Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Procès et personnesi
1. Difficultés du moi
et approche processuelle des
personnes
L’utilité de l’approche du procès en psychologie philosophique doit
également être reconnue. Le moi, ou ego, a toujours constitué la pierre
d’achoppement de la philosophie occidentale car la personnalité
[personhood] refuse de se laisser appréhender par l’ontologie
substantialiste qu’elle a pourtant promu. Il s’avère être entre difficile et
infaisable de comprendre l’idée que « le moi » est une chose (substance) et
que tout ce qui se passe dans « mon esprit » et dans « mes pensées » est
l’affaire de l’activité d’un élément substantiel d’un certain type (qu’il
s’agisse d’un cerveau physique ou d’un esprit substantiel).
Si l’on entend concevoir une personne dans le cadre de la métaphysique
substantielle classique, on se trouve inexorablement poussé à adopter la
vision matérialiste selon laquelle la facette la plus importante d’une
personne est son corps et les actes de celui-ci. Car de tout ce qui nous
appartient, de tout ce qui se rapporte à nous, c’est clairement notre corps
qui est le plus aisément assimilé au paradigme de la substance. On ne peut
s’empêcher de rappeler le voyage de David Hume vers l’auto-
appréhension dans ce contexte :
De quelle impression pourrait dériver cette idée ? A cette
question, il est impossible de répondre sans contradiction ni
absurdité manifestes ; pourtant c’est une question à laquelle il
faut nécessairement répondre, si nous voulons que l’idée du moi
passe pour claire et intelligible. […] Pour ma part, quand je
pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute
toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud
ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de
douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun
pour la constitution d’un moi fut mis à l’ordre du jour philosophique par
Descartes. Malheureusement, il adopta lui aussi une vision substantialiste
de la personne — comme son usage de « res » démontre.
Leibniz alla même plus loin en généralisant la thèse que l’agence définit
l’agent. Travaillant avec des prémisses cartésiennes, il vit l’unité du moi
comme une unité de procès, dont l’individualité consiste en un mode d’agir
(de perception du monde) caractéristique unifié. Lui aussi coordonna
substances et personnes. Leibniz renversa habilement cependant la
perspective de Descartes. Plutôt que d’interpréter la personne comme une
chose (substance), il proposa de concevoir les substances en analogie avec
les personnes. En conséquence, le moi était, pour Leibniz, paradigmatique
de la substance en général. De fait, la monadologie leibnizienne adopta
l’approche processuelle cartésienne du moi personnel et l’universalisa afin
de comprendre la substance en général. Comme le vit Leibniz, une
substance, comme un moi, n’est pas vraiment une « chose » particulière,
mais un centre d’action. De ce point de vue, comme de beaucoup d’autres,
l’intuition de Leibniz était bien en avance sur son temps.
Donc, pour la philosophie du procès, l’expérience consciente et
inconsciente qui constitue la vie humaine n’est pas seulement une forme de
procès, mais elle est emblématique du procès ; elle fournit une illustration
paradigmatique — particulièrement vive — de ce qu’est le procès6. Et ce
mode de penser processuel nous projette dans un futur toujours en devenir.
La futurition n’est pas seulement quelque chose dont nous sommes le
témoin dans la nature (comme lorsqu’une locomotive trépidante
[throbbing] s’élance vers le futur en s’élançant sur les rails), c’est quelque
chose que nous constatons en nous-mêmes chaque fois que nous réalisons
et reconnaissons qu’avec chaque action délibérée nous engendrons des
possibilités au prix de l’élimination d’autres possibilités. Notre
confrontation constante avec l’inconnu — avec un futur qui est toujours
dans une certaine mesure incertain et imprédictible — est un trait
fondamental de la réalité expérientielle humaine même si la réalité elle-
même (quoi qu’elle puisse être !) est un totum simul.
Sur cette base, la plainte humienne — « on expérience le sentir de ceci et
le faire cela, mais on ne s’expérience jamais soi-même » — ressemble fort
à la plainte de celui qui dit « je le vois prendre cette brique, mélanger ce
mortier, et ajuster les deux avec sa truelle, mais je ne le vois jamais en train
de construire un mur ». De la même façon que « construire le mur »
constitue précisément le procès complexe qui est composé de ces
différentes activités, le soi constitue précisément le procès complexe qui est
composé de ces différentes expériences et actions physiques et psychiques
dans leur interconnexion systématique.
Procès et personnes 91
2. L’esprit et la matière
d’un point de vue processuel
Whitehead tend à considérer tout sentir [feeling] comme mode relationnel
de la conscience8. Mais si certains sentirs sont sans objets (vertiges,
nausées), le fait est que d’autres sentirs sont orientés propositionnellement,
ce sont des sentirs-de-cela [that-feelings] (que quelque chose n’est pas à sa
place sur le bureau, que quelque chose de désagréable est sur le point de se
produire). De tels sentirs cognitifs relationnels sont des procès psychiques
qui lient les sentiments [sentiment] subjectifs à un état mondain
(putativement), objectif d’une manière qui introduit dans la description une
objectivité au moins supposée. Et, sous la pression évolutive, ces procès
psychiques sont coordonnés au concret, conférant même à notre vie
émotive une dimension cognitive. Les procès naturels en tant que tels
fournissent l’instrumentalisation de la coordination pensée/monde qui
rendent nos craintes à propos du problème de l'âme et du corps discutables.
92 Fondements de l’ontologie du procès
4. Le procès historique
Passons maintenant des individus aux collectivités. Après tout, l’histoire
humaine est elle aussi une affaire de procès.
Un secteur du procès particulièrement important est représenté par ceux
qui soutiennent une théorie généralisée de la structure de l’histoire. Pour les
sociétés pas moins que pour les individus, nos attentes par rapport au futur
sont fondées inévitablement sur nos vues sur le passé, car passé et futur
doivent être regardés comme de simples parties d’un seul procès historique
continu. (Quoi qu’il en soit, nous ne détenons aucune information pour
juger le futur indépendamment du passé et du présent.)
Pour ce qui est des tendances structurelles inhérentes [trends and
tendencies] de l’histoire, on dénombre cinq perspectives majeures :
•progressive : nous nous dirigeons vers un nouvel — totalement différent
et meilleur — ordre des choses. (les Lumières, Kant, Hegel, Comte, Marx,
les Utopistes, G. B. Shaw, Edward Ballamy)
•régressive : nous retournons à un ancien — et inférieur — ordre des
choses. (Max Nordau, théoriciens Fin de siècle)
•déclinante : nous subissons un procès de dégénérescence continu.
(Xénophane et autres penseurs anciens)
•stable : fondamentalement, les choses demeurent les mêmes. (Penseurs
anciens et médiévaux qui considéraient les êtres humains comme possédant
une essence fixe et voyaient en cela le fondement de l’histoire des sociétés ;
également Fontenelle et Schopenhauer)
•cyclique : le changement est continu, pas dans une direction donnée mais
sur le mode de la répétition de motifs, tel le flux et le reflux. (Ibn Khaldun,
Vico, Nietzsche, Spengler, Toynbee)
•stochastique : fluctuations au hasard, sans aucun motif [pattern],
simplement : maintenant ceci, maintenant cela. (Carlyle)
La première de ces perspectives, la théorie du progrès, est depuis
longtemps la plus populaire et la plus influente — et ce tout
particulièrement depuis les débuts de la science moderne au seizième
siècle. Mais elle était déjà prédominante dans l’antiquité classique : elle
remonte au moins à Lucrèce10 et trouve en Sénèque son avocat le plus clair
et le plus vigoureux. (Ce qui ne veut pas dire que cette perspective était
acceptée par tous — même dans l’antiquité. Marc Aurèle, par exemple,
imagina un monde fondamentalement stable dans lequel rien n’est jamais
nouveau pour un quadragénaire bien expérimenté11.)
98 Fondements de l’ontologie du procès
5. Transience et valeur
« Ici aujourd’hui et demain ailleurs » [Here today and gone tomorrow]. Il
est dans la nature des choses que la vie humaine et tout ce qui
l’accompagne soit transitoire. Le temps a été comparé au grand dévoreur.
Shakespeare — se faisant l’écho du poète lyrique grec Simonides de Keos
(décédé en 468 avant J.-C.), qui parlait déjà du « temps aux dents
acérées » — parle de la « dent du temps12 ». Une métaphysique du procès
ne doit pas nécessairement regarder le concret avec un parfait optimisme. Il
ne lui est pas nécessaire de nier que la nature possède son versant ombreux
[dark side], et elle inclut la négativité aussi bien que la positivité, le mal
aussi bien que le bien. Pour commencer, l’impulsion destructrice de toutes
choses du temps — de la temporalité et de la transience — jette son ombre
sur la totalité du domaine du procès, et donc atteint et inclut les personnes
et leurs œuvres. Après tout, les procès en général sont par nature
éphémères ; tout ce qui a un commencement a aussi une fin. Dans le
Procès et personnes 99
Notes
1
David Hume, A Treatise of Human Nature, Bk. II, Pt. IV, sect. 6, §2 « Of
Personal Identity » : Hume, David, Traité de la nature humaine. Essai pour
introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Traduction, préface
et note d'André Leroy, Paris, Aubier. Éditions Montaigne, 1968, p. 343-4. Dans
l'Appendice (tome II, p. 759), Hume élabore son argument : « Quand je tourne
ma réflexion sur moi, je ne peux jamais percevoir ce moi sans quelque
perception, une ou d’avantage, et je ne peux jamais rien percevoir que les
perceptions. C’est donc leur combinaison qui forme le moi ».
2
« Mauvaise foi » dans L'Être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique,
Paris, NRF Éditions Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1943.
3
« Take the individual Abraham Lincoln at one year, at five years, at ten years, at
thirty years of age, and imagine everything later wiped out, no matter how
minutely his life is recorded up to the date set. It is plain beyond the need of
words that we then have not his biography but only a fragment of it, while the
significance of that fragment is undisclosed. For he did not just exist in a time
which externally surrounded him, but time was the heart of his existence.
Temporal seriality is the very essence, then, of the human individual. It is
impossible for a biographer in writing, say the story of the first thirty years of
the life of Lincoln, not to bear in mind his later career. Lincoln as an individual
is a history; any particular event cut off from that history ceases to be part of his
life as an individual. As Lincoln is a particular development in time, so is every
other human individual. Individuality is the uniqueness of the history, of the
career, not something given once for all at the beginning which then proceeds to
unroll as a ball of yarn may be unwound. Lincoln made history. But it is just as
true that he made himself as an individual in the history he made. » (John
Dewey, « Time and Individuality » in Harlow Shapley (ed.), Time and Its
Mysteries (New York, Collier Books, 1952), pp 141-59 (voyez p. 146).
4
Voyez George Herbert Mead, The Philosophy of the Present (Chicago, University
of Chicago Press, 1932) et Mind, Self, and Society From the Standpoint of a
Social Behaviorist (Chicago, University of Chicago Press, 1934). Sur la pensée
de Mead, voyez Anselm Strauss, The Social Psychology of George Herbert
Mead (Chicago, University of Chicago Press, 1956).
102 Fondements de l’ontologie du procès
5
Miguel de Unamuno, Del sentimiento trágico de la vida ed. by P. Felix Garcia
(Madrid, 1982), p. 52.
6
Comparez avec John B. Cobb et David R. Griffin, Process Theology: An
Introductory Exposition (Philadelphia, Westminster Press, 1976).
7
Pour ces questions, voyez George R. Lucas The Rehabilitation of Whitehead
(Albany NY, SUNY Press, 1989), pp. 144-149.
8
A.N. Whitehead, Adventures of Ideas (New York, Macmillan, 1933), pp. 297-98.
9
[They find no reasonable explanation of 'matter' except as a form of the
manifestation of 'mind'.] Charles Hartshorne, « The Development of Process
Philosophy » in Ewert H. Cousins (ed.), Process Theology: Basic Writings (New
York, Newman Press, 1971).
10
« Navigation, culture des champs, murailles et lois, armes, routes, vêtements et
autres biens de ce genre, tous les réconforts, tous les délices de la vie, poèmes et
peintures, status d’un art achevé, l’usage mais aussi l’effort et l’invention de
l’esprit l’enseignèrent aux hommes suivant leurs lents progrès. » (De la nature,
V, 1448-55 ; trad., introd. et notes de José Kany-Turpin, Paris: Aubier , 1993).
11
La recension classique est celle de J. B. Bury dans The Idea of Progress
(London, Macmillan, 1932). The Idea of Progress in Classical Antiquity
(Baltimore MD, Johns Hopkins University Press, 1967) de Ludwig Edelstein
constitue une étude spécialisée instructive. Voyez également E. R. Dodds, The
Ancient Concept of Progress and Other Essays (Oxford, Clarendon Press, 1973).
12
W. Shakespeare, « Measure for Measure », V,1. [« tooth of time »]
13
Platon, Banquet, 208A-B in Œuvres, op. cit., vol. I, p. 743.