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Jérôme Lecompte jerome.lecompte@univ-rennes2.

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L2 S4 (UEF 4) – Stylistique B41F441

STYLISTIQUE – CORPUS d’extraits : le roman

Sommaire des corpus

À chaque séance correspond un corpus, qu’il est recommandé de lire attentivement à


l’avance. On fera aussi référence aux textes qui auront été vus précédemment.

1. Introduction – CS 1 : Cazotte, Le Diable amoureux p. 3


2. Focalisation – Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves p. 4
3 et 4. Corpus description : Balzac, Gautier, Flaubert, Huysmans p. 5-8
5. CS 2 : incipit – Flaubert, L’Éducation sentimentale et Salammbô p. 9-10
6 et 7. Corpus incipit : Gide, Mauriac, Malraux, Butor, Robbe-Grillet p. 11-15
8. CS 3 : explicit – Montesquieu, Lettres persanes p. 16
[9. = CC2]
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Corpus Roman 2 / 15
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1. Introduction – CS 1

Extrait 1. Cazotte, Le Diable amoureux (1772)

Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète ; je prononce
l’évocation d’une voix claire et soutenue et, en grossissant le son, j’appelle, à trois reprises et
à très courts intervalles, Béelzébuth.
Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur ma tête.
5 À peine avais-je fini, une fenêtre s’ouvre à deux battants vis-à-vis de moi, au haut de la
voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour fond par cette ouverture ;
une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme, se présente à la
fenêtre ; surtout elle avait des oreilles démesurées. L’odieux fantôme ouvre la gueule, et,
d’un ton assorti au reste de l’apparition, me répond : Che vuoi ?
10 Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l’envi du terrible Che vuoi ?
Je ne saurais peindre ma situation ; je ne saurais dire qui soutint mon courage et
m’empêcha de tomber en défaillance à l’aspect de ce tableau, au bruit plus effrayant encore,
qui retentissait à mes oreilles.
Je sentis la nécessité de rappeler mes forces ; une sueur froide allait les dissiper : je fis un
15 effort sur moi.
Il faut que notre âme soit bien vaste et ait un prodigieux ressort ; une multitude de
sentiments, d’idées, de réflexions touchent mon cœur, passent dans mon esprit, et font leur
impression toutes à la fois.
La révolution s’opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le spectre.
20 « Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse ? »
Le fantôme balance un moment :
« Tu m’as demandé, dit-il d’un ton de voix plus bas.
— L’esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître ? Si tu viens recevoir mes ordres,
prends une forme convenable et un ton soumis.
25 — Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous être
agréable ? »
La première idée qui me vint à la tête étant celle d’un chien : « Viens, lui dis-je, sous la
figure d’un épagneul. »
À peine avais-je donné l’ordre, l’épouvantable chameau allonge le col de seize pieds de
30 longueur, baisse la tête jusqu’au milieu du salon, et vomit un épagneul blanc à soies fines et
brillantes, les oreilles traînantes jusqu’à terre.

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2. Focalisation

Extrait 2. Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves, IV (1678)

Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu’on ne

pût entrer ; en sorte qu’il était assez difficile de se faire passage. M. de Nemours en vint à

bout néanmoins ; sitôt qu’il fut dans ce jardin, il n’eut pas de peine à démêler où était

madame de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étaient

5 ouvertes ; et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une

émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres qui servait de

porte, pour voir ce que faisait madame de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une

si admirable beauté, qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait

chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés.

10 Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles

pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient

des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une

canne des Indes fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps, et qu’il avait donnée à

sa sœur, à qui madame de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour

15 avoir été à M. de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une

douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un

flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où

était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit, et se mit à regarder ce portrait avec une

attention et une rêverie que la passion seule peut donner.

20 On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir, au milieu de la

nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait ; la voir sans qu’elle sût

qu’il la voyait, et la voir toute occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion

qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.

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3-4. CS groupe : corpus description (CC1)

Texte 1. Balzac, Le Père Goriot, I, (1834) [extrait 3]

Le narrateur décrit le salon puis la salle à manger de la pension Vauquer située à Paris.

Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd’hui, qui

forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures

bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies,

5 des ronds de moiré métallique, des piles d’assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus,

fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder

les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s’y rencontre de ces

meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la

civilisation aux Incurables1. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut,

10 des gravures exécrables qui ôtent l’appétit, toutes encadrées en bois noir verni à filets dorés ;

un cartel en écaille incrustée de cuivre : un poêle vert, des quinquets d’Argand2 où la

poussière se combine avec l’huile, une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour

qu’un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des

chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie3 qui se déroule toujours sans se

15 perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le

bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant,

rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait

trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau

rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin, là

20 règne la misère sans poésie ; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n’a pas de fange

encore, elle a des taches ; si elle n’a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.

1 Hôpital pour les hommes âgés sans le sou.


2 Sorte de lampe à huile.
3 Travail artisanal confectionné avec des fibres végétales.

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Texte 2. Gautier, Le Roman de la momie, prologue (1857) [extrait 4]

Accompagné du docteur Rumphius, et guidé par un Grec entrepreneur de fouilles en Égypte,


le jeune lord Evandale découvre une momie dans un tombeau encore intact.

Cependant la morte transparaissait sous la trame fine comme sous une gaze, et à travers

les réseaux brillaient vaguement quelques dorures.

Le dernier obstacle enlevé, la jeune femme se dessina dans la chaste nudité de ses belles

formes, gardant, malgré tant de siècles écoulés, toute la rondeur de ses contours, toute la

5 grâce souple de ses lignes pures. Sa pose, peu fréquente chez les momies, était celle de la

Vénus de Médicis, comme si les embaumeurs eussent voulu ôter à ce corps charmant la triste

attitude de la mort, et adoucir pour lui l’inflexible rigidité du cadavre. L’une de ses mains

voilait à demi sa gorge virginale, l’autre cachait des beautés mystérieuses, comme si la

pudeur de la morte n’eût pas été rassurée suffisamment par les ombres protectrices du

10 sépulcre.

Un cri d’admiration jaillit en même temps des lèvres de Rumphius et d’Evandale à la vue

de cette merveille.

Jamais statue grecque ou romaine n’offrit un galbe plus élégant ; les caractères particuliers

de l’idéal égyptien donnaient même à ce beau corps si miraculeusement conservé une

15 sveltesse et une légèreté que n’ont pas les marbres antiques. L’exiguïté des mains fuselées, la

distinction des pieds étroits, aux doigts terminés par des ongles brillants comme l’agate, la

finesse de la taille, la coupe du sein, petit et retroussé comme la pointe d’un tatbebs1 sous la

feuille d’or qui l’enveloppait, le contour peu sorti de la hanche, la rondeur de la cuisse, la

jambe un peu longue aux malléoles délicatement modelées rappelaient la grâce élancée des

20 musiciennes et des danseuses représentées sur les fresques figurant des repas funèbres, dans

les hypogées de Thèbes. C’était cette forme d’une gracilité encore enfantine et possédant déjà

toutes les perfections de la femme que l’art égyptien exprime avec une suavité si tendre, soit

qu’il peigne les murs des syringes d’un pinceau rapide, soit qu’il fouille patiemment le

basalte rebelle.

1 Chaussures en liège, richement ornées.


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Texte 3. Flaubert, Madame Bovary, I, V (1857) [extrait 5]

Emma vient de s’installer à Tostes avec Charles, dans une nouvelle maison.

La façade de briques était juste à l’alignement de la rue, ou de la route plutôt. Derrière la

porte se trouvaient accrochés un manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir,

et, dans un coin, à terre, une paire de houseaux encore couverts de boue sèche. À droite était

la salle, c’est-à-dire l’appartement où l’on mangeait et où l’on se tenait. Un papier jaune-

5 serin, relevé dans le haut par une guirlande de fleurs pâles, tremblait tout entier sur sa toile

mal tendue ; des rideaux de calicot blanc, bordés d’un galon rouge, s’entre-croisaient le long

des fenêtres, et sur l’étroit chambranle de la cheminée resplendissait une pendule à tête

d’Hippocrate, entre deux flambeaux d’argent plaqué, sous des globes de forme ovale. De

l’autre côté du corridor était le cabinet de Charles, petite pièce de six pas de large environ,

10 avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes du Dictionnaire des sciences

médicales, non coupés, mais dont la brochure avait souffert dans toutes les ventes successives

par où ils avaient passé, garnissaient presque à eux seuls les six rayons d’une bibliothèque en

bois de sapin. L’odeur des roux1 pénétrait à travers la muraille, pendant les consultations, de

même que l’on entendait de la cuisine, les malades tousser dans le cabinet et débiter toute

15 leur histoire. Venait ensuite, s’ouvrant immédiatement sur la cour, où se trouvait l’écurie,

une grande pièce délabrée qui avait un four, et qui servait maintenant de bûcher, de cellier,

de garde-magasin, pleine de vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d’instruments de culture

hors de service, avec quantité d’autres choses poussiéreuses dont il était impossible de

deviner l’usage.

20 Le jardin, plus long que large, allait, entre deux murs de bauge2 couverts d’abricots en

espalier, jusqu’à une haie d’épines qui le séparait des champs. Il y avait, au milieu, un cadran

solaire en ardoise, sur un piédestal de maçonnerie ; quatre plates-bandes garnies d’églantiers

maigres entouraient symétriquement le carré plus utile des végétations sérieuses. Tout au

fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait son bréviaire.

1 Sauce au beurre et à la farine.


2 Mélange de terre et de paille.
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Texte 4. Huysmans, En rade, chapitre III (1887) [extrait 6]

Ayant dû quitter la vie parisienne à la suite de difficultés financières, Jacques Marles se


réfugie à la campagne chez un oncle de sa femme, régisseur d’un château inhabité.

Quel abandon ! se disait-il. Il ressortit et visita l’autre aile ; sans espoir du reste, il pénétra

par de nouvelles portes dans d’autres chambres, s’égara dans ce labyrinthe, revenant à son

point de départ, pivotant sur lui-même, perdant la tête dans cet inextricable fouillis de

cabinets et de pièces.

5 Il faisait, à lui seul, un dur vacarme ; ses pas sonnaient dans le vide ainsi que des bottes de

bataillons en marche ; les gonds oxydés grinçaient à chaque secousse et les fenêtres ébranlées

criaient.

Il finissait par s’exaspérer dans tout ce bruit quand il échoua, au bout du château, dans un

salon immense, garni de rayons et d’armoires. Il recula les volets d’une croisée et dans un jet

10 de lumière, la physionomie de ce lieu parut.

C’était l’ancienne bibliothèque du château ; les armoires avaient perdu leurs vitres dont

les éclats craquaient sous ses souliers, dès qu’il bougeait ; le plafond se cuvait par places,

s’écaillait, pleuvait les pellicules de ses plâtres sur la poudre du verre qui sablait le plancher

de petites lueurs ; derrière lui, le jeune homme s’aperçut qu’un sureau poussait, au travers

15 d’une fenêtre crevée, dans la pièce et époussetait de ses branches les loupes et les cloques

soulevées par l’humidité des murs. En bas, en haut, tout s’avariait, se porphyrisait1, s’écalait,

se cariait, tandis qu’en l’air d’énormes araignées de grange, estampées sur le dos d’une croix

blanche, se balançaient, dansant de silencieuses chaconnes, les unes en face des autres, au

bout d’un fil.

20 Ainsi que dans la chambre à coucher de la marquise, il restait songeur ; cette bibliothèque,

si délabrée, avait dû vivre. Qu’étaient devenus tous les veaux jaspés, tous les maroquins à

gros grains, bleu gendarme ou vin de Bordeaux, tête de More ou myrte, les peaux du Levant,

armoriées sur les plats et dorées sur les tranches ; qu’était devenue l’indispensable

mappemonde, avec ses têtes d’anges bouffis, soufflant de leurs joues gonflées, à chacun des

25 points cardinaux ; qu’étaient devenus la table en bois d’amarante et de rose, les meubles

contournés aux sabots dorés à l’or moulu et aux pieds tors ?

1 Verbe d’ordinaire non pronominal : Réduire en poudre très fine une substance en la broyant.
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5. CS 2 incipit

Extrait 7. Flaubert, L’Éducation sentimentale (1869)

Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir,

fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.

Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge

gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis

5 montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur,

qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que

la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.

Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines,

filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.

10 Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras,

restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers,

des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île

Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.

M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où

15 il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme

indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ;

il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la

capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.

Le tumulte s’apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns, debout, se chauffaient

20 autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de

fumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une

petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant rapidement, battaient l’eau.

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Extrait 8. Flaubert, Salammbô (1862)

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.

Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le

jour anniversaire de la bataille d’Éryx, et, comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient

nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.

5 Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s’étaient placés dans le chemin du milieu,

sous un voile de pourpre à franges d’or, qui s’étendait depuis le mur des écuries jusqu’à la

première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l’on

distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et

arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison

10 pour les esclaves.

Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu’à des

masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des

cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins ; un

champ de roses s’épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons se

15 balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au

milieu, l’avenue des cyprès faisait d’un bout à l’autre comme une double colonnade

d’obélisques verts.

Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de

larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d’ébène,

20 portant aux angles de chaque marche la proue d’une galère vaincue, ses portes rouges

écartelées d’une croix noire, ses grillages d’airain qui le défendaient en bas des scorpions, et

ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats,

dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d’Hamilcar.

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6-7. Incipits du XXe siècle

Texte 1. Gide, Les Faux-monnayeurs, I, ch. I (1925) [extrait 9]

« C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor », se dit Bernard. Il releva

la tête et prêta l’oreille. Mais non : son père et son frère aîné étaient retenus au palais ; sa mère

en visite ; sa sœur à un concert ; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au

sortir du lycée chaque jour. Bernard Profitendieu était resté à la maison pour potasser son

5 bachot ; il n’avait plus devant lui que trois semaines. La famille respectait sa solitude ; le démon

pas. Bien que Bernard eût mis bas sa veste, il étouffait. Par la fenêtre ouverte sur la rue n’entrait

rien que de la chaleur. Son front ruisselait. Une goutte de sueur coula le long de son nez, et s’en

alla tomber sur une lettre qu’il tenait en main :

« Ça joue la larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de pleurer. »

10 Oui, la date était péremptoire. Pas moyen de douter : c’était bien de lui, Bernard, qu’il

s’agissait. La lettre était adressée à sa mère ; une lettre d’amour vieille de dix-sept ans ; non

signée.

« Que signifie cette initiale ? Un V, qui peut bien aussi être un N... Sied-il d’interroger ma

mère ?... Faisons crédit à son bon goût. Libre à moi d’imaginer que c’est un prince. La belle

15 avance si j’apprends que je suis le fils d’un croquant ! Ne pas savoir qui est son père, c’est ça qui

guérit de la peur de lui ressembler. Toute recherche oblige. Ne retenons de ceci que la

délivrance. N’approfondissons pas. Aussi bien j’en ai mon suffisant pour aujourd’hui. »

Bernard replia la lettre. Elle était de même format que les douze autres du paquet. Une

faveur rose les attachait, qu’il n’avait pas eu à dénouer ; qu’il refit glisser pour ceinturer comme

20 auparavant la liasse. Il remit la liasse dans le coffret et le coffret dans le tiroir de la console. Le

tiroir n’était pas ouvert ; il avait livré son secret par en haut. Bernard rassujettit les lames

disjointes du plafond de bois, que devait recouvrir une lourde plaque d’onyx. Il fit doucement,

précautionneusement, retomber celle-ci, replaça par-dessus deux candélabres de cristal et

l’encombrante pendule qu’il venait de s’amuser à réparer.

25 La pendule sonna quatre coups. Il l’avait remise à l’heure.

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Texte 2. Mauriac, Le Nœud de vipères (1933) [extrait 10]

Tu seras étonnée de découvrir cette lettre dans mon coffre, sur un paquet de titres. Il eût

mieux valu peut-être la confier au notaire qui te l’aurait remise après ma mort, ou bien la ranger

dans le tiroir de mon bureau, le premier que les enfants forceront avant que j’aie commencé

d’être froid. Mais c’est que, pendant des années, j’ai refait en esprit cette lettre et que je

5 l’imaginais toujours, durant mes insomnies, se détachant sur la tablette du coffre, d’un coffre

vide, et qui n’eût rien contenu d’autre que cette vengeance, durant presque un demi-siècle,

cuisinée. Rassure-toi ; tu es d’ailleurs déjà rassurée : les titres y sont. Il me semble entendre ce

cri, dès le vestibule, au retour de la banque. Oui, tu crieras aux enfants, à travers ton crêpe : «

Les titres y sont. »

10 Il s’en est fallu de peu qu’ils n’y fussent pas et j’avais bien pris mes mesures. Si je l’avais

voulu, vous seriez aujourd’hui dépouillés de tout, sauf de la maison et des terres. Vous avez eu

la chance que je survive à ma haine. J’ai cru longtemps que ma haine était ce qu’il y avait en moi

de plus vivant. Et voici qu’aujourd’hui du moins, je ne la sens plus. Le vieillard que je suis

devenu a peine à se représenter le furieux malade que j’étais naguère et qui passait des nuits,

15 non plus à combiner sa vengeance (cette bombe à retardement était déjà montée avec une

minutie dont j’étais fier), mais à chercher le moyen de pouvoir en jouir. J’aurais voulu vivre

assez pour voir vos têtes au retour de la banque. Il s’agissait de ne pas te donner trop tôt ma

procuration pour ouvrir le coffre, de te la donner juste assez tard pour que j’aie cette dernière

joie d’entendre vos interrogations désespérées : « Où sont les titres ? » Il me semblait alors que

20 la plus atroce agonie ne me gâterait pas ce plaisir. Oui, j’ai été un homme capable de tels calculs.

Comment y fus-je amené, moi qui n’étais pas un monstre ?

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Texte 3. Malraux, La Condition humaine (1933) [extrait 11]

PREMIÈRE PARTIE

21 MARS 1927
Minuit et demi.

Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait

l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer

avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps

moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil,

5 vivant quand même — de la chair d’homme. La seule lumière venait du building voisin : un

grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste

au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons

grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des

ennemis éveillés !

10 La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des

embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes…). Il se retrouva en face de la tache

molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps

n’existait plus.

Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. Pris ou

15 non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper

sans qu’il se défendît, — car, s’il se défendait, il appellerait.

Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il

attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son

sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée

20 d’angoisse n’était que clarté. « Assassiner n’est pas seulement tuer… » Dans ses poches, ses

mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard.

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Texte 4. Michel Butor, La Modification (1957) [extrait 12]

Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous

essayez, en vain de pousser un peu le panneau coulissant.

Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre

valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite

5 d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts

qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous la soulevez et

vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans

votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du

dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.

10 Non, ce n’est pas seulement l’heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse

inhabituelle, c’est déjà l’âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et

pourtant, vous venez seulement d’atteindre les quarante-cinq ans.

Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal

lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en plis minces, vos cheveux,

15 qui se clairsèment et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour vous, pour

Henriette et pour Cécile, ni même pour les enfants désormais, sont un peu hérissés et tout votre

corps à l’intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans

son réveil imparfait, d’une eau agitée et gazeuse pleine d’animalcules en suspension.

Si vous êtes entre dans ce compartiment, c’est que le coin couloir face à la marche à votre

20 gauche est libre, cette place même que vous auriez fait demande par Marnal comme à

l’habitude s’il avait été encore temps de retenir, mais non que vous auriez demande vous-même

par téléphone, car il ne fallait pas que quelqu’un sût chez Scabelli que c'était vers Rome que

vous vous échappiez pour ces quelques jours.

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Texte 5. Robbe-Grillet, La Jalousie (1957) [extrait 13]

Maintenant l'ombre du pilier – le pilier qui soutient l'angle sud-ouest du toit – divise en

deux parties égales l'angle correspondant de la terrasse. Cette terrasse est une large galerie

couverte, entourant la maison sur trois de ses côtes Comme sa largeur est la même dans la

portion médiane et dans les branches latérales, le trait d'ombre projeté parle pilier arrive

5 exactement au coin de la maison, mais il s'arrête là, car seules les dalles de la terrasse sont

atteintes par le soleil, qui se trouve encore trop haut dans le ciel. Les murs, en bois, delà,

maison – c'est-à-dire la façade et le pignon ouest – sont encore protégés de ses rayons par le

toit (toit commun à la maison proprement dite et à la terrasse). Ainsi, à cet instant, l'ombre de

l'extrême bord du toit coïncide exactement avec la ligne, en angle droit, que forment entre

10 elles la terrasse et les deux faces verticales du coin de la maison.

Maintenant, A... est entrée dans la chambre, par la porte intérieure qui donne sur le

couloir central. Elle ne regarde pas vers la fenêtre, grande ouverte, par où – depuis la porte –

elle apercevrait ce coin de terrasse. Elle s'est maintenant retournée vers la porte pour la

refermer. Elle est toujours habillée de la robe claire, à col droit, très collante, qu'elle portait au

15 déjeuner Christiane, une fois de plus, lui a rappelé que des vêtements moins ajustés

permettent de mieux supporter la chaleur. Mais A s'est contentée de sourire : elle ne souffrait

pas de la chaleur, elle avait connu des climats beaucoup plus chauds – en Afrique par,

exemple – et s'y était toujours très bien portée. Elle ne craint pas le froid non plus, d'ailleurs.

Elle conserve partout la même aisance. Les boucles noires de ses cheveux se déplacent d'un

20 mouvement souple, sur les épaules et le dos, lorsqu'elle tourne la tête.

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8. CS 3 – explicit d’un roman épistolaire

Extrait 14. Montesquieu, Lettres persanes, lettre 161 (1721)

ROXANE À USBEK.
À Paris.

Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de

ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.

Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul

homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien

5 accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges, qui ont répandu le plus

beau sang du monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le

monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit

d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre :

10 j’ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans

l’indépendance.

Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis

abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que

j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin de ce que j’ai profané la vertu en souffrant

15 qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour : si tu m’avais bien

connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis.

Nous étions tous deux heureux ; tu me croyais trompée, et je te trompais.

20 Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de

douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait, le poison me

consume, ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma

haine ; je me meurs.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.

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