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LA PLUME EMPOISONNÉE
(THE MOVING FINGER)
Traduction de l’anglais
par LOUIS POSTIF
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LE MASQUE
CHAPITRE PREMIER
1
— Seulement ?
— L’ennui, avec les lettres anonymes,
c’est que l’épidémie se propage vite.
Il y eut un silence.
— Vous n’avez aucune idée, demandai-
je, de la personnalité possible de l’auteur de
ces lettres ?
— Aucune, malheureusement.
Il réfléchit quelques secondes et
poursuivit :
— Lorsque la maladie des lettres an-
onymes est signalée quelque part, voyez-
vous, la première chose à faire est de recon-
naître sa nature exacte. Si les lettres sont
toujours adressées à la même personne ou au
même petit groupe d’individus, on peut con-
sidérer qu’elles sont motivées et leur auteur
est généralement quelqu’un qui a ou croit
avoir quelque grief contre ses correspond-
ants et qui, par ce moyen infâme, assouvit sa
secrète rancune. Dans ce cas, l’auteur des
lettres, qui est rarement un malade, est assez
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— C’est drôle.
— Qu’est-ce qui est drôle ?
— La famille…
Je me demandai quelle pensée lui tra-
versait l’esprit et nous marchâmes en silence
pendant un moment. Au bout d’un instant,
d’une petite voix timide, elle reprenait la
conversation.
— Vous étiez bien aviateur, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et c’est dans un accident que vous
avez été blessé ?
— Oui. Je me suis écrasé au sol.
Après un nouveau silence, elle reprit :
— Ici, personne n’a jamais volé.
— Ça ne m’étonne pas, fis-je. Ça vous
plairait de voler, Megan ?
Elle me regarda, très surprise.
— Moi ?… Grands dieux, non ! Je ne
tiendrais pas le coup ! Je suis déjà malade en
chemin de fer.
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— Oui.
Elle soutint mon regard sans broncher.
Il y avait dans ses yeux mélancoliques je ne
sais quelle tristesse.
— Vous haïriez les gens aussi, ajouta-t-
elle, si vous étiez comme moi, si vous aviez
l’impression d’être en trop.
— Vous êtes sûre, lui demandai-je, que
vous ne vous faites pas des idées ? Vous ne
feriez pas un peu de neurasthénie ?
Elle haussa les épaules.
— Les gens vous disent toujours des
choses de ce genre-là quand vous dites la
vérité ! Car c’est la vérité. Je suis « en trop »
et je vois bien pourquoi ! Maman ne m’aime
pas. Probablement parce que je lui rappelle
mon père, qui était méchant avec elle et qui,
à ce qu’on m’a dit, n’était guère facile à vivre.
L’ennui, c’est que les mères ne peuvent pas
dire qu’elles ne veulent pas de leur enfant et
s’en aller. La chatte mange ses petits, elle. Ce
n’est pas bête. Ça ne fait pas d’histoires et il
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— Le Tout-Puissant, remarquai-je,
aurait pu choisir une méthode moins
désagréable !
Miss Emily répliqua que les voies de
Dieu étaient impénétrables.
— Non, ripostai-je. On a trop tendance à
attribuer à Dieu des misères que l’homme ne
doit qu’à lui-même. Je vous concède le Di-
able. Pour Dieu, je crois qu’il n’a vraiment
pas besoin de nous punir. Nous nous en
chargeons nous-mêmes !
— Ce que je ne comprends pas, reprit-
elle, c’est pourquoi quelqu’un envoie ces
lettres !
Je haussai les épaules.
— Un esprit pervers !
— C’est bien triste !
— Ce n’est pas triste, c’est horrible !
— Mais ça ne nous dit pas pourquoi !
Enfin, quel plaisir peut-on prendre à écrire
ces infamies ?
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— Pourquoi non ?
Il ne répondit qu’au bout d’un instant.
— Après tout, fit-il, vous avez peut-être
raison. Lymstock est assez malsain pour le
moment et toutes ces histoires peuvent vous
faire du mal, à vous ou à votre sœur…
— Joanna s’en moque éperdument. Elle
peut tout encaisser. Si quelqu’un ne tient pas
le coup dans la famille, c’est moi. Et je dois
avouer que j’en ai par-dessus la tête de toute
cette affaire !
— Vous n’êtes pas le seul !
J’avais la main sur le bouton de la porte.
— Pourtant, repris-je, réflexion faite, je
ne partirai pas. La curiosité la plus vulgaire
l’emportera sur ma pusillanimité. Je resterai,
parce que je veux savoir comment tout ça
finira !
J’entrai.
Une secrétaire quitta sa machine à écrire
pour m’accueillir. Elle était très minaudière
sous ses cheveux ondulés, mais je la trouvai
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— Généralement, oui.
Elle me dévisageait avec surprise, ne
devinant pas où je voulais en venir. Je pres-
sai la sonnette. Mary entra peu après.
— Cette Agnès Woddel, lui dis-je, elle est
bien en place, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur. Chez Mrs. Symming-
ton. Ou, plutôt, chez Mr. Symmington.
Je jetai un coup d’œil à la pendule. Elle
marquait dix heures et demie.
— À cette heure-ci, demandai-je, elle
doit être rentrée ?
Mary posait sur moi un regard
désapprobateur.
— Oui, monsieur, répondit-elle. Chez les
Symmington, les bonnes doivent rentrer
pour dix heures. C’est l’usage, ici.
— Je vais l’appeler au téléphone.
Je gagnai le hall, suivi de Mary, dont les
yeux disaient la colère, et de Joanna, très
intriguée.
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— Bien, il me semble !
— Miss Holland s’occupe un peu de
vous ?
— Elle est très aimable. Un peu idiote,
mais ce n’est pas sa faute !
— Ce n’est pas très gentil, ce que vous
dites là, mais c’est probablement vrai. Allez,
montez ! Je vous reconduis !
Qu’on ne s’inquiétât jamais de ce que de-
venait Megan, c’était faux. Symmington était
sur le pas de sa porte quand nous arrivâmes.
Il reconnut ma voiture et me cria, avant
même qu’elle fût arrêtée :
— Megan est avec vous ?
— Je vous la ramène.
Elle sauta à terre.
— Megan, lui dit-il, il ne faut pas t’en al-
ler comme ça sans prévenir personne !
Miss Holland t’a cherchée partout !
Megan murmura quelques mots par-
faitement inaudibles et, passant devant son
père, rentra dans la maison.
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Symmington soupira.
— Une grande fille qui n’a pas une mère
pour s’occuper d’elle, c’est une bien lourde
responsabilité ! Elle est tout de même trop
âgée pour que je la remette en pension !
Il me regardait d’un œil soupçonneux.
— Vous l’avez emmenée faire une
promenade ?
Je jugeai préférable de le lui laisser
croire et je répondis oui.
CHAPITRE XI
1
— Oh !
Elle n’en dit pas plus. Dans cette exclam-
ation, il y avait de la surprise, mais rien
d’autre. Elle n’était pas stupéfaite. Pas
choquée, non plus. Surprise, simplement.
— Vous venez bien de dire que vous
voudriez m’épouser ? demanda-t-elle au bout
d’un instant, comme quelqu’un qui n’est pas
sûr d’avoir bien compris.
— Oui. C’est mon unique ambition et
mon désir le plus cher !
— Alors, vous seriez amoureux de moi ?
— Oui, Megan, je vous aime !
Elle me regarda longuement, d’un air
grave.
— Je crois, dit-elle enfin, que vous êtes
l’homme le plus gentil qu’il y ait sur la terre…
Mais je ne vous aime pas !
— Je vous forcerai bien à m’aimer !
— Non ! Je n’aime pas qu’on me force !
Puis, après une courte pause, elle
ajouta :
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Je protestai.
— Megan n’est plus une enfant !
— Par l’âge, non. Mais…
— Elle aura son âge quand on lui per-
mettra de l’avoir ! lançai-je avec humeur. Je
sais qu’elle n’a pas vingt et un ans, mais il ne
s’en faut que d’un mois ou deux. En ce qui
me concerne, moi, je vous ferai tenir tous les
renseignements que vous pouvez désirer. Je
suis à mon aise et j’ai toujours mené la vie
d’un honnête homme. Je suis sûr de rendre
Megan heureuse.
— Je n’en doute pas. Mais… c’est à elle
de décider !
— Je ne suis pas inquiet là-dessus, dis-
je. Il n’y a qu’à attendre. Seulement, je tenais
à vous bien préciser mes intentions.
Il me dit qu’il m’en savait gré et nous
nous séparâmes dans les termes les plus
cordiaux.
3
— Odieux !
— La vérité sautait aux yeux. Vous savez,
monsieur Burton, que vous l’avez très bien
sentie ?
— Moi ?
— Mais oui ! Vous m’avez tout dit ! Vous
aviez parfaitement perçu les relations
existant entre les différents éléments de l’af-
faire et vous avez simplement manqué de
confiance en vous. Vous n’avez pas osé inter-
préter ce que vous ressentiez. Par exemple,
cette phrase qui vous exaspérait : « Pas de
fumée sans feu ! » Elle vous agaçait, mais
vous l’aviez très correctement cataloguée,
étiquetée : un écran de fumée. C’était bien
ça ! Elle trompait tout le monde. On re-
gardait ailleurs. On s’occupait des lettres an-
onymes. Mais, justement, il n’y avait pas de
lettres anonymes !
— Ma chère Miss Marple, permettez-moi
de soutenir le contraire : j’en ai reçu une !
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— Mais pourquoi ?
— Mon Dieu, ma chère amie, vous ne
vous êtes pas aperçue que, toute sa vie,
Aimée Griffith a été amoureuse de
Symmington ?
— Pauvre femme ! murmura Mrs. Dane
Calthrop.
Miss Marple poursuivit :
— Ils avaient toujours été bons amis et je
pense qu’à la mort de Mrs. Symmington
Aimée s’est dit qu’un jour… peut-être…
Elle toussa discrètement et, laissant sa
phrase inachevée, continua :
— Et puis, on a commencé dans le pays à
parler des ambitions d’Elsie Holland. Aimée
a été ulcérée. Elle a vu dans Miss Holland
une intrigante qui allait lui voler l’affection
d’un homme dont elle n’était pas digne… et
elle a fini par succomber à la tentation. Pour-
quoi n’ajouterait-elle pas, à toutes les autres,
une lettre anonyme qui ferait peur à Elsie et
la déciderait à quitter la place ? La chose lui
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FIN
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