Avant de publier son premier volume du cycle À la recherche du temps perdu, P. se demandait
si le public comprendrait ce genre roman qu’il appelait lui-même “une espèce de roman.”
À la recherche du temps perdu est écrit à la première personne, mais la nouveauté n’est pas là.
Au début du XIXe siècle, les “romanciers du moi” (Benjamin Constant, Chateaubriand) avait
déjà conçu le roman comme un témoignage personnel. Mais ces romanciers racontent toujours
une histoire, tandis que la première personne proustienne fait disparaître le fil narratif et
propose un récit organisé à partir d’une multitude de sentiments, d’impressions, de souvenirs.
Il n’y a plus d’enchaînements de faits, mais le récit est atomisé/pulvérisé, il n’y a plus de
progression narrative, comme chez Balzac. On a dit, à juste titre, du roman proustien que c’est
un “roman sans romanesque.”
Contre Sainte-Beuve. La vision sur le roman de P. peut être reconstituée à partir de son essai de
jeunesse Contre Sainte-Beuve. Quelques grands thèmes proustiens y sont déjà évoqués:
Sainte-Beuve, le critique littéraire le plus célèbre de son époque, illustre la méthode positiviste
de l’analyse littéraire, qui associe le commentaire d’un livre à la biographie de l’auteur. À
l’opposé de Sainte-Beuve, P. croit, comme Flaubert, que celui qui écrit ne se confond pas avec
celui qui vit. Selon lui, le livre est le produit d’un autre moi que celui que l’écrivain manifeste
dans sa vie sociale ou privée: “Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous
manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.” Par conséquent, il ignore les
données biographiques pour privilégier l’art qui définit le créateur.
Enfin, À la recherche… est aussi un roman circulaire, en ce sens que la dernière page du Temps
retrouvé est superposable à la première page du cycle romanesque. D’ailleurs P. affirme avoir
écrit la dernière page du roman tout de suite après avoir écrit la première page.
L’axe temporel connaît chez P. un double mouvement: d’un côté, il y a le temps objectif, le
temps des chronomètres, qui est un temps destructeur et meurtrier. De l’autre côté, il y a le
temps subjectif, qui est un temps salvateur/rédempteur. Chez P. la temporalité objective est
négligée en faveur de celle du moi, du temps subjectif. En fait, pour P. il n’ya pas de réalité
objective. La seule réalité est celle que nous percevons par nos sens. La mémoire volontaire
n’est pas capable de ressusciter le passé, au contraire, elle nous rend encore plus évidente la
rupture entre le passé et le présent.
C’est la mémoire involontaire, illustrée par le célèbre épisode de la madeleine, qui abolit la
rupture et qui ressuscite le passé. Le goût de madeleine dans la tasse de thé est l’élément
déclencheur. Il suffit d’un petit gâteau trempé dans une tisane pour que tout un monde, qu’on
croyait enterré, soit ressuscité/refasse surface. La saveur de la madeleine fait débloquer le flux
des souvenirs de l’enfance.
Quelle est le sens de la quête proustienne? À la fin du roman on assiste à une “illumination”. Le
narrateur a la révélation de sa propre vocation d’écrivain et, en même temps, celle de la
possibilité de vaincre le temps. La mémoire involontaire opère une brèche dans le temps.
L’artiste accède à sa vérité qui consiste dans la conviction que le sens de son existence c’est la
création littéraire. Grâce à l’art, qui a pour P. une fonction sotériologique, le romancier obtient
une victoire contre le temps, donc contre la mort et acquiert le salut.