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Revue des Études Anciennes

Une nouvelle source de saint Augustin : le ζήτημα de Porphyre. Sur


l'union de l'âme et du corps
Jean Pépin

Résumé
Cette recherche se propose de prolonger les travaux récents de H. Dörrie et E. Fortin touchant l'influence éventuellement
exercée sur saint Augustin par le petit traité de Porphyre, récemment remis à l'ordre du jour. L'auteur a envisagé la possibilité
de cette influence à deux stades du développement de la pensée d'Augustin. D'une part, dans les dialogues philosophiques de
Cassiciacum, notamment dans le De immortalitate animae et dans le De quantitate animae ; plusieurs thèmes importants de
ces opuscules ont chance d'avoir été inspirés par la lecture de Porphyre : ils concernent en particulier l'âme comme lieu du
corps, le problème des composants de l'homme, l'immortalité de l'âme conclue de sa nature vivante, l'autonomie de l'âme
prouvée par son activité dans le sommeil et hors de la sujétion du corps, le caractère non local de l'âme, l'âme présente à toutes
les parties du corps, enfin la question de l'unicité de l'âme et de la pluralité des âmes. D'autre part, il est vraisemblable que les
analyses de Porphyre sur l'union de l'âme et du corps ont suggéré en partie à Augustin ses réflexions théologiques du livre IX
du De trinitate sur l'union entre mens, notitia et amor comme image de l'union entre les trois personnes divines ; cette
hypothèse pourrait être confirmée par le fait que l'ensemble de ce livre IX et son proche contexte laissent apparaître de
nombreux emprunts à d'autres œuvres de Porphyre.

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Pépin Jean. Une nouvelle source de saint Augustin : le ζήτημα de Porphyre. Sur l'union de l'âme et du corps. In: Revue des
Études Anciennes. Tome 66, 1964, n°1-2. pp. 53-107;

doi : 10.3406/rea.1964.3715

http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1964_num_66_1_3715

Document généré le 01/07/2017


UNE

NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN :

LE ζήτημα DE PORPHYRE
SUR L'UNION DE VAME ET DU CORPS

L'expression « nouvelle source » ne doit pas faire illusion. Car


l'hypothèse selon laquelle saint Augustin serait redevable aux
Σύμμικτα ζητήματα de Porphyre a été proposée, ces dernières années,
par deux historiens au moins. Toutefois leurs recherches, sur ce
point précis, ne semblent pas avoir trouvé l'audience qu'elles
méritaient 1 ; de plus, soit qu'elles reposent sur des bases fragiles,
soit qu'elles se limitent à un champ très restreint, on peut
espérer leur donner à la fois plus de solidité et plus d'ampleur. Bref,
en s'engageant sur la voie qu'elles ont ouverte, on est en mesure
d'aller plus loin qu'elles.
Io M. H. Dörrie a récemment consacré un admirable travail aux
Σύμμικτα ζητήματα, qu'il s'est appliqué à restituer à partir notamment
du De natura hominis de Némésius et des Solutiones ad Chosroen
de Priscianus Lydus2. Essayant de déterminer le nombre et la
teneur de ces différents ζητήματα, il pense qu'il y aurait eu dans le
recueil porphyrien, avant le ζ. Sur Vunion de Vâme et du corps,
un ζ. Sur l'immortalité de Vâme, que Némésius ne fait
malheureusement que traiter par prétention à la fin de son chapitre 2, en
s'en remettant sur ce sujet à la sainte Écriture3. En revanche, ce
ζ. aurait, selon H. Dörrie4, laissé des traces dans deux textes de
la jeunesse d'Augustin, l'un, plus serré, appartenant aux Soli-
hques, l'autre, plus diffus, traversant les premières pages du De
immortalitate animae5. P

1. C'est ainsi que H. Dörrie ignore l'article d'E. Fortin, pourtant antérieur de plusieun
années ; cf. infra, p. 55, n. 4.
2. H. Dörrie, Porphyries' t Symmikta Zelemata ». Ihre Stellung in System und Geschieht*
des Neuplatonismus nebst einem Kommentar zu den Fragmenten, coll. Zelemata, 20,
München, 1959 ; voir mon compte rendu dans la Revue des Éludes anciennes, 63, 1961,
p. 155-160.
3. Némésius, De nat. hom. 2, éd. Matthaei, p. 124, 15-125, 5 ; Dörrie, op. cit., p. 152.
4. Op. cit., p. 152-155.
5. Augustin, Solil. II 13, 24, P. L. 32, 896-897 : « Omne quod in eubiecto est, si semper
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Le contenu de ces textes est fort net. Pour établir


l'immortalité de l'âme, Augustin use d'un raisonnement caractéristique,· qui
se ramène au syllogisme suivant : le sujet dans lequel réside une
réalité immortelle doit être lui-même immortel ; or la science (ou
la vérité, ou l'art, ou la raison), qui a l'âme pour sujet, est
immortelle ; donc l'âme est immortelle. Qu'une telle démonstration ait
pu se trouver dans les Σ. ζ. de Porphyre, où Augustin l'aurait
empruntée, c'est assez vraisemblable, et nous aurons à y revenir1.
On regrettera toutefois que H. Dörrie n'apporte aucune espèce de
preuve en faveur de cette assertion ; les deux historiens qu'il
invoque2 sont également muets sur ce point.
En fait, les seuls précédents que l'on puisse, à première vue,
découvrir aux textes d'Augustin sont offerts par Platon et par Plo-
tin8. Le Ménon, 86 ab, présente l'argument sous une forme conden-

manet, ipsum etiam subiectum maneat semper necesse est. Et omnis in subiecto est animo
disciplina. Necesse est igitur semper ut animus maneat, si semper manet disciplina. Est
autem disciplina ueritas, et semper, ut in initio libri huius [se. Solil. II 2, 2] ratio persua-
sit, ueritas manet. Semper igitur animus manet, nee (umquam) animus mortuus dici tur ι ;
De immort, animae 1, 1, P. L. 32, 1021 : « Si alicubi est disciplina, nec esse nisi in eo quod
uiuit potest, et semper est, neque quidquam in quo quid semper est potest esse non
semper, semper uiuit in quo est disciplina [...] Item nihil in quo quid semper est, potest esse
non semper. Nihil enim quod semper est, patitur sibi subtrahi aliquando id in quo semper
est [...] Semper igitur animus humanus uiuit » ; 4, 5, 1023 : « Si enim manet aliquid
immutabile in animo, quod sine uita esse non possit, animo etiam uita sempiterna maneat ne-

'
cesse est » ; 5, 7, 1024-1025 : « Si enim subiectum est animus, arte in subiecto existente,
neque subiectum immutari potest quin et id quod in subiecto est immutetur ; qui possu-
mus obtinere immutabilem esse artem atque rationem, si mutabilis animus in quo illa
sunt esse conuincitur? » ; 5, 9, 1025 : » Quamobrem si anima subiectum est, ut supra dixi-
mus, in quo ratio inseparabiliter, ea necessitate quoque qua in subiecto esse monstratur,
nec nisi uiua anima potest esse anima, nec in ea ratio potest esse sine uita, et immortalis
est ratio ; immortalis est anima. Prorsus enim nullo pacto non existente subiecto suo
immutabilis ratio permanerei. Quod eueniret, si tanta accideret animae mutatio, ut eam
non animam faceret, id est mori cogeret. » L'addition (umquam), dans le premier texte, a
été proposée à juste titre, par comparaison avec De immort, animae 5, 9, par l'éditeur Fuchs
(Aurelius Augustinus, Selbstgespräche über Gott und die Unsterblichkeit der Seele, texte
latin de H. Fuchs, trad., préf. et notes de II. P. Müller, dans Die Bibliothek der allen Well,
Zürich, 1954, p. 170). On aura remarqué que, dans tous ces textes, Augustin emploie
indifféremment anima ou animus.
1. Cf. infra, p. 69 et 79-80.
2. Fuchs et Müller, op. cit. ; H. Müller, Augustins Soliloquien. Einleitung, Text und
Erläuterungen, diss. Basel, Bern, 1954, p. 53-54 ; p. 122, n. 312 ; p. 243, note.
3. Avant d'être repris par H. Müller, Aug. Solil., p. 122, n. 312, et par P. Hadot, compte
rendu de l'ouvrage de II. Dörrie dans The Journal of Hellenic Studies, 81, 1961, p. 196,
ces rapprochements avaient été signalés par Fr. Wörter, Die Geistesenlwickelung des hl.
Aurelius Augustinus bis zu seiner Taufe, Paderborn, 1892, p. 156-157, qui pense que c'est
de Platon et de Plotin qu'Augustin tient la doctrine en question. Müller, op. cit., p. 243,
note, observe qu'Augustin se rc.fèro h se? propres Solil. IT 13, 2î rlrn« ï'Epist. 3 [ad Nebri-
dium), 4, éd. Goldbacher (dans C. S. E. L. 34, 1), p. 8, 9-18 : « Sed in qua parte animi est
ista ueritas? in mente atque intellegentia [...] Quid si moritur animus? Ergo moritur
ueritas aut non est <in> intellegentia ueritas aut intellegentia non est in animo aut potest
mori aliquid, in quo aliquid inmortale est. Nihil autem horum fieri posse Soliloquia
nostra iam continent satisque persuasum est. » C'est bien, en effet, sous une forme moins
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sée : si, comme le montre le fait de la réminiscence1, les sciences


(έπιστημαι) et la vérité (αλήθεια) sont de tout temps dans. l'âme, il
s'ensuit que celle-ci est immortelle (αθάνατος). Un raisonnement
analogue apparaît en divers passages de. Γ Ennèade IV 7 2. Cette
constatation n'empêche évidemment pas que Porphyre ait pu
reprendre la doctrine de ses prédécesseurs, et la transmettre à
Augustin; en tout cas, s'il l'a fait, il a très probablement conservé
le vocabulaire consacré, ce qui permet de redresser quelques
détails de la rétroversion proposée par Dörrie pour Solil. II 13, 24 3.
Pour aventureuse qu'elle soit, l'hypothèse de Dörrie a eu
néanmoins le grand mérite d'attirer l'attention sur l'éventualité d'un
rapport entre les Σ. ζ. et certains des dialogues du jeune Augustin ;
toute, la première partie de notre recherche aura pour objet de
produire de nouveaux arguments en faveur de cette
dépendance.
2° Retraçant l'histoire des doctrines patristiques de l'âme, le
P. E. Fortin a établi de façon convaincante que la Lettre 137, 11
d'Augustin à Volusianus devait être inspirée en partie par le
ζήτημα porphyrien Sur Vunion de l'âme et du corps*. Supposition

technique, la même preuve de l'immortalité de l'âme ; selon A. Goldbacher, éd. des Augus-
lini Epistulae, Index III (dans C. S. E. L. 58), p. 12, cette Lettre 3 aurait été d'ailleurs
écrite à Cassiciacum en 387, peu après les Soliloques; aussi, bien qu'aucun manuscrit ni
aucune édition ne la porte, l'addition ζΐτί) semble-t-elle nécessaire au raisonnement. Sur
cette démonstration augustinienne, voir encore/ G. Verbeke, Spiritualité et immortalité
de l'âme chez saint Augustin, dans Augustinus magister, Actes du Congrès international
augustinien, Paris, 1954, I, p. 332-334.
1. Dont Augustin traitera peu après, en Solil. II 20, 34-35.
2. Ainsi IV 7, 8, 42-44, éd. Henry-Schwyzer, p. 198 : si la vertu fait partie des réalités
éternelles et permanentes (άΐδίων καΐ μενόντων), tel l'objet de la géométrie, il faut que
l'être dans lequel elle est soit de la même nature ; IV 7, 10, 16-24, p. 214-215 : étant
divines, la prudence et la vertu ne peuvent appartenir à un être vil et mortel, mais
nécessairement à un être divin, c'est-à-dire à une âme entièrement immortelle (πάντη άθάνα-
' τον). Mais le passage le plus proche à la fois de Platon et d'Augustin est IV 7, 12, 8-11,
p. 217 : l'activité noétique, due à la réminiscence et antérieure au corps, vaut à l'âme,
jouissant de sciences éternelles, d'être elle-même éternelle, άΐδίοις έπιστήμαις κεχρη-
μένην άίδιον καΐ αυτήν είναι.
3. Dörrie, op. cit., p. 153-154 ; disciplina correspond certainement à επιστήμη (Platon
et Plotin), et non à νοήσις (déjà bien vu par Hadot, loc. cit.) ; quant à l'idée
d'immortalité, Porphyre l'aurait sans doute rendue par αθάνατος (Platon et Plotin) ou άίδίος
(Plotin), plutôt que par άφθαρτος.
4. E. L. Fortin, Saint Augustin et la doctrine néa-platonicienne de l'âme (Ep. 137, 11),
dans Augustinus magister, Actes du Congrès international augustinien, Paris, 1954, III,
p. 371-380 ; remployé dans Christianisme et culture philosophique au Ve siècle. La querelle
de l'âme humaine en Occident, Paris, 1959, p. 111-123. Voir mon compte rendu de cet
ouvrage dans Revue des Éludes anciennes, 63, 1961, p. 236-239. On notera que la
possibilité d'un rapprochement entre le chapitre 3 de Nèmesi us et Augustin, Epist. 137, 11 (ainsi
que De ciu. dei X 29)· avait été déjà signalée brièvement par R. Arnou, De t Platonismo »
Patrum, dans Ponlif. Univ. Gregoriana, Textus et docum., Ser. thíeolog., 21, Romae, 1935,
p. 57, n. 1 ; Fortin ne mentionne pas ce précédent.
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d'autant plus vraisemblable que ce recours d'Augustin à la


doctrine porphyrienne obéirait, non pas à un goût de pure
spéculation, mais à un dessein théologique : montrer, contre les
adversaires païens de l'Incarnation, que l'union des deux natures dans
le Christ n'est pas plus incroyable que celle de l'âme et du corps
dans l'homme1. Or Némésius, dans le chapitre 3 de son traité
d'anthropologie, s'adresse à la même doctrine dans la même intention :
la façon dont Porphyre éclaire la conjonction, dans l'homme, d'une
âme transcendante et d'un corps terrestre lui permet d'établir la
possibilité de la rencontre de la nature divine et de la nature
humaine dans la personne du Christ, et de confondre ainsi la chris-
tologie des euno miens 2.
On doit se demander si saint Augustin n'a pas fait encore un
autre usage théologique, plus indirect, mais non moins reconnais-
sable que le précédent, des analyses contenues dans le ζ. porphy-
rien Sur l'union de Vâme et du corps. Il s'agirait cette fois, non
plus de christologie, mais de la théologie trinitaire développée
dans le livre IX du De trinitate. C'est à ce problème que sera
consacrée la deuxième partie de la présente recherche.

I
Les rapports de l' am e et du corps
dans les dialogues du jeune augustin

1. — L'âme comme lieu du corps.

Dans le De quant, animae3, Augustin évoque une théorie selon

1. Augustin est souvent revenu sur cette idée ; cf., par exemple, Traci, in Ioann. XIX
15, P. L. 35, 1553 ; Serm. 186, 1, 1, P. L. 38, 999.
2. Ce passage du problème de l'union âme-corps au problème de l'Incarnation s'opère
en De nal. hont. 3, in fine, p. 140, 6-144, 10. Le raisonnement théologique auquel recourent
parallèlement Augustin et Némésius se retrouve, de façon plus ou moins complète, chez
quantité d'auteurs. D'une part, déjà Philon tient la relation du Logos au monde pour
analogue à celle de l'âme humaine à son corps ; sous-jacente à diverses formules du Nouveau
Testament, cette analogie est professée par plusieurs Pères, orthodoxes ou non ; c'est elle
qui a conduit à appliquer au Logos uni à l'humanité de Jésus ce que l'on disait de l'âme
unie au corps : deux φύσεις ou ούσίαΐ conjointes dans une seule personne. D'autre part,
les théories philosophiques du mélange sont couramment appliquées à l'Incarnation ou
discutées à son propos ; ainsi font, parmi les orthodoxes, Tertullien, Origène, Grégoire de
Nazianze, Grégoire de Nysse, Cyrille d'Alexandrie, Léonce de Byzance, Jean Damascène,
le cinquième Concile œcuménique (553) ; parmi les hétérodoxes, Novatien, Apollinaire et
les monophysites, Nestorius. On trouvera tous renseignements sur ces deux traditions dans
H. A. Wolf son, The Philosophy of the Church Fathers, I : Faith, Trinity, Incarnation,
Cambridge (Mass.), 1956, p. 366-372 et 387-463.
3. 30, 61, cité infra, p. 64-65.
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laquelle l'âme ne serait pas dans son corps, non esse animarti in
corpore uiuentis animantis, et qui pourrait apparaître comme la
conséquence du fait incontestable que l'âme n'est contenue par
aucun lieu. Bien que cette façon de voir semble troublante et
absurde, poursuit-il, il s'est trouvé des doctissimi homines pour
l'adopter, et il s'en trouverait encore aujourd'hui ; cela dit, Augustin
estime la question trop subtile, et passe immédiatement à d'autres
considérations.
Les historiens ont naturellement cherché à percer l'identité
de ces doctissimi homines auxquels Augustin fait allusion. W.
Thimme1 pense à Plotin, et renvoie à VEnn. IV 3. Plus
circonspect, le P. Henry2 hésite entre plusieurs auteurs, qui ont en effet
défendu, ou du moins mentionné, la doctrine en question. C'est
d'abord Plotin, qui a consacré dans VEnn. IV 3, 20-22 une longue
dissertation au mode de la présence de l'âme au corps ; après avoir
rejeté une série d'analogies qu'il estime inadéquates8, il en vient,
à donner raison à Platon d'avoir mis, non pas l'âme dans le corps,
mais le corps dans l'âme ; enfin, alors que Platon ne· parlait que
de l'âme de l'univers, Plotin étend le renversement de perspective
aux « autres âmes »4. La même affirmation apparaît encore, avec
un autre contexte, dans VEnn. V 5, 9 : toutes choses sont en celles
qui les précèdent dans l'ordre de la procession ; l'âme n'est donc
pas dans le corps du monde, c'est lui qui est en elle5. Avec raison,

1. Auguslins geistige Entwicklung in den ersten Jahren nach seiner « Bekehrung », 386-
391, dans Neue Studien zur Geschichte der Theologie und der Kirche, 3, Berlin, 1908, p. 148,
n. 1.
2. Plotin et l'Occident. Firmicus Malernus, Mariua Victorinus, saint Augustin et
Macrobe, dans SpicU. sacrum lovan., 15, Louvain, 1934, p. 73-74.
3. Enn. IV 3, 20, 10-22, 7, p. 42-48 : l'âme n'est pas dans le corps comme dans un lieu,
ni comme dans un vase (ώς έν άγγείω), ni comme dans un sujet, ni comme une partie dans
un tout, ni comme le vin dans l'amphore, ni comme un tout dans ses parties, ni comme
une forme dans une matière, ni comme un pilote dans son navire, ni comme l'art dans ses
instruments ; peut-être est-elle présente dans le corps comme le feu l'est dans l'air, sans
s'y mélanger ; mais alors, plutôt que de dire que la lumière est dans l'air, il vaut mieux
dire que l'air est dans la lumière. Cette dernière notation amorce le changement de
perspective qui nous intéresse. Tout le développement de Plotin s'inspire probablement
d'Alexandre d'Aphrodise, De anima, éd. Bruns, p. 13, 9-15, 29 (cf. aussi De an. mantissa,
p. 115, 29-33), comme le signale l'éd. Henry-Schwyzer, apparat ad loc. ; voir encore H.-R.
Schwyzer, art. Platinos, dans R. E., 41. Halbbd., 1951, col. 573-574.
4. IV 3, 22, 7-12, p. 48, notamment : Πλάτων καλώς τήν ψυχήν ού θείς έν τω
σώματι έπί του παντός, αλλά το σώμα έν τη ψυχή. Plotin pense au Timée 34 b et 36 de,
où il est dit que le Dieu enveloppa de l'extérieur le corps du monde par son âme,
έξωθεν το σώμα αύτη περιεκάλυψεν, qu'il étendit tout le monde corporel à l'intérieur
de l'âme, celle-ci l'enveloppant circulairement de l'extérieur, παν το σωματοειδές
εντός αύτης έτεκταίνετο [.:.] κύκλω τε αυτόν ίξωθεν περικαλύψασα. Cf. des
allusions aux mêmes passages du Timée en Ènn. V 1, 10, 21 sq., p. 284.
5. V 5, 9, 9 et 29-31, p. 351-352, notamment : ουδέ γαρ τόπος το σώμα τη ψυχή,
αλλά ψυχή μέν έν νώ, σώμα δέ έν ψυχή.
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P. Henry signale chez Porphyre deux passages qui s'accordent à


la thèse de Plotin ; l'un, dans les Sententiae, énonce que l'âme est
dans le corps partout et nulle part : c'est le corps qui est dans
l'âme1 ; l'autre appartient aux Σύμμικτα ζητήματα : l'âme, y est-il dit,
n'est pas dans le corps comme dans un vase ou dans une outre,
mais c'est plutôt le corps qui est en elle2. A Plotin et Porphyre,
Henry adjoint enfin Marius Victorinus, qui, sans la prendre à son
compte, indique que la même thèse était professée par un grand
nombre3. En présence de ces trois auteurs, qui sont parmi les
sources usuelles d'Augustin, Henry conclut à l'impossibilité de
décider lequel est visé par la formule doctissimi homines.
Avant d'en venir à ce problème, il n'est pas inutile de s'arrêter
un instant à l'histoire de la doctrine qui nie que l'âme soit dans
le corps. Que cette conception ait été défendue par Plotin et, après
lui, par Porphyre, c'est hors de doute : aux textes que nous
venons de parcourir à. la suite de P. Henry, on pourrait ajouter bien
d'autres formules de la. même teneur4. Mais d'où les
néo-platoniciens la tenaient-ils? On ne peut éviter de penser à la longue
tradition philosophique qui introduit, dans l'homme aussi bien que
dans l'univers, la distinction entre un « contenant » et un «
contenu », ces deux notions étant traduites le plus souvent au moyen
du verbe συνέχειν ou continere; ainsi les éléments les plus subtils
et actifs de l'univers « contiennent »-ils les autres, l'âme
universelle α contient »-elle le corps du monde, l'âme individuelle «
contient »-elle le corps humain. Cette représentation se manifeste
déjà chez Anaximène 5. Elle appartient probablement à la cosmo-

1. Sent. 31, éd. Mommert, p. 16, 18-19 : ψυχή [...] πανταχού ^δέ^ καΐ ούδαμοΰ
έν' 2.σώματι.
Σ. ζ., apud
Σώμα Némésius,
δέ καΐ De
έν ψυχή.
nat. horn. 3, p. 135, 1-3, éd. Dome, p. 80, cité infra, p. 64.
La comparaison du vase (άγγεΐον) est reprise de Plotin, cf. supra, p. 57, n. 3.
3. Adu. Arium I 32, 17-19, éd. Henry (dans Sources chrétiennes 68), p. 282 : « quo-
niam multi in anima corpus esse dicunt, sed nunc secundum dicendi usum, anima sit in
corpore ». Selon P. Henry, op. cit., p. 57-58, Victorinus penserait à Plotin, peut-être aussi
à Porphyre.
4. Par exemple, pour Plotin, Enn. III 9, 3, 1-4, p. 414 : l'âme universelle n'est nulle
part, διό ούκ έν τω σώματι ούδ' δ Πλάτων φησί που, άλλα το σώμα είς αυτήν ; cf.
IV 3, 22, cité supra, p. 57 et n. 4 ; IV 3, 9, 36-38, p. 26 : le corps de l'univers est dans
l'âme qui le soutient, κείται γάρ έν τη ψυχή άνεχούση αυτόν, comme un filet jeté dans
les eaux. Il ne s'agit là que de l'âme du monde, la· seule dont parle Platon ; mais nous avons
vu supra, p. 57, que Plotin étend expressément la même conception aux « autres âmes ».
On notera d'ailleurs qu'il adopte souvent la façon de parler ordinaire ; ainsi 1 1, 3, 1, p. 50 :
έν σώματι θετέον ψυχήν ; IV 3, 9, 3-4, p. 24 : δ τρόπος της είς σώμα ψυχής εισόδου ;
IV 8, 5, 25, ρ. 242 : εντός γίνεται τοΰ σώματος. Pour Porphyre, Sent. 28, p. 12, 11-13 :
aucun corps ne peut enfermer ni entourer l'incorporel à la façon dont une outre aspire de
l'eau ou de l'air, ώς ασκός ύγρόν τι £λκειν ή πνεύμα.
5. Apud Aétius, Plac. I 3, 4 = Diels-Kranz, Β 2, I, p. 95, 17-19 : de même que notre
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lpgie du jeune Aristote ; car certains témoignages, qui ne peuvent


concerner l'aristotélisme de la maturité, assignent à l'éther
aristotélicien la fonction de « contenir » l'univers matériel1; l'éther
présente d'importants points communs avec l'âme ; aussi n'est-on
pas étonné de lire dans le De anima que c'est l'âme humaine qui
« contient » le corps, et non pas le corps qui « contient » l'âme2.
On sait que la cosmologie stoïcienne, s'inspirant
vraisemblablement de celle du jeune Aristote, défendit une conception du même
genre. Le propre du πνεύμα qui circule à travers l'univers est de
« contenir », le propre de la matière est d'être « contenue » ;
transportée aux quatre éléments, cette dichotomie assigne à l'air et
au feu de « contenir », à la terre et à l'eau d'être « contenues »3.
Diogene de Babylone étend à l'âme du monde (figurée par Zens)
et à l'âme humaine cette propriété de « contenir » leurs corps
respectifs4. Dans la même ligne de pensée, Posidonius reprochera
aux épicuriens de méconnaître que ce ne sont pas les corps qui
« contiennent » les âmes, mais les âmes qui « contiennent » les
corps, à la façon de la colle5.
C'est à la lumière de cette conception stoïcienne (purgée tou-

âme, qui est air, nous maintient solidement uni (συγκρατεί), de même le souffle et l'air
entourent (περιέχει) le monde tout entier.
1. Ainsi Arius Didyme, Epit. fragra, phys. 9, dans Dicls, Doxogr., p. 450, 12-16 :
l'ensemble du mondé est entouré (περιέχεσθαι) par l'éther, qui le maintient uni (συνεκτί-
κόν) ; Alexandre d'Aphrodise, De mixt. 10, éd. Bruns, p. 223, 9-14 : la nature de l'éther,
περιέχουσα πασαν την Ιίνυλον [...] ούσίαν [...], συνέχει καΐ σώζει το παν; B.eco~
gnit. ps.-clem. Vili 15 = De philos., fragm. 27 e Ross, p. 96 : le cinquième élément
aristotélicien est dit t in unüm quatuor elementa coniungens ». Sur la portée de ces
témoignages, on verra mon ouvrage Théologie cosmique et théologie chrétienne (Ambroise,
Exam. / 1, 1-4), dans Biblioth. de philosophie contemporaine, Paris, 1964, p. 163, 237
et 486-488.
2. De an. I 5, 411 b 6-8 : Τί οδν δη ποτέ συνέχει τήν ψυχήν [...]; Ού γάρ δή τό
γε σώμα ' δοκεΐ γάρ τουναντίον μάλλον ή ψυχή το σώμα συνέχειν ; de même 15-16.
Cette notation a naturellement été relevée et approuvée par les commentateurs ; ainsi
Thémistius, In Arisi. De an. paraphr. II, éd. Heinze, p. 37, 10-11.
3. Cf. Galien, De plenit. 3 = S.V. F. II 439, p. 144, 24-28 : οί μάλιστα είσηγησάμενοι
τήν συνεκτικήν δύναμιν, ώς οί Στωικοί, το μέν συνέχον Ιτερον ποιοΰσι, το συν-
εχύμενον δέ άλλο ' τήν μέν γάρ πνευματικήν ούσίαν το συνέχον, τήν δέ ύλικήν
το συνεχόμενον ' δθεν αέρα μέν καΐ πυρ συνέχειν φασί, γην δέ καΐ ΰδωρ συνέχεσ-
θαΐ ; de même les témoignages de Galien, Alexandre et Plutarque = S. V. F. II 440,
p. 145, 1-3 ; 441, p. 145, 16-17 et 24-26 ; 448, p. 147, 34-36 ; 449, p. 147, 40-41, etc.
4. Apud Philodème, De piet. 15 = S. V. F. III, Diog. Bahyî, 33, p. 217, 10-12 : τον
κόσμον [...] περιέχειν τδν Δία καθάπερ ¿όνθρωπον ψυχήν.
5. Selon Achille Tatius, Isag. in Arali Phaen. 13, éd. Maass, p. 41, 2-5 : Ποσειδώνιος
δέ άγνοεΐν τους Επικούρειους Ιφη, ώς ού τά σώματα τάς ψυχάς συνέχει, άλλ'
at ψυχαΐ τά σώματα, ώσπερ καΐ ή κόλλα καΐ έαυτήν καΐ τά έκτος κρατεί; cité
par Μ. Pohlenz, Die Sloa. Geschichte einer geistigen Bewegung, II, Göttingen, 1949,
p. 115. La comparaison de la colle pourrait provenir du Phédon 82 e ; cf. P. Courcelle, La
colle et le clou de l'âme dans la tradition néo- platonicienne et chrétienne (Phédon 82 c, 83 d),
dans Revue belge de Philologie et d'Histoire, 36, 1958, p. 72-95.
60 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

tefois de son matérialisme) que le moyen platonisme interpréta


l'enseignement cosmologique de Platon. Paraphrasant les textes
fondamentaux du Timêe1, Albinus introduit une notation qui ne
s'y trouve pas : l'âme cosmique reçoit pour fonction de conjoindre
et de « contenir » (συνδεΐν τε καΐ συνέχειν) le corps du monde 2.
Maxime de Tyr étend la même doctrine à tout assemblage d'âme
et de corps3; les Sextii l'avaient d'ailleurs déjà fait, si l'on en
croit le témoignage de Claudianus Mamertus4. Numénius enfin
affirme fortement la nécessité où sont les corps, dans leur indigence,
d'être « contenus » par une puissance incorporelle qui est l'âme 5.
Il est tentant de voir, dans les déclarations que nous avons
relevées chez Plotin et Porphyre, l'aboutissement de cette
tradition6. Ce serait méconnaître que le verbe συνέχειν, en latin çonti-
nere, est capable de deux acceptions assez différentes : d'une part,
« contenir » à la façon d'un récipient ; d'autre part, « maintenir »
unies les parties d'un tout 7. Lorsque, PJotin et Porphyre affirment
que l'âme n'est pas dans le corps, mai« Je corps dans l'âme, il est
clair que, sans employer d'ailleurs συνέχειν, ils se placent dans la
première perspective : l'âme, quoique de façon non locale, contient
le corps comme son réceptacle ; les comparaisons dont ils font état,
positivement ou négativement (le vase, l'amphore, l'outre, le filet
dans la mer, etc.), ne laissent pas de doute sur ce point. En re-

1. Cités supra, p. 57, n. 4.


2. Epit. XIV 4, éd. Louis, p. 81-83.
3. Philos. IX 5, éd. Hobein, p. 106, 3-4 : Έν γουν τη συστάσει το μέν σώμα
συνέχεται, ή δέ ψυχή συνέχει.
4. De statu animae II 8, éd. Engelbrecht (dans C. S. E. L. 11), p. 129, 13-15 : t incorpo-
Talis, inquiunt [se. : Sextius pater Sextiusque filius], omnis est anima et inlocalis atque
■ indeprehensa uis quaedam, quae eine spatio capax corpus haurit et continet ».
5. De bono I, apud Éusèbe, Praep. euang. XV 17 = fragm. 13 Leemans, p. 133, 9-20 :
puisque les corps sont naturellement fluents, ils ont besoin d'un principe qui les «
contienne » (καθέξοντος), et ce « contenant » (κατασχήσον) ne peut être que l'incorporel.
Comme le remarque l'éditeur Leemans, note ad loc, c'est au même 'traité que doit se
référer Némésius, De nat. hom. 2, p. 70, 2-6 = teslim. 29 Leemans, p. 89, 24-27, quand il
rapporte à Numénius une doctrine identique, formulée encore plus nettement : τα
σώματα [···] δεΐται του συνέχοντος καί συνάγοντος, καΐ ώσπερ συσφίγγοντος καΐ
συγκρατουντος αυτά, δπερ ψυχήν λέγομεν.
6. C'est ce que fait E. Fortin, Christianisme et culture philosophique..., p. 131-138, en
citant à l'appui plusieurs des textes que nous venons de mentionner.
7. Cette duaJité est signalée très justement, pour continere, par R. de la Broise, Ma-
merli Claudiani vita e jusque doctrina de anima hominis, thèse Paris, 1890, p. 90, n.,4. Elle
est homologuée de la façon la plus nette dans le Thés. ling, lai., IV, col. 701-709, qui
distingue, pour le même verbe, le sens « coniungere », « conectere » (par exemple Cicerón, De
nat. deor. II 55, 139 : « neruos, a quibus artus contïnentur ») et le sens « cingere », «
includere ». Même dichotomie dans le sens de συνέχειν, qui signifie, selon Liddell-Scott,
p. 1714, soit « hold or keep together », soit « contain » ; et déjà dans le sens de έ*χειν, cf.
Aristote, Melaph. Δ 23, 1023 a 14-17 et 22-23.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 61

vanche, lorsque la tradition, surtout aristotélicienne et stoïcienne,


répète que l'âme « contient » le corps, et non l'inverse, c'est
certainement dans le deuxième sens : l'âme assure la cohésion du
corps, de l'extérieur ou, plus probablement, de l'intérieur ; la
notation de Posidonius x est éclairante à cet égard : l'âme « contient »
le corps comme la colle retient les choses qui lui sont extérieures ;
elle n'est donc pas pour le corps un réceptacle, mais bien un lien
interne. Cette façon de voir est manifestement étrangère à celle
de Plotin et de Porphyre2; ce n'est pas à dire qu'ils l'ignorent3;
mais, quand ils posent, comme nous Tavons vu, que le corps est
dans l'âme, ils ont en tête une doctrine toute différente. Ils ne
sont donc pas, sur ce point, dans le sillage de la tradition aristo-
télico-stoïcienne ; ils formulent une théorie originale, propre au
néo-platonisme ; s'il faut lui assigner une source, ce ne peut être,
comme ils le laissent entendre, que l'exégèse du Timée, avec
l'extrapolation que nous avons vue et qui transporte aux « autres
âmes » ce que Platon disait de la seule âme du monde.
Ces précisions ne sont pas sans importance pour l'identification
des doctissimi homines. En effet, si la thèse rapportée par
Augustin était le fait, non seulement des néo-platoniciens, mais de toute
une tradition cosmologique et psychologique amorcée par un
présocratique, tant d'auteurs pourraient la parrainer que notre
tentative serait vouée à l'échec. Il en va tout autrement s'il s'agit
d'une doctrine propre au néo-platonisme ; car le choix se trouve
alors vraiment limité à Plotin, Porphyre et Victorinus. Encore ce
dernier doit-il être éliminé ; nous avons vu, en effet, qu'il se borne
à signaler sommairement la thèse, pour la rejeter aussitôt ;
Augustin ne peut donc l'avoir mis au nombre de ceux qui l'ont
soutenue, à supposer même qu'il tienne de Victorinus son
information (ce qui n'est pas le cas, nous allons le voir).
En revanche, entre Plotin et Porphyre, également défenseurs

1. Témoignage cité supra, p. 59 et n. 5.


2. Aussi se gardera-t-on de rapprocher des textes néo-platoniciens celui de Maxime de
Tyr cité supra, p. 60, n. 3 (Henry, op. cit., p. 74, n. 4), et celui d'Achille Tatius sur
Posidonius cité supra, p. 59, n. 5 (Dörrie, op. cit., p. 52, qui écrit d'ailleurs συνάγει au lieu
de συνέχει).
3. Cf. Plotin, Enn. II 1, 4, 14-20, p. 150, où l'âme est donnée successivement pour le
réceptacle du corps du monde (των άπαξ έν αύτη τεθέντων, thèse néo-platonicienne) et
pour le principe qui maintient uni l'univers (συνεχούσης τα πάντα, thèse stoïcienne) ;
IV 3, 20, 50, p. 44 : έν τφ συνέχοντι το συνεχόμενον, etc. Quant à Porphyre, il
suffira d'observer que le témoignage, cité supra, p. 60, n. 5, de Némésius sur Numénius, si
explicite sur l'âme comme principe de la cohésion des corps, est probablement emprunté
eux Σύμμικτα ζητήματα (cf. Dorne, op. cit., p. 129-131).
62 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

de la thèse, également bien connus d'Augustin, l'incertitude peut


paraître sans issue. Il y a pourtant, croyons-nous, un moyen de
la surmonter. Car le texte sur les doctissimi homines n'est pas le
seul du De quant, animae où Augustin ait abordé le problème de
la résidence de l'âme dans le corps; il l'a déjà fait au début du
traité *, de la façon suivante : l'âme humaine n'est pas ailleurs que
dans le corps ; mais est-elle à l'intérieur, comme dans une outre
(ut tanquam utrem impleat), ou à l'extérieur, comme un revêtement
(uelut tectorium)? Sans doute à la fois à l'intérieur et à l'extérieur,
pour justifier le fait que l'âme est à la fois présente dans nos
entrailles et sensible à une légère piqûre de la peau. L'étude des
deux comparaisons de l'outre et du revêtement est pleine
d'intérêt ; Augustin reviendra d'ailleurs sur la première, dans un
contexte analogue, en De Gen. ad litt.2, ce qui montre qu'elle n'est
pas chez lui un obiter dictum.
Autant qu'on puisse le savoir, la comparaison de l'outre, à
propos de la façon dont l'âme est présente au corps, ne se trouve
nulle part chez Plotin, qui parle tout au plus du vase ou de
l'amphore. Porphyre au contraire, nous l'avons vu3, la mentionne
deux fois, pour la rejeter : dans les Sententiae et dans le ζήτημα
Sur l'union de Vâme et du corps ; de ces deux textes, c'est
incontestablement le second qui se rapproche le plus d'Augustin4, le
premier traitant, non pas de l'âme, mais de Γ « incorporel ».
Quant. à la comparaison du revêtement (l'âme comme
revêtement du corps), on la rencontre aussi, si l'on y prête attention,
dans un passage antérieur du même ζήτημα de Porphyre5. Platon,
y est-il dit, ne veut pas que l'être vivant soit le composé d'une

1. De quant, animae 5, 7, cité infra, p. 64. La dualité intrinsecus-exlrinsecus qui


apparaît dans ce texte provient sans doute en définitive de Πξωθεν et de Γέντός du Timée
(cf. supra, p. 57, n. 4) ; on la trouve encore, mais appliquée à l'univers et sans aucune
comparaison, chez Finnic us Maternus, Math. I 5, 10, éd. Kroll-Skutscb, I, p. 17, 3-5 : < Mens
enim illa diuina ammusque caelestis per omne mundi corpus in moduia circuii collocato
et nunc intrinsecus, nunc extrinsecus positus cuneta régit. »
' 2. VIII 21, cité infra, p. 64. On notera que la comparaison de l'outre est ici rejetée,
.

alors qu'elle était admise dans le texte précédent.


3. Cf. supra, p. 58 et n. 2 et 4.
4. On remarquera que la correspondance entre uler et le mot porphyrien ασκός est
garantie par Augustin lui-même, De haeres. 62, P. L. 42, 42 : « ασκός enim graece, latine
uter dicitur ». La notice hérésiologique (sur les Ascitae) où se trouve cette notation a pour
source Filastrius, Diu. hères, liber, h. 75, 1, éd. Marx (dans C. S. E. L. 38), p. 38, 22-39, 1 ;
cf. G. Bardy, Le « De haeresibus » et ses sources, dans Misceli, agostin., Roma, 1931, II,
p. 405 et n. 2. Or Filastrius ne fait aucune mention de l'équivalence ασκός = uler ;
Augustin l'a donc ajoutée en la tirant de sa propre culture grecque, qui, sur ce point,
remontait peut-être à la lecture de Porphyre..
5. Apud Némésius, De nat. hom. 3, p. 129, 4-7, éd. Dörrie, p. 49, cité infra, p. 64.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 63

âme et d'un corps, mais une âme qui se sert d'un corps et « a comme
revêtu le corps » (ώσπερ ένδεδυμένην το σώμα). Comme l'a parfaitement
expliqué H. Dörrie1, cette dernière formule peut avoir en grec
(comme d'ailleurs en français) deux sens opposés, à savoir : le
corps est le vêtement de l'âme, ou au contraire : l'âme est le
vêtement du corps. Le contexte2 montre que Némésius a entendu
la phrase de Porphyre dans le premier sens ; on ne saurait lui en
tenir rigueur, si l'on songe que « le corps, vêtement de l'âme » est
un cliché d'origine orphique et pythagoricienne, qui hante toute
la tradition grecque, juive et chrétienne3; Porphyre lui-même
l'emploie plusieurs fois 4 ; enfin, notre ζήτημα met la formule en
question au compte de Platon; or, on ne manque pas de textes
de Platon capables précisément de cautionner l'idée que le corps
est le vêtement de l'âme, et ils le font parfois dans des termes
voisins de ceux de Porphyre 5. Mais nous savons que le Timée contient
également l'image inverse, celle de l'âme universelle qui «
enveloppe extérieurement » (έξωθεν περικαλύπτειν) le corps du monde6.
L'invocation de Platon, qui peut patronner aussi bien l'une que
l'autre image, n'est donc d'aucun secours. Seul le contexte du
ζήτημα peut apporter la lumière. Or nous avons vu que Porphyre,
peu de pages après, professe que le corps est dans l'âme ; il se fût
évidemment contredit en affirmant ici que le corps est le vêtement'
de l'âme ; on peut donc penser qu'il a voulu dire au contraire que
l'âme est le vêtement du corps. La référence à Platon (c'est-à-dire
au Timée) s'explique parfaitement si l'on se rappelle que Plotin,
pour présenter la même doctrine (mais non pas la même image),
s'autorisait lui aussi de Platon.

1. Op. cit., p. 51.


2. De nat. hom. 3, p. 129, 7-9, éd. Dörrie, p. 49 : comment■ l'âme peut-elle ne faire qu'un
avec son vêtement? '
3. Cf. P. Wendland, Das Gewand der Eitelkeit, dans Hermes, 51, 1916, p. 481-485,
surtout p. .483, n. 3; H. Dörrie, op. cit., p. 51-53 et 199-203; et mon article Saint Augustin
et le symbolisme néo-platonicien de la vHure, dans Augustinus magisler, Actes du Congrès
international augustinien, Paris, 1954, I, p. 293-306.
4. De antro nymph. 14, éd. Nauck, p. 66, 13 ; De abslin. I 31, p. 109, 14 sq. ; II 46, p. 174,
25-26 (cité par Wendland, art. cité, p. 485). /
5. Ainsi Phédon 81 e (ενδύεσθαι) ; Gorgias 523 c-e; Cratyle 403 b; Rèpuhl. X 620 c
(ένδυομένην). Tou3 ces textes concernent l'âme humaine ; mais il y aurait peut-être en
Lois X 899 a (l'âme ψιλή σώματος) un indice en faveur de la même image appliquée à
l'âme du monde.
6. Textes cités supra, p. 57, n. 4 ; il faut peut-être leur ajouter Lois X 898 e (περί-
πεφυκέναι), selon G. Müller, Studien zu den platonischen Nomoi, dans Zetemala, 3,
München, 1951, p. 92, n. 1. H. Dörrie, op. cit., p. 52 et 203, rapproche avec raison de cette
théorie de Platon celle de Leucippe et Démocrite a pud Aétius, II 7, 2 = Diels- Kranz, A 23,
II, p. 77, 3-4 (voir aussi Diogene Laërce, IX 32 = A 1, p. 71, 5-10) : le monde e.st entouré
circulairement d'une tunique, d'une enveloppe tissée des atomes en forme d'hameçon.
64 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

Voilà donc deux comparaisons d'une extrême rareté (l'âme dans


le corps comme dans une outre, l'âme autour du corps comme un
vêtement ou un revêtement), qu'Augustin emploie conjointement,
qu'il pouvait lire, à quelques pages de distance, dans le ζήτημα por-
phyrien, et qu'il ne pouvait trouver, à notre connaissance, nulle
part ailleurs. Nous en conclurons que c'est de là qu'il doit les tenir.
Il s'ensuit que les doctissimi homines, tenants de la doctrine
néoplatonicienne selon laquelle l'âme n'est pas dans le corps, ont toutes
les chances de viser, dans l'esprit d'Augustin, le seul Porphyre1.
C'est ce qui apparaîtra mieux si l'on met, par manière de
récapitulation, les deux groupes de textes en regard :

Porphyre, Σ. ζ., apud Némésius,Z)e Augustin, De quant, animae 5, 7,


nat. hom. 3, p. 129, 4-7, éd. Dör- P. L. 32, 1039:
rie, p. 49 : ^" « numquidnam animant tuam
Πλάτων [...] ού βούλεται το ζώον putas esse nisi in corpore tuo? —
έκ ψυχής είναι καΐ σώματος ' άλλα Ita puto. — Intrinsecus tantum,
ψυχή ν σώματι κεχρημένην καΐ ώσ- ut tanquam uirem imple at ; an
TCftp ένδεδυμένην το σώμα.. tantum forinsecus, uelut tecto-
rium ; an et intrinsecus et extrin-
Ibid.,?. 135, 1-3, éd. Dörrie, p. 80 :
secus eam esse arbitrarie ? — Hoc
ουδέ ¿ν τ φ σώματί έστιν sentio quod ultimum requisisti.
[se. : ή ψυχή] ώ ς έν άγγείω ή Nam nisi esset intrinsecus, nihil in
ά σ κ ω, αλλά μάλλον το σώμα έν αύτη. uisceribus nostris uitale habere-
tur ; nisi esset extrinsecus, non
etiam in cute leuiter possit
sentire pungentem ».
Id., De Gen. ad litt. Vili 21, éd.
Zycha (dans. C. S. E. L. 28),
p. 261,7-9:
«... cum anima non sit natura
corporea nec locali spatio corpus
inpleat, sicut aqua utrem siue
spongiam ».
Id., De quant, animae 30, 61,
i>. L. 32, 1069:
« Nonne istis rationibus confici

1. On sait qu'une formule au pluriel désigne très souvent un auteur unique. Quant à la
remarque d'Augustin, qu'il y a encore des défenseurs de cette doctrine à l'époque où il
écrit, elle recoupe le présent dicunt de Victorinus, et doit concerner des néo-platoniciens
contemporaine (milanais?), sans que l'on puisse préciser davantage.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 65

potest, animas riostras non esse in


corporibus? [...] Quod autem tibi
uisum est, non esse animam in cor-
pore uiuentis animantis, quan-
quam uideatur absurdum, non
tarnen doctissimi homines, quibus
id placuerit, defuerunt, ñeque
nunc arbitror deesse ».

On n'abandonnera pas la comparaison porphyrienne de l'outre


sans en tirer encore une information inédite. A qui les
néo-platoniciens opposaient-ils leur doctrine du corps qui est dans l'âme?
On ne saurait le dire à première vue, tant les défenseurs de la
thèse adverse sont nombreux ; sans doute Plotin, nous l'avons
vu1, avant de formuler ses propres vues sur le mode de la présence
de l'âme au corps, repousse-t-il un certain nombre de conceptions
dont quelques-unes sont identifiables ; mais, comme l'a bien
montré Bréhier 2, il s'agit là d'un catalogue scolaire que Plotin
reproduit par devoir, et qui ne dévoile guère les véritables adversaires
à l'encontre desquels il a élaboré sa propre théorie. Sur ce point
obscur, le texte du ζήτημα projette, croyons-nous, quelque lumière.
En effet, puisque Porphyre nie que l'âme soit dans le corps
comme dans une outre, il est naturel de penser qu'il s'oppose à
des auteurs qui admettaient expressément la validité de cette
comparaison. Quels sont-ils? On peut songer à certains poètes-
moralistes, qui abordent parfois un thème voisin : les hommes
sont des « outres gonflées »3, des « outres pleines de vaine
présomption »4;?mais ils n'appliquent pas l'image au rapport âme-
corps, ce qui est l'essentiel chez Porphyre. En revanche, un
passage doxographique de Jamblique recoupe exactement le texte
du ζήτημα; on y lit en effet que l'âme est disséminée et présente
dans le corps comme du vent dans une ou,tre (ένεσπν ή ψυχή τφ
σώματι καθαπερεί άσκφ πνεύμα) 5, enclose en lui ou mélangée (περιεχο-

1. Cf. supra, p. 57 et n. 3.
2. Notice relative à Enn. IV 3, p. 24-25.
3. Épichàrme, apud Clément d'Alexandrie, Strom. IV 45 = Diels-Kranz, Β 10, 1, p. 200,
12 : ασκοί πεφυσιαμένοι. ·
4. Timon de Phliunte (me siècle av. J.-C), apud Eùsèbe, Praep. euang. XIV 18, 28 =
fragm. 11 Diels (Poelarum philos, fragm., Berolini, 1901), p. 187 : κενεης όίήσιος έ*μ-
πλεοι ασκοί.
5. Comparer, non seulement avec le ζ. de Porphyre cité à l'instant p. 64, mais avec
Sent. 28, p. 12, 11-13, cité supra, p. 58, n. 4 : ασκός... πνεύμα; les usagers de cette
comparaison se souviennent peut-être de la célèbre « outre des vents » de l'Odyssée X 19-20 et
47.
Ret>. Et. anc. 5
66 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

μένη 9¡ συμμιγνυμένη) à lui et mue en lui comme les-poussières


suspendues dans l'air et qu'on voit à travers les fenêtres ; après des
considérations sur le mécanisme de la mort selon cette doctrine, Jam-
blique la rapporte à Démocrite et à Epicure1. Le P. Festugière2
a établi le bien-fondé de cette attribution pour l'ensemble du
morceau : l'âme disséminée dans le corps3, sa ressemblance avec
le souffle, la comparaison des poussières en suspension dans l'air,
autant de thèmes effectivement attestés chez Démocrite et Épi-
cure. On est dès lors fondé à supposer la même origine pour l'image
de l'outre4. Dans ces conditions, c'est certainement à l'encontre
de l'école épicurienne que Porphyre aura rejeté cette image5.
Mais, ce faisant, il n'avait d'autre but que d'accréditer la
doctrine néo-platonicienne selon laquelle le corps est dans l'âme, et
non pas l'âme dans le corps ; aussi peut-on penser que c'est
principalement contre les adversaires épicuriens que l'ensemble même
de cette doctrine avait été mis au point e. On trouverait sans doute
d'autres exemples encore de thèses néo-platoniciennes, et notam-

1. Jamblique, De an., apud Stobée, Anthol. I 49, 43, éd. Wachsmuth, I, p. 384, 12-18
(trad, dans A.-J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, III : Les doctrines de
l'âme, coll. Études bibliques, Paris, 1953, appendice I, p. 233-234) = Usener, Epicurea,
teslim. 337, p. 227, 22-28. Ce texte a été signalé par H. Krause, Studia neoplatonica, diss.
Lipsiae, 1904, p. 31, qui n'en tire malheureusement rien touchant Porphyre ; il est passé
sous silence par Dôme, op. cit.
2. Op. cit., p. 233, n. 7, et 234, n. 2. .
3. A Epicure, Epist. I 63, éd. von der Mühll, p. 17, 8, cité par Festugière, on peut
ajouter le scholion introduit en I 66, p. 18, 19 et 19, 1, et aussi Aétius, IV 4, 6 = Usener, tes·
tim, 312, p. 217, 11.
4. Festugière, op. cit., p. 233, n. 7, en rapproche avec raison la notation d'Épicure,
Epist. I 64 et 65, p. 17, 16 et 18, 5-6, selon laquelle le corps serait 1' < enveloppe > (το
στέγαζον) de l'âme, et celle de Lucrèce, De rer. nal. Ill 434, 440, 555 (ajouter 793 et
V 137), selon laquelle il serait son < vase ». Il est vrai qu'on ne trouve chez les atomistes
aucun autre recours exprès à la comparaison de l'outre ; pourtant, ce n'est peut-être pas
pur hasard si, selon Aétïus, IV 19, 2 = Usener, teslim. 321, p. 222, 5, Epicure, exposant sa
théorie de la voix, prenait l'exemple des outres qui se vident (των ασκών έκρεόντων).
— On trouve encore une trace de cette assimilation du corps à une outre dans une exégèse
allégorique de Philo n, De post. Caini 41, 137, éd. Cohn-Wendland, II, p. 30, 2-12 : si Agar
puise l'eau avec une outre (ασκός) (Gen. 21, 19), àia différence de Rebecca qui utilise une
cruche (υδρία) (Gen. 24, 16), c'est que la première, pour acquérir la science, a besoin des
« vases corporels de la sensation » (σωματικών της αίσθή σεως αγγείων), alors' que la
seconde, pleine de pure sagesse, s'est dépouillée de « l'outre qu'est le corps » (τον άσκόν,
το σώμα).
5. Jamblique se contente de la rapporter, sans la condamner ; il ne pouvait pourtant
l'admettre, puisqu'il a récusé une comparaison du même genre : l'âme, dit-il apud Proclus,
In Tim. 47 C, éd. Diehl, I, p. 153, 7-10, n'est pas dans le corps comme une bête sauvage
enfermée dans une cage par des chasseurs ; cette dernière image avait été d'ailleurs
repoussée déjà par Porphyre, Sent. 28, p. 12, 11, et Προς Γαΰρον 14, 4, éd. Kalbfleisch, p. 54,
20-25 ; cf. H. Krause, op. cit., p. 31.
6. Les textes de Lucrèce, rappelés supra, n. 4, sur le corps comme « vase » de l'âme
donnent à croire que c'est également à l'épicurisme que s'opposaient Plotin et Porphyre
en rejetant la comparaison de Γάγγεΐον.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 67

ment porphyriennes, élaborées de la même façon en réaction contre


l'épicurisme *. ...

.
Avant d'en terminer avec cette controverse sur l'âme dans le
corps ou le corps dans l'âme, disons un mot de l'un de ses
derniers épisodes, dans lequel s'affrontèrent, au ve siècle, Faustus de
Riez et Claudianus Mamertus. Partisan de la corporéité de l'âme,
Faustus l'était aussi de son inclusion à l'intérieur du corps 2.
Claudianus Mamertus s'élève contre cette conception au moyen du
raisonnement suivant : toute créature, corporelle ou incorporelle,
est ou bien sujet, ou bien dans un sujet ; ce qui est dans un sujet
ne peut subsister quand le sujet disparaît ; si, comme le veut
Faustus, l'âme était contenue dans le corps comme dans son
sujet, on ne pourrait expliquer qu'elle demeure alors que le corps a
péri ; elle n'est donc pas contenue dans le corps3.
D'où provient cette argumentation? Elle offre une
incontestable analogie avec les réflexions déjà signalées4 d'Augustin sur
la science qui est dans l'âme comme dans son sujet, et telle
formule de Claudianus pourrait bien sortir tout droit du De immor-
latitate animaeb. Pourtant, il est douteux qu'Augustin soit la
source, ou du moins la seule source. En effet, partant d'une
prémisse commune (une qualité immortelle ne peut être que dans un
sujet immortel), les deux auteurs l'utilisent différemment (Augus-

1. Ainsi sur la question de la mort. Le texte du De anima de Jamblique cité à l'instant


rappelle la position épicurienne : l'âme sort du corps, ¿ξεισιν μέν άπο τοΰ σώματος
(Stobée, p. 384, 16 = Usener, p. 227, 26). Porphyre au contraire, dans les Sent. 9, p. 2, 13-
14 (et probablement aussi dans le De regressu, cf. Fr; Cumont, Comment Phtin détourna
Porphyre du suicide, dans Revue des Études grecques, 32, 1919, p. 117), tient que la mort
commune survient quand le corps se détache de l'âme, λυομένου τοΰ σώματος άπδ
ψυχής. Le caractère antithétique des deux définitions est patent; malgré la banalité de
la première, on peut penser que c'est précisément pour lui faire échec que la seconde a été
formulée.
2. Epist. 3, éd. Engelbrecht (dans C. S. E. L. 21), p. 175, 5-7 : « Si uero demonstrara
earn [se. : animam] quantitate determinan Iocoue concludi, consequenter earn etiam cor-
pore contineri nec ipse iam dubites ». Cf. Fortin, op. cit., p. 46-47.
3. De statu animae III 3, p. 157, 11-158, 2 : e Dicis ergo animam corpore contineri [...]
Omne quod est, ut breuiter dicamus, aut in se aut subiectum aut in subiecto est. In se est
deus, in rebus corporalibus subiectum est corpus et color corporis in subiecto, in
incorporéis animus et disciplina, quae ita sibi nexa sunt, ut nec sine colore corpus nec sine
disciplina sit rationalis animus, modo tu uideris, qui animam corpus esse et eandem superiec-
tam in subiecto corpore contineri credis, utrumnam probare ualeamus manere quod in
subiecto est ipso intereunte subiecto, quia si corpore continetur, ipsa in suo superiecta
subiecto est, nec manere poterit quae continetur ilio pereunte qui continet [...] Non ergo
corpore continetur ».
4. Cf. supra, p. 53 et n. 5.
5. Comparer Claudianus : < nec sine disciplina sit rationalis animus », et Augustin, De
immort, animae 1, 1, P. L. 32, 1021 : * nec recte raliocinari sine disciplina potest, nec sine
disciplina esse animus ».
68 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

tin : l'âme comme sujet de la science ; Claudianus : le corps comme


sujet supposé de l'âme) à des fins différentes (Augustin veut
établir l'immortalité de l'âme, sur laquelle, au contraire, Claudianus
fait fonds). De plus, une divergence doctrinale essentielle les
sépare : Claudianus tient que le corps est dans l'âme1, alors que nous
avons vu qu'Augustin, rapportant cette doctrine, la rejette2.
Enfin, il y a dans le vocabulaire de Claudianus tel élément qui
semble directement traduit du grec8.

1. On se heurte ici à la difficulté, signalée supra, p. 60-61, créée par les deux sens de conli-
nere. Claudianus, c'est bien certain, prend souvent ce mot dans le sens de « maintenir uni » ;
c'est manifeste en III 3, p. 158, 5-8 : < Vide ne non corpus contineat animam, sed conti-
neatur ab anima. Hoc nempe corrupto illa solidatur, sicut illud itidem huius emissione
dissoluitur. Illa sine hoc uiuit melius, hoc sine ilia nee peius ». Mais — et il faut sur ce point
donner raison à Fortin, op. cit., p. 130, contre R. de la Broise, op. cit., p. 90, n. 4, et p. 92
— il lui arrive aussi d'employer l'autre sens, celui d' « enclore » ; c'est le cas chaque fois
qu'apparaît la tournure contineri in; ainsi reproche-t-il à Faustus de croire animam... in
subieclo corpore contineri (p. 157, 19-21) ; il a donc bien professé, tout comme les
néo-platoniciens, que le corps est dans l'âme, inhcaliter corpus in anima (p. 158, 22), et non l'âme
dans le corps.
-2. Cf. supra, p. 57, 62 et 64-65. De même répétera-t-il par la suite que l'âme est Γ <
habitante » du corps ; ainsi Tract, in Ioann. VIII 2, P. L. 35, 1451 : < anima, id est habitatrix
corporis » ; Enarr. in psalm. 41, 7, P. L. 36, 468 : « animus ipse corporis dominator, rector,
habitator »; Serm. 36, 10, 10, P. L. 38, 220 : « Rúente carnali domo, incolumis habitator
abscedo » ; 368, 1, 1, P. L. 39, 1652 : « anima carni praeponitur : quia ipsa est habitatrix,
caro habitaculum ».
3. Ainsi le participe super iectus, qui, dans ce sens technique (en opposition avec subiec-
tus, comme la qualité s'oppose au sujet), ne semble pas se rencontrer avant Claudianus
(qui l'emploie encore en I 18, p. 65, 17-19 : < Anima conspicatur incorpóreas inlocaliter
formas, quibus indissociabiliter iuncta siue superiecta subîectis siue subiecta superiectis »).
C'est la traduction du grec επικείμενος ou υπερκείμενος, dont le couplage avec
υποκείμενος n'est pas non plus très fréquent. Pour επικείμενος, je ne vois guère que
Plotin, Enn. VI 1, 3, 13-14, éd. Bréhier, p. 61 : το υποκείμενον καΐ μή έπικείμενον
μηδ' έν άλλω ώς έν υποκείμενο) ; Plotin introduit le mot, qui est absent des textes
d'Aristote (Caieg. 5 et Metaph. Ζ 3) dont il s'inspire, et Porphyre le reprenait peut-être
dans un de ses commentaires perdus. Quant à υπερκείμενος, l'emploi qu'en fait le Corp.
hermet. XVI 7, éd. Nock, p. 234, 10-11 : πάντα τον κόσμον τδν ύπερκείμενον καΐ
υποκείμενον, ne semble pas philosophique (ce texte m'est amicalement signalé par P.
Hado t). Je n'en trouve d'exemple technique que dans les discussions trinitaires qui
apparaissent dans la, < correspondance entre Basile et Apollinaire de Laodicée > (l'authenticité
de ces lettres est admise, après Dräseke, par C. E. Raven, ApoUinarianism. An Essay on
the Christology of the Early Church, Cambridge, 1923, p. 133-136, et par H. de Riedmatten,
La correspondance entre Basile de Cesaree et Apollinaire de Laodicée, dans The Journal of
Theohgical Studies, 7, 1956, p. 199-210, et 8, 1957, p. 53-70 ; elle est rejetée, après Loofs,
par G. Voisin, L'apollinarisme. Élude historique, littéraire et dogmatique sur le début des
controverses christologiques au IV9 siècle, Louvain-Paris, 1901, p. 237-242, par Lietzmann
(voir infra, p. 71, n. 4), et par A. C. Way, On the Authenticity of the Letters Attributed to
Saint Basil in the so-Called Basil-Apollinaris Correspondence, dans A mar. Journal of Phi-
lology, 52, 1931, p. 57-65 ; cette incertitude est ici de peu d'importance, puisqu'il s'agit en
toute hypothèse de textes théologiques du ive siècle) : Basile demande comment Γομοού-
σίος peut être employé à propos des personnes divines, qui n'ont au-dessus d'elles aucun
genre commun, ni au-dessous d'elles aucun substrat matériel, έφ' ών ΟΟτε γένος κοίν&ν
ύπερκείμενον θεωρείται, οΰτε ύλικον υποκείμενον προϋπάρχον [Epist. 361, P. G.
32, 1101 Α = J. Dräseke, Apoüinarios von Laodicea. Sein Leben und seine Schriften,
dans T. U., VII 3-4, Leipzig, 1892, p. 101-102, 18-19); Apollinaire lui répond dans les
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 69

Ces circonstances conduisent à penser que c'est aux


néo-platoniciens eux-mêmes que Claudianus Mamertus doit cette thèse
chère au néo-platonisme. Plotin, nous l'avons vu1, lui offrait au
moins une esquisse de la preuve de la pérennité d'un sujet par la
pérennité des qualités qui y résident ; de plus, Plotin avait déjà
repoussé la conception du corps comme sujet de l'âme, et son
argumentation était substantiellement celle-là même que reprendra
Claudianus2. Mais on aura remarqué combien le texte de Claudia-
nus est plus scolaire et systématique que celui de Plotin3. On est
ainsi amené à supposer, entre les deux auteurs, l'existence d'un
intermédiaire néo-platonicien qui aurait donné, des propos de
Plotin, une présentation plus formelle ; si l'on se rappelle que, selon
Dorne, les Σύμμικτα ζητήματα développaient la preuve de
l'immortalité de l'âme par l'éternité des vérités scientifiques qui sont en
elle comme dans leur sujet 4, si l'on ajoute que le De regressu ani-
mae est regardé aujourd'hui 5 comme la source principale de
Claudianus Mamertus, on admettra que ce rôle d'intermédiaire a toutes
les chances d'avoir été tenu par Porphyre ; c'est à lui que
Claudianus doit avoir emprunté à la fois la thèse de l'inclusion du corps
dans l'âme et l'argumentation propre à l'établir, son apport per-

mêmes termes (Epist. 362, 1104 A = p. 113-115, 15-17 ; cf. encore Episl. 52, 1, P. G. 393 A).
H. A. WoUson, op. cit., p. 314 et 342-344, a bien vu que ce scheme de pensée provenait
d'Aristote, Metaph. Δ 6, 1016 a 17-32 ; mais, du fait qu'Aristote n'emploie pas
υπερκείμενος, il faut envisager un intermédiaire qui aurait introduit ce mot ; est-ce Alexandre
d'Aphrodise, qui, In Arisi. Topic. VI 5, 143 a 12, éd. Wallies (dans C. A. G. II 2), p. 446,
10, écrit justement το ύπερκείμενον γένος? On verrait plutôt dans ce rôle Porphyre,
dont l'influence est indéniable dans les controverses trinitaires et christologiques ; il
connaît d'ailleurs le mot, puisqu'il l'emploie précisément dans le ζ. Sur l'union, apud Némé-
sius, p. 135, 7, éd. Dörrie, p. 83, avec une acception assez proche du superiectus de
Claudianus : les intelligibles sont, soit en eux-mêmes, soit έν τοις ύπερκεΐμένοίς νοητοΐς.
Je suppose donc que Porphyre est, d'une façon ou d'une autre, à la fois la source de
Claudianus et celle de Basile-Apollinaire.
1. Supra, p. 55 et n. 2.
2. Enn. IV 3, 20, 28-30, p. 44 : ούδ' ώς έν ύποκειμένφ έσται τφ σώματι [se. : ή

ψυχή] " το γαρ έν ύποκειμένω πάθος του έν φ, ώς χρώμα καΐ σχήμα, καΐ χωρισ-
τον ή ψυχή. Plotin et Claudianus se rencontrent pour observer que l'affection (ainsi la
couleur, χρώμα = color) est liée à son sujet, tandis que l'âme n'est pas liée au corps.
3. Nous rencontrerons bientôt, infra, p. 83 et n. 1, chez Augustin un passage qui se
rapproche de Plotin beaucoup plus que ne fait celui de Claudianus.
4. Cf. supra, p. 53-54.
5. Depuis la magistrale démonstration de P. CourceJle, Les lettres grecques en Occident,
de Macrobe à Cassiodore*, dans Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome,
159, Paris, 1948, p. 226-234. Elle est admise par R. Beutler, art. Porphyries, dans 2?. E.,
43. Halbbd., 1953, col. 293-294, et par W. Schmid, art. Claudianus Mamertus, dans Real-
lex. f. Ant. und Christentum, III, 1957, col. 174. Ce dernier historien conteste, contre les
deux autres, que Claudianus ait lu Porphyre en grec, s.ans le secours de la traduction de
Victorinus ; le fait que le couple superieclus-subieclus soit, semble-t-il, absent de l'œuvre
conservée de Victorinus donne à penser que celui-ci n'est pas l'intermédiaire dans le cas
de De statu animae III 3.
70 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

sonnel se bornant aux quelques citations scripturaires qui émaillent


le chap. Ill 3 du De statu animae, et dont le rattachement au
contexte n'est pas exempt de subtilité1.

2. — Le problème des composants de V homme.

S'il est vrai que les comparaisons de l'outre et du revêtement


indiquent, dans le De quant, animae, une certaine dépendance
relativement aux Σύμμικτα ζητήματα, la connaissance de ce traité a dû
laisser d'autres traces dans les œuvres augustiniennes de la même
époque.
Soit le problème de savoir de quels éléments se compose l'homme.
Augustin l'a abordé à de multiples reprises. Deux formulations
présentent un intérêt particulier pour la recherche des sources :
Io Dans les Soliloques 2, la définition de l'homme comme
composé d'une âme et d'un corps sert à déterminer la nature du
souverain bien et du souverain mal, et la doctrine est rapportée
expressément à l'encyclopédiste latin Cornélius Celsus3.
2° Le problème est posé de façon analogue dans le livre XIX
de la Cité de Dieu 4 : le souverain bien est celui de l'homme ; mais
l'homme est-il l'âme seule, le corps seul, ou plutôt les deux
ensemble? Toutefois, Augustin se réclame maintenant du De phih-
sophia de Varron, lui-même tributaire sur ce point de l'ancienne
Académie par l'intermédiaire de son maître Antiochus d'Ascalon8.
Il connaissait depuis longtemps ces vues de Varron, puisqu'il en
fait état, de façon anonyme, déjà dans le De moribus, l'un de ses
ouvrages de jeunesse8. La généalogie qu'il leur assigne est vrai-

1. Si Porphyre a, croyons-nous, de bonnes chances d'être sur ce point la source de


Claudi anus, il est difficile de décider si c'est par les Σ. ζ. ou par le De regressi* ; les deux
possibilités ne sont d'ailleurs pas incompatibles ; car on sait (cf. Courcelle, op. cit., p. 31 et 233-
234) que le De regressi* contenait probablement des développements sur l'incorporéité et
l'immortalité de l'âme, qui devaient recouper, au moins pour la doctrine, ceux des Σ. ζ.
On notera d'ailleurs que l'hypothèse d'une influence exercée sur Qaudianus par les Σ. ζ.
n'est pas exclue par Courcelle, op. cit., p. 234, n. 2.
2. I 12, 21, P. L. 32, 881 : « duabus, inquit [se. : Cornelius Celsus], partibus compositi
8 um us, ex animo scilicet et corpore >, etc. ; cf. II. Müller, dise, citée, p. 111, n. 180.
3. Cf. P. Courcelle, op. cit., p. 179-180.
4. XIX 3, éd. Hoffmann (dans C. S. E. L. 40, 2), p. 370, 15-371, 6, ainsi : « hominem nec
animam solam nec solum corpus, sed animam simul et corpus esse arbitratur [«e. : Varrò] ».
5. Cf. XIX 1, p. 363, 25 ; XIX 3, p. 372, 29-30.
6. Comme j'ai essayé de le montrer dans Mythe et Allégorie. Les origines grecques et les
contestations judéo-chrétiennes, coll. Philosophie de l'esprit, Paris, 1958, p. 315-316, n. 42 ;
il s'agit de De mor. eccles. calh. I 4, 6. Sans doute Augustin se réfère-t-il encore,
implicitement, aux vues de Varron en C, acad- III 12, 27 et De du. dei VIII 8.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 71

semblable, puisque le problème était posé dans les mêmes termes


par Platon1, comme il le sera à peu près par Plotin2.
C'est d'une façon sensiblement différente que Némésius évoque
la même question ; car il laisse entendre que l'anthropologie
dualiste n'est pas la seule : chercher comment se fait l'union d'une
âme et d'un corps, dit-il, est chose difficile ; encore plus difficile
si, comme le veulent certains, l'homme se compose en outre d'une
intelligence (νους) ; enfin, s'il est, comme on l'a dit, autre chose
encore, aucune solution n'est possible3. Bien qu'il l'ait inséré dans
son édition du ζήτημα Sur Vunion de Vâme et du corps, H. Dörrie
voit dans ce texte, non pas un emprunt à Porphyre, mais une
réflexion personnelle de Némésius. Car celui-ci, à la première page
de son traité, a déjà décrit la doctrine selon laquelle l'homme
serait composé de trois éléments, corps, âme et intelligence ; il la
rapportait alors à « certains » auteurs, parmi lesquels il nommait
Plotin; il ajoutait qu'Apollinaire de Laodicée avait suivi cette
tradition et en avait fait le fondement de toute sa construction
théologique4. Dörrie observe avec raison que cette thèse « tricho-
tomiste », telle du moins qu'elle se présente ici, n'est pas ploti-
nienne5 ; si Némésius la donne pour telle, ce serait sur la foi
d'Apollinaire, qui, α manifestement », se réclamait sur ce point de Plotin 6.
Dès lors l'auteur du De natura hominis, au moment d'introduire
dans son chapitre 3 sa longue citation du ζήτημα porphyrien, se
serait souvenu tout naturellement de sa notation du chapitre X,
et, de son propre chef, aurait rejeté comme inutilement
compliquées les théories qui admettent dans l'homme plus de deux
constituants.
Qu'il existe un rapport entre les deux textes de Némésius, c'est
indéniable. Mais il est permis de le concevoir autrement que ne le
fait H. Dörrie. D'abord en effet, on observera que le passage du

1. Alcib. 129 e-130 a ; Crai. 399 d, etc.


2. Ainsi Enn. 1 1, 3, 2-3, p. 50 ; 1 1, 5, 1-2, p. 52-53 ; IV 7, 1, 4-5, p. 176, etc.
3. De nat. hom. 3, p. 125, 11-126, 4, dans Dörrie, op. cit., p. 39 et 41, cité infra, p. 75.
4. De nal. hom. 1, p. 36, 6-10 = fragm. 169 d'Apollinaire dans l'édition de H. Lietzmann,
ApoUinaria von Laodicea und seine Schule. Texte und Untersuchungen, I, Tübingen, 1904,
p. 269, 17-22 : τινές μέν, ών έστι καΐ Πλωτίνος, άλλην είναι την ψυχήν καΐ άλλον
τον νουν δογματίσαντες, εκ τριών τον άνθρωπον συνεστάναι βούλονται, σώματος,
καΐ ψυχής, καΐ νου. Οϊς ήκολούθησε καΐ Άπολινάριος, etc.
5. Op. cit., p. 41, n. 2. Plotin serait plutôt, sur ce point, c dichotomiste », cf. supra,
n. 2 ; l'intelligence humaine est présentée plusieurs fois comme une disposition intérieure
à l'âme, par exemple dans Enn. I 1, 8, 1-2, p. 56, et V 1, 10, 12, p. 284; aussi bien,
corps, âme et intelligence désignent pour lui des degrés de la vie spirituelle bien plus que
des éléments constitutifs de l'homme.
6. Lac. cit. : « Offenbar hatte sich Apollinariu3 für seine Trichotomie aui Plotin berufen »,
72 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

chapitre 3 contient plus de substance que celui du chapitre 1 ;


celui-ci se bornait à décrire la thèse trichotomiste, alors que celui-là
fait état, en outre, de ceux pour qui l'homme est composé de plus
de trois éléments ; dans ces conditions, le seul souvenir du
chapitre l.ne suffit pas à rendre raison du texte du chapitre 3. De
plus, on a remarqué depuis longtemps1 que Némésius est le seul
auteur qui ait fait de Plotin l'inspirateur doctrinal d'Apollinaire ;
à elle seule, si je ne me trompe, cette constatation montre
qu'Apollinaire ne se réclamait pas lui-même de Plotin ; car, s'il l'avait
fait, ses adversaires orthodoxes auraient été certainement
nombreux à relever son propos pour dénoncer l'origine païenne de son
hérésie. En réalité, les « multiples témoignages » dont Apollinaire
entourait sa démonstration de la composition tripartite de
l'homme2 étaient des citations scripturaires, en particulier pauli-
niennes, ainsi que l'atteste Grégoire de Nysse3; d'ailleurs, le
vocabulaire auquel Apollinaire recourt pour formuler la trichotomie
concorde, au moins en partie, avec celui de saint Paul 4. Toutefois,
si l'Écriture est la seule source avouée d'Apollinaire, sans doute
n'est-elle pas sa seule source réelle ; ainsi l'équivalence qu'il
établit entre πνεύμα et νους 5, et que lui reprocheront les défenseurs de
l'orthodoxie6, se ressent certainement de l'influence de la
philosophie profane. A quel philosophe rapporter cette influence? Non
pas à Plotin, qui, nous l'avons vu, n'a jamais professé clairement
l'anthropologie trichotomiste. Aristote, en revanche, l'a fait 7 ;
d'autre part, l'inspiration aristotélicienne, qui a joué dans les

1. Ainsi J. Dräseke, op. cit., p. 195.


2. Άπόδείξις, apud Grégoire de Nysse, Antirrh. 8 = fragm. 23 Lietzmann, p. 210,
7-9-
3. Ibid. 46-47 = fragm. 88, p. 226, 26-227, 21 ; Grégoire entend d'ailleurs ces textes
autrement que ne le fait Apollinaire.
4. Ainsi ibid. 8 = fragm. 23, p. 210, 8-10 : σαρξ, ψυχή, νους (Grégoire trouve cette
doctrine anthropologique non éloignée de la sienne propre) ; 46 = fragm. 89, p. 227, 22-
24 : -πνεύμα, ψυχή, σώμα ; cette dernière formule est celle même de / Thess. 5, 23.
5. Ibid. 9 = fragm. 25, p. 210, 23 : το δή πνεύμα τουτέστι τον νουν.
6. Par exemple Grégoire de Nysse, Antirrh. 47 = fragm. 88, p. 227, 14-15 : 6 δέ σω-
τήρ [...] ου τον νουν δηλοί τη προσηγορία του πνεύματος (à propos de loh. 4, 24).
L'équivalence posée par Apollinaire marque en effet une régression vers la philosophie
grecque, dès lors que la théologie du πνεΰμα est une innovation propre au judaïsme et
au christianisme, comme l'a bien montré A.-J. Festugière, L'idéal religieux des Grecs et
V Évangile, coll. Études bibliques, Paris, 1932, excursus Β : La division « corps-âme-esprit »
de I Thessal. 523 et L· philosophie grecque, p. 208-220. Voir de même C. E. Raven, op. cit.,
p. 191-195.
7. Notamment dans le De anima, où le νους est fortement séparé de la ψυχή et du
σώμα ; ainsi II 2, 413 b 24-27, où le νους est dit ψυχής γένος έτερον ; voir encore III 4-7,
passim, et Festugière, L'idéal.., p. 202-203.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 73

controverses ariennes le rôle que l'on sait, est parfaitement


perceptible dans bien des aspects de la méthode et du système
d'Apollinaire1. Par conséquent, si la trichotomie de celui-ci doit quelque
chose à la philosophie grecque, c'est Aristote qui a toutes les
chances d'avoir été mis à contribution.
Il apparaît donc qu'Apollinaire n'a pas subi sur ce point
l'influence de Plotin et, à plus forte raison, ne s'est pas réclamé de
lui. Dès lors, le texte du chapitre 1 de Némésius cesse d'être un
principe d'explication pour celui du chapitre 3, et pose lui-même
un problème : puisqu'il ne pouvait trouver cette information chez
Apollinaire, d'où Némésius tient-il l'idée de prêter à Plotin une
doctrine qui n'est pas la sienne, et de faire de lui, à tort,
l'inspirateur d'Apollinaire? Le procédé polémique, le souci de montrer
l'origine païenne de l'hérésie, doivent certainement entrer en ligne
de compte 2 ; mais ils ne lèvent pas toutes les difficultés ; ils
n'expliquent pas, notamment, pourquoi Némésius a choisi Plotin, à
qui ce rôle ne convient pas, plutôt qu'un autre philosophe qui s'y
fût prêté davantage.
Il faut, croyons-nous, que Némésius ait déjà trouvé quelque
part la théorie trichoto miste, sinon attribuée à Plotin, du moins
formulée dans un contexte néo-platonicien. Le plus simple serait
alors de supposer que le texte du chapitre 3 puisse être, non pas
une remarque personnelle de Némésius, dont on ne voit plus la
provenance, mais déjà un emprunt au ζήτημα de Porphyre. Dans
cette hypothèse, c'est Porphyre lui-même qui, avant d'élucider
le mode de Γίνωσις de l'âme et du corps, aurait déblayé le terrain
en éliminant les doctrines qui voient dans l'homme trois
composants ou davantage. Il ne prononçait pas de nom ; mais Némésius,
en le lisant, pouvait penser que la trichotomie
corps-âme-intelligence, éliminée anonymement, était imputable à Plotin. La
perspective que nous proposons comporte ainsi deux corrections,
d'ailleurs solidaires, des vues de Dörrie : d'une part, le passage
sur les apories qui menacent ceux qui admettent dans l'homme

1. Ce point a été mis en lumière par G. Voisin, op. cit., p. 57 et n. 4 (< le philosophe de
Stagire est le seul dont il soit véritablement tributaire ;[·■·] il se rattache à lui par les liens
les plus étroits »), et p. 272-277. Particulièrement frappante est l'analogie entre les vues
d'Apollinaire sur le νους humain qui « n'est pas du monde, mais d'en-haut * (Voisin,
p. 274) et celles d' Aristote sur le νους χωριστός qui survient θύραθεν.
2. C'est l'explication de Raven, op. cit., p. 191 : « Nemesius, then, appears to have
misrepresented Plotinus in his eagerness to accuse Apollinarius of deriving the basis of his
theory from pagan sources ».
'
74 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

plus de deux composants est restitué à Porphyre1; d'autre part,


c'est ce texte qui aurait inspiré à Némésius sa notation du
chapitre 1, et non pas l'inverse 2. Il resterait à déterminer quels
auteurs Porphyre avait vraiment en tête, qui aient soutenu trois
composants ou davantage. La trichotomie, nous l'avons vu, était
professée par Aristote ; mais sans doute Porphyre pensait-il
plutôt à certains représentants de la tradition platonicienne, chez qui
elle avait également cours, et qui s'appuyaient pour cela sur
divers textes de Platon3. Quant à la doctrine qui distinguait dans
l'homme plus de trois parties, on en connaît bien Aes exemples
dans la philosophie scolaire, inspirée de platonisme et de stoïcisme,
qui régnait aux deux premiers siècles de notre ère4, et que
Porphyre n'ignorait pas.
Si l'on compare maintenant cet exposé, que nous croyons por-
phyrien, de la thèse trichotomiste, aux vues d'Augustin sur le
même problème telles qu'elles ont été décrites plus haut, la
différence est évidente. Porphyre ne fait aucune allusion au souverain
bien, dont la définition était le grand souci d'Augustin. Celui-ci
ne disait mot du troisième élément (νους) que, rapporte Porphyre,
certains ajoutent au corps et à l'âme pour constituer l'homme.
Sans doute Augustin parle-t-il parfois de la mens à propos de la
composition de l'homme ; mais c'est pour en faire une partie de

1. Il est un préambule tout naturel aux pages qui suivent. Le fait que l'on n'en trouve
pas trace chez Priscianus ne prouve rien, car c'est aussi le cas pour plusieurs autres textes
certainement porphyriens.
2. On s'explique ainsi que le texte du chapitre 1 n'ait pas. repris tout le contenu de
celui du chapitre 3 (il en laisse tomber la mention des partisans de plus de trois composants).
On notera de plus que Némésius, quand il lui arrive d'évoquer un de ses développements
antérieurs, le signifie expressément ; ainsi en 3, p. 127, 9, éd. Dôme, p. 46 : έν τω περί
ψυχής άποδέδέικται ; or, rien de tel dans le texte des pages 125-126.
3. Le Timée 30 b, parlant de la formation de l'univers, disait que le démiurge avait
mis νουν μέν έν ψυχή, ψυχήν δ' έν σώματι ; voilà bien la trichotomie repoussée par
Porphyre, à ceci près qu'elle est ici appliquée au monde. Plutarque connaît bien ce texte, qui
fait l'objet de l'une des Platon, quaesl. 4, 1002 F ; mais il en transporte la doctrine à la
composition de l'homme, par exemple en De facie 30, 945 A : ή τε ψυχή τυπουμένη μέν
ύπο του νου, τυποΰσα δέ το σώμα. Il eût pu s'autoriser, pour cet élargissement, du Phi-
lèbe 29 e-30d, où la constitution tripartite (σώμα, ψυχή, νους) est attribuée à l'univers
pour l'avoir été, auparavant, à l'homme.
4. Cf., par exemple, Philon, De somn. I 5, 25 : τέτταρα τα άνωτάτω των περί ήμας
έστι, σώμα, αΐσθησις, λόγος, νους; Corp. hermet. Χ 13, ρ. 119, 7-8 : ό νους έν τφ
λόγω, ό λόγος έν τη ψυχγ), ή ψυχή έν τφ πνεύμα«; XII 13, ρ. 179, 14-15 : ψυχήν
μέν έν σώματι [...], νουν δέ έν ψυχή, λόγον δέ έν τφ νφ. Nul besoin donc d'aller
chercher Jamblique, comme le fait B. Domanski, Die Psychologie des Nemesius, dans
Beiträge zur Geschichte der Phüos. des Mittelalters, III 1, Münster, 1900, p. 56, n. 2.
J'emprunte presque tous les exemples de cette note et de la précédente à Festugière, L'idéal...,
p. 199, n. 2, et 206, n. 1.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 75

l'âme, et nullement un troisième constituant *. D'où la singularité 2


d'un passage du De beata uita, que voici :

Porphyre, Σ. ζ., apud Némésius, Augustin, De beata uita II 7, éd.


De not. hom. 3, p. 125, 11-126, 4, Green (dans Stromata II), p. 78,
éd. Dôrrie, p. 39 et 41 : 32-79, 9 : -
Ζητητέον δέ πώς ψυχής καΐ σώ- « Manifestum uobis uidetur ex
ματος αψύχου γίνεται ένωσις. "Απο- anima et corpore nos esse compo-
.

ρον γάρ το πράγμα · εΐ δέ μή μόνον sitos? [...] — Scio interim, sed


έκ τούτων, άλλα.καΐ του νου συνέσ- utrum haec sola sint incertus sum.
τηκεν ό άνθρωπος, ώς βούλονταί τι- — Ergo duo ista, inquarti, esse
νες, Ιτι πλέον άπορώτερον * ε Ι δέ non dubitas, corpus et animant,
καΐ άλλο παρά ταυτά έστιν ό áv- sed incertus es, utrum sit aliud,
Ορωπος, ώς εΤπόν τίνες, ουδεμία λύ- quod ad conplendum ac perficien-
σις τούτων. dum hominem ualet. — Ita, in-
quit. — Hoc quale sit, alias, si
possumus, quaeremus, inquam.
Nunc illud iam ex omnibus quaero,
cum fateamur cuncti neque sine
corpore neque sine anima esse
posse hominem... »

L'analogie des deux textes ne fait pas de doute. C'est, de part


et d'autre, la même fermeté à professer que l'homme est composé
(συνέστηκεν = composites) d'une âme et d'un corps ; la même façon

1. Ainsi C. acad. I 2, 5, éd. Green (dans Slromala patristica et mediaevalia II), p. 16, 13-
16 : t nihil esse aliud hominis optimum quam earn partem animi, cui dominanti optempe-
rare conuenit cetera quaeque in horoine sunt. Ilaec autem [...] mens aut ratio dici potest » ;
De diu. quaest. LXXXIII 7, P. L. 40, 13 : « Anima aliquando ita dicitur, ut cum mente
intellegatur, ueluti cum dicimus hominem ex anima et corpore constare » ; De Irin. XV 7,
11, P. L. 42, 1065 : « Homo est substantia rationalis constane ex anima et corpore [...]
Detracto enim corpore, si sola anima cogitetur, aliquid eius est mens [...] Non igitur anima,
sed quod excellit in anima mens uocatur ». Cela correspond à la position de Cicerón, De
fin. V 12, 34 : « perspicuum est hominem e corpore animoque constare [...] animura ita
constitutum, ut [...] habeat praestantiam mentis ». Sur l'absence d'un troisième élément,
voir encore Augustin, Serm. 150, 4, 5, P. L. 38, 810 : « Nihil est in homine, quod ad eius sub-
stantiam pertineat atque naturam, praeter corpus et animam [...] Quantum ad hominem
pertinet, [...] nihil restât praeter corpus et animam » ; Enarr. in psalm. 145, 5, P. L. 37,
1887 : < Nihil inuenimus amplius.in homine, quam carnem et animam : totus homo
hoc est, spiritus et caro [...] Ex quadam uero parte, quam uocant mentem rationalem... » ;
Episl. 3 (ad Nebridium), 4, p. 8, 3 : · Vnde constamus? ex animo et corpore ». Que la
mens soit toujours la partie principale de l'âme et nullement un troisième principe, cela a
été fortement affirmé par E. Dinkier, Die Anthropologie Au gustins, dans Forschungen zur
Kirchen und Geistesgeschichte, 4, Stuttgart, 1934, p. 258.
2. Je ne peux suivre sur ce point R. Holte, Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et le
problème de la fin de l'homme dans la philosophie ancienne, trad, fr., Paris-Worcester, 1962,
p. 195, qui méconnaît l'originalité de ce texte ; pourtant, son caractère exceptionnel avait
été signalé déjà par J. Goldbrauner, Das Leib-Seele-Problem bei Augustinus, dies. München,
Kalimünz, 1934, p. 29.
76 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

dubitative (rendue par άπορώτερον et incertús ou alias... quaeremus)


d'envisager l'éventualité d'autres constituants (εΐ δέ μή μόνον έκ
τούτων = sed utriim haec sola sint ; εΐ δέ καΐ άλλο = utrúm sit aliud) ;
sans doute Augustin, à la différence de Porphyre, ne dit-il pas que
le troisième élément possible est le νους ; mais on ne voit guère à
quoi d'autre il pourrait penser1. S'il est vrai qu'Augustin ait connu
de quelque façon le ζήτημα porphyrien, il est naturel de penser
qu'il· s'en est inspiré dans ce texte, qui, répétons-le, n'est pas banal
sous sa plume.

3. — L'immortalité de Vâme conclue de sa nature vivante.

On ne saurait en dire autant de l'idée que l'âme est en elle-


même vie, et source de vie pour le corps ; peu de thèmes sont plus
courants sous la plume d'Augustin2, et la notation vient si
spontanément à l'esprit qu'il n'y a pas à en chercher la source. Mais il
arrive à notre auteur de faire entrer ce lieu commun dans une
argumentation particulière, et de se rencontrer ainsi avec une page
du ζήτημα Sur Vunion de Vâme et du corps. Voici les textes :

Porphyre, Σ. ζ., α/md Némésius, De Augustin, De immort, animae 3,


nat. hom. 3, p. 130, 3-131, 1, éd. 4-4, 5, P. L. 32, 1023-1024 :
Dôme, p. 58 : « Liceat igitur et animum
Ού γάρ πέφυκε. τδ νοητδν κάτ' ού- non continuo putare priuari uita,
σίαν άλλοιοΰσθαι * -άλλ' 3J έξίσταται ή quanquam ei fortasse per motum
είς το μή δν φθείρεται, μεταβολήν mutatio nonnulla contingat. Si
δέ ουκ επιδέχεται' άλλ' οδτε είς enim manet aliquid immutabile

" 1. En 386, date du De beata uita, Augustin connaissait certainement la théorie tricho-
tomiste. En effet, dès avant cette époque, son ami Alypius (qui n'est d'ailleurs pas au
nombre des interlocuteurs du dialogue) s'appuyait sur cette anthropologie pour professer
'

une christologie approximativement apollinariste, mais qu'il croyait catholique ; c'est ce


qu'on lit en Conf. VII 19, 25, éd. Skutella, p. 148, 13-16 : « Alypius autem deum carne
indu turn ita putabat credi a catholicis, ut praeter deum et camena non esset in Christo,
anim am mentemque bominis non existimabat in eo praedicari ». Augustin fera pareille-
ment état de la trichotomie quand, dans le De agone christ. 19, 21, éd. Zycha (dans C. S.
E. L. 41), p. 121, 12-14, il condamnera l'hérésie apollinariste : c hominem ipsum, qui
.

tempo fai i dispensationë susceptus est, audent dicere non habuisse hominis mentem, sed solam
anim am et corpus >. Cela montre que le tertium quid évoqué dans le De beata uita est bien
la mena.
2. Par exemple De beata uita II 7, p. 79, 13-14 : c cum [...] uita non nisi ad anim am per-
tineret » ; De lib. arb. II 16, 41, 162, éd. Green (dans C. S. E. L. 74\ p. 77, 12 : « tota uita
corporis anima est »; III 9, 27, 98, p. 113, 11-12 : « carnem etiam peccatrix anima sic
ornât, ut ei speciem decentissimam praebeat, motumque uitalem ι ; De diu. quaest. LXXXI11
54, P. L. 40, 38 :.« corpus autem ah anima uiuificari », etc. ; Conf. III 6, 10, p. 44, 17 :
λ anima [...], quae uita est corporum » ; X 6, 10, p. 217, 2-3 : * anima, quoniam tu uegetas
ncolem corporis tui praebens ei uitam ».
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 77
το μή δν φθείρεται * ού γάρ δν ήν in animo, quod sine uita esse non
άθάνατον. ΚαΙ ή ψυχή ζωή οίσα, possit, animo etiam uita
εΐ έν τη κράσει μετεβάλλετο, ήλ- sempiterna maneat necesse est [...]
λοιώθη άν καΐ ούκέτι ήν ζωή. Ti Sé Quod immutabile est non esse ali-
συνεβάλλετο τφ σώματι, εΐ μή πα- quando non potest ».
ρεΐχεν αύτω τήν ζωήν; ουκ ¿epa
Ibid. 5, 9, 1025 :
άλλοιοΰται ή ψυχή έν τη ενώσει.
« nee nisi uiua anima potest
esse anima, nee in ea ratio potest
esse sine uita, et immortalis est
ratio ; immortalis est anima. Pror-
sus enim nullo pacto non existente
subiecto suo immutabilis ratio per-
maneret. Quod eueniret, si tanta
accideret animae mutatio, ut eam
non animam faceret, id est mori
cogeret. Nulla autem illarum mu-
tationum [...] id agît ut animam
non animam faciat ».
Ibid. 7, 12, 1027 :
« negatur esse consequens inte-
rire id quod tendit ad nikilum, id
est ad nihilum peruenire [...] Est
enim profecto [se. : animus]
corpore melior et uiuacior, a quo huic
uita tribuitur ». .
.

Ibid. 9, 16, 1029 :


« Est autem animus uita quae-
dam [...] Non ergo potest animus
mori. Nam si carere poterit uita,
non animus sed animatum aliquid
est ».
De trin. X 7, 9, P. L. 42, 978 :
« Qui uero eius [se. : animae]
substantiam uitam quamdam
nequáquam corpoream ; quandoqui-
dem uitam omne uiuum corpus
animantem ac uiuifìcantem esse
repererunt ; consequenter et im-
mortalem, quia uita carere uita
non potest, ut quisquís potuit,
probare conati sunt ».
78 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Tous ces textes d'Augustin manifestent un même souci : il


s'agit de montrer que l'âme est immortelle parce que sa substance
est définie par la vie et que la vie ne peut être privée de vie. Une
seule différence : alors que le De immort, animae présente cette
argumentation comme propre à l'auteur, le De trin., plus tardif de
près de vingt ans, lui assigne une provenance étrangère, d'ailleurs
indéterminée. C'est évidemment le second ouvrage, qui dit vrai.
Mais d'où Augustin tient-il donc cette démonstration de
l'immortalité de l'âme?
On la trouve déjà dans le Phêdori 105 c-e : apportant toujours
avec elle la vie, l'âme ne peut admettre en elle le contraire de la
vie, elle est immortelle. La tradition platonicienne retiendra
l'identité de l'âme et de la vie Κ Mais c'est Plotin surtout qui reprendra
à son compte l'argument du Phédon ; cherchant D'où viennent les
maux, il montre que ce ne peut être de l'âme, qui par définition
possède la vie, laquelle est un bien 2 ; dans le traité Sur Vimmorta-
lité de Vâme, il s'appuie sur la même idée : ne tenant que d'elle-
même la vie qu'elle donne au corps, l'âme ne peut la perdre, ce
qui veut dire qu'elle est immortelle3.
Pourtant, je ne pense pas que ce soit- de Plotin que viennent les
développements d'Augustin, mais bien de Porphyre4. Car, on
l'aura remarqué, ils ne se bornent pas à la démonstration linéaire
de l'immortalité de l'âme telle qu'on la trouve chez Platon et
Plotin ; ils la renforcent au moyen d'un raisonnement annexe, à
savoir : l'intelligible (qu'Augustin nomme ratio, ars, uerum, etc.)
étant immuable et immortel, le sujet vivant dans lequel il réside
(c'est-à-dire l'âme) est également immuable et immortel ; car les
changements qui affectent l'âme sont seulement qualitatifs, et
non pas substantiels, ses amoindrissements tendent vers le néant,
mais sans jamais y parvenir. ^
Or le texte de Porphyre met en œuvre les mêmes thèmes :
— l'intelligible est immuable (μεταβολήν δέ ούκ επιδέχεται = immutabi-
lis) et immortel (άθάνατον = immortalis ; οΟτε εις το μή <5ν φθείρεται =

1. Nombreux exemples chez Dorne, op. cit., p. 60-61.


2. Enn. I 8, 11, 10-16, p. 135.
3. Enn. IV 7, 2, 5-6, p. 180; 9, 7-13, p. 213; 11, 1-18, p. 216-217. Plusieurs de ces
textes de Platon et de Plotin sont mentionnés par B. Doman ski, op. cit., p. 4, n. 3 (à
propos de Némésius), et par E. B. J. Postma, AugustinusDe beata vita, thèse Leiden,
Amsterdam, 1946, p. 166 (comme source de De beata uita II 7).
4. Déjà W. Theiler, Porphyries und Augustin, dans Schriften der Königsb. Gelehrten
Gesellschaft, Geisteswissenschaft!. Klasse, 10, 1, Halle (Saale), 1933, p. 23, a rapproché
De immort, animae 9, 16 de Porphyre, Sent. 21.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 79

s'agissant de l'âme, il est vrai, negatur... ad nihilum peruenire) ;


— l'âme, étant vie (ή ψυχή ζωή οδσα = est... animus uita) et source de
vie pour le corps (παρεΐχεν αύτφ τήν ζωήν = a quo huic uita tribuitur),
ne peut cesser d'être vie (ούκέτι ή"ν ζωή, irréel = animum non...
priuari uita, et autres formules synonymes) ; — l'âme est immuable
(εί... μετεβάλλετο, irréel = si tanta accider 'et animae mutatio, irréel).
Certes, ces éléments communs aux deux auteurs sont ordonnés,
chez Porphyre, à une tout autre fin qu'ils ne l'étaient chez
Augustin. Comme il est naturel dans un ζήτημα qui portait ce titre,
Porphyre cherche à éclairer le mode de Vunion de V âme et du corps ;
il s'inspire pour cela de l'union de l'intelligible à l'intelligence qui
le reçoit 1 : dans cette union, l'intelligible ne s'altère ni ne
s'anéantit ; il en va de même pour l'âme dans son union avec le corps :
étant nécessairement vie et facteur de vie pour le corps, elle ne
peut s'altérer, car elle cesserait alors d'être vie. Mais il est
vraisemblable que cette argumentation, axée ici sur l'immutabilité de
l'âme unie au corps, était appliquée, sans grands changements, au
problème de son immortalité dans le ζήτημα consacré à ce sujet ;
les Sententiae appuient cette conjecture ; car, à partir des mêmes
prémisses (identité de l'âme et de la vie), elles concluent, non seu-

1. Cf. apud Némésius, De nat. hom. 3, p. 129, 11-12, éd. Dôme, p. 54 : τα νοητά [...]
ένοΰσθαι τοις δυναμένοίς αυτά δέξασθαι. On notera que, dans le De immorí, animae
même, Augustin fait état plusieurs fois de cette coniunctio inluentis animi el eius ueri quod
intuelur (6, 11, P. L. 32, 1026; même idée à travers tout le paragraphe, et encore en 6,
10 et 10, 17). A propos de cette union de l'âme et du vrai, le même auteur se demande
lequel des deux termes est le sujet dans lequel se trouve l'autre ; or, nous avons vu, cf.
supra, p. 68, n. 3, Qaudianus Mamertus poser un problème identique :
Augustin, De immort, animae 6, 11, jP. L. Qaudianus Mamertus, De statu animae II 8,
32, 1026 : p. 65, 17-19 :
t Quare ista coniunctio inluentis animi et « Anima conspicatur incorpóreas inlocali-
eius ueri quod intuetur, aut ita est ut sub- 1er formas, quibus indissociabiliter. iuncla
iectum sit animus, uerum a ut em illud in siue superiecta subieclis siue subiecla super·
subieclo ; aut contra subieclum uerum, et iect¡3 >. -
in subieclo animus ».
Ibid. 10, 17", 1030 :
( cum ea intuelur animus, satis ostendit
se illis esse coniunclum, miro quodam eo-
demque incorporali modo, scilicet non loca-
liter. Namque aut in ilio sunt, aut ipse in
illis. Et utrumlibet horum sit, aut in
subieclo alterum in altero est,... »
Le parallélisme des deux textes n'est pas douteux ; il a été signalé en partie par Fr.
Borner, Der lateinische Neuplatonismus und Neupythagoreismus und Claudianus Mamertus in
Sprache und Philosophie, dans Klassisch-Phihhgische Studien, 7, Leipzig, 1936, p. 122-
123. Mais l'étonnante différence des vocabulaires rend impossible que Claudíanus s'inspire
d'Augustin } ils suivent donc l'un et l'autre une source commune, qui n'est autre, selon
moi, que Porphyre.
80 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

lement à l'immutabilité de l'âme, mais à son immortalité1. Dans


ces conditions, c'est le ζ. Sur l'immortalité de l'âme, proche parent,
sur ce point, du ζ. Sur l'union, qui aurait inspiré le traité augusti-
nien de même titre 2, et c'est Porphyre qui, avec plus de recul,
serait visé dans notre texte du De trinitate.

4. — L'autonomie de l'âme prouvée par son activité


dans le sommeil et hors de la sujétion du corps.

Peu après, le ζ. Sur l'union en venait, pour montrer que l'âme


unie au corps ne se confond pas avec lui, à invoquer un double
fait : l'activité intellectuelle de l'âme pendant le sommeil du corps,
et la nécessité où elle est, pour rentrer en elle-même et se porter
à la rencontre des intelligibles, de se séparer du corps. De ces deux
notations, on trouve un écho aisément reconnaissable dans deux
pages voisines du De immortalitate animae d'Augustin. Voici les
textes :

Porphyre, Σ. ζ., apuá Nemésius, De Augustin, De immort, animae 14,


nat. hom. 3, p. 131, 6-133, 2, éd. 23-15, 24, P. L. 32, 1032-1033 :
Dome, p. Do . <( Quasj uero quoniam somno
"On δέ καΐ άσυγχύτως μένει, δη- membra nostra marcescunt, id-
λον έκ του τήν ψυχήν τρόπον τινά circo animus fiat uUa ex parte de-
χωριζομένην του σώματος έν τφ bilior [...] Non tarnen haec adimit
ΰπνω, καΐ ώσπερ νεκρον αύτδ κεισ- animo uel sentiendi uim uel in-
θαι καταλείπουσαν, μόνον δέ έξατμί- tellegendi [...] Et si quid intelle-
ζουσαν αυτό τη ζωη, ίνα.μήπαντε- git, aeque dormienti ac uigilanti
λώς άπόληται, καθ' έαυτήν έν τοις uerum est. Nam uerbi gratia si
¿νείροις ένεργεΐν, θεσπίζουσαν το per somnium disputare sibi uisus
μέλλον, καΐ .τοΤς νοητοΐς πλησιά- fuerit, uerasque rationes secutus
ζούσαν. Τ6 αύτδ δέ συμβαίνει καΐ iñ disputando didicerit aliquid ;
δταν καθ' έαυτήν έπισκέπτηταί τι etiam expergefacto eaedem in-
τών νοητών. Kai τότε γάρ ώς οΤόν commutabiles manent . [...] Ex
τε του σώματος έαυτήν χωρίζει · quo colligitur, tali commutatione
καΐ καθ' έαυτήν γίνεται, ίν' οδτως corporis, qualis somnus est, usum
έπιβάλη τοις οδσιν. eiusdem corporis animae, non ui-

1. Sent. 21, p. 9, 13-10, 4 : οΤς δέ τδ εΤναι έν ζωη άπαθεϊ, κατά ζωήν μένειν
ανάγκη [...] Ού μήν καΐ τη ψυχή καΐ τούτο [se. : άποθνήσκειν καΐ πάσχειν]
συμβαίνει, ¿τι ούκ ήν έξ άζωΐας καΐ ζωής συγκείμενον πράγμα, αλλά ζωή μόνον.
2. On se souvient, cf. supra, p. 53 et n. 5, que ces passages du De immort, animae sont
précisément ceux dans lesquels H. Dorne subodorait l'influence du ζ. Sur l'immortalité;
hypothèse qui, je l'espère, est maintenant pourvue d'une meilleure assise.
UNE NOUVELLE SOURCE PE SAINT AUGUSTIN 81

tam propriam, posse mînui [...]


Summis illis àeternisque rationi-
bus, quae incommutabiliter ma·
nent, liée utique loco continentur,
prior affîcitup anima quam
corpus [...] Tanto enim prior, quanto
propinquior [...] Nec ista propin-
quitas loco, sed naturae ordine
dicta sit ».

Ibid. 1, 1, 1021 :
« cum intellegere uult [se. : ani-
v mus], a corpore auertitur ».
Ibid. 10, 17, 1029-1030 :
« Quibus profecto nunquam hoc
uisum esset, si ea quae uere sunt
et incommutabilia permanent,
eodem animo a corporum consuetu-
dine alienato atque purgato uidere
ualuissent. Quis enim bene se ins-
piciens, non expertus est tanto
se aliquid intellexisse sincerius,
quanto remouere atque sub ducere
intentionem mentis a corporis sen-
sibus potuit? Quod si temperatio
corporis esset animus, non utique
id posset uccidere. Non enim [...]
ullo modo se ab eodem corpore ad
intelle gibilia percipienda conare-
tur auertere, et in quantum id
posset, in tantum illa posset intueri
[...] NuUo quippe modo forma uel
color, uel ipsa enim corporis
temperatio, quae certa commixtio est
e arum quatuor naturarum quibus
idem corpus subsistit, auertere se
ab eo potest ».

Id., De quant, anímae 30, 61,


P. L. 32, 1069 :
« Ista enim cogitatio et conside-
ratio ad nosmetipsos nos inuitat,
et quantum licet duellil a corpore ».
Rev. Et. one. 6
82 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

1° L'idée que l'âme, pendant le sommeil, se retrouve elle-même


et s'adonne plus librement à ses fonctions supérieures, est fort
répandue dans toute l'Antiquité1. Dans cette tradition, une place
à part doit être faite à Posidonius, principal inspirateur des
passages du De diuinatione I où Cicerón aborde la question2;
Porphyre est probablement redevable à Posidonius ; mais Augustin,
dans le texte que l'on vient de lire, ne semble rien devoir à Cicé-
ron, puisqu'il passe sous silence le pouvoir divinateur de l'âme,
auquel Cicerón s'intéressait au premier chef. Plotin, quand il
aborde par hasard le problème3, le fait en des termes qui ne
rappellent en rien ceux d'Augustin.
En revanche, le ζήτημα porphyrien pourrait bien avoir laissé
quelques traces dans le De immort, animae 14, 23-15, 24 : l'âme,
dans le sommeil (έν τφ δπνω, somno) et les songes (έν τοις όνείροις,
per somnium), est rendue à elle-même (καθ' έαυτήν, uitam propriam) 4 ;
elle conserve son activité (ένεργεΐν, uim), en particulier celle de
saisir l'intelligible (τοις νοητοΐς, intellegit). Ce n'est sûrement pas
hasard si Augustin fait état de la proximité (propinquior, propinqui-
tas) dans laquelle se trouve l'âme relativement aux intelligibles,
puisque Porphyre offre la même notation (πλησιάζουσαν).
2° Tout aussi banale, surtout dans la tradition platonicienne,
apparaît l'idée que l'âme doit rompre avec le corps pour aller au-
devant des êtres intelligibles. Les remarques de Porphyre et
d'Augustin ne sont donc rien moins que rares. Leur convergence
mérite pourtant d'être notée, dans la mesure où elle fait partie d'un
parallélisme plus vaste. Pour l'un et l'autre auteur, l'âme se
sépare du corps (του σώματος έαυτήν χωρίζει = se ab eodem corpore...
auertere, et divers autres verbes latins) dans la mesure du possible
(ώς οΐόν τε = in quantum id posset, quantum licet, etc.); grâce à
cette rupture, elle se recueille en elle-même (καθ* έαυτήν, ad nosmet-
ipsos) et porte son regard sur les intelligibles (έπισκέπτηταί τι των
νοητών = ad intelle gibilia percipienda, etc.), qui sont aussi les êtres
par excellence (έπιβάλβ τοις ούσιν = ea quae uere sunt... uidere).
Pensant que l'âme et le corps sont unis sans être confondus, Por-

1. Cf. la longue enquête de H. Dorne, pp. cit., p. 64-65 et 203-225.


■■

: 2. Notamment De diuin. I 30, 63 ; 50, 113 ; 51, 115 ; 57, 129.


3. Ainsi Enn. IV 7, 85, 9-11, p. 210. ·
4. Ailleurs dans le même traité, Augustin rejoint plus littéralement le καθ* έαυτήν de
Porphyre ; ainsi 8, 15, 1028 : « esse per aeipsum » ; 11, 18, 1030 : « per seipsum est » ; ce
rapprochement est suggéré à juste titre par Dörrie, op. cit., p. 204. Augustin ne tardera pas
à devenir plus circonspect ; cf. De diu. quœst. LXXXIII 1, P. L. 40, 11 : « Non igitur, cum
a ueritate anima est, a se ipsa est ».
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 83

phyre employait άσυγχύτως ; dans un sens voisin, Augustin refuse


que l'âme puisse être une commixtio des éléments constitutifs du
corps.
Ce dernier point toutefois fait apparaître une autre source du
De immort. animae, qui n'est plus Porphyre, mais Plotin, connu
peut-être, d'ailleurs, grâce à Porphyre. En effet, les réflexions que
l'on vient de lire chez Augustin sur l'âme qui se détourne du corps,
lui servent à combattre une doctrine de l'âme conçue comme
l'équilibre du corps. Or, plusieurs des arguments opposés ici à cette
doctrine, et plus haut à la théorie, très voisine, de l'âme-harmonie
du corps, proviennent manifestement de deux passages de la
quatrième Ennèade : au traité 3, 20, Augustin emprunte l'idée que
l'âme n'est pas dans le corps comme dans un sujet, parce qu'elle
en serait alors inséparable ; le traité 4, 3 lui fournit la ressource
d'opposer, à la théorie de l'âme comme équilibre immanent au
corps, d'une part la lutte de l'âme contre le corps, d'autre part la
substantialité de l'âme1.
Si l'on ajoute à cela le passage sur la coniunctio de l'âme et des
intelligibles, dont nous avons conjecturé2, par comparaison avec

1. Voici les textes :


Plotin, Enn. IV 3, 20, 28-30, p. 44 : Augustin, De immort, animae 2, 2, P. L. 32,
ούδ' ώς έν ύποκειμένω έΌται τω 1022 :
σώματι [se. : ή ψυχή] * τδ γάρ έν « quaecumque harmonía corporis est, in
ύποκειμένφ πάθος του έν ω, ώς subieclo corpore sit necesse est inseparabi-
χρώμα καί σχήμα, καί χωριστον ή liter, nec aliud quidquam in illa harmonía
ψυχή. esse credatur, quöd non aeque necessario
sit in subieclo ilio corpore, in quo et ipsa
IV 7, 84, 10-16, ρ. 206 : harmonía non minus înseparabililer ».
εϊρηται [...] ώς το μέν άρχει τε καΐ Ibid. 10, 17, 1029-1030 :
έπιστατεΐ τφ σώματι καί μάχεται πολ- « Non enim ea res qua e naturanti pro-
λαχη, αρμονία δέ ούκ άν οδσα ταΰτα priam non haberet, neque substantia esset,
ποιοι, καί ώς το μέν ουσία, ή δ* sed in subiecto corpore tanquam color et
αρμονία ούκ ουσία, καΐ δτι ή κρασις forma inse par abiliier inesset [...] Nullo
των σωμάτων, έξ ών συνέσταμεν, quippe modo forma uel cohr, uel ipsa etiam
έν λόγω οΰσα υγεία αν εϊη. corporis temperatio, quae certa commixtio
est earum quatuor naturarum quibus idem
corpus subsislit, aucrtere se ab eo potest,
in quo subieclo est inseparabiliter [...J non
est in subiecto corpore animus, ut color et
forma : quia uel ipse substantia est, uel
alteri substantiae quae corpus non est, m
.

subiecto inest [...] non est in subieclo


corpore tanquam color animus, quia substantia
est. Temperatio autem corporis in subiecto
corpore est tanquam color : non est ergo
temperatio corporis animus ».
2. Cf. supra, p. 79, n. 1.
84 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Claudianus Mamertus, qu'il devait provenir de Porphyre, on voit


combien un simple chapitre d'Augustin (De immort, animae 10, 17)
peut se révéler complexe quant à l'origine doctrinale : il atteste
certainement l'influence de Plotin, probablement celle d'un ou
plusieurs ouvrages de Porphyre ; Plotin lui-même pouvait être
largement cité ou utilisé par Porphyre, tant les arguments ploti-
niens contre la théorie de l'âme comme κρασις των σωμάτων trouvaient
leur place naturelle dans l'exposé porphyrien Sur Vunion de Vâme
et du corps. Dans cette perspective d'un Porphyre produisant des
passages de Plotin, on comprendrait que certains auteurs
postérieurs aient conservé presque intégralement des formules ploti-
niennes, tandis que d'autres auraient suivi davantage
l'arrangement porphyrien ; le premier cas serait celui d'Augustin, le second
serait celui de Claudianus Mamertus dans un texte déjà
rencontré 1.

5. — Vâme n'est pas dans le lieu.

Toute la fin du ζ. Sur Vunion de Vâme et du corps, tel du moins


que nous l'a transmis Némésius, est occupée par de£ remarques
selon lesquelles l'âme n'est pas soumise à la catégorie du lieu. La
plupart de ces thèmes se retrouvent, de façon éparse, dans le De
quantitate animae d'Augustin :

Porphyre, Σ. ζ., apud Némésius, De Augustin, De quant, animae 14,


nat. hom. 3, p. 136, 1-3, éd. Dör- 24, P. L. 32, 1048-1049 :
rie, p. 94 : « Non abhorret a uero animum
Άμέγεθες γάρ δν καΐ Αογκον καΐ carere omni corporea magnitudine
άμερές της κατά μέρος τοπικής πε- [...] Nihil esse in rebus potentius
ριγραφής κρεϊττόν έστι. et magnificentius iis naturis, quae,
ut ita dicam, sine iumoribus esse
intelleguntur : tumor enim non
absurde appellatur corporis
magnitudo [...] omni magnitudine,
qua obtinetur locus, carere con-
uincerit. Magna quaedam, crede
mihi, magna, sed sine ulta mole de
animo cogitanda sunt ».
Jbid. 32, 67, 1072 :
« anima non secari ».
·.
1. Supra, p. 67 et n. 3 ; cf. p. 67-69. On notera que d'autres textes de Claudianus
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 85

Pour faire entendre que l'incorporel échappe au lieu, Porphyre


attribue à l'âme (car c'est bien d'elle qu'il s'agit) trois qualités
négatives, que mentionne aussi Augustin : l'âme est sans grandeur
(άμέγεθες = carere... magnitudine, répété1), sans masse (αογκον =
sine ulla mole, et sans doute aussi sine tumoribus), sans division
(άμερές = non secavi). Pour cette dernière idée toutefois,
Augustin met probablement à contribution des textes plotiniens ; en
effet, le non secari intervient dans une longue discussion (31, 62-
32, 68) sur la vitalité des animaux sectionnés en tronçons,
phénomène que Plotin signale rapidement 2 ; surtout, une formule
d'Augustin sur l'âme indivisible en elle-même, mais divisible par le
moyen du corps, a des chances de provenir de YEnn. IV 2, l3.

Porphyre, ibid., p. 136, 6-11, éd. Augustin, ibid. 5, 8, 1040 :


Dörrie, p. 95 : « unde fit ut illa omnia uideat?
Et δέ τις λέγοι * ούκουν καΐ έν — Per memoriam hoc fieri puto,
'Αλεξάνδρεια καΐ έν 'Ρώμη εστί καΐ non quod Ulis locis sit praesens
πανταχού ή έμή ψυχή, λανθάνει εαυ- [...] Nam et quid ibi nunc agatur
τον πάλιν τόπον λέγων. ΚαΙ γάρ το ignoro ; quod utique non ignora-
¿v 'Αλεξάνδρεια καΐ δλως το έν τφδε, rem, si animus meus usque ad ea
τόπος εστίν. Έν τόπω δέ δλως ούκ loca porrigeretur, praesentiaque
έΌτιν, άλλ' έν σχέσει. Δέδεικταιγάρ sentirei ».
μή δύνασθαι περιληφθηναι τόπω.

« nuïlo loco animam contineri. »


Ibid. 31, 64, 1071 :
« planum tibi factum sit non
loco animam contineri ».

pourraient porter la trace des passages du ζήτημα sur l'activité de l'âme pendant le
sommeil et son dégagement hors des liens du corps ; ainsi De statu animae I 24, p. 86, 2-4, et
I 23, p. 82, 24-83, 4, signalés par E. Fortin, op. cit., p. 83 et n. 5 et 6 ; pour le dernier texte,
voir cependant Enn. IV 4, 25, 5-8, p. 108.
1. On notera que c'est la même formule exactement, caret enim magnitudine, qui
traduit 1'άμέγεθες de Porphyre dans Priscïanus, Solut., éd. Bywater (dans Supplem. ariat. 1,
2), p. 52, 6.
2. Enn. IV 4, 29, 6-7, p. 116.
3. Comparer :
Plotin, Enn. IV 2, 1, 72-74, p. 6 : Augustin, De quant, animae 32, 68, 1073 :
μή μεμερίσθαι αυτήν [...], περί « ütrum <ïuod a quibusdam doctissimis
δέ τα σώματα έστι μεμερισμένη. "*?" dicitl"· ita *ese h?>e!it> animam Per
111 seipsam nullo modo, sed tarnen per corpus
posse partiri ».
Rapprochement bien vu par P. Henry, op. cit., p. 74-75, qui donne pour probable que a
quibusdam doctissimis uiris vise Plotin. Nous trouverons infra, p. 89 et n. 3, une autre
trace laissée chez Augustin par ce même chapitre de Plotin.
86 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Les deux auteurs évoquent semblablement le problème posé


par les voyages imaginaires : quand je pense à telle ou telle ville,
je ne peux dire que mon âme s'y trouve ; car ce serait lui assigner
un lieu ; or nul lieu ne contient l'âme.

Porphyre, ibid., p. 136, 11-137, 3, Augustin, ibid. 17, 30, 1052 :


éd. Dôme, p. 99 : (< animaduertere licet a corpore
'Όταν οΰν èv σχέσει γένηται το νοη- ad animum multa uerba trans-
τον τόπου τινδς ή πράγματος έν τόπω ferri [...] Ea uero inter uirtutes

.
βντος, καταχρηστικώτερον λέγομεν quae appellatur animi. magnitudo,
έκεΐ αυτό είναι, δια τήν ένέργειαναύ- ad nullum spatium, sed ad uim
του τήν εκεί, τον τόπον αντί της σχέ- quamdam, id est ad potestatem po-
σεως καΐ της ενεργείας λαμβάνοντες, tentiamque animi relata recte in-
tellegitur ».

Ibid. 32, 69, 1073 :


« accipe [...] quanta sit anima
non spatio loci ac temporis, sed
ui ac potentia ».

Si pourtant l'on dit que l'intelligible (ou l'âme) est dans tel lieu,
c'est par une extension abusive ; sur ce dernier point, le transferri
d'Augustin1 correspond tout à fait au καταχρηστικώτερον de
Porphyre, les deux mots étant des termes techniques de la rhétorique.
On parle du lieu de l'intelligible, poursuit Porphyre, alors qu'on
ne devrait parler que de son activité dans tel lieu ; il est clair2 que
le mot ενέργεια n'est pas pris ici dans le sens où Aristote l'oppose
à δύναμις; il équivaut donc sensiblement à uis, potestas, potentia3,
par quoi Augustin désigne la puissance de l'âme à laquelle on pense
en réalité chaque fois que l'on semble parler du lieu de l'âme.

6. — L'âme présente à toutes les parties du corps.

Io L'âme n'est pas dominée par le corps, mais le domine. L'idée,

1. Cf. Augustin, C. mendac. 10, 24, éd. Zycha (dans C. S. E. L. 41), p. 499, 15-16 : « de
re propria ad rem non propriam uerbi alicuius usurpata translatio » (définition de la
métaphore).
2. Malgré Dôme, op. cit., p. 96.
3. Potentia traduit couramment ενέργεια ; P. Henry, op. cit., p. 59, a produit plusieurs
exemples de cette équivalence chez Victorinus.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 87

d'ailleurs on ne peut plus banale, est présente chez les deux


auteurs :

Porphyre, Σ. ζ., apud Némésius, De Augustin, De immort, animae 13,


nat. hom. 3, p. 133, 5-6, éd. Dör- 21, P. L. 32, 1032 :
rie, p. 70 : « Non ergo ab ipso corpore cogí
τρέπουσα εκείνα [...], καΐ μή τ ρ potest. Nullo enim modo ullo
επομένη ύπ' εκείνων1. animo ullum corpus potentius ».
Ibid.y p. 134, 11-135, 1, éd. Dörrie, Ibid. 16, 25, 1034 :
p. 80 : « est anima corpore melior et
Οό γάρ κρατίϊται ύπο του potentior »2.
άλλ' αυτή κρατεί το σώμα.
σώματος,

2o Même observation pour l'idée que les intelligibles (et, comme


eux, l'âme) sont répandus à travers le corps :

Porphyre, ibid., p. 135, 4-5, éd. Augustin, De quant, animae 15,


Dörrie, p. 83 : 26, P. L. 32, 1050 :
δια παντός σώματος χωροΰντα « si per spatium sui corporis
καΐ διαφοιτώντα καΐ διεξιόντα. anima distenditur, quomodo nul-
lius quantitatis est? si autem non
distenditur, quomodo sentit ubique
pungentem? »

3° II s'ensuit que l'âme est présente au corps d'une façon


profondément originale, qui n'a rien de corporel ni de local. Essentiel
pour Porphyre, ce point pourrait bien avoir eu quelque
retentissement chez Augustin :

Porphyre, ibid., p. 134, 5-11, éd. Augustin, De immort, animae 16,


Dörrie, p. 74 : 25, P. L. 32, 1034 :
.δ μέν ήλιος, σώμα ων καΐ τόπω «... nisi forte loco anima conti-
περιγραφόμενος, ουκ έ*στι πανταχού, netur, et localiter corpori iungitur
έ*νθα καΐ το φως αύτοϋ [...] ή δέ ψυχή [...] Moles quippe omnis quae
ασώματος οίσα καί μή occupât locum, non est in singulis
περιγραφόμενη τόπω δλη δι* βλο χωρεί καΐ suis partibus tota, sed in omnibus.
του φωτός έαυτης καΐ του σώματος, Quare alia pars eius alibi est, et
καΐ ούκ έ*στι μέρος φωτιζύμενον ύπ' alibi alia. Anima uero non modo
αύτης έν ώ μή βλη πάρεστιν. uniuersae moli corporis sui, sed

1. Ce texte se trouve encore, avec de minimes changements, p. 140, 4, éd. Dörrie, p. 70,
où Némêsius le donne pour une citation expresse des Σ. ζ.
2. Cf. encore De quant, animae 14, 23 ; 22, 38, etc.
88 REVUE OES ETUDES ANCIENNES

Ibid., p. 135, 9-136, 1, éd. Dorne, etiam unicuique particidae illius


P· 87 : tota simul adest [...] Tota igitur
Έπαν ούν έν σώματι λέγηται είναι, singulis partions simul adest, quae
ούχ ώς έν τόπφ τφ σώματι λέγε- tota simul sentit in singulis ».
ται εΤναι, άλλ* ώς έν σχέσει, καΐ τω TJ „ , . ACC ,_.
r -ι «- , -, . ; "*., Jspwí· 166 (Ζ)β origine animae
παρειναι [.·..] Και γαρ τη σχέσει και , . . , „. Χ ΤΤ .
-, « - , Ι Α, * », hominis, ad Hieronymum) II 4,
τη προς τι ροπή κ«1 διαθέσει δεδέσ-

·
^ Goldbacher (dans C. S. E. L.
θαι φαμέν ύπο του σώματος τήν ,,, κ. η ,9 .
ψυχήν [...], ου σωματικως, ουδέ
τοπικώς, άλλα καταΐσχέσιν. ! Per tOtum ^Ρ?β ?°rP™> Φ10*
animât, non ZocaZi diffusione sed
qua dam uitali intentione porrigi·
tur; nam per omnes eius
partículas tota simul adest nee minor in
minoribus et in maioribus maior
sed alieubi intentius alieubi re-
missius et in omnibus tota et in
singulis tota est ».

Après avoir assimilé l'union de l'âme et du corps à celle qui se


produit entre la lumière du soleil et l'air, Porphyre limite la portée
de la comparaison : tandis que le soleil, circonscrit dans le lieu,
n'est pas partout où est sa lumière, l'âme, non circonscrite dans
le lieu, est présente tout entière dans les moindres parties du
corps1. Augustin ne parle pas du soleil ni de sa lumière; mais il
étajblit une distinction du même ordre entre, d'une part, la masse
qui occupe un lieu2 et n'est pas dans chacune de ses parties, et,
d'autre part, l'âme qui n'est pas contenue par le lieu (nisi forte
loco anima continetur = ή δέ ψυχή ... μή περιγραφόμενη τόπφ), s'étend
à travers tout le corps {per totum quippe corpus... porrigitur =
δι' δλόυ χωρεί ... του σώματος), est tout entière présente3 à chacune
de ses parties (unicuique particulae illius tota simul adest = ούκ
εΌτι μέρος ... έν φ μή δλη πάρεστιν). Si ce n'est pas localement que

1. On trouve une remarque analogue chez Némésius, De nat. hom. 2, p. 82, 5-13 : aucun
corps ne peut être présent à un autre corps 6λον δλω ; puisque le corps est animé dans
son entier, c'est donc que l'âme est incorporelle. H. Krause, op. cit., p. 15-16, proposait
— avec raison, semble-t-il — de rattacher ce texte au ζ. Sur l'union; H. Dôrrie, op. cit.,
p. 31, n. 2, p. 46 et 137, ne fait pas le rapprochement, qui pourtant s'impose, avec la
page 134 de Némésius.
2. Comparer Augustin : < moles quippe omnis quae occupât locum », et Porphyre, ibid.,
p. 136, 4, éd. Dôme, p. 95 : βγκφ γάρ τόπος συνυφίσταται.
3. Sur cette notion de la « présence » de l'âme au corps, également importante chez les
deux auteurs comme le montre la répétition des verbes .παρειναι et adesse, voir encore
Porphyre, Sent. 3, p. 1, 8-11 ; on retrouve là presque tous les mots-clés des pages 134 et
135 de Némésius, dont l'origine porphyrienne est ainsi confirmée sans aucun doute possible.
UNE NOUVELLE SOUBCE DE SAINT AUGUSTIN 89

l'âme est unie au corps (δεδέσθαι ... ύπί> του σώματος τήνψυχήν ...ουδέ
τοπικώς = nisi forte... localiter corpori iungitur), comment est-ce
donc? Porphyre emploie à ce propos trois mots : l'un d'eux, £οπή,
correspond tout à fait à Yintentio que l'on trouve chez Augustin1 ;
quant aux deux autres, σχέσις et διάθεσις, u,n équivalent très
acceptable en serait fourni par affectio, qu'Augustin emploie souvent
dans le même contexte2.
On peut donc supposer que ces développements d'Augustin
sont inspirés de Porphyre. Mais, cette fois encore, Porphyre n'est
pas la seule source. En effet, le passage du De immort, animae qui
vient d'être cité s'achève par une précision : l'âme n'est pas
présente à chaque partie du corps comme l'est la blancheur ou toute
autre qualité, car la blancheur de telle partie est séparée de celle
de telle autre dans la mesure où ces parties elles-mêmes sont
séparées les unes des autres. Or cette notation est reprise, souvent
textuellement, de Plotin3.

7. — Unicité de l'âme et pluralité des âmes.

Vers la fin du De quant, animae, Augustin évoque, rapidement


et sans s'engager, le problème du nombre des âmes. La façon dont
il le pose (une âme unique ou des âmes multiples?) montre qu'il
s'inspire du néo-platonisme, à qui cette question était familière.
Ainsi Plotin s'est-il plus d'une fois inquiété du rapport des âmes
individuelles à l'âme universelle4, ce qui a donné à penser qu'il
était sur ce point la source d'Augustin5. Mais le passage des

1. Cf. encore De Gen. ad liti. Vili 21, p. 261, 7-11 : «... cum anima [...] miris modis ipso
incorporeo nutu commixta sit uiuificando corpori, quo et inperat corpori quadam inten-
tione, non mole ». On remarquera combien le contexte (commixla) est proche du ζ. por-
phyrien Sur l'union ; c'est d'ailleurs dans ce texte que se trouve la comparaison de l'outre,
relevée supra, p. 62 et 64.
2. Ainsi Tract, in Ioann. XLVI 8, P. L. 35, 1732 : « Affectiones nostrae motus animorum
eunt » ; Enarr. in psalm. 6, 9, P. L. 36, 95 : « locis corpora continentur, animo autem locus
est affectio sua ».
3. Il s'agit de De immorl. animae 16, 25, 1034, et ά'Εηη. IV 2, 1, 47-50, p. 5, dont le
rapprochement a été bien souligné par P. Henry, op. cil., p. 75-76. Augustin s'est inspiré
plusieurs fois de ce chapitre plotinien ; nous en avons déjà rencontré un exemple, cf. supra,
p. 85 et n. 3 ; de plus, le passage du De ord. I 2, 3, éd. Green, p. 100, 25-32, sur l'analogie
entre la dispersion de l'âme et celle des rayons djun cercle à partir du centre, pourrait
également provenir de VEnn. IV 2, 1, 24-29, p. 4 — plutôt que de VI 9, 8, ainsi que le
propose A. Solignac, Réminiscences ploliniennes et porphyriennes dans le début du « De ordine »
de saint Augustin, dans Archives de philosophie, 20, 1957, p. 462-463.
4. Par exemple Enn. III 5, 4 ; IV 1, 1 ; IV 3, 1-8 ; IV 9, 1-5 ; V 9, 6 ; VI 4, 4.
5. C'est l'avis de J. M. Colleran, St. Augustine. The Greatness of the Soul, The Teacher,
dans Ancient Christ. Writers, 9, Westminster-London, 1950, p. 212, n. 88.
90 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Ennéades qui se rapproche peut-être le plus du texte augustinien


est de la main de Porphyre, comme le pensent la plupart des
critiques * ; de fait, un chapitre entier des Sententiae est consacré au
problème, avec citation des principaux textes de Plotin2.
C'est dire que Porphyre a au moins autant de chances que
Plotin d'être à l'origine de l'allusion que fait Augustin à cet épineux
débat. Or H. Dörrie a bien montré que les Σύμμικτα ζητήματα eux-
mêmes devaient contenir un développement sur le sujet8. Il n'est
donc pas impossible que ce soit ce dernier traité qui ait suggéré
les réflexions du De quant, animae :

Porphyre, Σ. ζ., apud Némésius, De Augustin, De quant, animae 32,


nat. hom. 2, p. 110, 8-10, et 112, 69, P. L. 32, 1073 :
a * « De numero uero ammarum,
(doctrine des manichéens) μίαν nescio quid tibi respondeam [...]
δέ μόνην. είναι, τήν των πάντων Si enim dixero unam esse animant,
ψυχήν, κατακερματιζομένην καΐ κα- conturbaberis [...] Si unam simul
τατεμνομένην είς τα καθ' έκαστα σώ- et multas dicam esse, ridebis [...]
ματα [...] Πλάτων δέ, καΐ μίαν εΐ- Sin multas tantummodo esse
ναι καΐ πολλας τας ψυχάς, άπο- dixero, ipse me ridebo ».
φαίνεται.

Il va de soi que tous les rapprochements qui viennent d'être


présentés ne sont pas à mettre sur le même plan. Soit parce que
les analogies qu'ils font apparaître sont réduites, soit parce qu'ils
portent sur des lieux communs du spiritualisme néo-platonicien,
nombre d'entre eux manquent de poids. Autre circonstance
regrettable : aucun des textes augustiniens qui ont été cités ne porte
le nom de Porphyre (mais ceux qui, nous l'avons vu, proviennent
sans aucun doute des Ennéades ne portent pas davantage le nom
de Plotin). Mais la difficulté majeure demeure celle-ci : bien que
l'on ait de sérieuses raisons de penser que, dans les passages en
question, Némésius suit de très près le texte du ζήτημα, on ne peut
en être absolument sûr ; parfois, nous l'avons vu, on doit se de-

1. Il s'agit à'Enn. IV 3, 5, 15-17, p. 19 : έκ μιας, καΐ αί έκ μιας πολλαΐ [...] με-


ρισθεΐσαΐ καΐ ού μερίσθεΐσαι. Voir l'apparat de Ted. Henry-Schwyzer, ad he.
2. Sent. 37, p. 31, 17 sq.
3. H. Dörrie, op. cit., p. 142-147, a en effet repéré des traces des Σ. ζ. dans un passage
du De not. horn. 2, où Némésius critique la doctrine manichéenne de l'âme universelle roor-
celée en chacun des corps, et lui oppose la théorie platonicienne.

UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 91

mander si l'on a affaire à une citation de Porphyre ou à une


intervention de Némésius ; dès lors, le risque subsiste toujours
d'avoir rapproché d'Augustin des phrases propres à Némésius, ce
qui ne peut contribuer à la recherche des sources puisque ces deux
auteurs se sont mutuellement ignorés.
Bref, certains de nos parallèles textuels, à eux seuls, n'auraient
pas grande portée. Mais il n'en va pas de même de certains autres,
qui, croyons-nous, établissent avec une sécurité suffisante
qu'Augustin a connu au moins une partie des Σ. ζ., peut-être à travers
une traduction de Victorinus ; c'est notamment le cas des
comparaisons de l'outre et du revêtement, dont on ne voit guère d'où
Augustin pourrait les tenir si ce n'est de ce traité. Or, si l'on
admet ce point, il est clair que les autres rapprochements, incertains
en eux-mêmes, prennent une valeur nouvelle et se renforcent l'un
l'autre. Enfin, il est important que la plupart des textes augusti-
niens qui viennent d'être invoqués appartiennent soit au
minuscule traité De immortalitate animae1, soit à certaines pages
déterminées du De quantitate animae 2 ; en effet, plus les emprunts
éventuels aux Σ. ζ. apparaissent localisés, plus ils ont chance d'avoir
été effectifs.
Que les passages augustiniens qui nous semblent tributaires des
Σ. ζ. soient mêlés de souvenirs des Ennéades, ainsi que nous l'avons
plusieurs fois remarqué, le fait n'est pas inexplicable. D'abord,
Augustin peut avoir mis à contribution simultanément les deux
auteurs. Mais ce double travail ne lui était peut-être pas nécessaire ;
en effet, je croirais volontiers que les Σ. ζ. contenaient nombre de
citations textuelles de Plotin, comme c'est, par exemple, le cas
des Sententiae ; que de telles citations n'apparaissent guère dans
le texte de Némésius, cela n'infirme pas cette hypothèse ; car on
sait 3 que Némésius a abrégé le texte de Porphyre ; il est donc

1. Que cet opuscule repose sur un fond de compilation, on en trouve un indice dans les
Retract. I 5, 1, éd. Knöll (dans C. S. E. L. 36), p. 25, 14-16, où Augustin lui-même le juge
obscur, fatigant et inintelligible : « Qui primo ratiocinationum contortione atque breuitate
sic obscuras est, ut fatiget, cum legitur, etiam intentionem meam uixque intellegatur a
me ipso ». -

2. Peut-être n'est-ce pas par hasard qu'un manuscrit de la Bibliothèque Nationale,


Lai. 2684 (ΐχ· siècle), donne le titre Augustinus de quanlilate animae à un texte qui
est en réalité celui des Solutiones ad Chosroen de Priscianus Lydus, traduit en latin (on
sait combien ce dernier ouvrage est tributaire du ζ. Sur l'union) ; cf. A. Wilmart, Les
Réponses de Priscien le philosophe sous le nom de saint Augustin, dans Revue bénédictine,
49, 1937, p. 3-12.
3. IL Dörrie, op. cit., p. 70, l'a bien montré sur un exemple précis, en comparant une
citation textuelle de Porphyre et ce qu'elle devient dans le courant de l'exposé de Némésius.
92 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

possible que certaines de ces abréviations aient porté précisément


sur les citations des Ennéades.

Théorie du mélange et théologie trinitaire


dans le « De trinitate » IX1

1. — L'union de Vâme et du corps selon Porphyre.

De tous les Σύμμικτα ζητήματα, c'est le ζ. Sur Vunion de Vâme et du


corps qui, grâce à l'emploi parallèle qu'en ont fait Némésius et
Priscianus Lydus, apparaît de beaucoup le mieux connu. Voici
comment on peut, à travers ce double témoignage, s'en
représenter le dessein général. Porphyre combat la thèse stoïcienne selon
laquelle l'union de l'âme et du corps serait à concevoir sur le
modèle de la compénétration de deux corps. A cette fin, il recourt
aux vues des physiciens sur le mélange, adjoignant, aux positions
stoïciennes qui sont sa référence principale, quelques notions tirées
d'Aristote 2 ; il dégage ainsi trois formes d'union ; les passant en
revue, il nie qu'aucune d'elles convienne à l'union de l'âme et du
corps :
— celle-ci n'est pas une union proprement dite (ένωσις) ; car 1'Ινω-
σις détruit la spécificité des substances unifiées, et les transforme
en une substance nouvelle8; or le corps animé reste le corps, et

1. Une première, esquisse des pages qui suivent a été présentée au //. Intern. Kongress
für mittelalterliche Philosophie, Cologne, septembre 1961,' et publiée à ce titre dans Die
Metaphysik im Mittelalter. Ihr Ursprung und ihre Bedeutung (= MisceUanea mediaevalia,
Veröffentlichungen des Thomas-Institute an der Universität Köln, II), Berlin, 1963,
p. 249-254.
2. Pour la description comparée des théories d'Aristote et des stoïciens touchant les
différentes sortes d'union en physique, on verra l'étude très perspicace de H. A. Wolfson,
op. cit., p. 374-384 ; pour l'identité des formes d'union rejetées par Némésius-Porphyre,
cf. ibid., p. 400-407.
3. Reprenant peut-être une notation porphyrienne, Némésius donne comme exemple
α'ένωσις celle qui intervient entre les στοιχεία (ρ. 126, 6 et 127, 5) et annonce qu'il
reviendra sur le sujet. Promesse réalisée en De nal. hom. 5, p. 156, 1-160, 1 : en se
combinant, les éléments se modifient et donnent naissance à un corps nouveau dont les
constituants sont devenus indiscernables, comme c'est le cas du téirapharmakon. Si l'on associe
ces données à celles du ζήτημα, on obtient pour Γένωσίς les caractères suivants :
destruction des substances primitives, transformation de ces substances en une substance
nouvelle, impossibilité de séparer les composants. Or ces trois aspects définissent précisément
la forme d'union que les stoïciens appellent σύγχυσίς; cf. les témoignages de Stobée,
Philon et Alexandre d'Aphrodise dans S. V. F. II 471-473, p. 153, 39-154, 5 et 154, 15-19
(κατά σύμφθαρσιν ; comparer Némésius, p. 127, 4 : συνεφθάρθαι) ; p. 153, 23-26 ; p. 154,
4 ; l'exemple du téirapharmakon est lui aussi stoïcien, cf. p. 154, 2-3. Mais Γένωσίς décrite
par Porphyre rejoint aussi en partie la μίξις aristotélicienne, définie justement των
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 93

l'âme unie au corps conserve son essence propre, sans confusion


ni destruction1 ;
— pas davantage une juxtaposition (παράθεσις), comme celle des
choreutes dans un chœur ou des cailloux dans un tas2; car seule
serait alors animée la partie du corps qui toucherait l'âme 3 ; de
plus, les objets joints κατά παράθεσιν ne forment pas vraiment un
être4;
— pas plus enfin qu'un mélange (κρασίς), tel celui du vin et de
l'eau. De deux choses l'une en effet : ou bien chacun des
constituants du mélange perd sa substance propre5, et l'on est ramené
aux impossibilités de la première hypothèse; ou bien l'on peut
séparer les constituants du mélange (l'eau et le vin mêlés sont
separables au moyen d'une éponge imbibée d'huile, ou d'un
papyrus) e, et la κρίσις se réduit alors à une παράθεσις plus fine,
échappant à l'observation sensible 7.
En conclusion, l'être vivant μήτε ήνωται μήτε παράκειται μήτε κέκρα-
ται8, étant entendu que la dernière éventualité se trouve résorbée
dans les deux premières, qui seules comptaient en réalité. Sur quel
modèle faut -il alors concevoir l'union de l'âme et du corps? Am-
monius9, maître de Plotin, a résolu le problème : les intelligibles

μικτών άλλοιωθέντων ¿νωσις (De gen. et corr. 1 10, 328 b 22) ; toutefois, les composants
demeurent separables après la μίξις (327 b 27-29).
1. Porphyre, Σ. ζ., apud Némésius, De not. hom. 3, p. 126, 4-127, 5 et 129, 14-130, 2,
éd, Dörrie, p. 42-43, 45 et 54.
2. C'est la παράθεσις stoïcienne, définie elle aussi par le contact (S. V. F. II 471,
p. 153, 3 : συναφήν ; comparer Némésius, p. 128, 2 : συνημμένον) et à l'aide de l'exemple
des cailloux (p. 153, 6). C'est également, à un degré moindre, la σύνθεσις d'Aristote (cf.
De gen. el corr. 1 10, 328 a 5-10).
3. Némésius renvoie ici à un passage de son chapitre 2, p. 82, 5-13, où il a développé le
même argument, sans doute à partir de données porpbyriennes ; cf. supra, p. 88, n. 1.
4. Porphyre apud Némésius, p. 127, 5-7, et 127, 8-128, 4, éd. Dörrie, p. 45-46.
5. Cette éventualité correspond à la notion aristotélicienne de la μίξις, dont la κρασίς
est une espèce, et qui est, nous l'avons vu, άλλοιωθέντων £νωσΐς. Surtout, Aristote
rejette expressément que la μίζις soit une illusion de la perception ordinaire, là où une
perception plus déliée, tel le regard de Lyncée, atteindrait en réalité une simple σύνθεσις
des particules (De gen. et corr. 1 10, 327 b 32-328 a 5 et 328 a 12-15 ; De sensu 3, 440 a 31-
b 13).
6. Cette éventualité coïncide avec Ιακρασίς stoïcienne, dans laquelle la possibilité de
séparer les parties primitives est justement illustrée par l'exemple de l'éponge huilée
plongée dans le mélange vin-eau ; cf. S. V. F. II 471, p. 153, 18-23 ; 472, p. 153, 34-39.
7. Porphyre apud Némésius, p. 127, 7, et 128, 4-129, 2, éd. Dörrie, p. 45 et 47.
8. Ibid., p. 129, 2-3, éd. Dörrie, p. 49.
9. Porphyre rapporte-t-il là une doctrine authentique d'Ammonius Saccas? H. von
Arnim, Quelle der Ueberlieferung über Ammonius Sakkas, dans Rhein. Museum, N. F., 42,
1887, p. 276-285, le pensait : il y aurait 'chez Porphyre une référence véritable à
l'enseignement d'Ammonius consigné par tel de ses disciples. H. Krause, op. cit., p. 5-11, tient
au contraire qu'il s'agit simplement d'une thèse plotinienne mise sous le patronage d'Am-
• mordus, comme Plotin l'avait peut-être fait lui-même dans ses leçons. Plus nuancé, H.
Dörrie, op. cit., p. 16-17 et 55, croit que l'interprétation par Porphyre tient en tout cas plus
94 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

s'unissent véritablement à ceux qui les reçoivent, mais sans aucune


confusion ni destruction ni altération ; ainsi sont acquis les
avantages de Γένωσις (unification) et de la παράθεσις (conservation des
substances), en même temps que sont conjurés leurs dangers
(confusion là, extériorité ici) ; c'est donc de la même façon que l'on
doit se représenter Γάσύγχυτος ένωσις de l'âme et du corps1.

2. — L'union entre mens, notitia et amor selon saint Augustin.


On sait que, dans la deuxième partie du De trinitate, Augustin
s'attache à retrouver, dans la psychologie humaine, des analogies
capables d'éclairer le mystère de la Trinité divine. A l'intérieur
de ce propos d'ensemble, le livre IX prend pour objet la triade
mens, notitia, amor2 : l'intelligence de l'homme, la connaissance
dont elle se connaît, et l'amour dont elle s'aime sont trois choses,
qui pourtant n'en font qu'une (IX 2, 2-3, 3) ; quand elles sont
parfaites, c'est-à-dire quand la connaissance et l'amour sont
exactement proportionnés à leur objet l'intelligence, elles sont égales
(4, 4) ; elles ne sont pas dans l'âme comme des qualités dans un
sujet, à la manière de la couleur ou de la figure dans un corps3;
même si on les exprime par leurs relations mutuelles, chacune
d'elles existe comme une substance propre, substantialiter uel...
essentialiter (4, 5) ; pourtant, ces trois substances sont
inséparables (4, 6).

Orígenes
de place que der leNeuplatoniker.
souvenir de la Versuch
doctrine einer
d'Ammonius.
Inierprelation,
Tout récemment
coll. Zetemata,
enfin, 27,
K.-O.
München,
Weber,
1962, p. 159-161, voit là l'écho authentique des thèses d'Ammonips.
1. Porphyre apud Némésius, p. 129, 9-131, 4, éd. Dörrie, p. 54, 58 et 62. Dörrie, op.
cit., p. 16, souligne que l'analogie ainsi posée entre la notion d'âme et celle de νοητόν porte
la marque de Porphyre, qui est le seul à avoir orienté dans cette direction la doctrine plo-
tinienne de l'âme. Il est clair que le mode d'union proposé maintenant par Porphyre n'a
plus rien de commun, sinon a contrario, avec les doctrines physiques du mélange ; aussi
ne comprend-on pas comment II. A. Wolf son, op. cit., p. 406-407, peut avancer que la
solution retenue par Némésius-Porphyre correspond à l'union « de prédominance »
aristotélicienne (De gen. et corr. I 10, 328 a 23-28 : l'union de deux quantités disproportionnées
ne produit pas un mélange, mais un accroissement de la substance dominante) ; il fait
fonds pour cela sur le terme porphyrien συμπλήρωσίς [apud Némésius, ^p. 139, 7, éd.
Dorne, p.· 70 ; Aristote ne l'emploie d'ailleurs pas dans cette circonstance) ; mais Porphyre
précise que,- dans la συμπλήρωσίς, chacune des réalités conjointes conserve sa nature
propre, ce qui n'est nullement le cas dans l'union « de prédominance > selon Aristote.
2. On verra sur cc"point les analyses de M. Schmaus, Die psychologische Trinitätslehre
de» Hl. Augustinus, dans Münsterische Beiträge zur Theologie, 11, Münster, 1927, p. 235-
264, et d'É. Gilson, Introduction à l'élude de saint Augustin*, dans Études de philosophie
médiévale, 11, Paris, 1943, p. 289-296 ; cf. aussi I. Chevalier, S. Augustin et la pensée
grecque. Les relations trinilaires, dans Collectanea Friburgensia, nouv. série, 24, Fribourg
(Suisse), 1940.
3. De Irin. IX 4, 5, P. L. 42, 963 en bas ; souvenir possible d'Enn. IV 3, 20, cité supra,
p. 83, n. 1.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 95

Quel est donc le mode de cette surprenante union?


— Est-elle analogue à celle qui lie les parties d'un tout corporel
entre elles et au tout? Car les parties sont relatives au tout, le
tout est relatif aux parties, et cependant le tout et chacune des
parties existent substantiellement. Telle n'est pourtant pas la
triade mens, notitia, amor; car aucune partie n'embrasse le tout,
alors que l'intelligence, sa connaissance, et son amour sont
parfaitement coextensifs l'un à l'autre1 (4, 7, début).·
— Ressemble-t-elle à un mélange de vin, d'eau et de miel? Car il
y a là trois substances, qui deviennent totalement homogènes
l'une à l'autre, et aboutissent à une substance unique. Mais cette
comparaison n'est pas plus valable que la précédente ; en effet, les
trois liquides n'appartiennent pas, au départ, à une seule substance.
Au contraire, l'intelligence, sa connaissance et son amour
relèvent, dès l'origine, de la même substance ; dans ces conditions,
si ces trois réalités étaient soumises à un mélange, elles se
confondraient, perdraient leur substance propre et leurs relations
mutuelles. Autrement dit, si l'on introduit dans l'exemple du
mélange cette consubstantialité initiale (ainsi la fusion de trois
objets faits du même or2), toute trinité disparaît, alors que la mens,
sa notitia et son amor demeurent au nombre de trois, sans aucune
confusion (4, 7, fin-5, 8).
Voilà ce que la trinité psychologique n'est pas. Quant à ce
qu'elle est, on ne peut le comprendre que par référence à la façon
dont nous saisissons les vérités éternelles. En effet, chaque fois
que nous formulons un jugement inspiré de la connaissance des
règles transcendantes, il s'opère entre elles et le contenu de notre
âme (notamment ses représentations sensibles ou imaginatives)
une conjonction, dans laquelle les rationes intelligibles demeurent
à l'abri de toute altération, de toute corruption, de toute
confusion (6, 9-11). De cette conjonction de notre âme et de la vérité
éternelle naît un « verbe » intérieur; mais l'intelligence qui se
connaît elle-même engendre aussi un verbe,- qui n'est autre que

1. Thème plotinien, comme j'ai essayé de le montrer dans mon article Une curieuse
déclaration idéaliste du « De Genesi ad lilleram » (XII 10, 21) de saint Augustin, et ses origines
ploliniennes (* Ennèade » δ, 3, 1-9 et δ, δ, 1-2), dans Revue d'Histoire et de Philosophie
religieuses, 34, 1954, p. 391-393. Conclusions admises par les derniers éditeurs de Plo-
tin, P. Henry et H.-R. Schwyzer, Plotini opera, t. II, Paris-Bruxelles, 1959, p. 339,
apparat.
2. Comparer Enarr. in psalm. 68 I 5, P. L. 36, 844 : le Père, le Fils et le Saint-Esprit
sont d'une seule substance ; par exemple, si l'un est de l'or, les deux autres sont de l'or.
Et encore De trin. VII 6, 11, P. L. 42, 944-945.
96 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

la notitia sui, et l'amour les unit l'un à l'autre dans une étreinte
sans confusion (7, 12-11, 16).

3. — Analogies de structure et de contenu entre les deux doctrines.

De quelle source ces développements du De trinitate peuvent -ils


provenir? On ne voit pas que ce soit de la tradition théologique.
En effet, autant le recours aux doctrines du mélange est fréquent
chez les prédécesseurs d'Augustin pour expliquer l'union des deux
natures dans le Christ, autant il est rare pour rendre raison de
l'union des. trois personnes divines. Les précédents que l'on serait
tenté de produire à cet égard restent lointains. C'est par exemple
le cas d'un texte où Basile nie que l'on puisse comparer le rapport
de la substance divine aux trois personnes avec le rapport du
bronze aux monnaies qui en sont faites1. Hilaire est plus proche
d'Augustin quand il repousse l'assimilation de l'union du Père et
du Fils au mélange de l'eau et du vin2 ; la rencontre des deux
auteurs est d'autant plus intéressante que le second connaît bien
le premier3; toutefois, l'ampleur des considérations d'Augustin
sur la théorie du mélange interdit de penser qu'il se soit inspiré
exclusivement de la brève remarque d' Hilaire.
En revanche, on aura sans doute perçu dans le schéma augusti-
nien de sérieuses analogies avec le ζήτημα de Porphyre analysé plus
haut, en dépit de la différence des deux problématiques. Chez l'un
et l'autre auteur, le dessein formel est le même : rendre compte
d'une unio inconfusa diffìcile à comprendre (celle de l'âme et du
corps chez Porphyre, celle de l'intelligence, de sa connaissance et
de son amour chez Augustin). De part et d'autre, on commence
par récuser deux fausses représentations de cette union, et ce sont
les mêmes : la juxtaposition et le mélange ; observons qu'Augustin
formule expressément la dualité de ces deux notions, iunctio et
commixtio, puisque, au mélange de plusieurs liquides, il oppose la

" 1. Basile, Epist. 52, 1, P. G. 32, 393 A : le mot ομοούσιος implique une distinction entre
la substance et les choses qui en proviennent, ainsi entre le bronze et les monnaies de
bronze ; or il n'y a pas ά'ούσία divine antérieure au Père et au Fils, qu'il serait donc
dangereux de dire ομοούσιοι. Nous avons vu, supra, p. 68, n. 3, qu'un raisonnement de ce
genre fait fonds sur la notion aristotélicienne d'unité de substrat : l'huile, le vin et tous
les liquides sont un parce qu'ils ont un substrat identique, l'eau (Melaph. Δ 6, 1016 a 20-24).
2. Hilaire, De irin. III 23, P. L. 10, 92 A : « Non corpus [al« : ut corpus] per intellegen*
tiam nostram corpori immittinms, neque ut oquam nino infundimus : sed eamdem in
u tro que [se. : Pâtre et Filio] et uirtutis similitudinem et deitatis plenitudinem confitemur »
(signalé par M. Sçhmaus, op. cit., p. 260, n. 1). ·
'

3. Π le cite expressément en De trin. VI 10, 11 et XV 3, 5, P. L. 42, 931 et 1059.


UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 97

juxtaposition de deux liquides, l'eau et l'huile, qui ne se mélangent


pas : non enim iuncta, uelut si aqua et oleum essent, sed omnino
commixta sunt1. Des deux côtés, l'on adresse les mêmes objections
à chacune de ces représentations : la juxtaposition laisse subsister
une extériorité mutuelle entre les réalités conjointes, et n'explique
pas qu'elles soient parfaitement coextensives l'une à l'autre ; le
mélange dissout la pluralité des substances de base dans une
confusion indiscernable. Qu'Augustin ait ajouté le miel au mélange vin-
eau de Porphyre se comprend aisément, dès lors qu'il doit rendre
raison de l'union de trois substances, et non plus de deux2. Enfin,
les deux auteurs, pour élucider le mode de l'union qui les
préoccupe, mettent à contribution la façon dont l'intelligence humaine
accueille les intelligibles, que cette rencontre n'empêche pas de
demeurer purs de toute confusion.
Ces ressemblances dans le dessein général pourraient être
confirmées par un certain nombre de parallèles textuels. Voici d'abord
ceux qui concernent les fausses explications par la juxtaposition
et le mélange :

Porphyre, Σ. ζ., ap ud Némésius, De Augustin, De trin. IX 4, 7, P. L.


nat. hom. 3, p. 126, 4-129, 4, éd. 42, 964-965 :
Dörrie, p. 42, 43, 45, 46, 47 et « nisi partions suis constarent,
49 '· corpora non essent [...] Sed nulla
Πάντα γαρ τα συνιοντα εις μιας pars totum, cuius pars est, com«
ουσίας ύπόστασιν πάντως ένουται plectitur [...] Num ergo sicut ex
πάντα δέ τα ένούμενα άλλοιοΰται καΐ uino et aqua et melle una fit po-
ού μένει [...,] Πώς οΰν; ή το σώμα tio, et singula per totum sunt, et
ήνωμένον τη ψυχή ϊτι μένει σώμα, ή tamen tria sunt (nulla enim pars
πάλιν ή ψυχή [...] σώζουσα τήν ιδίαν est potionis, quae non haheat haec
ούσίαν άσύγχυτον καΐ άδιάφθορον; tria; non enim iuncta, uelut si
'Ανάγκη γαρ ή ήνώσθαι τήν ψυχήν καΐ aqua et oleum essent, sed omnino
το σώμα [...], ή μή ήνώσθαι μέν [...], commixta sunt; et substantiae
παρακεΐσθαι δέ [...], ή κεκρδσθαι, sunt omnes, et totus ille liquor una
ώς οΤνον καΐ ΰδωρ. 'Αλλ' δτι μέν quaedam est ex tribus confecta
ου δύναται παρακεΐσθαι τω σώματι substantia) ; tale aliquid arbitran·

1. De trin. IX 4, 7, P. L. 42, 964 en bas.


2. L'exemple des liquides à base de miel est constant dans l'Antiquité pour illustrer la
théorie du mélange. Ainsi Aristote, Metaph. H 2, 1042 b 16-17, et Ν 6, 1092 b 29, parle
du μελίκρατον. Alexandre d'Aphrodise mentionne tantôt le μελίκρατον (= eau +
miel ; De an., p. 11, 17-20 ; De an. mani., p. 116, 7), tantôt Γοίνόμελί (= miel + vin ;
De an., p. 13, 22-23 ; De an. mani., p. 116, 12). Porphyre lui-même traitait de l'un et l'autre
[apud Proclus, In Plat. Tim. 218 C, éd. Diehl.II, p. 253, 26-30 ; cité par E. Fortin, op. cit.,
p. 116, n. 2).
Rev. Et. anc. 7
98 BEVUE DES ETUDES ANCIENNES

ή Ψυχή ¿ν τώ περί ψυχής άποδέδεικται dum est esse simul haec tria, men-
[cf. Némésius, ibid. 2, p. 82, 7-8 : tem, amorem, notitiam? Sed non
αδύνατον γάρ σώμα σώματι δλον unius substantial sunt aqua, ui~
δλω παρακεΐσθαι1]. ΤΗν γάρ άν num et mei, quamuis ex eorum
μόνον αύτδ το μέρος του σώματος commixtione fiat una substantia pò«
^μψυχον το πλησιάζον τη ψυχή [..,] tionis [...] Vnius ergo eiusdemque
ΚαΙ ή κρασις δέ του οϊνου καΐ του essentiae necesse est haec tria
sint : et ideo si tanquam
άπ'
οδατος
αλλήλων
αμφότερα
δύνασθαι
συνδιαφθείρει
χωρίζεσθαι"
[...]
commixtione confusa essent, nullo
σπόγγος γοΰν έλαιωθεΐςάνιμδται κα- modo essent tria [...] at si miscean·
θαρον το ΰδωρ καΐ πάπυρος. tur sibi, et per totani singuli
Αισθητώς Sh χωρίσαι τα ακριβώς ηνωμένα massam suam conspergantur, interri-
παντάπασιν αδύνατον. Εί δέ μήτε ήνω- det ilia trinitas, et omnino non
ται μήτε παράκειται μήτε κέκραται, erit ».
— τίς δ λόγος του το ζώον §ν λέγεσθαι ;
Ibid. 5, 8, 965 :
« At in Ulis tribus, cum se nouit
mens et amat se, manet trinitas,
mens, amor, notitia ; et nulla
commixtione confunditur [...] Miro
itaque modo tria ista inseparabi-
lia sunt a seme tip sis, et tarnen
eorum singulum quodque
substantia est, et simul omnia una
substantia uel essentia h

Augustin nie d'abord que l'union entre mens, notitia et amor.


soit celle des parties dans un tout : partie et tout étant des corps,
aucune partie n'embrasse le tout ; or Porphyre, qui parle dans le
même sens de μέρος, rejoint cette dernière notation (comparer
αδύνατον... σώμα σώματι δλον δλω παρακεΐσθαι et nulla pars totum... com-
plectitur). Après quoi Augustin aborde l'hypothèse du mélange
(commixtio, misceantur), cfu'il distingue expressément de la
juxtaposition (iuncta) ; même dualité chez Porphyre entre κρασις-
κεκρασθαι et παρακεΐσθαι ; au miel près, le mélange est illustré de part
et d'autre par l'exemple du vin et de l'eau ; quant à la
juxtaposition, Augustin prend le cas de aqua et oleum ; mais Porphyre
recourait également à l'huile (sous forme de σπόγγος έλαιωθείς) pour
montrer qu'un mélange apparent peut être en réalité
juxtaposition. A l'hypothèse du mélange, les deux auteurs adressent la
même objection : le mélange aboutit à une substance unique (είς

1. Cette dernière phrase et son contexte, cités par D Orrie, op. cit., p. 46, sont
probablement à rattacher au même ζήτημα de Porphyre, cf. supra, p. 88, n. 1, et p. 93 et n. 3.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 99

μιας ουσίας ύπόστασιν = una substantia et una essentia répétés) ; il


détruit la pluralité initiale (αμφότερα συνδιαφθείρει = intercidet illa
trinitas) ; or les réalités dont on examine l'union doivent
demeurer (μένει = manet) dans leur substance propre (σώζουσα τήν
Ιδίαν ούσίαν = singulum quodque substantia1 est), sans confusion
(άσύγχυτον = nulla commixtione confunditur). Enfin, la juxtaposition
est séparation, alors que l'on a affaire ici à des réalités
inséparables (χωρίζεσθαι, inseparabilia).
Quant à la véritable solution par le recours aux intelligibles,
voici les textes concourants :

Porphyre, ibid., p. 129, 11-130, 6, Augustin, ibid. IX 6, . 9-11, 966-


éd. Dörrie, p. 54 et 58 : 967 : ·
τα νοητά [...] καΐ ένοΰσθαι τοις δυ- «... alterum incommutabili ae-
ναμένοις αυτά δέξασθαι,[...] καΐ ένού- ternitate consistere ■[...] intuemur
μενα μένειν άσύγχυτα καΐ inuiolabilem ueritatem, ex qua
αδιάφθορα [...] επί δέ των νοητών Ινωσις perfecte [...] defìniamus [...] qua-
μέν γίνεται, άλλοίωσις δέ ού lis esse sempiternis rationibus de-
παρακολουθεί. Ού γαρ πέφυκε το νοητον beat [...} phantasias [...] aliis om-
κατ' ούσίαν άλλοιουσθαι · άλλ' ή έξίσ- nino regulis supra mentem nos-
ταται ή είς το μή δν φθείρεται, μετα- tram incommutabiliter manentibus,
βολήν δέ ούκ επιδέχεται # άλλ' οοτε uel approbare apud nosmetipsos,
είς το μή δν φθείρεται * ού γαρ άν ήν uel improbare conuincimur [...] ui-
άθάνατον. get et claret desuper iudicium ue-
ritatis, ac sui iuris incorruptissi-
mis regulis firmum est : et si cor-
poralium imaginum quasi quo-
dam nubilo subtexitur, non tarnen
inuoluitur ' atque confunditur [...]
Ipsa uero forma inconcussae ac
stabilis ueritatis [...] eadem luce
incorruptibilis sincerissimaeque ra-
tionis et meae mentis aspectum
[...] imperturbabili aeternitate
perfundit [,..] iUam cernimus ra-
tionalis mentis intuitu [...] ra-
tiones artemque ineffabiliter pul-
chram talium figurarum super.

1. La traduction exacte d'oòoia serait essentia, sul stantia étant celle ά'ύπέστασίς ;
cl.Detrin. V 8, 10, P. L. 42, 917 : « μίαν ούσίαν, τρεις ύποστάσει;, quod est latine imam
essentiam, tres substantias » ; C. serra, arian. 36, 34. Mais, comme on vient de le voir en'
De Irin. IX 5, 8, Augustin emploie indifféremment les deux mots ; cf. encore V 2, 3 ; 8, 9 ;
9, 10 ; VII 4, 7-8 ; De mor. manich. 2, 2 ; Epist. 120 III 17 ; 166 II 4.
100 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

aciem mentis simplici. intellegen-


tia capientes ».

Ibid. 8, 13,968:
«t Verbum ergo nostrum et men-
tem de qua gignitur, quasi médius
amor coniungit, seque cum eis ter-
tium complexu incorporeo, sine
ulla confusione constringit >.

Même s'ils les désignent par des noms différents (τα νοητά d'une
part, ueritas, rationes, regulae, ars de l'autre), Porphyre et
Augustin traitent tous deux des intelligibles et de leur union avec les
intelligences qui les reçoivent (δέξασθαι = capientes). Dans cette
union, les intelligibles demeurent (μένειν = manentibus) sans
confusion (άσύγχυτα = non... confunditur, sine ulla confusione), sans
corruption (αδιάφθορα, οΰτε... φθείρεται = incorruptissimis, incorrupti-
bilis), sans altération (ni άλλοίωσις ni μεταβολή = incommutabili, in-
commutabiliter), immortels (άθάνατον = sempiternis).
Ces analogies dans l'enchaînement des idées et dans le détail des
textes suggèrent l'hypothèse suivante : composant son livre IX
De trinitate, et ayant à s'expliquer de la difficile unio inconfusa
qui relie la mens humaine, sa notitia et son amor, à l'image de la
Trinité divine, Augustin se sera souvenu des analyses de Porphyre,
comme il l'a fait, environ dans le même temps1, pour appuyer,
dans la Lettre 137, la théologie de l'Incarnation. Deux exemples
saisissants de la façon profondément originale dont il savait
utiliser les sources philosophiques grecques, en les détournant de
leur portée initiale pour les incorporer à sa propre construction
théologique. Aussi bien, peut-être n'est-il pas le seul auteur
chrétien à avoir emprunté au ζήτημα Sur Vunion de Vâme et du corps
telle donnée applicable à la mystérieuse conjonction des trois
personnes divines ; car Claudianus Mamertus, cherchant lui aussi
parmi les créatures des imitations de l'union propre à la Trinité,
récuse le modèle fourni par le mélange des corps, pour retenir
celui qu'offre l'entente des âmes ; or, ce faisant, il emploie certaines
formules qui, sans rien devoir à Augustin, ont des chances dé
provenir directement de Porphyre2.

1. La Lettre 137 date probablement de 411 (A. Goldbacher, éd. des Augustini Epistu-
lae, Index III, dans C. S. E. L. 58, p. 37) ; les douze premiers livres du De Irin, (et donc
le livre IX) doivent avoir été publiés peu après 415 (S. Zarb, Chronologia operum s. Au-
guslini secundum ordinem Relractationum digesta, Romae, 1934, p. 48-49).
2. CJaudianue Mamertus, De statu animae I 15, p. 59, 23-60, 16 : « Nec uero credi licet
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 101

4. —· Autres éléments porphyriens en De trinitate. /X.

L'éventualité d'un rapport entre le ζήτημα de Porphyre et le


livre IX du De trinitate est, croyons-nous, d'autant plus plausible
que le contexte du morceau d'Augustin qui vient d'être
parcouru fait apparaître d'autres traces de l'influence porphyrienne.
C'est d'abord, en De trin. IX 2, 2 et 4, 6 {comme aussi en III 8,
15 et surtout en XIV 16, 22), la mention d'un spiritus distinct
de la mens ; or on sait que cet emploi de spiritus pour désigner la
partie de l'âme humaine inférieure à l'intelligence et à laquelle
pertinent imaginationes similes corporum1 a été suggéré à
Augustin par le De regressu animae de Porphyre 2.
Dans un ordre d'idées voisin, Augustin, De trin. VIII 6, 9 et IX 6,
10, établit une nette distinction entre phantasia, représentation
imaginative issue d'une sensation antérieure dont le souvenir a
été conservé dans la mémoire, et phantasma, construction purement
imaginaire sans correspondance, sinon fortuite, dans la réalité3.

quorumque coniunctionem corporum unitalem trinitatis imitar! aut eidem inconfusibiliter


posse misceri. Patet enim liquido quodlibet unum corpus paris corporis adiunctione
duplicar! [...] In dei uero ipsa trinitate huius secabilitatis.et localitatis partes et spatia esse
non dicimus, ad cuius similitudinem unum nos esse secumque uniri nos posse dicit ipse
qui fecit [...] Non tarnen reor multas animas ita sibi fuisse coniunclas, ut maior quaedam
. ex multis animabus anima fieret, quia trinitas, per quam et cum qua omnes bonae animae
fiunt unum, nec in uUa ex eadem trinitate persona minor est quam in tribus, nec in tribus
maior est quam in singulis. Sic et animae humanae substantia ad eius imitationem, cuius
imago est, nec in multis secundum aliquam molem maior est nec in singulis secundum ali-
quam molem minor, quia uidelicet polenliae sunt illae, non corpora ». Les mots soulignés
sont ceux qui ont leur équivalent plus ou moins exact dans le ζήτημα ; inconfusibiliter est
spécialement intéressant, car Qaudianus est le premier à employer cet adverbe dans ce
sens (cf. E. Fortin, op. cit., p. 127 ; l'ensemble du texte est étudié p. 125-128) ; or il traduit
certainement άσυγχύτως, que Porphyre utilise plusieurs fois ; comparer ainsi
inconfusibiliter.. misceri avec άσυγχύτως δμα καΐ κεχυμένως (Σ. ζ., apud Némésius, 3, p.. 134,
2, éd. Dorne, p. 74).
1. De trin. XIV 16, 22, P. L. 42, 1053. Emploi fréquent chez Augustin; cf. encore
Episl. 120 (ad Consentium) II 11, éd. Goldbacher (dans C. S. E. L. 34, 2), p. 714, 20 : « ea,
quae spiritu cogitata imaginamur » ; et surtout De Gen. ad litt. XII 6 ;°9 ; 16, etc., éd. Zy-
cha (dans C. S. E. L. 28), p. 387, 1 sq. ; 388,392,' 6-10 ; 391, 9-11 (« spiritus, [...] ubi corpora-
lium rerum similitudines exprimuntur ») f 5-7; 401, 25-26 (« natura spiritaiis [...],
ubi rerum corporalium exprimuntur imagines »), etc.
2. Ainsi qu'il apparaît en De du. dei X 9, éd. Hoffmann (dans C. S. E. L. 40, 1), p. 460,
25-28.: « parti animae [...] spiritali, qua corporalium rerum capiuntur imagines » (doctrine
attribuée nommément à Porphyre ; la ressemblance avec le dernier texte cité dans la note
précédente montre que l'emploi de spirilus en De Gen. ad litt. XII est bien d'origine
porphyrienne) ; de même De du. dei X 27 et 32, p. 493, 15-27, et 508, 13-14, etc. Cf. W. Thei-
ler, op. cit., p. 37 ; G. Verbeke, L'évolution de la doctrine du Pneuma, du stoïcisme à saint
Augustin, dans Bibliothèque de l'Institut supérieur de philosophie de l'Université de Louvain,
Paris-Louvain, 1945, p. 371 et 501-507 ; J. H. Taylor, The Meaning of « Spiritus » in
St. Augustine's * De Gen. » XII, dans The Modem Schoolman, 26; 1949, p. 211-218.
3. De trin. VIII 6, 9, P. L. 42, 954-955 : « apud me ipsum inuenio phantasiam Cartha-
ginis : sed earn per corpus accepi, id est per corporis sensum, quoniam praesens in ea cor-
102 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

La distinction est d'origine stoïcienne1, mais Porphyre en fait


état2, et il y a toutes les chances pour que ce soit lui qui l'ait
transmise à Augustin3.
On peut même se demander si l'habitude d'Augustin de
fournir comme exemple de phantasma sa représentation de la ville
d'Alexandrie, qu'il ne connaît pas de visu (il l'oppose à sa phan-
tasia de Carthage, dont le site lui est familier)4, ne proviendrait
pas de la même origine. Car la mention d'Alexandrie apparaît
justement dans le ζήτημα de Porphyre Sur Vunion de Vâme et du corps,

pore fui, et earn uidi atque sensi, memoriaque retinui [...] Sic et Alexandriam cum eloqui
uolo, quam nunquam uidi, praesto est apud me phantasma eius » ; IX 6, 10, 966 : « Vnde
etiam phanlasias rerum corporalium per corporis sensum haustas, et quodammodo
infusas memoriae, ex quibus etiam ea quae non uisa sunt, ficto phantasmate cogitantur [...]
Nam et cum recolo Carthaginis moenia quae uidi, et cum fingo Álexandríae quae non
uidi,... ». Sur la distinction des deux mots, voir encore Solil. II 20, 34 (cf. Müller, dise, citée,
p. 116, n. 246) ; De mus. VI 11, 32 ; Conf. III 6, 10. Sur phantasia, Nébridius, Epist. 6 (ad
Augusiinum), et Augustin, Epist. 7 [ad Nebridium). Sur phantasma, De trin. XI 5, 8.
1. Attribuée à Chrysippe par Aétius, Plac. IV 12, 1, et par Dioclès de Magnésie apud
Diogene Laërce, VII 50 = S. V. F. II 54 et 55, p. 21, 23-22, 12, et 22, 21-24 : la φαντασία
est une empreinte imprimée dans l'âme par un objet extérieur, tandis que le φάντασμα
est un vain produit de l'imagination, une représentation pathologique ou onirique, sans
correspondance dans la réalité.
2. Sent. 16, p. 5, 10-13 : distinction entre le τύπος, image qui suit la sensation, et le
φάντασμα, image qui suit la pensée indépendamment de la sensation ; or [ibid. 29, p. 13,
12) le τύπος est le. produit de la φαντασία, définie ailleurs (ibid. 43, p. 41, 17, et 42, 1-4)
comme la faculté de se former des images des objets extérieurs. On voit donc que Porphyre
conserve à peu prés la distinction stoïcienne entre φαντασία et φάντασμα, en conférant
toutefois à ce dernier terme une importance gnoséologique absente du stoïcisme.
3. Déjà noté par W. Theiler, op. cit., p. 37-38. Le même historien, ibid., signale encore
dans la doctrine porphyriennc de l'imagination deux autres aspects dont Augustin s'est
probablement inspiré :
— YEpisl. 7 d'Augustin contient une allusion au problème néo-platonicien du rapport
des figures géométriques à l'activité intellectuelle.. Or Porphyre s'est occupé de ce
problème, précisément dans les Σ. ζ. ; en effet, Proclus, In Euclid, elem. comment., prol. II,
éd. Friedlein, p. 56, 23-25 (cité par Dôrrie, op. cit., p. 7, n. 2), mentionne cet ouvrage dans
une discussion sur ^'origine, sensible ou seulement intellectuelle, des figures géométriques,
avec références à Γαίσθησις et la φαντασία;
— divers textes d'Augustin [De trin. III 8, 15, et XI 2, 5-4, 7 ; De Gen. ad lilt. XII 15 et
19) examinent l'influence de l'imagination sur le corps, notamment à propos de la rougeur
ou de la pâleur, et de l'action exercée sur l'embryon par les représentations de la mère.
Or ces deux manifestations de la φαντασία avaient été traitées par Porphyre ; cf. apud
Proclus, In Plat. Tim. 120 D, I, p. 395, 22-29 (ce qui conduit à tenir pour porphyrien Né-
mésius, De nal. horn. 2, p. 79, 1-2) ; Προς Γαυρον 5, 4 et 6, 1, p. 41, 21 sq. et 42, 16 sq. ;
Sent. 32, p. 24, 11-13. Les textes concourants de Plotin [Enn. I 2, 5, 18-21, p. 69, et III 6,
3, 7-16, p. 338-339) sont moins proches de ceux d'Augustin.
Sur ces deux points, cf. déjà H. Krause, op. cit., p. 13-14 et 19.
4. Outre les deux textes du De trin. VIII 6, 9 et IX 6, 10, cités supra, p. 101, n. 3, voir
C. Fauslum XX 7, éd. Zycha (dans C. S. E. L. 25), p. 541, 17-20 : « ... cogitationem, qua
cogito Alexandriam, quam numqùam uidi, sed tarnen est ; rursusque tantum intersit inter
i s tarn, qua cogito Alexandríam incognitam, et earn, qua cogito Karthaginem cognitam »
(cf. peu avant, 1. 15, phantasmala) ; De Gen. ad lia. XII 6, p. 387, 11-15 : « animo tarnen
corporales imagines intuemur, seu ueras, sicut ipsa corpora uidimus et memoria retînemus,
seu fictas, sicut cogitatio formare potuerit. Aliter enim cogitamus Carthaginem, quam
nouimus, aliter Alexandriam, quam non nouimus ».
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 103—~

pour illustrer aussi les voyages Imaginatifs de l'âme1. Le recours '


au même exemplum dans le même emploi se manifestera encore
au ve siècle chez Faust us de Riez et Claudianus Mamertus, peut-
être également dans le sillage porphyrien 2. .
Il n'est pas impossible enfin que la considération de
l'intelligence humaine, de la connaissance qu'elle a d'elle-même et de
l'amour qu'elle se porte (elle constitue, nous l'avons vu, le thème
global du livre IX du De trinitate) soit redevable en quelque
mesure à Porphyre. Cette idée a été brillamment défendue par
W. Theiler : la doctrine psychologique de la Trinité développée
par Augustin serait un α surgeon » (Ableger) des vues de Porphyre
sur la connaissance de soi, telles qu'on les trouve dans les maigres
restes du Περί τοΰ γνώθι σεαυτόν et surtout dans les Sententiae 3.
Theiler a produit à cet égard des rapprochements impressionnants ; ils
l'eussent été davantage encore s'il les avait traités plus
amplement ; de plus, ils concernent surtout le livre X du De trinitate,
alors que c'est d'abord le livre IX qui nous intéresse ici. Pour ces
deux raisons, il n'est pas inutile de revenir sur certains parallèles
textuels déjà signalés par Theiler, et d'en dégager quelques autres
qui, sauf erreur, sont nouveaux.

Porphyre, Sent. 40, 5-6, p. 38, 7- Augustin, De trin. VIII 7, 11,


22: . P. L. 42, 957:
Τοίς μέν γάρ δυναμένοις χωρεΤν είς « qui quaerunt deum per istas
τήν αυτών ούσίαν νοερώς καΐ τήν αύ- potestates* [...] auferuntur ab eo
των γινώσκειν οόσίαν <καΙ> έν longeque iactantur, non interuallis
αύτη τη γνώσει καΐ τη είδήσει της locorum, sed diuersitate affec-
γνώσεως αυτούς άπολαμβάνειν καθ' tuum : exteriüs enim conantur ire,

1. Apud Némésius, De not. horn. 3, p. 136, 6-11, éd. Dôme, p. 95, cité supra, p. 85.
2. Faustus, Episl. 3, éd. Engelbrecht (dans C. S. E. L. 21), p. 176, 9-12 : « Cum ergo
anima Alexandriem uel Hierosolymam cogitauit, si uere illic tota sui praesentia, ut
arbitrarie, interfuit, référât nobis situs locorum, uultus hominum, motus actusque populo-
rum >; cf. Fortin, op. cit., p. 46-47. Claudianus Mamertus, qui tire le même fait dans le
. Bens de l'incorporéité de l'âme, cite ce texte avec de minimes changements en De staiu
animae III 10, p. 172, 1-5 ; il reprend à son compte l'exemple d'Alexandrie en III 11,
p. 175, 18-21 : < Ac si usquequaque patet animum et corporea non posse uidere sine cor-
pore et incorporea cum corpore uidere non posse, non diutius Alexandriae peregrinemur. »
Sur le thème usuel de l'âme qui franchit les distances en imagination, voir encore Am-
broise, Exam. VI 8, 45, éd. Schenkl (dans C. S. E. L. 32, 1), p. 235, 25-236, 10, que P. Cour-
celle, Recherches sur Us « Confessions » de saint Augustin, Paris, 1950, p. 99 et n. 2, rapproche
d'Augustin, De quant, animae 5, 8, cité supra, p. 85.
3. W. Theiler, op. cit., p. 48-52.
4. Peut-être Augustin vise-t-il ici Porphyre, qui recourait en effet à l'aide des
potestates, cf. De du. dei X 9, p. 461, 22 et 28 ; X 11, p. 465, 22 et 467, 7, etc. Augustin
tenterait alors de mettre la demonologie de Porphyre en contradiction avec sa philosophie.
104 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

ενότητα τήν του γινώσκοντος καΐ et interiora sua deserunt, quibus


γινωσκομένου, [καΐ] τούτοις παροΰ- interior est deus ».
σιν αύτοΐς πάρεστι καΐ το βν. "Οσοι
δ' αν παρεξέλθωσιν άπδ του είναι Ibid. IX 12, 18, 970-971 :
εαυτών προς τα άλλα, άποΰσιν « mens cum se ipsam cognoscit,
εαυτών άπεστι καΐ τδ βν. Et δ' ήμεΐς sola parens est notitiae suae : et
έπεφύκειμεν ίδρυσθαι έν τη αύτη cognitum enim et cognitor ipsa est
ουσία καΐ πλουτεΐν άφ' εαυτών καΐ μή [...] nec alterius essentiae est noti-
άπέρχεσθαι προς δ μή ήμεν καΐ πέ- tia eius, non solum quia ipsa nouit,
νεσθαι εαυτών καΐ δια τοϋτο πάλιν τη sed etiam quia se ipsam, sicut
πενία συνεΐναι καίπερ παρόντος αύ- supra diximus. Quid ergo de amore
τοΰ, καΐ άπδ του δντος ού τόπφ, ούκ dicendum est? »
ουσία κεχωρισμένοι ούδ' άλλφ τινί άπο- Ibid. X 3, 5-4, 6, 976 :
τετμημένοι τη πρδς τδ μή δν στροφή « Vbi ergo nosse suum nouit? [...]
χωριζόμεθα, δίκην άρα ταύτην άποτίν- Nam nouit quod alia nouerit '[...]
νυμεν τη του δντος αποστροφή Quo pacto igitur se aliquid scien-
αυτούς άπο.στρεφόμενοι καΐ άγνοοΰν-
tem seit? [...] Seit autem se ali-
τες, καΐ τη πάλιν αυτών φιλία quid scientem ».
εαυτούς τε απολαμβάνοντες καΐ τώ θεώ
συναπτόμενοι. Ibid. X 5, 7, 977 :
« auertitur ab eo, mouet urque et
labitur [...] ideoque per egestatem
ac difficultatem fit ».
Ibid. Χ 10, 16, 981 :
« cum se mens nouit, substan·
tiam suam nouit ».
Ibid. XIV 6, 8, 1042 :
« restât ut. aliquid pertinens ad
eiüs naturam sit conspectus eius,
et in earn, quando se cogitât, non
quasi per loci spatium, sed
incorporea conuersione reuocetur ».

Ibid. XIV 14, 18, 1050 :


« Qui ergo se diligere nouit, deum
diligit ».

On aura remarqué dans ce texte des Sententiae plusieurs


notations exploitées par Augustin. Comme Theiler l'a bien montré*,

1. Op. cit., p. 152. Du passage des Sent., Theiler rapproche avec raison De trin. IX 12,
18 ; X 3, 5 et X 10, 16. Au prix d'une légère correction textuelle, il présume que la même
triade devait apparaître encore dans une exégèse porphyrienne des Oracles chaldaïques,
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT. AUGUSTIN 105

l'essentiel en est la triade ουσία, γνώσις, φιλία, à laquelle la triade


essentia, notifia, amor, qui est le nerf du De trinitate IX, doit
certainement quelque chose. Mais la rencontre des deux auteurs ne
s'arrête pas là. Ils affirment l'un et l'autre que l'intelligence
connaît son essence (τήν αυτών γινώσκειν ούσίαν = nee alterius essentiae
est notitia, substantiam suam nouit), que non seulement elle se
connaît, mais connaît sa propre connaissance (τη είδήσει της
γνώσεως = nosse suum nouit1), qu'il y a identité entre le sujet
connaissant et l'objet connu (καθ' ενότητα τήν του γινώσκοντος καΐ γινωσκομένου =
et cognitum enim et cognitor ipsa est2). Pour Porphyre comme pour
Augustin, il est de la nature (έπεφύκειμεν, pertinens ad eius natu-
ram) de l'intelligence de se connaître elle-même ; si elle ne le fait
pas, elle s'écarte de l'être (παρεξέλθωσιν, άποΰσεν, άπέρχεσθαι, άποστρεφό-
μενοι ; auferuntur, deserunt, auertitur), et cet éloignement est
indigence (πενία = egestatem2) ; qu'elle se détourne de l'être ou revienne
vers lui, son mouvement est une conversion (στροφή, αποστροφή, con-
uersione) de caractère non local (ού τόπω = non interuallis locorum,
non quasi per loci spatium) ; enfin, s'aimer elle-même est pour
elle s'unir à Dieu (τη... αυτών φιλία... τω θεώ συναπτόμενοι, qui... se
diligere nouit, deum diligit).
Le rapprochement qui vient d'être présenté confirme que
l'inspiration porphyrienne pénètre le livre IX du traité augustinien.
Voici un second parallèle qui touche de plus près encore aux
passages où nous avons cru discerner le retentissement des Σύμμικτα
ζητήματα :

Porphyre, Sent. 43, 2-4, p. 41, 20- Augustin, De trin. IX 3, 3, 962-


43,5: 963:
"Οταν οδν ίδη δφθαλμδς τδ δρώ- « Vnde enim mens aliquant men-
μενον, άμήχανον έν ταυτότητι γενέσ- tem nouit, si se non nouit? Neque
θαι του δρωμένου. Ού γάρ άν ίδοι, εΐ enim ut oculus corporis uidet alios

apud Jean Lydus, De mens. I 11, éd. Wuensch, p. 3, 14-16. P. Hadot, L'image de la
Trinité dans l'âme chez Victorinus et chez saint Augustin, dans Studia Patristica, VI = Texte
und Untersuch., 81, Berlin, 1962, p. 433-442, admet que les analogies psychologiques de la
Trinité chez Marius Victorinus et chez Augustin remontent parallèlement à une source,
néo-platonicienne, plus précisément à Porphyre.
1. A cette formule d'Augustin, on trouve aussi des précédents dans les Ennéades ; je les
ai signalés dans mon article Une curieuse 'déclaration..., p. 390.
2. Même identité entre νοούν et νοούμενον chez Plotin, Enn. V 1, 4, 31-38, p. 270 ;
le rapprochement de ce texte avec De trin. IX 12, 18 est déjà fait par M. Schmaus, op.
cit., p. 253 et n. 2.
3. Cf. Augustin, Epist. 3 (ad Nebridium), 2, p. 6, 21-22 : t Et ideo fortasse merito philo-
sophi in rebus intellegibilibus diuitias ponunt, in sensibilibus egestatem », que P. Courcelle,
Les lettres grecques..., p. 158 et n. 7, à la suite de Theiler, rapporte à Porphyre.
106 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

μή έν διαστάσει γένοιτο [..-.] Ώσαύ- oculos, et se non uidet ; ita mens


τως δέ καΐ ή φαντασία [...] ΚαΙτού- nouit alias mentes, et ignorât se-
των μεν κατάληψις τοιαύτη, ών ούδε- metipsam. Per oculos enim corpo-
μία είς έαυτήν συννεύουσα καΐ ris corpora uidemus, quia radios
συναγόμενη έντύχοι αν ή τφ αίσθητφ qui per eos emicant et quidquid
ή τφ άναισθήτω εϊδει. ΈπΙ δέ του cernimus tangunt, refríngere ac
νου ού τούτον τον τρόπον ή κα- retorquere in ipsos non possumus,.
τάληψις, αλλά συννεύοντος είς εαυτόν nisi cum specula intuemur [...]
καΐ εαυτόν θεωροΰντος, παρεξελθών Sed quoquo modo se habeat uis
•γάρ του θεάσασθάι τάς έαυτοΰ ένερ- qua per oculos cernimus, ipsam
γείας καΐ δ"μμα είναι των αύτοΰ ένερ - certe uim, siue sint radii, siue aliud
γειών οόκ ών έαυτοΰ δράμα ουδέν aliquid, oculis cerneré non uale-
Äv νοήσειεν [...] ο δ' ημέτερος <νοΰς> mus; sed mente quaerimus, et si
ασωμάτων καΐ νοερών θεωρός ού- fieri. potest, etiam hoc mente com-
σιών \ prehendimus. Mens ergo ipsa sicut
corporearum rerum notitias per
sensus corporis colligit, sic incor-
. porearum per semetipsam. Ergo et
semetipsam per se ipsam nouit,
quoniam est incorporea »2.

Les deux auteurs, on le voit, comparent la connaissance


sensible, notamment la vision, et la connaissance intellectuelle. Ils
définissent chacune d'elles par des caractères identiques : l'œil
.

ne peut voir que ce qui est distinct de lui8, la connaissance qu'il


procure ne peut se retourner vers lui-même (ουδεμία είς έαυτήν
συννεύουσα καΐ συναγόμενη = refringere oc retorquere in ipsos non pos-
sumus) ; mais il n'en va pas de même de l'intelligence (ini δέ τοΰ
νοΰ ού τούτον τον τρόπον = neque... ita mens) ; comprendre, pour elle
(νου... κατάληψις, mente comprehendimus), c'est se connaître elle-
même (εαυτόν, semetipsam) et connaître son activité (ενεργείας, uim) ;
si elle ne se connaissait elle-même, elle ne pourrait connaître le
reste (ούκ ών έαυτοΰ βραμα ουδέν αν νοήσειεν équivaut à unde enim mens .
aliquam mentem nouit, si se non nouit) ; enfin, son objet propre est
l'incorporel (ασωμάτων = incorporearum).
Naturellement, ces divers rapprochements relatifs au spiri-

1. On rapprochera de ce texte un passage du Περί αίσθήσεως (qui était peut-être


une partie des Σ. ζ·, cf. Dôrrie, op. cit., p. 155) de Porphyre apud Némésius, De nat. hom. 7,
p. 182, 4-10, cité par Dorne, op. cit., p. 156 ; cf. H. Krause, op. cit., p. 18.
2. Les mêmes idées se retrouvent, plus brièvement, en De trin. X 3, 5, 975, et XIV 6,
8,1041-1042.
3. Cf. aussi Cicerón, Tusad. I 27, 67 : « ut oculus, sic animus se non uidens alia e erni 1 1 ;
mais Augustin est, sur ce point, plus proche de Porphyre que de Cicerón.
UNE NOUVELLE SOURCE DE SAINT AUGUSTIN 107

tus imaginatif, à la distinction entre phantasia et phantasma, à


l'exemple d'Alexandrie, à la triade essentiel, notitia, amor, au
mécanisme et aux bienfaits de la connaissance de soi, à la différence
entre sensation et intellection, etc., n'ont pas la prétention d'avoir
chaque fois révélé le texte précis de Porphyre dont Augustin s'est
inspiré. Leur but était simplement, à partir du livre IX du De
trinitate et de ses abords, de montrer l'existence de nombreuses
préoccupations communes aux deux auteurs. Qu'une influence
porphyrienne générale soit à ce point/considérable sur ces pages,
cela confère, croyons-nous, quelque consistance à l'hypothèse
selon laquelle certaines d'entre elles porteraient la trace, en
particulier, du ζήτημα Sur l'union de Vâme et du corps, selon une
utilisation que Porphyre n'avait certes pas prévue.
Jean PÉPIN.

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