi
mourut en Egypte, âgé ques-uns néanmoins mettent auparavant, en
des Argiens, Joseph
mort, peuple quoi je pense qu'ils se trompent. Mais quoi
de cent dix ans. Après sa le

d'une façon prodi- qu'il en soit de l'époque de ces deux person-


de Dieu, qui s'accroissait
nages les plus graves historiens tombent
gieuse, demeura en Egypte l'espace de cent ,

assez tranquillement d'accord que tous deux furent des hommes


quarante -cinq ans ,

d'abord, tant que vécurent ceux qui avaient qui reçurent les honneurs divins pour avoir

vu Joseph mais depuis, le grand nombre des


;
trouvé quantité de choses propres au soulage-
Hébreux étant devenu suspect aux Egyptiens, ment de la condition humaine. Pour Minerve,
persécutèrent cruellement cette race et lui elle est bien plus ancienne qu'eux, puisqu'on la
ils

firent souffrir mille maux ce qui n'en dimi- ;


vit, dit-on, jeune fille du temps d'Ogygès
auprès du lac Triton, d'où elle fut surnommée
nua pas la fécondité. Pendant ce temps, nul
changement de règne en Assyrie ni en '
Les manuscrits et les éditions donnent Saphrus ; c'est probable-
ment une erreur. Julius Africanus, Eusèbeetie Syucelle s'accordent
Grèce. à donner Sphaerus, ijjxï/soi.
' Geu. XLIX, 10.
' Eiod. 2.
LIVRE XVIII. - HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 391.

Trilonienne. beaucoup d'inven-


On lui doit se trouva que tous les hommes étaient pour
Ton inclina d'autant
tions rares et utiles, et Neptune, et toutes les femmes pour Minerve ;
plus à la croire une déesse que son origine mais comme il y avait une femme de plus,
n'était pas connue. Car ce que l'on raconte, Minerve l'emporta. Alors Neptune irrité rava-
qu'elle sortit de la tête de Jupiter, est plutôt gea de ses flots les terres des Athéniens et, en ;

une fiction de poète qu'une vérité liislorique. effet, il n'est pas difficile aux démons de ré-

Toutefois, les bistoriens ne sont pas d'accord pandre telle masse d'eaux qu'il leur plaît.
sur l'époque où vivait Ogygès, qui a donné Pour apaiser le dieu, les femmes, à ce que dit
son nom un grand déluge, non pas à celui
à le même auteur, furent frappées de trois
qui submergea tout le genre humain, à l'excep- sortes de peines : la première, que désormais
tion du petit nombre sauvé dans l'arche, car elles n'auraient plus voix dans les assemblées ;

l'histoire grecque ni l'histoire latine n'ont la seconde ,


qu'aucun de leurs enfants ne
point connu celui-là \ mais à un autre, plus porterait leur nom ; et la troisième enfin,
grand que celui de Deucalion Varron n'a ^. qu'on ne les appellerait point Athéniennes.
rien trouvé de plus ancien dans l'histoire que Ainsi, cette cité, mère et nourrice des arts
le déluge d'Ogygès, et c'est à ce temps qu'il libéraux et de tant d'illustres philosophes, à qui
commence son livre des Antiquités romaines. la Grèce n'a jamais rien eu de comparable, fut
Mais nos cbronologistes, Eusèbe, et Jérôme appelée Athènes par un jeu des démons qui
après lui, qui sans doute ici s'appuient sur le se moquèrent de
sa crédulité obligée de ,

témoignage d'historiens antérieurs, reculent punir vainqueur pour calmer le vaincu et


le

le déluge d'Ogygès de plus de trois cents ans, redoutant plus les eaux de Neptune que les
jusque sous Fhoronée, second roi des Argiens. armes de Minerve. Cependant Minerve, qui
Quoi qu'il en soit. Minerve était déjà adorée était demeurée victorieuse, fut vaincue dans
comme une déesse du temps de Cecrops, roi ces femmes ainsi châtiées, et elle n'eut pas
des Athéniens, sous le régne duquel Athènes seulement le pouvoir de faire porter son nom
fut fondée ou rebâtie. à celles qui lui avaient donné la victoire. On
voit assez tout ce que je pourrais dire là-
CHAPITRE IX. dessus, s'il ne valait mieux passer à d'autres
objets.
ORIGINE DU NOM DE LA VILLE d'aTHÈNES,
CHAPITRE X.
FONDÉE OU REBATIE SOUS CÉCROPS.
ORIGINE DU NOM DE l' ARÉOPAGE SELON VARRON,
Voici, selon Varron, la raison pour laquelle
ET DÉLUGE DE DEUCALION SOUS CÉCIiOPS.
cette ville fut nommée /Athènes, qui est un
nom tiré de celui de Minerve, que les Grecs Cependant Varron refuse d'ajouter foi aux
appellent Athena. Un olivier étant tout à coup fables qui sont au désavantage des dieux, de
sorti de terre, en même temps qu'une source peur d'adopter quelque sentiment indigne
d'eau jaillissait en un autre endroit, ces pro- de leur majesté. C'est pour cela qu'il ne veut
diges étonnèrent le roi , qui députa vers pas que l'Aréopage, oîi l'apôtre saint Paul
Apollon de Delphes pour savoir ce que cela discuta avec les Athéniens* et dont les juges
signifiait et ce qu'il fallait faire. L'oracle ré- son appelés Aréopagites, ait été ainsi nommé
pondit que l'olivier signifiait Minerve, et l'eau de ce que Mars, que les Grecs appellent Ares,
Neptune, et que c'était aux habitants de voir accusé d'homicide devant douze dieux qui le
à laquelle de ces deux divinitésils emprunte- jugèrent au lieu oîi le célèbre tribunal est
raient son nom
pour le donner à leur ville. aujourd'hui placé, fut renvoyé absous, ayant
Là-dessus Cécrops assemble tous les citoyens, eu six voix pour lui, et le partage alors étant
tant hommes que femmes, car les femmes toujours favorable à l'accusé. Il rejette donc
parmi eux avaient leur voix alors dans les dé- celte opinion commune et tâche d'établir
libérations. Quand il eut pris les suffrages, il une autre origine qu'il va déterrer dans de
vieilles histoires surannées, sous prétexte qu'il
• Platon dans le Timée (Irad. franc., tom. XII, page 109, fait dire est injurieux aux divinités de leur attribuer
à SoIoD par un prêtre égyptien qu'il y a eu, non pas un déluge, mais
plusieurs. des querelles ou des procès ; et il soutient que
' Euscbe (CAron., p. 273, Prœp. Evang., x, cap. 10, p. 488 et
lib.
cette histoire de Mars n'est pas moins fabu-
seq.) etOrose {Hist., lib. i, cap. 7) placent entre le déluge d'Ogygès
et celui de Deucalion un intervalle de deux siècles. * Act. XVII, 19 et seq.
,

392 LA CITE DE DIEU.

leuse que ce qu'on dit de ces trois déesses, de cent vingt ans, après avoir aussi prophétisé
Junon, Minerve et Vénus, qui disputèrent le Messie par les figures des observations lé-
devant Paris le prix de la beauté, et ainsi de gales, par le tabernacle, le sacerdoce, les sa-
tous les mensonges semblables qui se débi- cérémonies mystérieuses. A
crifices et autres
tent sur la scène au détriment de la majesté Moïse succéda Jésus, fils de Navé, qui établit
des dieux. Mais ce même Varron qui se ,
le peuple dans la terre promise, après avoir

montre si scrupuleux à cet égard, ayant à exterminé, par l'ordre de Dieu, les peuples
donner une raison historique et non fabuleuse qui habitaient ces contrées. Il mourut après

du nom d'Athènes, nous raconte qu'il sur- vingt-sept années de commandement, sous
vint un si grand différend entre Neptune et les règnes d'Amyntas, dix-huitième roi des
Minerve au sujet de ce nom qu'Apollon ,
Assyriens, de Corax, le seizième des Sicyo-
n'osa s'en rendre l'arbitre, mais en remit niens, de Danaûs, le dixième des Argiens, et
la décision au jugement des hommes , à d'Erichthon, le quatrième des Athéniens.
l'exemple de Jupiter, qui renvoya les trois
déesses à la décision de Paris ; et Varron CHAPITRE XII.
ajoute que Minerve l'emporta par le nombre
DU CULTE DES FAUX DIEUX ÉTARLI FAR LES ROIS
des suffrages, mais qu'elle fut vaincue en la
DE LA GRÈCE, DEPUIS l'ÉPOQUE DE LA SORTIE
personne de celles qui l'avaient fait vaincre,
d'ÉGYPTE jusqu'à LA MORT DE JÉSUS NAVÉ.
et n'eut pas le pouvoir de leur son
faire porter

nom 1 En ce temps-là, sous le règne de Cra- Durant ce temps, c'est-à-dire depuis que le
naûs, successeur de Cécrops, selon Varron peuple juit fut sorti d'Egypte jusqu'à la mort
ou, selon Eusèbe et Jérôme, sous celui de de Jésus Navé,les rois de la Grèce instituèrent

Cécrops même, arriva le déluge de Deucalion, en l'honneur des faux dieux plusieurs solen-
appelé ainsi parce que le pays où Deucalion nités qui rappelaient le souvenir du déluge
commandait fut principalement inondé mais ; et de ces temps misérables où les hommes
ce déluge ne s'étendit point jusqu'en Egypte, tour à tour gravissaient le sommet des mon-
ni jusqu'aux lieux circonvoisins. tagnes et descendaient dans les plaines. Telle
est l'explication que l'on donne de ces courses
CHAPITRE XI. fameuses des prêtres Luperques', montant et
descendant tour à tour la Voie sacrée ^ C'est
sous QUELS ROIS ARRIVÈRENT LA SORTIE d'ÉGYPTE
en ce temps que Dionysius, qu'on nomme
DIRIGÉE PAR MOÏSE ET LA MORT DE JÉSUS NAVÉ,
aussi Liber, se trouvant dans l'Attique, apprit,
SON SUCCESSEUR.
dit-on, à son hôte l'art de planter la vigne, et

Moise tira d'Egypte le peuple de Dieu sur fut honoré comme un dieu après sa mort.

la fin du règne de Cécrops, roi d'Athènes, Alors aussi des jeux de musique furent dédiés
Ascatadès étant roi des Assyriens, Maralhus à Apollon de Delphes, suivant son ordre, pour

des Sicyoniens, et Tiioiias des Argiens. 11 l'apaiser, parce qu'on attribuait la stérilité

donna ensuite aux Israélites la loi qu'il avait de la Grèce à ce qu'on n'avait pas garanti son
reçue de Dieu sur le mont Sinaï et qui s'ap- temple du feu, lorsque Danaûs fit irruption
pelle l'xVncien Testament, parce qu'il ne con- dans leur pays. Erichthon fut le premier qui
tient que des promesses temporelles, au lieu institua en Atlique des jeux en son honneur

que Jésus-Christ promet le royaume des cieux et en l'honneur de Minerve. Le prix en était

dans le Nouveau. Il élait nécessaire de garder une branche d'olivier parce que Minerve ,

cet ordre qui, selon l'Apôtre, s'observe en avait enseigné la culture de cet arbre, comme
tout homme qui s'avance dans la vertu, et Bacchus celle de la vigne. Xanthus, roi de
qui consiste en ce que la partie corporelle Crète , que d'autres nomment autrement ',
précède la spirituelle « Le premier homme,
: enleva en ce temps-là Europe, dont il eut
dit-il avec raison, le premier homme est le Rhadamante, Sarpédon et Miuos, que l'on fait
« terrestre formé de la terre,et le second
*
Sur les Lupercales et les Luperques, voyez Ovide, Fastes, lib. ir,
« homme est le céleste descendu du ciel' ». V. 267 et seq.

Or, Muïse gouverna le peuple dans le désert '


La Voie sacrée conduisait de l'arc de Fabius au Capitole eo
passant par le Forum.
l'espace de quarante années, et mourut âgé ' est nommé Astérius par Apollodore (lib. m, cap. I, sect. 2),
Il

Diodore de Sicile (lib. iv, cap. 60) et Eusèbe (p. 286).


< I Cor. XV, 47.
,

LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 393

communément de Jupiter. Mais les ado-


fils par de telles infamies.
disent-ils, s'apaisent

rateurs de ces dieux prennent ce que nous Les crimes ont beau être faux les dieux ,

avons rapporté du roi de Crèle pour histo- païens n'en sont guère moins coupables
rique, et ce (lu'on dit du Jupiter et ce qu'on puisque prendre plaisir à des crimes faux est

en représente sur les théâtres comme fabu- un crime très-véritable.


leux, de sorte qu'il ne faudrait voir dans ces
aventures que des fictions dont on se sert CHAPITRE XIIL
pour apaiser les dieux, qui se plaisent à la
DES SUPERSTITIONS RÉPANDUES PARMI LES GENTILS
représentation de leurs faux crimes. C'était
A l'Époque des juges.
aussi alors qu'Hercule florissait à Tyrinthe',
mais un autre Hercule (\ue celui dont nous Après la mort de Jésus Navé, le peuple de
avons parlé plus haut. Les plus savants dans Dieu fut gouverné par des Juges, et éprouva
l'histoire comptent en effet plusieurs Bacchus tour à tour la bonne et la mauvaise fortune,
et plusieurs Hercules. Cet Hercule dont nous selon qu'il était digne de grâces ou de châti-
parlons, et à qui l'on attribue les douze fa- ments. Il faut rapporter à cette époque l'in-
meux travaux, n'est pas celui qui tua Antée, vention d'un grand nombre de fables célèbres:
mais celui qui se brûla lui-même sur le mont Triptolème, porté sur des serpents ailés etdis-
OEla, lorsque cette vertu, qui lui avait fait tribuant du blé, par ordre de Cérès, dans les
dompter monstres, succomba sous
tant de pays affligés de la famine
Minotaure et ce
; le

l'effort d'une légère douleur C'est vers ce . labyrinthe inextricable d'où impossibleil était

temps que le roi, ou plutôt le tyran Busiris, de sortir les Centaures, moitié hommes et
;

immolait ses hôtes à ses dieux. H était fils de moitié chevaux Cerbère, chien à trois têtes,
;

Neptune, qui l'avait eu de Lybia, fille d'Epa- qui gardait l'entrée des enfers; Phryxus et
phus; mais je veux, que ce soit une fable in- Hellé, sa sœur, s'envolant sur un bélier la ;

ventée pour apaiser les dieux, et que Neptune Gorgone, à la chevelure de serpents, qui
n'ait pas cette séduction à se reprocher. On changeait en pierres ceux qui la regardaient ;

dit qu'Erichthon, roi d'Athènes, était fils de Bellcrophon, porté sur un cheval ailé; Am-
Vulcain et de Minerve. Toutefois, comme on pliion, qui attirait les arbres et les rochers au
veut que Minerve soit vierge, on raconte que son de sa lyre Dédale et son fils, qui se firent
;

Vulcain, voulant posséder en dépit d'elle,


la des ailes pour traverser les airs OEdipe, qui ;

répandit sa semence sur la terre, d'où naqiùt résolut l'énigme de Sphinx, monstre à quatre
un enfant qui, à cause de cela, fut nommé pieds et à visage humain, et le força de se
Erichthon '. Il est vrai que les plus savants jeter dans son propre abîme; Antée enfin,
rejettent ce récit et expliquent autrement la qu'Hercule étouffa en le soulevant de terre,
naissance d'Erichthon. Ils disent que dans le parce que ce fils de la terre se relevait plus

temple de Vulcain et de Minerve (car il n'y fort toutes les fois qu'il la touchait. Ces fables
en avait qu'un pour tous deux à Athènes), on et autres semblables, jusqu'à la guerre de
trouva un enfant entouré d'un serpent, et que, Troie, où Varron finit son second livre des
ne sachant à qui il était, on l'attribua à Vul- Anti(iuilés romaines, ont été inventées à l'oc-
cain et à Minerve. Sur quoi je trouve que la casion de quelques événements véritables, et
fable rend mieux raison de la chose que l'his- ne sont point honteuses aux dieux. Mais quant
toire. Mais que nous importe? l'histoire est à ceux qui ont imaginé que Jupiter enleva
pour l'instruction des hommes religieux, et Ganymède (crime qui fut commis en effet par
la fable pour le plaisir des démons impurs, le roi Tantalus) et qu'il abusa de Dunaé en se
que toutefois ces hommes religieux adorent changeant en pluie d'or, par où l'on a voulu
comme des divinités. Aussi, encore ([u'ils ne figurer la séduction d'une femme intéressée,
veuillent pas tout avouer de leurs dieux, ils il eu bien mauvaise opinion
faut qu'ils aient
ne les justifient pas tout à fait, puisque c'est des hommes pour les avoir crus capables
par leur ordre qu'ils célèbrent des jeux où on d'ajouter foi à ces rêveries. Cependant ceux
représente leurs crimes, et que ces dieux, qui honorenlle plus Jupitersont les premiersà
les soutenir et, bien loin de s'indigner contre
;
* Tyrinthe, ville du Péloponèse, près d'Argos,
des inventions pareilles, ils appréhenderaient
' Enchtlion, dit saint Augustin, vient de spii, lutte, et de ;c^wv,
terre. la colère des dieux, si l'on ne les représentait
394 LA CITÉ DE DIEU.

sur le théâtre. En ce même temps, Latone tous deux mis au rang des dieux, comme
accoucha d'Apollon, non de celui dont on beaucoup d'autres hommes de ce temps-là, et
consultait les oracles, mais d'un autre qui '
entre autres Castor et Pollux. Les Grecs
fut berger d'Adniète du temps d'Hercule, et donnent à la mère de Mélicerte le nom de
qui néanmoins a tellement passé pour un dieu Leucothée, et les Latins celui de Matula ; mais
que presque tout le monde le coniond avec les uns et les autres la prennent pour une
l'autre. Ce fut aussi alors que Bacchus fit la déesse '.

guerre aux Indiens, accompagné d'une troupe CHAPITRE XV.


de femmes appelées Bacchantes, plus célèbres
FIN DU ROYAUME DES ARGIENS ET NAISSANCE DE
par leur fureur que par leur courage. Quel-
CELUI DES LAURENTINS.
ques-uns écrivent qu'il fut vaincu et fait pri-
sonnier et d'autres, qu'il fut même tué dans
; Vers ce temps, le royaume des Argiens prit
le combat par Persée, sans oublier le lieu où fin et fut transféré à Mycènes, dont Agamem-
il fut enseveli et toutefois les démons ont
; non fut roi, et celui des Laurentins commença
fait instituer des fêtes en son honneur, qu'on à s'établir ils eurent pour premier roi Picus,
:

appelle Bacchanales, dont le sénat a eu tant fils de Saturne. Debbora était alors juge des

de honte après plusieurs siècles, qu'il les a Hébreux. Cette femme fut élevée à cet hon-
bannies de Bome^ Persée et sa femme An- neur par un ordre exprès de Dieu, car elle
dromède vivaient vers le même temps, et, était prophétesse mais comme ses prophéties
;

après leur mort, ils furent si constamment sont obscures, il faudrait trop nous étendre
réputés pour dieux qu'on ne rougit point pour faire voir le rapport qu'elles ont à Jésus-
d'appeler quelques étoiles de leur nom. Christ. Les Laurentins régnaient donc déjà en
Italie, et ce peuple est, après les Grecs, l'ori-
CHAPITRE XIV. gine la plus certaine deRome ^ Cependant la
monarchie des Assyriens subsistait toujours,
DES POETES THÉOLOGIENS.
et ils comptaient Lamparès pour leur vingt-
A la même époque, il y eut des poètes qu'on troisième roi, quand Picus fut le premier des
appelait aussi théologiens, parce qu'ils fai- Laurentins. C'est aux adorateurs de ces dieux
saient des vers en l'honneur des dieux ; mais à voir ce qu'ils veulent qu'ait été Saturne,
quels dieux ? des dieux qui tout grands , père de ce Picus ; car ils disent que ce n'était
hommes qu'ils pussent avoir été, n'en étaient pas un homme. D'autres ont écrit qu'il avait
pas moins des hommes, ou qui même n'étaient régné en Italie avant Picus, et Virgile l'a célé-
autre chose que les éléments du monde, ou- bré dans ces vers bien connus :

vrage du seul vrai Dieu ; ou enfin, si c'étaient


« C'est lui qui rassembla ces hommes indociles errant sur
des anges, ils devaient ce haut rang moins à hautes montagnes leur donna des lois et voulut que
les ; il

leurs mérites qu'à la volonté du Créateur. Que cette contrée s'appelilt Latium, parce qu'il s'y était caché pour
fureur de son 3. C'est sous son règne que l'on
si,parmi tant de fables, ces poètes ont dit éviter la fils

place l'ige d'or * »,


quelque chose du vrai Dieu, comme ils en
adoraient d'autres avec lui, ils ne lui ont pas Mais qu'ils traitent ceci de fiction poétique,
rendu le culte qui n'est dû qu'à lui seul ; et qu'ils disent, s'ils veulent, que le Père de
outre qu'ils n'ont pu se défendre de déshonorer Picus s'appelait Stercé, et qu'il fut ainsi nom-
ces dieux mêmes par des contes ridicules, mé à cause qu'étant fort bon laboureur, il ap-
comme Orphée, Musée et Linus. Du
ont fait prit aux hommes à amender du la terre avec
moins, si ces théologiens ont adoré les dieux, fumier ^ d'où vient que quelques auteurs
ils n'ont pas été adorés comme des dieux, l'appellent Stercutius. Quoi qu'il en soit, ils
quoique la cité des impies fasse présider Or- en ont fait pour cette raison le Dieu de l'agri-
phée aux sacrifices infernaux. Ce tut le temps culture. Ils ont mis aussi Picus parmi les
où Ino, femme du roi Alhamas, se jeta dans
» Comp. Ovide, Metiim., lib. iv, v. 416-540, et Fast., lib. vi,
la mer avec son fils Mélicerte, et où ils furent V. 475-550.
La ville de Laurentum, d'où saint Augustin veut, d'après Eusèbe,
'

' Sur les divers Apollons, voyez CicéroD, De Nat, Deor.^ lib. ni, que les Romains tirent en partie leur origine, était située entre
cap. 23. Ardéa et les bouches du Tibre.
Tite-Live rapporte en e£f^ que Liber et ses mystères furent
' * Latium, de latere, se cacher.

bannis, non-seulement de Rome, mais de toute l'Italie (hb. XXSLX, ' Enéide, livre vni, v. 521-525.

cap. IB). Comp. TertuUien, Apoîog., cap. G. * Fumier, en latin, se dit sterau.
LIVRE XVIII, — HISTOIRE DES DEUX CITES. 39b

dieux, en qualité d'excellent augure et de gnons d'Ulysse ; et encore, celle de ces Arca-
grand capitaine. Picus engendra Faunns, se- diens, désignés par le sort pour passer à la
cond roi des Laurentins, qu'ils ont aussi déi- nage un certain étang où ils se transformaient
fié. Avant la guerre de Troie, ces apothéoses en loups, vivant ensuite dans les forêts avec
étaient fréquentes. les animaux de leur espèce. Varron ajoute
que si ces loups s'abstenaient de chair hu-
CHAPITRE XVI. maine, ils repassaient l'étang au bout de neuf
ans, et reprenaient leur première forme. lU
DE DIOMÈDE ET DE SES COMPAGNONS, CHANGÉS
parle en outre d'un certain Demasnetus qui,
EN OISEAUX APRÈS LA RUINE DE TROIE.
ayant goûté du sacrifice d'un petit enfant que
Après la ruine de Troie, ce grand désastre les Arcadiens font à leur dieu Lycœus, fut

illustré par les poètes et connu même


des changé en loup dix ans après, il redevint
;

petits enfants, qui arriva sous le règne de honmie et remporta le prix aux jeux olym-
Latinus, fils de Faunus (ce Latinus qui donna piens. Le même auteur estime qu'en Arcadic
aux Laurentins leur nom nouveau de Latins on ne donne le nom de Lycœus à Pan et
qu'ils (lortèrent depuis ce moment), les Grecs à Jupiter qu'à cause de ces changements
victorieux regagnèrent leur pays et souffrirent d'honmies en loups, attribués par le peuple à
pendant ce retour une infinité de maux. Ils un miracle de la volonté divine car les Grecs ;

en prirent sujet d'augmenter le nombre de appellent un loup lycos ', d'oii le nom de Ly-
leurs divinités. En effet, ils firent un dieu de cœus est dérivé. Enfin, selon Varron c'est ,

Diomède ce qui ne les empêcha pas de ra-


;
de là que les Luperques de Rome tirent leur
conter, non comme une fable, mais comme origine.
une vérité historique, que les dieux s'oppo- CHAPITRE XVIII.
sèrent au retour de ce personnage pour le
CE qu'il FAUT CROIRE DES MÉTAMORPHOSES.
châtier de ses crimes, et que ses compagnons
furent- changés en oiseaux ', sans que Dio- Ceux qui lisent ces pages attendent peut-
mède, devenu dieu, leur pût rendre leur pre- être que je donne mon sentiment ; mais que
mière forme, ni obtenir cette grâce de Jupi- pourrais-je sinon qu'il faut fuir du
dire ,

ter pour sa bienvenue. Ils assurent même que milieu de Babylone, c'est-à-dire sortir de la
Diomède a un temple dans l'île Diomédéa, cité du monde, qui est la société des anges et
non loin du mont Garganus en Apulie % et des hommes impies, et nous retirer vers le
qu'autour du lieu sacré volent ces oiseaux, Dieu vivant, sur les pas de la foi rendue fé-
jadis compagnons du héros divinisé, qui rem- conde par la charité ? Plus nous voyons que
plissent leur bec d'eau et arrosent son temple la puissance des démons est grande ici-bas,
pour lui faire honneur. Ils ajoutent que lors- plus nous devons nous attacher au Médiateur,
que des Grecs viennent en cette île, non-seu- qui nous retire des choses basses pour nous
lement les oiseaux ne s'effarouchent point, élever aux objets sublimes. En effet, si nous
mais ils caressent les visiteurs, au lieu que, disons qu'il ne faut point ajouter foi à ces
quand ils voient des étrangers ils volent , sortes de phénomènes, il ne manquera pas,
contre eux en furie, et souvent les tuent avec même aujourd'hui, de gens qui assureront
leur bec, qui est d'une longueur et d'une en avoir appris ou expérimenté de semblables.
force extraordinaires. Comme nous étions en Italie, on nous assura
que certaines hôtelières de notre voisinage,
CHAPITRE XVII. initiées aux arts sacrilèges, se vantaient de
donner aux passants d'un certain fromage qui
SENTIMENT DE VARRON SUR CERTAINES
les changeait sur-le-champ en bêtes de somme
MÉTAMORPHOSES.
dont elles se servaient pour transporter leurs
Varron, à l'appui de cette tradition, en rap- bagages, après quoi elles leur rendaient leur
porte d'autres qui ne sont pas moins incroya- première forme. Pendant la métamorphose,
bles : celle de Circé, par exemple,
fameuse la ils conservaient toujours leur raison, comme
magicienne, qui changea en bêtes les compa- Apulée le raconte de lui-même dans son récit
ou son roman de l'Ane d'or.
^ Voyez Servius ad yE/ieid., lib xi, v. 217.
' Voyez Strabon. lib. vi, cap. 3, § 9. * AÙxoc.
390 LA CITÉ DE DIEU.

Je tiens tout cela pour faux, ou du moins philosophe pourquoi il avait accordé hors de
ce sont là des phénomènes si rares qu'on a chez lui ce (|ue chez lui il avait refusé « Je :

raison de n'y pas ajouter foi. Ce qu'il faut « n'ai pas fait cela, dit-il, mais songé que
j'ai

croire c'est que Dieu, l'être tout-


fermement, «je le faisais ». Et ainsi, l'un vit en veillant,
puissant, peut faire tout ce qu'il veut, soit par le moyen d'une image fantastique, ce que
pour répandre ses grâces, soit pour punir, et l'autre avait rêvé.
que les démons, qui sont des anges, mais cor- Ces faits nous ont été rapportés, non par
rompus, ne peuvent rien au-delà de ce que des témoins quelconques, mais par des per-
leur permet celui dont les jugements sont sonnes dignes de foi. Si donc ce que l'on dit
quelquefois secrets, jamais injustes. Quand des Arcadiens et de ces compagnons d'Ulysse
donc ils opèrent de semblables phénomènes, dont parle Virgile ' :

ils ne créent pas de nouvelles natures, mais


« Transformés par les enchanlements de Circé »;
se bornent à changer celles que le vrai Dieu
a créées et à les faire paraître autres qu'elles si que les choses se
tout cela est vrai, j'estime
ne sont. Ainsi, non-seulement je ne crois pas sont passées comme de l'expliquer.
je viens
que les démons puissent changer l'âme d'un Quant aux oiseaux de Diomède, comme on dit
homme en celle d'une bête, mais, à mon avis, que la race en subsiste encore, je pense que
ils ne peuvent pas même produire dans leurs les compagnons du héros grec ne furent pas

corps cette mélamorpliose. Ce qu'ils peuvent, métamorphosés en oiseaux, mais que ces oi-
c'est de frapper l'imagination, qui tout incor- seaux furent mis à leur,place, comme la biche
porelle qu'elle soit, est susce|)tible de mille à celle d'l|)liigénie. Il était facile aux démons,
représentations corporelles ; appelant d'ail- avec la permission de Dieu, d'opérer de sem-
leurs à leur aide l'assoupissement ou la lé- blables prestiges. Mais, comme Iphigénie fut
thargie, ils parviennent, je ne sais comment, trouvée vivante après le sacrifice, on jugea
à imprimer dans les âmes une forme toute aisément que la biche avait été supposée en
fantastique , assez fortement pour qu'elle sa place ; tandis que les compagnons de Dio-
semble réelle à nos faibles yeux. 11 peut même mède n'ayant point été trouvés depuis, parce
arriver que celui dont ils se jouent de lasorte que mauvais anges les exterminèrent jiar
les

se croie tel qu'il paraît, tout comme il lui l'ordre de Dieu, on a cru qu'ils avaient été
semble en dormant qu'il est un cheval etqu'il changés en ces oiseaux que les démons eurent
porte quelque fardeau. Si ces fardeaux sont de l'art de leur substituer. Maintenant, que ces

vrais corps, ce sont les démons qui les portent, oiseaux arrosent d'eau le temple de Diomède,
afin de surprendre les hommes par cette illu- qu'ils caressent les Grecs et déchirent les
sion et de leur faire croire que la bête qu'ils étrangers, c'est un stratagème des mêmes
voient est aussi réelle que le fardeau dont elle démons, auxquels il importe de faire croire
est chargée. Un certain Prœstanlius racontait que Diomède est devenu dieu, afin de trom-
que son père, ayant par hasard mangé de ce per les simples, et d'obtenir pour des hommes
singulier fromage dont nous parlions tout à morts, qui n'ont pas même vécu en hommes,
l'heure, demeura comme endormi sur son lit ces temples, ces autels, ces sacrifices, ces prê-
sans qu'on le pût éveiller ; .quelques jours tres, tout ce culte enfin qui n'est dû qu'au
après, il revint à lui comme
d'un profond Dieu de vie et de vérité.
sommeil, disant qu'il était devenu cheval et
qu'il avait porté à l'armée de ces vivres qu'on CHAPITRE XIX.
appelle retica à cause des filets ' qui les enve-
ÉNÉE EST VEMJ EN ITALIE AU TEMPS OU LABDON
loppent or, le fait s'était passé, dit-on,
;

ÉTAIT JUGE DES HÉBREUX.


comme il le décrivait, bien qu'il prît tout cela
pour un songe. Un autre rapportait qu'une Après la ruine de Troie, Enée aborda en
nuit, avant de s'endormir, il avait vu venir Italie avec vingt navires qui portaient les
à lui un philosophe platonicien de sa connais- restes des Troyens. Latinus était roi de cette
sance, qui lui avait explicpié certains senti- contrée, comme Mnesthéus l'était des Athé-
ments de Platon ([u'il avait refusé auparavant niens, Polyphidès des Sicyoniens, Tantanès
de lui éclaircir. Comme on demandait à ce des Assyriens; Labdon était juge des Hébreux.
' Retia, filets. ' Eclog. VIII, V. 70,
LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 397

Après la morl de Latinus, Enée régna trois Latins fondèrent Albe, qui donna son nom à
ans en Italie, tous les rois dont nous venons leurs rois.Salomon laissa son royaume à son
de parler étant encore vivants, à la réserve de fils Roboam, sous qui la Judée fut divisée en

Polypiiidès, roi des Sicyonicns, à qui Pélasgus deux royaumes.


avait succédé. Samson était juge des Hébreux
à la place de Liibdon, et comme il était extraor-
CHAPITRE XXI.
dinairenient fort, on le prit pour Hercule.
Enée ayant disparu après sa morl, les Latins DES ROIS DU LATIUM, DONT LE PREMIER ET LE
en firent un dieu. Les Sabins mirent aussi au DOUZIÈME, c'eST'A-DIRE ÉNÉE ET AVENTINUS,
rang des dieux Sancus ou Sanclus, leur pre- FURENT MIS AU RANG DES DIEUX.
mier roi. Environ vers le même temps, Co-
drus, roi des Atliéuiens, se fit tuer volontai- Le^Latins eurent après Enée onze rois qu'ils
rement par les Péloponésiens, et ce dévouement ne mirent point comme lui au nombre des ,

sauva son pays. Ceux du Péloponèse avaient dieux; mais Aventinus, qui fut le douzième,
reçu de l'oracle cette réponse, qu'ils vain- ayant été tué dans un combat et enseveli sur
craient les Athéniens s'ils ne tuaient point lemont qui porte encore aujourd'hui son
leur roi. Codrus les trompa en cliangeant nom, eut rang parmi ces étranges divinités.
d'habit et leur disant des injures pour les pro- Selon d'autres historiens, il ne serait pas mort
voquer à le tuer c'est cette ^were/Ze^/e Codrus
; dans la bataille, mais il n'aurait plus reparu
à laquelle Virgile fait quelque part allusion'. depuis, et ce n'est pas de lui que le mont
Des Athéniens honorèrent ce roi comme un Avenlin aurait pris son nom, mais des oiseaux
dieu. Sous le règne de Sylvius, quatrième roi qui venaient s'y reposer'. Après Aventinus, les
des Latins et fils d'Enée (non de Creusa, de la- Latins ne firent plus d'autre dieu que Romu-
quelle naquit Ascanius, troisième roi de ces lus, fondateur de Rome. Mais entre ces deux
peuples, mais de Lavinia, fille de Latinus, qui rois, il s'en trouve deux autres, dont le pre-
accoucha de Sylvius après la mort d'Enée), mier est, pour parler avec Virgile :

Onéus étant le vingt-neuvième roi des Assy-


« Procas, la gloire de la nation Iroyenne ^ »,
riens, Mélanthus le seizième d'Athènes, et le
grand prêtre Iléli jugeant le peuple hébreu, Ce fut sous le règne de celui-ci, tandis que se
la monarchie des Sicyoniens fut éteinte, après faisaitl'enfantement de Rome, que la grande
avoir duré l'espace de neuf cent cinquante- monarchie des Assyriens termina sa longue
neuf ans. carrière. Elle passa aux Mèdes après avoir duré
plus de treize cents ans, en la faisant commen-
CHAPITRE XX.
cer à Bélus, père de Ninus. Amulius succéda
SCCCESSION DES ROIS DES JUIFS APRÈS LE TEMPS à Procas. On
que Rliéa ou Ilia, fille de son
dit

DES JUGES. frère Numitor,et mère de Romulus, qu'il

avait faite vestale, conçut deux jumeaux du


Ce fut vers ce temps-là que le gouvernement dieu Mars; la preuve qu'il donne de cette pa-
des Juges étant fini parmi les Juifs, ils élurent ternité divine imaginée pour la gloire ou l'ex-
pour leur premier roi Saûl, sous lequel vivait cuse de la vestale, c'est ([ue, les deux enfants
le prophète Samuel. Les rois latins commen- ayant été exposés par ortlre d'Amulius, une
cèrent alors à s'appeler Sylviens, de Sylvius louve les allaita. Or, la louve est consacrée au
fils d'Enée, comme depuis on appela Césars dieu Mars, et on veut qu'elle ait reconnu les
tous les empereurs romains qui succédèrent enfants de son maître; mais il ne manque pas
à Auguste. Après la mort de Saûl, qui régna de gens pour soutenir que les deux jumeaUx
quarante ans, David fut le second roi des Juifs. furent recueillis par une femme publique (on
Depuis la mort de Codrus, les Athéniens appelait cette sorte de femmes louves, lupœ,
n'eurent plus de rois, et confièrent Oes ma- d'où est venu lupanar), laquelle les allaita et
gistrats le soin de gouverner leur république. les mit ensuite entre les mains de Faustulus,
A David, dont le règne dura aussi quarante l'un des bergers du roi, qui les fit soigner par
ans, succéda son fils Salomon, qui bàtil ce fa-
meux temple deJérusalem. De sou temps, les * Oiseaux,
en latin Avf^s, d'où Aventinus. Voyez les diverses
étymolu^ies que donne Varron, De linyua tat., lib. V, § 43.
* Eclotj. V, V. U. ^ Enéide, livre Vl, v. 767.
398 LA CITÉ DE DIEU.

sa femme Acca. Mais quand Dieu aurait per- CHAPITRE XXIII.


mis que des bètes farouches eussent nourri
DE LA SIBYLLE d'ÉRYTHRA, BIEN CONNUE ENTRE
ces enfants qui devaient fonder un si grand
TOUTES LES AUTRES SIBYLLES POUR AVOIR FAIT
empire, pour faire plus de honte à ce roi cruel
LES PROPHÉTIES LES PLUS CLAIRES TOUCHANT
qui les avait fait jeter dans la rivière, qu'y au-
JÉSUS-CHUIST,
rait-il en cela de si merveilleux? Numitor,
grand-père de Romulus, succéda à son frère Plusieurs historiens estiment que ce fut en
Amulius, et Rome fut bâtie la première année ce temps que parut la sibylle d'Erythra. On
de son règne. Ainsi il gouverna conjointement sait qu'il y a eu plusieurs sibylles, selon Var-
avec son petit-fils Romulus. ron. Celle-ci a fait sur Jésus-Christ des pré-
dictions très-claires que nous avons d'abord
lues en vers d'une mauvaise latinité et se te-
CHAPITRE XXII.
nant à peine sur leurs pieds, ouvrage de je
FONDATION DE ROME A l'ÉPOQCE OU l'EMPIRE ne sais quel traducteur maladroit, ainsi que
d'assyrie prit fin et ou ézéchias Était roi nous l'avons appris depuis. Car le proconsul
DE JUDA. Flaccianus', homme éminent par l'étendue
de son savoir et la facilité de son éloquence,
Pour abréger le plus possible, je dirai que nous montra, un jour que nous nous entrete-
Rome fut bâtie comme une autre Rabylone,ou nions ensemble de Jésus-Christ, l'exemplaire
comme la fille de la première, et qu'il a plu à grec qui a servi à cette mauvaise traduction.
Dieu de s'en servir pour dompter l'univers et Or, il nous fit en même temps remarquer un
réduire toutes les nations à l'unité de la même certain passage, où en réunissant les pre-
république et des mêmes lois. Il y avait alors mières lettres de chaque vers, on forme ces
des peuples puissants et aguerris, qui ne se mots 'ir.m-ji XpeiffTôc 0£oû 'ïiô; Sw-nifi, c'est-à-dire
: :

soumettaient pas aisément, et ne pouvaient Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur *. Or, voici
être vaincus sans qu'il en coûtât beaucoup de le sens de ces vers, d'après une autre traduc-

peine et de sang aux vainqueurs. En effet, tion latine, meilleure et plus régulière :

lorsque les Assyriens conquirent presque toute « Aux approches du jugement, la terre se couvrira d'une
l'Asie, les peuples n'étaient ni en si grand sueur glacée. Le roi immortel viendra du ciel et paraîtra re-
vèlu d'une chair pour juger le monde, et alors les bons et les
nombre ni exercés aux armes, de sorte
si
accompagné de ses
méchants verront le Dieu tout-puissant
qu'ils en eurent bien meilleur marché. De- saints. Il jugera les âmes aussi revêtues de leurs corps, et la

puis ce grand déluge, dont ne se sauva que


il terre n'aura plus ni beauté ni verdure. Les hommes effrayés
laisseront à l'abandon leurs trésors et ce qu'ils avaient de plus
huit personnes, jusqu'à Ninus qui se rendit
précieux. Le feu brûlera la terre, la mer et le ciel, et ouvrira
maître de toute l'Asie, il ne s'était écoulé les portes de l'enfer. Les bienheureux jouiront d'une lumière
qu'environ mille ans. Mais Rome ne vint pas pure et brillante, et les coupables seront la proie des flammes
éternelles. Les crimes les plus cachés seront découverts et
si aisément à bout de l'Orient et de l'Occident
les consciences mises à nu. Alors il y aura des pleurs et des
et de tant de nations que nous voyons aujour- grincements de dents. Le soleil perdra sa lumière et les étoiles
seront éteinies. La lune s'obscurcira, les cieux seront ébran'és
d'hui soumises à son empire, parce qu'elle
sur leurs pôles, et les plus hautes montagnes abattues et éga-
trouva de toutes parts des ennemis puissants lées aux vallons. Plus rien dans les choses humaines de su-
et belliqueux. Lors donc qu'elle fut fondée, il blime ni de grand. Toute la machine de l'univers sera détruitej

et le feuconsumera l'eau des fleuves et des fontaines. Alors


y avait déjà sept cent dix-huit ans que les on entendra sonner la trompette, et tout retentira de cris et
Juifs dominaient dans la terre promise, Jésus de pl.iintes. La terre s'ouvrira jusque dans ses abîmes; les rois
Navé ayant gouverné ce peuple vingt-sept ans, paraîtront tous devant le tribunal du souverain Juge, et les
cieux verseront un fleuve de feu et de soufre ^ ».
les Juges trois cent vingt-neuf ans, et les Rois
trois cent soixante-deux. Achaz régoait alors Ce passage comprend en grec vingt-sept
en Juda, ou, selon d'autres, son successeur vers, nombre qui compose le cube de trois.
Ezéchias prince excellent en vertu et en
, * Saint Augustin a parlé de ce Flaccianus dans son livre Contre
piété, qui vivait du temps de Romulus; Osée les Académicietis, livre r, n. 18-21.
' On aitribuait déjà aux sibylles de ces vers en acrostiches au
tenait le sceptre d'Israël. temps de Cicéron, qui fait remarquer avec une justesse parfaite
combien celte forme régulière et travaillée a peu le caractère de
l'inspiration. Ce sont là, dit-il, les jeux d'esprit d'un homme de
lettres et non les accents d'une âme en délire. Voyez le De dMnat,,
lib. II, cap. 54.

On trouvera le teste grec de ces vers sibyllins dans la dernière
édition de saint Augustin, tome vu, p. 807.
LIVRE XVIII. HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 399

Ajoutez à cela que, si l'on joint ensemble les CHAPITRE XXIV.


premières lettres de ces cinq mots grecs que
LES SEPT SAGES ONT FLEURI SOUS LE RÈGNE DE
nous avons dit signifier Jésus-Christ, Fils de
ROMULUS, DANS LE TEMPS OU LES DIX TRIBUS
Dieu, Sauveur, on trouvera Ichthiis, qui veut
d'iSRAEL FURENT MENÉES CAPTIVES EN CHAL-
dire en grec poisson, nom mystique du Sau-
DÉE.
veur, parce que lui seul apu demeurer vivant,
c'est-à-dire exempt de péché, au milieu des Sous le règne de ce même Romulus vivait

abîmes de notre mortalité, semblables aux Thaïes le Milésien ', l'un des Sages qui succé-
profondeurs de la mer. dèrent à ces poètes théologiens parmi lesquels
D'ailleurs, que ce poome, dont je n'ai rap- Orphée tient le premier rang . Environ au
porté que quelques vers, soit de la sibylle même temps, les dix tribus d'Israël furent
d'Erylhra ou de celle de Cumes, car on n'est vaincues par les Chaldéens et emmenées cap-
pas d'accord là dessus, toujours esl-il certain tives, tandis que les deux autres restaient

qu'ilne contient rien qui favorise le culte des paisibles à Jérusalem. Romulus ayant disparu
faux dieux au contraire, il parle en certains
;
d'une façon mystérieuse, les Romains le mi- t

endroits si fortement contre eux et contre leurs rent au rang des dieux, ce qui ne se pratiquait l

adorateurs qu'il me semble qu'on peut mettre plus depuis longtemps, et ne se fit dans la
cette sibylleau nombre des membres de la suite à l'égard des Césai's que par flatterie :i
Cité de Dieu. Laclance a aussi inséré dans ses Cicéron (irend de là occasion de donner de
œuvres (quelques prédictions d'une sibylle
' grandes louanges à Romulus pour avoir mé-
(sans dire laquelle) touchant Jésus-Christ, et rité cet honneur, non à ces éi)oques de gros-

ces témoignages, qui se trouvent dispersés en sièreté et d'ignorance où il était si aisé de


divers endroits de son livre, m'ont paru bons tromper les hommes, mais dans un siècle ci-

à être ici réunis : « 11 tombera, dit la sibylle, vilisé, déjà plein de lumières, bien que l'in-
« entre les mains des méchants, qui don-
lui génieuse et subtile loquacité des philosophes
« neront des soufflets et lui cracheront au vi- ne encore répandue de toutes parts.
se fût pas
ce sage. Pour lui, il présentera sans résistance Mais si les époques suivantes n'ont pas trans-
« son dos innocent aux coups de fouet, et il formé les hommes morts en dieux, elles n'ont
« se laissera souffleter sans rien dire, afin que pas laissé d'adorer les anciennes divinités, et

« personne ne connaisse quel Verbe il est, même d'augmenter la superstition en cons-


« ni d'où il vient pour parler aux enfers et truisant des idoles, usage inconnu à l'anti-
« être couronné d'épines. Les barbares, pour quité. Les démons portèrent les peuples à
« toute hospitalité, lui ont donné du fiel à représenter sur les théâtres les crimes sup-
« mangeret du vinaigre à boire. Tu n'as pas posés des dieux et à consacrer des jeux en
« reconnu ton Dieu, nation insensée ton Dieu ! leur honneur ,
pour renouveler ainsi ces
« qui se joue de la sagesse des hommes tu l'as ; vieilles fables, le monde étant trop civilisé
« couronné d'épines et nourri de fiel. Le voile pour en introduire de nouvelles. Numa suc-
« du temple se rompra, et il y aura de grandes céda à Romulus; peuplé
et bien qu'il eût
« ténèbres en plein jour pendant trois heures. Rome d'une infinité de dieux, il n'eut pas le
« Il mourra et s'endormira durant trois jours. bonheur, après sa mort, d'être de ce nombre,
« Et puis retournant à la lumière, il montrera peut-être parce qu'on crut que le ciel en était
« aux élus les prémices de la résurrection ». si plein qu'il n'y restait pas de place pour lui.

Voilà les textes sibyllins que Lactance rapporte On dit que la sibylle de Samos vivait de son
en plusieurs lieux de ses ouvrages et que nous temps, vers le commencement du règne de
avons réunis. Quelques auteurs assurent que Manassès, roi des Juifs, qui fit mourir cruel-
la sibylle d'Erythra ne vivait pas à l'époque lement le prophète Isaïe.
de Roniulus mais pendant la guerre de
,

* Thaïes est moins aacieo d'un siècle que ne le fait saint Au-
Troie.
gustin. Il florissait 6U0 avant J.-C.

Voyez Lactance, Instit., lib. iv, cap. 18 et 19.


400 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XXV. reçoivent iioint parmi les livres canoniques.


Or, sous le règne de Darius, roi des Perses,
DES PHILOSOPHES QUI SE SONT SIGNALÉS SOUS LE
les soixanle-dix années prédites par Jérémie
RÈGNE DE SÉDÉCIllAS, ROI DES JUIFS, ET DE
étant accomplies, la liberté fut rendue aux
TARQUIN l'ancien, ROI DES ROMAINS, AU TEMPS
Juifs, ])endant que les Romains chassaient
DE LA PRISE DE JÉRUSALEM ET DE LA RUINE
Tarquin le Superbe et s'affranchissaient de la
DU TEMPLE.
domination de leurs rois. Jusque-là, les Juifs
Sous le règne de Sédccliias, roi des Juifs, eurent toujours des prophètes; mais à cause
et de Tarquin l'Ancien, roi des Romains, qui de leur grand nombre, il y en a peu dont les
avait succédé à Ancus Martius, le peuple juif écrits soient reçus comme canoniques, tant
fut mené captif à BabyJone, après la ruine de par les Juifs que par nous. Sur la fin du livre
Jérusalem et du temple de Salomon. Ce mal- précédent ,
j'ai promis d'en dire quelque
heur leur avait été prédit par les Prophètes, chose, et il est temps de m' acquitter de ma
et particulièrement par Jérémie, qui même promesse.
en avait manjué l'année, i'itlacas, de Mity-
lène, l'un des sept sages, vivait en ce temps- CHAPITRE XXVII.
là, etEusèbe y joint les cinq autres, car Thaïes
DES PROPHÈTES QUI s'ÉLEVÈRENT PARMI LES JUIFS
a déjà été mentionné, savoir Solon d'Athènes, :

AU COMMENCEMENT DE l'EMPIRE ROMAIN.


Chilon de Lacédémone, Périandre de Co-
rinthe, Cléobule de Lindos, et Bias de Priène. Afin que nous puissions bien voir en quel
Ils furent nommés Sages,
parce que leur genre temps ils vivaient, remontons un peu plus
de vie les élevait au-dessus du commun des haut. Le livre d'Osée, qui est le premier des
hommes, et comme ayant tracé quelques pré- douze petits prophètes, porte en têle « Voici :

ceptes courts et utiles pour les mœurs. Du «ce que le Seigneur a dit à Osée du temps
reste, ils n'ont point laissé d'autres écrits à a d'Ozias, de Joathan, d'Achaz et d'Ezéchias,
quelques lois qu'on dit
la postérité, si ce n'est 8 rois de Judée '
». Amos de même dit ' qu'il
que Solon donna aux Athéniens. Thaïes a prophétisa sous Ozias ; il ajoute : et sous Jéro-
aussi composé quelques livres de physique, boam, roi d'Israël, qui vivait vers ce temps-là.
qui contiennent sa doctrine. D'autres physi- Isaïe, d'Amos, soit du prophète, soit d'un
fils

ciens parurent encore en ce temps, comme


'
autre Amos, indique au commencement de
Anaximandre, Anaxiinène et Xénophane ^. son ouvrage ' les quatre rois dont parle Osée
Pythagore florissait aussi alors, et c'est lui qui au détiut du sien, et déclare comme lui qu'il
porta le premier le nom de philosophe '. projihélisa sous leur règne. Michée marque
aussi le temps de sa prophétie après Ozias ',

CHAPITRE XXVI. sous Joalhan, Achaz et Ezéchias. Il faudrait


joindre à ces propiièles Jonas et Joël, dont
FIN DE LA CAPTIVITÉ DE BABYLONE ET DU RÈGNE
l'un prophétisa sous Ozias, et l'autre sous
DES ROIS DE ROME.
Joathan, au moins selon les chronologistes,
En ce teraps-Ià, Cyrus, roi de Perse, qui car eux-mêmes n'en disent rien. Or, tout cet
commandait aussi au\ Chaldéens et aux Assy- espace de temps va depuis Procas, roi des
riens, relâchant un peu de chaîne des Juifs,
la Latins , ou Aventinus , son prédécesseur ,
en renvoya cintiuante mille pour rebâtir jusqu'à Romulus, roi des Romains ou même
le temple. Mais ils se bornèrent à en jeter les jusqu'au commencement du règne de son suc-
fondements et à dresser un autel, à cause des cesseur Numa
Pompilius; car l'époque d'Ezé-
courses continuelles des ennemis, de sorte chias se prolonge jusque-là. Ce fut donc en
que l'ouvrage jusqu'au règne de
fut différé cet espace de temps que jaillirent ces sources
Darius. Ce fut alors qu'arriva ce qui est rap- de proiihélies, sur la fin de l'empire des Assy-
porté dans le livre de Judith que les Juifs ne riens et au commencement de celui des
' En cespremiers âges de la science, physicien et philosophe, Romains, (domine en effet c'est à la naissance
c'est tout un, la physique ayant pour objet la j^ûctâ tout entière,
de la monarchie des Assyriens que les pro-
c'est-à-dire l'ensemble des choses.
' Xénophane de Colophon, chef de l'école Eléatique, florissait messes du Messie furent faites à Abraham,
vers 550 avant J.-C.
elles devaient être renouvelées à ces prophètes
' Sur ces philosophes, voyez plus haut, livre viii, chap. 2 et les
notes. ' Osée, I, 1. — '
Amos, i, 1. — ^ Isa. i, 1, — ^ Micbèe, I, 1.
,

LIVRE XVIII. — IIISTOIRE DES DEUX CITÉS. 401

au commencement de la monarchie romaine, que, comme né selon la


dit l'Apôtre : a II est

Babylone de l'Occident, sous le règne de la- a chair de la race de David'». Ce même

quelle elles devaient s'accomplir par l'avcne- prophète a prédit la résurrection du Sauveur
mont de Jésus-Christ. Ces derniores prophéties au troisième jour, mais d'une manière mysté-
sont encore plus claires que les autres, connue rieuse et prophétique, lorsqu'il a dit : « Il

ne devant pas seulement servir aux Juifs, mais a nous guérira après deux jours , et nous
aussi aux païens. a ressusciterons le troisième * ». C'est dans le

môme sens que l'Apôtre nous dit


vous : « Si

CHAPITRE XXVIII. a êtes ressuscites avec Jésus-Christ, cherchez

«les choses du ciel ' ». Voici encore une


VOCATION DES GENTILS PRÉDITE PAR OSÉE ET PAR
prophétie d'Amos sur ce sujet : a Israël, dit-il,
AMOS.
a préparez-vous pour invoquer votre Dieu,
Il est vrai qu'Osée est quelquefois difficile à 8 car c'est moi qui
gronder le tonnerre, qui
fais

saisir dans sa profondeur mais il faut en ;


« forme les et qui annonce aux
tourbillons ,

rap|)orter ici quelque chose pour m'acquilter « hommes leur Sauveur * ». Et ailleurs «Eu :

de ma promesse « Et il arrivera, dit-il, qu'au


:
a ce jour-là, dit-il, je relèverai le pavillon de
B même lieu où il est écrit Vous n'êtes point :
a Dieu qui est tombé, et je rétablirai tout ce
a mon peuple , ils seront aussi appelés les en- « qui est détruit je le remettrai au même état
;

cifants du Dieu vivant ' ». Les Apôtres mêmes a qu'il était le premier jour en sorte que tout ;

ont entendu cette prophétie de la vocation des a le reste des hommes me chercheront, ainsi
Gentils. Et comme les Cenlils sont aussi spiri- « que toutes les nations qui deviendront mon
tuellement les enfants d'Abraham, et qu'à ce a peuple, dit le Seigneur qui fait ces mer-
titre on a raison de les appeler le peuple a veilles ^ ».

d'Israël, le Prophète ajoute « Et les enfants :

« de Juda et d'Israël seront rassemblés en un CHAPITRE XXIX.


a même corps et n'auront plus qu'un chef, et
PROPHÉTIES d'iSAÏE TOUCnANT JÉSUS-CHRIST
a ils s'élèveront sur la terre " ». Ce serait
ET SON ÉGLISE.
ôter sa force à cette prophétie que de vou-
loir l'expliquer davantage. Qu'on se souvienne Isaïe n'est pas du nombre des douze petits
seulement de la pierre angulaire et de ces prophètes, qu'on nomme ainsi parce qu'ils ont
deux murailles, l'une composée des Juifs, et écrit peu de chose au prix de ceux qu'on ap-
l'autre des Gentils '
; celle-là sous le nom de pelle les grands prophètes. Parmi ceux-là est
Juda, et celle-ci sous le nom d'Israël, s'ap- Isaïe, que je joins à Osée et à Amos, comme
puyant toutes deux sur un même chef et , ayant vécu du même temps. Ce prophète donc,
toutes deux s'élevant sur la terre. A l'égard de entre les instructions qu'il donne au peuple et
ces Israélites charnels, qui ne veulent pas les menaces qu'il lui fait de la part de Dieu,
croire en Jésus-Christ, le même prophète té- a prédit beaucoup plus de choses que tous les
moigne qu'ils croiront un jour en lui (enten- autres de Jésus-Christ et de son Eglise, c'est-
dez non pas eux, mais leurs enfants), lors-
: à-dire du roi de gloire et de la cité qu'il a
qu'il dit « Les enfants d'Israël demeureront
: bâtie, tellement, qu'ily en a qui disent que
a longtemps sans roi, sans prince, sans sacri- c'est plutôt un évangéliste qu'un prophète.
a fice, sans autel, sans sacerdoce, sans prophé- Mais, pour abréger, je n'en rapporterai ici
atie*». Qui ne voit que c'est l'état où sont qu'un seul endroit, celui où il dit en la per-
maintenant les Juifs ? Mais écoutons ce qu'il sonne de Dieu le père a Mon fils sera rempli :

ajoute : « Et après cela, les enfants d'Israël a de science et de sagesse il sera comblé ;

a reviendront et chercheront le Seigneur a d'honneur et de gloire. Comme il sera un

8 leur Dieu , et leur roi David ; et ils s'éton- a spectacle d'horreur à plusieurs qui le verront
a neront de leur aveuglement et de la grâce « déshonoré et défiguré, il sera un sujet d'ad-
«de Dieu dans les derniers temps * ». Il a miration à une infinité de peuples, et les
n'y a rien de plus clair que cette prophétie a rois, pleins d'étonnement, demeureront dans
où Jésus-Christ est marqué par David, parce a un profond silence, parce que ceux à qui il
•Osée, I, 10. — ' Ibid. U. ' Eiihés. II, U, 15, 20-22. — * Rom. vni,31, — ' Osée,vr^ I. — * Colos, m, 1, • ^ Amos, IV,
' Osce, ni, 4. — ' Ibid. 5. U. — " Ibid. IX, 11,12.

S. AuG. Tome XIII. 26


402 LA CITÉ DE DIEU.

« n'a point été annoncé le verront, et ceux « éclatez en cris de joie, vous qui ne concevez
« qui n'ont point entendu parler de lui sau- a point car celle qui est abandonnée aura
;

« ront qui il est. Seigneur, qui a cru à notre a plus d'enfants que celle qui a un mari. Eten-
a parole, et à qui le bras de Dieu a-t-i! été ré- a dez le lieu de votre demeure et dressez vos
« vêlé ? Nous bégaierons devant lui comme a pavillons. Ne ménagez point le terrain, pre-
« un enfant , et notre langue sera sèche « nez de grands alignements et enfoncez de
a comme une racine dans une terre sans eau. a bons pieux en terre. Etendez-vous à droite
« Il n'a ni gloire, ni beauté. Nous l'avons vu « et à gauche, car cette postérité possédera les
« sans majesté et sans grâce, et le dernier des a nations comme son héritage, et vous peu-
a hommes était moins difforme que lui. C'est « plerez les cités désertes. Vous êtes mainte-
« un homme en butte aux coups et accablé de « nant honteuse à cause des reproches qu'on
« faiblesse. Il a caché sa gloire ; c'est pourquoi a vous fait mais ne craignez rien
; cette :

« il a été méprisé et déshonoré. Il porte nos « honte sera ensevelie dans un éternel oubli,
« péchés, et c'est pour nous qu'il soutire et ; « et vous ne vous souviendrez plus de l'op-
« nous avons cru que c'était pour ses crimes. a probre de votre veuvage, parce que le Sei-
a Cependant c'est à cause de nos iniquités « gneur qui vous a créée s'appelle le Dieu des
qu'il a été couvert de blessures, et ce sont a armées, et celui qui vous a délivrée est le
« nos péchés qui l'ont réduit en cet état de « Dieu d'Israël et de toute la terre ' » . Cette
a faiblesse. 11 nous a procuré la paix par ses citation suffit, et bien qu'il se trouve cer-
« souffrances, et ses plaies ont été notre gucri- taines choses dans ces passages qui auraient
« son. Nous étions tous comme des brebis besoin d'explication,il en est d'autres qui sont

« égarées ; tous les hommes s'étaient écartés si que nos ennemis mêmes les enten-
claires
« du chemin, et le Seigneur l'a livré
droit dent, malgré qu'ils en aient.
a pour nos péchés, et il n'a pas ouvert la
« bouche pour se jjlaindre. Il a été mené CHAPITRE XXX.
comme une brebis à la boucherie, et il est
PROPHÉTIES DE JUCHÉE, JONAS ET JOËL QUI
« demeuré muelcomme un agneau qu'on tond,
REGAKDENT JÉSUS-CHRIST.
« Son abaissement lui a servi de degré pour
monter à la gloire qui pourra raconter sa
: Le prophète Michée, parlant de Jésus-Christ
« génération ? Il sera enlevé du monde, et les sous la figure d'une haute montagne, dit ceci:

« péchés de mon peuple le conduiront au « Dans les derniers temps, la montagne du


a supplice. Sa sépulture coiâtera la vie aux a Seigneur paraîtra élevée au-dessus des plus
« méchants, et les riches porteront la ven- a hautes montagnes, et les peuples s'y rendront
« geance de sa mort parce qu'il n'a fait ,
« en foule de toutes parts, et diront Venez, :

a aucun mal, qu'il n'y a en lui ni artifice , a montons sur lamontagneduSeigneur, etal-
a ni déguisement, et que le Seigneur veut le a Ions en la maison du Dieu de Jacob, et il nous
guérir de ses blessures. Si vous souffrez la a enseignera le chemin qui mène à lui et nous ,

a mort pour vos péchés, vous verrez une a marcherons dans ses sentiers. Car la loi sor-
a longue postérité. Le Seigneur veut le déli- a tira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jéru-

a vrer de toute douleur, lui rendre le jour, « saleni. Il jugera (dusieurs peuples, et s'as-
a remplir son esprit de lumière, justifier le pour long-
sujétira des nations puissantes
a juste qui s'est sacrifié pour plusieurs et qui e temps Le même prophète dit du lieu de
^ ».

« s'est chargé de leurs péchés. Aussi ac<iuerra- la naissance du Sauveur « Et toi, Bethléem, :

t-il un domaine sur plusieurs, et il parla- a maison d'Ephrala,tu es trop petite pour

o géra les dépouilles des puissants ,


parce a êtremiseaurangdecesvillesdeJudaquifour-

qu'il a été livré à la mort et mis au rang des a nissent des milliers d'hommes, et cependant

a scélérats, qu'il a porté les péchés de plusieurs « c'est de toi que sortira le piince d'Israël. Sa

a et qu'il est mort pour leurs péchés' », a sortie est dès le commencement et de toute

Voilà ce que dit ce prophète au sujet de Jésus- a éternité. C'est pourquoi Dieu abandonnera

Christ. « les siens jusiiu'au temps où celle qui est en

Citons ce qu'il ajoute de l'Eglise : a Ré- « travail d'enfant doit accoucher, et le reste

« jouissez-vous , stérile qui n'enfantez pas ;


a de ses frères se rangeront avec les enfants
* Isa. LU, 13 et seq. '
Isa. Liv, 1 el seq. — ' Michée, iv, 1 et seq.
LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 403

« d'Israël. Il s'arrêtera, il contemplera et paî- Le salut sur la montagne


et la sainteté seront
tra son troupeau par l'autorité et le pouvoir « de Sion un peu après, sur la fin de
'
» ; et
« qu'il en a reçu du Seigneur et ils rendront ; celte prophétie « Ceux qui ont été rachetés
:

« leurs hommages au Seigneur, leur Dieu, « de la montagne de Sion s'élèveront poiirdé-


« qui sera glorifié jusqu'aux extrémités de la « fendre la montagne d'Esaù et y faire régner

« terre '
». « le Seigneur ». Il est évident que ceci a été

Le prophète Jonas n'a pas tant annoncé le accompli, lorsque ceux qui ont été rachetés
Sauveur par ses discours que par celte espèce de la montagne de Sion , c'est-à-dire les
de passion qu'il a snhie. Car pourquoi a-t-il fidèles de la Judée, et surtout les Apôtres,
été englouti dans le ventre d'une haleine et se sont élevés pour défendre la montagne
rejeté le troisième jour, sinon pour signifler d'Esaù. Comment l'ont-ils défendue, si ce n'est
la résurrectionde Jésus-Christ ^ ? par de l'Evangile, en sauvant
la prédication
Pour Joël, il faudrait s'engager dans un ceux qui ont cru, et les tirant de la puissance
long discours pour exi)liquer toutes les pro- des ténèbres pour les faire passer au royaume
phéties qu'il a faites de Jésus-Clirist et de de Dieu ? c'est ce qui est ensuite exprimé par
un passage
l'Eglise. Toutefois j'en rapporterai ces paroles : « Afin d'y faire régner le Sei-
que lesApôtres mêmes alléguèrent', quand le B gneur ». En effet, la montagne de Sion
Saint-Esprit descendit sur eux, selon la pro- signifie la Judée, où devait commencer le
messe de Jésus-Christ : « Après cela, dit-il, je salut et paraître la sainteté, qui est Jésus-
« répandrai mon esprit sur toute chair. Vos Christ ; et la montagne d'Esaù est l'Idumée,
« flls et vos filles prophétiseront, vos vieillards figure de l'Eglise des Gentils, que ceux qui
« auront des songes, et vos jeunes gens des ont été rachetés de la montagne de Sion ont
« visions. En ce temps-là, je répandrai mon défendue, comme je viens de le dire, pour y
a esprit sur mes serviteurs et sur mes ser- faire régner le Seigneur. Cela était obscur
« vantes ' » • avant de s'accomplir mais qui ne le com- ;

prend depuis l'événement ?


CHAPITRE XXXI. Pour le prophète Nahum, voici comme il
parle, ou plutôt comme Dieu parle par lui :
SALDT DU MONDE PAR JÉSUS-CHRIST PRÉDIT PAR
« Je briserai, dit-il, les idoles taillées et celles
ABDIAS, KAHUM ET HABACUC.
qui sont de fonte, et je les ensevelirai,
Trois des petits prophètes, Abdias, Nahum a parce que voici sur montagnes les pieds les
et liahacuc, ne disent rien du temps où ils « légers de ceux qui portent et annoncent la
ont prophétisé, et l'on n'en trouve rien non « paix. Juda, solennisez vos fêtes et offrez vos
plus dans les chronologies d'Eusèbe et de «vœux; car vos jours de fête ne vieilliront
Jérôme. Il est vrai qu'elles joignent Abdias à « plus désormais. Tout est consommé, tout est
Michée mais je pense que c'est une faute de
; « accompli. Celui qui souffle contre votre face
copiste car elles mettent Abdias sous Josa-
; « et qui délivre de l'affliction va monter* ».
pliat, et que Michée n'est venu
il est certain Qui est monté des enfers et qui a soufflé l'Es-
que longtemps après. Pour les deux autres, prit-Saint contre la face de Juda, c'est-à-dire
nous ue les avons trouvés mentionnés dans des Juifs ses disciples? Je le demande à qui-
aucune chronologie. Toutefois, comme ils conque a lu l'Evangile. Ceux dont les fêles se

sont reçus parmi les livres canoniques, il ne renouvellent, de telle sorte qu'elles ne peuvent

faut pas que nous les omettions. Abdias, le plus vieillir, appartiennent au Nouveau Tes-
plus court de tous les Prophètes, parle contre tament. Du reste, nous voyons les idoles des

le peuple d'idumée, c'est-a-dire contre Esaii, faux dieux détruites par l'Evangile et comme
l'aîné des deux enfants d'Isaac, qui fut réprou- ensevelies dans l'oubli; et nous reconnaissons
vé. Que si par ridumée nous entendons toutes cette propliélie encore accomplie en ce point.
les nations, pour le tout,
en prenant la partie Quant à Habacuc, de quel autre avènement
comme cela est assez ordinaire dans le lan- que celui du Sauveur peut-il parler, quand il
gage, nous pouvons fort bien appliquer à dit « Le Seigneur me répondit
: Ecrivez net- :

Jésus-Christ ee qu'il dit entre autres choses : tement celte vision sur le buis, afin que
ce

a celui qui la lira l'entende. Car celte vision


• Michée, v, 2 et soq. — ' Hait. -Ml, 39-11. — ' Act. il, 17. —
' Joël, II, 28 et 29. 'Abdias, 17, 21, sec. LX.X. — ' Nahuin, i, 11.

401 LA CITÉ DE DIEU.

« s'accomplira en son temps, à la On, et ce ne de son nom fera ouvrir les yeux aux fi-

« sera pas une promesse vaine. S'il tarde à dèles. « tiendra des cornes en ses mains »
Il
;

a venir, attendez-le ^en patience, car il va c'est le trophée de la croix. « Il a mis sa force
a venir sans délai ' ». a dans la charité » ; cela n'a pas besoin d'expli-
cation. « La parole marchera devant lui et le
CHAPITRE XXXII. a suivra » ; c'est-à-dire qu'il a été prophétisé
avant qu'il ne vînt, et annoncé depuis qu'il
PnOPHÉTIES DU CANTIQUE d'HABACUC.
s'en est allé. « Il s'est arrêté et la terre a été
Et dans sa prière ou son cantique, à quel a ébranlée » ; il s'est arrêté pour nous secou-
autre qu'au Sauveur dit-il « Seigneur, j'ai : rir, et la terre a été portée à croire, a 11 a
« entendu ce que vous m'avez fait entendre, a tourné les yeux sur les nations, et elles ont
« et j'ai été saisi de frayeur j'ai contemplé ;
« séché » ; entendez qu'il a eu pitié d'elles et

« vos ouvrages, et j'ai été épouvanté^?» Qu'est- qu'elles ont été touchées de repentir, a Les
ce que cela, sinon une surprise extraordinaire « montagnes ont été mises en poudre par un
à la vue du salut des hommes que Dieu lui « grand effort » ; c'est-à-dire que l'orgueil
avait fait connaître « Vous serez reconnu au : des superbes a cédé à la force des miracles,
« milieu de deux animaux». Que signifient a Les collines éternelles ont été abaissées » ;
ces deux animaux? ce sont les deux Testa- elles ont été humiliées pour un temps, afin
ments, ou les deux larrons, ou encore Moïse d'être élevées pour l'éternité, a J'ai vu ces
et Elle, qui parlaient avec Jésus sur la mon- a entrées éternelles et triomphantes, prix de
tagne où il se transfigura. « Vous serez connu « ses travaux », c'est-à-dire : J'ai reconnu que
« dans la suite des temps ». Cela est trop clair lestravaux de la charité recevront une récom-
pour avoir besoin qu'on l'explique. « Lorsque pense éternelle, a Les Ethiopiens et les Madia-
« mon âme sera troublée, au plus fort de votre « ni tes seront remplis d'étonnement » ; les
a colère, vous vous souviendrez de votre mi- peuples surpris de tant de merveilles, ceux
a séricorde ». Il dit ceci en la personne des mêmes qui ne sont pas sous l'empire romain,
Juifs, parce que, dans le temps qu'ils cruci- seront sous celui de Jésus-Christ, a Vous met-
fiaient Jésus-Christ, transpoi'tés de fureur, « frez-vous en colère. Seigneur, contre les
Jésus, se souvenant de sa miséricorde, dit : a fleuves, et déchargerez-vous votre fureur
« Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent a sur la mer? » C'est qu'il ne vient pas main-
« ce qu'ils font ' ». Dieu viendra de Théman, tenant pour juger le monde, mais pour le
et le saint viendra de la montagne couverte sauver, a Vous monterez sur vos chevaux, et

d'une ombre épaisse. D'autres, au lieu de a vos courses produiront le salut » ; c'est-à-

Théman^ traduisent du côté du midi; ce qui dire Vos évangélistes vous portent, et vous
:

marque l'ardeur de la charité et l'éclat de la les conduisez, et votre Evangile procure le

vérité. Pour la montagne couverte d'une salut à ceux qui croient en vous, a Vous ban-
ombre on peut l'expliquer de diffé-
épaisse, « derez votre arc contre les sceptres, dit le
rentes façons; mais il me paraît mieux de a Seigneur » entendez qu'il menacera de son
;

l'entendre de la profondeur des Ecritures qui jugement les rois mêmes de la terre. aLa terre
contiennent les prophéties de Jésus-Christ. On a s'ouvrira pour recevoir les fleuves dans son

y trouve en effet beaucoup de choses obscures a sein ». Cela signifie que les cœurs des
et cachées qui exercent ceux qui les veulent hommes, à qui Déchirez vos
il est dit : «

pénétrer. Or, Jésus-Christ sort de ces ténèbres, « cœurs et non pas vos vêtements », s'ouvri- '

quand celui qui le cherche sait l'y découvrir : ront pour recevoir la parole des prédicateurs
a II a fait éclater son pouvoir dans les cieux, et confesser le nom de Jésus-Christ. « Les
« et la terre est pleine de ses merveilles ». a peuples vous verront et s'affligeront » ; c'est-

C'est ce que le psalmiste dit quelque part : à-dire qu'ils pleureront, afin d'être bienheu-
« Mon
Dieu, montez au-dessus des cieux et reux ^ a En marchant, vous
ferez rejaillir de
« faites éclater votre gloire par toute la terre. a l'eau vous répandrez de
de toutes parts » ;

« Sa splendeur sera aussi vive que la plus tous côtés des torrents de doctrine en mar-
vive lumière * » : c'est-à-dire que le bruit chant avec vos prédicateurs, a Une voix est
« sorlie du creux de l'abîme » ; c'est-à-dire que
' Habacuc, il, 2 et 3. ' Habacuc, m, l. — ' Luc, xxiii, 34,
'
Ps. LVJ, 7. • Joël, n, 13. — 'Matt. v, 5.
LIVRE XVin. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 40b

le cœur de rhommc, qui est un abîme, n'a pu « plé ces choses, et mes entrailles ont été
retenir ce qu'il pensait do vous, et a publié « énuies. La frayeur a pénétré jusque dans
« La profondeur de son
votre ^'loire partout. « mes os, et tout mon être intérieur en a été
« imagination » c'est une explication de ce
;
« troublé ». Faisant réflexion sur ce qu'il di-
qui précède; car cette profondeur est un sait, il en a été lui-même épouvanté. Il pré-

abîme. El quand il ajoute de son imagina- : voyait ce tumulte des peuples, suivi de grandes
tion, il faut sous-entendre : a fait retentir sa persécutions contre l'Eglise, et aussitôt, s'en
voix, c'ost-à-dire a publié ce qu'elle voyait. reconnaissant membre : « Je me reposerai, dit-
En effet, l'imngination, c'est une vision que « il, au temps de l'affliction », comme étant de
le cœiu- n'a pu cacher ni retenir, mais qu'il a ceux qui, selon la parole de l'Apôtre ', se ré-
proclamée à la gloire de Dieu. « Le soleil s'est jouissent en espérance et souffrent constam-
« levé et la lune a gardé son rang »; Jésus- ment l'affliction. « Afin d'aller trouver le

Christ est monté au ciel, et l'Eglise a été or- « peuple qui a été étranger ici-bas connue
donnée sous son roi. « Vous lancerez vos a moi », en s'éloignant de ce peuple méchant

« flèches en plein jour », parce que votre pa- qui lui était uni selon la chair, mais qui, n'é-
role sera prèchée publiquement, a Et elles tant point étranger en ce monde, ne cherchait
« brilleront à la lueur de vos armes ». Il avait point la céleste patrie. « Car le figuier ne por-
dit à ses disciples « Dites en plein jour ce
: « fera point de fruit, ni la vigne de raisin. Les
« que je vous dis dans les ténèbres ». «Vos '
— « oliviers tromperont l'attente du laboureur,
« menaces abaisseront la terre » ; c'est-à-dire, « et la campagne ne produira rien. Les brebis
humilieront les hommes. « Et vous abattrez « mourront faute de pâturage, et il n'y aura
« les nations dans votre fureur » parce que ;
« plus de bœufs dans les étables » . 11 voyait
vous dompterez les superbes, et ferez tomber que cette nation, qui devait mettre à mort
vos vengeances sur leur tête. « Vous êtes Jésus-Christ, perdrait les biens spirituels qu'il
« sorti dans l'intention de sauver votre peuple, a prophétiquement figurés par les temporels;
« pour sauver vos christs, et vous avez donné et parce que la colère du ciel est tombée sur
« les méchants en proie à la mort » cela est ; ce peuple, à cause qu'ignorant la justice de
clair. « Vous les avez chargés de chaînes » ;
Dieu % il a voulu établir la sienne à la place,
par ces chaînes, on peut aussi entendre les il ajoute aussitôt : « Mais moi je me réjouirai,
heureux liens de la sagesse. « Vous avez mis 8 Seigneur, je me réjouirai en mon Seigneur
« des entraves à leurs pieds et un carcan à « et mon Dieu. Le Seigneur mon Dieu est ma
B leur cou. Vous les avez rompues avec éton- « force, il affermira mes pas jusqu'à la fin. 11
Bnement » ; il faut sous-entendre les chaînes. « ni'élèvera sur les hauteurs, afin que je
De même qu'il a noué celles qui sont bonnes, « triomphe par son cantique » c'est-à-dire ;

il a brisé les mauvaises, d'où vient cette pa- par ce cantique dont le Psalmiste dit quelque
role du psaume : « Vous avez rompu mes chose de pareil en ces termes : « Il a affermi
« chaînes* ». — « Avec étonnement » c'est- ;
« mes pieds sur la pierre, et il a conduit mes
à-dire, avec l'admiration de tous ceux qui ont « pas. Ilm'a mis en la bouche un nouveau
été témoins de cette merveille. « Les plus « cantique, un hymne à la louange de notre

«grands en seront touchés; ils seront affamés « Dieu ^ ». Celui-là donc triomphe par le can-

« comme un pauvre qui mange en cachette»; tique du Seigneur, qui se plaît à entendre les
c'est que quelques-uns des premiers parmi les louanges de Dieu, et non les siennes, « afin

Juifs, touchés des paroles et des miracles du «que celui qui se glorifie, ne se glorifie que
Sauveur, le venaient trouver, et, pressés par «dans le Seigneur '». Au reste, quelques
la faim, mangeaient le pain de sa doctrine, exemplaires portent « Je me réjouirai en :

mais en secret, parce qu'ils craignaient le « Dieu mon Jésus » ce qui me paraît meilleur
;

peuple, comme le remarque l'Evangile". que « en Dieu mon Sauveur », parce que
a Vous avez poussé vos chevaux dans la mer Jésus est un nom plein de douceur et de con-
« et troublé ses eaux» ; c'est-à-dire les peuples. fiance.
Les uns ne se convertiraient pas par crainte,
> Rom. XII, 12. — = Ibid. i, 3. — ' Ps. XXXIX, 3. — ' I Cor.
et les autres ne persécuteraient pas avec fu- I, 31.
reur, si tous n'étaient troublés. « J'ai contem-
' Matt. X, 27. — ' Ps. cxv, 16. - " Jean, xvu, 38.
406 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XXXIII. « esprit est extrêmement pesant : c'est un


« homme; qui le connaîtra ' ? » Voici enflu
PROPHÉTIES DE JÉRÉMIE ET DE SOPHONIAS TOU- un dernier passage de Jérémie que j'ai rap-
CHANT JÉSUS-CUBIST ET LA VOCATION DES GEN- porté au dix-seplième livre touchant le Nou-
TILS.
veau Testament, dont Jésus-Christ est le
Jérétnie esl du nombre des grands prophètes, médiateur « Voici venir le temps, dit le
:

« Seigneur, que je contracterai une nouvelle


aussi bien qu'Isaïe. Il prophétisa sous Josias,
roi de Jérusalem, et du temps d'Ancus Marlius, «alliance avec la maison de Jacob etc.*» ,

roi des Romains, la captivité des Juifs étant De Sophonias, qui prophétisait du même
proche, et sa prophétie alla jusqu'au cin- temps que Jérémie, je veux citer au moins
quième mois de cette captivité, comme il quelques témoignages sur Jésus-Christ. Voici
le dit lui-même. On lui joint Sophonias, donc comme il en parle: « Attendez que je
l'un des petits i)rophètes, parce qu'il pro- « ressuscite, dit le Seigneur, car j'ai résolu

phétisa aussi sous Josias, comme lui-même le « d'assembler les nations et les royaumes'» ;

« Le Seigneur leur sera redou-


témoigne; mais il ne dit point comlîien de et encore :

temps. Jérémie prophétisa, non-seulement du « table ; il exterminera tous les dieux de la

temps d'Ancus Marlius, mais aussi du temps « terre, et toutes les nations de la terre l'ado-

de Tarquin l'Ancien, cinquième roi de Rome, « reronl, chacune en son pays' » ; et un peu
qui l'était déjà lorsque les Juifs furent emme- après : « Je ferai que tous les peuples parleront

nés en captivité. Jérémie dit donc de Jésus- « comme ils doivent; ils invoqueront tous le

Christ: « Le Seigneur, le Christ par qui nous


« nom du Seigneur et lui seront assujétis.

a respirons, a été pris pour nos péchés'»; « Ils m'apporteront des victimes des bords du
marquant ainsi en peu de paroles et que Jésus- a fleuve d'Ethiopie. Alors vous n'aurez plus
Christ est notre Seigneur, et qu'il a souffert « de confusion pour toutes les impiétés que
pour nous. Et dans un autre endroit « Celui- :
« vous avez commises contre moi; car j'effa-
« ci est Dieu, et nul autre n'est compa-
mon « cerai toute la malice de vos offenses, et il ne

« rable à lui. Il est l'auteur de toute sagesse,


« vous arrivera plus de vous enorgueillir sur
et il l'a donnée à Jacob son serviteur, et à
« ma montagne sainte. Je rendrai votre peu-

« Israël son bien-aimé. Après cela il a été « pie doux et modeste, et les restes d'Israël

sur terre, et il a conversé parmi les « craindront le Seigneur'*». C'est de ces restes
«vu
«hommes^». Quelques-uns n'attribuent pas que l'Apôtre* a dit après un autre prophète':

ce témoignage à Jérémie, mais à Baruch, sou


« Quand le nombre des enfants d'Israël éga-

scribe, quoique ordinairement on le donne au


« ferait le sable de la mer, il n'y aura que les

premier. Le même prophète parlant encore « restes qui seront sauvés» ; car les restes de

du Messie : « Voici venir le temps, dit le cette nation ont cru au Messie.
« Seigneur, que je ferai sortir du tronc de
« David un germe glorieux. Il régnera et sera CHAPITRE XXXIV.
« rempli de sagesse et fera justice sur la terre. PRÉDICTIONS DE DANIEL ET d'ÉZÉCHIEL SUR LE
« Alors Juda sera sauvé, et Ismaël demeurera MÊME SUJET.
« en sûreté, et ils l'ajjpelleront le Seigneur
« notre justice ». Voici comme il parle de la
=" Daniel et Ezéchiel, deux des grands pro-
vocation des Gentils, qui devait arriver et phètes, prophétisèrent pendant la captivité

que nous voyons maintenant accomplie «Sei- : même de Babylone; et le premier a été jus-

« gneur, mon Dieu et mon refuge au temi>s qu'à dire combien il s'écoulerait d'années

« de l'affliction, les nations viendront à vous avant l'avènement et la passion du Sauveur.


« des extrémités de la terre, et diront: Il est Cette supputation serait longue, et d'ailleurs

« vrai que nos pères ont adoré de vaines elle a déjà été faite par d'autres avant nous ;

«statues qui ne sont bonnes à rien'». Et mais voici comme il parle de la puissance et
parce que les Juifs ne devaient pas le con- de la gloire du Messie « J'eus une vision en :

naître et qu'il fallait (ju'ils le fissent mourir, « dormant, où je voyais le fils de l'homme,
le même prophète en parle de la sorte: «Leur « environné de nuées, s'avançant jusqu'à

' Threu. IV, 20. ' Baïuch, m, 30-38. ' Jéréoi, A'Xïiii, 5. — '
Jérém. xvii, 9. — = Ibid. xxxi, 31. — ' Sopbon. m, 8. —
' Ibid. XVI, 19.
.

'
Ibid. II, 11. — ' Ibid. m, 9. - ' Rom. ix, 27. — ' Isa. i, 28.
LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITES. 407

« l'Ancien des jours. Comme on le lui eût dans les îles et par tout le monde. Ainsi nous
« présente, il lui donna puissance, honneur voyons que toutes les nations sont remuées et
et empire, avec ordre à tous les peuples, à portées à embrasser la foi. Ce qui suit « Et :

« toutL'S les trilius et à toutes les lanpjues de « celui (jui est désiré de tous les peuples

« lui rendre leurs hommages. Son pouvoir est «viendra», doit s'entendre de son dernier
« un pouvoir éternel qui ne finira jamais, et avènement; car avant que de souhaiter qu'il
« son empire sera toujours florissant' ». vînt, il fallait l'aimer et croire en lui.
Ezéciiiel, de même, figurant Jésus-Christ Zacharie parle ainsi de Jésus-Christ et de
par David, parce que c'est à cause de David l'Eglise « Réjouissez-vous, dit-il, fille de
:

que Jésus- Clu'ist a pris celte nature charnelle, « Sion, bondissez de joie, fille de Jérusalem,

cette forme d'esclave qu'il a revêtue en venant « car voici venir votre roi pour vous justifier

au monde, d'où vient que, tout en étant fils « et pour vous sauver. 11 est pauvre, et vient

de Dieu, il est appelé esclave de Dieu, Ezé- « monté sur une ânesse et sur le poulain

ciiiel, dis-je, en parle ainsi au nom de Dieu le « d'une ânesse mais son pouvoir s'étend
;

Père «Je susciterai un pasteur pour j)aîlre


: « d'une mer à l'autre, et depuis les fleuves

a mes troupeaux, mon serviteur David ; et il « jusqu'aux confins de la terre ». L'Evangile '

« les fera paître, et il sera leur pasteur. Pour nous apprend, en effet, en quelle occasion
« moi, je serai leur Dieu, et mon serviteur Notre-Seigneur se servit de cette monture %
« David régnera au milieu d'eux. C'est le Sei- et fait même mention de cette prophétie. Un
« gneur qui l'a dit''»; et dans un autre endroit: peu après, parlant à Jésus-Christ même de la
« lis n'auront plu? (ju'un roi et ne formeront rémission des péchés qui devait se faire par
« plus deux peuples, ni deux royaumes sépa- son sang « Et vous aussi, dit-il, vous avez
:

« rés. Ils ne se souilleront plus d'idolâtrie et « tiré vos captifs de la citerne sans eau, par le

«d'autres abominations; et je les tirerai de « sang de votre Testament ' ». On peut expli-

8 tous les lieux où ils m'ont otlensé et les quer diversement, et toujours selon la foi,

« purifierai de leurs crimes. Ils seront mon cette citerne sans eau ; mais, pour moi, je
« peuple, et je serai leur Dieu, et mon servi- pense qu'on doit entendre la misère humaine,
« leur David sera à tous leur roi et leur pas- qui est comme une citerne sèche et stérile,
« leur * » . où les eaux de ne coulent jamais, et
la justice

qui est pleine de boue et de la fange du


la
CHAPITRE XXXV. péché. C'est de cette citerne que le Psalmiste
dit « Il m'a tiré d'une malheureuse citerne
:
PRÉDICTIONS d'AGGÉE, DE ZACHARIE ET DE
« et d'un abîme de boue * ».
MALACHIE TOUCHANT JÉSUS-CHRIST.
Malachie annonçant l'Eglise que nous
,

Restent trois petits prophètes qui ont pro- voyons fleurir par Jésus-Christ, dit claire-
phétisé sur la fin de la captivité de Babylone : ment aux Juifs en la personne de Dieu :

Aggée, Zacharie et Malachie. Aggée prédit en « Vous ne m'agréez point, et je ne veux point

peu de mots Jésus-Christ et l'Eglise en ces « de vos présents. Car depuis le soleil levant
termes « Voici ce que dit le Seigneur des
: «jus(|u'au couchant, mon nom est grand
« armées Encore un peu de temps, et j'éluan-
: « parmi les nations. On me fera des sacrifices
a lerai le ciel et la terre, la mer et le conti- « partout, et l'on m'offrira une obialion pure,
« nent, et je remuerai toutes les nations et ;
« parce que mon nom est grand parmi les
« celui qui est désiré de tous les peuples « nations, dit le Seigneur ^ ». Ce sacrifice est
« viendra ' ». Cette prophétie est déjà accom- celui du î^acerdoce de Jésus-Christ selon
plie en partie, et le reste s'accomplira à la fin l'ordre de Melchisédech, que nous voyons
du monde. Dieu ébranla le ciel, quand Jésus- s'olTrir depuisle soleil levant jusqu'au cou-
Christ i)rit chair, par le témoignage que les chant, tandis (|u'on ne peut nier que le sacri-
astres et les anges rendirent à son incarnation. fice « Vous ne m'a-
des Juifs à qui Dieu dit :

11 émut la terre par le grand miracle de l'on- « gréez point, et je ne veux point de vos pré-
fantement d'une vierge il émut la mer et le ; « sents », ne soit aboli. Pourquoi donc atten-
continent, lorsque le Sauveur fut annoncé dent-ils encore un autre Christ, puisque cette
' Dan. [vu, 13. —
' Ezéch. XXXiV,
23, 24. — ' Ibid. XJLXVII, 22 > Zach. IX, 9. — ' Jean, iii, 14. — ' Zach. ly, U. — ' Ps. xiSDC,
et seq — * Aggée, u, 7. 2. — ' Malach.
1, 10.
,

408 LA CITE DE DIEU.

prophétie qu'ils volent accomplie n'a pu s'ac- attachent, et qui, voyant les méchants comblés

complir que par lui ? Un peu après, le même de ces sortes de biens, ne servent Dieu que
prophète, parlant encore en la personne de pour les obtenir. C'est pourquoi le même pro-
Dieu, dit du Sauveur « J'ai fait avec lui une : phète, pour distinguer la béatitude éternelle
a alliance de vie et de paix ;
je lui ai donné du Nouveau Testament, qui ne sera donnée
« ma crainte, et m'a craint et respecté. La
il qu'aux bons, de la félicité temporelle de l'An-
« loide la vérité était en sa bouche il mar- ;
cien, qui pour l'ordinaire est commune aux
« chera en paix avec moi, et il en retirera bons et aux méchants, s'exprime ainsi « Vous :

n plusieurs de leur iniquité. Car les lèvres du « avez tenu des discours qui me sont inju-

« grand-prêtre seront les dépositaires de la « rieux, dit le Seigneur. Et vous dites : En


«science; et ils l'iront consulter sur la loi, « quoi avons-nous mal parlé de vous ? Vous
parce que c'est l'ange du Seigneur tout- « avez dit C'est une folie de servir Dieu ;
:

« puissant '
» . 11 ne faut pas s'étonner que « que nous revient-il d'avoir observé ses coni-
Jésus-Christ soit appelé l'ange de Dieu de ;
« mandements, et de nous être humiliés en la
même qu'il est esclave à cause forme
de la « présence du Seigneur tout-puissant? N'a-
d'esclave en laquelle il est venu parmi les B vons-nous donc pas raison d'estimer heu-
ange à cause de l'Evan- « reux les méchants et les ennemis de Dieu,
hommes, il est aussi
annoncé car Evangile en B puisqu'ils triomphent dans la gloire et dans
gile qu'il leur a ;

bonne nouvelle, et ange, mes- B l'opulence? Voilà ce que ceux qui crai-
grec signifie
sager ^ Aussi le même prophète dit encore de « gnaient Dieu ont murmuré tout bas en-

« Je m'en vais envoyer mon ange pour « semble. Et le Seigneur a vu tout cela et
lui :

« préparer la voie devant moi, et aussitôt « entendu leurs plaintes et il a écrit un livre ;

«viendra dans son temple le Seigneur que « en mémoire de ceux qui le craignent et qui

« vous cherchez, et l'ange du Testament que B le révèrent ». Ce livre signifle le Nouveau


'

Testament. Mais écoutons ce qui suit a Et


« vous demandez. Le voici qui vient, dit le :

« Seigneur et le Dieu tout-puissant et qui ;


« ils seront mon héritage, dit le Seigneur

B pourra supporter l'éclat de sa gloire et sou- « tout puissant, au jour que j'agirai ; et je les

« tenir ses regards ' ? » On trouve prédit en B épargnerai comme un père épargne un fils
cet endroit le premier et le second avènement B obéissant. Alors vous parlerez un autre
de Jésus-Christ son premier avènement ;
langage, et vous verrez la différence qu'il y
lorsqu'il dit: « Et aussitôt le Seigneur viendra « a entre le juste et l'injuste, entre celui qui
« dans son temple » , c'est-à-dire dans sa chair, « sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car
dont il est dit dans l'Evangile : « Détruisez ce « voici venir le jour allumé comme une four-

« temple, et je le rétablirai en trois jours ''


» ;
« naise ardente, et il les consumera. Tous les
et le second en ces termes « Le voici qui : « étrangers et tous les pécheurs seront comme
vient, dit le Seigneur tout-puissant, et qui « du chaume, et ce jour qui approche les
« pourra supporter l'éclat de sa gloire et sou- « brûlera tous, dit le Seigneur, sans qu'il
« tenir ses regards ? » Ces paroles « Le Sei- : a reste d'eux ni branches, ni racines. Mais,
gneur que vous cherchez
« et l'ange du ,
a pour vous qui craignez mon nom, le soleil
« Testament que vous demandez », signifient a de justice se lèvera pour vous, et vous trou-
que les Juifs mêmes cherchent le Christ dans a verez une abondance de tous biens à l'ombre
les Ecritures et désirent l'y trouver. Mais plu- a de mes ailes. Vous bondirez comme de
sieurs d'entre eux, aveuglés par leurs péchés, a jeunes taureaux échappés, et vous foulerez
ne voient pas que celui qu'ils cherchent et a aux pieds les méchants, et ils deviendront
qu'ils désirent est déjàvenu. Par le Testa- cendre sous vos pas, au jour que j'agirai,
a

ment, il entend parler du Nouveau, qui con- Seigneur tout-puissant ». Ce jour est
a dit le

tient des promesses éternelles et non de ,


le jour du jugement, dont nous parlerons plus

l'Ancien, qui n'en a que de temporelles ; mais amplement en son lieu % si Dieu nous en fait
ces promesses temporelles ne laissent pas de la grâce.

troubler beaucoup de personnes faibles qui s'y


* Malach. m, 13.
* Malach, II, 5. = Dans les quatre derniers livres.
2 Ayyî^oç, messager, ange. E'jayys'^wv, récompense donnée au

porteur d'une bonne nouvelle.


' Jlalach. m, 1. — 'Jean, a, 19.
LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 409

CHAPITRE XXXVI. premier de tous pour la morale, ne vient


qu'après Esdras dans l'ordre des temps peu '
;
d'esdras et des livres des machabées.
après parut Platon, qui a surpassé de beau-
Après ces Aggée, Zacharie
trois prophètes, coup tous les autres disciples de Socrate. Les
et iMalacliie, écrivit le peuple
Esdras, lorsque sept sages mêmes, qui ne s'appelaient pas
fut délivré de la captivité de Babylone. Mais il encore philosophes, physiciens qui suc-
et les

passa plutôt pour historien que pour prophète, cédèrent à Thaïes dans recherche des choses
la

aussi bien que l'auteur du livre d'Esther où naturelles, Anaximaiidre, Anaximène, Anaxa-
sont rapportées les actions glorieuses de cette gore -, et quelques autres qui ont fleuri avant
fenniie illustre, qui arrivèrent vers ce temps- Pythagore, ne sont pas antérieurs à tous nos
là. On peut dire néanmoins qu'Esdras a pro- prophètes. Thaïes, le plus ancien des physi-
phétisé Jésus-Christ dans cette dispute qui ciens, ne parut que sous le règne de Romulus,
s'éleva entre quelquesjeunes gens pour savoir lorsque les torrents de prophétie qui devaient
quelle était la chose du monde la plus puis- inonder toute la terre sortirent des sources
sante '. L'un ayant dit que c'était les rois, d'Israël. Il n'y a que les poètes théologiens,

femmes, qui
l'autre le vin, et le troisième les Orphée, Linus et Musée, qui soient plus an-
souvent commandent en rois, ce dernier finit ciens que nos prophètes encore n'ont-ils pas
;

par montrer que c'est la vérité qui l'emporte devancé Moïse, ce grand théologien, qui a
par-dessus tout. Or, l'Evangile nous apprend annoncé le Dieu unique et véritable, et dont
que Jésus-Christ est la vérité. Depuis le temps les écrits tiennent le premier rang parmi les

que le temple fut rétabli jusqu'à Aristobule, livres canoniques. Ainsi, quant aux Grecs,
ne furent plus gouvernés par des rois,
les Juifs dont la langue a donné tant d'éclat aux lettres
mais par des princes. La supputation de ces humaines, ils n'ont pas sujet de se glorifier
temps ne se trouve pas dans les Ecritures ca- de leur sagesse comme plus ancienne que
noniques, mais ailleurs, comme dans les Ma- notre religion, en qui seule se trouve la sa-
chahées, que les Juifs ont rejetés comme gesse véritable. Il est vrai que parmi les Bar-
apocryphes. Mais l'Eglise est d'un autre sen- bares, comme en Egypte, il y avait quelques
timent, à cause des souffrances admirables de semences de doctrine avant Moïse autrement ;

ces martyrs qui, avant l'incarnation de Jésus- l'Ecriture sainte ne dirait pas qu'il avait été
Christ, ont combattu pour la loi de Dieu instruit dans toutes les sciences des Egyptiens
jusqu'au dernier soupir et enduré des maux à la cour de Pharaon; mais la science même
étranges et inouïs. des Egyptiens n'a pas précédé celle de tous
nos prophètes, puisque Abraham a aussi cette
CHAPITRE XXXVII. qualité. Et quelle science pouvait-il y avoir
en Egypte, avant qu'Isis, qu'ils adorèrent
NOS PROPHÈTES SONT PLUS ANCIENS QUE LES
après sa mort comme une grande déesse, leur
PHILOSOPHES.
eût communiqué l'invention des lettres et des
Du temps de nos prophètes, dont les écrits caractères? Or, d'Inachus, qui
Isis était fille

sont maintenant répandus dans le monde en- régna le premier sur les Argiens, au temps
tier, il n'y avait point encore de philosophes des descendants d'Abraham.
parmi les Gentils. Du moins ils n'étaient point
connus sous ce nom ; car c'est Pythagore qui CHAPITRE XXXVIII.
l'a porté le premier, et il n'a commencé à
POURQUOI l'Église rejette les écrits
fleurir que sur la fin de la captivité de Baby-
DE QUELQUES PROPHÈTES.
lone \ A plus forte raison les autres philo-
sophes sont-ils postérieurs aux prophètes. En Si nous remontons plus haut avant le dé-
effet, Socrate lui-même, le maître de ceux luge universel, nous trouverons le patriarciie

qui étaient alors le plus en honneur et le Noé, que je puis aussi justement appeler pro-
* III Esdras, ui, 9 et seq. phète, puisque l'arche même qu'il fit était
' La date de Pythagore n'est pas fixée d'une manière certaine. une prophétie du christianisme. Que dirai-je
Eusèbe le fait fleurir pendant la 62e olympiade, au temps du prince
Zorobabel, sous le pontiflcat de Josadech, fils de Jésus {Prœp. *
Socrate naquit le 6e jour du mois Thargélion de l'an 470 avant
Evang.f lib. x, cap. 4). Parmi les modernes, Lloyd place la naissance J.-C. (Olymp. 77, 4).
de Pythagore à la 3e année de la ISe olympiade (586 avant J.-C.) et - Il
y a ici une erreur chronologique. Anaxagore, contemporain de
Dodwell à la 41 année de la 52e olympiade (568 avant J.-C.) Périclês, est de beaucoup postérieur à Pythagore.
uo LA CITÉ DE DIEU.

d'Enoch, septième des descendants d'Adam ?


le des introducteurs aux lettres, parce qu'ils les
L'apôlre saint Jude ne dit-il pas dans son introduisaient dans l'esprit de leurs disciples,
épUre canonique qu'il a proiilictisé ? Que si ou plutôt, parce qu'ils introduisaient leurs
les écrits de ces personnages ne sont pas reçus disciiiles jusiiii'à elles. Aucune nation n'adonc
comme canoniques parles Juifs, non plus(|ue droit de se vanter de sa science, comme étant
par nous, cela ne vient que de leur trop plus ancienne que nos patriarches et nos pro-
grande antiquité qui les a rendus suspects. Je même, qui a cou-
phètes, ()uisque l'Egypte
sais bien qu'on produit quelques ouvrages tume de se de ranti(juité de ses
glorifier
dont l'aullienticité ne paraît pas douteuse à lumières, ne peut prétendre à cet avantage.
ceux qui croient vrai tout ce qui leur plaît; Personne n'oserait dire que les Egyptiens
mais FKglise ne les reçoit pas, non qu'elle aient été bien savants avant l'invention des
rejette l'autorité de ces grands honmies qui caractères, c'est-à-dire avant Isis. D'ailleurs,
ont été si agréables à Dieu, mais parce qu'elle cette science dont on a fait tant de bruit et
ne croit pas que ces ouvrages soient de leur qu'ils appelaient sagesse, qu'était-elle autre
main. 11 ne faut pas trouver étrange que des chose que l'astronomie, et peut-être quelques
écrits si anciens soient suspects, puisque, dans autres sciences arjalogues , plus propres à
l'bistoire des rois de Juda et d'Israël, il est exercer l'esprit qu'à rendre l'homme véri-
fait mention de plusieurs circonstances qu'on tablement sage? Et quant à la philosoi)hie,
chercherait en vain dans nos Ecritures cano- qui se vante d'apprendre aux hommes le
niques et qui se trouvent en d'autres pro- moyen de devenir heureux, elle n'a fleuri en
phètes dont les noms ne sont pas inconnus et ce pays que vers le temps de Mercure Trismé-
dont cependant les ouvrages n'ont point été giste ', longtemps, il est vrai, avant les sages

reçus au nombre des livres canoniques. J'a- ou les philosophes de la Grèce, mais toutefois
voue que j'en ignore la raison à moins de ;
après Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, et même
dire que ces prophètes ont pu écrire certaines après Moïse ; car Atlas, ce grand astrologue,
choses comme hommes et sans l'inspiration frèrede Proinélhée et aïeul maternel du
du Saint-Esprit , et que c'est celles-là que grand Mercure, de qui Mercure Trismégiste
l'Eglise ne reçoit pas dans son canon pour fut petit-fils, vivait encore lorsque Moïse na-
'-.
faire partie de la religion, bien qu'elles puis- quit
sent être d'ailleurs utiles et véritables. Quant CHAPITRE XL.
aux ouvrages qu'on attribue aux prophètes
FOLIE ET VANITÉ DES ÉGYPTIENS, QUI FONT LEUR
et qui contiennent quelque chose de contraire
SCIENCE ANCIENNE DE CENT MILLE ANS.
aux Ecritures canoniques, cela seul suffit pour
les convaincre de fausseté. C'est donc en vain que certains discoureurs,
enflés d'une sotte présomption, disent qu'il y
CHAPITRE XXXIX. a plus de quatre cent mille ans que l'astro-
logie estconnue en Egypte. Et de quel livre
LA LANGUE HÉBRAÏQUE A TOUJOURS EU
ont-ils tiré cegrand nombre d'années, eux
DES CARACTÈRES.
qui n'ont appris à lire de leur Isis que depuis
ne faut donc pas s'imaginer, comme font
Il environ deux mille ans? C'est du moins ce
quelques-uns, que la langue hébraïque seule qu'assure Varron, dont l'autorité n'est pas peu
ait été conservée par Héber, qui a donné son considérable, et cela s'accorde assez bien avec
nom aux Hébreux, et qu'elle soit jiussée de Du moment donc que l'on
l'Ecriture sainte.
lui à Abraham, tandis que les caractères hé- compte à peine six mille ans depuis la créa-
breux n'auraient conuriencé qu'à la loi iiui tion du i>remier homme, ceux qui avancent
fut donnée à Moïse. 11 est bien plus croyable des opinions si contraires à une vérité re-
que cette langue a été conservée avec ses ca- connue ne méritent-ils pas plutôt des rail-
ractères dès les époques i)rimitives. En eflèt, leries (lue des réfutations? Aussi bien, à qui
nous voyons Moïse établir certains hommes nous en pouvons-nous mieux rapiiorter, pour
pour enseigner les lettres, avant que la loi les choses passées, qu'à celui qui a prédit des
'
n'eût été donnée, et l'Ecriture les appelle * Sur Mercure Trismégiste, voyez plus haut, livre viii, ch. 23,

pages 115, 16 et les notes.


1

* En grec : y^^^yy.ii7Qsi':a.-/ùi'^sii, en latin : titteraruiii iiiductores » Eusebe fait vivre ce douteux personnage l'an 1638 avant Jésus-
vcl introductores. Christ, c'est-à-dire vingt-neuf ans avant la naissance de Moise.
LIVRE XMII. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 4.11

choses à venir que nous voyons maintenant comme parmi les ignorants. Du reste, il ne
accomplies? La diversité même qui se ren- pas qu'il y eût beaucoup de prophètes,
fallait
contre entre les historiens sur ce sujet ne nous de peur que leur grand nombre n'avilît ce
doune-t-elle pus lieu d'en croire plutôt ceux que la religion devait consacrer, et, d'un
qui ne sont pas contraires à notre Histoire autre côté, ils devaient être en assez grand
sacrée ? Quand les citoyens de la cité du nombre pour que leur parfaite conformité
monde qui sont répandus par toute la terre fûtun sujet d'admiration. Lisez cette multi-
voient des hommes très-savants, à peu près tude de philosophes dont nous avons les ou-
d'une égale autorité, qui ne conviennent jias vrages je ne crois pas qu'on en puisse trouver
;

en des choses de fait fort éloignées de noire deux qui soient d'accord en toutes choses ;
temps, ils ne savent à qui donner créance. mais je ne veux pas trop insister là-dessus, de
Mais pour nous, qui sommes appuyés sur une peur de Irop longs développements. Je de-
autorité divine en ce qui concerne l'iiisloire manderai cependant si jamais cette cité ter-
de notre religion, nous ne doutons point que restre, abandonnée au culte des démons, a
tout ce qui contredit la parole de Dieu ne tellement embrassé les doctrines d'un chef
soit très-faux, quoi qu'il faille penser à d'au- d'école qu'elle ait condamné toutes les autres ?
tres égards de la valeur des histoires profanes, N'a-t-on pas vu en vogue dans la même ville
question qui nous met peu en peine, parce d'Athènes, et les Epicuriens qui soutiennent
que, vraies ou fausses, elles ne servent de que les dieux ne prennent aucun soin des
rien pour nous rendre meilleurs ni plus heu- choses d'ici-bas, et les Stoïciens qui veulent
reux, au contraire que le monde soit gouverné et
maintenu par des divinités protectrices? Aussi
CHAPITRE XLI.
je m'étonne qu'Anaxagoras ait été condamné

LES ÉCRIVAINS CANONIQUES SONT AUTANT d'aC- pour avoir dit que le soleil était une pierre
CORD ENTRE EUX QUE LES PHILOSOPHES LE SONT enflammée et non pas un dieu ', tandis qu'E-
PEU.
picure a vécu en tout honneur et toute sécu-
rité dans la même ville, quoiqu'il ne niât pas
Mais laissons les historiens pour demander seulement la divinité du soleil et des autres
aux philosophes, qui semblent n'avoir eu astres, mais qu'il soutînt qu'il n'y avait ni
d'autre but dans leurs éludes que de trouver Jupiter ni aucune autre puissance dans le
le moyen d'arriver à la félicité, pourquoi ils monde à qui les hommes dussent adresser
ont eu tant d'opinions différentes, sinon parce vœux 'K N'est-ce pas à Athènes
leurs qu'Aris-
qu'ils ont procédé dans cette recherche comme tippe ' mettait le souverain bien dans la vo-
des hommes et par des raisonnements hu- lupté du corps, au lieu qu'Antisthène * le
mains ? Je veux que la vaine gloire ne les ait plaçait dans la vigueur de l'âme, tous deux
pas tous déterminés à se départir de l'opinion philosophes célèbres, tous deux disciples de
d'autrui, afin de faire éclater la supériorité Socrate, et qui pourtant faisaient consister la
de leur sagesse et de leur génie et d'avoir une souveraine félicité en des principes si opposés ?
doctrine en propre ; j'admets que quelques- De plus, le premier disait que sage doit fuir
le
uns, et même un grand nombre, n'aient été le gouvernement de la république, et le se-
animés que de l'amour de la vérilé; que peut cond, qu'il y doit prétendre, et tous deux
la misérable prudence des hommes pour par- avaient des sectateurs. Chacun combattait
venir à la béatitude, si elle n'est guidée par avec sa troupe pour son 0[)inion car on ;

une autorité divine? Voyez nos auteurs, à qui discutait au grand jour, sous le vaste et cé-
l'on attribue justement une autorité cano-
nique : il n'y a pas entre eux la moindre dif-
' CléoD le démagogue se porta
l'accusateur d'Anaxagore, qui fut
défendu par Péncles, son disciple et sou ami. Voyez Diogèoe Laetce,
férence de sentiment. C'est pourquoi il ne lib. Il, § 12 et 13.
faut pas s'étonner qu'on les ait crus inspirés 'Saint Augustin parait oublier qu'entre Anaxagore et Epicure
deux siècles se sont écoulés,
de Dieu, et que cette créance, au lieu de se * Anstippe, de Cyrène^ vint à Athènes
oii il entendit Socrate. li

renfermer entre un petit nombre de personnes se sépara de son maiire pour fonder l'école dite Cyrénaïque, berceau
de l'école épicurienne.
disputant dans une école, se soit répandue * Antisihène est le chef de cette école cynique tant
et si justement
parmi tant de peuples dans les champs
,
discréditée par les folies de ses adeptes, mais qui n'en garde pas
moins l'honneur d'avoir légué au stoïcisme quelques-uns de ses plus
comme dans les villes parmi les savants
, mâles préceptes.
412 LA CITÉ DE DIEU,

lèbre Portique gymnases, dans les


', dans les reurs contraires , puisque leur impiété les
jardins, dans les lieux publics, comme dans rend tous également ses esclaves.
les demeures particulières. Les uns soute- Mais il en est tout autrement de ce peuple,
naient qu'il n'y a qu'un monde ^ les autres de cette cité, de ces Israélites à qui la parole
qu'il y en a plusieurs ' les uns que le monde ; de Dieu a été confiée; ils n'ont jamais con-
acommencé, les autres qu'il est sans com- fondu les faux prophètes avec les véritables,
mencement les uns qu'il doit
; finir, lesautres reconnaissant pour les auteurs des Ecritures
qu'ildurera toujours ceux-ci qu'il est gou-
; sacrées ceux qui étaient en tout parfaitement
verné |iar une providence, ceux-là qu'il n'a d'accord. Ceux-là étaient leurs philosophes,
d'autre guide que la fortune et le hasard. leurs sages, leurs théologiens, leurs prophètes,
Quelques-uns voulaient que l'âme de l'homme leurs docteurs. Quiconque a vécu selon leurs
fût immortelle, d'autres la faisaient mortelle; maximes n'a pas vécu selon l'homme, mais
et de ceux qui étaient pour l'immortalité, les selon Dieu qui parlait en eux.S'ils défendent

uns * disaient que l'âme passe dans le corps l'impiété Dieu qui la défend. S'ils com-
', c'est
des bêles par certaines révolutions, les autres mandent d'honorer son père et sa mère % c'est
rejetaient ce sentiment parmi ceux au con- ;
Dieu qui le commande. S'ils disent « Vous :

traire qui la faisaient mortelle, les uns pré- a ne serez point adultère, ni homicide, ni
tendaient qu'elle meurt avec le corps, les « voleur ' », ce sont autant d'oracles du ciel.

autres qu'elle vit après, plus ou moins de Toutes les vérités qu'un certain nombre de
temps, mais qu'à la fin elle meurt ^ Celui-ci philosophes ont aperçues parmi tant d'er-
mettait le souverain bien dans le corps, celui- reurs, et qu'ils ont tâché de persuader avec
là dans l'esprit, un troisième dans tous les tant de peine, comme par exemple, que c'est
deux, tel autre y ajoutait les biens de la for- Dieu qui a créé le monde et qui le gouverne
tune ". Quelques-uns disaient qu'il faut tou- par sa providence, tout ce qu'ils ont écrit de
jours croire le rapport des sens, les autres pas la beauté de la vertu, de l'amour de la patrie,
toujours, les autres jamais '. de l'amilié, des bonnes œuvres et de toutes
Quel peuple, quel sénat, quelle autorité pu- les choses qui concernent les mœurs, ignorant
la terre s'est jamais mise
blique de la cité de au surplus et la fin où elles doivent tendre et
en peine de décider entre tant d'opinions dif- le moyen d'y parvenir, tout cela, dis-je, a été
férentes, pour approuver les unes et con- prêché aux membres de la Cité du ciel par la
damner les autres ? Ne les a-t-elle pas reçues bouche des prophètes, sans arguments et sans
toutes indifféremment, quoiqu'il s'agisse en disputes, afin que tout homme initié à ces
tout ceci, non pas de quelque morceau de vérités ne les regardât pas conmie des inven-
terre ou de quelque somme d'argent, mais tions de l'esprit humain, mais comme la pa-
des choses les plus importantes, de celles qui role de Dieu même.
décident du malheur ou de la félicité des
hommes? Car, bien qu'on enseignât dans les CHAPITRE XLII.
écoles des philosophes quelques vérités, l'er-
PAU QUEL CONSEIL DE LA DIVINE PROVIDENCE
reur s'y débitait aussi en toute licence; de
l'ancien TESTAMENT A ÉTÉ TRADUIT DE l'hÉ-
sorte que ce n'est pas sans raison que cette
BREU EN GREC POUR ÊTRE CONNU DES GENTILS.
cité se nomme Babylone, c'est-à-dire confu-
sion. Et il importe peu au diable, qui en est Un des Ptolémées, roi d'Egypte, souhaita
le roi, que les hommes soient dans des er- de connaître nos saintes Ecritures. Car après
la mort d'Alexandre le Grand, qui avait sub-
*
Ce portique est celui où Zenon de Cittium, le fondateur de jugué toute l'Asie et presque toute la terre, et
l'école stoïcienne, réunissait ses disciples.
' C'est l'opinion des Stoïciens,
conquis même la Judée, ses capitaines ayant
*
C'est l'opinion des Epicuriens, démembré son empire, l'Egypte commença à
pythagoricienne, adoptée dans une certaine
C'est la doctrine
avoir des Ptolémées pour rois. Le premier de
*

mesure par quelques platoniciens, rejetée par d'autres.

Sur ces divers systèmes, voyez Cicéron, Tuscidanes, livre l.


* tous futle fils de Lagus, qui emmena captifs
* Les Stoïciens plaçaient le souverain bien dans 1 ame, les Epicu-
en Egypte beaucoup de Juifs. Mais Ptolémée
riens dans le corps, les Pérlpatéticiens dans tous les deux,
Toujours croire aux sens, c'est le sentiment d'Epicure; y croire
'
Philadelphe, son successeur, les renvoya tous
quelquefois c'est le sentiment des Péripatéticiens et des Stoïciens; en leur pays, avec des présents pour le tein-
n'y croire jamais d'une manière absolue, c'est le sentiment commun
de l'école pyrrhonienne et de la nouvelle Académie, ' Exod. XX, 3. — = Ibid, 12.— ' Ibid. 13.
LIVRE XVIIl. - HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 413

pie, et pria le grand-prêtre Eléazar de lui de tant de savants hommes qui l'auraient faite
donner rEcritiirc sainte pour la placer dans de concert entre eux serait toujours préfé-
sa fameuse bibliothèque. Eléazar la lui ayant rable à celle d'un particulier. Mais la façon si
envoyée, Ptoléniée lui demanda des inter- extraordinaire dont elle a été composée por-
prètes pour la traduire en grec ; de sorte qu'on tant des marques visibles d'une assistance di-
luidonna septante et deux personnes, six de vine, quelque autre version qu'on en fasse
chaque tribu, qui entendaient parfaitement sur l'hébreu, elle doit être conforme aux Sep-
l'une et l'autre langue, c'est-à-dire le grec et tante, ou si elle en paraît différente sur cer-
l'hébreu. Mais la coutume a voulu qu'on ap- taines choses, il faut croire qu'en ces endroits
pelât cette version la version des Septante. On il y a quelque grand mystère caché dans celle

dit qu'ils s'accordèrent tellement dans cette des Septante. Le même Esprit qui était dans
traduction que, l'ayant faite chacun à part, les prophètes, lorsqu'ils composaient l'Ecri-

selon l'ordre de Ptoléniée, qui voulait éprou- ture, animait les Septante, lorsqu'ils l'inter-
ver par là leur fidélité, ils se rencontrèrent en prétaient. Ainsi, il a fort bien pu tantôt leur
tout, tant pour le sens que pour l'arrangement faire dire autre chose que ce qu'avaient dit
des paroles, si bien qu'il semblait qu'il n'y les Prophètes; car cette différence n'emjiêche
eût qu'un seul traducteur. Et il ne faut pas pas l'unité de l'inspiration divine, tantôt leur
trouver cela étrange, puisqu'on effet ils étaient faire dire autrement la même chose, de sorte
tous inspirés d'un même
Dieu ayant
Esprit, que ceux qui savent bien entendre y trouvent
voulu, par un si grand miracle, rendre l'au- toujours le même sens. Il a pu même passer
torité de ces Ecritures vénérable aux Gentils ou ajouter quelque chose, pour montrer que
qui devaient croire un jour, comme cela est tout cela s'est fait par une autorité divine, et
en effet arrivé. que ces interprètes ont plutôt suivi l'Esprit
intérieur qui les guidait, qu'ils ne se sont
CHAPITRE XLIII. assujétis à la lettre qu'ils avaient sous les
yeux. Quelques-uns ont cru qu'il fallait cor-
PRÉÉMINENCE DE LA VERSION DES SEPTANTE
riger la version grecque des Septante sur les
SUR TOUTES LES AUTRES.
exemplaires hébreux • toutefois, ils n'ont pas
:

Bien que d'autres aient traduit en grec osé retrancher ce que les Septante avaient de
l'Ecriture sainte, comme Aquila, Symmaque, plus que l'hébreu ils ont seulement ajouté
;

Théodotion ', et un auteur inconnu, dont la ce qui était de moins dans les Septante, et
traduction, à cause de cela, s'appelle la Cin- l'ont marqué avec de certains signes, en forme
quième, l'Eglise a reçu la version des
Sep- d'étoiles qu'on nomme astérisques, au com-
tante comme si en sorte que
elle était seule, mencement des versets. Ils ont marqué de
la plupart des Grecs chrétiens ne savent pas même avec de petits traits horizontaux, sem-
même s'il y en a d'autres. C'est sur cette ver- blables aux signes des onces, ce qui n'est pas
sion qu'a été faite celles dont les Eglises la- dans l'hébreu et se trouve dans les Septante,
tines se servent, quoique de notre temps le et l'on voit encore aujourd'hui beaucoup de
savant prêtre Jérôme, très-versé dans les trois ces exemplaires, tant grecs que latins, mar-
langues, l'ait traduite en latin sur l'hébreu. qués de la sorte. Pour les choses qui ne sont
Les Juifs ont beau reconnaître qu'elle est ni omises ni ajoutées dans la version des
très-fidèle, et soutenir au contraire que les Septante, mais qui sont seulement dites d'une
Septante se sont trompés en beaucoup de autre façon que dans l'hébreu, soit qu'elles
points cela n'empêche pas les Eglises de
, fassent un sens manifestement identique, soit
Jésus-Christ de préférer celle-ci, parce qu'en que le sens diffère en apparence, quoique
supposant même qu'elle n'eût pas été exé- concordant en réalité, on ne les peut trouver
cutée d'une manière miraculeuse, l'autorité qu'en conférant le grec avec l'hébreu. Si donc
nous ne considérons les hommes qui ont tra-
' Aquila, dont il a été parlé plus haut, publia sa traduction sous
Adrien, vers l'an 130 de J.-C. La version de Symmaque est de vaillé à ces Ecritures que comme les organes
200 ans environ de J.-C, sousAurélien ou sous Sévère. Théodotion
de l'Esprit de Dieu, nous dirons pour les
donna la sienne avant Symmaque, sous Commode, vers l'an ISO.
Outre les cinq versions dont parle saint Augustin, il y en a une choses qui sont dans l'hébreu et qui ne se
sixième qui fut publiée à Nicopolis, vers l'an 230. Voyez dans l'é-
dition bénédictine d'Origèue les remarques de Montfaucon sur les '
C'est l'opinion d'Origène, do Lucien le martyr, d'Hésychius et
Hexaples. de salut Jérôme.
414 LA CITE DE DIEU.

trouvent pas dans les Septante, que le Saint- de tous les prophètes. C'est pourquoi, si par
Esprit ne les a pas voulu dire par ces pro- Ninive était figurée l'Eglise des Gentils, qui a
phètes, mais par les autres et pour celles au ;
été détruite en quelque façon par la péni-
contraire qui sont dans les Septante et qui ne tence, en ce qu'elle n'est plus ce qu'elle était,
sont pas dans riiébreu, que le même Saint- comme c'est Jésus-Christ qui a opéré en elle
Esprit amieux aimé les dire par ces derniers ce changement, c'est lui-même qui est si-

prophètes que par les premiers, mais nous gnifié, soit par les trois jours, soit par les
les regarderons tous comme des prophètes. quarante ;
par les quarante, parce qu'il de-
C'est de cette sorte qu'il a dit une chose par meura cet espace de temps avec ses disciples
Isaïe, et une autre par Jérémie, ou la même a|)rès sa résurrection, avant que de monter
chose autrement par celui-ci et par celui-là. au ciel ; et par les trois jours, parce qu'il res-
Et quand enfin les mêmes choses se trouvent suscita le troisième jour. Ainsi il semble que
également dans l'iiébreu et dans les Septante, lesSeptante aient voulu réveiller l'esprit du
c'est que le Saint-Esprit s'est voulu servir des lecteur qui se serait arrêté au récit histo-

uns et des autres pour les dire, car, comme il rique, pour le porter à approfondir la pro-
a assisté les premiers pour établir entre leurs phétie qu'il contient, et lui aient dit en quel-
prédictions une concordance parfaite il a , que Cherchez dans les quarante jours
sorte :

conduit la plume des seconds pour rendre celui-là même


en qui vous pourrez aussi
leurs interprétations identiques. trouver les trois jours et vous verrez que ;

l'un des deux termes assignés s'est accompli


CHAPITRE XLIV. dans son ascension, et l'autre dans sa résur-
rection. —
Il a donc fort bien pu être désigné
CONFORMITÉ DE LA VEKSION DES SEPTANTE par l'un et par l'autre nombre dans le pro-
ET DE l'hébreu. phète Jonas d'une façon, dans la prophétie
Quelqu'un fera cette objection Comment : des Septante de l'autre, mais toujours par un
saurai-je ce que Jonas a dit en effet aux Nini- seul et même Esprit. J'abrège, et ne veux pas
vites et s'il leur a dit « Encore trois jours »,
: rapporter beaucoup d'autres exemples où l'on
ou bien « Encore quarante jours, et Ninive
:
croirait que les Septante se sont éloignés delà
8 sera détruite ? » Il est clair en effet que ce
' vérité hébraïque, quoique, bien entendu, on

prophète, envoyé pour menacer Ninive d'une lesy trouve parfaitement conformes. Aussi les
ruine imminente, n'a pu assigner deux termes Apôtres se sont-ils servis indifféremment de
différents et qui s'excluent l'un l'autre. Si l'on l'hébreu et de la version des Septante, en quoi
me demande lequel des deux il a marqué, je j'aicru devoir les imiter, parce que ce n'est
crois que c'est plutôt quarante jours, comme qu'une même autorité divine. Mais poursui-
le porte l'hébreu. Car les Septante, qui sont vons, selon nus forces, l'œuvre que nous
\enus longtemps après, ont très-bien pu at- avons à cœur d'accomplir.
tribuer à Jonas d'autres paroles, lesquelles
toutefois se rapportent parfaitement au sujet CHAPITRE XLV.
et expriment, quoique en d'autres termes, un
DÉCADENCE DES JUIFS DEPUIS LA CAPTIVITÉ DE
seul et même sens, et cela pour inviter le
BABYLONE.
lecteur à s'élever au-dessus de l'histoire et à
cliercher ce qu'elle signifie , sans mépriser Du moment que les Juifs cessèrent d'avoir
d'ailleurs en rien ni l'autorité des Septante des prophètes , ils devinrent pires qu'ils

ni celle de l'hébreu. Les événements prédits n'étaient, bien que ce fût le temps où, la cap-

par Jonas se sont effectivement accomplis tivité (le Babylone ayant temple pris fin et le

dans Ninive, mais ils en figuraient d'autres étant rétabli, de devenir meil-
ils se flattaient

qui ne convenaient pas à celte ville tout ;


leurs. C'est ainsi que ce peuple charnel en-

comme il est vrai que ce prophète fut effec- tendait cette prophétie d'Aggée « La gloire :

tivement trois jours dans le ventre de la ba- a de cette dernière maison sera plus grande

leine, et néanmoins il figurait un autre per- a que celle de la première'». Mais ce qui

sonnage qui devait demeurer dans l'enfer piécède fait bien voir que le prophète parle

pendant ce temps, et celui-là est le Seigneur ici du Nouveau Testament, lorsque, promet-
* Jonas, lir, 4. ' Ageée, 11, 10.
LIVRE XVIII. - HISTOIRE DES DEUX CITÉS.
415
tant clairement le Christ, dit «
il :
J'ébranlerai Juifs ne furent pas en paix Aristobule prend
;
«toutes ces nations, et celui que tous les le diadème et se fait roi et
grand prêtre tout
«peuples désirent viendra' e. Les Septante,
ensemble. C'est le premier roi que les Juifs
de leur autorité de prophètes, ont rendu ces
aient eu après la captivité de
Babylone, tous les
paroles dans un autre sens qui convient mieux
antres depuis ce temps-là
au corps qu a la tête, c'est-à-dire à l'Eglise n'ayant porté que
la qualité de chefs ou de
princes. Alexandre
qu'à Jésus-Christ. « Ceux, disent-ils, que le succéda à Aristobule dans le sacerdoce et la
« Sei{,'neur a élus parmi toutes les nations, royauté ,
et l'on ditqu'il maltraila fort
« viendront » suivant celle parole du Sau- ses
;
sujets. Sa femme Alexandra fut après lui reine
veur dans l'Evangile « Il y en a beaucoup :
des Juifs; et depuis, leurs
« d'appelés, mais peu d'élus = ». En effet,
maux augmen-
c'est tèrent toujours. Comme ses
de ces élus des nations, comme de pierres vi- deux fils Aris-
tobule et Hircan se disputaient
vantes, que la maison de Dieu est bàlie l'empire ils
par le attirèrent les forces romaines contre les Juifs
Nouveau Testament, maison bien plus illustre parce que Hircan leur
.

demanda secours contré '

que le temple construit par Saiomon et ré- son frère Rome alors avait déjà dompté i
tabli après la captivité de Baliylone. Les Juifs 1 Afrique et la Grèce, et porté ses
ne virent donc plus de prophètes depuis ce armes victo-
rieusesen beaucoup d'autres
temps-là, et eurent même beaucoup à parties du
souffrir monde, en sorte qu'elle était
des rois étrangers et des Romains, afln comme accablée
qu'on du poids de sa propre grandeur'.
ne crût pas que cette prophétie d'Aggée Elle avait
eût ete tourmentée de furieuses
été accomplie par le rétablissement séditions, qui
du temple. furent suivies de la révolte
des alliés et ensuite
Peu de temps après, ils furent assujétis de guerres civiles, et
_ à les forces de la
l'empire d'Alexandre; et quoique répu-
ce prince blique étaient tellement
n'ait pas ravagé leur pays,
abattues qu'elle ne
parce qu'ils n'osè- pouvait encore subsister
rent lui résister, toutefois la gloire longtemps. Pompée
de cette 1 un des plus grands capitaines
maison, pour parler couime le de Rome'
proi)hète, n'é- étant entré en Judée, prit
la ville de Jérusalem'
tait pas alors si grande que sous la libre d'omi- ouvrit le temple comme
uation de ses rois. vainqueur, et entra
Il est vrai qu'Alexandre dans le Saint des saints
ce qui n'était permi's
immola des victimes dans le teni[)le de Dieu, qu au grand prêtre. Après
;

mais il le fil moins par une véritable avoir confirmé le


piété pontificat d'Hucau et
établi Anlipaler gou-
que par une vaine superslilion,
croyant qu'il verneur de la Judée, il
devait aussi adorer le Dieu emmena avec lui Aris-
des Juifs comme tobule prisonnier. Depuis
il adorait les autres dieux. Après ce temps, les Juifs
la mort devinrent tributaires des
d'Alexandre, Ptolémée, Romains ensuite ;
fils de Lagus, emmena
les Juifs captifs
en Egypte, et ils ne retour- apies, les Juifs eurent
nèrent en Judée que sous même pour roi un
Plolémée-Phila- étranger qui futHérode,
delphe, son successeur, celui sous le règne duquel
qui fit traduire «aqu. le Messie. Le temps
l'Ecriture par les Septante.
Ensuite ils eurent
préditV le pa
tnarche Jacob en ces termes
sur les bras les guerres rapportées « Les princes
ne :

aux livres « manqueront point dans la


des Machabées. Ils furent vaincus race de Juda jus-
par Ptolémée « qu a ce que vienne celui à
Epiphane, roi d'Alexandrie, et qui la promesse
contraints par « est faite et
sera l'attente desil
; ^
les cruautés inouïes nations »•
d'Antiochus, roi de Syrie ce temps, dis-je, était
déjà accompli. Les
d'adorer les idoles leur temple Juifs
fut souillé de
;
ne manquèrent donc point de
toutes sortes d'abominations, rois de leur
jusqu'à ce qu'il nation jusqu'à cet Hérode
fut purifié et ainsi, le mo- ;
(le toute cette idolâtri,; par la ment était venu où celui
val.nir
de Judas Machabée, grand en qui reposent les
capitaine, qui défit promesses du Nouveau
les chefs de l'armée Testament et qui e^t
d'Anliochus. attente des nations
1
Peu de temps après, un certain devait paraître dans le
Alcimus monde. Or, les nations
usurpa la souveraine sacrificature, ne pourraient pas
quoiqu'il attendre, comme elles
ne fùl p;,s de la lignée sacerdotale, événement font, cet
ce qui était suprême ou tousles hommes
un attentat.
Cinquante ans s'écoulent, pendant seront jugés par
lesquels, malgré quelques succès
heureux, les ""'""" "^ ^'"''"= dans
Aggée, 11, 8. - "
Matt. ixii, U.
Boôn-nZ""" le préambule de
' Gen. ïux, 10.
410 LA CITÉ DE DIEU.

Jésus-Christ dans Téclat de sa puissance, si Jésus-Christ, ainsi que quelques autres qui
elles ne croyaient à cet autre avènement où il ne sont pas d'origine juive mais, sans nous ;

a daigné, dans l'humilité de sa patience, subir arrêter à celles-là, nous nous contentons de
le jugement des hommes. celles que nos ennemis nous fournissent
malgré eux, et dont ils sont eux-mêmes les
CHAPITRE XLVI. dépositaires d'autant mieux que nous y trou-
;

vons prédite cette dispersion même dont les


NAISSANCE DU SAUVEUR ET DISPERSION DES JUIFS
Juifs nous fournissent le témoignage éclatant.
PAR TOUTE LA TERRE.
Chaque jour, ils peuvent lire dans les psaumes
Hérode régnait en Judée, et l'empereur Au- celte prophétie « C'est mon Dieu il me
: ;

guste avait donné la paix au monde, après que « préviendra par sa miséricorde. Mon Dieu

toute la constitution de la république eut été « m'a dit en me parlant de mes ennemis Ne :

changée, quand le Messie, selon la parole du « les tuez pas, de peur qu'ils n'oublient votre

prophète cité tout à l'heure ' naquit à , « loi mais dispersez-les par votre puis-
;

Bethléem, de Juda homme visible, né


ville : cesance ». Dieu donc a fait voir sa miséri-
'

humainement d'une vierge comme homme. corde à l'Eglise dans les Juifs ses ennemis,
Dieu caché, divinement engendré de Dieu le parce que, comme dit l'Apôtre « Leur crime :

Père. Un autre prophète l'avait prédit en ces « est le salut des Gentils"^ ». Et il ne les a pas

termes « Voici venir le temps qu'une vierge


: tués , c'est-à-dire qu'il n'a pas entièrement
concevra ou enfantera un fils qui sera appelé détruit le judaïsme, de peur qu'ayant oublié
« Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous^ ». la loide Dieu, ils ne nous pussent rendre le
11 fit plusieurs miracles )»our rendre sa divi- témoignage dont nous parlons. Aussi ne s'est-
nité manifeste, et l'Evangile en rapporte quel- il pas contenté de dire « Ne les tuez pas, de :

ques-uns qu'elle croit suffisants pour la « peur qu'ils n'oublient votre loi » mais il ;

prouver. Le premier est celui de sa naissance ;


ajoute: « Dispersez-les». Si avec ce témoi-
le dernier est celui de sa résurrection et de gnage des Ecritures ils demeuraient dans leur
son ascension au ciel. Peu après, les Juifs, qui pays, sans être dispersés partout, l'Eglise, qui
l'avaient fait mourir et (|ui n'avaient pas voulu est répandue dans le monde entier, ne les

croire en lui, parce qu'il fallait qu'il mourût pourrait pas avoir de tous côtés pour témoins
et qu'il ressuscitât, ont été chassés de leur des prophéties qui regardent Jésus-Christ.
pays par les Romains et disjiersés dans toute
la terre. Et ainsi, par leurs propres Ecritures, CHAPITRE XLVII.
ils nous rendent ce témoignage, que nous
si , AVANT l'incarnation DE JÉSUS-CHRIST ,
n'avons pas inventé les pi'ophéties qui parlent
d'autres que LES JUIFS ONT APPARTENU A LA
de Jésus-Christ. Plusieurs même d'entre eux
JÉRUSALEM CÉLESTE.
les ayant considérées avant la passion, mais
surtout après la résurrection, ont cru en lui, que des Juifs ont prophétisé le
Si d'autres
et c'est d'eux qu'il est dit : « Quand le nombre pour nous un surcroît de preuves
Messie, c'est ;

« des enfants d'Israël égalerait le sable de la mais nous n'avons pas besoin de leur témoi-
« mer, les restes seront sauvés ^ ». Les autres gnage. En effet, nous ne l'alléguons que pour
ont été aveuglés, suivant cette prédiction : montrer qu'il y a eu probablement parmi les
B Qu'en réconijiense, leur table devienne pour autres peuples des hommes à qui ce mystère
« eux un piège et une ])ierre d'achoppement; a été révélé, et qui ont été poussés à le prédire,
« que leurs yeux soient obscurcis, afin qu'ils soit qu'Usaient participé à la même grâce que
« ne voient point, et faites que leur dos soit les prophètes hébreux, soit qu'ils aient été
«toujours courbé *». Ainsi, par cela même instruits par les démons , que nous savons
qu'ils n'ajoutent point foi à nos Ecritures, les avoir confessé Jésus-Christ présent, tandis que
leurs s'accomplissent en eux, encore qu'ils les Juifs connaissaient pas. Aussi je ne
ne le
pour ne le pas voir. Quel-
soient assez aveugles crois pas que les Juifs mêmes osent soutenir
qu'un dira peut-être que les chrétiens ont que nul, hors de leur race, n'a servi le vrai
supposé les prophéties des sibylles touchant Dieu depuis l'élection de Jacob et la réproba-
Michée, V, 2.
» — ' Isaïe, vu , U, '
Isaïe, X, 22. — *
l's.
tion d'Esaû. A la vérité, il n'y a point eu
LXVUI, 27 * Ps. Lviii, 10. — ' lîom. xr, 11.
LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 417

d'autre peuple que le peuple Israélite qui ait bois précieux et toute couverte d'or. La pro-
été proprement appelé de Dieu
le peuple ;
phétie d'Aggée n'a donc pas été accomplie par
mais ils ne peuvent nier qu'il n'y ait eu parmi le rétablissement de ce temple, puisque, de-
les autres nations quelques hommes dignes puis le temps où il fut rebâti, il fut moins fa-

d'être appelés de véritables Israélites, en tant meux que du temps de Salomon. On peut
que citoyens de la céleste patrie. S'ils le nient, dire môme qu'il perdit beaucoup de sa gloire,
il est aisé convaincre par l'exemple de
de les d'abord par les prophéties qui vinrentà cesser,
Job, cet homme saint et admirable, qui n'é- et ensuite par les diverses calamités qui affli-

tait ni juif ni prophète, mais un étranger ori- gèrent les Juifs jusqu'à leur entière désolation.
ginaire dldumée, néanmoins
à qui l'Ecriture 11en est tout autrement de cette nouvelle
accorde témoignage que nul
ce glorieux maison qui appartient au Nouveau Testament;
homme de son temps ne lui était comparable elle est d'autant plus illustre qu'elle est com-
pour la piété '. Bien que l'histoire ne dise pas posée de pierres meilleures , de pierres vi-
en quel temps il vivait, nous conjecturons vantes, c'est-à-dire des fidèles renouvelés par
par son livre placé parles Juifs entre les cano- lebaptême. Mais elle a été figurée par le réta-
niques, à cause de son excellence, qu'il est blissement du temple de Salomon parce ,

venu au monde environ trois générations qu'en langage prophétique ce rétablissement


après le patriarche Jacob. Or, je ne doute signifie leTestament nouveau. Ainsi, lorsque
point que ce ne soit un
providence
effet de la Dieu a dit par le prophète dont nous parlons:
de Dieu de nous avoir appris par l'exemple de «Je donnerai la paix en ce lieu'», comme
Job qu'il a pu y avoir parmi les autres peuples ce lieu désignait l'Eglise qui devait être bâtie
des membres de la Jérusalem spirituelle. Mais par Jésus-Christ, on doit entendre : J'établirai

il faut croire que cette grâce n'a été faite qu'à la paix dans le lieu que celui-ci figure. En
ceux à qui l'unique médiateur entre Dieu et effet, toutes les choses figuratives semblent en
les hommes, Jésus-Christ homme, a été révélé, quelque sorte tenir la i)lace des choses figu-
et que son incarnation leur était prédite avant rées. C'est ainsi que l'Apôtre a dit « La pierre :

qu'elle arrivât, comme elle nous a été an- «était Jésus-Christ- «, parce que la pierre
noncée depuis qu'elle est arrivée, en sorte dont il parle en était la figure. La gloire de
qu'une seule et même foi conduise par lui à celte maison du Nouveau Testament est donc
Dieu tous ceux qui sont prédestinés pour être plus grande que celle de l'Ancien, et elle pa-
sa cité, sa maison et son temple. Quant aux raîtra telle quand on en fera la dédicace. C'est
autres prophéties de Jésus-Christ qu'on pro- alors que « peuples
viendi'a celui que tous les

duit d'ailleurs, on peut penser que les chré- « désirent ' », comme le
hébreu, porte le texte

tiens les ont inventées. C'est pourquoi il n'est parce que son premier avènement ne pouvait
rien de plus fort contre tous ceux qui vou- pas être désiré de tous les peuples, qui ne
draient révoquer en doute notre foi, ni de plus connaissaient pas celui qu'ils devaient désirer,
propre pour nous y affermir, si nous prenons et par conséquent ne croyaient point en lui.
les choses comme il faut, que les prophéties C'est aussi alors que, selon la version des Sep-
de Jésus-Christ tirées des livres des Juifs, qui, tante, dont le sens est pareillement prophé-
ayant été arrachés de leur pays et dispersés tique, « les élus du Seigneur viendront de tous
dans tout le monde pour servir de témoignage « les A partir de cette
endroits de l'univers ».
à la foi de l'Eglise, ont contribué à la faire époque, il ne viendra rien que ce qui a été
partout fleurir. élu et dont l'Apôtre dit « 11 nous a élus en :

« lui avant la création du monde '» Le grand .

CHAPITRE XLVflI. Architecte qui a dit « 11 y en a beaucoup :

«d'appelés, mais peu d'élus S), n'entendait


LA PROPHÉTIE d'AGGÉE TOUCHANT LA SECONDE
pas que ceux qui, ayant été appelés au festin,
MAISON DE DIEU, QUI DOIT ÊTRE PLUS ILLUSTRE
avaient mérité qu'on les en chassât, dussent
QUE LA PREMIÈRE, NE DOIT PAS s'eNTENDRE DU
entrer dans l'édifice de cette maison dont la
TEMPLE DE JÉRUSALEM, MAIS DE l'ÉGLISE.
durée sera éternelle, mais seulement les élus.
maison de Dieu, qui est l'Eglise, est
Cette Or, maintenant que ceux qui doivent être sé-
bien plus auguste que la première, bûlie de — ' ICor.x, — ' Aggée,u,i — ' Ephés.

Aggée, II, 10. 4. ,
1,4.
' Job, l; Ezéch. xiv, 20. -' Malt. Xïll, 14.

S. AuG. — Tome XIII. 27


418 LA CITÉ DE DIEU.

parés de l'aire à l'aide du van, remplissent suivant sa promesse, l'Esprit-Saint de son père,
l'Eglise, la gloirede celle maison ne paraît dont la venue sur les fidèles est marquée par
pas si grande qu'elle paraîtra, quand chacun ce signe suprême et nécessaire qu'ils parlaient
sera toujours où il sera une fois. toute sorte de langues ', figure de l'unité de
l'Eglisecatholique, qui devait se répandre
CHAPITRE XLIX. dans tout l'univers et parler les langues de
tous les peuples.
LES ÉLUS ET LES RÉPROUVÉS SONT MÊLÉS EN-
SEMBLE ICI-BAS.
CHAPITRE L.
Dans ce siècle pervers, en ces tristes jours
DE LA PRÉDICATION DE l'ÉVANGILE, DEVENUE PLUS
où l'Eglise, par des humiliations passagères,
ÉCLATANTE ET PLUS EFFICACE PAR LA PASSION
s'acquiert une grandeur immortelle pour
DE CEUX QUI l'annonçaient.
l'avenir et est exercée par une infinité de
craintes, de douleurs, de travaux et de tenta- Ensuite, selon cette prophétie
a La loi :

tions, sans avoir d'autre Joie que l'espérance, « sortira de Sion,


du Seigneur, de
et la parole
si elle se réjouit comme il faut, beaucoup de «Jérusalem 2 », et suivant la prédiction du
réprouvés sont mêlés avec les élus, et les uns Sauveur même, quand après sa résurrection
et les autres renfermés en quelque sorte dans il ouvrit l'esprit à ses disciples étonnés, pour

ce filet de l'Evangile ' , nagent pêle-mêle à leur faire entendre les Ecritures, et leur dit :
travers l'océan du monde, jusqu'à ce que tous « Il fallait, selon ce qui est écrit, que le Christ
arrivent au rivage, où les méchants seront sé- « souffrît, et qu'il ressuscitât le troisième jour,
parés des bons,' alors que Dieu habitera dans «et qu'on prêchât en son nom la pénitence
les bons comme dans son temple, pour y être « et la rémission des péchés dans toutes les

tout en tous ^. Ainsi, nous voyons s'accomplir « nations, en commençant par Jérusalem '»
;

cette parole de celui qui disaitdansle psaume : et encore, quand il répondit à ses disciples
a J'ai publié et annoncé partout, et ils se sont qui s'en(iuéraient de son dernier avènement:
«multipliés sans nombre ' ». C'est ce qui « Ce n'est pas à vous à savoir les temps ou les
arrive maintenant, depuis qu'il a publié et « moments dont mon Père s'est réservé la
annoncé, d'abord par la bouche de Jean- « disposition mais vous recevrez la vertu
;

Baptiste son précurseur', et en second lieu « du Saint-Esprit qui viendra en vous, et vous
par la sienne propre « Faites pénitence, car : « me rendrez témoignage à Jérusalem, et dans
« le royaume des cieux est proche ^ ». Le Sei- a toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux
gneur donc fit choix de quelques disciples a extrémités de la terre * » suivant, dis-je, ;

qu'il nomma apôtres, sans naissance, sans toutes ces paroles, l'Eglise se répandit d'abord
considération, sans lettres, afin d'être et de à Jérusalem, et de là en Judée et en Samarie;
faireen eux tout ce qu'ils seraient et feraient et l'Evangile fut ensuite porté aux Gentils par
de grand. Parmi eux se trouva un méchant; le ministère de ceux que Jésus-Christ avait
mais le Sauveur, usant bien d'une mauvaise lui-même allumés comme des flambeaux pour
créature, se servit d'elle pour accomplir ce éclairer toute la terre, et embrasés du Saint-
qui était ordonné touchant sa passion et , Esprit. Il leur avait dit « Ne craignez point :

pour apprendre, par son exemple, à son Eglise « ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent
à supporter les méchants. Ensuite, après avoir a tuer l'âme " » ; et le feu de la charité qui

jeté les semences de l'Evangile, il souffrit, brûlait leur cœur étouffait en eux toute
mourut et ressuscita, montrant par sa passion crainte. Il ne s'est pas seulement servi pour
ce que nous devons endurer [)Our la vérité, et la prédication de l'Evangile de ceux qui l'a-
par sa résurrection ce que nous devons espérer vaient vu et entendu avant et après sa passion
pour l'éternité, sans parler du profond mys- et sa résurrection mais il a suscité à ces
;

tère de son sang répandu pour la rémission premiers disciples des successeurs qui ont
des péchés. Il conversa quarante jours sur la aussi porté sa parole dans tout le monde,
terre avec ses disciples, et monta au ciel devant parmi de sanglantes persécutions, Dieu se dé-
leurs yeux ; et dix jours après, il leur envoya, clarant en leur faveur par plusieurs prodiges

• Matt. xiu, 47. — ' I Cor. XV, 28. * Ps. XXXLX, 6. — * Matt. ' Act. n, 6. — ' Isa. n, 3. — • Luc, xxiv, 46 et 47. — * Act. I,

II, 2. - '
Ibid. IV. 17. 7, 8. — ' Matt. X, iS.
LIVRE XVIII. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 419

et par divers dons du Saint-Esprit, afin que Dieu étrangère en ce monde, il ne lui saurait
les Gentils, convertis à ceini qui a été crucifié nuire. Dieu ne la laisse point sans consolation
pour les raciieter, prissent en vénération, dans l'adversité, de peur qu'elle ne s'abatte,
avec un amour digne de chrétiens, le sang ni sans épreuve dans la prospérité, de crainte
des martyrs qu'ils avaient répandu avec une qu'elle ne s'exalte, et ce juste tempérament
fureur digne des démons, et que les rois est marqué dans cette parole du psaume :

mêmes, dont les édits ravageaient l'Eglise, se « Vos consolations ont rempli mon âme de
soumissent humblement à ce nom que leur a joie, à proportion des douleurs qui affligent

cruauté s'était efforcée d'exterminer, et tour- « mon cœur » ou encore dans ces mots de
'
;

nassent leurs persécutionsconlre les fauxdienx, l'Apôtre « Réjouissez-vous


: en espérance,
pour l'amour des(iuels ils avaient auparavant « et portez avec constance les afflictions^ ».
persécuté les adorateurs du Dieu véritable. Le docteur des nations dit aussi que « tous
ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-
CHAPITRE Ll. ciChrist seront persécutés ' » il ne faut donc ;

pas s'imaginer que cela puisse manquer en


LES nÉRÉTIQUES SONT UTILES A l'ÊGLISE.
aucim temps ; car alors même que l'Eglise est
Mais le diable, voyant qu'on abandonnait à couvert de la violence des ennemis du
les temples des démons, et que le genre dehors, ce qui n'est pas une petite consolation
humain courait au nom du Sauveur et du pour les faibles, il y en a toujours beaucoup
Médiateur, sufcita les hérétiques pour com- au dedans qui affligent cruellement le cœur
battre la doctrine chrétienne sous le nom de des gens de bien par leur mauvaise conduite,
chrétiens. Comme s'il pouvait y avoir dans la en ce qu'ils sont cause qu'on blasphème la
Cité de Dieu des personnes de sentiments religion chrétienne et catholique et celte ;

contraires, à l'exemple de ces philosophes qui injure qu'ils lui font est d'autant plus sensible
se contredisent l'un l'autre dans la cité de aux âmes pieuses qu'elles l'aiment davantage
confusion Quand donc ceux qui dans l'Eglise
! et qu'elles voient qu'on l'en aime moins. Un
de Jésus-Clirist ont des opinions mauvaises et autre sujet de douleur, c'est de penser que les
dangereuses, après en avoir été repris, y persis- hérétiques qui se disent aussi chnUiens et ont
tent opiniâtrement, et refusent de se rétracter les mêmes sacrements que nous et les mêmes
de leurs dogmes pernicieux, ils deviennent hé- Ecritures jettent dans le doute plusieurs
,

rétiques, et une fois sortis de l'Eglise, elle les esprits disposés à embrasser le christianisme,
regarde comme des ennemis qui servent à et donnent lieu de calomnier notre religion.

exercer sa vertu. Or, tout hérétiques qu'ils Ce sont ces dérèglements des hommes qui
sont, ne laissent pas d'être utiles aux vrais
ils font souffrir une sorte de persécution à ceux
catholiques qui sont les membres de Jésus- qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ,
Christ, Dieu se servant bien des méchants lors même que personne ne les tourmente en
mêmes, et toutes choses contribuant à l'avan- leur corps. Aussi le Psalmiste fait sentir que
tage de ceux qui l'aiment '. En effet, tous les cette persécution est intérieure, quand il dit:
ennemis de l'Eglise, quelque erreur qui les « A proportion des douleurs qui affligent mon
aveugle ou quelque passion qui les anime, lui «cœur ».Mais au surplus, comme on sait
procurent, en la persécutant corporellement, que les promesses de Dieu sont immuables,
l'avantage d'exercer sa patience, ou, s'ils la et que l'Apôtre « Dieu connaît ceux qui
dit :

combattent seulement par leurs mauvais sen- « sont à lui de sorte que nul ne peut périr
*
»,
timents, ils exercent au moins sa sagesse ; de ceux « qu'il a connus par sa prescience
mais, de quebiue façon que ce soit, ils lui a et [irédestinés pour être conformes à rim;ige

donnent toujours sujet de prali(|uer la bien- « de son fils », le Psalmiste ajoute


'^
« Vos :

veillance ou la générosité envers ses enne- a consolations ont remi)li monâmedejoie*».


mis, soit qu'elle |)rocède avec eux par des Or, cette douleur qui afflige le cœur des gens
conférences paisibles, soit qu'elle les frappe de bien à cause des mœurs des mauvais ou
de châtiments redoutables. C'est pourquoi le des faux chrétiens, est utile à ceux qui la res-
diable, qui est le prince de la cité des impies, sentent, parce qu'elle naît de la charité, qui
a beau soulever ses esclaves contre la Cité de
'
Ps. cxiii, 19. — ' Rom. zu, 12. — • Il Tim. m, 12. *lTim. II,

' Rom. vlu, 28. 19. — ' Rom. VIII, 29.*^ ' Ps. ïcill, 19.
,,

420 LA CITÉ DE DIEU.

s'alarme pour ces misérables et pour tous et tête, que diront-ils de celle qui
retranché la
ceux dont ils empêchent le salut. Les fidèles Jérusalem après que Jésus-Christ fui
s'éleva à
l'eçoivent aussi beaucoup de consolations monté au ciel, et où saint Etienne fut lapidé,
quand ils voient s'amender les méchants, et où saint Jacques, frère de saint Jean, eut la
leur conversion leur donne autant dejoie(|ue tète tranchée, où l'apôtre saint Pierre fut mis
leur perte leur causait de douleur. C'est ainsi en prison et délivré par un ange, où les fi-

qu'en ce pendant ces malheureux jours,


siècle, dèles furent chassés de Jérusalem, où Saul,
non-seulement depuis Josus-Christ et les Apô- qui allait Paul
devenir ravagea l'apôtre ,

tres, mais depuis Abel, le premier juste égorgé l'Eglise et souffrit ensuite pour elle ce qu'il
par son frère, jusqu'à la fin des siècles, l'Eglise lui avait fait souffrir, parcourant la Judée et
voyage parmi les persécutions du monde et toutes les autres nations où son zèle lui faisait
les consolations de Dieu. prêcher Jésus-Christ? Pourquoi donc veulent-
ils faire commencer à Néron les persécutions

de l'Eglise, puisque ce n'est que par d'horribles


CHAPITRE LU.
souffrances, qu'il serait trop long de raconter

s'il n'y aura point de persécution contre ici, qu'elle est arrivée au règne de ce prince ?
l'église jusqu'à l'antechrist. S'ils croient que l'on doit mettre au nombre
des persécutions de l'Eglise toutes celles qui
pourquoi je ne pense pas qu'on doive
C'est lui ont été suscitées par des rois, Hérode était
croire légèrement ce que quelques-uns avan- roi, et il lui en fit souffrir une des plus cruelles
cent, que l'Eglise ne souffrira plus jusqu'à après l'ascension du Sauveur. D'ailleurs, que
l'Antéchrist aucune autre persécution, après deviendra celle de Julien, qu'ils ne mettent
les dix qu'elle a souffertes, et que c'est lui qui pas entre les dix ? Dii-a-t-on qu'il n'a point
suscitera la onzième. Ils placent la première persécuté l'Eglise, lui qui défendit aux chré-
sous Néron, seconde sousDomitien, la troi-
la tiens d'appi'endre ou d'enseigner les lettres
sième sous Trajan, la quatrième sous Antonin, humaines', lui qui fit perdre à Valentinien,
la cinquième sous Sévère, la sixième sous depuis empereur, la charge qu'il avait dans
Maximin, la septième sous Décius, la huitième l'armée, pour avoir confessé la foi chrétienne%
sous Valérien, la neuvième sous Aurélien, et et je ne dis rien de ce qu'il avait commencé
la dixième sous Dioclétien et Maximien. Ils de faire à Anlioche, quand il s'arrêta effrayé
disent que les dix plaies d'Egypte qui précé- par la constance admirable d'un jeune homme
dèrent la sortie du peuple de Dieu sont les qui chanta tout le jour des psaumes au milieu
flgures de ces dix persécutions, et que la der- des plus cruels tourments, parmi les ongles de
nière, celle de l'Antéchrist, a été figurée par fer et les chevalets '. Enfin le frère de ce Valen-
la onzième plaie d'Egypte, qui arriva lorsque tinien, l'arien Valens, n'a-t-il pas exercé de
les Egyptiens, poureuivant les Hébreux jusque notre temps en Orient une sanglante persé-
dans la mer Rouge qu'ils passèrent à pied sec, cution contre l'Eglise ? Comme notre religion
furent engloutis par le retour de ses flots. est répandue dans tout le monde, elle peut
Pour moi, je ne puis voir dans ces anciens être persécutée dans un lieu sans qu'elle le
événements une figure des persécutions de soit dans un autre ; est-ce à dire que cette
l'Eglise, quoique ceux qui sont de ce senti- persécution ne doive pas compter ? Il ne fau-
ment y trouvent des rapports fort ingénieux,
'
dra donc pas mettre au nombre des persécu-
mais qui ne sont fondés que sur des conjectui'es tions celle que le roi des Goths dirigea dans
de l'esprit humain, fort sujet à prendre l'er- son pays contre les catholiques *, durant la-
reur pour la vérité. quelle plusieurs souffrirent le martyre, ainsi
Que diront-ils en effet de cette persécution que nous l'avons appris de quelques-uns de
où le Sauveur même fut crucifié? à quel rang nos frères, qui se souvenaient de l'avoir vue,
la mettront-ils ? S'ils prétendent qu'il ne faut lorsqu'ils étaient encore enfants. Que dirai-je
compter que les persécutions qui ont atteint
le corps de l'Eglise et non celle qui en a frappé ' Voyez Ammien Marcellin, livre xxn, ch. 10.

'Socrate, Hist, eccf., lib. m, cap. 13.

' Saint Augustin paraitici faire allusion à Orose. Voyez Bist.


' Ibid. cap. 19.

iilj. TU, cap. 27, et comp, Sulpice Sévère, Hist., Sacr., lib. ii, *
11 s'agit de la persécution d'Athanaric, qui eut lieu l'an 370.
cap. 33. Voyez Oroae,lib. vu, cap. 38.
LIVRE XVni. — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 421

de celle qui \ient de s'élever en Perse*, et qui « de savoir les temps dont mon père s'est ré-
n'est pas encore bien apaisée? N'at-elle pas « serve la disposition », a tranché court toutes
été si forte qu'un certain nombre de clu'étiens ces suppositions et nous commande de nous
ont été contraints de se retirer dans les \illes tenir en repos là- dessus.
romaines ? Plus je réflécbis sur tout cela, plus Comme néanmoins cette parole est de l'Evan-
il me semble qu'on ne doit pas déterminer le gile, il n'est pas surprenant qu'elle n'ait pas
nombre des persécutions de l'Eglise. Mais aussi empêché les idolâtres de feindre des réponses
il n'y aurait pas moins de témérité à assurer des démons touchant la durée de la religion
qu'elle en doit souffrir d'autres avant celle de chrétienne. Voyant que tant de cruelles per-
.l'Antéchrist dont ne doute aucun chrétien. sécutions n'avaient servi qu'à l'accroître au lieu
Laissons donc ce point indécis, le parti le plus de la détruire, ils ont inventé je ne sais quels
sage et le plus sûr étant de ne rien assurer vers grecs, qu'ils donnent pour une réponse
positivement. de l'oracle,où Jésus-Christ, à la vérité, est
et
absous du crime de sacrilège, mais, en re-
CHAPITRE LUI. vanche, saint Pierre y est accusé de s'être servi
de maléfices pour faire adorer le nom de Jésus-
ON NE SAIT POINT QIAND LA DERNIÈRE PERSÉ-
Christ pendant trois cent soixante-cinq ans,
CUTION DU MONDE ARRIVERA.
après quoi son culte sera aboli'. la belle

Pour cette dernière persécution de l'Anté- imagination pour des gens qui se piquent de
christ, le Sauveur lui-même la fera cesser par science Et qu'il est digne de ces grands es-
!

sa présence. II est écrit « qu'il le tuera du prits qui ne veulent point croire en Jésus-
« souffle de sa bouche, et qu'il l'anéantira par Christ, de croire de lui de semblables rêveries,
« l'éclat de sa présence - On demande d'or-
». et de dire que Pierre, son disciple, n'a pas
dinaire, et fort mal à propos, quand cela arri- appris de lui la magie, mais que néanmoins il

vera . Mais s'il nous était utile de le savoir, a été magicien et qu'il a mieux aimé faire
qui nous l'aurait pu mieux apprendre que adorer le nom de son maître que lesien, s'ex-
Jésus-Christ, notre Dieu et notre maître, le posant pour cela à une infinité de périls et à
jour où ses disciples l'interrogèrent là-dessus? la mort même. Si Pierre magicien a fait que

Loin de s'en taire avec lui, ils lui firent cette le monde aimât tant Jésus, qu'a fait Jésus in-
question, quand il était encore ici-bas : « Sei- nocent pour être tant aimé de Pierre? Qu'ils
« gnenr, si vous paraissez en ce temps, quand se répondent à eux-mêmes là-dessus, et qu'ils
« rétablirez-vous le royaume d'Israël'? » Mais comprennent, s'ils peuvent, que la même grâce
il leur répondit : « Ce n'est pas à vous à savoir de Dieu qui a fait aimer Jésus-Christ au monde
a les temps dont mon père s'est réservé la dis- pour la vie éternelle, l'a fait aimer à saint
« position », Ils ne demandaient pas l'heure, Pierre pour la même vie éternelle, jusqu'à
ni le jour, ni l'année, mais le temps et tou- ; souffrir lamort tempoi'elle en son nom. Quels
tefois Jésus-Christ leur flt cette réponse. C'est sont d'ailleurs ces dieux qui peuvent prédire
donc en vain que nous tâchons de déterminer tant de choses, et qui ne les sauraient empê-
les années qui restent jusqu'à la fin du monde, cher, ces dieux obligés de céder aux enchan-
puisque nous apprenons de la Vérité même tements d'un magicien d'un scélérat qui a
et

qu'il ne nous appartient pas de le savoir. Ce- tué, dit-on % un enfant d'un
an, l'a mis en
pendant, les uns en comptent quatre cents, pièces, et l'a enseveli avec des cérémonies sa-
d'autres cinq cents, et d'autres mille, depuis crilèges, ces dieux enfin qui souffrent qu'une
l'ascension du Sauveur jusqu'à son dernier secte qui leur est contraire ait subsisté si long-
avènement. Or, dire maintenant sur quoi cha- temps, surmonté tant d'horribles persécutions,
cun d'eux appuie son opinion, ce serait trop non pas en y résistant, mais en les subissant,

long et même inutile. Ils ne se fondent que et détruit leurs idoles, leurs temples, leurs
sur des conjectures humaines, sans alléguer
' Sur cette accusation de magie élevée contre les chrétiens, voyez

rien de certain des Ecritures canoniciues. Mais Eusèbe, Prœp. Evung.. lib. m, cap. S.
celui qui a dit « lis ne vous appartient pas
:
-
Nous savons par Tertullien que le soupçon d'infanticide était
fort répandu contre les chrétiens. Peut-être avait-il un prétexte dans
* C'est la persécution du roi des Perses Isdigerde et de son suc- les pratiques secrètes et sanglantes de certains hérétiques de la fa-
cesseur Vararane, vers l'an 420. Voyez Théodoret, Bisl. eccL, lib. v, mille du gnoslicisme. Voyez {'Apologétique de Tertullien, et comp.
cap. 38, et Socrate, lib. vu, cap. 18. saint Augustin {De hœres-, bser. 26 et 27j et Eusèbe {Bist. eccl.,
• I Thess, II, 8. —' Act. I, 6. lib. m, cap. 8).
422 LA CITÉ DE DIEU.

sacrifices et leurs oracles ? Quel est enfln le « Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusa-
dieu, leur dieu, à coup sûr, et non le nôIre, « leni '
» ; d'où vient que lui-même a dit qu'il
qu'un si grand crime a pu porter ou con- fallaitqu'on prêchât en son nom la pénitence
traindre à souilrir tout cela? Car ce n'est pas à toutes les nations, mais en commençant par
à un démon, mais à un dieu que s'adressent Jérusalem. C'est donc là que le culte de ce
ces vers où Pierre est accusé d'avoir imposé nom a commencé, et qu'on a, ])our la pre-
la loi chrélienne par son art magique. Certes, mière fois, cru en Jésus-Christ cruciflé et res-
ils méritent bien un tel dieu, ceux qui ne veu- suscité. C'est là que la foi fut d'abord si fer-
lent pas recounaîlre Jcsus-Christ pour Dieu, vente que des milliers d'hommes, s'élant mi-
raculeusement convertis, vendirent tous leurs
CHAPITRE LIV. biens et les distribuèrent aux pauvres pour
embrasser la sainte pauvreté et être plus prêts
DE CE MENSONGE DES PAÏENS, QUE LE CHRIS-
à combattre jusqu'à la mort pour la défense
TIANISME NE DEVAIT DURER QUE TROIS CENT
de la vérité au milieu des Juifs frémissants et
SOIXANTE-CINQ ANS.
altérés de carnage. Si cela ne s'est point fait
Voilà une partie de ce que j'alléguerais par magie, pourquoi font-ils difficulté de croire
contre eux, si celte année faussement promise que la niêiiie vertu divine, qui a opéré une si
et soltement crue n'était pas encore écoulée. grande merveille en ce lieu, ait pu l'étendre
Mais puisqu'il y a déjàquehjue temps que ces dans tout le monde ? Et si ce furent les malé-
trois cent soixante-cinq ans depuis l'établis- fices de Pierre qui causèrent ce prodigieux

sement du culte de Jésus-Christ par son in- changement dans Jérusalem, et firent qu'une
carnation et parla jn édication des Apôtres sont si grande multitude d'hommes, qui avaient
accomplis, que faut-il davantage pour réfuter crucifié le Sauveur ou qui l'avaient insulté
cette fausseté ? Qu'on ne les prenne pas, si l'on sur la croix, furent tout d'un coup portés à
veut, à la naissance du Sauveur, parce qu'il l'adorer, il faut voir, par l'année où cela est
n'avait pas encore alors de disciples, au moins arrivé, quand les trois cent soixante-cinq ans
ne peut-on nier que la religion chrétienne ont été accomplis. Jésus-Christ est mort le
n'ait commencé à paraître quand il commença huit des calendes d'avril, sous le consulat des
à en avoir, c'est-à-dire après qu'il eut été deux Géminus '. 11 ressuscita le troisième jour,
baptisé par saint Jean dans le fleuve du Jour- suivant le témoignage des Apôtres, qui en fu-
dain. En elïet, c'est ce que marquait cette pro- rent témoins oculaires. Quarante jours après
phétie: « 11 étendra sa domination d'une mer à il monta au ciel, et envoya le Saint-Esprit le

l'autre, et depuis le fleuve jusqu'aux extré- dixième jour suivant. Ce fut alors que mille
« mités de la terre' ». Mais comme la foi n'a- hommes crurent en lui sur la prédication des
vait pas encore été annoncée à tous avant sa Apôtres. Ce fut donc alors que commença le

passion et sa résurrection, ainsi que l'apôtre culte de son nom par la vertu du Saint-Esprit,
saint Paul le dit aux Athéniens en ces termes: selon notre foi et selon la vérité, ou, comme
a II avertit maintenant tous les hommes, en l'impiété le feint ou le pense follement, par
« quelque lieu qu'ils soient, défaire pénitence, les enchantements de Pierre. Peu de temps
« parce qu'il a arrêté un jour pour juger le après, cinq mille hommes se convertirent à
« monde
selon la justice, par celui en qui il a la guérison miraculeuse d'un boiteux de nais-
« voulu que tous crussent en le ressuscitant sance, qui était si impotent qu'on le portait

« d'entre les morts ^ »; il vaut mieux, pour ré- tous les jours au seuil du temple pour deman-
soudre la question, commencer à ce moment der l'aumône, et qui se leva et marcha à la
que ce fut alors
l'ère chrétienne, surtout parce parole de Pierre et au nom de Jésus-Christ.
que le Saint-Esprit fut donné dans cette ville El c'est ainsi que l'Eglise s'augmenta de plus
où devait commencer la seconde loi, c'est-à- en plus et fit rapidement de nouvelles con-
dire le Nouveau Testament. La première loi, quêtes. Il est donc aisé de calculer le jour
qui est l'Ancien Testament, fut promulguée même auquel a commencé l'année que nous
par Moïse au mont Sina; mais pour celle-ci,
' Isaïe. II, 3.
qui devait être apportée par le Messie, voici C'est-à-dire le 25 mars. Les savants ne sont pas parfaitement
'

d'accord sur cette date. Saint Augustin donne celle de Tertullien et


ce qui en avait été prédit: a La loi sortira de
de Lactance. Le Père Petau [Dation, temp., part, i, lib. v) fixe la
' Pb lxxi, 8. — ' Act. XVII, 30, 31. mort du Christ au 23 mats, sous le consulat de Tibère et de Séjan.
LIVRE XVIII, — HISTOIRE DES DEUX CITÉS. 423

cherchons. Ce fut quand le Saint-Esprit fut chimérique écoulée. Nous donc qui som-
envoyé, c'est-à-dire aux ides de mai. Or, en mes chrétiens et qui en portons le nom, nous
connilant les consuls, l'on trouve que ces trois ne croyons pas en Pierre, mais en celui en
cent soixante-cinq ans ont été accomplis pen- qui Pierre a cru, et nous n'avons pas été
dant ces mêmes ides, sous le consulat d'Hono- charmés par ses sortilèges, mais édifiés par
rius et d'Eulycliianus. Cependant l'antiée d'a- ses prédications. Jésus-Christ, qui est le maître
près, sous le consulat de Manlius Théodore, de Pierre, est aussi notre maître, et il nous
alors que, selon l'oracle des démons ou la fic- enseigne la docirine qui conduit à la vie éter-
tion des hommes, il ne devait plus y avoir de nelle. Mais il est temps de terminer ce livre,
christianisme, nous voyons à Carthage, la ville où nous avons suftisamment fait voir, ce me
la plus considérable et la plus célèbre d'Afrique, semble, le progrès des deux cités qui sont
sans parler de ce qui se passe ailleurs, Gau- mêlées ici-bas depuis le commencement jus-
dentius et Jovius, comtes de l'empereur Ho- qu'à la fin. Celle de la terre s'est fait tels dieux
noriiis, donner, le li des calendes d'avril, qu'il lui a plu pour leur offrir des sacrifices ;

l'ordre d'abattre les temples des faux dieux et celle du ciel, étrangère sur la terre, ne se
de briser leurs idoles. Depuis ce temps jusqu'à fait point de dieux, mais est faite elle-même
cette heure ', c'est-à-dire pendant l'espace par Dieu pour être son véritable sacri-
le vrai
d'environ trente années, qui ne voit combien fice. Toutes deux néanmoins ont part égale
le culte du nom de Jésus-Christ s'est aug- aux biens et aux maux de cette vie mais leur ;

menté, depuis surtout que plusieurs de ceux foi, leur espérance et leur charité sont diffé-

qui étaient retenus par cette vaine prophétie rentes, jusqu'à ce que le dernier jugement les
se sont faits chrétiens, voyant celte année sépare et que chacune d'elles arrive à sa fin
qui n'aura point de fin. C'est de cette fin de
* Saint Augustin nous donne ici, à peu de chose près, la date de l'une et de l'autre qu'il nous reste à parler.
la composition du livre xviii de la Cité de Dieu. Baroniua la fixe à
l'an 426, Vives à l'an 429.
LIVRE DIX-NEUVIÈME.
Ce livre traite de la fin de chacune des deux cités. On y examine les théories des philosophes sur le souverain bien, et leurs
vains efforts pour se faire il eux-mêmes en cette vie une félicité parfaite. Tout en réfutant soigneusement ces doctrines,
saint Augustin montre en quoi consiste la félicité du chrétien, ce qu'elle peut être dans la vie présente, ce qu'on a droit
d'espérer qu'elle sera dans la vie future.

CHAPITRE PREMIER. s'éloigner tellement de la vérité qu'ils n'aient


mis le souverain bien et le souverain mal, les
IL PEUT V AVOIR, SELON VARRON , DEUX CENT
uns dans l'àme, les autres dans le corps, et
QUATRE-VINGT-HUIT SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES
les autres dans tous les deux. De cette triple
TOUCHANT LE SOUVERAIN BIEN.
division, Varron, dans son livreDe la Philo-
Puisqu'il me reste à traiter de la fin de cha- sophie une si grande diversité de sen-
', tire
cune des deux cités, Je dois d'abord rapporter timents, qu'en y ajoutant quelques légères
en peu de mots les raisonnements où s'égarent différences il compte jusqu'à deux cent
,

les hommes pour aboutir à se faire une béati- quatre-vingt-huit sectes, sinon réelles, du
tude parmi les misères de cette vie je dois ;
moins possibles.
en même temps faire voir, non-seulement par Voici comment il procède : « Il y a, dit-il,

l'autorité divine, mais encore par la raison, a quatre choses que les hommes
recherchent
combien il y a de différence entre les chi- a naturellement, sans avoir besoin de maître
mères des philosophes et l'espérance que Dieu « ni d'art, et qui sont par conséquent anté-
nous donne ici-bas et qui doit être suivie de « rieures à la vertu (laquelle est très-cerlaine-
Les philosophes ont agité
la véritable félicité. a ment un fruit de la science ^j : premièrement,
fort diversement la question de la fin des « la volupté, qui est un mouvement agréable
biens et des ', et maux
se sont donné beau- « des sens; en second lieu, le repos, qui exclut

coup pour trouver ce qui peut


de peine « tout ce qui pourrait incommoder le corps ;

rendre l'homme heureux. Car la fin suprême, « en troisième lieu, ces deux choses réunies,

quant à notre bien, c'est l'objet pour lequel on « qu'Epicure a même confondues sous le nom

doit rechercher tout le reste et qui ne doit « de volupté '; enfin, les premiers biens de la

être recherché que pour lui-même et quant « nature, qui comprennent tout ce que nous
;

à notre mal, c'est aussi l'objet pour lequel il « venons de dire et d'autres choses encore,

faut éviter tout le reste et qui ne doit être a comme la santé et l'intégrité des organes,

évité que pour lui-même. Ainsi, par la fin du « voilà pour le corps, et les dons varies de

bien, nous n'entendons pas une fin où il « l'esprit, voilà pour l'âme. Or, ces quatre

s'épuise jusqu'àn'être plus, mais où il s'achève a choses, volupté, repos, repos et volupté, pre-

pour atteindre à sa plénitude, et pareillement « miers biens de la nature, sont en nous de

par la fin du mal nous ne voulons pas


,
-a telle sorte qu'il faut de trois choses l'une :

parler de ce qui détruit le mal mais « ou rechercher la vertu pour elles, ou les re-
,

de ce qui le porte à son comble. Ces deux « chercher pour la vertu, ou ne les recher-

fins sont donc le souverain bien et le sou- B cher que pour elles-mêmes; et de là naissent

verain mal, et c'est pour les trouver que se a douze sectes. A ce compte, en effet, chacune

sont beaucoup tourmentés, comme je le di- « est triplée, comme je vais le faire voir pour

sais, ceux qui, parmi les vanités du siècle, « une d'elles, après quoi il ne sera pas difficile

ont fait profession d'aimer la sagesse. Mais, « de s'en assurer pour les autres. Que la volupté

quoiqu'ils aient erré en plus d'une façon, la


lumière naturelle ne leur a pas permis de Ouvrage perdu. '

' Sur la question, tant controversée par les aDciens, si la vertu


'
Ici, comme
dans tout le cours du livre six, il est clair que saint peuf, ou non, être enseignée, voyez Platon {dans le Protagoras et
Augustin se souvient du traité bien connu de Cicéron qui porte pour le Ménon) et Plutarque en son traité Que la vertu est chose rjui
:

titre : De finibus bonorum et malorum^ c'est-à-dire ; De la &a der- s'enseigne.


nière oh tendent les biens et les maux. '
Le mot d'Epicure est riosvii.
LIVRE XIX. — LE SOUVERAIN BIEN. 425

« du corps soit soumise, préférée ou associée a suivant celle des cyniques, cette différence
« à la vertu, cela fait trois sectes. Or, elle est « les double encore et en fait quatre-vingt-
« soumise à la vertu, quand on la prend pour e seize. Ajoutez enfin à cela que, comme on
« instrument de la vertu. Ainsi, il est du devoir a peut embrasser chacune d'elles, ou en me-
de la vertu de vivre pour la patrie et de lui a nant une vie tranquille, à l'exemple de ceux
« engendrer des enfants, deux choses qui ne a qui, par goût ou par nécessité, ont donné
peuvent se faire sans volupté. Mais quand a tous leurs moments à l'étude, ou bien une
« on préfère la volupté à la vertu, on ne re- « vie active, à la manière de ceux qui ont joint
« cherche plus la volupté que pourelle-même; « l'étude de la philosophie au gouvernement
« et alors la vertu n'est plus qu'un moyen pour « de l'Etat, ou une vie mêlée des deux autres,
« acquérir ou pour conserver la volupté, et a tels que ceux qui ont donné une partie de

a cette vertu esclave ne mérite plus son nom, a leur loisir à la contemplation et l'autre à
« Ce système infâme a pourtant trouvé des a l'action ces différences peuvent tripler le
,

a défenseurs et des apologistes parmi les phi- a nombre des sectes et en faire jusiju'à deux
« losophes. Enfin, la volupté est associée à la a cent quatre-vingt-huit ».
« vertu, quand on ne
recherche point l'une
les Voilà ce que j'ai recueilli du livre de Varron
« pour l'autre, mais chacune pour elle-même. le plus succinctement et le plus clairement
« Maintenant, de même que la volupté, tour à qu'il m'a été possible, en m'attachant à sa
« tour soumise, préférée ou associée à la vertu, pensée sans citer ses expressions. Or , de
« a fait trois sectes, de même le repos, la vo- dire maintenant comment cet auteur, après
« lupté avec le repos, et les premiers biens de avoir réfuté les autres sectes, en choisit une
a la nature, en font aussi un égal nombre, sui- qu'il prétend être celle des anciens académi-
a vant qu'elles sont soumises, préférées ou ciens, et comment il distingue cette école,
a associées à la vertu, et ainsi voilà douze sec- suivant lui dogmatique, dont Platon est le
« tes. Mais ce nombre devient double en y chef et Polémon
quatrième et dernier re-
le

« ajoutant une différence, qui est la vie sociale, présentant, d'avec celle des nouveaux acadé-
a En quiconque embrasse quelqu'une
effet, miciens qui révoquent tout en doute, et qui
a de ces sectes, ou le fait seulement pour soi, commencent à Arcésilas, successeur de Polé-
a ou le fait aussi pour un autre qu'il s'associe et mon de rapporter, dis-je, tout cela en dé-
'
;

« à qui il doit souhaiter le même avantage. 11 tail, aussi bien que les preuves qu'il allègue

« y aura donc douze sectes de philosophes qui pour montrer que les anciens académiciens
a ne professeront leur doctrine que pour eux- ont été exempts d'erreur comme de doute,
« mêmes, et douze qui retendront à leurs sem- c'est ce qui serait infiniment long, et cepen-
a blables, dont le bien ne les touchera pas dant il est nécessaire d'en dire un mot. Var-
a moins que leur bien propre. Or, ces vingt- ron rejette donc dès l'abord toutes les diffé-
8 quatre sectes se doublent encore et montent rences qui ont si fort multiplié ces sectes et ,

a jusqu'à quarante-iuiit, en y ajoutant une il les rejette parce qu'elles ne se rapportent

« ditlérence prise des opinions de la nouvelle pas au souverain bien. Suivant lui, en effet,
« Académie '. De ces vingt-quatre opinions, une secte philosophique n'existe et ne se dis-
a en effet, chacune peut être soutenue comme tingue des autres, qu'à condition d'avoir une
a certaine, et c'est ainsi que les Stoïciens ont o[iinion propre sur le souverain bien. Car
a prétendu qu'il est certain que le souverain l'homme n'a d'autre objet en philosophant
a bien de l'homme ne consiste que dans la que d'être heureux ; or, ce qui rend heureux,
a vertu, ou comme incertaine et seulement c'est le souverain bien , et par conséquent
a vraisemblable, comme ont lait les nouveaux toute secte qui n'a pas pour aller au souverain
« académiciens. Voilà donc vingt-quatre sectes L'école académique, qui tire son nom d'un gymnase situé aux
*

jardins d'Académus, près duquel habitait Platon, embrasse une


a de philosophes qui défendent leur opinion période de quatre siècles, depuis Platon jusqu'à Antiochus. Les uns
a comme assurée, et vingt-quatre autres qui admettent trois académies l'ancienne, celle de Platon, la moyenne,
:

celle d'Arcésilas, la de Carnéade. Les autres en


nouvelle, celle
a la soutiennent comme
douteuse. Bien plus, admettent quatre, savoir, avec les trois précédentes, celle de Philon.
a comme chacune de ces quarante-huit sectes D'autres enfin ajoutent une cinquième académie, celle d'Antiochus,

Parmi ces distinc-
maître de Varron, de LucuUus et de Cicéron.
a peut être embrassée, ou en suivant la ma- tions, une seule est importante, celle qui sépare Platon et ses vrais
disciples, Speusippe et Xénocrate, de cette famille de faux platoni-
« nière de vivre des autres philosophes, ou en
ciens, de demi-sceptiques dont Arcésilas est le père et Antiochus le
* Sur la nouvelle Académiej voyez ci-après. dernier membre considérable.
426 LA CITÉ DE DIEU.

bien sa propre voie n'est pas vraiment une entièrement différentes que celle du souverain
secte philosophique. Ainsi, quand on demande bien, qui constitue chaque secte de philoso-
si le saire doit mener une vie civile et fociale phes, et celles de la vie civile, de l'incertitude
et procurer à son ami tout le bien qu'il se des académiciens, du genre de vie et du vête-
procure à lui même, ou s'il ne doit recher- ment des cyniques, enfin des trois sortes de
cher la béatitude que pour soi, il est question, vie, l'active, la contemplative et le mélange
non pas du souverain bien, mais de savoir s'il de l'une de l'autre. C'est pourquoi Varron,
et

y faut associer quchpie autre avec soi. De rejetant ces quatre différences qui faisaient
même, quand on demande s'il faut révoquer monter les sectes presque au nombre de deux
toutes choses en doute comme nouveaux les cent quatre-vingt-huit, revient aux douze, où
académiciens, ou si pour
l'on doit les tenir il s'agit uniquement de savoir quel est le

certaines avec les autres philosophes, on ne souverain bien de l'homme , afin d'établir

demande pas quel est le bien qu'on doit re- qu'une seule, parmi elles, contient la vérité,
chercher, mais s'il faut douter ou non de la tout le reste étant dans l'erreur. Ecartez en
vérité du bien que l'on recherche. La ma- effet les trois genres de vie, les deux tiers du

nière de vivre des cyniques, différente de nombre total sont retranchés, et il reste

celle des autres philosophes, ne concerne pas quatre-vingt-seize sectes. Otez la différence

non plus la question du souverain bien mais, ;


qui se tire des cyniques, elles se réduisent à
la supposant résolue, on demande seulement la moitié, k quarante-huit. Olez encore la dif-

s'il faut vivre comme les cyniques. Or, il s'est férente relative à la nouvelle Académie, elles
trouvé des hommes qui, tout en plaçant le diminuent encore de moitié, et tombent à
souverain bien en différents objets, les uns vingt-quatre. Otez enfin la différence de la
dans la vertu et les autres dans la volupté, vie solitaire ou sociale, il ne restera plus que
n'ont pas laissé de mener le genre de vie qui douze sectes, nombre que cette différence

a valu aux cyniques leur nom '. Ainsi, ce qui doublait et portait à vingt-quatre. Quant à ces
fait la dilférence entre les cyniques et les douze sectes, on ne peut leur contester leur
autres philosophes est étranger à la question ne se proposent d'autre
qualité, puisqu'elles

de la nature du souverain bien. Autrement, recherche que celle du souverain bien. Or,
la même manière de vivre impliquerait la pour former ces douze sectes, il faut tripler
même fin poursuivie, et réciproquement, ce quatre choses : la volupté, le repos, le repos
qui n'a pas lieu. premiers biens de la na-
et la volupté, et les
ture, attendu que chacune d'elles est soumise,
CHAPITRE IL préférée ou associée à la vertu, ce qui donne
bien douze pour nombre total. Maintenant,
COMMENT VARRON RÉDUIT TOUTES CES SECTES A de ces quatre choses, Varron en ôte trois, la
TROIS, PARMI LESQUELLES IL FAUT CHOISIR LA
volupté, le repos, le repos joint à la volupté,
BONNE. non qu'il les improuve, mais parce qu'elles
De même, lorsqu'on demande si l'on doit sont comprises dans les premiers biens de la
embrasser la vie active oula vie contempla- nature. De sorte qu'il n'y a plus que trois
tive, ou celle qui est mêlée des deux, il sectes à examiner; car ici, comme en toute

ne s'agit pas du souverain bien, mais du genre autre matière, il ne peut y en avoir plus
de vie le plus propre à l'acquérir ou à le con- d'une qui soit véritable, et ces trois sectes

server. Du moment, en effet, que l'homme consistent en ce que l'on y recherche soit les

est supposé parvenu au souverain bien, il est premiers biens de la nature pour la vertu,
heureux au lieu que la paix de l'étude, ou
;
soit lavertu pour les premiers biens de la
l'agitation des affaires publiques, ou le mé- nature, soit chacune de ces deux choses pour
lange de celte agitation et de cette paix, ne elle-même.
donnent pas immédiatement le bonheur. Car
plusieurs peuvent adopter l'un de ces trois
genres de vie et se tromper sur la nature du
souverain bien. Ce sont donc des questions
' Allusion à certains Epicuriens et même à certains Stoïciens qui
se rapptochaietit beaucoup des cyniques dans leur manière de vivre.
L1\T\E XIX. — LE SOUVERAIN BIEN. 427

CHAPITRE III. saituser comme il faut et de soi et de tout ce


qui rend l'homme heureux au contraire, oià ;

QDEL EST, ENTRE LES TROIS SYSTÈMES SUR LE SOU- elle n'est pas, les autres biens, en quelque
VERAIN BIEN, CELl'l qu'il FAUT PRÉFÉRER, abondance qu'ils se trouvent, ne sont pas pour
SELON VARRON, QUI SE DÉCLARE DISCIPLE d'aN- le bien de celui qui les possède, parce qu'il
TIOCHUS ET DE l' ANCIENNE ACADÉMIE, en use mal. La vie de l'homme est donc heu-
reuse, quand il jouit et de la vertu et, parmi

Voici comment Varron procède : il consi- les autres biens de l'âme et du corps, de tous
dère que le souverain bien que cherche la ceux sans lesquels la vertu ne peut subsister.
philosophie n'est pas le bien de la plante, ni Elle est encore plus heureuse, quand il pos-
de la bête, ni de Dieu, mais de l'homme; sède d'autres biens dont la vertu n'a pas abso-
d'où il conclut qu'il faut savoir d'abord ce que lument besoin enfin, elle est très- heureuse,
;

c'est que l'homme. Or, il croit qu'il y a deux lorsqu'il ne lui manque aucun bien, soit de
parties dans la nature humaine le cor[)s et : l'âme, soit du corps. La vie, en effet, n'est pas
i'àme, et ne doute point que l'âme ne soit la même chose que la vertu, puisque toute
beaucoup plus excellente que le corps. Mais sorte de vie n'est pas vertu, mais celle-là seu-
de savoir si l'âme seule est l'homme, en sorte lement qui est sage et réglée et cependant :

que le corps soit pour elle ce que le cheval une vie, quelle qu'elle soit, peut être sans la
est au cavalier, c'est ce qu'il (irétend qu'on vertu, au lieu que la vertu ne peut être sans
doit examiner le cavalier, en effet, n'est pas
:
la vie. On |)eut en dire autant de la mémoire
tout ensemble l'homme et le cheval, mais et de la raison en l'Iiomme avant
: elles sont
l'homme seul, qui pourtant s'appelle cavalier, la science, et la science ne saurait être sans
à cause de son iap|iort au cheval. D'un autre elles, ni par conséquent la vertu, puisqu'elle
côté, le corps seul est-il l'homme, avec quelque est un fruit de la science. Quant aux avantages
rapport à l'âme, comme la cou peau breuvage ? du corps, comme la vitesse, la beauté, la
car ce n'est pas le vase et le breuvage tout force, et autres semblables, bien que la vertu
ensemble, mais le vase seul qu'on appelle puisse être sans eux, comme eux sans elle,
coupe, à condition toutefois qu'il soit fait de toutefois ce sont des biens; et selon ces phi-
manière à contenir le breuvage. Enfin, si losophes, la verlu les aime
pour l'amour
l'homme n'est ni l'âme seule, ni le corps seul, d'elle-même, et s'en sert ou en jouit avec
est-il un composé des deux, comme un atte- bienséance.
lage de deux chevaux n'est aucun des deux Ils disent que cette vie bienheureuse est
en particulier, mais tous Tes deux ensemble ? aussi une vie sociale, qui aime le bien de ses
Varron s'arrête à ce parti, ce qui l'amène à amis comme le sien propre et leur souhaite
conclure que le souverain bien de l'homme les mêmes avantages qu'à elle-même soit :

consiste dans la réunion des biens de l'âme et qu'ils vivent dans la même maison, comme
de ceux du cor|)s. Il croit donc que ces pre- une femme, des enfants, des domestiques, ou
miers biens de la nature sont désirables pour dans la même ville, comme des citoyens, ou
eux-mêmes, ainsi que la verlu, cet art de dans le monde, ce qui comprend le ciel et la
vivre qu'enseigne la science et qui est, parmi terre, comme les dieux dont ils font les amis
vies biens de l'âme, le bien le plus excellent. du sage et que nous sommes accoutumés à
Lors donc que la vertu a reçu de la nature appeler les anges. En outre, ils soutiennent
ces premiers biens, qui sont antérieurs à toute que sur la question du souverain bien et du
science, elle les recherche pour soi, en même souverain mal, il n'y a lieu à aucun doute,
temps qu'elle se recherche soi-même, et elle par où prétendent se séparer des nouveaux
ils

en use comme elle use de soi de manière à , académiciens. Car peu leur importe, d'ailleurs,
, y trouver ses délices et sa joie, se servant de quelle sorte de vie on choisira pour atteindre
tous, mais plus ou moins, selon qu'ils sont le souverain bien, soit celle des cyniques, soit
plus ou moins grands, et sachant mépriser les toute autre. Enfin, quant aux trois genres de
moindres, quand cela est nécessaire pour vie dontnous avons parlé, la vie active, la vie
^
acquérir ou pour conserver les autres. Or, de contemplative et le mélange des deux, c'est
tous ces biens de l'âme et du corps il n'en est celle-ci qui leur plaît davantage. Voilà donc
aucun que la vertu se préfère, parce qu'elle la doctrine de l'ancienne Académie, telle que
428 LA CITÉ DE DIEU.

Varron reçut d'Antiochus ', qui fut aussi le


la toutes les misères de cette vie? Cicéron l'a

maître de Cicéron, quoique celui-ci le rat- essayé comme il a pu dans la Consolation sur
tache plutôt à l'école stoïcienne qu'à l'Acadé- la mort de sa fille mais que ce qu'il a pu
'
;

mie; mais cela nous importe peu, puisque est peu de chose En effet, ces premiers biens
!

nous cherciions moins à distinguer les diverses de la nature, les peut-on posséder en cette vie
opinions des hommes qu'à découvrir la vérité qu'ils ne soient sujets à une infinité de révo-
sur le fond des choses. lutions? Y a-t-il quelque douleur et quelque
inquiétude (deux affections diamétralement
CHAPITRE IV. opposées à la voluplé et au repos) auxquelles
le corps du sage ne soit exposé? Le retranche-
CE QUE PENSENT LES CHRÉTIENS SUR LE SOUVERAIN
ment ou la débilité des membres est contraire
BIEN, CONTRE LES PHILOSOPHES QUI ONT CRU
à l'intégrité des parties du corps, la laideur à
LE TROUVER EN EUX-MÊMES.
sa beauté, la maladie à sa santé, la lassitude à
nous demande quel est le sentiment
Si l'on ses forces, la langueur ou la pesanteur à son
de la Cité de Dieu sur tous ces points, et d'a- agilité ; et cependant, quel est celui de ces
bord touchant la fin des biens et des maux, maux dont le sage soit exempt? L'équilibre
elle-même répondra que la vie éternelle est du corps et ses mouvements, quand ils sont
le souverain bien et la mort éternelle le sou- dans la juste mesure, comptent aussi parmi
verain mal, et qu'ainsi nous devons tâcher de les premiers biens de la nature. Mais que

bien vivre, afin d'acquérir l'une et d'éviter sera-ce, si quelque indisposition fait trembler
l'autre. Il Le juste vit de la foi ^ «.
est écrit : « les membres? que sera-ce, si l'épine du dos se

En effet, nous ne voyons point


en cette vie, courbe, de sorte qu'un homme soit obligé de
encore notre bien, de sorte que nous le de- marcher à quatre pattes comme une bête ?
vons chercher par la foi, n'ayant pas en nous- Cela ne détruira-t-il pas l'assiette ferme et
mêmes le pouvoir de bien vivre, si celui qui du corps, la beauté et la mesure de ses
droite
Jious a donné la foi dans son assistance ne mouvements? Que dirai-je des premiers biens
nous aide à croire et à prier. Pour ceux qui naturels de l'âme, le sens et l'entendement,
ont cru que le souverain bien est en celte vie, dont l'un lui est donné pour apercevoir la
qu'ils l'aient placé dans le corps ou dans l'âme, vérité, et l'autre pour la comprendre ? Oîi en
ou dans tous les deux ensemble, ou, pour sera le premier, si un homme devient sourd
résumer tous les systèmes, qu'ils l'aient fait et aveugle ; et le second, s'il devient fou ?
consister dans la volupté, ou dans la vertu, Combien les frénétiques font-ils d'extrava-
ou dans l'une et l'autre dans le repos, ou ; gances qui nous tirent larmes des yeux, les

dans la vertu, ou dans l'un et l'autre dans la ; quand nous les considérons sérieusement ?
volupté et le repos, ou dans la vertu, ou dans Parlerai-je de ceux qui sont possédés du dé-
tout cela pris ensemble enfin dans les pre- ; mon ? Où leur raison est-elle ensevelie, quand
miers biens de la nature, ou dans la vertu, ou le malin esprit abuse de leur âme et de leur
dans ces objets réunis, c'est en tous cas une corps à son gré ? Et qui peut s'assurer que
étrange vanité d'avoir placé leur béatitude ici- cet accident n'arrivera point au sage pendant
bas, et surtout de l'avoir fait dépendre d'eux- sa vie ? Il y a plus : combien défectueuse est

mêmes. La Vérité de cet orgueil, quand


se rit la connaissance de la vérité ici-bas, où, selon
elle dit par un prophète « Le Seigneur sait : les ]>arolus de la Sagesse, « ce corps mortel
a que les pensées des hommes sont vaines '
», « et corruptible appesantit l'âme, et cette de-
ou comme pai'le l'apôtre saint Paul « Le Sei- : «meure de terre et de boue émousse l'esprit
« gneur connaît les pensées des sages et il sait «qui pense beaucoup ''». Cette activité ins-
a qu'elles sont vaines * ». tinctive (que les Grecs appellent o^^-h), égale-
Quel fleuve d'éloquence suffirait à dérouler ment comptée au nombre des premiers biens
de la nature ', n'est-elle pas dans les furieux
Nous avons dit plus haut qu'Antiochus fut le chef d'une cin-
*

quième académie, il était d'Ascalon et ftorissait au premier siècle Cet ouvrage est perdu, sauf un petit nombre de courts fragments
'

avant Jésus-Christ. Son trait distinctif est d'avoir essayé une alliance que Lactance nous a conservés. Le morceau qui se trouve dans les
entre les trois plus grandes écoles de l'antiquité l'Académie, le
: œuvres de Cicéron sous le nom de Consofation est un pastiche in-
Lycée et le Portique. Voyez sur Antiochus la récente monographie dustrieux de quelque cicéronien de la renaissance.
de M. Chapuis. Paris, 1854. ' Sag. IX, 15.
Habacuc, n, 4; Galat. ni, 11. — ' Pa. icin, 11. — ' 1 Cor. in, ' Voyez Cicéron, De finibus, lib. v, cap. 6; De nat. Deor., lib. ii,

ao. cap. 22.


,

LIVRE XIX. — LE SOUVERAIN BIEN. 429

la cause de ces mouvements et de ces actions que la tempérance nous fait combattre, ni la
qui nous font horreur ? tempérance, ni la prudence ne le font dispa- I

Enfin, la vertu, qui n'est pas au nombre raître. Et la justice, dont l'emploi est de rendre
des biens lie la nature, puisqu'elle est un fruit à chacun ce qui lui est dû (par où se main- '

tardif de la science,mais qui toutefois réclame tient en l'homme cet ordre équitable de la
le premier rang parmi les biens de l'homme, nature, que l'âme soit soumise à Dieu, le
/ que fait-elle sur terne, sinon une guerre con- corps à l'âme, et ainsi l'âme et le corps
V tinuelle contre les vices, je ne parle pas des à Dieu), ne fait-elle pas bien voir, parla peine
vices qui sont hors de nous, mais de ceux qui qu'elle prend à s'acquitter de cette fonction, ,

sont en nous, lesquels ne nous sont pas étran- qu'elle n'est pas encore à la fln de son travail ?
'

gers, mais nous appartiennent en propre? L'âme est en effet d'autant moins soumise à
. Quelle guerre doit surtout soutenir cette vertu Dieu qu'elle pense moins à lui ; et la chair est
que les Grecs nomment
nous ouççoaûvYi , et d'autant moins soumise à l'esprit qu'elle a
tempérance quand il faut réprimer les
'
,
plus de désirs qui lui sont contraires. Ainsi,
appétits désordonnés de la chair, de peur tant que nous sommes sujets à ces faiblesses
qu'ils ne fassent consentir l'esprit à des actions et à ces langueurs, comment osons-nous dire
\ criminelles? Et ne nous imaginons pas qu'il que nous sommes déjà sauvés ? Et si nous ne
n'y ail point de vice en nous, lorsque « la sommes pas encore sauvés, de quel front
/ chair, comme dit l'Apôtre, convoite contre pouvons-nous prétendre que nous sommes
^ « l'esprit » puisqu'il existe une vertu direc-
;
bienheureux? Quant à la force, quelque sa-
tement contraire, celle que désigne ainsi le gesse qui l'accompagne, n'est-elle pas un
? même Apôtre « L'esprit convoite contre la
: témoin irréprochable des maux qui accablent
V « chair » ; et il ajoute : « Ces principes sont les hommes et que la patience est contrainte
« contraires l'un à l'autre, et vous ne faites de supporter ? En vérité, je m'étonne que les
« pas ce que vous voudriez "
» . Or, que voulons- Stoïciens aient la hardiesse de nier que ce
nous faire, quand nous voulons que le souve- soient des maux, en même temps qu'ils pres-
rain bien s'accomplisse en nous, sinon que la crivent au sage, si ces maux arrivent à un
;,\
. chair s'accorde avec l'esprit et qu'il n'y ait point qu'il ne puisse ou ne doive pas les
\ plus entre eux de divorce ? Mais ,
puisque souffrir, de se donner la mort, de sortir de
nous ne le saurions faire en celte vie, quelque la vie ^ Cependant telle est la stupidité où
désir que nous en ayons, tâchons au moins, l'orgueil fait tomber ces philosophes qui ,

avec le secours de Dieu, de ne point consentir veulent trouver en cette vie et en eux-mêmes
,aux convoitises déréglées de la chair. Dieu leprincipe de leur félicité, qu'ils n'ont point
nous garde donc de croire, déchirés que nous de honte de dire que leur sage, celui dont ils
sommes par cette guerre intestine, que nous tracent le fantastique idéal , est toujours
possédions déjà la béatitude qui doit être le heureux, devînt-il aveugle, sourd, muet, impo-
fruit de notre victoire Et qui donc est par-
1 tent, affligé des plus cruelles douleurs et de
venu à ce comble de sagesse qu'il n'ait plus à celles-là mêmes qui l'obligent à se donner la
^ lutter contre ses passions ? mort. la vie heureuse, qui, pour cesser
Que dirai-je de celte vertu qu'on appelle d'être, cherche le secours de la mort Si elle I

prudence? Toute sa vigilance n'est-elle pas est heureuse, que n'y demeure-t-on et si on ;

occupée à discerner le bien d'avec le mal, pour la fuit à cause des maux qui l'affligent
rechercher l'un et fuir l'autre ? Or, cela ne comment est-elle bienheureuse
Se peut-il ?
prouve-t-il pas que nous sommes dans le mal fairequ'on n'appelle point mal ce qui triomphe
"et que le mal est en nous ? Nous apprenons du courage même, ce qui ne l'oblige pas seu-
par elle que c'est un mal de consentir à nos lement à se rendre, mais le porte encore à ce
mauvaises inclinations, et que c'est un bien délire de regarder comme heureuse une vie
d'y résisteret cependant ce mal, à qui
; la que l'on doit fuir ? Qui est assez aveugle pour
prudence nous apprend à ne pas consentir et
* C'est la définition consacrée par le droit romain : o La justice
' Les Grecs, dit Cicéron, appellent cwjj^oîûvïj cette vertu que
« • est une volonté perpétuelle et constante de rendre à chacun ce
a j'ai coutume de nommer tempérance ou modération, quelquefois t qui lui est dû [Inslit.^ tit. de Justitia et jure) d.
« aussi mesure [Tii^culanes^ livre ui, ch. 8) u. Comparez Platon, ' L'école sto'icienne permettait et même en certains cas comman-
République^ livre iv. dait le suicide. Caton, Brutus et bien d'autres ont pratiqué jusqu'au
' Galat. V, 17. bout ce qu'ils croyaient leur droit ou leur devoir.
430 LA CITÉ DE DIEU.

ne pas voir que si on doit la fuir, c'est qu'elle étouffer ce sentiment de la nature et l'éteindre
n'est pas heureuse? el s'ils avouent qu'on la à ce point que nous désirions la mort et
doit fuira cause des faiblesses qui l'accablent, tournions nos propres mains contre nous-
que ne quittent-ils leur superbe, pour avouer mêmes, si personne ne consent à nous la
aussi qu'elle est misérable ? N'est-ce pas donner. Encore une fois il faut que des ,

plutôt par impatience que par courage que ce maux soient bien pour rendre' la
violents
fameux Caton s'est donné la mort, et pour force homicide, néanmoins la force mérile
si

n'avoir pu souffrir César victorieux? Où est encore son nom, alors qu'elle sucombe sous
la force de cet homme tant vanté ? Elle a cédé, le mal et non-seulement ne peut conserver
elle a succombé, elle a été tellement sur- par la patience un homme dont elle avait pris
montée qu'il a fui et abandonné une vie le gouvernement et la protection, mais se voit
bienheureuse. Elle ne l'était plus dites- , réduite à le tuer. Oui, j'en conviens, le sage
vous ? Avouez donc qu'elle était malheu- doit souffrir la mort avec patience mais ,

reuse. Et dès lors, comment ce qui rend une quand elle lui vient d'une main étrangère ;

vie malheureuse et détestable ne serait-il pas sidonc, suivant eux, il est obligé de se la don-
un mal ? ner, il faut qu'ils avouent que les accidents qui
Aussi les Péripatéticiens et ces philosophes l'y obligent ne sont pas seulement des maux,
delà Académie, dont Varron se porte
vieille mais des maux insupportables. A coup sûr,
le défenseur, ont-ils eu la sagacité de céder sur une vie sujette à tant de misères n'eût jamais
ce point mais leur erreur est encore étrange
; été appelée heureuse, si ceux qui lui donnent
de soutenir ([ue malgré tous les maux, le sage ce nom cédaient à la vérité comme ils cèdent
ne laisse pas d'être heureux. « Les tortures et à la douleur, au lieu de prétendre jouir du
«les douleurs du corps sont des maux, dit souverain bien dans un lieu où les vertus
« Varron, et elles le sont d'autant plus qu'elles même, qui sont ce que l'homme a de meilleur
« prennent plus d'accroissement et voilà ; ici-bas, sont des témoins d'uulant plus fldèles
a pourquoi il faut s'en délivrer en sortant de de nos misères qu'elles travaillent davantage
a la vie ». De quelle vie, je vous prie ? De à nous en garantir. Si ce sont donc des vertus
celle, dit Varron, qui est accablée de tant de véritables, et il ne peut y en avoir de telles
maux. Quoi donc est-ce de celte vie toujours
1 qu'en ceux qui ont une véritable piété, elles ne
heureuse au milieu même des maux qui promettent à personne de le délivrer de toutes
doivent nous en laire sortir? ou ne l'appelez- sortes de maux; non, elles ne font pas celte
vous heureuse que parce qu'il vous est permis de promesse, parce qu'elles ne savent pas men-
vous en délivrer? Que serait-ce donc si quel- tir; tout ce qu'elles peuvent faire, c'est de
que secret jugement de Dieu vous retenait nous assurer que nous espérons dans le si

parmi ces maux sans [)ermettre à la mort de humaine, nécessaire-


siècle à venir, celle vie
vous en affranchir jamais Alors du moins 1 ment misérable à cause des innombrables
seriez-vous obligés d'avouer qu'une vie de épreuves du présent , deviendra un jour
cette sorte est misérable. Ce n'est donc bienheureuse en gagnant du même coup le
pas pour être promptement quittée qu'elle salut et la félicité. Mais comment posséderait-
n'est pas misérable, à moins de vouloir appe- elle la félicité
,
quand elle ne possède pas
ler félicité une courte misère. Certes, il faut encore salut? Aussi l'apôtre saint Paul,
le
que des maux soient bien violents pour obli- parlant, non de ces philosophes véritablement
ger un homme, el un homme sage, à cesser dépourvus de sagesse, de patience, de tempé-
d'être homme pour s'en délivrer. Ils disent, rance et de justice, mais de ceux qui ont une
en effet, et avec raison, que c'est le premier vérilalile piété et par conséquent des vertus
nature que l'homme s'aime soi-même,
cri de la 'véritables, dit « Nous sommes sauvés en
:

et partant qu'il ait une aversion instinctive « espérance. Or, la vue de l'objet espéré n'est
pour la mort el cherche tout ce (jui peut entre- c(plus de l'espérance. Car qui espère ce qu'il
tenir l'union du corps et de l'âme '. Il faut « voit déjà? Si donc nous espérons ce que nous

donc que des maux soient bien violents pour CIne voyons pas encore, c'est que nous l'atten-
« dons par la patience ». 11 en est de notre '

' Ce sont presque les expressions de Cicéron dans le De fîiiibuSj bonheur comme de notre salut ; nous ne le
lib. ni, cap. 5. Comp. Jbid., lib. v, cap. 9, et le lie o/jF.ciis, lib. i,
cap. 4. • Rom. vm, 24, 25.
LIVRE XIX. — LE SOUVERALN BIEN. 431

possédons qu'en espérance ; il n'est pas dans tants du même foyer ? Et toutefois, comment
le présent, niais dans l'avenir, parce (]ne nous y trouver une pleine sécurité, ipiand on voit
sommes au milieu de maux qu'il faut suppor- tous les jours des parents qui se trahissent l'un
ter patiemmcntjusqu'àce que nous arrivions l'autre, etdont la haine longtemps dissimulée
à la jouissance de ces biens inefîables qui ne devient d'autant plus amère que la paix de
seront traversés d'aucun déplaisir. Le salut leur liaison semblait avoir plus de douceur?
de l'autre vie sera donc la béatitude flnale, C'est ce qui a fait dire à Cicéron celle parole
celle que nos philosophes refusent de croire, qui va si droit au cœur qu'elle en tire un
parce qu'ils ne la voient |)as, substituant à sa sou|)ir involontaire : « 11 n'y a point de tralil-
place le fantôme d'une félicité terrestre , « sons plus dangereuses que celles qui se
fondée sur une trompeuse vertu, d'autant o couvrent du masque de l'aETeclion ou du
plus superbe qu'elle est plus fausse. a nom de la parenté. Car il est aisé de se
mettre en garde contre un ennemi déclaré ;

CHAPITRE V. a mais le moyen de rompre une trame secrète,


a intérieure, domestique, qui vous enchaîne
DE LA VIE SOCIALE ET DES MAUX QUI LA TIIAVER-
« avant que vous ayez pu la reconnaître ou la
SENT, TOUTE DÉSIRABLE QU'ELLE SOIT EN ELLE-
« prévoir » De là vient aussi ce mot de l'Ecri-
I

MÊME.
ture, qu'on ne peut entendre sans un déchire-
Nous sommes beaucoup plus d'accord avec ment de cœur Les ennemis de l'homme,
: «

les philosophes, quand ils veulent que la vie «ce sont les habitants de sa maison' ». Et
du sage soit une vie de société. Comment la quand on aurait assez de force pour suppor-
Cité de Dieu (objet de cet ouvrage dont nous ter [iatiemment une trahison, assez de vigi-
écrivons présentement le dix-neuvième livre) lance pour en détourner l'effet, il ne se peut
aurait-elle pris naissance, comment se serait- faire néanmoins qu'un homme de bien ne
elle développée dans le cours des temps, et s'afflige beaucoup de trouver en ses ennemis
comment parviendrait-elle à sa fin, si la vie une telle perversité, soit qu'ils l'aient dès
des saints n'était une vie sociale? Mais dans longtemps dissimulée sous une bonté trom-
notre misérable condition mortelle, qui dira peuse, ou que, de bons qu'ils étaient, ils soient
tous les maux auxquels cette vie est sujette ? tombés dans cet abîme de corruption. Si donc
qui en pourra faire comple ? Ecoutez leurs
le le foyer domestique n'est pas un asile assuré
poètes comiques : voici ce que dit un de leurs contre tant de maux, que sera-ce d'une cité?
personnages avec l'approbation de tout l'au- Plus elle est grande, plus elle est remplie de
ditoire : discordes privées et de crimes, et, si elle
échappe aux séditions sanglantes et aux
« Je me suis marié, quelle misère! j'ai eu des enfants, sur-
croit de soucis '
! »
guerres civiles, n'a-t-elle point toujours à les
redouter ?
Que dirai-je des peines de l'amour décrites CHAPITRE VI,
par le même poète : « Injures, soupçons, ini-
DE l'erreur des JUGEMENTS HUMAINS, QUAND LA
mitiés, la guerre aujourd'hui, demain la
VÉRITÉ EST CACHÉE.
a paix * 1 » Le monde n'est-il pas plein de ces
désordres, qui troublent même les plus hon- Que dirons-nous de jugements que les ces
nêtes liaisons? Et que voyons-nous partout, hommes prononcent sur
honunes, et qui les
sinon les injures, les soupçons, les inimitiés sont nécessaires à l'ordre social dans les cités
et la guerre ? Voilà des maux certains et même (>lus paisibles? Triste et misérable
les
sensibles mais la paix est un bien inceitain,
; justice, puisque ceux qui jugent ne peuvent
parce que chez ceux avec qui nous la vou- lire dans la conscience de ceux qui sont jugés ;
drions entretenir, le fond des cœurs nous et de là celte nécessité déplorable de mettre à
reste inconnu, et le connaîtrions-nous aujour- la question des témoins innocents, pour tirer
d'hui, qui sait s'il ne sera pas changé demain ? d'eux la vérité dans une cause qui leur est
En effet, où y a-t-il d'ordinaire et où devrait- étrangère. Que dirai-je de la torture qu'on fait
il y avoir plus d'amitié que parmi les hubi- subir à l'accusé pour son propre fait? On veut
* Térence, Adelphes^ acte V, scène 4.
savoir s'il est coupable et on commeuce par le
Voyez VEunuque, acte I, scène 1. • Malt. X, 36.
432 LA CITÉ DE DIEU.

torturer pour un crime incertain, on impose,


;
gation pareille, et si la nécessité l'exempte de
etsouvent à un innocent, une peine certaine, crime, quand il condamne des innocents et
non que l'on sache que le patient a commis sauve des coupables osera-t-on l'appeler ,

le crime, mais parce qu'on ignore s'il l'a bienheureux ? ' Ah ! qu'il fera plus sagement
commis en effet? Ainsi, l'ignorance d'un juge de reconnaître misère où cette
et de haïr la
est presque toujours la cause du malheur nécessité l'engage et s'il a quelque sentiment ;

d'un innocent. Mais ce qui est plus odieux de piété, de crier à Dieu a Délivrez-moi de :

encore et ce qui demanderait une source de « mes nécessités -


1 »

larmes, c'est que le juge, ordonnant la ques-


tion de peur de faire mourir un innocent par CHAPITRE VII.
ignorance, il arrive qu'il tue cet innocent par
DE LA DIVERSITÉ DES LANGUES QUI ROMPT LA
les moyens mêmes qu'il emploie pour ne point
SOCIÉTÉ DES HOMMES, ET DE LA MISÈRE DES
le faire mourir '. Si, en effet, d'après la doc-
GUERRES, MÊME LES PLUS JUSTES.
trine des filiilosophes dont nous venons de
parler, le patientaime mieux sortir de la vie Après la cité, l'univers, troisième degré de
que de souffrir plus longtemps la question, il la société civile ; car le premier , c'est la
dira qu'il a commis le crime qu'il n'a pas maison. Or, à mesure que le cercle s'agrandit,
commis. Le voilà condamné, mis à mort, et les périls s'accumulent. Et d'abord, la diversité
cependant le juge ignore s'il a frappé un des langues ne rend-elle pas l'homme en quel-
coupable ou un innocent, la question ayant que façon étranger à l'homme? Que deux per-
été inutile pour découvrir son innocence, et sonnes, ignorant chacune la langue de l'autre,
n'ayant même servi qu'à le faire passer pour viennent à se rencontrer, et que la nécessité
coupable. Parmi ces ténèbres de la vie civile, les oblige à demeurer ensemble, deux ani-
un juge qui est sage montera-t-il ou non sur maux muets, même d'espèce différente, s'asso-
le tribunal? il y montera sans doute car la ; cieront plutôt que ces deux créatures hu-
ne croit ]ias pouvoir aban-
société civile, qu'il maines, et un homme aimera mieux être
donner sans crime, lui eu fait un devoir; et il avec son chien qu'avec un étranger. Mais,
ne pense pas que ce soit un crime de torturer dira-t-on, voici qu'une Cité faite pour l'empire,
des témoins innocents pour le fait d'autrui, en imposant aux nations vaincues, leur
sa loi
ou de contraindre souvent un accusé par la a aussi donné sa langue, de sorte que les inter-
violence des tourments à se déclarer fausse- prètes, loin de manquer, sont en grande abon-
ment coupable et à périr comme tel, ou, s'il dance. Cela est vrai mais combien de guerres ;

échappe à condamnation, à mourir, comme


la gigantesques, de carnage et de sang humain
il arrive le plus souvent, dans la torture a-t-il fallu pour en venir là ? Et encore, ne
même ou par ses suites II ne pense pas non 1 sommes-nous pas au bout de nos maux. Sans
plus que ce soit un crime qu'un accusateur, parler des ennemis extérieurs qui n'ont jamais
qui n'a dénoncé un coupable que pour le manqué à l'empire romain et qui chaque jour
bien public et afln que le désordre ne de- le menacent encore, la vaste étendue de son

meure pas impuni, soit envoyé lui-même au territoire n'a-t-elle pas produitcesguerresmille
supplice, faute de preuves, parce que l'accusé fois plus dangereuses, guerres civiles, guerres
a corrompu les témoins et que la question ne sociales , fléaux du genre humain , dont la
lui arrache aucun aveu Un juge ne croit pas ! crainte seule est un grand mal ? Que si j'entre-
mal faire en produisant un si grand nombre prenais de peindre ces horribles calamités
de maux, parce qu'il ne les i)roduit pas à avec les couleurs qu'un tel sujet pourrait
dessein, mais par une ignorance invincible et
par une obligation indispensable de la société * Cette protestation contre la torture, où saint Augustin se montre

sitouchant et si fort dans sa modération supérieure de chrétien et


civile mais si on ne peut l'accuser de malice,
;
d'évéque , est comme le prélude du cri éloquent de VEsprit des
c'est toujours une grande misère qu'une obli- lois :

a ...Tant d'habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre


«1 cette pratique, que je n'ose parler après eux. J'allais dire qu'elle
* Il semble évident que Montaigne avait la Cite de Bien sous les a pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce
écrivant son beau passage contre les géhennes, où nous ci- a qui ins|âre la crainte entre plus dans les ressons du gouverne-
yeux en
ment j'allais dire que chez les Grecs et les Romains...
les esclaves,
terons parliculièrement ce trait énergique, aiguisé à la saint Au- a ;

Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre moi •.(Livre vi,
gustin : 0... D'où il advient que celui que le juge a géhenne pour ne
• le faire mourir innocent, il le face mourir innocent et géhenne a. ch. 17).

(£»aù, livre a, ch. 5), ' Ps. XSiv, 18.


LIVKE XIX. — LE SOUVEUAIN BIEN. t:îi

recevoir, mais que mon insuffisance ne sau- entretiens affectueux, qu'il interdise l'amitié
rait luidonner, quand verrait-on la fin de ce elle-même, qu'il rompe les liens les plus doux
discours ? Mais, dira-t-on, le sage n'entrepren- de la société humaine, en un mot, qu'il rende
dra que des guerres justes. Eh n'est-ce pas ! l'homme stupide. Et si cela est impossible,
cette nécessité même de prendre les armes comment ne serions-nous pas touchés de la
pour la justice qui doit combler le sage mort de personnes chères? De là ces deuils
si

d'affliction, si du moins il se souvient qu'il est intérieurs et ces blessures de l'àme qui ne se
homme Car enfin, il ne peut faire une gueire
? peuvent guérir que par la douceur des con-
juste que pour punir l'injustice de ses adver- solations ; car dire que ces blessures se refer-
saires, et cette injustice des hommes, même ment d'autant plus vite que l'âme est plus
sans le cortège de la guerre, voilà ce qu'un grande et plus forte, cela ne prouve pas qu'il
homme ne peut pas ne jias déplorer. Certes, n'y ait point dans l'àme une plaie à guérir.
quiconque considérera des maux si grands et Ainsi, bien que la mort des personnes les
si cruels tombera d'accord qu'il y a là une plus chères, de celles surtout qui font les liens
étrange misère. Et s'il se rencontre un houune de une épreuve toujours plus ou
la vie, soit

pour subir ces calamités ou seulement pour moins nous aimerions mieux toutefois
cruelle,
les envisager sans douleur, il est d'autant les voir mourir que déchoir de la foi ou de la
plus misérable de se croire heureux, qu'il ne vertu, ce qui est mourir de la mort de l'àme.
se croit tel que pour avoir perdu tout senti- La terre est donc pleine d'une immense quan-
ment humain. tité de maux, et c'est pourquoi il est écrit :

« Malheur au monde à cause des scandales' I»

CHAPITRE VIII. Et encore « Comme l'injustice surabonde, la


:

« charité de plusieurs se refroidira - ». Voilà


il ne peut v avoili pleine sécurité, même dans
comment nous en venons à nous féliciter de
l'amitié des honnêtes gens, a cause des
la mort de nos meilleurs amis; notre cœur,
dangers dont la vie humaine est toujours
abattu par la tristesse, se relève à cette pensée
menacée.
que la mort a délivré nos frères de tous les
Certes, s'il est une consolation parmi les maux qui accablent les plus vertueux, souvent
agitations et les peines de la sociélé humaine, les corrompent et toujours les mettent en
c'est la foi sincère et l'affection réciproque de péril,
bons et vrais amis. Mais outre qu'une sorte CHAPITRE IX.
d'aveuglement, voisin de la démence et tou-
NOUS NE POUVONS ÊTRE ASSURÉS EN CETTE VIE DE
tefois très-fréquent en celte vie nous fait ,

l'amitié DES SAINTS ANGES A CAUSE DE LA


prendre un ennemi pour un ami, ou un ami ,

FOURBERIE DES DÉMONS, QUI ONT SU PRENDRE


pour un ennemi , n'est-il pas vrai que plus
DANS LEURS PIÈGES LES ADORATEURS DES FAUX
nous avons d'amis excellents et sincères, plus
DIEUX.
nous appréhendons pour eux les accidents
dont la condition humaine est remplie? Nous Quant aux saints anges c'est-à-dire à la ,

ne craignons pas seulement qu'ils soient affli- quatrième société qu'établissent les philoso-
gés par la faim, les guerres, les maladies, la phes qui veulent que nous ayons les dieux
captivité et tous les malheurs qu'elle entraîne pour amis, nous ne craignons pas pour eux ni
à sa suite nous craignons bien plus encore,
; ([u'ils meurent, ni qu'ils deviennent méchants.

c'est qu'ils ne deviennent [lerfides et mé- Mais comme nous ne conversons pas avec
- chants. Et quand cela arrive, qui peut conce- eux aussi familièrement qu'avec les hommes,
voir l'excès de notre douleur, à moins que et comme aussi il arrive souvent, selon ce
de l'avoir éprouvé soi-mèine? Nous aimerions que nous apprend l'Ecriture ', que Satan se
mieux savoir nos amis morts; et cependant, transforme en ange de lumière pour tenter
quoi de plus capable qu'une telle perte de ceux qui ont besoin d'être éprouvés de la
nous causer un sensible déplaisir? Car, com- sorte ou qui méritent d'être trompés, la mi-
ment se pourrait-il faire que nous ne fussions séricorde de Dieu nous est bien nécessaire
point affligés de la mort de ceux dont la vie pour nous empêcher de prendre pour amis
nous était si agréable? Que celui qui proscrit les démons au lieu des saints anges. N'est-ce
/ cette douleur, proscrive aussi le charme des ' Ma». xTiir, 7.— 'Ibid. xxiv, 12. — • n Cor. xi, H.
S. AuG. — Tome Xlll. 28
434 LA CITÉ DE blEU.

pas encore là une des grandes misères de la CHAPITRE XI.


vie que d'être sujeis à cette méprise ? Il est
DU BONHEUR DE LA PAIX ÉTERNELLE, FIN SUPRÊME
certain que ces pliilosoplics, qui ont cru avoir
ET VÉRITABLE PERFECTION DES SAINTS.
les dieux pour amis, sont tombés dans le
piège, et cela paraît assez par les sacrifices Nous pouvons dire de la paix ce que nous
impies qu'on offiait à ces prétendus dieux, et avons dit de la vie éternelle, qu'elle est la fin
par les jeux infâmes qu'on représentait en de nos biens, d'autant mieux que le Prophète,
, leur honneur et à leur sollicitation '.
parlant de la Cité de Dieu, sujet de ce laborieux
ouvrage, s'exprime ainsi «Jérusalem, buez :

CHAPITRE X. « le Seigneur; Sion, louez votre Dieu car il ;

« a consolidé les verrous de vos portes il a ;


QUELLE RÉCOMPENSE EST PRÉPARÉE AUX SAINTS
« béni vos enfants en vous, et c'est lui qui a
QUI ONT SURMONTÉ LES TENTATIONS DE CETTE
VIE.
« établi la paix comme votre fin '
». En effet,
quand seront consolidés les verrous des portes
Les saints mêmes et les fidèles adorateurs de Sion, nul n'y entrera, ni n'en sortira plus;
du seul ne sont pas à couvert de la
vrai Dieu et ainsi, par celte fin dont parle le psaume, il

fourberie des démons et de leurs tentations faut entendre cette paix finale que nous cher-
toujours renaissantes. Mais cette épreuve ne chons ici à définir. Le nom même de la Cité
leur est pas inutile pour exciter leur vigilance sainte, Jérusalem, est un nom
c'est-à-dire
^-^

et leur faire désirer avec plus d'ardeur le mystérieux qui signifie vision de paix. Mais,
séjour où l'on jouit d'une paix et d'une félicité comme on se sert aussi du nom de paix dans
accomplies. C'est là, en effet, que le corps et les choses de cette vie périssable, nous avons
l'âme recevront du Créateur universel des mieux aimé appeler vie éternelle la fin où la

natures toutes les perfections dont la leur est Cité de Dieu doit trouver son souverain bien.
capable, l'âme étant guérie par la sagesse et C'est de cette fin que l'Apôlre dit « Et main- :

le corps renouvelé par la résurrection. C'est cetenant, affranchis du péché et devenus les
là que les vertus n'auront plus de vices à « esclaves de Dieu, vous avez pour fruit votre

combattre , ni de maux à supporter mais , « sanctification, et pour fin la vie éternelle^ ».

qu'elles posséderont, pour prix de leur vic- D'un autre côlé, ceux qui ne sont pas versés
toire, une paix éternelle qu'aucune puissance dans l'Ecriture sainte, pouvant aussi entendre
ennemie ne viendra troubler. Voilà la béati- par la vie éternelle celle des méchants, soit
tude finale, voilà le terme suprême et définitif parce que l'âme humaine est immortelle,
de la perfection. Le monde nous appelle heu- ainsi que l'ont reconnu quelques philosophes,
reux quand nous jouissons de la paix, telle soit parce que les méchants ne pourraient pas
qu'elle peut être en ce monde , c'est-à-dire subir les tourments éternels que la foi nous
telle qu'une bonne vie la peut donner; mais enseigne, s'ils ne vivaient éternellement, il
cette béatitude, au jjrix de celle dont nous vaut mieux appeler la fin dernière où la Cité
parlons, est une véritable misère. Or, celte de Dieu goûtera son souverain bien la paix :

paix imparfaite, quand nous la possédons, dans la vie éternelle, ou la vie éternelle dans
quel est le devoir de la vertu, sinon de faire la paix. Aussi bien qu'y a-t-il de meilleur que

un bon usage des biens qu'elle nous procure? la paix, même dans les choses mortelles et
Et, quand elle vient à nous man(]uer, la vertu passagères? Quoi de plus agréable à entendre,
peut encore bien user des maux mêmes de de ]>lus souhaitable à désirer, de plus précieux
notre condition mortelle. La vraie vertu con- à conquérir? Il ne sera donc pas, ce me
siste donc à faire un bon usage des biens et semble, hors de propos d'en dire ici quelque
des maux de cette vie, avec cette condition chose à l'occasion de la paix souveraine et
essentielle de rapporter tout ce qu'elle fait et définitive. C'est un bien si doux que la paix,
de se rapporter elle-même à la fin dernière et cher à tout le monde, que ce que j'en
si

qui nous doit mettre en possession d'une par- dirai ne sera désagréable à personne.
faite et incomparable paix.
'
Ps. CXLVU, 12. — ' Rom. VI, 22.

* Vovez plus haut, livres viil et ix.


l.IVRK XIX. — LE SOUVERAIN BIEN. i'.iti

CHAPITRE XII. trône comme un roi. Chacun souhaite donc


d'avoir la paix avec ceux qu'il veut gouverner
QIE LES AGIT.\T10NS I)ES HOMMES ET LA GUERRi;
à son gré, et quand un homme fait la guerre
ELLE-MÊME TENDENT A LA PAIX, TERME NÉCES-
à des hommes, c'est pour les rendre siens,
SAIRE OU ASPIRENT TOUS LES ÊTUES.
en quelque sorte, et leur dicter ses conditions
Quiconque observera d'un œil attentif les de paix.
affaires humaines et la nature des choses re- Supposons un homme comme celui de la
connaîtra que, s'il n'y a personne qui ne fable et des poètes ', farouche et sauvage au
veuille éprouver de la joie, il n'y a non plus point de n'avoir aucun commerce avec per-
personne qui ne veuille goûter la paix. En sonne. Pour royaume, qu'un antre il n'avait
effet, ceux mêmes qui font la guerre ne la désert et affreux et il était si méchant qu'on
;

font que pour vaincre, et par conséquent pour l'avait appelé Cacus, nom qui exprime la mé-
parvenir glorieusement à la paix. Qu'est-ce chanceté ^ Près de lui, point de femme, pour
que la victoire ? c'est la soumission des re- échanger des paroles affectueuses; point d'en-
belles, c'est-à-dire la paix. Les guerres sont fants dont il i)ùl partager les jeux dans leur
donc toujours faites en vue de la paix, même jeune âge et guider plus tard l'adolescence ;

par ceux qui prennent plaisir à exercer leur point d'amis enfin avec qui s'entretenir, car
vertu guerrière dans les combats ; d'où il faut il n'avait pas même pour ami Yulcain, son

conclure que le véritable but de la guerre, père plus heureux du moins que ce dieu,
:

c'est la paix, l'homme qui fait la guerre cher- en ce qu'il n'engendra point à son tour un
chant la paix, et nul ne faisant la paix pour monstre semblable à lui-même. Loin de rien
avoir la guerre. Ceux mêmes qui rompent la donner à personne, il enlevait aux autres tout
paix à dessein n'agissent point ainsi par haine ce qu'il pouvait cependant, au fond de
; et
pour cette paix, mais pour en obtenir une cette caverne, toujours trempée, comme dit
meilleure. Leur volonté n'est pas qu'il n'y ait le poète ', de quelque massacre récent, que
point de paix, mais qu'il y ait une paix selon voulait-il ? posséder la paix, goûter un repos
leur volonté. Et s'ils viennent à se séparer des que nulle crainte et nulle violence ne pussent
autres par une révolte, ils ne sauraient venir troubler. 11 voulait enfin avoir la paix avec

à bout de leurs desseins qu'à condition d'en- son corps, et ne goûtait de bonheur qu'autant
tretenir avec leurs complices une espèce de qu'il jouissait de cette paix. Il commandait à
paix. De là vient que les voleurs mêmes ses membres, et ils lui obéissaient ; mais afin
conservent la paix entre eux, afin de la pouvoir d'apaiser cette guerre intestine que lui faisait
troubler plus impunément chez les autres. la faim, et d'empêcher qu'elle chassât son
Que s'il trouve quelque malfaiteur si puis-
se âme de son corps, il ravissait, tuait, dévorait,
sant et si ennemi de toute société qu'il ne s'u- ne déployant cette cruauté barbare que pour
nisse avec personne et qu'il exécute seul ses maintenir la paix entre les deux parties dont
meurtres et ses brigandages, pour le moins il était composé de sorte que, s'il eût voulu
;

conserve-t-il toujours quelque ombre de paix entretenir avec les autres la paix qu'il tâchait
avec ceux qu'il ne peut tuer et à qui il veut de se procurer à lui-même dans sa caverne,
cacher ce qu'il fait. Dans sa maison, il a soin on ne l'eût appelé ni méchant ni monstre.
de vivre en paix avec sa femme, avec ses en- Que si l'étrange figure de son corps et les
fants et avec ses domestiques, parce qu'il dé- flammes qu'il vomissait par la bouche l'em-
sire en être obéi. Rencontre-t-il une résistance, pêchaient d'avoir commerce avec les hommes,
il s'emporte, réprime, il châtie, et, s'il le
il peut-être était-il féroce à ce point, beaucoup
faut, il a recours à la cruauté pour maintenir moins par le désir de faire du mal que par la
la paix dans sa maison, sachant bien qu'elle nécessité de vivre. Mais disons plutôt qu'un
n'est possible qu'avec un chef à qui tous les tel homme n'a jamais existé que dans l'imagi-
membres de domestique soient assu-
la société nation des poètes, qui ne l'ont dépeint de la
jélis. Si donc une ville ou tout un peuple sorte qu'afin de relever à ses dépens la gloire
voulait se soumettre à lui de la môme façon
*
La suite du passage fait voir qu'il s'agit ici de la fable de Cacus,
qu'il désire que ceux de sa maison lui soient racontée par Virgile, à qui saint Augustin emprunte plus d'une
soumis, il ne se cacherait plus dans une ca- expression,
* Kazôs, méchant.
verne comme un brigand il monterait sur le ; * Virgile, Enéide, livre viii, v. 193, 19G,
436 LA CITÉ DE DIEU.

d'Hercule. En effet, les animaux mêmes les pendu. Pourquoi le corps du patient tend-il
plussauvages s'accouplent et ont des petits qu'ils vers la terre et se débat-il contre le lien qui
nourrissent et qu'ils élèvent; etje ne parle pas l'enchaîne ? C'est qu'il veut jouir de la paix
icidesbrebis,descerfs, des colombes, des étour- qui lui est propre. Son poids est comme la

neauXj des abeilles, mais des lions, des re- voix par laquelle il demande qu'on le mette
nards, des \aulours, des hiboux. Un tigre en un lieu de repos, et, quoique privé d "âme
devient doux pour ses petits et les caresse. et de sentiment, il ne s'éloigne pourtant pas
Un milan, quelcjuc solitaire et carnassier qu'il de la paix convenable à sa nature, soit qu'il
soit, cherche une femelle, fait son nid, couve lapossède, soit qu'il y tende. Si on l'embaume
ses œufs, nourrit ses petits, et se maintient en pour l'empêcher de se dissoudre, il y a encore
paix dans sa maison avec sa compagne comme une sorte de paix entre ses parties, qui les
avec une sorte de mère de famille. Combien tient unies les unes aux autres, et qui fait que
donc l'homme est-il porté plus encore par les le corps tout entier demeure dans un état
de sa nature à entrer en société avec les
lois convenable, c'est-à-dire dans un état paisible.
autres hommes et à vivre en paix avec eux 1 Si on ne l'embaume point, il s'établit un
C'estau point que les méchants mêmes com- combat des va|)eurs contraires qui sont en lui
battent pour maintenir la paix des personnes et qui blessent nos sens, ce qui produit la pu-
qui leur appartiennent, et voudraient, s'il était tréfaction, jusqu'à ce (ju'il suit d'accord avec
possible, que tous les honmies leur fussent les éléments qui l'environnent, et qu'il re-
soumis, afin que tout obéît à un seul et fût en tourne pièce à pièce dans chacun d'eux. Au
paix avec lui, soit par crainte, soit par amour. milieu de ces transformations, dominent tou-
C'est ainsi que l'orgueil, dans sa perversité, jours les lois du souverain Créateur, qui
cherche à imiter Dieu. Il ne veut point avoir maintient l'ordre et la paix de l'univers ; car,
de compagnons sous lui, mais il veut être bien que plusieurs petits animaux soient en-
maître au lieu de lui. Il hait donc la juste gendrés du cadavre d'un animal plus grand,
paix de Dieu, et il aime la sienne, qui est in- chacun d'eux, par la loi du même Créateur,
juste ; car il faut qu'il en aime une, quelle a soin d'entretenir avec soi-même la paix né-
qu'elle soit, n'y ayant point de vice tellement cessaire à sa conservation. Et quand le corps
contraire à la nature qu'il n'en laisse subsister mort d'un animal serait dévoré par d'autres,
quelques vestiges. il rencontrerait toujours ces mêmes lois par-
Celui donc qui sait préférer la droiture à la tout répandues, qui savent unir chaque chose
perversité, et ce qui est selon l'ordre à ce qui à celle qui lui est assortie, quelque désunion
est contre l'ordre, reconnaît que la paix des et quelque changement qu'elle ait pu souffrir.
méchants mérite à peine ce nom en compa-
raison de celle des gens de bien. Et cependant CHAPITRE XHI.
il faut de toute nécessité que ce qui est contre
LA PAIX UNIVERSELLE, FONDÉE SUR LES LOIS DE LA
l'ordre entretienne la paix à quelques égards
NATURE, NE PEUT ÊTRE DÉTRUITE PAR LES PLUS
avec quelqu'une des parties dont il est com-
VIOLENTES PASSIONS LE JUGE ÉQUITABLE ET
, posé autrement il cesserait d'être. Supposons
;
,

SOUVERAIN FAISANT PARVENIR CHACUN A LA


un homme suspendu par les pieds, la tète en
CONDITION qu'il A MÉRITÉE.
bas, voilà l'ordre et la situation de ses membres
renversés, ce qui doit être naturellement au Ainsi la paix du corps réside dans le juste
dessus étant au dessous. Ce désordre trouble tempérament de ses parties, et celle de l'âme
donc la paix du corps, en cela qu'il
et c'est sensible dans le calme régulier de ses appétits
est l'âme ne cesse pas
pénible. Toutefois, satisfaits. La paix de l'âme raisonnable, c'est
d'être en paix avec son corps et de travailler en elle le parfait accord de la connaissance
à sa conservation, sans quoi il n'y aurait ni et de l'action ; et celle du corps et de l'âme,
douleur, ni patient qui la ressentît. Que si c'est la vie bien ordonnée et de l'ani-
la santé
l'âme, succombant sous les maux que le corps mal. La paix entre l'homme mortel et Dieu est
endure, vient à s'en séparer, tant que l'union une obéissance réglée par la foi et soumise à
des membres subsiste, il y a toujours quelque la loi éternelle ; celle des hommes entre eux,
sorte de paix entre eux ; ce qui fait qu'on une concorde raisonnable. La paix d'une mai-
peut encore dire : Voilà un homme qui est son, c'est unejuste correspondance entre ceux
LIVRE XIX. LE SOUVERAIN BIEN. 437

qui y commandent et ceux qui y obéissent. Dieu ne lui ôte pas tout ce qu'il a donné à sa
La paix d'une cité, c'est la même correspon- nature, mais seulement quelque chose, lui
dance entre ses membres. La paix de la Cité laissant le reste, afin qu'il subsiste toujours
céleste consiste dans une union très-réglée pour souffrir de ce qu'il a perdu. La douleur
et très-parfaite pour jouir de Dieu, et du pro- même qu'il ressent est un témoignage du bien
chain en Dieu ; et celle de toutes choses, c'est qu'on lui a ôté et de celui qu'on lui a laissé,
un ordre tranquille. L'ordre est ce qui assigne puisque s'il ne lui était encore demeuré
,

aux choses ditférentes la place qui leur con- quelque bien, il ne pourrait pas s'affliger de
vient. Ainsi, bien que lesmalheurenx, en tant celui qu'il a perdu. Car le pécheur est encore
([ue tels,ne soient point en paix, n'étant point pire, s'il se réjouit de la perte qu'il fait de l'é-
dans cet ordre tranquille que rien ne trouble, quité ; mais le damné, s'il ne retire aucun
toutefois, comme ils sont justement malheu- bien de ses tourments, au moins s'afflige-t-il
reux, ilsne peuvent pas être tout à fait hors de la perte de son salut. Comme l'équité et le
de l'ordre. A la vérité, ils ne sont pas avec les salut sont deux biens, et qu'il faut plutôt s'af-
bienheureux mais au moins c'est la loi de
; fliger que se réjouir de la perte d'un bien,
l'ordre qui les en sépare. Ils sont troublés et à moins que cette perte ne soit compensée
inquiétés, et toutefois ils ne laissent pas d'avoir d'ailleurs, les méchants ont sans doute plus
(jnelque convenance avec leur état. Ils ont dès de raison de s'affliger de leurs supplices qu'ils
lors quelque ombre de tranquillité dans leur n'en ont eu de se réjouir de leurs crimes. De
ordre ils ont donc aussi quelque paix. Mais
;
même que se réjouir, lorsqu'on pèche, est
ils sont malheureux, parce qu'encore qu'ils une preuve que la volonté est mauvaise s'af- ;

soient dans le lieu où ils doivent être, ils ne fliger, lorsqu'on souffre, est aussi une preuve

sont pas dans le lieu où ils n'auraient rien à que la nature est bonne. Aussi bien celui qui
souffrir moins malheureux toutefois encore
: s'afflige d'avoir perdu la paix de sa nature ne
que s'ils n'avaient point de convenance avec que par certains restes de paix qui
s'afflige

le lieu où ils sont. Or, quand ils souffrent, la font qu'ilaime sa nature. Or, c'est très-juste-
paix est troublée à cet égard mais elle sub- ; ment que dans le dernier supplice les méchants
siste dans leur nature, que la douleur ne peut déplorent, au milieu de leurs tortures, la
consumer ni détruire, et à cet autre égard, perte qu'ils ont faite des biens naturels, et
ils sont en paix. De même qu'il y a quelque qu'ils sentent que celui qui les leur ôte est
vie sans douleur, et qu'il ne peut y avoir de ce Dieu très-juste envers qui ils ont été in-
douleur sans quelque vie ainsi il y a quelque
;
grats. Dieu donc, qui a créé toutes les natures
paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de avec une sagesse admirable, qui les ordonne
guerre sans quelque paix, puisque la guerre avec une souveraine justice et qui a placé
suppose toujours quelque nature qui l'entre- l'homme sur la terre pour en être le plus bel
tienne, et qu'une nature ne saurait subsister ornement, nous a donné certains biens con-
sans quelque sorte de paix. venables à cette vie, c'est-à-dire la paix tem-
Ainsi il existe une Nature souveraine où il porelle, dans la mesure où on peut l'avoir
lie se trouve point de mal et où il ne peut ici-bas, tant avec soi-même qu'avec les autres,
même s'en trouver mais il ne saurait exister
;
et toutes les choses nécessaires pour la conser-

de nature où ne se trouve aucun bien. Voilà ver ou pour la recouvrer, comme la lumière,
pourquoi la nature du diable même n'est pas l'air, l'eau, et tout ce qui sert à nourrir, à
mauvaise en tant que nature la seule malice ;
couvrir, à guérir ou à parer le corps, mais
l;i rend telle. C'est pour cela qu'il n'est pas sous cette condition très-équitable, que ceux
demeuré dans la vérité mais il n'a pu se ;
(jui feront bon usage de ces biens en recevront

soustraire au jugement de la vérité. Il n'est de plus grands et de meilleurs, c'est-à-dire


pas demeuré dans un ordre tranquille mais ;
une paix immortelle accompagnée d'une gloire
il n'a pas toutefois évité la puissance du sou- sans fin et de la jouissance de Dieu et du pro-
verain ordonnateur. La bonté de Dieu, qui a chain en Dieu, tandis que ceux qui en feront
1lit sa nature, ne le met pas h couvert de la mauvais usage perdront même ces biens in-
justice de Dieu, qui conserve l'ordre en le pu- férieurs et n'auront pas les autres.
nissant, et Dieu ne punit pas en lui ce qu'il
a créé, mais le mal que sa créature a commis.
438 LA CITE DE DIEU.

THAPITRE XIV. il s'ensuit que chacun doit porter son prochain


à aimer Dieu, pour obéir au précepte qui lui
DE l'ORDUE a la fois DIVIN ET TERRESTRE QVl commande de l'aimer comme il s'aime lui-
FAIT QUE LES MAÎTRES DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE
même. Il doit donc rendre cet office de charité
EN SONT AUSSI LES SERVITEURS. femme, à ses enfants, à ses domestiques et
à sa

Tout l'usage des choses temporelles se rap- à tous les hommes, autant que possible, comme
porte dans la cité de la terre à la paix terrestre, il doit vouloir que les autres le lui rendent,
dans la cité de Dieu à la paix éternelle. C'est s'il en est besoin ; et ainsi il aura la paix avec
pour cela que, si nous étions des animaux tous, autantque cela dépendra de lui j'en- :

sans raison, nous ne désirerions rien que le tends une paix humaine, c'est-à-dire cette con-
juste tempérament des parties du corps et la corde bien réglée, dont la première loi est de
satisfaction de nos ajipélits et la paix du corps
; ne faire tort à personne, et la seconde de faire
servirait à la paix de l'âme car celle-ci ne ; du bien à qui l'on peut. En conséquence,
peut subsister sans l'autre, mais elles s'aident l'homme commencera par prendre soin des
mutuellement pour le bien du tout. De même siens car la nature et la société lui donnent
;

en effet que les animaux font voir qu'ils aiment auprès de ceux-là un accès plus facile et des
la paix du corps en fuyant la douleur, et celle moyens de secours plus opportuns. C'est ce
de l'âme, lorsqu'ils cberchent la volupté pour qui fait dire à l'Apôtre, que « quiconque n'a
contenter leurs appétits, ils montrent aussi en « pas soin des siens, et particulièrement de
"
fuyant la mort combien ils aiment la paix qui « ceux de sa maison , est apostat et pire
fait l'union du corps et de l'âme. Mais l'homme, «qu'un infidèle ' ». Voilà aussi d'où naît la
doué d'une âme raisonnable, fait servir à la paix domestique, c'est-»=dire la bonne intelli-

paix de cette âme tout ce qu'il a de commun gence entre ceux qui commandent et ceux qui
avec les bêtes, afin de contempler et d'agir, obéissent dans une maison. Ceux-là y com-
c'est-à-dire afin d'entretenir une juste har- mandent qui ont soin des autres, comme
monie entre la connaissance et l'action, en le mari commande à la femme, le père et la

quoi consiste la paix de l'âme raisonnable. Il mère aux enfants, et les maîtres aux servi-
doit, pour cette raison, souhaiter que nulle teurs ; et les autres obéissent, comme les

douleur ne le tourmente, que nul désir ne femmes à leurs maris, les enfants à leurs
l'inquiète, et que la mort ne sépare point les pères et à leurs mères, et les serviteurs à leurs
deux parties qui le composent, afin de se livrer maîtres. Mais dans la maison d'un homme de
à la connaissance des ctioses utiles, et de ré- bien qui vit de la foi et qui est étranger ici-bas,

gler sa vie et ses mœurs sur cette connais- ceux qui commandent servent ceux à qui ils
sance. Toutefois comme son esprit est faible, semblent commander car ils commandent, ;

s'il veut que le désir même de connaître ne non par un esprit de domination, mais par
l'engage point dans quelque erreur, il a besoin un esprit de charité ils ne veulent pas donner ;

de l'enseignement de Dieu pour connaître avec orgueil des ordres, mais avec bonté des
avec certitude et de son secours pour agir secours.
avec liberté. Or, tant qu'il habite dans ce CHAPITRE XV.
corps mortel, il est en quelque sorte étranger
LA PREMIÈRE CAUSE DE LA SERVITUDE, C'EST
à l'égard de Dieu, et marche par la foi, comme
LE PÉCHÉ ET l'homme , NATURELLEMENT ,
dit l'Apôtre et non par la claire vision
' , ;
libre, devient, par sa mauvaise volonté,
il faut donc qu'il rapporte et la paix du corps
esclave de ses passions, alors même qu'il
et celle de l'âme, et celle enfin des deux en-
n'est pas dans l'esclavage d'autrui.
semble, à cette paix supérieure qui est entre
l'homme mortel et Dieu immortel, afin que que demande l'ordre naturel et
Voilà ce
son obéissance soit réglée par la foi et soumise voilà la condition où Dieu a créé
aussi
à la loi éternelle. Et puisque ce divin maître l'homme: «Qu'il domine, dit-il, sur les pois-
enseigne deux choses principales, d'abord l'a- «soiis de lamer, sur les oiseaux du ciel et sur
mour de Dieu, et puis l'amour du prochain « animaux de la terre * » Après avoir
tous les .

où renfermé l'amour de soi-même (lequel


est créé l'homme raisonnable et l'avoir fait à son
ne peut jamais égarer celui qui aime Dieu), image, il n'a pas voulu qu'il dominât sur les
• Il Cor. V, 7. ' 1 Tim. V, 9. — ' Gen. i, 26.
LIVRE XIX. — LE SOUVERAIN BIEN. 439

hommes, mais sur les bêtes. C'est pourquoi les hommes que la passion de dominer ? Aussi
premiers justes ont été plutôt bergers que bien dans cet ordre de choses qui soumet
,

rois, Dieu voulant nous apprendre par là quelques hommes à d'autres hommes, l'hu-
l'ordre de la nature, qui a été renversé par le milité est aussi avantageuse à l'esclave que
désordre du péché. Car c'est avec justice que l'orgueil est funeste au maître. Mais dans
le joug de la servitude a été imposé au pé- l'ordre naturel où Dieu a créé l'homme, nul
cheur. Aussi ne voyons-nous point que l'Ecri- n'est esclave de l'homme ni du péché l'es- ;

ture sainte parle d'esclaves avant que le pa- clavage est donc une peine, et elle a été im-
triarche Noé ' n'eût flétri le péché de son fils posée par cette loi qui commande de conser-
de ce titre honteux -. Le péché seul a donc ver l'ordre naturel et qui défend de le troubler,
mérité ce nom, et non pas la nature. Si l'on en puisque, si l'on n'avait rien fait contre cette
juge par l'étymologie latine les esclaves , loi, l'esclavage n'aurait rien à punir. C'est
étaient des prisonniers de guerre à qui les pourquoi l'Apôtre avertit les esclaves d'être '

vainqueurs conservaieiit ' la vie, alors qu'ils soumis à leurs maîtres, et de les servir de bon
pouvaient les tuer par le droit de guerre or, : cœur et de bonne volonté, afin que, s'ils ne
cela même fait voir dans l'esclavage une peine peuvent être affranchis de leur servitude, ils
du péché. Car on ne saurait faire une guerre sachent y trouver la liberté, en ne servant
juste que les ennemis n'en fassent une injuste ;
point par crainte, mais par amour, jusqu'à ce
et toute victoire, même celle que remportent que l'iniquité passe et que toute domination
les méchants, est un effet des justes jugements humaine soit anéantie, au jour où Dieu sera
de Dieu, qui humilie par là les vaincus, soit tout en tous.
qu'il veuille lesamender, soit qu'il veuille les
punir. Témoin
ce grand serviteur de Dieu, CHAPITRE XVI.
Daniel, qui, dans la captivité, confesse * ses
DE LA JUSTE DAMNATION.
péchés et ceux de son peuple, et y reconnaît
avec une juste douleur l'unique raison de Aussi nous voyons que les patriarches ne
toutes leurs infortunes. La première cause de mettaient de différence entre leurs enfants et
la servitude est donc le péché, qui assujétit leurs esclaves que relativement aux biens
un homme à un homme ce qui n'arrive que ;
temporels mais pour ce qui regardait
; le
par le jugement de Dieu, qui n'est point ca- culte de Dieu , de qui nous attendons les
pable d'injustice et qui sait imposer des peines biens éternels, ils veillaient avec une affection
différentes selon la différence des coupables. égale sur tous les membres de leur maison ;

Notre-Seigneur dit » Quiconque pèche est : et cela est si conforme à l'ordre naturel, que
« esclave du péché ' »; et ainsi il y a beaucoup le nom de père de famille en tire son origine "^
de mauvais maîtres qui ont des hommes pieux et s'est si bien établi dans le monde que les
pour esclaves et qui n'en sont pas plus libres méchants eux-mêmes aimentà être appelés de
pour cela. Car il est écrit « L'homme est ad- : ce nom. Mais ceux qui sont vrais pères de fa-
« jugé comme esclave à celui qui l'a mille veillent avec une égale sollicitude à ce
« vaincu ^ ». Et certes il vaut mieux être l'es- que tous les membres de leur maison, qui
clave d'un homme que d'une passion car ; sont tous en quelque façon leurs enfants,
est-il une passion, par exemple, qui exerce servent et honorent Dieu, et désirent parvenir
une domination plus cruelle sur le cœur des à cette maison céleste où il ne sera plus néces-
saire de commander aux hommes , parce
' Gen. li, 25. qu'ils n'auront plus de besoins auxquels il
' Comparez saint Jean Chrjsostome, Eomel. in Gen., xxix, n.
6 et 7.
faille pourvoir ; et jusque-là, les bons maîtres
' Servus, esclave, de servare, conserver. C'est l'étymologie — portent avec plus de peine le poids du com-
donnée par le jurisconsulte Floreotinus commentant le Digeste (lib. i,
lit.V, § 5) : «Les esclaves sont ainsi appelés, parce que les chefs mandement que les serviteurs celui de l'es-
u d'armée ont coutume de faire vendre les prisonniers de guerre, les clavage. Or, quelqu'un vient à troubler la
si
Ilconservant de la sorte au lieu de les tuer n. Donatus, en ses re-
marques sur les Adelphes de Térence (acte II, scène l, v. 28), abonde paix domestique, il faut le châtier pour son
dans le même sens. —
Voyez dans l'Esprit des Lois l'admirable utilité, autant que cela peut se faire justement
chapitre ou Montesquieu réfute la doctrine des jurisconsultes romains
et prouve que l'esclavage, également nuisible au maître et à l'es-
clave, est aussi contraire au droit des gens qu'au droit naturel {Esprit ' Ephés. VI, 5.
des Lois, livre XV, cb. 2). '
Cette remarque est déjà dans les lettres de Sénéque {Epist.
' Daniel, ix, 5-19. — " Jean, viii, 31. — ' Il Pierre, n, 19. XLVU'.
,

440 LA CITÉ DE DIEU.

afin de le ramener à la paix dont il s'était cité qui traverse cette vie mortelle et qui vit
écarté. Comme ce n'est pas être bienfaisant de ne se sert de cette paix que par né-
la foi,

que de venir en aide à une personne pour lui cessité, en attendant que tout ce qu'il y a de
faire perdre un plus grand bien, ce n'est pas mortel en elle passe. C'est pourquoi, tandis
non plus que de la laisser tom-
èfre innocent qu'elle est comme captive dans la cité de la
ber dans un plus grand mal sous prétexte de terre, où toutefois elle a déjà reçu la pro-
lui en épargner un petit. L'innocence demande messe de sa rédemption et le don spirituel
non-seulement qu'on ne nuise à personne, comme un gage de cette promesse, elle ne
mais encore qu'on empêche son prochain faitpoint difficulté d'obéir aux lois qui ser-
de mal ou qu'on le châtie quand il a
faire, vent à régler les choses nécessaires à la vie
mal fait, soit afin de le corriger lui-inême, mortelle car cette vie étant commune aux
;

soit au moins pour retenir les autres par cet deux cités, il est bon qu'il y ait entre elles,
exemple. Du moment donc que la maison pour tout ce qui s'y rapporte, une concorde
est le germe de la cité , tout
et l'élément réciproque. Mais la cité de la terre ayant eu
germe, tout commencement devant se rap- certains sages, dont la fausse sagesse est con-
porter à sa fin, et tout élément, toute partie à damnée par l'Ecriture, et qui, sur la foi de
son tout, il est visible que la paix de la mai- leurs conjectures ou des conseils trompeurs
son doit se rapporter à celle de la cité, c'est-à- des démons, ont cru qu'il fallait se rendre fa-
dire l'accord du commandement etde l'obéis- vorable une multitude de dieux comme ,

sance parmi les membres de la même famille ayant autorité chacun sur diverses choses
à cemême accord parmi les membres de la l'un sur le corps, l'autre sur l'âme, et dans le
même cité. D'où il suit que le père de famille cor|)s même, celui-ci sur la lête, celui-là sur

doit régler sur la loi de la cité la conduite de le cou, et ainsi des autres membres, et dans
sa maison, afin qu'il y ait accord entre la l'âme aussi, l'un sur l'esprit, l'autre sur la

partie et le tout. science,ou sur la colère, ou sur l'amour, et


enfin dans les choses qui servent à la vie,
CHAPITRE jtVII. celui-ci sur les troupeaux, cet autre sur les
blés ou sur les vignes, et ainsi du reste '
;

d'ou viennent la paix et la discorde entre la comme, d'un autre côlé,


ne re- la Cité céleste
cité dl) ciel et celle de la terre. connaissait qu'un seul Dieu, et croyait qu'à

Mais ceux qui ne vivent pas de la foi cher- lui seul était dû le culte de latrie % elle n'a pu

chent la paix de leur maison dans les biens et par ces raisons avoir une religion commune
les commodités de cette vie, au lieu que ceux avec la cité de la terre, et elle s'est trouvée
qui vivent de la foi attendent les biens éter- obligée de différer d'elle à cet égard ; de sorte
nels de l'autre vie qui leur ont été promis, et qu'elle aurait couru le risque d'être toujours
se servent des félicités temporelles comme des exposée à haine et aux persécutions de ses
la

voyageurs et des étrangers, non pour y mettre ennemis, s'ils n'eussent enfin été effrayés du
leur cœur et se détourner de Dieu, mais pour nombre de ceux qui embrassaient son parti

y trouver quelque soulagement et se rendre


et de la protection visible que leur accordait

en quelque façon plus supportable le poids de


"
le cielÇfV'oilà donc comment celte Cité céleste,
'.'
ce corps corruphble qui appesantit l'âme en voyageant sur la terre attire à elle des ,

Ainsi il est vrai que l'usage des choses néces- citoyens de toutes les nations, et ramasse de
saires à la vie est commun aux uns et aux tous les endroits du monde une société
autres dans le gouvernement de leur maison; voyageuse comme elle, sans se mettre en
mais la fin à laquelle ils rapportent cet usage peine de la diversité des mœurs, du langage
est bien différente. Il en est de même de la et des coutumes de ceux qui la composent,

cité de la terre, qui ne vil pas de la foi. Elle pourvu que cela ne les empêche point de
recherche la paix temporelle, et l'unique but servir le même Dieu. Elle use d'ailleurs, pen-
(ju'elle se propose dans la concorde qu'elle dant son pèlerinage, de la paix temporelle et
lâche d'établir parmi ses membres, c'est de des choses qui sont nécessairement attachées à
jouir plus aisément du repos et des plaisirs. * Voyez plus haut les livres iv, vi et vu, et comparez Ârnobe,
Contr. Gent,, lib. m, 106 et seq.
Mais la cité céleste, ou plutôt la partie de cette de
p.
voyez plus haut, livre v, ch. 15^ et livre vi,
' Sur le culte latrie,
• Sag. II, 15. préface.
LIVRE XIX. — LE SOUVERAIN BIEN. 441

notre mortelle condition elle désire et protège ; CHAPITRE XIX.


le bon accord desvolontés^ autant que lafiiété
DE LA VIE ET DES MCEURS DU PEUPLE CHRÉTIEN.
et la religion le peuvent permettre, et rap-
porte la paix terrestre à la céleste, qui est la II importe peu à la Cité céleste que celui qui

paix véritable, celle que la créature raison- embrasse la foi qui conduit à Dieu adopte tel
nable peut seule appeler de ce nom, et qui ou tel genre de vie, pourvu qu'il ne soit pas
consiste dans une union très-réglée et très- contraire à ses commandements. C'est pour-
parfaite pour jouir de Dieu et du prochain en quoi, quand les philosophes mêmes se font
Dieu. Là, notre vie ne sera plus mortelle, ni chrétiens, elle ne les oblige point de quitter
notre corps animal nous posséderons une vie ; leur manière de vivre, à moins qu'elle ne
immortelle et un corps spirituel qui ne souf- choque la religion, mais seulement à aban-
frira d'aucune indigence et sera complète- donner leurs fausses doctrines. Ainsi elle né-
ment soumis à la volonté. La cité céleste pos- glige cette autre différence que Varron a tirée
sède cette paix ici -bas par la foi et elle vit de ; de la manière de vivre des Cyniques, à condi- .

cette foi lorsqu'elle rapporte à l'acquisition de tion toutefois qu'il ne soit rien fait contre la
la paix véritable tout ce qu'elle fait de bonnes tempérance et l'honnêteté. Quant à ces trois
œuvres en ce monde, soit à l'égard de Dieu, genres de vie, l'actif, le contemplatif, et celui
soit à l'égard du prochain car la vie de la ; qui est mêlé des deux, quoique tout croyant
cité est une vie sociale. sincère puisse choisir comme il lui plaira,
sans rien perdre de son droit aux promesses
CHAPITRE XVIII. éternelles, il importe toutefois de considérer
ce que l'amour de la vérité nous fait embras-
COMBIEN LA FOI INÉBRANLABLE DU CHRÉTIEN DIF-
ser et ce que le devoir de la charité nous fait
FÈRE DES INCERTITUDES DE LA NOUVELLE ACA-
subir. On ne doit point tellement s'adonner
DÉMIE.
au repos de la contemplation qu'on ne songe
Rien de plus contraire à la Cité de Dieu que aussi à être utile au prochain, ni s'abandonner
cette incertitude dont Varron fait le trait dis- à l'action de telle sorte qu'on en oublie la con-
linclifde la nouvelle Académie .Un tel doute templation. Dans le repos, on ne doit pas ai-
:mx yeux d'un chélien, est une folie. Sur les mer l'oisiveté, mais s'occuper à la recherche
choses qui sont saisies par l'esprit et la raison, du vrai, afin de profiter soi-même de cette
il affirme avec certitude, bien que cette con- connaissance et de ne la pas envier aux
•laissance soit fort limitée, à cause du corps autres et, dans l'action, il ne faut pas aimer
;

corruptible qui appesantit l'âme : car, comme l'honneur ni la [Puissance, parce que tout cela
lit l'xVpôtre, « notre science ici-bas est toute n'est que vanité, mais le travail qui l'accom-
'< partielle ^ ». Il croit aussi au rapport des
sens pagne, lorsqu'il contribue au salut de ceux
dans les choses qui se manifestent avec évi- qui nous sont soumis. C'est ce qui a fait dire
dence ,
par cette raison que, si l'un se trompe à l'Apôtre que « Celui qui désire l'épiscopat
luelquefois en les croyant, on se trompe bien « désire une bonne œuvre ». L'épiscopat est
'

davantage en ne les croyant jamais. Enfin, il en effet un nom de charge, et non pas de di-
ajoute aux Ecritures saintes, anciennes et
foi gnité, comme l'indique l'étymologie'.
II con-

nouvelles, que nous appelons canoniques, et siste à veiller sur ses subordonnés
en avoir et à
qui sont comme la source de la foi dont lejuste soin, de sorte que celui-là n'est pas évêque
vit et qui nous fait marcher avec assurance à qui aime à gouverner, sans se soucier d'être
travers ce lieu de pèlerinage. Cette foi demeu- utile à ceux qu'il gouverne. Tout le monde
i-ant certaine et inviolable, nous pouvons peut s'appliquer à la recherche de la vérité,
douter sans crainte de certaines choses qui ne en quoi consiste le repos louable de la vie
nous sont connues ni par les sens ni parla rai- contemplative mais, pour les fonctions de
;

son, et sur lesquelles l'Ecriture ne s'explique rEglise,quand on seraitcapable de les remplir,


i)oint, ou qui ne nous ont point été confirmées il est toujours honteux de les désirer.
11 ne
par des témoignages incontestables'. faut qu'aimer la vérité pour embrasser le saint
repos de la contemplation ; mais ce doit être
* Voyez plus haut, ch. 1.
' I Cor. xm, 9.
» I Tim. m, 1.

Comp. TertuUîen, Dr anim/i, cap. 17. ' Episcopus, d'iTTiMOTtos, formé d'£7T(»zonjïv, veiller sur.
442 LA CITÉ DE DIEU.

la charité et la nécessité qui nous engagent République de Cicéron, il n'y a jamais eu de


dans l'action, en sorte que, si personne ne république parmi les Romains. Il définit en
nous impose ce fardeau, il faut vaquer à la re- deux mots la république la chose du peuple. :

cherche et à la contemplation de la vérité, et •6i celte définition est vraie,


il n'y a jamais eu

si on nous l'impose, il faut s'y soumettre par de république romaine car jamais le gouver- ;

charité et par nécessité '. Et alors même ilne nement de Rome n'a été la chose du peuple.
faut pas abandonner tout à fait les douceurs Comment, en effet, Scipion a-t-il défini le
de la contemplation, de peur que, privés de peuple? «C'est, dit-il, une société fondée sur
cet appui, nous ne succombions sous le far- « des droits reconnus et sur la communauté des

deau du gouvernement. « intérêts » . Or, il explique ensuite ce qu'il


entend par ces droits, lorsqu'il dit qu'une
CHAPITRE XX. république ne peut être gouvernée sansjuslice.
Là donc où il n'y a point de justice, il n'y a
LES MEMBRES DE LA CITÉ DE DlEl NE SONT HEU-
point de droit. Comme
justement ce on fait
REUX ICI-BAS qu'en ESPÉRANCE.
qu'on a droit de faire, il est impossible qu'on
Puis donc que le souverain bien de la Cité ne soit pas injuste quand on agit sans droit.
de Dieu consiste dans la paix, non cette paix En effet, il ne faut pas appeler droits les éta-
que traversent lus mortels entre la naissance blissements injustes des hommes, puisqu'eux-
et lamort, mais celle où ils demeurent, deve- mêmês ne nomment droit que ce qui vient de
nus immortels et à l'abri de tout mal, qui la source de la justice, et rejettent comme

peut nier que cette vie future ne soit très-heu- fausse cette maxime de quelques-uns, que le
reuse, et que celle que nous menons ici-bas, droit du plus fort consiste dans ce qui lui est
quelques biens temporels qui l'accompa- utile '.Ainsi, où il n'y a point de vraie justice,
gnent, ne soit en comparaison très-misérable ? il ne peut y avoir de société fondée sur des
Et cependant, quiconque s'y conduit de telle droits reconnus et sur la communauté des
sorte qu'il eu rapporte l'usage à celle qu'il intérêts, et par conséquent il ne peut y avoir

aime avec ardeur et qu'il espère avec fermeté, de peuple. S'il n'y a point de peuple, il n'y a
on peut avec raison l'appeler heureux, même point aussi de chose du peuple il ne reste, ;

dès ce monde, plutôt, il est vrai, parce qu'il au lieu d'un peuple, qu'une multitude telle
espère l'autre vie que parce qu'il possède quelle qui ne mérite pas ce nom. Puis donc
celle-ci. La possession de ce qu'il y a de meil- que la république est la chose du peuple, et
leur en cette vie, sans l'espérance de l'autre, qu'il n'y a point de peuple, s'il n'est associé

estau fond une fausse béatitude et une grande pour gouverner par le droit, comme d'ail-
se
misère. En effet, on n'y jouit pas des vrais leurs il n'y a point de droit où il n'y a point
biens de l'âme, puisque cette sagesse n'est pas de justice, il s'ensuit nécessairement qu'où il
véritable, qui, dans les choses mêmes qu'elle n'y a point de justice, il n'y a point de répu-
discerne avec prudence ,
qu'elle accomplit blique. Considérons maintenant la définition
avec force, qu'elle réprime avec tempérance de la justice c'est une A'ertu qui fait rendre à
:

et qu'elle ordonne avec justice, ne se propose chacun ce qui lui appartient. Or, quelle est
pas la fin suprême où Dieu sera tout en tous celte justice qui ôte l'homme à Dieu pour le
par une éternité certaine et par une parfaite soumettre à d'infâmes démons ? Est-ce là
paix. rendre à chacun ce qui lui appartient? Un
CHAPITRE XXI. homme qui ôte un fonds de terre à celui qui
l'a acheté, pour le donner à celui qui n'y a
d'après les définitions ADMISES DANS LA « RÉ- un homme qui
point de droit, est injuste ; et
PUBLIQUE B DE CICÉRON IL n'y A JAMAIS EU ,
se soustrait soi-même à Dieu, son souverain
DE RÉPUBLIQUE PARMI LES ROMAINS. pour servir malins
Seigneur et Créateur, les

Il s'agit maintenant de m'acquitter en peu esprits, serait juste !

de mots de la promesse que j'ai faite au second Dans cette même République , on soutient
livre de cet ouvrage % et de montrer que, selon fortement le parti de la justice contre l'injus-
les définitions dont Scipion se sert dans la tice ; et, comme en parlant d'abord pour l'in-

EpUI. xlvui, *
c'est la doctrine et ce sont les expressions du sophiste Thra-
' Comp. saint Augustin, m. 2.
symaque dans le premier livrede la République de Platon.
' Chap. 21.
,

LIVRE XIX. — LE SOUVERAIN BIEN. i43

justice, on avait dit que sans elle une répu- en général et d'une manière absolue qu'on ne
blique ne pouvait ni croître ni s'établir sacrifie point aux dieux, bons ou mauvais.
puisqu'il est injuste que des hommes soient
assujétis à d'autres hommes, on répond, au CHAPITRE XXII.
nom de la justice, que cela est juste, parce
LE DIEU DES CHRÉTIENS EST LE VRAI DIEU ET LE
que la servitude est avantageuse à ceux qui
SEUL A QUI l'on DOIVE SACRIFIER.
la subissent (quand les autres n'en abusent
pas), en ce qu'elle leur ôte la puissance de Mais, dira-t-on quel est ce Dieu, ou com-
,

mal faire. Pour appuyer cette raison, on ajoute ment prouve-t-on, que lui seul méritait le
que la nature même nous en fournit un bel culte des Romains? Il faut être bien aveugle
exemple: «Car pourquoi, dit-on, Dieu com- pour demander encore quel est ce Dieu: c'est
« niande-t-il à l'homme, l'àme au corps, et la ce Dieu dont les Prophètes ont prédit tout ce
« raison aux passions? » Cet exemple fait voir (jue nous voyons s'accomplir sous nos yeux ;

assez que la servitude est utile à quelques-uns, c'est celui qui dit à Abraham: « En ta race,
mais que servir Dieu est utile à tous. Or, quand « toutes les nations seront bénies '
» : parole
l'àme est soumise à Dieu, c'est avec justice qui s'est vérifiée en Jésus-Chist, né de cette
qu'elle commande au corps et que dans l'àme race selon la chair, comme le reconnaissent
môme la raison commande aux passions. Lors malgré eux ses ennemis mêmes; c'est lui qui
donc que l'homme ne sert pas Dieu, quelle a inspiré par son Saint-Esprit toutes les pré-
justice peut-ii y avoir dans l'homme, puisque dictions que j'ai rapportées touchant l'Eglise
le service qu'il lui rend donne seul le droit à que nous voyons répandue par toute la terre;
V l'âme de commander au corps, et à la raison c'est lui que Varron, le plus docte des Ro-
de gouverner les passions ? Et s'il n'y a point mains, croit être Jupiter, quoiqu'il ne sache
de justice dans un homme étranger au culte ce qu'il dit. Au moins cela fait-il voir qu'un
de Dieu, certainement il n'y en aura point homme si savant n'a pas jugé que ce Dieu ne
non plus dans une société composée de tels fût point, ou qu'il fût méprisable, puisqu'il
hommes. il n'y aura point aussi de
Partant l'a cru le même que celui qu'il prenait pour

droit dont conviennent et qui leur donne


ils le souverain de tous les dieux. Enfin, c'est
le nom de peuple, et par conséquent point de celui que Porphyre, le plus savant des philo-
république. Que dirai-je de l'utilité que Sci pion sophes, bien qu'ardent ennemi des chrétiens,
fait encore entrer dans la définition de peuple ? avoue être un grand Dieu, même selon les
11 est certain qu'à y regarder de près, rien oracles de ceux qu'il croyait des dieux.
n'est utile à des impies, comme le sont tous
ceux qui, au lieu de servir Dieu, servent ces CHAPITRE XXIII.
démons, qui sont eux-mêmes d'autant plus
DES ORACLES QUE PORPHYRE RAPPORTE TOUCHANT
impies, qu'étant des esprits immondes, ils
JÉSUS-CURIST.
veulent qu'on leur sacrifie comme à des dieux.
Mais, laissant cela à part, ce que nous avons Porphyre % dans son ouvrage intitulé La :

dit touchant le droit suffit, à mon avis, pour Philosophie des oracles (je me sers des expres-
faire voir que, selon cette définition,
il ne peut sions telles qu'elles ont été traduites du grec
y avoir de peuple, ni par conséquent de répu- en latin'), Porphyre, dis-je, dans ce recueil
blique où il n'y a pas de justice. Prétendre de réponses prétendues divines sur des ques-
que les Romains n'ont pas servi dans leur tions relatives à la philosophie, s'exprime
république des esprits immondes, mais des ainsi : Quelqu'un demandant à Apollon à
«
dieux bons et saints, c'est ce qui ne se peut « quel Dieu il devait s'adresser pour retirer
soutenir sans stupidité ou sans impudence, « sa femme du christianisme, Apollon lui ré-
après tout ce que nous avons dit sur ce sujet ; « pondit : Il te serait peut-être plus aisé d'é-
mais, pour ne point me répéter, je dirai seu- « crire sur l'eau, ou de voler dans l'air, que
lement ici qu'il est écrit dans la loi du vrai « de guérir l'esprit blessé de ta femme. Laisse-
Dieu que celui qui sacrifiera à d'autres dieux
Gen. xxii, 18.
'

qu'à lui seul sera exterminé Il veut donc '


.
Sur Porpliyre, voyez plus haut, livre s, ch. 9 et les notes.
'

* Le titre grec est celui-ci; llsp'n^ç éx'yoyiwj yù^oao^ias. Cet


ouvrage de Porphyre est perdu. Il est mentionné par Tliéodoret et
' Exod. xxii, 2U.
par Eusèbe. Voyez la Prœpar, Euanij., livre IV, ch. 6 et 8.
AU LA CITÉ DE DIEU.

a la donc dans sa ridicule erreur clianter Ce philosophe dit aussi du bien de Jésus-
• « d'une voix factice et lugubre un Dieu mort, Christ, comme oublié les paroles
s'il avait
« condamné par des juges équitables, et livré outrageantes que je viens de rapporter, ou
«publiquement à un supplice sanglant et comme si les dieux n'avaient mal parlé du
«ignominieux ». Après ces vers d'Apollon que Sauveur que pendant qu'ils étaient endormis,
nous traduisons librement en prose latine, et, le connaissant mieux à leur réveil, lui
Porphyre continue de la sorte o Cet oracle : eussent donné les louanges qu'il mérite. Il
« fait bien voir combien la secte chrétienne est s'écrie comme s'il allait révéler une chose
« corrompue, puisqu'il est dit que les Juifs merveilleuse et incroyable a Quelques-uns :

K savent mieux que les chrétiens honorer « seront sans doute surpris de ce que je vais
«Dieu». Car c'est ainsi que ce philosophe, « dire c'est que les dieux ont déclaré que le
:

poussé par sa haine contre Jésus-Christ à pré- « Christ était un homme très-pieux, qu'il a été
férer les Juifs aux chrétiens, explique ces pa- « fait immortel, et qu'il leur a laissé un très-
roles de l'oracle d'Apollon, que Jésus-Christ ce bon souvenir. Quant aux chrétiens, ils les
a été mis à mort par des juges équitables ; « déclarent impurs chargés de souillures, ,

comme s'ils l'avaient fait mourir justement! « enfoncés dans l'erreur, et les accablent de

Je laisse la responsabilité de cet oracle à l'in- « mille autres blasphèmes ». Porphyre rap-

terprète menteur d'Apollon ou à Porphyre porte ces blasphèmes comme autant d'oracles
lui-même, qui peut-être l'a inventé; et nous des dieux puis il continue ainsi
;
« Hécate, :

aurons à voir plus tard comment ce philosophe a consultée pour savoir si le Christ est un
s'accorde avec lui-même, ou accorde ensemble 8 Dieu, a répondu d'une âme
: Quel est l'état
les oracles. Maintenant il nous dit que les a immortelle séparée du corps? vous le savez; a
Juifs, en véritables adorateurs de Dieu, ont « et si elle s'est écartée de la sagesse, vous .

condamné justement Jésus-Christ à une mort « n'ignorez pas qu'elle est condamnée à errer
ignominieuse; mais ce Dieu des Juifs auquel toujours ; celle dont vous me parlez est l'âme
Porphyre rend témoignage, pourquoi ne pas « d'un homme excellent en piété; mais ceux
l'écouter quand il nous dit « Celui qui sacri- : n qui l'honorent sont dans l'erreur ». —
« fiera à d'autres qu'au seul vrai Dieu sera a Voilà donc, poursuit Porphyre, qui cherche
« exterminé '? » Voici, au surplus, d'autres 8 à rattacher ses propres pensées à celles qu'il
aveux de Porphyre plus manifestes encore. 8 impute aux dieux, voilà l'oracle qui déclare
Ecoutons-le glorifier la grandeur du roi des a le Christ un homme éminent en piété, et
Juifs « Apollon, dit-il, interrogé pour savoir
: qui assure que son âme a reçu l'immortalité
« ce qui vaut le mieux du Verbe, c'est-à-dire « comme celle des autres justes, mais que
« de la raison ou de la loi a répondu en ces , 8 c'est une erreur de l'adorer ». 8 El comme —
« termes » (ici Porphyre cite des vers d'Apol- 8 quelques-uns, ajoute-t-il demandaient à ,

lon, parmi lesquels je choisis les suivants) : 8 Hécate Pourquoi donc a-t-il été condamné?
:

8 La déesse répondit Le corps est toujours :

« Dieu est le principe générateur, le roi suprême , devant


qui le ciel, la terre, la mer et les mystérieux abîmes de
8 exposé aux tourments, mais l'âme des justes
l'enfer tremblent , et les dieux mêmes sont saisis d'épou- « a le ciel pour demeure. Celui dont vous me
vante c'est le Père que les saints hébreux honorent très-
;

2 ».
8 parlez a été une fatale occasion d'erreur
pieusement
8 pour toutes les âmes (|ui n'étaient pas appe-
Voilà un oracle d'Apollon qui, selon Por- 8 lées par les destins à recevoir les faveurs
phyre, reconnaît que Dieu des Juifs est si le des dieux, ni à connaître Jupiter immortel.
grand qu'il épouvante les dieux mêmes. Or, 8 Aussi les dieux n'aiment point ces âmes fa-
puisque ce Dieu a dit que celui qui sacrifie 8 talcment déshéritées; mais lui, c'est un
aux dieux sera exterminé, je m'étonne que «juste, admis au ciel en la compagnie des
Porphyre pas aussi éprouvé quelque
n'ait « ju.stes. Cardez-vous donc de blasphémer
épouvante, dans ses sacrifices aux dieux,
et, « contre lui, et prenez pitié de la folie des
n'ait pas craint d'être exterminé. « hommes ; car du Christ aux chrétiens, la
8 pente est rapide ' ».
• Exod. xxn, 20.
'
Nous trouvons dans Lactance [De ira Dei, cap. 23) trois des vers Qui est assez stupide pour ne pas voir, ou
grecs que saint Augustin vient de traduire. Les autres sont perdus,
mais on en rencontre d'analogues dans Justin {Serm, exhort, ad '
Ce passage de Porphyre se trouve à peu près reproduit dans
Cent.) Eusèbe (Demonstr. Evang., lib. lu, cap. 0).
LIVRE XIX. - LE SOUVERAIN BIEN. un
que ces oracles ont été supposés par cet homme bienheureux? Mais écoutons Porphyre expli-
artificieux, ennemi mortel des cliréliuns,ou quant la cause de cette |)rétendue erreur: «Il
qu'ils oui été rendus par les déuions avec une « y a, dit-il, en certain lieu, des esprits ter-

inleiilion semblable
toute c'est-à-dire alin , « reslres et imperceptibles soumis au jiouvoir

d'autoriser, par les louanges qu'ils donnent à « des mauvais démons. Les sages des Hé-

Jésus-Ctirist, la réprobation qu'ils soulèvent 8 breux, entre lesquels était ce Jésus, selon les

contre les chrétiens détournant ainsi les


, « oracles d'Apollon que je viens de rapporter,
hommes de la voie du salut, où l'on n'entre « détournaient les personnes religieuses du
que par le christianisme? Comme ils sont infi- « culte de ces mauvais démons et de ces esprits
niment rusés, peu leur importe qu'on ajoute « inférieurs, et les portaient à adorer plutôt
toi à leurs éloges de Jésus-Christ, pourvu (lue « les dieux célestes et surtout Dieu le père.
l'on croie aussi leurs calomnies contre ses «C'est aussi, ajoute-t-il, ceque les dieux
disciples, et ils souffrent qu'on loue Jésus- « mêmes commandent, et nous avons montré
Christ, à condition de n'être pas chrétien, et « ci-dessuscomment ils avertissent de recon-
par conséquent de n'être pas délivré par le « naître Dieu et veulent qu'on l'adore partout.
Christ de leur domination. Ajoutez qu'ils le « Mais les ignorants et les impies, qui ne sont
louent de telle sorte que quiconque croira en « pas destinés à recevoir les faveurs des dieux,
lui sur leur rapport ne sera jamais vraiment « ni à connaître Jupiter immortel, ont rejeté
chrétien, mais pholinien', et ne verra dans le « toute SOI te de dieux, pour embrasser le culte
Christ que l'homme et non Dieu ; ce qui l'em- « des mauvais démons. Il est vraiqu'ilsfeignent
pêchei'a d'être sauvé par sa médiation et de se « de servir Dieu, mais ils ne font rien de ce
dégager des filets de ces démons imposteurs. « qu'il faut pour comme le père de
cela. Dieu,

Pour nous, nous fermons également l'oreille «toutes choses, n'a besoin de rien; et nouf^
à la censure d'Apollon et aux louanges d'Hé- « attirons ses grâces sur nous, lorsque nous

cate. L'un veut que Jésus-Christ ait été juste- « l'honorons par la justice, par la chasteté et

ment condamné à mort par ses juges, et « par les autres vertus, et que notre vie est
l'autre en parle comme d'un homme très- « une continuelle prière par l'imitation de ses
pieux, mais toujours un homme. Or, ils n'ont « perfections et la recherche de sa vérité. Cetti;
l'un et l'autre qu'un même dessein, celui « dit-il, nous purifie, et l'imitation
recherche,
d'empêcher les hommes de se faire chrétiens, « nous rapproche de lui ». Ici, j'en conviens,
seul moyen pourtant d'être délivré de leur Porphyre parle dignement de Dieu le père
tyrannie. Au surplus, que ce philosophe ou et de l'innocence des mœurs, laquelle cons-
plutôt ceux qui ajoutent foi à ces prétendus titue principalement qu'on lui rend.
le culte

oracles accordent, s'ils peuvent, Apollon et Aussi bien les livres des prophètes hébreux
Hécate, et placent l'éloge ou la condamnation sont pleins de ces sortes de préceptes, soit
dans la bouche de tous deux; mais quand ils qu'ils reprennent le vice, soit qu'ils louent la
le pourraient faire, nous n'en aurions pas vertu. Mais Porphyre, quand il parledeschré-
moins pour ces démons, soit qu'ils louent le tiens, ou se trompe, ou les calomnie autant
Christ, soit qu'ils le blasphèment, la même qu'il plaît aux démons qu'il prend pour des
répulsion. Et comment les païens, qui voient dieux comme s'il était bien malaisé de se
:

un dieu et une déesse se contredire sur Jésus- souvenir des infamies qui se commettent dans
Christ, et Apollon blâmer ce qu'approuve Hé- les temples ou sur les théâtres en l'honneui
cate, peuvent-ils, pour peu qu'ils soient rai- des dieux, et de considérer ce qui se dit dans
sonnables, ajouter foi aux calomnies de ces nos églises ou ce qu'on y offre au vrai Dieu,
démons contre les chrétiens? pour juger de quel côté est l'édification ou la
Au reste, quand Porphyre ou Hécate disent ruine des mœurs. Et quel autre que l'esprit
que Jésus-Christ a été une fatale occasion maUn lui a dit ou inspiré ce mensonge ridi-
d'erreur pour les chrétiens, je leur deman- cule et palpable, que les chrétiens révèrent
derai s'il l'a été volontairement ou malgré démons que
plutôt qu'ils ne les haïssent ces
lui. Si c'est volontairement, comment est-il les Hébreux défendent d'adorer? Mais ce Dieu,
juste? et si c'est malgré lui, comment est-il que les sages des Hébreux ont adoré, défend
aussi de sacrifier aux esprits célestes, aux
*
Sur l'hérésie de Photin, fort semblable à celle de Paul de Samo-
sate, voyez le livre de saint Augustin De hœrt's,^ haïr. 41 et 45. anges et aux vertus que nous aimons et hono-
i4(i LA CITÉ DE DIEU.

rons dans le pèlerinage de cette vie mortelle, nues des fidèles, ainsi que nous l'avons dit
comme nos concitoyens déjà bienheureux. aux livres précédents '. Les oracles du ciel ont
Dans la loi qu'il a donnée à son peuple, il a déclaré hautement, par la bouche des Pro-
fait entendre comme un coup de tonnerre phètes hébreux, que les sacrifices d'animaux
cette terrible menace « Celui qui sacrifiera: que les Juifs offraient comme dos figures de
« aux dieux sera exterminé » etde peur qu'on ; l'avenir cesseraient, et que les nations, du le-

ne s'imaginât que celte défense ne regarde que vant au couchant, n'offriraient qu'un seul
les mauvais démons et ces esprits terrestres sacrifice; ce que nous voyons mainlenanl
que Porphyre appelle esprits inférieurs, parce accompli. Nous avons rapporté dans cet ou-
que l'Ecriture sainte les appelle aussi les dieux vrage quelques-uns de ces témoignages, autant
des Gentils comme dans ce passage du
, que nous l'avons trouvé à propos. Concluons
psaume « Tous les dieux des Gentils sont des
: qu'où n'est point cette justice, qui fait qu'on
«démons' », de peur qu'on ne crût que la n'obéit qu'au Dieu souverain et qu'on ne sa-
défense de sacrifler aux démons n'emporte pas crifie qu'à lui seul, là certainement aussi n'est
celle de sacrifier aux esprits célestes, ou au point une société fondée sur des droits recon-
moins à quelques-uns d'entre eux, l'Ecriture nus et sur des intérêts communs et par con- ;

ajoute ces mots Si ce n'est au Seigneur seul,


:
séquent il n'y a point là non plus de peuple,
7Hsi Domino soli. Et quant à ceux qui, trompés si la définition qu'on en a donnée est la véri-
par le mot soli, se figurent que Dieu est ici table. Il n'y a donc point enfin de république,
confondu avec le soleil, il suffit de jeter les puisque la chose du peuple ne saurait être où
yeux sur le texte grec pour dissiper leur le peuple n'est pas.
erreur ".

Ainsi, ce Dieu à qui un si excellent philo- CHAPITRE XXIV.


sophe rend un si excellent témoignage, a
UIVANT QUELLE DÉFINITION l'eMPIRE ROMAIN,
donné à son peuple, au peuple hébreu, une
loi écrite en langue hébraïque, et cette loi,
f AINSI QL'E les autres ÉTATS PEUVENT S'.tT- ,

TRIBUER JUSTEMENT LES NOMS DE PEUPLE ET DE


qui est connue par toute la terre, porte expres-
RÉPUBLIQUE.
sément que celui qui sacrifiera aux dieux et
à d'autres qu'au Seigneur sera exterminé. Mais écartons cette définition du peuple, et
Qu'est-il besoin d'aller chercher d'autres pas- supposons qu'on en choisisse une autre, par
sages dans cette loi ou dans les Prophètes pour exemple celle-ci Le peuple est une réunion
:

montrer que le Dieu véritable et souverain ne d'êtres raisonnables qui s'unissent afin de
veut point qu'on sacrifie à d'autres qu'à lui? jouir paisiblement ensemble de ce qu'ils
Voici un oracle court, mais terrible, sorti de aiment. Pour savoir ce qu'est chaque peuple,
la bouche de ce Dieu que les plus savants il faudra examiner ce qu'il aime. Toutefois,

hommes du paganisme exaltent si fort: qu'on quelque chose qu'il aime, du moment qu'il y
l'écoute, qu'on le craigne, qu'on y obéisse, de a une réunion, non de bêtes, mais de créatures
peur qu'on encoure la peine dont il menace : raisonnables, unies par la communauté des
a Celui qui sacrifiera aux dieux et à d'autres mêmes intérêts, on peut fort bien la nommer
« qu'au Seigneur sera exterminé ». Ce n'est un peuple, lequel sera d'autant meilleur que
pas que Dieu ait besoin de rien qui soit à les intérêts qui le lient seront plus nobles et
nous, mais c'est qu'il nous est avantageux d'autant plus mauvais qu'ils le seront moins.
d'être à lui. Il est écrit dans les saintes lettres Suivant cette définition, le peuple romain est
des Hébreux « J'ai dit au Seigneur
: Vous : un peuple et son gouvernement est sans
,

« êtes mon Dieu, parce que vous n'avez pas doute une république. Or, l'histoire nous ap-
« besoin de mes biens ^ ». Or, nous-mêmes, prend ce qu'a aimé ce peuple au temps de
c'est-à-dire sa Cité nous sommes le plus
, son origine et aux époques suivantes, et com-
noble et le plus excellent sacrifice qui lui ment il a été entraîné a de cruelles séditions
puisse être offert; et tel est le mystère que par la dépravation de ses mœurs, et de là con-
nous célébrons dans nos oblalions bieji con- duit aux guerres civiles et sociales, où
il a

sapé dans sa base la concorde qui est en


' Ps. XLV, 5.
' En efifet, le texte des Septante porte : E' fi-n rw Kupia hom. quelque sorte le salut du peuple. Je ne vou-
' Ps. XV, 2. ^ Voyez plus haut, livre ï, ch, 6 et ailleurs.
LIVRK XIX. — LE SOUVKKAIN BIEN. 447

cirais cependant pas dire qu'à ce moment l'em- l'homme, d'oîi vient cette parole des saintes
romain ne fût plus un peuple, ni son
pire lettres des Hébreux
le peuple qui
: « Heureux
gouvernement une république, tant qu'il est M a son
Seigneur en son Dieu ». Malheureux '

resté une réunion de personnes raisonnables donc le peuple qui ne reconnaît pas ce Dieul '/
liées ensemble par un intérêt comnum. Et ce Il ne laisse pas pourtant de jouir d'une cer-

que j'accorde pour ce peuple, je l'accorde éga- taine paix qui n'a rien de blâmable en soi
;

lement pour les Athéniens, les Egyptiens, les mais n'en jouira pas à la fin, parce qu'il
il

Assyriens, et pour tout autre empire, grand n'en use pas bien avant la fin. Or, nous chré-
ou petit car, en général, la cité des impies,
; tiens, c'est notre intérêt qu'il jouisse de la
rebelle aux ordres du vrai Dieu qui défend de paix pendant cette vie; car, tant que les deux
sacrifier à d'autres qu'à lui, et partant inca- cités sont mêlées ensemble, nous nous servons
pable de faire prévaloir l'âme sur le corps et la aussi de la paix de Babylone, tout en étant
raison sur les vices, ne connaît point la jus- affranchis de son joug par la foi et ne faisant
tice véritable. qu'y passer comme des voyageurs. C'est pour
cela quel'Apôlre avertit l'Eglise de prier pour
CHAPITRE XXV. les rois et les puissants du siècle, « afin, dit-il,

« que nous menions unevie tranquille en


II. n'y a point de vraies vertus ou IL n'y a
« toute piété et charité^ ». Lorsque Jérémie
POINT DE VRAIE RELIGION.
prédit à l'ancien peuple d'Israël sa captivité
Quelque heureux empire que l'âme semble et lui recommande au nom de Dieu d'aller à
avoirs urlecorps, et la raison sur les passions, Babylone sans murmurer, afin de donner au
sil'âme et la raison ne sont elles-mêmes sou- Seigneur cette preuve de sa patience il ,

mises à Dieu et ne lui rendent le culte com- l'avertit aussi de prier pour cette ville, « par-
mandé par lui, cet empire n'existe pas dans « ce que, dit-il, vous trouverez votre paix
sa vérité. Comment une âme qui ignore le « dans la sienne ' » ; c'est-à-dire une paix
vrai Dieu et qui, au lieu de lui être assujétie, temporelle, celle qui est commune aux bons
se prostitue à des démons infâmes, peut-elle et aux méchants.
jêtre maîtresse de son corps et de ses mau-
(vaises inclinations ? C'est pourquoi les vertus CHAPITRE XXVII.
qu'elle pense avoir, ne les rapporte à
si elle
LA PAIX DES SERVITEURS DE DIEU NE SAURAIT ETRE
Dieu sont plutôt des vices que des vertus.
,

PARFAITE EN CETTE VIE MORTELLE.


Car, bien que plusieurs s'imaginent qu'elles
sont des vertus véritables, quand elles se rap- y a une autre paix, qui est propre à
Mais il

portent à elles-mêmes et n'ont qu'elles-mêmes la Cité sainte,et celle-là, nous en jouissons


'
pour fln, je dis que même alors elles sont avec Dieu par la foi * et nous l'aurons un ,

pleines d'enflure et de superbe, et ainsi elles jour éternellement avec lui par la claire vi-
ne sont pas des vertus, mais des vices'. En sion. Ici-bas, au contraire, la paix dont nous ^

effet, comme ce qui fait vivre le corps n'est jouissons, publique ou particulière, est telle
pas un corps, mais
quelque chose au-dessus qu'elle sert plutôt à soulager notre misère ^
du de même ce qui rend l'homme
corps, qu'à procurer notre félicité. Notre justice
''

I
bienheureux ne vient pas de l'homme, mais même, quoique vraie en tant que nous la
,
est au-dessus de l'homme et ce que je dis ; rapportons au vrai bien, est si défectueuse en
de l'homme est vrai de tous les esprits célestes. cette vie qu'elle consiste plutôt dans la rémis-
sion des péchés que dans aucune vertu parfaite.
CHAPITRE XXVI. Témoin la prière de toute la Cité de Dieu
étrangère en ce monde, et qui crie à Dieu par
LE PEUPLE DE DIEU, EN SON PÈLERINAGE ICI-DAS,
la bouche de tous ses membres «Pardonnez- :
FAIT SERVIR LA PAIX DU PEUPLE SÉPARÉ DE
nous nos offenses, comme nous pardonnons
«
DIEU AUX INTÉRÊTS DE LA PIÉTÉ.
« à ceux qui nous ont offensés ^ » Et cette .

Ainsi, de même que l'âme est la vie du prière ne sert de rien à ceux dont la foi sans
corps, Dieu est la vie bienheureuse de œuvres est une foi morte", mais seulement à
* Comparez saint Augustin, aux livres xill et xiv de son traité ^ Fs. cxLiii, 15. — M Tini. 11, 2. — ' Jérém. xxlx, 7. _
De la Trinité (xu, u. 25, 26; xiv, n. 3). * II Cor. V, 7. — ' Matt. vi, 12. - ^
Jacques, II, 17.
un LA CITE DE DIEl.

ceux dont la foi opère par amour '. Les justes Cet état sera éternel, et nous serons assurés
niêtnes ont besoin de cette prière; car bien de son éternité, et c'est en cela que consistera
que leur âme soit soumise à Dieu, la raison notre souverain bien.
ne commande jamais parfaitement aux vices
en cette vie mortelle et dans ce corps cor- CHAPITRE XXVin.
ruptible qui appesantit l'âme ^ car elle ne ;
DE LA FIN DES MÉCHANTS.
leur commande pas sans combat et sans résis-
tance. C'est pourquoi, avec quelque vigilance Mais, au contraire, tous ceux qui n'appar-
que Ton combatte en ce lieu d'infirmité, et tiennent pas à cette Cité de Dieu, leur misère
quelque victoire qu'on remporte sur ses en- sera éternelle c'est pourquoi l'Ecriture l'ap-
;

nemis, on donne quelque prise sur soi, sinon pelle aussi la seconde mort ,
parce que ni
par les actions, du moins par les paroles ou l'àme, ni le corps ne vivront : l'âme, parce
par les pensées. Tant que l'on ne fait que qu'elle sera séparée de Dieu, qui est sa vie,
commander aux vices, on ne jouit pas encore et le corps, parce qu'il souffrira d'éternelles
d'une pleine paix, parce que ce qui résiste douleurs. Aussi celte seconde mort sera la
n'est jamais dompté sans danger, et l'on ne plus cruelle, parce qu'elle ne [lourra finir par
triomphe pas en repos de ceux qui sont la mort. Or, la guerre étant contraire à la
domptés, parce qu'il faut toujours veiller à paix, comme la misère l'est à la béatitude et
ce qu'ils ne se relèvent pas. Parmi ces tenta- la mort à la vie,on peut demander si à la
lions dont l'Ecriture dit avec tant de concision, paix dont on jouira dans le souverain bien
que « la vie de l'homme sur la terre est une répond une guerre dans le souverain mal.
a continuelle tentation ' », qui présumera Que celui qui fait cette demande prenne
n'avoir point besoin de dire à Dieu Pardon- : garde à ce qu'il y a de mauvais dans la guerre,
nez-nous 710S offenses, si ce n'est l'honmie su- et il trouvera que cela ne consiste que dans

perbe, qui n'a pas la giandeur, mais l'enflure, l'opposition et la contrariété des choses entre
et à qui celui qui donne sa grâce aux humbles* elles. Quelle guerre donc plus grande et plus
résiste avec justice? Ici donc la justice con- cruelle peut-on s'imaginer que celle où la vo-
siste, à l'égard de l'homme, à obéir à Dieu ; lonté est tellement contraire à la passion et
à l'égard du corps, à être soumis à l'âme, et la passion à la volonté, que leur inimitié ne
à l'égard des vices, à les vaincre ou à leur cesse jamais par la victoire de l'une ou de
résister par la raison, et à demander à Dieu l'autre, et où la douleur combat tellement
sa grâce et le pardon de ses fautes, comme à contre le corps qu'aucun des deux adversaires
leremercier des biens qu'on en a reçus. Mais ne triomphe jamais? Quand il arrive en ce
dans cette paix finale, qui doit être le but de monde un pareil combat, ou bien la douleur
toute la justice que nous tâchons d'acquérir a le dessus, et la mort en ôte le sentiment,
ici-bas, comme la nature sera guérie sans ou la nature est victorieuse, et la santé chasse
retour de toutes les mauvaises inclinations, la douleur. Mais dans la vie à venir, la dou-

et que nous ne sentirons aucune résistance leur demeurera pour tourmenter, et la nature
ni en nous-mêmes, ni de la part des autres, subsistera pour sentir la douleur car ni l'une
;

il ne sera pas nécessaire que la raison com- ni l'autre ne sera détruite, afin que le sup-
mande aux passions qui ne seront plus, mais plice dure toujours. Or, comme c'est parle
Dieu commandera à l'homme, et l'âme au Jugement dernier que les bons et les méchants
corps, avec une facilité et une douceur qui aboutiront, les uns au souverain bien et les
répondra à un état si glorieux et si fortuné. autres au souverain mal, nous allons traiter
ce sujet dans le livre suivant, s'il plaît à Dieu.
'Galat. V, 6. — ' Sag. ix, 15. — ' Job, Ti, 1. — " Jacques,
IV, ».
LIVRE VINGTIEME.
Du jugement dernier cl des témoignages qui l'annoncent dans l'Aacion Testament et dans le Nouveau.

CHAPITRE PREMIER. prince, vaincu par l'envie, trompâtes hommes,


après s'être trompé lui-même. Ce n'est pas
ON NE TRAITERA PROPREMENT DANS CE LIVRE
non plus sans un juste et profond jugement
QUE DU JUGEMENT DERNIER, BIEN QUE DIEU JUGE
de Dieu que les démons elles hommes mènent
EN TOUT TEMPS.
une vie si misérable et sujette à tant d'erreurs
Ayant dessein présentement, avec la grâce et de peines, les uns dans l'air, et les autres
de Dieu, de [jarler du jour du dernier juge- sur la terre. Mais quand personne n'aurait
ment et d'en établir la certitude contre les péché, ce serait encore par un jugement équi-
impies et les incrédules, nous devons d'abord table de Dieuque toutes les créatures raison-
poser comme fondement de notre édifice les té- nables demeureraient éternellement unies à
moignages de l'Ecriture. Ceux qui n'y veulent leur Seigneur. Et il ne se contente pas de
point croire ne leur opposent que des raison- porter sur tous les démons et sur tous les
nements humains, pleins d'erreurs et de men- hommes un jugement général, en ordonnant
songes, tantôt soutenant que l'Ecriture doit qu'ils soient misérables à cause du péché du
s'entendre dans un anlre sens , et tantôt premier ange et du premier homme; il juge
qu'elle n'a point l'autorité de la parole divine. encore en particulier les œuvres que chacun
Pour ceux qui l'entendent en son vrai sens et d'eux accomplit en vertu de son libre arbitre.
qui croient qu'elle renferme la parole de Dieu, En effet, les démons le prient de ne point les
je ne doute pointqu'ilsn'ydonnentleur assen- tourmenter, et c'est avec justice qu'il les
timent, soit qu'ils le déclarent au grand jour, épargne ou les punit, selon qu'ils l'ont mérité.
soit qu'ils rougissent ou qu'ils craignent, sous Les hommes aussi sont punis de leurs faufes,
de vains scrupules, d'avouer leur foi, soit le plus souvent d'une manière manifeste, et
même que, par une opiniâtreté qui tient delà toujours du moins en secret', soit dans cette
folie, ils s'obstinent à nier la vérité de choses vie, soit après la mort, bien qu'aucun ne
qu'ils savent être vraies, la fausseté de choses puisse faire le bien, s'il n'est aidé du ciel, ni
qu'ils savent être fausses. Ainsi, ce que l'Eglise faire le mal, sipermet par un juge-
Dieu ne le
tout entière du vrai Dieu confesse et professe, ment très-juste. Car, ainsi que le dit l'Apôtre :

à savoir que Jésus-Christ doit venir du ciel « Il n'y a point d'injustice en Dieu^ » et ail- ;

pour juger les vivants et les morts, voikà ce leurs a Les jugements de Dieu sont impéné-
:

que nous appelons le dernier jour du juge- « trahies, et ses voies incompréhensibles ' »,

ment de Dieu, c'est-à-dire le dernier temps. Mais nous ne parlerons dans ce livre ni des
Car combien de jours durera le jugement su- jugements que Dieu a rendus dès le principe,
prême? cela est incertain; mais personne ni de ceux qu'il rend dans le présent, mais
n'ignore, pour peu qu'il soit versé dans l'Ecri- seulement du dernier jugement, alors que
ture sainte, que sa coutume est d'employer le Jésus Christ viendra du ciel juger les vivants
moi jour pour celui de temps. Quand donc et les morts. C'est bien là le jour suprême du
nous parlons du jour du jugement, nous jugement ; car alors il n'y aura plus lieu à de
ajoutons deimier ou suprême^ parce que Dieu vaines plaintes sur le bonheur du méchant
juge s.\ns cesse et qu'il a jugé dès le commen- ou sur le malheur du juste. Alors, en effet, la
cement du genre humain, quand il a chassé félicité véritable et éternelle des seuls justes,
du paradis et séparé de l'arbre de la vie les malheur irrévocable et mérité des seuls
et le
premiers hommes
coupables. Bien plus, on méchants seront également manifestes.
peut dire qu'il a jugé, (juand il a refusé son
pardon '
aux anges prévaricateurs, dont le
• Malt. VIII, 2D. — '
Rom. ix, H. — ' Ibid. xi, 33.

'
H Pierre, ii, 4.

S. AuG. — Tome XIII. 29


450 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE H. rendent heureux, et que ceux auxquels ne


sont point réservées les peines éternelles, en-
DU SPECTACLE DES CHOSES HUMAINES, OU l'oN NE
durent (juelquc'S afflictions passagères
en puni-
PEUT NIER QUE LES JUGEMENTS DE DIEU NE SE
tion de fautes légèresou pour s'exercer à la
FASSENT SENTIR, BIEN QU'iLS SE DÉROBENT SOU-
vertu. Mais la plupart du temps, les méchants
VENT A NOS REGARDS.
ont aussi leurs maux, et les bons leurs joies;
Nous apprenons ici-bas à souffrir patiem- ce qui rend les jugements de Dieu plus impé-
ment les maux, parce que les bons même les nétrables et ses voies plus incompréhensibles.
souffrent, et à ne pas attacher un grand prix Et cependant, bien que nous ignorions par
aux biens, parce que les méchants même y quel jugement Dieu fait ou permet ces choses,
ont part. Ainsi nous trouvons un ensei- lui qui est la vertu, la sagesse et la justice su-

gnement salutaire jusque dans les choses où prêmes, lui qui n'a ni faiblesse, ni témérité,
les raisons de la conduite de Dieu nous sont ni injustice, il nous est avantageux en déflni-

cachées. Nous ignorons en effet par quel juge- tive d'apprendre à ne pis estimer beaucoup
ment de Dieu cet homme de bien est pauvre, des biens et desmaux communs aux bons et
et ce méchant opulent pourquoi celui-ci vit
;
aux méchants, pour ne chercher que des biens
dans la joie, lorsqu'il devrait être affligé en qui n'appartiennent qu'aux bons et pour fuir
punition de ses crimes, tandis que celui-là des maux qui ne sont propresqu'aux méchants.
qui devrait vivre dans la joie, à cause de sa Lorsque nous serons arrivés à ce jugement
conduite exemplaire est toujours dans la
,
suprême de Dieu, dont le temps s'appelle pro-
peine. Nous ne savons pas pourquoi l'innocent prement le jour du jugement, et quelquefois
n'obtient pas justice, pourquoi il estcondamné, le jour du Seigneur, alors nous reconnaîtrons

au contraire, et opprimé par un juge inique la justice des jugements de Dieu, non-seule-

ou confondu par de faux témoignages, tandis ment de ceux qu'il rend maintenant, mais
que le coupable reste non'seulement impuni, aussi des jugements qu'il a rendus dès le
mais encore insulte à l'innocent par son principe, et de ceux qu'il rendra jusqu'à ce
triomphe; pourquoi l'homme religieux est moment. Alors on verra clairement la justice
consumé par la langueur, tandis que l'impie de Dieu, que la faiblesse de notre raison nous
est plein de santé. On voit des hommes jeunes empêche de voir dans un grand nombre et
et vigoui'eux \ivre de rapines, et d'autres, presque dans le nombre entier de ses juge-
incapables de nuire, même par un mot, être ments, quoique d'ailleurs les âmes pieuses
accablés de maladies et de douleurs. Ceux aient toute couûance en sa justice mystérieuse.
dont la vie pourrait être utile aux hommes
sont emportés par une mort prématurée, et CHAPITRE IlL
d'autres, qui ne méritaient pas de voir le
DU SENTIMENT DE SALOMON, DANS LE LIVRE DE
jour, vivent plus longtemps que personne.
l'ECCLÉSIASTE, sur LES CHOSES QUI SONT COM-
Des infâmes, coupables de tous les crimes,
MUNES AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.
parviennent au faite des grandeurs, etl'homme
sans reproche vit caché dans la plus humble Salomon, le plus sage roi d'Israël, qui régna
obscurité! à Jérusalem, commence ainsi l'Ecclésiaste,
Encore si ces contradictions étaient ordi- que les Juifs, comme nous, reconnaissent
naires dans la vie, où, comme dit le Psalmiste_: pour canonique « Vanité des hommes de :

« L'honnne n'est que vanité et ses jours pas- a vanité, a dit l'Ecclésiaste, vanité des hommes
« sent comme l'ombre '
» ; si les méchunts « de vanité ', et tout est vanité ! Que revient-il
possédaient seuls les biens temporels et ter- « à l'homme de tout ce travail qu'il accomplit
rostres, tandisque les bons souffriraient seuls « sous le soleil ^ ? » Puis, rattachant à cette
tous les maux, on pourrait attribuer celte pensée le tableau des misères humaines, il rap-
disposition à un juste jugement de Dieu, et pelle les erreurs et les tribulations de cette
même à un jugement bienveillant on pour- : vie, et démontre qu'il n'y a rien de stable ni
rait croire qu'il veut que les hommes qui
'
Saint Augustin avait d'abordadmis la leçon de quelques ma-
n'obtiendront pas les biens éternels soient nuscrits qui portent vanitantinm! Plus tard, dans ses
: Vailitas

trompés ou consolés par les temporels, qui les Rétractations (lib. i, cap. 7, n. 3), il s'est prononcé pour la leçon
aujourd'hui consacrée Vanitas vanilat'un!
:

• Ps. CSLUI, 1. ' Ecclé. I, 2, 3.


LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIER. 451

(le solide iei-lias. Au milieu do celle vanité des CHAPITRE IV.


choses de la terre, il déplore siuiout que, la
IL CONVIENT, POUR TRAITER DU JUGEMENT DERNIER,
sagesse ayant autant d'avanlage sur la folio
DE PRODUIRE d'aBORD LES PASSAGES DU NOU-
que la lumière sur les ténèbres, et le sage
VEAU TESTAMENT, PUIS CEUX DE L'ANCIEN.
étant aussi éclairé que le fou est aveugle, tous
néanmoins aient un même sort dans ce Les preuves du dernier jugement de Dieu
monde ', par oîi il veut dire sans doute que que nous voulons tirer de l'Ecriture sainte,
les maux sont communs aux bons et aux mé- nous les puiserons d'abord dans le Nouveau
chants. Il ajoute que les bons souffrent comme Testament, ensuite dans l'Ancien. Bien que
s'ils étaient méchants, et que les méchants l'Ancien soit le premier dans l'ordre des temps,
jouissent desbiens comme s'ils étaient bons. Et le Nouveau néanmoins a plus d'autorité, parce
il parle ainsi : y a encore une vanité sur
« Il que le premier n'a servi qu'à annoncer l'autre.
a la terre : on y voit des justes à qui le mal Nous commencerons donc par les témoignages
« arrive comme à des impies, et des inifàcs tirés du Nouveau Testament, et pour leur
« qui sont traités comme des justes. J'appelle donner plus de poids, nous les confirmerons
« aussi cela une vanité ^ » . Cet homme si sage par ceux de l'Ancien. L'Ancien comprend la
consacre presque tout son livre à relever ces loi et les Prophètes; le Nouveau, l'Evangile
sortes de vanités,doute pour nous sans et les Epîtres des Apôtres. Or, l'Apôtre dit :

porter à désirer cette vie où il n'y a point de « La loi n'a servi qu'à faire connaître le pé-
vanité sous le soleil, mais où brille la vérité « ché, au lieu que maintenant la justice de
sous celui qui a fait le soleil. Comment donc « Dieu nous est révélée sans la loi. quoique
l'homme se laisserait-il séduire par ces va- « attestée par la loi et les Prophètes. La justice
nités, sans un juste jugement de Dieu? Et « de Dieu est foi en Jésus-
manifestée par la
toutefois, tandis qu'il y est sujet, ce n'est pas Christ à tousceux qui croient en lui ' » ,

une chose vaine que de savoir s'il résiste ou Cette justice de Dieu appartient au Nouveau
s'il obéit à la vérité, vraiment religieux s'il est Testament et est confirmée par l'Ancien, c'est-
ou s'il ne l'est beaucoup au
pas ; cela importe à-dire par la loi et les Prophètes. Je dois donc
contraire, non pour acquérir les biens de exposer d'abord le point de la cause pour
cette vie ou pour en éviter les maux, mais en produire ensuite les témoins C'est Jésus- .

vue du jugement dernier, où les biens seront Christ lui-même qui nous apprend à observer
donnés aux bons et les maux aux méchants cet ordre, lorsqu'il dit « Un docteur bien :

pour l'éternité. Enfin le sage Salomon termine « instruit dans le royaume de Dieu est seni-

ainsi ce livre : « Craignez Dieu, et observez « blable à un père de famille qui tire de son

« ses commandements, parce que là est tout « trésor de nouvelles et de vieilles choses^ ».

«l'homme. Car Dieu jugera toute œuvre, celle Il ne dit pas de vieilles et de nouvelles choses,

a même du plus méprisable, bonne ou mau- ce qu'il n'aurait certainement pas manqué de
«vaise'B. Que dire de plus court, de plus faire, s'il n'avait eu plus d'égard au prix des
vrai, de plus salutaire ? « Craignez Dieu, dit- choses qu'au temps.
ce il, et observez ses commandements car là ;

« est tout l'homme En effet, tout homme». CHAPITRE V.


n'estque le gardien fidèle des commande-
PAROLES DU DIVIN SAUVEUR QUI ANNONCENT Qu'iL
ments de Dieu ; celui qui n'est point cela n'est
Y AURA UN JUGEMENT DE DIEU A LA FIN DES
rien ; car il n'est point formé à l'image de la
TEMPS.
vérité, tant qu'il demeure semblable à la va-
nité. Salomon ajoute : « Car Dieu jugera Le Sauveur lui-même, reprochant leur in-
« toute œuvre, c'est-à-dire tout ce qui se fait crédulité à quelques villes où il avait fait de
« en cette vie, celle même du plus mépri- grands miracles, et leur en préférant d'autres
« sable », entendez
de celui qui paraît le plus : qu'il n'avait point visitées « Je vous déclare, :

méprisable auquel les hommes ne font au-


et a disait-il, qu'au jour du jugement, Tyr et
cune attention mais Dieu voit chaque action ; « Sidon seront traitées moins rigoureusement

de l'homme, il n'en méprise aucune, et quand «que vous'». Et quelque temps après, s'a-
il juge, rien n'est oublié. dressant à une autre ville : « Je t'assure, dit-il,
'Ecclé. II, 13, M.— 'Ibid. v;ii, 11. - ' IbiJ. xil, in, M. • lîom. III, 20-22. — = Matt. XIll, 52. — • Malt, il, 22, 21.
452 LA CITÉ DE DIEU.

« thi jugement,
qu'au jour Sodonic sera « lorsqu'au temps delà régénération leFils de
« Irailéemoins rigourcusemenl que toi ». 11 « l'homme sera assis sur le trône de sa gloire,
montre clairement par là que le jour du juge- « vous serez vous également, sur douze
assis,

ment doit arriver. Il dit encore ailleurs: « vous jugerez les douze tribus
trônes, et
«Les Ninivites s'élèveront, au jour dujuge- «d'Israël' ». Ceci nous apprend que Jésus
8 ment, contre ce peuple et le condamneront, jugera avec ses disciples; d'où vient qu'ail-
a parce qu'ils ont fait pénitence à la prédication leurs il dit aux Juifs « Si c'est au nom de :

« ie Jonas, que Jonas. La


et qu'ici il y a plus « Belzébuth que je chasse les démons, au nom
« reine du Midi s'élèvera au jour du juge- ,
a de qui vos enfants les chassent-ils ? C'est
ment, contre ce peuple et le condamnera, « pourquoi lis seront eux-mêmes vos juges ».
« parce qu'elle est venue des extrémités de la Il ne faut point croire, parce que Jésus a parlé
c( terre pour entendre la sagesse de Salomon, de douze trônes, qu'il ne jugera qu'avec douze
« et qu'il y a ici plus que Salomon ». Ce ' disciples. Le nombre douze doit s'entendre
passage nous apprend deux vérités la pre- : comme exprimant la multitude de ceux qui
mière, que le jour du jugement viendra la ; jugeront avec lui, à cause du nombre sept
seconde, que les morts ressusciteront en ce qui marque d'ordinaire une grande multitude,
jour. Car en parlant des Ninivites et de la et dont les deux parties, trois et quatre, mul-
reinedu Midi, Jésus parlait certainement tipliées l'une par l'autre, donnent douze. En

d'hommes qui n'étaient plus, et ildit pourtant effet, quatre fois trois et trois fois quatre font

qu'ils revivront au jour du jugement. Et douze ; sans parler des autres raisons qui ex-
lorsqu'il dit qu'ils condamneront ce n'est , pliquent le choix de ce nombre. Autrement,
point qu'ils doivent juger eux-mêmes, mais comme l'apôtre Mathias a été mis à la place
c'est qu'en comparaison d'eux les autres , du traître Judas-, il s'ensuivrait que l'apôtre
mériteront d'être condamnés. saint Paul, qui a plus travaillé qu'eux tous ^
Ailleurs, à propos du mélange des bons et n'aurait point de trône ])0ur juger. Or, il té-

des méchants en ce monde et de leur sépa- moigne lui-même qu'il sera du nombre
assez
ration au jour du jugement, il se sert de la des juges, quand il dit « Ne savez-vous pas :

parabole d'un champ semé de bon grain, où a que nous jugerons les anges * ?» Il faut en-

l'on répand de l'ivraie, et l'expliquant à ses tendre dans le même sens le nombre douze
disciples : « Celui quisème bon grain, dit-
le appliqué à ceux qui seront jugés. Car bien
« il, est le Fils de l'homme champ, c'est le
; le qu'il ne soit question que des douze tribus
a monde ; le bon grain, ce sont les enfants du d'Israël, il ne s'ensuit p:>sque Dieu ne jugera
« royaume , et l'ivraie les enfants du diable ; pas la tribu de Lévi, qui est la treizième, ni
« l'ennemi qui l'a semée c'est le diable la , ; qu'il jugera le peuple d'Israël seul, et non les
« moisson, c'est la fui du monde les mois- ; autres nations. Quant à la régénération dont
« sonneurs, ce sont les anges. Comme on il s'agit, nul doute qu'elle ne doive s'entendre
« amasse et comme on brûle l'ivraie, ainsi il de la résurrection des morls. Notre chair, en
« sera fait à la lin du monde Le Fils de . effet, sera régénérée par la foi.

« l'homme enverra ses anges, et ils enlèveront beaucoup d'autres passages


Je laisse de côté
« de son royaume tous les scandales et tous qui semblent faire allusion au dernier juge-
« ceux qui commetlent l'iniquité, et ils les ment, mais qui, considérés de près, se trou-
«jetteront dans la fournaise ardente. Là y il vent ambigus ou relatifs à un autre sujet,
a aura des pleurs et des grincements de par exemple à cet avènement du Sauveur (jui
« dents. Alors les justes brilleront comme se fait tous les jours dans son Eglise (c'est-à-

c( le soleil dans le royaume de leur père. dire dans ses membres, où il se manifeste

« Que celui qui a des oreilles pour entendre, partiellement et peu à peu, parce que l'Eglise
« entende ^ ». Il est vrai qu'il ne nomme pas ou bien à la destruction
entière est son corps),
ici le jour du jugement; mais il l'exprime de Jérusalem terrestre, dont il est parlé
la

bien plus clairement par les choses mêmes, comme s'il s'agissait de la fin du monde et

et prédit qu'il arrivera à la fin du monde. du jour de ce grand et dernier jugement.


11 parle de môme à ses disciples : « Je vous Ainsi on ne saurait entendre clairement ces
« dis, en vérité, que vous qui m'avez suivi,
28.— :g. — Cor. xv, 10. I Co
'
Malt. XIX, =
Act. I, ' I

' Malt. XII, 41, 42.— ' Matt. xlll, 37-13. VI, 3.
LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIER. 453

passages, à moins de comparer ensemble ce tous les secours (|u'ils ont refusés aux moindres
qu'en disent les trois évangélistes, saint Mat- de SCS frères, c'est à lui qu'ils les ont refusés.
tiiieii, saint Marc et saint Luc. Tous trois, en Puis il conclut ainsi «Et ceux-là iront au
:

effet, s'éclaircissent l'un l'autre^ si bien que « supplice éternel, et les justes à la vie éler-
l'on voit mieux ce qui se rapporte à un même « nelle ». Saint Jean l'évangélistc dit claire-
'

objet. C'est aussi ce que je me suis proposé ment que Jésus a fixé l'époque du jugement
dans une lettre que j'ai écrite à Hésychius à l'heure où les morts ressusciteront. Apres
d'heureuse mémoire, évoque de Salone, lettre avoir dit que le Père ne juge personne, mais
que j'ai intitulée : De la fin du siècle '.
qu'il a donné au Fils tout pouvoir de juger,
maintenant à ce passage de l'Evan-
J'arrive afin que tous honorent le Fils comme ils
hono-
gile selon saint Matthieu, où il est parlé de la rentle Père; parceque celui qui n'honore pas
séparation des bons et des méchants par un lo Fils n'honore pas le Père qui l'a
envoyé, il
jugement dernier et manifeste de Jésus-Christ : ajoute aussitôt: « En vérité, en vérité, jeVous
« Quand le Fils de l'homme, dit-il, viendra « disque celui qui entend ma parole, et qui
«dans sa majesté, accompagné de tous ses « croit en celui qui m'a envoyé, possède la vie
a anges, il s'asseoira sur son trône, et tous les
« éternelle et ne viendra point en jugement,
« peuples de la terre seront assemblés en sa « mais qu'il passera de la mort à la vie - ». Il
« présence, et il les séparera les uns des autres, nous assure par ces paroles que les fidèles ne
« comme un berger sépare les brebis des viendront point en jugement.Comment donc
« boucs, et il mettra les brebis k sa droite et seront-ils séparés des
méchants parle juge-
« les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux ment et mis à sa droite, à moins qu'on ne
qui seront à sa droite Venez, vous que mon :
prenne ici le jugement pour la condamna-
« père a bénis et prenez possession du
, tion ? Il est certain, en effet, que ceux qui
« royaume qui vous a été préparé dèslecom- entendent sa parole, et qui croient en celui
niencement du monde. Car j'ai eu faim, et qui l'a envoyé, ne seront pas condamnés.
«vous m'avez donné à manger j'ai eu soif, et ;

«vous m'avez donné à boire; j'ai eu besoin CHAPITRE VI.


«d'abri, et vous m'avez donné l'hospilalité ;

«j'étais nu, et vous m'avez vêtu; j'étais ma- DE LA PREMIÈRE RÉSURUECTION ET DE LA SECONDÉ.
« lade, et vous m'avez soulagé j'étais prison- ; Il poursuit en ces termes: «En vérité, en
« nier, et vous m'êtes venu voir. Alors les justes
« vérité, je vous dis que le temps vient, et qu'il
« répondront et lui diront Seigneur, quand :
« est déjà venu, que les morts entendront la
a vous avons-nous vu avoir faim elvousavons-
« voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l'en-
« nous donné à manger, ou avoir soif et vous
« tendront vivront ; car, comme le Père a la
a avons-nous donné à boire ? quand vous « en lui-même, il a aussi donné au Fils
vie
avons-nous vu sans abri et vous avons- « d'avoir la vie en lui-même^ ». Il ne parle
a nous donné l'hospitalité, ou sans vêtement
pas encore de la seconde résurrection, c'est-à-
« et vous avons-nous vêtu ? quand vous avons- dire de celle des corps, qui doit arriver à la
« nous vu malade et en prison, et sommes- fin du monde, mais de la première, qui se fait
« nous venu vers vous ? Et le roi leur ré- maintenant. C'est pour distinguer celle-ci de
« pondra: Je vous le dis, en vérité, toutes les l'autre qu'il dit « Le temps vient, et il est déjà
:

« fois que vous avez rendu un tel secours aux «venu Or, celte résurrection ne regarde
».
« moindres de mes frères c'est à moi que ,
pas les corps, mais les âmes. Les âmes ont aussi
« vous l'avez rendu. Il dira ensuite à ceux qui leur mort, qui consiste dans l'impiété et dans
« seront à sa gauche
Retirez-vous de moi, :
lecrime de celle-là que sont morts
et c'est
;

« maudits, et allez au feu éternel, qui a été ceux dont Seigneur a dit « Laissez les morts
le :

« préparé pour le diable et pour ses anges ». « ensevelir leurs morts' », c'est-à-dire laissez
Il leur reproche ensuite de n'avoir point fait ceux qui sont morts de la mort de l'âme ense-
pour lui les mêmes choses dont il a loué ceux velir ceux qui sont morts de la mort du corps,
qui étaient àsa droite etcomme ils lui deman-
; 11 dit donc de ces morts que l'impiété et le
dent : Quand donc vous avons-nous vu en crime ont fait mourir dans l'âme « Le temps :

avoir besoin ? il leur répond de même que



• Matl. XXV, 31. IG. — ' Jean, v, 22-21. - '
Jean, v, 23, 20.
' Voyez les lettres de saint Augustin, Epiât. CXCIX, ' ilatt. VIII, 22.
*u LA CITÉ DE DI'EU.

« vient, etil est déjà venu, que les morts en- « Celui qui entendma parole et qui croit en
a tendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui « m'a envoyé, possède la vie éter-
celui qui
B l'entendront vivront ». Ceux, dit-il, iiui l'en- « nclle, et ne viendra point en jugement, mais

tendront, c'est-à-dire qui lui obéiront, qui « il est déjà passé de la mort à la vie' ». Ce

croiront en lui et qui persévéreront jusqu'à qui signifie qu'appartenant à la première ré-
la fin. Il ne fait ici aucune différence entre les surrection, par laquelle on passe maintenant
bons et les méchants, parce qu'il est avanta- de la mort à la vie, il ne tombera point dans
geux à tous d'entendre sa voix et de vivre, en la damnation qu'il identifie avec le jugement,
passant de la mort de l'impiété à la vie de la quand il dit « Comme les autres pour ressus-
:

grâce. C'est de cette mort que saint Paul dit : « citer au jugement », c'est-à-dire pour être

« Donc tous sont morts, et un seul est mort condamnés. Que celui donc qui ne veut pas
« pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent être condamné à la seconde résurrection res-
« plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui suscite à la première ; car : « Le temps vient,
« est mort et ressuscité à cause d'eux '
» . Ainsi, « et il est déjà venu, que les morts entendront
tous sans exception sont morts par le péché, « la voix du Fils de Dieu ; et ceux qui l'enten-
soit par le péché originel, soit par les péchés « dront vivront ils ne
». En d'autres termes,
actuels qu'ils y ont ajoutés, par ignorance ou tomberont point dans la damnation que l'Ecri-
par malice, et un seul vivant, c'est-à-dire ture appelle la seconde mort et oîi seront pré-
exempt de tout péché, est mort pour tous ces seconde résurrection, qui est
cipités, après la

morts, afin que ceux qui vivent parce que leurs celle des corps,ceux qui n'auront pas ressus-
péchés leur ont été remis, ne vivent plus pour cité à la première, qui est celle des âmes. Il

eux-mêmes, mais pour celui qui est mort pour poursuit ainsi « Le temps viendra » (et il
:
;

tous à cause de nos péchés et qui est ressus- n'ajoute pas: venu », parce que
« et il est déjà

cité pour notre justification, afin que, croyant celui-là ne viendra qu'à la fin du monde, au
en celui qui justifie l'impie et étant justifiés grand et dernier jugement de Dieu). « Le —
de notre impiété comme des morts qui ressus- « temps, dit-il, viendra que tous ceux qui sont

citent, nous puissions appartenir à la première « dans les sépulcres entendront sa voix et sor-
résurrection qui se fait maintenant. A celle-là « liront ». Il ne dit pas, comme lorsqu'il parle
n'appartiennent que ceux qui seront éternel- de la première résurrection, que ceux qui «

lement heureux, au lieu que l'Apôtre nous ap- «l'entendront vivront». En tous ceux effet,

prend que les bons et les méchants appartien- qui l'entendront ne vivront pas, au moins de
dront à la seconde, dont il va parler tout à la vie qui seule mérite ce nom, parce qu'elle
l'heure. Celle-ci est de miséricorde, et celle-là est bienheureuse. S'ils n'avaient quelque sorte
de justice ; ce qui fait dire au Psalmiste : de vie, ils ne pourraient pas l'entendre, ni sortir
« Seigneur, je chanterai votre miséricorde et de leur tombeau, lorsque leur corps ressusci-
« votre jugement^ ». tera. Or, il nous apprend ensuite pourquoi tous
C'est de ce jugement que saint Jean parle ne vivront pas « Ceux, dit-il, qui ont bien
:

ensuite, quand il dit: « Et il lui a donné le «vécu sortiront pour ressusciter à la vie»,
a pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de voilà ceux qui vivront ; « et les autres pour
«l'homme». Il montre par là qu'il viendra « ressusciter au jugement », voilà ceux qui ne
juger, revêtu de la même chair dans laquelle vivront pas, parce qu'ils mourront de la se-
il était venu pour être jugé. Et il dit pour cette conde mort. S'ils ont mal vécu, c'est qu'ils no
raison Parce qu'il est le Fils de l'homme ».
: « sont pas ressuscites à la première résurrection
Puis, parlant de ce dont nous traitons « Ne : qui se fait maintenant, c'est-à,-dire à celle des
« vous étonnez pas de cela, dit-il, car le temps âmes, ou parce qu'ils n'y ont pas persévéré
« viendra que tous ceux qui sont dans les sé- jusqu'à la fin. De même qu'il y a deux géné-
8 pulci'es entendront la voix du Fils de rations, dont j'ai déjà parlé ci-dessus, l'une
« l'homme ; et ceux qui auront bien vécu sor- selon la foi, qui se fait maintenant par le bap-
« tirent pour ressusciter à la vie, comme les tême, et l'autre selon la chair, qui se fera au
a autres pour ressusciler au jugement ' ». dernier jugement, quand la chair deviendra
Voilà ce jugement dont il a parlé auparavant, immortelle et incorruptible, de même il y a
pour désigner la condamnation, en ces termes : deux résurrections. La première, qui est celle
• II Cor. y, 11, 15. — ' Ps. c, 1. — ' Jeao, v, 27-29. ' Jean , v, 24.
LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIEU. i35

clos ùmcs, se fait présentement elle empêclie ; vaut cette parole: «Devant Dieu un jour est
de tomber dans la seconde mort. L'autre ne se « comme mille ans et mille ans comme un
fera qu'à la fin du monde ; elle ne regarde pas « jour' », six mille ans s'étant écoulés comme
les âmes, mais les corps, qu'elle enverra, par six jours, leseptième, c'est-à-dire les derniers
suitedu jugement dernier, les uns dans la se- mille ans, tienne lieu de sabbat aux saints qui /
conde mort, et les autres dans cette vie où il ressusciteront pour le solenniser. Tout cela
n'y a point de mort. serait jusqu'à un certain point admissible, si
l'on croyait que durant ce sabbatlcssaints joui-
CHAPITRE YII. ront de quelques délices spirituelles, à cause
de la présence du Sauveur, et j'ai moi-même
CE qu'il faut entendre raisonnablement par
LES DEUX RÉSURRECTIONS ET
autrefois été de ce sentiments Mais comme
PAR LE RÈGNE
ceux qui l'adoptent disent que les saints seront
DE MILLE ANS DONT SAINT JEAN PARLE DANS
dans des festins continuels, il n'y a que des
SON APOCALYPSE.
âmes charnelles qui puissent être de leur avis.
Le même évangéliste parle de ces deux ré- Aussi les spirituels leur ont-ils donné le nom
surrections dans son Apocalypse, mais de telle de chiUastes d'un mot grec qui peut se tra-
',

sorteque (juclques-uns des nôtres, n'ayant pas duire littéralement par millénaires''. Il serait
compris la première, ont donné dans des vi- trop long de les réfuter en détail j'aime mieux ;

sions ridicules. Voici ce que dit l'apôtre saint montrer comme on doit entendre ces paroles
Jean : « Je vis descendre du ciel un ange qui de l'Apocalypse.
« avait la clef de l'abîme, et une chaîne en sa Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit lui-même:
« main : et il prit le dragon, cet ancien ser- « Personne ne peut entrer dans la maison du
« peut qu'on appelle le diable et Satan, et le « fort et lui enlever ses biens qu'il ne l'ait lié
« lia pour mille ans. Puis l'ayant précipité dans a auparavant" ». Par le /or^, ilentendle diable,
« l'abîme, il ferma l'abîme et le scella sur lui, parce qu'il s'est assujéti le genre humain, et
« afin ([u'il ne séduisît plus les nations, jusqu'à par ses biens, les fidèles qu'il tenait engagés
« ce que les mille ans fussent accomplis après ;
dans l'impiété et dans le crime. C'était donc
« quoi il doit être lié pour un peu de temps. pour lier ce fort que saint Jean, selon l'Apo-
« Je vis aussi des trônes et des personnes as- calypse, vit un ange descendre du ciel, qui te-
ti sises dessus, à qui la puissance de juger fut nait la clef de l'abîme et la chaîne. Et il prit,
« donnée; avec elles, les âmes de ceux qui ont dit-il, le dragon, cet ancien serpent, que l'on
« été égorgés pour les témoignages qu'ils ont nomme le diable et Satan, et il le lia pour mille
« rendus à Jésus et pour la parole de Dieu, et ans ; c'est-à-dire qu'il l'empêcha de séduire et
« tous ceux qui n'ont point adoré la bêle ni de s'assujétir ceux qui devaient être délivrés.
« son image, ni reçu son caractère sur le front Pour les mille ans, on peut les entendre de
« ou dans leur main et ils ont régné pendant
; deux manières ou bien parce que ces choses
:

« mille ans avec Jésus. Les autres n'ont point se passent dans les derniers mille ans, c'est-à-
a vécu que mille ans soient accom-
jusc|u'à ce dire au sixième millénaire, dont les dernières
« plis. Voilà la première résurrection. Heureux années s'écoulent présentement pour être sui-
« et saint est celui qui y a part La seconde ! vies du sabbat qui n'a point de soir, c'est-à-
« mort n'aura point de pouvoir sur eux, mais dire du repos des saints qui ne finira jamais,
« ils seront prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, de sorte que FEcriture appelle ici mille ans la
« et ils régneront mille ans avec lui ' ». Ceux dernière partie de ce temps, en prenant la
à qui ces paroles ont donné lieu de croire que partie pour le tout ou bien elle se sert de
;

la première résurrection sera corporelle, ont ce nombre pour toute la durée du monde,
surtoutadoptécetteopinion à cause du nombre employant ainsi un nombre parfait pour mar-
»\j- de mille ans, dans la pensée que tout ce temps quer la plénitude du temps. Le nombre de
doit être comme le sabbat des saints, où ils se mille est le cube de dix, dix fois dix faisant
reposeront après travaux de six mille ans
les cent; mais c'est là une figure plane, et pour
qui seront écoulés depuis que l'homme a clé
' a Pierre, m, 8.
créé et préci[iité de la félicité du paradis dans ' Voyez les sermons de saiot Augustin, Serm, CCLIX.
les misères de la vie mortelle, alin que, sui-
'^
C'est aussi le nom que leur doune saiQt JérOme,
' Apoc. ï.x, 1-5. • Marc, III, 27.
450 LA CITE DE DIEU.

la rendre solide, il faut nuilti plier cent par reuse. Il ne faut pas s'arrêter à ce que le diable
dix el cela fait mille. D'ailleurs, si l'Ecriture séduit souvent ceux mêmes qui, régénérés eu
se sert de cent pour un nombre indéfini, Jésus-Christ , marchent dans les voies de

comme lorsque Notre-Seigneur promet à celui Dieu -, car « le Seigneur connaît ceux qui sont
qui quittera tout pour le suivre « qu'il rcce- : « à lui '
» ; et de ceux-là, Satan n'en séduit
« vra le centuple dès cette \le '», ce que aucun jusqu'à le faire tomber dans la damna-
l'Apôtre exprime en disant qu'un véritable tion éternelle. Le Seigneur les connaît comme
chrétien possède toutes choses, bien qu'il Dieu, c'est-à-dire comme celui à qui rien de
semble qu'il n'ait rien ^ selon celte parole en- ce qui doit arriver n'est caché, et non comme
core : a Le monde est le trésor du fidèle" » ;
un lionmie, qui ne voit un autre homme que
combien plus le nombre de mille ans doit-il quand il est présent, si toutefois on peut dire
signifier l'universalité 1 Aussi est-ce le meil- qu'il voit celui ne voit pas le cœur, et dont il

leur sens qu'on puisse donnera ces paroles du dont il ne devenir ensuite,
sait pas ce qu'il doit
psaume : « Il s'est toujours souvenu de son non plus que lui-même. Le diable est donc lié
« alliance et de la promesse qu'il a faite pour et enfermé dans l'abîme, afin qu'il ne séduise

a mille générations* » ; c'est-à-dire pour toutes pas les nations qui composent l'Eglise et qu'il
les générations. séduisait auparavant, lorsque l'Eglise n'était
Saint Jean poursuit « Et il le précipita : pas encore. 11 n'était pas dit, en effet, « afin
« dans l'abîme » par cet abîme est marquée ;
« i|u'il ne séduisît plus personne », mais :

la multitude innombrable des impies, dont le a afin qu'il ne séduisît plus les nations », par

cœur est un gouffre de malignité contre l'E- lesquelles l'Apôtre a voulu sans doute qu'on
glise de Dieu non que le diable n'y fût déjà
;
entendît l'Eglise. « Jusqu'à ce que mille —
auparavant, mais parce qu'étant exclu de la « ans fussent accomplis », c'est-à-dire ce qui

société des fidèles, il a commencé à posséder reste du sixième jour qui est de mille ans, ou
davantage les autres. Celui-là est plus possédé bien ce qui reste de la durée du monde.
du diable, qui non-seulement est éloigné de Et ces mots « Afin qu'il ne séduisît plus :

Dieu, mais qui hait même les serviteurs de « les nations, jusqu'à ce que mille ans fussent
Dieu sans raison. « Et il le ferma, dit-il, el le « accomplis » , il ne faut pas les entendre
« scella sur lui, afin qu'il ne séduisît plus les comme s'il devait plus lard séduire les nations
« nations jusqu'à ce que mille ans fussent ac- qui composent l'Eglise des prédestinés. Car
c( complis ferma sur lui, c'est-à-dire il
». 11 le ou bien cette expression est semblable à celle-
lui défendit d'en sortir. Ce qu'ajoute saint ci « Nos yeux sont arrêtés sur le Seigneur
:

Jean, qu'il le scella, signifie, selon moi, que « notre Dieu, jusqu'àcequ'ilaitpitiédenous ^»
;

Dieu ne veut pas qu'on sache (juels sont ceux où il est clair que, lorsque Dieu aura pris
qui appartiennent au démon ou ceux qui ne pitié ne laisseront pas de
de ses serviteurs, ils

lui appartiennent pas, et c'est une chose fout jeter les ou bien voici l'ordie
yeux sur lui ;

à fait incertaine en cette Tie, parce qu'il est de ces paroles « Et il ferma l'abîme et il le:

incertain si celui qui semble être debout ne « scellasurlui,jusqu'àce que milleansfusscnl

tombera point, et si celui qui semble être « accomplis », de sorte que ce qu'il ajoute :

tombé ne se relèvera point. Or, le diable est c afin qu'il ne séduisît [dus les nations », doit
ainsi lié et enfermé pour être incapable de s'entendre, indépendamment du reste, comme
séduire les nations qui appartiennent à Jésus- si toute période était conçue ainsi : « El il

Christ el qu'il séduisait auparavant. « Dieu », « ferma l'abîme, el il le scella sur lui, jusqu'à
comme dit l'Apôtre, « a résolu, avant la nais- « ce ([ue mille ans fussent accomplis afin ,

« sance du monde, de déUvrer de la puis- les «qu'il ne séduisît plus les nations ». En
H sance des ténèbres et de les faire passer '"
d'autres termes, c'est afin qu'il cesse de
« dans le royaume du Fils de son amour " ». séduire les nations que l'abîme est fermé jus-
Les fidèles ignorent-ils que maintenant même qu'à la révolution de mille ans.
le démon séduit les nations et les entraîne
• n Tlm. II, 19. - ' Ps. CXïIl, 2.
avec lui au supplice éternel mais ce ne sont ?

pascellesqui sont prédestinées à la vie bienheu-

• Matt. xix, 2U; Marr, x, 30. — ' JI Cor. vi, 10. — ' Prcv.
XVV, 7 auiv. L.\.\. — '
Ps. CIV, 8. — ' Epli. I, 4, ~ ' Co'.oss. I, 13.
-

LIVRE XX. LE JUGEMENT DERNIER. m-


ClIAPITRE VIII. que Dieu ne veut pas. Aussi csl-ce [lour l'en
empêcher qu'il l'a lié.
Di: DIABLE ENCn.ÛNÉ ET DÉLIÉ DE SES COAINES.
Mais il sera délié quand il ne restera que
« Après cela », dit saint Jean, « il doit être peu de temps. L'Ecriture nous apprend que le
« délié pour un peu de temps ». Si le diable ' démon et ses complices tourneront foule leur
est lié et enfermé, afin qu'il ne puisse pas rage contre pendant trois ans et
l'Eglise
séduire l'Eglise, sa délivrance consistera-t- demi '
; et ceux à qui il aura affaire seront
clle à le pouvoir ? A Dieu ne plaise ! ne sé-
Il tels qu'il ne les pourra surmonter ni par force,
duira jamais l'Eglise prédestinée et élue avant ni par artifice. Or, s'il n'était jamais délié, on
la créationdu monde, dont il est dit que : ne connaîtrait pas si bien sa puissance et si
V Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui - ». malignité, ni la patience de la cité sainte, non
Cependant il y aura ici-bas une Eglise, au plus que la sagesse admirable avec laquelle
temps que le diable doit être délié, comme il le Tout-Puissant a su se servir de la malice
y en a toujours eu une depuis Jésus-Clirist. du diable, soit en ne l'empêchant pas de sé-
Saint Jean dit un peu après, que le diable, une duire les saints, afin d'exercer leur vertu, soit
fois délié, portera les nations (]u'il aura sé- en ne lui permettant pas d'user de toute sa
duites dans le moudc entier, à faire la guerre fureur, de peur qu'il ne triomphât d'une infi-
à l'Eglise, et que le nombre de ses ennemis nité d'hommes faibles qui devaient grossir les
égalera les sables de la mer « Et ils se répan- :
rangs de l'Eglise. Il sera donc délié sur la fia
« dirent, dit-il, sur la terre, et ils cnviron- des temps, afin que la Cité de Dieu recon-
« nèrent le camp des saints et la Cité bien-ai- naisse, à la gloire de son Rédempteur et de
« mée de Dieu. Mais Dieu fit tomber un feu du son Libérateur, quel adversaire elle aura sur-
ciel qui les dévora et le diable, qui les sé-
; monté. Que sommes-nous en comparaison des
« duisait, fut jeté dans un étang de feu et de chrétiens qui seront alors, puisqu'ils surmon-
soufre avec la bête et le faux prophète, pour teront un ennemi déchaîné, que nous aA'ons
B y être tourmentés jour et nuit dans les bien de la peine à combattre, tout lié qu'il est ?
« siècles des siècles ^ ». Ce passage regarde le Néanmoins, il n'y a point de doute que pen-
dernier jugement, et néanmoins j'ai été bien dant cet intervalle même. Dieu n'ait eu et
aise de le rapporter, de peur qu'on ne s'ima- n'ait encore des soldats si braves et si expert
gine que, dans le peu de temps que le diable meniés que , fussent-ils vivants quand le
doit être délié, il n'y aura point d'Eglise en diable sera délié, ils ne craindraient ni ses
ce monde, soit qu'il ne l'y trouve plus, soit efforts, ni ses ruses.

qu'il la détruise par ses persécutions. Le dialde Or, le diable n'a pas seulement été lié
n'a donc pas été lié dans tout ce temps que lorsque l'Eglise a commencé de se répandre
comprend l'Apocalypse, savoir depuis le pre- : de la Judée parmi les nations; mais il l'est
mier avènement de Jésus-Cbrist jusqu'à la fin encore maintenant et le sera jusqu'à la fin des
du monde où se fera le second. Et c'est ce que siècles, où il doit être délié. Nous voyons en-
saint Jean appelle mille ans, en sorte que l'E- core tous les jours des personnes quitter leur
criture entend par là que le diable ne sériuira dans laquelle le démon les retenait,
infidélité
pas l'Eglise pendant cet intervalle, puisqu'il et embrasser la fui etily en aura toujours sans
;

ne la séduira pas non plus lorsqu'il sera délié. doute qui se convertiront jusqu'à la fin du
En effet, il est indubitable que si c'est être lié monde. Le fort est lié de même à l'égard de
pour lui que de pouvoir séduire l'Eglise, il le chacun des fidèles, lorsqu'ils lui sont enlevés
pourra faire quand il sera délié. Etre lié par comme sa proie comme, d'autre part, Vabime
;

rapport au diable, c'est donc n'avoir pas per- où il a été enfermé n'a pas été détruit par la
mission de tenter les liommes autant qu'il mort des premiers persécuteurs de l'Eglise ;

peut, par adresse ou par violence, pour les mais à ceux-là d'autres ont succédé et leur
faire passer à son parti. Si cela lui était permis succéderont jusqu'à la fin des siècles afin ,

pendant un si long espace de temps, la fai- qu'il soit toujours enfermé dans ces cœurs
blesse des hommes est telle qu'il ferait tomber pleins de passion et d'aveuglement, comme
un grand nombre de fidèles et qu'il empêche- en un abîme profond. Or, c'est une question
rait beaucoup d'hommes de le devenir, ce
' Ce sont les
quarante-deux mois de règne de l'Antéchrist an-
Apec, xs, 3. —
' Tim. 19. —
' Apoc. Xï, 8-10.
Il il, ' noncés par saint Jean (Apoc. xi, 2).
,

.138 LA CITE DE DIEU.

de savoir si, pendant ces trois dernières années parce que le crime sera triomphant ', et que
et demie que le démon exercera toute sa fureur, plusieurs, qui ne sont pas écrits au livre de
il y aura encore quelques hommes, au m lu vie, succomberont sous les persécutions inouïes
des fidèles, qui embrasseront la foi. Comment du diable déjà délié, de même il faut croire
cette parole se justifierait-elle « Personne
: que non-seulement les véritables chrétiens,
« ne peut entrer dans la maison du fort et lui mais que quelques-uns de ceux mêmes qui
a enlever ses biens, qu'il ne l'ait d'abord lié » '
seront hors de l'Eglise, aidés de la grâce de
si on les lui enlève lors même qu'il est délié ? Dieu et de l'autorité des Ecritures, qui ont pré-
Il semble donc que cela nous oblige à croire dit la fin du mondequ'ils verront arriver, seront
qu'en ce peu de temps l'Eglise ne fera aucune plus disposés à croire ce qu'ils ne croyaient
nouvelle conquête, mais que le diable com- pas, et plus forts pour vaincre le diable, (out
battra seulement contre ceux qui se trouveront déchaîné qu'il sera. Disons, dans cet état de
déjà chrétiens et si quelques-uns de ceux-là
; choses, qu'il a été lié afin qu'on lui puisse
sont vaincus, il faut dire qu'ils n'étaient pas enlever ses biens, lors même qu'il sera délié,

du nombre des prédestinés. Ce n'est pas en suivant cette parole du Sauveur : « Comment
vain que le même saint Jean, qui a écrit l'A- peut-on entrer dans maison du fort pour
la

pocalypse, a dit de quelques-uns dans une de « lui enlever ses biens, qu'on ne l'ait lié au-
ses Epîtres : « Ils sont sortis d'avec nous, mais « paravant ? »
« ils n'étaient pas d'entre nous ; car s'ils

« eussent été d'entre nous, ils y seraient demeu- CHAPITRE IX.


« rés " ». Mais que dirons-nous des petits en-
EN QUOI CONSISTE LE RÈGNE DES SAINTS AVEC
fants ? Il n'est pas croyable que cette dernière
JÉSUS-CIIRIST, PENDANT MILLE ANS, ET EN QUOI
persécution n'en trouve point parmi les chré-
IL DIFFÈRE DU RÈGNE ÉTERNEL.
tiens qui ne soient pas baptisés, et que même
il ne leur en naisse pendant ce temps, et en Pendant mille ans que le diable est
les
ce cas que leurs parents ne les baptisent. lié, c'est-à-dire pendant tout le temps qui s'é-
Comment donc enlèvera-t-on ces biens à Sa- coule depuis le premier avènement du Sau-
tan, puisqu'il sera délié, et que, selon la parole veur jusqu'au second, les saints régnent avec
du Seigneur : « Personne n'entre en sa mai- lui. Et, en effet, si, outre le royaume dont il
« son et ne lui enlève ses biens, qu'il ne l'ait doit dire à la fin des siècles « Venez, vous :

« lié auparavant ? » Croyons donc plutôt que, « que mon Père a bénis, prenez possession du

même pendant ce temps, les apostasies ne ((royaume qui vous a été préparé * » ses ;

manqueront point, non plus que les conver- saints, à qui il dit « Je suis avec vous jusqu'à:

sions, et que les parents auront assez de cou- « la fin du monde ^


n'en avaient, dès main- »,
rage pour baptiser leurs enfants, aussi bien tenant, un autre où
régnent avec lui, certes ils

que les nouveaux convertis, qu'ils vaincront l'Eglise ne serait pas appelée son royaume ou
ce fort, tout délié qu'il sera, c'est-à-dire quoi- le royaume des cieux. Car c'est à cette heure
qu'il emploie contre eux des ruses et des m.a- queledocteur de la loi, dont parle l'Evangile,
nœuvres qu'il n'avait point encore mises en H qui tire de son trésor de nouvelles et de

usage, tellement qu'ils lui seront encore en- « vieilles choses * » , est instruit dans le
levés, quoiqu'il ne soit pas lié. Néanmoins, royaume de Dieu et c'est de l'Eglise que les ;

la parole de l'Evangile subsistera toujours : moissonneurs doivent arracher l'ivraie que


« Que personne ne peut entrer dans la maison le père de famille avait laissé croître parmi le
« du fort, ni lui enlever ses biens, qu'il ne bon grain jusqu'à la moisson. Notre-Seigneur
«l'ait lié aujaravant ». Cet ordre a été, en explique ainsi cette parabole « La moisson, :

eiîet, observé. On a lié d'abord le fort, et on 8 c'est la fin du siècle. Comme donc on ra-
lui a ensuite enlevé ses biens dans toutes les « masse l'ivraie et ou la jette au feu, la même
nations, pour en composer l'Eglise, qui s'est « chose arrivera à la fin du monde. Le Fils de
depuis accrue et fortifiée au point de devenir « l'homme enverra ses anges, et ils arrache-
capable de dépouiller le démon, lors même B ront de son royaume tous les scandales ^ ».

qu'il sera délié. Ue même qu'il faut avouer Sera-ce du royaume où il n'y a pas de scandales?
que la charité de plusieurs se rclroidira,
' Mail. X.X1V, 12. — • Ibici. XXV, 31. — ' JbiJ. xxviir, 20 —
' Jlatl. xit, 29. — » Jean, ii, 19. ' Mau. XIII, 52. — ' Jta't. xxxix, 41.
.

LIVRE XX. — LE JUGEMENT DEKNIEU. 459

Non, sans doute. Ce sera donc de celui d'ici- Voilà comment elle s'expliciue sur celte pre-
bas, qui est son Eglise. Il dit plus haut : mière résurrection qui se fait maintenant.
« Celui qui violera l'un de ces moindres com- Après avoir dit (lue le diable demeurera lié pen-
« mandements et qui enseignera aux hommes dant mille ans, et qu'ensuite il doit être délié
« à le suivre sera le dernier dans le royaume pour un peu de temps, aussitôt reprenant ce
« des cieux mais celui qui l'accomplira et
;
que l'Eglise fait pendant ces mille ans ou ce
« qui l'enseignera sera grand dans les cieux » ' qui se passe dans l'Eglise « Et je vis, dit-il, :

Il les place tous deux dans le royaume des « des trônes et des hommes assis sur ces

cieux, tant celui qui ne fait pas ce qu'il en- « trônes ; et on leur donna le pouvoir de

seigne que celui qui le fait mais l'un est ;


«juger ». Il ne faut pas s'imaginer que ceci
très-petit et l'autre très-grand. II ajoute aussi- soit dit du dernier jugement, mais il s'agit

tôt : « Car je vous dis que si votre justice n'est des trônes des chefs et des chefs qui gou-
« pas plus grande que celle des Scribes et des vernent maintenant même l'Eglise. Quant
« Pharisiens (c'est-à-dire que la justice de au pouvoir de juger qui leur est donné, il
« ceux qui ne font pas ce qu'ils enseignent, semble qu'on ne le puisse mieux entendre
B puisqu'il déclare d'eux dans un autre endroit : que de celte promesse « Ce que vous lierez sur :

« Qu'ils disent ce qu'il faut faire et qu'ils ne le « la terre sera lié au ciel, et ce que vous délie-

«font pas^), vous' n'entrerez point dans le « rez sur la terre sera délié au ciel '
». Ce qui
« royaume des cieux ' » Il faut donc entendre . fait dire à l'Apôtre : o Qu'ai-je affaire de juger
d'une autre manière le royaume des cieux où « ceux qui sont hors de l'Eglise ? N'êtes-vous
sont et celui qui ne pratique pas ce qu'il en- « pas juges de ceux qui sont dedans ^ ? » —
seigne et celui qui le pratique, et le royaume « Et les âmes », continue saint Jean, « de ceux

où n'entre que celui qui pi'atique ce qu'il en- « qui ont été mis à inort pour avoir rendu

seigne. Ainsi le premier, c'est l'Eglise d'ici- « témoignage à Jésus ». Il faut sous-entendre
bas, et le second, c'est l'Eglise telle qu'elle ce qu'il dit ensuite « Ont régné mille ans:

sera quand les méchants n'y seront plus.


,
« avec Jésus ' » c'est-à-dire Les âmes des
; :

L'Eglise est donc maintenant le royaume de martyrs encore séparées de leur corps. En
Jésus-Christ et le royaume des cieux, de sorte effet, les âmes des justes trépassés ne sont
que dès à présent les saints de Dieu régnent point séparées de l'Eglise ,
qui maintenant
avec lui, mais autrement
ne régneront qu'ils même est le royaume de Jésus-Christ. Autre-
plus tard. Néanmoins l'ivraie ne règne point ment on n'en ferait point mémoire à l'autel

avec lui, quoiqu'elle croisse dans l'Eglise avec dans la communion du corps de Jésus-Christ ;

le bon forain. Ceux-là seuls régnent avec lui et il ne servirait de rien dans le danger de
qui font ce que dit l'Apôtre a Si vous êtes : recourir à son baptême, pour ne pas sortir du
« ressuscites avec Jésus-Christ ,
goûtez les mondesans l'avoir reçu, ou à la réconciliation,
« choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la lorsqu'on a été séparé de ce même corps par
« droite de Dieu ; cherchez les choses du ciel la pénitence ou par la mauvaise vie. Pourquoi
« etnon celles de la ferre * ». II dit d'eux en- ces saintes pratiques, sinon parce que les
core que leur conversation est dans le ciel \ fidèles, tout morts qu'ils sont, ne laissent pas
Enfin, ceux-là régnent avec lui, qui sont tel- d'être membres de l'Eglise ? Dès lors leurs
lement dans son royaume qu'ils sont eux- âmes, quoique séparées de leurs corps, régnent
mêmes son royaume. Or, comment ceux-là déjà avec Jésus-Christ pendant ces mille ans;
sont-ils leroyaume de Jésus-Christ, qui, bien d'où vient qu'on lit dans le même livre de
qu'ilsy soient jusqu'à la fin du monde et des l'Apocalypse « Cienlieureux sont les morts
:

scandales, y cherchent leurs intérêts et non « qui meurent dans le Seigneur l'Esprit leur !

pas ceux de Jésus-Christ ^ ? « dit déjà qu'ils se reposent de leurs travaux,

Voilà comment l'Apocalypse parle de ce. «car leurs œuvres les suivent '». L'Eglise
royaume, où l'on a encore des ennemis à cou'imence donc par régner ici avec Jésus-
combattre ou à retenir dans le devoir, jusqu'à Christ dans les vivants et dans les morts ; car,
ce qu'on arrive dans le royaume paisible où comme dit l'Apôtre : « Jésus-Christ est mort
l'on régnera sans trouble et sans traverses. « aiin d'avoir empire sur les vivants et sur les

' Matt V, 19. - ' Il.iJ. .VXIil, 3. -Mbu V, 2û. — ' Coloss. m, ' Matt. XVIII, 18. ' 1 Cur, V, 12. — '
Apoo. XX, 1, — ' ibid.
1,2. — 'Pbiiipp. 111, 20. -- '
Ibid. 11,21. XIV, 13.
460 LA CITÉ DE DIEU.

« morts '
». Mais saint Jean ne fait mention conslilue la seconde mort. Car, jusqu'à ce
que des âmes mailyrs, parce que ceux-là
îles que les mille ans .soient accomplis, quiconque,
régnent principalement avec Jésus-Clirist après pendant tout ce temps où se fait la première
leur mort, qui ont combattu jusqu'à la mort résurrection, n'aura point vécu, c'est-à-dire
pour la vérité ce qui u'emiiêche point qu'en
; n'aura point entendu la voix du Fils de Dieu,
prenant la partie pour le tout, nous ne devions ni passé de la mort à la vie, passera infaillible-
entendre que les autres morts appartiennent nicnt à seconde mort avec son corps dans
la
aussi à l'Eglise, qui est le royaume de Jésus- la seconde résurrection, qui est celle
des
Clirist.
corps. Saint Jean ajoute « Voilà lu première :

Les paroles qui suivent « Et tous ceux qui résurrection.


:
« quiHeureux et saint est celui
« n'ont point adoré la bête ni son image, ni
« y participe » Or, celui-là seul'

y participe
!

B reçu son caractère sur le front ou dans leur qui non-seulement ressuscitera en sortant du
« main », doivent être entendues des vivants péché, mais qui encore persévérera dans cet
et des morts. Pour cette bête, quoique cela état de résurrection. « La seconde mort, dit-i',
demandeun pluslongexamen, onpeutfort l)ien « n'a point de pouvoir sur ceux-là » ; mais
l'expliquer par la cité impie et par le peuple elle en a sur les autres, dont il a dit aupara-
infidèle, contraires au peuple fidèle et à la Cité vant « Les autres n'ont pas vécu, jusqu'à
:

de Dieu. J'entends par son image le déguise- « ce que mille ans soient accomplis ». Encore
ment de ceux qui, faisant profession de foi, que dans cet espace qu'il nomme mille an?,
vivent comme des infidèles. Ils feignent d'être ils aient vécu de la vie
du corps, ils n'ont [las
ce qu'ils ne sont pas, et ne sont chrétiens que vécu de celle de l'âme en ressuscitant et en
de nom. En effet, non-seulement les ennemis sortant de la mort du péché, afin d'avoir pari
déclarés de Jésus-Christ et de sa cité appar- à la première résurrection et de ne pas ton.ber
tiennent à la bête, mais encore l'ivraie qui sous l'empire de la seconde mort.
doit être ôlée à la fin du monde de son royaume,
qui est l'Eglise. Et qui sont ceux qui
n'a- CHAPITRE X.
dorent ni la bête ni son image, sinon ceux
qui font ce que dit l'Apôtre, et qui ne sont CE qu'il faut répondre a ceux qui pensent
point atlacliés à un même joug avec les infi- QUE L.\ RÉSURRECTION REGARDE SEULEMENT LES
dèles^ ? Ils n'adorent point, c'est-à-dire ils ne CORPS, ET NON LES AMES.
consentent point ils ne se soumettent point;
Il en est qui croient qu'on ne peut parler
et ne reçoivent point le caractère, c'est-à-dire
de résurrection qu'à l'égard des corps, et qui
le sceau du crime, ni sur le front
par leur soutiennent que celte première résurrection
profession, ni dans leurs mains par leurs ac-
dont parle saint Jean doit s'entendre de la ré-
tions. Ceux qui sont exempts de celte
profana- surrection des corps. Il n'appartient, disent-
tion, qu'ils vivent, encore dans cette chair
ils, de se relever qu'à ce qui tombe or, les ;
mortelle ou qu'ils soient morts, régnent dès
corps tombent en mourant, d'où vient qu'on
maintenant avec Jésus-Christ pendant tout le
les appelle des cadavres "
; donc ce ne sont pas
temps désigné par mille ans.
les âmes qui ressuscitent, mais les corp?.
« Les autres », dit saint Jean », n'ont point
Mais que répondront-ils à l'Apôtre qui admet
« vécu car c'est maintenant le temps que les
;
aussi une résurrection de l'âme ? Ceux-là
« morts entendront la voix du Fils de Dieu, et
étaient ressuscites selon l'homme intérieur, et
« que ceux qui l'entendront vivront ; mais, non pas selon l'homme extérieur, à qui il dil :

«pour les autres,


ne vivront point». Et ils
« Si vousêles ressuscites avec Jésus-Christ, ne
quant à ce <ju'il ajoute « Jusqu'à ce que :
goûtez plus que les choses du ciel ^ ». C'est
«
a mille ans soient accomplis
», il faut enten- la même pensée qu'il exprime ailleurs en
dre par là qu'ils n'ont point vécu pendant le
d'autres termes « Afin, dit-il, qu'à l'exemple
:

tem[»s où ils devaient vivre, «en passant de


'

« de Jésus-Christ qui est ressuscité des morts


« la mort à la vie ». Ainsi, quand le temps de la ' Apoc. XX, 50.
résurrection des corps sera arrivé, ils ne Sainl Augustin venir cnduver de cadcre, tomber. Isidore, en
sorti- ' fait

ront point de leurs tombeaux jjour ses Ori/jines (lib. li, cap. 2, § 35), donne aussi cette étymologie
vivre, très-hasardôe. Comp. saint Augusti.i, Scy'm. cc.YLir, n. 2. On peut
mais pour être jugés et condamnés, ce qui voir aussi les Soirées de Saint-Pétembourg^ où cadaver est ingé-
nieusement dérivé de caro data vermibus,
• Rom. XIV, 9. _ ' It Cor, vi, 11. * Coloss. III, 1.
LIVRE XX. - LE JUGEMENT DERNIER.
461
« pour la gloire iln Père, nous marchions les séduira donc alors, pour les attirer dans
anssi dans la vie nouvelle ». De là encore '
cette guerre car auparavant il les séduisait
;

cette parole « Levez-vous, vous qui dormez,


:
aussi tant qu'il pouvait par une infinité d'arti-
9 levez-vous d'entre les morts, et .lésus-Chiist fices. Mais alors il sortira, c'est-à-dire qu'il
«vous éclairera- ». Quand ces interprèles fera éclater sa haine et persécutera
ouverte-
disent qu'il n'appartient qu'aux corps de
iiient.Cette persécution sera la dernière
tomber, que
n'entendent pas cette parole «Ne
ils
l'Eglise souffrira,
:
mais dans toute la terre,
« vous éloignez point de lui, de peur que vous
c'est-à-dire que toute la cité de Dieu sera
« ne tombiez ^ » ni celle-ci « S'il tombe ; :
persécutée à travers toute la cité des impies.
« ou s'il demeure debout , c'est pour son Il ne faut pas entendre par Gog
et Magog des
« maître » » ni celle-ci encore « Que celui
; :
peuples barbares d'une certaine contrée du
«qui se croit debout prenne garde de tom- monde, comme ont fait ceux qui pensent que
« ber " ». Assurément cette chute s'entend
de ce sont les Gètes et les Massagètes, à
cause des
l'âme et non du corps.
premières
lettres de ces noms. En effet, l'Ecri-
Si donc c'est à ce qui tombe à
ressusciter, ture marque clairement qu'ils seront réjian-
et si les âmes tombent comme les
corps, iî dus dans tout l'univers, quand elle dit «
faut convenir qu'elles ressuscilent aussi. Les :

Ce « nations qui sont aux quatre coins de la


que saint .lean ajoute, après avoir dit que la
a terre » ; et elle ajoute que c'est Cog et Magog.
seconde mort n'a point de pouvoir sur ceux-
Or, nous avons acquis la cerlitude que
là, savoir, qu'ils seront prêtres
Gog
de Dieu et de signifie toit, Magog, dn toit ; comme
et
Jésus-Christ , et qu'ils régneront avec lui qui
dirait « la maison et celui qui en
sort ». '
Ces
l'espace de mille ans, cela ne doit pas
s'enten- nations sont donc, comme nous disions
dre des seuls évèques ou des seuls un
prêtres, peu plus haut, l'abîme où le diable est en-
mais de tous les fidèles qu'il nomme prêtres'
fermé; et c'est lui-même qui en sort: de
parce qu'ils sont tous membres d'un
seul sorte qu'elles sont maison », et lui a celui
« la
grand-prêtre, de même qu'on les appelle tous
« qui sort de la maison ». Ou bien, si par
ces
chrétiens, à cause du chrême mystique
auquel deux mots nous voulons entendre les nations,
ils ont tous part. Aussi est-ce d'eux
que l'apôtre « elles sont la maison », parce que le
diable y
saint Pierre a dit « Le peuple saint
:
et le sacer- est enfermé maintenant, et comme à
couvert,
a doce royal S). Il est à remarquer d'ailleurs et « elles sortiront de la maison», lorsqu'elles
que saint Jean déclare, bien qu'en peu de
feront éclater la haine qu'elles couvenl. Quant
mots et en passant, que Jésus-Christ est Dieu,
à ces paroles : « Et ils se répandirent sur la
lorsqu'il appelle les chrétiens les prêtres
de « terre et environnèrent le camp des saints et
Dieu cl de Jésus-Christ, c'est-à-dire du Père
« la Cité bien-aimée -
», il ne faut pas les en-
et duEt de plus, Jésus-Christ, bien qu'il
Fils.
tendre comme si les ennemis étaient venus ou
soit nis de l'homme, à cause
de la forme devaient venir en un lieu particulier et déter-
d'esclave qu'il a prise, a été aussi fait prêtre
miné, puisque le camp des saints et la Cité
éternel selon l'ordre de Melchisédech comme \ bien-aimée ne sont autre chose que l'Eglise
nous l'avons dit plusieurs fois.
qui sera répandue sur toute la terre. C'est là
qu'elle sera assiégée et pressée par ses enne-
CHAPITRE XI. mis, qui exciteront contre elle une cruelle
DE GOG ET DE iMAGOG QUE LE DIABLE, persécution, et mettront en usage tout ce
DÉLIÉ A
L'APPROCnE DE LA FIN DES SIÈCLES, qu'ils auront de rage et de mahee sans
SUSCITERA ,

CONTRE l'Église. pouvoir triompher de son courage, ni lui


faire abandonner, comme le marque
le texte
«Et quand les mille ans seront révolus, sacré, son camp et ses étendards.
« Satan sera délivré de sa prison, et il
sortira
« pour séduire les nations qui sont aux ' Saint Aii;u5tin emprunte
cette interprétalioti à saint Jérôme (U
quatre Ezcch. cap. xx.wm). Au surplus, tien de plus divers
« coins du monde, Gog et Magog et il les por- des docteurs sur
que ropinion
; Gcg et Magog. Eusébe voit dans Gog un empereur
otera à faire la guerre, et leur nombre romain et dans Magog Tempire romai.i
en général {Demonslr.
£vang., I:b. ix, cap. 3); saint Ambroise IDe
fiih, lib. ii, cap. ult )
«égalera les grains de sable de la mer ». 11 cro.t que Gog et Magog désignent les
Gollis, et il y a ainsi une
foule de conjectures également arbitraires.
• Rom. vr, 1.- ' Eph. V, M. - Eccl. „, 7. _ <
Rom. xiv, 4.
- Apoc.
XX, 7, 8.
— I Cor. X, 12. — ' Pierre, ti, — Ps.
9. '
ci.\-, 4.
402 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE XII. lypse '


et le prophète Daniel -. Bien que ce
temps on a raison de
soit court, demander
Sr LE FEU QUE SAINT JEAN VIT DESCENDUE DU CIEL
s'il sera com|)ris ou non dans les mille ans
ET DÉVORER LES IMPIES DOIT S'ENTENDRE DU
de la captivité du diable et du règne des
DERNIER SUPPLICE.
saints. S'il y est compris, le règne des saints
Saint Jean ajoute Et un feu descendit du
: o s'étendra au-delà de la captivité du diable , et

« ciel, qui les dévora ' » il ne faut pas en-


;
ils régneront avec leur roi, lors même que le

tendre cela du dernier supplice auquel ils diable sera délié et qu'il les persécutera de
seront voués, quand il leur sera dit : « Retirez- tout son pouvoir. Comment alors l'Ecriture
« vous de moi maudits et allez au feu
, ,
détermine-t-elle règne des saints et la
le

« éternel ^ ». Car alors ils seront envoyés dans captivité du diable par le même espace de

le feu, et le feu ne tombera pas da ciel sur mille ans, si le diable doit être délié trois ans
eux. Or, par le ciel, on peut fort bien entendre et demi avant que les saints cessent de régner

ici la fermeté des saints, qui les empêchera de ici-bas avec Jésus-Christ? D'un autre côté, si
succomber sous la violence de leurs persécu- nous disons que les trois ans et demi ne sont pas
teurs. Le firmament est le ciel, et c'est cette compris dans les mille ans, afin que le règne
fermeté ^ céleste qui allume dans le cœur des des saints cesse avec la captivité du diable, ce
méchants un zèle ardent, un zèle qui les dé- qui semble être le sens le plus naturel des
sespère, quand ils se voient dans l'impuis- jiarolesde l'Apocalypse, nous serons obligés
sance d'attirer les saints de Jésus-Christ au d'avouer que les saints ne régneront point
parti de l'Antéchrist. Voilà le feu qui les dé- avec Jésus-Christ pendant cette persécution.
vorera ; « ce feu qui vient de Dieu
», parce * Mais qui oserait dire que les membres du
que c'est sa grâce qui rend les saints invin- Sauveur ne régneront pas avec lui, lorsqu'ils
cibles, éternel sujet de tourments pour leurs lui seront le plus étroitement unis, et que la

ennemis. De même qu'il y a un bon zèle, gloire des combattants sera d'autant plus
comme celui dont parle le Psalmiste^ quand grande et leur couronne plus éclatante, que le
il ditLe zèle de votre maison me dévore »
: 8
'^

;
combat aura été plus rude et plus opiniâtre ?

il y en a aussi un mauvais, ainsi que le Ou si prétend qu'il n'est pas conve-


l'on
dit l'Ecriture « Le zèle s'est emparé d'une
: nable de dire qu'ils régneront alors, à cause
« populace ignorante, et c'est maintenant le des maux qu'ils souffriront il faudra dire ,

« feu qui consume les impies


^ » mainte- ;
— aussi que pendant les mille ans mêmes, tous
nant, dit le texte sacré, et c'est sans préjudice les saints qui ont souffert ne régnaient pas avec
du feu du dernier jugement. Si saint Jean a Jésus-Christ au temps de leur soufl'rance ,

entendu par ce feu la plaie qui frappera les et qu'ainsi ceux qui ont été égorgés pour
persécuteurs de l'Eglise à la venue de Jésus- avoir rendu témoignage à Jésus-Christ et

Christ, lorsqu'il tuera l'Antéchrist du souffle pour la parole de Dieu, ces martyrs dont
de sa bouche \ ce ne sera pas non plus le l'auteur de l'Apocalypse dit qu'il a vu les

dernier supplice des impies, mais celui qu'ils âmes, ne régnaient pas avec ce Sauveur ,

doivent souffrir après la résurrection des corps. quand ils enduraient la persécution, et qu'ils
n'étaient pas son royaume, quand il les pos-
sédait d'une manière si exceUente. Or, il n'est
CHAPITRE XIII.
rien de plus faux, ni de plus absurde. Au

SI LE TEMPS DE LA PERSÉCUTION DE l' ANTECHRIST moins ne peut-on pas nier que les âmes des
DOIT ÊTRE COMPRIS DANS LES MILLE ANS. martyrs ne régnent pendant les mille ans avec
Jésus-Christ, et qu'elles ne régnent même après
Cette dernière persécution de l'Antéchrist avec lui, lorsque le diable sera délié. Il faut

doit durer trois ans et demi, selon l'Apoca- croire aussi, par conséquent, qu'après les
mille ans, les saints régneront encore avec ce
• Apoc. XX, 9. — ' Matt. xxv, 41. Sauveur, et qu'ainsi leur règne s'étendra de
' Nous reproduisons, autant que possible, ce jeu de mots qui roule
ces trois ans et demi au-delà de la captivité
sur l'analogie de finnnmentum et de firmitas.
' Ces mots qui vient de Dieu out été omis tout à l'heure par saint du diable. Lurs donc que saint Jean dit « Les :

Augustin. Il les rétablit maintenant, tels que les donne en effet le c( prêtres de Dieu et de Jésus-Christ régneront
texte de l'Apocalypse.
'
Ps. Lxviii, 10.— 'Isaïe, xxvi, U sec. lxx.— ' II Thess. ii, 8. ' Apoc. X et SI. — ' Dan. xii.
,

LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIER. /i63

« avec lui pendant mille ans ; et les mille ans « passe ; c'est pourquoi je désire que vous
B finis,Satan sera délivré de sa prison » il ; « viviez sans soin et sans souci de ce monde '»
;

faut entendre que les mille ans ne finiront pas c'est donc la figure du monde qui passe, el
le règne des saints, mais seulement la capti- non sa nature. Saint Jean, après avoir dit
vité du diable ou du moins, comme trois
;
qu'il vit celui qui était assis sur le trône, de-

ans et demi sont peu considérables, en compa- vant qui s'enfuient le ciel et la terre, ce qui
raison de tout le temps qui est marqué par n'arrivera qu'après, ajoute : « Je vis aussi les
mille ans, l'Ecriture ne s'est pas mise en peine c(morts, grands et petits et des livres furent ;

de les y comprendre. Nous avons déjà vu la «ouverts; et un autre livre fut ouvert, qui
même chose, au seizième livre de cetouvrage', « est le livre de la vie de chacun % et les morts
au sujet des quatre cents ans, bien qu'il y eût a furent jugés sur ce qui était écrit dans ces
un peu plus coutume assez fréquente dans
: « livres, chacun selon ses œuvres » . 11 dit que
les saintes Ecritures, si l'on y veut faire atlen- des livres furent ouverts, ainsi qu'un autre
tion. « qui est le livre de la vie de chacun ». Or, ces

CHAPITRE XIV. premiers livres sont l'Ancien et le Nouveau


Testament pour montrer les choses que
,
DE LA DAMNATION DU DIABLE ET DES SIENS, ET RÉ-
Dieu a ordonné qu'on fit et cet autre livre ;

CAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ DIT SUR LA RÉ-


parhculier de la vie de chacun est là pour
SURRECTION DES CORPS ET LE JUGEMENT DER-
faire voir ce que chacun aura ou n'aura pas
NIER.
fait. A prendre ce livre matériellement ,

Après avoir parlé de la dernière persécution, combien faudrait-il qu'il fût grand et gros ?
saint Jean résume en peu de mots ce que le ou combien faudrait-il de temps pour lire
diable doit souffrir au dernier jugement avec un livre contenant la vie de chaque homme?
la cité dont il est le prince « Et le diable, : Est-ce qu'il y aura autant d'anges que
a dit-il, qui les séduisait, fut jeté dans un d'hommes, et chacun entendra-t-il le récit
« étang de feu et de soufre, où la bête et le de sa vie de la bouche de l'ange qui lui sera
« faux prophète seront tourmentés jour et nuit, assigné ? A ce compte, il n'y aurait donc pas
« dans les siècles des siècles °-i>. Nous avons dit un livre pour tous, mais pour un chacun. Ce-
plus haut que par la bête, on peut fort bien pendant l'Ecriture n'en marque qu'un pour
entendre la cité impie et quant à son faux ;
tous, quand elle dit « Et un autre livre fut
:

prophète, c'est ou l'Antéchrist, ou celte image, « ouvert dès lors entendre par ce
»... 11 faut

ce fantôme dont nous avons parlé dans le livre une vertu divine, par laquelle chacun se
même endroit. L'Apôtre revient ensuite au ressouviendra de toutes ses œuvres, tant
dernier jugement qui se fera à la seconde ré- bonnes que mauvaises, et elles lui seront toutes
surrection des morts, c'est-à-dire à celle des présentées en un instant, afin que sa cons-
corps, et déclare comment il lui a été révélé : cience le condamne ou le justifie et qu'ainsi ,

a Je vis, dit-il, un grand trône blanc, et celui tous les hommes soient payés en un moment.
«qui était assis dessus, devant qui le ciel et Si cette vertu divine est nommée un livre,
Il la terre s'enfuirentetdisparurent '». 11 nedit c'est qu'on y lit, en quelque sorte, tout ce
pas : Je vis un grand trône blanc, et celui qui qu'on se souvient d'avoir fait. Pour montrer
était assis dessus, et le ciel et la terre s'enfui- que les morts doivent être jugés, c'est-à-dire
rent devant lui, parce que cela n'arriva i)a3 les grands et les petits, il ajoute, par forme de
alors, c'est-à-dire avant qu'il eût jugé les vi- récapitulation et en reprenant ce qu'il avait
vants et les morts ; mais il dit qu'il vit assis omis, ou plutôt ce qu'il avait différé « Et la :

sur le trône celui devant qui le ciel et la terre « mer présenta ses morts, et la mort et l'enfer

s'enfuirent dans la suite. Lorsque le jugement « rendirent les leurs ' » ce qui arriva sans ;

sera achevé, ce ciel et celte terre cesseront doute avant que les morts fussent jugés, et ce-
en effet d'exister, et il y aura un ciel nouveau pendant il ne le rapporte qu'après. Ainsi j'ai
et une terre nouvelle. Ce monde passera, non raison de dire qu'il reprend ce qu'il avait omis.
par deslrucUon, mais par changement; ce qui Mais maintenant il garde l'ordre, et croit devoir
a fait dire à l'Apôtre : « La figure de ce monde '
I Cor. vir, 31, 32.
^ Ces mots (h chacun {unius cujusquc) semblent ajoutés au texte
• Ch. XXIV. par saint Augustin. La Vulgate ne les donne pas, ni les Septante.
' Apoc. XX, 9, 10. — ' IbiJ. 11. '
Apec. XX, 13.
,

464 LA CITÉ DE DIEU.

répéter ce qu'il avait déjà dit du jugement. à cause des méchants qui y souffrent des sup-
Après ces paroles « Et la mer rendit ses : plices. S'il est au fond assez vraisemblable que
« morts, et la mort et l'enfer rendirent les les saints de r.\ncien Testament, qui ont
« leurs », il ajoute aussitôt : « Et cliacun fut cru à l'incarnation de Jésus-Christ, ont été,
«jugé selon ses œuvres » et c'est ce qu'il
;
après la mort, dans des lieux, à la vérité, fort
avait dit avant : « Les morts furent jugés selon éloignés de ceux où les méchants sont tour-
« leurs œuvres ». mentés , mais néanmoins dans les enfers ,

jusqu'à ce qu'ils en fussent tirés par le sang


CHAPITRE XV.
du Sauveur et par la descente qu'il y fit cer-
DES MOUTS QIE VOMIT LA MER POUR LE JUGEMENTj tainement, les véritables chrétiens, après l'ef-
ET DE CEUX QUE LA MORT ET L'eNFER RENDI- fusion de ce sang divin, ne vont point dans les
RENT. enfers, en attendant qu'ils reprennent leur
Mais quels sont ces morts que la mer con- corps et qu'ils reçoivent les récompenses qu'ils
tenait et Ceux qui meurent
qu'elle vomit ? méritent. Or, après avoir dit «El ils furent :

dans la mer échapperaient-i!s à l'enfer ? ou «jugés chacun selon leurs œuvres», il ajoute
bien est-ce que la mer conserve leurs corps? en un mot quel fut ce jugement « Et la mort, :

ou bien, ce qui est encore plus absurde, la « dit-il, ell'enfer furent jetés dms un étang

mer aurait-elle les bons et l'enfer les mé- a de feu B ; désignant par là le diable et tous
cliants?qui le croira? Il me semble donc que lesdémons, attendu que le diable est auteur
c'est avec quelque raison qu'on a entendu ici de la mort et des peines de l'enfer. C'est même
le siècle par la mer. Ainsi saint Jean, voulant ce qu'il a dit avant plus clairement par antici-
dire que ceux que Jésus-Christ trouvera encore pation : « Et le diable qui les séduisait fut jeté
vivants seront jugés avec ceux qui doivent res- « dans un étang de feu et de soufre ». Ce qu'il
susciter, les appelle aussi morts, tant les bons avait exprimé là plus obscurément « Où la :

que les méchants : les bons, à qui il est dit : a bête et le faux prophète, etc. », il l'éclaircit
« Vous êtes morts, et votre vie cachée en
est ici en ces termes : « Et ceux qui ne se trouvè-
« Dieu avec Jésus-Christ '
» ; et lesméchants, « rent pas écrits dans le livre de vie furent
dont il est dit: « Laissez les morts ensevelir jetés dans l'étang de feu » Ce livre n'est pas '
.

a leurs morts ^». On peut aussi les appeler pour avertir Dieu, comme s'il pouvait se trom-
morts en ce qu'ils ont des corps mortels ce ; per par oubli mais il signifie la prédestina-
;

qui a donné lieu à cette parole de l'Apôtre : tion de ceux à qui la vie éternelle sera donnée.
« Il est vrai que le corps est mort à cause du , Dieu ne les lit pas dans ce livre, comme s'il ne
péché; mais l'esprit est vivant, à cause de la les connaissait pas mais plutôt sa prescience ;

« justice '»; montrant par làquel'un et l'autre infaillible est ce livre de vie dans lequel ils sont
est dans un homme vivant un corps vivant et : écrits, c'est-à-dire connus de toute éternité.
un esprit qui vit. 11 ne dit pas toutefois le corps
mortel, mais le corps mort, bien qu'il le dise CHAPITRE XVI.
ensuite ', comme on a coutume de l'appeler
DU NOUVEAU CIEL ET DE LA NOUVELLE TERRE.
communément. Ce sont ces morts que la mer
vomit ; entendez que ce siècle présentera les Après avoir parlé du jugement des mé-
hommes qu'il contenait, parce qu'ils n'étaient chants, saint Jean avait à nous dire aussi
pas encore morts. « Et la mort et l'enfer, dit- queliiue chose de celui des bons. Il a déjà ex-
« il rendirent aussi leurs morts». La mer
, j)lii}ué ce que Notre-Seigneur a exprimé en ce
les présenta , selon la traduction littérale peu de mots « Ceux-ci iront au supplice
:

parce qu'ils comparurent dans l'état où ils « éternel » il lui reste à expliquer ce qui
;

furent trouvés ; au lieu que la mort et l'enfer suit immédiatement : « Et les justes à la vie
les rendirent, parce qu'ils les rappelèrent à la « éternelle - ». —
dit-il, un ciel « Et je vis,
vie qu'ils avaient déjà quittée. Peut-être n'est- 8 nouveau et une terre nouvelle. Car le pre-
ce pas seulement /rt??io;'<, mais encore /'ew/e?' ; « mier ciel et la première terre avaient dis-
lamort, pour marquer les justes qui l'ont seu- « paru ; et il n'y avait plus de mer ' ». Cela
lement soufferte, sans aller en enfer; et l'enfer, arrivera dans l'ordre que j'ai marqué ci-des-
'Colosf. UT, 3. — — sus, à propos du passage où il dit avoir vu
• Matt. vin, 22. ' Bonn, viii, 10. •
Ibid.
\niT, 11. 'Apec, ix, 14, 15. — ' Malt. .\xv, -IG. — ' Apoc. .\xi, I.
LIVRE XX. - LE JUGEMENT DERNIER. 405

celui qui était assis sur le trône, devant qui « aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni dou-
le ciel et la terre s'enfuirent. Aussitôt que « leur, |)arce que le premier état sera fini. Et
ceux qui ne sont pas écrits au livre de vie au- « celui qui était assis sur le trône dit : Je m'en
ront été jugés et envoyés au feu éternel, dont « vais faire touteschoses nouvelles'». L'Ecri-
le lieu et la nature sont, à mon avis, inconnus ture dit que cette Cité descendra du ciel, parce
à tous les hommes, à moins que Dieu ne le que la grâce de Dieu, qui l'a formée, en vient ;

leur révèle, alors la Tigure du monde passera elle lui dit par la môme raison dans Isaïe :

par l'embrasement de toutes choses, comme « Je suis Seigneur qui te forme - ». Cette
le

elle passa autrefois par le déluge. Cet embra- Cité, en effet, est descendue du ciel, dès qu'elle

sement détruira des éléments cor-les qualités a commencé, depuis que ses concitoyens s'ac-
ruptibles qui conformes au tempé-
étaient croissent par la grâce du baptême, que leur a
rament de nos corps corruptibles, pour leur communiquée la venue du Saint-Esprit. Mais
en donner d'autres qui conviennent à des elle recevra une si grande splendeur k la
corps immortels, afin que le monde renou- venue de Jésus-Christ, qu'il ne lui restera au-
velé soit en harmonie avec les corps des cune marque de vieillesse, puisque les corps
hommes qui seront renouvelés pareillement. mêmes passeront de la corruption et de la
Quant à ces paroles « 11 n'y aura plus de : mortalité à un état d'incorruptibilité et d'im-
« mer », il n'est pas aisé de décider si la mer mortalité. Il me semble qu'il y aurait trop

sera desséchée par Tenibrasement universel, d'impudence à soutenir que les paroles de
ou bien si elle sera transformée. Nous lisons saint Jean doivent s'entendre des mille ans
bien qu'il y aura un ciel nouveau et une terre que les saints régneront avec leur roi, attendu
nouvelle mais pour une mer nouvelle, je ne
; qu'il dit très-claireiuent que « Dieu essuiera
me souviens pas de l'avoir jamais lu. 11 est « toutes les larmes de leurs yeux, et qu'il n'y
vrai que, dans ce même livre, il est parlé « aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni dou-
d'une sorte de mer semblable à du cristal '
; ce leur ». Et qui serait assez déraisonnable
mais il n'est pas Là question de la fin du pour prétendre que, parmi les misères de cette
monde, et le texte ne dit pas que ce fut pro- vie mortelle, non-seulement tout le peuple de
prement une mer, mais une sorte de mer. Dieu, uiais qu'aucun saint même soit exempt
Pourtant, à l'imitation des Pro|ihètes, qui se de larmes et d'ennui? tandis qu'au contraire,
plaisent à employer des métaphores pour plus on est saint et plein de bons désirs, plus
voiler leur pensée, saint Jean, disant « qu'il on répand de pleurs dans la prière N'est-ce !

« mer», a peut-être voulu


n'y avait plus de point la Cité sainte, la Jérusalem céleste, qui
parler de cette même mer dont il avait dit dit « Mes larmes m'ont servi de nourriture
:

auparavant que « la mer présenta les morts « jour et nuit ' » ; et encore : « Je tremperai
((qui étaient dans son sein ». En etîet, il n'y « mon lit de pleurs toute la nuit, je le bai-

aura plus alors de siècle plein d'orages et de « gnerai de mes larmes « Mes * » ; et ailleurs :

tempêtes, tel que le nôtre, qu'il a présenté « gémissements ne vous sont point cachés ^ » ;

sous l'image d'une mer. et enfin « Ma douleur s'est renouvelée " ».


:

Ne sont-ce pas les enfants de la divine Jéru-


CHAPITRE XVII. salem qui gémissent, parce qu'ils voudraient
bien, non pas que leur corps fût anéanti, mais
DE LA GLORIFICATION ÉTERNELLE DE l'ÉGLISE,
qu'il fût revêtu d'immortalité, en sorte que ce
A LA FIN DU MONDE.
qu'il y a de mortel en eux fût absorbé par la
« », dit l'Apôtre, « je vis descendre
Ensuite vie'? ne sont-ce pas eux qui, possédant les
« la grande cité, la nouvelle Jérusalem quive- prémices de l'Esprit, soupirent en eux-mêmes
a naitdeOieu, parée comme une jeune épouse, en attendant l'adoption divine, c'est-à-dire la
« ornée pour son époux. Et j'entendis une rédemption de leur corps* ? Et l'apôtre saint
« grande voix qui sortait du trône et disait : Paul n'élait-il pas un citoyen de cette Jéru-
« Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, salem céleste, surtout quand il était saisi d'une
« et il demeurera avec eux, et ils seront son profonde tristesse et percé jusqu'au cœur par
« peu|ile, et il sera leur Dieu. 11 essuiera
« toutes les larmes de leurs yeux, et il n'y

Apoc, XXI, 2-5. — ' Isa. xlv, 8, sec. Lxx. — ' Ps. xli, -1. —
• Ibid. VT, 7. — ' Ibid. xxxvn, 10. — ' Ibid. xxxriii, 3. — ' Il Cor.
' Apoc. IV, fi; sv, 2. V, 4. — ' Bom. vm, 23.

s. AiG. — Tome Xlll. 30


ido LA CITÉ DE DIEU.

une douleur poignante et continuelle à cause « du jugement, lorsque les méchants périront.
des Israciiles, qui étaient ses frères selon la « Or, apprenez, mes bien-aimés, que devant
chair ' ? Quand donc mort ne sera-t-elle
la « Dieu un jour est comme mille ans, et mille
plus dans celte Cité, sinon quand on dira : « ans comme un jour. Ainsi le Seigneur ne
a mort où est ta 1 victoire ? ô mort où est ! «diffère point l'accomplissement de sa pro-
«ton aiguillon? or, l'aiguillon de la mort, « messe, comme quelques-uns se l'imaginent,
a c'est le péché ^ », lequel ne sera plus alors ; « mais il vous attend avec patience, parce
mais maintenant, ce n'est pas un habitant « qu'il veut, non pas qu'aucun périsse, mais
obscur de cette Cité , c'est saint Jean lui- « que tous se repentent et se convertissent.
même qui crie dans son épître: «Si nous di- « Or, le jour du Seigneur viendra comme un
« sons que nous sommes sans péché, nous « larron, et alors les cieux passeront avec un
« nous séduisons nous-mêmes, et la Yérité « grand fracas,
les éléments seront dissous par
« n'estpoint en nous'». Je demeure d'accord « la violence du feu, et la terre sera con-
que dans l'Apocalypse il y a beaucoup de « sumée avec tous ses ouvrages. Puisque
choses obscures, profjres à exercer l'esprit du toutes choses doivent périr, il vous convient
lecteur, et un petit nombre de choses claires, « d'attendre ce moment dans la sainteté et
propres à faire comprendre les autres, non « d'aller au-devant du jour du Seigneur, alors
sans prendre beaucoup de peine. La raison de « que les cieux embrasés seront dissous, et
cette obscurité, c'est surtout la coutume de « que les éléments périront par le feu. Mais
l'auteur de dire les choses en tant demêmes « nous attendrons, selon sa promesse, de nou-
manières, qu'il semble qu'il veut parler de « veaux cieux et une nouvelle terre où la
différentes choses, lorsque c'est toujours la « justice régnera ' ». L'Apôtre ne dit rien ici
même, diversement exprimée. Mais quant à de la résurrection des morts mais il s'étend ;

ces paroles Dieu essuiera toutes les larmes


: « beaucoup sur la ruine du monde, et, par ce
a de leurs yeux et il n'y aura plus ni mort,
; qu'il dit du déluge, il semble nous avertir de
« ni deuil, ni cris, ni douleur » elles regar- ; la manière dont l'univers doit périr un jour.
dent si évidemment le siècle à venir, l'im- 11 dit, effet, que le monde, qui était alors,
en
mortalité et l'éternité des saints ,
qui seuls périt, non-seulement le globe de la terre,
seront délivrés de ces misères, qu'il ne faut mais encore les cieux, c'est-à-dire les espaces
rien chercher de clair dans l'Ecriture sainte, de l'air qui avaient été envahis par la crue des
si l'on trouve ces paroles obscures. eaux. Il entend, en effet, par les cieux, ce lieu
de l'air où souffle le vent, et seulement ce
CHAPITRE XVlll. lieu, mais non les cieux supérieurs où sont
placés le soleil, la lune et les étoiles. Ainsi
CE qu'annonce saint pierre tocchant
LE JUGEMENT DERNIER.
toute cette région de l'air avait été changée
par l'envahissement de l'eau, et elle périt
Voyons maintenant ce que l'apôtre saint ainsi, comme la terre avait péri avant elle par
Pierre a écrit sur ce jugement : « Dans les der- le déluge. « Mais, dit-il, les cieux et la terre
n niers jours, dit-il, viendront des séducteurs « d'à présent ont été rétablis par la même
marchant à la suite de
« pleins d'artifices, qui, « parole de Dieu, et sont réservés pour être
«leurs passions, diront Qu'est devenue la :
« brûlés par le feu, au jour du jugement,
« promesse de son avènement? Car, depuis que « lorsque les méchants périront » . Ainsi le
« nos pères sont morts, toutes choses se pas- monde qui a été rétabli, c'est-à-dire ces cieux
« sent comme au commencement de la créa- et celte terre, mis à la place du monde qui
« tion. — Paroles d'insensés qui ne veulent avait été détruit par le déluge, sont destinés à
« pas savoir que les cieux furent d'abord dé- périr par le feu, au jourdu jugement, quand
« gagés des eaux par la parole de Dieu, aussi lesméchants périront. 11 déclare, sans hésiter,
« bieh que la terre, et que le monde d'alors que les méchants périront à cause du grand
a périt et fut submergé par les eaux. Mais les changement qui leur arrivera, bien que leur
cieux et la terre qui existent à présent ont nature doive toujours demeurer au milieu
« été rétablis par la même parole de Dieu, et des supplices éternels. On dira peut-être : Si
« sont destinés à être biùlés par le feu au jour le monde est embrasé après le jugement, où
• Eom. IX, 2. —M Cor. xv, 55, 56. — ' I Jean, i, 8. ' II Pierre, m, 3-J3.
LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIER. 467
seront les saints lors de cet embrasement su- « du souffle de sa bouche, et qu'il dissipera
prême, avant (jue Dieu ait remplacé le monde «par l'éclat de sa présence: ce méchant,
détruit par un ciel nouveau et une terre nou- « dis-jo, qui doit venir avec la imissance de
velle? car, puisqu'ils auront des corps, il faut Satan
« une infinité de prodiges et de
et faire
bien qu'ils soient quel()ue part. Nous pouvons « faux miracles qui séduiront ceux qui
doivent
répondre qu'ils seront dans les hautes réf>;ions « périr pour n'avoir point aimé la vérité
qui
où le feu de l'embrasement n'atteindra pas, « les eût sauvés. C'est pourquoi Dieu leur en-
non plus qu'autrefois l'eau du déluge ; leurs « verra un esprit d'erreur qui les fera croire
corps seront tels alors qu'ils pourront de- « au mensonge,
afin que tous ceux qui n'ont
meurer où il leur conviendra, lis ne crain- « point cru à la vérité, mais qui ont consenti
dront pas même le feu de cet embrasement, « à l'iniquité, soient condamnés ' ».
étant immortels de même
et incorruptibles; Il est hors de doute que saint
Paul a dit
que les corps mortels et corruptibles des trois ceci de l'Antéchrist et du jour du jugement,
jeunes hommes purent vivre dans la four- qu'il appelle le jour du Seigneur, pour expli-
naise ardente ', sans être atteints par le feu. quer que Seigneur ne viendra point avant
le

que celui qu'il appelle l'apostat ne soit venu.


CHAPITRE XIX. Que si l'on peut appeler avec raison tous les
DE LÉPÎTRE DE SAINT PAUL AUX HABITANTS DE impies des apostats, à plus forte raison peut-
THESSALONIQUE SUR l'aPPARITION 1)E l'ANTE- on nommer ainsi l'Antéchrist. Mais quel est
le temple de Dieu où il doit s'asseoir?
CHRIST, APRÈS LEQUEL VIENDRA LE JOUR DU On ne
SEIGNEUR. peut décider si c'est dans les ruines du temple
de Salomon ou dans l'Eglise. S'il s'agissait
du
Je me vois dans la nécessité de négliger un temple d'une idole ou du démon, assurément
grand nombre de témoignages des évangé- l'Apôtre ne l'appellerait pas le temple de Dieu.
des Apôtres sur ce dernier jugement,
listcs et Aussi a-t-on voulu que ce passage, qui a rap-
craignant de donner trop d'étendue à ce livre. port à l'Antéchrist, s'entendît non-seulement
Mais je ne puis passer sous silence ce que dit du prince des impies, mais en quelque sorte
saint Paul dans une épître écrite aux habi- de tout ce qui fait corps avec lui, c'est-à-dire
tants de Thessalonique a Nous vous prions, :
de la multitude des hommes qui lui appar-
« mes frères, par l'avènement de Notre-Sei- tiennent; et l'on a cru qu'il valait mieux
« gneur Jésus-Christau nom de notre union
et suivre le texte grec et dire, non « dans le
« en lui, de ne pas vous laisser ébranler légè-
«temple de Dieu i\ mais « en temple de
a reinent, sur la foi de quelques fausses
pro- « Dieu », comme si l'Antéchrist était lui-même
« pliéties ou sur quelque discours et sur le temple de Dieu, qui n'est autre chose que
« quelque lettre qu'on supposerait venir de
l'Eglise. C'est ainsi que nous disons il « s'as-
« nous, pour vous faire croire que le jour du sied en ami», c'est-à-dire comme ami,
«
et
« Seigneur est proche. Que personne ne vous autres locutions du même genre. Quant à ces
«trompe. 11 faut auparavant que l'apostat paroles Vous savez aussi ce qui empêche
: «
« vienne, et que l'homme de péché se mani-
« qu'il ne vienne maintenant », c'est-à-dire
:

« teste, ce fils de perdition, qui s'opposera vous connaissez la cause du retard de sa venue,
à
«Dieu, et qui s'élèvera au-dessus de tout ce «c'est afin qu'il paraisse en
son temps».
« qu'on appelle Dieu et qu'on adore, jusqu'à Comme il dit : Vous
ne s'en est pas le savez, il
« s'asseoir dans le temple de Dieu, voulant
expliqué plus clairement mais nous qui ;

« passer lui-même pour Dieu. Ne vous sou- l'ignorons, nous avons bien de la peine à com-
« vient-il pas que je vous disais tout cela,
prendre ce qu'il veut dire, d'autant mieux que
« quand j'étais encore avec vous? Vous savez
ce qu'il ajoute rend plus obscur encore le
« bien aussi ce qui empêche qu'il ne vienne,
sens de ce passage. En effet, que signifient
« afin qu'il paraisse en son temps. Car le
ces paroles « Le mystère d'iniquité commence
:

« mystère d'iniquité conmience à se former. a déjà à se former seulement que celui qui ;

« Seulement que celui qui lient maintenant «tient maintenant tienne jusqu'à ce qu'il
« tienne jusqu'à ce qu'il sorte; et alors se « sorte et alors le méchant se manifestera?
;
»
«révélera ce méchant que le Seigneur tuera J'avoue franchement ne pas comprendre
ce i
'
Dan. lit, 21. ' IIThcBS. II, I-U.
A(jS
LA CITÉ DE DIEU.

ne passerai pas
mais je vous avez ouï dire que l'Antéchrist doit
que cela veut dire ;

conjectures de ceux que j'ai « venir y a déjà maintenant plusieurs


et qu'il
sous silence les
« Antechrists cela nous fait connaître que
,

pu lire ou entendre.
qui pensent que saint Paul parle « nous sommes arrivés maintenant à la der-
11 en est
« nière heure. Ils sont sortis d'avec nous,
icide l'empire romain, et que c'est la raison
mais n'étaient pas des nôtres car s'ils
pour laquelle il a affecté d'être obscur, de
« ils ;

eussent été des nôtres, ils seraient demeu-


crainte qu'on ne l'accusât de faire des impré-
«

un empire qu'on regardait « De même, disent-ils, que plusieurs


rés' ».
cations contre
de sorte que par ces paroles hérétiques, que saint Jean appelle des Ante-
comme éternel ;
:

commence à se for- christs, sont déjà sortis de l'Eglise, à cette


« Le mystère d'iniquité
dont on heure, qu'il dit être la dernière, ainsi tous
« mer », il aurait eu en vue Néron,
regardait les œuvres comme celles de l'Anté- ceux qui n'appartiendront pas à Jésus-Christ,
mais à l'Antéchrist, en sortiront alors, et c'est
christ'. D'autres pensent même que Néron
tué % mais seulement enlevé, pour alors qu'il se manifestera.
n'a pas été
qu'on explique, ceux-ci d'une
qu'on le crût mort, et qu'il est caché quelque C'est ainsi

de l'âge qu'il manière ceux-là d'une autre ces obscures


part, vivant et vigueur dans la , ,

paroles de saint Paul mais du moins on ne


avait quand on le crut mort, pour
reparaître ;

royaume'. doute point qu'il n'ait dit que Jésus-Christ ne


en son temps et être rétabli dans son
viendra pas juger les vivants et les morts
Mais celte oiiinion me semble tout au moins
fort singulière. Toutefois ces paroles de ,
avant que l'Antéchrist ne soit venu séduire
l'Apôtre : « Seulement que celui qui tient ceux qui seront déjà morts dans l'âme, encore
« maintenant tienne jusqu'à ce qu'il
sorte », que cette séduction même appartienne au
absurdité s'entendre de l'em- mystère des jugements de Dieu. « L'Ante-
peuvent sans
« christ », comme dit l'Apôtre, «viendra
avec
pire romain, comme s'il y avait : Seulement
commande, commande jusqu'à « lapuissance de Satan, et fera une infinité de
que celui qui
« prodiges et de faux miracles pour séduire
ce qu'il sorte, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il
soit

retranché. —
a Et alors le méchant se décou-
« ceux qui doivent périr » Alors en effet Sa- .

c'est-à-dire l'Antéchrist, comme tout tan sera délié et il agira de tout son pouvoir
« vrira » ,

par l'Antéchrist, en faisant plusieurs miracles


le monde en tombe d'accord.
Mais d'autres pensent que ces paroles « Vous :
trompeurs. On a coutume de demander si l'A-

pôtre les appelle de faux miracles, parce que


a savez ce qui empêche qu'il ne vienne; car
mystère d'iniquité commence déjà à se ce ne seront que des illusions et des prestiges,
« le

former», ne doivent s'appliquer qu'aux ou bien parce qu'ils entraîneront dans l'er-
méchants et aux hypocrites qui sont dans reur ceux qui croiront ces prodiges au-dessus
assez grand de la du diable, faute de connaître
puissance
l'Eglise, jusqu'à ce qu'ils soient en
fournir un grand peuple à l'An- ce qu'il peut et surtout ce qu'il pourra, alors
nombre pour
qu'il recevra un pouvoir plus grand qu'il ne
téchrist, et que c'est ce qu'il appelle le « mys-
c'est une chose l'a jamais eu. En effet, lorsque le feu
tomba
« tère d'iniquité », parce que

cachée. Les paroles de l'Apôtre seraient


donc du ciel et consuma la nombreuse famille de
demeurer Job avec tant de troupeaux et qu'un tour-
une exhortation aux fidèles de
,

dans leur foi, quand il dit « Seule- billon de vent abattit la maison où étaient
fermes :

celui qui tient maintenant tienne ses enfants et les écrasa sous ses ruines, ce
« ment que
n'étaient pas des illusions et cependant
«jusqu'à ce qu'il sorte », c'est-à-dire jusqu'à
,

c'étaient des œuvres de Satan, à qui Dieu avait


ceque le mystère d'iniquité sorte de l'Eglise,
donné ce pouvoir. Quoi qu'il en so4t (car nous
où il est maintenant caché. Ceux-là estiment
saurons mieux un jour pourquoi l'Apôtre les
que ce mystère d'iniquité est celui dont parle
«Mes en- appelle de faux miracles), il est certain qu'ils
ainsi saint Jean dans son épître :

heure car, comme séduiront ceux qui auront mérité d'être


« fants, voici la dernière ;

séduits, pour n'avoir pas aimé la vérité qui


Chrysostome, de saint Cyrille,

C'est le sentiment de saint Jean pas que
de TertuUien et de plusieurs
autres Pères. Voyez les témoignages les eût sauvés. L'Apôtre ne dissimule
cités Léonard Coquée en son commentaire sur la Cité de Dieu.
par « Dieu leur enverra une erreur si forte et si
29.
' Sulpice Sévère, Bist. sacr., lib. il, cap.
Voyez
'
Cette légende populaire sur Néron est
rapportée par Suétone 8 spécieuse qu'ils auront foi dans le men-
il, cap. ») et Lactance [De
[Vit- Ner., cap. 57), Tacite [Bi.it., lib.
• Jean, ii, Vf, 19.
mort, pers., cap. 2, § 8).
LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIEU. 469

« songe » Il la leur enverra, parce qu'il per- vivaient alors, ne mourront point ; ou bien
mettra au diable de faire ces prodiges, et il si,dans le moment où ils seront emportés
le lui permettra iiar un jugement très-juste, dans l'air devant le Seigneur, ils passeront
bien que le dessein du diable en cela soit in- par la mort à l'immortalité '. On aurait tort
juste et criminel: BAfin)),ajoute-t-il, «que tous de croire que, pendant qu'ils seront portés
B cenx qui n'ont point cru à la vérité, mais dans l'air, ils ne pourront mourir et ressus-
«qui ont consenti à l'iniquité, soient con- citer. Aussi ne faut-il pas entendre ces paroles :

« damnés». Ainsi ils seront séduits par ces « Et ainsi nous serons pour jamais avec le
jugements de Dieu, également justes et cachés, « Seigneur » , comme si saint Paul voulait
qu'il n'a jamais cessé d'exercer sur les dire par là que nous demeurerons toujours
hommes depuis le péché du premier homme. avec lui dans l'air puisqu'il n'y demeurera ,

Après avoir été séduits, ils seront condamnés pas lui-même, et qu'il y viendra seulement
dans le dernier et public jugement par Jésus- en passant; mais nous serons pour jamais
Christ, qui, condamné injustement par les avec le Seigneur, en ce que nous aurons tou-
hoiumes, les condamnera justement. jours des corps mortels, dans quelque lieu
que nous soyons avec lui. Or, c'est l'Apôtre
CHAPITRE XX. lui-même qui nous oblige en quelque sorte à
croire que ceux que Notre-Seigneur trouvera
CE QUE SAIM PAUL A ENSEIGNÉ SUR LA HÉSURREC-
vivants souffriront la mort et recevront l'im-'
TION DES MORTS DANS SA PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX
mortalité incontinent, puisqu'il dit : « Tous
HABITANTS DE THESSALONIQUE.
« vivront en Jésus-Christ M) ; et encore :

L'Apôtre ne parle pas ici de la résurrection BCe qu'on sème dans la terre ne renaît pas,
des morts mais dans sa première épître aux
;
« s'il ne meurt aupareivant' ». Comment donc

mêmes habitants de Thessalonique, il dit ; ceux que Jésus-Christ trouvera vivants revi-
« Je ne veux pas, mes frères, que vous ignoriez vront-ils en lui par l'immortalité, s'ils ne
B ce qui regarde ceux qui dorment, de peur meurent pas? Il est vrai que si l'on ne peut
« que vous ne vous affligiez comme font les pas dire proprement du cor|is d'un homme
a autres hommes qui n'ont point d'espérance. (ju'il est semé, à moins
qu'il ne retourne à
« Car si nous croyons que Jésus-Christ est la terre, selon la sentence portée par Dieu
« mort et ressuscité, nous devons croire aussi contre le premier pécheur : « Tu es terre, et
« que Dieu amènera avec Jésus ceux qui sont « tu retourneras à la terre * » ; il faut avouer
a morts avec lui. Je vous déclare donc, selon que ceux que Notre-Seigneur trouvera en vie,
(1 la parole du Seigneur, que nous qui vivons à son avènement, ne sont pas compris dans
« et qui sommes réservés pour l'avènement ces paroles de l'Apôtre, ni dans celles de la
« du Seigneur, nous ne préviendrons point Genèse. est clair qu'étant enlevés dans les
Il

« ceux qui sont déjà dans le sommeil de la nues, ne seront pas semés en terre et n'y
ils

a mort; mais à la voix de l'archange et au retourneront pas, soit qu'ils ne doivent pas
« son de la trompette de Dieu, le Seigneur mourir, soit qu'ils meurent momentanément
« lui-même descendra du ciel ; et ceux qui dans l'air.
« seront morts en Jésus-Christ ressusciteront Mais, d'un autre côté, le même Apôtre,
a les premiers. Ensuite, nous qui sommes vi- écrivant aux Corinthiens, dit « Nous ressus- :

« vants et qui serons demeurés jusqu'alors, « citerons tous ^ » ; ou, suivant d'autres leçons:
a 11, js serons emportés avec eux dans les a Nous dormirons tous" ». Si donc on ne peut
« nues au milieu des airs devant le Sci-
et ressusciter sans avoir passé parla mort, com-
« gneur et ainsi nous serons pour jamais
; ment tous ressusciteront-ils ou dormiront-ils,
« avec le Seigneur ». Ces paroles de l'Apôtre
' sitant d'hommes que Jésus-Christ trouvera vi-
marquent clairement la résurrection future, vants ne doivent ni dormir ni ressusciter ?
lorsque Noire-Seigneur Jésus-Christ viendra J'estime donc qu'il faut nous en tenir à ce que
juger les vivants et les morts.
Comp.
' saint Augustin , Ejiisl. csLm ad Meicatorem ; Liber de
Mais on a coutume de demander si ceux Octo Dldc. (/liirsi., qu. 3.

que Seigneur trouvera vivants,


' I Cor. XV, 22. — ' Ibid. 36. — * Gen. m, 19. — '
I Cor.
le et que saint XV, 51.
Paul figure ici par lui-même et par ceux qui Terlullien suit la première leçon {De Hes. carn., cap. 42); saint
'

Jérôme préfère la seconde {Episl. cm


ad Mimerium ; C'jmm. in
' I Thesa. iv, 12-16, {mi(P cap. Ll),
.170 LA CITÉ DK DIEU.

nous venons do dire, que ceux que Jésus- CIIAPITUE \XI.


Christ trouvera en vie, et qui seront empoiiés
PREUVES DE LA RÉSURRECTION DES MORTS ET DU
dans l'air, mourront en ce moment, pour
JUGEMENT DERNIER TIRÉES DU PROPHÈTE ,
reprendre aussitôt après leurs corps mortels.
ISAÏE.
Pourquoi ne croirions-nous pas que cette
multitude de corps puisse être semée en quel- Le prophète Isaïe a dit « Les morts ressus- :

que sorte dans l'air ety reprendre à l'heure 8 citeront, etceux qui sont dans les tombeaux
même une vie immortelle et incorruptible, « en sortiront, et tous ceux qui sont sur la
lorsque nous croyons ce que nous dit le même « terre se réjouiront ; car la rosée qui vient de
Apôtre, que la résurrection se fera en un clin « vous est leur santé ; mais la terre des Impies
d'œil ', et que la poussière des corps, répandue «tombera' ». Tout le commencement du
en cent lieux, sera rassemblée avec tant de verset regarde la résurrection des bienheu-
facilité etde promptitude? Quant à cette pa- reux; mais quand il dit: «La terre des impies
role de la Genèse « Tu es terre, et tu retour-
: «tombera», il méchants
faut l'entendre des
« neras à la terre » il ne faut pas s'imaginer
; qui tomberont dans damnation. Pour ce la
(lu'elle ne s'accomplisse pas dans les saints (jui regarde la résurrection des bons, si nous

(|ui mourront dans l'air, sous prétexte que y voulons prendre garde, nous trouverons
leurs corps ne retomberont pas sur la terre , qu'il faut rapporter à la première ces paroles :

attendu que ces mots « Tu retourneras à la


: « Les morts ressusciteront » et à la seconde ;

«terre», signifient : Tu iras, après avoir celles-ci, qui viennent après « Ceux qui sont :

perdu la vie, là où tu
avant de la rece-
étais «dans les tombeaux ressusciteront aussi ».
voir ; c'est-à-dire, tu seras, quand tu auras Ces mots « Et tous ceux qui sont sur la terre
:

perdu ton âme, comme lu étais avant d'en a se réjouiront; caria rosée qui vient de vous
avoir une. L'homme n'était que terre, en effet, a est leur santé », s'appliquent aux saints que
(juand Dieu souflla sur sa face pour lui donner Jésus-Christ trouvera vivants à son avènement.
la vie. C'est donc comme s'il lui disait : Tu es Par la santé, nous ne pouvons entendre rai-
une terre animée, ceque tu n'étais pas tu ; sonnablement que l'immortalité; car on peut
seras une terre sans âme, comme tu étais. Ce dire qu'il n'y a point de santé plus parfaite que
que sont tous les corps morts avant qu'ils ne celle qui n'a pas besoin, pour se maintenir,
pourrissent, ceux-là le seront s'ils meurent, de prendre tous les jours le remède des ali-
quelque part qu'ils meurent. Ils retourneront ments. Le même Prophète parle encore ainsi
donc à la terre, puisque d'hommes vivants, du jour du jugement, après avoir donné de
ils redeviendront terre de même que ce qui ; l'espérance aux bons et de la frayeur aux mé-
devient cendre retourne en cendre, que ce chants a Voici ce que dit le Seigneur: Je me
:

([ui devient vieux va à la vieillesse, que la « détournerai sur eux comme un fleuve de

lioue qui durcit revient à l'état de pierre ? «paix et comme un torrent qui inondera la
Mais toutes nos réflexions à ce sujet ne sont « gloire des nations. Leurs enfants seront por-

(jue des conjectures ; et nous ne comprendrons « tés sur les épaules et caressés sur les genoux,
bien qu'au jour suprême ce qui en est réelle- a Je vous caresserai comme une mère caresse
ment. Si nous voulons être chrétiens, nous 8 son enfant, et ce sera dans Jérusalem que
devons croire à la résurrection des corps, « vous recevrez cette consolation. Vous verrez,
([uand Jésus-Christ viendra juger les vivants « et votre cœur se réjouira, et vos os germe-
et les morts. Et ici notre foi n'est pas vaine, ront comme l'herbe. On reconnaîtra la liiain

bien que nous ne comprenions pas parfaite- « du Seigneur qui va venir comme un feu ;

ment ce qu'il en sera, pourvu que nous y « et ses chariots seront comme la tempête,
croyions. Il nous reste à examiner, comme « pour exercer sa vengeance dans sa colère et
nous l'avons promis, ce que les livres prophé- « livrer tout en proie aux flammes. Car toute
tiques de l'Ancien Testament disent de ce « la terre sera jugée par le feu du Seigneur,
dernier jugement de Dieu mais nous n'au- ; « et toute chair par son glaive. Plusieurs se-
rons pas besoin, pour être compris, de nous « ront blessés par le Seigneur -». Le Prophète
étendre beaucoup, si le lecteur veut bien se dit que le Seigneur se détournera sur les bons
rappeler ce que nous venons de dire. , couune un fleuve de i)aix ; ce qui sans
I Cor. ïv, 52. '
Isa. XXVI, 19, aec.LXi. — ' Ilid. Lxvi, 12-16, sec, L.v.\.
,
.

LIVRE XX. LE JUGEMENT DERNIER. 171

(loiilo leur promet une abondance de paix la « trouveront que des sujets de joie dans cet
plus grande qui puisse être. C'est cette paix « heureux séjour Je ferai que Jérusalem ne
.

dont nous jouirons à la fin et dont nous avons « soit i>lus qu'une fête éternelle, et mon
anii)lenienl parlé au livre précédent. Voilà le « peuple la joie même. Et Jérusalem fera tout
fleuve que le Seigneur détournera sur les bons, « mon plaisir, et mon peuple toutes mes dé-
à qui il promet une si grande félicité, jiour « lices. On n'y entendra plus de pleurs ni de
nous faire entendre que dans celte heureuse «gémissements'». Puis vient le reste, que
région, qui est le ciel, tous les désirs seront certains veulent faire rapporter au règne
comblés par lui. Comme cette paix sera une charnel des mille ans. Le Prophète mêle ici

source d'incorruptibilité cl d'immortalité qui les expressions figuréesavec les autres, afin
se répandra sur les corps mortels, il dit qu'il que noire esprit s'exerce salutairement à y
se détournera comme un fleuve sur eux, afin chercher un sens spirituel mais la paresse ;

de se répandre d'en haut sur les choses les et l'ignorance s'arrêtent à la lettre, et ne vont
plus humbles et d'égaler les hommes aux pas plus loin. Pour revenir aux paroles du
anges. Et par la Jérusalem dont le Prophète Prophète que nous avions commencé à expli-
parle, il ne faut point entendre celle qui est quer, après avoir dit « Et vos os germeront :

esclave, ainsi mais au con-


que ses enfants, «comme l'herbe», pour montrer qu'il ne
traire, avec l'Apôtre, celle qui est libre et parle que de la résurrection des bons , il
notre mère, et qui est éternelle dans les cieux ', ajoute : « Et l'on reconnaîtra la main du Sei-
où nous serons consolés après les ennuis et « gneur envers ceux qui le servent ». Quelle
les travaux de cette vie mortelle, et portés sur est cette main, sinon celle qui distingue les

ses épaules et sur ses genoux comme de petits hommes qui servent Dieu de ceux qui le mé-
enfants. Nous serons, en quelque sorte, tout prisent? Il parle ensuite de ces derniers dans
renouvelés pour une grande félicité et pour si les termes suivants : « Et il exécutera ses me-
les ineffables douceurs que nous goûterons « naces contre les rebelles. Car voilà le Sei-

dans son sein.Xà nous verrons, et notre cœur « gneur qui va venir comme im feu, et ses
se réjouira. Il ne dit point ce que nous ver- « chariots seront comme la tempête, pour
rons mais que sera-ce, sinon Dieu ? Alors
; « exercer sa vengeance dans sa colère, et don-
s'accomplira en nous la promesse de l'Evan- « ner tout en proie aux flammes. Car toute la
gile « Bienheureux ceux quiont le cœur pur,
: « terre sera jugée par le feu du Seigneur, et
«parce qu'ils verront Dieu^». Que sera-ce, « toute chair par son glaive, et plusieurs seront
sinon toutes ces choses que nous ne voyons « blessés par le Seigneur
Par ces mots de ».

point maintenant, mais que nous croyons, et feu, de tempête, et de glaive, il entend le sup-

dont l'idée que nous nous formons, selon la plice de l'enfer. Les chariots désignent le mi-
faible portée de notre esprit, est inûniment nistère des anges. Lorsqu'il dit que toute la
au-dessous de ce qu'elles sont réellement : terre et toute chair seront jugées par le feu
« Vous verrez, dit-il, et votre cœur se réjouira» du Seigneur et par son glaive, il faut excepter
Ici vous croyez, là vous verrez. les saints et les spirituels, et n'y comprendre
Quand il a dit : a Et votre cœur se réjuuira » que les hommes terrestres et charnels, dont
craignant que nous ne pensions que ces biens il est dit qu'ils ne goûtent que les choses de
de Jérusalem céleste ne regardent que l'es-
la la terre-, etque la sagesse selon la chair,
prit, ajoute « Et vos os germeront comme
il : mort " et enfin ceux que Dieu appelle
c'est la ;

« l'herbe», où il nous rappelle la résurrection chair, quand il dit: «Mon esprit ne demeu-
des corps, comme s'il reprenait ce qu'il avait « rera plus parmi ceux-ci, parce qu'ils ne
omis de dire. Cette résurrection ne se fera « sont que chair' ». Quand il dit que « plu-

pas, en ellet, lorsque nous aurons vu mais ; « sieurs seront blessés par le Seigneur », ces
au contraire, c'est quand elle sera accomphe blessures doivent s'entendre de la seconde
que nous verrons. En effet, le Proidièle avait mort. Il est vrai qu'on peut prendre aussi en
déjà parlé auparavant d'un ciel nouveau et l)onne part le feu, le glaive et les blessures.
d'une terre nouvelle, aussi bien que des pro- Notre-Seigneur dit lui-même qu'il est venu
messes faites aux saints « Il y aura un ciel : pour apporter le feu sur la terre '. Les dis-
« nouveau et une terre nouvelle et ils ne ;
' Isa. Lxv, 17-19, sec. LXX. — ' Fhilipi'. m, 10, — '
Rom. viii,
' Galat. IV, 26. — ' Matt. v, », 0. — ' Gen.VI, 3. —
' Luc, xil, 19.
,

472 LA CITÉ DE DIEU.

ciples virent comme des langues de feu qui Nouveau Testament , où Jésus-Christ est le
se divisèrent quand le Saint-Esprit descendit souverain prêtre selon l'ordre de Melchi-
sur eux '. Notre-Scigneur dit encore qu'il sédech , en considérant le mérite que la
'

n'est i)asvenu sur la terre pour apporter la grâce divine donne à chacun ? ne choisit-on
paix, mais le glaive ^ L'Ecriture appelle la pas, dis-je, des prêtres et des lévites qu'il ne
parole de Dieu un glaive à deux tranchants, faut pas juger par la fonction dont ils sont
ù cause des deux Testaments et dans le ^-j
souvent indignes, mais par la sainteté, qui ne
Cantique des cantiques, l'Eglise s'écrie qu'elle peut être commune aux bons et aux méchants?
est blesséed'amour comme d'un trait'. Mais Ajirès avoir ainsi parlé de cette miséricorde
ici, où il est clair que Dieu vient pour exé- de Dieu pour son Eglise, dont les effets nous
cuter ses vengeances, on voit de quelle façon sont si sensibles et si connus, Isaïe promet, de
toutes ces exi)ressions doivent s'expliquer. la part de Dieu, les Ans où chacun arrivera
Après avoir brièvement indiqué ceux qui lorsque dernier jugement aura séparé les
le
seront consumés ])ar ce jugement, le Pro- bons d'avec les méchants « Car, de même :

phète, figurant les pécheurs elles impies sous « que le nouveau ciel et la nouvelle terre de-
l'image des viandes défendues par l'ancienne « meureront en ma présence, dit le Seigneur,
loi, dont ils ne se sont pas abstenus, revient « ainsi votre semence et votre nom demeure-
à la grâce du Nouveau Testament, depuis le « ront devant moi et ils passeront de mois en ;

premier avènement du Sauveur jusqu'au ju- « mois et de sabbat en sabbat, et toute chair
gement dernier, par lequel il termine sa pro- « viendra m'adorer en Jérusalem; et ils sorti-
phétie. Il raconte que le Seigneur déclare « ront, et ils verront les membres des hommes
qu'il viendra pour rassembler toutes les na- « prévaricateurs. Leur ver ne mourra point, et
tions, et qu'elles seront témoins de sa gloire^; a le feu qui les brûlera ne s'éteindra point;
car, dit l'Apôtre :« Tous ont péché et tous ont « et ils serviront de spectacle à toute chair" ».
« besoin de la gloire de Dieu'^ ». Isaïe ajoute C'est par là que le prophète Isaïe finit son
qu'il fera devant eux tant de miracles qu'ils livre, comme par là aussi le monde doit finir.
croiront en lui, qu'il enverra certains d'entre Quelques versions, au lieu des « membres des

eux en différents pays et dans les îles les plus « hommes », portent les « cadavres des hom-
éloignées, où l'on n'a jamais ouï parler de mes entendant évidemment par là la peine
''
» ,

lui, ni vu sa gloire, qu'ils amèneront à la foi des corps damnés, quoique d'ordinaire on
les frères de ceux à qui leProphète a parlé, n'appelle cadavre qu'une chair sans âme, au
c'est-à-dire les Israélites élus, eu annonçant lieu que les corps dont il parle seront animés,
l'Evangile parmi toutes les nations, qu'ils sans quoi ne pourraient souffrir aucun
ils

amèneront un présent à Dieu, de toutes les tourment. Cependant il est possible qu'on ait
contrées du monde, sur des chevaux et sur voulu entendre par ces mots des corps sem-
des chariots (qui sont les secours du ciel et blables à ceux des hommes qui passeront à
qui se transmettent par le ministère des anges la seconde mort, d'où vient cette parole du
et des hommes) , enfin qu'ils l'amèneront Prophète: a La terre des impies tombera».
dans la sainte Cité de Jérusalem, qui luainte- Qui ne sait, en effet, que cadavre vient d'un
nant est répandue par toute la terre dans la mot latin qui s\gniûe tomber ""? [)e môme il
sainteté des fidèles. En effet, où ils se sentent est assez clair que par le mot hommes le Pro-
aidés par un secours divin, les hommes croient, phète veut parler de toutes les créatures hu-
et où ils croient, ils viennent. Or, le Seigneur maines en général'^; car personne n'oserait
les compare aux enfants d'Israël qui lui of- soutenir que les femmes pécheresses ne subi-
frent des victimes "dans son temple, avec des ront pas aussi leur supplice. Il faut le croire
cantiques de louange, comme l'Eglise le pra- d'autant mieux que c'est de la femme elle-

tique déjà partout. De nos jours, ne choisit- même que l'homme est sorti. Mais voici ce
on pas les prêtres et les lévites, non en regar- qui importe particulièrement à noire sujet,
dant la race et le sang, comme cela se prati- puis(iue le Prophète, en parlant des bons, dit:
quait d'abord dans le sacerdoce selon l'ordre B Toute chair viendra », parce que le peu[)le

d'Aaron, mais coinnie il convient à l'esprit du '


P.^^. cix, 4. — " Isa. Lrvi, 22-21, sec. lxx.
' C'est la leçon de la Vulgate.
Act. Il, 3. — ' iMatt. X, 31. - ' Ilcbr. iv, 12. — "Gant, il,
''
Voyez jiUis haut, cb. 10.
5, sect. Lxx. — ' Isa. l.\vi, 17, 18. — ' Rom. m, 2J La Vulgate donne virorum ; les Septante v.vOf.ùnu-J

LIVRE XX. LE JUGEMENT DEilNlEU. -i73

chrétien sera compose de toiiles les nations, à ce feu inextinguible et à ce ver immortel
et qu'en parlant des niéclianls, il les appelle qui feront le supplice des réprouvés, on les
membres ou cadavres, cela montre que le ju- ex|)lique diversement. Les uns rapportent l'un
gement qui enverra à leur fin les bons et les et l'autreau corps, et les autres à l'âme.
méehauls aura lieu après la résurrection de D'autres disent que le feu tourmentera le
la chair, dont il parle si clairement. corps, et le ver l'àme, et qu'ainsi il faut pren-
dre le premier au propre et le second au
CHAPITRE XXII. figuré, ce qui ne paraît pas vraisemblable.
Mais ce n'est pas ici le lieu de parler de cette
COMMENT IL FAIÎT ENTENDUE QUE LES BONS SORTI- différence, puisque nous avons destiné ce livre
RONT POUR VOIR LE SUPPLICE DES MÉCHANTS.
au dernier jugement qui fera la séparation
Mais comment les bons pour sortiront-ils des bons et des méchants. Nous parlerons en
voir le supplice des méchants? Dirons-nous particulier de leurs peines et de leurs récom-
qu'ils quitteront réellement les bienheureuses penses '.

demeures, pour passer aux lieux des supplices CHAPITRE XXIII.


et être témoins des tourments des damnés?
PROPHÉTIE DE DANIEL SUR LA PERSÉCUTION DE
A Dieu ne plaise c'est en esprit, c'est par la
1
l' ANTECHRIST, SUR LE JUGEMENT DERNIER ET
connaissance qu'ils sortiront. Ce mot sortir
SUR LE RÉGNE DES SAINTS.
fait entendre que ceux qui seront tourmentés

seront dehors car Notre-Seigneur appelle


: Daniel prédit aussi ce dernier jugement,
aussi ténèbres extérieures ces lieux opposés à après l'avoir fait précéder de l'avéncment de
Ventrée qu'il annonce au bon serviteur, quand l'Antéchrist, et il conduit sa prophétie jusqu'au
il lui dit « Entre dans la joie de ton Sei-
: règne des saints. Ayant vu dans une extase
« gneur » el loin que les méchants y en-
'
;
prophétique quatre bêtes, quifiguraientquatre
trent pour y être connus, ce sont plutôt les royaumes, dont le quatrième est conquis par
saints qui sortent en quelque façon vers eux un roi, qui est l'Antéchrist, et après cela, le
par la connaissance qu'ils ont de leur malheur. royaume du Fils de l'homme, qui est celui
Ceux qui seront dans les tourments ne sau- de Jésus-Christ, il s'écrie: «Mon esprit fut
ront pas ce qui se passera au dedans, « dans « saisi moi, Daniel, je demeurai
d'horreur ;

« la joie du Seigneur » mais ceux qui possé- ;


« tout épouvanté, et les visions de ma tête
deront cette joie sauront tout ce qui se pas- « me troublèrent. Je m'approchai donc de
sera au dehors, dans « les ténèbres exté- « l'un de ceux qui étaient présents, et je lui
rieures». C'est pour cela qu'il est dit qu'ils sor- « demandai la vérité sur tout ce que je voyais,
tiront, parce qu'ils connaîtront ce qui se fera « et il me l'apprit. Ces quatre bêles immenses,
à l'égard de ceux mêmes qui seront dehors. « me dit-il, sont quatre royaumes qui s'élabli-

Si, en effet, les Prophètes ont pu connaître ces « ront sur la terre et qui ensuite seront dé-
choses, quand elles n'étaient pas encore arri- « fruits. Les saints du Très-Haut prendront
vées, par le peu que Dieu en révélait à des « leur place et régneront jusque dans le siècle

hommes mortels, comment les sainis immor- «et jusque dans le siècle des siècles».
tels les ignoreraient-ils, alors (ju'elles seront « Après cela », poursuit Daniel, o je m'enquis

accomplies et que Dieu sera tout en tous*? La « avec soin quelle était la quatrième bêle, si dif-

semence et le nom des saints demeureront « férente des autres, et beaucoup [ilus terrible,

donc stables dans la plénitude de Dieu, j'en- (( car ses dents étaient de fer, et ses ongles d'ai-
tends cette semence dont saint Jean dit: « Et « rain ; elle mangeait et dévorait tout, et fou-
« la semence de Dieu demeure en lui' » et ;
« lait tout aux pieds. Je m'informai aussi des
ce nom dont parle Isaïe: «Je leur donnerai « dix cornes qu'elle avait à la tête, et d'une
« un nom éternel, et ils passeront de mois en V autre qui en sortit et qui lit tomber les trois

« mois et de sabbat en sabbat », comme de premières. Et cette corne avait des yeux, et
lune en lune, et de repos en repos. Car les « une bouche qui disait de terribles choses ;

sainis seront tout cela, alors que, de ces om- « et efle était plus grande que les autres. Je
bres anciennes et passagères, ils entreront « m'aperçus que cette corne faisait la guerre
dans les clartés nouvelles et éternelles. Quant aux saints, et était plus forte qu'eux^ jus-
' Is. LXvi, 21. - = I Cor. XV, 23. — '
Jean, m, 9. ' iJans Us livres XI et xx.
.

i7-i LA CITÉ DE DIEU,

« qu'il ce que l'Ancien des jours vint et


donna souvent du nombre de mille, de cent ou de
a le royaume aux du Très-Haut. Ainsi,
saints sept, etde tant d'autres qu'il est inutile de
« le temps étant venu, les saints furent mis rapporter, pour marquer l'universalité?
« en possession du royaume. Alors celui à qui Le même
Daniel s'exprime ainsi dans un
«je i)arlais me dit: La quatrième bête sera autre passage Le temps viendra où il s'élè- :

« un quatrième royaume qui s'élèvera sur la vera une persécution si cruelle qu'il n'y en
« terre et détruira tous les autres ; il dévorera « aura jamais eu de semblable sur la terre.
« toute la terre et la ravagera et la foulera « En ce temps-là, tous ceux qui se trouveront
« aux pieds. Ces dix cornes sont dix rois, après « écrits sur le livre seront sauvés, et plusieurs
« lesquels il en viendra un plus méchant que « de ceux qui dorment sous un amas de terre
« tous les autres, qui en humiliera trois, vo- « ressusciteront, les uns pour la vie éternelle,
V mira des blasphèmes contre le Très-Haut, et « les autres pour une confusion et un opprobre
« fera souffrir mille maux à ses saints. H entre- a éternels. Or, les sages auront un éclat pareil
« prendra même de changer les temps et d'a- « à celui du firmament, et ceux qui ensei-
ce bolir la loi ; et on
régner un temps,
le laissera « gnent à jamais comme
la justice brilleiont
« des temps, et la moitié d'un temps. Après « les Ce passage de Daniel est assez
étoiles '
».
« viendra le jugement, qui lui ôtera l'empire conforme à un autre de l'Evangile où il est
« et l'exterminera pour jamais; et toute la puis- aussi parlé de la résurrection du corps. Ceux
ci sance, la grandeur, et la domination souve- que l'Evangéliste dit être «dans les sépulcres »,
« raine des rois sera donnée aux saints du Très- Daniel dit qu'ils sont sous un « amas de
ci Haut. Son royaume sera éternel, et toutes ces « terre », ou, comme d'autres traduisent :

« puissances le serviront et lui obéiront. Voilà «dans la poussière de la terre ». De même


« ce qu'il me dit. Cependant, j'étais exticme- qu'il est dit là qu'ils «sortiront», ici il est
ci ment troublé, et mon visage en fut tout dit qu'ils Dans l'Evan-
«ressusciteront ».
a changé ; mais je ne laissai pas que de bien gile « Ceux qui auront bien vécu sortiront
:

« retenir ce qu'il m'avait dit' ». Quelques-uns « de leur tombeau pour ressusciter à la


ont entendu par ces quatre royaumes ceux des « vie et ceux qui auront mal vécu pour
,

Assyriens^ des Perses, des Macédoniens et des «ressusciter à la damnation ^ ». Dans le


Romains; et si l'on veut en avoir la raison, Prophète « Les uns ressusciteront pour la
:

on n'a qu'à lire les commentaires du prêtre « vie éternelle, les autres pour une confusion
Jérôme sur Daniel, qui sont écrits avec tout «et un opprobre éternels ». Que l'on ne
le soin et toute l'érudition désirables; s'imagine pas que l'Evangéliste et le Prophète
mais
au moins ne peut -ou douter que Daniel diffèrent l'un de l'autre, sous prétexte que
ne dise ici très-clairement que la tyran- celui-là dit : « Tous ceux qui sont dans les
nie de l'Antéchrist contre les fidèles, quoi- « sépulcres » et celui-ci « Plusieurs de ceux
:
;

que courte, précédera le dernier jugement « qui sont sous un amas de terre » ; car quel-
et le règne éternel des saints. La suite du quefois l'Ecriture
» pour dit « plusieurs
passage fait voir que le temps, les temps, et la «tous ». C'est ainsi qu'il est dit à Abraham :

moitié d'un temps signifient un an, denx ans, « Je vous établirai père de plusieurs nations »,
et la moitié d'un an, c'est-à-dire trois ans et bien qu'il lui soit dit ailleurs : « Toutes les
demi. Il est vrai
temps semblent que les « nations seront bénies en votre semence ' »,
marquer un temps indéfini; mais l'hébreu ne Et encore un peu après à Daniel, au
il est dit
désigne que deux temps, car on dit que les sujet delà mèuierésurrection: «Etvous, venez,
Hébreux ont, aussi bien que les Grecs, le « et reposez ; car il reste encore du temps jus-
nombre duel, que les Latins n'ont pas. Pour « qu'à la consommation des siècles ; et vous
les dix rois, je ne sais s'ils signifient dix rois « vous reposerez, et vous ressusciterez pour
qui existeront réellement dans l'empire ro- « posséder votre héritage, à la fin des temps *»

main, quand l'Antéchrist viendra, et j'ai peur


que ce nombre ne nous trompe. Que savons- 'Dan. xii, 1-3. — ' Jean, V, 28, 29. — ' Geo. .xv;i, 5; xxn, 18,
— * Dan. Ail, 1-3.
nous s'il n'est pas mis là pour signifier l'uni-
versalité de tous les rois qui doivent précéder
son avènement, comme l'Ecriture se sert assez
• Dan. vu, 15-28.
LIVRE XX. ~ LE JUGEMENT DEKNIEll. .i7îi

CHAl'lTKE XXIV. livres des Apôtres, on lit (juc : « La ligure de


« ce monde |)asse ' » ;
que : « Le inonde
PIIOPHÉTIES TIRÉES DES PSAUMES DE DAVID SUR LA
passe - » ;
que : « Le ciel et la terre passe-
FIN DU MONDE ET SUR LE DERNIER JUGEMENT DE
« ront ^ » ; expressions plus douces, il faut en
DIEU.
convenir, que celle des Hébreux, qui disent
Il y a dans les psaumes beaucoup de pas- que le monde périra. De même, dans l'épître
sages qui regardent lejugement dernier, mais de saint Pierre, où il que le monde qui
est dit

on n'y en parle que d'une manière concise et existait alors périt par le déluge, il est aisé

rapide. U
ne faut pas toutefois que je passe de voir quelle est la partie du monde que cet
sous silence ce qui y est dit en termes très- apôtre a voulu désigner ', et comment il

clairs sur la fin du monde: « Seigneur », dit le entend qu'elle a péri, et quels sont les cieux
l'salmiste, « vous avez créé la terre au com- alors renouvelés qui ont été mis en réserve
« mencement, et les cieux sont l'ouvrage de pour être brûlés par le feu au jour du juge-
» vos mains. Ils périront, mais pour vous, ment dernier et de la ruine des méchants. Un
« vous resterez. Ils vieilliront tous comme un peu après il s'exprime ainsi « Le jour du :

« vêtement. Vous les changerez de forme « Seigneur viendra comme un larron, et alors

a comme un manteau, et ils seront Iransfor- les cieux passeront avec grand fracas, les
« mes. Mais vous, vous êtes toujours le même, « éléments embrasés se dissoudront et la ,

« et vos années ne finiront point ». D'où '


« terre, avec ce qu'elle contient, sera consu-

vient donc que Porphyre, qui loue la piété des « mée par le feu ». El il ajoute « Donc, puis- :

Hébreux et les félicite d'adorer le grand et vrai « que toutes ces choses doivent périr, quelle

Dieu, terrible aux dieux mêmes accuse les , « ne doit pas être votre piété " ? » On peut

chrétiens d'une extrême folie, sur la foi des fort bien entendre ici que les cieux qui péri-
oracles de ses dieux, parce qu'ils disent que ront sont ceux dont il dit qu'ils sont mis en
le monde périra - ? Voilà cependant que les réserve pour être brûlés par le feu, et que les
saintes lettres des Hébreux disent au Dieu éléments qui doivent se dissoudre par l'ardeur
devant qui toutes les autres divinités trem- du feu sont ceux qui occupent cette basse
blent, de l'aveu même d'un si grand philoso- partie du monde, exposée aux troubles et aux
phe a Les cieux sont l'ouvrage de vos mains,
: orages mais que les globes célestes, où sont
;

«et ils périront ». Est-ce donc qu'au temps suspendus les astres, demeureront intacts.
où les cieux périront, le monde, dont ils sont Quant « à ces étoiles qui doivent tomber du
la partie la plus haute et la plus assurée, ne «ciel ^ », outre qu'on peut donner à ces
périra pas ? Si Jupiter ne goûte pas ce senti- paroles un autre sens, meilleur que celui que
ment, s'il blâme les chrétiens par la voix porte la lettre, elles prouvent encore davan-
imposante d'un oracle d'être trop crédules, tage la permanence des cieux, si toutefois les
comme l'assure notre philosophe, pourquoi étoiles en doivent tomber. C'est alors une
ne traite-t-il pas aussi de folie la sagesse des façon figurée de parler, ce qui est vraisem-
Hébreux, qui ont inscrit ce même sentiment blable, ou bien cela doit s'entendre de quelq ues
dans leurs livres sacrés ? Du moment donc météores qui se formeront dans la moyenne
que cette sagesse, qui plaît tant à Porphyre région de l'air, comme celui dont parle Vir-
qu'il la fait louer par la bouche de ses dieux, gile ' :

nous apprend que les cieux doivent périr,


« Une étoile, suivie d'une longue traînée de lumière, tra-
quelle aberration de faire du dogme de la fin
versa le ciel et alla se perdre dans la forêt d'Ida ».

du monde un grief contre la religion chré-


tienne, et le plus sérieux de tous, sous pré- Mais pourrevenirau passage du Psalmiste, il

texte que les cieux ne peuvent périr que le semble qu'il n'excepte aucun des cieux, et qu'ils
monde entier ne périsse ' ? II est vrai que doivent tous périr, puisqu'il dit que les cieux
dans les Ecritures qui sont proprement les sont l'ouvrage des mains de Dieu, et qu'ils
nôtres, et ne nous sont pas communes avec périront. Or, puisqu'il n'y en a pas un qui ne
les Hébreux, c'est-à-dire dans l'Evangile et les soit l'ouvrage de ses mains, il semble aussi

• Ps. CI, 26-28.


= Voyez plus haut, livre xix, ch. 23.
' I Cor. Vil, 31. — =1 Jean, u, 17. — ' Matl. x.viv, 35. —
- l'urpliyrc, et en général Técole d'Alexandrie, soutenait avec
'
II Pierre, m, 6.— ' Ibid. 10, 11.— '
Malt, -vxiv, 29. — ' Enéide,

force l'éieriiitc lic l'univers. livre XIX, V. 691-696.


476 LA CITÉ DE DIEU.

(jii'il n'y eu ait pas un qui ne doive périr. miste veut dire sans doute ce qu'a dit l'Apôtre :

Je ne pense pas, en cK'et, que nos philosoplies que nous serons emportés dans les nues, pour
veuillent expliquer ces paroles du psaume aller au-devant du Seigneur, au milieu des
par celles de saint Pierre, qu'ils haïssent airs car à le comprendre selon la lettre,
'
:

tant ', et prétendre que, comme cet apôtre a comment le ciel serait-il appelé en haut, puis-
entendu les parties pour le tout, quand il a qu'il ne peut être ailleurs ? A l'égard de ce
dit que le monde avait péri par le déluge, le qui suit : « Et la terre, pour faire la sépara-
Psalmiste de même n'a entendu parler
que « tion de son peuple», si l'on sous-entend
de la partie la plus basse des cieux, quand il seulement il appellera, il appellera c'est-à-dire
a dit que les cieux périront. Puis donc qu'il la terre, sans sous-entendre en haut, on peut
n'y a pas d'apparence qu'ils en usent de la fort bien penser que le ciel figure ceux qui
sorte, de jieur d'approuver sentiment de
le doivent juger avec lui, et la terre ceux qui
l'apôtre saint Pierre et d'être obligés de don- doivent être jugés ; et alors ces paroles : « Il

ner à ce dernier embrasement autant de « appellera le ciel en haut », ne signifient pas


pouvoir qu'il en donne au déluge, eux qui qu'il enlèvera les saints dans les airs, mais
souliennent qu'il est impossible que tout le qu'il les fera asseoir sur des trônes pour juger.
genre humain périsse par les eaux et le feu, Ces mots peuvent encore avoir le sens sui-
il ne leur reste autre chose à dire , sinon vant « Il appellera le ciel en haut », c'est-à-
:

que leurs dieux ont loué la sagesse des Hé- dire qu'il appellera les anges au plus haut des
breux parce qu'ils n'avaient pas lu ce
, cieux, pour descendre en leur compagnie et
psaume. juger le monde ; et «il appellera aussi la
Le psaume quarante-neuf parle aussi du a terre », c'est-à-dire les hommes qui doivent
jugement dernier en ces termes « Dieu : être jugés sur la terre. Mais si, lorsque le
« viendra visible, notre Dieu viendra, et il ne Psalmiste dit : « Et la terre, etc. », on sous-
« se taira pas. Un feu dévorant marchera entend l'un ou l'autre, c'est-à-dire (7?<'2Vfl/j/W-
B devant lui, et une tempête effroyable éclatera lera et qu'il appellera en haut, je ne pense
« tout autour. Il appellera le ciel en haut et la pas qu'on puisse mieux l'entendre que des
« terre, afin de discerner son peuple. Asscm- hommes qui seront emportés dans les airs au-
« blez-lui ses saints, qui élèvent son testament devant de Jésus-Christ, et qu'il appelle le ciel,
« au-dessus des sacrifices * ». Nous entendons à cause de leurs âmes, et la terre, à cause de
ceci de Noire-Seigneur Jésus-Christ, qui vien- leurs corps.
dra du ciel, comme nous l'espérons, juger les Or, qu'est-ce discerner son peuple,
sinon
vivants et les morts. Il viendra visible pour séparer par le jugement bons d'avec les les
juger justement les bons et les méchants, lui méchants, comme les brebis d'avec les boucs ?
qui est déjà venu caché pour être injustement 11 s'adresse ensuite aux anges, et leur dit :

jugé par les méchants. Il viendra visible, je le « Assemblez-lui ses saints », parce que sans

l'épète, et il ne se taira p:is, c'est-à-dire qu'il doute un acte aussi important se fera par le
parlera en juge, lui qui s'est tu devant son ministère des anges. Que si nous demandons
juge, lorsqu'il a été conduit à la mort comme quels sont ces saints qu'ils lui doivent assem-
une brebis qu'on mène à la boucherie, et qui bler « Ceux, dit-il, qui élèvent son testament
:

est demeuré muet comme un agneau qui se « au-dessus des sacrifices ». Car voilà toute la
laisse tondre, ainsi que nous le voyons an- vie des justes élever le testament de Dieu au-
:

noncé dans Isaïe " et accompli dans l'Evan- dessus des sacrifices. En effet, ou les œuvres
gile '. Quant au feu et à la tempête qui accom- de miséricorde sont préférables aux sacri-
pagnent le Seigneur, nous avons déjà dit '^

fices, selon cetoracle du ciel « J'aime mieux la :

comment il faut entendre ces expressions, en ouau moins, en


«miséricorde que le sacrifice^» ;

expliquant les expressions semblables du pro- donnant un autre sens aux paroles du Psal-
phète Par ces mots
Isaïe. « Il appellera le : miste, les œuvres de miséricorde sont les
en haut »
ciel comme les saints et les
; sacrifices qui servent à apaiser Dieu, comme
justes s'appellent avec raison le cicl^ le Psal- je me
souviens de l'avoir dit au deuxième
^ Voyez plus haut, livre xviii, cli. 53 et 54, l'oracle où saint Pierre livre de cet ouvrage ^ Les justes accomplissent
est accu?é d'être un magicien.
= Ps. xLix, 3-5. — ' Isa. LUI, 7. — '
Matt. xxvi, 63. ' I Tbess. IV, 10.— '
Osée, vi, 16.
'Au cl.. XXI. ' Au th. VI.
LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIER. Ml
le testament de Dieu par ces œuvres, parce « tiendra l'éclat de son avènement, ou qui
qu'ils les font à cause des promesses qui sont « pourra supporter ses regards? Car il sera
contenues dans son Nouveau Testament d'où ; « comme le feu d'une fournaise ardente et
vient qu'au dernier jugement, (juaud Jésus- « comme l'herbe des foulons, Il s'assoira
Ciirist aura assemblé ses saints et les aura « comme un fondeur qui affine et épure l'or
placés à sa droite, il leur dira « Venez, vous : « et l'argent; et il purifiera les enfants de Lévi,
« que mon père a bénis, prenez possession du « et il les fondra comme l'or et l'argent».
« royaume qui vous est préparé dès le com- Isaïe quelque chose de semblable « Le
dit :

« mencement du monde car j'ai eu faim, et ; « Seigneur fera disparaître les impuretés des
« vous m'avez donné à manger » et le reste '
; « fils et des filles de Sion, et ôtera le sang du
au sujet des bonnes œuvres des justes et de la « milieu d'eux par le souffle du jugement et
récompense éternelle qu'ils en recevront par « par le souffle du feu ». A moins qu'on ne '

la dernière sentence. veuille dire qu'ils seront purifiés et comme


affinés, lorsque les méchants seront séparés
CHAPITRE XXV. d'eux par le jugement dernier, et que la sépa-
ration des uns sera la purification des autres,
PROPHÉTtE DE MALACHIE ANNONÇANT LE DERNIER
puisqu'il l'avenir ils vivront sans être mêlés
JUGEMENT DE DIEU ET LA PURIFICATLON DE
ensemble. Mais, d'un autre côté, lorsque le
QUELQUES-UNS PAR LES PEINES DU PURGATOIRE.
Prophète ajoute «qu'il purifiera les enfants de
Le prophète Malachie ou Malachi, appelé « Lévi, et les affinera comme on affine l'or et

aussi Ange, et qui, suivant quelques-uns, est «l'argent, qu'ils offriront des victimes au
le même qu'Esdras, dont il y a d'autres écrits «Seigneur en justice, et que le sacrifice de
reçus dans le canon des livres saints (tel est, «Juda et de Jérusalem plaira au Seigneur»,
d'après Jérémie', le sentiment des Hébreux), il fait bien voir que ceux qui seront purifiés
Malachie, dis-je, a parlé ainsi du jugement plairont à Dieu par des sacrifices de justice, et
dernier : «Le voici qui vient, dit le Seigneur qu'ainsi ils seront purifiés de l'injustice qui
«tout-puissant; et qui soutiendra l'éclat de était cause qu'ils lui déplaisaient auparavant.
«son avènement, ou qui pourra supporter ses Or, eux-mêmes seront des victimes d'une
«regards? Car il sera comme le feu d'une pleine et parfaite justice, lorsqu'ils seront
« fournaise ardente et comme l'herbe des fou- purifiés. Que pourraient-ils en cet état offrir
« Ions; et il s'assoira comme un fondeur qui à Dieu de plus agréable qu'eux-mêmes? Mais
« affine et épure l'or et l'argent; et il purifiera nous parlerons ailleurs de ces peines puri-
« les enfants de Lévi, et il les fondra comme fiantes, afin d'en parler plus à fond. Au reste,
a l'or et l'argent; et ils offriront des victimes par les enfants de Lévi, de Juda et de Jérusa-
« au Seigneur en justice. Et le sacrifice de lem, il faut entendre l'Eglise de Dieu, com-
« Juda et de Jérusalem plaira au Seigneur, posée non-seulement des Juifs, mais des au-
connue autrefois dans les premières années. tres nations, non pas telle qu'elle est dans ce
«Je m'approcherai de vous pour juger, et je temps de pèlerinage, dans ce temps où « Si :

« serai un témoin fidèle contre les enehan- « nous disons que nous n'avons point de péché,

« teurs, les adultères et les parjures, conlre « nous nous séduisons nous-mêmes, et la vé-
« ceux qui retiennent le salaire de l'ouvrier, « rite n'est point en nous^», mais telle qu'elle

« qui oppriment les yeuves par violence, ou- sera alors, purifiée par le dernier jugement,
« tragent les orphelins, font injusiice à l'étran- comme une aire nel lovée par le van. Ceux
« ger, et ne craignent point mon nom, dit le mêmes qui ont besoin de celle purification
« Seigneur tout-puissant. Car je suis le Sei- ayant été purifiés par le feu, nul n'aura plus à
« gneur votre Dieu, et je ne change point'». offrir de sacrifice à Dieu pour ses péchés. Sans
Ces paroles font voir clairement, à mon avis, doute tous ceux qui sacrifient ainsi sont cou-
qu'en ce jugement y aura pour quelques-
il pables de quelques péchés, et c'est pour en
uns des peines purifiantes. Que peut-on enten- obtenir la rémission qu'ils sacrifient; mais
dre autre chose par ce qui suit «Qui sou- : lorsqu'ils auront fait accepter leur sacrifice,
' Malt. XXV, 31. Dieu les renverra purifiés.
' Voyez le préambule de saint Jérôme à son commentaire sur
Malachie. ' Tsa. IV, l. — '
I Jean, i, 8.
'
Malach. m, 1-6.
i-7S I.A CITE DE DIEU.

CIIAPlTIîE XXVI. faut croire qu'après cette purification lesjustes


n'auront aucun péclié, ce temps ne peut assu-
DES SACRIFICES QUE LES SAIMS OEFRIRONT A DIEU,
rément être comparé qu'avec celui où les pre-
ET QUI LUI SERONT AGRÉABLES, COllME AUX
miers hommes, avant leur infidélité, menaient
ANCIENS JOURS, DANS LES PREMIÈRES ANNÉES
dans le paradis la vie la plus innocente et la
DU MONDE.
plus heureuse. On peut donc très-bien donner
Or, Dion, voulant montrer que sa Cité no ce sens aux paroles de l'Ecriture sur a les
sera point alors en état de péché, dit que les « anciens jours Dans
et les premières années ».
enfants de Lévi offriront des sacrifices en jus- Isaïe, après la promesse d'un ciel nouveau et
tice. Ce ne sera donc pas en péché, ni pour le d'une terre nouvelle, entre autres images et
péché. D'où l'on peut conclure que ce qui suit : paroles énigmatiques sur la félicité des saints,
a Et le sacrifice de Juda et de Jérusalem plaira que nous n'avons point expliquées pour éviter
« au Seigneur, comme aux anciens jours, dans d'être long, on lit: «Les jours de mon peuple
«les premières années» ne peut servir de , « seront comme l'arbre de vie ' » . Or, qui est
fondement raisonnable aux Juifs pour préten- assez peu versé dans les Ecriturespour igno-
dre qu'il y a là une promesse de ramener le rer où Dieu avait planté l'arbre de vie, dont
temps des sacrifices do l'Ancien Testament. les premiers hommes furent sevrés, lorsque
Ils n'offraient point alors de vicliines en jus- leur désobéissance les chassa du paradis et
tice mais en péché, puisqu'ils les offraient,
, que Dieu plaça auprès de cet arbre un ange
surtout dans l'origine, pour leur péché spé- terrible avec une épée flamboyante ?
cialement. Cela est si vrai, que le grand-prêtre, Si l'on soutient que ces jours de l'arbre de
qui était vraisemblablement plus juste que les vie, rappelés par Isaïe, sont ceux de l'Eglise,
autres, avait coutume, selon le commande- qui s'écoulent maintenant, et que c'est Jésus-
ment de Dieu, d'offrir d'abord pour ses pé- Christ que
Prophète appelle l'arbre de vie,
le
chés, ensuite pour ceux du peuple'. Il faut parce qu'il est la Sagesse de Dieu, dont Salo-
dès lors expliquer le sens de ces paroles : mon a dit « Elle est un arbre de vie pour
:

8 Comme aux anciens jours, dans les premières « tous ceux qui l'embrassent - » si l'on sou- ;

« années». Peut-èlre rappellent-elles le temps tient que les premiers hommes ne passèrent
où les premiers hommes étaient dans le para- pas des années dans le paradis et n'eurent pas
dis; et, en effet, c'est alors que, dans l'état de le loisir d'y engendrer des enfants, de sorte
pureté et d'intégrité, exempts de toute souil- qu'on ne puisse rapporter à ce temps les mots :

lure et de tout péché, ils s'offraient eux-mêmes « Comme aux anciens jours dans les premiè- ,

à Dieu comme des victimes très-pures. Mais « res années », j'aimemieux laisser cette
depuis qu'ils en ont été chassés pour leur déso- question,pour n'être point obligé d'entrer
béissance, et que toute la nature humaine a été dans une trop longue discussion. Aussi bien,

condamnée en eux, personne, à l'exception du je vois un autre sens qui m'empêche de croire
Médiateur (et de quelques petits enfants, ceux que le Prophète nous promette ici, comme un
qui ont été baptisés), 9 personne, dit l'Ecriture, grand présent, le retour des sacrifices char-
«n'est exempt de péché, pas même l'enfant nels des Juifs, aux anciens jours, dans les pre-
a qui n'a qu'un jour de vie sur la terre-». mières années. En effet, ces victimes de l'an-
Répondra-t-on que ceux-là peuvent passer cienne loi, qui devaient être choisies sans

pour offrir des sacrifices en justice, qui les tache et sans défaut dans chaque troupeau,
offrent avec foi, puisque l'Apôtre a dit que « le représentaient les hommes
justes, exempts de
« juste vit de la foi ^b ; c'est oublier que, selon toute souillure, tel que Jésus-Christ seul a
le même Apùlre, le juste se séduit lui-même, été. Or, comme après le jugement, ceux qui
s'il se dit exempt de péché ; il gardera donc
se seront dignes de purification auront été puri-
bien de le dire et de le croire, lui qui vit de fiés par le feu, de telle sorte qu'ils s'offriront
Peut-on comparer d'ailleurs le temps
la foi. eux-mêmes en justice, comme des victimes
de la foi aux derniers temps, où ceux qui pures de toute tache et de toute souillure, ils
offriront des sacrifices en justice seront puri- seront certainement semblables aux victimes
fiés par le feu du dernier jugement? Puisqu'il des anciens jours et des premières années que

l'on olfrait en image de ces victimes futures.


' Lévit. XVI, G; Hébr. vil, 27, — 'Job. XIV, 4, sec. lxx. — '
Rom.
I, 17. '
Isa. LXV, 22. — = Piov. III, 18.
LIVRE XX. — LE JUGEMENT DEUNlEn. AV.)

En offol, la pureté que figurait le corps pur (( qui craignez mon nom, le soleil de justice
de ces animaux immolés sera alors réellement « se pour vous, et vous trouverez une
lèvera
dans la chair ci dans l'ânie immortelle des « abondance de tous biens, à l'ombre de ses

saints. Ensuite le Prophète, s'adressant à ceux « ailes. Vous bondirez comme de jeunes tau-

qui seront dignes, non de purification, mais cireaux échappés, et vous foulerez aux pieds
de damnation, leur dit « ,1e m'approcherai : « les méchants, et ils deviendront cendres sous

de vous pour juger, et je serai un prompt «vos pas, dit le Seigneur tout-puissant ». '

a témoin contre les enchanteurs, contre les Quand cette différence des peines et des ré-
« adultères, etc. » Et après avoir fait le dé- compenses qui sépare les méchants d'avec
nombrement de beaucoup d'autres crimes les bons, et qui ne se voit pas sous le soleil,

damnables, il ajoute : o Car je suis le Seigneur dans la vanité de cette vie, paraîtra sous le
« votre Dieu, et je ne change point », comme soleil de justice qui éclairera la vie future,

s'il Pendant que vous changez, par vos


disait : alors sera le dernier jugement.
crimes, en pis, par ma grâce, en mieux, moi
je ne change point. 11 dit qu'il se portera pour CHAPITRE XXVIIl.
témoin, parce qu'il n'a pas besoin, pour ju-
IL FAUT INTERPRÉTER SPIRITUELLEMENT LA LOI
ger, d'autres témoins que de lui-même; et
DE MOÏSE POUR PRÉVENIR LES MURMURES DAM-
qu'il sera un prompt témoin, ou bien parce
NABLES DES AMES CHARNELLES.
qu'il viendra soudain et à l'improviste, quand
on le croira encore éloigné, ou bien parce Le même prophète ajoute « Souvenez- :

qu'il convaincra les consciences, sans avoir « vous de la loi que j'ai donnée pour tout
besoin de beaucoup de paroles, comme il est « Israël à mon serviteur Moïse, sur la monla-
écrit : « Les pensées de l'impie déposeront « gne de Choreb * ». C'est fort à propos qu'il
« contre lui '
» ; et selon l'Apôtre : « Les pen- rappelle les commandements de Dieu, après
« sées des hommes les accuseront ou les excu- avoir relevé la grande différence qu'il y a
« seront au jour que Dieu jugera par Jésus- entre ceux qui observent la loi et ceux qui la
« Christ de tout ce qui est caché dans le méprisent. 11 le fait aussi afin d'apprendre
« cœur ^ » . C'est ainsi que Dieu sera un prompt aux Juifs à concevoir spirituellement la loi, et
témoin, parce qu'en un instant il rappellera à y trouver Jésus-Christ, le juge qui doit l'aire
de quoi convaincre et punir une conscience. le discernement des bons et des méchants. Ce
n'est pas en vain que le même Seigneur dit
CHAPITRE XXVn. aux Juifs « Si vous aviez foi en Moïse, vous
:

« croiriez en moi aussi car c'est de moi qu'il ;

DE LA SÉPARATION DES BONS ET DES MÉCHANTS AO


« a écrit ' ». En effet,c'est parce qu'ils com-
JOUU DU JUGEMENT DERNIER.
prennent la loi charnellement, et qu'ils ne
Ce que j'ai rapporté sommairement du savent pas que ses promesses temporelles ne
même Prophète, au dix-huitième livre ', re- sont que des figures des récompenses éter-
garde aussi le jugement dernier. Voici le pas- nelles, c'est pour cela qu'ils sont tombés dans
sage : « Ils seront mon héritage, dit le Sei- ces murmures, et qu'ils ont « C'est une
dit :

« gneur tout-puissant, au jour que j'agirai, et «folie de servir Dieu ;


que nous revient-il
« je les épargnerai, comme un père épargne « d'avoir observé ses commandements et de
a un fils obéissant. Alors je me comporterai « nous être humiliés en la présence du Sei-
a d'une autre sorte, et vous verrez la différence « gneur tout-puissant? N'avons-nous donc pas
a qu'il y a entre le juste et rimi)ie, entre celui « raison d'estimer heureux les méchants et les
qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car « ennemis de Dieu puisqu'ils triomphent ,

« voici venir le jour allumé comme une four- dans la gloire et l'opulence * ? » Pour arrê-
« naise ardente et il les consumera. Tous les ter ces murmures, le Prophète a été obligé en
« étrangers et tous pécheurs seront comme les quelque sorte de déclarer le dernier juge-
a du chaume, et le jour qui approche les brû- ment, où les méchants ne posséderont pas
« lera tous, dit le Seigneur, sans qu'il reste même une fausse félicité mais paraîtront ,

« d'eux ni branches, ni racines. Mais pour vous évidemment malheureux, et oïi les bons ne
'Sag. I, 9. — • Eom. li, 15, IG. • Malach. m, 17, 18 ; iv, 1-3. ' IbiJ. IV, 4, — 'Jean, v, «IG.
'
A la fin du cU. XXXV. — ' Malach, m, H, 15,
.

.480 LA CITÉ DE DIEU.

seront assujétis à aucune misère, mais joui- son que maintenant même on le croit vivant'.
ront avec éclat d'une éternelle béatitude. Il H est certain, en effet, d'après le témoignage
avait rapporté auparavant des plaintes sem- même de l'Ecriture, qu'il a été ravi dans un
blables des Juifs « Tout homme qui fait le : char de feu. Lorsqu'il sera venu, il expliquera
« mal est bon devant Dieu, et il n'y a que les spirituellement la loi que les Juifs entendent
« méchants qui lui plaisent ». C'est donc en ' encore charnellement, et «il tournera le cœur

entendant charnellement la loi de Moïse qu'ils a du père vers le fils » , c'est-à-dire le cœur des
se sont portés à ces plaintes; d'où vient, au pères vers leurs enfants; car les Septante ont
psaume soixante-douze, ce cri de celui qui a mis ici le singulier pour le pluriel. Le sens
chancelé, et qui a senti ses pieds défaillir en est que les Juifs, qui sont les enfants des Pro-

considérant la prospérité des méchants, de phètes, du nombre desquels était Moïse, en-
sorte qu'il a envié leur condition, jusqu'à pro- tendront la loi comme leurs pères, et ainsi le
férer ces paroles : « Comment Dieu voit-il cœur des pères se tournera vers les enfants et
« cela? Le Très-Haut connaît-il ces choses ? » le cœur des enfants vers les pères, lorsqu'ils

et encore « C'est donc bien en vain que j'ai


: auront les mêmes sentiments. Les Septante
8 conservé purs mon cœur et mes mains». ajoutent que « le cœur de l'homme se tour-

Le Psalmiste avoue qu'il vainement s'est ce nera vers son prochain », parce qu'il n'y a
efforcé de comprendre pourquoi les bons pa- rien de plus proche que les pères et leurs en-
raissent misérables en cette vie, et les mé- fants. On peut encore donner un autre sens
chants heureux « Je m'efforce en vain, dit-
: plus relevé aux paroles des Septante, qui ont
ceil, il faut que j'entre dans le sanctuaire de
interprété l'Ecriture en prophètes, et dire
c(Dieu, et que j'y découvre la fin ^ ». En effet, qu'Elie tournera le cœur de Dieu le Père vers
à la fin du monde, au dernier jugement, il le Fils, non en faisant qu'il l'aime, mais en

n'en sera pas ainsi ; et les choses paraîtront instruisant les Juifs de cet amour, et les por-
tout autres, quand éclateront au grand jour tant par là eux-mêmes à aimer notre Christ,

la félicité des bons et la misère des mé- qu'ils haïssaient auparavant. En effet, de notre

ciiants. temps, au regard des Juifs, Dieu a le cœur dé-


tourné de notre Christ, parce qu'ils ne croient
CHAPITRE XXIX. pas qu'il soit Dieu, ni Fils de Dieu. Mais alors
Dieu aura pour eux le cœur tourné vers son
DE LA VENUE d'ÉLIE AVANT LE JUGEMENT, POUR
Fils,quand, leur cœur étant changé, ils
DÉVOILER LE SENS CACHÉ DES ÉCRITURES ET
verront l'amour du Père envers le Fils.
CONVERTIR LES JUIFS A JÉSUS-CHRIST.
Quant à ce qui suit Et le cœur de l'homme : ce

Après avoir averti les Juifs de se souvenir avers son prochain », comment pouvons-
de la loi de Moïse, prévoyant bien qu'ils se-
nous mieux interpréter ces paroles qu'en
raient encore longtemps sans la concevoir disant qu'Elie tournera le cœur de l'homme
spirituellement , l'Ecriture ajoute aussitôt : vers Jésus-Christ homme ? Car Jésus-Christ
« Je vous enverrai Elie de Tliesba, avant que étant notre Dieu , sous la forme de Dieu ,

a ce grand et lumineux jour du Seigneur ar- a pris la forme d'esclave, et a daigné devenir
ec rive, qui tournera le cœur du père vers le
notre prochain. Voilà donc ce que fera Elie:
« De peur, dit le Seigneur, qu'à mon avéne-
a fils, et le cœur de l'homme vers son pro-

« chain, de peur qu'à mon avènement je ne


cement je ne détruise entièrement la terre ».
« détruise entièrement la terre ' ». C'est une C'est que ceux-là sont terre qui ne goûtent que

croyance assez générale parmi les fidèles, qu'à les choses de la terre, conmie les Juifs char-
nels et voilà ceux d'où viennent ces mur-
la fin du monde, avant le jugement, les Juifs ;

doivent croire au vrai Messie, c'est-à-dire en mures contre Dieu « Les méchants lui plai- :

a C'est une folie de le servir ^ »


notre Christ, par le moyen de ce grand et ad- « sent », et :

mirable prophète Elie, qui leur expliquera la ' Celait le sentiment d'un grand nombre de Pères de rEglise,
loi. Aussi bien, ce n'est pas sans raison que dont on peut voir les paroles citées par Léonard Coquée en sou
commentaire de la Cilé de Dieu,
l'on espère précurseur de l'avènement
en lui le
' Malach, ti, 17; lu, U.
de Jésus-Christ, puisque ce n'est pas sans rai-

• llalach. II, 17.— ' Ps. Lxxii, 11, 13, 16, 17.- ' Malach. iv, 5, G,

sec. Lxx.
.

LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIER. 481

CHAPITRE XXX. a a été conduit à la mort, comme une brebis


« que l'on mène à la boucherie '
» ; il ne dit
MALGRÉ l'obscurité DE QUELQUES PASSAGES DE
pas : « Il sera conduit » , mais il se sert du passé
l'ancien TESTAMENT, OU LA PERSONNE DU CHRIST
pour le futur, selon le langage ordinaire des
NE PARAÎT PAS EN TOUTE ÉVIDENCE, IL FAUT,
Prophètes. Il y a un autre passage dans
QUAND IL EST DIT QUE DIEU VIENDRA JUGER,
Zacliarie, où il dit clairement que le Tout-
ENTENDRE CELA DE JÉSUS-CHRIST.
Puissant a envoyé le Tout-Puissant. Or, de qui
Il y a beaucoup d'autres témoignages de peut-on entendre cela, sinon de Dieu le Père
l'Ecriture sur le dernier jugement, mais il qui a envoyé Dieu le Fils ? Voici le passage :

serait trop long de les rapporter, et il nous « Le Seigneur tout puissant a dit Après la :

suffit d'avoir prouvé qu'il a été annoncé par a gloire, il m'a envoyé vers les nations, qui

l'Ancien et par le Nouveau Testament. Mais « vous ont pillé. Car vous toucher, c'est tou-

l'Ancien ne déclare pas aussi formellement « cher la prunelle de son œil. J'étendrai ma
que le Nouveau que c'est Jésus-Christ qui doit « main sur eux , et ils deviendront les dé-
rendre ce jugement. De ce qu'il y est dit que « pouilles de ceux qui étaient leurs esclaves ;

le Seigneur Dieu viendra, il ne s'ensuit pas « et vous connaîtrez que c'est le Seigneur
que ce doive être Jésus-Christ, car cette qua- « tout-puissant qui m'a envoyé ' ». Voilà le

lification convient aussi bien au Père ou au Seigneur tout puissant qui dit qu'il est en-
Saint-Esprit qu'au Fils. Nous ne devons pas voyé par le Seigneur tout-puissant. Qui oserait
toutefois laisser passer ce point sans preuves. entendre ces paroles d'un autre que de Jésus-
Il est nécessaire pour cela de montrer premiè- Christ, qui parle aux brebis égarées de la mai-
rement, comment Jésus-Christ parle dans ses son d'Israël ? Aussi dit-il dans l'Evangile :

prophètes, sous le nom de Seigneur Dieu, afin « Je n'ai été envoyé que pour les brebis per-

qu'aux autres endroits, oîi cela n'est point « dues de la maison d'Israël ^ », qu'il compare

manifeste et oii néanmoins il est dit que lu ici à la prunelle des yeux de Dieu, pour mon-

Seigneur Dieu doit venir pour juger, on puisse trer combien il les chérit. Parmi ces brebis,
l'entendre de Jésus-Christ. y a un passage Il il faut compter les Apôtres mêmes , mais
dans le prophète Isaïe qui fait voir clairement « après la gloire », c'est-à-dire après sa résur-
ce dont il comment Dieu
s'agit. Voici en effet rection glorieuse, car avant, comme dit saint

parla par ce Prophète Ecoutez-moi, Jacob


: « Jean l'é vangéliste : « Jésus n'était point encore
« et Israël que j'appelle. Je suis le premier et « glorifié * ». 11 fut aussi envoyé aux nations,
« je suis pour jamais. Ma main a fondé la en la personne de ses Apôtres; et ainsi fut ac-
« terre, et ma droite a affermi le ciel. Je les compli ce qu'on lit dans le psaume « Vous :

« appellerai, et ils s'assembleront tous et ils « me délivrerez des rébellions de ce peuple ;

« entendront. Qui a annoncé ces choses ? « vous m'établirez chef des nations'*» afin ;

« Comme je vous aime, j'ai accompli votre que ceux qui avaient pillé les Israélites, et
« volonté sur Babylone et exterminé la race dont les Israélites avaient été les esclaves, de-
« des Chaldéens. J'ai parlé et j'ai appelé ; je vinssent eux-mêmes les dépouilles des Israé-
« l'ai amené, et je l'ai fait réussir dans ses en- lites ; promis aux
car c'est ce qu'il avait
a (reprises. Approchez-vous de moi, et écou- Apôtres en leur disant « Je vous ferai pê- :

« tez-moi. Dès le commencement, je n'ai point « cheurs d'hommes S) et à l'un deux « Dès ; :

« parlé en secret ;
j'étais présent, lorsque ces « ce moment ton emploi sera de prendre des

« choses se faisaient. Et maintenant le Sei- «hommes' ». Ils deviendront donc les dé-
« gneur Dieu m'a envoyé, et son Esprit » ' pouilles, mais en un bon sens, comme sont

C'est lui-même qui parlait tout à l'heure celles qu'on enlève dans l'Evangile à ce Fort

comme le Seigneur Dieu, et néanmoins on ne armé, après l'avoir lié de chaînes encore plus
saurait pas (juc c'est Jésus-Christ, s'il n'ajou- fortes que lui '.
tait : « El maintenant le Seigneur Dieu m'a Le Seigneur parlant encore par les Pro-
« envoyé, et son Esprit a. 11 dit cela,en elfet, phètes : « En ce jour-là, dit-il, j'aurai soin

selon la forme d'esclave, et parle d'une chose « d'exterminer toutes les nations qui vien-
à venir, comme si elle était passée. De même,
en cet autre passage du même prophète « Il
• Isa. Liu, 7, sec. lxx. — " Zach. n, 8, 9. — ' Mate, xv, 24.
:
— * Jean, vu, 39. — ' Ps. iVil, U. — ' MaU. iv, 19. — '
Luc,
» Isa, XLVliI, 12-16. V, 10. — '
Malt, xii, 29.

S. AuG. — Tome Xlil. 31


482 LA CITÉ DE DIEU.

« nent contre Jérusalem, et je verserai sur la nation, ils ne laisseront pas de pleurer le

« maison de David et sur les habitants du Jé- crime de leurs pères, comme s'ils en étaient
« rusalem l'esprit de grâce et de miséricorde ;
coupables. Au reste, tandis que les Septante
« ils jetteront les yeux sur moi, parce qu'ils ont traduit « Ils jetteront les yeux sur moi, à
:

« m'ont insulté ; et ils se lamenteront, comme « cause qu'ils m'ont insulté», l'hébreu porte ;

« ils se lamenteraient au sujet d'un ûls bien- «Ils jetteront les yeux sur moi qu'ils ont
«aimé ; il? seront outrés de douleur, comme « percé'» expressions* qui rappellent encore
;

a ils le seraient pour un fils unique ' ».A qui mieux Jésus-Cln-ist crucifié. Toutefois « l'in-
appartient-il, sinon à Dieu seul, d'exterminer « suite », suivant l'expression adoptée par les

toutes les nations ennemies de la cité de Jéru- Septante, embrasse en quelque sorte l'en-
salem, «qui \iennent contre elle », c'est-à- semble de la passion. En effet, Jésus-Chiist fut
dire qui lui sont contraires, ou, selon d'autres insulté par les Juifs, etquand il fut pris, et
versions, qui a viennent sur elle », c'est-à-dire quand il fut lié, et quand il fut jugé, et quand
qui veulent l'nssujélir ? et à qui apimrlient-il il fut revêtu du manteau d'ignominie, et quand

de répandre l'esprit de grâce et de miséri- il fut couronné d'épines, frappé sur la tète à
corde sur la maison de David et sur les habi- coups de roseau, adoré dérisoirement le genou
tants de Jérusalem ? Sans doute cela n'appar- en terre, et quand il porta sa croix, et enfin
tient qu'à Dieu et aussi est-ce à Dieu que le
; quand il y fut attaché. Ainsi, en réunissant
Prophète le fait dire. Et toutefois Jésus-Christ l'une et l'autre version, et en lisant qu'//s
fait voir que c'est lui qui est ce Dieu qui a fait Vont insulté et qu'//s l'ont percé, nous recon-
toutes ces merveilles, lorsqu'il ajoute « Et : naîtrons mieux la vérité de la passion du Sau-
« ils jetteront les yeux sur moi, parce qu'ils veur.
« m'ont insulté, et ils se lamenteront, comme Quand donc nous lisons dans les Prophètes
« ils se lamenteraient au sujet d'un fils bien- que Dieu doit venir juger, il le faut entendre
« aimé, et ils seront outrés de douleur, comme de Jésus-Christ que ce soit le Père
; car, bien
« ils le seraient jtour lui fils unique ». Car en qui doive juger, il ne jugera que par l'avéne-
ce jour-là, les Juifs mêmes, qui doivent rece- ment du Fils de l'homme. Il ne jugera per-
voir l'esprit de grâce et de miséricorde, jetant sonne visiblement il a donné tout jiouvoir ;

les yeux sur Jésus-Christ, qui viendra dans sa de juger au Fils, qui viendra pour rendre le
majesté, et voyant que c'est lui qu'ils ont mé- jugement, comme il est venu pour le subir.
prisé dans son abaissement, en la personne de De quel autre que de lui peut-on entendre ce
leurs pères, se repentiront de l'avoir insulté que Dieu dit par Isaïe, sous le nom de Jacob
dans sa passion. Quant à leurs pères qui ont et d'Israël, dont le Christ est issu selon la
été les auteurs d'une si grande impiété, ils le chair : « mon serviteur je le pro-
Jacob est ;

verront bien aussi, quand ils ressusciteront; « tégerai Israël est mon élu
; c'est pourquoi ;

mais ce ne sera que pour être punis de leur « mon âme l'a choisi. Je lui ai donné mon
attentat, etnon pour se convertir. Ce n'est « esprit prononcera le jugement aux na-
; il

donc pas d'eux qu'il faut entendre ces paroles: « lions. ne criera point, il ne se taira [)oint ;
Il

« Je répantirai sur la maison de David et sur « et sa voix ne sera point entendue au dehors.
« les hai)itants de Jérusalem l'esiiril de giâce « Il ne brisera point le roseau cassé ; il n'é-

a et de miséricorde ; et ils jetteront les yeux « teindra point la lampe qui fume encore ;
« sur moi, à cause qu'ils m'ont insulté » ; et « mais jugera en vérité. Il sera resi)lendis-
il

pointant, ceux qui croiront à la prédication « saut, et ne pourra être opprimé jusqu'à ce
d'Etie doivent descendre de leur race. Mais de « qu'il établisse le jugement sur la terre; et
même que nous disons aux Juil's Vous avez : « les nations espéreront en lui' ». L'hébreu
fait mourir Jésus-Christ, quoique ce crime soit ne porte pas Jacob et Israël ; mais les Sep-
l'ouvrage de leurs ancêtres de même ceux ; tante, voulant nous montrer comment il faut
dont parle le Prophète s'affligeront d'être en entendre le mot de serviteur i^aid porte le servi-
quelque sorte les auteurs du mal que d'autres teur, c'est-à-dire le profond abaissement où a
ont accompli. Ainsi, bien qu'après avoir reçu daigné se soumettre le Très-Haut, ont mis le
l'esprit de grâce et de miséricorde, ils ne soient
Jean, v, 22.
point enveloppés dans une même condamna- ' Ce sont celles de la Vulgate.
' Zach. ïli, 9, 10. ' Isa. -XLii, 1-4, sec. lïx.
LIVRE XX. — LE JUGEMENT DERNIER. 483

nom de celui dans la postétité diuiuel il a pris et le crucifiait, et enfin quand ses disciples
celle forme de servileiir. Le Saint-Esitril lui a même avaient perdu l'espérance qu'ils com-
élé donné, el nous le voyons descendre sur lui mençaient à avoir en lui? Ce (|u'à peine un
dans l'Evangile, sous la forme d'une colombe '. seul larron crut alors sur la croix, toutes les
Il a prononcéjugtement aux nations, parce
le nations le croient maintenant, et, de peur de
qu'il a prédit l'accomplissement futur de ce mourir à jamais, elles sont mar()uées du signe
qui leur était caciié. Sa douceur l'a empêché de cette croix sur laquelle Jésus-Christ est mort.
de crier eftoutefois il n'a pas cessé de prê-
; Il n'est donc personne qui doute de ce juge-
cher la vérité. Mais sa voix n'a point été enten- ment dernier, annoncé dans les saintes Ecri-
due au dehors, et ne l'est pas encore, parce tures, sinon ceux qui, par une incrédulité
que ceux qui sont retranchés de son corps ne aveugle et opiniâtre, ne croient pas en ces
lui obéissent pas. il n'a i)oint brisé ni éteint Ecritures mêmes, bien qu'elles aient déjà jus-
les Juifs, ses persécuteurs, qui sont comparés tifié devant toute la terre une partie des véri-
ici lour à tour à un roseau cassé, parce qu'ils tés qu'ellesannoncent. Voilà donc les choses
ont perdu leur fermeté, et à une lampe fu- qui arriveront en ce jugement, ou vers cette
mante, parce qu'ils n'ont plus de lumière. Il époque l'avènement d'Elie, la conversion
:

les a épargnés, parce qu'il n'était pas encore des Juifs, la persécution de l'Antéchrist, la
venu pour les juger, mais pour être jugé par venue de Jésus-Christ pour juger, la résur-
eux ^ 11 a prononcé un jugement véritable, rection des morts, la séparation des bons et
leur prédisant qu'ils seraient punis, s'ils per- des méchants, l'embrasement du monde et
sistaienten leur malice. Sa face a été resplen- son renouvellement. Il faut croire que toutes
dissante sur la montagne ', et son nom cé- ces choses arriveront mais comment et en
;

lèbre dans l'univers et il n'a pu cire oppri- ; quel ordre ? nous l'aiiprendra
l'exfiérience
mé par ses persécuteurs, ni dans sa personne, mieux alors (]ue toutes nos conjectures ne
ni dans son Eglise. Ainsi, c'est en vain que peuvent le faire maintenant. J'estime pourtant
ses ennemis di-ent : « Quand est-ce que son qu'elles arriveront dans le même ordre où je
« nom sera aboli et périra ? jusqu'à ce qu'il viens de les rappeler.
« établisse le jugement sur la terre * ». Vodà Il ne me reste plus (|ue deux livres à écrire

ce que nous cherchions et ce qui était caché ;


pour terminer cet ouvrage et m'acquilter de
car c'est le dernier jugement qu'il établira mes promesses avec l'aide de Dieu. Dans le
sur la terre, quand il descendra du ciel. Nous premier des deux je traiterai du supplice des
voyons déjà accompli ce que le Pro|)hète méchants dans l'autre, de la félicité des bons
; ;

ajoute : « Et ks nations espéreront en son et j'y réfuterai les vains raisonnements des

« nom ». Que ce fait, qui ne peut pas être nié, hommes (jui se croient sages en se raillant des
soit donc une raison pour croire ce que l'on promesses de Dieu, et qui méprisent connue
nie impudemment. Car qui eût osé espérer faux et ridicules les dogmes qui nourrissent
cette témoins ceux-là
merveille dont sont notre foi. Mais pour ceux tiui sont sages selon
mêmes qui refusent de croire en Jésus-Christ, Dieu, sa toute- puissance est grand argument
le

et qui grincent des dents et sèchent de dépit, qui leur fait sem-
croire toutes les vérités qui
parce qu'ils ne peuvent les nier ? qui eût osé blent incroyables aux hommes, et qui néan-
espérer (jue les nations espéreraient au nom moins sont contenues dans les saintes Ecri-
de Jésus-Clirist, quand on le prenait, {juand tures, dont la véracité a déjà été justifiée de
on le liait et le bafouait, quand on l'insultait tant de manières. Ils tiennent pour certain
qu'il est impossible que Dieu ait voulu nous
' Matt. m, 10.
tromper, et qu'il peut faii'e ce qui paraît im-
*Comp. saiol Jérôme, commentant Isa^ie, Eplst. CLI adAIgasiam.
' llatt. xvn, 1, 2. — ' Ps. XL, 6. possible aux infidèles.
LIVRE VINGT ET UNIÈME.
Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement réservée à la cité du diable, ou, en d'autres termes, du supplice éterne
des damnés, et il réfute sur ce point les arguments des incrédules.

CHAPITRE PREMIER. CHAPITRE n.


l'ordre de la discussion veut que l'on TR.AITE SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENT
DU SUPPLICE ÉTERNEL DES DAMNÉS AVANT DE DANS LE FEU.
PARLER DE L'ÉTERNELLE FÉLICITÉ DES SAINTS. Que dirai-je pour prouver aux incrédules
Je me propose, avec l'aide de Dieu, de que des corps humains vivants et animés
traiter dans ce livre du supplice que doit peuvent non-seulement ne jamais mourir,
souffrir lediable avec tous ses complices, mais encore subsister éternellement au milieu
lorsque les deux cités seront parvenues à des flammes et des tourments? Car ils ne
leurs fins par Notre-Seigneur Jésus-Christ, veulent pas que notre démonstration se fonde
juge des vivants et des morts. Ce qui me sur la toute-puissance de Dieu, mais sur des
décide à observer cet ordre et à ne parler exemples. Nous leur répondrons donc qu'il y
qu'au livre suivant de la félicité des saints, a des animaux qui certainement sont corrup-
c'est que, dans l'un et dans l'autre état, l'âme tibles, |)uisqu'ils sont mortels, et qui ne lais-

sera unie à un corps, et qu'il semble moins sent pas de vivre au milieu du feu', et de
croyable que des corps puissent subsister plus, que dans des sources d'eau chaude où

parmi des tourments éternels, que dans une on ne saurait porter la main sans se brûler,
il se trouve une certaine sorte de vers qui
félicité éternelle, exempte de toute douleur.
Ainsi, quand j'aurai établi le premier point, non-seulement y vivent, mais qui ne peuvent
je prouverai plus aisément l'autre. L'Ecriture vivre ailleurs. Mais nos adversaires refusent

sainte ne s'éloigne pas de cet ordre ; car, bien de croire le fait, à moins de le voir; ou si on
qu'elle commence quelquefois par la félicité le leur montre, du moins si on le leur prouve

des bons, comme dans ce passage : « Ceux par des témoins dignes de foi, ils prétendent
8 qui ont bien vécu sortiront de leur tombeau que cela ne suffit pas encore, sous prétexte
9 pour ressusciter à la vie, et ceux qui ont que les animaux en question, d'une part, ne
a mal vécu en sortiront pour être con- vivent pas toujours, et de l'autre, que, vivant
« damnés », il y a aussi d'autres passages où
' dans le feu sans douleur, parce que cet

(ille n'en parle qu'en second lieu, comme élément est conforme à leur natui-e, ils s'y

dans celui-ci « Le Fils de


: l'homme enverra fortifient, bien loin d'y être tourmentés.
« ses anges, qui ôteront tous les scandales de Comme si le contraire n'était pas plus vrai-
« son royaume et les jetleront dans la four- semblable Car c'est assurément une chose
I

« naise ardente. C'est là qu'il y aura des pleurs merveilleuse d'être tourmenté par le feu, et
« et des grincements de dents. Alors les néanmoins d'y vivre; mais il est bien plus
« justes resplendiront comme le soleil dans le surprenant de vivre dans le feu et de n'y pas

« royaume de leur Père». Et encore : « Ainsi souffrir. donc on croit la première de ces
Si

« les méchants iront au supplice éternel, et choses, pourquoi ne croirait-on pas l'autre?
bons à la vie éternelle » Si l'on y veut
"^

« les .

* Saint Avigustin revient un peu plus bas (au ch. iv) sur les ani-
regarder, on trouvera aussi que les Prophètes maux qui vivent au milieu du feu, et il cite la salamandre en invo-
quant mais la vérité est que les naturalistes
ont suivi tantôt le premier oidre, tantôt le
l'autoriié des naturalistes ;

les plus célèbres de l'antiquité n'affirment rien à cet égard et se

second. Mais il serait trop long de le prouver bornent à rapporter une croyance populaire.

ici qu'il me suffise d'avoir rendu raison de


;

l'ordre que j'ai choisi.


' Jean, v, 29. — " .Malt. .\iii, 41-13.
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS, 485

CHAPITRE m. la seconde l'y retient malgré


L'une et elle.
l'aulre néanmoins ont cela de que commun
LA SOUFFRANCE CORPORELLE N'aBOUTIT PAS NÉCES-
le corps fait souffrir à l'âme ce qu'elle ne veut
SAIBEMENT A LA DISSOLUTION DES COUPS.
pas.
Mais, disent-ils, il n'y a point de corps qui Nos adversaires ont soin de remarquer qu'il
|)uisse souiîrir sans pouvoir mourir '. Qu'en n'y a point maintenant de chair qui puisse
savent-ils ? Car qui peut assurer que les souffrir sans pouvoir mourir; et ils ne pren-
démons ne soutirent pas en leur corps, quand nent pas garde qu'il en arrive tout autre-
ils avouent eux-mêmes qu'ils sont extrême- ment dans une nature bien plus noble que la
ment tourmentés? Que si Ton réplique qu'il chair. Car l'esprit, qui par sa présence fait
n'y a point du moins de corps solide ou pal- vivre et gouverne le corps, peut souffrir et
pable, en un mot, qu'il n'y a point de cliair ne pas mourir. Voilà un être qui a le senti-
qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, il est ment de la douleur et qui est immortel. Or,
vrai que l'expérience favorise cette assertion, ce que nous voyons maintenant se produire
car nous ne connaissons point de chair qui dans l'âme de chacun des hommes se pro-
ne soit mortelle; mais à quoi se réduit l'argu- duira alors dans le corps de tous les damnés.
mentation de nos adversaires ? à prétendre D'ailleurs, si nous voulons y regarder de plus
que ce qu'ils n'ont point expérimenté est près, nous trouvons que la douleur, qu'on
impossible. Cependant, si l'on prend les choses appelle corporelle, appartient moins au corps
en elles-mêmes, comment la douleur serait- qu'à l'âme car c'est l'âme qui souffre et non
;

elle une présomption de mort, puisqu'elle est le corps, lors même que la douleur vient du
plutôt une marque de vie? Car l'on peut corps, comme, par exemple, quand l'âme
demander si ce (jui soutire peut toujours souffre à l'endroit où le corps est blessé. Et
vivre ; mais il est certain que tout ce qui de même que
nous disons que les corps sen-
que la douleur ne se peut trouver
souffre vit, et tent et vivent, quoique le sentiment et la vie
qu'en ce qui a vie. Il est donc nécessaire du corps viennent de l'âme, de même nous
que celui qui souffre vive et il n'est pas ; disons que les corps souffrent, quoique la
nécessaire que la douleur donne la mort, douleur du corps soit originairement dans
puisque toute douleur ne tue pas même nos l'âme. L'âme donc souffre avec le corps à
corps, qui sont mortels el doivent mourir. Or, l'endroit du corps où il se passe quelque chose
ce qui fait que douleur tue en ce monde,
la qui la fait souffrir; mais elle souffre seule
c'est que l'âme unie au corps de manière
est aussi, bien qu'elle soit dans le corps, quand,
à ne pas résister aux grandes douleurs elle ; par exemple, c'est une cause invisible qui
se retire donc, parce que la liaison des mem- l'afflige, le corps étant sain. Elle souffre
bres est si délicate que l'âme ne peut soutenir même quelquefois hors du corps. Car mau-
le
l'effort des douleurs aiguës. Mais, dans l'autre vais riche souffrait dans les enfers, quand il
monde, l'âme sera tellement jointe au corps disait : « Je suis torturé dans celle flamme'».
et le corps sera tel que cette union ne pourra Au contraire, le corps ne souffre point sans
être dissoute par aucun écoulement de temps, être animé, et du moment qu'il est animé, il

ni par quelque douleur que ce soit. Il est ne souffre point sans avoir une âme. Si donc
donc vrai qu'il n'y a point maintenant de de la douleur à la mort, la conséquence était
ihair qui puisse souffrir sans iiouvoir mourir ; bonne, ce serait plutôt à l'âme de mourir,
mais la chair ne sera pas alors telle qu'elle puisque c'est elle principalement qui souffre.
est, comme aussi la mort sera bien différente Or, souffrant plus que le corps, elle ne peut
de celle que nous connaissons. Car il y aura mourir comment donc conclure que les corps
;

bien toujours une mort, mais elle sera éter- des damnés mourront, de ce qu'ils doivent
nelle, parce que l'âme ne pourra, ni vivre être dans les souffrances? Les Platoniciens ont
étant séparée de Dieu, ni être délivrée par la cru que c'est de nos corps terrestres et de nos
mort des douleurs du corps. La première membres moribonds que les passions tirent
mort chasse l'âme du corps, malgré elle, et leur origine : « Et de là, dit Virgile ', nos
« craintes et nos désirs, nos douleurs et nos
* Les adversaires du christianisme empruntaient cette thèse aux «joies». Mais nous avons établi, au quator-
écoles de philosophie. Voyez Cicéron , De nat, Deor.y lib. m,
cap. 13. '
Luc, XVI, 24. — =
Enéide, livre vi, v. 733.
— ,

486 LA CITÉ DE DIEU.

zième livre de cet ouvrage', que, du pro- du paon la propriété de ne point se


h la chair
pre aveu des Platoniciens, les âmes, même corrompre après la mort ? Cela m'avait d'abord
purifiées de toute souillure, gardent un désir paru incroyable mais il arriva qu'on me
;

étrange de retourner dans des corps ^ Or, il servit à Carllinge un oiseau de cette espèce.
est certain que ce qui est capable de désir est l'en fis garder quehjuestranclies prises sur la
aussi capable de douleur, puisque le désir se poitrine, et quand on me les rapporta après
tourne en douleur, lorsqu'il est frustré de le temps suffisant pour coriompre tonte autre
son attente ou qu'il perd'le bien qu'il avait viande, je trouvai celle-ci parfaitement saine ;

acquis. Si donc l'âme ne laisse pas d'être im- un mois après, je la vis dans le même état ;

mortelle, quoique ce soit elle qui souffre seule au bout de l'année, elle était seulement un
dans l'honiMie, ou du moins qui soulTre le peu plus sèche et plus réduite '. Je demande
plus, il ne s'ensuit pas, de ce que les corps aussi qui a donné à la paille une qualité si

des damnés souffriront, qu'ils puissent mourir. froide qu'elle conserve la neige, et si chaude
Enfin, si les corps sont cause que les âmes qu'elle mûrit les fruits vers.
soulTrent, pourtiuoi ne leur causent-ils jtas la Mais qui peut expliquer les merveilles du
mort aussi bien que la douleur, sinon parce feu lui-même *, qui noircit tout ce qu'il brûle,
qu'il est faux de conclure que ce qui fait souf- quoit|u'il soit lui-même du plus pur éclat, et
frir doit faire mouiir. Il n'y a donc rien d'in- qui, avec la plus belle couleur du monde,
croyable à ce que ce feu puisse causer de la décolore la plupart des objets qu'il touche, et
douleur aux corps des damnés sans leur don- transforme en noir charbon une braise ctince-
ner la mort, puisque nous voyons que les lante ? Et encore cet effet n'estil pas régulier ;

corps mêmes font souffrir les âmes sans les car les pierres cuites au feu blanchissent, et,

tuer. Evidemment, la douleur n'est pas une bien que le feu soit rouge, il les rend blanches,
présomption nécessaire de la mort. tandis que le blanc s'accorde naturellement
avec la lumière, comme le noir avec les
CHAPITRE IV. ténèbres. Mais de ce que le feu brûle le bois
et calcine la pierre, il ne faut pas conclure
EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.
que ces effets contraires s'exercent sur des
Si donc la salamandre vil dans le feu éléments contraires. Car le bois et la pierre
comme l'ont afflrmé les naturalistes S si cer- sont des éléments différents, à la vérité, mais
taines montagnes célèbres de la Sicile, qui non pas contraires, comme le blanc elle noir.
subsistent depuis tant de siècles ' au milieu El cependant le blanc est produit dans la
des flammes qu'elles vomissent , sont une pierre et le noir dans le bois par celle même
preuve suffisante que tout ce qui brûle ne se cause, savoir le feu, qui rend le bois éclatant
consume pas, comme d'ailleurs l'âme fait et la pierre sombre, et qui ne pourrait agir
assez voir que tout ce qui est susceptible de sur la s'il n'était lui-même alimenté
pierre,
souffiirne l'est pas de mourir, pourquoi nous par Que dirai-je du charbon lui-même?
le bois.

demande-l-on encore des exemples qui prou- N'est-ce pas une chose merveilleue qu'il soit
vent que les corps des hommes condamnés si fragile que le moindre choc suffit pour

au supplice éternel pourront conserver leur l'écraser, et si fort que l'humidité ne le peut
âme au milieu des flammes briiier sans ,
corrompre, ni le tem[)S le détruire ? C'est
être consumés, et souffrir éternellement sans pourquoi ceux qui i)lantent des bornes met-
mourir ? Nous devons croire que la substance tent d'ordinaire du charbon dessous, pour le
de la cliair recevra cette propriété nouvelle de faire servir au besoin à prouver en justice à
celui qui en a donné à tous les autres corps un plaideur de mauvaise foi même après ,

de si merveilleuses et que leur multitude une longue suite d'années, que la borne est
seule nousenipèclie d'admirer. Car quel autre restée à la place convenue. Qui a pu préser-
que le Dieu créateur de toutes choses a donné ver ce charbon de la corruption, dans une
' Aux chap. m, v et vi.
' Enéide, livre VI, v. 720, 721.
* La viande cuite peut se conserver longtemps, particulièrement
'Aristole n'a point affirmé cela comme un fait constaté par lui, dans les pays chauds. Tout dépend du milieu qu'on choisit et des
mais comme une tiadition populMire (//i^/. anhn., lib. V, cap. 10). circonstances almospbénques. Plusieurs momies d'Egypte sont des
Pline n'est pas moins réservé {UîU. nat., Iib. ,\.\ix, cap. 23). — cadavres humains enterrés dans du sable et qui ont échappé en se
Dioscoride déclare la chose impossible (lib. ii, cap. 68). desséchant à la putréfaction.
* Voyez Pline l'Ancien, livre ir, ch. 110. cap. 111, et livre .\x.\vi, cap. 68.
' Comp. Pline, Bist. nat,, lib. ii,
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 487

terre où le bois pourrit, sinon ce feu même, cette pierre l'admirent-ils comme les per-
qui pourtant corrompt toute citose ' ? sonnes à qui on en montre la vertu pour la
Considérons maintenant les effets prodijrieux première fois ? et celles qui n'ont pas vu
de la tliaux. Sans ré|iéter ce que j'ai déjà dit, l'expérience sont-elles bien convaincues du
que le feu la blaneliit, lui qui noircit tout, fait ? Si
y croient
elles elles l'admirent ,

n'a-t-eile pas la vertu de nourrir intérieure- comme une chose qu'on n'a jamais vue.
ment le feu ? et lors même qu'elle ne nous Viennent-elles à faire l'expérience. l'habitude
semble qu'une niasse froide, ne voyons-nous leur fait perdre insensiblement de leur admi-
pas que le feu est caché et comme assoupi ration. Nous savons que l'aimant attire le fer,
en elle ? Voilà pourquoi nous lui donnons le et la première
que je fus témoin de ce
fois

nom de chaux vive, comme si le feu qu'elle phénomène, j'en demeurai vraiment stupéfait.
recèle était l'àme invisible de ce corps. Mais Je voyais un anneau de fer enlevé par la
ce qui est admirable, qu'on l'allume c'est pierre d'aimant, et puis, comme si elle eût
quand on l'éteint. Car, pour en dégager le communiqué sa vertu au fer, cet anneau en
feu latent -, on le couvre d'eau, et alors elle enleva un autre, celui-ci un troisième, de
s'échauffe par le moyen même qui fait refroidir sorte y avait une chaîne d'anneaux
qu'il
tout ce qui est chaud. Comme s'il abandonnait suspendus en l'air, sans être inlérieuremenl
la chaux expirante, le feu caché en elle paraît entrelacés. Qui ne serait épouvanté de la vertu
et s'en va, et elle devient ensuite si froide par de cette pierre, vertu qui n'élait pas seule-
cette es[ièce de mort ,
que l'eau cesse de ment en elle, mais qui passait d'anneau en
l'allumer, et qu'au lieu de l'appeler chaux anneau , et les attachait l'un à l'autre par
vive,nous l'appelons chaux éteinte. Peut-on un lien invisible ? Mais ce que j'ai appris par
imaginer une chose plus étrange ? et néan- mon frère et collègue dans l'épiscopat,Sévère',
moins en voici une plus étonnante encore au : évêque de Milévis, bien étonnant. II m'a
est
lieu d'eau, versez de l'huile sur la chaux, elle raconté que, dînant un jour chez Bathanarius,
ne s'allumera [)oint, bien que l'huile soit l'ali- autrefois comte d'Afrique, il le vit prendre
ment du feu. Certes, si l'on nous racontait de une pierre d'aimant, et, après l'avoir placée
pareils effets dequelque pierre de l'Inde, sans sous une assiette d'argent où était un morceau
que nous en pussions faire l'expcrience, nous de fer, communiquer au fer tous les mouve-
n'en voudrions rien croire, ou nous serions ments que sa main imprimait à l'aimant et le
étrangement surpris. Mais nous n'admirons faire aller et venir à son gré , sans que
pas les prodiges qui se fout chaque jour sous d'ailleurs l'assietle d'argent en reçut aucune
nos yeux, non pas qu'ils soient moins admi- impression. Je raconte ce que j'ai vu ou ce que
rables, mais parce que l'habilude leur Ole entendu dire à une personne dont le témoi-
j'ai

leur prix, connue il arrive de certaines rare- gnage est pour moi aussi certain quecelui de
tés des Indes, qui, venuesdu boutdumonde, mes propres yeux. J'ai lu aussi d'autres effets
ont cessé d'être admirées, dès qu'on a pu les de la même pierre. Quand on place un diamant
admirer à loisir. auprès, elle n'enlève plus déjà elle
le for, et si

Bien des personnes, parmi nous, possèdent l'avait enlevé, à l'approche du diamant, elle
des diamants, et on en peut voir chez les le laisse tomber \ L'aimant nous vient des
orfèvres et les lapidaires. Or, on assure que Indes si nous cessons déjà de l'admirer,
; or,
celle pierre ne peut être entun.iée ni par le fer ni parce qu'il nous est connu, que sera-ce des
par le feu •', mais seulement par du sang de peuples qui nous l'envoient, eux qui se le pro-
bouc *. Ceux qui possèdent et connaissent curent aisément ? Peut-être est-il chez eux
aussi commun
que l'est ici la chaux, que nous
*Comp. Pline, JJist. uat., lib. u, cap. 111 j lib. xxxvi, cap. 68. voyons sans étonnement s'allumer par l'ac-
* Les phy.-i^ieiis uiodcriieb appelleot eu leu, comme s^iint Au-
^'ustio, chaUur n'ca ont pas encore expliqué l'origine.
latente, et ils tion de l'eau, qui éteint le feu, et ne pas
Tout au moins lecoanaisscnt-ils dans le fait dont saint Augustin s'enflammer sous l'action de l'huile qui excile
s eLonne un cas paiticulitr d'une loi générale de la nature.

' Le diamant et-l en ttfel plus dur que le fer, en ce sens qu'il le

raye et n'en peut être rayé; mais il esE si peu incombustible qu'il ' Sévère, ami et disciple de saint Augustin. Milévis, où il était
est chimiquement identique au charbon. Au surplus, saint Augustin évèque, est une pelile ville d'Afrique qui a donné son nom à un
ne se donne pas pour chimiste, et c'est d'hier que datent les décou- concile tenu contre les Pèla^iens [Concilmm Milevitanuni). Voyez
vertes de Lavoisier. les Lettres de saint Augustin (Ep. Lxn, LXiii, CLï, ex, CLsxvi).
* Tradition populaire que saint Augustin rapporte sans l'avoir, à * Rien de moins vrai que ce prétendu phénomène dont
parle aussi
Coup sûr, vériliée et qui n'a aucun fondement. Pline en son Bistoire naturelle^ livre xxxvii, ch. 15,
,

LA CITÉ DE DIEU.

la flamme : tant ces effets nous sont devenus pyrite, ainsi appelée parce qu'elle s'enflamme
familiers par l'habitude I si on la presse fortement \ et une autre
nommée sélénite, dont
blancheur intérieure la
CHAPITRE V. croît et diminue avec la lune ". Les cavales
de Cappadoce sont fécondées par le vent, et
IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT ^OUS NE POU-
leurs poulains ne vivent pas plus de trois an-
VONS RENDUE RAISON ET QUI N'eN SONT PAS
nées. Dans l'Inde, le sol de l'île de Tylos est
MOINS TRÈS-CERTAINES.
préféré à tous les autres, parce que les arbres
Et cependant, lorsque nous parlons aux in- n'y sont jamais dépouillés de leur feuillage ',

fidèles des miracles de Dieu, passés ou futurs, Que ces incrédules qui ne veulent pas ajou-
dont nous ne pouvons leur prouver la vérité ter foi à l'Ecriture sainte, sous prétexte qu'elle
par des exemples, ils nous en demandent la contient des choses incroyables, rendent rai-
raison ; et comme nous ne saurions la leur son, s'ils le peuvent, de toutes ces merveilles.
donner, les miracles étant au-dessus de la Il n'y a aucune raison, disent-ils, qui fasse
portée de l'esprit humain, ils les traitent de comprendre que la chair brûle sans être con-
fables. Qu'ils nous rendent donc raison eux- sumée, qu'elle souffre sans mourir. Grands
mêmes de tant de merveilles dont nous sommes raisonneurs, qui peuvent rendre raison de
ou dont nous pouvons être témoins S'ils I tout ce qu'il y a de merveilleux dans le monde î

avouent que cela leur est impossible, ils qu'ilsrendent donc raison de ce peu que je
doivent convenir aussi qu'il ne faut pas con- viens de rapporter. Je ne doute point que si
clure qu'une chose n'a point été ou ne saurait les faits cités plus haut leur étaient restés
être, de ce qu'on n'en peut rendre raison. inconnus et qu'on vînt leur dire qu'ils doi-
Sans m'arrèter à une foule de choses passées vent arriver un jour, ils n'y crussent bien
dont l'histoire fait foi, je veux seulement rap- moins encore qu'ils ne font aux peines fu-
porter ici quelques faits dont on peut s'as- tures que nous leur annonçons. En effet, qui
surer sur les heux mêmes. On dit que le sel d'entre eux voudrait nous croire, si, au lieu
d'Agrigente, en Sicile, fond dans le feu et d'affirmer que les corps des damnés vivront
pétille dans l'eau; que chez les Garamantes '
elsouffriront éternellement dans les flammes,
il y a une fontaine si froide, le jour, qu'on nous leur disions qu'il y aura un sel qui fon-
n'en saurait boire, et si chaude, la nuit, qu'on dra au feu et qui pétillera dans l'eau, une fon-
n'y peut toucher. On en trouve une aussi taine si chaude, pendant la fraîcheur de la
dans l'Epire, où les flambeaux allumés s'é- nuit, qu'on n'osera y toucher, et si froide,
teignent et où les flambeaux éteints se dans grande chaleur du jour, que personne
la
rallument. En Arcadie, il y a une pierre qui, n'y voudra boire une pierre qui brûlera
;

une fois échauffée, demeure toujours chaude, ceux qui la presseront, et une autre, qui, une
sans qu'on la puisse refroidir, et qu'on appelle fois enflammée, ne pourra s'éteindre ? Si
pour cela asbeste '. En Egypte, le bois d'un nous annoncions toutes ces merveilles pour
certain figuier ne surnage pas comme les le siècle futur, les incrédules nous répon-
autres bois, mais coule au fond de l'eau ; et, draient: Voulez vous que nous y croyions ?
ce qui est plus étrange, c'est qu'après y avoir rendez-nous-en raison. Ne faudrait-il pas alors
séjourné quelque temps , il remonte à la sur- avouer que cela n'est point en notre pouvoir
bien qu'une fois pénétré par l'eau il dût
face, et que l'intelligence humaine est trop bornée
être plus pesant.Aux environs de Sodome, la pour pénétrer les causes de ces merveilleux
terre produit des fruits que leur apparente ouvrages de Dieu? Mais nous n'en sommes
maturité invite à cueillir, et qui tombent en pas moins assurés que Dieu ne fait rien sans
cendre sous la main ou sous la dent qui les raison, que rien de ce qu'il veut ne lui est
touche '. En Perse, il y a une pierre appelée im|)Ossible, et nous croyons tout ce qu'il an-
nonce, parce que nous ne pouvons croire
* Peuple de l'Afrique,
' Asbesle, d'y.iS;r:-i;, inextinguible.— La vérité est que la pierre qu'il soit menteur ou impuissant. Que répon-
d'amiaothe, minéral filamenteux dont on peut faire une espèce de
dent cependant ces détracteurs de noire foi,
toile, résiste à un feu très-intense, comme font d'ailleurs tous les
autres silicates. '
Il serai! plus exact de dire : si on la frappe fortement.
' VoyezVltinéraire de Paris à Jérusalem, tome ii, pag. 176 et = Il est inulile d'avertir que ce préjugé populaire ne s'appuie sur
suiv. — Comparez avec le récit du plus récent voyageur, M. de aucune observation sérieuse.
Saulcy^ en son livre sur la mer Morte. •
Tylos est une île du golfe Persiqu et non de l'Inde.
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 489

ces grands chercheurs de raisons, quand nous dont nous nous servons pour persuader aux
leur demandons raison des merveilles qui incrédules la vérité des merveilles à venir
existent sous nos de ces prodiges que
yeux et que la foi nous annonce, nous nous conten-
la raison peut com|)rcndre,
naturelle ne tons de croire à celles dont nous pouvons
puisqu'ils semblent contraires à la nature nous-mêmes faire l'expérience, ou qu'il n'est

même des choses? Si nous les annoncions pas difficile de justifier par de bons témoi-
comme devant arriver, ne nous défieraient-ils gnages. Ce temple de Vénus, cette lampe qui
pas d'en rendre raison, comme de tous les ne peut s'éteindre, loin de nous embarrasser,
miracles que nous annoii^'ons pour l'avenir? nous donnerait beau jeu contre nos adver-
Donc, puisque la raison défaille et que la saires car nous la rangeons parmi tous les
;

parole expire devant ces ouvrages de Dieu, miracles de la magie, tant ceux que les dé-
que nos adversaires cessent de dire qu'une mons opèrent par eux-mêmes que ceux qu'ils
chose n'est pas ou ne peut pas être parce que font. par l'entremise des hommes. Et nous ne
la raison de l'homme-ne peut l'expliquer. Cela saurions nier ces miracles sans aller contre
n'empêche pas les faits que nous avons cités les témoignages de l'Ecriture. Or, de trois
de se produire cela n'empêchera pas les pro-
: choses l'une ou l'industrie des hommes s'est
:

diges annoncés par la foi de s'accomplir un servie de la pierre asbeste pour allumer cette
jour. lampe, ou c'est un ouvrage de la magie, ou
CHAPITRE VI. quelque démort, sous le nom de Vénus, a pro-
duit cette merveille. En effet , les malins
TOUS LES MIRACLES Qu'ON CITE NE SONT PAS DES
esprits sont attirés en certains lieux, non par
FAITS NATURELS, MAIS LA PLUPART SONT DES
des viandes, comme les animaux, mais par
IMAGINATIONS DE l'HOMME OU DES ARTIFICES
certains signes appropriés à leur goût, comme
DES DÉMONS.
diverses sortes de pierres, d'herbes, de bois,
les entends s'écrier
Mais je Tout cela n'est : d'animaux, de charmes et de cérémonies. Or,
pas,nous n'en croyons rien ce qu'on a dit, ; pour être ainsi attirés par les hommes, ils les

ce qu'on a écrit sont autant de faussetés. S'il séduisent d'abord, soit en leur glissant un
fallait y croire, il faudrait croire aussi les poison secret dans le cœur, soit en nouant
récits des mêmes auteurs : qu'il y a eu, par avec eux de fausses amitiés ; et ils font ijuel-

exemple, ou qu'il y a un certain temple de ques disciples, qu'ils établissent maîtres de


Vénus où l'on voit un candélabre surmonté plusieurs. On n'aurait pu savoir au juste, si

d'une lampe qui brûle en plein air et que les eux-mêmes ne l'avaient appris, quelles sont
vents ni les pluies ne peuvent éteindre, ce qui les choses qu'ils aiment ou qu'ils abhorrent,
lui a valu, comme à la pierre dont nous par- ce qui les attire ou les contraint de venir, en
lions tout à l'heure, le nom d'asbeste, c'est-à- un mot, tout ce qui fait la science de la ma-
dire lumière inextinguible. Je ne serais — gie. Mais ils travaillent surtout à se rendre
pas surpris que nos adversaires crussent par maîtres des cœurs, et c'est ce dont ils se glori-

ce discours nous avoir fermé la bouche car ;


fient le plus, quand ils essaient de se trans-
si nous déclarons qu'il ne faut point croire à former en anges de lumière '. Ils font donc
la lampe de Vénus, nous infirmons les autres beaucoup de choses, j'en conviens, et des
merveilles que nous avons rapportées, et si choses dont nous devons d'autant plus nous
nous admettons, au contraire, ce récit comme défier que nous avouons qu'elles sont plus mer-
véritable, nous autorisons les divinités du pa- veilleuses. Au surplus, elles-mêmes nous ser-
ganisme. Mais, ainsi que je l'ai dit au dix-hui- vent à prouver notre foi car si les dénions;

tième livre de cet ouvrage, nous ne sommes impurs sont si puissants, combien plus puis-
pas obligés de croire tout ce que renferme sants sont les saints anges combien aussi !

l'histoire profane, les auteurs eux-mêmes qui Dieu, qui a donné aux anges le pouvoir d'o-
l'ont écrite n'étant pas toujours d'accord, et, pérer tant de merveilles, est-il encore plus
comme dit Varron, semblant consiiirer à se puissant qu'eux I

contredire. Nous n'en croyons donc (et encore, Qu'il soit donc admis (jue les créatures de
si nous le jugeons à propos) que ce qui n'est Dieu produisent, par le moyen des arts méca-
point contraire aux livres que nous devons niques, tous ces prodiges, assez surprenants
croire. Et quant à ces merveilles de la nature ' Il Cor. XI, 14.
,

190 LA CITE DE DIEU.

pour que ceux qui n'en ont pas le secret les merveilleuse de plusieurs objets naturels, (jni
croient tlivins, conuiio celle statue de fer sus- ne sont ni des animaux raisonnables, ni des

peiulue en l'air ilans un temple par des pierres esprits, ceux, |)ar exemple, dont nous venons
d'aimant, ou connue cette lampe de Vénus de faire mention, ils nous ré|)Ondent : C'est
citée tout à l'Iieurc et dont peut-être tout le leur nature; la nature leur a donné celte
miracle consistait en une asbesie qu'on y avait |)ropriété : ce ne sont là que les vertus natu-
adroilement adaptée. Si tout cela est admis relles des choses. Ainsi la seule raison pour
comme vrai, et si les ouvrages des magiciens, laquelle le sel d'Agrigente fond dans le feu et
que l'Ecrilure appelle sorciers et enchan- pélille dans l'eau, c'est que telle est sa nalurc*
teurs, ont |)U donner une telle renommée aux Or, ilsemble plutôt que ce soit là un effet
démons (ju'un grand poêle n'a pas iiéiilé à contre nature, puisque la nature a donné au
dire d'une magicienne : feu, et non à l'eau, la pro|iriélé de faire pé-
tiller le sel; à l'eau, et non au feu, celle de le
« Elle assure que ses enclianlemeuls peuvent à son ^ré dé-
âmes ou envoyer de cruels soucis, arrêler le
leur
dissoudre. Mais, disent-ils, la nature de ce sel
livrer les
cours des ileuves et faire lélrograder les aslres; elle invoque est d'êlre contraire au sel ordinaire. Voilà
les niiliies lènébreux ; la k-rie va mugir sous ses pieds et ou
donc encore apparemment la belle explication
verra les arbres descen li'e des moulagues '....n
qu'ils nous réservent de la fontaine des Gara-

combien csl-il plus aisé à Dieu de faire des mantes, glacée dans le jour et bonillaule pen-
merveilles qui paraissent incroyables aux in- dant la nuit, et de celte source extraordinaire

fidèles, lui qui a donne leur vertu aux pierres qui, froide à la main et éteignant comme
comme à tout le reste, lui qui a dé[)arti aux toutes les autres les flambeaux allumés, al-
hommes le génie qui leur sert à modifier la lume les flambeaux éteints; il en sera de
nature en mille façons merveilleuses, lui qui même de la pierre asbeste, qui, sans avoir
a fait les anges, créatures plus puissantes que une chaleur propre, une enflammée, ne fois

toutes les forces de la terre ! Son pouvoir est peut jdus s'éteindre, de tant d'autres
et enfin,

une merveille (|ui surpasse tontes les autres, phénomènes qu'il serait fastidieux de rappeler.
et sa sagesse, qui agit, ordonne et permet, Ils ont beau être contre nature, on les exiili-

n'éclate i)as moins dans l'usage qu'il fait de quera toujours en disant que telle est la na-
toutes choses que dans la création de l'u- ture des choses. E\idication très-courte, j'en
nivers. conviens, et réponse très-satisfaisante. Mais
CHAPITRE VII. puisque Dieu est l'auteur de toutes les na-
tures, d'où vient que nos adversaires, quand
LA TOUTE-rUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SU-
ils refusent de croire une chose que nous af-
PRÊME uni DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.
firmons, sous prétexte qu'elle est impossible,
Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire ne veulent pas convenir que nous en donnions
que les corps des morts ressuscitent et que une explication meilleure que la leur, en
ceux des damnés soient éternellement tour- disant que telle est la volonté du Tout-Puis-
mentés, lui qui a créé le ciel, la terre, l'air, sanl? car enfin Dieu n'est appelé de ce nom
les eaux et toutes les merveilles innombrables que i)arce qu'il peut faire tout ce qu'il veut.

qui remplissent l'univers? L'univers lui-même N'est-ce point lui qui a créétantde merveilles
n'cst-il point la plus grande et la plus éton- surprenantes que j'ai rapportées, et qu'on
nante des merveilles? Mais nos adversaires, croiiail sans doute impossibles, si on ne les

qui croient à un Dieu créateur de l'univers voyait de ses yeux, ou du moins s'il n'y en
et qui le gouverne par le ministère des dieux avait des preuves et des témoignages dignes
inférieurs également créés de sa main, nos de foi? Car pour celles qui n'ont d'autres
adversaires, dis-je, tout en se |)laisant à exal- témoins que les auteurs qui les rapportent,
ter bien loin de les méconnaîlie, les puis- lesquels, n'étant pas inspirés des lumières

sances qui opèrent divers ctTets surprenants divines, ont jiu, connue tous les hommes,
(soit qu'elles agissent de leur propre gré, soit être induits en erreur, il est permis à chacun
qu'on les contraigne d'agir [lar lemoyen de d'en croire ce qu'il lui plaît.

certains rites ou mènie des invocations ma- Pour moi, je ne veux pas qu'on croie lé-
giques), quand nous leur parlons de la vertu gèrement les prodiges que j'ai rapportés
' ii'/ieï'te, livie IV, V. IW-lUl, parce que je ne suis pas moi-même assure
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. .i91

de leur existence, excepté ceux dont j'ai fait CHAPITRE VIII.


et dont chacun peut aisément faire l'expé-
CE n'est point une chose contre NATUnE QLE
rience ainsi, la chaux (|ui boue dans l'eau
:

LA CONNAISSANCE APPROFONDIE D'UN OBJET


et dctiicure froide ilans l'iiuile; la pierre d'ai-
FASSE DÉCOUVIUR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OP-
mant, qui ne saurait remuer uu fétu et qui
POSÉES A CELLES qu'on Y AVAIT APERÇUES AU-
enlève le fer; la chair du paon, inaccessible
PARAVANT.
à la corruption qui n'a pas épargné le corps
de Platon ; la paille, si froide qu'elle conserve Mais, disent nos contradicteurs, ce qui
la neige, et si cliaude qu'elle fait mûrir les nous empêche de croire que des corps hu-
fruits; enfin le feu qui blanchit les pierres et mains puissent toujours brûler sans jamais
noircit tous les autres objets. Il en est de même mourir, c'est que nous savons que telle n'est
de l'huile qui fait des taches noires, quoi- point la nature des corps humains, au lieu
qu'elle soit claire et luisante, et de l'argent que tous les faits merveilleux qui ont été rap-
qui noircit ce qu'il touche, bien qu'il soit portés tout à l'heure sont une suite de la na-
blanc. C'est encore un fait certain que la ture des choses. Je réponds à cela que, selon
transformation du bois en charbon : brillant, nos saintes Ecritures, la nature du corps de
il devient noir ; dur, il devient fragile; sujet l'homme, avant le péché, était de ne pas mou-
à corruption, il devient incorruptible. J'ai vu rir, et qu'à la résurrection des morts, il sera ré-
tous ces effets et un grand nombre d'autres tabli dans son premier état. Mais comme les in-
qu'il est inutile de rappeler. Quant à ceux crédules ne veulent i)oiiit admettre cette au-
que je n'ai [las vus, et que j'ai trouvés dans torité, puisque s'ils la recevaient, nous ne
les livres, j'avoue que je n'ai pu les contrôler serions plus en peine de leur prouver les
par des témoignages certains, excepté pour- tourments éternels des damnés, il faut pro-
tant cette fontaine où
flambeaux allumés
les duire ici quelques témoignages de leurs plus
s'éteignent et les flambeaux éteints se rallu- savants écrivains, qui fassent voir qu'une
ment, et aussi ces fruits de Sodome, beaux chose peut devenir, par la suite du temps,
au dehors, au dedans cendre et fumée. Cette toute autre qu'on ne l'avait connue aupa-
fontaine, toutefois, je n'ai rencontré personne ravant.
qui m'ait dit l'avoir vue en Epire mais d'au- ; Voici ce que je trouve textuellement dans
tres voyageurs m'ont assuré en avoir ren- le livrede Varron, intitulé De l'origine du :

contré en G'aule une toute semblable, près de peuple romain : « Il se produisit dans le ciel
Grenoble. Et pour les fruits de Sodome, non- « un étrange prodige. Castor' atteste que la
seulement des historiens dignes de foi, mais « brillante étoile de Vénus, que Plante ap-
une foule de voyageurs l'assurent si ferme- « pelle Vesperugo % et Homère Uesperos %
ment t|ue je n'eu puis douter. « changea de couleur, de grandeur, de figure
Je laisse les autres prodiges pour ce qu'ils « et de mouvement, phénomène qui ne s'était
sont; je les ai rapportés sur la foi des histo- «jamais vu jusqu'alors. Adrasle de Cyzique
riens de nos adversaires, afin démontrer avec « et Dion de Naples, tous deux mathématiciens

quelle facilité on s'en rapporte à leur parole « célèbres , disent que cela arriva sous le
en l'absence de toute bonne raison, tandis « règne d'Ogygès* ». Varron, qui est un au-
qu'on ne daigne pas nous croire nous mêmes teur considérable, n'appellerait pas cet acci-
quand nous annonçons des merveilles que dent un prodige, s'il ne lui eût semblé contre
Dieu doit accomplir, sous prétexte qu'elles nature. Car nous disons que tous les prodiges
sont au-dessus de l'expérience. Nous rendons sont contre nature ; mais cela n'est point vrai.
pourtant, nous, raison de notre foi car quelle ;
Eu effet, comment a|)peler contraires à la
raison meilleure donner de ces merveilles nature des effets qui se font par la volonté de
qu'en disant Le Tout-Puissant les a prédites
: Dieu, puisque la volonté du Créateur fait
dans les mêmes livres où il en a prédit beau- seule la nature de chaque chose ? Les prodiges
coup d'autreè que nous avons vues s'accom-
plir? Celui-là saura faire,
selon ce qu'il a * Castor, né Rhodieo
ou Galate, étaic un habile chronographe,
contemporain de Varron.
promis, des choses qu'on juge impossibles, - Voyez VAmpldirijon,
acte I, se. 1, v. 110.

qui a déjà promis et qui a fait que les nations


' //i'it/e, livre X, v. 318. ,
* Sur ce prodige voyez Fréret, dans les Mânoires de l'Académie
incrédules croiraient des choses impossibles. des Belks-Letires, tome x, p. 357-37*».
-492 LA CITE DE DIEU,

ne sont donc pas contraires à la nature, mais plus ordinaires ne nous paraîtraient pas
moins
seulement à une certaine notion que nous merv que les autres, si nous n'étions
illeuses
avions auparavant de la nature des objets. pas accoutumés à n'admirer que celles qui
Qui pourrait raconter la multitude innom- sont rares. Consultez la seule raison qui :

brable de prodiges qui sont rapnorlés dans les n'admirera que, dans cette multitude infinie
auteurs profanes ? mais arrêtons-nous seule- d'hommes, tous soient assez semblables les
ment à ce qui regarde notre sujet. Qu'y a-t-il uns aux autres pour que leur nature les dis-
(le mieux réglé par l'auteur de la nature que tingue de tous les autres animaux, et assez
le cours des astres? qu'y a-t-il au monde qui dissemblables pour se distinguer entre eux
soit établi sur des lois plus fixes et plus im- aisément ? Et cette différence est même encore
muables? Et toutefois, quand celui qui gou- plus admirable que leur ressemblance car ;

verne ses créatures avec un empire absolu l'a il paraît assez naturel que des animaux d'une
jugé convenable, une étoile, qui est remar- même espèce se ressemblent ; et pourtant,

quable entre toutes les autres par sa grandeur, comme n'y a pour nous de merveilleux que
il

par son éclata a changé de couleur, de gran- ce qui est rare, nous ne nous étonnons jamais
deur, de figure, et, ce qui est plus étonnant plus qu'en voyant deux hommes qui se res-
encore, de règle et de loi dans son cours. semblent si qu'on les prendrait l'un pour
fort
Certes, voilà un événement qui met en défaut l'autre et qu'on s'y tromperait toujours.
toutes les tables astrologiques, s'il en existait Mais peut-être nos adversaires ne croiront-
déjà, et tous ces calculs des savants, si certains ils pas au phénomène que je viens de rap-
à leurs yeux et si infaillibles qu'ils ont osé porter d'après Varron, bien que Varron soit
avancer que cette métamorphose de Vénus un de historiens et un très-savant
leurs
ne s'était pas produite auparavant et ne s'est homme ou bien en seront-ils faiblement
;

pas représentée depuis. Pour nous, nous lisons touchés, parce que ce prodige ne dura pas
dans les Ecritures que le soleil même s'arrêta longtemps et que l'étoile reprit ensuite son
au commandement de Jésus Navé ', pour lui cours ordinaire. Voici donc un autre prodige
donner le temps d'achever sa victoire, et qu'il qui subsiste encore aujourd'hui, et qui à ,

retourna en arrière pour assurer le roi Ezé- mon avis, doit suffire pour les convaincre
chias des quinze années de vie que Dieu lui que, si clairement qu'ils se flattent de con-
accordait ' mais quand les infidèles croient
; naître la nature d'une chose, ce n'est pas une
ces sortes de miracles accordés à la vertu des raison de défendre à Dieu de la transformer à
saints, ils les atlribueut à la magie, comme je son gré et de la rendre tout autre qu'ils ne la
le disais tout à l'heurede cette enchanteresse connaissaient. I^a terre de Sodome n'a pas
de Virgile, o qui arrêtait le cours des rivières toujours été ce qu'elle est aujourd'hui. Sa
« et faisait rétrograder les astres ' ». Nous surface était semblable à celle des autres
lisons aussi dans l'Ecriture que le Jourdain terres, et même plus fertile, car l'Ecriture la
arrêta le cours de ses eaux et retourna en ar- compare au paradis terrestre '. Cependant,
rière, pour laisser passer le peuple de Dieu depuis que le feu du ciel l'a touchée, l'aspect
sous la conduite de Jésus Navé% et que la en est affreux, au témoignage même des his-
même chose arriva au prophète Elle et à son toriens profanes, confirmé par le récit des
disciple Elisée nous y lisons aussi le miracle
^
; voyageurs, et ses fruits, sous une belle appa-
de la course rétrograde du soleil en faveur du rence, ne renferment que cendre et fumée.
roi Ezéchias. Mais ce prodige de l'étoile de Elle n'était pas telle autrefois, et voilà ce
Vénus, rapporté par Varron, nous ne voyons qu'elle est maintenant. L'auteur de toutes les
pas qu'il soit arrivé à la prière d'aucun natures a fait dans la sienne un changement

homme. si prodigieux qu'il dure encore, après une


Que les infidèles ne se laissent donc point longue suite de siècles.

aveugler par cette prétendue connaissance de De même qu'il n'a pas été impossible à
la nature des choses. Comme si Dieu n'y pou- Dieu de créer lesnatures qu'il lui a idu, il
vait apporter des changements qu'ils ne con- ne lui est pas impossible non plus de les
naissent pas 1 et, à dire \'rai, les choses les changer comme il lui plaît. De là vient ce
nombre infini de choses extraordinaires qu'on
' Josdé, X, 13. — Isa. xxxviii, —
' 8. Enéiilr, livre iv, v. 489.
'
Josué, IV, 18. — IV Rois, 8, 14.
' il,
'
Gen. xui, 10.
LIVRE XXI. - F,A RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 493

appelle prodiges, monstres, phénomènes, et « pied, que d'en avoir deux et d'être précipité
qu'il serait infiniment long de rapporter. On « dans l'enfer, où leur ver ne meurt point et
ditque les monstres sont ainsi nommés parce « où le feu qui les brûle ne s'éteint point ».
qu'ilsmontrent en quelque façon l'avenir, et Enfin parle de l'œil dans les mêmes termes
il :

on donne aussi aux autres mots une origine « Il vaut mieux pour vous que vous entriez
semblable '. Mais que les devins prédisent ce « au royaume de Dieu n'ayant qu'un œil, que
qu'ils voudront, soit qu'ils se trompent, soit «d'en avoir deux et d'être précipité dans
que Dieu permette en effet que les démons « l'enfer, où leur ver ne meurt point et où le
les inspirent pour les punir de leur curiosité « feu qui les brûle ne s'éteint point' ». Il ne
et les aveugler davantage, soit enfin que les s'est pas lassé de répéter trois l'ois la même
démons ne rencontrent juste que par hasard ;
chose au même lieu. Qui ne serait épouvanté
pour nous, nous pensons que ce qu'on appelle de celte répétition et de cette menace sortie
phénomènes contre nature, suivant une locu- avec tant de force d'une bouche divine ?
tion employée par saint Paul lui-même, quand Au reste, ceux qui veulent que ce ver et
il dit que l'olivier sauvage, enté contre que ce feu ne soient pas des peines du corps,
nature sur le bon olivier, participe à son suc mais de l'âme, disent que les hommes séparés
et à sa sève ^, nous pensons que ces phéno- du royaume de Dieu seront brûlés dans l'âme
mènes au fond ne sont rien moins que
, , par une douleur et un repentir tardifs et inu-
contre nature, et servent à prouver claire- tiles, et qu'ainsi l'Ecriture a fort bien pu se
ment qu'aucun obstacle, aucune loi de la servir du mot feu pour marquer cette dou-
nature, n'empêchera Dieu de faire des corps leur cuisante : d'uù vient, ajoutent-ils, cette
des damnés ce qu'il a prédit. Or, comment parole de l'Apôtre : « Qui est scandalisé,
l'a-t-il que je pense avoir
prédit ? c'est ce « sans que je brûle - ? » Ils croient aussi que
montré suffisamment, au livre précédent, le ver ligure la même douleur car il est écrit,;

par les témoignages tirés de l'Ancien et du disent-ils, que « comme la teigne ronge un
Nouveau Testament. « habit, et le ver le bois, ainsi la tristesse
«afflige le cœur de l'homme"
». Mais ceux
qui ne doutent point que le corps ne soit
CHAPITRE IX.
tourmenté en enfer aussi bien que l'âme,
DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES soutiennent que le corps y sera brûlé par le
PEINES ÉTERNELLES. feu, et l'âmerongée en quelque sorte par un
ver de douleur. Bien que ce sentiment soit
Il ne faut donc point douter que la sentence probable, car il est absurde de supposer que
que Dieu a prononcée par son Prophète, tou- ne souffrent pas en-
soit le corps, soit l'âme,
chant le supplice éternel des damnés ne ,
semble dans l'enfer, je croirais cependant plus
s'accomplisse exactement. Il est dit « Leur : volontiers que le ver et le feu s'appliquent ici
« ver ne mourra point, et le feu qui les brù- tous deux au corps, et non à l'âme. Je dirais
« lera ne s'éteindra point''». Et c'est pour donc que l'Ecriture ne fait pas mention de la
nous faire mieux comprendre cette vérité que peine de l'âme, parce qu'elle est nécessaire-
Jésus-Christ, quand il prescrit de retrancher ment impliquée dans celle du corps. En eflet,
les membres qui scandalisent l'homme, dési- on lit dans l'Ancien Testament « Le supplice :

gnant par là les hommes mêmes que nous « de la chair de l'impie sera le feu et le

chérissons h l'égal de nos membres, s'exprime «ver*». 11 pouvait dire plus brièvement:
ainsi « Il vaut mieux pour vous que vous
: « Le supplice de l'impie » pourquoi dit-il ;

« entriez avec une seule main dans la vie, que « le supplice de la chair de l'impie », sinon
« d'en avoir deux et d'être jeté dans l'enfer, ))arce que le ver et le feu seront tous deux le
a où leur ver ne meurt point et oîi le feu qui su|)plice du corps ? Ou, s'il a parlé de la chair,
«les consume ne s'éteint point». Il en dit parce que les hommes seront punis pour avoir
autant du pied : « H vaut mieux pour vous vécu selon la chair, et tomberont dans la
a entrer dans la vie éternelle n'ayant qu'un seconde mort que l'Apôtre a marquée ainsi :

Voici ces douteuses étymologies rapportées par saint Augustin


*
;
« Si vous vivez selon la chair, vous mour-
monstrum, de nionstrare ; ostentmn de ostendere ; purtcnta de por-
tendere, prœosteiidern ; prodigia de porro dicei'C, prœdicarc. • Marc, IX, 42-47. — II Cor. XI, 2a. — =
Frov. XXV, 20. —
' Rom. XI, 17, 2-1. — Msa. Lxvi, 2i. : Eccli. VII, 19.
MH LA CITE DE DIEU.

« rez' » qiiecliaciiii choisisse, entre les deux


;
agité par le vent '. En effet, si cet élément ne
sens, celui qu'il préfère, soit qu'il rapporte le pouvait recevoir aucune impression du feu,
fou au corps, et le ver à l'âme, soit qu'il les il ne deviemlrait pas brûlant, lorsqu'il est
rnp|iorle tous deux au corps. J'ai déjà montré éciiauffé dans un bain pour brûler, il faut
;

que les animaux pouvaient vivre et souffrir qu'il soit brûlé lui-même, et il cause l'im-
dans Is feu sans mourir et sans se consumer, pression qu'il subit. Au surplus, si l'on veut
par un miracle de la volonté de Dieu, à ijui que les démons n'aient point de corps, il est
on ne saurait contester ce pouvoir sans ignorer inutilede se mettre beaucoup en peine de
qu'il est l'auleur do tout ce qu'on admire dans prouver le contraire. Qui nous empêchera de
la nature. Eu ellot, c'est lui (jui a produit dire que les esprits, même incorporels, peu-
dans le monde et les merveilles que j'ai rap- vent être tourmentés par un feu corporel
pelées et toutes celles en nombre infini que d'une manière très-réelle, quoique merveil-
j'ai passées sous silence, et ce monde enfui leuse, du moment que les esprits des iiommes,
dont l'ensemble est plus merveilleux encore qui certainement sont aussi incorporels, peu-
que tout ce qu'il contient. Ainsi donc, libre vent être actuellement enfermés dans des
à chacun de choisir des deux sens celui qu'il corps, et y sont unis alors par des liens indis-
profère, et de rapjiorter le ver au corps, en solubles? Si les démons n'ont point de corps,
prenant rex[)ression au propre, ou à l'âme, ils seront attachés à des feux matériels pour
en prenant le sens au figuré. Quant à savoir en être tourmentés; non qu'ils animent ces
qui a le mieux clioisi, c'est ce que nous sau- feux de manière à former des animaux com-
rons mieux un jour, lors(|ue la science des ])osés d'âme et de corps; mais, comme je l'ai
saints sera si parfaite qu'ils n'auront pas dit, cela se fera d'une manière merveilleuse;

besoin d'é|irouver tes ])eines jimir con- les et ils seront tellement unis à ces feux, qu'ils
naître. « Car maintenant nous ne savons les en recevront de la douleur sans leur commu-
a choses que d'une façon partielle, jusqu'au niquer la vie. Aussi bien, cette union même
«jour où la plénitude s'accomplira-». Il qui enchaîne actuellement les esprits aux
suffitpour le moment de rejiousser cette opi- corps, pour en faire des animaux, n'est-elle
nion que les corps des damués ne seront pas ])as merveilleuse et incomi)réhensible à
tourmentés par le fiiu. l'homme? et cependant c'est l'homme môme.
Je dirais volontiers que ces esprits brûle-

CHAPITRE X.
ront sans corjis , comme le mauvais riche
brûlait dans les enfers, quand il disait : « Je

COMMENT LE FEU DE l'eNFER, SI c'EST UN FEU «souffre beaucoup dans cette flamme^» mais ;

CORPOREL POURRA BRULER LES MALINS ESPRITS,


,
j'entends ce qu'on va m'objecter que cette :

C'EST-A-DIRE les démons qui n'ont POINT DE flamme était de même nature que les yeux
COUPS. que le mauvais riche éleva sur Lazare, que la
langue qu'il voulait rafraîchir d'une goutte
Ici se présente une question : si le feu de d'eau, et que le doigt de Lazare dont il vou-
l'enfer n'est pas un feu immatériel, analogue lait se servir pour cet office, bien que tout
à ladouleur de l'âme, mais un feu matériel, cela se fît dans un lieu où les âmes n'avaient
brûlant au contact et caiiable de tourmenter point de corps. Cette flamme qui le brûlait et
les corps, comment pourra-t-il servir au sup- celte goutte d'eau qu'il demandait étaient
plice des démons qui sont des esprits? car donc incorporelles, comme sont les choses
nous savons que le même feu doit servir de que l'on voit en dormant ou dans l'extase,
supplice aux démons et aux hommes, suivant lesquelles, bien qu'incorporelles, apparaissent
cette parole de Jésus-Christ : « Retirez-vous pourtant comme des corps. L'homme qui est
a de moi, maudits, et allez au feu éternel, en cet état, quoiqu'il n'y soit qu'en esprit, ne
« qui a été préparé pour le diable et pour ses laisse pas de se voir si semblable à son corps
« anges ^ ». Il faut donc que les démons aient '
C'est le sentiment d'Origène, qui soutient en son traité des
aussi, comme l'ont pensé de savants hommes, Principes (livre ii) que Dieu seul est incorporel. Tertuliien, distin-
guant subtilement entre le corps et la chair, veut que les anges soient
des corps composés de cet air grossier et hu- corporels sans avoir de cbair {De Corne C/irisli, passim). Enfin saint
mide qui Basile soulieiit que les anges ont chacun leur corps et un corps; vi-
se fait sentir à nous, quand il est
sible {lie spir. i««c^, cap, 16),
' Rom. Tni, 13. — 'I Cor. sm, 9. — '
Matt. ixv, )!. "
Luc, x\l, 24.
LIVRE XXI. LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 495

qu'il n'y peuttroiiver de différence. Mais cette sorte semblables aux peines éternelles, eu
géhenne ,
que l'Ecriture appelle aussi un égnrd à la brièveté de celte vie? Elles ne peu-
étang de fou et de soufre ', sera un feu cor- vent pas être réellement éternelles, parce que
porel, et tourtnentera les cor()S des hommes la vie même où on les souffre ne l'est pas; et

et des démons; ou hien, si ceux-ci n'ont point toutefois des fautes que l'on piuiit par de si
de corps, ils seront unis à ce feu, pour en longs supplices se commettent en très-peu de
souffrir de douleur sans l'animer. Car il
la temps, sans que personne ait jamais cru qu'il

n'y aura qu'un feu pour les uns et pour les fallût proportionner la longueur des tour-
autres, comme l'a dit la Vérité ^. ments à la durée plulôt (|u'à la grantleur des
crimes. Se peut-il imaginer que les lois fas«

CHAPITRE XL sent consister le supplice des condamnés à


mort dans le court moment que dure l'exé-
s'il, Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURÉE DES
cution? elles le font consister à les supprimer
PEINES NE FUT PAS PLUS LONGUE QUE LA VIE
pour jamais de la société des vivants. Or, ce
DES PÉCHEURS.
qui se fait dans cette
cité mortelle par le sup-

Mais, parmi les adversaires de la Cité de plice de


première mort, se fera pareille-
la

Dieu, plusieurs prétendent qu'il est injuste ment dans la cité immortelle par la seconde
de punir les péchés, si grands qu'ils soient, mort. De même que les lois humaines ne
de cette courte vie par un supplice éternel. rendent jamais l'homme frappé du sup|)lice
Comme si jamais aucune loi avait propor- ca|)ital à la société, ainsi les luis divines ne
tionné la durée de la peine à celle du crime !
rappellent jamais le pécheur fra|)pé de la se-
Les lois, suivant Cicéron, élabii>sent huit coiule mort à la vie éternelle. Comment donc,
sortes de peines : l'amende, la prison, le diia-t-on, celte [larole de votre Christ sera-
fouet, le talion, l'ignominie, l'exil, la mort, t-elle vraie : «On vous mesurera selon la me-
la servitude. Y
aucune de ces peines
a-l-il «sure (|ue vousaurezappli(|uéeauxautres' »,
dont la durée se mesure à celle du crime, si si un péché temporel puni d'une peine est
ce n'est peut-être la peine du talion \ qui or- éternelle ^ ? Mais on ne prend pas garde que
donne que le criminel souffre le même mal cette mesure dont il est parlé ici ne regarde
qu'il a fait soutïrir; d'où vient cette parole de pas le temps, mais le mal, ce qui revient à
la loi : c( OEil pour œil, dent pour dent *
». dire que celui qui aura fait le malle subira.
Il matériellement possible, en effet, que
est Au surplus, on peut fort bien entendre aussi
la justice arrache l'œil au criminel en aussi cette parole de Jésus-Christ au sens propre, je
peu de temps qu'il l'a arraché à sa victime; veux dire au sens des jugements et des con-
mais si la raison veut que celui qui a donné un damnations dont il estciuestion en cet endroit.
baiser à la femme d'aulrui soit punidu fouet, Ain^i, ([ue celui (|uijuge et conclamne in-
combien de temps ne souffrira-l-il pas pour justement son |irochain soit jugé lui-môme
une faute qui s'est passée en un moment? et condamné justement, il est mesuré sur la
La douceur d'une courte volupté n'est-elle même mesure, bien (lu'il ne reçoive pas ce
pas punie en ce cas par une longue dou- (ju'il a donné il est jugé comme il a jugé les
:

leur? Que dirai-je de la prison? n'y doit-on autres; mais la punition qu'il soutire est
demeurer qii'aut.uit (|u'a duré le délit (]ui jusie, tandis que celle qu'il avait infligée
vous y a fait condamner? mais ne voyons- était injuste.
nous pas qu'un esclave demeure plusieurs
années dans les fers, pour avoir offensé son CHAPITRE XII.
maître par une seule parole ou l'avoir blessé
DE LA GRANDEUR DU PREMIER PÉCHÉ, QUI EXI-
d'un coup dont la trace a passé en un ins-
GEAIT UNE PEINE ÉTERNELLE POUR TOUS LES
tant? Pour l'amende, l'ignominie, l'exil et la
HOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRACE DU
servitude, comme ces peines sont d'ordinaire
SAUVEUR.
irrévocables, ne sont-elles pas en quelque

— Mais une peine éternelle semble dure et in-


' Apoc. XX, 9. Malt, xxv, 41.
* Sur la peine du talion imposée par des Douze Tables (5/
la loi '
Luc, VI, 38.
membrum riii.il, ni cum eo pacit, talio estii), voyez Aulu-Gelle, ' Saint Augustin discute cette même question avec étendue dans
Nuits attigueSt livre XX, ch. 1, une de ses lettres. Voyez J^pist. Cl/, ad Dec gratias, qu. 4, n. 22
* Exod. XXI, 24.
et seq.
400 LA CITÉ DE DIEU.

juste aux hommes, parce que, dans les mi- après avoir parlé de ces corps terrestres, et
sères de la vie terrestre, ils n'ont pas cette de ces membres moribonds d'où viennent à
haute et pure sagesse qui pourrait leur faire l'âme :

sentir lagrandeur de la prévarication primi-


n El SCS craintes et ses désirs, cl ses douleurs et ses joies,
tive. Plus l'homme jouissait de Dieu, plus
enfermée qu'elle est dans une prison ténébreuse d'où elle ne
son crime a été grand de l'avoir abandonné, peut coulcmiilcr le ciel » ;

et il a mérité de souffrir un mal éternel pour


avoir détruit en lui un bien qui pouvait aussi Virgile ajoute :

être éternel. Et, damnation de toute


de là, la
« Et lorsqu'au dernier jour la vie abandonne les âmes, leurs
la masse du genre humain; car le premier misères ne sont pas finies et elles ne sonl pas purifiées d'un
coupable a été puni avec toute sa postérité, seul coup de leurs souillures corporelles. Par une loi néces
saire, mille vices encore et y ger-
invétérés s'y attachent
qui était en lui comme dans sa racine. Aussi
ment en mille façons. Elles sont donc soumises à des peines
nul n'est exempt du supplice qu'il mérite, et expient dans les supplices leui's crimes passés : les uues

s'il n'en est délivré par une grâce qu'il ne


suspendues dans le vide et livrées au souffle du vent, les
autres plongées dans un abime immense pour s'y laver de
mérite pas et tel est le partage des hommes
;
leurs souillures ou pour y être purifiées par le feu ' ».

que l'on voit en quelques-uns ce que peut


une miséricorde gratuite, et, dans tout le Ceux qui adoptent ce sentiment ne recon-
reste, ce que peut une juste vengeance. L'une naissent après la mort que des peines puri-

et l'autre ne sauraient paraître en tous, puis- fiantes ; et comme l'air, l'eau et le feu sont
que, si tous demeuraient sous la peine d'une des éléments supérieurs à la terre, ils les font

juste condamnation, on ne verrait dans aucun moyens d'expiation pour purifier les
servir de
la miséricorde de Dieu ; et d'autre part, si âmes que le commerce de la terre a souillées.
tous étaient transportés des ténèbres à la lu- Aussi Virgile a-t-il employé ces trois élé-

mière, on ne verrait dans aucun sa sévérité. ments : l'air, quand il dit qu'elles sont livrées

Et s'il y en a plus de punis que de sauvés, au souffle du vent; l'eau, quand il les plonge
c'est [lour montrer ce qui était dû à tous. Car dans un abîme immense le feu, quand il ;

alors môme que tous seraient enveloppés charge le feu de les purifier. Pour nous, nous
dans la vengeance, nul ne pourrait blâmer reconnaissons qu'il y a dans cette vie mortelle
justement la justice du Dieu vengeur; si donc quelques peines purifiantes, mais elles n'ont
un si grand nombre sont délivrés, que d'ac- ce caractère que chez ceux qui en profitent
tions de grâce ne sont pas dues pour ce bien- pour se corriger, et non chez les autres, qui

fait gratuit au divin libérateur I n'en deviennent pas meilleurs, ou qui n'en
deviennent que pires. Toutes les autres peines,
CHAPITRE XllI. temporelles ou éternelles, que la providence
de Dieu inflige à chacun par le ministère des
CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS,
hommes ou par celui des bons et des mauvais
APRÈS LA MORT, NE SERONT PUNIS QUE DE
anges, ont pour objet, soit de punir les péchés
PEINES PURIFIANTES,
passés ou présents, soit d'exercer et de mani-
Les Platoniciens, il est vrai, ne veulent pas fester la vertu. Quand nous endurons quelque
qu'une seule faute reste impunie mais ils '
;
mal par malice ou par l'erreur d'un autre,
la

ne reconnaissent que des peines qui servent à celui-là pèche qui nous cause ce mal mais ;

l'amendement du coupable % qu'elles soient Dieu, qui le permet par un juste et secret juge-
infligées par les lois humaines ou par les lois ment, ne pèche pas. Les uns donc souffrent
divines, qu'on les soutire dès cette vie ou des peines temporelles en cette vie seulement,
qu'on ait à les subir dans l'autre pour n'en les autres après la mort; et d'autres en cette
avoir point soullert ici-bas ou n'en être pas vie et après la mort tout ensemble, bien que
devenu meilleur. Do là vient que Virgile, toujours avant le dernier jugement. Mais tous
ceux qui souffrent des peines temporelles
le Gorgias où est exposée
Voyez particulièrement dans Platon après la mort ne tombent point dans les éter-
'

la théorie sublime de l'expiation. Même doctrine dans Plotin, En-


néades, Hl, livre il, ch. 5 et ailleurs. nelles. Nous avons déjà dit qu'il y en a à qui
Ceci ne pourrait plus être appliqué justemnet à Platon, dont les
les peines ne sont pas remises en ce siècle et à
*

idées sur la pénalité sont beaucoup plus solides et plus étendues que
celles de quelques-uns de ses disciples. Dans plusieurs dialogues, il qui elles seront remises en l'autre, afin qu'ils
se montre même favorable à la croj'ance aux peines éternelles.
de Uépuhliijue. '
Enéide, livre n, v. 733-742.
Vojez le mythe du Gortjias et celui la
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 'i97

ne soient pas punis du supplice qui ne finit CHAPITRE XV.


pas.
LA GRACE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA
CHAPITRE XIV.
PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE MISÈRE, EST
DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI UN ACHEMINEMENT AU SIÈCLE FUTUR.
SONT UNE SLITE DE l'HUMAINE CONDITION.
Aussi bien, ce joug pesant qui a été imposé
Ils sont bien rares ceux qui, dans celte vie, aux fils d'Adam, depuis leur sortie du sem de

n'ont rien à souffrir en expiation de leurs leurmère jusqu'au jour de leur ensevelisse-
péchés, et mort.
qui ne les expient qu'après la ment au sein de la mère commune, est encore
Nousavons connu toulefoisquelques personnes pouruous,dansnotremisère, un enseignement
arrivées à une extrême vieillesse sans avoir admirable nous exhorte à user sobrement
: il

eu la moindre fièvre, et qui ont passé leur vie de toutes choses, et nous fait comprendre que
dans une tranquillité parfaite. Cela n'empèclie cette vie de châtiment n'est qu'une suite du
pas qu'à y regarder de près, la vie des hoirmies péché effroyable commis dans le Paradis, et
n'estqu'une longue peine, selon la parole de que tout ce qui nous est promis par le Nou-
l'Ecriture : « La vie humaine sur la terre veau Testament ne regarde que la part que
« est-elle autre chose qu'une tentation ' ? » nous aurons à la vie future; il faut donc
La seule ignorance est déjà une grande peine, accepter cette promesse comme un gage et
puisque, pour y échapper, on oblige les en- vivre dans l'espérance, en faisant chaquejour
fants, à force de chùliments, à apprendre les de nouveaux progrès et mortifiant par l'esprit
arts et les sciences. L'étude où on les contraint les mauvaises inclinations de la chair'; car
par la punition est quelque chose de si pénible, «Dieu connaît ceux qui sont à lui^»; et
qu'à l'ennui de l'étude ils préfèrent quelque- « tous ceux qui sont conduits par l'esprit de

fois l'ennui de la punition. D'ailleurs, qui « Dieu sont enfants de Dieu ' » enfants par ;

n'aurait horreur de recommencer son enfance grâce, et non par nature, n'y ayant qu'un
et n'aimerait mieux mourir? Elle commence seul Fils de Dieu par nature, qui, par sa bonté,
par les larmes, présageant ainsi, sans le sa- s'est fait fils de l'homme, afin que nous, en-
voir, les maux où elle nous engage. On dit fants de l'homme par nature, nous devinssions
cependant que Zoroastre, roi des Bactriens, rit par grâce enfants de Dieu. Toujours immuable,
en naissant mais ce prodige ne lui annonça
; il s'est revêtu de notre nature pour nous sau-
rien de bon, car il passe pour avoir inventé ver, et, sans perdre sa divinité, il s'est fait par-

la magie, qui, d'ailleurs, ne lui fut d'aucun ticipant de notre faiblesse, afin que, devenant
secours contre ses ennemis ,
puisqu'il fut meilleurs, nous perdions ce que nous avons
vaincu par Ninus, roi des Assyriens\ Aussi de vicieux et de mortel par la communication
nous lisons dans l'Ecriture « Un joug pesant : de sajustice et de son immortalité, etque nous
a est imposé aux enfants d'Adam, du jour où conservions ce qu'il a mis de bon en nous
« ils sortent du sein de leur mère jusqu'à dans la plénitude de sa bonté. De même que
« celui où ils entrent dans le sein de la mère nous sommes tombés, [lar le péché d'un seul
« commune^ ». Cet arrêt est tellement inévi- homme, dans une si déplorable misère *, ainsi
table, que les enfants mêmes, délivrés par le nous arrivons, par la grâce d'un seul iiomme,
baptême du péché originel, le seul qui les mais d'un homme-Dieu, à la possession d'un
rendit coupables, sont sujets à une infinité de si grand bonheur. Et nul ne doit être assuré

maux, jusqu'à être tourmentés quelquefois d'avoir passé du premier état au second, qu'il
par les malins esprits mais loin de nous la ; ne soit arrivé au lieu où il n'y aura plus de
pensée que ces souffrances leur soient fatales, tentation, et qu'il ne possède cette paix qu'il
quand, par l'aggravation de la maladie, elles poursuit à travers les combats que la chair
arrivent à séparer l'âme du corps. livre contre l'esprit et l'esprit contre lacliair'.
Or, une telle guerre n'aurait pas lieu, si
* Job, vu, 1, sec. Lxx.
' Voyez Juslin, lib. l, cap. 1, § 1. l'homme, par l'usage de son libre arbitre, eût
' Eccli. XL, 1.
conservé sa droiture naturelle mais par son ;

refus d'entretenir avec Dieu une paix qui fai-

• Rom. vm, 13. — 'Tim. il, 19. — '


Rom. vm, U. — •
Ibid. V,
12. — ' Galal. v, 17.

S. AuG. — Tome XIII. 32


498 LA CITE DE DIEU.

sait son bonheur, il est contraint de combattre triser, la victoire est plus difficile, et on ne
miscrablcinont contre lui-même. Toutefois les surmonte véritablement que lors(iu'on le

cet état vaut mieux encore que celui où il se fait par amour de la véritable justice, qui ne

trouvait avant de s'être converti à Dieu il : se trouve qu'en la foi de Jésus-Christ. Car si la

vaut mieux comljallre le vice que de le laisser loi commande sans que l'esprit vienne à son
régner sans combat, et la guerre, accompa- secours, fait du péché ne
la di;fense qu'elle

gnée de l'espérance d'une paix éternelle, est sert qu'à en augmenter le désir si bien qu'on
;

préférable à la captivité donton n'es|ière point y ajoute encore par la violation de la loi. Quel-
sortir. Il est vrai que nous souhaiterions bien quefois aussi on surmonte des vices manifestes
de n'avoir |ilus cette guerre à soutenir, et par d'autres qui sont cachés et que l'on prend
qu'enflammés d'un divin amour, nous désirons pour des vertus, quoique l'orgueil et une va-
ardemment cette paix et cet ordre accom|ilis, nité périlleuse en soient les véritables prin-

où les choses d'un prix inférieur seront pour cipes. Les vices ne sont donc vraiment vaincus
jamais subordonnées aux choses supérieures. que lorsqu'ils le sont par l'amour de Dieu,
'
Mais lors même, ce qu'à Dieu ne plaise, que amour que Dieu seul donne, et qu'il ne donne
nous n'aurions pas foi dans un si grand bien, que par Médiateur entre Dieu et les hommes,
le

nous devrions toujours mieux aimer ce com- Jésus-Christ homme, qui a voulu participer à
bat, tout pénible qu'il puisse être, qu'une notre mortalité misérable pour nous faire par-
fausse paix achetée par l'abandon de notre ticiper à sa divinité. Or, ils sont en bien petit

âme à la tyrannie des passions, nombre ceux qui ont atteint l'adolescence sans
commettre aucun péché mortel, sans tomber
CHAPITRE XVI. dans aucun excès, dans aucune impiété, assez
heureux et assez forts pour avoir comprimé
DES LOIS DE GRACE QUI s'ÉTENDENT SUR TOUTES par la grâce abondante de l'esprit tous les
LES ÉPOQUES DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉ- mouvements déréglés de la convoitise. La plu-
NÉRÉS. part. a|)rès avoir reçu le commandement de
Telle est la miséricorde de Dieu à l'égard la loi, l'ont violé, et, s'étant laissé emporter'au
des vases de miséricorde qu'il a destinés à la torrent des vices, ont eu recours ensuite à la
pénitence; de la sorte, assistés de la grâce de
gloire, que la première et la seconde enfance
de l'homme, l'une livrée sans défense à la do- Dieu, reprennent courage, et leur esprit
ils

mination de la chair, l'autre en qui la raison soumis à Dieu parvient à soumettre la chair.
encore faible, quoique aidée de la parole, ne Que celui donc qui veut se soustraire aux
peut combattre les mauvaises inclinations, peines éternelles, ne soit pas seulement bap-
tisé, mais justifié en Jésus-Cbrist, afin de
toutes deux ne laifsenl pas cependant de passer
de la puissance des ténèbres au royaume de passer véritablement de l'empire du diable
Jésus-Christ, sans même traverser le purga- suus la puissance du Sauveur. Et qu'il ne

toire, quand une créature humaine vient à compte pas sur des peines purifiantes, si ce

mourir à cet âge où elle n'est pas encore ca- n'est avant le dernieret redoutable jugement!
pable d'accomplir les commandements de On ne saurait nier pourtant que le feu, même
Dieu, pourvu qu'elle ait reçu les sacrements éternel, ne fasse plus ou moins souffrir les
du Médiateur'. Car la seule régénération spi- damnés, selon la diversité de leurs crimes, et

rituelle suffit pour rendre impuissante à nuire qu'il ne doive être moins ardent pour les uns,
après la rnorl l'alliance que la génération plus ardent pour les autres, soit que son ar-
charnelle avait contractée avec la mort. Mais deur varie suivant l'énormilé delà peine, soit
quand on est arrivé à un âge capable de dis- qu'elle reste égale, mais que tous ne la sentent

cipline, il faut commencer la guerre contre pas également.


les vices, et s'y porter avec courage, de peur
de tomber en des péchés qui méritent la dam- CHAPITRE XVII.

nation. Nos mauvaises inclinations sont plus


DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME n'AURA
faciles à surmonter, quandne sont pas elles
A SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.
encore fortifiées par l'habitude; si nous les

laissons prendre empire sur nous et nous maî- Il me semble maintenant à propos de
'
Comp. sauil AugusliD, Epùl. XCVIU ad Bonifacium. combattre avec douceur l'opinion de ceux
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 499

d'entre nous qui, par esprit de miséricorde^ CHAPITRE XVIII.


ne veulent pas croire au supplice éternel des
DE CEIX QUI CROIENT QU'AUCIN HOMME NE SERA
damnés, et soutiennent qu'ils seront délivrés
DAMNÉ AU DERNIER JUGEMENT, A CAUSE DE
après un espace de tem[)s plus ou moins long,
l'intercession des SAINTS.
selon la grandeur de leurs péchés. Les uns
font cette grâce à tous les damnés, les autres D'autres encore, conmie j'ai pu m'en assu-
la font seulement à quel(|ues-nns. Origène est rer dans la conversation, sous prétexte de
encore plus indulgent: il croit que le diable respecter l'Ecriture, mais en elTdt dans leur
même et ses anges, après avoir longtemps propre intérêt, font Dieu encore [ilns indul-
souffert, seront à la fin délivrés de leurs tour- gent envers leshonuues. Ils avouent bien que
ments pour être associés aux saints anges. les méchants et les infidèles méritent d'être
Mais l'Eglise l'a condamné justement pour punis, comme l'Ecriture les en menace mais ;

cette erreur et pour d'autres encore, entre soutiennent que Icrsque le jour du juge-
ils

lesquelles je citerai surtout ces vicissitudes ment sera venu, la clémence l'emportera, et
éternelles de félicité et de misère où il soumet que Dieu, qui est bon, rendra tous les cou-
les âmes. En cela, de cette com-
il se départ pables aux prières et aux intercessions des
passion qu'il semble avoir pour les malheu- saints. Car, si les saints priaient pour eux,
reux damnés, puisqu'il fait souffrir aux saints quand ils en étaient persécutés, que ne feront-
de véritables misères, en leur attribuant une ils [loint, quand ils les verront aballus, hu-
béatitude où ils ne sont point assurés de miliés et su|ipliants? El comment croire que
posséder éternellement le bien qui les rend les saintsperdent leurs entrailles de miséri-
heureux '. L'erreur de ceux qui restreignent corde, surtout en cet étal de vertu constjinmée
aux damnés cette vicissitude et veulent que qui les met à l'abri de toutes les passions? ou
leurs supplices fassent place à ime éternelle comment douter que Dieu ne les exauce, alors
félicité est bien loin de celle dOrigène. Cepen- que leurs prières seront parfaitement pures?
dant, si leur opinion est tenue pour bonne L'opinion précédente, qui veut que les mé-
et pour vraie, jiarce qu'elle est indulgente, chants soient à la fin délivrés de leurs tour-
elle sera d'autant meilleure et d'autant plus ments, allègue en leur faveur ce passage du
vraie qu'elle sera plus indulgente. Que cette psaume o Dieu oubliera-t-il sa clémence? et
:

source de bonté se répande donc jusque sur « sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses mi-
les anges réprouvés, au moins après plusieurs ce séricordes Mais nos nouveaux adver-
'
? »
siècles de tortures. Pourquoi se répand-elle saires soutiennent que ce même passage fa-
sur toute la nature humaine et vient-elle à vorise bien mieux encore leur opinion. La
tarir pour les anges? Mais non, cette pitié colère de Dieu, disent-ils, veut que tous ceux
n'ose aller aussi loin et s'étendre jusqu'au qui sont indignes de la béatitude éternelle
diable. Et pourtant, si un de ces miséri- souffrent un suiiplice éternel, mais pour per-
cordieux se risquait à aller jusque-là, sa bonté mettre qu'ils en souffrent un quelconque, si
n'en serait-elle pas plus grande? mais aussi court qu'il soit, ne faut-il pas que sa colère
son erreur serait plus pernicieuse et plus arrête le cours de ses miséricordes? Et c'est
opposée aux paroles de Dieu. pourtant ce que nie le Psalmiste. Car il ne
dit pas : Sa colère arrêtera-t-elle longtemps
* Sur les systèmes d'Origène, voyez Epipbane [Lettre à Jean de
Jérusalem)^ saint Jérôme {Epist. LXl ad Pammachmm et LXXV
le cours de ses miséricordes ? mais il dit qu'elle
ad Vigilariiiutn) et saint Augaslin lui-même, Traité des hérésies, ne l'arrêtera nullement.
hér. XLU[. Saint Jérôme nous apprend aussi que les sentiments
d'Origène furent condamnés par le pape Anastase. Ce ne fut que Si l'on répond qu'à ce compte les menaces
plus tard, après la mort de saint Augustin, qu'Origèoe fut condamné, de Dieu sont fausses, puisqu'il ne condamnera
sous le pape Virgile et l'empereur Justinren, au cinquième cuncile
œcuménique. Voyez les actes de ce concile (acl. iv, cap. 11) et Ni- personne, ils répliquent qu'elles ne sont pas
céphore Calliste, lib. xvil, capp. 27, 28.
plus fausses que celle qu'il fit à Ninive de la
détruire % ce qui pourtant n'arriva pas, bien
qu'il l'en eût menacée sans condition. En
effet, le Prophète ne dit pas : Ninive sera dé-
truite, si elle ne se corrige et ne fait péni-
tence, mais il dit : « Encore quarante jours,
' Ps. Lxxvi, 10. — '
Jonas, m, i.
boo LA CITÉ DE DIEU.

«et Ninive sera détruite ». Cette menace de Jésus-Christ, de quelque manière d'ailleurs
était donc vraie, ajoutent-ils, puisque les qu'ils aient vécu, et en quelque hérésie, en
Ninivites méritaient ce cliâlinient mais Dieu ;
quelque impiété qu'ils soient tombés. Et jls
ne l'exécuta point parce que sa colère ,
se fondent sur ce que le Sauveur a dit « Voici :

n'arrêta pas le cours de ses miséricordes, et « le du ciel, afin que


pain qui est descendu
qu'il se laisse fléchir à leurs cris et à leurs « celui qui en mangera ne meure point. Je
larmes. Si donc, disent-ils, il pardonna alors, « suis le pain descendu du ciel si quelqu'un :

bien que cela dût contrister son prophète, «mange de ce pain, il vivra éternellement'».
combien sera-t-il plus favorable encore, quand Il faut donc nécessairement, disent-ils, qu'à
tous ses saints intercéderont pour des sup- ce prix les hérétiques soient délivrés de la
pliants ? Objecte-t-on que l'Ecriture n'a point mort éternelle, et qu'ils passent quelque jour
parlé de ce pardon, c'est, à leur sens, afin à l'éternelle félicité.

d'effrayer un grand nombre de pécheurs par


la crainte des supplices et de les obliger à se CHAPITRE XX.
convertir, et aussi afin qu'il y en ait qui puis-
DE CEUX QUI PROMETTENT l'INDULGENCE DE DIEU,
sent prier pour ceux qui ne se convertiront
NON A TOUS LES PÉCHEURS, MAIS A CEUX QUI SE
pas. Ils ne prétendent pas néanmoins que
SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRI-
l'Ecriture n'ait rien laissé entrevoir à ce sujet.
MES ET DANS QUELQUES ERREURS QU'iLS SOIENT
Car à quoi s'applique, disent-ils, cette parole
TOMBÉS PAR LA SUITE.
du psaume Seigneur, que la douceur que
: «

c( vous avez cachée à ceux qui vous craignent Quelques-uns ne font pas cette promesse à
« est grande et abondante ' » Ne veut-elle pas 1 tous ceux qui ont reçu le baptême de Jésus-
nous faire entendre que cette douceur de la Christ et participé au sacrement de son corps,
miséricorde de Dieu est cachée aux hommes mais aux seuls catholiques, alors même d'ail-
pour les retenir dans la crainte? Ils ajoutent leurs qu'ils vivent mal. Ceux-là, disent-ils,
que c'est pour cela que l'AiJÔlre a dit : « Dieu sont établis corporellement en Jésus-Christ,
a permis que tous tombassent dans l'infl- ayant mangé son corps, non pas seulement
a délité, afin de faire grâce à tous ^ » ; mon- en sacrement, mais en réalité. Et comme dit
trant ainsi qu'il ne damnera personne. Tou- l'Apôtre « Nous ne sommes tous ensemble
:

tefois opinion ne reten-


ceux qui sont de cette « qu'un même pain et qu'un même corps ' »;

dent pas jusqu'à Satan et à ses anges. Car ils Or, bien que les catholiques tombent ensuite
ne sont touchés de compassion que pour leurs dans l'hérésie, ou même dans l'idolâtrie, par
semblables ; et en cela ils plaident principa- cela seul qu'ils ont reçu le baptême de Jésus-
lement leur cause, parce que, comme ils Christ étant dans son corps, c'est-à-dire dans
vivent dans le désordre et dans l'impiété, ils l'Eglise catholique, et ayant mangé le corps
se flattent de profiter de cette impunité géné- du Sauveur, ne mourront point éternel-
ils

rale qu'ils couvrent du nom de miséricorde. lement, mais ils jouiront quelque jour de
Mais ceux qui retendent même au prince des l'éternelle félicité. Et la grandeur de leur
démons et à ses satellites portent encore plus impiété rendra sans doute leurs peines plus
haut qu'eux la miséricorde de Dieu '. longues, mais elle ne les rendra pas éter-
nelles.
CHAPITRE XIX. CHAPITRE XXI.
DE CEUX QUI PROMETTENT l'iMPUNITÉ DE TOUS DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES
LEURS PÉCnÉS, MÊME AUX UÉRÉTIQUES, A CAUSE QUI AURONT PERSÉVÉRÉ DANS LEUR FOI, BIEN
DE LEUR PARTICIPATION AU CORPS DE JÉSUS- qu'ils aient TRÈS-MAL VÉCU ET MÉRITÉ PAR
CHRIST. LA LE FEU DE l'eNFER.

Il y en a d'autres qui ne promettent pas à Mais d'autres, considérant cette parole de


tous les hommes cette délivrance des sup- l'Ecriture a Celui qui persévérera jusqu'à
:

plices éternels, mais seulement à ceux qui, « la fin sera sauvé '
», ne promettent le salut

ayant reçu le baptême, participent au corps qu'à ceux qui seront toujours demeurés dans
l'Eglise catholique, quoiqu'ils aient d'ailleurs
• Ps. XXX, 20. — •
Rom. XI, 32.
• Comme Origène et les Origéuistes. ' Jean, vi, 50 52. — ' I Cor. x, 17 ' Matt. Xïiv, 13.
LIVRE XXI. - LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 501

mal vécu. Ils disent qu'ils seront sauvés par de pardonner une offense. Notre-Seigneur lui-
l'épreuve du feu, en vertu de ce que dit même a donné un si haut prix au pardon des
l'Apôtre « Personne ne peut établir d'autre
: injures, qu'il a dit « Si vous pardonnez à :

« fondement que celui qui est posé, savoir, « ceux qui vous offensent, votre Père vous

« Jésus-Christ. Or, on verra ce que chacun « pardonnera vos péchés mais si vous ne ;

« aura bâti sur ce fondement, si c'est de l'or, « leur pardonnez point, votre Père céleste ne

« de l'argent et des pierres précieuses, ou du «vous pardonnera pas non plus ». A cette '

« bois, du foin et de la paille ; car le jour du sorte d'aumône se rapporte aussi ce qui a été
« Seigneur le .manifestera, et le feu fera con- cité de saint Jacques, que celui qui n'aura
« naître quel est l'ouvrage de chacun celui : point fait miséricorde sera jugé sans misé-
« dont l'ouvrage demeurera en recevra la ré- ricorde. Notre-Seigneur n'a point distingué
« compense; celui dont l'ouvrage sera brûlé les grands des petits péchés, mais il a dit gé-
«en ne laissera pas
souffrira préjudice; il néralement « Votre Père vous remettra vos
:

« pourtant d'être sauvé, mais par l'épreuve «péchés, si vous remettez vos offenses ».
«du feu ». Ils disent donc qu'un chrétien
' Ainsi, dans quelque désordre que vive un
catholique, quelque vie qu'il mène, a Jésus- pécheur jusqu'à la mort, ils estiment que ses
Christ pour fondement, lequel manque atout crimes lui sont remis tous les jours en vertu
hérétique retranché de l'unité du corps; et de cette oraison qu'il récite tous les jours,
dès lors, dans quelque désordre qu'il ait vécu, pourvu qu'il se souvienne de pardonner de
comme il fondement de Jésus-
aura bâti sur le bon cœur les offenses à qui lui en demande
Christ, bois, foin peu importe, il ou paille, pardon. —
Pour moi, je vais, avec l'aide de
sera sauvé par l'épreuve du feu, c'est-à-dire, Dieu, réfuter toutes ces erreurs, et je mettrai
après une peine passagère, délivré de ce feu fin à ce vingt-unième livre.
éternel qui tourmentera les méchants au
dernier jugement. CHAPITRE XXIII.

CONTRE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE NI LES SUP-


CHAPITRE XXII.
PLICES DU DL\BLE NI CIÎUX DES HOMMES ,

DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHE- PERVERS NE SERONT ÉTERNELS.
TÉES PAU DES AUMÔNES NE SERONT PAS COMP-
Et premièrement, il faut s'enquérir et sa-
TÉES AU JOUR DU JUGEMENT.
voir pourquoi l'Eglise n'a pu souffrir l'opi-
J'en ai rencontré aussi plusieurs convaincus nion de ceux qui promettent au diable le
que les flammes éternelles ne seront que pour pardon, même après de très-grands et de
ceux qui négligent de racheter leurs péchés très-longs supplices. Car tant de saints si ver-
par des aumônes convenables, suivant celte sés dans le Nouveau et dans l'Ancien Testa-
parole de l'apôtre saint Jacques « On jugera : ment n'ont envié la béatitude à personne;
« sans miséricorde celui i\m aura été sans mais c'est qu'ils ont vu qu'ils ne pouvaient
«miséricorde-». Celui donc, disent-ils, qui anéantir ni infirmer cet arrêt que le Sauveur
aura fait l'aumône, tout en menant une vie déclare qu'il prononcera au jour du juge-
déréglée, sera jugé avec miséricorde, si bien ment « Retirez-vous de moi, maudits, et
:

qu'il ne sera point puni, ou qu'il sera finale- « allez dans le feu éternel préparé pour le
ment délivré c'est pour cela, suivant eux,
; «diable et pour ses anges ^». Ces paroles
que le Juge même des vivants et des morts montrent clairement que le diable et ses
ne fait mention que des aumônes, lorsqu'il anges brûleront dans le feu éternel, et c'est
s'adresse à ceux qui sont à sa droite et à sa aussi ce qui résulte de ce passage de l'Apo-
gauche '. Ils prétendent aussi que cette de- calypse « Le diable qui les séduisait fut jeté
:

mande que nous dans faisons tous les jours « dans un étang de feu et de soufre, avec la
l'Oraison dominicale « Remettez-nous nos : « bête et le faux prophète, et ils y seront tour-
a offenses, comme nous les remettons à ceux « mentes jour et nuit, dans les siècles des

«qui nous ont offensés*», doit être entendue « siècles ' ». L'Ecriture disait tout à l'heure :

dans le même sens. C'est faire l'aumône que « Le feu éternel » ; elle dit maintenant: «Pen-
dant les siècles des siècles » : expressions
' I Cor. m, 10-15. — ' Jacques, ii, IJ. * Malt, xxv, 33 et seq.
— * Ibid. VI, 12. •
Matt. VI, U, 15. — ' Malt. XXV, 41. — ' Apoc. xx, 9, 10.
50-2 LA CITÉ DE DIEU.

synonymes pour désigner une durée sans fin. éternel qui en aurait une. Puis donc que la
Il n'y a donc pas à chercher d'autre raison, vie éternelle des saints ne finira point, il en
de raison plus juste et plus évidente que sera de même du supplice éternel des dé-
celle-là inimuahle de
de cette croy.mce fixe et mons.
la véritable piété, qu'il n'y aura plus do re- CHAPITRE XXIV.
tour à la justice et à la vie des saints pour le
CONTRE CEUX QUI PENSENT QU'AU JOUU DU JUGE-
diable et (lour ses anges. Cela sera ainsi,
MENT DIEU PARDONNERA A TOUS LES MÉCHANTS
parce que l'EcritLire. qui ne trompe personne,
SUR l'intercession DES SAINTS.
dit ([ue Dieu ne les a point épargnés ', mais
qu'il les a jetés dans les ténébreuses prisons Or , ce raisonnement est aussi concluant
de pour y être gardés jusqu'au der-
l'enfer, contre ceux qui, dans leur propre intérêt,
nier jugement, après lequel ils seront préci- tâchent d'infirmer les paroles de Dieu, sous
pités dans le feu éternel et tourmentés durant prélexte d'une plus grande miséricorde, et qui
les siècles des siècles. Et maintenant, com- prétendent que les paroles de l'Ecriture sont
ment prétendre que tous les hommes, ou vraies, non parce que les hommes doivent
même quelques-uns, seront délivrés de cette dont il les a menacés, mais
souffrir les peines
éternité de peines, après quelques longuessouf- parce qu'ils méritent de les souffrir. Dieu se
frances que ce puisse cire, sans porter atteinte à laissera fléchir, disent-ils, à l'intercession des
la foi qui nous fait croire que le supplice des saints, qui, priant alors d'autant plus pour
démons sera éternel? En effet, si parmi ceux leurs ennemis que leur sainteté sera plus
à qui l'on dira : « Retirez-vous de moi, mau- grande , en obtiendront plus aisément le
au feu éternel préparé pour le
dits, et allez pardon. — Mais pourquoi donc, si leurs prières
« diable et pour ses anges " », il en est qui ne sont si ne les emploieraient-ils pas
efficaces,
doivent ])as toujours demeurer dans ce feu, de même pour
anges à qui le feu éternel
les
pour(juoi voudiail-on que le diable et ses est préparé, afin que Dieu révoque son arrêt
anges y demeurassent éternellement ? Est-ce contre eux et les préserve de ces flammes ?
que la sentence que Dieu jirononcera contre Quelqu'un sera-t-il assez hardi pour aller jus-
les anges et contre les hommes ne sera vraie que-là et dire que les saints anges se joindront
que pour les anges? Oui, si les conjectures aux saints hommes, devenus égaux aux anges
des hommes l'emportent sur la parole de de Dieu, afin d'intercéder pour les anges et
Dieu. Mais comme cela est absurde, ceux qui pour les hommes condamnés, et d'obtenir que
veulent se garantir du supiilice éternel ne la miséricorde de Dieu les dérobe aux ven-
doivent pas perdre leur tenijis à disputer geances de sa justice ?. Voilà ce qu'aucun
contre Dieu, mais accomplir ses comman- calhidique n'a dit et ne dira jamais. Autre-
dements, tandis qu'il en est encore temjis. ment il n'y a [dus de raison pour que l'Eglise
D'ailleurs, quelle apparence y a-t-il d'enten- ne [nie pas même dès maintenant pour le
dre par ces mots Supplice éternel, un feu; diable et pour ses anges, puisque Dieu, qui
qui doit durer longtemps, et, par vie éter- est son maître, lui a commandé de prier pour
nelle, une vie qui doit durer toujours, alors ses ennemis. La même raison donc qui em-
que Jésus-Christ, au même lieu, et sans dis- pêche maintenant l'Eglise de prier pour les
tinction, ni intervalle, a dit : « Ceux-ci iront mauvais anges qu'elle sait être ses ennemis,
« au supjilice éternel, et les justes dans la vie l'empêchera alors de prier pour les hommes
éternelle deux destinées sont
' ». Si les destinés aux flammes éternelles. Car mainte-
élernellis, on doit entendre ou que toutes nant elle prie pour les hommes qui sont ses
deux dureront longtemps, mais pour finir un ennemis, parce que c'est encore le temps
jour, ou que tontes ileux dureront toujours, d'une pénitence utile. En effet, quedemaude-
pour ne finir jamais. Car les deux choses sont t-elle à Dieu pour eux sinon comme dit, ,

corrélatives : d'iai côté, le supplice éternel, l'Apôtre : « Qu'ils fassent pénitence et qu'ils
de l'autre, la vie éternelle de sorte qu'on ne ; «sortent des pièges du diable qui les tient

peut prétendre sans absurdité qu'une seule et « captifs eten dispose à son gré ? » Que si '

même expression caractérise une vie éter- lEglise connaissait dès à présent ceux qui
nelle qui n'aurait point de fin, et un supplice sont prédestinés à aller fivec le diable dans
' II Pierre, n, 4. — ' Malt. XXV, 41, — ' Ibid. 46. • II Tim. Il, 25, 26.
-,

LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. n03

le feu éternel, elle prierait aussi peu peureux psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et
que pour lui. Mais, comme elle n'en est pas a sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses misé-
assurée, elle prie pour tous ses ennemis qui « ricordes '
? » comme si la sentence de Dieu
sont ici-bas, quoiqu'elle ne soit |)as exaucée était vraie à l'égard des bons et fausse à l'égard
pour tous. Car elle n'est exaucée que pour des méchants, ou vraie à l'égard des hommes
ceux qui, bien que ses ennemis, sont prédes- de bien et des mauvais anges, et fausse à
tinés à devenir ses enfants par le moyen de l'égard des hommes
méchants. Ce (lue dit le
ses prières. Mais prie-t-elie pour les âmes de psaume se rapporte aux vases de miséricorde
ceux qui meurent dans l'obstination et qui et aux enfants de la i)romesse, du nomlire
n'entrent point d.ins son sein ? Non, et pour- des(|uels était ce prophète même qui, après
quoi cela, sinon parce qu'elle compte déjtà au avoir dit : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ?
nombre des complices du diable ceux qui et sa colère arrètera-l-elle le cours de ses
pendant cette vie ne sont pas amis de Jésus « miséricordes?» ajoute aussitôt: «Et j'ai dit:
Cbrisl? «Je commence; ce changement est un coup
C'est donc, je le répète, la même raison qui « de la droite du Très-Haut " » par où il ;

empêche maintenant l'Eglise de prier pour les explique sans doute ce qu'il venait de dire :

mauvais anges qui l'emiiêcbera alors de prier « Sa colère arrèiera-t-elle le cours de ses
pour les hommes destinés au feu éternel. Et « miséricordes ? » Car cette vie mortelle où

c'est même raison que tout en


encore pour la l'homme est devenu semblable à la vanité, et
priant maintenant pour les morts en général, où ses jours passent comme une ombre ^, est
ellene prie pas pourtant pour les méchants et un effet de la colère de Dieu. Et cependant,
les infidèles qui sont morts. Car, parmi les malgré cette colère, il n'oublie pas de montrer
hommes qui meurent, il en est pour qui les sa miséricorde, en fais.int lever son soleil sur
prières de l'Eglise ou de quehjues jiersonnes les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur
pieuses sont exaucées ; mais ce sont ceux qui les justes et sur les injustes '. Ainsi sa colère
ayant été régénérés en Jésus-Christ, n'ont pas n'arrête pas le cours de ses miséricordes,
assez mal vécu pour qu'on les juge indignes surtout en ses changements dont parle la suite

de cette assistance, ni assez bien pour qu'elle du [isaume « Je commence ce changement


: ;

ne leur soit pas nécessaire. Il s'en trouvera «est un coup de la droite du Très haut».
aussi, après la résurrection des morts, à qui Quelque misérable, en effet, que soit cette
Dieu fera miséricorde et qu'il n'enverra point vie. Dieu ne laisse pas d'y changer en mieux
dans le feu éternel, à condition qu'ils auront les vases de miséricorde non que sa colère ;

soiitTert les peines que souffrent les âmes des ne subsiste toujours au milieu de celle mal-
trépassés. Car il ne serait pas vrai de dire heureuse corruption, mais elle n'arrête pas le
de quelques-uns qu'il ne leur sera pardonné cours de sa bonté. Et puisque la vérité du
ni en cette vie, ni dans l'autre, s'il n'y en divin cantique se trouve ainsi accomplie, il
avait à qui Dieu ne pardonne point en cette n'est pas besoin d'en étendre le sens au châti-
vie,maisàqui il iiardonneradansl'autre.Donc, ment de ceux qui n'appartiennent pas à la
puisque le Juge des vivants et des morts a dit : Cité de Dieu. Si donc l'on persiste à l'interpré-
« Venez, vous que mon Père a bénis, prenez ter de la sorle, qu'on fasse du moins consister
« possession du royaume qui vous a été |)réparé la miséricorde divine, non à préserver les
« dès la naissance du monde » et aux autres ; damnés de ces peines ou à les en délivrer,
au contraire: «Retirez-vous de moi, maudits, mais à les leur rendre plus légères qu'ils ne
et allez au feu éternel préparé pour le diable le méritent^: sentiment que je ne prétends
« et ses anges » ; et : « Ceux-ci iront au sup- pas d'ailleurs établir, me bornant à ne le point
« plice éternel et les justes à la vie éternelle '
» rejeter.
ily a trop de présomption à prétendre que le à ceux qui ne voient qu'une menace
Quant
supplice ne sera éternel pour aucun de ceux au d'un arrêt effectif dans ces paroles:
lieu
que Dieu envoie au supplice éternel, et ce « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au
serait donner lieu de désespérer ou de douter
« Pa. Lxxvi, 10. — " Ibid. 11. — * Ps. cxLni, 4. — ' Matt.
de la vie éternelle.
y, 45.
Que personne n'explique donc ces *
C'est aussi le sentiment plusieurs fois exprimé par saint Jean
paroles du VII sur la Genèse, XXX
Chrysostome, notamment dans son Homélie
' Matt. XXV, 31, 41, 46. n. 3.
.

504 LA CITÉ DE DIEU.

« feu éternel » et dans cet autre passage


; : l'abondance de la douceur de Dieu leur est
«Ceux-ci iront au supplice éternel »; et '
cachée parce que ;
s'ils craignent Dieu ,
,

encore dans celui-ci a Ils seront lourmen- : c'est de cette crainte servile qui n'est point
« tes dans les siècles des siècles * » et enfin ; accompagnée d'amour, car l'amour parfait
dans cet endroit: « Leur ver ne mourra point, bannit Dieu a donc consommé sa
la crainte '.

« et le feu tjui les brûlera ne s'éteindra point ' » ; douceur en ceux qui espèrent en lui il l'a ;

ce n'est pas moi qui les combats et qui les ré- consommée en leur inspirant son amour, afin
fute, c'est l'Ecriture sainte. Eu effet, lesNinivi- qu'étant remplis d'une crainte chaste que
tes ont fait pénitence in cette \ie '
; et cela leur l'amour ne bannit pas, mais qui demeure
a été utile, ])arce qu'ils ont semé dans ce champ éternellement -, ils ne s'en glorifient que dans
où Dieu a voulu qu'on semât avec larmes pour le Seigneur. En effet, la justice de Dieu, c'est

y moissonner plus tard avec joie ^ Qui peut Jésus-Christ a qui nous a été donné de Dieu
nier toutefois que la prédiction de Dieu n'ait « pour être notre sagesse, notre justice, notre

été accomi)lie à moins de ne pas considérer


, « sanctification et notre rédemption, afin que,
assez comment Dieu détruit les pécheurs , « comme il est écrit, celui qui se glorifie, se
non-seulement quand il est en colère contre « glorifie dans le Seigneur ' ». Cette justice de
eux, mais aussi quand il leur fait miséricorde ? Dieu, qui est un don de la grâce et non l'effet

Il les délruit de deux manières ou comme : de nos mérites, n'est pas connue de ceux qui,
les habitants de Sodome en punissant les , voulant établir leur propre justice, ne sont
hommes mêmes pour leurs jiéchés, ou comme point soumis à la justice de Dieu, qui est
les habitants de Ninive en détruisant les , que se
Jésus-Christ'*. C'est dans cette justice
péchés des hommes par la pénitence. Ce trouve l'abondance de douceur de Dieu. De la
que Dieu avait annoncé est donc arrivé la : là vient cette parole du psaume « Goûtez et :

mauvaise JNinive a été renversée, et elle est « voyez combien le Seigneur est doux ^ » I

devenue bonne, ce qu'elle n'était pas et, ; En ce pèlerinage, nous le goûtons plutôt que
bien que ses murs et ses maisons soient de- nous ne pouvons nous en rassasier, ce qui
meurés debout, elle a été ruinée dans ses excite plus fortement encore la faim et la soif

mauvaises mœurs '. Ainsi, quoique le Pro- que nous en avons, jusqu'au jour où nous le
phète ait été contristé de ce que les Ninivites verrons tel qu'il est ^, et où cette parole du
n'avaient pas ressenti l'effel qu'ils appréhen- psalmiste sera accomplie : « Je serai rassasié,
daient de ses menaces et de ses prédictions % «quand votre gloire paraîtra '» . C'est ainsi
néanmoins ce que Dieu avait prévu arriva, que Jésus-Christ consomme l'abondance de sa
parce qu'il savait bien que celle prédiction douceur en ceux qui espèrent en lui. Or, si

devait être accomplie dans un plus favorable Dieu cache à ceux qui le craignent l'abon-
sens. dance de cette douceur dans le sens où l'en-
Mais afin que ceux que la miséricorde égare tendent nos adversaires, c'est-à-dire afin que
comprennent quelle est la portée de ces pa- la peur d'être damnés engage les impies à

roles de l'Ecriture « Seigneur, que la dou- : bien vivre, de sorte qu'il puisse y avoir des
« ceur que vous avez cachée à ceux qui fidèles qui prient pourtours frères qui vivent
vous craignent est grande et abondante »
« 1 mal, comment alors Dieu a-t-il consommé sa
qu'ils lisent ce qui suit « Mais vous l'avez : douceur en ceux qui e.'pèrent en lui, puisque,
consommée en ceux qui espèrent en vous * »
c(
selon ces rêveries, c'est par celte douceur

Qu'est-ce à dire sinon que la justice de Dieu même ne doit pas damner ceux qui
qu'il

n'est pas douce à ceux qui ne le servent (|ue n'espèrent pas en lui ? Que le chiélien cherche
par la crainte du châtiment, comme font donc celte douceur que Dieu consomme en
ceux qui veulent établir leur propre justice ceux qui espèrent en lui, et non celle qu'on
en la tondant sur la loi ? Ne connaissant pas s'imagine qu'il consommera en ceux qui le
en effet la justice de Dieu, ils ne la peuvent méprisent blasphèment car c'est en vain
et le ;

goûter °. Ils mettent leur espérance en eux- qu'on cherche en l'autre vie ce qu'on a négligé
mêmes, au lieu de la mettre en lui aussi ; d'acquérir en celle-ci.

Matt. XXV, 41, 46.


' —
Apoc. ix, 10. ' Isa. — Lxn, 24. — Cette parole de l'Apôtre : a Dieu a permis
'
Jonas, III, 7. —
' Ps. cxxv, 6.

*
Comp. saiût Augustin, J?;mrr/i/. in Ps. l, n. 11. • I Jean, IV, 18. — ' Ps. xvill, 10. — ' I Cor. l, 30, 31. —
'Jonas, IV, 1-3. — ' Ps. xxx , 20. — ' liom. x, 3. ' Hom. X, 3. — ' Ps. XXXIII, 9. —' 1 Jean, m, 2. — '
Ps. xvi, 15.
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 305

« que tous tombassent dans l'infidélité, afin de de Jésus-Christ, ont participé à son corps et à
miséricorde à tous », ne veut pas dire
« faire son sang, de quelque manière qu'ils aient
que Dieu ne damnera personne, et, après ce vécu, et en quel(|ue hérésie, en quelque im-
qui précède, le sens en est assez clair. Quand piété qu'ils soient tombés '. L'Apôtre les réfute,
saint Paul écrit aux païens convertis, il leur lorsqu'il dit : Les œuvres de la chair sont
«

dit, àpropos des Juifs qui devaient se conver- « aisées il connaître, comme la fornication,
tirdans la suite « De même qu'autrefois vous
: « l'impureté, l'impudicité, l'idolâtrie, les em-
n'aviez point foi en Dieu, et ([ue maintenant « poisonnemenis, les inimitiés, les conten-
«vous avez obtenu miséricorde, tandis que les « lions, les jalousies, les animosités, les divi-
«Juifs sont demeurés incrédules, ainsi les Juifs «sions.les hérésies, l'envie, l'ivrognerie, la
«n'ont pas cru pendant que vous avez obtenu «débauche, et autres crimes, dont je vous
« miséricorde, afin qu'un jour ils l'obtiennent « ai déjà dit et dont je vous dis encore, que

«eux-mêmes' ». Puis il ajoute ces paroles, « ceux qui les commettent ne posséderont

dont ceux-ci se servent pour le tromper « Car : « point le royaume de Dieu ' ». Celte menace

« Dieu a 'permis que tous tombassent dans de saint Paul est vaine, si des hommes qui ont
« rinfidélité, afin de faire grâce à. tous ». Qui commis ces crimes possèdent le royaume de
donc tous, sinon ceux dont il parlait, c'est-à- Dieu, quelques souffrances qu'ils aient pu en-
dire vous et eux? Dieu a donc laissé tomber durer auparavant. Mais comme cette menace
dans l'infidélité tous les Gentils et tous les Juifs a pour fondement la vérité, il s'ensuit qu'ils
qu'il a connus et prédestinés pour être con- ne le posséderont point. Or, s'ils ne possèdent
formes à l'image de son fils, afin que, se re- jamais le royaume de Dieu, ils seront condam-
pentant de leur infidélité et ayant recours à nés au supplice éternel car il n'y a point
de ;

la miséricorde de Dieu, ils pussent s'écrier milieu entre le royaume de Dieu et l'enfer.
comme le Psalmiste « Seigneur, que la dou- : Il faut donc voir comment on doit entendre
« ceur que vous avez cacbée à ceux qui vous ce que dit Notre-Seigneur : « Voici le pain qui
«craignent est grande et abondante! mais 8 est descendu du ciel, afin que quiconque en
« vous l'avez consommée en ceux qui espè- « mange ne meure point. Je suis le pain vi-
« rent », non en eux-mêmes, mais «en vous». « vant descendu du ciel si quelqu'un mange :

II fait donc miséricorde à tous les vases de «de ce pain, il vivra éternellement ^). Les
miséricorde. Qu'est-ce à dire à tous? évidem- adversaires à qui nous aurons tout à
l'heure
ment, à ceux qu'il a prédestinés, appelés, jus- à répondre, et qui ne promettent pas le par-
tifiés et glorifiés d'entre les Gentils et d'entre don à tous ceux qui auront reçu le baptême et
les Juifs; c'est de tous ces hommes, et non de le corps de Jésus-Christ, mais seulement
aux
tous les hommes, que nul ne sera damné. catholiques, quoiqu'ayant mal vécu, réfuient
eux-mêmes ceux nous répondons main-
à qui
tenant. Il ne suffit pas, disent-ils, pour
CHAPITRE XXV. être
sauvé, d'avoir mangé le corps de Jésus-Christ

SI CEUX d'entre les hérétiques qui ont été sous la forme du sacrement, il faut l'avoir

BAPTISÉS, ET QUI SONT DEVENUS MAUVAIS PAR mangé en effet, il faut avoir été véritablement
LA SUITE EN VIVANT DANS LE DÉSORDRE, ET partie de son corps, dont rAi)ôlie dit : « Nous
CEUX QUI, RÉGÉNÉRÉS PAR LA FOI CATHO- « ne sommes
tous ensemble qu'un même
LIQUE, ONT PASSÉ ENSUITE A l'hÉRÉSIE ET AU « pain et qu'un même corps * ». Il n'y
a donc
SCHISME, ET ENFIN CEUX QUI, SANS RENIER LA que celui qui est dans l'unité du cor|)s de
Jésus-Christ, de ce corps dont les fidèles ont
FOI CATHOLIQUE, ONT PERSISTÉ DANS LE DÉ-
SORDRE, SI TOUS CEUX-LA POURRONT ÉCHAPPER coutume de recevoir sacrement à l'autel le
c'est-à-dire membre de l'Eglise, dont on
AU SUPPLICE ÉTERNEL PAR l'EI FET DES SACRE- puisse
dire qu'il mange véritablement le corps
MENTS. de
Jésus-Christ et qu'il boit son sang. Ainsi
les
Répondons maintenant à ceux qui promet- hérétiques et les schismatiques qui sont sépa-
tent la remise du feu éternel, non au diable rés de l'unité de ce corps peuvent bien
rece-
et à ses anges, non tous les hommes, mais

seulement à ceux qui, ayant reçu le baplème ' Comp. ce chapitre avec le traité de salot Augustin Se la fui et
des œuvres,
• Rom. XI, 31, 32. ' Galat. V, 19-21. — Jean, vi, 50-52. — >
I Cor. x, 17.
506 LA CITÉ DE DIEU.

voir le même sacrement, mais sans fruit, et de Jésus-Christ. A part les autres raisons, ils
même avec dommage, pour condamnés
être ne sauraient être tout ensemble les membres
plus sévèrement, et non pour être un jour de Jésus-Cliiist et les membres d'une prosti-
délivrés ; car ils ne sont ])as dans le lien de tuée '. Enfin, lorsque Jésus-Clirist lui-même
paix représenté par ce sacrement. dit « Celui qui mange ma chair et boit
: mon
Mais, d'autre jiart, ces derniers interprètes, « sang demeure en moi, et moi en lui ^ », il

qui ont raison de soutenir que celui-là qui ne fait bien voir ce que c'est que manger son
mange pas le corps de Jésus-Clirist n'est pas corps et boire son sang en vérité, et non pas
dans le corps de Jésus-Christ, ont tort de pro- seulement sous la forme du sacrement c'est :

mettre la délivrance des peines éternelles à demeurer en Jésus-Christ, afin que Jésus-
ceux qui sortent de l'unité de ce corps pour Christ demeure aussi en nous. Comme s'il
se jeter dans l'hérésie ou dans l'idolâtrie. disait Que celui qui ne demeure point en
:

D'ahord, il n'est passupportabie que ceux qui, moi, et en qui je ne demeure point, ne pré-
sortant de l'Eglise catholique, ont formé des tende pas manger mon corps, ni boire mon
hérésies détestables, soient dans une condition sang. Ceux-là donc ne demeurent point en
meilleure que ceux qui, n'ayant jamais été Jésus-Christ qui ne sont pas ses membres :

catholiques, sont tombés dans les pièges des or, ceux-là ne sont pas ses membres qui se
hérésiarques.Un déserteur est un ennemi de font les membres d'une prostituée, à moins
que celui qui ne l'a jamais aban-
la foi pire qu'ils ne renoncent au mal par la pénitence,
donnée, ne l'ayant jamais reçue. En second et (ju'ils reviennent au bien par cette récon-

lieu, l'Apôtre réfute cetteopinion, lorsqu'après ciliation.


avoir énnméré œuvres de la chair, il
les
CHAPITRE XXVI.
ajoute : « Ceux qui commettent ces crimes
« ne posséderont jias le royaume de Dieu ». '
CE qu'il faut entendre par ces paroles : ÊTRE
C'est pourquoi ceux qui vivent dans le dé- SAUVÉ COMME PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-
sordre, et qui, d'ailleurs, persévèrent dans la CHRIST POUR FONDEMENT.
communion de l'Eglise, ne doivent pas se
croire en siireté, sous prétexte qu'il est dit : Mais les chrétiens c;itholiques, disent-ils, ont
«Celui qui persévérera jusqu'à la fln sera pour fondement Jésus-Christ , de l'unité
« sauvé -». Par leur mauvaise vie, en effet, duquel ils ne se sont pas séparés quelque ,

ils abandonnent la justice qui donne la vie, mauvaise vie qu'ils aient menée, c'est-à-dire
et qui n'est autre que Jésus-Christ, soit en quoiqu'ils aient bâti sur ce fondement une
pratiquant la fornication, soit en déshonorant très-mauvaise vie, comparée par l'Apôtre au
leur corps par d'autres impuretés que l'A- bois, an foin, à la paille ^ La vraie foi, qui
pôtre n'a pas voulu nommer, soit enfin en fait qu'ils ont eu Jésus-Christ pour fondement,

commettant quelqu'une de ces œuvres dont il pourra les délivrer finalement de l'enfer, non
est dit «'Ceux qui les commettront ne pos-
: toutefois sans qu'il y ait pour eux quelque
« séderont pas le royaume de Dieu ». Or, ne punition, puisqu'il est écrit que ce qu'ils au-
devant pas être dans le royaume de Dieu, ils ront bâti sera brûlé. — Que l'apôtre saint

seront inévitablement dans le feu éternel. On Jacques leur réponde en peu de mots « Si :

ne peut pas dire, du moment qu'ils ont per- « quelqu'un dit qu'il a la foi, et qu'il n'ait

sévéré dans le désordre jusqu'à la fin de leur « point les œuvres, la foi pourra-l-elle le

vie, qu'ils aient persévéré en Jésus-Christ « sauver ? » Us insistent et demandent quel


'

jusqu'à la fin, pnis([ue peisévérer en Jésus- est donc celui dont l'apôtre saint Paul dit :

Christ, c'est persévérer dans la foi. Or, cette « 11 ne laissera pas pourtant d'être sauvé,
foi, selon la définition du même apôtre, opère « mais comme par le feu ^ » Voyons ensemble .

par amour ', et l'amour, comme il le dit en- quel est celui-là; mais toujours est-il très-
core ailleurs, ne fait point le mal '. 11 ne faut certain que ce n'est [las celui dont parle saint
donc pas dire que ceux-ci même mangent le Jacques. Autrement ce serait mettre en oppo-
corps de Jésus-Christ, puisqu'ils ne doivent sitiondeux apôtres, puisque l'un dirait qu'en-
pas être comptés comme membres du corps core qu'un homme ail de mauvaises œuvres,
- - m, -
• Galal. V, 21. — ' Matt. x, 22. — ' Galat. v, 6. — ' I Cor. iiii, '
I Cor. VI, 15. ' Jean, VI, 57. ' 1 Cor. 11, 12

4; Rom, XIII, 10.



Jacques, II, U. — ' I Cor. m, 15.
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 507

la loi nesauvera pas du tcu, et l'autre


le : édifie du bois, du foin et de la paille : « Mais
que ne pourra sauver celui ([ui n'aura
la foi « celui, dit-il, qui a une femme pense aux
pas (le bonnes œuvres. « choses du monde et à plaire à sa femme '.

Nous saurons quel est celui (|ui peut être « — On verra quel est l'ouvrage de chacun ;

sauvé par le feu, si nous connaissons aupara- M car le jour du Seigneur le fera connaître » ;

vant ce ((ue c'est que d'avoir.lésus-Christ pour entendez le jour d'affliction; «car», ajoute
fondement. Or, celte imaRC même nous l'en- l'Apôtre, « il sera manifesté par le feu ». Il

seigne ;
de considérer que dans
car il suffit donne ici à l'afniction de feu, au le nom
un éiiince rien ne précède le fondement. Qui- même sens où il dans l'Ecri-
est dit ailleurs

concpic donc a de lelle sorte Jésus-Christ dans ture : « La fournaise ardente éprouve les vases
le cœur, qu'il ne lui préfère point les choses « du potier, etl'affliction les hommes justes "».

terrestres et temporelles, pas même celles Et encore Le feu découvrira quel est l'ou-
: «

dont l'usage est permis, celui-là a Jésus-Christ « vrage de chacun. Celui dont l'ouvrage de-

pour fondement. Mais s'il lui préfère ces cemeurera (car les pensées de Dieu et le soin
choses, bien qu'il semble avoir la foi de Jésus- « de lui plaire demeurent) recevra récompense

Christ, il n'a pas Jésus-Christ pour fondement. « pour ce qu'il aura édifié » ce qui veut dire ;

Combien moins l'a-t-il donc, alors que, mé- qu'il recueillera le fruit de ses pensées et de

prisant ses commandements salutaires, il ne ses afflictions. « Mais celui dont l'ouvrage

songe qu'cà satisfaire ses passions? Ainsi, « sera brûlé en soufl'rira la perte », parce qu'il

quand un chrétien aime une femme de mau- avait aimé. « Il ne laissera p.'is pourtant d'être
vaise vie, et, s'attachant à elle, devient un « sauvé », parce qu'aucune affliction ne l'a

mêmecorpsavecelle ',iln'a point Jésus-Christ séparé de ce fondement « mais comme par ;

pour fondement. Mais quand il aime sa femme « le feu ' » car il ne perdra pas sans douleur
;

légitime selon Jésus-Christ % qui doute qu'il ce qu'il possédait avec affection. Nous avons
ne puisse avoir Jésus-Christ pour fondement? trouvé, ce me semble, un feu qui ne damne
S'il l'aime selon le monde et cliarnelliment, aucun des deux hommes dont nous parlons,
comme les Gentils qui ne connaissent pas mais qui enrichit l'un, nuit à l'autre, et les
Dieu ', rÂ[iôlre lui permet encore cela par éprouve tous deux.
condescendance, ou plutôt c'est Jésus-Clirist Mais si nous voulons entendre dans le même
qui le lui permet. Dès lors il peut encore avoir sens le feu dont Notre-Seigneur dit à ceux qui
Jésus-Christ pour fondement, puisque, s'il ne sont à sa gauche « Retirez-vous de moi, :

lui [)ré[ére point son amour et son jdaidr, s'il a maudits, et allez au feu éternel ' » en ;

bâtit sur ce fondement du bois, du foin et de sorte que nous embrassions dans cet arrêt
la paille, il ne laissera pas d'être sauvé par le ceux qui bâtissent sur le fondement du bois,
feu. Les alflictions, comme un feu, brûleront du foin, de la paille, et que nous prétendions
ses délices et ses amours, qui ne sont pas cri- qu'ils sortiront du feu jiar la vertu de ce fon-
minelles, à cause du mariage. Ce feu ligure dement, après avoir été tourmentés pendant
donc les veuvages, les perles d'enfants, et quelque temps pour leurs péchés, que devons-
toutes les autres calamités qui empoitent ou nous jienser de ceux qui sont à la droite de
traversent les plaisirs terrestres. Ainsi cet édi- Jésus-Christ et à qui il dit « Venez, vous que :

fice fera tort à celui qui l'aura construit, parce « mon Père a bénis, prenez possession du
qu'il n'aura pas ce qu'il a édifié, et (|u'il sera « royaume cpii vous est préparé », sinon que "^

affligé de la perte des choses dont la jouissance ce sont ceux qui ont bâti sur le fondement de
le charmait. Mais il sera sauvé ]iar le feu à l'or, de l'argent et des pierres précieuses ? Si

cause du fondement, parce (\ue, si un tyran donc par le feu dont parle l'Apôtre, quand il

lui profiosail le choix, ne préférerait [las ces il dit: «Comme par le feu », nous entendons
choses à Jésus-Christ. Voyez dans les écrits de le feu d'enfer, les uns et
il faudra dire que
l'Apôtre un homme qui édifie sur ce fonde- les autres ceux qui sont à la
, c'est-à-dire
ment de l'or, de l'argent et des pierres pré- droite et ceux qui sont à la gauche, y seront
cieuses ; « Celui, dit-il, qui n'a point de également envoyés. Le feu dont il est dit :

a femme pense aux choses de Dieu et à plaire Le jour du Seigneur manifestera quel est
« à Dieu ». Voyez-en un autre maintenant qui — 'Eccl.
M Cor. vn, 32, 33.— Muii. m, 13. lïVll, 6.— '
I Cot.
I Cot. VI, 16. - Ephés. V, 23. — ' I Thess. iv, b. m, 13-15. — 'Mau.xxv, 41. — Mbid. 31.
.

508 LA CITÉ DE DIEU.

a l'ouvrage de chacun et le fera connaître » '


;
chrétiens , sont aussi comme un feu qui
ce feu éprouvera les uns et les autres et par ; éprouve ces difi'érents édifices, qui consume
conséquent ce n'est pas le feu éternel, puisque les uns avec leurs auteurs, lorsqu'il n'y trouve

celui dont l'ouvrage demeurera, c'est-à-dire pas Jésus-Christ pour fondement, qui brûle
ne sera pas consumé par ce feu, recevra les autres sans toucher à leurs auteurs, qui

récompense pour ce qu'il aura édifié, et que seront sauvés, quoiqu'après punition, et qui
celui dont l'ouvrage sera brûlé trouvera son épargne absolument les autres, parce qu'ils
cliàtinient dans son regret. Ceux-là seuls qui sont bâtis pour durer éternellement. Il y aura
seront à la gauclie seront envoyés au feu aussi vers la fin du monde, au temps de l'An-
éternel par une suprême et éternelle condam- téchrist, une persécution si horrible qu'il n'y
nation, au lieu que le feu dont parle saint en a jamais eu de semblable. Combien y aura-
Paul au passage cité éprouve ceux qui sont à t-il alors d'édifices, soit d'or ou de foin, élevés
la droite. Mais il les éprouve de telle sorte sur le bon fondement, qui est Jésus-Christ,
qu'il ne brûle point l'édifice des uns et brûle que ce feu éprouvera avec dommage pour les
celui des autres, sans (jue cela empêche ces uns, avec joie pour les autres mais sans ,

derniers même d'être sauvés, parce qu'ils ont perdre ni les uns ni les autres à cause de ce
établi Jésus-Christ pour leur fondement, et bon fondement ? Mais quiconque préfère à
l'ont plus aimé que tout le reste. Or, s'ils sont Jésus-Christ, je ne dis pas sa femme, dont il
sauvés, ils seront certainement assis à la droite se sert pour la volupté charnelle, mais môme

et entendront avec les autres ces paroles : d'autres personnes qu'on n'aime pas de cette
« Venez, vous que mon
Père a bénis, prenez sorte, comme sont les parents, celui-là n'a
o possession du royaume qui vous est pré- point pour fondement Jésus-Christ et ainsi ;

« paré », au lieu d'être à la gauche avec les il ne sera pas sauvé par ne sera point
le feu. 11
réprouvés, à qui il sera dit « Retirez-vous de : du tout sauvé, parce qu'il ne pourra demeurer
« moi, maudits, et allez au feu éternel ». Car avec le Sauveur, qui, parlant de cela très-
nul de ces maudits ne sera délivré du feu ; ils clairement, dit « Celui qui aime son père ou
:

iront tous au supplice éternel *, où leur ver « sa mère plus que moi, n'est pas digne de
ne mourra jioint ', et où le feu qui les brûlera « moi et celui qui aime son fils et sa fille plus
;

ne s'éteindra point, et où ils seront tourmentés que moi, n'est pas non plus digne de moi » '

jour et nuit, dans les siècles des siècles *. Pour celui qui aime humainement ses parents,
Maintenant si l'on dit que dans l'intervalle de sorte néanmoins qu'il ne les préfère pas à
de temps qui se passera entre la mort de cha- Jésus-Christ, et qui aimerait mieux les perdre
cun et ce jour qui sera, après la résurrection que on le mettait à cette épreuve, celui-
lui, si

des corps, le dernier jour de rémunération là sera sauvé par le feu, parce qu'il faut que
et de damnation, si l'on dit que les âmes la perte de ces choses humaines cause autant

seront exposées à l'ardeur d'un feu que ne de douleur qu'on y trouvait de plaisir. Enfin,
sentiront point ceux « qui n'auront pas eu celui qui aime ses parents en Jésus-Christ, et
« dans cette vie des mœurs et des affections qui les aide à s'unir à lui et à acquérir son
« charnelles, de telle sorte qu'ils n'aient point royaume, ou qui ne les aime que parce qu'ils
a bâti un édifice de bois, de foin
de paille et sont les membres de Jésus-Christ, à Dieu ne
« que le feu puissemais que consumer » ; plaise qu'un amour de cette sorte soit un
sentiront ceux qui auront bàli un semblable édifice de bois, de foin et de paille que le feu
édifice, c'est-à-dire qui auront commis des consumera ! C'est un édifice d'or, d'argent et

péchés véniels, et qui devront pour cela être de pierres précieuses. Eh comment pourrait- !

soumis à un supplice transitoire, je ne m'y ilaimer plus que Jésus-Christ ceux qu'il n'aime
oppose point, car cela peut être vrai. La mort que pour Jésus-Christ ?
même du corps, qui est une peine du premier ' Malt. X, 37.
péché et que chacun souffre en son temps,
peut être une partie de ce feu. Les persécu-
tions de l'Eglise, qui ont couronné tant de
martyrs et qu'endurent tous ceux qui sont
> I Cor. m, 13. — ' Matt. xxv, 46. — ' Isa. l-XTI, 24. * A poc.
XX, 10.
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 509

CHAPITRE XXVII. nant tous les jours quelques pièces de mon-


naie aux pauvres, pourrait racheter des homi-
CONTRE CEUX QUI CROIENT QU'iLS NE SERONT PAS
cides, des adultères, et les autres crimes les
DAMNÉS, QUOIQU'AYANT PERSÉVÉRÉ DANS LE
plus énormes. Si l'on ne peut avancer cela
PÉCHÉ PARCE qu'ils ONT PRATIQUÉ l' AU-
,
sans folie, reste à savoir (|ueUes sont ces
MÔNE.
dignes aumônes capables d'eftacer les péchés,
Nous n'avons plus à réfuter qu'un dernier et dont le précurseur même de Jésus-Christ
système, savoir, que le feu éternel ne sera entendait parler, quand il disait: « Faites de
que pour ceux qui négligent de raciieter leurs «dignes fruits de pénitence' ». On ne trou-
péchés par de convenables aumônes, suivant vera pas sans doute que ces dignes aumônes
cette parolede l'apôtre saint Jaciiues « On : soient celles des gens qui comnietlcnt tous les
«jugera sans miséricorde celui qui sera sans jours des crimes. En effet, leurs rapines vont
«miséricorde'». Celui donc, disent-ils, qui bien plus haut que le peu qu'ils donnent à
a pratiqué la miséricorde, bien qu'il n'ait pas Jésus-Christ en la personne des pauvres, afin
renoncé à sa mauvaise vie, sera jugé avec d'acheter tous les jours de lui l'impunité de
miséricorde, de sorte qu'il ne sera pas damné, leurs actions damnables. D'ailleurs, quand ils

mais délivré finalement de son supplice. Ils donneraient tout leur bien aux membres de
assurent que le discernement que Jésus-Christ Jésus-Christ pour un seul crime, s'ils ne
fera entre ceux de sa droite et ceux de sa renonçaient à leurs désordres, touchés par cette
gauche, pour envoyer les uns au royaume de charité dont il est dit que jamais elle ne fait
Dieu et les autres au supplice éternel, ne sera lemal % cette libéralité leur serait inutile.
fondé que sur le soin qu'on aura mis ou non Que celui donc qui fait de dignes aumônes
à faire des aumônes. Ils tâchent encore de pour ses péchés commence à les faire envers
prouver par l'Oraison dominicale, que les lui-même. II n'est pas raisonnable d'exercer
péchés qu'ils commettent tous les jours, quel- envers le prochain une charité qu'on n'exerce
que grands qu'ils soient, peuvent leur être pas envers soi, puisqu'il est écrit « Vous :

remis en retour des œuvres de charité. De « aimerez votre prochain comme vous-
même, disent-ils, qu'il n'y a point de jour où « même' » ; et encore : « Ayez pitié de votre
les chrétiens ne récitent cette oraison, il n'y a « âme, en vous rendant agréable à Dieu * ».
point de crime commis tous les jours qu'elle Celui donc qui ne fait pas à son âme cette
n'efface, à condition qu'en disant « Pardon- : aumône afin de plaire à Dieu, peut- comment
ce nez-nous nos offenses », nous ayons soin de on dire qu'il fait de dignes aumônes pour
faire ce qui suit « Comme nous les pardon- : ses péchés ? C'est pour cela qu'il est écrit :

« nous à ceux qui nous ont offensés* ». Notre- « A qui peut être bon celui qui est méchant
Seigneur, ajoutent-ils, ne dit pas Si vous : « envers lui-même ''
? » Car les aumônes
pardonnez aux hommes les fautes qu'ils ont aident les prières ; et c'est encore pourquoi il

faites contre vous, votre Père vous pardon- faut se rendre attentif à ces paroles : « Mon
nera les péchés légers que vous commettrez 8 fils, vous avez péché, ne péchez plus, et
tous les jours mais il dit a 11 vous pardon-
; : « priez Dieu qu'il vous pardonne vos péchés
« nera vos péchés ' » Ils estiment donc qu'en , « passés' ». Nous devons donc faire des au-
quehiue nombre et de quelque espèce qu'ils mônes pour être exaucés, lorsque nous [irions
soient, quand môme on les commettrait tous pour nos péchés passés, et non pour obtenir
les jours et quand on mourrait sans y avoir la licence de mal faire.

renoncé auparavant, les aumônes en obtien- Or, Notre-Seigneur a prédit qu'il imputera
dront le pardon. à ceux qui seront à la droite les aumônes
Certes, ils ont raison de vouloir que ce qu'ils auront faites, et à ceux qui seront à la
soient de dignes aumônes car s'ils disaient ; gauche celles qu'ils auront manqué de faire,
que tous les crimes, en quelque nombre voulant montrer ce que peuvent les aumônes
qu'ils soient, seront remis par toute sorte pour effacer les péchés commis, et non pour
d'aumônes, ils seraient choqués eux-mêmes les commettre sans cesse impunément. Mais
d'une proposition si absurde. En effet, ce il ne faut pas croire que ceux qui ne veulent
serait dire qu'un lioinme très-riche, en don- ' Malt, m, 8. —M Cor. .xlll, 4. — ' Mut. XXIi, 39. — •
Ercli.
'. Jacques, II, l.î. — ' Malt, vi, 12. — ' Ihitl. 11. XXX, 21. — ' Ibid. XIV, 5. — ' Eccli. XXt, I.
,

510 LA CITE DE DIEU.

pas changer de vie fassent de véritables au- aumônes pour ses péchés, lorsqu'on demeure
mônes; car ce que Jésns-Clirist même leur dans l'habitude du péché.
dit QiKind vous avez manqué de rendre
: (1 Quant à l'oraison dechaque jour que Notre-
« ces devoirs au moindre des miens, c'est à Seigneur lui-même nous a enseignée, d'où
moi que vous avez manqué de les rendre' », vient qu'on l'appelle dominicale, elle efface,
fait assez voir qu'ils ne les rendent pas, lors il est vrai, les péchés de chaque jour, quand
même qu'ils croient les rendre. En eflet chaque jour on dit a Pardonnez-nous nos :

quand donnent du jiain à un chrétien qui


ils « ollenses », qu'on ne dit pas seulement,
et
a faim, s'ils le lui donnaient en tant qu'il est mais qu'on fait ce qui suit « Comme nous :

chrétien, certes, ils ne se refuseraient pas à « pardonnons à ceux qui nous ont offensés ' » ;

eux-mêmes le pain de la justice, qui est mais on récite cette prière parce qu'on
Jésus-Christ; car Dieu ne regarde pas à qui commet des péchés et non pas pour en ,

l'on donne, mais dans quel esprit on donne. commettre. Notre Sauveur nous a voulu mon-
Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ dans un trer par là que, quelque bonne vie que nous
chrétien lui lait l'aumône dans le même menions, dans les ténèbres et la langueur où
esprit où il s'approche de ce Sauveur, au lieu nous sommes, nous commettons tous les jours
que les autres ne cherchent qu'à s'en éloigner, des fautes pour lesijuelles nous avons besoin
puisiju'ils n'aspirent qu'à jouir de l'impunité: de prier et de pardonner à ceux qui nous
or, on s'éloigne d'autant plus de Jésus-Christ offensent, si nous voulons que Dieu nous par-
qu'on aime davantage ce (ju'il condamne. En doime. Lors donc (jne Notre-Seigneur dit :

effet, que sertil d'èlre baptisé, si l'on n'est « Si vous pardonnez aux hommes les fautes

justitié? Celui qui a dit « Si l'on ne renaît de : « qu'ils font contre vous, votre Père vous par-
« l'eau et du Saint-Esi>rit, on ne saurait entrer cedonnera aussi vos péchés ^ », il n'a pas en-
a dans le royaume de Dieu' », n'a-t-il pas dit tendu nous donner une fausse confiance dans
aussi a Si votre justice n'est pas |)lus grande
: celte oraison pour commettre tous les jours

« que celle des Scribes et des Pharisiens, vous des crimes, soit en vertu de l'autorité qu'on
« n'entrerez point dans le royaume des exerce en se mettant au-dessus des lois, soit

cienx'? » Pourquoi |)lusieurs courent-ils au par adresse en trompant les hommes ; mais
baplème pour éviter le premier arrêt et ,
il a voulu par là nous apjtrendre à ne i)as

pourquoi si peu se mettent-ils en peine nous croire exempts de péchés, quoique nous
d'être justifiés pour éviter le second? De môme soyons exempts de crimes: avertissement que
que celui là ne dit pas à son frère: Fou I qui, Dieu donna aussi autrefois aux prêtres de
lorsqu'il lui dit cette injure, n'est pas en co- l'ancienne loi, en leur commandant d'offrir
lère contre son frère, mais contre ses défauts, en premier lieu des sacrifices pour leurs
car, autrement, il méiiterait l'enfer * , ainsi, péchés, et ensuite pour ceux du peuple '.
celui qui donne l'aumône à un chrétien, et Aussi bien, si nous considérons atti ntivement
qui n'aime pas en lui ne la Jésus-Christ, les paroles de notre grand et divin Maître,

donne pas à un chrétien. Or, celui-là n'aime nous trouverons qu'il ne dit pas Si vous :

pas Jésus-Clirist qui refuse d'être justifié en pardoimez aux hommes les fautes qu'ils font
Jésus-Christ; et comme il servirait de peu à contre vous votre Père vous pardonnera
,

celui qui appellerait son frère fou par colère, aussi tous vos péchés, quels qu'ils soient;
et sans songer à le corriger, de faire des au- mais « Votre Père vous pardonnera aussi vos
:

mônes pour obtenir le pardon de cette faute, « péchés». 11 enseignait une prière de tous

à moins de se réconcilier avec lui, suivant ce les jours, et parlait à ses disciples, qui étaient
commandement qui nous est fuit au môme justes. Qu'est-ce donc à dire vos péchéi, sinon
lieu : u Lorsque vous faites votre olfrande à ceux dont vous-mêmes, qui êtes justifiés et
« l'autel, si vous vous souvenez d'avoir offensé sanctifiés, ne serez pas exempts ? Nos adver-

« votre frère, laissez là votre offrande, et allez saires qui cherchent dans cette prière un
,

a auparavant vous réconcilier avec lui, et prétexte pour commettre tous les jours des
« puis vous reviendrez offrir votre présent » ;
''
crimes préten.lent que Noire-Seigneur a
,

de même, il sert de peu de faire de grandes voulu aussi parler des grands péchés, parce
qu'il n'a pas dit U vous pardonnera les petits
:
'
Matt. XXV, 45. — ' Jean, m, 5. — ' Matt. v, 20. — ' Malt, v,
22. — ' Ibid. 23, 24.
'
Matt. VI, 12.— " Matt. VI, 14. — ' Lévit. xvi, 6.
LIVRE XXI. — LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS. 3H

péchés, mais Il vous pardonnera vos péchés.


: mais que l'iniquité croit vraies, parce qu'elle
Nous, au contraire, coiisiilcranl ceux à (]iii il ne connaît pas les vraies richesses (|ui rendent
parlait, et lui enlcmlant dire vis pêches, nous o|iuh'nls ceux qui reçoivent les autres dans
ne devons entendre par là que les petits, parce les tabernacles éternels. Il y a donc un certain

que ses disciples n'eu couiuieltaicnt point genre de vie qui n'est pas tellement criminel
d'autres mais les grands mêmes, dont il se
;
que les aumônes y soient inutiles pour gagner
faut entièrement défaire par une véritable le ciel, ni tellement bon qu'il suffise pour
conversion, ne sont [las remis par la prière, atteindre un
grand bonheur, à moins d'ob-
si

si l'on ne fait ce (|ui est dit au même endroit: tenir miséricorde


i)ar les mérites de ceux

« Connue nous pardonnons à ceux qui nous dont on s'est fait des amis par les aumônes.
«ont offensés ». Que si les fautes, même A ce propos je m'étonne toujours qu'on ,

légères dont les plus saints ne sont pas


,
trouve, même dans Virgile, cette parole du
exempts en cette vie, ne se pardonnent qu'à Seigneur « Faites-vous des amis avec les
:

cette condition combien plus les crimes


,
« richesses d'iniquité, alin qu'ils vous reçoi-

énormes, bien qu'on cesse de les commettre, « vent dans les tabernacles éternels », ou '

puisque Notre-Seigneur a dit « Mais si vous : bien en d'autres termes « Celui ([ui reçoit :

a ne pardonnez pas les fautes qu'on commet « un prophète, en qualité île prophète, recevra

« contre vous, votre Père ne vous pardonnera «la récompense du prophète, et celui qui
a pas non plus '
». C'est ce que veut dire l'a- « reçoit un juste, en qualité de juste, recevra

pôtre saint Jacques, loiSi|u'il parle ainsi : «On « la récompense du juste - ». Eu eflet, dans

« jugera sans miséricorde celui qui aura été le passage où Virgile décrit les Champs-Ely-
a sans miséricorde * ». On doit aussi se souvenir sées, que les païens croient être le séjour des
de ce serviteur, à qui son maître avait remis bienheureux, non-seulement il y place ceux
dix mille talents, qu'il l'obligea à payer ensuite, qui y sont arrivés par leurs propres mérites^
parce qu'il avait été inexorable envers un mais encore :

autre serviteur comme lui, qui lui devait cent


« Ceux qui ont gravé leur nom dans la mémoire des autres
deniers '. Ces paroles de l'Apôlre « La misé- :
par des services rendus ^ ».
ricorde l'emporte sur la justice '
», s'ap-
pliquent à ceux qui sont enfants de la pro- mot que les chrétiens ont
N'est-ce pas là ce
messe et vases de miséricorde. Les justes si souvent à bouche, quand par humilité
la

mêmes, qui ont vécu dans une telle sainteté ils se recommandent à un juste: Souvenez-

qu'ils reçoivent dans les tabernacles éternels vous de moi, lui disent-ils, et ils cherchent
ceux qui ont acquis leur amitié par les par de bons oflices à graver leur nom dans
richesses d'inii|uité % ne sont devenus tels son souvenir? Maintenant si nous revenons à
que par la miséricorde de celui qui jusliQe la question de savoir quel est ce genre de vie
l'impie et qui lui donne la récompense selon et quels sont ces crimes qui ferment l'entrée
la grâce, et non selon les mérites. Du nombre du royaume de Dieu, dont néanmoins ou et

de ces impies justifiés est l'Apôtre, qui dit : obtient le pardon, de s'en il est très-difticile

« J'ai obtenu miséricorde pour être tîdèle " ». assurer et très-dangereux de vouloir le déter-
Ceux qui sont ainsi reçus dans les taber- miner. Pour moi, quelque soin que j'y ai mis
nacles éternels, il faut avouer que, comme jusqu'à présent, je ne pu découvrir. Peut- l'ai

ils n'ont pas assez bien vécu pour être être cela est-il caché, de
peur que nous n'en
sauvés sans le suffrage des saints, la misé- devenions moins courageux à éviter les pé-
ricorde à leur égard l'emporte encore bien chés qu'on peut commettre sans péril de
plus sur la justice. Et néanmoins, on ne damnation. En effet, si nous les connaissions,
doit pas s'imaginer qu'un scélérat impénitent il se pourrait que nous ne nous fissions pas

soit reçu dans les tabernacles éternels pour scrupule de les commettre, sous prétexte que
avoir assisté les saints avec des richesses d'ini- les aumônes suflisent pour nous en obtenir le
mal acquis,
quité, c'est-à-dire avec des biens pardon au lieu que, ne les connaissant pas,
;

ou tout au moins avec de fausses richesses, nous sommes plus obligés de nous tenir sur
' Matt. VI, 15.— Jacques, ii, 13.— ' Matt. xviii 23 el seq. , — nos gardes, et de faire etTort pour avancer
* Jacques, u, 13.
* Voyez la parabole rapportée par saiat Lac, x\i, 9. ' Luc , XTi, 9. — ' Matt. X , 4). — ' Ennde , livre vi, vers
' 1 Cor. vu 25. ,
.

512 LA CITÉ DE DIEU.

dans la vertu, sans toutefois négliger de nous voyant les hommes se flatter d'une fausse im-

amis parmi
faire des les saints au moyen des punité et croire que par l'intercession des
aumônes. saints tous les pécheurs peuvent être sauvés,
Mais cette délivrance qu'on obtient ou par répondit fort à propos qu'il était plus sûr de
ses prières, ou par l'intercession des saints, tâcher, par une bonne vie, d'être du nombre
ne sert qu'à empêcher envoyé au feu
d'èlre des intercesseurs, de peur que ce nombre soit
éternel elle ne;
servira pas à en faire sortir, si restreint qu'après qu'ils auront délivré l'un

quand on y sera déjà. Ceux mêmes qui pensent trente pécheurs, l'autre soixante, l'autre cent,

que ce qui est dit dans l'Evangile de ces il n'en reste encore un grand nombre pour
bonnes terres qui rapportent des fruits en lesquels ils n'auront plus le droit d'intercéder,

abondance, l'une trente, l'autre soixante, et etparmi eux celui qui aura mis vainement
l'autre cent pour un, doit s'entendre des saints, son espérance dans un autre. Mais j'ai sufli-
qui, selon la diversité de leurs mérites, déli- samment répondu à ceux qui, ne méprisant
vreront les uns trente hommes, les autres pas l'autorité de nos saintes Ecritures, mais
soixante, les autres cent ' , ceux-là même les corn (irenant mal, y trouvent, non pas le

croient qu'il en sera ainsi au jourdu juge- sens qu'elles ont, mais celui qu'ils veulent
ment, mais nullement après. On rapporte à leur donner. Notre réponse faite, terminons
ce sujet le mol d'une personne d'esprit qui, cet avant-dernier livre, comme nous l'avons
' Matt. siii, 8, annoncé
LIVRE VINGT-DEUXIÈME.
Le sujet de ce livre ' est la fin réservée à la Cité de Dieu, c'est-à-dire l'éternelle félicité des saints. On y établit la résurrection
future des corps et on y explique en quoi elle consistera. L'ouvrage se termine par la description de la vie des bienheureux
dans leurs corps immortels et spirituels.

CHAPITRE PREMIER. profonde misère. C'est lui qui, prévoyant que


parmi les anges quelques-uns, enflés d'or-
DE LA CONDITION DES ANGES ET DES HOMMES.
gueil, mettraient leur félicité en eux-mêmes
Ce dernier livre, ainsi que je l'ai promis avi et perdraient ainsi le vrai bien, n'a pas voulu
livre précédent, roulera tout entier sur la leur ôter cette puissance, jugeant (ju'il était
question de la félicité de la Cité de Dieu : féli- plus digne de sa propre puissance et de sa
cité éternelle -, non parce qu'elle doit long- bonté de se bien servir du mal que de ne pas
temps durer, mais parce qu'elle ne doit jamais le permettre'. En effet, le mal n'eût jamais
finir, selon ce qui est écrit dans l'Evangile : été, si la nature muable, quoique bonne et
«Son royaume n'aura point de fin ' ». La créée par leDieu suprême et immuablement
suite des générations humaines, dont les unes bon qui a fait bonnes toutes ses œuvres, ne
meurent pour être remplacées par d'autres, s'était elle-même rendue mauvaise par le pé-

n'est que le fantôme de l'éternité, de même ché. Aussi bien son iiécbé même atteste son
qu'on dit qu'un arbre est toujours vert, lors- excellence primitive. Car elle-même n'était
si

que de nouvelles feuilles, succédant à celles un bien très-grand, quoique inférieur à son
qui tombent, lui conservent toujours son om- divin principe, la perte qu'elle a faite de Dieu
brage. Mais la Cité de Dieu sera véritablement comme de sa lumière ne pourrait être un mal
éternelle; car tous ses membres seront immor- pour De même, en effet, que la cécité est
elle.
tels, hommes justes y acquerront ce
et les un vice de l'œil, et que ce vice non-seulement
que anges n'y ont jamais perdu. Le Dieu
les témoigne que l'œil a été fait pour voir la lu-
tout- puissant, son fondateur, fera celte mer- mière, mais encore fait ressortir l'excellence
' veille car il l'a promis, et il ne peut mentir ;
; du plus noble des sens, ainsi la nature qui
nous en avons pour gage tant d'autres pro- jouissait de Dieu nous apprend, par son dé-
(
messes déjà accomplies, sans parler des mer- sordre même, qu'elle a été créée bonne, puis-
veilles accomplies sans avoir été promises. que ce qui la rend misérable, c'est de ne plus
C'est lui qui, dés le commencement, a créé jouir de Dieu. C'est lui qui a très-justement
ce monde, peu])lé d'êtres visibles et intelligi- puni d'une misère éternelle la chute volon-
bles, tous excellents,
mais entre lesquels nous taire des mauvais anges, et qui a donné aux
ne voyons rien de meilleur que les esprits autres, fidèlement attachés à leur souverain
qu'il a créés intelligents et capables de le con- bien, l'assurance de ne jamais le perdre,
naître et de le posséder, les unissant ensemble comme prix de leur fidélité. C'est lui qui a
par les liens d'une société que nous appelons créé l'homme dans la même droiture que les
la Cité sainte et céleste, où le soutien de leur anges, avec le même libre arbitre, animal
existence et le principe de leur félicité, c'est mais digne du
terrestre à la vérité, ciel, s'il
Dieu lui-même qui leur sert d'aliment et de demeure attaché à son créateur et il ; l'a con-
vie. C'est lui qui a donné le libre arbitre à damné aussi à la misère, s'il vient à s'en dé-
cette nature intelligente, à condition que si tacher. C'est lui qui, prévoyant que l'homme
elle venait à abandonner Dieu, source de sa pécherait à son tour par la transgression de
béatitude, elle tomberait aussitôt dans la plus la loi divine et l'abandon de son Dieu, n'a pas
* Ecrit vers le commencement de l'an 1^7. voulu non plus lui ôter la puissance du libre
' Sur le sens précisdu mot iHernel, voyez saint Augus.iu, Quœst.
arbitre, parce qu'il prévoyait aussi le bien
in Geii., qu. 31, et Quœsl in Exod., qu. 43.
' Luc, I, 33. * Comp. saint Augustin, De Gen. ad titt., lib. ir, n. 12 et seq.

S. AuG. — Tome XIII. 33


.

514 LA CITÉ DE DIEU.

qu'il pourrait tirer de ce mal ; et en effet, sa don de connaître. J'ai déjà touché un mot de
grâce a rassemblé parmi cette race mortelle ces locutions dans les livres précédents. Ainsi

justement condamnée un si grand peuple donc, selon cette volonté par laquelle nous
qu'elle en a pu remplir la place désertée par disons que Dieu veut ce qu'il fait vouloir aux
les anges prévaricateurs. Ainsi cette Cité su- autres qui ne connaissent pas l'avenir, il veut
prême et bien-aimée, loin d'être trompée dans plusieurs choses qu'il ne fait pas.
le compte de ses élus, se réjouira peut-être En elTet, ses saints veulent souvent, d'une
d'en recueillir une plus abondante moisson. volonté sainte que lui-même inspire, beau-
coup de choses qui n'arrivent pas ils prient ;

CHAPITRE II. Dieu, par exemple, en faveur de quelqu'un,


et ils ne sont pas exaucés, bien que ce soit lui
DE l'Éternelle et immuable volonté de dieu. qui les ait portés à prier par un mouvement
Les méchants, il est vrai, font beaucoup de du Saint-Esprit. Ainsi, quand les saints inspi-

choses qui sont contre la volonté de Dieu ; rés de Dieu veulent et prient que chacun soit

mais il est si puissant et si sage qu'il fait abou- sauvé, nous pouvons dire : Dieu veut et ne
tir ce qui paraît contredire sa volonté aux fait pas. Mais, si l'on parle de cette volonté
Ans déterminées par sa prescience. C'est pour- qui est aussi éternelle que sa prescience, il a
quoi, lorsqu'on dit qu'il change de volonté, certainement fait tout ce qu'il a voulu au ciel
qu'il entre en colère, par exemple, contre et sur terre, et non-seulement les choses
la

ceux qu'il regardait d'un œil favorable, ce passées ou présentes, mais même les choses
sont les hommes qui changent, et non pas lui. à venir '. Or, avant que le temps arrive où il
Leurs dispositions changeantes font qu'ils a fixé l'accomplissement des choses qu'il a
trouvent Dieu changé. Ainsi le soleil change connues et ordonnées avant tous les temps,
pour des yeux malades il était doux et agréa-
;
nous disons Cela arrivera quand Dieu vou-
:

ble, il devient importun et pénible, et cepen- dra. Mais quand nous ignorons non-seulement
dant il est resté le même en soi. On appelle à quelle époque une chose doit arriver, mais
aussi volonté de Dieu celle qu'il forme dans même si elle doit arriver en effet, nous disons :

les cœurs dociles à ses commandements, et Cela arrivera si Dieu le veut. Ce n'est pas

voilà le sens de ces paroles de l'Apôtre : « C'est qu'il doive alors survenir en Dieu une volonté
« Dieu qui opère en nous le vouloir même » ' qu'il n'avait pas, mais c'est qu'alors arrivera
De même que la justice de Dieu n'est pas seu- ce qu'il avait prévu de toute éternité dans sa

lement celle qui le fait juste en soi, mais en- volonté immuable.
core celle qu'il produit dans l'homme justifié,

ainsi la loi de Dieu est plutôt la loi des hom- CHAPITRE m.


mes, mais c'est Dieu qui la leur a donnée. En
DE LA PROMESSE d'UNE BÉATITUDE ÉTERNELLE
effet, c'est à des hommes que Jésus-Christ
POUR LES SAINTS ET d'UN SUPPLICE ÉTERNEL
disait a II est écrit dans votre loi
: » et nous '^
;
POUR LES IMPIES.
lisons encore autre part « La loi de Dieu est
:

gravée dans son cœur ' ». On parle de cette


<j Donc, pour ne rien dire de mille autres
volonté que Dieu forme dans les hommes, questions, de même que nous voyons mainte-
quand on dit qu'il veut ce qu'en effet il ne nant s'accomplir en Jésus-Christ ce que Dieu
veut pas lui-même, mais ce qu'il fait vouloir promit à Abraham en lui disant « Toutes les :

aux siens, comme on dit aussi qu'il connaît « nations seront bénies en vous^ », ainsi s'ac-

ce qu'il fait connaître à l'ignorance des hom- complira ce qu'il a promis à cette même race,
mes. Par exemple, quand l'Apôlre s'exprime quand il a dit par son Prophète « Ceux qui :

ainsi a Mais maintenant connaissant Dieu,


:
« tombeaux ressusciteront »
étaient dans les ;

a ou plutôt étant connus de Dieu ' », il ne et encore « H y aura un ciel nouveau et une
:

faut pas croire que Dieu commençât alors à « terre nouvelle, et ils ne se souviendront

les connaître, eux qu'il connaissait avant la « plus du passé, et ils en perdront entièrement

création du monde ; mais il est dit qu'il les « la mémoire mais ils trouveront en elle des
;

connut alors, parce qu'il leur donna alors le « sujets de joie et d'allégresse. Et voici que je

B ferai de Jérusalem et de mon peuple une


• Philip. H, 13. • Jean, viii, 17. — ' Ps. xxxvi, 31. —
* Galat. r», 9. ' P«. cxni, 3 bis. — ' Gen. xsii, 1«.
LIVRE XXII. - BONHEUR DES SAINTS. 515

« fête et une réjouissance, et je prendrai mon dont le Seigneur connaît les pensées, et les
« plaisir en Jérusalem et mon
contentement connaît pour vaines '. Car supposez que nous
« en mon peuple, et l'on n'y entendra plus soyons ces esprits purs , c'est-à-dire des
«désormais ui plaintes ni soupirs ». Même '
esprits sans corps, habitant le ciel sans savoir
prédiction par la bouche d'un autre prophète : s'il existe des animaux terrestres, si l'on ve-
« En ce temps-là, tout Totre peuple qui se nait nous dire qu'un jour nous serons unis
a trouvera écrit dans le livre sera sauvé, et par un lien merveilleux aux corps terrestres
a plusieurs de ceux qui dorment dans la pous- pour les animer, n'aurions-nous pas beau-
« sière de la terre (ou, selon d'autres inter- coup plus de sujet de n'en rien croire, et de
« prêtes, sous un amas de terre) ressuscite- dire que la nature ne peut souffrir qu'une
« ront les uns pour la vie éternelle, et les substance incorporelle soit emprisonnée dans
a autres pour recevoir un opprobre et une un corps? Cependant la terre est pleine d'es-
«confusion éternelle- ». Et ailleurs par le prits à qui des corps terrestres sont unis par
même prophète « Les saints du Très-Haut
: un lien mystérieux.Pourquoi donc, s'il plaît
« recevront le royaume, et ils le posséderont à Dieu, qui a fait tout cela, pourquoi un corps
«jusque dans le siècle, et jusque dans les terrestre ne pourrait-il pas être enlevé parmi
« siècles des siècles ' » et un peu après « Et ; : les corps célestes, puisqu'un esprit, plus excel-
« son royaume sera éternel'». Ajoutez à cela lent que tous les corps, et, par conséquent,
tant d'autres promesses semblables que j'ai qu'un corps céleste, a pu être uni à un corps
rapportées dans vingtième livre % ou que
le terrestre ? Quoi donc une si petite particule
1

j'ai omises et qui se trouvent néanmoins dans de terre a pu retenir un être fort supérieur à
l'Ecriture. Tout cela arrivera comme les mer- un corps céleste, afin d'en recevoir la vie elle
veillesdont l'accomplissement a déjà été un sentiment, et le ciel dédaignerait de recevoir
sujetd'étonnement pour les incrédules. C'est ou ne pourrait retenir cette terre vivante et
le même Dieu qui a promis, lui devant qui animée qui tire la vie sentiment d'une
et le
tremblent les divinités des païens, de l'aveu substance plus excellente que tout corps cé-
d'un éminent philosophe païen ^ leste ? Si cela ne se fait pas maintenant, c'est
que le temps n'est pas venu, le temps, dis-je,
CHAPITRE IV. déterminé par celui-là même qui a fait une
chose beaucoup plus merveilleuse, mais que
CONTRE LES SAGES DD MONDE QUI PENSENT QUE LES
l'habitude a rendue vulgaire. Car enfin, que des
CORPS TERRESTRES DES HOMMES NE POURRONT
esprits incorporels, plus excellents que tout
ÊTRE TRANSPORTÉS DANS LE CIEL.
corps céleste, soient unis à des corps terres-
si remplis de science
Mais ces personnages tres, n'est-ce pas là un phénomène qui doit
etde sagesse, et en même temps si rebelles à nous étonner plutôt que de voir des corps,
une autorité qui a soumis, comme elle l'avait quoique terrestres, être élevés à des demeu-
annoncé bien des siècles à l'avance, tant de res célestes,il est vrai, mais corporelles ? Mais

générations humaines, ces philosophes, dis-je, nous sommes accoutumés à voir la première
s'imaginent avoir trouvé un argument fort de ces merveilles, qui est nous-mêmes au ;

décisif contre la résurrection des corps, quand lieu que nous n'avons jamais vu l'autre, qui
ils allèguent un certain passage de Cicéron, n'est pas encore devenue notre propre nature.
au troisième livre de sa République. Après Certes, si nous consultons la raison, nous
Romulus sont deve-
avoir dit qu'Hercule et trouverons qu'il est beaucoup plus merveil-
nus des dieux, d'hommes qu'ils étaient aupa- leux de joindre des corps à des esprits que
ravant, Cicéron ajoute : « Mais leurs corps d'unir des corps à des corps, bien que ces corps
« n'ont pas été enlevés au ciel, la nature ne soient différents, les uns étant célestes et les
« souffrant pas que ce qui est formé de la autres terrestres.
a terre subsiste autre part que dans la terre».
Voilà le grand raisonnement de ces sages ' Ps. zcin, H.

'Isa. xïVT, 19, sec. LXX; LXT, 17-19, sec. lxx. — ' Dan. ni,
1, 2. — ' ibid. Vil, 18. — ' Ibid. 27.
* Aux chap. XXI et siiiv.

* Porphyre. Voyez plus haut, hvre xix, ch. 23.


516 LA CITÉ DE DIEU.

CHAPITRE V. la seconde, et ils ne sauraient la comprendre,


à moins de croire la troisième. En effet, la ré-
DE LA RÉSURRECTION DES CORPS, QUE CERTAINS ES-
surrection de Jésus-Christ, et son ascension
PRITS NE VEULENT PAS ADMETTRE, BIEN QUE
au ciel en la chair où il est ressuscité, sont
PROCLAMÉE PAR LE MONDE ENTIER.
choses déjà prêchées et crues dans tout l'uni-
Mais je veux que cela ait été autrefois in- vers ; si elles ne sont pas croyables, d'où
croyable. Voilà le monde qui croit maintenant vient que l'univers les croit? Admettez qu'un
que le corps de Jésus-Christ, tout terrestre grand nombre de personnages illustres, doctes,
qu'il est, a été eni|iorté au ciel ; voilà les doctes puissants, aient déclaré les avoir vues et se
et les ignorants qui croient que la cliair res- soient chargés de les publier en tout lieu, il

suscitera et qu'elle montera au ciel et il en ; n'est plus étrange que le monde les ail crues ;

est très-peu qui demeurent incrédules. Or, de et en ce cas y a bien de l'opiniâtreté à ne


il

deux choses l'une s'ils croient une chose


: pas les croire. Mais si, comme il est vrai, le
croyable, que ceux qui ne la croient pas s'ac- monde a cru un petit nombre d'hommes in-
cusent eux-mêmes de stupidité et s'ils croient ; connus et ignorants sur leur parole, comment
une chose incroyable, il n'est pas moins in- qu'une poignée d'incrédules entêtés
se fait-il
croyable qu'on soit porté à croire une chose ne veuille pas croire ce que le monde croit ?
de cette espèce. Le même Dieu a donc prédit Et si le monde a cru à ce peu de témoins
ces deux choses incroyables, que les corps obscurs, infimes, ignorants, méprisables, c'est
ressusciteraient et que le inonde le croirait ;
qu'en eux elle a vu paraître avec plus d'éclat
et il les a prédites toutes deux, bien longtemps la majesté de Dieu. Leur éloquence a été toute
avant que l'une des deux arrivât. De ces deux en miracles, et non en paroles ; et ceux qui
choses incroyables, nous en voyons déjà une n'avaient pas vu Jésus-Christ ressusciter et
accomplie, ijui est que le monde croirait une monter au ciel avec son corps, n'ont pas eu de
chose incroyable pourquoi désespérerions-
; peine à le croire, sur la foi de témoignages
nous de voir l'autre, puisque celle qui est ar- confirmés de [irodiges. En
jiar une infinité
rivée n'est pas moins difficile à croire? Et, si effet, des hommes qui ne pouvaient savoir au

l'on y songe, la manière même dont le monde Itlusque deux langues, ils les entendaient par-
a cru est une chose encore plus incroyable. ler soudain toutes les langues du monde '.
Jésus-Christ a envoyé un petit nombre Ils voyaient un boiteux de naissance, après

d'hommes sans lumiéi-es et sans politesse, quarante ans d'infirmité, marcher d'un pas
étrangers aux belles connaissances, ignorant égal, à leur parole et au nom de Jésus-Christ ;
les ressources de la grammaire, les armes de les linges qu'ils avaient touchés guérissaient
la dialectique, les artifices pompeux de la les malades ; et tandis que des milliers
rhétorique, en un mot de pauvres pêcheurs; d'hommes infirmes se rangeaient sur leur
il les a envoyés à l'océan du siècle avec les passage, il suffisait que leur ombre les cou-
seuls ûlels de la foi, et ils ont pris une infi- vrît en passant pour les rendre à la santé. Et
nité de poissons de toute espèce, de l'espèce combien ne pourrais-je pas citer d'autres pro-
même la plus merveilleuse et la plus rare, je diges, sans parler même des morts qu'ils ont
veux [)arler des philosophes. Ajoutez, si vous ressuscites au nom du Sauveur - Si nos ad- !

voulez, ce troisième miracle aux deux autres. versaires nous accordent la réalité de ces mi-
Voilà en tout trois choses incroyables qui racles, voilà bien des choses incroyables qui
néanmoins sont arrivées il est incroyable : viennent s'ajouter aux trois premières et il ;

que Jésus-Christ soit ressuscité en sa chair, faut être singulièrement opiniâtre pour ne pas
et qu'avec celte même chair il soit monté au croire une chose incroyable, telle que la ré-
ciel il est
;
incroyable que le monde ait cru surrection du corps de Jésus-Christ et son
une chose aussi incroyable il est incroyable ; ascension au ciel, du moment qu'elle est con-
enfin qu'un petit nombre d'hommes de basse firmée par tant d'autres choses non moins in-
condition, inconnus, ignorants, aient pu per- croyables et pourtant réelles. Si, au contraire,
suader une chose aussi incroyable au monde ilsne croient pas que les Apôtres aient fait
et aux savants du monde. De ces trois choses ces miracles pour établir la croyance à la ré-
incroyables, nos adversaires ne veulent pas surrection et à l'ascension de Jésus-Christ, ce
croire la première ;ils sont contraints de voir • Acl. II. — ' Ibid. m, 4. •
,

LIVRE XXII. BONHEUR DES SAINTS. 517

seul grand miracle nous suffit, quo toute la 11 est sans doute le fondateur de la Cité éter-
terre ail cru sans miracles. nelle; mais tant s'en faut qu'elle l'ait cru
dieu, parce qu'ill'a fondée, qu'elle ne mérite

CHAPITRE VI. d'être fondée que parce (ju'elle le croit dieu.


Rome, déjà bâtie et dédiée, a élevé à son fon-
ROME A FAIT UN DIEU DE ROMULUS, PARCE QU'kLLE
dateur un temple oîi elle l'a adoré comme un
aimait en lui son fondateur; au lieu qie
dieu la nouvelle Jérusalem, afin d'être bâtie
;

l'Église a aimé jésus-christ, parce qu'elle


et dédiée, a pris pour base de sa foi son fon-
l'a cru dieu.
dateur, Jésus-Clirist Dieu. La première, par
Rappelons ici le passage oii Cicéron s'étonne amour pour Romulus l'a cru dieu la , ;

que la divinité Romulus


obtenu créance.
de ait seconde, convaincue que Jésus-Christ était
Voici ses propres paroles « Ce qu'il y a de : Dieu, l'a aimé. Quelque chose a donc précédé
plus admirable dans l'apothéose de Romu- l'amour de celle-là, et l'a portée à croire com-
« luSj c'est que les autres hommes (|ui ont été plaisamment à une perfection, même imagi-
« faits dieux vivaient dans des siècles gros- naire, de celui qu'elle aimait et de même, ;

o siers où il était aisé de persuader aux


, quelque chose a précédé la foi de celle-ci
peuples tout ce qu'on voulait. Mais il n'y a pour lui faire aimer sans témérité un privi-
« pas encore six cents ans '
qu'existait Romu- lège très-véritable dans celui en qui elle croit.
« lus, et déjà les lettres et les sciences floris- Sans parler, en effet, de tant de miracles qui
« salent depuis longtemps dans le monde, et ont établi la divinité de Jésus-Christ, nous
B y avaient dissipé la barbarie - ». Etun peu avions sur lui, avant qu'il ne parût sur la terre,
après il ajoute : « On voit donc que Romulus des prophéties divines parfaitement dignes de
« a existé bien des années a|irès Homère, et foi et dont nous n'attendions pas l'accomplis-

« que, les hommes commençant à être éclai- sement, comme nos pères, mais qui sont déjà
rés , il dans un siècle déjà
était difficile, accomplies. 11 n'en est pas ainsi de Romulus.
s poli, de recourir à des fictions. Car l'antiquité On sait par les historiens qu'il a bâti Rome et
a reçu des fables qui étaient quelquefois qu'il y a régné , sans qu'aucune prophétie
« bien grossières mais le siècle de Romulus
;
antérieure eût rien annoncé de cela. Mainte-
était trop civilisé pour rien admettre qui ne nant, qu'il ait été transporté parmi les dieux,
« fût au moins vraisemblable ». Ainsi, voilà l'histoire le rapporte comme une croyance,
un des hommes les plus savants et les plus elle prouve point comme un fait. Point
ne le

éloquents du monde, Cicéron, qui s'étonne de miracle pour témoigner de la vérité de


qu'on ait cru à la divinité de Romulus, parce cette apothéose. On parle d'une louve qui
que le siècle où il est venu était assez éclairé nourrit les deux frères comme d'une grande
pour répudier des fictions. Cependant, qui a merveille. Mais qu'est-ce que cela pour prou-
cru que Romulus était un dieu, sinon Rome, ver qu'un homme est un dieu? Alors même
et encore Rome faible et naissante? Les géné- que cette louve aurait été une vraie louve et
rations suivantes furent obligées de conserver non pas une courtisane', le prodige aurait
la tradition des ancêtres; et, après avoir sucé été commun aux deux frères, et cependant il
cette superstition avec le lait, elles la répan- n'y en a qu'un qui passe pour un dieu. D'ail-
dirent parmi les peuples que Rome lit passer leurs, à qui a-t-ou défendu de croire et de
sous son joug. Ainsi, toutes ces nations vain- dire que Romulus, Hercule et autres person-
cues, sans ajouter foi à la divinité de Romulus, nages semblables étaient des dieux? Et qui a
ne laissaient pas de la proclamer pour ne pas mieux aimé mourir que de cacher sa foi ? Ou
offenser la maîtresse du monde, tro.npée elle- plutôt se serait-il jamais rencontré une seule
même, sinon [lar amour de
l'erreur, du moins nation qui eût adoré Romulus sans la crainte
par l'erreur de son amour. Combien est diffé- du nom romain ? Et cependant qui pourrait
rente notre foi dans la divinité de Jésus-Cbrist ! compter tous ceux qui ont mieux aimé perdre
la vie dans les plus cruels tourments que de
*Ce n'est pas Cicéron en personne qui donne le chiffre de six cents nier la divinité de Jésus-Christ ? Ainsi la
ans, et commenl le donnerait-il, lui qui écrivait la République sept
cents ans environ après la fondation de Home ? Il faut mettre les crainte, fondée ou non, d'encourir une légère
paroles citées par saint Augustin dans la bouche d'un des interlocu-
teurs du dialogue, le second Africain ou Lélius. * Voyez plus haut ce qui est dit sur ce point, au livre xviri,
'
De Republ., lib. il, cap. lu. ch. ;;l.
, ,

518 LA CITÉ DE DIEU.

indignation des Romains contraignait cjuel- un Etat doit entreprendre la guerre pour son
ques peuples vaincus à adorer Romulus comme pour subsister éternellement
salut, c'est-à-dire
uu dieu ; et la crainte des plus horribles sup- ici-bas que ceux qui le composent
, tandis
plices et de la mort même, n'a pu empêcher naissent et meurent par une continuelle révo-
sur toute la terre un nombre immense de lution comme un olivier, un laurier, ou
:

martyrs, non-seulement d'adorer Jésus-Christ tout autre arbre semblable, conserve toujours
comme un dieu, mais de le confesser publi- le même ombrage , malgré la chute et le
quement. La Cité de Dieu, étrangère encore renouvellement de ses feuilles. La mort, selon
ici-bas, mais qui a"vait déjà recruté toute lui, n'est pas une peine pour les particuliers,
une armée de peuples, n'a point alors com- puisqu'elle les délivre souvent de toute autre
battu contre ses persécuteurs pour la conser- peine, mais elle estune peine pour un Etat.
vation d'une vie temporelle mais au contraire ; Ainsi l'on peut demander avec raison si les
elle ne leur a point résisté, afin d'acquérir la Sagontins firent bien d'aimer mieux que leur
vie éternelle. Les chrétiens étaient chargés de cité pérît que de manquer de foi aux Romains,
chaînes, mis en prison battus de verges ,
car les citoyens de la cité de la terre les louent
tourmentés, brûlés, égorgés, mis en pièces, de cette action. Mais je ne vois pas comment
et leur nombre augmentait
ne croyaient '. Ils ils pouvaient suivre cette maxime de Cicéron :

pas combattre pour leur salut éternel, s'ils ne qu'il ne faut entre|)rendre la guerre que pour
méprisaient leur salut éternel pour l'amour sa foi ou son salut, Cicéron ne disant pas ce
du Sauveur. qu'il faut faire de préférence dans le cas où
Je sais que Cicéron, dans sa République, au l'on ne pourrait conserver l'un de ces biens
livre huitième, si je ne me trompe, soutient sans perdre l'autre. En effet, les Sagontins ne
qu'un Etat bien réglé n'entreprend jamais la pouvaient se sauver sans trahir leur foi envers
guerre que pour garder sa foi ou pour veiller les Romains, ni garder cette foi sans périr,
à son salut. Et Cicéron explique ailleurs ce comme ils périrent en effet. Il n'en est pas de
qu'il entend par le salut d'un Etat, lorsqu'il même du salut dans la Cité de Dieu on le :

dit « Les particuliers se dérobent souvent


: conserve, ou plutôt on l'acquiert avec la foi
« par une prompte mort à la pauvreté, à l'exil, et par la foi, et la perte de la foi entraîne celle
« à la prison, au fouet, et aux autres peines du salut. C'est cette pensée d'un cœur ferme
« auxquelles les hommes
les plus grossiers ne et généreux qui a fait un si grand nombre de
« sont pas insensibles mais la mort même,
; martyrs, tandis que Romulus n'en a pu avoir
qui semble affranchir de toute peine, est un seul qui ait versé son sang pour confesser
a une peine pour un Etat, qui doit être cons- sa divinité.
« titué pour être éternel. Ainsi la mort n'est
« point naturelle à une république comme CHAPITRE VII.

« elle l'est à im individu, qui doit non-seule-


SI LE MONDE A CRU EN JÉSUS-CHRIST, c'eST 1,'oU-
a ment la subir malgré lui mais souvent ,
VRAGE d'une vertu DIVINE ET NON d'UNE ,
« même la souhaiter. Lors donc qu'un Etat persuasion HUMAINE.
« succombe, disparaît, s'anéantit, il nous est
« (si l'on peut comparer les petites choses aux Mais il est parfaitement ridicule de nous
« grandes), il nous est une image de la ruine opposer de Romulus, quand
la fausse divinité
a et de la destruction du monde entier ». nous parlons de Jésus-Christ. Si, dès le temps
Cicéron parle ainsi, parce qu'il pense, avec de Romulus, c'est-à-dire six cents ans avant
les Platoniciens, que le monde ne doit jamais Cicéron', le monde était déjà tellement éclairé
périr-. Il est donc avéré que, suivant Cicéron, qu'il rejetait comme faux tout ce qui n'était
pas vraisemblable, combien plutôt encore, au
* Ces mots rappellent l'éloquent passage de TertuUien a Nous:

o ne sommes que d'hier et nous remplissons vos villes, vos îles, vos temps de Cicéron Uii-mênie, et surtout plus
a châteaux, vos municipes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos tard, sous les règnes d'Auguste et de Tibère,
a décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que
vos temples. Qu'il nous serait aisé de vous rendre guerre pour terprétation de saint Augustin, Macrobe, De somn. Scip., lib. il,
« guérie, même à nombre inégal, nous qui nous laissons massacrer cap. 12 et seq.
t sans aucun regret, si ce n'était une de nos maximes qu'il vaut *
Au avant Cicéron, Vives propose avint Scijjion, et
lieu de lire
« mieux subir la mort que de la donner ? n [Apolog., ch. 37).
.
en efTet, comme nous
l'avons remarqué plus haut, l'exactitude his-
' Cicéron semble dire le contraire au chapitre 24 du livre vi de la torique s'accommoderait très-bien de cette correction que les éditeurs
République ; mais, en cet endroit, il ne parle pas en son nom ; il de Louvain ont adoptée mais il faut céder, comme ont fait les Bé-
;

est l'irite^prèle des croyances populaires. Voyez, à l'appui de l'in- nédictins, à l'autorité unanime des manuscrits.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 519

époques de civilisation de plus en plus avan- ment croyable qu'elle n'avait pas bejoin de
cée, eût-on rejeté bien loin la résurrection de miracles pour être crue, et, dans ce dernier
Jésus-Clirist en sa chair et son ascension au cas, où trouver une opiniâtreté plus extrême
ciel conune choses absolument impossibles 1 que celle de nos adversaires? Voilà ce qu'on
Il a fallu, pour ouvrir l'oreille et le cœur des peut répondre aux plus obstinés. Que plu-
hommes à cette croyance, que la vérité divine sieurs miracles aient été opérés pour assurer
ou la divinité une infinité de
véritable et ce grand et salutaire miracle par lequel Jésus-
miracles eussent déjà démontré que de tels Christ est ressuscité et monté au ciel avec son
miracles pouvaient se faire et s'étaient effec- corps, c'est ce que l'on ne peut nier. En effet,

tivement accomplis. Voilà pourquoi, malgré ils sont consignés dans les livres sacrés qui
tant de cruelles persécutions, on a cru et déposent tout ensemble et de la réalité de ces
prêché hautement la résurrection et Timmor- miracles et de la foi qu'ils devaient fonder. La
talitéde la chair, lesquelles ont d'abord paru renommée de ces miracles s'est répandue pour
en Jésus-Christ pour se réaliser un jour en donner la foi, et la foi qu'ils leur ont donnée
tous les hommes voilà pourquoi cette croyance
;
ajoute à leurrenommée un nouvel éclat. On
a été semée par toute la terre pour croître et les aux peuples afin qu'ils croient, et néan-
lit

se développer de plus en plus par le sang moins on ne les leur hrait pas, si déjà ils
fécond des martyrs car l'autorité des mira-
;
n'avaient été crus. Car il se fait encore des
cles venant confirmer l'autorité des prophé- miracles au nom de Jésus-Christ, soit par les
ties, la vérité a pénétré enfin dans les esprits, sacrements, soit par les prières et les reliques
et l'on a vu qu'elle était plutôt contraire à la des saints, mais ne sont pas aussi célèbres
ils

coutume qu'à la raison, jusqu'au jour où le que les premiers. Le canon des saintes Lettres,
monde entier a embrassé par la foi ce qu'il qui devait être fixé par l'Eglise, fait connaître

persécutait dans sa fureur. ces premiers miracles en tous lieux et les


confie à la mémoire des peuples. Au con-
CHAPITRE VIII. traire, ceux-ci ne sont connus qu'aux lieux
où ils se passent, et souvent à peine le sont-
DES MIBACLES QUI ONT ÉTÉ FAITS POUR QUE LE
ils d'une ville entière, surtout quand elle est
MONDE CRUT EN JÉSUS-CIIRIST ET QUI n'ONT PAS
grande, ou d'un voisinage restreint. Ajoutez
CESSÉ DEPUIS qu'il Y CROIT.
enfin que l'autorité de ceux qui les rappor-
Pourquoi, nous dit-on, ces miracles qui, tent, tout fldèks (ju'ils sont et s'adressant à

selon vous, se faisaient autrefois, ne se font- des fidèles, n'est pas assez considérable pour
ils plus aujourd'hui ? Je pourrais répondre ne laisser aucun doute aux bons esprits.
que les miracles étaient nécessaires avant que Le miracle qui eut lieu à Milan (j'y étais
le monde crût, pour le porter à croire, tandis alors), quand un aveugle recouvra la vue, a

qu'aujourd'hui quiconque demande encore pu être connu de plusieurs en effet, la ville ;

des miracles pour croire est lui-même un est grande, l'empereur était présent, et ce

grand miracle de ne pas croire ce que toute la miracle s'opéra à la vue d'un peuple immense
terre croit mais ils ne parlent ainsi que pour
; accouru de tous côtés pour voir les corps des
faire douter de la réalité des miracles. Or, saints martyrs Gervais et Protais, qui avaient
d'où vient qu'on publie si hautement partout été découverts en songe à l'évêque Ambroise.
que Jésus-Christ est monté au ciel avec son Or, par la vertu de ces reliques, l'aveugle
corps ? d'où vient qu'en des siècles éclairés, sentit se dissiper les ténèbres de ses yeux et
où l'on rejetait tout ce qui paraissait impos- recouvra la vue '.

sible, le monde a cru sans miracles des choses Mais qui, à l'exception d'un petit nombre,
tout à fait incroyables ? Aiment-ils mieux dire a entendu parler à Carthage de la guérison

qu'elles étaient incroyables, et que c'est pour miraculeuse d'Innocentius, autrefois avocat
cela qu'on les a crues ? Que ne les croient-ils de la préfecture, guérison que j'ai vue de mes
donc eux-mêmes ? Voici donc à quoi se réduit propres yeux? C'était un homme très-pieux,
tout notre raisonnement ou bien des choses :

*
Saint Augustin raconte ce même miracle avec plus de détails au
incroyables que tout le monde voyait ont per- premier Confessions (ch. Vi, u. 7); il le rappelle en sor.
livre des

suadé une chose incroyable que tout le monde Sermon cccsviii, n. 1, et dans ses Rétractations (livre l, ch. 13,
n. 7). Comparez saint Ambroise {Epist. Lxxxv, et Sernu xci) et
ne voyait pas ou bien cette chose était telle-
; Sidoine Apollinaire (lib. vu, epist. i).
520 LA CITÉ DE DIEU.

ainsi que toute sa maison, et il nous avait Cependant, après avoir longtemps pleuré, il
reçus chez lui, mon frère Âlype et moi, au ' n'eut d'autre ressource que d'api)elcr un cer-
retour de notre "voyage d'outre-mer, quand tain Alexandrin, chirurgien célèbre, pour
nous n'étions pas encore clercs, mais engagés faire ce (ju'il n'avait pas voulu que les antres
cependant au service de Dieu nous demeu- ;
fissent. Celui-ci vint doncmais après avoir
;

rions donc avec lui. Les médecins le traitaient reconnu par les cicatrices l'habileté de ceux
de certaines fistules liémorroïdales qu'il avait qui l'avaient traité, il lui conseilla, en homme
en très-grande (juantilé, et qui le faisaient de bien, de reprendre, et de ne pas les
les

beaucoup souffrir. Ils avaient déjà appliqué priver du fruit de leurs efforts. Il ajouta
le fer et usé de tous les médicaments que leur qu'Innocentius ne pouvait guérir, en effet,
conseillait leur art. L'opération avait été fort qu'en subissant une nouvelle incision, mais
douloureuse et fort longue mais les méde- ; qu'il ne voulait point avoir l'honneur d'une
cins, par mégarde, avaient laissé subsister cure si avancée, et dans laquelle il admirait
une fistule qu'ils n'avaient point vue entre l'adresse de ceux qui l'avaient précédé. Le
toutes les autres. Aussi , tandis qu'ils soi- malade se réconciliadonc avec ses médecins;
gnaient et guérissaient toutes les fistules ou- il fut résolu qu'ils feraient l'opération en pré-

vertes, celle-là seule rendait leurs soins inu- sence de l'Alexandrin, et elle fut remise par
tiles. Le malade, se défiant de ces longueurs, eux au lendemain. Cependant, les médecins
et appréhendant extrêmement une nouvelle s'él.mt retirés, le malade tomba dans une si
incision,comme le lui avait fait craindre un profonde tristesse que toute sa mai?on en fut
médecin, son domestique, que les autres remplie de deuil, comme s'il eiit déjà été
avaient renvoyé au moment de l'opération, ne mort. Il était tous les jours visité par un grand
voulant pas de lui, même comme simple té- nombre de personnes pieuses, et entre autres
moin, et que son maître, a|)rès l'avoir chassé par Saturnin, d'heureuse mémoire, évêque
dans un accès de colère, n'avait consenti à d'Uzali, et par Gélose, prêtre, ainsi que par
recevoir qu'avec beaucoup de difficulté, le quelques diacres de l'Eglise de Carlhage. De
malade, dis-je, s'écria un jour, hors de lui : ce nombre aussi était l'évêque Aurélius, le

Est-ce que vous allez m'inciser encore? et seul de tous qui ait survécu
personnage ,

faudra-t-il que je souffre ce que m'a prédit éminemment respectable avec lequel nous
celui que vous avez éloigné? — Alors ils nous sommes souvent entretenus de ce mi-
commencèrent à se moquer de l'ignorance de racle de Dieu, dont il se souvenait parfaite-
leur confrère et à rassurer le malade par de ment. Comme ils venaient, sur le soir, voir
belles promesses. Cependant plusieurs jours le malade, suivant leur ordinaire, il les pria

se passent, et tout ce que l'on tentait était de lamanière la plus attendrissante d'assister
inutile. Les médecins persistaient toujours à le lendemain matin à ses funérailles plutôt
dire qu'ils guériraient cette hémorroïde par qu'à ses souffrances, car les incisions précé-
la force de leurs médicaments, sans employer dentes lui avaient causé tant de douleur qu'il
le fer. Ils appelèrent un vieux praticien, fa- croyait fermement mourir entre les mains
meux par ces sortes de cures, nommé Am- des médecins. Ceux-ci le consolèrent du
monius, qui, après avoir examiné le mal, en mieux qu'ils purent, et l'exhortèrent à se
porta le même
jugement. Le malade se , confier à Dieu et à se soumettre à sa volonté.
croyant déjà hors d'affaire, raillait le médecin Ensuite nous nous mîmes en prière el nous ;

domestique, sur ce qu'il avait prédit qu'il étant agenouillés et prosternés à terre, selon
faudrait une nouvelle opération. Que dirai-je notre coutume, il s'y jeta lui-même avec tant
de plus? Après bien des jours, inutilement d'impétuosité qu'il semblait que quelqu'un
reculés, ils en vinrent à avouer, las et confus, l'eût fait tomber rudement, et il commença à
que le fer pouvait seul opérer la guérison. Le prier. Mais qui pourrait exprimer de quelle
malade épouvanté, pcâlissant, aussitôt que son manière, avec quelle ardeur, quels transports,
extrême frayeur lui eût permis de parler, leur quels torrents de larmes, quels gémissements
enjoignit de se retirer et de ne plus revenir. et quels sanglots, tellement enfin que tousses
membres tremblaient et qu'il était comme
Alype, compatriote de SDÎDt Augustin, un de ses plus fidèles
*

disciples etde ses plus tendres amis. Il fut évèque dans sa ville na- «uffoqué 1 Je ne sais si les autres priaient et
tale, à Tagaste. Voyez les lettres de saint Augustin et ses Confessions
(livre VI, ch. 10 el 12; livre Vlll, ch. 12 et ailleurs). si tout cela ne les détournait point; pour
LIVRE XXII. - BONHEUR DES SAINTS. 5-21

moi, je ne le pouvais faire, et je dis seule- avait conseillé de n'employer aucun remède,
ment en moi-niènie ce peu de mots : Sei- si elle voulait vivre un peu plus longtemps,
gneur, quelles prières de vos serviteurs la voyant guérie, lui demanda vivement ce
exaucerez-voup, si vous n'exaucez pas celles- qu'elle avait fait pour cela, étant bien aise
ci ? Il me paraissait qu'on n'y iKUivait rien sans doute d'ajiprendre un remède qu'IIippo-
ajouter, sinon d'expirer en priant. Nous nous crate avait ignoré. Elle lui dit ce qui en était,
levons, et, après avoir reçu la bénédiction non sans craindre, à voir son visage méfiant,
de l'cvèque nous nous retirons, le ma-
, qu'il ne lui répondît quelque parole inju-
lade priant les assistants de se trouver le rieuse au Christ « Vraiment, s'ccria-t-il, je
:

lendemain matin chez lui, et nous, l'exhor- « pensais que vous m'alliez dire quelque
tant à avoir bon courage. Le jour venu, ce « chose de bien merveilleux I » Et comme
jour tant appréhendé, les serviteurs de Dieu elle se révoltait déjà : « Quelle grande mer-
arrivèrent, comme ils l'avaient promis. Les « veille, ajoula-l-il, que Jésus-Christ ait guéri
médecins entrent on prépare tout ce qui est
; « un cancer au sein, lui qui a ressuscité un
nécessaire à l'opération, on tire les redou- « mort de quatre jours '
? » Quand j'appris ce
tables instruments; chacun demeiu'e interdit qui s'était passé, je ne pus supporter la pensée

et en suspens. Ceux qui avaient le plus d'au- qu'un si grand miracle, arrivé dans une si
torité encouragent le malade, tandis qu'on le grande ville, à une personne de si h;iute con-
met sur son lit dans la position la plus com- dition, put demeurer caché je fus même sur ;

mode pour l'incision on délie les bandages,


; le point de réprimander cette dame. Mais

on met à nu la partie malade, le médecin re- quand elle m'eut assuré qu'elle ne l'avait
garde, et cherche de l'œil et de la main l'hé- point passé sous silence, je demandai à quel-
morroïde qu'il devait ouvrir. Enfln, après ques .dames de ses amies intimes, qui étaient
avoir exploré de toutes façons la partie ma- alors avec elle, si elles le savaient. Elles me
lade, il finit par trouver une cicatrice très- dirent que non. « Voilà donc, m'écriai-je, de
ferme. — Il n'y a point de paroles capables « quelle façon vous le publiez ! vos meilleures
d'exprimer la joie, le ravissement, et les ac- a amies n'en savent rien ! » Et comme elle

tions de grâces de tous ceux qui étaient pré- m'avait rapporté le fait très-brièvement, je
sents. Ce furent des larmes et des exclama- luien fis recommencer l'histoire tout au long
tions que l'on peut s'imaginer, mais qu'il est devant ces dames, qui en furent singulière-
impossible de rendre. ment étonnées et en rendirent gloire à Dieu.
Dans la même ville de Carthage, Inno- Un médecin goutteux de la même ville,
centia, femme très-pieuse et du rang le plus ayant donné son nom pour être baptisé, vit
distingué, avait au sein un cancer, mal in- en songe, la nuit qui précéda son baptême,
curable, à ce que disent les médecins '. On a des petits enfants noirs et frisés qu'il prit pour
coutume de couper et de séparer du corps la des démons, et qui lui défendirent de se faire
partie où est le mal, ou, si l'on veut prolonger baptiser cette année-là. Sur sou refus de leur
un peu la vie du malade, de n'y rien faire ;
obéir, ils lui marchèrent sur les pieds, en
et c'est, dit-on, le sentiment d'IIiiipocrate ^ sorte qu'il y sentit des douleurs plus cruelles
Cette dame l'avait appris d'un savant méde- que jamais. Cela ne l'empêcha point de se
cin, son ami, de sorte qu'elle n'avait plus re- faire baptiser lelendemain, comme il l'avait
cours qu'à Dieu. La fête de Pâques étant promis à Dieu, et il sortit du baptistère non-
proche, elle fut avertie en songe de prendre seulement guéri de ses douleurs extraordi-
garde à la première femme qui se présente- naires, mais encore de sa goutte, sans qu'il
rait à elle au sortir du baptistère ', et de la en ait jamais rien ressenti, quoique ayant
prier de faire le signe de la croix sur son encore longtemps vécu. Qui a entendu parler
mal. Cette femme le fit, et Innocentia fut de cemiracle? Cependant nous l'avons connu,
guérie à l'heure même. Le médecin qui lui nous et un certain nombre de frères à qui le
bruit en a pu parvenir.
Voyez Galien, Therap. ad Glane, lib. ii, cap. 10.
*
Un ancien mime de Curube^ fut guéri
'Voyez les Aphfui^mes, sect. vi, aph. 2.
'De loute antiquité, dans la primitive Eglise, le jour de Pâques
et celui de la Pentecôte étaient prescrits pour le baptême, sauf le '
Jean, .\t.

cas de nécessité. Voyez TertuUien (De DnptismOf cap. 19; De cor, ' Curnbe ou Curubis est le nom d'une ville autrefois sitttée près
mit.f cap. 3} et les Sermons de saint Augustin, Je Cailhage. Voyez Pline, Hist. nat., livre v, ch. 3.
K22 LA CITE DE DIEU.

de même
d'une paralysie et d'une hernie, et monument, avec ses servantes et quelques
sortit comme s'il n'avait jamais
du baptême religieuses, pour y chanter des hymnes et y
rien eu. Qui connaît ce miracle, hors ceux de faire sa prière. Alors le démon, frappé et
Curube, et peut-être un petit nombre de per- comme réveillé par ces voix, saisit l'autel
sonnes ? Pour nous, quand nous l'apprîmes, avec un frémissement terrible, et sans oser ou
nous fîmes venir cet homme à Carlhage, par sans pouvoir le remuer, il s'y tenait attaché et

l'ordre du saint évêque Aurciius, bien que pour ainsi dire lié. Puis, priant d'une voix
nous en eussions été informés par des per- gémissante, il suppliait qu'on lui pardonnât,
sonnes tellement dignes de foi que nous n'en et il confessa même comment et en quel en-
pouvions douter. droit il était entré dans le corps de ce jeune
Hespérius, d'une famille tribunitienne, pos- homme. A la fin, promettant d'en sortir, il

sède dans notre voisinage un domaine sur les en nomma toutes les parties, avec menace de
terres de Fussales ', appelé Zubédi. Ayant re- les couper, quand il sortirait, et, en disant
connu que l'esprit malin tourmentait ses es- cela, il se retira de ce jeune homme. Maisl'œil
claves et son bétail, il pria nos prêtres, en du malheureux tomba sur sa joue, retenu par
mon absence, de vouloir bien venir chez lui une petite veine comme par une racine, et la
afin d'en chasser les démons. L'un d'eux s'y prunelle devint toute blanche. Ceux qui étaient
rendit, et offrit le sacrifice du corps de Jésus- présents et qui s'étaient mis en prière avec
Christ, avec de ferventes prières, pour faire les personnes accourues au bruit, touchés de
cesser cette possession. Aussitôt elle cessa par ce spectacle et contents de voir ce jeune
la miséricorde de Dieu. Or, Hespérius avait homme revenu à son bon sens, s'affligeaient
reçu d'un de ses amis un peu de la terre néanmoins de la perte de son œil et disaient

sainte de Jérusalem où Jésus-Christ fut ense- qu'il fallait appeler un médecin. Alors le
veli et ressuscita le troisième jour. 11 avait beau-frère de celui qui l'avait transporté pre-
suspendu cette terre dans sa chambre à cou- nant la parole « Dieu, dit-il, qui a chassé le
:

cher, pour se mettre lui-même à l'abri des « démon à la prière de ces saints, peut bien

obsessions du démon. Lorsque sa maison en « aussi rendre la vue à ce jeune homme ».

fut délivrée, il se demanda ce qu'il ferait de Là-dessus il remit comme il put l'œil à sa
cette terre ne voulait plus, par respect,
qu'il place et le banda avec son mouchoir sept ;

garder dans sa chambre. 11 arriva par hasard jours après, il crut pouvoir l'enlever, et il
que mon collègue Maximin, évêque de Sinile, trouva l'œil parfaitement guéri. D'autres
et moi, nous étions alors dans les environs. malades encore trouvèrent en ce lieu leur
Hespérius nous fit prier de l'aller voir, et guérison mais ce récit nous mènerait trop
;

nous y allâmes. Il nous raconta tout ce qui loin.


s'était passé, et nous pria d'enfouir cette terre Je connais une fille d'Hippone, qui, s'étant
en un lieu où les chrétiens pussent s'assem- frottée d'une huile où le prêtre qui priait pour
bler pour faire le service de Dieu. Nous y mêlé
elle avait ses larmes, fut aussitôt déli-
consentîmes. Il y avait près de là un jeune vrée du malin esprit. Je sais que la même
paysan paralytique, qui, sur cette nouvelle, chose arriva à un jeune homme, la première
pria ses parents de le porter sans délai vers ce fois qu'un évêque, qui ne l'avait point vu, pria

saint lieu et à peine y fut-il arrivé et eut-il


;
pour lui.

put s'en retourner sur ses pieds,


prié, qu'il y avait à Hippone un vieillard nommé
Il

parfaitement guéri. Florentins, homme pauvre et pieux, qui vivait


Dans une métairie nommée Victoriana, à de son métier de tailleur. Ayant perdu l'habit
trente milles d'Hippone, il y a un monument qui le couvrait et n'ayant pas de quoi en ache-
en l'honneur des deux martyrs de Milan, Ger- ter un autre, il courut au tombeau des Vingt-
vais et Protais. On y porta un jeune homme Martyrs', qui est fort célèbre chez nous, et les
qui, étant allé vers midi, pendant l'été, abreu- pria de le vêtir. Quelques jeunes gens qui se
ver son cheval à la rivière, fut possédé par le trouvaient là par hasard, et qui avaient envie
démon. Comme il était étendu mourant et de rire, l'ayant entendu, le suivirent quand il

semblable à un mort, la maîtresse du lieu sortit et se mirent à le railler, comme s'il eût
vint sur le soir, selon sa coutume, près du sermon cccxxv de Augustin, prononcé en
'
Voyez le saicit

' Ville située près d'Hippoue. l'honneur de ces vingt Martyrs.


LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 523

demandé cinquante oboles aux martyrs pour gendre avait été baptisé la même année. Ceux-
avoir un habit. Mais lui, continuant toujours ci le voyant malade, le conjurèrent en pleu-

son chemin sans rien dire, vit un grand pois- rant de se faire chrétien ; mais il refusa, et les
son qui se débattait sur le rivage ; il le prit chassa avec colère d'auprès de lui. Son gendre
avec le secours de ces jeunes gens, et le vendit trouva à propos d'aller au tombeau de saint
trois cents oboles à un cuisinier nommé Ca- Etienne, pour demander à Dieu la conversion
tose, chrétien zélé, à qui il raconta tout ce (|ui de son beau-père. Il pria avec beaucoup de
s'était passé. Il se disposait à acheter de la ferveur, et, prenant quelques fleurs de l'autel,
laine, afin que
fenune lui en fît tel habit
sa les mit sur du malade, comme il était
la tête
qu'elle pourrait; mais le cuisinier ayant ou- déjà nuit. Le vieillard s'endormit; mais il
vert le poisson, trouva dedans une bague d'or. jour encore qu'il cria qu'on alLàt
n'était pas
Touché à la fois de compassion et de pieux chercher l'évèque qui se trouvait alors avec
effroi, il la porta à cet homme, en lui disant : moi à Hippone. A son défaut, il fit venir des
Voilà comme les vingt Martyrs ont pris soin de prêtres, à qui il dit qu'il était chrétien, et
qui
vous vêtir. le baptisèrent, au grand étonnement de tout
L'évèque Projectus ayant apporté à Tibilis le monde. Tant qu'il vécut, il eut toujours
des reliques du très-glorieux martyr saint ces mots à la bouche : « Seigneur Jésus, re-
Etienne, il se fit autour du reliquaire un grand « cevez mon esprit » ; sans savoir que ces
concours de peuple. Une femme aveugle des paroles, les dernières qu'il prononça, avaient
environs pria qu'on la menât à l'évèque qui été aussi les dernières paroles de saint Etienne,
portait ce sacré dépôt, donna des fleurs
et quand il fut lapidé par les Juifs.
pour les faire toucher aux reliques. Quand on Deux goutteux, l'un citoyen et l'autre étran-
les lui eut rendues, elle les porta à ses yeux, ger, furent aussi guéris par le même saint :

et recouvra tout d'un coup la vue. Tous ceux lepremier fut guéri instantanément le second ;

qui étaient présents furent surpris de ce mi- eut une révélation de ce qu'il devait faire,
racle mais elle, d'un air d'allégresse, se mit
; quand la douleur se ferait sentir; il le fit et
à marcher la première devant eux et n'eut fut soulagé.
plus besoin de guide. Audurus est une terre où il y a une église,
évèque de Sinite, ville voisine
Lucillus, et dans celte église une chapelle dédiée à
d'Hippone, portait en procession les reliques saint Etienne. Il arriva par hasard que, pen-
du même martyr, fort révéré en ce lieu. Une dant qu'un petit enfant jouait dans la cour,
fistule, qui le faisait beaucoup souffrir et que des bœufs qui traînaient un chariot, sortant
son médecin était sur le point d'ouvrir, fut de leur chemin, firent passer la roue sur lui
tout d'un coup guérie par l'effet de ce pieux et le tuèrent. Sa mère l'emporte et le place
fardeau car il n'en souffrit plus désormais.
; près du lieu consacré au saint or, non-seu- ;

Eucharins, prêtre d'Espagne, qui habitait à lement il recouvra la vie, mais il ne parut pas
Calame',fut guéri d'une pierre, qui le tour- même qu'il eût été blessé.
mentait depuis longtemps, par les reliques du Une religieuse qui demeurait à Caspalium,
même martyr, que l'évèque Possidius^ y ap- terre située dans les environs , étant fort
porta. Le même prêtre, étant en proie à une malade abandonnée des médecins, on porta
et
autre maladie qui le mit si bas qu'on le sa robe à la même chapelle mais la religieuse ;

croyait mort et que déjà on lui avait lié les mourut avant qu'on eût eu le temps de la rap-
mains, revint par le secours du même martyr. porter. Cependant ses parents en couvrirent
On jeta sur les reliques sa robe de prêtre que son corps inanimé, et aussitôt elle ressuscita
l'on remit ensuite sur lui, et il fut rappelé à et fut guérie.
la vie. A Hippone, un nommé Bassus, de Syrie,
y avait là un homme fort âgé, nommé
Il priait devant les reliques du saint martyr
Martial, le plus considérable de la ville, qui pour sa fille, dangereusement malade ; il avait
avait une grande aversion pour la religion apporté avec lui la robe de son enfant. Tout à
chrétienne. Sa fille était chrétienne et son coup ses gens accoururent pour lui annoncer
qu'elle était morte. Mais quelques-uns de ses
* Sur Calame, voyez plus haut, livre xiv, ch. 2-1.
amis, qu'ils rencontrèrent en chemin, les
' Possidius, évéque de Calame, disciple et ami de saint Augustin
dont il a écrit la vie. empêchèrent de lui annoncer cette nouvelle,
524 LA CITÉ DE DIEU.

de peur qu'il ne pleurât devant tout le monde. coutume en ce pays d'en écrire des relations,
De retour chez lui, et quand la maison reten- ou du moins cela ne se pratiquait pas autre-
tissait déjà des plaintes de ses domestiques, il fois. Peut-être le fait-on maintenant. Comme
jeta sur sa fille la robe qu'il apportait de l'é- nous y étions, il n'y a pas longtemps, une
glise, et elle revint incontinent à la vie. dame de haute condition, nommée Pétronia,
Le d'un certaiu Irénéus, collecteur des
(ils ayant été guérie miraculeusement d'une lan-
impôts, était mort dans la même ville. Pen- gueur qui avait épuisé tous les remèdes des
dant que l'on se préparait à faire ses funé- médecins, nousTexliorlàmes, avec l'agrément
railles, un des amis du père lui conseilla de de l'évêque, à en faire une relation qui pût
faire frotter le corps de son fils de l'huile du être lue au peuple. Elle nous l'accorda fort
même martyr. On le fit, et l'enfant ressuscita. obligeamment et y inséra une circonstance
L'ancien tribun Eleusinus, qui avait mis que je ne puis négliger ici, quoique pressé de
son fils, mort de maladie, sur le tombeau du passer à ce qui me reste à dire. Elle dit qu'un
même martyr, voisin du faubourg où il de- juif lui persuada de porter sur elle à nu une
meurait, remporta vivant, après avoir prié
le ceinture de cheveux où serait une bague dont
et versé des larmes pour lui. lechaton avait été fait d'une pierre trouvée
Je pourrais encore rapporter un grand nom- dans les reins d'un bœuf. Cette dame, portant
bre d'autres miracles que je connais mais ;
cette ceinture sur elle, venait à l'église du
comment faire? il faut bien, comme je l'ai saint martyr. Mais un jour partie de Cartilage,
promis, arriver à la fin de cet ouvrage. Je ne comme elle s'était arrêtée dans une de ses

doute point que plusieurs des nôtres qui me terres sur les bords du fleuve Bagrada et
liront ne soient fâchés que j'en aie omis beau- qu'elle se levait pour continuer son chemin,
coup qu'ils connaissent aussi bien que moi ;
elle fut tout étonnée de voir son anneau à ses
mais je les prie de m'excuser, et de considé- pieds. Elle tâta sa ceinture pour voir si elle
rer combien il serait long de faire ce que je ne s'était pas détachée, et la trouvant bien
suis obligé de négliger. Si je voulais rapporter liée, elle crut que l'anneau s'était rompu. Mais
seulement toutes les guérisons qui ont été elle l'examina, trouva parfaitement entier,
le

opérées à Calame et à Hippone par le glorieux et prit ce prodige pour une assurance de sa

martyr saint Etienne, elles contiendraient plu- guérison. Elle délia donc sa ceinture et la jeta
sieurs volumes encore ne seraient-ce que
;
avec l'anneau dans le fleuve.

celles dont on a écrit les relations pour les ne croiront pas ce miracle ceux qui ne
Ils

lire au peuple. Aussi bien, c'est par mes or- croient pas que le Seigneur Jésus-Christ soit
dres que ces relations ont été dressées, quand sorti du sein de sa mère sans altérer sa virgi-

j'ai vu se faire de notre temps plusieurs mi- nité, et qu'il soit entré, toutes portes fermées,

racles semblables à ceux d'autrefois et dont il dans le lieu où étaient réunis ses disciples.
fallaitne pas laisser perdre la mémoire. Or, il Mais qu'ils s'informent au moins du fait que
n'y a pas encore deux ans que les reliques de je viens de citer, et s'ils le trouvent vrai,
ce martyr sont à Hippone'; et bien qu'on qu'ils croient aussi le reste. C'est une dame
n'ait pas donné de relation de tous les mira- illustre,de grande naissance, et mariée en
cles qui s'y sont faits, il s'en trouve déjà près haut lieu elle demeure à Carthage. La ville
;

de soixante- dix au moment où j'écris ceci. est grande, et la personne connue. Il est donc
Mais à Calame, où les reliques de ce saint impossible que ceux qui s'enquerront de ce
martyr sont depuis plus longtemps et où l'on miracle n'apprennent pas ce qui en est. Tout
a plus de soin d'écrire ces relations, le nombre au moins le martyr même, par les prières
en monte bien plus haut. duquel elle a été guérie, a cru au fils d'une
Nous savons encore que plusieurs miracles vierge, à celui qui est entré, les portes fer-
sont arrivés à Uzales, colonie voisine d'Ulique, mées, dans le lieu où étaient réunis ses disci-
grâce aux reliques du même martyr, que ples en un mot, et tout ce que nous disons
;

l'évêque Evodius y avait apportées, bien avant


- présentement n'est que pour en venir là, il a
qu'il y en eût à Hippone mais on n'a pas ; cru en celui qui est monté au ciel avec le
* Cepassage a donné le moyen de fixer la composition du dernier même corps dans lequel il est ressuscité et ;

livre de la Cité de Dieu vers l'an 426. si tant de merveilles s'opèrent par l'interces-
' Evodius, évêque dUzales, disciple et ami de saint Augustin,
Voyez Us Confessions et les Lettres. sion du saint martyr, c'est qu'il a donné sa
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 52S

viepour maintenir sa foi. Il s'accomplit donc sans trembler, car il était guéri, examinant
encore aujoiinrimi beaucoup de miracles; le tous ceux qui le regardaient. Qui put s'emi)è-
même l)i<!U t\m a l'ait les prodij^^es que nous clier alors de rendre grâces à Dieu ? Toute
lisons lait encore ceux-ci par les personnes l'église retentit de cris de joie, et l'on courut
qu'il lui iilaît de choisir, et comme il lui idaît. promptement à moi pour me dire l'événement,
Mais ces derniers ne sont pas aussi connus, parce à l'endroit où j'étais assis, prêt à m'avancer
qu'une fréciuente leclure ne les imprime pas vers le |ieuple. Ils venaient l'un sur l'autre,
dans la mémoire aussi fortement que les ledernier m'annonçant cette nouvelle, comme
autres. Aux lieux mêmes où l'on prend soin si je ne l'avais point apprise du premier.
d'en écrire des relations, ceux qui sont pré- Tandis que je me réjouissais et rendais grâces
sents, lorsqu'on les lit, ne les entendent qu'une à Dieu, le jeune homme guéri entra lui-même
y a beaucoup d'absents. Les personnes
fois, et il avec les autres, et se jeta à mes pieds ; je
mêmes qui les ont entendu lire ne les l'embrassai et le relevai. Nous nous avan-
retiennent pas, et à peine s'en trouve-t-il une çâmes vers le peuple , l'église étant toute
seule de celles-là qui les rapporte aux autres. pleine , et l'on n'entendait partout que ces
Voici un miracle qui est arrivé parmi nous mots : Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! Je
et qui n'est pas plus grand que ceux dont j'ai saluai le peuple, et il recommença encore
fait mention ; mais il est si éclatant (|ue je ne plus fort les mêmes acclamations. Enfin,
crois pas qu'il y ait à Hippone une personne comme chacun eut fait silence, on lut quel-
qui ne l'ait vu, ou qui n'en ait ouï parler, et ques leçons de l'Ecriture. Quand le moment
qui jamais puisse l'oublier dix enfants, dont où je devais parler fut venu, je
:
fis un petit
sept fils de Césarée en
et trois lilles, natifs discours, selon l'exigencedu temps et la gran-
Cappadoce, et d'assez bonne condition, ayant deur de cette joie, aimant mieux qu'ils goû-
été maudits par leur mère pour quelque ou- tassent l'éloquence de Dieu dans une œuvre
trage qu'ils lui firent après la mort de son si merveilleuse, que dans mon propre
dis-
mari, furent miraculeusement frappés d'un cours. Le jeune homme dîna avec nous, et
tremblement de membres. Ne pouvant souffrir nous raconta en détail l'histoire de son mal-
la confusion à laquelle ils étaient en butte heur et celle de ses frères, de ses sœurs et de
dans leur pays, ils s'en allèrent, chacun de sa mère. Le lendemain, après le sermon, je
leur côlé, errer dans l'empire romain. Il en promis au peuple de lui en lire le récit, au
vint deux à IIi|>pone, un frère et une sœur, jour suivant '. Le troisième jour donc après
Paul et Palladia, déjà fameux en beaucoup ledimanche de Pâques, comme on faisait la
d'endroits par leur disgrâce y arrivèrent
ils lecture promise
;
^ je fis mettre le frère et la
quinze jours avant la fête de Pâques, et ils sœur sur les degrés du lieu où je montais
visitaient tous les jours l'Eglise où se trou- pour parler, afin qu'on pût les voir. Tout le
vaient les reliques du glorieux saint Etienne, peuple les regardait attentivement, l'un dans
priant Dieu de s'apaiser à leur égard et de une attitude tranquille, l'autre tremblant de
leur rendre la santé. Partout où ils allaient, tous ses membres. Ceux qui ne les avaient pas
ils altiraientles regards, et ceux qui les avaient vus ainsi apprenaient, par le malheur de la
vus ailleurs disaient aux autres la cause de sœur, la miséricorde de Dieu pour le frère.
leur tremblement. Le jour de Pâques venu, Ils voyaient ce dont il fallait se réjouir pour
et comme déjà un grand concours de peuple lui et ce qu'il fallait demander pour elle.
remplissait l'église, le jeune homme, tenant Quand on eut achevé de lire la relation, je les
les balustres du lieu où étaient les reliques du fis retirer. Je commençais à faire quelques

martyr, tomba tout d'un coup, et demeura observations sur cette histoire, lorsqu'on en-
par terre comme endormi sans toutefois , tendit de nouvelles acclamations qui venaient
trembler, comme il faisait d'ordinaire, même du tombeau du saint martyr. Toute l'assem-
en dormant. Cet accident étonna tout le blée se tourna de ce côté et s'y porta en masse.
monde, et plusieurs en furent touchés. Il s'en La jeune fille n'avait pas plus tôt descendu les
trouva qui voulurent le relever mais d'autres ; degrés où je l'avais fait mettre, qu'elle avait
les en empêchèrent, et dirent qu'il valait couru se mettre en prières auprès du tombeau.
mieux attendre la fin de son sommeil. Tout à
' Voyez les Sermons de saint Augustin, serœ. ccxxi.
coup le jeune homme se releva sur ses pieds " Voyez le Sermon CCCXSIi.
LA CITÉ DE DIEU.

A peine en eut-elle touché les balustres qu'elle grand pouvoir ? En effet, soit que Dieu fasse
tomba comme son frère et se releva parfaite- lui-même ces miracles, selon ce merveilleux
ment guérie. Or, comme nous demandions ce mode d'action qui opère des effets temporels
qui était arrivé, et d'où venaient ces cris de du sein de l'éternité, soit qu'il agisse par ses
joie, les fidèles rentrèrent avec elle dans la ministres, et, dans ce dernier cas, soit qu'il
basilique où nous étions, la ramenant guérie emploie le ministère des esprits des martyrs,
du tombeau du martyr. Alors il s'éleva un si comme s'ils étaient encore au monde, ou ce-

grand cri de joie de la bouche des hommes et lui des anges, les martyrs y interposant seu-
des femmes, que l'on crut que les larmes et lement leurs prières, soit entîn qu'il agisse
les acclamations ne finiraient poinl. Palladia
'
de quelque autre manière incompréhensible
fut conduite au même lieu où on l'avait vue aux hommes, toujours faut-il tomber d'ac-
un peu auparavant trembler de tous ses cord que les martyrs rendent témoignage à
membres. Plus on s'était affligé de la voir cette foi qui prêche la résurrection éternelle
moins favorisée que son frère, plus on se des corps.
réjouissait de la voir aussi bien guérie que
lui. On glorifiait la bonté de Dieu, qui avait
CHAPITRE X.

entendu et exaucé les prières qu'on avait à


COMBIEN SONT PLUS DIGNES d'ÊTRE HONORÉS LES
peine eu le temps de faire pour elle. Aussi, il
MARTYRS QUI OPÈRENT DE TELS MIRACLES POUR
s'élevait de toute part de si grands cris d'allé-
QUE l'on ADORE DIEU, QUE LES DÉMONS QUI NE
gresse qu'à peine nos oreilles pouvaient-elles
FONT CERTAINS PRODIGES QUE POUR SE FAIRE
les soutenir. Qu'y avait-il dans le cœur de EUX-MÊMES ADORER COMME DES DIEUX.
tout ce peuple si joyeux, sinon cette foi du

Christ, pour laquelle saint Etienne avait ré- Nos adversaires diront peut-être que leurs
pandu son sang ? dieux ont fait aussi des miracles. A merveille,
pourvu en viennent déjà à comparer
qu'ils
CHAPITRE IX, leurs dieux aux hommes qui sont morts parmi
nous. Diront-ils qu'ils ont aussi des dieux
TOUS LES MIRACLES OPÉRÉS PAR LES MARTYRS
du nombre des morts, comme Hercule,
tirés
AU NOM DE JÉSUS-CBRIST SONT AUTANT DE
Romulus et plusieurs autres qu'ils croient
TÉMOIGNAGES DE LA FOI QU'iLS ONT EUE EN
élevés au rang des dieux ? Mais nous ne
JÉSUS-CHRIST.
croyons point, nous, que nos martyrs soient
A qui ces miracles rendent-ils témoignage, des dieux, parce que nous savons que notre
sinon à cette foi qui prêche Jésus-Christ res- Dieu est le leur ; et cependant, les miracles
monté au ciel en corps et en âme ?
suscité et que les païens prétendent avoir été
faits par

Les martyrs eux-mêmes ont été les martyrs, lestemples de leurs dieux ne sont nullement
c'est-à-dire les témoins ^ de cette foi : c'est comparables à ceux qui se font par les tom-
pour elle qu'ils se sont attiré la haine et la beaux de nos martyrs. Ou s'il en est quelques-
persécution du monde, et qu'ils ont vaincu, uns qui paraissent du même ordre, nos mar-
non en résistant, mais en mourant. C'est pour tyrs ne laissent pas de vaincre leurs dieux,
elle qu'ils sont morts, eux qui peuvent obte- comme Moïse vainquit les mages de Pharaon K
nir ces grâces du Seigneur au nom duquel En ell'et, les prodiges opérés par les démons
ils sont morts. C'est pour elle qu'ils ont souf- sont inspirés par le même orgueil qui les a
fert, afin que leur admirable patience fût portés à vouloir être dieux au lieu que nos ;

suivie de ces miracles de puissance. Car s'il martyrs ou plutôt Dieu les fait par
les font,

n'était pas vrai que la résurrection de la chair eux et à leur prière, afin d'établir de plus en
s'est d'abord manifestée en Jésus-Christ et plus celte foi qui nous fait croire, non que
qu'elle doit s'accomplir dans tous les hom- les martyrs sont nos dieux, mais qu'ils n'ont

mes annoncée par ce Sau-


telle qu'elle a été avec nous qu'un même Dieu. Enfin, les païens
veur et prédite par les Prophètes, pourquoi ont bâti des temples aux divinités de leur
les martyrs, égorgés pour celte foi qui prêche choix, leur ont dressé des autels, donné des
la résurrection, ont-ils, quoique morts, un si prêtres et fait des sacrifices mais nous, nous ;

n'élevons point à nos martyrs des temples


'Voyez le Sermon cccxxiii.
' Martyr, du grec /^k^ctw^, témoin. ' Exod, viii.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 527

comme à des dieux, mais des tombeaux et par l'eau '. Ainsi, disent-ils, puisque la

comme à des morts dont les esprits sont terre est le premier corps en remontant la sé-
vivants devant Dieu. Nous ne dressons point rie, le second, l'air le troisième, et le
l'eau
d'autels pour leur offrir des sacrifices, mais ciel lequatrième, un corps terrestre ne peut
nous immolons l'hostie à Dieu seul^ (|ui est pas être dans le ciel. Chaque élément, pour
notre Dieu Pendant ce sacrifice, ils
et le leur. tenir sa place, est tenu en équilibre par son
sont nommés en leur lieu et en leur ordre, propre poids Voilà les arguments dont la
^.

Comme des hommes de Dieu qui, en confes- faiblesse présomptueuse des hommes se sert
sant son nom, ont vaincu le monde mais le ;
pour combattre la toute- puissance de Dieu.
prêtre qui sacrifie ne les invoque point c'est : Que font donc tant de corps terrestres dans
à Dieu qu'il sacrifie et non pas à eux, quoi- l'air, qui est le troisième élément au-dessus

qu'il sacrifie en mémoire d'eux car il est ;


de la terre? à moins qu'on ne veuille dire que
prêtre de Dieu et non des martyrs. Et en quoi celui qui a donné aux corps terrestres des
consiste le sacrifice lui-même? c'est le corps oiseaux la faculté de s'élever en l'air par la
de Jésus-Christ, lequel n'est pas offert aux légèreté de leurs plumes ne pourra donner
martyrs, parce qu'eux-mêmes sont aussi ce aux hommes, devenus immortels, la vertu de
corps. A quels miracles croira-t-on de préfé- résider même au plus haut des cieux A ce 1

rence? aux miracles de ceux qui veulent pas- compte, les animaux terrestres qui ne peu-
ser pour dieux, ou aux miracles de ceux qui vent voler, comme sont les hommes, de-
ne les font que pour établir la foi en la divi- vraient vivre sous la terre comme les pois-
nitéde Jésus-Christ? A qui se fier? à ceux qui sons, qui sont des animaux aquatiques et
veulent faire consacrer leurs crimes ou à ceux vivent sous l'eau. Pourquoi un animal ter-
qui ne souffrent pas même que l'on consacre restre ne tire-t-il pas au moins sa vie du se-
leurs louanges, et qui veulent qu'on les rap- cond élément, qui est l'eau, et ne peut-il y
porte à la gloire de celui en qui on les loue ? séjourner sans être suffoqué ; et pourquoi
C'est en Dieu, en que leurs âmes sont
ell'et, faut-il qu'il vive dans le troisième? Y a-t-il
glorifiées '. Croyons donc à la vérité de leurs donc erreur dans l'ordre des éléments, ou
ici

discours et à la puissance de leurs miracles ;


plulôt n'est-ce pas leur raisonnement, et non
car c'est pour avoir dit la vérité qu'ils ont la nature, qui est en défaut? Je ne reviendrai
souffert la mort, et c'est la mort librement pas ici sur ce que j'ai déjà dit au troisième
subie qui leur a valu le don des miracles. Et livre ^ comme par exemple qu'il y a beau-
l'une des principales vérités qu'ils ont affir- coup de corps terrestres pesants, tels que le
mées, c'est que Jésus-Christ est ressuscité des plomb, auxquels l'art peut donner une cer-
morts et qu'il a fait voir en sa chair l'immor- taine figure qui leur permet de nager sur
talité de la résurrection qu'il nous a promise l'eau. El l'on refusera au souverain artisan le
au commencement du nouveau siècle ou à la pouvoir de donner au corps humain une
fin de celui-ci. qualité qui l'élève et le retienne dans le ciel!
Il y a plus, et ces philosophes ne peuvent

pas même se servir, pour me combattre, de


CHAPITRE XI.
l'ordre prétendu des éléments. Car si la terre
CONTRE LES PLATONICIENS QUI PRÉTENDENT PROU- occupe par son poids la première région, si

VER, PAR LE POIDS DES ÉLÉMENTS, Qu'UN CORPS l'eau vient ensuite, puis l'air, puis le ciel,
TERRESTRE NE PEUT DEMEURER DANS LE CIEL. l'âme est au-dessus de tout cela. Aristote en
fait un cinquième corps \ et Platon nie qu'elle
A cette grâce signalée
de Dieu, qu'opposent
ces raisonneurs dont Dieu sait que les pensées ' Platoti, Tinice, trad. fr., tome XI.
^ Voyez Pline, Bist. nai.j livre il, ch. 4.
sont vaines'''? Ils argumentent sur le poids ' Cbap. 18.
des éléments. Platon, leur maître, leur a en- " C'est sans doute sur la de CicéroD que saint Augustin attribué
foi

à Aristote cette étrange doctrine. Nous trouvons en etTet dans les


seigné en effet que deux des grands éléments TiuiCuUmes un passage d'oit il est naturel de conclure que l'âme
du monde, et les plus éloignés l'un de l'autre, n'était pour Aristote qu'un élément plus pur que les autres [Tusc.
Qtc, lib. I, cap. 10). La vérité est qu'Arislole admettait en elTet au-
le feu et la terre, sont joints et unis par deux dessus des quatre éléments, reconnus par toute la physique ancienne,
éléments intermédiaires, c'est-à-dire par l'air une cinquième substance dont les astres sont formés. Mais jamais
ce grand esprit n'a fait de l'âme bumaine une substance corporelle.
• Ps. îxxm, 3. — ' Ibid. xciii, U. Suivant sa détiaition si précise et toute sa doctrine si aoripleinent
528 LA CITÉ DE DIEU.

soit un corps. Or, si elle est un cinquième quoi l'air est-il entre le ciel et la terre dans
corps, assurément ce corps est au-dessus de toutes les parties du monde, si sa place est
tous les autres; et si elle n'est point un corps, entre le ciel et l'eau, comme celle de l'eau est

elle les surpasse tous à un litre encore plus entre l'air et la terre?
élevé. Que fait-elle donc dans un corps ter- Bien plus, si l'ordre des éléments veut,
restre? que fait la cbose la plus subtile, la comme le dit Platon, que les deux extrêmes,
plus légère, la plus active de toutes, dans une c'est-à-dire le feu et la terre, soient unis par

masse si grossière, si pesante et si inerte? les deux autres qui sont au milieu, c'est-à-dire
Une nature à ce point excellente ne pourra- l'eau et le feu, et que le feu occupe le plus
t-elle pas élever son corps dans le ciel? Et si haut du ciel, et la terre la plus basse partie
maintenant des corps terrestres ont la vertu du monde comme une sorte de fondement,
de retenir les âmes en bas, les âmes ne pour- de telle sorte que la terre ne puisse être dans
ront-elles pas un jour élever en haut des le ciel, pourquoi le feu est-il sur la terre? Car

corps terrestres? enfin, dans leur système, ces deux éléments,

Passons à ces miracles de leurs dieux qu'ils la terre et le feu, le plus bas et le plus haut,
opposent à ceux de nos martyrs, et nous ver- doivent se tenir si bien, chacun à sa place, que

rons qu'ils nous justifient. Certes, si jamais ni celui qui doit être en bas ne puisse monter
les dieux païens ont fait quelque chose d'ex- en haut, ni celui qui est en haut descendre en
traordinaire, c'est ce que rapporte Varron bas. Ainsi, puisqu'à leur avis il ne peut y avoir
d'une vestale qui, accusée d'avoir violé son la moindre parcelle de feu dans le ciel, nous
vœu de chasteté, puisa de l'eau du Tibre dans ne devrions pas voir non plus la moindre par-
un crible et la porta à ses juges, sans qu'il celle de feu sur la terre. Cependant le feu est

s'en répandît une seule goutte'. Qui soute- si réellement sur la terre, et même sous la
nait sur le crible le poids de l'eau? qui l'em- terre, que les sommets des montagnes le vomis-
pêchait de fuir à travers tant d'ouvertures? sent; outre qu'il sert sur la terre aux différents

Ils répondront que c'est quelque dieu ou quel-


usages des hommes, et qu'il naît même dans
que démon. Si c'est un dieu, en est-il un plus la terre, puisque nousle voyons jaillir du bois

puissant que celui qui a créé le monde? et si et du caillou, qui sont sans doute des corps

c'est un démon, est-il plus puissant qu'un terrestres. Mais le feu d'en haut, disent-ils,

ange soumis au Dieu créateur du monde? Si est un feu tranquille, pur, iuoffensif et éternel,

donc un dieu inférieur, ange ou démon, a pu tandis que celui-ci est violent, chargé de va-
tenir suspendu un élément pesant et liquide, peur, corruptible et corrompant'. Il ne cor-
en sorte qu'on eût dit que l'eau avait changé rompt pourtant pas les montagnes et les ca-
dénature, le Dieu tout-puissant, qui a créé vernes, où il brûle continuellement. Mais je
tous les éléments, ne pourra-t-il ôter à un veux qu'il soit différent de l'autre, afin de
corps terrestre sa pesanteur, pour qu'il habite, pouvoir servir à nos besoins. Pourquoi donc
renaissant et vivifié, oîi il plaira à l'esprit qui ne veulent-ils pas que la nature des corps
le vivifie? terrestres, devenue un jour incorruptible,

D'ailleurs, puisque ces philosophes veulent puisse un jour se mettre en harmonie avec

que l'air soit entre le feu et l'eau, au-dessous celle du ciel, comme aujourd'hui le feu cor-

de l'un et au-dessus de l'autre, d'où vient que ruptible s'unit avec la terre? Ils ne sauraient
nous le trouvons souvent entre l'eau et l'eau, donc tirer aucun avantage ni du poids, ni de
ou entre l'eau et la terre? Qu'est-ce que les l'ordre des éléments, pour montrer qu'il est

nuées, selon eux? de l'eau, sans doute; et impossible au Dieu tout-puissant de modifier
cependant, ne trouve-t-on pas l'air entre elles nos corps de telle sorte qu'ils puissent de-
et les mers? Par quel poids et quel ordre des
meurer dans le ciel.
éléments, des torrents d'eau, très-impétueux
'
Voyez Plolin, EnneaJ., Il, lib. i, capp. 7, 8; lib. n, cap. II el
et très-aboudants, sont-ils suspendus dans les alibi.

nues, au-dessus de l'air, avant de courir au-


dessous de l'air sur la terre? Et enfin, pour-

développée dans le beau traité De anima, l'âme est pour lui la forme
ou Vénergie du corps, c'est à-dire ^on esseuce et sa vie.
'Voyez plus haut, livre X, ch. 16.
LIVRE XXII. RONHEUR DES SAINTS. 529

CHAPITRE Xli. pourquoi prétendre qu'aucun des cheveux de


notre tête ne périra? Mêmes difficultés sur la
CONTRE LES CALOMNIES ET LES RAILLERIES DES maigreur et l'embonpoint : car si tous les
INFIDÈLES AU SUJET DE LA RÉSURRECTION DES ressuscites sont égaux, les uns ne seront plus
CORPS. maigres, et les autres ne seront plus gras. Il
y aura à retrancher aux uns, à ajouter aux
Mais nos adversaires nous pressent de ques- autres. Les uns gagneront ce qu'ils n'avaient
tions minutieuses et ironiques sur la résur- pas, les autres perdront ce qu'ils avaient.
rection (le la chair; ils nous demandent si les On ne soulève pas moins d'objections au sujet
créatures avortées ressusciteront; et comme de la corruption et de la dissolution des corps
Notre-Seigneur a dit : « En vérité ,
je vous le morts, dont une partie s'évanouit en pous-
« moindre cheveu de votre tête ne
déclare, le une autre s'évapore dans l'air de plus,
sière et ;

a périra pas '» ils nous demandent encore si la


;
lesuns sont mangés par les bêtes, les autres
taille et la force seront égales en tous, ou si consumés par le feu d'autres tombés dans
;

les corps seront de diiîérentes grandeurs. l'eau par suite d'un naufrageou autrement,
Dans le premier cas, d'où les êtres avortés, se corrompent et se liquéfient. Comment
supposé qu'ils ressuscitent, prendront-ils ce croire que tout cela puisse se réunir pour
qui leur manquait en naissant? Et si l'on dit reconstituer un corps? —
Ils se prévalent en-

qu'ils ne ressusciteront pas, n'étant pas véri- core des défauts qui viennent de naissance ou
tablement nés, la même difficulté s'élève tou- d'accident; ils allèguent les enfantements
chant les petits enfants venus à terme, mais monstrueux, et demandent d'un air de déri-
morts au berceau. En effet, nous ne pouvons sion si les corps contrefaits ressusciteront
pas dire que ceux qui n'ont pas été seulement dans leur même difformité. Répondons-nous
engendrés, mais régénérés par le baptême, ne que la résurrection fera disi)araître tous ces
ressuscileront pas. De plus, ils demandent de défauts? ils croient nous convaincre de con-
quelle stature seront les corps dans cette éga- tradiction par les cicatrices du Sauveur que
lité de tous s'ils ont tous la longueur et la
: nous croyons ressuscitées avec lui. Mais voici
largeur de ceux qui ont été ici les plus grands, la question la plus difficile : A qui doit revenir
où plusieurs prendront-ils ce qui leur man- la chair d'un homme, quand un autre homme
quait sur terre pour atteindre à cette hauteur? affamé en aura fait sa nourriture? Cette chair
Autre question si, comme dit l'Apôtre, nous
: s'est assimilée cà la substance de celui qui l'a

devons parvenir à a la plénitude de l'âge de dévorée et a rempli les vides qu'avait creusés
« Jésus-Christ"^ » ; si, selon le même Apôtre, chez lui la maigreur. On demande donc si elle
« Dieu nous a prédestinés pour être rendus retournera au premier homme qui la possé-
« conformes ta l'image de son Fils^» si, en ;
dait, ou à celui qui s'en est nourri. C'est ainsi
d'autres termes, le corps de Jésus-Christ doit que nos adversaires prétendent livrer au ridi-
être la mesure de tous ceux qui seront dans cule la foi dans la résurrection sauf à pro- ,

son royaume, il faudra, disent-ils, retrancher mettre à l'âme, avec Platon, une vicissitude
de la stature de plusieurs hommes. Et alors éternelle de véritable misère et de fausse féli-
comment s'accomplira cette parole : «Que le cité', ou à soutenir avec Porphyre qu'après
« moindre cheveu de votre tête ne périra pas?» diverses révolutions à travers les corps, elle
Et au sujet des cheveux mêmes, ne deman- verra la fin de ses misères, non en prenant un
dent-ils pas encore si nous aurons tous ceux corps immortel , mais en restant affranchie
que le barbier nous a retranchés? Mais dans de toute espèce de corps.
ce cas, de quelle horrible difformité ne serions-
nous pas menacés Garce qui arrive aux che- I
Nous avons fait remarquer plus haut, que Platon n'admet qu'avec

réserve la docirlDe pythagoricienne de la


métempsycose, et que, dans
veux ne manquerait pas d'arriver aux ongles. lePluHre, le Gorgias, le Timée, la Répuhliqiu et le Phédon,
il
annonce expressément aux âmes justes uoe immortalité de
Où serait donc alors la bienséance, qui doit au sein de la diviDké.
bonbeur

avoir ses droits en cet état bienheureux plus


encore que dans cette misérable vie? Dirons-
nous que tout cela ne reviendra pas aux res-
suscites? Tout cela périra donc; et alors,
• Luc, XXI, 18. — ' Ephés. IV, !3. — • Rom. vm, 29.

S. AuG. — Tome XiU. 34


530 LA CITÉ DE DIEU.
CHAPITRE XIII. manquent aux enfants déjà nés, les dents, par
exemple, et autres parties analogues. C'est
SI LES ENFANTS AVORTÉS, ÉTANT COMPRIS AU
dans cette raison séminale de la matière
NOMBRE DES MORTS NE LE SERONT PAS AU ,

qu'est renfermé tout ce qu'on ne voit pas


NOMBRE DES RESSUSCITES.
encore, tout ce qui doit paraître un jour. C'est
Je vais répondre, avec l'aide de Dieu, aux en elle que l'enfant, qui sera un jour petit ou
objections que j'ai mises dans la bouche de grand, est déjà grand ou petit. C'est par elle
nos adversaires. Je n'oserai nier, ni assurer enfin qu'à la résurrection des corps, nous ne
vécu dans le
(jue les enfants avortés, qui ont perdrons rien de ce que nous avions ici-bas;
sein de leur mère
y sont morts, doivent
et et dussent hommes
ressusciter tous égaux
les
ressusciter. Cependant je ne vois pas pour- et avec une de géants, ceux qui l'ont
taille

quoi, étant du nombre des morts, ils seraient eue n'en perdront rien, puisque Jésus-Christ a
exclus de la résurrection. En effet, ou bien dit Aucun cheveu de votre tête ne périra ; et,
:

tous les morts ne ressusciteront pas, et y il quant aux autres, l'admirable Ouvrier qui a
aura des âmes qui demeureront éternellement tiré toutes choses du néant ne sera pas en

sans corps, comme celles qui n'en ont eu que peine de suppléer à ce qui leur manque '.
dans le sein maternel ; ou bien, si toutes les
âmes humaines reprennent les corps qu'elles CHAPITRE XV.
ont eus, en quelque lieu qu'elles les aient
SI LA TAILLE DE JÉSUS-CHRIST SERA LE MODÈLE
laissés, jene vois pas de raison pour exclure
DE LA TAILLE DE TOUS LES HOMMES , LORS DE
de la résurrection les enfants même qui sont
LA RÉSURRECTION.
morts dans le sein de leur mère. Mais à quel-
que sentiment qu'on s'arrête, tout au moins Il est certain que Jésus-Christ est ressuscité
faut-il leur appliquer, s'ils ressuscitent, ce que avec la même stature qu'il avait à sa mort,
nous allons dire des enfants déjà nés. et ce serait se tromper que de croire qu'au
jour de la résurrection générale, il prendra,
CHAPITRE XIV. pour égaler les plus hautes statures, une
grandeur charnelle qu'il n'avait pas, quand
SI LES ENFANTS RESSUSCITERONT AVEC LE MÊME
il apparut à ses disciples sous la forme qui
CORPS qu'ils avaient a l'aGE ou ils SONT
leur était connue. Maintenant, dirons-nous
MORTS.
que les plus grands doivent être réduits à la
Que dirons-nous donc des enfants, sinon mesure du Sauveur? mais alors il serait beau-
qu'ils ne ressusciteront pas dans l'état de coup retranclié du corps de plusieurs, ce qui
petitesse où ils étaient en mourant? Ils rece- va contre cette parole divine « Pas un cheveu :

vront, en un instant, par la toute-puissance « de votre tête ne périra » Reste donc à dire
.

de Dieu, l'accroissement auquel ils devaient que chacun prendra la taille qu'il avait dans
parvenir avec le temps. Quand Notre-Seigneur sa jeunesse, bien qu'il soit mort vieux, ou
a dit : « Pas un cheveu de votre tête ne pé- celle qu'il aurait dû prendre un jour, si la
« rira' »; a entendu que nous ne perdrons
il mort ne l'eût prévenu. Quant à cette mesure
rien de ce que nous avions, mais non pas que de l'âge parfait de Jésus-Christ, dont parle
nous ne gagnerons rien de ce qui nous man- l'Apôtre % ou bien il ne faut pas l'entendre à
quait. Or, ce qui manque à un enfant qui la lettre et dire que la mesure parfaite de ce
meurt, c'est le développement complet de son chef mystique trouvera son accomplissement
corps. Il a beau être parfait comme enfant, la dans la perfection de ses membres; ou, si
perfection de la grandeur corporelle lui man- nous l'entendons de la résurrection des corps,
que, et il ne l'atteindra que parvenu au terme il faut croire que les corps ne ressusciteront

de sa croissance. On peut dire en un sens que, ni au-dessus, ni au-dessous de la jeunesse,


dès qu'il est conçu, il possède tout ce qu'il mais dans l'âge et dans la force où nous sa-
doit acquérir il le possède idéalement et en
: vons que Jésus-Christ était arrivé. Les plus
puissance, mais non en fait, de même que savants même d'entre les païens ont fixé la
toutes les parties du corps humain sont con-
tenues dans la semence, quoique plusieurs
'
Cotnp. saint Augustin, Enchiridion, n. 23; De Gen. ad lill.,

lib. III, 23.

'Luc, zxi, 18. ' Ephés. IV, 13.


LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 531

picnitudc de la jeunesse à l'âge de trente ans mesure de la plénitude de l'âge de Jésus-


environ', après lequel l'homme commence à « Christ », et de celles-ci :Rendus confor-
«

être sur le retour et incline vers la vieillesse. « formes à l'image du Fils de Dieu», quel-
Aussi l'Apôtre n'a-t-il pas dit : A la mesure du ques-uns ont conclu '
que les femmes ne
corps ou de la stature; mais : A la mesure de ressusciteront point dans leur sexe, mais dans
l'âge parfait de Jésus-Christ. celui de l'homme, parce que Dieu a formé
l'homme seul du limon de la terre, et qu'il a
CHAPITRE XVI. tiré la femme de l'homme. Pour moi, j'estime
plus raisonnable de croire à la résurrection
COMMENT ENTENDRE QUE LES SAINTS
IL FAUT
de l'un et de l'autre sexe. Car il n'y aura plus
SERONT RENDUS CONFORMES A u'iMAGE DU FILS
alors cette convoitise qui nous cause aujour
DE DIEU.
d'hui de la confusion. Aussi bien, avant le
Et quand l'Apôtre parle de ces « prédestinés péché, l'homme et la femme étaient nus, et
« qui seront rendus conformes à l'image du ils n'en rougissaient pas. Le vice sera donc

« Fils de Dieu -
», on peut fort Lien entendre retranché de nos corps, mais leur nature
qu'il s'agit de l'homme intérieur. C'est ainsi subsistera. Or, le sexe de la femme n'est point
qu'il est ditdans un autre endroit « Ne vous : en elle un vice ; c'est sa nature. D'ailleurs, il

conformez point au siècle, mais réformez- n'y aura plus alors ni commerce charnel ni
« vous par un renouvellement de votre es- enfantement, et la femme sera ornée d'une
« prit'» . C'est par la même partie de notre être beauté nouvelle qui n'allumera pas la convoi-
que nous devons réformer pour n'être pas tise désormais disparue, mais qui glorifiera

conformes au siècle, que nous deviendrons la sagesse et la bonté de Dieu, qui a fait ce
conformes au Fils de Dieu. On peut encore qui n'était pas, et déhvré de la corruption ce
entendre cette parole dans ce sens que, Dieu Il fallait, au commencement du
qu'il a fait.
lui-même s'étant rendu conforme à nous, genre humain, qu'une côte fût tirée du flanc
quand il a pris la condition mortelle , de de l'homme endormi pour en faire une femme ;

m.ême nous lui serons conformes par l'im- car c'est làun symbole prophétique de Jésus-
mortalité, ce qui a rapport aussi à la résur- Christ et de son Eglise. Ce sommeil d'Adam '
rection des corps. Si l'on veut expliquer ces étail la mort du Sauveur ', dont le côté fut

paroles par la forme sous laquelle les corps percé d'une lance sur la croix, après qu'il eut
ressusciteront, cette conformité, aussi bien rendu l'esprit; il en sortit du sang et de l'eau ',
que mesure dont parle l'AiJÔtre, ne regar-
la lesquels figurent les sacrements, sur lesquels
dera que l'âge, et non pas la taille. Chacun l'Eglise est « édifiée » ; aussi l'Ecriture s'est-
donc ressuscitera aussi grand qu'il était ou elle servie de ce mot
car elle ne dit pas que :

qu'il aurait été dans sa jeunesse, et quant à Dieu forma ou façonna la côte du premier
la forme, il importera peu que ce soit celle homme, mais qu'il « l'édifia en femme"»,
d'un vieillard ou d'un enfant, puisque ni l'es- d'où vient que l'Apôtre appelle l'Eglise l'édi-
prit ni le corps ne seront plus sujets à aucune fice du corps de Jésus-Christ *. La femme est
faiblesse. Si donc on s'avisait de soutenir que donc la créature de Dieu aussi bien que
chacun ressuscitera dans la même conforma- l'homme, mais ellea été faitede l'honnne, pour
tion des membres qu'il avait à sa mort, il n'y consacrer l'unité, et elle en a été faite de cette
aurait pas lieu à s'engager contre lui dans manière pour figurer Jésus-Christ et l'Eglise.
une laborieuse discussion. Celui qui a créé l'un et l'autre sexe les réta
blira tous deux. Aussi Jésus-Christ lui-même
CHAPITRE XVII. quand Sadducéens, qui niaient la résur-
les
rection lui demandèrent auquel des sept
,

SI LES FEMMES, EN RESSUSCITANT, GARDERONT


frères appartiendrait la femme qui les avait
LEUR SEXE.
tous eus pour maris l'un après l'autre, chacun
De ces paroles : « Jusqu'à ce que nous par- voulant, selon le précepte de la loi, perpétuer
« venions tous à l'état d'homme parfait, à la
*
C'était le sentiment d'Origène , comme nous l'apprend sain
C'est en effet l'opinion d'Hippocrate et celle de Varron, d'après
* Jérôme dans sa lettre à Pammachius.
Censorinus, lie die natali, cap. 14. Comp. Aulu-Gelle, Noct. ait,, = Gen. II, 21.

lib, X, cap. 28. ' Comp. saint Augustin, De Gen. contra Mim., n. 37.
' Hûm. VIII, 2U. — ' Ibid. xii, 2. 'Jean, six, 34.— 'Gen. ii, 22. ' Ephés. — iv, 13.
532 LA CITE DE DIEU,

la postérité de son frère « Vous vous trompez,


: « veulent nous engager dans Terreur, mais
a leur dit-il, faute de connaître les Ecritures « que, pratiquant la vérité parla charité, nous
« et le pouvoir de Dieu '
». Et loin de dire, « croissions en toutes choses dans Jésus-Christ,
comme c'était le moment : Que me deman- « qui est la tète d'oîi tout le corps bien lié et

dez-vous? celle dont vous me parlez ne « bien disposé mesure et la reçoit, selon la
sera plus une femme, mais un homme, il « force de chaque partie, le développement

ajouta « Car à la résurrection on ne se ma-


: « nécessaire pour s'édifier soi-même dans la

9 riera point et on n'épousera point; mais « charité ». Voilà quel est l'homme parfait
'
:

(( tous seront comme les anges de Dieu dans la tête d'abord, puis le corps composé de tous

« le ciel - ». Ils seront en effet égaux aux anges les membres, cjui recevront la dernière perfec-

pour l'immortalité et la béatitude, mais non tion en leur temps. Chaque jour cependant,
quant au corps, ni quant à la résurrection, de nouveaux éléments se joignent à ce corps,
dont les anges n'ont pas eu besoin, parce tandis que s'édifie l'Eglise à qui l'on dit :

qu'ils n'ont pas pu mourir. Notre-Seigneur a « Vous êtes le corps de Jésus-Christ et ses

donc dit qu'il n'y aura point de noces à la ré- « membres ^ » et ailleurs « Pour son corps
; :

surrection, mais non pas qu'il n'y aura point 8 qui est l'Eglise'»; et encore :« Nous ne

de femmes et il l'a dit en une occasion où la « sommes tous ensemble qu'un seul pain et
;

réponse naturelle était Il n'y aura point :


« qu'un seul corps*». C'est de l'édifice de ce
de femmes s'il avait prévu qu'il ne devait
,
corps qu'il est dit consommation
ici : «Pour la

point y en avoir. Bien plus, il a déclaré que « des saints, pour l'œuvre du minislère et
la différence des sexes subsisterait, en disant : «l'édifice du corps de Jésus-Christ». Puis
« On ne s'y mariera point», ce qui regarde l'Apôtre ajoute ce passage dont il est question :

les femmes, et « On n'y épousera point », ce


:
« Jusqu'à ce que nous parvenions tous à
(|ui regarde les hommes. Aussi celles qui se « l'unité d'une même foi, à la connaissance du
marient ici-bas, comme ceux qui y épousent, de Dieu, à l'état d'homme parfait et à la
« Fils

seront à la résurrection ; mais ils n'y feront «mesure de la plénitude de l'âge de Jésus-
point de telles alliances. « Christ»; et le reste, montraut enfin de quel

corps on doit entendre celle mesure par ces


CHAPITRE XTIII. paroles ; « Afin que nous croissions en toutes
I choses dans Jésus-Christ, qui est la tête d'où
DE l'homme pariait, c'est-a-dire de jèsus- « tout le corps bieu lié et bien disposé reçoit,
CHRIST, ET DE SON CORPS, c'EST-A-DIRE DE « mesure et la force de chaque partie,
selon la
l'église, qui en est la plénitude. « le développement qui lui convient». Comme
il y a une mesure de chaque partie, il y en a
Pour comprendre ce que dit l'Apôtre, que
aussi une de tout le corps, composé de toutes
nous parviendrons tous à l'état d'homme
toute ces parties et c'est la mesure de la plénitude
parfait, il faut examiner avec attention
;

la suitede sa pensée. Il s'exprime ainsi : « Celui dont il est dit : « A la mesure de la plénitude

« qui est descendu est celui-là


même qui est «de de Jésus-Christ». L'Apôtre fait
l'âge
'
«moulé au-dessus de tous les cieux, afin de encore mention de cette plénitude, lorsque,
choses. Lui-même en a parlant de Jésus-Christ, il dit « Il l'a établi :
« consommer toutes
pro- « pour être le chef de toute l'Eglise, qui est
a établi quelques-uns apôtres, d'autres
son corps et sa plénitude, lui qui consomme
« pbètes, ceux-ci évangélistes, ceux-là pasteurs
viet docteurs, pour la consommation des «tout en tous"». Mais, lors même qu'il faudrait
passage dont de résur-
l'œuvre du ministère et l'édilice du entendre le il s'agit la
« saints,
qui nous empêcherait d'apphquer
«corps de Jésus-Christ, jusqu'à ce que nous
rection,

« parvenions tous à l'unité d'une


même foi, à aussi à la femme ce qu'il dit de l'homme, en
Fils de Dieu, prenant Yhomme pour tous les deux, comme
« la connaissance du à l'état
d'homme parfait et à la mesure de la dans ce verset du Psaume « Bienheureux :

«
« l'homme qui craint le Seigneur * » Car assu-
plénitude de l'âge de Jésus-Christ, afin que
I
9
rément les tèmmes qui craignent le Seigneur
« nous ne soyons plus comme des enfants,
sont comprises dans la pensée du Psalmiste.
« nous laissant aller à tout vent de doctrine
et aux illusions des hommes fourbes
a
qui — ' Cor. xli, 27. — ' Coloss. 24. — » I Cor.
'
Ephés. IV, 10-16. I l,

'
Malt, xxil, 29. '
Ibid. 30. ^^ 17. _ ' Epliés. I, 2Z, 23. — ' Ps. CXI, 1.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES S\!NTS. 533

CHAPITRE XIX. misérable, mais qui ne peuvent convenir à la


félicité future des saints, comme ces accrois-
TOUS LES DÉFAUTS CORPORELS, QUI, PENDANT CETTE
sements naturels sans doute, mais cependant
VIE, SONT CONTRAIRES A LA BEAUTÉ DE l'iIOMME,
disgracieux, de notre corps, sans rien enlever
nISPARAÎTR0^T A LA RÉSURRECTION, LA SUBS-
pour cela de sa substance?
TANCE NATURELLE DU CORPS TERRESTRE DEVANT
Il ne faut point des lors que ceux qui ont
SEULE SUBSISTER, JIAIS AVEC d'aUTRES PROPOR-
trop ou trop peu d'embonpoint appréhendent
TIONS d'une JUSTESSE ACCOMPLIE.
d'êlre au séjour céleste ce qu'ils ne voudraient
Esl-il besoin de répondre maintenant aux pas être, même ici-bas. Toute la beauté du
objections tirées des ongles et des clieveux? corps consiste, en effet, en une certaine pro-
Si l'on a bien compris une fois qu'il ne périra portion de ses parties, couvertes d'un coloris
rien de notre corps, afin qu'il n'ait rien de agréable. Or, quand cette proportion man(jue,
difforme, on comprendra aussi aisément que ce qui choque la vue, c'est qu'il y a quelque
ce qui ferait une monstrueuse énormité sera chose qui fait défaut, ou quelque chose d'ex-
distribué dans toute la masse du corps, et non cessif. Ainsi donc, cette difformité qui résulte
pas accumulé à une place où la proportion de la disproportion des parties du corps dis-
desmembres en serait altérée. Si, après avoir paraîtra, lorsque le Créateur, par des moyens
faitun vase d'argile, on le voulait défaire connus de lui, suppléera à ce qui manque ou
pour en recomposer un vase nouveau, il ne ôtera le superflu. Et quant à la couleur des
serait pas nécessaire que cette portion de chairs, combien ne sera-t-elle pas vive et écla-
terre qui formait l'anse ou le fond dans le tante en ce séjour où : a Les justes brilleront
premier vase, les formât aussi dans le second ;
« comme le royaume de leur
soleil dans le
il suffirait que toute l'argile y fût employée. « père '
que Jésus-Christ dé-
? » Il faut croire
Si donc les ongles et les cheveux, tant de fois roba cet éclat aux yeux de ses disciples, quand
coupés, ne peuvent revenir à leur place qu'en il parut devant eux après sa résurrection car ;

produisant une ditTormité, ils n'y reviendront ils n'auraient pu le soutenir, et cependant ils

pas. Cependant ils ne seront pas anéantis, avaient besoin de regarder leur maître pour
parce qu'ils seront changés en la même chair le reconnaître. C'est pour cette raison qu'il

à laquelle ils appartenaient, afin d'y occuper leur fit toucher ses cicatrices, qu'il but et
une place oîi ils ne troublent pas l'économie mangea avec eux, non par nécessité, mais par
générale des parties. .le ne dissimule pas, au puissance. Quand on ne voit pas un objet pré-
surplus, que cette j)arole du Seigneur « Pas : sent, toiiten voyant d'autres objets également
« un cheveu de votre tête ne périra », ne pa- présents, comme il arriva aux disciples qui
raisse s'appliquer plutôt au nombre des che- ne virent pas alors l'éclat du visage de Jésus-
veux qu'à leur longueur. C'est dans ce sens Christ, quoique présent, et qui pourtant
qu'il a dit aussi « Tous les cheveux de votre
: voyaient d'autres choses, les Grecs appellent
« tête sont comptés » Je ne crois donc pas que
'
. mot que les Latins ont traduit
cet état «opasla,
rien doive périr de notre corps de tout ce qui dans Genèse par cœcitas, faute d'un autre
la
lui était naturel je veux seulement montrer
;
équivalent. C'est Y aveuglement dont les Sodo-
que tout ce qui en lui était défectueux, et mites furent frap'pés, lorsqu'ils cherchaient la
servait à faire voir la misère de sa condition, porte de Loth sans pouvoir la trouver. En effet,

sera rendu à sa substance transfigurée, le fond si chez eux une véritable cécité,
c'eût été
de l'être restant tout entier, tandis que la dif- comme empêche de rien voir, ils
celle qui
formité seule périra. Si un artisan ordinaire, n'auraient point cherché la porte pour entrer,
qui a mal fait une statue, peut la refondre si mais des guides pour les ramener "*.

bien qu'il en conserve toutes les parties, sans Or, je ne sais comment, l'affection que nous
y laisser néanmoins ce qu'elle avait de dif- avons pour les bienheureux martyrs nous fait
forme, que ne faut-il pas attendre, je le de- désirer de voir dans le ciel les cicatrices des
mande, du suprême Artisan ? Ne pourra-t-il plaies qu'ils ont reçues pour le nom de Jésus-
ôter et retrancher aux corps des hommes Christ, et peut-être les verrons-nous. Ce ne
toutes les difformités naturelles ou mons- sera pas une difformité dans leur corps, mais
trueuses, qui sont une condition de cette vie
• Matt. Xlll, 13.
'
Luc, xii, 7. '
Comp. haint Augustin, Quœsl, tu Gru.y ([u. 42.
..

S3l LA CITÉ DE DIEU.

une marque d'honneur qui donnera de


,
qui paraît plus difficile que toutes les autres :

l'éclat, non point à leur corps, mais à leur à qui, lors de la résurrection, appartiendra la
gloire. Il ne faut pas croire toutefois que les chair d'un homme mort, devenue celle d'un
membres qu'on leur aura coupés leur man- homme vivant? Supposez, en effet, qu'un
queront à la résurrection, eux à qui il a été malheureux, pressé par la faim, mange de la
dit : a Pas un cheveu de votre tète ne périra » chair d'un homme mort, et c'est là une ex-
Mais, s'il est à propos qu'on voie , dans le trémité que nous rencontrons quelquefois
siècle nouveau, ces marques glorieuses de dans l'histoire et dont nos misérables temps '

leur martyre gravées jusque dans leur chair fournissent aussi plus d'un exemitle, peut-on
immortelle, on doit penser que les endroits soutenir avec quelque raison que toute cette
où auront été blessés ou mutilés conserve-
ils substance ait disparu par les sécrétions et

ront seulement une cicatrice, en sorte qu'ils qu'ilne s'en soit assimilé aucune partie à la
ne laisseront pas de recouvrer les membres chair de celui qui s'en est nourri, alors que
qu'ils avaient perdus. La foi nous assure, il l'embonpoint qu'il a recouvré montre assez
est vrai, que dans l'autre vie aucun des dé- quelles ruines il a réparées par ce triste se-
fauts de notre corps ne paraîtra plus mais ; cours? Mais j'ai déjà indiqué plus haut le
ces marques de vertu ne peuvent être consi- moyen de résoudre cette difficulté car toutes ;

dérées comme des défauts '. les chairs que la faim a consommées se sont
évaporées dans l'air, et nous avons reconnu
CHAPITRE XX, que la toute-puissance de Dieu en peut rap-
peler tout ce qui s'y est évanoui. Cette chair
AU JOUR DE LA KÉSURRECTION, LA SUBSTANCE DE mangée sera donc rendue à celui en qui elle
NOTRE CORPS, DE QUELQUE MANIÈRE QU'ELLE a d'abord commencé d'être une chair hu-
AIT ÉTÉ DISSIPÉE, SERA RÉUNIE INTÉGRALE-
maine, puisque l'autre ne l'a que d'emprunt,
MENT. et c'est comme un argent prêté qu'il doit

Loin de nous la crainte que la toute-puis- rendre. La sienne, que la faim avait amaigrie,
sance du Créateur ne puisse rappeler, pour lui sera rendue par celui qui peut rappeler à

ressusciter les corps, toutes les parties qui ont son gré tout ce qui a disparu et alors même ;

ou consumées par qu'elle serait tout à fait anéantie et qu'il n'en


été dévorées par les bêtes,
ou dissipées serait rien resté dans les plus secrets replis
le feu, ou changées en poussière,
dans l'air! Loin de nous la pensée que rien de la nature, le Dieu tout-puissant saurait

soit tellement caché dans le sein de la nature, bien y suppléer par quelque moyen. La Vérité
qu'il puisse se dérober à la connaissance ou ayant déclaré que « pas un cheveu de votre
Cicéron, dont B tête ne périra », il serait absurde de penser
au pouvoir du Créateur l'au-
1

torité est si grande pour nos adversaires, qu'un cheveu ne puisse se perdre, et que
voulant déflnir Dieu autant qu'il en est ca- tant de chairs dévorées ou consumées par la

pable : « C'est, dit-il, un esprit libre et in- faim pussent périr.


« dépendant, dégagé de toute composition De toutes ces questions que nous avons
« mortelle, qui connaît et meut toutes choses, traitées et examinées selon notre faible pou-

un mouvement éternel ^ » voir, il résulte que les corps auront, à la ré-


« et qui a lui-même
Cicéron s'inspire ici des plus grands philo- surrection, la même taille qu'ils avaient dans

sophes ' . Hé bien pour parler selon leur


!
leur jeunesse, avec la beauté et la pio|)ortion

sentiment, peut-il y avoir une chose qui reste de tous leurs membres. 11 est assez vraisem-
inconnue à celui qui connaît tout, ou qui blable que pour garder cette proportion,
,

sedérobe pour jamais à celui qui meut tout ? Dieu distribuera dans toute la masse du corps
Ceci me conduit à répondre à cette question ce qui, placé en un seul endroit, serait dis-
gracieux, et qu'ainsi il pourra même ajouter
'
Comp. saint Jean Chrj-sostome, Hoin. I in SS. Mucltab., n. 1, quelque chose à notre stature. Que si l'on
Ambroise, lib. 10, in Lucam.
et saint
prétend que chacun ressuscitera dans la
Tusctd. lib. I, cap. 27.

La déBnilion de Cicéron peut, en effet,


' s'appliquer à merveille au même stature qu'il avait à la mort, à la
dieu d'Anaxagore et de Platon, et
même au dieu d'Aristole, pourvu
qu'elle attribue au Moteur
' Allusion à la famine qui désola Rome, quand elle fut assiégée
qu'on entende par le mouvement éternel Sozomène
matériel, mais l'invi- en 409 par Alaric. Voyez les affreux détails rapportés par
suprême, non pas un mouvement sensible et Jérôme {Episl. XVI ad
se repliant éternellement [Hist. erdes., lib. IX, cap. 8) et par saint
sible mouvement de la Pensée éternelle
propre essence. Pnncipiam).
BUt elle-même pour contempler sa
LIVRE XXII. — P.ONHEUR DES SAINTS, 535

bonne heure, pourvu qu'on bannisse toute saint et ardent amour, s'écrie : « Seigneur,
difformité, toute faiblesse, toute pesanteur, «j'ai aimé la beauté de votre maison' !»
toute corruption, et enfin tout autre défaut tâchons, avec son aide, de conjecturer, par
contraire à la beauté de ce royaume, où les aux bons et aux méchants
les grâces qu'il fait

enfants de la résurrection et de la promesse en cette vie de misère, combien doit être


seront égaux aux anges de Dieu, sinon pour grande celle dont nous ne pouvons parler
le corps et pour l'âge, au moins pour la dignement, faute de l'avoir éprouvée. Je laisse
félicité. à part ce temps où Dieu créa l'homme droit ;

CHAPITRE XXI. je laisse à part la vie bienheureuse de ce


couple fortuné dans les délices du paradis
DU CORPS SPIRITUEL EN QUI SERA RENOUVELÉE ET terrestre, puisqu'elle fut si courte que leurs
TRANSFORMÉE LA CHAIR DES HIENHEUREUX. enfants n'eurent pas le bonheur de la goû-
Tout ce qui s'est perdu des corps vivants ter. Je ne parle que de cette condition misé-
011 des cadavres après la mort sera dès lors rable que nous connaissons, en laquelle nous
rétabli avec ce qui est demeuré dans les sommes, qui est exposée à une infinité de
tombeaux, et ressuscitera en un corps nou- tentations, ou, pour mieux dire, qui n'est

veau et spirituel, revêtu d'incorruptibilité et qu'une tentation continuelle, quel(|ues progrès


d'immortalité. Mais alors même que par que nous fassions dans la vertu. Hé bien qui 1
,

quelque fâcheux accident ou par la cruauté pourrait compter encore tous les témoignages

de mains ennemies, un corps humain serait que Dieu y donne aux hommes de sa bonté ?
entièrement réduit en poudre, et que, dissipé
en air et en eau, il ne se trouverait pour CHAPITRE XXII.
ainsi dire nulle part, il ne pourra néanmoins
DES MISÈRES ET DES MAUX DE CETTE VIE, QUI
être soustrait à la toute-puissance duCréateur,
SONT DES PEINES DU PÉCHÉ DU PREMIER HOMME,
et pas un cheveu de sa tète ne périra. La
ET DONT ON NE PEUT ÊTRE DÉLIVRÉ QUE PAR
chair devenue spirituelle sera donc soumise à
LA GRACE DE JÉSUS-CHRIST.
l'esprit;mais Ce sera une chair néanmoins,
et non un esprit, tout comme quand l'esprit Que toute la race des hommes ait été con-
devenu charnel a été soumis à la chair, il damnée dans sa première origine, cette vie
reste un esprit, et non pas une chair. Nous même, s'il faut l'appeler une vie, le témoigne
avons donc de cela ici-bas une expérience qui assez par les maux innombrables et cruels

est un effet de la peine du péché. En effet, dont elle est remplie. En efl'et, que veut dire
ceux-là n'étaient pas charnels selon la chair, cette profonde ignorance où naissent les en-
mais selon l'esprit, à«Je qui l'Apôtre disait : fants d'Adam, principe de toutes leurs erreurs,
« n'ai pu vous parler comme à des hommes et dont ils ne peuvent s'affranchir sans le tra-
B spirituels, mais comme à des personnes qui vail, la douleur et la crainte ? Que signifient
a sont encore charnelles ». Et l'homme spi- ' tant d'affections vaines et nuisibles d'où nais-
rituel, en cette mortelle vie, ne laisse pas sent les cuisants soucis, les inquiétudes, les
d'être encore charnel selon le corps, et de tristesses , les craintes, les fausses joies , les
voir en ses membres une loi qui résiste à la querelles, les procès, les guerres, les trahi-
loi de son esprit. Mais il sera spirituel, même sons, les colères, les inimitiés, les tromperies,
selon le corps, lorsque la chair sera ressus- la fraude, la flatterie, les larcins, les rapines,
cilée et que cette parole de saint Paul se trou- la perfidie, l'orgueil, l'ambition, l'envie, les
vera accomplie : « Le corps est semé animal, homicides, les parricides, la cruauté, l'inhu-
et il ressuscitera spirituel^». Or, quelles manité, la méchanceté, la débauche, l'inso-
seront les perfections de ce corps spirituel ? lence, l'impudence, l'impudicité, les fornica-
Comme nous n'en avons pas encore l'expé- tions, les adultères, les incestes, les péchés
rience, j'aurais peur qu'il n'y eût de la témé- contre nature de l'un et de l'autre sexe, et
rité à en parler. Toutefois, puisqu'il y va de tant d'autres inpuretés qu'on n'oserait seule-
la gloire de Dieu de ne pas cacher la joie ment nommer : sacrilèges, hérésies, blas-
qu'allume en nous l'espérance, et que le Psal- phèmes, parjures, oppression des innocents,
miste, dans les plus violents transports d'un calomnies, surprises, prévarications, faux té-

' I Cor. m, 1. — ' liom. vu, 23. 'Ps. ,\XV, 8.


536 LA CITÉ DE DIEU.

moignages, jugements injustes, violences, veulent les parents qui veulent rarement
,

brigandages, et autres malheurs semblables quelque chose d'utile, ouest la parole capable
que ne saurait embrasser la pensée, mais qui d'exprimer, où est la pensée capable de com-
remplissent et assiègent la vie ? Il est vrai prendre toutes celles où les hommes sont
que ces crimes sont l'œuvre des méchants ;
sujets et qui sont inséparables de leur triste
mais ils ne laissent pas de venir tous de condition? Quelle appréhension et quelle
cette ignorance et de cet amour déréglé ,
douleur ne nous causent pas, et la mort des
comme d'une racine que tous les enfants personnes qui nous sont chères, et la perte
d'Adam portent en eux en naissant. Qui, des biens, et les condamnations, et les super-
en effet, ignore dans quelle ignorance ma- cheries des hommes, et les faux soupçons, et
nifeste chez les enfants, et dans combien de toutes les violences que l'on peut avoir à
passions qui se développent au sortir même souffrir, comme les brigandages, les capti-

de l'enfance, l'homme vient au monde ? vités, les fers, la prison, l'exil, les tortures,

Certes, si on le laissait vivre à sa guise et les mutilations, les infamies et les brutalités,

faire ce qui lui plairait, il n'est pas un des et mille autres souffrances horribles qui nous
crimes que nommés, sans parler de ceux
j'ai accablent incessamment ? A ces maux ajou-
que je n'ai pu nommer, .où on ne le vît se pré- tez une multitude d'accidents auxquels les

cipiter. hommes ne contribuent pas : le chaud, le froid,

Mais, par un conseil de la divine Providence, les orages, les inondations, les foudres, la

qui n'abandonne pas tout à fait ceux qu'elle grêle, les tremblements de terre, les chutes

a condamnés, et qui, malgré sa colère, n'ar- de maison, les venins des herbes, des eaux,
rête point le cours de ses miséricordes ', la de l'air ou des animaux, les morsures des
loi et l'instruction veillent contre ces ténèbres bêtes, ou mortelles ou incommodes, la rage

et ces convoitises dans lesquelles nous nais- d'un chien, cet animal naturellement ami de
sons. Bienfait inestimable, mais qui ne s'opère l'homme, devenu alors plus à craindre que
point sans peines et sans douleurs. Pourquoi, les lions et les dragons, rend un et qui
je vous le demande, toutes ces menaces que homme qu'il a mordu plus redoutable aux

l'on fait aux enfants, pour les retenir dans le siens ([ue les bêtes les plus farouches. Que
devoir ? pourquoi ces maîtres, ces gouver- ne souffrent point ceux qui voyagent sur mer
neurs, ces férules, ces fouets, ces verges dont et sur terre? Qui peut se déplacer sans s'ex-

l'Ecriture dit qu'il faut souvent se servir poser à quelque accident imprévu ? Un
envers un enfant qu'on aime, de peur qu'il homme qui se portait
fort bien, revenant

ne devienne incorrigible et indomptable ?


"-
chez tombe, se rompt la jambe et meurt'.
lui,

pourquoi toutes ces peines, sinon pour vaincre Le moyen d'être, en apparence, plus en sûreté
l'ignorance et réprimer la convoitise, deux qu'un homme assis dans sa chaise Héli 1

maux qui avec nous entrent dans le monde ? tombe de la sienne et se tue ^. Quels accidents
D'où vient que nous avons de la peine à nous les laboureurs, ou plutôt tous les hommes,
souvenir d'une chose, et (jue nous l'oublions ne craignent-ils pas pour les biens de la cam-
sans peine qu'il faut beaucoup de travail pagne, tant du côté du ciel et de la terre que
;

pour apprendre, et point du tout pour ne du côté des animaux ? Ils ne sont assurés de

rien savoir qu'il en coûte tant d'être dili- la moisson que quand elle est dans la grange,
;

peu d'être paresseux ? Cela ne dé- et toutefois nous en savons qui l'ont perdue,
gent, et si

note-t-il pas clairement a quoi la nature cor-


même quand elle y était, par des tempêtes et

rompue se porte par le poids de ses inclina- des inondations. Qui se peut assurer sur son
tions, et de quel secours elle a besoin pour innocence d'être à couvert des insultes des
s'en relever? La paresse, la négligence, la démons, puisqu'on les voit quelquefois tour-

lâcheté , la fainéantise , sont des vices qui menter d'une façon si cruelle les enfants nou-

fuient le travail, tandis que le travail même, vellement baptisés, que Dieu, qui le permet
tout bienfaisant qu'il puisse être, est une ainsi,nous apprend bien jiar là à déplorer la
peine. misère de cette vie et à désirer la félicité de
Mais outre les peines de l'enfance, sans l'autre? Que dirai-je des maladies, qui sont

lesquelles rien ne peut s'apprendre de ce que •


i^omp. riinc, Uisl. 'tut., lil>. vu, cap. 51.
' PS. LXXS'I, 10. — ' Eccli. XXX, 12. ' 1 Hois, IV, 18.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 537

en si grand nombre que même les livres des pureté à un petit nombre d'hommes '. « Ils

médecins ne les contiennent pas toutes ? la « n'ont jamais ne peuvent faire


fait, dit-il, et

plupart des remèdes qu'on emploie pour les «un plus grand présent aux hommes*».
guérir sont autant d'instruments de torture, Cela prouve que ceux mêmes que nous com-
si bien qu'un homme ne peut se délivrer battons ont été obligés de reconnaître en
d'une douleur que par une autre. La soif n'a- quelque façon que la grâce de Dieu est né-
t-elle pas contraint quelques malheureux à cessaire pour acquérir la véritable philosophie.
boire de l'urine? la faim n'a-l-elle pas porté Et si la véritable philosojjhie, qui est l'unique

des iiommes, non-seulement à se nourrir de secours contre les misères de la condition


cadavres humains qu'ils avaient rencontrés, mortelle, a été donnée à un si petit nombre
mais à tuer leurs semblables pour les dé- d'hommes, voilà encore une preuve que ces
vorer ? N'a-t-on pas vu des mères, poussées misères sont des peines auxquelles les hommes
par une faim exécrable, plonger le couteau ont été condamnés Or, comme nos philo- .

dans le Le sommeil
sein de leurs enfants ? sophes tombent d'accord que le ciel ne nous
même, qu'on appelle proprement repos', a pas fait de don plus précieux, il faut croire
combien souvent inquiet, accompagné
est-il aussi qu'il n'a pu venir que du vrai Dieu, de
de songes terribles et affreux qui effraient ,
ce Dieu qui est reconnu comme le plus grand
l'âme et dont les images sont si vives qu'on de tous par ceux-là mêmes qui en adorent
ne les saurait distinguer des réalités de la plusieurs.
veille? En certainesmaladies, ces visions
fantastiques tourmentent même ceux qui CHAPITRE XXIII.
veillent , sans parler des illusions dont les
DES MISÈRES DE CETTE VIE QUI SONT PROPRES AUX
démons abusent les hommes en bonne santé,
BONS INDÉPENDAMMENT DE CELLES QUI LEUR
afin de troubler du moins les sens de leurs
SONT COMMUNES AVEC LES MÉCHANTS.
victimes, s'ils ne peuvent réussir à les attirer
à leur parti. Outre les maux de cette vie qui sont com-
Il n'y a que la grâce du Sauveur Jésus- muns aux bons et aux méchants, les bons ont
Christ, notre Seigneur et notre Dieu, qui des traverses particulières à essuyer dans la
nous puisse délivrer de l'enfer de cette misé- guerre continuelle qu'ils fontà leurs passions.
rable vie. C'est ce que son nom même signifie : Les révoltes de la chair contre l'esprit sont
car .lésus veut dire Sauveur. Et nous lui tantôt plus fortes, tantôt moindres, mais elles
devons demander surtout qu'après la vie ac- ne cessent jamais de sorte que, ne faisant ;

tuelle, il nous délivre d'une autre encore plus jamais ce que nous voudrions', il ne nous
misérable, qui n'est pas tant une vie qu'une reste qu'à lutter contre toute concupiscence
mort. Ici-bas, bien que nous trouvions de mauvaise, autant que Dieu nous en donne le
grands soulagements à nos maux dans les pouvoir, et à veiller continuellement sur
choses saintes et dans l'intercession des saints, nous-mêmes, de crainte qu'une fausse appa-
ceux qui demandent ces grâces ne les obtien- rence ne nous trompe, qu'un discours artifi-
nent pas toujours et la Providence le veut
;
cieux ne nous surprenne, que quelque erreur
ainsi, de peur qu'un motif temporel ne nous
ne s'empare de notre esprit, que nous ne
porte à suivre une religion qu'il faut plutôt prenions un bien pour un mal, ou un mal
embrasser en vue de l'autre vie, où il n'y pour un bien, que la crainte ne nous détourne
aura plus de mal. C'est pour cela que la grâce
aide les bons au milieu des maux, afin qu'ils * Où est ce mot de Cicérou ? je n'ai pu le découvrir ; mais il y a

les supportent d'autant plus constamment dans le De finibus (livre v, cap. 21) une pensée analogue.
Cicéron s'exprime ainsi dans les Académiques (livre l, ch. 2),
qu'ils ont plus Les doctes du siècle
de foi . répétant une pensée de Pla.onqui se trouve dans le Tiine'e (pag. 47 A,
B). Voici le passage « La vue est pour nous, à mon sentiment, la
prétendent que la philosophie y fait aussi ;

a cause du plus grand bien ; car personne n'aurait pu discourir,


quelque chose , cette philosophie que les u comme nous le faisons, sur l'univers, sans avoir contemplé les
u du jour et de la nuit,
astres, le soleil et le ciel. C'est l'observation
dieux, selon Cicéron, ont accordée dans sa u ce sont les révolutions des mois et des années, qui ont produit le
a nombre, fourni la notion du temps, et rendu possible l'étude de
u l'univers. Ainsi, nous devons à la vue In philosophie elle-même, te
' Repos, en latin (juii^Sf ce qui donne occasion à saint Augustin
« plus noble présent que le genre humain ait jamais nçu et puisse
d'étatilir entre la quiétude naturelle du sommeil et son inquiétude trop
s jamfiis recevoir de la munificence des dieux (trad. de M. Cousin,
fiéqueule une antithèse difficile à traduire en français.
a tome xu, p. 148) d.
' Galal. V, 17.
. .

538 LA CITÉ DE DIEU.

de faire ce qu'il faut, que la passion ne nous CHAPITRE XXIV.


porte à faire ce qu'il ne faut pas, que le soleil
DES BIENS DONT LE CRÉATEUR A REMPLI CETTE
ne se couche sur notre colère ', que la peine VIE, TOUTE EXPOSÉE QU'eLLE SOIT A LA DAM-
ne nous entraîne ix rendre le mal pour le mal,
NATION.
qu'une tristesse excessive ou déraisonnable
ne nous accable, que nous ne soyons ingrats Cependant, il faut louer la justice de Dieu
pour un bienfait reçu, que les médisances ne dans ces misères mêmes qui affligent le genre
nous troublent, que nous ne portions des humain car de quelle multitude de biens sa
;

jugements téméraires, que nous ne soyons bonté n'a-1-elle pas aussi rempli celte vie!
accablés de ceux que l'on porte contre nous, D'abord, il n'a pas voulu arrêter, même après
que le péché ne règne en notre corps mortel le péché, l'eiTet de cette bénédiction qu'il a
en secondant nos désirs, que nous ne fassions répandue sur les hommes, en leur disant :

de nos membres des instruments d'iniquité «Croissez et multipliez et remplissez la terre ' »
pour le péché ^ que notre œil ne suive ses La fécondité est demeurée dans une race jus-
appétits déréglés, qu'un désir de vengeance tement condamnée; et bien que le péché nous
ne nous entraîne, que nous n'arrêtions nos ait imposé la nécessité de mourir, il n'a pas
regards ni nos pensées sur des objets illégi- pu nous ôter cette vertu admirable des se-
times, que nous ne prenions du plaisir à en- mences, ou plutôt cette vertu encore plus
tendre quelque parole outrageuse ou déshon- admirable qui les produit, et qui est profon-
nête, que nous ne fassions ce qui n'est pas dément enracinée et comme entée dans la
permis, quoique nous en soyons tentés, que, substance du corps. Mais dans ce fleuve ou ce
dans cette guerre pénible et pleine de dangers, torrent qui emporte les générations humaines,
nous ne nous promettions la victoire par nos le mal et le bien se mêlent toujours le mal :

propres forces, ou que nous cédions à l'or- que nous devons à notre premier père, le
gu£il de nous l'attribuer au lieu d'en faire bien que nous devons à la bonté du Créateur.
honneur à celui dont l'Apôtre dit : « Grâces Dans le mal originel, il y a deux choses le :

soient rendues à Dieu, qui nous donne la péché et le supplice et il y en a deux autres
;

c( victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ' » ;


dans le bien originel la propagation et la
:

et ailleurs : « Nous demeurons victorieux au conformation. J'ai déjà parlé sufflsamment de


« maux par la grâce de
milieu de tous ces ce double mal, je veux dire du péché, qui
« nous a aimés*». Sachons pourtant
celui qui vient de notre audace, et du supplice, qui est
que, quelque résistance que nous opposions l'effet du jugement de Dieu. J'ai dessein main-

aux vices et quelque avantage que nous rem- tenant de parler des biens que Dieu a com-
portions sur eux, tant que nous sommes dans muniqués ou communique encore à notre
ce corps mortel, nous ne pouvons manquer nature, toute corrompue et condamnée qu'elle
de dire à Dieu « Remettez-nous nos dettes" »
: est. En condamnant, il ne lui a pas ôté tout
la
Mais dans ce royaume où nous demeurerons ce qu'il lui avait donné autrement, elle ne :

éternellement, revêtus de corps immortels, serait plus du tout; et, en Fassujétissant au


nous n'aurons plus de guerre ni de dettes, démon pour la punir, il ne s'est pas privé du
comme nous n'en aurions jamais eu, si notre pouvoir qu'il avait sur elle, puisqu'il a tou-
nature était demeurée dans sa première pu- jours conservé son empire sur le démon lui-
reté . Ainsi cette guerre même, où nous même, qui d'ailleurs ne subsisterait pas un
sommes exposés et dont nous désirons être
si instant sans celui qui est l'être souverain et
délivrés par une dernière victoire, fait partie le principe de tous les êtres.

des maux
de cette vie, qui, ainsi que nous De cesdeux biens qui se répandent du sein de
venons de l'établir par le dénombrement de sa bonté, comme d'une source féconde, sur la

tant de misères, a été condamnée par un nature humaine, même corrompue et condam-
arrêt divin. née, le premier, la propagation, fut le premier
don que Dieu accorda a l'homme en le bénis-
' Ephés. lï, 26. — = Rom. vi, 12, 13. — ' I
Cor. xv, 57.— •
Rom. sant, lorsqu'il fit les premiers ouvrages
du
VIII, 37. — * Matt. VI, 12.
monde, dont il se reposa le septième jour.
Pour la conformation, il la lui donne sans
• Gen. I, 28.
LIVRE XXll. — BONHEUR DES SAINTS. 539

cesse par son action continuellement créa- et plus excellent que tous les animaux de la

trice'. S'il venait à retirer à soi sa puissance terre, mais la moindre petite mouche ne peut
ne pourraient aller au
efficace, ses créatures être attentivement considérée sans étonner
delà, ni accomplir la durée assignée à leurs l'intelligence et faire louer le Créateur.
mouvements mesurés, ni même conserver C'estdonc lui qui a donné à l'àme humaine
l'être qu'elles ont reçu. Dieu a donc créé cet entendement où la raison et l'intelligence
riiomme de telle façon qu'il lui a donné le sont comme assoupies dans les enfants, pour
pouvoir de se reproduire, sans néanmoins l'y se réveiller et s'exercer avec l'âge, afin qu'ils
obliger et s'il a ôté ce pouvoir à. quelques-
;
soient capables de connaître la vérité et d'ai-
uns, en les rendant stériles, il ne l'a pas ôté mer le bien, et qu'ils acquièrent ces vertus de

au genre humain. Toutefois, bien que cette prudence, de force, de tempérance et de jus-
faculté soit restée à l'homme, malgré son tice nécessaires pour combattre les erreurs
péché, elle n'est pas telle qu'elle aurait été, et les autres vices, et pour les vaincre par le
s'il péché. Car depuis que
n'avait jamais seul désir du Bien immuable et souverain.
l'homme déchu par sa désobéissance de
est Que si cette capacité n'a pas toujours son effet
cet état de gloire où il avait été créé, il est dans la créature raisonnable, qui peut néan-
devenu semblable aux bêtes ^ et engendre moins exprimer ou seulement concevoir la
comme elles, gardant toujours en lui cepen- grandeur du bien renfermé dans ce merveil-
dant cette étincelle de raison qui fait qu'il est leux ouvrage du Tout-Puissant^Outre l'art de
encore créé à l'image de Dieu. Mais si la con- bien vivre et d'arriver à la félicité immortelle,
formation ne se joignait pas à la propagation, art sublime qui s'appelle la vertu, et que la
celle-cidemeurerait oisive et ne pouri'ait ac- seule grâce de Dieu en Jésus-Christ donne
complir son ouvrage. Dieu en effet avait-il aux enfants de la promesse et du royaume,
besoin pour peupler la terre que l'homme et l'esprit humain n'a-t-il pas inventé une infi-
la femme eussent commerce ensemble? il lui nité d'arts qui font bien voir qu'un entende-
suffisait de créer plusieurs hommes comme ment si actif, si fort et si étendu, même en les
il avait créé le premier. Et maintenant même, choses superflues ou nuisibles, doit avoir un
le mâle et la femelle pourraient s'accou|)ler, grand fonds de bien dans sa nature , pour
et n'engendreraient rien, sans l'action créa- avoir pu y trouver tout cela? Jusqu'où n'est
trice de Dieu. De même que l'Apôtre a dit pas allée l'industrie des hommes dans l'art de
de l'institution spirituelle qui forme l'homme former des tissus, d'élever des bâtiments,
à la piété et à la justice Ce n'est ni celui : « dans l'agriculture et la navigation ? Que d'i-
«qui plante, ni celui qui arrose, qui est magination et de perfection dans ces vases de
a quelque chose, mais Dieu, qui donne l'ac- toutes formes, dans cette multitude de ta-
« croissement' »; ainsi l'on peut dire ([ue ce bleaux et de statues Quelles merveilles ne se
!

n'est point l'homme, dans l'union conjugale, font pas sur la scène, qui semblent incroyables
qui est quelque chose, mais Dieu qui donne à qui n'en a pas été témoin Que de ressources !

l'être; que ce n'est point la mère, bien qu'elle et de ruses pour prendre, tuer ou dompter
porte son fruit dans son sein et le nourrisse, les bêtes farouches! Combien de sortes de
qui est quelque chose, mais Dieu qui donne poisons, d'armes, de machines, les hommes
l'accroissement. Lui seul, par l'action qu'il n'ont-ils pas inventées contre les hommes
exerce maintenant encore, fait que les se- mêmes combien de secours et de remèdes
1

mences développent, et sortent de ces plis


se pour conserver la sanlé combien d'assaison-
1

secrets et invisibles qui les tenaient cachées, nements et de mets pour le plaisir de la
pour exposer à nos yeux les beautés visibles bouche et pour réveiller l'appétit! Quelle di-
que nous admirons. Lui seul, liant ensemble versité de signes pour exprimer et faire agréer
par des nœuds admirables la nature spiri- ses pensées, et au premier rang, la parole et
tuelle et la nature corporelle , l'une pour l'écriture quelle richesse d'ornements dans
1

commander, l'autre pour obéir, comjiose l'être l'éloquence et la poésie pour réjouir l'esprit
animé, ouvrage si grand et si merveilleux, et pour charmer l'oreille, sans parler de tant
que non-seulement l'homme, qui est un ani- d'instruments de musique, de tant d'airs et de
mal raisonnable, et par conséquent plus noble chants Quelle connaissance admirable des
!

' Jean, vi, 17. — ' Ps. XLViii, 13. — ' I Cor, m, 7. mesures et des nombres quelle sagacité I
540 LA CITÉ DE DIEU.

d'esprit dans la découverte des harmonies et a eu plus d'égard à l'utilité qu'à la beauté. Au
des révolutions des globes célestes Enfln, qui ! moins n'y voyons-nous rien d'utile qui ne soit
pourrait dire toutes les connaissances dont beau tout à ce qui nous serait plus
la fois :

l'esprit humain s'est enrichi touchant les évident encore, nous connaissions les rap-
si

si on voulait insis-
choses naturelles, surtout ports et les proportions que toutes les parties
ter surchacune en particulier, au lieu de les ont entre elles, et dont nous pouvons décou-
rapporter en général ? Pour défendre même vrir quelque chose par ce que nous voyons au
des erreurs et des faussetés combien les , dehors. Quant à ce qui est caché, comme l'en-
philosophes et les hérétiques n'ont-ils pas fait lacement des veines, des nerfs, des nuiscles,
paraître d'esprit ? car nous ne parlons mainte- des fibres, personne ne le saurait connaître.
nant que de la nature de l'entendement En effet, bien que les anatomistes aient dis-
qui sert d'ornement à cette vie mortelle, et séqué des cadavres et quelquefois même se ,

non de la foi et de la vérité par lesquelles on soient cruellement exercés sur des hommes
acquiert la vie immortelle. Certes une nature vivants '
[lour fouiller dans les parties les plus
excellente, ayant pour auteur un Dieu égale- secrètes du corps humain, et apprendre ainsi
ment juste et puissant, qui gouverne lui-même à les guérir, toutefois, comment aucun d'entre
tous ses ouvrages, ne serait jamais tombée eux aurait-il trouvé cette proportion admi-
dans ces misères, et de ces misères n'irait rable dont nous parlons, et que les Grecs
point (les sente justes exceptés) dans tous les appellent harmonie, puisqu'ils ne l'ont pas
tourments éternels, si elle n'avait été corrom- seulement osé chercher ? Si nous pouvions la
pue originairement dans le premier homme, connaître dans les entrailles, qui n'ont aucune
d'où sont sortis tous les autres, par quelque beauté apparente, nous y trouverions quelque
grand et énorme péché. chose de plus beau et qui satisferait plus notre
Si nous considérons notre corps même, esprit que tout ce qui flatte le plus agréable-
bien qu'il meure comme celui des bêtes, qui ment nos yeux dans la figure extérieure
l'ont souvent plus robuste que nous, quelle du corps. Or, il y a certaines parties dans le
bonté et quelle providence de Dieu y éclatent corps qui ne sont que pour l'ornement et non
de toutes parts ? Les organes des sens et les pas pour l'usage, comme les mamelles de
autres membres n'y sont-ils pas tellement dis- l'homme, et la barbe, qui n'est pas destinée à
posés, sa forme et sa stature si bien ordonnées, le défendre, puisque autrement les femmes,
qu'il paraît clairement avoir été fait pour le qui sont plus faibles, devraient en avoir. Si
service et le ministère d'une âme raisonnable? donc il n'y a aucun membre, de tous ceux

L'homme n'a pas été créé courbé vers la terre, qui paraissent, qui n'orne
le corps autant
comme les animaux sans raison ; mais sa qu'il le sert, et y en a même qui ne sont
s'il

stature droite et élevée l'avertit de porter ses que pour l'ornement, je pense que l'on com-
pensées et ses désirs vers le ciel '. D'ailleurs prend aisément que, dans la structure du
cette merveilleuse vitesse donnée à la langue corps. Dieu a eu plus d'égard à la beauté
et à la main pour parler et pour écrire, et qu'à la nécessité. Eu effet, le temps de la
pour exécuter tant de choses, ne montre-t-elle nécessité passera, et il en viendra un autre,
pas combien est excellente l'âme qui a reçu où nous ne jouirons que de la beauté de nos
un corps si bien fait pour serviteur ? que dis- semblables, sans aucune concupiscence digne :

je ? et quand bien même le corps n'aurait pas sujet de louanges envers le Créateur, à qui
besoin d'agir, les proportions en sont obser- il est dit dans le psaume « Vous vous êtes :

-
vées avec tant d'art et de justesse, qu'il serait « revêtu de gloire et de splendeur » 1

difficile de décider si, dans sa structure, Dieu Que dire de tant d'autres choses également
belles et utiles qui remplissent l'univers et
* se souvient du vers célèbre d'Ovide et de ce beau passage
Od
dont la bonté de Dieu a donné l'usage et le
de Platon dans le Timée : > Quant à celle de nos âmes qui est la
a plus puissante en nous (le
v^îfj, la raison), voici ce qu'il en faut
spectacle à l'homme, tout condamné qu'il soit
penser c'est que Dieu l'a donnée à chacun de nous comme un
:

génie; nous disons qu'elle habile le lieu le plus élevé de notre à tant de peines et à tant de misères ? Parlerai-
« corps, parce que nous pensons avec raison qu'elle nous élève de je de ce vif éclat de la lumière, de la magnifl-
c la terre vers le ciel, notre p'atrie, car nous sommes uoe plante du
a ciel et non de la terre. Dieu, en élevant noire tête, et ce qui ' Celse fait honneur ans célèbres médecins fîérophile et Erasistrate

a est pour nous comme la racine de notre cire, vers le lieu oii l'âme d'avoir pratiqué des vivisections sur des criminels condamnés à mort
a été primitivement engendrée, dirige ainsi tout le corps (trad. de {De Medic, praïf., page 11 de l'édition de Paris, 1823).
1 M. Cousin, tome xu, p. 23U) •. ' Ps. cm, 1.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 541

cence du soleil, de la lune et des étoiles, de peine et sans erreur, lorsqu'il puisera la sa-
ces sombres beautés des forêts, des couleurs gesse de Dieu à sa source même ? Que sera son
et des parfums des fleurs, de cette multitude corps, lorsque, parfaitement soumis à l'esprit
d'oiseaux si dillércnts de chant et de plumage, dont il tirera une
abondante, il n'aura plus
vie
de cette diversité inlîiiie d'animaux dont les besoin d'aliments ne sera plus animal, mais
? il

plus petits sont les plus admirables ? car les spirituel, gardant, il est vrai, la substance de
ouvrages d'une fourmi et d'une abeille nous la chair, mais exempt désormais de toute cor-

étonnent plus que le corps gigantesque d'une ruption charnelle.


baleine. Parlerai-je de la mer, qui fournit
toute seule un si grand spectacle à nos yeux, CHAPITRE XXV.
et des diverses couleurs dont elle se couvre
DE l'obstination DE QUELQUES INCRÉDULES QUI
comme d'autant d'habits différents, tantôt
NE VEULENT PAS CROIRE A LA RÉSURRECTION DE
verte, tantôt bleue, tantôt pourprée? Combien
LA CHAIR, ADMISE AUJOURD'HUI SELON LES
même y a-t-il de plaisir à en courroux,
la voir
,

PRÉDICTIONS DES LIVRES SAINTS, PAR LE MONDE


pourvu que l'on se sente à l'abri de ses flots ?
ENTIER.
Que dire de cette multitude de mets diffé-
rents qu'on a trouvés pour apaiser la faim, Les plus fameux philosophes conviennent
de ces divers assaisonnements que nous offre avec nous des biens dont l'âme heureuse
la libéralité de la nature contre le dégoût, jouira ; ils combattent seulement la résurrec-
sans recourir à l'art des cuisiniers, de cette tion de la chair et la nient autant qu'ils peu-
inOnité de remèdes qui servent à conserver ou vent. Mais le grand nombre de ceux qui y
à rétablir la santé, de cette agréable vicissi- croient a rendu imi)erceptible le nombre de
tude des jours et des nuits, de ces doux zéphyrs ceux qui la nient ; et les savants et les igno-
qui tempèrent les chaleurs de l'été, et de rants, les sages du monde et les simples se
mille sortes de vêtements que nous fournissent sont rangés du côté de Jésus-Christ, qui a fait

les arbres et les animaux


Qui peut tout dé- ? voir comme réel dans sa résurrection ce
crire ? et si je voulais même étendre ce peu qu'une poignée d'incrédules trouve absurde.
que je me borne à indiquer, combien de Le monde a cru ce que Dieu a prédit, et cette
temps ne me faudrait-il pas? car il n'y a pas foi même du monde a été aussi prédite, sans
une de ces merveilles qui n'en comprenne qu'on en puisse attribuer la prédiction aux
plusieurs. Et ce ne sont là pourtant que les sortilèges de Pierre, puisqu'elle l'a précédé
consolations de misérables condamnés et non de tant d'années '. Celui qui a annoncé ces
les récompenses des bienheureux quelles ;
choses est le même Dieu devant qui tremblent
seront donc ces récompenses que ? qu'est-ce toutes les autres divinités ;
je l'ai déjà dit et
Dieu donnera à ceux qu'il prédestine à la vie, jene suis pas fâché de le répéter car ici Por- ;

s'il donne tant ici-bas à ceux qu'il a prédes- phyre est d'accord avec moi, lui qui cherche
tinés à la mort ? de quels biens ne comblera-t- dans les oracles mêmes de ses dieux des té-
il point en la vie bienheureuse ceux pour qui il moignages à l'honneur de notre Dieu, et va
a voulu que son Fils unique souffrît tant de jusqu'à lui donner le nom de Père et de Roi.
maux et la mort même en cette vie mortelle Or, gardons-nous d'entendre ce que Dieu a
et misérable ? Aussi l'Apôtre, parlant de ceux prédit comme l'entendent ceux qui ne parta-
qui sont prédestinés au royaume céleste : gent pas avec le monde cette foi du monde
« Que ne nous donnera-t-il point, dit-il, après qu'il a prédite. Et pourquoi en effet ne pas
« n'avoir pas épargné son propre Fils, et l'avoir l'entendre plutôt comme l'entend le monde
« mort pour nous tous ? » Quand
livré à la '
dont la foi même a été prédite ? En effet, s'ils
cette promesse sera accomplie, quels biens ne veulent l'entendre d'une autre manière
n'avons-nous pas à espérer dans ce royaume, que pour ne pas faire injure à ce Dieu à qui
ayant déjà reçu i)0ur gage la mort d'un Dieu ? ils rendent un témoignage si éclatant, et pour

En quel état sera l'homme lors(iu'il n'aura ne pas dire que sa prédiction est vaine, n'est-
plus de passions à combattre etqu'il sera dans ce pas lui faire une plus grande injure encore
une paix parfaite avec lui-niêtiie ? Ne con- de dire qu'il la faut entendre autrement que
naîtra-t-il pas certainement toutes choses sans
*Sur les prétendus sortilèges de saint Pierre, voyez plus haut,
'
Rom. viir, 32. livre xvill, cil. Ô3.
,

542 LA CITÉ DE DIEU.

le monde ne la croit, puisque lui-même a qu'on nous oppose à tout propos qu'il ne faut :

annoncé, loué, accompli la foi du monde? pns croire à la résurrection de la chair, parce
Pourquoi ne peut-il pas faire que la chair qu'elle est impossible. En effet, selon ce même
ressuscite et vive éternellement? est-ce là un philosophe, lorsque Dieu incréé a promis
le
mal et une chose indigne de lui? Mais — l'inunortalité aux dieux créés, il leur a dit
nous avons déjà amplement parlé de sa toute- qu'il faisait une chose impossible. Voici le
puissance qui a fait tant de choses incroyables. discours même que Platon prête à Dieu :

Voulez-vous savoir ce que ne peut le Tout- a Comme vous avez commencé d'être, vous
Puissant ? le voici il ne peut mentir. Croyez
: « ne sauriez être immortels ni parfaitement
donc ce qu'il peut en ne croyant pas ce qu'il « indissolubles mais vous ne
; serez jamais
ne peut. Ne croyant pas qu'il puisse mentir, « dissous, et vous ne connaîtrez aucune sorte
croyez donc qu'il fera ce qu'il a promis, et « de mort, parce que la mort ne peut rien
croyez-le comme l'a cru le monde dont il a a contre ma volonté, laquelle est un lien plus
prédit la foi. Maintenant, comment nos phi- « fort et plus puissant que ceux dont vous
losophes montrent-ils que ce soit un mal ? Il fûtes unis au moment de votre naissance '
».
n'y aura aucune corruption, par consé-
là Après cela, on ne peut plus douter, que, sui-
quent, aucun mal du corps. D'ailleurs, nous vant Platon, le Dieu créateur des autres dieux
avons parlé de l'ordre des éléments et des ne leur ait prorais ce qui est impossible. Celui
autres objections que l'on a imaginées à ce qui dit : Vous ne pouvez à la vérité être im-
sujet, et nous avons fait voir, au treizième mortels, mais vous le serez, parce que je le
livre, combien les mouvements d'un corps veux, —
que dit-il autre chose, sinon Je ferai :

incorruptible seront souples et aisés, à n'en que vous serez ce que vous ne pouvez être ?
juger que par ce que nous voyons mainte- Celui-là donc ressuscitera la chair et la rendra
nant , lorsciue notre corps se porte bien immortelle, incorruptible et spirituelle, qui,
quoique sa santé actuelle la plus parfaite ne selon Platon, a promis de faire ce qui est im-
soit pas comparable à l'immortalité qu'il pos- possible. Pourquoi donc s'imaginer encore
sédera un jour. Que ceux qui n'ont pas lu ce que ce que Dieu a promis de faire, ce que le
que j'ai dit ci-dessus, ou qui ne veulent pas monde entier croit sur sa parole, est impos-
s'en souvenir, prennent la peine de le relire. sible, surtout lorsqu'il a aussi promis que le
monde le croirait? Nous ne disons pas qu'un
CHAPITRE XXVI. autre dieu le doive faire que celui qui, selon
Platon, fait des choses impossibles. 11 ne faut
OPINION DE PORPHYRE SUR LE SOUVERAIN BIEN.
donc pas que les âmes fuient toutes sortes de
Mais, disent-ils. Porphyre assure qu'une corps pour être heureuses, mais il faut qu'elles
âme, pour être heureuse, doit fuir toute sorte en reçoivent un incorruptible. Et en quel
de corps '. C'est donc en vain que nous pré- corps incorruptible est-il plus raisonnable
tendons que le corps sera incorruptible, si que dans le corps cor-
qu'elles se réjouissent,

l'âme ne peut être heureuse qu'à condition ruptible où elles ont gémi? Ainsi elles n'au-
de fuir le corps. J'ai déjà suffisamment ré- ront pas ce désir que Virgile leur attribue,
pondu à cette objection, au livre indiqué, d'après Platoli, de vouloir de nouveau re-
j'ajouterai ceci seulement si les philosophes
: tourner dans les corps % puisqu'elles auront
ont raison, que Platon, leur maître, corrige éternellement ces corps, et elles les auront si
donc ses livres et dise que les dieux fui-
,
bien qu'elles ne s'en sépareront pas, même
ront leurs corps pour être bienheureux, c'est- pendant le plus petit espace de temps.
à-dire qu'ils mourront, lui qui dit qu'ils sont
°
Voyez plus haut, livre xill, ch. 16, la iraduction plus complète
enfermés dans des corps célestes, et que néan- de ce passage de Platon, et les notes,
moins le dieu qui les a créés leur a promis - Virf;ile, Enêvle, livre VI, v. 751.

qu'ils y demeureraient toujours, afin qu'ils


pussent être assurés de leur félicité, quoique
cela ne dût pas être naturellement. Il renverse
en cela du même coup cet autre raisonnement

'
Cette opinion de Porphyre est amplement discutée plus baut,
livre X, ch. 30 et suivants, livre xin, ch. 16 et suivants.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 543

CHAPITRE XXVII. à cause de la beauté de son style et de quel-


ques vérités répandues dans ses écrits, disent
DES OPIMONS CONTRAIRES DE PLATON ET DE
qu'il professe à peu près le même sentiment
PORPHYRE, LESQUELLES LES EUSSENT CONDUITS
que nous sur la résurrection. Mais Cicéron,
A LA \ÉR1TÉ SI CHACUN DEUX AVAIT VOULU
,
qui en touche un mot dans sa République,
CÉDER QUELQUE CHOSE A L'AUTRE.
laisse voir que le célèbre philosophe a plutôt
Platon et Porphyre ont aperçu chacun cer- voulu se jouer que dire ce qu'il croyait véri-
taines vérités qui peut-èUe eu auraient fait table. Platon, en effet, introduit dans un de
des chrétiens, s'ils avaient pu se les commu- ses dialogues un homme ressuscité qui fait
niquer l'un à l'autre. Platon avance que les des récils conformes aux sentiments des Pla-
âmes ne peuvent être éternellement sans toniciens'. Labéon^ rapporte aussi que deux
corps, de sorte que celles même des sages hommes morts le même jour se rencontrè-
retourneront à la vie corporelle après un , rent dans un carrefour, et qu'ensuite, ayant
long espace de temps '. Porphyre déclare que reçu l'ordre de retourner dans leur corps, ils
lorsque l'âme parfaitement purifiée sera re- se jurèrent une parfaite amitié, qui dura jus-
tournée au Père, elle ne reviendra jamais aux qu'à ce qu'ils moururent de nouveau. Mais ces
misères de cette vie. Si Platon avait persuadé sortes de résurrections sont comme celles des
à Porphyre cette vérité, que sa raison avait personnes que nous savons avoir été de nos
conçue, que les âmes mêmes des hommes jours rendues à la vie, mais non pas pour ne
justes et sages retourneront en des corps hu- plus mourir. Varron rapporte quelque chose
mains ; et si Porphyre eût fait part à Platon de de plus merveilleux dans son traité De l'ori- :

cette autre vérité, qu'il avait établie, que les gine du peuple romain. Voici ses propres pa-
âmes des saints ne reviendront jamais aux roles : «Quelques astrologues ont écrit que
misères d'un corps corruptible, je pense qu'ils « les hommes sont destinés à une renaissance
auraient bien vu qu'il s'ensuit de là que les « qu'ilsappellent palingénésie, et ils en fixent
âmes doivent retourner dans des corps, mais « l'époque à quatre cent quarante ans après la
dans des corps immortels et incorruptibles. « mort. A ce moment, l'âme reprendra le
Que Porphyre dise donc avec Platon elles : « même corps qu'elle avait auparavant ». Ce
retourneront dans des corps que Platon dise ;
que Varron et ces astrologues, je ne sais les-
avec Porphyre: elles ne retourneront pas à quels, car il ne les nomme point, disent ici,

leur première misère. Ils reconnaîtront alors n'est pas absolument vrai, puisque, lorsque
tous deux qu'elles retourneront en des corps les âmes seront revenues à leurs corps, elles
où elles ne souffriront plus rien. Ce n'est ne les quitteront mais au moins cela
plus ;

autre chose que ce que Dieu a promis, savoir renverse-t-il beaucoup d'arguments que nos
âmes dans des corps
l'éternelle félicité des adversaires tirent d'une prétendue impossibi-
immortels. Et maintenant, une fois accordé lité.En effet, les païens qui ont été de ce sen-
que les âmes des saints retoui'neront en des timent n'ont donc pas estimé que des corps
corps immortels, je pense qu'ils n'auraient évaporés dans l'air, ou écoulés en eau, ou
pas beaucoup de peine à leur permettre de réduits en cendre et en poussière, ou passés
retourner en ceux où ils ont souffert les maux dans la substance soit des bêtes, soit des hom-
de la terre, et où ils ont religieusement servi mes, ne puissent être rétablis en leur premier
Dieu pour être délivrés de tout mal, état. Sidonc Platon et Porphyre, ou plutôt
ceux qui les aiment et qui sont actuellement
CHAPITRE XXVIII. en vie, tiennent que les âmes purifiées retour-
neront dans des corps, comme le dit Platon,
COMMENT PLATON, LABÉON ET MÊME VARRON AU-
et que néanmoins elles ne reviendront |)oint
RAIENT PU VOIR LA VÉRITÉ DE LA RÉSURRECTION
à leurs misères, comme le veut Por|ihyre,
DE LA CHAIR, S'iLS AVAIENT RÉUNI LEURS OPI-
c'est-à-dire s'ils tiennent ce qu'enseigne notre
NIONS EN UNE SEULE.
religion, qu'elles rentreront dans des corps
Quelques-uns des nôtres, qui aiment Platon où elles demeureront éternellement sans souf-

* Encore une fois, Platon n'enseigne pas cela, et il enseigne même * Voyez à la fin de la République de Platon, livre s, le mythe
tout le contraire dans le Phèdre, le Gorijias, le Phédon, le Timde d'Er l'Arménien,
et la République. ^
Sur Labéon, voyez plus haut, livre u, cli. 11.
Ui LA CITÉ DE DIEU.

frir aucun mal, il ne leur reste plus qu'à dire déjà les saints anges, qui sont aussi appelés
avec Varron qu'elles retourneront aux mêmes nos anges, parce que, depuis que nous avons
corps qu'elles animaient primitivement, et été délivrés de la puissance des ténèbres et
toute la question de la résurrection sera réso- transportés au royaume de Jésus- Christ, après
lue. avoir reçu le Saint-Esprit pour gage de notre
CHAPITRE XXIX. réconciliation, nous commençons à apparte-
nir à ces anges avec qui nous posséderons en
DE LA NATURE DE LA VISION PAR LAQUELLE LES
commun celte sainte et chère Cité de Dieu,
SAINTS CONNAÎTROTNT DIEU DANS LA VIE FU-
sur laquelle nous avons déjà écrit tant de
TURE.
livres. Les anges de Dieu sont donc nos anges,
Voyons maintenant, autant qu'il plaira à comme le Christ de Dieu est notre Christ. Ils

Dieu de nous éclairer, ce que les saints feront sont les anges de Dieu, parce qu'ils ne l'ont
dans leurs corps immortels et spirituels, alors point abandonné et ils sont nos anges, parce
;

que leur chair ne vivra plus charnellement, que nous commençons à être leurs conci-
mais spirituellement. Pour avouer avec fran- toyens. C'est ce qui a fait dire à Notre-Sei-
chise ce qui en ne sais quelle sera cette
est, je gneur « Prenez bien garde de ne mépriser
:

action, ou plutôt ce calme et ce repos dont ils « aucun de ces petits car je vous assure que
;

jouiront. Les sens du corps ne m'en ont ja- « leurs anges voient sans cesse la face de mon
mais donné aucune idée, et quant à l'intelli- « Père dans le ciel ' ». Nous la verrons, nous
gence, qu'est-ce que toute la nôtre, en com- aussi, comme ils la voient, mais nous ne la
paraison d'un grand objet ? C'est au séjour
si voyons pas encore de cette façon, d'où vient
céleste que règne « cette paix de Dieu, qui », cette parole de l'Apôtre, que j'ai rapportée :

comme dit l'Apôtre, « surpasse tout entende- « Nous ne voyous maintenant que dans un

a ment' » quel entendement, sinon le nôtre,


: « miroireten énigme; mais alors nous verrons
ou peut-être même celui desanges? mais elle « face à face ». Cette vision nous est réservée
ne surpasse pas celui de Dieu. Si donc les pour récompense de notre foi, et saint Jean
saints doivent vivre dans la paix de Dieu, as- parle ainsi « Lorsqu'il paraîtra, nous serons
:

surément la paix où ils doivent vivre sur- « semblables à lui, parce que nous le verrons
passe tout entendement. Qu'elle surpasse le « tel qu'il esl^ ». Il est clair que dans ces pas-

nôtre, il n'en faut point douter ; mais si elle sages, par la face de Dieu, on doit entendre
surpasse même celui des anges, comme il sa manifestation, et non celte partie de notre
semble que l'Apôtre le donne à penser, qui corps que nous appelons ainsi '.
dit tout n'exceptant rien, il faut appliquer ses C'est pourquoi quand on me demande ce
paroles à la paix dont jouit Dieu^ et dire que que feront les saints dans leur corps spirituel,
ni anges même ne la peuvent
nous, ni les je ne dis pas ce que je vois, mais ce que je
connaître comme Dieu la connaît. Ainsi elle crois, suivant cette parole du psaume : « J'ai

surpasse tout autre entendement que le sien. a cru, et c'est ce qui m'a fait parler ' ». Je dis
Mais de même que nous participerons un donc que c'est dans ce corps qu'ils verront
jour, selon notre faible capacité, à cette paix, Dieu mais de savoir s'ils le verront par ce
;

soit en nous-mêmes, soit en notre prochain, corps, comme maintenant nous voyons le
soit en Dieu, en tant qu'il est notre souverain soleil, la lune, les étoiles et les autres objets
bien, ainsi les anges la connaissent aujour- sensibles, ce n'est pas une petite question. Il
d'hui autant qu'ils en sont capables, et les est dur de dire que les saints ne pourront
hommes aussi, mais beaucoup moins qu'eux, alors ouvrir et fermer les yeux quand il leur
tout avancés qu'ils soient dans les voies spi- plaira, mais il est encore plus dur de dire que
rituelles. Quel homme en effet peut surpasser quiconque fermera les yeux ne verra pas Dieu.
celui qui a dit; «Nous connaissons en partie, Si Elisée, quoique absent de corps, vit son
« et en partie nous devinons, jusqu'au jour serviteur Giezi qui prenait, se croyant ina-
«où le parfait s'accomplira-» et ailleurs: ; perçu, des présents de Naaman le Syrien que
« Nous ne voyons maintenant que comme le Prophète avait guéri de la lèpre '% à com-
« dans un miroir et en énigne mais alors nous ; Mat t. xvill, 10.
« —
' I Jean, m, 2.

« verrons face à face ' » C'est ainsi que voient


.
• Comparez une belle lettre de saint Augustin sur la vision de
Dieu (Epùl. CXLVII) et les Rétractations, lib. ii, cap. 41.
' Philip. lï, 7. — 'I Cor. HII, 9, 10. — • Ibid. 12. '
Ps. cxv, 10. - ' IV Rois, V, 8-27.
LIVRE XXII. BONHEUR DES SAINTS. 345

bien plus forte raison les saints verront-ils dire que les saintsne verront pas Dieu en
toutes choses dans ce corps spirituel, non- l'autre vie les yeux fermés, puisqu'ils le ver-
seulement ayant les yeux fermés, mais même ront toujours avec l'esprit.

étant corporellement absents Ce sera alors 1 La question de savoir s'ils le verront


est
le temps de cette perfection dont parle l'Apô- aussi avec les yeux du corps, quand ils les
tre, quand il dit: « Nousconnaissonsen partie auront ouverts. Si leurs yeux, tout spirituels
« et en partie nous devinons; mais quand le qu'ils seront dans leur corps spirituel, n'ont
«parfait sera arrivé, le partiel sera aboli ». pas plus de vertu que n'en ont les nôtres
Pour montrer ensuite par une sorte de com- maintenant, il est certain qu'ils ne leur ser-
paraison combien cette vie, quelque progrès viront point à voir Dieu. Ils auront donc une
qu'on y fasse dans la vertu, est différente de vertu infiniment plus grande, si, par leur
l'autre : « Quand j'étais enfant, dit-il, je jugeais moyen, on voit cette nature immatérielle qui
«en enfant, je raisonnais en enfant; mais n'est point contenue dans un lieu limité ,

« lorsque je suis devenu homme, je me suis mais qui est tout entière partout. Quoique
« défait de tout ce qui tenait de l'enfant. Nous nous disions en effet que Dieu est au ciel et
« ne voyons maintenant que comme dans un sur la terre, selon ce qu'il dit lui-même par
« miroir et en énigme, mais alors nous verrons le Prophète « Je remplis le ciel et le terre »
:
'
;

c( face à face. Je ne connais maintenant qu'en il ne s'ensuit pas qu'il ait une partie de lui-

o partie,mais je connaîtrai alors comme je suis même dans le ciel et une autre sur la terre ;
« connu' ». Si donc en cette vie, où la connais- mais il est tout entier dans le ciel et tout
sance des plus grands prophètes ne mérite entier sur la terre, non en divers temps, mais
pas plus d'être comparée à celle que nous au- à la fois, ce qui est impossible à toute nature
rons dans la vie future, qu'un enfant n'est corporelle. Les yeux des saints auront donc
comparable à un homme fait, Elisée tout ab- alors une infiniment plus grande vertu,
sent qu'il était, vit son serviteur qui prenait par où je n'entends pas dire qu'ils auront
des présents, dirons-nous que, lorsque le par- lavue plus perçante que celle qu'on attribue
fait sera arrivé et que le corps corruptible aux aigles ou aux serpents; car ces animaux,
n'appesantira plus l'âme, les saints auront quelque clairvoyants qu'ils soient, ne sau-
besoin pour voir des yeux dont le prophète raient voir que des corps, au lieu que les
Elisée n'eut pas besoin? Voici comment ce yeux des saints verront même des choses in-
Prophète parle à Giezi, selon la version des corporelles. Telle était peut-être cette vertu
Septante: «Mon esprit n'allait-il pas avec toi, et qui fut donnée au saint homme Job, (]uand il

« ne sais-je pas que Naaman est sorti de son disait à Dieu


Auparavantje vous entendais,
: «

« char au-devant de toi et que tu as accepté de « mais à cette heure mon œil vous voit; c'est

« l'argent? » Ou comme le prêtre Jérôme tra- « pourquoi je me suis méprisé moi-même je ;

duit sur l'hébreu Mon esprit n'était-il pas


: « «me suis comme fondu devant vous, et j'ai
a présent, quand Naaman est descendu de son « cru que je n'étais que cendre et que pous-

a char i)our aller au-devant de toi-?» Le Pro- «sière* ». Au reste, ceci se peut très-bien
phète dit qu'il vit cela avec son esprit, aidé entendre des yeux de dont saint Paul l'esprit
sans doute surnalurellement d'en haut à ; dit « Afin qu'il éclaire les yeux de votre
:

combien plus forte raison, les saints recevront- « cœur ' ». Or, que Dieu se voie de ces yeux-

ils cette grâce du ciel, lorsque Dieu sera tout là, c'est ce dont ne doute aucun chrétien qui

en tous ^ I Toutefois les yeux du corps auront accepte avec foi celte parole de notre Dieu et
aussi leur fonction et seront à leur place, et maître « Bienheureux ceux qui ont le cœur
:

l'esprit s'en servira par le ministère du corps «pur, parce qu'ils verront Dieu » mais il M
spirituel. Bien que le prophète Elisée n'ait reste toujours à savoir si on le verra aussi des
pas eu besoin de ses yeux pour voir son ser- yeux du corps, et c'est ce que nous examinons
viteur absent, ce n'est pas à dire qu'il ne s'en maintenant.
servit point pour voir les objets présents, qu'il Nous lisons dans l'Evangile : « Et toute
pouvait néanmoins voir aussi avec son esprit, « chair verra le salut de Dieu » or, il n'y ''
;

bien qu'il fermât ses yeux, comme il en vit a aucun inconvénient à entendre ce passage
qui étaient loin de lui. Gardons-nous donc de ' Jérém. xxiti, 21. — ' Job, XLii, 5, 6, sec. lux. ' Ephés. 1,
' I Cor. xm, 11, 12. — ' IV Rois, v, 26. — ' I Cor, XV, 28. I«. — ' Matt. V, 8. — ' Luc, m, 6.

S. AuG. — Tome XllI. 35


546 LA CITÉ DE DIEU.

comme s'il y avait : Et tout homme verra le Si cette opinion des philosophes que les
Christ de Dieu qui a été vu dans un corps, et objets des sens et de l'esprit sont tellement
qui sera vu sous la même forme, quand il partagés que l'on ne saurait voir les choses
jugera les vivants et les morts. — En ellet, intelligibles par le corps, ni les corporelles
que le Ciirist soit le sahit de Dieu, cela ?e par l'esprit, si celte opinion était vraie, assu-
justifiepar plusieurs témoignages de l'Ecri- rément nous ne pourrions voir Dieu par les
mais singulièrement par ces paroles du
ture, yeux d'un corps même spirituel. Mais la
,

vénérable vieillard Siméon, qui, ayant jiris saine raison et l'autorité des Prophètes se
Jésus enfant entre ses bras, s'écria : « C'est jouent de ce raisonnement. Qui, en etîet,
«maintenant, Seigneur, que vous pouvez serait assez peu sensé pour dire que Dieu ne
en paix votre serviteur, selon
« laisser aller connaît pas les choses corporelles? et cepen-
«votre parole, puisque mes yeux ont vu dant il n'a point de corps pour les voir. Il y
«votre salut'». Quanta ce passage de Job, a plus ce que nous avons rapporté d'Elisée
:

tel qu'il setrouve dans les exemplaires hé- ne montre-t-il pas clairement (ju'on peut voir
breux Je verrai Dieu dans ma chair' » , il
: or
les choses corporelles par l'esprit, sans avoir
faut croire sans doute que Job prophétisait besoin du corps? Quand Giezi prit les présents
ainsi la résurrection de la chair mais il n'a
; de Naaman, le fait se passa corporellement;
pas dit pourtant : Je verrai Dieu par ma chair. etcependant le Prophète ne le vit pas avec les
Et quand on pourrait l'entendre
il l'auraitdit, yeux du corps, mais par l'esprit. De plus,
de Jésus-Christ, qui est Dieu aussi, et qu'on puisqu'il est constant que les corps se voient
verra dans la chair et par le moyen de la par l'esprit, fiourquoi ne se peut-il pas faire
chair. Mais maintenant, en l'entendant de que la vertu d'un corps spirituel soit telle
Dieu même, on peut fort bien l'expliquer (|u'on voie même un esprit par ce corps? car
ainsi « Je verrai Dieu dans ma chair »
:
Dieu est esprit. D'ailleurs, si chacun connaît
,

c'esl-à dire, je serai dans ma chair, lorsque par un sentiment intérieur, et non par les
je verrai Dieu. De même ce que dit l'Apôtre: yeux du corps, la vie qui l'anime, il n'en est
Nous verrons face à face ' », ne nous oblige pas de même pour la vie de nos semblables :

point à croire que nous verrons Dieu par nous la voyons par le corps, quoique ce soit
celte partie du corps où sont les yeux cor- une chose invisible. Comment discernons-
porels, lui que nous verrons sans interruption nous les corps vivants de ceux qui ne le sont
par les yeux de l'esprit. En effet, si l'homme pas, sinon parce que nous voyons en môme
intérieur n'avait aussi une face, l'Apôtre ne temps et les corps et la vie que nous ne sau-
dirait pas « Mais nous, contemplant à face
:
rions voir que par le corps? mais la vie sans
« dévoilée la gloiredu Seigneur, nous sommes
le corps se dérobe aux yeux corporels.
transformés en la même image, allant de C'est pourquoi il est possible et fort croyable
« clarté en clarté, comme par l'esprit du que dans l'autre vie nous verrons de telle
« Seigneur * ». Nous n'entendons pas autre- façon les corps du ciel nouveau et de la terre
ment ces paroles du psaume a Approchez- : nouvelle que nous y découvrirons Dieu présent
« vous de lui, et vous serez éclairés, et vos partout, non comme aujourd'hui, où ce qu'on
B faces ne rougiront point" ». C'est par la foi peut voir de lui se voit, en quelque sorte, par
qu'on approche de Dieu, et il est certain que les choses créées, comme dans un miroir et
la foi appartient au cœur et non au corps. en énigme', et d'une façon partielle', et plus
Mais comme nous ignorons jusqu'à quel par la foi qu'autrement, mais comme nous
degré de perfection doit être élevé le corps voyons maintenant la vie des hommes qui se
spirituel des bienheureux, car nous parlons présentent à nos yeux. Nous ne croyons pas
d'une chose dont nous n'avons point d'expé- qu'ils vivent; nous le voyons. Alors donc, ou
rience et sur laquelle l'Ecriture ne se déclare bien les yeux du corps seront tellement per-
pas formellement, il faut de toute nécessité fectionnés qu'on verra Dieu avec leur aide,
qu'il nous arrive ce qu'on lit dans la Sagesse: comme on le voit par l'esprit, supposition
« Les pensées des hommes sont chancelantes, difficile ou même impossible àjusUfler par
« et leur prévoyance est incertaine' ». aucun témoignage de l'Ecriture, ou bien, ce
qui est plus aisé à comprendre, Dieu nous
' Luc,Il,29, 30. —
' Jûb, XIX, 2G. - ' 1 Cor. .\l i, 12. - Ml Cor.
Jii, 18.— • Ps. XXXIII, G. —
' Sag. IX, 41. '
Rom. I, 20. —M Cor. xill, 12.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 547

sera si connu et si sensible que nous le ver- ritable paix où l'on ne souffrira rien de con-
rons par l'esprit au dedans de nous, dans les traire, ni de soi-même, ni des autres. Celui-
autres, dans lui-même, dans le ciel nouveau là même qui est l'auteur de la vertu en sera
et dans la terre nouvelle, en un mot, dans la récompense, parce qu'il n'y a rien de meil-
tout être alors subsistant. Nous le verrons leur (|ue lui et (|u'il a promis de se donner à
même par le corps dans tout corps, de quel- tous. Que signilie ce qu'il a dit par le pro-

que côté que nous jetions les yeux. Et nos phète : « Je serai leur Dieu, et ils seront mon
pensées aussi deviendront visibles; car alors « peuple '
», sinon rem- : Je serai l'objet qui
s'accomplira ce que dit l'Apôtre : «Ne jugez plira tous leurs souhaits je serai tout ce que ;

« point avant le temps, jusqu'à ce que le Sei- les hommes peuvent honnêtement désirer,

« gneur vienne, et qu'il porte la lumière dans vie, santé, nourriture, richesses, gloire, hon-

« les plus épaisses ténèbres, et qu'il découvre neur, paix, en un mut tous lus biens, afin
« les pensées des cœurs et chacun alors rece- ;
que, comme dit l'Apôlre « Dieu soit tout en :

« vra de Dieu la louange qui lui est due ». ' « tous ^ fin de nos désirs,
». Celui-là sera la

qu'on verra sans fin, qu'on aimera sans dé-


CHAPITRE XXX. goût, qu'on louera sans lassitude: occupation
qui sera commune à tous, ainsi que la vie
DE l'Éternelle félicité de la cité de dieu
éternelle.
ET du sabbat éternel.
Au reste, il n'est pas possible de savoir quel

Qu'elle sera heureuse cette vie oîi tout mal sera le degré de gloire proportionné aux mé-
aura disparu, où aucun bien ne sera caché, rites de chacun. Il n'y a point de doute pour-
où l'on n'aura qu'à chanter les louanges de tant qu'il n'y ait en cela beaucoup de diffé-

Dieu, qui sera tout en tous car que faire 1 rence. Et c'est encore des grands biens de un
autre chose en un séjour où ne se peuvent cette Cité, que l'on n'y portera point envie à

rencontrer ni la paresse, ni l'indigence ? Le ceux que l'on verra au-dessus de soi, comme
Psalmiste ne veut pas dire autre chose, quand maintenant les anges ne sont point envieux
il s'écrie « Heureux ceux qui habitent votre
: de la gloire des archanges. L'on souhaitera
« maison. Seigneur ils vous loueront éler- ! aussi peu de posséder ce qu'on n'a pas reçu,
« nellemeut - ». Toutes les parties de notre quoiqu'on soit parfaitement uni à celui qui a
corps, maintenant destinées à certains usages reçu, que le doigt souhaite d'être l'œil, bien
nécessaires à la vie, n'auront jioint d'autre que l'œil et le doigt entrent dans la structure
emploi que de concourir aux louanges de du même corps. Chacun donc y possédera tel-
Dieu. Toute cette harmonie du corps humain lement son don, l'un plus grand, l'autre plus
dont j'ai parlé et qui nous est maintenant petit, qu'il aura en outre le don de n'en point

cachée, se découvrant alors à nos yeux avec désirer de plus grand que le sien.
une infinité d'autres choses admirables, nous Et il ne faut pas s'imaginer que les bien-
transportera d'une sainte ardeur pour louer heureux n'auront point de libre arbitre, sous
hautement le grand Ouvrier. Je n'oserais dé- prétexte qu'ils ne pourront plus prendre plai-
terminer quels seront les mouvements de ces sirau péché ; ils seront même d'autant plus
corps spiiiluels mais, à coup sur, mouve-
; du plaisir de pé-
libres qu'ils seront délivrés
ment, attitude, expression, tout sera dans la cher pour prendre invariablement plaisir à
convenance, en un lieu où rien que de con- ne pécher point. Le premier libre arbitre qui
venable ne se peut rencontrer. Un autre poini fut donné à l'homme, quand Dieu le créa droit,
assuré, c'est que le corps sera incontinent où consistait à pouvoir ne pas céder au péché et
l'esprit voudra, et que l'esiirit ne voudra rien aussi à pouvoir pécher. Mais ce libre arbitre
qui soit contraire à la dignité du corps, ni à supérieur, qu'il doit recevoir à la lin, sera
la sienne. Là régnera la véritable gloire, loin d'autant plus puissant qu'il ne pourra plus
de l'erreuret de la flatterie. Là le véritable pécher, privilège qu'il ne tiendra pas de lui-
honneur, qui ne sera pas plus refusé à qui le même, mais de la bonté de Dieu. Autre chose
mérite que déféré à qui ne le mérite pas, nul est d'être Dieu, autre chose est de participer
indigne n'y pouvant prétendre dans un séjour de Dieu. Dieu, par nature, ne peut pécher ;

où le mérite seul donne accès. Là enfin la vé- mais celui qui partici|)e de Dieu reçoit seule-
I Cor. IV, 5. — 'F'à. Lxxxiii, 5. Lé\il. XXVI, 12. — ' I Cor. xv, :8,
548 LA CITÉ DE DIEU.

ment de lui la grâce de ne plus pouvoir pé- Psalmiste, chanteraient-ils éternellement les
cher. Or, cet ordre devait être gardé dans le miséricordes de Dieu nous savons que '
? or,

bienfait de Dieu, de donner premièrement à cette Cité n'aura pas de plus grande joie que
l'homme un libre arbitre par lequel il pût ne de chanter ce cantique à la gloire du Sauveur
point pécher, et ensuite de lui en donner un qui nous a rachetés par son sang Là celte .

par lequel ne puisse plus pécher le pre-


il : parole sera accomplie : « Tenez- vous en repos,
mier pour acquérir le mérite, le second pour « et reconnaissez que je suis Dieu
». Là sera ^

recevoir la récompense. Or, l'homme ayant vraiment grand sabbat qui n'aura point
le

péché lorsqu'il l'a pu c'est par une grâce ,


de soir, celui qui est figuré dans la Genèse,
plus abondante qu'il est délivré, afin d'arriver quand il est dit « Dieu se reposa de toutes
:

à cette liberté où il ne pourra plus pécher. a ses œuvres le septième jour, et il le bénit et

De même que la première immortalité qu'A- parce qu'il s'y reposa de tous les
« le sanctifia,

dam perdit en péchant consistait à pouvoir a ouvrages qu'il avait entrepris'». En effet,
ne pas mourir, et que la dernière consis- nous serons nous-mêmes le septième jour,
tera à ne pouvoir plus mourir, ainsi la pre- quand nous serons remplis et comblés de la

mière liberté de la volonté consistait à pou- bénédiction et de la sanctification de Dieu.


voir ne pas pécher, la dernière consistera à Là nous nous reposerons, et nous reconnaî-
ne pouvoir plus pécher. De la sorte, l'homme trons que c'est lui qui est Dieu, qualité sou-
ne pourra pas plus perdre sa vertu que sa fé- veraine que nous avons voulu usurper, quand
licité. El il n'en sera pourtant pas moins nous avons abandonné Dieu pour écouter
libre : car dira-t-on que Dieu n'a point de cette parole du séducteur « Vous serez :

libre arbitre, sous prétexte qu'il ne saurait « comme des dieux* » ; d'autant plus aveugles
pécher ? Tous les membres de cette divine que nous aurions eu celte qualité en quelque
Cité auront donc une volonté parfaitement sorte, par anticipation et par grâce, si nous
libre, exemple de tout mal, comblée de tout lui étions demeurés fidèles au lieu de le

bien, jouissant des délices d'une joie immor- quitter \ Qu'avons-nous fait en le quittant,
telle, sans plus se souvenir de ses fautes ni de que mourir misérablement? Mais alors, réta-
ses misères, et sans oublier néanmoins sa dé- blis par sa bonté et rempUs d'une grâce plus

livrance, pour n'être pas ingrate envers son abondante, nous nous reposerons éternelle-
libérateur. ment et nous verrons que c'est lui qui est
L'âme se souviendra donc de ses maux Dieu ; car nous serons pleins de lui et il sera

passés, mais intellectuellement et sans les tout en tous. Nos bonnes œuvres mêmes,
ressentir, comme un habile médecin qui con- quand nous les croyons plus à lui qu'à nous,

naît plusieurs maladies par son art, sans les nous sont imputées pour obtenir ce sabbat ;

avoir jamais éprouvées. De même qu'on peut au lieu que, si nous venons à nous les attri-
connaître les maux de deux manières, par buer, elles deviennent des œuvres serviles,
science ou par expérience, car un homme de puisqu'il est dit du sabbat « Vous n'y ferez :

bien connaît les vices autrement qu'un li- « aucune œuvre servile ° » ; d'où cette parole

bertin, on peut aussi les oublier de deux ma- qui est dans le prophète Ezéchiel : « Je leur

nières. Celui qui les a appris par science ne « ai donné mes sabbats comme un signe d'al-
« liance entre eux et moi, afin qu'ils appris-
les oublie pas de la même manière que celui
qui les a soufferts ; car celui-là les oublie en « sent que je suis le Seigneur qui les sanc-

abdiquant sa connaissance, et celui-ci en dé- «line'». Nous saurons cela parfaitement,


pouillant sa misère. C'est de celte dernière quand nous serons parfaitement en repos et
façon que les saints ne se souviendront plus que nous verrons parfaitement que c'est lui
de leurs maux passés. Ils seront exempts de qui est Dieu.
tous maux, sans qu'il leur en reste le moindre Ce sabbat paraîtra encore plus clairement,
sentiment ; et toutefois, par le moyen de la si l'on compte les âges, selon l'Ecriture,

science qu'ils posséderont au plus haut degré, comme autant de jours, puisqu'il se trouve
ils ne connaîtront pas seulement leur misère justement le septième. Le premier âge, comme
passée , mais aussi la misère éternelle des le premier jour, se compte depuis Adam jus-

damnés. En effet, s'ils ne se souvenaient jias - '


Ps. XLV, U. - Gen. it, 2, 3. — ' Ibid.

Ps. Lxxxviii, 2.
d'avoir été misérables , comment , selon le III, 5. — •
Ps. LXXXIX, 9. - ' Deut. V, 14. — ' Ezéch. x.\, I:'.
LIVRE XXII. — BONHEUR DES SAINTS. 349

qu'au déluge ; l^e second, depuis le déluge jus- long de traiter de ces sept âges. Qu'il suf-
ici
qu'à Abraham et, bien que celui-ci ne com-
; fise de savoir que septième sera notre sab-
le
prenne pas une aut^si longue durée que le bat, qui n'aura point de soir, mais qui finira
premier, il comprend autant de générations, par le jour dominical, huitième jour et jour
depuis Abraham jusqu'à Jésus-Christ. L'évan- éternel consacré par la résurrection de
,

géliste Matthieu compte trois âges qui com- Jésus-Christ et figurant le repos éternel, non-
prennent chacun quatre générations : un seulement de l'esprit, mais du corps. C'est là
d'Abraham à David, l'autre de David à la cap- que nous nous reposerons et que nous ver-
tivité de Babjione, le troisième de cette cap- rons, que nous verrons et que nousaimerons^
tivité à la naissance temporelle de Jésus-Christ. que nous aimerons et que nous louerons.
Voilà donc déjà cinq âges. Le sixième s'écoule Voilà ce qui sera à la fin sans fin. Et quelle
maintenant et ne doit être mesuré par aucun autre fin nous proposons-nous que d'arriver
nombre certain de générations, à cause de au royaume qui n'a point de fin ?
cette parole du
Sauveur « Ce n'est pas à
: Il me semble, en terminant ce grand ou-

« vous de connaître les temps dont mon Père vrage, qu'avec l'aide de Dieu je me suis ac-
« s'est réservé la disposition' «.Après celui-ci. quitté de ma dette. Que ceux qui trouvent
Dieu se reposera comme au septième jour, que j'en ai dit trop ou trop peu, me le pardon-
lorsqu'il nous fera reposer en lui, nous qui nent ; et que ceux qui pensent que j'en ai dit
serons ce septième jour. Mais il serait trop assez en rendent grâces, non à moi, mais à
'Acl. I, 7. Dieu avec moi. Ainsi soil-il !

Tiadvclmn /'tir M. SAISSET.


CONTROVERSE AVEC LES DONATISTES

DE L'UNITÉ DU BAPTÊME

Ftéfutation clés erreurs d.e ]F*©tilimxiis

ADRESSÉE A CONSTANI'IN.

I. Mon cher Constaiiliii, en face de nos ad- IL II se plaint d'abord « de ce qu'on livre
versaires, quand il s'agit de réfuter leurs er- « à la publicité une chose jusque-là restée
reurs, nous sommes très-souvent réduit à la «secrète». Qu'ils se taisent donc ceux qui
nouveau des matières
nécessité de traiter de condamnent cette publicité. Mais, disent-ils,
que déjà nous avons développées dans une ce sont les dissidents qui les obligent à parler.
multitude d'écrits. Toutefois cette nécessité Nous aussi nous avons besoin de répondre
ne laisse pas que d'avoir de grands avantages, non-seulement à ceux qui croient l'erreur,
pour ces esprits lents et paresseux, qui voient mais aussi à ceux qui la professent dans leurs
toujours de nouvelles pensées dans des phrases œuvres. En effet, ce qui nuit en secret mérite
nouvelles; du reste, ce n'est jamais qu'au d'être réfuté publiquement, puisqu'on en fait
prix de nombreuses discussions, que la saine publiquement la jusiilication quand on con-
doctrine, d'abord privilège exclusif des ama- en secret ce qui ne peut, sans nuire, se
seille

teurs, descend jusqu'à la portée du fidèle le réaliser par les faits. Baptise-t-on jamais en
plus insouciant. Quant à cet ouvrage sur présence des profanes ? Cependant, les païens
l'unité du baptême qui a été composé par eux-mêmes savent que les chrétiens ont reçu
ceux qui rebaptisent de nouveau, vous n'avez le baptême ; celte vérité leur est enseignée

pas oublié qu'il vous fut remis par je ne sais publiquement, et cependant si l'un d'eux con-
quel ministre donatiste, et que vous m'avez sent à croire les dogmes de la foi, ce n'est
supplié, quand nous étions à la campagne, qu'en secret qu'il recevra le baptême.
d'en faire la réfutation. La voici ; en la lisant 111. Voyons donc, au sujet de la réitération

vous connaîtrez que l'œuvre de notre adver- du baptême, ce qu'enseignent ces hérétiques
saire n'est qu'un tissu de grandes paroles à qui rougissent de dire publiquement ce qu'ils
effet et d'accusations aussi ridicules que
, devraient avoir honte de croire même secrè-
calomnieuses. Avec la grâce de Dieu, ma tement. « On demande, dit-il, oîi se trouve le

réponse était facile, vous allez vous eu con- « baptême véritable ». Il ajoute « Il n'y a de :

vaincre. « baptême véritable que le mien, et quand je


552 DE L'UNITÉ DU BAPTÊME.

« l'aidonné, malheur aux sacrilèges qui ose- pour entrer dans le sein de l'Eglise catholique,
réponds Il n'est pas
o raient le réitérer ». Je : nous nous attachons à détruire en lui tout
sacrilège celui qui n'ose réitérer le baptême principe de schisme et d'hérésie mais quant ;

uniiiuo, non pas le vôtre, mais le baptême de aux sacrements légitimes qu'il a conservés
;

Jésus-Christ. En efl'ut, c'est Jésus Christ qui quant aux croyances véritables que nous
produit dans le baptême la seule consécration trouvons en lui, nous nous gardons bien d'y
de l'homme ; au contraire, qui en-
c'est vous, porter une main profanatrice et sacrilège, ou
seignez la réitération du baptême unique. Je de réitérer les sacrements que nous savons
réprouve en vous ce qui vient de vous, et je lui avoir été conférés. En nous appliquante
proclame ce qui vient de Jésus-Christ. C'est corriger les défauts humains nous nous abs-
justice quand nous blâmons le mal qui est tenons de condamner les remèdes divins.
dans l'homme, de proclamer en lui le bien Chercher à guérir des plaies qui n'existeraient
qui lui vient de Dieu c'est justice de ne
: pas, ne serait-ce point s'exposer à imprimer
pas profaner, même dans un hommesacrilége, des blessures sur un corps parfaitement sain?
le sacrement véritable que j'y trouve; loin de Je suppose enfin que sur tel ou tel point qui
moi la pensée, pour convertir un homme sa- touche à la foi chrétienne et catholique, par
crilège, de me rendre moi-même coupable de exemple sur le dogme de la Trinité, je trouve
sacrilège ! cet hérétique dans l'erreur tandis qu'il a reçu
Au sujet du baptême, excellent en lui-
IV. le baptême selon toutes les règles évangéliques
même, les Donalistes ont pris occasion de de- et ecclésiastiques, je m'attacherai à réformer
venir mauvais, comme les Juifs sont devenus son intelligence, mais je ne violerai pas le
mauvais sous une loi bonne. De même donc sacrement divin. Je parle des Juifs, des schis-
que les Juifs seront jugés d'après leur propre matiques , des hérétiques, et en général de
loi qui est devenue un mal pour eux, parce tous ceux qui, à quelque titre que ce soit, sont
que, dans leur malice, ils ne l'ont point obser- victimes de l'erreur, lors même que, du reste,
vée de même les Donatistes seront jugés
; ils appartiendraient à Jésus-Christ.
d'après leur baptême que, dans leur malice, V. S'agit-il des Gentils, de
ces adorateurs
ils ont regardé et conservé comme bon. Quand des idoles qui sont pour nous à une distance
un juif vient à nous pour se convertir au chris- infinie ? L'Apôtre nous enseigne par son
tianisme, nous détruisons en lui, non pas les exemple que si nous devons corriger ce qu'il y
biens qu'il tient de Dieu, mais le mal dont a en eux de dépravé, ce n'est qu'à la condition
il est lui-même l'auteur. Nous corrigeons en d'applaudir à ce qu'il peut encore y avoir de
lui l'erreur qui jusque-là l'empêchait de croire bien en eux. Saint Paul s'adressant aux ido-
que le Christ est venu, qu'il est né, qu'il a souf- lâtres, voire même aux panégyristes du culte
fert, et qu'il est ressuscité ; dès que son infi- des idoles, formulait sur eux sa pensée en ces
délité a disparu, nous posons en lui les fonde- termes Us connaissaient Dieu, mais ils ne
: «

ments de la foi à toutes ces vérités. De même «l'ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont
nous lui montrons qu'il a tort de s'attacher « pas rendu grâces loin de là, ils se sont éva-
;

aux ombres et aux ligures des sacrements an- « nouis dans leurs pensées d'orgueil, leur cœur
ciens nous lui prouvons que le temps
; « s'est obscurci, et est devenu insensé. En se
prédit par les Prophètes, où ces ombres de- a disant sages ils sont devenus fous, et ils ont
vaient disparaître, est arrivé. Mais s'agit-il de « travesti la gloire du Dieu incorruptible en
sa croyance au seul Dieu véritable qui a créé B le représentant à l'image corruptible de
le ciel et la terre, de sa haine pour les idoles « l'homme, des oiseaux, des quadrupèdes et

et les sacrilèges des nations, de sa foi au juge- « des serpents ». Telles furent en particulier
ment futur, de son espérance à la vie éter- les idoles des Egyptiens, chez qui l'idolâtrie
nelle et à la résurrection de la chair nous ; revêtit les formes les plus variées et les plus
l'applaudissons sur tous ces points, nous en honteuses. Toutefois, malgré leur dégradation,
proclamons avec lui l'infaillible vérité nous ; l'Apôtre ne leur refuse pas la connaissance de
l'affermissons enfla dans la croyance qu'il Dieu ; bien plutôt il la leur concède en ces
possédait déjà, dans les traditions légitimes termes « Ils connaissaient Dieu, mais ils ne
:

qu'il conservait avec soin. De même quand un «l'ont pas glorifié comme Dieu ». Supposé
schi-matique ou un hérétique vient à nous qu'il eût entrepris de détruire en eux cette
.

HÉFllTATION DES ERREURS DE PÉTILIANUS. 553

connaissance, sous prétexte qu'elle ne devait de départ pour enseigner ses principes à ceux
êtrequ'un mensonge, puisque ces liommes qui ne les connaissaient pas. Fidèle imitateur
étaient sacrilégement ini|iies, ne pourrait-on de cette conduite apostolique, l'évêque Cy-
pas l'accuser d'élre Tennenii de la vérité ? Ce prien, traitant de l'unité du vrai Dieu pour
qu'il leur reproche, c'est d'avoir défiguré la confondre adorateurs des idoles, emprunte
les
vérité pourysubstiluerleurpropre mensonge: une multitude de passages à ceux de leurs
la gloire de Dieu, en
« Ils ont, dit-il, travesti écrivains qui jouissaient parmi eux de la plus
« lui donnant la ressemblance de l'image grande autorité' ; c'est-à-dire qu'il invoque
«corruptible de l'homme ». En d'autres la vérité qu'ils retiennent dans l'iniquité.
termes, ils ont donné à Dieu une forme toute Mais ce que j'admire encore davantage, c'est
ditîérente de la sienne, et n'ont pas donné de l'Apôtre qui, après avoir visité tous les temples
lui aux hommes la connaissance qu'ils en païens de la ville d'Athènes raconte que ,

avaient. En effet, c'est d'eux encore que l'A- parmi les autels érigés en l'honneur des dé-
pôtre a dit e Ils ont changé en mensonge la
: mons, il en a rencontré un avec cette inscrip-

« vérité de Dieu, ils ont honoré et servi la tion : « Au Dieu inconnu ». Ne croyez pas qu'il
« créature de préféience au Créateur, qui est va attaquer et réfuter cette inscription ; loin
« béni dans tous les siècles ». Tout ce qu'une de là il en prend occasion de poser les pré-
;

créature possède de vérité, lui vient de Dieu ;


misses d'un discours admirable d'adresse :

mais cette vérité n'est pas Dieu lui-même: « Le Dieu que vous adorez sans le connaître,

la preuve en est qu'on peut la changer en « je viens vous l'annoncer * o

mensonge et adorer comme dieux le soleil, la VIL Nous aussi nous suivons cette règle,

lune, les corps célestes et les corps terrestres. apostolique qui nous a été transmise par nos
Ce que l'Apôtre leur reproche, c'est d'avoir pères dans la foi. Si donc nous trouvons
changé la vérité en mensonge c'est là le , quelque bien, même dans les hommes per-
crime qu'il déteste et qu'il voudrait elTacer ;
vers, nous corrigerons leur perversité, mais
quant à ce qu'il peut encore y avoir de vrai nous respecterons le peu de bien qui leur
dans leur doctrine, malgré les faussetés sans reste de cette manière, loin de détruire le
;

nombre au sein desquelles celte vérité est bien, sous prétexte de mieux déraciner le mal,
comme ensevelie, il l'approuve, le confirme nous nous servons du bien que nous trouvons
et l'atteste. En effet, il avait dit au début de dans l'homme pour corriger le mal dont il est
cette même épître : « La colère de Dieu se ré- la victime. Du temps des Apôtres, on entendait
« vêle du haut du
ciel sur l'impiété et l'in- dire à des chrétiens « Moi je suis de Paul; :

« justice avec laquelle les hommes enchaî- «moi je moi je suis de Cé-
suis d'Apollo;
« nent la vérité dans l'iniquité ». l^ouvait-il ' « phas ». Ces noms n'ét;iient pas des noms
affirmer plus clairement qu'il reconnaît la d'impies, mais de saints personnages, et
vérité partout où elle se trouve, quoiqu'il gé- cependant ils servaient de prétextes à des
misse de la voir retenue dans l'iniquité ? schismes criminels, dont le crime devait être
VI. Prenons ensuite le livre des Actes des exclusivement attribué aux fidèles eux-mêmes.
Apôtres. Paul, parlant du Dieu unique et vé- D'un autre côté, ils savaient parfaitement que
ritable, venait d'enseigner aux Athéniens que Jésus-Christ a été crucifié pour eux, qu'ils
c'est enque nous vivons, que nous nous
lui avaient été baptisés en son nom ; cette con-
mouvons et que nous sommes. 11 ajoute aus- naissance n'était pas le fruit de leur erreur,
sitôt « C'est là, à vous en croire, ce que vos
: mais de la libéralité divine. Ils tenaient donc
a poètes mêmes vous ont appris^ ». Nous vi- cette vérité de Dieu enchaînée dans l'iniquité
vons, nous agissons, nous sommes en Dieu, de leurs schismes. C'est de cette vérité que
telle est la vérité que ces impies adorateurs saint Paul s'empare adroitement , non pas
des idoles retiennent dans l'iniquité, car tout pour en détruisant ces vices, mais
la détruire
en connaissant Dieu ne l'ont pas adoré ils pour confirmer de nouveau et s'en faire à
la
comme Dieu. Toutefois Paul ne détruit pas leurs yeux un moyen de conversion. « Est-ce
cette vérité, quoiqu'il la surprenne sur les « donc Paul qui a été crucifié pour vous? »

lèvres des impies et des idolâtres; au con- leur dit-il. « Ou bien est-ce au nom de Paul
traire, il la confirme et l'établit comme point
* Livre de la vanité des idoles.
' Rom. 1, 18-:;5. — = Act. XVII, M. '
Act. wii, 2:1.
S54 DE L'UNITÉ DU BAPTÊME.

que vous avez été baiitisés' ? » On voit que qu'il est le sacrement de Dieu
et cependant, ;
J'Apôlre s'appuie sur la vérité que ces fidèles en dehors même de l'Eglise, Dieu était
adoré
tenaient de Dieu, pour leur inspirer la honte dans son unité par des hommes qui
ne la
de l'erreur à laquelle ils s'abandonnaient. connaissaient pas. De même, en dehors de
C'est ainsique l'on dit au Juif Conservez la :
l'Eglise, le baptême est conféré dans son unité
foi que vous aviez à la résurreclion des
morts, par des hommes qui ne la connaissent pas.
mais croyez ce que vous ne croyiez pas, c'est- Me dira-t-on que le Dieu unique et véritable
à-dire que Jésus-Christ est ressuscité d'entre
u'a pu, en dehors de l'Eglise, être adoré
par
les morts; en effet, cette vérité de Dieu, qui
des hommes qui ne le connaissaient
a pour objet la résurrection des morts, vous
pas? A
celui qui me tiendrait ce langage, je deman-
la retenez dans l'iniquité, en refusant de
derais ce qu'il pourrait répondre à ces paroles
croire que Jésus-Christ soit ressuscité. On dit de l'Apôtre : « Celui que vous adorez sans
le
également à l'idolâtre Conservez la croyance :
«connaître, c'est lui que je vous annonce ».
que vous aviez à la création de l'univers par Ceux qui adoraient le Dieu véritable sans
le seul Dieu véritable, mais gardez-vous de le connaître, ne trouvaient dans ce culte
voir des dieux dans des bois ou des pierres,
aucun avantage pour leur propre salut ils
ou dans les parcelles de ce monde que vous couraient même à une perte presque certaine,
;

adorez. En effet, cette vérité de Dieu, en vertu puisque le culte qu'ils rendaient en même
de laquelle vous croyez que le monde a été temps aux faux dieux était une injure sacri-
créé par Dieu, vous la retenez dans votre ini- lège adressée au Dieu véritable. De même, il
quité, en vous rendant l'adorateur des faux se peut qu'en dehors de l'Eglise les
hérétiques
dieux. De même en s'adressant à un hérétique gardent, sans le savoir, la foi à l'unité du
qui a conservé dans leur intégrité les sacre- baptême véritable, mais leur salut n'en retire
ments ,
tels que l'Eglisecatholique les en- pour cela aucun avantage; bien plus, ils
seigne, on lui dit : Conservez, comme vous le acquièrent un nouveau droit à la damnation,
conserviez, le baptême chrétien donné au nom en retenant la vérité captive dans une iniquité
du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit; mais sacrilège, au sujet d'un sacrement divin;
reconnaissez l'autorité de celte Eglise qui, cette vérité, qu'ils étoutrent ainsi sous le
selon la proiihétie, se répand dans tout l'uni- poids d'une erreur volontaire, loin de les
vers, et contre laquelle vous lanciez vos ma-
justifier, ne servira qu'à les juger plus sévè-
lédictions sacrilèges. En cflet, cette vérité de rement. Toutefois, comme l'Apôtre, quand il
Dieu, qui a i)0ur objet l'unité du bai>tême,
corrigeait ces sacrilèges, n'hésitait pas à avouer
vous la retenez dans l'iniquité de votre divi- que, même en dehors de l'Eglise, des hommes
sion. Corrigez l'iniquité de votre innovation adoraient, sans le connaître, Dieu véritable; le
hérétique, de crainte qu'elle ne vous jierde de même, quand nous attaquons dans les
;

et si ^ous conservez la vérité du sacrement


hérétiques ces erreurs qui sont pour eux la
chrétien, gardez-vous d'y trouver un sujet cause d'une sacrilège séparation, nous devons
d'orgueil, car cette vérité même devient contre avouer que, même en dehors de l'Eglise, des
vous un juge redoutable. Loin de moi d'ab- hommes, sans le savoir, confèrent le baptême
horrer votre iniquité jusqu'au point de nier
véritable.
la vérité de Jésus-Christ que je trouve
en IX. a Mais», disent-ils, a quand Paul vint à
vous jiour votre condanmation Loin de moi !
8 Ephèse ,
il ordonna de baptiser en Jésus-
de vous corriger jusqu'au point de détruire le
« Christ des hommes qui disaient avoir reçu
principe même qui doit me servir pour opérer
«le baptême de Jean ' ». Voudrait-on con-
votre conversion ! Puis-je et dois-je détruire clure de ce passage que l'on doit baptiser les
ce que je trouve de vrai dans l'âme des héré- schismatiques et les hérétiques? Alors il faut
tiques, quand je vois l'Ajiôlre res|)ecter ce être logique, et soutenir que Jean n'était
qu'il trouvait de vrai jusque dans la pierre qu'un hérétique et un schismatique. Si l'on
idolâtrique des païens?
recule devant une telle conclusion, il faut
Vlll. Dieu est plus l'unité, que le baptême ne simplement convenir que ces hommes ont
peut l'être; car le baptême n'est pas Dieu, et il reçu ce qu'ils n'avaient pas encore, sans qu'il
n'est quelque chose de si grand que paice fût nécessaire d'invalider aucunement ce
.' I Cor. I, 12, 13.
' Act. XIX , 1-5.
, ,

RÉFUTATION DES ERREURS DE PÉTILIANUS. 555

qu'ils avaient reçu. Ainsi,quelques auteurs « nom que nous avons prophétisé, chassé les
prétendent que c'était un mensonge de leur a démons, et opéré de nombreux prodiges?
part de soutenir qu'ils avaient reçu le bap- « Alors je leur dirai Je ne vous connais pas;
:

tême de Jean ; sans aller jusque-là, il est plus « retirez-vous de moi artisans d'iniquité '.
,

naturel de répondre que baptême de Jean le « C'est donc en vain qu'ils allèguent le nom de
n'était pas le baptême de Jésus-Cbrist, mais « Jésus-Christ, ceux qui n'accomplissent que
une sorte d'engagement à combaltre pour « des œuvres menteuses ce que font ces sacri- ;

Jésus-Christ ; comme
sacrements de l'an- les « léges est nul de plein droit. Bon gré mal gré,
cienne loi, sans être des sacrements vérita- « les apostats, parleurs sacrements sacrilèges,
bles, avaient pourtant une efficacité prépara- 8 ne font que se rendre plus coupables envers
toire et figurative. Ils concluent « Si, après : « Jésus-Cbrist. S'ils osent dire C'est en voire :

« le baptême de Jean , qui était l'ami de « nom que nous avons prophétisé, il leur sera
M l'Epoux, le baptême a été rendu, à plus forte « répondu Retirez-vous de moi
: ouvriers ,

« raison doit-on rebaptiser après les béréti- « d'iniquité, je ne vous connais pas. Et ce sera
« ques? » Pourquoi, dès lors, transporté d'une «justice; car quand il s'agit des indignes,
juste indignation, ne dirais-je pas à mon tour : « toute distinction serait purement arbitraire,
Si on baptême de saint
a rebaptisé après le « entre baptiser, cbasser les démons, ou ac-
Jean, qui ne but jamais de vin,combien plus « complir tout autre prodige ». Or, vous voyez
doit-on rebaptiser après le baptême donné vous-même que malgré cette prolixité de lan-
par un homme Eh bien! qu'ils
pris de vin? gage, ne résout nullement la difficulté qui
il

suivent cette règle, peuvent; qu'ils s'ils le lui était proposée; et pour mieux s'illusionner,
baptisent après leurs ivrognes, si les Apôtres il se permet de nous admonester, tant il est

ont baptisé après Jean, le modèle de la so- assuré que nous devons nous élever contre
briété. Pour s'y refuser, ils ne peuvent allé- lui. Non -seulement ces témoignages qu'il

guer qu'une seule raison, c'est que le baptême allègue ne plaident nullement en sa faveur,
conféré par ces ivrognes n'est pas leur propre mais ils tournent directement en faveur de la
baptême, mais le baptême de Jésus-Christ. cause que nous soutenons.
Qu'ils avouent donc aussi que si le baptême a XI. 11 s'agissait du baptême de saint Jean.
été conféré à ces hommes dont nous parlons, Quelques-uns de ceux qui l'avaient reçu
c'est, ou bien parce qu'ils n'avaient reçu au- furent baptisés par les Apôtres de là il faut ;

cun baptême, ou bien que le baptême qu'ils conclure, non pas que le baptême de Jean fut
avaient reçu n'était pas le baptême de Jésus- réitéré à ceux qui l'avaient déjà reçu, mais
Christ. seulement que le baptême de Jésus-Christ dut
X. Telle est la contradiction à laquelle noire être conféré à ceux (lui n'étaient pas encore
adversaire se condamne librement, et dont il baptisés en son nom. En cela, dès lors, l'A-
ne se justifie d'aucune manière. Voici ses pôlre ne condamne aucun des deux baptêmes,
paroles : « On peut m'objecter que ceux qui il se contente d'établir la différence (|ui les
« furent de nouveau ba[itisés par Paul, avaient sépare. Celte distinction a été parfaitement
« reçu le baptême de Jean, mais non pas le comprise par notre adversaire. En effet, voici
«baptême de Jésus-Cbrist; d'où je conclus l'objection ([u'il se pose à lui-même : « Le bap-
«qu'on ne doit pasréitcrer le baptême, quand « tême reçu et conféré par ceux qu'ils appellent
« il est démontré que le premier baptême a « traditeurs, n'est point le baptême de Jean,
« été conféré au nom de Jésus-Christ ». Telle a maislebaplêmedeJésus-Christ; d'où ils con-
est l'objection qu'il se pose à lui-niême; écou- « cluent que ce baptême ne doit pas êlre réitéré
tons maintenant sa réponse : « A cet interlo- « lors même que c'est par ces traditeurs qu'il
« culeur », dit-il, « le Sauveur répond en ces « a été conféré ». A cette objection il suppose
a termes : Celui qui ne recueille pas avec que Jésus-Cbrist lui-même a répondu par ces
« moi , disperse •. Et encore
Ce n'est pas : paroles : « Celui qui ne recueille pas avec moi
« celui qui me dit Seigneur, Seigneur, qui : « » comme si le Sauveur avait dé-
disperse ;

M entrera dans le royaume des cieux. Car claré que l'on doit nier, détruire et invalider
« dans ce jour, beaucoup médiront: Seigneur, tout ce que l'on trouve de vrai, et même de
« Stigneur, est-ce que ce n'est pas en votre divin, dans ceux qui ne recueillent pas avec
' Mait. xu,30. '
-Malt, vu, 21-23
o56 DE LTNITE DU BAPTEME,

lui. A ceux qui lui diront : « Seigneur, Sei- affirmation, si insensé fût-il? Y aurait-il de

o gneiir, n'est-ce pas en votre nom que nous nos jours un seul païen même pour avancer
a avons prophétisé, chassé les démons et opéré une telle proposition ? C'est en toute vérité
B de nombreuses merveilles », il ré|)ondra : que Jésus-Christ a dit- «Celui qui ne recueille
a Je ne vous connais point retirez-vous de ; c(pas avec moi, dissipe»; cependant, quand ses
« moi, ouvriers d'iniquité ». Ces paroles signi- disciples vinrent lui raconter qu'ils avaient
fient-elles A cause de votre iniquité je re-
: rencontré un homme chassant les démons
nierai ma propre vérité, retenue captive dans en son nom, et qu'ils l'en avaient empêché,
votre iniquité? Il est certain que dans son jiarce qu'il ne marchait pas avec eux à la suite

royaume il ne recevra pas tous ceux en qui il du Siuiveur, Jésus leur répondit « Ne l'em- :

trouvera quelque vérité, il n'accueillera que a péchez pas car on ne peut opérer des mi-
;

ceux qui à la vérité joindront une charité suf- « racles en mon nom, et parler mal de moi'».

fisante et convenable; là où la charité manque, Ce thaumaturge était coupable de ne pas re-


on ne trouve plus que l'iniquité. Mais cette cueillir avec le Seigneur et de ne pas former
iniquité reste tellement distincte de la vérité, avec ses disciples un seul et même troupeau
qu'elle seracondamnée d'autant plus sévère- sous sa direction bienfaisante. Et dans cette
ment qu'elle retiendra captive une plus grande iniquité il retenait enchaînée une vérité qui

somme de vérité. De là ces mots de l'Apôtre : ne venait pas de en vertu de laquelle il


lui, et

« Quand je posséderais tous les sacrements et chassait les démons au nom de Jésus-Christ et
toute la science, avec le don de prophétie et s'abstenait de parler mal de lui. C'est cette

a une foi capable de transporter les montagnes, iniquité que le Seigneur condamne en ces
a si je n'ai pas la charité, je ne suis rien ' ». termes « Celui qui ne recueille pas avec moi,
:

Il dit qu'il n'est rien s'il n'a pas la charité, a disperse ». Cependant il ne nie pas, il ne dé-

mais ne dit pas que sans la charité il n'a


il sapprouve pas la vérité qui est en cet homme,
ni les sacrements, ni la science, ni la prophé- puisqu'il ajoute a Ne l'empêchez pas, car
:

tie, ni la foi. En effet, tous ces dons conservent a personne ne peut faire des prodiges en mon

en eux-mêmes leur propre grandeur, quoique « nom et parler mal de moi » Cette conduite .

celui qui les possède sans la charité ue soit du Sauveur, tel est le modèle que nous avons
rien en lui-même, par la raison qu'il retient à suivre. Nous ne pouvons, dès lors, nier la
la vérité de ces dons captive dans son iniquité. vérité du baptême, ni tout ce que nous sur-
Nous aussi nous disons à ces hérétiques Nous : prenons de vrai dans les hérétiques à plus ;

ne détruisons pas la vérité du baptême, alors forte raison n'oserions-nous ni le désapprou-

même que vous enchaînez cette vérité dans ver ni le détruire. Quant à l'iniquité qui les
votre iniquité quand nous essayons de vous
;
porte, non pas à recueillir avec Jésus-Christ,
convertir, nous battons en brèche votre ini- mais à disperser, c'est avec raison que nous
quité, mais nous attestons et conservons la la détestons ; nous les condamnons même au
vérité. D'oîi je conclus que notre adversaire moyen de la vérité qu'ils conservent invio-
ne tire aucun avantage de ces nombreux pas- lable, ou du moins nous nous en servons pour
sages évangéliques. travailler à leur conversion.

XII. contraire, voyez comme ils affir-


Au Xlil. Qu'il considère donc quelle erreur a
que nous soutenons. Voici ses pu lui inspirer les paroles suivantes a Bon
ment la thèse :

propres paroles « Il est certain que ceux qui,


:
« gré, malgré, les traditeurs par leurs sacre-

« dans leur état de sacrilège, ont osé accom- e ments sacrilèges ne font que se rendre
a plir l'oeuvre de Jésus-Christ, l'eussent-ils aplus coupables envers Jésus-Christ». Donner
« faiteen son nom, ont fait une action fausse à ces hommes le nom de traditeurs sans

a et l'ontperdue ». C'est vrai, tous ceux qui prouver qu'ils le soient c'est déjà une ,

en état de sacrilège ont osé agir au nom de grande témérité, que pourtant, à la rigueur,
Jésus-Christ, ont perdu leur action en tant on pourrait encore tolérer de sa part ; mais
qu'elle leur est propre. Doit-on conclure de comment supporter qu'il flétrisse du nom de
là que de Jésus-Christ est un sacrilège,
le nom sacrilèges les sacrements de Jésus-Christ, lors

même quand des sacrilèges l'invoquent pour même qu'en réalité, comme il le prétend ca-
faire telle action ? Qui oserait soutenir cette lomnieusement, ils seraient conférés par des
'
I Cor. XIII, 2.
' Marc. IX, 37, 38.
,

RÉFUTATION DES ERREURS DE PÉTILIANUS. Sb7

traditeurs, pourvu qu'ils soient administrés au pudence jusqu'à soutenir que cette sentence
nom du du Fils, et du Saint-Esprit,
Père, et du Sauveur « Rehrez-vous de moi, ouvriers
:

selon le rite évangélique ? Il dira peut-être « d'iniquité », ne sera point formulée contre

que les sacrements conférés par des sacrilèges, cette multitude d'hommes mauvais et pervers
ne sont pas les sacrements de Jésus-Christ. qui, dans leurs propres rangs, se souillent
Pourquoi dès lors ne pas ajouter que ce n'est ostensiblement de toutes sortes de crimes,
pas non plus le nom de Jésus-Christ (jui est comme les avares, les voleurs, les usuriers
invoqué par les sacrilèges ? Mais il recule sans entrailles, et les vagabonds assassins; ce-
devant cette conclusion. Ecoutons plutôt : pendant ilsvoient, ils savent d'une manière
11 que dans tout ce que les sacri-
est certain certaine, que beaucoup de ces misérables con-
« lèges osent faire, fût-ce même au nom de fèrent le baptême, ou le reçoivent, et tout en
« Jésus-Christ, ils perdent leur temps et n'ac- détestant leurs crimes, ils se gardent bien de
« complissent qu'une œuvre mensongère ». violer en eux Sacrement divin. Bien loin
le
a Fût-ce même au nom de Jésus-Christ », dit- donc que notre adversaire, en citant ces pas-
il, est-ce qu'il n'afflrme pas qu'il s'agit ici sages évangéliques, ait produit un seul argu-
réellement du nom même de Jésus-Christ ? ment contre nous, il a plutôt remis entre nos
De môme
donc que tout ce que font les sacri- mains des armes pour le vaincre.
lèges au nom de Jésus-Christ est radicalement XV. Il ajoute avec un accent de satisfaction
nul de même que le baptême de Jésus-
;
et de triomphe « La question est ainsi promp-
:

Christ, reçu ou conféré par les hérétiques, est « tement résolue ». Il est vrai qu'il l'a résolue,

pour eux absolument invalide; toutefois, de mais en notre faveur. N'a-t-il pas dit lui-même
même que pour les premiers il s'agit réel- que quand il s'agit des indignes, il n'y a au-
lement du nom de Jésus-Christ pour les ;
cune distinction à établir entre baptiser
autres il s'agit également du baptême même de chasser les démons, et opérer d'autres sem-
Jésus-Christ. Ces deux points doivent être blables merveilles ? A ceux donc qui diront :

affirmés et maintenus, au lieu d'être niés et « C'est en votre nom que nous avons accompli

détruits, autrement les dons les plus signalés « tous ces prodiges, le Sauveur répondra: Je ne

du Seigneur ne seraient pour nous qu'une oc- « vous connais pas retirez-vous de moi, ou-
;

casion de l'olfenser plus indignement, au mo- « vriers d'iniquité » De ces paroles n'est-il pas
.

ment même où nous travaillons à réformer juste de conclure que ceux mêmes qui sont
la conduite de tous ces sacrilèges, qui usent séparés de l'Eglise administrent aussi réelle-
si mal des bienfaits du ciel. ment le baptême de Jésus-Christ, que d'autres
XIV. 11 soutient que ces paroles du Seigneur: chassent réellement les démons au nom
« Retirez-vous de moi, vous tous qui acconi- de ce même Jésus-Christ ? Toutefois on doit
« plissez l'iniquité », seront adressées à ces sa- ajouter, que ni les uns ni les autres ne trou-
crilèges qui, en dehors de l'Eglise, baptisent vent, dans leurs œuvres, aucun mérite qui
ou chassent les démons, ou opèrent des pro- leur obtienne la vie éternelle ou qui les ar-
diges au nom de Jésus-Chrisf. Nous soute- rache aux supplices d'une éternelle damna-
nons, nous, et nous en avons pour garant la tion. Si donc l'entrée dans l'Eglise nous était
la Vérité même, que cette sentence sera for- demandée de la part de l'un de ceux qui au-
mulée contre tous ceux qui, dans les filets raient été délivrés du démon par un exorciste,
mêmes de l'unité, devenus de mauvais pois- semblable à celui que les disciples rencon-
sons, nagent ainsi jusqu'au rivage, mêlés avec trèrent et qui chassait les démons sans être
les bons. Quand nous voyons les bons pois- du troupeau de Jésus-Christ, nous reconnaî-
sons recueillis dans les vases, et les mauvais trions assurément en lui la puissance qui a
rejetés au dehors, n'est-ce pas la réalisation de opéré ce prodige, mais nous lui donnerions
celte parole: « Retirez-vous de moi, vous tous aussi ce qui lui manquerait. De même si un
a qui accomplissez les œuvres d'iniquité ? » homme veut entrer dans l'Eglise apiès avoir
Toutefois nous ne détruisons pas en eux les été baptisé par des hérétiquesou des schisma-
sacrements de Jésus-Christ, puisque nous pro- tiques, nous nous gardons bien de mécon-
clamons que ces hommes qui baptisent et ceux naître le sacrement de vérité dont il a été
qui sont baptisés sont dans les lilets de l'unité. ondoyé, mais nous y ajoutons les liens d'u-
Je suppose aussi qu'ils ne pousseront pas l'im- nité qui lui manquent, et sans laquelle il ne
,

558 DE L'UNITÉ DU BAPTÊME.

tirerait aucun fruit ni de son état ni de ses Elle sert aux premiers, elle condamne les se-
œuvres. Telle est notre conduite ; elle nous conds, et cependant pour les uns et pour les
est toute tracée par nos pères dans la foi, par autres elle est la vérité et à ce titre elle mérile
l'Eglise catholique répandue sur toute la terre, d'être reconnue et applaudie. L'apôtre saint

et nous la défendons contre tout ce (jui pour- Jacques, voulant réfuter ceux qui inélendaient
rait l'altérer ou l'obscurcir. Nous pourrions que la foi œuvres de la charité,
seule, sans les
donc clore ici la discussion, puisqu'il l'a lui- suffit emprunte sa comparaison aux
au salut,
même résolue en quel(|ues mots, par les ci- démons eux-mêmes, pour |irouver à ses ad-
tationsqu'il afaites des passages évangéliques. versaires qu'il ne suffit pas de croire au Dieu
Ces passages sont d'un telle évidence que s'il véritable si à la foi on n'ajoute point les
,

voulait déposer son esprit de chicane, il con- bonnes œuvres. « Vous croyez, » dit-il, «en un
damnerait à l'instant son erreur, et reconnaî- « Dieu unique vous laites bien; les démons
;

trait la A'érité du Baptême. « y croient aussi et ils frémissent » Ainsi, '


.

XVI. Quel besoin dès lors i)ouvons-nous d'après cet Apôtre, croire au Dieu véritable,
avoir d'étudier une à une les nombreuses et et passer sa vie dans des œuvres mauvaises,

Irop longues arguties au moyen desquelles il c'estressembler aux démons; cependant il se


veut nous prouver qu'il est en possession du garde bien d'ajouter que l'on doit, en haine
véritable baptême? Est-ce que nous en avons des démons, nier ce qu'il y a de vrai dans leur
douté un seul instant? Dès lors que l'on s'at- croyance à l'égard de Dieu. Quand donc nous
tache d'une manière ferme et inébranlable entendons notre antagoniste citer cts paroles
aux rigoureuses prescriptions de la vérité, il de l'Apôtre : « Un Dieu, une foi, un bap-
ne reste plus qu'à blâmer et à corriger dans «tème-», nous est prouvé de nouveau
il

chaque homme ce qui est faux et vicieux, et qu'en dehors de l'Eglise il est des hommes qui
à reconnaître ce qu'il y a de vrai et de légitime. adorent Dieu sans le connaître; nous savons
Avec ce juincipe on voit aussitôt ce que nous d'ailleurs, qu'en dehors de l'Eglise, la foi en

réprouvons dans l'hérésie des Donatistes, et un seul Dieu est professée non-seulement par
ce que nous y reconnaissons d'inviolable et de certains hommes, mais même parles démons.

sacré. Puisque, dans l'iniquité de leursépara- Ces deux points, d'ailleurs, nous sont attestés,
tion, ils conservent encore la vérité du bap- plutôt que niés par les Apôtres. Si donc nous

tême, nous réprouvons leur iniquité, mais trouvons l'unité du baptême dans ceux qui
nous proclamons la vérité du baptême. sont en dehors de l'Eglise, pourquoi ne pas
XVII. Soutenir que l'on doit détruire le bap- confirmer cette unité,, au lieu de la nier;
tême de Jésus-Christ parce que c'est ce bap- pourquoi, sous prétexte de corriger ce qu'il y
tême même que confèrent les hérétiques a en eux de dépravé, dépraverions-nous le peu
c'est se mettre dans la nécessité logique de de bien qui leur reste? Servons-nous, au con-
conclure que l'on doit également nier Jésus- traire, de ce qu'ils ont de vrai jjour corriger

Christ, puisque les démons eux-mêmes pro- ce qu'ils ont de mauvais.


clament sa divinité. Pierre reçut les plus Que signifient donc ces paroles « Le
XVlll. :

grands éloges pour avoir répondu a Vous : « vrai baptême est là où se trouve la vraie
« êtes le Christ, Fils du Dieu vivant
' » les ; «foi?» Il peut assurément se faire que des
démons chassés du corps d'un possédé affir- hommes aient le vrai baptême, sans avoir la
mèrent également « Nous savons que vous
: vraie foi comme il peut se faire aussi que
;

« êtes le Fils de Dieu ^ ». Celte confession de tout en possédant l'Evangile véritable on le


Pierre lui mérita une récompense, tandis que comprenne mal et qu'on n'ait de Dieu qu'une
celle des démons leur fut nuisible cependant ; foi erronée. Parce que la foi est fausse, conclu-

toutes deux étaient parfaitement vraies en rons-nous que l'on doit aussi détester ou cor-
elles-mêmes et comme telles méritaient d'être riger l'Evangile malgré sa véracité? Je suis
applaudies. Or, les catholiques confèrent la persuadé que ces Corinthiens, qui glissaient si
vérité du baptême comme Pierre lit sa con- facilement sur la pente du schisme, n'avaient
fession, tandis que cette même vérité du bap- plus la vraie foi, quand ils disaient « Je suis :

tême est jjour les hérétiques pervers, ce que « de Paul B En effet, c'était là une fausseté. Ce-
.

celte même confession a été pour les démons. pendant ils avaient le vrai baptême car c'est ;

> Malt. XVI, 16-17. Marc, 1, 24, 23. '


Jacq. ir, 19. — = Epliés. IV, 3.
RÉFUTATION DES ElîRELlRS DE PÉTILIANUS. 559

sur cette vérité que l'Apôtre s'appuie pour ré- de dépravé, ou d'erroné; et si toute guérison
former leur erreur et leur dire sans ciétour : est imi)Ossible, ne reculons pas devant la ré-
«Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? probation formelle et une condamnation ab-
« avez-vous donc été baptisés au nom de solue.
« Paul'? » Il en était aussi parmi eux, (}ui ne XIX. Quand donc nous recevonsceshommes,
croyaient pas à la résurrection des morts, et ce n'est pas leur ini(iuilé ((ue nous recevons,
en cela ils avaient perdu la vraie foi. Ce- cette iniquité qui a établi entre eux et l'Eglise
pendant ils étaient dans le vrai, en croyant à de Jésus-Christ, une sé|)aration sacrilège; (|ui
la résurrection de Jésus-Christ en qui ils a mis sur leurs lèvres et inspiré à leur cœur
avaient été baptisés ; l'Apôtre se ?ert de la vérilé les calomnies les plus atroces, les malédic-
qu'ils croyaient, pour corriger ce qu'il y avait tions les plus criminelles, contre cette Eglise
d'ailleurs de défectueux dans leur foi « Si », : à la(|uelle Dieu rend de si glorieux témoi-
dit-il, « les morts ne ressuscitent pas, Jésus- gnages, par la loi, par
Prophètes, par l'E-
les

ci Christ, non plus, n'est pas ressuscité^». vangile, par les psaumes et par les Apôtres.
Ils croyaient donc que Jésus-Christ était res- Nous ne recevons pas davantage l'erreur en
suscité, et en cela ils avaient raison; mais c'est vertu de laquelle ils refusent de reconnaître,
précisémeutcelte croyance qui, dans les mains osent détruire et n'hésitent pas à réitérer le
de l'Apôtre, devait servir de remède pour cor- baptême de Jésus-Christ gardé dans toute son
riger l'erreur pernicieuse qui les empêchait intégrité même parmi les hérétiques. Bien
de croire à la résurrection des morts. De plus, quand non-seulement des mais laïques,
même donc que dans les saintes Ecritures ils des clercs, non-seulement des clercs, mais des
ne peuvent citer aucun passage qui nous prêtres et des évêques baptisés dans ces
,

prouve que des hérétiques revenant à l'Eglise Eglises que les Apôtres ont fondées au prix de
ont de nouveau reçu le baptême de même ;
leur sueur et de leur sang, ont la coupable
nous ne voyons pas comment on pourrait faiblesse de se laisser séduire et d'embrasser
nous y démontn;r que ces héréUques ont été leur hérésie, aussitôt ils en l'ont des catéchu-
reçus le baptême qui
par elle avec leur mènes. De crimes comme ceux là jamais ,

avait été conféré au sein de l'hérésie. En ce nous ne pourrons les applaudir; et avant que
point, leur condition est donc la même que la les coupables puissent rentrer parmi nous, ils
nôtre, puisque dans l'histoire des temps apos- doivent être convertis.
toliques nous ne rencontrons aucun exemple XX. Nous devons ajouter que nous exigeons
qui les autorise, comme ils le font, à réitérer une pénitence plus humble et plus rigou-
le baptême aux hérétiques, ou à ceux qu'ils reuse de ceux qui ont (|uilté l'Eglise catho-
regardent comme tels rien non plus qui nous ; lique, que de ceux qui ne lui ont jamais ap-
condamne, quand nous soutenons que nous partenu. Remarquons encore que jamais on
ne sommes point tenus de recevoir le baptême ne les admet à la cléricature, soit qu'ils aient
de Jésus-Christ, tel qu'il est donné chez les été rebaptisés par les hérétiques, soit qu'après
hérétiques. Il nous est facile de reconnaître une première résipiscence ils soient retournés
que toutes les fois que les Apôtres s'adressaient que dans leurs rangs ils aient
à l'hérésie, soit
à des hommes victimes de quelques erreurs, été clercs ou simples laïques. Ceux d'entre
ou coupables de quelque impiété, s'ils trou- vous qui négligent l'observation de ces règles,
vaient en eux quelques débris de vérité, loin et qui élèvent ces anciens hérétiques à la clé-
de les détruire ils les encourageaient et y ricature, ou leur permettent d'y entrer, outre
applaudissaient; mais tout en épargnant la le blâme qui leur est justement infligé par
vérité, ils ne négligeaient ni de corriger ni de leurs frères, se jettent eux-mêmes dans des
condamner leurs erreurs et leurs faules. Sui- embarras d'autant plus sérieux que, malgré
vons donc la même règle quand il s'agit de leur laxisme, ils admettent en principe que la
la vérilé du baptême; partout où nous trou- cléricature ne peut être conférée qu'à ceux
vons cette vérilé conservée comme elle l'est dont la conversion est ou leur paraît sincère
dans l'Eglise, ne la nions pas, ne la détruisons et sérieuse. On comprend dès lors toute l'in»
pas. Mais tout en ménageant la vérité, guéris- justice des calomnies lancées
et l'inutilité
son-, corrigeons toul ce qu'il y a de vicieux, contre l'Eglise catlioli(|iie par ceux qui se sé-
' I Cor. I, 12, i:t. — ' Ibid. XV, IG, parent de l'unité. C'est à eux que l'on peut
.

:i6o DE L'UNITÉ DU BAPTÊME.

appli(iuer ces paroles de l'Apôtre : « La colère ni contraint les Gentils à judaïser. J'en dirai
a de Dieu se révèle du baul du ciel contre autant du glorieux martyr Cyprien. J'avoue
« l'impiété et l'injustice des hommes qui qu'il refusait de croire que les hérétiques on
retiennent la vérité captive dans l'iniquité ' » les schismatiques pussent donner le baptême

A moins d'une conversion sincère de leur de Jésus-Christ, tant était grande l'horreur
part, ce courroux de Dieu frappera sans aucun que lui inspirait toute rupture de cette unité
doute tous ceux qui retiennent la vérité du catholique qu'il aima de toute la force de son
baptême captive dans l'iniquité de leur sépa- âme. Mais tels furent les mérites et les gloires
ration sacrilège. qui le conduisirent au martyre, que l'éclat de
XXI. Quant à l'Eglise catholique qui, selon sa charité dissipa entièrement ce point téné-
les prophéties, se répand parmi les nations breux de sa vie, la branche déjà féconde
avec une étonnante fécondité, lorsqu'elle ar- devint plus féconde encore, et tout ce qu'il
raclie un homme à son iniquité, toujours elle pouvait avoir à purifier ne l'eùt-il pas été au-
respecte en lui, non pas sa propre vérité, mais paravant, l'aurait été amplement par les souf-
la vérité de Dieu. De quel droit notre adver- frances suprêmes de sa passion. De notre côté,
saire ose-t-il donc nous dire, avec un ton de si nous reconnaissons la vérité du baptême
béate satisfaction « J'ai baptisé en sûreté
: dans l'iniquité des hérétiques, gardons-nous
«celui que vous avez sacrilégement souillé ;
de conclure que nous sommes meilleurs que
j'ai baptisé, dis-je, et en cela je n'ai fait que Cyprien, et surtout meilleurs que Pierre,
« ce que Paul avait fait lui-même ? » Qu'il parce que nous ne forçons point les Gentils à
nous lise donc le passage où soit raconté ce judaïser. Je ferai le même raisonnement au
qu'il avance. Fait-il allusion à ce qui s'est sujet d'Agrippinus et des autres évêques qui
passé dans la ville d'Ephèse? alors qu'il dise ont pu se tromper au point de vue des con-
franchement que c'est saint Jean qui les avait ditions essentielles de l'unité, sans oublier
sacrilégement souillés. S'il recule devant une toutefois que
couvre la multitude
la charité
telle conclusion ou plutôt devant un tel crime, des péchés. Ainsi tous ceux qui marchaient
qu'il cesse donc de recourir aux faits les plus dans la vérité de l'Eglise, à laquelle ils étaient
contradictoires, et qu'il ensevelisse la question parvenus, ont pu, comme le dit l'Apôtre, re-
sous des ténèbres de plus en plus profondes. cevoir de Dieu des lumières particulières pour
XXII. Il cite ensuite l'évêqne de Carthage, juger des choses autrement '. N'élait-ce pas
Agrippinus, l'illustre martyr Cyprien les , une question toute nouvelle que celle de savoir
soixante-dix prédécesseursde Cyprien, et il sou- la marche à suivre pour recevoir les héré-

tient effrontément que la conduite qu'il tient, tiques? Est-il étonnant dès lors que quelques-
ils l'ont tous tenue avant lui. Quel dégoût ne uns de nos fières, saisis d'une horreur pro-
doit pas inspirer l'erreur de ces hommes qui fonde contre l'hérésie, se soient troublés par
surprennent dans les personnages les plus la nouveauté même de leur situation, et aient
illustres certaines faiblesses qu'ils se vantent cru sincèrement qu'ils devaient désapprouver
d'imiter, tandis qu'ils se montrent absolument le bien même
qu'ils retenaient pour leur
étrangers aux vertus qui ont brillé sur leur malheur? veux exprimer brièvement ma
Je
front! N'en est-il point parmi eux qui, en pensée sur ce point supposé qu'ils aient
:

reniant Jésus-Christ, veulent se comparer à admis la nécessité de rebaptiser les héré-


Pierre? Pour faire sonner plus haut leur pa- tiques, c'était là, de leur part, une erreur
renté avec cet Apôtre, ils iraient facilement toute humaine mais admettre, comme nos
;

jusqu'à contraindre les Gentils à judaïser. Ces adversaires le prétendent, la nécessité de re-
faits sont, dans la viede ce grand Apôtre, des baptiser les catholiques, c'est évidemment
taches regrettables mais la grcàce apostolique
; une présomption diabolique.
fut en lui si puissante que ces fautes furent XXIII. Mais voici une question dont il voudra
aussitôt expiées. Je le déclare, sans hésitation bien me donner la réponse parmi les évêques :

aucune, non, aucun homme de notre temps de l'Eglise romaine dont il fait la nomen-
ne saurait, non-seulement lui être préféré, clature, il cite Etienne dont l'épiscopat lui
mais même lui être comparé, cet homme fût- paraît sans tache. Cependant si nous en croyons
il un évêque qui n'aurait ni renié Jésus-Christ les lettres authentiques des autres évêques et
' Rom. I, 18. ' Philip. l'i, 1t.
RÉFUTATION DKS KRREURS DR PÉTIUANUS. 5C1

(le saini Cyprien lui-même, il est cerlain que pas convenir également que cette même
lo papeElicnno, non-seulement ne rebaptisait Eglise est toujours existante, qu'elle tend,
pas les liéréliques mais menaçait même
, selon les prophéties, à se répandre sur toule
d'exconimunicalion ceux qui réiléraient le la terre, et que sa robe virginale ne saurait
baptcnie ou onlonnaicnt de le réitérer. D'un être souillée par les crimes de tous ceux qui
autre côté, nous savons que Cyprien resta tou- la trahissent et lacalomnient? C'est ainsi que
jours dans la communion de ce Pontife. A dans une froment, en attendant sa
aire, le
cela (|ue peuvent répondre nos ailvcrsaires? purification, ne saurait être souillé par son
Uu'ils se tourmentent autant qu'ils le vou- mélange avec la paille et que, dans un même ;

d l'ont; (|u'ils examinent attentivement s'ils filet, les bons poissons ne perdent rien de

peuvent répondre. Pour ne rien dire des au- leurs qualités pour nager avec les mauvais
tres, voici deux évoques contemporains (|ui jus(|u'anx rivages.
n'avaient pas toujours les mêmes opinions ;
XXIV. Ce n'est donc aucun motif raison-
voici deux é\êques des églises les plus cé- nable, mais bien plutôt de la fureur, qui a
lèbres, l'Eglise de Rome et celle de Cartliage, déterminé ces hommes, sous le vain prétexte
Etienne et Cyprien, et tous deux inébran- de ne pas communi(|uer avec les méchants,
lablement attachés à l'unité catholique. Etienne à se séparer de l'unité de l'Eglise de Jésus-
enseignait (\ue le baptême de Jésus-Christ ne Christ, répandue sur toute la terre. Mais peut-
doit jamais être réitéré, et condamnait sévè- être jouissent-ils de l'art admirable de dis-
rement ceux qui agissaient autrement Cyprien ; tinguer les crimes les uns des autres, puisant
enseignait qu'on doit baptiser dans l'Eglise les principes et les règles de cette distinction,
catholique, comme n'ayant pas reçu le bap- non pas dans la sainte Ecriture, mais dans
tême de Jésus-Christ, ceux qui avaient reçu le leur cœur, et s'autorisant de ces principes
baptême au sein du schisme ou de l'héi'ésie. pour déclarer que dans l'unité de communion
Tous deux avaient de nombreux partisans, et des sacrements on peut tolérer, sans en rece-
tous cei)endant vivaient dans l'unité la plus voir aucune souillure, les crimes des fidèles
donc nos adversaires sont dans la
j)arfaile. Si en général, tandis que le crime d'apostasie se
vérité quand, pour justifier leur séparation, communique à tous ceux qui pat ticipent aux
ils soutiennent que dans la même communion sacrements avec un apostat. N'insistons pas
des sacrements les méchants souillent les
, davantage sur ce point, car nos adversaires
bons et que, par conséquent, on doit se sous- eux-mêmes n'osent en parler que très-rare-
traire, même corporellement, à cette conta- ment, et sentent fort bien qu'ils marchent
gion, dans la crainte que tous ne périssent dans le champ des absurdités et ils en rou-
également, il faut conclure que du temps gissent. Du reste, ils n'ont garde d'invoquer
d'Etienne et de Cy[)rien, l'Eglise avait péri en leur faveur l'autorité de la révélation. Pour
tout entière sans qu'il en restât aucune por- se justifier du crime de séparation et de
tion où Donat lui-même pût prendre une nais- schisme, et pour établir la solidarité de tous
sance spirituelle. Si cette conclusion leur les i)écheurs entre eux, ils ont souvent recours
paraît ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire un à des passages comme ceux-ci : « Vous voyiez
blasphème, admettent donc que l'Eglise
ils a le voleur vous couriez avec lui
et n'ayez '
;

est demeurée vivante et pure jusqu'au temps « aucune communication avec les péchés des
de Cécilianus, de Majorin ou de Donat; que u autres ^; éloignez-vous, fuyez, et ne touchez
rien n'a pu la souiller, ni l'admission dans « pas à. ce qui est celui qui aura impur "
;

son sein de certains hommes non baptisés, ni «touché ce qui est souillé, sera souillé lui-
la présence de certains fidèles tout couverts « même * un peu de levain corrompt toute
;

de péchés et de crimes, ni le refus opposé par « la masse » et autres passages dans les-
''
;

Cyprien et par ceux qui [lartageaient ses opi- quels on ne voit aucune distinction à établir
nions sur le baptême, de rompre toute com- entre le crime d'apostasie et les autres cri-
munion avec eux, parce que, sans doute, ils mes il n'y est question, en général, que de
;

n'admettaient pas qu'ils {lussent être souillés toute participation au péché. Toutefois, si
par le crime des autres tout en restant avec l'interprétation qu'ils donnent de ces passages
eux en communion dans l'unité des sacre-
' Ps. XLix, 18. — 'I Tim. V, 22. — ' Is. Lir, U. ' LéviU
ments de Jésus-Christ. Mais alors pourquoi ne axii. 4-6. — ' I Cor. V, 6.

S. AuG. — Tome XIII. 30


«62 DE L'UNITÉ DU BAPTÊME,

avait été suivie par saint Cyprien, ce dernier regardait comme non baptisés et portant dans
aurait rompu assurément toute communion leur conscience le poids de leurs péchés passés,
avec Etienne. En effet, supposons que, comme quand il cependant qu'Etienne les ac-
savait
ils le disent^ les hérétiques et les schismatiques cueillait dans de l'Eglise. Comme ces
le sein
n'aient reçu aucun baptême, en les admettant saints, il persévérerait dans l'Eglise de Jésus-
dans l'Efîlise, le pontife saint Etienne com- Christ avec ceux qu'il regardait comme cou-
muniquait réellement avec les péchés d'au- pables de toute sorte d'injustice; il ne se
trui, puisque ces hérétiques, privés du bap- croirait aucunement souillé par leur présence
tême, restaient coupables de tous leurs péchés dans ne trouverait pas dans les
l'Eglise, il

précédents. Cyprien devait donc renoncer à méchants un motif d'abandonner les bons,
toute communion avec lui, dans la crainte de bien plutôt il tolérerait les méchants à cause
courir avec le voleur, de communiquer aux des bons, comme on tolère la paille avec le
péchés d'autrui, de se souiller par le contact grain, et il n'aspirerait à aucune autre sépa-
d'un homme impur, de se corrompre par le ration qu'à celle qui doit se faire sous le poids
levain étranger. Or, telle ne fut pas sa con- de la charité, et il ne se rendrait pas sem-
duite; et puisqu'il persévéra avec eux dans blable à cette poussière légère qui se laisse
l'unité, ne devons-nous pas conclure que toute emporter par lemoindre souffle avant même
la masse d'unité fut corrompue, que l'Eglise la ventilation. De cette manière, il persévé-
cessa d'exister, loin de pouvoir enfanter plus rerait dans l'unité catholique, même avec les
fard Majorin et Donat, ces saints de la secte pécheurs que les filets de l'unité doivent con-
nouvelle? Puisqu'ils n'osent aller jusque-là et tenir jusqu'au rivage de la vie éternelle, et
tirer laconclusion de leur principe, qu'ils en cela il n'aurait à craindre ni de courir avec
changent ce principe et qu'ils disent, avec le voleur, ni de participer aux péchés des
nous, que dans la communion des sacrements autres, ni de se souiller au contact d'aucune
chrétiens, les bons peuvent être mêlés avec iniquité, ni de se corrompre f)ar le levain de
les méchants sans en recevoir aucune souil- qui que ce fût. Rien de tout cela n'arrive
lure, que l'Eglise de Jésus-Christ a persévéré qu'autant que l'on consent au péché, ce qui
jusqu'au tenijis de Cécilianus, non pas sans eut lieu dans le paradis terrestre de la part
renfermer dans son sein des hommes pervers, du premier homme qui, par l'intermédiaire
ce qui n'aura lieu pour elle, que quand elle de la femme, se laissa séduire par le serpent.
sera dans le séjour du père de famille, mais Quant à la participation aux mêmes sacre-
mêlé au mal comme le froment est mêlé à la ments, elle ne peut produire cet effet; Judas
paille, tant qu'il reste dans l'aire. Tel est l'état impur communia avec les autres apôtres, sans
dans lequel elle a pu exister, dans lequel elle porter aucune atteinte à leur innocence. Tout
existe et existera toujours jusqu'à la grande en participant, avec les méchants, aux mêmes
purification qui se fera au jour suprême du sacrements divins, les bons, quoique encore
jugement. dans l'aire et non dans les greniers du père
XXV. Pourquoi dès lors, de la part de nos de famille, se séparent en réalité des méchants,
adversaires, cette fureur qui les pousse à se mais par la différence des mœurs et non par
séparer du corps de Jésus-Christ, dont l'unité, la séparation des corps; ils vivent différem-
selon la prophétie, se réalise d'une manière ment, mais ils se réunissent dans les mêmes
miraculeuse et embrasse toutes les contrées tenipli s; c'est ainsi que tout en se distinguant
et toutes les nations de la terre ? Ne peut-on des méchants, ils ne se séparent pas de l'unité
pas appliquer à notre auteur ces paroles : de l'Eglise.
«L'enfant mauvais proclame sa propre justice, XXVI. Pourquoi donc exagérer à nos yeux
H mais il ne justifie pas sa sortie » c'est-à- '
; le crime de je ne sais quels apostats sur les-
dire qu'il ne peut alléguer aucun motif qui quels ils n'ont aucune accusation précise à
justifie son hérésie et sa sortie de la maison formuler non-seulement pour nous con-
,

de Dieu? S'il était véritablement juste, il se vaincre, mais pour se convaincre eux-mêmes?
souviendrait que l'apôtre saint Paul vivait Si j'entreprenais, sur ce point, de réfuter leurs
avec ces faux frères, dont gémit dans sesil calomnies, je pourrais paraître plus préoccupé
épîtres; que Cyprien vivait avec ceux qu'il de justifier les personnes que de défendre la
'
Prov. XXIV, selon les lxx. cause de l'Eglise. Or, si nous en croyions nos
RÉFUTATION DES EUREUP.S DE PÉTILIANUS. 563

adversaires, nous admettrions avec eux que qu'ils sont innocents. Et pourquoi fourni-
le pape Etienne admettait indistinctement dans rais-jc des preuves de ma défense, puisqu'il

l'Eglise tous les apostats, qu'ils fussent sim- n'essaie pas même de prouver son accusation?
plement victimes de l'apostasie ou qu'ils en Si dans les choses humaines il reste encore
fussent les instigateurs, et en général tous les quelque peu d'humanité, il me semble que
criminels, les voleurs, les brigands, les sacri- quand il s'agit d'hommes inconnus, que des
lèges. En effet, puisqu'aucun de ces mallieu- ennemis incriminent, sans fournir aucune
reux n'avait reçu le baptême véritable, aucun preuve de leurs accusations, ceux qui méritent
des pécbés qu'ils avaient commis ne leur était d'être crus sur parole, c'est nous, qui soutenons
pardonné, tous pesaient à la fois sur leur que ces hommes sont innocents. En suivant
conscience. Or, ce sont ces hommes que le cette marche , il est vrai que l'on peut se

pape Etienne accueillait dans l'Eglise c'est ; tromper, mais du moins on a rempli le devoir
avec de tels hommes que l'évêque Cyprien qu'impose l'humanité, puisqu'elle défend de
était en comnuinion dans l'unité catholique; soupçonner témérairement le mal dans les

et cependant l'Eglise, loin de périr, n'a fait autres et de croire facilement à toute incri-
que se développer et s'étendre. Concluons mination qui ne repose ni sur des témoins,
donc que, même dans l'unité catholique, la ni sur des documents authentiques; celui qui
souillure du péché est essentiellement per- se rend coupable d'une telle incrimination
sonnelle. C'est en vain que le mauvais fils doit être regardé plutôt comme un calomnia-
s'est empressé de sortir de la maison du père teur que comme un accusateur véridique.
de famille; c'est en vain qu'il se dit juste, il XXVIII. Ajoutons que c'est sous le pontificat
ne peut justifier sa sortie. Diront-ils que ceux de Melchiade que l'empereur Constantin fut
que recevait saint Etienne étaient purifiés par saisi de la célèbre accusation intentée contre

leur participation même à l'unité, parce que l'évêque de Carthage Cécilianus; mais, sur
la charité couvre la nuiltitude des péchés '
? l'ordre de l'empereur, l'affaire fut portée, par
Plaise à Dieu qu'ils le disent nous aussi, I car le proconsul Anulinus, au tribunal du sou-
c'est là ce que nous disons quand nous les verain pontife qui prononça l'innocence de
pressons ou que nous les avertissons de reve- l'évêque. Ses ennemis, dignes ancêtres de nos
nir à l'unité. A cette condition, il n'y aura adversaires, rappelèrent de ce jugement au
plus dans le baptême aucune question qui tribunal de l'empereur, se plaignant que
puisse nous diviser. En effet, s'il est vrai que l'affaire n'avait pas été suffisamment exami-
ceux qui ont reçu le baptême de la main des née ; ce qui étonne, c'est qu'ils n'ont parlé ni
hérétiques, quand ils reviennent à l'Eglise, de l'apostasie de Melchiade, ni de l'encens
sont purifiés par la charité de l'unité elle- offert par lui aux idoles. N'auraient-ils pas dû
même, ne peut plus y avoir de raison de
il faire observer à l'empereur qu'il ne convenait
leur réitérer le baptême. pas de soumettre leur cause au jugement d'un
XXVII. Vous voyez que dans ce discours, pontife qui avait livré les manuscrits sacrés
auquel vous m'avez prié de répondre, notre et offertde l'encens aux idoles ? Cependant ils
adversaire nous a fourni un grand nombre ne soumirent cette observation ni avant le
d'arguments qui plaident en notre faveur. débat, ni au moment de leur pourvoi, alors
Quel besoin, dès lors, pouvons-nous avoir de même qu'ils devaient se sentir irrités de subir
justifier les évêques de l'Eglise romaine de un jugement qui les condamnait en justifiant
tous les crimes dont il les accuse au prix Cécilianus. Comment donc ne leur est-il pas
d'incroyables calomnies ? Marcellin et ses venu à la pensée d'objecter ce qui fait aujour-
prêtres Melchiade, Marcelle et Silvestre, sont d'hui le thème favori des calomnies de nos
par lui accusés d'avoir livré les manuscrits adversaires ? N'était-il pas facile de faire re-
sacrés, et offert de l'encens aux idoles. Mais il marquer que l'innocence de Cécilianus devait
ne suffit pas de les accuser, il faudrait prouver être d'autant plus douteuse qu'elle était pro-
cette accusation; et cette preuve, il ne la noncée par un juge aussi indigne que Mel-
donne pas, il n'apporte à ra()pui aucun docu- chiade? Pourquoi aussi ne pas incriminer
ment sérieux. Il soutient qu'e ce sont des cri- l'Egliseromaine, au tribunal de laquelle ils
minels et des sacrilèges ; moi je soutiens n'avaient jamais pu faire condamner aucun
' I Pierre, iv, 8. de ceux qu'ils poursuivaient, malgré le soin
564 DE L'UNITÉ DU BAPTÊME.

qu'ils avaient pris de gagner les juges, de adversaire parle aussi de l'église de Cirte, et
leur associer quelques-uns de leurs partisans, il accable d'invectives les évêques qui en
et de confier, par intérim, l'adininistration de occupèrent le siège. Mais comment donc n'a-
certaines églises à des Africains vendus à leur t-il pas vu que les calomnies qu'il lance contre
cause, dont nous rougirions de prononcer le les |ilus saints personnages de notre temps,
nom, ne parvinrent à nommer évo-
et qu'ils et que nous connaissons parfaitement, nous
ques qu'après avoir exercé sur la populace prouvent que toutes ses diatribes contre les
une criminelle et trompeuse influence? En personnes que nous n'avons pas connues, ne
effet, à peine Cécilianus avait-il obtenu sa sont également que des calomnies et que nous
justification, qu'ils accusèrent auprès de l'em- devons les regarder comme telles? D'un afttre
pereur l'évoque Félix, lui reprochant d'être côté, quand nous entendons Profuturus, mort
un apostat déclaré ; d'où il suivrait que Céci- seulement depuis peu d'années, et Fortunat,
lianus ne pouvait être évoque, puisqu'il avait qui est encore vivant et qui lui succéda dans
été ordonné par un apostat. Constantin crut l'épiscopat, tout Manichéens qu'ils furent et
qu'il y avait lieu de poursuivre cette accusa- dès lors apostats, quand, dis-je, nous les
lion, quoiqu'il eût reconnu, dans l'affaire de entendons lancer des attaques continuelles
Cécilianus, que ces mêmes accusateurs n'é- contre des personnages qui de nos jours ne
taient que d'indignes calomniateurs. Il or- sont même plus connus, nous avons le droit
donna donc d'instruire la cause de Félix, Le de conclure que leur vie a été d'autant plus
proconsul Elianiis la jugea en Afrique môme, pure qu'ils sont l'objet, de la part de leurs
et Félix fut déclaré innocent. Nous avons en- adversaires, des accusations les plus hon-
core les pièces de ce procès; ceux qui veulent teuses.
en prendre connaissance, peuvent les lire. XXX. pour chacun d'entre nous une
C'est
Quelle preuve é^idente de l'innocence de Cé- grande de nous voir
et glorieuse consolation,
cilianus et de Félix, et des infâmes calomnies accusés avec l'Eglise par les ennemis de l'E-
de ceux qui, dans leur conciliabule, l'accu- glise. Toutefois, nous ne devons pas confondre
saient liautemcnt d'être la source de tous les la cause de l'Eglise avec celle des hommes
maux de cette époque. Mais une autre con- que nos adversaires poursuivent de leurs
clusion non moins lugique et plus grave en- calomnies. Quels qu'aient été personnellement
core, c'est l'innocence et la justification du Marcellin Marcellus, Silvestre, Melchiade,
,

pontife Melchiade, accusé par eux des crimes Mensurius, Cécilianus et les autres victimes
les plus révoltants. Comment supposer, en de la haine de nos ennemis, cette question de
effet, qu'un homme pousse la folie et l'absur- personne ne préjuge absolument rien contre
dité jusqu'à croire qu'après avoir persécuté l'Eglise catholique , répandue sur toute la

Félix, par qui Cécilianus avait été ordonné, ferre. Leur innocence ne sera jamais notre
ils auraient épargné Melchiade qui avait jus- firopre couronne; nous ne serons jamais con-
tifié ce dernier, si la renommée avait trouvé danmés pour leur propre iniquité. S'ils ont
dans la vie de ce pontife, le plus léger motif été des saints, c'est qu'ils ont été, dans l'aire
d'une inculpation quelconque, lors même que catholique, purifiés comme le bon grain; s'ils
dans sa conscience il eût été parfaitement ont été pécheurs, ils ont subi, dans l'aire
innocent? Ou bien dira-t-on que ces accusa- catholique, la destinée de la paille. Cette aire
teurs incriminaient ce qui avait été inventé peut renfermer tout à la fois les bons et les

dans un bourg africain, et qu'ils gardaient le pécheurs; en dehors d'elle on ne saurait être
silence sur ce qui s'était passé dans la capitale bon. Quiconque, par le vent de l'orgueil, est
même de l'empire? séparé de celte aire comme l'est une paille

XXIX. Quant à Mensurius, que répondrai-je, légère, de quel droit viendra-t-il calomnier
puisque pendant sa vie jusqu'au jour de sa du père de famille, et lui faire un crime
l'aire

mort, son peuple n'a jamais porté atteinte à d'y renfermer la paille mêlée avec le bon
Funilé? Il est, dit-on, incriminé dans les grain ?

de Secundus de Tigisit; mais le texte


lettres XXXI. Nous disons donc, ou plutôt nous
lui-même prouve qu'elles furent échangées prouvons, par les monuments consignés dans
dans un esprit tout pacifique, et du reste elles les écrits ecclésiastiques et civils, que Secun-
ne furent jamais livrées à la publicité. Notre dus de Tigisit, à qui ils attribuent la con-
RÉFUTATION DES ERREURS DE PÉTILIANUS. 565

damnation de Cécilianiis dans une assemblée préjugent déjà faussement en leur propre
l'éuiiic par ses ordres, a tout fait, an contraire, faveur, jusqu'à soutenir (|ue c'est pour les
pour empêcher le schisme a arraché aux , péchés d'autrui qu'ils sont séparés de la com-
apostats l'aveu de leurs fautes, et leur a donné munion de l'univers chrétien ? avec une opi-
Uii-mème accusé d'apos-
la paix, c|uoi(|u'il fût nion aussi insensée et absurde, ils en vien-
tasie par l'urpurius de Lima. Nous disons ijue nent à fane conclure que les péchés de
Rusiccadien, Donatle Calamien, DonatMascu- quelques-uns de leurs adeptes sont imputés à
lilanus, Marinus des Eaux-Tibilitaines, Silvain tous. A ce prix, ils doivent donc se regarder
de Cirté, ont été de véritables apostats, quoi- comme coupables de tous les crimes que
qu'ils se soient montrés les juges inexorables l'on surprend dans l'homme le plus ciiniinel;
de ceux qui leur paraissaient apostats. Nous et si cette conclusion leur paraît le comble
prouvons cette proposition par les monuments de l'injustice, qu'ils avouent du moins qu'ils
de l'Eglise, des municipes et des tribunaux. sont tous responsables de leur criminelle sé-
Toutefois nous ne soutenons pas que tous ceux paration d'avec l'Eglise.
(jui appartiennent au parti de Donat, soient, XXXII. Je n'oublie pas que dans cet ouvrage
pour c :lte seule raison, dos apostats d'un ; il n'est (jueslion que de l'unité du baptême.
autre côté, nous ne justifions pas le parti de Je dois donc conclure comme j'ai commencé.
Donat ,
dans le nombre de ses
parce que, De même que dans l'aire du père de famille
ade[)tes, en est qui peuvent être de bonne
il on ne doit ni louer les méchants à cause des
foi et sont justifiés du crime d'apostasie. Le bons, ni quitter les bons à cause des mé-
plus sage pour nous c'est de prêter une , chants; de même, quand il s'agit de tel homme
oreille attentive à la sainte Ecriture plutôt en particulier, on ne doit pas l'accuser de
que de nous crimes d'au-
laisser accuser des perversité, pour ce ([u'il y a en lui tle bon ;
trui, calomnie, nous la repoussons
et cette on ne doit pas non plus, parce qu'il y a en lui
autant pour les autres que pour nous. «L'âme quelque chose de mauvais, nier ce qu'il peut
« qui pèche, c'est elle-même qui mourra ' ; avoir de bon. L'ini(]uité des Juifs renferme
a chacun portera son propre fardeau'^; celui quelque chose de vrai, le dogme de la résur-
« qui mange et boit indignement, mange et rection des morts; l'iniquité des Gentils a aussi
« boit pour lui-même « , et non pour un autre, quelque chose de vrai, le dogme d'un seul Dieu
« son propre jugement ». On laisse croître le '^
qui a créé le monde. De même l'iniquité de
bon grain et la zizanie jusqu'à la moisson, de ceux qui dispersent parce qu'ils ne recueillent
crainte qu'en voulant arracher la zizanie pas avec Jésus-Christ, renferme encore une
avant temps on ne déracine le froment *
le ; vérité, celle en vertu de laquelle ils chassent
on laisse les boucs et les agneaux paître en- l'esprit immonde; dans l'iniquité des temples
semble dans les meilleurs pâturages, jusqu'à sacrilèges, une vérité fut rencontrée, celle qui
ce qu'ils soient séparés par le pasteur qui ne leur faisait adorer le Dieu inconnu; l'iniquité
peut se tromper ^ les filets de l'unité se
; des démons renfermait aussi quelque vérité,
remplissent de toute sorte de poissons, jus- du moins celle qui les a portés à confesser Jé-
qu'à ce qu'on arrive au discernement fait sur sus-Christ. De même, quelle que soit l'iniquité

le rivage ^ Est-ce donc que nos adversaires des hérétiques, on doit y reconnaître une
vérité, celle qui leur fait conserver le sacre-
Ezéch. xmu, 4. — ' Gai. vi, 5. — ' I Cor. xt, 29. — ' Matt.
XIII, 29, 30. — ' Ibid. XXV, 32, 33. — ' Ibid. ZIII, 47, 48. ment de baptême.

Traduction de M. l'ahhé HURLER AUX.


RÉSUMÉ
ID'vxrie conférence avec les IDonatistes.

CONFERENCE DU PREMIER JOUR.

PRÉFACE. des deux partis, et d'ouvrir entre eux une


conférence sur les points en litige. Dans cet
L'empereur Honorius avait ordonné aux édit, sans en avoir reçu l'ordre de l'empereur,
évèques catholiques et aux cliefs du dona- et uniquement dans le but d'exciter les Dona-
tisme de se réunir en conférence pour dis- tistes par l'espérance des récompenses, il pro-
cuter les questions en litige. Celte conférence mettait de leur rendre, s'ils assistaient à la
se tint en effet en présence du tribun et du conférence, les basiliques dont ils avaient été
notaire Marcellinus on dressa ensuite de
; dépouillés. Enfin, il leur permettait de lui
cette séance un compte rendu d'une prolixité adjoindre pour juge celui qui leur plairait ;
et d'une longueur effrayantes. Les Donatistes de son côté, il s'obligeait par serment de con-
sentant bien que leur cause était mauvaise, former sa sentence à la pure vérité. En de-
firent tous leurs efl'orts pour empêcher cette hors de ces points principaux, cet édit ne ren-
conférence et soustraire leurs erreurs à la dis- fermait que des exhortations à prendre part à
cussion. Obligés de subir cette cruelle néces- la conférence.
sité, ils obtinrent du moins que le rapport en III. On lut ensuite un second édit du même

fût si long que la lecture en devînt extrême- procureur, dans lequel il fixait, aux évêques
ment difficile. J'ai donc cru à propos d'en faire présents à Carthage, le lieu et le mode de la
un résumé succinct; j'ai même numéroté conférence ; rappelait le jour qui lui avait été
chaque article afin d'en faciliter la lecture et assigné, et demandait à tous les membres de
de faire mieux comprendre chacune des cir- lui faire connaître s'ils acceptaient ces dispo-
constances qui se sont produites ou des idées sitions.
qui furent développées. IV. Comme les évêques donatistes exi-
I. Quand les représentants des deux partis geaient que leurs adversaires leur propo-
furent réunis, on donna d'abord lecture du sassent les matières qui devaient être traitées,
rescrit impérial qui prescrivait aux évêques le procureur le moment, par
s'y refusa pour
catholiques de réfuter, par des raisons solides la raison qu'il avant tout, reprendre
fallait,
et manifestes, l'erreur de Donat. par ordre tout ce qui s'était passé jusqu'au
IL On lut ensuite l'édit du procureur en jour de la conférence. On donna donc lecture
vertu duquel il convoquait à Carthage, pour d'une note dans laquelle les Donatistes se
le jour des calendes de janvier, les évêques plaignaient de l'article du décret qui statuait
CONFÉRENCE DU PREMIER JOUR. 567

pour prendre part à la confé-


qu'il n'y aurait, Donatistes dans la note dont il a été parlé, et
rence,que ceux des évêques qui auraient été par les catholiques dans la lettre dont nous
délégués à cet effet par leurs collègues, en avons donné l'analyse.
tout trente-six, dix-huit d'un parti et dix-huit VII. Puis on donna lecture des lettres adres-
de l'autre i)arti. De ces dix-huit, sept seule- sées au procureur par les catholiques en
ment devaient soutenir la discussion , sept réponse à la note des Donatistes. Ils y accé-

autres seraient appelés à délibérer, si besoin daient aux demandes formulées par leurs
était, et les quatre derniers présideraient à la adversaires , et donnaient pleine et entière
garde et à la transcriptionde tout ce qui de- autorisation à tous les évêques du parti de
vait se faire. Ils demandèrent donc pour tous Donat, présents à Carthage, de prendre part
les évêques présents le pouvoir d'assister à la à la conférence, tandis que du côté des catho-
conférence, voulant par là en imposer par liques il n'y avait d'évêques présents que ceux
leur nombre et convaincre de mensonge leurs qui avaient été nominativement désignés par
adversaires qui avaient soutenu (ju'ils n'é- le procureur. Ils ajoutaient que si quelque
taient que peu nombreux. Ils ajoutèrent que tumulte venait à se produire , et c'était là

tous s'étaient fait un devoir de répondre à surtout ce qu'ils redoutaient, on ne devrait


l'appel qui leur était fait, même les vieillards, pas l'imputer à ceux qui ne formaient que le
en sorte qu'il n'y avait que
malades qui ne
les petit nombre, mais plutôt à ceux qui avaient

fussent pas présents. Cette même note renfer- voulu se présenter dans toute leur multitude.
mait encore d'autres détails moins impor- Dans ces mêmes lettres se trouvait un résumé
tants. des arguments qui prouvaient que l'Eglise
V. Ensuite, on donna lecture des lettres que catholique n'était pas du côté de Donat, mais
les catholiques adressèrent au procureur, et se confondait avec cette société qui, en com-
dans lesquelles ils déclaraient consentir à la mençant à Jérusalem, allait se répandant et
teneur du décret. Ils s'engageaient en même fructifiant dans toutes les parties de la terre '.

temps, dans le cas où la vérité serait du côté Il y était dit que l'on ne peut nullement pré-

de Donat, à faire abnégation des honneurs juger en sa défaveur, du mélange que l'on
épiscopaux et de ne consulter alors que le remarquait en elle des bons et des méchants,
soin de leur salut. Mais dans le cas où la vé- puisque la séparation éternelle devait s'opé-
rité serait pour eux, ils promettaient de ne rer au jugement dernier; que leurs pères
pas refuser à leurs adversaires les honneurs de n'avaient rien pu alléguer de décisif contre
répiscopat, disant qu'ils en agiraient ainsi Cécilianus, dont l'innocence avait été constatée
pour le bien de la paix, et afin de prouver que et prononcée par le jugement solennel de

si les catholiques abhorrent l'erreur humaine, l'Eglise et surtout par décision de l'empereur,

ils savent toujours respecter la consécration auprès de qui ils l'avaient accusé. D'un autre
chrétienne. Que si les peuples ne voulaient côté, comme ils se montrent toujours extrê-
plus souffrir deux évêques dans une seule mement jaloux de toutes les faveurs accordées
église, les évêques actuels donneraient leur par les empereurs à l'Eglise, on rajjpelait que,
'démission, il en serait choisi un pour chaque d'après l'Ecriture, des rois avaient décrété,
église, et les élus seraient consacrés par les dans leur propre royaume, des peines très-
évêques qui auraient continué à rester dans sévères contre ceux qui se seraient rendus
leur diocèse. Ces lettres rappelaient aussi la coupables de blasphème contre la Divinité ^
cause des Maximianistes. Quelques-uns d'en- On rappelait de nouveau la cause des Maximia-
tre eux, après avoir subi la honte d'une con- nistes, qu'ils avaient accusés publiquement
damnation de la part des Donatistes, avaient devant les tribunaux et qu'ils avaient ensuite
été par eux, pour le bien de la paix, réinté- réintégrés dans les honneurs, sans annuler
grés dans les honneurs, sans toutefois annuler le baptême qui leur avait été conféré au sein
le baptême qui leur avait été conféré au sein du schisme ils avaient soutenu également
;

d'un schisme sacrilège. D'autres choses en- qu'en communiquant ainsi avec les Maximia-
core étaient formulées dans ces lettres. nistes, ils n'avaient été nullement souillés par
VI. On lut ensuite un autre éditdans lequel la contagion. D'autres détails encore étaient
le procureur faisait part au peuple des obser- contenus dans ces lettres. Du reste, toutes ces

vations qui lui avaient été adressées par les Luc, .xxiv, 17 '
Dan. m, 06.
568 RÉSUMÉ D'UNE CONFÉRENCE AVEC LES DONATISTES.

idées étaient rappelées dans ces pièces, afin saisirent cette occasion pour s'écrier qu'on ne
de faire ouvrir les yeux aux Donalistes, de devait donc pns traiter avec eux sur le terrain
leur faire comprendre combien leur cause du droit public, mais uniquement sur les té-
était mauvaise et de les inviter à la paix et à moignages de l'Ecriture. Le procureur de-
l'unité, avant même qu'ils entrassent dans manda alors quelle était l'opinion des deux
le lieu de la conférence. partis. Les catholi(|ues répondirent qu'ils de-
Le procureur demanda ensuite si les
VIII. mandaient qu'il plût au président d'ordonner
Donatistes avaient choisi ceux qui parmi eux la lecture du règlement d'un Concile catho-
devaient soutenir la discussion, car il voyait lique, en vertu duquel il n'y a que les députés
que les catholiques avaient déjà rempli cette élus qui aient le droit de fixer l'ordre de la
formalité. Les Donatistes répondirent que la discussion ;
qu'en ce point du reste, il leur pa-
cause jugée par les catholiques, avant
était raissait plus convenable de laisser de côté les
même de déterminer les combattants ; ils en tergiversations du barreau et de s'occuper uni-
donnaient pour preuve ces lettres des ca- quement des témoignages de la révélation. La
tholiques où toute l'affaire était déjà jugée. discussion devint un instant très-vive, parce
Ils insistèrent ensuite pour que l'on voulût que les catholiques, malgré les dénégations
bien préciser le temps, le règlement, la per- des Donatistes, insistaient pour que l'on don-
sonne, la cause, en un mot tous les détails du nât lecture du règlement. Tout rentra enfin
procès avant de le commencer. Le procureur dans l'ordre quand le procureur eut prescrit
répondit que jusque-là rien n'avait été changé cette lecture.
dans la cause ;
puis il demanda de nouveau X. On lut donc le règlement d'un concile
si Ton était fixé sur le nombre des combat- catholique. En conséquence des évêques fu-
tants, car ils devaient seuls supporter les rent choisis pour soutenir la discussion (jui
charges et le poids de la lutte. Les Donatistes avait pour but de justifier l'Eglise catholique
se mirent alors à arguer sur la question du des accusations formulées contre elle par les
jour; puisquele jour était passé, la cause ne de- Donatistes. A l'instar des lettres précédentes,
vait point se débattre. En effet, dès le quator- ce règlement offrait un aperçu général et com-
zième jour des calendes de juin avaient été plet de toutes les matières à débattre ; la cause
accomplis les quatre mois fixés par le procu- de l'Eglise qui est répandue sur toute la terre,
reur, dans son édit adressé à toutes les pro- selon la promesse qui lui en a été faite, était
vinces c'est dans ce sens du reste que l'otû-
; si clairement séparée de la cause de Cécilia-
cialité consultée avait répondu. Donc, puisque nus, qu'il était évident que si, pour le bien de

c'était dans le délai de quatre mois que l'em- la paix, on tolérait ici-bas le mélange des bons
pereur avait ordonné de terminer cette affaire, et des méchants, ce mélange n'était ni une
ils concluaient que le jour était passé, et que justification pour les méchants, ni une con-
l'ou devait condamner les catholiques, comme damnation pour les bons. On invoquait en
contumaces ; comme si, vraiment, les catho- preuve les paraboles de l'Evangile, l'exemple
liques eussent été absents, et que pendant leur des Prophètes, de Jésus-Christ, des Apôtres et
absence les Donatistes se fussent présentés des évêques, et la conduite même des Dona-
pour soutenir l'accusation. Le but évident tistes à l'égard des Maximianistes. Ensuite on
qu'ils se proposaient dans ces tergiversations devait prouver que la cause de Cécilianus n'é-
et ces calomnies qui sont repoussées par tout pas mauvaise, et appuyé sur les mêmes
tait
tribunal sérieux, c'était d'empêcher les débats documents authentiques, on constaterait l'in-
de se produire. Mais le procureur leur répon- nocence de Félix d'Aptonge , le consécra-
dit qu'à l'époque des calendes de juin, les teur de Cécilianus et qu'ils avaient criminel-
deux partis avaient consenti, sans que per- lement accusé dans leur conciliabule. Ce
sonne se fût présenté, à remettre à deux mois même règlement renfermait aussi diverses
la conférence, et que l'empereur avait auto- prescriptions soit à l'égard du baptême, soit
risé ce délai. au sujet de la persécution que les Donalistes
IX. Le procureur avait dit précédemment reprochent sans cesse aux catholiques. On
que la détermination du temps, pour que la ajouta aussi que si dans le but peut-être de
cause ne s'agitât pas, n'était qu'une objection suspendre les débats ils s'obstinaient à lancer
de forum et non épiscopale. Les Donatistes contre les évêques catholiques des accusations
.

CONFÉRENCE DU PREMIER JOUR. 569

plus ou moins criminelles, ces accusations ne là leurs prétentions, parce qu'ils supposaient
seraient discutées qu'à la fin, et qu'on s'occu- qu'il n'y avait pas à Cartilage autant d'évêques
perait tout (l'abord de la cause principale que que l'on comptait de signatures. Cette erreur
l'on devait avoir liâle de terminer. En affec- venait de ce que les évè(iues catholiques, en
tant de concentrer toute la matière du débat entrant dans la ville, n'avaient pas déployé

dans précédentes et dans ce règle-


les lettres autant de pompe que les Donalistes, voilà pour-

ment, les évè(|ues calholiciues se proposaient quoi on supposait qu'ils n'étaient qu'en fort
d'écarter par avance toutes les cbicanes que petit nombre.
les Donalistes ne maniiueraient pas de soule- XII. Les évêques catholiques dont on ré-
ver pour retarder le débat; du moins le bruit clamait la présence furent alors introduits ;

public leur supposait déjà celte ruse on vou- ;


on en fit l'appel nominal, et quand ils furent
lait aussi les mettre en demeure de ne pas au milieu de l'enceinte, les Donalistes purent
quitter la conlérence. De cette manière, la les reconnaître soit pour leurs voisins, soit

cause de l'Eglise catholique serait traitée ra- comme habitant la même ville avec eux
pidement; on pourrait en lire la teneur dans Toutes les fois que l'on prononçait le nom d'un
la transcription des débats, et c'était là préci- évêque catholi(|ne qui avait son siège dans
sément ce que redoutaient les Donalistes et des localités où il n'y avait point de donalisle,
ce qui les poussait à se refuser à la confé- ceux-ci pouvaient conclure qu'ils n'avaient
rence. pas des partisans partout où il y avait des
XI. Le procureur Qt ensuite remarquer que évêques catholiques qu'ils connaissaient ou
d'après le règlement des catholiques, les prin- qu'ils savaient être dans leur voisinage. Ils

cipes d'argumentation devaientêtre empruntés purent se convaincre également qu'il n'était


à la révélation plutôt qu'aux moyens oratoires plus possible de douter de la présence d'aucun
du barreau, puis il ordonna de donner lec- des évêques dont on avait proclamé la si-
ture de toutes les signatures. Alors s'éleva un gnature. Quand on prononça le nom de l'é-
conflit qui prit certaines proportions, parce vêque catholique Viclorianus de Mustitanum,
que les Donalistes exigèrent la présence de celui-ci s'avança au sein de l'assemblée et
tous ceux qui avaient signé le règlement. Ils s'écria qu'il avait deux adversaires Félicianus :

donnaient pour raison que rien ne prouvait dans la ville de Mustitanum, et Donat dans le
que tous les signataires fussent réellement des village de Turr. Alors les catholiques exigè-
évêques, qu'on avait fort bien pu en augmen- rent qu'il fût constaté dans les actes publics
ter le nombre, afin de mieux tromper le procu- que Félicianus appartenait à la communion
reur. De leur côlé, les catholiques s'opposaient de Primianus, car il avait été compris dans

à ce que l'on requît la présence de tous leurs la même condamnation que Maximianus, au-
frères dans l'épiscopat, car ils craignaient que quel il avait conféré l'ordination en même
l'on ne profitât du grand nombre pour soule- temps qu'Use faisait le condamnateur de Pri-
ver un tumulte et empêcher la conférence, mianus, ce qui n'avait pas empêché que dans
d'avoir lieu. Comment en effet ne pas voir la suite il ne fût réintégré dans tous les hon-
que Donalistes y mettaient obstacle de
les neurs, sans que pour cela ils eussent annulé
tout leur pouvoir, surtout quand on les en- le baptême qu'il avait conféré pendant qu'il
tendait alléguer que le temps fixé par l'empe- appartenait au schisme de Maximianus. Les
reur était passé, et qu'il n'y avait plus lieu à Donalistes éludèrent cette question en répon-
engager débat? Du reste, si ce tumulte n'é-
le dant que c'était porter trop loin les exigences
tait point encore survenu, c'est qu'il était trop à leur égard. Comme on insistait de nouveau,
évident que s'il éclatait, il serait impossible ils dirent qu'il s'agissait là d'une action pure-
d'en attribuer la cause aux catholiques, en ment intérieure. Le procureur, cédant à leurs
raison même
de leur petit nombre, mais plu- réclamations, ordonna continuer l'opéra-
dti

tôt à ceux qui formaient là une véritable mul- tion commencée, sauf,était, de re-
si besoin
titude. Enfin, les catholiques crurent devoir venir plus tard sur l'objet de la demande.
céder à leurs exigences et consentirent à ce Or, dans ce même diocèse de Mustitanum, on
que tous les évêques qui avaient signé se pré- trouva que les Donalistes avaient ajouté en
sentassent à la conférence. On reconnut par la plus un autre évêque d'un siège antique,
suite que les Donalistes avaient porté jusque- uniquement par jalousie contre les catholi-
.

570 RÉSUMÉ D'UNE CONFERENCE AVEC LES DONATISTES.

ques; on reconnut plus tard qu'ils avaient règlomentavait été rédigé la veille des calendes
agi de même dans plusieurs autres localités. de juin à cette époque il se trouvait à Carthage,
;

XIII. Quand on eut ainsi constaté la présence mais il était déjà malade, et mourut pendant
de tous les évoques catholiques, qui avaient qu'il retournait à son siège. A ces paroles, les
signé, le procureur émit le désir que l'on dé- catholicjues demandèrent une seconde lecture
libérât assis plutôt (lue debout. Mais les Do- du règlement afin de rendre la contradiction
natistes s'y refusèrent, tout en se montrant plus évidente. On ne pouvait
rendre plus la
reconnaissants de la délicatesse dont on faisait manifeste ; procureur demanda
aussi le
preuve à l'égard des vieillards et en mêlant à qu'on lui attestât, sons la foi du serment, que
leur refus les éloges les plus flatteurs pour le cet évoque se trouvait à Carthage quand
président, sans s'épargner eux-mêmes. On l'ordre fut lancé à tous les évêques présents
peut de cet incident dans le
lire les détails de signer le décret. Cet ordre les jeta dans le
compte rendu général. Quoi de plus intéres- trouble le plus profond ils répondirent ; :

sant, en eflet, que de les entendre gratifier du « Peut-être qu'un autre a signé à sa place ».

titre de très-honoré, de juste, de révérend, Laissant à Dieu le soin de punir une sem-
de bienveillant, celui en présence duquel ils blable fausseté, le président ordonna de con-
refusaient néanmoins de discuter une cause tinuer la lecture. Quand elle fut terminée, il

pour laquelle un si grand nombre d'évêques demanda quel était, des deux côtés, le nombre
se trouvaient assemblés ? des évêques Le ministère public répondit
.

XIV. On lut ensuite le règlement dressé que évêques Donatistes étaient inscrits au
les
par les Donatistes ; avec une concision ex- nombre de deux cent soixante dix-neuf, en y
trême il chargeait les députés élus de sou- comprenant lesévêques dont onavait emprunté
tenir la lutte contre ces apostats qui étaient la signature pendant leur absence, et même
en même lemps leurs persécuteurs. Sur la celui qui était mort. Quant aux évoques catho-
demande des catholiques, on déclina le nom liques tous présents, ils étaient au nombre de
de chacun des Donatistes, afin que l'on pût deux cent quatre-vingt-six. Vingt n'avaient pas
s'assurer que tous ceux qui avaient signé signé, quoiqu'ils fussent présents; et en eflèt,
étaient réellement présents à Carthage. On ne ils s'avancèrent au milieu de l'assemblée ;

saurait douter que si les Donatistes avaient les cette abstention avait pour cause la maladie

premiers réclamé cette mesure auprès du qui leur était survenue depuis leur séjour à
procureur, c'était dans l'intenlion bien arrê- Carthage, et du reste ils y avaient supplée en
tée de faire parade de leur nombre, et d'y déclarant par gestes qu'ils étaient entièrement
trouver un puissant moyen d'en imposer consentants. Ainsi, dans les thermes Gargiliens
Cette lecture prouva clairement que plusieurs qui servaient de lieu de conférence, se trou-
d'entre eux s'étaient permis de signer pour vaient réunis tous les évoques catholiques
des absents. On remarqua aussi qu'au mo- qui avaient signé, ou donné leur consente-
ment où l'on déclinait le nom d'un des signa- ment par signes, à l'exception de ceux qui
taires,personne ne se trouvait là pour ré- étaient retenus à Carthage même par la fai-

pondre mais ses coreligionnaires répondi-


;
blesse de leur santé. Les Donatistes avaient
rent qu'il était mort en chemin. Naturelle- faitgrand bruit de leur nombre jusqu'au mo-
ment les catholiques demandèrent comment ment où il fut prouvé que Carthage renfer-

ilavait pu signer à Carthage, puisqu'il était mait encore plus d'évêques catholiques que ;

mort en chemin cette question les embarrassa


;
dut-il arriver, quand les catholiques affirmè-
très-fort, et ils hésitèrent un instant, ne sa- rent que cent vingt autres évêques n'avaient
chant que repondre. Ils dirent d'abord que pu venir à Carthage, retenus qu'ils étaient,
ce n'était pas du défunt qu'ils parlaient, mais les uns par la vieillesse, ceux-ci par la maladie,
d'un autre A cela, les catholiques crurent
. ceux-là pour d'autres nécessités ? Les Dona-
qu'il s'agissait d'un clerc qui aurait pu signer tistes s'empressèrent de répliquer que parmi

à la place du défunt, et alors ils demandèrent eux il y en avait encore un bien plus grand
si le clerc avait signé son propre nom ou celui nombre qui n'étaient pas venus à Carthage, et
du mort. Mais ils répondirent que c'était l'é- que d'un autre côté une multitude de sièges
vêque lui-même qui avait signé de sa propre étaient alors vacants. Ils oubliaient que dans
main, ce qu'il pouvait très-bien faire puisque le la note qu'ils avaient remise au procureur.
CONFÉRENCE DU SECOND JOUR. 571

ils formellement que tous s'é-


déclaraient pas venus à Carlhage, et l'on avait signé à
taient fait un
devoir de se rendre à Car-
tel leur place ; or, en comptant ceux qui étaient
thage, qu'il n'y avait d'absents que ceux qui présents et ceux dont on avait simulé la si-

étaient retenus par la maladie ou par les in- gnature, on ne trouve que deux cent soixante
firmités, mais que les vieillards eux-mêmes dix-neuf souscriptions. D'un autre côté, il est

s'étaient fait un devoir de l)raver les fatigues impossible d'admettre qu'il y ait eu centvingt
de la route. Quant aux sièges vacants, les catho- évêques, c'est-à-dire le tiers d'entre eux, restés
liques leur répondirent qu'ils s'élevaient pour malades dans leurs demeures, et conséquem-
eux au nombre de soixante par la seule ,
nient absents de Carthage.
raison que les successeurs n'avaient pu rece- XV. Tous ceux dont la présence à l'assem-
voir encore l'ordination. Si donc nous nous blée n'était pas requise, sortirent de la séance,
en tenons aux signatures elles-mêmes, il nous et il ne resta que ceux qui des deux côtés
est facile de nous convaincre que dans le avaient élé choisis pour prendre part aux dé-
nombre de celles des Donatistes, plusieurs bats. Tous convinrent alors que la conférence
étaient fausses, ce qui diminuait d'autant le serait remise au surlendemain, parce que le
nombre des évêques. 11 est certain en effet jour présent touchait déjà à sa fin.

qu'il n'y avait que les malades qui n'étaient

CONFERENCE DU SECOND JOUR.

I. Le surlendemain comme on en était , pussent en prendre connaissance et préparer


convenu, les évêques se réunirent à l'endroit leur réponse pour le jour fixé, car, autre-
fixé. Dès le début de la séance le procureur ment, les greffiers ne pourraient suffire à la
invita de nouveau les assistants à s'asseoir, il transcription des actes. A cette note était jointe

ajouta même la prière à celte invitation. Aus- la réponse du procureur, dans laquelle il fai-

sitôt les catholiques s'assirent, mais les Dona- sait droit à cette demande.
tistes s'y refusèrent. Ils alléguèrent ,
pour 111. Le procureur demanda ensuite ce que
motif de leur refus, l'application qu'ils se les assistants avaient à répondre au sujet des
faisaient à eux-mêmes d'un passage de l'Ecri- souscriptions, c'est-à-dire s'ils consentaient,
ture qui leur défendait de s'asseoir avec de comme il l'avait proposé dans son édit, à
tels hommes '. Dans la crainte de retarder de obliger chacun de signer ses propositions. Les
nouveau les débats, les catholiques gardèrent catholiques répondirent qu'ils avaient déjà
le silence et se promirent, pour répondre, exprimé leur consentement dans les lettres
une circonstance plus favorable pour le troi- précédentes mais les Donatistes déclarèrent
;

sième jour. Quant au [irocureur, il leur dé- que cette mesure les avait fortement émus,
clara qu'en restant debout, il voulait unique- parce qu'elle était contraire aux habitudes. Le
ment au sein de la foule.
se faire reconnaître procureur demanda ensuite s'il leur paraissait
II. On lut ensuite une note déposée la veille convenable, pour la sûreté de la transcription
par les Donatistes, et dans laquelle ils deman- des débats, de s'en remettre absolument à la
daient qu'on voulût bien leur remettre le vigilance des gardiens qui avaient été choisis
règlement tracé par les catholiques, afin qu'ils des deux côtés. Les Donatistes demandèrent
' l's. XXI, 1. un sursis qui leur permît de prendre connais-
572 RÉSUMÉ D'UNE CONFÉRENCE AVEC LES DONATISTES.

sancede ce qui était écrit; alors seulement ils répondirent que non-se»ilement dans le décret
répondraient. Ce fut là l'occasion d'un long du procureur, des calendes de juin, ils avaient
conflitdans lequel on leur rappela, à plusieurs pu prendre connaissance du jour fixé, mais
reprises, qu'ils avaient conseuli à commencer encore que le jour même de l'Octave des
la discussion le jour même. Ils n'en mettaient calendes de juin, ils avaient tracé leur règle-
que plus d'instance à soutenir (]u'ils n'avaient ment, sans se laisser arrêter par cette consi-
pas connaissance des notes, el (ju'on devait dération que le jour fixé pour les débats était
leur donner communication des écritures. En passé et qu'on n'était plus au quatorzième
conséquence, procureur ordonna de leur
le jour des calendes de juin. On ajouta ensuite
donner lecture de ce que les notaires avaient que Primianus avait promis de se présenter
recueilli en parcourant les pièces gardées aux calendes de juin. Si les catholiques insis-
sous le sceau de l'assemblée ils ne voulaient ; tèrent sur ces détails, c'est qu'ils avaient ap-
pas que l'ombre même de la violence pesât pris que les Donatistes s'en servaient pour
sur leur démarche. Ils n'en continuaient pas souffler la haine et la jalousie au sein des
moins à incriminer la rédaction des faits, sous populations. Mais malgré toutes ces raisons,
prétexte que les greffiers n'avaient pu y prendre ces derniers ne montraient que plus de véhé-
part. On leur répondit que, dans leur der- mence pour obtenir un sursis. Enfin, voyant
nière note, ils avaient demandé qu'on leur qu'ils ne pouvaient rien obtenir et que les
remît le règlement des catholiques afin qu'ils discussions se prolongeaient de plus en plus,
pussent en prendre une connaissance suffi- les catholiques prièrent le procureur de leur

sante avant la présente réunion, puisque les accorder le sursis qu'ils réclamaient. Sur la
greffiers n'avaient pu suffire à la rédaction des réponse faite par les greffiers, il fut accordé
faits. Ne sachant que répondre à cette objec- un sursis de six jours, parce que ce temps était
tion, ils essayèrent de remettre en question nécessaire à la rédaction des pièces; mais en
la fixation du jour, sur laquelle pourtant ils même temps ils s'engagèrent, quand cette

avaient déjà reçu des réponses péremptoires, rédaction sérail terminée, à signer leur tra-
et dont la discussion avait occupé la première vail.

séance presque tout entière. Les Catholiques

CONFERENCE DU TROISIÈME JOUR.

I. Le troisième jour de la conférence, c'est- à la cinquième heure, et les Donatistes aussi,

à-dire le six des ides de juin, dès que l'assem- le même jour, à la troisième heure.
blée fut réunie, le procureur demanda si les Le procureur prescrivit ensuite de pro-
II.

comptes rendus étaient terminés. Le minis- poser le principal sujet du débat. Les catho-

tère public répondit qu'il les avait distribués liques répondirent que depuis longtemps ils
avant même le jour fixé ; il invoquait comme désiraient engager la discussion sur ce sujet
preuve témoignage des cautions des deux
le principal à leurs yeux il s'agissait avant tout,
;

partis. Ces cautions furent entendues et il fut de la part des Donatistes, de prouver l'existence
prouvé que les catholiques avaient reçu les de tous ces crimes dont ils accusaient l'Eglise
pièces le huitième jour avant les ides de juin, catholique répandue sur toute la terre. De leur
CONFÉRENCE DU TROISIÈME JOUR. 573

côté, les Donalisles demandèrent que l'on Donatistes demandèrent qu'on leur donnât
Iraitâl d'abord la question des personnes, pré- lecture des lettres dans lesquelles les catho-
tendant que d'ordinaire, dans les débats de ce liques demandaient la conférence. Le procu-
genre, on étudiait d'abord les combattants. reur leur répondit qu'on n'avait pas coutume
Cette proposition souleva un long débat : les de joindre les lettres de demande au rescrit
catholiques se refusaient à cette mesure, ils impérial. Déboutés de ce côté, ils demandèrent
soutiraient de toutes ces tergiversations et qu'on leur communiquât le uiandat que les ca-
avaient bâte d'entrer au cœur même de la tholiques avaient confie [>our solliciter une
discussion, tandis que les Donatistes s'obsti- conférence de l'empereur et le nom des dépu-
naient à réclamer la question des personnes, tés qui avaient étéchargés de porter la suppli-
etvoulaient ([uc l'on sut d'abord quels étaient que. ajoutaient que c'était pour eux un de-
Ils

ceux qui avaient demandé à l'empereur d'or- voir de discuter ces mandats, dans lesquels ils
donner cette conférence. Ils voulaient que pourraient trouver quel langage avait été tenu
l'on constatât que les catholiques étaient ks contre eux par les catholi(|ues à l'emijcreur.
demandeurs, et alors, en vertu des lois du Ceux-ci comprirent parfaitement qu'on ne
barreau, ils pourraient discuter les personnes. cherchait que l'occasion de nouveaux relards,
Ne donc pas que dans la première
savaient-ils et répondirent que ces instances n'avaient au-
réunion on avait donné lecture du règlement cune relation avec la cause qu'il s'agissait de
des catholiques, dans lequel ils montraient traiter, car en accordant la conférence qui
clairementqu'iis n'étaient pas les demandeurs, lui avait été demandée, l'empereur manifes-
cl qu'ils se proposaient uniquement de justi- tait la volonté formelle de discuter sérieuse-
fier communion de tous les crimes dont
leur ment la superstition dont il s'agissait. Ils in-
on l'accusait? En effet, ils demandaient que la sistaient donc énergiquement pour que l'on
cause de l'Eglise fût traitée, non point à l'aide coupât court à ces retards et à ces tergiver-
des formules du barreau, mais seulement des sations, et que l'on s'occupât immédiatement
témoignages de la sainte Ecriture. Après la du sujet pour lequel l'empereur avait décrété
lecture de ce règlement, les Donatistes avaient la conférence qu'ils lui avaient demandée.
avoué qu'en effet les catholiques ne voulaient III. 11 fut alors question de la dénomi-
s'appuyer que sur l'Ecriture, et de leur côté nation de catholique on discuta quelque ;

ils avaient pris l'engagement de se renfermer temps pour savoir à qui elle devait être ap-
dans le cercle de la révélation. Mais en ce pliquée mais on conclut que l'on devait
,

moment, oubliant ce qu'ils avaient exigé et plutôt examiner la cause principale. Un ins-
ce qu'ils avaient promis, parce que les catho- tant après, les Donatistes qui venaient de
liques demandaient que l'on s'occupât de la prononcer le mot de catholique, soutinrent
justification de l'Eglise, ils voulaient que l'on que eux qui formaient la véritable
c'étaient
traitât la question des demandeurs, afin de Eglise catholique. Le procureur répliqua que
pouvoir user des formes du barreau. Les ca- sans préjuger en rien la question il ne pouvait

tholiques s'y refusaient énergiquemcnt pour donner nom


de catholiques qu'à ceux qui
le

coujjcr court à ces retards que l'on prépa- l'avaient reçu dans les lettres de l'empereur,
rait à dessein, et ils continuaient à demander de qui il tenait tous ses pouvoirs. 11 ajouta que
que l'on traitât la question de l'Eglise. Le plus ils insisteraient pour se faire donner le
débat engagé devint si vif que l'on crut devoir titre de catholiques, plus ils devaient se mon-
donner de nouveau lecture du décret, par trer empressés d'engager la discussion dans
lequel l'empereur convoquait la conférence : laquelle ils pourraient prouver qu'ils méri-
c'était l'unique moyen d'éclairer celte ques- taient réellement cette dénomination. Jusqu'ici
tion de la personne des demandeurs ; car le le (irocureur les avait interrompus et inter-
procureur lui-même inclinait à se ranger du pellés très-souvent, avait réclamé que l'on
côté des Donatistes et h réclamer les formules engageât la discussion générale, avait attesté
du barreau pour traiter cette question des que les personnes députées, ou le mandat qui
personnes. Après la lecture du décret impé- leur avait été confié, ne touchaient en rien à
rial, on fut convaincu que les catholiques la cause principale, et que du reste il n'avait
avaient demandé la réunion de la conférence, reçu aucun ordre de faire une enquête à ce
et qu'elle leur avait été accordée. Alors les sujet. A cela les Donatistes répondirent que
S74 RÉSUMÉ D'UNE CONFÉRENCE AVEC LES DONATISTES.

si, dans tout ce qui regardait les ambassadeurs confié aux ambassadeurs et désertèrent ainsi
ou le mandat qui leur avait été confié, les la discussion qui commençait à s'engager sur
catholiques avaient refusé d'obéir au juge- l'Eglise pour revenir à ces détails tant de fois
ment rendu, ils devaient du moins déclarer jugés, le mandat, et la personne du deman-
s'ils remplissaient de demandeurs. On
le rôle deur.
peut supposer l'étonnement qui se saisit des IV. Quant au procureur, sans doute, il com-
catholiques, quand ils entendirent les Dona- prenait que les Donatistes n'avaient aucun
tisles leur reprocher de ne pas obéir à ce qui droit de demander le mandat qui avait été
avait été jugé au sujet de la publication du remis aux députés, puisqu'il suffisait que l'on
mandat confié aux ambassadeurs ; le procu- fût certain que la conférence avait été de-
reur lui-même, à différentes reprises, n'avait- mandée et mais il ne voyait pas où
accordée ;

il pas réfuté ce reproche ? Les catholiques pouvait être l'injustice de leur part à de-
demandèrent donc à quelles choses jugées ils mander que l'on traitât la question de per-
avaient refusé d'obéir. Comme leurs adver- sonnes. Mais il était évident pour les catho-
saires gardaient le silence, le procureur pria liques et d'après ce qu'ils avaient appris et
les catholiques de s'expliquer sur ce qu'ils d'après les intentions qui se révélaient de plus
exigeaient des Donatisles. lis répondirent en plus, que les Donatistes n'insistaient si

qu'ils voulaient la preuve ou la réfutation des fort sur la question de personnes que pour
crimes dont les Donatistes accusaient leur trouver matière à de nouveaux retards et à de

communion, et aussi la justification ou la nouvelles tergiversations ; s'ils ne voulaient


condamnation du schisme consommé par eux. pas attaquer le sujet au fond, c'est parce
Les Donatistes, sommés de répondre, dirent qu'ils sentaient bien qu'ils n'avaient rien à
que les Africains, qui s'attribuaient le nom répondre, comme la suite l'a fait voir. Les
de catholiques en voulant traiter la cause de catholiques déclarèrent en conséquence qu'ils
l'Eglise universelle, s'occupaient d'une ma- refusaient d'engager la question de personnes,
tière qui leur était étrangère, qu'ils n'avaient qu'ils n'accusaient leurs adversaires d'aucun
pas à s'en mêler ;
qu'ils n'avaient de solution crime, et qu'ils ne voulaient que se justifier
à attendre que de l'Eglise du continent, que eux-mêmes de ceux qu'on leur imputait.
dès lors ceux qui auraient remporté la vic- Quand, disaient-ils notre justification sera
,

toire seraient proclamés membres de cette clairement établie, on verra ce que sont nos
Eglise et porteraient le nom mérité de catho- adversaires et quelle iniquité a été leur sépa-
liques. La discussion commençait ainsi à ration de l'unité. Les Donatistes répliquaient
s'engager, mais à la fin de leur proposition que catholiques seraient parfaitement
les

ilsdemandèrent de nouveau que l'on s'expli- libresde tenter leur justification, mais qu'un
quât sur la personne du demandeur. En point restait solidement établi, c'est qu'ils
quelques mots, les catholiques répondirent jouaient le rôle de demandeurs. Les catho-
que la question de personnes avait été jugée liques répondaient que s'ils avaient proA'oqué
dans les deux premières réunions et que, ;
la conférence, ce n'était pas pour s'y poser en
quant à l'Eglise répandue sur toute la terre ci accusateurs, mais pour se justifier des crimes
appuyée sur les témoignages de l'Ecriture, ce qu'on leur imputait. Est-ce que ce n'étaient
n'étaient pas les Donatistes, mais eux, qui en pas les Donatistes qui avaient formulé un
étaient les membres et qu'à ce titre ils méri- mandat contre les apostats et les persécuteurs ?
taient seuls le nom de catholiques. Les Dona- Et quand les catholiques furent tombés d'ac-
tistes répliquèrent que le nom de catholique cord pour la réunion de la conférence, n'est-
n'était pas fondé sur une plus ou moins ce pas des lèvres et de la plume de Primianus
grande extension locale, mais sur la pléni- que sortirent ces paroles, véritable accusa-
tude des sacrements ils demandèrent ensuite
: tion « Ce serait une indignité pour les fils
:

comment les catholiques pourraient prouver « des martyrs de se réunir avec les descen-

qu'ils sont en communion avec toutes les « dants des apostats ? » Primianus refusait
nations de la terre. Les catholiques accep- alors de prendre part à la conférence, et plus

tèrent le défi avec plaisir et demandèrent à tard il manifestait la volonté de parler et de


s'expliquer. Mais les Donatistes remirent de discuter au tribunal des préfets.
nouveau sur le tai)is la question du mandat V. Alors, le procureur ordonna aux Dona-
CONFÉRENCE DU TROISIÈME JOUR. 575

listes de prouver les crimes dont ils accusaient du demandeur; à cela les Donatistes répli-
leurs adversaires, et détendit de proposer dé- quèrent qu'il y avait des actes jdus anciens,
sormais la question de personnes, puisqu'il et qu'on devait les lire avant tout autre. Les
était certain que des deux côtés on avait de- catlioliques répondirent que la seule con-
mandé la conférence. Les Donatistes n'en clusion à tirer de tout cela, c'est que, si leurs
demandèrent pas moins de nouveau que l'on adversaires s'opposaient à la lecture des actes
se prononçât sur la question de personnes. préfectoraux, c'est parce qu'ils craignaient de
Le procureur se prononça en disant que, du trouver leur condamnation dans leui's propres
moment que les deux parties avaient demandé aveux.
la conférence, le rôle de demandeur serait VI. Les Donatistes présentèrent donc les
attribué à celui qui se poserait comme accu- actes du proconsulat et de la vice-préfecture,
sateur de son adversaire. Les Donatistes som- dans lesquels les catholi(jues demandaient des
mèrent alors les catholiques de prouver que ordres de la municipalité, pour provoquer
des deux côtés on avait demandé la confé- une conférence entre les deux partis, et dans
rence. Oui, ajouta le procureur, « les catlio- laquelle on arracherait jusqu'aux dernières
« liques devront fournir celte preuve». A racines de l'erreur. Or, n'élait-il pas évident
cette parole il s'éleva un long tumulte au que cette demande avait été faite longtemps
sujet du nom de catholique à appliquer aux avant que fût adressée la même supplique à
Donatistes et aux Cécilianistes. Ensuite, les l'empereur ? Ces actes prouvaient aussi, suivant
catholiques, pour prouver que les Donatistes eux, que les catholiques devaient jouer le rôle

avaient aussi demandé la conférence, s'of- de demandeurs, puisqu'ils n'avaient pas craint
frirent à fournir le com|)terendu de ce qui d'accuser leurs adversaires d'hérésie et de
s'était jugement de la préfecture. Le
passé au crimes contre les lois divines et humaines.
procureur en ordonna aussitôt la lecture ;
Les catholiques répondaient, qu'en demandant
mais sur-le-champ les Donatistes remirent en alors cette conférence, ils se proposaient de
question tout cequi avait déjà été résolu, justifier l'Eglise de toutes les accusations que
demandèrent au procureur de se prononcer l'on faisait peser sur elle. Ils demandèrent

sur les matières qu'il avait déjà tranchées, donc avec instance que, si on donnait lecture
c'est-à-dire sur la personne et le mandat des d'actes de beaucoup antérieurs, on lût aussi
députés, réclamant de nouveau qu'on leur les réquisitoires que les Donatistes, par l'inter-

livrât ce mandat. Il était facile de comprendre médiaire du proconsul Anulinus, adres-


qu'en agissant ainsi ils voulaient empêcher sèrent à l'empereur Constantin, dans l'affaire
qu'on lût les actes préfectoraux, dans lesquels de l'évèque Cécilianus. On prit connaissance
ils avaient gravement compromis leur propre de ces pièces, mais on n'acheva pas la lecture,
cause, par certaines réponses inconsidérées et déjà commencée, des actes préfectoraux. Il
téméraires. 11 s'éleva donc une longue con- s'éleva alors un conflit. D'après les catholiques,
testation entre eux et le procureur;
ils deman- puisque les actes produits par les Donatistes
mandat donné aux
daient qu'on leur livrât le avaient obtenu la préférence à cause de leur
députés ou qu'il prononçât que leur demande antériorité, sur ceux qu'ils présentaient eux-
était superflue. Quant au procureur, il ré- mêmes, on devait du moins, après en avoir
pondit qu'il s'étaitprononcé sur tout ce qui pris connaissance, donner aussi lecture des
était de sa compétence, et que le jugement, pièces encore plus antérieures dans lesquelles
qui s'agitait à l'heure présente, était entière- on verrait clairement que, dans toute cette
ment étranger à ce que pouvaient contenir affaire, les Donatistes s'étaient pre-posés les
les lettres impériales, dans ce qui avait été miers en accusateurs, dans la mission qu'ils
demandé et concédé. Cependant , sur son confièrent au proconsul auprès de l'empereur.
ordre, on se mit en mesure de lire les actes Mais l'opposition que les Donatistes avaient
préfectoraux.On avait à peine rappelé le jour faiteà la lecture des actes préfectoraux, ils la
et le nom
des consuls, que les Donatistes pro- renouvelèrent avec jdus de véhémence encore
voquèrent une nouvelle interruption et re- quand il s'agit de ces dernières pièces. Or,
vinrent de nouveau sur le passé. Le procu- pendant cette altercation ils revenaient souvent
reur répliqua qu'on devait donner lecture de sur les (luestions tant de fois résolues et re-
ces actes, si l'on voulait résoudre la question poussées par les répliques du procureur, la
o76 RÉSUMÉ D'UNE CONFÉRENCE AVEC l.ES DONATISTES.

question du mandat, et celle de savoir si les ce qu'il avait déjà dit sisouvent, qu'il ne pou-
catholiques voulaient s'en tenir aux témoi- vait discuter ni sur la personne des députés,
gnages de la loi, ou invoquer les actes pu- ni sur le mandat qu'ils avaient reçu, car il

blics. Us ajoutaient qu'en se renfermant ex- n'avait pour cela aucune mission. Il suffisait
clusivement dans le cercle de la loi les , de voir que la cause à traiter avait été déter-
catholiques feraient mépris de toute la légis- minée par les lettres impériales qui le consti-

lation et de tous les actes publics tandis ; tuaient le président de l'assemblée. Quant à
qu'en faisant de ceux-ci le chaïup du débat, savoir si c'était dans la révélation ou dans les
ils laisseraient de côté les témoignages de la actes publics que l'on concentrerait le dé-
révélation. Toutefois supposé que les catho- bat, les catholiques répondirent que si les

liques adoptassent ce dernier parti, les Dona- Donatistes, au lieu d'incriminer comme ils le

tistes se promettaient de leur défendre de faisaient et de frapper leurs adversaires de


donner lecture des pièces qu'ils présentaient; l'épitliète honteuse d'apostats, consentaient à
il leur suffirait, pour cela, d'invoquer en leur chercher uniquement de quel côté était la

faveur le bénéfice d'une légitime prescription, véritable Eglise, on ne ferait aucune mention
puisque les catholiques et le procureur lui- des actes publics, on s'en rapporterait uni-
même avaient plusieurs fois proclamé qu'on quement aux témoignages de la révélation.
ne devait pas revenir sur une cause résolue, Au contraire, s'ils persistaient dans leurs ac-
d'autant plus que les quatre mois fixés étaient cusations, comme il était évident qu'on ne
déjà révolus. Evidemment ils redoutaient avec pouvait les réfuter que par les actes publics,
effroi la lecture des pièces qui prouveraient alors les catholiques déclaraient qu'ils se ser-
que la première accusation avait été portée à viraient de ce moyen légitime de défense.
l'empereur, par leurs ancêtres, contre l'é- N'est-ce pas ces actes seuls qui pouvaient ser-
vêque Cécilianus, ce qui n'avait pas empêché vir de base à l'attaque et à la justification?
que ce dernier fût déclaré innocent et par ju- C'est là ce que répétèrent à différentes rejjrises
gement ecclésiastique et par jugement impé- les catlioliques et le procureur lui-même,

rial. En un mot, ils craignaient d'entendre tandis que, de leur côlé, les Donalistes reve-
rappeler les débals qui étaient le but de la naient sans cesse à la charge, pour empêcher
réunion, car ils sentaient qu'ils seraient évi- qu'on étudiât la question, et qu'on donnât
demment vaincus. Leur frayeur était telle, lecture des pièces qu'ils voyaient entre les
qu'ils étaient forcés d'avouer qu'insensible- mains de leurs adversaires. Enfin, le procu-
ment peu à peu on les amènerait sur la
et reur déjoua ces longues obstinations et or-
question, on les forcerait à l'envisager sous donna la lecture des actes que présentaient
toutes ses faces. N'est-ce pas là au contraire ce les catholiques. Alors seulement on commença
qu'ils devaient désirer, s'ils pouvaient réel- à traiter la cause pour laquelle s'était faite cette

lement compter, non pas sur des prescriptions nombreuse réunion d'évêques. Ce qu'il y eut
vaines et dilatoires, mais sur la vérité de leur d'étonnant, c'est que ce fut iirécisément la
propre cause ? question de personne qui amena subitement
VU. Tout ce que les catholiques désiraient, la discussion de la cause, tandis que les Dona-
c'était d'engager immédiatement la discussion tistes ne la soulevaient que pour empêcher
sur le fond même du débat ; et plus ils qu'on fond du débat.
traitât le
voyaient d'opposition sur ce point, de la part VllI. Voici donc la troisième partie de la
de leurs adversaires, plus ils se faisaient un séance. On donna lecture du message d'Anu-
devoir de répondre sans cesse à des incidents linus à l'emiiereur Constantin. Aussitôt les
plusieurs fois résolus. Deux points surtout Donatisles de demander à quelle source on
étaient en |)résence : donneraient-ils commu- avait puisé cette pièce. Dans les archives du
nication du mandat imposé aux députés ; et jjroconsul , répondirent les catholiques et ,

ensuite ctail-ce sur le terrain de la révélation, l)Our s'en assurer, on pouvait aller les con-
ou sur celui des actes publics qu'ils établi- sulter. U résultait évidemment de celte rela-
raient la discussion. Quant au mandat, ils dé- tion, qu'ils avaient adressé à l'emiiereur, par
clarèrent qu'ils n'en donneraient aucune le moyen de ce proconsul, un réquisitoire en
communicalion, car il n'avait que faire dans règle, énonçant tous les crimes dont ils accu-
le débat. De son côté, le procureur affirma saient Cécilianus. Après cette lecture, les Do-
CONFKRENCK DU TR0ISIP:ME JOUR

nalistes prièrent les catholiques de leur dé- règlement proposé par les catholiques, dès le
signer celui qu'ils reconnaissaient pour père. premier jour de la conférence. Ils rappelaient
Ceux-ci donnèrent pour réponse ccHe parole aussi que le jour suivant, ils avaient demandé
de l'Evangile « Sur la terre vous n'appellerez
: qu'on leur donnât connaissance de ce règle-
« personne du nom de père, car vous n'avez ment, afin de pouvoir, le troisième jour, se
a qu'un seul père qui est Dieu ». Malgré '
présenter à la conférence en pleine connais-
celte réponse, ils leur demandèrent si Céci- sance de cause. C'était aussi afin de donner à
iianus était leur père ou leur mère. Les catho- la composition de ces lettres tout le soin pos-
liques répondirent qu'il n'était ni leur père sible que dans la seconde réunion ils avaient
ni leur mère que leur frère,
;
qu'il n'était demandé un répit , et que six jours leur
hon frère s'il était bon, mauvais frère s'il était avaient été accordés. Après ces explications,
mauvais, car fùt-il mauvais il était toujours on donna lecture de ces lettres dans lesquelles
leur frère à raison de la communauté des sa- les Donatistes essayèrent de répondre au rè-
crements. L'insistance des Donatistes à répéter glement des catholiques, tel qu'il a été publié
leur question et des catholiques à répéter leur dans les actes de la première réunion. En con-
réponse, produisit une sorte de conllit. Les frontant le règlement et la réponse il est
Donatistes opposaient ces paroles de l'Apôtre: facile de voir que leur réfutation n'est d'au-
«Vous pouvez avoir plusieurs maîtres en cune valeur. En effet, c'est surtout d'après les
« Jésus-Christ, mais non plusieurs pères, car témoignages de la loi, des Prophètes, des
a c'est moi qui vous ai engendrés en Jésus- psaumes, des évangiles et des lettres aposto-
« Christ par l'Evangile- ». Les catholiques liques, que l'on démontre que l'Eglise catho-
répondirent qu'il ne s'agissait là que d'une lique est répandue sur toute la terre qu'après ;

distinction lionoriflque , fondée sur le mi- avoir débuté à Jérusalem elle a pénétré de
nistère apostolique, que remplissait l'Apôtre. proche en proche jusque sur les rivages de
En dans tout cj qui regarde la foi et
effet, l'Afrique que, malgré celte diffusion dans
;

le salut éternel Dieu seul est notre père.


, tous les lieux et dans toutes les cités, toutes
Le Sauveur avait dit a N'appelez personne : ces Eglises particulières ne forment qu'une
« votre père sur la terre, vous n'avez qu'un seule et même Eglise, qu'elles ont toutes été
etseul père qui est Dieu » l'Apôtre pou- ; fondées au prix des sueurs apostoliques, et
vait-il se mettre en contradiction avec ces qu'il est évident que les Donatistes n'ont avec
paroles, et dire qu'il était le père de ceux cette Eglise aucune communion réelle. Or, ils
auxquels il annonçait l'Evangile ? Il faut donc se sont bien gardés de traiter ainsi la question,
établir une différence entre la grâce divine et et malgré la prolixité de leur lettre, de citer
ce qui n'est l'effet que d'une distinction pure- un seul témoignage de l'Ecriture pour prou-
ment honorifique. ver que la véritable Eglise prédite et annon-
IX. Ils demandèrent aussi quel évoque avait cée se trouvait du côté de Donat. Au contraire,
ordonné Augustin et sans doute que sur ce ; les catholiques faisaient un long appel à ces
point ils méditaient je ne sais quelles calom- mêmes passages pour prouver que l'Eglise
nies. Il répondit courageusement qu'il avait dont ils étaient membres était l'Eglise univer-

été ordonné par Mégalius, alors primat des selle, sortie de Jérusalem pour se répandre
évèques de l'Eglise catholique en Numidie ;
sur toute la terre. Au
donc d'envisager la
lieu
et il les invita à formuler toutes leurs attaques, question sous ce point de vue, au lieu de ré-
afin qu'il fût bien prouvé qu'ils jouaient le pondre directement aux catholiques en invo-
rôle de calomniateurs. Mais ils changèrent la quant d'autres témoignages, ils passèrent tout
question et revinrent à Cécilianus, disant que cela sous silence et n'essayèrent de l'Ecriture
la cause de l'Eglise n'était nullement compro- que pour prouver que nulle part il n'avait été
mise lors même que ses crimes seraient re- prédit que l'Eglise sur la terre serait formée
connus véritables ils ajoutaient toutefois que; du mélange des bons et des méchants. Toute-
cette démonstration était impossilile. fois, arrivés à cette parabole de l'Evangile,
X. Les Donatistes présentèrent ensuite des déjà citée dans le règlement des catholiques,
lettres qu'ils disaient avoir reçues de leur il fallut parler que le Sauveur
de ces filets

assemblée générale, et qui répondaient au ordonne de jeter à la mer


dans lesquels seet
• Mail. XXIII, 9. — " I Cor. IV, 15. trouvent renfermés des poissons de toute sorte,

S. AuG. — Tome Xlll. 37


S78 RÉSUMÉ D'UNE CONFÉRENCE AVEC LES DONATISTES.
dont le triage ne doit se faire que sur le l'ordonnance des catholiques. Ce passage, en
rivage, c'est-à-dire à la fin des siècles. Alors effet, prouvait clairement que Cyprien avait
pourtant ils avouèrent que l'Eglise pouvait commandé, pour le bien de l'unité, de tolérer
renfermer des pécheurs occultes. Quant à la les méchants dans l'Eglise, et de ne pas quitter
zizaniemêlée au bon grain, ils prétendirent l'Eglise sous prétexte de les éviter '
; et en-
(|ue ce mélange n'avait pas lieu dans l'Eglise, suite qu'il avait lui-même toléré dans sa corn-
mais dans le monde, puisque le Sauveur a dit : nuuiion, des hommes dont les mœurs dépra-
« Le champ, c'est ce monde ». Quanta l'aire '
vées lui inspiraient la plus profonde horreur ;

dans laquelle la paille est renfermée avec le il les tolérait, mais n'hésitait pas à signaler
bon grain jusqu'à la séparation qui en est faite leurs crimes ^ Si donc, après avoir parlé des
par van, sans doute qu'ils ont conclu que
le Prophètes, de Jésus-Christ et des Apôtres, les
cette figure n'était pas dans l'Evangile, car ils Donatistes jiassèrent sous silence les évêques,
n'en firent aucune mention. Supposant donc il faut le dire ouvertement, l'autorité de Cy-
que c'était là une pure invention des catho- prien les écrasait, quand il s'agissait pour eux
liques, ils se contentèrent de citer en réponse de soutenir que les méchants ne doivent pas
cette parole de Jérémie a Pourquoi la paille : être tolérés dans l'Eglise. Et cependant, au
« avec froment ? » sans se demander le
le -
sujet du traître Judas et de ceux que l'Apôtre
sens de cette parole. Ce n'est pas de l'Eglise a tolérés et qui n'annonçaient Jésus-Christ
que parlait le Prophète, mais des visions que par jalousie, Cyprien s'exprima d'une
divines des Prophètes, et des songes humains, luanière absolument conforme à ce que les
et c'était défendre d'établir sur ce point au- catholiques avaient formulé dans leur ordon-
cunecomparaison. Les catholiques avaient éga- nance. Il déclarait que le Sauveur avait sup-
lement emprunté à l'Evangile la parabole des porté Judas pour enseigner, par sou exemple,
brebis et des boucs qui paissent ensemble en at- que méchants dans l'E-
l'on doit tolérer les
tendant la séparation dernière les Donatistes ="
; glise Quant à ceux dont parle l'Apôlre, il
'.

n'y faisaient pas même alhision. Et en effet les toléra non pas en dehors, mais dans le
,

ils n'auraient pu dire que les pasteurs pais- sein de l'Eglise \ Quant aux Maximianistes,
saient les boucs sans les connaître, comme que pouvaient-ils en dire, puisqu'ils vivaient
avaient dit que les pêcheurs renfermaient
ils encore et qu'il était si facile de se faire une
dans leurs filets les mauvais poissons, sans conviction à cet égard ? Les catholiques avaient
les voir. dit, dans leur mémoire, que ces mêmes Maxi-
XL Pour prouver que dans l'Eglise les mé- mianistes avaient été condamnés en séance
chants sont tolérés par les bons, et que les publique et chassés de leurs basiliques par les
bons ne sont pas souillés par le contact des Donatistes ; ceux-ci répondirent que l'accusa-
méchants les catholiques avaient invoqué
, tion intentée par eux ne portait sur aucun
l'exemple des Prophètes, de Jésus-Christ, des crime, qu'ils ne forçaient personne à entrer
Apôtres, et, plus tard, des bons évêques ils ; dans leur communion, et que leur unique
avaient même jugement des Donatistes
cité le préoccupation était « de traiter toujours avec
qui soutenaient, en parlant du schisme de B convenance leurs propres affaires et celles
Maximien que quelques-uns des leurs, de-
, a de leurs jjartisans». Ils oubliaient ce mot
venus victimes de ce schisme, n'avaient pas que Primianus ordonna d'inscrire dans les
été souillés par le crime contagieux de Maxi- actes publics : « Ceux-là prennent le bien d'au-
mien. Nos adversaires , dans leur lettre « trui, nous, au contraire, nous refusons ce
,
essayèrent de présenter une réponse telle a qui nous est oflert » . Le mémoire des ca-
quelle, au sujet du fait allégué, des Prophètes, tholiques rappelait aussi que les Donatistes,
de Jésus-Christ, et des Apôtres mais quant ; après avoir condamné les Maximianistes, les
aux évêques et aux Maximianistes, ils gardè- avaient ensuite réintégrés dans tous les hon-
rent le plus complet silence. En ce qui con- neurs, qu'ils avaient nié que les adeptes de
cernait les évêques ils se sentaient écrasés
,
Maximien eussent été souillés par son con-
sous le poids de l'autorité de Cyprien, dont tact, et enfin qu'ils avaient donné leur appro-
les propres paroles avaient été citées dans
* Lettre à Maxime.
^^'Matt. x\ni, 17-50. - ' Jérém. xxm, 28. - •
Matt. xxv, ^ Discours sur les Tombés.
' Jean, \i, 71, 72. — ' Phil. i, 15-18.
CONFÉRENCE DU TROISIÈME JOUR. 579

bation au baptême conféré par eux dans le Cependant ils évitèrent de répondre au re-
scliisme, puisqu'ils avaient refusé de le réité- proche que leur adressaient les catholiques,
rer.A cela nos adversaires ne firent absolu- d'avoir, les premiers, accusé Cécilianus auprès
ment aucune réponse, et n'en parlèrent pas do l'empereur Constantin, d'incriminer les
jilns que s'il n'en avait jamais été question. lois des empereurs, d'exagérer tout en haine

XII. Au
sujet de ce nièuie baptèuie les ca- des catholiques , de leur attribuer soit la
tiioliques, dans leur règlement, avaient cru mort dont les Circoncellions se frappent eux-
pouvoir faire l'application de ce mot de l'A- mêmes, soit les actes de cruauté auxquels ils
liôtre « Ils retiennent la vérité captive dans
: se livrent, non pas précisément parce qu'ils
« l'iniquité », afin de prouver que dans une
' sont dans la communion de Donat mais ,

iniquité que cbeicher à détruire, il


l'on doit parce qu'ils mènent une vie criminelle qui
peut se trouver enfouie une vérité que l'on leur attire justement les vengeances des lois
doit conserver. Or, ils ne comprirent pas cette et de la police. Ils rappelèrent môme ce qui
application ou, s'ils la comprirent, ils cber- s'était passé dans le bourg de Vagailanum, où
chèrent à l'obscurcir par leurs paroles, afin ilsse rendirent coupables de crimes si nom-
que les autres ne la comprissent pas. Ils sou- breux qu'ils n'expièrent que par des châti-
tenaient donc que l'Apôtre parlait alors des ments trop disproportionnés.
erreurs païennes, comme si vraiment il im- Xiy. Le mémoire des catholiques n'avait
portait quelque peu de savoir de quelles er- pas omis de rappeler la justification éclatante
reurs il parlait, quand il affirmait d'une ma- de Cécilianus et de Félix d'Aplonge dont ,

nière générale que la vérité peut être retenue les crimes supposés étaient ])our nos adver-
captive dans l'iniquité. La seule conséquence saires un moyen si habilement employé pour
à tirer de cette parole, c'est que l'on doit par- soulever la haine et la jalousie contre les
tout approuver la vérité et corriger l'iniquité. catholiques. C'était là en quelque sorte le
C'est là aussi ce que fait le catholique quand sujet principal de la conférence, et cependant
il reconnaît et embrasse dans les Donatistes la il n'en était fait aucune mention dans la longue

vérité du sacrement, tandis qu'il déteste l'ini- lettre des Donatistes. La seule chose qu'ils

quité de leur hérésie et s'etlorce de la corriger. essayaient, c'était d'établir par l'Ecriture qu'on
Les catholiques ajoutaient qu'on ne doit ja- ne devait pas tolérer les méchants dans l'E-
mais détruire le baptême de .lésus-Christ, lors glise mais les fuir avec horreur pour se
,

même qu'il serait conféré par les hérétiques, soustraire à la contagion du péché. Tels étaient
de même qu'on ne doit pas renier Jésus-Christ leurs principes; cependant ils avouaient qu'on
par haine pour les démons qui le confessent. ne peut être souillé par les péchés des autres,
Ici encore, ou bien nos adversaires ne com- quand ces péchés sont ignorés. C'est la propo-
prirent pas, ou bien ils eurent recours à toutes sition qu'ils avaient déjà émise en parlant des
les obscurités possibles et répondirent que poissons qui avaient dû échapper aux regards
les catholiques avaient parlé contre les mar- des pêcheurs, quoiqu'ils fussent déjà renfermés
tyrs, sans cependant ce qu'ils enten-
dire dans les plis du filet. Il en est de même des
daient, eux, par martyrs. Ils ajoutèrent que pécheurs secrets dans l'Eglise ; les prêtres ne
les catholiques voulaient se mettre en com- lesconnaissent pas, et dès lors ils ne peuvent
munion avec les démons, comme si c'était se contracter par eux aucune souillure. Ainsi,
mettre en communion avec les hérétiques malgré l'étendue de leur lettre, malgré le
quand on lance l'anathème contre leur ini- long intervalle de temps qui s'écoula entre
quité, lors même qu'on respecterait en eux le les deux réunions, ils ne purent répondre à
baptême véritable qu'ils ont reçu il en est de
; ce défi des catholiques qui leur demandaient
même à l'éj^aid des démons, on peut fort bien (et c'était le point le moins important) de
anathématiser leur iniquité sans se condamner prouver la des crimes reprochés à
réalité
par là à nier le nom de Jésus-Christ, parcelle Cécilianus, et surtout la réalité de ceux dont
seule raison qu'ils le confessent. ils accusaient l'Eglise répandue sur toute la
XIII. Les persécutions dont les Donatistes terre, en y ajoutant comme conséquence que
prétendaient avoir été les victimes, occupaient en communiquant avec
l'on est toujours souillé
également une large place dans leur écrit. les pécheurs connus publiquement comme
• Hom. I, 18. tels.
880 RÉSUMÉ D'UNE CONFÉRENCE AVEC LES DONATISTES.

la lecture de la lollre des Dona-


XV. Après saient énergiquementet oubliaient que leur
tisles, leprocureur ordonna de lire les pièces lettre avait étélue sans qu'on sonlcvàt aucune
présentées par les catholiques. Mais les Dona- iuterruitlion. Ce qu'ils voulaient, c'était d'em-
listes demandèrent aussitôt que l'on répondît pêcher à tout prix la suite de la di.^cussion.
à ce qu'ils avaient écrit. C'était aussi ce que XVI. Les catholiques demandèrent donc le
désiraient les catholiques, car ils ne voulaient silence, et ce ne fut qu'après un grand nombre
pas qu'il fût dit qu'on n'avait pu répondre à d'interpellations de la part du procur^'ur qu'ils
cette lettre. Ils commencèrent donc leur purent l'obtenir. Alléguant aussitôt un grand
réplique; mais aussitôt les Donalistes soule- nombre de passages de la sainte Ecriture, ils
vèrent des interruptions, car ils ne voulaient ])rouvèrent qu'il était dans la condition ac-
pas que le discours en réponse à leur lettre tuelle de l'Eglise, que les méchants y fussent
jouît du privilège qu'avait eu leur lettre elle- mêlés aux bous; que si, dans sa vigilance, et
même, celui de ne pas être interrompu. Les pour sauver les règles de la discipline, elle
catholiques invoquèrent immédiatement les devait travailler à leur conversion, non-seu-
témoignages de la sainte Ecriture d'ahord , lement par la parole, mais aussi par l'excom-
ceux qu'ils avaient cités dans leur mémoire, munication et la dégradation, elle était obligée,
et ensuite ceux qu'avaient allégués les Dona- pour le bien de la paix, de tolérer dans son
tistes avant tout il fallait en donner l'expli-
;
sein, non-seulement les péclieurs secrets, mais
cation naturelle et montrer qu'il ne pouvait y aussi les pécheurs publics. Toutefois, ils fai-
avoir entre eux aucune contradiction, puis- saient remarquer que cet état de choses n'était
qu'ils faisaient tous partie de la révélation que pour le temps présent, auquel s'appli-
divine. La discussion s'engagea tout d'abord où il était parlé du
(|uaient tous les passages
sur la parabole de l'aire. Mais aussitôt les mélange des bons et des méchants tandis ,

Donatistes se récrièrent et dirent que celte que ceux qui excluaient ce mélange, ne s'ap-
parabole ne se trouvait pas dans l'Evangile. pliquaient qu'au siècle futur, c'est-ù-dire a
On leur précisa l'Evangile dans lequel elle se l'éternité. De même, on dit maintenant de
trouvait et le passage où on pouvait la lire; l'Eglise qu'elle est mortelle, c'est-à-dire for-

ils répondirent qu'il ne pouvait y être ques- mée d'hommes condamnés à mourir, tandis
tion que des pécheurs occultes figurés par la qu'alors elle sera immortelle, parce que la
paille que le van doit séparer. Ensuite, malgré mort n'y exercera plus son empire. De même
letumulte et les interruptions, on étudia la encore, au point de vue du temps présent,
parabole de la zizanie et du froment, en s'at- Jésus-Christ était mortel, mais après sa résur-
tachant surtout à cette expression :« le monde », rection, il ne meurt plus, la mort n'exercera
dans laquelle les Donatistes refusaient de voir plus sur lui aucun empire '
; c'est aussi le
l'Eglise, puisqu'il était dit : « Le champ, c'est privilège dont jouira l'Eglise à la fin des
monde ». Ils citèrent donc un grand
ce siècles. Ces deux époques de l'Eglise sont
nombre de passages dans lesquels le monde figurées par les deux pêches miraculeuses ;

désignait les pécheurs ;


par exemple : « Celui l'une s'accomplit avant la résurrection, Jésus-
« qui aime le monde, la charité du Père n'est Christ ordonne simplement de jeter les filets

B pas en lui '


», et autres passages semblables sans désigner si c'est à droite ou à gauche *
;

qu'ils alléguèrent pour montrer quele monde nous enseignant ainsi que dans les filets de
ne désignait jamais l'Eglise. De leur côté, les ses sacrements il n'y aurait pas que des mé-

catholiques citèrent un grand nombre de ver- chants à l'exclusion des bons, ou des bons à
sets dans lesquels cette expression le monde, : l'exclusion des méchants, mais des méchants
était prise dans un sens favorable par exem- ;
mêlés aux bons. Au contraire, après la résur-
ple: en Jésus-Christ se réconciliant
Dieu était rection, le Sauveur ordonne de jeter les filets
« le monde ^ », et autres versets semblables à droite % pour nous faire entendre qu'après
dans lesquels l'Eglise nous est montrée se notre résurrection, il n'y aura plus que les
réconciliant avec Dieu par Jésus-Christ. Mais bons dans l'Eglise, on n'y verra plus ni de ces
alors se produisait un véritable tumulte les ;
hérésies, ni de ces schismes qui menacent au-
catholiques voulaient user de leur droit de jourd'hui de rompre lesfilets. En ell'et, l'Evan-
réplique, tandis que les Donatistes s'y oppo- gile, en parlant de la première pêche, nous

• I Jean, il, 15. — » U Cor. v, 19. '


Rom. VI, 9. — ' Luc, v, 4-10. — '
Jean, .xxr, 6-1 1.
CONFÉRENCE DU TROISIÈME JOUR. 581

[ail reinaniiier lui-même <|iie les fllels se furent aussi le vieillard Siméon et Anne la

rompaient; taïuiis qu'en parlant de la dernière veuve'. C'est donc une impiété et une hor-
pèche, il nous dit formellement : « Quoique rible calomnie de reprocher aux catholiques,
« les poissons fussent si gros, les filets ne se répandus sur toute la terre les prétendus ,

« rompaient pas o. Il a été dit de celle Eglise crimes de Cécilianus, quand nous ne voyons
que rincirconcis el l'homme iniiiur n'entre- pas qu'on eiit reiiroché à Siméon, à Anne el
ront pas dans son sein '. Ces hommes impurs autres saints personnages les crimes du peuple
désignent les séparations schismaliques qui au sein duquel ils étaient nés, et dont les
auront cessé dans l'autre vie, car alors les sacrements avaient servi à leur propre sancti-
filets n'y seront i)as rompus. On peut donner fication et cependant, les crimes dont il s'a-
;

la même signification figurée à ce passage, git, ce n'est point par une opinion purement

qui nous apprend que le corbeau, oiseau im- humaine qu'ils nous sont attestés, mais par
pur, sortit de l'arche pour ne jilus y rentrer. la parole même de Dieu. On rappela ensuite
Quoique corbeau en fût sorti, l'arche ren-
le ce passage de la prophétie, où ceux qui gémis-
fermait cependant encore d'autres animaux saient à la vue des crimes commis autour
immondes, (jui restèrent ainsi confondus avec d'eux, furent marcjués d'un signe qui devait
les purs, jusqu'à la fin du déluge,
animaux les soustraire à la ruine générale ^ et cepen- ;

comme dans l'Eglise les bons et les méchants dant ils ne furent pas corporellement séparés
restent mêlés jusqu'à la fin de ce siècle. Or, des coupables.
de même
que ce n'est pas avec des animaux XVlll. Les catholi(|ues expliquèrent ensuite
immondes, mais avec des animaux purs que quelle espèce de séparation il devait y avoir,
Noé oiïritson sacrifice; de même dans l'Eglise, en ce monde, entre les bons et les méchants,
ce ne sont pas les méchants, mais uni(iuement pour éviter toute participation avec les péchés
les bons qui parviennent jusqu'à Dieu. des autres. Ce qu'il faut, c'est une séparahon
XVII. A l'occasion des Prophètes, les Dona- de cœur, fondée sur la différence de conduite
tistes avaient dit dans leur lettre qu'ils n'é- et de mœurs. Et tel est le sens de ces (laroles :

taient pas en communion avec ceux contre « Sortez du milieu d'eux, éloignez-vous et ne
lesquels ils se croyaient obligés de tenir un a touchez pas ce qui est impur ' » ; en d'autres
langage si sévère. Les catholiques répondirent termes, distinguez-vous, en m.enant une vie
qu'il n'y avait jamais eu qu'un temple iiour meilleure, et ne consentez pas à l'iniquité. Il
le peuple tout entier, et qu'aucun des Pro- ne pouvait se présenter une occasion plus
phètes, quel qu'eût été son langage contre les favorable, pour adresser aux Donatisles une
méchants, n'avait jamais construit un autre autre réponse. A plusieurs reprises, le procu-
temple, offert d'autres sacrifices, consacré reur les avait invités à s'asseoir, et ils avaient
d'autres prêtres. Les Donatisles avaient égale- toujours refusé, en alléguant un passage de
ment cité certains passages de l'Ecriture, pour l'Ecriture qui, disaient-ils, leur défendait de
prouver que lespéchés des parents souillent s'asseoir avec de tels hommes. Les catholiques
quelquefois les enfants. Les catholiques firent répondirent que c'était forcer le texte que de
d'abord remarquer que ces passages doivent soutenir qu'il devait y avoir, dès ce monde,
être interprétés en ce sens qu'il n'est question une telle séparation entre les bons et les
que des enfants qui imitent les crimes de méchants, que bons ne devaient pas même
les
leurs pères. Us ajoutèrent que malgré les re- s'asseoir avec les méchants, et c'est ce qu'ils
proches si peuple
violents lancés contre ce prétendaient taire en appuyant leur refus de
par dans leur
la sainte Ecriture, et rajjporlés s'asseoir, sur cette parole: «Je ne me suis pas
lettre, à tel point qu'on serait tenté de conclure «assis dans l'assemblée des impies ». Mais
qu'il n'y avait plus un seul juste parmi ce puisque les Donatisles regardaient comme
peuple, cependant on y trouvait encore, non- impies leurs adversaires, ne devaient-ils pas
seulement les Prophètes, dont la sainteté est obéir jusqu'au bout à toutes les défenses for-
hors de doute, mais certains autres person- mulées dans ce même endroit du psaume? A
nages dont le Sauveur, après sa venue sur la la suite des précédentes, nous lisons en effet :

terre, loue la justice et la vertu; tels furent « El je n'entrerai pas avec ceux qui l'ont le

Zacharie, Elisabeth, et Jean leur fils; tels « mal ' ». Puis donc qu'ils sont entrés avec
' Isaïe, LU, 1.
*
Luc, I et II. — ^ Ezéch. lA, 4. — * Isaie, Lil, 11. — "
Ps, xxv, 4.
,
,

582 HESUME D'UNE CONFÉRENCE AVEC LES DONATISTES.

ceux qu'ils regardent comme des impies, le démon


avait pu les semer dans l'Eglise, car
pourquoi refuser de s'asseoir? N'est-il donc ils prétendaient qu'il n'avait pu y semer la
pas évident que ce n'est pas dans un sens zizanie. Les catholiques rappelèrent également
corporel, mais spirituel, que l'on doit inter- le témoignage de Cyprien, déclarant ouverte-
préter ces expressions : entrer et s'asseoir? ment que cette même parabole évangélique
Enfin les catholiques rappelèrent encore la n'avait qu'une seule interprétation possible,
cause tant de fois citée des Maxiniianistes, en qui consistait à admettre dans l'Eglise l'exis-
faisant observer que les Donatistes, après avoir tence de la zizanie, non pas cachée, mais
frappé d'une même condamnation les Maxi- visible '. A ce témoignage, les Donatistes n'a-
mianisteset les disciples de Primianus, avaient vaient osé faire aucune réponse, car ils avaient
déclaré qu'ils n'avaient point été souillés par un respect d'autant plus grand pour l'autorité
leurs relations avec ce dernier, tandis qu'ils de Cyprien, que c'est sur lui qu'ils s'appuyaient
prétendaient que l'univers chrétien, jusqu'aux pour soutenir leur erreur, quant à la réitéra-
extrémités de la terre, avait péri, souillé par tion du baptême. Quant aux deux Eglises, les
les crimes de Cécilianus. catholiques réfutèrent cette calomnie en ,

XIX. A ces témoignages tirés de la sainte montrant qu'ils n'avaient parlé que d'une
Ecriture, que pouvaient répondre les Dona- seule et même Eglise, dont la condition pré-
tistes ? Que répondre encore quand on leur ob- sente est de voir dans son sein les méchants
jectait leur propre conduite à l'égard des Ma- mêlés aux bons, tandis que dans le royaume
ximianistes? Aussi ne virent-ils d'autre parti de Dieu elle sera entièrement purifiée de la
à prendre que de revenir sur le pasfé et de présence des méchants; ce n'est qu'une seule
soutenir que l'Eglise n'était point désignée Eglise, mais dans des conditions différentes ;

sous le nom de monde dans la parabole du elle est maintenant mêlée aux méchants
froment et de la zizanie. Est-ce donc que les comme maintenant aussi elle est mortelle
catholiques n'avaient pas prouvé, par des parce qu'elle est formée d'hommes mortels,
témoignages authentiques, qu'on pouvait aussi tandis qu'alors elle sera immortelle, parce
prendre le monde dans une signification favo- que rem|)ire de la mort sera détruit: dira-
rable, et que dans ce sens il ne pouvait dési- t-on qu'il y a deux Jésus-Christ, parce que
gner que l'Eglise? N'avaient-ils pas montré d'abord il s'est soumis à la mort, et qu'ensuite
que, dans quelque sens qu'on interprétât ce il ne meurt plus? Ne distingue-t-on pas éga-

mot, du moment que ces deux semences y lement l'homme extérieur et l'homme inté-
croissaient simultanément, on ne devait pas, rieur ? ce sont là deux choses différentes, mais
à cause de la zizanie, renoncer au bon grain ? qui cependant ne constituent pas deux hommes
Tout cela avait été dit cette question avait
; distincts. Combien moins peut-on admettre
été parfaitement résolue ; mais les Donatistes l'existence de deux Eglises, puisque les justes
étaient tellement à bout de raisons , qu'ils qui aujourd'hui tolèrent leur mélange avec
remirent la même question sur le tapis, et les méchants, meurent pour ressusciter, mais
demandèrent comment le démon avait pu alors ils ne seront plus mêlés aux méchants
semer la zizanie dans l'Eglise. Puis appe- ils et ne mourront plus ? D'un autre côté ,

lèrent à leur aide la calomnie, et soutinrent les Donatistes , s'appuyant sur l'Ecriture ,

que les catholiques avaient admis l'existence avaient sonner bien haut qu'ils n'admet-
fait

de deux Eglises, l'une dans laquelle les mé- taient qu'une seule Eghse, contrairement aux
chants sont maintenant mêlés avec les bons; catholiques, qui en affirmaient deux. Ceux-ci
l'autre qui, après la résurrection, exclura répondirent que les Ecritures parlaient de plu-
absolument méchants, comme si vrai-
les sieurs Eglises saint Jean en nomme sept ^ ;
:

ment ces justes que nous voyons aujourd'hui mais toutes ces églises particulières ne sont
vivre dans la sainteté et tolérer au milieu que les membres d'une seule et même Eglise.
d'eux les méchants, ne devaient pas eux- Comment donc ose-t-on les accuser d'admettre
mêmes régner un jour avec Jésus-Christ, deux Eglises, quand ils ne parlent que d'une
XX. A cela les catholiques répondirent que seule, qui subit seulement, en ce monde, une
leurs adversaires avaient eux-mêmes avoué condition accidentellement différente de celle
qu'il y a maintenant dans l'Eglise des pécheurs
* Epître à Jla.viuie.
occultes, et demandèrent à leur tour comment ' Apoc, 1.
CONFERENCE DU TROISIÈME JOUR. 583

qui lui est réservée dans le ciel, tandis que reprocher d'avoir choisi un homme pour juge,
les lettres ai)ostuli(|uesnous (larlent de plu- puisqu'eux- mêmes s'étaient posés comme
sieurs églises qui ne doivent en former qu'une juges souverains dans l'affaire des Maximia-
seule? Les Donatistes, plutôt que de garderie nislcs, au lieu d'en remettre le jugement à
silence, accusèrent de nouveau les catholiques Jésus-Christ. Quant à la cause même de Cé-
d'avoir dit de l'Eglise, qu'elle est mortelle. cilianus, n'est-ce pas eux qui tout d'abord
Non , disaient-ils , elle n'est point mortelle, l'avaient accusé au tribunal de l'empereur
car c'est par la grâce de la Trinité qu'elle a Constantin? Par rapport aux persécutions aux-
été consacrée, et la Trinité est immortelle ;
quelles certains empereurs les avaient soumis
mort pour elle afin
d'ailleurs Jésus-Clirist est pour favoriser l'Eglise, oubliaient-ils donc les
de la rendre immortelle. Ne dirait-on pas que crimes horribles dont leurs Circoncellions se
les catholiques avaient nié que l'Eglise eût été rendaient coupables, sous la conduite de cer-
rendue immortelle par la grâce de Dieu et par tains clercs? A cela les Donatistes ré|)ondirent
l'effusion du sang du Sauveur? Ne s'étaient- que ne concernait aucunement les
cette affaire
ilspas contentés de distinguer les époques, prêtres, puisque, de leur propre aveu, c'é-
l'époque présente, pendant laquelle les saints taient des clercs qui étaient les instigateurs de
eux-mêmes sont condamnés à mourir, comme ces crimes.
Jésus-Christ s'y est condamné en personne, XXII. Les catholiques leur reprochèrent
et l'époque future pendant laquelle ils res-
,
ensuite d'avoir poussé la barbarie jusqu'à
susciteront et vivront, pour ne plus mourir, jeter dans les yeux de leurs victimes de la

avec Celui qui s'est ressuscité lui-même? chaux du vinaigre, et dirent qu'en cela
et
XXI. Telles étaient les questions engagées, ils avaient montré plus de cruauté que n'a-

et les Donatistes ne répondaient que par des vait fait le démon lui-même qui s'était abs-
superfluités aux preuves solides et concluantes tenu de traitements aussi inhumains à l'égard
qui leur étaient présentées. Le procureur in- du corps de cet homme juste, qu'il avait
terrompit les débats en disant qu'il était suffi- le pouvoir de tourmenter à son gré. A ce
samment éclairé sur ce qui avait été dit, qu'il sujet les demandèrent lesquels
Donatistes
se prononcerait à ce sujet dans la sentence étaient de préférence les enfants du démon,
générale, et qu'il désirait que l'on discutât ou ceux qui infligeaient ces mauvais trai-
ce qui faisait l'objet propre de la réunion. Les tements, ou ceux qui les subissaient; comme
Donatistes demandèrent qu'il jugeât tout d'a- si les catholiques avaient parlé d'autres
bord ce qu'il venait d'entendre. Les catho- choses que des souffrances horribles in-
liques se rangèrent de cet avis, mais le pro- fligées par les clercs et les Circoncellions.
cureur maintint sa proposilion, et ordonna Toutefois c'était l'occasion toute naturelle de
de traiter ce qui avait été la première cause leiu- objecter les Maximianistes; et les catho-

du conflit. Alors les catholiques demandèrent liques ne la négligèrent pas. Ils répondirent
qu'on donnât lecture des pièces qu'ils pré- donc qu'en s'appuyant sur le principe qu'ils
sentaient. Le procureur y consentit, mais les venaient de formuler, on devait conclure
Donatistes s'y opposèrent, et résumant ce qui que la préférence était en faveur des Maxi-
s'était passé, ils exigèrent que l'on portât un mianistes qu'ils avaient persécutés au tri-
jugement sur ce qui était déjà connu. Du bunal de trois proconsuls, si ce n'est plus. En
reste, ils s'opposaient formellement à ce qu'il etlet, ce sont les Maximianistes qui ont subi
se prononçât sur la cause qui devait s'engager ces mauvais traitements, et les Donatistes qui
après la lecture des pièces que présentaient les leur ont infligés, parce qu'ils étaient les
les catholiques ; car, disaient-ils, cette cause plus forts. Les catholiques allaient plus loin
ne peut être jugée que par Jésus-Christ; et et demandaient si parmi ceux qu'ils avaient
conséquemment ils reprochaient aux catho- condamnés et persécutés ne se trouvait pas
liques d'avoir confié cette affaire au simple Félix qu'ils avaient depuis accueilli et qui
jugement d'un homme, ce qui leur donna taisait maintenant partie de leur collège. Sur
occasion de renouveler leurs plaintes au sujet ce point comme sur tant d'autres ils gardè-
des persécutions dont ils voulaient faire croire rent le plus profond silence, et pour se discul-
qu'ils étaient les victimes. Les catholiques per reprochèrent aux catholi(]ues d'avoir pris
répondirent qu'il n'y avait pas lieu de leur ladéfense du démon, parce qu'ils avaient dit
581 RÉSUMÉ D'UNE CONFÉRENCE AVEC LES DONATISTES.

de lui qu'il épargna Job et se laissa vaincre sable des crimes prétendus d'un seul homme,
en cruauté par de simples hommes. Ils dres- quand pour réfuter toutes les incriminations
sèrent donc un réquisitoire contre le démon humaines il lui suffisait de montrer tous les
(|u'ilssupposaient défendu par les catholiques témoignages sur lesquels repose sa divinité?
et déclarèrent que, si le démon avait épargné Ce ne fut donc qu'après avoir débattu la
les yeux de Job^, c'était pour le rendre capable question de l'Eglise que l'on traita la cause de
de contempler Thorrible spectacle que pré- Cécilianus.
sentait son corps devenu une plaie hideuse. XXIV. Voici ce qui se passa en cinquième
En vérité, j'admire ce moyen de défense qui lieu. On donna lecture des deux relations du
ne tend à rieu moins qu'à me faire conclure proconsul Anuliiius à l'empereur Constantin.
qu'en brûlant les yeux de leurs victimes avec L'une, dont nous avons parlé plus haut, prou-
de la chaux et du vinaigre, c'était dans le vait que les ancêtres des Donatistes, ou ceux
pieux motif de leur épargner le cruel specta- qui appartenaient au parti de Majorin, avaient
cle que présentait leur corps tout couvert de dressé un réquisitoire contre Cécilianus ,

blessures. avaient demandé qu'il fût adressé à l'empe-


XXIII. Les Donatistes insistèrent sur les reur, et le lui avaient adressé eux-mêmes.
persécutions qu'ils avaient eu à subir, et en- L'autre rappelait que, par ordre de l'empe-
traînés par le besoin d'exagération ils rappe- reur, deux hommes de chaque parti avaient
lèrent que quelques-uns d'entre eux avaient été désignés pour traiter celte affaire et dres-
été mis à mort dans le bourg de Bagaïum. ser aussitôt le résultat de leur délibération.
Les catholiques répondirent que s'ils avaient On lut ensuite la lettre adressée par ce même
été frappés, c'est au moment oîi l'on se crut empereur aux évêques, et leur prescrivant
obligé de résister à la violence dont ils usaient d'étudier la cause de Cécilianus. Puis on prit
à l'égard du juge lui-même. Ils rappelèrent connaissance du jugement épiscopal de l'é-
aussi qu'ils avaient commis des crimes hor- voque de Rome, Melchiade, et des autres évê-
ribles dans ce bourg, (ju'ils avaient réduit en Ce jugement avait
(jues Gaulois et Italiens.
cendres la basilique elle-même et jeté dans été rendu à Rome même par ces évêques
les flammes les livres sacrés. Ils étaient assemblés. Dans la première partie, c'est-à-
donc eux-mêmes la première cause de leur dire dans la relation des actes du premier
malheur, par l'habitude qu'ils avaient de sou- jour, il était parlé des accusateurs de Cécilia-
lever le danger et de s'y précipiter. Les Dona- nus, envoyés par ses adversaires, et qui furent
tistes insistèrent de nouveau, exagérèrent les contraints d'avouer qu'ils ne pouvaient prou-
persécutions dont ils étaient les victimes, con- ver aucune de leurs incriminations. Dans la
clurent que ces mauvais fruits de la part de même assemblée, on avait acquis la conviction
leurs adversaires prouvaient qu'ils étaient de qu'à réjioque même où Cécilianus n'était en-
mauvais arbres et demandèrent de nouveau core que diacre, Donat avait déjà formé le

que l'on jugeât ce qui avait été dit du champ, schisme à Carthage car c'est à partir de ce
,

de la zizanie, de l'Eglise une et immortelle. schisme de Carthage que Donat eut son parti
De leur côté, les catholiques leur attribuaient, et ses adeptes. Les ennemis de Cécilianus
comme étant leurs propres fruits, les schismes, s'étaient engagés à reparaître le lendemain à
la réitération du baptême, et l'accusation por- l'assemblée, car on les accusait d'avoir sous-
tée par leurs pères au tribunal de l'empereur. trait certains documents nécessaires à la
Un temps assez long se passa dans cet échange cause ; mais ils se parjurèrent et ne parurent
d'incriminations réciproques. Enfin le pro- plus à l'assemblée. Telle était la première
cureur, pour couper court à ces personnalités, partie de ce jugement. On commençait à
promit de se prononcer sur ces matières dans donner lecture de la seconde, quand les Dona-
la sentence générale. Il ordonna donc de tistessoulevèrent de violentes interruptions,
reprendre la lecture plusieurs fois interrom- prétendant qu'on devait d'abord prendre con-
pue des pièces présentées par les catholiques. naissance des pièces qu'ils présentaient, car,
C'était le seul moyen de traiter à fond la cause disaient-ils, il n'était pas dans l'ordre de com-
de l'Eglise que les catholiques tenaient essen- mencer par lire la justification de Cécilianus
tiellement à séparer de celle de Cécilianus. avant de connaître l'accusation. Ils insistèrent
En effet, pouvait-on rendre l'Eglise respon- assez longtemps sur ce point. Les catholiques
,

CONFÉKENCE DU TROISIÈME JOUR. 585

soutenaient qu'il n'y avait pas lieu d'inler- livrer aux flammes; mais que le proconsul
rompre la lecture commencée, et qu'on devait s'opposa à cette mesure. La lecture de celle
épuiser ainsi les pièces du jugement. De leur que Mensurius s'était mon-
lettre apprit aussi

côté, les Donatistes aliirniaient qu'on devait tré mécontent de ceux qui s'étaient offerts
interrompre cette lecture, puisqu'elle n'aurait d'eux-mêmes à la persécution sans avoir été
pas dû être commencée, car il n'est pas naturel saisis, et qui avaient déclaré, avant toute de-
de présenter la défense d'un homme avant mande à eux adressée, qu'ils possédaient les
son accusation. Les callioliques répondaient saintes Ecritures,mais qu'ils refuseraient de
que le procureur avait ilemandé que l'on les livrer Mensurius avait même défendu aux
;

instruiï^ît la cause du schisme et que l'on , chrétiens de rendre à ces téméraires les hon-
donnât lecture des pièces qu'ils présentaient neurs dus à leur rang. Cette lettre reprochait
quand il la personne du deman-
s'agissait de aussi à des criminels, et à certains débiteurs
deur. II donc un double résultat
se pro[)Osait : du fisc d'avoir voulu profiter de la persécu-
prouver d'abord que les Donatistes avaient tion pour se décharger de leurs dettes,
requis les premiers le jugement d'un homme, de leurs crimes, ou plutôt pour ga-
se laver
eux qui reprochaient si amèrement aux catho- gner de l'argent et jouir dans la prison des
liques, à l'occasion de l'assemblée actuelle, offrandes généreuses des chrétiens. Toute-
d'avoir demandé d'un laïque il
l'assistance ; fois les Donatistes ne reprochaient à Mensu-
voulait aussi résoudre la question de la per- rius d'autre crime que d'avoir livré les ma-
sonne du demandeur. Dès lors, puis(|ue la nuscrits du moins ils lui reprochaient de
;

lecture était commencée, il n'y avait pas lieu s'être rendu coupable de mensonge en substi-
de l'interrompre, on devait la continuer. Dans tuant d'autres manuscrits aux véritables, et
le principe, le procureur était d'accord avec d'avoir voulu déguiser sa faute c'est de cette ;

les catholii|ues et voulait qu'où achevât la feinte elle-même qu'ils lui faisaient un crime.
lecture mais à la fin il se laissa gagner par
; Us donnèrent aussi lecture de la lettre paci-
les Donatistes et leur permit de suspendre la fique adressée par Secundus de Tigisit à ce
première lecture pour donner connaissance même Mensurius, et dans laquelle il rappelait
des pièces (ju'ils présentaient. aussi les tristes suites de la persécution en
XXV. Dans un court préambule ils soutinrent Numidie. il disait que ceux qui en furent
que Mensurius, le prédécesseur de Cécilianus victimes et qui refusèrent de livrer les saintes
sur le siège de l'Eglise de Carlhage, avait, à Ecritures subirent les plus afl'reux tourments
l'époque de la persécution, livré les saintes et la mort qu'on leur rendait
la plus cruelle ;

Ecritures aux persécuteurs. Pour le prouver, les mêmes honneurs qu'aux martyrs, et qu'on
ils lurent la lettre adressée à Secundus de les louait hautement d'avoir refusé de livrer
Tigisit, primat des évéques de Numidie. Dans les saintes Ecritures, à l'exemple de cette
cette lettreMensurius paraissait faire l'aveu femme de Jéricho qui refusa de Uvrer à leurs
de son crime et cependant il avait écrit
, bourreaux les deux espions qui figuraient ,

lui-même que loin de livrer les manuscrits les deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau'.
sacrés il les avait
, cachés pour les sous- Interprété dans ce sens, cet exemple plaidait
traire aux recherches. 11 ajoutait qu'afln de plutôt en faveur de Mensurius. Celui-ci, en
mieux jouer sun rôle, il avait abandonné effet, réprimandait dans ses lettres ceux (jui
dans la basiliciue tous les écrits pervers des s'étaient dits possesseurs des saintes Ecritures,
nouveaux hèréti(iues; les persécuteurs s'en quoiqu'ils eussent l'intention de ne pas les
emparèrent et ne poussèrent pas plus loin leurs Un
livrer. tel aveu n'avait pas été fait par la
exigences à son égard; qu'ensuite certains Car- femme de Jéricho. Car interrogée si elle avait
thaginois vinrent raconter au proconsul la chez elleles deux espions, elle le nia d'une
ruse dont avaient ceux qui
été victimes manière formelle. Secundus ajoutait que
avaient été envoyés à Carthage pour enlever sommé par un centurion et un bénéficier de
et brûler les Ecritures des chrétiens, puisqu'ils livrer les saintes Ecritures, il avait courageu-
n'avaient trouvé que des volumes qui ne leur sement répondu «Je suis chrétien et évoque,
:

appartenaient pas, tandis que les Ecritures «et non traître». Us auraient voulu rece-
véritables étaient gardées dans le palais de voir de lui, ne fùl-co que quelques pièces
l'évéque et qu'on devait les en arracher et les * Josué, 11.
586 RÉSUMÉ D'UNE CONFERENCE AVEC LES DONATISTES,

inutiles, quoi que ce fût; mais il le leur (]uisans doute ne constituait pas un crime
avait refusé à l'exemple d'Eléazar Macchabée, et provenaitde la négligence plutôt que de la
qui n'avait pas même consenti à feindre la fraude.
manducation de la viande de porc, afin de ne XXVII. Les catholiques mentionnèrent un
pas être pour les autres un exemple ou une autre concile tenu sous la présidence de ce
occasion de prévarication '. Les catholiques même évêque de Tigisit, dans la ville de Cirté,
écoutèrent en silence la lecture de ces deux etavec désignation du consul et du jour de son
lettres de Mensurius et de Secundus ; ils se assemblée. Les Donatistes réi)li(iuèrent que de
contentèrent d'observer que c'étaient des semblables décrets ne portaient pas d'ordi-
lettres intimes, et qu'elles ne concernaient en naire la désignation ni du consul ni du jour.
rien la cause de l'Eglise. Les catholiques firent observer que cette cou-
XXVI. Le procureur, après avoir invité les tume était suivie par les conciles afin de dis-
Donatistes à se montrer aussi patients que les siper toute apparence de fausseté, et que tous
catholiques, ordonna de reprendre la lecture les conciles catholiques ne s'en étaient jamais
des pièces présentées par ces derniers. Les départis. On donna donc lecture des pièces de
Donatistes demandèrent qu'on lûtaussitôt ce concile, fournies par les catholiques. 11
y
d'abord ce qui concernait la cause de Cécilia- était dit que Secundus soumettait à un inter-
nus. Les catholiques le permirent sans aucune rogatoire tous ceux qui avaient été soupçonnés
difficulté et invitèrent leurs adversaires à les d'ajiostasie, et quand ils étaient convaincus

payer en retour de la même patience qu'ils de ce crime, il leur refusait l'honneur de


leur témoignaient. Alors le procureur accéda à siéger. Quand on eut pris connaissance de

la demande des Donatistes. Ceux-ci donnèrent la confession des apostats au concile de Cirté,
connaissance des actes du concile tenu à on emprunta au concile de Cartilage le nom
Carlhage par soixante-dix évêques contre Céci- de celui qui avait été condamné comme
lianus, qui y fut condamné par contumace. traître dans l'affaire de Cécilianus. On exa-

On lui reprochait de s'être laissé ordonner mina ensuite le crime dont Secundus de
par des apostats, et, n'étant encore que diacre, Tigisit était accusé par Purpurins de Lima;

d'avoir, disait-oii , empêché d'apporter des Secundus, de son côté, avait accusé Purpu-
aliments aux martyrs retenus dans les fers. rins d'avoir mis à mort les enfants de sa sœur
On déclina aussi le nom d'un certain nombre dans la Purpurins à son tour
prison de Mile ;

de collègues de Cécilianus, accusés de trahison accusait son adversaire du crime de trahison,

par les actes publics, dont cependant on ne prétendant que le questeur l'avait jeté en
donna point lecture. De ce nombre, celui sur prison pour le contraindre à livrer les Ecri-
qui pesaient les plus graves accusations, était tures, et qu'il n'avait recouvré sa liberté qu'en

Félix d'Aptonge, que l'on regardait comme consentant à en hvrer certaines parties. Quant
la source de tous les maux. On donna ensuite à ce dernier fait, Secundus en taisait à peu
connaissance de la sentence portée par chacun près l'aveu dans la lettre qu'il écrivit à Men-
de ces évêques, à commencer par Secundus surius, et dans laquelle il déclarait que le

de Tigisit, leur chef, et ensuite par tous les questeur lui avait adressé un centurion et un
autres, et dans laquelle tous déclaraient qu'ils bénéficier, pour réclamer de lui les Ecritures
n'avaient aucune communion ni avec Céci- ou au moins quelques fragments inutiles. Il
lianus, ni avec ses collègues. Quand on eut ajoutait qu'il n'avait rien livré. Mensurius lui

donné connaissance de toutes les pièces rela- avait répliqué qu'il ne comprenait rien àcette

tives à ce concile, les catholiques répondirent conduite, et comme preuve il lui citait un
qu'en s'adressant réciproquement leurs lettres, grand nombre de martyrs qui avaient payé
Mensurius et Secundus avaient clairement de leur vie le refus qu'ils faisaient de livrer
prouvé leurs dispositions pacifiques que par ; les Ecritures, tandis que lui, Secundus, retenu

la suite, Mensurius n'avait été en fait accusé d'abord dans les fers parce qu'il se refusait à
ni jugé coupable d'aucun crime que le con- ;
cet acte de trahison, avait, par la suite, re-

cile dont on venait de lire les délibérations couvré pleine et entière liberté sans avoir
contre Cécilianus, ne désignait ni sous quel rien livré. Cette objection de Mensurius resta
consul, ni quel jour il s'était réuni omission ; sans réponse, aussi bien que l'accusation for-
• H Mach. vij 21-28. mulée par Purpurius.
,

CONFÉRENCE DU TROISIEME JOUR. 587

Car Secundus n'avait pas dit au centurion (jue les catholiques ne cessaient de répéter
qu'il n'avait pas les Ecritures, mais seulement quand pour justifier leur sépa-
les Donatistes,
qu'il refusait de les livrer. Après une telle ré- ration, alléguaient tels ou tels crimes commis
ponse, il est difficile de s'expliquer comment par telle ou telle personne, et faisaient même
il pu écliapiier à la mort, surtout (|ue
avait retomber sur l'univers chrétien tout entier
Secundus avouait lui-même que, pour avoir je ne sais quels crimes commis par des Afri-
répondu en ce sens à leurs persécuteurs, des cains. Du reste, le but que les catholiques se
chrétiens, non-seulement du dernier rang, proposaient dans cette conférence, n'était-il
mais même des pères de famille avaient cruel- pas de séparer la cause de l'Eglise de celle de
lement subi toutes les horreurs de la mort. Cécilianus? et pour cela ils n'hésitaient pas à
Toutefois les catholiques évitèrent de faire à dire que dans l'Eglise les bons sont mêlés
Secundus un crime de sa délivrance ; ils se avec les méchants, sans que pour cela ils
contentèrent de relever l'accusation portée soient aucunement souillés par leurs péchés.
contre lui par Purpurins, c'est-à-dire les rela- Pouvaient-ils mieux pratiquer cet axiome: La
tions d'amitié qu'il ne cessa d'entretenir avec cause ne préjuge pas la cause, et la personne
les apostats, sous prétexte de conserver la paix ne préjuge pas la [)ersonnc, axiome qu'avaient
etde ne pas produire de schisme. Du reste, le proclamé leurs adversaires dans une affaire
but que se proposaient les catholiques en différente? Le procureur demanda ensuite ce
exigeantla lecture de ces pièces, c'était seu- que les catholiques avaient à objecter contre le

lement de montrer ce qu'étaient ces hommes concile de Carthage ; ils répondirent qu'on ne
qui avaient condanmé Cécilianus sans l'en- devait pas négliger la ressemblance que pré-
tendre. sentait la cause de Primianus, avec la cause
XXVllI. Après cette lecture, les catholiques actuellement débattue, car le Sauveur cher-
demandèrent qu'on réparât les omissions chait souvent dans les actions mêmes des Juifs
faites précédemment au sujet du concile de des arguments pour les amener à la vérité.
Cartilage, dont les actes déjà lus constataient XXIX. Les Donatistes se livrèrent ensuite à
qu'un grand nombre d'évêques avaient con- de longs développements pour prouver qu'on
damné Cécilianus pendant son absence. Par devait confirmer la condamnation de Céci-
rapport à ce même concile, les catholiques lianus sur l'autorité même du concile de
avaient déjà donné connaissance de la mission Carthage, d'autant plus qu'il avait refusé de
accomplie par le proconsul Anulinus et dans se présenter à une assemblée composée d'un
laquelle il avait transmis à l'empereur Cons- si grand nombre de prêtres. Oubliaient-ils
tantin le réquisitoire dressé contre Cécilianus. donc que Primianus en avait agi de même à
Les Donatisles avaient conflrmé ce point es- l'égard de ceux dont il connaissait les inten-
sentiel en avouant que leurs ancêtres avaient tions hostiles et par qui il fut en effet con-
réellement accusé Cécilianus au tribunal de damné après avoir refusé de comparaître à
l'empereur. Les catholiques répondirent que leur tribunal ? Quant au reproche qu'ils for-
ce concile de Carthage n'avait pas plus le droit mulaient encore contre Cécilianus de ne pas
de préjuger la cause de Cécilianus pendant avoir demandé l'ordination à un évêque du
son absence, que leur concile ne se l'était même rang que lui, ignoraient-ils que dans
attribué contre Primianus pendant son ab- les habitudes de l'Eglise catholique, ce n'é-

sence, quoique cefiendant ils l'eussent con- taient pas les évoques de Numidie, mais les
damné dans la cause de Maximien. En effet, évêques du voisinage qui consacraient l'é-
les Donatistes prirent plus tard parti pour vèque de Carthage; de même que quand il
Primianus, quoiqu'il eût été précédemment s'agit de consacrer l'évoque de Rome, on ne
condamné par l'autorité de ce concile. Pour- charge de cet honneur aucun évêque métro-
quoi donc ne pas agir de même dans la cause politain, mais uniquement l'évêque d'Ostie
de Cécilianus et ne point considérer ce qui comme étant le plus rapproché? Quand donc
s'est passé par la suite ? Les Donatistes, que ils alléguaient leur prétendue coutume, éta-

cette affaire de Maxiinien jetait dans un blie je ne sais à quelle éfioque, ne préten-
grand embarras, répondirent « La cause ne : daient-ils pas préjuger l'Eglise catholique ? Et
« préjuge pas la cause, et la personne ne pré- puis si cette coutume eût été aussi antique
« juge pas la personne » C'est aussi la maxime
. qu'ils le disaient, ils n'auraient pas omis d'en
588 RÉSUMÉ D'UNE CONFERENCE AVEC LES DONATISTES.

faireun crime à Cécilianus quand ils le con- de fausseté ils affirmaient ensuite que, dans
;

damnèrent par contumace. Les Donalistes les décretsépiscopaux, on n'avait pas l'habi-
ajoutèrent qu'Optât avait recueilli do la bouche tude d'indiquer le nom du consul ou la date
même de Cécilianus celte parole qu'il avait du jour; ils demandaient, comme preuve,

aussitôt consignée : « Si je n'ai été ordonné qu'on leur permît de lire le concile de Cyprien;
« que par des traditeurs, qu'ils viennent donc et par cette mesure ils ne voulaient qu'une

«eux-mêmes et me confèrent l'ordination ». chose, provoquer de nouveaux retards. D'un


En admettant la réalité de cette parole, n'élait- autre côlé, les catholiques n'avaient voulu
elle pas une véritable plaisanterie qu'il se per- soulever aucune discussion sur ce point, puis-
mettait à leur égard ? car il était certain que qu'ils avaient répondu qu'il importait peu de

les prélats qui l'avaient consacré, n'étaient pas savoir si c'était avant ou après le message

des traditeurs? Remarquons en effet qu'au impérial que s'était tenu le concile de Car-
lieu de la l'orme absolue : Puisqu'ils sont des thage, contre Cécilianus; et sur leurs propres
traditeurs, il emploie la forme dubitative : instances, le procureur ordonna de prendre
S'ils sont des traditeurs. Par là il montrait que connaissance des pièces qui avaient été négli-
leur innocence restait à prouver, puisqu'elle gées jusque-là.
pouvait être prouvée. XXXI. Les Donalistes soulevèrent alors une
XXX. A de développements,
celte prolixité question dont la solution aurait entraîné de
les catboliques répondirent en quelques mots longs retards, mais qui les aurait beaucoup
qu'il n'avait donc pas suffi du concile de Car- aidés, s'ils avaient pu la résoudre. Il s'agissait

thage pour juger la cause de Cécilianus ,


de prouver la fausseté du concile de Cirté,
puisqu'ils avaient cru devoir se faire eux- dont les pièces déjà lues contenaient l'aveu de
mêmes ses juges et adresser contre lui un traditeurs qui se pardonnaient réciproque-
réquisitoire à l'empereur. Ils concluaient que ment pour éviter le schisme on sait d'ailleurs ;

c'était un devoir pour eux d'attendre la sen- que ces traditeurs siégeaient au nombre de
tence impériale puisqu'ils l'avaient eux-
,
ceuxqui ont condamné Cécilianus pendant son
mêmes provoquée. Les catboliques se propo- absence. Ils se livrèrent donc à de longs déve-
saient, par ce moyen, de dissi[)er tous les lo|ipements pour prouver que ce concile n'a-
prétextes d'hésitation et de retard, et de donner vait pas eu lieu. Parmi ces développements,

immédiatement connaissance des pièces qui plusieurs avaient assez peu d'importance ;

avaient autrefois mis fin à ce débat, et prouvé deux points cependant méritaient attention et
d'une manière si évidente l'innocence de Cé- ils les appuyèrent fortement. D'abord, c'est

cilianus. Mais les Donalistes s'opposaient à contrairement à toutes les habitudes ecclé-
cette lecture et inventaient mille subterfuges siastiques que ce concile de Cirlé aurait
pour la faire écarter. En effet, le procureur désigné le nom du consul et le jour de sa
demanda si le concile de Carthage avait tenu réunion ensuite il est certain que dans un
;

sa réunion avant qu'on portât devant l'em- temps de persécution, un concile ne pourrait
pereur la cause de Cécilianus. Les catholiques pas se rassembler. Ils sommaient donc les ca-
répondirent qu'il était difficile de résoudre tholiques de citer d'anciens conciles où fus-
cette difficulté, puisque ce Concile ne préci- sent désignés le nom du consul et le jour de
sait ni le nom du consul ni le jour de l'ouver- leur célébration, ou de montrer dans les Ecri-
ture; que du reste, si le recours à l'empe- tures quelques vestiges de cet usage. Les ca-
reur avait précédé le concile, il fallait attendre tholiques comprirent aussitôt que de telles
la sentence impériale pour clore le débat que ;
questions , futiles en elles-mêmes , allaient

si le recours avait eu lieu après le concile, il nécessiter des retards étonnants. A qui donc
fallait encore attendre ce jugement suprême, persuaderait-on qu'un concile doit être faux
puisque les Donalistes eux-mêmes l'avaient précisément parce qu'il a précisé toutes les

provoqué après s'être prononcés sur cette ma- circonstances de temps et de lieu, qui d'or-
tière. Les Donalistes soulevèrent alors une dinaire sont des garanties presque certaines
multitude d'observations sur le nom du consul de la vérité, ou du moins aident puissamment
et sur le jour de l'ouverture ils soutenaient que
;
à la découvrir ? Qui croirait qu'ils auraient
cette double indication n'avait pas été mise en mis en demeure de collationner les anciens
tète du concile, afin qu'on ne piit les accuser pour y trouver des traces de celle
conciles,
,

CONFÉRENCE DU TROISIÈME JOUR. Î89

liabifiide de désigner le consul et le jour? croyance. Mais les Donatisles s'y opposèrent,
Qui aurait le loisir de compulser les archives et les catholiques n'insistèrent pas, car on n'y

ecclésiastiques depuis les temps les plus re- voyait que mieux apparaître l'esprit hostile

culés? Toutefois les catholiques montrèrent, et calomniateur de leurs adversaires. En fait,


preuves en main, que le concile du pape cependant, c'étaient les catholiques qui étaient
Alelchiadc désignait le nom du consul et le dans le vrai; dans la conipulalion des dates
jour de sa célébrationouvrant les
;
puis officielles, il s'était glissé une erreur qu'un

saintes Ecritures, ils prouvèrent que certains examen plus attentif découvrit plus tard ,

prophètes, dès les temps les plus reculés, comme on peut facilement s'en convaincre,
avaient précisé l'année, le mois, et quelque- pourvu qu'on prenne la peine de lire et de
fois même le jour où la parole du Seigneur comparer. En effet, quant aux actes des mar-
s'était fait entendre à eux. Le procureur com- tyrs, qui prouvaient une époque de persé-
prit qu'on ne devait attacher aucune impor- cution, ils furent r-édigés sous le neuvième
tance à cette objection tirée de la désignation consulat de Dioclétien et le huitième de
du consul et du jour. Il ordonna donc de con- Maximien, la veille des ides de février ; quant
tinuer la lecture des actes du concile de aux actes épiscopaux du concile de Cirté. ils
Melchiade. On put s'y convaincre avec la der- le furent le troisième jour des nones de mars,
nière évidence que Cécilianus avait été absous après leur consulat; d'où il suit que l'inter-
et justifié par la sentence unanime de tous les valle avait été réellement de treize mois au
évoques présents et de Melchiade lui-même, lieu de onze, comme les catholiques l'avaient
tandisque Donat, qui avait assisté à la pre- soutenu tout d'abord et par erreur. L'erreur
mière séance , y fut solennellement con- du ministère venait de ce qu'il n'avait pas
damné nous parlons de ce Donat de Cases-
; remarqué que le mois de mars désigné par le
Noires, dont la présence à celte assemblée put concile était celui qui suivit le consulat, ce
alors être constatée. qui supposait une année d'intervalle. Quoi
XXXII. Les Donatisles, battus de ce côté, qu'il en soit, et à s'en tenir à la réponse du
revinrent au concile de Cirlé et s'attachèrent ministère, qu'ils croyaient véritable, les ca-
à prouver qu'il n'avait pas eu lieu, par la tholiques se voyaient dans la nécessité de
raison qu'un concile ne peut pas se tenir dans prouver que, même dans un temps de persé-
im temps de persécution. Le procureur prit cution, onze ou douze évêques avaient pu se
au sérieux cette difficulté, et demanda aux réunir dans une maison particulière ; sur-
catholiques ce qu'ils avaient à répondre, et tout que les Donatisles les sommaient de
comment surtout on pourrait prouver que donner des exemples d'anciens conciles qui
c'était alors un moment de jjersécution. Les se fussent réunis dans un temps de persé-
Donaiistes présentèrent les actes des martyrs cution. Une telle recherche devenait impos-
où l'on pouvait lire le récit de leur profession sible; comment en un instant compulser dans
de foi et de leurs tourments. Alors le procu- ce but les anciennes chartes renfermées dans
reur ordonna de compulser les pièces offi- les archives ecclésiastiques? Il était bien plus
cielles, aûn d'y vérifier la désignation qui facilede répondre que douze hommes avaient
était faite des consuls et des jours, en tête du pu se réunir dans une maison particulière,
concile de Cirté et des actes des martyrs. Celte puisque, dans les moments de la plus active
enquête avait été provoquée par une décla- persécution, de grandes assemblées de peuples
ration des catholiques, dans laquelle ils affir- avaient pu se réunir, comme le prouvent les
maient (|ue, depuis la mort des martyrs, ce actes des martyrs où nousque la foule
lisons
qui prouvait une époque de persécution se réunissait et célébrait le jour du Seigneur.
jusqu'au concile de Cirté, il s'était écoulé une Du reste, c'était la réponse que les catho-
année. Or, le ministère consulté ré|)ondit que liques avaient déjà faite avant la réponse du
l'intervalle n'avait été que d'un mois. Après ministère. Les catholiques ajoutèrent que ces
une telle déclaration, les catholiques voulaient actes épiscopaux du concile de Cirté, con-
que l'on effaçât des tablettes la proposition servés, du reste, avec le plus grand soin par
qu'ils avaient formulée pour qu'on s'en tînt les Pères, devaient être traités comme l'étaient
uniquement à laréponse du ministère, au- ces lettres de Mensurius et d

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