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Introduction.
qu’inconditionnelle: «L’hospitalité est infinie ou elle n’est pas; elle est accordée à l’accueil
inconditionnelle et sans limite ou elle n’est pas».2 Je voudrais dans les pages qui suivent
compris en soulignant leurs limites éventuelles, voire leur caractère aporétique, tant, ici,
«pur» (terme utilisé par Derrida), ou plutôt l’expérience de l’hospitalité,4 signifie en effet un
accueil inconditionnel de l’autre, elle ne peut dès lors que toucher à l’impossible, même si
c’est d’un tel impossible que l’hospitalité devient… possible. Derrida précisera ainsi que
l’éthique même au sens étroit. Pourtant c’est ce qu’il faut faire, l’im-possible… Faire
l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie
conditionnelle), le paradoxe (comme celui qui noue hospitalité et hostilité, nommé par
examinant la mise en question qu’elle engage sur la subjectivité, le soi et le chez-soi, sur une
sera à concevoir comme hospitalité. Je dégagerai ce que l’on pourrait nommer une logique de
l’accueil de l’autre, mettant en jeu un «sujet de l’accueil» qui révélera quatre traits
principaux: l'accueil de l'autre est l'accueil d'un infini; l'accueil de l'autre doit se comprendre
comme un génitif subjectif; l’accueil de l’autre n’est pas recueil appropriant, mais exposition
à l’autre, expropriation dissymétrique; enfin, le sujet de l’accueil, comme hôte, est un sujet
exproprié, délogé de son chez-soi par l’expérience d’une hospitalité originaire. A son tour,
sujet, de l’hôte, en ce sens que l’arrivée de l’autre n’est plus rendue possible ou régulée par
une ipséité qui serait chez elle: au contraire, l’autre arrive inconditionnellement, c’est-à-dire
indépendamment des conditions avancées par un sujet pré-constitué et assuré de son chez-
soi. Comment la question du sujet se noue à celle de l'hospitalité, comment, en effet, une
5
Jacques Derrida. Entretien à l’Humanité, 28 Janvier 2004.
3
pensée de l'hospitalité et de l'accueil, en particulier telle qu'elle est engagée par Derrida dans
Adieu à Emmanuel Lévinas, permet de relancer un questionnement sur le sujet, sur l’être-
chez-soi du soi, tel sera donc le fil conducteur que je suivrai dans ces pages. Tout en
marquant l’héritage lévinassien dans cette pensée derridéenne de l’hospitalité, nous nous
interrogerons sur le mouvement d’expropriation du sujet comme hôte, délogé de son chez
texte majeur de Derrida, après «Violence et métaphysique» (1967) et «En ce moment même
dans cet ouvrage me voici» (1980), dans le débat qu'il poursuivit avec Lévinas, Derrida met
pensée. Il remet aussi en jeu le sujet comme sujet de l'accueil, comme sujet «hospitalier»,
comme hôte. Avant de nous y consacrer, il convient dans un premier temps de considérer la
l'annonce d'emblée: il s'agira de penser et de repenser l'œuvre de Lévinas dans son ensemble
comme une grande pensée de l'hospitalité et de l'accueil. Ainsi, dès le premier chapitre, il
écrit: «L'a-t-on déjà remarqué? Bien que le mot n'y soit ni fréquent ni souligné, Totalité et
4
Infini nous lègue un immense traité de l'hospitalité» (Adieu, 49).6 Plus loin, il avancera que
«toute la pensée de Lévinas est, veut être, se présente comme un enseignement... au sujet de
ce que ‘accueillir’ ou ‘recevoir’ devrait vouloir dire» (Adieu, 153). Prenant la mesure de la
pensée “aura changé le cours de la réflexion philosophique de notre temps” et permis “une
autre pensée de l’éthique, de la responsabilité, de la justice, de l’état, etc…, une autre pensée
de l’autre» (Adieu, 14), Derrida met en relief l’un des motifs les plus déterminants chez
Lévinas, soit celle d’un moi exproprié vers l’autre, ouvert pré-originairement à l’autre. Le
sens même de l’éthique est en jeu dans cette question, c’est-à-dire l’éthicité de l’éthique,
ainsi qu’une pensée renouvelée de l’hospitalité. Cette hospitalité sera à saisir, en tant
inconditionnelle, une inconditionnalité, nous y faisions allusion plus haut, qui touche à
l’impossible comme lieu même de sa possibilité: «L’hospitalité», écrit ainsi Derrida, est «un
concept et une expérience contradictoires en soi, qui ne peut que s’auto-détruire ‘autrement
dit, se produire comme impossible, n’être possible qu’à la condition de son impossibilité’».7
insistant sur le fait que la pensée de Lévinas représente une révolution de pensée, en
6
En effet, si le terme «hospitalité» est assez rare dans Totalité et Infini, en revanche, comme le
Derrida le souligne plus loin, le mot «accueil» apparaît fréquemment dans le texte, et «est sans
conteste l’un des plus fréquents et des plus déterminants dans Totalité et Infini». Adieu, p. 54.
7
Jacques Derrida. «Hostipitalité», p. 20, je souligne.
5
Il s’agit donc pour Derrida, dans cette lecture de Lévinas, de développer «une
s’inscrit dans tout un contexte, social, économique, politique, Derrida évoquant explicitement
les effets de la globalisation, les problèmes d’immigration, le statut précaire des “illegal
aliens”, ou immigrants sans papiers, mais aussi celui de toutes les personnes déplacées, les
populations en transit, les travailleurs saisonniers, «les exilés, les déportés, les expulsés, les
déracinés, les apatrides, les nomades anomiques, les étrangers absolus» (De L’Hospitalité,
p.81), et tous ceux qui sont “sans chez-soi”. Cette condition d’exil, cet être hors de soi, ou
hors de chez soi, fait écho à ce que Lévinas écrit sur la destitution du sujet, la déposition du
moi dans le face à face avec autrui, une expropriation qui pour Derrida affecte et transforme
tel. Derrida évoque ainsi, en empruntant un langage lévinassien, la “persécution de tous ces
otages que sont l’étranger, l’immigré – avec ou sans papiers --, l’exilé, le réfugié, le sans-
ont en commun de désigner des personnes soumises à une violence et à une “cruauté sans
précédent” en tant qu’étrangers, ou “autres”. Cette violence constitue une urgence exigeant
une réponse, c’est-à-dire une réponse éthique, ces populations sans statut constituant en effet
pour Derrida «une sorte d’appel à l’hospitalité pure»8. Pour Derrida, cette situation appelle à
rien de moins qu’à une mutation de l’espace socio- et géo-politique, “mutation juridico-
politique mais d’abord… conversion éthique” (Adieu, 131). Elle appelle, donc, à rien d’autre
qu’à une autre éthique et politique de l’hospitalité: “des millions de ‘sans-papiers’ et de ‘sans
domicile fixe’ exigent à la fois un autre droit international, une autre politique des frontières,
8
Manifeste pour l’hospitalité, p. 100.
6
effectivement au-delà de l’intérêt des Etats-nations” (Adieu, 176). Comment cette réponse
éthique altère notre compréhension de l’être chez-soi, de ce qu’est un être propre, une nation
Que voulons-nous dire quand nous disons «accueillir» ou «recevoir»? Cette question,
selon Derrida, donnerait accès au cœur même de la pensée de Lévinas, nous livrant le sens de
l'éthique dans son œuvre, et comment s’en étonner tant il est vrai que pour Lévinas le rapport à
l’autre, l’accueil du visage, constitue le sens premier de l’éthique? L'éthique lévinassienne serait
une véritable éthique de l'hospitalité, ce qui veut dire immédiatement pour Derrida: l'éthique est à
l’éthique» (Adieu, 83). L'hospitalité, telle que Derrida l'approche ici, n'est donc pas une question
régionale, politique ou juridique. De fait, elle n'est même pas un trait de l'éthique: plus
rigoureusement, l’hospitalité n'est pas une simple «région de l'éthique», mais «l'éthicité même, le
tout et le principe de l'éthique» (Adieu, 94). C'est précisément dans cette mesure, comme le
souligne Derrida, que le mot grec d'éthique n'était pas pour Lévinas le dernier mot, malgré ce
qu'une certaine doxa philosophique laisse entendre. Mieux que le terme «éthique», si lourdement
chargé, c'est le terme d'hospitalité qui donne accès à ce que Derrida nommait déjà dans
formulation que l'on trouve dans cet ouvrage, l’éthique «au-delà de l'éthique» (Adieu, 15).9 Cette
9
Une éthique au-delà de l’ontologie, certes, mais aussi au-delà de l’éthique, Derrida parlant aussi
d’une «hyper-éthique» (par exemple dans Voyous [Paris: Galilée, 2003], p.210) ou d’une éthique
hyperbolique: «Oui, l’éthique avant et au-delà de l’ontologie, de l’Etat ou de la politique, mais
7
éthique au-delà de l'éthique, Lévinas approchait par le terme de «sainteté», Derrida rapportant
une scène où Lévinas lui confiait un jour que ce qui l'intéressait, au fond, ce n'était pas l'éthique
-- non pas un ensemble prescriptif de règles -- mais «le saint, la sainteté du saint» (Adieu, 15). La
ontologique par lequel tout être cherche à persévérer dans son être, et le souci accordé à l’étant
forme même de la loi, cette pensée de l'éthique comme accueil ou hospitalité inconditionnelle
deviendra ainsi le lieu d'une véritable révolution de pensée, là où se joue le tout de l'éthique,
du concept de subjectivité, Derrida considérant ainsi que lorsque Lévinas comprend et définit
le sujet comme hôte («Le sujet: un hôte», condense-t-il, Adieu 102), et en gardant à l'esprit,
comme Derrida nous y invite à le faire, que le terme «hôte» en français signifie à la fois
l'invitant et l'invité, celui qui reçoit et celui qui est reçu -- une situation sémantique qui se
révélera cruciale -- bref, lorsque Lévinas définit le sujet comme «accueil de l'autre», il
accueil de l’autre: cela ne veut évidemment pas dire que le sujet aurait, en autres facultés,
celle d'accueillir l'autre. Et encore moins qu’un sujet constitué offrirait l’hospitalité à un
arrivant. Il n'y a pas, donné d’avance, un sujet ou un soi pré-constitué, qui s'ouvrirait par la
suite à l'autre: le sujet ne préexiste pas à la venue de l’autre, son identité de sujet ne préexiste
tant que tel: le sujet, comme tel, est un accueil de l’autre, une ouverture à l’autre, une
hospitalité comme déclaration de paix, «la déclaration de la paix même» (Adieu, 90):
l’hospitalité, la paix hospitalière, comme bonté originaire. L’hospitalité ne sera donc pas ce
qu’un sujet pré-donné offre à un autre, mais la structure même de la subjectivité en tant
Infini que “c’est en termes éthiques que je décris la subjectivité. L’éthique ici, ne vient pas en
supplément a une base existentielle préalable; c’est dans l’éthique… que se noue le nœud
même du subjectif”.10 Or le nœud du subjectif ce n’est pas le «repliement de l’être sur soi»11
subjectivité, c’est la prise de l’autre sur le même, sur le soi-même, Lévinas évoquant un
nœud noué dans ou en subjectivité et qui signifie une allégeance du même à l’autre (le
« nœud noué en subjectivité… signifie une allégeance du Même à l’Autre», AE, 47). La
première révolution mise en jeu par la pensée de l’hospitalité concerne donc le concept de
subjectivité: le sujet n'est plus une identité-à-soi, un ego ou une conscience, et il n'est pas non
plus une conscience intentionnelle. Destitution de tous ces noms, et peut-être aussi celui, plus
récent, de Dasein; le sujet est ouverture à l'autre, hôte, réception ou réceptivité de l'autre,
accueil selon une dissymétrie essentielle que Jacques Derrida accuse, et que nous allons
expliciter. Je voudrais donc brièvement décrire cette révolution du concept de sujet définit
par l'hospitalité en relevant quatre traits principaux. Ces traits s'accorderont à faire apparaître
l'accueil de l'autre est l'accueil d'un infini, l’infini d’une altérité. L’accueil de l’autre,
explique Derrida, «est l’accueil d’un autre qui est infiniment autre» (« Hostipitalité», n. 9, p.
44). L’autre est infini parce qu’il est autre. Par conséquent, le moi fini accueille l'autre au-
d’accueillir. Recevoir autrui, c'est recevoir au-delà de ses capacités. La réception (de l'autre)
déborde ou excède ainsi la capacité de recevoir (du moi). Tout se passe comme si la faculté
de réceptivité était mise hors d'elle-même par ce qu'elle reçoit. Ici, la faculté de réceptivité ne
rend pas possible le phénomène comme chez Kant; plutôt, l’autre excède la faculté du sujet,
excède les conditions de possibilités offertes par un sujet, se donnant ainsi comme «im-
La faculté de réceptivité est débordée par ce qu’elle reçoit, dans une dissymétrie qui excède
le sujet, et qui exproprie ainsi le soi de son chez-soi: «Dans l’hospitalité j’accueille un autre
plus grand que moi et qui par conséquent peut bouleverser l’espace de ma maison»
privilégiée chez Lévinas. Le sujet n'est plus que cet accueil de l'infini, seuil par où l'infini
passe le fini, passage d’un seuil fini où «passe» la trace de l'autre infini. C'est en ce sens que
12
L'impossible, ou l'im-possible, signifie: ce qui arrive en dehors des conditions de possibilité
offertes par un sujet de la représentation, en dehors des conditions transcendantales de possibilité
qui de fait impossibilisent l’expérience. Il faudra donc tenir ensemble ces deux propositions: le
transcendantal impossibilise l'expérience; l'im-possible est la possibilité de l'expérience. Sur
cette question, je me permets de renvoyer le lecteur à mon “Derrida et l’éthique de l’impossible”,
Revue de Métaphysique et de Morale. Janvier 2007, 73-88.
10
première; l'hospitalité a le sens d'une ouverture à l'infini: «Parce qu’elle s’ouvre, pour
l’accueillir, à l’irruption de l’idée d’infini dans le fini, cette métaphysique est une expérience
de l’hospitalité… Le passage meta ta physica passe par l'hospitalité d'un seuil fini qui s'ouvre
à l'infini» (Adieu, 88). Accueil de l'infini, de l’infinie altérité, l'hospitalité devient en quelque
sorte en elle-même infinie, Derrida écrivant, nous le citions plus haut, que «l’hospitalité est
infinie ou elle n’est pas»! (Adieu, 91). L’inconditionnalité de l’hospitalité devra se déduire de
cette infinité, car l’hospitalité «est accordée à l’accueil de l’idée de l’infini, donc de
manifeste l'infinité de l'autre, l'accueil de l'autre ne saurait être un génitif objectif. L'accueil
de l'autre doit se comprendre comme un génitif subjectif. Pensée difficile, paradoxale, tant
l’hospitalité est traditionnellement assignée à l’hôte recevant. Pour Derrida, l'infini de l'autre
précède pour ainsi dire l'accueil de l'autre, de sorte que l'accueil de l'autre au sens d'un génitif
objectif ne sera qu'une réponse à l'accueil de l'autre au génitif subjectif, le oui à l’autre
suivant le oui de l’autre. Partant du sens courant de l’hospitalité, qui dit attention, accueil,
tension vers l’autre, «intention attentive, attention intentionnelle», bref, qui dit un oui à
l’autre, Derrida marque que ce oui est déjà une réponse à une venue préalable, à l’infini de
l’autre, ou à «l’infini comme autre qui le précède». Il écrit: «Cette réponse est appelée dès
que l'infini -toujours de l'autre -- est accueilli». L’infini «aura été pré-originairement
accueilli», et ainsi le «oui à l'autre» est une réponse à et se dérive d’un singulier oui de l'autre
qui l'aura toujours précédé: «Le oui à l’autre répondra déjà à l’accueil de l’autre… au oui de
l’autre » (Adieu, 51). Le oui de l’autre est le premier oui. Formule provocante de Derrida:
11
«C'est l'Autre qui seul peut dire oui, le 'premier' oui» (A, 53), reprenant une formule de
Lévinas («Ce n’est pas moi – c’est l’Autre qui peut dire oui», Totalité et Infini, p.66, cité
dans Adieu, 52). Et si c’est l’autre seul qui peut dire oui, le «premier» oui, dès lors l’accueil
de l’autre ne peut être qu’un génitif subjectif. L’accueil de l’autre au sens objectif du génitif
présuppose un accueil de l’autre au sens subjectif du génitif, même si le oui de l’autre est
entendu dans le oui à l’autre, puisque «l'appel ne s'appelle que depuis la réponse» et que
l'appel «ne peut s'entendre lui-même, et s'entendre appeler, que depuis la promesse d'une
Derrida tirera les conséquences d'une telle situation (l'accueil de l'autre est un génitif
l'autre sur le oui à l'autre devrait conduire à repenser de fond en comble le motif de la
(Adieu, 53). Derrida interroge: «ne peut-on soutenir alors que, sans m'exonérer en rien, la
théorie du sujet est incapable de rendre compte de la moindre décision, et nous pourrions
prolonger en disant que, de la même façon, l'on ne saurait rendre compte de l’hospitalité à
partir d’un pôle égologique, d’un sujet pré-donné et assuré de lui-même. Derrida lui-même
d’hospitalité, qui ne procéderait que de moi, de moi-même, et ne ferait que déployer les
contraire signe vers un dehors du sujet intentionnel et marque les limites de la subjectivité, où
apparaît ainsi que cette deuxième caractéristique du sujet de l'accueil représente une véritable
moi, du fait de cette disproportion de l'accueil, celui-ci ne saurait être compris comme
heideggérienne), d’un recueil qui accomplirait un retour au soi et au chez-soi, un retour sur
soi ou comme soi, puisque le soi se constitue de ce mouvement de retour. L'accueil n'est pas
recueil: il ne recueille pas sur soi, pour soi, chez-soi. Lévinas, que Derrida suit ici, interprétait
de l’être dans lequel celui-ci “se devance et se recueille en pensée à sa façon, en guise de
souci d’être, propre à son ‘événement’ d’être».15 Il y aurait sans doute beaucoup à dire, et à
discuter, sur les sens de la Versammlung chez Heidegger, sur sa pensée du chez-soi, du natal:
les textes sont nombreux où il en est question, et les contextes très variés. Et il faudrait sans
14
Emmanuel Levinas. Totalité et Infini (Paris : Le Livre de Poche, 1990), p. 33.
15
Emmanuel Levinas, Entre Nous (Paris: Le Livre de Poche 1993), p. 206, je souligne. Cité ci-
dessous par EN, suivi de la pagination.
13
doute confronter et mesurer ces passages sur le recueil et le chez-soi avec ce que Heidegger
dit, par exemple dans Etre et Temps, mais ailleurs aussi, sur le «hors de chez-soi» ou le «ne-
apparaîtrait à ces lectures que la pensée derridéenne de l'hospitalité expropriée ne serait pas si
éloignée de la pensée du Dasein hors-de-lui, ek-statique, qui n’est pas simplement chez lui
mais «chez l'autre», ou devrions-nous dire «chez lui chez l’autre»… Ce qui importe ici, c'est
à nouveau d'observer ce mouvement de renversement par lequel le recueil sur soi est rendu
possible par l'accueil de l’autre, par où «le recueillement du chez-soi suppose déjà l'accueil».
C’est «l'accueil à venir qui rend possible le recueillement du chez-soi» (Adieu, 59), la
possibilité de l'accueil venant avant le recueil, avant même, comme dit Derrida, l'acte d'un
cueillir (Adieu, 60)17. En ce sens, l'accueil n'est en aucune façon l'appropriation d'un donné;
plutôt, il représente une exposition à un autre qui est plus «haut» ou plus «grand» que moi.
dépropriation du soi par l'irruption de l'infini de l'autre en moi. Derrida reconnaît que cette
proposition, «l'accueil rend possible le recueil d'un chez-soi», défie «à la fois la chronologie
autant que la logique» (Adieu, 59), mais telle est, rigoureusement, la signification de l'infini
chez Lévinas: «posséder l'idée d'infini, c'est avoir déjà accueilli Autrui», écrit Lévinas
4) Cette structure d'une subjectivité hospitalière (le sujet étant défini comme hôte,
accueil de l’autre) entraîne une situation paradoxale en ce qui concerne le statut de l'hôte, un
étrange renversement -- ou révolution, une fois de plus -- du sens de cet hôte: car si le sujet
est d'emblée un hôte, s'il est une hospitalité de façon originaire ou pré-originaire, s'il ne
génitif, alors il n' y a plus de chez-soi dans une identité constituée, il n'y a plus de lieu propre
à partir duquel l'on pourrait offrir ou donner l'hospitalité. Derrida suit encore ici Lévinas,
pour qui la référence à un chez-soi, à un lieu propre du soi – «ma place au soleil» -- est, selon
l’expression de Pascal, l’usurpation par excellence: «Je ne peux oublier la pensée de Pascal:
(EN, 243). On trouve des formulations voisines dans d’autres articles ou essais recueillis
dans Entre Nous, toujours comme critiques d’une certaine pensée du lieu, du lieu propre, du
chez soi comme instances d’exclusion de l’autre. Ainsi, dans «La conscience non-
intentionnelle», cette question: «Mon ‘mon monde’ ou ‘ma place au soleil’, mon chez-moi,
n’ont-ils pas été usurpation des lieux qui sont a l’autre homme déjà par moi opprimé ou
affamé?» (EN, 139), ou aussi, dans «Mourir pour», cette critique du lieu et de l’appropriation
d’un lieu chez Heidegger, l’invocation d’un non-lieu antérieur au lieu, «non-lieu préalable»,
nous l'avons évoqué, n'est pas une faculté ou une capacité du moi. L'accueil n'est pas un
15
pouvoir, un «je peux». C'est pourquoi l'hôte, au sens du recevant (en anglais, host), se
retourne ou se renverse immédiatement en hôte au sens de celui qui est reçu (en anglais,
guest). Pour Derrida, le «host» est d'abord et essentiellement un «guest», l'invitant est avant
tout un invité, car il n'a pas de lieu propre du chez-soi pour établir une instance accueillante,
ou une «puissance invitante». Derrida conteste cette conception disons «autoritaire», sinon
époux, ou patron, et selon laquelle «pour oser dire la bienvenue, peut-être insinue-t-on qu'on
est ici chez soi, qu'on sait ce que cela veut dire, être chez soi, et que chez soi l'on reçoit,
invite ou offre l'hospitalité, s'appropriant ainsi un lieu pour accueillir l'autre ou, pire, y
accueillant l'autre pour s'approprier un lieu» (Adieu, 39-40). Comment ne pas marquer ici la
contradiction, l’aporie d’un «accueil» qui se révèle une violence, la violence d’une hospitalité
qui s’identifie au pouvoir d’une ipséité? Derrida le montre dans «Hostipitalité», évoquant la
violence d’un sujet s’assurant de son chez lui (l’hôte qui est «maître chez lui, qui est qui il est
chez lui») au moment même où il accueille l’autre! Une violence de l’hôte accueillant qui
pour ainsi dire «plie» l’autre à soi, le plie «à la loi intérieure de l’hôte (host, Wirt, etc)».
(«Hostipitalité», p.26). Il y a accueil, mais «à la condition que l’hôte, le host, le Wirt, celui
qui reçoit ou héberge ou donne asile reste le patron, le maître de maison, à la condition qu’il
garde l’autorité du soi chez soi, qu’il se garde et garde et regarde ce qui le regarde, et donc
affirme la loi de l’hospitalité comme loi de la maison, oikonomia, loi de sa maison, loi du lieu
(maison, hôtel, hôpital, hospice, famille, cité, nation, langue, etc), loi de l’identité qui dé-
limite le lieu même de l’hospitalité offerte et garde l’autorité sur elle», de sorte que
l’hospitalité est réglée à l’avance sur «l’être-soi chez soi» («Hostipitalité», p.20). Il y aurait
16
donc comme une contradiction interne à l’hospitalité, par laquelle celle-ci s’auto-déconstruit
tout en s’exerçant, selon la logique de l’auto-immunité analysée par Derrida, une aporie que
l’hospitalité conditionnelle.
d'un sujet assuré de lui-même et de son lieu propre), Derrida souligne l'originalité et la
avec une conception de l’hospitalité qui l’associe à l’ipséité, c’est-à-dire l’inscrit dans une
logique du même, du soi-même s’assurant de son pouvoir sur l’autre. Puisque le recueil du
chez-soi suppose déjà l'accueil de l'autre au sens d'un génitif subjectif, l'hôte, en tant que
«maître chez lui», «maître de céans», «propriétaire des lieux», devient l'hôte comme
«étranger dans sa propre maison». Derrida explique ainsi que «si le chez-soi de la demeure
est 'chez-soi comme dans une terre d'asile', cela signifie que l'habitant y demeure à la fois un
exilé et un réfugié, un hôte [au sens de guest, donc] et non un propriétaire» (Adieu, 72-73).
sujet. La logique qui préside aux quatre propositions sur le sujet de l'accueil révèle, à chaque
fois, une expropriation ou destitution radicale du sujet par l'autre. L'hospitalité, écrit Derrida,
propre même, et l'ipse de son ipséité, fait de son chez-soi un lieu ou une location de passage»
(Adieu, 79). Derrida tire de ces quatre traits principaux du sujet de l'accueil ce qu'il
18
Par exemple dans Sur parole (Paris: L’Aube, 2005), p.65.
17
radicale que subit le sujet lorsqu'il se voit définit comme accueil de l'autre. Voici comment
«L’hôte qui reçoit (host), celui qui accueille l'hôte invité ou reçu (guest), l'hôte
accueillant qui se croit propriétaire des lieux, c'est en vérité un hôte reçu dans sa propre
maison. Il reçoit l'hospitalité qu'il offre dans sa propre maison, il la reçoit de sa propre
maison -- qui au fond ne lui appartient pas. L'hôte comme host est un guest.» (Adieu, 79).
L’invitant devient l’otage de l’invité, invité par l’autre chez lui, «accueilli par qui il
de la subjectivité, l’hôte (host) devient un hôte (guest). Tout se passe comme si l’étranger
venait déloger le maitre de céans, l’exproprier, le déloger, l’expulsant de son lieu propre.
l’étranger. L’autre entre, fait effraction, dans le soi et l’exproprie. D’où tentation de la
laissait entendre récemment dans la bouche d’un ministre de «l’intérieur» (expression déjà si
significative), qui expliquait: «Les Français, à force d'immigration incontrôlée, ont parfois le
sentiment de ne plus être chez eux, ou bien ils ont le sentiment de voir des pratiques qui
s'imposent à eux et qui ne correspondent pas aux règles de notre vie sociale» (je souligne).
On n’est plus chez soi, car l’autre nous envahit! Comme si effectivement l’autre menaçait
«l’intériorité du chez-soi (‘on n’est plus chez soi’), et en vérité l’intégrité même du soi, de
l’ipséité» (De L’hospitalité, p. 51). L’on pense aussi ici aux tentatives récentes aux Etats-
Unis de constituer Barak Obama comme étranger, par la controverse sur son certificat de
naissance, tant il est vrai, comme le rappelle Derrida, que l’«on définit l’étranger, le citoyen
18
81).
Derrida remarque cependant que tout se passe «comme si l’étranger, donc, pouvait
sauver le maitre et libérer le pouvoir de son hôte; c’est comme si le maitre était, en tant que
maitre, prisonnier de son lieu et de son pouvoir, de son ipséité, de sa subjectivité» (De
ajoute ainsi dans une parenthèse, marquant à nouveau l’héritage lévinassien dans sa pensée
de l’hospitalité: «sa subjectivité est otage». L’hôte, l’hôte invitant, devient l’otage de
l’arrivant, un otage «qui l’aura toujours été en vérité». Ainsi se produit le renversement de la
devenant ainsi l’hôte (host) de l’hôte (host) qui devient ainsi son hôte comme guest! »Et
l’hôte, l’otage invité (guest), devient l’invitant de l’invitant, le maitre de l’hôte (host). L’hôte
devient l’hôte de l’hôte. L’hôte (guest) devient l’hôte (host) de l’hôte (host)» (ibid).
L'habitant est ainsi lui-même un réfugié, un exilé. La demeure, elle, est une terre
racine», mais «réponse à une errance, phénomène de l'errance qu'il arrête» (Adieu, 164).
Dans une formule remarquable, dont le sens reste indécidable, Derrida écrit: le sujet
exproprié, le sujet comme hôte et otage, est «chez lui chez l'autre» (Adieu, 173), une formule
qui peut vouloir dire tout à la fois: le sujet est chez lui, chez l'autre, ou, chez lui, le sujet est
chez l'autre. Le «chez lui chez l'autre» va s’avérer ainsi le lieu originaire de toute pensée de
l’hospitalité.
dans les écrits plus tardifs d'Emmanuel Lévinas. Le sujet compris comme hôte, accueil de
19
l'autre dans Totalité et Infini, sera en effet pensé comme otage, otage de l'autre, dans
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence. Telles seraient, selon Derrida, les deux figures de
ou encore le «sujet est un hôte» de Totalité et Infini et «le sujet est otage» d’Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence. Une logique de la substitution prend ici le relais d'une
Derrida souligne qu’il s’agit de la radicalisation d’un même mouvement. De quel mouvement
s’agit-il ? Derrida explique, de façon très significative, que la substitution «porte en avant...
de façon très continue ... l'élan et la 'logique' de Totalité et Infini, mais pour déloger encore
plus gravement le primat de l'intentionnalité, en tous cas ce qui lierait encore ce primat à
celui d'une 'volonté' ou encore d'une activité» (Adieu, 103). Il y aurait donc dans
possibilité même, une tentative de sortir, de «s’évader» d'une philosophie qui accorderait le
primat à la subjectivité intentionnelle et volontaire. Il apparaît en effet très clairement que les
définitions du sujet comme «accueil de l'autre», «hôte» et «otage», se sont forgées, et n'ont
manquent pas: le sujet ne pose pas ou ne constitue pas le sens de l'autre; au contraire, l'autre
fait irruption et brise tout en l'ouvrant l'identité du sujet. Le sujet ne structure pas
intentionnellement le sens de son monde, mais est débordé par l'autre qui l'affecte. Le sujet
ne commence pas, mais commence par répondre. Le sujet n'est pas une liberté, mais une
réceptivité; le sujet n'est pas raison, mais sensibilité. Le sujet ne thématise pas, mais est
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génitif subjectif, et non pas objectif: l'accueil bascule du moi vers l'autre. L'hôte ne reçoit pas
à partir de lui-même, mais est reçu dans sa propre maison, qui devient dès lors un lieu de
transit, une terre d'asile. Le sujet, en dernière analyse, n'est précisément pas un sujet mais est
assujetti, en tant qu'otage, à l'autre et par l'autre. On le voit, tous les traits de ce sujet de
renversement de ces concepts présente alors le sujet comme cet hôte qui «est un otage en tant
qu'il est un sujet mis en question, obsédé (donc assiégé), persécuté, dans le lieu même où il a
lieu, là où, émigré, exilé, étranger, hôte de toujours, il se trouve élu à domicile avant d'élire
domicile» (Adieu, 104). Les mots et expressions clefs de la pensée de Lévinas, hôte, otage,
l'autre comme infini, l'éthique au-delà de l'éthique, sont tous ramenés à cette logique de
évoquant ainsi la singulière perte des prédicats du sujet de l'accueil: «Comme hôte ou comme
otage, comme autre, comme altérité pure, la subjectivité ainsi analysée doit être dépouillée de
tout prédicat ontologique, un peu comme ce moi pur dont Pascal disait qu'il est dévêtu de
toutes les qualités qu'on pouvait lui attribuer ...» (Adieu, 191). Ce retrait des prédicats du
sujet de l'accueil ne conduit pourtant pas à un moi pur; au contraire, l'on pourrait dire que le
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moi lui-même est aussi défait, privé de toute identité substantielle, pour ne devenir, nous
l'avons vu, que la marque ou la trace de l'autre. Dans un autre passage, Derrida insiste sur le
appropriation pré-originaire qui font du sujet un hôte et un otage, quelqu'un qui se trouve,
avant toute invitation, élu, invité et visité chez lui comme chez l'autre, qui est chez lui chez
«Elu, invité et visité chez lui comme chez l’autre»; la logique d'une telle
expropriation est même en un sens relancée par Derrida lorsqu'il propose une troisième figure
possible du sujet de l'accueil: car en plus de l'hôte (host), et de l'otage (hostage), il faudrait
peut-être ajouter celle du fantôme (ghost), faisant signe vers une certaine spectralité du sujet,
figure de l'esprit ou lieu de visitation d'un visage, d'un autre. Derrida accorde en effet au
visage de l’autre une «aura spectrale», car le visage manifeste d’une certaine façon une
invisibilité, trace d’un infini jamais présentable. Le visage n’est pas un étant présent mais il
visite ou hante le soi. Derrida évoque ainsi la «visitation d’un visage. Host ou guest,
Gastgeber ou Gast, l’hôte ne serait pas seulement un otage. Il aurait au moins, selon une
L'hospitalité, si elle est bien cet accueil renversé vers l'autre dont nous parlions plus haut, ne
peut se comprendre que comme précédée d'une irruption ou visitation, dont elle devient pour
ainsi dire le passage ou la trace. Derrida écrit ainsi: «Ne doit-on pas au contraire reconduire,
d'abord pour l'y re-traduire, le phénomène et la possibilité de l'hospitalité vers cette passée de
la visitation? L'hospitalité ne suit-elle pas, ne fût-ce que pour l'intervalle d'une seconde de
Derrida, est une hospitalité conditionnelle: j’invite quelqu’un sous certaines conditions, et en
particulier la condition de mon chez moi, puisque j’invite l’autre chez moi. «Quand j’invite
quelqu’un à venir chez moi il y a la condition que je le reçoive. Tout ça est conditionné par le
fait que je reste chez moi et je prévois sa venue» («Hostipitalité», n.7, p. 43). L’autre n’est
pas un invité, mais un visiteur, et la visite ou visitation de l'autre, elle, «ne répond pas à une
invite, elle déborde toute relation dialogique d'hôte à hôte. Elle doit l'avoir, de tout temps,
excédée. Son effraction traumatisante doit avoir précédé ce qu'on appelle tranquillement
l'hospitalité» (Adieu, 116). Dans un entretien paru en anglais, Derrida précise le sens de cette
visitation (qui peut inclure le pire), la distinguant de toute invitation par un sujet
concept de pure hospitalité du concept d'’’invitation’. L'invitation est l'attente d'un invité,
sans surprise. Mais l'hospitalité requiert la «surprise absolue» ... Je dois être non préparé, ou
être préparé à ne pas être préparé, à l'arrivée inattendue de n'importe quel autre ... L'autre,
C’est dans cette mesure (ou démesure) que Derrida qualifie l’hospitalité dans son sens
plein d’inconditionnelle. Elle est inconditionnelle car elle s’origine de l’arrivée de l’autre,
une arrivée sur laquelle le sujet ne peut rien. L’autre arrive sans condition préalables posées
par le sujet accueillant. L'hospitalité devient un accueil sans structure ou capacité d'accueil,
Ethics, eds Mark Dooley and Richard Kearney (New York and London: Routledge, 1999), p. 70.
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sans horizon d’anticipation, une ouverture sans horizon. «Le visiteur, c’est quelqu’un qui
peut venir à tout moment sans horizon d’attente, qui peut venir par surprise comme le
Messie. N’importe qui peut venir à n’importe quel moment» («Hostipitalité», n.7, p. 43).
L’arrivant, comme événement, pour Derrida, ne s’intègre jamais dans un horizon d’attente, je
ne peux pas le voir venir. Il n’arrive jamais “à l’horizontal”, il ne se profile pas à l’horizon
d’où je pourrais le pré-voir; un événement “me tombe dessus”, il vient d’en haut, à la
verticale, il est une surprise absolue: “L’événement, comme l’arrivant, c’est ce qui
verticalement me tombe dessus, sans que je puisse le voir venir: l’événement ne peut
m’apparaître avant d’arriver que comme impossible” (DE, 97). L’arrivée de l’arrivant, dans
son événement, brise ainsi l’horizon de la subjectivité, de son pouvoir, excédant l’horizon
d’anticipation qu’un hôte peut éventuellement proposer. L’hospitalité n’est pas du côté de
l’hôte comme maître des lieux, mais du côté de l’arrivant: pour qu’il y ait hospitalité, il faut
qui ou ce qui arrive. L’arrivant, c’est ainsi qui ou ce qui arrive, de façon singulière, et
imprévisible (et donc sans horizon), incalculable. L’autre arrive quand il arrive: “(Ce) qui
C’est pourquoi Derrida comprend l’hospitalité (qui, nous nous souvenons, n’est pas
simple région de l’éthique, mais l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique) comme
une hospitalité inconditionnelle, qui s’oppose à une hospitalité conditionnelle, régulée par les
conditions préexistantes d’une puissance accueillante, et qui n’a d’hospitalité que le nom.
une hospitalité, pour être telle, ne doit pas imposer des conditions, elle ne doit pas “choisir“
20
Jacques Derrida. Le “concept” du 11 Septembre (Paris: Galilée, 2003), p.188. Cité ci-dessous
par LC, suivi de la pagination.
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l’arrivant (comme le font cyniquement les politiques d’immigration). Même la tolérance, qui
est hospitalité jusqu’à un certain point (le douteux “seuil de tolérance”), jugée à l’aune de
Derrida propose donc, en contraste avec l’hospitalité conditionnelle – qui est en dernière
analyse exercice d’un pouvoir sur l’arrivant en lui posant des conditions – une hospitalité
inconditionnelle, l’hospitalité elle-même s’ouvre, elle est d’avance ouverte à quiconque n’est
identifiable et imprévisible, tout autre” (LC, 188), Derrida parlant parfois de «l’autre absolu»
ou de «l’arrivant absolu» (De L’Hospitalité, p. 29, p.37). L’accueil de l’autre absolu n’est pas
pouvoir d’un hôte mais doit avant tout être un désarmement, une vulnérabilité à l’autre, un
se-laisser exposer à ce qui ne se laisse approprier, à ce qui arrive, qui est là, avant nous, sans
nous, et qui nous arrive sans avoir besoin de nous pour (nous) arriver.
Cet arrivant absolu n’est pas un au-delà théologique: l’autre arrive, ici et maintenant;
il “n’attend pas à l’horizon”, il le crève, dans l’urgence de son arrivée au cœur du soi21.
L’autre arrive à une hospitalité sans réserves, sans calculs et sans conditions. Accueillir ce
qui ou qui vient, comme il vient, serait ainsi le sens authentique de l’hospitalité, un accueil
qui exproprie le soi. Nous le citions plus haut, dans l’hospitalité j’accueille un autre plus
grand que moi et «qui peut bouleverser l’espace de ma maison» («Hostipitalité», n.9, p. 44).
Dans une telle expropriation, l’autre déloge le soi de son chez soi. Néanmoins, cette
21
Une urgence qui envahit le chez-soi: “l’étranger, ici l’hôte attendu, ce n’est pas seulement
quelqu’un à qui on dit ‘viens’ mais ‘entre’, entre sans attendre, fais halte chez nous sans
attendre, hâte-toi d’entrer, ‘viens au-dedans’, ‘viens en moi’, non seulement vers moi, mais en
moi: occupe-moi, prends place en moi, ce qui signifie, du même coup, prends aussi ma place…
Passer le seuil, c’est entrer et non seulement approcher ou venir». «Pas d'hospitalité», dans De
l’Hospitalité, p. 109.
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Derrida, car pour constituer une maison habitable et même un chez-soi, «il faut une
ouverture, une porte et des fenêtres, il faut livrer un passage à l’étranger» (De L’Hospitalité,
pp. 57, 59). Pas de chez-soi sans un autre qui y entre. C’est même la condition du chez-soi:
«La monade du chez-soi doit être hospitalière pour être ipse, soi-même chez soi, chez-soi
habitable dans le rapport à soi du soi» (Ibid, p. 59). L’être chez-soi n’est plus conçu comme
exclusif de l’autre, car le maitre de céans «est chez lui, mais il en vient néanmoins à entrer
chez lui grâce à l’hôte – qui vient du dehors», Derrida ajoutant cette formule extraordinaire:
«Le maitre entre donc du dedans comme s’il venait du dehors. Il entre chez lui grâce au
visiteur, par la grâce de son hôte» (De L’Hospitalité, pp. 111-112). Il est chez lui grâce à
l’autre.
L’arrivée de l’autre n'étant plus régulée par une ipséité, le soi ou le chez-soi n’est que
l’accueil d’une telle arrivée, une «porosité absolue» (De l’Hospitalité, p. 61), un soi
d’exposition, qui se constitue, en tant que sujet de l'accueil, dans ou de l'autre, à partir de
l'autre, et peut-être comme autre, ayant lieu au lieu de l'autre et advenant dans une altération
originaire de soi: le soi a lieu à même l'autre. Derrida fait remarquer que l’hospitalité
implique d’être en premier lieu «hospitalier à l’autre en soi » (Manifeste pour l’hospitalité,
139), comme pour marquer l’altérité du soi lui-même, l’altérite du même. L’autre est en soi,
au cœur du soi: celui-ci est dès lors bien, et de façon irrémédiable, chez lui chez l'autre.