il y a
1 mois
5 min
476
lectures
309
Qualifié
Pierre-Hervé Thivoyon
Bonjour ! Les petites aspérités du quotidien, et la complexité des interactions humaines, sont une source
inépuisable d'inspiration. pierre-hervé Je publie également Nouvelles et ... [+]
S'abonner
Au départ tout nous destinait à grouiller de la même façon, Catherine et moi. Même
parents, même enfance, même maison familiale dans le Beaujolais. Mêmes allers-
retours à l'école à pied puis à vélo, mêmes vacances passées à faire les foins avec les
cousins l'été et à récolter raisins et pommes de terre à l'automne. Et puis, parce que cela
doit être normal dans une fratrie, nous avons emprunté des voies différentes. Devant la
même situation en apparence heureuse, elle n'a rien souhaité changer, alors que j'ai
entrepris de cheminer dès que possible dans une direction diamétralement opposée.
provoqué les réactions violentes que je craignais. Le père criait à la trahison et il mourut
cinq ans plus tard, un peu à cause de moi m'a-t-on dit. La mère se demandait ce qu'ils
avaient raté pour que je leur fasse subir un pareil outrage. Ma sœur était la seule qui
comprenait. « Vis ta vie tu finiras bien par revenir. Y'a pas mieux qu'ici ».
Puis il y eut mon premier emploi, je vendais des engrais, nouvelle provocation sans
doute envers une famille qui ne jurait plus que par le bio. J'étais doué. Les cultivateurs
au moment de sa retraite, huit ans en plus tard, précipita mon départ pour Paris, la ville
qui bouge, qui brille, qui grouille, qui déborde de possible et d'impossible. Depuis onze
ans j'y vends donc des vérandas en alu, par téléphone et sur mesure. J'ai rendu
Mais pas moi. Dans le métro, ce matin, ligne 3, assis sur un vieux siège en skaï lacéré à
côté d'une adolescente qui faisait défiler des vidéos sur son écran en soupirant et en
avec mon directeur qui devait m'annoncer ma prime trimestrielle. Et je faisais un point
Ça ne va pas. Non, ça ne va pas. Je n'ai pas un sou devant moi, mon salaire part
décongelés. Ma dernière copine Anna est restée neuf semaines dans mon studio
fatigué. Les seules traces de vie y sont désormais de sordides lombrics offerts par ma
nièce à Noël, ils sont d'ailleurs en train de crever. Pathétique satisfaction, ils auront tenu
Catherine m'a appelé hier soir. Encore une fois elle a déroulé son discours.
— Reviens vivre avec nous. Essaie au moins. Tu es en train de dépérir.
Sympa sa façon de s'inquiéter pour moi. Mais maladroite. Je n'ai pas bien dormi. Des
dernières vacances chez elle, je suis rentré perturbé. Avec Loïc ils vivent dehors, sans
horaire, sans 5G, ils grattent le sol à quatre pattes une partie de la journée, échangent
du foin contre des œufs avec leurs voisins, s'épuisent à désherber les salades et à lutter
organisées, j'avais pensé à une fourmilière. Quelque chose devait se construire sous
Ce matin je regardai ces corps ballottés par les soubresauts d'une rame bringuebalante,
suite à une accélération. Ils m'évoquaient les roseaux entourant la mare au fond du
jardin de Catherine. Ils tenaient bon eux aussi. Coïncidence, la sonnerie du téléphone
Non, je ne retournerai pas vivre en campagne. Parler compost et date de récolte toute la
journée très peu pour moi. Je préfère rester là, boire des verres avec mes collègues le
vendredi soir, m'enfiler des séries et des tacos, je ne suis pas un paysan. Ils me font
marrer les ruraux avec leur sourire béat et leur coup de soleil sur le nez. Plus la moindre
sophistication. Quand sont-ils allés au théâtre pour la dernière fois ? Quand ont-ils
déambulé dans de jolies rues animées à la recherche d'un restaurant original ? Tout cela
est accessible ici. Que m'a-t-elle dit hier ? Qu'ils avaient passé la journée à faire des
Retour du bureau. Ma prime du semestre s'élève à 217 euros. Trois fois moins
qu'espéré, rapport à la crise, ce fameux terme qui revient régulièrement et pour lequel
je ne pose même plus de question. Je rentre en bus finalement, besoin d'air, pas envie
cette provocation balancée à tous les passagers qui utiliseront un jour ce siège. Qui a
Mes yeux se promènent et tombent sur une gamine qui tourne les pages d'un livre où
les gens sont des légumes. Monsieur patate. Elle observe d'ailleurs un Monsieur, plus
loin, et semble faire le lien, sa mère lui dit de parler moins fort et de ne pas montrer du
doigt. Une dame qui vient de prendre place est rouge comme une tomate, la petite le
remarque immédiatement elle aussi. « On dirait qu'on est dans un jardin ». Elle est
marrante. Un jardin roulant. Trois grands messieurs devant elles deviennent des
asperges. Je me mets instinctivement à jouer moi aussi. La vieille au deuxième rang est
frisée, tendance scarole. Sa voisine aux cheveux blancs et violacés me fait penser à un
navet. Une dame monte, un agent de stationnement. Avant on les appelait des
aubergines. Je le dis à la gamine qui est passée à autre chose. Moi je continue, je ne veux
pas m'arrêter. Cette ado à boutons évoque une framboise. Et la mamie là, une pomme
J'ai bien aimé ce jeu. On me l'avait dit, cinq fruits et légumes, on se sent tout de suite
mieux.
Catherine m'a rappelé ce soir, je l'avais un peu inquiétée hier. Je lui ai raconté ce jeu, le
— Tu vois tu es mûr !
— La prime, ici, on l'a tous les jours, en regardant les carottes pousser et les raisins
dorer.
— Chacun sa vie.
Je ne lâcherai pas.
Sabine ma voisine passe me voir comme convenu. Elle part cette fois, c'est sûr. Elle
m'apporte un reste d'huile d'olive et des pêches qu'elle garantit bio. Je l'aimais bien
Sabine.
— Tu vas me manquer.
— Toi aussi, mais je vais retrouver la Drôme. Une amie va me former à l'apiculture et la
permaculture. Elle fait partie d'un groupe de producteurs regroupés, un peu comme
une communauté. Ça grouille de vie là-bas. Tu vas tenir combien de temps toi ?
— J'aime Paris.
Catherine me laisse un texto avant de se coucher. Il est 21 h 20. Ils sont vraiment
décalés !
différent, tu as raison.
Je ne réponds pas. Justement parce que non, je ne suis pas bien, et je ne sais plus si j'ai
raison.
Elle ajoute.
— Mais parfois la greffe ne prend pas. Dans ces cas, il vaut mieux recommencer ailleurs.
Le coup de grâce.