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Finaliste
Jury
Rémy Bloch
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Lorsqu'elle était encore de ce monde, chaque matin à la belle saison, avant même de
de nuit et sabots de jardin. A son retour, pendant que je beurrais mes tartines et que je
les trempais dans mon café au lait, elle me faisait son rapport :
« Les tomates commencent à mûrir » ou bien « les carottes lèvent bien », ou encore « les
Télé Matin ; le rapport de Francine, c'était « Radio Jardin ». Parfois les nouvelles n'étaient
pas bonnes : « les doryphores m'ont encore bouffé trois rangs de patates », voire
arraché la moitié ! ».
Depuis que Francine n'est plus là, c'est moi qui prends soin du jardin, plus par habitude,
voire par devoir, que par goût. Le jardin est bien trop grand pour moi tout seul, je le
répète encore chaque matin à Francine, mais de là où elle est, elle ne m'entend pas.
Je n'ai pas envie de m'embêter à faire des bocaux de haricots verts ni de la confiture de
parfumées qui ont bien pris le temps de pousser, des carottes charnues et croquantes,
ça les change des saloperies pleines de pesticides de leur supermarché. Mais ma bru,
qui a aussi mauvais caractère que Francine, est par-dessus le marché bien trop
feignante pour éplucher et cuisiner mes légumes – et je ne parle pas de faire des
conserves, elle préfère les cochonneries de chez Picard. Alors mes légumes finissent par
pourrir, que ce soit chez eux en ville ou ici à la maison. Je l'avais bien dit à Francine,
Certes, je pourrais donner des légumes aux voisins, mais ils ont tous un jardin quatre
fois trop grand pour leurs besoins, exception faite de la mère Trochu, mais celle-là,
après tout le mal qu'elle a dit de moi au cimetière, elle peut toujours courir.
Bien sûr j'aurais pu laisser le jardin en friche, qu'est-ce que j'en ai rêvé du vivant de
Francine ! Mais maintenant qu'elle n'est plus là, je me sens obligé, comme si elle
fois pour toute du gazon, Jérôme a même promis qu'il s'occuperait de le tondre. Je ne
Alors désormais, tous les matins, avant le petit-déjeuner, je sors en pyjama et sabots de
Aussi l'autre matin, quand j'ai vu les poireaux que je venais de repiquer, les racines à
l'air, mon sang n'a fait qu'un tour. Saloperie de taupe ! Notez que je n'ai rien contre les
taupes en général, c'est utile les taupes, ça bouffe la vermine, mais tout de même, elle
aurait pu trouver pour refaire surface un autre endroit que la planche de poireaux que
je venais de repiquer. Heureusement qu'il me restait des plants, alors j'ai passé un coup
de râteau et j'ai remplacé les poireaux manquants. J'ai fait un rapport détaillé de
l'opération à Francine.
Le lendemain, la taupe est revenue. Elle m'a fichu en l'air mes semis de carottes d'hiver.
J'en ai parlé au fils Trochu quand je l'ai vu à la pharmacie, il m'a proposé du taupicide. Je
ne vais tout de même pas mettre de cette saloperie dans notre jardin, ce n'est pas la
peine de s'échiner à cultiver des produits sains et naturels – écologiques même, n'en
déplaise à Francine – pour les polluer avec ce poison, autant aller chercher des légumes
au supermarché comme ma bru.
Alors j'ai eu recours à la bonne vieille méthode : planter une tige de rosier à la sortie de
la taupinière. Comme ça, lorsque la taupe sortira son museau pour voir ce qu'il se passe
dehors, elle s'écorchera le museau ; et comme toutes les taupes sont hémophiles, elle
se videra de son sang et en crèvera. J'ai choisi une branche du rosier grimpant de
Francine, celui auquel elle tenait tant, comme ça, c'est certain, la taupe s'empoisonnera.
Pendant trois jours, je n'ai plus revu la taupe, certainement qu'elle se méfiait. En tous
cas, moi, j'étais rassuré : j'ai repiqué mes tomates. Je fais moi-même mes plants de
tomate avec les graines que je garde de mes plus belles tomates et que je fais sécher.
J'ai fini par installer des châssis. De son vivant, Francine me tannait pour que je le fasse,
je n'avais jamais le temps, mais depuis qu'elle n'est plus là, je me suis empressé de le
faire. J'ai récupéré du crottin de cheval au centre équestre, et j'ai monté des couches
chaudes. Résultat : j'ai de superbes plants de tomate, vigoureux et précoces. C'est peut-
être un peu tôt pour planter les tomates, mais s'il y a un coup de froid en mai, je pourrai
Bref, j'ai donc repiqué mes tomates : quatre rangs, une bonne cinquantaine de pieds. Eh
bien, vous me croirez ou pas, le lendemain matin, la taupe m'avait retourné tout ça. Elle
Mais comment pouvait-elle le savoir, que c'était justement là où j'avais repiqué mes
tomates ? Depuis sa galerie, elle ne peut pas voir ce qu'il y a au-dessus. Alors, comment
fait-elle pour viser précisément le coin du jardin où je me suis donné le plus de mal ?
Je ne vais pas me laisser faire. Je ne vais pas me laisser tourner en bourrique par une
bestiole à la con. Je ne vais pas devenir la risée du village, je les entends d'ici, les
commères, la mère Trochu et les autres. Je vais m'armer de patience, mais j'en viendrai
à bout.
Depuis une semaine, je guette toutes les nuits devant les trous de taupinière avec ma
bêche. Attends un peu, ma salope, que tu sortes ton museau, je ne te louperai pas. Elle
se méfie, la taupe, elle sent ma présence, elle se terre dans ses galeries. Je n'ai même
pas pris la peine de replanter mes tomates, elles sont fichues maintenant. Ah, tu ne
l'emporteras pas au paradis, c'est moi qui te le dis. Tu te caches, mais tu ne perds rien
pour attendre.
Ah, mais voilà que ça bouge dans les fraisiers. Dans les fraisiers que j'ai justement
désherbés hier, et soigneusement, crois-moi. Les petites pattes qui grattent, la terre qui
se soulève, et voilà le museau. Ma bêche s'est abattue d'un coup, j'ai entendu craquer
les os.