Rosalind Krauss
Le
Photographique
Pour une Théorie
des Ecarts
Traduction par
Marc Bloch et Jean Kempf
ANGERS 9U Ü 0 U 75
ISBN 2-86589-027-9
© 1990 Editions Macula,
6 rue Coëtlogon, Paris 75006
PREFACE
À PARTIR DE
LA PHOTOGRAPHIE
La photographie n’a pas seulement envahi les cimaises des musées et des galeries.
Son entrée — relativement récente — dans le champ critique, au titre d’objet de
savoir et d’analyse, de sujet d’enquête ou de thème de réflexion, a pour effet para
doxal d’occulter la réalité dont elle est tout ensemble le signe et le produit. De
l’occulter, de la masquer, cette réalité, ou de si bien en fausser le sens, sous le cou
vert d’un discours de légitimation, que la prolifération d’écrits en tous genres con
sacrés à une pratique qui fut longtemps considérée comme disruptive, semble
aller de pair avec l’affirmation par-delà la déchirure qui serait celle de la moder
nité, d’une continuité retrouvée. L’apparition d’un commerce spécialisé particu
lièrement florissant, la spéculation tous azimuts, ont définitivement mis un terme
aux controverses oiseuses sur le statut de cet art, tandis que les prix qu’atteignent
désormais les tirages dits « d’époque » correspondent à un retour au moins équi
voque — et même contradictoire au regard de l’opération constitutive de la photo
graphie — des notions d’« authenticité » et d'« originalité », voire à la résurgence
d’une manière nouvelle d’aura, substitut fétichiste de celle qui entourait l’œuvre
d’art traditionnelle et dont le développement des moyens photomécaniques de
reproduction était censé avoir précipité la disparition. Mais le phénomène a
d’autres conséquences : ainsi qu’il a pu en aller, en son temps, pour la peinture,
l’introduction de la photographie sur le marché de l’art a pour corollaire le déve
loppement d’une « littérature » elle-même spécialisée, sous l’espèce, par priorité,
de catalogues ou de monographies, et des préfaces ou des textes critiques qui en
sont l’accompagnement obligé. Comme si quelque chose pouvait ou devait exis
ter, en effet, comme une littérature de la photographie ; comme si la photographie
devait, ou pouvait, prêter à littérature.
Partie des textes rassemblés par Rosalind Krauss sous le titre Le Photographique
répondent, en apparence, à cette description. On trouvera dans ce volume la pré
face qu’elle écrivit à l’occasion d’une exposition des Nus d’Irving Penn, aussi bien
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que les deux essais par elle consacrés à la photographie surréaliste pour servir
d’introduction à une exposition mémorable, dont elle fut l’une des organisatrices.
Mais ces textes n’en dérogent pas moins à la loi du genre dans la mesure où, plutôt
que d’écrire sur la photographie, l’auteur serait tenté d’écrire contre : non pas con
tre la photographie, mais contre une certaine manière d’en écrire, et d’abord d’en
écrire l’histoire. En sorte que ce livre, en même temps qu’il témoigne avec éclat de
l’irruption que je disais de la photographie dans le champ critique, s’inscrit lui-
même en rupture avec le discours dominant, et travaille à son encontre, fonction
nant comme il le fait, dans ce champ, à la façon d’un corps étranger qui en
dérange l’économie trop bien réglée, trop bien huilée, ou — mieux encore — qui la
déplace.
Si je tiens pour exemplaire le travail accompli par Rosalind Krauss à partir de la
photographie — je dis bien : à partir de la photographie, et non pas sur elle — c’est
en raison, d’abord, du regard d’une acuité singulière qu’elle a voulu et su porter
sur sa propre trajectoire critique : une trajectoire qui, pour participer en appa
rence d’un mouvement d’époque, sinon de mode, s’est progressivement infléchie
jusqu’à faire retour sur elle-même et tirer de cette involution réflexive sa ressource
la plus constante. Dans la débauche d’analyses et de commentaires dont la photo
graphie fait désormais l’objet, Rosalind Krauss contraint son lecteur à s’interroger
sur ce qu’il faut entendre par « histoire » s’appliquant à cet art. L’histoire telle
qu’on l’écrit, à supposer qu’il soit possible d’écrire autre chose qu’une « petite his
toire » de la photographie, pour en reprendre le titre de Walter Benjamin : comme
si la photographie, pas plus qu’à littérature, ne prêtait nécessairement à histoire,
au sens qui est celui des historiens. Mais l’histoire, aussi bien, telle qu’elle nous
écrit, telle qu’elle fait irruption dans nos vies, ici, maintenant, par le canal et sous
l’éclairage, entre autres, à travers la lumière et les ombres qui sont celles de la pho
tographie : une histoire qui revêt une dimension éminemment personnelle quand
celle-ci, inopinément, frappe au but par l’entremise de ce que Roland Barthes a
désigné comme son punctum, le détail, le trait qui, en elle, me point, ou qui me
pointe, qui me poigne.
La force du texte de Rosalind Krauss — et qui suffit à l’établir aux côtés de la
« Petite histoire de la photographie » de Walter Benjamin ou de La Chambre claire
de Roland Barthes, deux ouvrages où elle reconnaît l’honneur de ce qu’elle
nomme, sans trop y penser, la littérature photogaphique — cette force lui vient
tout à la fois du degré d’intériorité, et pour tout dire d’intimité, auquel ce texte
peut atteindre dans la description d’une photo de nu signée Man Ray ou Irving
Penn, aussi bien que de l’intensité des enchaînements, des déplacements, des
courts-circuits dont il joue, au registre pour partie de l’inconscient, entre les ima
ges que mobilise l’analyse, mais sans que l’auteur se départisse jamais, pour
autant, de la position d’extériorité, voire de maîtrise, qu’elle a choisi d’assumer. Et
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ceci vaut pour le regard qu’elle porte sur sa propre expérience : l’élément autobio
graphique se réduit ici au balisage d’un itinéraire qui aura conduit une critique
formée à l’école de Clement Greenberg et rompue à ce titre à toutes les subtilités
du « formalisme » (terme qui ne s’affecte, dans son esprit pas plus que dans le
mien, d’aucune connotation péjorative), à se vouloir le témoin de l’apparition, à
New York, dans les années 70, de formes d’art qu’elle jugeait pouvoir qualifier
encore d’abstraites, mais qui n’en répondaient pas moins à des prémisses entière
ment nouvelles. À preuve la place faite à la photograhie dans ce qu’on a nommé le
Body art, ou le Land art, sous la double espèce de l’enregistrement des étapes d’un
travail ou des phases successives d’une action qui ne pouvaient prêter à exposition
que par le détour d’un montage documentaire, et — plus subtilement — des procé
dures, des opérations, des interventions, des performances éphémères qu’elle avait
pour fonction d’enregistrer, de fixer. Des procédures, des opérations qui ressortis-
saient elles-mêmes à l’ordre de la trace (ouverte, frayée à même le sol, dans le cas
du Land art) ou de l’empreinte (laissée par un corps, ou qu’il exhibait, s’agissant
du Body art), et dans lesquelles Rosalind Krauss a su reconnaître l’emprise du
modèle photographique. Et mieux que cela : la révéler, cette emprise, jusqu’à lui
donner valeur de symptôme, ou d’indice, à la façon de la solution qui, par réduc
tion en argent métallique des sels d’argent exposés à la lumière, rend visible, au
stade du développement, l’image latente imprimée sur la plaque ou le film, au
fond de la boîte obscure, et la révèle pour ce qu’elle est : un indice, au sens du phi
losophe américain Charles S. Peirce, un signe qui entretient avec son référent un
rapport direct, physique, de dérivation, de causation.
C’est donc le mouvement même de l’art qui, dans un premier temps, aura conduit
Rosalind Krauss sur les lisières de la photographie. Qu’elle ait ensuite choisi de
pénétrer plus avant dans ce domaine, et d’y faire plus que des incursions répétées,
les raisons qui ont pu l’y pousser sont multiples. Une part de l’intérêt que le lec
teur trouvera à ce livre dérive du souci qui habite l’auteur de comprendre la mon
tée de l’intérêt pour la photographie à partir de son expérience personnelle, de son
propre parcours critique. Pourquoi la photographie nous importe-t-elle
aujourd’hui à ce point ? À cette question, qu’elle a voulue sans détours, Rosalind
Krauss a su apporter une réponse singulière, subjective (comme il se doit du juge
ment esthétique), mais qui n’en revêt pas moins, dans sa singularité, sa subjecti
vité même, une valeur plus générale. Affaire, entre autres, d’humeur : si nous
sommes disposés à investir (dans tous les sens du terme) dans la photographie, ce
serait pour partie par lassitude, fatigués que nous sommes des jeux toujours plus
régressifs où se perd la peinture, mais tentés aussi par une forme d’an plus direc
tement branchée sur le réel, un art foncièrement réaliste, au sens strict du terme,
de par sa nature même, sa fonction d’index. Le mouvement qui nous fait nous
tourner vers la photographie ne serait-il qu’un symptôme parmi d’autres du
malaise de la modernité ? Ce serait ignorer qu’à l’heure même où l’abstraction
avait réussi à s’imposer comme l’un des articles du credo moderniste, la photogra
phie aura connu l’un de ses moments les plus inventifs : à bien des égards, le tra
vail des années 20 sur les conditions matérielles de la production de l’image photo
graphique, aussi bien que sur ses composantes techniques et formelles, est
aujourd’hui sans équivalent. Mais qu’il ait pu être conduit, ce travail, dans le con
texte du surréalisme, comme ce fut le cas pour les myogrammes ou les solarisa
tions de Man Ray, ou que les recherches poursuivies dans le cadre de l’enseigne
ment au Bauhaus aient trouvé à s’inscrire, sautant par dessus l’institution, sous la
bannière de la « Nouvelle Vision », ces deux données d’histoire qu’analyse avec
pertinence Rosalind Krauss, témoignent de la complexité des rapports que la
modernité n’a pas cessé d’entretenir, sous une forme ou une autre, avec la réalité,
et qui n’ont rien à voir avec un quelconque « retour à l’ordre ».
de rupture qui fut la sienne à l’origine, en même temps qu’à souligner son extério
rité irréductible. Une pareille entreprise suppose un décentrage calculé du dis
cours : la photographie ne se laisse pas réduire aux dimensions essentiellement
« stylistiques » qui sont celles de l’histoire de l’art. Comme le montre l’auteur sur
l’exemple du travail de Timothy O’Sullivan, d’Auguste Salzmann ou de Roger
Fenton, et d’Eugène Atget lui-même, lequel a pourtant acquis sa place de plein
droit dans le Panthéon du XIXe siècle, elle opère dans d’autres espaces de discours
que ceux strictement artistiques : celui du reportage, celui du voyage, celui de
l’archive, celui même de la science. L'aura quelque peu suspecte que lui confère
aujourd’hui son entrée au musée, le véritable culte dont les vintage prints font
désormais l’objet, sont comme la parodie inversée du procès de désacralisation de
l’œuvre d’art qui serait venu à son terme avec l’invention de la photographie : la
valeur d’exposition l’emporte sur la fonction documentaire, avec pour résultat que
nous croyons disposer de la photographie, comme nous le faisons des œuvres d’art
conservées au musée, alors qu’elle continue, bien évidemment, de disposer de
nous, ainsi que le révèle l’image qui, tout à coup, nous assaille, qui nous poigne, à
l’heure de la lecture des journaux ou à l’occasion d’une descente impromptue dans
notre archive privée. Le Photographique•> pour une théorie des écarts : le titre, décidé
ment, dit bien ce qu’il veut dire. Si la photographie s’impose, aujourd’hui, comme
l’un des pôles du discours critique, elle ne saurait produire tous ses effets dans
l’ordre théorique que sous la condition d’y survenir, comme elle l’a fait, histori
quement parlant, dans le champ culturel, comme elle le fait tous les jours dans la
vie intime, et que soient maintenues les conditions, elles-mêmes théoriques, de
cette survenue.
Il faut donc refuser, pour des raisons stratégiques autant que de principe, le lieu
commun qui veut que la peinture ait ouvert la voie à la photographie, qu’elle l’ait
anticipée, à la façon dont les formes modernes de la narration auraient ouvert la
voie au cinéma et l’auraient anticipé, alors qu’il n’y a là qu’une illusion rétrospec
tive et que c’est à partir de ces pratiques artistiques nouvelles et des procédés, des
procédures qui les caractérisent, aussi bien qu’à travers le langage, la grille con
ceptuelle dont elles nous fournissent, que nous jugeons de celles qui les ont précé
dées. Comme il faut refuser, au moins par provision, de participer à l’écriture col
lective d’une « histoire de la photographie » qui se modèlerait sur celle de l’art.
Non que la photographie n’ait pas d’histoire, mais parce qu’il nous revient, encore
une fois, de démêler d’abord ce qu’histoire veut dire, sous son éclairage..La photo
graphie n’est pas seulement un index du réel. Plus encore que le cinéma dit
d’actualité, elle se veut présente à l’histoire, et à l’histoire officielle aussi bien qu’à
la plus secrète, à l’histoire collective autant qu’à l’individuelle. L’indiscrétion
nécessaire, constitutive, qui est la sienne, lui fait multiplier les angles de visée et
choisir des points de vue toujours plus improbables pour nous donner à voir l’his
À PARTIR DE LA PHOTOGRAPHIE II
Hubert Damisch.
NOTES