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UNIVERSITE DES SCIENCES HUMAINES DE STRASBOURG

INSTITUT DE SOCIOLOGIE

Le particularisme des Juifs de Grèce durant la déportation

L’image de ce groupe auprès des autres déportés

Mémoire de maîtrise de sociologie

Présenté par

Erika Perahia Zemour

Dirigé par Prof. Freddy Raphaël

Deuxième lecteur : Mme Geneviève Herberich-Marx

Année universitaire 1997/98


Remerciements

Je voudrais remercier ici tous ceux qui ont permis la réalisation de ce travail.
Plus particulièrement, je voudrais remercier
Le Prof. Freddy Raphaël et Mme Herberich-Marx pour leurs encouragements et leurs
observations.
M. Thanassekos, directeur de la « Fondation Auschwitz » de Bruxelles, ainsi que tous ses
collaborateurs pour leur aide précieuse.
Toutes les personnes qui ont accepté d’être interviewées, pour leur confiance, leur accueil
chaleureux, leur gentillesse et le temps qu'ils m’ont accordé.
La famille Estela-Mourgiannis et Mlle Cryssanthakopoulou, mes amis de Bruxelles, qui m’ont
accueillie chez eux durant mes multiples séjours dans leur ville.
Sarah Benveniste et Jochen Reitnauer qui ont bien voulu discuter, critiquer et m’aider dans les
différentes étapes de mon travail.
Mais aussi, et surtout, mon compagnon Sami Taboh pour son aide morale et concrète, mes
enfants que j’ai un peu négligés et mes parents qui, de loin ont suivi mon travail et m’ont
aidée.

2
Sommaire

Première partie
1.1. Introduction
1.2. Le contexte
1.2.1. Les travaux précédents
1.3. Construction d’une problématique
1.3.1. Historique
1.3.1.1. La position des Juifs de Grèce durant la montée du
fascisme
1.3.1.2. L’attitude envers les Juifs dans les pays de
l’Europe occupée
1.3.1.3. Typologie par rapport à l’identité nationale
1.3.2. Le « paradoxe » grec
1.4. Concepts et théories
1.4.1. Les hypothèses
1.4.2. Élaboration du guide d’entretien
1.5. Approche méthodologique
1.5.1. Une approche qualitative
1.5.2 Les sources
1.5.3. Chronologie de la recherche
1.5.4. Constatations sur le terrain
1.5.5. Transcription et analyse des entretiens
Deuxième partie
2.1. La représentation des Grecs dans le discours des « autres »
2.1.1. Les Grecs vus par les Allemands
2.2. Les Grecs vus par les autres déportés
Présentation de la population
Les circonstances dans lesquelles les témoins ont connus ou
entendus parler des Juifs Grecs
2.3. Les thèmes abordés
2.3.1. Comment les témoins situent les Juifs de Grèce

3
2.3.2. Comment les Grecs sont perçus par le témoin et/ou par son
groupe
a) la différence entre Séfarades et Ashkénazes
b) la « débrouillardise » des Juifs grecs
2.3.3. Commentaires et appréciations sur les Juifs grecs au camp
2.4. Analyse thématique transversale
2.4.1. La représentation de soi et de l’autre
2.4.2 L’imaginaire social
2.4.3 La langue, facteur de différenciation
2.4.4. L’image des Grecs au camp
2.5. Analyse partielle du discours
2.5.1. La différence entre hommes et femmes
2.5.2. Le discours des Juifs résistants
2.5.3. Appartenance nationale
2.5.4. Les Juifs vus comme entité nationale solidaire
2.6. Limites
2.7. Conclusion

4
Première partie
1.1. Introduction
Ce travail représente pour moi la suite logique de mon mémoire de licence en
sociologie. Ce qui m’a incité à entreprendre toute cette recherche, fut le livre que mon père
Léon Perahia a écrit sur ses souvenirs d’Auschwitz.
En lisant son livre, j’ai trouvé qu’il avait une image très « héroïque » de sa
communauté, et un très fort sentiment d’appartenance à la Grèce. Or, l’assimilation des
Séfarades de Salonique à la Grèce était beaucoup trop récente. La culture judéo-espagnole de
cette communauté était encore - juste avant la déportation des Juifs - prédominante dans cette
ville. La langue maternelle du temps de mes parents - et même de mon temps - était le judéo-
espagnol, et la génération de mon père fut la première génération de Séfarades à apprendre le
grec à l’école. L’idée, donc, que ces déportés se revendiquaient de la Grèce de manière
ostentatoire et obstinée1 m’a paru absurde et incroyable.
Je me suis mise alors en quête d’autres témoignages pour essayer de voir ce que les
autres rescapés des camps disaient des Grecs, étant persuadée que mon père exagérait. Mais
dans le livre de Primo Levi Si c’est un homme, j’ai retrouvé exactement la même image des
Grecs et étant donné que Primo Levi n’était pas mon père, ni même un Grec, j’ai décidé qu’il
y avait là matière à recherche.
Par conséquent, quand j’ai commencé mon mémoire de licence je voulais donc
comprendre ce qui a fait que Primo Levi dit des Grecs qu’ils constituaient au Lager le groupe
national le plus cohérent et de ce point de vue le plus évolué.2
J’ai voulu tenter de dégager l’image que cette communauté avait d’elle même, en
analysant cinq variables3 et en me basant sur des témoignages écrits émanant de Juifs de
Grèce.
A la fin de ce premier travail, il m’a semblé que j’avais peut-être réussi à montrer
qu’au moins les hommes grecs au camp avaient une même représentation de leur groupe, mais
je n’avais toujours pas réussi à comprendre les raisons de ce fort sentiment d’appartenance à
la nation grecque, et je savais que j’étais loin d’avoir fini avec le sujet. J’ai donc décidé de
continuer la recherche, en m’efforçant cette fois de dégager l’image que les autres se sont fait
des Grecs et, éventuellement, par ce biais, réussir à mettre en évidence des différences
significatives de comportement, d’attitude, mais aussi à explorer le sentiment d’appartenance
à un pays, chez les déportés venant de Grèce, et les autres.
J’ai essayé de trouver des témoignages sur le comportement des Juifs de Grèce,
émanant cette fois de ceux qui les ont connus durant leur déportation, ceux qui auraient pu
avoir quelque représentation des déportés juifs Grecs.

1
Ana Novac dans son livre J’avais 14 ans à Auschwitz, p. 174 écrit sur l’arrivée des Séfarades de l’île de Rhodes - qui par
ailleurs avait une culture fondamentalement italienne - : Un transport d’Italiennes vient de débarquer. « Nous sommes des
Grecques de Rhodes », nous expliquent-elles jusqu’à l’exaspération, mais qu’est-ce que cela change ? Italiennes ou
Grecques !
2
Levi P., Si c’est un homme, p. 103
3
Mémoire de licence en sociologie, année 1995/96. Les 5 variables sont : 1) L’accueil au camp, 2) la résistance morale et
physique, 3) la primauté du moral sur le physique, 4) la solidarité, 5) l’appartenance nationale.

5
Dans ce travail de maîtrise qui est donc la suite du mémoire de licence, je me propose
d’utiliser les sources existantes en les complétant par des entretiens avec des survivants des
camps Auschwitz-Birkenau, pour trouver des éléments qui m’aideraient à dégager l’image que
les Juifs de Grèce ont projetée sur leurs codétenus.
J’essaierai d’abord de définir les motivations pour ce travail, en suivant mon évolution
personnelle et en me positionnant dans le contexte actuel en ce qui concerne la Shoah.
Si ma problématique est toujours le particularisme grec, je traiterai ici la question sous
un autre angle et sous la lumière de la théorie des représentations.
Un bref historique de la position des Juifs de Grèce sous la dictature fasciste de
Metaxas au moment de la montée du nazisme en Europe, me permettra de faire ressortir ce
que j’appelle le « paradoxe » grec. Un récapitulatif de l’histoire de la déportation des Juifs des
autres pays occupés aidera à la compréhension de l’état d’esprit des déportés arrivant au camp.
Les représentations étant véhiculées par le discours, c’est une recherche basée sur la
méthode qualitative qui permettra de les déceler. Ainsi je privilégie les témoignages - écrits et
oraux - comme source de données.
Dans le chapitre « approche méthodologique » je décrirai pas-à-pas ma démarche et les
difficultés rencontrées sur le terrain.
Enfin, dans la partie de l’analyse des données je tenterai d’interpréter les données et
j’essaierai de confronter l’image que les autres se font des Grecs à l’image que les Grecs ont
d’eux mêmes.

1.2. Le contexte

En me posant la question « pourquoi est-il si important pour moi de prouver que les
Grecs étaient différents », ma réflexion m’a conduit au récit de mon père et à sa vision de son
groupe d’appartenance, vision apparemment partagée par les autres Juifs de Grèce.
J’en déduit que l’enjeu est ma propre appartenance, la recherche de mes racines et ma
propre définition par rapport à ma Grèce natale.
Yerushalmi dans Zakhor, parle des « Juifs perdus » et dit :
L’effort contemporain de reconstruction du passé juif commence à une époque qui est témoin
d’une brutale rupture dans la continuité de la vie juive, et qui voit donc également s’accélérer
chez les Juifs la perte de la mémoire du groupe. En ce sens - quand ce ne serait qu’à ce titre -
l’histoire devient ce que jamais auparavant elle n’avait été - la foi des Juifs perdus.4
Je pense que je fais partie de ces « Juifs perdus » parce qu’effectivement je n’ai de religion
que l’histoire du peuple juif.
À cela s’ajoute l’effritement, voire l’agonie du judéo-espagnol, langue qu’a véhiculé
depuis des siècles la culture séfarade et qui s’éteint avec la génération de mes parents. Il s’agit
4
Yerushalmi Zakhor, p. 103

6
de la mort annoncée de ma langue maternelle, ma culture. C’est exactement ce que dit, très
poétiquement, Marcel Cohen : No saves Antonio, lo ke es morirse en su lingua.5
En outre, je sais que toute cette recherche est faite pour me permettre de réduire la
distance qui me sépare de la terrible expérience de mes parents, expérience qui, quoi que l’on
dise, a été, au moins en ce qui me concerne, parfaitement transmissible et effectivement
transmise. Ne pas être en mesure d’imaginer cette souffrance ne dispense pas d’essayer de la
percevoir, de l’entendre.
Si je me base sur les travaux qui ont pour objet la mémoire et les témoignages des
rescapés des camps, j’en déduis que tous ceux qui ont témoigné, ont construit un discours qui
leur a permis de vivre dignement après leur déshumanisation aux camps. Ceux qui n’ont pas
pu faire ce travail de reconstruction, n’ont probablement jamais pu témoigner, et donc la
mémoire déshumanisée n’a jamais vu le jour, n’a jamais était dite, personne ne saura jamais
rien. Cela rejoint ce que Primo Levi dit dans son livre Les naufragés et les rescapés a propos
de ceux qui ont touché le fond mais ne témoigneront jamais.6 Ce qui voudrait dire que ce que
l’on peut connaître de la Shoah n’est qu’une partie infime, un début de vérité, un aperçu de ce
qui s’est vraiment passé, non pas en ce qui concerne les faits mais en ce qui concerne
l’essence profonde de la nature humaine.
Il n’en demeure pas moins que les survivants sont sortis des camps avec une blessure
profonde que nous, deuxième génération, avons reçu en héritage. Ce lourd héritage a dû être
assumé et géré et c’est avec cela que l’humanité doit compter pour continuer d’exister.
Plus j’entends de témoignages, plus j’apprends, et plus je me rends compte que si
l’homme peut vivre au quotidien, c’est parce que, fondamentalement, il a l’espoir, il a la foi
en l’homme. Or, les survivants des camps, eux, savent de quoi l’homme est capable, ils savent
que tout - même l’inimaginable - est possible. C’est la différence fondamentale entre les
survivants et les autres. C’est aussi ce que Claude Lanzmann dit a propos des survivants :
Tous ces hommes qui ont vécu des expériences tellement extrêmes sont des déracinés de la vie
ordinaire.7 Je suppose que c’est une des raisons qui ont conduit Primo Levi (et pas seulement)
au suicide. Sans espoir point de salut, impossibilité de vivre.
Tous les survivants ne se sont pas suicidés mais il est clair qu’ils vivent en rupture
avec les autres, les « normaux », avec le cours du monde. Cela dit, si l’on veut continuer à
vivre, il est indispensable d’essayer d’enseigner et de prévenir et, en même temps, d’essayer
de sortir de la logique des survivants selon laquelle l’homme est capable du pire. Et il me
semble que cela se fait dans la transmission du traumatisme de la Shoah à la troisième
génération.
Cette réflexion est le fruit d’une situation très pénible à laquelle je me suis confrontée
au cours d’un colloque sur « La Mémoire d’Auschwitz dans l’art contemporain »8. En effet, au
cours de ce colloque, un artiste Polonais, Zbigniew Libera, a présenté une série de neuf boîtes
de « LEGO », (les briques de construction pour enfants), lesquelles contenaient de quoi

5
Cohen (Marcel), Lettre à Antonio Saura, édit. bilingue (français - judéo-espagnol), 1997, édit. L’ÈCHOPPE, 83 p. « Tu ne
peut pas savoir Antonio, ce qu’est mourir en sa langue. » p. 47.
6
p. 82
7
Lanzmann C., entretien avec Kaganski S. et Bonnaud F. in Les Inrockuptibles, N° 136, p. 18
8
Organisé par la « Fondation Auschwitz » et la Communauté Française de Belgique à Bruxelles, les 11, 12 et 13 décembre
1997.

7
construire les camps d’Auschwitz et de Birkenau, avec bourreaux et victimes. Il a présenté
cette œuvre d’art très provocatrice et très choquante à un auditoire qui comportait - entre
autres - des survivants de camps. Cela a déclenché un tollé épouvantable et je me suis sentie
complètement déchirée entre mon admiration pour l’idée de l’artiste et l’indignation qu’elle a
provoquée chez tous ceux qui ont vécu la douloureuse expérience de camps.
Je trouvais qu’en effet, une œuvre qui choque est propice à secouer le spectateur et l’amener à
se poser des questions. En même temps, je me sentais tout à fait solidaire des survivants qui
ne pouvaient absolument pas admettre que l’on puisse créer et montrer une telle chose, et je
pensais qu’on n’avait en aucun cas le droit de leur faire subir une telle épreuve. Par ailleurs, il
a été impossible de les convaincre qu’il ne s’agissait pas d’un jouet destiné aux enfants,
argument auquel je me suis vue répondre par un vieux monsieur, rescapé d’Auschwitz,
« qu’en savez-vous, ma petite dame... » Et je savais qu’il avait raison.
Mais le monde suit son cours, et c’est aussi dans cet esprit que Michael Berenbaum, le
directeur de la fondation « Survivors of the Shoah - Visual History Foundation » (créée par
Steven Spielberg), travaille actuellement avec les 39000 récits de survivants recueillis de par
le monde. Dans une interview accordée à Annette Lévy-Willard paru dans le journal
« Libération » du 12/01/98, il dit qu'aux États Unis l’Holocauste est utilisé pour enseigner les
valeurs traditionnelles américaines : rappeler d’abord l’idée que toute personne est créée
égale à toute autre, qu’elle a des droits inaliénables que l’État ne peut lui retirer.
Contrairement à la définition d’Elie Wiesel, qui déclarait qu’il s’agissait d’un monde à part,
que l’Holocauste n’appartenait pas à notre monde, aux USA il sert maintenant d’exemple...
C’est donc bien de l’intégration de cette page de l’histoire de l’humanité dans la vie
quotidienne qu’il s’agit. La Shoah est enfin utilisée comme exemple, pour enseigner et
prévenir.
Par ailleurs, la « vague des pardons » des différents corps de métiers qui a déferlé en
France en 1997 et la tendance des pays européens à assumer leur histoire (de gré ou de force),
montrent qu’il est temps de réapprendre à vivre, temps de recommencer à espérer. Je crois que
les propos de René - Samuel Sirat recueillis dans le « Nouvel Observateur » du 25/12/97, vont
dans le même sens :
Un hebdomadaire vient de titrer en une : « Pardon, repentance, les raisons d’une vague
mondiale ».9 C’est le signe, sans doute, des méfaits de l’histoire refoulée, et aussi de la
volonté de regarder son passé et de l’assumer totalement afin de le dépasser.
L’espérance en des jours meilleurs, la volonté de fraternité et d’ouverture du coeur
conduisent chaque citoyen à s’interroger, à se remettre en question, à corriger autant que
faire se peut le mal qu’il a commis. Chacun sent, consciemment ou confusément, que
« l’espérance » est à ce prix...
Dans ce cadre de réflexion globale sur ma recherche, il y a encore un point que
j’aimerais aborder. Ce point est la notion du vide. En effet, au fil de mes lectures j’ai
rencontré à plusieurs reprises ce sentiment d’avoir affaire au vide, à la vacuité rencontrée par
ceux qui ont entrepris d’étudier et de penser la Shoah. C’est, entre autres, de cela que parle
Raul Hilberg dans Shoah de Lanzmann, quand il analyse les informations des bordereaux
originaux des transferts aux camps : Quand j’ai en main une telle pièce, surtout s’agissant
d’une pièce originale, je sais que le bureaucrate de l’époque l’a eu lui-même entre les mains.

9
« Courrier International », 15 novembre 1997.

8
C’est un artefact. C’est tout ce qui demeure. Les morts ne sont plus là.10 On ne peut parler que
des chiffres, que des numéros. L’individu a disparu.
Je voudrais apporter sur ce point ma propre expérience : Quand, en avril 1997, je suis
allée à Auschwitz, j’ai eu droit à une visite guidée à la salle où se trouvent archivés tous les
documents du musée du camp. On m’a expliqué que dans ces petits tiroirs se trouvent classées
soit par nom, soit par numéro, les fiches de toutes les personnes sur lesquelles un quelconque
document a été trouvé dans les archives du camp, par ailleurs détruites à 95% par les nazis à
l’évacuation du camp. Je me suis alors précipitée sur les tiroirs qui pourraient contenir les
noms « Capon » et « Perahia », les noms de ma famille.
Ce n’est pas tant le fait d’y trouver les noms de mes parents qui m’a troublée. C’est de voir la
quantité de fiches portant le nom des miens, là devant moi, fiches qui m’ont fait prendre
conscience de l’étendue du désastre, de l’anéantissement de ma famille. Et cela sans compter
tous ceux qui sont partis directement aux chambres à gaz - et donc pas comptabilisés - et tous
les documents détruits.
Je me trouvais dans le caveau familial.
Si ma visite sur le site du camp était pour moi un pèlerinage sur les lieux où mes parents ont
vécu et survécu, ces petits tiroirs de fiches donnaient subitement corps à toutes ces personnes
disparues de ma famille. Et je crois que c’est là que le vide intervient. Et là se trouve la
difficulté pour le chercheur. Parce que l’étude de la Shoah est une étude sur les personnes et
non pas sur ce vide.

1.2.1. Les travaux précédents


Les travaux proprement historiques sur la Shoah, donnent une image complète de
l’étendue de la catastrophe, en ce qui concerne les faits, les chiffres, et les dates.
Des analyses sur le système nazi, sur la mise en place du système concentrationnaire et
sur son efficacité, basée justement sur sa monstruosité, ont paru au fur et à mesure que les
années passaient.
Il y a eu des études sur la Résistance organisée au sein même des camps, ses actions
concertées, ses buts, les noms des organisations, leurs contacts avec l’extérieur.
Il y a même quelques travaux d’ordre sociologique - comme ceux de Hannah Arendt et
de Bruno Bettelheim - qui concernent la majorité des Juifs, c’est-à-dire les Ashkénazes.
Le fait est que la Shoah a anéanti la communauté séfarade de Grèce et très peu sont
ceux qui ont entrepris, après guerre, l’étude et la chronique de cette disparition.
Depuis 1997 on trouve le livre que Michael Matsas a édité en anglais et qui concerne les Juifs
de Grèce. Ce livre a l’immense avantage de faire en quelque sorte, un récapitulatif de toutes
les sources existantes sur les Juifs de Grèce durant la deuxième guerre mondiale11.
Au niveau littéraire, deux genres peuvent être définis : les livres dits « du souvenir »
d’une part, et les autobiographies, chroniques et autres récits, se rapportant directement à la

10
Lanzmann C., Shoah, p. 200
11
Matsas M. The illusion of safety : The story of the Greek jews during world war II.

9
vie sous l’occupation en général et dans les camps de concentration en particulier, d’autre
part.
À ces sources s’ajoute le long travail de diverses associations, fondations, centres de
recherches et autres organisations qui recueillent depuis les années ‘80 les témoignages oraux
des rescapés de la Shoah. On pourrait citer la « Fortunoff Video Archive for Holocaust
Testimonies, Yale University », la « Fondation Auschwitz » à Bruxelles, la « Survivors of the
Shoah - Visual History Foundation » fondée par Steven Spielberg, le C.D.I.J. à Paris, Yad
Vashem à Jérusalem, et autres.
Ce travail est quelque peu controversé par les historiens qui sont attachés à la stricte vérité des
faits et des chiffres. En effet on peut difficilement accorder de crédibilité à des souvenirs
relatant des faits datant de cinquante ans. Cela dit, les souvenirs sont toujours un outil
problématique pour la reconstitution du passé, même quand ils sont recueillis peu de temps
après les événements relatés.
Le fait est qu’en absence d’autres documents qui pourraient reconstituer l’image de la vie dans
les ghettos et les camps, documents d’archives dont les historiens se servent d’habitude dans
leur travail, ce vaste recueil de témoignages a contribué à retrouver l’atmosphère, les couleurs
et les odeurs décrites nulle part ailleurs, et ce, du point de vue de milliers de personnes,
femmes, hommes, enfants, de toutes les couches sociales et de tous horizons. Nous avons là
une source exceptionnelle de savoir qui contribue à la compréhension du comportement
humain.
Il est vrai que très peu de ces interviews sont aujourd’hui accessibles aux chercheurs - faute
d’une indexation correcte - puisque toutes ces organisations s’attachent pour l’instant au
recueil des témoignages, soucieuses du temps qui passe et de la disparition imminente des
survivants.

Pour ce mémoire de maîtrise, outre les témoignages des Juifs de Grèce, j’ai lu nombre
de récits émanant de survivants des camps en général et d’Auschwitz en particulier. Si je n’ai
trouvé que très peu qui parlent des Grecs, j’ai pu me faire une idée sur la manière dont la
déportation a été vécue par les différents témoins venant des quatre coins de l’Europe.
Témoignages qui confortent mon intime conviction : le groupe de Grecs a effectivement
constitué une communauté différente et différenciée aux yeux des autres déportés, ainsi qu'aux
yeux des bourreaux dans ce camp d’extermination. Il y a bien une chose sur laquelle tous les
rescapés sont d’accord en ce qui concerne leur survie au camp : sans le soutien moral d’une
autre personne déportée, il était quasi impossible de s’en sortir. Pour ce qui est de l’aide
matérielle, elle n’arrive - toujours d’après les témoignages - qu’au second plan et pour cela,
aux dires des déportés, la chance joue un très grand rôle.12
Mais, tandis que dans les témoignages des déportés non-Grecs je trouve toujours l’ami ou le
petit groupe d’amis (trois-quatre personnes) qui s’aident mutuellement, les Grecs parlent des
« Grecs » comme communauté solidaire et instituée, avec des règles de vie d’une société
civilisée, là où il n’y a plus aucune règle qui tienne, si ce n’est survivre à tout prix.

12
Raul Hilberg qui a commencé une interprétation des faits historiques de son grand travail sur « la Destruction des Juifs
d’Europe », montre que la survie n’était pas entièrement l’effet du hasard. Hilberg R. Exécuteurs, Victimes, Témoins p.
212

10
Par ailleurs, j’ai retrouvé dans le corpus des témoignages de Juifs venant de différentes
parties de l’Europe la distinction en deux « époques », distinction déjà remarquée dans les
témoignages émanant des Juifs de Grèce.
Dans les témoignages de la « première époque », écrits très rapidement après la libération,
émanent des gens à priori « éduqués ». Leur principale préoccupation fut d’exclure tant
l’héroïsation que la lamentation ou l’expression trop émotionnelle de leur récit. Ils ont voulu
décrire le vécu commun à tous les déportés, dans un effort de consigner les faits, en mettant de
côté leur histoire particulière. La conscience de l’importance de leur récit pour la constitution
de la mémoire collective et la restitution de l’histoire a guidé tous ces survivants vers une
conformité relative entre le récit personnel et la signification historique de l’expérience. Le
résultat nous prive des détails de leur expérience personnelle, de leur propre point de vue, de
leurs sentiments.
Les récits autobiographiques parus ces dernières années, ceux de la « deuxième époque », sont
d’une autre nature. Ces témoins ont eu des motivations différentes. Ce sont des gens qui, se
trouvant à l’âge des bilans, ont pris conscience « qu’ils n’ont pas oublié » et qu’ils ne veulent
pas partir avant d’avoir témoigné. Ils ont fondé une famille, ils ont eu des enfants, des petits-
enfants. C’est pour eux qu’ils ont écrit, qu’ils ont voulu témoigner. Cette fois, il s’agit du vécu
personnel, de la « petite histoire ». C’est aussi une tentative de se libérer de ce traumatisme
toujours présent et pesant. Le traumatisme de l’expérience vécue est apparent dans la structure
même du récit.
Dans ces témoignages, le traumatisme de l’expérience vécue est apparent dans la
structure même du récit. Il y a un « avant » et un « après » la Shoah. « L’avant » n’est qu’un
récit plat, une sorte de curriculum vitae. Pour le survivant la vie commence au camp.
L’expérience vécue est traumatisante à tel point, que les témoins ont mis du temps à
l’exprimer et que le reste de l’humanité a longtemps refusé de l’entendre. De ce fait, il y a tout
un pan du « phénomène » Shoah qui reste inexploré, non-dit à ce jour. Le recueil des
témoignages oraux tente d’y remédier et de compléter la constitution de la mémoire collective.

1.3. Construction d’une problématique

A la question inhérente dans toute cette étude du comportement des Juifs de Grèce au
camp d’Auschwitz « qu’est ce qui a fait que ceux là et pas les autres ont pu garder des repères
d’un monde révolu dans le camp », je crois que la théorie des représentations sociales pourrait
nous aider à y voir plus clair.
Les représentations sociales comportent une part de la construction identitaire et
d’appartenance. Selon Claude Dubar, dans le processus de la construction des identités
sociales nous distinguons :
a) les actes d’attribution : ceux qui visent à définir « quel type d’homme vous êtes » (l’identité
pour autrui).
b) les actes d’appartenance : ceux qui expriment « quel type d’homme vous voulez être »
(l’identité pour soi).

11
L’identité est à la fois le résultat stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et
objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement,
construisent les individus et définissent les institutions.13
C’est dans ce cadre de construction identitaire que je placerais toute la réflexion de
Michael Pollak sur l’identité sociale, d’une part dans L’expérience concentrationnaire, et
d’autre part dans Une identité blessée, où il parle des Juifs dans la Vienne « fin de siècle ». Il
affirme que la capacité de la « reconstruction d’une identité sociale »(les différentes manières
pour une personne confrontée à un environnement inconnu de chercher à définir sa place en
nouant des liens avec d’autres) nous la rencontrons sous forme de capacité d’imaginer et
d’affronter l’épreuve de la déportation, variable selon la nationalité, la religion, les
convictions politiques ou l’âge.14
Il nous donne l’exemple de l’impossibilité d’une partie des Juifs d’Europe à se forger une
appartenance à une entité nationale, à prétendre à une appartenance autre que celle au peuple
juif :
A la dissolution de l’Empire austro-hongrois on peut déjà percevoir une situation dans
laquelle un bloc [de Juifs] se définissant lui-même essentiellement en termes de spiritualité et
de religion, s’oppose à un autre groupe se définissant pour sa part en termes de classe
sociale. Cette polarisation plaça en outre la bourgeoisie juive - une composante très
importante de l’aristocratie viennoise - face à un cruel dilemme: l’impossibilité de poursuivre
dans la voie de l’assimilation commencée au XIXe siècle pour la sécularisation de son mode
de vie sans renier sa foi ni rompre avec sa propre communauté. 15
Jean Améry, né en Allemagne avant la montée du nazisme, témoigne de la même
impossibilité de se considérer Allemand dès l’avènement du Troisième Reich :
...Mon mal du pays, notre mal du pays, c’était l’aliénation de soi. En moins de temps qu’il ne
faut pour le dire, le passé était enseveli, et on ne savait plus qui on était.16
...J’étais un homme qui ne pouvait plus dire « nous » et qui, pour cette raison, disait « je »
par habitude, et sans plus être animé par le sentiment d’être en pleine possession de soi.17
...La « Heimat » c’est le pays de l’enfance et de la jeunesse. Celui qui l’a perdu restera
toujours un égaré...18
Nous avons donc ici un exemple de l’incapacité des Juifs venant de l’Allemagne et de
l’Autriche, premières victimes du nazisme, à s’identifier à un pays perdu à jamais.

1.3.1. Historique
1.3.1.1. La position des Juifs de Grèce durant la montée du fascisme.
Pour montrer que les Juifs de Grèce sont arrivés aux camps de concentration dans un
état d’esprit tout à fait différent de celui des Juifs des autres pays de l’Europe, je me propose
13
Dubar C., La socialisation, Construction des identités sociales et professionnelles, pp. 113-114
14
Pollak M., L’expérience concentrationnaire, p. 13
15
Pollak M., Une Identité Blessée, Études de Sociologie et d’Histoire, p. 53.
16
Améry J., Par-delà le crime et le châtiment, p.84.
17
Améry J., op. cit., p. 85.
18
Améry J., op. cit., p. 92

12
de rapporter ici quelques faits et quelques appréciations de Bernard Pierron qui a étudié et a
écrit sur cette période :
En dépit du ressentiment des Grecs orthodoxes envers les Juifs séfarades qui font
oublier que Salonique fut grecque dans l’antiquité et durant l’Empire byzantin avant d’être
ottomane et puis juive, mais aussi en dépit de tous les motifs de conflit qu’offrait la vie
quotidienne à Salonique entre Grecs et Juifs, les relations entre les deux communautés
demeuraient dans les limites d’une tolérance réciproque. Cela provenait d’une part de la
crainte de l’autorité ottomane et de la supériorité numérique des Juifs d’autre part. Supériorité
qui influençait positivement la vie économique de la cité.19
L’occupation de Salonique par les troupes grecques en 1912, signifiait pour le
judaïsme hellène le début d’une ère nouvelle.
L’effectif total des Juifs de Grèce va s’accroître de façon sensible. La communauté
salonicienne devient la communauté pilote du judaïsme puisque par son importance elle
acquiert réellement le droit à la parole dans le domaine politique. La conséquence de ce
phénomène est avant tout le vote à la Chambre d’une importante législation destinée à
entériner l’existence de toutes les communautés de Grèce et à officialiser les statuts
particuliers.20
C’est grâce aux initiatives des Juifs de Salonique qu’à partir de 1920 le statut des
communautés juives sera systématiquement codifié alors que déjà, depuis quelques années,
des députés juifs siègent aux côtés de leurs concitoyens orthodoxes au parlement athénien.21
L’hellénisation de Salonique qui débute avec la modification du cadre de vie après le
grand incendie de 1917, se poursuit par l’obligation de tenir les livres de comptes en grec (loi
de 1920 mais révisée par le traité de Sèvres), la suppression du samedi comme jour chômé et
l’instauration du repos dominical (1929) et enfin, en septembre 1936 la loi qui rend
obligatoire l’enseignement du grec dans toutes les écoles.
Cependant, des aides financières furent officiellement accordées tant par la municipalité de
Salonique que par l’État pour l’entretien des diverses institutions spécifiques de la
communauté juive de la ville.22
La montée générale du fascisme en Europe, d’une part, qui se traduit en Grèce par le
coup d’État du général Metaxas en 1936 et la propagande hitlérienne qui faisait des adeptes en
Grèce comme ailleurs, et d’autre part, l’arrivée massive des réfugiés d’Asie Mineure, sont
pour Pierron les raisons des quelques lois votées qui vont à l’encontre de ce que le
gouvernement avait promis aux Juifs de Salonique.23
Mais le régime fascisant du général Metaxas est pétri de contradictions. Cette situation se
traduit en paradoxe, ce que j’aimerais appeler « le paradoxe grec » :
En pleine montée du nazisme dans toute l’Europe, avec au gouvernement un dictateur fasciste,
grand ami de Mussolini, et participant aux grands congrès fascistes où se débattent les

19
Pierron (B.), Juifs et chrétiens de la Grèce moderne, Histoire des relations intercommunautaires de 1821 à 1945,, p. 76
20
Pierron (B.), op. cit.,p. 117
21
Pierron (B.), op. cit.,p. 124
22
Pierron (B.), op. cit., pp. 154-165
23
Pierron (B.), op. cit.,p. 167

13
questions des lois raciales, la Grèce tient un langage officiel philosémite, censure la presse qui
prend les Juifs de Salonique comme cible, et pour finir, en 1940 rejette l’ultimatum lancé par
son voisin et « ami » italien qui réclamait le libre passage de ses troupes et jette l’armée
grecque dans une lutte victorieuse24 de six mois sur les montagnes de l’Épire du Nord.
D’après B. Pierron, il faut voir derrière ce reniement des amitiés anciennes et des
convictions personnelles du général, les pressions exercées par le roi Georges II, la quasi-
unanimité du peuple pour cette politique et la dépendance économique de la Grèce vis-à-vis
de la Grande-Bretagne25.
Décrivant la situation dans Grèce d’avant guerre, Pierron dit : ce fut un État fascisant,
policier, centralisé où se multiplièrent les organisations paramilitaires qui devaient servir de
cadre aux mouvements d’extrême droite dont la Grèce eut tant à pâtir dans la suite de son
histoire. Cependant l’antisémitisme ne fut jamais érigé en doctrine d’État et s’il y eut
quelques manifestations de discrimination raciale, aucune mesure législative, loi ou décret,
visant à isoler les Israélites du reste de la population ne fut adoptée.
Les Israélites saloniciens et l’aptitude de leurs dirigeants à s’acharner à défendre les droits
menacés de leurs coreligionnaires sont assez connus pour que nous puissions concevoir que
la condition des Israélites de la capitale macédonienne s’était quand même quelque peu
améliorée après l’instauration de la dictature. La communauté manifeste et manifestera
jusqu’en 1941 sa reconnaissance par une participation active à la vie du pays, un
engagement total dans les affaires nationales voire des dons généreux pour les organismes de
l’État.26
En conclusion de cette partie j’aimerais rapporter ici les propos du « Goebbels » grec,
Nikoloudis, expliquant l’orientation (toute particulière, selon B. Pierron) de la politique
raciale de son parti :
Le monde juif, peut être rassuré sur la situation de nos concitoyens israélites. Nous
connaissons les Juifs, nous admirons leurs qualités, mais27 les considérons comme un élément
pacifique, loyal, obéissant aux lois et dévoué aux pays où ils vivent. Les Juifs grecs possèdent
d’une façon parfaite toutes ces qualités. C’est avec satisfaction que nous considérons leur
contribution au progrès de la Grèce. Nous ne faisons aucune différence entre eux et les
chrétiens. Ils sont traités chez nous d’après le principe d’une absolue égalité avec les citoyens
grecs. Tous ont les mêmes devoirs et jouissent des mêmes droits.28

1.3.1.2. L’attitude envers les Juifs dans les pays de l’Europe occupée
Sans m’étendre sur la manière dont les Allemands se sont débarrassés des Juifs du
Reich et la perte des repères qui s’en est suivi pour ces derniers, je voudrais faire un

24
À cette guerre contre l’armée de Mussolini, participent 4000 soldats juifs qui se font remerquer pour leur héroïsme. Il faut
noter que servir sous les drapeaux d’un État, était une grande première pour les Juifs de Salonique.
25
Pierron (B.), op. cit.,p. 207
26
Pierron (B.), op. cit.,p. 214
27
Notons ici l’ambiguïté du discours. En effet, malgré la nature positive des propos, le choix de la conjonction « mais »,
introduit un élément d’ambiguïté.
28
Pierron (B.), op. cit., pp. 215-216, discours relevé dans Paix et Droit 1937 - n° 5, mai : « Informations - Grèce :
Témoignage réconfortant ».

14
récapitulatif sur la façon dont s’est passée la déportation des Juifs dans les différents pays
occupés. Pour cela je me suis servie du livre de Raul Hilberg, La destruction des Juifs
d’Europe.
Il faut, avant tout, prendre en compte le postulat des Allemands en ce qui concernait
les Juifs vivant dans les pays occupés : Un Juif est sujet étranger seulement s'il est protégé par
une puissance étrangère. En conséquence, tous les Juifs qui possédaient la nationalité d’un
pays occupé étaient apatrides aux yeux des Allemands. Un pays occupé était tout simplement
dans l’impossibilité de protéger qui que ce soit.
En Pologne,29 le Gouvernement administratif général, mis en place par les nazis, était
tout à fait d’accord pour que la Pologne devienne elle aussi « Judenfrei » comme le Reich. Ils
étaient d’accord pour envoyer les Juifs à l’Est, sans se rendre compte que, dans l’esprit des
nazis, la Pologne était précisément « l’Est ». Si un certain nombre des Juifs polonais a pu
rejoindre la Résistance, la plupart ont dû se soumettre aux mesures anti-juives, à la
déportation et à l’extermination.
A la différence des territoires du Reich-Protectorat où les Allemands étaient chez eux,
et de la Pologne et de la Russie qui n’avaient pas droit à une existence nationale aux yeux des
Allemands, et donc pas leur mot à dire en ce qui concernait la « solution finale », les
Européens du Nord, de l’Ouest et du Sud étaient des alliés ou au moins des alliés potentiels.
Si les Polonais et les Russes étaient considérés comme des sous-hommes, les gouvernements
fantoches ou les autorités satellites du reste de l’Europe étaient au moins entendues et
quelquefois les Allemands devaient tenir compte de leurs sensibilités.30
Les Allemands avaient instauré une administration civile dans les territoires incorporés
au Troisième Reich, c’est-à-dire, en Alsace et Lorraine, au Luxembourg et en Yougoslavie du
nord. Le même mode d’administration fut instauré en Norvège et en Hollande, pays qui par
ailleurs se sont trouvés isolés du reste du monde puisqu’ils n’avaient pas de relations
diplomatiques avec d’autres pays.
En Belgique, comme dans la France occupée, c’était des administrateurs nationaux qui
gouvernaient. Il n’en demeure pas moins qu’en France, le gouvernement de Vichy recevait des
ordres et des directives de l’administration militaire allemande, comme d’ailleurs le
gouvernement du Danemark.
Dans les Balkans, trois régions étaient sous administration militaire allemande : la
Serbie, « Saloniki-Aegaeis » et la « Grèce Sud ». Quand l’Italie a cessé d’être l’allié de
l’Allemagne, les Allemands ont étendu leur commandement à tout le territoire grec, ainsi qu’à
la partie sud-ouest des Balkans (îles ioniennes, Monténégro et Albanie). On trouve des
gouvernements fantoches à Belgrade, à Tirana et à Athènes.31
La Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie étaient réduites à des satellites pour avoir
désiré et obtenu un agrandissement de leur territoire.
Au nord,32 la Norvège, le Danemark et la Finlande ne comptaient que 10000 Juifs,
résultat de l’hostilité larvée des Scandinaves Luthériens envers les Juifs. Néanmoins, ceux qui
29
Hilberg R., La destruction des Juifs d’Europe, p. 413
30
Hilberg R., op. cit., p. 467
31
Hilberg R., op. cit., p. 469
32
Hilberg R., op. cit., p. 476

15
ont pu s’y installer étaient très assimilés au mode de vie scandinave. Ce qui a pour
conséquence une réticence de la population et des gouvernements quand il s’agira de mettre
en oeuvre les lois anti-juives.
Les Allemands finissent par sévir en Norvège mais n’arriveront jamais jusqu’en
Finlande.
La Suède, neutre, a ouvert ses frontières aux Juifs norvégiens et s’est battue à Berlin
pour récupérer les Juifs qui étaient arrêtés. En Norvège il y a même eu quelques démissions
dans le gouvernement fantoche pour montrer le désaccord du pays avec la politique anti-juive
allemande.
Le Danemark33 fut occupé sans résistance, mais en tant qu’aryens, les Danois
jouissaient d’une certaine autonomie avec un gouvernement danois et même une armée. Il y
avait un commandant de l’armée allemande tout de même, mais pas un gouvernement
militaire. De fait, il n’était pas question d’interférence aux affaires internes du pays, y compris
sur la question juive, sous peine de démission du gouvernement. Par conséquent, le refus de
coopération de l’administration danoise et de la population locale unanime, fut un frein pour
les Allemands jusqu’en août 1943, date à laquelle survint la dissolution de l’armée et du
gouvernement et que la direction du pays passa aux mains d’administrateurs civils. En
septembre de la même année, les nazis décidèrent de déporter les Juifs mais très peu furent
pris, car la population se mobilisa pour évacuer quasiment tous les Juifs du pays vers la
Suède.
À l’ouest et au sud,34 la Hollande et la Belgique avaient une administration centrale
sous le contrôle d’un gouverneur militaire Allemand. L’Italie, étant dans l’Axe, était la seule à
jouir d’une totale indépendance. Le Luxembourg était pratiquement annexé.
La vulnérabilité des Juifs dans les territoires de l’ouest variait selon le degré de
contrôle que les Allemands pouvaient exercer.
Les Juifs hollandais35 se sont trouvés coincés dans un pays plat, sans autre frontière
que l’Allemagne et la Belgique occupée, et, malgré un fort mouvement de protestations de la
population traduit par des grèves massives sévèrement punies, les Allemands ont fini par
déporter la quasi-totalité des Juifs hollandais entre 1942 et 1944.
Au Luxembourg, les Juifs qui n’avaient pas fui en Belgique et en France, furent
envoyés au ghetto de Lodz et exterminés à Chelmno.
En Belgique, il y a eu affluence de réfugiés Polonais et Allemands et bien qu’à la fin
de 1940 moins de 10% des Juifs étaient citoyens belges, l’antisémitisme n’était pas du tout à
l’ordre du jour. Il est significatif de signaler qu’en 1942, von Bargen qui est le représentant
des Allemands, se plaint à Himmler de l’absence de compréhension de la « question juive » de
la part des Belges et que les Juifs eux-mêmes se montrent fort « excités ». Alors, ils procèdent
comme en France, en déportant d’abord les Juifs étrangers pour continuer avec des rafles des
Juifs belges.36

33
Hilberg R., op. cit., p. 480
34
Hilberg R., op. cit., p. 488
35
Hilberg R., op. cit., p. 490
36
Hilberg R., op. cit., pp .514 - 515

16
En France,37 après avoir livré les Juifs apatrides, les Français ont eu des réticences à
livrer leurs nationaux et, entre la dépendance des Allemands sur la police française et la
grande possibilité pour les Juifs de se réfugier en zone libre d’abord, en zone italienne ensuite
- voire en Italie même - ainsi que de se cacher dans des zones reculées dans les montagnes, ¾
de la population juive furent sauvés.
En Italie,38 contrairement à la pratique nazie allemande, les fascistes italiens
déclaraient des mesures sans les mettre en application. Non seulement le gouvernement
fasciste n’était pas le persécuteur idéal, mais les Juifs italiens n’étaient pas ses victimes
idéales non plus. Les relations entre Juifs et Italiens avaient progressé à tel point que les
persécutions des Juifs s’avérèrent psychologiquement et administrativement très difficiles.
L’intégration des Juifs en Italie était la plus parfaite de toute l’Europe.
En Serbie,39 il y a un commandement militaire allemand au coeur de la structure
administrative ainsi qu’un gouvernement fantoche. Les Juifs et les Tziganes ont été
rassemblés dans deux camps et les hommes furent fusillés en Serbie même, action menée par
l’armée allemande et non par le Einsatzgruppe40 comme en Russie. Les femmes et les enfants
furent exterminés dans des camions à gaz asphyxiants. En août 1942, d’après les rapports
allemands, la Serbie était le seul pays où la question juive et la question tzigane étaient
résolues.
La Croatie41 était un pays satellite et une création des Allemands pour détruire la
Confédération yougoslave. Entre avril et octobre 1941 toute la population juive se trouva dans
des camps de travail. À partir de la fin 1943, tous ceux qui n’ont pas rejoint les partisans ou
n’ont pas fui vers la zone italienne, sont déportés par petits groupes vers Auschwitz.
La Slovaquie42 est aussi un État satellite créé par l’Allemagne. En 1941 se créèrent des
camps de travail forcé qui regroupèrent des familles entières de Juifs. Le dixième du judaïsme
slovaque a réussi à fuir vers la Hongrie. Les déportations démarrèrent le 26 mars 1942, avec
l’approbation du parlement slovaque, mais avec des réticences de la part de l’église et de la
population, et jusqu’en 1944, 70000 juifs furent déportés en Pologne.
La Bulgarie43 qui était un État mi-allié, mi-satellite, ne devait pas son existence à
l’Allemagne et son choix du camp allemand s’est fait par opportunisme. Les Bulgares ne
tenaient pas à s’engager dans des actions irrévocables. Cela se reflète dans leurs refus
d’adopter des mesures définitives contre les Juifs bulgares. Les 50000 Juifs que comptait la
Bulgarie ont été soumis à toutes les phases des lois raciales jusqu’à la phase de la déportation
où les opérations se sont arrêtées. Comme dit Hilberg, le Reich se trouva dans l’incapacité
d’anéantir les Juifs bulgares parce qu’il n’offrait pas d’avantages suffisants aux prudents
dirigeants bulgares. Le point faible de la Bulgarie étant les territoires de Thrace et de
37
Hilberg R., op. cit., p .523
38
Hilberg R., op. cit., p. 570
39
Hilberg R., op. cit., p. 589
40
Einsatzgruppen : unités d’intervention mobiles dépendant du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, l’office central de
sécurité du Reich) qui regroupe à partir de 1939 la Gestapo, la Kripo (police criminelle) et le réseau de renseignement du
parti nazi, le SD. Ces groupes mobiles de tueurs opéraient sur les arrières immédiats de la Wehrmacht (et en collaboration
avec elle) lors de l’invasion et de l’occupation de l’URSS.
41
Hilberg R., op. cit., p .612
42
Hilberg R., op. cit., p .621
43
Hilberg R., op. cit., p. 643

17
Macédoine que l’Allemagne lui a cédée, les Juifs de ces régions n’ont jamais eu droit à la
nationalité bulgare, et donc ils n’étaient « protégés » par aucun État. C’est en permettant la
déportation des Juifs des nouveaux territoires que la Bulgarie a contribué à « la solution
finale » chère à son allié.
La Turquie, qui dans les années ‘30 était économiquement très dépendante de
l’Allemagne, a gardé un statut de pays neutre durant les années de guerre. Bien que le
gouvernement turc fut obligé de mettre en oeuvre une politique de discrimination croissante à
l’égard des non-musulmans, les Juifs de Turquie n’eurent pas à affronter la déportation et
c’est surtout sur le terrain économique que cette politique fit le plus de dégâts. Les Juifs de
nationalité turque vivant dans les pays occupés par l’Allemagne ont pu rentrer en Turquie,
dans la mesure où ils avaient des papiers en règle.44
La Roumanie,45 qui après avoir combattu aux côtés de l’Axe a changé de camp, a fait
preuve du même opportunisme à l’égard de ses Juifs que la Bulgarie. En même temps, les
Roumains ont mené une action des plus brutales pour massacrer les Juifs de la Bucovine et de
la Bessarabie, territoires de l’Est repris à la Russie en 1941.
La Hongrie,46 bien que dans la sphère d’influence allemande, fut envahie seulement en
Mars 1944, quand les Allemands se sont rendus compte que les Hongrois désiraient conclure
la paix avec les alliés. C’est alors que les Juifs hongrois ont été massivement déportés et
exterminés, tant que les crématoires de Birkenau fonctionnaient encore et que l’armée
allemande ne battait pas en retraite.
Cet aperçu de la destruction des Juifs d’Europe nous aide à constater que des Juifs
séfarades des Balkans, seuls une partie des Juifs de la Confédération Yougoslave et les Grecs
se sont trouvés déportés à Auschwitz à partir de 1943, suivis par un nombre relativement petit
de Juifs italiens après la capitulation de l’Italie.

1.3.1.3. Typologie par rapport à l’identité nationale


Des pays scandinaves qui ont globalement protégé leurs nationaux, seul un petit
nombre des Danois s’est vu déporté.
Les Juifs polonais n’étaient absolument pas assimilés à la nation polonaise. Ils vivaient
en conflit permanent avec leurs concitoyens ou isolés dans les shtetls. D’ailleurs, dans le
discours des survivants, les « Polonais », ce sont toujours les Chrétiens, tout en se référant aux
Juifs de Pologne comme « les Juifs polonais ».
Il n’y a que dans les témoignages émanant de Polonais déportés politiques47 qu’on peut
trouver un discours de fraternité et de solidarité parmi tous les détenus des camps, toutes
nationalités confondues.
On pourrait faire un parallèle entre les Juifs hollandais et les Juifs de Salonique. En
effet, dans les deux cas toute la population s’est trouvée coincée et encerclée par les

44
Benbassa (Esther) et Rodrigue (Aron), Juifs des Balkans, Espaces judéo-ibériques XIVe - XXe siècles, pp. 296-299.
45
Hilberg R., op. cit., p. 655
46
Hilberg R., op. cit., p. 694
47
Par exemple, Lewinska (P.), dans son livre Vingt mois à Auschwitz, ou dans la publication du musée d’Auschwitz sous la
direction de Bezwinska (J.) et Czech (D.), Auschwitz vu par les SS, Rudolf Höss, Pery Broad, Johann Paul Kremer.

18
Allemands, sans grandes possibilités de fuir ou de se cacher, pour des raisons néanmoins
différentes dans chaque cas.
Bien que nous savons que les Juifs hollandais étaient très assimilés et tout à fait acceptés par
leurs concitoyens, je n’ai trouvé aucun récit qui témoigne d’un sentiment de forte
appartenance nationale durant leur déportation.
Selon les témoignages des déportés juifs de France, je pense que l’attitude dite
collaborationniste du gouvernement de Vichy, a traumatisé profondément les Juifs français
qui se croyaient totalement assimilés. Sur ce point on pourrait citer ce que Paul Steinberg écrit
:
Les soirées se passaient à tenter de capter Londres sur quelques postes introduits
frauduleusement. Les Français parlent aux Français et nous ne savions pas encore que nous
n’en étions plus.48
Et comme si tout cela n’était pas suffisant pour faire sombrer dans le désarroi tant de
déportés, ils devaient encore faire face à l’accueil que l’on réservait aux nouveaux arrivés,
selon leurs nationalités. Guy Kohen écrit dans son témoignage :
Pourquoi les éléments français du camp avaient-ils si mauvaise réputation ? On leur
reprochait d’être sales, de ne pas avoir de sentiment de camaraderie, d’être hypocrites,
pourquoi dès notre arrivée, étions-nous mis à l’index et traités en brebis galeuses, tant par les
Allemands que par les Polonais et tous les autres internés ?
...Nous portions la lourde responsabilité de la faillite militaire de notre pays, sans laquelle il
n’y eût peut-être pas d’Auschwitz...49
Les Juifs, de même que les « aryens » de France avaient à lutter contre des difficultés
supplémentaires : les Polonais ne pouvaient oublier la passivité de la France, alors que
Hitler attaquait leur pays...50
On voit ici comment les représentations pèsent lourd d’une part sur la conscience du déporté,
et d’autre part sur sa survie morale et donc physique parmi ses camarades au camp.
En Belgique, la situation est un peu différente, puisque, si j’ai bien interprété les
sources, l’attitude de la population wallonne51 envers les Juifs était plutôt différente de celle
de la population en France.
Dans les deux cas, il n’y a eu que les déportés Juifs résistants pour affirmer que l’on était
d’abord Français, Belge, Allemand, etc. et seulement après, Juif.
Pour les Juifs italiens on pourrait dire que la déportation ne fut pas un dessein
intentionnel et programmé. Selon le témoignage de Primo Levi, il n’y a rien qui sépare les
soldats italiens, qui ont pourtant combattu pour l’Axe, des Juifs italiens déportés et, qui plus
est, ces soldats se comportent en « frères d’armes » avec le Grec qui a fait la même guerre,
mais de l’autre côté du front :
48
Steinberg P., Chroniques d’ailleurs, pp. 38-39.
49
Kohen G., Retour d’Auschwitz, pp. 68-69.
50
Langbein (H.), Hommes et femmes à Auschwitz, p.80.
51
La population flamande de Belgique, ayant reçue des promesses du Reich pour un pays indépendant, et étant considérée
comme race aryenne, n’a - pour le moins - pas participé à l’élan des Wallons dans leur effort de protection des Juifs du
pays. Voir aussi l’entretien avec M. Van West, annexe n° 3.4., p. 2.

19
...à l’arrêt suivant, nous devions trouver une caserne réquisitionnée par les Russes et pleine
de soldats italiens. J’exultais : j’avais trouvé un toit.
...Les Italiens étaient une douzaine par chambre mais nous, à Monowitz, nous avions un mètre
cube pour deux.
...ils [les soldats] étaient tapageurs, gais et charmants et nous comblèrent de gentillesses.
Quant au Grec, c’est tout juste si on ne le porta pas en triomphe. Un Grec ! Le bruit se
répandit de chambrée en chambrée et en un instant une foule joyeuse se rassembla autour de
mon revêche associé. Ils parlaient grec, certains avec désinvolture, ces soldats qui revenaient
de la plus miséricordieuse occupation militaire que l’histoire ait jamais connue;...
...Mordo Nahum, [le Grec] si laconique avec moi, devint en peu de temps le point de mire... Il
avait fait lui aussi la campagne de Grèce avec le grade de sergent : de l’autre côté,
naturellement, mais ce détail à cet instant semblait négligeable à tout le monde.52
Bien que peuple de la Méditerranée, les Juifs italiens, très assimilés à la nation
italienne et donc ayant un fort sentiment d’appartenance nationale, ont une attitude au camp
qui diffère fondamentalement de celle des Grecs, selon Primo Levi. On pourrait avancer
comme raison leur petit nombre noyé parmi les autres nationalités au camp. Mais à l’arrivée
des Italiens à Auschwitz, la majorité des Juifs de Salonique étant déjà anéantie, le groupe des
Grecs n’était guère plus important.
Une fois de plus, on butte sur la spécificité grecque.
Les Juifs de la Confédération Yougoslave avaient les mêmes racines et la même
histoire que les Juifs de Salonique et venaient aussi d’un pays qui avait résisté vaillament aux
Allemands. De plus, l’église et la population avaient essayé de les protéger. Malheureusement,
je n’ai trouvé nulle part des références à leur groupe ou à leur attitude, sauf ce que dit Herman
Langbein :
...les Yougoslaves - les femmes surtout, car il n’y avait pas beaucoup d’hommes de cette
nationalité à Auschwitz - jouissaient d’une considération extraordinaire, due à la sympathie
éprouvée pour un peuple qui se battait si courageusement et au fait que beaucoup avaient été
internés parce qu’on les soupçonnait d’avoir collaboré avec les partisans.53
Il est clair que la culture séfarade était très différente de la culture ashkénaze. Tous
ceux qui, dans les camps, ignorent l’histoire particulière des Juifs séfarades, considèrent les
Juifs de Grèce comme des êtres bizarres et sûrement pas comme faisant partie du judaïsme.
Dans son témoignage pour la « Shoah Visual History Foundation », Stella Levi de l’île de
Rhodes dit : Bien sûr, nous ne parlions pas le yiddish ou l’allemand. Les autres juifs des
baraquements ne croyaient pas que nous étions des juifs... C’était vraiment terrible; il y avait
de l’animosité envers nous... Quand les femmes ashkénazes ont organisé des bougies pour le
Shabbat, j’ai dit que j’allais dire les prières pour leur montrer que nous étions des vrais Juifs.
L’hébreu ne sonnait pas correctement à leurs oreilles puisque l’hébreu ashkénaze est un peu
diffèrent, mais ils ont tout de même réalisé que nous sommes Juifs.
On pourrait supposer alors que c’est la culture séfarade qui fait toute la différence. Mais à
chaque fois que l’on parle des Séfarades au camp, on ne parle ni des Juifs issus de la

52
Levi P., La Trêve, pp. 48-50.
53
Langbein (H.), op. cit., p. 80.

20
Confédération Yougoslave, ni des Juifs d’Italie mais bien des Grecs, qui, parfois, dans
l’imaginaire des non-Séfarades étaient assimilés aux Turcs du temps de l’Empire ottoman.54
On remarque une attitude différente concernant l’appartenance nationale entre les
déportés juifs ayant fait partie de la Résistance dans leurs pays respectifs, et les autres. En
effet, si il n’y a que les déportés juifs résistants pour parler de la primauté de l’appartenance
nationale dans le camp, c’est bien parce que ceux-là se sentent soutenus par au moins une
partie de leur pays.
Or, on sait que les déportés juifs de Grèce n’ont généralement pas fait partie de la
Résistance.55 Cependant, la fierté d’appartenir à une entité nationale est on ne peut plus claire
chez les déportés Grecs.

1.3.2. Le « paradoxe » Grec


Denise Jodelet parle de la façon dont s’opère la transformation d’un savoir
(scientifique) en un autre (sens commun) et réciproquement.56 Il s’agit bien de ce qu’Anthony
Giddens appelle la réflexivité de la sociologie. Elle, D. Jodelet, mentionne deux axes. Le
premier s’attache à la fabrication d’une connaissance « populaire », à l’appropriation sociale
de la science par une « société pensante ». Le second axe concerne la diffusion des
connaissances.
Je pense que c’est par le biais de la réflexivité que Mark Mazower57 et Bernard
Pierron,58 dans leurs très documentés ouvrages respectifs, tentent chacun de son côté, de
trouver une réponse à la question du « paradoxe » grec :
En effet, il me semble que les deux auteurs, après avoir étudié la situation en Grèce, n’arrivent
pas à identifier de manière satisfaisante ce qui fait que, sous l’occupation allemande, la Grèce
en tant que nation d’une part, et les Grecs en tant qu’individus d’autre part, n’entrent pas dans
le schéma comportemental du reste de l’Europe à la même époque. Ils ont alors recours à une
explication, pour le moins surprenante dans le contexte d’un ouvrage scientifique :
L’écrivain grec Nikos Kazantzakis a écrit son livre « Alexis Zorba » durant l’occupation.
Après guerre, Alexis Zorbas, un travailleur manuel, devient le symbole de la singularité de
l’esprit grec, à savoir, la provocation et l’indépendance. Kazantzakis lui même écrit qu’il a
appris de Zorba « comment changer la malchance, l’amertume et l’insécurité en fierté ». On
trouve peut-être là un indice pour expliquer la force du sentiment d’appartenance nationale
qui a fait que toute une population a rejeté la propagande d’une Nouvelle Europe idyllique.59
Le fait d’être hellène peut-il à lui seul justifier ces dispositions philosémites du
dictateur fasciste ? Il ne semble pas que ce soit là une condition suffisante. ...Ou bien le

54
Voir l’interview de Mme Polak, annexe n° 3.8.
55
Nous connaissons le cas de Marcel Nadzari qui a fuit Salonique vers Athènes, a fait partie du mouvement clandestin
« ELAS » mais s’est fait arrêter et déporter à Auschwitz. Il y a bien eu des Juifs qui ont fait partie de la Résistance en
Grèce, mais généralament ceux-là n’ont pas été déportés.
56
Jodelet (D.) (sous la direction de), Les représentations sociales, p.45.
57
Mazower (M.), Inside Hitler’s Greece, The experience of occupation, 1941-’44
58
Pierron (B.), op. cit.
59
Mazower (M.), op. cit., p. 78.

21
Gouvernement National ménageait-il ses Juifs pour des considérations plus pragmatiques ?
...C’est peut-être là bien sûr une explication partielle mais insuffisante.60
La Grèce qui pourtant opte en 1936 avec Metaxas pour le fascisme, demeure en retrait et
n’adopte pas les concepts raciaux hitlériens. En cette contradiction du pouvoir dictatorial
grec réside sans doute toute l’originalité du génie hellène.61
Je pense que ce que j’appelle « le paradoxe grec » a deux facettes :
D’un côté nous avons les Grecs orthodoxes qui, malgré les quelques ressentiments envers
leurs concitoyens juifs, les soutiennent et les accueillent au sein de la nation.
De l’autre côté nous avons les Juifs de Grèce (et notamment ceux de Salonique), qui
s’approprient contre toute attente une culture qui n’est pas la leur et se sentent membres à part
entière de cette nation.
Nous trouvons plusieurs exemples de cette identification des déportés Juifs de Grèce à
ce pays dans les témoignages émanant de cette communauté :
Marcel Nadzari, Chronique 1941 - 1945, p. 12 et 21, Extraits du manuscrit trouvé enfouit près
des fours crématoires d’Auschwitz en octobre 1980 :
(...)Pour ma chère patrie la Grèce, dont je fus toujours un bon citoyen.

(...) Je meurs content puisque je sais qu’en ce moment notre Grèce est libérée. Moi je ne survivrai
pas, mais au moins vont survivre mes derniers mots qui seront : Vive la Grèce!

Sam Profeta, « Salonique - Auschwitz », in To Dendro, p. 146 :


(...) « Sami, réveille toi ! Nous sommes libérés ! Ne nous lâche pas dans un moment pareil ! »
Ils tenaient un drapeau grec qu’ils avaient confectionné avec des chiffons trouvés ca et là et
ils chantaient notre hymne national : « Salut à toi Liberté »...
(...) Ils m’ont envoyé trois mois en France, où je me suis tout-à-fait rétabli, et puis je suis
rentré en Grèce, ma chère Grèce, en embrassant la terre et en pleurant de joie.

Léon Perahia, Mazal, p. 29 :


(...) Aux Saloniciens de l'Union j'avais appris à chanter la marche grecque « Rosiers, roses,
fierté du printemps ». Quand nous sortions du camp le soir pour aller au travail, le premier
bataillon n'était constitué que de Saloniciens. On entendait le chef des SS qui nous
escortaient, crier « Greks singen » (Grecs, chantez). Je leur avais appris la marche à un
tempo saccadé. Nos voix vibraient d'émotion en chantant les jours de gloire de notre Patrie.
Mais je crois que j’ai trouvé le cas extrème à Bruxelles, en la personne de Marie
Pinhas Lipstadt. Marie Pinhas est née à Salonique et à l’âge de 2 ans, elle a émigré à Bruxelles
avec ses parents en 1932. Jeune fille (13 ans et demi), elle fut déportée avec sa famille à
Auschwitz, et elle a survécu.

60
Pierron (B.), op. cit.,p. 217.
61
Pierron (B.), op. cit.,p. 254.

22
Je l’ai connu au cours du colloque organisé par la « Fondation » et nous avons discuté un petit
peu de son parcours et de mon travail. J’ai trouvé que ses liens avec les Grecs étaient tels,
qu’elle ne rentrait pas dans la catégorie des « autres », comme je l’entends pour ce travail. Je
n’ai donc pas voulu l’interviewer.
Au cours des entretiens à Bruxelles, plusieurs de mes témoins m’ont parlé de Marie. Ce qui
m’a surpris c’est « l’étiquette » de "Grecque" - qu’elle assume totalement - sur quelqu’un qui
n’a pratiquement pas vécu en Grèce. Tous ceux qui m’ont parlé d’elle pensaient que c’était la
personne idéale qui pourrait me raconter les Grecs au camp. J’ai alors visionné son
témoignage pour la « Fondation » où je l’ai entendu raconter que dépuis toute petite à
Bruxelles elle a vécu dans le millieu des Juifs d’orient qui parlaient tous en judéo-espagnol,
que ses parents parlaient entre eux en grec quand ils voulaient qu’elle ne coprenne pas, et,
n’ayant reçu aucune éducation juive, elle assumait partout son identité grecque. Au camp elle
était avec les Séfarades de Belgique mais elle a eu quelques contacts avec ceux de Salonique.
Ce qui est important à mes yeux c’est qu’elle garde toujours ce sentiment d’appartenance à la
Grèce, résultat d’une éducation, puisqu’elle a quitté ce pays à un très jeune âge.
Sur l’antisémitisme en Grèce, Marc Mazower écrit :
L’antisémitisme, comme l’entendaient les Allemands, n’avait pas sa place en Grèce. La
plupart des Juifs de Grèce n’avaient aucun doute que, malgré les préjudices mesquins et les
quelques sentiments hostiles qu’ils ont rencontrés quelquefois, ils étaient chez eux en Grèce.
Et il est clair que les Grecs orthodoxes n’avaient aucune animosité envers leurs concitoyens
juifs. C’est bien ce qu’a découvert le commandant des Sonderkommando Rosenberg en 1941,
qui écrit « pour le Grec moyen la question juive n’existe pas. Il ne voit pas le danger politique
du Judaïsme mondial ». Même à Salonique où existe un fossé linguistique qui sépare les Juifs
des Orthodoxes, l’antisémitisme local n’intervient pas beaucoup au processus de la
déportation.62
Le thème central de cette réflexion étant l’appartenance nationale, on ne peut ici
qu’affirmer clairement que les Grecs, Juifs et Chrétiens, ont en commun une fierté certaine de
leur appartenance à la nation grecque et choisissent d’affronter l’adversité avec un esprit
d’indépendance, de provocation et de solidarité à toute épreuve.

1.4. Concepts et théories

C’est dans l’oeuvre de Denise Jodelet Les Représentations Sociales que j’ai puisé les
bases de la théorie des représentations qui constituera la partie théorique de ce travail.
Je me suis tenue surtout à la partie introductive du livre parce que les articles qui
suivent celle-ci sont des études qui ont plutôt trait à la psychologie.

62
Mazower (M.), op. cit., p. 257.

23
Dans son travail, Denise Jodelet montre donc que les représentations sociales circulent
dans les discours, sont portées par les mots, véhiculées dans les messages et images
médiatiques, cristallisées dans les conduites et les agencements matériels ou spatiaux. Elles
s’inscrivent dans des cadres de pensée préexistants et s’étayent sur des valeurs variables selon
les groupes sociaux dont elles tirent leurs significations. Elles sont reliées à des systèmes de
pensée plus larges, idéologiques ou culturels, à un état de connaissances scientifiques, comme
à la condition sociale et à la sphère de l’expérience privée et affective des individus.
Les instances et relais institutionnels, les réseaux de communication médiatiques ou
informels interviennent dans leur élaboration, ouvrant la voie à des processus d’influence,
voire de manipulation sociale.
Ces représentations forment un système et donnent lieu à des « théories » spontanées,
qui ne sont que des versions de la réalité. À travers ces diverses significations, les
représentations expriment ceux (individus ou groupes) qui les forgent et donnent de l’objet
qu’elles représentent une définition spécifique. Ces définitions partagées par les membres
d’un même groupe construisent une vision consensuelle de la réalité pour ce groupe. Cette
vision, qui peut entrer en conflit avec celle d’autres groupes, est un guide pour les actions et
échanges quotidiens. Ce sont les fonctions et la dynamique sociale des représentations.63
La représentation sociale est donc une forme de connaissance, socialement élaborée et
partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un
ensemble social. La même représentation sociale est ce que l’on désigne comme « le sens
commun ».
Si la fonction de la notion est l’articulation des différents systèmes explicatifs, on peut
dire que les représentations sociales sont des systèmes d’interprétation et en tant que tels
orientent et organisent les conduites en engageant l’appartenance sociale des individus.
Sur le tableau I (p. 45), Denise Jodelet schématise l’espace d’étude des représentations
sociales. Nous distinguons au centre la représentation comme forme de savoir pratique qui
montre que, impérativement, toute étude de représentation passera par une analyse des
caractéristiques liées au fait qu’elle est une forme de connaissance.

1.4.1. Les hypothèses


Ainsi, en s’efforçant d’appliquer la formule
« Qui sait et d’où sait-on ?
Que et comment sait-on ?
Sur quoi sait-on et avec quel effet ? »64
d’une part sur le groupe des Grecs et d’autre part sur tous les autres, on peut constater que :
- compte tenu de l’histoire des Juifs de Grèce, (et si on admet que la mémoire collective est le
fixateur des représentations sociales), on pourrait dire que cette histoire a façonné les
individus, qui à leur arrivée au camp, et comme conséquence du repli identitaire qui s’est

63
Jodelet D., Les Représentations sociales, p. 35.
64
Jodelet D., op. cit., p. 45.

24
ensuivi, ils ont reproduit les schémas inscrits dans leur mémoire collective. Cette histoire bien
particulière qui se trouve en amont, fut-elle un ancrage plus important chez les Juifs de Grèce
que chez tous les autres Juifs du camp ?
- à première vue, l’idée que les autres se font des Grecs est un amalgame composé de
l’histoire de la Grèce Antique, des Juifs vivant en hommes libres et heureux sous le soleil de
la Méditerranée, et du récent comportement globalement résistant de Grecs, Chrétiens et Juifs
sans distinction, face à l’Allemagne nazie.
Par conséquent, si on admet que les représentations sociales sont la cristallisation de la
mémoire collective, on comprend la grande importance de l’histoire des Juifs de Grèce qui a
façonné d’une part les individus qu’ont reproduit au camp les schémas inscrits dans leur
mémoire collective, et d’autre part elle a influencé l’image que les autres Juifs se font des
Juifs de Grèce. Je prendrais ici comme exemple l’extrait d’un article du professeur Paul
Dumont sur la structure sociale de la communauté juive de Salonique.
Une constatation s’impose d’emblée: alors que dans d’autres villes de l’Empire ottoman, par
exemple à Smyrne, il arrivait assez souvent que les Juifs eussent à se plaindre du
comportement peu cordial de leurs concitoyens, à Salonique, la communauté bénéficia au
contraire - jusque dans les dernières années du XIXe siècle tout au moins - d’un remarquable
climat de tolérance. Dans leurs rapports adressés au comité central à Paris, les instituteurs
de l’Alliance ne manquaient jamais d’insister sur ce point. Voici par exemple ce qu’écrivait à
propos de la situation de ses coreligionnaires Saloniciens J. Matalon au début des années
[18]’90 :
« Nulle part je n’ai vu le Juif marcher si droit, parler si haut. On dirait qu’on s’efface
pour le laisser passer. Le mot “tchifoutte”, terme de haine et de mépris qui est ailleurs dans
toutes les bouches à l’adresse des Juifs, n’a pas encore frappé mes oreilles à Salonique. C’est
que cafés et restaurants, magasins et ateliers, tout ne vit que par les Israélites (...). Nos
coreligionnaires n’ont rien à craindre de leurs concitoyens des autres cultes. Ce n’est pas à
Salonique que l’antisémitisme pourrait prendre racine et s’il est sur la terre un coin où l’on
ait du plaisir à être Juif, à le dire tout haut, à le crier sur les toits, c’est bien assurément dans
cette première échelle du Levant ».65
On pourrait extrapoler de cet extrait que si cet instituteur a environ 25 ans à l’époque où il fait
son rapport, ses élèves en ont 50 en 1940.
Suivant la conclusion de Jean-Claude Abric dans L’étude expérimentale des
représentations sociales, les comportements des sujets ou des groupes ne sont pas déterminés
par les caractéristiques objectives de la situation mais par la représentation de cette situation,
c’est à dire, par les représentations élaborées dans et à propos de la situation et de l’ensemble
des éléments qui la constituent.66
C’est ainsi que se forge l’image des Juifs de Salonique auprès des personnes vivant en
Europe. C’est - à mon sens - cela qui fait dire à plusieurs de mes témoins que les Juifs de
Grèce étaient « innocents », n’avaient pas « l’habitude » des persécutions, contrairement à la
majorité des Juifs du reste de l’Europe.

65
Dumont (Paul), « La structure sociale de la communauté juive de Salonique à la fin du dix-neuvième siècle », in Revue
historique, vol. CLLX III, p. 383.
66
Jodelet D., op. cit., p. 201.

25
Au camp, les Juifs de Grèce se revendiquent Grecs et fiers de l’être. Ils adoptent le
patrimoine national grec en suivant un processus inverse des autres qui eux, se trouvent privés
d’une identité autre que leur judaïté qui est l’identité persécutée par les nazis.

1.4.2. Élaboration du guide d’entretien


Le guide d’entretien a été élaboré à partir du questionnement initial dans ma
problématique.
En effet, pour pouvoir répondre aux questions de la formule empruntée à Denise
Jodelet :
« Qui sait et d’où sait-on
Que et comment sait-on
Sur quoi sait-on et avec quel effet ? »
et à ma question générale « qu’est-ce qui a fait que ceux-là et pas les autres ont pu garder des
repères d’un monde révolu dans le camp », je devais élaborer un guide d’entretien qui
m’aiderait à
1) situer le témoin (qui sait, d’où sait-on ? )
2) établir les circonstances dans lesquelles il a connu ou entendu parler des Grecs (que et
comment sait-on ?)
3) savoir comment les Grecs ont été perçus par le témoin et/ou par son entourage (sur quoi
sait-on et avec quel effet ?).
De ces trois questions de base j’ai élaboré un ensemble de questions ouvertes de
manière à laisser place aux jugements de valeur et à l’affectif, puisque je voulais justement
percevoir les images mentales du témoin, les représentations référentielles et les systèmes des
relations.
Situer la personne : Nom, date et lieu de naissance, formation, langues apprises avant la
déportation, date et circonstances d’arrestation, âge à l’arrivée au camp et avec qui il était, son
travail au camp.
Définir le contexte de ses relations avec les Grecs.
Situer les Grecs qu’il a connus : qui ils étaient, d’où venaient-ils, leur formation, leur milieu
social.
Quelle est l’image qu’il se fait d’eux.
Quelle est selon lui l’image des Grecs au camp (sur le plan moral, sur le plan physique).
Le guide d’entretien est joint en annexe (n° 1) à ce mémoire.

1.5. Approche méthodologique

26
Si dans mon mémoire de licence j’ai pu mettre à jour l’image que les Juifs de Grèce se
sont forgée de leur communauté durant leur déportation, il m’a paru logique d’approfondir et
fermer un cycle en cherchant quelle est l’image que ces mêmes Grecs ont projetée sur leur
environnement concentrationnaire.
En d’autres termes, il me fallait chercher les représentations sur les Juifs de Grèce véhiculées
par le discours des autres déportés.

1.5.1. Une approche qualitative


Le choix d’une approche qualitative s’est imposé d’emblée à ma recherche, compte
tenu du sujet et de ma formation préalable pour mon travail d’intervieweur pour la « Shoah
Visual History Foundation ».
En effet, si les représentations sont véhiculées par les mots et circulent dans les
discours, il m’a paru évident que je trouverais matière à ma recherche dans les témoignages
des survivants plutôt que dans les travaux historiques sur la Shoah.
Dans ce type de savoir il est impossible de séparer le cognitif de l’affectif. C’est donc au cours
d’un entretien que j’avais le plus de chances de rencontrer les « théories spontanées » des
témoins ou de leur groupe, théories qui expriment leur réalité que je devais comparer à la
réalité du groupe des Grecs.
M. Thanassekos et la « Fondation Auschwitz » ont joué pour moi le rôle de « clef »
pour mon introduction auprès des personnes que je désirais interroger. La deuxième étape
pour établir la nécessaire relation de confiance entre l’enquêté et moi, était de raconter, chaque
fois, ce qui m’a menée à cette recherche.
Il est clair, par ailleurs, que le nombre restreint des personnes interrogées exclut toute
tentative d’enquête quantitative, et donc toute recherche de données statistiques.

1.5.2.Les sources
N’ayant pas réussi à trouver suffisamment de témoignages sur les Grecs dans le corpus
des témoignages écrits à ce jour, même parmi le grand nombre des documents et ouvrages sur
la déportation que possède la « Fondation Auschwitz », j’ai décidé de les chercher d’une part
dans les entretiens déjà réalisés avec des survivants de la Shoah qui constituent désormais une
autre approche de l’histoire, et, le cas échéant, trouver des témoins que j’interrogerais moi
même.
Les enregistrements vidéo de la « Fondation Auschwitz » de Bruxelles étaient pour
moi les plus accessibles. D’autre part, j’ai mobilisé toute personne susceptible de connaître
des déportés à Auschwitz-Birkenau que je pourrais éventuellement interroger.

1.5.3. Chronologie de la recherche


À la « Fondation Auschwitz », après avoir fait un premier tri sur les documents
biographiques qui accompagnent chaque enregistrement, j’ai visionné les parties où le témoin
parle de sa détention et de son séjour au camp. Je me suis aperçu qu'à moins d’une amitié liée

27
au camp avec des Grecs, les témoins ne parlaient presque pas de ce groupe. Néanmoins, j’ai
trouvé des témoins qui mentionnaient les Grecs comme faisant partie de leur entourage au
travail ou dans les baraques. Je les ai alors contactés, et, avec la recommandation de la
« Fondation Auschwitz », j’ai pu aller les interviewer. Ainsi, après avoir élaboré une grille
d’entretien comportant les points qui m’intéresseraient, j’ai effectué en Belgique des
entretiens avec sept déportés qui se trouvaient au camp au même moment que les Grecs.
Au cours de mon séjour à Bruxelles, et une fois de plus grâce à la « Fondation
Auschwitz », j’ai contacté par téléphone M. Haïm Vidal Sephiha qui venait de témoigner pour
la « Fondation ». Malheureusement il n’avait absolument pas de temps à me consacrer et il
m’a suggéré de lui écrire pour qu’on établisse au moins un contact par correspondance. Ce fut
fait et dans un premier temps il m’a envoyé des pistes bibliographiques mais qui n’étaient pas
ce que j’attendais de lui.
Dans une seconde lettre, je lui ai envoyé mon guide d’entretien en lui demandant d’y répondre
si cela lui était possible. Il m’a effectivement envoyé d’une part son curriculum vitae qui
répondait à la partie « itinéraire du témoin » et une page où il a cité quelques éléments
concernant les Grecs qu’il a rencontrés au camp. Il se trouve qu’il conforte au moins un des
thèmes évoqués par mes autres témoins, et j’ai décidé d’assimiler son témoignage à la partie
« témoignages écrits » de mon mémoire, en joignant en annexe (n° 3.10) les feuillets de sa
réponse.
Aux témoignages recueillis en Belgique s’ajoutent deux autres interviews : Celle avec
Mme Polak que j’ai rencontrée à Strasbourg, dans le cadre de mon travail pour la « Shoah
Visual History Foundation », et celle de Mme Carasso, interviewée à Salonique par mon ami
Samis Taboh.
À mon panel de témoins s’ajoutent les témoignages écrits de Primo Levi et d’Ana
Novac qui parlent (relativement) longuement des Grecs du camp et les propos de Claude
Lanzmann sur les Juifs de Corfou qu’il a interviewé pour son film Shoah.

1.5.4.Constatations sur le terrain


Il s’est avéré que même si le témoin a eu des relations très fortes et même dans une
certaine mesure « enrichissantes » avec le groupe des Juifs de Grèce, cela n’apparaissait pas
dans son témoignage pour «l’ Histoire ». L’entretien de M. Mandelbaum est à mes yeux
l’exemple probant de ce fait : Dans son témoignage pour la « Fondation Auschwitz » qui dure
environ quatre heures, il n’a qu’une phrase pour dire que les Grecs trichaient en vendant des
briques au cours du déblaiement des ruines du ghetto de Varsovie et que grâce à cela, lui et
quelques autres mangeaient mieux. Or, il est apparu au cours de l’entretien que j’ai effectué
avec lui, que d’une part ses relations avec les Grecs ont joué un rôle très important à partir
d’un certain moment de sa déportation, et, d’autre part, il m’a raconté l’épisode du match de
football entre les Grecs et les SS67 que je trouve assez remarquable comme événement et qui
devrait figurer quelque part dans cette « Histoire ».
Dans le même ordre de réflexion, j’ai découvert que le discours du témoin au cours
d’un entretien - en ce qui concerne les Grecs - n’était pas analogue à sa façon de m’affirmer,
avant l’entretien, qu’il a connu des Grecs et qu’il peut m’en parler.

67
Annexe n° 3.7, p. 9.

28
1.5.5. Transcription et analyse des entretiens
J’ai transcrit fidèlement tous les entretiens en utilisant les initiales des noms de
l’enquêté et de l’enquêteur et en utilisant la police « italiques » pour bien distinguer le
discours du témoin.
Par la suite j’ai élaboré une fiche sociographique68 qui donne une idée globale du
parcours des personnes interrogées et les situe dans l’espace et le temps.
Si les thèmes abordés par mes témoins sont multiples dans le cadre de leur histoire de
la déportation, j’ai décidé que, dans mon analyse je ne traiterais que les thèmes qui concernent
les Grecs.
Après avoir fait la présentation des personnes interrogées, j’ai élaboré un tableau69 où
figurent tous les thèmes concernant les spécificités des déportés Grecs, abordées par les
témoins, en cochant chaque case correspondant au thème et au témoin concerné. C’est ainsi
que j’ai pu examiner chaque thème puis, effectuer l’analyse thématique transversale afin de
dégager l’image que les Grecs projetaient sur leurs codétenus.
D’autre part, quelques éléments d’analyse discursive m’ont semblé indispensables. En
effet, j’ai constaté que du discours de chaque témoin transparaissait le positionnement de
celui-ci face aux événements d’alors.

Deuxième partie
2.1. La représentation des Grecs dans le discours des « autres »

2.1.1. Les Grecs vus par les Allemands


J’aurais voulu pouvoir avoir l’opinion des Allemands (les bourreaux et non les
victimes) qui au camp ont connu les Juifs de Grèce. Étant donné que cela est impossible, je ne
peux que me limiter à des extrapolations sur les représentations des Grecs auprès des
Allemands, basées sur le fait que l’art du national-socialisme fut fortement influencé par l’art
et la symbolique de la Grèce antique.
Je rapporte donc ici ce que Peter Adam écrit à propos de l’art au Troisième Reich :
Les racines communes avec la Grèce, le lien éternel avec le passé, ne remplissaient pas
seulement les têtes des politiciens; les historiens d’art n’avaient de cesse de proclamer le
message de l’art éternel allemand. « Notre temps est une fois de plus capable d’être Grec »

68
Annexe n° 2.
69
Annexe n° 2.

29
écrit Wilfrid Bade, porte parole du gouvernement, dans la préface du livre Deutsche Plastik
unserer Zeit (la Sculpture Allemande de notre Temps). « En ce moment, pendant que
l’Allemagne est entrain de dépasser les influences étrangères et de revenir aux formes pures,
les travaux qui sont créés sont dans leur maturité et leur noblesse les équivalents de l’art
Grec ».
Les sculptures allemandes n’étaient pas faites pour être des copies de l’antiquité mais
aspiraient à les égaler : l’équivalent nordique du modèle Grec. Le national-socialisme ne
permettait aucun doute que ceux-là étaient des corps allemands.
« La Beauté Idéale de l’antiquité sera éternelle tant qu’existera un peuple de la même pureté
de caractère et de race. Chaque époque politiquement héroïque construira un pont qui la liera à
un passé d’héroïsme égal. Les Grecs et les Romans seront soudain au plus près des
Allemands, puisque leurs racines se trouvent dans la race » (Hitler, allocution de La journée
du Parti, Nuremberg, in Berliner Lokal-Anzeiger, Septembre 2, 1933).
Pour le National Socialisme, l’homme nu répétait l’idéal classique de l’athlète héroïque dans
l’essence de sa nature. L’esprit Olympique s’est identifié au caractère allemand, l’ordre de
l’antiquité est devenu le bastion contre le chaos de l’art moderne. Les expositions des
sculptures grecques sous le titre « les sports des Hellènes » ou « Olympie et l’esprit
Allemand », ainsi que la grande exposition internationale de l’art Olympique qui s’est tenue à
Berlin en 1936, étaient censées promouvoir la même idée que Leni Riefenstahl réussit à
exprimer dans son film « Olympia, les dieux du stade » en mêlant habilement les sportifs nus
à des statues antiques.70
Eric Michaud, dans son étude sur l’art du Troisième Reich, écrit :
La nudité présentait ce double avantage d’ancrer visiblement l’histoire de la communauté
dans son passé grec et simultanément, de soustraire l’image de la communauté à toute
temporalité historique concrète que lui donnait le vêtement.71
Outre cet aspect théorique qui pourrait nous laisser entrevoir l’image que les
Allemands se faisaient des Grecs, je me référerais au livre de Marc Mazower qui écrit
justement sur ce point :
Au fur et à mesure que la Résistance s’étend en Grèce, des stéréotypes raciaux commencent à
prendre le dessus sur le philhellénisme assez prononcé de l’idéologie nazie. Les officiers de
l’armée allemande n’étaient pas moins ardents admirateurs de la Grèce antique que les
archéologues, les architectes et autres corporations professionnelles du Reich. Et à commencer
par le Field Marshal Brauchitsch, beaucoup ont visité les sites classiques comme des
« touristes de guerre » assidus. Mais cette sorte de vague classicisme était accompagné d’une
ambivalence considérable envers les descendants modernes de Périclès.
Les historiens spéculaient sur l’effet désastreux du sang Phénicien, et par conséquent Sémite,
sur la souche grecque classique. La thèse de Fallmerayer soutenant que la continuité raciale
avec les anciens a été interrompue par les invasions Slaves au VIIème siècle, a trouvé des
adhérants dans le Troisième Reich. Bien que les Grecs se trouvaient à un niveau nettement
supérieur que les Serbes dans la hiérarchie raciale nazie, l’admiration initiale d’Hitler pour la
performance de l’armée grecque en avril 1941 s’est évanouie sous la pression des sabotages

70
Adam (P.), Art of the Third Reich.
71
Michaud (E.), Un Art de l’Eternité, p. 196.

30
des Grecs sur l’armée de l’occupation. ...Durant l’année 1943, la « noble culture hellénique » a
cédé sa place au stéréotype cauchemardesque du « fanatique des Balkans ».72
Nous voyons ici que les Allemands se font à priori, une certaine idée des Grecs en les
assimilant aux Hellènes de la Grèce antique. Ils admirent l’art et la civilisation d’une Grèce
révolue que le Troisième Reich a tenté de récupérer pour illustrer et promouvoir « la pureté de
la race aryenne ». C’est le côté « culturel » des Allemands, cette même partie des bourreaux
qui adoraient la musique et qui a surpris tant de déportés aux camps.
Pour ce qui est de l’image que les Grecs ont projetée sur les Allemands dès le début de
l’occupation, elle fut très claire et sans équivoque :
Les efforts de l’Axe pour attirer les travailleurs Grecs se soldaient par un lamentable
échec. En effet, selon le OKW,73 parmi le 3.5 millions d’ouvriers employés dans le Reich en
octobre 1941, seulement 550 étaient des Grecs ! À la fin de 1942, après bien des menaces et
des promesses, 10000 Grecs partent pour travailler en Allemagne. Mais très vite ces
travailleurs acquièrent une très mauvaise réputation auprès de leurs employeurs allemands: Ce
sont les pires ouvriers, des bons-à-rien, des bagarreurs, et, pire, ils ne se privent pas
d’exprimer leurs sentiments anti-allemands. Des rapports de la Gestapo suggèrent que la
population grecque était la plus ouvertement anti-nazie, comparée aux Italiens, Français ou
Tchèques.74
Ici on peut et on doit se demander dans quelle mesure les supposées représentations
des Grecs auprès des Allemands s’appliquaient aussi sur les déportés Juifs de Grèce. Les
considéraient-on comme des Grecs ou comme des Juifs? Si on se base sur le témoignage de
Léon Perahia, on pourrait dire que les Juifs de Grèce au camp avaient réussi à plaquer sur leur
image de Juif, l’image du Grec en assimilant et en assumant la même attitude insolante et fière
envers les Allemands, que leurs concitoyens Orthodoxes.
Les seules autres données, à partir desquelles on pourrait émettre des hypothèses sur
les représentations des Grecs auprès des Allemands et extrapoler sur celles-ci, je les tiens des
récits des déportés. Ainsi, M. Rubinstein dans son témoignage dit qu’il arrivait que les
Allemands (les gardiens ou ceux de l’administration du camp) respectent la force de ceux qui
s’opposent à eux et ne courbent pas l’échine.75 Cela corroborerait ce que Léon Perahia écrit
dans son livre Mazal à propos du « respect » que les Grecs inspiraient aux Allemands :
Les Huns étaient étonnés par les Grecs. Ils n’arrivaient pas à comprendre comment
nous, les Grecs, nous ne nous résignions pas à notre sort. Malgré le surnom « Zaloniki klepsi-
klepsi » (du verbe « voler » en grec), ils nous estimaient...
...Plusieurs fois j’ai entendu de la bouche des SS que nous les Grecs nous n’étions pas
des Juifs, car nous ne ressemblions pas du tout aux autres Juifs.76

72
Mazower (M.), Inside Hitler’s Greece, The experience of occupation, 1941-44, pp. 157-158.
73
Oberkommando der Wehrmacht.
74
Mazower (M.), op. cit., pp. 74-78.
75
annexe n°3.5., p. 10.
76
Perahia L., Mazal, p. 39.

31
2.2. Les Juifs grecs vus par les autres déportés
2.2.1. Présentation des personnes interrogées
Fiche sociographique des personnes interrogées

D. D. N. S. R. C. S. R. E. Carasso
Lachman Mandel- Ramet Rubinstei Sufit Van Polak Goldstein
nom baum n West
annexe n° 3.6 3.7 3.1 3.5 3.3 3.4 3.8 3.2 3.9
sexe H H H H H H F F F
date de
naissance
1924 1922 1925 1925 1925 1913 1929 ~1922 1922
lieu de Pologne Allemagne Pologne Belgique France Belgique France Belgique Hongrie
naissance
nationa-
lité B B B B F B F B G
formation lycée secondaire collège secondai- secondai secondai secondai début d’études de
re -re -re -re médecine
métier mécanic. ?
des fleuriste
tailleur
mach. à
écrire
polonais français français
yiddish flamand flamand
langues français français flamand anglais allemand français français français hongrois
allemand français yiddish anglais flamand allemand allemand allemandanglais
yiddish

date avril juillet août décembre mai juin avril juillet mai 1944
d’arresta- 1944 1942 1942 1941 1944 1944 1944 1943
tion
date août novembre printemps août avril
d’arrivée 1942 1943 1943 1944 1944
au camp mai 1944 mai 1944 mai 1944 mai 1944

âge à
l’arrivée
au camp 20 ans 20 ans 17 ans 18 ans 19 ans 31 ans 15 ans ~22 ans 22 ans

relations
avec les
Grecs non oui oui non non non non non oui

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Sur cette fiche sociographique nous avons un aperçu global de la trajectoire des personnes
interrogées.

Profil des personnes interrogées


Nous constatons qu’il y a 3 femmes et 6 hommes. Ils sont nés entre 1913 et 1929. Ils
ont donc aujourd’hui entre 69 et 85 ans.
Trois sont nés en Belgique, deux en France, un en Allemagne, deux en Pologne et une
en Hongrie. Il y a parmi eux 6 citoyens belges, deux citoyens français et une citoyenne
grecque. Les témoins belges habitent tous à Bruxelles, sauf M. Ramet qui habite à Anvers. M.
Sufit qui a la nationalité française, habite également à Bruxelles. Mme Polak, qui est
Française, habite à Strasbourg. Mme Carasso a la nationalité grecque et habite à Salonique.
Tous les témoins ont été à l’école avant leur déportation. Selon les âges, ils ont eu plus
ou moins le temps de finir l’école et de poursuivre leurs études. Ils avaient donc presque tous
eu le temps d’arriver à la fin des études secondaires. M. Lachman a fini le lycée, M. Ramet
l’athénée, et Mme Carasso avait été reçue à la Faculté de Médecine. Il n’y a que trois
personnes qui avaient une formation professionnelle en arrivant au camp d’Auschwitz-
Birkenau : M. Mandelbaum était tailleur, M. Van West était fleuriste et M. Sufit était
mécanicien de machines à écrire.
Tous les témoins parlent au minimum deux langues (sauf M. Lachman). Le français et
le flamand étant les langues enseignées aux écoles belges, ce sont les langues que l’on
rencontre le plus fréquemment chez les personnes interrogées.
Les dates d’arrestation des témoins varient et s’étendent de 1942 à 1944. Trois de mes
témoins ont fait de la prison ou ont été dans des petits camps de travail avant d’être envoyés
au camp d’extermination.

2.2.2. Dans quelles circonstances les témoins ont connus ou entendus parler des Juifs de
Grèce
Parmi les 9 personnes interrogées, 3 seulement ont eu des relations d’amitié avec des
Grecs au camp. Les autres n’ont fait que les apercevoir ou ont eu des contacts fortuits avec
eux.
Les trois personnes qui ont eu des relations d’amitié avec les Grecs, les ont connus
dans des Kommandos qui comportaient un nombre de déportés relativement petit. Il s’agit de
deux Kommandos partis d’Auschwitz sur le site du ghetto de Varsovie après sa destruction, et
d’un autre, à Kaufering, camp satellite de Dachau, après l’évacuation d’Auschwitz :
Annexe n° 3.1, p.8 :
N. R. ... Nous arrivons à Varsovie. Dans un camp. Des baraques neuves, en bois, et alors
j’apprends là bas qu’il y a... que le camp était construit par des Juifs grecs, dont la plus part
venait de Salonique. Il y avait à Varsovie, les documents correspondent, environs, euh...
présents, environ 500 Grecs.
E. Z. Et vous avez appris ça où ?

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N. R. J’ai appris ça à Varsovie une semaine après, pas le jour où je suis arrivé. Parce qu'on
m’a mis dans une baraque où il y avait beaucoup de Grecs. Et... ils étaient merveilleux ces
Grecs. Euh... Je ne sais plus si c’était la baraque numéro 2 ou 3. Je m’en souviens pas. Il
devait y avoir environ 5000 personnes ou 4500 parce que mon numéro était à Varsovie
44098. Donc, je suppose, comme nous étions les derniers arrivés, et on nous a dit qu’ils
avaient construit, euh... avec des ouvriers polonais ils avaient construit le nouveau camp, ça
devait donc être en août 1943, fin août ‘43.

Annexe n° 3.7, p. 3 :
E. Z. Et vous êtes arrivé quand, à Auschwitz ?
D. M. Moi je suis arrivé fin août ‘42.
E. Z. Donc, vous êtes resté jusqu’en ‘43, travaillant comme tailleur. Avez-vous connu des
Grecs là-bas ?
D. M. À Auschwitz, non. Mais on savait qu’il y avait des convois de Grèce qui arrivaient, je
vais vous dire pourquoi, on recevait de la soupe, et un jour on a trouvé du halva77 dans la
soupe ! Alors qu’est-ce que ça, du halva, d’où ça vient, on s’est renseigné et on a su qu’il y
avait des convois de Grecs qui arrivaient et qu’eux apportaient toute sorte de nourritures qui
partait à la cuisine, halva ou autre. C’était bon d’ailleurs. Je ne sais pas si je saurai manger
cela aujourd’hui, mais c’était bon.
C’est seulement quand on a été sélectionné pour partir à Varsovie, pour déblayer le ghetto,
en septembre ‘43, il y a eu des Grecs qui sont venus avec nous. Je crois qu’il y avait 300. Sur
les 4000 prisonniers, il y avait 300 Grecs. Tous pratiquement de Salonique. Il y avait
quelques uns d’Athènes.

Annexe n° 3.9, pp. 4-5 :


E. C. ... Enfin. De Dachau on est parti à Kaufering. Pourquoi on a été envoyé ? Moi j’étais
forte et solidement bâtie et ça se voyait que j’étais capable de travailler. Là nous avons
construit nous mêmes nos baraques. Un jour, à Kaufering, on a appris qu’il allait y avoir
aussi un Mennenlager. Ça veut dire qu’il allait y avoir des hommes déportés.
Et d’où viennent-ils, ce sont des Grecs. Des Grecs! Alors il faut faire très attention, ce sont
des voleurs, ils vont voler ton pain. Le petit bout de pain qu’on recevait. Alors nous étions
tous sur nos gardes. Bref.

Les autres témoins n’ont fait qu’apercevoir les Grecs, peu nombreux, noyés dans la
masse des déportés. Des fois ils ont des petites conversations avec l’un ou l’autre des Grecs,
mais surtout, ils les voient comme un groupe qui parle des langues difficilement accessibles et
qui se tient à l’écart :
Annexe n° 3.5, pp. 7-8 :

77
Halva est un met doux, à base de pâte de sésame et de sucre.

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S. R. En ‘44 je suis à la Buna et là il n’y avait aucun Grec malheureusement dans mon
Kommando, donc je les ai côtoyés que vraiment par hasard, eh. Quand vous travaillez avec
un gars tous les jours, vous avez l’occasion d’avoir des conversations disons plus
intéressantes que bonjour, comment ça va, et qu’est-ce que tu fais, à quel Kommando
appartiens-tu, quelle baraque, dans quelle baraque loges-tu, ah, je connais bien le chef de
baraque, c’est un brave type, tu ne sera pas trop mal, etc. C’est à ça que se limitaient nos
conversations. Si vous travaillez déjà avec quelqu’un toute la journée, là vous parvenez déjà à
avoir d’autres conversations. Mais malheureusement ça ne s’est pas produit dans mon cas.

Annexe n° 3.2, p. 3 :
E. Z. Racontez moi comment vous avez connu les Grecques.
R. G. Oui. En fait, je n’ai jamais connu des Grecques directement. Parce qu’il y avait le
problème de la langue. Quand ... euh... j’ai longtemps été avec des Belges ou des Françaises.
Donc avec des personnes qui parlaient ma langue.
Les Italiennes je ne les comprenais pas, et puis on n’avait pas le temps d’apprendre l’italien,
et le grec encore moins. Mais ce que j’ai vu, ce que j’ai remarqué, c’est qu’elles sont arrivées
désespérées. D’abord.

Annexe n° 3.8, p.14 :


S. P. ... Alors pour répondre à votre question, il y avait ce clan de Turques qui étaient
ensemble. Qui vivaient à Paris. Quand je dis Turques, Grecques, enfin, bon. C’était des gens
qui vivaient entre eux. Et qui avaient leur langage. Parce qu’ils parlaient le portugais. C’était
des gens qui parlaient le...
E. Z. Le judéo-espagnol.
S. P. L’espagnol, enfin bon, c’était des gens qui... Et alors dans ce truc là mon amie était un
peu exclue aussi de ce clan. Parce qu’elle est arrivée en France à l’âge de 5 ans, elle ne
parlait pas du tout ceci. Elle était assimilée étant à l’orphelinat.
Donc, moi je n’ai pas tellement parlé avec eux, mais ce que j’ai vu... c’est plutôt visuel. Je
suis assez sensible à certaines choses... Bon. Je l’ai vu à Drancy. Parce que là-bas à Birkenau
on nous lançait une robe, tout le monde était habillé pareil, il n’était plus question de se
différencier des autres.

Annexe n° 3.6, p.3 :


E. Z. Vous m’avez dit que vous avez rencontré des Grecs. Voulez-vous m’en parler s’il vous
plaît ?
D. L. Il y avait. Il n’y avait pas beaucoup, pas beaucoup. Il y avait beaucoup de nationalités.
Alors il y a deux problèmes bien précis.
D’un côté cette minorité organisée... il ne faut pas oublier que une grande majorité des
personnes est arrivée au camp sans savoir pourquoi elles étaient là...

35
p. 5 :
D. L. ... À Auschwitz on rencontrait, bon, on avait l’habitude de parler. De parler beaucoup,
n’est-ce pas. Parce que ce qui était important c’était de meubler l’esprit, ne pas laisser
rouiller les engrenages.
Et alors, après le travail, moi j’avais un copain qui était comme ça, tout à fait par hasard
dans mon Block, et nous avons parlé. Et je me souviens, très très vaguement qu’il me parlait
de ses parents, qui me parlait... il était de Salonique je crois.

2.3. Les thèmes abordés

Pour dégager l’image des Grecs auprès des personnes interrogées, il s’agit d’identifier
les thèmes évoqués, et de mettre à jour leurs représentations de cette communauté, véhiculées
par le discours des témoins.
Je me propose donc ici d’examiner les témoignages à travers le prisme de mes
hypothèses. Les thèmes qui concernent l’image des Grecs, les éventuelles relations du témoin
avec eux et ses appréciations, s’articulent autour d’une chronologie inhérente à mon guide
d’entretien. La grille d’analyse qui suit, est construite à partir de 3 grands axes qui
apparaissent dans les témoignages. Chacun des deux derniers axes s’articule autour de deux
thèmes :
1) Comment le témoin situe-t-il les Grecs qu’il a connus de près ou de loin
(milieu social et les langues propres à ce milieu).
2) Comment les Grecs sont-ils perçus par le témoin et/ou par son groupe
a) La différence entre Séfarades et Ashkénazes
b) La « débrouillardise » des Grecs
3) Commentaires et appréciations sur les Grecs au camp
a) La solidarité des Grecs entre eux (ils se tiennent ensemble)
b) Les qualificatifs qui caractérisent les Juifs grecs
Chaque thème examiné sera illustré par des extraits de témoignages, oraux ou écrits.

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Aperçu synoptique des thèmes abordés
Axes comment sont-ils comment
perçus sont-ils
situés
Thèmes différence débrouillardis milieu se tiennent optimistes
entre e des social ensemble chaleureux
Ashkénazes Grecs fiers,
et Séfarades solidaires dignes, etc.
Témoins
N. Ramet oui oui oui oui
R. Goldstein oui oui
R. Sufit oui oui oui oui
C. Van West oui
S. Rubinstein non oui
D.Lachman oui
D. oui oui oui
Mandelbaum
S. Polak. oui
E. Carasso oui oui oui
P. Levi oui oui oui
A. Novac oui oui
C. Lanzmann oui

2.3.1. Comment les témoins situent-ils les Juifs de Grèce.


Bien qu’il soit assez difficile pour les témoins de parler en détail des Grecs qu’ils ont
rencontrés, nous avons, proportionnellement, un grand nombre qui situe, au moins
socialement les déportés Grecs. On trouve ceux qui ont connu la grande masse prolétaire des
Juifs de Salonique, ceux qui se trouvent en compagnie d’un groupe de Grecs de milieu aisé,
mais surtout, et là le facteur de la langue joue un grand rôle, ceux qui communiquent en
français avec les Grecs qui ont fréquenté les écoles de l’Alliance Israélite Universelle :
Annexe n° 3.6, p. 5 :
E. Z. Donc c’est au camp que vous avez appris les autres langues. Bien. Parlez-moi un peu
des Grecs maintenant. Vous les avez rencontrés dans le camp sans avoir des relations plus...
D. L. Écoutez. N’oubliez pas qu’un demi-siècle s’est déroulé depuis lors...
E. Z. Bien sûr. Mais je ne vous demande pas de noms ni de numéros.

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D. L. Non, mais... les cercles, les milieux où moi je gravitais étaient peut-être différents de
ceux d’autres personnes.

Annexe n° 3.7, p. 3 :
D. M. ...Sur les 4000 prisonniers, il y avait 300 Grecs. Tous pratiquement de Salonique. Il y
avait quelques uns d’Athènes.
Il y avait dans le tas un directeur de banque d’Athènes. Avec lequel je me suis lié d’amitié
parce que je lui ai demandé... il achetait toujours des charges, vous savez comment ça
marche. Si vous avez quelque chose, un poste-clef intéressant, et comme il avait été éduqué en
tant que banquier, et qu’il avait de l’argent, il est devenu au camp de Dachau, il est devenu
directeur. Pas Dachau. Un Kommando de Dachau, dans un camp satellite...
p. 5 :
E. Z. Est-ce que vous pensez que vous pourriez faire une comparaison du comportement des
gens entre les différentes nationalités ? Est-ce que vous pensez qu’il y avait des traits
caractéristiques selon les nationalités ?
D. M. Non. Vous savez, on était un petit peu laminés tous de la même façon. Mais il fallait
trouver des systèmes et je pense que les Grecs - à Varsovie, eh, - ils étaient un peu plus
débrouillards que les autres. Du fait qu’ils se tenaient tous ensemble, qu’ils avaient une
langue que personne ne comprenait, le ladino, qu’ils avaient des métiers manuels et qu’ils
étaient physiquement assez forts. Sinon il y avait des forts partout et des faibles partout, dans
toutes les nationalités.

Annexe n° 3.9, p. 10 :
S. T. Vous nous avez dit au début que quand les Grecs sont arrivés au camp, tout le monde se
méfiait d’eux, mais que quand vous les avez connus vous les aviez trouvé très corrects.
E. C. J’ai évidemment changé d’avis mais parce que j’étais avec des gens exceptionnels, tel le
groupe que j’ai connu. Ils étaient tous des hommes et des femmes exceptionnels, honnêtes,
pleins de bon sens, pleins de bonté, éduqués, ils avaient un certain niveau. Je n’ai pas connu
là-bas des Grecs d’une autre classe sociale, il y avait peut-être parmi eux des assassins, je ne
pouvais pas savoir. Mais ceux que j’ai connus étaient tous meilleurs que moi.

Annexe n° 3.3, p. 6 :
E. Z. Et vous dites cela parce que vous pensez que ces jeunes Grecs n’avaient pas baissé les
bras, malgré leur amputation ?
R. S. Non. Je veux dire qui n’avaient pas connu la vie avant, ils venaient de familles
bourgeoises, qui n’avaient pas dû connaître la vie misérable, bon, la mort dans ces conditions
là... bon, on meurt normalement de vieillesse, ou de maladie, ou par accident. À cet âge la
mort n’entre pas en compte. Du moins à cette époque là...

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Annexe n° 3.1, p. 12 :
N. R. Ils venaient de tous les milieux. Ils parlaient tous français, ils venaient tous de l’école
de l’Alliance Israélite, il me semble, ils parlaient tous français, et il y en a un qui m’a dit qu’il
n’avait jamais porté autre chose que des sandales, qu’il était débardeur au port... je ne me
souviens pas qui c’était. Mais Pepo venait d’une famille fortunée, il me semble.

Annexe n° 3.5, pp. 11-12 :


S. R. J’espère que vous aurez plus de chance avec les autres personnes que vous allez
interviewer.
E. Z. Mais non, je trouve que vous m’avez dit pas mal de choses.
S. R. Tant mieux. Mais j’étais assez sceptique, parce que j’avais des tas de souvenirs pour
avoir côtoyé par-ci par-là un détenu Grec, avoir eu de courtes conversations, mais c’est...
encore fallait-il qu’ils connaissent une langue étrangère à part le grec ou l’espagnol, parce
que je sais qu’en général ils parlaient les deux, eh, mais comme je ne connaissais ni
l’espagnol ni le grec, ça devenait très compliqué. Il fallait trouver celui qui parlait soit le
français, soit l’allemand, soit l’anglais. Parce que je me débrouillais en anglais aussi. Mais
bon. Le plus souvent c’était des gens qui avaient appris un peu le français à l’école. Ça
c’était le plus courant. Il y en avait d’autres qui pendant leur séjour dans le camp ils avaient
appris un peu l’allemand. Comme tous les détenus évidemment. Moi je connaissais, ça c’était
mon avantage, j’avais appris l’allemand à l’école. Mais même quand on ne connaît pas, on
finit toujours par apprendre... les mots qu’il faut. Il y avait un langage, disons un vocabulaire
qui revenait tout le temps. Et ça tout le monde devait comprendre. C’est pour ça qu’au fond
c’était très limité mes contacts avec les Grecs. Et en plus il n’y en avait aucun dans mon
Kommando. C’était un petit Kommando, on était quoi, vingt-cinq, ce qui est très petit par
rapport aux Kommandos qui travaillaient au Buna Werke.

Haïm Vidal Sephiha, annexe n° 3.10, p. 1 :


H. V. S. J’ai connu les Juifs grecs dès mon enfance à Bruxelles où ils fréquentaient la même
synagogue sépharade. J’en ai gardé les meilleurs souvenirs.
J’en ai également rencontrés dans les camps. Ils étaient tous originaires de Salonique
mais il m’est difficile de savoir ce qu’ils faisaient dans le civil. C’est à peine, en effet, que les
conversations concentrationnaires se rapportaient à notre vie antérieure. Tout tournait
autour de la nourriture et des moyens de subsister dans cet enfer. ...C’est en judéo-espagnol
que nous nous exprimions.

2.3.2. Comment les Grecs sont-ils perçus par le témoin et/ou par son groupe :
Les cas et les rencontres varient énormément et nous avons des témoignages qui se
contredisent en ce qui concerne l’attitude des Grecs. Par exemple, M. Rubinstein qui se trouve
à Monowitz - Buna depuis le printemps ‘43, (et donc même avant Primo Levi, quand,
logiquement, les Grecs sont un peu plus nombreux qu’à l’arrivée en ‘44 de ce dernier) dit que
les Grecs étaient effacés. Primo Levi dit le contraire :

39
Annexe n° 3.5, p. 11 :
S. R. Il y avait très peu de Prominents parmi les Juifs grecs. Très peu. Ils étaient déjà pas
tellement nombreux... Surtout, ils faisaient tout pour ne pas se faire remarquer. Et il faut dire
qu’eux ils ont bien suivi la consigne qu’on donnait à chaque détenu qui entrait dans le camp:
ne pas se faire remarquer. S’effacer le plus possible si on veut survivre. Je crois que ça c’était
une consigne qu’ils avaient bien comprise. Et c’est pour cette raison là qu’il n’y avait pas...
moi je n’ai pas connu de Prominents dans les Juifs grecs. Pas un seul. Il y en avait qui
avaient des Kommandos très durs, d’autres qui en avaient des moins durs. Il y avait des
Kommandos qui permettaient de survivre. Comme moi qui étais dans un Kommando qui me
permettait de survivre. Mais des vraies places privilégiées, non, les Grecs n’en avaient pas.
Pas des Kapos, pas des Blokälteste. Je crois que ce n’était pas leur effacement, leur discrétion
qui faisait ça, il y avait aussi évidemment là dedans la connaissance de la langue. Et puis, je
crois que troisièmement, ils n’étaient pas assez anciens dans le camp. Par rapport aux
politiques Allemands et Autrichiens et Polonais. J’ai connu le Lagerkapo de Monowitz qui
avait en 1944 onze ans de détention...
E. Z. Est-ce que vous vous rappelez si on appelait les Grecs par un surnom?
S. R. Non. Les gens ils disaient - la langue véhiculaire c’était l’allemand évidemment dans le
camp - ils disaient die Griechischen. Je n’ai jamais entendu un autre mot et certainement pas
un mot injurieux.
Primo Levi, Si c’est un homme, p.92
Nous avons à nos côtés un groupe de Grecs, de ces admirables et terribles juifs de Salonique,
tenaces, voleurs, sages, féroces et solidaires, si acharnés à vivre et si impitoyables dans la lutte pour
la vie ; de ces Grecs qu’on trouve partout aux premières places, aux cuisines comme sur les
chantiers, respectés par les Allemands et redoutés des Polonais... Les voici maintenant regroupés en
cercle, épaule contre épaule, en train de chanter une de leurs interminables cantilènes... Et ensemble
ils continuent à chanter, tapent du pied en cadence et se soûlent de chansons.
Dans les témoignages nous avons deux thèmes qui reviennent régulièrement et qui se
rapportent à la manière dont le groupe des déportés grecs est perçu :
Le premier est la différence entre l’attitude des Séfarades par rapport à celle des
Ashkénazes. Sur ce point, les témoins disent que les Ashkénazes ont « l’habitude » des
persécutions et donc ils sont plus préparés pour la vie du camp, tandis que les Séfarades qui
ont vécu longtemps en toute quiétude sous le soleil de la Méditerranée, ont du mal à
comprendre ce qui leur arrive, ils sont « innocents » :
Ana Novac, J’avais 14 ans à Auschwitz, pp. 175 - 176
Arrachées à leur printemps rhodien, les Grecques respirent avec peine cet air
empesté. Leur organisme habitué au soleil proteste sauvagement en se détériorant à toute
pompe. On dirait des fantômes alignés en rangs de cinq. À chaque rafale de vent, on sent le
souffle de la mort traverser l’Appelplatz. Ce n’est pas leur extrême maigreur qui me trouble,
ni les haillons grotesquement décolletés dont les Slovaques les ont affublées à la désinfection
; même pas l’idée qu’elles vont tomber comme des feuilles en quelques semaines, en quelques
jours peut-être. Ce qui me tracasse et me poursuit comme un remords, c’est leur candeur.
Leurs yeux d’enfants, dilatés, fiévreux et ahuris. « Qu’est-ce que c’est?... Pourquoi donc ?...
Nous n’avons rien fait de mal... »

40
J’ai vu arriver pas mal de transports. Les nouveaux venus font toujours sensation,
leurs baraques assiégées par les curieux. Je me souviens des Hollandaises : on ne pouvait
rien tirer d’elles, elles ne cessaient de répéter « dormir », et s’écroulaient titubantes sur leurs
couchettes. Les Françaises, au contraire, suragitées ; elles veulent tout savoir et partent tout
de suite à la découverte d’éventuelles connaissances. Elles finissent toujours par en trouver et
s’installent dans un tapageur climat de retrouvailles. Quoi qu’on leur dise, elles ne font que
répéter : « Qu’à cela ne tienne. » Leur optimisme frôle la provocation, et nous laisse
abasourdies. Les Polonaises sont apathiques. Elles savent tout à l’avance et la seule chose
qui les intéresse, c’est la bouffe : l’épaisseur de la soupe et ce qu’il y a dedans.
Mais ces trois cents Rhodiennes nous ont positivement soufflées. Quand elles sont arrivées
dans la baraque, nous avons failli reculer : c’était comme un cortège de squelettes. Et voilà
qu’une d’elles tourne vers moi sa figure de madone suppliciée, et me considère de ses yeux
immensément dilatés : « Parlez-vous français, mademoiselle ?
-Un peu.
-Voulez-vous me dire ce que nous avons fait pour qu’on nous regarde sans nous parler ?
Nous n’avons commis aucun crime.
-Personne ici », dis-je.
Il n’y a qu’un enfant ou un fou pour poser des questions pareilles ! Ou une madone
des îles ! La loi raciale ? Oui, elles en ont entendu parler à la radio, dans les journaux. Mais
on lisait peu les journaux, ces derniers temps, car on les comprenait de moins en moins...
Non, elles n’étaient ni bolcheviques, ni capitalistes, parole d’honneur. Leurs compatriotes
étaient là pour témoigner qu’elles n’avaient jamais été condamnées, n’avaient jamais
comparu devant un tribunal, même en qualité de témoin. Mais ces étrangers n’avaient rien
voulu entendre. Ils ne comprenaient pas leur langue. Ils les avaient entassées dans des
fourgons à bestiaux, des familles entières, des vieux, des enfants. Le bateau a mis quatre
semaines et on leur a dit de prendre des victuailles pour cinq jours. Ils n’ont même pas pu
compter leurs morts à l’arrivée, tellement on les harcelait : « Los, Los ! » Elles ne savent pas
lesquels d’entre eux ont été acheminés vers l’autre camp, moins dur, avec les vieux et les
enfants, où la nourriture est tellement meilleure.
Claude Lanzmann, entretien avec Kaganski S. et Bonnaud F. in Les Inrockuptibles, N° 136, p.
20 :
Les seules photographies dans Shoah sont celles qui m’ont été remises par des
familles de Corfou. Peut-être parce que pour moi, d’une certaine façon, ce sont les plus
innocents des innocents, c’était une île heureuse et ensoleillée de la mer Ionienne. On ne peut
pas imaginer que l’horreur va frapper là-bas.

Annexe n° 3.1, p.10 :


N. R. Ils étaient beaucoup plus optimistes. Je ne sais pas comment ça s’est passé au début,
s'ils étaient à l’arrivée à Birkenau plus faibles que d’autres, mais je ne crois pas. Moi, il me
semble qu’ils étaient forts. C’étaient des gens... c’étaient des hommes... euh... je n’ai pas
connu des femmes grecques parce qu'on était toujours dans des camps d’hommes, mais je
crois qu’ils avaient des caractères forts. Plus forts que les autres.

41
Les Juifs polonais étaient des Juifs... euh... comment dire... qui avaient connu tant de pogroms
et de misère et qui venaient déjà des ghettos, donc qui étaient des gens brisés. Euh... Les Juifs
d’Europe occidentale, euh, beaucoup étaient des Juifs polonais. Avec un passé de Galuth
[exil, diaspora, en hébreu] c’est comme ça que je le vois aujourd’hui, c’est valable pour tous
les autres Juifs, euh... puis les Juifs hollandais étaient très très faibles, des gens tout à fait
intégrés, ils ne tenaient pas, physiquement ils ne tenaient pas, par exemple à Varsovie, il y a
eu beaucoup de Juifs hollandais qui sont morts, assez rapidement. Euh... les Grecs étaient
forts et optimistes

Annexe n° 3.8, pp. 5-6 :


S. P. ...Alors, au cours de ma déportation j’ai eu l’occasion de voir des personnes du bassin
méditerranéen.
...Ce sont des gens qui se sont installés là-bas, qui avaient fui l’Espagne, qu’ils avaient
quitté... et qui s’étaient cru chez eux pendant plus de quatre siècles, 450 ans, si mes souvenirs
sont bons, et ils étaient installés à Salonique, 60% de la population était juive, se composait
d’artisans pour la plupart, et ils se croyaient chez eux. Et il a fallu que le nazisme, que
l’enfer... disons passe par là, pour qu’un jour, ces gens qui étaient loin de tout, tout ce qui se
passait en Europe... ils étaient dans cette enclave et se croyaient protégés, je suppose, mais
Hitler ne les avait pas oubliés. Et même il y en a à qui il a fait traverser l’eau pour vraiment
les regrouper, pour ne pas les oublier.
Alors quand je pense à nous, si je fais une différence entre nous ici, moi qui suis née en 1929,
j’ai toujours vécu ici en Alsace avant guerre, j’entends toujours mes parents, mes grands-
parents, tout le monde autour de moi, je les ai toujours entendu parler des pogroms, qu’ils
soient polonais, qu’ils soient russes, de ceux qui arrivaient de Pologne, de familles entières de
gens qu’on a reçus, soit seuls, soit en famille chez nous, et qui fuyaient l’Est, nous avons ici
toujours vécu cela.
...Bien. Et je veux donc dire que nous sommes partis de chez nous, en 1940, nous avions peur
déjà. Nous ne savions pas où on nous emmenait, c’était une épée de Damoclès suspendue au-
dessus de notre tête.
...mais si je fais la comparaison entre nous qui... je ne peux pas dire qu’on était préparé à ça,
mais c’était pour ainsi dire, presque notre... notre destinée parce que tout le monde était
concerné par le nazisme, je me suis toujours posé la question, comment ces gens, là-bas, à
Salonique, qui ne vivaient pas la même chose que nous, comment ils avaient pu survivre.

Annexe n° 3.2, p. 3 :
R. G. Oui. En fait, je n’ai jamais connu de Grecques directement. Parce qu’il y avait le
problème de la langue. Quand ... euh... j’ai longtemps été avec des Belges ou des Françaises.
Donc avec des personnes qui parlaient ma langue.
...J’avais l’impression qu’on ne leur avait jamais dit qu’on exterminait. Alors que moi je
l’avais entendu avant d’arriver au camp. Je ne voulais pas le croire mais je savais quelque
chose. Alors les Grecques restaient évidemment groupées, elles sont restées groupées, mais
avec un désespoir total. Elles ne comprenaient rien, je pense qu’elles n’avaient jamais

42
entendu parler de la déportation, je crois, je n’en sais rien, mais c’est l’impression que
j’avais moi, parce qu’il n’y avait pas la communication.
C’est bien simple, euh, comme il n’y avait pas moyen de les comprendre, euh, moi j’avais ...
moi je les voyais dépérir, se laisser carrément mourir, elles ne comprenaient pas les ordres,
elles ne comprenaient rien, et c’était un désespoir...

Le deuxième thème est celui de la « débrouillardise » des Grecs. Les témoins


utilisent des termes divers pour exprimer la façon dont les Grecs se débrouillaient au camp,
avec, presque toujours, une explication ou une comparaison avec d’autres nationalités dans le
camp en ce qui concerne ce point. Ils sont « roublards », « débrouillards », « malins », etc. Si
leur surnom au camp est « Saloniki klepsi-klepsi »,78 les témoins ne les qualifient pas de
« voleurs », terme qui ajoute une connotation de violence, de délit au mot et à l’acte. Ils ne
sont définitivement pas violents :
Primo Levi, Si c’est un homme, p. 103
Postés chacun dans son coin habituel, la Bourse accueille les marchands de
profession ; au premier rang desquels les Grecs, immobiles et silencieux comme des sphinx,
accroupis sur le sol derrière leurs gamelles de soupe épaisse, fruit de leur travail, de leurs
trafics et de leur solidarité nationale.
Les Grecs ne sont plus maintenant que très peu, mais leur contribution à la
physionomie générale du camp et au jargon international qu’on parle est de première
importance. Tout le monde sait que « caravana79 » désigne la gamelle et que « la comedera es
buena80 » veut dire que la soupe est bonne ;
Que cette sagesse qui se manifeste au camp par la pratique systématique et scientifique du
vol, par la lutte acharnée pour accéder aux postes importants et par le monopole de la Bourse
du troc, ne doit pas faire oublier que leur répugnance pour toute brutalité gratuite et leur
incroyable sens de la persistance, au moins virtuelle, d’une dignité humaine, faisant des
Grecs, au Lager, le groupe national le plus cohérent...
Primo Levi, La Trêve, p. 45
J’en parlai avec le Grec : nous tombâmes d’accord pour nous associer afin d’éviter à tout
prix une autre nuit de ce genre à laquelle nous sentions ne pas devoir survivre. Je pense que
le Grec, à cause de ma sortie nocturne, surestima mes qualités de « débrouillardise » et de
« démerdard », comme on disait alors élégamment. Quant à moi, j’avoue avoir tenu compte
surtout de l’importance de son sac et de sa qualité d’habitant de Salonique, ce qui équivalait,
comme chacun le savait à Auschwitz, à une habileté commerciale raffinée, à la faculté de se
tirer d’affaires en toutes circonstances.

Annexe n° 3.3, pp. 4-5

78
Du verbe « klevo », voler, en grec.
79
Le mot grec pour « gamelle ».
80
En judéo-espagnol, « le manger est bon ».

43
R.S. Je me rappelle un Grec qui devait avoir 40 ans par exemple, ... euh, il n’était pas le seul,
d’autres le faisaient aussi, il faisait de... il se débrouillait, il se débrouillait bien. Il avait un
savon et une serviette de toilette, ce qui est énorme... ne vous faites pas d’illusion, eh, ... Bon.
Avait-il une montre, ça j’en sais rien...
pp.6-7
E. Z. N’avaient-ils pas une réputation de voleurs ? Je vous pose cette question parce que j’ai
lu cela.
R. S. Non, pas spécialement, pas à ma connaissance. Bon. Ils étaient roublards. Les aînés, eh,
pas les tout jeunes. Les aînés étaient assez roublards parce qu'ils étaient commerçants...
E. Z. Vous expliquez ça comme ça...
R. S. J’explique ça comme ça. Écoutez, quand vous prenez un groupe humain et vous le
mettez dans un endroit, je ne dirais pas tout nus, mais à peine habillés, vous leur donnez
chacun dix francs, au bout d’un mois vous verrez des qui n’ont plus rien du tout et les autres
qui ont tout. Pourquoi, ben parce qu’ils sont roublards, parce qu’ils sont commerçants, parce
qu’ils se débrouillent bien. Bon ben je pense que chez les Grecs comme partout, il y avait
toute sorte d’hommes, ceux qui savaient se débrouiller et les autres, les pauvres types qui se
font avoir.
E. Z. Néanmoins, vous dites que les aînés avaient quand même la réputation de roublards.
R. S. Mais il y avait les Hongrois et les Polonais qui avaient cette réputation aussi. Mais les
Polonais c’était à l’arrachée qu’ils volaient. Avec violence.
E. Z. Donc, vous faites une différence entre la roublardise des Grecs, et la roublardise des
Polonais.
R. S. Oui. Je ne me rappelle pas avoir vu voler les Grecs ou avoir entendu que les Grecs
volaient. Mais ils n’étaient pas si nombreux vous savez.

Annexe n° 3.4, p. 11 :
C. VW....je peux vous dire, vous êtes Grecque vous même, les Grecs sont très débrouillards.
Surtout quand ils sont Juifs.
E. Z. Pourquoi vous dites ça ? Sur quoi vous vous basez ?
C. VW. Ah je peux le dire parce que j’ai constaté cela.
E. Z. Au camp ?
C. VW. Vous voyez, beaucoup de gens ont dit, oui, les Grecs sont des gens débrouillards. Au
camp aussi. Il [Angel] était parvenu à me procurer une couverture alors que j’en avais pas.
Et ce n’était pas facile. Il l’a volée quelque part, ou quoi, mais enfin ça c’est un geste dont je
me souviens, et je me souviens encore très bien de lui, il était très aimable, très, très amical.
Mais c’est tout dont je me souviens.
p. 12 :

44
E. Z. Bon. Alors vous dites que les Grecs étaient débrouillards. C’est l’impression que vous
avez eu d’eux au camp?
C. VW. C’est une impression que j’avais. Ils étaient plus malins. Peut-être qu’avant on en
parlait un petit peu chez nous, vous savez, alors je me suis fait peut-être une idée de cela,
qu’ils étaient un peu plus débrouillards.

Annexe n° 3.7, p. 4 :
E. Z. Parlons un peu de ce Kommando à Varsovie. J’ai entendu dans votre témoignage vidéo
que j’ai visionné à la « Fondation », que vous disiez que les Grecs se débrouillaient d’une
certaine façon pour avoir plus de pain.
D. M. Oui. Ils se débrouillaient très bien. Ils étaient solidaires. Ils ne parlaient pas le Grec.
Ils parlaient le ladino entre eux. Et un petit peu le français. Pas tous eh, mais beaucoup
parlaient le français, c’est comme ça que j’ai pu avoir des contacts. Et ils s’arrangeaient
pour être dans les bons Kommandos. Donc l’un tirait l’autre, dans les bons Kommandos.
E. Z. Vous avez dit qu’ils étaient solidaires...
D. M. C’est vrai. Ils se tenaient tous entre eux.
E. Z. Mais vous dites que vous pouviez aussi profiter de leur débrouillardise. Avaient-ils
assez pour tout le monde ?
D. M. Je profitais aussi, absolument. C’est à dire, ils ne me donnaient pas de la nourriture.
Non, ça, il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Mais ils me permettaient d’aller avec
eux, dans le même Kommando. Alors je profitais de leur astuce. Je ne sais pas si vous l’avez
entendu dans ma cassette, une des astuces c’était donc, les Polonais venaient acheter des
briques et ils venaient les chercher dans le ghetto avec des grandes charrettes. Et ils avaient
des bons de mille briques.
Alors les Grecs s’arrangeaient donc pour charger les briques dans la charrette. Et comme ils
étaient malins - comme quand on est séfarade de Salonique - ils disaient, moi j’ai assisté une
fois, parce que moi ça ne me viendrait pas à l’idée, alors quand ils avaient chargé 800
briques, ils disaient stop. Alors (le Polonais avait un bon pour mille briques) tu donnes deux
pains - c’était des grands pains de deux kilos, de trois kilos - et tu auras les 200 briques qui
manquent. Et le Polonais donnait les deux pains.

Annexe 3.9, p.5 :


E. C. ... Des Grecs! Alors il faut faire très attention, ce sont des voleurs, ils vont voler ton
pain. Le petit bout de pain qu’on recevait. Alors nous étions tous sur nos gardes. Bref.
Une fois installés, je me trouvais là-bas à Kaufering...Pepo était Blockältester parce que lui
aussi connaissait bien l’allemand. Salamon Hagouel était le Schreiber. Puis j’étais avec
Raoul Benusilio et Réné Molho. Tous ceux-là venaient de Grèce. en les connaissant j’ai
constaté qu’ils étaient des personnes merveilleuses. Je ne comprenais pas pourquoi on disait
d’eux qu’ils étaient des voleurs...

45
Haïm Vidal Sephiha, annexe n° 3.10, p. 2 :
H. V. S. ...Les autres les considéraient [les Grecs] injustement comme des voleurs des
« Klepsi-klepsa » comme ils disaient. Mais c’était là un préjugé et une expression créés par
les aristocrates concentrationnaires.

2.3.3. Commentaires et appréciations sur l’attitude des Juifs grecs au camp :


Dans les témoignages nous trouvons aussi des qualificatifs concernant les Grecs, tels
que « optimistes », « fiers et dignes », « chaleureux », « forts de caractère ». La fameuse
« solidarité » de cette communauté au camp, n’est que rarement mentionnée, parfois par voies
détournées (« se tenaient ensemble »). Enfin, peu de mes témoins ont entendu chanter les
Grecs en groupe et en public :
Annexe n° 3.5, pp. 9-10 :
E. Z. Et donc vous dites que les Grecs, eux, ils étaient bien notés.
S. R. Oui. Parce que je dois vous dire que moi je n’ai jamais rencontré de Grecs
antipathiques. C’était des gens en général qui... Ils étaient plutôt effacés. Ça oui. Ils ne se
faisaient vraiment pas remarquer.
E. Z. Vous n’avez jamais entendu les Grecs chanter en groupe?
S. R. Non, parce qu'à mon avis ils ne se tenaient pas tellement regroupés. C’était vraiment
des individus que moi j’ai côtoyés. Mais en général des individus bien. Des gens qui avait un
comportement très digne. Parce que, vous savez, pour moi c’était ça l’important. C’était la
dignité. Et j’ai connu des intellectuels qui se sont très très mal conduits, et j’ai connu des
simples ouvriers qui ont eu des conduites magnifiques. Et dans l’ensemble c’était des gens...
de par mon expérience, les Grecs que j’ai eu l’occasion de rencontrer et qu’on a eu des
courtes conversations, c’était des gens comme ça assez effacés, mais très dignes. Très fières
aussi. Et c’était important cette fierté.
E. Z. Dans quel sens vous entendez « fières »?
S. R. Fières en ce sens de rester très dignes. De ne jamais faire de concessions. Ne pas faire
de compromissions. Pour moi c’était très important personnellement.
E. Z. Est ce que vous diriez que c’est une qualification générale pour les Grecs du camp, au
même titre que vous qualifiez les Polonais du camp comme les meilleurs auxiliaires des SS ?
S. R. On ne peut jamais généraliser bien sûr, tous les Polonais n’étaient pas comme ça. Il y a
eu des exceptions. Mais c’était justement des exceptions. Tandis que dans les autres
nationalités, c’était ceux qui se conduisaient mal qui étaient des exceptions. Et les Juifs grecs
m’ont fait une impression de gens dignes, de gens qui sans se glorifier, sans se faire valoir,
essayaient de résister à leur sort, essayaient de survivre. Avec les faibles moyens qu’ils
avaient bien sûr. Sans pour ça faire beaucoup de bruit. C’était des êtres chaleureux, ça oui.
En ce sens que, quand ils vous avaient accordé leur confiance, ils s’ouvraient.

Annexe n° 3.7, p. 4 :

46
E. Z. Parlons un peu de ce Kommando à Varsovie. J’ai entendu dans votre témoignage vidéo
que j’ai visionné à la « Fondation », que vous disiez que les Grecs se débrouillaient d’une
certaine façon pour avoir plus de pain.
D. M. Oui. Ils se débrouillaient très bien. Ils étaient solidaires. Ils ne parlaient pas le Grec.
Ils parlaient le ladino entre eux. Et un petit peu le français. Pas tous eh, mais beaucoup
parlaient le français, c’est comme ça que j’ai pu avoir des contacts. Et ils s’arrangeaient
pour être dans les bons Kommandos. Donc l’un tirait l’autre, dans les bons Kommandos.
E. Z. Vous avez dit qu’ils étaient solidaires...
D. M. C’est vrai. Ils se tenaient tous entre eux.
p.9 :
E. Z. Est-ce qu’il vous est arrivé là-bas de parler avec d’autres déportés à propos des Grecs.
D. M. Non. Vous savez, dans le groupe des 300 il y avait des Grecs qui ne valaient pas grand
chose. Il y avait quelques uns qui ne se conduisaient pas très bien.
E. Z. Et bien, justement...
D. M. ... Mais dans l’ensemble ils se tenaient très bien, même ceux là. Entre eux quoi. Même
s'ils faisaient des... tours, s’ils faisaient des choses, ce n’était pas contre les Grecs. Jamais.
...Ils étaient devenus célèbres à Varsovie, parce qu’un jour, je ne sais pas qui a lancé un défi,
mais les SS ont lancé un défi à ceux qui voulaient, pour jouer un match de football. Et les
Grecs se sont présentés. Et il y a eu un match mémorable, d’ailleurs, tous ceux qui ont assisté
à ça vous le diront, les Grecs, les onze Grecs jouaient pieds nus. Et les SS avec leurs
chaussures. Et qu’est-ce qu’ils ont eu la tapée les SS. C’est nous qui avons dérouillé après, ils
ont été battus, ils n’étaient pas contents. Mais les Grecs ont gagné ! [rire].

Annexe n° 3.1, pp.8-10 :


N. R. J’ai appris ça à Varsovie une semaine après, pas le jour où je suis arrivé. Parce qu'on
m’a mis dans une baraque où il y avait beaucoup de Grecs. Et... ils étaient merveilleux ces
Grecs.
...Alors, j’étais dans cette baraque avec plusieurs Grecs et je me souviens du nom d’un qui
était... qui est devenu... qui était plus âgé que moi il avait environ une dizaine d’années de
plus, qui est devenu euh... il chantait, il y avait encore d’autres, mais je me souviens de lui,
Pepo Carasso, je me souviens bien du nom, parce que j’étais longtemps après avec lui, j’étais
à Dachau, j’étais à... avec lui, et c’était un garçon plein de charme et plein de vie et
relativement fort.
Et ces juifs Grecs étaient extraordinaires, ils chantaient, euh, par exemple le dimanche on ne
travaillait pas, on avait une journée de repos, alors il y avait un garçon juif polonais qui
chantait des chansons en yiddish, et toutes les autres chansons étaient chantées par les juifs
grecs. Et ils chantaient en ladino, ils chantaient des chansons... je me rappelle il y avait de
chansons... je me rappelle d’une chanson, je ne sais pas si c’est une chanson en turc ou en
grec, je me souviens même de la mélodie, euh... je peux y aller?
E. Z. Oui, allez y...

47
...(Le témoin chante une chanson que je ne reconnais pas, mais le son des mots déformés
ressemble à du grec).
N. R. ...Et ce qu’il y avait d’extraordinaire, ils chantaient des chansons napolitaines, ils
chantaient par exemple la chanson... « Mamma son tanto felice... » et je me souviens, c’était
les seuls qui nous égayaient... un peu.
...il y avait un homme qui avait sûrement 15 ans de plus que moi, qui s’appelait Max Aronof,
qui était Viennois, mais qui avait habité la Belgique, qui avait été déporté avec un transport
belge donc, qui était réfugié en Belgique venant de Vienne. Alors il m’a appris, lui il m’a
appris toutes les chansons viennoises...
E. Z. Donc il chantait lui aussi.
N. R. Il chantait, mais pas en public. Il disait, quand les autres avaient chanté, il disait, oui,
mais moi je vais t’apprendre des chansons viennoises... et alors, bon, il y a eu là bas une
épidémie de typhus terrible et beaucoup de gens... la moitié de gens du camp sont morts de
l'épidémie. Et beaucoup de Grecs aussi.
E. Z. À part le fait que les Grecs chantaient donc en groupe et en public - comme vous dites -
vous pensez que les Grecs avaient une façon particulière d’être, de se comporter ?
N. R. Ils étaient beaucoup plus optimistes. Je ne sais pas comment ça s’est passé au début,
s'ils étaient à l’arrivée à Birkenau plus faibles que d’autres, mais je ne crois pas. Moi, il me
semble qu’ils étaient forts. C’étaient des gens... c’étaient des hommes... euh... je n’ai pas
connu des femmes grecques parce qu'on était toujours dans des camps d’hommes, mais je
crois qu’ils avaient des caractères forts. Plus forts que les autres.
... les Grecs étaient forts et optimistes.
p.12 :
N. R. Moi j’avais de la sympathie pour les Grecs pour leur courage, parce qu’ils parlaient le
français, j’avais... euh... je me sentais à l’aise avec eux. Et eux se sentaient à l’aise avec moi...

Ana Novac, J’avais 14 ans à Auschwitz p 173


Les Françaises traitaient leur moral à l’illusion, tout comme elles traitaient leur peau
à la margarine. Leur mot d’ordre : « Haut la tête »! Par leur tenue, leur aspect soigné,
presque coquet, elles font bande à part à l’appel. Le matin, elles chantent en choeur au W-C;
elles organisent des « soirées littéraires », et ce qui est plus important : ce sont des tigresses
les unes pour les autres.
p. 178 - 179
Lucrèce danse entre deux baraques, dans la poussière. Les Rhodiennes forment un
grand cercle autour d’elle. Elles battent la mesure de leurs sandales et leurs mains font les
« tambours ». Elles fredonnent à peine. On croirait entendre le bruit sourd d’un ruisseau
souterrain. On a de la peine à croire que c’est un être en chair et en os qui défie les lois de la
pesanteur, flotte pratiquement dans l’air ! Ce phénomène a-t-il une quelconque parenté avec
la vulgaire et maladroite créature qui grignote mon pain, ment comme un arracheur de dents
et jure comme une poissonnière ?

48
... Demain, les Rhodiennes gémiront de nouveau à cause du froid, elles vont encore se coller
les unes aux autres pendant l’appel et le fouet les dispersera encore.
... Mais aujourd’hui, c’était beau. Nous étions toutes belles. Il faut le noter pour les
« lendemains », pour le froid, pour la chiasse, pour tout !

2.4. Analyse thématique transversale

La plupart des facteurs qui apparaissent dans les témoignages, n’est intelligible qu’en
privilégiant l’analyse du produit de leurs interactions.
Chaque facteur induit ou est induit par tous les autres, l’image que chacun des témoins
se fait des Grecs correspondant en fait à un dosage de ceux-ci.
Dans cette optique, après avoir examiné les facteurs un par un, il me semble pertinent
de faire une analyse transversale qui montrerait leur interdépendance.

2.4.1. La représentation de soi et de l’autre


Les deux thèmes qui apparaissent le plus fréquemment dans les témoignages, sont : la
différence entre les Séfarades et les Ashkénazes, et la débrouillardise des Grecs au camp.
L’argumentation des témoins sur ces deux thèmes n'est, à mon avis, que le reflet de la
représentation qu’ils avaient des Séfarades avant la déportation et/ou une vision imaginaire
basée sur le caractère quasi-exotique de ces pays baignés dans le soleil de la Méditerranée.
Les témoins établissent bien une particularité en ce qui concerne l’attitude des Grecs
par rapport à celle des autres. Cette particularité est attribuée à la différence entre les cultures
séfarade et ashkénaze. Ils se disent eux, plus avertis, rompus aux diverses persécutions et
pogroms, plus endurcis et plus aptes à faire face à l’enfer du camp.

2.4.2. L’imaginaire social


La culture séfarade induit une part mythique dans l’image de ces Juifs du bassin
méditerranéen, « innocents », parce que le mal dont les Ashkénazes ont souffert n’a pas atteint
ces rivages éloignés.
Les stéréotypes du genre « malin comme un Juif de Salonique » sont à l’ordre du jour.
Pourquoi et comment sait-on que les Juifs de Salonique étaient des commerçants et qui plus
est, des bons commerçants ? Et est-ce une raison suffisante pour façonner une image des
Grecs telle que la décrit Primo Levi ?
Les Grecs du camp, nous l’avons vu, viennent de tous les milieux sociaux. Pour les
uns, ils sont forts et résistants parce qu’ils étaient des dockers au port de Salonique. Pour les
autres, ils savent se débrouiller parce qu’ils sont bons commerçants. Pour d’autres encore, leur

49
capacité de « s’effacer », les rend moins vulnérables face à l’enfer des camps. Le témoin
fournit toujours une explication de ces faits, selon ses représentations.
Une chose est sûre : Les Grecs savent se débrouiller.

2.4.3. La langue, facteur de différenciation


Pour la plupart des témoins, la langue rend les Grecs inaccessibles. Le grec et le judéo-
espagnol, inconnus des déportés venant de l’Europe centrale (la majorité des détenus dans le
camp), sont aux yeux des survivants un avantage et, en même temps, un désavantage pour les
Grecs. Certes, ces langues les réunissent, les rendent solidaires, mais par ailleurs, elles freinent
la communication avec les autres déportés. Pire encore, les Grecs ne comprennent pas les
ordres, donnés en allemand, langue véhiculaire du camp. Ces langues incompréhensibles et
tellement bizarres dans la bouche des Juifs, sont, à elles seules, le symbole de leur différence.

2.4.4. L’image des Grecs au camp


L’attribution d’adjectifs tels que « optimistes », « dignes », « fiers », « non-violents »,
« chaleureux », « solidaires », est la partie qui dégage, selon moi, la vraie image des Grecs au
camp.
Une fois que les témoins ont établi la différence, et après l’avoir expliquée, ils
constatent l'attitude des Grecs au camp. Ils les classent, les comparent, les notent. Nous avons
ici la réponse à la question « sur quoi sait-on et avec quel effet (sur soi) ».
Ils sont « non-violents », et donc inoffensifs, comparés aux voleurs violents et autres
brutes du camp. Alors ils sont « bien notés ».
Par ailleurs, si le qualificatif « optimistes » est parfois corollaire de l’« innocence », il
n’en demeure pas moins que parce que « optimistes », les Grecs égayaient un peu les déportés
avec leurs chansons ou autre match de football contre les SS. Nous retrouvons ici la même
insolence et provocation dont parle Kazantzakis à propos de Zorba, attitude choisie par les
Grecs pour contrer l’occupant allemand.
R. D. Laing,81 dit : identité pour soi et identité pour autrui sont à la fois inséparables
et liées de façon problématique. Inséparables puisque l’identité pour soi est corrélative
d’Autrui et de sa reconnaissance. Problématiques puisque l’« expérience de l’autre » n’est
jamais directement vécue par soi. Ainsi, nous comptons sur nos communications pour nous
renseigner sur l’identité qu’autrui nous attribue et donc pour nous forger une identité pour
nous mêmes.
Nous trouvons ici peut-être un début d’explication sur cet esprit frondeur des Grecs.
En effet, n’ont-ils pas une image, des représentations, qui les ont précédé au camp ? Les
adjectifs qui les qualifient ne sont-ils pas la confirmation des représentations de ces Juifs
séfarades, commerçants, vivant libres et fiers dans cette Salonique « mère d’Israël » ? Ne sont-
ils pas presque obligés de s’y conformer ?

81
Laing (R. D.), Le soi et les autres, Paris, 1971, éd. Gallimard, p. 29.

50
2.5. Analyse partielle du discours

Il m’a semblé important de noter quelques points qui transparaissent le long du


discours des personnes interrogées et qui définissent leur attitude face aux événements d’alors.
Cette attitude est étroitement liée à leur façon d’apercevoir et d’interpréter le monde qui les
entoure au camp, et influence leurs relations avec les autres déportés.

2.5.1. La différence entre hommes et femmes


Je crois que l’on pourrait faire une première distinction entre les témoignages des
hommes et ceux des femmes déportés. Je pense en effet que la déportation a été vécue,
ressentie et transmise différemment selon le sexe de la victime. La plupart du temps, j’ai
trouvé chez les hommes un discours plus globalisant, plus ouvert à l’analyse de l’ensemble,
bref, plus politisé. Les femmes, elles, relatent leur expérience d’une façon plus intime,
observent et transmettent des sentiments, les leurs et ceux qu’elles ont ressentis chez les autres
femmes déportées. Même les femmes qui ont un passé de résistante n’ont pas le même
discours engagé que les hommes. Si elles sont plus combatives et essayent de s’en sortir avec
plus de détermination, tout se passe à un niveau intime. C’est un combat de proximité que
l’on pourrait comparer à la manière qu’ont les femmes de faire face aux problèmes quotidiens
dans la vie du foyer familial.

2.5.2. Le discours des Juifs résistants


Il se trouve que dans mon échantillon, sur 9 personnes interrogées, il y a 4 qui ont fait
partie de la Résistance avant leur déportation. C’est un chiffre relativement élevé et nullement
représentatif. Il y a à cela une explication très simple : Presque toutes les personnes que j’ai
interviewées en Belgique sont liées à la création de la « Fondation Auschwitz », et elles
appartenaient au groupe de Juifs résistants.
Il n’en demeure pas moins que leur engagement a joué un grand rôle dans le
déroulement des événements de la vie de ces témoins, il a influencé leur perspective
d’appréciation des choses et des hommes, ainsi que leurs conditions de vie dans le camp
même.
En effet, le long de leurs témoignages transparaît l’idée qu’ils savent - eux - un peu
plus que les autres quel est le sens de ce qui leur arrive, pourquoi ils sont là et qu’est-ce qu’il
convient de faire. Et surtout, il faut faire quelque chose, il faut réagir et agir. Pour ce qui est de
leurs conditions de vie dans le camp, ils font partie d’une collectivité liée par les mêmes
idéaux et parfois ils ont la chance de se voir « protégés », dans la mesure du possible, par
l’organisation de Résistance du camp. Cette organisation fournit au moins des repères et une
assistance morale quand ce n’est une aide pour la survie physique du déporté.

2.5.3. Appartenance nationale


Si les déportés Juifs résistants sont ceux de mes témoins qui parlent d’une
appartenance nationale qui prime sur le fait d’être Juif, aucun des interviewés ne se réfère à
son groupe d’appartenance nationale comme le font les Juifs de Grèce presque dans tous les

51
témoignages que j’ai lus. Et quand Primo Levi parle des Italiens du camp, c’est pour décrire la
façon dont ils ont mis fin à leur tentative du début à se retrouver pour essayer de se soutenir.82

2.5.4. Les Juifs grecs vus comme entité nationale solidaire


Primo Levi exprime clairement sa vision des Juifs de Grèce au camp comme la seule
entité nationale organisée en tant que telle. Je crois avoir aperçu le reflet de cette même image
dans le discours, dans la trame même du film de C. Lanzmann, Shoah.
En effet, en regardant attentivement Shoah, j’ai soudain réalisé que l’auteur a réservé
un traitement spécial à ses témoins Corfiotes. Je crois que les Grecs de Corfou sont les seuls
dans Shoah (et donc dans le discours de C. Lanzmann) qui témoignent en tant que groupe et
non en tant qu’individus. On sait que Lanzmann a des sentiments particuliers83 en ce qui
concerne la déportation des Juifs de Corfou mais je trouve que sa démarche pourrait conforter
ma thèse. On pourrait voir ici le résultat d’une représentation des Grecs appréhendés en tant
que groupe cohérent et distinct. Comme si tous les témoins interviewés par C. Lanzmann
constituaient une somme de témoignages d’individus qui constituerait l’image de la Shoah et
que la seule façon d’aborder le cas des Grecs est de les appréhender en tant que groupe. N’est-
ce pas là un exemple qui confirme la puissance de l’image de groupe cohérent que les Grecs
formaient ?

2.6. Limites

Au début de ce mémoire j’ai mentionné quelques difficultés rencontrées par les


chercheurs qui étudient la Shoah en général, et l’anéantissement de la communauté séfarade
de Grèce, en particulier.
Ces difficultés sont, d’une part, l’impossibilité d’avoir le témoignage des disparus
dans une étude qui concerne très précisément leur disparition. D’autre part, du fait même de
l’anéantissement de la communauté séfarade de Grèce, très peu sont ceux qui ont entrepris des
études la concernant. De même, et comme conséquence logique, nous avons peu de
témoignages directs émanant de survivants de cette communauté.
Pour ce travail spécifique, trouver des témoignages concernant les Juifs de Grèce
noyés dans le corpus des récits des survivants non-Grecs, ou encore trouver des témoins qui

82
Levi (P.), Si c’est un homme, p. 45.
83
Claude Lanzmann, entretien avec Kaganski S. et Bonnaud F. in Les Inrockuptibles, N° 136, p. 20 : Les seules

photographies dans Shoah sont celles qui m’ont été remises par des familles de Corfou. Peut-être parce que pour moi, d’une

certaine façon, ce sont les plus innocents des innocents, c’était une île heureuse et ensoleillée de la mer Ionienne. On ne peut

pas imaginer que l’horreur va frapper là-bas.

52
avaient quelques représentations de cette communauté au camp et recueillir leur témoignage,
fut pour moi un défi et un projet peut-être un peu prétentieux.
En ce qui concerne les témoignages recueillis à l’aide d’entretiens, on pourrait noter
quelques points qui définissent les limites de ce travail :
Il y a d’abord le nombre restreint de témoins. En effet, 9 entretiens sont tout à fait
insuffisants pour prétendre à une production de résultats ayant une qualité scientifique.
La non-représentativité des enquêtés, la subjectivité des propos présente dans tout
témoignage et le fait que ce sont des souvenirs relatés plus de cinquante ans après les faits,
nous imposent une modération certaine en ce qui concerne la vérification des hypothèses et les
conclusions tirées de cette étude.
Par ailleurs, je pense que le fait d’avoir expressément demandé au témoin de
s’exprimer sur un thème précis, rend son discours moins spontané. À cela s’ajoute - comme
pour tout entretien - l’influence de l’état d’esprit du témoin au moment de l’interview.
Les entretiens sont inégaux quant à leur contenu et n’abordent pas tous les thèmes qui
nous intéressent. J’ai constaté que je ne peux pas encore prétendre à un professionnalisme,
même après avoir effectué un certain nombre d’interviews de survivants de camps. Je n’ai
donc pas toujours été capable d’obtenir les informations qui m’intéressaient, soit parce que je
n’avais pas bien fait le travail exploratoire (cf. annexe n° 3.2), soit parce que je n’ai pas su
guider le témoin pour le faire sortir d’un discours déjà structuré et rigide (cf. annexe n° 3.6).
Enfin, mon implication personnelle dans cette histoire m’a parfois induite en erreur, et
je ne suis pas sûr d’avoir su prendre la distance nécessaire par rapport aux témoignages qui
allaient dans le sens de mes hypothèses.
Consciente que ma démarche et ma recherche furent guidées par une intuition, je
voudrais, néanmoins, avoir l’audace de dire que si les événements ne concordent pas avec ma
théorie, c’est tant pis pour les événements.

2.7. Conclusion

Je tenterais ici de montrer que mon travail apporte une nuance dans le discours
généralement admis en ce qui concerne la déshumanisation des déportés aux camps
d’extermination nazis.
Dans son livre L’expérience concentrationnaire, Michel Pollak écrit : La capacité de
la « reconstruction d’une identité sociale » (les différentes manières pour une personne
confrontée à un environnement inconnu de chercher à définir sa place en nouant des liens
avec d’autres) nous la rencontrons sous forme de capacité d’imaginer et d’affronter l’épreuve

53
de la déportation, variable selon la nationalité, la religion, les convictions politiques, ou
l’âge des déportés.84
En admettant que la règle de survie aux camps fut « Des einen Tod ist anderen
85
Brot », nous avons néanmoins beaucoup d’exemples de solidarité, d’une part la solidarité
organisée dans le cadre des membres d’une même idéologie politique et d’autre part celle
présente entre personnes liées d’amitié. Je pense qu’il n’y a eu qu’un groupe non politique qui
ait su garder une cohérence et une identité sociale due à une identité nationale revendiquée, le
groupe des Juifs de Grèce. De cette cohérence résultait une solidarité organisée au sein des
Grecs, remarquée par plusieurs déportés.
On pourrait alors supposer que si les SS réussissent à exploiter les antagonismes entre
possédants et déshérités, les jalousies, les incompréhensions linguistiques, les haines entre
différents peuples et parviennent à rendre effectif l’antisémitisme hitlérien à l’intérieur même
du camp, ce n’est pas seulement à cause du système concentrationnaire mis en place, mais
aussi à cause du manque de repères et de l’incapacité des déportés à reconstruire une identité
sociale au sein du camp. Une partie de la responsabilité pour la Shoah incombe aux nations
qui ont trahi une partie de leurs citoyens. S’il est vrai que les Juifs de Grèce furent le groupe
national le plus cohérent et de ce point de vue le plus évolué86 du camp, c’est que ces Juifs
pensaient que ni les Grecs ni la Grèce ne s’étaient désolidarisés de leur groupe. Contrairement
au sentiment d’abandon ressenti par les Juifs d’autres nationalités au camp, ils étaient fiers
d’appartenir à une nation, et plus particulièrement à la nation grecque, ce qui leur a permis de
former un groupe uni et solidaire.

Pour résumer on pourrait dire que les Grecs au camp sont « innocents » parce qu’ils
n’ont pas « l’habitude » des persécutions. Ils sont « malins » et « débrouillards » mais ils ne
sont pas violents. Ils sont « optimistes » et arrivent parfois à égayer les déportés du camp. Ils
sont « forts », « dignes » et « chaleureux ».
J’aimerais reprendre ici, au risque de me répéter, une partie de mon mémoire de
licence qui concerne l’image que les Juifs de Grèce avaient d’eux-mêmes durant leur
déportation, pour pouvoir la comparer à celle qui se dégage des témoignages des non-Grecs.
J’avais, à partir des témoignages des Juifs de Grèce, analysé cinq thèmes qui selon
moi, dégagent l’image qu’ils avaient de leur groupe dans le camp. Reprenons ces thèmes un
par un :
1) L’accueil :
À leur arrivée dans le Lager, les déportés juifs doivent d’abord faire face à
l’antagonisme pour entrer dans les « bons » Kommandos, et rencontrent une agression de la
part des « anciens » qui, en d’autres circonstances, auraient dû être leurs alliés face à l’ennemi
commun : « On entrait en espérant au moins la solidarité des compagnons de malheur, mais
les alliés espérés, sauf des cas spéciaux, étaient absents; (...) Cette brusque révélation... était
si rude qu’elle suffisait à faire s’effondrer aussitôt la capacité de résistance. »87

84
Pollak (M.), L’expérience concentrationnaire, p. 13.
85
« La mort de l’un fait le pain d’un autre ».
86
Levi (P.), Si c’est un homme, p. 103.
87
Levi (Primo), op. cit., p. .38.

54
Néanmoins, dans la majorité de leurs témoignages, les Grecs racontent qu’ils
s’arrangeaient pour aller voir les nouveaux arrivants de Grèce et leur donner les premiers
conseils pour la vie au camp. Par ailleurs, on trouve des témoignages de déportés d’autres
pays qui ont reçu à leur arrivée une parole consolatrice de la part des Grecs.
2) Résistance morale et physique :
L’humiliation dans toutes ses formes fait partie de la destruction systématique de l’être
humain entreprise par les nazis dans les camps. L’offense à la pudeur est une part importante
de la souffrance globale, au moins dans les débuts de l’internement. Elle faisait partie du rituel
et commençait dès le transport vers les Lagers (absence des commodités dans les wagons),
pour continuer avec la nudité publique et collective à l’arrivée, le tatouage dont la
signification n’échappait à personne, jusqu’aux plus petits détails révélateurs du raffinement
du sadisme, comme, par exemple, le manque de cuillères : « c’est un détail qui peut sembler
marginal... sans cuillère, on ne pouvait consommer la soupe quotidienne autrement qu’en la
lapant comme des chiens; (...) on apprenait qu’il fallait les acheter au marché noir en les
payant avec de la soupe ou du pain... Et cependant, à la libération du camp d’Auschwitz nous
avons trouvé dans les magasins des milliers de cuillères... »88
Sauvegarder sa dignité humaine devient pour le déporté la base de la lutte pour la
survie. Essayer de faire quotidiennement sa toilette même sans savon, même avec de l’eau
sale, avoir une tenue correcte dans la mesure du possible, et en général ne pas consentir à sa
condition de déchéance, c’est faire preuve d’une résistance morale qui est nécessairement
accompagnée d’un semblant de résistance physique.
Ma mère, Lina Capon, raconte qu'à chaque fois qu’il leur était possible, elle et sa soeur
partaient après le couvre-feu, (au risque de se faire attraper et rouer de coups), faire des
kilomètres dans la neige et la boue jusqu’aux genoux, pour aller de leur Block au Block des
bains et se laver.
Il arrive aussi que le travail devienne une défense. C’est particulièrement vrai pour les
déportés qui parviennent à être employés dans leur propre métier. Ceux-ci, en retrouvant leur
activité ordinaire, récupèrent, dans la mesure du possible, leur dignité d’hommes. 89 Un
exemple flagrant est le cas de Léon Perahia qui tout au long de sa déportation travaille comme
mécanicien et met un point d’honneur à fournir un travail bien fait.
Mark Ber relate dans son livre90 un certain nombre de mouvements de révolte dans le
camp d’Auschwitz. La plus connue est la révolte du Sonderkommando en octobre 1944, dont
tous les livres qui traitent d’Auschwitz parlent. Mais les faits historiques ne sont pas
clairement établis faute de témoignages directs, puisque la quasi-totalité des participants
furent fusillés. Or, il se trouve qu’il y a des témoignages directs mais ils sont publiés en grec
et de ce fait, ils ne sont pas accessibles à tous - c’est, entre autres, le cas du livre Chronique
1941-1945 de Marcel Nadzari qui faisait partie du Sonderkommando et qui a participé à cette
révolte.
Il y a eu chez les Grecs deux autres actes de rébellion, spontanés plutôt qu’organisés.
En mai 1944, un groupe de cent Juifs arrivé d’Athènes refusa de travailler dans les

88
Levi (Primo), Les naufragés et les rescapés, p. 113.
89
Levi (Primo), op. sit., p. 121.
90
Mark (Ber), Des voix dans la nuit. Résistance juive à Auschwitz - Birkenau.

55
Sonderkommandos et fut immédiatement exécuté.91 La même chose s’est produite en juillet
1944, quand un groupe de quatre cents Juifs de Corfou refusa en bloc le travail de
Sonderkommando.92
Michel Pollak, dans L’expérience concentrationnaire, en analysant les ressources
individuelles pour la survie dans les camps, constate que l’intransigeance inséparablement
physique et morale de la victime, provoque une reconnaissance de sa supériorité chez les
nazis, parce qu’elle réussit à endurer les sévices sans céder.
C’est peut-être là un début d’explication pour la reconnaissance de la différence des
Grecs aux yeux des autres déportés mais aussi aux yeux des Allemands.
Léon Perahia insiste beaucoup sur le fait que les Allemands avaient une certaine considération
pour les déportés grecs.
3) Solidarité :
Dans presque tous les témoignages dont je dispose, les Grecs parlent de cette solidarité
qui les a protégée et guidée.
Ils essaient de se soutenir entre eux. Ils pratiquent une solidarité étroite et se partagent
fraternellement les aubaines qui échoient à ceux d’entre eux qui sont attachés à des
Kommandos avantageux. Bien qu’il soit difficile de conserver son intégrité, sa fermeté dans
l’avilissement général, ils gardent leur humeur immuable, la plupart du temps égale et sereine.
Leur confiance dans l’avenir, leur volonté de survivre, leur joie de vivre profondément ancrée,
ne fléchissent guère.93
4) La primauté du moral sur le physique :
Dans Auschwitz, Léon Poliakov cite le professeur R. Waitz dans Témoignages
strasbourgeois : « ...Jamais plus que dans les camps de concentration, ne s’est affirmée la
primauté du moral et de la volonté sur le physique ». Et plus loin, il écrit : « ... cette volonté
de rester en vie était beaucoup plus forte chez les Juifs de l’Europe Orientale, qui voulaient
vivre pour se venger... »94
Primo Levi exprime très bien cette volonté de vivre qu’il a constaté chez les Grecs du
camp. On pourrait penser qu’il est normal de retrouver chez nos témoins cette volonté de
vivre, puisqu’ils ont survécu pour témoigner.
Néanmoins, on a l’impression que, mis à part la lutte individuelle contre la faiblesse
physique, commune à tous les déportés, les Grecs se comportaient comme s'ils avaient décidé
de survivre tous ensemble, en créant une image d’un groupe ostensiblement insoumis et
soudé, et en démontrant que l’union fait la force. Pour cela ils chantent, en groupe, en chorale
organisée, en marchant vers le travail.
5) Appartenance nationale :

91
Ber (Mark), op. cit., p. 82.
92
Levi (Primo), Les naufragés et les rescapés, p. 58.
93
Molho (Michael) In Memoriam, p. 255.
94
Poliakov (Léon), Auschwitz, p. 82-83.

56
Michel Pollak écrit que le sentiment d’appartenance nationale à fait défaut aux Juifs
dans les pays marqués d’un antisémitisme officiel - ce qui est le cas de presque tous les pays
d’Europe centrale et de l’Est.95 Seuls les Grecs, au milieu de tous ces Juifs abandonnés par
leur pays, pouvaient prétendre à une appartenance nationale.
Beaucoup de ces Grecs avaient participé aux combats au sein de l’armée grecque
contre les Italiens en 1940 sur le front de l’Albanie. Cette guerre glorieuse avait galvanisé le
sentiment d’appartenance à une nation et les Juifs grecs ont assimilé l’esprit d’insoumission et
de liberté qui soufflait sur la Grèce juste avant leur déportation.
De toute façon ceux des Grecs qui étaient restés en vie à l’arrivée au camp étaient des
jeunes, donc nés dans une Salonique grecque. Ils avaient eu une éducation grecque à l’école,
ils avaient des copains grecs, ils partageaient les idéaux grecs. Leur double appartenance à la
Grèce et au peuple séfarade, n’a fait que renforcer leur cohérence sociale.
Étrangement, au camp, contrairement aux autres Juifs, c’est leur appartenance
nationale qui prévaut et non pas leur langue ni leur tradition. Ils auraient pu se sentir différents
parce que Séfarades ; ils se sentent différents parce que Grecs.
L’idée d’une Patrie, leur Patrie, la Grèce, est présente pratiquement dans tous les
témoignages. Le fait que certains des survivants n’aient pas voulu refaire leur vie à Salonique,
n’indique que leur difficulté à vivre dans une ville où manquerait, outre la famille, toute une
partie de la population.

Pour résumer, je dirais qu’avant tout les Juifs de Grèce se voient solidaires, cherchant
jusqu’à la fin à se retrouver, s’encourageant mutuellement pour garder un moral à toute
épreuve. Leur groupe, qui se revendique grec, est transposé dans un nouvel environnement et
continue à vivre selon ses règles d’éthique. Ils ont essayé de survivre ensemble.
Si l’appartenance nationale n’apparaît pas dans la deuxième partie de mon travail,
c’est que mes témoins non-Grecs ne se revendiquent d’aucune patrie. À aucun moment ils ne
disent « nous les Français » ou « nous les Belges », etc., comme le font les Juifs de Grèce dans
leurs témoignages.

Il a fallu la perspicacité, la curiosité et l’esprit de synthèse de Primo Levi pour voir


d’une part le comportement de débrouillardise individuelle des Juifs grecs, et d’autre part leur
unité en tant que groupe. La solidarité, qui est la caractéristique la plus importante de leur
groupe à leurs yeux, n’apparaît que rarement dans les témoignages des non-Grecs à propos des
ces Juifs. Or, c’est la solidarité qui rend ce groupe « différent » et c’est encore la solidarité qui
le rend cohérent et uni. Par conséquent c’est elle qui façonne leur image de gens optimistes et
chaleureux, fièrs et dignes.
On pourrait penser, comme me l’a suggéré mon amie Anna Mourgianni à Bruxelles,
que Primo Levi fut impressionné par les Grecs parce qu’à son arrivée ils n’étaient que peu
nombreux et ceux qui restaient étaient déjà des survivants. Ils étaient bien organisés et avaient
décidé de lutter pour survivre. Cela est une éventuelle explication du fait que ceux qui parlent
des Grecs dans leurs témoignages sont peu nombreux. On pourrait supposer que ceux qui ont

95
Pollac (Michel), L’Expérience Concentrationnaire, p. 246.

57
fait le même cheminement de survie en même temps, ou même avant les Grecs, ne sont guère
impressionnés et ne trouvent rien de particulier à la façon qu’ont les Grecs pour s’en sortir. En
plus, ils ne s’intéressent nullement au comportement des autres. Mais je crois que ce
raisonnement est faux. Justement, Primo Levi parle de cette manière uniquement en ce qui
concerne les Grecs, bien qu’à son arrivée, il y avait plusieurs autres groupes de survivants qui
étaient passés par les mêmes épreuves pour survivre. Et puis, il fallait avoir la curiosité de
regarder autour de soi, curiosité qui dans le cas de Primo Levi n’est pas éclipsée par la lutte
pour la survie.

Après avoir supposé que les représentations des Juifs de Grèce les ont précédés au
camp et qu’ils étaient peut-être, d’une certaine façon, obligés de s’y conformer, ne pourrait-on
pas supposer que c’est leur unité qui a imposé l’image d’un groupe « différent » et que tout le
discours sur leur « débrouillardise naturelle » n’est qu’une tentative légitime d’explication de
cette attitude différente qui fait défaut aux autres déportés ?

On pourrait faire une autre supposition dans le cas de ces Juifs grecs. N’y aurait-il pas
dans l’imaginaire collectif des représentations sur « le caractère grec » ? Des représentations
sur les Grecs, juifs ou orthodoxes, une image d’un peuple optimiste, débrouillard, fier et digne
? Nous avons bien vu que les Juifs de Grèce adoptent les valeurs de cette nation et que l’on
retrouve chez les Grecs orthodoxes et les Juifs grecs la même attitude envers les Allemands. Il
conviendrait peut-être d’admettre qu’il n’y a pas d’explication rationnelle à ce phénomène et
que si l’on ne confond pas la realité avec les représentations, on comprend mieux B. Pierron
quand il écrit que l’on devrait tenir compte de « l’exception du caractère grec ».96
Il faudrait pour cela étudier l’image des déportés politiques grecs. Celle qu’ils avaient de leur
groupe, et celle qu’ils ont projetée sur les autres déportés. Serions-nous réellement surpris si la
religion n’était en fait qu’un « détail » dans l’histoire de la nation grecque, dans un monde où
l’on massacre des peuples en son nom ?

96
Pierron (B.), Juifs et chrétiens de la Grèce moderne, Histoire des relations intercommunautaires de 1821 à 1945,, p.217.

58
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1991, 156 p., traduit de l’anglais par Moïse Asser. (en grec)
Perahia (Léon), Mazal, souvenirs des camps de la mort, 1943 - 1945, Salonique, 1990,
144 p., (en grec).
Profeta (Sam), « Salonique - Auschwitz », in To Dendro, Athènes, mars, avril, 1988,
Nos 37 - 38, pp. 142-146, (en grec).
Sedel (Fred), Habiter les ténèbres Paris, édit. Métailié, 1995, 207 p., (préface de
Bernard Jean).
Semprun (Jorge), L’écriture ou la vie, Paris, édit. Gallimard, 1994, 396 p.
Sevillia (Errikos), Athènes-Auschwitz, Athènes, Librairie « Estia », 1995, 161 p.,
préface de Stavroulakis (Nikos), (en grec).
Steinberg (Paul), Chroniques d’ailleurs, Paris, édit. Ramsay, 1996, 190 p.

62
Strumsa (Iacovos), J’ai choisi la vie..., De Salonique à Auschwitz, Salonique, édit.
Paratiritis, 1997, 167 p. (en grec)
Wiesel (Elie), La nuit, Paris, Les éditions de minuit, 1958, 178 p.
Yomtov (Samuel), 117300, Memories that can not be forgotten, Israël, 1992, 15 p.
(fascicule non publié du témoignage).

63
Annexe n° 1
Guide d’entretien

I. Présentation - objet de l’étude :


Je voudrais reconstruire l’histoire des Grecs au camp : leurs actes, leur comportement, leur
image auprès des autres déportés.

II. Situer le témoin


Son itinéraire : nom, date et lieu de naissance, formation, langues apprises.
Date et circonstances de son arrestation.
Âge d’arrivée au camp et avec qui il était, (famille, etc.. Qui l’a soutenu).
Son travail au camp.

III. Sa connaissance des Grecs


Dans quelles circonstances il a connu ou il a entendu parler des Grecs.
Ses relations avec eux.
Situer les Grecs qu’il a connus : Qui ils étaient, d’où ils venaient, leur formation, leur milieu
social.
A-t-il eu l’occasion de parler des Grecs avec d’autres déportés au camp ?

IV. Comment les Grecs sont-ils perçus : par lui et par son groupe, sur le plan moral, sur le
plan physique.
Les Grecs ont-ils eu un comportement qui les distinguait des autres (langue, chant etc.).
Actes éventuelles de solidarité.
Appartenance nationale : a-t-il aperçu des comportements qui montraient une fierté
particulière d’être Grec ?

V. Peut-il m’indiquer d’autres personnes successibles de me parler des Grecs?

64
Annexe n° 2

Fiche sociographique des personnes interrogées

Nom D. D. N. S. R. C. S. R E.
Lachman Mandelb Ramet Rubinstei Sufit Van Polak Goldstein Carasso
aum n West
an. n° 3.6 3.7 3.1 3.5 3.3 3.4 3.8 3.2 3.9

sexe H H H H H H F F F

date de
naissance 1924 1922 1925 1925 1925 1913 1929 ~1922 1922
lieu de
naissance Pologne Allemagn Pologne Belgi- France Belgi- France Belgi- Hongrie
e que que que
nationa
lité B B B B F B F B G

formation secondair secondair secondair second. secondair début


Lycée e Collège e e fleuriste e univers.
tailleur
français polonais français français français français hongrois
langues français allemand yiddish flamand flamand français allemand allemand allemand
flamand anglais allemand. flamand anglais
français yiddish anglais
yiddish
date
d’arrestat avril 1942 août décemb mai juin avril juillet mai
ion 1944 1942 1941 1944 1944 1944 1943 1944
date
d’arr.au mai août novemb printemp mai août mai avril mai
camp 1944 1942 1943 s 1944 1944 1944 1944 1944
1943
âge à
l’arr. au 20 ans 20 ans 17 ans 18 ans 19 ans 31 ans 15 ans 22 ans
camp

65
Aperçu synoptique des thèmes abordés

Axes Comment
Comment sont-ils Qualificatifs
sont-ils
perçus situes
Thèmes Différence
entre Se tiennent
Débrouillardise Optimistes, chaleureux,
Ashkénazes des Grecs
Milieu ensemble
fiers, dignes, etc
Témoins et Sefarades social solidaires

N. Ramet oui oui oui


oui

R. Goldstein oui oui

R. Sufit oui oui oui oui

C. Van West oui

S. Rubinstein non oui

D. Lachman oui

D.
oui oui oui
Mandelbaum

S. Polak oui

E. Carasso oui oui oui

P. Levi oui oui oui

A.
Novac
oui oui

C.
Lanzmann
oui

66
Annexe n° 3

Notice pratique sur les entretiens


Cette partie qui se présente en annexe n° 3 du mémoire comprend la retranscription
intégrale de 9 entretiens.
Les entretiens sont présentés selon l’ordre chronologique de leur réalisation.
Chaque entretien est une entité intitulée « annexe n° 3.1 », « annexe n° 3.2 », « annexe
n° 3.3 », etc..
La ponctuation de la retranscription a été mise en place selon le contexte et les
intonations de la personne interrogée aperçus dans l’enregistrement.
J’ai pris la liberté « d’aérer » le texte pour le rendre plus lisible en changeant de ligne
là où il me semblait qu’un paragraphe se fermait.
J’ai utilisé la police de lettres « italiques » pour mettre en évidence la partie où le
témoin a la parole.
J’ai utilisé les signes [ ] quand j’ai intercalé des commentaires (à propos par exemple
des mots que je n’ai pas pu déchiffrer, ou pour indiquer des rires ou autres faits et gestes qui
ne pourraient apparaître autrement dans la retranscription) durant le discours du témoin.
Contrairement à d’autres enquêtes, j’ai décidé de mentionner les noms de mes
témoins, parce que je pense que ces témoignages font partie de « l’histoire orale ».
Je voudrais aussi attirer l’attention du lecteur sur certaines tournures de phrase des
témoins. En effet, il faut tenir compte du fait que le français que parlent certains témoins, est
le français parlé en Belgique. Ainsi, par exemple, nous rencontrons l’expression « je ne savais
pas » faire ce-ci, ce-là... Il faut comprendre « je ne pouvais pas » faire ce-ci, ce-là.

67
Table des matières

Remerciements ..................................................................................................................................................... 2
Sommaire ............................................................................................................................................................. 3
PREMIÈRE PARTIE ..................................................................................................................................................... 5
1.1. Introduction.................................................................................................................................................. 5
1.2. Le contexte ................................................................................................................................................... 6
1.2.1. Les travaux précédents ............................................................................................................................................9
1.3. Construction d’une problématique ............................................................................................................ 11
1.3.1. Historique ..............................................................................................................................................................12
1.3.1.1. La position des Juifs de Grèce durant la montée du fascisme. .......................................................................12
1.3.1.2. L’attitude envers les Juifs dans les pays de l’Europe occupée .......................................................................14
1.3.1.3. Typologie par rapport à l’identité nationale ...................................................................................................18
1.3.2. Le « paradoxe » Grec .............................................................................................................................................21
1.4. Concepts et théories ................................................................................................................................... 23
1.4.1. Les hypothèses ......................................................................................................................................................24
1.4.2. Élaboration du guide d’entretien ...........................................................................................................................26
1.5. Approche méthodologique ......................................................................................................................... 26
1.5.1. Une approche qualitative .......................................................................................................................................27
1.5.2.Les sources ..............................................................................................................................................................27
1.5.3. Chronologie de la recherche ..................................................................................................................................27
1.5.4.Constatations sur le terrain ......................................................................................................................................28
1.5.5. Transcription et analyse des entretiens ..................................................................................................................29
DEUXIÈME PARTIE................................................................................................................................................... 29
2.1. La représentation des Grecs dans le discours des « autres » .................................................................... 29
2.1.1. Les Grecs vus par les Allemands ...........................................................................................................................29
2.2. Les Juifs grecs vus par les autres déportés ................................................................................................ 32
2.2.1. Présentation des personnes interrogées .................................................................................................................32
2.2.2. Dans quelles circonstances les témoins ont connus ou entendus parler des Juifs de Grèce ..............................33
2.3. Les thèmes abordés .................................................................................................................................... 36
2.3.1. Comment les témoins situent-ils les Juifs de Grèce. ..............................................................................................37
2.3.2. Comment les Grecs sont-ils perçus par le témoin et/ou par son groupe : ..............................................................39
2.3.3. Commentaires et appréciations sur l’attitude des Juifs grecs au camp : ................................................................46
2.4. Analyse thématique transversale ................................................................................................................ 49
2.4.1. La représentation de soi et de l’autre .....................................................................................................................49
2.4.2. L’imaginaire social ................................................................................................................................................49
2.4.3. La langue, facteur de différenciation .....................................................................................................................50
2.4.4. L’image des Grecs au camp ...................................................................................................................................50
2.5. Analyse partielle du discours ..................................................................................................................... 51
2.5.1. La différence entre hommes et femmes .................................................................................................................51
2.5.2. Le discours des Juifs résistants ..............................................................................................................................51
2.5.3. Appartenance nationale .........................................................................................................................................51
2.5.4. Les Juifs grecs vus comme entité nationale solidaire ............................................................................................52
2.6. Limites ........................................................................................................................................................ 52
2.7. Conclusion ................................................................................................................................................. 53
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................................. 59
Annexe n° 1 ......................................................................................................................................................................64
Annexe n° 2 ......................................................................................................................................................................65
Annexe n° 3 ......................................................................................................................................................................67
Table des matières ............................................................................................................................................................68

68
annexe n° 3.1
Monsieur Nathan Ramet
Date de l’interview : 15/12/97

Ma rencontre avec M. Ramet est le résultat d’un concours de circonstances.


En novembre 1997, M. Ramet a participé en tant que directeur du Musée Juif de
Malines, à un colloque qui a eu lieu à Salonique. Mon ami Samis Taboh qui se trouvait là-bas
à cette époque faisait partie des auditeurs le jour où M. Ramet a pris la parole. Et M. Ramet a
commencé à parler des Juifs de Salonique qu’il avait bien connus durant sa déportation. À la
sortie du colloque mon ami est allé le trouver et lui a parlé de mon travail et lui a demandé si
moi je pourrais aller le trouver à Anvers au courant de l’année pour l’interviewer. Il y a eu
échange d’adresses et moi je l’ai contacté au mois de décembre. Il m’a très gentiment fixé
rendez-vous et je suis allé le rencontrer à son bureau à Anvers.
Le contact fut très bon, son témoignage très intéressant, et, le monde est petit, il s’est
trouvé que le fils de Pepo, l’ami Grec que M. Ramet s’est fait à Varsovie, est un de mes
meilleurs et vieux amis à Salonique.

69
E. Z. Bonjour Monsieur.
J’aimerais d’abord que vous vous situiez, vous. Je voudrais savoir votre itinéraire, c’est à dire,
comment et quand êtes-vous arrivé au camp, d’où veniez-vous, avec qui vous êtes parti, quel
âge aviez vous, quelle formation, quelles langues parliez-vous, etc..
N. R. Voilà. J’ai été déporté ensemble avec mon père. Nous avons été arrêtés sur le train
Anvers - Bruxelles en Août 1942. Ma mère et ma soeur se sont cachées deux jours après. Elles
ont pu se cacher chez les parents d’un ami de classe de ma soeur aînée, ici à Anvers.
J’avais à peine 17 ans et alors mon père en avait 56. Et au fond mon bonheur a été que je ...
mon sauvetage a été que je faisais partie du sixième transport et le sixième transport a été le
premier transport quittant la Belgique qui ne pas allé directement à Auschwitz mais qui s’est
arrêté à Kogen en haute Silésie, à une vingtaine de kilomètres de Birkenau - Auschwitz. Et
alors on a fait descendre les hommes de 17 à 50 ans. Et alors, comme j’avais 17 ans, j’avais à
peine 17 ans, mon père a dit, on serra pris pour le travail, c’est beaucoup mieux, on a une
chance de survie, et il a dit lui qu’il avait 49 ans et il m’a accompagné.
Alors, pour vous dire mon parcours, parce que j’en ai beaucoup, je... je ne crois pas que
c’est... si je dois tout raconté... Nous avons été dans des petits camps de travaux forcés, un qui
était Hotmut Gogolin, après ça Klein Mangesof, tout ça en Haute Silésie, après à Babice où
mon père était déjà très malade, il était à l’infirmerie, mais... moi j’étais avantagé parce que
le chef de la cuisine était un ami à mon père, alors quand je passais, j’attendais pour la
soupe, il allait au fond du... de la marmite et il me servait mieux que les autres, c’est comme
ça que j’avais plus, et quand il coupait la ration de pain je recevais plus aussi.
Et mon père était très malade. Et nous travaillons là bas à Babice, un chantier pour planifier
le sol pour pouvoir placer les lignes de chemin de fer et quand nous étions au bord du
chantier un jour après un certain temps nous avons senti des odeurs étranges. Etranges,
comme de la chair, la chair brûlée, et quand ça... ça dépendait de la direction du vent et...
très bizarre, on ne comprenait pas qu’est ce que c’était, et... je l’ai raconté à mon père et mon
père à chaque fois qu’il me voyait, il pleurait.
Et... un jour là, au bord du chantier nous avons vu un commando de gens en costume rayé,
parce que nous avions encore nos... nos habits civils, avec une immense étoile de David
découpée dans le dos et avec une... un morceau de tissu jaune au-dessous pour qu’on soit
reconnaissable. Et on voit là un commando de gens, d’une centaine de prisonniers à costume
rayé, entourés de la SS, parce que nos gardiens étaient des SA et de la police des chemins de
fer, et ils nous ont dit en allemand, ils ont crié « ins Kamin », ça veut dire, dans la cheminée.
On ne comprenait pas très bien qu’est-ce que ça voulait dire, et plus tard on a compris que
l’odeur de chair brûlée... que ça venait des crématoires de Birkenau. Et je crois que Babice
est, à seulement, à deux kilomètres de Birkenau c’est très près. Et j’ai raconté tout ça plus
tard à mon père chaque fois que je rentrais du travail et il était très triste et nous sommes
allés à Chezebinia et mon père est entré à l’infirmerie et il y avait là bas un docteur Français
qui était merveilleux, c’était peu de temps après la déportation, c’était en décembre ‘42
encore, alors mon père est... est décédé, et... je suis devenu l’orphelin du petit camp, nous
étions là environ cinq cents, en ce petit camp, la plupart des Anversois, euh... la plupart des
Juifs d’origine Belge.
Le chef du camp était un Allemand, c’était le propriétaire de la fabrique de chaussures qui
existe toujours, enfin, lui il n’est pas... Salamander, et puis le sous-chef du camp était un juif

70
Hollandais qui s’appelait... euh, je me souviendrais après du nom, et qui, comme je parlais le
flamand et hollandais, flamand c’est la même langue, alors j’étais aussi un peu protégé. C’est
pour ça que j’ai pu survivre.
Mon père, ça c’est un miracle, il y avait un petit ghetto de Juifs à Chzranow que les
Allemands appelaient Krenof, qui avait encore une Hevra Kaddicha qui s’occupait des morts,
donc, qui venaient prendre les morts dans notre camp, et les enterraient. Ça veut dire que
mon père est enterré au cimetière juif de Chzranow, et il est enterré là, naturellement sans
pierre tombale il n’y a pas de pierre tombale, eh, mais...
Là j’ai vu aussi le premier assassinat, un garçon, Oscar, un SA lui a ôté son bonnet, l’a jeté
au loin, lui a dit va le chercher, et pendant..., lui dit cours, cours et pendant que lui il courait,
lui a tiré une balle dans la tête et moi j’étais un des trois qui l’ont ramassé.
Je me rappelle maintenant le nom du sous-directeur du camp. Il s’appelait Cannee. Un juif
hollandais, et qui disait que si on en sort, je dois épouser sa fille. (Rire). Ça faisait rêver.
Nous sommes donc à l’enterrement de mon père.
Et après il y a eu... il y a eu quelques catastrophes, donc la mort de mon père, l’assassinat de
ce garçon, et puis, à pourim, pourim ‘43, les SS sont venus, ils ont entouré le petit ghetto de
Chzranow et ils les ont tous déporté. Il n’y a plus beaucoup de survivants de ce petit ghetto.
C’était une catastrophe parce que ces gens nous aidaient, quand nous sommes allés pour
l’épouillage, nous sommes allés à pied, c’est à 7 kilomètres de Chezebinia, il faisait très froid,
ils nous jetaient par la fenêtre des bouts de pain, des oignons, eux n’avaient pas d’étoile de
David découpée dans le dos, ils étaient en civil et portaient un brassard jaune avec une étoile
noire.
Alors, le 3 novembre, on nous réveille très tôt le matin, catastrophe, les SS sont là, tout, avec
des camions, on évacue le camp, où est-ce qu’on évacue, vers Birkenau. 3 novembre 1943. On
nous évacue vers Birkenau, euh, je raconte ça rapidement pour arriver aux Grecs.
Il y a la première sélection, mon oncle, un des frères de ma mère était avec moi, était à côté
de moi à la sélection, et alors il fallait courir, devant... je ne sais pas, il y avait des officiers
SS qui faisaient la sélection, certains disent que c’était le docteur Mengele, je ne sais pas, je
mentirais si je disais que c’était lui, parce que je ne peux pas savoir.
Moi j’ai dû aller à droite, mon oncle qui était en bonne santé mais qui avait une hernie et
qu’il se déplaçait mal, il a dû aller de l’autre côté. Moi je lui ai fait encore des signes, parce
que j’ai directement compris. C’est à dire, j’ai compris que pour moi ça sera mieux que pour
lui. Parce que je voyais que tous les jeunes et les valides étaient d’un côté et ceux qui étaient
moins valides, il n’y avait pas vraiment d’invalides, les moins valides allaient de l’autre côté,
alors je lui ai fait signe, mais... nous étions séparés.
On nous a mis dans une baraque, on a dû se déshabiller, nous sommes passés à la douche, on
nous a rasé, tous les poils, les cheveux, on nous a donné des uniformes rayés comme ceux que
j’avais déjà vus et que portaient aussi ceux qu’on a vus à Birkenau quand nous sommes
arrivés et qui prenaient tous les effets qu’on avait sur nous, c’était probablement le Canada,
et puis ils nous ont tatoués sur l’avant bras gauche, et alors j’ai compris quand même que
nous avons perdu notre identité parce qu’on nous a demandé de nous aligner par ordre
alphabétique mais n’ont pas demandé les noms.

71
Donc, par ordre alphabétique. Alors, hem... la plus jeune, au début des ses vingt ans, qui m’a
tatoué, je lui ai dit... elle... elle m’a dit... je lui ai demandé où était mon oncle, alors elle dit, tu
es ici quelques heures et tu ne sais pas encore qu’est ce qui se passe... Ça c’était une réponse
qu’ils donnaient à tout le monde... Nous on ne pouvait pas savoir malgré que nous étions dans
ce petit camp de travaux forcés. Alors elle a dit, ton oncle est allé de l’autre côté, alors ça
veut dire, euh... tu vois les cheminées là, on voyait deux cheminées, ou trois, je ne sais plus,
alors elle a dit, ou bien il passe déjà en fumée, ou il passera cette nuit en fumée, ou bien il
passera demain matin.
Donc j’ai compris, mais le mot gaz n’avait pas été prononcé. Or je comprenais que c’étaient
des crématoires, dans mon imagination je pensais à ce moment là qu’on mettait les gens
vivants dans les crématoires.
E. Z. En quelle langue avez-vous parlé avec cette fille?
N R. Je lui ai parlé en yiddish. Ou en pol... C’était une Polonaise, je lui ai parlé ou en yiddish
ou en polonais.
E. Z Vous parliez quelles langues en arrivant ?
N. R. En arrivant, je parlais, euh... je connaissais le polonais parce que je suis né à Varsovie
en ‘25 et nous avons immigré en Belgique en ‘30. Et mes parents parlaient le polonais à la
maison. Ça veut dire que je parlais le polonais. Le yiddish je l’avais appris dans ce petit
camp, j’étais déjà quand même plus d’un an dans ce camp de travaux forcés.
E. Z. Et vous aviez fait votre scolarité en français ou en flamand ?
N. R. La primaire en français et l’Athénée euh... comment ça s’appelle... en flamand. Donc...
Alors j’avais des amis, avec mes amis en fait on parlait en fait on parlait plusieurs langues.
En fait ça été... ma chance. Par exemple, comme je vous ai dit, au petit camp je parlais avec
ce monsieur Cannee je parlais le néerlandais avec lui, puis, il y a un monsieur de France dont
la femme et les trois petits enfants et le père sont partis à Auschwitz, il était mon ami, euh...
bien sûr, il y avait d’autres qui parlaient le flamand, le néerlandais, il y a ce monsieur Foss,
Emile Foss qui est notre grand témoin au musée (le témoin parle du musée de Malines, où il a
une place de responsable), c’est un témoignage de dix minutes, quand on l’entend, on
comprend.
E. Z. Donc, vous arrivez à Birkenau, vous vous rendez compte de ce qui s’y passe...
N. R. Oui, donc, il fait déjà sombre, on nous pousse, on a des sabots, on n’a plus nos
chaussures, on nous pousse, on trébuche sur des gens qui tombent, il fait très noir, les SS
crient, c’est l’enfer, on se rend compte que c’est l’horreur, et nous arrivons dans une de ces
fameuses baraques de Birkenau, longues, avec des châlits, il faut s’allonger sur la paille,
alors le matin on nous réveille très très tôt, et on part à l’appel. Alors on parle.
Il y a des gens qui nous racontent, qui parlent des chambres à gaz, ils nous racontent qu’il y a
des sélections, qu’on sépare les valides de non valides, qu’il n’y a pas d’enfants, que tous les
enfants partent avec leurs mères aux chambres à gaz.
Mais nous sommes en quarantaine. Nous sommes restés là environ quatre semaines à
Birkenau. Une fois nous étions punis, nous avons dû rester 36 heures à l’appel. Là bas j’étais
avec un homme merveilleux, un jeune médecin qui m’avait donné le pain, la ration de pain de
mon père quand il est mort et j’avais mis ce pain au pied de mon châlit, j’étais au troisième

72
étage, et on m’a volé ce pain, et ça était, je suis reconnaissant au voleur, parce que je n’ai
pas mangé le pain de mon père.
À Birkenau on se désintègre malgré qu’on a 18 ans. Il n’y a pas d’hygiène, là où nous
sommes alignés près de la baraque à l’appel c’est dans la boue, euh... c’est novembre ‘43, un
ciel gris, il y a des odeurs de matière fécale, d’urine, euh... la fumée de chair brûlée donc,
euh, c’est une horreur, et j’essaie, j’essaie de tenir le coup, et qu’à l’appel je vois que ceux de
18 - 20 ans tiennent le coup mais ceux qui ont 35 ou 40 ans tombent. Et je revois mes devoirs
par coeur, pour passer le temps, des textes de latin ou de grec ancien, alors j’occupe mon
esprit de problèmes de trigo, de trucs comme ça... il faut occuper l’esprit...
Alors, nous sommes restés là et je dois dire qu’en quelques semaines j’avais tout à fait
changé. J’avais les mains les mains noires et sales, j’avais terriblement maigri, j’avais eu
plusieurs diarrhées et au début décembre ‘43, on entend, nous devons nous mettre en rang, on
doit quitter la baraque, nous mettre en rang, et il y a un transport, nous entendons qu’il y a
un transport qui part pour Varsovie. Alors, Varsovie... moi comme je suis né à Varsovie je
pensais je vais retrouver au ghetto ma famille... je ne savais pas que le ghetto était détruit. Je
ne savais pas qu’on avait construit un nouveau camp de concentration à Varsovie. Je ne
savais pas.
Et je me mets là en rang, je suis tout heureux de partir à Varsovie. Et alors on se met en rang,
ce sont des longues baraques, l’entrée d’un côté la sortie de l’autre, on se met en rang et on
passe une sélection. Une sélection. Donc de nouveau médecins SS, des Kapos, ça je me
souviens, il y avait un Kapo polonais, costaud, grand, et qui sur l’ordre de l’SS il mettait à
gauche ou à droite. Moi on me met ici à droite, ça veut dire que je dois rester à Birkenau, et
je sais que si je reste là, je vais, excusez ce terme, euh... je vais crever. Alors je me suis...
euh... comme il y avait une grande panique, beaucoup de bruit, pas d’ordre, je me faufile
entre les deux baraques et je viens me remettre dans le rang. Je bombe le torse, je fais
semblant comme si je suis costaud, il ne me reconnaît pas, et il me met avec ceux qui partent
à Varsovie.
Alors, de là nous sommes allés à pied ces 3 kilomètres qui séparent Birkenau d’Auschwitz, et
là nous sommes passés à la douche, ils nous ont donné d’autres uniformes, on nous a rasé la
tête, il y avait un coiffeur Anversois qui s’appelait Nathan Yacubovitch qui m’a demandé mon
nom, je l’ai dit, alors, il ne connaissait pas, alors il m’a demandé comment s’appelle ta mère,
j’ai dit ma mère s’appelle Pola Kevitch, alors il dit ah, ton oncle, le frère de ta mère Moïche,
a été emmené à la chambre à gaz le 2 novembre. Donc, les deux frères de ma mère sont
passés à la chambre à gaz avec un ou deux jours de différence, sans qu’ils se voient, sans
qu’ils sachent où l’autre se trouvait.
Nous sommes montés dans le train, le train à bestiaux, et je ne sais pas combien il a roulé,
mais enfin de Auschwitz à Varsovie ça d’être une nuit, ou presque une nuit, ou une journée, je
ne sais pas, ça je ne sais plus. Nous arrivons à Varsovie. Dans un camp. Des baraques
neuves, en bois, et alors j’apprends là bas qu’il y a, que le camp était construit par des Juifs
grecs, dont la plupart venait de Salonique. Il y avait à Varsovie, les documents correspondent,
environ, euh... présents, environ 500 Grecs.
E. Z. Et vous avez appris ça où?
N. R. J’ai appris ça à Varsovie une semaine après, pas le jour où je suis arrivé. Parce qu'on
m’a mis dans une baraque où il y avait beaucoup de Grecs. Et... ils étaient merveilleux ces
Grecs. Euh... Je ne sais plus si c’était la baraque numéro 2 ou 3. Je m’en souviens pas. Il

73
devait y avoir environ 5000 personnes ou 4500 parce que mon numéro était à Varsovie
44098. Donc, je suppose, comme nous étions les derniers arrivés, et on nous a dit qu’ils
avaient construit, euh... avec des ouvriers polonais ils avaient construit le nouveau camp, ça
devait donc être en août 1943, fin août ‘43.
Et en septembre, fin septembre ‘43 il y a eu le premier transport, il y avait beaucoup de Juifs
de nationalité belge. Parce que jusqu’en septembre ‘43 on n'avait pas touché aux Juifs, il y
avait que 6% des Juifs inscrits dans les registres de Juifs de nationalité belge. Et là j’ai
rencontré, c’était terrible, des amis de classe. Il y a un ami de classe qui m’a dit euh... qu’il se
sent pas bien... qu’il va se présenter à l’infirmerie, alors je me souviens, je lui ai dit, écoute,
moi j’ai de l’expérience des camps, si tu te présentes comme malade tu ne t’en sortiras pas.
Alors, j’étais dans cette baraque avec plusieurs Grecs et je me souviens du nom d’un qui
était... qui est devenu... qui était plus âgé que moi il avait environ une dizaine d’années de
plus, qui est devenu euh... il chantait, il y avait encore d’autres, mais je me souviens de lui,
Pepo Carasso, je me souviens bien du nom, parce que j’étais longtemps après avec lui, j’étais
à Dachau, j’étais à... avec lui, et c’était un garçon plein de charme et plein de vie et
relativement fort.
Et ces juifs Grecs étaient extraordinaires, ils chantaient, euh, par exemple le dimanche on ne
travaillait pas, on avait une journée de repos, alors il y avait un garçon juif polonais qui
chantait des chansons en yiddish, et toutes les autres chansons étaient chantées par les juifs
grecs. Et ils chantaient en ladino, ils chantaient des chansons... je me rappelle il y avait des
chansons... je me rappelle d’une chanson, je ne sais pas si c’est une chanson en turc ou en
grec, je me souviens même de la mélodie, euh... je peux y aller?
E. Z. Oui, allez y...
...(Le témoin chante une chanson que je ne reconnais pas, mais le son des mots déformés
ressemble à du grec).
N. R. ...Et ce qu’il y avait d’extraordinaire, ils chantaient des chansons napolitaines, ils
chantaient par exemple la chanson... « Mamma son tanto felice... » et je me souviens, c’était
les seuls qui nous égayaient... un peu.
E. Z. Qu’est ce qu’il y avait comme autres nationalités à Varsovie dans la baraque?
N. R. Dans la baraque il y avait des Juifs polonais, des Parisiens, le chef de la baraque était
un certain Bernard qui était un parisien mais probablement Juif polonais euh... pas de
nationalité, mais qui parlait français, euh... il y avait... non! Le chef de la baraque c’était un
homosexuel allemand qui s’appelait Evac ( ? je n’arrive pas à bien entendre le nom) c’était
un sale type. Très cruel. Ce n’était pas un Juif. Et alors il y avait des criminels de droit
commun qui portaient le triangle vert et qui étaient nos Kapos, et... comme Juifs, il y avait des
Juifs hollandais, et il y avait quelques garçons Belges, il y avait un homme qui avait sûrement
15 ans de plus que moi, qui s’appelait Max Aronof, qui était Viennois, mais qui avait habité la
Belgique, qui avait été déporté avec un transport belge donc, qui était réfugié en Belgique
venant de Vienne. Alors il m’a appris, lui il m’a appris toutes les chansons viennoises...
E. Z. Donc il chantait lui aussi.
N. R. Il chantait, mais pas en public. Il disait, quand les autres avaient chanté, il disait, oui,
mais moi je vais t’apprendre des chansons viennoises... et alors, bon, il y a eu là bas une

74
épidémie de typhus terrible et beaucoup de gens... la moitié des gens du camp sont morts de
l'épidémie. Et beaucoup de Grecs aussi.
E. Z. À part le fait que les Grecs chantaient donc en groupe et en public - comme vous dites -
vous pensez que les Grecs avaient une façon particulière d’être, de se comporter ?
N. R. Ils étaient beaucoup plus optimistes. Je ne sais pas comment ça s’est passé au début,
s'ils étaient à l’arrivée à Birkenau plus faibles que d’autres, mais je ne crois pas. Moi, il me
semble qu’ils étaient forts. C’étaient des gens... c’étaient des hommes... euh... je n’ai pas
connu de femmes grecques parce qu'on était toujours dans des camps d’hommes, mais je
crois qu’ils avaient des caractères forts. Plus forts que les autres.
Les Juifs polonais étaient des Juifs... euh... comment dire... qui avaient connu tant de pogroms
et de misère et qui venaient déjà de ghettos, donc qui étaient des gens brisés. Euh... Les Juifs
d’Europe occidentale, euh, beaucoup étaient des Juifs polonais. Avec un passé de Galuth
[exil, diaspora, en hébreu] c’est comme ça que je le vois aujourd’hui, c’est valable pour tous
les autres Juifs, euh... puis les Juifs hollandais étaient très très faibles, des gens tout à fait
intégrés, ils ne tenaient pas, physiquement ils ne tenaient pas, par exemple à Varsovie, il y a
eu beaucoup de Juifs hollandais qui sont morts, assez rapidement. Euh... les Grecs étaient
forts et optimistes. D’ailleurs, le héros du camp c’était un Saul, on l’appelait Saul le Grec. Il
a été pendu devant nous tous, au printemps ‘44.
E. Z. Pourquoi?
N. R. Parce qu'il a fait une tentative d’évasion. Alors je vais vous expliquer qu’est-ce qu’il y a
eu. Il allait avec la lessive des SS... Il l’emmenait à la ville de Varsovie. Et là bas il a fait la
connaissance d’une Polonaise qui s’avère être une juive, qui a d’ailleurs survécu, elle cachait
son identité juive, elle s’appelle Cesha Gaazer et habite à Sydney, en Australie... et il a été
rattrapé, il a été blessé, on l’a soigné, et on l’a pendu. Il s’appelait Saul Sorin. Son frère, qui
s’appelait Isaac, il était au premier rang, et je me souviens j’étais deux rangs derrière lui, il
s’est évanoui quand on a pendu son frère.97 Ils ont lu un décret sur le délit de fuite d’après
l’ordre allemand des SS et ils l’ont pendu. C’était terrible. Un homme très courageux, il n’a
pas dit un mot, il n’a pas fait des... Quand j’y pense... je suis ému parce que... pas seulement
pour l’homme, mais pour le symbole. Son frère s’appelait Isaac mais on lui donnait le nom de
Carasso, je ne sais pas pourquoi... Et je crois que là mon témoignage au sujet des Juifs grecs
s’arrête.
Nous avons fait ensemble la marche de la mort, en juillet, fin juillet 1944 on a évacué le
camp, les morts, le nombre des morts par l’épidémie de typhus, ont été remplacés par des
hongrois... C’était dramatique... C’était des Juifs religieux à qui on avait coupé les papillotes,
ils venaient du ghetto de Muncatch ils étaient seulement une semaine au camp de
concentration et on voyait cette panique... Donc les Russes étaient à Prague, de l’autre côté
de la Vistule, on a évacué le camp, tous les faibles et les malades... nous avons dû creuser un
jour avant, des tombes, on ne savait pas que c’étaient des tombes, des fosses, ils les ont
liquidés à la mitraillette et ont été laissés là bas au camp.
Puis on a fait la marche, la première marche de la mort, c’était une marche qui allait de
Varsovie à Kutno, je croyais toujours que c’était 120 kilomètres mais j’ai vu au musée de
Washington que c’était 80 kilomètres; Beaucoup sont morts en chemin parce que c’était en

97
Le témoin dispose d’une correspondence qui établit avec certitude les identités des personnes mentionées dans cet episode
et il m’a donné des photocopies de ces documents.

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plein été, début août ‘44, il faisait terriblement chaud, on avait terriblement soif, et ceux qui
ne pouvaient pas avancer on les exécutait au bord du chemin. Et alors les Grecs étaient avec
nous. À Kutno on nous a embarqués dans des wagons à bestiaux, nous sommes arrivés à
Dachau... Et alors j’ai été dans un camp, à Kaufering IV, où Pepo Carasso était aussi.
Moi j’avais été directement mis dans ce camp, c’était un camp de malades, il y avait une
épidémie de typhus, et comme j’avais déjà eu le typhus, on m’a mis là-bas. Nous étions 14 à
enterrer les morts. Et il me semble que Pepo était avec nous mais je ne me rappelle pas s'il
était là dés notre arrivée, après Dachau. Pepo a rencontré sa femme au petit camp de
Kaufering IV.
Donc il y avait un camp de femmes, une centaine de femmes, moi j’en ai parlé à une fille à
une distance... je ne sais pas moi, de 4 ou 5 mètres, il y avait des fils de fer barbelés entre
nous, Annie Ripstein, qui était une amie de la femme de Pepo. Vous savez, leur idylle s’est
créée dans un camp. J’ai rencontré là-bas madame Carasso. Et puis nous avons été séparés,
je ne l’ai plus vu. Alors, après j’ai été dans un autre camp de femmes, là où j’ai connu Marie
Pinhas, une fille née à Salonique mais qui habitait Bruxelles, et où j’ai connu aussi un autre
Grec qui s’appelait Dimoticas. Est-ce possible?
E. Z. Il y a en Grèce une ville qui s’appelle Didimotychon. Peut-être il venait de là-bas...
N. R. Alors cet homme a eu une idylle avec une Anversoise. Et je l’ai beaucoup aidé. Pepo
n’a pas fait la marche de la mort. On nous a mis sur les routes, beaucoup de Juifs et de
Russes. Et on a été libérés par les Américains le 2 mai ‘45. J’étais très malade et je suis
rentré à Anvers le 23 mai 1945.
E. Z. Je voudrais vous poser une autre question à propos des Grecs. Est-ce qu'à l’époque vous
saviez de quel milieu venaient les Grecs que vous avez connu?
N. R. Ils venaient de tous les milieux. Ils parlaient tous français, ils venaient tous de l’école
de l’Alliance Israélite, il me semble, ils parlaient tous français, et il y en a un qui m’a dit qu’il
n’avait jamais porté autre chose que des sandales, qu’il était débardeur au port... je ne me
souviens pas qui c’était. Mais Pepo venait d’une famille fortunée, il me semble. J'ai eu une
terrible bataille avec Pepo, vous savez... Parce qu’il m’a dit, vous autres en Europe... et je lui
ai dit mais la Grèce est en Europe... vous savez, entre amis... moi j’étais un jeune garçon, et
alors c’étaient des disputes sur une page géographique, ou sémantiques sur des mots en
français, comme ça... c’était un bon ami. Je l’ai recherché après guerre mais je n'ai jamais
réussi à le revoir.
E. Z. Est ce que quand vous étiez au camp vous avez eu l’occasion de parler des Grecs avec
des personnes d’autres nationalités?
N. R. Moi j’avais de la sympathie pour les Grecs pour leur courage, parce qu’ils parlaient le
français, j’avais... euh... je me sentais à l’aise avec eux. Et eux se sentaient à l’aise avec moi...
Mais il y a eu beaucoup qui sont morts dans cette épidémie de typhus à Varsovie. Comme on
compte environ 50% de décès, s'il y avait 500 juifs originaires de Grèce, il faut compter, en
extrapolant qu’il y a très peu de rescapés.
E. Z. Vous savez dire s'ils venaient tous de Salonique, où s'il y avait qui venaient d’autres
endroits de Grèce?
N. R. Non. Ça je ne sais pas. Je sais que ceux qui chantaient, la plupart venait de Salonique.
Et je sais que Pepo venait de Salonique.

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E. Z. Je crois que nous allons nous arrêter. Je vous remercie vraiment de votre témoignage, et
de votre aide.
N. R. Pour moi c’est un devoir, vous savez. Il y a un dicton égyptien... on m’a dit que c’est
égyptien, qui dit que « ceux dont on prononce le nom, ne meurent pas ». Donc ils restent à
jamais dans la mémoire...
annexe n° 3.2
Madame Rosa Goldstein
Date de l’interview : 18/12/97

J’ai rencontré Mme Goldstein au cours du colloque « La mémoire d’Auschwitz dans


l’art contemporain ». Ayant appris par M. Thanassekos que je cherchais des survivants des
camps qui pourraient me parler des Juifs de Grèce, elle est venue me trouver pour me dire
qu’elle pouvait m’en parler parce qu’elle les avait vues arriver au camp. J’étais très contente
parce que je tenais ma première interview à Bruxelles.
Nous avons convenu que j’allais la voir chez elle après le colloque et le rendez-vous
fut pris.
J'ai été très bien accueillie chez elle, j’ai entendu et enregistré son histoire et même un
peu plus, et je suis partie déçue du peu des renseignements que j’ai pu avoir concernant les
Grecques.

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E. Z. Bonjour Madame.
Je voudrais, avant d’en venir aux Grecques qui m’intéressent, que vous me racontiez votre
itinéraire, à commencer par votre nom, votre date et lieu de naissance et en bref votre histoire
jusqu’à votre arrestation.
R. G. Je m’appelle Rosa Goldstein. J’ai été arrêtée à Bruxelles comme résistante. J’avais fait
de la prison. J’ai été arrêtée le 6 juillet 1943 à Bruxelles, je suis restée jusqu’au mois de
novembre à la prison avec interrogatoire à la Gestapo, et puis de là j’ai été envoyée à
Malines, le centre de rassemblement avant Auschwitz, et j’ai été déportée, bien sûr en wagons
à bestiaux, quelque part à l’Est.
Bien sûr j’avais entendu les discours d’Hitler déjà en 1942, pleins de haine sur les Juifs, mais
de là à imaginer qu’on va déporter des familles entières, les femmes, les enfants, les
vieillards... innocents, complètement innocents, uniquement dans le but de les exterminer,
c’était inimaginable. Évidemment ils ne disaient pas la vérité. Ils ne disaient pas qu’ils les
déportaient pour les exterminer dans les chambres à gaz, ou par la famine ou par le travail
exténuant. Bref, toujours est-il que je suis arrivée à Auschwitz le 7 avril ‘44 et vers les mois
de mai - juin je crois, j’ai vue arriver des Grecques.
E. Z. A part le français, vous parliez une autre langue?
R. G. L’allemand. C’est ce qui m’a sauvé. Je comprenais très bien l’allemand et c’était une
facilité, une aide pour répondre rapidement aux ordres des Kapos et des SS. Comprendre
était tellement important !
E. Z. En entrant au camp aviez-vous déclaré un métier?
R. G. Non, en entrant au camp on m’a simplement demandé mon âge. Il ne faut pas oublier
que les ordres variaient en fonction de la période. Je veux vous donner un exemple. Mon
convoi n’a pas été rasé. J’ai gardé mes cheveux jusqu’au bout. Je les ai perdus avec le
typhus, mais ça c’est une autre paire de manches. Mais enfin, j’avais tout de même gardé
quelques cheveux. Mais le convoi qui est venu de Belgique après moi, on a rasé. Alors,
imaginez, chaque fois on avait l’impression qu’il y aurait une amélioration, que... euh, ils
n’osaient plus raser parce que la guerre allait se terminer... N’oubliions pas que quand je
suis arrivée en avril ‘44, j’arrivais avec les dernières nouvelles du recul des troupes
allemandes sur le front de l’Est et je savais très bien combien ils reculaient, à partir du
moment où en ‘42 ils n’avaient pas pu prendre Stalingrad, ils reculaient constamment. Vous
pensez que moralement ça m’aidait et je comprenais que nous arrivions à la fin de la guerre.
Ce qui fait que quand on nous a pas rasés, on se dit, tiens, nous sommes déjà un convoi de
faveur, donc peut-être qu’il y aura maintenant des améliorations... En réalité, pas du tout.
Rien n’a changé. On continuait à faire des sélections pour la chambre à gaz jusqu’au bout.
E. Z. Racontez moi comment vous avez connu les Grecques.
R. G. Oui. En fait, je n’ai jamais connu de Grecques directement. Parce qu’il y avait le
problème de la langue. Quand ... euh... j’ai longtemps été avec des Belges ou des Françaises.
Donc avec des personnes qui parlaient ma langue.
Les Italiennes je ne les comprenais pas, et puis on n’avait pas le temps d’apprendre l’italien,
et le grec encore moins. Mais ce que j’ai vu, ce que j’ai remarqué, c’est qu’elles sont arrivées
désespérées. D’abord.

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J’avais l’impression qu’on ne leur avait jamais dit qu’on exterminait. Alors que moi je l’avais
entendu avant d’arriver au camp. Je ne voulais pas le croire mais je savais quelque chose.
Alors les Grecques restaient évidemment groupées, elles sont restées groupées, mais avec un
désespoir total. Elles ne comprenaient rien, je pense qu’elles n’avaient jamais entendu parler
de la déportation, je crois, je n’en sais rien, mais c’est l’impression que j’avais moi, parce
qu’il n’y avait pas la communication.
C’est bien simple, euh, comme il n’y avait pas moyen de les comprendre, euh, moi j’avais ...
moi je les voyais dépérir, se laisser carrément mourir, elles ne comprenaient pas les ordres,
elles ne comprenaient rien, et c’était un désespoir, celles là et les Hongroises. C’était quelque
chose d’affreux. Les Hongroises aussi. Exactement de la même façon. Encore que la Hongrie
c’est un peu plus près, c’est encore l’Europe centrale, elles avaient peut-être entendu parler
des déportations, elles avaient peut-être vu des déportés de la Slovaquie, de l’Autriche, elles
avaient peut-être entendu parler des déportations. Parce que vous savez, les Hongrois ont été
déportés très tard, parmi les derniers. Mais là il y avait encore... elles étaient assez
nombreuses, elles étaient aussi désespérées parce qu’elles ne comprenaient pas les ordres,
mais, c’est la fin, on arrive à la fin, et à la fin, ben, ils ont besoin de main d’oeuvre, alors on
ne demande plus qui sait faire quoi et mettent directement au travail.
E. Z. Ces Grecques, vous les avez vues dans votre Block ou au travail? Bref, dans quelles
circonstances avez-vous eu l’occasion de les voir?
R. G. Je les ai vues à l’extérieur, elles n’étaient pas dans mon Block, dans mon Block il y
avait surtout des Françaises, des Belges, c’était une aide, tout cela c’était avant de tomber
malade avec le typhus, je parle de la période qui a précédé le typhus parce que j’ai eu le
typhus exanthématique le 14 juillet et j’ai été écartée de mon secteur et envoyée dans le Block
des malades du typhus. Je suis tombée dans un demi-coma à peu près pendant trois mois et
demi. C’est la période où on commence déjà à évacuer.
Je reviens à moi en mi-octobre ‘44, je suis mise dans un Block avec un mélange complet,
parce qu’à partir... Quand j’étais hors du Block du typhus, c’était la décision des doctoresses
prisonnières qui étaient responsables. Et ces prisonnières, un jour nous appellent toutes, elles
nous font toutes descendre, il faut vous dire que nous étions toutes nues, et elles disent, toi tu
sors, toi tu sors... elles essayent de faire sortir un maximum de « häftlinge » pour les sauver
de la sélection dans ce Block.
Et à ce moment là, je n’ai pas encore repris mes esprits, je n’ai pas encore conscience que je
suis dans un camp d’extermination et que si on me demande de sortir, c’est qu’il va y avoir
une sélection pour les chambres à gaz. Il faut dire que j’avais un anthrax terrible qui me
donnait une température et une douleur... euh... invraisemblables.
Mais le fait d’être descendue de ma couche et d’avoir fait ce mouvement, descendre et
remonter, l’anthrax c’est ouvert et la température est tombée. Mais, avant ça, je me sens
encore pleine de fièvre, après trois mois et demi avec le typhus, forcement il y a encore des
traces. Et je suis là et la doctoresse elle dit en allemand, toi tu sors. Et moi je dis, non, je ne
sors pas, je ne peux pas tenir sur mes jambes, ce qui était vrai. Elle a insisté, et moi aussi.
Alors elle se fâche et dit, fiche le camp, et je remonte dans mon châlit et l’anthrax c’est
ouvert.
Et le lendemain la température tombe subitement et je me rends compte que j’ai fait une
bêtise, que je n’ai pas réalisé que si on a voulu me faire sortir, c’est qu’il va y avoir une
sélection.

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On est enfin octobre ‘44, vous savez, les nouvelles arrivent, on sait que ça va avoir lieu, on
essaye de sauver un maximum de prisonnières, parce que même les doctoresses savent que
c’est la fin, que ça va être la fin. Et alors je descends de mon châlit et je vais trouver la
doctoresse et je lui dis, je veux sortir. Alors elle me dit, alors tu t’es décidée, tu peux sortir.
Mais tu attendras lundi. Et jusqu’au lundi...
Bref. A partir de là ma quête perpétuelle était de me trouver à manger. Quand je suis sortie
de là j’étais un squelette ambulant, mon obsession perpétuelle à été trouver quelque chose à
manger.
C’est pendant cette période là que j’ai vu arriver un matin des SS dans le Block de travail. Ils
cherchaient des jeunes filles qui semblaient avoir bonne mine. Cela se passe à la mi-octobre.
Ils les ont emmenées et vous savez pourquoi ? Ils avaient besoin de sang, le front approchait,
il y avait des grands blessés de l’armée allemande et il y avait autour de Birkenau un service
d’hôpital allemand, parce que c’était très proche de la frontière. Et là ils opéraient et ils
avaient besoin de sang. Des transfusions pour les grand blessés allemands. C’est à ça que
servait le sang. A ce moment là le sang juif était bon pour les allemands. Et ça très peu de
gens le savent. Et il faudrait le crier sur tous les toits que ce sang juif était bon. Parce que
nous étions toutes des Juives... Et puis, ils prenaient tellement de sang... Ils en ont pris
beaucoup, je suppose. Et à ce moment là, on avait déjà beaucoup évacué Birkenau et
Auschwitz.
E. Z. Est-ce qu’à l’époque vous saviez pourquoi on prenait ce sang ? Comment l’avez-vous
su?
R. G. Mais parce que d’abord je n’étais pas un bébé, et d’un. Deuxièmement, quand on prend
beaucoup de sang, c’est qu’on va le transfuser. Et c’était pas pour faire des transfusions sur
des prisonniers. Sur qui voulez-vous qu’on fasse ça. Je savais qu’il y avait aussi un hôpital
pour SS tout près et qu’il y avait des grands blessés, pour la bonne raison que j’avais moi
même au printemps ‘44, au printemps de mon arrivée, j’ai travaillé autour, dans les jardins,
les allées de cet hôpital de SS comme « ausarbeiter », comme travailleur à l’extérieur.
Et je sais, je les ai vus qu’ils étaient là en convalescence, bon, là il n’y avait pas encore de
grands blessés mais il y avait des convalescents et je devais nettoyer, on devait nettoyer les
allées etc., je me souviens que j’étais tellement fatiguée, ils avaient des grandes poubelles et
je me souviens qu’un jour j’étais tellement fatiguée, on était en quarantaine à l’époque, et je
m’étais cachée dans une de ces poubelles et il y a un soldat qui m’a vu me cacher dans la
poubelle et qui est venu jeter quelque chose et il a jeté un morceau de pain avec. Comme ça
j’ai eu un morceau de pain.
E. Z. Donc, à part le moment où vous avez vu arriver les femmes de Grèce, vous ne les avez
plus vues après.
R. G. Non. Mais ce que je peux vous dire, c’est que quand j’ai été sélectionnée pour la
chambre à gaz, le 8 novembre 1944, - c’est la dernière grande sélection que Mengele aura
faite - il y avait 134 femmes. Donc j’ai été sélectionnée du côté gauche, donc du mauvais côté,
les autres avaient été envoyées du bon côté, et je me rendais bien compte, j’en sortais du
typhus.
On nous a enfermé les 134 femmes dans une pièce et ces femmes priaient dans une langue que
je ne comprenais pas. Elles criaient, elles pleuraient, elles parlaient une langue étrangère
pour moi. Aucune ne parlait le français. Des Polonaises il n’y avait pas. C’était des Juives.

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De quelle nationalité je ne sais pas. En tout cas elles ne parlaient pas ma langue. Je ne
comprenais pas ce qu’elles disaient. Il y avait peut-être des Grecques. En tout cas elles
avaient euh... je ne peux pas me souvenir quel accent mais je savais que je ne comprenais pas
ce qu’elles racontaient. Et je me disais, mon Dieu, pourquoi prient-elles comme ça au lieu de
regarder partout si on ne peux pas se sauver, je me disais, mon Dieu, elles pleurent, elles
crient, elles prient, elles se lamentent, elles se parlent entre elles, et moi je cherche partout un
moyen de me sauver.
J’ai réussi à me sauver. C’est une histoire qui s’étire sur toute une journée, parce qu’on nous
a déplacé un moment donné, on nous a transportés dans une... on est revenu dans la pièce où
nous nous sommes déshabillées. Il y avait un Kommando d’hommes qui travaillait là, qui...
C’est un événement qui est tellement frais dans ma mémoire... on dit que l’on oublie... chaque
minute, chaque seconde je la revis quand je reparle de cela... C’était la mort, c’était le gaz
qui m’attendait. Je savais très bien. Dans cette chambre il y a un monde fou. Il y a plus d’une
centaine de femmes plus ce Kommando d’hommes.
Et je voie un « häftling » qui a un « B » sur sa poitrine, il me voit aussi et il vient près de moi,
il me demande, tu est Belge toi, d’où tu viens, de Bruxelles, moi aussi, tout ça va très vite et en
cachette, alors je lui demande qu’est-ce qu’on fait là, je ne veux pas croire que je vais mourir,
on ne peux pas s’imaginer que l’on va mourir, on est jeunes, on est là pour vivre, pas pour
mourir, on meurt quand on est malades, on meure quand on vous fusille, quand on est au bout
de ses possibilités, mais là, euh, je me dis on est près de la fin, c’est pas possible, au jeune
homme je dis, écoute... je ne sais pas quelle heure qu’il était, j’avais très faim, je lui dis, j’ai
faim, et il me donne un petit morceau de pain blanc, c’est mon premier petit morceau de pain
blanc que j’ai là, est-ce que ça m’a donné du courage, je ne sais pas.
Toujours est-il que peu de temps après, on me pousse dans une autre pièce, parce que cette
chambre là moi je ne la connais pas. C’est une baraque dans laquelle je ne suis jamais allée.
Je regarde encore autour de moi et toujours mes camarades dont je ne comprend pas la
langue. Y a-t-il des Hongroises, un mélange de nationalités, des Grecques probablement. En
tout cas, aucune n’est francophone. Vous entendez quand c’est quelqu’un qui parle votre
langue.
On a regardé si c’était une chambre hermétique là où ils nous ont enfermées, donc on savait.
Et tout le monde savait. C’est la douche. Mais nous, on ne reçoit pas de douche. Celles qui
ont été sélectionnées du bon côté, elles, elles ont été douchées. Nous, on nous met en attente
là. Et moi je voie une porte. Et je vais vers cette porte. Il y a un prisonnier qui la garde. Un.
Avec ses bras ouverts au travers de la porte. J’appelle alors mes camarades qui ont vite
compris et on va ouvrir cette porte. Dès que cette porte s’ouvre, il n’y a déjà pas un
prisonnier qui la garde, il y a deux ou trois de l’autre côté. Il y en a plusieurs. Mais comme
on pousse, et que eux ne s’attend pas a ce qu’on va ouvrir cette porte, probablement, on n’a
probablement jamais fait ça.
En tout cas, nous poussons cette porte et moi je cours devant moi. Je file, je file devant moi,
mes camarades derrière moi courent avec moi. Et bon, à un moment donné, comme c’est une
baraque assez grande, ça se remarque.
Il y a des femmes, des SS, et moi je cours droit devant moi et je tombe sur les autre filles,
celles qui ont été douchées et qui sont aussi toutes nues comme moi. Mais elles, elles
attendent les vêtements qui doivent sortir de la désinfection.

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Je file entre ces filles qui ont été douchées, moi j’ai un tout petit peu de cheveux et je réalise
tout de suite que les femmes SS pour ramener mes camarades qui ont couru avec moi, pour
voir qui appartient à un groupe et qui à l’autre, elles tâtent les cheveux et moi j’urine dans
ma main et je mouille mes cheveux, je me mets le plus en arrière possible, et j’entends une SS
qui dit, il manque à peu près une trentaine de pièces.
Bref. Pour les filles je ne sais pas quelle langue elles parlaient. Et je n’ai pas eu l’occasion de
travailler avec des Grecques. Mais à l’évacuation, le 18 Janvier, dans le wagon pour Bergen-
Belsen, j’ai entendu à nouveau la même langue que je ne comprenais pas. C’était du grec,
c’était du hongrois, je ne saurais pas vous dire.
E. Z. Bon, Je crois que l’on va arrêter là. Je vous remercie beaucoup de votre aide.
annexe n° 3.3
Monsieur. Richard Sufit
Date de l’interview : 18/12/97

M. Sufit fait aussi partie de ceux qui ont beaucoup travaillé pour et avec la « Fondation
Auschwitz » en allant aux écoles pour parler aux jeunes de la Shoah. Comme il répondait aux
critères de mon premier tri dans les fiches des personnes interviewés par la « Fondation », je
l’ai contacté et il a bien voulu avoir un entretien avec moi pour me dire comment et dans
quelles conditions il a croisé des Grecs dans le camp.
Chez lui, autour du café traditionnel, j’ai commencé par expliquer mon travail, mon
intérêt pour le sujet, etc., et puis j’ai commencé à enregistrer son témoignage.

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E. Z. Bonjour, Monsieur.
J’aimerais que l’on parle d’abord un peu de vous. Je voudrais que vous me racontiez votre
propre itinéraire, votre arrestation, à quelle date avez-vous été déporté, quel âge aviez-vous en
entrant au camp, quelle était votre formation, quelles langues parliez-vous à l’époque, etc..
R. S. Bon. Alors moi je m’appelle Sufit Richard, je suis né en 1925, et j’ai bénéficié d’une loi
française qui fait qu’à ma naissance je suis devenu Français. Et je le suis resté. Quand
j’avais trois ans mes parents ont quitté la France pour s’installer en Belgique. Bon, mon père
qui était d’opinions de gauche, il faisait partie d’une organisation de gauche qui s’appelle
« Le Bund ». Qui vient de fêter ces cent ans d’ailleurs. Il m’a éduqué dans ce sens là, et à
l’âge de dix ans il m’a mit dans le mouvement socialiste, ce mouvement s’appelait « les
faucons rouges », il était rattaché au mouvement socialiste. Un moment donné j’ai appris
l’hébreu, euh, je parle aussi bien sûr le français qui est la langue dans laquelle j’ai été élevé
ici en Belgique, je me débrouille très bien en néerlandais qui est la seconde langue du pays, je
baragouine assez bien euh, je me débrouille en allemand, euh, en anglais, là, à part quelques
mots...
E. Z. L’allemand vous l’avais appris où ?
R. S. À l’école. Mais comme l’allemand et le yiddish au point de vue consonance et mots ont
beaucoup de rapports, ça été disons assez facile pour moi, mais, ne me demandez pas d’écrire
l’allemand eh, je le parle, je le comprend, mais tout ça c’est dans une certaine proportion,
bien sûr. Bon. Euh, j’ai réussi à l’école sans trop de problèmes, un élève disons moyen. Puis,
il y a la guerre de 1940.
Autant que Français je suis évacué par le gouvernement français et je vais passer quelques
mois dans le midi de la France, comme réfugié. Je me fais rapatrier encore, au mois de
septembre.
En 1942, au moment où j’allais avoir 17 ans sont arrivés les premières, enfin, les premières
non, mais... les premières lois antijuives importantes, et le port de l’étoile que j’ai porté et pas
porté, ça dépendait où j’allais et ce que je faisais, et surtout de mon humeur, étant d’humeur
fort démocrate c’est moi qui jugeais, euh, les rafles en Belgique ont commencé, on arrêtait
des Juifs et on les enfermait dans le camp de Malines qui est un camp de rassemblement,
avant d’envoyer les gens aux camps d’extermination. Enfin, on ne savait pas, on savait qu’on
allait quelque part en Allemagne travailler, pour le rassemblement des familles, etc... Devant
ce fléau, si je peux m’exprimer ainsi, nous décidons, mon père, ma mère... nous décidons de
prendre des dispositions, et il est convenu que je retournais dans l’endroit où j’avais été en
1940. Où j’avais fait la connaissance de tas de gens pendant le temps où j’étais là bas. Et ma
soeur, au retour de chez sa nourrice, elle avait une nourrice bien qu’elle avait 10 ans, et mes
parents se cachèrent chez des amis. Mes parents ont été arrêtés... euh... ils se revoyaient tous
les jours dans leur maison, chez eux, où il y avait le commerce. Ça je ne comprends pas, je ne
comprendrais jamais, il y a eu comme ça beaucoup de gens. Nous sommes tous attachés à
l’endroit où nous avons été bien. Et... ma soeur reste cachée, mes parents sont arrêtés,
déportés en 1942 à Malines et à Auschwitz.
Moi j’arrive à Béziers après avoir passé la nuit la frontière, la ligne de démarcation en
France, c’était... je vais travailler parce qu'il faut bien vivre, et je vais être en contact un
moment donné avec des résistants, qui vont demandé de servir de boite aux lettres d’une part
et de distribuer le journal « Combat ». Ce sont les seules actions de résistance que j’ai faites,
mais elles m’ont valu mon arrestation. En 1944.

83
Je vais d’abord en prison, où là je rencontre des gens que je connais, de mon réseau, du
réseau de résistance pour lequel j’avais donc un peu travaillé, je retrouve donc quelqu’un que
je connais, il me dit gentiment que les dossiers n’ont pas suivi, pour l’unique raison que le
train par lequel ils arrivaient a été attaqué et ils ont disparu. Alors il m’a dit de déclarer que
je me suis fait arrêté comme juif, parce que si... euh, j’ai fait une erreur, j’avais déclaré que
j’étais né à Paris, c’était facile pour eux de contrôler d’où je venais. Fin mai ‘44.
J’arrive donc à Birkenau-Auschwitz, après un voyage de sept jours, où je suis resté que cette
journée là. Et de là à pied, j’ai été transféré, à la suite d’une sélection, j’ai été transféré au
camp d’Auschwitz III, Buna Monowitz.
E. Z. Aviez-vous déclaré un métier?
R. S. Oui, oui, oui. J’avais déclaré un métier. Comme quoi j’étais mécanicien pour machines
à écrire. C’était le métier que j’avais apprit quand j’étais allé en France en ‘42. Je suis arrivé
donc à Buna, et c’est à Buna où on m’a donné mon numéro. Nous avons passé deux - trois
jours sans aller travailler, la quarantaine, puis après j’ai travaillé à l’usine.
E. Z. Est-ce que vous êtes arrivé avec des gens que vous connaissiez, quelqu’un de proche, ou
étiez-vous tout seul?
R. S. Non. Les seuls gens que j’ai connu durant ma déportation, c’est les personnes que j’ai
connu à Drancy et qui étaient des jeunes comme moi. Et nous avons fait groupe. C’est à
dire... car il y a un phénomène que vous avez peut-être remarqué, les gens qui viennent du
même endroit, d’une même ville, ou qui sont issus du même endroit, qui ne viennent pas mais
ils sont issus du même endroit, se regroupent. Euh... moi j’ai appelé ça euh... je crois que
c’est exact, euh, la loi des minorités. Et en fait, j’ai constaté par après, non seulement au
camp, même ici, que les gens qui viennent du même endroit se regroupent entre eux pour
retrouver leur identité, pouvoir parler de leur pays. Alors moi et ces quatre autres Français
nous avons fait groupe, nous étions jeunes, moi j’étais le plus jeune, j’avais 18 ans, les autres
avaient 20, 22 ans, voire 25, 26 ans.
C’est à Monowitz donc, où j’ai travaillé comme main-d’oeuvre, où j’ai vu des Grecs.
E. Z. Vous les avez vus au travail, au block...
R. S. Non. Je les ai vus au camp même, allaient-ils au travail, je ne sais pas, c’étaient des
jeunes, ils devaient avoir... ils étaient plus jeunes que moi, ... et les bruits les plus divers
couraient bien sûr... Dans les camps de concentration, il ne faut quand même pas se voiler le
visage, il y avait toute forme de sexualité et il y avait pas mal d’homosexuels... les Allemands
étaient friands de ce genre de choses... Et Mengele, le docteur Mengele du camp, faisait des
expériences.
Et la majorité, expériences à caractère donc sexuel, côté homme, il les faisait sur, il employait
des Grecs, des jeunes Grecs. Parce qu'il y en avait pas mal de jeunes Grecs. Je me rappelle
un Grec qui devait avoir 40 ans par exemple, ... euh, il n’était pas le seul, d’autres le faisaient
aussi, il faisait de... il se débrouillait, il se débrouillait bien. Il avait un savon et une serviette
de toilette, ce qui est énorme... ne vous faites pas d’illusion, eh, ... Bon. Avait-il une montre,
ça j’en sais rien... mais bon, c’est des bricoles, ça, les montres, mais par contre, j’ai vu des
jeunes Grecs, et le docteur Mengele il leur faisait des expériences, il amputait les testicules, ...
E. Z. Et ça se savait ça...

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R. S. Ça se savait... ça se savait, et bon, moi je me rappelle, d’une scène, deux jeunes Grecs
qui jouaient comme des enfants tous les deux à se chatouiller, et la majorité de ces jeunes
Grecs était bien habillée. Et en plus de ça, ... on sortait du camp pour aller à l’usine, en
musique, eh, et le camp de Buna c’est quand même 10000 personnes, euh, 10000 personnes
qui travaillent à l’usine...
E. Z. D’accord. Alors il y avait un camp à Monowitz, il y avait l’orchestre, vous sortiez du
camp pour aller travailler à l’usine de Buna. Bien.
R. S. Voilà, c’est ça. Les plans du camp et de l’usine vous pouvez les trouver à la fondation,
c’est facile.
Et donc les Grecs, quelques Grecs qu’on avait, des jeunes notamment, étaient, travaillaient
au camp, en général. Comment est-ce qu’ils travaillaient au camp, bon, au camp il y avait de
baraques. La structure du camp est, mis à part les SS, qui eux commandaient tout, bien sûr,
chaque baraque était dirigée par un Blockältester, qui lui avait toute une petite cour autour
de lui, c’est à dire, il y avait son adjoint, son secrétaire, ... des Grecs. De jeunes Grecs, il y
avait aussi de jeunes Français, de jeunes Belges, de jeunes Allemands, de jeunes Polonais, eh,
il ne faut pas se faire d’illusion...
Il y avait ces jeunes Grecs qui étaient arrivés parmi les derniers, qui étaient des beaux gosses.
Ça, c’était des beaux gosses... Bon, et avec l’opération qu’ils avaient subi, euh... ils savaient
amuser les Blockältester et leur suite, quoi, moyennant nourriture, moyennant quelques
privilèges... Euh, dans le block il y avait du travail, c’était nettoyer des casseroles, nettoyer le
plancher... Alors, c’est comme ça que j’ai connu les Grecs... Je parlais de temps en temps
avec celui qui avait 40 ans... Je ne les ai plus revus ces Grecs après l’évacuation du camp.
E. Z. Est-ce que les Grecs restaient entr’eux ?
R. S. J’ai l’impression. Les jeunes que moi j’ai connu restaient entr’eux, ils avaient tous...
Vous savez, le combat pour la vie était féroce... Si certains étaient persuadés qu’on en
sortirait jamais, d’autres, la majorité, c’est inconscient peut être, euh, espéraient sortir de là.
Le mot général était « on en sortira quand même pas », que l’on ne pourra pas survivre. Mais
d’un autre côté cet espoir de survie... bon ben, c’est l’espérance que nous avons chacun en
nous...
E. Z. Et vous dites cela parce que vous pensez que ces jeunes Grecs n’avaient pas baissé les
bras, malgré leur amputation?
R. S. Non. Je veux dire qui n’avaient pas connu la vie avant, ils venaient de familles
bourgeoises, qui n’avaient pas dû connaître la vie misérable, bon, la mort dans ces conditions
là... bon, on meure normalement de vieillesse, ou de maladie, ou par accident. À cet âge la
mort n’entre pas en compte. Du moins à cette époque là...
E. Z. Est-ce que vous avez eu l’occasion de parler de ces Grecs avec vos camarades à
l’époque ?
R. S. Non. C’est à dire, les rares fois qu’on parlait des Grecs... Comment on les appelait déjà
ces jeunes qui étaient avec les Kapos... Des « pilpel », ou ... je ne me rappelle plus... ça
portait un nom en tout cas... Mais enfin, c’était un nom pour tous ceux qui étaient dans ce cas,
eh, pas spécialement aux Grecs. Mais les Grecs en général, on les appelait « les Saloniki »...
parce qu'on savait qu’ils venaient de Salonique. Et que pour nous, pour moi tout au moins, et
pour les autres probablement, Salonique était le Drancy ou les Malines, eh... c’est à dire le

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camp de rassemblement, c’est là que l’on les groupait avant de les expédier aux camps de
concentration.
E. Z. N’avaient-ils pas une réputation de voleurs? Je vous pose cette question parce que j’ai lu
cela.
R. S. Non, pas spécialement, pas à ma connaissance. Bon. Ils étaient roublards. Les aînés, eh,
pas les tout jeunes. Les aînés étaient assez roublards parce qu'ils étaient commerçants...
E. Z. Vous expliquez ça comme ça...
R. S. J’explique ça comme ça. Ecoutez, quand vous prenez un groupe humain et vous le
mettez dans un endroit, je ne dirais pas tout nus, mais à peine habillés, vous leur donnez
chacun dix francs, au bout d’un mois vous verrez des qui n’ont plus rien du tout et les autres
qui ont tout. Pourquoi, ben parce qu’ils sont roublards, parce qu’ils sont commerçants, parce
qu’ils se débrouillent bien. Bon ben je pense que chez les Grecs comme partout, il y avait
toutes sortes d’hommes, ceux qui savaient se débrouiller et les autres, les pauvres types qui se
font avoir.
E. Z. Néanmoins, vous dites que les aînés avaient quand même la réputation de roublards.
R. S. Mais il y avait les Hongrois et les Polonais qui avaient cette réputation aussi. Mais les
Polonais c’était à l’arrachée qu’ils volaient. Avec violence.
E. Z. Donc, vous faites une différence entre la roublardise des Grecs, et la roublardise des
Polonais.
R. S. Oui. Je ne me rappelle pas avoir vu voler les Grecs ou avoir entendu que les Grecs
volaient. Mais ils n’étaient pas si nombreux vous savez.
E. Z. Avez-vous entendu chanter les Grecs? Ou d’autres.
R. S. Les Grecs non, d’autres oui. Moi par exemple. Le 14 juillet, le soir dans ma baraque
j’ai chanté la Marseillaise. Avec les camarades. J’ai entraîné toute la baraque. Tout le monde
a chanté la Marseillaise et moi j’ai été puni de trois semaines de commando très dur, où on
cassait des pierres. Où le matin, avant de partir, le chef du commando présentait ses effectifs
aux SS, mettons nous partions 50 personnes et les SS disaient, bon, ce soir tu reviens avec 30
vivants...
Là j’ai eu de la chance. Parce que... vous savez, quand on jure et quand on compte, on le fait
dans sa langue maternelle. Et bien, un jour, je devais casser un gros roc et moi qui ne savais
absolument pas faire ce travail, je tapais dessus avec ma pioche et je n’arrivais à rien. Alors
j’ai juré en français et l’un des deux gardiens m’a entendu et il a rigolé et puis il m’a parlé en
français. C’était un Alsacien, non pas un Alsacien. C’était un Allemand mais de la frontière
franco-allemande, de la Sarre et il était mineur de métier. Et il m’a raconté qu’en ‘40 il était
au front et il n’a jamais tiré une balle de peur de tuer quelqu’un qu’il connaissait. Une de ses
cousines avait épousé un Français qui lui était à l’armée française, etc. C’est pas une
frontière qui arrête les amours et puis, des mineurs d’une même région se connaissent, il
avait prêté main forte à un coup de grisou du côté français... Il n’était pas nazi.
Bon. Donc on a parlé etc., et il m’a montré comment m’y prendre pour casser le roc que
j’avais devant moi, en m’apprenant à reconnaître une veine. Puis il est parti et un quart
d’heure plus tard il m’a apporté du pain avec du lard. Un rêve. Tous les jours il m’a apporté
ça. Quand j’ai voulu ramener de ce pain au camp pour partager avec mes copains, lui ne m’a

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pas laissé le faire. Il me demandait de tout manger là et tout de suite pour pas que je me fasse
prendre, puisque il était absolument hors de question que l’on puisse avoir autre chose à
manger que ce qu’ils nous donnaient au camp. Enfin, pour revenir à ce qui vous intéresse
pour votre travail, je crois que je n’ai pas autre chose à vous dire.
E. Z. Très bien, je vous remercie pour le temps que vous avez bien voulu me consacrer.

annexe n° 3.4
Monsieur Charles Van West
Date de l’interview : 19/01/98

M. Van West faisait partie des survivants qui entraient dans les critères de mon
premier tri dans les fiches biographiques des personnes interviewées par la « Fondation ».
J’appréhendais un peu de trouver une personne diminuée, vu son âge, mais M. Thanassekos
m’a rassuré et je l’ai contactée.
Je suis arrivée chez lui au jour et à l’heure que nous avions convenu par téléphone,
directement de Strasbourg. Je dois dire qu’il a considéré cela comme un exemple de
débrouillardise, toute naturelle venant de la part d’une séfarade de Salonique, et il me l’a dit
dès mon arrivée. Mais c’est seulement durant l’entretien que j’ai compris, quand il a exprimé
ce que représentaient pour lui les Juifs de Grèce.
J’ai constaté qu’il était effectivement en plein forme qui ne laissait absolument pas
apparaître ses 86 ans.
Nous avons discuté, j’ai expliqué mon travail, le comment et le pourquoi, et nous
avons commencé l’interview, installés dans son salon.

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E. Z. Bonjour Monsieur.
Je voudrais tout d’abord que vous me parliez de vous, de votre itinéraire, où êtes-vous né,
qu’avez-vous eu comme formation, à quel âge êtes-vous arrivé au camp et à quelle date.
C. VW. Je n’ai pratiquement pas fait d’études. J’ai fait mon école moyenne jusqu’à 16 ans et
puis c’était fini. Je suis né en Belgique. Je suis d’origine hollandaise, séfarade, parait-il,
chose que je ne savais pas vraiment parce que je ne m’occupais pas de ces choses, je ne
m’occupais pas du tout de religion.
Alors bon, mes parents sont arrivés en Belgique au début du siècle, ils ont fait le commerce de
fleurs naturelles, importation, exportation, en gros, etc., puis, avec la venue de la guerre, ils
ont tout perdu, ils ont dû recommencer à zéro. J’étais donc Belge, j’ai fait mon service
militaire, il y a eu la mobilisation, j’ai fait la guerre et j'ai d’abord été prisonnier de guerre.
Et alors, je suis revenu autant que Flamand. Parce qu'en Belgique, les Allemands ont fait une
distinction entre les Flamands et les Wallons. Les Flamands c’était des race germanique,
j’étais devenu un pur aryen parce que je m’étais présenté comme Flamand, - je connais bien
les deux langues - et bon, quand ils m’ont demandé ma religion, j’ai dit que j’étais
agnostique, et puis c’est tout. Là je ne savais pas que les prisonniers de guerre étaient
favorisés, protégés par les lois internationales et donc je ne devais pas m’inquiéter si j’étais
juif ou pas juif. Mais j’avais toujours peur.
Enfin je suis revenu après un an, moins d’un an après ma captivité parce que j’étais Flamand.
Voyez-vous, on a passé un examen, voir si on parle bien flamand, bon, je l’ai passé. Et je suis
revenu au pays. Avec toutes les difficultés que nous avions à ces moments là... les ennuis
qu’on a eu, pour sortir, pour aller à l’école, ... Et puis moi j’étais un garçon... j’osais
beaucoup, je sortais beaucoup malgré tout, je profitais un peu de la vie, autant que je
pouvais, c’était difficile, mais enfin ça allait tout de même, - j’étais jeune, que voulez-vous...
E. Z. Quand êtes-vous né?
C. VW. En 1913. Vous voyez mon âge... je vais avoir 85 ans... (Rire) Je n’arrive pas à me
l’imaginer... C’est terrible. Chaque fois que je pense à mon âge, je revoie mon père qui est
mort à 86 ans et je dis, maintenant j’ai son âge, je dois me considérer comme un homme
vieux, mais je ne me sens pas vieux du tout... Bon, alors donc je sortais et j’étais fort
imprudent. J’ai été arrêté en pleine rue, un bon jour, par un Belge. Je suis sûr là dessus. Pas
pour ma... judaïté, pas tout de suite, mais parce que je n’étais pas en règle avec la fameuse
[un mot en allemand que je n’arrive pas à transcrire] où tous les jeunes devaient se présenter
pour aller travailler obligatoirement en Allemagne.
E. Z. Vous ne portiez pas l’étoile?
C. VW. Et je ne portais pas l’étoile. Je n’étais pas inscrit, rien du tout. Et jusque là nous
étions cachés, un petit peu à la manière d’Anne Frank, dont vous connaissez l’histoire,
naturellement, dans l’arrière maison, eh, on avait réussi à louer le devant à un marchand de
pianos, et il y avait là des pianos et ma foi nous avons été plus ou moins tranquilles, enfin, un
tas de petits ennuis, mais on n’a jamais parlé d’arrestation chez nous ni rien du tout, enfin
moi je sortais. Alors un jour je me suis fait attraper comme ça, dans la rue, parce que je
n’étais pas en règle avec le Bureau pour le travail obligatoire.
Alors, il m’a jeté dans un taxi, et là il me dit, écoutez, vous n’êtes pas là seulement pour ça
mais parce que vous êtes Juif. J’ai essayé de nier autant que je pouvais, et finalement, eh, je
peux vous le dire, il a demandé que je me déculotte pour voir si j’étais Juif ou pas.

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Évidemment par pudeur je ne l’ai pas fait et je lui ai dit qu’effectivement j’étais Juif. Plus
tard j’ai compris que celui qui m’avait arrêté c’était un bonhomme qui m’a reconnu, qui avait
été sergent dans mon régiment. Plus tard j’ai compris cela. Je ne l’ai jamais revu.
Donc j'ai été arrêté, j’ai été envoyé avenue Louise à la Gestapo, dans des caves, là on m’a
interrogé, encore une fois pour me faire dire que j’étais Juif et j’ai nié, j’ai nié tout le temps,
ça a duré une heure et finalement j’ai dû avouer cette terrible faute. Et alors après ils
voulaient savoir où étaient mes parents pour que je les dénonce. Là j’ai menti. J’ai dit que ma
mère était morte et que mon père était parti, tout ça n’était pas vrai, et j’ai eu une chance
formidable, comme j’ai toujours eu de chance - la preuve, je suis là - j’ai eu la chance qu’ils
m’ont cru. Je ne sais pas pourquoi, c’était l’heure du déjeuner ou je ne sais pas quoi, enfin ils
m’ont cru. Donc là, à la Gestapo, avenue Louise, je suis resté trois ou quatre jours, dans une
cave, là où attendaient déjà 25 ou 30 autres personnes qui avaient aussi été arrêtés dans la
rue ou chez eux.
Au bout de trois-quatre jours on nous a mis dans un camion bâché et nous ont envoyés au
camp de rassemblement de Malines.
E. Z. Cela c’est passé à quelle date?
C. VW. C’était le 22 juin 1944. Tout à la fin. Quinze jours après le fameux débarquement en
Normandie. Parce qu’alors ils étaient très nerveux, n’est-ce pas, et alors j’ai été donc envoyé
à Malines avec ce groupe et à Malines, pour moi, on était encore traités plus ou moins
humainement. Moi j’étais habitué à la vie dure, j’avais été soldat, prisonnier de guerre, mais
pour les femmes et les enfants qui étaient là, évidemment c’était assez dur mais pour moi je
l’ai plus supporté. Et alors, on disait qu’il y avait régulièrement des transports qui partaient
pour l’inconnu, pour aller travailler en Allemagne.
E. Z. Vous ne saviez pas?
C. VW. Je m’en doutais un petit peu, je ne connaissais même pas Auschwitz, ce mot là je ne
l’avais jamais entendu, mais je m’en doutais déjà avant, on m’avait raconté des rumeurs de
camps, on m’avait raconté des histoires, mais on ne pouvait pas croire à tout, eh? Enfin,
j’étais très fataliste.
Et alors j’étais là et un beau jour j’ai fait partie du dernier transport qui est parti vers
l’inconnu, c’était le 31 juillet 1944. Je crois que Hitler s’était déjà suicidé. Enfin, bon, ça
allait déjà très mal pour eux, et moi et les autres nous avons toujours cru que ce transport
n’aurait pas eu lieu, parce que c’était la fin de la guerre. C’était en juillet. En septembre,
Bruxelles et la Belgique étaient libérées. Ça je l’ai su que quand je suis vraiment revenu, un
an après.
Et nous avons alors voyagé dans ce fameux train, vous connaissez les circonstances dans ces
wagons, pendant trois-quatre jours, dans une chaleur torride, on n’avait ni à boire ni à
manger, sur les wagons était marqué - ça c’est un peu exceptionnel, parce que tout le monde
ne le sais pas - c’était marqué avec une peinture blanche sur notre wagon à bestiaux, d’abord
une étoile juive et puis au-dessous était marqué 8 chevaux - en allemand - ou 50 juifs. Et alors
on a été mis dans ce train avec beaucoup de brutalité, jusque là ils avaient été gentils avec
nous, et alors, au lieu de 50, nous étions 100, 150 dans le wagon. Nous étions 563, si mon
chiffre est exact, et sur ce 563, vingt-deux sont revenus. Dans ce train là, où il n’y avait
qu’une petite ouverture, tout ce que la nature demande devait se faire - nous n’avions même
pas un récipient pour faire nos besoins - tout devait se faire là, par terre, il y avait des

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femmes enceintes, des enfants des hommes, des rabbins qui priaient tout haut, enfin, c’était
affreux ce voyage.
Nous sommes alors arrivés un matin très tôt, finalement, après beaucoup d’arrêts, nous
sommes arrivés à Auschwitz. Parce que c’était marqué Auschwitz, c’était une gare. À la
rampe, euh, nous sommes restés un petit temps dans le train et puis les voitures se sont
ouvertes, des bonshommes habillés en bleu et blanc sont arrivés, on ne savait pas ce que
c’était, ils ont obéi aux ordres des Allemands pour nous pousser dehors, on nous a mis en
rang, d’un côté les femmes, de l’autre côté les hommes, il y avait évidemment déjà des morts
dans les wagons, qui n’ont pas su supporter... Des vieilles personnes... il y avait un mort dans
notre wagon, il faisait chaut, et avec beaucoup de brutalité, ils ont fait la première sélection.
Ils ont retiré tous ceux qu’ils jugeaient pas bons pour le service, ces gens ils les ont mis dans
des camions qui attendaient au bout du quai et nous ont dit pour nous calmer que ces gens
allaient être soignés dans des hôpitaux. Nous avons appris plus tard, quand nous sommes
entrés dans le camp, que ces gens avaient été directement gazés. On ne voulait pas encore le
croire. On le savait, on se rendait bien compte, mais nous étions trop civilisés pour croire ces
choses là aussi terribles. Environs 70% des arrivants ont été ainsi éliminés. Pour les
falsificateurs de l’Histoire, les négationistes, ceux là ne veulent pas tenir compte de ces 70%.
Parce qu’ils n’ont pas été inscrits. Eux ne comptent que ceux qui sont entrés dans les camps.
Nous sommes arrivés dans le camp à proprement dit, où c’était marqué « Arbeit macht frei ».
J’ai tout de suite compris que nous étions dans une autre planète. j’ai eu la force, la volonté,
parce que vous voyez ça il y a beaucoup chez moi, la force, la volonté d’oublier vraiment tout
mon passé. Je n’ai pas voulu penser ni à mes parents, ni à ma fiancée, je n’ai pas voulu
penser à tout ça, je me suis dit, il faut que je m’adapte. C’était évidemment très difficile.
Et on commençait par nous déshabiller, on nous a désinfecté, ou une douche je crois d’abord,
bon, vous connaissez tout le circuit, on nous a donné des vieux vêtements, il fallait se battre
pour trouver quelque chose qui nous allait, c’était toujours des prisonniers qui faisaient tout
ça. Nous avons été rasés de la tête aux pieds et tout ça, et puis nous avons été mis en
quarantaine pendant trois ou quatre jours - on nous soupçonnait d’avoir le typhus - puis
après on nous a mis tout doucement au travail, après qu’ils nous ont tatoué sur le bras. Et
ceux qui nous tatouaient étaient aussi des camarades juifs qui mettaient le numéro et quand
ils avaient fini de mettre le numéro, ils nous serraient la main, ils nous félicitaient. Alors moi
j’ai pensé, ces types sont devenus fous ici, peut être qu’on devient fou dans le camp, ou bien
ils se moquent de nous, eh, mais alors après nous avons compris ce qu’ils voulaient dire : on
est entré dans le camp, on a une petite chance d’y échapper si nous pouvons résister à toutes
les souffrances qu’on va nous faire. Et ainsi j’ai été mis au travail.
E. Z. Vous aviez déclaré un métier?
C. VW. On nous a demandé quel métier on faisait. Or j’étais fleuriste moi. J’avais un
magasin de fleurs. Cela est considéré chez les nazis comme un petit métier de femmes où on
ne fait presque rien, en réalité c’est un très dur métier, mais enfin, bon, alors je n'ai pas voulu
dire que j’étais fleuriste, j’ai dit que j’étais jardinier. On m’a mis tout de suite au travail en
me faisant planter des pensées, parce qu’il y avait de fleurs, il y avait un Kommando, le
« Reisko », il y avait aussi des usines de chimie, etc., mais enfin il y avait aussi des serres et
des jardins. Plus tard j’ai compris pourquoi, j’ai été étonné de cela...
Ils m’ont fait planter des pensées, or je n’ai jamais planté de pensées, mais quand je faisais
des corbeilles de fleurs ou de plantes je travaillais avec mes mains et je plantais comme ça.

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Alors j’ai fait la même chose avec les pensées. Or, ça se fait d’une toute autre façon et alors
ils se sont tous moqué de moi, y compris les copains juifs qui étaient là déjà, peut-être pour
faire plaisir au Kapo, bon, il ne m’a pas mis tout de suite hors du Kommando, il n’était pas
très... pas vraiment méchant ce Kapo, il se moquait un peu de moi.
Et on m’a mis alors dans les serres. Et là j’avais un concurrent, un bonhomme qui s’occupait
des plantes et qui a réussi à m’éliminer pour pouvoir garder la place. Là je n’ai pas pu rester
beaucoup. Or là, je connaissais ce métier. Les plantations, la façon de soigner les plantes et
les fleurs qui devaient servir à madame Höss, quand elle faisait des réceptions dans sa villa et
devait garnir la maison... C’est à ça que servaient les serres. Alors après on m’a encore laissé
un petit temps dans le Kommando, je retournais la terre, chose que je n’avais jamais fait non
plus, c’est très dur pour quelqu’un qui n’a jamais fait ça. Il y avait des copains qui m’ont
montré, pour faire comme ceci, comme cela...
Mais là je suis resté, je pense, une quinzaine de jours, puis après je suis retourné dans le
camp, et là on a fait des trous des fusillés. Parce qu'on attendait, on pensait que les Russes
allaient arriver. Il fallait faire de tranchées, nous faisions ça. Seulement c’était des trous qui
étaient faits et le lendemain il fallait les refermer, on devait retransporter de grosses pierres
dans les carrières, d’un endroit à l’autre... enfin c’était les premiers travaux qui nous ont fait
faire.
Puis après je suis tombé malade. Une fois j’ai quitté difficilement ma couche et je voulais
aller à la visite médicale. Parce qu’il y avait une visite médicale. Les copains m’ont dit
écoute, ne fais pas ça, parce que si tu n’as pas 39° de fièvre on va tout de suite te renvoyer
pour faire des travaux, et là tu es mort.
E. Z. Vous parlez des copains. C’est des gens que vous connaissiez avant et que vous avez
retrouvé dans le camp, ou c’est des camarades que vous avez connu là-bas?
C. VW. Non, c’est des gens que j’ai connu là-bas. Je me souviens plus d’eux même n’est-ce
pas, mais enfin, bon, donc j’ai travaillé là avec des gens de toutes les nationalités, et je suis
tombé malade, je suis allé à la consultation, et il faut croire que j’avais beaucoup de fièvre et
de là on m’a envoyé au « Krankenbau » réellement. Et là j’ai dû attendre quelques heures
pour trouver une place pour pouvoir me coucher, parce qu’il n’y avait pas de place, alors il y
avait justement un mort qu’on a enlevé et alors moi j’ai pris sa place.
Moi qui quand je voyais un enterrement dans la rue, je traversais la rue pour être loin du
mort, du corps... et ce n’était qu’un enterrement, et là je me suis couché à la place du mort...
Et là j’ai rencontré Maurice Goldstein. Qui était infirmier là-bas. Et qu’il m’a raconté un
petit peu sa vie, il parlait français, ce qui était rare dans le camp, et je lui dois la vie, parce
qu’il a « organisé » des médicaments, parce qu’on « organisait » dans le camp, vous le savez
cela, eh, et lui avait « organisé » des médicaments, je ne sais pas comment, il avait peut-être
un petit peu des ouvertures dans l’hôpital des SS ou quoi, et ils m’ont fait des piqûres, il était
accompagné d’un médecin Tchèque, aussi juif, son nom m’échappe, et à eux deux ils m’ont
sauvé la vie, comme cela.
Et puis, un beau jour, il me dit, écoute, tu devrais pouvoir, pour te retaper, pour bien faire, tu
devrais pouvoir rester encore une quinzaine de jours, pour pouvoir te remettre à travailler,
parce que tu es affaibli, parce que, dit-il, attention, à moins qu’il y ait une sélection. Il n’avait
pas encore prononcé ce mot qu’on annonce la sélection. Alors nous avons dû nous
déshabiller, tout nus, dans le froid, les fenêtres ouvertes, pieds nus, et on grelottait de froid

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parce que c’était tout de même déjà octobre comme ça, et on attendait le médecin qui devait
venir nous contrôler, c’était soi-disant une visite médicale mais c’était une sélection. Et là, on
était sur deux rangées: à gauche, étaient ceux qui étaient désignés pour aller à la chambre à
gaz, on ne le disait pas mais c’était comme ça, et à droite, les bons. J’étais dans la rangée des
bons. Il y en avait que quatre ou cinq, alors que nous on était deux cents.
C’est grâce à Maurice qui a dit aux SS que moi j’étais guéri. Alors l’officier m’a dit, alors, est
ce que vous vous sentez assez fort pour aller travailler dans les mines de sel ? Alors je m’ai
mis en position en avant et j’ai dit Ja ! Ça l’a amusé peut-être et j’ai été dans la rangée des
bons.
Alors on m’a donné de vieux vêtements encore, rayés, bleu et blanc, et comme ça le soir je
devais aller dehors et retrouver ma baraque et travailler. Mais j’avais un pressentiment. J’ai
dit je ne veux pas retourner dans ma baraque maintenant, je vais travailler et je ne
supporterais pas ça deux jours, je veux essayer de me camoufler un petit peu. Je me suis
caché entre les baraques, ça a duré un jour et demi, sans manger ni boire.
J’ai rencontré un copain qui était vraiment un copain parce que je l’ai rencontré à la Gestapo
à Louise, plus jeune que moi je crois d’une dizaine d’années, et lui il m’a rencontré pendant
que je vagabondais là la nuit et il m’a donné une croûte de pain qu’il avait trouvé sur un
mort. Et moi j’ai mangé ça. Alors bon, au petit matin, il faisait déjà un peu claire, je vois tout
à coup une troupe d’environ deux-trois cent bonshommes. Puis un camion qui avançait en
marche arrière et on les a poussés là dedans. Là je ne doutais pas pour où c’était. C’était
ceux de l’hôpital que j’avais connus et qui étaient dans le mauvais rang. J’ai tout de suite
compris là où ils allaient. Tout le monde sait ça, c’était comme ça.
Et alors moi j’ai échappé et alors je suis revenu tout doucement dans ma baraque où les amis
qui étaient là étaient tout étonnés de me retrouver, ils pensaient que j’étais mort, et bon, j’ai
encore travaillé un jour ou deux, je ne sais plus très bien à quoi.
On portait des rails de chemin de fer comme ça, en l’air, on devait les porter au-dessus de
notre tête on était une équipe de quarante ou cinquante, trente, je ne sais pas, il faisait
mouillé, humide, et les sandales n’étaient pas à la mesure de nos pieds, elles restaient collées,
bon, une chose qui est comique et dramatique à la fois, ça fait penser à un film de Charlie
Chaplin, moi qui suis tout petit je n’arrivais pas à tenir le rail, donc j’étais là avec le bras en
l’air, je n’arrivais pas à toucher le rail, ce qui amusait très fort les gardiens et les SS mais les
copains n’étaient pas très contents, tout le monde m’insultait, ils me donnaient des coups de
pieds parce que je n’arrivais pas à les aider à porter le rail. Vous savez là-bas on devenait
vraiment des « Untermenschen ». Bon. J’ai réussi tout de même à en sortir. Je ne sais pas
comment.
Je suis retourné à la baraque et une chance extraordinaire est arrivée encore, on demandait
des musiciens pour l’orchestre. L’orchestre d’Auschwitz était composé de sept ou huit ou dix
Polonais qui devaient jouer dehors à l’entrée du camp pour les Kommandos qui sortaient et
qui rentraient le soir au pas militaire et alignés par cinq. Et comme ça les gens allaient
travailler.
Un moment donné, les Polonais avaient été élimines du camp, presque tous. Pourquoi ?
Parce que les Allemands - ça nous l’avons appris beaucoup plus tard - euh, les Allemands, les
nazis avaient peur des Polonais qui étaient dans le camp, ils avaient peur que les Polonais
allaient aider les Russes qui préparaient une offensive à ce moment là, ils avaient peur que
les Polonais auraient saboté à l’intérieur au moment de l’offensive. Alors ils les avaient

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élimines. Il n’y avait pratiquement plus de Juifs polonais dans le camp. Donc on est venu dans
toutes les baraques demander qui savait jouer de la musique.
Chez les Juifs beaucoup connaissent la musique. Comme chez les Allemands, comme chez les
Tsiganes. Alors j’ai levé mon doigt. Parce que quand j’étais petit, quand j’avais dix ans j’ai
appris le violon. Pendant six ou sept ans. Après je n’avais plus joué parce que j’étais à
l’armée, etc.. Je me suis rappelé que je jouais du violon et j’ai osé lever mon doigt.
Alors je devais aller faire une audition le soir, baraque 24, à l’entrée du camp. Et là, vous
savez ce qui est arrivé là ? Je devais jouer quelques notes pour voir si je savais jouer par
coeur. J’étais un amateur, eh. Et il y avait si longtemps... J’étais toujours un amateur de
musique classique. Alors je me suis dis, je vais jouer un petit air du concerto de Mendelssohn.
Le plus beau concerto qui existe au monde. Ou bien un extrait d’une opérette d’Offenbach.
Puis je me suis ravisé parce que je me suis rappelé où j’étais. Mendelssohn ou Offenbach sont
des Juifs. La musique juive dans le camp... Alors j’ai décidé de faire un extrait de la valse de
Faust.
J’ai été tout de suite accepté, je suis retourné dans ma baraque et le lendemain matin je
devais participer aux répétitions. Et nous avons tout de suite commencé à jouer la marche.
Notre orchestre était un fameux orchestre symphonique. Nous étions entre 60 et 90 musiciens
et on ne pouvait pas rester dehors. Nous devions rester dans la baraque 24, à condition que
les fenêtres restent ouvertes. On jouait du Bach et le Commandant du camp trouvait qu’on
jouait tellement bien, évidemment, on avait le premier violon de l’opéra de Prague, toute
sorte de musiciens professionnels, il y avait quelque Tziganes aussi avec nous. Et on devait
aussi jouer de la musique classique pour le soir, pour divertissement, on jouait de la musique
classique à la salle des fêtes pour les SS, ça nous arrivait souvent. Ce qui fait que nous
travaillons de 5 heures du matin jusqu’à 19 le soir, à jouer de la musique. Alors nous jouions
à la salle de musique et les SS nous applaudissaient. Alors vous voyez, les SS qui le lendemain
avaient le droit de nous envoyer à la chambre à gaz, applaudissaient un orchestre juif.
Cela, je pense, dans une grande mesure m’a sauvé aussi. On n’était pas beaucoup dehors et
la musique c’est de la musique. On aimait cela. Alors c’était le 17 ou le 18 janvier où on a
commencé l’évacuation du camp. Et il n’y avait plus d’orchestre. Et nous sommes partis pour
faire la marche de la mort.
E. Z. Dans toute cette histoire, est-ce que vous avez connu des Grecs?
C. VW. Bon. Évidemment je raconte beaucoup, eh? J’ai connu dans le camp très peu de
Grecs. J’en ai connu un ou deux qui étaient déjà partis avec nous de ma ville. Toute une
famille. Les époux, les enfants, les grands parents même et tout, mais j’ai oublié le nom. Je me
souvient d’un qui s’appelait Angel, et je crois qu’ici à Bruxelles à un moment donné il faisait
le commerce de table.
E. Z. Donc ceux là étaient des Grecs installés à Bruxelles.
C. VW. Probablement. Je ne les ai pas connus intimement mais je me suis un petit peu lié
d’amitié un petit temps avec Angel qui était Grec, un très gentil garçon, et je peux vous dire,
vous êtes Grecque vous même, les Grecs sont très débrouillards. Surtout quand ils sont Juifs.
E. Z. Pourquoi vous dites ça ? Sur quoi vous vous basez ?
C. VW. Ah je peux le dire parce que j’ai constaté cela.
E. Z. Au camp?

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C. VW. Vous voyez, beaucoup de gens ont dit, oui, les Grecs sont des gens débrouillards. Au
camp aussi. Il [Angel] était parvenu à me procurer une couverture alors que j’en avais pas.
Et ce n’était pas facile. Il l’a volée quelque part, ou quoi, mais enfin ça c’est un geste dont je
me souviens, et je me souviens encore très bien de lui, il était très aimable, très, très amical.
Mais c’est tout dont je me souviens.
E. Z. Il avait le même âge que vous?
C. VW. Je pense qu’il était plus jeune que moi. Peut-être une dizaine d’années plus jeune.
Plus tard je l’ai encore une fois revu à Bruxelles et puis après on s’est perdu de vue. Je ne
sais pas où le trouver, je ne sais même plus son nom. Il y avait une petite Grecque avec nous,
qui était de Salonique mais qui habitait Bruxelles et qui avait 15 ou 16 ans, peut-être 14 ans,
mais je ne l’ai pas connu là-bas, j’ai su après seulement qu’elle était là-bas, d’ailleurs je lui
ai téléphoné ce matin pour lui parler de vous, mais elle n’est pas ici en ce moment.
E. Z. Vous voulez parler de Marie Pinhas?
C. VW. Oui, Marie. Vous la connaissez alors. Eh! Vous voyez, quand je vous parlais des
Grecs...
E. Z. Oui. On s’est rencontré, et puis j’ai visionné son témoignage à la « Fondation ».
C. VW. Elle, elle connaissait aussi ces gens et j’espérais avoir leur nom, mais elle est partie
en voyage.
E. Z. Bon. Alors vous dites que les Grecs étaient débrouillards. C’est l’impression que vous
avez eu d’eux au camp?
C. VW. C’est une impression que j’avais. Ils étaient plus malins. Peut-être qu’avant on en
parlait un petit peu chez nous, vous savez, alors je me suis fait peut-être une idée de cela,
qu’ils étaient un peu plus débrouillards.
E. Z. Et les Grecs étaient des Grecs avant d’être Juifs?
C. VW. Je pense que celui là, oui. Il parlait français, il ne parlait pas le yiddish, à propos, je
dois vous dire que j’ai eu des disputes très fortes avec les Juifs hongrois et polonais qui me
reprochaient de ne pas connaître le yiddish. Mais nous en Occident nous sommes très
assimilés. Je eu de très fortes disputes, on s’est presque battus parce qu’ils me disaient, c’est
à cause de toi qu’on est ici, parce que tu n’es pas assez Juif. Et tu ne connais pas le yiddish.
Vous vous imaginez, tout ça ce passait entre Juifs, au camp... Il y en avait qui étaient très
gentils, mais enfin il y en avait quelques uns... Ça me faisait de la peine.
Ce qui fait que je n’avais pas des amis dans le camp. Pas du tout. Beaucoup sont arrivés avec
leurs familles, des frères, des pères, ils avaient un soutien moral quelquefois entre eux, mais
moi je n’avais personne. Ce qui était une chance à l’arrivée. À l’arrivée c’était une chance
parce que je n’avais pas à souffrir cette séparation. Mais dans le camp j’étais seul. J’ai connu
un garçon d’ici, de Bruxelles nommé Schoultz qui à joué aussi du violon avec moi dans
l’orchestre et qui est mort deux ans après son retour ici. C’est le seul qui à vrai dire était un
petit peu copain là-bas, et alors...
E. Z. Et à l’orchestre vous n’avez pas connu de Grecs?

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C. VW. Je n’ai pas eu le temps de parler avec eux. Je ne sais pas comment ça s’est fait, mais
on faisait tout le temps de la musique. On ne parlait pas des circonstances, de rien du tout, on
était les musiciens et on jouait. Et le soir on retournait dans la baraque. C’est tout.
Alors, je crois que la marche de la mort à laquelle moi j’ai participé, était la plus terrible je
pense. Parce qu’elle a duré cinq mois. Toujours sur les routes, nous avons marché de camp
en camp, on était malade, on avait la dysenterie, j’étais mordu par des chiens... Nous sommes
arrivés à Gross Rosen, un camp terrible, il y avait des cadavres partout, après une dizaine de
jours nous sommes repartis encore à pied pour Buchenwald.
On était pris dans le bombardement de Weimar, j’ai été touché par une pierre sur mon dos, et
puis en arrivant là-bas nous avons dû déblayer les ruines du bombardement de Weimar, on
devait transporter des pierres, marcher, tout le temps marcher, monter sur un chemin, puis
redescendre, comme ça, sans parler... Cela a duré plusieurs jours, une quinzaine de jours,
c’était affreux, affreux, j’ai vu des gens qui sont morts là-bas sur place, qu’ils sont tombés,
qui n’ont pas su résister... Comment moi j’ai pu résister, je ne sais pas. Toujours est-il que je
suis là.
Puis nous sommes allés à un autre petit camp, à Bisingen je crois, où il n’y avait même plus
des SS pour nous garder. Il y avait peut-être une sentinelle, mais c’était des droits communs
qui nous gardaient. Puis finalement nous sommes arrivés dans un petit village à la frontière
Suisse, Autrichienne, Française etc. Là nous avons appris que les Français étaient là, et c’est
les Français qui nous ont libérés.
Puis après, nous étions une quinzaine de copains ensemble et nous avons décidé que nous ne
voulions pas retourner dans un camp, un camp français cette fois, et nous sommes partis dans
le village où on s’est fait héberger chez les habitants. Nous avons été recueillis par un
prisonnier de guerre français qui était sur place. Et c’était dans une scierie et là il y avait de
tout, nous sommes restés tous ensemble jusqu’à que les Français nous ont rapatriés. En
France c’était merveilleux, dans chaque petite gare nous étions accueillis par la fanfare...
Finalement nous sommes arrivés en Belgique, je suis arrivé avec mon ami, celui qui m’avait
donné la croûte de pain et que j’avais retrouvé à Lyon ou à Paris.
Là, à la gare, c’était la gare de Midi, nous sommes arrivés sans un sou en poche, aucun
accueil, rien du tout. Alors je suis allé à la gare du Nord, je ne sais pas comment, et là comme
il y avait des marchands de fleurs sur la place Rogier, et comme je connaissais cette femme
là, j’ai risqué, j’ai demandé, j’ai expliqué mon cas pour avoir un petit peu d’argent pour
prendre le tram et pour téléphoner. Elle m’a donné un petit peu d’argent et j’ai téléphoné
mais pas chez moi. Parce que je ne savais pas où étaient mes parents, s'ils étaient toujours en
vie, etc.
Alors j’ai téléphoné chez des amis qui m’ont dit que mes parents étaient toujours à la même
adresse et qu’ils m’attendaient parce qu’ils avaient été avertis par la Croix Rouge. Alors j’ai
pris le tram qui était bondé, les gens me regardaient moi j’étais gêné, j’étais embêté et là il y
a une petite jeune fille de 15 ou 16 ans qui s’est levée, qui m’a cédé sa place. Alors quand je
pense encore à ça, je suis terriblement émotionné. Vous savez, une jeune fille qui voit tout de
suite ce qui se passe... Et elle m’a cédé sa place.
Alors je suis arrivé à la maison, on s’est retrouvé. Mais on n’avait plus un sou vaillant, mes
parents étaient pauvres, ils n’avaient plus d’argent pour rien du tout, pour acheter de la
marchandise pour recommencer les affaires... Heureusement on avait des bons amis chrétiens

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qui nous ont aidés à nous remonter et vous voyez où je suis aujourd’hui, j’ai une vieillesse
vraiment heureuse, j’ai une belle maison...
Vraiment, dans tous les grands malheurs la chance m’a poursuivi. Encore maintenant, je suis
marié, arrière grand-père... Quand je pense jusqu’où j’ai été... pour les Grecs je ne sais pas
vous dire plus. À part ceux que j’ai connus, les autres je ne les ai presque jamais aperçus, ou
très peu. Malheureusement je ne sais pas vous éclairer là dessus. Et je ne connais pas de gens
qui ont connu de Grecs. Je ne pense pas.
E. Z. Et bien, nous allons nous arrêter là. Je vous remercie beaucoup pour le temps que vous
m’avez consacré et de votre gentil accueil.

annexe n° 3.5
Monsieur Salomon Rubinstein
Date de l’interview : 21/01/98

J’ai relevé le nom de M. Rubinstein dans les fiches biographiques des personnes
interviewées par la « Fondation Auschwitz ». Il faisait partie de ceux qui se trouvaient à
Auschwitz aux mêmes dates que les Grecs, et j’ai tenté ma chance.
Par ailleurs, il fait aussi partie du groupe des survivants qui, en étroite collaboration
avec la « Fondation Auschwitz », participent à l’effort de la transmission de la mémoire à la
nouvelle génération.
Je l’ai contacté par téléphone, j’ai expliqué en bref ce que je cherchais et il m’a dit
qu’il pouvait en effet me parler un peu des Grecs qu’il a croisé durant sa déportation.
Au jour dit, je suis allée chez lui, il m’a très bien reçu, j’ai raconté en bref mon
histoire, l’histoire de mes parents, leurs dates de déportation, etc., et l’interview a commencé.

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E. Z. Bonjour monsieur. Je voudrais que l’on commence par votre itinéraire. Je voudrais
savoir plus précisément où êtes-vous né, quel âge aviez-vous quand vous avez été déporté,
quelle était votre formation, etc.
S. R. Mon nom est Rubinstein Salomon, je suis né à Anvers le 16 août 1925. Donc j’ai 72 ans.
Mes parents étaient des Juifs polonais. Seulement, ils n’ont jamais eu la nationalité polonaise
étant donné que la partie de la Pologne où ils vivaient, était sous le régime tsariste.
Appartenait à la Russie. Avant la guerre de 1914 donc.
Ils ont émigré pour des raisons politiques, économiques, raciales aussi, bien sûr, puisque les
Polonais et en plus les Ukrainiens et en plus les Russes, étaient des gens foncièrement
antisémites. C’était viscéral chez eux. Alors mon père étant un militant socialiste, en plus, il
avait déjà eu des difficultés politiques... donc... en plus il était Juif... la pauvreté aussi était
pour quelque chose. Les gens en ce moment là, dans cette partie de la Pologne, ils étaient très
pauvres.
Tout ça a fait qu’ils ont émigré en 1912 et sont venus s’établir à Anvers. Seulement, en 1914
il y a eu la guerre et l’Allemagne a envahi la Belgique en ce moment là et mes parents ont été
évacués vers l’Angleterre. Et ils ont donc vécu pendant cinq ans, le temps qu’a duré la guerre,
en Angleterre. Là est née ma soeur aînée, qui malheureusement a disparu pendant la
deuxième guerre mondiale. Elle est née là-bas, à Londres. Mes parents sont revenus en 1919
se réinstaller à Anvers de nouveau, où est née une deuxième fille qui elle aussi est rescapée
des camps, et moi. Nous n’avons plus quitté la Belgique depuis lors.
E. Z. Vous parliez quelles langues?
S. R. C’est assez compliqué [rire]. Anvers étant une ville flamande, forcement la première
langue que nous avons appris là-bas était le néerlandais, bien sûr. Avec les parent la langue
usuelle était le yiddish, c’était la langue des Juifs de l’Europe centrale et de l’Europe
orientale, et quand mes parents voulaient se dire quelque chose que nous on ne pouvait pas
entendre, ils se parlaient en polonais ou en russe. Mais c’est à Auschwitz que j’ai appris un
peu le polonais, comme je me bagarrais souvent avec les détenus polonais, j’ai appris à les
insulter. Parce que même là-bas, même les détenus politiques polonais, étaient viscéralement
antisémites. Ils haïssaient beaucoup plus les Juifs que les nazis, alors qu’ils étaient aussi
victimes des nazis, autant que nous. Mais c’était viscéral chez eux. Depuis des siècles ce
peuple était antisémite. Et c’est resté. Maintenant la Pologne est un pays sans Juifs. Il y a 30
millions de Polonais, il y a 3500 Juifs qui vivent encore en Pologne. Et cet antisémitisme
continu. Alors là c’est incompréhensible. C’est un antisémitisme sans Juifs, quoi. Ils reçoivent
ça avec le lait maternel je crois. Bon.
E. Z. Avez-vous été arrêté avec vos parents?
S. R. Oui. J’ai vécu avec mes parents jusqu’à la guerre et en 1940 quand les Allemands sont
rentrés ici en Belgique, en mai, le 10 mai 1940, ont commencé à se constituer des groupes
clandestins. Et par relations, notamment le mari de ma soeur aînée, qui est mort aussi en
captivité, il était un militant de gauche, avait combattu comme officier dans les brigades
internationales en Espagne, avait donc des contacts ici et par son intermédiaire je suis entré
dans un groupement de résistance. quatorze mois après, lors d’une action... pas vraiment lors
d’une action, j’ai été arrêté parce que d’autres avaient été arrêtés et il y en a un qui a parlé.
J’ai été arrêté le 13 décembre 1941 et j’ai fait différentes prisons d’abord, ici en Belgique
pendant un an, et puis, je crois que c’est le 12 novembre ‘42 on m’a déporté vers l’Allemagne.

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Avant Auschwitz j’ai fait différents autres camps, d’abord différentes prisons et puis encore
un autre camp. C’était des prisons centrales, comme Louvain ici, avec des ateliers où il fallait
travailler. Notamment la prison de Bokhum jusqu’au jour où elle a été bombardée et qu’ils
ont transféré tous les prisonniers politiques parce que la prison n’était plus habitable. On
nous a emmenés alors dans la Prusse orientale, tout à fait dans le nord, près de la frontière
hollandaise, là où ça fait coin avec la mer et la frontière allemande. C’est dans ce coin là
qu’il y avait un camp qui s’appelait Esterwegen, et là je suis resté assez longtemps. Jusqu’au
moment où on commençait à vider toutes les prisons et tous les camps de tout ce qu’il y avait
comme détenus politiques pour les envoyer à Auschwitz.
E. Z. On vous a arrêté autant que résistant mais on savait que vous étiez Juif.
S. R. Ah ça oui. Ils ne le savaient pas le premier jour, mais au bout de quelques jours ils ont
découvert ça. La Gestapo faisant son enquête a découvert que j’étais Juif. J’avais des faux
papiers évidemment.
E. Z. Aviez-vous des nouvelles de votre famille ou étiez-vous totalement coupé de tout?
S. R. Au moment de mon arrestation ils m’ont emmené pour faire une perquisition dans
l’appartement de ma famille, où habitaient encore donc ma mère et ma soeur, - une fois qu’ils
ont découvert qui j’étais vraiment - et là ils ont... ce qu’ils voulaient c’était trouver mon beau-
frère qui était donc la tête du réseau. Et lui il est parvenu à se sauver. À ce moment là ils ont
arrêté ma mère et ma soeur comme otages, ils les ont emmenées aussi à la police allemande,
et les ont gardées quatre jours. Au bout des quatre jours, ils les ont relâchées, avec l’espoir
qu'on allait - via ma soeur - ils allaient mettre la main sur mon beau-frère. Ça n’a pas réussi
et deux mois après on les a de nouveau arrêtées et à ce moment là cela a été définitif.
Donc je suis envoyé à Auschwitz au printemps ‘44. J’ai été affecté à un Kommando par des
contacts que j’ai pu établir avec des détenus politiques allemands, qui eux étaient, par leur
ancienneté, arrivés à une position élevée dans le camp. On m’avait donné une place dans le
jardin potager où on cultivait des légumes et aussi des fleurs et des plantes pour les officiers
SS. Ça s’appelait la « Gärtnerei ». Je dois dire que, bon, tant que je suis resté là, ça n’a pas
été trop dur. Parce que normalement, quand je suis arrivé à Auschwitz, ils me destinaient à
travailler dans le charbonnage.
Il y avait plusieurs petits camps tout au tour d’Auschwitz qui étaient près des mines et les
déportés habitaient ces petits camps et descendaient tous les jours au fond, dans les mines. Ça
c’était quelque chose où on pouvait normalement tenir six mois au maximum, quand on était
costaud et venait d’arriver. Moi je n’aurais sûrement pas tenu six mois parce que j’avais déjà
pas mal d’années de captivité derrière moi. Avec tout ce que ça comporte de privations et de
malnutrition.
J’ai eu la chance en ce moment là qu’il y a eu un détenu politique allemand qui travaillait à
la « Politisch Abteilung », ça veut dire l’administration du camp pour les SS, là où se
trouvaient tous les dossiers des détenus. Et quand je suis arrivé il a tout à fait par hasard pris
connaissance de mon dossier et il a vu qui j’étais. Et il a signalé ça à ses amis, notamment un
médecin allemand, détenu politique également. Normalement je devais partir dans le
charbonnage le lendemain. Et ils sont venus me trouver le soir et ils m’ont persuadé que
j’étais très très malade et que je ne pouvais pas partir dans l’état que j’étais. Moi, encore
naïf, je soutenais mordicus que je n’étais pas malade, j’étais fort amaigri mais je n’étais pas
malade. Ils ont dit, oui, tu es malade et on va t’hospitaliser. Finalement j’ai compris où ils
voulaient en venir et je me suis laissé hospitaliser. Je suis resté une huitaine de jours dans

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l’hôpital d’Auschwitz et puis, le temps que... Ils ne pouvaient évidemment pas retenir tout le
monde, ils ont retenu deux ou trois.
On est sorti de l’hôpital quand les autres avaient déjà quitté le camp, donc il n’y avait plus de
danger. Pour trois ou quatre personnes ils n’allaient pas organiser un transport évidemment.
Alors bon, on est resté à Auschwitz et trois ou quatre jours plus tard on nous a emmenés à
Monowitz qui est un camp... ça s’appelle ordinairement Buna, le Buna Werke, et c’était une
immense usine juste à côté du camp et là il y avait ce fameux « Gärtnerei » et on m’a affecté à
ce Kommando là. Je suis resté là plusieurs mois, jusqu’en été, je ne savais pas dire
exactement si c’était juillet, août, tout ce que je savais c’est qu’il faisait très chaud.
Je faisais partie de l’organisation qui pratiquait une certaine solidarité. C’était une
organisation de résistance à l’intérieur du camp. Comme j’avais une place privilégiée pour
pouvoir fournir de la nourriture supplémentaire à ceux qui en avaient besoin, on me
chargeait de toutes sortes de corvées. Et notamment, j’avais la corvée de tous les jours
apporter des légumes à la cuisine des SS pour leurs repas. Des carottes, des oignons, des
poireaux, etc. Le chef de la cuisine SS, aussi un détenu politique allemand, était un des nôtres.
Comme lui ne pouvait rien sortir comme nourriture parce qu’il allait se faire ramasser très
vite, il me chargeait moi, comme j’arrivais avec un panier de légumes, me chargeait de sortir
de la nourriture.
Et un jour il m’a donné un énorme morceau de lard à remettre à ceux qui en avaient besoin. Il
y avait un type qui était chargé de couper ça et le distribuer. Je n’avais que ma chemise sur
moi parce qu’il faisait très chaud, c’était en plein été, et j’avais caché ça au-dessous de ma
chemise. Sans penser évidemment que le lard est très gras et que ça allait transpirer et j’ai
traversé toute la place d’appel pour retourner à la « Gärtnerei » avec une énorme tache de
graisse sur ma chemise et par malheur j’ai rencontré le Rapport Führer. Le Rapport Führer
c’était le sous-officier qui s’occupait de tout ce qui était administration à l’intérieur du camp.
Et puis il me connaissait parce qu’il me voyait tous les jours à la « Gärtnerei ». Et puis il dit,
« Gärtner, kommen hier ». Je m’approche et je salue. « Qu’est ce que vous avez là dessous ».
Je ne pouvais plus rien cacher, j’étais obligé de sortir le morceau de lard de sous ma
chemise, sinon il aurait été le chercher lui même, c’est normal. Et il dit, tu as volé ça où? Je
dis, à la cuisine. Alors il dit, « je ne comprends pas, pourquoi est ce que tu as besoin de voler
à la cuisine. Avec ce que vous volez à la « Gärtnerei » vous avez quand même assez à manger.
Et là c’est sans danger ».
Ah ben oui. Vous savez, on ne pouvait pas vérifier un champ de carottes, ils ne vont quand
même pas les compter une par une... Bon, alors un kilo de carottes, un kilo d’oignons, trois -
quatre poireaux, c’est vite volé eh. Ça ils le savaient. Il ne faut tout de même pas les prendre
pour des idiots, eh. Ils savaient qu’on se servait. Et il dit, mais tu n’as pas faim toi, pourquoi
est ce que tu voles du lard à la cuisine. Alors je dis, c’est un bon supplément, eh, c’est
toujours bon à prendre. Évidemment. Il fallait que je prenne ça sur moi. Sinon, l’organisation
aurait sauté. Bon, alors il m’avait assez à la bonne, je dois dire qu’il me trouvait plutôt
sympathique, mais il ne pouvait pas faire autrement que de me punir, et alors il m’a mis dans
un autre Kommando.
Et le dimanche suivant, c’était le dimanche midi qu’ils exécutaient les punitions, j’ai pris en
publique 25 coups de cravache sur le derrière.
Et après ils m’ont mis dans un autre Kommando, c’était donc un Kommando pénitentiaire, on
était chargé à vider les latrines. Je ne sais pas si vous pouvez vous imaginer les latrines,
comment c’était à Monowitz. C’était une immense fosse, avec des planches dans lesquelles on

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a scié un rond. C’est assez cru à raconter, mais enfin, bon, il faut le faire. Cette fosse il fallait
la vider régulièrement évidemment. Et il y avait... C’était un paysan qui avait une énorme
citerne en bois, montée sur roues, tirée par des chevaux, qui venait chercher ça pour déverser
ça sur les champs à l’extérieur. C’était le seul civil qui était autorisé à entrer régulièrement
là au camp. Et il habitait à... on voyait sa ferme depuis le camp quoi, quand il déversait ça
sur ses champs.
Et j’ai dû faire ça pendant environ deux mois, je crois, deux mois, deux mois et demi, et puis
alors, mon chef du Kommando, mon Kapo, est venu me réclamer. Il a dit qu’il avait besoin de
moi et que ça avait assez duré et qu’il fallait qu’on me libère de ce Kommando pour que je
puisse réintégrer mon Kommando original. Et bon ben, ils ont marché et j’ai pu retourner à
la « Gärtnerei ».
Mais alors, pendant ces deux mois, c’était en plein été, vous pouvez vous imaginer la
puanteur... au point... prendre une douche tous les jours, ça il en n’était pas question, si on
voulait prendre vraiment une douche convenable, il fallait payer le prisonnier qui était
gardien des douches et des bains, il fallait le soudoyer avec des cigarettes ou de la nourriture,
ou quelque chose dans ce genre. Et il fallait encore avoir les moyens de lui donner des
cigarettes tous les jours. Parce que les cigarettes il fallait les acheter, eh, donc disons qu’on
prenait de temps en temps une douche, question d’enlever quand même un peu la crasse du
corps, mais de toute façon on remettait les mêmes vêtements. Alors, au point que, quand on
rentrait le soir, à l’appel, on nous mettait à part, à deux - trois cents mètres des autres. Et le
Rapport Führer qui était chargé de nous compter, il n’approchait même pas. Il disait, ils sont
au complet, je le sens! [rires] Les 25 coups de cravache ce n’était pas le plus pénible. Le plus
pénible c’était de ne pas savoir se laver; C’est de vivre dans cette crasse immonde, tous les
jours, tous les jours. Et je vous assure, ce n’était pas des latrines comme... parce qu’avec la
nourriture qu’on recevait, vous pouvez vous imaginer... et les maladies, dysenterie, etc.,
qu’est ce que ça pouvait être comme... eh. Enfin, bon. N’insistons pas trop là dessus, c’est
n’est pas très appétissant.
E. Z. Racontez moi un peu à propos des Grecs maintenant. Donc nous sommes en ‘44 à la
Buna...
S. R. En ‘44 je suis à la Buna et là il n’y avait aucun Grec malheureusement dans mon
Kommando, donc je les ai côtoyés que vraiment par hasard, eh. Quand vous travaillez avec
un gars tous les jours, vous avez l’occasion d’avoir des conversations disons plus
intéressantes que bonjour, comment ça va, et qu’est-ce que tu fais, à quel Kommando
appartiens-tu, quelle baraque, dans quelle baraque loges-tu, ah, je connais bien le chef de
baraque, c’est un brave type, tu ne sera pas trop mal, etc. C’est à ça que se limitaient nos
conversations. Si vous travaillez déjà avec quelqu’un toute la journée, là vous parvenez déjà à
avoir d’autres conversations. Mais malheureusement ça ne s’est pas produit dans mon cas.
E. Z. Mais vous les avez vus, vous saviez que c’était des Grecs.
S. R. Ah, oui. Bien sûr. D’ailleurs, ils n’en faisaient aucun mystère. D’ailleurs il n’y a pas de
raison d’en faire un mystère. D’ailleurs on portait de toute façon l’insigne avec la première
lettre de la nationalité, n’est ce pas. On savait directement à qui on avait affaire. Mais je
crois que dans l’ensemble, ils étaient bien notés. Parmi les autres prisonniers, ils étaient bien
notés.
E. Z. Bien notés!

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S. R. Oui. Je veux dire qu’il y avait comme ça des gens qu’on n’estimait pas beaucoup. Vous
savez moi, avant d’arriver à Auschwitz, je n’avais aucun préjugé défavorable en ce qui
concerne les Polonais. Mais maintenant je continue, 52 ans après, je continue à affirmer que
les meilleurs auxiliaires des SS dans le camp, étaient les détenus Polonais. J’ai connu des
détenus de droit commun Allemands qui se sont mieux comportés dans le camp que ces soit
disant résistants héroïques Polonais.
E. Z. Donc on parle des prisonniers politiques Polonais.
S. R. Des politiques. Oui. Des droits communs Polonais il n’y avait pas tellement à
Auschwitz. Je parle des vrais Polonais. Aryens polonais, n’est ce pas. Les Juifs polonais...
D’ailleurs, en fait de mentalité il y avait un monde de différence entre les Juifs polonais et les
Polonais chrétiens. Tandis que ça se sentait beaucoup moins parmi les détenus Belges,
Français, Hollandais, Norvégiens, Danois... Ça se sentait moins cette différence.
Parce qu’on n’était pas un Juif en premier lieu, on était un Belge, on était un Français, on
était un Danois, on était Norvégien. Vous comprenez? Parmi ces nationalités là, on était
d’abord un compatriote. Bon, et après c’était un Juif, d’accord, mais c’était un Juif belge,
c’était un Juif de chez nous. Et cette discrimination, ce racisme était absolument inexistant. Il
était même inexistant parmi les Allemands. Il y avait donc des détenus Juifs allemands, il y
avait des détenus non Juifs allemands. Des communistes, des socialistes, des syndicalistes,
tous ceux qui combattaient le nazisme, eh ben, on ne faisait pas de différence. Pour eux aussi,
un Juif allemand était un Allemand. C’était un compatriote. Et un détenu qui subit le même
sort quoi. Et même un sort pire que le leur. Parce qu’étant citoyens allemands, aryens, ils
étaient quand même plus privilégiés, c’est normal. Et il faut dire, ils en profitaient pour en
faire profiter les autres aussi. C’est ça qui était bien. Mais alors les Polonais, non. Je vous
dis, pour moi c’était les meilleurs auxiliaires des SS. C’était peut-être des magnifiques
résistants tant qu’ils étaient libres. Et une fois qu’ils étaient pris, ils se foutaient à plat ventre.
E. Z. Et donc vous dites que les Grecs, eux, ils étaient bien notés.
S. R. Oui. Parce que je dois vous dire que moi je n’ai jamais rencontré des Grecs
antipathiques. C’était des gens en général qui... Ils étaient plutôt effacés. Ça oui. Ils ne se
faisaient vraiment pas remarquer.
E. Z. Vous n’avez jamais entendu les Grecs chanter en groupe?
S. R. Non, parce qu'à mon avis ils ne se tenaient pas tellement regroupés. C’était vraiment
des individus que moi j’ai côtoyés. Mais en général des individus bien. Des gens qui avait un
comportement très digne. Parce que, vous savez, pour moi c’était ça l’important. C’était la
dignité. Et j’ai connu des intellectuels qui se sont très très mal conduits, et j’ai connu des
simples ouvriers qui ont eu des conduites magnifiques. Et dans l’ensemble c’était des gens...
de par mon expérience, les Grecs que j’ai eu l’occasion de rencontrer et qu’on a eu des
courtes conversations, c’était des gens comme ça assez effacés, mais très dignes. Très fières
aussi. Et c’était important cette fierté.
E. Z. Dans quel sens vous entendez « fières »?
S. R. Fières en ce sens de rester très dignes. De ne jamais faire de concessions. Ne pas faire
de compromissions. Pour moi c’était très important personnellement.
E. Z. Est ce que vous diriez que c’est une qualification générale pour les Grecs du camp, au
même titre que vous qualifiez les Polonais du camp comme les meilleurs auxiliaires des SS?

101
S. R. On ne peut jamais généraliser bien sûr, tous les Polonais n’étaient pas comme ça. Il y a
eu des exceptions. Mais c’était justement des exceptions. Tandis que dans les autres
nationalités, c’était ceux qui se conduisaient mal qui étaient des exceptions. Et les Juifs grecs
m’ont fait une impression de gens dignes, de gens qui sans se glorifier, sans se faire valoir,
essayaient de résister à leur sort, essayaient de survivre. Avec les faibles moyens qu’ils
avaient bien sûr. Sans pour ça faire beaucoup de bruit. C’était des êtres chaleureux, ça oui.
En ce sens que, quand ils vous avaient accordé leur confiance, ils s’ouvraient.
E. Z. Si par exemple j’avais demandé votre opinion sur les Français. Vous avez connu des
Français au camp, n’est ce pas?
S. R. Oui. Les Français, c’était très partagé. Bien sûr, j’ai connu beaucoup de Français.
Parce que bien sûr il y avait la langue déjà.
E. Z. J’essaie de vous faire faire une comparaison. J’essaie de comprendre si vous avez une
opinion générale des Grecs qui diffère de votre opinion générale des Français, ou des Belges,
ou des Allemands, etc.
S. R. Dans les autres nationalités j’en ai connu beaucoup plus et évidemment c’était
beaucoup plus partagé. Il y avait des gens bien là dedans, il y avait des gens beaucoup moins
bien, n’est-ce pas. J’ai connu beaucoup de Français qui avaient aussi cette dignité et cette
force de résistance. 52 ans après, non, 54 ans maintenant, j’ai souvenance d’un ouvrier
métallurgiste du nord de la France qui avait un ascendant... un simple ouvrier, il ne savait
pas lire et écrire, je crois qu’il avait été à l’école jusqu’à 14 ans, il avait un ascendant
magnifique sur les autres. Il était généralement respecté de tout le monde. Il avait cette fierté,
cette dignité... C’était ça les véritables héros. Les gens qui savaient rester des êtres humains,
dans toutes les circonstances, dans cet enfer dans lequel on vivait, ces gens restaient des êtres
humains.
Parce qu’il y en avait aussi qui commettaient des tas de bassesses pour sauver leur peau. Ça
aussi j’ai vu. J’en ai vu pas mal. Mais bon, avec l’âge, avec beaucoup de réflexion, on se dit,
que c’est ce que j’aurais fait si je m’étais trouvé dans les mêmes circonstances. Pas tout le
monde a ce courage de dire, on peut me tuer, je ne bougerais pas. Parce qu’on a vécu des
années avec la question: est-ce que dans une heure je serais encore en vie. Donc il y a eu des
personnes qui par tous les moyens ont essayé de sauver leur peau. C’est une question de
courage mais aussi d’éducation, la façon de vivre qui vous ont inculqué vos parents, votre
entourage d’avant, n’est ce pas, tout ça joue je crois.
E. Z. Est-ce que vous pourriez situer les Grecs que vous avez connus? Saviez vous où ils
travaillaient, étaient-ils des Prominents...
S. R. Il y avait très peu des Prominents parmi les Juifs grecs. Très peu. Ils étaient déjà pas
tellement nombreux... Surtout, ils faisaient tout pour ne pas se faire remarquer. Et il faut dire
qu’eux ils ont bien suivi la consigne qu’on donnait à chaque détenu qui entrait dans le camp:
ne pas se faire remarquer. S’effacer le plus possible si on veut survivre. Je crois que ça c’était
une consigne qu’ils avaient bien comprise. Et c’est pour cette raison là qu’il n’y avait pas...
moi je n’ai pas connu des Prominents dans les Juifs grecs. Pas un seul. Il y en avait qui
avaient des Kommandos très durs, d’autres qui en avaient des moins durs. Il y avait des
Kommandos qui permettaient de survivre. Comme moi qui étais dans un Kommando qui me
permettait de survivre. Mais des vraies places privilégiées, non, les Grecs n’en avaient pas.
Pas de Kapos, pas de Blokälteste. Je crois que ce n’était pas leur effacement, leur discrétion
qui faisait ça, il y avait aussi évidemment là dedans la connaissance de la langue. Et puis, je

102
crois que troisièmement, ils n’étaient pas assez anciens dans le camp. Par rapport aux
politiques Allemands et Autrichiens et Polonais. J’ai connu le Lagerkapo de Monowitz qui
avait en 1944 onze ans de détention...
E. Z. Est-ce que vous vous rappelez si on appelait les Grecs par un surnom?
S. R. Non. Les gens ils disaient - la langue véhiculaire c’était l’allemand évidemment dans le
camp - ils disaient die Griechischen. Je n’ai jamais entendu un autre mot et certainement pas
un mot injurieux.
E. Z. Voilà. Je crois que je n’ai pas d’autres questions à vous poser.
S. R. J’espère que vous aurez plus de chance avec les autres personnes que vous allez
interviewer.
E. Z. Mais non, je trouve que vous m’avez dit pas mal de choses.
S. R. Tant mieux. Mais j’étais assez sceptique, parce que j’avais des tas de souvenirs pour
avoir côtoyé par-ci par-là un détenu Grec, avoir eu des courtes conversations, mais c’est...
encore fallait-il qu’ils connaissent une langue étrangère à part le grec ou l’espagnol, parce
que je sais qu’en général ils parlaient les deux, eh, mais comme je ne connaissais ni
l’espagnol ni le grec, ça devenait très compliqué. Il fallait trouver celui qui parlait soit le
français, soit l’allemand, soit l’anglais. Parce que je me débrouillais en anglais aussi. Mais
bon. Le plus souvent c’était des gens qui avaient appris un peu le français à l’école. Ça
c’était le plus courant. Il y en avait d’autres qui pendant leur séjour dans le camp ils avaient
appris un peu l’allemand. Comme tous les détenus évidemment. Moi je connaissais, ça c’était
mon avantage, j’avais appris l’allemand à l’école. Mais même quand on ne connaît pas, on
finit toujours par apprendre... les mots qu’il faut. Il y avait un langage, disons un vocabulaire
qui revenait tout le temps. Et ça tout le monde devait comprendre. C’est pour ça qu’au fond
c’était très limité mes contacts avec les Grecs. Et en plus il n’y en avait aucun dans mon
Kommando. C’était un petit Kommando, on était quoi, vingt-cinq, ce qui est très petit par
rapport aux Kommandos qui travaillaient au Buna Werke.
E. Z. Et vous, dès que vous êtes arrivé vous êtes, disons, protégé par les politiques Allemands,
par l’organisation de résistance. Est-ce que c’est un appuie moral?
S. R. Oui, bien sûr. Allemand ou autre, ça ne jouait pas. Il y avait cette solidarité de
l’organisation dans laquelle se trouvaient des Allemands évidemment qui avaient cette
expérience de dix - onze ans de camps de concentration, mais il y avait d’autres nationalités
qui en faisaient partie. Des Russes, même quelques Polonais figurez-vous, des Français, des
Belges, il y avait de tout. C’était une organisation internationale, eh.
E. Z. D’accord. Mais tous avaient un passé politique, de résistant ou autre n’est ce pas? Je
veux dire qu’il n’y avait pas dans l’organisation des Juifs qui n’avaient pas un passé engagé
politiquement.
S. R. Vous avez partiellement raison. Bien sûr. Quand les camarades qui travaillaient à la
« Politisch Abteilung » recevaient un dossier en main, ils l’examinaient. Alors eux savaient
immédiatement à qui ils avaient affaire et quand en effet c’était quelqu’un qui avait un passé
politique, un résistant, un ex-volontaire des brigades internationales en Espagne,
évidemment, ceux là directement... il y avait cette atmosphère de confiance, c’était quelqu’un
à nous, un combattant. On peu avoir confiance, on peut l’incorporer dans l’organisation. Vis
à vis d’autres il y avait naturellement une certaine méfiance jusqu’au moment où les gens

103
prouvaient leur valeur. Et ça pouvait durer un certain temps évidemment. Oui, moi on m’a
incorporé dès mon arrivée. Parce que j’étais un jeune garçon, quand je suis arrivé à
Auschwitz je n’avais pas 18 ans, qui avait déjà un passé de détenu et de résistance derrière
moi, ils se sont dit, ça c’est un élément en qui on peut avoir confiance et alors le bruit a
commencé à courir à travers le camp parmi les gens de l’organisation, qu’il y a là quelqu’un
à nous qui vient d’arriver et ils ont même volontairement lancé le bruit, pour que les
Allemands le sachent, que j’étais un grand chef des partisans belges (rire) vous pensez,
j’avais 17 ans... pour forcer le respect.
E. Z. Donc, on peut penser qu’il était possible que les Allemands respectent un chef partisan.
S. R. Ah oui. Absolument. Il n’y a pas seulement ce respect, il y a aussi la crainte. Justement,
je vais vous raconter une petite anecdote. Quand j’ai quitté Esterwegen, c’était déjà en 1944
et tout était désorganisé en Allemagne, tout était bombardé, ils avaient besoin de trains pour
le transport des troupes, ils étaient en recul pratiquement sur tout le front russe, et donc ça
commençait à aller mal. Et alors ils avaient organisé un système de transport par étape. Alors
ils mettaient un groupe de détenus ensemble pour aller vers un certain endroit. Là, ils
départageaient le groupe et reformaient un autre groupe pour plus loin.
J’ai mis trois semaines pour aller d’Esterwegen au nord de l’Allemagne à la Haute Silésie, en
Pologne. Trois semaines, en faisant des étapes d’un jour chaque fois. Tout ça dans des trains.
Je ne pourrais plus vous dire dans quelle ville je me trouvais, mais ils n’avaient pas trouvé
des militaires ou des SS pour nous escorter et ils ont mis des simples policiers.
C’était des bonshommes qui avaient l’âge que j’ai maintenant. Des gens que l’on ne pouvait
plus envoyer au front, quoi. Par pur hasard, d’habitude c’était des wagons cellulaires, parce
qu’ils n’étaient pas arrivés à trouver autre chose sans doute, c’était un simple train. Ils ont
écarté évidemment les voyageurs civils mais c’était un train avec des banquettes. Avec des
petits compartiments. On nous met là dedans et dans chaque petit compartiment il y avait un
policier pour nous surveiller. Et les dossiers nous accompagnaient. Et comme c’était un long
voyage, on passait des journées de 15, 18 heures sur ces trains, avec des arrêts fréquents
aussi, parce qu’il fallait laisser passer les convois militaires et les gens qui partaient pour se
réfugier dans une autre ville parce que leurs maisons avaient été bombardées, etc.. Et alors,
pour passer le temps, ce vieux bonhomme, a commencé à feuilleter les dossiers des différents
détenus qu’il avait sous sa surveillance et puis, un moment donné il lève la tête et dit,
Rubinstein qui c’est? J’ai dit c’est moi. Si vous voulez l’image de comment j’étais, je devais
peser environ une quarantaine de kilos, j’avais 17 ans, j’étais plutôt petit et frêle, alors il me
regarde d’un air très très étonné et puis il sort les menottes, et de tout le convoi, on était 150
ou 200 détenus, moi j’étais le seul qui a fait tout le restant du voyage menotté. Après j’ai pu
donner un coup d’oeil comme ça sur mon dossier et il y avait marqué en grand à travers la
couverture du dossier « attention, dangereux terroriste ».
Alors le bonhomme avait pris peur. Pourtant il n’y avait rien de méchant dans cet homme là.
Il était probablement policier avant guerre, on l’avait chargé de ce travail et il le faisait,
quoi. Il était plutôt bonasse au contraire. Au début du voyage il nous avait dit, tant que vous
ne faites pas de tentative d’évasion et que vous vous tenez tranquilles, vous faites ce que vous
voulez, moi je vous ficherais la paix. Fichez-moi la paix à moi aussi. Donc il avait déjà fait
une espèce de traité avec les détenus qu’il devait surveiller. Mais alors, quand il a lu mon
dossier, il a pris peur. Et moi j’étais un gamin de 17 ans, maigre, sale, la tête rasée, les
vêtements... on nous avait remis nos vêtements civils qui me flottaient vraiment tout au tour,

104
parce que j’avais maigri de moitié environ. Ben, pour eux j’étais dangereux, j’étais terroriste.
Voilà.
J’ai traversé en ce moment là pratiquement toute l’Allemagne avec des travailleurs forcés qui
avaient fait quelque chose et qui avaient été punis de trois mois ou six mois de prison, parce
qu’ils avaient saboté ou volé ou... bon, des prisonniers de guerre évadés qu’on ramenait dans
leurs camps, des détenus aussi, comme moi, évidemment qu’on déplaçait d’un camp à l’autre.
Je crois que j’ai fait toutes les prisons de police, parce que c’était dans les prisons de police
qu’on logeait, puisque c’était que pour une nuit qu’on logeait à chaque étape. Donc je crois
que j’ai fait toutes les prisons de police de toute l’Allemagne. Et je vous assure que j’en ai
rencontré des gens à ce moment là.
E. Z. Bien. Je crois qu’on va s’arrêter là. Je pense que j’ai les renseignements que je voulais.
S. R. Mais c’est très bien. Ça me fait plaisir. Je ne croyais pas que j’allais vous être aussi
utile. Si en effet ça peut vous servir, tant mieux.
E. Z. Alors voilà, c’est la fin, je vous remercie beaucoup.

annexe n° 3.6
Monsieur David Lachman
Date de l’interview : 22/1/98

J’ai longtemps hésité avant de décider d’inclure cette interview dans mon travail. Je
trouve en effet que monsieur Lachman m’a servi un discours bien rodé, ce qu’il a l’habitude
de raconter quand on lui demande de témoigner sur son expérience concentrationnaire. Mais
je dois, à sa décharge, raconter les circonstances dans lesquelles cette interview a eu lieu.
Cela c’est passé dans les locaux de la « Fondation Auschwitz », où je me trouvais un
matin pour travailler sur les archives. Monsieur Lachman, qui est un des « piliers » de la
Fondation, se trouvait aussi là-bas. Comme il faisait partie des personnes que j’avais mise de
côté comme témoins susceptibles d’avoir connu des Grecs au camp, on me l’a présenté, je lui
ai expliqué mon travail, il m’a dit qu’en effet il avait connu des Grecs à Auschwitz et qu’il
voulait bien m’en parler. Alors, comme j’avais tout mon matériel avec moi et qu’il était
disponible sur l’heure, nous nous sommes installés et avons fait l’interview. On pourrait donc
dire qu’il a vraiment été pris au dépourvu et qu’il m’a dit ce qu’il dit quand (très souvent) il va
dans les écoles pour parler aux jeunes (ses jeunes, comme il dit à la fin de l'interview) de son
expérience.
J’ai insisté autant que je le pouvais, mais le résultat est désespérant. J'ai néanmoins
décidé de l’inclure dans ce mémoire, ne serait-ce que par reconnaissance de sa bonne volonté
et de sa sollicitude: En effet, une heure plus tard il a téléphoné à la « Fondation » pour dire
qu’il ne pensait pas qu’il m’avait beaucoup aidé parce que justement il avait été pris au
dépourvu, et que si j’avais d’autres questions à lui poser, il était à ma disposition. Je ne l’ai
pas fait.

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E. Z. Bonjour monsieur. Je voudrais d’abord que vous vous présentiez.
D. L. Bien. Mon nom est David Lachman. Je suis né en Pologne, il y a bien longtemps. En
1928 mes parents ont émigré, comme beaucoup d’autres personnes, vers la Belgique. En
Belgique, où je suis arrivé à l’âge de 4 ans, j’ai fait mes études, j’ai fait mes écoles, et, au
début de la guerre, n’est-ce pas, dès 1941, je suis entré dans la résistance armée.
Avant cela, bien sûr, dès 1940, c’était la résistance passive, la résistance clandestine, donc
les journaux clandestins, et après c’était la résistance armée au sein de l’armée belge des
partisans. Nos activités ont été très percutantes et très nombreuses. Vous parler maintenant
de l’organisation et du combat de l’armée belge des partisans ça serait trop long. Il y a
beaucoup de choses à dire. Citer les actions serait également trop long.
Alors, en réalité j’ai été arrêté le 19 avril 1944, je suis passé par la prison de St. Gilles, après
la prison de St. Gilles les caves de la Gestapo, et après les caves de la Gestapo et le camp de
rassemblement de Malines, l’antichambre de la mort, j’ai été expédié avec le 25e transport
sur Auschwitz.
E. Z. Vous vous-êtes fait arrêté dans une rafle, ou par dénonciation?
D. L. Non. Moi j’ai été arrêté comme résistant.
E. Z. Donc vous arrivez à Auschwitz... à quelle date?
D.L. Au mois de mai 1944. Bien entendu je ne peux pas en quelques minutes vous dépeindre
tout le grand tableau. Ce n’est vraiment pas possible, il faut deux heures, trois heures pour
ça.
Je dois vous dire qu’à Auschwitz j’ai rencontré directement des camarades à moi, qui étaient
avec moi dans la résistance et dans les Jeunesses, parce qu'avant la guerre je faisais partie de
différentes organisations de Jeunesse, et alors, le fait de vouloir rechercher la collectivité, le
fait de vouloir rechercher les amis, les camarades, a motivé l’itinéraire que j’ai suivi par la
suite.
Donc à Auschwitz, comme je vous l’ai dit, j’ai rencontré des amis et là je me suis inclus dans
le système de Résistance. Parce que, comme dans tous les grands camps de concentration, il y
avait la Résistance à l’intérieur du camp. Il est clair que la différence entre la résistance
avant les camps de concentration et la résistance à l’intérieur des camps de concentration... il
y avait... elle était grande, n’est-ce pas. Pour la bonne raison que s'il fallait avant l’arrivée au
camp de concentration, dans les actions quelques fois tuer, l’esprit moteur dans le camp
c’était sauver des vies humaines. Et ça c’était le plus important.
E. Z. Aviez-vous une formation, un métier, avant d’entrer au camp? Avez-vous déclaré un
métier. Mettons cela comme ça.

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D. L. Non. Parce que... Bon, il est clair que dès la descente... ça vous le savez... dès la
descente du wagon... bon, au début, aucun problème. Ça passait directement dans les
chambres à gaz. Mais à partir d’un certain moment, il y a eu en quelque sorte une sélection,
je n’aime pas beaucoup le mot, mais il y a une sélection quand même, à gauche ceux qui
étaient destinés à l’extermination et à droite ceux qui devaient renforcer l’économie militaire
allemande. Parce que n’oublions pas qu’autour d’Auschwitz il y avait 39 camps où étaient
installées des grandes entreprises qui actuellement ont encore pignon sur rue.
E. Z. Et vous avez travaillé...
D. L. Oh, moi j’ai fait tous les métiers. Ça serait trop long à énumérer.
E. Z. Vous n’avez donc pas eu un Kommando où vous êtes resté plus longtemps.
D. L. Non, non, j’ai tourné autant que je pouvais.
E. Z. Vous m’avez dit que vous avez rencontré des Grecs. Voulez-vous m’en parler s’il vous
plaît?
D. L. Il y avait. Il n’y avait pas beaucoup, pas beaucoup. Il y avait beaucoup de nationalités.
Alors il y a deux problèmes bien précis.
D’un côté cette minorité organisée... il ne faut pas oublier que une grande majorité des
personnes est arrivée au camp sans savoir pourquoi elles étaient là.
D’autre part, dès 1942, quand les Allemands ont commencé à traquer les éléments de la
Résistance, ceux qui n’ont pas été fusillés, pendus ou décapités, ont été envoyés aux camps de
concentration. Donc il est arrivé dans les camps une frange d’hommes et de femmes qui
étaient motivés et qui avaient donc eu une école de combat et c’est de là qu’est issu, de là
qu’est sorti cet esprit de résistance. N’est-ce pas.
D’autre part, il ne faut pas oublier qu’en réalité, dans les camps, pas seulement à Auschwitz,
mais aussi dans les autres camps, au début, toutes les places de Kapos, toutes les places de
Prominents étaient entre les mains des criminels de droit commun. Et ce n’est que quand les
prisonniers politiques, comme on les appelait, sont arrivés dans les camps, qu’il y a eu en
quelque sorte un conflit pour avoir le pouvoir à l’intérieur du camp.
Parce qu’en réalité à l’intérieur du camp on ne voyait pratiquement jamais des « uniformes ».
On les voyait quand il y avait un appel, on les voyait quand il y avait quelqu’un qui devait
être pendu... n’est-ce pas. Le système de l’organisation intérieure du camp et le système de
l’administration intérieure du camp étaient entre les mains des prisonniers eux mêmes. Et
tout dépendait de qui. Parce que si c’était des criminels du droit commun, et au départ c’était
comme ça, alors là, la vie humaine n’avait absolument aucun prix. Et a continué à ne pas
avoir de prix.
Mais quand même, avec le peu de possibilités que les gens motivés, aussi bien hommes que
femmes, parce que dans les camps de femmes il y a eu exactement le même système de
solidarité, le même système de combat pour sauver des vies humaines. Et il y a eu
naturellement... ce qui était le plus important dans le camp... ce n’est pas avec la ration qu’on
recevait qu’un être humain pouvait subsister et effectuer le travail. Parce qu’il y avait des
travaux plus durs d’autres.

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Ainsi moi quand je suis arrivé, mon premier travail a été de nettoyer les salles qui étaient
destinées à recevoir les nouveaux arrivés où on avait peint, cimenté, etc., il fallait nettoyer. Et
chacun recevait une salle et il fallait avoir terminé avant de repartir au camp.
E. Z. Al’époque vous parliez le français, le polonais...
D. L. Je ne parlais pas le polonais. Je suis né en Pologne mais j’avais 4 ans quand j’ai quitté.
J’ai appris le polonais par la suite. Comme j’ai appris l’allemand par exemple. J’avais un
camarade Allemand à Auschwitz qui avait été arrêté en 1933 et qui est resté 12 ans au camp
de concentration et qui après la guerre est devenu député à Düsseldorf.
E. Z. Donc c’est au camp que vous avez appris les autres langues. Bien. Parlez-moi un peu
des Grecs maintenant. Vous les avez rencontrés dans le camp sans avoir de relations plus...
D. L. Ecoutez. N’oubliez pas qu’un demi-siècle s’est déroulé depuis lors...
E. Z. Bien sûr. Mais je ne vous demande pas des noms ni des numéros !
D. L. Non, mais... les cercles, les milieux où moi je gravitais étaient peut-être différents de
ceux d’autres personnes. Parce que, d’un côté la solitude... la solitude c’est le tremplin de la
mort, n’est-ce pas. Dans le camp on ne pouvait pas se rabattre sur soi-même. Il fallait vivre
pour les autres et avec les autres. Ceux qui n’en avaient pas les moyens, ceux qui étaient
exclus de cette action de solidarité n’avaient aucun espoir.
Il est clair que cette minorité de résistants ne pouvait pas englober la grande masse des
prisonniers, mais seulement, ce qui avait dans le camp c’était une solidarité internationale. Et
on a vu que... je prends un simple exemple. Le camp de Buchenwald a été libéré grâce à
l’action des prisonniers politiques Allemands.
À Auschwitz on rencontrait, bon, on avait l’habitude de parler. De parler beaucoup, n’est-ce
pas. Parce que ce qui était important c’était de meubler l’esprit, ne pas laisser rouiller les
engrenages.
Et alors, après le travail, moi j’avais un copain qui était comme ça, tout à fait par hasard
dans mon Block, et nous avons parlé. Et je me souviens, très très vaguement qu’il me parlait
de ses parents, qui me parlait... il était de Salonique je crois. Et quand le 18 janvier 1945 on a
commencé la marche de la mort, il était à côté de moi. Et vous savez que derrière chaque
colonne qui est partie ce jour là vers l’intérieur dans cette terrible marche de la mort où tous
ceux, tout un chacun qui a participé en a encore des cauchemars actuellement... et bien, il
avait soif, il avait soif et il n’y avait rien à boire, il n’y avait rien à manger. Il avait soif, il
fallait qu’il boive. Bon, à un certain moment, moi j’avais donc une gamelle, il y avait une
mare d’eau. On ne pouvait pas sortir des rangs. Alors... Parce que sinon, l’équipe de SS qui
suivait, immédiatement commençait à tirer. Moi j’ai fait un plongeon, j’ai ramené une demie
gamelle d’eau, j’avais soif aussi, mais il l’a pris à ses lèvres et il a tellement mordu sur la
gamelle en buvant, que je ne pouvais pas lui enlever la gamelle, je l’ai laissé boire le tout et
moi je n’ai pas eu une goutte. Il n’a pas survécu à la marche.
E. Z. Donc c’est dans le Block que vous avez connu ce Grec.
D. L. Dans le Block il y avait différentes nationalités. Et à ce moment là je travaillais au
Transport Kommando de la D. A. W., la Deutsche Aus [ ? je ne comprends pas la dernière
partie du mot] Werke, c’est à dire, c’était un Kommando où il y avait 1300 détenus qui
travaillaient le bois. Et au sein de ce Kommando il y avait un groupe de 18 prisonniers qui

108
étaient chargés de faire les travaux les plus lourds. C’est pour ça que ça s’appelle le
Transport Kommando.
Et lui il était avec moi dans ce Transport Kommando. Il fallait décharger les wagons de
mitraille, en plein dans le froid, dans l’humidité, sans gants, sans rien du tout, les mains
saignaient, il fallait charger des wagons avec du charbon, il fallait transporter des poutres, il
fallait faire tout ce qui concernait les travaux les plus lourds, n’est-ce pas, c’était destiné au
Transport Kommando. Et alors, j’ai perdu sa trace pendant la marche de la mort. Je ne l’ai
plus revu. Vous savez, pendant cette marche il est arrivé des choses.
Nous étions un moment dans des wagons ouverts et nous avons traversé une partie de la
Tchécoslovaquie, d’abord une partie de la Pologne et puis une partie de la Tchécoslovaquie,
et il y avait deux amis Tchèques qui eux avaient... parce qu’il a des prisonniers qui n’avaient
pas d’uniforme rayée, qui avaient donc un costume civil avec un petit carreau derrière, et eux
ils avaient décidé de sauter en Tchécoslovaquie.
Ils voulaient que je vienne avec eux. Je n’ai pas accepté parce que j’avais un uniforme rayé.
Je leur ai dit, si on est à trois, on risque de se faire attraper. Vous, vous êtes dans votre pays,
vous saurez certainement... et alors, dans une courbe, parce que ce convoi était très long,
derrière il y avait une plate-forme avec des SS avec des mitrailleuses, et dans la courbe, je me
suis penché très fort, ils se sont mis entre deux wagons, il y avait tout plein de neige là, c’était
au mois de janvier, il faisait très très froid, et tapé sur l’épaule, ils ont fait un roulé tous les
deux et moi j’avais mon coeur qui battait très fort parce que je m’attendais à des crépitements
de mitrailleuse, heureusement on n’a pas tiré, donc ils se sont sauvés. Ils avaient l’intention
de rejoindre les partisans et je suis persuadé qu’ils y sont arrivés. Mais ça aurait été tout
autre chose si moi j’avais sauté avec eux.
E. Z. Est-ce que dans le camp il vous est arrivé d’entendre les Grecs chanter. Parce que je sais
qu’il y avait des groupes qui chantaient, il y avait une chorale de Grecs...
D. L. Non. Par contre à un certain moment il y a un groupe de Tziganes qui est arrivé.
Hommes, femmes, enfants, et leurs instruments de musique. Et on les a parqués dans deux
Blocks dans le fond, et le soir, quand on rentrait du travail, on allait à quelques uns écouter
la musique tzigane. Je ne sais pas si vous pouvez vous rendre compte qu’est-ce que ça veut
dire. Dans cet enfer d’Auschwitz, n’est-ce pas. Et je vois encore cette femme Tzigane qui
descend en chantant. C’est resté dans mon esprit. De toujours j’ai adoré la musique tzigane.
C’est une musique vivante, c’est une musique qui vous pénètre les tripes. Et quand on
entendait ça, on n’était plus au camp. On oubliait tout. On était à la maison, on était dehors,
on était sur un nuage, on oubliait sa misère, on oubliait le lendemain, on oubliait qu’on allait
crever.
E. Z. C’était à Birkenau.
D. L. Non. À Auschwitz. Et alors, un ou deux jours après, quand nous sommes arrivés au
camp, il n’y avait plus personne. Il n’y avait plus qu’un violon qui pleurait dans un coin.
Voilà. Je ne peux pas malheureusement vous aider beaucoup, mais je tiens à vous dire qu'en
réalité j’ai rencontré des gars formidables, parce qu’on apprend toujours, surtout quand on
est jeune. On rencontre des hommes qui sont très braves, pas parce qu’ils ont 1 mètre 90,
mais parce qu’ils ont du coeur, de la maturité, ils ont plus d’expérience que vous, et ils vous
donnent l’expérience, ils vous donnent le sens de la vie, ils vous donnent le sens du combat, ils
vous apprennent comment il faut faire, ça fait partie de l’école de la vie.

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Parce qu’en réalité, je me suis rendu compte, et c’est ce que je dis toujours à mes jeunes, la
vie c’est plus fort que la mort. Et quoi qu’il arrive, quoi qu’il arrive, il faut garder espoir. Si
quelqu’un à Auschwitz m’avait dit alors, tu deviendras arrière-grand père, j’aurais rigolé,
j’aurais dit, tu es tombé sur la tête... Et bien, depuis le 11 novembre de cette année, j’ai un
arrière petit-fils et il est tout beau! Et c’est une victoire de la vie contre la mort. Voilà. Je ne
sais pas si je vous ai aidé un tout petit peu, je ne peux pas vous dire davantage.
E.Z. Bien, je vous remercie beaucoup.

annexe n° 3.7
Monsieur David Mandelbaum.
Date de l’interview : 22/1/98

J’ai contacté M. Mandelbaum après avoir visionné une partie de l’interview qu’il a
faite pour la « Fondation Auschwitz » en 1990. Dans son interview il parlait des Grecs partis
d’Auschwitz dans le même Kommando que lui pour le ghetto de Varsovie après sa
destruction.
Nous avons pris rendez-vous et je suis allée chez lui. Il est vrai que j’appréhendais un
peu cette rencontre, puisque je savais, pour l’avoir vu sur les cassettes vidéo, que M.
Mandelbaum est aveugle. J’ai découvert un homme nullement diminué par son handicap,
plein d’humour. Sa femme et lui m’ont reçu très chaleureusement. J’ai appris très vite que son
handicap datait de bien après la libération et la seule question qu’il m’a posée pour pouvoir
me situer physiquement était « quel âge avez-vous ».
Nous nous sommes installés, j’ai d’abord raconté en bref le but de ma recherche, ma
vie, l’histoire de mes parents, leurs dates de déportation, etc., et puis j’ai branché
l’enregistreur et l’interview a commencé.

110
Je crois que c’est bien la meilleure interview que j’ai faite, en ce qui concerne les
informations que j’ai eus. Et pour cause. Ce n’est pas par hasard qu’il fut appelé par ses
compagnons Grecs « medio-Greco » (moitié-Grec, en judéo-espagnol). Pas seulement il les a
côtoyés, pas seulement il est devenu leur ami, il a presque été adopté par les Grecs.
Je suis partie de là en me promettant que j’allais le revoir. Je l’ai fait durant un
nouveau séjour à Bruxelles où je suis passée lui apporter une boîte de halva avec des
instructions pour sa consommation, puisqu' il ne l’avait goûté que dans la soupe du camp et
que le halva est un dessert.

E. Z. Bonjour monsieur.
D. M. Moi j’ai fréquenté beaucoup les Grecs à Varsovie et à Dachau. Ils formaient un groupe
bien uni...
E. Z. Oui. Alors, peut-être avant d’arriver aux Grecs, pour commencer, vous pourriez me dire
ou vous êtes né, à quelle date...
D. M. Ah bon !
E. Z. Oui, s’il vous plaît. Parce que je voudrais que l’on puisse vous situer, connaître votre
itinéraire, savoir qui parle, qui est le témoin.
D. M. Bien. Donc je suis né le 31 août 1922, en Allemagne. Mes parents sont d’origine
polonaise. Quand nous sommes arrivés en Belgique j’avais deux ans. Mon père a fait
beaucoup des... - comme tous les immigrés - beaucoup d’endroits, d’abord à Charleroi, dans
le charbonnage, en métallurgie, comme tous les immigrés.
E. Z. Et vous avez fait votre scolarité en français ?
D. M. Oui, oui, en français. Toutes mes classes. Depuis le jardin d’enfants jusqu’à 14 ans. Et
là j’ai commencé à travailler. Mon premier métier c’était tailleur pour hommes, jusqu’à la
guerre. Donc il y a eu le début de la guerre, j’ai continué à travailler, jusqu’en ‘42, chez moi,
puisqu’on n’était pas inquêté, je travaillais déjà à façon, je gagnais bien ma vie, puis je n’ai
pas arrêté, jusqu’à ce que je sois déporté.
E. Z. Est-ce que vous aviez la nationalité belge.
D. M. Oui. Je suis Belge.
E. Z. Et aviez-vous été enregistré autant que Juif.
D. M. Oui. J’ai porté l’étoile, etc..
E. Z. Donc, vous avez été déporté, êtes-vous passé à Malines ?
D. M. Oui. J’ai été déporté de Malines. Directement à Auschwitz. Quand je suis arrivé, on
avait besoin de 100 tailleurs. Et j’ai été sélectionné dans les 100. Et je suis entré à Auschwitz
et je ne suis jamais sorti avant ‘43.

111
E. Z. Et vous êtes arrivé quand, à Auschwitz ?
D. M. Moi je suis arrivé fin août ‘42.
E. Z. Donc, vous êtes resté jusqu’en ‘43, travaillant comme tailleur. Avez-vous connu des
Grecs là-bas ?
D. M. À Auschwitz, non. Mais on savait qu’il y avait des convois de Grèce qui arrivaient, je
vais vous dire pourquoi, on recevait de la soupe, et un jour on a trouvé du halva98 dans la
soupe ! Alors qu’est-ce que ça, du halva, d’où ça vient, on s’est renseigné et on a su qu’il y
avait des convois de Grecs qui arrivaient et qu’eux apportaient toute sorte de nourritures qui
partait à la cuisine, halva ou autre. C’était bon d’ailleurs. Je ne sais pas si je saurai manger
cela aujourd’hui, mais c’était bon.
C’est seulement quand on a été sélectionné pour partir à Varsovie, pour déblayer le ghetto,
en septembre ‘43, il y a eu des Grecs qui sont venus avec nous. Je crois qu’il y avait 300. Sur
les 4000 prisonniers, il y avait 300 Grecs. Tous pratiquement de Salonique. Il y avait
quelques uns d’Athènes.
Il y avait dans le tas un directeur de banque d’Athènes. Avec lequel je me suis lié d’amitié
parce que je lui ai demandé... il achetait toujours des charges, vous savez comment ça
marche. Si vous avez quelque chose, un poste-clef intéressant, et comme il avait été éduqué en
tant que banquier, et qu’il avait de l’argent, il est devenu au camp de Dachau, il est devenu
directeur. Pas Dachau. Un Kommando de Dachau, dans un camp satellite. Alors je lui avais
demandé, mais comment tu as fait pour passer de l’argent ? Alors il m’a dit... moi j’avais une
ceinture, une ceinture en cuire toute fine, parce qu’on nous enlevait même les ceintures quand
on arrivait à Auschwitz. Mais les toutes fines on les laissait, alors mois j’avais piqué une
aiguille et un dé là dessus, comme ça j’étais sûr de pouvoir travailler où je voulais. Lui il m’a
dit, moi j’avais une corde comme ceinture, une grosse corde et ça ils m’ont laissé. Mais la
corde était enroulée autour des dollars, c’est lui qui l’avait fabriquée cette ceinture et il l’a
gardée et à chaque fois qu’il en avait besoin il déroulait un petit peu, et c’est comme ça qu’il
avait de l’argent.
E. Z. Parlons un peu de ce Kommando à Varsovie. J’ai entendu dans votre témoignage vidéo
que j’ai visionné à la « Fondation », que vous disiez que les Grecs se débrouillaient d’une
certaine façon pour avoir plus de pain.
D. M. Oui. Ils se débrouillaient très bien. Ils étaient solidaires. Ils ne parlaient pas le Grec.
Ils parlaient le ladino entre eux. Et un petit peu le français. Pas tous eh, mais beaucoup
parlaient le français, c’est comme ça que j’ai pu avoir des contacts. Et ils s’arrangeaient
pour être dans les bons Kommandos. Donc l’un tirait l’autre, dans les bons Kommandos.
E. Z. Vous avez dit qu’ils étaient solidaires...
D. M. C’est vrai. Ils se tenaient tous entre eux.
E. Z. Mais vous dites que vous pouviez aussi profiter de leur débrouillardise. Avaient-ils
assez pour tout le monde ?
D. M. Je profitais aussi, absolument. C’est à dire, ils ne me donnaient pas de la nourriture.
Non, ça, il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Mais ils me permettaient d’aller avec
eux, dans le même Kommando. Alors je profitais de leur astuce. Je ne sais pas si vous l’avez
98
Halva est un met doux, à base de pâte de sésame et de sucre.

112
entendu dans ma cassette, une des astuces c’était donc, les Polonais venaient acheter des
briques et ils venaient les chercher dans le ghetto avec des grandes charrettes. Et ils avaient
des bons de mille briques.
Alors les Grecs s’arrangeaient donc pour charger les briques dans la charrette. Et comme ils
étaient malins - comme quand on est Séfarade de Salonique - ils disaient, moi j’ai assisté une
fois, parce que moi ça ne me viendrait pas à l’idée, alors quand ils avaient chargé 800
briques, ils disaient stop. Alors (le Polonais avait un bon pour mille briques) tu donnes deux
pains - c’était des grands pains de deux kilos, de trois kilos - et tu auras les 200 briques qui
manquent. Et le Polonais donnait les deux pains.
E. Z. C’était du chantage !
D. M. Oui. Et quand ils avaient mis les mille briques, ils disaient, tu en veux deux cents de
plus, deux pains de plus. Vous comprenez, et toutes sortes d’histoires comme ça. Il y en avait
un qui avait trouvé un tuyau en cuivre. De la grosseur d’un doigt. Alors il avait trouvé du
matériel, il le sciait en rondelles, il polissait ça et il vendait ça aux SS comme des bagues en
or. On lui disait mais tu vas te faire attraper. Il disait, ils ne peuvent rien dire puisqu’il leur
est interdit de faire du commerce. Voilà, ils se débrouillaient comme ça.
E. Z. À part les Grecs, qu’est-ce qu’il y avait comme nationalités dans ce Kommando.
D. M. Il y avait des Belges, des Français, il y avait des Polonais...
E. Z. Est-ce que vous pensez que vous pourriez faire une comparaison du comportement des
gens entre les différentes nationalités ? Est-ce que vous pensez qu’il y avait des traits
caractéristiques selon les nationalités ?
D. M. Non. Vous savez, on était un petit peu laminés tous de la même façon. Mais il fallait
trouver des systèmes et je pense que les Grecs - à Varsovie, eh, - ils étaient un peu plus
débrouillards que les autres. Du fait qu’ils se tenaient tous ensemble, qu’ils avaient une
langue que personne ne comprenait, le ladino, qu’ils avaient des métiers manuels et qu’ils
étaient physiquement assez forts. Sinon il y avait des forts partout et des faibles partout, dans
toutes les nationalités.
E. Z. Avez-vous entendu chanter les Grecs ?
D. M. Chanter. Bien sûr. Ils chantaient. Mais on ne chantait pas beaucoup, vous savez. Mais
dans le dernier camp, oui. Je crois que c’était trop près. Comme ils étaient arrivés qu’en mai,
juin, et en septembre, il était déjà le temps de prendre le vent, et puis tous les déchets qui
tombent, c’est à dire tous les faibles, il faut avoir du courage pour tenir. On ne chantait pas
beaucoup.
E. Z. Je sais qu’il y a eu un deuxième Kommando qui est parti d’Auschwitz pour Varsovie.
D. M. Oui. Il y a eu deux. Ça c’est parce qu’il y a eu une épidémie de typhus et la moitié du
camp est mort, alors il fallait les remplacer, on a envoyé 2000 autres personnes. Moi j’avais
eu le typhus à Auschwitz. J’ai été fort malade et après il y a eu une campagne de vaccination
contre le typhus. Je ne sais pas qu’est-ce que ça valait ce vaccin à cette époque là. C’était une
énorme piqûre qu’on recevait dans la poitrine, dans les muscles de la poitrine. Mais
probablement il y avait des gens qui ne venaient pas d’Auschwitz, qui venaient des camps
environnants, et eux n’étaient pas vaccinés. Et quand j’en suis sorti, je n’avais plus que la
peau sur les os. Mais j’ai eu aussi beaucoup de chance. Il fallait avoir la chance aussi.

113
Je travaillais en équipe de nuit quand j’ai attrapé le typhus, et le Kapo m’aimait bien. C’était
un vieillard par rapport à moi, il m’aimait bien et il m’a permis, comme je travaillais la nuit,
j’avais le droit de dormir le jour. Lui il m’a permis de dormir nuit et jour. C’est comme ça
que je me suis sorti. C’était un Allemand, un Berlinois, et il nous racontait à quelques uns,
c’était le roi des coffres forts. Il ouvrait toutes les serrures. Il n’y avait pas une serrure au
monde qui pouvait lui résister. Alors à chaque fois qu’il était en prison, il s’évadait. Alors en
1941, on lui a dit, maintenant on va te mettre quelque part d’où tu ne sauras plus sortir. Il a
dit pourquoi, ils lui ont dit, parce qu’il n’y a pas des portes. Et là il est resté. Il est mort là.
E. Z. J’ai entendu un témoignage de quelqu’un qui faisait partie de ce deuxième Kommando.
Et apparemment, les Grecs de ce deuxième Kommando chantaient. C’est pour cela que je
vous ai posé la question.
D. M. Peut-être dans les Blocks, oui. Ou alors sur le chantier de démolition. Mais moi je
n’étais pas dans le Block avec eux et je ne sortais même pas du camp. Je suis sorti qu’au
moment où l’armée russe était déjà là, de l’autre côté de la Vistule. Alors je suis sorti du
camp, tout le monde devait sortir, c’était déjà en juillet, et en juillet, fin juillet, on a quitté
Varsovie.
Nous sommes tous partis vers Dachau, à pied et en train et de là, de Dachau, on est resté
deux jours dans le camp de Dachau, et puis ils nous ont envoyés à côté de Mühldorf qui est un
grand noeud ferroviaire, dans une petite ville qui s’appelle Ampfing, en plein dans les forêts
et on construisait là des usines souterraines pour une nouvelle arme. Vous voyez ? Je ne sais
pas si vous en avez entendu parler.
Là j’ai été plus près des Grecs qu’à Varsovie. Parce que ce n’était pas un camp
d’extermination, bon, on mourait aussi, eh, mais ce n’était pas systématique. Et ils se tenaient
tous ensemble et finalement ils ont eu des postes - quelques uns - à la cuisine. Moi j’étais le
tailleur du camp, donc je pouvais aller où je voulais, et notamment à la cuisine. Et eux
avaient besoin de mes services parce que j’étais en contact avec les SS. Et puis j’ai travaillé
avec un Grec ensemble. Nous étions deux à ce moment, deux tailleurs. Un Grec de Salonique,
un tailleur militaire. Pour moi il était vieux, parce que c’était un bonhomme qui avait une
quarantaine d’années. Moi j’avais vingt-deux ans, vingt-trois ans.
Donc voilà, on travaillait à deux, et un jour, est arrivé dans l’atelier un soldat habillé en noir.
Il parlait très mal l’allemand, et le compagnon avec qui je travaillais lui a demandé d’où il
venait. Alors il a dit, il vient de... il est Turc. Turc de Salonique. Oui. Il était dans les tanks, il
était tankiste. C’est pour ça qu’il était habillé en noir. Et évidemment ils se sont mis à parler
en grec, en ladino, un petit peu, et moi je n’ai rien compris évidemment. Et lui il était dans
l’armée allemande, envoyé par les Turcs.
E. Z. Vous avez eu l’impression qu’ils étaient contents de s’être retrouvés entre Saloniciens ?
D. M. Oh oui. Là il était content, il était content d’avoir retrouvé quelqu’un de Salonique,
mais lui d’un côté de la barrière et l’autre de l’autre. Après on ne l’a plus revu, donc il était
en garnison quelques jours à côté de chez nous et il est reparti.
E. Z. Et vous êtes resté longtemps dans ce petit camp ?
D. M. Jusqu’à la fin, jusque le 28 avril.
E. Z. C’est les Américains qui vous ont libérés?

114
D. M. Non. C’est à dire, on voulait nous évacuer le 26 avril et on nous a évacués vers le camp
de... en Autriche, le camp de Mauthausen. Mais les trains ne roulaient plus comme ils
voulaient. Et on a été libérés le 28, le 29 au matin par les Américains, dans le train.
Là aussi il y a un épisode des Grecs. Donc on nous mettait dans les wagons, n’importe
comment. Mais les Grecs avaient réussi a être tous... enfin pas tous mais disons une centaine,
dans un wagon. Que des Grecs. Et à la faveur d’une halte, on est descendu et j’ai pu monter
dans leur wagon. Ah oui, ils m’aimaient bien.
Et ils avaient leurs couteaux, ils avaient un... enfin, beaucoup des choses que personne
n’avait, ils étaient bien organisés, et on a été mitraillé par un avion anglais, ou un avion
américain. Donc les Allemands avaient mis dans le convoi, ils avaient accroché dans le
dernier wagon un camion antiaérien. Et l’avion qui a vu ça, croyait que c’était des troupes.
Alors il a commencé à mitrailler.
Les Grecs, comme ils avaient des couteaux, ils ont dévissé le planché du wagon, on est
descendu sous le wagon et c’était des roues pleines, en métal et on s’est caché derrière les
roues, par terre. Il est revenu trois fois.
Il y a eu 300 morts dans tout le convoi. Et notamment un des Grecs qu’on aimait bien,
c’était... il se nommait Zacharia. Grand, fort, doux, très doux, il devait avoir... on sentait qui
devait y avoir du nègre là dedans. Mais enfin il était très sympa. Très fort. Un docker.
Il y a eu un épisode comme ça dans le dernier camp aussi. On devait sortir, tout le camp
devait sortir pour décharger un train qui est arrivé avec des sacs de ciment. Vous avez déjà
vu un sac de ciment ? C’est assez petit, mais ça pèse 50 kilos. Alors Zacharia avait... c’était
l’organisation Todt qui s’occupait de ça, il est allé près des dirigeants, il a dit, combien des
sacs est-ce que je dois décharger? C’était sur la nuit, eh. Alors le type il a fait le calcul, tu
dois décharger 40. Dans dix minutes prendre le sac, le porter et le déposer et revenir, 10
minutes, alors ça fait 6 par heure, 8 heures, ça fait 48 sacs. Alors il dit, si je le fais avant, je
peux aller dormir? Ah bien sûr qu’il lui dit. Alors on a vu quelque chose d’unique. Moi
j’étais... tout le monde était...
Le type il a mis un sac sous un bras, un sac sous l’autre bras, un sac sur les deux sacs devant,
un sac sur les deux sacs derrière, et un sac sur la nuque. Et il a fait le voyage. Ça fait cinq
sacs à la fois, il a fait ses 48 sacs et il est allé dormir. Extraordinaire. Eh ben, il a été tué à ce
mitraillage. C’était le matin de la libération.
E. Z. Est-ce que vous vous rappelez des noms de ces Grecs ?
D. M. Non. Je me rappelle juste du nom de celui là que je savais qui s’appelait Zacharia et un
autre tout petit Männschen, un jeune, qu’on appelait Moshiko. Mais pas des autres.
E. Z. Vous ne savez pas du tout qu’est-ce qu’ils sont devenus.
D. M. Non. Je sais qu’ils sont retournés en Grèce. Parce que quand on a été libéré, les
Américains ont rassemblé tous les déportés dans un seul bâtiment, et moi je suis arrivé là-bas,
je les ai retrouvés tous là-bas. Et quand je suis parti, eux on parlait de les renvoyer en Grèce.
E. Z. Est-ce qu’il vous est arrivé là-bas de parler avec d’autres déportés à propos des Grecs.
D. M. Non. Vous savez, dans le groupe des 300 il y avait des Grecs qui ne valaient pas grand
chose. Il y avait quelques uns qui ne se conduisaient pas très bien.

115
E. Z. Et bien, justement...
D. M. ... Mais dans l’ensemble ils se tenaient très bien, même ceux là. Entre eux quoi. Même
s'ils faisaient des... tours, s’ils faisaient des choses, ce n’était pas contre les Grecs. Jamais.
E. Z. Vous dites alors qu’ils étaient plus organisés que d’autres.
D. M. Oui. Je pense que ça provient de leur métier. Ils étaient presque tous dockers. Alors il y
avait une solidarité entre eux, alors ils avaient moins d’instruction que les autres aussi, ils...
comment est-ce qu’on peut le dire ça, ils étaient plus bruts, pas dégrossis, donc plus résistants
aussi aux coups, aux... à la famine, au froid à la précarité... ils se tenaient bien.
Ils étaient devenus célèbres à Varsovie, parce qu’un jour, je ne sais pas qui a lancé un défi,
mais les SS ont lancé un défi à ceux qui voulaient, pour jouer un match de football. Et les
Grecs se sont présentés. Et il y a eu un match mémorable, d’ailleurs, tous ceux qui ont assisté
à ça vous le diront, les Grecs, les onze Grecs jouaient pieds nus. Et les SS avec leurs
chaussures. Et qu’est-ce qu’ils ont eu la tapée les SS. C’est nous qui avons dérouillé après, ils
ont été battus, ils n’étaient pas contents. Mais les Grecs ont gagné ! [rire].
E. Z. Je regarde si j’ai d’autres questions à vous poser... Non, vous m’avez dit tant des
choses...
D. M. Je vous ai dit tout ce que je savais sur les Grecs. Ils m’appelaient d’ailleurs...medio...
yo so medio greco !99
Suit une conversation sur le judéo-espagnol et la langue grecque. J’explique que ceux qu’à
l’époque avaient vingt ans étaient la première génération à Salonique qui a appris le grec à
l’école.
D. M. Mais ceux qui étaient là ne parlaient pas le grec. Seulement ils étaient des gens peu
cultivés. C’est ce que le directeur de la banque m’expliquait. Lui il parlait le grec, il parlait le
ladino, il parlait le français, très bien, l’allemand très bien aussi.
E. Z. Ecoutez, je crois que l’on pourrait s’arrêter là...
D. M. Je ne sais pas vous aider plus que ça... Je pense que j’ai oublié pas mal des choses,
mais c’est après que ça commence à venir...
E. Z. Mais c’est parfait. Vous m’avez beaucoup aidé et je vous en remercie.
D. M. Si vous avez l’occasion d’aller en Allemagne, allez visiter ce petit camp, Ampfing. Si
vous avez de la chance, on vous montrera ce qui reste des usines que nous avons construites.
Je suis retourné moi en 1964 avec ma femme et mes enfants et j’ai demandé moi à des gens
qui me conduisent dans la forêt, là où il y avait le camp. Et personne ne savait qu’il y avait un
camp. J’ai été à la maison communale, ils m’ont dit, il n’y avait pas de camp ici. J’ai dit,
pourtant, j’y étais moi.
Alors finalement on a trouvé quelqu’un qui a dit que lui il savait. Il nous a conduits. Alors
c’était tout ruiné. Les Américains avaient ramassé tout ce qui se trouvait comme arme dans
cette région et puis ils ont fait sauter le tout. Pour vous donner une idée comme c’était grand,
C’était trois usines donc souterraines. Nous, notre travail consistait pour les organisations
Todt, à creuser d’énormes tranchées, distantes de je ne sais plus de combien des mètres, et de

99
En judéo-espagnol, « je suis à moitié Grec ».

116
couler du béton dedans. On avait fait une plaque de béton au-dessus pour relier les deux
tranchées. Et puis, il fallait enlever la terre et donc ça devenait des tunnels. C’était tellement
grand qu’il y avait deux trains avec des wagons de marchandises qui roulaient là dedans.
Donc ils ont mis des armes là dessous, ils ont fait sauter le tout. L’Allemand a dit, ils doivent
être occupés maintenant à déblayer. Parce que j’ai entendu que l’industrie marche très bien
là-bas.
E. Z. Vous pensez qu’ils vont remettre ça en route ?
D. M. Oui. Finalement c’était beaucoup d’argent qui ne devrait pas être perdu, quoi. Et moi,
au début quand je suis arrivé dans ce camp, avant d’aller travailler comme tailleur, ça je
vous le dis à vous, avec mes quatre copains on avait formé une équipe de notre propre
initiative, une équipe de camouflage. On coupait des petits sapins et on devait les mettre sur
l’endroit où on travaillait. Alors on se promenait toute la journée avec un petit sapin ! Les
Kapos nous voyaient, mais ne disaient rien, on transportait des sapins. Parce que par
principe il fallait faire semblant de travailler quand les autres regardaient. Ça c’était le
principe. Et surtout, ne pas travailler. Donc on se promenait avec les petits sapins et on
faisait semblant de travailler. Voilà une autre histoire. Avez-vous d’autres questions ?
E. Z. Eh bien non. On peut arrêter. Je vous remercie beaucoup.

annexe n° 3.8
Madame Simone Polak.
Date de l’interview : 10/02/98

J’ai rencontré Mme Polak dans le cadre de mon travail pour la « Shoah Visual History
Foundation ». Je dois dire que notre rencontre m’a beaucoup marquée, pour des raisons
diverses. Une des raisons fut l’émotion qu’elle a manifestée quand elle a appris, lors de notre
première rencontre, que j’étais fille de survivants d’Auschwitz, venant de Salonique.

117
En effet, une fois fini le pré-intérview où elle m’avait très sobrement raconté en
résumé son itinéraire de déportée, je lui ai raconté à mon tour les raisons pour lesquelles
j’avais accepté de faire ce travail. À ma grande surprise je l’ai vue alors craquer, prise d’une
très grande émotion à l’évocation des Juifs de Salonique, à propos desquels elle m’a confié
ses sentiments. D’ailleurs, elle a été tout aussi surprise que moi de son émotion.
Cet incident est le premier récit qui m’est venu à l’esprit quand j’ai décidé que j’allais
chercher à connaître l’image que les déportés non-Grecs se faisaient de ceux là. J’ai alors
contacté Mme Polak en lui demandant si elle voulait bien témoigner pour mon mémoire.
Elle a eu des réticences pour deux raisons. La première était que ses connaissances sur
la déportation des Juifs de Grèce et sur leur façon d’affronter cette déportation, sont des
connaissances qu’elle a acquises après son retour d’Auschwitz. Elle s’est en effet intéressée à
l’histoire des Juifs séfarades après coup et donc, son témoignage n’étant pas basé sur du vécu,
ne cadrait pas avec ce que moi je cherchais. La deuxième raison c’était le manque de
spontanéité. En effet, elle pensait que cela lui aurait été difficile, sinon impossible, de me dire
pour la seconde fois les mêmes choses.
Elle a fini par céder parce qu’elle me l’avait promis et que je me suis obstinée à inclure
son témoignage dans ce mémoire.
Le fait est qu’il y a une raison toute personnelle à Mme Polak pour qu’elle s’intéresse
ainsi aux Juifs séfarades et aussi à l’émotion qui l’a submergée le jour de notre première
rencontre. Et je pense que ce qu’elle dit et ce qu’elle ressent a propos des Juifs séfarades entre
tout à fait dans le cadre de mon mémoire. C’est l’image qu’elle s’est faite de ces Juifs, des
difficultés qu’ils ont eu à affronter, difficultés différentes qui s’ajoutèrent au lot d’horreur de
tous les autres déportés.

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E. Z. Je vous dis d’abord bonjour. Avant que l’on arrive aux Grecs, j’aimerais que vous me
racontiez votre itinéraire pour que l’on puisse situer votre témoignage dans son contexte. Je
voudrais aussi votre date et lieu de naissance.
S. P. Je m’appelle Simone Polak, je suis née le 10 mai 1929, à Schirmeck. Schirmeck qui est
en France, en Alsace en particulier. J’ai vécu avant la guerre à Saverne, jusqu’à l’âge de
onze ans, et à l’âge de onze ans nous avons été chassés par les Allemands et nous nous
sommes repliés dans le Jura. Nous avons pour cela été accompagnés par les Allemands
jusqu’à la ligne de démarcation, et après la ligne de démarcation nous avons été accueillis
par les Français. Comme ils ont pu malheureusement. C’est à dire, aussi bien par des
charrettes à bras, à boeufs ou des chevaux, et nous avons passé la première nuit dans une
écurie.
Par la suite, on nous a emmené à Lons-le-Saunier qui est le chef lieu du département du Jura,
et nous avons vécu là pendant deux mois environ, jusqu’à l’approche de la rentrée scolaire.
Nous avons vécu dans des salles de cour, à quinze, vingt, à l’Ecole Normale de Lons-le-
Saunier. De là nous avons été dispersés et pour ma part et pour ma famille nous avons vécu à
six kilomètres de Lons-le-Saunier, dans un petit village de 400 âmes, où nous avons été
accueillis par la population qui nous a dépannés pour les choses les plus élémentaires:
couverts, assiettes, etc., parce que nous n’avions rien, nous étions partis avec un bagage à
main et trois jours de vivres. En arrivant sur place, ma mère s’est rendu compte que nous
n’avions même pas de sous-vêtements pour nous changer.
Nous avons vécu pauvrement, assistés, pourquoi, parce que nous n’avions aucun moyen
d’existence, et ainsi jusqu’en 1942. À partir de fin novembre 1942, les ennuis ont commencé
pour les Juifs. Nous étions repliés dans ce petit village, avec d’autres Alsaciens, nous étions
environ 30 personnes, une dizaine de familles avec des enfants. Et après des périodes plus ou
moins... scabreuses, c’est à dire nous avions très peur, on entendait les informations, les Juifs
étaient de plus en plus exposés, j’avais 14 ans à l’époque, j’allais en classe à Lons-le-Saunier,
j’avais une carte d’identité avec le tampon « Juif », et certains jours maman me disait,
aujourd’hui il vaut mieux ne pas aller en classe. Ce qui fait que pendant cette année 1944, je
ne suis pas souvent allé en classe et, en plus, pour tromper l’ennemi, soit dit en passant, je
prenais le train habituellement, mais comme les Allemands se trouvaient aussi bien dans les
gares, maman me conseillait de prendre le car, et d’autres fois je prenais la bicyclette.
En ce fameux 26 avril 1944 il y avait, à trois kilomètres de notre domicile, à Gevingey, il y
avait eu l’incendie d’une propriété qui cachait des maquisards. Nous ne savions pas encore
que cet événement aurait des répercussions très grandes et très fâcheuses pour nous, mais le
27 avril 1944, jour où je ne suis pas allé à l’école, les Allemands sont venus, vers 14 heures,
et nous ont arrêtés.
De cette rafle, par exemple, il y a très peu de personnes juives de ce village qui en ont
échappé. Je peux dire qu’environ 25 personnes ont été arrêtées. Des personnes de 18 mois à
75 ans. Nous ne savions pas ce qui nous attendait, nous avions très peur. On nous avait
toujours dit... la seule chose que nous savions c’est que nous irions dans des camps de travail,
et, mon Dieu, j’avais à l’époque, j’étais près de mes 15 ans, j’avais un petit frère qui avait 10
ans, et maman qui était un peu souffrante... je me suis dit que des trois, c’est moi qui irais
travailler. Dans un certain sens, bon, et bien, travailler... nous ne savions pas ce qui nous
attendait. Nous avons été dans un premier temps, à Lons-le-Saunier, dans une caserne, où
nous sommes restés une dizaine de jours.

119
Nous avons pu faire sortir des lettres. Je sais que maman écrivait, si vous ne pouvez plus rien
faire pour nous, faites au moins quelque chose pour les enfants. Nous étions donc des enfants,
il y avait ce petit garçon de 18 mois, il y avait sa soeur, il y avait mon frère, il y avait moi
même, il y avait mon cousin. Nous étions... sur 25 personnes il y avait quand même 5 enfants.
Et je sais, je l’ai appris par la suite, qu’il y a des gens qui sont intervenus à la Préfecture
pour au moins faire libérer les enfants.
Le lendemain de l’intervention de ces personnes nous sommes partis à Drancy. Nous sommes
partis à Drancy où il y avait un lieu de rassemblement, où on a commencé à créer les
convois... les hommes seuls, célibataires, ont été mis à part, et ils sont partis une huitaine de
jours après notre arrivée.
Nous sommes partis un peu plus tard, 15 jours plus tard, c’est à dire le 20 mai 1944. Notre
convoi était complet, environ 1000 personnes, pour la destination Auschwitz. Les choses
étaient si bien faites, qu’une chambrée complète correspondait au nombre de personnes qui
était prévu pour un wagon.
Alors voilà, dès l’arrivée à Auschwitz, j’étais séparée de maman, de mon frère, de toutes les
personnes qui faisaient partie de mon convoi, il restait une seule personne que je connaissais,
c’était une personne d’origine turque mais qui était venue en France à l’âge de 5 ans.
Voilà. Alors ça c’est mon parcours personnel. Alors, au cours de ma déportation j’ai eu
l’occasion de voir des personnes du bassin méditerranéen. Je voudrais parler de ça, puisque
à l’occasion de mon propre témoignage, j’ai fait la connaissance d’Erika et nous avons parlé
préalablement. Et quand elle m’a dit qu’elle était issue de Salonique et de parents déportés,
j’étais très émue. Je dois le dire. Et cette émotion je l’ai toujours ressentie, non pas parce que
j’ai connu des personnes de Salonique, mais l’histoire de ces gens m’a personnellement
beaucoup touché. Pourquoi?
Ce sont des gens qui se sont installés là-bas, qui avaient fui l’Espagne, qu’ils avaient quitté...
et qui s’étaient cru chez eux pendant plus de quatre siècles, 450 ans, si mes souvenirs sont
bons, et ils étaient installés à Salonique, 60% de la population était juive, se composait
d’artisans pour la plupart, et ils se croyaient chez eux. Et il a fallu que le nazisme, que
l’enfer... disons passe par là, pour qu’un jour, ces gens qui étaient loin de tout, tout ce qui se
passait en Europe... ils étaient dans cette enclave et se croyaient protégés, je suppose, mais
Hitler ne les avait pas oubliés. Et même il y en a à qui il a fait traverser l’eau pour vraiment
les regrouper, pour ne pas les oublier.
Alors quand je pense à nous, si je fais une différence entre nous ici, moi qui suis née en 1929,
j’ai toujours vécu ici en Alsace avant guerre, j’entends toujours mes parents, mes grands-
parents, tout le monde autour de moi, je les ai toujours entendu parler des pogroms, qu’ils
soient polonais, qu’ils soient russes, de ceux qui arrivaient de Pologne, des familles entières
de gens qu’on a reçus, soit seuls, soit en famille chez nous, et qui fuyaient l’Est, nous avons
ici toujours vécu cela. Même dans ma propre famille j’avais des parents qui habitaient en
Allemagne: trois cousines de ma mère, et chacune des soeurs de maman a recueilli quelqu’un
de la famille qui se sauvait de l’hitlérisme.
Bien. Et je veux donc dire que nous sommes partis de chez nous, en 1940, nous avions peur
déjà. Nous ne savions pas où on nous emmenait, c’était une épée de Damoclès suspendue au-
dessus de notre tête.

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Nous sommes partis de chez nous, contraints et forcés, en laissant tout. À partir d’un certain
moment nous avions vécu en France, nous avons vécu dans la peur, nous avons vécu dans la
crainte, nous avons été arrêtés, je dirais pour aller travailler... mais si je fais la comparaison
entre nous qui... je ne peux pas dire qu’on était préparé à ça, mais c’était pour ainsi dire,
presque notre... notre destinée parce que tout le monde était concerné par le nazisme, je me
suis toujours posé la question, comment ces gens, là-bas, à Salonique, qui ne vivaient pas la
même chose que nous, comment ils avaient pu survivre.
Et la vue d’Erika, fille de déportés, m’a vraiment fait plaisir parce que je ne pensais pas que
des gens vivant sous le soleil méditerranéen avec les conditions qu’on leur a imposé sous le
soleil ardent... on parle, nous, toujours du froid alors qu’eux c’est le soleil ardent qui les a
tués pendant leur voyage dans ces convois de Salonique à Auschwitz.
Maintenant je pense que je veux raconter quelques souvenirs personnels, parce que je pense
que ces gens de ces pays méditerranéens ont une, comment dire, ont une psychologie qui est
plus facile, qui est plus... ils ont une joie de vivre en eux, alors que nous nous sommes
beaucoup plus froids, peut-être plus endurcis. Et ça c’est une impression personnelle, mais
c’est quelque chose que je ressens très fortement en moi. Et je le dis. Je ne sais pas quel est le
pourcentage de gens qui en ont réchappé, je sais que pour nous ici il est de 3%, je ne sais pas
si ce chiffre est atteint là-bas. Mais mon propos je voudrais le poursuivre.
À Drancy, j’étais une enfant, je n’avais pas 15 ans, tout ce que j’ai vécu, toutes les
expériences que j’ai faites, tout était nouveau. C’était peut-être dans le sens négatif, mais ce
sont des côtés de la vie qu’on ne rencontre pas souvent, et que certainement je n’avais jamais
vu et que je ne rencontrerais plus jamais.
Nous étions dans une chambrée, à Drancy, où il y avait nous, les 25 personnes qui venions
donc du Jura, il y avait d’autres personnes qui étaient de rite portugais et il y avait surtout
des personnes turques. D’origine turque. Et, ce qui m’a frappé, et je dois dire que je vois ça
encore comme si c’était hier.
Il y avait notamment une personne qui était assise sur son lit, mais sur son lit, un lit de camp,
vraiment un lit de camp. Elle avait rehaussé ce lit de camp en lit d’apparat. Je ne sais pas
d’où elle sortait cela... elle avait une nappe qu’elle jetait sur ce lit, elle trônait, elle trônait
littéralement, sur des coussins. Je ne sais pas d’où elle sortait ça.
Elle avait un fume-cigarette, très long, elle fumait, elle était là... et moi je sais que pour
l’enfant que j’étais, j’étais en admiration devant cette personne.
C’est là que j’ai pris conscience pour la première fois, qu’il y avait une différence
fondamentale entre une personne qui avait des habitudes différentes des nôtres, je vois... nous
nous étions accroupies... je vois ma mère, je vois d’autres, nous nous étions accroupis dans
cet espace qui était très... précaire, c’est à dire entre le lit et le lit suivant il y avait peut-être
50, au maximum 60 cm, et nous étions là, tous autour de ce lit, alors qu’elle en avait fait son,
comment dire, en avait fait son piédestal. Je le dis très franchement, ça m’a fasciné.
Elle allait... il y avait des douches, il fallait descendre, elle avait un grand turban sur la tête,
c’est comme ça que j’ai vu pour la première fois la différence qui pouvait y avoir entre nous
les ashkénazim et les gens qui venaient d’ailleurs, du sud. C’était des habitudes qu’elle
reproduisait dans ce lieu où pourtant elle n’avait rien, où elle n’avait... elle avait emmené ça
parce que peut-être elle s’est dit qu’elle va retrouver au moins ce couvre-lit, cette pièce qui

121
était rutilante, qui brillait, son porte... son fume-cigarettes qui était aussi voyant... qui brillait,
elle était vraiment elle-même.
C’est donc, je ne sais pas si je l’ai déjà dit, c’est la première fois que j’ai pris conscience de
la différence. Et maintenant, depuis que nous avons parlé Erika et moi, comment voulez-vous
qu’une personne comme elle s’adapte aux conditions, aux rigueurs qui nous étaient imposées,
de travail.
Autant que je me souvienne, mais je ne suis pas sûre, je ne crois pas qu’elle soit revenue.
Mais je ne suis pas sûre parce qu’il y a eu outre... à notre arrivée nous étions un moment
donné dans le même Block, à notre arrivée à Auschwitz, mais à partir d’un certain moment il
y a eu dispersion. Alors on ne peut pas dire parce qu’on n’a pas revu les gens qu’ils ont été
forcement éliminés. Je l’ai vue pendant un certain temps là-bas et après je ne l’ai plus revue.
Bon.
C’est pour ça, n’est-ce pas, si je pense à cette personne qui était restée elle même, comment
vouliez-vous qu’elle survive dans ces conditions. C’était contraire à tout ce qu’on connaissait.
Tout le monde. Mais elle même... vous savez... je ne sais pas ce qui est advenu d’elle mais je
ne la voyais pas très bien, elle, travaillant dans les conditions dans lesquelles nous avons
travaillé, sous le soleil, essayant de survivre par le froid, ne pouvant même pas boire - parce
que l’eau à Auschwitz elle était tellement polluée, elle sortait couleur rouille - et il fallait
vraiment se plier à ces exigences là, sinon c’était la mort certaine. Pas uniquement par la
sélection, mais la mort à cause des conditions dans lesquelles nous vivions.
Je tenais à parler de cela parce que c’était une première approche pour moi de la sensibilité
de la personne. Et je suis persuadée que les gens des pays méditerranéens ont une sensibilité
différente de la notre.
Une deuxième chose que je voudrais dire, et ça c’est aussi un vécu - tout ce que je dis là je
l’ai vécu -. Bon. Nous avons été à Birkenau... J’étais au Block 31 du Lager A à Auschwitz. Les
gens, au fur et à mesure de leur arrivée on les mettait... on les plaçait.
Dans notre Block, il y avait 700 à 800 personnes, autant que je me souvienne. À la droite il y
avait des Hollandaises, il y avait en face, tout de suite à gauche, en rentrant il y avait des
Françaises, il y avait des Italiennes, et il y avait des Belges. Cela remplissait un Block.
Nous avions avec certaines des moyens de parler, avec les Hollandaises un peu moins, mais
enfin, nous étions toutes logées à la même enseigne. Je dois dire que ma deuxième expérience
du sud, de quelqu’un du sud, c’était... Nous avons appris... Nous étions... Dans notre Block il
y a eu trois cas de scarlatine et les Allemands nous avaient isolé du reste du camp. C’est à
dire que nous étions dans notre Block, nous n’avions le droit de sortir qu’accompagnées,
deux fois par jour. C’était une Blockova - une responsable du Block - qui en avait décidé ainsi
et elle nous restreignait encore en plus, de la soupe que nous devions recevoir parce qu’elle
trouvait que nous sortions de trop et que ça la dérangeait.
Nous étions donc confinées dans notre Block, ce qui avait pour avantage, quand même, de ne
pas aller travailler, mais qui avait un gros désavantage, nous étions les personnes toutes
désignées à partir aux fours crématoires très rapidement. Mais je pense qu’en cet été 1944 il
y avait tellement de monde qui attendait pour les chambres à gaz et les fours crématoires
qu’ils nous ont un peu oublié. C’a toujours été mon impression. C’est une impression.
Et nous avons appris, par les convois qui venaient, nous avons appris l’attentat contre Hitler.
Mais nous avions appris aussi qu’il était « mort ». Et le soir, vous savez le soir nous étions là,

122
confinées, cela ne changeait pas beaucoup, nous étions là accroupies sous nos lits, sur des
briques, nous étions accroupies quand nous ne travaillons pas et toute la journée, nous
discutions, nous faisions des menus, des choses comme ça.
Et le soir de l’attentat nous sommes rentrées dans nos kojas, ça c’étaient nos lits où nous
étions à dix, et tout à coup, après la soupe du soir, où tout le monde avait discuté allègrement,
il y a une voix qui s’élève, en face de moi, je n’oublierais jamais, nous en avons parlé des
années après avec une amie qui s’en souvient également, aujourd’hui encore je m’en
souviens. Tout à coup il y a une voix qui s’élève, limpide, claire, et qui chante « Mama son’
tanto felice ». Et c’était la première fois qu’il y avait de nouveau un chant, la première fois
qu’il y avait de nouveau une musique. C’était une soprano de la Scala de Milan. Personne ne
savait qu’elle était chanteuse. Mais le fait de savoir que Hitler était mort -et que ça
représentait beaucoup- ça l’avait sorti d’elle même, elle avait besoin de chanter, et nous
étions vraiment subjuguées par cela.
Et je vous dis, des années après nous en avons parlé avec une amie et elle se souvenait comme
moi. Jamais plus par la suite elle n’a pu sortir un autre chant de sa gorge. Mais ce jour là,
elle l’a sorti. Avec sa sensibilité de chanteuse mais aussi... Bon. Je crois qu’elle était
d’origine italienne. Mais c’est quelque chose qui m’a marqué au tréfonds de moi même. Ça je
dois le dire.
E. Z. Je voudrais que vous me parliez un peu plus de la dame, la seule qui est restée avec vous
de votre convoi. Vous m’aviez dit qu’elle vous a pris d’une certaine façon sous sa protection...
S. P. Oui. Je peux vous parler de cela.
E. Z. Oui, s’il vous plaît. Parce que je pense que cela fait partie de cette sensibilité que vous
avez eue, ou que vous avez encore, en ce qui concerne les gens de la Méditerranée, comme
vous dites.
S. P. Peut-être, peut-être. Oui, elle est d’origine turque... Bon, écoutez, je peux vous parler de
cela, d’autant plus que c’est une personne qui m’est très chère, elle n’est plus là, elle est
décédée, elle est décédée à un âge avancé, c’est une personne qui m’a connu, qui a connu ma
famille à Drancy.
Elle a un parcours assez particulier parce qu’elle est venue en France à l’âge de cinq ans
avec sa maman et ils étaient à cinq enfants. Comme sa maman n’avait pas de moyens
d’existence, c’est la famille Rothschild qui a pris les enfants en charge. Il y avait l’orphelinat
Rothschild à Paris, qui s’occupait d’enfants qui venaient de l’extérieur. Alors, c’était un petit
peu après le début du siècle, donc je pense mon amie elle ne savait pas très bien... vous savez,
elle était d’origine turque.
À l’époque on ne savait pas très bien l’âge qu’avaient les enfants. La maman lui a toujours
dit, tu es née au moment de Hannouka. C’est à dire que comme c’est dans des régions
reculées, et que la déclaration de la naissance n’était pas obligatoire, quand le temps le
permettait, quand les circonstances le permettaient, on allait déclarer l’enfant. Et c’est ainsi
qu’elle savait qu’elle était née à Hannouka.
Elle a donc été élevée à l’orphelinat et elle m’a toujours dit le plus grand bien de la famille
Rothschild. Qui avait une maison de vacances pour les enfants, c’est à dire qui les emmenait
déjà à l’époque - puisqu’elle est née à mon avis... aujourd’hui elle aurait 95 ans, donc elle est
venue en France à l’âge de cinq ans, donc en 1908, 1909- c’était quand même une avancée
formidable d’amener les enfants orphelins, des enfants de parents indigents, en vacances à

123
Berck-Plage, il y avait par ailleurs une autre maison dans le sud, au Pays Basque. Je ne sais
pas si c’est Biarritz, en tout cas, elle avait connu les vacances, déjà, avant l’heure. En plus,
elles avaient eu de très bonnes études et sortaient de l’orphelinat à l’âge adulte avec un
métier.
Cette personne donc qui était devenue mon amie, a été arrêtée sur son lieu de travail, à Paris,
sous son nom de jeune fille. Et elle était mariée à un non Juif. Et quand elle est arrivée à
Drancy, elle a décliné son identité exacte en disant qu’elle était mariée à un non Juif. Ceci
donnait la possibilité aux autorités de la garder en France. Ils étaient alors repartis soit chez
« Levitan » pour trier les affaires des Juifs, les meubles etc., où alors à l’hôpital Rothschild
pour les maintenir.
Malheureusement son mari, qui est venu trois fois à Drancy, n’a pas pu apporter le certificat
de baptême de sa grand-mère, et de ce fait la veille encore de notre départ, mon amie ne
savait pas si elle allait être déportée ou non. Toujours est-il qu’elle a été déportée.
C’est la personne qui, j’avoue, m’a aidé dès Drancy. Elle, elle était un petit peu... mon ange
gardien. Maman était très affectée par cette déportation, a fait sa première crise cardiaque
là-bas, et les corvées... vous savez, nous étions corvéables, c’est à dire nous devions
entretenir la chambrée, il fallait aller aux pluches, il fallait faire des choses comme ça... Et un
jour c’était le tour de maman de nettoyer la chambrée, c’était un amalgame de terre battu
avec quelques cailloux là dedans, c’était très difficile à entretenir, et moi qui n’y connaissais
rien, je dois dire, j’avais mis de l’eau tant et plus, je ne m’en sortais pas. Et cette amie, cette
dame, m’a dit, écoute, tu sais, si tu veux faire des choses, ici, on ne fait pas comme à la
maison il faut prendre très peu d’eau... elle m’a expliqué comment il fallait faire. Et j’avoue
qu’elle m’a été d’un grand secours.
Et le jour où on est descendu - on est donc parti le 20 mai 1944 et on est arrivé le 23 mai
1944 - nous avons été sélectionnés environ 140 personnes, et quand je me retourne à droite et
à gauche, - comme je le disais tout à l’heure - je ne connaissais que des gens de vue, et de ma
chambrée il y avait juste cette personne. Sarah.
Automatiquement, je venais d’avoir 15 ans, je me suis rapprochée d’elle. C’était une femme...
vous savez, je crois qu’elle était du siècle, parce que maintenant ça me revient, elle avait 44
ans à l’époque. Donc elle aurait aujourd’hui 98 ans.
Je me suis rapprochée d’elle, elle-même était seule, un peu comme tout le monde, déboussolée
par ce qui nous arrivait, par les cris, par les... comment dire, c’était intolérable
l’incompréhension totale dans laquelle nous nous trouvions, un autre monde qui nous tombait
dessus... Et bon. On s’est rapproché l’une de l’autre et c’est comme ça que nous étions dans
le même lit.
Elle avait 44 ans, j’en avais 15, bon, ça ne pouvait... elle était pratiquement ma mère
spirituelle. Je dois dire, pendant tout le temps, où que nous étions, à Auschwitz, Birkenau,
Theresienstadt, enfin Bergen Belsen, Theresienstadt, nous avons toujours tout fait pour rester
ensemble. Nous nous sommes très très bien entendues, mieux que certaines mères et filles.
Parce que certaines mères et filles avaient des incompatibilités alors que nous, nous nous
entendions très bien.
Cette Sarah était une personne grande, forte et je pense, d’ailleurs elle me l’a dit, elle avait
besoin de soutenir quelqu’un. Et moi qui étais jeune, frêle, je parlais l’allemand. Et elle ne

124
comprenait pas un mot d’allemand. Et je lui permettais d’éviter quelques sanctions, quelques
gifles, d’être battue de temps en temps, en lui expliquant ce qu’on venait de dire.
Et s’était créée entre nous une réelle affection, et si je suis là aujourd’hui, c’est vraiment
grâce à elle. Parce que sans son appui, sans son aide, sans ses conseils, parce qu’elle me
remuait, elle me disait mais non, tu ne vas pas te laisser abattre, et bien, jamais, jamais je
n’aurai survécu. Certains travaux il fallait les faire à deux, elle prenait la charge la plus
importante, quand c’était possible, quand c’était des charges à deux... on ne pouvait pas
toujours... mais elle me protégeait. Elle était là toujours et c’était une personne qui avait un
coeur d’or, c’était une personne avec laquelle je me sentais en sécurité. C’était la force,
c’était la sécurité, c’était la mère que je venais de perdre, c’était celle sur qui je pouvais
compter.
Et quand à la fin, à Theresienstadt elle a eu un commencement de typhus et qu’elle était dans
le coma pendant quelques jours, je l’ai veillé, je l’ai dorloté, dans la mesure où je le pouvais.
Nous étions déjà libérés, c’était à Theresienstadt mais nous étions encore quand même très...
comment dire, c’était très fruste tout ce que nous pouvions avoir. Et quand elle s’est réveillée
de son coma, elle a dit, c’était donc toi que je voyais, je croyais avoir rêvé de temps en temps
de toi, c’est toi que je voyais et si je suis revenu c’est grâce à toi.
Donc, vous voyez, nous avons une reconnaissance réciproque de ce séjour concentrationnaire
et je pense que cette rencontre a été pour moi, disons le début de ce contraste entre les gens
que je ne connaissais pas et qui étaient tout ouverts à une amitié. Et je dois le dire que c’était
ce qui a permis à d’autres encore de survivre parce que se retrouver seule dans cette jungle
c’était vraiment être vouée à la mort certaine.
E. Z. Est-ce qu’on peut présumer qu’après cette relation avec cette dame vous avez
commencé à lire, à vous intéresser à l’histoire de ces Juifs de la Méditerranée.
S. P. Oui. C’est vrai. Je me suis beaucoup intéressée à ça. J’ai beaucoup lu. Parce que
finalement des Saloniciens je n’en ai pas beaucoup rencontré, moi personnellement. Mais
vous savez, j’ai des souvenirs très précis de certaines choses.
D’ailleurs c’est une culture que je ne connaissais pas. C’est une culture différente de la notre.
Et j’ai lu beaucoup l’histoire de ce peuple et je pense que c’est pour ça que je crois, je l’ai dit
au début, je crois très profondément que ce sont des Méditerranéens qui ont une sensibilité
différente, cela ne veut pas dire que les ashkénazim n’ont pas de sentimentalité. C’est ne pas
du tout ce que je veux dire par là. Je veux dire que les gens des pays méditerranéens ont une
sensibilité différente basée sur le soleil qui les anime, qui ont besoin de soleil et que ce vécu à
l’extérieur leur permet d’être toujours ouverts, toujours... Ils sont différents. Alors que nous,
nous connaissons les pleurs, nous connaissons cela, nous avons une approche différente des
choses. Surtout je pense toujours à cette dame turque avec son porte-cigarettes... écoutez,
quand j’y pense encore aujourd’hui... nous étions dans des conditions absolument
inhumaines, elle avait emmené... vous savez, c’est une rutilance, ça brillait, je le voie encore
aujourd’hui tout ce côté qu’on avait vu, enfin que j’avais vu moi dans des livres d’images
certainement. Et bien, je l’ai côtoyé. Et c’est mon opinion, elle vaut ce qu’elle vaut mais c’est
mon opinion, voilà.
E. Z. Est-ce que vous vous rappelez si vous avez eu l’occasion de parler des Grecs ou des
Séfarades plus généralement avec d’autres personnes.

125
S. P. Je veux vous dire. Au camp on était regroupé par affinité. Les Françaises étaient
ensemble, moi je n’en n’ai pas rencontré, j’ai rencontré une seule Alsacienne, oh, je me
rappelle très bien de cette dame, madame Joseph, je l’ai vu mourir à Bergen Belsen parce
qu’elle n’a pas survécu... et c’était une femme qui était belle, qui avait de bonnes joues, etc.,
mais disons que nous nous sommes trouvées Sarah et moi. Nous nous sommes trouvées.
Pour continuer ce que je disais tout à l’heure, les gens essayaient de se regrouper par affinité,
par pays. Il y avait des Alsaciens dans un coin. Moi un certain moment j’étais avec des jeunes
parce que quand nous étions en quarantaine des journées entières les gens faisaient des
menus. Nous étions accroupis...
Vous savez, on était là, on était protégé, mais une signature aurait suffi pour qu’on parte à la
chambre à gaz. Et je pense que soit il y avait surcharge, soit on nous avait oublié. Parce que
sinon on ne serait pas resté trois ou quatre semaines accroupis sous nos kojas.
J’étais avec des gens, mon amie, ça ne me plaisait pas parce qu’on faisait des menus toute la
journée. Vous savez, quand on a déjà faim... et encore en parler, c’est s’affamer encore un
peu plus. Alors j’avais trouvé un groupe de jeunes, de mon âge, 15, 16, 17 ans et nous
faisions des jeux. C’est à dire, nous essayons de trouver les ministres de Louis XIV, on
essayait de retrouver les départements français, enfin un peu d’histoire, un peu de
géographie, un peu de choses comme ça. Mais très vite je retrouvais mon amie et très vite je
restais encore avec elle. Alors pour répondre à votre question, il y avait ce clan de Turques
qui étaient ensemble. Qui vivaient à Paris. Quand je dis Turques, Grecques, enfin, bon.
C’était des gens qui vivaient entre eux. Et qui avaient leur langage. Parce qu’ils parlaient le
portugais. C’était des gens qui parlaient le...
E. Z. Le judéo-espagnol.
S. P. L’espagnol, enfin bon, c’était des gens qui... Et alors dans ce truc là mon amie était un
peu exclue aussi de ce clan. Parce qu’elle est arrivée en France à l’âge de 5 ans, elle ne
parlait pas du tout ceci. Elle était assimilée étant à l’orphelinat.
Donc, moi je n’ai pas tellement parlé avec eux, mais ce que j’ai vu... c’est plutôt visuel. Je
suis assez sensible à certaines choses... Bon. Je l’ai vu à Drancy. Parce que là-bas à Birkenau
on nous lançait une robe, tout le monde était habillé pareil, il n’était plus question de se
différencier des autres. On était nues quand on passait à la douche, on était nues quand on
sortait à l’extérieur. Il n’y avait rien, il n’y avait aucune manifestation extérieure, pourquoi,
parce qu’au camp on nous avait coupé toutes les possibilités. Et puis, il n'y avait aucune envie
de s’épancher, aucune envie et aucune possibilité de se confier ou de parler de sa culture...
C’est pour ça que ce chant qui venait du tréfonds de cette personne c’était quelque chose
d’inouï, d’invraisemblable, d’unique dans les annales et si j’en parle là, ça m’est resté gravé
et ce n’est pas étonnant. Quand on est soprano de la Scala de Milan... bon. C’est vrai, il a
fallut un événement, un événement particulier pour que...
E. Z. Je crois qu’on peut s’arrêter là.
S. P. Si vous voulez. Voilà, moi je pense que je n’ai plus rien à vous dire.
E. Z. Et bien voilà, c’est fini. Je vous remercie.
S. P. Je vous en prie.

126
annexe n° 3.8
Madame Simone Polak.
Date de l’interview : 10/02/98

J’ai rencontré Mme Polak dans le cadre de mon travail pour la « Shoah Visual History
Foundation ». Je dois dire que notre rencontre m’a beaucoup marquée, pour des raisons
diverses. Une des raisons fut l’émotion qu’elle a manifestée quand elle a appris, lors de notre
première rencontre, que j’étais fille de survivants d’Auschwitz, venant de Salonique.
En effet, une fois fini le pré-intérview où elle m’avait très sobrement raconté en
résumé son itinéraire de déportée, je lui ai raconté à mon tour les raisons pour lesquelles
j’avais accepté de faire ce travail. À ma grande surprise je l’ai vue alors craquer, prise d’une
très grande émotion à l’évocation des Juifs de Salonique, à propos desquels elle m’a confié
ses sentiments. D’ailleurs, elle a été tout aussi surprise que moi de son émotion.
Cet incident est le premier récit qui m’est venu à l’esprit quand j’ai décidé que j’allais
chercher à connaître l’image que les déportés non-Grecs se faisaient de ceux là. J’ai alors
contacté Mme Polak en lui demandant si elle voulait bien témoigner pour mon mémoire.
Elle a eu des réticences pour deux raisons. La première était que ses connaissances sur
la déportation des Juifs de Grèce et sur leur façon d’affronter cette déportation, sont des

127
connaissances qu’elle a acquises après son retour d’Auschwitz. Elle s’est en effet intéressée à
l’histoire des Juifs séfarades après coup et donc, son témoignage n’étant pas basé sur du vécu,
ne cadrait pas avec ce que moi je cherchais. La deuxième raison c’était le manque de
spontanéité. En effet, elle pensait que cela lui aurait été difficile, sinon impossible, de me dire
pour la seconde fois les mêmes choses.
Elle a fini par céder parce qu’elle me l’avait promis et que je me suis obstinée à inclure
son témoignage dans ce mémoire.
Le fait est qu’il y a une raison toute personnelle à Mme Polak pour qu’elle s’intéresse
ainsi aux Juifs séfarades et aussi à l’émotion qui l’a submergée le jour de notre première
rencontre. Et je pense que ce qu’elle dit et ce qu’elle ressent a propos des Juifs séfarades entre
tout à fait dans le cadre de mon mémoire. C’est l’image qu’elle s’est faite de ces Juifs, des
difficultés qu’ils ont eu à affronter, difficultés différentes qui s’ajoutèrent au lot d’horreur de
tous les autres déportés.

128
E. Z. Je vous dis d’abord bonjour. Avant que l’on arrive aux Grecs, j’aimerais que vous me
racontiez votre itinéraire pour que l’on puisse situer votre témoignage dans son contexte. Je
voudrais aussi votre date et lieu de naissance.
S. P. Je m’appelle Simone Polak, je suis née le 10 mai 1929, à Schirmeck. Schirmeck qui est
en France, en Alsace en particulier. J’ai vécu avant la guerre à Saverne, jusqu’à l’âge de
onze ans, et à l’âge de onze ans nous avons été chassés par les Allemands et nous nous
sommes repliés dans le Jura. Nous avons pour cela été accompagnés par les Allemands
jusqu’à la ligne de démarcation, et après la ligne de démarcation nous avons été accueillis
par les Français. Comme ils ont pu malheureusement. C’est à dire, aussi bien par des
charrettes à bras, à boeufs ou des chevaux, et nous avons passé la première nuit dans une
écurie.
Par la suite, on nous a emmené à Lons-le-Saunier qui est le chef lieu du département du Jura,
et nous avons vécu là pendant deux mois environ, jusqu’à l’approche de la rentrée scolaire.
Nous avons vécu dans des salles de cour, à quinze, vingt, à l’Ecole Normale de Lons-le-
Saunier. De là nous avons été dispersés et pour ma part et pour ma famille nous avons vécu à
six kilomètres de Lons-le-Saunier, dans un petit village de 400 âmes, où nous avons été
accueillis par la population qui nous a dépannés pour les choses les plus élémentaires:
couverts, assiettes, etc., parce que nous n’avions rien, nous étions partis avec un bagage à
main et trois jours de vivres. En arrivant sur place, ma mère s’est rendu compte que nous
n’avions même pas de sous-vêtements pour nous changer.
Nous avons vécu pauvrement, assistés, pourquoi, parce que nous n’avions aucun moyen
d’existence, et ainsi jusqu’en 1942. À partir de fin novembre 1942, les ennuis ont commencé
pour les Juifs. Nous étions repliés dans ce petit village, avec d’autres Alsaciens, nous étions
environ 30 personnes, une dizaine de familles avec des enfants. Et après des périodes plus ou
moins... scabreuses, c’est à dire nous avions très peur, on entendait les informations, les Juifs
étaient de plus en plus exposés, j’avais 14 ans à l’époque, j’allais en classe à Lons-le-Saunier,
j’avais une carte d’identité avec le tampon « Juif », et certains jours maman me disait,
aujourd’hui il vaut mieux ne pas aller en classe. Ce qui fait que pendant cette année 1944, je
ne suis pas souvent allé en classe et, en plus, pour tromper l’ennemi, soit dit en passant, je
prenais le train habituellement, mais comme les Allemands se trouvaient aussi bien dans les
gares, maman me conseillait de prendre le car, et d’autres fois je prenais la bicyclette.
En ce fameux 26 avril 1944 il y avait, à trois kilomètres de notre domicile, à Gevingey, il y
avait eu l’incendie d’une propriété qui cachait des maquisards. Nous ne savions pas encore
que cet événement aurait des répercussions très grandes et très fâcheuses pour nous, mais le
27 avril 1944, jour où je ne suis pas allé à l’école, les Allemands sont venus, vers 14 heures,
et nous ont arrêtés.
De cette rafle, par exemple, il y a très peu de personnes juives de ce village qui en ont
échappé. Je peux dire qu’environ 25 personnes ont été arrêtées. Des personnes de 18 mois à
75 ans. Nous ne savions pas ce qui nous attendait, nous avions très peur. On nous avait
toujours dit... la seule chose que nous savions c’est que nous irions dans des camps de travail,
et, mon Dieu, j’avais à l’époque, j’étais près de mes 15 ans, j’avais un petit frère qui avait 10
ans, et maman qui était un peu souffrante... je me suis dit que des trois, c’est moi qui irais
travailler. Dans un certain sens, bon, et bien, travailler... nous ne savions pas ce qui nous
attendait. Nous avons été dans un premier temps, à Lons-le-Saunier, dans une caserne, où
nous sommes restés une dizaine de jours.

129
Nous avons pu faire sortir des lettres. Je sais que maman écrivait, si vous ne pouvez plus rien
faire pour nous, faites au moins quelque chose pour les enfants. Nous étions donc des enfants,
il y avait ce petit garçon de 18 mois, il y avait sa soeur, il y avait mon frère, il y avait moi
même, il y avait mon cousin. Nous étions... sur 25 personnes il y avait quand même 5 enfants.
Et je sais, je l’ai appris par la suite, qu’il y a des gens qui sont intervenus à la Préfecture
pour au moins faire libérer les enfants.
Le lendemain de l’intervention de ces personnes nous sommes partis à Drancy. Nous sommes
partis à Drancy où il y avait un lieu de rassemblement, où on a commencé à créer les
convois... les hommes seuls, célibataires, ont été mis à part, et ils sont partis une huitaine de
jours après notre arrivée.
Nous sommes partis un peu plus tard, 15 jours plus tard, c’est à dire le 20 mai 1944. Notre
convoi était complet, environ 1000 personnes, pour la destination Auschwitz. Les choses
étaient si bien faites, qu’une chambrée complète correspondait au nombre de personnes qui
était prévu pour un wagon.
Alors voilà, dès l’arrivée à Auschwitz, j’étais séparée de maman, de mon frère, de toutes les
personnes qui faisaient partie de mon convoi, il restait une seule personne que je connaissais,
c’était une personne d’origine turque mais qui était venue en France à l’âge de 5 ans.
Voilà. Alors ça c’est mon parcours personnel. Alors, au cours de ma déportation j’ai eu
l’occasion de voir des personnes du bassin méditerranéen. Je voudrais parler de ça, puisque
à l’occasion de mon propre témoignage, j’ai fait la connaissance d’Erika et nous avons parlé
préalablement. Et quand elle m’a dit qu’elle était issue de Salonique et de parents déportés,
j’étais très émue. Je dois le dire. Et cette émotion je l’ai toujours ressentie, non pas parce que
j’ai connu des personnes de Salonique, mais l’histoire de ces gens m’a personnellement
beaucoup touché. Pourquoi?
Ce sont des gens qui se sont installés là-bas, qui avaient fui l’Espagne, qu’ils avaient quitté...
et qui s’étaient cru chez eux pendant plus de quatre siècles, 450 ans, si mes souvenirs sont
bons, et ils étaient installés à Salonique, 60% de la population était juive, se composait
d’artisans pour la plupart, et ils se croyaient chez eux. Et il a fallu que le nazisme, que
l’enfer... disons passe par là, pour qu’un jour, ces gens qui étaient loin de tout, tout ce qui se
passait en Europe... ils étaient dans cette enclave et se croyaient protégés, je suppose, mais
Hitler ne les avait pas oubliés. Et même il y en a à qui il a fait traverser l’eau pour vraiment
les regrouper, pour ne pas les oublier.
Alors quand je pense à nous, si je fais une différence entre nous ici, moi qui suis née en 1929,
j’ai toujours vécu ici en Alsace avant guerre, j’entends toujours mes parents, mes grands-
parents, tout le monde autour de moi, je les ai toujours entendu parler des pogroms, qu’ils
soient polonais, qu’ils soient russes, de ceux qui arrivaient de Pologne, des familles entières
de gens qu’on a reçus, soit seuls, soit en famille chez nous, et qui fuyaient l’Est, nous avons
ici toujours vécu cela. Même dans ma propre famille j’avais des parents qui habitaient en
Allemagne: trois cousines de ma mère, et chacune des soeurs de maman a recueilli quelqu’un
de la famille qui se sauvait de l’hitlérisme.
Bien. Et je veux donc dire que nous sommes partis de chez nous, en 1940, nous avions peur
déjà. Nous ne savions pas où on nous emmenait, c’était une épée de Damoclès suspendue au-
dessus de notre tête.

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Nous sommes partis de chez nous, contraints et forcés, en laissant tout. À partir d’un certain
moment nous avions vécu en France, nous avons vécu dans la peur, nous avons vécu dans la
crainte, nous avons été arrêtés, je dirais pour aller travailler... mais si je fais la comparaison
entre nous qui... je ne peux pas dire qu’on était préparé à ça, mais c’était pour ainsi dire,
presque notre... notre destinée parce que tout le monde était concerné par le nazisme, je me
suis toujours posé la question, comment ces gens, là-bas, à Salonique, qui ne vivaient pas la
même chose que nous, comment ils avaient pu survivre.
Et la vue d’Erika, fille de déportés, m’a vraiment fait plaisir parce que je ne pensais pas que
des gens vivant sous le soleil méditerranéen avec les conditions qu’on leur a imposé sous le
soleil ardent... on parle, nous, toujours du froid alors qu’eux c’est le soleil ardent qui les a
tués pendant leur voyage dans ces convois de Salonique à Auschwitz.
Maintenant je pense que je veux raconter quelques souvenirs personnels, parce que je pense
que ces gens de ces pays méditerranéens ont une, comment dire, ont une psychologie qui est
plus facile, qui est plus... ils ont une joie de vivre en eux, alors que nous nous sommes
beaucoup plus froids, peut-être plus endurcis. Et ça c’est une impression personnelle, mais
c’est quelque chose que je ressens très fortement en moi. Et je le dis. Je ne sais pas quel est le
pourcentage de gens qui en ont réchappé, je sais que pour nous ici il est de 3%, je ne sais pas
si ce chiffre est atteint là-bas. Mais mon propos je voudrais le poursuivre.
À Drancy, j’étais une enfant, je n’avais pas 15 ans, tout ce que j’ai vécu, toutes les
expériences que j’ai faites, tout était nouveau. C’était peut-être dans le sens négatif, mais ce
sont des côtés de la vie qu’on ne rencontre pas souvent, et que certainement je n’avais jamais
vu et que je ne rencontrerais plus jamais.
Nous étions dans une chambrée, à Drancy, où il y avait nous, les 25 personnes qui venions
donc du Jura, il y avait d’autres personnes qui étaient de rite portugais et il y avait surtout
des personnes turques. D’origine turque. Et, ce qui m’a frappé, et je dois dire que je vois ça
encore comme si c’était hier.
Il y avait notamment une personne qui était assise sur son lit, mais sur son lit, un lit de camp,
vraiment un lit de camp. Elle avait rehaussé ce lit de camp en lit d’apparat. Je ne sais pas
d’où elle sortait cela... elle avait une nappe qu’elle jetait sur ce lit, elle trônait, elle trônait
littéralement, sur des coussins. Je ne sais pas d’où elle sortait ça.
Elle avait un fume-cigarette, très long, elle fumait, elle était là... et moi je sais que pour
l’enfant que j’étais, j’étais en admiration devant cette personne.
C’est là que j’ai pris conscience pour la première fois, qu’il y avait une différence
fondamentale entre une personne qui avait des habitudes différentes des nôtres, je vois... nous
nous étions accroupies... je vois ma mère, je vois d’autres, nous nous étions accroupis dans
cet espace qui était très... précaire, c’est à dire entre le lit et le lit suivant il y avait peut-être
50, au maximum 60 cm, et nous étions là, tous autour de ce lit, alors qu’elle en avait fait son,
comment dire, en avait fait son piédestal. Je le dis très franchement, ça m’a fasciné.
Elle allait... il y avait des douches, il fallait descendre, elle avait un grand turban sur la tête,
c’est comme ça que j’ai vu pour la première fois la différence qui pouvait y avoir entre nous
les ashkénazim et les gens qui venaient d’ailleurs, du sud. C’était des habitudes qu’elle
reproduisait dans ce lieu où pourtant elle n’avait rien, où elle n’avait... elle avait emmené ça
parce que peut-être elle s’est dit qu’elle va retrouver au moins ce couvre-lit, cette pièce qui

131
était rutilante, qui brillait, son porte... son fume-cigarettes qui était aussi voyant... qui brillait,
elle était vraiment elle-même.
C’est donc, je ne sais pas si je l’ai déjà dit, c’est la première fois que j’ai pris conscience de
la différence. Et maintenant, depuis que nous avons parlé Erika et moi, comment voulez-vous
qu’une personne comme elle s’adapte aux conditions, aux rigueurs qui nous étaient imposées,
de travail.
Autant que je me souvienne, mais je ne suis pas sûre, je ne crois pas qu’elle soit revenue.
Mais je ne suis pas sûre parce qu’il y a eu outre... à notre arrivée nous étions un moment
donné dans le même Block, à notre arrivée à Auschwitz, mais à partir d’un certain moment il
y a eu dispersion. Alors on ne peut pas dire parce qu’on n’a pas revu les gens qu’ils ont été
forcement éliminés. Je l’ai vue pendant un certain temps là-bas et après je ne l’ai plus revue.
Bon.
C’est pour ça, n’est-ce pas, si je pense à cette personne qui était restée elle même, comment
vouliez-vous qu’elle survive dans ces conditions. C’était contraire à tout ce qu’on connaissait.
Tout le monde. Mais elle même... vous savez... je ne sais pas ce qui est advenu d’elle mais je
ne la voyais pas très bien, elle, travaillant dans les conditions dans lesquelles nous avons
travaillé, sous le soleil, essayant de survivre par le froid, ne pouvant même pas boire - parce
que l’eau à Auschwitz elle était tellement polluée, elle sortait couleur rouille - et il fallait
vraiment se plier à ces exigences là, sinon c’était la mort certaine. Pas uniquement par la
sélection, mais la mort à cause des conditions dans lesquelles nous vivions.
Je tenais à parler de cela parce que c’était une première approche pour moi de la sensibilité
de la personne. Et je suis persuadée que les gens des pays méditerranéens ont une sensibilité
différente de la notre.
Une deuxième chose que je voudrais dire, et ça c’est aussi un vécu - tout ce que je dis là je
l’ai vécu -. Bon. Nous avons été à Birkenau... J’étais au Block 31 du Lager A à Auschwitz. Les
gens, au fur et à mesure de leur arrivée on les mettait... on les plaçait.
Dans notre Block, il y avait 700 à 800 personnes, autant que je me souvienne. À la droite il y
avait des Hollandaises, il y avait en face, tout de suite à gauche, en rentrant il y avait des
Françaises, il y avait des Italiennes, et il y avait des Belges. Cela remplissait un Block.
Nous avions avec certaines des moyens de parler, avec les Hollandaises un peu moins, mais
enfin, nous étions toutes logées à la même enseigne. Je dois dire que ma deuxième expérience
du sud, de quelqu’un du sud, c’était... Nous avons appris... Nous étions... Dans notre Block il
y a eu trois cas de scarlatine et les Allemands nous avaient isolé du reste du camp. C’est à
dire que nous étions dans notre Block, nous n’avions le droit de sortir qu’accompagnées,
deux fois par jour. C’était une Blockova - une responsable du Block - qui en avait décidé ainsi
et elle nous restreignait encore en plus, de la soupe que nous devions recevoir parce qu’elle
trouvait que nous sortions de trop et que ça la dérangeait.
Nous étions donc confinées dans notre Block, ce qui avait pour avantage, quand même, de ne
pas aller travailler, mais qui avait un gros désavantage, nous étions les personnes toutes
désignées à partir aux fours crématoires très rapidement. Mais je pense qu’en cet été 1944 il
y avait tellement de monde qui attendait pour les chambres à gaz et les fours crématoires
qu’ils nous ont un peu oublié. C’a toujours été mon impression. C’est une impression.
Et nous avons appris, par les convois qui venaient, nous avons appris l’attentat contre Hitler.
Mais nous avions appris aussi qu’il était « mort ». Et le soir, vous savez le soir nous étions là,

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confinées, cela ne changeait pas beaucoup, nous étions là accroupies sous nos lits, sur des
briques, nous étions accroupies quand nous ne travaillons pas et toute la journée, nous
discutions, nous faisions des menus, des choses comme ça.
Et le soir de l’attentat nous sommes rentrées dans nos kojas, ça c’étaient nos lits où nous
étions à dix, et tout à coup, après la soupe du soir, où tout le monde avait discuté allègrement,
il y a une voix qui s’élève, en face de moi, je n’oublierais jamais, nous en avons parlé des
années après avec une amie qui s’en souvient également, aujourd’hui encore je m’en
souviens. Tout à coup il y a une voix qui s’élève, limpide, claire, et qui chante « Mama son’
tanto felice ». Et c’était la première fois qu’il y avait de nouveau un chant, la première fois
qu’il y avait de nouveau une musique. C’était une soprano de la Scala de Milan. Personne ne
savait qu’elle était chanteuse. Mais le fait de savoir que Hitler était mort -et que ça
représentait beaucoup- ça l’avait sorti d’elle même, elle avait besoin de chanter, et nous
étions vraiment subjuguées par cela.
Et je vous dis, des années après nous en avons parlé avec une amie et elle se souvenait comme
moi. Jamais plus par la suite elle n’a pu sortir un autre chant de sa gorge. Mais ce jour là,
elle l’a sorti. Avec sa sensibilité de chanteuse mais aussi... Bon. Je crois qu’elle était
d’origine italienne. Mais c’est quelque chose qui m’a marqué au tréfonds de moi même. Ça je
dois le dire.
E. Z. Je voudrais que vous me parliez un peu plus de la dame, la seule qui est restée avec vous
de votre convoi. Vous m’aviez dit qu’elle vous a pris d’une certaine façon sous sa protection...
S. P. Oui. Je peux vous parler de cela.
E. Z. Oui, s’il vous plaît. Parce que je pense que cela fait partie de cette sensibilité que vous
avez eue, ou que vous avez encore, en ce qui concerne les gens de la Méditerranée, comme
vous dites.
S. P. Peut-être, peut-être. Oui, elle est d’origine turque... Bon, écoutez, je peux vous parler de
cela, d’autant plus que c’est une personne qui m’est très chère, elle n’est plus là, elle est
décédée, elle est décédée à un âge avancé, c’est une personne qui m’a connu, qui a connu ma
famille à Drancy.
Elle a un parcours assez particulier parce qu’elle est venue en France à l’âge de cinq ans
avec sa maman et ils étaient à cinq enfants. Comme sa maman n’avait pas de moyens
d’existence, c’est la famille Rothschild qui a pris les enfants en charge. Il y avait l’orphelinat
Rothschild à Paris, qui s’occupait d’enfants qui venaient de l’extérieur. Alors, c’était un petit
peu après le début du siècle, donc je pense mon amie elle ne savait pas très bien... vous savez,
elle était d’origine turque.
À l’époque on ne savait pas très bien l’âge qu’avaient les enfants. La maman lui a toujours
dit, tu es née au moment de Hannouka. C’est à dire que comme c’est dans des régions
reculées, et que la déclaration de la naissance n’était pas obligatoire, quand le temps le
permettait, quand les circonstances le permettaient, on allait déclarer l’enfant. Et c’est ainsi
qu’elle savait qu’elle était née à Hannouka.
Elle a donc été élevée à l’orphelinat et elle m’a toujours dit le plus grand bien de la famille
Rothschild. Qui avait une maison de vacances pour les enfants, c’est à dire qui les emmenait
déjà à l’époque - puisqu’elle est née à mon avis... aujourd’hui elle aurait 95 ans, donc elle est
venue en France à l’âge de cinq ans, donc en 1908, 1909- c’était quand même une avancée
formidable d’amener les enfants orphelins, des enfants de parents indigents, en vacances à

133
Berck-Plage, il y avait par ailleurs une autre maison dans le sud, au Pays Basque. Je ne sais
pas si c’est Biarritz, en tout cas, elle avait connu les vacances, déjà, avant l’heure. En plus,
elles avaient eu de très bonnes études et sortaient de l’orphelinat à l’âge adulte avec un
métier.
Cette personne donc qui était devenue mon amie, a été arrêtée sur son lieu de travail, à Paris,
sous son nom de jeune fille. Et elle était mariée à un non Juif. Et quand elle est arrivée à
Drancy, elle a décliné son identité exacte en disant qu’elle était mariée à un non Juif. Ceci
donnait la possibilité aux autorités de la garder en France. Ils étaient alors repartis soit chez
« Levitan » pour trier les affaires des Juifs, les meubles etc., où alors à l’hôpital Rothschild
pour les maintenir.
Malheureusement son mari, qui est venu trois fois à Drancy, n’a pas pu apporter le certificat
de baptême de sa grand-mère, et de ce fait la veille encore de notre départ, mon amie ne
savait pas si elle allait être déportée ou non. Toujours est-il qu’elle a été déportée.
C’est la personne qui, j’avoue, m’a aidé dès Drancy. Elle, elle était un petit peu... mon ange
gardien. Maman était très affectée par cette déportation, a fait sa première crise cardiaque
là-bas, et les corvées... vous savez, nous étions corvéables, c’est à dire nous devions
entretenir la chambrée, il fallait aller aux pluches, il fallait faire des choses comme ça... Et un
jour c’était le tour de maman de nettoyer la chambrée, c’était un amalgame de terre battu
avec quelques cailloux là dedans, c’était très difficile à entretenir, et moi qui n’y connaissais
rien, je dois dire, j’avais mis de l’eau tant et plus, je ne m’en sortais pas. Et cette amie, cette
dame, m’a dit, écoute, tu sais, si tu veux faire des choses, ici, on ne fait pas comme à la
maison il faut prendre très peu d’eau... elle m’a expliqué comment il fallait faire. Et j’avoue
qu’elle m’a été d’un grand secours.
Et le jour où on est descendu - on est donc parti le 20 mai 1944 et on est arrivé le 23 mai
1944 - nous avons été sélectionnés environ 140 personnes, et quand je me retourne à droite et
à gauche, - comme je le disais tout à l’heure - je ne connaissais que des gens de vue, et de ma
chambrée il y avait juste cette personne. Sarah.
Automatiquement, je venais d’avoir 15 ans, je me suis rapprochée d’elle. C’était une femme...
vous savez, je crois qu’elle était du siècle, parce que maintenant ça me revient, elle avait 44
ans à l’époque. Donc elle aurait aujourd’hui 98 ans.
Je me suis rapprochée d’elle, elle-même était seule, un peu comme tout le monde, déboussolée
par ce qui nous arrivait, par les cris, par les... comment dire, c’était intolérable
l’incompréhension totale dans laquelle nous nous trouvions, un autre monde qui nous tombait
dessus... Et bon. On s’est rapproché l’une de l’autre et c’est comme ça que nous étions dans
le même lit.
Elle avait 44 ans, j’en avais 15, bon, ça ne pouvait... elle était pratiquement ma mère
spirituelle. Je dois dire, pendant tout le temps, où que nous étions, à Auschwitz, Birkenau,
Theresienstadt, enfin Bergen Belsen, Theresienstadt, nous avons toujours tout fait pour rester
ensemble. Nous nous sommes très très bien entendues, mieux que certaines mères et filles.
Parce que certaines mères et filles avaient des incompatibilités alors que nous, nous nous
entendions très bien.
Cette Sarah était une personne grande, forte et je pense, d’ailleurs elle me l’a dit, elle avait
besoin de soutenir quelqu’un. Et moi qui étais jeune, frêle, je parlais l’allemand. Et elle ne

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comprenait pas un mot d’allemand. Et je lui permettais d’éviter quelques sanctions, quelques
gifles, d’être battue de temps en temps, en lui expliquant ce qu’on venait de dire.
Et s’était créée entre nous une réelle affection, et si je suis là aujourd’hui, c’est vraiment
grâce à elle. Parce que sans son appui, sans son aide, sans ses conseils, parce qu’elle me
remuait, elle me disait mais non, tu ne vas pas te laisser abattre, et bien, jamais, jamais je
n’aurai survécu. Certains travaux il fallait les faire à deux, elle prenait la charge la plus
importante, quand c’était possible, quand c’était des charges à deux... on ne pouvait pas
toujours... mais elle me protégeait. Elle était là toujours et c’était une personne qui avait un
coeur d’or, c’était une personne avec laquelle je me sentais en sécurité. C’était la force,
c’était la sécurité, c’était la mère que je venais de perdre, c’était celle sur qui je pouvais
compter.
Et quand à la fin, à Theresienstadt elle a eu un commencement de typhus et qu’elle était dans
le coma pendant quelques jours, je l’ai veillé, je l’ai dorloté, dans la mesure où je le pouvais.
Nous étions déjà libérés, c’était à Theresienstadt mais nous étions encore quand même très...
comment dire, c’était très fruste tout ce que nous pouvions avoir. Et quand elle s’est réveillée
de son coma, elle a dit, c’était donc toi que je voyais, je croyais avoir rêvé de temps en temps
de toi, c’est toi que je voyais et si je suis revenu c’est grâce à toi.
Donc, vous voyez, nous avons une reconnaissance réciproque de ce séjour concentrationnaire
et je pense que cette rencontre a été pour moi, disons le début de ce contraste entre les gens
que je ne connaissais pas et qui étaient tout ouverts à une amitié. Et je dois le dire que c’était
ce qui a permis à d’autres encore de survivre parce que se retrouver seule dans cette jungle
c’était vraiment être vouée à la mort certaine.
E. Z. Est-ce qu’on peut présumer qu’après cette relation avec cette dame vous avez
commencé à lire, à vous intéresser à l’histoire de ces Juifs de la Méditerranée.
S. P. Oui. C’est vrai. Je me suis beaucoup intéressée à ça. J’ai beaucoup lu. Parce que
finalement des Saloniciens je n’en ai pas beaucoup rencontré, moi personnellement. Mais
vous savez, j’ai des souvenirs très précis de certaines choses.
D’ailleurs c’est une culture que je ne connaissais pas. C’est une culture différente de la notre.
Et j’ai lu beaucoup l’histoire de ce peuple et je pense que c’est pour ça que je crois, je l’ai dit
au début, je crois très profondément que ce sont des Méditerranéens qui ont une sensibilité
différente, cela ne veut pas dire que les ashkénazim n’ont pas de sentimentalité. C’est ne pas
du tout ce que je veux dire par là. Je veux dire que les gens des pays méditerranéens ont une
sensibilité différente basée sur le soleil qui les anime, qui ont besoin de soleil et que ce vécu à
l’extérieur leur permet d’être toujours ouverts, toujours... Ils sont différents. Alors que nous,
nous connaissons les pleurs, nous connaissons cela, nous avons une approche différente des
choses. Surtout je pense toujours à cette dame turque avec son porte-cigarettes... écoutez,
quand j’y pense encore aujourd’hui... nous étions dans des conditions absolument
inhumaines, elle avait emmené... vous savez, c’est une rutilance, ça brillait, je le voie encore
aujourd’hui tout ce côté qu’on avait vu, enfin que j’avais vu moi dans des livres d’images
certainement. Et bien, je l’ai côtoyé. Et c’est mon opinion, elle vaut ce qu’elle vaut mais c’est
mon opinion, voilà.
E. Z. Est-ce que vous vous rappelez si vous avez eu l’occasion de parler des Grecs ou des
Séfarades plus généralement avec d’autres personnes.

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S. P. Je veux vous dire. Au camp on était regroupé par affinité. Les Françaises étaient
ensemble, moi je n’en n’ai pas rencontré, j’ai rencontré une seule Alsacienne, oh, je me
rappelle très bien de cette dame, madame Joseph, je l’ai vu mourir à Bergen Belsen parce
qu’elle n’a pas survécu... et c’était une femme qui était belle, qui avait de bonnes joues, etc.,
mais disons que nous nous sommes trouvées Sarah et moi. Nous nous sommes trouvées.
Pour continuer ce que je disais tout à l’heure, les gens essayaient de se regrouper par affinité,
par pays. Il y avait des Alsaciens dans un coin. Moi un certain moment j’étais avec des jeunes
parce que quand nous étions en quarantaine des journées entières les gens faisaient des
menus. Nous étions accroupis...
Vous savez, on était là, on était protégé, mais une signature aurait suffi pour qu’on parte à la
chambre à gaz. Et je pense que soit il y avait surcharge, soit on nous avait oublié. Parce que
sinon on ne serait pas resté trois ou quatre semaines accroupis sous nos kojas.
J’étais avec des gens, mon amie, ça ne me plaisait pas parce qu’on faisait des menus toute la
journée. Vous savez, quand on a déjà faim... et encore en parler, c’est s’affamer encore un
peu plus. Alors j’avais trouvé un groupe de jeunes, de mon âge, 15, 16, 17 ans et nous
faisions des jeux. C’est à dire, nous essayons de trouver les ministres de Louis XIV, on
essayait de retrouver les départements français, enfin un peu d’histoire, un peu de
géographie, un peu de choses comme ça. Mais très vite je retrouvais mon amie et très vite je
restais encore avec elle. Alors pour répondre à votre question, il y avait ce clan de Turques
qui étaient ensemble. Qui vivaient à Paris. Quand je dis Turques, Grecques, enfin, bon.
C’était des gens qui vivaient entre eux. Et qui avaient leur langage. Parce qu’ils parlaient le
portugais. C’était des gens qui parlaient le...
E. Z. Le judéo-espagnol.
S. P. L’espagnol, enfin bon, c’était des gens qui... Et alors dans ce truc là mon amie était un
peu exclue aussi de ce clan. Parce qu’elle est arrivée en France à l’âge de 5 ans, elle ne
parlait pas du tout ceci. Elle était assimilée étant à l’orphelinat.
Donc, moi je n’ai pas tellement parlé avec eux, mais ce que j’ai vu... c’est plutôt visuel. Je
suis assez sensible à certaines choses... Bon. Je l’ai vu à Drancy. Parce que là-bas à Birkenau
on nous lançait une robe, tout le monde était habillé pareil, il n’était plus question de se
différencier des autres. On était nues quand on passait à la douche, on était nues quand on
sortait à l’extérieur. Il n’y avait rien, il n’y avait aucune manifestation extérieure, pourquoi,
parce qu’au camp on nous avait coupé toutes les possibilités. Et puis, il n'y avait aucune envie
de s’épancher, aucune envie et aucune possibilité de se confier ou de parler de sa culture...
C’est pour ça que ce chant qui venait du tréfonds de cette personne c’était quelque chose
d’inouï, d’invraisemblable, d’unique dans les annales et si j’en parle là, ça m’est resté gravé
et ce n’est pas étonnant. Quand on est soprano de la Scala de Milan... bon. C’est vrai, il a
fallut un événement, un événement particulier pour que...
E. Z. Je crois qu’on peut s’arrêter là.
S. P. Si vous voulez. Voilà, moi je pense que je n’ai plus rien à vous dire.
E. Z. Et bien voilà, c’est fini. Je vous remercie.
S. P. Je vous en prie.

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