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Lobélia

il y a
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Finaliste
Jury

Léonore Feignon

J'ai grandi sous l'aile d'une grand-mère extraordinaire, une femme de la terre ; un jour j'ai fermé la fenêtre
de ses yeux, un jour j'ai fermé la porte du palais où patoisent les mots, un jour je ... [+]

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En cinq ans, une armée d'oiseaux noirs était venue coloniser ce monde pétrifié et

maintenant les nouveaux occupants dominaient fièrement la montagne de gravats.

Du haut des murs en béton armé, calcinés, hachés, derrière des vitres brisées, l'œil en

alerte, les oiseaux montaient la garde. Plantés tout autour de ce champ de ruines, des

panneaux avec tête de mort interdisaient l'entrée.

Pavlo était un homme gaillard. Rien ne pouvait le dissuader d'entrer et surtout pas ces

interdits qui encerclaient ce cimetière de débris, ce cimetière qui restait l'endroit où il

était né, avait travaillé, fondé sa famille, un endroit où sa vie s'était établie.

Devant lui, en plus des écriteaux, se dressait un rempart de rouleaux de barbelés

infranchissable. Mais Pavlo ne se laissait pas le choix, il allait se lancer dans cette
escalade, quitte à y laisser des bouts de peau et peut-être même y briser ses os.

On lui avait dit de ne pas retourner là-bas, qu'il n'y trouverait rien, rien, pas même un

brin d'herbe. Mais Pavlo, déterminé, voulait voir de ses yeux. Depuis plusieurs jours,

quelque chose le hantait, quelque chose l'appelait, le poussait. Maintenant il y était et

tant pis pour les morceaux de vêtement et de peau qui étaient restés accrochés dans les

piques, il avait réussi à passer de l'autre côté.

De l'autre côté, les oiseaux noirs dans un froissement sourd, ouvraient leurs ailes, les

refermaient. Ils étaient des milliers regroupés, agglutinés sur les façades d'immeubles,

sur les tours tronquées, qui hier encore s'élevaient jusqu'à gratter le ciel. Les plumages

noirs, tels des manteaux taillés sur mesure pour le deuil, recouvraient cette ville

fantomatique où les rues restaient tracées par des lignes et des lignes d'arbres brûlés

vifs, des arbres squelettes morts debout.

Devant ce tableau lugubre, des frissons par vagues passaient sous la chemise de Pavlo,

lui parcourant tout le dos, remontant le long de sa nuque pour aller jusqu'au crâne, tirer

d'un coup sec la racine de ses cheveux batailleurs qui se dressaient.

Aucun cri ne sortait des becs grands ouverts, mais les yeux comme des lance-flammes

auraient pu dissuader Pavlo d'avancer. Pourtant dans cette ville qui lui était devenue

étrangère, Pavlo avançait. À chaque pas, son pied et son regard butaient. La plaque

d'une rue gisant dans la poussière lui confirma qu'il était bien dans le quartier de son

enfance, un quartier impossible à reconnaître, seules les images qui affluaient dans sa

mémoire restaient intactes, mais autour de lui tout n'était qu'éboulis, désastre.

C'était le 9 mai, sous un ciel plombé. Pavlo, comme un robot, enjambait ce monde en

morceaux. Il contournait les branches mortes, les carcasses de ferraille carbonisées,

rouillées. Autour de lui, aucun bruit, sauf celui de ses pas et de ses battements de cœur.

Pavlo savait qu'il était tout proche maintenant, tout proche de cette maison qu'il avait

été contraint d'abandonner, une maison tout confort dans un joli quartier de la ville

refait à neuf, avec les écoles, les commerces à proximité. C'est à la naissance de leur

premier enfant, qu'ils avaient choisi avec Irina de s'installer dans ce secteur. Avant leur
départ forcé, ils avaient vécu là, dix belles années. Irina était institutrice et Pavlo,

paysagiste, travaillait pour l'aménagement de sa ville. C'est à lui qu'on avait confié le

projet de création d'un grand jardin botanique, un projet qui l'avait enchanté et sur

lequel il avait planché plusieurs mois, mais au moment de la mise en place, le chaos sur

le pays avait tout anéanti.

Dans ce lieu de désolation, plus rien ne pourrait pousser, pas même un brin d'herbe.

D'un revers de la main, Pavlo s'essuyait les yeux. Sa famille avait raison, qu'espérait-il

trouver ?

Une décharge de cris, tout à coup, vint percer le silence, balayant ses pensées. Les

oiseaux noirs s'étaient emparés du ciel et un nuage d'ailes sombres tournoyait,

descendait prêt à fondre sur Pavlo.

Courir, il fallait courir, fuir, se mettre à l'abri. Tout recommençait. Et Pavlo courait,

courait, les mains sur les oreilles, son nez et sa bouche fermés s'interdisant de respirer.

Combien de temps avait-il couru ainsi ? Ses jambes l'avaient lâché et Pavlo était sur le

sol, couché sur le ventre, le nez dans la terre, un brin d'herbe lui chatouillait les narines.

Était-ce un rêve ? Était-il arrivé au paradis ? Ce que ses mains touchaient, ce que son nez

sentait, ce que ses yeux voyaient, ce que ses oreilles entendaient, tout ça était bien réel.

Une herbe verte, grasse, fourmillante, bourdonnante d'insectes, une herbe au parfum

entêtant, montait par-dessus son corps. C'était une herbe forte, frémissante. Pavlo la

tenait à pleines poignées, il frémissait avec elle, respirait fort, respirait encore et encore.

Une tonne de senteurs était entrée dans ses poumons, les avait envahis. Un flot de

verdure s'était infiltré dans tous les canaux de ses veines et ça coulait, ça coulait. Tout le

corps débordait. Pavlo aurait voulu rester là, des heures et des heures, étendu sur ce lit

de sève à faire et à refaire le plein de vie.

Quand il pensa enfin à se relever et qu'il remonta son corps tout étourdi sur ses deux

jambes, il crut qu'il allait retomber.

Devant lui, tout n'était qu'explosion de couleurs, qu'éclatement de boutons, de

bourgeons, c'était un éventail de corolles, une éclosion de graminées, une poussée de

plantes vivaces venues du monde entier. Ce monde en fleurs faisait vibrer le sol et Pavlo
de la tête aux pieds vibrait.

Le nuage d'oiseaux noirs s'était envolé. Le bleu était revenu dans le ciel et la lumière

jaune du soleil s'y mêlait. Le drapeau de la patrie flottait au-dessus d'une colline de

ruines jonchée de tiges, de feuilles, de pétales. De cette colline en survie, de l'eau

ruisselait, emplissait les trous que les hommes avaient faits dans la terre de ce pays, une

terre bombardée, trouée jour et nuit sans répit.

Des oiseaux de partout venaient boire, se baigner à l'eau de ces trous et Pavlo

béatement, admirait ce ballet de plumes multicolores, il écoutait le concert de la langue

des chants, les mélodies si différentes étaient un enchantement.

La nature n'a rien à apprendre de l'homme, la nature connait sa résistance, sa capacité à

s'adapter, elle sait ce qu'elle doit faire. Pavlo l'avait compris au moment où il avait

reconnu cet endroit. C'était le terrain qu'ils avaient traversé en famille dans le froid, les

bras chargés de bagages. La terre était gelée, dure comme pierre, la neige s'y déposait

blanche, silencieuse. Ce terrain qu'ils foulaient pour fuir, c'était celui qu'on lui avait

confié pour en faire un grand jardin.

Dans la tête de Pavlo des images défilaient. Il revoyait, entendait ses deux enfants. Pavlo

marchait devant et quand il s'était retourné pour les presser d'avancer, Oléna et Sasha

avaient dans leurs mains, des graines qu'ils piochaient dans de petits sachets, des

graines qu'ils semaient à la volée et que la neige aussitôt recouvrait.

— Papa, maman, regardez, on sème des graines pour quand on reviendra !

Irina avait souri, Pavlo n'avait rien dit. Ces graines rares, précieuses, il lui avait fallu tant

d'énergie pour les trouver, pour les faire venir des quatre coins du globe. Les graines

étaient fichues et le pays aussi ! Mais on ne peut pas empêcher des enfants de croire, on

ne peut pas empêcher des enfants d'espérer.

Un vent de printemps s'était levé. Les abeilles, les papillons allaient de fleur en fleur,

chaque plante avait raciné, chacune avait trouvé sa place et toutes se côtoyaient en

harmonie sur le même espace. Pavlo se disait que l'ensemble était si naturel, si beau, il

n'aurait pas mieux fait.


Avant de repartir, Pavlo s'était penché pour respirer des fleurs qu'il ne connaissait pas,

quand soudain ses yeux intrigués découvrirent un petit sachet collé entre deux feuilles

naissantes. Dessus, malgré les lettres presque effacées, Pavlo pouvait lire : Lobélia.

C'était le nom qu'ils avaient donné à leur troisième enfant.

Lobélia, avait cinq ans.

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