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ESTHÉTIQUE ET MYSTIQUE: Étude critique d'un livre récent

Author(s): Louis Vander Kerken


Source: Revue philosophique de Louvain, Vol. 47 (1949), pp. 126-136
Published by: Peeters Publishers
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/26333205
Accessed: 28-05-2022 23:50 UTC

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sant à expliciter les motifs de la conviction qu'il s'est formée grâce


à la synthèse par convergence.
Enfin la connaissance d'autrui ne semble pas pouvoir se libérer
d'une part plus ou moins importante de « construction » à partir
d'éléments objectifs sans doute, mais qui semblent finalement dé
pendants, dans leur interprétation et donc dans leur utilisation syn
thétique, de l'expérience personnelle du connaissant, en y compre
nant se s connaissances générales. Bref, il semble difficile d'admettre
que nous puissions atteindre en ce domaine un degré de certitude
comparable à celui que nous donne le raisonnement.
Hector HaROUX.
Louvain.

ESTHÉTIQUE ET MYSTIQUE
Etude critique d'un livre récent

« Let us... become quite clear,


as far as it is possible to do so,
without being a mystic...» (p. 187).

Le problème de l'affinité qui pourrait exister entre l'expérience


esthétique et l'activité religieuse ne cesse, semble-t-il, d'intéresser
les esprits. A son tour M. Geddes Mac Gregor, docteur de l'université
d'Oxford, vient de consacrer une étude à la question. Son livre nous
paraît assez important et en certains points assez discutable aussi,
pour que nous nous y attardions quelque peu (1).
M. Mac Gregor a cru devoir commencer son étude par une
recherche sur l'essence de l'acte esthétique considéré en lui-même.
Il a très bien senti que le problème de l'affinité dépend avant tout
de la solution du problème esthétique comme tel : « for, as we shall
see, to have ascertained the nature of aesthetic experience is at
least half the battle » (p. 121). Son livre se divise naturellement en

<1J Gcddca Mac GREGOR, Aeathetic Expérience in Religion. London, Mac


millan, Co. Ltd, 1947, 264 pp.

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Esthétique et mystique 127

deux parties : qu'est-ce que cette activité esthétique ? et quel est


son rapport avec l'activité religieuse ?
Quant à la première de ces questions, il préfère l'aborder par
l'histoire de la philosophie esthétique, méthode qui présente de réels
avantages, à côté de certains inconvénients. — Qu'est-ce que le
beau ? Question qui ne date pas d'hier. Un bon nombre de philo
sophes ont essayé d'y trouver une réponse : le Socrate de Platon,
Platon lui-même, Aristote, Plotin, saint Thomas, Vico, Kant, Hegel,
les modernes. Seulement pour la plupart d'entre eux — et peut-être
pour tous — la question esthétique se pose en fonction d'une pensée
philosophique déjà établie ; autant dire qu'ils l'ont abordée avec
une idée préconçue, celle de trouver avant tout une solution en
accord avec leur système, au risque de ne pas tenir suffisamment
compte des faits. Heureusement Benedetto Croce fait exception.
L'auteur le considère comme le maître de l'esthétique moderne et
au fond de l'esthétique tout court. Le second chapitre nous donne
un résumé clair et intéressant de l'esthétique crocéenne, et qui suit
pas à pas les dix-huit chapitres de YEstetica.
Ce n'est pas que M. Mac Gregor admire sans réserve cette
esthétique brillante, riche, mais un peu cavalière, et qui ne s'em
barrasse guère de points de départ dûment contrôlés. Et d'abord
il lui reproche son agnosticisme. La philosophie pour Croce est plutôt
une science de la totalité de l'esprit concret : la scientia scientiarum
qui s'oppose aux sciences proprement dites uniquement comme à
des connaissances systématiques partielles. Au fond cela inclut déjà
une certaine négation de la possibilité d'une pensée vraiment philo
sophique comme nous l'entendons, nous ; mais, comme le remarque
très bien l'auteur : « Merely to deny metaphysics is, from the stand
point of metaphysics, to defend a metaphysic theory ». — M. Mac
Gregor refuse avec décision cette attitude ; il défend, lui, un réalisme
spirituel, dont la note réaliste est assez prononcée.
Ainsi par exemple : on sait que Croce, sans autre forme de
procès, a tout simplement réparti l'activité de l'esprit humain en
quatre domaines bien distincts : celui de l'intuition (esthétique) ; celui
de la pensée, celui de l'économie et celui de la morale. Dans cette
division, seule l'intuition est première et indépendante : pas de
pensée sans intuition, pas d'utilité sans intuition et pensée, pas de
morale sans tout le reste. Nous regrettons que l'auteur accepte
d'emblée cette répartition : « That is to eay, we accept his doctrine
of four moments or grades of mind, and the relationships that he

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establishes amongst them in the Estetica » (p. 78). N'est-ce pas se


faciliter la tâche, voire s'exposer aux dangers d'un certain empirisme ?
Un exposé dialectique η'aurait-il pas été ici à sa place ? 11 y a bien
des corrections, des amendements, des additions, mais qui ne par
viennent pas à nous tranquilliser tout à fait.
Outre son agnosticisme M. Mac Gregor reproche encore à Croce
d'avoir identifié à ce point intuition et expression esthétique que —
toujours selon l'auteur — toute communication de l'expérience esthé
tique devient impossible. 11 faudrait, semble-t-il, pour cela quelque
chose qui dépasse ce qu'il y a de strictement individuel et par con
séquent d'incommunicable dans cette expérience, une sorte d'objet
commun que la forme esthétique assumerait, un point de rencontre
possible, jouissant nécessairement d'une certaine indépendance vis
à-vis des sujets respectifs, bref quelque chose de physiquement réel,
mettons « the physical object that 1 have hung on the wall and
called Moonlight ». Malheureusement Croce « is quite agnostic —
encore son agnosticisme ! on finira bien par admettre qu'il est néfaste
— about the existence of this physical object apart from mind »
(p. 76). 11 faudra donc bien chercher un peu plus loin que Croce.
La solution, l'auteur la trouve dans YEinfühlung de Lipps. — Peut
être cependant abandonne-t-il ici un peu vite son maître de la pre
mière heure. Un philosophe moins effrayé par ce soi-disant agnos
tique n'aurait-il pas essayé quand même — oh, sans résultat définitif,
bien sûr — de le raisonner plus longuement ? Et M. Mac Gregor
lui-même ne l'a-t-il pas senti vaguement : « To this hypothesis Croce
might no doubt say that a doctrine of Einfühlung so interpreted does
not say more than he would say » (p. 89). Mais peu importe, le
complément de la théorie de Lipps, comme M. Mac Gregor nous
l'explique, s'avère bien nécessaire et inévitable.
Croce, Lipps, c'est bien, ce n'est pas tout : il y a encore saint
Thomas. Lui aussi a traité de l'intuition sensible — seulement est
elle aussi « quite alogical, innocent of ail intellectual reflection » que
l'intuition crocéenne ? — Bien sûr, nous dit-on, équivalemment, la
doctrine de saint Thomas en ce point est géniale, profonde, au
moins pour son temps. Elle éclaire encore de sa lumière indéfectible
la recherche philosophique de nos jours ; mais saint Thomas a cessé
de philosopher sur cette terre depuis bien des siècles ; entretemps
la pensée humaine ne s'est point arrêtée et nous avons maintenant
« our difficultés in the light of modem knowledge » (p. 119). Inutile
donc, nous dit M. Mac Gregor, de chercher chez saint Thomas une

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solution dernière. Autant chercher dans le Deutéronome des principes


pour l'architecture des églises modernes : « One might almost as well
ask whether Moses would have prefered Palladian dômes or Per
pendicular towers » (p. 119). Il se pourrait cependant que tout le
monde ne soit pas de cet avis : les thomistes d'aujourd'hui, même
les plus progressistes, seraient peu satisfaits si on leur déclarait que
le Docteur angélique est distant d'eux à peu près comme le taber
nacle qui abritait l'arche d'alliance l'est de nos églises d'aujourd'hui.
Disons donc que l'auteur a exagéré un peu pour mieux nous faire
saisir une pensée qui contient certainement de la vérité.
L'apport de saint Thomas au problème qui nous occupe est
somme toute très réel, quoiqu'un peu négatif cependant, bref : « we
do not believe that one who so loved and sought truth as did Saint
Thomas would have seriously opposed our view, in our circum
stances » (p. 119). Il avait certainement du goût « as his hymns alone
suffice to show », mais le problème de la beauté « not, however,
urgently confronted him » — ce qui est encore vrai, quoique Les études
d'esthétique médiévale de M. De Bruyne nous enseignent la prudence
à ce sujet. D'ailleurs l'auteur nous déclare expressément qu'au grand
saint Thomas toute sa sympathie demeure acquise : « If we criticize
him — il le critique en effet, mais en le résumant un peu brièvement
— it is in a very différent way from that in which we should criticize
a contemporary » (p. 119), l'agnostique italien par exemple. Après
cela ne serait-il pas malséant d'insister ?
Tout cela ne manque pas d'intérêt ni même d'agrément. Mais
la lecture de cette première partie laissera une difficulté chez quelques
lecteurs, sinon chez tous : on nous a dit beaucoup de choses sur
cette intuition, mais au fond qu'est-elle ? — On nous répond qu'après
tout « there appears to be in it an irréductible element ». D'accord,
mais cela nous empêche-t-il de penser philosophiquement cet élément
irréductible, cet « aesthetic fact », de le comprendre en soi, d'en
démontrer la nécessité dans la totalité de l'esprit ? Croce ne l'a pas
fait. M. Mac Gregor non plus. Hegel par contre avait vu le problème,
et l'avait résolu. Mais l'hégélien Croce a sans doute empêché son
disciple M. Mac Gregor de découvrir Hegel directement. M. Mac
Gregor nous répondra : « Il l'a résolu, mais en fonction de son
système ». A quoi nous répondrons à notre tour : « Poser un moment
de l'esprit comme un élément premier, irréductible, n'est-ce pas du
système aussi ?» — et : « La base fondamentale du système n'appar
tient-elle pas au système lui-même ? ». — Est-ce à dire que nous

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irons jusqu'à admettre telle quelle la position hégélienne ? Loin


de là. Mais peut-être saint Thomas nous apprendrait-il ce qu'il faut
en penser : il nous donnerait certainement quelques indications —
positives cette fois-ci.
« Nous ne voulons pas, nous dit encore l'auteur, faire de l'épisté
mologie ». Seulement cette restriction est-elle tout à fait acceptable ?
En effet, c'est à la nature du problème de déterminer la méthode
et non à la méthode de limiter le problème. Il se pourrait notamment
que la question esthétique soit précisément une question épistémolo
gique, tout en dépassant cet aspect. M. Mac Gregor nous a d'ailleurs
montré brillamment qu'elle le dépasse en eifet.
La seconde partie du livre sera consacrée à l'étude de l'activité
religieuse et à son rapport avec l'expérience esthétique. Evidemment
on aurait pu nous parler ici de Rudolf Otto, de Schleiermacher —
en qui tous les sentimentalistes ont péché — de von Hügel, de
l'Hindouisme et de l'Islam, de tabous, de vaches sacrées, de dieux
et de démons (pp. 122-128), seulement « what we propose to examine,
however, is no such unbounded straggling wilderness, but a very
neatly walled garden ». Ce jardin, l'auteur le découvre dans la religion
catholique, moins le petit jardin potager de l'homme de devoir,
jardin honnête et fertile, mais qui donne sur la rue — que le jardin
bien clos et fleuri des mystiques ; car « if we could hold our view
there, we should not be disconcerted... elsewhere » (p. 226).
11 va de soi qu'un « very wide gulf » sépare esthétique et mys
tique. 11 s'agit de trouver ce qui les unit. A cette fin l'auteur s'en
gage dans une étude de notre connaissance de Dieu : connaissance
par analogie, connaissance spéculative et pratique, connaissance par
connaturalité, connaissance par la foi, connaissance mystique. Tous
cela est assez classique. — Un examen critique de la pensée de
Jacques Maritain (Les degrés du savoir) lui permet de préciser son
point de vue personnel (p. 149 e. s.). Le voici en quelques mots.
Maritain suppose chez les mystiques une certaine connaissance dans
l'exercice de l'amour de Dieu. Mais nous dit l'auteur : « The mystic
does not ' know in love which for us is not a meaningful phrase :
he simply loves ». Evidemment « he cannot do this without knowing
God » et quoiqu'il existe différents degrés de savoir, il n'existe
cependant qu'une seule voie vers cette connaissance, « one way of
knowing » notamment celle qui a comme base l'intuition, c'est-à-dire
l'intuition sensible, 1'« aesthesis ». — Tout cela est en un certain sens
très vrai, seulement le point où l'auteur se dissocie de Maritain ne

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Esthétique et mystique 131

me semble pas très heureux. En effet, si je le comprends bien, il


semble faire de la connaissance — intuitive ou autre, peu importe
pour le moment — une simple condition de l'amour. Que cette con
dition soit une condition sine qua non, cela ne lui enlève pas son
caractère de pure condition. Or toute condition dont l'activité de
l'esprit puisse dépendre, se trouve nécessairement en dehors de lui,
parce que, si opposé en lui-même que l'esprit créé puisse être, il est
un dans son être et un dans son activité. Il n'est même pas correct
de dire qu'il y a dans l'esprit une double activité — connaissance
et amour — si on entend par là deux activités pleinement distinctes.
Il y a une activité une, mais opposée en elle-même — ce qui veut
dire tout autre chose. — Pour être équitable, je dois concéder que
l'auteur n'emploie pas le terme condition ; mais il me semble que
son texte est assez clair pour le comprendre ainsi. « In spite of the
mystics use of phrases such as ' knowing in love ' and ' mystical
knowledge ', we believe, from our reading of their literature, that
mystical union is not in itself knowledge » (p. 187). Or nous dirions,
nous autres, que si le mystique « simply loves » cela implique déjà
que par le fait même « he simply knows », d'une connaissance toute
mystérieuse sans doute, incommunicable peut-être, mais connaissance
quand même et lumière objective.
Mais revenons à la théorie que nous propose M. Mac Gregor.
L'expérience mystique, nous dit-il, comporte deux aspects : une
expérience transcendante, insaisissable, exclusivement propre à cet
état d'âme, amour conditionné par la connaissance, dirait l'auteur,
— amour illuminé directement et intérieurement par elle, dirions
nous, les deux ne formant qu'un seul don unique ; et une connais
sance saisissable, plus humainement intuitive, sur laquelle la première
repose : <c In mystical experience we must distinguish between that
non-sensory experience peculiar to it and the knowledge that is as
his ground » (p. 150). Cette seconde expérience est requise parce
qu'il n'y a qu'une connaissance possible, celle qui « has aesthesis
as his ground ». Croce avec sa théorie des quatre provinces de
l'esprit nous l'avait déjà dit : aucune activité sans intuition.
Mais voilà que tous les mystiques sans exception proclament la
nécessité de rejeter cette imagerie humaine. C'est seulement quand
on a assez renoncé au saisissable que parfois « something happens »,
que se produit l'expérience ineffable de l'union avec Dieu : la passio
dwinorum — qui, répétons-le, toute passive qu'elle soit, n'exclut
nullement la connaissance objective. Nous voilà donc bien dans une

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impasse : d'une part, nulle connaissance, nulle activité qui ne repose


sur une intuition sensible première ; d'autre part, nulle mystique sans
rejet de celle-ci ; d'un côté, la raison, de l'autre le mystère. Comment
réconcilier ces extrêmes ? Ou bien, notre faible raison humaine sera
t-elle réduite à reconnaître son impuissance, à s'abîmer dans le
« very wide gulf » qui la sépare des merveilles divines ? M. Mac
Gregor n'estime pas que le moment en soit déjà venu. 11 est bien
vrai qu'un abîme sépare la haute mystique et l'intuition sensible,
abîme immense, mais point infranchissable, puisque plusieurs l'ont
franchi ; mais un abîme autrement profond, infini cette fois-ci, sépare
l'âme mystique la plus perdue en Dieu de ce même Dieu qui fait
ses délices — « by being raised by God it does not become God »
(p. 190) — et cela dans l'union même la plus intime qui l'unit à Lui.
Cet état mystique, tout divin qu'il soit, reste irrémédiablement humain,
il n'est jamais passif à ce point, que cette passivité ne soit pas la
passivité bien déterminée d'un être humain, d'une existence in
dividuelle, en d'autres mots : de quelque chose de non-passif, d'une
certaine activité par conséquent. Et cette activité, bien humaine,
comment échapperait-elle à la loi de toute activité, comment,
seule entre toutes, serait-elle « quite independent of its antecedent
aesthesis ? » (p. 150).
Mais alors, les mystiques se seraient-ils trompés ?— La doctrine
de l'auteur ne se retourne-t-elle pas contre lui ? N'est-elle pas,
elle aussi, une connaissance et ne doit-elle pas, elle aussi, jeter ses
racines dans une intuition immédiate : une intuition immédiate de
l'état mystique lui-même et qui serait l'apanage exclusif des mys
tiques ? Hélas, il n'est personne qui ne voie que notre objection
semble porter à faux. En effet, ou bien cette intuition est sensible,
imagée, saisissable, et voilà que la théorie de M. Mac Gregor se
confirme ; ou bien elle ne l'est ρω, et alors comment peut-elle,
insensible, saisir l'absence positive de toute imagination et être une
renonciation réelle et de fait à la connaissance par sensibilité in
tuitive ? — On dira : l'état proprement mystique présuppose ce
renoncement, celui-ci ne l'accompagne pas positivement, il précède.
Mais de quel droit l'affirme-t-on ? En effet, l'âme dans cette activité
mystique pure, se jetant éperdument de tout son être en Dieu, ne
peut guère s'attarder à la structure psychologique de l'état ineffable
où elle se voit élevée. Alors peut-être la conscience de cette absence
d'image s'expliquerait-elle par le souvenir qui succéderait à cette
élévation totale ? On admettra difficilement que pareil souvenir

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Esthétique et mystique 133

soit poesible. Car comment se souvenir temporellement de quelque


chose qui de soi échappe à toute temporalité par l'effacement même
de tout phantasme sensible ? Se souviendrait-on d'une idée pure
autrement qu'en la pensant actuellement, acte qui dépasse toute
souvenance, parce qu'il contient tout en lui-même ? Le souvenir d'une
activité spirituelle ne suppose-t-il pas précisément ce fondement
d'une « aethesis » sensible, que nous essayons en vain d'effacer ?
Inutile de dire que tous ces raisonnements M. Mac Gregor ne
les fait pas. Nous n'avons qu'explicité cette dialectique sousjacente
à sa pensée, pour montrer encore plus clairement, s'il se peut, le
bien fondé de sa doctrine, « our hypothesis » comme il l'appelle trop
modestement. 11 faut bien en convenir : « Does the signifiance of the
great mystical rejection of imagery not depend in the least on what
is rejected ? and could a mystic attain this expérience with a little
or no imaginative endowment ? » (p. 190). On ne peut plus en douter :
« Some imaginative aptitude is necessary and indispensable for en
ttring upon mystical experience » (p. 191). D'ailleurs les mystiques
témoignent abondamment de cette aptitude dans leurs écrits : et
même n'en ont-ils pas été quelques fois les victimes ?
Evidemment la nécessité et la présence de fait d'une certaine
intuition sensible dans l'activité mystique ne saurait être fondée sur
le caractère imaginatif de ces écrits. Il y a là toute une imagerie
de seconde main, inventée par après, parfois même acquise comme
telle par ailleurs. Elle appartient plutôt à l'expression plus ou moins
artistique, par laquelle le mystique s'efforce humainement, très
humainement souvent, de nous communiquer l'expérience de son
union divine. Il ne s'agit pas pour le moment de cette imagerie-là,
par laquelle les écrits des mystiques ne diffèrent en rien d'une poésie
plus terrestre. Il s'agit uniquement de montrer la nécessité a priori
d'une certaine présence de l'image sensible dans toute activité
mystique, et cela parce que cette activité sera toujours humaine
autant que divine, et marquée du signe de l'individualité : « It would
be in no inconsiderable degree répugnant to the spirit of Catholic
theology to go on to supose so radical a change in the essentiel
nature of the finite, human mind that, by being raised supernaturally
to the enjoyment of mystical union with God, it should cease to
be itself at ail » (p. 190). Pour ma part, without being a theologian,
je trouve que l'auteur a parfaitement raison, quoique peut-être cer
tains théologiens, without being philosophers, puissent en douter.
N'oublions pas cependant que la présence mystique de l'image

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134 Louis Vander Kerken

sensible consiste avant tout dans le rejet de celle-ci. Ne crions pa3


au paradoxe. Il n'y a là rien qui doive nous effrayer, rien d'extra
ordinaire, rien même de particulier : au contraire, nous insinue
M. Mac Gregor, il en est toujours ainsi, dans toute connaissance
spirituelle. En effet, le penseur discursif n'éprouve-t-il pas à tout
instant que l'image qui enveloppe sa pensée « being a nuisance
to the thinker must be shelved as he proceeds with his intellectual
reflection ? » (p. 192). J'en vois qui froncent les sourcils et je serais
tenté d'en faire de même, si déjà je ne connaissais M. Mac Gregor
pour avoir passé ces quelques heures en sa compagnie — et avec
quel plaisir ! — et si je ne savais qu'il n'a pas lu et relu sans profit
son maître Croce. Qu'ils se dérident donc ceux qui n'y retrouvent
pas aussitôt leur conversio ad phantasmata. Ne leur arrive-t-il pas à
eux aussi d'exagérer tant soit peu, par une conversion un peu trop
réussie ? — Laissons donc ce que cette nuisance a d'un peu sur
prenant et ne nous évertuons point davantage à la nuancer. — A
fortiori, continue notre auteur, dans l'activité mystique, « a particular
kind of imagery » est bien nécessaire, inévitable, « but, being a very
much greater nuisance... must be put, as far as humanly possible,
completely out of sight as he proceeds towards the passio dwinorum
in that superemphathetic state to which God graciously admitted
him » (p. 192).
La question est-elle résolue ? 11 s'en faut de beaucoup. En effet
la recherche, que nous avons retracée en grandes lignes, nous amène
somme toute à une conclusion fort négative : activité esthétique,
activité religieuse, c'est vraiment « a wide gulf » qui les sépare ; c'est
peu de chose pour les unir. D'une part l'intuition sensible, qui loin
de rejeter la présence de l'image, n'est que cette présence même ;
d'autre part la mystique, qui y renonce totalement. Evidemment la
mystique s'appuie sur cette intuition sensible, mais comme sur un
pôle opposé. Ce qui persiste de cette intuition dans 1 extase, c est
précisément ce qui limite cette extase, la rétrécit, la retarde. La
pensée de l'auteur ne donne lieu à aucun doute : il ne suffit pas
que l'image soit « dimmed out or pushed into the background » mais
il faut tout simplement qu'elle soit « set aside ». Une condition seule
ment s'y ajoute, mais de quelle importance : « as far as it is in any
circumstances humanly possible » (p. 202). En effet cette condition
se réalise toujours.
Qu'on ne nous dise pas : « Qu'à cela ne tienne. Il ne peut s agir
ici que d'infimes vestiges d'une humanité divinement transcendée ».

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Esthétique et mystique 133

Non point, dirions-nous, il s'agit bien d'une différence essentielle :


vision pure ou vision humaine, quelque divine qu'elle soit. Nous nous
trouvons bien en face d'une réalité positive. Force nous est d'y
découvrir un sens, une fonction.
Qu'il nous soit permis ici de prolonger un peu la pensée de
l'auteur. Nous remarquerons d'abord que la quasi-absence d'image
— dans les états mystiques les plus élevés — est, dans un être doué
de sensibilité, une réalité d'ordre sensible : elle est donc exercée
comme telle et sous forme d'absence positive. Ainsi l'absence de
lumière est obscurité positive : l'obscurité complète est celle qui n'est
plus, l'obscurité réelle est celle qu'on voit. On ne saurait exclure la
sensibilité de l'activité humaine. — M. Mac Gregor l'a montré à son
tour — l'homme étant essentiellement esprit dans le sensible. Même
en tant que dépassée, la matière est là, elle est là toute entière :
on ne la nie qu'en la conservant ; on ne saurait nier ce qui n'est
pas. L'objet de la négation mystique est bien une présence sensible.
L'obscurité mystique, le renoncement au sensible ne s'expliquent-ils
pas dès lors ? Ne sont-ils pas l'expérience intime de ce qui sépare
le mystique de Dieu, son individualité matérielle, ce qui n'est pas
parce qu'il ne l'a pas reçu, son propre néant, l'inauthenticité fon
cière de son ipséité close, de son a être soi-même » négatif, de son
indigence essentielle et infinie : expérience humiliante et exaltante,
qui réduit son être à un vertige d'obscurité au milieu même des
feux du soleil divin.
Toutefois, loin d'être la consommation de l'activité mystique,
elle ne marque celle-ci qu'au moment de sa plus poignante antithèse.
Au delà de celle-ci, mystique et sensibilité de plus en plus se
retrouvent, l'obscurité se convertit en lumière, lumière d'un Jour qui
ne finit plus et dont quelques-uns, semble-t-il, ont vu poindre dès
ici bas l'étonnante et hésitante aurore.
Quand M. Mac Gregor découvre finalement l'affinité de l'intuition
esthétique et de l'expérience religieuse la plus haute comme un rapport
de terminus a quo à terminus ad quem, il nous paraît que c'est du
moment antithétique qu'il s'agit, et non de ce moment suprême —
dont la véritable éclosion n'est plus de cette vie — et où l'homme
se retrouve tout entier, âme neuve dans un monde ressuscité. Esprit
et sensibilité ne se fuient pas à l'infini — mettons-nous bien en
garde contre ces computations plus astronomiques que métaphysiques.
Ils ne sauraient se complaire dans une inimitié sans issue : « It
may be, indeed, that our childhood's picture of heaven, with its

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136 Louis Vander Kerken

jewelled gâtes, its crystal rivers, its streets of gold, and the everlasting
music of its choirs, is not quite so far from eternal truth as our adult
sophistication has since taught us to believe » (p. 225). Ne disons
pourtant pas trop de mal de cette « sophistication », car n'est-ce pas
elle qui nous mena à cette conclusion même dans laquelle elle se
déconsidère.
11 resterait à discuter bien des choses, dont une serait particu
lièrement importante. M. Mac Gregor nous a dit que l'intelligence
de l'intuition esthétique formait la moitié de la solution de notre
problème ou, dans son langage plus courageux, « half the battle »,
et la suite de son exposé lui a donné amplement raison. Pourtant
au sujet de cette intuition une ambiguïté persiste. Personne, je crois,
ne se défera facilement de l'impression que le caractère proprement
esthétique de cette intuition est resté un peu dans l'ombre. Intuition
sensible, intuition esthétique, est-ce bien la même chose ? Il semble
que se soit là l'idée de l'auteur. Quant à nous, nous ne sommes
pas enclin à les identifier de si tôt. Mais ne recommençons pas le
débat. Constatons seulement que Croce avait bien ses inconvénients.
L'esthétique de Hegel — jointe à celle de saint Thomas — aurait
peut-être aidé l'auteur à les voir plus clairement. D'autre part nous
n'avons nullement le dessein de vouloir lui imposer une conception
personnelle. L'esthétique n'est-elle pas, jusqu'à nos jours, la plus
démocratique des sciences philosophiques ? Il ne faut pas troubler
cette innocente liberté. C'est d'ailleurs avec cette même liberté, source
de richesse et découverte, que nous avons critiqué le beau livre
de M. Mac Gregor, livre intéressant, d'un exposé lucide, d'une
lecture très agréable et que tous ceux qui se préoccupent de la
question, liront avec un réel profit.
Louis Vander Kerken, S. J.

Louvain.

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