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La greffe

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Pierre-Hervé Thivoyon

Bonjour ! Les petites aspérités du quotidien, et la complexité des interactions humaines, sont une source
inépuisable d'inspiration. pierre-hervé Je publie également Nouvelles et ... [+]

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Au départ tout nous destinait à grouiller de la même façon, Catherine et moi. Même

parents, même enfance, même maison familiale dans le Beaujolais. Mêmes allers-

retours à l'école à pied puis à vélo, mêmes vacances passées à faire les foins avec les
cousins l'été et à récolter raisins et pommes de terre à l'automne. Et puis, parce que cela

doit être normal dans une fratrie, nous avons emprunté des voies différentes. Devant la

même situation en apparence heureuse, elle n'a rien souhaité changer, alors que j'ai

entrepris de cheminer dès que possible dans une direction diamétralement opposée.

L'annonce à ma famille de mon inscription à un BTS action commerciale à Dijon a

provoqué les réactions violentes que je craignais. Le père criait à la trahison et il mourut

cinq ans plus tard, un peu à cause de moi m'a-t-on dit. La mère se demandait ce qu'ils

avaient raté pour que je leur fasse subir un pareil outrage. Ma sœur était la seule qui

comprenait. « Vis ta vie tu finiras bien par revenir. Y'a pas mieux qu'ici ».

Puis il y eut mon premier emploi, je vendais des engrais, nouvelle provocation sans

doute envers une famille qui ne jurait plus que par le bio. J'étais doué. Les cultivateurs

professionnels ou amateurs répandaient allègrement mes produits dans les huit

départements de Bourgogne France Comté. La promesse de mon chef de le remplacer

au moment de sa retraite, huit ans en plus tard, précipita mon départ pour Paris, la ville

qui bouge, qui brille, qui grouille, qui déborde de possible et d'impossible. Depuis onze

ans j'y vends donc des vérandas en alu, par téléphone et sur mesure. J'ai rendu

beaucoup de gens heureux avec ça, croyez-moi.

Mais pas moi. Dans le métro, ce matin, ligne 3, assis sur un vieux siège en skaï lacéré à

côté d'une adolescente qui faisait défiler des vidéos sur son écran en soupirant et en

mâchouillant bruyamment, je rongeai mes ongles à quelques heures du rendez-vous

avec mon directeur qui devait m'annoncer ma prime trimestrielle. Et je faisais un point

sur ma vie. Encore un.

Ça ne va pas. Non, ça ne va pas. Je n'ai pas un sou devant moi, mon salaire part

intégralement en loyer, en abonnement aux transports en commun et en plats

décongelés. Ma dernière copine Anna est restée neuf semaines dans mon studio

fatigué. Les seules traces de vie y sont désormais de sordides lombrics offerts par ma

nièce à Noël, ils sont d'ailleurs en train de crever. Pathétique satisfaction, ils auront tenu

plus longtemps qu'Anna.

Catherine m'a appelé hier soir. Encore une fois elle a déroulé son discours.
— Reviens vivre avec nous. Essaie au moins. Tu es en train de dépérir.

Sympa sa façon de s'inquiéter pour moi. Mais maladroite. Je n'ai pas bien dormi. Des

dernières vacances chez elle, je suis rentré perturbé. Avec Loïc ils vivent dehors, sans

horaire, sans 5G, ils grattent le sol à quatre pattes une partie de la journée, échangent

du foin contre des œufs avec leurs voisins, s'épuisent à désherber les salades et à lutter

contre les taupes. Le lendemain matin, devant le spectacle de milliers de mes

concitoyens s'enfilant sous République, sûrs de leur mission et en lignes presque

organisées, j'avais pensé à une fourmilière. Quelque chose devait se construire sous

terre. Mais quoi ?

Ça ne va pas. Chaque conversation avec elle m'ébranle un peu plus.

Ce matin je regardai ces corps ballottés par les soubresauts d'une rame bringuebalante,

se penchant de façon synchronisée à l'approche d'une station, puis balancés en arrière

suite à une accélération. Ils m'évoquaient les roseaux entourant la mare au fond du

jardin de Catherine. Ils tenaient bon eux aussi. Coïncidence, la sonnerie du téléphone

derrière moi fit à ce moment un bruit de grenouille. Là-bas, elles m'empêchaient de

dormir. Ici ce clin d'œil m'arracha un sourire.

Non, je ne retournerai pas vivre en campagne. Parler compost et date de récolte toute la

journée très peu pour moi. Je préfère rester là, boire des verres avec mes collègues le

vendredi soir, m'enfiler des séries et des tacos, je ne suis pas un paysan. Ils me font

marrer les ruraux avec leur sourire béat et leur coup de soleil sur le nez. Plus la moindre

sophistication. Quand sont-ils allés au théâtre pour la dernière fois ? Quand ont-ils

déambulé dans de jolies rues animées à la recherche d'un restaurant original ? Tout cela

est accessible ici. Que m'a-t-elle dit hier ? Qu'ils avaient passé la journée à faire des

conserves de ratatouille ? Je me suis retenu de rire.

Retour du bureau. Ma prime du semestre s'élève à 217 euros. Trois fois moins

qu'espéré, rapport à la crise, ce fameux terme qui revient régulièrement et pour lequel

je ne pose même plus de question. Je rentre en bus finalement, besoin d'air, pas envie

d'être sous terre. Ligne 87.


Un graffiti sur le siège devant moi m'interpelle « Tu es content, toi ? ». C'est marrant

cette provocation balancée à tous les passagers qui utiliseront un jour ce siège. Qui a

fait ça ? Un jeune paumé ? Un psy ? Un dépressif ? Comment les autres réagissent-ils ?

Moi je regarde ailleurs.

Mes yeux se promènent et tombent sur une gamine qui tourne les pages d'un livre où

les gens sont des légumes. Monsieur patate. Elle observe d'ailleurs un Monsieur, plus

loin, et semble faire le lien, sa mère lui dit de parler moins fort et de ne pas montrer du

doigt. Une dame qui vient de prendre place est rouge comme une tomate, la petite le

remarque immédiatement elle aussi. « On dirait qu'on est dans un jardin ». Elle est

marrante. Un jardin roulant. Trois grands messieurs devant elles deviennent des

asperges. Je me mets instinctivement à jouer moi aussi. La vieille au deuxième rang est

frisée, tendance scarole. Sa voisine aux cheveux blancs et violacés me fait penser à un

navet. Une dame monte, un agent de stationnement. Avant on les appelait des

aubergines. Je le dis à la gamine qui est passée à autre chose. Moi je continue, je ne veux

pas m'arrêter. Cette ado à boutons évoque une framboise. Et la mamie là, une pomme

fripée. Compote imminente.

J'ai bien aimé ce jeu. On me l'avait dit, cinq fruits et légumes, on se sent tout de suite

mieux.

Catherine m'a rappelé ce soir, je l'avais un peu inquiétée hier. Je lui ai raconté ce jeu, le

graffiti, la prime de merde.

— Tu vois tu es mûr !

— Arrête avec tes analogies jardinières !

— Viens nous rejoindre avant de réaliser que tu as planté ta vie.

— On ne se déracine pas comme ça.

— La prime, ici, on l'a tous les jours, en regardant les carottes pousser et les raisins

dorer.

— Chacun sa vie.

Je ne lâcherai pas.

Sabine ma voisine passe me voir comme convenu. Elle part cette fois, c'est sûr. Elle
m'apporte un reste d'huile d'olive et des pêches qu'elle garantit bio. Je l'aimais bien

Sabine.

— Tu vas me manquer.

— Toi aussi, mais je vais retrouver la Drôme. Une amie va me former à l'apiculture et la

permaculture. Elle fait partie d'un groupe de producteurs regroupés, un peu comme

une communauté. Ça grouille de vie là-bas. Tu vas tenir combien de temps toi ?

— J'aime Paris.

Je me ferme. Elle m'embrasse et me souhaite de changer d'avis. J'en ai marre.

Catherine me laisse un texto avant de se coucher. Il est 21 h 20. Ils sont vraiment

décalés !

— Désolé si je t'ai un peu trop secoué. Reste où tu y es si tu y es bien, chacun est

différent, tu as raison.

Je ne réponds pas. Justement parce que non, je ne suis pas bien, et je ne sais plus si j'ai

raison.

Elle ajoute.

— Mais parfois la greffe ne prend pas. Dans ces cas, il vaut mieux recommencer ailleurs.

Le coup de grâce.

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