J e me revois encore, assis sur les talons, le menton collé sur la poitrine,
l’œil écarquillé sur le sol brut. Je regarde tomber un à un des flocons de
cheveux. On me rase le crâne, sous le toit de notre gourbi, tout près du
kanoun, le foyer. Le feu dont j’entrevois la lueur, je le sens, me réchauffe le
dos. Sage et crispé, je jauge le tas confus de poils et de mousse, puis voilà
que je lève les yeux, sans bouger le visage, et mon regard s’évade soudain
au-dehors. J’aperçois, à travers le cadre étriqué de la porte, un paysage
immaculé, totalement recouvert de neige. Ici et là, émergent juste des
« touffes » d’arbres noirâtres qui happent mon attention. Et m’intriguent. En
un clin d’œil, une similitude s’impose à mon esprit : les mèches et les
bosquets sombres, noyés dans la même masse blanchâtre, sous mes genoux
et à l’horizon. « Tiens, c’est la même chose ! », me suis-je alors exclamé en
mon for intérieur.
Cette séquence, ce cliché en noir et blanc, est ce que j’ai toujours cru
être mon plus vieux souvenir. J’entends le plus ancien, si tant est qu’il
puisse exister, celui en deçà duquel il n’y aurait que les ineffables limbes de
la tendre enfance, autant dire un tohu-bohu à jamais enfoui, inaccessible à
l’esprit humain. Aussi loin que je m’en souvienne, l’aspiration à repêcher ce
moment clé n’a eu de cesse de m’obséder, jusqu’au vertige. Très tôt, à vrai
dire dès la puberté, je me suis trituré les méninges, j’ai écumé le fin fond du
puits de mes souvenirs afin d’en repêcher « le » plus ancien, tapi sous
l’entassement des autres… Celui qui sera censé inaugurer mon album
personnel, servir de page de garde de mon improbable roman intime. Très
tôt, également, j’ai cru dur comme fer avoir enfin déniché cet instant phare,
avec les sensations du rasage de crâne au coin du feu, au cœur de l’hiver…
De fait, j’aurai fait, de ma boule à zéro, le point zéro de mon parcours.
Pourquoi ai-je jeté mon dévolu sur cet épisode en particulier et pas sur
un autre ? Je l’ignore et ne cherche du reste pas à en savoir plus là-dessus.
Est-il véridique au moins ? Je n’en sais rien mais je vis avec, comme si. Il
me va « comme un anneau au doigt », dirait un adage de mon terroir. Il s’est
imposé d’emblée à mon esprit, voilà tout, et si intimement que j’éprouve
même une sainte frayeur à l’idée de le révoquer, comme si alors, tout le
château de cartes de mes souvenirs risquerait de s’effondrer ou de
s’embrouiller. Une question, quand même, s’est posée à moi : pour quel
motif urgent irait-on raser la tignasse d’un bambin, qui plus est durant
l’implacable hiver kabyle ? J’interroge ma mère qui me dit d’abord ne pas
s’en souvenir ; j’insiste, car je la sais superstitieuse, elle plisse alors le front,
se penche vers moi, l’air de me confier un secret explosif, et me susurre un
mot, un seul : « tifouss ». Je saisis au quart de tour, c’est le typhus, le fléau
ancestral, le Grand Faucheur, l’ennemi du genre humain, le cauchemar de la
Kabylie ! Un mot funeste, aussi familier et néfaste que le nom de Satan…
Et qui renvoie au pou, ce sanglier des tignasses, ce diablotin qui se niche
parmi les roseaux des poils, fléau si singulier qu’on ne le désigne jamais par
le pluriel. Un terme qui survit encore et toujours au mal qu’il a fait : ne dit-
on pas, du côté de chez moi, d’un individu très affaibli qu’il est un mtifass,
soit un « entyphussé » en françarabe ? Il me semble qu’il ne déparerait pas
le Robert ni le Littré. Le typhus a hanté l’Algérie tout au long du XIXe siècle
et bien au-delà, autant sinon plus encore que d’autres fléaux coutumiers du
cru, le criquet, la pelade ou la malaria. Il y aurait fauché presque un million
d’âmes, « indigènes », colons et militaires français confondus. Face à ce
spectre insidieux, le pauvre n’a guère d’autre recours et secours que le
rasoir, pour se « dépoiler », rendre son crâne aussi lisse qu’un oignon
épluché, afin de ne laisser plus aucune niche au pou.
Quel âge ai-je pu avoir en ce rude hiver ? Inutile de se gratter le crâne,
aucun parent n’est en mesure de me renseigner, n’ayant point eu alors
d’autres mesures du temps que le rythme des saisons, la succession des
récoltes et les mises bas du petit bétail… À la réflexion, je le fixerais, pour
ma part, à trois ans. Peu loquace, dès qu’il s’agit d’évoquer ces aigres
années, ma mère s’étend en revanche volontiers sur la rigueur d’un froid
inhabituel – « du feu glacé » – qui aurait perduré jusqu’au printemps : on
n’aurait même pas vu les fèves fleurir ! Aux yeux de nos paysans, la
floraison de ce légume-roi du djebel est l’un des repères majeurs de
l’existence. Si je table sur l’âge ainsi retenu, cela ferait coïncider ce froid
polaire avec la fin 1956 ou, à la rigueur, le début 1957. Je compulse les
journaux de l’époque et j’apprends que la France a subi cette année-là
« l’hiver le plus implacable du XXe siècle », le gel ayant envahi jusqu’au
littoral corse, le mercure descendant à - 20 °C à Aix-en-Provence. Ce ne
sont alors pas les naufrages de navires ni les bourrasques dévastatrices qui
font les gros titres, mais les attentats aveugles et les raids aériens qui, depuis
deux ans, embrasent l’Algérie. L’effectif militaire du contingent atteint,
déjà, quatre cent cinquante mille hommes, soit un soldat pour seize
Algériens, tous âges confondus. Cela, sans compter les dizaines de milliers
de policiers, gendarmes, gardes-champêtres, harkis, moghazni et autres
supplétifs musulmans…
Je reviens à mon gourbi, à supposer que j’en sois un jour sorti. J’y ai
vu le jour, la nuit du 20 septembre 1953 ; à 23 heures, si j’en crois l’acte
d’état civil, rédigé par l’officier Roger Dechaux, sur la foi de mon grand-
oncle Mohamed, à Djidjelli. Un moment incertain, nos parents, ignorants du
calendrier et dépourvus d’horloge, aux yeux de qui il n’y a que quatre
« heures », le matin, le midi, le soir et… la nuit. J’ai ouvert les yeux, en tout
cas, sur la pénombre, et la première lueur qui s’y projeta fut celle du feu, du
petit kanoun, creusé à même le sol, qui réchauffe et illumine. Je suis le
deuxième enfant du foyer où je rejoins mon frère Derradji. Lui a dû me
voir, c’est sûr. Moi je n’aurai pas eu la joie de jouer avec lui, la mort me
l’ayant ravi juste au moment où il a commencé à parler. Je n’ai rien eu de
lui, pas un cliché, juste de rares mots de mes parents. « Il était roux, et
ravissant comme un roumi », soupire ma mère, jusqu’à nos jours. « J’étais
avec lui sur le mulet, répétait mon père, nous allions au souk, et puis en y
arrivant il a tendu le bras et m’a dit : “Papa, regarde, il y a des soldats !” »
J’entends encore, avec un émoi intact, sa voix se nouer, en évoquant cet
épisode…
Quant à ma mère, je déplore autant que je respecte son omerta, à
propos d’une période où j’aspire à tout savoir quand elle persiste à tout
oublier. Volubile en diable, douée d’un bagout notoire doublé d’un sens
inné du théâtre pimenté d’un humour corrosif, elle « cale » dès qu’il est
question du passé familial. J’ai dû batailler pour lui arracher cet aveu sur le
décès de Derradji. « Il a été dévoré par le serpent, de l’intérieur, dans son
petit ventre. » Ce « serpent », c’est l’ascaris, une horreur de ver intestinal
qui a l’aspect d’un spaghetti. J’en ai pâti moi aussi et il a failli m’emporter,
à mon tour. Je me revois encore épuisé et hagard, obnubilé par le spectacle
insolite de gerbes de vers jaillis de mon estomac, qui s’agitent à l’air libre,
s’entortillent, s’étirent vers le haut… Étant resté plutôt mince sinon fluet,
l’on m’a souvent raillé en m’indiquant, sur un ton mi-sérieux mi-ironique,
qu’à mon insu et en mon sein je dois encore en nourrir.
Au djebel, pour insalubre qu’il soit, un domicile n’est pas une
habitation profane, c’est bel et bien un temple, un espace quasiment sacré. Il
a beau n’être qu’un foyer ingrat, flanqué de murs tout de guingois, il n’en
est pas moins censé, aux yeux de celui qui y loge, le mettre à l’abri des
esprits malins qui pullulent au-dehors, le préserver d’un mauvais œil
toujours à l’affût. Plus qu’un gîte, c’est un asile, un couvent inviolable. Je
saisis mieux, avec le recul, pourquoi le moindre geste du quotidien obéissait
à un rituel méticuleux, nimbé de superstitions. Il ne subsiste, hélas !, de la
chaumière qui m’a vu naître que mes… souvenirs, nulle photo, pas le
moindre croquis, les ethnographes coloniaux n’ayant jamais « reconnu » ces
lieux. J’y suis retourné, pour les besoins de ce récit ; il n’y a plus que des
éboulis épars, couverts de lichens, envahis de ronces. J’ai alors réalisé in
situ à quel point notre « art » de bâtir est archaïque. Bâti à sec et plutôt en
pente, nature du terrain oblige, le gourbi abrite sous un même toit de diss, le
chaume du cru, trois espaces distincts, aménagés et dénivelés en autant de
gradins, et cependant ouverts les uns sur les autres : en haut, l’enclos pour
les ovins et les caprins ; en contrebas, l’emplacement pour le bétail et les
volailles, doté d’une issue propre ; et, au milieu, le séjour des humains, qui
dispose, lui aussi, d’une entrée spéciale. Si le sol est un parterre brut, nu, les
murs sont recouverts d’un enduit de bouse et de paille, blanchis à la chaux,
chez les riches.
Creusé au pied de la paroi qui fait cloison avec l’enclos des ovins, le
kanoun sépare en deux moitiés égales la pièce du séjour ; l’une sert de
couche aux parents, l’autre aux enfants et, à l’occasion, aux invités. Du
plafond, si bas qu’un homme debout levant les bras aurait l’air de le
soutenir, pendent, au milieu d’une foison de brindilles de diss, tresses
d’oignons, bouts de graisse d’agneau ou piments séchés et, ici et là, bien au-
dessus des couches étalées la nuit à même le sol, des colliers d’amulettes,
talismans, philtres et autres gris-gris, cousus dans du cuir ou mis en fioles,
veillant sur le sommeil des justes. Cet univers si primitif et aussi
incommode n’en a pas moins ses exclus, le mulet, l’âne et le chien, tous
voués à coucher dehors, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il gèle.
Et s’il y a deux portes sans verrou, qu’on referme la nuit en les calant
d’un tronc d’arbre, il n’y a, en revanche, ni fenêtres ni bouches d’aération.
Le gourbi ne respire qu’au travers du toit de chaume par lequel il transpire
la fumée du foyer. Au bas du mur inférieur, qui délimite l’étable du dehors,
un petit trou, d’où s’écoulent les déjections du bétail : c’est le « cul de la
maison » tandis que l’âtre en est le cœur battant et crépitant, l’endroit
autour duquel se réunissent parents et enfants pour manger et se resserrent
pour dormir, non sans accueillir à leurs côtés, par les nuits très froides, les
petits des animaux. Ah ! tant de fois ai-je eu la joie de m’allonger tout près
d’un veau ou de serrer tout contre moi un agnelet, à la lueur déclinante des
braises…
En songeant à ces nuits mêlant bêtes et hommes dans une solidarité
bien « animale » face aux rigueurs du ciel et de la terre, je me demande s’il
ne faut pas voir là la source de mon vif et très précoce intérêt pour le culte
chrétien, au travers, entre autres, de ma fascination pour la crèche de Noël,
à commencer par celle de Bethléem où je me rendrais bien plus tard, pour
couvrir en journaliste la célébration de la Nativité. Bercail et berceau, le
gourbi est une chapelle intime où cohabitent, néanmoins, enfants d’Adam
en chair et en os et esprits impalpables, ces gardiens aussi invisibles que
vigilants du temple domestique, avatars berbères des dieux lares romains.
Ils veillent sur le foyer dont les portes ne doivent jamais être closes de jour,
pendant que les rejetons d’Adam vaquent à leurs occupations. Gare à celui
qui y introduirait un article illicite, ne serait-ce qu’une fiole d’alcool, un sou
mal acquis ou un miroir, du tabac ou même un simple jeu de dominos ! Son
« sacrilège » ferait aussitôt fuir les sentinelles du gourbi. Aucun objet n’est
superflu, chacun correspond à un usage précis, d’où son aspect très fruste
de moulin ouvert, inhospitalier, inquiétant. Ainsi, point de chaises pour
s’asseoir, ni de table, même basse, et pas plus de sommier ni de lit ;
l’intimité y est inimaginable et l’isolement impossible ; c’est tout, sauf un
lieu de réception ou de repos. Bien qu’ouvert, béant, c’est un endroit à part,
le saint des saints, uniquement consacré à des opérations « magiques » :
manger, copuler, accoucher, se coucher, mourir… J’aurais pu ajouter : prier,
mais, dans cet univers que je qualifierais volontiers de « païen », je n’ai
jamais vu de gens prier à l’intérieur, mais seulement au-dehors, et très
rarement du reste. La maison n’est pas le lieu où l’on vit, mais celui où l’on
« dort la nuit », ainsi que l’exprime clairement son nom arabe, beït, que l’on
retrouve, entre autres, dans Bethléem…
Ouvert et secret, le gourbi est a priori un bastion vide, un sphinx sans
secrets. On en fait le tour complet, et l’inventaire du mobilier qui s’y
trouve, d’un seul coup d’œil : ustensiles de cuisine en bois ou argile cuite,
rien de métallique si ce n’est un couteau, des sacs de toile renfermant grains
et légumes secs, des cruches et des bocaux pour l’huile d’olive, le lait et
l’eau de source, une baratte en peau de chèvre, une lampe à pétrole haute
d’un empan, posée au-dessus du kanoun, des nattes, des tapis et des
couvertures qu’on étale le soir pour dormir et qu’on range au lever, afin de
dégager le séjour. Tout est là, ou presque, car la richesse est ailleurs, au-
dehors, dans les pâturages : c’est le bétail qui est, comme son nom el-mal
l’indique sans détours, le seul et vrai « capital » aux yeux de tous. On
extrait de ce capital sur pattes un pur produit de luxe, le beurre, un nectar si
précieux qu’on le dépose dans une jarre scellée avant de l’enfouir sous
terre, à l’intérieur du gourbi, bien entendu, et à un emplacement connu de
deux ou trois initiés, et d’eux seuls. Fruit du labeur et de la privation, ce
trésor n’est exhumé de sa cache, dans un silence religieux, que pour les
grandes occasions de la vie, soit naissance, circoncision, mariage, mort. Et
pour un usage aussi ritualisé que parcimonieux : on retire juste la portion
qu’il faut pour la déposer sur la semoule chaude du couscous et on mélange
le tout afin d’en relever le goût.
Une exception dans l’exception, toutefois : l’« essoufflée », ainsi qu’on
désigne la femme en couches, y a droit matin, midi et soir, une bonne
semaine durant, jusqu’à la fête du septième jour, en l’honneur du garçon
qu’elle a « ajouté » à la tribu des fils d’Adam. Alitée, elle est dorlotée, on
lui prépare un mets rituel, le r’fiss, une sorte de marmelade mêlant beurre
et, en grosses quantités, semoule, armoise, miel, fenugrec, pâte de dattes,
thym et sucre. Après m’avoir mis au monde, ma mère a eu droit, elle aussi,
à son dû, elle qui a bien mérité du clan en l’étoffant d’un homme de plus.
Autant parler d’un don pour un don, puisque chez nous, engendrer, rajouter
et prodiguer sont synonymes. Aussi, chacun croit que tout nouveau-né
n’arrive ici-bas que dûment suivi de sa portion de l’univers qui lui revient
de droit divin, une part inaliénable. Il débarque aussi muni de sa feuille de
route qui anticipe a priori son parcours du berceau au tombeau. Qu’est-ce
un nourrisson qui vient au jour aussi bien loti, qui plus est auprès de
l’étable, si ce n’est un petit Jésus, au regard de ces fellahs dont les aïeux ont
connu la Nativité des siècles bien avant les Irlandais ou les Polonais ? Les
esprits qui veillent sur le foyer n’auront plus d’yeux que pour lui. N’est-il
pas encore qu’un angelot, un « enfant de lait », que sa fragilité même
expose à vif déjà aux dards du mauvais œil du voisin, mais surtout au fiel
d’une kyrielle d’esprits maléfiques, parmi lesquels ressort l’implacable
« Sœur des enfants », ainsi nommée par antiphrase, mi-femme mi-ogresse,
une ganache stérile qui a, par dépit, voué son existence à élucubrer les pires
expédients pour ravir aux mères le miraculeux fruit de leurs entrailles.
Ici, engendrer est un miracle. Il a beau être un don du ciel, le
nourrisson reste un cadeau précaire, et révocable, soumis aux assauts d’une
nuée d’esprits démoniaques, aussi invisibles qu’omniprésents, toujours sur
la brèche. Afin de s’en prémunir, il est impératif pour les parents de
maîtriser l’usage tatillon d’un imposant arsenal d’amulettes, de philtres et
de mots d’ordre magiques. Ainsi, dès qu’il vagit, placenta et cordon
ombilical sont-ils enveloppés dans des chiffons pour être aussitôt mis sous
terre, dans un champ, loin de tout regard indiscret. Après quoi, il ne faut
surtout pas laver ce don du ciel, mais juste l’essuyer, le sécher ; il doit rester
oint de son « jus » jusqu’à… la clôture de la fontanelle, soit trois mois, une
saison. Aussi doit-il, jusqu’à la fin de ce délai, demeurer dans le gourbi ;
l’en sortir revient à l’exposer au péril, il suffirait d’un mauvais coup
d’œil… Et ce, alors qu’il n’est pas encore un humain : tant qu’il restera
confiné dans son huis clos, il n’est qu’un ange, au sens premier du mot, un
être pur, oint du placenta, indemne de toute souillure terrestre. Il ne
deviendra un fils d’Adam que lorsqu’il sortira, enfin, au grand jour, non
sans avoir été d’abord dûment lavé et « épluché », qu’il foulera le sol ferme
et verra le soleil lui accoler une ombre qui ne le lâchera plus jamais d’un
pas, jusqu’à son trépas, son « retour au Ciel ». N’ayant point échappé à ce
sacro-saint rituel qui relève plus du tabou que de la foi, j’ai ainsi passé la
première saison de mon existence confiné dans l’âcre pénombre d’une
cahute, où l’air immobile exhale un mélange d’odeurs de pain qui cuit, de
bouse qui sèche et de branchages qui se consument dans le kanoun. Le tout,
sous un toit recouvrant, la nuit, plus de bêtes que d’hommes. Bien entendu,
je ne me souviens de rien quant à ce long séjour à l’abri de la lumière, ni
des soins rituels dont je fus l’objet adulé.
Ce refus du jour et du dehors aura été le premier tabou, et non le
dernier, à succomber au conflit, avec son lot d’intrusions abruptes de soldats
dans les gourbis, d’évacuations forcées des occupants. Je repense à
l’extinction sans appel de cet immémorial dogme paysan, chaque fois que je
revois le film Fellini Roma, avec sa saisissante séquence des ouvriers qui
creusent un tunnel de métro et dont le projecteur révèle, soudain, dans le
noir absolu, des fresques antiques ; elles se dissipent en un clin d’œil sous
l’effet instantané du faisceau de lumière qui, d’un seul coup, les sort de
l’ombre et les abolit à jamais. Tout un univers de rites et de gestes magiques
a ainsi disparu, et, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, je ne sache
pas qu’il y ait un document en faisant état et encore moins un étudiant ayant
cherché à le restituer, à défaut de l’étudier, en interrogeant les anciens qui
survivent ici et là. Je ne suis pas sûr, cela étant dit, qu’il trouverait preneur,
ou plutôt donneur, si j’en juge par la pudeur de ma propre mère, sinon sa
répulsion, face à mes questions, pourtant des plus banales.
Je reviens à l’essoufflée, objet de tous les égards, pour peu que le don
du ciel soit un ange de sexe masculin. On lui réserve une couche à part,
trois mois durant, près de l’âtre qui va la séparer d’autant du mari, réduit à
dormir seul et à qui il est interdit de s’occuper du nourrisson, la mère et
l’enfant étant le seul vrai couple du moment. C’est elle, et elle seule, qui
essuie le corps du bébé, à l’aide d’un simple chiffon sec. À défaut de talc,
totalement inconnu, on retire des brindilles de chaume, qui pendouillent du
plafond, une poudre marron, couleur de suie et texture café moulu très fin,
déposée par la fumée du kanoun en passant à travers le toit. La mère
saupoudre tout le bas-ventre et l’entrecuisse de l’angelot, avant de plonger
l’index droit dans un pot de goudron de pin puis de tracer une croix sur son
front : répulsif en diable, le remugle âcre de ce liquide noir et visqueux est
censé repousser les plus intraitables des esprits malins. Vient ensuite
l’instant crucial, celui du rite le plus délicat, au propre et au figuré, et qui
consiste à scarifier la chair de lait du nourrisson.
J’y repense non sans un embarras indicible : la maman tient d’une
main son petit assis sur sa cuisse, le dos bien dégagé, de l’autre, elle se met
à donner d’amples et brefs coups de lame de rasoir sur la peau, de haut en
bas, surtout au-dessus du fessier ; le sang a beau couler, la victime hurler,
l’accouchée, grave et inébranlable, poursuit sa sainte besogne d’inciser, tout
en mâchonnant des graines de cumin. Une fois le bas du dos lacéré de bout
en bout, l’essoufflée passe un chiffon sur les plaies saignantes puis s’en
approche, et, le visage recueilli comme en prière, crachote par-dessus le
cumin moulu entre les meules de ses dents, en susurrant le nom de…
l’archange Gabriel : « Djébrine, Djébrine ! » Ainsi blindé et béni, et,
ajouterais-je, meurtri, le nouveau-né est aussitôt emmailloté avec des
lanières de tissus pris n’importe où, des lambeaux de chemise, un pantalon
mis en pièces, un bout de foulard, un pansement usagé… La nourrice tire
d’abord le bras droit vers le flanc gauche du corps et l’immobilise par une
première couche de drap, puis c’est au tour du bras gauche, qui est mis en
croix par-dessus son « frère », lequel est également langé avant que tout le
corps ne soit entortillé à l’aide d’une myriade de haillons bariolés, ce qui lui
donne l’aspect d’une momie ou d’un « nourrisson-tronc ». Il suffit ensuite
d’épingler des amulettes sur l’ourlet délimitant le visage du « poupon-
martyr », en ultime gage rituel de protection. Après quoi, elle pourra le
poser tout contre elle et s’endormir du sommeil de la juste. Pour autant, le
réveil n’est pas toujours à la fête. Il est arrivé, assez souvent même, qu’il
soit un cauchemar éveillé, quand la mère rouvre les yeux et constate que
son enfant ne respire plus, car mort étouffé, sous le poids du corps qui l’a
porté neuf mois durant ! Je me souviens vaguement d’un cas précis, et,
surtout, du brouhaha déchirant qui s’ensuivit, des cris, des pleurs, des
injures, des prières, des hurlements. Plus qu’un drame de la négligence ou
de l’épuisement, c’est une malédiction pour l’entendement de ces fellahs si
superstitieux, un châtiment voué à racheter un forfait commis nul ne sait où
et quand par un très proche parent, sans qu’on sache lequel. Et, à cette fin,
pour mieux châtier, le destin, dans son aveugle et sourde cruauté, aura
d’abord offert à la future éplorée un avant-goût du bonheur d’engendrer,
avant de le lui retirer, de le happer aussi sec.
Les dieux lares ne sont pas si fiables, ils sont faillibles à l’instar de
leurs ouailles, et pas plus efficaces, les amulettes ; bien sûr, si les rites
magiques rassurent, ils n’assurent rien, ou si peu. Hélas ! cela ne garantit
pas, tant s’en faut, la préservation de la vie du marmot. Dieu seul sait
combien de petiots ont succombé aux coups de rasoirs usagés et rouillés, au
nectar de goudron de pin dilué dans l’eau… Il est si souvent arrivé que,
dans son sommeil, une maman se retourne et écrase de tout son poids son
enfant, jusqu’à l’asphyxier, qu’on en a déduit, du côté de chez moi, le plus
infamant des jurons, l’outrage absolu, qui consiste à lancer à la face de son
ennemi du jour : « Que Dieu maudisse celle qui t’a engendré et qui ne t’a
pas étouffé en s’endormant sur toi ! »
2
incendie de la Toussaint n’a pas éclaté sous un ciel pur ni sur un terreau
L’ vierge. Il n’aura été finalement que le troisième sursaut survenu ici,
depuis l’entrée des conquérants français dans nos mechtas, à
l’automne 1853, afin de soumettre la Kabylie toujours rebelle. Un siècle,
mois pour mois, avant ma naissance. Déjà dès 1851, un premier raid
« exploratoire » avait été lancé à l’assaut de notre djebel. J’en ai trouvé
mention, ému et incrédule, en une du Journal de Toulouse, daté du 8-9 juin
de cette année, où j’ai appris que mes ancêtres ont alors accepté de déposer
les armes. Deux ans plus tard, ce sont des soldats solidement équipés qui
reviennent. Conduits par des officiers connus pour avoir sévi à Paris en
aidant Napoléon III à s’emparer du pouvoir, Bosquet, Mac-Mahon,
Delacroix, Herbillon, Randon, Pélissier, Saint-Arnaud, des bataillons
aguerris et suivis par des supplétifs indigènes – déjà ! – s’élancent à l’assaut
du massif de la Kabylie des Babors, avant-dernier bastion – avec la Kabylie
du Djurdjura – non encore « pacifié ». La tactique s’inspire du savoir-faire
acquis par les « colonnes infernales » en Vendée, à savoir le fer et le feu, le
sang, la terreur ; quant à l’itinéraire, il suit le lit sec du Djendjen qui a ce
triple avantage de fournir de l’eau pour les soldats et les chevaux, des fruits
de saison, figues et raisins, à portée de main, et, enfin, un maquis assez
épais pour se dissimuler.
Bosquet et Mac-Mahon, dont les bataillons ont fait jonction, célèbrent
leurs premiers succès en posant une croix rustique sur un autel, afin d’y
célébrer un Te Deum, cependant que le peintre Horace Vernet, invité pour
couvrir la pacification, croque le panorama de son futur tableau Première
Messe en Kabylie. On y voit des Kabyles en burnous, assis derrière des
soldats à genoux, fusils pointés vers le ciel, face au curé officiant, sur fond
de monts Babor et Tababort. De son côté, parti de Constantine, Saint-
Arnaud investit notre djebel à partir de Mila, et, une fois dans l’oued,
assaille les hameaux, un à un, sans crier gare ni merci : il ne s’agit pas de
vaincre mais de semer l’effroi, en tuant, en pillant sans épargner le bétail et
jusqu’aux récoltes sur pied. Le 11 septembre, les assaillants entrent en pays
de Beni-Foughal et ne tardent pas à se pointer aux seuils de nos maisons,
chez les Beni-Ouarzeddine, forçant mes aïeux directs, après de furieux
corps à corps inégaux, forcément, à leur demander le fameux aman, le
« sauf-conduit », en clair la pax franca. Il s’en flattera plus tard : « J’ai
laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux
cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés. »
Saint-Arnaud, cet émule de Scipion l’Africain dont Victor Hugo a
comparé les états de service à ceux d’un chacal, n’aura néanmoins de cœur
que pour la bravoure des Kabyles. Une qualité qui leur a valu d’être
incorporés dans des unités de zouaves – mot issu de zouaoua, nom d’une
tribu kabyle –, un corps d’élite qui sera, avec celui des tirailleurs algériens,
l’un des plus décorés de l’armée française. Et qui s’illustrera lors de la
guerre de Crimée où il inflige de cruels revers aux Russes. Tombé malade,
le « chacal », qui commande les forces impériales, leur demandera
d’escorter, en cas de décès, sa dépouille ; un vœu qui ne restera pas pieu.
Dans ses nouvelles, Récits de Sébastopol, l’officier d’artillerie Léon Tolstoï
rapporte, stupéfait, avoir entendu la clameur « Allah Akbar ! » fuser des
rangs français qui font face aux Russes… Lecteur récidiviste du grand
écrivain et fasciné par son destin hors pair, il me plaît de supputer que parmi
ces éclats de voix qu’il a pu capter dans le fracas des canons et l’odeur âcre
de la poudre, il y a eu, qui sait ?, la voix d’un de mes ancêtres.
Si j’opère ce long « crochet » par l’intrusion des Français chez nous,
c’est qu’ils auront retourné le bled comme un gant, afin d’y imposer leur
droit, non point seulement celui du conquérant, mais surtout du Second
Empire. Car, depuis la proclamation de la IIe République, « en présence de
Dieu et au nom du peuple français », le 24 février 1848, l’Algérie – ce nom
inédit ayant déjà été choisi au pays par une ordonnance du 14 octobre
1834 – fait partie intégrante de la France. Soit douze ans avant la Savoie et
le comté de Nice.
Cinq ans, il n’en aura pas fallu plus pour que la France rebascule de la
République à l’Empire et mon djebel du joug des Turcs à celui des Français.
Aussi, quand Saint-Arnaud, Bosquet et Mac-Mahon entrent dans notre
hameau, leurs pieds foulent un sol déjà « national » à leurs yeux tandis que
mes ancêtres sont devenus, par là même, des étrangers, chez eux, puisqu’ils
habitent, désormais, un bled qui appartient de jure à un État dont ils ne sont
pas citoyens. Sans tarder, les militaires ébauchent le futur cadastre du pays,
lequel, soit dit en passant, n’est toujours pas achevé ni accessible à l’heure
où j’écris ces lignes. Ils y vont à la hussarde. Sauf qu’avant de morceler les
terres il leur faut achever d’émietter l’unité des occupants historiques en
une « poussière de clans ». Il en ira ainsi du nôtre, qui est issu de la tribu
des Beni-Ouarzeddine via la fraction des Idjémiouen, les fils de Boudjema,
petit-fils du marabout Sidi Ali el-Ouarzeddini, l’ancêtre éponyme, venu soit
du Sud marocain ou alors d’Andalousie, sinon de Syrie, aux dires de mon
père.
Dès lors, sur le papier, les Beni-Ouarzeddine n’existent plus. Seuls
comptent, désormais, les clans Méchid, Zeghache, Souissi, Mezenner,
Belmérabet, Fedghouche, Benziada, Guendouzi, Mezaâche, Hédroug,
Sanaa et Zeghidour, le singulier de Zeghadra, le surnom usuel que se sont
choisi les fils de Boudjema. Tous se savent issus d’un tronc commun, mais
les nouveaux noms propres ne tardent pas à s’imposer aux esprits, non sans
générer de sourds litiges. Et d’abord autour des terres, un patrimoine
collectif que l’occupant va démembrer et répartir à la lumière du nouvel état
civil. Du coup, le burnous de Sidi Ali – la baraka du saint aïeul – vire au
manteau d’Arlequin, dont les fils vont se disputer les loques jusqu’à s’entre-
tuer. Diviser… Un litige entre clans qui dégénère et voilà que l’un s’oblige
à décamper pour s’installer ailleurs, parfois assez loin, en laissant son
champ, lequel devient de facto une enclave en zone hostile dont l’accès
requiert du coup un « droit de passage », payant, de son cousin ennemi. En
conflit ouvert avec leurs voisins Benskaïm, les Zeghadra ont dû quitter la
mechta Oualil pour aller fonder El-Oueldja. Ainsi, ai-je appris, très petit,
quels étaient « nos » terrains chez les « autres », et les leurs chez nous, dont
les repères étaient évidents, un arbre par ici, par-là un rocher ou un talus.
Dix ans après, le feu de la révolte, jamais éteint, repart chez des Beni-
Ouarzeddine et, en un éclair, sa traînée recoud tout un terroir décousu,
soulevant à l’unisson, d’un coup de feu, des clans cousins devenus frères
ennemis. Les Djouada en sont les initiateurs ; ces nobles d’épée, des saints
aux yeux du peuple, vont y jouer leur baroud d’honneur, face à un occupant
implacable, qui a juré leur dissolution. Parmi eux, des ancêtres de ma mère,
issus du clan Djouada, nom prestigieux auquel l’état civil aura substitué le
patronyme Hedroug. Ces « séditieux » seront étrillés par des soldats
accourus de Sétif et de Djidjelli, à l’appel du loyal caïd Benhabylès ; lui
obtiendra la croix de la Légion d’honneur, eux un surcroît d’impôts, le
martyre en silence. Informé des révoltes incessantes, Napoléon III, qui
entend être « l’empereur des Français et des Arabes » à travers une
« politique des égards » envers eux, tance le gouverneur d’Algérie, Mac-
Mahon, à propos des « quinze systèmes d’organisation » qui ont taillé en
pièces l’habitat des autochtones et réduit en « poussières de clans » des
tribus si fières de leurs blasons. Informé par les bureaux arabes tenus par
des officiers arabophiles voués à protéger les fellahs des convoitises des
colons, Paris réagit en édictant un sénatus-consulte, qui confère à
l’indigène, musulman ou juif, le statut de « sujet français », assorti de la
faculté pour chacun de postuler au statut de citoyen, un choix qui
impliquera de renoncer au statut personnel mosaïque ou islamique.
Mais le mal est fait, et, le 16 mars 1871, explose l’insurrection d’El-
Mokrani à travers tout le Constantinois, mobilisant bientôt deux cent
cinquante-quatre tribus, soit deux cent mille fusils contre cent mille soldats
français et supplétifs locaux, pieds-noirs et musulmans. Que s’est-il donc
passé pour provoquer un sursaut aussi massif ? Il y aura eu, quelques mois
auparavant, le 2 septembre 1870, la chute du Second Empire, et avec lui le
projet de « Royaume arabe » d’Algérie, cher à l’empereur. Seuls les colons
jubilent. Républicains purs et durs, ils investissent aussitôt les boulevards
d’Alger et d’Oran pour vilipender les militaires « capitulards » et ces
bureaux arabes honnis qui les empêchent de coloniser en rond. Incrédules,
les Musulmans voient, fait inédit, des Français se déchirer, au grand jour,
sous leurs yeux ébahis. Les insurgés pieds-noirs réclament une république
et un régime civil, en lieu et place de l’Empire et du régime militaire, en
vigueur sur place, jugé inique car prétendument trop favorable aux fellahs.
Ils obtiennent gain de cause, le 4 septembre, quand Gambetta proclame
la IIIe République. Les colons ne sont pas oubliés, bien au contraire ; car,
dès le 24 octobre, le Gouvernement provisoire de la Défense nationale,
siégeant à Tours, adopte, presque en catimini, un décret en sept points qui se
rapportent tous à « l’organisation politique » de l’Algérie. Il porte le nom
d’Adolphe Crémieux, député républicain et ministre de la Justice, militant
en faveur des droits des juifs « où qu’ils soient ». Rarement décret aura
nourri autant de polémiques, et si j’en fais état ici, c’est qu’il a infléchi le
destin des indigènes, juifs ou musulmans, et des colons. Et marqué au fer
rouge la façon dont l’État français va désormais traiter, jusqu’à nos jours,
« ses Israélites » et « ses Arabes ». Il supprime le régime militaire, instaure
un régime civil et nomme un gouverneur général, civil bien entendu, et,
enfin, octroie la qualité de citoyen français aux trente-sept mille juifs,
jusqu’alors sujets indigènes.
Pas à tous les juifs, car ceux du Sahara en sont exclus, l’argument étant
que les heureux élus sont des Sépharades, soit des Espagnols, donc des
Européens. Les « juifs des Arabes » ou « du dehors », ainsi appelle-t-on
ceux du Sud, en raison de leur mode de vie bédouin, ne l’obtiendront – et
encore par défaut – qu’après l’indépendance ; le code de la nationalité du
tout frais émoulu État algérien décrétant a priori n’admettre en tant que
citoyen algérien que l’individu né « de père et de grand-père musulmans » !
Deux jours après l’assaut des partisans d’El-Mokrani contre le fort
militaire de Bordj Bou-Arréridj, près de Sétif, les Parisiens investissent la
butte Montmartre, acte premier de la Commune. Ceux-ci réclament à la
République plus de libertés, ceux-là exigent qu’elle préserve leurs droits à
leurs sols, obtenus sous le Second Empire. Et si l’émeute parisienne prend
fin le 28 mai, l’insurrection outre-Méditerranée, elle, ne s’éteint qu’à la fin
septembre, au pied du mont Babor. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, il y aura eu dix fois plus de morts sur les trottoirs parisiens, lors de
la seule « semaine sanglante », que dans les djebels constantinois durant six
mois, soit, ici, vingt et un mille émeutiers et soldats confondus contre deux
mille six cent quatre-vingt-six maquisards, là-bas, suite à pas moins de trois
cent quarante combats, sur un bled insurgé équivalent à un bon tiers de
l’Hexagone !
La révolte a été le fait de notables militaires et religieux que le Second
Empire a confortés dans leur statut hiérarchique en reconduisant le système
mis en place par les Turcs ; un « privilège » que le régime civil a aussitôt
déclaré caduc, en ravalant El-Mokrani, tué le 4 mai, de la dignité de calife
au rang de bachagha. En fait de notables, l’État ne traitera plus désormais
qu’avec des relais couverts par le préfet, caïds et bachaghas, bientôt
gratifiés du sobriquet « béni-oui-oui » – « fils-du-oui-oui ». Après la grâce,
le coup de grâce : pour frapper les esprits et donner le ton du nouveau
régime, non contents d’infliger aux vaincus une amende faramineuse
s’élevant à 9 460 684 francs, les tribunaux les exproprient de pas moins de
446 406 hectares, soit l’équivalent des territoires de La Réunion, de la
Guadeloupe et de la Martinique réunis. Bien que déjà fort démunis, les
miens on dû eux aussi en payer le prix fort, ainsi que l’atteste un document
que j’ai sous les yeux, fourni par un archiviste issu du clan El-Mokrani. Il
s’agit d’un arrêté nominatif daté du 19 mai 1874 et signé de la main du
directeur des Domaines, un certain Capifali. Il note, par le menu, tous les
sols confisqués aux Beni-Ouarzeddine et mentionne, noir sur blanc, le
« séquestre » de huit hectares de terre de labour, « de bonne qualité », et de
broussailles, nantis de cinquante chênes, neuf frênes, quarante figuiers, onze
grenadiers et dix pruniers, sis « au lieudit El-Oueldja », précise-t-il, en clair,
mon petit bled.
Au bled, notre tribu, déjà démembrée en clans rivaux, subit une autre
dislocation de la part du nouveau régime : deux tiers de ses feux sont
contraints manu militari d’aller s’installer ailleurs, sans retour possible.
Aussi, ai-je appris très tôt qu’on a des cousins en Grande Kabylie, non loin
de Tizi-Ouzou, où se trouve toujours le bourg d’Aït Ouarzeddine, et à
Guelma, où ils ont été installés sous les noms Boussahoul et Méchid. Ces
derniers ont fini par renouer avec le terroir-père, seulement après
l’indépendance. Je me souviens, adolescent, de la curiosité, plus que de
l’émotion, que j’ai ressentie en accueillant à la maison un jeune parent
« perdu et retrouvé ». Après quinze jours à gambader avec moi entre plages
et piscines d’Alger, il est reparti un beau matin sans crier gare, ni laisser
d’adresse. L’autre tiers, autorisé à rester, est annexé et dilué, à l’instar des
Beni-Yadjis et Beni-Médjaled, dans le douar Beni-Foughal, lequel est remis
derechef sous la houlette du caïd Benhabylès, reconduit dans sa charge.
L’impôt s’alourdit. Outre la zakat, l’aumône légale islamique, sont venus
s’ajouter des dîmes, sur le sol, la récolte, le gourbi, sans oublier le bétail, à
raison d’un mouton sur cent, d’un bœuf sur trente et également, me jure
l’oncle Achour, d’un impôt spécial sur le port de la barbe…
Fini le grand dessein impérial d’un pays neuf, allié de la France, où
régnerait l’égalité entre Européens et Arabes. Des colons affluent en masse,
plus de cent trente mille en dix ans, qui s’installent de plain-pied sur les
terres expropriées. Alsaciens, communards exilés, jacobins, blanquistes,
marxistes, internationalistes, et anarchistes ; ces prolétaires soudain devenus
propriétaires se révèlent insatiables. Qu’importe, une loi vient lever l’ultime
obstacle à l’accaparement des sols indigènes. En instituant la propriété
privée jusqu’alors ignorée, elle incite des milliers de fellahs à retirer leur lot
individuel du bien collectif afin de pouvoir le revendre, qui plus est à vil
prix, fixé par l’acquéreur européen. Ayant écoulé leurs parcelles, des
milliers de paysans se retrouveront bientôt « nus », contraints, au mieux,
d’aller vendre également leurs bras, forcément au colon qui, la veille, a
racheté leur lopin.
Mon djebel n’échappera à cette spoliation au rabais que par défaut.
Défaut de sols fertiles, terrains pentus impraticables, isolement, accès
incertain, faute de réseau routier. Rien à gratter, ni de fond de terroir à
racler. Sauf la forêt, si proche des mechtas, à qui elle fournit bois, glands,
fruits sauvages, gibiers, fourrages. Le code forestier français y est
désormais appliqué, assorti d’un impôt tatillon prévoyant des sanctions d’un
autre âge allant jusqu’au châtiment collectif, en cas de sinistre par exemple.
L’écho des troubles que susciteront les abus d’un tel arsenal juridique fera
vibrer d’indignation un Jules Ferry, à l’Assemblée nationale : « Nous avons
vu sur les dunes, en Petite Kabylie, la fiscalité française disputer à l’Arabe
en guenilles l’herbe verte qui foisonne au printemps autour des touffes de
lauriers-roses. Ce n’est pas seulement notre cœur qui s’est ému, c’est notre
raison qui a protesté. » Il en vient jusqu’à regretter « l’esprit de
gouvernement » des militaires impériaux afin de mieux déplorer « l’esprit
d’accaparement » des colons républicains. Et de déplorer, non sans un
accent prophétique : « Si nos colons algériens pouvaient décider à leur gré
du sort des indigènes, ils prendraient tant de plaisir à les molester, à les
vexer, qu’ils mettraient peut-être leur patience à bout, et peut-être aussi
verrait-on éclater de nouvelles insurrections, que la métropole devrait
étouffer dans le sang ! »
Si l’isolement, ainsi que je l’ai dit, a mis mon djebel à l’abri de la
spoliation, il l’a tout autant maintenu totalement à l’écart des innovations
introduites par les colons. Ainsi, bien que travaillant chez les Suisses du
Sétifois qui ont appliqué des techniques d’avant-garde pour cultiver les sols,
mes grands-parents n’en ont rien gagné ; si j’en juge par les outils que j’ai
vu utiliser au village, à savoir la pioche, la hache, la fourche, la faucille, la
serpe, la binette, le soc et l’araire, si archaïque, frère jumeau de celui qu’on
voit sur les bas-reliefs égyptiens… Ils n’ont rien vu ni su de l’invention de
la quinine, de l’entrée en fonction du rail, dès 1862, pour relier Alger à
Blida, puis l’est à l’ouest, d’Oran à Bône, via Sétif ; des machines agricoles,
des plantes exotiques, eucalyptus, bougainvillées, fraisiers… Et encore
moins des routes, des fabriques, des ponts, des villes, des ports, des
hôpitaux, du vaccin, des journaux, du daguerréotype, du télégraphe, de la
voiture, des écoles et des collèges, du cahier ou du crayon.
Quid alors du discours constant de la vocation « civilisatrice » de la
France vouée à semer à tout vent le savoir, « à tendre la main à l’indigène, à
l’élever, à le civiliser » ? Il y a lieu, à cet égard, de s’arrêter tant soit peu sur
le caractère ambigu, quasiment inné, du régime républicain. État-nation là-
bas, empire colonial ici. D’une main, il élabore les lois cardinales de la
IIIe République – droit de vote, de grève, d’association et de réunion, liberté
d’opinion et d’expression, instruction libre et gratuite –, de l’autre, il
peaufine les articles du régime de l’indigénat – interdiction de circuler de
nuit, de quitter son hameau sans autorisation, d’offenser un agent de l’État,
travaux forcés, réquisitions. En un mot, il instaure un double statut,
forcément inégal, le Français dans l’Hexagone et l’indigène au dehors, l’un
citoyen, l’autre sujet. En Algérie, le pouvoir usera et abusera, en même
temps et en vis-à-vis, de ces deux poids deux mesures, au quotidien et au
grand jour. Ainsi, après avoir connu, tour à tour, la monarchie, la
Restauration, la IIe République et le Second Empire, les « indigènes
musulmans » se retrouvent simples « sujets », sur leur propre sol exproprié,
soumis à un pouvoir parallèle, à un régime d’exception qui ne sera
finalement aboli qu’en 1946 ; il aura « sévi » pas moins de trois quarts de
siècle, assez pour que les stigmates mentaux inconscients se fassent encore
sentir de nos jours, parmi les héritiers – désormais tous citoyens – des uns et
des autres, d’ici et de là-bas.
Reclus, mes grands-parents n’ont rien su – et n’y auraient du reste rien
compris – des lois sur la nationalité et le droit du sol, rendant encore plus
accessible aux étrangers l’accès au sein de la République, à l’instar des
dizaines de milliers de Maltais, d’Italiens et d’Espagnols qui ont accosté en
Algérie, sous les regards interloqués et envieux des Musulmans, éternels
« sujets » devant l’Éternel. Idem pour la loi de séparation de l’Église et de
l’État, adoptée début décembre 1905, que l’État lui-même a refusé
d’étendre au culte musulman, au grand dam des « évolués » et des oulémas
qui n’auront de cesse depuis lors d’en réclamer, en vain, l’application à leur
religion. Ils n’ont jamais entendu non plus le nom de l’émir Khaled, le petit-
fils d’Abd el-Kader, sorti de Saint-Cyr, qui a milité pour l’égalité et la
laïcité, puis écrit en ce sens au président Édouard Herriot. Ni de Messali
Hadj, qui a créé, en 1926 à Paris, parmi des émigrés, l’Étoile nord-africaine,
afin de dénoncer « l’odieux code de l’indigénat » et sera le premier
« Algérien » – le substantif étant jusqu’ici réservé aux Français d’Algérie,
les indigènes restant, eux, des Musulmans – à revendiquer non plus la
qualité de citoyen mais carrément l’indépendance « nationale » et le
« retrait des troupes d’occupation ».
Tout au plus ont-ils connu Ferhat Abbas, un enfant du bled, bien de
chez nous, natif de Taher, près de Djidjelli. Fils d’un notable, marié à une
Française, le « pharmacien de Sétif » aura été d’abord le chantre de
l’assimilation, puis l’avocat de l’association et enfin, de guerre lasse, de
l’indépendance. La Première Guerre, ils l’ont juste vue venir, avec le départ
du grand-oncle de ma mère, Saïd, qui sera blessé à Verdun et s’installera au
retour à Alger, là où ma mère l’a rejoint, et chez qui son destin a croisé
celui de mon père. La Seconde aussi, où mon oncle Mohamed a été
mobilisé et en reviendra convalescent. Lors de ce conflit, ils auront
néanmoins vu, de leurs yeux, des avions allemands venir rôder et vrombir
jusqu’au-dessus de nos mechtas avant d’aller lâcher leurs engins de mort
sur Djidjelli ou Philippeville, l’actuel Skikda. Mais surtout, ils en auront
retenu l’épilogue, chez eux, à Sétif, avec ce funeste jour J de la Victoire qui
a mis le feu aux poudres.
Ainsi, de la « pacification » de mon djebel en 1853 à ma naissance, fin
1953, il se sera écoulé un bon siècle. Autant dire, cent ans de solitude. Cruel
destin qui fera que nos vrais rapports avec les Français, à partir de Sétif et,
surtout, de la Toussaint 1954, seront suscités non par le choix des hommes
mais par celui des armes. Ce disant, il m’importe de préciser qu’au travers
de ce récit je revisite sans un iota d’aigreur ce passé commun qui attend
d’être enfin partagé. J’avoue même avoir été surpris de me découvrir
indulgent envers un Saint-Arnaud qui a pourtant martyrisé mes aïeuls
directs et éradiqué l’olivier de nos parages. J’ai, sur mon bureau, les
portraits de ces futurs maréchaux de France qui ont foulé le sol de ma
mechta. J’essaie d’imaginer la scène du contact abrupt, avec interprète,
entre Mac-Mahon, l’aristocrate irlandais réfugié, et le trisaïeul de mon père,
Saïd, en burnous et djellaba.
Et je pense souvent à eux tous : quand je prends un taxi pour aller du
XIIIe arrondissement où j’habite à mon travail dans le XVIIe, je pars du
boulevard Vincent-Auriol, sous le mandat duquel je suis venu au jour, je
passe ensuite par l’avenue René-Coty qui lui a succédé, puis j’emprunte
l’avenue Bosquet et le pont de l’Alma d’où je lance un clin d’œil au brave
Zouave qui veille sur le niveau de la Seine, j’opère encore un crochet par la
place de l’Étoile-Charles-de-Gaulle, en souvenir de l’homme de la « paix
des braves » en Algérie, et me voilà arrivé à mon bureau, non loin de
l’avenue Mac-Mahon et du métro Louise-Michel ! Ces personnages, sur
lesquels j’en sais plus qu’à propos de mes grands-parents dont je ne possède
même pas l’extrait d’acte d’état civil, trônent désormais dans mon panthéon
intime. Ils resteront, tous, dans mon album de famille. Nul d’entre eux
n’aurait pu imaginer qu’un jour un rejeton de ces fellahs en guenilles
habiterait Paris, en bon citoyen « français », et évoquerait leur improbable
contact, dans un trou perdu. Alors, suis-je vraiment un étranger à Paris, un
immigré, un « issu » de je ne sais où ni quoi, un binational ou un Français
non pas tout court mais tout long, tout au long d’un bon siècle et demi
d’Histoire et d’histoires ?
5
I l aura fallu recourir aux armes, en passer par un des conflits les plus
cruels du XXe siècle pour renouer avec « nos » Français, trop brièvement
aperçus, un siècle plus tôt, qui plus est pour croiser le fer et le feu. En se
repliant sur le bled, au milieu de l’année 1955, pour se mettre à l’abri des
périls qui planent sur Alger, mes oncles et mon père y trouvent un climat
inhabituel, fébrile : des soldats qui écument le djebel, des hélicoptères qui
sèment le feu, et des officiers en civil qui viennent proposer du travail pour
un imposant chantier qui vient de s’ouvrir, à Erraguene, en dépit des
hostilités. Il s’agirait de bâtir un barrage hydroélectrique.
De fait, soucieux de se rallier les paysans avant qu’ils ne se joignent
aux rebelles, le nouveau gouverneur général, Jacques Soustelle, n’a qu’un
mot d’ordre : « Construire et instruire. »
Qu’il met sans tarder à exécution en édifiant, à tours de bras, écoles,
dispensaires, routes. Il lance, le premier, le concept d’« Intégration », avec
l’objectif clamé haut et fort d’aligner le statut et le niveau de vie des
Musulmans sur celui des Européens ; au prix d’un effort colossal à
consentir, non par ceux-là mais par ceux-ci. Aux Européens de se serrer un
peu pour faire de la place à leurs « concitoyens » et à l’État de lever les
entraves légales et d’abattre les préjugés pour leur ouvrir toutes les
fonctions, et, joignant l’acte au dessein, de fixer un quota à hauteur de dix
pour cent des emplois publics, tous services confondus ! Il s’agit là d’une
discrimination « réparatrice », dont s’inspireront peu après les Américains
pour leur « affirmative action », en faveur des Noirs.
Battant le fer pendant qu’il est chaud, Jacques Soustelle, conseillé par
l’orientaliste Vincent Monteil et l’ethnologue Germaine Tillion, préconise
d’ouvrir des centres sociaux pour y former au pied levé des élites, d’adapter
les contenus des manuels scolaires aux réalités locales, et, par-dessus tout,
d’électrifier le bled, de lui fournir la lumière et les Lumières. D’où
l’importance du barrage d’Erraguene, le plus ambitieux jamais conçu pour
l’Algérie. Sans oublier, bien entendu, le planning familial et l’hygiène.
Aussi a-t-on vu rappliquer à El-Oueldja, pour la première fois, des
médecins et des infirmiers, à dos de mulets chargés de médicaments : ce
qu’on baptisera bientôt la Mdjim – l’AMG (Assistance médicale gratuite) –
va écumer le djebel en tous sens, en dépit des hostilités, des embuscades,
des raids d’hélicoptères.
Du jour au lendemain, on a vu débarquer dans nos parages des roumis
munis non pas d’armes mais d’objets insolites. Sans doute, les outils des
ingénieurs topographes venus baliser le site du futur barrage. Les balises,
des cubes en ciment blanchis à la chaux, sont toujours visibles sur les
crêtes ; autant de jalons muets d’un essor qui restera en plan, jusqu’à nos
jours. Mon grand-oncle Messaoud m’a expliqué que ces sortes de bétyles
indiquent plutôt le tracé d’une route qui aurait dû partir d’Erraguene pour
ne s’arrêter qu’aux abords de Djidjelli, à Texenna en reliant au passage, tel
le fil d’un chapelet, plus de vingt-cinq mechtas, El-Oueldja y compris, bien
entendu.
Bientôt, tous les mâles valides des Beni-Ouarzeddine, Beni-Médjaled
et aussi Beni-Zoundaï des piémonts du mont Babor se retrouvent à
Erraguene, pelles, pioches, brouettes et truelles en main, au milieu
d’ingénieurs, d’ouvriers venus de métropole, nantis d’engins dont l’aspect
et le gigantisme ont ébahi l’oncle Achour qui a cru y voir plus des créatures
que des outils, des « ogres » de métal. Ils y convergent chaque matin,
déjeunent sur place, dans la kantila – la cantine –, puis rentrent le soir au
hameau. Au rebours des colons, les petits paysans sont devenus des
prolétaires. Ils se sont libérés d’une terre que le FLN entend libérer ;
bientôt, parmi eux, le mot « fellah » deviendra une injure infamante. En
attendant, hormis le labour, le labeur des champs, jardiner, cueillir, traire le
bétail, devient l’affaire des seules femmes. Pour chacun, et je l’ai vérifié à
l’envi, ce bond soudain du champ au chantier a été une sacrée promotion. Je
dirais même une révolution, la seule qui se soit produite depuis l’arrivée de
l’islam. Sortir du cocon étouffant de la tribu, se mêler à des voisins avec qui
l’on vit à couteaux tirés depuis des siècles, suer, manger et boire avec eux,
et, finalement se découvrir si proches d’eux, au contact d’ouvriers venus de
France, sous la protection de légionnaires allemands et de tirailleurs
sénégalais, ce saut dans l’inconnu fait de vous un nouvel homme.
Fort habilement, le FLN n’y met aucun obstacle, de peur de s’aliéner
des ruraux si démunis, ragaillardis par des innovations aussi prometteuses.
Qu’ils continuent d’aller louer leurs bras au chantier, pour peu qu’ils lui
prêtent, et à lui seul, leurs yeux et leurs oreilles. Ils doivent se surveiller les
uns les autres, lui rapporter ce qui se dit, signaler tout aparté entre un
ouvrier et un soldat… Aux rivalités séculaires entre clans vont succéder les
soupçons et les ragots quotidiens entre individus. Il va de soi, ce dont nul ne
sera dupe, que les officiers français, eux aussi, ont parmi les ouvriers des
« vendeurs » – biya, ainsi dit-on chez nous, du mouchard qui vend un
patriote –, qui leur font chaque matin le rapport sur les « frères » qu’ils ont
accueillis, la veille, au hameau.
Ainsi que je l’ai déjà dit, c’est la guerre d’indépendance qui nous a fait
rencontrer les Français. Il aura fallu que le FLN nous fasse miroiter
l’Algérie pour que la France y accoure, afin d’y suppléer, sous l’aspect d’un
Janus, ce dieu des choix et des passages à deux faces : le soldat et
l’ingénieur, l’infirmier et le légionnaire, puis la seringue et le fusil, l’école
et la caserne, l’hôpital et la prison… Désormais, le jour sera le royaume de
la République bicéphale, la nuit, celui d’un pays au visage encore flou, celui
du moudjahid. Ce contact inédit, direct et charnel avec la France a conduit
les miens à lui inventer le prénom d’El-Akri, soit « la Rougeaude », notre
Marianne du bled. J’ignore d’où vient ce choix d’un mot qui veut dire
« cramoisi » et qui sert également à désigner la poudre de paprika, ce
piment doux de poivron rouge. J’ajoute que ce sobriquet n’a jamais rien eu
de péjoratif à nos oreilles, il est si familier, intime même, à la fois grave et
débonnaire, presque affectueux. Je crois qu’il fait allusion au visage
rubicond du « vrai Français », non pas le pied-noir « petit blanc » maltais,
juif, sicilien ou andalou avec son profil arabe si familier, mais le colon aux
« joues roses », idéal de beauté absolu chez nous. D’où, à titre d’exemple,
le vœu qu’on fait aux amis de voir « rosir » leur visage et, surtout, la façon
de désigner les tomates en tant que « joues du Prophète » ; a contrario, les
aubergines sont les « couilles de Moïse ».
Pour sauver sa tête et ne pas risquer de la perdre par la folie, le coup de
pistolet ou la lame du couteau, il faudra avoir deux visages, un double
langage, l’un pour l’Ordre, l’autre pour la Rougeaude ; chacun est alors
contraint de mener, yeux et oreilles grands ouverts, une vie double en une
seule. Vivre dans un seul pays qui a deux noms, au nom d’un peuple, là où
il y en a deux, saluer deux drapeaux et n’en adopter qu’un seul, tenir un seul
langage en deux langues ou proférer une même parole en deux idiomes, ce
sera au choix, à ses risques et périls. Duplicité ordinaire, qui a pour
corollaire un quotidien dédoublé. Si je me projette à l’époque, je dirais que,
le jour, je suis un petit Français en herbe, la loi de 1947 n’étant pas encore
entrée en vigueur – si seulement… –, un citoyen encore virtuel mais non
moins un enfant de la République française, en vertu de l’intégration en
marche. J’habite dans la mechta El-Oueldja, au sein du douar Beni-Foughal,
relevant de la commune mixte de Djidjelli, dans le département de
Constantine. La nuit, je suis un Algérien pur, enclos dans la « nuit
coloniale » mais déjà citoyen, en attendant l’aurore, d’un État-nation en
gestation, et je vis non pas dans le Constantinois mais en wilaya II, sous les
ordres de l’Ordre, sur le sol de la République algérienne en chantier.
Car résolu à substituer l’État « national » à l’état de fait « colonial », le
FLN a tôt pris soin d’en brouiller les cartes – géographiques – en
surimposant les siennes propres sur celles de l’État français. Aussi, les
départements sont-ils réduits à seulement six wilayas, dont trois sont
incluses rien que dans le seul Constantinois, soit sur moins d’un dixième de
l’Algérie. Outre le relief tourmenté, densément couvert de forêts, où se
nichent des centaines de hameaux moyenâgeux, ce pan du pays est
également celui où il y a le moins d’Européens, au rebours de l’Algérois, et
surtout de l’Oranais, où ils prédominent amplement. Conscient de ce profil
humain et naturel, l’Ordre y a « logé » les wilayas I, II et la moitié est de
la III.
La guerre, y compris « populaire », n’a qu’un nerf : l’argent. Mon frère
Derradji et moi-même n’avons pas rapporté un sou d’allocations familiales
à mon père, lequel n’y a pas eu droit, eu égard à sa « qualité » de cultivateur
puis de tâcheron. En revanche, l’Ordre a imposé un impôt révolutionnaire à
tout « Algérien », à raison de 50 centimes par individu, quel que soit son
âge ou son métier, vieillards, chômeurs, femmes et nourrissons confondus.
La libération qui n’a pas de prix aura donc un coût. L’impôt du sou, en
attendant celui du sang. Une quote-part volontaire, baptisée chirak –
kabylisation de l’arabe ichtirak, pour « participation » –, qui sera, chez
nous, dûment acquittée, dès la fin novembre 1954 jusqu’à la fin mars 1962,
juste après les accords d’Évian. Du début de la rébellion à la libération, le
FLN aura ainsi encaissé, en mon humble nom d’enfant, quatre-vingt-neuf
mois de cotisations, soit un total de 44 francs et demi !
Oscar Wilde l’a si bien dit : « Le propre des bonnes résolutions est
qu’on les prend toujours trop tard ! » Quand les médecins arrivent à El-
Oueldja, le petit corps de mon frère Derradji n’a plus que la peau sur les os,
dévoré de l’intérieur par l’ascaris et, peut-être, le bacille de Koch, ce fléau
qui a pris la relève du funeste typhus. Le remède de l’époque, reçu trop tard,
n’a pas eu d’effet sur lui, déjà à bout. Ma mère si peu loquace n’a en
revanche jamais hésité à s’épancher, toujours au présent, sur le calvaire de
son aîné : allongé sur ses genoux, yeux clos, c’est à peine s’il arrive à
relever les paupières quand il entend son nom ; elle lui passe la main sur le
front « aux cheveux d’un blond d’or », il s’efforce, de nouveau, d’ouvrir un
œil, comme un clin d’œil de détresse, de lassitude, d’affection… Sur la foi
d’un songe, ma mère m’a toujours expliqué que la mort de son premier ne
vient pas d’un ver mais de plus haut et plus loin, de ce livret du Mektoub, le
livre du Destin : qui aurait été écrit au moment où il a été conçu. À preuve,
peu de temps avant son trépas, elle s’est retrouvée, en rêve, dans le
mausolée de Sidi Ali, l’aïeul et saint patron des Beni-Ouarzeddine, situé au-
delà du mont Tazegzaout, face à la mer.
Après avoir allumé un cierge et déposé un drap en tissu sur le
cénotaphe de l’ancêtre, afin d’en recueillir la baraka, elle ramasse deux
bâtons qui traînent sur le sol battu et s’apprête à quitter le lieu saint. À ce
moment précis, elle sent une main se poser sur son épaule ; elle se retourne
et voit le cheikh lui-même, visage illuminé et burnous étincelant, qui tend
vers elle le bras et lui enlève, sans un mot, un des deux bâtonnets. Un oracle
on ne peut plus évident, à ses yeux. Mû par la peine, j’ai toujours voulu en
savoir un peu plus sur son chagrin, suite à ce premier drame de notre
famille. « Une nuit, me répond-elle, j’ai ouvert la porte et j’ai vu, soudain,
une bougie de la taille d’un arbre en train de briller, au seuil même du
gourbi ; j’ai aussitôt fait demi-tour et claqué la porte, sans dire un mot à
quiconque. Depuis cet instant, m’assure-t-elle, je n’ai plus rien ressenti ! »
Mon frère reparti au paradis, je reste l’unique pilier du foyer. Avec le temps,
ce statut, plutôt ce fardeau écrasant, ne laissera pas de peser très lourdement
sur mon destin, de façonner mon caractère, de devenir l’aiguillon et le
filigrane de mon existence.
Pour l’heure, la guerre enflamme le djebel tandis que le chantier du
barrage métamorphose de jour en jour le paysage. Justement, le FLN, mis
en difficulté par les coups de boutoirs de l’armée et l’implication des ruraux
dans les projets d’infrastructures, décide de frapper un grand coup, dans
notre wilaya II, à Philippeville, l’actuelle Skikda. Le 20 août 1955, à l’heure
de la sieste, des dizaines de maquisards assaillent, chez eux, des Européens
et des Musulmans jugés acquis aux colons, à coups de couteaux, de haches
ou d’armes à feu, tuant et mutilant à tours de bras, n’épargnant ni les
femmes ni les vieillards et pas même les enfants. Bilan, vingt-six militaires
tués et quatre-vingt-onze civils dont soixante et onze Européens. Jacques
Soustelle, qui s’y rend aussitôt, en sera traumatisé. Lui, le chantre de
l’intégration, le pourfendeur du « complexe de supériorité » des pieds-noirs,
qui le lui rendent bien en le qualifiant de « juif Bensoussan », bref, le héraut
d’une France transcontinentale et pluriethnique, judéo-chrétienne et
islamique, à la fois ambitieuse et généreuse, impériale et égalitaire,
« romaine » pour ainsi dire, voit se briser avec fracas son grand dessein.
Désormais, il n’y aura plus d’autres contacts avec le FLN que sur le
champ de bataille et d’autres « négociations avec les hors-la-loi que la
guerre », ainsi que l’a déjà clamé le garde des Sceaux, François Mitterrand.
Sans tarder, les soldats, et d’abord les légionnaires, allemands pour la
moitié d’entre eux, investissent les hameaux, tuent tout individu croisé –
berger, fellah, femme ou enfant –, mettent le feu aux gourbis, pillent,
volent et violent, bientôt rejoints par des harkis et des miliciens pieds-noirs,
tous ivres de vengeance. Le croiseur Montcalm s’y met aussi en canonnant
sans répit les villages du littoral. Ces tueries se soldent par mille deux cent
soixante-treize Musulmans morts, bilan officiel, douze mille selon le FLN ;
la vérité se situant entre l’un et l’autre.
Nul ne le pressent encore, mais il y a un avant et un après les
« massacres du Constantinois ». Au vu de la répression et des lynchages,
des notables « arabes », jusqu’alors loyalistes, dénoncent le « mensonge »
de l’intégration et déclarent leur adhésion à « l’idéal national algérien »,
tandis que les pieds-noirs, eux aussi abasourdis par les mutilations et les
viols subis par leurs proches, impriment une brochure illustrée de photos
éloquentes et la font diffuser à tous les maires de la métropole. D’autres
images, publiées par le magazine Life, dont un cliché montrant un soldat
abattant à bout portant un civil, donnent à la tragédie un écho international
immédiat, ce qui conduit l’Assemblée générale des Nations unies à ouvrir,
dès le 30 septembre, un débat sur l’Algérie, avec l’aval des États-Unis via le
sénateur John F. Kennedy. Un seuil de non-retour du conflit a bel et bien été
franchi.
Il faudra attendre un demi-siècle pour en savoir un peu plus. Lakhdar
Ben Tobbal, alors responsable de la zone, avouera qu’en agissant ainsi le
FLN a cherché à susciter une répression sauvage afin de pousser les ruraux
à basculer d’un coup dans le camp de la rébellion et de créer ainsi un fossé
irréversible entre Européens et Musulmans. Paul Aussaresses, alors officier
de renseignement, admettra, de son côté, que l’état-major français en
réprimant à l’aveugle et sans nuance a ainsi fait le jeu de l’ennemi.
Meurtri, Jacques Soustelle quitte Alger début février 1956, un an après
son arrivée, au milieu d’une foule exaltée qui tente de l’empêcher
d’embarquer. Après les massacres de Philippeville, il n’en a pas moins pris
soin de créer huit cents sections administratives spécialisées (SAS), vouées
à rapprocher l’État d’un bled oublié, en assurant les soins aux malades, en
dispensant des cours aux enfants, et ce tout en tissant, à travers des rapports
étroits avec les ruraux, de très efficaces réseaux d’espions œuvrant au ras du
quotidien, entre autres lieux, sur le chantier du barrage d’Erraguene.
De fait, la moitié des agents de la SAS, des officiers qui parlent aussi
bien l’arabe, le kabyle ou le chaoui, ont été affectés dans le seul
Constantinois, avec un fort contingent chez nous. Trop peu, trop tard, leur
zèle intégrateur, le don de soi sincère de beaucoup d’entre eux n’auront
aucun effet sur l’exacerbation des violences qui prennent déjà un caractère
quasi inexpiable. En revanche, les assauts de l’Armée de libération
nationale (ALN) contre les chantiers ouverts à travers le djebel, loin d’en
stopper l’essor, n’incitent les pouvoirs publics qu’à y mettre davantage le
paquet, financier et militaire. Témoin, le chantier du baradj, confié à la
société « Kamblou » – je ne saurai qu’un demi-siècle plus tard qu’il s’agit
de Campenon Bernard – dont les ingénieurs et les ouvriers, venus de Brest,
y vivent reclus, sous la protection d’un millier de soldats, gendarmes,
parachutistes, légionnaires, tirailleurs sénégalais, sous les auspices du
43e régiment de Lille, au travers d’un savant dispositif de miradors, de
tranchées et de tours de guet.
Jacques Soustelle parti – il finira, lui le résistant, par pactiser avec
l’OAS et, plus tard, soutenir l’Afrique du Sud non sans frayer avec la secte
Moon –, le socialiste Robert Lacoste le remplace au pied levé. Et avec lui
arrive un nouveau préfet pour notre Constantinois, un certain Maurice
Papon. Un visage aussi connu dans le coin, où il a déjà exercé la même
charge de 1949 à 1951, que méconnu du grand public. Normal, il s’agit
d’un authentique homme de l’ombre, rompu aux techniques de l’agit-prop
et de la contre-subversion. Il vient à point nommé « réorganiser » et
« pacifier » ce « secteur pourri », moins à coups de poing qu’avec juste ce
qu’il faut de doigté. Qui plus est, c’est un familier de l’islam, de l’Orient et
du Maghreb. Moi qui suis resté, en suivant son procès à propos des enfants
juifs d’Izieu, sur l’impression d’un bureaucrate falot et impénitent, j’ai
découvert, en fouaillant dans les archives, un redoutable tacticien, dont la
doctrine de l’intégration porte déjà en elle les sous-entendus et les non-dits
qui « informent » toujours le discours officiel actuel sur l’islam et les
musulmans.
D’abord espion en Syrie, durant la « drôle de guerre », il sera jugé
assez fiable et persuasif pour être désigné préfet de Constantine en 1949,
afin d’œuvrer à y rapprocher les Musulmans, meurtris par les massacres de
Sétif. Après quoi, il sera muté en Corse, où il va faciliter le transfert
d’armes clandestin à destination du Yichouv, l’État juif naissant. Il est à la
tête de la préfecture de police de Paris, quand sept syndicalistes algériens
sont abattus par des policiers, le 14 juillet 1953, place de la Nation. Un
temps secrétaire général du protectorat du Maroc, les « événements »
d’Algérie le rappellent au souvenir de la Place-Beauvau, qu’il intègre en
tant que conseiller technique au secrétariat aux Affaires algériennes avant
que le ministre de l’Intérieur, Bourgès-Maunoury, ne sollicite son expertise
pour une « réorganisation » de l’Algérie afin d’en hâter l’irréversible
intégration à la France. Il rend son rapport, daté du 4 octobre 1955, où il
affirme tout de go que « l’important, c’est de gagner la bataille du bled », en
clair de rallier le peuple du djebel à la France, après l’avoir soustrait à
l’ascendant du FLN.
Ce mémorandum, qui a mon âge, me fascine par son habilité et son
actualité. Papon y met le pied dans le plat : « Entre les conséquences graves
de l’intégration et les conséquences encore plus graves de la sécession, il
faut choisir. » Tout est dit, à savoir qu’intégrer des Musulmans n’est pas un
objectif louable en soi mais plutôt un moindre mal, un choix en désespoir
de cause, un pis-aller à valoriser, tant qu’à faire. Il faut leur ouvrir les bras
ainsi qu’on le ferait pour un enfant né d’une grossesse indésirable. Et mieux
vaut les avoir sous la main que sur le dos. Dès lors, plaide-t-il, il faut y aller
« à outrance », en mettant en avant non pas seulement les progrès matériels
et techniques mais, d’abord et avant tout, le respect de l’individu, la
franchise et l’échange d’égal à égal, tant il est vrai, insiste-t-il, que le fellah
« a un sentiment très vif de la dignité ». Il ne s’agit point d’être les plus
forts, mais d’être les plus intelligents, et d’effacer, une bonne fois, « tous les
vestiges du colonialisme ». En un mot, ni bâton ni carotte, il n’y a plus lieu
de faire du Musulman un obligé ou un client, mais un concitoyen. Il y va,
conclut-il, de la « protection des Européens » et « des intérêts de la
France ». Des intérêts, et non des « valeurs » de la République.
Jusqu’alors cadencé par les saisons, puis par l’aller-retour du baradj à
El-Oueldja, notre quotidien se met bientôt à vibrer au diapason du pays, au
rythme d’un conflit sans nom ni merci. Sans répit, des soldats écument les
maquis où les accrochages se succèdent, inspectent les hameaux, tandis que
les moudjahidine de l’ALN étoffent leurs troupes, « baguent » des agents
clandestins. Notre secteur, le pays des Beni-Ouarzeddine, est mis sous les
ordres du « colonel » Ahmed Belabelli, un nom qui deviendra mythique à
mes oreilles, à force de l’avoir entendu sans avoir jamais croisé ce héros
invisible, sauf un matin, peu après l’indépendance. Sur le terrain, le conflit
se durcit et s’étend ; à l’extérieur, Paris s’isole en n’y voyant qu’une
« affaire intérieure ». Pas question de négocier avec des « terroristes ».
Aussi, l’Assemblée nationale vote-t-elle, dès le 12 mars 1956, les pleins
pouvoirs à l’armée, assortis d’un « blanc-seing » quant aux choix des
moyens. Du coup, l’effectif des troupes bondit de deux cent mille à quatre
cent mille en juillet, soit un soldat pour deux Européens. Et puisqu’il n’ y a
point de « guerre », il n’ y aura pas lieu d’en respecter les lois ni de conférer
le statut de « belligérant » au « fellagha » fait prisonnier.
Erraguene vit en état de siège, avec son gigantesque chantier, ses
ouvriers et les soldats qui veillent sur eux. Isolé et bunkérisé, il est ravitaillé
par des convois spéciaux et bientôt de petits avions cargos pourront se poser
sur une piste aménagée à même le site. Il n’empêche, il a suffi qu’un poste
de garde soit inoccupé, un soir, le 27 septembre 1956, pour que des
maquisards, à l’affût, s’infiltrent dans la « Cité » des ingénieurs, provoquant
un désordre inouï, des tirs confus dont les bruits se mêlent aux cris et aux
sirènes. Un chaos qui a permis aux assaillants d’en ressortir indemnes, non
sans avoir abattu un civil et enlevé un autre, dont on ne retrouvera jamais
trace. Ce premier coup d’éclat de l’ALN, qui plus est sur un double
symbole de l’État français, la force militaire et le génie civil, l’un et l’autre
« au service de tous », fera l’effet d’une bombe, de Tamanrasset à
Dunkerque. Tous les chibanis qui y ont travaillé, et d’abord l’oncle Achour,
en parlent encore avec un très vif émoi, y voyant, avec le recul, le « début »
de la guerre chez nous. Ayant saisi au vol la portée de l’incident, Maurice
Papon, préfet, doublé depuis peu du titre d’inspecteur général de
l’administration en mission extraordinaire – IGAME – arrive sur les lieux,
au petit matin, flanqué du « premier sous-préfet musulman », Mehdi
Belhaddad, un vétéran respecté et invalide de guerre, qu’il a dû imposer à
son cabinet. Et chacun des ouvriers d’alors, parmi eux mon père et mes
oncles, se souvient de ce brifi qui a pris soin, insistent-ils, lors de sa visite
d’inspection, de serrer la main à tous, un à un, ingénieur, technicien,
ouvrier, soldat et jusqu’au dernier tâcheron.
6
L a guerre, j’entends les combats, le fer, le feu et la mort, aura pris son
temps avant d’arriver chez nous. Et qui plus est par le fait du FLN, à
vrai dire, lequel, soucieux de se préserver une zone de repli, une
« planque » au milieu de ruraux familiers, s’y est tenu coi, par pur calcul
tactique, à l’abri de tout raid punitif. Ordre strict a été tôt donné de
n’assaillir aucune patrouille ni de sévir contre un mouchard même patenté.
Le commandant, français, qui veille alors sur le chantier d’Erraguene, s’en
est trouvé satisfait. À ses yeux, la priorité des priorités était la tranquillité
des ouvriers du barrage. Du reste, Maurice Papon reparti, Max Lejeune,
secrétaire d’État aux Forces armées de Guy Mollet, est venu rassurer les
troupes. Cet improbable et tacite « accord » bilatéral n’aura pas toutefois
résisté au quadrillage étroit du pays, conduit par des généraux disposant
désormais de pouvoirs spéciaux, d’effectifs conséquents et de moyens quasi
illimités. Ragaillardi, l’état-major entend frapper sur tous les fronts. Sur le
terrain, des dizaines de milliers de soldats investissent le djebel, inspectent
nos gourbis, traquent le fellagha, ne reculant devant aucun accident du
relief. Les moudjahidine n’auront plus d’autre choix que de sortir du bois,
d’aller au contact de l’ennemi.
Je marche alors sur mes trois hivers. L’âge où ma mémoire se
cristallise ; où de futurs souvenirs s’empilent, déjà, au rythme des chocs
mémorables, des effrois et des petites joies. Entre-temps, ma mère a
accouché… d’une fille, Drifa, l’« Affable ». Ce qui assoit, jusqu’à nouvel
ordre, mon statut de garçon unique et focalise un peu plus l’attention
anxieuse de mes parents sur moi. En raison des aléas du conflit, opérations
coups-de-poing, évacuations des gourbis pour perquisitions inopinées, c’en
est fini, d’un coup, de la sacro-sainte tradition de confiner le nourrisson
trois mois durant. Idem pour les scarifications sur le bas du dos, mises à
l’index par les médecins militaires, et par les djounoud, les maquisards du
FLN, qui ne veulent pas être en retard d’un progrès.
L’état civil, quant à lui, n’accepte plus le double prénom, l’un officiel,
l’autre usuel : désormais il n’y en aura plus qu’un, et un seul. Pour être
précis, l’arrêt implicite de cet usage a été mis en place un peu plus tôt, d’où
le fait que je n’en ai eu, moi, qu’un seul, Slimane. Et, à propos, qui m’a
choisi ce prénom ? Mon père en a toujours revendiqué, et si fièrement, la
paternité. Ma mère, toujours aussi oublieuse dès qu’il s’agit du passé, ne
s’en souvient plus. Et pourquoi ce nom, celui du héros hébreu Salomon qui,
selon la Bible, a édifié le premier temple de Jérusalem ? C’est qu’en islam
Sidna – « notre seigneur » – Slimane est plus qu’un monarque, c’est un
prophète majeur, un aïeul spirituel des croyants. De fait, alors que l’Ancien
Testament en brosse le portrait d’un roi bâtisseur aussi sage que jouisseur –
sept cents épouses et trois cents concubines – et qui plus est fort tolérant
avec les cultes païens, le Coran l’érige, lui, en « messager d’Allah », en
maillon essentiel d’une immense chaîne prophétique s’étendant d’Adam
jusqu’à Mahomet. Les vertus et privilèges du grand sultan israélite, les
miens n’en ont eu cure. Ce qu’ils adulent chez lui, ce n’est pas tant sa piété
que son pouvoir hors pair de commander le vent, de diriger une armée
hybride d’hommes, de démons et de djinns, sans oublier le don inné de
parler aux bêtes, à chacune dans son idiome propre. Chez nous, le roi des
animaux, c’est lui, pas le lion, fût-il de Juda.
Le recours à un deuxième prénom renvoie à un tabou : le premier
couché par l’officier d’état civil français – lequel a déjà imposé le
patronyme – confère à ce dernier et à l’État colonial un pouvoir quasi
magique, au moyen duquel il « tient » celui qui le porte. Il en faut donc un
second, non écrit, oral, sur lequel l’occupant n’aura nul ascendant ni prise.
Je ne connais pas de pays où l’engouement pour le faux nom, le sobriquet
soit aussi vivace et répandu qu’en Algérie. Faut-il y voir un subterfuge du
colonisé pour échapper tant soit peu au colon qui l’a nommé ? J’incline à le
croire, si je songe au fait, établi et fort documenté, que des officiers d’état
civil ont attribué à des dizaines de clans, de propos délibéré, des
patronymes aussi loufoques ou injurieux que Tête de Bouc, Gros Cul, Petit
Cochon…
Finalement, chacun n’est ainsi plus connu que par son surnom. Un
surnom usuel notoire auquel le FLN ne tardera pas à imposer encore un
troisième, à chaque militant. Ce penchant pour le nom d’emprunt est si
ancré dans l’esprit qu’il y est toujours en vigueur, y compris pour plus d’un
haut responsable de l’État, à l’instar de feu le colonel Boumediene,
pseudonyme de Mohamed Boukharrouba, ou de son chef des services
spéciaux, Kasdi Merbah, de son vrai nom Mohamed Khalef.
Sur la guerre, le premier souvenir qui me revient est plus une
impression qu’un tableau vivant : assis ou debout sur le pas de la porte de
notre gourbi, tout seul, l’œil rivé sur le ciel cuivré du soir, au-dessus du
mont Tazegzaout, j’entends, un peu distrait, un ronron lent, mélancolique,
venant de et allant je ne sais où ; rien qu’en y repensant je suis envahi d’un
émoi triste, presque poignant. Il s’agit, sans doute, d’un avion, en quête de
« rebelles ». Cet oiseau sera la bête noire des moudjahidine, qu’il sait
flairer, débusquer et mitrailler. On l’a baptisé mouchara – la
« moucharde » –, un objet dont les hélices brasseront sans répit l’air sur nos
chéchias, jusqu’à la fin ultime du conflit. Il a pour nom, ai-je fini par savoir,
North-American AT-6, dit « le Texan », un appareil école converti en engin
de veille, de suivi de convois, d’appui feu, en cas d’accrochage avec
l’ennemi. J’aurai ainsi entendu le bruit d’un aéronef avant celui d’un poste
de radio ou d’une Mobylette. Il n’y a pas de petit écho de la civilisation.
Redouté par les maquisards de l’Armée de libération nationale, terreur des
villageois, il fera en tout cas merveille, selon l’état-major français, qui en a
importé jusqu’à cinq cent quatre-vingt-quinze.
Un autre jour, au même endroit, j’aperçois tout en bas, au creux de la
boucle du Djendjen, un étrange manège : un mulet immobile, un corps
allongé, un homme et une femme qui gesticulent. Aucun cri ni rumeur, juste
un silence irréel. Une séquence de film muet, au ralenti. Je ne saurai que
beaucoup plus tard ce qui s’est passé. Tout est parti d’une grenade que mes
tantes Yamna et Teldja, la cousine et la petite sœur de ma mère, ont trouvée
sur leur chemin en allant porter la pitance du midi au cousin Ismaïl – dit
« le Laiteux » car il aurait « bu » au sein jusqu’à un âge très tardif –, lequel
garde alors les chèvres du clan. Tétanisé par l’idée d’avoir un « joujou » en
main, il la dégoupille aussitôt et, soudain effrayé, la jette au sol où elle
explose et frappe de plein fouet les cuisses et le ventre de la pauvre Yamna,
qui s’effondre. Alerté, mon oncle Saïd court prévenir la garnison
d’Erraguene. Très vite, un officier informe la base de Aïn Arnat. Peu après
un hélicoptère atterrit sur la berge de l’oued, embarque la blessée et
redécolle sans tarder, direction l’hôpital de Djidjelli.
Yamna rentrera quinze jours plus tard, pimpante, mais gardera des
séquelles indélébiles. Son séjour à l’hôpital, où elle a découvert l’électricité,
l’eau courante, y compris chaude, le carrelage, les fenêtres, le lit, les draps,
la douche, les couverts en fer-blanc, bref, un univers onirique, lui a inspiré
une mélopée dont j’ai retenu le refrain « madmoizil ed-dour biya, ya l’ouali,
ya l’ouali » – « mademoiselle s’occupe de moi, ô seigneur, ô seigneur » ; il
s’agit, bien entendu, de l’infirmière. Cet air résonne encore en moi, car,
enfant, j’ai souvent entendu ma mère le fredonner, sur un ton triste à en
chialer. J’aimerais avoir l’insouciance de lui demander de me le rechanter,
rien qu’une fois. Sinon, je n’aurai presque rien retenu de ce drame ; rien du
branle-bas de combat parmi les miens, de la panique, des cris, et pas même
de l’arrivée de l’hélicoptère – quel événement pourtant ! –, une quasi-
apparition.
Je me souviens, en revanche, d’un parfum, le plus ancien qui me soit
resté en mémoire. Ce n’est point l’odeur de la poudre mais du linge qui
sèche au-dessus du kanoun, sous le toit du gourbi ; une senteur tiède de
savon qui m’emplit encore les narines. Je me revois assis au coin du foyer
et je regarde, par-dessous, tourner, au-dessus de moi et du foyer, une ample
robe ou gandoura blanche, gonflée par l’haleine du feu. En m’y revoyant,
j’ai l’impression d’être sous une tente ou un chapiteau, avec, juste à côté,
ma mère, debout, bras tendus, et qui fait tourner la jupe enflée d’air chaud,
à l’instar d’un improbable derviche tourneur. Je ressens encore la chaleur
sur mes joues, je revois les reflets dorés sur l’étoffe ondulant et
l’atmosphère intime du tableau, digne d’un Le Nain.
Le feu, chez nous, est un « clin d’œil » de l’enfer ; un intrus dans le
foyer, un diablotin sur lequel il faut à chaque instant garder un œil, et le
bon. Et surtout ne jamais dormir en le laissant « debout », ni rester en tête à
tête avec lui, ensorceleur et fourbe qu’il est. Ma mère l’aura appris à ses
dépens, quand j’ai failli, par deux fois, y laisser ma peau de bébé. Et très
tôt, quand, tout petit, elle m’a confié, un matin, à une jeune tante ; laquelle
m’a aussitôt mis sur le douh, ce berceau de liège brut suspendu au plafond,
pour me bercer. Impatiente de m’endormir, j’imagine, elle a soudain
accéléré le va-et-vient, si vite et si loin que mon petit corps a fini par gicler
de son lit aérien et tomber à pic, le visage contre le rebord – ébréché ! –
d’une jarre, à deux doigts du brasier. Le choc, pour ma pauvre mère, déjà si
éprouvée par l’état de mon frère Derradji ! Je m’en suis sorti avec la joue
droite déchirée, qu’on soignera sur place, à coups de cataplasmes de henné,
de suif et, surtout, de visites votives au sanctuaire de Grand-Mère
Tazegzaout. J’en garde une cicatrice, qui ne se voit encore que quand je
souris, sous l’aspect d’une virgule, sur la face. Un autre jour, ma mère a dû
me laisser tout seul, afin d’aller remplir la jarre d’eau à la source. Jouant à
improviser des cabrioles, j’ai fini par tomber sur le kanoun, mon petit buste
dénudé soudain plaqué à vif sur les braises. J’ai dû hurler assez fort pour
que l’épouse de l’oncle Saïd, une fille de Beni-Médjaled, accoure pour me
dégager à temps du brasier.
Livrée à elle-même, ayant déjà Drifa sur le dos – ainsi porte-t-on
l’enfant, à l’africaine, enveloppé d’un châle noué autour du cou – et son
mari sur le chantier du barrage, ma mère n’a pu faire autrement que me
déposer, encore une autre fois, sur le seuil du gourbi, assis sur une natte,
afin d’aller fagoter du bois mort, au-dehors de la mechta. Peu après son
départ, un mulet, effrayé par les injures et les cailloux d’un voisin, dévale
soudain sur moi, me bouscule sans me piétiner et poursuit sa cavale. Par
miracle, je n’ai pas eu un bleu…
Je rapporte volontiers ces incidents, bien que je n’en garde aucun brin
de souvenir. Mais je me souviens du récit que m’en a toujours fait ma mère,
avec son sens inné du théâtre, alternant mots, gestes, cris, silences et
soupirs. En m’y reportant, je suppute chez elle non pas un remords, celui de
m’avoir laissé seul, mais la joie, le « miracle » de m’avoir vu par trois fois
échapper au pire ; ce qui m’a inculqué très tôt, je crois, le sentiment d’être
un miraculé, surexposé au danger et protégé par une main invisible.
S’il ressort des confessions de ma mère sur les chocs que j’ai reçus
qu’elle m’a trop souvent laissé tout seul, à un âge si tendre, il n’est pas
moins évident que la faute ne lui incombe nullement. J’ai déjà indiqué que
mon hameau s’est tôt ouvert aux mariages mixtes, accueillant volontiers des
filles « étrangères » et offrant en retour les nôtres aux voisins ennemis. J’ai
omis de préciser que ces épouses gardent néanmoins leur statut « exotique »
ad vitam aeternam. Et c’est là, du reste, leur vœu intime ; si bien que quand
l’une d’elles rend l’âme à Dieu, le mari rend son corps à sa famille, afin de
l’enterrer auprès de son « vrai » foyer, aux cotés de ses parents, frères,
sœurs et cousins. Admis de plain-pied au clan, mâle, ses enfants, eux, n’y
verront aucun motif de regret, au retour de leur mère au bercail patriarcal.
Lors de ce séjour chez les Zeghadra, ma mère n’a eu qu’une consœur, la
femme de l’oncle Saïd, baptisée « Médjaldiya » (la « bru de Beni-
Médjaled »), dont le bled fait face au nôtre, avec l’oued Djendjen pour ligne
de démarcation. Plus que belles-sœurs, elles seront sœurs, exposées aux
mêmes soupçons, subissant des coups bas identiques. D’emblée mise à
l’index en tant qu’« Algéroise », donc cifilizi – soit « civilisée », en clair un
peu rebelle –, la fille de Sanaa aura subi de plein fouet le banal et sourd
ostracisme inhérent aux clans patriarcaux, ce dont j’ai moi aussi pâti, par
ricochet. Ainsi, c’est faute d’avoir trouvé un parent qui accepte de
s’occuper de moi que ma mère a dû si souvent, la mort dans l’âme, me
laisser tout seul.
À son insu, Mériem, ma mère, m’a inculqué un esprit à la fois
circonspect et défiant à l’encontre de nos proches, ce qui n’aura pas été, je
crois, sans impact sur mon évolution. Ne jamais livrer le fond de sa pensée,
ne pas mentir mais se garder de tout dire, rester évasif, éviter de fournir trop
de détails sur soi, jouer vrai sans être exact. Ne jamais, non plus, déclarer à
un cousin qu’on se sent bien – gare à son mauvais œil –, ni qu’on souffre –
il va s’en réjouir –, il faut flotter sur la surface des choses, tout en essayant
d’en savoir le maximum sur autrui, surtout le parent intime. Ainsi, d’avoir
« rajouté » deux garçons à l’univers, coup sur coup, Derradji et moi, la
brave Mériem subira un sourd boycott de mes oncles, jaloux que leur frère,
mon père, ait reçu avant eux un tel double don du ciel. J’ai ainsi grandi dans
un climat hostile et ouaté ; un cocon protecteur et oppressant, une guéguerre
intestine close au sein d’une guerre ouverte.
Il n’empêche, adulte, j’ai essayé de faire la part du feu, allant jusqu’à
suspecter ma mère d’avoir trop noirci le tableau familial. Une simple visite,
cet été, chez un oncle, pour les besoins de ce récit, m’a ouvert les yeux : à
peine ai-je posé mon céans sur le canapé, et bien avant que le rituel café ne
me soit servi, il a commencé, soudain frénétique, à la criticailler, lui
reprochant encore, plus d’un demi-siècle après, son air… hautain ! Me
voyant impavide, car déjà averti, je me suis tenu à le rester vaille que vaille,
il a cru devoir me décocher la flèche qui tue : « Quand vous avez
abandonné El-Oueldja pour Alger, ta grand-mère a jeté un sort à ta mère en
lui jurant qu’elle n’aurait plus d’autre enfant mâle après toi. » J’ai juste
souri, l’air faussement ingénu et impassible, afin que sa « bombe » ne soit
plus qu’un pétard mouillé. J’en ai touché un mot à ma mère, qui a tout
démenti sans appel. Il a juste voulu me faire mal, et le pire, c’est que c’est
sa façon à lui, émotif et rustaud, de m’exprimer son affection contrariée,
son indicible sentiment d’abandon lors de notre « fuite ».
L’abandon, j’en ai durement pâti, en raison de l’ostracisme dont ma
mère a souffert, obligée qu’elle a si souvent été de me laisser seul, faute de
trouver un parent pour veiller sur moi. J’en ai gardé un cuisant souvenir,
mon premier gros chagrin et, je crois bien, mon désarroi. Je me revois
encore, debout, sur le seuil de notre gourbi ; dans ma main, une petite
casserole avec un fond de lait, face à moi, une vache qui broute, en paix.
Mais mon esprit et mon regard sont ailleurs, tout en contrebas, aux abords
du Djendjen : je suis de l’œil ma maman portant Drifa sur le dos, qui
marche d’un pas sûr vers l’habitation de ses parents, sans moi. Selon un
usage établi du djebel, quand une bru se sent brimée par sa belle-mère, elle
se « fâche » et s’en retourne au bercail familial, jusqu’à ce que le mari aille
s’en excuser, et lui offre un simulacre de dot, flacon de brillantine ou paquet
de bonbons, pour la ramener sous le toit conjugal.
Je la vois peu à peu se rapetisser, s’estomper parmi les ronces et les
lauriers, puis s’évanouir, d’un coup, par-derrière un mamelon hérissé de
chênes verts ; soudain, je n’ai plus de maman ! Je suis tout seul, avec juste
notre vache, et ce lait que ma mère m’a offert peu avant. Abattu, dépité,
furieux, je jette le précieux liquide sur la brave bête impassible et je crois
même avoir ramassé un cailloux pour la lapider… Qu’ai-je fait après ? Où
ai-je dîné ce soir-là, avec mon père rentré du chantier ou chez ma grand-
mère, je l’ignore ; pas plus que je ne sais combien de temps aura duré
l’éclipse de ma pauvre mère.
Ce dont je me souviens, c’est que peu après – le lendemain ? –, je suis
allé rejoindre mes cousins au lieudit le Rocher du Corbeau, un précipice
d’où l’on aperçoit le chantier d’Erraguene et, au-delà, le majestueux couple
des monts Babor et Tababort. Je me revois vêtu d’une djellaba indigo, un
ton très apprécié par chez nous, marchant parmi des herbes ayant ma taille,
avec, ici et là, des ronces et des fleurs qui luisent au soleil. Je me revois
lambiner aux abords du ravin, au milieu de deux ou trois bœufs, quand l’un
d’eux, dont je me suis trop rapproché, me balaie brusquement d’un
vigoureux coup de tête. Par miracle, les rameaux d’un chêne-liège ont évité
à mon petit corps de basculer dans le vide et de s’écraser tout en bas, dans
le lit de l’oued Djendjen ! Je n’aurais nullement survécu. Après quoi, tout
devient confus… Ayant reçu un sérieux coup de corne sur l’abdomen, j’ai
toujours une hernie, une protubérance de la grosseur d’une cerise, que je
n’ai jamais cherché à opérer et qu’on ne voit plus maintenant ; l’âge venant,
l’embonpoint a fini par la cacher, à défaut de la résorber.
Jeune adulte, influencé par mes lectures précoces de Freud, je me suis
livré à une autoanalyse sauvage : furieux que ma mère m’ait « abandonné »,
et pour la énième fois, j’ai exprimé mon dépit en frappant son substitut, la
vache, en l’aspergeant de son lait – tout un symbole ! ; après quoi je suis
allé provoquer un taureau, sur le bord même d’un abîme, afin qu’il m’y
précipite et que j’en meurs, pour la punir de m’avoir laissé sans un mot.
Quand j’ai entamé, à l’âge de dix-sept ans, ma « carrière » de journaliste
comme dessinateur puis graveur, j’ai ressenti d’emblée le vif besoin
d’illustrer ce traumatisme de l’abandon. En écrivant aujourd’hui, je ressors
la gravure de mes cartons : on y voit, sur un sol blanc et plat et sous un ciel
noir, une femme portant un enfant sur le dos, qui s’en va vers l’horizon
tandis qu’au premier plan, jaillissant du sol brut, deux mains aux doigts
tendus cherchent à s’accrocher, en vain, aux basques de la maman, déjà hors
de portée…
J’en ai reparlé avec ma mère. Qui m’en a donné une version plutôt
banale, presque anecdotique. Déjà, plus rien à voir avec le coup de froid
avec ma grand-mère, le départ chez sa mère et l’abandon de son fils
« unique ». Ainsi, le matin du jour où j’ai failli basculer dans le vide, elle
m’aurait confié à sa « sœur », la Médjaldiya, pour aller honorer un rite
immémorial, plutôt païen qu’islamique, qui consiste à recueillir des grains
d’orge encore verts pour les croquer, après les avoir grillés au feu. J’aurais
alors profité d’un moment d’inattention de mon chaperon pour courir
retrouver ma maman sur-le-champ, quand, chemin faisant, j’ai croisé un
bœuf… Fou de rage contre ma « nounou », mon oncle Larbi, le benjamin de
mon père, aurait, paraît-il, rudoyé et étrillé celle-ci.
Un mulet, une vache, un bœuf… Curieux, tout de même, que mes plus
anciens souvenirs, ceux ayant trait à mon séjour à El-Oueldja, tournent pour
l’essentiel autour d’animaux domestiques. Aucun reflet de la figure de mon
père, ne serait-ce qu’un halo, pas un trait du visage de ma mère, rien de mes
oncles et cousins. Seulement deux êtres y brillent d’un éclat singulier, notre
chien Dian’s et le berger de la famille, l’enfant Amar, un couple dont le
museau et la bouille ont percé la barrière de l’oubli, à l’instar de ces plantes
vigoureuses dont les troncs, s’insinuant à travers les failles des murs de
béton, épandent leurs ramures au grand jour. Je revois le poil chamois du
clébard, je l’entends encore japper en se faufilant entre mes jambes et rien
ne m’aura ravi autant que de le sentir collé à moi, me léchant les pieds nus.
Il s’est tant attaché à moi que quand je crachote sur le sol il se hâte de
lécher le crachat. Et quel délice de le voir me suivre au pas, m’obéir au
doigt et à l’œil. Bien dressé, il ne s’est jamais enhardi à risquer une patte
dans le gourbi, piaffant sur le seuil, lors de mon réveil très tôt sinon à
l’heure du repas, pour avoir sa pitance, juste du son d’orge grossier mélangé
à l’eau.
L’islam, qui respecte les bêtes, est ambivalent avec le chien. Ainsi, ce
dernier ne doit jamais entrer au foyer, être frôlé par lui annule les ablutions,
et s’il passe devant un croyant qui se prosterne, la prière est ipso facto
invalidée. Pourtant, un dit du Prophète rapporte l’histoire d’une prostituée
qui ayant vu un chiot assoiffé lui a servi de l’eau tirée d’un puits ; ce geste
lui a valu d’être aussitôt lavée de tous ses péchés et d’entrer au paradis, au
pied levé. Il y a même eu, dans l’islam rural, autrement bucolique et
naturaliste sinon païen par son penchant à festoyer au son du tambour et de
la flûte, des chiens et des chats élevés au rang de saints et dont les
sépultures ont donné lieu à l’édification de mausolées, de marabouts,
auxquels les fidèles rendent visite, afin d’en recueillir la baraka.
D’où vient ce nom de Dian’s, si exotique, chic même ? Je l’ignore.
Mais ce chien aura été mon frère de jeu, ma peluche en chair et en os, un
comparse muet et frétillant. Je l’ai perdu, un sinistre matin, au saut du lit. Je
le revois pendu à un arbre, juste un animal informe, suspendu dans le vide ;
et rien autour, ni personne, pas même le paysage en toile de fond. Rien,
simplement un objet jaunâtre, irrégulier, flottant dans l’air matinal… Ni
dépit, ni malheur, ni surprise, ni peur, je ne me souviens d’aucun émoi. Je
l’ai oublié, d’autres morts sont venus estomper son trépas, mais point
l’abolir. Je m’en suis soudain rendu compte, adolescent, quand j’ai vu Le
Bœuf écorché, un tableau de Rembrandt. Ce trapèze de chair a, d’un coup et
d’un clin d’œil, fait remonter le souvenir enfoui du gibet, du premier mort
que j’aie jamais vu. Un demi-siècle plus tard, je n’arrive toujours pas à
apprécier ce « morceau » pour ce qu’il est, une œuvre d’art. Peu après, je
suis tombé, en lisant les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski,
sur un épisode où l’auteur, déporté dans un bagne à Omsk, en Sibérie, décrit
son coup de foudre pour Koultiapka, un chiot câlin et joyeux qui le console
et égaie son séjour parmi des forçats impénitents. Jusqu’au jour où l’un
d’eux abat l’animal et l’écorche, pour en brader la fourrure. J’y ai reconnu
l’effusion et le supplice de mon innocent acolyte.
Fort de quoi, j’ai voulu en savoir plus. Et j’ai ainsi appris que Dian’s a
été, lui aussi, un « martyr » de la guerre, le FLN ayant intimé l’ordre à tout
paysan de tuer son chien, car, a-t-il plaidé, tout aboiement nocturne fusant
d’un hameau trahit l’arrivée de djounoud et, par conséquent, peut
déclencher un raid éclair des légionnaires, sinon des opérations coups- de-
poing dès le lever du jour. Je n’ai pas pu savoir qui a pendu le nôtre,
sûrement pas mon père, et je m’en félicite ; le cas échéant, je m’en serais
souvenu, je crois bien. Nul n’a jamais évoqué ces dizaines de milliers de
fidèles amis de nos paysans qui ont disparu, du jour au lendemain, qui plus
est de la main du fellah qui a adopté, cajolé et élevé chacun d’entre eux. Je
m’en serais bien passé, mais je m’incline, ici, humblement, devant ces
sacrifiés, eux aussi, pour la patrie.
Orphelins de nos frères canins, nous n’en reverrions plus désormais
qu’aux côtés de soldats français. Et c’est seulement après l’indépendance
qu’ils reviendront parmi nous, à nouveau. L’état-major aura, pour sa part,
mobilisé plus de quatre mille chiens, répartis en quatre-vingt-dix-neuf
pelotons cynophiles, suivis par dix postes vétérinaires, avec médecins et
hôpitaux. Importés d’Allemagne, les chiens sont d’abord dressés à Suippes,
dans la Marne, en tant qu’éclaireurs de pointe, afin de détecter un explosif,
pister, ratisser, guetter et aider à boucler un hameau. Et d’explorer les
grottes qui truffent notre djebel. Cent cinquante-sept d’entre eux seront tués
sur le front, et plus d’un décoré de la valeur militaire, par le président de la
République en personne.
J’ai grandi dans l’amour des bêtes, un amour gratuit, sans autre profit
que la joie d’exister à leur contact muet, mais si réconfortant. Et d’autant
plus prégnant qu’il se nourrit de mythes et de superstitions. J’ai demandé à
ma mère de m’en expliquer les ressorts. Elle s’y est mise volontiers, pour le
coup. J’appris ainsi qu’il y a, d’abord, des animaux sacrés, qu’il ne convient
pas de déranger. Attenter à leur vie serait un péché mortel : la grenouille,
qui croît dans l’eau sur laquelle flotte le Trône de Dieu ; l’araignée et la
colombe, pour avoir donné l’illusion aux ennemis de Mahomet qu’il n’est
pas dans la grotte où il a trouvé refuge, celle-ci en y pondant des œufs,
celle-là en y tissant sa toile ; la baleine, qui a protégé Jonas en son sein ; la
jument, qui a servi de monture au Prophète pour son Ascension au ciel ; le
chien, en hommage à Kitmir, qui a si bien veillé sur le sommeil des Sept
Dormants… Et le papillon, dont l’apparition présage d’un bienfait
imminent.
Il y a aussi des animaux maléfiques, bien sûr, mais en réalité ce sont
des avatars d’êtres humains, d’où leur caractère néfaste : le singe, pour
avoir fait les ablutions de ses parties honteuses avec du lait ; le serpent, pour
avoir menti et trahi. Il reste vrai qu’un pur animal ne saurait être animé d’un
noir dessein ; qu’il est fidèle, bon, utile, aussi innocent et maladroit qu’un
enfant qui sent et ne parle pas encore. À cet égard, je dois confesser que je
ne connais rien de plus doux, dans notre patois haché, que l’expression
« mal aggoun », soit l’« animal muet », cet intime qui vit avec vous, vous
suit partout, vous obéit, vous donne son lait, sa laine et, à la fin, sa chair, à
défaut de son âme. Ma mère jure que les bêtes n’entendent pas seulement,
mais qu’elles nous observent, impassibles, nous jugent et, au jour du
Jugement dernier, viendront témoigner, par le menu, à notre propos et avec
rigueur.
Que l’animal soit conscient, capable d’aimer, de haïr, de souffrir
jusqu’à vouloir en mourir, qu’il ressente tout ainsi et ne puisse pas
l’exprimer m’a toujours, aussi loin que je m’en souvienne, ému, attendri
jusqu’à l’os. Qu’il vive aussi intensément sans toutefois pouvoir ni se
plaindre, ni dénoncer son bourreau à deux pattes, ni même pleurer, m’a
souvent paru injuste et… inhumain. Ils auront été, chez nous, peuple du
bled, âpre et plutôt bourru, nos seuls « concurrents » dans l’affection de nos
parents ; lesquels, pudiques et un peu rustres qu’ils sont, auront réservé
leurs câlins et leurs mots doux aux bébés animaux, et je ne me souviens pas
en avoir pris ombrage… Qu’y a-t-il de plus craquant qu’un ânon, avec ses
grands yeux étonnés et enjôleurs ?
Cet amour des bêtes n’est pas que gestes et jolis mots, il est à l’origine,
chez nous, d’une véritable institution dont je suis fier, non point parce que
mes ancêtres l’ont inventée mais parce que j’en ai savouré, très tôt, la force
et la douceur. Il s’agit d’adopter un petit garçon, orphelin ou issu d’un foyer
indigent, afin qu’il s’occupe du petit bétail, moyennant quoi il est logé,
nourri, blanchi, aimé et traité ni plus ni moins bien que n’importe quel
enfant du clan qui l’accueille. Il sera un frère, un vrai, et, parvenu à l’âge
adulte, on pourvoira à son mariage, l’aidant à bâtir son gourbi, payant sa
dot, assurant les dépenses du repas festif, du bœuf sacrifié au bonbon offert
en dessert.
N’ayant pas connu mon frère Derradji, j’aurai avec Amar, le petit
berger, un grand frère, aimant et drôle, qui reste l’unique individu de ma
prime enfance dont ma mémoire a gardé quasi intacts le souvenir, le visage
et, surtout, le rire aux éclats constant, les yeux… plissés, à force de se
dérider sans répit. Il était orphelin de père, et je revois sa mère venant
s’enquérir de son avenir et repartant, toujours, avec des victuailles, sans
oublier de m’embrasser en me murmurant à l’oreille « Fais attention à
lui ! », alors qu’il a dix ans et moi à peine quatre. Notre jeu, ou le mien en
tout cas, consiste à ce que je lui saute au cou et que lui me serre par la taille
et que l’on tourne, jusqu’au vertige. J’ai l’impression de ressentir encore la
chaleur de son corps sinon, vaguement, une odeur de fumée de bois.
Un matin, il est parti chercher une vache à la robe blanche émaillée de
taches marron et m’a demandé de ne pas bouger, jusqu’à son retour. Je suis
resté debout, en contrebas de notre gourbi, près de l’azerolier où Dian’s a
été pendu. En attendant, je me suis allongé sur l’herbe, posant ma tête, de
côté, sur un gros rocher poli par les eaux du ciel. Le regard perdu, face aux
plis et replis du djebel Tamezguida, j’ai soudain entendu battre mon cœur,
au creux de l’oreille, et, fixant mon oreiller pierreux, tapissé d’îlots de
lichen, j’ai relevé qu’il était tout aussi blanc et maculé de vert-brun que
notre génisse. Peu après, à moins que ce ne soit avant, j’ai donné à Amar un
petit coup de faucille sur le crâne, histoire d’en voir l’impact, caprice
d’enfant livré à lui-même. Il a saigné, très peu, mais il a été écorché en tout
cas. Aucun cri ni juron n’est sorti de sa bouche rieuse, aucun rictus n’en a
tordu le sourire, rien, ne serait-ce qu’un soupir. Je revois sa mère, ou la
mienne, c’est trop flou, brûler des poils de chèvres tenus par une pince puis
lui appliquer les cendres sur la cicatrice rouge vif, un vrai remède de grand-
mère.
En racontant cet épisode, je suis débordé d’affection et étreint d’un
remords, car je me dis qu’il a réagi, ou plutôt pas réagi, à l’instar d’un
« frère animal muet », à savoir qu’il a eu très mal, trouvé le coup gratuit et
injuste, a eu envie de pleurer, d’avoir un câlin pour le consoler et,
finalement, n’a rien laissé transpirer. Or, chez nous, maltraiter un mal
aggoun est plus qu’un acte lâche, c’est un sacrilège. Je suis sûr qu’il ne
m’en a pas voulu, le brave Amar, mon frère aimé dont l’évocation du seul
visage me fait couler des larmes qui, après un demi-siècle, me brûlent les
paupières. Plus tard, l’armée a eu beau nous notifier qu’en nous installant à
Erraguene ce serait sans notre bétail, nos parents ont tenu quand même à
l’emmener, où il grandira parmi nous, jusqu’à l’indépendance. Chacun a pu
enfin regagner sa mechta, lui chez sa mère, au pied du mont Tazegzaout,
nous à El-Oueldja, étant entendu que son mariage restait de notre ressort.
J’ignore ce qui a pu se passer, mais, un soir, un parent taxi est venu nous
annoncer, avec le mot d’usage « seul Dieu est Éternel », qu’Amar avait
rendu l’âme, suite à un mal foudroyant… Ah, mon petit Amar, tu nous as
filé entre les doigts, à ta façon, sans un mot, et, je t’imagine, avec ton si
apaisant sourire. Si seulement tu veux bien revenir me voir, un matin, en
rêve, que je puisse revoir ta frimousse ; tu me rendrais heureux même, si, au
réveil, je serais encore plus inconsolable.
Loin de notre trou de mechta, la lutte du FLN pour l’indépendance a
déjà amplement fait son apparition sur l’agenda international. Un moment
désarçonné par l’arrestation de cinq dirigeants du FLN, dont Ahmed Ben
Bella, le 26 octobre 1956, bousculé dans les maquis par des soldats plus
prompts et autrement aguerris, l’Ordre se voit contraint de déplacer le
champ de bataille du djebel vers la ville. Le fedayi – celui qui choisit de se
sacrifier – remplace au pied levé le djoundi, le maquisard, en vertu de
l’axiome selon lequel un cocktail Molotov qui explose sur un trottoir
d’Alger aura plus d’écho immédiat et mondial que la mise hors de combat
d’un bataillon entier de légionnaires dans le maquis. Il va, et de façon on ne
peut plus empirique, « inventer » la guerre asymétrique où celui qui
l’emporte sur le plan militaire, pour peu qu’il soit un État de droit, s’en
sortira perdant, fatalement, au niveau moral et diplomatique.
Il va user de la terreur, y compris contre des civils, femmes, enfants et
vieillards confondus. Il ne lui reste qu’à trouver le « bon » moment, qui lui
sera vite offert sur un plateau par le premier attentat terroriste, coup d’éclat
d’une Organisation de la résistance de l’Algérie française (ORAF), un
groupe de choc ultra, fondé par René Kovacs, un pied-noir fils
d’immigrants hongrois. Composé de policiers, de fonctionnaires et de
volontaires, le commando a déposé une bombe, de nuit, au cœur de la
Casbah. Surpris dans leur sommeil, trente-sept innocents seront ensevelis,
après que leur vieil immeuble aura été soufflé par l’explosion. Le FLN
accuse le coup, et le rend peu après, en faisant sauter le Milk Bar et la
Cafeteria, où les jeunes pieds-noirs viennent danser le mambo ou le cha-
cha-cha.
La tension monte et la situation bascule du tout au tout, quand, trois
mois plus tard, le 28 décembre 1956, le très influent et héraut des ultras, le
maire de Boufarik, Amédée Froger, tombe sous les coups de feu d’un tueur,
au petit matin, en sortant de chez lui, rue Michelet. L’écho de l’assassinat
du président de la Fédération des maires d’Algérie se répand telle une
traînée de poudre et boute le feu dans les esprits déjà bien surexcités des
« petits Blancs ». Qui se lâchent, lors des funérailles, largement couvertes
par les journalistes parisiens et étrangers, en molestant puis en lynchant tout
« Arabe » qu’ils croisent sur leur chemin vers le cimetière Saint-Eugène. Ce
pogrom, on ne peut plus spectaculaire, creuse encore plus, et sous les yeux
du monde entier, le fossé béant qui sépare, désormais plus que jamais,
Européens et Musulmans.
Un constat contre lequel Paris s’inscrit en faux, en martelant son credo,
selon lequel « il n’y a, de Dunkerque à Tamanrasset, qu’une seule catégorie
d’habitants, des Français », et non plus, des Européens et des Musulmans.
Trop tard, hélas ! La voix de la poudre porte plus haut, plus loin. Ainsi, le
9 janvier 1957, à Alger, le pouvoir civil débordé fait appel à l’armée pour
« rétablir l’ordre ». Un état-major spécial voit le jour, sous l’autorité du
général Massu, qui va lancer la fameuse bataille d’Alger, avec les
méthodes, les dégâts, l’écho et le bilan que l’on sait, non point militaire,
auquel cas il faudrait parler d’un indéniable succès « technique », mais
désastreux au plan moral et diplomatique. Grâce au dynamisme du bureau
d’information du FLN ouvert à New York, et soutenu en sous-main par
d’influents congressistes américains, la question algérienne est de nouveau
mise à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies, le
28 janvier.
Voyant là l’occasion de démontrer l’inanité de la position française
clamant qu’il n’y a qu’« seule catégorie d’habitants », le FLN lance un
appel à une grève de huit jours, « à travers tout le territoire national », afin
de sceller sa qualité de Front de tous les Algériens, qui font front derrière
lui. Simplement, il y a loin, et aucun autre moyen de liaison que le
téléphone arabe, entre l’East River à Manhattan et El-Oueldja, sur l’oued
Djendjen. Le hic, c’est que l’agent de liaison, un parent de ma grand-mère,
qui inspecte chaque nuit notre mechta, n’est pas venu annoncer l’ordre de
l’Ordre. Ainsi, aux aurores du 28 janvier, mes oncles et père sont partis au
travail. Arrivés sur le chantier, ils sont d’abord surpris de ne trouver aucun
Algérien, ou si peu. Confus, des ingénieurs leur expliquent la situation, sans
qu’aucun officier présent sur place n’insiste pour qu’ils se rebellent contre
le nidham et se mettent au travail. Ils n’en paniquent pas moins. À tel point
que l’oncle Saïd, le Sétifien, leur propose de passer la nuit sur des sacs de
ciment vides plutôt que de rentrer au village et de s’exposer au pire.
Entre-temps, contact a été pris avec « notre » chef, le colonel
Bellabelli. Déjà avisé et instruit du « dossier », il leur accordera de fermer
les yeux, moyennant l’acquittement, en nature, d’une forte amende, incluant
paquets de café et de sucre, piles, biscuits, boîtes de sardines, cartouches de
cigarettes… L’affaire ne sera pas close pour autant, pas pour tout un
chacun, en tout cas. Une nuit, des fellaghas sont venus sortir le Sétifien de
sa couche et, sans dire un mot, l’ont jeté dehors, pieds nus, la djellaba pour
seul habit, en plein hiver. Alerté par des bruits de voix étouffés, l’oncle
Mohamed a pu identifier les ravisseurs. Ce sont des Beni-Médjaled, le clan
d’en face, celui de son épouse Halima, la belle-sœur de ma mère.
Ils ont traîné Saïd jusqu’à l’oued Djendjen, qu’ils ont traversé pour
arriver jusqu’au mont Tamezguida et s’enfoncer dans le maquis de Sidi
Salah. Ayant tôt compris le sort fatal qui l’attend, mon oncle a profité d’un
moment d’inattention, l’obscurité aidant, pour s’enfuir. Il se sépare soudain
de l’escouade, l’un des ravisseurs se retourne et lui tire dessus, la balle frôle
sa joue, un miracle. Dans la confusion, il se laisse dégringoler, slalomant
entre les arbres, jusqu’à se retrouver après moult tonneaux bien à l’abri d’un
monceau de ronces. À peine a-t-il regagné El-Oueldja en titubant, visage et
poitrail en sang, revêtu de lambeaux de djellaba, qu’un envoyé spécial de
Bellabelli le rejoint aussitôt. Anticipant l’interrogatoire auquel il ne
manquerait pas d’être soumis par le IIe Bureau d’Erraguene, le moudjahid
lui intime l’ordre absolu de ne rien « balancer », ne serait-ce qu’un détail
sur les ravisseurs, et jamais de nom, cela va de soi. Moyennant quoi, il lui
promet que ses bourreaux seront punis, et sévèrement.
Convoqué par le IIe Bureau, après la grève que tous ont fini par
observer, Saïd n’a rien laissé transpirer. Non, de nuit, il n’a rien pu voir ; il
n’a pas non plus reconnu de voix, les ravisseurs n’ayant rien dit… Les
militaires n’en ont pas moins poursuivi leurs investigations, jusqu’à arriver
à identifier, un à un, les quatre assaillants. Déjà, le nidham, pour sa part,
leur a infligé un blâme sans appel. Ils n’auront eu la vie sauve que parce
que leur victime a pu préserver la sienne. Très peu de temps après, quinze à
vingt jours, des parachutistes les ont cernés dans le lieudit Amougal, à l’est
d’Erraguene, et neutralisés, sur-le-champ, sans combat.
Leur mise hors de combat a exhumé l’antique hache de guerre des
Beni-Médjaled contre les Beni-Ouarzeddine. Désormais, elle va planer sur
nos têtes, qui que l’on soit. Il faudra ouvrir les deux yeux, l’un sur le soldat
ou le harki, l’autre sur le Médjaldi. Et la fermer, car, ainsi que le dit notre
adage, « bouche fermée, mouche n’y entre point ». Les murs ont des
oreilles, et ils voient, même quand ils sont aveugles. Les rivalités claniques,
déjà si pesantes en temps normal, s’exacerbent, incitant ceux qui ont des
comptes à régler ou des haines recuites à assouvir, à « balancer » l’ennemi,
soit au nidham soit à El-Akri.
Le feu de la discorde a ainsi vite pris un peu partout, y compris chez
nous, quand un oncle de mon père, déjà au maquis, a dénoncé son propre
cousin en tant que « vendeur » aux Français. Assailli chez lui, alors qu’il
finit de dîner, il est conduit, sous les yeux horrifiés de ses enfants, par des
djounoud dans un des replis de l’oued Djendjen, où un véritable tribunal
populaire l’attend mines et couteaux tirés. Ce suspect, Mezenner Tahar, dit
le Négro, en raison de son teint pain brûlé, n’est autre que le neveu de ma
grand-mère. Il a dû ferrailler dur avec des garçons de son âge, avec qui il a
naguère gardé les chèvres et qui, maintenant, le soupçonnent de trahison, en
menaçant de l’égorger sur le bord de l’oued, dont l’eau ira jeter son sang
innocent dans la mer. Son bagout, et sans doute son physique de catcheur
râblé à voix de stentor, ont dû peser dans la balance. Il s’en est sorti,
presque avec des excuses. Sauf qu’une fois relâché, au lever du jour, il a
couru à Erraguene, où il a de but en blanc proposé rien moins que ses
services à des officiers incrédules et ravis. Il en est ressorti « habillé » de
pied en cape, engagé et affecté à patrouiller dans son secteur, lequel inclut
mon hameau. Énergique, courageux et plutôt réfléchi, le Négro ne tarde pas
à recruter des volontaires réunis au sein d’un GAD, un groupe
d’autodéfense, créé, début 1955, sur instruction de François Mitterrand,
alors ministre de l’Intérieur. Dotés de fusils de chasse, ils ne jouissent pas, à
la différence des harkis, du statut militaire et ne sont pas rétribués, en dépit
du risque mortel auquel ils s’exposent. Leur mission : dissuader les « hors-
la-loi » de s’approcher des hameaux et donner l’alerte en cas d’attaque.
Très vite, leur mission s’avère impossible. L’isolement des mechtas,
l’inexistence ne serait-ce que de pistes, rend plus qu’aléatoire l’envoi de
soldats sur ces lieux enclavés, à l’abri d’un maquis touffu, truffé de grottes,
creusé de ravins. Rien de tel pour les maquisards qui y évoluent, à l’abri de
tout intrus intempestif : des dizaines d’yeux, du fellah sur son champ au
petit berger sautillant derrière les chèvres en passant par la femme qui lave
le linge sur le bord de la rivière, tous regardent pour eux. Les fellaghas y
évoluent comme des poissons dans l’eau, selon le fameux slogan de Mao
Zedong, trop bien connu des officiers qui ont fait l’Indochine et qui sont
passés, sans transition, de la jungle au djebel.
Eux, en ont déduit qu’il faut sans tarder retirer l’eau au poisson, soit
déplacer tous les paysans de leurs « trous » perdus, pour les installer dans
des camps de regroupement, sous le contrôle direct et constant de l’armée.
Pour nous, ce sera le camp d’Erraguene, à côté du chantier du barrage.
Aussi, a-t-on vu débarquer, un soir, à l’heure du nidham, le Négro,
suivi par des dizaines de soldats. Et ces coups frappés à nos portes ne sont
pas ceux d’un parent éloigné venu nous inviter chez lui pour un mariage,
pour dîner ou passer la nuit sous notre toit. Ni l’un ni l’autre. Il est venu,
sans crier gare, nous porter l’ordre de quitter nos foyers, et qui plus est au
lever du jour ! Je n’ai conservé aucun souvenir ni du silence de mort qui a
dû accueillir cet implacable oukase ni du branle-bas de combat auquel il
aura donné lieu, aux cris des mômes, au désarroi des parents, au tohu-bohu
du tri des affaires… Et quid de l’horreur de s’arracher à un sol béni par les
pieds, les mains, la sueur et le sang des aïeux, un sous-sol où ils dorment
d’un œil, l’autre restant ouvert sur notre sort quotidien ? Nous partis, vont-
ils mourir pour de bon ? Qu’en pensera notre saint patron, Sidi Ali el-
Ouarzeddini, à voir ses fils déserter son royaume, s’éloigner de son
mausolée, en un mot, lui tourner le dos ? Ou les esprits invisibles qui
cohabitent avec nous, en étroite intimité, ces Redresseurs de tort qui
protègent nos familles, les Sentinelles qui veillent aux abords de nos
mechtas ? Que seront-ils sans nous, que deviendrons-nous loin d’eux ?
Survivront-ils en restant seuls, sans aucun fellah à protéger ?
Où aller, chez qui habiter, avec quoi et qui faut-il bâtir un nouveau toit,
et sur la terre de qui ? Le bétail qu’il faudra, sacrilège absolu, laisser sur
place, aura-t-il assez à manger et à boire ? Où dormira-t-il ? Oubliera-t-on
les trois conseils cardinaux de Sidi Ali, à savoir, ne point se marier parmi le
clan Beni-Maâd, ne jamais planter de figuier de Barbarie, dit des chrétiens,
chez nous, et, surtout, éviter de couvrir de tuiles les toits de nos maisons ?
Et El-Oueldja, qui en sera plus qu’offusquée, nous ouvrira-t-elle les bras le
jour où l’on reviendra « ramper » sur son sol ? Car, ici, et chacun l’apprend
dès le berceau, la source – cet « œil de l’eau » – voit, l’arbre entend et le
rocher se souvient. Les eaux, sueurs froides et larmes du terroir, la neige
son burnous d’hiver, l’herbe son duvet. Ces questions, ces peurs d’un retour
de bâton du sort, en clair le courroux des ancêtres, ces remords m’ont pollué
l’esprit, tenu en haleine, au diapason de mon « peuple » en exil.
Au lever du jour, tout est prêt pour le grand départ, l’exode de milliers
de fellahs vers l’ouest, cap sur Erraguene. N’ayant ni meubles, pas plus de
lit ni de tables ou de chaises et encore moins d’armoires, chacun a dû
amasser nattes et vêtements, victuailles, semoule, huile, lait, légumes et
lambeaux de viande séchée, ainsi que des ustensiles, marmites, bocaux,
juste le nécessaire pour cuisiner et servir à manger. Et le petit bétail, le
capital « muet » et innocent. Il a fallu renoncer à emporter le métier à tisser,
les meules, les jarres de beurre rance et de semences enfouies sous le sol, et,
bien entendu, les cultures sur pied, orge, fèves, oignons, haricots… Sur ce
petit matin de notre migration, j’ai en mémoire une image, à l’aspect
irrégulier, tel un fragment de photo sépia découpé à la main : un mulet au
poil zinzolin luisant au soleil, ployant sous d’énormes baluchons. Et rien
d’autre, ni hommes, ni enfants, ni bétail, ni cris ; juste un silence de plomb,
un calme de cimetière.
J’ai gardé une anecdote, que mes parents m’ont souvent racontée, sur
un ton affectueux et plaisant. Sur le chemin, à travers une vire serrant la
paroi de l’escarpement autant qu’un ceinturon la taille d’un buste replet,
j’aperçois à un virage des grappes de raisins pendant d’une treille enroulée
autour d’un frêne ; je me mets aussitôt à exiger de mes parents qu’on m’en
apporte. Ils passent outre, je tempête, hurle et me roule dans la poussière, le
petit monstre quoi ! Tant et si mal que mon père, de guerre lasse, est allé me
chercher une grappe bien gorgée de suc. Je m’en suis, paraît-il, régalé,
insouciant et indifférent au sens du voyage. Ce triomphe du goût fera de
moi un amateur vorace de fruits, ce que je suis encore et toujours. Un
naturel glouton qui m’a tôt valu un jugement à l’emporte-pièce de mon
papa, que j’ai trouvé insolite et flatteur et que je me remémore, souvent,
souriant et attendri : « Slimane aime tant les fruits que quand bien même on
labourerait des champs d’arbres fruitiers dans son ventre, il n’en serait pas
rassasié. » J’ai alors imaginé un coteau strié de sillons où se dressent, tels
des petits soldats, des arbrisseaux à l’infini, sur lequel brille un soleil
radieux, en pensant : « J’ai ça dans l’estomac ! » J’aurai ainsi, sans le
savoir, emporté la poussière de mon terroir non pas sur mes semelles mais
dans mes entrailles.
7
I l arrive que l’oreille aime avant l’œil, dit-on chez nous, depuis la nuit des
temps. En y repensant, je crois bien que c’est ce qui a dû m’arriver en
découvrant Erraguene : le bruit, voilà ce qui m’a d’abord heurté, plus que le
paysage, pourtant aussi grandiose qu’insolite, pour mon œil et mon pied de
montagnard. Et quel bruit, bruits de camions et de bulldozers, d’explosions,
de sirènes, d’avions ou d’hélicoptères, sans oublier, la nuit, des coups de
feu ! Non pas un flash sonore, soudain et sans suite, mais un charivari
lancinant, qui vous envahit et dont l’écho résonne en vous jusqu’à vous
nouer l’estomac. Qui vous suit partout et auquel vous ne pouvez nullement
vous dérober, à moins de vous déchiqueter les tympans ou de vous enterrer
vivant.
Si j’entendis avant de voir, je ne fus pas moins désarçonné par le
paysage : au rebours de ce bled pentu qu’est El-Oueldja, Erraguene est un
plat pays, aussi aplati que l’intérieur du gourbi. Je basculai d’un univers où
il faut à chaque instant garder l’œil vigilant et l’orteil sûr à un terreau où je
pus marcher la tête en l’air, sans plus devoir baisser le regard pour voir où
je posais mon pas. Je pus jouir de ce luxe de fouler, pieds nus, un sol battu,
sans poser le talon sur un caillou acéré ou un chardon épineux. Je pus enfin
courir, qui plus est sans chaussures, jouer au ballon, sans risquer de voir
celui-ci dégringoler jusqu’à l’oued. Si mon hameau natal est un poing fermé
sur lequel chaque chose semble accrochée à un mur par un clou invisible, le
camp où j’ai atterri est une main ouverte, où tout objet tient debout tout
seul.
Pourtant, je n’en reviens toujours pas de n’avoir gardé aucun souvenir
de notre exode conduit à la hussarde ; une migration forcée, bâclée, à la
sauvette. J’aurais tant aimé pouvoir me remémorer ces cohortes de fellahs
et de mulets, ployant sous les baluchons, portant sur le dos ou tenant par la
main leurs gamins en larmes ou insouciants. Ou, à tout le moins, ne serait-
ce qu’un écho visuel de notre « transit » contraint au hameau des Beni-
Lébiri, un clan habitant aux abords d’Erraguene. Nous y avons posé notre
barda, mêlé notre petit bétail au leur et dormi sous leurs toits, quinze jours
durant, le temps d’achever d’ériger les nôtres, sur l’immense terrain choisi
par l’armée pour nous y cantonner.
J’ai dû assister, j’en suis sûr, à la construction de nos nouveaux
gourbis, plutôt des paillottes, avec un matériau primaire, fourni par un
carrousel incessant de camions militaires : trois poteaux-poutres sur
lesquels on pose une poutre pour soutenir le toit en double pente, des
solives et des branchages, le tout, toiture et murs fourrés et recouverts de
pans épais de diss, qui pousse partout à l’état sauvage. Après quoi, il ne
restait plus qu’à enduire les parois intérieures de bouse de vache, attendre
que ce plâtre naturel sèche avant de passer dessus un badigeon de chaux ; le
toit restant en l’état, afin de laisser s’échapper au dehors la fumée du foyer.
En un mot, je n’en ai gardé, hélas !, aucun écho visuel.
Aussi, mes plus anciens souvenirs d’Erraguene campent-ils un décor
déjà entièrement monté, celui d’un univers complet, avec son camp de
déplacés bien vivant, ses pâtés de gourbis et ses allées, un quotidien bien
rodé, rythmé, le jour, par le travail acharné du chantier et, la nuit, par le
couvre-feu. Merdj Ez-Erraguene est un immense cirque naturel : un plateau
sans arbres, creusé d’un déroutant écheveau de ruisseaux qui dévalent du
massif des Babors. Large de trois à quatre kilomètres, cet ample vallon
accueille désormais plus de cinq mille cinq cents habitants issus de
cinquante-sept hameaux, dans des paillottes disposées en rangs d’oignons,
selon un schéma préétabli par des officiers de la SAS. En dignes héritiers
des officiers des Affaires indigènes, ces soldats ont veillé, autant que faire
se peut, à décalquer sur le sol d’Erraguene la carte géographique de
l’habitat ancestral des déplacés. Ainsi, ont-ils tenu à tracer un chemin droit
asphalté qui traverse le camp de part en part, selon un axe nord-sud, afin de
pouvoir séparer nettement les Beni-Ouarzeddine des Beni-Médjaled, ceux-
ci installés côté est du tronçon, ceux-là, côté ouest ; tandis que les Beni-
Zoundaï, des enfants du cru, eux, ont pu s’établir à la lisière de ce bourg
improbable. Une pompe à eau, implantée sur un socle de ciment, a bientôt
été installée à deux pas de notre bicoque, à la joie de nos femmes vouées à
remplir les jarres, à la fois corvée et évasion.
Toutefois, on aura beau avoir changé de foyer, ce sera toujours le
même feu qui y brûlera : je me revois encore, debout, sur le seuil de notre
baraque, scrutant l’horizon, cherchant un détail curieux sur lequel poser
mon œil ou un bruit insolite vers lequel tendre l’oreille. Au rebours d’El-
Oueldja, où la cour du gourbi fait office de poste de guet et, au besoin, de
station d’alerte, Erraguene me contraint désormais de regarder l’univers
d’en bas, du fond de la cuvette où j’ai atterri, et non plus d’en haut.
Néanmoins, rester « de faction » devant chez soi est, chez nous, un rite
immémorial, et tout enfant y a fait ses premiers pas, y compris les faux pas ;
un vrai tremplin, où le regard doit s’exercer plus à scruter qu’à admirer
l’œuvre du Ciel.
Il n’en faudra pas plus pour que les officiers voient en chaque gamin
du bled un chouf – « vois ! » en arabe –, en clair un mouchard inconscient,
voire un espion en herbe de l’ALN. Que de fois n’ai-je été interpellé par un
soldat me demandant si j’ai « vu des fellaghas » ; apeuré et ne sachant quoi
dire, si tant est que je comprenais la question, j’ai si souvent réagi en
fondant en larmes… Actuellement, ce même mot a été remis au goût du
jour… en France, parmi les « jeunes des quartiers sensibles », pour désigner
le petit guetteur, missionné pour alerter les trafiquants, en cas d’arrivée de
la police.
En feuilletant, par l’imagination, mon album intime d’Erraguene, je
tombe d’abord sur des « clichés » pris depuis le seuil de notre baraque. Et
d’emblée, je redécouvre qu’en ce temps-là notre principal horizon n’est pas
tant l’orient d’où se lève le soleil que le septentrion d’où déferle le bahri, ce
« marin », tour à tour vent, brise ou brouillard, jailli de la gueule et des
narines de l’océan – la mer est un élément masculin, viril, chez nous –, ce
monstre aqueux, informe et glouton dont il ne faut jamais trop s’approcher,
car il n’a pas son pareil pour happer le badaud étourdi, gober le nageur
imprudent. En regardant vers ce nord qui fait la pluie et le beau temps, je
revois s’étirer une enfilade de gourbis trapus, on dirait d’improbables
corons aux toits de diss, d’un vert décati. Il y a, d’abord, ceux des parents
de ma mère, Benskaïm et Sanaa, puis ceux des oncles de mon père, les
Mezenner, puis ceux des Fedghouche… Jusqu’à une imposante bâtisse, qui
marque la limite du camp dont elle se démarque par son aspect massif et
son badigeon blanc : c’est notre sbitar, l’hôpital, en fait un dispensaire tenu
par des médecins militaires, assistés d’infirmiers algériens. Plus en amont,
sur deux pics recouverts de chênes verts, des miradors pointent leurs
canons, de loin, aussi fins que des aiguilles, vers le djebel impavide et
luxuriant, royaume de l’ALN.
Au-delà, l’œil est aspiré vers le haut par un massif pentu qui s’arrête
au pied du mont Tagrourt, un gigantesque menhir rocailleux des entrailles
duquel les ingénieurs du barrage extraient des pierres pour le chantier. Ils
l’appellent la Carrière, Elkarier pour nous et jusqu’à nos jours, d’où part le
précieux minéral vers le chantier, porté par une noria de caissons
métalliques à travers un téléphérique de cinq kilomètres, construit
uniquement pour l’occasion. Ce dispositif pharaonique, avec ses câbles
mouvants sous lesquels je suis si souvent passé, le cliquetis de son
mouvement, je crois n’y avoir jamais prêté attention, ne devant y percevoir
qu’un objet aussi naturel qu’un arbre ou un rocher ; encore un autre attribut
insolite de ce nouvel univers du camp où tout est inédit, déroutant. Jusqu’au
jour où j’ai vu les ouvriers le démonter pilon par pilon, en amasser les
pièces et repartir avec sur de gros camions semi-remorques.
Cet horizon suspendu du Tagrourt, ce soupirail d’où s’infiltre l’air
marin qui redescend se faufiler parmi nos gourbis, s’insinuer sous nos
gandouras, à nous faire frémir de froid glacial ou de fraîcheur. Ce rempart
naturel, que de fois n’y ai-je agrippé mon regard, ravi et inquiet, me
demandant ce qu’on peut bien voir au loin, à partir de ce gigantesque
balcon. Je me suis si souvent posté, debout, sur le seuil de notre baraque,
béat et perplexe, tendant la joue afin de ressentir le câlin de la brise, rêvant
d’enjamber, un jour, ce marchepied vers un autre univers, forcément
mirifique. Je me rappelle nettement y avoir un soir si intensément fixé l’œil
qu’à un moment j’ai cru entendre susurrer le vent, un frou-frou
mélancolique que j’ai senti m’effleurer l’oreille. Il me plaît de penser que
cet écho quasi halluciné de la mer a dû être mon premier appel du large…
Je poursuis mon tour du locataire, dans ce camp où je ne suis encore
qu’un expatrié en sursis : en regardant vers le couchant, je me sens soudain
tout petit, face à un panorama tout entier courbé, aplati sous le poids et la
taille du couple Tababort et Babor, lequel culmine à 2 006 mètres. Ces deux
sommets contigus, l’un arrondi, l’autre raide et anguleux, évoquent, à mes
yeux, une épouse posant la tête sur l’épaule de son époux. Rien, sur terre et
sous le soleil, ne m’émeut autant que leur profil, aucune autre silhouette de
l’univers habité ne me ramène autant à moi-même que leur gabarit si
singulier. J’y verrais presque un reflet indicible de mon être le plus intime…
Je m’en suis crûment aperçu lors de la guerre civile qui a vu les
djihadistes se replier à leur tour sur le massif des Babors et l’ériger en
djebel – à défaut d’État – islamique. Sept ans durant, je n’ai pu oser risquer
un orteil à Erraguene, ni revoir mon djebel bien-aimé. Et durant sept ans, je
n’ai eu de cesse d’en rêver, si souvent, avec, à chaque réveil, un terrible
sentiment de frustration et d’injustice. J’ai connu deux périodes de songes ;
au début, je me revois sur la route et au moment où je m’apprête à entamer
l’ultime virage du col de Bettacha, situé sur le versant ouest du mont
Tagrourt, pour savourer, le cœur battant, une vue imprenable sur le lac, à ce
moment-là, je me réveille en sursaut. Et avec un tel dépit au ventre. Puis j’ai
eu un autre cycle où il m’arrivait d’apercevoir le Babor et le Tababort, une
nuit depuis… le parc Montsouris, une autre fois à partir de la butte de
Montmartre, un matin depuis le quai de Bercy. Et un soir, lors d’une sieste
dans le train Paris-Limoges, j’ai soudain aperçu le sommet, clignotant tel un
gyrophare, sous un ciel d’orage, bardé d’éclairs…
Plus terre à terre, à quatre pas d’enfant de notre baraque se maintient,
penaud et de guingois, le gourbi qui nous sert de cuisine, avec juste un
kanoun et plus aucun autre ustensile ancestral. Venus du fond des âges, ces
objets ont sombré dans le naufrage de nos douars extirpés de leur terreau
immémorial. On est passé de l’âge de pierre à celui du fer : plus de marmite
ni d’assiettes d’argile, et pas plus de cuillères en bois ni de nattes de laine
tissées maison, mais des casseroles en aluminium à foison, des plaques de
fonte pour cuire le pain, des piles de gobelets en plastique fluorescent, qui
plus est à un prix très abordable, de quoi en mettre plein les mains et les
yeux à nos ci-devant fellahs. Et tant pis pour le métier à tisser ancestral, si
encombrant ; les tapis synthétiques et les couvertures gris souris remises par
les soldats enveloppent désormais nos rêves.
Au-delà, à un jet de pierre à partir de notre « kitchenette » se dresse,
imposant, un tronçon renforcé de barbelés ; une miniligne Maginot qui
ceinture le camp de bout en bout. Soutenus par des poteaux, les fils épineux
s’étirent le long du lit de l’oued Djendjen accouru depuis les piémonts des
Babors puis bifurquent vers le sud en évitant d’englober l’aérodrome, dont
la piste, aussi noirâtre que du poil de chevreau, restera une attraction hors
pair. Tout au long de ce tapis noir se dressent cinq ou sept gros cubes aux
murs nus de brique et reposant chacun sur quatre pilotis de béton, avec, côté
djebel Babor, un escalier qui conduit à l’intérieur de l’édicule : ce sont des
WC que les architectes militaires qui ont planifié le camp ont choisi
d’installer là. Nul n’a jamais songé à s’y soulager, à cause, je crois, du
manque d’eau sur place, l’usage exigeant de se laver après avoir « brûlé
l’eau » ou « uriné gros ». Je le sais de visu, car je m’y suis risqué, une fois,
avec une fillette du coin, pour un jeu de touche-pipi et je me rappelle avoir
éprouvé de la joie de constater qu’autour d’un trou central tout le parquet de
ciment était si propre qu’on a pu s’y allonger.
Ces cubes sanitaires dépourvus d’eau et implantés trop à l’écart des
gourbis auront surtout servi à abriter les jeux érotiques des mômes, aussi
précoces que répandus et plutôt bien tolérés par les adultes. Et je ne me
rappelle pas avoir vu un soldat en faire usage ; un souvenir très net
confirme mon impression sur ce point. Un matin, alors que je me trouve
dans un de ces abris cubiques, je vois sortir un soldat d’un avion, sans doute
le pilote, traverser la piste à grands pas et venir vers l’endroit où je suis. Un
moment, j’ai eu peur qu’il se dirige vers « mon » escalier, puis, soudain, il
s’arrête au pied de l’édicule, sous mon regard caché, pour se retourner vers
son engin, et s’agenouiller en baissant son pantalon vert olive.
Surpris, et surtout soulagé, je plaque mon œil sur son fessier rose,
glabre et aplati d’où ne tarde pas à jaillir un liquide aussi verdâtre que son
uniforme pour s’écraser sur l’herbe vert cru. Intrigué, j’ai réagi en pensant :
« Eux aussi chient ; ils sont comme nous ! » « Eux », ce ne sont pas les
Français, un mot que j’ignore encore autant qu’Algérien, colon, chrétien ou
musulman. Eux, ce sont ces êtres venus de je ne sais où, aux pouvoirs
illimités, qui leur ont valu le surnom de « marabouts » – Imrabten –, des
démiurges qui savent tuer et soigner, jeter en prison et donner du travail,
voler dans le ciel et creuser des tunnels, incendier des mechtas et créer des
camps… « El-Akri, elle te blesse et elle te soigne », ai-je si souvent entendu
répéter mon père. Ne point faire caca serait, selon les croyances du bled,
l’attribut des anges et des élus au paradis. Aussi, raille-t-on les m’as-tu-vu
des nôtres en disant qu’« ils croient qu’ils ne chient pas ».
En y repensant, je me demande si cet épisode, trivial en soi, n’a pas été
le déclic premier qui a permis à mon esprit encore en herbe de percevoir le
Français en tant qu’être humain, non plus un esprit pur mais un homme, un
simple fils d’Adam. Fils d’Adam, mais aussi et en plus héritier du « bâton
de Moïse ». Il lui aura suffi d’en donner un coup, même sur le sol le plus
aride, pour en faire jaillir une source d’or blanc, à l’instar de la fontaine qui
roucoule face à notre baraque. Et ce miracle a déjà eu lieu, pas plus loin
qu’à deux pas du seuil d’où j’aime contempler l’univers. Ainsi, en sortant
de chez nous, mon œil tombe nez à nez avec l’œil de l’eau, le bassan, un
bassin aménagé en dur, par-dessus une sorte d’estrade en ciment poli. Au
rebours d’El-Oueldja, ici c’est le précieux liquide qui est venu s’écouler au
plus près de chez nous ; adieu la corvée de liquide précieux où il faut
remplir la jarre à la louche, au milieu des sauts de grenouilles. Désormais,
c’est le défilé incessant des femmes qui viennent remplir jerricans et
bidons, laver les habits ou toiletter les enfants.
Par-delà ce joyeux charivari quotidien, le regard, déjà précédé par
l’oreille, se laisse capter par l’écho ronflant du chantier qui barre l’horizon,
là-bas, à deux kilomètres au sud-est du plat camp ; une ruche d’où
s’élancent à l’assaut du ciel, hachuré de grues et d’échafaudages, de
gigantesques amphores ocre, posées côte à côte. J’ignore alors de quoi il
s’agit, mais, en fait d’amphores, ce sont les voûtes proprement titanesques
du barrage qui doivent obturer l’immense faille que le Djendjen a pu, au
cours des temps, creuser, élargir et ouvrir dans la chair du mont Tamezguida
afin de se tailler un chemin vers le large, du massif des Babors au littoral de
Djidjelli. Aussi hautes qu’un immeuble de dix étages, elles s’alignent
comme des dents qui se serrent pour stopper net la poussée de l’oued
vagabond, l’empêcher de s’écouler dans « sa » gorge. À vrai dire, j’ignore à
l’époque, et c’est normal, à quoi correspond ce forbi, soit ce fourbi en bon
français ; et ce n’est qu’au moment de la montée et de l’approche des eaux,
à vue d’œil, que je crois avoir enfin compris.
Peu à peu, je crois avoir pressenti que le camp ne durera pas, que notre
baraque est provisoire et notre séjour à Erraguene en sursis. Tôt ou tard, il
nous faudra déménager. Je me mets alors à regarder autrement le paysage :
de là où je me tiens, mes deux yeux, tels des bras, embrassent une immense
plaine en forme de fiole dont le goulet débouche sur le chantier du baradj.
Ainsi, cerné de contreforts en gradins, où prospèrent, au fur et à mesure
qu’on prend de l’altitude, ajoncs, ormes, peupliers, arbousiers, lentisques,
frênes, chênes verts, azeroliers, jujubiers, arbousiers, ce cirque naturel
abritera bientôt un des plus importants ouvrages hydroélectriques du pays,
sinon du Maghreb. Du jardin botanique gras et touffu qui ne manquera pas
d’être englouti, seuls les cèdres immémoriaux qui se blottissent tout contre
les Babors pourront garder les troncs et les ramures hors de l’eau ; eux qui
ont dû voir défiler, au loin, Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins,
Arabes, Turcs et Français, ces derniers ayant été, toutefois, les premiers à
s’aventurer jusqu’ici.
Du chantier du baradj, je n’ai jamais pu trop m’approcher. L’endroit
qui en est le plus proche et où je me suis très souvent rendu, c’est le souk,
un vrai marché qui plus est, mystère de l’urbanisme militaire, construit en
dur, au rebours de nos chétifs gourbis de bric et de broc. La route rectiligne
qui traverse le camp de part en part y conduit et s’y arrête. D’un côté et de
l’autre de la chaussé s’alignent des boutiques aux murs de brique et aux
toits de zinc ondulé : il y a surtout des épiceries où l’on trouve de tout, tout
« sauf ses grands-parents » ironise une boutade ; un boucher, deux
marchands de fruits et légumes et même un coiffeur. Un peu à l’écart, je me
souviens d’un parterre de ciment poli, hérissé de gibets et de crocs : c’est
l’abattoir « municipal », grouillant d’ovins et de bovins, sur fond de
chantier tonitruant dont le bruit assourdit les râles gutturaux des béliers et
veaux immolés. Je n’ai plus jamais, depuis lors, supporté le spectacle d’un
animal qu’on égorge et la simple vue du sang me révulse.
En revisitant le souk, je prends soudain conscience, et je ne suis que
plus étonné de ne pas m’en être rendu compte plus tôt, que le « transfert »
abrupt qui nous a, baïonnette sur les reins, bannis de nos foyers et extirpés
de notre terreau ne nous a pas moins néanmoins introduits, et de plain-pied,
dans ce qu’on appelle, à l’époque, la « civilisation ». Et plus j’y repense,
plus j’en suis troublé, ému et fasciné par l’impact quasi copernicien de cet
exode massif aux allures de fable tragique et édifiante, digne d’une
allégorie évangélique sinon coranique. Je me rejoue le film : de fellahs
ayant perdu terres et repères, ravalés de leur hameau haut perché à un bas-
fond humide, mon père et son frère aîné Saïd, le Sétifien, ont très tôt réussi,
grâce à leurs salaires de tâcherons, à quitter le travail éreintant du chantier
pour bâtir une boutique à eux au souk d’Erraguene. Mon père a ainsi pu
nous bâtir à la place du gourbi une baraque aux murs de bois et au toit de
zinc, une quasi-exception dans le camp !
Je ne saurai sans doute jamais sur quel ressort ils ont dû s’appuyer
pour rebondir de façon aussi spectaculaire et passer du statut de déplacé
sans le sou au rang envié de respectables boutiquiers. Mieux, après avoir
accumulé un petit capital, mon père a pu passer son permis de conduire à
Sétif avant que le duo fraternel n’achète un camion, un Renault Galion, afin
de pouvoir s’approvisionner eux-mêmes au marché de gros de Sétif, de
Bougie sinon de Djidjelli, mais également pour en faire une épicerie
roulante, allant de souk en souk, à travers l’archipel des camps de la
wilaya II. Un autre signe de ce grand pas en avant, le port de chaussures
pour tout un chacun ; à tel point que mon grand-oncle Ali s’est improvisé
cordonnier et a ouvert un petit recoin « réparation » de sabbatt, un emprunt
à l’espagnol zapate, notre patois n’ayant point d’autre mot quant à cet objet
plutôt rare que ga’â, qui désigne les lamelles de cuir qu’on enroule autour
du pied déjà recouvert de chiffons et qu’on porte surtout pour aller labourer
son champ.
En dépit de son intérieur exigu, notre boutique du souk aura finalement
été, j’en suis bien conscient maintenant, ma première lucarne ouverte sur le
vaste univers. J’ai découvert des fruits et légumes exotiques : carottes,
navets, bananes, oranges, tomates, pommes et poires, jusqu’ici inconnus.
J’ai passé des après-midi dans ce capharnaüm à l’air alourdi d’odeurs
mixées de talc, de pâte de dattes, de savon et de « pain français ». J’en
profite pour préciser que, chez nous, ce qualificatif n’a jamais été attribué à
autre chose qu’à la baguette, symbole universel s’il en est de la Rougeaude.
Je me rappelle aussi m’être souvent endormi en regardant mon père coudre
des tissus, sur une machine Singer dont j’ai tant aimé le bruit, pareil à celui
de la pluie sur le toit de tôle ondulée de notre baraque.
Plus, j’ai mis la main et ouvert les yeux sur les premières images
reproduisant, par le dessin et en miniature, des êtres vivants. J’ai d’abord
succombé à l’attrait d’une boîte d’allumettes baptisée Le Jockey – je le sais
car j’ai réussi à en récupérer une de l’époque – et où l’on voit, de profil, un
petit homme en pull rouge monté sur un cheval au galop. Bien sûr, l’animal
a pu me rappeler le mulet, mais allumer du feu en frottant un bout de bois a
dû me fasciner. Par ailleurs, un poster collé au-dessus du tiroir-caisse de
l’épicerie n’a pas échappé à mon œil scrutateur ; c’est un diptyque qui
représente deux boutiquiers. À gauche, un petit vieux, debout devant des
étagères vides et cerné de toiles d’araignée, l’air abattu et qui sort ses
poches du pantalon bouffant, bras en « o », montrant qu’il n’a plus le sou.
À droite, un autre, à moins que ce ne soit le même, est assis au milieu
d’étalages débordant de produits finis, sourire aux lèvres et yeux mi-clos
satisfaits. Sous celui-ci, la légende dit : « Je ne fais pas de crédit », sous
celui-là : « Le crédit m’a ruiné. »
Parmi les autres objets qui m’ont captivé, il y a eu un portefeuille en
plastique rouge cru orné d’un portrait noir et blanc, du genre Photomaton,
d’une femme aux cheveux noirs, courts et épais. De qui s’agissait-il ? Une
vedette de la chanson, une star de grand écran ? Gina Lollobrigida, Jeanne
Moreau ? Je l’ignore, mais ce visage m’a ébloui, étourdi, séduit… Un
épisode banal, à cet égard, en dit assez sur l’attrait magnétique qu’a exercé
sur moi ce cliché : j’ai eu un gros abcès sur le petit orteil et il a fallu le
crever, à l’aide d’une lame à raser, pour le vider. J’avais peur, mais mon
père a insisté tant et si bien que j’ai fini par y consentir ; j’ai toutefois exigé,
et obtenu, de pouvoir tenir l’étui magique sous mes yeux pendant
l’opération.
Le « clou » de ces images d’Épinal, c’est un coq représenté de profil,
altier et si familier, qui orne une boîte de piment doux, de paprika, un
ingrédient majeur de la cuisine citadine que je découvre alors peu à peu, au
goutte à goutte, dirais-je volontiers. Il m’a d’autant plus séduit qu’il n’y a
plus un seul animal dans le camp, pas même un chat, ni d’âne qui vive.
Pour des fellahs ayant depuis la nuit des temps vécu sous le même toit avec
des bêtes, ne plus en voir du jour au lendemain a dû dépeupler l’univers et
accuser notre sentiment d’exil, notre isolement. Je ne pouvais plus les aimer
qu’en peinture, sous les seuls traits du dessin. D’où, je crois, cet
engouement pour le cheval du jockey et le viril poulet dont j’ignorais
encore qu’il est le symbole d’El-Akri, ce mot qui désigne également le
paprika et dont il illustre l’emballage.
Le chant du coq pour saluer le lever du jour a dû beaucoup me
manquer. Il m’est parfois même arrivé de m’endormir avec la boîte près de
l’oreiller, avec, crois-je me souvenir, le naïf espoir d’entendre son écho un
matin, un rêve illusoire puisqu’il aurait été noyé dans le charivari du
chantier. Serait-ce un songe ou un fait vécu et plus ou moins oublié ? Je
revois un paysage de détrempe, façon aquarelle, avec des arbres, un toit de
tuiles, un mur blanc, le tout mouillé, confus, évanescent, avec, venu de très
loin, un cocorico poignant et joyeux, familier et soudain insolite… Enfant,
j’ai cru, sur la foi des aïeux, que le chant de tous les coqs de la terre n’est
que l’écho unanime, ici-bas, de celui d’un coq saint qui l’émet depuis le
paradis !
Le saut vertical d’El-Oueldja à Erraguene, suivi d’un prodigieux bond
en avant, c’est, à nos yeux, l’univers mis à l’envers. Rien n’est, rien ne sera
plus comme avant. Outre la disparition des animaux du paysage et des
rumeurs du djebel, il n’y a pas plus un seul arbre et aucune brindille
n’affleure du sol habité, aussi plat et glabre que la paume de la main. Déjà,
nous n’habitons plus chez nous, mais sur des lopins sans nom ni visage, au-
dehors de notre patrie. La terre n’est plus qu’un… parterre où poser ses pas,
ériger son gourbi ou sa boutique, garer son camion. Ni elle nous offre ses
fruits, ni nous lui confions nos morts ; chacun pour soi, désormais, à la
guerre comme à la guerre. Rien de ce que nous mangeons n’en vient, et, du
coup, nos nourritures ne sont plus les mêmes.
Il n’y a plus de labours non plus, l’araire est resté à l’arrière, son soc
ne foulera pas de sitôt le sol ancestral, maintenant orphelin, ou, pour être
plus précis, « célibataire », azib ainsi que nos aïeux ont choisi de qualifier
un champ en jachère. Et plus de carnaval votif autour du mausolée de Sidi
Ali, à l’automne, là-bas, au-delà du mont Tazegzaout, d’où l’on aperçoit la
mer. Adieu la kermesse débonnaire, le repas collectif, les chants et danses,
les atours des femmes, khôl foncé sur les paupières, lèvres et gencives
frottées aux ronces de noyer, qui leur impriment un ton carmin et caramel
d’un érotisme sauvage, si palpable qu’il fouette à vif la virilité en herbe du
plus distrait petit garçon. Cette fête païenne vouée à capter et à répandre la
baraka du saint ancêtre sur les semailles, je n’y aurai assisté qu’une fois, et
j’en garde le souvenir assez confus mais vivace d’un feu de camp crépitant
et d’une nuit à la belle étoile… Désormais, nous ne verrons plus les
vénérables semences, les grains, blé, orge et sorgho, que moulus fin, réduits
en poussière sinon carrément en tant que produit fini, sous l’aspect
ordinaire du pain, qui plus est « français ».
Bien sûr, nous préparons encore la kessra, ce pain maison, aplati et
dur, mais celui-ci doit maintenant s’effacer souvent pour laisser la vedette
au « pain français », cuit à la Cité. Ce dernier, nous le dégustons « nu », soit
sec, afin de ne point altérer sa saveur. Fini alors l’immuable menu d’antan,
galette et petit-lait ou figues sèches le midi, puis, le soir, couscous noir,
sauce, fèves sèches et bout de gras de mouton séché. Nous découvrons les
délices des fritures, le régal du ragoût, le pur plaisir des bonbons et des
gaufrettes, tous bienfaits cuits dans des marmites d’aluminium et servis
dans des assiettes de plastique. Et que dire du fromage, la « pâte de lait »,
dans son écrin, la boîte Bachkiri, La Vache qui rit ! L’eau de source et le
petit-lait délayé ne tiennent plus le coup face au gazouz, la boisson gazeuse,
au soda sucré et pétillant. Si bien, ou si mal, qu’un homme bon n’est plus
« de miel » mais de gazouz.
Serait-il possible de rester un bon « fils de famille » si celle-ci est
disloquée, le clan dispersé, si loin des aïeux, hors de portée de leur baraka ?
Et ces bons esprits du hameau que sont-ils devenus sans nous, et que
sommes-nous, nous, sans eux ? Naguère, là-bas, au bled, après avoir mangé
de la viande, nous veillions à nous savonner les mains et les dents avant de
ressortir de nos gourbis, afin d’éviter qu’ils n’en reniflent le fumet et en
conçoivent du dépit d’avoir été privé d’un mets aussi exquis et précieux.
Plus maintenant, les dieux lares et les « bienveillants » se sont évanouis, et
chacun s’en est lavé les mains. Nos nouveaux gardiens sont des étrangers,
des soldats qui nous surveillent plus qu’ils ne nous protègent ; ils nous ont
plus à l’œil qu’ils ne nous préservent du mauvais œil. Oubliés également
nos chapelets de petits marabouts qui balisent les cimes du bled et y
diffusent à jet continu leur baraka ; ici, à Erraguene, ce sont les tours de
guet militaires qui quadrillent le djebel. Orphelins, nos saints désormais
livrés à eux-mêmes ne doivent plus savoir à quelles ouailles se vouer.
Feu mon grand-père ne nous aurait pas plus reconnus. Peut-être aurait-
il lâché son adage favori : « Le feu n’accouche que de la cendre » !
Étrangers à nous-mêmes, nous le sommes devenus, y compris par nos
habits, le pantalon Tergal ayant aboli le saroual « haricot », le paletot jeté
aux orties le burnous, le béret basque détrôné l’antique chéchia. Et autant,
sinon plus, par nos mots de tous les jours ! À objets et usages nouveaux, des
noms inédits : n’ayant point de mots spéciaux dans notre patois frugal, nous
avons dû recourir à l’emprunt des uns à la suite des autres. Aussi, n’avons-
nous pas tardé à user d’un nouveau langage, une improbable mixture de
kabyle, d’arabe et, surtout – nouveauté oblige – de français, un jargon que
mon grand-père n’aurait point bien compris : fista pour veste, balto pour
paletot, fasma pour pansement, kachi pour cachet, chanti pour chantier,
oitoura pour voiture, cifilizi pour civilisé, fonara pour foulard, trissiti pour
électricité, kamiou pour camion, icoule pour école… Et tant qu’à faire, les
injures y ont suivi : mirad pour merde, tinfichiyi pour « tu me fais chier »,
berikou pour bourriquot ; puis, cerise sur le gâteau, un zeste d’espagnol et
un chouia de maltais : chikit pour chiquito, gamin, et skimi pour doucement,
issu de l’anglais to skim voler au ras de l’eau, effleurer…
À la réflexion, la guerre, qui n’en est pas encore une dans le discours
officiel parisien, aura tôt retourné notre univers comme un gant. Nos mets,
nos mots, nos habits, nos habitudes, tout a changé du tout au tout. En à
peine douze mois de conflit armé, la France nous aura plus francisés, et
sous toutes les coutures, qu’en cent vingt ans de prétendue « paix
française ». Moi, par exemple, qui ai usé les plantes de mes pieds en
marchant sur des cailloux et des chardons, je porte maintenant des
chaussures et je rentre du souk au bercail en camion, aux côtés de mon père,
fier de le regarder de profil tenir le volant et m’aider d’une main à poser
mon petit doigt sur le klaxon pour claironner notre arrivée au terminus, au
seuil de foyer.
Plus aucun rituel du djebel, en tout cas plus à l’état brut et pur, n’a
cours, ici, au camp. Le nourrisson sort de la maison dès le premier jour ; nul
ne songe plus à scarifier son bébé, le vaccin y remédiera ; le talc a remplacé
le suif, et, quand il neige, plus besoin de creuser des couloirs pour relier les
gourbis, l’armée vient dès l’aube dégager le chemin. Ah, ces dédales de gel
et leur doux nom kabyle d’assalou, au milieu desquels j’ai tant couru et
joué à cache-cache ! Rien, ou presque n’est plus pareil, sauf, le mobilier de
notre baraque, où il n’y a toujours ni table ni chaise et pas plus de lit que
d’armoires, juste des nattes, des tapis, des valises en carton, humbles écrins
des trésors de mes parents, les cadeaux de mariage de ma mère, des tissus
pour l’essentiel, et les objets de valeur de mon père, un flacon de parfum,
des liasses de petits billets, ainsi que je ne tarderai pas à le savoir.
Tous, je veux dire les hommes, avons-nous dû nous rhabiller à
Erraguene. Ainsi que je l’ai déjà indiqué, s’« habiller » rime, chez nous,
avec revêtir le treillis de l’armée française, s’engager, tgadji en jargon
cifilizi. Cependant, le choix n’est pas seulement entre devenir soldat ou
rester nu. Parmi les cinq mille cinq cents habitants du camp, mille cinq
cents hommes ont pu s’habiller non d’uniformes vert olive mais de
combinaisons – koumblizou – bleu de chauffe, à ceux-ci le casque et les
Pataugas, à ceux-là le calot et les rangers. Les autres mâles, les plus jeunes,
ont intégré les divers corps de supplétifs, harkis, moghazni, gardes-
champêtres – chambit – ou simples guetteurs. Les enfants, plutôt les
garçons seuls, ont dû troquer la blanche gandoura et la chéchia amarante
pour le pantalon, la chemise et le chef découvert, coupe de cheveu au bol.
Non sollicitées pour étudier, les filles apprennent à laver, à sécher, à
cuisiner, à servir. Quant aux femmes, elles ont repris leur labeur
immémorial, avec, certes, plus de confort mais moins de travail à l’air libre,
les cueillettes aux champs, le fagotage en forêt, le rituel quotidien du
cancan autour de la source…
Nul doute, et je m’en aperçois à l’envi maintenant, que la France a
nourri une indéniable ambition de nous sortir et des « griffes » de l’ALN et
des ornières de l’abandon dans lequel elle nous a laissés patauger, nus pieds
et en haillons, sans écoles ni dispensaires, pendant cinq générations ! En
rouvrant le dossier, je découvre un pays qui croit dur comme fer en lui-
même, un peuple français combatif, un État volontariste et optimiste. Ainsi,
pour le projet du barrage, le gouvernement a-t-il confié le chantier au plus
éminent architecte et ingénieur de l’époque, le Corrézien Eugène
Freyssinet ; lequel, galvanisé par les moyens mis à disposition et séduit par
la splendeur du paysage, conçoit un plan où il introduit des innovations
aussi originales qu’audacieuses. Inventeur du béton précontraint, il dote
l’ouvrage de voûtes multiples, un défi technique que l’entreprise Campenon
Bernard accepte de relever en s’associant à la société des Grands Travaux
de Marseille, dépositaire du brevet du tuyau en ciment armé et à
l’Entreprise générale des travaux hydrauliques.
À eux seuls, ces géants de la construction incarnent la fine fleur du
génie civil de l’époque, en France et à travers la planète. Et j’ai ainsi grandi
aux abords d’un de leurs chantiers, eux qui ont bâti, entre autres légendaires
ouvrages, les ponts Niterói, à Rio de Janeiro, Vasco-de-Gama à Lisbonne,
Ting Kau à Hongkong, Gladesville à Sidney ; mais aussi accompli l’élevage
des temples d’Abou-Simbel, en Égypte, la construction de la centrale
nucléaire d’Oldbury au Royaume-Uni, de l’église Sainte-Thérèse-de-
l’Enfant-Jésus, à Hirson, dans le style Art déco, en béton armé. J’avoue
éprouver a posteriori un vif orgueil d’avoir eu le privilège de côtoyer de si
près un ouvrage futuriste, avec des yeux neufs, tous juste sortis du Moyen
Âge. Un monument qui aura tout de même mis Erraguene au diapason de
Sidney, de Hongkong, de Rio de Janeiro et de Paris. Et je me réjouis
d’habiter, aujourd’hui, non loin du boulevard Vincent-Auriol, où se trouve
la Halle Freyssinet, ce bâtiment de la gare d’Austerlitz construit au début du
XXe siècle, dont la réhabilitation s’achève maintenant et qui devrait
accueillir des start-up du secteur numérique ainsi qu’un restaurant ouvert
jour et nuit.
8
«
F rançais » ! Ce nom est entré d’un coup dans mon oreille, et pour la
première fois, en sortant de la bouche de mon père. Il s’y est glissé
flanqué du mot « vrai » ; si bien que j’ai cru un bon moment que l’un et
l’autre n’en étaient qu’un seul. Un vrai Français n’est pas alors synonyme
de roumi, non, mais plutôt d’homme bon, juste et généreux. Il s’appliquait,
je le sais maintenant, aux appelés du camp, tous métropolitains.
En tout, plus de deux millions d’entre eux furent déployés pour
crapahuter dans le djebel, dans un pays sous-administré, parmi un peuple
devenu loqueteux, et ce pour dix mois, un an et jusqu’à deux ans et demi,
sinon plus. Ils en sont revenus abattus, perclus, ayant laissé une part de leur
âme, sans doute leur innocence et pas mal d’illusions. Ils se mureront dans
un mutisme intraitable, auquel il m’arrive encore de me heurter, depuis que
je cherche à en rencontrer. Tous, sans exception, m’ont fait volontiers part
de leur aversion pour les pieds-noirs, responsables, à leurs yeux, de tous les
maux du pays, pour n’avoir pas su voir au-delà de leurs « acquis » raciaux,
à savoir le maintien vaille que vaille des privilèges liés à leur qualité,
ethnique, d’Européens. Et ils n’en ont ressenti, à leur arrivée au port
d’Alger, que dédain goguenard et froideur de la part de ces compatriotes
hâbleurs, à l’accent si pittoresque.
Ces appelés, et c’est un « détail » de l’Histoire qui, le moment venu, en
infléchira le cours, sont partis munis de transistors, un cordon ombilical
« sans fil » qui maintiendra chacun au contact des pulsations de l’opinion et
au courant de l’actualité via Radio France, soit la « Voix » de la France. J’ai
vu un transistor pour la première fois, à l’école, quand l’instit l’a allumé
afin de nous le faire découvrir. J’ai eu droit au premier son TSF jamais
entendu, soit un groupe chanter sur fond de bruits de tam-tam et de
percussions. Béat et intrigué, j’ai imaginé, ah comme je m’en souviens, de
tout petits gars, des Lilliputiens, aussi fluets que des pépins de pastèque,
assis, à l’intérieur du bost, en train de s’égosiller et de taper sur un tambour.
Et quand le poste a été éteint, j’ai pensé que les musiciens allaient s’égailler,
chacun vaquant à ses occupations, à l’intérieur du caisson où ils étaient
assignés à habiter, à la façon dont nous vivions dans le camp.
Jour après jour, nous vivons, nous les enfants, à l’heure de la France,
au contact de « nos » instituteurs, infirmiers et soldats. Très précoce, je sens
mes sens, tous les cinq, s’aiguiser et se dilater, mon stock de mots s’étoffer,
ma curiosité me rendant du coup boulimique, voyeur, indiscret, exaspérant.
Qui plus est, ma qualité d’écolier m’a doté d’un statut social aussi flatteur
qu’encombrant, duquel je n’oserai plus m’écarter, ne serait-ce que pour le
plaisir d’une incartade de gamin, histoire de m’amuser un peu.
À propos de frasque, je dus en faire une un matin, en classe. J’ai oublié
de quoi il s’agissait alors mais je me rappelle bien, en revanche, le coup de
règle que m’assena l’instituteur, un bidasse en uniforme et calot ce jour-là :
en levant le bras pour amortir le coup, je le reçus de plein fouet sur le
coude, qui plus est sur un endroit qui déclenche un indicible chatouillis,
pareil à une décharge électrique. Je saurai plus tard qu’il m’a touché le nerf
ulnaire, dit le « petit juif », par allusion au tailleur d’antan qui, à force de
mesurer le tissu avec son avant-bras, finit par s’y cogner. L’instituteur a
bien vu que j’avais eu mal et, je l’ai senti, il a eu un rictus de regret et, l’air
un peu penaud, s’est approché de moi en me demandant : « Je t’ai fait
mal ? » Il me l’a dit sur un ton si attendri, paternel, presque un soupir.
N’ayant encore jamais fait l’objet d’un intérêt aussi délicat et bienveillant,
j’en ai eu chaud au cœur.
Peu après, au sortir de la classe, ce soldat-instit, contrit et ému, je
suppose, de m’avoir fait vraiment mal, m’a alpagué, et, la main posée sur
mon épaule, m’a introduit dans… la Cité ! Ébloui, je me suis laissé guider,
sous un soleil radieux, au milieu d’un décor déroutant, sur un sol asphalté,
lisse et net, avec, de chaque côté, des maisons aux murs de bois bleu ciel,
et, partout, des jardins, des fleurs, des arbres. Ici ou là, un militaire avec un
dossier sous le bras, puis, soudain, dans un recoin, j’ai sursauté de joie en
voyant mes grands cousins, Ammar, Ali, Derradji et d’autres gamins du
camp, jouant au ballon. Ils se sont jetés alors sur moi, heureux de
m’accueillir, sous l’œil ému et déjà en retrait du bidasse, chez eux. Bien que
nos enfants soient admis à étudier avec les petits roumis, au fond, ils ne
partagent avec eux que les cours, nullement les jeux.
Le soldat parti, je me suis retrouvé seul, au milieu de mes cousins,
craignant d’être éconduit, sinon puni d’avoir indûment franchi la barrière.
Et je le redoutais d’autant plus que j’éprouvais, quand même, un plaisir
intense en cet endroit féerique, je respirais à gros bols l’air frais et si
apaisant, je ressentais la fraîcheur s’engouffrer dans mes petits poumons…
Alors que j’étais sur un nuage, savourant ce moment de joie suspendu –
j’ignore combien de temps aura duré cet instant de bonheur –, j’ai soudain
eu une vision : un garçon, si propre qu’il m’a paru « tout neuf », tel un objet
vivant acheté au souk et qu’on vient juste de sortir de son paquet. Je le
revois encore et son image remplit tout mon champ visuel, il n’y a de place
pour rien d’autre que lui, vu en gros plan, au zoom. La peau d’un rose uni,
il porte un uniforme insolite, du jamais vu, un très large chapeau blanc,
incrusté de clous luisant au soleil, une chemise à carreaux rouges, un
caleçon bleu cru, des bottes de cuir et, stupeur, un pistolet à la hanche,
scintillant, chromé ! Tel un éclair, il a fait un passage, assis sur deux roues,
puis fait demi-tour pour repasser devant nous, sans un regard.
Ce garçon m’a eu tout l’air d’un être irréel, un djinn, et de son vélo
autant que de son habit de cow-boy je n’aurai vu que du feu. J’en suis resté
ébahi, ne pouvant trancher entre le anss et le janss, un enfant ou un ange, un
corps ou un pur esprit, un vivant ou un songe. Ce qui, en lui, m’a d’abord
surpris, c’est son aspect immaculé, propre et net, au rebours d’un gamin du
camp, loqueteux, barbouillé, taché ou boutonneux. Il est curieux, tout de
même, que mon souvenir n’ait gardé qu’un gros plan, un flash fulgurant, et
rien d’autre, ni voix ni toucher et encore moins d’odeur. Je ne suis point
surpris, le miracle ayant été, je crois, le simple fait d’avoir vu, de mes yeux,
un roumi enfant, le premier, et qui plus est, en dépit de son colt étincelant,
habillé en civil. Ainsi, ai-je dû penser, « eux » aussi « font » des petits ; ils
ont donc des frères et sœurs, des grands-parents ; mais où sont-ils ai-je dû
également me demander.
D’où viennent-ils, et par où arrivent-ils jusqu’ici, si près et si loin de
nous ? Descendent-ils du ciel ? Sortent-ils de terre ? Mangent-ils ?
Tombent-ils malades et en souffrent-ils ? Et, après tout, s’ils naissent bel et
bien, meurent-ils finalement tout autant ?
Ces questions, qui devaient tarauder mon jeune esprit, m’en posent une
autre, aujourd’hui, qui me trouble et me fascine : par quel biais inconscient
ai-je dû passer pour en arriver à choisir de vivre parmi ces roumis, dont je
partage désormais et le quotidien et le destin ? Moi qui étais jadis une
« eau » dans laquelle le fellagha a pu évoluer tel un poisson, me voici,
maintenant, poisson, dans le bain français, et qui plus est parisien. Mieux, je
dirais que ce milieu qui m’a paru à l’époque si irréel et désincarné est celui
avec lequel je suis maintenant le plus en phase ; celui où je me sens de
plain-pied en osmose avec la société, et cela quand bien même celle-ci peut
m’agacer, m’émouvoir ou m’exaspérer. J’ai fini par poser mon barda et
faire mon nid dans ce monde-là.
Je repense encore et toujours à ce garçon, à cheval sur son vélo.
Qu’est-il advenu de lui, depuis lors ? L’aurais-je un jour croisé, sans le
savoir ? N’habiterait-il pas à deux rues ou trois blocs d’immeubles de chez
moi ? Et qui sait, si ses enfants n’ont pas déjà joué avec les miens… Que
son œil tombe un jour sur ces lignes et qu’il prenne sur lui de m’appeler ;
que je puisse alors le revoir, l’écouter raconter « son » Erraguene à lui, me
montrer des photos serait un moment lumineux, à marquer d’une pierre
blanche sur le tableau noir de notre commun passé. Je renouerai aussi avec
une part intime de moi-même dont, l’âge venant, je ressens le manque.
Aussi haut que je remonte dans mon souvenir, cet épisode fait toujours écho
à un autre, tout autant onirique, sans que je puisse savoir lequel est le plus
ancien.
Je me revois debout, aux cotés de ma mère et au-devant d’une foule
figée. Les yeux écarquillés, bouche bée, je suis hypnotisé par un oiseau
extravagant, qui se dandine, là, juste en face de moi, élancé sur des
« jambes » si graciles, le bec haut perché, rouge, tel un bout de pioche
chauffé à blanc.
Il s’agit d’une cigogne blanche, un oiseau fabuleux, dont j’ignore
encore jusqu’au nom. Son arrivée et, surtout, sa « chute » sur le sol du camp
est le grand événement de ce jour ordinaire, sous un soleil cristallin qui ne
donne que plus d’éclat à cet étrange et mystérieux visiteur. Un détail m’a
sauté aux yeux, ou plutôt à l’oreille : en « défilant » devant des dizaines de
curieux en pâmoison, l’oiseau n’émettait aucun son, il poursuivait son
spectacle dans un silence religieux, sans même un « hum ! ». Et moi qui ai
entendu plus d’un animal bêler, à défaut de parler, beugler, braire, glapir,
aboyer ou japper, j’en ai été assez intrigué pour m’en ouvrir à ma mère,
debout derrière moi, les mains posées sur mes épaules. J’en ai eu pour mon
argent : cet oiseau a été maudit par le Ciel et voué à rester muet, privé de la
joie de chanter ou de crier. Jusqu’à l’heure du Jugement dernier, « jour des
comptes et des sanctions », où la parole lui sera restituée juste pour
s’expliquer. Qu’a-t-il fait de si mal ? Ah, poursuit ma mère, d’un air
soudain grave, à l’aube de l’univers, Dieu lui a confié deux sacs, l’un
rempli de poux, l’autre d’or. Il lui a alors enjoint de larguer le premier sur le
crâne des Nazaréens et le second dans les poches des Arabes. Mal lui en a
pris, qui a fait l’inverse, pour notre malheur…
Tout se tient, ainsi. Il aura suffi qu’une cigogne soit un peu trop tête en
l’air pour que tout, sur terre, soit différent. Et c’est une simple et stupide
erreur, de « casting » dirait-on de nos jours, que je sois là où je suis et que le
gamin-cow-boy soit ce qu’il est. Sourd et aveugle, le destin avance à tâtons,
et par accident. En tout cas, d’avoir admis d’instinct cet ordre « naturel »
des choses m’a évité d’éprouver quelque sentiment d’injustice quant à notre
sort. Et encore moins, pour autant que je puisse être objectif, d’infériorité :
je ne crois pas avoir un instant souffert d’être ce que je suis, pas plus que
d’avoir voulu devenir un roumi ou regretter de ne point l’être. J’ai ouvert
les yeux et les oreilles dans un milieu indigent, totalement démuni, mais
convaincu, par un je ne sais quoi d’indicible, de tenir le bon bout et
d’occuper la bonne place, du meilleur côté de la barrière. J’ai cru percevoir
alors, qu’il y a, tout là-haut dans le ciel, au-delà des Babors ou dans l’air
ambiant, un Dieu d’où tout découle, le soleil, l’eau, l’argent, le pain, le feu,
le fusil, le couteau, la vie et la mort. Et que cet Être-là, que nous appelions
Rabbi – « Maître » ou « Seigneur », plutôt qu’Allah, lequel s’imposera à
moi plus tard –, veille sur nous, quoi qu’il arrive.
Pure vision du vaincu ? Soit, mais il n’y a pas, dans l’épreuve, de petit
réconfort. Elle m’aura quand même préservé, j’en suis persuadé, de la
rancœur, de la vindicte et de la haine. Aussi, puis-je assurer qu’en dépit des
horreurs du conflit, de la répression implacable, y compris au napalm, je ne
me rappelle pas avoir jamais entendu un seul mot d’exécration des
Nazaréens.
Pour résumer, au mieux, la densité de ce rapport roumi-Arabe, rien ne
serait plus éloquent que d’évoquer, là aussi, un tissu damasquiné : la vie ici-
bas est un paradis pour le premier, un enfer pour le second ; ce sera
l’inverse dans l’au-delà. Ce qui revient à considérer que le destin de l’un est
le faux jumeau de l’autre, soit un faux frère mais un frère quand même. Je
constate, en pianotant ces mots, que la trame de ma propre vie est aussi un
damas : petit j’ai vécu plus en algérien qu’en français, adulte, c’est
l’inverse, sans que l’avers n’estompe le revers de l’étoffe, qui est un tout.
Un mot, quand même, sur le mot « Arabe » : il désigne, chez nous, le non-
roumi, le gars du bled, sans allusion à tel ou tel clan ; sauf qu’entre nous il
ne s’applique plus qu’à celui qui n’est pas de notre djebel, avec un net
relent péjoratif. À ce propos, j’ai si souvent entendu lâcher cet adage : « Un
Arabe restera un Arabe quand bien même il aura une queue en bruyère à
balai » ; en clair, il laisse trop de pagaille sur son passage que balayer ne
servirait à rien. Je me souviens également d’avoir demandé un jour à mon
père quel idiome nous parlions ; il m’a aussitôt répondu : « barbariya », soit
du « berbère », et je crois bien avoir ressenti dans ses paroles un relent de
dédain à l’égard de notre patois, si dévalué face au prestige de l’arabe et à
l’éclat du français, pardon de la roumiya, le parler du roumi.
Je reviens vers la cigogne, cet oiseau si maladroit de malheur et de
bonheur, et qui laisserait présager autant un bienfait qu’un deuil. Chez nous,
il y aura l’un et l’autre. Il y a eu, d’abord, ma mère qui accoucha de mon
frère Khélifa. Ce « rajout » au peuple d’Adam a aussitôt valu à mon père le
statut très envié d’« arbre à garçons ». N’est-ce pas son troisième enfant
mâle, après Derradji et moi ? Il s’est du coup hissé sur le podium viril du
clan, ses trois frères et sa sœur n’en ayant alors, chacun, qu’un seul. Si cruel
est l’ordre patriarcal, que cet heureux événement ne put susciter qu’une
sourde jalousie au sein du petit cercle concerné, à savoir le noyau familial,
au sens le plus étroit. N’y étant point accueilli d’un bon œil, ce nourrisson
le sera du mauvais. Pour y voir – et revoir – plus clair, je dirai un mot sur le
sobriquet d’« arbre à garçons », attribué à mon père. Il est une extrapolation
kabyle d’un sobriquet arabe donné jadis à Mahomet, par ses cousins de la
tribu de Qoreïch. À leurs yeux, lui qui n’a eu que des filles n’est alors qu’un
abtar, un palmier stérile, soit un homme quasiment impuissant, sinon un
« mutilé ». Il a dû en souffrir assez le martyre pour qu’Allah y mette lui-
même un holà, en l’assurant, dans un fameux verset du Coran, que s’il y a
un abtar ici-bas, c’est bien son ennemi à lui, autrement plus infécond, car il
n’a ni cœur ni esprit. Je suppose, j’en suis même convaincu, qu’aucun sage
de mon bled n’a jamais rien su, ou alors si peu, de cet épisode de la vie du
Prophète.
Je n’ai qu’un souvenir de ce petit frérot : juste un visage poupon, rose,
emmailloté telle une momie et posé sur le douh, ce berceau taillé dans un
tronc de chêne-liège et suspendu au plafond par des lianes de poil de
chevreau.
Khélifa n’aura vécu, après tout, que quatre petits mois. Un soir, une
cousine a insisté pour venir tenir le douh afin de le bercer, soudain, elle l’a
poussé trop loin : le bébé a été éjecté du berceau et s’est écrasé sur le sol
battu. Il a survécu, mais en très mauvais état, avec le côté sur lequel il était
tombé totalement tuméfié, au dire de ma mère. Depuis lors, il n’a plus été
pareil, il est devenu si faible qu’il ne pleurait presque plus. Et nul n’a pensé
à l’emmener chez un médecin, croyant, en bon ou mauvais fellah, qu’on est
malade que si on a très mal, sur son corps. Une nuit, ma mère voulant lui
donner le sein l’a senti refroidi ; son sang n’a fait qu’un tour, elle a sursauté
et allumé la lampe à pétrole : Khélifa s’était éteint, depuis un moment déjà.
Il a été mis en terre au lever du jour, pour s’en « retourner » au paradis des
angelots, au lieudit col du Vendredi, loin du camp et encore plus d’El-
Oueldja. Mes parents lui ont choisi son prénom à dessein, qui veut dire
celui qui « succède » ou « remplace », feu leur fils Derradji s’entend bien.
Je suis bien conscient de l’impact décisif qu’a eu ce drame sur notre
famille et sur moi-même. Vu d’ici et du haut de mon âge actuel, je peux
déjà dire qu’une part intime de mon destin fut scellée, sans appel. J’aurai
honte, jusqu’au seuil de l’âge adulte, d’« avouer » que je n’ai point de frère,
que je suis le « seul » mâle de notre foyer… Le manque d’un compagnon de
jeu, d’un aîné qui m’aurait aimé et protégé, ce manque-là, je l’ai vécu
comme une malédiction, un malheur intime, autant une faute qu’une tare. Et
rien ne me chagrinait autant que le soupir de ma mère, qui a dû répliquer,
chaque fois, par un vieil adage du cru : « Un souk peut se remplir avec un
seul homme, un vrai, et rester désert avec cent. » J’ai compris très tôt, en
tout cas, qu’il me faudrait vaille que vaille être et durer en tant que « mâle »
hors pair, « unique », justement.
Aussi curieux que cela soit, ma mère est celle qui aura le mieux accusé
le coup, encore habitée par le rêve où elle vit notre santon, Sidi Ali, lui
retirer un des deux bâtonnets qu’elle portait sur l’épaule. À l’époque, elle
avait deux garçons, Derradji et moi ; le bâton retenu par le saint, c’est lui,
qui mourra peu après, celui qu’elle a pu emporter, avec la baraka du
vénérable aïeul, c’est moi. Par superstition, elle a depuis lors estimé qu’elle
n’en garderait plus qu’un seul et unique. Terrible pouvoir de la pensée
magique ! Désormais je serai leur seul bâton de pèlerin et de vieillesse,
l’unique bouture pour incarner, perpétuer et ramifier leur « exil » ici-bas.
L’un et l’autre, avec leur foi de charbonnier, ont toujours cru, à leur façon,
au paradis. Non pas, certes, l’Éden islamique avec ses fleuves de lait et de
miel, ses monts de diamant et d’or ou encore ses vierges, non, du tout, juste
un endroit tranquille, un hameau d’El-Oueldja paisible, où il y aurait de
l’eau à foison, un poteau électrique et pas une goutte de sang, où le pis de la
vache serait abondant et le sol plus généreux en orge. Un lieu calme, juste
assez pour mener une vie en toute quiétude, sans maladie ni mort.
Un coin de paradis où, surtout, et c’en est le summum, il serait enfin
possible de revoir ses proches morts trop tôt, de renouer avec ses enfants
« repartis » en bas âge, en un mot de réunir tout le clan, à nouveau, sous un
soleil éternel, un jour pour toujours. Ma mère n’a jamais appelé autrement
cet Éden du rendez-vous final que par l’expression Dar Ghedoua, la
« Maison de demain ». Je suis convaincu que sans son acceptation, a priori,
du seul bâton-fils que lui a consenti en rêve Sidi Ali, moi, et sans sa foi en
ce lieu de ralliement dans l’au-delà, elle n’aurait jamais pu supporter tant de
chocs intimes, de coups de Jarnac, dans sa propre chair. Une autre en aurait
perdu, en plus des enfants, la raison, et toute raison de continuer d’exister.
À quoi et à qui pourrais-je la comparer, avec son mélange unique de
fragilité et d’endurance ? Je dirais volontiers à un vieux frêne, qui au
moindre coup de vent frémit de toutes ses feuilles, tremble avec ses
branches, mais dont le tronc reste droit sur ses racines, stoïque face aux
bourrasques.
Si je dois lui trouver une « sœur » de caractère, j’opterais sans hésiter
pour l’héroïne du film de Fellini, Juliette des esprits, incarnée par Giulietta
Masina, l’épouse du Maestro. Soit une femme les yeux grands ouverts qui
ne fixent rien en détail car ils voient tout, d’un seul coup d’œil. Un être un
peu éthéré, qui semble absent mais dont la simple apparition crève l’écran,
une personne effacée qui sait laisser une trace, un bon mot, un plat
succulent, une grosse larme, chez tous ceux qui la croisent. J’y ajouterais un
don, connu de nous seuls, son cercle intime, un talent désopilant
d’imitatrice, capable de rejouer la voix, la mimique, le tic ou l’expression
du visage d’un tas d’individus proches, chacun en prenant pour son grade,
pour notre grand plaisir !
Ce profil singulier l’a aidée autant à accuser le coup du départ de
Khélifa qu’à rester optimiste quand je suis moi-même tombé gravement
malade. Pourtant, j’ai failli trépasser, à mon tour. Dans notre camp, un
enfant sur dix mourait avant d’avoir appris à parler, par défaut d’hygiène et
de mauvaise nutrition. J’ai d’abord attrapé une horreur de parasite
intestinal, au nom exotique d’ascaris, et qui a dévoré de l’intérieur des
dizaines de mômes de chez nous. Ayant déjà « avalé » mon frère Derradji, il
s’en est pris à moi, sans doute avais-je dû ingurgiter de l’eau souillée. Je me
souviens d’une sensation d’épuisement total. En huit jours, je suis devenu
cadavérique, le teint verdâtre, n’ayant plus que la peau sur les os. Mon père
m’a conduit chez le médecin du camp ; lequel m’a donné une tablette de
chocolat, un « bonbon » qui n’est que l’excipient d’un remède de cheval.
Ayant subodoré, en plus, une tuberculose, il m’a prescrit une radio du
thorax, en ville forcément.
Que me reste-t-il de ce premier saut hors du camp, qui plus est sous le
pire prétexte, dans le camion de mon père ? Là aussi, deux ou trois flashes,
en plan très serré, soit des miettes de souvenirs, des reliques. Il y a, d’abord,
un gigantesque brasier à l’horizon, recouvert de cendres ici et là : sans
doute le lever du jour sur la corniche kabyle qui s’étire de Djidjelli à
Bougie, port vers lequel on se dirige. Puis il y a un panneau blanc derrière
lequel quelqu’un me dit de me placer, torse nu : c’est le médecin. Enfin, je
me revois dans un cabinet de toilette, avec la cuvette que j’ai dû prendre
pour une jarre, et la main de mon papa qui me tient le zizi par le prépuce
pour me faire uriner dans le trou. Et plus rien d’autre, ni la mer, le jour, ni la
ville, et pas plus le cabinet médical que l’hôtel où l’on a dormi ni le
restaurant où il m’a fait manger, assis sur une chaise face à une table. Oui, a
tranché le docteur, je suis bien un poitrinaire en péril. Il a préconisé un
vaccin BCG, que j’ai dû subir juste après, et dont je porte encore la trace sur
mon bras droit. Depuis lors, chaque fois que je fais une radio de poumons, il
m’arrive de fixer le « ciel » noir et d’admirer les taches, les étoiles de la
galaxie lactée du bacille de Koch. Je dois au flair d’un officier-médecin
inconnu d’être toujours là, sous le soleil, qui plus est de France.
Un détail m’a échappé, cependant, lors de ce transfert chez le médecin
à Bougie, c’est le convoi de véhicules sous imposante escorte militaire que
l’armée a mis en place pour relier, une fois par semaine, le samedi m’assure
l’oncle Achour, Erraguene à Ziama-Mansouriah. Afin de sécuriser la piste
en épingle à cheveux, qui serpente sur plus de trente kilomètres en balafrant
de vertigineux précipices boisés, les officiers ont dû baliser le parcours de
tout un chapelet de tours de guet. Quant à l’escorte militaire, elle est assurée
par des half-tracks dotés d’automitrailleuses, une au-devant de la caravane,
une autre au milieu et une dernière à l’arrière. Mon père n’a pu obtenir le
feu vert pour se joindre au cortège que certificat médical en main. Ainsi a
pu être rétabli un lien terrestre, et non plus uniquement aérien, entre notre
petit monde enclos et le vaste univers.
La route de la vie, voilà ce qu’aura été pour moi cette artère, par où j’ai
pu accomplir, à mon corps défendant, ma première incursion dans
l’inconnu. J’ai capté lors de ce parcours quasi initiatique deux échos, visuel
et sonore. Je suis assis sur le siège du camion de mon père et je regarde à
travers la vitre remontée ; un half-track nous dépasse en vrombissant et mon
regard tombe directement sur le boîtier à munitions, installé sous le canon
de la mitrailleuse ; des balles, couleur rose, y sont rangées, on dirait des
crayons taillés fin. Je devine l’usage qu’on en fera, et je crois avoir même
ressenti un frisson, en imaginant un projectile cribler le corps d’un homme.
12
1945
8 mai : massacres de Sétif.
Le grand-père, le père de Slimane Zeghidour et ses oncles perdent leur
travail de métayers dans le Sétifois. Ils quittent El-Oueldja pour
Alger et travaillent sur les chantiers.
1946
Création par Ahmed Messali Hadj du MTLD (Mouvement pour le triomphe
des libertés démocratiques).
1947
20 septembre : nouveau statut de l’Algérie, en vertu duquel tous les
Musulmans sont citoyens français. Il ne sera jamais appliqué.
Le MTLD crée une organisation secrète (OS) qui prône la lutte armée.
1949
14 septembre : Maurice Papon est nommé préfet de Constantine. Sa mission
est de « combler le fossé » entre Musulmans et Européens.
1952
Naissance de Derradji Zeghidour, frère aîné de Slimane.
1953
14 juillet : sept morts « musulmans », militants du MTLD, tués lors de
heurts avec la police place de la Nation, à Paris.
20 septembre : naissance de Slimane, peu avant minuit, à El-Oueldja.
1954
1er novembre : la « Toussaint rouge ». Le FLN (Front de libération
nationale) déclenche la lutte armée pour l’indépendance avec une série
d’attentats en Algérie.
1955
26 janvier : Jacques Soustelle est nommé gouverneur général d’Algérie.
Mort de Derradji.
3 avril : promulgation d’une loi instaurant l’état d’urgence en Algérie.
Le père et les oncles de Slimane quittent Alger et retournent à El-
Oueldja pour travailler sur le chantier du barrage d’Erraguene qui
vient d’ouvrir.
20 août : massacre de dizaines de civils européens par des activistes du FLN
à Philippeville dans le Constantinois qui provoque une répression
aveugle de milliers de fellahs.
Novembre : création des sections administratives spécialisées (SAS).
1956
2 février : Robert Lacoste remplace Jacques Soustelle.
Maurice Papon est nommé inspecteur général en mission extraordinaire
(IGAME).
Naissance de Drifa, première sœur de Slimane.
12 mars : l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux au
gouvernement Guy Mollet.
Septembre : les effectifs militaires sont portés à un demi-million d’hommes
en Algérie.
22 octobre : Paris contraint le DC-3 de Royal Air Maroc en vol vers Tunis
d’atterrir à Alger. Cinq dirigeants du FLN, dont Ben Bella et Aït-Ahmed,
sont arrêtés.
1957
7 janvier-9 octobre : bataille d’Alger.
La famille Zeghidour et l’ensemble des habitants de la mechta quittent
El-Oueldja, sous escorte militaire, pour le camp de regroupement
d’Erraguene.
Le père de Slimane passe son permis, son oncle Saïd ouvre une épicerie
dans le camp. Ils achètent un camion de transport de marchandises.
Naissance de Khélifa, qui meurt quatre mois plus tard.
1958
18 avril : le journal Le Monde divulgue le rapport accablant de Michel
Rocard, jeune énarque socialiste, sur les camps de regroupement.
13 mai : putsch d’Alger. Les Européens d’Alger s’insurgent contre le
pouvoir civil à Paris, jugé enclin à négocier avec le FLN et exigent le
retour du général de Gaulle au pouvoir.
16 mai : journée de « fraternisation » entre Européens et Musulmans.
1er juin : l’Assemblée nationale investit le général de Gaulle par 339 voix
contre 224.
4 juin : premier voyage du général de Gaulle à Alger. Il déclare à la
foule : « Je vous ai compris. »
19 septembre : formation du Gouvernement provisoire de la République
algérienne (GPRA). Ferhat Abbas en est le premier président.
28 septembre : la Constitution de la Ve République est approuvée par
référendum. Tous les Algériens deviennent des citoyens français à part
entière.
23 octobre : le général de Gaulle propose au FLN la « paix des braves ».
1959
6 février : première opération militaire du plan Challe.
27-31 août : première « tournée des popotes » de de Gaulle en Algérie. Il
déclare : « Moi vivant, jamais le drapeau du FLN ne flottera sur
l’Algérie. »
Début septembre : début des opérations « Pierres précieuses » en Petite
Kabylie.
16 septembre : le général de Gaulle proclame le droit des Algériens à
l’autodétermination par référendum et propose sécession, francisation,
association.
28 septembre : le GPRA refuse la proposition de de Gaulle. Il exige
l’indépendance totale avant toute discussion.
10 novembre : de Gaulle appelle au cessez-le-feu.
1960
La famille Zeghidour est déplacée du camp d’Erraguene vers celui de
la Carrière, cinq kilomètres plus au nord.
Naissance de Houria, deuxième sœur de Slimane.
5 septembre : conférence de presse du général de Gaulle. « L’Algérie
algérienne est en route. »
1961
11 février : création de l’Organisation armée secrète (OAS).
28 mars : inauguration du barrage d’Erraguene, sous les auspices du
préfet « musulman » de Constantine, Mehdi Belhaddad.
Mort de Houria.
21 au 22 avril : putsch des généraux Challe, Jouhaud, Zeller et Salan. De
Gaulle assume les pleins pouvoirs, aux termes de l’article 16 de la
Constitution.
6 octobre : instauration d’un couvre-feu à Paris et en région parisienne pour
les seuls Algériens, de 20 h 30 à 5 h 30.
17 octobre : répression meurtrière de manifestants algériens, français en
droit.
Attentats de l’OAS en Algérie. Arrivée à Alger des brigades spéciales anti-
OAS, les « barbouzes ».
1962
7 mars : ouverture des négociations d’Évian.
19 mars : cessez-le-feu en Algérie.
La famille Zeghidour retourne à El-Oueldja, comme l’ensemble de ses
habitants.
8 avril : référendum en métropole. 90,7 % des votants approuvent les
accords d’Évian.
er
1 juillet : référendum d’autodétermination en Algérie. L’indépendance est
approuvée par 99,72 % des votants.
3 juillet : de Gaulle reconnaît l’indépendance de l’Algérie.
5 juillet : proclamation de l’indépendance nationale. Les Algériens
deviennent citoyens d’un État indépendant mais restent encore citoyens
français, jusqu’à nouvel ordre.
Massacres de harkis.
Larbi, l’oncle de Slimane, est assassiné à la hache au douar Beni-
Médjaled.
Slimane et sa famille quittent définitivement El-Oueldja pour Alger.
20 septembre : premières élections législatives en Algérie. La liste unique
imposée par Ben Bella est le seul choix proposé aux Algériens. Forte
participation populaire.
1963
1er janvier : suspension de la citoyenneté française pour tous les Algériens.
1974
Mai : Slimane s’installe en France.
1991
Avril : Slimane redevient citoyen français par « réintégration ».
1992
L’armée algérienne annule le scrutin législatif favorable au FIS (Front
islamique du salut), lequel se dote d’une AIS (Armée islamique du salut)
qui prend le maquis. Début de la guerre civile.
1993
El-Oueldja est de nouveau déclarée « zone interdite ». Nouvel exode massif
des villageois du djebel vers le littoral, sans espoir de retour cette fois-ci.
2013
La « zone interdite » est suspendue.
Dernier voyage de Slimane à El-Oueldja.
Un parler local toujours vivant
Si ce récit est mien, ce livre est aussi celui de mon ami et éditeur Laurent
Beccaria qui a vaillamment attendu pendant vingt ans la remise du
manuscrit. Son amitié et son intérêt ne se sont jamais démentis. Qu’il
veuille bien trouver ici l’expression de toute ma gratitude. Un grand merci
aussi à Rachel Grunstein, pour sa relecture avisée et ses précieuses
observations.
Des confrères et amis m’ont, chacun à sa façon, convaincu de tenir, là,
le « bon bout » de l’Histoire : l’écrivain brésilien Raduan Nassar, Jean-
Pierre Péroncel-Hugoz, ancien correspondant du Monde à Alger, Catherine
Portevin, longtemps grand reporter à Télérama.
J’ai une dette inestimable envers Philippe Gautier, un « ancien »
d’Erraguene. En me donnant ses photos prises durant la guerre, il m’a
restitué les paysages et les couleurs de mon enfance. Un grand merci
également aux appelés et ingénieurs métropolitains qui m’ont livré leurs
souvenirs et leurs archives de La Cité : André Leloup, Jacques Jacquier,
Christian Teillet, Jean-Marie de Coop, Yves Cordelle.
Je voudrais saluer la mémoire de tous ceux qui, par leurs écrits et leurs
conversations, m’ont éclairé sur les paradoxes du conflit algéro-français,
Germaine Tillion, Maxime Rodinson, Jacques Berque, Vincent Monteil,
Pierre Vidal-Naquet. Sans oublier Michel Rocard, l’auteur du premier
rapport sur les camps de regroupement, qui, devenu Premier ministre, a
signé le décret de ma « réintégration » dans la citoyenneté française et qui
m’a répliqué, quand je le lui ai fait remarquer : « Vous voyez bien, je n’ai
pas signé que des bêtises. »
Et que dire de mes oncles et cousins, Achour, Amar, des « anciens » du
camp grâce à qui j’ai pu recouper et apurer tant de souvenirs. Sans oublier
ceux qui par leur écoute ou leurs avis m’ont aidé à aller de l’avant,
Jacqueline et Michael Barry, Omar Daouk, Ilan Halévi, Patrice Cahart,
Amar Bekhouche, Gila Toledano, Hamid Mameri, et Philippe Lafond, le
premier et unique photographe à s’être risqué à Erraguene et El-Oueldja…
Enfin, je lève mon verre aux gérants et aux personnels des brasseries
Le Circus et L’Ariel, dans le XIIIe arrondissement de Paris, où j’ai pu
rédiger, sous leur regard entendu, soir après soir, et chaque week-end,
l’essentiel de ce récit.
Crédits photographiques
Couverture : © Ionesco/Rapho
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CAHIERS PHOTOS : Constance Rossignol
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SERVICES GÉNÉRAUX : Isadora Monteiro Dos Reis
ISBN papier : 978-2-35204-533-5
ISBN numérique : 978-2-35204-626-4
Cette édition électronique du livre Sors, la route t’attend de Slimane Zeghidour a été réalisé le
16 janvier 2017 pour le compte des éditions des Arènes.