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1.

Procès et personnesi

1. Difficultés du moi
et approche processuelle des
personnes
L’utilité de l’approche du procès en psychologie philosophique doit
également être reconnue. Le moi, ou ego, a toujours constitué la pierre
d’achoppement de la philosophie occidentale car la personnalité
[personhood] refuse de se laisser appréhender par l’ontologie
substantialiste qu’elle a pourtant promu. Il s’avère être entre difficile et
infaisable de comprendre l’idée que « le moi » est une chose (substance) et
que tout ce qui se passe dans « mon esprit » et dans « mes pensées » est
l’affaire de l’activité d’un élément substantiel d’un certain type (qu’il
s’agisse d’un cerveau physique ou d’un esprit substantiel).
Si l’on entend concevoir une personne dans le cadre de la métaphysique
substantielle classique, on se trouve inexorablement poussé à adopter la
vision matérialiste selon laquelle la facette la plus importante d’une
personne est son corps et les actes de celui-ci. Car de tout ce qui nous
appartient, de tout ce qui se rapporte à nous, c’est clairement notre corps
qui est le plus aisément assimilé au paradigme de la substance. On ne peut
s’empêcher de rappeler le voyage de David Hume vers l’auto-
appréhension dans ce contexte :
De quelle impression pourrait dériver cette idée ? A cette
question, il est impossible de répondre sans contradiction ni
absurdité manifestes ; pourtant c’est une question à laquelle il
faut nécessairement répondre, si nous voulons que l’idée du moi
passe pour claire et intelligible. […] Pour ma part, quand je
pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute
toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud
ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de
douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun

i Source : PM, Chap. 6.


86 Fondements de l’ontologie du procès

moment sans une perception et je ne peux rien observer que la


perception1.
Ici Hume a tout à fait raison. Toute quête de ce genre voulant établir une
confrontation observationnelle avec une substance personnelle nucléaire
[personal core substance], un moi [self] ou ego qui constitue la personne
particulière que l’on est, doit nécessairement être un échec. Les seules
« choses » qui sont nôtres et que nous pouvons confronter
observationnellement est le corps, ses activités et ses sensations.
Cependant, il semble inopportun et malaisé de conceptualiser les gens (les
personnes) comme choses (des substances) — soi-même par-dessus tout —
car nous résistons instinctivement à l’identification complète [flat-out] de
notre moi doté d’une personnalité avec notre corps matériel. Aristote
témoigne de cette difficulté d’adapter le moi ou âme au substantialisme
métaphysique. C’est, nous dit-il, la « forme substantielle », l’entéléchie du
corps. Cela étant, cette stratégie adaptative particulière a conduit Aristote à
des difficultés, car le moi ou âme est profondément différent des autres
types d’entéléchies qui illustrent ses spéculations. Qui plus est, la seule
manière qu’il trouva pour rendre l’idée opérationnelle fut en référence aux
fonctions processuelles de l’âme.
L’approche substantielle est intrinsèquement hostile à la personnalité.
Chacun refuse instinctivement d’être décrit en termes chosifiants. Comme
J.-P. Sartre l’a bien vu, le malfaiteur peut accepter de confesser « J’ai fait
ceci ou cela », mais refusera de dire « Je suis un voleur », « Je suis un
meurtrier2 ». De telles attributions indiquent une constitution fixe qui nous
semble naturellement inapte à nous décrire. Chacun tend généralement à se
voir soi-même (et ses actes) en termes processuels, en tant que source
d’activités téléologiques, d’activités intentionnelles [agency-purposive]
destinées à la satisfaction de besoins et de désirs tels qu’ils surgissent dans
les circonstances du moment. Quoi qu’il en soit, il nous répugne
naturellement de nous appliquer à nous-même une perspective statique,
chosale, dont l’impassible substantialité ne correspond simplement pas à
notre expérience.
Du point de vue d’une métaphysique du procès, la situation se présente
d’une manière totalement différente. Car tandis que nous pouvons avoir des
difficultés à appréhender dans l’expérience ce que nous sommes, nous
n’avons de toute évidence aucune difficulté comparable à expériencer ce
que nous faisons. En vertu de notre disposition à l’expérience consciente,
nos activités corporelles et mentales sont ouvertes à l’appréhension
expérientielle. Nos agirs et nos épreuves (que ce soit individuellement ou
groupés en talents, habiletés, capacités, traits, dispositions, habitudes,
inclinations et tendances à l’action et à l’inaction) sont, après tout, ce qui
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nous constitue typiquement en tant qu’individus, et nous ne souffrons


d’aucune difficulté d’accès expérientiel à ces procès et à ces modèles de
procès. Ce qui rend mon expérience mienne n’est pas quelque caractère
qualitatif curieux qu’elle présente, mais simplement le fait qu’elle fait
partie des macro-procès en cours qui définissent, constituent, et
caractérisent ma vie dans ces dimensions qui sont, en principe, accessibles
cognitivement à moi et aux autres.
C’est ainsi que dès que l’on conceptualise le « moi » nucléaire [core
« self »] d’une personne en tant que variété unifiée [unified manifold] de
procès actuels et potentiels — d’actions et de capacités, de tendances et de
dispositions à l’action (à la fois physique et psychique) — on obtient un
concept de personnalité qui rend le moi ou ego accessible dans l’expérience
car l’expérience consiste simplement en de tels procès. Pour la philosophie
du procès, l’unité d’une personne ne réside ni dans le corps physique en
tant que tel, ni dans l’unité psychique de l’habitude et de la mémoire, mais
dans une unité synoptique du procès. Le soi ou ego — l’individu particulier
que l’on est — est simplement un mégaprocès, un système structuré de
procès, un centre d’activité cohérent et (relativement) stable [center of
activity agency]. Notre sens du soi constitue le miroitement de l’intuition
[glimmering insight] du tout par la partie qui se saisit comme partie de ce
tout. L’unité de la personne est une unité d’expérience — la coalescence de
toutes nos différentes micro-expériences comme macro-procès unifié.
(C’est le même type d’unité procesuelle qui relie chaque micro-niveaux en
un seul voyage global.) Le point crucial de cette approche est le glissement
d’orientation de la substance au procès — de l’unité substantielle du
hardware, ou de la machinerie physique, à l’unité processuelle du software,
ou du programme, du mode de fonctionnement. Un corps ou un cerveau
est, après tout, quelque chose que nous avons, tandis que la vie est quelque
chose que nous vivons et que la personnalité est quelque chose que nous
exposons. Ici le procès passe à l’avant-plan.
Les gens se constituent en individus par leurs actions, par leur histoire :
on est l’individu que l’on est par la nature du macroprocès qui intègre les
microprocès qui constituent sa vie et sa carrière. L’unité du procès est une
unité de narration qui n’intègre pas des choses fixes, mais plutôt des
matériaux qui, comme les artefacts dans une collection de souvenirs ou
dans un musée, demandent avec insistance d’être « ramenés à la vie » par
des récits qui proposent une histoire cohérente.
Dans l’expérience subjective des individus, le caractère clairement
processuel du « flux de conscience » de William James est un trait de notre
expérience quotidienne phénoménologiquement remarquable. Dewey
88 Fondements de l’ontologie du procès

également insista sur l’importance de la compréhension des individus en


termes temporels et processuels :
Prenez l’individu Abraham Lincoln âgé de un an, de cinq ans,
de dix ans et de trente ans ; et, quelle que soit la minutie avec
laquelle sa vie est enregistrée, imaginez toute son histoire future
effacée. Il n’est pas nécessaire de dire que nous ne disposons pas
de sa biographie, mais seulement d’un fragment tandis que la
portée de ce fragment est cachée. Car il n’exista pas à une époque
qui l’environnait, mais l’époque était au cœur de son existence.
La sérialité temporelle est donc l’essence même de l’individu
humain. Il est impossible pour un biographe d’écrire, disons
l’histoire des trente premières années de la vie de Lincoln, sans se
soucier de sa carrière à venir. Lincoln, en tant qu’individu, est
une histoire ; tout événement particulier détaché de cette histoire
cesse de faire partie de sa vie en tant qu’individu. L’individualité
est le caractère unique de l’histoire, de la carrière, pas quelque
chose de donné au commencement, une fois pour toutes, et qui
depuis lors se déploie, comme une pelote de laine peut se
dérouler. Lincoln a fait l’histoire. Mais il est tout aussi vrai qu’il
s’est individualisé dans l’histoire qu’il faisait3.
Une telle approche rejette complètement le point de vue des
métaphysiciens de la chose [thing-ontologists], qui voient la personne
comme entité existant indépendamment de ses actions, de ses activités et de
ses expériences.
L’avantage marquant d’une telle vue processuelle du moi en tant que
procès intérieurement complexe de « mener une vie (d’un certain type) »
— avec ses divisions naturelles en une multiplicité variée de constituants
sous-processuels — est la disparition de la nécessité, pour constituer un soi
à partir de la variété de ses expériences, d’un objet substantiel unifiant,
mais mystérieux et expérientiellement inaccessible (à la manière de l'ego
transcendental kantien). L’unité du soi devient une unité de procès, plus
précisément, d’un grand mégaprocès qui est le produit de nombreux
microprocès. Nous en arrivons à une vue de l’esprit qui nous débarrasse du
« fantôme dans la machine » cartésien et qui comprend l’unité de l’esprit
comme une unité de fonctionnement, une unité d’opérations plutôt qu’une
unité d’opérateurs. Les gens sont définis en tant que les individus qu’ils
sont dans leur carrière active.
Et cette approche processuelle s’applique bien sûr tout aussi bien aux
esprits qu’aux personnes. L’ « esprit » n’est plus interprété comme étant
une substance d’un type plutôt particulier. Il est au lieu de cela compris
comme un unifiant processuel de la variété des procès mentaux qui
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constituent une vie mentale particulière — un macroprocès qui comprend


et intègre une foule de microprocès mentaux. En conséquence, la
métaphysique du procès comprend l’esprit humain aussi comme une
matrice de procès, de toutes ces activités mentales qui sont les nôtres.
Penser et sentir, dans toutes leurs dimensions variées, constituent la
marchandise en magasin de l’esprit. Et l’esprit d’une personne particulière
est constitué en tant que tel par un complexe au sein duquel tous ces procès
mentaux de plus petite échelle sont recueillis et intégrés. Ces procès
psychiques ne sont pas nécessairement conscients : notre vie consciente est,
après tout, interrompue par des périodes de sommeil et d’inconscience.
Mais, comme le vit bien Leibniz, l’auto-identité continue de l’esprit
consiste en une continuité de procès psychiques — même si elle se tient en
dessous du seuil de conscience.
Arrivés à ce point de notre argument, la perspective constituée par la
philosophie du procès est sollicitée par un tournant existentialiste. Elle
affiche une affinité avec l’idée de Sartre selon laquelle la vie humaine est
une affaire auto-définitionnelle : il s’agit d’utiliser son libre-arbitre pour
conférer des buts/desseins [purposes] à sa vie (concevoir un projet) et
conséquemment de les vivre afin d’imposer ce mode d’être au concret
[projecting it into being]. Être un être humain est donc, d’après ce récit,
une affaire de procès, une affaire de se faire soi-même (et donc de devenir
soi-même) : « l'existence précède l'essence ». Cela étant, l’existentialisme
néglige la dimension sociale. Pour les processistes, cette unité processuelle
de la personne possède distinctement un aspect social. L’activité auto-
définitionnelle des personnes se produit dans un contexte interactionnel
avec les autres personnes. Les dispositions processuelles qui définissent le
caractère dominant d’une personne en tant qu’individu incluent ces
dispositions qui caractérisent la personne en tant que partie d’un ordre
social fait de relations communicationnelles réciproques. Comme G. H.
Mead l’a montré4, le rôle formateur de la communauté des communications
entre organismes est tel qu’il est effectivement impossible de les étudier de
manière sensée en isolation, en les abstrayant du contexte social qui forme
virtuellement le spectre total de leurs activités.
Miguel de Unamuno dit quelque part que Descartes a tout compris à
l’envers : on n’est pas un être pensant car on pense, mais on pense car on
est un être pensant. Plutôt que cogito, ergo sum res cogitans il faudrait
écrire sum res cogitans, ergo cogito5. Mais ce n’est pas le cas. L’inversion
par Descartes de la perspective essentiellement substantielle de la
scholastique, basée sur l’idée cohérente que l’activité est première (« Im
Anfang war die Tat ») est parfaitement appropriée. Ce que nous faisons
définit ce que nous sommes. Le caractère fondamental du procès psychique
90 Fondements de l’ontologie du procès

pour la constitution d’un moi fut mis à l’ordre du jour philosophique par
Descartes. Malheureusement, il adopta lui aussi une vision substantialiste
de la personne — comme son usage de « res » démontre.
Leibniz alla même plus loin en généralisant la thèse que l’agence définit
l’agent. Travaillant avec des prémisses cartésiennes, il vit l’unité du moi
comme une unité de procès, dont l’individualité consiste en un mode d’agir
(de perception du monde) caractéristique unifié. Lui aussi coordonna
substances et personnes. Leibniz renversa habilement cependant la
perspective de Descartes. Plutôt que d’interpréter la personne comme une
chose (substance), il proposa de concevoir les substances en analogie avec
les personnes. En conséquence, le moi était, pour Leibniz, paradigmatique
de la substance en général. De fait, la monadologie leibnizienne adopta
l’approche processuelle cartésienne du moi personnel et l’universalisa afin
de comprendre la substance en général. Comme le vit Leibniz, une
substance, comme un moi, n’est pas vraiment une « chose » particulière,
mais un centre d’action. De ce point de vue, comme de beaucoup d’autres,
l’intuition de Leibniz était bien en avance sur son temps.
Donc, pour la philosophie du procès, l’expérience consciente et
inconsciente qui constitue la vie humaine n’est pas seulement une forme de
procès, mais elle est emblématique du procès ; elle fournit une illustration
paradigmatique — particulièrement vive — de ce qu’est le procès6. Et ce
mode de penser processuel nous projette dans un futur toujours en devenir.
La futurition n’est pas seulement quelque chose dont nous sommes le
témoin dans la nature (comme lorsqu’une locomotive trépidante
[throbbing] s’élance vers le futur en s’élançant sur les rails), c’est quelque
chose que nous constatons en nous-mêmes chaque fois que nous réalisons
et reconnaissons qu’avec chaque action délibérée nous engendrons des
possibilités au prix de l’élimination d’autres possibilités. Notre
confrontation constante avec l’inconnu — avec un futur qui est toujours
dans une certaine mesure incertain et imprédictible — est un trait
fondamental de la réalité expérientielle humaine même si la réalité elle-
même (quoi qu’elle puisse être !) est un totum simul.
Sur cette base, la plainte humienne — « on expérience le sentir de ceci et
le faire cela, mais on ne s’expérience jamais soi-même » — ressemble fort
à la plainte de celui qui dit « je le vois prendre cette brique, mélanger ce
mortier, et ajuster les deux avec sa truelle, mais je ne le vois jamais en train
de construire un mur ». De la même façon que « construire le mur »
constitue précisément le procès complexe qui est composé de ces
différentes activités, le soi constitue précisément le procès complexe qui est
composé de ces différentes expériences et actions physiques et psychiques
dans leur interconnexion systématique.
Procès et personnes 91

En promouvant l’existence de micro-constituants ultimes (les « occasions


actuelles »), l’atomisme processuel de Whitehead crée des difficultés
métaphysiques qui pourraient être évitées7. La philosophie du procès est
mieux représentée par une théorie des niveaux de procès qui traite les
procès comme prenant place dans un ordre interpénétré de niveaux
d’échelle (similaire aux vagues dans la mer). En particulier, l’identité
personnelle est confrontée à de graves problèmes lorsqu’elle est comprise
comme la construction d’éléments discrets. Vue comme procès super-
ordiné embrassant différents procès d’échelle inférieure subordonnés, la
plupart des problèmes s’évanouissent.
De plus, l’approche processuelle détient l’avantage lorsqu’il s’agit de
traiter les personnes non naturelles. Une association, une corporation, un
gouvernement ne se prêtent pas aisément à la conceptualisation
substantialiste au sein d’une approche substantialiste. Mais du point de vue
processiste, elles peuvent être interprétées très naturellement comme
complexes processuels dont les opérations à leur tour ont des conséquences
importantes sur l’occurrence d’autres procès.
L’approche processuelle en psychologie philosophique possède sans
aucun doute ses difficultés propres. Mais elles s’évanouissent face à celles
de l’approche substantive traditionnelle.

2. L’esprit et la matière
d’un point de vue processuel
Whitehead tend à considérer tout sentir [feeling] comme mode relationnel
de la conscience8. Mais si certains sentirs sont sans objets (vertiges,
nausées), le fait est que d’autres sentirs sont orientés propositionnellement,
ce sont des sentirs-de-cela [that-feelings] (que quelque chose n’est pas à sa
place sur le bureau, que quelque chose de désagréable est sur le point de se
produire). De tels sentirs cognitifs relationnels sont des procès psychiques
qui lient les sentiments [sentiment] subjectifs à un état mondain
(putativement), objectif d’une manière qui introduit dans la description une
objectivité au moins supposée. Et, sous la pression évolutive, ces procès
psychiques sont coordonnés au concret, conférant même à notre vie
émotive une dimension cognitive. Les procès naturels en tant que tels
fournissent l’instrumentalisation de la coordination pensée/monde qui
rendent nos craintes à propos du problème de l'âme et du corps discutables.
92 Fondements de l’ontologie du procès

Charles Hartshorne a prétendu que les philosophes du procès doivent être


des idéalistes car « ils ne trouvent aucune explication raisonnable à la
matière indépendamment de son existence en tant que manifestation de
l’esprit9 ». Ceci est exagéré. Ce n’est qu’à la condition de manipuler très
étrangement l’idée d’ « esprit » que l’on peut arriver à conclure que « la
matière est une manifestation de l’esprit ». Mais il demeure aisé de soutenir
que tout ce qui est saisi ou expliqué ou compris est en effet une
manifestation pour l’esprit. Que l’esprit soit ou non ontologiquement
essentiel à l’existence de la matière, il demeure essentiel à son
identification, à son explication, à sa compréhension, etc. — et tous sont
des procès mentaux. De toute évidence, notre seul accès cognitif à la
matière se fait par l’entremise de l’esprit et est donc processuel.
Mais tous ces procès mentaux ne sont-ils pas réductibles à des procès
physiques ? Le domaine de l’esprit ne se réduit-il pas à celui du cerveau de
telle manière que les procès physiques (physiologiques) soient les seuls à
exister ? Y a t'il deux sortes de procès en cause ici (le physique et le
mental), ou fondamentalement un seul ?
Des questions importantes et irritantes sont en jeu ici. Dans le cadre de
notre discussion, une chose relativement évidente doit être remarquée :
l’occurrence, chez les êtres possédant un esprit, de l’interprétation de
l’impact environnemental que constitue notre expérience sensorielle, ne
constitue qu’un type parmi d’autres de procès naturel.
Lorsque l’on regarde une lettre imprimée — par exemple ce « W » — il
n’y a pas deux choses différentes qui se présentent : le signe (physique)
tracé à l’encre et le symbole (interprété) qu’il engendre en commerce avec
des esprits. Il n’y a qu’une seule chose : la lettre, c’est-à-dire le signe encré,
opérant en tant que symbole ; mais elle fonctionne dans deux contextes : le
contexte matériel et le contexte spirituel [mind-coordinated]. D’une
manière analogue, lorsque nous nous préoccupons des procès de pensée
[thought processes] d’un individu humain, il n’y a pas deux objets
distincts, le cerveau et l’esprit ; il n’y a qu’un seul élément : le complexe de
procès constituant le cerveau qui possède à la fois une dimension physique
(la physiologie du cerveau) et une dimension mentale (liée au sens). Les
procès mentaux et physiques ne sont pas réductibles les uns aux autres, ils
sont coordonnés comme peuvent l’être différents aspects d’un tout unifié.
Le cerveau et celles de ses opérations cognitives qui constituent le
fonctionnement de ce que nous désignons par « esprit » est un composant
intégral du flux diversifié des procès naturels — simplement une autre
partie des machinations processuelles de la nature (dire « simplement »
n’est toutefois pas totalement approprié à la position centrale de l’esprit de
notre point de vue humain). Dès lors, le problème épistémologique
Procès et personnes 93

traditionnel — comment la pensée peut-elle comprendre le concret ? ;


comment l’esprit peut-il arriver à une appréhension intellectuelle de la
nature matérielle ? — est résolu par ce repositionnement des procès
physiques et mentaux comme partie intégrante du commerce processuel
naturel. De ce point de vue, le dualisme cartésien de l’esprit et de la matière
est profondément erroné. Sa transmutation d’une distinction de modes
processuels (en modus operandi) en une différence autonome entre deux
types différents de substance (le mental et le matériel) est illicite. Les
opérations mentales et matérielles peuvent donc être vues comme deux
modes d’un procès naturel global, représentant une différence d’espèce
[sort], et non de genre [kind].
La priorité causale et conceptuelle reflète des questions différentes et non
conflictuelles. Même si l’on souscrit à l’idée que « l’esprit et ses fonctions
[works] sont le produit causal des opérations de la matière » (et il existe de
bonnes raison pour cela), il ne suit pas que « l’esprit et ses fonctions ne
sont que la matière et ses opérations ». Car — insistons encore — la
production causale est une chose et la compréhension conceptuelle en est
une autre. Et du point de vue conceptuel (en tant que distinct du point de
vue causal), l’esprit est autonome. Ses opérations peuvent être expliquées
causalement, mais elles ne peuvent être comprises que conceptuellement.
Du point de vue de l’explication herméneutique (intelligibilité), les
opérations de l’esprit doivent être comprises avec leurs propres termes
expérientiels. (Les vibrations électromagnétiques sont une chose, les
couleurs expériencées phénoménologiquement en sont une autre.) Lorsque
l’on s’occupe des opérations mentales en tant que telles, ce sont les
produits expériencés constitués au cours de l’interaction entre l’esprit et la
matière, et non les mécanismes de causalité de leur production (supposée),
qui importent.
Il est important de garder à l’esprit la distinction — claire et d’une portée
considérable — entre l’implication ou l’invocation conceptuelle et
l’implication ou l’invocation causale. Les matériaux bruts (farine, sucre,
etc.) constituent le prérequis causal du gâteau : ils doivent être disponibles
avant que les procès physiques de la production du gâteau puissent
commencer. Mais il n’y a rien dans le concept du gâteau qui exige qu’il
doive être fait de cette façon : il est possible, au moins en théorie, que le
gâteau soit fait différemment. Et ces ingrédients ne sont pas nécessités par
l’ordre conceptuel : le concept de gâteau n’est pas essentiellement lié à la
farine comme le concept de raisin sec l’est à celui de raisin (puisque les
premiers sont le produit du dessèchement des seconds). Une chose peut être
liée causalement à virtuellement n’importe quoi (chenilles et papillons,
94 Fondements de l’ontologie du procès

tabagie et cancer). Insistons : l’explication causale est une chose, et


l’explication sémantique en est une autre.
Et donc, même si les opérations mentales devaient s’avérer n’être « que »
le produit causal d’opérations physiques — un problème qui est très
controversé — le fait demeure que les procès naturels sont
fondamentalement différents, dans leur nature expériencée et dans leur
caractère herméneutique, des procès physiques dans lesquels (comme nous
le supposons ici) ils trouvent leur origine causale. Même si les procès du
cerveau ont la primauté sur les procès mentaux dans l’ordre causal, la
situation est inversée dans l’ordre herméneutique. Car les procès mentaux
sont pivotaux ici, pas seulement car nous les comprenons, mais aussi car
nous les expériençons. Cela étant, cette priorité des procès mentaux sur les
procès physiques dans l’ordre épistémique/herméneutique n’empêche
aucunement la possibilité d’une priorité inverse dans l’ordre ontologique,
avec les opérations de l’esprit enracinées causalement dans celles de la
matière. De la même manière que les personnes sont plus que des
machinations corporelles, les esprits sont plus que des machinations de
cerveaux. Des catégories conceptuelles différentes sont impliquées dans les
deux sphères de discours. Lorsque les procès mentaux sont considérés
comme fondamentaux, c’est la question analytique de savoir ce que nous
pensons du monde, pas la question de l’explication des affaires causales,
qui rend compte du comment, qui constitue la préoccupation centrale.

3. La vie humaine en tant que


procès :
l’idée générale d’un cycle vital
Une personne se distingue en tant qu’être animé par un esprit [mind-
activated] de deux manières : pour soi-même et pour les autres. Pour soi-
même, cette justification procède de sa conscience de soi réfléchie, et de sa
mémoire qui intègre l’immédiateté subjective de l’expérience, formant à la
fois un secteur cognitif de l’information et un secteur affectif de
l’enjoiement intégré, de la satisfaction et de la souffrance. Pour les autres,
cette distinction procède d’interactions qui possèdent également un secteur
cognitif et un secteur affectif (sympathie, empathie, etc.). En conséquence,
le « moi », la personne humaine, ne doit pas être vu comme une substance
ou un être (quelque « chose »), mais comme un procès vivant intégrateur
d’expériences sur le mode humain, la réalisation concrète d’une séquence
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développementale qui inclut enfance, jeunesse, maturité et finalement


vieillesse. Bien sûr, cette route développementale décisive peut, comme
c’est le cas dans de nombreux procès, être raccourcie (par privation
aristotélicienne ou par un hasard antagoniste). Mais si tout se passe bien, il
se déploie dans une séquence programmée coordonnée par une unité
développementale (processuelle) d’occurrences successives. Pour les
processistes, non seulement une personne possède une carrière
développementale, mais elle est individuée par cette carrière comme
l’individu particulier qu’elle est. (Leibniz comprit cela comme une question
d’individuation personnelle grâce à un « concept d’individu complet ».)
Lorsque l’on individue des personnes dans nos rencontres avec d’autres
gens, une des perspectives les plus fondamentales consiste en ceci : voir un
individu en terme de sa carrière. L’existence humaine dans cette sphère
mortelle se présente toujours à nous dans un contexte changeant. Et la
« perspective » de chaque tranche d’âge successive semble très différente.
Des horizons de planification altérés entrent en jeu. Les enfants « ont la vie
entière devant eux » et tendent à penser qu’ils sont éternels. Le jeune vit
dans un monde de pensée fait de possibilités non entravées, comme
l’exemplifie le « rêve-éveillé » des adolescents. Les adultes vivent dans un
monde d’action et d’activité (ils font « leur chemin dans le monde »), et
sont attirés par le carpe diem caractéristique de la crise de la quarantaine.
Les personnes âgées se rapprochent de la limite de leurs potentialités. Pour
eux, exercer le pouvoir et jouir de ses fruits est, lorsque cela est possible,
un bien cardinal. Les très âgés tendent à contempler leur vie passée et à
concevoir le futur du point de vue de leur postérité.
La transition temporelle qu’est le voyage d’une vie est associé avec des
vues constamment changeantes sur les perspectives et les possibilités. Nous
pensons à une vie [lifetime] non seulement comme à une étendue de durée
temporelle, mais aussi comme à une succession d’étapes définies. Nous
n’envisageons pas la vie simplement en termes de durée de vie [span] mais
en terme de cycle vital. Depuis l’antiquité la plus reculée, la tradition
littéraire voit ceci en termes analogiques avec les saisons de l’année :
l’enfance est au printemps ce que la jeunesse est à l’été, la maturité à
l’automne et la vieillesse à l’hiver. Les médiévaux, plus habitués au rituel
diurne de la journée ecclésiale qu’au cycle agraire de l’année, préféraient
une autre analogie : l’enfance et la jeunesse sont au matin ce que la
maturité est à la mi-journée, et la vieillesse à la soirée et l’apparition de la
nuit éternelle dans laquelle personne ne peut travailler. (Thème que le livre
d’Heures a traité avec d’infinies variations.)
Le classement des âges de l’existence procède en termes d’une série
d’étapes développementales, qui se démarquent par des « transitions de
96 Fondements de l’ontologie du procès

phase » qui représentent des « bornes » dans le développement humain :


accès au langage (vers 1 à 2 ans), capacité reproductive ou maturation
biologique (vers 10-13 ans), autonomisation ou maturation sociale (vers
18-21 ans), début du déclin physique (vers 55 ans). Ces « bornes »
successives représentent des transitions de phase qui constituent des
passages de frontières entre les principales étapes successives de la vie. Il
existe pour ainsi dire des « rites de passage » qui nous mènent d’une phase
vitale à une autre.
Dès lors, du point de vue humain, peu de procès sont plus significatifs que
ce cycle vital qui est le théâtre de la maturation personnelle et du
vieillissement. Rien, si ce n’est notre identité, n’est stable et fixé en et pour
nous : depuis l’instant de notre naissance nous sommes pris dans le procès
de ce cycle vital. C’est un fait remarqué en anthropologie philosophique
que l’unité d’une personne est une unité de procès, et que tandis qu’un nom
ou un nombre peut nous individuer dans le sens où il nous distingue des
autres humains, ce qui en fait nous identifie, nous ou l’individu que nous
sommes, est notre carrière, c’est-à-dire la matrice générale de procès dans
laquelle nous sommes pris. Pour le meilleur et pour le pire, le fait
inéluctable est que nos vies sont vécues avec du temps emprunté et, comme
tout procès, ont un début et une fin.
Mais la vue processuelle des personnes ne cause-t-elle pas des ravages
dans le domaine de la responsabilité morale ? Si nous ne pouvons recourir à
des personnes substantielles et à leur présumée identité transtemporelle,
mais les remplaçons par quelque chose d’aussi impermanent que des procès
transients, alors comment peut-on raisonnablement soutenir que la
personne d’aujourd’hui est responsable pour les transgressions d’hier ?
Les questions de cette nature reposent sur un point de vue erroné. Il n’est
aucunement nécessaire que les procès en tant que tels soient brefs, fugitifs
et éphémères. Les procès existent sous toutes formes et tailles. Il y a des
procès substantifs qui constituent l’être d’une particule dont la demi-vie
peut être de l’ordre de la nano-seconde. Il y a des procès cosmiques de
l’ordre de l’éon qui constituent l’être des étoiles et des galaxies. Entre eux
existent les procès temporellement trop étriqués qui constituent la carrière
des animaux, agents rationnels et moraux inclus. La nature processuelle de
la vie d’une personne particulière, sa carrière, n’empêche pas du tout
l’intégrité et l’identité endurante de l’individualité. L’identité
transtemporelle de l’agence est donc suffisante pour fournir une base à la
responsabilité personnelle.
Procès et personnes 97

4. Le procès historique
Passons maintenant des individus aux collectivités. Après tout, l’histoire
humaine est elle aussi une affaire de procès.
Un secteur du procès particulièrement important est représenté par ceux
qui soutiennent une théorie généralisée de la structure de l’histoire. Pour les
sociétés pas moins que pour les individus, nos attentes par rapport au futur
sont fondées inévitablement sur nos vues sur le passé, car passé et futur
doivent être regardés comme de simples parties d’un seul procès historique
continu. (Quoi qu’il en soit, nous ne détenons aucune information pour
juger le futur indépendamment du passé et du présent.)
Pour ce qui est des tendances structurelles inhérentes [trends and
tendencies] de l’histoire, on dénombre cinq perspectives majeures :
•progressive : nous nous dirigeons vers un nouvel — totalement différent
et meilleur — ordre des choses. (les Lumières, Kant, Hegel, Comte, Marx,
les Utopistes, G. B. Shaw, Edward Ballamy)
•régressive : nous retournons à un ancien — et inférieur — ordre des
choses. (Max Nordau, théoriciens Fin de siècle)
•déclinante : nous subissons un procès de dégénérescence continu.
(Xénophane et autres penseurs anciens)
•stable : fondamentalement, les choses demeurent les mêmes. (Penseurs
anciens et médiévaux qui considéraient les êtres humains comme possédant
une essence fixe et voyaient en cela le fondement de l’histoire des sociétés ;
également Fontenelle et Schopenhauer)
•cyclique : le changement est continu, pas dans une direction donnée mais
sur le mode de la répétition de motifs, tel le flux et le reflux. (Ibn Khaldun,
Vico, Nietzsche, Spengler, Toynbee)
•stochastique : fluctuations au hasard, sans aucun motif [pattern],
simplement : maintenant ceci, maintenant cela. (Carlyle)
La première de ces perspectives, la théorie du progrès, est depuis
longtemps la plus populaire et la plus influente — et ce tout
particulièrement depuis les débuts de la science moderne au seizième
siècle. Mais elle était déjà prédominante dans l’antiquité classique : elle
remonte au moins à Lucrèce10 et trouve en Sénèque son avocat le plus clair
et le plus vigoureux. (Ce qui ne veut pas dire que cette perspective était
acceptée par tous — même dans l’antiquité. Marc Aurèle, par exemple,
imagina un monde fondamentalement stable dans lequel rien n’est jamais
nouveau pour un quadragénaire bien expérimenté11.)
98 Fondements de l’ontologie du procès

Il est intéressant de noter que toutes — sauf la dernière — des macro-


théories mentionnées considèrent que le modèle/motif [pattern] général
peut être découvert à l’avance. Après tout, si l’histoire possède une forme
définie ou une structure globale quelconque, alors ipso facto le futur
devient prévisible — au moins dans ses grandes lignes. La plupart des
théoriciens de l’histoire, et la plupart des philosophes politiques, depuis
Vico jusqu’à et après Marx, ont en conséquence imaginé au moins les
grands traits de l’histoire humaine. Ce n’est qu’au vingtième siècle que les
théories du chaos se sont imposées comme interlocuteur valable.
Dans le cadre de notre présente discussion, le fait crucial est que chacune
de ces positions rivales comprend le déploiement de l’histoire humaine en
tant que procès qui possède une structure discernable définie. (Même le
chaos, après tout, est une forme d’ordre.) Et les théories du procès
historique ont été en conséquence un des secteurs les plus dynamiques et
les plus influents de la philosophie du procès récente, étendant l’idée de
développement processuel du darwinisme biologique dans le domaine
biologique au darwinisme social dans la sphère humaine. Toute approche
réaliste de l’histoire humaine demande une perspective processuelle. Les
sociétés humaines sont ce qu’elles sont de part leur histoire : constituées
objectivement, et subjectivement perçues. Aussi longtemps que l’histoire
est l’histoire telle que nous la connaissons, la perspective processuelle sera
tellement naturelle qu’elle en demeurera tout à fait indispensable dans ce
domaine.

5. Transience et valeur
« Ici aujourd’hui et demain ailleurs » [Here today and gone tomorrow]. Il
est dans la nature des choses que la vie humaine et tout ce qui
l’accompagne soit transitoire. Le temps a été comparé au grand dévoreur.
Shakespeare — se faisant l’écho du poète lyrique grec Simonides de Keos
(décédé en 468 avant J.-C.), qui parlait déjà du « temps aux dents
acérées » — parle de la « dent du temps12 ». Une métaphysique du procès
ne doit pas nécessairement regarder le concret avec un parfait optimisme. Il
ne lui est pas nécessaire de nier que la nature possède son versant ombreux
[dark side], et elle inclut la négativité aussi bien que la positivité, le mal
aussi bien que le bien. Pour commencer, l’impulsion destructrice de toutes
choses du temps — de la temporalité et de la transience — jette son ombre
sur la totalité du domaine du procès, et donc atteint et inclut les personnes
et leurs œuvres. Après tout, les procès en général sont par nature
éphémères ; tout ce qui a un commencement a aussi une fin. Dans le
Procès et personnes 99

domaine du procès, rien ne reste permanent si ce n’est le domaine lui-


même — le maxiprocès collectif qui embrasse tout le reste. Et la transience
finalement implique la perte, car le passage de tout ce qui est positif peut
être vu comme négatif.
Il convient cependant de souligner que l’insistance de la philosophie du
procès sur la transience, le changement et la nouveauté ne réduit — ne doit
pas réduire — nos inquiétudes humaines à l’insignifiance. Il est simplement
inapproprié de prédiquer de tout, toujours et partout, que « d’ici cent ans
cela n’aura plus aucune importance ». Car il ne faut pas confondre la valeur
avec la permanence, l’importance avec l’endurance. L’importance signale
la validation de quelque chose qui fait la différence du point de vue du bien
global : il s’agit d’une différence qui se produit à cause des conditions en
vigueur à ce moment là et à cet endroit là, pas d’une différence qui se
produirait tout le temps et holistiquement.
Les platoniciens rencontrent le problème en interprétant la vérité et la
valeur comme étant elles-mêmes atemporelles. La beauté de quelque chose
demeure même après que la chose belle a disparu. Les philosophes du
procès, sans nécessairement nier ceci, empruntent toutefois une piste
différente. Le mécanisme grâce auquel la philosophie du procès a
traditionnellement réconcilié la tension dialectique entre transience et
valeur est offert par l’idée-pivot de l’évolution comme procès. Les pères
fondateurs de la philosophie du procès moderne — Peirce, James, Bergson,
Whitehead, et les autres — furent tous profondément influencés par
l’émergence de la théorie darwinienne. Bien sûr, l’évolution dans toutes ses
dimensions — cosmique, organique, cognitive — n’est pas simplement
l’affaire d’un changement mais d’un progrès, de l’émergence continue
d’une complexité et d’une sophistication croissantes. Le point de vue de la
philosophie du procès est plutôt optimiste : la transience est le prix que
paye le monde pour l’actualisation continue de valeurs de haut niveau.
L’interprétation processuelle de la vie reconnaît son aspect transient et
accorde la proéminence à des obiter dicta tels que Carpe diem, On ne vit
qu’une fois, La vie doit être vécue dans le présent. Mais elle reconnaît
également que le présent n’est pas tout, que pour les êtres humains
l’immédiateté du moment est toujours conditionnée par des visions du
futur. Et ici le fait d’importance n’est pas le « Ici aujourd’hui et demain
ailleurs » mais le fait que nous avons toujours des intérêts [stake] dans un
lendemain que nous ne vivrons pas. Dans ce sens, une créature intelligente
est amphibie, avec à la fois un pied [stake] dans le présent transitoire et un
autre dans le futur toujours approchant. Nous grandissons nos mois
transitoires et enrichissons la qualité de nos appréciations en élargissant
100 Fondements de l’ontologie du procès

l’horizon de nos préoccupations et de nos intérêts. Dans le Banquet, Platon


dit
C'est de cette façon, sache-le, qu'est sauvegardé tout ce qui est
mortel ; non point, comme ce qui est divin, par l'identité absolue
d'une existence éternelle, mais par le fait que ce qui s'en va, miné
par son ancienneté, laisse après lui autre chose, du nouveau qui
est pareil à ce qu'il était13.
Dans le même ordre d’idées, les processistes insistent sur le fait que malgré
que les humains vivent sur du « temps emprunté » [borrowed time], ils ont
prise [foothold] sur l’éternité. Car tandis que les individus sont transitoires,
les valeurs et l’excellence qu’ils prisent et parfois actualisent ne doivent pas
l’être. Dans un monde processuel, pas un seul élément n’est préservé en
tant que tel, mais nous pouvons néanmoins avoir prise sur les valeurs et les
idéaux endurants (bien qu’évoluant également). Il est vrai que dans un
monde de procès, tout sauf le Tout lui-même est transitoire. Mais la
transience du procès ne détruit pas la valeur : la beauté d’un concert
symphonique n’est pas détruite par le fait qu’il se termine. (Précisément : il
n’aurait pas cette beauté si il ne se terminait pas.)
Procès et personnes 101

Notes

1
David Hume, A Treatise of Human Nature, Bk. II, Pt. IV, sect. 6, §2 « Of
Personal Identity » : Hume, David, Traité de la nature humaine. Essai pour
introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Traduction, préface
et note d'André Leroy, Paris, Aubier. Éditions Montaigne, 1968, p. 343-4. Dans
l'Appendice (tome II, p. 759), Hume élabore son argument : « Quand je tourne
ma réflexion sur moi, je ne peux jamais percevoir ce moi sans quelque
perception, une ou d’avantage, et je ne peux jamais rien percevoir que les
perceptions. C’est donc leur combinaison qui forme le moi ».
2
« Mauvaise foi » dans L'Être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique,
Paris, NRF Éditions Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1943.
3
« Take the individual Abraham Lincoln at one year, at five years, at ten years, at
thirty years of age, and imagine everything later wiped out, no matter how
minutely his life is recorded up to the date set. It is plain beyond the need of
words that we then have not his biography but only a fragment of it, while the
significance of that fragment is undisclosed. For he did not just exist in a time
which externally surrounded him, but time was the heart of his existence.
Temporal seriality is the very essence, then, of the human individual. It is
impossible for a biographer in writing, say the story of the first thirty years of
the life of Lincoln, not to bear in mind his later career. Lincoln as an individual
is a history; any particular event cut off from that history ceases to be part of his
life as an individual. As Lincoln is a particular development in time, so is every
other human individual. Individuality is the uniqueness of the history, of the
career, not something given once for all at the beginning which then proceeds to
unroll as a ball of yarn may be unwound. Lincoln made history. But it is just as
true that he made himself as an individual in the history he made. » (John
Dewey, « Time and Individuality » in Harlow Shapley (ed.), Time and Its
Mysteries (New York, Collier Books, 1952), pp 141-59 (voyez p. 146).
4
Voyez George Herbert Mead, The Philosophy of the Present (Chicago, University
of Chicago Press, 1932) et Mind, Self, and Society From the Standpoint of a
Social Behaviorist (Chicago, University of Chicago Press, 1934). Sur la pensée
de Mead, voyez Anselm Strauss, The Social Psychology of George Herbert
Mead (Chicago, University of Chicago Press, 1956).
102 Fondements de l’ontologie du procès

5
Miguel de Unamuno, Del sentimiento trágico de la vida ed. by P. Felix Garcia
(Madrid, 1982), p. 52.
6
Comparez avec John B. Cobb et David R. Griffin, Process Theology: An
Introductory Exposition (Philadelphia, Westminster Press, 1976).
7
Pour ces questions, voyez George R. Lucas The Rehabilitation of Whitehead
(Albany NY, SUNY Press, 1989), pp. 144-149.
8
A.N. Whitehead, Adventures of Ideas (New York, Macmillan, 1933), pp. 297-98.
9
[They find no reasonable explanation of 'matter' except as a form of the
manifestation of 'mind'.] Charles Hartshorne, « The Development of Process
Philosophy » in Ewert H. Cousins (ed.), Process Theology: Basic Writings (New
York, Newman Press, 1971).
10
« Navigation, culture des champs, murailles et lois, armes, routes, vêtements et
autres biens de ce genre, tous les réconforts, tous les délices de la vie, poèmes et
peintures, status d’un art achevé, l’usage mais aussi l’effort et l’invention de
l’esprit l’enseignèrent aux hommes suivant leurs lents progrès. » (De la nature,
V, 1448-55 ; trad., introd. et notes de José Kany-Turpin, Paris: Aubier , 1993).
11
La recension classique est celle de J. B. Bury dans The Idea of Progress
(London, Macmillan, 1932). The Idea of Progress in Classical Antiquity
(Baltimore MD, Johns Hopkins University Press, 1967) de Ludwig Edelstein
constitue une étude spécialisée instructive. Voyez également E. R. Dodds, The
Ancient Concept of Progress and Other Essays (Oxford, Clarendon Press, 1973).
12
W. Shakespeare, « Measure for Measure », V,1. [« tooth of time »]
13
Platon, Banquet, 208A-B in Œuvres, op. cit., vol. I, p. 743.

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