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Analyser le timbre : objets, méthodes, représentations

Chapter · November 2019

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Nathalie Herold
University of Strasbourg
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Nathalie Hérold, « Analyser le timbre : objets, méthodes, représentations », dans Musique et cognition : perspectives pour l’analyse
et la performance musicales, dir. Philippe Lalitte, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2019, p. 15-33 – Postprint

Analyser le timbre :

objets, méthodes, représentations

Nathalie Hérold

De l’ensemble des paramètres musicaux, le timbre est certainement un de ceux dont les enjeux

perceptifs sont parmi les plus complexes à cerner. Intrinsèquement lié au phénomène musical dans sa

réalité à la fois acoustique et perceptive, il dépend d’un certain nombre de variables – parmi lesquelles

les hauteurs, les intensités, les durées, etc. – et de leurs propres incidences dans le champ de la

perception, tout en possédant des propriétés acoustiques, perceptives et esthétiques spécifiques, qui

émergent de la coexistence de nombreux éléments musicaux en interaction. Par conséquent, si

« [l]’acte d’analyse musicale » – considéré de façon générale – « est indissociable d’une expérience

perceptive, que celle-ci soit implicite ou explicite, stockée en mémoire immédiate ou à long terme1 »,

alors l’acte d’analyse du timbre – en particulier –, bien plus que d’autres types d’analyses musicales,

requiert un rapport à l’expérience perceptive qui soit aussi immédiat, exhaustif et musical que

possible.

Plusieurs travaux récents se sont intéressés à la question du timbre – au sens large2 – et de son analyse,

que ce soit dans la musique du XXe siècle3 ou dans celle d’époques antérieures4. Les approches

développées dans le cadre de ces recherches participent à un renouvellement des méthodes de

1
Livret des Journées d’Analyse Musicale 2016, p. 3. Disponible en ligne à l’adresse http://www.sfam.org/JAM16
program.pdf, accédée le 02/02/2019.
2
À noter que l’usage du terme « timbre » n’est pas standardisé chez les différents auteurs qui le manient. Certains travaux,
comme Guigue (2009) et Solomos (2013), optent plutôt pour les termes de « sonorité » et de « son ». Au-delà de ces
questions de choix et d’usages terminologiques, c’est pourtant bien autour d’un même concept commun – qui sera ici nommé
« timbre » – que focalise l’ensemble des travaux mentionnés dans le présent paragraphe.
3
À ce sujet, voir par exemple Lalitte (2007 et 2011), qui accorde une importance essentielle à l’analyse du timbre dans la
musique de Varèse et de Berio, Guigue (2009), qui s’intéresse à l’héritage debussyste dans la musique pour piano de
compositeurs tels que Messiaen, Boulez, Stockhausen, Berio et Lachenmann sous l’angle d’une esthétique de la sonorité,
Solomos (2013), qui offre une perspective relativement large sur l’émergence du son dans la musique à partir du début du XXe
siècle, ainsi que Baroni, Caterina et Regazzi (2016), qui discutent de l’analyse du timbre sur la base d’une pièce de Berio.
4
Sur ce point, voir notamment Hérold (2011) et Hérold (2014), qui focalisent sur la dimension timbrique de la forme dans la
musique pour piano de la première moitié du XIXe siècle, notamment celle de Chopin, ainsi que Dolan (2013), qui traite du
timbre sous l’angle des technologies instrumentales dans le répertoire pour orchestre de Haydn.
1
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et la performance musicales, dir. Philippe Lalitte, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2019, p. 15-33 – Postprint

l’analyse musicale, en instaurant notamment un rapport nouveau à la notation musicale – et par

conséquent à l’objet traditionnel d’analyse constitué par la partition –, également en portant une

attention accrue à la musique dans sa dimension sonore et perceptive – en particulier par le recours à

des enregistrements sonores. Leur diversité – voire leur hétérogénéité – en matière d’objets d’étude, de

méthodes, comme de représentations analytiques, n’est toutefois pas sans soulever des interrogations

d’ordre épistémologique concernant la nature même de l’analyse du timbre : que recouvre-t-elle

précisément ? Et comment définir les contours de ce champ de l’analyse musicale en plein

développement ?

La suite de ce travail se propose d’éclairer certains aspects de l’analyse du timbre en considérant tout

d’abord, sur un plan théorique, les idées fondamentales qui la sous-tendent, puis en mettant en

évidence et en questionnant, sur un plan pratique et au travers d’exemples concrets, certains types

d’objets, de méthodes et de représentations qui lui sont spécifiques.

1. Analyser le timbre : quelques considérations théoriques

Considérée sous l’angle de la musicologie, et plus particulièrement de la musicologie analytique,

l’analyse timbrique peut être considérée comme le résultat de la rencontre du concept de timbre

musical, d’une part, et d’un certain nombre de pratiques spécifiques à l’analyse musicale, d’autre part,

dont l’articulation est susceptible de donner lieu au développement de nouvelles approches centrées

sur la musique dans sa dimension sonore.

1.1. Le concept de timbre musical

En amont de l’idée d’analyse du timbre se trouve le concept de timbre, plus spécifiquement de timbre

musical. Or, que représente exactement ce concept ? Deux principaux usages du terme sont essentiels

à différencier. D’une part, le timbre, dans son usage étymologique – du grec τύµπανον, « tambour,

tambourin »5 –, désigne une caractéristique propre à un instrument de musique, dans le sens d’une

différence instrumentale. D’autre part, le timbre, dans son usage métaphorique, caractérise le son lui-

5
Voir à ce sujet l’article « Timbre » du Trésor de la langue française informatisé consultable sur le site Internet du Centre
National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) [en ligne : http://www.cnrtl.fr/etymologie/timbre, consulté le
01/02/2019].
2
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et la performance musicales, dir. Philippe Lalitte, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2019, p. 15-33 – Postprint

même, offrant ainsi la possibilité de considérer le timbre global produit par un ensemble

d’instruments, tout comme de différencier les multiples timbres pouvant être produits par un seul

instrument. Cette dualité du concept de timbre a notamment été soulignée par Michèle Castellengo

(2015, p. 291), qui propose pour sa part de distinguer « le timbre identitaire et le timbre qualitatif en

référence à deux façons d’appréhender le timbre. » Ces deux aspects du timbre, liés à des modalités

d’écoute spécifiques, concernent respectivement – pour reprendre des termes de Castellengo (2015,

p. 291) – « la reconnaissance des sources sonores » et leur « qualification ».

En outre, comme en témoigne la définition fréquemment citée et discutée de l’ASA (American

Standards Association) – par exemple par Jean-Claude Risset (1994, p. 87) –, selon laquelle « le

timbre est l’attribut de la sensation auditive qui permet à l’auditeur de différencier deux sons de même

hauteur et de même intensité et présentés de façon similaire »6, le timbre, conçu en étroite corrélation

avec la perception auditive, a souvent été envisagé en tant que résidu ou reste – à savoir ni hauteur, ni

intensité. Il pose dès lors la question de l’intégration de facteurs qualitatifs au sein d’études souvent

fondées sur des données quantitatives – relatives par exemple aux échelles de hauteurs ou d’intensités

–, tout en interrogeant les limites d’une conception paramétrique traditionnelle de ce dernier. Sur ce

point, Hugues Dufourt, dans la lignée d’un certain nombre de réflexions menées dans le contexte de la

musique spectrale, va même plus loin, en suggérant de considérer le timbre non pas comme une simple

couleur du son, mais comme un moyen d’intégrer tous les paramètres musicaux7. À la frontière des

sciences humaines et des sciences dites exactes, le concept de timbre se situe ainsi, de manière

intrinsèque, à la convergence de plusieurs problématiques centrales relavant de la considération de la

musique dans sa dimension sonore.

1.2. L’analyse musicale et ses pratiques

L’idée d’analyse du timbre – telle qu’elle est envisagée dans le présent travail – doit également être

pensée dans son étroite relation avec le domaine de l’analyse musicale et l’ensemble des pratiques qui

s’y rattachent. Or, que désigne précisément la notion d’analyse musicale ? Dans une perspective

6
Il s’agit là de la version française figurant dans Risset (1994, p. 87).
7
Hugues Dufourt, introduction de la séance du séminaire La logique et le sensible du 5/12/2009 intitulée « Le timbre et ses
conceptualisations » (Université Paris 1).
3
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relativement stricte, l’analyse musicale a souvent été définie sur la base de deux principaux aspects,

formulés par Ian Bent (Bent et Drabkin, 1998, p. 9) dans les termes suivants : d’une part « la

résolution d’une structure musicale en éléments constitutifs relativement plus simples, et la recherche

des fonctions de ces éléments à l’intérieur de cette structure » et d’autre part, de façon plus générale,

« la partie de l’étude de la musique qui prend comme point de départ la musique en soi plutôt que des

facteurs qui lui seraient externes. » La première partie de cette définition fait référence au sens

étymologique de la notion d’analyse, en relation avec l’idée de décomposition, tout en suggérant une

relation forte avec certains courants de pensée issus du structuralisme. La seconde rappelle la

focalisation de l’analyse musicale sur le phénomène musical lui-même et par conséquent sur des objets

spécifiquement musicaux – qui, dans l’histoire de l’analyse musicale, ont d’ailleurs été longtemps

limités aux partitions d’œuvres musicales occidentales. Toutefois, certaines tendances actuelles de

l’analyse musicale montrent que cette dernière peut également être entendue dans un sens moins

restreint, notamment au vu d’un élargissement des objets de l’analyse musicale aux processus

musicaux8, ainsi qu’aux pratiques musicales dans leur diversité9. Cette diversification des objets

d’étude révèle en particulier une ouverture de l’analyse musicale à la considération non pas des seuls

objets musicaux, mais également des sujets musiciens – qu’ils soient compositeurs, instrumentistes,

auditeurs, ou même analystes – et à leur rôle dans le contexte de la production comme de la réception

musicales.

Des divergences, telles qu’elles se manifestent de façon interne entre une conception plutôt restreinte

de l’analyse musicale et une vision plus élargie de cette dernière, apparaissent également – à un autre

niveau – dans le cadre de la relation que le domaine de l’analyse musicale entretient avec celui des

sciences de la perception. Sur ce terrain interdisciplinaire coexistent en effet, autour du même objet

d’étude constitué par la musique, des traditions disciplinaires et des pratiques scientifiques multiples.

Les différences dans la formation et l’appartenance disciplinaire des chercheuses et des chercheurs –

musicologie pour les uns, psychologie ou neurosciences pour les autres –, de même que l’adhésion aux

différents paradigmes scientifiques caractéristiques de ces champs disciplinaires, contribuent parfois à

8
À ce sujet, voir par exemple Cook (2001).
9
À ce sujet, voir notamment les travaux menés dans le cadre de l’équipe « Analyse des pratiques musicales » de l’IRCAM
[en ligne : apm.ircam.fr, consulté le 24/01/2019].
4
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rendre le dialogue scientifique délicat, sur le plan tant des méthodes que des objectifs plus généraux de

la recherche. La notion d’expérimentation, entre autres, est un sujet qui fait l’objet de nombreuses

discussions dans le cadre de la musicologie analytique10, alors même qu’il constitue un fondement

méthodologique très largement partagé au sein des sciences de la perception – en particulier de la

psychologie cognitive. Ainsi, dans ce contexte interdisciplinaire – et d’autant plus lorsqu’il s’agit de

considérer un objet aussi protéiforme que le timbre –, la notion même d’analyse est susceptible de

revêtir des significations variées et de faire référence à des pratiques scientifiques parfois relativement

éloignées les unes des autres.

1.3. L’articulation entre timbre musical et analyse musicale : un bref état des lieux

Partant de ces différentes observations, comment est-il possible de penser une articulation entre timbre

musical et analyse musicale ? Depuis le tournant des années 1980, plusieurs types de travaux ont

œuvré dans cette direction en contribuant à une ouverture de l’analyse et de la théorie musicales à la

dimension timbrique de la musique. Sound Structure in Music de Robert Erickson (1975) et Sonic

Design : The Nature of Sound and Music de Robert Cogan et Pozzi Escot (1976) peuvent être

considérés comme deux ouvrages fondateurs dans cette perspective. Dans le contexte des outils

technologiques alors disponibles à cette époque, ces ouvrages présentent des éléments de théorisation

du timbre musical élaborés sur une base à la fois acoustique et perceptive, ainsi qu’un certain nombre

d’analyses musicales qui portent sur des pièces très diverses issues de la musique occidentale savante

et de la musique traditionnelle. Le même type de démarche caractérise New Images of Musical Sound

de Cogan (1984, p. v), qui a fait date en raison de son exploitation systématique de « photographies

spectrales »11, ces dernières correspondant à des photographies d’écrans d’analyseurs de spectres qui

donnent lieu à des représentations sous la forme de sonagrammes analogiques blancs sur fond noir

typiques de cet ouvrage. Dans ce dernier, la réflexion théorique de Cogan s’appuie sur la phonologie

pour aboutir à une série de diagrammes formels comme résultats de l’analyse de musiques de styles et

d’époques variés. Sound Color de Wayne Slawson (1985) propose également un apport significatif à la

10
À ce sujet, voir notamment Delalande (1991) et Delalande (2013).
11
« spectrum photos ».
5
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théorie du timbre, mais avec une visée davantage orientée vers la composition que vers l’analyse. En

outre, il faut mentionner l’ouvrage collectif Le timbre : métaphore pour la composition sous la

direction de Jean-Baptiste Barrière (1991) qui rassemble une grande variété d’approches, certaines

d’orientation plus analytique et théorique que d’autres12, et constitue une des premières ouvertures

significatives de la musicologie francophone à la question du timbre, en étroite relation avec les

domaines de la psychologie cognitive et des sciences de la perception.

Des travaux plus récents s’orientent également dans le sens d’une meilleure articulation entre timbre

musical et analyse musicale. Ceux de Didier Guigue, en particulier « Une étude “pour les sonorités

opposées” » (1996) et Esthétique de la sonorité (2009) respectivement fondés sur les notions d’« objet

sonore » (Guigue, 1996, p. 40-42) et d’« unité sonore composée » (Guigue, 2009, p. 37-40),

s’attachent à développer des méthodes d’analyse systématiques et formalisées s’inscrivant dans le

cadre d’une musicologie analytique de type computationnel. La dimension sonore et timbrique de la

musique y est essentiellement envisagée sur la base de l’écriture musicale et des diverses données

pouvant être extraites de partitions. À l’opposé, d’autres approches analytiques, développées

notamment dans le contexte des musiques électroacoustiques, se concentrent – souvent par nécessité

en raison de la nature même du corpus musical considéré – sur des objets musicaux non pas écrits

mais sonores. Ainsi, dans la lignée du Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer (1966), des

ouvrages tels que Understanding the Art of Sound Organization de Leigh Landy (2007) ou Emergent

Musical Forms : Aural Explorations de Lasse Thoresen (2015) développent des approches

méthodologiques liées à des analyses pouvant être qualifiées d’« aurales »13, c’est-à-dire relatives à

l’écoute. Ces dernières ont l’intérêt de pouvoir trouver des prolongements dans le cadre d’une grande

variété de musiques enregistrées – qu’il s’agisse de musiques écrites ou non – et constituent un apport

significatif à l’articulation entre timbre musical et analyse musicale en contribuant à intégrer des

éléments relatifs à la perception auditive au sein de l’acte d’analyse.

12
En particulier Lerdahl (1991), qui sera discuté dans la seconde partie de ce travail.
13
Le terme « aural » est un anglicisme qui renvoie à l’oreille et à l’acte d’écoute. Il n’a pas encore été intégré au sein des
dictionnaires français usuels (Dictionnaire de l’Académie française, Trésor de la langue française, etc.). Voir par exemple :
www.cnrtl.fr, consulté le 24/01/2019.
6
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et la performance musicales, dir. Philippe Lalitte, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2019, p. 15-33 – Postprint

2. L’analyse timbrique en pratique : objets, méthodes, représentations

Sur la base de ces considérations théoriques, il s’agit à présent d’aborder l’analyse timbrique dans sa

dimension pratique, au travers de quelques cas spécifiques14. Les exemples musicaux discutés dans la

suite de cette section concernent essentiellement le répertoire pianistique, en se fondant sur l’idée du

piano envisagé comme une véritable « machine à timbres » (Guigue, 1996, p. 98). Toutefois, les

méthodes et les représentations développées dans ce cadre particulier pourraient également trouver des

prolongements dans le cas d’autres répertoires instrumentaux.

2.1. Analyser la brillance sonore à l’aide d’un descripteur audio

Un premier exemple de cas susceptible d’être rencontré dans le cadre de l’analyse timbrique concerne

l’examen de la brillance sonore dans un extrait musical donné, à l’aide d’outils développés dans le

contexte général des descripteurs audio – une appellation générique qui désigne un ensemble

d’approches liées aux données musicales contenues dans un signal audio, à leur extraction et à leur

représentation. Mikhail Malt et Emmanuel Jourdan (2015, p. 111-112) en proposent la définition

suivante :

Un descripteur audio est un paramètre, uni ou multidimensionnel, caractérisant un aspect

particulier du signal sonore, ramenant une dimension particulière de ce signal à un (ou plusieurs)

paramètre(s) numérique(s). Son évolution temporelle peut être utilisée pour représenter,

caractériser, illustrer, etc.[,] un flux ou une évolution d’événements sonores.

Malt et Jourdan soulignent ici le caractère numérique de tout descripteur audio qui, en raison de son

évolution dans le temps, est susceptible de donner lieu à une représentation de type graphique. Dans le

contexte d’une étude portant spécifiquement sur le timbre musical, ils rappellent également l’utilité du

recours à un paramètre tel que la brillance, en s’appuyant sur un certains nombre de travaux menés

depuis le milieu des années 1970 (Malt et Jourdan, 2015, p. 113) :

14
À noter que les différents cas discutés dans la suite de cette section sont essentiellement issus de mes propres recherches.
L’objectif dans le présent travail n’est pas tant de présenter le détail exhaustif de ces analyses – qui n’ont ici qu’une valeur
d’exemple – que de mener une réflexion épistémologique en proposant une vue d’ensemble des types d’objets d’étude, de
méthodes d’analyse et de représentations graphiques spécifiques à certaines pratiques de l’analyse timbrique. Le lecteur ou la
lectrice souhaitant approfondir certains aspects est invité(e) à consulter les publications sur le sujet mentionnées dans le cours
du texte.
7
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Il y a déjà plus de trente ans que John Grey [...] avait mis en évidence le fait que la brillance, était

un des trois principaux paramètres pour la caractérisation du timbre. Cette idée a été renforcée et

développée particulièrement par les travaux de Wessel [...] et McAdams [...]. Plus récemment [...],

plusieurs travaux ont montré la pertinence de l’utilisation de la brillance [...] comme étant l’un des

dix descripteurs les plus importants pour l’identification du timbre instrumental et comme un bon

estimateur de la brillance spectrale perçue [...]15.

En raison de son rôle primordial dans la reconnaissance et la caractérisation du timbre instrumental, la

brillance peut ainsi être considérée comme un paramètre pertinent sur le plan timbrique – et plus

généralement musical16. Correspondant à la fréquence moyenne d’un son pondérée par les amplitudes,

et de ce fait également appelée centroïde spectral 17 , la brillance en tant que descripteur audio

unidimensionnel a donné lieu au développement de programmes informatiques permettant son calcul

et sa représentation graphique sous la forme d’une courbe à partir d’un fichier audio source.

Un descripteur tel que la brillance peut être exploité en tant qu’outil dans le cadre de travaux relevant

du champ de l’analyse musicale, de façon à répondre à une problématique de type analytique. Il se

révèle particulièrement utile dans le cas de l’analyse des mesures 116-117 du deuxième mouvement,

« Arietta », de la Sonate op. 111 de Beethoven (Exemple 1), qu’une analyse formelle met en évidence

en tant que point d’articulation global à la fois tonal et timbrique du mouvement (Hérold, 2011,

p. 376-384). Le pianiste Michaël Levinas (2002, p. 372) commente en outre ce passage de la façon

suivante : « Si l’on écoute attentivement ce si bémol [grave], on constate que la fréquence de la note

descend très lentement du fait de l’évolution des harmoniques et de l’“enveloppe” du son. » Levinas

décrit ici une impression auditive particulière liée au si bémol figurant à la basse des mesures 116 et

117, dont la fréquence est perçue non pas comme stable mais comme évoluant légèrement vers le

grave. Ce type de discours émanant de la pratique musicale, en étroite relation avec la perception

15
Les principaux travaux auxquels Malt et Jourdan font référence dans ce passage sont John Grey, « Mutidimensional
Perceptual Scaling of Musical Timbres », Journal of the Acoustical Society of America, Vol. 61, no 5, 1977, p. 1270-1277 ;
David Wessel, « Timbre Space as a Musical Control Structure », Computer Music Journal, Vol. 3, no 2, 1979, p. 45-52 et
Stephen McAdams, Suzanne Winsberg, Sophie Donnadieu, Geert De Soete et Jochen Krimphoff, « Perceptual Scaling of
Synthesized Musical Timbres : Common Dimensions, Specificities, and Latent Subject Classes », Psychological Research,
no 58, 1995, p. 177-192.
16
La pertinence musicale et perceptive des descripteurs audio, développés principalement dans le cadre de la MIR (Music
Information Retrieval ou Music Information Research, respectivement extraction d’informations musicales ou recherche
d’informations musicales), constitue en effet une des conditions essentielles permettant l’utilisation de ces outils dans un
cadre musicologique.
17
L’expression « barycentre spectral » est parfois aussi utilisée.
8
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auditive du pianiste, nécessite d’être confronté à la réalité empirique. Partant de l’hypothèse que l’effet

sonore décrit par Levinas relève de la brillance, il est utile d’avoir recours au centroïde spectral pour

essayer de saisir ce qui est ici en jeu sur le plan du fonctionnement musical.

Exemple 1. Beethoven, Sonate op. 111, deuxième mouvement, mes. 114-120


(Beethoven, ed. B. A. Wallner, 1980, p. 326).

Deux extraits sonores de ce passage, interprétés respectivement par Michaël Levinas (1986) et Alfred

Brendel (1996),18 ont été analysés à l’aide du plugin « Linear Frequency Centroid »19 disponible par

l’intermédiaire du logiciel Sonic Visualiser© (Cannam, Landone et Sandler, 2010). Les données

numériques ont été exportées sur un tableur de type Excel® afin de pouvoir réaliser des courbes de

tendance permettant d’accroître la lisibilité des représentations graphiques obtenues. Ces dernières

font apparaître une chute significative du centroïde spectral, et donc de la brillance, dans les deux

extraits. Dans le cas de Levinas (Figure 1), la régularité de cette diminution est remarquable et entre en

étroite correspondance avec la description verbale que le musicien donne de ce passage. Dans le cas de

Brendel (Figure 2), le caractère plus irrégulier de la chute de brillance s’explique par un léger

gonflement du son au niveau du trille de la main droite, en opposition avec l’indication de decrescendo

de la main droite qui accompagne celle figurant également à la main gauche – toutes deux en

convergence avec la diminution de brillance qui caractérise ce passage20. Du point de vue de l’analyse

musicale, ces observations fondées sur le timbre mettent en évidence une divergence entre la notation

écrite et sa réalisation sonore à un moment tout à fait stratégique de la structure formelle de

18
Dans les deux cas, l’enregistrement a été effectué sur piano moderne.
19
Bibliothèque « vamp-example-plugins ».
20
Une solution à ce problème aurait pu être d’isoler la partie jouée par la main gauche à l’aide d’un filtrage sonore en amont
du calcul du « Linear Frequency Centroid ». La mise en œuvre de cette technique fait l’objet de la sous-section suivante.
Toutefois, dans le cas de cet exemple de Beethoven, un tel filtrage aurait nécessité de renoncer à considérer l’effet sonore
global, tel qu’il est notamment décrit par Levinas.
9
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l’« Arietta ». Elles rejoignent par ailleurs certaines conclusions du même ordre proposées par Rosen

s’agissant de l’impossibilité de tenir le si bémol aigu de la mesure 119 du même mouvement jusqu’à la

fin de sa valeur (Rosen, 2002, p. 20-22).

Figure 1. Linear Frequency Centroid et courbe de tendance de Beethoven, Sonate op. 111,
deuxième mouvement, mes. 116 (3e temps)-117 (Levinas, 1986)
(Analyse : Sonic Visualiser© ; type de fenêtre : Hann ; taille de la fenêtre : 4096 ; pas de la fenêtre : 1024).

Figure 2. Linear Frequency Centroid et courbes de tendance de Beethoven, Sonate op. 111,
deuxième mouvement, mes. 116 (3e temps)-117 (Brendel, 1996)
(Analyse : Sonic Visualiser© ; type de fenêtre : Hann ; taille de la fenêtre : 4096 ; pas de la fenêtre : 1024).

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2.2. Analyser le piano qui « chante » à l’aide d’un filtrage sonore

Un deuxième exemple de cas relevant de l’analyse timbrique concerne la mise en évidence du

phénomène consistant à faire « chanter » une mélodie au piano – pour reprendre le jargon des pianistes

–, notamment à l’aide de techniques relevant du filtrage sonore. Dans le domaine de l’acoustique,

comme le rappelle Castellengo (2015, p. 518), le filtrage constitue une « [o]pération qui consiste à

supprimer certaines composantes d’un son. [...] Un filtre passe-bande ne laisse passer que les

fréquences comprises entre deux limites de fréquences. S’il est très étroit, il peut ne laisser passer

qu’un harmonique. » Un tel filtrage de type passe-bande offre la possibilité de focaliser sur un élément

musical particulier d’un extrait sonore, sans pour autant le déconnecter de son contexte musical et

sonore de production – comme par exemple dans le cas du jeu instrumental d’une voix isolée. Cette

technique de filtrage s’avère très utile pour analyser une partie mélodique sous l’angle du timbre en

prenant en compte tout ce qui a trait à l’interaction de cette mélodie avec les autres parties

polyphoniques, tels les effets d’interférences et de résonances par sympathie. Le logiciel AudioSculpt©

est particulièrement efficace pour effectuer de telles opérations sur la base de fichiers audio, en offrant

la possibilité de procéder à un filtrage manuel par la sélection de la ou des bandes de fréquences qu’il

s’agit d’isoler. Dans le cas du filtrage d’une mélodie, il est ainsi possible de repérer les bandes

fréquentielles correspondant à la fois aux fondamentales et aux premiers partiels des notes mélodiques

afin de les isoler du reste du signal sonore.

Une telle technique de filtrage offre des perspectives intéressantes s’agissant de l’analyse timbrique du

Nocturne op. 9 no 2 de Chopin, en considérant notamment l’idée de piano qui « chante » telle qu’elle

est explicitée par Rosen (2002, p. 46) dans le contexte de la première mesure de la pièce (Exemple 2) :

Le sol de la main droite chante grâce au mi bémol situé quatre octaves plus bas, et les deux croches

qui suivent ce mi bémol grave continuent de renforcer à la fois le mi bémol et le sol, à la basse et à

la mélodie. Dans tout ce passage, l’espacement a été pensé par rapport à la vibration du piano –

une vibration rendue possible par la pédale, qui soutient les notes principales pendant que d’autres

notes arrivent, réactivant les harmoniques des premières.

Le caractère chantant de certaines notes mélodiques est ici envisagé en relation avec l’espacement

vertical des hauteurs jouées simultanément et en étroite corrélation avec l’utilisation de la pédale. Ce
11
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discours, qui – comme celui de Levinas discuté précédemment – émane essentiellement de la pratique

musicale, nécessite là également d’être confronté à la réalité empirique afin de mieux saisir les enjeux

musicaux de cette pièce sous l’angle du timbre.

Exemple 2. Chopin, Nocturne op. 9 no 2, mes. 1 et 10


(Chopin, eds. Jan Ekier et Paweł Kamiński, 2000, p. 18-19).

Partant de l’hypothèse que l’espacement des hauteurs possède un impact sur le timbre de la partie

mélodique de ce nocturne, une première étape consiste à procéder à un inventaire systématique des

configurations verticales des hauteurs de la pièce, directement à partir de la partition, en les organisant

sous la forme de classes fondées sur la notion de doublure spectrale21 de la mélodie (Hérold, 2014). Ce

travail met en évidence l’existence d’un total de 53 classes de distributions de doublures spectrales22,

la classe contenant le maximum d’éléments – donc de doublures spectrales simultanées de la mélodie

– étant représentée uniquement aux deuxièmes temps des mesures 10 et 18 de la pièce. Parallèlement à

cette démarche de formalisation, trois enregistrements de la pièce ont été réalisés avec trois pianistes

du conservatoire de Strasbourg.23 L’analyse comparative des extraits enregistrés de la mesure 10 de la

pièce (Exemple 2) a été effectuée sur la base d’un filtrage de la mélodie de la main droite isolant du

reste du signal sonore les fréquences des notes mélodiques et de leurs cinq premiers partiels

21
La notion de doublure spectrale est une généralisation de la notion de doublure à l’octave, prenant en compte le fait que
des espacements verticaux entre des voix tels qu’une octave et une quinte, ou une octave, une quinte et une tierce majeure,
occasionnent des doublures sous l’angle du timbre.
22
La notion de distribution de doublures spectrales fait ici référence à l’ensemble des doublures spectrales d’une note
mélodique donnée, autrement dit à l’ensemble des notes de la partie d’accompagnement qui possèdent dans leur série
harmonique une hauteur correspond à celle de la mélodie et qui induisent par conséquent un renforcement timbrique de cette
dernière. Au-delà des notes en elles-mêmes, il est possible de mettre en évidence un certain nombre de configurations de
hauteurs qui se trouvent en relation d’équivalence l’une avec l’autre, à une transposition près. Pour plus de précisions
concernant la dimension théorique de cette étude, voir Hérold (2014).
23
Les trois pianistes ayant collaboré à ce projet sont Valentin Mansard, Harmony Perdu-Alloy et Daniela Tsekova. Les trois
enregistrements du Nocturne op. 9 no 2 de Chopin ont été réalisés dans des conditions similaires – salle, instrument, matériel
et dispositif d’enregistrement identiques – et sur la base d’une même partition sur laquelle ont été notées précisément les
indications de pédale à respecter par les pianistes.
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et la performance musicales, dir. Philippe Lalitte, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2019, p. 15-33 – Postprint

(Figure 3). Dans les trois cas, la représentation en forme d’onde met en évidence une enveloppe

d’amplitude qui diffère selon le degré de fusion de la note mélodique avec le reste de

l’accompagnement. Les mi bémol présentent une attaque plus ronde et plus douce, contrairement aux

autres notes, ce qui se vérifie aussi à l’audition. Des effets de vibrato d’amplitude peuvent également

être observés, en particulier dans la version de Daniela Tsekova. Ces derniers contribuent à créer cet

effet de piano qui « chante » à un endroit de la pièce qui offre un potentiel de résonance maximal, en

raison du choix et surtout de l’espacement des hauteurs de l’accompagnement.

Figure 3. Formes d’onde et sonagrammes de trois enregistrements du Nocturne op. 9 no 2 de Chopin


(par Valentin Mansard, Harmony Perdu-Alloy et Daniela Tsekova, enreg. 20/01/2014), mélodie filtrée, mes. 10
(Filtrage : AudioSculpt© ; type de fenêtre : Hanning ; taille de la fenêtre : 8192 ; pas de la fenêtre : 1024 ;
Transient Preservation – Représentation : Acousmographe© ; type de fenêtre : Hanning ;
taille de la fenêtre : 8192 ; pas de la fenêtre : 1024).

2.3. Analyser l’organisation hiérarchique des timbres à l’aide d’un modèle théorique

Enfin, un troisième et dernier exemple de cas entrant dans le cadre de l’analyse timbrique concerne

l’organisation hiérarchique des timbres, qui peut être approchée à l’aide d’un certain nombre d’outils

développés dans le contexte de la théorie musicale. De façon générale, la notion de hiérarchie joue un

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et la performance musicales, dir. Philippe Lalitte, Éditions Universitaires de Dijon, Dijon, 2019, p. 15-33 – Postprint

rôle essentiel dans les mécanismes liés à la perception et à la cognition musicales. Comme l’explique

Philippe Lalitte (2005, p. 67) :

La conception hiérarchique est attrayante pour la psychologie cognitive parce que les structures

hiérarchiques sont des formes « économiques » de représentation. Elle possède de nombreux

avantages en termes de traitement et de stockage en mémoire. Ces avantages semblent être

particulièrement importants au moment où l’auditeur découvre les événements musicaux

successifs. L’expérience perceptive de l’auditeur étant irréversible, celui-ci aura donc à traiter, au

fur et à mesure, l’information en perpétuel changement.

En raison de son potentiel à rendre compte de types d’organisations qui soient en étroite

correspondance avec l’expérience perceptive de la musique, l’idée de structure hiérarchique de la

forme mérite d’être considérée sous l’angle du timbre. C’est précisément ce qui fait l’objet du chapitre

de Fred Lerdahl intitulé « Les hiérarchies de timbres » (Lerdahl, 1991), dans lequel l’auteur développe

un modèle théorique qui prolonge certains aspects de la théorie générative de la musique tonale

(Lerdahl et Jackendoff, 1983) – une théorie essentiellement centrée sur les hauteurs – au cas du timbre.

Dans ce travail quasi unique en son genre, Lerdahl s’appuie sur plusieurs notions fondamentales en

étroite relation avec le domaine de la psychologie cognitive, notamment les notions de tension et de

détente timbriques – qui donneront lieu par la suite à un certain nombre de travaux expérimentaux

avec des auditeurs (Paraskeva et McAdams, 1997 ; Pressnitzer et coll., 2000) –, ainsi que celle

d’espace de timbres, fondée sur l’idée de classer les timbres selon une échelle à une ou plusieurs

dimensions – que les travaux de John Grey (1976) avaient déjà exploité et qui a été discutée plus

récemment par Stephen McAdams (2015, en particulier p. 59-64).

De tels outils théoriques peuvent trouver une application dans le contexte de l’analyse timbrique

d’œuvres musicales issues de différentes époques, indépendamment du type de langage utilisé – tonal

ou non. Deux pièces en particulier ont permis de mesurer la portée analytique du modèle théorique

élaboré par Lerdahl : « Eusebius », extrait du Carnaval op. 9 de Schumann (Hérold, 2011, p. 209-2016

et 298-303), et « Sur un même accord », deuxième des trois préludes de Dutilleux (Hérold, 2016).

Dans ces deux cas, la première étape de l’analyse a consisté à répertorier les différents types de

timbres en présence au sein des pièces examinées, en s’appuyant conjointement sur les partitions de

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ces dernières et sur des réalisations sonores – directement au piano et par le biais d’enregistrements

donnant en outre accès à une représentation sous la forme de sonagrammes. Pour ce faire, il a été

nécessaire de déterminer un certain nombre de facteurs timbriques pertinents, spécifiques à chacune

des deux pièces. Puis, la comparaison et le classement des unités timbriques selon différents axes –

correspondant aux facteurs timbriques considérés – ont donné lieu à une représentation des timbres de

chaque pièce sous la forme d’un espace à deux ou trois dimensions selon le cas24 (Figures 4a et 4b).

De là découle tout le reste de l’analyse, qui consiste à appliquer les différents types de règles dérivées

de la théorie générative de la musique tonale, exposées dans Lerdahl (1991), pour obtenir les deux

représentations finales sous forme d’arbres syntaxiques, accompagnées du détail des structures de

groupement ainsi que des schémas représentatifs des réductions des prolongations qui s’appuient assez

logiquement – puisque l’analyse concerne ici la dimension timbrique de la musique – sur des

représentations sonagraphiques (Figures 5a et 5b). Au-delà des diverses interprétations auxquelles ces

formalisations analytiques peuvent donner lieu25, la mise en œuvre de ces analyses met en évidence la

possibilité de concevoir la structure d’ensemble de ces deux pièces sous la forme d’une organisation

hiérarchique établie sur la base de la seule dimension timbrique, appuyant ainsi de façon analytique

l’idée du timbre comme porteur de forme.

24
Ces espaces de timbre ont ceci de spécifique qu’ils correspondent à une représentation de la structure timbrique de chaque
pièce sous la forme d’un « portrait de phase » au sein duquel le déroulement temporel est représenté par les flèches reliant les
différentes unités entre elles. Dans le cas de Schumann, les facteurs timbriques pris en compte dans l’analyse sont la densité
verticale, la densité horizontale et l’harmonicité – ces trois facteurs pouvant chacun donner lieu à une quantification. Le cas
de Dutilleux est plus complexe, puisque la pièce se fonde sur des unités timbriques dont l’évolution tient à l’interaction de
plusieurs facteurs timbriques. Pour plus de précisions au sujet de ces analyses, voir Hérold (2011 et 2016), ainsi que Nathalie
Hérold, « What about Timbral Hierarchies ? Propositions for a Hierarchical Analysis of Timbre in Tonal and Post-Tonal
Music », 13th International Music Theory and Analysis Conference, Gruppo Analisi e Teoria Musicale, Rimini, 1er octobre
2016.
25
Voir à ce sujet Hérold (2011) et Hérold (2016).
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Figures 4a et 4b. Espace de timbres tridimensionnel dans « Eusebius » de Schumann (Figure 4a) et
bidimensionnel dans « Sur un même accord » de Dutilleux (Figure 4b).

Figures 5a et 5b. Réduction des prolongations dans « Eusebius » de Schumann (Figure 5a, Skoumal, 1997) et
« Sur un même accord » de Dutilleux (Figure 5b, Queffélec, 1996)
(Représentation : Acousmographe© ; type de fenêtre : Hanning ; taille de la fenêtre : 8192 ;
pas de la fenêtre : 1024).

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Quelques remarques conclusives s’imposent sur la base des trois cas discutés ci-dessus et en regard

des interrogations formulées en introduction de ce chapitre. Tout d’abord, ces différents exemples

montrent à quel point la mise en relation étroite d’objets écrits – tels que des partitions – avec des

objets sonores – tels que des enregistrements –, susceptibles de s’éclairer mutuellement sous l’angle

du timbre, se situe véritablement au cœur des pratiques de l’analyse timbrique. La confrontation

d’idées analytiques nourries de la partition avec la réalité sonore d’une œuvre musicale est essentielle

dans le cas du timbre, tout comme l’extension au cas timbrique de théories analytiques initialement

centrées sur les hauteurs – comme la théorie générative de la musique tonale. En outre, l’analyse

timbrique se caractérise par une palette diversifiée de méthodes et de représentations reliées, qui

découlent à la fois des spécificités des objets musicaux soumis à l’analyse et des objectifs analytiques.

Au-delà d’une certaine image kaléidoscopique du timbre qu’elles contribuent à véhiculer, ces

méthodes d’analyse et ces représentations de type graphique – souvent indissociables de l’outil

informatique – soulignent la complexité que le phénomène timbrique introduit dans le champ de

l’analyse musicale. Cette complexité tient également, pour une certaine part, au lien étroit qui unit

l’analyse timbrique au phénomène – et de façon corrélative aux sciences – de la perception. Les

exemples discutés dans le cadre ce travail mettent en évidence le fait que la perception, qui sert de

fondement – tantôt empirique, tantôt théorique – aux développements analytiques et théoriques, tient

une place de choix en amont du processus analytique, même si des tests avec des auditeurs – en aval –

pourraient également être envisagés. Par ailleurs, le recours à des discours de musiciens permet de

fonder l’analyse sur des éléments relatifs à l’expérience musicale et perceptive vivante, qu’elle relève

de l’exécution instrumentale ou de l’écoute de façon plus générale. Enfin, l’analyse timbrique suscite

une ouverture de l’analyse et de la théorie musicales aux champs de la musicologie empirique, de la

musicologie computationnelle et de l’informatique musicale, et plus généralement à une musicologie

du son – c’est-à-dire une science du son musical –, dont les contours restent à préciser, mais qui

s’inscrit clairement comme une des principales perspectives d’avenir dans le domaine des sciences de

la musique.

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Partitions

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Works of Fryderyk Chopin, série A vol. V, Polskie Wydawnictwo Muzyczne, Cracovie, 2000.

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