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Officiellement ce nouveau théâtre naît en 1950, avec La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco,
Beckett débutera trois ans plus tard avec En attendant Godot (1953).
Il faut préciser dès le debut que cette première pièce de Ionesco n’est que la version française,
modifiée et amplifiée, d’une pièce que I. avait écrit en roumain quelques années plus tôt,
Englezeşte fără profesor. Dix ans plus tard, il deviendra un dramaturge mondialement célèbre
avec Rhinocéros.
La Cantatrice chauve (1950). De l’aveu même de l’auteur, en voulant apprendre l’anglais par la
méthode Assimil, il tombe dans ce manuel sur des phrases stéréotypées et des clichés du type:
“Le plafond est en haut, le plancher est en bas, il y a sept jours dans une semaine.” Il dit avoir
eu brusquement la révélation du langage qui tourne à vide et de la dérision de l’existence.
Les époux Smith sont très fiers de leur nationalité anglaise, de leur salade anglaise, de leur eau
anglaise et du fait qu’ils s’appellent Smith. Les Smith et leurs invités, les époux Martin,
échangent des répliques banales, des platitudes. Les clichés finissent par désarticuler le langage
en une suite de mots parfaitement absurdes, prononcés par automatisme. Ce langage
désarticulé exprime le vide de l’existence des personnages.
À la fin de la pièce les Smith et les Martin deviennent de plus en plus “mécanisés”, ils débitent
des stéréotypes et des fragments de mots dans une sorte de délire verbal. D’ailleurs la pièce se
termine par le changement des rôles des deux couples. Les pesonnages sont interchangeables,
robotisés, vidés de toute intériorité, ils ressemblent à des marionnettes détraquées.
Quelques thèmes et procédés spécifiquement ionesciens apparaissent déjà dans cette première
pièce: les personnages devenus fantoches (marionnettes), les jeux de mots absurdes,
l’accélération du rythme de la pièce, la prolifération des objets (Les Chaises, Le Nouveau
locataire) ou des mots (La Cantatrice chauve. La Leçon), la circularité (à la fin de la pièce l’action
repart à zéro): La Cantatrice chauve, La Leçon.
“Le cycle Bérenger”. Dès le début il y a eu deux directions dans le théâtre de l’absurde: un
théâtre engagé dans les problèmes sociaux et politiques, illustré par certaines pièces d’Arthur
Adamov (précédé par Jean-Paul Sartre) et un théâtre préoccupé par les questions existentielles
et métaphysiques de l’homme, illustré par I. et Beckett.
I. a toujours refusé l’idée d’un théâtre engagé (comme celui de Bertolt Brecht), il a rejeté le
théâtre qui se veut une tribune pour exposer des idées politiques. Autrement dit, il a refusé le
théâtre à thèse ou le théâtre moralisateur. Mais, avec les quatre pièces du “Cycle Bérenger”,
Ionesco se montre de plus en plus sensible à la problématique morale.
Le protagoniste des quatre pièces qui illustrent ce cycle (Tueur sans gages, Rhinocéros, Le
Piéton de l’air et Le Roi se meurt) s’appelle Bérenger. C’est un personnage naïf, un peu
sentimental, craintif, courageux et déprimé en meme temps. Il est à la fois (pour reprendre le
fameux “binôme” de Camus), solitaire et solidaire.
Rhinocéros (1959). La pièce la plus connue de ce cycle est Rhinocéros. Dans une petite ville de
province un mystérieux virus éclate - [non, ce n’est pas le Covid 19, qui n’existait pas à
l’époque!] - et les habitants se transforment les uns après les autres en rhinocéros. Le seul
personnage qui résiste à cette épidemie est Bérenger, qui n’attrape pas “la rhinocérite”. La
dernière réplique de la pièce: “Je ne capitule pas” montre la capacité de Bérenger à rester un
être humain. I. a souvent parlé des origines roumaines de la pièce, plus précisément la période
des années ’30, en Roumanie, quand il a assisté à la montée du fascisme et à la
“rhinocérisation” de ses amis (Cioran, Eliade, Noica etc,), qui avaient adhéré à l’idéologie de la
Garde de Fer.
Une fois atteints par le virus de la “rhinocérite”, les personnages changent brusquement
d’attitude et se métamorphosent, comme dans la célèbre nouvelle de Kafka. Mais I. a voulu
donner à sa pièce une portée symbolique plus ample, parce qu’il ne vise pas seulement le
fascisme, qu’il a vécu dans sa Roumanie natale pendant les années ’30, mais toutes les
idéologies totalitaires, soient-elles de droite ou de gauche, nazisme ou communisme.
En ce sens, il y a pas mal de similitudes entre la rhinocérire de I. et la peste de Camus. Les deux
éclatent dans une petite ville de province, où les gens mènent une existence banale et
indolente, les deux passent dans un premier temps inaperçues, dans l’indifférence générale,
pour s’étendre par la suite à l’échelle de toute la communauté. Si dans La Peste, un petit
groupe de résistants s’agrège autour du docteur Rieux pour combattre la peste, Bérenger reste
seul à la fin pour affronter le mal. La morale de Rhinocéros semble encore plus pessimiste que
celle de La Peste de Camus. Rhinocéros est aussi le drame de ce personnage solitaire, comme le
docteur Rieux, qui ne peut pas prendre part à l’allégresse générale tant qu’il sait que le bacille
de la peste/rhinocérite, en fait le mal, ne disparaît jamais.
Les dernières pièces. Après Rhinocéros, I. renoncera à l’ancrage excessif dans la réalité pour
retourner au registre ludique et onirique, par exemple dans Le Piéton de l’air.
Les dernières pièces de I., L’Homme aux valises et Voyage chez les morts, évoluent vers un
onirisme poétique et symbolique. Il y évoque les épisodes qui ont marqué, parfois
douleurement, son enfance, surtout la relation très tendue avec le père et l’image détestée du
père associée (à tort ou à raison) à celle de “son” pays: “le pays du père”, où il a vécu la
déception de voir ses amis “se rhinocériser”, mais aussi la figure lumineuse de sa mère adorée
et le paradis de l’enfance, qu’il a vécu entre 8 et 10 ans dans un petit village breton, La
Chapelle-Anthenaise. Tout est vécu ou plutôt rêvé dans ces dernières pièces comme à travers
un voile qui fait estomper la lumière crue d’un passé douloureux.