il y a
1 mois
5 min
727
lectures
412
Finaliste
Jury
Léonore Feignon
J'ai grandi sous l'aile d'une grand-mère extraordinaire, une femme de la terre ; un jour j'ai fermé la fenêtre
de ses yeux, un jour j'ai fermé la porte du palais où patoisent les mots, un jour je ... [+]
S'abonner
En cinq ans, une armée d'oiseaux noirs était venue coloniser ce monde pétrifié et
Du haut des murs en béton armé, calcinés, hachés, derrière des vitres brisées, l'œil en
alerte, les oiseaux montaient la garde. Plantés tout autour de ce champ de ruines, des
Pavlo était un homme gaillard. Rien ne pouvait le dissuader d'entrer et surtout pas ces
était né, avait travaillé, fondé sa famille, un endroit où sa vie s'était établie.
infranchissable. Mais Pavlo ne se laissait pas le choix, il allait se lancer dans cette
escalade, quitte à y laisser des bouts de peau et peut-être même y briser ses os.
On lui avait dit de ne pas retourner là-bas, qu'il n'y trouverait rien, rien, pas même un
brin d'herbe. Mais Pavlo, déterminé, voulait voir de ses yeux. Depuis plusieurs jours,
tant pis pour les morceaux de vêtement et de peau qui étaient restés accrochés dans les
De l'autre côté, les oiseaux noirs dans un froissement sourd, ouvraient leurs ailes, les
refermaient. Ils étaient des milliers regroupés, agglutinés sur les façades d'immeubles,
sur les tours tronquées, qui hier encore s'élevaient jusqu'à gratter le ciel. Les plumages
noirs, tels des manteaux taillés sur mesure pour le deuil, recouvraient cette ville
fantomatique où les rues restaient tracées par des lignes et des lignes d'arbres brûlés
Devant ce tableau lugubre, des frissons par vagues passaient sous la chemise de Pavlo,
lui parcourant tout le dos, remontant le long de sa nuque pour aller jusqu'au crâne, tirer
Aucun cri ne sortait des becs grands ouverts, mais les yeux comme des lance-flammes
auraient pu dissuader Pavlo d'avancer. Pourtant dans cette ville qui lui était devenue
étrangère, Pavlo avançait. À chaque pas, son pied et son regard butaient. La plaque
d'une rue gisant dans la poussière lui confirma qu'il était bien dans le quartier de son
enfance, un quartier impossible à reconnaître, seules les images qui affluaient dans sa
mémoire restaient intactes, mais autour de lui tout n'était qu'éboulis, désastre.
C'était le 9 mai, sous un ciel plombé. Pavlo, comme un robot, enjambait ce monde en
rouillées. Autour de lui, aucun bruit, sauf celui de ses pas et de ses battements de cœur.
Pavlo savait qu'il était tout proche maintenant, tout proche de cette maison qu'il avait
été contraint d'abandonner, une maison tout confort dans un joli quartier de la ville
refait à neuf, avec les écoles, les commerces à proximité. C'est à la naissance de leur
premier enfant, qu'ils avaient choisi avec Irina de s'installer dans ce secteur. Avant leur
départ forcé, ils avaient vécu là, dix belles années. Irina était institutrice et Pavlo,
paysagiste, travaillait pour l'aménagement de sa ville. C'est à lui qu'on avait confié le
projet de création d'un grand jardin botanique, un projet qui l'avait enchanté et sur
lequel il avait planché plusieurs mois, mais au moment de la mise en place, le chaos sur
Dans ce lieu de désolation, plus rien ne pourrait pousser, pas même un brin d'herbe.
D'un revers de la main, Pavlo s'essuyait les yeux. Sa famille avait raison, qu'espérait-il
trouver ?
Une décharge de cris, tout à coup, vint percer le silence, balayant ses pensées. Les
Courir, il fallait courir, fuir, se mettre à l'abri. Tout recommençait. Et Pavlo courait,
courait, les mains sur les oreilles, son nez et sa bouche fermés s'interdisant de respirer.
Combien de temps avait-il couru ainsi ? Ses jambes l'avaient lâché et Pavlo était sur le
sol, couché sur le ventre, le nez dans la terre, un brin d'herbe lui chatouillait les narines.
Était-ce un rêve ? Était-il arrivé au paradis ? Ce que ses mains touchaient, ce que son nez
sentait, ce que ses yeux voyaient, ce que ses oreilles entendaient, tout ça était bien réel.
Une herbe verte, grasse, fourmillante, bourdonnante d'insectes, une herbe au parfum
entêtant, montait par-dessus son corps. C'était une herbe forte, frémissante. Pavlo la
tenait à pleines poignées, il frémissait avec elle, respirait fort, respirait encore et encore.
Une tonne de senteurs était entrée dans ses poumons, les avait envahis. Un flot de
verdure s'était infiltré dans tous les canaux de ses veines et ça coulait, ça coulait. Tout le
corps débordait. Pavlo aurait voulu rester là, des heures et des heures, étendu sur ce lit
Quand il pensa enfin à se relever et qu'il remonta son corps tout étourdi sur ses deux
plantes vivaces venues du monde entier. Ce monde en fleurs faisait vibrer le sol et Pavlo
de la tête aux pieds vibrait.
Le nuage d'oiseaux noirs s'était envolé. Le bleu était revenu dans le ciel et la lumière
jaune du soleil s'y mêlait. Le drapeau de la patrie flottait au-dessus d'une colline de
ruisselait, emplissait les trous que les hommes avaient faits dans la terre de ce pays, une
Des oiseaux de partout venaient boire, se baigner à l'eau de ces trous et Pavlo
s'adapter, elle sait ce qu'elle doit faire. Pavlo l'avait compris au moment où il avait
reconnu cet endroit. C'était le terrain qu'ils avaient traversé en famille dans le froid, les
bras chargés de bagages. La terre était gelée, dure comme pierre, la neige s'y déposait
blanche, silencieuse. Ce terrain qu'ils foulaient pour fuir, c'était celui qu'on lui avait
Dans la tête de Pavlo des images défilaient. Il revoyait, entendait ses deux enfants. Pavlo
marchait devant et quand il s'était retourné pour les presser d'avancer, Oléna et Sasha
avaient dans leurs mains, des graines qu'ils piochaient dans de petits sachets, des
Irina avait souri, Pavlo n'avait rien dit. Ces graines rares, précieuses, il lui avait fallu tant
d'énergie pour les trouver, pour les faire venir des quatre coins du globe. Les graines
étaient fichues et le pays aussi ! Mais on ne peut pas empêcher des enfants de croire, on
Un vent de printemps s'était levé. Les abeilles, les papillons allaient de fleur en fleur,
chaque plante avait raciné, chacune avait trouvé sa place et toutes se côtoyaient en
harmonie sur le même espace. Pavlo se disait que l'ensemble était si naturel, si beau, il
quand soudain ses yeux intrigués découvrirent un petit sachet collé entre deux feuilles
naissantes. Dessus, malgré les lettres presque effacées, Pavlo pouvait lire : Lobélia.