Explorer les Livres électroniques
Catégories
Explorer les Livres audio
Catégories
Explorer les Magazines
Catégories
Explorer les Documents
Catégories
SUR LA DIVERsiTÉ
À l’opÉra
national
de paris
Pap Ndiaye
Constance Rivière
Janvier 2021
« Pour moi,
les problèmes
de la couleur
sont d’abord
des problèmes
de société »
2
SOMMAIRE
Introduction 4
Conclusion 51
Annexe 1 – Synthèse des recommandations 53
Annexe 2 – Lettre de mission 56
Annexe 3 – Manifeste 58
Annexe 4 – Personnes rencontrées 63
Remerciements 66
3
INTRODUCTION
L
août à la signature de l’ensemble des
personnels, ont souligné que la rédaction
e 25 mai dernier, le meurtre de leur texte – dont tout le monde s’est
de George Floyd à Minneapolis accordé à souligner la grande qualité –,
a déclenché une vague, inédite par son fut déclenchée par la double constata-
ampleur, de manifestations antiracistes. tion de la mobilisation antiraciste et de
La plupart des grandes institutions la prudence que l’Opéra a longtemps
culturelles américaines (opéras, musées, manifestée sur ces questions. Cette initia-
théâtres, etc.) et d’autres en Europe tive inédite converge avec les analyses et
ont alors signalé leur sympathie à l’égard préconisations que nous sommes amenés
du mouvement Black Lives Matter et se à faire, et a très largement contribué à une
sont engagées à réfléchir en profondeur prise de conscience qui a permis d’avan-
sur les formes de discrimination raciale cer dans la réflexion avec l’ensemble
et de racisme qui existent dans le des parties prenantes à l’Opéra.
monde culturel. Certains ont pu parler de
« Blackwashing » pour signaler les effets C’est donc dans ce moment particulier,
cosmétiques de ces déclarations, qui et alors que la crise sanitaire privait
demandent effectivement à être pour partie les artistes et les équipes de
accompagnées d’actions concrètes sur représentations, et donc de la possibilité
le moyen et long terme. En revanche, d’exercer pleinement leur métier, que le
du côté français, alors que des mani- nouveau directeur général, Alexander
festations avaient également lieu et Neef, a fait le choix d’initier une réflexion
qu’ont émergé des débats vifs autour de inédite sur la diversité à l’Opéra national
la « cancel culture », les établissements de Paris, sur scène comme dans les cou-
culturels ont d’abord conservé un silence lisses, dans les textes comme dans les
prudent. C’est dans ce contexte que la corps, désireux d’une réflexion qui soit la
direction de l’Opéra national de Paris a plus large possible, posant clairement son
souhaité, l’été dernier, nous confier une ambition dès notre premier entretien :
mission sur les questions de diversité. « Notre devoir est de représenter sur
En parallèle, les initiateurs du Manifeste nos scènes la diversité qui existe dans
« De la question raciale à l’Opéra national notre monde ».
de Paris », écrit dans l’été et proposé fin
4
Pour y répondre, nous avons souhaité sens du respect et de la volonté de
rencontrer le plus grand nombre de per- comprendre pour avancer ensemble. Sur
sonnes possible, des salariés de l’Opéra un sujet qui est trop souvent pris dans
comme des personnalités extérieures. les polémiques, il nous paraît important
L’écoute, le dialogue, la prise en compte de noter que jamais dans notre mission
de tous les points de vue ont été des pré- nous n’avons été directement confrontés
occupations constantes. Sur ce sujet, la aux simplismes et préjugés qui dissimulent
parole et les échanges nous sont apparus le plus souvent l’inquiétude et le désir de
comme constituant en soi une partie ne rien changer.
de la solution. Le Manifeste commence
d’ailleurs par un appel à « faire sortir la Tout cela nous a donné l’espoir que les
question raciale du silence qui l’entoure pistes que nous traçons ici pourront
au sein de l’Opéra de Paris », pour que les cheminer sereinement pour faire évoluer
discussions de couloirs, les chuchote- cette grande institution culturelle qu’est
ments et les blessures cachées laissent l’Opéra national de Paris, vers une meil-
la place à un débat public. leure représentation de la diversité de la
société française, pour inscrire davan-
En trois mois, nous avons rencontré près tage la tradition dont il est porteur dans le
d’une centaine de personnes, à l’occa- monde d’aujourd’hui, sans renoncer à une
sion d’entretiens individuels ou collectifs : histoire longue, mais en la renouvelant.
des représentants de tous les corps de
métier, les organisations syndicales, des Il n’existe aucune solution simple et rapide
personnalités extérieures qui ont dans aux questions qui nous ont été posées,
leur grande majorité accepté le dialogue, et si de premières mesures symbo-
et parfois la confrontation des points liques peuvent être prises, en particulier
de vue, des responsables d’institutions pour mieux lutter contre les préjugés et
françaises comme étrangères, des stéréotypes racistes, il ne saurait être
universitaires, des artistes... Nous avons question à travers notre rapport de
également reçu des contributions spon- remettre en cause l’histoire de l’Opéra
tanées, et passé une matinée à échanger national de Paris, son excellence, et sa
avec tous les personnels de l’Opéra qui mission « qui est de rendre accessibles
le souhaitaient – près de 300 personnes. au plus grand nombre les œuvres du pa
Nous avons été impressionnés par trimoine lyrique et chorégraphique… » et
l’ouverture, la curiosité et l’intelligence de « …de favoriser la création et la représen
toutes les personnes rencontrées, y com- tation d’œuvres contemporaines, de parti
pris celles pour qui la nécessité de cette ciper au développement de l’art lyrique et
mission n’apparaissait pas évidente. chorégraphique en France et de présenter
À la fin de chaque entretien, il nous sem- des spectacles tant à Paris qu’en province
blait que quelque chose avait bougé, et à l’étranger, et de s’attacher à diffuser
dans notre réflexion comme peut-être ses productions par des moyens audio
aussi dans celle de notre interlocuteur visuels et notamment numériques. » Nous
ou interlocutrice, toujours avec un grand avons en effet la conviction qu’il existe un
5
chemin entre l’idée que l’absence presque un renouvellement des sens et des
totale de diversité à l’Opéra national de possibilités, et d’être exemplaire dans
Paris serait un faux problème, et celle la politique globale des ressources
qu’il faudrait faire disparaître une partie humaines pour que les discriminations et
de notre patrimoine culturel, ou limiter propos racistes en soient bannis.
la création artistique par des considé-
rations strictement sociales. Nous pen- Ainsi que l’ont écrit les auteurs du
sons même que l’art est ce qui permet Manifeste, notre mission arrive à un
de transcender les débats abstraits et moment où « la parole s’est libérée » et où
les polémiques, en proposant des œuvres l’écriture d’une nouvelle page de l’Opéra
qui nous interrogent, nous éclairent, nous national de Paris est possible. Nécessaire
rassemblent et nous enthousiasment. même pour que l’ensemble de la société s’y
retrouve et comprenne ainsi pleinement
Nul ne pourra nier que préserver le passé l’importance d’une grande institution
n’est pas le répéter. C’est d’abord le publique dédiée au ballet et à l’art lyrique.
connaître, le comprendre, l’intégrer, Nous espérons donc que les propositions
et l’amener à habiter le présent, pour et recommandations que nous formulons
préparer l’avenir. Voilà précisément le ne seront pas perçues comme des
sens de la création. Voilà donc aussi tout contraintes mais au contraire comme
l’intérêt et toute la force symbolique qui une invitation renouvelée à créer, à
s’attachent à cette réflexion, destinée inventer, à ouvrir plus que jamais en
à une institution artistique reconnue pour grand les portes et fenêtres de l’Opéra
son excellence, sa capacité à former et sur la France et le monde, sur les formes
attirer les plus grands artistes, son artistiques du passé, du présent et de
ambition à produire et créer des spec- l’avenir, vers toutes celles et tous ceux
tacles nouveaux chaque année, mais qui qui pourront y trouver le ravissement
est aussi connue pour un attachement que procure un art vivant porté à son plus
à une forme de tradition qui pourrait, à haut.
certains égards, faire obstacle non pas
seulement à l’ouverture à la diversité
mais à la création artistique elle-même.
L
accepter que toute évolution suppose à
la fois de la patience et de l’engagement,
’Opéra national de Paris a il nous faut commencer par cette histoire.
une histoire dont il est légiti- Y retrouver ce qui dans la tradition fait
mement fier, lieu d’excellence artistique résistance, mais aussi les tentatives
portée à son plus haut, reconnu dans le qui ont été faites à plusieurs reprises
monde entier, mais aussi lieu de pouvoir, pour y insérer de la diversité, sans pour
où les élites politiques et économiques autant que l’image de l’Opéra national de
se retrouvaient – et se retrouvent Paris comme sa composition en soient
encore – pour socialiser tout en jouissant véritablement changés.
des plaisirs procurés par un art total.
Cette histoire a fait l’objet de nom- L’opéra occidental : une vision
breux mythes, construisant une tradition exotique du monde
intimidante, parfois paralysante.
L’opéra occidental est né en Italie au
Tradition, excellence, pouvoir, tout cela 17e siècle, et s’est considérablement
a contribué à ce que l’Opéra soit, ou développé aux 18e et 19e siècles. Son
apparaisse, comme un lieu fermé, réservé, histoire est de ce fait en partie liée à la
sur la scène comme dans les salles. production de savoirs et de croyances
Pour comprendre le moment que l’Opéra sur les mondes extra-européens, en lien
national de Paris vit actuellement, et étroit avec leur colonisation. On trouve
7
donc, dans une part importante de la qui accordaient une plus grande place à
production opératique, tout comme dans la couleur locale : les décors exotiques,
la littérature et les Beaux-Arts, une forme les costumes espagnols, turcs, chinois,
de représentation de ces mondes. En donnaient aux spectacles une dimension
cela, elle a participé à sa manière de la pittoresque et moins solennelle. Les
production de discours sur les « ailleurs », œuvres de Rameau, compositeur domi-
les « autres », y compris ceux portant sur nant et imaginatif des années 1730-1760,
les races humaines, dotées de caracté- rivalisaient avec celles de Lully et de
ristiques physiques, mentales et morales Bambini1. Parmi elles, Les Indes galantes
spécifiques, ce qui n’a pas exclu un intérêt firent voyager le public par l’intermé-
et une curiosité sincères pour les cultures diaire de quatre épisodes (ou « entrées »)
non-européennes. L’opéra européen était indépendants : Turquie, Pérou, Perse et
le point de vue sublime des dominants Amérique du Nord. « Les Indes » dési-
sur le monde : celui d’hommes européens gnaient alors toutes ces contrées, au
blancs, au pouvoir ou proches de lui. sens des Indes orientales et occidentales,
Avec des variations liées aux personna- représentées de manière fortement
lités des compositeurs et aux moments, exotisée – à l’époque où la colonisation
les spectacles proposés donnaient à voir et l’esclavage étaient en plein essor et
les facettes multiples de ce point de vue. où les Français découvraient le café
À ce titre, ils mettaient fréquemment en et consommaient le sucre de canne,
scène des non-Européens, dont il fallait produits de la sueur et du sang des
montrer l’altérité, voire l’étrangeté. esclaves, en quantités croissantes.
Un autre opéra-ballet, Aline, reine de
La création de l’Académie d’opéra en Golconde, de Michel-Jean Sedaine (1766)
1669, à la suite d’un processus initié dans met notamment en scène un Africain,
les années 1640 par le cardinal Mazarin, vêtu d’un maillot marron découvrant le
introducteur de l’opéra italien en France, torse (tandis que le visage restait blanc)
se fit par un privilège royal concédé au décoré de perles, de bandes de tissus de
poète Pierre Perrin. Puis, le compositeur couleurs vives et de plumes2.
Jean-Baptiste Lully racheta le privilège
à Perrin, et refondit l’institution sous À la fin du siècle, le répertoire se
le nom d’Académie royale de Musique renouvela grâce, notamment, à des
en 1672. Sous l’égide de Lully, l’opéra compositeurs étrangers comme Gluck,
rencontra son public, tout en étant très dont la tragédie lyrique Iphigénie en
lié au roi. C’est lui qui demanda que la Aulide était en phase avec le « goût grec »
première des spectacles fût donnée du moment, qui trouva des prolongements
à la Cour, c’est sur sa cassette que les évidents pendant la Révolution, lorsque
répétitions, les décors et les costumes l’opéra fut mis au service de la République.
étaient payés. Aux tragédies lyriques Les thèmes antiques et orientalistes
composées par Lully s’ajoutèrent, à partir étaient également présents au début
du début du 18e siècle, des opéras-ballets du 19e siècle, avec Sémiramis (1802) et
8
1 MATHIAS AUCLAIR, L’OPÉRA DE PARIS, 350 ANS D’HISTOIRE, MONTREUIL, GOURCUFF GRADENIGO, 2019.
2 SYLVIE PERAULT, « FEMMES ET HOMMES NOIRS SUR LA SCÈNE FRANÇAISE DU THÉÂTRE ET DE LA DANSE »,
DANS NATHALIE COUTELET ET ISABELLE MOINDROT (DIR.), L’ALTÉRITÉ EN SPECTACLE, 1789-1918, RENNES, PUR, 2015, P. 275-286.
Les Bayadères (1810) de Catel, qui voisi- vraisemblable. Dès lors, le maquillage
naient avec des œuvres de propagande tenait aussi une place importante : au
célébrant l’empereur. Ce sont surtout des même titre que le costume, il prétendait
décors et des costumes de plus en plus exhiber l’altérité. L’Africaine de Meyerbeer
élaborés qui donnaient aux spectacles (1865), l’un des triomphes publics de
leur caractère exotique et fantaisiste. l’Opéra de Paris, mettait en scène une
Aladin et la Lampe merveilleuse (1822) princesse africaine, Sélika, exhibée
de Isouard, en est un exemple, avec ses par Vasco de Gama « comme spécimen
décors fabuleux conçus par Cicéri, grand d’une nouvelle race ». Sélika était vêtue
maître décorateur de l’époque. de manière exotique, avec parfois un
maillot marron, recouvert de bijoux et
L’omniprésence de la bayadère (le accessoires variés.
terme, d’origine portugaise, réfère à
une danseuse indienne), dans l’opéra du En danse, la tradition du ballet blanc
19e siècle fit dire à Flaubert, dans son
Dictionnaire des idées reçues : « Bayadère : La transformation administrative de
toutes les femmes de l’Orient sont des l’Opéra, à partir de la Monarchie de Juillet,
bayadères. Ce mot entraîne l’imagi- désormais confié à un directeur-entre-
nation fort loin. » De fait, la bayadère preneur soucieux de l’équilibre financier,
proposait une figuration exotique, et donc d’un public bourgeois qu’il
fantaisiste et sensuelle, elle-même s’agissait d’attirer, redonna des couleurs
élément d’un Orient fantasmé. Le ballet à la danse. Le ballet, né au 16e siècle en
La Bayadère de Marius Petipa (1877), qui Italie, importé à la Cour de Louis XIV,
demeura largement inconnu en dehors restait marqué par la dimension aristo-
de Russie jusqu’aux années 1960, fut cratique de son histoire. Dès la création
inspiré par des œuvres aux thèmes voisins de l’école de danse, en 1754, le ballet fut
(Le Dieu et la Bayadère chorégraphié par conçu, ainsi que le montrent notamment
Taglioni, avec un livret de Scribe et une les travaux Emmanuelle Delattre, comme
musique d’Auber, en 1830, ou encore le « corps du roi », qui se donnait à
le ballet-pantomime Sakountala dont voir dans sa pureté et sa perfection3.
Théophile Gautier écrivit le livret en 1858). Ce corps – la peau elle-même ou, pour
d’autres spécialistes, les costumes portés,
Pour susciter l’imagination, les décors et devait être blanc et homogène. Au début
les costumes étaient essentiels, et fai- du 19e siècle, les corps furent normés,
saient l’objet de recherches mobilisant classifiés, la manière de se tenir codifiée.
parfois des savants comme l’égyptologue En 1832, l’immense succès de La Sylphide
Auguste Mariette pour Aïda. Ce der- établit les canons du ballet romantique,
nier conçut le livret, dessina les décors qui met en scène en deux actes un
et les costumes, en combinant le souci amour impossible entre un mortel et un
de crédibilité archéologique avec l’exo- esprit. Le premier acte est pittoresque, le
tisme orientaliste. La fantaisie se voulait second est un « ballet blanc ». La ballerine,
9
3 EMMANUELLE DELATTRE-DESTEMBERG, LES ENFANTS DE TERPSICHORE : HISTOIRE DE L’ÉCOLE ET DES ÉLÈVES DE LA DANSE
DE L’ACADÉMIE DE MUSIQUE (1783-1913), THÈSE DE DOCTORAT D’HISTOIRE SOUS LA DIRECTION DE JEAN-CLAUDE YON, 2016.
avec son tutu blanc et ses pointes, de Ballet, tout le monde doit être pareil ;
incarne la légèreté, l’élévation, le rêve. pareil, ça veut dire que tout le monde doit
Elle porte un tutu long de crêpe blanc et être blanc4 ».
de mousseline, représentant un idéal de En dépit, ou peut-être à cause de cette
féminité fondé sur la fragilité et la pureté. histoire, l’art lyrique et la danse ont été
Le blanc du tutu allait de pair avec le investis, souvent sur leurs marges, par
teint pâle. Vinrent ensuite des pièces qui des artistes qui s’écartaient des normes
comptent encore aujourd’hui parmi les précédemment décrites. On découvre
plus populaires, comme Giselle ou Le Lac ainsi de nombreuses figures oubliées,
des cygnes. Le succès du ballet romantique q’il faudrait certainement valoriser.
en fit un pilier de la programmation. Le Manifeste rappelle ainsi justement
l’histoire du compositeur et chef d’or-
Si le ballet romantique entama un déclin à chestre Joseph Bologne de Saint-
l’époque de l’ouverture du Palais Garnier, George, favori de Marie-Antoinette et de
il connut une nouvelle vie sous l’influence Louis XVI pour assurer la direction de
de Serge Lifar dans l’entre-deux-guerres, l’Académie royale de Musique, dont la can-
qui apporta le lyrisme de l’école russe à didature fut évincée lorsque les vedettes
l’école française, très influencée depuis Sophie Arnould, Rosalie Levasseur et
l’époque romantique par l’école italienne, Marie-Madeleine Guimard s’indignèrent
et rendit la danse indépendante de l’opéra auprès de la Reine que cette haute fonc-
tout en l’élevant au même rang. Ces tion pût être confiée au fils d’une esclave
changements ne modifièrent pas le noire : « leur honneur et la délicatesse
canon d’un ballet homogène et blanc, de leur conscience ne leur permettraient
mais autorisèrent, au cours du 20e siècle, jamais d’être soumises aux ordres d’un
des variations. Dans les années 1950, mulâtre ». Pourraient aussi être valorisées
certaines ballerines étaient moins fines les figures de Caroline Branchu, née
qu’aujourd’hui, d’autres étaient de petite à Cap Français (Haïti) en 1780, qui a
taille. La diversité morphologique était notamment joué le rôle de Julia dans une
plus grande. Pour autant, il n’a jamais été superbe Vestale en 1807 ; et, plus récem-
question de diversité mélanique. ment, de Christiane Eda-Pierre (née à Fort
de France) qui fut en 1958 la première
L’homogénéité du ballet a, depuis, cantatrice noire d’un Opéra national
régulièrement été questionnée par de (Opéra de Nice, dans Les Pêcheurs de
grands chorégraphes, dont Carolyn Carlson perles de Bizet) et qui chanta Antonia
lorsqu’elle rejoignit l’Opéra de Paris dans Les Contes d’Hoffmann, mis en scène
en 1973, ou plus récemment Benjamin à l’Opéra national de Paris par Patrice
Millepied : « J’ai entendu très clairement Chéreau en 1977 ; du danseur Jean-Marie
qu’on ne met pas une personne de couleur Didière ; de Charles Jude, né en Indochine,
dans un Corps de Ballet parce que c’est une Étoile en 1977 ; d’Eric Binh Vu-An, d’origine
distraction : c’est-à-dire que s’il y a vingt- vietnamienne, Sujet en 1982 ; de Belarbi,
cinq filles blanches avec une fille noire, on de père algérien, nommé Étoile en 1989.
ne va regarder que la fille noire. Un Corps
10
4 EXTRAIT DU FILM LA RELÈVE : HISTOIRE D’UNE CRÉATION, 2016
Il apparaît en effet que la reproduction de par l’Opéra, a publié en juillet 2020 un
préjugés ou stéréotypes négatifs engagement en faveur de l’antiracisme,
ne procède généralement pas d’une de la diversité, dont le premier point
volonté explicite, mais est plus souvent la consiste à « évaluer notre histoire ». Il
résultante d’un souci de fidélité à une indique qu’un engagement antiraciste ne
tradition parfois mythifiée. Le travail de peut commencer sans un retour honnête
mise en perspective historique devrait sur l’histoire de l’institution. Ce travail
mobiliser la communauté scientifique, commencera par une recherche d’un an
mais également engager les personnels portant sur l’ensemble de l’institution et
de l’Opéra à différentes étapes, et pour- donnera lieu à un rapport public.
rait ensuite donner lieu à des publications,
des expositions, des messages sur les Le regard sur l’histoire doit se faire
réseaux sociaux, en partenariat avec dans toutes ses dimensions, et nous
d’autres institutionsuniversitaires ou souhaitons ajouter à cet égard qu’il serait
culturelles qui travaillent aussi aujourd’hui bienvenu que l’Opéra diligente une
sur ces questions. recherche et rende hommage à la
mémoire des élèves juifs de l’École de
danse écartés en septembre 1940, de
Proposition : faire la lumière ses salariés juifs renvoyés en octobre
sur l’histoire de l’institution, 1942 (seize personnes, dont une coutu-
pour valoriser des figures rière, un machiniste, cinq musiciens de
méconnues, voire oubliées,
l’Orchestre, trois danseurs et six
des artistes non-Blancs et
pour mettre en perspective artistes du Chœur) dont certains d’entre
historique les pratiques et eux furent probablement déportés par la
représentations promouvant suite5.
des représentations stéréo-
typées des non-Européens. Que faire du répertoire ?
11
5 COMME NOUS L’A CONFIRMÉ L’HISTORIEN JEAN-MARC DREYFUS, IL N’EXISTE PAS DE TRAVAIL DE RECHERCHE SUR LE SUJET, COMPARABLE À CELUI DE MARIE-AGNÈS JOUBERT
SUR LA COMÉDIE FRANÇAISE (LA COMÉDIE FRANÇAISE SOUS L’OCCUPATION, PARIS, TALLANDIER, 1998). LE CHIFFRE FOURNI ICI EST TIRÉ DE QUAND L’OPÉRA ENTRE EN RÉSISTANCE
DE GUY HERVY, GUY KRIVOPISSKO, AURÉLIEN POITEVIN ET AXEL PORIN, PARIS, EDITIONS L’ŒIL D’OR, 2007, QUI N’EST QU’UNE PREMIÈRE ESQUISSE DU SUJET.
nous voudrions à titre liminaire en donner approche littérale pourrait apparaître
les raisons car elles éclairent ce que comme inadmissible. Lorsque nous
seront nos propositions. avons interrogé sur ce sujet David Bo-
bée, dont l’engagement sur les questions
Premièrement et évidemment, nous ne ayant trait à la diversité est connu, il
sommes pas une sorte de comité de nous a répondu : « Les stéréotypes sont
censure qui s’arrogerait le droit de relire présents dans tous les répertoires, mais la
des œuvres du passé en jugeant avec mise en scène peut offrir de la complexité,
nos yeux d’aujourd’hui celles qui peuvent de la distance, on peut même donner à en
encore être représentées. Bien sûr, tendre un texte raciste tout en proposant
l’imaginaire raciste ou sexiste (souvent une distance critique au spectateur ». Nous
les deux en même temps) qui imprègne partageons largement son point de vue,
certains ballets ou opéras rend impossible et son optimisme. Ceci est également
de nos jours leur représentation « au pre- vrai bien sûr pour le ballet dont les
mier degré ». Mais il ne revient pas à une œuvres – mêmes les plus classiques,
fonctionnaire et un historien d’en juger. sont en permanente transformation,
D’autant que, s’il s’agissait de passer au réinterprétation, réinvention. L’idée qu’il
crible de notre regard contemporain tous y aurait un modèle original à reproduire
les passages de tous les opéras du 19e fidèlement est depuis longtemps une
siècle, il nous apparaîtrait probablement fiction dont la plupart des chorégraphes
qu’à des degrés divers la très grande se sont affranchis.
majorité contient des éléments racistes,
classistes et sexistes. Ne dit-on pas Troisièmement, il nous a semblé qu’il
souvent qu’à l’opéra, les femmes sont n’y avait pas de fatalité à ce que l’opéra
soit des prostituées, soit des orphelines, représente uniquement le monde et les
soit des amantes ? questionnements du 19e siècle, même
ramenés à une époque contemporaine
Deuxièmement, la question du répertoire par la mise en scène. Comment penser
est indissociable de la création artistique. que l’opéra, art total par excellence, serait
Que des artistes ou des programmateurs la seule forme artistique dans laquelle
décident que certaines œuvres ne les les artistes seraient condamnés à repro-
intéressent pas relève de leur libre- duire et adapter à la marge ? Comme si
arbitre, et il nous apparaît évident que le cinéma se contentait de rediffusions,
la plupart ont, pour des raisons qui ont éventuellement colorisées, ou de remakes.
trait à notre mission ou pour de toutes Ou le théâtre des pièces de Molière,
autres raisons, une liste d’œuvres qu’ils Racine et Marivaux. Il y a dans notre
préfèrent laisser dans un placard. Mais répertoire des œuvres extraordinaires
d’autres auront sans doute une autre et très connues, qui continueront
liste, ou voudront au contraire s’emparer à nous procurer à chaque fois une
d’œuvres complexes pour les travailler, joie immense, mais aussi beaucoup
les détourner, les interroger, et finalement d’œuvres qui ne sont pas jouées, y
dépasser, par l’art, ce qui dans une compris dans le répertoire central,
12
et enfin un besoin de créations nouvelles, comme culturelle, les gens se tournent de
d’œuvres pensées et écrites pour notre plus en plus vers des formes artisanales,
monde. perçues comme plus responsables et
propices à la rencontre. Il nous semble
Le projet d’une grande institution donc que l’Opéra national de Paris
culturelle ne peut pas être uniquement gagnerait à se doter d’une nouvelle salle
de refaire ce qui a déjà été fait, aussi permettant des productions d’opéra et
enthousiaste que soit le public à retrou- de ballet d’une taille plus réduite, dans
ver des émotions ou à découvrir des laquelle des œuvres plus expérimen-
variations. À cet égard, la taille des tales ou peu connues pourraient être
salles, Garnier et surtout la grande salle produites. En alternative, l’utilisation
de l’Opéra Bastille6, est un obstacle d’une salle existante, à Paris ou en dehors
incontestable. Comme l’est probablement de Paris, pourrait remplir cette fonc-
la mondialisation de l’art opératique qui tion. Les autres salles de Bastille,
permet une diversité des artistes, mais l’amphithéâtre (500 places) et le studio
pousse à une forme de conservatisme, (237 places), pourraient également être
avec un effet d’attrition du répertoire, exploitées à cette fin en plus des pro-
les plus grands chanteurs étant poussés ductions qui s’y jouent déjà, malgré leurs
à jouer souvent les mêmes rôles. Il est limites scénographiques.
difficile, pour ne pas dire impossible dans
le contexte économique actuel, de lancer
des œuvres radicalement nouvelles dans
des salles aussi imposantes et compte
tenu du modèle économique de l’Opéra
national de Paris, surtout si ces œuvres Proposition : achever le
qui demandent aux artistes un investis- projet de salle modulable
de l’Opéra national de Paris
sement important ne sont pas ensuite
pour permettre des repré-
reprises sur d’autres scènes dans sentations contemporaines
le monde. L’implication des agents plus « risquées », que ce soit
artistiques dans cette réflexion apparaît des œuvres nouvelles pour
déterminante dans cette perspective. la production desquelles
Faute de quoi la facilité est toujours un circuit mécénat ad hoc
d’aller chercher les chanteuses et devrait être monté, ou pour
faire revivre des figures
chanteurs les plus connus, pour des rôles
oubliées du répertoire.
qu’ils connaissent et maîtrisent, aux
détriments des œuvres nouvelles comme À défaut, monter des par-
des artistes émergents. tenariats avec d’autres
scènes pour permettre la
L’évolution récente des pratiques cultu- représentation d’œuvres
relles peut à cet égard constituer un opératiques dans des salles
atout. En effet, l’époque est moins aux plus petites.
stades, et dans leur vie quotidienne
13
6 AVEC SES 2 745 PLACES ASSISES, LA GRANDE SALLE DE L’OPÉRA BASTILLE EST L’UNE DES PLUS IMPORTANTES AU MONDE EN TERMES DE CAPACITÉ.
Nous avons la conviction, d’une part, que de la diversité. Il l’a fait régulièrement
ces œuvres pourraient rencontrer un depuis les années 1970.
large public (par exemple des œuvres
de compositeurs minorés ou oubliés, En 1974, Carolyn Carlson fut ainsi nom-
comme le Chevalier de Saint-George), mée « chorégraphe-étoile », et rassembla
d’autre part, que contribuer à la création avec John Davis un groupe de danseurs
de nouvelles œuvres, mission qui est d’origines variées et qui devint le GRCOP.
confiée à l’Opéra au même titre que En 2007, ce furent des danseurs tziganes
« la diffusion d’œuvres du patrimoine7 », qui investirent l’Opéra dans Le temps
pourrait aussi constituer un projet mobi- des gitans, « punk opera » adapté et mis
lisateur pour les mécènes. Et, concernant en scène par Emir Kusturica. En 2019,
plus directement l’objet de notre mission, à l’occasion du 350e anniversaire de
l’entrée progressive dans le répertoire de l’Opéra, ce furent des danseurs de Krump,
nouvelles œuvres rendrait obsolètes ou de hip hop, de voguing, qui interprétèrent
accessoires les questions de savoir si on pour la première fois un opéra baroque à
doit maquiller un chanteur blanc en noir, Bastille, Les Indes galantes, mis en scène
si une danseuse noire a sa place dans un par Clément Cogitore et chorégraphié
acte blanc, ou si certains rôles doivent être par Bintou Dembelé. Ces danseurs ont
réservés. L’uniformité et les stéréotypes « pris la Bastille », selon leurs propres
qui ont guidé les auteurs d’il y a deux mots, dans un spectacle venu bouleverser
siècles seraient absents des œuvres de plein fouet toute une série de
nouvelles. Elles poseront sans doute stéréotypes et que le public a ovationné.
d’autres problèmes, que les créateurs du
futur se chargeront de repenser ! Il faut aussi noter l’existence du
programme « Créer aujourd’hui » qui a
Ceci étant posé, comment répondre à permis d’inviter des jeunes chorégraphes
court terme à cette exigence de contemporains, comme, actuellement,
préserver le répertoire tout en favorisant Mehdi Kerkouche, chorégraphe d’origine
une création qui s’inscrit dans le monde algérienne influencé par le hip hop.
contemporain ? Car il est clair que La « 3e scène » de l’Opéra de Paris offre
l’Opéra national de Paris est dans un aussi un premier contact à des artistes
positionnement particulier, redevable venus d’autres horizons, comme Bintou
d’une capacité de création contemporaine, Dembélé pour Les Indes galantes, mais
mais aussi le lieu qui doit entretenir le aussi Abd al Malik, Ramzi Ben Sliman,
patrimoine. Karim Mousaoui, John Rachid, Thierry
Thieû Niang…
Tout d’abord, à travers les invitations
aux plus grands chorégraphes, metteurs Mais aucun chorégraphe noir n’a été
en scène, solistes et chefs français et jusqu’à présent invité à travailler avec
internationaux, l’Opéra national de Paris le Corps de Ballet, alors qu’il existe, aux
a la possibilité d’ouvrir ses plateaux aux Etats-Unis notamment, des artistes afro-
artistes contemporains parfois issus américains qui travaillent le classique,
14
7 « L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS A POUR MISSION DE RENDRE ACCESSIBLES AU PLUS GRAND NOMBRE LES ŒUVRES DU PATRIMOINE LYRIQUE ET CHORÉGRAPHIQUE
ET DE FAVORISER LA CRÉATION ET LA REPRÉSENTATION D’ŒUVRES CONTEMPORAINES ».
comme Alonzo King. Enfin, l’Opéra La seule chose qui ne nous semble plus
national de Paris n’a encore programmé possible, ce serait de reprendre tels
ni metteur en scène, ni livret ou composi- quels des clichés offensants (enferme-
tion écrits par une personne non blanche. ment des personnes noires dans des
rôles d’esclave ou de méchants, le Maure
Confronté à la même difficulté, le Metro- de Petrouchka jouant avec une noix de
politan Opera a choisi d’ouvrir la saison coco en étant probablement l’exemple
2021-2022 par le premier opéra d’un le plus spectaculaire) sans les interro-
compositeur afro-américain, Terence ger et par là-même inviter le spectateur
Blanchard (Fire Shut Up in My Bones), sur à les interroger. Ce qui était éventuelle-
un livret de l’artiste afro-américaine Kasi ment acceptable pour un public donné à
Lemmons, conçu à partir des mémoires de une époque donnée, peut ne plus l’être
Charles M. Blow. Dans la distribution figu- aujourd’hui. Il est légitime que des
reront notamment les solistes noirs An- artistes se préoccupent de ce que peut
gel Blue, Latonia Moore et Will Liverman. penser ou ressentir toute personne
Le MET programma pour la première présente dans la salle. Cela ne signi-
fois lors de la saison 2019-2020 un fie pas rejeter des œuvres, ou porter
Porgy and Bess joué, comme l’a imposé atteinte à leur intégrité, mais accepter
George Gershwin aux Etats-Unis, par que les re-présenter dans le monde
une distribution complètement noire contemporain ne signifie pas uniquement
(notamment Eric Owens et Angel Blue), les reproduire mais aussi les réinterpréter
spectacle qui aurait dû être repris durant pour qu’elles soient visibles. La seule
la saison 2020-2021. S’il ne s’agit pas circonstance que des représentations
d’un exemple qui pourrait avoir valeur de racistes du monde aient pu être tolérées,
modèle dès lors que nous invitons à des ou que le texte soit écrit ainsi, en faisant
représentations qui dépassent la cou- fi du contexte, ne permet pas d’exonérer
leur des peaux, il montre l’étendue des toute réflexion sur leur réception ici et
remises en cause actuelles. maintenant. L’art est par nature interro-
gation permanente avec le monde dans
lequel il se déploie.
16
8 HTTPS://OPERABALLET.NL/EN/PEOPLE/THERESA-RUTH-HOWARD
La présentation de saison, qui est un sur mille sujets et de mille manières,
temps fort à l’Opéra, pourrait être aussi le choix même des décors et des cos-
utilisée pour présenter ces dispositifs et tumes participant à la construction d’une
expliquer les choix retenus, notamment nouvelle œuvre.
au regard de ces enjeux de diversité,
étant entendu que tout cela doit se Sur ce sujet, un mot est souvent revenu
penser et se mesurer à l’échelle d’une, dans nos entretiens, comme écho aux
voire deux saisons. Il peut évidemment y inquiétudes suscitées par toute évolution :
avoir des spectacles avec peu de diversité, celui de « vraisemblance ». Sans maquil-
d’autres avec beaucoup, des œuvres du lage noir ou jaune, il deviendrait trop
répertoire classique et des créations complexe de montrer ou de signifier au
récentes faisant place à la diversité, public qui est sur scène, ou de lui faire
tout cela dépend de la vision globale, et croire à la « réalité ». Cela fait pourtant
suppose aussi de mesurer la progression, plus d’un siècle que les spectateurs de
l’évolution… l’entrée en gare d’un train à la Ciotat ne
craignent plus de se faire écraser lors de
la projection. Et voilà bien longtemps que
nous ne sommes plus gênés qu’un chan-
Proposition : instaurer en
amont du travail sur les teur âgé joue un jeune premier, ni même
œuvres, des temps d’échanges qu’une femme chante un rôle d’homme.
avec les équipes artistiques, et Dès lors, pourquoi seul ce qui a trait à
accompagner la présentation la couleur des peaux, à la diversité des
des œuvres du répertoire par origines devrait-il être figé pour toujours ?
des textes, conférences ou De quelles peurs ou de quel fantasme
expositions à destination du
cet immobilisme est-il le nom ? D’autant
grand public.
qu’alors que nous écrivons ce rapport une
série grand public comme « La Chronique
des Bridgerton » installe une aristocratie
Comment représenter les œuvres ? britannique multicolore sans que le
spectateur en soit gêné, tout au contraire.
Les metteurs en scène auditionnés pour
ce rapport ont souligné que leur travail Notons tout d’abord qu’un certain
permettait tout à fait de gommer, de nombre d’évolutions font consensus et
subvertir ou de transfigurer les passages qu’à cet égard nos recommandations ne
racistes d’un livret, par la musique, par seront que la confirmation de décisions
le jeu d’acteurs, par les décors… C’est déjà prises par la direction de l’Opéra
le travail de la mise en scène et de la national de Paris.
chorégraphie, arts vivants par excellence,
que de permettre la bonne distance Tout d’abord, concernant les danseuses
par rapport à une œuvre problématique. et danseurs de couleur, alors que les
Les mises en scènes et chorégraphies pointes, collants, justaucorps et bandages
ne cessent de faire évoluer les œuvres, proposés aux danseurs du Ballet et de
17
l’École de danse ont longtemps été blancs sairement altérer les livrets – quoiqu’il
ou roses, sans considération de leur soit nécessaire de les expliquer péda-
pigmentation, l’Opéra national de Paris gogiquement – il convient de prohiber
s’est d’ores et déjà engagé à proposer tout vocabulaire à connotation raciste
une plus large palette chromatique. Les des textes d’accompagnement des spec-
premiers essais ont été faits, à la tacles. La Flûte est à notre connaissance
satisfaction des danseuses comme des le seul exemple de livret modifié, pour
costumières. Des maquillages adaptés une tirade de Monostatos (« weil ein
ont aussi été commandés et des solutions Schwartzer hässlisch ist », « parce qu’un
sur mesure pour le coiffage sont Noir est laid/monstrueux », transformé
prévues. Au-delà des produits, des en « weil ein Sklave… » « parce qu’un
formations seront à prévoir, pour les esclave… »).
techniques de coiffage, mais aussi, par Le fait que le stigmate ait été inversé
exemple, pour les techniques d’éclairage par les principaux intéressés dans cer-
des peaux non blanches, afin d’éviter la tains mondes comme le hip-hop n’est pas
situation rapportée notamment par une un argument suffisamment robuste. Le
danseuse à qui l’on demandait de se mot « négrillon » qui apparaissait encore
blanchir pour « prendre la lumière ». dans le programme de La Bayadère de la
saison 2015/2016 en référence à la
Par ailleurs, les micro-agressions (ques- « danse des négrillons » a été proscrit.
tions déplacées, petites « blagues », Sans purger les livrets de tout ce qui
surnoms douteux…) liées à l’usage de pourrait être offensant (la démarche
certains termes offensants, qui étaient risque d’être sans fin), il est néanmoins
habituels dans le passé, ne sont plus souhaitable de tenir compte des sensi-
acceptables aujourd’hui. Ainsi, comme bilités contemporaines en procédant aux
le rappelle le Manifeste, l’expression explications et contextualisations néces-
« Carré des négresses » est encore parfois saires.
utilisée à l’oral en interne pour évoquer un
espace du Grand Escalier qui a pourtant
officiellement été rebaptisé le « Carré
Proposition : inscrire
des cariatides » il y a plusieurs années. de manière permanente
l’adaptation des outils de
Nous saluons les efforts de l’Opéra de travail aux différentes
Paris visant à écarter des mots of- couleurs de peau et être
fensants des supports de communication. attentif aux termes
Comme l’indique le Manifeste, le mot offensants dans les
documents d’accompa
«
nègre », d’usage courant à l’époque
gnement et de présentation
où certaines œuvres ont été créées (et des spectacles.
associé à l’état de servitude), a toujours
été fortement péjoratif ; il est « lourd
des crimes qui l’ont forgé9 ». Sans néces-
18
9 ANNE CHEMIN, “NÈGRE, CE MOT LOURD DU RACISME ET DES CRIMES QUI L’ONT FORGÉ », LE MONDE, 21 JANVIER 2021.
Blackface, yellowface, brownface des Noirs se prolongèrent dans le cinéma,
comme dans Birth of a Nation (1915).
Le blackface consiste en un maquillage
d’un artiste (danseur, chanteur, comédien) En France, même si la notion de blackface
afin d’incarner un personnage noir n’a pas la même histoire et la même fami-
stéréotypé (la couleur de peau, avec liarité, la représentation de personnages
éventuellement des traits phénotypiques noirs ridicules joués par des comédiens
exagérés, des vêtements exotiques ou grimés a aussi existé dans la continuité
grotesques). Contrairement à ce qu’on lit de la Commedia dell’arte, depuis les petits
souvent et même s’il n’a pas de traduction négrillons des vaudevilles de la fin du 18e
en langue française, le blackface n’est siècle jusqu’à Malikoko, roi nègre (1919). A
pas une invention américaine. Il trouve contempler les gravures de personnages
son origine dans la Commedia dell’arte « noircis » à l’opéra, il est surtout question
avec le personnage d’Arlequin, ce valet de peaux noircies, sans qu’apparaissent
bouffon stupide, paresseux et menteur, nettement d’autres artifices de maquil-
affublé d’un masque noir, représentant lage – mais le jeu participe lui aussi du
initialement un paysan, mais qui, avec blackface. Le blackface de l’opéra pourrait
l’intensification coloniale au 18e siècle, être qualifié de blackface light, par
en est venu à incarner un personnage contraste avec le blackface hard des
noir. Le masque est devenu une seconde minstrel shows, et c’est sans doute pour
peau. Au 19e siècle, l’apparition des cela qu’il est longtemps apparu comme
« minstrel shows » aux Etats-Unis donna acceptable, voire comme dénué de toute
un nouvel élan au blackface, en particulier portée raciste.
avec la chanson « Jump Jim Crow » (1828)
interprétée par le comédien Thomas On trouve ainsi des blackfaces dans les
Rice, grimé en noir. Le théâtre populaire mises en scène de célèbres opéras : dans
des minstrel shows présenta, tout au Aïda, la princesse éthiopienne éponyme,
long du 19e siècle, des rôles de blackface et Otello de Verdi, mais aussi Monostatos
incarnant des personnages noirs invaria- dans La Flûte enchantée de Mozart. Des
blement stupides, paresseux, menteurs estampes et gravures de spectacles
et peureux, comme Arlequin. L’originalité conservées à la BNF montrent l’Othello
américaine ne résidait donc pas dans les de Shakespeare ou l’Otello de Verdi aux
caractéristiques intellectuelles et morales visages noircis. L’Africaine de Meyerbeer
du personnage noir, mais dans son appa- pouvait aussi être grimée en femme noire.
rence violemment raciste : car il n’était pas
seulement question de peau assombrie, On en trouve aussi dans les ballets de la
mais de phénotypie : nez et lèvres gros- fin du 19e et du début du 20e siècle. Trois
sièrement exagérés, cheveux crépus, le d’entre eux méritent particulièrement
tout accompagné de mimiques et ges- notre attention.
ticulations grossières pour accentuer
et ridiculiser à des fins comiques ou Le premier, La Bayadère de Petipa (1877,
effrayantes. Ces représentations racistes musique de Minkus), se situe dans l’Inde
19
imaginaire avec décors et costumes Le troisième, le ballet Petrouchka, créé
somptueux, en présentant un mélodrame par les Ballets russes de Michel Fokine au
avec un triangle amoureux (la princesse théâtre du Chatelet en 1911 (musique de
Gamzatti et la bayadère Nikiya éprises Stravinski), qui reçut un accueil triomphal,
du glorieux guerrier Solor), un acte blanc présente aussi un blackface accentué. Trois
(la danse des ombres) et les personnages poupées occupent une place centrale :
exotiques attendus (le fakir, le grand Petrouchka, la ballerine et le Maure, grimé
brahmane, le rajah). On trouve dans le en noir, qui s’animent magiquement
deuxième acte la fameuse « danse des au son de la flûte du mage. Le Maure
négrillons », interprétée par des enfants est méchant et d’une bêtise abyssale :
(en l’occurrence des élèves de l’École il tombe en adoration fétichiste d’une
de danse de l’Opéra de Paris) à la peau noix de coco qu’il n’arrive pas à ouvrir
brunie, rebaptisée « danse des enfants » avec son sabre. Ce personnage noir
en 2015 par Benjamin Millepied, alors accompagné de sa noix de coco, aux
directeur de la danse. Le maquillage traits souvent très accentués, s’inscrit
blackface associé au vocable « négrillon » quant à lui dans le blackface hard, en
(renvoyant aux enfants noirs qui accompa- phase avec les spectacles populaires
gnaient, tels des animaux de compagnie, de l’époque. Le public, habitué aux
les portraits aristocratiques du 18e réclames grossièrement racistes (à titre
siècle), est une illustration marquante d’exemple, le chocolat Félix Potin « bat-
de ces représentations racialisées, qui tu mais content » présentait une image
contribuent, avec leur exotisme insistant, violente du clown Chocolat, qui ressemble
à donner à La Bayadère une dimension au Maure de Petrouchka) ne pouvait
offensante. Cet héritage pesant n’est sans qu’applaudir. Le Maure de Petrouchka
doute pas indépassable, mais il importe est un Jim Crow de minstrel show. La
de le connaître si l’on veut s’en émanciper. tolérance publique à l’égard du blackface,
Le second, Raymonda (1898), également vu comme un amusement sans consé-
chorégraphié par Petipa (sur une musique quence, ne s’effrita que dans les années
de Glazounov), présente une histoire sur 2000, avec la parution des premiers
fond de croisades médiévales. Le cheik articles critiques dans la presse amé-
arabe Abderam assaille Raymonda, la ricaine. En 2010, un article de Joseph
fait enlever, avant d’être tué par Jean Carman dans Dance Magazine appelait
de Brienne, de retour de croisade, qui La Bayadère, Raymonda et Petrouchka à
épouse finalement sa bien-aimée. Même « une retraite bien méritée »10.
si les Raymonda récentes mettent l’accent
sur un Abderam plus sensuel que fauve Le yellowface occupa également une
rugissant, il n’en demeure pas moins que place importante dans les productions
ce personnage, le seul Arabe du ballet, opératiques du 19e siècle. La danse
est sombre et destiné à mourir, tout chinoise et la danse arabe de Casse-
comme ses coreligionnaires combattant Noisette (1892) ne relèvent pas seule-
les valeureux croisés. ment du folklore des danses de caractère,
20
10 JOSEPH CARMAN, « EXOTIC OR OFFENSIVE? BALLET’S OUTDATED STEREOTYPES ARE OVERDUE FOR RETIREMENT »
DANCE MAGAZINE, JUNE 29, 2010.
mais là encore d’une racialisation, en par- Leur figure est négligemment barbouil-
ticulier pour la première. Dans la danse lée d’ocre ou de jus de réglisse, ce qui les
chinoise de la production de Noureev, fait ressembler à des ramoneurs plutôt
les danseurs sont maquillés, parfois qu’à ces voluptueuses enchanteresses
affublés de longues moustaches de style dorées avec un rayon de soleil qui font
mandchou, avec une gestuelle des plus sonner les clochettes d’argent de leurs
embarrassantes. Madame Butterfly et bracelets devant la porte des chauderies
Turandot (Puccini) ont également pré et sur les marches des pagodes. Il nous
senté des personnages yellowface avec semble qu’il serait assez facile de compo-
le maquillage de la peau et le contour des ser une teinture d’un blond assez chaud
yeux exagérément allongé : une geisha pour rendre cette belle nuance d’ambre
tragique et une princesse chinoise aussi jaune des teints orientaux, où les yeux
belle que cruelle (accompagnée par les s’épanouissent comme des fleurs noires,
trois ministres de l’empereur, Ping, Pang l’on éviterait ainsi cette affreuse teinte
et Pong). chocolat et ces bas de filoselle inadmis-
sible même aux yeux des plus myopes, ou
Les autres Européens sont folklorisés par bien ce qui serait plus simple, il faudrait
des costumes et danses de caractère ; admettre tout bonnement que les
les autres non-Européens sont racialisés. négresses sont blanches11 ».
Dans un cas, ce sont les manières qui
sont exagérées ; dans un autre, c’est une Il est à noter toutefois que le black
différence plus ontologique qui se donne face à l’américaine s’installa en France
à voir, qui touche au corps lui-même. à la fin du 19e siècle, avec ses attri-
buts phénotypiques grotesques, bien
Le maquillage pouvait avoir un succès visibles dans la publicité de l’époque,
tout relatif, comme s’en émeut Théophile et dans des pièces de théâtre comme
Gautier en 1837. Celui-ci évoque les Impressions d’Afrique de Raymond
cosmétiques disgracieux utilisés dans Roussel (tirée du roman du même
Le Dieu et la Bayadère de Auber, en ne nom), représentée au théâtre Antoine,
critiquant pas le principe du black où Georges Dorival, futur pension-
face mais plutôt sa mise en œuvre, une naire de la Comédie-Française, jouait
médiocre barbouille selon lui : « Les baya- grimé et paré d’une tiare de plumes
dères sont divisées dans ce ballet-opéra l’empereur africain Talou VII, ainsi
en bayadères chanteuses et bayadères que Malikoko, pour qui le théâtre du
danseuses. Ces deux divisions en renfer- Châtelet dépensa « un million pour
ment deux autres : les bayadères couleur [l]’habiller et [le] présenter richement
de chair et les bayadères café au lait. au public parisien ». Ce blackface hard a
Ces dernières (ô désastreux sacrifice à la persisté dans la culture populaire
couleur locale !) ont aux bras des bas de française, par exemple avec la « nuit
filoselle et aux mains des gants de soie des Noirs » du carnaval de Dunkerque,
ou de coton d’une teinte inqualifiable. où les participants se déguisaient jusqu’à
21
11 THÉOPHILE GAUTIER, LA PRESSE, 27 NOVEMBRE 1837, CITÉ PAR MATHIAS AUCLAIR, « L’AUTRE OBSERVÉ ET L’AUTRE FABRIQUÉ », P. 257-273, DANS NATHALIE COUTELET
ET ISABELLE MOINDROT (DIR.), L’ALTÉRITÉ EN SPECTACLE, 1789-1918, RENNES, PUR, 2015.
récemment en Noirs cannibales affu- est le plus souvent une facilité non ré-
blés de colliers d’os sanguinolents et de fléchie, et que sa mise à l’écart permet
pagnes de raphia. d’ouvrir un nouveau champ de création et
de liberté. Peut-être, dans le futur, un met-
Même s’il est plus atténué que dans les teur en scène s’emparera-t-il de cette pra-
spectacles et l’imagerie populaires, le tique pour mieux la retourner et la mettre
blackface de l’opéra n’est pas comparable en abîme, mais nous n’en sommes pas là.
à un simple maquillage visant à donner, en Dans l’immédiat, il importe de déclarer
association avec le costume, l’apparence nettement cette chose simple et attendue :
d’une fonction, d’un métier, d’un statut. Il on ne se grimera plus pour jouer au Noir ou
s’agit d’un maquillage de race : la peau à l’Asiatique à l’Opéra national de Paris.
brunie renvoie à ce que c’est que d’être
noir (ou asiatique dans le cas du yellow
face), mais d’une manière cosmétique, si Proposition : proscrire
l’on peut dire, parfaitement superficielle. sur scène le blackface,
le yellowface et
Jouer à être noir, se déguiser en person-
le brownface à
nage noir, à des fins utilitaires (des rôles l’Opéra national de Paris.
serviles ou exotiques) n’est pas un geste
anodin, qui relèverait d’un déguisement
comme il en existe tant dans le théâtre. En réponse à l’abandon de cette pratique,
Être noir, ce n’est pas un déguisement effective parfois depuis bien longtemps
pour signifier ce qu’est le personnage dans de grands opéras, plusieurs possibi-
aux spectateurs, mais c’est la condition lités ont été explorées par des metteurs
de millions de personnes qui peuvent en scène. En 1991, les Ballets d’Oakland
connaître, dans les sociétés où l’opéra et de San Francisco eurent l’idée de rem-
est historiquement installé, l’expérience placer le blackface par un « blueface »
du racisme et des discriminations. pour le Maure de Petrouchka : ce que
la chorégraphe et enseignante Wendy
Il n’est pas question d’oublier ce qu’est Perron a appelé l’option de « l’avatar12 ».
l’art en tant que liberté, en tant que Cette option fut initialement approuvée
transformation, et donc de préserver le par Isabelle Fokine (petite-fille de Michel
périmètre de l’intention et du geste Fokine, chorégraphe des Ballets russes,
artistique. La lutte contre les discrimina- et détentrice des droits de Petrouchka
tions ne peut pas se faire au détriment aux Etats-Unis), mais celle-ci reconnaît
de la liberté de création. Mais au fil de désormais que ce n’était qu’un pis-aller.
nos auditions, nous n’avons à aucun mo- Si le bleu est mis à la place du noir et
ment été convaincus que la pratique du semble ainsi neutraliser la race, la question
blackface pouvait, en tant que telle revê- de la couleur de peau différente demeure,
tir une nécessité artistique, ni que son et peut même prendre un relief supplé-
abandon pourrait heurter la liberté artis- mentaire. L’avatar ne nous semble donc
tique. Il nous semble au contraire qu’elle pas être une solution satisfaisante.
22
12 WENDY PERRON, « IT’S TIME TO OVERHAUL THE BLACKFACE (OR BLUEFACE) IN PETRUCHKA », DANCE MAGAZINE, 15 JUILLET 2020.
D’autres metteurs en scène ou cho- n’était pas grimée en blanc lorsqu’elle
régraphes, parfois à la demande des interprétait Floria Tosca… Dans un cas
institutions, ont fait le choix d’attribuer la couleur de peau paraît essentielle à la
par principe les rôles concernés à des crédibilité du personnage ; dans l’autre
artistes racisés : un chanteur noir pour elle n’a pas d’importance, parce que le
Otello, une chanteuse chinoise ou d’ori- blanc n’est pas vu comme une couleur. En-
gine chinoise pour Turandot, etc. C’est le core une fois, il ne s’agit pas de proscrire
choix fait par le Royal Opera de Londres : l’utilisation des maquillages, qui sont,
un Otello doit être chanté par un ténor avec les costumes, des éléments précieux
noir, parce qu’il y aurait une expérience du jeu théâtral, mais d’écarter un maquil-
noire à transmettre dans le personnage lage à visée racialisante. Ce n’est pas le
du général maure de l’armée vénitienne, maquillage en général que nous remet-
explique le directeur de cet Opéra. Mais le tons en cause, c’est la finalité de celui-ci.
risque ne serait-il alors pas d’assigner les
artistes à certains rôles, de renforcer l’idée En lieu et place du blackface ou du yel
que la couleur de peau est un élément lowface, il est possible de concevoir des
de choix déterminant dans l’attribution alternatives créatrices sans nécessaire-
des rôles ? Devrait-on renoncer à ce qu’un ment tourner le dos à l’histoire du ballet.
grand ténor blanc chante Otello (un rôle Dans le cas de Petrouchka, Isabelle Fokine
particulièrement difficile) ? La « réserva- propose que le Maure prenne l’apparence
tion » de rôle en fonction de la couleur d’une poupée cosaque que son père pos-
nous apparaît aussi problématique qu’il sédait, et que la noix de coco soit rem-
s’agisse d’incarner un personnage noir placée par un œuf de Pâques, ce qui
ou un personnage blanc. Dans les deux s’inscrit dans l’histoire russe des œufs
cas, le critère de choix d’un artiste devant Fabergé de la Cour de Russie. Pour la
reposer sur ses qualités propres. Il est danse chinoise de Casse-Noisette, il est
évidemment possible qu’un ténor noir possible de remplacer le yellowface par
soit retenu pour Otello, mais cela ne peut des masques de l’Opéra de Beijing, ainsi
pas être un critère dirimant. De même que le suggèrent Georgina Pazcoguin et
qu’un acteur noir doit pouvoir jouer tous Phil Chan, créateurs du site yellowface.
les rôles, un acteur blanc devrait pouvoir org. De même les gestuelles des bras et
jouer tous les rôles. les mimiques, supposément chinoises,
peuvent-elles être modifiées de manière
Une dernière possibilité consiste à à éviter les caricatures offensantes.
proscrire l’utilisation de maquillage de L’imagination des metteurs en scène est
coloration de la peau. Comme évoqué plus requise pour formuler des propositions,
haut, nous ne sommes pas pleinement finalement bien plus intéressantes, inclu-
convaincus qu’assombrir la peau soit sives et ouvertes que le pauvre grimage.
nécessaire à la crédibilité d’un rôle
comme celui d’Otello. À l’inverse, une
chanteuse noire comme Leontyne Price
23
Le ballet blanc corps blanc ne signifie pas faire dispa-
raître les identités, mais leur faire une
Comme nous l’avons écrit plus haut, le place choisie et non subie. David Bobée
ballet classique s’est construit autour nous a dit lors de notre entretien : « Le
d’actes blancs, de danseuses et de dan- véritable universalisme, c’est quand on se
seurs aux corps blancs ou blanchis. S’est reconnaît dans une autre couleur de peau. »
ainsi imposée l’idée que le blanc serait le
neutre, voire l’universel, tout autre corps Pour que ce dépassement devienne non
étant perçu, ainsi que l’a notamment pas seulement une possibilité mais une
montré Amandine Dumont, comme des évidence, cela suppose que puissent se
« corps d’exception », des « corps indociles » produire dans les chorégraphies de
qui « prennent trop d’espace ou créent de l’Opéra national de Paris un nombre bien
l’embarras, qui gênent », ou des « corps éro plus important de danseurs de couleur :
tisés », la couleur étant perçue systémati- ainsi seulement l’« exceptionnalité » de leur
quement comme un choix, un symbole, corps ne fera plus question. Ce sera l’ob-
voire un acte politique13. Admettons que jet dela deuxième partie de ce rapport.
ce constat n’est pas propre à l’opéra et D’ici là, il est clair que les notions de bal-
que dans tous les arts, y compris au ciné- let blanc et d’acte blanc doivent être re-
ma, quand un scénario ne précise pas la penséespour que la grâce et l’harmonie
couleur, on pense que le blanc va de soi. qui s’en dégagent n’aient plus rien à voir
avec la couleur de la peau des dan-
Proposition : cesser de blan- seuses – ce qui signifie concrètement re-
chir les peaux dans le ballet noncer à blanchir les peaux et faire
classique et favoriser les confiance au talent des artistes pour que
commandes de création de la danse, et non la peau, captive le public,
ballets classiques sur pointe.
l’apparence spectrale pouvant être tra-
Pour dépasser cet apparent impératif duites de mille autres manières. Il ne
d’uniformité chromatique, il est tout s’agit pas d’éliminer le blanc mais d’ou-
d’abord nécessaire de rappeler que la vrir les codes pour les rendre plus
couleur blanche n’est pas le neutre de la flexibles. Par ailleurs, comme pour l’opé-
peau, comme il a fallu accepter que le ra, l’avenir – et peut-être même la survie,
masculin n’est pas le neutre du genre pour de la danse classique nous semble pas-
faire avancer les combats féministes. ser par la commande d’œuvres de danse
Si on plaide pour l’universel, cela doit sur pointes qui perpétuent le vocabulaire
s’appliquer aussi bien aux corps blancs de la danse classique, corps tirés vers le
qu’aux corps de couleur – l’universalisme haut, qu’il s’agisse d’œuvres néo-clas-
ayant ceci de paradoxal qu’il devrait siques ou modernes. Il est tout à fait lé-
conduire à gommer toute différence entre gitime, compte-tenu de son histoire, de
les corps, alors que c’est souvent en son son excellence et de sa renommée, que
nom que s’impose finalement le corps l’Opéra national de Paris soit un moteur
blanc. Bien sûr, éliminer l’universalité du de la réinvention de la danse classique.
24
13 AMANDINE DUMONT, « RACISME ET DANSE : MOUVEMENT DE CONSTRUCTION DES CORPS D’EXCEPTION », « DANZA E RICERCA. LABORATORIO DI STUDI, SCRITTURE, VISIONI »,
ANNO XI, NUMERO 11, 2019.
2.
La diversité,
grande absente
de l’Opéra
L
présente. Il apparaît en effet nettement
que les salariés non-blancs sont très
’Opéra national de Paris minoritaires à l’Opéra national de Paris
n’est pas un lieu de diversité. – à l’exception des services administra-
Disons-le franchement : dans l’ensemble, tifs, et de services relevant d’entreprises
c’est un monde blanc fort éloigné de ce sous-traitantes où leur proportion visible
à quoi ressemble la société française est plus importante. Comme dans les
contemporaine, a fortiori la ville-monde grands musées parisiens (dont le person-
où il est installé. Cela est vrai, avec des nel d’encadrement et de conservation est
nuances, dans chacun des trois secteurs blanc alors que les surveillants sont sou-
salariés : artistes, techniciens, et, dans vent noirs), le contraste est frappant.
une moindre mesure, administratifs.
Pour des raisons qui tiennent à la réti- Du côté des artistes – danseuses et dan-
cence française à l’égard des statistiques seurs, musiciennes et musiciens, cho-
de la diversité (appelées aussi, et impro- ristes, il existe un nombre significatif de
prement, « statistiques ethniques » bien personnes d’origine asiatique – le plus
qu’elles n’aient rien d’ethnique), nous ne souvent coréenne, et très peu de per-
disposons pas de données sur les sala- sonnes noires ou métisses.
riés de l’Opéra : combien de personnes
d’apparence noire, d’apparence arabo- Le Livre blanc de la diversité14 remis en
berbère, d’apparence asiatique ? La di- 2017 à la ministre de la culture avait re-
versité ne peut pas être quantifiée mais tenu le chiffre de 30 % comme photogra-
les salariés interrogés partagent la phie de la diversité en France, extrapo-
perception qu’elle est insuffisamment lation hasardeuse dont nous n’avons
25
14 HTTPS://WWW.CULTURE.GOUV.FR/SITES-THEMATIQUES/EGALITE-ET-DIVERSITE/LES-ENGAGEMENTS-DU-MINISTERE/LES-ACTEURS/COLLEGE-DE-LA-DIVERSITE/ACTUALITES/
PROMOTION-DE-LA-DIVERSITE-DANS-LE-SECTEUR-CULTUREL-LE-LIVRE-BLANC-DU-COLLEGE-DE-LA-DIVERSITE
pas pu vérifier la validité15. Cela étant, Ceci étant dit, la notion même d’excel-
même si ce pourcentage doit probable- lence ne saurait pas plus ici qu’ailleurs
ment être revu à la baisse, les plateaux prendre une forme unique et intangible.
et services administratifs et techniques Évidemment, il est indispensable qu’il
devraient comporter une proportion no- y ait encore des compagnies qui aient
tablement visible de personnes se perce- la technicité pour reprendre le langage
vant comme non blanches, ce qui encore d’origine, et l’exigence doit rester à son
aujourd’hui est loin d’être le cas, tant à plus haut niveau. Pas plus que nous n’in-
l’opéra que dans le spectacle vivant, mais vitons à sacrifier le répertoire, nous n’en-
aussi dans l’audiovisuel public, en dépit courageons à abandonner la tradition,
de contraintes fixées dans ce secteur dont l’Opéra national de Paris est à cer-
par le Conseil supérieur de l’audiovisuel. tains égards le gardien, au titre de sa
Faute de données statistiques, l’insuf- mission de préservation du patrimoine.
fisante représentation de la diversité à Mais on ne reproduira jamais à l’iden-
l’Opéra national de Paris peut être établie tique une œuvre car les corps comme
de manière empirique et n’a été contestée les techniques ont évolué. L’excellence ne
par personne lors des auditions que nous saurait donc se réduire à la reproduction
avons menées. sourcilleuse d’un héritage immémorial.
La priorité doit donc être à l’ouverture à Surtout, les risques à ne pas évoluer nous
des talents dont la diversité représenterait semblent l’emporter largement : celui de
mieux la richesse de notre monde. Cela passer à côté de magnifiques danseurs
suppose des évolutions des formations ou danseuses, celui de lasser un public
et des modes de recrutement. qui s’éloignerait ou ne se renouvellerait
pas, celui enfin de conforter l’idée d’un
Bien sûr, tout changement porte en lui Opéra national de Paris coupé d’une part
inquiétude et risques. En l’occurrence, importante de la population, qui ne se
le principal risque évoqué lors de nos sentirait pas représentée sur scène, pas
échanges est associé au mot intimidant racontée. Alors qu’ouvrir davantage est
d’« excellence », notion centrale dans la une opportunité formidable pour l’Opéra
Charte des valeurs de l’Opéra : « l’Opéra national de Paris comme pour la socié-
national de Paris est dépositaire d’un héri té. Nous savons de notre histoire à quel
tage séculaire, propre à la culture française. point la culture peut jouer un rôle fonda-
Depuis la création de l’Académie royale de mental pour transformer une population
Danse en 1661 et de l’Académie royale de en peuple, à condition qu’elle embrasse
Musique en 1669, l’institution accueille les sa diversité.
artistes, les artisans, les techniciens et les
salariés parmi les plus compétents dans Tous les échanges que nous avons eus
leur domaine ». nous ont conforté dans le sentiment que
ce mouvement est non seulement pos-
sible, mais aussi déjà en cours, avec une
26
15 UNE DONNÉE IMPROPREMENT TIRÉE DE L’ENQUÊTE « TRAJECTOIRES ET ORIGINES » RÉALISÉE PAR L’INSEE ET L’INED, RÉALISÉE PAR PATRICK SIMON, CHRIS BEAUCHEMIN ET
CHRISTELLE HAMEL SOUS LA DIRECTION DE FRANÇOIS HÉRAN.
jeune génération ouverte sur le monde, L’ensemble des personnes auditionnées
plus libre peut-être dans son rapport aux dans le cadre de ce rapport a souligné
codes et aux hiérarchies, dans un grand l’attachement au recrutement par
Paris cosmopolite, centre de l’art afri- concours, qui permet de choisir « les
cain et arabe en Europe, où vivent des meilleurs ». Mais les conditions d’organi-
gens de toutes les traditions et cultures. sation de ces concours peuvent être plus
L’Opéra national de Paris a un rôle de ou moins favorables à la diversité. Celle-
moteur à jouer. S’il apparaît comme ci n’est pas antithétique de l’excellence,
étant à l’avant-garde, volontariste en comme si elle allait la compromettre. Il y
matière de diversité, les conservatoires a quelques décennies, l’argument de l’ex-
et écoles assumeront plus facilement cellence était employé contre la présence
d’investir dans les nouvelles générations. des femmes dans les grands orchestres :
Cela permettra aussi de changer le il est toujours utilisé comme un moyen
regard sur la danse classique, milieu de préserver le statu quo.
perçu comme ancien, cloisonné, par-
fois brutal, et sur la musique classique, L’École de danse et le Corps
perçue comme un art difficile et, de de Ballet
ce fait, « réservé ».
L’École de danse n’a jamais compté de
Recruter et former autrement sont les professeurs de couleur et ne compte que
conditions d’un changement durable et très peu d’élèves de couleur, et à notre
profond, mais il faudra du temps et de la connaissance jamais plus de deux dans
patience pour éviter l’écueil de mesures pu- une classe. Dès lors, le Ballet de l’Opéra
rement symboliques, et celui d’évolutions (l’école de danse fournissant la grande
au pas de charge, qui pourraient créer des majorité de ses danseurs) est très homo-
crispations telles qu’elles auraient pour gène, comme le montre l’image du site
seule conséquence un recul durable. internet de l’Opéra national de Paris :
140
120
97
91
100
83 78 87
77
80
56
60 50 43 48 48
42
40 27
20
1 3 1 2 2 2 2
0
English royal boston san american paris dutch
national franciso opera national
28
16 AUDREY LEMARCHAND, “DANCING IN THE SHADE OF THE WHITE SWAN: AN ANALYSIS OF DISCRIMINATION AGAINST BLACK FEMALE DANCERS IN BALLET”, MÉMOIRE DIRIGÉ
PAR RICARDA VIDAL, AIMABLEMENT TRANSMIS PAR L’AUTEURE.
17 MICHAELA DEPRINCE, TAKING FLIGHT: FROM WAR ORPHAN TO STAR BALLERINA, NEW YORK, PEGUIN RANDOM HOUSE, 2014, P. 123.
Contrairement au Royal Ballet britan L’École de danse est donc au cœur du su-
nique, le Ballet de l’Opéra de Paris jet. Installée à Nanterre depuis 1987 dans
recrute peu hors de France. En 2019, un bâtiment lumineux conçu par Chris-
sur les 154 artistes, seuls 25 viennent tian de Portzamparc, cet établissement
de l’étranger. Les danseurs asiatiques reçoit peu de candidatures d’enfants is-
sont mieux représentés depuis peu : par- sus de la diversité – ceci étant rappor-
mi eux, on peut ainsi citer Sae Eun Park, té de manière assez intuitive, l’École
Première danseuse venue de Corée, n’ayant aucune donnée permettant de
qui intégra la Compagnie en 2011, ou savoir précisément ce qu’il en est. L’expli-
Chun-Wing Lam, Quadrille, Premier dan- cation tiendrait en partie à l’image de la
seur Chinois à intégrer la Compagnie en danse classique dans la société en géné-
2015, natif de Hong Kong. Le concours ral, perçue comme élitiste et « aristocra-
externe a permis de recruter Hannah tique », image redoublée par son aspect
O’Neill, née de père néo-zélandais et de « blanc », critère parmi d’autres d’une
mère japonaise, Première danseuse au- homogénéité qui serait consubstan-
jourd’hui, mais il n’a pas permis de re- tielle au ballet et qui rendrait malaisée
cruter des personnes noires ou métisses. une appropriation de la danse classique
Ce concours ne propose qu’un très petit pour les enfants non blancs –« si per
nombre de places et il ne semble pas sonne ne me ressemble dans cette école,
échapper à un biais d’endogénéité, les c’est donc qu’elle n’est pas faite pour moi ».
membres du jury ayant parfois participé D’autres facteurs peuvent jouer, en par-
à la formation des candidats. ticulier les incertitudes liées à une car-
rière à l’Opéra national de Paris qui n’est
Au sein de l’École comme d’ailleurs dans réservée qu’à quelquesuns, sélectionnés
les conservatoires de danse qui en sont par un concours difficile. Certes, l’École
l’antichambre, il n’y a que des personnes de danse de l’Opéra national de Paris se
blanches en classique, parmi les élèves distingue de nombre de ses homologues
comme les enseignants (à l’exception de internationaux par sa gratuité (outre les
Raphaëlle Delaunay au CNSMD de Paris). frais d’internat), ce qui est un élément de
Les professeurs sont presque tous blancs, diversité sociale. Cette gratuité a permis
les femmes font cours aux femmes et un recrutement dans des milieux sociaux
les hommes aux hommes. Les quelques populaires au 19e siècle et jusqu’au len-
enseignants étrangers sont blancs éga- demain de la Seconde Guerre mondiale
lement, qu’ils soient russes, argentins, et parfois encore aujourd’hui, mais elle
cubains ou italiens. Notons que cette si- n’est pas, à elle seule, suffisante pour
tuation est loin d’être une exception fran- assurer la diversité.
çaise, ainsi qu’en témoigne par exemple la
danseuse Chloé Lopes Gomes à propos du Après une première sélection opérée sur
Staatsballet de Berlin. Mais qu’elle soit un photographies, et tenant compte de cri-
problème dans nombre de pays occiden- tères comme la taille des parents – ce
taux n’interdit pas de s’y pencher au sein qui peut conduire à des situations très
de nos institutions françaises. frustrantes pour des enfants qui ont le
29
sentiment de ne pas pouvoir montrer ce seraient pas adaptées à la danse clas-
dont ils sont capables, les auditions pour sique, qui exigerait des pieds cambrés,
entrer à l’École de danse se tiennent seule- une musculature allongée, non visible,
ment à Nanterre, ce qui requiert un inves- un bas de jambe qui annule la cambrure
tissement aux retombées très incertaines du dos. Or, selon une idée reçue, les per-
pour les familles (voyage, audition sur sonnes noires et asiatiques seraient ré-
deux jours avec un logement à financer). putées avoir plus généralement les pieds
L’information sur le concours n’est publiée plats. D’après la littérature et les exemples
que sur le site de l’École et tend à circuler vécus par des ballerines blanches ou non
toujours au sein des mêmes cercles. Ainsi, blanches ayant des pieds plats, ce type
les profils socio-économiques de certains de pied, s’il peut compliquer la tenue sur
candidats tendent à être favorisés. pointes, n’est en aucun cas rédhibitoire18.
Les personnes noires auraient aussi une
Les pratiques de sélection réduisent en- « musculature plus visible », comme Misty
core les chances des enfants non blancs Copeland raconte l’avoir entendu dans la
d’accéder à l’École. Il y a d’abord l’idée bouche de spectateurs19. Or, le groupe
que la tonalité chromatique du ballet est des personnes noires est infiniment di-
blanche. Idée en partie inexacte, mais qui vers d’un point de vue morphologique. Il
tient notamment à l’importance symbo- serait profondément invalide et même
lique de l’acte blanc dans le grand ballet absurde d’un point de vue scientifique de
romantique de la fin du 19e siècle. L’ex- vouloir les regrouper dans une catégorie
pression d’« acte blanc » renvoie implici- définie par des traits morphologiques.
tement à la couleur de peau, même si ce Il s’agit là de stéréotypes contestables,
n’est pas sa signification première. Com- hérités de l’anthropologie physique du 19e
ment s’imaginer danser dans un acte siècle, et pouvant mener à des pratiques
blanc si on ne l’est pas soi-même ? La discriminatoires indirectes. Par ailleurs
question n’est pas théorique : elle s’est on constate que l’École a pu recruter des
posée et a été posée de manière insis- profils différents, comme Marie-Agnès
tante aux enfants et adolescentes non- Gillot, devenue Étoile malgré sa taille et
blancs. Se défaire de l’idée que l’homo- sa scoliose. Il est clair qu’une personne
généité serait un absolu, à tout le moins afro-descendante ou de quelque autre
une nécessité pour préserver la tradition, origine est, a priori, tout aussi apte à
nous semble absolument nécessaire. La danser classiquement qu’une personne
beauté de la danse c’est l’énergie d’un blanche.
collectif d’individus sur scène, pas un ta-
bleau dont rien ne dépasserait, ou un dé- Enfin, lors des auditions, ont été sou-
filé militaire dont la force tiendrait à la lignées des propos racistes qui ont pu
fusion des individus dans le groupe. avoir cours au sein de l’École de danse.
Ainsi, un danseur rapporte avoir été
Il y a ensuite l’idée ancienne et tenace que régulièrement appelé « petit nègre » par
certaines morphologies et anatomies ne un enseignant (aujourd’hui à la retraite).
30
18 HTTPS://WWW.DANCEMAGAZINE.COM/BALLET-FEET-2314213017.HTML
19 MISTY COPELAND, LIFE IN MOTION : AN UNLIKELY BALLERINA, LONDRES, SPHERE, 2014, P. 124 : “BLACK WOMEN ARE JUST TOO ATHLETIC FOR CLASSICAL BALLET. THEY’RE
TOO MUSCULAR. THAT’S WHY SO FEW OF THEM MAKE IT INTO COMPANIES”.
Un autre fait part de moqueries de pro- tifs de diversité, mais d’aller chercher
fesseurs et d’élèves du type « rentre ton les élèves très bons partout où ils sont.
cul de négresse ». Une ancienne ballerine Les outils numériques, largement utilisés
a aussi mentionné des comportements pendant la crise sanitaire y compris pour
racistes, émanant des familles des autres recruter, pourraient être développés dans
élèves, outrées qu’elle puisse être sélec- cette perspective. Au total, nous recom-
tionnée et promue. Certains anciens et mandons de privilégier une organisation
anciennes élèves ont aussi eu le senti- de l’École beaucoup plus tournée vers
ment qu’ils devaient renier leur couleur l’extérieur, ce qui suppose probablement
pour progresser dans le groupe, l’une de repenser le projet de l’établissement
d’elle disant qu’elle se plâtrait le visage ainsi que l’accompagnement qui lui sera
et défrisait ses cheveux au maximum nécessaire pour y parvenir.
« pour ne pas ressembler à Diana Ross ».
L’intériorisation des normes somatiques Aller à la rencontre des enfants et de
du groupe dominant a été une forme de leurs parents plutôt que l’inverse : tel
violence symbolique, jusqu’à la prise de est le principe d’auditions qui se dérou-
conscience récente et libératrice que, leraient de manière décentralisée dans
finalement, « on est très bien tel qu’on est ». plusieurs villes de France (y compris dans
les départements d’Outremer). Cela per-
mettrait aux candidats dont les familles
Proposition : mettre en œuvre
une réforme substantielle du hésitent à se rendre dans la région pa-
concours d’entrée à l’école risienne, ou qui ne le peuvent pas, de
de danse. Cette réforme aurait franchir le pas. Ce serait aussi un geste
deux axes principaux : un dé- d’ouverture, qui permettrait aux ensei-
centrement géographique gnants et à la direction de l’École d’aller
et une révision des critères à la rencontre des passionnés de danse
de sélection.
plutôt que d’attendre que ces derniers
viennent à eux. Cela permettrait enfin
de contribuer à faire pièce aux préju-
Aujourd’hui, l’École de danse repose pour gés parfois tenaces (homosexualité des
son recrutement uniquement sur les can- danseurs ; vie légère des danseuses…)
didates et candidats qui viennent à elle qui retiennent les familles d’enfants dé-
spontanément, ce qui induit à l’évidence sireux de faire de la danse de s’engager
un biais et un rétrécissement des pos- dans cette voie. Plusieurs danseuses et
sibles. Il nous semble qu’elle aurait beau- danseurs nous ont en effet fait part des
coup à gagner à se projeter vers l’exté- réticences voire des résistances fortes
rieur, pour faire du repérage de talents de leurs parents quand ils ont manifesté
(ce que pratiquent par exemple les clubs leur choix de carrière.
de sport) et faire connaître l’École et ce
qu’elle offre comme possibilités. L’objec- En lien avec cela, une communication
tif n’est pas que l’École recrute des élèves plus offensive sur les réseaux sociaux,
moins bons pour satisfaire à des objec- dans les écoles et les conservatoires per-
31
mettrait de faire mieux connaître l’École Par ailleurs, si les cours dépassent déjà
et de la mettre à portée de rêve de ceux le seul enseignement de la danse (mu-
pour qui elle semble inaccessible. C’est sique, théâtre, droit du spectacle, his-
en « faisant passer l’information partout : toire de la danse…), il nous semble que
écoles, collèges, radio, en faisant savoir l’École, ou l’Opéra en formation continue
que l’école était gratuite, ouverte aux per pour ses danseurs, gagnerait à mettre en
sonnes n’ayant pas la nationalité fran place des cours de chorégraphie, afin de
çaise » que Claire Lasne estime qu’elle a permettre aux artistes qui le souhaitent
réussi à obtenir des promotions réelle- de s’inscrire dans cette filière de créa-
ment diverses au Conservatoire national tion. Enfin, et même si cela dépasse le
supérieur d’art dramatique. cadre de notre mission, il nous semble
que le fait de ne permettre aux élèves
Le concours lui-même gagnerait à repen- qu’un baccalauréat littéraire tend à limi-
ser les critères anatomiques de sélec- ter l’ouverture et les possibles pour les
tion, qui sont susceptible d’être lestés de jeunes qui s’engagent dans cette voie.
considérations indirectement discrimi- Dans un contexte où certaines familles
nantes. Ce n’est pas dire qu’il y aurait ac- considèrent que la voie scientifique est
tuellement une volonté discriminante ex- la seule garantissant un métier, le fait
plicite (ce n’est pas le cas) ; mais il existe de rendre cette voie impossible pour les
encore des biais qui peuvent aboutir à une enfants entrant à l’École de danse
discrimination indirecte. Remettre à plat constitue un obstacle supplémentaire.
le concours n’est pas l’abolir : il faut bien Pourquoi faudrait-il choisir entre la
choisir entre des candidatures plus nom danse et les mathématiques ?
breuses que les places proposées. Mais il
est très important d’éliminer du processus
de sélection des biais défavorables aux Proposition : redéfinir
enfants non, blancs et de parvenir à une le projet d’établissement,
en repensant ses relations
procédure aussi inclusive que possible.
avec l’extérieur et en fixant
des objectifs de diversité et
Depuis 2013, il existe un stage d’été qui d’ouverture.
rassemble, pendant une bonne dizaine
de jours, des jeunes danseurs venus du Les liens pourraient à
cet égard être renforcés entre
monde entier qui souhaitent se perfec-
l’école de danse et la direction
tionner, ce qui est un gage d’ouverture. de la danse afin qu’un projet
Mais le coût de ce stage et ses finalités commun et cohérent soit
font qu’il est un programme extérieur au construit, en particulier pour
cursus des élèves. Un travail avec les col- déployer sur tout le territoire
la connaissance de la danse et le
lectivités locales environnantes, comme repérage de talents (une cellule
avec les écoles et les associations d’édu- commune de repérage pourrait
cation artistique et culturelle permettrait par exemple être mise en place
de nouer des partenariats pour des pro- avec des danseuses et danseurs
volontaires).
jets communs.
32
L’Orchestre et les Chœurs
de l’Opéra de Paris
Il y a sans doute des variations entre Faute de vivier, aucune ouverture durable
instrumentistes du point de vue de leurs n’est en effet envisageable, et pour
origines sociales (les instruments à cordes changer d’échelle, les pouvoirs publics ne
sont plus bourgeois que les instruments peuvent s’en remettre uniquement à des
à vent, qui s’inscrivent dans l’histoire des programmes ponctuels, enthousiasmants
fanfares, très enracinée dans de nombreuses mais limités dans leurs capacités.
régions de forte histoire ouvrière comme
le nord de la France). Mais la diversité
des origines demeure absente.
On nous a indiqué que dans certains
35
Proposition : initier, en lien et l’opéra d’une manière abordable, et
avec le ministère de la culture, de nourrir la culture des élèves. En cela,
l’éducation nationale et les ce programme est une réussite, mais
collectivités locales un
la question de la professionnalisation
travail sur la diversité dans
les conservatoires, pour la demeure – elle n’est du reste pas l’objectif
mesurer et mettre en place premier de ce programme, même si sur
des dispositifs favorisant une environ 80 élèves (4 cohortes) qui ont
plus grande égalité d’accès suivi le dispositif Petits violons depuis
aux filières d’excellence dans sa création en 2009, 7 élèves ont intégré
la musique classique. une classe CHAM – c’était la première fois
que des élèves de l’École des Poissonniers
Des objectifs de soutien
d’enfants plus éloignés des intégraient une classe CHAM – et 22
milieux artistiques pourraient ont intégré un conservatoire municipal
être fixés par le biais de de Paris (sans commencer en première
conventionnements entre année)… De même, celle du public,
le ministère de la culture et qui reste – malgré des dispositifs de
les collectivités territoriales démocratisation qu’il faut saluer –, très
compétentes. largement monochrome, à l’image des
visages sur scène, dans la fosse et en
coulisse. Il est clair que ces programmes
Les programmes de n’ont pas comme objet ni de recruter
démocratisation culturelle des artistes, ni d’attirer de nouveaux
spectateurs pour l’Opéra mais bien
Les programmes de démocratisation de faire que cette grande institution
culturelle jouent un rôle très important. publique contribue à l’éducation artistique
L’Opéra national de Paris, grâce à son et culturelle de jeunes qui en sont
Académie, a multiplié d’excellentes ini souvent tenus éloignés. Cependant,
tiatives en faveur des publics défavorisés : toutes les initiatives qui permettent
« Les petits violons » et la « classe danse » d’ouvrir grand les portes et les fenêtres
(des enfants de classes d’école primaire de l’Opéra nous semblent autoriser des
de la région parisienne qui apprennent prolongements pour accompagner une
le violon, l’alto ou le violoncelle, ou la plus grande diversité sur le moyen ou long
danse classique, pendant trois ans), terme. Ajoutons que les programmes de
et le programme « Dix mois d’École et démocratisation reposent souvent sur
d’Opéra » qui associe, pour les classes des démarches collectives (politiques de
sélectionnées, pratique artistique, visites groupes) sans que ne soient toujours mis en
de Bastille et Garnier, rencontres avec les place d’outils de suivi individualisés, avec
multiples métiers de l’opéra, possibilité une traçabilité des publics et la création
d’assister aux répétitions générales et d’instruments permettant d’instaurer
aux spectacles. L’objectif est de favoriser une relation directe – offrir par exemple
la réussite scolaire (ce qui est bien le à des jeunes venus à l’Opéra dans
cas), de présenter la musique classique le cadre d’un programme des tarifs
36
préférentiels pour eux et leurs familles 25 ans de toutes origines sociales et non-
s’ils souhaitent revenir, ou la possibilité de musiciens au départ. Les enfants sont
s’inscrire aux dispositifs d’offre culturelle recrutés soit par un concours classique,
numérique mis en place par l’Opéra. soit par des auditions dans des zones
REP et REP+ de villes de la banlieue
L’objectif principal du programme parisienne. Par ce moyen, la diversité
« Démos » (dispositif d’éducation musicale sociale et d’origine est assurée. Et il
et orchestrale à vocation sociale), existe un moyen simple de s’en assurer :
initié dès 2010 par Gilles Delebarre de le nombre d’enfants dont le foyer fiscal
la Philharmonie de Paris, était aussi ne dépasse pas 40 000 euros est de 48
celui de la démocratie culturelle, pour %. Les élèves de premier cycle sont
contribuer à former à la citoyenneté scolarisés au collège François Couperin
par la musique. Puis un autre objectif, (4e arrondissement), tandis que les élèves
secondaire mais important, est apparu : de second cycle suivent un double cursus,
le repérage d’enfants doués pour les au lycée général Georges Brassens (19e
emmener le plus loin possible dans arrondissement) ou au lycée professionnel
la musique, éventuellement jusqu’à L’Abbé Grégoire (5e arrondissement).
la professionnalisation. Il est encore Depuis septembre 2018, un troisième
trop tôt pour apprécier les résultats du cycle post-bac est ouvert et accueille une
programme à cette aune-là, mais ils dizaine d’élèves dont le talent permet
semblent prometteurs : l’année dernière, d’envisager une professionnalisation. On
neuf enfants de Démos, spécialement peut donc raisonnablement estimer que
préparés, ont passé le concours du certains de ces jeunes gens rejoindront,
conservatoire à rayonnement régional dans un avenir proche, les rangs du Chœur
de Paris (souvent considéré comme de l’Opéra de Paris.
l’antichambre du CNSMD), et quatre
l’ont réussi, dont plusieurs issus de la Outre-Atlantique, la Sphinx Organization,
diversité. Si ce vivier de jeunes musiciens la New World Symphony et la Ligue des
de Démos se maintient, on peut espérer orchestres américains se sont associés
que, dans une dizaine d’années, certains pour former la NAAS (National Alliance
se présenteront et réussiront le concours for Audition Support) afin d’offrir un
d’entrée dans l’Orchestre de l’Opéra programme de mentorat, de préparation
national de Paris. aux auditions, de soutien financier et
d’auditions blanches pour les musiciens
Un programme également remarquable, minoritaires. Cette initiative, dotée de 1,8
mis en place par Sarah Koné, est million de dollars par la Andrew W. Mellon
susceptible de contribuer à un Fondation vise à rendre les orchestres
changement la maîtrise populaire de plus représentatifs de la société21.
l’Opéra-comique. Cette formation
d’excellence pluridi-sciplinaire (chant, Au Vénézuela, a été créée en 1975
formation musicale, théâtre, danse et une initiative, El Sistema, qui propose
claquettes) s’adresse aux jeunes de 8 à une méthode d’apprentissage alternative
37 21 HTTPS://WWW.SPHINXMUSIC.ORG/NATIONAL-ALLIANCE-FOR-AUDITION-SUPPORT/
de la musique permettant également années, lorsque les artistes issus
une intégration sociale de jeunes des programmes de démocratisation
défavorisés. Aujourd’hui plus de 400 000 culturelle frapperont à la porte de l’Opéra
enfants en bénéficient. Le financement national de Paris. D’ici-là, les modalités
est entièrement public, qu’il s’agisse des du concours ne sont pas susceptibles
lieux, de la prise en charge matérielle des d’avoir un effet, faute de candidats.
élèves, mais aussi de la location de leurs
instruments. Il a été adapté par plus 25 En attendant, l’Opéra national de Paris
pays dans le monde et, en France, le peut intervenir de plusieurs manières.
programme Démos, mentionné plus haut, Tout d’abord en favorisant, à moyen
en est inspiré sans en avoir la même échelle. terme, les commandes et invitations aux
artistes internationaux pour diversifier
En Europe, le très actif réseau ENOA les plateaux, mais aussi pour que les
(European Network of Opera Academies), thèmes abordés par les œuvres reflètent
créé en 2009, prévoit de mettre en place les préoccupations de la société. Comme
des quotas d’artistes sous-représentés l’indique Clément Cogitore : « L’opéra a
à l’entrée de l’ensemble des ateliers et tout à gagner à se nourrir du monde et à
résidences organisés par les institutions s’ouvrir à des cultures non occidentales,
membres : 20 % des artistes sélectionnés métissées ». De même, l’Opéra national
en 2020, 30 % en 2021, 40 % en 2022 de Paris pourrait, ne serait-ce qu’à titre
et 2023, 50 % en 2024. Si nous ne expérimental, démarcher des artistes
recommandons pas l’instauration de non-blancs de haut niveau en France
quotas de ce type, le rôle des ateliers et comme à l’étranger, pour les intégrer
résidences nous paraÎt important pour dans le Corps de Ballet. Un apport de
favoriser une plus grande diversité. quelques personnes par an pendant
cinq ans permettrait ainsi d’envoyer un
Toutes ces initiatives constituent autant signe fort de diversification et de créer
de pistes possibles pour déployer plus des « rôles modèles » si essentiels pour
largement l’apprentissage de la musique susciter des vocations.
classique, et diversifier les recrutements. Comme pour la danse, la présence de
Sans qu’il soit question de quotas, il rôles modèles dans l’Orchestre et le
est possible de parler de discrimination Chœur peut avoir un effet entraînant.
positive, si l’on entend par là une politique La soprano Axelle Fanyo confiait en
d’accompagnement, d’encouragement et 2019 que c’est en voyant Jessye Norman
de coups de pouce. chanter qu’elle s’est dit : « Moi, femme
noire, je peux faire de l’opéra22 ».
Rendre visible la diversité :
l’importance des rôles modèles
40
3.
Une politique
De ressources
humaines au service
de l’ouverture
et de la diversité
41
d’autre part que tout part de la tête – les des actions exemplaires contre les stéréo
lignes ne bougent qu’avec une ambition types. La formation initiale aborde de
affichée et partagée. Ce qui ne signifie manière complète la prévention des
pas opérer des changements radicaux discriminations et la diversité. Cela
car, comme nous l’avons déjà écrit – tout démontre une maturité importante de votre
renversement perçu comme brutal serait organisme. Le nombre des personnes formées
contre-productif – mais il faut y penser à la diversité vous situe parmi les orga-
toujours, le dire, échanger avec toutes nisations performantes dans ce domaine. »
les parties prenantes, et avancer.
Toutefois, il nous est apparu que le
La charte de la diversité plan diversité ne comprend aucune
action spécifique pour la diversité liée
L’Opéra national de Paris a été l’un des aux origines, les actions mise en valeur
premiers établissements publics culturels visant essentiellement l’égalité femmes-
à obtenir la double labélisation égalité hommes, le handicap, le harcèlement
et diversité (2017). Cette démarche, sexuel, les incivilités (sexisme, violences
encouragée par la haute fonctionnaire verbales). La cellule d’écoute du ministère
égalité et diversité du ministère, Agnès est en outre davantage adaptée aux
Saal, qui déploie une énergie remarquable relations interprofessionnelles qu’aux
pour accompagner les institutions relations avec l’extérieur. Elle est de
culturelles sur ces sujets, a permis de manière générale peu utilisée et,
questionner les pratiques et de prendre concernant les danseurs et les choristes
conscience des difficultés. Il a également en particulier, elle ne permet pas
contribué à faire évaluer les pratiques d’adresser les attitudes inappropriées
de recrutement en particulier sur les des artistes invités, des spectateurs ou
comptes rendus d’entretien, et a permis des donateurs.
la mise en place de formations sur les
stéréotypes. Le risque de discrimination Les organisations syndicales nous ont
résultant de « l’appartenance réelle également fait part d’une insuffisante
ou supposée à une nation, ethnie, ou appropriation de ces outils qu’ils ne
prétendue race » a alors été classé pensent pas adaptés pour répondre
comme un risque « important », derrière véritablement aux enjeux d’agressions
les risques liés au sexe, au handicap, à et de racisme, tout en reconnaissant
l’âge ou à l’appartenance syndicale, jugés qu’ils les ont eux-mêmes peut-être trop
« prioritaires », mais avant les risques longtemps minimisés.
liés à l’orientation sexuelle, à l’état de
grossesse ou à l’apparence physique, Par ailleurs, il ne semble pas que le plan
classés comme « susceptibles d’exister ». diversité ait entraîné de réels change-
ments en matière de politique de com-
Le certificateur a indiqué que « le risque de munication. Les affiches, programmes
discrimination paraÎt être sous contrôle », comme le site internet présentent très
pour les raisons suivantes : « Vous menez peu d’images de diversité et peuvent
42
receler des discriminations involontaires. En effet, la plupart des institutions ayant
Ainsi Bintou Dembelé nous a rappor- travaillé de manière approfondie sur les
té qu’elle avait pu se sentir discriminée questions de diversité ont mis en place
lorsque son nom est apparu bien après des instances dédiées. Chez Total par
le scénographe et le costumier sur la exemple, c’est un comité d’une quinzaine
présentation des Indes galantes dans le de personnes issues de l’ensemble des
programme de saison. Il a fallu l’inter- métiers, des positions hiérarchiques et
vention de Clément Cogitore pour que des origines qui remplit cette fonction. Au
son nom soit placé conformément aux Royal Opera House, c’est un groupe qui
usages pour les opéras-ballets dans les inclut des personnes de toutes origines,
programmes de salle. ayant des expériences au sein du secteur
culturel comme à l’extérieur, et qui est
présidé par le directeur de l’Opéra.
Proposition : faire une
analyse rétrospective
des programmes et outils Proposition : la création à
de communication des cinq l’Opéra national de Paris d’un
dernières saisons pour poste de responsable diversité
identifier les éléments potentiel- et inclusion pourrait se justifier
lement discriminatoires et en raison de l’importance de
établir une liste des questions ses effectifs, mais aussi de
à se poser et des points à la diversité des métiers, des
vérifier en matière de com- enjeux et de la nécessité de
munication écrite pour l’avenir. coordination avec les acteurs
situés en amont de l’institution.
24 SESSIONS DE SENSIBILISATION À L’EXISTENCE DE BIAIS INCONSCIENTS RÉGISSANT LE SECTEUR LYRIQUE EUROPÉEN LORS DES COMITÉS EXÉCUTIFS D’ENOA PAR DES
46
EXPERTS FORMÉS SUR CES SUJETS - HTTPS://WWW.ENOA-COMMUNITY.COM/NEWS/EMPOWERING-OPERA-BREAKING-BOUNDARIES-FOR-INSTITUTIONS-AND-ARTISTS
25 HTTPS://WWW.METMUSEUM.ORG/BLOGS/NOW-AT-THE-MET/2020/THE-METS-PLANS-FOR-ANTI-RACISM
26 HTTPS://WWW.INSTITUTMONTAIGNE.ORG/PUBLICATIONS/DIX-ANS-DE-POLITIQUES-DE-DIVERSITE-QUEL-BILAN
progresser-vers-legalite-des-chances-
la-cnil-et-le-defenseur-des-droits- Proposition : réaliser un état
publient-un-0 des lieux précis de la diversité
à l’Opéra national de Paris, et
Les principes suivants peuvent guider la
se doter d’outils pour suivre
mise en place des outils de mesure et de les recrutements à toutes
suivi : les étapes ainsi que les
- répondre à une ou plusieurs des programmations et les
exceptions à l’interdiction de collecte progressions de carrière.
des « données sensibles »27 prévues
par la loi : consentement exprès des
personnes ; anonymisation ; intérêt public ; Cette politique gagnerait à être soute-
- garantir la sécurité et la confidentialité nue par le ministère de la culture, qui
des données ; pourrait demander au département des
- remplir les formalités préalables à la études de la prospective et des statis-
mise en œuvre du fichier, qui varient tiques (DEPS) d’intégrer la diversité à
selon la finalité du traitement concer- ces études générales, afin que l’Opéra
né et les données traitées (déclaration, national de Paris puisse se situer dans
demande d’autorisation ou inscription l’écosystème culturel. De même, un
au registre du correspondant « infor- baromètre de la diversité dans le spec-
matique et libertés »). tacle vivant pourrait être mis en place
à l’image du baromètre de la diversité
Un tel état des lieux facilite dans un pre- réalisé annuellement par le Conseil
mier temps la prise de conscience et la supérieur de l’audiovisuel depuis 2012.
mise en place des mesures adéquates. Les sept critères actuellement indexés
La méthode a été appliquée avec succès sont : l’origine perçue (perçu comme
par la SACD avec la brochure « Où sont « blanc », perçu comme « noir », perçu
les femmes ? » (2011), qui dénombrait le comme « arabe », perçu comme « asia-
nombre de femmes dirigeantes ou pro- tique », « autre ») ; le sexe ; la catégorie
grammées dans une institution de spec- socioprofessionnelle ; le handicap ; l’âge ;
tacle vivant. Certains directeurs ont été la situation de précarité ; et, pour la
surpris des résultats de ce « baromètre » première fois en 2018, le lieu de rési-
et ont pris des mesures en conséquence. dence. Le rôle de l’intervenant (« positif »,
« négatif » ou « neutre ») est indexé dans
Il permet ensuite de mesurer la le baromètre depuis 2013.
progression au sein de l’Opéra national de
Paris, tant pour le personnel administratif, Plus globalement, la recherche d’une plus
technique, que pour les élèves de l’École, grande diversité à l’Opéra doit concerner
de l’Académie, les membres du Ballet, aussi les instances de gouvernance, et
des Chœurs, de l’Orchestre et les artistes notamment le Conseil d’administration.
invités. En tant que tutelle, le ministère de la
culture pourrait contribuer à cette diver-
sification à travers la nomination de ses
47
27 AU SENS DE L’ARTICLE 8 DE LA LOI DU 6 JANVIER 1978 MODIFIÉE, SONT CONSIDÉRÉES COMME SENSIBLES : LES « DONNÉES À CARACTÈRE PERSONNEL QUI FONT
APPARAÎTRE, DIRECTEMENT OU INDIRECTEMENT, LES ORIGINES RACIALES OU ETHNIQUES, LES OPINIONS POLITIQUES, PHILOSOPHIQUES OU RELIGIEUSES OU L’APPARTENANCE
SYNDICALE DES PERSONNES, OU QUI SONT RELATIVES À LA SANTÉ OU À LA VIE SEXUELLE DE CELLES-CI ».
représentants et des personnalités quali- de gagner en efficacité, les recruteurs
fiées. Il pourrait également inscrire des ne prennent pas toujours le temps – ni
objectifs de diversité et d’inclusion dans le risque –, d’aller chercher ailleurs, de
les contrats d’objectifs et de perfor- recruter des profils différents, autant
mance, et demander à ce qu’un point de freins pour une diversification des
d’étape annuel soit présenté au Conseil origines.
d’administration pour suivre l’évolution
des indicateurs qui auront été mis en Le recrutement d’un responsable diver-
place, aussi bien sur les présentations sité et inclusion, proposé plus haut,
de saison que sur les recrutements. pourrait venir au soutien des chefs de
service pour chercher et évaluer selon
leurs exigences des candidatures diffé-
Proposition : rentes. Cela suppose néanmoins un
accompagnement pilotage global par la direction générale
par la tutelle de avec des objectifs fixés aux respon-
cette démarche par sables des recrutements, et la création
la création d’un
de formations dédiées pour que les
baromètre de diversité
dans le spectacle responsables de recrutement ne soient
vivant et la nomination pas laissés seuls face à des contraintes
au Conseil d’admi nouvelles, qui pourraient apparaître
nistration et dans les comme superfétatoires, voire contraires
instances dirigeantes à l’impératif de ne recruter que sur
de personnes issues de le fondement des compétences. Les
la diversité.
résistances auxquelles se heurte toute
Un travail identique
pourrait être mené politique de ressources humaines visant
dans les cercles de à inclure de la « nouveauté » au sens large
Mécènes qui sont (les femmes, les personnes en situation
essentiels à la vie de de handicap… comme les personnes
l’Opéra. issues de la diversité), sont tout à
fait normales. L’évidence est toujours
de recruter semblable à soi. Un accom-
Recrutement, carrière et formation
pagnement est donc nécessaire pour
que ce qui est plus simple à l’échelle
Avec ses 1500 salariés permanents,
d’un service, soit perçu comme problé-
dont 600 personnels techniques, l’Opéra
matique à l’échelle de l’institution
national de Paris est organisé, s’agissant
entière.
des recrutements, de manière décen-
tralisée : chaque service recrute selon
ses besoins dans un vivier qu’il connaît.
Durant les entretiens, ce système a, à
plusieurs reprises, été regardé comme
responsable d’un certain entre-soi. Afin
48
à la maintenance, sécurité, nettoyage,
Proposition : détermination, restauration, mais aussi dans les
par la direction services administratifs afin de leur
générale d’objectifs de
faciliter l’accès à des représentations,
recrutement en matière de
diversité, pour l’ensemble des rencontres avec les artistes, des
des chefs de service ; stages pour les enfants, à commencer
mise en place de par les stages de 3ème, et des dispositifs
formations pour les d’alternance. Il y a là un vivier « invisible »
personnes en situation de personnels qui travaillent déjà dans le
de recrutement et celles périmètre de l’Opéra national de Paris,
qui participent à des jurys avec lesquels des passerelles pourraient
ou comités de sélection,
être imaginées.
afin de les sensibiliser aux
biais cognitifs, de leur
donner des outils pour
sourcer des candidats,
et les évaluer de manière
objective.
49
Conclusion
50
que certaines représentations du passé côtoyer un ballet sur pointe contempo-
n’étaient plus supportables aujourd’hui. rain, un Casse-Noisette dans une mise en
scène attentive à dépasser les clichés
Au-delà, l’Opéra national de Paris se doit qui n’apportent guère à l’œuvre, Aïda ou
d’être pour toute la nation. Chacun doit Otello mis en regard de nouveaux opéras,
pouvoir s’y sentir bienvenu, accueilli, sans pour que vive le patrimoine, et qu’il soit
craindre d’y trouver des caricatures gros- rendu par cette attention à la diversité du
sières, ou une absence trop éclatante. monde accessible au plus grand nombre.
Tout cela devra se penser non seulement C’est parce que nous aimons le ballet et
à l’échelle d’une saison, mais peut-être, l’opéra que nous appelons de nos vœux
plus globalement encore, à l’échelle d’un à ce que ces questions continuent d’être
mandat, car la diversité n’est pas que celle appréhendées avec l’intelligence et la
des peaux ou des corps, elle est même détermination d’ores et déjà manifes-
d’abord celle des œuvres, et nous espé- tées par la direction de l’Opéra national
rons qu’à l’avenir nous pourrons voir sur de Paris.
les scènes de l’opéra un Lac des cygnes
51
Annexe 1 – Synthèse ment à l’écrit comme à l’oral l’usage de
termes racistes pour désigner des lieux
des recommandations
comme des personnages.
1 .
6.
Faire la lumière sur l’histoire de l’ins-
Proscrire sur scène le blackface, le yellow-
titution, pour valoriser des figures
face et le brownface à l’Opéra national de
méconnues, voire oubliées, et aussi
Paris.
connaître l’histoire de pratiques et repré-
sentations à connotations racistes pour
7.
mieux les combattre.
Cesser de blanchir les peaux dans le ballet
classique et favoriser les commandes
2 .
d’œuvres contemporaines de danse sur
Achever la salle modulable de l’Opé-
pointe.
ra pour permettre des représentations
contemporaines plus audacieuses, que ce
8.
soit des œuvres nouvelles pour la produc-
Mettre en œuvre une réforme sub-stan-
tion desquelles un circuit mécénat ad hoc
tielle du concours d’entrée à l’École de
devrait être monté, ou pour faire revivre
danse. Cette réforme aurait deux axes
des figures oubliées dans le répertoire.
principaux : un décentrement géogra-
À défaut, monter des partenariats avec
phique et une révision des critères de
d’autres scènes pour permettre la repré-
sélection.
sentation d’œuvres opératiques dans des
salles plus petites.
9.
Redéfinir le projet d’établissement
3.
de l’École de danse, en repensant ses
Ouvrir les invitations à des metteurs en
relations avec l’extérieur et en fixant
scène et chorégraphes issus de la diversité.
des objectifs de diversité et d’ou-
verture. Les liens pourraient à cet
4.
égard être renforcés entre l’École de
Démocratiser la recherche de propo-
danse et la direction de la danse afin qu’un
sitions esthétiques par l’instauration de
projet commun et cohérent soit construit.
temps d’échanges avec les équipes
artistiques, et renforcer l’accompagne-
10.
ment de la présentation des œuvres du
Revoir la composition des jurys, fixée
répertoire par de textes, conférences ou
par les conventions collectives, pour
expositions à destination du grand public.
être davantage paritaire et diverse, en
prévoyant par exemple la présence d’un
5.
nombre minimal de personnalités exté-
Inscrire de manière permanente l’adap
rieures à l’Opéra. Les membres des jurys
tation des outils de travail aux différentes
de l’opéra devraient aussi suivre une
couleurs de peau et proscrire définitive-
formation aux enjeux de non-discrimination.
52
11. 15.
Initier, en lien avec le ministère de la Créer à l’Opéra national de Paris un poste
culture, l’éducation nationale et les collec- de responsable diversité et inclusion, qui
tivités locales un travail sur la diversité se justifie en raison de l’importance de
dans les conservatoires, pour la mesurer ses effectifs, et aussi de la diversité des
et mettre en place des dispositifs favo- métiers, des enjeux et de la nécessité de
risant une plus grande égalité d’accès coordination avec les acteurs situés en
aux filières d’excellence dans la musique amont de l’institution. Il aurait la respon-
classique. Des objectifs de soutien aux sabilité de faire chaque année un bref
enfants plus éloignés des milieux artis- rapport de situation, de répondre aux
tiques pourraient être fixés par le biais questions qui se posent, et de contri-
de conventionnements entre le ministère buer à l’animation des échanges autour
de la culture et les collectivités territo- des questions liées au répertoire et aux
riales compétentes. représentations. Pourrait être nommé
à ses côtés, avec un rôle consultatif,
12. un groupe de personnes représentant
Démarcher de manière active, en parti- les différents corps de métiers et des
culier à l’international, des artistes non personnalités extérieures.
blancs de haut niveau pour changer
l’image des métiers classiques et servir 16.
de rôles modèles. Faire une place aux Proposer aux instances paritaires l’adop-
musiciens, aux librettistes et aux artistes tion d’un plan de lutte contre le racisme
de la diversité, quitte à ce que certaines et les discriminations incluant la création
aides financières à ces commandes d’un dispositif interne de signalement et
puissent l’encourager. la désignation de référents pour chaque
corps de métier, charge à eux de présen-
13. ter ensuite leur rôle, et de répondre aux
Faire une analyse rétrospective des victimes. Ils pourraient être les mêmes
programmes et outils de communication que dans le collège consultatif diversi-
des cinq dernières saisons pour identifier té. Il serait nécessaire qu’au moins une
les éléments potentiellement discrimina- partie d’entre eux soient issus de la
toires et établir une liste des questions diversité afin de faciliter le passage à la
à se poser et des points à vérifier en parole. A l’école de danse, un dispositif ad
matière de communication écrite pour hoc devrait être mis en place, avec une
l’avenir. personne dédiée, plutôt extérieure – par
exemple un ancien danseur ou une
14. ancienne danseuse, et un élève élu par ses
Converser avec les autres Opéras de pairs et formé spécifiquement à cette fin.
France et du monde en instaurant un
groupe d’échange sur les bonnes pratiques
s’agissant notamment de diversité.
53
17. 19.
Réaliser un état des lieux précis de la Déterminer, par la direction générale,
diversité à l’Opéra national de Paris, et des objectifs de recrutement en matière
se doter d’outils pour suivre les recrute- de diversité, pour l’ensemble des chefs
ments à toutes les étapes ainsi que les de service ; mise en place de formations
programmations et les progressions de pour l’ensemble des personnes en situa-
carrière. tion de recrutement ainsi que celles qui
participent à des jurys ou comités de
18. sélection, afin de les sensibiliser aux biais
Prévoir un accompagnement par la cognitifs, de leur donner des outils pour
tutelle de cette démarche par la création repérer des candidats, et les évaluer de
d’un baromètre de diversité dans le spec- manière objective.
tacle vivant et la nomination au Conseil
d’administration et dans les instances
dirigeantes de personnes issues de la
diversité. Un travail identique pourrait
être mené dans les cercles de mécènes
qui sont essentiels à la vie de l’Opéra.
54
Annexe 2 -
Lettre de mission
55
56
Annexe 3 – Manifeste matiques persistent, certains discours
discriminatoires pourraient être combat-
De la question raciale à l’Opéra
tus avec davantage d’efficacité et nos
national de Paris
puissances artistiques manquent encore
Manifeste ouvert à la signature des de diversité.
salariés de l’Opéra de Paris et de l’Arop
À travers le présent manifeste, nous
En 1776, le violoniste, compositeur et avons souhaité faire sortir la question
chef d’orchestre Joseph Boulogne de raciale du silence qui l’entoure au sein de
Saint-George est le favori de Marie- l’Opéra de Paris.
Antoinette et de Louis XVI pour assurer
la direction de l’Académie Royale de Profitant d’une actualité sur la question
Musique, ancêtre de l’Opéra de Paris. du racisme structurel ayant déjà entraî-
né de nombreuses prises de conscience à
Sa candidature se retrouve pourtant travers le monde, nous sollicitons aujourd’hui
évincée lorsque les vedettes Sophie l’ouverture d’une discussion sans tabous
Arnould, Rosalie Levasseur et Marie- et la mise en place des réformes que
Madeleine Guimard s’indignent auprès nous jugeons nécessaires et bénéfiques
de la Reine que cette haute fonction pour l’Opéra national de Paris et l’Arop.
puisse être confiée au fils d’une esclave
noire : « leur honneur et la délicatesse de Notre intention, à travers ce texte, n’est
leur conscience ne leur permettraient jamais pas de provoquer un quelconque scandale,
d’être soumises aux ordres d’un mulâtre ». d’exprimer une quelconque amertume
ou de porter une quelconque accusation
L’on se remémorera par la suite de cet contre une maison que nous chérissons,
épisode comme de « la première grande qui nous a chaleureusement accueillis et
affaire de racisme de la société moderne »28. au sein de laquelle nous avons plaisir à
travailler. Nous souhaitons plutôt faire
Le « fameux » Chevalier de Saint-George face, sans complexes et sans malaises, à une
serait heureux de constater que près de question souvent laissée de côté car con-
250 ans plus tard, notre société a consi- sidérée comme trop polémique ou gênante.
dérablement progressé à cet égard, et
que l’Opéra comporte désormais dans Cette démarche suscitera probablement
ses rangs artistiques, techniques et le débat, mais nous pensons qu’il est
administratifs, des personnes de couleur. plus opportun que celui-ci soit mené de
manière saine, organisée et publique, de
Néanmoins, les stigmates de la discri- façon à ce que chacun puisse présen-
mination raciale sont encore présents ter raisonnablement les arguments qui
dans la société française du 21e siècle. fondent sa position, plutôt que d’être relé-
L’Opéra de Paris, noble institution que gué à de simples discussions de couloir,
nous servons avec passion, n’échappe souvent blessantes et frustrantes, dont
pas à la règle : des pratiques problé- la réelle portée reste très faible.
57 28 GUÉDÉ, ALAIN. MONSIEUR DE SAINT-GEORGE. LE NÈGRE DES LUMIÈRES, BABEL, 2001.
La prise de fonction imminente de notre plusieurs propositions qui nous semblent
nouveau Directeur général, M. Alexander légitimes, nécessaires et raisonnables
Neef, qui a eu l’occasion d’aborder cette tant dans leur principe que dans leur
question en profondeur dans le cadre mise en œuvre. Cela ne signifie pas pour
de ses missions à la tête de l’Opéra de autant qu’elles sont exhaustives, et il ne
Toronto, dans un pays au lourd passé serait pas étonnant qu’à la suite de cette
colonial, tombe à point nommé. Il sera initiative, d’autres voient le jour, sollici-
sans aucun doute un interlocuteur parti- tées par des salariés confrontés à des
culièrement réceptif et expérimenté en situations qui nous auraient échappées.
la matière.
1. L’abolition des pratiques
Au cours des réflexions ayant mené à la issues de l’héritage colonial
rédaction de ce manifeste, nous avons et/ou esclavagiste.
eu l’occasion d’échanger avec ce dernier
ainsi qu’avec plusieurs de nos directeurs Le black face / yellow face
ou responsables : M. Ajdari, Mlle Dupont,
M. Kaced, M. Petit, M. Tews et M. Vivant. À l’Opéra de Paris, ces techniques de
Il nous a en effet semblé indispensable maquillage ont été utilisées au cours des
de les informer de nos préoccupations et saisons passées dans des ballets tels
de leur signaler notre intention de sollici- que Raymonda et La Bayadère et dans
ter des réformes rapides, pragmatiques des opéras tels que La Traviata (mis
et durables. Celles-ci ne pourront abou- en scène par Benoît Jacquot) et Un bal
tir sans leur soutien. Nous tenons à les masqué (mis en scène par Gilbert Deflo).
remercier d’avoir été à notre écoute et
de s’être montrés prêts à agir prompte- Héritées de la période coloniale, les
ment. pratiques du black face et du yellow face
C’est le soutien de l’ensemble de nos sont à l’origine destinées à exagérer et
collègues de l’Opéra de Paris et de l’Arop tourner en dérision, avec condescen-
que nous sollicitons désormais. Cette dance, les traits des individus racisés.
démarche, initiée par un petit groupe
d’individus particulièrement touchés par Perçues comme un affront humiliant
ces problématiques, ne saurait pleine- pour les artistes de couleur et nombre de
ment aboutir sans l’appui des salariés de leurs collègues, ainsi que par une grande
cette grande maison. Nous sommes en partie du public, elles ont d’ailleurs été
réalité tous concernés, directement ou abandonnées par un grand nombre de
indirectement, car il en va des valeurs maisons d’opéra et de compagnies de
que porte l’institution dont nous sommes ballet en Europe et en Amérique du Nord.
les émanations sur scène, en coulisses,
auprès du public ou dans les bureaux. Ces pratiques semblent d’autant plus
dépourvues de logique que, par ailleurs,
D’une première réflexion sur la question des artistes racisés ont pu interpréter des
raciale à l’Opéra de Paris sont ressorties personnages blancs sans avoir recours
58
à un maquillage white face (ex : Pretty tables à notre époque, et le cas échéant,
Yende dans Manon, Lawrence Brownlie le respect par le personnel des correc-
dans La Cenerentola, Letizia Galloni dans tions déjà réalisées par l’Opéra de Paris.
La Fille mal gardée).
2. La mise à disposition
Nous sollicitons de ce fait leur aban- d’un matériel adapté aux couleurs
don sur la scène de l’Opéra de Paris de de peau des artistes
manière officielle et définitive.
En termes de maquillage, les artistes
L’usage du terme « nègre » métisses ou noirs de l’Opéra de Paris
et de ses déclinaisons. (notamment du Ballet et des Chœurs) n’ont
pas accès à des produits correspondant à
Le mot « nègre » est un terme appartenant leurs carnations dans les mêmes conditions
au vocabulaire esclavagiste désignant un de confort que leurs collègues. Il semble en
individu à la peau noire, alors considéré outre que les professionnels des équipes
comme une marchandise, un bien mobi- de coiffure et maquillage ne soient pas
lier susceptible d’être possédé, exploité formés pour s’occuper des cheveux crépus.
ou détruit, ou tout au mieux une sous-
race de l’espèce humaine. La question se pose également pour
les pointes et les collants proposés aux
Ce mot, d’usage courant à l’époque où danseuses du Ballet et de l’École de
certaines œuvres encore existantes danse qui ne correspondent pas à leur
ont été créées, se retrouve malheureu- couleur de peau. Les collants présentés
sement toujours employé en certaines comme étant de couleur « chair » sont en
circonstances. réalités couleur « chair » blanche, et ne
correspondent ainsi pas à la « chair » des
Le mot « négrillon » (i.e. progéniture du personnes métisses ou noires.
« nègre » et de la « négresse ») apparaît
par exemple dans le programme de La La couleur beige/rose utilisée est desti-
Bayadère de la saison 2015/2016 (p. 107) née à sublimer les jambes et les lignes
en référence à la « danse des négrillons ». des danseuses blanches. Elle n’est pas
flatteuse et ne convient pas à la couleur
L’expression « Carré des négresses » est de peau de leurs homologues métisses
parfois utilisée à l’oral en interne pour ou noires. Dans une maison d’excellence
évoquer un espace du Grand Escalier qui telle que l’Opéra de Paris, où l’attention
a officiellement été rebaptisé par l’Opéra est portée jusqu’aux moindres détails,
de Paris le « Carré des cariatides » il y a techniques comme esthétiques, ces
plusieurs années. éléments ne sont pas négligeables.
64
Remerciements faire progresser dans le monde de la
culture les enjeux d’égalité et de diver-
Nous tenons tout d’abord à remercier pour sité. Les échanges que nous avons eus
leur confiance, Alexander Neef, dont l’en- avec elle à plusieurs étapes de notre
gagement et le volontarisme nous ont mission nous ont invité à ouvrir une
vivement impressionnés, toutes ses focale plus large que l’Opéra national de
équipes, et en particulier Martin Ajdari, Paris, et nous donnent l’espoir que la
Myriam Mazouzi et Olivier Petit, qui nous démarche ouverte par cette institution
ont ouvert toutes les portes, et nous ont sera suivie par d’autres.
accompagnés tout au long de la mission.
Le travail auquel nous invitons dans le Merci à toutes les personnes qui ont
présent rapport s’inscrit dans la continuité accepté de nous rencontrer, d’échanger,
de ce qu’est leur engagement au quotidien de partager des points de vue qui
parfois depuis de longues années. pouvaient être différents des nôtres,
mais sans jamais fuir le dialogue ou la
Merci aussi à notre rapporteure, Cécile confrontation intelligente.
Renault, qui nous a accompagnés tout au
long de cette mission, sans laquelle nous Nous avons enfin une reconnaissance
n’aurions jamais pu bénéficier d’une telle particulière à exprimer aux auteurs du
richesse d’entretiens. Sa connaissance Manifeste, avec lesquels nous avons
fine des enjeux de démocratisation cultu- échangé à plusieurs reprises. Leur
relle, du monde de la danse, comme son courage, leur attachement à cette grande
intelligence en ont fait une partenaire institution qu’est l’Opéra national de
précieuse pour construire les analyses et Paris, et leur conviction qu’un chemin
préconisations auxquelles nous avons d’évolution est possible sans jamais
finalement abouti. renoncer ni à l’art, ni à l’excellence, nous
obligent. Nous espérons que notre
Merci également à Agnès Saal qui, depuis rapport sera une étape utile au chemin
le ministère, met toute son énergie à qu’ils ont ouvert.
65
RAPPORT
SUR LA DIVERsiTÉ
À l’opÉra
national
de paris
66