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THESE
pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université Paris 8
par
Julie PERRIN
le 4 avril 2005
titre :
Directeur de thèse :
Monsieur le Professeur Philippe Tancelin
Codirectrice :
Madame Isabelle Ginot
Jury :
Monsieur le Professeur Luc Boucris
Madame Véronique Fabbri
Monsieur le Professeur Didier Plassard
2
Remerciements
Je tiens à remercier l’équipe du département danse de l’Université Paris 8 Saint-
Denis, dont l’enseignement et les réflexions ont suscité mon désir d’engager cette
recherche. Je suis tout particulièrement reconnaissante à Isabelle Ginot d’avoir
accompagné ce travail par ses conseils et lectures critiques.
Les débats et questionnements au sein du comité de rédaction de la revue de
danse Funambule, dont j’ai fait partie durant ces cinq dernières années, ont également
nourri ma réflexion. Je remercie également Danielle Perrin pour sa relecture.
3
Sommaire
SEUIL p. 6
Du passage p. 23
I. La question du public p. 28
B – L’invention du public p. 50
1) Le public comme observateur p. 53
2) Le public comme récepteur p. 66
3) Le public comme regardeur p. 71
A – Lieu p. 91
1) Un lieu pour la danse ? p. 91
2) Le lieu théâtral en question p. 99
B – Représentation p. 107
1) Des différentes représentations de l’espace p. 107
2) L’enjeu politique de l’espace p. 121
C – Habiter p. 128
1) Spatialités scéniques p. 130
2) Spatialités corporelles p. 144
3) Cadres p. 152
4
C – Du public p. 259
1) Résistances p. 259
2) Déconstruire la relation duelle narcissisme/voyeurisme p. 267
5 . Olga Mesa, Suite au dernier mot : au fond tout est en surface p. 292
Introduction p. 292
RIDEAU ? p. 503
BIBLIOGRAPHIE p. 515
INDEX p. 535
6 Seuil
. Seuil
1
Bernard Michel, « Esquisse d’une théorie de la perception du spectacle chorégraphique » (1991), De la
création chorégraphique, Centre national de la danse, « recherches », 2001, p. 205.
2
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Bruxelles, 1997, p. 30.
9 Seuil
Mais dans les deux cas, dans l’agencement perceptif, dans le « travail sensoriel
complexe du danseur3 », comme dans le « travail de la danse » dont parle L.
Louppe, travail renvoie à une élaboration profonde et singulière de l’œuvre qui
exige du public, en retour, un engagement propre. Dans ce travail commun de
l’œuvre et du public, le sujet (l’interprète, comme le spectateur) accepte d’être
réinventé par l’œuvre.
3
Bernard Michel, « Sens et fiction ou les effets étranges de trois chiasmes sensoriels » (1993), De la
création chorégraphique, op. cit., p. 100.
10 Seuil
(disons : aucune autorité de droit divin), mais négocient avec lui des
rapports ouverts, non résolus par avance. (…) Attention donc : l’on sait
que les attitudes deviennent formes, l’on doit désormais se rendre compte
que les formes induisent des modèles de socialité4. »
C’est justement par une attention aux formes que cette recherche entend
mener l’analyse des œuvres. N. Bourriaud désigne par « formes7 » les différents
4
Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, « Documents sur l’art », Dijon, 2001,
p. 59.
5
« La possibilité d’un art relationnel (un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions
humaines et son contexte social, plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé),
témoigne d’un bouleversement radical des objectifs esthétiques, culturels et politiques mis en jeu par l’art
moderne. », ibid., p. 14.
6
Ibid., p. 15-16.
7
Ce n’est pas exactement la définition qu’il en donne dans son glossaire (où la forme est définie comme
« une unité structurelle imitant un monde » et produisant « un rapport au monde. », ibid., p. 115), mais
c’est, semble-t-il, bien souvent l’usage qu’il fait du terme.
11 Seuil
modes d’exposition de l’œuvre d’art, la façon dont elle est donnée à voir et dont
chacun est amené à la rencontrer – circulation, rendez-vous, scénographie du lieu
d’exposition, dispositifs singuliers, lieux de convivialité, etc. Autrement dit, la
« forme » est ici comprise comme une modalité de cadrage, comme un effet
d’encadrement opéré par le lieu et par l’œuvre. Ce souci du lieu et plus
généralement des procédés de cadrage occupe particulièrement notre recherche.
Mais notre intérêt pour la forme dépasse le strict usage qu’en fait N. Bourriaud.
En un sens plus courant, on s’intéressera à la forme artistique, considérant
qu’analyser une œuvre chorégraphique, « c’est principalement en comprendre
l’organisation formelle, arriver à en décrire les configurations, et surtout, saisir
ses inventions figuratives là où il y en a8. » Ce sont plus précisément les formes
spatiales, leurs dispositions, qui conduiront cette recherche. Il s’agira donc de
considérer que le lieu, mais plus généralement les spatialités inventées par
l’œuvre, forgent la nature du collectif assemblé et l’échange établi avec ce
public.
C’est là orienter singulièrement l’examen de cet échange avec le public et
restreindre le champ d’action de l’œuvre. De nouveau, le champ de l’étude
s’affine : il s’agissait d’abord de ramener l’examen du public à un regard sur
l’œuvre, il faudra également orienter le point de vue sur l’œuvre vers une analyse
particulière de ses spatialités. Bien d’autres facteurs participent en vérité à
l’établissement d’une relation avec le public : que l’on songe, par exemple, à la
composition chorégraphique susceptible de jouer d’effets d’annonce et de
surprise ou à la connivence établie par un usage de la référence (gestuelle,
musicale, thématique…). Ces autres facteurs ne seront pas au cœur de l’étude
mais pourront, si nécessaire, la traverser ça ou là.
Il convient donc de signaler, au seuil de cette recherche, que les analyses
proposées n’entendent nullement épuiser le sens des œuvres ni même parcourir
l’ensemble des questionnements qu’elles soulèvent. Une telle posture est
doublement motivée : par un souci critique ou méthodologique et par les
8
L’on reprend ici à Jacques Aumont sa définition de l’analyse des films. Aumont Jacques, A quoi pensent
les films, Nouvelles éditions Séguier, Paris, 1996, p. 9.
12 Seuil
L’angle d’approche ainsi réduit revient à affirmer la spécificité d’un point de vue
et à focaliser l’attention sur un élément qui participe nécessairement au travail de
l’œuvre, en oriente manifestement ou sourdement la perception, sans pour autant
9
Idem ; nous remplaçons le terme « film » du texte de Jacques Aumont par « œuvre » ou « œuvre
chorégraphique ».
13 Seuil
10
Il faudrait par exemple citer les travaux de Louis Marin, Pierre Francastel, Hubert Damisch ou Daniel
Arasse.
14 Seuil
actuelles, exigeant de les prendre en considération dans la réflexion sur les arts
vivants.
L’objet de ce travail n’est pas de faire surgir un trajet historique. Pour autant,
l’analyse des œuvres ne fera pas l’économie de logiques historiques, car une
œuvre ne peut être détachée ni du contexte de sa création, ni de celui de sa
réception. Autrement dit, la question du public et des spatialités inventées par
une œuvre se nourrit d’une réflexion sur la période concernée mais doit
également prendre la mesure d’un regard présent sur ces œuvres. C’est « à la
lumière du présent, et de notions anachroniques parfois étrangères au domaine de
la danse12 » que se construit nécessairement l’analyse d’œuvre : parce que l’on ne
peut s’extraire de son temps ni du point de vue que forge un contexte présent,
l’analyse se trouvera de fait infléchie par le lieu d’où l’on parle. Ainsi, si l’on
veut tenter de déceler, par la reconstitution d’un contexte, le public que supposait
une œuvre, on n’y parviendra que difficilement : l’intérêt qu’elle suscite ne s’est-
il pas déplacé ? Ce qui nous constitue aujourd’hui public d’une œuvre relève-t-il
des mêmes paramètres, des mêmes motivations, du même travail de la pensée, de
la sensation, de la perception ? Dans le travail réciproque qui s’opère entre une
œuvre et son public, le contexte historique vient ainsi orienter les inventions
11
Launay Isabelle, A la recherche d’une danse moderne, Chiron, « Art Nomade », Paris, 1996, p. 26.
12
Ibid., p. 33-34.
17 Seuil
13
Vincent-Buffault Anne, Histoire des larmes. 18ème-19ème siècles, Rivages, Paris, 1986, p. 8.
14
Ibid., p. 25 : « L’histoire des larmes est aussi celles des frontières corporelles et de leur plus ou moins
grande perméabilité. Le passage d’un corps appartenant au monde et traversé par ses courants à un corps
personnel, maîtrisé, séparé des choses, marque en effet un extraordinaire changement dans la culture du
corps. »
15
Par opposition à une « mémoire lointaine » – distinction qu’opère l’historienne Pascale Cassagnau,
Louppe Laurence, « Le Corps visible. La Photographie comme source iconographique de l’histoire de la
18 Seuil
danse moderne et contemporaine. Supports, genres, usages », in L’Histoire de la danse, repères dans le
cadre du diplôme d’Etat, Centre national de la danse, « Cahiers de la pédagogie », Pantin, 2001, p. 46.
16
Didi-Huberman Georges, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Minuit,
« Critique », Paris, 2000, p. 43. Daniel Arasse parle de « condensation anachronique », Arasse Daniel,
« La Contemporanéité anachronique de l’œuvre d’art », in Gervereau Laurent (dir.), Peut-on apprendre à
voir ?, L’image/Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris, 1999, p. 286.
17
Launay Isabelle, op. cit., p. 30.
19 Seuil
18
Ce dont témoignent d’ailleurs les résistances auxquelles ses œuvres plus récentes, ou ses reprises, se
confrontent auprès du public français actuel : les débats avec le public expriment souvent difficultés ou
désarroi.
20 Seuil
19
Aumont Jacques, op. cit., p. 115 ; « vertu d’exemplarité, qui en fait une solution remarquable à une
question plus générale d’esthétique, de théorie, d’histoire ».
20
Ibid., p. 116 ; nous remplaçons à nouveau « film » par « œuvre ».
21 Seuil
L’on peut alors imaginer que ne pouvoir s’extraire du contexte dans lequel on
baigne et des habitudes perceptives que l’on a forgées face aux œuvres
chorégraphiques est pleinement constitutif de l’expérience esthétique. L’analyse
ainsi considérée devient alors un témoignage participant à cette histoire des
perceptions de l’art chorégraphique. Un témoignage qui rend compte d’une
histoire à la fois intime et nécessairement collective.
21
Corbin Alain, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social. 18ème-19ème siècles,
Flammarion, « Champs », Paris, 1986 (1ère éd. Aubier Montaigne, 1982), p. II. Voir également les travaux
de Michel Pastoureau sur l’histoire des couleurs : la couleur y apparaît comme une construction culturelle
complexe, c’est la société qui l’invente. Pastoureau Michel, Bleu, histoire d’une couleur, Seuil, 2000 ;
Pastoureau Michel, « Voir les couleurs du passé : anachronismes, naïvetés, surlectures », in Gervereau
Laurent (dir.), op. cit., p. 232-244.
22
P REMIERE PARTIE
P ASSAGES
23 Passages
Du passage
Cette recherche propose d’explorer des passages. Non pas ceux des seuls
interprètes sur une scène – parcours, traversée, déplacement, franchissement –
mais les passages de l’espace corporel à l’espace public. Parce que la
formulation pourrait prêter à confusion, quelques précisions s’avèrent d’emblée
nécessaires.
Le titre de la recherche ne doit en effet laisser penser ni à une séparation
nette entre ces deux espaces, ni à une continuité évidente. « Passage » n’est pas
d’une définition aisée ; il indique aussi bien le trajet reliant deux points par une
ligne continue, sans rupture, dans l’ordre d’une progression, que le saut d’un
espace à un autre, soulignant alors l’interruption, le fossé, voire le changement, la
transformation (il en est ainsi du passage de l’état liquide à l’état gazeux). Les
passages laissent alors ouverte la possibilité d’habiter différents modes de
traversée : passage obligé, souterrain, interdit, protégé…
Que se produit-il alors de l’espace corporel à l’espace public ? Autrement
dit, que se passe-t-il de la danse à son public ? Il s’agira de s’interroger sur la
relation et le mode d’échange établis entre ces deux espaces – espaces de l’œuvre
et de l’assemblée devant qui elle se produit. Et de songer que ceux-ci ne sont pas
seulement exclusifs l’un de l’autre ; si un certain nombre d’éléments rend
parfaitement incompatibles et distincts ces deux espaces et concourt à leur
séparation, la situation théâtrale maintient un jeu permanent entre le public et
l’espace de la représentation, tendant à abolir le fossé qui les sépare, ou tout au
moins à l’atténuer, en disposant des passerelles tout autant concrètes que
symboliques. Ainsi, l’architecture théâtrale figure, le plus souvent, une séparation
spatiale et l’œuvre chorégraphique met face à face deux groupes distincts – les
artistes, le public –, différenciés dans leur activité ; pourtant, de nombreux points
24 Passages
1
Godard Hubert, « Le Geste et sa perception », in Michelle Marcelle, Ginot Isabelle, La Danse au XXe
siècle, Bordas, Paris, 1997, p. 227.
2
Nous renvoyons en particulier aux recherches de Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie, Presses
universitaires de France, Paris, 1978 (1950), voir le chapitre « Les Techniques du corps » ; et aux
recherches de Maurice Merleau-Ponty.
25 Passages
3
Mervant-Roux Marie-Madeleine, L’Assise du théâtre. Pour une étude du spectateur, CNRS, « arts du
spectacle », Paris, 1998, p. 124 et suiv.
26 Passages
4
Bernard Michel, Le Corps, Seuil, « Points essais », Paris, 1995, p. 133, 14, et 134, (1ère éd. Editions
universitaires, « Encyclopédie universitaire », 1972).
5
Bernard Michel, « De la corporéité comme “anticorps” ou la subversion esthétique de la catégorie
traditionnelle de “corps” » (1991), De la création chorégraphique, op. cit., p. 23.
27 Passages
I. La question du public
6
Claude Régy, Espaces perdus, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 1998, p. 47.
29 Passages
semblent davantage faire difficulté. Sans doute faut-il attribuer ces résistances à
la jeunesse des études chorégraphiques en France – en particulier des analyses
d’œuvres ? Là où l’histoire de l’art et l’analyse des œuvres plastiques semblent
pouvoir asseoir leurs affirmations sur une pratique critique ancienne et ainsi
approfondir et affiner leurs réflexions, la recherche chorégraphique se heurte à
des résistances souvent primaires qui témoignent d’une scission étrange entre les
acquis de l’histoire de l’art et les études chorégraphiques. Sans vouloir retirer à la
danse toute sa spécificité, n’est-il pas dommage de se priver des débats
esthétiques auxquels, par ailleurs, elle participe avec les autres arts ? On a vu
ainsi une analyse accusée de « reposer sur un regard personnel7 », dans une sorte
d’utopie de l’analyse objective que l’histoire de l’art (comme discipline) dément
pourtant : cette histoire n’est que la mise en évidence de l’évolution des regards
et des interprétations sur les œuvres, laissant surgir des constructions successives
répondant à des logiques de pensées (tant sensibles qu’historiques), propres à
chaque chercheur et à chaque époque. Autrement dit, la rigueur analytique et
interprétative du chercheur ne peut se départir de la part subjective de toute
analyse, qui en fait, au demeurant, toute sa particularité et sa richesse – celles
d’une logique de pensée propre et d’un cheminement sensible singulier. C’est
malheureusement la pénurie des discours sur les œuvres qui tend à accorder
valeur péremptoire et démesurée à l’analyse qui s’y risque. On ne peut que
souhaiter la diversification des analyses, capable de mettre en évidence les
richesses infinies d’une œuvre, évitant ainsi de la cantonner à des vues trop
restreintes. Si l’analyse tente le plus souvent de ne pas fermer l’œuvre mais d’en
7
En témoignent, par exemple, les réactions de l’assemblée lors du colloque « Sciences et art » organisé
par la Maison des sciences de l’homme et de la société, Université de La Rochelle, novembre 2000.
L’assistance s’est divisée entre une majorité qui se sentait prise en otage face à l’analyse d’une œuvre
chorégraphique proposée qui lui semblait par trop subjective et une mince minorité, qui, en retour,
remarquait que l’analyse ne s’aventurait guère dans des interprétations risquées. D’une part, s’exprimait
donc le désir d’une « confirmation », d’une « parole sûre », selon le mythe d’une vérité de l’œuvre à
dévoiler (vérité détenue, sans doute, par le chorégraphe même ?), de l’autre, le reproche de précautions
freinant la richesse du délire interprétatif. L’analyse d’œuvre oscille toujours entre ces deux extrêmes
dont aucun n’est à lui seul satisfaisant : nul ne détient « la » vérité de l’œuvre, et le délire interprétatif, s’il
participe de la richesse des discours suscités par l’œuvre, n’a de pertinence qu’à considérer un tant soi peu
la cohérence de son discours et son lien avec les logiques de l’œuvre.
30 Passages
8
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 29.
D’une façon proche, Rosalind Krauss écrit : « C’est dire enfin que je n’ai pas à rendre compte d’une
quelconque perspective universelle, mais simplement de mon propre point de vue, et qu’il est important
de savoir à qui l’on ressemble quand on écrit sur l’art. Sa propre perspective, comme son propre âge, c’est
la seule orientation que l’on aura jamais. », L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes,
Macula, Paris, 1993, p. 29, trad. Jean-Pierre Criqui (The Originality of the Avant-garde and Other
Modernist Myths, the M.I.T. Press, Cambridge, 1985).
31 Passages
également la façon dont elle s’articule, autrement dit, dont elle envisage sa
configuration collective ou les liens entre chacun : s’agit-il d’atteindre une sorte
de masse unitaire – forme inquiétante, s’il en est, car privée d’échanges, de
débats – ou de préserver le statut du sujet ? Quel est le devenir de ce sujet dans le
collectif ?
Une telle définition du public va à l’encontre de nombreuses études sur
lesquelles il convient de revenir. Que permet de penser (ou que produit pour la
pensée) cette définition d’un public ainsi contenu dans l’œuvre même ?
32 Passages
1) Définitions
9
Le Nouveau petit Robert. Dictionnaire de la langue française, Paris, 1993.
10
Larousse Pierre, Dictionnaire encyclopédique du 19ème siècle, Paris, 1875.
33 Passages
Il faut noter que l’article ne mentionne pas l’adjectif « public, -que » ni son
étymologie et semble ainsi passer à côté de la dimension politique du terme.
D’entrée, M. Corvin insiste plus sur le rassemblement « d’individus réunis » que
sur le collectif constitué par l’œuvre ; le public de l’art n’apparaît ainsi pas
spécifique : « l’on parle du public du sport, du public de l’art ». La spécificité de
la relation à l’art est ainsi niée en ramenant le public à une catégorie sociale ; tout
comme l’art vise un public, le sport, sans doute, s’adresse au sien. La seconde
entrée « public (en Grèce ancienne) » renvoie d’abord à la notion de peuple et à
un public défini comme un tout, car déterminé par une conception politique de la
11
Cette réflexion doit beaucoup au séminaire de littérature française de Gérard Dessons intitulé « Théâtre
et politique : qu’est-ce qu’un public ? », Université Paris 8 Saint-Denis, 2000.
12
Corvin Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, entrée « public », p. 682.
34 Passages
2) Méthodologie critique
13
Guy Jean-Michel, Les Publics de la danse, La Documentation française, Paris, 1991.
35 Passages
théoriciens de l’art théâtral une approche quelque peu différente. Mais, dans la
plupart des cas, les propositions des esthéticiens ou des metteurs en scène
rejoignent celles des sociologues. Car la question posée reste : qui va au théâtre ?
Qui est le public ? C’est aussi dans le contexte plus large d’une réflexion sur la
démocratisation du théâtre que cette question anime le débat sur un théâtre
populaire. L’ouvrage Théâtre, public, perception d’Anne-Marie Gourdon14, ou
les actes du colloque de Royaumont en 1961 témoignent d’une telle orientation.
Nombre de ces articles renvoient à une sorte d’âge d’or du théâtre où le public
constituait une unité considérée comme la société toute entière. Cette fascination
pour ce théâtre du passé prend des accents lyriques laissant poindre le mythe qui
travaille de telles représentations :
« sur les gradins du théâtre grec, autour des “échafauds” érigés sur
les places du Moyen Age, sur les galeries des théâtres élisabéthains se
réunissait un public unitaire, produit d’une société unitaire ; un public
pour lequel il n’y avait pas de privilège de fortune et dans lequel
aristocrates philosophes et soldats, riches et pauvres, intellectuels et
paysans se fondaient magiquement pour écouter et discuter l’événement
théâtral. Demander qui allait au théâtre en Grèce, au Moyen Age, dans
l’Angleterre élisabéthaine n’a pas beaucoup de sens. La seule réponse à
laquelle on puisse parvenir est la suivante : la Grèce, le Moyen Age,
l’Angleterre élisabéthaine15 », écrit Gigi Lunari.
14
Gourdon Anne-Marie, Théâtre, public, perception, CNRS, Paris, 1982.
15
Lunari Gigi, « Théâtre et public », in Bablet Denis et Jacquot Jean (dir.), Le Lieu théâtral dans la
société moderne, actes du colloque de Royaumont (juin 1961), CNRS, « arts du spectacle », Paris, 1963,
p. 27. C’est nous qui soulignons.
Voir également Dort Bernard, « Le Théâtre, art de masse ? », ibid., p. 55-61.
16
Ainsi, le théâtre grec comme le théâtre élisabéthain maintenaient le « privilège de fortune » dans la
disposition même des spectateurs dans la salle : disposition symbolique et réglée (imposée) par la
disparité du prix des places. Pour des précisions sur ces différentes dispositions sociales et spatiales, voir,
par exemple, Surgers Anne, Scénographies du théâtre occidental, Nathan université, « Lettres sup. »,
Paris, 2004 (1ère éd. Nathan/HER, 2000).
36 Passages
17
Ibid., p. 29.
18
Idem.
19
Marrey Jean-Claude, « Des théâtres pour le peuple », in Bablet Denis et Jacquot Jean (dir.), Le Lieu
théâtral dans la société moderne, op. cit., p. 38. Cet article, prenant le contre-pied de Gigi Lunari dénonce
le mythe de l’existence d’un théâtre populaire, mais n’en demeure pas moins dans la lignée d’une
réflexion, pour l’essentiel, sociologique.
20
Robert Abirached rappelle que l’idée de théâtre populaire, dès ses prémices et jusqu’à Jean Vilar et
Jeanne Laurent, associe populaire et national, le peuple est « la communauté retrouvée de la nation ».
Abirached Robert, « Des premières semailles aux premières réalisations. Les précurseurs : Jacques
37 Passages
Copeau et sa famille », La Décentralisation théâtrale. 1. Le Premier Age 1945 – 1958, Actes Sud –
Papiers, Paris, 1992, p. 16. Pour la réflexion sur le public à cette période, voir, dans ce même recueil, les
articles de Robin Danièle, « La Comédie de Saint-Etienne : le répertoire et le public », p. 105-115 ;
Debeauvais Sonia, « Public et service public au TNP », p. 117-123 ; Dort Bernard, « Théâtre Populaire,
le brechtisme et la décentralisation », p. 125-141.
21
L’expression a été utilisée dans la Déclaration de Villeurbanne (25 mai 1968) par les directeurs des
théâtres populaires et des maisons de la culture. Francis Jeanson commente : « Il fallait remettre en
question, très sérieusement, les rapports du théâtre et des maisons de la culture avec la population, dans
son ensemble et sa diversité. Au-delà d’un public potentiel, il fallait prendre en compte l’existence d’un
non-public, composé de marginaux de la chose publique, des citoyens ne disposant pas des réels moyens
d’une citoyennisation. Entreprise de politisation, au sens où il s’agissait de les aider à se politiser, de
devenir membres effectifs de la cité. », Jeanson Francis, « La Réunion de Villeurbanne », in Abirached
Robert (dir.), La Décentralisation théâtrale. 3. 1968, le tournant, Actes Sud – Papiers, Paris, 1994, p. 89.
22
Corvin Michel, op. cit., entrée « public ».
38 Passages
23
Voir par exemple : Souriau Etienne, Vocabulaire d’esthétique, Presses universitaires de France, Paris,
1990, article « spectacle », p. 1302 : seule la dernière entrée de la définition renvoie directement à l’art :
le spectacle peut être liturgique, civique et englobe donc des activités aussi large que « les compétitions
sportives, la tauromachie, les tournois ». Un tel terme ne souligne donc en rien la spécificité artistique.
39 Passages
l’égard d’elle-même, c’est en quoi consiste son être. Elle est une altérité24 ». Elle
réinvente alors l’individu collectivement ; c’est dans son intime, dans son
intériorité, qu’il est transformé, par la participation active dans laquelle l’œuvre
l’entraîne. Le public artistique ne dissocie pas le public du privé, (le sens du
substantif se distingue de celui de l’adjectif qui oppose public/privé) ; se produit
ainsi un bouleversement collectif provoqué par l’œuvre et qui touche les strates
intimes de chacun (chacun, dans ses modalités de concevoir et de percevoir le
monde). Cette transformation intime ne ramène donc pas à une lecture
psychologique du phénomène spectaculaire, telle qu’on a pu la lire, par exemple,
chez Anne Ubersfeld25, où le lien au théâtre est associé à des logiques existant
devant d’autres formes de spectacles (tels les événements sportifs). Ces logiques
de groupe répondent à une économie du plaisir plus générale. Parce que ce
« plaisir du spectateur » n’est pas spécifié, le spectateur est réduit à un statut
d’individu psychologique, consommateur d’objet ; il éprouve ce plaisir de se
sentir unique. Il ne devient alors ni public, ni sujet, parce qu’est occultée ici toute
idée de devenir collectif de l’individu et que ne parviennent pas à s’articuler
privé et public.
La question qui sous-tend cette recherche définit autrement le sujet :
comment, à travers l’œuvre, l’individu vit-il publiquement un statut collectif de
spectateur, conciliant plénitude sociale et individuelle ? Comment l’œuvre le
constitue-t-il en public ? Et quelle est la nature de cette communauté ? Ceci
suppose une pensée du sujet qui n’est pas liée à l’idée d’intersubjectivité dans
laquelle l’individu est pensé sur le mode d’une relation conduisant
éventuellement à la fusion dans le commun (le préfixe « inter » exprimant la
réciprocité ou l’action mutuelle), mais relative à l’idée de subjectivation, c’est-à-
dire que le sujet n’est pas déjà formé mais se constitue dans l’acte même (acte
politique ou acte esthétique). La trans-subjectivation met à l’œuvre ce processus
24
Maldiney Henri, A l’écoute de Henri Maldiney, à propos de corps et architecture (entretien avec
Younès Chris et Mangematin Michel), in Younès Chris, Nys Philippe, Mangematin Michel (dir.),
L’Architecture au corps, Ousia, Bruxelles, 1997, p. 19.
25
Ubersfeld Anne, « Le Plaisir du spectateur », L’Ecole du spectateur, Lire le théâtre 2, éditions sociales,
Paris, 1981, p. 329 et suiv.
40 Passages
26
Fabbri Véronique, texte de présentation pour le séminaire « Danse et politique » organisé par le Centre
national de la danse et le Mas de la danse les 8-12 septembre 2001 à la Cartoucherie de Vincennes (à
l’Association de recherche des traditions de l’acteur), inédit. C’est nous qui soulignons. (Pour une
synthèse de ce séminaire, voir : Pouillaude Frédéric, Dupuy Dominique, Rabant Claude, Danse et
politique. Démarche artistique et contexte historique, Centre national de la danse, le Mas de la danse,
Pantin, 2003.)
Au terme de « trans-subjectivité » utilisé par Véronique Fabbri, on préfère celui de « trans-
subjectivation » qui rend compte à la fois de la définition du sujet comme devenir et d’un devenir
collectif.
27
Mervant-Roux Marie-Madeleine, op. cit.
41 Passages
28
Ibid., p. 10.
42 Passages
29
Dupuy Dominique, « Des danses, quelles traces ? », Marsyas, revue de pédagogie musicale et
chorégraphique, I.P.M.C., Paris, n° 19, septembre 1991, p. 88.
30
Cauquelin Anne, Petit traité d’art contemporain, Seuil, Paris, 1997, p. 36.
31
Idem.
43 Passages
en marge du dispositif décrit par A. Cauquelin. Et, pourrait-on dire, demeure hors
site. Les questionnaires de M.-M. Mervant-Roux soulignent son souci d’obtenir
des informations quant à l’événement théâtral, quant à un vécu singulier, tant sur
la scène que dans la salle : ils demeurent l’expression d’individus singuliers. Il
n’est pas tant question ici d’une communauté spécifiée que d’une somme
d’individus dont les témoignages permettront, par statistiques et recoupements,
de déduire une sorte de grille de conclusions. Comme le signale le sous-titre
« Pour une étude du spectateur », l’étude porte donc bien sur un spectateur
différencié, classé dans un groupe, et non sur un public. Il est d’ailleurs question
de nombre, de jauge, de mesures métriques. Et c’est cela qui semble l’emporter
dans les conclusions tirées.
L’on peut noter que cette démarche rappelle en de nombreux points celle
d’A.-M. Gourdon. Celle-ci désire « donner la parole à ce public dans le but de
connaître ses motivations, ses aspirations et ses opinions face au fait théâtral32. »
Elle procède alors également par enquêtes (questionnaires et interviews) auprès
du public de différents théâtres parisiens selon une démarche toute sociologique.
Elle se prête ainsi à des considérations autour de l’âge, de la profession, de la
nationalité, du sexe… des interrogés. A.-M. Gourdon s’affirme pourtant
désireuse de dépasser cette analyse sociologique qui ne convient pas totalement
au domaine théâtral, ni ne parvient à rendre compte de la complexité de la
perception ; elle tente alors de prendre ses distances avec la thèse bourdieusienne
d’une détermination sociale et culturelle dans l’appréhension de l’art :
« la perception du spectateur ne dépend [pas] que de son savoir.
(…) Par conséquent, le point de vue auquel nous nous plaçons pour tenter
de dépasser la thèse sociologique, sans pour autant la nier, n’est plus celui
de la perception adéquate qui ne peut se fonder que sur les compétences
artistiques33 du spectateur, mais de la perception efficace, de celle qui agit
sur le spectateur, qui déclenche quelque chose en lui, qui débloque en
quelque sorte son imagination créatrice, qui la met “en travail”, que ce soit
au niveau symbolique ou au niveau d’une action possible sur le réel34. »
32
Gourdon Anne-Marie, op. cit., p. 9.
33
Compétences, rappelons-le, qui selon Pierre Bourdieu dépendent du savoir, de l’apprentissage culturel,
de l’éducation de chacun.
34
Ibid., p. 131-132.
44 Passages
35
Expression d’Etienne Souriau reprise par Marie-Madeleine Mervant-Roux, op. cit., p. 22-23.
Erwing Goffman parle, quant à lui, de « figures de médiateurs » ou « d’annonceurs » ; voir Goffman
Erwing, Les Cadres de l’expérience, Minuit, « Le sens commun », Paris, 1991, p. 225, trad. Isaak Joseph
(Frame analysis. An essay of the organization of experience, 1974).
45 Passages
ou adoptent une attitude de témoins, sur la scène. Mais ce point de l’étude risque
de réduire le problème à la figuration (aisément identifiable) du spectateur et du
regard sur la scène, sans développer plus longuement, par exemple, le rôle de
l’espace que ces figures occupent et construisent. Il s’agit avant tout de dégager
les jeux de regards et de points de vue à l’intérieur de la scène et de souligner
comment une focalisation sur l’action s’organise. L’analyse de l’espace ne
pourrait-elle pas offrir d’autres modalités de penser le public à l’intérieur de
l’œuvre ? A une analyse sémiotique qui s’intéresse à la représentation du public
sur scène, ne pourrait-on pas préférer la réflexion à partir des configurations
spatiales produites, susceptibles de témoigner d’une rencontre entre l’œuvre et
son public ?
Le souci de l’espace est quelque peu différent chez M.-M. Mervant-Roux
et reflète la conception du public qu’elle défend. Il s’agit de déterminer le type
d’attention et d’émotion éprouvée par un spectateur, en fonction de sa place dans
la salle. Et non en fonction du travail de l’espace inventé par l’œuvre. Le désir de
dépasser les approches sémiologiques développées dans les années soixante-dix,
parce qu’elles ramènent souvent le spectateur à un lecteur36 et la représentation à
un texte à déchiffrer, amène en effet à revendiquer la présence corporelle du
spectateur : contre l’« escamotage du corps37 », l’auteur propose de prendre en
compte les émotions, le travail perceptif. Si l’approche du corps dans cet ouvrage
ne parvient pas à véritablement dessiner les contours complexes d’une corporéité,
M.-M. Mervant-Roux a le mérite de souligner que se joue là un phénomène
crucial dans la relation à l’œuvre. Elle ouvre ainsi une piste importante : un court
passage évoque, sans en tirer toutes les conséquences pour l’ensemble de
l’analyse, le parallèle entre la relation à l’œuvre et le « dialogue précoce38 ». Une
perspective psychanalytique et développementale est en effet susceptible
d’enrichir la réflexion. Elle permet d’envisager l’étroit lien entre les différents
36
Voir par exemple, Ubersfeld Anne, Lire le théâtre, éditions sociales, Paris, 1978.
37
Mervant-Roux Marie-Madeleine, op. cit., p. 48.
38
Mervant-Roux évoque ici la recherche de René A. Spitz et Daniel Stern sur l’échange entre le très jeune
enfant et la mère, et un article de Donald Kaplan, « L’Architecture théâtrale : une dérivation de la cavité
primitive », The Drama Review, New York, vol. 12, n°3, 1968. Ibid., p. 50.
46 Passages
39
Ibid., p. 51.
40
Ibid., p. 50.
41
Stern Daniel N., Le Monde interpersonnel du nourrisson. Une perspective psychanalytique et
développementale, Presses universitaires de France, « Le fil rouge », Paris, 1989, p. 185, trad. Alain
Lazartigues et Dominique Pérard (The interpersonal world of the infant. A view from psychoanalysis and
developmental psychology, Basic Books, Inc., Publishers, New York, 1985).
42
Godard Hubert, « Le Geste et sa perception », art. cit., p. 227.
47 Passages
43
Mervant-Roux Marie-Madeleine, op. cit., p. 102.
44
Cité par Bablet Denis, « La Remise en question du lieu théâtral au 20ème siècle », in Bablet Denis et
Jacquot Jean (dir.), Le Lieu théâtral dans la société moderne, op. cit., p. 14.
48 Passages
45
Mervant-Roux Marie-Madeleine, op. cit., p. 44.
46
Ibid., p. 59.
47
Marie-Madeleine Mervant-Roux distingue encore, pour cette même étude d’Elvire-Jouvet 40 mis en
scène par Brigitte Jaques, le spectateur de corbeille cour comme témoin complice, critique et actif ; celui
de corbeille jardin comme destinataire caché engagé dans une saisie affective du spectacle ; celui de
balcon jardin dans une attention flottante, une vision distancée et rêveuse. Ou bien pour Hamlet mis en
scène par Patrice Chéreau, se dégage un mode de perception symbolique au rang N, allégorique au rang
W.
49 Passages
est marquée. L’auteur n’en tire pas de conséquences politiques (liées à une
économie sur le tarif des places, par exemple) tels les penseurs de l’architecture
d’un théâtre populaire, car l’enjeu de sa démonstration porte davantage sur la
nature des émotions. L’on regrettera qu’un tel raisonnement empêche de penser
véritablement les liens entre ces zones ou une globalité publique, réduisant alors
la portée politique du phénomène théâtral. Il s’agit plutôt de raisonner en terme
d’addition : la somme de ces différents points de vue permettrait de donner une
vision juste et cohérente du phénomène théâtral. Surtout, l’on constatera qu’un
tel développement fait soudain fi de l’œuvre par une application quasi
systématique de ce schéma à toute scène frontale : qu’il s’agisse d’Elvire-Jouvet
40 mis en scène par Brigitte Jaques, d’Hedda Gabbler d’Enrik Ibsen mis en
scène par Alain Françon, d’Hamlet de Shakespeare par Patrice Chéreau, les
conclusions sont sensiblement identiques. Si cet ouvrage ouvre de nombreuses
pistes susceptibles de dépasser l’approche sociologique du public, sa seconde
partie caractérise le spectateur d’une façon affirmée que des tentatives de
moduler échouent à atténuer. En sa conclusion, M.-M. Mervant-Roux tente
d’approcher la notion de public et non plus de spectateurs en évoquant leur unité
et forme englobante ; elle invite soudain à nuancer48 son propos précédent. Mais
la démarche a oscillé tout au long du développement entre ces deux tendances, et
c’est bien le spectateur annoncé dans le titre qui ressort de l’analyse, non le
public.
Notre étude invite donc à radicaliser certaines pistes ouvertes par les
chercheurs précédemment cités. Il s’agira de considérer que l’analyse du public
s’engage à partir de l’examen de l’œuvre et non grâce à l’enquête auprès de
spectateurs. Car l’on considère que le public est constitué par l’œuvre et que
celle-ci contient les marques de cette invention.
48
Ibid., p. 225 : « Comment cette fonction collective d’étayage peut-elle s’exercer aujourd’hui avec des
publics très justement décrits comme éclatés, fragmentés, atomisés ? », p. 222 : « Parler de l’assistance
comme d’une unité (composite, éclatée, conflictuelle, mais unité quand même), c’est reconnaître
l’apparition d’une forme neuve englobant, le temps du spectacle, ceux-là mêmes qui l’ont façonnée. », p.
221 : et de regretter : « pour décrire le public d’une façon gratifiante, la théorie a forcé la vérité, montré le
spectateur comme une sorte d’acteur (…) ou l’a installé à distance, retouché son portrait au point de
presque le convaincre qu’il pouvait ou bien jouer lui-même ou bien jouer les analystes. »
50 Passages
B – L’invention du public
Dans quelle mesure une œuvre peut-elle déplacer nos modes de percevoir
et de vivre ensemble ? Comment envisager que ce déplacement engage ma
relation à l’autre et m’invente ainsi comme collectif ?
Un problème non résolu semble traverser en filigrane le débat sur le
public. Il ne surgit jamais clairement mais transparaît dans les oscillations de M.-
M. Mervant-Roux, ou plus généralement dans les légers décalages que l’on peut
observer entre discours théorique d’intention et mise en pratique d’une analyse
de l’œuvre ou du public. Le chercheur se trouve en effet confronté au désir de
rendre compte d’un phénomène collectif tout en ne pouvant nier le point de
départ également subjectif de sa relation perceptive à l’œuvre. Pourtant, ce n’est
ni la multiplication des témoignages sur l’œuvre (par enquête sur le terrain,
auprès des spectateurs, par exemple), ni le découpage par tranches
représentatives (sociologiques ou spatiales, selon les auteurs et démarches) dans
l’espoir de constituer un tout cohérent, qui permettra de laisser apparaître ce
collectif. Il ne s’agit pas plus de nier la difficulté, renvoyant alors l’analyse au
point de vue d’un spectateur fictif abstrait tel que le dénonce M.-M. Mervant-
Roux. On fait plutôt l’hypothèse que l’expérience de l’œuvre est, en partie,
partagée : non nécessairement quant aux interprétations ou aux états émotifs
provoqués, mais dans les processus perceptifs qu’elle engage. L’œuvre tend à
former des combinaisons perceptives spécifiques et déploie une pensée du sujet
et de la relation à l’Autre. Rendre compte de cette expérience ne revient donc pas
à une généralisation facile à partir de sa propre relation à l’œuvre, ni même à
s’instituer comme un représentant du public en général – autrement dit, à prendre
la place (usurpée) du Prince –, mais à témoigner d’une tension : la tension par
51 Passages
dialectique entre le mode subjectif (est-ce que nous voyons ce que nous voulons
voir ?) et le mode objectif (voyons-nous ce qui est vraiment là ?) de regard sur
une performance théâtrale50. »
50
Rokem Freddie, « Where to look? Constructions of the spectator in the Modern Theatre », Maska.
Performing Arts Journal, op. cit., p. 17 : « My aim is here to contribute to an understanding of this
dialectical tension between the subjective mode (Do we see what we want to see?) and the objective mode
(Do we see what is actually there?) of watching a theatre performance. »
51
Voir Abbagnano Nicola, Dizionario di filosofia, Utet, « Tea », Torino, 1971 ; Francès Robert, La
Perception, Presses universitaires de France, Paris, 1981.
53 Passages
52
Rokem Freddie, art. cit., p. 14 : « the victims of his [Plato] famous cave parable in The Republic, who
are possibly the first full-fledged literary representation of spectators in the history of Western culture. »
(trad.: les victimes de cette célèbre allégorie de la caverne dans La République, qui sont peut-être la
première représentation littéraire à part entière des spectateurs dans l’histoire de la culture occidentale. »)
53
Platon, Œuvres complètes, tome VII – 1ère partie, La République – livres IV-VII, « Les Belles Lettres »,
Paris, 1933 et 1966, p. 145-152 (texte établi et traduit par Chambry Emile).
54
Rokem Freddie, art. cit., p. 14 : « Plato’s parable presents an extremely authoritarian and even sadistic
form of “theatre” ».
54 Passages
ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux55 », tournant le dos au
monde depuis leur enfance. Si cette allégorie a pu servir de référence pour
réfléchir à la position et à l’activité du spectateur56 , l’on sait qu’elle dépasse
largement un tel enjeu et qu’elle est avant tout pour Platon une façon d’exposer à
Glaucon (et au lecteur) sa métaphysique et sa gnoséologie, et la place souhaitée
du philosophe dans la cité. Sans rattacher nécessairement la posture du spectateur
aux théories sur les fondements de l’être et de la connaissance, il s’agit, dans un
premier temps, d’examiner quelles sont néanmoins les caractéristiques de ce
« spectateur ». C’est un spectateur immobile, qui n’a pas la liberté de choisir
l’objet de son regard. Il est contraint de suivre le défilement des ombres et
cherche à « discern[er] de l’œil le plus pénétrant les objets qui pass[ent]57 ». Cet
effort de discernement consiste autant dans la nécessité d’un effort d’attention
pour distinguer la forme que dans l’identification de l’ombre ; (il s’agit en effet
de se rappeler les objets qui passent régulièrement et leur ordre de défilement).
L’activité de ce spectateur relève donc d’une sorte de déchiffrement contraint des
images ; il est assujetti au rythme du « spectacle » qui impose à son regard
l’ordre et la régularité d’apparition des objets. Ce type de « spectateur » est
dénoncé par un théâtre d’avant-garde au début du vingtième siècle, appelant de
ses vœux la participation du public et un engagement plus direct avec l’œuvre.
Dans l’allégorie, l’ignorance du monde réel, la confusion entre la vérité et
l’image ou l’illusion, entre la réalité et l’apparence, la science et l’opinion
rendent le spectateur esclave de la situation. « La déconstruction du théâtre
dramatique ne rend pas seulement le spectateur libre, elle crée cette liberté
comme un effet résultant de la confirmation d’une conception particulière,
55
Platon, op. cit., p. 145.
56
Spectateur de théâtre (Freddie Rokem, Maaike Bleeker) ou de cinéma. Ce rapprochement entre
l’allégorie et le théâtre est suscité non seulement par la description précise de cette assemblée réunie pour
voir, observer, mais également par la comparaison de Platon même avec une forme de spectacle : « entre
le feu et les prisonniers il y a une route élevée ; le long de cette route figure-toi un petit mur, pareil aux
cloisons que les montreurs de marionnettes dressent entre eux et le public et au dessus desquelles ils font
voir leurs prestiges. », idem.
57
Ibid., p. 148.
55 Passages
58
Bleeker Maaike, « Cave dwellers and postmodernists: the question of ontology », Maska. Performing
Arts Journal, op. cit., p. 58 : « The deconstruction of dramatic theatre does not so much set the spectator
free as create this freedom as an effect resulting from the confirmation of a particular, pervasive
conception of what it means to see. » Maaike Bleeker étaye son analyse sur l’étude : Fischer-Lichte Erika,
The Show and the Gaze of Theatre: A European Perspective, University of Iowa Press, Iowa city, 1997.
59
Platon, op. cit., p. 149. (Ce passage de l’allégorie fait référence à la mort de Socrate et à
l’incompréhension vis-à-vis des philosophes dans la cité.)
Pour Freddie Rokem, cette libération de l’un des captifs ne mène qu’à « accepter les hypothèses
métaphysiques de Platon et certainement pas à devenir des spectateurs qui peuvent choisir où regarder. »
(« it is only in order to accept Plato’s metaphysical assumptions and certainly not to become spectators
who can chose where to look. »), Rokem Freddie, art. cit., p. 14.
Si l’allégorie de la caverne utilise la métaphore du regard et de l’aveuglement, c’est bien pour renvoyer à
la démonstration sur la métaphysique et la connaissance et non pour ramener à une réflexion sur le regard.
La lecture contemporaine et théâtrale de cette allégorie penche vers une autre interprétation, sans doute
moins académique du texte de Platon, mais par laquelle il a semblé nécessaire de passer tant cette
allégorie est présente dans les études esthétiques.
60
Platon, op. cit., respectivement p. 153 et 150.
56 Passages
61
Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, « Tell », Paris, 1945, p. 235.
57 Passages
monde en son corps, accueillir le monde en soi. La vision se fait du milieu des
choses et les limites entre le corps et le monde semblent s’abolir :
« mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris
dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais puisqu’il
voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une
annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa
chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de
l’étoffe même du corps62. »
Se dessine ici l’image d’un corps qui n’affirme plus clairement les limites avec
son objet d’observation ; il y a comme une incorporation du monde qui tend vers
la définition d’un corps moderne comme corps prothétique. Les limites du corps
ne sont en effet plus véritablement distinguées et la conséquence en est
l’ouverture d’un vaste champ de sensibilité : ce corps ne privilégie plus l’œil ou
la vue, comme le voulait l’histoire traditionnelle du corps, mais laisse place à
l’entrecroisement des différents sens. M. Merleau-Ponty s’oppose, certes, à une
pensée objective (telle la physique ou la philosophie de Descartes qu’il dénonce)
qui tend à éliminer le sujet de la perception, mais son examen du phénomène est
tout autant, sinon plus, une pensée du contexte que du sujet. L’individu « perçoit
avec son corps et avec son monde » et « nous avons un champ perceptif présent
et actuel, une surface de contact avec le monde ou en enracinement perpétuel en
lui, […ce monde] vient sans cesse assaillir et investir la subjectivité comme les
vagues entourent une épave sur la plage63 ». Si la subjectivité a échoué sur la
plage, ce n’est pas seulement au sens maritime : elle a sans doute échoué à
déterminer seule la nature de la perception. Et comme dans la théorie gestaltiste,
la perception semble donc tributaire d’un contexte qui détermine le champ des
possibles. Et dont tout geste (et la perception en est un 64 ) n’est que le
prolongement.
62
Merleau-Ponty Maurice, L’œil et l’esprit, Gallimard, « Folio essais », Paris, 1964, p. 19.
63
Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, op. cit., respectivement p. 241 et 240.
64
Perception, affectivité et motricité sont inextricablement liées chez Merleau-Ponty. « Offert à un corps
vivant, le monde se donne d’emblée selon une signification affective, dont l’appréhension ne se distingue
pas du mouvement que cette signification suscite », commente Renaud Barbaras, Gradus philosophique,
Flammarion, Paris, 1994, p. 520.
58 Passages
Le cadre de ces développements n’est pas sans écho avec une vision
disciplinaire de la perception. Pour Michel Foucault, la vision et les
représentations sont des disciplines. Autrement dit, la perception est tributaire de
toute une organisation des savoirs, du pouvoir, des pratiques sociales, des
facultés cognitives et désirantes. Les corps dociles définis par M. Foucault dans
Surveiller et punir65 deviennent les représentants de ce corps disciplinaire :
« ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations
du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur
imposent un rapport de docilité-utilité, c’est cela qu’on peut appeler les
“disciplines”. (…) La discipline fabrique à partir des corps qu’elle
contrôle (…) une individualité qui est dotée de quatre caractères : elle est
cellulaire (par le jeu de la répartition spatiale), elle est organique (par le
codage des activités), elle est génétique (par le cumul du temps), elle est
combinatoire (par la composition des forces)66 ».
65
Foucault Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975, p. 159 et suiv.
66
Ibid., respectivement p. 161 et 196.
67
Ibid., p. 162.
59 Passages
C’est suivant cette même logique, celle de l’étude des conditions selon
lesquelles des idées et des perceptions peuvent exister à un moment donné, que
Jonathan Crary analyse les possibilités historiques de la vision. Il s’attache, lui,
plus particulièrement aux machines optiques, pour dégager l’évolution des
figures de l’observateur. Il démontre que la vision se construit en lien évident
avec les technologies optiques modifiant les propriétés de l’œil à chaque époque.
Son étude qui concerne le tournant du dix-neuvième siècle (et tente d’en tirer les
conséquences pour la période actuelle) réfléchit particulièrement aux modes de
représentation. Il dénonce l’affirmation trop rapide selon laquelle les
représentations visuelles artistiques seraient à l’origine des bouleversements de la
perception. Selon lui, le phénomène doit être ramené à une plus vaste
68
Le primat du régime discursif, c’est-à-dire des formes d’expression, des énoncés, sur le régime des
visibilités – sur les façons de voir ou de percevoir – constitue, pour Foucault, « sa réaction contre la
phénoménologie ». Gilles Deleuze explique que ce primat n’atténue pas l’irréductibilité des visibilités.
Voir Deleuze Gilles, Foucault, Minuit, « Critique », Paris, 1986, p. 57.
69
Gilles Deleuze souligne combien les visibilités ne se réduisent pas à la vue mais concernent bien les
autres champs perceptifs. Ibid., p. 66.
70
Ibid., p. 64-65.
60 Passages
restructuration des savoirs et des pratiques sociales71. Cela ne revient pas à nier,
semble-t-il, que ces représentations visuelles aient véritablement joué un rôle
dans la modification des modes de percevoir. Mais c’est souligner qu’elles ont
elles-mêmes été rendues possibles grâce à un contexte plus général. Car l’histoire
de la vision dépend de facteurs complexes. Sans entrer dans les développements
de J. Crary et en particulier dans les différents types de modalités perceptives
qu’il peut dégager au fil des siècles, il faut souligner qu’il définit la vision
comme discipline ; une discipline forgée à travers les discours et pratiques
philosophiques et scientifiques. Se dégagent une normalité de la vision (l’optique
physiologique, par exemple, tend à réduire les anomalies de la vue et propose une
capacité visuelle commune à tous) ainsi qu’une standardisation des images liée à
la reproduction mécanisée. Plus précisément, le corps est rendu docile par des
appareils – telle la chambre noire – qui lui assignent une place dans l’espace, une
gestion de ses mouvements, et le rendent tributaire de « techniques destinées à
gouverner l’attention, à imposer une certaine homogénéité et des procédures anti-
nomades, capables de stabiliser l’observateur, de l’isoler grâce à un
“cloisonnement” et à un “quadrillage” où l’individu est réduit “comme force
politique”72 ». Finalement le discours de J. Crary renvoie à l’image d’un corps
prothétique : il parle d’identité hybride ou d’agencement machinique 73 . Ce
paysage sera modifié au dix-neuvième siècle avec l’affirmation (chez Goethe,
dans une approche romantique pré-moderniste dans le Traité des couleurs, et
chez Arthur Schopenhauer) d’une subjectivité du corps de l’observateur :
l’observateur est alors considéré comme actif et producteur de sa propre vision.
Après les dix-septième et dix-huitième siècles où l’observateur demeure extérieur
à l’objet observé, le dix-neuvième laisse poindre la possibilité d’une expérience
71
Crary Jonathan, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au 19ème siècle, Jacqueline Chambon,
Nîmes, 1994, p. 22-25, trad. Frédéric Maurin (Techniques of the observer. Vision and modernity in the
nineteenth century, Massachussets Institute of Technology, 1990).
72
Ibid., p. 43, l’on retrouve ici un vocabulaire tout à fait foucaldien.
(Voir également, Crary Jonathan, Suspensions of perception. Attention, spectacle and modern culture,
MIT Press, Cambridge and London, 1999).
73
Ibid., p. 59.
61 Passages
Par cette conclusion, J. Crary insiste sur le constat que, quelles que soient les
figures de l’observateur qui se dégagent à chaque époque, celui-ci semble
dépendant des représentations que l’on se fait de lui. Et ces représentations
modifient et influencent son mode même de perception : le contexte recrée sans
cesse les conditions de l’expérience sensorielle.
Une telle démonstration amène à désigner le sujet de cette perception par
le substantif observateur76. L’« observateur », emprunté au latin « observator »,
« celui qui remarque », a d’abord eu le sens de celui qui accomplit ce que lui
prescrit la loi. « Observare », c’est se conformer à. L’observateur a donc quelque
74
L’anglais userait du terme difficilement traduisible « embodiment ».
75
Ibid., p. 206-207.
76
voir en particulier ibid., p. 25.
62 Passages
77
Merleau-Ponty Maurice, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 21.
65 Passages
laquelle cet observateur n’opère pas dans une sphère trans-subjective avec
l’œuvre, et qu’est compromise la possibilité même d’une œuvre et d’un public ; il
faudrait alors parler d’intersubjectivité. Si M. Merleau-Ponty estompe les
contours du corps et propose alors l’étude de phénomènes d’intercorporéités, le
sujet reste relationnel ; le phénomène, l’événement de la rencontre semble opérer
sur le mode d’une contagion. Autrement dit, place n’est pas réellement donnée à
une possible activité trans-subjective : il ne s’agit pas d’une communion entre
des consciences ou des sens mais entre des personnes et des objets. De tels
modèles empêchent de penser l’œuvre comme douée d’une capacité inventive et
transformante. Elle est instrumentalisée et ramenée à l’imaginaire de son auteur
qui, par son entremise, y fait miroiter sa vision. Elle est réduite à représenter (à
refléter ou simuler dans l’allégorie de la caverne).
Ces approches de la perception tendent finalement à confondre
l’observateur avec l’ensemble d’une société. La masse réunie face au spectacle
constitue alors une foule, comme multitude rassemblée, et non un public,
compris comme une communauté unie spécifiquement par le travail de l’œuvre.
Certains chercheurs en art, arguant de l’inexistence du public dans les archives78,
choisissent de le ramener à la population même. Il est ainsi avancé que l’œuvre
s’adresse à une assemblée, sorte de collectivité représentative, qui renverrait à un
échantillonnage de la société. Le public de l’art n’est ainsi aucunement
différencié. Il faudra plutôt considérer la présence de ce public – présence certes
78
Les archives des arts vivants comportent une difficulté supplémentaire, dans la mesure où l’œuvre n’est
pas conservée dans sa forme vivante mais n’existe que sous d’autres manifestations (lorsqu’elle n’est plus
jouée, dansée, présentée) : films, vidéographies, notations, photographies… Ces différentes
manifestations permettent néanmoins de rendre perceptible ou de faire connaître l’œuvre et constituent,
au même titre que la représentation d’un soir, une forme de visibilité de l’œuvre. On a trop souvent eu
tendance à ramener les arts vivants à leur propre disparition, ne leur accordant d’existence que scénique,
sans, d’ailleurs, que la définition de l’œuvre ne puisse clairement coïncider avec l’une de ses
représentations (ou réduisant alors la définition de l’œuvre à la seule représentation d’un soir ce qui
revient à fixer, à figer, ce qui se voudrait vivant). Le pendant de cette tendance est tout aussi contestable :
on a trop souvent opposé à cette fluctuation de l’art vivant les « certitudes » que procureraient les arts
plastiques (peinture, sculpture) ; certains chercheurs ont pourtant montré que la peinture ou la sculpture
rendaient fort complexe la circonscription de l’œuvre, son attribution, la définition de l’original (voir, à
propos de la sculpture de Rodin : Krauss Rosalind, « Sincèrement vôtre », L’Originalité de l’avant-garde
et autres mythes modernistes, op. cit., p. 150-176) ; ou que l’œuvre picturale observée plusieurs siècles
plus tard ne présentait qu’une vue fort modifiée de ce supposé objet immuable (le tableau, sa couleur et
ses matières se sont altérés, ses conditions de visibilité et d’éclairage sont inadéquates : voir Pastoureau
Michel, « Voir les couleurs du passé : anachronismes, naïvetés, surlectures », art. cit.). Nous
revendiquons une définition de l’œuvre plus large qui prendrait en compte ses différentes manifestations.
66 Passages
La réflexion sur le public amène, on l’a vu, à définir tant cette notion que
celle d’œuvre. Leur relation a fait l’objet d’une étude approfondie par l’école de
Constance qui oriente son champ d’investigation autour de la réception et non de
la perception. L’apport de ce travail pour cette étude constitue un passage
nécessaire à l’articulation des questionnements. Car la théorie de la réception
propose une pensée particulière du public et de l’œuvre. Elle semble s’inscrire
dans le prolongement d’une vision principalement objective de la perception –
c’est-à-dire que le contexte et la nature de l’objet artistique détermine en grande
partie le rapport à l’art ; réciproquement, la perception semble alors s’accorder à
cette réception ou du moins inclure une part de cette réception.
C’est Hans Robert Jauss qui expose dans son ouvrage intitulé Pour une
esthétique de la réception79 cette théorie appliquée à la littérature. Si cet objet est
quelque peu différent des arts du spectacle et exige de déplacer ou de transposer
en certains points les raisonnements de H. R. Jauss, l’intérêt des propositions
repose sur une attention particulière à l’œuvre (littéraire) en fonction de ses
destinataires. Récusant les approches historiques habituelles qui étudient l’œuvre
en fonction de l’auteur (biographie, tendances et esprit du temps, recherche des
sources…), H. R. Jauss se donne pour projet de prendre en considération l’effet
produit par l’œuvre. La perspective du chercheur est historique : il réfléchit aux
conditions d’une histoire de l’art et de la littérature nettoyée de ces
méthodologies inadaptées et dénoncées par l’auteur. Il expose ainsi, en ouverture
de l’ouvrage, une critique du positivisme, de l’historicisme, et des théories
marxistes et formalistes par laquelle il devient possible de dégager son propre
79
Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, « Tell », Paris, 1978, trad. Claude
Maillard.
67 Passages
postulat : l’œuvre est définie comme facteur de création de la société (et non
selon la théorie du reflet 80 propre au marxisme qui réduit l’œuvre à la seule
fonction de représenter une réalité déjà connue), et prend forme dans une
interaction triple : entre le public et l’œuvre, l’œuvre et les œuvres précédentes,
l’œuvre et l’histoire. C’est donc une histoire du rapport dialogique à l’œuvre que
H. R. Jauss tente de construire. L’œuvre agit et surtout produit des effets sur un
lecteur. Ce schéma désire récuser une vision de la relation entre art et public
selon le modèle fermé d’une communication entre un destinateur et son
destinataire suivant les catégories connues de message et destinataire, question et
réponse 81 . Thèse que cette étude partage : une telle approche appauvrirait
considérablement la nature de la relation théâtrale. « Analyser la perception du
spectateur au théâtre reviendrait alors à mesurer l’écart entre le message émis et
le message reçu, à comptabiliser les signes reçus par rapport aux signes émis82 »,
met également en garde A.-M. Gourdon. Le théâtre, l’œuvre chorégraphique, ne
relèvent ni d’un langage, ni d’un code linguistique, ni d’un décodage univoque.
Pour H. R. Jauss, la fonction de l’art n’est donc pas représentative et
expressive mais productive et réceptive : il s’agit d’insister sur la participation et
la réception actives, la compréhension critique. Il faut pourtant noter que la force
de ces propositions s’atténue parfois à cause d’une variation dans les termes qui
fait vaciller la radicalité des affirmations. H. R. Jauss utilise en effet également
les termes de producteur et consommateur : « la littérature et l’art ne s’ordonnent
en une histoire organisée que si la succession des œuvres n’est pas rapportée
seulement au sujet producteur, mais aussi au sujet consommateur – à l’interaction
de l’auteur et du public83 ». On voit là combien l’étude de H. R. Jauss ramène
l’œuvre à un objet (de consommation) ou rabat l’œuvre sur l’auteur : les termes
de la relation sont donc instables au fil du texte, ou plutôt, c’est parce qu’une
80
Ibid., p. 34-44.
81
Michel Corvin renvoyait à un tel modèle en évoquant « un émetteur et un récepteur », op. cit., entrée
« public ».
82
Gourdon Anne-Marie, op. cit., p. 118. L’auteur propose une longue critique de la relation théâtrale
comme communication sur laquelle nous ne nous attardons pas car le débat est ancien et ne semble plus
aujourd’hui diviser personne. Voir également Mounin Georges, « La Communication théâtrale »,
Introduction à la sémiologie, Minuit, Paris, 1970, p. 87-94.
83
Jauss Hans Robert, op. cit., p. 43.
68 Passages
84
Ibid., p. 114, par exemple: “développer le projet d’une histoire de l’art qui intègre les trois activités
esthétiques de la production, de la communication et de la réception ».
85
Ibid., p. 50. On voit qu’un tel schéma lié à la littérature ne peut s’appliquer parfaitement à l’art
chorégraphique qui rend plus complexe la question de l’œuvre, dans la mesure où, si, au mieux, les
œuvres continuent d’exister au fil du temps, leur manifestation doit prendre en compte les danseurs-
interprètes présents, leurs choix interprétatifs et la nature de leur corporéité.
86
Ibid., p. 13 (préface).
69 Passages
L’on perçoit ici que H. R. Jauss, tout en affirmant une prédétermination générale,
penche également vers une définition sociologique du public qui est donc
organisé en catégories de lecteurs90. Le dessin d’un champ général dans lequel
s’inscrit le lecteur se superpose donc à de possibles lectures individuelles… qui
n’en sont pas moins sociales, déterminées socialement.
87
Ibid., p. 55.
88
Jean Starobinski emploie le terme dans la préface, ibid., p. 18.
89
Ibid., p. 56. C’est nous qui soulignons.
90
Voir à ce titre l’étude « La Douceur du foyer », ibid., p. 288.
70 Passages
91
Ibid., p. 54.
92
Ibid., p. 129.
93
Ibid. p. 54.
71 Passages
ci amène bien à adopter une méthode qui focalise l’attention de l’étude sur
l’œuvre même afin d’en déduire son public.
94
Si Marcel Duchamp utilise également ce terme, c’est dans une autre perspective. Il écrit dans Duchamp
Marcel, « Alpha (B/CRI) tique », Duchamp du signe, Flammarion, « Champs », Paris, 1994 (1ère éd. :
1975), p. 247 (1ère éd. : « Marcel Duchamp, vite », Le Surréalisme, même, n° 2, printemps 1957, op. 143-
145) : « Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux. On découvre aujourd’hui le Greco ; le public peint
ses tableaux trois cents ans après l’auteur en titre. » Ou encore : « Somme toute, l’artiste n’est pas seul à
73 Passages
accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en
déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au
processus créatif. Cette contribution est encore plus évidente lorsque la postérité prononce son verdict
définitif et réhabilite des artistes oubliés. », ibid., p. 189. Il s’agit moins là de spécifier une activité
perceptive que d’intégrer le public dans le site de l’art, d’en faire un acteur déterminant quant à l’histoire
artistique ou à la valeur de l’art.
95
C’est par ces deux termes que Michel Corvin définit le spectateur. Nous reviendrons sur ce paradigme
important du voyeur (dans la deuxième partie), terme qui, bien que dérivé du verbe « voir » emporte avec
lui d’autres connotations plus complexes. Corvin Michel, op. cit., entrée « spectateur », p. 788.
96
Foucault Michel, op. cit., p. 220.
74 Passages
gestes arrondis, draperies. (…) L’ordre de l’architecture, qui libère à son sommet
les figures de la danse impose sur le sol ses règles et sa géométrie aux hommes
disciplinés 97 . » Bien que le vocabulaire ici employé tranche soudain avec
l’ensemble de l’essai, M. Foucault ne tire pas, dans cet ouvrage, toutes les
conséquences d’une telle observation ; il renvoie cette médaille au paradigme des
diverses représentations de la discipline. Mais il n’aura pas échappé que s’insinue
là une liberté possible. Il n’est pas innocent que celle-ci soit associée à la danse, à
une pratique corporelle sensible qui semble pouvoir échapper à tout dressage98.
Une dizaine d’années plus tard, M. Foucault reviendra sur ce corps dans
une réflexion sur le rapport au corps en Grèce d’après les textes prescriptifs du
IVème siècle 99 . Si des systèmes de pouvoir et de savoir tendent à réguler les
pratiques corporelles, les formes et modalités de rapport à soi permettent au sujet
de se définir comme tel : c’est l’affirmation d’un usage de soi, la possibilité
d’une subjectivation. D’une façon comparable, Marcel Mauss 100 distingue
habitus et habitude : l’habitus relève de normes sociales (éducation, mode,
convenances) alors que l’habitude peut varier selon chaque individu. Au-delà des
normes et interdits mis en place par les institutions religieuses, judiciaires,
pédagogiques ou médicales de toute société, M. Foucault dresse donc les
conditions d’une pratique qui prend ses libertés par rapport aux normes
disciplinaires. Face à l’assujettissement, l’individu répond par l’élaboration de
pratiques assumées. La conduite mesurée en matière de diététique, d’économie
ou d’érotisme (pour reprendre les domaines définis par M. Foucault, ceux du
rapport quotidien de l’individu à son corps, à sa famille, à sa sexualité) devient
97
Ibid., p. 221.
98
Nous n’ignorons pas qu’un large débat nourrit actuellement la réflexion sur la formation du danseur et
dénonce les pratiques disciplinaires qui semblent modeler pour une grande part cet enseignement. Preuve,
s’il en est, que la discipline envahit tout domaine des savoirs et des pratiques. Il n’en demeure pas moins
que se cherchent et s’expérimentent, dans le travail du corps, d’autres possibles susceptibles d’échapper à
un tel schéma disciplinaire… ce qu’appellent de leurs vœux les auteurs de ce débat spécifique. Voir en
particulier : Ginot Isabelle, Launay Isabelle, « L’Ecole, une fabrique d’anticorps ? », art press,
« médium danse », Paris, numéro spécial 23, novembre 2002, p. 106-111 ; Nouvelles de danse, « La
Transmission », Contredanse, Bruxelles, n° 20, printemps 1994 ; Perrin Julie, « La Transmission en
débat », Funambule. Revue de danse, Anacrouse - Université Paris 8, Saint-Denis, juin 2003, p. 5-12 ;
Wavelet Christophe, « Quels corps ? Quels savoirs ? Quelles transmissions ? », Marsyas, Paris, n° 3, juin
1995, p. 39-44.
99
Foucault Michel, Histoire de la sexualité. Tome 2. L’usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984.
100
Mauss Marcel, op. cit., 1997, p. 368-369.
75 Passages
101
De Certeau Michel, Giard Luce, Mayol Pierre, L’invention du quotidien. 2. habiter, cuisiner,
Gallimard, « Folio essais », 1994, p. 353.
102
Les quatre facteurs du mouvement – espace, temps, force, flux – définis par Rudolf Laban (voir plus
loin) ne sont pas sans entrer en écho avec les paramètres qui permettent à Michel Foucault d’exposer les
caractéristiques de l’individualité disciplinaire : celle-ci « est dotée de quatre caractères : elle est cellulaire
(par le jeu de la répartition spatiale)[facteur espace], elle est organique (par le codage des activités)
[éventuellement assimilable au facteur flux], elle est génétique (par le cumul du temps) [facteur temps],
elle est combinatoire (par la composition des forces) [facteur force] », in Foucault Michel, Surveiller et
punir. Naissance de la prison, op. cit., p. 196.
76 Passages
103
Boucris Luc, L’Espace en scène, Librairie théâtrale, Paris, 1993, p. 287.
104
Bernard Michel, « Danse et musicalité. Les jeux de la temporalisation corporelle », De la création
chorégraphique, op. cit., p. 173 et suiv., ou « L’avènement de la danse ou l’ivresse des métamorphoses »,
ibid., p. 83 : « la matrice constitutive de la spécificité de l’art de la danse (que j’appelle “l’orchésalité”),
c’est-à-dire les quatre caractéristiques majeures qui permettent la détermination esthétique de l’acte de
danser : 1. sa dynamique corporelle de métamorphose indéfinie (…) 2. son jeu aléatoire et paradoxal de
construction et destruction (…) de “tissage” et “détissage” de la temporalité (…) 3. son défi obstiné à la
gravitation terrestre (…) 4. sa pulsion auto-affective ou auto-réflexive, c’est-à-dire ce désir intense et
irrépressible de retour de la corporéité à et sur elle-même ».
77 Passages
d’influence d’une société sur le corps : il est le fruit d’une éducation, d’un
modelage permanent, d’une imitation contagieuse, des modes, des coutumes…
autant d’habitus forgés par la société. Il s’accorde donc avec M. Mauss sur la
structure fondamentalement sociale de notre corporéité (« le corps humain est,
pour chaque société, le symbole de sa propre culture105 ») ; mais il récuse les
termes d’instrument et de techniques du corps, trop réducteurs et faussant
l’analyse : le corps n’est pas une réalité autonome que nous maîtrisons. Le corps
est dans la réunion complexe de sa réalité biologique, imaginaire et sociale, il
« est le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes106 ». Ainsi,
dans « l’approche sociologique : le corps comme structure sociale et mythe », M.
Bernard affirme, certes, les déterminations sociales façonnant le corps mais
récuse toute instrumentalisation : malgré le modelage social, il devient donc
possible d’imaginer des modes d’être propres, car il n’existe pas de société
« totalitaire, calculatrice et vorace pour laquelle le corps individuel ne serait
107
qu’un jouet ou une cire molle ». Les conséquences pour l’œuvre
chorégraphique et le public en découlent :
« Si la scène déconstruit a priori ce qu’elle montre et, en premier
lieu, les corps des acteurs ou danseurs qui évoluent devant nous, la
perception en elle-même et par elle-même de ces corporéités ne peut que
les transmuter en les soumettant aux effets imprévisibles du jeu
chiasmatique du pouvoir fictionnaire conjoint de notre sensorialité, de
notre énonciation et de notre expressivité. En somme, la corporéité est
vouée à se dérober devant toute tentative qui prétend, d’une part, la
montrer, l’instrumentaliser et a fortiori la manipuler ; d’autre part,
l’identifier et par là nier la mutabilité indéfinie de sa puissance de
simulation108. »
On peut non seulement envisager l’œuvre dans son travail actif, mais le public
lui-même est théâtralisé : il « perd son autonomie ontologique pour se dissoudre
dans la relation fictive produite par la théâtralité scénique109 ». C’est en terme de
relation inventive que se dessine le rapport à l’œuvre. La perception est en effet,
105
Bernard Michel, Le Corps, op. cit., p. 131.
106
Ibid., p. 134.
107
Idem.
108
Bernard Michel, « Les Fantasmagories de la corporéité spectaculaire ou le processus simulateur de la
perception » (1999), De la création chorégraphique, op. cit., p. 94.
109
Ibid., p. 87.
78 Passages
110
Bernard Michel, « Sens et fiction ou les effets étranges de trois chiasmes sensoriels », art. cit., p. 95-
100.
111
Merleau-Ponty Maurice, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 24 et suiv.
79 Passages
une temporalité, elle est réseau d’intensités et processus de variations. C’est une
théorie fictionnaire de la sensation 112 et ce qui importe est le mécanisme du
sentir. Cette thèse tire parti de la réflexion deleuzo-guatarienne sur les tenseurs
au sujet du langage, et l’élargit à la perception même. Comme le langage,
l’œuvre est considérée comme un matériau, comme un agencement d’intensités,
de forces et la perception agence l’œuvre, réorganise l’ensemble, produit des
tenseurs113.
Ainsi, M. Bernard propose-t-il une approche de la perception qui tente
d’en aborder les multiples facettes ; il s’éloigne alors
« des différentes approches théoriques employées au cours des
dernières décennies, à savoir :
- l’approche neuro-biologique qui rend compte du processus perceptif par le
seul fonctionnement du mécanisme de connexion des réseaux
neuroniques ;
- l’approche psychologique qui réduit la perception à un comportement
d’adaptation comme forme d’activité cognitive ;
- l’approche phénoménologique, qui envisage cette même perception
comme une relation existentielle avec le monde et un mode
d’intentionnalité ;
- l’approche psychanalytique pour laquelle le processus perceptif est étudié
dans sa seule dimension pulsionnelle comme vecteur des intensités
libidinales, support du désir ;
- l’approche socio-anthropologique qui ne s’intéresse à la perception que :
a) comme modalité spécifique d’adaptation collective à l’environnement,
b) ou comme style de relation ethnique, c) ou comme type de
communication intersubjective, d) ou, enfin, comme système de règles de
gestion des rapports de forces sociales ;
- l’approche pragmatico-linguistique qui analyse l’acte de percevoir à
travers la manière dont il s’énonce (cf. Austin) et comme exercice du
pouvoir sur l’interlocuteur ;
- enfin, l’approche très singulière de Deleuze et Guattari qu’ils qualifient de
rhizomatique ou machinique, c’est-à-dire un processus sauvage et
aléatoire de branchement matériel d’intensités multiples et hétérogènes
provenant de nos cinq sens114. »
112
Bernard Michel, « Esquisse d’une nouvelle problématique du concept de sensation et de son
exploitation chorégraphique » (1998), De la création chorégraphique, op. cit., p. 101-121.
113
Bernard Michel, « Danse et texte. Danseurs et tenseurs ou pour une lecture chorégraphique des
textes » (1995), De la création chorégraphique, op. cit., p. 125-132.
114
Bernard Michel, « Esquisse d’une théorie de la perception du spectacle chorégraphique », art. cit.,
p. 206-207.
80 Passages
M. Bernard s’éloigne des ces approches strictes mais en tire parti, afin de mettre
en évidence toute la complexité d’un travail perceptif défini comme pluriel et
paradoxal. Car la perception est à la fois « active et passive, mono- et poly-
sensorielle, pulsionnelle et signifiante, vécue empiriquement et énoncée,
informative et expressive, et, plus radicalement, individuelle et sociale, une et
duelle115. » S’affirme donc le jeu complexe d’une perception prenant forme à la
fois face à son objet et dans un contexte singulier, et d’une perception immanente
à la sensation même du sujet. La relation se déploie dans une activité multiple et
réciproque de l’œuvre comme de son public.
115
Ibid., p. 208.
81 Passages
116
Jauss Hans Robert, op. cit., p. 55.
117
Eco Umberto, L’Œuvre ouverte, Seuil, Paris, 1965, trad. Chantal Roux de Bézieux avec le concours
d’André Boucourechliev (Opera Aperta, Bompiani, Milan, 1962).
118
Ibid., p. 17.
82 Passages
ne sont pas le résultat d’une action volontaire, ni d’un choix conscient, mais
relèvent du travail perceptif propre à chacun, dans ce cadre donné. Il ne s’agit
donc pas d’affirmer que les trajets perceptifs de chacun sont semblables mais que
la communauté perceptive repose plutôt sur des processus communs, engagés par
l’œuvre, qui orientent la disposition du public et le tissage de sa perception, sans
interdire à chacun d’y parvenir par des chemins de traverse singuliers. Alors, si la
danse « produit des sujets, une pluralité irréductible de lectures singulières », elle
forge néanmoins un public, dans une relation trans-subjective qui consiste peut-
être en un « lien social [qui] se constitue par une distanciation, un espacement
des sujets qui constitue leur singularité119. »
On l’aura compris, il ne s’agit aucunement d’opposer une relation
objective à une relation subjective à l’œuvre. Mais de penser l’articulation
complexe entre le sujet et la communauté, entre expérience commune et parcours
singulier – articulation qui détermine la nature du collectif rassemblé par
l’œuvre. Il ne s’agira pas de nier l’importance, dans la relation artistique, tant des
prédispositions du sujet que des déterminations historiques. Les études cognitives
et sociologiques ont montré combien la perception (et donc aussi la production
artistique) dépendait d’une histoire, d’un apprentissage, d’une mémoire de
l’individu. J. Crary nuance néanmoins le déterminisme historique qu’il a posé, en
rappelant que l’histoire fonctionne à plusieurs vitesses et que les périodisations
qu’il propose ne doivent pas faire oublier qu’il n’y a pas, à chaque époque, un
seul type d’observateur, mais formation d’un modèle dominant120. Dans l’analyse
des œuvres qui suit, la réflexion prend acte de ces constructions historiques et
sociales, qui, sans prendre place au cœur de l’analyse, en constituent un arrière-
plan indéniable… dans la mesure où le chercheur ne peut ni s’extraire de son
contexte, ni s’abstraire de ses modes perceptifs.
119
Fabbri Véronique, texte de présentation pour le séminaire « Danse et politique », op. cit.
120
Crary Jonathan, op. cit., p. 27.
83 Passages
121
Mervant-Roux Marie-Madeleine, op. cit., p. 69 ; pour un développement sur les émotions : p. 65-72.
122
Vincent-Buffault Anne, op. cit., p. 74.
84 Passages
123
« It is the break with perceptual habits alone which makes art, potentially, political. », Lehmann Hans-
Thies, « The political in the post-dramatic », Maska. Performing Arts Journal, Ljubljana, Vol. XVII,
n° 74-75, spring 2002, p. 75.
85 Passages
129
Rokem Freddie, art. cit., p. 16 : « What I argue is that the thematics of looking within the fictionnal
world of a specific production points directly at the larger issue of the spectatorial practices that this
production implicitly establishes. » C’est nous qui soulignons.
130
Ibid., p. 17 : « it is not sufficient, I believe, to rely solely on the assumed universality of the scopic
drive, or even the notion of the “gaze” as they have been examined within the framework of
psychoanalytic theory. (...) What could be called a significant theatrical communication takes place when
a seemingly haphazard group of spectators becomes an audience. » (trad. : il n’est pas suffisant, je crois,
de seulement compter sur la prétendue universalité de la dynamique scopique, ou même sur la notion de
“regard” telles qu’elles ont été analysées dans le cadre de la théorie psychanalytique. (…) Ce que l’on
pourrait appeler une communication théâtrale significative a lieu quand un groupe de spectateurs
apparemment réuni fortuitement devient un public. »)
88 Passages
1
Ropars-Wuilleumier Marie-Claire, Ecrire l’espace, Presses universitaires de Vincennes, « Esthétiques
hors cadre », Saint-Denis, 2002, p. 79-80.
2
Bernard Michel, « Esquisse d’une théorie de la perception du spectacle chorégraphique », art. cit.,
p. 211
3
Ibid., p. 213.
89 Passages
complexité de l’ensemble, mais de diriger notre attention vers l’un de ces fils qui
en constitue l’armature : l’espace.
4
Aumont Jacques, op. cit., p. 253.
90 Passages
adéquats, et des méthodes de pensée et d’invention qui ont avantage à être elles-
mêmes inventives et donc variées et multiples5. »
Si la question de l’espace est le biais par lequel cherche à se dégager la
nature des passages entre l’œuvre et son public, la notion d’espace elle-même
exige d’être revisitée. Car si l’art, par définition, transforme les catégories
habituelles, parions que l’espace en sera bouleversé. Quelle est donc la nature de
cette transformation ? Quel espace le danseur, et l’œuvre chorégraphique
donnent-ils à voir et à sentir ? Comment l’œuvre chorégraphique construit-elle
des perceptions singulières susceptibles de réinventer nos spatialités, et dans le
même temps, d’autres façons de concevoir l’expérience artistique ?
5
Idem.
91 Passages
A – Lieu
6
On reviendra, dans la suite du développement, sur cette scène construite à Dessau.
7
Appia Adolphe, « L’Espace vivant », (extrait de : Appia Adolphe, L’œuvre d’art vivant, Œuvres
complètes, tome III, L’Age d’Homme, Lausanne), Nouvelles de danse, « Danse et architecture »,
Contredanse, Bruxelles, n° 42/43, printemps-été 2000, p. 26-35.
92 Passages
9
Abirached Robert, La Décentralisation théâtrale. Tome 1 à 4, op. cit.
10
Le théâtre à l’italienne s’élabore lentement en Italie aux quinzième et seizième siècles, d’abord pour les
fêtes princières et l’opéra ; il est inspiré des traités d’architecture antiques et du théâtre romain, mais
surtout bénéficie des théorisations de la peinture sur l’usage de la perspective. Il sera exporté dans toute
l’Europe et en France, la danse classique en fera son lieu dès la seconde moitié du dix-septième siècle
(alors qu’à cette même période, l’art théâtral occupe encore des lieux d’emprunts : cours de châteaux,
salles d’apparat, etc.) Voir Surgers Anne, op. cit., chapitres 5 et 7.
94 Passages
11
Sur cette « géographie et anatomie du plateau », voir Bourdier Rémi, « Fragments d’univers », in
Boucris Luc, Freydefont Marcel (dir.), Etudes théâtrales, Arts de la scène, scène des arts. Volume II.
Limites, horizons, découvertes : mille plateaux, Centre d’études théâtrales, Université catholique de
Louvain, n° 28/29, 2003-2004, p. 80-86. Les longitudes sont les lignes parallèles reliant la rampe au fond
de scène (lignes de levée, inter-jardin, milieu, inter-cour) et latitudes les lignes qui leur sont
perpendiculaires (costières, rues, fausses rues).
12
Ibid., p. 83. « Dans la composition classique, l’axe médian longitudinal est le pôle autour duquel ou sur
lequel se jouent les tensions, si on l’emprunte, si on le rejoint, si on s’en approche, si on s’en éloigne, si
on le remonte ou on le redescend », p. 85.
13
Ginot Isabelle, Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, Centre national de la danse, « recherches »,
Pantin, 1999, p. 168.
95 Passages
14
Bourdier Rémi, art. cit., p. 84.
96 Passages
15
Sur l’architecture particulière du Théâtre de la Ville à Paris, voir Fabre Valentin, Perrottet Jean,
« Recherches et réalisations (1963-1996) », in Freydefont Marcel (dir.), Etudes théâtrales. Le Lieu, la
scène, la salle, la ville. Dramaturgie, scénographie et architecture à la fin du 20ème siècle en Europe,
Centre d’études théâtrales, Université catholique de Louvain, n° 11/12, 1997.
97 Passages
processus qui mène alors, sans doute, à préciser des caractéristiques de la danse
plus fines, plus subtiles, car sorties des catégories toutes faites.
En effet, c’est aussi l’un des rôles du lieu théâtral que de désigner l’œuvre
comme telle, de même que le musée définit le site des arts plastiques et visuels.
Pourtant, le lieu théâtral n’est pas réservé à la danse. Comment celle-ci, qui
semble alors demeurer sans lieu, parvient-elle à redéfinir son site, son espace ?
Quel usage singulier fait-elle de ce bâtiment théâtral qu’elle s’est annexé ?
Comment s’est-elle affirmée dans ce lieu qu’elle investissait ? Plutôt que
l’examen des différents lieux possibles pour la danse, c’est sur ces questions-là
qu’il semble intéressant de se pencher. Car, quelles que soient les expériences
momentanées ici ou là, chaque chorégraphe s’est aussi confronté au lieu théâtral.
Dans ce va-et-vient entre le théâtre et l’extérieur, s’exprime sans doute le désir
d’ouvrir d’autres types d’expériences, mais aussi, pourquoi pas, de nourrir le lieu
théâtral de ces passages en extérieur qui auront permis d’explorer d’autres modes
de relation que la scène semblait avoir gelés. L’enjeu face à ce lieu théâtral réside
donc bien dans la capacité et l’inventivité d’un art à ne pas s’y annihiler. On a pu
reprocher à certaines danses de ne pas avoir assez interrogé ce bâtiment. L.
Louppe pose la question :
« comment procéder avec l’espace scénique qui vous enserre (…) ?
Comment occuper ou réoccuper, la scène instituée, en en déjouant en
connaissance de cause les pièges ? Il y a plusieurs voies : le soupçon
comme conduite scénographique (Humphrey, Brown). L’utopie comme
négation des convergences perspectivistes (…). Ou encore l’abdication
pure et simple qui est le lot d’une grande partie des danseurs français des
années 80, qui tout comme les gens de théâtre, se sont résignés à traiter
l’espace comme une catégorie purement scénographique (c’est-à-dire
mimétique)19. »
Le propos est dur pour la danse française et attaque au passage le monde théâtral.
Reste à comprendre ce qui permet de réduire le traitement scénographique à un
traitement mimétique de l’espace… restreignant par là la définition du terme
« scénographie » à l’une de ces acceptions, celle de « décor » (mais d’un décor
pensé, semble-t-il ici, dans une esthétique réaliste), au détriment d’une acception
19
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 183.
99 Passages
l’encontre d’un « théâtre obligé » : « c’est cette contrainte de l’édifice que [Guy-
Claude François] appelle parfois “le théâtre obligé”20. »
20
François Guy-Claude, « Le Lieu scénique contribue à la création théâtrale », in Freydefont Marcel
(dir.), Etudes théâtrales. Le Lieu, la scène, la salle, la ville. Dramaturgie, scénographie et architecture à
la fin du 20ème siècle en Europe, op. cit., p. 163.
21
Boucris Luc, op. cit., p. 9.
22
Freydefont Marcel, « Tout ne tient pas forcément ensemble. Essai sur la relation entre architecture et
dramaturgie au 20ème siècle », in Freydefont Marcel (dir.), Etudes théâtrales. Le Lieu, la scène, la salle, la
ville. Dramaturgie, scénographie et architecture à la fin du 20ème siècle en Europe, op. cit., p. 25.
23
Bablet Denis, « La Remise en question du lieu théâtral au 20ème siècle », art. cit., p. 13.
101 Passages
24
Ibid., p. 15.
102 Passages
25
Corvin Michel, « L’Ecriture contemporaine a-t-elle conquis sa liberté d’espace ? », in Freydefont
Marcel (dir.), Etudes théâtrales. Le Lieu, la scène, la salle, la ville. Dramaturgie, scénographie et
architecture à la fin du 20ème siècle en Europe, op. cit., p. 65.
26
Freydefont Marcel, « Tout ne tient pas forcément ensemble. Essai sur la relation entre architecture et
dramaturgie au 20ème siècle », art. cit., p. 32.
103 Passages
Une autre illusion très forte réside dans le mythe d’une unité du lieu. Elle
découle de ce désir de se défaire du théâtre à l’italienne et est, elle aussi, motivée
par des facteurs à la fois sociaux et esthétiques. Les auteurs28 définissent en effet
cette architecture du théâtre à l’italienne par ses divisions. Division entre la scène
et la salle qui semblent former deux espaces autonomes. Et division dans la salle
même : « le lieu de rassemblement n’est plus qu’un lieu de division, de
ségrégation sociale », écrit D. Bablet 29 . La recherche d’une relation juste
socialement et esthétiquement doit donc passer par une unification du lieu. Se
développe l’idée d’une communion qui tient du rite : « le théâtre sera “la
cathédrale de l’avenir”. L’expression est d’A. Appia. D’où l’idée d’une
nécessaire liaison de la salle et de la scène conçues en un espace unifié. D’où
également les principes d’un théâtre de masse qui tiendra à la fois de la
célébration religieuse et de la manifestation sportive30. » Le caractère proprement
artistique du théâtre perd ici toute spécificité ; art, sport et religion sont
confondus, rappelant les confusions produites par l’usage même du terme de
« spectateur ». L’unité recherchée dans ce rassemblement n’est en effet pas de
l’ordre du collectif. Il ne s’agit pas tant ici de constituer un public au sens
politique, mais plutôt d’appeler au théâtre une « foule », une « masse », selon les
termes mêmes des auteurs. L’enjeu de ce débat est donc avant tout social : il
s’agit d’affirmer un droit égal à voir pour chacun (contrairement à une salle à
l’italienne posant des problèmes de visibilité et d’acoustique) et de tenter de
gommer les disparités sociales. Il ne réside donc pas véritablement dans la
possibilité d’imaginer la constitution d’un public, d’un nouvel ensemble formé
27
Ibid., p. 37-38.
28
Voir les différents textes in Bablet Denis et Jacquot Jean (dir.), Le Lieu théâtral dans la société
moderne, op. cit.
29
Bablet Denis, « La Remise en question du lieu théâtral au 20ème siècle », art. cit., p. 15.
30
Ibid., p. 16. Sur la question de l’unification de l’espace, voir également : Southern Richard, « Scène
ouverte et scène fermée », in Bablet Denis et Jacquot Jean (dir.), Le Lieu théâtral dans la société
moderne, op. cit., p. 91-98.
104 Passages
par l’œuvre et par l’activité perceptive ; un public qui ne préexisterait pas. L’on
ne comprend pas bien alors de quelle nature serait cette unité dans la salle, ni ce
qui permettrait d’en ignorer les distinctions sociales et les inégalités. Certes, la
répartition des spectateurs ne permettrait plus de préjuger de leur rang, mais
l’unité n’en demeurerait pas moins factice. Le lieu même aurait-il la faculté de
transformer une simple addition de spectateurs en une globalité collective ? Les
termes du débat ne proposent pas d’entrer dans ce type de distinction.
Au niveau esthétique, le refus du théâtre à l’italienne prend sa source dans
la dénonciation d’un illusionnisme perspectif : il faut renoncer à ce « théâtre de
vision, théâtre-miroir, théâtre-tableau31 ». Ce refus s’accompagne d’un désir de
rapprochement qui s’oppose à l’éloignement, à la distance, imposés par le
découpage en plans de la scène italienne, par une certaine planéité du spectacle
présenté comme sur une scène lointaine. Le désir d’unité, d’unification, qui se
joue là cherche à balayer la frontière entre la scène et la salle, à constituer un
rassemblement, une communion qui emporte avec elle le plateau même. A la
domination du voir se substitue l’idée d’un théâtre qui mettrait en avant le jeu de
l’acteur (paroles et gestes) ; l’action dramatique s’annonce comme un remède
aux artifices, aux images illusionnistes. Le théâtre de l’acteur, de l’humain, se
substitue à un théâtre de machineries complexes, théâtre de la technique, des
décors. C’est insister sur l’importance du corps humain si présent dans la
recherche de Jacques Copeau, de Vsevolod Emilievitch Meyerhold, A. Appia ou
Gordon Craig. Sans aller jusqu’à remplacer le visible, le lisible, par un sensible
kinesthésique, une telle affirmation semble sous-entendre que la relation à
l’œuvre s’exprimerait alors sur le mode d’un « contact direct que le naturalisme
avait détruit32 ». Mais D. Bablet souligne qu’une telle relation ne sera possible
que dans une architecture autre : théâtre en rond, en anneau, en éperon, lieux
scéniques hors du théâtre (cirque, intervention in situ…), théâtre transformable,
polyvalent… L’unité de l’espace du spectateur et de l’acteur, quelle que soit la
31
Bablet Denis, art. cit., p. 15.
32
Ibid., p. 16.
105 Passages
33
Jacques Fontanille propose une histoire du théâtre selon cette perspective architecturale : « l’histoire du
théâtre pourrait être considérée à partir de ces variations de la détermination spatiale du spectateur : un
premier mouvement vise à cantonner ce dernier en deçà d’une frontière que représente matériellement le
rideau quand il est baissé. (…) Un deuxième mouvement, à l’époque moderne, vise au contraire à noyer
le spectacle au milieu du public, et donc à multiplier les points de vue possibles sur ce spectacle. Tout ou
presque a été tenté pour briser l’identification ou pour la rendre plus totale, depuis la boîte
scénographique de type perspectif du théâtre à l’italienne – le plus illusionniste et le plus restrictif –
jusqu’au “théâtre de l’environnement”, où la distinction entre acteurs et spectateurs disparaît quasiment,
où la représentation intègre tous les espaces, énoncifs, énonciatifs, dans un dispositif unique. » Fontanille
Jacques, Les Espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur (discours – peinture –
cinéma), Hachette supérieur, Paris, 1989, p. 21.
34
Freydefont Marcel, « Tout ne tient pas forcément ensemble. Essai sur la relation entre architecture et
dramaturgie au 20ème siècle », art. cit., p. 17.
106 Passages
35
Ibid., p. 40.
107 Passages
B – Représentation
36
Foucault Michel, « Des espaces autres » (1967, publié en 1984), Dits et écrits, tome 4, Gallimard, p.
752.
108 Passages
37
De même, Anne Surgers écrit : « A force de présence, la perspective est paradoxalement devenue
discrète : à peu près toutes les images qui nous sont données à voir sont construites selon ce mode de
représentation. », op. cit., p. 70.
38
Francastel Pierre, Peinture et société. Naissance et destruction d’un espace plastique, de la renaissance
au cubisme, Denoël, Paris, 1977, p. 39.
109 Passages
39
Inversement, le passage de la théorie émissive et corpusculaire de la lumière – selon la théorie classique
qui représente alors une propagation de la lumière rectiligne – à une théorie ondulatoire, au milieu du dix-
neuvième siècle, ne permettra plus de légitimer la perspective par l’optique. Voir Crary Jonathan, op. cit.,
p. 127.
110 Passages
40
Pour une histoire de la perspective non linéaire, ni évolutionniste mais plurielle, voir Damisch Hubert,
L’Origine de la perspective, Flammarion, « Idées et Recherches », Paris, 1987.
41
Francastel Pierre, op. cit., p. 47.
111 Passages
42
Ibid., p. 41.
43
Voir l’Encyclopédie universelle Larousse, L’intégrale, DVD rom, 2002, article « Piaget ».
112 Passages
44
Merleau-Ponty Maurice, La Prose du Monde, Paris, Gallimard, « Tel », Paris, 1969, p. 72 et 76.
113 Passages
45
Foucault Michel, « Des espaces autres », art. cit., p. 753.
46
Idem. Michel Foucault note cependant – autre exemple d’une superposition de temps – que « l’espace
contemporain n’est peut-être pas encore entièrement désacralisé » et que perdure donc, malgré la
désacralisation théorique proposée par l’étendue de Galilée, un certain nombre d’oppositions qui
organisent notre conception de l’espace : opposition entre espace privé et public, espace de la famille et
espace social, espace de loisirs et espace de travail… Ibid., p. 754.
47
Idem.
48
Idem.
114 Passages
49
Merleau-Ponty Maurice, La Prose du Monde, op. cit., p. 74-75.
50
Maldiney Henri, « Tal Coat » (1954), Regard Parole Espace, L’Age d’Homme, « Amers », Lausanne,
1994, p. 24.
115 Passages
à partir de l’horizon de chaque Ici51. C’est donc refuser une conception métrique
des distances, une conceptualisation euclidienne ; car la distance n’est pas
objectivable, elle dépend du sentir.
51
Maldiney Henri, « Le Faux dilemme de la peinture : abstraction ou réalité » (1953), p. 4, ou « Le
Dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d’Erwin Straus » (1966), Regard Parole
Espace, op. cit.
116 Passages
Ces deux conceptions renvoient bien à la question du vide et à celle des rapports.
Le domaine physico-biologique en appelle plutôt à la notion de milieu qui, elle
aussi distingue deux conceptions : l’une désigne « l’intervalle entre deux corps,
ou plutôt ce qui occupe cet intervalle, le fluide qui transmet à distance l’action
d’un corps sur l’autre » dans la logique d’une mécanique des fluides ; mais « le
milieu a désigné ensuite l’ambiance ou l’englobant, ce qui entoure un corps et
agit sur lui 53 ». Là, se précise la qualité et la nature du milieu. Le domaine
esthétique enfin, renverrait, ajoute G. Deleuze, à la notion de paysage. Un
paysage répondant à deux principes opposés : « le vide primordial et le souffle
vital qui imprègnent toute chose (…) d’autre part le vide médian, et l’ossature,
l’articulation, la jointure qui va d’un être à un autre (…) Dans un cas c’est la
réunion qui compte, diastole et systole, mais, dans l’autre cas, c’est plutôt la
séparation en éléments autonomes tous décisifs54. » G. Deleuze renvoie ici à la
conception spatiale de la peinture japonaise et chinoise et c’est là aborder encore
d’autres rivages, tant l’espace est dépendant des conceptualisations culturelles
que l’on peut en faire. Et de la perception culturelle que l’on peut en avoir :
l’espace subjectif naît de la faculté imaginante et percevante d’un sujet. C’est
bien autre chose que la subjectivité transcendantale de l’espace kantien pour qui
l’espace est une représentation nécessaire a priori, est une condition de la
perception sensible : il n’est ni concept, ni perception, mais condition nécessaire
52
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, Cinéma 1, Minuit, « Critique », Paris, 1983, p. 254.
53
Ibid., p. 253.
54
Ibid., p. 254-255.
117 Passages
L’espace est donc une notion de nature chargée, ce qui n’en renforce que
davantage la portée symbolique, mais aussi poétique. Par les divers domaines
qu’il touche et les différentes représentations qu’il a suscitées, l’espace devient
pour la danse une notion propice au développement d’un imaginaire. Les
métaphorisations possibles nourrissant la production du geste dansé puisent dans
chacun des domaines pré-cités. La danse ne s’en tient en effet pas au domaine
esthétique ; le travail corporel, travail sensible, travail de projections imaginaires
et perceptives, mais aussi travail physique faisant appel aux jeux des forces
gravitaires, saura se nourrir des différentes conceptualisations de l’espace.
Chacune est finalement porteuse d’un imaginaire propre susceptible de multiplier
les perceptions et par là même le surgissement du geste dansé. Gageons que la
danse saura tirer tout bénéfice de la charge polysémique de cette notion et que
dans le conflit qui s’engage entre l’espace anthropologique et l’espace
géométrique 55 , elle saura s’inventer des modes d’habiter le lieu théâtral non
assujettis à la seule géométrie.
55
Voir Odenthal Johannes, « L’Espace dansé. Les conflits du théâtre de danse moderne », Nouvelles de
danse, « Danse et architecture », op. cit., p. 11-25, trad. Martine Bom (« Danced space. Conflict of
modern dance theatre », Daidalos, 15 juin 1992, p. 38-47).
118 Passages
56
Francastel Pierre, « Le Théâtre est-il un art visuel ? », in Bablet Denis et Jacquot Jean (dir.), Le Lieu
théâtral dans la société moderne, op. cit., p. 78.
57
Boucris Luc, « La Retraite d’Euclide. La scénographie contemporaine et l’invention de la distance
nouvelle », in Freydefont Marcel (dir.), Etudes théâtrales. Le Lieu, la scène, la salle, la ville.
Dramaturgie, scénographie et architecture à la fin du 20ème siècle en Europe, op. cit., p. 74-85.
119 Passages
58
Ibid., p. 78.
59
Francastel Pierre, « Le Théâtre est-il un art visuel ? », art. cit., p. 81.
120 Passages
Toute la difficulté d’une telle entreprise réside sans doute dans les
résistances perceptives, tant du public que de l’artiste. Car, on l’a vu, les remises
en questions de l’espace euclidien à l’époque contemporaine ne vont pas sans se
heurter, sans cesse, à la perpétuation de ce mode ancien de représentation. Les
arts de la scène, dont l’art chorégraphique, se confrontent ainsi à un système de
représentation et de pensée, depuis longtemps, ancré en nous. L. Louppe dresse
ainsi le noir constat d’un emprisonnement de la liberté perceptive :
« Non seulement le lieu scénique relève d’une architecture, et
surtout d’une institution ancrées dans des systèmes de représentation
spatiale indestructibles, mais cette architecture a été intériorisée depuis
longtemps dans notre propre espace mental et imaginaire. (…) Non
seulement les structures représentatives de la boîte noire théâtrale,
parallèles à celles de la boîte mentale et mnésique de vision en chacun de
nous, ont totalement investi nos repères perceptifs, mais même certains
phénomènes optiques sont conditionnés, dans la civilisation occidentale,
par les habitudes culturelles60 ».
60
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 182. C’est nous qui soulignons.
61
Merleau-Ponty Maurice, La Prose du Monde, op. cit., p. 72. C’est nous qui soulignons.
121 Passages
contexte. Et comme celui-ci est voué, par la force des choses, à changer
constamment, il ne peut en aucun cas y avoir de mémoire fixe ou absolue62. » Le
travail de l’art réside donc dans cette possibilité de bouleverser nos structures
représentatives du passé, de remanier nos modes d’appréhender le réel.
L’enjeu politique de l’espace dont il est question ici ne renvoie pas à une
vaste réflexion sur le caractère politique de l’architecture – étude passionnante
qu’a par exemple menée M. Foucault dans son examen des systèmes de pouvoir
62
Rosenfield Israel, L’Invention de la mémoire, Flammarion, « Champs », Paris, 1994, p. 91, trad. Anne
Sophie Cismaresco (The Invention of memory, a new view of the brain, Basic Books, Inc., Publishers,
New York, 1988).
63
Ernst Gombrich note : « Quand vous passez une heure ou deux au musée, lorsque vous sortez, le monde
est soudain transformé. Et en particulier, nous voyons les images différemment. Nous voyons les ombres,
les couleurs… Nous voyons le monde comme un peintre. » Mais il poursuit : « Certaines personnes sont
allées trop loin en parlant de la modification de la perception par la peinture. » Il semble en effet plus
prudent de réserver cette modification au temps de l’œuvre ; la nouvelle perception au sortir du musée ne
perdurera qu’un temps. Gombrich Ernst, Didier Eribon, Ce que l’image nous dit. Entretiens sur l’art et la
science, Adam Biro, Paris, 1991, p. 100-101.
122 Passages
64
Voir par exemple : Foucault Michel, « Espace, savoir et pouvoir » (1982), Dits et écrits, op. cit., p. 270-
285 : « l’architecture, dans les analyses très vagues que j’ai pu en faire, constitue uniquement un élément
de soutien, qui assure une certaine distribution des gens dans l’espace, une canalisation de leur
circulation, ainsi que la codification des rapports qu’ils entretiennent entre eux. L’architecture ne
constitue donc pas seulement un élément de l’espace : elle est précisément pensée comme inscrite dans un
champ des rapports sociaux, au sein duquel elle introduit un certain nombre d’effets spécifiques. », ibid.,
p. 283.
Voir également sa réflexion sur le Panopticon de Bentham in Foucault Michel, Surveiller et punir, op. cit.
65
Foucault Michel, « Des espaces autres », art. cit., p. 752.
123 Passages
poésie66. » L’espace de l’art semble alors pouvoir ouvrir un espace qui, bien que
concrètement délimité par un lieu, le déborde sans cesse ; l’espace de l’art opère
dans un « espace autre », pour reprendre le titre que M. Foucault donne à son
article ; certaines œuvres en sont tout au moins susceptibles. L’espace autre, c’est
un espace de contestation, de renversement ou de désaccord. L’espace autre est
un espace qui dénonce, par son existence même, et par sa proposition spatiale,
l’espace réel. Il est sans frontières communes avec la ville et impose des
constructions autres ; il invente, à l’intérieur d’un lieu docile aux lois régissant
les réseaux spatiaux habituels, des spatialités en résistance, déconnectées,
travaillant d’autres modalités structurelles et sensorielles. M. Foucault considère
que l’époque actuelle n’est plus celle ni de la localisation, ni de l’étendue, mais
celle de l’emplacement. L’emplacement structure l’espace hétérogène en
construisant un ensemble de relations de voisinage entre points ou éléments. La
société contemporaine se pose en effet des problèmes de classement, de stockage,
de circulation, de repérage (de l’information, des choses, des gens…) – autant de
problèmes d’emplacement67. Or, parmi ces emplacements, certains ont la faculté
« d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel
qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se
trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis68. » S’exprime ici le caractère
tout à fait singulier des spatialités développées par l’art : M. Foucault souligne
l’enjeu politique que représentent ces espaces autres en cela qu’ils perturbent
l’agencement habituel du réseau des emplacements.
Ces espaces autres se divisent en deux types : les utopies, sans lieu réel, et
les hétérotopies. Quand la danse investit le théâtre, elle habite ce que M. Foucault
nomme « hétérotopie ». Car le théâtre fait partie de ces lieux « dessinés dans
l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-
emplacements69 ». L’hétérotopie n’est certes pas propre au domaine artistique, ni
66
Maldiney Henri, « Le Faux dilemme de la peinture : abstraction ou réalité » (1953), art. cit., p. 23 et 12
(notes n° 22 et 19).
67
Foucault Michel, « Des espaces autres », art. cit., p. 752-753.
68
Ibid., p. 755.
69
Idem.
124 Passages
à l’art vivant (sont désignés comme hétérotopiques les cimetière, clinique, prison,
jardin, cinéma, musée, bibliothèque, navire…), mais elle permet de signaler
certaines caractéristiques de l’espace théâtral, quant à son fonctionnement.
L’hétérotopie, en effet, suppose un système de fermeture et d’ouverture,
d’isolation et de pénétration, et met en place une sorte de rite d’entrée que l’on
retrouve effectivement savamment orchestré dans les théâtres (rite qui s’organise
selon un passage par portes, escaliers, hall, billetterie, foyer, vestiaire,
numérotation des places). L’hétérotopie, surtout, « a le pouvoir de juxtaposer en
un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-
mêmes incompatibles70. » Ce point est fondamental. Affirmer l’incompatibilité
mais la coexistence de différentes natures d’espace revient à insister sur le
caractère particulièrement créatif et rebelle de l’hétérotopie théâtrale. D’autres
types de rapports et de liens, un autre genre de logique, s’inventent là, qui
permettent un regard renouvelé et critique sur les habituelles cohérences.
Le théâtre tient alors de ce que l’on peut aussi nommer, avec A.
Cauquelin, un « site » – terme auquel elle accorde une connotation de
résistance71. Si l’usage de la notion de site ne lui sert pas à qualifier le théâtre, il
semble que cette notion – proche des définitions de l’hétérotopie – puisse
néanmoins s’y appliquer et permettre d’en préciser les qualités spatiales. Le site
naît de la dialectique entre l’espace et le lieu72 et se nourrit de ces deux spatialités
qu’il nie tout à la fois. Espace et lieu répondent à deux logiques opposées, l’une
de l’emboîtement – c’est l’espace organisé, qui donne naissance à la structure de
la ville, au puzzle, à la carte géographique, à l’espace dénoté. L’autre est logique
d’extension – le lieu est profondeur, s’étend en couches multiples qui débordent
70
Ibid., p. 758.
71
Anne Cauquelin veut que « site » soit dérivé du mot latin « resistere », résister. Cauquelin Anne, Le Site
et le paysage, Presses universitaires de France, « Quadrige », Paris, 2002, p. 145. En réalité, « site » est
issu du latin « situs » (position, situation) qui dérive de « situm », supin de « sino, ere » : laisser, placer,
permettre ; alors que « résister » est emprunté au latin « resistere » (s’arrêter, faire obstacle à) qui vient de
de « re- », à valeur intensive et contraire, et « sisto, ere » : (se) poser, (se) placer, tenir ferme. Rey Alain
(dir.), Dictionnaire Historique de la Langue Française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998 pour
l'édition en petit format.
72
Lieu en italique renverra désormais au sens particulier que donne Anne Cauquelin à ce terme – sens
quelque peu distinct de l’usage du terme fait jusqu’alors, lorsque nous évoquions le « lieu théâtral »,
cherchant par là à renvoyer à une sous-catégorie de l’espace, c’est-à-dire au bâtiment, à un espace
construit, architecturé.
125 Passages
73
Cauquelin Anne, Le Site et le paysage, op. cit., p. 73-87 ; p. 80 : « La géographie, écrit [Ptolémée], est
une imitation graphique de la partie connue de la Terre (l’art de dessiner, graphein) avec pour objet à
représenter la Terre (gé) considérée globalement dans ses traits les plus généraux. (…) La chorographie
s’intéresse principalement aux qualités, se souciant plus de ressemblances que de cohérence dans les
positions… la géographie quant à elle, se préoccupe davantage de quantité que de qualités. »
74
Ibid., p. 85.
75
Ibid., p. 15.
126 Passages
L. Boucris distingue ainsi les spectacles selon leur travail sur les frontières et leur
capacité à les bouleverser. Selon lui, le théâtre de divertissement, le
spectaculaire, tout comme le sport, ne font que conforter les frontières
habituelles. Le travail de l’art se situerait, lui, dans le questionnement de ces
évidences. Si pour L. Boucris « le théâtre est la seule pratique artistique qui
manipule directement l’impact social des frontières (ou leur image) sur le
76
Boucris Luc, L’Espace en scène, op. cit., p. 21.
77
Boucris Luc, « La Retraite d’Euclide. La scénographie contemporaine et l’invention de la distance
nouvelle », art. cit., p. 84.
78
Boucris Luc, L’Espace en scène, op. cit., p. 231.
127 Passages
79
Ibid., p. 234.
128 Passages
C – Habiter
l’échange perceptif qui s’engage alors. Qu’elle réussisse à inventer des modalités
nouvelles d’exister, et l’œuvre chorégraphique ouvrira un vaste champ de
possibles.
Habiter ne signifie donc pas être établi d’une manière habituelle dans un
espace. Il ne s’agit pas d’avoir sa demeure, de s’y conforter, d’y résider
paisiblement ; mais bien plutôt de construire son mode d’occuper les lieux, de
s’inventer une façon d’être à l’espace. Habiter est avant tout une action. Une
action qu’il faudrait aussi considérer comme intransitive. Car il ne s’agit pas tant
d’habiter un espace – le théâtre considéré comme coquille – que d’habiter tout
simplement, c’est-à-dire de s’inventer son propre lieu. Espaces chorégraphiques
et lieu théâtral ne fonctionnent pas exactement comme un système d’inclusion.
Le lieu théâtral, quant à lui, n’implique pas l’espace de trajets chorégraphiques,
ni même l’espace corporel. Le dessin des trajectoires chorégraphiques et la
corporéité en mouvement auraient plutôt la nature extensive du lieu et se
développeraient donc, sans frontière commune avec l’espace bâti du théâtre.
L’organisation des spatialités de l’œuvre chorégraphique ne répond donc pas au
modèle qui symbolise assez couramment l’ordonnancement des espaces : bien
que séduisante, l’image de l’emboîtement des poupées russes ne parvient pas à
qualifier la nature des liens instaurés. Le contenu n’épouse pas nécessairement la
forme du contenant. La nature de leur relation est autre et ne permet pas qu’on en
dégage une articulation. Les différents espaces de l’art chorégraphique
fonctionnent sur des logiques incompatibles – logique d’emboîtement pour
l’espace et d’extension pour les lieux – qui rendent difficile d’imaginer leur lien.
Une sorte de coupure peut donc s’imposer entre le bâtiment et son occupation.
Le site, ce troisième type d’espace défini par A. Cauquelin, est l’invention
d’une couture entre les deux types d’espaces incompatibles. Il est à même
d’opérer une sorte de cohabitation des contraires. C’est sur le lieu scénique – le
plateau – que prend naissance ce site. Car le plateau superpose la structure
architecturale du bâti à l’habitation. Et l’on pourrait supposer, que, par contagion,
130 Passages
1) Spatialités scéniques
80
Foucault Michel, « Des espaces autres », art. cit., p. 758.
81
Patrick Pavis écrit : « La limite entre le jeu et le non-jeu est définie par chaque type de représentation et
de scène ; dès que le spectateur en franchit le seuil, il quitte son rôle de regardant pour devenir un
participant à un événement qui n’est plus théâtre, mais jeu dramatique ou happening ». On voit, dans
cette définition des « limites et formes » de l’espace scénique, que l’espace réservé à l’acteur et celui
destiné au « spectateur » sont les noyaux articulant la définition même du genre théâtral. Pavis Patrick,
Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, Paris, 2002, entrée « espace scénique », p. 121.
131 Passages
Française82. De tels dispositifs ont aussi été mis en place pour les arts de la scène
contemporaine. Par un glissement de sens, le plateau désigne plus largement la
distribution elle-même, c’est-à-dire l’ensemble des interprètes (danseurs ou
comédiens, acteurs, chanteurs d’une œuvre). La polysémie du substantif souligne
bien que l’on ne distingue que difficilement le plateau de son usage. La scène
elle-même oscille entre son sens dénotatif – ce plateau construit, concret, cet
emplacement où se présentent les artistes – et un sens métaphorique qui renvoie
directement à l’événement (événement qui présente une action, constitue un objet
de regard). Le plateau et la scène se définissent donc imparfaitement par leur
géométrie, leurs dimensions. Si celles-ci sont néanmoins importantes dans la
mesure où elles déterminent l’étendue concrète ou possible d’une action, et parce
qu’elles peuvent éventuellement influencer la nature intimiste, ou épique d’un
événement, elles ne parviennent pas à rendre totalement compte de la nature de
ce territoire.
Définir le plateau revient donc à déterminer les frontières d’un territoire
qui ne se réduit pas à son périmètre scénique. Le plateau est modelé et redessiné
tant par la scénographie que par l’habiter. S’esquissent ainsi d’autres frontières
susceptibles d’ignorer le cadre scénique. La scénographie, d’une part, peut
inventer des lieux à même de détourner cet espace. Elle travaille par exemple à
construire des décors qui peuvent estomper le caractère rectangulaire du plateau,
grâce à des formes courbes, à des propositions asymétriques, au refus d’une
spatialité rectiligne ou centrée… Les décors peuvent surtout se déployer sur la
hauteur, construisant alors un volume que la surface du plateau ne supposait pas.
Certaines scénographies annulent ainsi tout espace horizontal faisant
pratiquement jouer la seule verticale. D’imposants décors peuvent en effet
occuper tout le plateau pour élever des structures qui autorisent alors un travail
non plus sur l’habituel jeu de profondeur mais sur le déplacement vertical entre
haut et bas. L’on retrouve ce type de procédé par exemple chez Meg Stuart qui
82
Corvin Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit., entrée « spectateurs sur le théâtre »,
p. 788. Cette pratique française correspond à un détournement du principe du théâtre à l’italienne et de sa
perspective linéaire. Voir également Surgers Anne, op. cit., p. 125-127.
132 Passages
fait construire pour Visitors only (2003) une immense habitation à un étage,
ouverte sur sa façade, et qui occupe tout le plateau ; ou chez François Verret qui,
pour Kaspart Konzert (1998), élève une structure métallique qu’escalade et
habite un interprète (le sol est constitué d’un tremplin) ; ou encore chez Régine
Chopinot qui, dans Rossignol (1985), travaille sur la verticale grâce à un système
de harnais et d’échafaudage métallique. Les décors, enfin, peuvent entrer en
mouvement et modifier, sur la durée même de l’œuvre, la configuration spatiale
concrète. D’une manière générale, la scénographie reconfigure le plateau car elle
joue sur les formes, les matières, les couleurs, réduisant le plateau à une sorte de
sol, de surface support. Mais il lui arrive également de traiter ce sol qu’elle peut
trouer, incliner, rendre irrégulier ou accidenté. L’on pense aux sols encombrés
chez Pina Bausch : tapis de fleurs dans Nelken (1982), mollesse et épaisseur d’un
plateau recouvert de terre dans le Sacre du printemps (1975). L’on pense aux
trappes, portes, emboîtements, et mobilier, chez Joseph Nadj ouvrant sur le
plateau de multiples lieux d’entrée.
La définition du plateau est particulièrement concernée par ces entrées, car
celles-ci signalent aussi les frontières de la scène. Chaque entrée, par le passage
qu’elle opère entre un extérieur et un intérieur, désigne à la fois une ouverture et
un seuil – une trouée, un espace qui s’ouvre au-delà, et une limite, une frontière.
L’entrée du danseur est ce moment qui tout à la fois fait exister l’aire de la danse,
l’ouvre à toutes les possibilités, fait basculer le public dans l’œuvre, tout en
circonscrivant ses limites. Les entrées font donc l’objet d’une attention toute
particulière, dans l’art chorégraphique comme plus généralement dans les arts de
la scène83. L’emplacement de cette entrée, tout comme sa nature – sa qualité
d’irruption – déterminent les frontières de la scène. Que l’interprète surgisse
depuis la salle, par une coulisse, en arrière ou avant-scène, que son trajet semble
se prolonger hors du plateau ou qu’il ait été amorcé depuis les profondeurs de la
coulisse, les dimensions et la nature symbolique du plateau en seront modifiées.
S’agit-il de faire oublier la coulisse ou de suggérer un espace extérieur ? S’agit-il
83
Pour une réflexion sur l’entrée en scène au théâtre, voir « L’Entrée en scène », Les Cahiers. Revue
trimestrielle de théâtre, Comédie-Française/Actes sud, Paris, n° 40, été 2001.
133 Passages
de figurer un espace clos, fermé sur lui-même, ou de souligner ses échappées, ses
interruptions continuelles ? On a ainsi pu voir se déplier, dans un va-et-vient
latéral une ribambelle de danseuses, les unes disparaissant d’un côté dans les
coulisses alors que de l’autre en resurgissaient de nouvelles : T. Brown dans
Glacial Decoy (1979) joue ainsi avec la frontière des coulisses, l’utilise pour
suggérer un espace hors-scène où se prolongerait le même mouvement latéral.
Ou encore Mathilde Monnier, dans Les Lieux de là (1998) déconstruit le cube
scénique par un décor oblique, asymétrique, qui ménage des trouées latérales,
parfois très minces, par lesquelles les danseurs peuvent disparaître, se faufiler, ou
ne laisser passer qu’un fragment de leur corps. C’est faire jouer un espace hors de
la vue du public, c’est aussi remettre en cause des frontières que le corps peut
symboliquement dissoudre ou littéralement détruire – ainsi des cartons écrasés,
transpercés par la chute ou le plongeon des interprètes, chez M. Monnier. La
dimension de l’étendue scénique en ressort troublée ; la déconstruction tant de la
forme que de la taille du plateau est radicale. L’on pense à Henri Matisse qui
cherche à élargir le cadre strictement délimité de sa toile pour La Danse de la
Fondation Barnes :
« il fallait surtout que je donne, dans un espace limité, l’idée de
l’immensité. C’est pourquoi j’ai mis des personnages qui ne sont pas
toujours entiers, il y en a la moitié qui est dehors… si par exemple je
disposais de trois mètres de haut, je plaçais des personnages dont la
hauteur totale, si j’avais pu les représenter en entier, aurait été de six
mètres. Je donne un fragment et j’entraîne le spectateur, par le rythme, je
l’entraîne à poursuivre le mouvement de la portion qu’il voit, de façon à
ce qu’il ait le sentiment de la totalité84. »
84
Matisse Henri, Ecrits et propos sur l’art, Hermann, « Savoir sur l’art », Paris, 1972, p. 194.
134 Passages
l’une d’elle. L’on sait que ce n’est qu’à l’apparition de l’éclairage à gaz au
théâtre (vers 1830) que s’est affirmée une séparation lumineuse entre salle et
scène, entre ombre et lumière. L’application de l’électricité au théâtre a permis
des effets subtils de délimitations ou au contraire de porosité des frontières.
Lignes franches ou dégradés lumineux ; découpes, formes ou atmosphères ;
éclairage directionnel, précision du projecteur, poursuite, lumière en mouvement.
« L’image scénique rectangulaire limitée par le cadre perd sa forme et sa
structure. Le cube scénographique est pour ainsi dire désintégré. Sur le lieu
scénique conventionnel la lumière crée l’espace théâtral en perpétuelle
recomposition85 », écrit D. Bablet, constatant les modifications apportées par une
telle invention technique. La lumière qui se superpose au plateau, comme au
décor, peut ainsi recomposer – confirmer ou détourner – les lieux. Se dégagent
donc une sorte de superposition d’éléments, de feuilletage, qui permet de
multiples combinaisons. La lumière peut déborder du cadre, ignorer ses limites,
englober le public, baver sur les coulisses. Elle peut mettre en évidence un
élément, ou l’ensemble du décor, ou au contraire, s’en jouer. Point
d’emboîtement ici. Plutôt l’apparition de strates, d’une profondeur qui se dessine,
plus ou moins épaisse ici ou là, laissant surgir des zones à vif, ou préférant
parfois le recouvrement.
Ces pratiques visuelles, souvent en mouvement, s’accompagnent d’un
tiers terme susceptible de modifier la configuration du plateau, et par là même de
l’espace théâtral. Car à chaque transgression de frontière, c’est l’ensemble de
l’espace théâtral qui est remodelé, faisant vaciller une séparation possible entre
scène et salle, et surtout, la certitude des limites. Ce troisième élément se moque
de cette prétendue scission entre le plateau et la salle et fait éclater le cadre. Il
s’agit de la musique ou de la bande sonore qui peut accompagner l’œuvre
chorégraphique. L’espace acoustique86 sait faire varier les dimensions du plateau,
85
Bablet Denis, « La Remise en question du lieu théâtral au 20ème siècle », art. cit., p. 17.
86
Pour une réflexion sur l’espace en musique, voir Espaces. Les Cahiers de l’IRCAM, « Recherche et
musique », éditions Ircam – Centre Georges Pompidou, Paris, n° 5, 1er trimestre 1994 ; en particulier les
articles de Tarasti Eero, « L’Espace dans le discours musical », p. 39-52, trad. Pascal Plumhans, et
Szendy Peter, « Actes d’une dislocation », p. 53-64.
135 Passages
colorer la nature des espaces, en définir le caractère. Les sources sonores, leurs
intensités et la nature des sons émis peuvent reconfigurer la salle comme la
scène, ouvrir l’espace ou, au contraire, privilégier une direction. Emplir ou
déserter, se faire discret ou envahir, guider l’attention ou constituer un fond
indéfini, une nappe sonore inaccentuée, entraîner ou mettre à distance, séduire ou
agresser… les variations sont infinies. Et toujours elles emplissent le lieu d’une
nouvelle strate modifiant la perception des espaces.
87
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 183.
136 Passages
l’espace qui suppose une certaine coïncidence entre les différents éléments –
coïncidence, comme il a été montré, que le ballet classique traduit parfaitement.
Mais, en dehors même de la stricte scène à l’italienne et de son système
perspectif, un raisonnement semblable peut être tenu. Il s’agit de considérer que
la scène détermine les mouvements en son sein. La recherche d’O. Schlemmer
(1888-1943), en cela fidèle à la pensée de l’espace architectural développée au
Bauhaus, correspond en partie à un tel modèle. L’artiste développe l’idée que le
corps est littéralement influencé par l’architecture : l’espace de la scène a ses
propres lois et les impose à un danseur qui agit comme « ensorcelé » ou
« irradié88 » par le lieu dans lequel il ne semble s’inscrire que pour mieux le
révéler. Autrement dit, il s’agit
« d’élaborer un jeu théâtral [« une sorte de danse, dans l’espace, qui
se développe en fonction de rapports spatiaux 89 »] en fonction de cet
espace et selon ses lois propres. Ce que signifie le fait de partir de données
spatiales bien déterminées, et de s’y rapporter en tout, seul peut le
comprendre celui qui sait ce que signifient mathématiques et dynamiques
spatiales ; soit : le rapport nécessairement mathématique de ce qui
s’accomplit dans cet espace défini une fois pour toutes. Il importe en effet
de savoir combien les données de l’espace scénique : hauteur, profondeur
et largeur, sont liées les unes aux autres ainsi qu’au corps humain.
L’espace théâtral idéal devrait être une structure architectonique
subtilement déterminée par la mesure du corps humain90. »
88
Schlemmer Oskar, Théâtre et abstraction, L’Age d’Homme, Lausanne, 1978 pour l’édition française,
p. 49, 74 ou 91, trad. Eric Michaud.
89
Ibid., p. 44.
90
Ibid., p. 43.
91
Ibid., p. 44.
138 Passages
92
Ibid., p. 41.
93
Le modèle de corps qui sous-tend une telle conception architecturale risque de s’ériger en norme ;
d’autres architectes, tel Le Corbusier, qui ont le souci de la mesure de l’homme et le mérite d’imaginer
leurs constructions en fonction d’un usage, d’une occupation, n’évitent pourtant pas non plus une
définition normative du corps humain.
94
Schlemmer Oskar, op. cit., p. 40.
139 Passages
95
Ibid., p. 33-34.
96
Ou tout simplement d’un espace rationnel prédominant, comme chez Oskar Schlemmer, faudrait-il
ajouter.
97
Le Moal Philippe (dir.), Dictionnaire de la danse, Larousse-Bordas, Paris, 1999, entrée « espace »,
p. 721.
98
Plassard Didier, « Eine schöne Kunstfigur : masques et marionnettes chez Oskar Schlemmer », in
Rousier Claire (dir.), Oskar Schlemmer. L’homme et la figure d’art, Centre national de la danse,
« recherches », Pantin, 2001, p. 58-59.
140 Passages
porté ces costumes lors d’une reconstitution en 1982, écrit que « le danseur se
voyait obligé de porter l’espace 99 . » Il y a quatre types de costumes :
« l’architecture en mouvement » recouvre les segments du corps de volumes
parallélépipédiques empruntés à la logique scénique, le costume devient une
« réplique de l’espace cubique100 ». La « marionnette » invente, à l’inverse, un
costume qui s’inspire des seules formes du corps, donnant lieu à des volumes
oblongs suivant les membres et les masses corporelles et s’articulant entre eux.
« L’organisme technique » s’inspire, quant à lui, du corps en mouvement et
propose un costume fait de sphères, d’ellipses, de cônes, figurant torsions,
rotations, etc. Enfin, « la dématérialisation par symbolisation des formes » traduit
des rythmes et mouvements internes et y mêle des formes symboliques. Le
costume peut ainsi figurer cette rencontre entre architecture et organique, dans
une géométrisation et mécanisation avec lesquelles peuvent cohabiter des
rythmes et des formes corporelles. V. Fabbri y lit un moyen de « conférer à
l’homme une grandeur et une perfection formelle qui le rendent capable
d’affronter celles de l’espace. Sans costume, l’homme est nu et risible101. »
99
Franko Mark, « Peut-on habiter une danse ? », in Rousier Claire (dir.), op. cit., p. 123.
100
Fabbri Véronique, « La Construction de la scène comme image-temps », in Rousier Claire (dir.), op.
cit., p. 74. Voir également Scheper Dick, « Le Théâtre expérimental d’Oskar Schlemmer », in Rousier
Claire (dir.), op. cit., p. 43-54.
101
Fabbri Véronique, « La Construction de la scène comme image-temps », art. cit., p. 76.
102
Humphrey Doris, Construire la danse, l’Harmattan, Paris, 1998, p. 88, trad. Jacqueline Robinson (The
art of making dances, Rinehart and Company, Inc., 1959).
141 Passages
103
Ibid., p. 97.
104
Ibid., p. 107 et 102.
142 Passages
105
Ibid., p. 86.
106
Ibid., p. 97.
107
Ibid., p. 98.
108
Ibid., p. 88-98.
109
Ibid., p. 95.
143 Passages
Edward T. Hall définit à partir de cet espace considéré comme dynamique quatre
types de distances réglant la relation sociale entre les hommes. Si ces distances
sont intégrées socialement et admises culturellement, si elles régissent pour une
grande part l’espace inter-corporel de nos relations, la danse peut choisir de jouer
de leur nature symbolique et dramatique ou de les remodeler, bouleverser,
transgresser. Comment sont vécues, sur scène, les distances intimes,
personnelles, sociales et publiques, distinguées par E. T. Hall comme autant de
zones affectives ? Comment la mise en cause de l’usage convenu de ces distances
peut-il perturber, jusque dans la salle même, la sensation de la frontière tacite qui
me sépare de mon voisin ? Ou la perception de l’espace inter-corporel entre le
public et l’interprète ?
110
Hall T. Edward, La Dimension cachée, Seuil, « Intuitions », Paris, 1971, p. 145, trad. Amélia Petita
(The Hidden dimension, 1966).
144 Passages
2) Spatialités corporelles
111
Humphrey Doris, Construire la danse, op. cit., p. 98.
145 Passages
112
Hall T. Edward, op. cit., p. 145.
113
Voir D’Amelio Toni, Vers une technique de la projection : une re-catégorisation des pas du ballet
classique pour danseurs contemporains, mémoire de maîtrise en esthétiques, technologies et création
artistique, « études théâtrales et chorégraphiques », Université Paris 8 Saint-Denis, 1998.
147 Passages
avec le public. Car la projection est aussi une prise de territoire, une façon
d’affirmer son occupation de l’espace et d’en déterminer l’étendue. Les
projections vers l’avant, vers le public, modèlent un certain type d’échange par
une adresse quasiment autoritaire, du moins péremptoire. Cela peut devenir une
sorte de prise de possession de la perception de l’autre. L. Louppe considère « cet
espace avant, pour le danseur, (…) toujours redoutable car sujet au
suremploi114. » La danse a pourtant su s’inventer d’autres modes d’adresse, plus
subtils :
« la danse contemporaine a su (…) limiter les effets d’emphase [de
l’espace avant], si redoutables dans la représentation (et même dans la
présentation) de soi. Ce dégagement de la figure du corps vers l’avant,
dans une autoproclamation de la façade du corps, marque, il faut bien le
dire, des pratiques entachées de pompiérisme, qui se sont imposées dans
toutes sortes d’expressions artistiques ou non (cinéma, publicité, mise en
scène des rapports sociaux dans la bourgeoisie, etc.). Il faut reconnaître à
de nombreux chorégraphes contemporains français le mérite esthétique
d’avoir souscrit avec ferveur aux postulats philosophiques de leur art, et
d’avoir travaillé l’espace du corps “sur soi”, et même dans une projection
en retrait de façon à ne pas “prendre” sur l’espace une part excessive
d’ostension. (…) Le choix est poétique, mais il est aussi politique, et
concerne le parti pris du danseur par rapport à son pouvoir sur le regard de
l’autre115. »
Rudolf Laban (1879-1958) est sans doute celui qui a le mieux théorisé ces
spatialités corporelles. Dans des écrits rédigés à partir des années 1930 mais
souvent publiés plus tardivement (Choreutics 116 ne paraîtra qu’en 1966), il
expose une conception du mouvement dansé inextricablement liée à une pensée
de l’espace.
114
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 187.
115
Ibid., p. 187-188.
116
Laban Rudolf, Choreutics, éd. Lisa Ullman, Mac Donald & Evans, London, 1966. Traduction
française in Laban Rudolf, Espace dynamique, Nouvelles de danse, Contredanse, Bruxelles, 2003, trad.
Elisabeth Schwartz-Rémy.
148 Passages
117
Ibid., p. 3, cité par Schwartz Elisabeth, « Les Trames architecturales du mouvement chez Rudolf
Laban », Nouvelles de danse, « Danse et architecture », op. cit., p. 41.
118
Ibid., p. 41 (Laban Rudolf, Choreutics, op. cit., p. 4).
119
Schwartz Elisabeth, « Les Trames architecturales du mouvement chez Rudolf Laban », art. cit., p. 42
120
Ibid., p. 51 (Laban Rudolf, Choreutics, op. cit., p. 5).
149 Passages
121
Ibid., p. 47. Nous n’entrons pas dans le détail de la choreutique qui établit une correspondance entre la
qualité particulière d’un mouvement et sa spatialisation dans la kinesphère. Ainsi, Elisabeth Schwartz
décrit : « la qualité de légèreté est encline à l’élévation plus qu’à la descente, la qualité multidirectionnelle
porte au geste d’ouverture, plus qu’à la fermeture et la qualité du ralenti est plus propice à l’avancée
qu’au recul. » Ibid., p. 49. Nous retiendrons plutôt cette dualité entre architecture géométrique et
architecture vivante.
122
Terme aussi employé par Rudolf Laban. Voir Le Moal Philippe (dir.), Dictionnaire de la danse, op.
cit., entrées « dynamique » et « eukinétique ».
151 Passages
123
Séminaire d’analyse du mouvement, Département danse, Université Paris 8 Saint-Denis, 12 janvier
1998. Hubert Godard parle également de la « gestosphère » qui désigne non seulement le mouvement
mais toute sa portée signifiante et symbolique. Il examine comment, chez des patients atteints du cancer
du sein, on note une atteinte fonctionnelle de l’épaule – « certains gestes manquent » – alors qu’aucun
disfonctionnement physiologique n’est repérable. La notion de sphère gestuelle n’est qu’un schéma idéal ;
chacun est constitué par des gestes fondateurs, « ces gestes sont donnés, ils se développent plus ou moins
selon les personnes, de telle sorte que chacun de nous développe une manière d’être au monde, avec une
sphère de possibles par rapport à chacun de ces gestes face à une situation. » Godard Hubert, « Le Geste
manquant. Entretien avec Daniel Dobbels et Claude Rabant », Io, Revue internationale de psychanalyse.
Etats de corps, Eres, Ramonville St. Agne, n° 5, 1994, p. 66.
124
Lecture-performance présentée à la Ménagerie de Verre en juin 2003.
152 Passages
3) Cadres
125
Godard Hubert, « Le Geste et sa perception », art. cit., p. 226.
153 Passages
vue, que l’on peut aussi nommer cadrages ou cadres, fixent les orientations de la
perception et de la relation à l’œuvre. Ils peuvent réorganiser les règles de
l’échange de la salle vers la scène, et réciproquement.
126
Théorie extraite de Erhenzweig Anton, L’Ordre caché de l’art, et exposé in Bernard Michel,
« Esquisse d’une théorie de la perception du spectacle chorégraphique », art. cit., p. 210.
154 Passages
« cadre de scène127 », c’est-à-dire les limites d’un espace où prend place l’action
de l’œuvre chorégraphique. Mais le cadre ne s’en tient pas à cette seule
acception ; il déplace la question des seules frontières pour aborder plus
largement les processus de cadrage et d’encadrement. On a ainsi pu évoquer un
« cadre mental », pour reprendre l’expression de P. Francastel128 qui renvoyait à
l’espace imaginaire produit par le public. Et l’on vient de parler des agencements
perceptifs divers qui peuvent, eux-mêmes, constituer des cadres déterminant la
relation à l’œuvre. Le cadre ne se réduit donc pas à sa concrétisation matérielle et
peut désigner plus largement les dispositifs structurant l’expérience. Erwing
Goffman, se référant à l’anthropologue Gregory Bateson, parle ainsi de cadre
pour expliquer que
« toute définition de situation est construite selon des principes
d’organisation qui structurent les événements – du moins ceux qui ont un
caractère social – et notre propre engagement subjectif. Le terme “cadre”
désigne ces éléments de base. L’expression “analyse des cadres” est, de ce
point de vue, un mot d’ordre pour l’étude de l’organisation de
l’expérience129. »
127
Voir les précédents chapitres B- 1) Des différentes représentations de l’espace et C- 1) Spatialités
scéniques.
128
Voir supra : « Pour les uns, le lieu théâtral, c’est le bâtiment, l’architecture, le cadre matériel dans
lequel se passe le spectacle théâtral. Pour d’autres, le lieu théâtral, ce n’est pas seulement la coquille sans
laquelle se situe le spectacle théâtral, c’est le cadre mental, la projection et la réévocation par le spectateur
d’une image qui a été dans l’esprit de l’auteur, dans l’esprit du metteur en scène et des acteurs et qui vient
ensuite dans l’esprit des spectateurs. »
129
Goffman Erwing, Les Cadres de l’expérience, op. cit., p. 19.
130
Marin Louis, « Le Cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Les Cahiers du Musée
National d’Art Moderne, dossier « Art de voir, Art de décrire II », Paris, n° 24, été 1988, p. 62-81.
156 Passages
131
Mervant-Roux Marie-Madeleine, op. cit., p. 40.
132
Voir Fried Michael, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Gallimard,
« Essais », Paris, 1990, trad. Claire Brunet (Absorption and theatricality. Painting and beholder in the
age of Diderot, the University of California Press, 1980).
157 Passages
133
Francastel Pierre, Peinture et société. Naissance et destruction d’un espace plastique, de la
renaissance au cubisme, op. cit., p. 54.
134
Noverre Jean, Lettres sur la danse et sur les ballets, Lyon, 1760, cité par Odenthal Johannes, art. cit.
p. 13.
135
Marin Louis, art. cit., p. 64.
136
Ibid., p. 65.
158 Passages
137
Ibid., p. 67.
138
Ibid., p. 67 et 79 (note 26).
139
Ibid., p. 69.
140
Ibid., p. 68.
141
Ibid., p. 69.
159 Passages
l’espace, d’un effacement des frontières par leurs mises en évidence même, et
d’une réunion possible de l’œuvre et de son public. Certains cadres, du moins,
l’autorisent, par le travail subtil qu’ils opèrent.
La seconde opération distinguée par L. Marin est réservée à ce qu’il
nomme « les figures pathétiques d’encadrement (…) le plus souvent des figures
de bord de scène (…) non pas déléguée du spectateur (et/ou du peintre), mais
déléguée du cadre pour signifier au spectateur la modalité pathique (pathétique)
du regard qu’il doit porter sur la storia142. » Ces figures sont donc à l’intérieur du
tableau, mais comme issues du cadre afin de renforcer la procédure
d’encadrement : « par ses gestes, sa posture, son regard143 », cette figure donne à
voir et indique une manière de voir. On a déjà, dans le domaine du théâtre,
entraperçu ces figures, dénommées par d’autres, « protagonistes de point de
vue » (Etienne Souriau) ou « figures de médiateurs ou d’annonceurs » (E.
Goffman). L’interprète en bord de scène peut en effet jouer de ce cadre. Sans y
lire nécessairement une analyse du récit telle qu’elle s’amorce ici, on peut y voir
un jeu particulier sur la bordure et la frontière, autrement dit, un jeu proprement
spatial. Que l’interprète se situe en avant-scène ou sur l’un des trois autres côtés,
il affirme par cette position limitrophe singulière un emplacement à même de
modifier et la perception des spatialités (de l’étendue, des frontières…), et le
mode d’échange et de projection du public. Le cadre est une zone qui semble
pouvoir intensifier les conséquences d’une posture, d’un regard. S’articulent ici
étroitement les spatialités corporelles et scéniques. L’analyse des œuvres
chorégraphiques exige ainsi une attention toute particulière à ces zones.
La nature de ce cadre ainsi défini par L. Marin détermine, pour une grande
part, le second dispositif de cadrage nommé plan en peinture, mais que l’on a
l’habitude d’appeler « quatrième mur », pour les arts de la scène. Ce dispositif se
soucie, lui aussi, de la relation qui s’instaure avec l’espace public et cherche à
142
Ibid., p. 70.
143
Idem.
160 Passages
147
Sur ces questions, voir Baiblé Claude, La Perception et l’attention modifiée par le dispositif cinéma,
thèse de doctorat en Art et Technologie de l’image, Université Paris 8, Saint-Denis, 1999.
162 Passages
148
Bonitzer Pascal, Le Champ aveugle. Essais sur le cinéma, Cahiers du cinéma, Gallimard, Paris, 1982,
p. 25.
149
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 32.
150
Bonitzer Pascal, op. cit., p. 97.
151
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 28.
163 Passages
G. Deleuze dégage ainsi, avec André Bazin, deux aspects très différents du hors-
champ. Les arts de la scène ont su jouer de telles modalités et signaler ainsi à un
public, désormais familier de telles configurations perceptives, la diversité des
espaces extérieurs.
Plus encore, l’influence de l’art cinématographique semble avoir été
déterminante quant à la possibilité d’envisager différents points de vue et de faire
varier les distances. Ces deux caractéristiques du cadrage cinématographique ont
modifié tant la façon dont les interprètes ont envisagé leur emplacement sur la
scène, que la façon dont le public a pu regarder l’œuvre. Dans un premier temps,
on pourrait dire que les interprètes ont su tirer parti des possibilités du cinéma
pour inventer d’autres modalités de présence spatiale à la scène. M.-M. Mervant-
Roux note ainsi qu’« un certain nombre de praticiens imaginent des équivalents
scéniques du “gros plan”. Peter Brook se sert pour cela de moyens purement
théâtraux : l’acteur se rapproche du spectateur, il entre dans la lumière de plus en
plus intense 153 . » De nombreux procédés permettent d’approcher les effets du
gros plan : découpe lumineuse, surgissement soudain d’un interprète en avant-
scène, cadrage d’un élément à l’intérieur de la scène… Les distances ne sont pas
concrètement abolies mais l’effet du gros plan est néanmoins garanti. Car il faut
considérer que le gros plan n’est pas seulement une affaire de distance mais qu’il
produit ce que G. Deleuze nomme un « changement absolu » : le gros plan « n’a
rien à voir avec un objet partiel, […il] n’arrache nullement son objet à un
152
Idem.
153
Mervant-Roux Marie-Madeleine, op. cit., p. 143.
164 Passages
ensemble dont il ferait partie, dont il serait une partie, mais, ce qui est tout à fait
différent, il l’abstrait de toutes coordonnées spatio-temporelles 154 ». Ainsi, se
dessine un lieu détaché de l’espace. « Notre sensation de l’espace est abolie155. »
N’importe quel plan peut alors prendre valeur de gros plan, analyse G. Deleuze ;
à chaque fois se construit un espace déconnecté, morcelé, fragmenté 156 , un
« espace quelconque (…) parfaitement singulier, qui a seulement perdu son
homogénéité, c’est-à-dire le principe de ses rapports métriques ou la connexion
de ses propres parties, si bien que les raccordements peuvent se faire d’une
infinité de façons157. »
Une des caractéristiques des spatialités cinématographiques est bien de
produire ce fractionnement de l’espace, des béances dans l’homogénéité. Le
procédé du montage accentue cet effet déjà contenu dans le gros plan, tel que le
définit G. Deleuze. P. Bonitzer fait observer que le public opère pourtant une
« cicatrisation imaginaire de l’espace fractionné par le montage 158 » et le
cadrage ; ce que démontrent les expériences de l’effet Koulechov : les mêmes
images représentant l’expression d’un visage apparaîtront d’une façon toute
différente selon les images que l’on aura intercalées entre elles. Les expressions
de l’acteur sembleront contradictoires selon le montage privilégié – celui-ci
colore l’ensemble au point de laisser croire à un jeu de l’acteur tout à fait
différent. Le public suture les béances de l’espace159. L’action imaginative du
public intervient donc une nouvelle fois, dans ces spatialités. Il n’en demeure pas
moins que les raccordements opérés par ce public semblent pouvoir, si la richesse
de l’œuvre le permet, prendre des voies multiples.
Dans un second temps, il faut également s’interroger sur l’influence de
l’art cinématographique sur les habitudes perceptives du public. Ne peut-il lui-
même décider de jouer de cadrage et de recadrage, de délimiter des zones de gros
plan à l’intérieur de la scène ? Le cinéma a rendu familier ce jeu permanent de
154
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 136.
155
Idem.
156
Ibid., p. 152-153.
157
Ibid., p. 155.
158
Bonitzer Pascal, op. cit., p. 28.
159
Ibid., p. 104.
165 Passages
160
Schneider Pierre, Petite histoire de l’infini en peinture, Hazan, Paris, 2001, p. 14.
Sur le rapport au fond, voir également Maldiney Henri, « L’Art et le pouvoir du fond », Regard Parole
Espace, op. cit., où Maldiney évoque le pouvoir d’émanation du fond et définit le style d’une œuvre
comme le rapport même entre fond et figure.
166 Passages
161
Ibid., p. 30.
162
Ibid., p. 95.
163
Ibid., p. 260.
167 Passages
164
Pierre Schneider souligne que le trait, « Riss » en allemand, signifie aussi « déchirure ». Ibid., p. 263.
165
Ibid., p. 161.
168
S ECONDE PARTIE
D ISPOSITIFS
169 Self-Unfinished
Introduction
1
Voir Goumarre Laurent, « Désobéissance et bricolage », Alternatives théâtrales, L’objet-danse,
Bruxelles, n° 80, oct. 2003 ou Ginot Isabelle, « Un lieu commun », Repères, Adage 11, Biennale
nationale de danse du Val-de-Marne, mars 2003.
Le terme de « radicalités », souvent utilisé par la critique, tout à la fois nomme les esthétiques et
revendications radicales de cette constellation d’artistes et signifie la rupture historique avec la danse des
années quatre-vingt que désire opérer cette mouvance.
2
Goumarre Laurent, art. cit., p. 18.
170 Self-Unfinished
une période contemporaine3. Pourtant, plutôt que d’y lire la méfiance à l’égard
d’une génération ou le peu de recul historique dans lequel est nécessairement
cette critique, il semble plus intéressant de rapprocher ces fluctuations
terminologiques de la posture contestataire choisie par ces danseurs et
chorégraphes. L’indécision ne vient effectivement pas tant d’un vain et réducteur
désir historique de taxinomie que d’une double contrainte : d’une part l’exigence
dans laquelle nous met cette génération de la considérer comme une
communauté, d’autre part la nécessité de prendre en compte la diversité des
démarches esthétiques. Ces artistes en effet se regroupent, se réunissent en
collectifs artistiques – le Quatuor Albrecht Knust, le Groupe du 22 mai4 – ou
groupes de réflexion – Les Signataires du 20 août, les Réunions de Pelleport5. Ils
peuvent également participer au projet des autres, devenant à tour de rôle
interprète, chorégraphe, concepteur, assistant, costumier, suivant un phénomène
de nomadisme, de « coalitions temporaires6 ». Ainsi, X. Le Roy participe à des
projets collectifs (Namenlos, 1998, est une recherche sur les images du corps et
ses représentations ; pour E.X.T.E.N.S.I.O.N.S., il redistribue à d’autres ses
subventions pour organiser stage, ateliers et événements, amorçant alors, depuis
1999, une recherche sur l’interdépendance des processus de production et de leur
résultat). Il appartient également au groupe que constituent les signataires du
3
A ce titre, la danse française a fait l’objet d’une même oscillation sémantique tant dans les années trente
(où elle était désignée comme danse libre, expressionniste ou moderne, selon que l’on privilégiait une
dénomination américaine ou allemande), que dans les années quatre-vingt qui voient hésiter entre les
termes de « jeune danse » ou « nouvelle danse ». Voir Robinson Jacqueline, L’Aventure de la danse
moderne en France (1920-1970), Bougé, 1990, p. 20.
4
Pour ne citer que deux exemples : le Quatuor Knust (1993 – 2002) a regroupé Dominique Brun, Anne
Collod, Simon Hecquet et Christophe Wavelet ; le Groupe Polaroïd du 22 mai (1997-2002) a réuni les
artistes chorégraphiques Marion et Thierry Bae, Christine Burgos, Catherine Contour, Olivier Gelpe,
Latifa Laâbissi et le photographe Bernard Dutheil.
5
Pour exemple : le groupe des Signataires, formé le 20 août 1997, a rassemblé jusqu’à cinquante
personnes, chorégraphes, danseurs et chercheurs en danse ; il mène une réflexion politique et esthétique
sur l’actualité et l’avenir de la danse et se mobilise autour d’actions communes comme force de réactions,
d’échange, de débat, de résistance. Les Réunions de Pelleport (1993-1996) ont également regroupé une
cinquantaine de chorégraphes autour de thématiques de réflexion. Voir Bougier Coralie, « Le
regroupement et l’engagement politique des artistes chorégraphiques : une nécessité ? », Funambule.
Revue de danse, Anacrouse - Université Paris 8, Saint-Denis, n° 4, juin 2002.
6
L’expression utilisée par Christophe Wavelet pour nommer cette circulation des rôles au sein de cette
génération semble avoir aujourd’hui valeur de formule d’usage. Wavelet Christophe, « Ici et maintenant,
coalitions temporaires », Mouvement, Paris, n° 2, septembre/novembre 1998.
171 Self-Unfinished
Manifeste pour une politique européenne des arts du spectacle vivant7. Enfin,
phénomène de coalition temporaire, il conçoit et réalise une pièce de J. Bel
intitulée Xavier Le Roy (2000), brouillant les notions de conception, réalisation et
signature, ainsi que d’œuvre, d’auteur et d’interprète.
Dans le même temps, ces artistes affirment pourtant la nécessité de
l’émergence de diversités esthétiques et revendiquent les singularités artistiques
propres à chacun. Car ce qui les réunit est en effet la dénonciation d’une
homogénéisation des productions chorégraphiques à la fin des années quatre-
vingt : ils récusent un système tant politique qu’économique, responsable de cette
normalisation des esthétiques, montrant du doigt simultanément l’institution et
l’académisme (dans un rapprochement souvent trop hâtif). Une des conséquences
de cette analyse conduit à revendiquer pour eux-mêmes l’existence de diversités
esthétiques que la norme dominante masquerait. Cette posture tente
effectivement tout autant de faire front en commun, afin d’être mieux entendu et
de pouvoir éventuellement se constituer en force politique, que d’affirmer
l’identité spécifique de chacun. Si le désir d’échange et de partage les réunit dans
une communauté en débat, s’exprime aussi le désir de ne pas aplanir les aspérités
d’identités chorégraphiques spécifiques. De là surgit une diversité de
propositions parfois difficile à réunir sous un même vocable. Selon Christophe
Wavelet, « les différences y sont trop marquées pour donner lieu à un énième
label dans l'histoire de la danse du siècle, qui viendrait figer ce qui se voue soi-
même à l'instabilisable8. » L’on peut même se demander si ces différences ne
7
Manifesto for an European performance policy rédigé par des artistes belges, viennois, français,
slovènes et allemands parmi lesquels Jérôme Bel, Xavier Le Roy, Christophe Wavelet a été publié dans
Maska, Ljulbljana, Slovenia, vol. XVIII, n° 74-75, spring 2002, p. 72. Il s’y affirme une communauté de
pensée transfrontalière, rappelant au passage que les courants chorégraphiques sont aujourd’hui
européens – tant du point de vue esthétique qu’économique (l’on pense aussi bien aux tournées, aux lieux
d’accueil, qu’aux subventions : par exemple, des artistes comme l’Espagnole Olga Mesa ou le Suisse
Gilles Jobin sont subventionnés par le gouvernement français et invitent des interprètes français dans
leurs créations) ; si l’on peut trouver des similitudes d’esthétique et de questionnements entre la danse
belge, allemande ou la nouvelle danse française – Christophe Wavelet parle de « l’Europe chorégraphique
des années quatre-vingt », art. cit. –, de même, cette mouvance des années quatre-vingt-dix est commune
à l’Europe entière, en particulier Espagne, Portugal, Belgique, France ou Allemagne. Xavier Le Roy s’est
installé à Berlin depuis 1992.
8
Wavelet Christophe, art. cit. Le Manifesto for an European performance policy parle des « formes
tellement hétérogènes et évolutives » qui constituent l’ensemble de l’art performatif européen.
172 Self-Unfinished
9
Ginot Isabelle, « Un lieu commun », art. cit., p. 4.
10
Ibid., p. 6. Isabelle Ginot se sert, pour cet article, de la réflexion d’Anne Cauquelin sur la doxa.
11
Idem.
12
Chapuis Yvane, « Ils s’exposent. Entretien avec Jennifer Lacey, Nadia Lauro et Alain Buffard », art
press, Paris, n° 270, août 2001.
Yvane Chapuis qui conçoit et coordonne le récent numéro spécial d’art press sur la danse, accorde
d’ailleurs une place d’importance à Xavier Le Roy qui intervient dans trois articles, successivement
comme objet du discours de Jérôme Bel (« Qu’ils crèvent les artistes ! A propos de Self-Unfinished de
174 Self-Unfinished
s’entretient avec Jennifer Lacey et Nadia Lauro, puis avec A. Buffard, les
interroger soudain sur leurs liens possibles avec Self-Unfinished. Cette pièce
semble faire repère au sein de cette définition fluctuante des radicalités
chorégraphiques, sans qu’aucune analyse n’en ait encore été faite, sinon quelques
amorces pertinentes par J. Bel et l’auteur lui-même (et l’on voit là combien les
phénomènes de doxa et de coalition temporaire s’étendent à la critique même :
l’artiste se fait critique des pièces de ses amis artistes ou produit des discours sur
ses propres œuvres). Il semble que cette pièce mette en pratique un certain
nombre des revendications de cette mouvance et qu’elle nourrisse des
questionnements et la recherche sur les potentialités de la scène et du corps
humain. Lors de sa performance-conférence Produits de circonstances13, X. Le
Roy expose d’ailleurs explicitement ces liens :
« je me demande si la production d’une pièce chorégraphique peut
devenir le processus de production sans devenir un produit tout en
s’inscrivant à l’intérieur du système de production et de diffusion qui régit
le marché de la danse. Quel type d’organisation utiliser pour quel type de
corps ? Pour quel processus de travail ? Pour quel type de “performance”
ou spectacle ? Est-il possible de travailler sur tous ces paramètres en
même temps ? Qu’est-ce que la “performance” ou le spectacle ? Le corps
est-il une extension de l’environnement ou bien l’environnement un
prolongement du corps ? Depuis, j’utilise ces questions pour explorer les
possibilités du corps humain14. »
Xavier Le Roy »), comme interlocuteur d’un dialogue avec un plasticien (« Xavier Le Roy / Jan Kopp »),
enfin comme sujet du discours (« Partition pour une conférence-performance intitulée Produits de
circonstances »). art press, « médium danse », Paris, numéro spécial 23, novembre 2002.
13
Produits de circonstances est présenté en juin 1998 à Vienne à l’occasion du Wiener Fest Wochen dans
le cadre de l’événement Body Currency, en réponse à l’invitation de M årten Spånberg, Christophe
Wavelet, et Hortensia Völkers de préparer une conférence sur les possibles liens entre la biologie et la
danse. Xavier Le Roy a en effet une formation de biologiste (il est l’auteur d’une thèse en biologie
moléculaire et cellulaire menée à l’INSERM de Montpellier et intitulée Etude par hybridation in situ
quantitative de l’expression d’oncogènes et de leur régulation hormonale dans les cancers du sein,
octobre 1990).
14
Le Roy Xavier, « Partition pour une conférence-performance intitulée Produits de circonstances », art
press, « médium danse », op. cit., p. 123.
175 Self-Unfinished
15
Ginot Isabelle, « Un lieu commun », art. cit., p. 2.
176 Self-Unfinished
rétablissant une échelle plus proche de ces lieux alternatifs16. Dans ces choix, des
questions restent en suspens : puisque la configuration même du lieu semble niée
et n’intervient pas dans le déroulement de la pièce, quelle nécessité pousse ces
artistes à présenter leur travail dans un théâtre traditionnel ? L’ignorance de ce
lieu relève-t-elle de l’affirmation d’une incompatibilité fondamentale entre
l’esthétique de l’œuvre et le lieu traditionnel ? Ou d’un aveu de sa difficulté à
contrecarrer, à déplacer les cadres habituels de la représentation ? Est-ce le désir
d’aller vers un nouveau public – celui qui ne viendrait pas habituellement dans
les lieux alternatifs ? Mais ne peut-on également lire dans ce simple transport
d’un lieu alternatif à un lieu traditionnel la soumission aux règles du marché, à
l’économie traditionnelle du spectacle ?
Il s’agira plutôt ici de s’interroger sur les effets produits par l’occupation
du dispositif traditionnel par ces artistes – effets sur les modalités du regard, les
images du corps, la matérialité des espaces, et les imaginaires concomitants :
l’usage frontal de la scène peut-il être réinventé ? L’entreprise est de taille face
aux habitudes perceptives vers lesquelles le théâtre risque de ramener, et face aux
spatialités conventionnelles sur lesquelles il pourrait rabattre. Et en effet, I. Ginot
poursuit un constat d’abord désabusé :
« ces œuvres qui se fondent sur la critique ou la déconstruction des
modèles précédents demeurent manifestement tributaires de ces mêmes
modèles. Ainsi, nombre de performances qui tentent de réinventer le
“visible” (ce qui est montré) résistent dans le même temps à reconsidérer
les conditions du regard, et exposent dans le cadre frontal de la scène
classique des matériaux appartenant manifestement à une autre
construction de l’espace. De même la critique acerbe portée contre les
effets esthétiques du marché du spectacle (…) ne fait pas obstacle à une
présentation des œuvres dans des lieux aussi symboliquement et
économiquement puissants que le Théâtre de la Ville. Les effets pervers
16
Par exemple, on verra l’utilisation exclusive du plateau du Théâtre de la Ville pour le public et les
interprètes chez Vera Mantero pour Poesia e selvajaria (présenté en 2001) ; une scène centrale est
délimitée par des gradins de quelques rangées, sur les deux longueurs du rectangle scénique. Ou encore
Christian Rizzo reconfigure un dispositif frontal sur la scène pour Et pourquoi pas : « bodymakers »,
« falbalas », « bazaar », etc., etc… ? (présenté en 2001 au Théâtre de la Ville) ; il réduit la longueur du
front de scène et des gradins et diminue la jauge globale afin d’en adapter les mesures à une scène réduite
à un petit podium tournant. Question d’esthétique, souci de visibilité, chacun de ces exemples exigerait
une analyse approfondie du rapport entre l’œuvre et son dispositif.
177 Self-Unfinished
17
Ginot Isabelle, « Un lieu commun », art. cit., p. 5.
178 Self-Unfinished
par exemple, d’investir de façon créative le lieu théâtral, sans contester la réalité
de celui-ci ? Et « expose[r] dans le cadre frontal de la scène classique des
matériaux appartenant manifestement à une autre construction de l’espace18 » ne
pourrait-il pas conduire à autre chose qu’un disfonctionnement spatial de l’œuvre
à son détriment, et relever plutôt d’un travail conscient de déplacement des
modalités d’usage de l’espace, susceptible de modifier les perceptions ? Que
produit le refus des conventions du spectaculaire ? Ces questionnements actifs
amènent-ils à reconsidérer les spatialités tant scéniques que corporelles et
comment chaque œuvre parvient-elle alors à déplacer l’usage des espaces ?
18
Idem.
179 Self-Unfinished
19
Cette analyse repose sur la présentation de la pièce en 2001 au Théâtre de la Ville et sur une captation
vidéo interne à la compagnie.
180 Self-Unfinished
20
Xavier Le Roy a rencontré le travail d’Yvonne Rainer en 1996 grâce à sa participation au projet de re-
création par le Quatuor Knust de Continuous Project Altered Daily (1970). Il exprime dans Produits de
circonstances toute sa dette envers ce travail « extrêmement enrichissant » : « j’ai même pensé parfois
qu’il m’était impossible de réaliser quelque chose après ce projet. », Le Roy Xavier, art. cit., p. 123.
21
Nous reviendrons sur cette dénomination dans l’analyse de Trio A d’Yvonne Rainer.
22
Yvonne Rainer a été conviée par Xavier Le Roy au Tanz im August de Berlin pour une conversation
publique ; elle commente également le travail de Xavier Le Roy dans un extrait daté du 22 décembre
1999 publié dans le programme donné au Théâtre de la Ville lors de la présentation de Self-Unfinished en
2001. Il s’agit là de la séquence pendant laquelle Xavier Le Roy évolue nu.
181 Self-Unfinished
23
Le Centre de Recherche et de Composition Chorégraphique de Royaumont dirigé par Susan Buirge a
récemment rendu compte publiquement des travaux du Groupe de recherche 2000-2003 autour de cette
question : « Que peuvent apporter à la chorégraphie certains processus de structuration observés dans des
domaines scientifiques ? » (13 et 14 décembre 2003, Abbaye de Royaumont). Au-delà des vœux premiers
d’une telle recherche (bouleverser les habitudes de composition) que les débats ont parfois semblé
ignorer, cette rencontre a permis de pointer les différents niveaux possibles de transposition des théories
scientifiques à la recherche chorégraphique : s’agissait-il pour chacun des projets partant de l’examen
d’une analyse scientifique (la physique quantique, le développement du bourgeon, la directionnalité du
temps, …) d’en illustrer le propos – d’en donner une visibilité telle qu’une schématisation graphique
pourrait le faire ? De s’inspirer du thème ? De prendre exemple sur la démarche (c’est-à-dire sur un
processus scientifique auquel on pourrait tenter de plier un processus chorégraphique) ? Ou de se nourrir
du résultat (c’est-à-dire d’un résultat scientifique sur, par exemple, le temps ou l’espace, qui permettrait
de concevoir différemment le temps ou l’espace en danse) ? Xavier Le Roy semble répondre, à sa façon, à
ces questionnements.
182 Self-Unfinished
24
Le Roy Xavier, art. cit., p. 120.
25
Ibid., p. 117.
183 Self-Unfinished
26
Ibid., p. 114.
185 Self-Unfinished
27
Caux Jacqueline (entretien avec Xavier Le Roy), « Xavier Le Roy. Penser les contours du corps », art
press, Paris, n° 266, mars 2001, p. 20.
28
Le Roy Xavier, art. cit., p. 119. C’est nous qui soulignons.
186 Self-Unfinished
29
Fried Michael, op. cit., p. 20 ; c’est le quatrième mur décrit par Denis Diderot.
187 Self-Unfinished
Cette étude, pourtant, ne va pas de soi et pose peu à peu au regard des
questionnements proches de ceux énoncés par X. Le Roy au sujet de sa recherche
en biochimie : « en regardant dans le microscope, j’avais l’impression d’observer
et en même temps de transformer ce que j’observais 30 . » La scène de Self-
Unfinished s’apparente alors d’une autre façon à l’instrument d’optique. Car peu
à peu, le solo travaille à troubler les évidences premières. La boîte optique
s’avère plus complexe qu’il ne semblait au premier abord. L’apparente neutralité
30
Ibid., p. 117.
188 Self-Unfinished
du lieu prend des aspects plus ambigus et semble même chercher à détourner
d’une possible et simple observation. Le dispositif concourt en effet
progressivement à nier l’évidence des faits et de leur simple présentation. Les
actions même les plus simples apparaissent alors sous un jour étrange. Par
exemple, la durée d’une pose allongée, mais également les postures plus
complexes que commence à adopter l’interprète, troublent peu à peu la clarté des
faits. La lumière est l’agent principal de ce retournement : intense, elle impose sa
trop grande vivacité jusqu’à l’éblouissement. Peu à peu, les certitudes vacillent.
La visibilité se retourne sur elle-même. La posture perceptive du public bascule
alors ; d’observateur sommé de discerner, distinguer, analyser méticuleusement,
de plier son regard au lent déroulement d’une action répétitive, il se découvre
soudain producteur d’images inattendues, transformant la figure apparente
comme sous l’effet conjugué d’une astuce optique et de son imagination éveillée.
A force de s’abîmer dans la contemplation intense du soliste, et de soumettre ses
yeux à rude épreuve – l’application lente et rigoureuse du regard qu’exigeait la
danse – la vue semble vouloir jouer des tours. Alors, au lieu de distinguer, de
rendre compte, de témoigner, de se conformer (c’est là le sens étymologique
d’« observer », rappelons-le) à la réalité de l’objet présenté, elle superpose,
trouble les contours et transforme la perception de cette figure qu’elle sait
pourtant être humaine et dont elle croit connaître parfaitement l’aspect. En cela,
X. Le Roy rejoint les préoccupations de ce courant « radical » qui travaille à
parasiter le visible et l’apparence du corps31 ; pourtant il s’en distingue par le
procédé : chez lui, le brouillage ne s’opère ni par l’obscurité, l’intermittence du
regard, l’ombre, le camouflage, la déformation, la superposition, le
recouvrement, la simultanéité d’événements, la désorganisation apparente ou
l’éclatement de la scène… C’est à partir d’une extrême visibilité apparente qu’il
31
Que l’on songe à nouveau à Et pourquoi pas : « bodymakers », « falbalas », « bazaar », etc., etc… ? de
Christian Rizzo où les corps affublés de costumes hétéroclites ou d’extensions prothétiques perdent leur
apparence humaine. Ou encore à la recherche de Laure Bonicel pour son solo Sleeping bag.0 (2002) : le
corps camouflé dans un sac de couchage rouge devient une sorte d’objet abstrait évoluant avec lenteur,
une sculpture en mouvement d’où dépassent, ici ou là, deux jambes.
189 Self-Unfinished
32
Caux Jacqueline (entretien avec Xavier Le Roy), art. cit., p. 20.
33
Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Seuil, « L’ordre philosophique », Paris, 2002
(1ère éd. La Différence, 1981).
190 Self-Unfinished
34
Jérôme Bel rapporte que Xavier Le Roy qualifie cette partie de « petite introduction », Bel Jérôme,
« Qu’ils crèvent les artistes ! A propos de Self-Unfinished de Xavier Le Roy », art. cit., p. 92.
192 Self-Unfinished
dos) grossièrement articulées (le poignet, par exemple, n’est pas utilisé, et les
mains prolongent alors le segment constitué par les avant-bras). La géographie
anatomique relève d’une géométrie simple insistant sur la mesure, la métrique,
l’emplacement, le positionnement ou le repère. Cette géographie renverrait alors
à un espace orthonormé, à un système d’axes et de coordonnées – espace froid,
mathématique et sans surprise. Le corps y est en quelque sorte déshumanisé,
libéré de ses humeurs, de ses affects, de ses émotions.
Les segments se déplacent toujours successivement – tête, avant-bras,
bras, cuisse, jambe, buste – réduisant la complexité du corps à un découpage
schématique, à des coordinations sommaires et à une rythmique simpliste
(régulière et discontinue). Chaque déplacement est sonorisé – son aigu pour la
tête, sorte de bourdonnement pour les bras, raclement de gorge pour les jambes
(la systématique dans le rapport entre son et parties du corps n’est pas stricte et
semble tenir également compte de l’alternance des sons) ; la synchronisation du
son et du déplacement tend à donner l’impression que ce corps machine, mal
huilé, produit automatiquement des sons lors de la mise en mouvement de son
mécanisme. Elle insiste surtout sur une découpe du corps et redouble l’attention
sur la segmentation. Enfin, elle déclenche irrésistiblement le rire tant le corps se
trouve réduit à ce principe simple mais spectaculairement efficace. « Les
attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte
mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique », rappelle J. Bel,
citant Henri Bergson35. Le corps se fait robot et rappelle, avec humour, tout un
imaginaire de science-fiction.
Le modèle corporel sur lequel repose cette séquence, ainsi que le rire
qu’elle provoque renvoient à un fonctionnement simpliste du corps comme du
spectaculaire. On peut y lire la dénonciation d’une vision du corps mécaniste qui
aurait pris naissance, avec Descartes 36 , dans l’analogie entre le corps et la
machine. L’automate, modèle interprétatif cartésien du corps humain, donne lieu
35
Idem. Laurent Goumarre reprend également cette citation prise dans Le Rire ; Goumarre Laurent, art.
cit., p. 18.
36
Descartes, Traité de l’homme. Œuvres philosophiques, tome 1, Bordas, « Classique Garnier », Paris,
1988.
193 Self-Unfinished
à une vision du corps selon ses fonctions, son fonctionnement : le corps se définit
alors selon « la disposition des organes37 », ou, si l’on préfère, l’agencement de
ses pièces. Cela donne lieu à un corps disséqué et articulé que suggère
parfaitement la séquence robot. Celle-ci renvoie également à des représentations
mécanistes du corps telles que peut en rendre compte la biologie : or, X. Le Roy
« regrettai[t] que [le corps humain y] soit seulement étudié à travers des systèmes
“mécaniques”, qui le transformaient en mythe38. » Mais ce corps automate peut
également référer à une pratique du corps dansant dont la satire relève ici de la
caricature : un corps dansant qui retiendrait du machinique la possibilité d’un
mouvement parfait, la reproduction à l’identique, la précision immuable du geste.
Autrement dit, un corps dansant « sans faute, glorieux, matérialisé/métaphorisé
par le mécanisme savant de l’automate39 », ajoute Laurent Goumarre. Ce corps
efficace et performant se ferait alors le représentant du rêve moderniste dont X.
Le Roy soulignerait ici la faillite 40 . La séquence s’interrompt en effet
brutalement, sans devoir laisser de traces sur le soliste, dans un brusque et ultime
effet de surprise – la reprise d’une marche nonchalante, sans raison apparente –,
laissant le public à son rire qui doit, tout aussi brutalement, cesser. Le
fonctionnement déceptif de cette interruption conduit le public à réexaminer le
fonctionnement spectaculaire de la séquence qui précède – fonctionnement
soudain dénoncé par l’artiste : l’effet en est simpliste et repose sur des clichés du
mouvement humain, connus de tous. Aucune remise en cause radicale dans une
telle séquence, mais plutôt la reconduction d’effets spectaculaires faciles et
efficaces. Le soliste, par son arrêt, en désigne la vacuité comme la vanité.
37
Ibid., p. 379.
38
Le Roy Xavier, art. cit., p. 119.
39
Goumarre Laurent, art. cit., p. 18.
40
Jérôme Bel comme Laurent Goumarre propose cette interprétation de la séquence robot comme faillite
de la modernité et de ses promesses. Goumarre Laurent, art. cit., p. 19 : « Le corps de Xavier Le Roy
énoncé comme “self unfinished” passe par cet assassinat du rêve futuriste d’identification de l’homme à
la machine ».
194 Self-Unfinished
41
Le Roy Xavier, art. cit., p. 123.
42
Bernard Michel, « De la corporéité comme “anticorps” ou la subversion esthétique de la catégorie
traditionnelle de “corps” », art. cit., p. 23. La pensée de Michel Bernard fait partie des références
affirmées de Xavier Le Roy ; ainsi, dans Self-interview (Podewill, Berlin, décembre 2000), une
performance élaborée dans le cadre du projet E.X.T.E.N.S.I.O.N.S., l’artiste cite le philosophe.
195 Self-Unfinished
43
Béghin Cyril et Delorme Stéphane, « Entretien avec Laurent Goldring », Balthazar, Paris, n° 5, mars
2002.
196 Self-Unfinished
où on croit), ainsi que de l’identité des parties du corps non plus distinguées
suivant leur fonction mais rapprochées selon leurs caractéristiques formelles – les
épaules renvoient aux fesses. L’expérience va en réalité plus loin que la
description qu’en donne L. Goldring, dans la mesure où, de cette citation, se
dégage un système binaire renvoyant à des symétries du corps – droite/gauche,
haut/bas, avant/arrière, jambe/bras… La proposition de X. Le Roy (mais
également les vidéos de L. Goldring) va jusqu’à ignorer de telle structuration de
la pensée et de la forme, bouleversant totalement les notions d’orientation, de
haut et de bas, d’arrière et d’avant. Les agencements produits coordonnent aussi
bien des parties non symétriques (un pied et un avant-bras) ou, en tout cas, jouent
de relations suffisamment variées (symétrie axiale, puis centrale, combinaisons
successives) pour troubler la systématique des correspondances. Il ne s’agit donc
pas de reconstruire une nouvelle structuration mais de travailler à l’incessante
modification des combinatoires.
A l’atténuation de l’importance de l’avant du corps succède alors la
disparition du haut du corps. Le soliste, ôtant sa chemise, déplie simultanément
une jupe qui va recouvrir son buste et ses bras ; il se retrouve ainsi affublé de
quatre pattes ou, si l’on préfère, de deux bas du corps, l’un en jupe, l’autre en
pantalon. Le jeu subtil d’avancées et de mobilités simultanées ou décalées des
mains ou des pieds concourt à l’impression d’une scission, d’une indépendance
entre ces deux parties du corps. Voire d’un dialogue entre deux personnages.
Mais la combinaison des deux contribue bien à la constitution d’un corps
fantastique – figures siamoises réunies par le bassin mais dont il manquerait les
bustes, ou, lorsque l’ensemble s’étend verticalement le long du mur du fond,
figure sans tête. Le solo donne donc naissance à un corps monstrueux par excès,
défaut, ou position anormale de ses parties, allant jusqu’à totalement perturber la
mémoire et la reconnaissance de celles-ci. Au cœur de cette séquence, le jeu de
contraste de couleur entre le noir du tissu et la blancheur de la peau opère une
découpe du corps allongé au sol en quatre parties ne correspondant en rien à la
disposition biologique des organes et contribuant à modifier les mesures du
197 Self-Unfinished
44
Bel Jérôme, art. cit., p. 95.
198 Self-Unfinished
insecte, mollusque, poulet ficelé, etc. C’est ce processus même qui importe,
plutôt que le référent auquel on pourrait être momentanément renvoyé. L.
Goldring déclare : « je n’ai aucun avis sur le spectateur. Je ne veux pas le
manipuler : je ne veux pas induire quelque chose, mais laisser la plus grande
place, au niveau des images et des affects45. » Il ne s’agit en effet pas de figurer
clairement mais de donner à voir cette superposition, ce dédoublement, cette
césure au sein d’une identité. « Les mouvements n’ont ni direction ni intention,
ils se passent à l’intérieur du corps et de la forme qu’il a prise : ces
inframouvements ne conduisent pas à des séries de déformations progressives, ils
indiquent seulement la possibilité d’un autre corps là où la “figure humaine” se
délite46. » L. Goldring comme X. Le Roy travaillent sur la dissemblance, et non
sur la figuration ou la représentation. Il s’agit de bouleverser la vision pour
permettre de regarder autrement ; le vidéaste parle d’« affiner la posture pour
nettoyer l’image de ce qui interdit de voir47. » Cette interdiction du voir réside
dans une prétendue connaissance du corps qui semble pouvoir dispenser du
regard au profit d’un défilement sans surprise d’évidences. Le danseur, par ses
métamorphoses, cherche donc à remettre à cause cette connaissance pour
éloigner d’une vision codée du corps et réapprendre à voir et connaître.
Il ne s’agit donc pas d’un simple jeu spectaculaire, plaisant, ou surprenant
par ses illusions visuelles. L’enjeu est autre, puisque ces métamorphoses ne
cherchent pas à apparaître comme des anomalies qui seraient ramenées à
l’assurance d’une normalité du corps, d’une « vérité » anatomique ; Self-
Unfinished n’est ni un tour de magie relevant de quelque trucage qu’on voudrait
démasquer, ni un spectacle de foire qui jouerait d’une déformation
morphologique, de l’exhibition d’un « monstre » comme « anormal ». Ce qui se
défend là, c’est une autre idée du corps, compris dans sa complexité. « Mon
corps semblait résister aux normes de la danse. (…) Mon corps possédait-il
45
Laurent Goldring in Béghin Cyril et Delorme Stéphane, art. cit.
46
Idem.
47
Idem.
199 Self-Unfinished
48
Le Roy Xavier, art. cit., p. 120.
49
Laurent Goldring in Béghin Cyril et Delorme Stéphane, art. cit.
50
Le Roy Xavier, art. cit., p. 121.
200 Self-Unfinished
51
Laurent Goldring in Béghin Cyril et Delorme Stéphane, art. cit.
52
Deleuze Gilles, Guattari Félix, « 28 novembre 1947. Comment se faire un corps sans organes ? », Mille
plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Minuit, « Critique », Paris, 1980 ; Deleuze Gilles, Francis
Bacon. Logique de la sensation, op. cit. ; Artaud Antonin, Héliogabale, Œuvres complètes VII,
Gallimard, 1956.
53
Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 83-84.
201 Self-Unfinished
l’a dit, la Figure. La Figure est ce « corps sans organes » dont parle A. Artaud,
c’est-à-dire un corps qui refuse l’organisation dans un organisme, se revendique
comme vibration, « est parcouru d’une onde qui trace dans le corps des niveaux
ou des seuils d’après les variations de son amplitude54. » Le corps sans organes
est chair et nerfs, et non squelette ; il ramène à la nudité du soliste, nudité
traversée de micro-mouvements, de tensions, nudité donnant lieu à cette
« acrobatie de la chair 55 », propre aux peintures de F. Bacon. La dernière
métamorphose de X. Le Roy, celle de ce corps recroquevillé, oscillant comme un
culbuto, semble renvoyer directement au paradigme du corps avant sa
représentation organique : l’œuf. G. Deleuze et Félix Guattari traitent
« le CsO [corps sans organes] comme l’œuf plein avant l’extension
de l’organisme et l’organisation des organes, avant la formation des
strates, l’œuf intense qui se définit par des axes et des vecteurs, des
gradients et des seuils, des tendances dynamiques avec mutations
d’énergie, des mouvements cinématiques avec déplacement de groupes,
des migrations, tout cela indépendamment des formes accessoires, puisque
les organes n’apparaissent et ne fonctionnent ici que comme des intensités
pures56. »
54
Ibid., p. 47.
55
Ibid., p. 29.
56
Deleuze Gilles, Guattari Félix, op. cit., p. 190.
57
Ibid., p. 187.
58
Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 92.
202 Self-Unfinished
59
Ibid., chap. 1, p. 11-16.
60
Ibid., p. 46. Nous reviendrons sur cette dissolution.
61
Laurent Goldring in Béghin Cyril et Delorme Stéphane, art. cit.
62
Idem.
203 Self-Unfinished
Le devenir se définit donc par ce processus incessant et labile qui s’interdit toute
fixation de la forme. Les superpositions produites par la mémoire et plus
généralement les observations du corps suscitées par L. Goldring amènent X. Le
Roy à « créer un flux de mouvements de va-et-vient caractéristiques de
“l’informe”66 ». Le devenir-animal prend place dans cette acrobatie de la chair
(ou de la « viande », dit G. Deleuze au sujet de F. Bacon) et dans le caractère peu
à peu indiscernable des traits humains. Ce devenir est rythmique et mouvement :
il se produit par un déplacement des particules qui nous constituent (le devenir
est toujours moléculaire), provoquant des « rapports de mouvement et de repos,
de vitesse et de lenteur 67 ». Les déformations du corps empêchent une claire
distinction et rapprochent l’homme des traits de l’animal, de son caractère (et non
de sa forme). Elles renvoient à une fascination pour la multiplicité qui nous
habite. La performance s’est souvent, historiquement, rapprochée de l’animal.
Que l’on pense à Joseph Beuys et son coyote ou son lièvre68, aux carcasses de
63
Gilles Deleuze dans sa comparaison entre Francis Bacon et Paul Cézanne précise : « Cézanne est peut-
être le premier à avoir fait des déformations sans transformation, à force de rabattre la vérité sur le
corps. », Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 59.
64
Deleuze Gilles, Guattari Félix, op. cit., p. 291.
65
Ibid., p. 292.
66
Caux Jacqueline (entretien avec Xavier Le Roy), art. cit., p. 20.
67
Deleuze Gilles, Guattari Félix, op. cit., p. 334.
68
Beuys Joseph, Coyote : I like America and America likes me, Galerie René Block, New York, 1974 ;
Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort, 1965.
204 Self-Unfinished
69
Abramovic Marina, Cleaning the mirror, Sean Kelly Gallery, New York, 1995 ; Nitsch Hermann,
Aktion Eindhoven, 1983.
70
Barney Matthew, Envelopa : Drawing restraint 7 (guillotine), 1989-1995.
71
Gilles Deleuze fait le même constat dans la peinture de Francis Bacon, voir Deleuze Gilles, Francis
Bacon. Logique de la sensation, op. cit., chap. 4.
72
Deleuze Gilles, Guattari Félix, op. cit., p. 197.
73
Idem.
205 Self-Unfinished
74
Le Roy Xavier, art. cit., p. 123.
75
Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 59.
206 Self-Unfinished
C – Du plateau à la scène
76
Le Roy Xavier, art. cit., p. 123. C’est nous qui soulignons.
77
Deleuze Gilles, Guattari Félix, op. cit., p. 196.
78
Idem
79
Idem.
207 Self-Unfinished
80
Le Roy Xavier, art. cit., p. 123.
208 Self-Unfinished
81
Deleuze Gilles, Guattari Félix, « 1440. Le lisse et le strié », Mille plateaux, op. cit., p. 592-625.
209 Self-Unfinished
82
Ibid., p. 593.
83
Caux Jacqueline (entretien avec Xavier Le Roy), art. cit., p. 22.
84
Schneider Pierre, op. cit., p. 14 : « Le fond, c’est nous qui l’apportons, c’est l’image qui le greffe sur la
pierre ou sur la toile aveugle, qu’elle transforme ainsi en support, faute de quoi elle demeure invisible ».
210 Self-Unfinished
85
Deleuze Gilles, Guattari Félix, « 1440. Le lisse et le strié », Mille plateaux, op. cit., p. 617.
86
Caux Jacqueline (entretien avec Xavier Le Roy), art. cit., p. 22.
87
Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 15. Gilles Deleuze cite ici André
Bazin dans son analyse du cinéma de Jacques Tati : « toute l’astuce de Tati consiste à détruire la netteté
par la netteté. Les dialogues ne sont point incompréhensibles mais insignifiants, et leur insignifiance est
révélée par leur précision même. Tati y parvient en déformant les rapports d’intensité entre les plans… ».
211 Self-Unfinished
un corps à l’état diffus. Les lignes s’effacent alors au profit des couleurs, celles
de la peau nue se mêlant à la blancheur des néons. Comme chez F. Bacon,
l’uniformité de la lumière et de la couleur unit peu à peu le fond et la forme. Le
fond constitue un aplat uniforme qui se situe moins derrière la Figure qu’à côté,
tout autour, annulant l’idée de profondeur. G. Deleuze parle d’une « corrélation
de deux secteurs [l’aplat ou fond et la Figure] sur un même Plan également
proche88. » Et l’on comprend alors cette impression d’aplatissement de la boîte
blanche ; dans la concentration intense sur la corporéité dansante, le fond rejoint
la Figure. Se produit ainsi une focalisation sur la Figure, une sorte de gros plan,
qui tend à abolir la sensation de l’espace, (au mieux à le réduire à un espace clos,
très proche de la Figure), et qui dégage la Figure de ses coordonnées spatio-
temporelles.
Pourtant, la relation entre la Figure et ce fond n’est pas stable. Dans cette
mise à niveau de l’aplat et de la corporéité dansante, le soliste n’est pas toujours
celui qui apparaît. A neuf reprises, l’interprète rejoint en effet le même point à
fond jardin où il marque des pauses prolongées (allant jusqu’à une minute), le
plus souvent allongé (seules deux pauses sont verticales), et toujours de dos. Le
rapport semble ici s’inverser. L’interprète paraît s’abstraire du lieu et fondre dans
le mur, donnant alors le privilège à l’espace, à un vide qui envahit soudain la
scène. « Où était la figure, où était le fond ? (…) si je touchais un mur, j’étais la
figure ; si je sentais plutôt que le mur me touchait, je devenais le fond – mon
corps devenait l’environnement de l’espace89 », écrit Lisa Nelson au sujet de ses
expériences perceptives de danseuse. X. Le Roy, en ces instants, semblent
effectivement s’abstraire du lieu, devenir fond, pour laisser apparaître la scène.
Le soliste est comme englouti par le mur, et l’environnement ne constitue plus le
socle solide de sa danse mais s’effondre, se fait vide sans fin.
« En effet, [le fond et la figure] ne forment pas une constellation
fixe. Eveillé par la figure, le fond sans fond l’engloutit ; cerné par le fond
abyssal, la figure s’intensifie avant de disparaître. Leur coexistence est
constante, mais selon un rapport de forces qui ne cesse de varier. Le
88
Ibid., p. 14.
89
Nelson Lisa, « A travers vos yeux », Nouvelles de danse, Contredanse, Bruxelles, n° 48/49, 2001, p. 21.
212 Self-Unfinished
naufrage sera tantôt évité, tantôt inéluctable, selon que le vide aura été
porteur ou non90 ».
Il serait plus juste de dire sinon qu’il n’y a plus rien à voir, que se donne à voir le
vide, ce qui n’est pas rien. Que se donnent à percevoir une disparition (sans effets
illusionnistes) et le rapport entre un fond et une figure. Que surgit à la conscience
la considération de ce rapport d’extension du corps à l’environnement. De même
que le début du solo donnait à entendre le silence (l’enclenchement du
magnétophone ne produit aucun son) ; l’habitation du plateau conduit à sa
désertion. Le solo va ici jusqu’au bout d’une présentation du corps qui refuse
l’exacerbation, la mise en avant, pour atteindre les limites de l’absence. Self-
Unfinished parvient certes, ici, aux limites de l’œuvre, mais rend, par la même
occasion, hommage à la scène. La désertion du danseur renvoie à la présence de
la scène. D’ailleurs, quand le spectacle doit finir, niant soudain le quatrième mur,
le danseur, après avoir lancé la seule musique, « enjambe » la rampe pour sortir
90
Schneider Pierre, op. cit., p. 161.
91
Bel Jérôme, art. cit., p. 95.
92
Goumarre Laurent, art. cit., p. 19.
93
Bel Jérôme, art. cit., p. 95.
213 Self-Unfinished
94
Ross Diana, Upside down : « Upside down, boy, you turn me / inside out, and, round and round /
Upside down, boy, you turn me / inside out, and, round and round ».
214 Le bouleversement du visible
2 . Le bouleversement du visible
Self-Unfinished est une œuvre qui joue d’une oscillation constante entre
différentes modalités de la représentation, déstabilisant sans cesse les évidences
du voir. En refusant de trancher entre espace strié et lisse, entre figure et informe,
entre contour et matière ou dessin et intensités, la pièce met en relief une série de
logiques régissant les habitudes perceptives. Si le deuxième terme de l’alternative
semble toujours, finalement, l’emporter (le lisse, l’informe, la matière, les
intensités), en creux, ou si l’on veut, en négatif, se dessinent, dans le même
temps, l’espace et la relation au public auxquels X. Le Roy parvient à échapper.
Car la pièce s’appuie sur ces logiques de la représentation pour mieux les
déloger ; elle les utilise avant que de les mettre en crise : elle suspend leur loi par
un conflit, par la confrontation de deux réalités perceptives contradictoires à
même de faire surgir un trouble profond du visible.
Ce que Self-Unfinished met également en évidence, c’est l’articulation
étroite entre la mise en place de spatialités scéniques, corporelles et
chorégraphiques et l’économie perceptive d’une œuvre ; c’est la façon dont les
spatialités construisent et déterminent un point de vue, une modalité de regard,
constituant une communauté réunie par cette manière singulière de percevoir –
une communauté définie collectivement par la pratique perceptive supposée et
contenue dans l’œuvre. Il est alors de la responsabilité d’une œuvre de parvenir à
« éviter de figer le jeu de la relation avec le public1 » et de permettre, par la
combinaison insolite de ses différents éléments, une relation critique et inventive.
1
« La question contemporaine par excellence, c’est de savoir comment éviter de figer ce jeu de relation. »
Freydefont Marcel, « Plateau souverain, sols fertiles », in Boucris Luc, Freydefont Marcel (dir.), Etudes
théâtrales, Arts de la scène, scène des arts. Volume II. Limites, horizons, découvertes : mille plateaux, op.
cit., p. 140.
215 Le bouleversement du visible
Le public qui s’inscrit à l’intérieur d’une œuvre et que l’analyse dégage peu à
peu est le reflet ou la conséquence du régime de visibilité proposé par cette
œuvre. Mais le terme « visibilité » semble ici réducteur, car Self-Unfinished,
(comme les œuvres analysées par la suite), interroge sans cesse les modalités du
visible et met en cause la tyrannie des évidences mimétiques. Le visible est en
effet lié à une certaine représentation de la réalité reposant sur des exigences de
clarté, de ressemblance, de dénommable : la visibilité se réduit à une lisibilité.
C’est cette transparence du réel qu’interroge X. Le Roy, une interrogation née
face au trouble de l’observation au microscope et qu’il transpose au dispositif
scénique. Ce faisant, il rencontre une question qui hante l’histoire de l’art : celle
des rapports de l’image au savoir. Et comme Georges Didi-Huberman, il souligne
combien l’histoire de l’art se trouve enserrée dans l’étau d’une pensée de l’image
ramenée aux catégories réductrices de l’imitation et de l’iconologie (la tyrannie
du lisible). De même que l’observation scientifique se fait « sous influence », au
point de se « demander jusqu’à quel point [il] devai[t] être objectif pour travailler
dans le domaine de la recherche en biologie médicale » et de « décid[er] de
laisser ces questions de côté pour pouvoir poursuivre2 », de même l’histoire de
l’art a pu restreindre son champ, préférant une sémiologie rassurante « qui ne
possède que trois catégories : le visible, le lisible et l’invisible3 » :
« ou bien on saisit, et nous sommes alors dans le monde du visible,
dont une description est possible. Ou bien on ne saisit pas, et nous
sommes dans la région de l’invisible, dont une métaphysique est possible,
depuis le simple hors-champ inexistant du tableau jusqu’à l’au-delà idéel
de l’œuvre tout entière.
Il y a pourtant une alternative à cette incomplète sémiologie. Elle se fonde
sur l’hypothèse générale que les images ne doivent pas leur efficacité à la
seule transmission des savoirs – visibles, lisibles ou invisibles –, mais
qu’au contraire leur efficacité joue constamment dans l’entrelacs, voire
2
Le Roy Xavier, art. cit., p. 117.
3
Didi-Huberman Georges, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Minuit,
« Critique », Paris, 1990, p. 25. Georges Didi-Huberman ajoute que « l’histoire de l’art, phénomène
« moderne » par excellence – puisque née au XVIe siècle – a voulu enterrer les très vieilles
problématiques du visuel et du figurable en donnant de nouvelles fins aux images de l’art, des fins qui
plaçaient le visuel sous la tyrannie du visible (et de l’imitation), le figurable sous la tyrannie du lisible (et
de l’iconologie). » Ibid., p. 16.
216 Le bouleversement du visible
4
Idem.
217 Le bouleversement du visible
5
Caux Jacqueline (entretien avec Xavier Le Roy), art. cit., p. 20.
218 Le bouleversement du visible
moins, l’une de ses déclinaisons. Le ballet classique a peu à peu mis en place une
série de conventions qui évoluent et s’affinent historiquement ; il est ainsi
difficile d’en faire une réalité figée. Il réitère néanmoins un certain nombre de
logiques qui sont devenues représentatives du paradigme qu’il incarne, et qu’il
faut ici rappeler.
Parmi elles, la première consiste sans doute dans le privilège accordé à la
figure qui va déterminer la technique dite classique, la forme des pas ou
mouvements, ainsi que les trajets. La figure doit se dégager, se détacher,
apparaître visiblement au public. Le ballet trace des lignes, dessine des directions
claires dans l’espace, avant même que le dispositif de cadrage propre à
l’architecture italienne ne vienne le mettre en évidence. Le ballet de cour, comme
son nom l’indique, est d’abord présenté, à la fin du Moyen-Age, dans les cours
princières ou lors de festins, mais encore sur le parvis de cathédrales6. Les tracés
au sol dessinés par le trajet des danseurs sont déjà d’une grande importance ; ils
seront d’autant mieux mis en valeur depuis des gradins que l’on élève, sous
Henri IV, afin d’apprécier la planimétrie des figures :
« conçue pour être vue de façon plongeante par les spectateurs sur
des gradins élevés sur trois côtés de la salle, la chorégraphie est dite
planimétrique. Utilisant les pas battus, les tours, les sauts et caprioles, les
danseurs s’efforcent de tracer sur le sol des figures géométriques plus ou
moins complexes et parfois même des caractères symboliques7 ».
6
Voir Christout Marie-Françoise, Le Ballet occidental. Naissance et métamorphoses XVIe – XXe siècles,
Desjonquères, « La mesure des choses », Paris, 1995.
7
Ibid., p. 18.
8
Ibid., p. 30.
219 Le bouleversement du visible
9
Christout Marie-Françoise, op. cit., p. 36.
10
Voir Challet-Haas Jacqueline, Manuel pratique de danse classique. Analyse des principes et de la
technique de la danse, Amphora, « Sports et loisirs », Paris, 1984, (1ère éd. 1979).
11
D’Amelio Toni, op. cit., p. 61.
12
Challet-Haas Jacqueline, op. cit., p. 81.
220 Le bouleversement du visible
13
Ibid., p. 75.
14
Ibid., p. 79 et 88.
221 Le bouleversement du visible
15
« Durant cette période, je prenais deux à trois cours de danse par semaine et j’apprenais à faire ce genre
d’exercice : [description de l’action sur scène :] se déplacer sur la gauche du pupitre et exécuter les
exercices en six de Merce Cunningham ou quelque chose d’équivalent. Puis réaliser une diagonale de
triplettes », Le Roy Xavier, art. cit., p. 116.
222 Le bouleversement du visible
16
Gaëtane Lamarche-Vadel montre combien la Renaissance donne la priorité, dans son architecture, à la
géométrie des lignes, aux axes, à la perspective linéaire, à une visibilité maximale, au détriment des
pratiques sociales de l’espace. Lire le plan des villes par leurs mailles vides, comme le fait Camillo Sitte
au dix-neuvième siècle, revient à retourner la façon de concevoir et de voir la ville. Lamarche-Vadel
Gaëtane, « La part commune », in Younès Chris, Nys Philippe, Mangematin Michel (dir.), op. cit.,
p. 317-339.
223 Le bouleversement du visible
partir d’une autre pratique du corps que s’effondrent une logique spatiale et un
savoir stable, parce que non conflictuel.
La dissolution de la figure, à l’intérieur d’une structure scénographique
pourtant proche d’une convention théâtrale, s’apparente ainsi à une anamorphose.
La figure (présente dans la « séquence robot », ou lors des pauses assises à la
table, ou encore des quelques marches simples) se déforme, se distord au point de
perdre toute apparence humaine. Elle suscite et suggère des images inconnues et
monstrueuses.
« L’anamorphose est un rébus, un monstre, un prodige. (…) Elle
est un subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel. Le système est
savamment articulé. Les perspectives accélérées et ralenties ébranlent un
ordre naturel sans le détruire. La perspective anamorphotique l’anéantit
avec les mêmes moyens dans leurs applications extrêmes17. »
Cette explication donnée par Jurgis Baltrušaitis définit les limites d’une telle
comparaison : « l’anamorphose » de Self-Unfinished utilise certes, en partie, les
moyens du dispositif scénique et optique conventionnel en accentuant à
l’extrême certaines de ses caractéristiques, au point d’en retourner l’effet ; la
visibilité repose ici sur la clarté d’un éclairage d’une telle intensité qu’il mène à
l’éblouissement, à l’aveuglement, au tremblement de l’image, et empêche toute
lisibilité ou fait douter du visible. Mais si « l’anamorphose » de Self-Unfinished
tient du monstrueux ou du prodige, elle n’est en rien un rébus : le public n’est pas
à même de retrouver une configuration véritable, non seulement parce qu’il ne
peut changer son angle de vue, mais encore parce que ce point de vue n’existe
pas. Self-Unfinished n’éclipse pas le réel mais en donne une représentation autre,
qui correspond à une autre conception du corps et de l’espace. « L’anamorphose
n’est pas seulement un mécanisme de composition et une figure de rhétorique,
elle est aussi une vérité métaphysique18. » Mais à la différence de l’anamorphose
classique, Self-Unfinished ne donne pas l’occasion d’une autre compréhension –
d’un rétablissement – de cette déformation : celle-ci constitue véritablement
17
Baltrušaitis Jurgis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus. Les perspectives dépravées – II,
Flammarion, « Champs », Paris, 1996 (1ère éd. « Idées et Recherches », 1984), p. 7.
18
Baltrušaitis Jurgis, op. cit., p. 292.
224 Le bouleversement du visible
l’objet de sa présentation. Elle est la meilleure expression d’un corps entendu non
plus comme unifié, clos, stable mais comme une structure fondamentalement
mouvante, interrompue, conflictuelle… Pour X. Le Roy, le corps est une réalité
fluide et dynamique :
« Les images du corps sont capables de s’accommoder et
d’incorporer une gamme extrêmement large d’objets et de discours. Tout
ce qui vient et reste en contact suffisamment longtemps ou, à répétition
suffisamment fréquente, avec les surfaces du corps sera intégré à l’image
du corps. Comme par exemple les habits, les bijoux, d’autres corps, mais
aussi des textes, des chansons etc... Tout ceci peut marquer, de façon plus
ou moins temporaire ou permanente, le corps, ses démarches, ses postures,
ses discours, ses positions, etc.19 »
La corporéité ainsi définie s’éloigne d’une structure stabilisée par une logique
géométrique. Dans le même temps, « l’anamorphose » de X. Le Roy devient, en
conséquence, l’occasion de déplacer le point de vue unique de l’organisation
perspectiviste, de « décentrer le sujet unifié et monolithique de la vision
classique20 ». Self-Unfinished donne donc naissance à une réalité inouïe, insolite,
proprement illisible. L’effet anamorphotique demeure, sans jamais être récupéré
par une logique perspectiviste.
« Les effets de ces déformations sont toujours aussi étonnants. La
femme avec un oiseau dans une cage se ramollit comme de la cire. Sa tête
penche, ses traits se liquéfient et coulent avec lenteur et grâce. Dénaturés
de la même façon, les musiciens composent un panache bouillonnant. Les
quadrupèdes deviennent des mollusques. Psyché couchée s’arc-boute. Ses
membres pâles s’étirent en s’affinant comme dans un délire. Une rotation
désosse son corps21. »
« Les belles figures classiques prennent un aspect monstrueux. Le
buste du jeune héros, coupé en deux, pend, la tête en bas. Ses jambes
gonflées sont retournées, les pieds en l’air. Le bâton se plie en arc. Les
bras de Vénus se transforment en boyaux. C’est un étrange tourbillon
d’éléments épars et de débris anatomiques informes qui se redressent et se
19
Le Roy Xavier, Self-interview, op. cit. Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux de Maurice Merleau-
Ponty, précédemment cité : les choses « sont une annexe ou un prolongement [du corps], elles sont
incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine », Merleau-Ponty Maurice, L’œil et
l’esprit, op. cit., p. 19.
20
D’Amelio Toni, op. cit., p. 94.
21
C’est la description d’anamorphoses cylindriques du 18ème siècle (Pays Bas) Anc. Coll. H.
Tannenbaum, Baltrušaitis Jurgis, op. cit., p. 196.
225 Le bouleversement du visible
ressoudent exactement dans les reflets du cône dont la pointe est marquée
par une agrafe du vêtement d’Adonis22. »
22
Ibid., p. 202.
23
Didi-Huberman Georges, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, op. cit.,
p. 26.
24
Ibid., p. 100. Le dessin, lié à l’imitation, fondait l’art, selon Giorgio Vasari ; il était le dénominateur
commun des trois arts majeurs, à savoir l’architecture, la sculpture et la peinture. Ibid., p. 94 et suiv.
25
Ibid., p. 175.
226 Le bouleversement du visible
chose et ne pas voir autre chose en tout cas, mais voir quelque chose en tout cas
et ne pas savoir quelque autre chose…26 »
26
Idem.
27
Ibid., p. 14.
28
Ibid., p. 28.
29
Ibid., p. 27.
227 Trio A
1
Dans Rainer Yvonne, Work 1961-73, The Press of the Nova Scotia College of Art and Design, Halifax,
New York University Press, New York, 1974, en particulier p. 75-83 et p. 336 ; dans Rainer Yvonne, A
Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, The Johns Hopkins University Press, « Art + Performance »
Baltimore (Maryland), 1999, p. 28-30, ainsi que dans Banes Sally, Terpsichore en baskets. Post-modern
dance, Chiron / Centre national de la danse, Paris, 2002, trad. Denise Luccioni (Terpsichore in Sneakers :
Post-Modern Dance, Houghton Mifflin Company, Boston, 1980), p. 98-99.
228 Trio A
New York, 6 février 1969), Trio A est interprété par cinq danseurs amateurs puis
cinq professionnels sur In the Midnight Hour. Dans Performance Fractions for
the West Coast (Vancouver Art Gallery, Vancouver, 2 avril 1969), Trio A est
interprété par des professionnels et amateurs sur la musique des Chambers
Brothers. Dans Connecticut Composite (Connecticut College, New London, 9
juillet 1969), Trio A est interprété par cinquante étudiants pendant plus d’une
heure. Dans This is a story of a woman who…, dernière pièce créée par Y. Rainer
(Theater for the New City, New York, 16 mars 1973), il est interprété en solo par
Y. Rainer puis en duo avec John Erdman.
Trio A sera également présenté seul à différentes occasions : pendant la
semaine de protestation contre la guerre du Vietnam (Angry Arts Week), Trio A
est dansé en solo par Y. Rainer, convalescente, au Hunter College, sous le titre de
Convalescent dance (New York, 2 février 1967) ; à l’occasion de People’s Flag
Show (une manifestation de protestation contre les arrestations de diverses
personnalités – des artistes, le marchand d’art Steven Radich – pour cause
d’outrage au drapeau), Trio A est dansé par six interprètes (D. Gordon, Nancy
Green, Barbara Dilley, S. Paxton, Y. Rainer et Lincoln Scott) le 9 novembre
1970 à la Judson Church, sous le titre Judson Flag Show. Cette version nue avec
drapeau noué autour du cou sera également présentée en 1971 au New York
University’s Loeb Student Center.
Bien qu’elle ait mis fin à sa carrière de danseuse en 1975, Y. Rainer
continue de danser ou d’enseigner Trio A. Elle l’a présenté, par exemple, en
1981, à Saint Mark’s Church, New York, et l’enseigne en 1992 à Clarinda
MacLow. Elle en propose une « version gériatrique », dans le cadre de Talking
Dancing Conference, à Stockholm, en août 1997 (Y. Rainer est alors âgée de
63 ans).
A – Questions d’histoire
Pourquoi donc désirer aujourd’hui revenir sur l’une de ces œuvres ? Trio
A n’a-t-il pas suffisamment fait l’objet d’analyses et de discours successifs ?
N’est-ce pas risquer de perpétuer et de participer à une histoire de la danse
230 Trio A
Une première raison repose sur notre rapport avec cette pièce, ou plus
exactement avec son image filmée en 19784 par Robert Alexander. Découvert
accidentellement il y a de nombreuses années, et visionné sans aucune
information préalable sur la nature du document, ni même sur le nom de son
interprète et créateur, et donc en l’ignorance totale de l’histoire de cette œuvre, ce
film s’est imposé avec une force depuis lors jamais démentie. La nature même du
document – son effet présent – exigeait de s’y intéresser au-delà de toute
considération historique : sa singularité s’imposait, et non sa représentativité
potentielle ni son caractère typique. Ce n’est donc pas tant par un souci de
respect envers l’histoire (une histoire alors cristallisée autour de passages
obligés) que le choix de cet objet d’analyse s’est d’abord opéré : il relevait dans
un premier temps du souvenir de cette relation singulière à l’œuvre, d’une
sympathie première. Néanmoins, celle-ci allait réveiller des enjeux théoriques
plus complexes. Tout d’abord, elle témoignait de la faculté de ce document à
nous captiver ; cet attrait n’était-il pas le signe de la faculté encore présente de
cette œuvre de constituer un public ? L’œuvre (ou cette manifestation filmée de
l’œuvre) rencontrait ainsi l’une des interrogations qui nous occupent
2
Louppe Laurence, « Le Corps visible. La Photographie comme source iconographique de l’histoire de la
danse moderne et contemporaine. Supports, genres, usages », art. cit., p. 50.
3
Idem.
4
Trio A, 16mm, réal. Robert Alexander, produit par Sally Banes, Dance Film Archive, University of
Rochester, 1978.
231 Trio A
Et l’on peut supposer que c’est là l’une des caractéristiques de ces œuvres
emblématiques : leur parcours dans l’histoire de la danse manifeste leur faculté à
régulièrement constituer un public. Elles continuent de susciter, à diverses
époques et de façon persistante un vif intérêt ; l’histoire fait ainsi régulièrement
disparaître puis réapparaître des œuvres au gré des résonances nouvelles qu’une
pièce se découvre ou selon les sensibilités d’une époque8. Dans le meilleur des
5
Starobinski Jean, La relation critique. L’Œil vivant II, Gallimard, « Nouvelle Revue Française – Le
Chemin », Paris, 1970, p. 15.
6
Ibid., p. 28.
7
Ibid., p. 13. Pour Jean Starobinski, « la critique est un savoir (…) elle s’achemine vers une théorie (au
sens de theoria, contemplation compréhensive) », ibid., p. 12-13.
8
Une étude passionnante reste à mener sur l’histoire des reprises en danse et sur la façon dont celles-ci
témoignent de la sensibilité d’une époque et révèlent à chaque fois un nouvel éclairage sur l’œuvre. On
note ainsi aujourd’hui un intérêt particulier pour les mêmes œuvres, chez différents chorégraphes : par
exemple pour La Sorcière de Mary Wigman (1926) chez Loïc Touzé dans Morceau, Paris, 2001 ou
232 Trio A
cas, ces pièces chorégraphiques continuent d’exercer leur force disruptive ; elles
sollicitent un public. Elles ne sont plus alors rappelées à la mémoire par seul
souci historique mais parce qu’elles prolongent et renouvellent des interrogations
(artistiques, esthétiques, politiques). Ces œuvres, parmi lesquelles Trio A, posent
ainsi, et de façon cruciale, la question de leur réception. Elles invitent à réfléchir
aux effets possibles d’une œuvre à différentes époques, à envisager cette « chaîne
de réceptions » 9 dont parle H. R. Jauss. L’enjeu ici n’est pas d’en déduire
l’importance historique et esthétique de Trio A ; cela a déjà été amplement
démontré. Il s’agit plutôt de prendre acte des différentes traces des réceptions
antérieures – au sein de l’œuvre et dans les écrits qui l’accompagnent – sans pour
autant étouffer l’événement que Trio A constitue encore aujourd’hui. Cela revient
d’une part à réfléchir à l’« horizon d’attente » rencontré par Trio A lors de sa
création le 10 janvier 1966 à la Judson Church, à s’intéresser à son contexte
historique et plus précisément culturel, esthétique, et au public que cette œuvre
supposait ou cherchait à constituer. Il s’agit là de considérer l’idéal (ou
l’idéalisation) d’une temporalité euchronique 10 qui tente, sinon d’observer un
phénomène passé avec les catégories du passé, du moins de réfléchir à partir des
liens que l’on peut tisser entre des documents issus d’une même époque. Mais
cela exige, d’autre part, une attention particulière à la perception nécessairement
actuelle de cette œuvre. Parce que l’on ne peut s’abstraire de son présent,
l’examen de cette œuvre du passé ne peut ignorer l’anachronisme patent d’une
telle étude. Il convient alors de se demander si les raisons d’un tel intérêt pour
cette œuvre ne se sont pas déplacées. Si ce qui nous constitue aujourd’hui public
de Trio A relève des mêmes intérêts ou questionnements. Il s’agit d’accorder
place à un regard présent sur cette œuvre, seul regard aujourd’hui véritablement
Dominique Brun dans Siléo, Meylan, 2004. Ou pour Affectos humanos de Dore Hoyer (1962) chez Tom
Plischke – dans Affects/Rework, Francfort, 2000 –, chez Dominique Brun dans Siléo, ou Anne-Karine
Lescop invitée par Julia Cima dans son projet Visitations, 2003.
9
Jauss Hans Robert, op. cit., p. 50 (voir supra, première partie).
10
Didi-Huberman Georges, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, « Ouverture.
L’histoire de l’art comme discipline anachronique », op. cit., p. 9-55.
233 Trio A
s’explique aujourd’hui plus difficilement. S’est ainsi opérée une sorte de fixation
des discours et de leur objet. C’est, sinon ignorer les possibles effets présents
d’une telle œuvre, du moins les réduire à une interprétation unique et répétée, au
risque d’une usure des discours et de la pensée. C’est enfermer l’œuvre dans une
histoire définitive, au détriment d’une pensée vivante de l’histoire qui
envisagerait son objet comme toujours inachevé. Parce que « le savoir critique
reste en perpétuel devenir20 », il convient de ne pas négliger la rencontre présente
avec l’œuvre.
20
Starobinski Jean, op. cit., p. 13.
21
« nul ne peut prétendre – sinon par une sorte d’imposture – continuer la pensée d’un autre critique,
prolonger la même recherche. La réflexion libre – précisément parce qu’elle est libre – est vouée au
recommencement (…) un commencement éclairé. », Starobinski Jean, op. cit., p. 32.
22
Foucault Michel, L’Archéologie du savoir, Gallimard, « Nouvelle Revue Française », Paris, 1969,
p. 14, où l’auteur distingue également le document du monument.
236 Trio A
C’est ainsi que la critique ne semble plus voir23 les images de Trio A. Celles-ci
sont peu nombreuses, certes, et l’on pourrait rétorquer qu’elles risquent alors
elles-mêmes de réduire l’œuvre à l’une de ses manifestations arbitraires. On
répondra qu’il s’agit moins de renverser la méthode d’analyse au risque de
reproduire, en miroir, les mêmes écueils, que de tenter de confronter différents
documents. Il conviendra donc de porter un regard attentif sur le film Trio A –
événement à l’origine de cette réflexion –, en connaissance des textes. C’est plus
généralement par l’entrecroisement des sources – textes, films, photographies,
croquis… – que la recherche parviendra à se dégager de l’emprise des
« informations de seconde main qui fini[ssent] par fausser et édulcorer
l’approche de l’œuvre d’art24 ». Il s’agit donc de se défaire de ce lieu commun
qui a peu à peu affadi l’analyse de Trio A ; ce lieu commun, c’est aussi celui
forgé dans un contexte, où justement, les notions de collectif, de communauté ou
de collaboration constituaient des valeurs partagées aussi bien par la critique que
par les artistes ; (la journaliste Jill Johnston qui défend ardemment le travail du
Judson Church 25 et tout particulièrement les propositions d’Y. Rainer est
reconnue par la chorégraphe comme le Clement Greenberg26 de la post-modern
dance américaine ; elle participe également aux performances de certains artistes
du Judson). Ce lieu commun rend compte de la constitution d’une communauté
de pratique et de pensée, et de la nécessité de choisir son camp – celui de la
contre-culture résistante des années soixante et soixante-dix. Le risque
23
A l’exception de la courte étude d’Elisabeth Schwartz qui, à partir du film de Robert Alexander,
propose une analyse du mouvement de Trio A s’appuyant sur les catégories qualitatives du mouvement
dégagées par Rudolf Laban. Schwartz Elisabeth, « La Plasticité expressive en danse », in Bécuwe
Stéphane et Garreau Nathalie (dir.), Arts, sciences et technologies. Actes des rencontres internationales
novembre 2000, Maison des sciences de l’homme et de la société, Université de La Rochelle, 2003, p. 79-
81.
24
Louppe Laurence, « Le Corps visible. La Photographie comme source iconographique de l’histoire de
la danse moderne et contemporaine. Supports, genres, usages », art. cit., p. 47. Cet article offre une
réflexion sur le document et les sources de la recherche en danse ; l’auteur y insiste sur « la nécessité
absolue de disposer simultanément de plusieurs catégories de sources : la connaissance de la pratique
corporelle du référent, le texte, la notation des œuvres [ou l’iconographie]. », p. 48.
25
Comme le propose la traductrice Denise Luccioni, la Judson renvoie au lieu, l’église sur Washington
Square à New York, alors que le Judson désigne les activités du Judson Dance Theater, nom donné au
regroupement d’artistes qui travaillent tout d’abord en ce lieu.
26
« Whatever [Jill Johnston] wrote, her columns were the greatest single source of PR since Clement
Greenberg plugged Jackson Pollock. » in Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 9 (trad. : Quoiqu’elle
ait écrit, ses rubriques ont constitué la plus importante source de relations publiques depuis le lancement
de Jackson Pollock par Clement Greenberg.)
237 Trio A
aujourd’hui est que ce lieu commun tende au stéréotype. Car si cette histoire de
la danse américaine appartient à une « mémoire proche [… dont les objets]
touchent à l’expérience du présent et concernent encore le sujet sur le plan de son
actualité27 », le contexte s’est pourtant quelque peu déplacé. Il appartient donc à
la recherche de parvenir à rendre compte de l’intérêt que suscite cette œuvre, et
de ce qui continue aujourd’hui, bien qu’une lecture compréhensive ait risqué de
l’aplanir, à faire d’elle une exception ou un monstre28.
Y. Rainer semble elle-même aujourd’hui mettre en garde contre une telle
fixation de la pensée. Dans un texte de 1999, elle commente son article « The
Mind is a Muscle », non sans autocritique.
« En le relisant, je suis impressionnée, c’est-à-dire légèrement
embarrassée, par ma myopie historique (…). Sans vouloir me fustiger, je
ne peux m’empêcher de me demander comment j’ai – ou devrais-je dire
“nous avons” – pu être si borné. (…) L’article contient également une vue
d’ensemble sur l’histoire de la danse moderne dont le caractère désinvolte
doit simplement être attribué au fait que je n’avais pas vu le travail. De
même que les jeunes danseurs des années 90 ne peuvent suivre la danse
des années 60 qu’à partir d’objets éloignés – un livre, quelques photos, un
bout de film – de même, ma génération était entravée par un manque
d’accès du même ordre au travail des trente années précédentes29. »
27
Louppe Laurence, « Le Corps visible. La Photographie comme source iconographique de l’histoire de
la danse moderne et contemporaine. Supports, genres, usages », art. cit., p. 46. Laurence Louppe se réfère
ici à l’opposition entre mémoire proche et mémoire lointaine dont parle Pascale Cassagnau.
28
Starobinski Jean, op. cit., p. 25.
29
Rainer Yvonne, A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op. cit., p. 27. En dépit des nombreuses
publications antérieures de son article, Yvonne Rainer décide de le publier à nouveau mais l’accompagne
d’une introduction critique. « In rereading it I am impressed, i.e., slightly embarrassed, by my historical
myopia (...). Not to beat up on myself, I can’t help but speculate on how I – or should I say “we” – could
have been so obtuse. (...) The piece also contains an overview of modern dance history the carelessness of
which I can attribute simply to not having seen the work. Just as young dancers of the ’90s can only
follow ’60s dance from so many removes – a book, some photos, a scrap of film – so my generation was
hampered by a comparable lack of access to the work of thirty years earlier. »
30
Chacun de ses films est ainsi l’occasion d’un nouvel examen des questions théoriques qui motivent son
art. « I find that it’s a very important part of my process that I make new theories. I mean, I constantly
change my theories, or justifications, as a result of working. » Rainer Yvonne, « Interview by the Camera
Obscura Collective », A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op. cit., p. 164 (1ère éd. : Camera
Obscura, A Journal of Feminism and Film Theory, Berkeley, n° 1, 1976) (trad. : Je pense qu’une part très
importante de ma démarche est d’élaborer de nouvelles théories. Je veux dire que le résultat de mon
travail m’amène à changer constamment mes théories, ou justifications.)
238 Trio A
des années soixante qui lui semble, a posteriori, trop simpliste et critiquable à
bien des égards. Il faudra en effet revenir sur les termes d’un débat laissant peu
de place aux nuances. Car ce discours propre aux avant-gardes, par nature
militant ou provocateur, cherche avant tout à marquer les esprits, à frapper fort,
afin de se faire entendre et de se dégager d’un paysage artistique qu’il récuse ;
c’est là la force de ces textes – leur puissance transgressive et leur verve révoltée
– mais également leur faiblesse : le slogan prend valeur de sentence, la formule
tient du stéréotype, voire du dogme ou de l’incantation (Y. Rainer parle
désormais des « mantras31 » de l’esthétique minimaliste). Le caractère tranché de
« The Mind is a Muscle » est à l’image d’un art radical dont les œuvres laissent
néanmoins place à plus de nuances. Trio A ne se réduit pas à un art de
propagande, à un cliché, ni à un simple exercice de style. Il excède la charte qui
l’accompagne. Si Y. Rainer dénigre son propre texte, elle ne discrédite d’ailleurs
jamais Trio A qu’elle continue à présenter alors même qu’elle a mis fin à sa
carrière de danseuse en 1973 : elle en dansera ainsi une version en 1997,
intitulée, non sans humour, « version gériatrique32 ». Si Trio A connaît un tel
destin – destin échappant en partie à son auteur qui en avait tacitement autorisé la
transmission – c’est que les danseurs lui reconnaissent une valeur que le texte
« The Mind is a Muscle » ne parvient visiblement pas à résumer.
Y. Rainer pointe, dans le passage précédemment cité, un autre élément
d’importance : le rapport des artistes à l’histoire et à leurs prédécesseurs. Elle
souligne (et déplore) une ignorance du passé similaire chez les artistes des années
quatre-vingt dix et des années soixante. Ce constat (lié à l’absence de traces)
intéresse cette étude dans la mesure où ces avant-gardes des années soixante et
soixante-dix sont devenues un point de repère historique pour un certain nombre
Sur la critique de ce même texte, voir également : Rainer Yvonne, « Revisiting the Question of
Transgression » (Strategies of Performance Art 1960-1989, symposium at the Maryland Institute College
of Art, Baltimore, April 14, 1989), A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op. cit., p. 102-106.
31
Ibid. p. 28. « here lies yet another mantra of the minimalist aesthetic that was so widely influential in
the ’60s » (trad. : ici réside encore un autre mantra de l’esthétique minimaliste qui a si profondément
influencé les années 60).
32
Voir les notes préliminaires à cette étude.
239 Trio A
d’artistes33 français des années quatre-vingt dix, une référence, voire un modèle.
Cette méconnaissance, affirmée par Y. Rainer, s’accompagne donc d’attitudes
opposées : les avant-gardes des années soixante, dans leur désir de faire table
rase du passé, dénient (à tord, précise-t-elle aujourd’hui) la richesse d’un
héritage. A l’inverse, une danse française actuelle désire se faire l’héritière de ces
avant-gardes. Si l’on partage cette hypothèse d’une méconnaissance du passé,
cela reviendrait à considérer que l’admiration pour ce passé n’est pas plus
justifiée, qu’elle repose peut-être sur une image faussée, fantasmée, de cette
période. L’on sait combien les liens qui se tissent entre des esthétiques sont
difficiles à démêler. L’histoire française de Trio A se résume à quelques dates :
en 1980, Y. Rainer enseigne la séquence à des danseurs classiques et
contemporains lors d’un stage aux Fêtes musicales de la Sainte-Baume34 ; puis
Jean Guizerix, ancien danseur de l’Opéra de Paris, apprendra la séquence avec C.
MacLow, et la présentera au Festival de Montpellier Danse en 1996 puis en 1997
à la Ménagerie de Verre à Paris, invité par le Quatuor Albrecht Knust 35 . Y.
Rainer a également pu présenter son travail en France dans le cadre du Festival
d’automne. Pourtant l’histoire ne se résume pas à ces quelques faits. Quelles sont
les influences de ce stage, de ces représentations sur la culture chorégraphique
française ? D’autres interprètes et chorégraphes familiers de son travail (parmi
lesquels T. Brown, Steve Paxton, Douglas Dunn…), ont pu venir en France,
donner des stages, présenter leurs spectacles et ainsi diffuser une certaine idée de
la pensée postmoderne36. Comment, d’une autre façon, des échanges ont-ils pu
33
Pour exemple, Emmanuelle Huynh écrit qu’il est « urgent de prendre acte de l’héritage des artistes de la
Judson Church » (in Huynh Emmanuelle, « Corps sous-exposé, corps sur-exposé », Le Corps tabou,
Internationale de l’Imaginaire, Paris, n° 8, 1998, p. 143) ; ou Boris Charmatz affirme le modèle que
représentent les avant-gardes des années 1920-1930 et des années 1960-1970 (Charmatz Boris, Launay
Isabelle, Entretenir. A propos d’une danse contemporaine, Centre national de la danse, Les presses du
réel, Pantin, 2003). Xavier Le Roy, on l’a vu, rend également hommage à la recherche d’Yvonne Rainer,
et entretient des liens avec son travail, sous différentes formes.
34
Parmi lesquels Stéphanie Aubin, Madeleine Chiche, Brigitte Lefèvre, Denise Luccioni, Bernard
Misrachi, Martine Pisani. (source orale : entretiens d’Amélie Clisson pour sa recherche de Dea sur la
Sainte-Baume, au département danse de l’Université Paris 8).
35
Festival « Inaccoutumés 3 », du 13 au 15 février 1997, Ménagerie de Verre, Paris.
36
Les terminologies « moderne » ou « postmoderne » sont peu satisfaisantes. Michel Bernard montre
combien ces « catégories se servent du temps comme leurre et masque d’un désir clandestin
d’axiologisation » relevant de l’exercice du pouvoir de l’énonciateur sur l’énoncé. Bernard Michel,
« Généalogie et pouvoir d’un discours : de l’usage des catégories, moderne, postmoderne, contemporain,
240 Trio A
alors se produire à travers la pédagogie, les spectacles, les écrits ? Cette étude ne
se propose pas d’enquêter sur ces influences historiques ; mais il importe de les
signaler car ces phénomènes constituent le tissu sur lequel cette analyse repose,
le paysage plus ou moins conscient dans lequel s’inscrit notre regard. Qu’on le
veuille ou non, Trio A sera réévalué au regard du paysage chorégraphique et
artistique actuel.
Choisir d’analyser Trio A, c’est donc également rencontrer des
préoccupations qui habitent le contexte chorégraphique français présent. C’est
tenter de prendre la mesure du déplacement des contextes et des représentations,
d’aller au devant des fantasmes et des clichés qui accompagnent le regard des
artistes sur cette période. De comprendre sur quoi repose ce fantasme, non pour
nécessairement le condamner – ce fantasme nourrit assurément la création
actuelle – mais pour se départir d’idées reçues ou faussées que ce contexte
favorise. Réfléchir à Trio A et à cette période permet donc, par ricochet, de
comprendre sur quels éléments repose une possible filiation.
2) Trio A, le film
à propos de la danse. Propos recueillis par Véronique Fabbri », in Fabbri Véronique (dir.), Rue Descartes.
Revue du Collège international de philosophie, Presses universitaires de France, Paris, n° 44, 2004, p. 21-
29. L’historienne Sally Banes montre combien l’expression « post-modern dance » recouvre des réalités
diverses au sein même de la danse : si le terme ne recoupe que partiellement la définition de la post-
modernité en art, il renvoie également à des esthétiques différentes ; Sally Banes opère alors une
périodisation interne qui met en évidence la variation d’un certain nombre de paradigmes (les notions de
quotidien, de virtuosité, de théâtralité, le rapport au lieu…) : la « post-modern dance » de la dissidence
des années 60, celle d’une part analytique, d’autre part métaphysique et métaphorique des années 70, puis
celle des années 80. Le désir taxinomique et épistémologique semble prendre le dessus, au risque
d’approximations que les vœux et définitions de Sally Banes permettront difficilement d’éviter. On notera
d’ailleurs que, suivant les articles, elle n’opère pas la même périodisation. Voir Banes Sally,
« Terpsichore in Sneakers, High Heels, Jazz Shoes, and on Pointe: Postmodern Dance Revisited »,
Writing dancing in the Age of Postmodernism, Wesleyan University Press, Hanover and London, 1994,
p. 301-310 Et Banes Sally, « Introduction à l’édition de Wesleyan », Terpsichore en baskets. Post-
modern dance, op. cit., p. 17-43.
241 Trio A
37
C’est la seule trace filmique de cette performance à l’exception d’un montage présentant un extrait de
la séquence, dansée alternativement par Sarah Rudner de la Twyla Tharp Company, Bart Cook du New
York City Ballet et Franck Conversano, un danseur amateur ; in Beyond the main stream, Dance in
America, réal. Merrill Brockway, BPS TV, 1980.
38
Ce solo, annoncé dans les textes avec une durée de quatre minutes et demie, dure dans ce film une
minute de plus.
242 Trio A
39
Sur ces questions de support et d’histoire, voir Païni Dominique, « Cinéma et magnétoscope »,
Gervereau Laurent (dir.), Peut-on apprendre à voir ?, op. cit., p. 204-207.
243 Trio A
40
Rainer Yvonne, A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op. cit., p. 29, ou lors de la rencontre
avec Yvonne Rainer, 23 mai 2002, Paris, Collège International de Philosophie et Centre national de la
danse. Cette rencontre avec Yvonne Rainer du 23 mai 2002 est en partie retranscrite dans « Entretien avec
Yvonne Rainer. Danse publique et communauté : Trio A et autres pièces ou films d’Yvonne Rainer », in
Fabbri Véronique (dir.), Rue Descartes, op. cit., p. 80-93. Un autre document distribué lors de cette
rencontre témoigne des questions et réflexions de Véronique Fabbri : « Dialogue avec Yvonne Rainer »,
23 mai 2002, Centre national de la danse, photocopie, non paginé.
41
Par exemple, Yvonne Rainer initie, par sa pièce Continuous Project Altered Daily (1970), la naissance
du Grand Union, ce projet de collectif d’artistes qui tentait de se défaire des rapports d’autorité et
d’instaurer un nouveau type de fonctionnement entre des artistes (alternativement chorégraphes et
meneurs d’un projet). On ne s’étonnera pas de la voir pourtant abandonner le groupe pendant un an, puis
245 Trio A
pièce, pensée pour être effectuée par tout un chacun, n’en est pas moins d’une
difficulté évidente d’exécution. On retiendra donc moins ses regrets de se voir
représentée dansant ainsi, que les contradictions dont ils témoignent ; le film
présente une interprétation par une danseuse, à cette époque non virtuose, et
fidèle, à ce titre, au programme que s’est donné Trio A.
Enfin, dans la perspective de cette étude, le support filmique peut sembler
poser une dernière contrainte. Si le plan moyen permet une bonne visibilité du
geste dansé car il encadre la danseuse en son entier, il semble ignorer le lieu. La
séquence se déroule ici dans un studio réduit, par le cadrage, à l’espace qui
entoure la danseuse et dont l’étendue ne sera jamais présentée. D’une certaine
façon, cette séquence filmée oblitère le lieu – lieu qui constitue pourtant l’un des
éléments de notre étude de l’espace. L’étude spatiale de ce solo s’en trouve, à
première vue, réduite et l’on s’étonnera peut-être du choix d’un tel axe d’examen
pour cette pièce ; mais un tel étonnement reviendrait à réduire la définition de
l’espace à celle du lieu ou de l’étendue. L’espace – au sens d’étendue – ne
concerne pas Trio A, et c’est l’une des justifications de ce choix de cadrage. Il
apparaît donc déjà que réfléchir aux spatialités de Trio A conduit à dégager la
spécificité d’une telle œuvre et la proposition perceptive singulière qu’elle
implique.
définitivement, avouant sa difficulté à travailler dans une structure coopérative ; ainsi, elle déclare
volontiers qu’elle ne collabore pas : « I want my dancing to be the superstar and refuse to share the
limelight with any form of collaboration or co-existence. (...) I simply don’t want someone else’s high art
anywhere near mine. As I said before, I don’t collaborate. » (trad. : Je veux que ma danse soit la vedette et
je refuse de partager les feux de la rampe avec quelque forme de collaboration ou de coexistence que ce
soit. Tout simplement, je n’ai pas besoin du grand art de quelqu’un d’autre à côté du mien. Je l’ai dit : je
ne collabore pas.), Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 111-112. Ou : « I don’t collaborate (…) it
was not appropriate for me, for my ego needs, so to speak, my obsessions. My imagination and creative
needs were not being satisfied by the way this group worked, and there seemed to be no way I could get
these needs fulfilled through the particular structure of this group. » (trad. : je ne collabore pas (…) ça
n’était pas approprié pour moi, parce que mon égo a besoin, pour ainsi dire, de mes obsessions. Mon
imagination et mes besoins créatifs n’étaient pas satisfaits par la façon dont ce groupe travaillait, et il
semblait ne pas y avoir de moyen de combler ces besoins dans le cadre de la structure particulière de ce
groupe.), Rainer Yvonne, « Interview by the Camera Obscura Collective », art. cit., p. 145 ; voir
également Banes Sally, Terpsichore en baskets. Post-modern dance, op. cit., chp « The Grand Union,
Questions et réponses », p. 271-286.
246 Trio A
1) Resserrement
son terrain de basket)… les lieux varient sans remettre en question la nature de
cette danse42. Ou plus exactement, s’opère une juxtaposition de la danse au lieu
susceptible de modifier la perception de cette danse par le public mais qui
n’altère pas la séquence dansée. Ce phénomène de juxtaposition, l’un des modes
de composition privilégié par Y. Rainer, détermine également la relation (ou non-
relation) au lieu. On notera que, pour ce film, Y. Rainer a privilégié un
environnement peu marqué ou, si l’on veut, discret. « L’espace où évolue le
corps est neutre. Aucun détail n’accroche l’œil 43 . » Elle semble alors inviter
avant tout à une perception du mouvement dansé.
Le rapport au lieu dont cette pièce témoigne trouve un écho dans le
contexte historique plus général de cette période. La post-modern dance, dans sa
dénonciation du ballet classique et de la danse moderne 44 , refuse un usage
traditionnel du plateau et de l’espace théâtral. A théâtre, elle préfère d’autres
espaces, tentant de se défaire des contraintes que la boîte noire impose au corps –
une boîte noire considérée comme un carcan disciplinaire. Cela mènera, à la fin
des années soixante et au début des années soixante-dix, à ce que S. Banes
nomme les danses « environnementales », c’est-à-dire des danses influencées par
« l’espace physique de la performance45 ». Et l’on pense bien évidemment au
travail de T. Brown avec des pièces comme Roof Piece (1973) dont la danse se
déroule sur des toits de Soho à New York, ou à Man Walking Down the Side of a
Building (1970) qui expérimente l’espace vertical des parois d’immeuble dans le
milieu urbain. Ou encore à Street Dance (1964) de Lucinda Childs qui explore
42
Les différentes photographies de Trio A publiées n’insistent pas sur la diversité des lieux : la plupart
rend compte d’une préférence pour le fond uni, blanc ou sombre. Elles sont le plus souvent cadrées en
plan moyen ou en plan américain. Il est étonnant qu’elles n’insistent pas sur les environnements
spécifiques que les textes mentionnent, telle la chute de lattes de bois qui accompagne la présentation du
trio à la création ou le solo « Lecture » de The Mind is a Muscle. Une photographie (par Peter Moore, au
Anderson Theater) de cette même pièce laisse néanmoins apparaître un décor (une sculpture) derrière
Steve Paxton. Et les photographies du Judson Flag Show font exception puisque la salle de la Judson a
été habillée par des drapeaux américains.
43
Schwartz Elisabeth, « La Plasticité expressive en danse », art. cit., p. 80. La notion de neutralité est
difficile à défendre mais constitue l’un des topoï sur la danse d’Yvonne Rainer ; il conviendra d’y revenir.
44
On entend ici par « danse moderne », ce qu’Yvonne Rainer désigne par cette même expression : elle
renvoie à la génération dite des « grands maîtres » américains – Doris Humphrey, José Limón, Martha
Graham – plus qu’aux pionniers (Isadora Duncan ou Ruth Saint Denis) qu’elle ne défendrait pas
davantage mais à qui elle ne se réfère pas directement, préférant se démarquer de ses contemporains.
45
Banes Sally, Writing dancing in the Age of Postmodernism, op. cit., p. 220 : « “environmental”
dances », « the physical performance space ».
248 Trio A
une danse de rue visible depuis la fenêtre d’un loft46. Ce rapport inventif au lieu –
qu’il soit extérieur ou prenne place à l’intérieur de bâtiments – deviendra une des
marques stylistiques de ce courant. Pourtant, les acteurs du Judson Dance Theater
déplorent peu à peu les contraintes imposées par leur principal lieu de travail ; S.
Banes écrit que le gymnase de la Judson façonne peu à peu les projets
chorégraphiques 47 ; R. Rauschenberg pensait que « les limitations de l’espace
physique du gymnase commençaient à imposer à la chorégraphie quelques
contraintes problématiques48 » ; ou encore S. Paxton décide, avec Afternoon (a
forest concert) (1963), de présenter une pièce du Judson hors les murs, dans une
forêt du New Jersey, désirant explorer un autre lieu que l’espace de la Judson
qu’il ressent désormais comme une convention 49 . A l’inverse de ces danses
« environnementales » qui reposaient sur un rapport fondamental au lieu et sur sa
nature enrichissante et perturbatrice pour la recherche du mouvement, on voit là
s’exprimer une déception quant au lieu : la Judson apparaît comme une
contrainte parce qu’elle devient un cadre non désiré et inadapté aux recherches
de certains. L’on peut faire l’hypothèse que certains projets aient alors tenté de se
détacher des caractéristiques du lieu, d’en ignorer la configuration, de ne pas le
prendre en compte, en quelque sorte. Cette tentative d’isolement du contexte que
le lieu constituait apparaît comme une démarche en soi illusoire, mais qui
implique une relation perceptive et sensorielle à l’environnement bien spécifique.
Cette attitude perceptive a pu conduire à l’apparition d’une qualité gestuelle bien
réelle qui prend, dans Trio A, la forme de ce resserrement de l’espace. « Susciter
son espace spécifique à partir du mouvement des corps (au lieu d’insérer les
corps et les mouvements dans un espace donné d’avance, ou un rythme
46
Pour des précisions sur cette danse, voir Banes Sally, Terpsichore en baskets. Post-modern dance, op.
cit., p. 193-195.
47
Idem.
48
Banes Sally, Democracy’s Body. Judson Dance Theater, 1962-1964, Duke University Press, Durham
London 1995 (1ère éd. UMI Research Press, Michigan, 1980), p. 134 : « According to Robert
Rauschenberg, the limitations of the physical space in the gymnasium had begun to place tiresome
constraints on the choreography. »
49
Ibid., p. 166-169.
249 Trio A
50
Scarpetta Guy, L’Impureté, Bernard Grasset, « Figures », Paris, 1985, p. 188. Guy Scarpetta compare
cet usage de l’espace au refus du cadre préalable et arbitraire en peinture chez Franck Stella, ou au
mouvement de caméra du cinéma expérimental de Michael Snow.
51
Un certain nombre d’artistes du Judson interviennent également dans des performances mises en place
par des plasticiens (Robert Morris, Claes Oldenburg...), se disent influencés par ce courant (Gutaï...) et
s’adonnent au happening. Ainsi, Simone Forti collabore avec Robert Morris et se consacre entièrement
aux happenings de Robert Whitman de 1962 à 1966. Le public du Judson est avant tout un public d’art et
non de danse (selon Rainer Yvonne, « Interview by the Camera Obscura Collective », art. cit., p. 152).
52
Scarpetta Guy, op. cit., p. 203.
53
Banes Sally, Democracy’s Body. Judson Dance Theater, 1962-1964, op. cit., p. 134 : Carolee
Schneemann « thought that the dancers were not visually aware enough of their performance
environment. They seemed to her to be aware of space only kinesthetically. “Their eyes reached into
space without touching it. They were alone. (...) Space was anchored in their bodies, space was where
they felt their spine. They didn’t realize a radiator behind them equalled their mass, asserted verticals
against their legs”. »
250 Trio A
54
« a continuum rendering a sense of the dance being, at rest, static, even as it constantly moved. »,
Johnston Jill, « Which Way the Avant-garde? », Marmalade me, op. cit., p. 116 (1ère éd. : The New York
Times, August 11, 1968) (trad. : un continuum produisant la sensation d’une danse étant au repos,
statique, bien que constamment en mouvement.) Sally Banes confirme que « l’espace semble relativement
peu important, malgré un dessin précis des actions sur le plancher », Terpsichore en baskets. Post-modern
dance, op. cit., p. 93.
251 Trio A
2) Dispersion et continuité
55
Schwartz Elisabeth, « La Plasticité expressive en danse », art. cit., p. 80.
56
Il n’existe pas de film présentant la séquence effectuée en trio permettant de réfléchir aux spatialités
définies par trois danseurs et à la perception que cela implique. L’on sait cependant qu’Yvonne Rainer
avait choisi de maintenir des décalages temporels entre les danseurs : ils ne commençaient pas à l’unisson
et le déroulement de la séquence pouvait laisser place à quelques variations de rythme selon les danseurs.
Elle choisissait donc moins d’insister sur la relation que sur la juxtaposition de trois séquences. Libre au
public d’établir des liens, au regard de naviguer d’un interprète à l’autre ; il demeure que l’espace
construit mettait sans doute en avant l’isolement et l’indépendance de chacun.
57
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, Cinéma 1, op. cit., p. 254. (Voir notre première partie).
252 Trio A
58
Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 46 : « counter the venerable convention of serving it all up
on a plater ».
59
Lorsque Yvonne Rainer présente, de façon informelle, les deux premières minutes de son solo, Steve
Paxton se dit surpris de l’impossibilité de prévoir ce qui allait se passer juste après. Rainer Yvonne,
« Profile: Interview by Lyn Blumenthal », A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op. cit., p. 64
(1ère éd. : Profile, vol. 4, n° 6, fall 1984).
253 Trio A
bras, saut, etc.60 » Cette découpe du corps interdit toute construction compacte,
dont la cohérence tendrait à la mise en évidence d’une figure, ou conduirait au
surgissement d’un geste, d’un tracé, d’un dessin dans l’espace. Car l’ensemble
n’est pas ressaisi par une structure globale qui chapeauterait et coordonnerait le
tout selon une logique centrale ; chaque partie du corps conserve, en quelque
sorte, son autonomie, sans jamais donner l’avantage à une structure d’ensemble.
Le mouvement échappe et fuit, parce qu’il ne fonctionne pas non plus sur
l’impact mais sur un flux quasi ininterrompu ; on ne verra jamais d’angle
clairement dessiné. Tout comme rien ne concourrait à la formation d’une
structure ou d’une architecture chorégraphique, Trio A refuse de désigner sur
l’espace corporel des zones privilégiées. La géographie du corps demeure
instable et tend à perturber sa structure anatomique. Un travail minutieux et
précis sur le geste peut alternativement mettre en évidence une main, un avant-
bras, un poing serré, la cambrure d’un dos, un pied pointé, une épaule haussée…
Mais la structuration de la danse n’annonce pas le surgissement de tels gestes, ni
ne dirige le regard vers l’un d’eux. Le travail détaillé du mouvement produit
simultanément une série d’événements dissociés dont rien n’exige la saisie. On
observe donc une concurrence entre différentes informations (à égal niveau
d’importance) susceptibles – et seulement susceptibles – de conduire le regard :
rien ne détermine véritablement les choix du regard ni n’exige le privilège d’une
perception ; la saisie reste éventuelle, non permanente. « Mon Trio A mettait en
jeu la difficulté de “voir” à force de rendre implacablement évident le détail
gestuel qui ne se répétait pas et, par là même, pointait l’impossibilité de cerner le
matériau 61 », écrit Y. Rainer. Ainsi, alors même que tout semblait diriger le
regard vers la danseuse, dans une concentration intense sur une scène réduite à la
seule activité de l’artiste, la danse semble pourtant se dérober au regard. Ce
contre-emplacement devient le lieu d’un travail complexe de la perception où
plus rien ne conduit le regard. Cette danse se refuse à clairement diriger le public,
60
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 95.
61
Ibid., p. 99 ; elle écrit encore : « La danse est difficile à percevoir. On doit soit la rendre moins
décorative, soit pousser cette difficulté spécifique au point que la danse échappe quasiment à la
perception. »
254 Trio A
Et ce d’autant que cette danse procède d’un choix radical quant au flux du
mouvement. C’est là le second facteur déterminant : Trio A repose sur un
continuum dans l’énergie. On note ainsi une égalité constante dans le tonus
musculaire apparent conduisant à un déroulement peu modulé, quasiment
inaccentué, non accidenté. S’instaure une certaine régularité que sous-tendent et
le désir de gommer les pauses entre les phrases par l’enchevêtrement d’une
phrase sur l’autre, et l’importance égale accordée à tout instant de la séquence.
Cela revient à ne pas démarquer ni privilégier d’instant ou de lieu au cours de
cette séquence. Et cela participe des possibilités infinies de trajectoire du regard
sur l’œuvre. « Pendant les quatre minutes et demie, un grand nombre de gestes et
de formes se produisent, mais ils sont de poids égal et également accentués 62. »
Ainsi, chaque séquence sélectionnée dans la seconde partie du film « Details »,
semble contenir les caractéristiques de l’ensemble de la danse : tout est déjà là,
dans le fragment ; il vaut pour lui-même et n’appelle pas de suite ; il rend compte
du flux propre à Trio A, il témoigne de spatialités, d’une rythmique et de
coordinations visibles sur l’ensemble de la séquence. Ce flux uniforme contribue
à l’unité de la séquence et du corps ; il contredit le fonctionnement segmentaire
des membres ou des parties de corps et les relie finalement, interdisant
l’éparpillement des parties. Si la découpe du corps pouvait mener à un
émiettement, à une dissipation de l’attention, si les contradictions directionnelles
et temporelles risquaient de freiner toute possibilité de sélection du visible, de
pose du regard, la nature du flux inviterait plutôt à suivre son chemin au sein du
geste disséminé, et à adopter un continuum. S’engage une sorte de rythmique du
regard à même de stabiliser la déroute produite par les autres facteurs du
mouvement. Ainsi, Trio A semble parvenir à éviter une panique du regard, un
affolement de la perception car la dissipation (la distraction) produite par la
62
« For four and a half minutes a great variety of movement shapes occur, but they are of equal weight
and are equally emphasized. », Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 67.
255 Trio A
63
Schwartz Elisabeth, « La Plasticité expressive en danse », art. cit., p. 80.
64
Rainer Yvonne, « Profile: Interview by Lyn Blumenthal », art. cit., p. 62 et suiv. : « discrete
movements ». Cet entretien rend compte avec précision du processus de création de Trio A.
65
Ibid., p. 64 : « this pedestrian dynamic that would suffuse and connect the whole thing » (trad. : cette
dynamique piétonne qui pourrait baigner et relier l’ensemble).
256 Trio A
66
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 97.
67
Ibid., p. 95.
257 Trio A
C’est précisément cette focalisation de l’attention que refuse Y. Rainer avec Trio
A. Le flux continu et inaccentué est donc un moyen de plus pour désorienter les
attentes du public. Il induit la nécessité d’inventer son propre cheminement dans
le déroulement du solo. S’il contribue malgré tout à construire la cohérence
chorégraphique de la séquence, c’est dans un propos radical qui refuse toute
concession à la tradition chorégraphique. Après le choix délicat d’une
multiplication de détails gestuels rendant difficile la lisibilité du mouvement, Y.
Rainer prend à nouveau le risque d’une danse impossible à voir, qui peut-être
« échappe quasiment à la perception 69 . » Si Y. Rainer assume pleinement le
« risque de voir la salle se vider sous ses yeux avant la fin70 », ce qui se produira
en partie lors des premières présentations de Trio A, c’est que cette posture
spectaculaire relève d’une revendication tant esthétique que politique à l’égard
du public. On ne peut effectivement accuser la chorégraphe de ne pas prendre le
public en considération ou de mépriser son point de vue : elle va même jusqu’à
68
Ibid., p. 93.
69
Ibid., p. 99.
70
Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 51 : « risk of losing the audience before it was half over ».
258 Trio A
l’adopter. « The Mind is a Muscle » est une réflexion qui choisit le critère
d’observation du public : l’article privilégie l’examen de l’énergie apparente
(celle observée) sur l’énergie véritable (la dépense réelle du danseur)71. Et, à bien
des égards, Trio A désigne sans cesse son public.
71
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 93.
259 Trio A
C – Du public
1) Résistances
72
« No to spectacle no to virtuosity no to transformations and magic and make-believe no to the glamour
and transcendency of the star image no to the heroic no to the anti-heroic no to trash imagery no to
involvement of performer or spectator no to style no to camp no to seduction of spectator by the wiles of
the performer no to eccentricity no to moving or being moved », Rainer Yvonne, « Some retrospective
notes on a dance for 10 people and 12 mattresses called Parts of Some Sextets, performed at the
Wadsworth Atheneum, Hartford, Connecticut, and Judson Memorial Church, New York, in march,
1965 », Tulane Drama Review, New Orleans, vol. 10, n° 2, Winter 1965, p. 178 (reproduit in Rainer
Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 45-51) ; trad. in Banes Sally, Terpsichore en baskets. Post-modern
dance, op. cit., p. 90.
260 Trio A
73
Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 6 : « my first intense feeling of being alive was in
performance (...) it was like an epiphany of beauty and power that I have rarely experienced since. I
mean, I knew that I had them – the audience. » Voir également Sharp Willoughby and Bear Liza, « The
Performer as a Persona: An Interview with Yvonne Rainer », Avalanche, New York, n° 5, summer 1972,
p. 46-59.
74
Rainer Yvonne, « Profile: Interview by Lyn Blumenthal », art. cit., p. 63 : « It was as good as
orgasm. »
75
Le thème du narcissisme apparaît dès 1966 dans l’article « The Mind is a muscle », art. cit., p. 66. Il
n’est pas encore associé au terme de voyeurisme mais s’accompagne nettement du refus de séduire ou
flatter le public. La thématique du voyeurisme sera sans doute fortement influencée par la critique
féministe cinématographique.
76
Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 51 : « a very large NO to many facts in the theatre today. »
77
Rainer Yvonne, « Interview by the Camera Obscura Collective », art. cit.
78
Rainer Yvonne, A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op. cit., p. 141. Elle déclare également
que, selon son interlocuteur, la réponse peut varier, par esprit de contradiction. Notes personnelles,
261 Trio A
rencontre avec Yvonne Rainer, 23 mai 2002, Paris, Collège International de Philosophie et Centre
national de la danse.
79
Rainer Yvonne, « Interview by the Camera Obscura Collective », art. cit., p. 144-145 : « One of the
notions I acquired in the ’60s – and I am trying to change it – was about the uselessness of art » (trad. :
Une des notions que j’ai acquise dans les années 60 – et que j’essaie de changer – concernait l’inutilité de
l’art).
80
Ibid., p. 142 : « a very select audience, an audience already disposed to share my point of view and
appreciate the manner in which it is conveyed. »
81
Une désillusion semblable accompagne son entrée dans le cinéma : elle pensait pouvoir y rencontrer un
vaste public mais son style cinématographique – expérimental, déroutant, reposant, comme ses danses,
sur de multiples procédés de distanciation – échoue pourtant à amener celui-ci dans les salles.
82
Rainer Yvonne, « Profile: Interview by Lyn Blumenthal », art. cit., p. 64 : « a kind of folky step ».
Donnant la permission tacite à quiconque le désirait d’enseigner ce solo, Yvonne Rainer croit, non sans
ironie, atteindre l’éviscération de l’élitisme de sa création (« evisceration of my elitist creation ») et se
voit comme l’évangélisatrice de la danse postmoderne enseignant le mouvement aux masses. (« I
envisionned myself as a post-modern dance evangelist bringing movement to the masses »), Work 1961-
73, op. cit., p. 77.
262 Trio A
83
Ibid., p. 65.
84
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 99.
263 Trio A
85
Burt Ramsay, « Dance, history, and political relevance », Maska. Performing Arts Journal, Ljubljana,
Vol. XVIII, n° 5-6, summer-autumn 2003, p. 8-10.
86
Fabbri Véronique, « Entretien avec Yvonne Rainer. Danse publique et communauté : Trio A et autres
pièces ou films d’Yvonne Rainer », art. cit., p. 90.
87
Rainer Yvonne, Work 1961-73, op. cit., p. 89.
264 Trio A
88
Sally Banes, Terpsichore en baskets. Post-modern dance, op. cit., p. 84.
89
Rainer Yvonne, « Looking Myself in the Mouth », A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op.
cit., p. 87 (1ère éd. : October, n° 17, summer 1981) ; Rainer Yvonne, « Revisiting the Question of
Transgression », art. cit., p. 104 ; ou Rainer Yvonne, « Epilogue (for Merce Cunningham). This is a story
of a man who... », Work 1961-73, op. cit., p. 327-329.
90
Le silence de John Cage contre l’harmonie d’Arnold Schönberg, le gommage de Robert Rauschenberg
contre le geste de Willem De Kooning, la marche de Steve Paxton contre l’arabesque de Merce
Cunningham… Rainer Yvonne, A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts, op. cit., p. 28 : « each
successive age defines and tries to demolish or break through the wall that its predecessor has devised. »
265 Trio A
champ perceptif actuel : son flux particulier, son indifférence au lieu, son in-
accentuation, sa structure évanescente entravent une approche aisée, conduisant à
penser que bon nombre d’œuvres aujourd’hui reposent toujours sur une
construction paroxystique, sur une structuration claire de l’espace, sur un dessin
du geste, sur une exacerbation de la figure… Ses éléments encore actifs, tout au
moins dans les attentes du public, orientent la relation à l’œuvre, les modalités de
l’appréhender, le travail des sens. Les choix esthétiques et stylistiques de Trio A
suscitent une mise en cause radicale de ces attentes et de la relation à l’œuvre qui
continue d’opérer. Cela ne revient pas à assimiler le contexte présent à celui des
années soixante, mais à faire le constat qu’une certaine forme de représentation
travaille aujourd’hui (malgré la composition des œuvres de M. Cunningham,
malgré la post-modern dance) le champ du chorégraphique, forme que Trio A
questionne et perturbe. Cette déroute découle de la façon dont Trio A s’adresse,
ou plutôt se présente à un public. On l’a vu, le rapport singulier au temps, à
l’espace et au flux concourt à une expérience perceptive étonnante. Ce que le
film révèle, en sa possibilité de voir et revoir encore, c’est un rapport au solo sans
cesse renouvelé, c’est la vertigineuse mise en pratique d’une infinité de
cheminements possibles à l’intérieur de l’œuvre. Faire l’expérience de la
perception de Trio A c’est toujours accepter une perte – celle de la disparition de
certains gestes, d’une sélection du visible plus que jamais cruelle ou
déstabilisante, parce que la séquence même se refuse à toute indication de regard,
à toute orientation sur son objet. Trio A exige de chaque regardeur d’accepter de
n’être jamais conforté ni soutenu dans sa saisie du visible : l’œuvre
n’accompagne pas le public, ne lui témoigne pas le souci d’un échange.
91
Ramsay Burt affirme, sans parvenir à le démontrer de façon convaincante, que Trio A se refuse à
« susciter dans le public le sentiment d’une expérience commune », Burt Ramsay, « Interprètes et public
dans Trio A et Roof Piece », trad. Catherine Delaruelle, in Rousier Claire (dir.), Etre ensemble. Figures de
la communauté en danse depuis le XXe siècle, Centre national de la danse, « recherches », Pantin, 2003,
p. 234.
92
Ibid., p. 239-240.
93
Rainer Yvonne, « Response to India. An Interview by William Coco and A. J. Gunawardana », The
Drama Review, New York, vol. 15, n° 3, spring 1971, p. 140 : « We wish to free it, rather than
manipulate it. »
94
L’enjeu politique de Trio A réside dans son dispositif et ses modalités de regard, et non dans le sujet de
l’œuvre. Véronique Fabbri demande : « Mais cette position politique [de résistance à la séduction du
public] n’entre-t-elle pas en conflit avec certains aspects de l’art minimal ? [Selon Dan Graham, l’art
minimal] réduit la perception de l’œuvre à ses aspects phénoménologiques, perception des qualités
matérielles, [dans un rejet] des significations connotatives ou sociales. », Fabbri Véronique, « Entretien
avec Yvonne Rainer. Danse publique et communauté : Trio A et autres pièces ou films d’Yvonne
Rainer », art. cit., p. 89. Il semble que l’enjeu primordial pour Yvonne Rainer relève moins du
rattachement à un courant esthétique (le minimalisme), que du souci sans cesse renouvelé, dans son
267 Trio A
parcours, de la relation de l’œuvre à son public. La question du politique concerne moins le rapport aux
connotations de la danse ou à un thème (social ou politique), que l’expérience d’une relation spécifique à
l’Autre et à la communauté – expérience en acte au moment de l’œuvre.
268 Trio A
Il ne s’agit pas de défendre un art puritain (puisque l’art du ballet repose sur une
mascarade, sur le paradoxe d’une énergie paroxystique dénuée de tout plaisir98)
95
« Why are we in the West so hung up on orgasm? », Johnston Jill, « Tornado in a teacup », Marmalade
me, op. cit., p. 204-208. Voir également Banes Sally, Terpsichore en baskets. Post-modern dance, op. cit.,
p. 111-112.
96
Johnston Jill, « Tornado in a teacup », art. cit., p. 208 : « the orgasm anxiety complex ».
97
Idem, p. 207 : « There are climaxes by the dozen in any one ballet. This are the traditional maneuvers
of the choreographer to keep the audience awake with shifts in pace. An ascending accumulation of
energy is a favorite device. The movement gets faster and bigger, etc., as the plot, the music, and the
attention span of the audience all dictate. The ecstasy of the ballet is a giant put-on. (...) A tornado in a
teacup. »
98
Idem, selon Jill Johnston, « ballet and pleasure are mutually exclusive activities. » (trad. : ballet et
plaisir sont des activités qui s’excluent mutuellement). Yvonne Rainer se défend de puritanisme : « If my
rage at the impoverishment of ideas, narcissism, and disguised sexual exhibitionism of most dancing can
be considered puritan moralizing, it is also true that I love the body – its actual weight, mass, and
269 Trio A
unenhanced physicality. », Work 1961-73, op. cit., p. 71 (trad. : Si mon acharnement contre
l’appauvrissement des idées, le narcissisme et l’exhibitionnisme sexuel déguisé de la plupart des danses
peut être considéré comme un prêche puritain, c’est aussi vrai que j’aime le corps – son poids véritable, sa
masse et sa physicalité première). Elle n’hésite pas, dans certaines pièces, à faire référence à la sexualité
mais toujours avec distance, ironie, sur un mode désaccentué, désamorçant par la satire. Susan Leigh
Foster parle de la chaste nonchalance des danses d’Yvonne Rainer et précise : « la majorité des artistes
[du Judson], Rainer y compris, refusaient de concevoir le corps comme force sensuelle ou chaotique, tout
comme ils réfutaient l’idée d’une individualité mue par les sentiments et l’expérience dramatique. »
Foster Susan Leigh, « Chorégraphier les féminismes », trad. Catherine Delaruelle, in Rousier Claire (dir.),
Etre ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXe siècle, op. cit., p. 247.
99
Et l’on peut faire l’hypothèse que la musique des Chambers Brothers était juxtaposée à la danse, dans
une indépendance des deux arts permettant que s’affirme la linéarité du phrasé dansé.
100
Johnston Jill, « Which Way the Avant-garde? », art. cit., p. 116 : « This was an all-over dance. It was
totally de-focused. »
270 Trio A
donc d’un point de vue bien précis sur sa danse. Ce point de vue déterminera le
choix des mouvements de Trio A : une des premières idées de ce solo est la
volonté de ne pas regarder le public. « Donc, chaque fois que le corps devait faire
face au public dans ce solo, les yeux devaient se fermer, ou bien je devais
détourner mon regard, littéralement le bloquer. Ou encore, la tête était entraînée
dans le mouvement, tournant ou faisant face au plafond ou directement aux
coulisses. C’était une condition pour cette danse101. » La mise en cause de la
relation duelle entre narcissisme et voyeurisme repose donc ici sur le refus d’un
public comme miroir, sur une interrogation fondamentale quant au regard du
performer, et plus généralement au visage. Celui-ci fait l’objet d’un constant
éloignement, dont les effets méritent l’attention.
L’on comprend bien sur quoi repose la tentative de l’artiste. Elle cherche à
détourner de l’échange de regards qui détermine toute relation sociale et sur
lequel reposent, pour une bonne part, les rapports de pouvoir et de séduction. La
face refuse le face-à-face. C’est tenter de dé-hiérarchiser les parties du corps et
d’attirer l’attention sur l’ensemble ou sur une multiplicité de zones dont la danse
a montré la pertinence et la richesse. L’utilisation du visage est l’objet d’une
constante recherche chez Y. Rainer (qu’elle en exploite les multiples expressions
ou qu’elle tente de l’effacer) : au moment de Trio A, le visage fait problème
parce qu’il est le lieu d’une forte expression, d’un charisme et la source d’une
trop forte affirmation de la personnalité. Se détourner du visage, c’est tenter de se
défaire de la reconnaissance d’une identité, d’un culte de la personnalité et même
de la personne en s’éloignant d’une certaine forme d’humanisme. En 1965, elle
peignait déjà son visage en noir 102 pour tenter de l’estomper. Détourner
101
Rainer Yvonne, « Profile: Interview by Lyn Blumenthal », art. cit., p. 63 : « So every time the body
would face the audience in this solo, the eyes were to be closed or I would avert my gaze, literally block
it. Or the head would be involved in movement, turning or facing the ceiling or facing directly to the
wings offstage. That was one prerequisite for this dance. »
102
Dans : Partially Improvised New Untitled Solo with Pink T-Shirt, Blue Bloomers, Red Ball, and Bach’s
Toccata and Fugue in D Minor, 1965 ; voir Rainer Yvonne, « Profile: Interview by Lyn Blumenthal »,
art. cit., p. 62-63. Son intérêt pour le visage ne se démentira pas. A son retour d’Inde, Yvonne Rainer
témoigne ainsi de son observation fascinée du visage d’un danseur de Kathakali : « watching his face is
like watching a map while on LSD. A chart of human feeling. » (trad. : regarder son visage, c’est comme
regarder une carte sous l’effet du LSD. Un diagramme des sensations humaines), Rainer Yvonne, « From
an Indian Journal », The Drama Review, New York, vol. 15, n° 3, spring 1971, p. 136.
271 Trio A
107
Humphrey Doris, op. cit., p. 101-102.
273 Trio A
108
Voir en particulier, Mulvey Laura, « Visual pleasure and narrative cinema », Screen, vol. 16, n° 3, fall
1975 ; on en trouve une traduction partielle par Valérie Hébert et Bérénice Reynaud in Vincendeau
Ginette, Reynaud Bérénice (dir.), 20 ans de théories féministes sur le cinéma, CinémAction, Corlet /
Télérama, Paris, 1993. Le cinéma d’Yvonne Rainer prolongera cette recherche.
109
Phelan Peggy, « Yvonne Rainer : From Dance to film », A Woman Who… Essays, Interviews, Scripts,
op. cit., p. 6.
274 Trio A
demande : « si le plaisir pris au fait d’être vu relève du narcissisme, n’y a-t-il pas
une autre forme de narcissisme dans le fait de ne pas s’adresser au public110 ? »
Ces critiques exigent de préciser certains points. D’abord, le couple
narcissisme/voyeurisme est absolument indissociable pour Y. Rainer. S’y
superpose l’idée d’une identification, c’est-à-dire, pour Y. Rainer, d’une
aliénation réciproque. Elle croit en une étrange équation selon laquelle regarder
l’autre revient à se confondre avec lui : prendre le public comme miroir et en
dépendre, c’est réciproquement risquer qu’il s’identifie à l’interprète et perde
toute distance critique. Il faut également entendre par « narcissisme », dans ce
cas précis, une forme d’exhibitionnisme ou une attitude spectaculaire soucieuse
de sa propre virtuosité. Autrement dit, Y. Rainer déjoue le voyeurisme (alors
même que le public est hors de la portée de son propre regard) en sapant la nature
exhibitionniste du geste. De plus, il faut rappeler que cette séquence a été bien
souvent effectuée par d’autres qu’Y. Rainer et le plus souvent en trio, voire en
groupe : en son principe même, Trio A affirme la mise en cause du soliste, de la
singularité et de l’individuel. « Perturber la définition du solo réactive la question
de savoir si la subjectivité est unitaire111 », écrit Rebecca Schneider, pour qui
Trio A représente l’exemple le plus éloquent d’un « dé-devenir solo », c’est-à-
dire une mise en cause de la subjectivité comme unité, pour défendre l’idée d’un
devenir collectif du solo. Le solo est comme imbriqué dans un mouvement
collectif plus général et contraste donc avec la posture héroïque de la vedette
dont l’acte serait l’expression même du moi. Y. Rainer désamorce ainsi l’aura
benjaminienne112 qui s’est déplacée de l’objet d’art désormais reproductible à la
personne de l’artiste. Mais au-delà du principe de multiplication qui sous-tend la
conception de Trio A, on note que le solo contient, en lui-même, la négation d’un
retour sur soi ou d’un corps centré. Car la nature fondamentalement dispersée des
spatialités de Trio A contribue à annuler toute prédominance d’un centre (ou d’un
110
Fabbri Véronique, « Dialogue avec Yvonne Rainer », art. cit., non paginé.
111
Schneider Rebecca, « Unbecoming solo », trad. Annie Suquet, in Rousier Claire (dir.), La Danse en
solo. Une figure singulière de la modernité, Centre national de la danse, « recherches », Pantin, 2002,
p. 86.
112
Benjamin Walter, L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1939), Œuvres III,
Gallimard, Paris, 2000.
275 Trio A
113
Barthes Roland, « La mort de l’auteur » (1968), Œuvres complètes III. Livres, textes, entretiens 1968-
1971, Seuil, Paris, 2002, p. 43.
114
Ibid., p. 45.
276 Trio A
geste (le flux, le poids, plutôt que la forme). Il s’agit de mettre en avant l’action
et non la personne : « ce que fait quelqu’un est plus intéressant que l’exhibition
de personnages ou de comportements 115 ». L’acte, plutôt que l’exploit, en
réduisant tout déploiement d’une virtuosité qui n’a plus place en cette danse (la
virtuosité le deuxième objet dénoncé par le « No Manifesto »). Enfin, la matière
du geste, et non l’expression.
Il convient donc de préciser la nature de cette abstraction d’autant que la
question semble être sujette à confusion. Y. Rainer cherche pour Trio A un geste
fondamentalement non référencé. Si, dans l’analyse « The Mind is a Muscle »,
elle nomme l’influence des « tâches » et du mouvement comme objet, il ne faut
pas en conclure à la présence de ces tâches dans la danse. Trio A n’est pas un
ready-made. Il n’intègre pas le geste quotidien, ni même des « gestes
“trouvés” 116 » dans sa séquence, mais en retient, écrit Y. Rainer, « la qualité
factuelle ». Ou plutôt, elle « aime à penser que, dans leurs modalités d’exécution,
[ces mouvements] en ont la qualité factuelle 117 . » Il semble important de
souligner combien s’exprime là un imaginaire du mouvement qui nourrit Trio A
(et sans doute les danseurs de cette époque) mais dont la danse ne témoigne que
de façon biaisée : la nature quotidienne du geste sur scène semble bien éloignée
des qualités d’un mouvement ordinaire assurément rythmé, empreint d’affect,
irrégulier, contrasté… Le quotidien dont parle D. Humphrey est ainsi, avant tout,
expressif. L’imaginaire du quotidien d’Y. Rainer est tout autre ; il donne
naissance à la nature particulière du flux qui se dégage de la séquence : un flux
défait des marques affectives, intentionnelles, expressives, dont sont chargées les
danses modernes mais également – paradoxe patent – la plupart des gestes
quotidiens. Autrement dit, Trio A contraste, certes, avec la nature du mouvement
virtuose alors visible sur les scènes chorégraphiques (par exemple chez J. Limón,
mais aussi chez M. Cunningham), mais ne semble pas pouvoir renvoyer à une
115
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 92.
116
Schwartz Elisabeth, « La Plasticité expressive en danse », art. cit., p. 80.
117
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 97.
277 Trio A
118
Fabbri Véronique, « Il me semble d’abord qu’il y a dans Trio A une volonté de travailler en deçà des
signes et des symboles, sur la matière même du mouvement, sur son caractère d’énergie pure, mais en
utilisant des mouvements ordinaires, vous travaillez en même temps nécessairement sur un imaginaire
social. » Fabbri Véronique, « Dialogue avec Yvonne Rainer », art. cit., non paginé.
119
Banes Sally, Democracy’s Body. Judson Dance Theater, 1962-1964, op. cit., p. 134.
278 Trio A
redéfinies par le contexte dans lequel l’usage de ces termes s’inscrit – contexte
esthétique, mais également social (et plus généralement linguistique ou
historique). Il est par exemple frappant de voir la danse postmoderne assimilée à
« une attitude de pure non-danse qui n’est ni physique, ni théâtrale, mais un état
d’être120. » Si le terme de « non-danse » est aujourd’hui remis au goût du jour, il
renvoie à un « état d’être » bien différent de celui de Trio A ; autrement dit, Trio
A ne serait pas aujourd’hui assimilé à une « non-danse », car là encore, les
critères ont changé. La complexité de ses coordinations, la rythmique et la
dynamique spécifique, la fluidité du geste, la non-référence la rangeraient parmi
« la danse ». C’est dire combien ces classifications demeurent peu opérantes et
insignifiantes si non explicitées. Elles constituent peut-être ce qu’Y. Rainer
nommerait les « mantras » de la critique.
120
C’est ainsi que Jill Johnston décrit l’esthétique des danses du Judson lors des concerts #6, #7 et #8.
Johnston Jill, « From Lovely Confusion To Naked Breakfast », Village Voice, 18 July 1963, p. 12, cité in
Banes Sally, Democracy’s Body. Judson Dance Theater, 1962-1964, op. cit., p. 134 : « there is an attitude
of pure non-dance which is neither physical nor theatrical but a state of being. »
121
Scarpetta Guy, op. cit., p. 185.
Sur la question de la présence dans le domaine théâtral, voir Farcy Gérard-Denis et Prédal René (dir.),
Brûler les planches, crever l’écran. La présence de l’acteur, L’Entretemps, « Les Voies de l’acteur »,
Saint-Jean-de-Védas, 2001.
279 Trio A
122
Voir Derrida Jacques, La Dissémination, Seuil, « Tel Quel », Paris, 1972, chp. « La Double séance »
p. 199-318. A partir d’une étude de Mimique de Mallarmé, Jacques Derrida pose la question de la vérité
en littérature et plus généralement les questions de mimesis, représentation et présence. Il y dénonce la
clôture métaphysique.
123
Idem. Le vrai, le réel, l’essentiel, serait du côté de l’imité. Guy Scarpetta invite également à « arracher
[la présence] à toute idéologie de la vérité originaire, de l’“être-là”. » op. cit., p. 185.
124
Derrida Jacques, op. cit., p. 233.
125
Ibid., p. 238. Ou encore : « Le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit
“présent”, apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose qu’à lui-même, gardant en
lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur,
la trace ne se rapportant pas moins à ce qu’on appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé, et
constituant ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire pas même
un passé ou un futur comme présent modifié. (…) la trace n’étant pas une présence mais le simulacre
d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n’a proprement pas lieu, l’effacement appartient à
sa structure. », in Derrida Jacques, « La Différance » (1968), Marges – De la philosophie, Minuit, Paris,
280 Trio A
essence et, en tant que performer, défend l’idée d’une construction dans un ici et
maintenant en devenir. Pourtant, l’idée de présence ne lui est pas indifférente et
exige que l’on s’y penche. Dans « The Mind is a muscle », elle trace en effet un
rapprochement avec l’art minimal qui l’amène à tendre vers une autre définition
du rapport au sujet et de la relation à l’autre – donnant à présence un sens moins
philosophique mais qui reste imprécis car fluctuant dans ses acceptions. Le terme
de présence a en effet été utilisé par la critique du minimalisme ainsi que par les
défenseurs du Nouveau Roman – deux courants qui ont influencé la pensée de la
post-modern dance et qui colore, sans aucun doute, le discours (des artistes
comme de la critique) sur la présence.
Au sujet d’Y. Rainer, cette présence semble en effet plus précisément
évoluer sur une échelle de valeurs parallèle à une échelle d’intensité qui irait
d’une trop grande présence (Y. Rainer a pu être « critiquée d’être trop
présente126 ») à l’« état d’être » dont parle J. Johnston – cette mise en avant de
l’acte, plutôt que de la personne, cette « mise à mort de l’auteur ». Trio A récuse
une présence excessive, entendue comme la mise en avant d’un charisme, d’une
aura, d’une ascendance de la personnalité sur un public, de son pouvoir de
fascination et de manipulation. « N’y a-t-il pas chez les monstres sacrés (et chez
bien d’autres qui s’en défendent) une jouissance à tenir son public, à le dominer,
à le posséder ? Comme si la présence narcissique (ils sont suspendus à mes
lèvres, ils n’ont d’yeux que pour moi) induisait une sorte de libido
dominandi127. » Y. Rainer, par son refus du couple narcissisme/voyeurisme tente
de se détacher de tels mécanismes. Les spatialités qu’elle met en place articulant
resserrement, dispersion et continuité, organisent une relation au public à même
1972, p. 14, cité par Didi-Huberman Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit,
« Critique », Paris, 1992, p. 157.
126
Sally Banes explique qu’Yvonne Rainer, prenant acte de l’usage, par Merce Cunningham, de
mouvements non consécutifs, décide que la logique de la danse repose non sur le mouvement lui-même
mais sur la présence du danseur, au point d’avoir exagéré la sienne. Banes Sally, Democracy’s Body.
Judson Dance Theater, 1962-1964, op. cit., p. 117. C’est le charisme ou le narcissisme qu’Yvonne Rainer
se reprochera à elle-même.
127
Farcy Gérard-Denis, « Du singulier au pluriel », in Farcy Gérard-Denis et Prédal René (dir.), op. cit.,
p. 20.
281 Trio A
de reconfigurer les logiques entre scène et salle ; car la présence « désigne [aussi]
le rapport scène-salle et la dynamique spatiale impulsée autour de l’acteur128 ».
Trio A défend une forme de présence comprise comme objectale ; le terme
« objectité » utilisé par M. Fried au sujet de l’art minimal129 aurait sans doute
convenu à Y. Rainer au moment où elle écrivait « The Mind is a Muscle ».
L’objectité désigne la présentation concrète d’un objet (un volume, une sculpture
minimale) dans un espace, objet « littéraliste », c’est-à-dire d’« une littéralité
directe, externe, objective », (et non la « représentation possible de soi par
soi 130 » qui est la littéralité de l’art moderne). Cette présentation n’est pas
transitive ; l’œuvre minimaliste « peut seulement objecter au sujet [regardeur] sa
simple corporéité131 » ; et celui-ci, par son expérience perceptive, donnera sens à
cet objet. « Dès lors, du sens se tisse au cours d’une durée précise, celle de la
promenade prospective dont le regardeur décide l’itinéraire132 ».
« La notion d’objectité ne permet plus aux catégories kantiennes du
temps et de l’espace comme formes a priori de la sensibilité d’être
opératoires. Il n’y a plus ici pour le regardeur d’espace en suspens, de
réceptacle neutre et en attente que l’artiste va animer, organiser et
structurer. L’espace [… devient] une réalité fort concrète qui ne se définit
spécifiquement que dans la durée de l’expérience perceptible, et comme
une réalité intime du regardeur en mouvement, il devient une fonction
gravitationnelle de la matière, une fonction attractive des corps en
présence, qui le construisent, le constituent et le signifient dans leur
déplacement et leur articulation ; et certes, dans ce jeu de l’objectité,
l’essence se perd, la transcendance s’efface133. »
128
Mervant-Roux, « Présence de lointain et présence de rampe. La scène matrice de l’aura », in Farcy
Gérard-Denis et Prédal René (dir.), op. cit., p. 145.
129
Fried Michael, « Art and Objecthood », trad. Nathalie Brunet et Catherine Ferbos, Artstudio, n° 6,
automne 1987, p. 11-27 (1ère éd. : Art Forum, New York, june 1967).
Sur l’art minimal et la question de la présence, voir également Didi-Huberman Georges, Ce que nous
voyons, ce qui nous regarde, op. cit., en particulier p. 153-182. L’auteur montre combien le terme
« présence » est rejeté ou revendiqué selon les auteurs, tout en étant employé selon des sens opposés
(chez Michael Fried et Georges Steiner, par exemple).
130
Lang Luc, « « Art and Objecthood : notes de présentation », Artstudio, Paris, n° 6, automne 1987, p. 7.
131
Idem. Luc Lang précise que le terme de sujet convient mal et préférerait parler, comme Gilles Deleuze,
de « pôle de subjectivation » pour désigner le regardeur.
132
Ibid., p. 8.
133
Lang Luc, art. cit., p. 8-9.
282 Trio A
134
Robbe-Grillet Alain, « Sur quelques notions périmées » (1957), Pour un nouveau roman, Gallimard,
« Idées », Paris, 1963, p. 34.
135
Robbe-Grillet Alain, « Une voie pour le roman futur » (1956), Pour un nouveau roman, op. cit., p. 23.
136
Ibid., p. 26.
137
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 93, « neutral doer ».
283 Trio A
Pourtant, cette vue, pour la danse, est tout aussi difficile à tenir que la
défense d’une présence comme essence de l’être. L’idéal de neutralité qu’affirme
Y. Rainer (et que la critique a si souvent repris à son compte) procède comme
l’imaginaire du geste quotidien ; cet imaginaire nourrit le mouvement et permet
le surgissement de cette danse singulière. Plutôt que d’une croyance en la
possibilité d’une telle posture, la « neutralité » désigne alors une esthétique.
Décréter la possibilité du « faire », de l’acte pur, c’était permettre l’apparition
d’une nouvelle gestuelle sur les scènes chorégraphiques. Pourtant, l’opposition
entre « faire » et « danser », demeure fragile, voire intenable. Et Y. Rainer le
reconnaîtra a posteriori, revenant de façon critique sur son commentaire selon
lequel « on ne peut “faire” un grand jeté, on doit le “danser” pour qu’il existe ».
La neutralité de celui qui fait est un leurre, aussi personne ne peut-il effectuer une
simple marche sans l’investir de sa personne. « On ne peut pas non plus faire un
seul pas sans lui donner du caractère. Une des raisons pour lesquelles les
marcheurs de Steve Paxton produisaient tant d’effet, c’est que la marche était si
simplement et incroyablement “expressive du soi”138. » Le manifeste de Trio A
repose donc sur une série d’illusions : l’illusion de neutralité – opinion intenable
que la critique a pourtant perpétuée –, l’illusion de quotidienneté que le discours
d’Y. Rainer semble avoir imposée, ou l’illusion de non-effort et de nonchalance
qui relève quasiment d’un illusionnisme, d’une apparence fausse… paradoxe
souligné par Y. Rainer puisque qu’elle-même défend, dans le même temps, un
anti-illusionnisme. Aussi, neutralité, présence et ordinaire (trois paradigmes
nourrissant la critique) sont-ils à entendre comme la tentative de définir une
esthétique propre qu’il appartient à la critique de définir plus précisément tant
l’usure de ces termes mène au malentendu. Car il est étrange de constater que
beaucoup de ces confusions, que la chorégraphe a pourtant tenté de dénouer a
posteriori, perdurent dans les discours sur la danse.
138
Rainer Yvonne, « Interview by the Camera Obscura Collective », art. cit., p. 144 : « neither can one
“do” a walk without investing it with character (...) one of the reasons Steve Paxton’s walking people
were so effective was that the walk was so simply and astonishingly “expressive of self”. »
284 Le revers des limites
1
Pour reprendre l’expression de Scarpetta Guy, op. cit., p. 203.
2
Guinebault Chantal, « Découvertes et limites. Au-delà des mesures du plateau », in Boucris Luc,
Freydefont Marcel (dir.), Etudes théâtrales, Arts de la scène, scène des arts. Volume II. Limites, horizons,
découvertes : mille plateaux, op. cit., p. 100-106.
286 Le revers des limites
3
Voir « Présentation », in Boucris Luc, Freydefont Marcel (dir.), Etudes théâtrales, Arts de la scène,
scène des arts. Volume I. Brouillage des frontières : une approche par la singularité, Centre d’études
théâtrales, Université catholique de Louvain, n° 27, 2003, p. 7-8 et le retour sur ces questions dans
Freydefont Marcel, « Plateau souverain, sols fertiles », art. cit., p. 87-99.
4
Ibid., respectivement p. 98 et 97.
288 Le revers des limites
5
D’Amelio Toni, op. cit., p. 17.
6
Idem. « Il y a projection en danse à partir du moment où le danseur visualise l’espace et son corps, pré-
voit un mouvement en relation avec l’espace. », p. 54.
7
Ibid., p. 60.
8
Ibid., p. 18.
290 Le revers des limites
attiré par l’objet donné à voir. On l’a vu, Trio A maintient, en creux, sa relation
au public, dans la mesure où le travail de la tête et du regard de l’interprète
désigne sans cesse une orientation évitée qui n’est autre que le lieu occupé par ce
public. Trio A construit donc une sorte de projection en négatif, une relation à
l’autre non envahissante (pour T. D’Amelio, la projection est d’abord un projet
d’invasion9). Ce faisant, alors que s’accomplit, par la danse, l’effacement de la
rampe, il revient au public de rejoindre, par son travail perceptif, l’interprète ;
d’établir une proximité avec l’objet proposé (et non imposé) en une traversée
imaginaire de ce no man’s land laissé vacant par l’interprète. La distance entre
l’interprète et le public se dissout alors, en l’absence même de toute logique
projective et extensive.
Chaque œuvre invite ainsi à penser les relations complexes qui
s’établissent entre figures, contours, limites, étendues, projection ou
concentration, et direction ou orientation. Si Trio A comme Self-Unfinished
évitent la projection vers un public, X. Le Roy ne rejette pas (principalement lors
des déplacements) un travail sur « l’image de ses mouvements et celle de
l’espace qu’il va pénétrer, et qui fournit des modèles virtuels que le corps
intégrera. » C’est aussi ce qui différencie la spatialité des deux pièces : Y. Rainer
et X. Le Roy ont un rapport à l’image différent – l’image entendue à la fois
comme projection imaginaire qui sous-tend le mouvement et comme réalité
donnée à voir à un public, autrement dit comme enjeu esthétique. L’attention
kinesthésique et le repère proprioceptif sont très actifs dans les deux pièces, mais
X. Le Roy, bien que traversé par toute une dynamique sensible d’intensités
nécessaire à la corporéité qu’il fait surgir, se soucie davantage de l’image
produite. Que le chorégraphe ait travaillé à partir d’une image vidéo de lui-même
(utilisant la possibilité de la faire défiler en sens inverse) dont il tente de
transposer l’effet, n’est pas indifférent à cette prévalence de l’image. Il s’agit
d’imprimer le regard. La force de l’image donnée à voir (et regarder) repose sur
une maîtrise des différents niveaux de projection définis précédemment. Au
9
Ibid., p. 79.
291 Le revers des limites
Introduction
1
Cette Espagnole suit d’abord une formation de danse, de musique et de théâtre, dans son pays mais aussi
en France (au centre de danse Rosella Hightower, à Cannes - 1983), et aux Etats-Unis ; en 1990, la bourse
récompensant son deuxième prix au Concours chorégraphique de Madrid lui permet en effet de passer un
an à la Merce Cunningham School à New York – séjour qu’elle prolongera pour deux ans. Elle collabore
alors, entre autres, avec le chorégraphe John Jaspers. Elle aborde également un théâtre physique proche
de celui de Jerzy Grotowski, enseigné à l’Université de l’Ohio.
2
Tels Caro Calvo, Luis Escartín-Lara, Fernando López-Hermoso.
293 au fond tout est en surface
Et il importe alors autant que la danse. La rencontre avec Daniel Miracle, artiste
et réalisateur audio-visuel, confirme la volonté de poursuivre ces deux champs
d’exploration : il est l’auteur des images, des vidéos, de la musique, de la
conception lumière des pièces, et parfois de dessins accrochés aux murs ou
réalisés en direct sous l’œil de la caméra. Il collabore avec O. Mesa de 1996 à
1999 pour sa trilogie Res, non verba4 (Les Choses, non les mots), pour son solo
Daisy Planet (1999, La Planète des marguerites) ; puis pour ses trois dernières
créations, appartenant à son projet en quatre mouvements intitulé Más público,
más privado (Plus c’est public, plus c’est privé). Suite au dernier mot : au fond
tout est en surface est créé en 2003. Comme son titre l’indique, la pièce fait suite
au premier mouvement – Le Dernier mot – solo créé pour le danseur Marc
Hwang, en 2001. Suite au dernier mot : au fond tout est en surface (que l’on
abrègera par au fond tout est en surface) constitue donc la deuxième partie du
premier mouvement de ce projet. Le deuxième mouvement qui s’intercale entre
ces deux pièces, en 2002, est un quatuor intitulé Más público, más privado –
movimiento 1+1. A ce jour, O. Mesa vient de créer son troisième mouvement, un
« solo accompagné », intitulé On cheRchE uNe dAnse (2004)5.
L’architecture complexe de son œuvre témoigne de la volonté affirmée de
poursuivre sur plusieurs années une même recherche, d’explorer les mêmes
3
« Después comencé a concentrar mi trabajo en una búsqueda del lenguaje del cuerpo y la videocreación
paralela se detuvo, o bien se incorporó a los trabajos escénicos. (…) Siempre he entendido el cuerpo
como lo básico, es decir, primero está el cuerpo, después el movimiento, la palabra, el gesto. El cuerpo es
el punto de partida. » Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », in Sánchez
José Antonio, Conde-Salazar Jaime (dir.), Cuerpos sobre blanco, Universidad de Castilla-La Mancha,
« Caleidoscopio », Cuenca, 2003, p. 64-65.
4
La trilogie se compose de esto NO eS Mi CuerpO (solo ; création : Teatro Pradillo, Madrid, novembre
1996), desOrdenes para un cuarteto (quatuor ; création : Sala Cuerta Pared, Madrid, février 1998) et
1999 L-imitaciones, mon amour (quatuor ; création : Sala Cuerta Pared, Madrid octobre 1999).
5
Ce projet Más público, más privado en quatre mouvements se compose donc de cinq pièces, puisque Le
Dernier mot (création : La Bâtie, Festival de Genève, 2001, durée : 30 minutes) et Suite au dernier mot :
au fond tout est en surface (création : Centre national de la danse, Paris, février 2003, durée : 80 minutes)
appartiennent à un même premier mouvement composé de deux temps. La cinquième pièce (c’est-à-dire
le quatrième mouvement) reste à venir.
294 au fond tout est en surface
6
Trisha Brown raisonne également en terme de cycle chorégraphique. Mais le nombre d’œuvres qui le
composera n’est pas défini au préalable : c’est l’amorce d’une nouvelle préoccupation et le
développement d’une même recherche sur plusieurs années qui instaurent un cycle, celui-ci prendra fin
lorsque la chorégraphe estimera l’avoir épuisé ou devoir passer à une autre question. « Aussitôt que je
suis satisfaite d'une chose ou que je l'ai comprise, je me déplace vers un autre cycle. », Brown Trisha,
« Entretien avec Laurence Louppe », Studio danse, France culture, émission radiophonique du 4
décembre 1999, transcription de Claude Sorin, inédit.
7
Cette « histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire » prend modèle sur La Comédie
humaine de Honoré de Balzac. Emile Zola en a pensé la structure au préalable, contrairement à son
prédécesseur qui ne regroupe l’ensemble de ses romans sous un titre et un projet général qu’au moment
de leur réédition.
295 au fond tout est en surface
pour lesquelles les œuvres d’un cycle ont, chez O. Mesa, un statut quelque peu
autonome. Alors que se profile toujours un ensemble à l’horizon de l’œuvre, les
pièces de Más público, más privado sont présentées séparément au fil des années.
O. Mesa parle de « quatre mouvements, comme quatre sentiers8 ». Il ne s’agit pas
d’échafauder un édifice dont chaque création constituerait une nouvelle pierre :
chaque œuvre serait plutôt une variation autour du thème qui construit le cycle.
Aussi, les liens entre les différentes pièces sont-ils à la fois lâches et évidents.
Lâches, parce que l’on peut ignorer les œuvres précédentes sans souffrir d’un
manque. Evidents, parce que l’on y relève la reprise de procédés, l’apparition
d’éléments scénographiques identiques, des références communes, des
résonances multiples… Délaissant un strict parallélisme, les sentiers épousent
des méandres, pour, ici et là, se croiser. La chronologie semble ainsi ne pas être
déterminante quant à l’appréhension de l’ensemble ; la logique qui relie les
pièces se situe ailleurs. Elle se rapprocherait davantage du rapport qui s’établit,
en arts plastiques, entre des œuvres d’une même série ou d’une même période –
œuvres ou études, assez souvent numérotées : l’on pense à la série de tableaux de
Kasimir Malevitch intitulés Suprématisme, dont les sous-titres varient9, ou aux
Composition(s) de Piet Mondrian10. L’on retrouve là une démarche qui apparente
plus volontiers O. Mesa aux arts visuels qu’aux arts de la scène : « avec ce projet
de quatre mouvements, je suis en train de développer une étude11 », écrit-elle.
Une analyse du cycle complet Más público, más privado amènerait à
12
dégager les phénomènes d’« intertextualité », ou plus précisément
8
Dossier de diffusion de la compagnie, p. 3.
9
Suprématisme : (avec triangle bleu sur fond noir) 1915 ; (Supremus n° 56), 1916 ; Suprématisme
dynamique (Supremus n° 57), 1916 ; etc.
10
Composition n° 3 (arbres), 1912-1913 ; Composition n° 6, 1914 ; Jetée et océan (composition n° 10),
1915 ; Composition : Plans de couleur avec lignes grises, 1918 ; etc.
11
Dossier de diffusion de la compagnie, p. 3.
12
« Intertextualité » est ici entendu en un sens extensif qui ne se limite pas à la question du texte mais
prend modèle sur l’analyse de l’intertextualité littéraire pour penser les phénomènes d’emprunt, de
citation, de dérivation dans l’art chorégraphique – phénomènes essentiels à la signification. Rappelons
que la critique littéraire donne des définitions variées du terme : définition homosémiotique chez Gérard
Genette, pour qui l’intertextualité se limite à la présence effective d’un texte dans un autre (sens strict),
définition hétérosémiotique chez Julia Kristeva qui donne une acception plus large du terme puisque qu’il
renvoie à la relation d’un texte avec l’ensemble social, considéré comme un ensemble textuel.
Sur ces questions, voir Piégay-Gros Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Dunod, « Lettres
supérieures », Paris, 1996 ; Genette Gérard, Palimpsestes : la littérature au second degré, Seuil,
296 au fond tout est en surface
« Poétique », Paris, 1982 ; Kristeva Julia, Semeiotike : recherche pour une sémanalyse, Seuil, « Tel
Quel », Paris, 1969.
13
Ou d’intertextualité endogène dans une pièce, c’est-à-dire une intertextualité qui se réfère aux œuvres
précédentes de l’auteur même.
297 au fond tout est en surface
C’est ainsi qu’O. Mesa, dans son dossier de diffusion, définit le cycle auquel
appartient au fond tout est en surface. L’explication reste quelque peu
énigmatique, obscure, voire déconcertante. Elle demande éclaircissement ; et
c’est l’œuvre qui permet de démêler les fils de cette définition. Il faut
comprendre que la chorégraphe s’intéresse ici, d’une part, à explorer une attitude
particulière pour l’interprète : celle-ci devient observatrice de son propre geste et
de la situation. Son interprétation se définit ainsi comme un processus auto-
réflexif. A partir d’une trame de départ définie au préalable, elle demeure
attentive aux modifications de ses sensations corporelles et nourrit son
interprétation de la conscience fine de ces évolutions. La définition pourra
sembler bien générale, en cela qu’elle renvoie à l’acuité sensorielle propre au
travail de la scène. Pourtant, l’insistance avec laquelle O. Mesa accentue l’intérêt
pour ce jeu subtil de l’interprète, conduit à l’émergence d’un rythme, d’un
rapport au temps et à l’espace propre à ce cycle. C’est la définition de l’interprète
comme observatrice de son propre mouvement qui est sensiblement mise en
scène et constitue le sujet des pièces. Il serait précipité d’en déduire le privilège
d’un narcissisme de l’interprète. Comme on le verra, la question est plus
complexe. Car l’attention que l’interprète porte à elle-même se nourrit, d’autre
part, du regard que le public lui renvoie. Comme l’indique le titre, « plus c’est
public, plus c’est privé » : renversant l’habituelle opposition entre public et privé
14
Dossier de diffusion de la compagnie, p. 3.
298 au fond tout est en surface
(ou intime), O. Mesa produit, autrement dit, un retournement, puisque les deux
termes de l’opposition semblent pouvoir se renforcer l’un l’autre. S’opère ainsi
un va-et-vient constant entre l’observation de son propre mouvement et
l’échange avec un public (échange par « l’action, le corps, le mot »). Le public
devient en quelque sorte le baromètre du jeu de l’interprète, non tant parce qu’il
influencerait le jeu mais parce que l’interprète semble d’abord se soucier de la
relation, de « ce qui se passe entre spectateur et acteur 15 ». Là encore, la
définition peut sembler banale. Pourtant, la mise en évidence de cette attention au
public dans le jeu même de l’interprète rend le public singulièrement présent à
l’intérieur de l’œuvre. Más público, más privado travaille donc à l’émergence de
ces deux processus simultanés, qui, loin de se réduire à une technique de jeu
d’acteur, semblent constituer le véritable sujet des pièces. Au fond tout est en
surface met donc directement en œuvre les interrogations qui sous-tendent notre
étude : la question du public y est centrale et s’articule à un travail sur les
spatialités que le titre laisse déjà présager. Fond et surface annoncent le
déploiement d’une recherche sur les strates ou la profondeur qui vient nourrir les
liens tissés entre public et privé. Comment cette pensée du public prend-elle
forme dans la mise en place des spatialités de l’œuvre ? Et comment la
conception du dispositif et de la place de l’interprète en son sein invente-t-elle un
mode de perception singulier qui constitue le public de l’œuvre ?
Au fond tout est en surface est un solo d’une durée d’une heure et vingt
minutes, interprété par O. Mesa et accompagné de la présence discrète, en avant-
scène, côté cour, de D. Miracle orchestrant la vidéo, la musique et les éclairages.
Ce second volet du premier mouvement de Más público, más privado poursuit la
recherche entamée dans Le Dernier mot mais renverse aussi la situation, par une
sorte de retournement des rôles : M. Hwang, interprète de la première pièce,
15
C’est une des définitions que donne Jerzy Grotowski du théâtre : « Nous pouvons donc définir le
théâtre comme “ce qui se passe entre spectateur et acteur”. », Grotowski Jerzy, « Le Nouveau testament
du théâtre », (entretien avec Eugenio Barba, 1965), Vers un théâtre pauvre, L’Age d’homme, « Théâtre
vivant », Lausanne, 1971, trad. Claude B. Levenson (Jerzy Grotowsky and Odin Teatrets Forlag, 1968),
p. 31.
299 au fond tout est en surface
16
Dossier de diffusion de la compagnie, p. 4.
300 au fond tout est en surface
narrative ; elle ne retrace pas le trajet d’un personnage tel qu’il se présente, certes
interrompu d’ellipses, dans le film de J.-L. Godard. Mais la composition
chorégraphique porte bien la marque du style que forge le cinéaste dans ses
« années Karina 17 » : composition par fragments, discontinuité, répétition,
citations (La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer dans Vivre sa vie), auto-
citation (l’insert de Jean Seberg dans Pierrot le fou, 1965), importance du texte
(et de la littérature : Le jeune homme de Vivre sa vie lisant un passage d’Edgar
Poe, Pierrot/Ferdinand dans Pierrot le fou, ne pouvant vivre sans ses livres,
Emile et Angela dans Une femme est une femme, 1961, communiquant par titres
d’ouvrages interposés…). Outre cette affinité, visible chez O. Mesa, pour le
montage godardien, il faudra analyser la façon dont le son, le plan, le cadrage (et
l’usage du hors-champ) ou le rapport au public chez le cinéaste trouvent des
transpositions scéniques dans au fond tout est en surface. L’influence du
cinéma18 sur l’œuvre chorégraphique participe sans aucun doute à ces effets de
béances et de fractionnements des espaces, perceptibles dans la pièce d’O. Mesa.
17
Godard Jean-Luc, Godard par Godard : les années Karina (1960 à 1967), Flammarion, « Champs »,
Paris, 1990.
18
Il y a Jean-Luc Godard, bien sûr, qui demeure la référence de Suite au dernier mot : au fond tout est en
surface, mais également plus largement des cinéastes que cite Olga Mesa : Jonas Mekas, Andreï
Tarkovski, Federico Fellini, Pier Paolo Pasolini. Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza
por la mirada », art. cit., p. 74.
301 au fond tout est en surface
Les tableaux successifs d’au fond tout est en surface engagent une suite
d’actions ou de situations. Ces termes regroupent différents types d’intervention
de l’interprète : on la verra en effet passer d’une séquence dansée (s’enchaîne une
série de mouvements abstraits où le corps perd sa verticalité et ses appuis
quotidiens pour explorer d’autres modalités de rapport à la gravité), à un moment
plus proprement discursif (le corps alors, certes, ne s’absente pas, mais le
discours prend le pas sur une expression essentiellement dansée), ou à la
présentation silencieuse d’une série d’objets ou d’images ; ces trois modalités
peuvent s’enchevêtrer : les objets susciter des histoires à raconter ou des danses,
le discours se dérouler pendant la danse parce que celle-ci provoque un
commentaire, que le texte prononcé la suscite ou que les deux se prolongent
indépendamment l’un de l’autre. Ces tableaux sont toujours séparés par un
déplacement ou une sorte de transition – la mise en place de la caméra qui sera
dirigée dans une autre direction, une éventuelle modification d’éclairage. C’est le
changement de place et la traversée, qu’elle soit silencieuse ou que le récit d’une
histoire s’y prolonge, qui annoncent chaque nouveau tableau. Il s’agit de
rejoindre les éléments scénographiques nécessaires à la séquence suivante, ou
tout simplement de changer d’emplacement afin de rompre avec une action (de
changer de sujet) et d’amorcer le tableau suivant.
Ainsi, le prologue, constitué de deux temps, consiste en la lecture d’un
texte (« Un jour, j’étais en train de travailler sur le texte de ce prologue et tout
d’un coup il m’est venu d’idée que… »), précédée d’une légère installation
scénographique – un ruban adhésif est déroulé à la rampe, proche du sol, et O.
Mesa y attache quelques documents : photographie de J.-L. Godard accompagnée
302 au fond tout est en surface
19
C’est une chanson populaire : Me estoy enamorando de ti, de l’Orchestre cubain d’Armando Orefiche.
303 au fond tout est en surface
est marqué par un changement de lieu radical puisque O. Mesa, désormais nue,
sort de scène, produisant une séquence hors-champ. Son retour constitue le
tableau 8 « Yeux fermés », durant lequel elle se rhabille, toujours en musique et
dans la sombre lumière bleutée. S’y amorce le début du récit sur « La Petite
enfance », avant même que la lumière ne soit revenue, que l’interprète n’ait
orienté la caméra vers le centre de la scène où elle se dirigera pour la troisième
fois, entamant la « petite danse de ses quatre ans ». « Story-board » se passe à
l’avant-scène : O. Mesa, à l’arrêt, y fait la description de chacune des vignettes
vides sur la feuille blanche décrochée du ruban adhésif, construisant les étapes
d’un nouveau récit. Elle se dirige une dernière fois vers la caméra qu’elle oriente
vers le public avant d’aller s’asseoir dans la salle et d’inviter un spectateur pour
son tableau 11, « Invitation ». Le tableau 12, « En construction II », est la reprise
d’une manipulation des craies éparpillées au sol, en compagnie, cette fois, du
spectateur. « On continue ? » n’a pas de délimitation très claire et semble
indiquer que la pièce pourrait se prolonger encore, en une suite sans fin de
tableaux : D. Miracle qui dessine sous l’œil de la caméra le story-board d’au fond
tout est en surface, faisant rapidement défiler la structure de la pièce, croque en
direct le spectateur sur scène, précisant donc, sur le vif, une nouvelle séquence
appartenant désormais à la structure d’ensemble… mais qui pourrait tout aussi
bien ne pas en être la dernière. O. Mesa ne termine-t-elle pas son texte par une
question restée sans réponse : « Est-ce que tu peux me dire qui va venir me
chercher ici ce soir ? » ?
1) Inscrire un territoire
danse –, au fond tout est en surface ne dessine pas les frontières de sa danse par
quelque moyen scénographique que ce soit, mais l’instaure, de fait, par le travail
du corps. A chaque tableau, O. Mesa choisit un nouvel emplacement, ou plutôt,
adopte un nouveau territoire qui semble s’arrêter à une distance proche d’elle. Le
geste est peu ample et ne semble pas vouloir se déployer à des distances
lointaines. Il s’assure plutôt de son territoire, par des appuis répétés (au sol dans
la danse de « Visibilité », contre le mur dans « Une histoire »). Marquer le
territoire de son empreinte, y inscrire sa présence. Le corps presse les surfaces,
s’imprime, au point d’y laisser parfois des traces, ou, inversement, d’en prendre
les marques : courbes noires sur le sol blanc, laissées par la gomme des semelles
de chaussures, costume et visage maculés de craie blanche – le sol souillé de
blanc déteint sur le corps. Au fond tout est en surface s’intéresse à l’impression, à
l’inscription. Inscrire, c’est écrire, pour conserver la trace, pour transmettre ou
faire apparaître et comprendre – phrase retenue sur un bout de papier et donnée à
lire, dessin à la craie sur le sol, dessin invisible donc (blanc sur blanc), mais dont
le geste qui l’accompagne semble aider à préciser la pensée. Les images projetées
envahissent les murs, se les approprient. Inscrire, c’est encore prendre place.
C’est s’affirmer en un lieu, s’y concentrer, s’y rattacher. La chorégraphe déclare :
« je ressens la nécessité de prendre possession de [l’espace] et
d’avoir la possibilité de créer quelque chose qui n’existe pas auparavant
mais se construit. Cela ne concerne pas tant la question physique de
l’espace que la nécessité de le sentir délimité, de définir une périphérie qui
n’est jamais fixe. Il y a une nécessité du lieu. Et ce n’est pas toujours
atteint. (…)
J’aime le mot “appropriation” quand je pense à l’espace 20. »
Cette périphérie n’est peut-être jamais fixe car elle se rejoue à chaque geste et
accompagne le corps de la danseuse. Il n’en demeure pas moins qu’elle permet
de s’assurer d’un territoire d’inscription.
20
« tengo la necesidad de apropiarme de él [el espacio] y de tener la posibilidad de crear algo que no
existe y que se va construyendo. No es tanto la cuestión física del espacio cuanto la necesidad de sentirlo
delimitado, de definir una periferia que no está nunca fija. Hay una necesidad de ubicación. Y no siempre
está resuelta. (…) Me gusta la palabra “apropriacíon” cuando pienso en el espacio. », Mesa Olga, Sánchez
José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 69.
305 au fond tout est en surface
Au fond tout est en surface ne met donc pas en évidence une étendue. O.
Mesa se concentre en un lieu et le regard du public s’y concentre en retour.
Excepté quelques demandes directes à D. Miracle (le désir que le son soit plus
fort « un peu plus fort, le son ? Un peu plus ? Más, más… », un regard enjoignant
de lancer un son – son joyeux d’un bouchon quittant son goulot…), où s’opèrent
soudain un lien étroit entre deux lieux éloignés, O. Mesa maintient l’attention à
l’emplacement où elle se trouve en chaque instant. C’est principalement la
posture du corps qui prend en charge l’enracinement en un territoire, alors que le
regard, lui, entretient une tension avec le public. Le regard face, on le verra,
s’assure régulièrement d’une relation au public et maintient très clairement
l’orientation frontale de ce dispositif scénique. Les marches entre les tableaux
constituent donc moins la mise en évidence d’un trajet, qu’un nécessaire
déplacement autorisant le passage à une nouvelle situation – le déplacement est
tout autant métaphorique. En cela, la marche relève non d’une géographie, d’un
arpentage qui soulignerait les dimensions du plateau, mais d’un détachement.
Détachement, au sens où l’interprète à la fois se sépare du moment qui précède,
abandonne son territoire, mais aussi affecte une certaine insouciance quant à cet
abandon : il s’agit moins de relier les tableaux entre eux, de faire se rejoindre les
différents emplacements, que d’interrompre (momentanément) le jeu. De
suspendre le cours des choses. De la même façon, la reprise (plus d’une dizaine
de fois) de « on continue ?21 » rythme le texte et le déroulement de la pièce, dans
tout son paradoxe : l’expression signale le prolongement d’une action tout en
l’interrompant ; elle marque à la fois la fin d’une séquence et la continuation de
la pièce. Aussi, O. Mesa ne choisit-elle pas de masquer ces transitions d’un
tableau à l’autre (par un noir complet, par exemple). Elle préfère suspendre une
action, tout en continuant d’agir, sortir d’un territoire, tout en initiant la mise en
place (scénographique) du suivant. A ces procédés, plusieurs conséquences.
Tout d’abord, elle évite ainsi un effet théâtral qui consisterait à surprendre
par l’apparition de l’interprète en un autre lieu, à produire son surgissement
21
Avec toutes les variantes possibles : « on continue. », « vous voulez que je continue ? », « bon,
excusez-moi, je continue. », « on peut continuer maintenant. », etc.
306 au fond tout est en surface
soudain, quasiment irréel. Ce ne sont pas dans ces effets de surprise que se
situent les ressorts de l’œuvre d’O. Mesa. Elle exclut ces procédés traditionnels
permis par la machine théâtrale car son propos se situe ailleurs. Elle adopte des
interruptions nées du jeu même de l’interprète. Il n’y a pas disparition de
l’interprète entre chaque tableau mais changement dans son mode d’intervention
– passage, par exemple, de la conteuse narrant un récit imaginaire (« Story-
board »), à la récitante commentant une situation scénique (« Invitation »).
L’interprète demeure à tout instant le fil conducteur de l’œuvre. Et la détentrice
des spatialités. C’est cette présence continue sur scène, bien que contrastée, qui
constitue la nature singulière des spatialités d’au fond tout est en surface. Une
« disparition » entre chaque tableau aurait provoqué une sorte de puzzle, un
éclatement des séquences exigeant assemblage ou reconstitution. Or la présence
d’O. Mesa entre chaque tableau construit, de fait, un lien. Un lien paradoxal,
certes, puisqu’il fait aussi rupture en interrompant le cours des choses et
juxtaposant des réalités contradictoires. Mais un lien tout de même, qui s’inscrit
dans la temporalité de l’œuvre : cela ouvre le cheminement spatio-temporel du
regard du public, en guidant, sans jamais l’abandonner, son voyage à l’intérieur
de la pièce.
D’autre part, cette « disparition » aurait également suscité une attente
quant au lieu de ce surgissement, accordant une importance au lieu scénique
absente de cette pièce. Car il faut comprendre que l’emplacement, évoqué
précédemment pour désigner les changements de place d’O. Mesa et le privilège
du point sur l’étendue, n’est pas induit par le lieu scénique. Ce dernier n’assigne
pas un rôle ni une situation. En un même lieu, se déroulent ainsi des événements
variables au cours des tableaux successifs (ainsi les tableaux 2, 5, 9 et 12 se
passent au centre de la scène). S’il est alors plus juste de parler d’un territoire
d’inscription, c’est parce qu’au fond tout est en surface ne propose pas une
succession d’emplacements, au sens où l’emploie M. Foucault. « L’emplacement
est défini par les relations de voisinage entre points ou éléments ; formellement,
307 au fond tout est en surface
on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis22. » Les spatialités
inventées par au fond tout est en surface ne suivent pas ce modèle formel. Il ne
s’agit ici ni de classer, ni de répartir des actions en les référant à un lieu. Le
réseau décrit par M. Foucault établit des « relations qui définissent des
emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non
superposables 23 . » Or, O. Mesa non seulement met en doute les rapports de
voisinage, mais aussi superpose les territoires. Cela ne revient certes pas à les
confondre, mais suscite une structure par strates, par empilement, qui définit le
caractère fondamental des spatialités d’au fond tout est en surface.
22
Foucault Michel, « Des espaces autres », art. cit., p. 753.
23
Ibid., p. 755.
308 au fond tout est en surface
24
« Olga Mesa acknowledges her interest in incorporating the cinematographic gaze into her work. »,
Sánchez José Antonio, « Eyes in Movement », Performance research, « Moving bodies », Routledge,
Hampshire, vol. 8, n° 4, décembre 2003, (traduction anglaise Ana Buitrago et Jerome Fletcher), p. 94.
25
« Yo estoy trabajando cosas que me recuerdan el movimiento de una cámara. », Mesa Olga, Sánchez
José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 72. (trad. : Je travaille des choses qui me
rappellent le mouvement d’une caméra.)
309 au fond tout est en surface
l’éloignement produit par la distance. Parce qu’il ne s’agit pas de construire une
profondeur, l’image n’est pas exclusivement projetée en fond de scène mais aussi
sur le côté. D’ailleurs, le seul moment d’un véritable jeu de profondeur s’inscrit
sur les murs latéraux de la scène : tels deux miroirs se faisant face, les deux
caméras reflètent réciproquement une image mise en abyme à l’infini (fin du
tableau 3). L’image d’O. Mesa devant son mur se démultiplie alors, suivant la
perspective, en une succession de plans et d’échelles. D’une façon générale,
l’atténuation de la profondeur ou de l’espace arrière dans au fond tout est en
surface participe d’une focalisation cinématographique particulière. Analysant
La Passion de Jeanne d’Arc de C. Dreyer (référence structurant le récit de Vivre
sa vie), G. Deleuze note que « c’est la négation de la profondeur et de la
perspective (…) qui va permettre l’assimilation du plan moyen ou général à un
gros plan26 ». Cette généralisation du gros plan dans au fond tout est en surface
autorise l’utilisation d’une scénographie aux dimensions peu scéniques : les
éléments utilisés n’adoptent pas une échelle adaptée à la visibilité du public. La
pièce est certes destinée à une scène peu vaste27, mais cela ne justifie pas à soi
seul ces choix scénographiques, dont il faudra dégager la portée symbolique. Les
photographies, textes, dessins accrochés aux murs ou sur le ruban adhésif en
avant-scène demeurent de bien petite taille. Ils signalent et le désir de perturber
les rapports habituels de distance et dimension, et la nécessité pour le public
d’opérer une focalisation, un zoom (que la caméra sur scène effectuera parfois,
par exemple sur le mur à textes de « Une histoire »).
Mais le gros plan ne concerne pas exclusivement l’abolition de la distance
ou la découpe, le cadrage. Il relève, selon G. Deleuze, d’un « changement
absolu » : le gros plan « n’a rien à voir avec un objet partiel, […il] n’arrache
nullement son objet à un ensemble dont il ferait partie, dont il serait une partie,
mais, ce qui est tout à fait différent, il l’abstrait de toutes coordonnées spatio-
temporelles. (…) Notre sensation de l’espace est abolie28. » Tout plan peut alors
26
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 152.
27
D’un minimum de 6 mètres sur 6 mètres.
28
Ibid., p. 136.
310 au fond tout est en surface
prendre valeur de gros plan, analyse G. Deleuze, à chaque fois que se construit
un espace déconnecté, un « espace quelconque (…) parfaitement singulier, qui a
seulement perdu son homogénéité, c’est-à-dire le principe de ses rapports
métriques ou la connexion de ses propres parties, si bien que les raccordements
peuvent se faire d’une infinité de façons29. » C’est bien parce que ces rapports
métriques ont disparu de la scène d’au fond tout est en surface et que la pièce
s’abstrait de coordonnées spatio-temporelles, que les relations de voisinage
nécessaires à une logique de l’emplacement s’absentent de cette pièce. Les
tableaux constituent ainsi des entités déconnectées. Et le lieu scénique devient cet
« espace quelconque » constitué de parties sans lien défini d’avance.
Autrement dit, le lieu scénique n’a rien d’une géographie pour O. Mesa.
La géographie, telle que la définit A. Cauquelin30, est cet espace d’emboîtement
où tout élément est placé dans une structure organisée, répondant à la logique du
puzzle, de la carte – une logique qui fait coïncider les différentes parties d’un
espace, qui raccorde les zones connexes, qui s’intéresse au positionnement, à la
situation, au repère. Le lieu théâtral, en sa structure architecturale, divisée entre
scène et salle, coulisses et compartimentages divers (foyer, hall…) propose une
géographie que le jeu scénique est susceptible de prendre en compte dans la
tradition perspectiviste séculaire du théâtre classique31. Mais au fond tout est en
surface envisage ce lieu autrement. La pièce, en quelque sorte, s’attaque au
bâtiment. En l’ignorant, en choisissant d’en défaire la structure, O. Mesa en
déconstruit la logique. C’est l’espace concret, construit, qui se volatilise, se
29
Ibid., p. 155. Voir également p. 168-172.
30
Cauquelin Anne, Le Site et le paysage, op. cit.
31
Le théâtre et la danse classique peuvent également faire exister plusieurs lieux, en un même plateau,
comme le figurent les changements de décor, mais la cohérence du lieu et du récit semble privilégier les
raccords entre les espaces, les transitions, les emboîtements : chaque tableau donne lieu à un plateau
homogène qui impose la cohésion de ses parties. Notons que le théâtre classique, quant à lui, instaure des
règles plus strictes. Il tente, dans la mesure du possible et au nom de l’unité de lieu, comme du
vraisemblable, de limiter l’écart entre l’espace scénique et celui de l’action en privilégiant, par exemple,
une action dans un lieu peu étendu (« une région limitée plutôt que plusieurs pays, une ville plutôt qu’une
province, un palais plutôt qu’une ville »). Voir Roubine Jean-Jacques, Introduction aux grandes théories
du théâtre, Bordas, Paris, 1990, p. 37 et suiv. La règle de l’unité de lieu sera néanmoins assouplie par
Hédelin d’Aubignac qui sait le public friand de ces changements de décor : le lieu représenté doit toujours
être le même, mais il peut subir des transformations (modification de l’usage d’un palais, incendie, etc.)
suscitant des changements de décor. Le théâtre contemporain, proche, à ce titre, de la danse
contemporaine peut travailler sur des espaces plus indéfinis ou métaphoriques, non figuratifs, jouer des
confins du plateau, des béances spatiales…
311 au fond tout est en surface
retourne. La mise en perspective latérale produite par les deux caméras se faisant
face, participe à ce retournement d’une convention théâtrale : à l’habituelle
profondeur du théâtre à l’italienne, se substitue un infini horizontal – celui, peut-
être, de la flèche du temps. La chorégraphe s’intéresse aux « lieux
intermédiaires » (l’expression revient souvent dans son discours) ; Lugares
Intermedios est le titre d’une de ses premières créations, pour laquelle elle part
dans le désert, à la recherche d’un « espace sans référence », « un espace
dénudé 32 ». D’une façon semblable, O. Mesa semble chercher ici (et dans
l’ensemble de Más público, más privado) à défaire l’espace théâtral de ses
références, à le dénuder. Cela conduit à neutraliser l’architecture du théâtre –
c’est-à-dire la rendre neutre mais également inoffensive, à la désamorcer, par
exemple en annulant ses limites. Estomper les structures du bâtiment revient ici à
le réduire à un support, support nécessaire au déploiement des spatialités propres
à la pièce, et support disparaissant au profit de ce qu’il accueille. Les murs se
font textes, images, histoires. Verticalités, directions, logique orthonormée
laissent alors place à une succession de surfaces blanches, sans géographie. La
boîte scénique devient ainsi un lieu de projection et d’exposition. Cuerpos sobre
blanco, titre José Antonio Sánchez ; « Corps sur blanc », c’est la tentative de
rapprocher la création scénique et la création visuelle parce que les corps (chez
O. Mesa, J. Bel, X. Le Roy, Gilles Jobin, Bobby Baker, Ion Munduate, La Ribot)
« installent leurs mouvements dans des espaces blancs : galeries d’arts, musées,
théâtres reconvertis en salle d’exposition33… ». Pourtant, le lieu reste bien théâtre
chez O. Mesa : l’espace demeure fondamentalement frontal, le public est assis et
immobile. Et les images projetées renforcent la nécessité d’une frontalité : les
murs se font écrans, il faut leur faire face. Mais de l’exposition, le lieu scénique
conserve bien cette idée de surfaces supports. On retrouve là le souci de
32
« me fui al desierto, como un lugar de no referencia, (…) un espacio de despojamiento y de
reencuentro. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 64.
(trad. : Je suis partie dans le désert, un espace de non référence, (…) un espace de dépouillement où se
retrouver soi-même.)
33
Sánchez José Antonio, « Cuerpos sobre blanco », in Sánchez José Antonio, Conde-Salazar Jaime (dir.),
Cuerpos sobre blanco, op. cit., p. 13 : « instalan su movimiento en espacios blancos : galerías de arte,
museos, teatros reconvertidos en salas de exposición. »
312 au fond tout est en surface
O. Mesa est alors en train de tracer des signes sur le sol blanc ; D. Miracle la
filme ; le public regarde. L’acte chorégraphique retrouve là sa racine
étymologique : le graphe, l’écriture. Et la chorégraphe réaffirme sa position
d’artiste visuelle. L’« écriture » est assumée tant par le geste dansé que par les
textes affichés, par les arts graphiques (les traits de craie d’O. Mesa, les dessins
de D. Miracle) et plus généralement les images qui s’accrochent aux murs
(images vidéos projetées ou photographies collées). Il s’agit à chaque fois d’une
forme d’impression, d’inscription. Mais l’inscription ne demeure jamais
définitive : les images projetées s’effacent et se succèdent, les histoires se
déploient, se superposant à celles qui les précèdent. Là encore, comme pour le
34
« Para mí el espacio es como la página en blanco », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza
empieza por la mirada », art. cit., p. 69.
35
Transcription du spectacle donné au studio du Centre national de la danse à Paris, 5, 6 et 7 février 2003.
Cette étude s’appuie sur ces représentations. (D’une représentation à l’autre le texte peut sensiblement
varier ; le spectacle a également évolué au cours du temps.) Pour une meilleure compréhension du texte
prononcé sur scène, il a souvent semblé préférable d’en faire quelques réadaptations écrites, plutôt qu’une
transcription stricte. Le caractère oral du discours a cependant été, autant que possible, maintenu.
313 au fond tout est en surface
mouvement, l’inscription ne cherche pas à édifier une fois pour toute : la trace36
du geste dansé « apparaît comme une impulsion et s’installe comme quelque
chose de provisoire37 », déclare O. Mesa. Lorsque l’image disparaît, que le corps
arrête ses pressions sur la surface, le support s’absente. Et ni l’image ni le
mouvement n’ont inscrit une empreinte indélébile : ils ont inventé une strate
fugace, qui, une fois esquissée, semble abandonnée par O. Mesa, tout absorbée
qu’elle est par l’instant présent à construire et par ce qui suit.
Parce que cette succession importe autant que l’instant présent, au fond
tout est en surface a bien quelque chose à voir avec la « forme-balade [qui] se
libère des coordonnées spatio-temporelles38 », évoquée par G. Deleuze à propos
du cinéma. Ce dernier note que l’apparition des espaces quelconques évoqués
précédemment – il les nomme encore « espaces déconnectés ou vidés 39 » –
caractérise l’après-guerre et sa représentation de lieux détruits ou désaffectés,
mais correspond également à une crise de l’image-action 40 , c’est-à-dire à un
cinéma qui met en crise l’unité d’action, le drame, l’histoire :
« les personnages se trouvaient (…) dans un état de promenade, de
balade ou d’errance qui définissait des situations optiques et sonores
pures. L’image-action tendait alors à éclater, tandis que les lieux
36
Il semble préférable de parler de trace, plutôt que de trait ou de dessin, dans la mesure où la danse
d’Olga Mesa se soucie peu des lignes, du trajet d’un mouvement, de la mise en évidence d’un dessin,
d’une courbe ou d’une forme. Elle privilégie au contraire les appuis, la pression, la masse et la globalité
du corps. A la métaphore graphique, on préférera celle de l’imprimerie, pour ce qu’elle comporte de
pression (d’une surface contre l’autre), de volume (imprimer en relief ou en creux), de reproduction (on y
reviendra), et de rapport au public (paraître, rendre public). Si Olga Mesa, dans un entretien, reprend le
mot « trazo » (trait) que lui tend José Antonio Sánchez (le trait de craie sur le sol ou sur le tableau noir et
le trait du corps dans l’espace – « el trazo del cuerpo en el espacio »), elle l’abandonne aussitôt, après en
avoir détourné le sens : « le trait, pour moi, a à voir avec l’impulsion immédiate de la pensée du corps,
c’est-à-dire l’émotion, et donc aussi avec l’éphémère. » (« El trazo para mí tiene que ver con el pulso
inmediato del pensamiento corporal, es decir, con la emoción, y por tanto también con lo efímero. ») Le
sens accordé au terme s’éloigne beaucoup de l’idée de graphe.
37
« Este trazo aparece como un impulso y se instala como algo provisional y transitorio. », Mesa Olga,
Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 69.
38
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 287.
39
Ibid., p.169.
40
Sur la crise de l’image-action, voir ibid., chp 12, p. 266 et suiv.
314 au fond tout est en surface
41
Ibid., p. 169.
42
Ibid., p. 170.
315 au fond tout est en surface
la surface / il y avait le vent qui passait dans les jambes / un monsieur qui
marchait / le monsieur continue à marcher43 ».
Ces images sonores, visuelles, textuelles construisent donc des lieux
imaginaires qui se substituent à l’architecture du lieu scénique et l’estompent.
Pourtant, il ne s’agit pas là d’envisager le lieu théâtral comme un traditionnel
réceptacle d’images, comme un lieu propice au déploiement de l’illusion. Ce
n’est pas la machine théâtrale – avec ses artifices et ses trucages – qui se
camoufle, pour laisser place à un récit qui donnerait l’illusion du vrai, le temps
d’un spectacle. Si O. Mesa, comme la tradition théâtrale classique, joue du
visible et de l’invisible, du « représenté » et du « raconté44 », elle ne renoue guère
avec des conventions théâtrales soucieuses de l’illusion de la représentation. Au
contraire, au fond tout est en surface souligne ses artifices pour mieux les
déjouer. O. Mesa préfère « un corps quotidien, brut », « un espace nu, des choses
45
simples, concrètes ». Pas de maquillage, ni de trucage ; l’installation
vidéographique reste simple, l’image est imparfaite et l’appareillage reste
ostensible ; l’arrivée d’une musique est souvent annoncée46. S’opère une sorte de
déconstruction politique et distanciée : « chaque œuvre d’art devient politique
dans la mesure où elle parvient à questionner, secouer, suspendre, interrompre,
non toute loi, mais la première de toutes – celle de son propre
fonctionnement47 », écrit Hans-Thies Lehmann. O. Mesa ne cesse d’interrompre
son récit et son geste pour souligner le dispositif théâtral. Aller disposer, entre
deux tableaux, les éléments scénographiques nécessaires à la scène suivante,
43
C’est nous qui soulignons.
44
L’esthétique du théâtre classique use de la narration, plutôt que de la représentation, afin de permettre
la cohérence et le vraisemblable du récit tout en respectant les règles de la représentation (règles des trois
unités et règle de bienséance). L’événement raconté – antérieur, simultané, se déroulant en un autre lieu,
horrible et violent, …– se passe ainsi hors de scène. Pour une synthèse de ces questions, voir Roubine
Jean-Jacques, op. cit., p. 28-44.
45
Entretien personnel avec la chorégraphe, Paris, 15 novembre 2003.
46
Bien qu’utilisant la projection vidéo ou quelques moyens techniques que Jerzy Grotowski déplore, leur
caractère rudimentaire et volontairement brouillon rapproche Olga Mesa d’un « théâtre pauvre » : « Nous
avons abandonné le make-up, les faux-nez, les ventres rembourrés – tout ce que l’acteur met sur lui dans
sa loge avant le spectacle. », Grotowski Jerzy, « Vers un théâtre pauvre » (1965), Vers un théâtre pauvre,
op. cit., p. 19.
47
Lehmann Hans-Thies, art. cit., p. 76 : « Each work of art becomes political to the extent that it arrives
at questioning, shaking, suspending, interrupting not any law, but first of all the law of its own
functioning. »
316 au fond tout est en surface
48
« Olga Mesa sometimes steps outside the performance (or pretends to) in order to look the audience
and ask: “on continue?” », Sánchez José Antonio, « Eyes in Movement », art. cit., p. 95.
49
Roubine Jean-Jacques, op. cit., p. 168.
50
Le Saut de l’ange : conception générale : Dominique Bagouet et Christian Boltanski, chor. Dominique
Bagouet, création 24-27 juin 1987, Montpellier.
317 au fond tout est en surface
51
Ginot Isabelle, Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, op. cit., p. 165 et 225. Ces textes décrivant
des tableaux de la collection du musée Fabre de Montpellier, écrits par les danseurs, étaient lus sur scène
par leur soin.
52
Meublé sommairement : conception générale : Dominique Bagouet, d’après le texte Aftalion, Alexandre
d’Emmanuel Bove, création 10-11 juillet 1989, Montpellier.
53
Ginot Isabelle, Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, op. cit., p. 228.
318 au fond tout est en surface
danse, vous voyez, c’est une entrée assez particulière parce qu’on a
l’impression d’entrer sur, sur… (…) Je suis en face maintenant, on a
l’impression de rentrer sur un parking ; j’aime bien cet espace où on n’a
pas l’impression de rentrer dans un théâtre et après on a la surprise. Heu…
j’aime bien aussi le théâtre, pourquoi pas ? J’aime bien tous les espaces. Je
suis maintenant dans la rue que vous connaissez très bien j’imagine [bruits
de voitures]. Il n’y a personne à cette heure. (…) Je meurs de froid. Ici la
mer, c’est les voitures, c’est un bruit assez… (…) Alors je rentre ; je
préfère arrêter. Bon c’était… Ah, ici mes amis du Centre national ! »
Le « lieu raconté » prend ici un statut tout à fait différent, tout d’abord, parce que
l’interprète n’est plus sur scène. La récitante est hors-champ et joue ainsi à faire
vaciller les certitudes : le trajet qu’elle décrit relève-t-il, comme les précédents,
d’un récit imaginé ? Tout porterait à croire que ce trajet est bien réel : les sons de
la rue qui l’accompagnent, les rencontres impromptues, les hésitations,
l’essoufflement, l’étirement de la durée du récit mimant le temps réel d’un
trajet… Certes, la nudité en ces rues citadines est plus difficile à imaginer,
d’autant que pointe, dans le récit, le prolongement d’une narration imaginaire –
« je ne vois pas la mer encore, je marche un peu plus… » : n’est-elle pas sortie,
avec ses lunettes de piscine, à la recherche d’un bain ? En cet instant,
s’entremêlent deux réalités. Néanmoins, pour la première fois, le lieu raconté fait
sûrement référence à un lieu dénoté et connu du public. C’est l’environnement du
théâtre qui est mis en scène. Les lieux sont concrets, palpables et familiers de
tous ; chacun a pu les parcourir quelques instants auparavant. La mémoire du
public complète la description lacunaire avec certitude. Parce que ce lieu est
parfaitement connu, le récit ne peut parvenir à le rendre irréel, d’autant qu’un
raccord est ici possible entre le « lieu raconté » et l’espace d’action de
l’interprète. Il y a là une cohérence dans le trajet effectué et un lien entre l’espace
concret et l’espace raconté s’opère, faisant vaciller les frontières entre réel et
imaginaire. Du paysage onirique, on est donc passé à une réalité concrète qui
renverse la situation. C’est l’interprète elle-même, cette récitante invisible, qui,
alors, s’irréalise. L’onirisme des « lieux racontés » se déplace sur le corps même
d’O. Mesa. « Est-ce que vous croyez que j’étais complètement nue, dans la
rue ? », demande-t-elle à son retour. Ce renversement souligne le rapport étroit
319 au fond tout est en surface
qu’au fond tout est en surface instaure entre le visible et l’invisible (l’imaginaire)
et, parallèlement, l’équilibre qui s’opère entre le corps et le lieu. En l’absence
d’un lieu, le corps s’affirme et s’imprime, alors qu’il se dissipe au moment où le
lieu assoit sa réalité. Lorsque le lieu scénique se dématérialise sous le coup d’un
effet de recadrage, du gros plan, ou de l’éphémère d’un geste, le corps semble en
mesure d’assumer le rôle d’un repère stable. Sans même le relais d’un lieu
raconté, ni le support d’une image, l’espace trouve sa stabilité, son point
d’ancrage, dans le corps de l’interprète. Ce corps se fait alors architecture :
« Alors on a le 1, on a le 2 et on a 3. [O. Mesa dessine au sol les trois côtés d’un
triangle.] La pyramide. On continue. On a 1, 2 et 3. La méditation. [Elle s’assied
en tailleur sur la base du triangle]. Voilà. Alors ici, je vois une maison. Alors on
continue avec cette construction en pyramide ; la base est grande, voilà, c’est la
base [O. Mesa désigne son bassin]. » Le tableau 5 amorce explicitement cette
métaphore du corps bâtiment, du corps architecture. La structure architecturale
qui s’est éclipsée du plateau habite le corps. A l’inverse, « Sans image » laisse
apparaître toute l’étendue du plateau, étendue désertée de son interprète, si ce
n’est la projection, en fond de scène, de son image fixe (photographie prise
lorsqu’elle s’apprête à sortir). Alors que le lieu scénique semble un temps
retrouver forme, soutenu par la claire géographie du lieu raconté, le corps – sa
posture, sa position, sa situation – demeure soudain dans l’inconnu.
« Sans image », par son statut particulier, pointe ainsi ce jeu incessant
entre lieu et corps, visible et invisible, continu et lacunaire. L’ellipse devient le
sujet de cette séquence : ellipse du corps, mais aussi, plus largement, silence
quant à la réalité et à la logique de ce voyage. Le tableau 7 maintient également
son lien avec le reste de la pièce en prolongeant l’errance qui habite au fond tout
est en surface. Les promenades ou balades sont autant de « situations optiques et
sonores 54 », écrit G. Deleuze, où l’optique, dans ce cas, relève plutôt d’un
imaginaire visuel. Le trajet n’est pas tant motivé par une recherche, une
54
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 169.
320 au fond tout est en surface
55
Ibid., p. 169.
56
Certains récits tiennent du souvenir autobiographique, ils sont plus clairement situés : le tableau 9, « La
Petite enfance », se déroule ainsi à Avilés, un village d’Espagne, alors que la narratrice a quatre ans.
57
Ibid., p. 278.
58
Ibid., p. 278-280.
321 au fond tout est en surface
Cette situation lacunaire et dispersive est proprement réalisée dans au fond tout
est en surface. Elle envahit la structure d’ensemble en produisant un montage de
fragments sans connexion, mais elle intervient également à l’intérieur de chaque
tableau. « Alors la dispersion… /(…) Bon, la dispersion. /(…) Peut-être il y a
une direction avec dispersion et contradiction ? En tout cas, la dispersion me
parle beaucoup de l’espace et aussi de voyage. » Cette évocation de la dispersion
au tableau 5, prend acte dans la forme même du discours : l’annonce du thème
est répétée car sans cesse interrompue, repoussant, retardant le moment d’en
développer le propos. Le discours alors, en quelque sorte, s’éparpille, s’atomise,
s’égraine ; il suscite un éclatement spatial et une sorte de refrain, plutôt qu’une
direction unique et affirmée. Dans le même temps, une attente est néanmoins
provoquée. Et les espaces laissés entre chaque temps autorisent le déploiement
d’un imaginaire, d’une anticipation possible du public. La répétition du terme
opère donc plutôt comme un écho, une suggestion, une démultiplication, que
comme un martèlement du sens.
Ce procédé discursif s’étend à l’ensemble de la pièce. C’est ce que la
chorégraphe nomme le « choréogramme ». O. Mesa construit ce mot sur le
modèle de « photogramme » : elle cherche une sorte d’équivalent chorégraphique
et scénique de cette décomposition, image par image, du flux continu du film.
Elle tente d’isoler chacun des temps, chacune des poses, en un arrêt sur image.
C’est ainsi traduire la réalité d’une « pensée interrompue », d’un « espace empli
de vides 59 », d’un « mouvement, comme action fragmentée 60 ». A l’intérieur
d’une séquence, le choréogramme perturbe le continuum spatio-temporel, si bien
que l’action ou bien, après ce temps de suspension ou d’ellipse, reprend malgré
tout et s’enchaîne, ou bien prend fin pour changer de nature. A l’échelle de
l’œuvre, les interruptions sont plus profondes, bien que se tisse un réseau de fils
tendus à travers la pièce, de résonances thématiques ou poétiques, et, bien
évidemment, une cohérence de procédés stylistiques. Le montage par fragments
dégagé précédemment est, en quelque sorte, une amplification du
59
Entretien personnel avec la chorégraphe, Paris, 15 novembre 2003.
60
Dossier de diffusion de la compagnie, p. 4.
322 au fond tout est en surface
61
« It is as if the visual memory of a movement were superimposed on the movement itself; as if the
body, rather like photographic paper, were capable of recording the sequence of its own trajectory in a
series of fixed moments. This in turn is reinforced by the pauses and the images captured, manipulated
and projected onto the wall by Daniel Miracle. », Sánchez José Antonio, « Eyes in Movement », art. cit.,
p. 95.
323 au fond tout est en surface
prévoir. Les arrêts se situent en des positions d’équilibre précaire qui intensifient
la perception d’un mouvement en cours62. Le jeu d’attente et de surprise est ainsi
prolongé, d’autant que la danse répète environ sept fois le même module,
permettant au regard d’en repérer les trajets, les accents, les figures.
« Nous avons travaillé autour du mouvement, comme action fragmentée et
parcours de la mémoire, autour du regard, de la sensation et de ce que nous avons
appelé choréogramme, cet espace intermédiaire, virtuel et réel en même temps,
entre le corps et son observation 63 », complète O. Mesa. Le choréogramme
articule la question de la mémoire et de l’observation ; l’introduction d’une
recherche sur l’observation est à la base du choréogramme. L’observation de soi-
même sur scène produit un arrêt du mouvement apparent qui doit pourtant
s’entendre comme une autre forme de mouvement : celui de la pensée.
« J’ai dernièrement beaucoup travaillé sur l’observation et à partir
du statisme. D’abord, dans le but de convertir l’observation en
mouvement / pensée du corps. (…) Il s’agit d’une observation de soi-
même à travers ce qui existe : ce n’est pas une observation méditative,
mais une observation de l’extériorité de soi-même64. »
62
Ce travail n’est pas sans faire écho à la recherche de Lisa Nelson : « je pouvais me retenir une fraction
de seconde pour détecter le moment où le mouvement s’organise avant que l’action ne surgisse soudain
de mon corps. », Nelson Lisa, « A travers vos yeux », art. cit., p. 16.
63
Dossier de diffusion de la compagnie, p. 4. Citation au sujet de Le Dernier mot. C’est nous qui
soulignons.
64
« Ứltimamente estoy trabajando mucho sobre la observación y desde el estatismo. Primero para
convertir la observación en un movimiento / pensamiento del cuerpo. (…) Se trata de observarse a sí
mismo a través de lo existente: no es una observación meditativa, sino una observación de la exterioridad
de uno mismo. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 71.
65
Entretien personnel avec la chorégraphe, Paris, juin 2004.
324 au fond tout est en surface
66
Entretien personnel avec la chorégraphe, Paris, 15 novembre 2003.
67
Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 72 : « espacio de
tensión », « tiempo suspendido ».
68
« Réflexions d’Olga Mesa », document interne à la compagnie.
69
Entretien personnel avec la chorégraphe, Paris, juin 2004.
325 au fond tout est en surface
70
Respectivement tableau 9 « La Petite enfance », tableau 1 « Prologue », tableau 12 « En construction
II » où Olga Mesa s’adresse au public depuis une vidéo préenregistrée.
71
Cauquelin Anne, Le Site et le paysage, op. cit., p. 80.
72
Ibid., p. 85.
326 au fond tout est en surface
ce même mur), soit la retourne, l’interprète faisant face à l’image comme devant
son propre miroir. L’interprète se démultiplie ainsi en autant de strates et de
réalités successives.
327 au fond tout est en surface
1) Le public à l’œuvre
l’unicité de l’espace concentré. Au fond tout est en surface oscille sans cesse
entre ce recentrage de l’attention du public et le souci de maintenir ces poches de
silence, de suspension. On décèle ainsi toute une série de procédés de conduite
du public, aussitôt doublés par un retrait, une sorte de discrétion, une retenue du
sens et de l’exprimé.
également pour continuer la pièce, en reprenant la scène avec les craies, intitulée
à juste titre « En construction II ». Si une partie de l’échange demeure inconnu,
parce qu’inaudible depuis la salle, le public encore assis ne demeure pas en reste.
Car d’une part, sa situation n’est pas bien différente, puisque O. Mesa s’adresse à
lui par l’intermédiaire d’un film préenregistré, pour lui commenter la situation en
train de se produire et lui dévoiler l’historique d’au fond tout est en surface :
c’est une connivence que le spectateur sur scène ne perçoit pas ou du moins qui
ne s’adresse plus à lui, et c’est une sorte de confidence dont il ne partage pas non
plus le secret. Ce dédoublement de l’interprète – l’une parlant au spectateur sur
scène, l’autre s’adressant au public dans la salle – permet donc de maintenir le
lien avec la salle. D’autre part, en ces séquences finales, le solo se fait duo73 car il
s’agit moins de mettre en scène un spectateur que de présenter l’action de deux
acteurs, deux corps, et de leur rencontre. Il n’y a pas là de mise en abyme du
spectateur : celui-ci, une fois sur scène devient l’acteur du tableau qui se déroule.
D’autant qu’il se met à effectuer des gestes déjà vus auparavant. En cela, ce duo
participe du désir d’O. Mesa d’une simplicité : « un corps quotidien, brut, afin
que le spectateur s’y reconnaisse74. » On retrouve là une volonté similaire à celle
d’Y. Rainer lorsqu’elle entend créer « une sorte de pas populaire75 » auquel un
plus vaste public pourrait s’identifier. On a déjà dit combien n’allait pas de soi le
désir l’identification pour le semblable. Cependant, la chorégraphe cherche ici
davantage une complicité et un partage qu’une identification : la simplicité du
geste (un amateur peut s’atteler à cette tâche) ou du dispositif facilite la rencontre
– une rencontre que ce nouvel acteur tout juste sorti de « son rôle de public »
concrétise. Si la frontière entre les espaces s’estompe c’est autant parce que l’un
des acteurs est invité à franchir la rampe et à changer de rôle, que parce que ce
rôle s’avère à sa mesure.
73
Dans le tableau « Nana », ainsi que lors des quelques moments où Olga Mesa l’interpelle, se
constituent également des duos avec Daniel Miracle.
74
Entretien personnel avec la chorégraphe, Paris, 15 novembre 2003.
75
Rainer Yvonne, « Profile: Interview by Lyn Blumenthal », art. cit., p. 64.
330 au fond tout est en surface
76
Voir dans notre première partie « Passages », la réflexion sur le cadre, dans II – Pour une approche de
l’espace.
77
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 28.
78
Idem.
79
Ibid., p. 29.
331 au fond tout est en surface
80
Bonitzer Pascal, op. cit., p. 97.
81
D’Amelio Toni, op. cit., p. 60 et 18.
82
« Yo siempre pienso en el público como en individuos. El trabajo de la mirada està siempre focalizado:
se trata de individualisar al espectador. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la
mirada », art. cit., p. 71.
83
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, op. cit., p. 30.
332 au fond tout est en surface
Cette accentuation du geste par l’arrêt sur image ou le gros plan instaure un jeu
entre texte et mouvement (l’image attire l’attention sur une partie précise du texte
et en réoriente le sens), mais également entre interprète et public, par l’attente ou
la surprise que chaque apparition suscite. Le geste illustratif peut en effet alterner
avec des gestes décalés provoquant un effet d’ellipse : « dans ce texte je vous
parle de la visibilité [pause image sur la paume de la main d’O. Mesa envahissant
tout l’écran] ». Au terme « visibilité » s’oppose la disparition soudaine des
composantes de l’image (le visage d’O. Mesa sur fond de public) ; la visibilité est
donc illustrée par son contraire et l’image semble devancer le texte, le compléter
en un commentaire sur le refus des corps exposés (« c’est important que cette
visibilité existe dans un espace intime et calme, sans donner beaucoup
d’importance à notre statut de corps exposé au regard des autres. ») Enfin,
l’image fixée, comme les petits gestes, peut renvoyer au simple souci de
maintenir un lien : « un jour, j’étais en train de travailler sur le texte de ce
prologue et tout d’un coup, il m’est venu l’idée que peut-être l’amour est lié à
certaines choses ou certaines personnes qui nous [pause image sur le visage d’O.
Mesa souriant] renvoient le meilleur de nous-mêmes. » Si le sourire peut être une
anticipation de la représentation de ce qui est « le meilleur de nous-mêmes », ce
sourire est aussi communicatif, c’est-à-dire qu’il s’adresse à un public supposé,
86
Dans certains tableaux, Olga Mesa mime également ce qu’elle décrit, ainsi de la longue chevelure de
son enfance ou de la rondeur de son visage d’alors (« La Petite enfance »).
334 au fond tout est en surface
mais aussi qu’il provoque en retour son sourire, voire son rire. Car il propose une
face avenante, certes, mais quelque peu caricaturée par l’arrêt sur image et la
fixation de l’expression en pleine crispation musculaire… Ce qui n’est pas sans
produire un effet humoristique.
Les expressions du visage complètent donc les procédés phatiques du
geste. Là encore, elles oscillent entre une sorte de naturel quotidien et une
accentuation qui témoignent d’un travail sur ces expressions : les crispations
peuvent être marquées, mais surtout, leur durée inhabituelle ou bien l’arrêt et
l’immobilité intensifient le rôle de telles expressions. Elles soulignent à nouveau
l’adresse au public, provoquent son attente et donne une tonalité à la posture. Le
regard se charge ainsi souvent d’interrogation. Et le corps à l’arrêt semble vouloir
accueillir une réponse du public.
Ces demandes successives au public sont bien évidemment prises en
charge par le discours même qui intègre l’assemblée dans sa structure. Les textes
sont truffés de questions, de procédés pour y insérer le public, autrement dit
d’expressions à fonction non seulement phatique mais conative87 : elles attirent
l’attention sur le public et cherchent à produire une réaction ou du moins à en
modifier l’attitude. A commencer par l’adresse directe à la deuxième personne,
du singulier ou du pluriel. O. Mesa alterne entre le « tu » et le « vous » : adresse
personnelle (« tu peux me voir glisser sur la surface. Tu me vois, oui ? ») et
collective (« dans ce texte, je vous parle de la visibilité »), mais aussi
vouvoiement de politesse (« les autres personnes qui sont ici ce soir, comme
vous »). Si l’on ne peut être assuré qu’O. Mesa maîtrise, dans l’instant, ces
variations pronominales (les fautes de français ne sont pas absentes de ses
textes), l’on peut néanmoins en examiner l’effet produit. A chaque fois la
distance varie, passant comme indifféremment de la familiarité directe, à la
87
Jakobson souligne bien que tout message remplit diverses fonctions et que l’on ne peut donc les réduire
à une seule. Il s’agit plutôt d’établir la hiérarchie de ces fonctions, qui, rappelons-le, sont au nombre de
six : fonctions expressive ou émotive, conative, référentielle, phatique, métalinguistique et poétique. La
fonction conative du langage insiste sur le destinataire. Jakobson Roman, Essais de linguistique générale.
1. Les Fondations du langage, op. cit., p. 213-220.
335 au fond tout est en surface
88
Respectivement tableaux 3 « Une histoire » et 9 « La Petite enfance ».
89
Respectivement tableaux 4 « Nana », 1 « Prologue » et 7 « Sans image ».
90
Littéralement : « on ne peut pas attendre que l’orme donne des poires. »
336 au fond tout est en surface
91
Lehmann Hans-Thies, art. cit., p. 76, « the fact that I am addressed by someone, makes me responsible
even for what the other communicates to me. (...) I can personally disturb or even destroy a performance;
I am part of it. We experience what we forget in front of the TV-set: that we are responsible for the
message we receive, that we produce images and meaning, that we are part of the fundamental risk and
chance of what the actor or performer is doing. »
337 au fond tout est en surface
92
Grotowski Jerzy, « Le Nouveau testament du théâtre », art. cit., p. 35-36.
338 au fond tout est en surface
Non seulement le public « fait partie de cette histoire », mais il est en effet
invité à privilégier une attitude perceptive. L’adresse à son intention ne s’en tient
pas au seul souci d’assurer les conditions de possibilité d’un échange : elle
s’accompagne d’indications quant à son travail sensoriel. A ce titre, l’image
vidéo fonctionne comme une indication du champ visuel à favoriser. « Ce qui
m’intéresse, c’est d’utiliser la caméra comme si elle était l’œil du spectateur93 »,
explique O. Mesa. Le cadrage propose effectivement au public une
représentation de ce qui est donné à voir sur scène en en redéfinissant le champ
d’extension. L’image peut éventuellement devenir le modèle pour appréhender
les événements scéniques. A tout le moins, elle propose une façon de les
envisager qui, sans nécessairement s’imposer, va se superposer à d’autres
habitudes perceptives. Elle attire l’attention, dans le même temps, sur les
manières de considérer le visible. Pourtant, elle propose aussi des points de vue
impossibles pour un public immobile installé frontalement : lors du « Prologue »,
l’interprète est assise de dos, l’image renvoie son visage. La caméra ne fait alors
que souligner le point de vue limité du public, révélant les faces invisibles du
93
« Lo que me interesa es utilizar la cámara como el ojo del espectador », Mesa Olga, Sánchez José
Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 73.
339 au fond tout est en surface
et lance son habituel « On continue ? »). Ces lunettes de piscine orneront le front
de l’interprète jusqu’à la fin de la pièce. Les yeux font donc l’objet d’un soin
particulier que le reste du corps semble moins mériter (il apparaît à l’état brut, les
jambes sont marquées de bleus). Pourtant, les yeux sont également l’objet d’un
soupçon ; l’histoire de l’aveugle au tableau 1 en témoigne : « si un aveugle me
demande “as-tu deux mains ?”, pourquoi je devrais vérifier… par mes yeux ?
Pourquoi je devrais faire confiance à mes yeux ? Pourquoi je n’irais pas
interroger mes yeux pour m’assurer qu’ils voient vraiment mes deux mains ? »
Ce visible si présent est l’objet d’un questionnement, d’une mise en doute. C’est
bien parce qu’il ne relève pas d’une évidence que le visible doit être sans cesse
regardé et soigneusement exploré. Régulièrement O. Mesa attire le regard
(comme on attire l’attention) et demande « vous voyez ? » : « vous voyez ces
craies / vous voyez, c’est une entrée assez particulière / c’est un bruit assez…
vous voyez / vous voyez, il y a des choses… / vous voyez, ce rond / vous
voyez ? » Cette invitation à voir relève pour une bonne part d’une fonction
phatique du langage. Mais il n’est pas indifférent que la chorégraphe choisisse
justement ce verbe « voir » ou l’expression d’un regard pour s’adresser au public.
Cette importance de la vue et du visible dans au fond tout est en surface annonce
le privilège dont jouit ce sens. Elle témoigne d’une invitation à éveiller le regard.
Car produire une œuvre, c’est avant tout donner à voir, ainsi que l’énonce O.
Mesa, au tableau 3 : « une boîte noire, la mise en scène, travailler et travailler par
cœur (…) Donner la première représentation et donner à voir quelque chose ».
Donner à voir le visible, comme l’invisible.
O. Mesa signe alors comme un « pacte de lecture » avec son public :
« notre travail c’est de regarder, de s’interroger sur les choses qui nous entourent,
sur ce qui est proche, on peut dire… ». Ce pacte de lecture énoncé au début de la
pièce sera maintenu et rappelé. Il propose quelques variantes, suggérées par un
récit ou explicitement exprimées en direction du public ; « maint[enir] les yeux
très ouverts », demander que le public ferme les yeux, « continuez à fermer les
yeux, merci », puis l’autoriser à les rouvrir. Il s’agit de prendre la mesure de
341 au fond tout est en surface
94
Entretien personnel avec la chorégraphe, Paris, juin 2004. C’est également le titre de l’article de José
Antonio Sánchez (c’est la traduction de « La Danza empieza por la mirada »). D’une façon semblable,
Lisa Nelson déclare : « Je pense au mouvement et à la vue. Lorsque je prononce l’un de ces deux mots,
l’autre pourrait prendre sa place. », Nelson Lisa, « A travers vos yeux », art. cit., p. 9.
95
« Es como si la mirada fuera aquello que hace desaparecer el espacio vacío entre los cuerpos. », Mesa
Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 71.
342 au fond tout est en surface
corps », c’est une attention aiguë de tous les sens, une sorte de concentration qui
offre à l’interprète une conscience de son corps propre et permet au public
d’éveiller tous ses sens, de produire un état de disponibilité et de curiosité aux
événements qui s’annoncent. Se dessine ainsi une attitude d’abord perceptive ; O.
Mesa le confirme au tableau 5 : « ça c’est ma technique, (…) je vais dire ça avant
de continuer : il ne faut absolument pas forcer les choses, il ne faut pas vouloir
comprendre. » L’attitude compréhensive est rejetée au profit de la sensation et de
l’émotion, dans une dichotomie certes quelque peu forcée (n’y a-t-il pas une
compréhension de la sensation, une intelligence des sens ?), mais qui témoigne
de l’axe adopté par la chorégraphe. Elle l’annonce dès son prologue : l’émotion
prime, la sensation domine : « je veux dire que je suis une personne très
sentimentale. Je veux dire que je fais partie de ce groupe de personnes qui sont
émues, très, très facilement, très rapidement. C’est à partir de ce détail petit – de
ce détail simple, on peut dire, sans importance – que commence l’histoire : …
votre histoire, mon histoire. »
Plutôt que de page blanche, on préférerait parler ici d’un blanc : un blanc sur une
page, entre les signes imprimés. Ou d’une toile trouée, interrompue. De percées
soudaines à l’intérieur de l’œuvre qui s’apparenteraient moins à un sentiment
d’absence ou de privation qu’à un changement d’intensité. Un changement de
niveau ou de réalité. On l’a vu, ces arrêts dans l’œuvre sont également des
intensifications de la présence – de l’observation, de l’acuité sensorielle – et de
l’attente suscitée. A l’intérieur de la toile que tisse O. Mesa, de ces réseaux de
sens, de ces fils d’histoires et de souvenirs qui s’entrecroisent, surgissent donc
des vides qui ne sont pas l’expression d’une vacuité mais des trous d’air. Ces
96
« En Más público, más privado (....) se trata también de buscar un espacio de observación para el
espectador dentro la propria obra », ibid., p. 70.
97
« La mirada del espectador asume el protagonismo del espectáculo; el cuerpo ya no escribe, sino que se
somete a la observación, el intérprete / creador es capaz al mismo tiempo de ser sujeto y objeto de la
mirada, el cuerpo se mira a sí mismo y lanza al espectador la responsabilidad de la escritura. Sobre ese
cuerpo que se observa el espectador escribe, también, como en una página en blanco. », Sánchez José
Antonio, « Cuerpos sobre blanco », art. cit., p. 20.
344 au fond tout est en surface
fond tout est en surface ; il réapparaît dans les récits successifs98 mais également
dans la danse « Visibilité » où l’interprète demeure un temps, face au public, les
mains croisées sur le cœur.
Ces vides sont alors comme des appels à la mémoire. Non tant celle d’O.
Mesa qui l’aurait soudainement perdue, que celle d’un public à qui on laisse le
temps de dérouler les souvenirs. La suspension et la retenue du sens ou de
l’exprimé sont des moments de retrait, de discrétion, où peuvent se déployer
l’imaginaire du public. Un imaginaire qui, éveillé par celui de la chorégraphe, en
suit les traces. Parce qu’elle déplie les souvenirs, elle invite à faire de même et
suscite l’entrelacement des mémoires. Más público, más privado, plus c’est
public, plus c’est privé, et cela vaut réciproquement ; autrement dit, plus O. Mesa
creuse l’intime, plus elle rencontre et constitue son public, mais encore, plus
celui-ci s’inscrit et existe à travers l’œuvre, plus il y déploie les strates de ses
propres secrets.
« Vous vous rappelez quand vous aviez quatre, cinq [ans] ? Quand
vous étiez petit ? Comme votre corps… Quelle relation vous aviez avec
votre corps ? Je veux dire : qu’est-ce que vous aimiez faire à ce moment-
là ? Quelles sensations vous aviez ? Quelle image de vous-même ? A
l’égard de votre corps ? Il y a toujours cette mémoire image, non ? On se
voit toujours à travers une image. (…) J’avais quatre ans. Alors,
l’imagination, je veux dire, l’image de moi-même. Ce que je me rappelle,
c’est qu’il y avait le vent qui passait dans les jambes. (…) Imagine une
jambe toute petite et… le vent qui passait. Une chose importante aussi,
c’était la figure : vous voyez, ce rond, quand j’avais quatre ans, c’était
encore plus rond. Aussi… il y avait une longue chevelure, probablement
98
C’est toujours sous la forme du leitmotiv « mon cœur en haut et à gauche » que réapparaît trois fois le
thème : tableau 3, « une histoire … Une histoire ? … une histoire : je suis …enfant. Je suis dans une
situation (…) ; mon cœur, il est toujours en haut et à gauche. », puis l’exemple mentionné précédemment
et enfin au tableau 10, lors de la description du story-board : « ici, elle pense que, lui, va lui répondre : il
ne dit rien. Et tout à coup, il enlève sa chemise, il montre son gros estomac, il montre une grosse cicatrice
et il dit “écoute, cette cicatrice est une opération du cœur”. Et elle pense, ici : c’est bizarre, parce que le
cœur est toujours en haut et à gauche. »
346 au fond tout est en surface
Au fond tout est en surface fait surgir des images d’enfance. C’est
également l’un des principaux fils conducteurs de la pièce. La thématique de
l’enfance revient dans les récits successifs et se décline : mon père, la danse de
mes quatre ans, ma mère et Avilés, mon village en Espagne, « je suis enfant »,
une famille dont le père dit à ses petits… C’est un thème mais tout autant une
modalité du récit : c’est une façon d’envisager la logique narrative, de passer du
coq-à-l’âne, de laisser flâner la pensée. Au fond tout est en surface se goûte
comme l’enfant feuillette un livre d’images – de façon désordonnée, par à-coups,
par durées inégales. Un épisode peut susciter de longs développements, des
associations d’idées sans fin, des récits décousus ou s’interrompre brutalement
pour rebondir ailleurs. La composition de la pièce garde la saveur de ces
revirements, de ces associations poétiques, de ces images inattendues. Tout
comme l’enfant fait surgir formes et histoires de la contemplation des nuages, O.
Mesa donne l’impression d’inventer, comme au fil de son imagination, des
danses ou des récits suscités par un film, une photographie, un petit texte, un
story-board vide… Les petits bâtons de craie deviennent, de même, un jeu de
construction, un objet que l’on commente et qui fait naître les histoires. « Ça,
c’est la plus grande. Alors, il y a les plus grandes, les moins grandes ; les petites,
les plus petites, les moyennes ; il y a les plus moyennes, les moins moyennes.
Moi, je préfère les petites. (…) Des fois, on voit plus des plus grandes, d’autres
fois des plus petites, d’autres fois tout en même temps99. » S’ouvre ainsi « un
espace de jeu100 », un domaine lié à l’enfance, un temps où l’échange avec l’autre
passe par ces histoires, ces inventions, par les images ou le déroulement sans fin
d’un imaginaire. « La relation avec les autres commence par le jeu, comme cela
99
Extrait du tableau 5 « En construction » ; la description de son action, comme l’enfant décrirait son jeu,
use de formes enfantines du langage, d’incorrections qui semblent propres aux structures syntaxiques de
l’enfant, construisant, par exemple, sur le modèle du superlatif, des expressions telles que « les plus
moyennes ». On notera également l’emploi familier de « des fois » ou l’usage de l’article indéfini pris
abusivement pour pronom.
100
« Se abre un espacio de juego », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la
mirada », art. cit., p. 67.
347 au fond tout est en surface
se produit avec les jeunes enfants. Le jeu est la base de tout le travail
d’interprétation101 », explique O. Mesa. Le jeu théâtral est de l’ordre des jeux
d’enfants, il prend modèle sur eux et ceux-ci inspirent les règles de la relation ou
les logiques du récit. De l’enfance, elle préserve en effet ces logiques
surprenantes ; par exemple, elle se dénude, simplement, de façon détachée, mais
supplie le public de bien vouloir fermer les yeux alors qu’elle se rhabille : « je
voudrais vous demander une chose très simple mais pour moi très importante.
Est-ce que vous pouvez fermer les yeux, parce que je n’aime pas que les gens me
voient quand je m’habille ? Je sais que ça fait rire, mais il n’y a pas d’explication,
voilà, c’est comme ça. Je m’habille très très rapidement. Merci. » Versatile,
inattendue, elle oscille ainsi entre nudité et pudeur soudaine. Elle a également de
ces interrogations surprenantes et poétiques que seuls les enfants posent, tissant
des logiques que l’ordinaire et la raison ont bien souvent étouffées. « Je me
demande pourquoi les arbres se déshabillent en hiver et s’habillent en été. » De
l’enfance, elle garde encore ce goût pour la collection et l’exposition – assembler
des objets, les mettre en vue, les associer, les assortir par paires : les
photographies, textes, images sont alors attachés sur le ruban adhésif à l’avant-
scène ou les documents collés aux murs, de façon précaire et maladroite. Ce n’est
pas manque de soin, mais cela relève peut-être d’une application enfantine…
l’économie de moyen est manifeste, mais le résultat garde surtout la marque d’un
jeu, d’un esprit fantasque tout autant qu’appliqué. D’une façon semblable, O.
Mesa elle-même, a la fin de la pièce, porte la marque de cette application
obstinée à sa tâche : recouverte de craie, le visage blanchi, les vêtements souillés,
elle est, comme une enfant le jeu fini, un champ de bataille. Le soin qu’elle porte
à ses actions la détache de tout souci d’apparence ; elle demeure tout absorbée
dans sa tâche. Mais l’on pourrait aussi dire que la surface témoigne du fond,
qu’elle porte l’empreinte de son propre trajet102.
101
« La relación con los otros empieza por el juego, como ocurre con los niños pequeños. El juego es la
base de todo el trabajo de interpretación. », ibid., p. 68.
102
D’une façon semblable, le personnage de Nana dans le film de Jean-Luc Godard se dessine avant tout
par l’exposition d’une surface – des gros plans sur le visage, un cadrage serré – comme si la peau,
l’extérieur, l’aspect, témoignaient à eux seuls d’un fond. Il n’y a pas d’autre explication nécessaire : le
348 au fond tout est en surface
silence l’accompagne le plus souvent, interrompu des quelques phrases nécessaires à sa vie quotidienne.
Le personnage s’observe de l’extérieur et le fond transparaît à la surface.
103
Edward T. Hall nomme « distance personnelle » la distance qui sépare des êtres d’une longueur de
bras : il n’y a pas de contact direct des corps comme dans la distance intime (distance de l’acte sexuel ou
de la lutte où « la vision (souvent déformée), l’odeur et la chaleur du corps de l’autre, le rythme de sa
respiration, l’odeur et le souffle de son haleine, constituent ensemble les signes irréfutables d’une relation
d’engagement avec un autre corps. »). Mais la proximité de la distance personnelle permet de percevoir
« avec une netteté exceptionnelle la partie supérieure ou inférieure d’un visage ; les plans et les volumes
de la face sont accentués (…). A cette distance, on peut discuter de sujets personnels. La dimension de la
tête est perçue et les traits apparaissent clairement. Texture de la peau, cheveux blancs, croûtes des yeux,
imperfections des dents, boutons et petites rides, taches des vêtements sont également visibles. » La
caméra autorise ces rapprochements, le microphone permet d’atteindre la distance intime (les souffles et
rythmes respiratoires sont très audibles). Hall T. Edward, La Dimension cachée, op. cit., p.145-152.
349 au fond tout est en surface
La relation d’intimité repose ainsi sur des procédés et des thématiques propices à
la proximité de l’échange privé. Adopter ce ton, c’est faire appel à la mémoire
personnelle du public, éveiller en lui le souvenir de ses propres sensations.
Quelles étaient ses sensations d’enfance ? Comment, lui, se voit-il enfant ? Le
récit, les situations mises en place par O. Mesa constituent ainsi des sortes de
déclencheur de mémoire. Ils amorcent le travail du souvenir.
L’espace théâtral se teinte alors d’une atmosphère familière. Comme
évoqué lors de la parabole de la représentation, le théâtre devient cette maison
accueillante dans laquelle une femme est en train d’écrire sur une grande surface
blanche. Parce qu’il accueille la conversation intime, parce qu’il réduit les
distances, il prend la forme d’une maison. C’est ainsi que M. Hwang envisage
son théâtre dans Le Dernier mot : « ce n’est plus le théâtre dans le sens
conventionnel. (…) Le public devient plus intemporel. Le rapport avec le temps
change. Comme si j’invitais une personne à la maison. Je lui raconte une partie
de ma vie, chez moi. » L’espace privé se superpose alors à l’espace public. Et la
scène devient aussi familière et intime qu’un intérieur quotidien.
Une seconde thématique traverse au fond tout est en surface, elle aussi
propre à l’intime et aux confidences : celle du récit amoureux. La présence du
« cœur » prend, on l’a vu, de multiples sens ; elle n’échappe pas au sens évident
du sentiment amoureux. Attachement, tendresse, passion, attirance – il y a des
récits, des aveux, une déclaration et de la séduction. Lors du prologue, l’acte
théâtral est défini comme acte d’amour, don de soi et engagement profond :
104
« Lo que me interesa es utilizar la cámara como el ojo del espectador, y crear con ella una relación de
intimidad. Gracias a la cámara se multiplican las dimensiones, aparece lo onírico, la memoria… Lo que
más me interesa de la cámara ahora es la producción de ese espacio íntimo y humano. (…) No me
interesa potenciar la imagen. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada »,
art. cit., p. 73.
350 au fond tout est en surface
« vouloir être visible, c’est surtout un besoin, mais aussi un travail et c’est surtout
un engagement. (…) Ce désir, cette ambition qu’on peut [faire] bouger pas mal
de choses, c’est pour moi une vraie histoire d’amour. » Cela donne le ton de la
relation : il s’agira d’un lien, nécessairement intense mais néanmoins distancié,
par le jeu et l’humour. Car cette déclaration s’accompagne, on l’a vu, de l’image
figée d’O. Mesa lançant un baiser, par une sorte de caricature du discours. Le
discours sur l’amour joue ainsi avec ses propres clichés. Il devient jeu et se teinte
d’ironie. Confidences et récits amusés se fondent ainsi l’un dans l’autre dans une
variation permanente des tonalités du discours et des distances instaurées : ce jeu
a tout à voir avec une pratique de séduction – s’éloigner, revenir, s’approcher,
repartir. Il s’agit de « partager un même temps avec le spectateur, mais en étant
dans un lieu différent. Il continue à y avoir aussi un jeu séduction105 », commente
O. Mesa. La danse peut ainsi se faire plus langoureuse telle cette « danse de la
petite enfance » qui est tout en séduction : les premiers gestes esquissés, ceux
d’une mémoire d’un corps de l’enfance dans sa cuisine à Avilés, laissent place à
un autre mouvement – celui du plaisir du corps envahi par la danse. Il n’y a plus
là d’interruption du geste (comme au tableau 2), mais un mouvement entraînant,
rythmé et chaloupé, sur une musique cubaine qui enveloppe l’espace (« plus fort
la musique, más, más ») et dont le titre évocateur Me estoy enamorando de ti (Je
tombe amoureux de toi) renvoie au discours amoureux. Le plaisir du corps est
évident, il se donne à voir et se concentre sur ces rythmes et circulations ; le
regard reste baissé, pudique, malgré tout. Entre retenue et débordement, au bord
du désir, la danse d’au fond tout est en surface explore cette lisière : elle oscille
entre pudeur, interruption du mouvement, et un élan soudain qui envahit le corps
tel ce rire qui se déploie dans l’espace lors de la danse « Visibilité ».
Du discours amoureux, l’on peut aussi trouver quelques bribes. Une
phrase amorçant un récit italien – « all’inizio della primavera, l’amore era
finito. » (au début du printemps, l’amour était éteint) – mais un récit demeuré
sans suite. Cela pourrait être le début d’un roman, or le récit est tout entier
105
« Compartir un mismo tiempo con el espectador, pero estando en un lugar diferente. No deja de haber
también un juego de seducción. », ibid., p. 70.
351 au fond tout est en surface
106
Dans la version de Genève au théâtre de Grütli (05-07 février 2004), Daniel Miracle passe l’extrait une
seconde fois, au ralenti, désignant les étapes successives du coup de foudre : l’avancée du jeune homme,
la cigarette qu’il tend à Nana, la surprise de celle-ci et enfin l’intensité de l’échange de regard.
107
« Y no se trata de seducir para imponer, sino de seducir para invitar : es una invitación para que el
espectador se encuentre consigo mismo. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la
mirada », art. cit., p. 72.
Et l’on pense à nouveau à Jerzy Grotowski : « Ce qui nous concerne, c’est le spectateur qui souhaite
réellement, par la confrontation avec le spectacle, s’analyser lui-même. », « Le Nouveau testament du
théâtre », art. cit., p. 39.
352 au fond tout est en surface
pas encore). Ce n’est pas seulement un espace privé mais aussi un espace
partagé. Le propre espace s’expose et personne ne reste en dehors108. »
108
« Réflexions d’Olga Mesa », document interne à la compagnie.
109
« La mirada del público es como un espejo de mi propria mirada, hay una relación especular: como si
a través de la mirada del espectador yo pudiera ver mi propia mirada. Mi mirada no termina conmigo,
empieza con el otro. Es como si mi cuerpo estuviera aquí, pero mis ojos estuvieran contigo: yo no sé si te
pertenezco a ti o tú a mí, o quién se pertenece a quién. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza
empieza por la mirada », art. cit., p. 71.
110
« La mirada del público es todo y nada. », idem.
353 au fond tout est en surface
d’une perte ou d’un oubli de soi, O. Mesa protège toujours son propre espace
intérieur, le déploiement secret de ses mystères. Comme l’écrit J. Grotowski,
« l’essentiel, c’est que l’acteur n’agisse pas pour le public, il doit
agir en se confrontant aux spectateurs, en leur présence. Mieux encore, il
doit accomplir un acte authentique à la place des spectateurs, un acte
d’une sincérité totale, authentique et disciplinée. Il doit se donner et ne pas
se reprendre, s’ouvrir et ne pas se refermer sur lui-même, sinon il
donnerait dans le narcissisme111. »
Cette ouverture est maintenue par ce travail sur l’intime – un intime qui permet
de rejoindre le public parce qu’on se livre à lui tout en lui laissant les interstices
dans lesquels s’immiscer. Parce que le don de cette intimité s’annonce d’abord
comme un partage. J. A. Sánchez analyse ainsi qu’« en rendant le public
conscient de son rôle de voyeur, Olga Mesa est parvenue à échapper à
l’objectivation d’elle-même, elle a préservé son propre regard de l’objectivation
et forcé le public à une attitude intellectuelle/émotionnelle au-delà du regard qui
devient un élément de, et non le but de, la pièce112. » Si la relation qui s’instaure
permet le développement d’une sphère intime, elle préserve en effet d’une réalité
univoque. Elle fait surgir la complexité d’une identité faite de couches
successives et de points de vue, d’une réalité que construit et recompose le
public. L’intime est une construction partagée qui entremêle le souvenir, les
émotions, les sensations du public et de l’interprète.
viendra la rejoindre ce soir ?), le récit d’enfance ouvrait déjà une réalité
biographique qui continuait pourtant de frôler la fiction. L’esprit ludique et
espiègle qui accompagne ces récits d’enfance pouvait faire vaciller la croyance
en ces récits. Il y a certes un père, une mère, un village d’Espagne, Avilés, celui
même où est née O. Mesa. Mais il y a également une famille, un paquebot qui
fait naufrage et beaucoup de bribes d’histoires à la dérive. L’enfance s’invente, la
mémoire est parcellaire. L’imagination recompose. En revanche, ce troisième fil
semble vouloir évoquer une réalité bien présente et faire cesser la fiction. Ce sont
les diverses évocations du travail de danseur, la présentation d’un corps
d’interprète, marqué par son activité ; O. Mesa relevant une jambe de son
pantalon laisse apparaître des hématomes : « il ne faut pas regarder trop les bleus
qu’il y a maintenant : ça c’est le travail. » Les jambes d’aujourd’hui sont bien
différentes de celles de la fillette de quatre ans – question de longueur (« imagine
une jambe toute petite »), certes, mais de travail également. De même, les craies
qui ne veulent pas tenir debout témoignent d’une usure, « ça c’est le travail, vous
voyez ces craies, j’ai travaillé déjà beaucoup avec elles dans un travail antérieur,
c’est normal. » Les diverses marques de mise en évidence du dispositif théâtral
signalent autant la présence d’un public que celle d’une interprète, c’est-à-dire
d’une artiste sur scène avec son métier, son histoire. Et lorsque soudain O. Mesa
déclare : « alors, on peut dire qu’elle ne veut plus rien parce qu’elle ne doit rien à
personne ; elle a sa propre histoire, et ça, c’est tout pour elle. », cela sonne
étrangement comme une déclaration de l’artiste en son nom, comme la
délimitation d’une sphère privée que rien ne pourrait bousculer et qui serait d’une
ressource sans fin, que le regard du public ne parviendrait à épuiser.
L’identité complexe qui se construit mêle ainsi le jeu et l’aveu, la fiction
et la confidence. Les niveaux du discours se fondent les uns dans les autres et les
certitudes vacillent. O. Mesa ne s’intéresse pas aux questions de vraisemblable
ou de mimétisme. Loin de toute tradition naturaliste ou de toute mimesis réaliste,
l’image sonore, visuelle ou textuelle suscitée ne correspond pas à un travail de
simulation ou d’illusion. Réalité et fiction s’entremêlent alors en une fiction
355 au fond tout est en surface
113
Filiberti Irène, Texte inédit, dossier de la compagnie.
114
Elle est nommée par Marc Hwang dans Le Dernier mot, et Olga Mesa a tracé ses initiales sur sa peau
pour le spectacle estO NO eS Mi CuerpO.
356 au fond tout est en surface
rarement vu son travail115. Mais au fond tout est en surface explore avec plus
d’entêtement ces frontières de la fiction et de l’autobiographie 116 . La pièce
déploie sur sa durée, un souci du dépouillement qui tend à estomper le
personnage pour mieux faire apparaître l’interprète. Cette exploration de soi
passe par l’exposition de ses souvenirs mais aussi de ces rencontres qui
constituent l’identité et forgent un être composé de strates et de fils mêlés. « J’ai
voulu créer un poème biographique documentaire sur les espaces intermédiaires
entre la mémoire, son expérience, sa formulation et sa présentation117. » Il y a
donc bien de la biographie, l’écriture de la vie, du documentaire, un souci du
réel, et du poème, un art de combiner les images. O. Mesa ne sépare pas l’art de
la vie et s’appuie sur l’autobiographique, sur les expériences personnelles118. Le
réel et l’imaginaire ne seront jamais clairement départagés et la pièce oscille,
dans cet espace intermédiaire et ambigu qui joue à dévoiler tout en cherchant,
comme par pudeur, à se préserver ; le programme de la pièce indique alors des
« textes à (ne pas) être écoutés » [sic] : dans cette parenthèse, se lit toute
l’ambivalence entre le désir de se dire et la retenue face à la peur de cette
confession (trop) intime.
C’est donc là d’une autre intimité qu’il s’agit, non seulement celle d’une
conversation ou d’une confidence, mais le dévoilement de soi comme artiste, et
le dévoilement des dessous de la scène. « L’idée de dévoiler m’intéresse : rendre
visible ce qu’on cache habituellement dans un espace scénique, cette machinerie,
115
Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 68.
116
A ce titre, Suite au dernier mot : au fond tout est en surface est proche de ce que la critique littéraire
nomme « autofiction » : les faits réels se mêlent à des processus narratifs fantasques, ou encore le vécu est
associé à l’imaginaire. Il est toujours question d’un brouillage de frontières : « l’autofiction aurait-elle
pour fonction d’exhiber la mobilité, voire le flou des frontières entre le monde réel et le domaine de la
fiction ? », Laouyen Mounir, « L’autofiction : une réception problématique », in Gefen Alexandre, Audet
René (dir.), Frontières de la fiction, Nota bene Montréal / Presses Universitaires de Bordeaux, « Fabula »,
2001, p. 340.
117
Dossier de diffusion de la compagnie, p. 5.
118
« el arte no se puede separar de la vida. Hablamos de períodos biográficos, de experiencias
personales… », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por la mirada », art. cit., p. 69.
(trad. : on ne peut séparer l’art de la vie. Nous parlons de périodes biographiques, d’expériences
personnelles…).
357 au fond tout est en surface
déclare la chorégraphe à la fin d’au fond tout est en surface. O. Mesa préserve
l’allure inaboutie de sa pièce. La recherche n’a pas pris fin mais semble devoir se
prolonger devant, avec le public. L’inachèvement habite ainsi les différents
niveaux de l’œuvre : sa structure générale, sans fin véritable, ni début (O. Mesa,
est déjà sur scène et en action lorsque le public entre) ; le déroulement de ses
tableaux, avec leurs interruptions, leur structure décousue ; la composition des
danses qui passe toujours par la répétition, comme s’il fallait faire et refaire,
réessayer, répéter pour sentir à nouveau ou s’assurer ; l’interrogation restée sans
réponse ; le français, approximatif ; les balbutiements, les hésitations… L’œuvre
fonctionne davantage sur la reprise que sur la continuation. « On continue ? » est
tout autant un « On recommence ? » (fin du tableau 3). Il n’y a pas de crescendo
ni de tension vers une résolution mais la répétition d’une même quête, comme
s’il s’agissait de toujours creuser plus profond dans l’exploration de sa matière.
Au fond tout est en surface donne ainsi l’impression d’un processus en cours, qui
se devine, se cherche et se trouve au fil de l’œuvre. Le story-board de la pièce
n’est-il pas seulement dessiné à la fin, comme si la structure commençait juste à
s’en dégager ? Le corps est en travail, sans apprêt, sans maquillage lui non plus,
comme l’espace ; il se donne l’aspect d’une ébauche. O. Mesa s’amuse ainsi de
119
« Me interesa la idea de desvelar: hacer visible lo que en un espacio escénico habitualmente se oculta,
esa maquinaria, trabajar con ese negativo. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza por
la mirada », art. cit., p. 70.
120
Tableau 13 ; le studio est également évoqué au tableau 10 « Story-board ».
358 au fond tout est en surface
cette circulation entre écriture et improvisation, entre une trame donnée (le story-
board) et le jeu possible entre les éléments de la pièce (au sens d’un mouvement,
d’un mécanisme). Elle laisse survenir ces instants de suspens ou de vide propres
à l’improvisation, elle laisse surgir une spontanéité soudaine ; elle observe.
L’observation est en soi un « processus auto-réflexif de l’attitude de
l’improvisateur 121 » qui se dédouble « entre la conscience observante et la
122
conscience agissante, sans que l’une n’interfère avec l’autre . » Mais
l’improvisation n’est pas gage d’une plus grande authenticité : elle peut tout
autant mêler fiction et autobiographie. Pourtant, elle produit l’effet d’une action
sans calcul, sans détour. Et surtout, elle parvient à intégrer fortement le public
dans son déroulement car il ressent toute l’attention à l’instant présent et partage
l’acuité sensorielle qu’exigent de tels enchaînements.
« Si la constitution du spectateur est la structure politique
essentielle, la tâche du théâtre doit être de créer des situations plutôt que
des spectacles, d’expérimenter le processus du temps réel plutôt que du
temps seulement représenté. Le théâtre peut déconstruire jusqu’à un
certain degré les habitudes spectatorielles et ouvrir ainsi un espace où la
possibilité d’une intervention [du public] se fait elle-même sentir123. »
121
Lisa Nelson citée par Patricia Kuypers, in Kuypers Patricia, « Approche progressive d’une œuvre »,
Nouvelles de danse, Contredanse, Bruxelles, n° 48/49, 2001, p. 35.
122
Idem.
123
Lehmann Hans-Thies, art. cit., p. 76 : « If the constitution of the spectator is the essential political
structure, the task of theatre must be to create situations rather than spectacles, experience of the real time
process, instead of merely representing time. Theatre can deconstitute to a certain degree the spectatorial
habit and thereby open a space where the possibility of an intervention makes itself felt. »
359 au fond tout est en surface
124
« Réflexions d’Olga Mesa », document interne à la compagnie.
125
« el trabajo es un proceso de acumulación. », Mesa Olga, Sánchez José Antonio, « La Danza empieza
por la mirada », art. cit., p. 74.
360 Le plateau contrasté
Au fond tout est en surface met en évidence et, en quelque sorte, exacerbe
le caractère hétérogène du plateau théâtral. L’œuvre joue en effet d’une
superposition infinie de lieux, caractéristique du dispositif théâtral : tout plateau
relève de ce que L. Boucris et M. Freydefont nomment une « duplicité1 », c’est-
à-dire la coïncidence d’un espace réel et d’un espace fictif. L’espace réel est le
lieu théâtral en son architecture, l’édifice caractérisé par ses dimensions propres,
le bâtiment accueillant l’espace de la représentation et son public. L’espace fictif
définit en revanche l’espace représenté ; il faut l’entendre au sens large du
terme : l’espace représenté n’est pas nécessairement figuratif, il ne se réduit pas
aux seuls décors représentant les lieux nécessaires à l’action théâtrale ou au récit
raconté. L’espace fictif est tout autant une « localité métaphorique 2 », une
atmosphère créée par le jeu théâtral ou l’acte chorégraphique. « Cette duplicité
est fertile car elle engendre une rhétorique des lieux, oscillant sans cesse d’une
localité propre à une localité métaphorique, quelle que soit la localité initiale.
Une scène devient un lieu ; un (vrai) lieu devient une scène. Et le plateau qui en
résulte en porte les marques3. » Au fond tout est en surface entend bien jouer de
cette rhétorique. Self-Unfinished repose également, en grande partie, sur un jeu
entre l’espace de la représentation et un espace représenté, alternant entre la mise
en évidence du lieu et sa disparition dans une concentration sur la figure et par
une déconstruction plus générale de sa géométrie. A l’inverse, on l’a vu, Trio A
est l’exemple extrême d’une œuvre qui tente de s’extraire de cette duplicité par
1
Voir, par exemple, Freydefont Marcel, « Plateau souverain, sols fertiles », art. cit., p. 91 et suiv.
2
Idem.
3
Idem.
361 Le plateau contrasté
4
Guinebault Chantal, art. cit., p. 102.
362 Le plateau contrasté
pouvoir avaler l’espace fictif. Parce que l’espace réel se trouve représenté, il fait
vaciller la frontière entre réel et fictif. L’espace réel devenu décor resurgit dans
toute son ambivalence car, en tant que décor, il participe également d’une
déconstruction des frontières du lieu, d’une sorte d’éclatement du cube scénique
et de sa frontalité, en déplaçant, par exemple, le public sur les parois de la scène.
Tout en réaffirmant le dispositif théâtral, les projections modifient l’emplacement
habituellement attribué au public et neutralisent, on l’a vu, la matérialité du fond
de scène et des murs ; ceux-ci deviennent des supports transparents.
L’ambivalence profonde qu’instaure au fond tout est en surface repose
donc sur ce jeu permanent avec la duplicité du plateau, sur une matérialité sans
cesse réaffirmée mais à chaque fois estompée par les projections et, davantage
encore, par les récits successifs. C’est la manière d’habiter la scène qui vient
accentuer la duplicité du plateau et perturber l’espace réel. L’espace fictif sera
clairement pris en charge par les lieux évoqués et par tous les éléments relevant
de l’invisible, du déploiement imaginaire. Pourtant, on l’a vu, la séquence « sans
image », perturbe ce clair partage : l’invisible y est ostensiblement rattaché à un
espace réel que semble parcourir l’interprète – un espace contigu à l’espace de la
représentation. Le plateau semble alors s’élargir à ses alentours, affirmant
l’existence d’une scène hors de vue – une scène non pas imaginaire, comme celle
surgie des récits, mais réelle, bien qu’invisible tout à la fois. La porte qu’ouvre
O. Mesa pour s’échapper vers la Seine participe ainsi à un débordement de
l’espace scénique ; elle est une découverte que C. Guinebault nomme
« contamination des espaces5 » car l’extérieur envahit l’intérieur, la ville pénètre
dans le théâtre, et réciproquement. Si, comme on l’a vu, les récits fictifs qui
précèdent compromettent la réalité d’un tel voyage dans les rues de Paris, à
l’inverse, la matérialité réelle de cet invisible concrétise, en quelque sorte, les
lieux évoqués ; elle invite à les imaginer avec précision, à les voir apparaître
aussi distinctement que des lieux connus, à les sentir aussi familiers qu’ils le sont
pour O. Mesa.
5
Ibid., p. 106.
363 Le plateau contrasté
court le risque de ne pas être toujours conscient, ni désiré6. N’est-ce pas le studio
– plutôt que l’œuvre, plutôt qu’un choix esthétique spatial mûrement réfléchi –
qui vient imposer sa loi à l’espace théâtral ? Le danger de cette restriction
économique appliquée au lieu de l’exploration chorégraphique n’est-il pas de
produire un nouveau formatage des espaces ? Les œuvres chorégraphiques
peuvent-elles se libérer des contraintes du studio avant de se confronter à celles
de la scène ?
Il faut signaler que ce phénomène de rapprochement entre la scène et le
studio relève d’une autre réalité contextuelle : de nombreux studios7 accueillent
le public pour des présentations de travaux ou des représentations ; c’est ainsi le
lieu de représentation qui, du théâtre, a pu se déplacer vers le studio, modifiant
les dimensions de la scène et de la salle. Les jauges sont petites, l’espace favorise
la proximité, suppose un certain inconfort du public et limite les moyens
techniques donnés aux artistes : ces « salles » ne sont souvent pas aussi bien
équipées que les théâtres. Si ces « scène-studios » constituent parfois des
tremplins vers de plus grandes scènes, dans la mesure où l’artiste décide de n’y
présenter qu’une étape de son travail, cet espace demeure bien souvent le seul
lieu de représentation pour un grand nombre d’œuvres. C’est à cet espace là, à sa
configuration, mais également à sa portée symbolique (et historique) que le
chorégraphe adapte son œuvre. Celle-ci s’inscrit dans les contraintes propres à
cette « scène-studio » qui tend alors à influer (à formater ?) sur un certain nombre
de créations chorégraphiques. Il faut reconnaître que ce lieu a toutefois favorisé
la visibilité d’œuvres qui ne nécessitaient ni le déploiement technique ni le faste
des salles de théâtres et dont l’esthétique rejetait justement cette convention de la
représentation. Autrement dit, l’usage de ces « scène-studios » a également pu
accompagner et correspondre à l’émergence d’une avant-garde qui, mettant en
6
Xavier Le Roy, pour sa dernière création (Projet, 2003), se libère de l’espace du studio en déplaçant le
lieu des répétitions dans un gymnase dont l’étendue et le format s’adaptent d’une part à une profondeur de
scène et aux dimensions d’un large plateau, et d’autre part au propos (la performance tourne autour de la
question de la partition chorégraphique, une partition dictée par les règles de différents sports collectifs –
règles se superposant et donc souvent incompatibles entre elles, règles détournées).
7
Mentionnons, pour Paris, les studios de la Ménagerie de Verre, le Studio Geoffroy L’Asnier, ou le
studio du Regard du cygne qui accueillent une programmation danse régulière.
365 Le plateau contrasté
8
Roche Marie, « La Ménagerie de Verre : histoire d’un lieu alternatif », Funambule. Revue de danse, op.
cit., n° 4, juin 2002, p. 35.
9
Les pièces d’Olga Mesa sont donc également présentée dans les théâtres. Más público, más privado –
movimiento 1+1 est par exemple programmé au théâtre des Abbesses à Paris ; l’usage de la vidéo, mais
également tous les procédés d’abolition des distances et des séparations analysés précédemment,
favorisent la réduction des distances trop lointaines.
366 Le plateau contrasté
intime, c’est bien cet espace de répétition qu’O. Mesa entend occuper : elle
utilise la nature des « scène-studios » en tant que lieu de recherche et de travail.
Le « studio » sera certes habillé, scénographié et pensé pour un public, mais
l’économie de moyens évidente ou le caractère quasi-brouillon des installations
ou des vidéos insistent sur un processus de recherche en cours – un processus,
certes, ici mis en scène, mais qui en conserve malgré tout le caractère incertain,
fragile : l’œuvre devient une sorte de question posée à soi-même, mais également
au public. Ce dernier est comme invité à partager un espace habituellement hors
de vue et bien souvent secrètement gardé. En introduisant le studio sur la scène,
au fond tout est en surface souligne que la duplicité du plateau chorégraphique
fait souvent vaciller la nature de « l’espace réel » : plutôt que de souligner
l’espace théâtral comme lieu de représentation, l’espace réel représente avant tout
un espace de travail. A ce titre, dans de nombreuses pièces contemporaines, la
présence ostentatoire des interprètes sur le plateau lors de l’entrée en salle du
public, témoigne du désir de ne pas réduire la temporalité de l’œuvre et du
plateau au seul temps de la représentation. Les interprètes, déjà sur scène,
attestent d’une vie du plateau en l’absence du public. Il peut certes s’agir
d’accueillir le public, de le toiser (A. T. de Keersmaeker, Robyn Orlin), dévoilant
ainsi la théâtralité du dispositif d’échange, mais encore de se présenter en travail,
se préparant à la représentation – les danseurs s’échauffent, les techniciens
vérifient leurs installations. C’est le statut de l’espace théâtral qui est ainsi
quelque peu modifié : il n’est plus seulement le lieu d’une représentation, d’un
dispositif tourné vers le public, il est plus largement un espace de travail des
artistes, dont l’aboutissement est la présentation publique. O. Mesa discute avec
D. Miracle tandis que le public s’installe. Les frontières de la représentation se
font alors labiles : où et quand commence l’œuvre ? Dès l’entrée du public ?
Lorsque le noir se fait dans la salle ?
La disparition de l’entrée en scène remet en question une triple frontière :
celle, temporelle, qui marque le début du spectacle ; celle, spatiale, qui distingue
et compartimente les lieux (le plateau / la coulisse), mais également les ouvre en
367 Le plateau contrasté
étant susceptible de ménager, pour la suite, des issues, des sorties ; celle, enfin,
qui instaure le plateau comme lieu de la représentation (et non comme espace de
répétition ou de travail) et qui signale un changement radical de lieu, c’est-à-dire
la métamorphose du lieu concret en espace de représentation. Les trois pièces
analysées précédemment refusent l’entrée en scène, selon des motifs à chaque
fois spécifiques.
Self-Unfinished revendique assurément un espace fermé sur lui-même : il
ne réserve nulle entrée, c’est-à-dire nulle issue. L’expérience se déroule en milieu
clos, dans une sorte de biotope délimité et nécessaire à l’expérimentation de
transformations successives. Si l’interprète est déjà sur scène à l’arrivée du
public, ce n’est ni pour l’accueillir, ni pour souligner une théâtralité : il demeure
immobile sur sa chaise et impose la fixité d’un tableau. L’expérience a déjà
commencé : l’image proposée impose déjà la fixité du regard et un
ralentissement des rythmes perceptifs. La scène attire l’attention et les néons
commencent d’éblouir le public. L’interprète est déjà là, refusant de marquer
l’amorce claire d’un processus et laissant présager le déroulement en boucle qui
suivra. On est d’emblée dans un espace représenté, dans un changement absolu
d’univers qui estompe la représentation en ignorant, d’entrée, l’arrivée d’un
public et sa présence dans la salle. La sortie impromptue par la rampe est comme
une concession soudaine au temps de la représentation, comme un revirement, un
pied de nez : l’œuvre doit bien finir. C’est aussi un compromis passé avec
l’espace représenté : il faut abandonner la clôture fictive construite tout au long
de l’œuvre, pour finalement s’échapper, sortir. L’espace de la représentation,
l’édifice à plusieurs reprises mis en évidence, aurait le dernier mot… si la
chanson de D. Ross ne servait de conclusion, affirmant à nouveau la duplicité du
plateau – espace concret et réel déserté, mais habité par une musique susceptible
d’en modifier l’atmosphère.
Trio A, par la loi de son support filmé, semble échapper à toute entrée,
toute sortie. La pièce est ainsi figée dans une intemporalité qui éclipse son
amorce et sa fin. L’on peut néanmoins supposer que la nature des spatialités de
368 Le plateau contrasté
franchissement des limites du plateau, car pas de sorties de scène (hormis, celle
d’un figurant dont la sortie lors d’un noir, passe inaperçue) ; alors que X. Le Roy
enjambe la rampe en pleine lumière, qu’O. Mesa sort du plateau, que M.
Cunningham s’échappe à bicyclette, sortant du champ par l’avant-scène, c’est un
noir qui marque la fin de Con forts fleuve, finissant d’engloutir les interprètes.
10
Boucris Luc, « S’installer ou divaguer ? Déambuler ! », in Boucris Luc, Freydefont Marcel (dir.),
Etudes théâtrales, Arts de la scène, scène des arts. Volume III. Formes hybrides : vers de nouvelles
identités, Centre d’études théâtrales, Université catholique de Louvain, n° 30, 2004, p. 78.
371 Le plateau contrasté
11
Maldiney Henri, A l’écoute de Henri Maldiney, à propos de corps et architecture, art. cit., p. 18.
372 Le plateau contrasté
Introduction
pas envie. Il vaut mieux, sans illusions, se choisir des espaces de travail qui
accompagnent, non sans tensions, la “poussée” artistique. C’est une affaire
délicate 1 . » Il invente alors des scénographies qui sont autant de manières de
disposer que de penser son projet chorégraphique. A bras le corps2 contient la
danse en un carré restreint délimité par les spectateurs assis. Aatt enen tionon3 est
un trio conçu pour une construction métallique verticale constituée de trois
niveaux ; chacun des plateaux superposés devient le territoire d’un des interprètes
et le regard du public balaye l’œuvre verticalement. Dans Herses (une lente
introduction)4, une plaque de métal posée au sol structure l’espace de la danse.
Ces scénographies peuvent s’insérer dans un théâtre traditionnel : la scène
nationale du Quartz de Brest accueille Herses (une lente introduction) ou la
grande salle du Centre Georges Pompidou reçoit, sur la scène, le public
constituant le cadre géométrique d’A bras le corps. Mais ces scénographies
peuvent aussi bien s’intégrer à un espace extérieur ou un studio de danse (pour A
bras le corps, la pelouse du festival de la nouvelle danse à Uzès en 1996 et un
studio de la Ménagerie de Verre à Paris en 1998), prendre place dans une
chapelle ou un centre d’art contemporain (en 1996, la tour métallique d’Aatt enen
tionon est posée dans la chapelle des Pénitents blancs à Avignon, puis au sous-
sol du Centre Georges Pompidou). Pour A bras le corps et Aatt enen tionon, le
dispositif n’est en effet pas frontal et la danse peut se voir de tout côté dans
l’immobilité pour l’une, ou une circulation possible pour l’autre. Mais pour
Herses (une lente introduction) ou Les Disparates5 c’est la scène frontale qui se
prête au jeu. B. Charmatz consent donc aux scènes traditionnelles, mais à
quelques conditions : que cette scène soit en quelque sorte doublée par d’autres
préoccupations susceptibles d’en confondre l’évidence, que cette scène fasse
1
Charmatz Boris, Launay Isabelle, Entretenir. A propos d’une danse contemporaine, op. cit., p. 20.
2
A bras le corps est la première création chorégraphiée et interprétée par Dimitri Chamblas et Boris
Charmatz. Création : 13 janvier 1993, Villa Gillet, Lyon.
3
Aatt enen tionon est la troisième pièce chorégraphiée par Boris Charmatz. Création : 9 février 1996, La
Halle aux Grains – Scène nationale de Blois.
4
Herses (une lente introduction), pièce pour cinq danseurs et un violoncelliste, chorégraphie : Boris
Charmatz. Création : 27 septembre 1997, Quartz – Centre national dramatique et chorégraphique de
Brest.
5
Les Disparates, seconde chorégraphie de Dimitri Chamblas et Boris Charmatz, interprétée par Boris
Charmatz. Création : 27 octobre 1994, au festival Nouvelles Scènes, Dijon.
375 Con forts fleuve
6
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 18.
7
La nudité est des moyens de mise à mal des conditions de la réception, dans Aatt enen tionon, les
danseurs ne sont vêtus que d’un T-shirt blanc et dans Herses (une lente introduction), d’une seule
perruque. « La nudité crée des obstacles au regard, elle saute aux yeux et, si on ne voit qu’elle, on ne voit
rien. Elle impose, au spectateur comme à l’interprète, de faire avec et contre elle. Ce travail ne peut se
faire que sur la durée de la pièce, le mouvement du corps nu perd alors son sens commun. ». Ibid., p. 106.
376 Con forts fleuve
Il faut attendre Con forts fleuve pour que B. Charmatz se prononce sur ces
questionnements avec véhémence. Cette cinquième création met en avant le
rapport à la scène classique d’une façon appuyée. Le discours du chorégraphe en
ferait presque oublier qu’il a déjà travaillé sur ce type d’espace : « on cherche,
contrairement à ce qui a précédé (et aux choix habituels de notre génération, de
nos pairs), de grandes cathédrales pour “gros spectacles”. D’abord pour les
investir, s’en emparer9 ». Cette fois, le chorégraphe aborde donc la question de
front. La scène classique n’est pas une donnée spatiale dont on se contente (un
pis-aller ?) mais fera l’objet d’une analyse rigoureuse semblable à l’attention
portée aux constructions scénographiques précédentes. Le théâtre est ainsi
apprécié dans son architecture, ses volumes, ses jeux de forces, ses proportions.
Il s’agit de considérer pleinement la machine théâtrale et qu’elle devienne, à la
limite, un des sujets de l’œuvre, un des objets du questionnement artistique. Dans
Con forts fleuve, la scène classique devient donc un espace choisi, qui
accompagne pleinement, mais « non sans tensions, la “poussée” artistique10. »
8
Ginot Isabelle, « Un lieu commun », art. cit., p. 5.
9
Laurence Louppe, « Boris Charmatz, la communauté à venir », art press, Paris, n° 252, décembre 1999,
p. 48. C’est nous qui soulignons.
10
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 20.
377 Con forts fleuve
Des tensions, il y en aura de toutes sortes. C’est sans doute une des
constantes du rapport au lieu qu’instaure ce chorégraphe. Car sur la scène
classique, comme ailleurs, la relation à l’espace apparaît sur le mode du heurt, de
la confrontation, du danger ou de l’inconfort. Les espaces choisis alimentent la
recherche gestuelle en la provoquant : ils la suscitent tout en la contraignant. La
tour d’Aatt enen tionon impose, par exemple, un plateau extrêmement réduit
(quatre mètres carrés) pour chacun, un plafond bas pour B. Charmatz qui risque
de s’y cogner, une hauteur vertigineuse pour Julia Cima située en haut de
l’échafaudage. « Ces conditions sont volontairement difficiles afin de mettre en
péril un savoir-faire du mouvement fluide 11 . » Il ne s’agit pas d’adapter le
mouvement à la construction métallique mais de tenter l’impossible, d’y déployer
une gestuelle puissante et rapide proprement inadaptée à un usage confortable du
lieu. La mise en danger du corps ne constitue sans doute pas le sujet principal de
l’œuvre mais suscite un mouvement et une recherche kinesthésique qui jouent de
cette tension – une tension sonorisée puisque chacun des heurts fait résonner la
structure métallique. Pas étonnant alors que B. Charmatz et J. Cima répondent à
l’appel de Gilles Touyard de danser sur des plateaux rotatifs tournant au rythme
d’un programme de machine à laver. L’installation Programme court avec
essorage 12 soumet les corps à une force centrifuge parfois insoutenable. Elle
exige d’explorer un autre rapport à la gravité, d’investir différemment la relation
au support, à l’équilibre. Difficile sans doute, dans ces conditions, de s’imposer
face à la machine tournante. Pourtant, la violence de l’objet fait parfois place à
une lenteur, à des corps comme suspendus miraculeusement ou reposant sur l’air.
Une sorte de quiétude gestuelle envahit et distance l’agitation obstinée de la
machine. Pour A bras le corps, c’est également le contraste qui prime. A l’espace
restreint (quarante-cinq mètres carrés) délimité par le public s’oppose une danse
11
Ibid., p. 90. Le chorégraphe se voit d’ailleurs dans l’impossibilité d’occuper le plateau supérieur,
comme il l’avait prévu : « une fois monté sur la structure, il me fut tout à fait impossible de faire quoi que
ce soit dans ce mouchoir de poche à plusieurs mètres du sol. », idem.
12
Programme court avec essorage, conception de l’installation : Gilles Touyard ; conception de la
performance : Julia Cima, Boris Charmatz. Création : 20 mars 1999, Quartz – Centre national dramatique
et chorégraphique de Brest.
378 Con forts fleuve
Cette distanciation en passe éventuellement par une proximité trop grande avec le
public. Le choix des dispositifs scénographiques est étroitement lié à celui du
mouvement et de la chorégraphie et cette ironie évoquée par le chorégraphe naît
bien du jeu possible entre ces trois niveaux. La tension ou la distance nécessaires
à ce jeu deviennent la condition d’une relation bien spécifique au public. Une
relation qui semble reposer sur des ressorts comparables : il s’agit bien là
également de doser avec subtilité les distances et tensions nécessaires à la
distanciation. Le chorégraphe cherche cet équilibre fragile qui consiste à donner
du recul, à espacer l’œuvre de son public, à éviter tout effet de fascination, sans
pour autant se couper d’une relation intense, kinesthésique, d’une tension
permanente avec le public. Séduire sans piéger ni méduser ; déplacer, transporter
13
Ibid., p. 42.
14
Ibid., p. 15.
379 Con forts fleuve
sans abrutir ni manipuler. De même que la tension entre la danse et son lieu doit
être maintenue et travaille l’œuvre en son cœur, de même une relation tendue
s’instaure avec le public préservant un lien toujours critique parce que paradoxal.
C’est bien le jeu de forces en présence qui semble se répercuter sur la réception
même de l’œuvre et tisser un lien entre la construction des espaces et la
constitution du public.
15
Boris Charmatz parle en effet d’une « structuration quasi carcérale de l’espace » d’Aatt enen tionon,
ibid., p. 20.
16
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 182.
17
Idem.
380 Con forts fleuve
une grande cathédrale18. C’est signifier, certes, toute la portée symbolique d’un
tel lieu, le respect quasi sacré qu’on lui accorde. C’est encore dénoncer, non sans
ironie, un espace pétrifié dans des usages figés par une tradition impropre à son
art. Serait-ce alors l’annonce d’une sorte de départ en croisade – une croisade
iconoclaste à l’encontre d’une tradition vaine, ou du moins que plus rien ne
justifierait ? Mais le propos, sans doute, s’emporte, s’emballe. Il est une
provocation adressée à l’institution, aux pouvoirs politiques, et peut-être à toute
forme d’emprise entravant les corps ou le déploiement de l’art. Car le lieu
théâtral devient aussi le symbole du jeu politique de l’institution culturelle.
Provocation donc, car aussi militant et vigilant soit-il, B. Charmatz ne s’inscrit
pas moins dans la structure institutionnelle dont il se méfie19… et l’on ne peut le
soupçonner de l’ignorer. C’est donc bien de l’intérieur qu’il se débat, au risque,
certes, d’agacer, d’indisposer ceux mêmes qui l’accueillent. De la même façon,
c’est de l’intérieur du théâtre qu’il compte avec Con forts fleuve bousculer les
usages de la scène et les habitudes perceptives. La tonalité guerrière du discours
semble donc caricaturer le projet plus subtil que constitue Con forts fleuve. Le
rapport au lieu reste « une affaire délicate 20 . » Si les procédés employés sont
musclés, ils n’ignorent en rien le fonctionnement de la machine théâtrale. Bien au
contraire, ils s’en servent, en font leur support. Loin d’un iconoclasme primaire,
Con forts fleuve habite le lieu théâtral en connaissance de ses ressorts, pour
mieux les déjouer subtilement… et non sauvagement les détruire : l’attaque serait
d’avance vouée à l’échec, car le combat d’un seul contre des habitudes séculaires
ne se fait pas à armes égales. Revenant sur ses propres paroles, B. Charmatz écrit
d’ailleurs, quelques années plus tard : « des chorégraphes dits “expérimentaux”
peuvent se confronter aux grandes salles des “grands” théâtres. Cette boîte noire
est [dans Con forts fleuve] maltraitée, désaffectée, ce lieu n’est plus à “occuper”,
à “investir”, comme on le dit souvent du plateau, mais à occuper par en-dessous,
18
Laurence Louppe, « Boris Charmatz, la communauté à venir », art. cit., p. 48.
19
Il est par exemple accueilli plusieurs semaines au Manoir de Keroual pour Herses (une lente
introduction) et Con forts fleuve ; il est artiste résident du Centre national de la danse à Pantin, entre 2002
et 2004 pour son projet Bocal.
20
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 20.
381 Con forts fleuve
21
Ibid., p. 25.
22
Ibid., p. 21.
23
A ce titre, le projet de formation d’un an intitulé Bocal et créé par Boris Charmatz (2003-2004) semble
avoir exploré cette voie. La présentation publique T. P. (au Centre national de la danse, Pantin, juillet
2004) a témoigné de l’inscription de l’histoire dans les démarches proposées : une grande partie des
propositions fonctionnait sur la citation historique (qu’elle soit gestuelle ou verbale) au sens large,
autrement dit sur le mode de l’hommage, de la parodie, de la caricature, etc.
24
Le chorégraphe reconnaît le risque que frôlent ses quatre premières pièces d’être réduites à
« l’affirmation de “non à” (non à la danse mièvre, non à la virtuosité bête, à la chorégraphie routinière,
etc.) » et espère que ses œuvres se laissent malgré tout envahir et déborder, dépassant le strict cadre de
l’exercice de style. Yvonne Rainer et les avant-gardes des années soixante et soixante-dix font pour lui
partie de ces références stimulantes avec qui il instaure un dialogue critique l’amenant ici à pointer les
limites du discours de la chorégraphe américaine. Ibid., p. 19.
25
Idem.
26
Idem.
27
Idem.
382 Con forts fleuve
28
Cette analyse repose sur la présentation de Con forts fleuve au Théâtre de la Cité Internationale à Paris
en 1999, puis au Théâtre de la Ville en 2002. La captation vidéo interne à la compagnie, rendue difficile
par l’éclairage peu intense, est d’un soutien peu aisé.
383 Con forts fleuve
1) Déséquilibrer l’architecture
29
Ibid., p. 25.
30
C’est le plus souvent le cas.
384 Con forts fleuve
pied. Dans tous les cas, c’est cette logique du centre qui est concrètement mise en
évidence.
La translation de l’espace du public vers le côté cour provoque ainsi un
premier vacillement. Elle perturbe une pensée de l’emplacement propre à
l’espace quadrillé, ordonné et compartimenté de la salle. Défaire les habituelles
hiérarchies ne revient-il pas à rendre dérisoire une idéologie d’ordre et de clarté ?
C’est le régime du voir, propre à la scène classique, qui bascule déjà dans le
trouble. L’ordonnancement familier du lieu s’effondre et emporte avec lui un
certain nombre de certitudes ; parmi elles, figurent en bonne place celles relatives
aux mécanismes de la perception, à la mise en œuvre du point de vue sur la scène
ou à l’organisation d’un échange. Le public demeure marqué par ce premier
instant, qu’il en ressente de la curiosité ou de l’agacement. Et cette configuration
perdure tout au long de la pièce : l’imposant volume vide à jardin maintient sa
présence inquiétante. La salle en demeure bancale.
L’asymétrie latérale concerne également l’occupation du plateau. Durant
la presque totalité de la pièce, seule la partie de la scène située à cour sera
utilisée. Le plateau est donc réduit de moitié. Comme la danse, l’éclairage (ou du
moins une lumière franche) ne s’étend jamais à jardin, laissant dans l’obscurité
ou la pénombre tout un pan de la scène. Les sept interprètes et les deux figurants
demeurent ainsi dans un espace relativement restreint. Un solo fait exception à la
règle : vers la fin de la pièce, Catherine Legrand apparaît à fond jardin pour un
solo qui constitue une sorte d’échappée ou de contrepoint à la règle que Con forts
fleuve s’est donnée. Cet instant de la pièce, par l’anomalie qu’il représente, est un
moment décisif quant à la construction des espaces et du sens. Il met en tension
les deux côtés de la scène et dévoile cette étendue ignorée tout au long de la
pièce… une étendue néanmoins présente dans les représentations que l’on se fait
du lieu scénique : cet espace à jardin constitue sans doute une réalité sourde qui
se rattache ou se décroche du seul espace clairement présenté, autrement dit qui
existe bel et bien, mais sur un mode demeuré obscur. De même qu’un volume
vide s’ouvre sur la gauche du spectateur en déséquilibrant la salle, de même une
385 Con forts fleuve
31
Idem.
386 Con forts fleuve
2) Déstructurer
L’asymétrie que construit l’occupation des lieux n’est pas contredite par la
chorégraphie. L’œuvre s’obstine en effet à défaire toute idée de symétrie en
refusant la construction d’un centre ou d’un axe structurant. Aucun cadrage ne
parvient à véritablement stabiliser l’espace ; or sans cadre, sans périphérie fixe, il
ne semble pas y avoir de centre possible. La pièce donne ainsi naissance à une
zone trouble caractérisée par sa concentration mais dont les contours et
l’organisation demeurent incertains. L’éclairage au sol dessine, certes, un
rectangle de lumière qui pourrait délimiter, au début de la pièce, un territoire
scénique. Mais cette découpe lumineuse, qui s’estompe pour revenir avant le solo
de C. Legrand, semble immédiatement appeler la transgression. Les frontières ne
parviennent en rien à contenir : les danseurs se maintiennent aux limites qu’elles
définissent, sur cette ligne fragile, sorte d’entre-deux sans lieu, hésitant entre
l’intérieur lumineux ou l’extérieur. Mais le plus souvent ils passent outre : ils
croisent et dépassent cette ligne avec une indifférence envers son caractère de
délimitation. Pascale Tardif voit dans
« cette découpe angulaire, modulée dans ses intensités et ses
teintes, mais tranchant avec l’informe et l’insaisissable ambiant, une
deuxième nature de lumière plus politique que poétique. Par les limites
qu’elle pose, elle semble cadrer, encadrer l’espace partiel de [Con forts
fleuve] au sein de l’espace institutionnel. (…) Bien sûr, les limites seront
transgressées. Bien sûr le cadre va parfois se dissoudre, parfois
s’intensifier, mais son existence est néanmoins récurrente, stable dans sa
discontinuité32. »
32
Tardif Pascale, Les voix de Con forts fleuve en ligne de fuite, mémoire de Dea d’esthétique, technologie
et création artistique, Département danse, Université Paris 8, 2001, p. 23.
387 Con forts fleuve
territoire à l’intérieur de la scène classique, elle est aussi une forme de loi qui
éveille la défiance et que l’on tente alors de contourner.
L’éclairage n’est pas cependant une instance uniquement structurante ; il
participe également au caractère bancal des espaces : l’implantation lumineuse
opère par inversion de la source lumineuse par rapport aux zones éclairées (ce
qui éclaire à cour vient de jardin)33. Ce croisement prend part au renversement
des repères latéraux déjà présents dans l’occupation de la salle et de la scène. En
réalité, chaque élément constituant l’œuvre (la danse, le son, la lumière, le
lieu…) organise sa propre déstabilisation, par un renversement des logiques
conventionnelles. Mais la combinaison de ces éléments provoque également,
comme on le voit ici dans le rapport entre danse et découpe lumineuse, des
tensions et désaccords. Chaque strate de l’œuvre chorégraphique semble suivre
son propre cours de façon indifférente aux autres éléments, interdisant que
s’établisse une logique stable. Car les relations se modifient sans cesse évitant de
fixer des mécanismes lisibles.
Les trajets des danseurs et la structure chorégraphique n’y échappent pas ;
ils sont fortement responsables du brouillage. Si une analyse détaillée de la pièce
permet de dégager la tâche précise impartie à chacun des interprètes, la
perception d’une représentation laisse l’impression d’une errance désordonnée et
confuse. Aucune image ne semble pouvoir se fixer, aucun élément ne se détache
clairement ; la danse résonne par ses intensités, ses jeux de forces et ses tensions.
On peut, à l’analyse, dégager différentes périodes dans le déroulement de la
pièce.
L’entrée en scène se fait par la salle, dans le couloir dégagé par les sièges
condamnés : les interprètes (à l’exception de J. Cima et du deuxième figurant34
qui arrivent discrètement par la coulisse) dégringolent du haut de la salle,
enjambant les fauteuils ou surgissant entre deux rangées, s’assoient, titubent sur
le relief accidenté, avant d’entrer par la rampe. Les corps sont recouverts et
comme camouflés : les têtes resteront emmaillotées d’un pantalon noué, à
33
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 37.
34
Les figurants sont choisis sur chaque nouveau lieu de représentation.
388 Con forts fleuve
35
Giorno John, extraits de Pornographic Poem, tiré du disque vinyle The Intravenous Mind presents
Poems by John Giorno, p 501, 1967, transcription et traduction par Véronique Béghain.
390 Con forts fleuve
36
Tardif Pascale, op. cit., p. 49.
37
Yoshihide Otomo, extraits de SOH-9, TSOG-16, ROCRR-64, TS-7235, 75-ST51, UTRDR-0030, tirés
du disque compact Vinyle tranquilizer (Noise Asia NAIM01), extrait de One-DD tiré du disque compact
Sound Factory (Gentle giant records gg0021).
38
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 166. Une préfiguration de ce mouvement est amorcée dans
la première période : Nuno Bizarro, soulevé et renversé, est subitement abandonné, chutant au sol où il
demeurera plusieurs minutes allongé.
39
« Elle est comme un cygne en majesté sur un lac, à ceci près que le lac, en l’occurrence, est le visage de
Vincent. » Ibid., p. 172.
40
Ce texte « mêle allégrement le récit d’une émeute d’agitateurs noirs dans des quartiers chauds, une
scène de cul racontée par une femme, l’énoncé d’une recette de viande pour barbecue, une petite annonce
immobilière, des flashs publicitaires aussi ineptes que techniques pour chewing-gums et téléviseurs. »
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 119.
41
Ibid., p. 171.
391 Con forts fleuve
cintres, une à une, douze lourdes couvertures de feutre qui iront recouvrir le sol
et le corps de C. Legrand ayant rejoint le côté cour.
42
C’est le terme utilisé par Boris Charmatz pour désigner la troisième période. Ibid., p. 116.
43
Idem.
44
Tardif Pascale, op. cit., p. 22.
392 Con forts fleuve
45
Idem.
46
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 36.
47
Idem.
393 Con forts fleuve
l’image de pantins errants, entraînés dans des marches sinueuses et sans but,
ponctuées de chutes, d’effondrements, de secousses ou d’immobilités soudaines.
Souvent des corps s’imbriquent ou s’agglutinent tandis que d’autres demeurent
dans des spasmes solitaires, comme sous l’emprise de crispations incontrôlées et
irrépressibles. Ce qui frappe est l’indifférence que chacun porte à l’autre, trop
concentré qu’il est, dans sa propre action, pour témoigner de quelque intérêt pour
les événements se déroulant à quelques pas. Et trop enfermé, sans doute, dans sa
carapace de tissus noués, pour apercevoir et sentir la présence ou le mouvement
de l’autre. Si, malgré tout, des trios ou des duos se forment, c’est plus souvent sur
le mode du heurt, du choc, d’une tension ou d’un rapport de force. Cette
habitation chaotique du plateau repose en vérité sur une négation constante des
plans. La perturbation des repères longitudinaux conduit en effet à un usage
incongru des latitudes48 : le resserrement sur le côté cour s’accompagne d’une
répartition des danseurs sur la profondeur du plateau, mais dans un jeu inhabituel
avec le point de vue du public. Les corps se cachent les uns les autres. Les
circulations et les arrêts provoquent obstinément un obstacle à la perception des
plans plus lointains. En se tenant ainsi sur une même ligne longitudinale, ils
semblent vouloir ignorer la géographie d’un plateau tourné vers la salle. Dans le
même temps, la perception de la profondeur ou des distances entre chaque ligne
est alors empêchée puisque le plan le plus proche semble devoir obstruer ceux
plus lointains. La profondeur, en quelque sorte, est écrasée, insaisissable. Cette
répartition déséquilibrée des corps sur la scène produit la sensation d’un espace
encombré. S’opèrent des sortes de condensation.
48
Bourdier Rémi, art. cit., p. 82. Rappelons que Rémi Bourdier nomme longitudes les lignes parallèles
reliant la rampe au fond de scène et latitudes les lignes qui leur sont perpendiculaires.
394 Con forts fleuve
3) Décadrer
Le rapport au quatrième mur est donc instable. Il en sera de même pour les
autres instances de cadrage dégagées par L. Marin : cadre et fond jouent
également le paradoxe. Le cadre de Con forts fleuve constitué par la bordure de
scène est mis à mal dès le début de la pièce. Il perd son caractère de frontière
infranchissable puisque sept interprètes enjambent la rampe pour entrer sur
scène. La délimitation entre scène et salle et la répartition des espaces en sont
ébranlées. Pourtant, le bord de scène semble ensuite constituer une valeur
constante du rapport frontal : les interprètes se tiennent à distance de la bordure
du plateau et occupent un territoire désormais restreint à une parcelle. Le cadre
parvient-il alors à jouer son rôle de bordure rigide et protectrice ? Jamais
parfaitement. Car si la bordure n’est plus jamais franchie, elle disparaît le plus
souvent dans la pénombre. L’éclairage ne rappelle pas sa présence et ne redouble
jamais son pouvoir de délimitation. Persiste une sorte d’indéfinition et
49
Pour Doris Humphrey, la rampe est le lieu possible d’un discours électoral, ou, à l’inverse, de la
comédie ou des opérations de séduction. « Les artistes de variétés passent presque par-dessus bord dans
leur désir instinctif et justifié de se rapprocher du public. », op. cit., p. 92.
50
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 187.
51
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 25.
396 Con forts fleuve
52
Marin Louis, art. cit., p. 67.
397 Con forts fleuve
53
Charmatz Boris, « Notes sous la chorégraphie », Programme de Con forts fleuve, Théâtre de la Cité
Internationale, 9-17 décembre 1999, non paginé.
398 Con forts fleuve
mouvement. Que peut la danse aujourd’hui ? C’est sans doute l’une des questions
que pose cette œuvre.
« Au-delà des problèmes de perception (brouillage, superposition,
occultation, leurre), c’est la question de l’“incarnation” qui est
préoccupante dans cette pièce : jusqu’à quel point peut-on être présent en
s’effaçant, jusqu’à quel point doit-on s’affirmer ou, au contraire, se
dissimuler pour qu’existe le mouvement d’un corps ?54 »
La danse qui se refuse à une exubérance vaine, à une production de gestes aussi
prolifique qu’insensée, oscille entre mouvement et cessation.
« Trois solutions se présentent au danseur contemporain : soit il
participe au défilé, qui ne dit jamais son nom, des bêtes de scène, soit il se
retire de la scène avant-gardiste politiquement correcte, se fait hara-kiri ou
devient yogi en Inde, soit il cherche le vacillement, la fissure, l’essorage,
le tremblement, l’étouffement, l’aplatissement du monument55. »
57
Idem.
400 Con forts fleuve
4) Renversements
58
« La Fonte de l’individu » est un texte publié d’abord dans Ec/artS, n° 1, 1999 et reproduit dans
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 47-48.
59
Ibid., p. 47.
401 Con forts fleuve
public. Car cet horizon est hors de sa vue. Il tourmente et rend inconfortable la
position du public. « Il y a toujours un espace derrière soi, une présence à
l’arrière qui taraude ce qui se manifeste dans le corps, dans la lumière, dans le
son, dans l’espace 60 . » Ce que B. Charmatz a pensé pour ses interprètes se
déplace sur le public.
L’espace de Con forts fleuve ne privilégie pas une direction unique : la spatialité
corporelle fait basculer la préférence pour l’espace avant, les circulations de la
chorégraphie ignorent le plus souvent l’emplacement du public, et la
scénographie même tente de retourner la frontalité du lieu théâtral. Con forts
fleuve tend ainsi vers cet espace sans envers ni endroit. L’œuvre refuse également
la mise en place d’un centre ou même d’un point de référence fixe. Les corps se
superposent, s’occultent les uns les autres dans une mise à mal de la visibilité
mais procèdent également à une sorte de foulage désordonné du plancher ou des
corps qui leur sont proches, tout comme le feutre naît d’un écrasement. S’asseoir
sur l’autre, l’appuyer ou le compresser, l’étreindre puissamment, le malaxer,
60
Ibid., p. 28.
61
Deleuze Gilles, Guattari Félix, « 1440. Le lisse et le strié », Mille plateaux, op. cit., p. 592-625.
62
Ibid., p. 594.
403 Con forts fleuve
63
Ibid., p. 598.
64
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 31.
65
Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, op. cit., p. 595.
404 Con forts fleuve
66
Idem.
67
Ibid., p. 616.
68
Ibid., p. 597-598.
405 Con forts fleuve
La mise à distance fabriquée par Con forts fleuve ne cesse donc, en réalité,
d’osciller avec une nécessaire immersion dans l’œuvre – une immersion que la
pièce attire mais, dans le même temps, repousse le plus souvent. Les frontières
demeurent labiles ; étanches, elles se font soudain poreuses : toutes les barrières
mises en place peuvent s’effondrer dans l’indistinction des frontières. Mais
surtout, le son peut soudain submerger l’espace : lors du bloc sonore, Con forts
fleuve envahit la salle violemment. D’une façon insoutenable, le son transperce
69
Ibid., p. 615 et sq.
70
Charmatz Boris, « Notes sous la chorégraphie », art. cit., non paginé.
406 Con forts fleuve
l’espace, abolissant toute distance. L’intrusion est violente et inattendue : elle fait
basculer dans une nouvelle relation à l’œuvre qui provoque assurément le repli
du public71. Car le volume sonore est intolérable, il atteint des limites difficiles à
supporter. Les frontières explosent et les corps fermés semblent soudain se
déverser monstrueusement. « C’est comme si l’intérieur des corps se déversait
sur scène, il est question de viscères et de sphincters dans cette émission vocale-
là72. » Il y a, dans la profération du premier texte de J. Giorno puis dans le bloc
vocal, quelque chose de l’ordre de « l’élan poétique » dont parle Bernard
Heidsieck, autre poète sonore admiré par B. Charmatz :
« Et c’est alors la poussée, montée de ce magma vers la gorge. La
tension et concentration vers elle de toutes ces lignes et zones de forces,
disparates ou contradictoires, de cette dynamique confuse, de cette masse
brute du poème, repue de chair, de vase et de pépites, engluée d’âme, de
tout et de rien. Et déjà cherche à s’extraire et jaillir, bien qu’en ordre
dispersé, s’entrebousculant, cet embrouillamini d’éclairs et de déchets,
hétérogènes et impatients73. »
71
Boris Charmatz constate que « c’est un temps long qui demeure imposant pour le spectateur. Certains, à
ce moment-là, préfèrent quitter la salle. », Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p 116.
72
Tardif Pascale, op. cit., p. 27.
73
Heidsieck Bernard, « Notes sur le poème-partition D4P (Art Poétique) », Notes convergentes.
Interventions 1961-1995, al dante, « & Critique », Paris, 2001, p. 23 (1ère éd. : Cinquième saison, n° 18,
mars 1963).
407 Con forts fleuve
74
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 26.
408 Con forts fleuve
75
Baudelot Alexandra (entretien avec Boris Charmatz), « Des formes ouvertes et malléables »,
Mouvement, Paris, n° 16, avril/juin 2002, p. 57.
76
Tardif Pascale, op. cit., p. 41-42.
409 Con forts fleuve
77
Le Breton David, Des visages. Essai d’anthropologie, Métailié, Paris, 1992, chp. 4.
78
Le Breton David, op. cit., p. 106.
79
Jacques Aumont remarque qu’au cinéma, dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, le regard du public
se tourne d’abord vers le visage. Le cinéma n’en est pas pour autant dénué de corps. Mais le regard
semble être irrésistiblement et d’abord attiré par le visage. On pourrait faire l’hypothèse que l’art
chorégraphique, celui même qui ne travaille pas nécessairement sur l’expression du visage, n’évite pas
non plus cette fascination pour la face, bien que le corps puisse rapidement prendre le relais de
l’expression. Séminaire commun de Aumont Jacques, Encrevé Pierre, de Fornel Michel, « Mouvement
dans l’image, mouvement des images. Le problème de l’interprétation », Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, Paris, 2002, notes personnelles. Sur le visage dans l’art cinématographique, voir
également Aumont Jacques, Du visage au cinéma, Cahiers du cinéma, « Essais », Paris, 1992.
410 Con forts fleuve
favorisé cet intérêt80. Le voilement du visage dans Con forts fleuve peut alors
effectivement conduire, comme l’imagine le chorégraphe, à renverser l’ordre des
choses en renforçant l’idée de corps. Il tend à mettre au même niveau visage et
corps en réduisant la face à une tête, autrement dit à un volume davantage
marqué par le mouvement – son inclinaison, son orientation, sa rotation – plutôt
qu’à une surface parcourue d’expressions. Le corps n’en est pas pour autant
découvert ; le camouflage, on l’a vu, est complet. Ainsi, paradoxalement, ce
recouvrement total s’accompagne bien d’une intensification de la chair –
intensification produite certainement par « le travail du public » que suppose le
chorégraphe, mais également provoquée et favorisée par la nature de la gestuelle
qui exacerbe les dynamiques en présence. Enfin, parce que cette disparition de la
peau est contrebalancée par la profération de textes « en partie pornographiques,
(…) “bourrés” de corps. Il n’y est question que de bouts de corps,
d’enchâssements corporels, de viande et de nourriture, de personnages dont
l’activité physique est intense, officiers, amants, émeutiers, footballeurs, de
verbes d’action, de matières en transformation81. » Le camouflage n’est donc pas
là pour faire disparaître le corps mais pour le penser autrement. Il tente d’en
réorganiser les logiques. Comme pour l’architecture théâtrale et le dispositif
spectaculaire, on trouve là une mise en tension entre habitudes et transgressions.
La transgression souligne la convention tout en cherchant à la renverser.
L’anonymat des visages exacerbe le mélange sans fin des corps et rend
indécis les sexes en présence. Hommes et femmes se rencontrent dans un
échange étonnant, incongru, permissif, dont les textes de J. Giorno laisseront plus
tard poindre une lecture sexualisée.
« Sept officiers cubains en exil m’ont baisé(e) toute la nuit, des
hommes de type espagnol, grands, élancés, au corps musclé, à la peau
mate et lisse et aux cheveux et aux poils luisants comme du charbon
mouillé. Je me suis fait enculer je ne sais combien de fois dans toutes les
positions imaginables. A un moment donné, ils ont formé un cercle autour
80
Simmel Georg, « La Signification esthétique du visage » (1901), La Tragédie de la culture et autres
essais, Rivages Poches, « Petite Bibliothèque », trad. de Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, 1988,
p. 142-143 : « les tendances à voiler le corps ont fait du visage le seul représentant de la figure humaine ».
81
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 119.
411 Con forts fleuve
de moi et il m’a fallu ramper de l’un à l’autre pour les sucer jusqu’à ce
qu’ils bandent tous82. »
Le caractère pornographique du texte donne à voir autrement les prises entre les
interprètes – souvent par l’entrejambe –, les corps encastrés, les frottements, les
heurts. Le retournement du corps (le pantalon sur le visage) contribue à la
confusion – confusion de répartition des organes et d’usages du corps. Le
renversement du lieu et des spatialités semble alors déteindre sur le corps et ses
pratiques. Le recouvrement du visage rapproche encore davantage le sexe du
visage, comme le souligne D. Le Breton. Haut et bas, visage et sexe se
confondent. La nature violente et provocante du texte énoncé en boucle, sur un
ton souvent neutre, parfois hystérique, constitue pour l’auditeur, comme le
reconnaît le chorégraphe, « un ovni gênant, inconfortable dans la pièce83. » Le
déplacement du contexte des années soixante, de l’art contestataire et de la
libération sexuelle, dans une œuvre d’aujourd’hui produit un malaise évident. Le
chorégraphe souligne que, frappés d’interdits à l’époque, ces textes demeurent
difficiles à assumer aujourd’hui : « ces textes ne sont donc là que pour poser des
problèmes toujours actifs aujourd’hui, et qui tiennent à la question de la norme,
de sa transgression et de son invention 84 . » J. Giorno vient ainsi redoubler
l’interruption de la loi que constituaient déjà l’incertitude des frontières et la
disparition des visages. Si la frontière contient les excès, sa nature labile, dans
Con forts fleuve, inquiète. Si le visage se fait le garant de la loi sociale, son
recouvrement laisse libre court à tous les débordements : débordements du corps
et transgressions assaillent alors l’œuvre de toute part, déstabilisant les lois
qu’elle tente elle-même de s’imposer et balayant allègrement toute convention.
Con forts fleuve, alors, tient du carnavalesque. De cette fête éminemment
paradoxale et transgressive, la pièce retrouve la pratique du renversement, un
affranchissement provisoire des vérités et des lois dominantes, une abolition des
rapports hiérarchiques ou des règles et tabous, une tension entre vie et mort,
82
Extrait de Pornographic Poem, op. cit., reproduit dans Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit.,
p. 120.
83
Ibid., p. 119.
84
Ibid., p. 120.
412 Con forts fleuve
85
Sur le carnaval, voir par exemple, Bakhtine Mikhaïl, L’Œuvre de François Rabelais et la culture
populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, Gallimard, « Tel », Paris, 1970, trad. Andrée Robel.
« Le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du
pouvoir existant. », p. 18. Ou Aslan Odette, Bablet Denis (dir.), Le Masque, du rite au théâtre, CNRS,
« arts du spectacle », Paris, 1985.
86
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 25.
87
De Panafieu Bruno, « La Pratique du masque, le carnaval, l’hôpital, la recherche de soi », in Aslan
Odette, Bablet Denis (dir.), op. cit., p. 273.
413 Con forts fleuve
88
Bakhtine Mikhaïl, op. cit., p. 15.
89
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 119.
90
Charmatz Boris, « Notes sous la chorégraphie », art. cit., non paginé.
414 Con forts fleuve
94
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 120.
95
Tardif Pascale, op. cit., p. 49.
416 Con forts fleuve
96
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 120.
417 Con forts fleuve
101
Aumont Jacques, op. cit., p. 155.
102
Kruschkova Krassimira, « Dance interrupts the visible. From the lecture series ob?scene at the Tanz
quartier Wien », Maska. Performing Arts Journal, Ljubljana, Vol. XVIII, n° 5-6, summer-autumn 2003,
p. 35 : « Perhaps the political in dance can be imagined by destabilizing an ideology of the visible as
supposed totalising transparency. », et p. 36 : « Contemporary dance makes the real permanently doubt its
visibility. »
103
Pascale Tardif écrit alors : « Il faudrait accepter d’être emporté et immergé dans ce fleuve plutôt que
de vouloir nager et de se déplacer d’un point à un autre. », op. cit., p. 42. Evoquant les discussions avec le
public après une représentation, Boris Charmatz témoigne également de la diversité des interprétations :
« A la fin de ce tour de table, dans les contrastes saisissants de toutes ces perceptions personnelles, il m’a
semblé qu’on commençait à avoir une idée panoramique assez juste de cette pièce, une idée de ses effets
sur des spectateurs, des danseurs et encore quelques fantômes. Une idée éclatée en tout cas et que
personne ne pouvait formuler seul. », Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 182.
419 Con forts fleuve
La question du visible est bien au cœur de Con forts fleuve. Elle réunit les
différentes pistes ouvertes par l’œuvre : le recouvrement, le camouflage, le
pornographique, l’effacement du visage, le déséquilibre de l’architecture, la
déstructuration des espaces, le renversement des spatialités, le décadrage. Ces
axes concernent toujours les modalités du regard et de la perception, qu’il
s’agisse de mettre à mal les possibilités de percevoir ou d’insister sur des
dispositifs de visibilité. S’interroger sur le lieu théâtral et sur les modalités de la
représentation conduit à explorer la question du visible en traversant des
extrêmes : la référence au pornographique, dont le récit pourrait conduire à un
voyeurisme évident, est contrebalancée par une sorte d’évidement du texte,
d’aporie du sens, mais, plus généralement, par un refus systématique du plaisir et
des procédés de séduction propre à l’art spectaculaire. Le recouvrement qui
caractérise les différentes strates de l’œuvre participe de ce rejet des pratiques
narcissiques et séductrices. Loin d’instaurer une situation voyeuriste où l’on
verrait sans être vu, Con forts fleuve travaille à rendre ce voir également difficile
pour le public. La pièce désamorce donc des mécanismes trop faciles et pointe,
au passage, le risque du spectaculaire : les arts de la scène frôlent le danger
toujours imminent de tomber dans les facilités de la fascination, de la
manipulation, de la séduction, de l’exhibitionnisme narcissique, d’un rapport
spéculaire aliénant… On retrouve là un souci déjà exprimé par Y. Rainer avec
104
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 188.
420 Con forts fleuve
105
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 81. Pascale Tardif parle également d’une danse inédite
reposant sur une image du corps dégradée : « Ces danseurs ne se donnent pas à voir sous une forme
glorieuse : corps butant sur d’autres corps, asphyxiés, mal-voyants, muscles tétanisés par une acidité
croissante puisqu’ils respirent l’air qu’ils rejettent... Cet inconfort fera peut-être naître une danse inédite,
celle qui puisera ses ressources dans un lieu jusque-là inconnu d’eux-mêmes. », op. cit., p. 20.
106
Laurence Louppe, « Boris Charmatz, la communauté à venir », art. cit., p. 46 et 48.
421 Con forts fleuve
2) Béance
Dans son analyse des voix de Con forts fleuve, P. Tardif démontre bien le
caractère paradoxal, ambivalent, de ce bloc sonore où l’expérience des « limites
d’intensité (en décibels), de timbres (recherche de timbres extrêmes par blocage,
compression, etc.), de hauteurs (essentiellement l’aigu), de durée (sons maintenus
longtemps dans le bloc)108 » n’aboutit à aucune claire résolution. Là encore, les
contrastes se heurtent, empêchant de dessiner une direction nette. Tout comme
dans le texte de J. Giorno, on retrouve « toutes ces lignes et zones de forces,
107
Tardif Pascale, op. cit., p. 68.
108
Ibid., p. 86.
422 Con forts fleuve
109
Heidsieck Bernard, art. cit., p. 23.
110
Tardif Pascale, op. cit., p. 13.
111
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 171.
423 Con forts fleuve
s’abattre sur la scène, cette fin n’explique rien. Elle se refuse à démêler les
raisons et les fins.
Chaque période de la pièce est teintée de cet insolite. L’attitude et la tâche
à laquelle les interprètes semblent être assignés s’imposent par la conviction du
geste et la densité violente et intense d’une résolution obstinée, sans que l’on
parvienne pourtant à en éluder les motivations sourdes ni le dessein ; « ces corps
contraints se débattent dans des tâches sans résolution. L’énergie dépensée est
foncièrement improductive. Elle n’est pas transformée, développée, recyclée
mais plutôt ressassée, circulaire, sans issue. Elle se déplace mais ne se résout
pas112. » Rien ne semble vouloir se construire. « Toutes ces couches, sonores,
musicales, et vocales, alliées aux strates de lumière d’Yves Godin, ont à vrai dire
quelque chose de géologique : opération de forage dans la densité des corps pour
en sonder la béance physique, enfouissement de la vision dans l’épreuve d’une
présence qu’aucune représentation ne saurait contenir113. » La danse et le texte
adoptent une énergie circulaire qui peu à peu semble tourner à vide. La
circularité hésite entre l’explosion et l’anéantissement. Alors que Con forts fleuve
paraît se gonfler, s’intensifier, pour exploser dans le bloc sonore, dans le même
temps elle se creuse, s’efface dans la répétition du même sans parvenir à rien :
tente-t-elle d’expulser un trop plein ou de combler un vide qui la hante peut-
être ?
Con forts fleuve se débat avec ce vide qui l’assaille. La mise à mal du
visible par la déconstruction des spatialités théâtrales, scéniques,
chorégraphiques et corporelles conduit à un dépeçage, de l’ordre d’une béance.
Con forts fleuve donne alors à voir une noyade sans fin, un brouillage, une
dissipation de la forme, doublée d’une lutte infinie, d’une résistance au vide.
C’est bien par l’affirmation du fond tonique – de l’énergie, des densités – que
l’on cherche à s’extirper du tourbillon du vide : le fond tonique des interprètes
tente d’imposer son rythme et sa puissance au brouillage des repères. Mais
112
Tardif Pascale, op. cit., p. 48.
113
Adolphe Jean-Marc, « Vacance de la contention », Mouvement, Paris, n° 16, avril/juin 2002, p. 51.
424 Con forts fleuve
encore, les arrêts, les immobilités, les heurts, sont autant d’affirmation d’une
résistance à un flot qui submerge, à un spasme qui envahit, à un paysage sans
fond ni structure. « Assez souvent, la danse est interrompue par des brèches, par
des “actions immobiles”, qui “perforent” au lieu de performer. (…) Les “arrêts”
en danse doivent être pensés comme une démultiplication du présent, dans lequel
la présence apparaît comme une interruption – bien sûr, potentielle – du réel,
comme une résistance au réel114 ». Con forts fleuve perfore alors le lieu théâtral,
le tissu scénique, et la trame chorégraphique. Mais cette résistance démantèle
dangereusement les spatialités, comme le sens. La pièce, sans cesse, frôle
l’inanité. L’obstination du mouvement ne parvient que difficilement à échapper
au rythme inexorable de la déconstruction mise en place. Rien ne semble pouvoir
combler la vacuité et la vanité de l’être et les actions semblent alors toujours
davantage creuser le vide. Ces manques ne sont pas des suspens que le public
viendrait emplir, mais l’expression d’un néant profond et infini. Aussi, les
accents de Con forts fleuve, loin de colmater l’ensemble, semblent-ils percer
davantage le tissu de l’œuvre. Le solo de C. Legrand ouvre ainsi une brèche, une
énigme, que rien ne rattache à l’ensemble. Aucune géographie ne surgit de
l’apparition du territoire côté jardin. Cet espace demeure inexorablement détaché
du reste du plateau, séparé par un abîme quasiment palpable. L’isolement reste
entier et ne rencontre que l’indifférence des autres protagonistes. Le retour de la
danseuse côté jardin, de même, ne provoque aucun événement. Con forts fleuve
est sans géographie et sans lieu : aucune mémoire ne semble s’attacher aux
espaces, aucun trajet, bien que répété, ne souligne le souvenir d’un passé proche.
Seuls s’affirment le présent et l’actuel aux dépens d’une construction, d’une
histoire, d’une mémoire. La tête frappée contre le sol n’annonce rien, pas plus
que la répétition de cet acte. La répétition de modules dans la partition
chorégraphique de chacun renvoie alors à l’ignorance d’un geste oublié sitôt
114
Kruschkova Krassimira, art. cit., p. 37. « Quite often, dance is interspersed with gaps, with “still acts”,
which “perforate” instead of performing. Here, “stills” in dance should be imagined as a different
multiplication of the present, in which presence appears as an – of course, potential – interruption of the
real, as a resistance to the real » L’auteur traite ici des arrêts dans Le Dernier spectacle de Jérôme Bel
(Paris, 1998). Il semble pertinent de rapprocher cette analyse de Con forts fleuve, qui, de même, travaille
à interrompre le flux de l’œuvre.
425 Con forts fleuve
qu’ébauché. On peut y lire une sorte d’obsession vaine. La répétition rime alors
avec une dissémination du sens, une évanescence. L’ambiguïté de l’œuvre repose
aussi sur cette répétition incessante. « Il ne s’agit pas seulement d’une théorie de
la polysémie, de la classique ouverture du sens mais d’une dissémination 115 » du
sens par la répétition et la récurrence.
La pièce est à l’image d’un titre qui résonne comme un hiatus. Con forts
fleuve : rien ne vient sceller les trois termes exposant alors la béance qui les
sépare. Interruption, coupure, lacune. Le solo de C. Legrand dessine clairement
ce vide qui sépare les espaces et la discontinuité première du lieu. Le plateau
présente, en cet instant, une trouée évidente qui, ne donnant lieu à aucun passage,
affirme un vide que l’espace accidenté, discontinu et nerveux à cour, présageait
déjà : le vide chaotique né de l’indécision sur la nature de ces présences ;
l’évidement de relations qui ne tiennent pas, qui ne prennent pas, malgré les
agrippements, les enlacements et les heurts. Le bloc vocal peut alors apparaître
comme la tentative désespérée de remplir ce vide. De le calfeutrer. Le texte
pornographique, est, lui aussi, l’histoire d’une sexualité par remplissage,
l’histoire de vides à combler. Pourtant, le trop-plein qu’impose soudain le bloc
vocal est tout aussi excessif, insupportable. Il déborde sur le public d’une façon
tout aussi insoutenable que la vacance ou la vanité. Et dans le même temps, la
nature désordonnée des cris échoue à remplir ce vide.
« C’est comme si l’expression paroxystique des qualités de sons et
d’organisations des sons conduisait dans le bloc à une sorte de saturation,
d’épuisement et faisait basculer vers des qualités contraires par
anéantissement. Un trop plein d’intensités, de timbres, de matières
superposées pouvant créer un vide paradoxal, une disparition de la qualité
présente et du même coup son inscription en négatif. Une surexposition
convoquant son altérité sous-exposée116 ».
115
Kruschkova Krassimira, art. cit., p. 38. « It is not only about the theory of polysemy, about a classic
pluralizing of sense, but about a dissemination ».
116
Tardif Pascale, op. cit., p. 51.
426 Con forts fleuve
Si Con forts fleuve refuse la cicatrisation des espaces, c’est bien pour mettre en
évidence ce vide qui happe les corps et le sens.
117
Adolphe Jean-Marc, « Vacance de la contention », art. cit., p. 51.
427 Allers et retours
8 . Allers et retours
1
Pour reprendre le titre de Goffman Erwing, op. cit.
2
Nous reprenons cette métaphore à Isabelle Launay, qui l’emploie dans une analyse critique de la
pédagogie en danse, dans la relation qui s’instaure à l’Autre dans la formation du danseur, et examine
plus largement la construction des représentations du corps dans l’histoire de la danse : « Le problème est
de savoir pourquoi aujourd’hui nous nous imaginons avoir accès au plaisir de danser et de regarder danser
à travers de tels dispositifs disciplinaires ? (…) Dans un cours de danse quel qu’il soit, une intercorporéité
très forte entre en jeu, qui n’est pas sans s’apparenter à ce qu’on nommera, au choix, “ transe ”,
“ hypnose ”, “ transfert ”, “ induction ”, “ suggestion ”, voire, par métaphore, “ cannibalisme ”. » Launay
Isabelle, « Le Don du geste », Protée, Québec, vol. 29 n° 2, automne 2001, p. 94. L’auteur conclut sur la
nécessité de prendre en compte l’histoire individuelle et collective du danseur afin d’être attentif à la
construction identitaire : « modifier cet ordre identitaire, c’est aussi espérer toucher à l’ordre politique
428 Allers et retours
Cette logique dépend, on l’a vu, d’habitudes culturelles que le contexte théâtral –
par son architecture, par son protocole – peut favoriser et ré-activer ; pourtant, si
l’on considère que le public n’est pas une entité préexistante mais qu’il se forge
tout entier. Ne pas en tenir compte, c’est participer à l’exploitation des corps dansants en tant que
producteurs de signes à consommer, ou d’objets de discours. C’est participer au commerce et à
l’idéologie spectaculaire qui en recouvre les forces. », p. 96.
3
Maldiney Henri, A l’écoute de Henri Maldiney, à propos de corps et architecture, art. cit., p. 19.
4
D’Amelio Toni, op. cit., p. 86.
429 Allers et retours
face à l’œuvre, ce n’est pas tant « ce en quoi consiste le regard du public » qu’il
faut tenter de comprendre, que les conditions d’apparition d’un tel regard,
autrement dit, la nature de la proposition artistique qui y conduit et le contexte –
en particulier spatial et visuel – qui lui permet de surgir. T. D’Amelio poursuit :
« muni de ce savoir, le danseur sera mieux à même de pouvoir chorégraphier sa
propre interaction avec les spectateurs, qu’elle s’exprime en terme de résistance à
l’égard de leurs catégories ou bien qu’elle coïncide avec leurs valeurs5. » Les
œuvres précédentes tentent de rompre le processus de fascination qui menace les
arts de la scène en pétrifiant le public et en réduisant, d’autre part, l’œuvre à un
objet figé. La façon de penser son public fait retour sur l’œuvre : si celle-ci
permet au public de ne plus être médusé ni hypnotisé par elle, mais d’accepter
d’être réinventé, il engagera une relation critique à même de déployer la richesse
d’une œuvre. Il en dévoilera les sens et les questionnements, plutôt que de la
ramener à une affaire entendue, plutôt que de la réduire à un lisible inoffensif,
rassurant. S’instaure ainsi un équilibre réciproque entre l’œuvre et son public,
dont X. Le Roy, Y. Rainer, O. Mesa, B. Charmatz et M. Cunningham entendent
jouer pleinement.
Comment donner son corps (sa danse) à voir ? Comment éviter les pièges
d’une séduction facile ? Comment sortir du voyeurisme et de son pendant, le
narcissisme ? Chacune à leur façon, les œuvres de ce corpus répondent à cette
recherche. Comme l’écrit RoseLee Goldberg pour l’art de la performance depuis
les années soixante, l’œuvre « ne vise que rarement à séduire son public mais
cherchera plus vraisemblablement à démêler et analyser de manière critique les
techniques de la séduction, tout en déconcertant ses spectateurs, plutôt que de
proposer à ses derniers une mise en scène ambiguë du désir6. » Il s’agira donc
d’user de pratiques déceptives, de surprendre des attentes, en modifiant la façon
de se présenter sur scène. Il s’agira donc de changer les conditions de la
5
Idem.
6
Goldberg RoseLee, Performances. L’art en action, Thames & Hudson SARL, Paris, 1999, trad.
Christian-Martin Diebold (Performance, Live art since the 60s, Thames & Hudson, Londres, 1998), p. 13.
430 Allers et retours
visibilité, ou de modifier les pratiques du corps afin d’en déplacer les logiques
géométriques ou figuratives.
Self-Unfinished, on l’a vu, déroute le visible. Le solo travaille à organiser
les conditions de sa perception et à éviter d’être dévoré par le regard du public ; il
suscite des images qu’il revient au public de fabriquer, de déployer. J. Bel se sent
pourtant « voyeur » : « le plus déstabilisant de l’affaire, c’est qu’en tant que
spectateur nous avons l’impression d’être les voyeurs, les regardeurs qui génèrent
ces images, ou, disons, qui les reconnaissons, dans le miroir que nous tend le
corps exposé de Xavier Le Roy 7 . » Mais c’est bien parce que X. Le Roy
considère son public dans une attitude active et productive d’images, parce que
dans le même temps il déroule ses propres rythmiques et dynamiques
indépendamment d’une considération sur les effets précis de son action sur le
public, qu’il parvient, nous semble-t-il plutôt, à écarter tout voyeurisme. Chaque
partie travaille ensemble tout en conservant sa part d’indépendance. Parce que
l’artiste « compte sur le spectateur pour faire proliférer ses possibilités 8 », le
public est dans une position fondamentalement inventive, loin d’une simple
fascination voyeuriste. C’est bien par ce trouble du visible que Self-Unfinished
pare à tout voyeurisme et narcissisme : le soliste a besoin de son public pour, en
quelque sorte, compléter son œuvre, et le public ne peut se contenter d’observer
mais doit véritablement regarder9. Le visuel que fait surgir Self-Unfinished, au
détour d’une figure défigurée, est alors un moyen, pour l’œuvre et son interprète,
d’échapper à une relation cannibalique (c’est-à-dire « aux fantasmes ou angoisses
de dévoration [qui] prédominent dans la relation d’un sujet à un objet dont il
cherche à incorporer les propriétés sur un mode identificatoire10 »).
7
Bel Jérôme, « Qu’ils crèvent les artistes ! A propos de Self-Unfinished de Xavier Le Roy », art. cit.,
p. 95.
8
Idem.
9
On aura noté, dans la citation précédente, que Jérôme Bel utilise indifféremment le terme de « voyeur »
et « regardeur ». Idem.
10
Définition de l’Encyclopédie universelle Larousse, L’intégrale, DVD rom, 2002.
431 Allers et retours
fragmenté, dé-coordonné, disparate est une réalité inouïe qui contrevient à toute
représentation flatteuse du moi. C’est le bouleversement d’une géographie
corporelle chez X. Le Roy ou B. Charmatz : le haut s’inverse avec le bas, le
corps perd ses contours, les volumes sont disproportionnés et déformés par le
costume, les visages s’absentent. Y. Rainer, quant à elle, désoriente par des
coordinations inhabituelles du mouvement ; sa géographie corporelle est
bouleversée tant par ces rapports incongrus que par une sorte d’égalisation de
chacune des zones du corps : la défiguration passe par un nivellement de
l’importance accordée aux différentes parties du corps. Cette défiguration subtile
ne relève en rien d’une tératologie : du monstre, ces œuvres ne retiennent pas la
laideur ni le caractère effrayant qui réduirait l’interprète à un objet de curiosité ou
d’angoisse, à une « victime innocente (…) du voyeurisme des gens normaux11 »,
tels les monstres de cirque ou monstres de foire ; mais elles en retiennent le
caractère insolite. La représentation déroutante du corps fait chanceler les
savoirs et éloigne d’un simple voyeurisme au profit d’un conflit de sens et d’un
dessaisissement. Le public hésite entre la perception certaine d’une figure à
morphologie humaine, et celle troublante d’une défiguration sans nom. La
défiguration trouble le visible au point de frôler l’invisible, par une tension vers
la disparition. X. Le Roy, ainsi, parfois, s’évanouit. Y. Rainer prend le risque
d’une danse impossible à voir, qui peut-être « échappe quasiment à la
perception12. » Les interprètes de Con forts fleuve disparaissent dans le brouillage
et le recouvrement sans contours de masses sans visage. C’est bien par le
questionnement de chacun de ces chorégraphes sur les modalités d’une
(re)présentation du corps – ce que B. Charmatz nomme l’incarnation – que
l’œuvre résiste à l’apparition pour tendre vers la disparition, vers l’effacement.
« Au-delà des problèmes de perception (brouillage, superposition,
occultation, leurre), c’est la question de l’“incarnation” qui est
11
Ardenne Paul, L’Image corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, éditions du regard, Paris,
2001, p. 380. Paul Ardenne montre les rapports du monstre à la scène et les liens qu’entretient l’art avec
la monstruosité : « Nombre d’images corps, au 20e siècle, vont ainsi se prévaloir d’une “monstruosité”
mais auto-instituée, celle-là, par des artistes que fascine le monstre ou ce qu’il signifie, et revendiquée par
eux à toutes fins de faire valoir que le corps en soi est construction aberrante, réalisation erratique ou
ratée. »
12
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 99.
432 Allers et retours
préoccupante dans cette pièce : jusqu’à quel point peut-on être présent en
s’effaçant, jusqu’à quel point doit-on s’affirmer ou, au contraire, se
dissimuler pour qu’existe le mouvement d’un corps ?13 »
B. Charmatz exprime là une question centrale qui hante les différentes œuvres
analysées précédemment. S’affirmer ou se dissimuler, apparaître ou s’effacer
constituent l’alternative à laquelle s’articule la mise en place de spatialités en
résistance au lisible. C’est pourquoi, alors, l’interprète ne surgit pas clairement,
ni ne fait l’objet d’un exhibitionnisme auquel répondrait le plaisir facile envers
une curiosité : la défiguration chorégraphique ne s’expose pas. Elle décompose,
au contraire, les conditions d’une exposition et met en faillite les modalités de sa
propre visibilité. Elle est une construction visuelle et kinesthésique qui perturbe
les représentations de la réalité.
13
Charmatz Boris, Launay Isabelle, op. cit., p. 26.
433 Allers et retours
14
Schneider Rebecca, « Unbecoming solo », art. cit.
434 Allers et retours
que les œuvres de notre corpus mettent en doute. « Plus c’est public, plus c’est
privé », suggère O. Mesa : le moi se construit dans un aller et retour constant
avec son contexte, dans une relation intense avec un public qui recompose et
déploie le sujet.
« Le rejet de l’illusionnisme implique un désaveu fondamental de
la notion de conscience constitutive et de tout “langage protocolaire” d’un
Moi privé : c’est le refus tout à la fois d’un espace précédant l’expérience,
qui attendrait passivement d’être occupé, et d’un modèle psychologique
dans lequel le Moi se trouve déjà pourvu de significations avant tout
contact avec le monde extérieur15. »
Les œuvres ici étudiées entendent bien revisiter le lieu, c’est-à-dire l’habiter – par
résistance ou friction –, plutôt que de se résoudre aux lois qu’ils tentent
d’imposer : un dialogue présent avec ce lieu demeure possible qui en réorganise
les logiques et redéfinit, dans le même temps, la pensée de l’espace, la pensée du
sujet et celle de la relation au public. Le sujet se construit face au public, c’est-à-
dire dans une rencontre avec cette collectivité que l’œuvre constitue tout en
s’affirmant réciproquement face à elle.
15
Krauss Rosalind, « Sens et sensibilité », L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes,
op. cit., p. 40.
435 Allers et retours
18
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 233.
437 Allers et retours
19
Rainer Yvonne, « La Pensée musculaire », art. cit., p. 95.
438 Allers et retours
20
Ardenne Paul, op. cit., p. 442.
439 Variations V
1
« In my choreographic work, the basis for the dances is movement, that is, the human body moving in
time-space. (...) So in starting to choreograph, I begin with movements, steps, if you like, in working by
myself or with the members of my company, and from that, the dance continues. », Cunningham Merce,
« Choreography and the Dance », in Celant Germano (dir.), Merce Cunningham, Charta, Milano, 1999, p.
42 (1ère éd. : in Rosner Stanley, Abt Lawrence E., The Creative Experience, Grossman, New York, 1970),
(trad. : Dans mon travail chorégraphique, la base des danses est le mouvement, c’est-à-dire, le corps
humain se mouvant dans l’espace-temps. (…) Donc au début d’une chorégraphie, je commence avec des
mouvements, des pas, si vous préférez, en travaillant seul ou avec les membres de ma compagnie, et à
partir de cela, la danse continue.)
2
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, Pierre Belfond,
« Entretiens », Paris, 1988 (1ère éd. 1980), p. 187.
441 Variations V
3
Siegel Marcia B., « Come in, earth. Are you there? (1970) », in Kostelanetz Richard (dir.), Merce
Cunningham. Dancing in Space and Time, a capella books, Chicago Review Press, 1992, p. 72 (1ère éd. :
At the Vanishing Point, Saturday Review Press/E. P. Dutton, New York, 1972) : « The audience does
have to find its own specific metaphors and relationships, but each piece usually has an overall sensibility
that is apparent to everyone. »
442 Variations V
4
C’est la perspective adoptée par Roger Copeland, dans son tout récent ouvrage sur Merce Cunningham :
chacun des chapitres aborde la façon dont le chorégraphe « modernise la danse moderne » et s’oppose
systématiquement à une tradition moderne incarnée par Isadora Duncan et Martha Graham. Copeland
Roger, Merce Cunningham. The modernizing of modern dance, Routledge, London, 2004.
444 Variations V
spatialités figurées. Car il n’est pas dit que la révolution cunninghamienne ait
réellement eu lieu, qu’elle ait réellement “libéré” l’espace théâtral de ses entraves
archaïques5. » Il paraît donc important de souligner l’actualité, toujours vive, de
la secousse que suscitent, à bien des égards, ses créations… ce que ces larges
perspectives historiques tendent à effacer : leur esprit d’apologie, construit autour
de l’idée de rupture et de révolution, établit, en quelque sorte, un nouvel ordre
esthétique, banalisé, non séditieux, qui récupère et normalise le ferment de
révolte que contient toujours la création cunninghamienne. Choisir de se pencher
sur un objet d’étude plus restreint – une seule œuvre – c’est alors tenter
d’échapper aux revers d’une visée historique oublieuse et du présent et des
contradictions. Car, il faut également le souligner, cette histoire à grands pans
gomme les aspérités que constitue chaque œuvre, alors même que M.
Cunningham explore le champ du chorégraphique de façon non monochrome,
revenant, par ses œuvres, sur ses affirmations, refusant tout dogmatisme,
privilégiant la diversité des expériences. L’on constate qu’il n’hésite pas à
détourner, parfois, les principes qu’il a si clairement exposés : pour exemple,
l’affirmation de l’abandon de lien à tout thème, à tout argument ou référent du
mouvement dansé (« la conception de la danse vient à la fois du mouvement et
est dans le mouvement. Il n’y a pas de référence en dehors de cela 6 . ») sera
démentie par une pièce comme Second Hand (1970) où M. Cunningham
représente la mort de Socrate7, ou par Walkaround time (1968) où un solo du
chorégraphe fait clairement référence au Nu descendant un escalier de Marcel
Duchamp, et où, plus généralement, la pièce joue de clins d’œil à l’histoire de
5
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 184.
6
Et : « Une danse donnée n’a pas son origine dans quelque pensée que je pourrais avoir au sujet d’une
histoire, d’une atmosphère, ou d’une expression ; plus exactement, les dimensions de la danse résident
dans son activité même. », Cunningham Merce, « Choreography and the Dance », art. cit., p. 42 : « The
ideas of the dance come both from the movement, and are in the movement. It has no reference outside of
that. A given dance does not have its origin in some thought I might have about a story, a mood, or an
expression; rather, the proportions of the dance come from the activity itself. »
7
Brown Carolyn, in Klosty James, Merce Cunningham, Limelight Edition, New York, 1986 (1ère éd.
Saturday Review Press/E. P. Dutton, New York, 1975), p. 25. L’interprète raconte sa peur, durant une
représentation, devant le visage peiné et angoissé de Merce Cunningham ; John Cage la rassure alors : à
ce moment-là de la pièce, le chorégraphe se prépare à la rencontre de Socrate avec sa mort.
445 Variations V
et les processus qui l’habitent. « Nous avons rejeté l’idée de l’art comme objet
pour considérer l’art comme processus11 », rappelle J. Cage. La génération dite
postmoderne prolongera et affirmera cette nouvelle façon de définir l’œuvre,
insistant sur les structures et modalités de création, jusqu’à développer la
composition instantanée qui, bien souvent, exacerbe la mise en évidence des
processus. Pourtant une telle analyse a comme omis de traiter des effets produits,
estompant l’échange, la rencontre, caractéristiques de l’art vivant. Que provoque,
que suscite l’œuvre ? L’orientation de cette critique témoigne en creux de
l’évitement d’une question qui n’est pas indifférent à la posture prise par M.
Cunningham. Car la rencontre et la relation sont l’objet même d’un dynamitage
qui touchent aux différents niveaux de l’œuvre chorégraphique : s’opère une
interrogation systématique des rapports – entre danse, scénographie et musique,
entre les collaborateurs (plasticiens, musiciens, danseurs, chorégraphe), entre les
interprètes. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre se présente à un public ;
l’ignorer, c’est contourner la question. Quelle nature pourra prendre l’échange
avec un public d’une œuvre dont la philosophie centrale tente de se défaire de
toute relation ? Tel est le nœud de cette étude.
11
Brunel Lise, « Avec John Cage », L’Avant-scène Ballet Danse, « Merce Cunningham John Cage »,
Paris, n° 10, sept.-nov. 1982, p. 71.
447 Variations V
A – La singularité de Variations V
12
Si Merce Cunningham a pu faire appel à d’autres compositeurs, c’est John Cage (1912-1992) qui a
composé la majorité des musiques pour ses œuvres et qui est le conseiller musical de la compagnie
jusqu’à sa mort en 1992 ; David Tudor (associé à la compagnie dès les années quarante) lui succédera
jusqu’à sa mort en 1996 où Takehisa Kosugi (musicien de la compagnie depuis 1976) est nommé
directeur musical. On notera que le chorégraphe utilise de nombreuses fois la musique d’Erik Satie
(Idyllic Song, 1944 ; Le Piège de Méduse, The Monkey Dances, 1948 ; Two Steps, 1949 ; Rag-Time
Parade, Waltz, 1950 ; Epilogue, 1952 ; Septet, 1953), mais aussi qu’il travaille régulièrement avec
Christian Wolff, Gordon Mumma, David Behrman, Earle Brown ou Pierre Schaeffer et Pierre Henry.
448 Variations V
13
Cette chronologie ponctuée en période ne rend pas compte de quelques exceptions ; par exemple,
Second Hand, en 1970, est conçue, comme dans les années quarante, d’après la phraséologie de la
partition musicale de John Cage Cheap Imitation (une imitation du Socrate d’Erik Satie, dont John Cage
n’a pas obtenu les droits, et qui en reproduit la phraséologie).
14
Les compositeurs ont eu une influence très grande sur la pensée de la composition en danse ; le cours
de composition chorégraphique leur est souvent confié (Louis Horst à la Denishawn, au Neighborhood
Playhouse, ou à la Juilliard School, John Cage ou Robert Ellis Dunn au studio Merce Cunningham,
Fernand Schirren à Mudra ou PARTS…). Louis Horst (1884-1964) joue un rôle central pour la
conception de la composition de la danse moderne (il travaille avec Martha Graham, Doris Humphrey ou
Anna Sokolow), insistant sur la nécessaire rigueur de la composition dont les règles s’inspirent de celles
449 Variations V
Dès les années cinquante, cette structure rythmique se réduit à une durée
globale que le chorégraphe indique au compositeur (Antic Meet, 1958) ; la
métrique et la mesure sont abandonnées, dans la danse comme dans la musique
(Suite for Five in Time and Space, 1956) et la danse apprend à ne se baser que
sur sa propre conscience du temps, en l’absence de tout repère musical. Le
chronomètre devient, pour la danse comme pour la musique, le moyen de
contrôler le temps. La danse et la musique relèvent alors d’un processus de
composition comparable reposant sur l’usage de l’aléatoire : J. Cage, fortement
influencé par le Livre des transformations, le Yi-King (traduit en 1950 en
anglais), renoue en effet avec l’esprit des dadaïstes et de M. Duchamp. De la
même manière, (par exemple pour Sixteen Dances for Soloist and Company of
Three, 1951), M. Cunningham pourra déterminer le temps (vitesse et durée),
l’espace (niveaux, trajets et orientations), le nombre de danseurs, l’ordre des
séquences, la succession et les coordinations du mouvement, par procédés
aléatoires (contrairement à J. Cage, il ne laissera que rarement place à de
l’indéterminé, excepté pour quelques rares pièces comme Story, 1963). Le
chorégraphe déclare alors, qu’il n’a plus besoin de connaître la musique (ni
même sa structure) à l’avance et que les danseurs (c’est devenu un mythe)
des suites musicales (15ème- 17ème siècles). Sur ces questions, voir : Horst Louis, Russel Carroll, op. cit. ;
Nouvelles de danse, « La Composition », Contredanse, Bruxelles, n° 36/37, automne-hiver 1998.
15
Cunningham Merce, « La Fonction d’une technique pour la danse (1951) », in Vaughan David, Merce
Cunningham. Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 61 (1ère éd. : « The Function of a Technique for
Dance », Sorrel Walter (dir.), The Dance has many Faces, World Publishing Company, New York,
Cleveland, 1951.)
450 Variations V
16
L’indépendance entre musique et danse s’affirme avec virulence dans les déclarations des deux artistes,
mais cette entorse à la règle laisse à penser des comportements moins catégoriques. Ainsi, David
Vaughan note que les danseurs de Suite by chance (1953), malgré les dires du chorégraphe, se repèrent
aussi sur la musique. Vaughan David, Merce Cunningham. Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 69.
La critique s’est souvent penchée sur le rapport danse et musique, (rendant compte des procédés, plutôt
que de leurs effets) ; on trouvera des descriptions des différentes modalités de collaboration dans : Brown
Earle, Charlip Remy, Preger Simon Marianne, Vaughan David, « The forming of an esthetic : Merce
Cunningham and John Cage. A Symposium (1985) », in Kostelanetz Richard (dir.), op. cit., p. 48-65
(1ère éd. : Ballet Review, New York, 1987) ; Brunel Lise, « Avec John Cage », art. cit. ; Cunningham
Merce, « Un processus de collaboration entre la musique et la danse », art. cit. ; Cunningham Merce,
« Space, Time and Dance (1952) », in Kostelanetz Richard (dir.), op. cit., p. 37-39 (1ère éd. :
Trans/formation I/3, 1952). On trouvera quelques tentatives de synthèses analytiques dans : Jordan
Stephanie, « Freedom from the Music: Cunningham, Cage & Collaborations », in Celant Germano (dir.),
op. cit., p. 61-67 (1ère éd. : Contact, Autumn 1979) ; Mumma Gordon, « From Where the Circus Went »,
in Celant Germano (dir.), op. cit., p. 271-279 (1ère éd. : in Klosty James, Merce Cunningham, op. cit.) ;
Mumma Gordon, « Electronic Music for the Merce Cunningham Dance Company », in Celant Germano
(dir.), op. cit., p. 202-206 (1ère éd. : Choreography and Dance 4, Amsterdam, n° 3, 1997).
17
Cité dans Vaughan David, Merce Cunningham. Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 146. Ce désir de
John Cage a exigé de convoquer une installation technique complexe (et exténuante, selon Gordon
Mumma), mise en place avec l’aide des ingénieurs des Laboratoires Bell.
18
Dans TV Rerun (1972), la musique de Gordon Mumma est également modifiée par la danse : les
interprètes portent des ceintures équipées de capteurs d’accélération et de mouvements envoyant des
signaux au compositeur.
451 Variations V
19
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 112.
20
John Cage utilise la musique électronique dès 1939 ; elle apparaît dans les spectacles de Merce
Cunningham dès 1952 sous forme de bande magnétique, puis de petits sons amplifiés déclenchés sur
commande, enfin de concerts de musique électronique vivante. Voir Mumma Gordon, « Electronic Music
for the Merce Cunningham Dance Company », art. cit.
21
Vaughan David, Merce Cunningham un demi-siècle de danse, op. cit., p. 10. Earle Brown a « toujours
détesté ce qui est appelé “Mickey Mouser” la musique, comme dans les dessins animés où Mickey imite
la musique, et s’accorde à elle par ses trémoussements. » Brown Earle, Charlip Remy, Preger Simon
452 Variations V
Marianne, Vaughan David, art. cit., p. 56 : « I’ve always disliked what’s termed Mickey Mousing the
music, as in animated cartoons, where Mickey imitates the music, has a jiggly relationship with it. »
22
Les musiciens étaient plus nombreux à la création que lors de la version filmée de 1966 : il y avait John
Cage, Malcom Goldstein, Frederick Liberman, James Tenney et David Tudor.
23
Mumma Gordon, « From Where the Circus Went », art. cit., p. 272 : « this work established at once a
coexistence of technological interdependence and artistic nondependence ».
24
Siegel Marcia B., « Come in, earth. Are you there? (1970) », art. cit., p. 75 : « Though I’ve seen the
dance at least three times, I’ve never been able to detect any relationship between where and how the
dancers moved and what sounds occurred. »
25
Cité dans Vaughan David, Merce Cunningham. Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 146.
453 Variations V
Le film sur lequel repose cette étude a en quelque sorte figé cet
indéterminé contenu dans le processus de Variations V. Mais, outre le fait
qu’assister à la représentation d’un soir ne permet assurément pas de déceler la
part d’aléatoire de l’œuvre, G. Mumma confirme l’impression de M. B. Siegel :
voir plusieurs fois l’œuvre ne changeait rien au problème – « à cause de ces
complexités à de multiples niveaux, Variations V provoquait l’effet troublant
d’être identique et différent à chaque représentation26. » Le film Variations V,
réalisé en noir et blanc en 1966 à Hambourg27, semble donc pouvoir constituer un
support intéressant pour l’analyse ; et ce, à plus d’un titre. Il rend certainement
compte de cette identité présente à chaque représentation et traduit probablement
d’autant mieux l’esprit de cette œuvre qu’il a été réalisé en suivant les procédés
présents dans les images projetées dans la pièce. Le film parvient ainsi à
reproduire l’esprit de Variations V. Sa valeur documentaire se double d’un travail
cinématographique remarquable qui en fait une œuvre à part entière et témoigne
d’une expérience de l’image et du montage nouvelle pour les années soixante. Il
pourrait être l’objet, à lui seul, d’une analyse cinématographique qui excède le
cadre de cette recherche. Les choix de cadrage empêchent parfois de voir
l’intégralité de la scène, mais d’une manière générale, parce que la caméra se
situe de façon frontale (excepté le tout début du film où elle opère un balayage
26
Mumma Gordon, « From Where the Circus Went », art. cit., p. 273 : « Because of these multileveled
complexities, Variations V had the unsettling effect of being the same and different at each
performance. »
27
Variations V, réalisation : Arne Arnbom. Nam June Paik ne figure pas au générique du film alors que
tous les documents attestent de sa collaboration ; aucun créateur costume n’est indiqué dans le
programme à la création, alors que le générique du film indique : costume Abigail Ewert. Voir
Cunningham Merce, Changes: Notes on choreography, Something else Press, New York, 1968, non
paginé.
454 Variations V
depuis les coulisses) et que l’auteur ne multiplie ni les coupes, ni les points de
vue, il semble possible de reconstituer le déroulement de l’action dansée. Ce film
témoigne particulièrement bien du dispositif en montrant les musiciens, les
danseurs et les images projetées, successivement ou simultanément. En effet, un
travail de superposition d’images permet à ce film de rendre compte de la
simultanéité des événements produits sur scène, ou du moins de la profusion
d’éléments visibles. Cette caractéristique mérite d’être soulignée, car il fallait
l’art du réalisateur Arne Arnbom28 pour parvenir à donner à voir des projections
sur scène trop souvent absentes, illisibles, oubliées, dans les captations-
spectacles. Tout comme le public de la représentation doit faire ses choix entre
images, danse ou musiciens et parvient peut-être, subrepticement, à superposer
les deux éléments, le public de ce film peut choisir de diriger son attention sur la
danse et la scène représentée ou sur une image superposée (correspondant à l’une
des projections sur les écrans), ou bien chercher à percevoir la superposition des
deux couches filmiques. Il semble que ce film tente une réelle transposition de
l’expérience perceptive de la version scénique de Variations V. Le choix d’un
espace frontalisé et d’un point de vue situé dans le public autorise d’ailleurs à
penser ce studio de Hambourg en terme de scène ; bien que cette danse filmée ne
se déroule pas dans un théâtre, il semble possible de parler de plateau, ou
d’architecture théâtrale, tant la structuration de l’espace du studio semble vouloir
mimer l’espace scénique.
Variations V est donc une œuvre « mixed medias29 », selon les termes de
M. Cunningham. D. Vaughan parle de happening 30 . Et si l’œuvre n’était pas
signée M. Cunningham, l’on pourrait parler de « cinéma élargi » (expanded
cinema), c’est-à-dire un cinéma qui repousse ses propres limites grâce aux écrans
multiples, aux diapositives animées, aux sculptures cinétiques ou aux projections
28
Le cinéaste suédois (qui a collaboré en 1967 à un court métrage d’Ingmar Bergman) est connu pour ses
films sur les arts vivants.
29
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 112 ou
Cunningham Merce, « Choreography and the Dance », art. cit., p. 48.
30
Vaughan David, Merce Cunningham. Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 150.
455 Variations V
31
C’est en 1965 que John Mekas organise un festival « Expanded Cinema » à la Film-Makers
Cinemathèque de New York. Stan VanDerBeek y présente son travail ainsi que des œuvres en
collaboration avec Nam June Paik (Zen for Films). Sur ces questions et plus généralement les expériences
américaines des artistes des années soixante, voir Hors-Limites. L’Art et la vie 1952-1994, Centre
Georges Pompidou, Paris, 1994, et plus particulièrement : Bouhours Jean-Michel, « Au-delà de l’écran…
L’invisible et le hors-champ », p. 336-343.
32
Les auteurs de cinéma expérimental des années soixante aux Etats-Unis utilisent souvent tant la vidéo
que les caméras Super 8. Voir Parfait Françoise, Vidéo : un art contemporain, Editions du Regard, Paris,
2001, en particulier le chapitre « Vidéo et cinéma expérimental ».
33
Le programme de la pièce ainsi que les textes de David Vaughan mentionnent Nam June Paik comme
auteur de la « distorsion des images télévisées » (« Distorsion of Television Images ») ; il ne figure plus
456 Variations V
distorsion des images de Variations V est d’ailleurs une des grandes figures de
Fluxus : grand admirateur de J. Cage (auquel il rend hommage en lui coupant
cravate et chemise en 1960), ce compositeur est également un des pionniers de la
déstructuration de l’image. A partir de 1963, il pratique ce qu’il appelle la
« télévision expérimentale » ou la « télévision abstraite ». Les projections de
Variations V peuvent donc laisser place à des formes abstraites, raies lumineuses
et saisissantes, découpant le fond d’un éclair, ou formes blanches et vaporeuses
tournoyant sur l’écran, nappes brumeuses, figures oblongues et aériennes, quasi
immatérielles ou fantomatiques. N. J. Paik est connu pour user de ces images
obtenues par déformations des pixels sous l’effet d’une aimantation : le point de
la trame du système électronique de la vidéo est ainsi transformé en ovale, en
demi-cercle34… C’est la structure électronique même qui fait l’objet d’un travail,
et non l’image analogique.
Variations V rassemble donc des artistes – musiciens, compositeurs,
cinéastes, vidéastes, chorégraphe – habitués à participer aux collectifs
multimédias liant danse, théâtre, musique électronique, cinéma, littérature… si
fréquents, parfois ponctuels, dans l’art américain de ces années-là. Ce qui les
réunit est, bien sûr, la pensée de J. Cage, une pratique commune de la
déconstruction, de l’emprunt (du ready-made), de l’abstraction et du rejet du récit
ou de la narration, et, enfin, un refus de la mise en avant du créateur comme
décideur tout puissant et de la subjectivité de la personne : « ma télévision
expérimentale n’est pas l’expression de ma personnalité, mais heureusement, une
“physical music” » ; « avec le hasard, je dépasse ma psychologie personnelle » ;
« la personnalité est un fondement léger sur quoi construire un art » déclarent
au générique du film d’Arne Arnbom ; certains documents le présentent comme auteur de vidéos pour
Variations V (Copeland Roger, op. cit.), et la liste des œuvres de l’artiste mentionne effectivement qu’il
participe à Variations V mais avec un film 16 mm : Electronic Television (16 mm films of my video 65)
(in Jean-Paul Fargier, Nam June Paik, art press, Paris, 1989, p. 74) ; cette dernière version semble la plus
plausible (les vidéo-projecteurs ne sont mis sur le marché qu’à la fin des années soixante-dix), ce film ne
constituant sans doute qu’une petite partie des images projetées, le programme a préféré n’indiquer que
son travail de distorsion des images.
Sur Nam June Paik, voir en particulier Fargier Jean-Paul, op. cit. Avant lui, d’autres expériences
semblables ont amorcé l’art vidéo dans les années 1950 : chez Jean-Christophe Averty (France), Ernie
Kovacs (Etats-Unis) ou Lucio Fontana (Italie).
34
Parfait Françoise, op. cit., p. 96. Moon is The Oldest TV (1965) est une œuvre de Nam June Paik qui
joue entièrement sur ces effets.
457 Variations V
35
Fargier Jean-Paul, Nam June Paik, op. cit., p. 32 ; Cunningham Merce, « Creuser le mouvement.
Entretien avec Pierre Lartigue », L’Avant-scène Ballet Danse, op. cit., p. 27 ; Cage John, « Grâce et
clarté », (1ère éd. : Dance Observer, 1944), Silence. Discours et écrits, Denoël, « X-trême », Paris, 2004,
p. 49 (1ère éd. française Les Lettres Nouvelles, 1970), trad. Monique Fong (Silence, Wesleyan University
Press c/o Curtis Brown Limited, 1961).
36
Roger Copeland analyse sous cet angle l’œuvre de Merce Cunningham : il oppose point par point la
danse moderne à la recherche du chorégraphe ; le tableau, quelque peu binaire, a le mérite de mettre en
évidence quelques notions historiques clés. Voir Copeland Roger, op. cit.
37
Cité par Copeland Roger, ibid., p. 257 : « If one’s concern is self-expression, then the proper area is
psychoanalysis. » (1957).
458 Variations V
à voir avec l’idée d’un “moi” qu’il faut pousser à l’avant-scène. Si rien
qu’une fois vous pouviez sortir de vous-même38. »
Pour les artistes, comme pour le public, la façon spécifique d’agencer ces
trois entités conduit à une expérience perceptive propre, à une découverte
d’autres modalités de parcourir l’œuvre et d’agencer les perceptions.
3) Composition
38
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 182.
C’est nous qui soulignons.
39
Cunningham Merce, Changes: Notes on choreography, op. cit., non paginé (« non-dance activities »).
459 Variations V
danse ». L’expression signifie différemment selon les périodes : dans les années
quarante et cinquante, c’est la déstructuration du vocabulaire dansé ou la
dissociation de la musique et de la danse qui rendent sa proposition non
reconnaissable (et donc inacceptable) ; c’est ensuite l’introduction du geste
quotidien qui fait grincer des dents (dès 1952, avec Symphonie pour un homme
seul ensuite intitulé Collage). Variations V fait bien partie de ces pièces qui
s’attirent les foudres du public. Le polo, nonchalamment posé sur les épaules de
M. Cunningham alors qu’il arrange une plante verte en plastique, témoigne d’une
légèreté alors excessive chez un chorégraphe dont l’insolence compositionnelle
était normalement compensée par la virtuosité du geste40. Par l’intrusion d’un
geste emprunté, le chorégraphe déstabilisait son public. « Pour moi le geste de la
danse va du geste quotidien à la virtuosité. Il ne faut se priver de rien. Chaque
danse n’utilise pas tout le registre, mais le registre est celui-là41. » La frontière
entre art et vie allait devenir poreuse pour l’art chorégraphique, tout comme les
peintres de l’après-expressionnisme abstrait ou les musiciens de la mouvance
cagienne l’affirmaient déjà. Mais le geste quotidien, comme le geste dansé, reste
un mouvement caractérisé par des facteurs qualitatifs et formels qui intéressent le
chorégraphe : « Tout le monde, y compris les danseurs, peut sans conteste sauter,
s’asseoir et se relever, mais le danseur, en s’élevant, met en évidence la relation à
l’espace, et c’est l’action de s’asseoir, pas la position assise, qui donne à la danse
son caractère vivant et irisé42 . » Le geste quotidien a ainsi pu se perdre dans
l’ensemble des mouvements dansés, comme en témoignent Remy Charlip et
Marianne Simon Preger pour Collage : cela n’avait rien à voir avec l’activité de
la vie réelle, quand les danseurs feignaient de se laver les mains, ils se tenaient
dans le même temps en équilibre sur un pied43, le geste quotidien est travaillé et
intégré. Si le chorégraphe a donc amorcé l’introduction d’une gestuelle
40
Johnston Jill, « Okay Fred » (1968), Marmalade me, Wesleyan University Press / University Press of
New England, Hanover & London, revised and expanded edition 1998 (1ère éd. 1971), p. 169.
41
Cunningham Merce, « Creuser le mouvement. Entretien avec Pierre Lartigue », art. cit., p. 27. Ou
encore : « Mes idées sur la danse ont toujours intégré à une extrémité de l’échelle la possibilité du
mouvement simple ; à l’autre celle du mouvement virtuose et de tout ce qui se trouve entre les deux. »,
Merce Cunningham, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 158.
42
Cunningham Merce, « La Fonction d’une technique pour la danse (1951) », art. cit., p. 60.
43
Brown Earle, Charlip Remy, Preger Simon Marianne, Vaughan David, art. cit., p. 53.
460 Variations V
44
Sur ces différentes critiques successives, voir Johnston Jill, « Okay Fred » (1968), art. cit., p. 166-169 :
« the balletic idealism ».
45
Jill Johnston témoigne de ces échanges, de l’influence, par exemple, de Walkaround Time (1968) sur
Yvonne Rainer (l’usage de musiques populaires pour des interludes, les danseurs sur scène discutant, se
reposant comme en coulisses…), et inversement, l’influence de Dance for Three People and Six Arms
(1962) d’Yvonne Rainer sur Story ou Field Dances (1963) de Merce Cunningham (la structure
indéterminée). Johnston Jill, « To Whom it may concern » (1968), Marmalade me, op. cit., p. 169-172.
461 Variations V
difficile d’y associer un quelconque récit ou même les bribes d’une logique
interne, d’une cohérence motivant ce choix hétéroclite de mouvements comme de
costumes. Les changements de costumes ne s’accompagnent en effet d’aucune
rupture dans le déroulement de la pièce. Ils ne semblent être en relation avec
aucun autre événement mais participent sans doute de la variation continue qui
caractérise cette pièce.
Car Variations V porte bien son titre : la pièce semble construite autour de
cette idée de variation, au sens large du terme. Il s’agit d’abord de faire varier au
cours de la durée les différents éléments qui la composent. Un même élément (un
mouvement, par exemple) peut prendre un aspect différent parce que ce qui
l’entoure se sera modifié (le costume, l’environnement sonore ou visuel,
l’emplacement spatial, ce qui le précède ou lui succède…). C’est l’apparition
d’un certain nombre d’événements récurrents qui permet de rendre visible la
variation, la modification qu’ils ont subie. On note ainsi, dans les projections sur
écrans, le retour de certaines images et séquences de films, laissant penser à une
possible construction en boucle (apparitions répétées de la surface quadrillée, de
la carte du monde, d’extraits du film Born Yesterday, de l’avion – à terre ou en
vol…). De même, des phrases de mouvements peuvent réapparaître (C. Brown),
ou des séquences se faire écho (M. Cunningham parcourt deux fois l’espace du
plateau avec sa bicyclette). Mais la variation ne va jamais jusqu’au changement
ou à la métamorphose, ni au passage d’un état à un autre, car elle ne concerne
qu’un petit nombre d’éléments à la fois, empêchant de faire rupture dans la
structure de la pièce. Elle s’accompagne donc d’une continuité à laquelle elle
participe et qu’elle ponctue. Le procédé constitue une constante de la pièce et
contribue à sa structure. La variation ne provoque ni interruption ni évolution et
instaure autant « ce qui varie » que la durée. De la même façon, la composition
musicale Variations V invite à « considérer la musique sous l’angle du temps qui
passe46. » L’utilisation de « variation », terme emprunté à la tradition du lexique
46
C’est ainsi que David Tudor envisage la musique à partir des années 1950, en voyant danser Merce
Cunningham ; extrait d’un entretien non publié avec David Vaughan, cité in Vaughan David, Merce
Cunningham. Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 63.
462 Variations V
47
« I was more interested in the Joycean & Indian idea of life as being cyclical », Cunningham Merce,
Changes: Notes on choreography, op. cit., non paginé (trad. : Ce qui m’intéressait, c’était l’idée
joycienne et indienne de la vie conçue comme un cycle).
48
Cage John, « En ces temps… », Silence. Discours et écrits, op. cit., p. 53 (1ère éd. : Dance Observer,
1957) ; c’est nous qui soulignons.
49
Parfait Françoise, op. cit., p. 77. (Sur la notion de boucle au cinéma et dans l’art vidéo).
463 Variations V
50
Le Moal Philippe (dir.), Dictionnaire de la danse, Larousse-Bordas, Paris, 1999, entrée « variation ».
51
On sait l’importance des nombres pour Merce Cunningham et John Cage (nombres allant de 1 à 64,
empruntés à la logique du Yi-King composé de 64 hexagrammes). Bien que le chorégraphe ne l’ait pas, à
notre connaissance, attesté, il est tentant de rapprocher le V de Variations V de ces cinq duos, cinq soli du
chorégraphe, cinq apparitions d’une projection quadrillées…
464 Variations V
52
Le film n’autorise pas une analyse des effets d’éclairage rendus peu perceptibles. On peut supposer que
le tournage en studio nécessita des éclairages spécifiques et renforcés pour le film. Les variations de
lumière ne sont pas visibles.
53
Copeland Roger, op. cit., p. 41 : « The images didn’t meld seamlessly into one another. There wasn’t
no attempt to clobber the audience into blissed-out submission. (...) Variations V was an example of an
un-mixed-media. »
465 Variations V
entre les différents médiums, une distance, par simple juxtaposition d’éléments
conçus séparément et que le moment de la représentation recompose.
« Ce chorégraphe va à l’encontre de l’idéologie très wagnérienne
de l’œuvre d’art “intégrée”, qui a influencé les générations précédentes.
On voulait la communion, la participation, les frontières abolies entre les
arts, ce qui esthétiquement donnait souvent une confusion médiocre
aplatissant toute chose. Cunningham, avec fermeté et hauteur, dégage les
arts de l’informe et de l’inanité où ils menaçaient de sombrer54. »
54
Grimal Claude, « La Règle et la liberté », L’Avant-scène Ballet Danse, op. cit., p. 17. Voir également
Copeland Roger, op. cit., p. 129 ou Copeland Roger, « Merce Cunningham and the Politics of
Perception », in Celant Germano (dir.), op. cit., p. 157 (1ère éd. : The New Republic, 17 november 1979).
466 Variations V
55
Cunningham Merce, « L’Art impermanent (1955) », in Vaughan David, Merce Cunningham. Un demi-
siècle de danse, op. cit., p. 87 (1ère éd. : Arts 7, n° 3, 1955).
56
Cité in Vaughan David, ibid., p. 70 (extrait et traduit de Cunningham Merce, Changes: Notes on
choreography, op. cit., non paginé).
57
Dans le documentaire télévisé américain Footage II. Merce Cunningham, Metro Art Thirteen, 1999, le
chorégraphe affirme qu’il a toujours fait ses pièces avec l’idée que le public pouvait être de tous côtés.
58
Childs Lucinda, « What’s so amazing... », in Celant Germano (dir.), op. cit., p. 131 (1ère éd.: in Margot
Mifflin éd., « The Well-Tempered Dance», Elle 5, n° 7, march 1990, p. 218-220) : « one of the most
striking features of Merce’s company was that they chose, at times, to present the work in a proscenium
space but there was never any frontal orientation of the dancers – all four sides of the space were treated
as the front. In the same way, the first time I saw a Cunningham work I connected it with the overall
aesthetic of Jackson Pollock’s mode of painting. »
468 Variations V
62
Cunningham Merce, « Un processus de collaboration entre la musique et la danse », art. cit., p. 164.
63
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 184.
470 Variations V
64
Le conseiller artistique (« artistic adviser ») fait le choix de la scénographie et des costumes ; Robert
Rauschenberg collabore avec Merce Cunningham de 1954 à 1964 ; Jasper Johns (d’abord assistant de
Robert Rauschenberg pour quelques pièces) sera conseiller artistique à partir de 1967 ; il sera à l’initiative
de l’invitation d’autres scénographes avec qui il collabore (Frank Stella, Andy Warhol, Marcel
Duchamp…) ; puis viendra Mark Lancaster, de facto dès 1974, officiellement en 1980.
65
Voir par exemple Copeland Roger, Merce Cunningham. The modernizing of modern dance, op. cit.
66
Roger Copeland rapporte ainsi une anecdote éloquente : John Cage ne supportait pas l’idée que certains
spectateurs, n’appréciant guère sa musique, regarde la danse en écoutant un autre morceau sur un
baladeur ; ce n’était certes pas enfreindre le principe d’indépendance entre musique et danse, mais c’était
sans compter sur la communauté philosophique entre John Cage et Merce Cunningham : les deux arts
étaient le résultat d’un processus aléatoire. Copeland Roger, Merce Cunningham. The modernizing of
modern dance, op. cit., p. 8-9.
471 Variations V
prendre appui sur tel ou tel point précis. C’est à ce moment que j’ai lu
cette phrase d’Einstein : « il n’y a pas de point fixe dans l’espace. » Je me
suis dit : s’il n’y a pas de point fixe, alors tout point est de fait également
fluide et intéressant67. »
67
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 16.
68
Einstein Albert, La Relativité, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1963, trad. Maurice Solovine (1ère éd.
Gauthier-Villars, Paris, 1956).
472 Variations V
69
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 131.
70
Roger Copeland évoque cette sensation perceptive d’un espace ouvert et infini, non théâtral ; il
l’associe néanmoins à une autre architecture au cadre défini : « Même sur les scènes les plus
conventionnelles, il semblait souvent que le danseur était en train d’évoluer dans une galerie d’art ou un
musée. Peut-être, parce que l’éclairage n’essayait jamais d’être le “partenaire” du danseur ni d’attirer
l’attention d’une façon particulière, l’espace semblait vierge et ouvert. En d’autres termes, comme dans
une galerie ou un musée, les yeux appréciaient l’immense liberté d’errer, de naviguer, de savourer ces
élégantes surfaces. » Copeland Roger, op. cit., p. 32 : « even on the most conventional of proscenium
stages, it often seemed as if the dancers were performing in an art gallery or museum. Perhaps because
the lighting never tried to “partner” the dancers or to focus one’s attention in particular ways, the space
felt clean and open. In other words, as in the gallery or museum, one’s eyes enjoyed the liberating
freedom to roam, to cruise, to savor those elegant surfaces. »
473 Variations V
ne peut plus attribuer la stabilité de deux points, mais un infini. D’autre part,
cette remise en cause ne revient pourtant pas à défendre un espace
anthropologique (M. Merleau-Ponty), ni un paysage (E. Strauss) : si un système
arbitraire et géométrique ne modèle pas les représentations, l’espace n’est pas
non plus chargé, ni affecté par la présence du sujet. L’interprète de Variations V
n’ouvre pas un espace hanté de fantasmes ni de qualités sensorielles
ostentatoires. La singularité de l’expérience physique du danseur cunninghamien
maintient une distance, plutôt qu’une participation revendiquée. La corporéité
dansante n’envahit pas l’espace, elle le traverse sans le marquer : les formes
géométriques qu’elle y appose se succèdent sans se fixer à un emplacement. Si le
milieu dans lequel la danse se déroule n’influence pas la spatialité du mouvement
(son orientation), ni même d’ailleurs ses autres qualités (flux, poids, temps),
inversement, la danse ne cherche pas à s’imposer au lieu. Elle ne tente pas de le
modifier, ni d’en changer la nature. « Le danseur est en plein réel, et faire comme
si un homme debout sur une colline pouvait être ailleurs et occupé à autre chose
est simplement de l’ordre du divorce77. » M. Cunningham insiste sur le caractère
concret du lieu où l’on se trouve et sur le respect de cet état de fait. Il n’y a ni
conflit, ni influence, mais une sorte d’attention tranquille et distante. Il ne s’agit
donc pas de modifier le théâtre par un jeu d’illusion ou de persuasion : la colline
reste une colline, le plateau reste un plateau. Ce rapport concret au lieu réel
accompagne donc le refus cunninghamien de la narration, de l’illusion, du faire-
semblant. Si « chacun de nous doit être en mesure de penser précisément le lieu
où il est, et pouvoir se déplacer avec la même précision en gardant cette
sensation78 », c’est que le sujet dansant n’impose en rien sa présence : il préfère
voir plutôt que regarder, traverser plutôt que parcourir, conserver ses distances
plutôt que d’entamer des trajets conquérants. Le sujet adopte une sorte de
détachement par rapports aux événements qui l’entourent. S’affirme la séparation
d’éléments autonomes, qui coexistent d’une manière décisive ; la juxtaposition
77
Cunningham Merce, « L’espace, le temps et la danse (1952) », in Vaughan David, Merce Cunningham.
Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 67.
78
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 131.
477 Variations V
79
Cunningham Merce, « L’espace, le temps et la danse (1952) », art. cit., p. 66.
478 Variations V
80
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 184. Roger Copeland parle
également de collage : « ce brouillage des frontières entre fond et avant-scène, intérieur et extérieur [il
s’agit du film Channel/Inserts], a pour résultat un aplanissement de l’espace perceptif ; et ceci, en retour,
conduit à la relation importante, qui reste à explorer, entre l’esthétique du collage, l’anti-illusionnisme
pictural et le décentrement cunninghamien de l’espace scénique. Le collage abandonne l’illusion de la
profondeur que l’on associe au point de vue unique de la perspective. » Copeland Roger, Merce
Cunningham. The modernizing of modern dance, op. cit., p. 175 : « This blurring of boundaries between
back and front, inner and outer, results in a “flattening” out of perspectival space ; and this, in turn, leads
to an important connection we have yet to explore between the collage aesthetic, pictorial anti-
illusionism, and Cunningham’s “decentralizing” of stage space. Collage abandons the illusion of depth
we associate with single-point perspective. »
81
Cheng François, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Seuil, « Points Essais », Paris, 1991, p. 103.
479 Variations V
néanmoins profondément bouleversée : dans ses cadres, dans ses limites, dans
son ordonnancement.
« Le danseur se trouve à un point donné de l’espace. Pour lui, ce
point dans l’espace correspondant à un moment donné du temps est le
centre et il y reste ou passe au point suivant, qui devient le centre suivant.
Chaque danseur avait cette possibilité. Alors, d’un moment à un autre et
d’un point à un autre, les danseurs se déplaçaient indépendamment82. »
82
Vaughan David, Merce Cunningham. Un demi-siècle de danse, op. cit., p. 70 (extrait et traduit de
Cunningham Merce, Changes: Notes on choreography, op. cit., non paginé).
83
Ibid., p. 100 (« Extrait d’une “lecture-démonstration”au dance Deck d’Ann Halprin », 13 juillet 1957).
480 Variations V
84
C’est ainsi que Doris Humphrey apparaît comme une figure centrale, encadrée par les autres danseuses
dans Aria, 1934. La question du groupe et de ses hiérarchies internes mériteraient une étude approfondie.
L’on peut noter que les « mass dances » américaines des années 1930 ou les « Bewegungschöre »
allemands des années 1920, évoluent à partir d’un leader, certes interchangeable. Tout en défendant l’idée
d’entité plurielle unie par des intérêts communs et une idéologie communautaire où se constitue une
solidarité active à l’intérieur du groupe, par l’union des énergies physiques et émotionnelles et une
participation individuelle créative, une répartition des rôles à l’intérieur du groupe est maintenue. Sur ces
questions, voir Rousier Claire (dir.), Etre ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le XXe
siècle, op. cit.
85
« Peut-être y a-t-il un risque apparent de collision, mais, selon John Cage, l’une des définitions de la
chorégraphie est comment éviter de se cogner, sauf lorsque c’est le but recherché. », Cunningham Merce,
« Extrait d’une “lecture-démonstration”au dance Deck d’Ann Halprin », 13 juillet 1957, art. cit., p. 100.
86
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 15.
481 Variations V
89
Godard Hubert, « Le geste et sa perception », art. cit., p. 227.
Kenneth King écrit également que Merce Cunningham « a été le premier à présenter des figures animées
dans un champ discontinu, forgeant une esthétique de l’abstraction dont les paramètres formels re-
contextualisaient la dynamique dramatique et constituaient différemment la veine théâtralisante de
l’impulsion moderne. » King Keneth, « Space dance and the Galactic Matrix: Merce Cunningham, an
appreciation (1991) », in Kostelanetz Richard (dir.), op. cit., p. 193 : « Merce was the first to present
animated figures in a discontinuous field, forging an esthetics of abstraction whose formal parameters
recontextuated the dramatic dynamic and reconstituted the threatricalizing thread of the modern impulse.
»
483 Variations V
lentement une bobine de fil qui va les relier les uns aux autres, traçant un zigzag
sur l’ensemble du plateau, c’est peut-être moins le lien ou la distance entre eux
que ce fil matérialise qu’une ligne accidentée qui prend soudain clairement forme
sur le plateau. La segmentation de cette ligne renvoie à d’autres trajets effectués
auparavant lors de traversées sautées et saccadées où chaque danseur changeait
sans cesse d’orientation. Elle signale le refus d’une direction unique, d’une
simple vectorialisation orientant tout l’espace et dessine, en quelque sorte, une
multi-frontalité. Mais à peine tracée, la ligne s’efface avec le mouvement des
danseurs emportant le fil : l’espace se brouille, se déstructure, empêche toute
fixation, tout arrêt trop prolongé.
Et le procédé vaut pour la figure. En effet, alternent sans cesse une très
grande clarté des lignes prises en charge par le mouvement de chacun des
danseurs, et une complexité plus générale née de la juxtaposition de l’ensemble
des éléments et de l’impossible fixation de l’espace. Le dessin du geste est
clairement mis en évidence, mais la multiplication des éléments sur scène
(danseurs, films, musique) rend complexe sa saisie, laissant l’impression d’une
couleur commune (dynamique, rythmique, procédés de composition). Cette
alternance correspond à une relation paradoxale avec le fond, à un rapport de
force constant et palpable entre l’espace infini qui envahit l’ensemble et la
résistance de la figure à l’intérieur de ce vide. Les spatialités corporelles sont
porteuses, comme toujours chez M. Cunningham, d’une très grande clarté du
dessin du geste : les membres semblent découper l’espace avec netteté ; ils le
sculptent de façon essentiellement linéaire. Lignes droites ou courbes des
membres ou de l’axe deviennent des traits définis dans le volume scénique. La
délimitation de la figure repose tant sur la géométrie du corps centré que sur
l’impact du geste. Si l’on retrouve, comme dans Trio A, une multidirectionnalité
du mouvement, elle ne correspond pas ici à un brouillage du signe, ni à une
indécision dans l’orientation : la netteté de la découpe du corps dessine plutôt une
extension géométrique que la direction affirmée de chacun des segments
484 Variations V
90
Les contradictions apparentes dans le témoignage des danseurs de Merce Cunningham témoignent, à
cet égard, de similitudes avec la technique classique mais d’une divergence profonde avec son
esthétique : alors que Valda Setterfield se dit attirée par le caractère ballettique de la danse de Merce
Cunningham, (« I think Merce’s work is balletic. It is based on the formal structure of ballet, and that was
what attracted me to it. »), Gus Solomon ne fait aucun rapprochement avec l’esthétique ballet (« I never
thought of Merce’s movement as being balletic. »), Brown Carolyn, Dunn Douglas, Farber Viola (et alii),
« Cunningham and his dancers », in Celant Germano (dir.), op. cit., p. 237 (1ère éd. : Ballet Review, New
York, 15 n° 3, fall 1987).
91
Godard Hubert, « Le geste et sa perception », art. cit., p. 227.
485 Variations V
souligner la découpe que son corps imprime à l’espace. La description des cadres
de Variations V ne laissait pourtant pas présager la possibilité d’une figure. La
nature de l’espace considéré comme illimité et vide ne devrait pas pouvoir
permettre que s’y ancre une figure : ce vide illimité a tout d’un « fond sans
fond [qui] engloutit 92 » la figure, d’un abîme sans fin dans laquelle elle fait
naufrage ou se dissout. Parce que l’étendue demeure sans repère, elle inquiète
toute figure, risque de l’estomper en envahissant tout et donnant place au vide. P.
Schneider a montré combien la figure ne prenait pied que devant un fond dompté
par un dispositif de cadrage qui tend à réduire le fond (illimité) à un arrière-plan,
à un mur (de fond de scène). C’est dans cet objectif que la perspective picturale
(mais aussi, pourrait-on ajouter, architecturale) intercale des plans intermédiaires
pour forger un décor stable donnant l’illusion d’une étendue qui se prolonge ;
cette étendue apprivoisée n’est là que pour mieux mettre en valeur la figure. Or
Variations V, on l’a vu, déconstruit le plan de ce fond de scène, affirmant la
logique d’un espace illimité. Les bords y perdent « leur mortelle faculté
d’interruption93. » Comment peuvent alors coïncider une conception illimitée de
l’espace et le surgissement d’une figure ? L’espace corporel semble résister au
fond sans limite. Alors que l’espace de la scène et le rapport entre les danseurs
(les configurations chorégraphiques) se plient à la logique du vide et du
décadrage, le danseur impose une structuration claire de son espace propre. La
kinesphère semble se constituer une sorte de plan interne qui permet au danseur
de se repérer dans ce lieu désorienté et d’affirmer son existence par contraste. Ce
plan constitue, en quelque sorte, le socle à partir duquel il parvient à affirmer ses
directions et sa liberté de mouvement, évitant toute dissipation dans l’espace. Le
danseur ne se laisse ainsi pas happer par le vide mais se constitue une zone
indépendante et profondément déconnectée. Il s’extirpe de l’illimité, tout en y
participant, en qualité de point mobile et fluide. Au lieu d’un engloutissement,
s’affirme à nouveau la discontinuité des différents espaces. M. Cunningham
rappelle que « le décor a en quelque sorte sa propre vie, ce n’est pas seulement
92
Schneider Pierre, op. cit., p. 161.
93
Ibid., p. 260.
486 Variations V
94
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 134.
Merce Cunningham complète : « Tant de gens pensent que le décor doit accentuer quelque chose, ou le
préciser, ou l’encadrer de quelque manière, mais la vie ne fonctionne pas ainsi et moi non plus. », cité par
Tomkins Calvin, « On collaboration (1974) », in Kostelanetz Richard (dir.), op. cit., p. 47 : « So many
people think that decor should emphasize something, or define it, or frame it somehow, but life doesn’t
work that way, and I don’t either. »
95
Cunningham Merce, « Choreography and the Dance », art. cit., p. 42.
96
Idem.
487 Variations V
97
Schneider Pierre, op. cit., p. 161.
98
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 23.
488 Variations V
99
« [L’énergie] se nourrit du mouvement lui-même et du fait de penser, même lorsqu’on est immobile,
qu’en réalité on est déjà en mouvement. La sensation est alors constamment celle du mouvement, il n’y a
pas de pose. [Je pense] tous les mouvements en ces termes, c’est-à-dire non pas comme un ensemble
d’activité et de repos, mais le repos lui-même étant pensé comme une activité dans l’inactivité. »
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 143-144.
489 Variations V
100
Ginot Isabelle, Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, op. cit., p. 170.
490 Variations V
101
L’expression est de Roger Copeland ; Copeland Roger, « Merce Cunningham and the Politics of
Perception », art. cit.
492 Variations V
102
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 185.
Ce rapprochement entre art et vie est propre à la pensée artistique des années soixante, mais se retrouve
également dans la pensée chinoise : « en Chine, l’art et l’art de la vie ne font qu’un », Cheng François, op.
cit., p. 12.
103
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 17.
493 Variations V
autant pour le passant urbain : l’observateur attentif opère ses choix dans le
paysage urbain ou sur la scène, délimite son champ et son orientation, joue de la
juxtaposition d’événements indifférents les uns aux autres pour les combiner en
une scène, les faire résonner les uns avec les autres. Si le public n’a en vérité pas
l’expérience d’une telle relation au réel (éventualité que M. Cunningham ne
prend pas en considération), il revient alors à l’œuvre de lui faire découvrir ces
modalités perceptives et la nature de cette réalité, soudain visible, car la scène en
est une « amplification104 ». Le chorégraphe, dans ses textes, présente rarement la
chose sous cet angle, préférant, par une sorte de modestie, estomper la frontière
entre art et vie et se présenter lui-même comme le simple continuateur d’une
logique qui le dépasse. Ses œuvres et ses textes affirment pourtant une posture
propre et bousculent les codes de la création comme les perspectives
occidentales ; ils témoignent d’un profond bouleversement du point de vue sur ce
qui nous entoure. Cet effacement de l’affirmation de la personnalité et de l’acte
volontaire s’accompagne, dans le même temps, de la disparition de l’idée du
créateur comme démiurge. Il importe au chorégraphe d’éviter tout comportement
autoritaire et de laisser l’œuvre prendre sa propre voie :
« se précise l’idée qu’il n’y a pas à imposer ce qu’on présente, qu’il
y a juste à le présenter comme quelque chose qui se laisse voir, qui se
laisse écouter, c’est tout. Le jeu avec les dés favorise beaucoup cela, car
en acceptant ce que la chance offre vous ne dictez pas la situation, vous
l’accueillez, vous la travaillez et dans le public chacun, à sa façon propre,
y réagit.
Cependant, nous ne le faisons pas pour que le public y réagisse, et nous
prenons soin de ne pas le gêner, de façon qu’il puisse y avoir accès
individuellement, chacun selon ses possibilités105. »
104
Ibid., p. 185.
105
Ibid., p. 186.
494 Variations V
106
Ibid., p. 187.
107
Dancers on a Plane: Cage Cunningham Johns, Antony d’Offay Gallery, 1989, p. 31 « between the
two [audience and dance] they can produce something else, something, say I, myself, wouldn’t have
thought. » (trad. : entre [le public et la danse] peut surgir quelque chose d’autre, quelque chose, dis-je,
auquel je n’aurais pas moi-même pensé.)
108
C’est nous qui soulignons. Tomkins Calvin, « On collaboration (1974) », art. cit., p. 47 : « I grew up
with this business of dance movements meaning something specific, but it always seemed to me that a
movement could mean a lot of different things, and that it didn’t make much sense to act like a dictator. »
109
Cage John, « 2 pages, 125 mots sur la musique et la danse », Silence. Discours et écrits, op. cit., p. 56
(1ère éd. : Dance Magazine, novembre 1957)
110
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 185.
495 Variations V
dans des lieux prévus à cet effet et construit une réalité pensée pour être vue. S’il
met en place un certain régime de visibilité, il désire également affirmer, avant
tout, l’indépendance de l’œuvre et son existence absolue, au-delà des effets
produits et de l’éventuelle indifférence du public.
M. Cunningham choisit donc de ne pas imposer une perception autoritaire.
Cela ne revient pas à renoncer à l’expression d’un sens, mais à ouvrir la
signification spécifique et construire une réalité complexe, non univoque : le
chorégraphe « croi[t] profondément que le mouvement lui-même est expressif
au-delà de toute intention111. » Il ne s’agit pas de démontrer, ni de désigner, mais
juste de présenter un ensemble dont la complexité, on l’a vu, demande ré-
appropriation de la part public. « Le sens de ce que nous faisons est déterminé
par chacun de ceux qui le voient et l’entendent112 », écrit J. Cage. Cela conduit le
chorégraphe à distinguer chaque spectateur, à parler d’individu plutôt que d’une
collectivité. Il insiste sur les trajets personnels que chacun effectue. L’image du
spectateur comme passant solitaire utilisée par M. Cunningham ne rend pas
compte de la singularité communautaire de l’expérience théâtrale. Le
chorégraphe refuse-t-il toute construction d’un collectif ? Il se méfie surtout de
l’uniformisation des perceptions et semble alors défendre, dans son discours, une
forme d’individualisme :
« la dimension [politique de notre travail] apparaît, parce qu’en un
sens nous traitons pratiquement de l’idée que les gens peuvent exister et
travailler ensemble sur un autre mode, peut-être… Comment vivre et faire
ce que vous voulez faire, sans pour autant écraser quelqu’un d’autre pour
arriver à vos fins… (…) En tout cas, nous nous efforçons de ne
représenter aucun gouvernement spécifique, nous représentons une sorte
de comportement individuel, un rapport de soi-même à soi-même en train
d’agir113. »
111
Ibid., p. 115.
112
Cage John, « En ces temps… », art. cit., p. 53.
113
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 180.
114
Ibid., p. 187.
496 Variations V
115
Roger Copeland évoque tout le courant critique des années quatre-vingt (Susan Leigh Foster, Moira
Roth, Jill Johnston) qui accuse Merce Cunningham d’« escapism ». Copeland Roger, Merce Cunningham.
The modernizing of modern dance, op. cit., chp 12 : Fatal Abstraction: Merce Cunningham in the Age of
Identity Politics, p. 247-262.
116
« In this focus on movement and on the individual response and interpretation to that movement,
Cunningham found protection for his homosexual identity. » (trad. : En insistant sur la mise en évidence
du mouvement et de la réaction individuelle et l’interprétation de ce mouvement, Cunningham a mis son
identité homosexuelle à l’abri.) Foster Susan Leigh, « Confluences of Race, Gender, and Sexuality in
American Modern Dance, Part II », conférence donnée à l’Université de Capetown, South Africa, 19
juillet 1997, cité par Copeland Roger, Merce Cunningham. The modernizing of modern dance, op. cit.,
p. 258.
117
Susan Leigh Foster lui reproche sa représentation équivalente des hommes et des femmes ou des Noirs
et des Blancs, des homosexuels et des hétérosexuels, autrement dit, son déni de la différence. Idem.
497 Variations V
118
Lehmann Hans-Thies, « The political in the post-dramatic », art. cit., p. 74 : « If it cannot be the
content which defines the political then we have to look to style and theatrical techniques. »
119
Cunningham Merce, « Creuser le mouvement. Entretien avec Pierre Lartigue », art. cit., p. 28.
498 Variations V
120
Cage John, « 2 pages, 125 mots sur la musique et la danse », art. cit., p. 56.
499 Variations V
dispositif perceptif, tout en préservant les marges de liberté propre à chacun que
l’adresse non directive de l’œuvre autorise.
S’il n’y a plus de point de vue privilégié, c’est en effet parce que la pièce a
abandonné le désir de conduire le regard de son public. Le dispositif de
Variations V autorise toute entrée, tout cheminement à travers l’œuvre.
« La manipulation du regard du spectateur est abandonnée. (…)
Dans l’espace perspectif, par contraste, l’artiste compte sur ce que le
critique d’art de la Renaissance Giorgio Vasari appelle “l’aimantation des
yeux”. L’attention du spectateur est involontairement attirée vers une série
de points de fuite. Cunningham (…) s’éloigne de la tendance
traditionnelle à kidnapper le centre d’attention et à l’entraîner vers un
point de fuite localisé au centre, en fond de scène dans la profondeur de
l’espace121. »
121
Copeland Roger, Merce Cunningham. The modernizing of modern dance, op. cit., p. 176 :
« Manipulation of the eye of the spectator is abandoned (...). In perspectival space, by contrast, the artist
relies on what the Renaissance art critic Georgio Vasari called “magnets to the eye”. The spectator’s
attention is drawn involuntarily toward a series of vanishing points. Cunningham treats proscenium stage
space in a similar way. He deemphasizes its traditional tendency to kidnap the spectator’s visual focus
and force it toward a vanishing point located upstage center in deep space. »
122
Cunningham Merce, Le Danseur et la danse. Entretiens avec Jacqueline Lesschaeve, op. cit., p. 22.
500 Variations V
123
Grimal Claude, art. cit., p. 17.
124
La peinture chinoise instaure également ce parallèle entre la relation à l’intérieur du tableau et celle
entre le tableau et son public : « on peut encore constater cette relation de devenir réciproque, d’une part
entre l’homme et la nature à l’intérieur d’un tableau et, d’autre part, entre le spectateur et le tableau dans
son entier. », Cheng François, op. cit., p. 47-48.
501 Variations V
Variations V met donc en jeu une perception avant tout visuelle, que favorisent la
clarté de la danse et la complexité des constructions et combinaisons proposées.
Cette insistance sur le dessin et la figure éveille une acuité visuelle. Il n’est alors
pas étonnant que M. Cunningham ait « toujours pensé la danse comme du
mouvement saisi par du regard : c’est d’abord du mouvement, bien sûr, mais
c’est votre regard qui vous en donne le sens126. » Parce que la figure présentée est
distancée, Variations V résiste à une perception immédiatement kinesthésique, à
une fusion pondérale avec l’œuvre, à ce que H. Godard nomme un « transfert »
ou un « transport ». On pourrait quasiment parler d’une distanciation brechtienne
125
Godard Hubert, « Le geste et sa perception », art. cit., p. 227-228. C’est nous qui soulignons.
126
Ginot Isabelle, « Entretien avec Merce Cunningham : montrer et laisser les gens se faire une opinion »,
art. cit., p. 203.
502 Variations V
prise ici en charge tant par ce travail du danseur privé d’affects, que par la
pratique de la discontinuité, ou la mise en évidence du regard (la présence fugace
d’une figure du public sur la scène). Ce que M. Cunningham repousse, c’est bien
une pratique théâtrale de la fusion, de la transe ou du rituel. Pourtant, une
empathie semble toujours possible, bien que le chorégraphe ne l’impose en rien.
J. Cage y invite néanmoins : la danse de M. Cunningham « exige pour être
appréciée que vous usiez de votre faculté de sympathie kinesthésique. C’est la
faculté dont nous nous servons lorsqu’à la vue d’un vol d’oiseaux, nous nous
mettons, par identification, à nous envoler, à planer, à voler127. » Cette empathie
kinesthésique relève, à nouveau, d’un travail du public, d’une production de ses
« jeux de la fiction perceptive » : « ce serait d’abord une interprétation perceptive
(construction/déconstruction) qui travaille la matière observée et qui touche
ensuite le sensible kinesthésique du spectateur 128 . » Le public peut alors
physiquement partager la sensation de ce vide et de ces échos hasardeux, de la
clarté directionnelle et des orientations multiples, de cette danse aux spatialités
infinies.
127
Cage John, « En ces temps… », art. cit., p. 54.
128
Godard Hubert, « Le geste et sa perception », art. cit., p. 228.
503 Rideau ?
. Rideau ?
1
Boucris Luc, « Traité du bon voisinage », in Boucris Luc, Freydefont Marcel (dir.), Etudes théâtrales,
Arts de la scène, scène des arts. Volume III. Formes hybrides : vers de nouvelles identités, op. cit., p. 152.
504 Rideau ?
qu’aucun impact du mouvement ne vient souligner. Trio A évite donc tout effet
de surprise sur son public et conserve le détachement qui le caractérise. Le film,
on l’a dit, favorise cette suspension du temps qui estompe le début et la fin du
solo. D’une certaine façon, Trio A semble pouvoir se dérouler indéfiniment ou
continuer en boucle et paraît alors vouloir éviter la rupture d’un échange.
Self-Unfinished rend également incertaines les frontières de l’œuvre. Le
solo présente une fin à rebondissement, puisque la sortie de scène laisse place à
un autre événement : la musique de D. Ross enchaîne et envahit le plateau vide.
Les applaudissements du public se superposent donc à un nouvel élément du
spectacle, assurant une sorte de dialogue sonore avec l’œuvre. L’interprète a
déserté mais se refuse à délaisser brutalement son public ; une sorte de transition
est assurée.
O. Mesa, de même, quitte le plateau, mais au fond tout est en surface n’a
pas dit son dernier mot : D. Miracle est encore sur scène et continue, en musique,
à dessiner le story-board de la pièce, jusqu’à ce qu’O. Mesa le rejoigne pour les
saluts. La sortie vers la coulisse, précédée des adieux au spectateur invité sur
scène, signale donc la fin de la représentation mais non celle de l’œuvre qu’O.
Mesa préfère laisser ouverte – « on continue ? ».
Variations V enfin laisse le public sur un pied de nez : M. Cunningham
circule nonchalamment à bicyclette, avant de foncer vers la caméra, le regard
espiègle, pour disparaître hors-champ. Cette fin ne vient rien conclure, fermer, ni
amorcer. Elle renvoie à une autre séquence de la pièce et figure une circulation
qui se prolonge hors-champ et ne semble donc pas vouloir s’interrompre.
La fin de ces œuvres confirme ainsi le lien étroit entre le bouleversement
des spatialités et la déconstruction d’une composition classique ; les inventions
spatiales trouvent un équivalent dans le déroulement temporel et les logiques de
l’œuvre. Elles orientent donc singulièrement la définition même de l’œuvre en
faisant trembler ses limites. La répétition ou la récurrence (Self-Unfinished,
Variations V, Con forts fleuve), l’impression d’une construction en boucle (Self-
Unfinished, Trio A), la présentation d’un sujet comme devenir et jamais abouti
506 Rideau ?
2
Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, op. cit., p. 114.
507 Rideau ?
C’est bien la place et le rôle accordés au public par les pièces de ce corpus
qui révèlent une pensée de l’échange et un « modèle de socialité ». On a vu
comment chacune des œuvres constituait son public. Self-Unfinished conduit
avec précision le public mais invite également chacun à fabriquer librement des
images, à devenir le regardeur du solo. Trio A favorise un détachement, une
distanciation à même d’éviter toute conduite autoritaire du regard ; il semble
alors délaisser son public, et autorise des cheminements, divers dans leurs trajets,
mais néanmoins de nature semblable : la cohérence du solo assure la similitude
d’une expérience. Au fond tout est en surface joue d’une interaction constante
avec un public interpellé, convoqué et invité à remplir les absences de l’œuvre
avec ses propres souvenirs. Con forts fleuve déconstruit, brouille et opacifie le
visible, convoquant le public par le heurt, la secousse. Il refuse de diriger son
regard et lui impose des logiques imprévisibles, interdisant toute maîtrise.
L’inconfort le force à prendre position. Variations V enfin choisit principalement
la distanciation et la profusion instable d’événements, exigeant du public de
construire ses propres logiques et trajets, d’établir des relations, de jouer avec les
multiples combinaisons possibles.
Ce que chacune de ces œuvres autorise à sa manière, c’est l’affirmation du
sujet face à l’œuvre ; c’est le surgissement du regardeur. En interrogeant les
codes de la représentation et les conventions chorégraphiques propres à une
époque ou au parcours de son auteur, l’œuvre engage un travail susceptible de
déplacer ces codes et conventions. Elle ne facilite ainsi pas un échange lisse,
immédiat, non problématique, mais elle met peut-être légèrement à distance. Elle
oblige alors le public à s’inventer des modalités perceptives adaptées. La
distanciation, que chacune de ces pièces, à sa façon, met en place, s’accompagne
donc d’une affirmation du sujet – sujet constitué par l’invention perceptive que
l’œuvre suscite mais se refuse à imposer, et dont le public reste l’auteur. C’est
rappeler l’hypothèse émise par V. Fabbri : « le lien social se constitue par une
508 Rideau ?
3
Fabbri Véronique, texte de présentation pour le séminaire « Danse et politique », op. cit. (Cette
hypothèse a été exposée en première partie).
4
Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, op. cit., p. 63.
5
Dort Bernard, « Théâtre populaire, le brechtisme et la décentralisation », art. cit., p. 137.
509 Rideau ?
C’est donc par l’examen de la figure même, de son territoire, au sens où l’entend
H. Godard, que se dégage une pensée de la communauté. La figure, en organisant
un régime de visibilité qui oriente le travail perceptif du public, définit, dans le
même temps, un mode de relation à l’Autre.
Dans Self-Unfinished, le sujet passe ainsi sans cesse d’une figure délimitée
par ses contours nets, à une dissipation des limites qui ouvre le corps à ses
métamorphoses et enclenche les visions du public. C’est l’affirmation d’un sujet
en devenir, jouant d’une modulation d’intensités, de bascules d’un régime de
visibilité à un autre, d’un corps faisant figure (forme, découpe, dessin) puis
devenant fond. Le sujet n’est pas une donnée arrêtée, mais se concentre puis
s’épand, avant de se ressaisir. Le public suit les va-et-vient de ce sujet, et
éprouve, lui aussi, les modulations incessantes de l’échange, passant de la
6
Godard Hubert, « Le Geste manquant. Entretien avec Daniel Dobbels et Claude Rabant », art. cit., p. 74.
510 Rideau ?
7
Ginot Isabelle, Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, op. cit., p. 204.
8
Godard Hubert, « Le Geste et sa perception », art. cit., p. 225.
511 Rideau ?
programme que s’est donné Y. Rainer. L’on voit ainsi les doigts de sa main
droite s’étendre, lors d’un déroulé du dos, afin de rétablir son équilibre ;
crispation, tension du muscle incontrôlée, qui vient interrompre le continuum du
flux. En cet instant, se réanime soudain le fond, non celui du lieu qu’elle parvient
définitivement à éclipser, mais celui de son propre territoire interne : la
maladresse fait resurgir le fond tonico-postural de son mouvement. Néanmoins,
c’est bien, le plus souvent, par la disparition de ce double fond, que Trio A
manifeste la défaite de la figure, invitant au partage d’un territoire dynamique
inaccentué.
Le sujet discontinu et feuilleté mis en place par au fond tout est en surface
représente une toute autre modalité de défaite de la figure. On n’a là ni
dissolution du sujet, ni neutralisation de la subjectivité. O. Mesa joue sur un autre
registre, où l’affect, certes distancé, module la relation, où les spatialités
corporelles et scéniques désignent directement, interpellent et déplacent le public.
A la régularité ou au continuum qui caractérisent Self-Unfinished et Trio A, elle
oppose un rythme fondamentalement discontinu. Le sujet est fait de béances et de
strates successives. Les unes permettent et appellent des connections avec le
public ; elles deviennent le lieu d’une rencontre, car le public vient remplir et
compléter l’œuvre par ses propres souvenirs. Les autres mettent en évidence un
sujet complexe qui entremêle la personne et le personnage. L’enchevêtrement
constant des récits autobiographiques et fictifs, la porosité permanente entre ces
deux réalités, opposent à une figure entendue comme sujet unitaire, homogène et
continu, un déploiement stratifié. C’est tout à la fois l’histoire du sujet dansant et
celles des autres – personnages, personnalités ou personnes : Nana, M. Hwang, le
public… – qui font la danse, organisent ses spatialités et modèlent une « figure
composite ». Le sujet d’au fond tout est en surface trouve pourtant une cohérence
dans sa façon d’ordonner l’hétérogène, se préservant d’une dispersion dans la
contradiction : la manière de composer les différents éléments qui constituent le
sujet relève d’un style propre à O. Mesa. Cette marque stylistique la préserve
d’un engloutissement du privé dans le public : les échanges constants entre
512 Rideau ?
9
Godard Hubert, « Le Geste manquant. Entretien avec Daniel Dobbels et Claude Rabant », art. cit., p. 70-
71.
10
Godard Hubert, « Le geste et sa perception », art. cit., p. 228.
514 Rideau ?
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Hoyer Dore, 232 Laban Rudolf, 75, 92, 147, 148, 149, 150,
Humphrey Doris, 98, 140, 141, 142, 144, 236, 481
247, 256, 264, 272, 276, 332, 395, 448, Lacey Jennifer, 173, 174
480 Lamarche-Vadel Gaëtane, 222
Huynh Emmanuelle, 97, 169, 239 Lancaster Mark, 470
Hwang Marc, 292, 293, 298, 299, 303, 344, Lang Luc, 281
349, 355, 511 Laouyen Mounir, 356
Lartigue Pierre, 457, 459, 497
I Lassalle Jacques, 48, 49, 156
Launay Isabelle, 16, 18, 74, 239, 374, 375,
Ibsen Enrik, 49
376, 380, 387, 390, 392, 395, 398, 400,
403, 406, 407, 410, 411, 412, 413, 414,
J 415, 416, 418, 420, 422, 427, 432
Jacquot Jean, 35, 36, 47, 103, 118 Lauro Nadia, 173, 174
Jaffrennou Romuald, 373 Le Breton David, 409, 411
Jakobson Roman, 332, 334 Le Corbusier, 138
Jaspers John, 292 Le Moal Philippe, 139, 150, 463
Jauss Hans Robert, 66, 67, 68, 69, 70, 72, Le Roy Xavier, 4, 15, 169, 170, 171, 173,
81, 232, 243 174, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185,
Jeanson Francis, 37 186, 187, 188, 189, 191, 193, 194, 195,
Jobin Gilles, 171, 311 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203,
Johns Jasper, 157, 227, 447, 470, 474, 494 204, 205, 206, 207, 209, 210, 211, 213,
Johnston Jill, 234, 236, 250, 268, 269, 278, 214, 215, 217, 220, 221, 222, 224, 225,
280, 459, 460, 496 239, 284, 286, 290, 311, 363, 364, 370,
Jordan Stephanie, 450 373, 429, 430, 431, 432, 433, 438, 441,
Jouvet Louis, 48, 49, 105 489, 504
Joyce James, 462 Lebreton Myriam, 373, 388, 390
Ledoux Claude Nicolas, 96
K Lefèvre Brigitte, 239
Léger Fernand, 111
Kafka Franz, 197
Legrand Catherine, 373, 384, 385, 386,
Kandinsky Vassily, 157
388, 390, 391, 421, 422, 424, 425
Kant Emmanuel, 52
Lehmann Hans-Thies, 84, 315, 336, 358,
Kenneth King, 482
497
Khatir Dalila, 373
Lescop Anne-Karine, 232
Klosty James, 444, 450
Lesschaeve Jacqueline, 440, 451, 454, 458,
Knust Albrecht (quatuor), 170, 180, 239
459, 468, 471, 472, 476, 480, 486, 487,
Koffka Kurt, 56
488, 492, 494, 495, 499
Köhler Wolfgang, 56
Liberman Frederick, 452
Kopp Jan, 174
Limón José, 247, 263, 264, 276
Kostelanetz Richard, 233, 441, 445, 450,
Lloyd Barbara, 439, 447, 477
482, 486
López-Hermoso Fernando, 292
Kosugi Takehisa, 447
Loraux Nicole, 233
Koulechov (effet), 164
Louppe Laurence, 8, 9, 17, 30, 98, 120,
Kovacs Ernie, 456
135, 147, 230, 233, 236, 237, 294, 376,
Krauss Rosalind, 30, 65, 433, 434, 435, 474
379, 380, 395, 419, 420, 436, 443, 444,
Kristeva Julia, 295, 296
469, 478
Kruschkova Krassimira, 418, 424, 425
Luccioni Denise, 227, 236, 239, 445
Kuypers Patricia, 358
Lunari Gigi, 35, 36
L M
La Ribot, 175, 292, 311
MacLow Clarinda, 228, 239
Laâbissi Latifa, 170
539 Index
Maldiney Henri, 38, 39, 114, 115, 122, 123, Nitsch Hermann, 204
165, 371, 428 Noverre Jean, 157
Malevitch Kasimir, 295 Nys Philippe, 39, 222
Mangematin Michel, 39, 222
Mantero Vera, 176 O
Marin Louis, 13, 155, 156, 157, 158, 159,
Odenthal Johannes, 117, 157
161, 165, 395, 396
Oldenburg Claes, 249
Marrey Jean-Claude, 36
Olive Jean-Paul, 435
Matisse Henri, 113, 133
Orefiche Armando, 292, 302
Mauss Marcel, 24, 74, 76, 77
Orlin Robyn, 366
Mekas Jonas, 300, 455, 474
Oston Richards et Charles, 455
Merleau-Ponty Maurice, 24, 56, 57, 63, 64,
Ouramdane Rachid, 169
65, 78, 112, 113, 114, 120, 224, 476
Mervant-Roux Marie-Madeleine, 25, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 83,
P
119, 156, 163, 281 Paik Nam June, 439, 453, 455, 456, 457,
Mesa Olga, 4, 15, 171, 292, 293, 294, 295, 474
297, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, Païni Dominique, 242
305, 306, 307, 308, 309, 310, 311, 312, Palucca Gret, 157
313, 314, 315, 316, 317, 318, 319, 320, Parfait Françoise, 455, 456, 462, 474, 475
321, 323, 324, 325, 328, 329, 331, 332, Pasolini Pier Paolo, 300
333, 334, 336, 337, 338, 339, 340, 341, Pastoureau Michel, 21, 65
342, 343, 344, 345, 346, 347, 348, 349, Pavis Patrick, 130
350, 351, 352, 353, 354, 355, 356, 357, Paxton Steve, 227, 228, 239, 247, 248, 252,
358, 359, 361, 362, 363, 365, 366, 368, 264, 268, 271, 283
370, 371, 373, 429, 432, 433, 434, 436, Pelleport (réunion de), 170
441, 489, 504, 505, 511 Perrottet Jean, 96
Messager Annette, 97 Petipa Marius, 463
Meyerhold Vsevolod Emilievitch, 104, 316 Phelan Peggy, 273
Michelle Marcelle, 24 Piaget Jean, 111, 112
Miracle Daniel, 292, 293, 298, 302, 303, Picabia Francis, 445
305, 312, 322, 329, 341, 351, 366, 368, Picon-Vallin Béatrice, 475
505 Piégay-Gros Nathalie, 295
Miró Joan, 447 Pisani Martine, 239
Misrachi Bernard, 239 Plassard Didier, 139
Moira Roth, 496 Platon, 52, 53, 54, 55, 63
Mondrian Piet, 295 Plischke Tom, 232
Monnier Mathilde, 96, 133 Poe Edgar, 300
Moore Peter, 247 Pollock Jackson, 236, 269, 467, 469, 470
Morris Robert, 249 Pouillaude Frédéric, 40, 85, 86
Mounin Georges, 67 Prédal René, 278, 280, 281
Mulvey Laura, 273 Preger Simon Marianne, 450, 451, 459
Mumma Gordon, 439, 447, 450, 451, 452, Proust Cécile, 96, 97
453 Ptolémée, 125
Munduate Ion, 311
R
N
Rabant Claude, 40, 85, 86, 151, 509, 513
Nadj Joseph, 132 Radich Steve, 228
Neels Sandra, 439, 447 Rainer Yvonne, 4, 15, 180, 227, 228, 233,
Nelson Lisa, 211, 323, 341, 358 234, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 243,
Nicol Thierry, 373 244, 245, 247, 249, 250, 251, 252, 253,
Nijinski Vaslav, 229 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261,
Nikolaïs Alwin, 263 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269,
540 Index
270, 271, 273, 274, 275, 276, 277, 278, Signataires du 20 août, 170
279, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, Simmel Georg, 409, 410, 413, 414
287, 288, 289, 290, 291, 329, 361, 381, Sloterdijk Peter, 417
414, 419, 429, 431, 433, 437, 460, 489, Snow Michael, 249, 474
500, 504, 510, 511, 514 Socrate, 55, 444, 448
Rauschenberg Robert, 157, 248, 264, 414, Sokolow Anna, 448
447, 455, 469, 470 Solomons Jr. Gus, 439, 447
Régy Claude, 28 Sontag Susan, 445
Reid Peter, 439, 447, 477 Sophocle, 294
Renoir Jean, 163 Sorin Claude, 294
Renouf Olivier, 373 Souriau Etienne, 38, 44, 159
Rey Alain, 124 Southern Richard, 103
Rizzo Christian, 169, 176, 188 Spånberg M årten, 174
Robbe-Grillet Alain, 282 Starobinski Jean, 68, 69, 231, 235, 237
Robin Danièle, 37 Stein Gertrud, 435
Robinson Jacqueline, 140, 170 Stella Franck, 249, 470
Roche Marie, 365 Stern Daniel N., 45, 46, 145
Rokem Freddie, 51, 52, 53, 54, 55, 86, 87 Straus Erwin, 114, 115, 475, 522
Ropars-Wuilleumier Marie-Claire, 88 Stravinsky Igor, 435
Rosenfield Israel, 120, 121 Strehler Giorgio, 156
Ross Diana, 169, 179, 213, 367, 505 Summers Elaine, 271
Roubine Jean-Jacques, 310, 315, 316 Surgers Anne, 35, 93, 108, 131
Rousier Claire, 139, 140, 266, 269, 274, Szendy Peter, 134
480
Ruano David, 292 T
Rudner Sarah, 241
Tarasti Eero, 134
Ruiz Raoul, 436
Tardif Pascale, 386, 390, 391, 406, 408,
Russel Carroll, 435, 449
414, 415, 418, 420, 421, 422, 423, 425
Tarkovski Andreï, 300
S
Tati Jacques, 210
Saint Denis Ruth, 247 Tenney James, 452
Sánchez José Antonio, 293, 300, 304, 308, Tharp Twyla, 241
311, 312, 313, 316, 322, 323, 324, 331, Tomkins Calvin, 486, 494
338, 341, 343, 346, 349, 351, 352, 353, Touyard Gilles, 377
356, 357, 359 Touzé Loïc, 97, 169, 231
Satie Erik, 447, 448 Tudor David, 439, 447, 452, 455, 461
Scarpetta Guy, 249, 278, 279, 285
Schaeffer Pierre, 447 U
Scheper Dick, 140
Ubersfeld Anne, 39, 45
Schirren Fernand, 448
Schlemmer Oskar, 91, 137, 138, 139, 140,
141, 142
V
Schneemann Carolee, 249, 250, 271, 277 Vallès Jules, 294
Schneider Pierre, 165, 166, 167, 209, 212, Van Gogh Vincent, 111
485, 487 VanDerBeek Stan, 439, 455, 462, 473, 474
Schneider Rebecca, 274, 433 Vasari Georgio, 225, 499
Schönberg Arnold, 435 Vaughan David, 445, 449, 450, 451, 452,
Schwartz Elisabeth, 147, 148, 150, 236, 454, 455, 459, 461, 467, 476, 479
247, 251, 255, 276 Verret François, 132
Seberg Jean, 300 Vincent-Buffault Anne, 17, 83
Setterfield Valda, 484 Vitez Antoine, 316
Shakespeare William, 49 Völkers Hortensia, 174
Siegel Marcia B., 441, 452, 453
541 Index