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Les transparences masquées

Avant de mettre mes mots sur mes images j'ai mis mes images sur les mots des autres. Il ne
s'agit pas d'illustrer l’écriture, mais images et écriture, si elles se sentent des affinités électives
peuvent fusionner, s’accorder, fixer alors un instant d’éternité et déjouer le temps, l’espace d’une
seconde.
Par hasard, dans un vide-grenier, j'avais trouvé un texte de Gilbert Lascault dont je m'étais
emparé pour l'associer à des images de vitres passées au blanc d'Espagne, série mise en œuvre
plusieurs années auparavant. En 2015, je présentais ce travail dans une exposition intitulée :
« Dans les plis du monde. »

« Le blanc d'Espagne est une poudre calcaire mêlée d'eau. Cette peinture à
l'eau est facile à appliquer et facile à ef facer (Le blanc d'Espagne est très souvent
employé, au moins depuis la Renaissance...). Sur les vitres, sur les fenêtres, il (le
blanc d'Espagne) décore les menus de restaurant, les fleurs, les étoiles de Noël. Il
masque aussi les transparences des vitrine s, des devantures ; il les déguise ; il
travestit le verre ; il donne le change ; il tire des rideaux factices ; il voile ; il
arrête la vue de l'intérieur d'un magasin ; il aveugle (en totalité ou en partie) ; il
interdit la vision du regardeur de la ville ; il intercepte ; il occulte la montre ; il
évite l'inventaire ; il soustrait l'étalage.

On observe, dans la ville, de nombreuses zones qui sont paradoxalement blanches


et presque invisibles, les vitrines blêmes et escamotées, les regards bouchés, les
ouvertures obstruées, étouffées, les visions enveloppées, les vues en quelque
sorte enterrées, le s aspects perdus, les clartés enfouies.
Je suis un piéton de Paris (comme le poète Léon -Paul Fargue), un flâneur
des deux rives (comme Guillaume Apollinai re), un rôdeur attentif et rêveur, un
paysan de Paris (comme Louis Aragon). Ces zones blanches seraient des tableaux
parisiens comme Beaudelaire les choisissait dans Les fleurs du mal. Souvent, tu es
mélancolique et, parfois, tu caresses de petites espéran ces devant la cité variable.
Sans cesse, les restaurants, les boutiques, les agences immobilières sont
transformés. Les lieux sont restaurés, modifiés. Le commerce change. Les livres
d'une librairie sont remplacés par les sandwiches, par les parfums ou p ar les
jeans. Les magasins se déplacent. Certains échanges disparaissent. Les faillites,
l'augmentation des loyers, la retraite du commerçant ou sa mort amènent le
remaniement de l'espace intérieur derrière la façade conservée. Les travaux, le
plus souvent silencieux, se déroulent, dissimulés par les vitres opaques... Et, peu
à peu, les quartiers se transfigurent. Le paysage parisien n'est plus identique. Je
révèle une ville mobile, souvent bouleversée, parfois décomposée. Le visage de la
ville est autre, d issemblable.

Sous la vitre, un ouvrier anonyme utilise le blanc d'Espagne. Cet ouvrier


inconnu se découvre un peintre inconscient, un artiste ignoré, ou, peut -être, un
anti-peintre. Incognito, l'ouvrier crée un vaste monochrome blanc, un fixé sous
verre, paradoxalement précaire. L'ouvrier appartient, sans le savoir, à des
mouvements : l'Abstraction lyrique, l'Action Painting, la Peinture gestuelle,
l'Expressionnisme abstrait. Le verre est le support de l’œuvre, le subjectile.
Car certains passants de la rue, observateurs et cultivés, regardent le fixé
sous verre, les gestes, les mouvements de l'ouvrier, ses calligraphies, les
tournoiements du pinceau, les tourbillons évoqués, les coulures, les
arborescences, les giclures, les traits verticaux ou horizont aux, les croix
suggérées, le signe de multiplication (qui serait aussi la lettre X), les inscriptions
floues, les zigzags (les éclairs), les gouttes insistantes, une marelle vague, un
carré, des signatures à l'envers, les jaillissements...
Les passants perçoivent alors les styles différents des ouvriers anonymes,
les formes diverses sont parfois proches de certaines œuvres de peintres célèbres
: Hans Hartung, Pollock, Willem De Kooning, Pierre Alechinsky, Antoni Tapiés,
Robert Ryman, d'autres…
Ces ouvriers inventent sous verre des blancheurs qui vibrent et vont du
laiteux à l'incolore et ils imaginent des accidents noirs, des failles et des lignes
obscures. Ils obtiennent des parties sombres. Avec une éponge, avec la paume de
la main ou avec le manche du p inceau, ils effacent des morceaux de zone blanche
et ils peuvent, de l'intérieur, regarder ce qui se passe dans la rue.
D'ailleurs, lorsqu ’un photographe photographie les devantures blanches,
certains ouvriers le voient de l'intérieur. Ils l'interrogent : que photographie-t-il ?
Appartient-il à un service de la mairie de Paris ou à une société privée de sécurité
et de contrôle ? Veut -il s'assurer du travail des ouvriers ? Que guette -t-il ? Un
photographe est toujours suspect. Il inquiète...
Dans La Boite blanche (A l'infinitif ) Marcel Duchamp écrit, en 1913, une
note énigmatique : Quand on subit l'interrogatoire des devantures, on prononce
aussi sa propre condamnation . En effet le choix est allé et retour. De la demande
des devantures, de l'inévit able réponse aux devantures, se conclut l'arrêt du
choix. Pas d'entêtement, par l'absurde, à cacher quel coït à travers une glace avec
un ou plusieurs objets de la devanture ? Comment un tableau est -il un Grand
Verre ? Comment le Grand Verre questionne -t-il ? Comment le regardeur est -il
condamné, repris de justice ? Quel est ce coït ? caché ou révélé ?
Or, ici, dans les rues de Paris, les verres, les verres blanchis fascinent. Ils
sont des pièges à rêver, à douter, à penser, à fantasmer. Ils sont d'étra nges
dispositifs, des panneaux, des leurres. Devenues opaques, ces vitrines deviennent
des miroirs fallacieux qui multiplient les perspectives indécises, les dimensions
indéterminées.
Ici, facile à appliquer, facile à oblitérer, la peinture au Blanc d'Espa gne est
la célébration retenue du vite, du véloce et aussi du sommaire, du bacille, du
soudain. La peinture au Blanc d'Espagne est alors du côté du précaire, de
l'éphémère, de la jubilation brève, de l'aléatoire, du côté de l'instable, du fragile.
Elle est du côté de l'instant heureux, du côté de la chance. C'est la baraka de la
vitrine blanche, la fortune de la zone pâle. »

Texte : Gilbert Lascault


Photos : Jean-Pierre Desvigne
Prises de vues
Saint-Quay-Portrieux,
Saint-Brieuc, Aurillac,
Paris...
Pour l'exposition « Dans les plis du monde » - Avril 2015

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