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Finaliste
Jury
Noé Natt
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La Terre est foutue. De l'avis de Joshua, il n'y a rien à sauver. Les champs sont secs, le sol
calcaire avorte ses petits avant qu'ils ne bourgeonnent. Le soleil malade n'offre qu'une
poignée d'heures par jour à la ville - ou ce qu'il en reste - pour nourrir les plantes. De
toute façon, sa chaleur maigre ne suffit pas à stimuler leur feuilles froissées. Les tiges
s'allongent désespérément, les pousses s'épuisent et s'étalent pour mieux retourner à la
terre.
Le troisième, c'est la dernière partie de l'immeuble qui ne s'est pas effondrée. Les murs
se déchirent sans logique, comme on découpe une feuille en tirant sur ses extrémités.
On y accède par un escalier qui laisse entrer la pluie - quand elle daigne tomber. Eli l'a
réquisitionné pour y lancer un potager et, depuis, il disparaît des heures durant au-
dessus de sa tête. Joshua s'en moque. Il en profite pour lire de vieux ouvrages qu'il
récupère à la bibliothèque commune, quand il n'est pas en train de retaper une vieillerie
ou de tester sa connexion. En vain. Rares sont ceux qui arrivent encore à accéder au
NewWeb aujourd'hui.
— Eh, Josh.
— Quoi ?
Ses machines. C'est comme ça qu'Eli appelle sa radio trafiquée et l'ordinateur qu'il a
réussi à relancer. Avec l'énergie qu'il détourne, il arrive à les allumer une heure par jour.
C'est peu, ça ne lui sert pas à grand chose. Mais c'est tout ce qu'il lui reste de sa grande
— Pourquoi ?
— J'ai un truc à te montrer.
Il les attrape sans répondre. Le bois abîmé est clair contre sa peau noire. Il le caresse
brièvement pour vérifier la présence d'échardes, puis il les charge sur ses épaules. Il est
musclé, beaucoup plus qu'Eli. Même s'il n'a jamais rien fait pour.
Joshua a toujours préféré le silence d'une chambre au soleil d'une journée d'été. Il n'a
jamais vraiment travaillé, avant. C'était... compliqué. Ça a toujours été compliqué. Il fait
Il grimpe les escaliers à son rythme. Dehors, le crépuscule l'attend. Si l'immeuble qu'ils
squattent était autrefois une fière bâtisse, ce n'est maintenant plus qu'un pilier amputé.
Des murs brisés et, au milieu, un tas de pots et de bacs aménagés où Eli étale ses
plantes.
— Viens.
Il ne comprend pas ce que l'autre attend de lui. Il n'a jamais été doué en jardinage. S'il
essayait de tirer une pousse de sa terre, il en briserait sans doute la tige. Quand il veut
les arroser il les noie, et il est bien incapable de deviner quelle maladie change leur
feuilles vertes en drôles de tâches jaunes. Non, Joshua ne comprend pas les plantes.
Mais il aime bien les petits cris des chauve-souris qui s'élèvent alors que la nuit tombe.
— Eli ?
Il voit ses cheveux blonds s'agiter sur sa nuque. Coupées à l'arrache, les mèches rèches
sont des formes revêches. Comme des feuilles brûlées par le soleil. Quand il y passe sa
main, la matière lui rappelle la terre morte qu'ils foulent chaque jour. Ce sol trop dur où
Chaque fois qu'il regarde par la fenêtre, il ne voit qu'un monde sec qui termine de
mourir. Il ne comprend pas pourquoi Eli s'évertue à planter ses petites graines. Même
— Là.
— Regarde.
Puisque c'est lui qui demande, Joshua se penche sans y croire. Il observe et regarde
cette matière molle et humide qui semble bouger. Elle grouille. Bouge de sa propre
volonté. C'est bizarre, mais il comprend mieux ce qui se passe en discernant les formes
— C'est quoi ?
— C'est moche.
Elija rit. Sa voix, plus puissante que la sienne, explose dans la nuit.
— C'est gluant.
Bien sûr, Joshua connaît les vers de terre. Il en a déjà vu il y a longtemps. Plusieurs
années.
— Et ça grouille.
— Pour le compost.
Compost. Il a entendu ce mot plusieurs fois, mais il réalise qu'il n'en connaît pas
vraiment la définition. Compost. Ça ressemble à compote. Sauf qu'il n'a pas envie d'y
mordre.
— Je comprends pas.
— Et après ?
Il lui prend la main pour le traîner vers ses pots. Pas ceux qui dorment à l'extérieur, non.
Ceux dans la grande serre. Là où il aperçoit deux petits ronds verts qui sont sans doute
de futures tomates.
— Justement.
Eli caresse le rebord en céramique d'un pot. Joshua ne l'imite pas. Il déteste cette
matière qui accroche ses doigts.
— Ça fait des années qu'on peut plus rien planter. Les champs crèvent. Mais ça... Ça, ça
— C'est sûr que c'est rien par rapport à ce qu'on pouvait faire avant. Ça demande du
temps et on n'a même pas de quoi se nourrir tous les deux. Mais ça pousse.
Il y a des courgettes, plus, loin. Leurs longues feuilles dentelées lui font penser à des
Joshua aime beaucoup les chauves-souris. Le cocon recroquevillé que forment leurs
corps quand elles se cachent dans un vieux parasol. On dirait une graine tordue prête à
éclore.
— Ça enrichit les sols. Ils aèrent la terre en creusant des trous, ça favorise aussi la
pénétration de l'eau, et... C'est compliqué à expliquer, mais c'est ce qui fait que la terre
Aération, enrichissement. C'est flou dans la tête de Joshua, mais Eli le dit avec tellement
de conviction. Il le voit qui file attraper un livre - gros livre, lourd, au dos craquelé.
— J'ai choppé ça à la librairie des Chardons. Faut croire que le jardinage intéressait pas
les pilleurs, il explique en tournant les pages. Y a des trucs à faire. Même si c'est la
Il attrape son regard. Eli a des yeux trop bleus, clairs comme un verre d'eau. Des yeux
Un coup de vent agite les feuilles autour d'eux. Celles des pousses qui ne dorment pas
dans la serre, sous les lumières artificielles. Joshua scrute le matériel qu'ils ont amassé
ici. Ces trésors qu'ils peinent à faire vivre avec leur groupe électrogène volé.
Ces petites vies qui plongent leurs racines dans une terre noire.
— Peut-être.
La plupart du temps, il doute que quelqu'un réussisse un jour à faire sortir de la terre
autant de tiges qu'il leur en faudrait. Il s'est habitué aux vieilles conserves trouvées dans
un appartement abandonné qui n'a pas encore été dépouillé. Mais quand le regard d'Eli
s'illumine pour une pousse qui pointe le bout de son museau, c'est plus fort que lui.
Il se surprend à espérer.