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Du même auteur

La Vie quotidienne à La Mecque de Mahomet à nos jours, Hachette, 1989,


Prix Clio d’histoire.
Le Voile et la bannière, Hachette, 1990.
50 Mots pour l’islam, Desclée de Brouwer, 1990.
L’Algérie en couleurs, photographies d’appelés pendant la guerre, 1954-
1962, (avec Tramor Quemeneur), Les Arènes, 2011.
 

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Avertissement de l’auteur
Pour la graphie des mots et des noms arabes ou kabyles, l’auteur s’est
conformé à la transcription française classique élaborée notamment lors de
la conquête de l’Algérie. On verra «  ouléma  » et «  oued  » au lieu de
« uléma » et « wadi », « Mohamed » et non point « Muhammad »…
À ma mère,
Qui m’a donné la vie
Et appris l’art de la survie
 
À mon père,
Parti trop tôt, ici présent plus que jamais
 
À Karima, Radouan, Neil et Abel,
Pour qu’ils sachent, enfin
« Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. »
 
Stéphane Mallarmé
1

J e me revois encore, assis sur les talons, le menton collé sur la poitrine,
l’œil écarquillé sur le sol brut. Je regarde tomber un à un des flocons de
cheveux. On me rase le crâne, sous le toit de notre gourbi, tout près du
kanoun, le foyer. Le feu dont j’entrevois la lueur, je le sens, me réchauffe le
dos. Sage et crispé, je jauge le tas confus de poils et de mousse, puis voilà
que je lève les yeux, sans bouger le visage, et mon regard s’évade soudain
au-dehors. J’aperçois, à travers le cadre étriqué de la porte, un paysage
immaculé, totalement recouvert de neige. Ici et là, émergent juste des
« touffes » d’arbres noirâtres qui happent mon attention. Et m’intriguent. En
un clin d’œil, une similitude s’impose à mon esprit  : les mèches et les
bosquets sombres, noyés dans la même masse blanchâtre, sous mes genoux
et à l’horizon. « Tiens, c’est la même chose ! », me suis-je alors exclamé en
mon for intérieur.
 
Cette séquence, ce cliché en noir et blanc, est ce que j’ai toujours cru
être mon plus vieux souvenir. J’entends le plus ancien, si tant est qu’il
puisse exister, celui en deçà duquel il n’y aurait que les ineffables limbes de
la tendre enfance, autant dire un tohu-bohu à jamais enfoui, inaccessible à
l’esprit humain. Aussi loin que je m’en souvienne, l’aspiration à repêcher ce
moment clé n’a eu de cesse de m’obséder, jusqu’au vertige. Très tôt, à vrai
dire dès la puberté, je me suis trituré les méninges, j’ai écumé le fin fond du
puits de mes souvenirs afin d’en repêcher «  le  » plus ancien, tapi sous
l’entassement des autres… Celui qui sera censé inaugurer mon album
personnel, servir de page de garde de mon improbable roman intime. Très
tôt, également, j’ai cru dur comme fer avoir enfin déniché cet instant phare,
avec les sensations du rasage de crâne au coin du feu, au cœur de l’hiver…
De fait, j’aurai fait, de ma boule à zéro, le point zéro de mon parcours.
Pourquoi ai-je jeté mon dévolu sur cet épisode en particulier et pas sur
un autre ? Je l’ignore et ne cherche du reste pas à en savoir plus là-dessus.
Est-il véridique au moins ? Je n’en sais rien mais je vis avec, comme si. Il
me va « comme un anneau au doigt », dirait un adage de mon terroir. Il s’est
imposé d’emblée à mon esprit, voilà tout, et si intimement que j’éprouve
même une sainte frayeur à l’idée de le révoquer, comme si alors, tout le
château de cartes de mes souvenirs risquerait de s’effondrer ou de
s’embrouiller. Une question, quand même, s’est posée à moi  : pour quel
motif urgent irait-on raser la tignasse d’un bambin, qui plus est durant
l’implacable hiver kabyle ? J’interroge ma mère qui me dit d’abord ne pas
s’en souvenir ; j’insiste, car je la sais superstitieuse, elle plisse alors le front,
se penche vers moi, l’air de me confier un secret explosif, et me susurre un
mot, un seul : « tifouss ». Je saisis au quart de tour, c’est le typhus, le fléau
ancestral, le Grand Faucheur, l’ennemi du genre humain, le cauchemar de la
Kabylie ! Un mot funeste, aussi familier et néfaste que le nom de Satan…
Et qui renvoie au pou, ce sanglier des tignasses, ce diablotin qui se niche
parmi les roseaux des poils, fléau si singulier qu’on ne le désigne jamais par
le pluriel. Un terme qui survit encore et toujours au mal qu’il a fait : ne dit-
on pas, du côté de chez moi, d’un individu très affaibli qu’il est un mtifass,
soit un « entyphussé » en françarabe ? Il me semble qu’il ne déparerait pas
le Robert ni le Littré. Le typhus a hanté l’Algérie tout au long du XIXe siècle
et bien au-delà, autant sinon plus encore que d’autres fléaux coutumiers du
cru, le criquet, la pelade ou la malaria. Il y aurait fauché presque un million
d’âmes, «  indigènes  », colons et militaires français confondus. Face à ce
spectre insidieux, le pauvre n’a guère d’autre recours et secours que le
rasoir, pour se «  dépoiler  », rendre son crâne aussi lisse qu’un oignon
épluché, afin de ne laisser plus aucune niche au pou.
 
Quel âge ai-je pu avoir en ce rude hiver ? Inutile de se gratter le crâne,
aucun parent n’est en mesure de me renseigner, n’ayant point eu alors
d’autres mesures du temps que le rythme des saisons, la succession des
récoltes et les mises bas du petit bétail… À la réflexion, je le fixerais, pour
ma part, à trois ans. Peu loquace, dès qu’il s’agit d’évoquer ces aigres
années, ma mère s’étend en revanche volontiers sur la rigueur d’un froid
inhabituel – « du feu glacé » – qui aurait perduré jusqu’au printemps : on
n’aurait même pas vu les fèves fleurir  ! Aux yeux de nos paysans, la
floraison de ce légume-roi du djebel est l’un des repères majeurs de
l’existence. Si je table sur l’âge ainsi retenu, cela ferait coïncider ce froid
polaire avec la fin  1956 ou, à la rigueur, le début  1957. Je compulse les
journaux de l’époque et j’apprends que la France a subi cette année-là
«  l’hiver le plus implacable du XXe  siècle  », le gel ayant envahi jusqu’au
littoral corse, le mercure descendant à -  20  °C à Aix-en-Provence. Ce ne
sont alors pas les naufrages de navires ni les bourrasques dévastatrices qui
font les gros titres, mais les attentats aveugles et les raids aériens qui, depuis
deux ans, embrasent l’Algérie. L’effectif militaire du contingent atteint,
déjà, quatre cent cinquante mille  hommes, soit un soldat pour seize
Algériens, tous âges confondus. Cela, sans compter les dizaines de milliers
de policiers, gendarmes, gardes-champêtres, harkis, moghazni et autres
supplétifs musulmans…
 
Je reviens à mon gourbi, à supposer que j’en sois un jour sorti. J’y ai
vu le jour, la nuit du 20 septembre 1953 ; à 23  heures, si j’en crois l’acte
d’état civil, rédigé par l’officier Roger Dechaux, sur la foi de mon grand-
oncle Mohamed, à Djidjelli. Un moment incertain, nos parents, ignorants du
calendrier et dépourvus d’horloge, aux yeux de qui il n’y a que quatre
« heures », le matin, le midi, le soir et… la nuit. J’ai ouvert les yeux, en tout
cas, sur la pénombre, et la première lueur qui s’y projeta fut celle du feu, du
petit kanoun, creusé à même le sol, qui réchauffe et illumine. Je suis le
deuxième enfant du foyer où je rejoins mon frère Derradji. Lui a dû me
voir, c’est sûr. Moi je n’aurai pas eu la joie de jouer avec lui, la mort me
l’ayant ravi juste au moment où il a commencé à parler. Je n’ai rien eu de
lui, pas un cliché, juste de rares mots de mes parents. «  Il était roux, et
ravissant comme un roumi », soupire ma mère, jusqu’à nos jours. « J’étais
avec lui sur le mulet, répétait mon père, nous allions au souk, et puis en y
arrivant il a tendu le bras et m’a dit : “Papa, regarde, il y a des soldats !” »
J’entends encore, avec un émoi intact, sa voix se nouer, en évoquant cet
épisode…
Quant à ma mère, je déplore autant que je respecte son omerta, à
propos d’une période où j’aspire à tout savoir quand elle persiste à tout
oublier. Volubile en diable, douée d’un bagout notoire doublé d’un sens
inné du théâtre pimenté d’un humour corrosif, elle «  cale  » dès qu’il est
question du passé familial. J’ai dû batailler pour lui arracher cet aveu sur le
décès de Derradji. « Il a été dévoré par le serpent, de l’intérieur, dans son
petit ventre. » Ce « serpent », c’est l’ascaris, une horreur de ver intestinal
qui a l’aspect d’un spaghetti. J’en ai pâti moi aussi et il a failli m’emporter,
à mon tour. Je me revois encore épuisé et hagard, obnubilé par le spectacle
insolite de gerbes de vers jaillis de mon estomac, qui s’agitent à l’air libre,
s’entortillent, s’étirent vers le haut… Étant resté plutôt mince sinon fluet,
l’on m’a souvent raillé en m’indiquant, sur un ton mi-sérieux mi-ironique,
qu’à mon insu et en mon sein je dois encore en nourrir.
 
Au djebel, pour insalubre qu’il soit, un domicile n’est pas une
habitation profane, c’est bel et bien un temple, un espace quasiment sacré. Il
a beau n’être qu’un foyer ingrat, flanqué de murs tout de guingois, il n’en
est pas moins censé, aux yeux de celui qui y loge, le mettre à l’abri des
esprits malins qui pullulent au-dehors, le préserver d’un mauvais œil
toujours à l’affût. Plus qu’un gîte, c’est un asile, un couvent inviolable. Je
saisis mieux, avec le recul, pourquoi le moindre geste du quotidien obéissait
à un rituel méticuleux, nimbé de superstitions. Il ne subsiste, hélas !, de la
chaumière qui m’a vu naître que mes… souvenirs, nulle photo, pas le
moindre croquis, les ethnographes coloniaux n’ayant jamais « reconnu » ces
lieux. J’y suis retourné, pour les besoins de ce récit ; il n’y a plus que des
éboulis épars, couverts de lichens, envahis de ronces. J’ai alors réalisé in
situ à quel point notre « art » de bâtir est archaïque. Bâti à sec et plutôt en
pente, nature du terrain oblige, le gourbi abrite sous un même toit de diss, le
chaume du cru, trois espaces distincts, aménagés et dénivelés en autant de
gradins, et cependant ouverts les uns sur les autres : en haut, l’enclos pour
les ovins et les caprins  ; en contrebas, l’emplacement pour le bétail et les
volailles, doté d’une issue propre ; et, au milieu, le séjour des humains, qui
dispose, lui aussi, d’une entrée spéciale. Si le sol est un parterre brut, nu, les
murs sont recouverts d’un enduit de bouse et de paille, blanchis à la chaux,
chez les riches.
Creusé au pied de la paroi qui fait cloison avec l’enclos des ovins, le
kanoun sépare en deux moitiés égales la pièce du séjour  ; l’une sert de
couche aux parents, l’autre aux enfants et, à l’occasion, aux invités. Du
plafond, si bas qu’un homme debout levant les bras aurait l’air de le
soutenir, pendent, au milieu d’une foison de brindilles de diss, tresses
d’oignons, bouts de graisse d’agneau ou piments séchés et, ici et là, bien au-
dessus des couches étalées la nuit à même le sol, des colliers d’amulettes,
talismans, philtres et autres gris-gris, cousus dans du cuir ou mis en fioles,
veillant sur le sommeil des justes. Cet univers si primitif et aussi
incommode n’en a pas moins ses exclus, le mulet, l’âne et le chien, tous
voués à coucher dehors, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il gèle.
Et s’il y a deux portes sans verrou, qu’on referme la nuit en les calant
d’un tronc d’arbre, il n’y a, en revanche, ni fenêtres ni bouches d’aération.
Le gourbi ne respire qu’au travers du toit de chaume par lequel il transpire
la fumée du foyer. Au bas du mur inférieur, qui délimite l’étable du dehors,
un petit trou, d’où s’écoulent les déjections du bétail : c’est le « cul de la
maison  » tandis que l’âtre en est le cœur battant et crépitant, l’endroit
autour duquel se réunissent parents et enfants pour manger et se resserrent
pour dormir, non sans accueillir à leurs côtés, par les nuits très froides, les
petits des animaux. Ah ! tant de fois ai-je eu la joie de m’allonger tout près
d’un veau ou de serrer tout contre moi un agnelet, à la lueur déclinante des
braises…
 
En songeant à ces nuits mêlant bêtes et hommes dans une solidarité
bien « animale » face aux rigueurs du ciel et de la terre, je me demande s’il
ne faut pas voir là la source de mon vif et très précoce intérêt pour le culte
chrétien, au travers, entre autres, de ma fascination pour la crèche de Noël,
à commencer par celle de Bethléem où je me rendrais bien plus tard, pour
couvrir en journaliste la célébration de la Nativité. Bercail et berceau, le
gourbi est une chapelle intime où cohabitent, néanmoins, enfants d’Adam
en chair et en os et esprits impalpables, ces gardiens aussi invisibles que
vigilants du temple domestique, avatars berbères des dieux lares romains.
Ils veillent sur le foyer dont les portes ne doivent jamais être closes de jour,
pendant que les rejetons d’Adam vaquent à leurs occupations. Gare à celui
qui y introduirait un article illicite, ne serait-ce qu’une fiole d’alcool, un sou
mal acquis ou un miroir, du tabac ou même un simple jeu de dominos ! Son
« sacrilège » ferait aussitôt fuir les sentinelles du gourbi. Aucun objet n’est
superflu, chacun correspond à un usage précis, d’où son aspect très fruste
de moulin ouvert, inhospitalier, inquiétant. Ainsi, point de chaises pour
s’asseoir, ni de table, même basse, et pas plus de sommier ni de lit  ;
l’intimité y est inimaginable et l’isolement impossible ; c’est tout, sauf un
lieu de réception ou de repos. Bien qu’ouvert, béant, c’est un endroit à part,
le saint des saints, uniquement consacré à des opérations «  magiques  »  :
manger, copuler, accoucher, se coucher, mourir… J’aurais pu ajouter : prier,
mais, dans cet univers que je qualifierais volontiers de «  païen  », je n’ai
jamais vu de gens prier à l’intérieur, mais seulement au-dehors, et très
rarement du reste. La maison n’est pas le lieu où l’on vit, mais celui où l’on
« dort la nuit », ainsi que l’exprime clairement son nom arabe, beït, que l’on
retrouve, entre autres, dans Bethléem…
 
Ouvert et secret, le gourbi est a priori un bastion vide, un sphinx sans
secrets. On en fait le tour complet, et l’inventaire du mobilier qui s’y
trouve, d’un seul coup d’œil : ustensiles de cuisine en bois ou argile cuite,
rien de métallique si ce n’est un couteau, des sacs de toile renfermant grains
et légumes secs, des cruches et des bocaux pour l’huile d’olive, le lait et
l’eau de source, une baratte en peau de chèvre, une lampe à pétrole haute
d’un empan, posée au-dessus du kanoun, des nattes, des tapis et des
couvertures qu’on étale le soir pour dormir et qu’on range au lever, afin de
dégager le séjour. Tout est là, ou presque, car la richesse est ailleurs, au-
dehors, dans les pâturages : c’est le bétail qui est, comme son nom el-mal
l’indique sans détours, le seul et vrai «  capital  » aux yeux de tous. On
extrait de ce capital sur pattes un pur produit de luxe, le beurre, un nectar si
précieux qu’on le dépose dans une jarre scellée avant de l’enfouir sous
terre, à l’intérieur du gourbi, bien entendu, et à un emplacement connu de
deux ou trois initiés, et d’eux seuls. Fruit du labeur et de la privation, ce
trésor n’est exhumé de sa cache, dans un silence religieux, que pour les
grandes occasions de la vie, soit naissance, circoncision, mariage, mort. Et
pour un usage aussi ritualisé que parcimonieux  : on retire juste la portion
qu’il faut pour la déposer sur la semoule chaude du couscous et on mélange
le tout afin d’en relever le goût.
 
Une exception dans l’exception, toutefois : l’« essoufflée », ainsi qu’on
désigne la femme en couches, y a droit matin, midi et soir, une bonne
semaine durant, jusqu’à la fête du septième jour, en l’honneur du garçon
qu’elle a « ajouté » à la tribu des fils d’Adam. Alitée, elle est dorlotée, on
lui prépare un mets rituel, le r’fiss, une sorte de marmelade mêlant beurre
et, en grosses quantités, semoule, armoise, miel, fenugrec, pâte de dattes,
thym et sucre. Après m’avoir mis au monde, ma mère a eu droit, elle aussi,
à son dû, elle qui a bien mérité du clan en l’étoffant d’un homme de plus.
Autant parler d’un don pour un don, puisque chez nous, engendrer, rajouter
et prodiguer sont synonymes. Aussi, chacun croit que tout nouveau-né
n’arrive ici-bas que dûment suivi de sa portion de l’univers qui lui revient
de droit divin, une part inaliénable. Il débarque aussi muni de sa feuille de
route qui anticipe a priori son parcours du berceau au tombeau. Qu’est-ce
un nourrisson qui vient au jour aussi bien loti, qui plus est auprès de
l’étable, si ce n’est un petit Jésus, au regard de ces fellahs dont les aïeux ont
connu la Nativité des siècles bien avant les Irlandais ou les Polonais ? Les
esprits qui veillent sur le foyer n’auront plus d’yeux que pour lui. N’est-il
pas encore qu’un angelot, un «  enfant de lait  », que sa fragilité même
expose à vif déjà aux dards du mauvais œil du voisin, mais surtout au fiel
d’une kyrielle d’esprits maléfiques, parmi lesquels ressort l’implacable
« Sœur des enfants », ainsi nommée par antiphrase, mi-femme mi-ogresse,
une ganache stérile qui a, par dépit, voué son existence à élucubrer les pires
expédients pour ravir aux mères le miraculeux fruit de leurs entrailles.
 
Ici, engendrer est un miracle. Il a beau être un don du ciel, le
nourrisson reste un cadeau précaire, et révocable, soumis aux assauts d’une
nuée d’esprits démoniaques, aussi invisibles qu’omniprésents, toujours sur
la brèche. Afin de s’en prémunir, il est impératif pour les parents de
maîtriser l’usage tatillon d’un imposant arsenal d’amulettes, de philtres et
de mots d’ordre magiques. Ainsi, dès qu’il vagit, placenta et cordon
ombilical sont-ils enveloppés dans des chiffons pour être aussitôt mis sous
terre, dans un champ, loin de tout regard indiscret. Après quoi, il ne faut
surtout pas laver ce don du ciel, mais juste l’essuyer, le sécher ; il doit rester
oint de son « jus » jusqu’à… la clôture de la fontanelle, soit trois mois, une
saison. Aussi doit-il, jusqu’à la fin de ce délai, demeurer dans le gourbi  ;
l’en sortir revient à l’exposer au péril, il suffirait d’un mauvais coup
d’œil… Et ce, alors qu’il n’est pas encore un humain  : tant qu’il restera
confiné dans son huis clos, il n’est qu’un ange, au sens premier du mot, un
être pur, oint du placenta, indemne de toute souillure terrestre. Il ne
deviendra un fils d’Adam que lorsqu’il sortira, enfin, au grand jour, non
sans avoir été d’abord dûment lavé et « épluché », qu’il foulera le sol ferme
et verra le soleil lui accoler une ombre qui ne le lâchera plus jamais d’un
pas, jusqu’à son trépas, son « retour au Ciel ». N’ayant point échappé à ce
sacro-saint rituel qui relève plus du tabou que de la foi, j’ai ainsi passé la
première saison de mon existence confiné dans l’âcre pénombre d’une
cahute, où l’air immobile exhale un mélange d’odeurs de pain qui cuit, de
bouse qui sèche et de branchages qui se consument dans le kanoun. Le tout,
sous un toit recouvrant, la nuit, plus de bêtes que d’hommes. Bien entendu,
je ne me souviens de rien quant à ce long séjour à l’abri de la lumière, ni
des soins rituels dont je fus l’objet adulé.
 
Ce refus du jour et du dehors aura été le premier tabou, et non le
dernier, à succomber au conflit, avec son lot d’intrusions abruptes de soldats
dans les gourbis, d’évacuations forcées des occupants. Je repense à
l’extinction sans appel de cet immémorial dogme paysan, chaque fois que je
revois le film Fellini Roma, avec sa saisissante séquence des ouvriers qui
creusent un tunnel de métro et dont le projecteur révèle, soudain, dans le
noir absolu, des fresques antiques ; elles se dissipent en un clin d’œil sous
l’effet instantané du faisceau de lumière qui, d’un seul coup, les sort de
l’ombre et les abolit à jamais. Tout un univers de rites et de gestes magiques
a ainsi disparu, et, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, je ne sache
pas qu’il y ait un document en faisant état et encore moins un étudiant ayant
cherché à le restituer, à défaut de l’étudier, en interrogeant les anciens qui
survivent ici et là. Je ne suis pas sûr, cela étant dit, qu’il trouverait preneur,
ou plutôt donneur, si j’en juge par la pudeur de ma propre mère, sinon sa
répulsion, face à mes questions, pourtant des plus banales.
 
Je reviens à l’essoufflée, objet de tous les égards, pour peu que le don
du ciel soit un ange de sexe masculin. On lui réserve une couche à part,
trois mois durant, près de l’âtre qui va la séparer d’autant du mari, réduit à
dormir seul et à qui il est interdit de s’occuper du nourrisson, la mère et
l’enfant étant le seul vrai couple du moment. C’est elle, et elle seule, qui
essuie le corps du bébé, à l’aide d’un simple chiffon sec. À défaut de talc,
totalement inconnu, on retire des brindilles de chaume, qui pendouillent du
plafond, une poudre marron, couleur de suie et texture café moulu très fin,
déposée par la fumée du kanoun en passant à travers le toit. La mère
saupoudre tout le bas-ventre et l’entrecuisse de l’angelot, avant de plonger
l’index droit dans un pot de goudron de pin puis de tracer une croix sur son
front : répulsif en diable, le remugle âcre de ce liquide noir et visqueux est
censé repousser les plus intraitables des esprits malins. Vient ensuite
l’instant crucial, celui du rite le plus délicat, au propre et au figuré, et qui
consiste à scarifier la chair de lait du nourrisson.
 
J’y repense non sans un embarras indicible  : la maman tient d’une
main son petit assis sur sa cuisse, le dos bien dégagé, de l’autre, elle se met
à donner d’amples et brefs coups de lame de rasoir sur la peau, de haut en
bas, surtout au-dessus du fessier ; le sang a beau couler, la victime hurler,
l’accouchée, grave et inébranlable, poursuit sa sainte besogne d’inciser, tout
en mâchonnant des graines de cumin. Une fois le bas du dos lacéré de bout
en bout, l’essoufflée passe un chiffon sur les plaies saignantes puis s’en
approche, et, le visage recueilli comme en prière, crachote par-dessus le
cumin moulu entre les meules de ses dents, en susurrant le nom de…
l’archange Gabriel  : «  Djébrine, Djébrine  !  » Ainsi blindé et béni, et,
ajouterais-je, meurtri, le nouveau-né est aussitôt emmailloté avec des
lanières de tissus pris n’importe où, des lambeaux de chemise, un pantalon
mis en pièces, un bout de foulard, un pansement usagé… La nourrice tire
d’abord le bras droit vers le flanc gauche du corps et l’immobilise par une
première couche de drap, puis c’est au tour du bras gauche, qui est mis en
croix par-dessus son « frère », lequel est également langé avant que tout le
corps ne soit entortillé à l’aide d’une myriade de haillons bariolés, ce qui lui
donne l’aspect d’une momie ou d’un « nourrisson-tronc ». Il suffit ensuite
d’épingler des amulettes sur l’ourlet délimitant le visage du «  poupon-
martyr  », en ultime gage rituel de protection. Après quoi, elle pourra le
poser tout contre elle et s’endormir du sommeil de la juste. Pour autant, le
réveil n’est pas toujours à la fête. Il est arrivé, assez souvent même, qu’il
soit un cauchemar éveillé, quand la mère rouvre les yeux et constate que
son enfant ne respire plus, car mort étouffé, sous le poids du corps qui l’a
porté neuf mois durant  ! Je me souviens vaguement d’un cas précis, et,
surtout, du brouhaha déchirant qui s’ensuivit, des cris, des pleurs, des
injures, des prières, des hurlements. Plus qu’un drame de la négligence ou
de l’épuisement, c’est une malédiction pour l’entendement de ces fellahs si
superstitieux, un châtiment voué à racheter un forfait commis nul ne sait où
et quand par un très proche parent, sans qu’on sache lequel. Et, à cette fin,
pour mieux châtier, le destin, dans son aveugle et sourde cruauté, aura
d’abord offert à la future éplorée un avant-goût du bonheur d’engendrer,
avant de le lui retirer, de le happer aussi sec.
 
Les dieux lares ne sont pas si fiables, ils sont faillibles à l’instar de
leurs ouailles, et pas plus efficaces, les amulettes  ; bien sûr, si les rites
magiques rassurent, ils n’assurent rien, ou si peu. Hélas  ! cela ne garantit
pas, tant s’en faut, la préservation de la vie du marmot. Dieu seul sait
combien de petiots ont succombé aux coups de rasoirs usagés et rouillés, au
nectar de goudron de pin dilué dans l’eau… Il est si souvent arrivé que,
dans son sommeil, une maman se retourne et écrase de tout son poids son
enfant, jusqu’à l’asphyxier, qu’on en a déduit, du côté de chez moi, le plus
infamant des jurons, l’outrage absolu, qui consiste à lancer à la face de son
ennemi du jour : « Que Dieu maudisse celle qui t’a engendré et qui ne t’a
pas étouffé en s’endormant sur toi ! »
2

J e n’aurai «  vu  » le jour, au sens concret du mot, qu’au début  1954, à


l’expiration du délai canonique de confinement au gourbi. Avec le recul,
je dirai qu’en mettant le nez à l’extérieur je suis passé d’un coup du
néolithique au XXe  siècle. Une fois au-dehors, je ne suis plus en Algérie
mais bel et bien en France ; car, si l’empire français s’étire de la Corrèze au
Zambèze, la République « une et indivisible » s’étend, elle, de Dunkerque à
Tamanrasset, pas un empan de plus ni de moins. Géographie équivoque s’il
en est, puisque, aujourd’hui encore, je ne peux m’empêcher d’éprouver un
moment d’hésitation chaque fois que je dois remplir la case «  pays de
naissance  » d’un formulaire. Si j’indique «  Algérie  », c’est vrai mais
inexact  ; si j’opte pour «  France  », c’est exact mais caduc  ; et si je
mentionne «  Algérie française  », c’est plus précis mais un peu ringard…
France-Algérie, autant parler de pays siamois. Qu’ai-je pu voir ce jour-là
toutefois avec mes petits yeux tout neufs ? Aucun souvenir, cela va de soi.
En tout cas, j’ai dû sûrement les cligner en grimaçant, non à cause du soleil
mais en raison du froid glacial. J’en ai hérité depuis lors, me semble-t-il, un
penchant pour les brouillards diffus, les terres humectées, les horizons
vaporeux.
 
En métropole, l’hiver est terrible cette année-là, il tue des gens, à tel
point qu’un certain abbé Pierre s’est enhardi à lancer, dès le 1er février, un
appel solennel, et qui fera date, pour venir en aide aux sans-abri qui
agonisent sous les ponts de Paris, les portes cochères de Metz ou les
porches de Toulouse. Et nous donc, méconnus, oubliés dans nos
improbables et si bien nommées mechtas, habitations d’hiver  ? Nul ne
songe à nous, et nous ignorons l’idée même d’un recours à quiconque et
encore moins d’un secours extérieur. L’État, ici, n’est pas le veilleur et
l’arbitre, ni l’ordre ni la paix. Il n’est qu’une des formes du mektoub, un des
aspects du destin, autrement dit, un spectre informe, un effroi diffus, en un
mot, un tyran sourd et aveugle dont on ne peut se prémunir qu’en se
réfugiant dans les replis les plus inhospitaliers du pays, en veillant autant
que faire se peut à ne pas croiser son chemin. Ce qui-vive aussi immémorial
qu’instinctif à l’encontre d’une force qui a été de tout temps étrangère et n’a
jamais revêtu d’autre aspect que celui du soldat arborant le glaive ou, dans
le meilleur des cas, d’un racketeur d’impôts en orge, petit bétail et en jeunes
hommes pour ses guerres lointaines, répond moins à une soif « anarchiste »
de liberté qu’à une aspiration vitale, presque animale, à la tranquillité et à la
justice : « Plutôt roi affamé sur un tas de cailloux que courtisan repu dans
un palais », dit un proverbe cher à mon père. Mon hameau natal a été et en
demeure toujours un éloquent et bien muet exemple, pour le meilleur et,
trop souvent, pour le pire.
 
Voyons voir. Je déplie une carte Michelin de l’époque, très attrayante
avec son fouillis de symboles, ses taches de forêts vert pistache. Aucun de
nos patelins n’y figure, c’est normal puisqu’il n’y est fait état que des
bourgs reliés par la route ou des pistes carrossables. Circulez, il n’y a rien à
voir du côté de chez nous. En revanche, s’y étire un ample chapelet de
villages et de petites villes aux noms qui fleurent bon la France profonde et
ses belles provinces  : Strasbourg, Cavallo, Duquesne, au nord  ; Saint-
Arnaud, Richelieu, Lucet, Chasseloup-Laubat, Châteaudun, Donat, Rouget-
de-l’Isle, Sillègue, au sud  ; Robertville, Arago, Gravelotte, Bizot, à l’est  ;
Lafayette, Macdonald, Coligny, Fautigny, Davoust, à l’ouest. L’Algérie a
beau n’être que l’aile sud de la République avec, au milieu, «  la
Méditerranée qui traverse la France comme la Seine traverse Paris  », son
tissu rural et urbain n’y est pas moins décousu, un manteau d’Arlequin
dépareillé, à l’instar d’une étoffe damasquinée, avec, à l’endroit, des
chapelets de bourgs « européens », et, à l’envers, des confettis de hameaux
«  musulmans  », dixit le vocabulaire officiel, républicain, de l’époque, qui
exprime et officialise plus un statut juridique qu’une religion. Au quotidien,
ce décalage criant s’exprime à travers deux univers distincts et imbriqués,
deux peuples qui vivent au sein du même territoire, mais pas dans le même
pays, en même temps mais pas à la même époque, sous le même État et
avec des devoirs identiques, mais pas de droits équivalents, sans vision
partagée, avec des passés qui s’excluent, des vécus au présent qui s’ignorent
et se neutralisent, sans plus d’avenir ni d’horizon communs.
 
Aucun de ces bourgs « civilisés » n’est visible à l’œil nu depuis notre
mechta et pas plus accessible de plain-pied, à moins de s’y risquer à travers
de périlleux sentiers muletiers, suspendus dans le vide… Ils prospèrent au
loin, tout en bas –  ainsi le même mot de notre patois s’applique à l’«  en-
bas » et au terrain « plat » –, sur le littoral, versant nord de notre djebel, ou
sur la plaine, son versant sud. Il n’empêche, c’est bel et bien en terre
française qu’on me met le nez dehors, en cet hiver  1954. Mais c’est une
France un peu insolite, carrément aux antipodes de l’image d’elle-même
qu’elle cultive et s’applique à afficher à l’extérieur, mais pas à notre égard.
En effet, chez nous, je veux dire sur la portion de la République que nous
habitons, l’enseignement libre, gratuit et obligatoire n’a toujours pas
enjambé nos montagnes ni franchi nos oueds pour venir nous ouvrir l’esprit.
Ailleurs, seul un «  petit Arabe  » sur sept peut y prétendre, souvent à des
lieues de son hameau. Point d’école donc, pas plus de mairie avec la devise
« Liberté, Égalité, Fraternité » sur le fronton, ni lieu de culte aucun et pas
davantage de bureau de poste, de boutiques, de dispensaires ni même d’un
seul médecin, ni de kiosque à musique a fortiori, rien, absolument rien, de
ce qui fait l’ordinaire d’un village «  français  » du cru, si bien qualifié de
« commune de plein exercice ».
 
D’hier, à la veille du début de la guerre d’indépendance, à aujourd’hui,
un demi-siècle après une «  libération si chèrement acquise  », il n’y a eu
aucun changement, si ne ce n’est en pire, hélas ! Oui, il n’y a plus un mur
de gourbi debout et plus un chat qui y miaule. Certes, Émir Abd el-Kader a
eu beau se substituer à Strasbourg, sur le papier, Cavalo s’effacer devant El-
Aouana, Texenna reprendre le dessus sur Duquesne et Saint-Arnaud
redevenir El-Eulma, sur le terrain, rien n’a bougé sous le soleil. Nul besoin
d’une photo de l’époque pour avoir une idée de notre djebel, c’est bien le
même, à l’identique. Un demi-siècle après l’avoir quitté, je le scrute et n’y
décèle toujours rien qui puisse indiquer tant soit peu l’existence d’un État :
pas un viaduc ni un pont, pas d’écoles ni d’immeubles en dur, pas plus de
routes asphaltées que de châteaux d’eau. Nourrisson ou senior, j’aurai eu
affaire à un pays qui sera resté égal à lui-même, et qui n’a pas pris une ride,
ne serait-ce que sous la forme d’une piste ou d’un câble électrique.
 
Pourtant, il n’y a pas d’endroit qui ait un besoin aussi criant d’édifices
et de services publics, d’aide et d’entraide, tellement le climat y est
implacable, le relief accidenté, déchiqueté de ravins, creusé ou hérissé de
vallons et de pics, lui donnant l’aspect d’un décor lunaire qui serait
étrangement envahi d’une végétation luxuriante, d’un éternel camaïeu de
vert que même le plus torride des étés n’a jamais pu ni étioler ni délaver.
Ces terres antiques, sans passé ni avenir mais croulant sous le fardeau des
légendes et des rites magiques, n’invitent pas à y habiter, bien qu’on l’on
s’y soit tant accroché, avec passion et désespoir. Tout n’est que pentes, dans
ce massif embrouillé, découpé de vertigineux défilés, tout, y compris les
champs et la glèbe que les eaux du ciel érodent et décharnent plus qu’elles
n’arrosent ou fécondent. Un «  bled  » tout en replis, clos sur lui-même,
recroquevillé, tel un hérisson qui fait le dos rond tous pics dehors  ; en un
mot plutôt un poing serré qu’une main tendue. Un pays somptueux et
malingre, squelettique, en dépit de sa très dense toison de broussailles, de
maquis, de forêts de chênes-lièges et de cèdres.
 
C’est un pays debout, où se tenir debout ne va pas de soi, ce qui
demande un effort soutenu, à chaque pas que l’on fait, où l’on marche
comme en terrain miné ou sur des œufs, en veillant non pas à poser le pied
mais à l’accrocher au sol pentu, en enfonçant ici le talon, là le côté, à la
façon d’un grimpeur, ou d’un chevreau. Les maisons ne se dressent pas à
angle droit, ce qui exigerait un savoir-faire inconnu, des outils et des
travaux hors de portée, elles s’agrippent, à l’instar des taons sur le flanc du
bétail. Quitter son chez-soi, c’est dévaler un chemin, y retourner c’est le
gravir. Trébucher n’est pas choir mais dégringoler, en échouant au fond
d’un ravin, sur le lit de l’oued, pour un sommeil éternel. Il n’est jusqu’aux
défunts qui ne sont ensevelis presque debout, dans des cimetières pentus, à
la manière du nôtre, établi juste sur le rebord d’une abrupte falaise chutant à
pic dans l’oued.
Je m’aperçois après coup, en revisitant ainsi mon djebel, que les
précipices, sans exception, sont les seuls lieux qui portent des noms de
personnes, non pas d’un individu qui a accompli un miracle, bâti un fortin,
mis le grappin sur un brigand, non, il s’agit simplement d’un marcheur
imprudent, un inconscient qui a fait un faux pas, qui l’a fait passer de vie à
trépas. Chez nous, chaque falaise est un monument aux morts naturel. C’est
un pays debout, tel un épouvantail érigé au milieu d’un champ afin de
dissuader les prédateurs de s’en approcher, tellement il est démuni,
pathétique et si dérisoire.
 
En effet, quoique très arrosés – il pleut trois fois plus dans la Kabylie
des Babors qu’à Paris ou même à Brest, jusqu’à 1 800 mm par an ! –, ces
sols densément recouverts d’immenses forêts de chênes-lièges sont
infertiles, trop schisteux ou acides et pauvres en chaux pour nourrir les
hommes qui y ont élu asile  ; des habitants mal lotis, soit, mais si bien à
l’abri des importuns. Ils survivent en cultivant de l’orge ou du sorgho sur
des versants accidentés, en se bornant du reste à un défonçage superficiel de
la glèbe, à l’aide d’un araire remontant aux balbutiements de l’agriculture,
tiré par des bêtes de somme, mulets ou bœufs, et parfois par les paysans
eux-mêmes, femmes et enfants compris. Il n’y a rien à gratter dans ces
parages ingrats, hormis de maigres récoltes et des produits de cueillette,
glands doux et tubercules. Mais il n’y a nulle part ailleurs plus sûr refuge
pour le persécuté, meilleur repaire pour l’insurgé. C’est l’abri inviolable
pour tout individu en rupture de ban avec l’ordre établi, le paradis des
conspirateurs, le dépôt idéal pour les armes, le sanctuaire absolu des fous et
des ambitieux ; l’enfer, tout autant, des agents des pouvoirs oppresseurs, et
plus encore des étrangers qui y rappliquent montés sur leurs grands
chevaux.
Coincé entre mer et plaine, à l’écart des échanges, en retrait des
remous du vaste univers, ce djebel n’a néanmoins nullement été épargné par
les fureurs des invasions ni par le glaive des empires. À défaut de paix et de
prospérité, il n’aura connu que la dèche et la guerre, contre l’étranger et
entre-soi. Au mieux, il aura savouré des périodes de trêve, en attendant le
prochain orage…
 
Celui-ci est déjà en gestation, en cet « hiver 1954 » que l’abbé Pierre a
érigé en label de solidarité quasi mythique. À vrai dire, en Algérie la guerre
est déjà là, son esprit n’a jamais quitté les lieux. Le pays étant ainsi fait
qu’il vit tout le temps entre deux conflits, pansant d’une main les blessures
de celui qui vient de s’achever et, de l’autre, fourbissant les armes de celui
qui est sur le point d’éclater. Au moment où je sors au grand air glacial,
chacun parmi les miens se ressent encore d’horreurs à l’évocation de la date
du « 8 mai 1945 ». Il n’est pas un hameau ni un foyer qui n’en a point pâti,
dans sa propre chair. Ici, ce jour-là n’est plus celui de la victoire mais de la
fureur, surtout pas une fête de la Libération mais le début, aux yeux des
indigènes algériens, de la guerre d’indépendance. Ainsi, un jour voué à
clore un cycle d’horreurs en est venu à en inaugurer un autre. Chez les
miens, l’impact du cataclysme fut immédiat  : des trois chefs-lieux qui
entourent nos patelins, Sétif est le plus près et le plus aisé d’accès, les
sentiers menant aux deux autres, Bougie et Djidjelli étant trop raides et
tortueux. Très tôt, l’antique Sétifi s’est imposé comme un centre de gravité
majeur de la région, et un débouché naturel pour nos villages afin d’écouler
« nos » produits, oh, pas grand-chose, du petit bétail pour l’essentiel sinon
des bras pour les semailles et les récoltes, afin d’acheter en retour le strict
nécessaire pour vivoter, orge, sorgho et blé, légumes secs, fèves sèches,
lentilles et haricots, huile, café et sucre, pétrole pour les lampes. Souk du
jeudi, souk du vendredi, sont des mots qui m’ont enchanté enfant, ils ont
tant rimé avec bonbons, « pain français » – la baguette – et brillantine, au
parfum de gaufrettes. Sétif a dû être un chef-lieu assez prestigieux pour que
mon oncle Saïd, le frère aîné de mon père, ait reçu, alors qu’il n’était encore
qu’un adolescent journalier, le sobriquet si flatteur de Staïfi, le Sétifien,
qu’il assumera fièrement jusqu’au bout. Mon grand-père paternel, Mokhtar,
y a travaillé en tant que métayer ou khammas, en clair payé le
«  cinquième  » des récoltes qu’il peut cueillir, ramasser ou faucher  ; mon
père, alors âgé de dix-huit ans, l’a suivi, surtout lors des moissons estivales,
saisons des céréales.
 
Ce printemps-là, il n’y aura pas de récoltes, et il y aura plus de paysans
fauchés que de gerbes de blé. Mes père, grand-père et oncles ont perdu leur
gagne-pain, sans rappel. Aussi, est-ce la saison dont j’entendrai le plus
parler à la maison, et d’abord par la bouche de mon père, qui me paraît, en y
repensant, en avoir été gravement secoué. J’ai retenu des bribes, faute de
l’avoir plus interrogé, ce dont je me désole d’autant plus cruellement qu’il
aurait été intarissable. Je me suis abstenu non par pudeur mais par…
superstition, en raison d’une déduction absurde selon laquelle lui demander
de raconter d’où il venait c’était quand même induire et anticiper son
départ. Il est finalement parti, paix à son âme, et un pan entier de son vécu
avec. Et moi, je me console en constatant non sans émotion que, mine de
rien et à mon insu, je n’ai pas perdu une bribe de tout ce qu’il a pu raconter
devant moi. Il n’a donc pas parlé en l’air, pas un mot de lui qui se soit
envolé, car j’ai tout « volé » et tout bien enfoui en lieu sûr.
 
Un épisode, ou plutôt ce qu’il m’en a rapporté, m’a fortement ému, par
son caractère à la fois évasif et dramatique. Ce 8  mai est un mardi –  j’ai
vérifié, c’est exact  –, mon grand-père est à Périgotville, l’actuel Aïn el-
K’bira, où il aurait passé la nuit dans un hammam, selon un usage bien
établi qui, le soir venu, convertit les bains publics en dortoirs. À  la mi-
journée, alors qu’il s’apprête à sauter dans le bus pour aller à Sétif, une
rumeur affolée qu’un massacre s’y déroule l’en dissuade aussitôt. Pris de
panique, j’imagine, il reprend le chemin du retour vers la maison, mais à
pied à travers une plaine qui va en se plissant au fur et à mesure jusqu’au
piémont des Babors, après quoi, il n’aura qu’à emprunter le lit semi-sec de
l’oued Djendjen, qui y jaillit pour aller sinuer en contrebas de notre mechta
puis poursuit en zigzaguant son parcours pour aller se jeter dans la mer, à
l’orient de Djidjelli. Sur ce, des cris fusent, des coups de feu éclatent et dans
la confusion une escouade de gars le bouscule. Il leur tient tête, et, dans la
mêlée, frappe l’un d’eux d’un coup de poing au visage et lui casse une
dent… Il en est revenu au bled, auréolé de cet acte de bravoure, authentifié
par une cicatrice sur l’index. Pour confus et incomplet qu’il soit, ce récit
sans doute enjolivé m’a toujours inspiré un sentiment d’orgueil, de fierté
d’avoir eu un tel aïeul qui ne s’est pas laissé intimider.
De ce brave Mokhtar qui a quitté ce monde avant que je n’y vienne, je
n’ai aucun document le concernant, ne serait-ce qu’un portrait sépia, rien,
pas même son extrait d’acte de naissance. De ce manque, j’ai très tôt conçu
un réel dépit, une pénible frustration, qui m’a poussé à solliciter tous ceux
qui l’ont connu, à commencer par ma mère, pour m’indiquer parmi nos
familiers un visage qui évoquerait tant soit peu le sien. Tous m’ont désigné
mon grand-oncle Bou Atla (le « Père la Bêche »), son demi-frère, qui est, je
m’en suis aperçu beaucoup plus tard, le portrait craché de l’acteur français
Charles Vanel.
 
Sur l’origine de la tragédie de Sétif tout a été dit, si tant est que cela
soit possible. N’en ayant eu vent qu’à travers mes parents, je n’ai pas la
prétention de verser une quelconque pièce à un dossier qui reste toujours
aussi explosif, à l’instar de tout ce qui concerne les rapports franco-
algériens. Non, j’aspire plus à saisir les ressorts intimes du drame qu’à en
établir l’inventaire des atrocités, et, à cet égard, je n’ai nullement l’intention
de dédouaner ni d’accabler qui que ce soit. Il ne s’agit quand même pas
d’un petit conte manichéen mais d’une atroce histoire d’hommes, de
femmes, d’enfants et de vieillards engloutis dans les tourbillons de leurs
passions antagonistes où les rêves des uns sont les cauchemars des autres.
Dès lors, la vérité, s’il n’y en a qu’une, n’est pas à situer dans un
improbable « juste milieu » entre les protagonistes. Il s’agit de la rechercher
ailleurs, à ce carrefour fluctuant où se chevauchent jusqu’au vertige faits
bruts, indices concrets et témoignages directs sans oublier l’essentiel, à
savoir le vécu des uns et des autres, acteurs et victimes.
Je ne résiste pas à la tentation de citer ce mot de l’écrivain argentin,
Jorge Luis Borges, selon lequel «  aussi brûlante soit-elle, l’actualité est
toujours anachronique », elle n’est que ce moment où un fleuve souterrain
venant de très loin jaillit soudain du sous-sol et vous éclabousse. N’est-ce
pas ce qui s’est passé, le 8  mai, à Sétif, quand un policier abattit le jeune
scout, Bouzid Saal, coupable d’arborer le drapeau vert, blanc, rouge des
partisans d’une Algérie indépendante  ? Jusqu’alors, les dix mille
manifestants sont plutôt calmes à l’ombre d’une forêt de drapeaux français
et alliés et de banderoles où l’on peut lire « Nous voulons être vos égaux »,
«  À  bas le colonialisme  », «  Vive l’Algérie libre et indépendante  »  ; des
militants indépendantistes entonnent leur hymne Min Djibalina – « De nos
montagnes s’est élevé l’appel des hommes libres, qui nous convie à
l’indépendance  ». Rien d’inédit ni de bien méchant, les renseignements
généraux y veillent. Un coup de feu criminel, un assassinat gratuit, et c’est
tout un univers qui bascule dans le vide, s’abîme dans l’inconnu.
D’un seul coup, et d’instinct, le cortège des manifestants se scinde en
deux groupes soudain hostiles, vociférant, en venant vite aux mains. Rendus
fous de rage, des Musulmans assaillent aussitôt des Européens avec ce
qu’ils ont sous la main, barres de fer, couteaux. En un clin d’œil, des
dizaines de cadavres jonchent déjà les trottoirs, s’entassent dans les salles
de billard, les parcs. Enflée par les cris et le staccato des fusils, la rumeur
vole de bouche en bouche et de hameau en bourg, poussant fellahs et pieds-
noirs à se saisir de tous les instruments avec lesquels ils peuvent étriper le
voisin, tuer l’ouvrier, l’employeur, bref, tout ce qui peut ressembler à un
« roumi » ou à un « Arabe ».
Des troupes arrivent de partout, afin d’empêcher que l’incendie ne
s’étende aux alentours. Appuyés par des supplétifs, tirailleurs sénégalais et
algériens, spahis tunisiens, tabors marocains, légionnaires allemands et
guidés par des milices de pieds-noirs, les soldats réguliers mitraillent à tour
de bras, tuent n’importe qui, pillent, violent, brûlent des dizaines de
mechtas, saccagent les magasins… De la Kabylie des Babors jusqu’à
Guelma, aux abords de la Tunisie, de Bougie à Philippeville, il n’y a plus
que les couteaux et les fusils qui parlent, des récoltes qui brûlent sur pied.
Charles Tillon, ministre communiste de l’Aviation, ordonne aux pilotes de
bombarder les djebels tandis que croiseurs et contre-torpilleurs pilonnent
sans répit les villages accrochés aux contreforts de l’Atlas. Non loin de chez
nous, à Kherrata, des légionnaires jettent des centaines de corps dans les
gorges de Chabet Lakhra –  gorges de l’Au-Delà ou de la Fin Dernière  –,
non sans graver sur une paroi de la falaise, lissée pour l’occasion, « Légion
étrangère-1945  », encore visible jusqu’à maintenant. De tous les carnages
qui ont endeuillé nos Babors, mon père n’a jamais parlé que de celui-là. J’y
vois la raison pour laquelle moi, qui ne rate jamais l’occasion de pester
contre la laideur des monuments officiels aux héros de l’indépendance, je
ne peux réprimer un nœud au ventre poignant chaque fois que je revois les
fresques montrant des corps dégingandés, éparpillés au creux d’un ravin de
Kherrata, en souvenir non des tueries mais de… la voix de mon père.
Enclavé et bien niché dans les replis de notre djebel, notre hameau a pu
échapper aux escadrons de la mort et aux terreurs de l’aviation. Ce qui n’a
pas empêché les rumeurs de colporter des récits macabres de massacres
commis près de tel ravin, derrière tel rocher, dessinant de proche en proche
une géographie fantôme des lieux hantés à éviter la nuit, avec ses zones
interdites et ses trous noirs, en vertu d’une superstition qui veut que tout
homme tué injustement et mis sous terre à la sauvette et à l’insu de tous se
lèvera chaque soir pour gémir et se lamenter jusqu’à l’aube.
Le 8 mai n’aura laissé personne indemne. Les miens, ayant perdu leurs
emplois saisonniers, seront désormais contraints de se détourner de Sétif et
du travail de la terre pour émigrer en ville, à Alger, de s’isoler en milieu
étranger et hostile, où ils devront troquer la faucille du paysan pour le
marteau de l’ouvrier du bâtiment, sinon le bleu de chauffe du portefaix ou
du docker.
 
Le déluge de feu se poursuit jusqu’au 22 mai, dévastant un pan entier
de la République aussi vaste que l’Aquitaine et le Limousin réunis. Évoquer
un bilan c’est, dès qu’il s’agit d’Algérie, s’empêtrer dans une polémique,
trop souvent aussi pathétique que dérisoire  ; car ce qui compte dans
l’affaire, ce n’est pas tant le nombre que le poids des morts, peu importe
ensuite que Paris le limite à cent deux Européens et mille vingt Musulmans,
le FLN l’élèvera, lui, jusqu’à quarante-cinq mille et les historiens
l’évaluent, eux, entre huit mille à quinze mille victimes. Il y aura eu en tout
quatre mille cinq cents arrestations, deux mille cinq cents jugements
prononcés, quatre-vingt-dix-neuf condamnations à mort dont vingt-deux
sont mises à exécution, soixante-quatre aux travaux forces à perpétuité, tous
musulmans, pas un seul Européen. Un demi-siècle plus tard, on peut gloser
à l’infini sur la psychose de ceux que l’on nomme à l’époque les «  petits
Blancs » ou sur la misère noire des « Arabes », il est une question qui me
turlupine, qui est de savoir comment et pourquoi des hommes vivant côte à
côte depuis un siècle, presque an par an, en sont-ils si soudainement arrivés
à s’étriper avec une cruauté aussi bestiale, une rage d’écrabouiller des
voisins auprès de qui ils avaient grandi, trait des vaches, fauché les blés, ri
et pleuré. Quid de la hantise paranoïaque des «  petits Blancs  » d’être un
beau matin assaillis par des «  Arabes  » jusque dans leurs lits  ? Et de la
haine rentrée des journaliers pour des patrons roumis plutôt paternalistes
qu’arrogants ?
Plus encore, que dire du poids de la sexualité dans les sourds
fantasmes des uns et des autres, parmi ces hommes taraudés par leur virilité
tourmentée et leur sens aliénant de l’honneur, d’où un commun souci
obsessionnel de dissuader à tout prix les rapports amoureux entre indigènes
et colons. Une similarité de mœurs qui se nourrit autant dans l’inégalité
juridique entre les uns et les autres que de leur cousinage occulté, la plupart
des « Français » étant originaires de Sicile, de Malte et d’Andalousie, des
gars ayant sans doute dans leur esprit bouillant plus qu’un zeste de sang
maure. Aussi, arrive-t-il que les désirs sexuels inavoués mais à fleur de
peau entre pieds-noirs et autochtones s’expriment atrocement, lors des
affrontements extrêmes, par des viols ou des mutilations, chacun amochant
le corps qu’il n’aurait pas pu ne serait-ce qu’effleurer autrement. A  priori,
ces boucheries ne dérivent pas d’une animosité ethnique purificatrice mais
sont plutôt l’expression dévoyée et quasi cannibale d’une intimité entravée,
d’un attrait érotique frappé d’interdit à motif ethnique et social chez les uns,
islamique et patriarcal chez les autres.
Or, qu’est-ce un voisinage qui met à l’index l’amour, une coexistence,
une mixité qui interdit le mariage mixte, un mélange qui refuse le
brassage ? Voilà tout le drame de l’Algérie française, l’alpha et l’oméga de
son impasse. Et cet esprit équivoque pourtant aux antipodes de l’idéal
républicain a déteint sur tous les aspects du quotidien, y compris la violence
qui y est une affaire non de culture mais de moyens : équipés de pioches, de
serpes ou de couteaux, les paysans décapitent, éventrent, mutilent  ; munis
de mitraillettes, de grenades et d’avions, les colons auront forcément moins
de sang sur les mains. Idem pour la sexualité, pour les roumis du bled, le
viol d’une femme est un… viol, soit un crime majeur ; chez les Algériens,
c’est d’abord un… outrage à l’orgueil du clan dont la vertu de la fille est le
bouclier, c’est un déshonneur absolu dont il faut préserver le secret vaille
que vaille.
 
En un mot comme en mille, Sétif c’est le divorce sans appel et sans
merci d’un couple de concubins, invivables et inséparables, ayant déjà vécu
un bon siècle, ensemble et dissociés, cent ans de solitude chacun de son
côté, c’est aussi la goutte de sang de trop qui fait déborder le vase.
Désormais, plus question de garder pieusement l’album photos des combats
menés en commun, côte à côte, de la Crimée au Mexique en passant par
Sedan, Verdun, Madagascar, Monte Cassino, le débarquement en
Provence… Je comprends seulement maintenant pourquoi les Algériens
peinent à évoquer leurs hauts faits d’armes contre les nazis, sous le drapeau
bleu, blanc, rouge. Avant Sétif, il y aura eu la fraternité de combat, après il
y aura le combat fratricide. Le jour de la Victoire a tué net la victoire du
jour. Finalement, c’est le général Duval, chargé du «  rétablissement de
l’ordre  », qui a su le mieux résumer la situation, en avertissant le
gouvernement colonial  : «  Je vous donne la paix pour dix ans, à vous de
vous en servir pour réconcilier les deux communautés. »
 
En frappant aux portes de mes cousins pour les besoins de ce récit, des
parents que je n’ai pas revus depuis l’indépendance, à l’été  1962, j’ai pu
consulter chez l’un d’eux ce qui reste du livret militaire de mon oncle
Mohamed, celui qui m’a déclaré à l’état civil, des lambeaux fripés, écrits en
violet à la plume. J’apprends qu’il s’est engagé pour aller au front… Et rien
de plus, faute de pages détruites, si ce n’est, puis-je lire, qu’il est tombé
malade et qu’il a dû être rapatrié  ; d’où et quand, rien ne le dit. Il en est
revenu hagard, aussi sec et raide qu’un «  rameau de bruyère  », croit se
souvenir mon oncle Achour, le plus jeune frère de mon père, encore bon
pied bon œil et qui me taquine depuis qu’il a appris que j’écris un livre, en
me répétant  : «  Fais vite, viens m’enregistrer, car je suis ta dernière
cartouche !  » Quant au rapatrié du front, il n’en a tout simplement jamais
parlé et nul n’a songé à le questionner. «  Bouche close n’avale pas
mouches  », ai-je toujours entendu, dans cet univers kabyle où il n’y a, au
fond, qu’un culte, celui du neh, de l’omerta. Dada Mohamed aura donc été
un de ces cent trente-quatre mille Algériens qui se sont « habillés », comme
ils disent, pour aller combattre les nazis, soit en débarquant en Provence,
soit en allant au-devant des soldats de la Wehrmacht en Tunisie ou de ceux
de l’Afrika Korps de Rommel, dans les ardeurs du désert libyen. Je
constate, après coup, qu’aucun de ces héros anonymes, parmi lesquels tant
de mes proches parents, n’a jamais ressenti le besoin de rapporter ce qu’il a
vu et enduré, et je n’en éprouve que plus amèrement le regret de n’avoir pu
ni su insister auprès de cet oncle germain ascétique, taciturne et parfois
fantasque, pour en savoir un peu plus. Je m’aperçois finalement que je me
suis comporté avec lui, ainsi qu’avec bien d’autres encore, en «  nouveau
instruit  » –  comme on le dirait d’un «  nouveau riche  »  –, estimant qu’un
boudjadi, un analphabète, n’a rien de bien captivant ou de simplement
instructif à raconter.
3

L e point de « chute de ma tête », ainsi que les Arabes   désignent l’endroit


où ils sont venus au jour, c’est la mechta El-Oueldja, un nom assez
fréquent signifiant «  boucle  » d’un oued, aux abords fertiles. J’ignore
pourquoi, mais je me suis très tôt mis à me représenter le paysage de mon
bled sous l’aspect d’un corps humain. Rien d’original à cela, toutefois, le
patois du cru y incite amplement. Ainsi, dit-on « œil » pour la source d’eau,
« crâne » pour la crête d’un massif, « dos » pour un plateau, « ventre » pour
la plaine fertile, «  bras  » pour un coteau, «  paume  » de la main pour un
précipice, « nuque » pour un col, « poitrail » pour une falaise, « cul » pour
un souterrain, et le sol tout court se dit «  visage  » ou «  dos  » de la terre,
selon qu’il est pentu ou aplati.
Bien que je connaisse par cœur –  et par corps  – mon terroir pour
l’avoir arpenté, «  cousu  » avec mes pieds, nus qui plus est, chair contre
terre, j’éprouve un scrupule à le portraiturer, à le camper, de peur d’être
fastidieux et, pis encore, de trop le folkloriser, en un mot, de ravaler l’icône
à l’image d’Épinal sinon à la carte postale. J’ai du mal à le situer en dehors
de mon for intérieur, je l’ai intériorisé, je ne le perçois pas que par les yeux ;
l’émotion, épidermique, les tripes et les souvenirs jouent autant que l’aspect
extérieur, le sol, l’air et le ciel. Je dirais simplement qu’au-delà de sa
farouche splendeur les reliefs de ses paysages m’émeuvent autant que les
traits des visages de mon père et de ma mère. Il s’agit d’un amour primitif,
animal, attendri et poignant, tenace et fuyant, aussi primordial
qu’inconstant, l’image même de la vie.
 
Le fondu enchaîné de visages parentaux et de paysages familiaux se
fait d’autant plus pertinent et «  réaliste  » que, chez nous, l’habitat obéit à
une répartition strictement clanique ; en clair, une mechta abrite un clan en
entier, sans un rejeton de moins, ni un «  étranger  » de plus. Ce profil
humain si singulier a tôt frappé l’esprit des militaires et des ethnographes
coloniaux qui ont vu en chaque hameau une «  république irrédentiste,
jalouse de son indépendance  ». Aussi, El-Oueldja rime-t-elle avec
Zeghidour et vice versa. Quand je vins au jour, le foyer originel, fondé par
notre vénérable aïeul Boudjema au milieu du XIXe  siècle, était déjà
subdivisé en quatre clans en herbe, jaugeant une centaine d’âmes, le feu de
mon grand-père paternel, et ceux de ses trois demi-frères, Messaoud,
Brahim et Amar, chacun ayant déjà moult enfants appelés à ramifier son
propre tronc, sur le même terreau, un et indivisible, cela va de soi. Chacun
s’y mouvait comme dans une maison unique, dont les gourbis auraient été
des chambres et les sentiers, des couloirs. Il n’empêche, pour des raisons
qui m’échappent, si raisons il y a eu, mes aînés dérogèrent à la loi sacro-
sainte du cru qui consiste pour un homme à épouser sa cousine germaine,
soit la fille du frère de son père. Ainsi, mon père, mais aussi mes oncles et
tantes paternels contractèrent-ils des unions «  mixtes  », épousant des
«  étrangers  », des conjoints «  du dehors  », en clair issus des hameaux
avoisinants et forcément rivaux, solidement liés entre eux tous par d’intimes
haines ancestrales.
 
Fiché et adossé au milieu d’un ample et très incliné plateau, exposé
plein sud-est, face au soleil levant, notre hameau, tout à la fois habitat, tour
de guet et bastion, offre un panorama imprenable. Debout, sur le seuil
étriqué de notre cahute, j’ai eu tout le temps d’en scruter le relief hérissé de
pics, creusé de ravins, envahi de maquis, moucheté de hameaux et de
jardinets, cabossé, fripé, fleuri et émaillé de ronces, déchiré ici et là de
falaises schisteuses ou crayeuses, tirant du blanc ivoire au gris ardoise. En
contrebas d’El-Oueldja serpente le Djendjen, torrent vociférant en hiver,
filet d’eau ombragé d’un ourlet de lauriers-roses au printemps, lit sec quasi
désert en été, jusqu’au milieu de l’automne. Sur l’autre rive de l’oued, à
près de dix kilomètres à vol d’oiseau, s’étend le pays du clan Beni-
Médjaled en une succession de plateaux en paliers, portant des mechtas
voilées par des haies d’arbres et comme prises en étau entre deux plis du
djebel Tamezguida, si joliment coiffé du mont Sidi-Salah, au crâne dru, où
s’agglutinent, tels des soldats prêts à fondre, des bataillons de cèdres
éternels.
 
Au nord-ouest, le regard butte sur le plateau pentu au milieu duquel
notre hameau s’est incrusté tel un nichoir d’hirondelles sous un toit,
l’horizon y est très haut, crénelé d’épaisses et éparses houles de chênes
verts. Inutile d’escalader la «  paume  », il suffit d’arpenter le sentier qui
s’étire, à main gauche vers le couchant, pour découvrir, au tournant d’un
« bras » velu de genêts et de lentisques, au bord du précipice du Rocher au
Corbeau, un paysage à couper le souffle : au loin, à quinze kilomètres, se
dresse l’imposant profil du mont Babor, bloc pointu et viril, flanqué du
Tababort, au galbe arrondi, si féminin ; et dans ce chaos verdoyant, où seul
l’oued Djendjen s’y retrouve, avec pour seule rumeur le vent vagabond, pas
un semblant de panache de fumée trahissant un foyer humain, rien que du
khla’, un « néant » humain, refuge immémorial du chacal, du renard et du
sanglier, indomptables ennemis héréditaires du fellah. Il y a juste, hors de
portée du regard, au pied du massif des Babors, le « tapis » du Merdj Ez-
Erraguene, le « Pré aux ruisseaux qui bifurquent », une cuvette schisteuse,
marécage en hiver et fournaise en été, où des ingénieurs français, qui ont
rebaptisé « Erraguene » l’endroit, planchent déjà fébrilement sur un projet
de barrage, dans ce bassin versant idéal.
Pour autant, le nord-est aura été mon premier horizon à ciel ouvert,
pour la simple raison qu’il s’offre et s’impose au regard dès le seuil de notre
gourbi. S’y tenir debout donne une sensation d’avoir tout à l’œil, de voir
venir et partir, d’être à l’abri de tout imprévu, forcément malveillant. Aussi,
être en alerte, chez nous, devient très tôt une seconde nature, à cause des
hommes mais aussi d’un relief ingrat, rétif au moindre faux pas.
Ce panorama, le premier que mes yeux vierges ont « avalé », depuis le
seuil pentu de notre gourbi, est le culot, la toile de fond de mon univers
intérieur, une fresque tout en camaïeu de vert hachuré de striures gris-vert
ou blanc laiteux, un relief aussi calleux, fripé et velu qu’une main de
vieillard et dont l’oued Djendjen, qui le traverse de part en part, serait la
ligne de destin. J’en ai hérité une propension à m’émouvoir de tout paysage
tant soit peu tourmenté  ; aussi ai-je un goût très vif pour des peintres si
divers, Van Gogh et de Vlaminck pour les contrastes violents, Corot pour le
velouté des ocres, Pissarro pour l’éclat décati du soleil, Chagall pour la
féerie de la neige, Caspar David Friedrich pour l’atmosphère onirique…
Couleurs, lumière, sans oublier les sons, tout m’y ramène.
 
Et d’abord, devrais-je dire, la guerre d’indépendance. J’en suis le
produit et le jumeau, car mes premiers pas ont coïncidé avec ses bruits de
bottes. J’ai bien l’âge de l’Algérie algérienne. Rien n’aura autant infléchi le
cours de mes débuts dans la vie que ses vagissements et ses soubresauts ;
aussi ai-je besoin de remonter le cours du sien, histoire de m’y retrouver.
Tous mes souvenirs de l’époque en sont empreints. Bien sûr, je n’en ai
aucun de la nuit de la Toussaint 1954, qui a été « illuminée » par soixante-
dix attaques à l’explosif, menées, à travers tout le territoire « national », par
un mystérieux Front de libération nationale (FLN). Je n’ai alors au
compteur de mon existence que quatre cent sept jours. Il n’y en aura nul
écho chez nous, au petit matin blafard du 1er novembre, où il n’y a ni poste
de radio ni poste tout court. Et où même l’immémorial « téléphone arabe »
ne répond qu’au ralenti, un jour par semaine, au retour du souk
hebdomadaire. Aucun coup de feu n’a été tiré, ni dans l’alentour immédiat.
Oublié, hors des sentiers battus, notre djebel ne s’est pas encore remis, lui,
du 8  mai 1945. Certes, nous n’avions aucun mort ni disparu à déplorer  ;
nous avions juste laissé notre gagne-pain familial. Il n’empêche, le séisme
de Sétif nous a coupé l’herbe, plutôt les épis de blé, sous les pieds, autant
dire les vivres. Désormais, pour les miens, plus rien ne sera comme avant.
De fait, après les massacres de colons par des fellahs ou des militants
nationalistes et les opérations punitives meurtrières conduites par les soldats
et les miliciens européens, la plupart des fermiers ont pris le parti de quitter
les terres.
 
Pourtant, de ces colons, nos vieux n’ont pas gardé que de mauvais
souvenirs. Mon oncle Achour, qui a souvent secondé son père pour faucher
les blés, ne m’a dit que du bien des « Suisses » de Aïn Arnat, Saint-Arnaud
ou Périgotville, aujourd’hui Aïn el-Kebira et El-Eulma, louant leur ardeur
au travail, leurs attentions pour «  leurs  » ouvriers. Des Suisses  ? J’en ai
souvent entendu parler, sans trop y prêter attention. Je ne me suis vraiment
penché sur la question que pour les besoins de ce récit, et, surprise  :
j’apprends que lors de la conquête de la Petite Kabylie, courant  1853,
Napoléon  III a concédé par décret vingt mille hectares à des financiers
helvétiques, aux fins d’implanter, sur les gras piémonts sud du djebel Babor,
dix villages agricoles. Une Compagnie genevoise des colonies suisses a
aussitôt vu le jour, vouée à inciter des paysans, surtout ceux du canton de
Vaud, pour aller revivifier l’antique « grenier de Rome ». Un certain Henry
Dunant, alors âgé d’à peine vingt-cinq ans, s’y rendra fameux par son zèle
de sergent recruteur, publiant à tout va des annonces, y compris dans le
vénérable Journal de Genève où il promet au candidat partant une main-
d’œuvre arabe locale très bon marché. Bientôt, il se retrouvera lui-même à
Sétif, au milieu de plus de cent familles vaudoises. Dotés de dix hectares
par feu, les colons fondent d’abord le village de Aïn-Arnat, lequel verra
bientôt sortir du sol le premier temple protestant jamais édifié sur la terre
natale de saint Augustin. Très motivé, le Genevois Dunant crée de toutes
pièces une minoterie moderne, qu’il baptise Société anonyme des moulins
de Mons-Djemila, du nom d’un bourg proche, abritant le municipe romain
de Djemila, un des plus somptueux sites antiques du pourtour
méditerranéen.
 
N’en revenant pas de l’idée que mon arrière-grand-père aurait pu
rencontrer un futur prix Nobel de la paix, je suis allé avec l’oncle Achour,
presque en pèlerin, sur les traces de l’aïeul et du Suisse, à Aïn-Arnat et à El-
Eulma, l’ex-Saint-Arnaud. «  Vertige horizontal  », aurait dit Drieu
la Rochelle : l’horizon y ondule à l’infini ; je songe aux steppes kazakhes, le
sol est charnu, sombre, herbu et presque dépourvu d’arbres, les bourgs
délabrés, poussiéreux, inaboutis. Aïn-Arnat, qui n’a maintenu intacte que la
base d’hélicoptères héritée des Français, abrite toujours les vestiges du
temple protestant, depuis longtemps désaffecté et dont le clocher ne porte
plus, en guise de croix, que deux nids de cigognes. En revanche, le moulin
de Dunant moud encore et, vaillamment, assure le meunier du cru qui a
insisté pour nous montrer les meules de l’époque, importées de Corbeil,
hors service mais néanmoins intactes. Il ne reste, hélas !, plus aucune ferme
coloniale debout mais seulement des vestiges, pans de murs, carcasses de
bâtisses branlantes, au milieu de «  villas  » de briques et de parpaings, un
brouillon d’urbaniste improvisé.
 
Le cataclysme du jour de la Victoire n’a pas coupé que les vivres aux
miens. Il a tranché les liens qui unissaient et ligotaient jusqu’alors les uns
aux autres parents, oncles, frères et cousins. Mokhtar, mon grand-père, qui a
vécu jusqu’alors en tant que métayer fauchant les blés des «  étrangers  »
mourra quand même en labourant « son » lopin, adossé à l’araire, au milieu
du champ, sous les regards muets du bœuf et du mulet. Je me souviens du
récit de l’oncle Achour : alors qu’il fend la glèbe avec le soc pendant que
son fils marche devant lui en éparpillant des grains d’orge, le vieillard
s’arrête net, se plaint d’avoir mal au crâne et demande au gamin d’aller lui
chercher de l’eau. L’adolescent court jusqu’au hameau et, au retour, il
trouve son père affalé, le dos appuyé sur la charrue, yeux clos, le visage
inexpressif. Pensant qu’il dort, il s’assied à côté de lui et attend qu’il se
réveille… En l’écoutant, je l’ai imaginé patientant, ingénu et, j’ignore
encore pourquoi, je n’ai pu m’empêcher de rire, de lui bien entendu. Il l’a
très mal pris, lui si indulgent, et qui plus est bourré d’humour. Après un
soupir de dépit, il m’a juste averti, l’index pointé sur ma poitrine  : «  Tu
verras si tu riras autant, le jour où tu perdras le tien de père ! » J’y ai bien
entendu repensé, le jour où le mien a rendu l’âme.
La mort du patriarche laissa la « maison Mokhtar » sans toit ni loi. Les
fils, déjà adultes et époux, ne tardent pas à se «  scinder  », en clair à se
diviser, se séparer, n’ayant plus désormais d’autre lien entre eux que le sang
qui coule dans leurs veines, le lait qu’ils ont bu au même sein et le sol sur
lequel ils marchent. Chacun ne verra plus midi qu’à sa porte, sauf que ladite
porte est encore, pour un petit moment, la même pour tous, tant que la
yemma du clan, la mère, cet autre pilier du foyer, n’a pas encore dit son
dernier mot. Mon père, alors marié et père de deux garçons, dont moi, doit
désormais compter non plus avec mais contre cinq frères, querelles
d’héritage obligent  : Mohamed, né d’un premier lit, Saïd, l’aîné utérin, le
cadet Ahmed, puis Achour et le benjamin, Larbi. Soit, selon le jargon du
cru, cinq « enfants » et une « fille », ma brave tante Chérifa, qui épousera
un Médjaldi, fils d’un clan implanté au-delà de l’oued Djendjen, autant dire
en pays étranger, hostile, sinon ennemi comme cela finira par se vérifier,
pour notre malheur.
Après la mort de Mokhtar, l’oncle Saïd a aussitôt pris le poste de chef
du clan, et Belkacem, mon cadet de père, n’a eu qu’à consentir. Dès lors,
ma grand-mère, en bonne «  mamma  » du djebel, n’aura plus d’yeux que
pour son « précoce », ainsi nomme-t-on l’aîné, chez nous. J’ignore tout ce
que son statut de « second » valut ou coûta à mon père. Je relève juste un
détail curieux, troublant même, de la part d’un bon fils du bled  : il n’a
jamais dit yemma, maman, en appelant sa mère, mais lalla, l’équivalent
kabyle de « tata », la tante !
 
 
Une page est tournée, à jamais. Les talons aussi, qui se détournent de
Sétif pour se risquer sur le chemin d’Alger, la m’dina, à la recherche du
pain perdu. Fini le métayage, aussi ingrat que vital. Adieu les moissons et
les «  salaires  » en sacs de grains, voici venu le temps des chantiers, le
moment de troquer la faucille pour le marteau-piqueur, l’ère de « la pelle et
la pioche  » –  el-bala oual biouch  – loin des siens. Alger la Blanche,
«  deuxième ville de France  », ma mère connaît déjà, qui y a vécu un an
chez son grand-oncle Saïd, lequel s’y est installé après la Grande Guerre, au
retour du front, miraculé de l’enfer de Verdun où il a été gravement touché
par des éclats d’obus. J’imagine que c’est chez lui – ma mère me jure n’en
garder aucun souvenir – que mon père a dû la croiser et a pu en obtenir la
main. En tout cas, l’un et l’autre ne rentreront au bled que pour se marier,
elle déposera sa valise à El-Oueldja, dans un gourbi neuf bâti pour
l’occasion, lui ne tardera pas à repartir « sculpter son pain  », dans « La  »
ville.
 
À cet égard, mon « rajout » au monde aura coïncidé avec le retrait, la
fin de leur monde pour les miens. En cet hiver 1954, où l’on me fait sortir
humer l’air glacé, mon père est absent ; il travaille à Alger, avec ses frères,
Ahmed et Saïd. Ils cuisinent, lavent leurs habits, dorment dans des
bicoques, bricolées sur le site même du chantier. Ils se font « femmes » en
ville tandis que leurs femmes jouent aux « hommes  » au bled, élèvent les
enfants, jardinent, sèment, récoltent, fagotent du bois en forêt, se tiennent
«  debout  » au foyer, le monde à l’envers quoi. Aucun labeur ne leur est
épargné, sauf le «  pouvoir  » de tuer un poulet ou un agneau  ; plus qu’un
privilège masculin, c’est le tabou absolu. Au fait, maintenant que j’y pense,
qui évaluera un jour l’impact de cet exode masculin et de l’inversion
proprement révolutionnaire des rôles sociaux qui en a résulté, sur l’esprit de
femmes jusqu’alors soumises, soudain obligées de se débrouiller, de
décider, d’agir, d’élever des garçons pour en faire des hommes, de s’ériger
en chef de famille ?
 
S’il a chambardé le quotidien de mes proches parents en les jetant sur
les routes de l’exil intérieur, le soulèvement du jour de la Victoire a
également sonné le glas d’un statu quo colonial vermoulu. Ayant senti le
vent du boulet passer très près, Paris a décidé de réagir, ou plutôt d’agir, en
reconquérant le djebel, jadis «  pacifié  » mais nullement développé, non
point les hameaux mais les esprits, à défaut des cœurs.
Mieux vaut tard que jamais… Ayant compris qu’il faut tout changer
afin de garder l’essentiel, soit l’Algérie « dans » la France, Paris se résout à
entamer une révolution. Et qui consiste, tout simplement, à appliquer les
principes cardinaux de la Révolution française au Musulman, éternel
assigné au statut inférieur de « sujet » indigène, en violation flagrante des
«  valeurs  » fondatrices de la «  patrie des droits de l’homme  ». Il faut
l’élever au rang de « citoyen », à l’égal de l’« Européen » et abolir les sigles
officiels indignes par lesquels il reste désigné : FSNA (Français de souche
nord-africaine) ou encore FMNN (Français musulman non naturalisé)… Un
tel bond en avant, qui devrait aller de soi dans un État de droit, aurait tout
d’un casus belli pour un esprit colonial ankylosé par le cumul des préjugés
et des privilèges. Seul le Palais-Bourbon pourrait s’y risquer. Un premier
pas est fait, dès 1946, quand le sénateur Lamine Gueye étend la qualité de
citoyen à tous les sujets de l’empire, rebaptisé « Union française ». Sur le
papier. Éloquent, tout de même, qu’un geste pourtant on ne peut plus
cohérent avec les «  valeurs  » de la République ait été le fait d’un élu
africain, sénégalais et musulman – il mourra à Médine, la ville de Mahomet,
en Arabie Saoudite.
Plus encore, le 20  septembre 1947, six ans jour pour jour avant mon
arrivée au jour, l’Assemblée nationale adopte un projet de loi taillé sur
mesure, «  portant statut organique de l’Algérie  ». Qui abolit d’un trait le
régime de l’indigénat et son code d’exception imposé aux seuls Musulmans,
et proclame – enfin ! – l’égalité de tous devant la loi, la même loi pour tous.
Survenu deux ans après Sétif, le projet fait droit aux vœux impatients des
partis nationalistes «  algériens  ». Car, en plus du statut de citoyen qu’il
promet, il envisage d’étendre la loi de séparation de l’Église et de l’État au
culte musulman, une «  concession  » qui comble de joie les oulémas,
autorise l’enseignement libre de l’arabe, jusqu’alors assimilé à une « langue
étrangère », et préconise le suffrage universel pour tous les Musulmans, y
compris les femmes.
Simplement, il y a un hic, et de taille. Le nouveau statut de l’Algérie
prévoit, curieusement, de créer une Assemblée algérienne. Non pour
dédoubler la nationale mais pour soi-disant traiter des questions de budget
local. Pis, on la dote, à cet effet, de deux collèges électoraux, ayant chacun
soixante députés ; au million d’Européens le premier, aux neuf millions de
Musulmans le second. Les partisans de l’égalité ont vite déchanté, ayant
compris que confier un dossier aussi explosif à un attelage aussi bancal,
c’est, au mieux, le renvoyer aux calendes grecques en le noyant dans les
plus sordides querelles byzantines.
 
Si bien, ou plutôt si mal, que quand je suis venu au jour, celle-ci n’a
toujours pas été discutée, et n’a pas même reçu un début d’examen. Paris,
ayant fait ce qu’il faut, s’en est lavé les mains. Aussi, n’y aura-t-il, cet
été 1954 à Paris, que les journaux de gauche pour dénoncer la mort de sept
syndicalistes kabyles, abattus par des policiers lors du défilé du 14 Juillet,
place de la Nation, au prétexte qu’ils ont arboré le drapeau «  algérien  »  ;
l’emblème vert, blanc, rouge frappé de l’étoile et du croissant, dont le
premier spécimen aurait dit-on été cousu par une Lorraine, Émilie
Busquant, l’épouse de Messali Hadj, le précurseur du combat nationaliste
pour l’indépendance.
Statu quo, donc, en lieu et place d’un nouveau statut de l’Algérie. Idem
sur le plan du pouvoir local, où les mains des ultras, lourdement posées sur
celles des élus musulmans dits «  béni-oui-oui  », ont le plus grand mal à
maintenir le couvercle trémulant de la marmite en ébullition.
 
Ainsi, le pays Beni-Foughal dont relève notre mechta est-il chapeauté
d’une main de fer par le très honni caïd Messaoud Benhabylès, à la fois
maire et juge de paix, rejeton d’une lignée de notables qui remonte jusqu’au
XVIe siècle, quand son aïeul s’est joint aux chefs de Jijel pour en appeler aux
Turcs contre les Espagnols qui infestent alors le littoral. Un appel que le
sultan d’Istanbul a su saisir au vol pour leur envoyer les frères Barberousse,
Kheïreddine et Aroudj, fils d’un potier grec de l’île de Lesbos et d’une mère
catalane, convertis à l’islam. Ayant réussi à bouter l’Espagnol, les
«  libérateurs  », mélange de Bob Denard et de Garibaldi, posent armes et
bagages afin d’ériger, dès 1517, la régence d’Alger en protectorat ottoman,
aussitôt béni, depuis Istanbul, par le sultan Soliman le Magnifique. Depuis
la «  Maison du Sultan  », soit la capitale, incluant le port et l’arrière-pays
algérois, le pays sera tôt divisé en trois provinces, l’Oranais, le Titteri et le
Constantinois, le nôtre, chacun mis sous l’autorité d’un bey, d’où son nom
de beylik –  le fief du bey  –, mot turc qui finira par désigner, jusqu’à nos
jours, l’État tout court, au sens péjoratif s’entend.
Bon an mal an, ce dispositif militaire et fiscal aura finalement duré
trois cent treize ans. Jusqu’à ce que les Français y mettent fin, lors de la
prise d’Alger, le 5  juillet 1830, à midi. Mais, s’ils ont aboli d’un coup le
«  joug  » ottoman, ils n’en ont pas moins maintenu en l’état le découpage
territorial, réputé fiable et surtout bien rodé. Puis, loin de congédier les
notables installés par les Turcs, ils les ont aussitôt reconduits dans leurs
fonctions, au service des conquérants du jour, cela va de soi. Une politique
avisée de « recyclage » des élites locales que l’État algérien reprendra plus
tard à son compte, en misant sur les mêmes clans. Des caciques qui auront
ainsi servi, tour à tour et sans discontinuer, le sultanat ottoman, l’empire de
Napoléon III puis la République française et finalement l’Algérie libre.
Au sein des trois ex-beylik tôt convertis en «  départements  », les
Français ont érigé trois types de communes : de « plein exercice » – où ne
vivent que des Européens  –, «  mixte  » –  où habitent également des
indigènes – et le « douar », le « cercle » n’incluant que des mechtas et des
hameaux d’indigènes, le seul, au demeurant, dépourvu de conseil
municipal. Aux uns, des élus municipaux, aux autres des notables imposés,
aucun ne disposant d’un bureau ni d’un chauffeur. Chez nous, outre le caïd,
il y a un huissier chargé de l’état civil, un garde-champêtre, voué à l’ordre
public, un fermier d’impôt ; impôt sur le sol, cultivé ou non, la récolte, la
tête de bétail… Ainsi vivent nos hommes au bled, au même moment où, à
Paris, la comédie musicale de Gene Kelly, Chantons sous la pluie, fait un
flop, l’abbé Pierre fonde Emmaüs, Chanel et la Fnac ouvrent boutiques, le
bonbon Carambar fait un tabac, Jours de France et Le Monde diplomatique
viennent illustrer ou contester le semblant de statu quo ambiant…
 
Un statu quo factice qui vole en éclats, l’éclat des soixante attentats de
la Toussaint rouge, tuant dix personnes, deux notables musulmans, quatre
civils européens et autant de militaires et policiers. Il n’aura suffi que d’une
nuit pour pulvériser un réseau de pouvoir indigène pourtant séculaire et
reconnu de tous. Du jour au lendemain, le caïd Benhabylès s’enfuit à
Djidjelli, suivi des huissiers  ; le nouveau nidham –  «  l’Ordre  », ainsi que
nous appellerons bientôt le FLN ! – ne leur laissant le choix qu’entre le fusil
du héros ou le couteau du traître. Fait éloquent, ce sont des frères ou des
cousins des notables coloniaux qui, sitôt évanouis leurs béni-oui-oui de
proches parents, «  monteront  au djebel  »  ; à l’exemple de Si Tahar  B.,
neveu du garde-champêtre tôt évanoui lui aussi, ou de Si Ahmed M., cousin
du fermier d’impôt, également volatilisé…
 
Une fois la guerre de libération déclarée urbi et orbi par la « Voix des
Arabes » émettant depuis Le Caire, nos parents émigrés à Alger ont repris
dare-dare le sentier du bled. Les récalcitrants finiront eux aussi par s’y
résigner, suite à l’entrée en vigueur de la loi instaurant l’état d’urgence
adoptée le 3 avril 1955. Et qui en justifie l’impératif en invoquant un « péril
imminent  » et une «  calamité publique  ». La suspicion diffuse, la peur de
l’inconnu, les opérations coups de poings dans les chantiers eurent raison
des esprits de jeunes paysans habitués au ronron du hameau. À  l’époque,
moi, je n’ai que vingt mois. Ce soir, alors que j’écris ces lignes, j’en ai plus
de soixante et je constate que je revis sous un autre état d’exception, fondé
sur le même décret, remis en vigueur après les carnages commis par des
djihadistes, quinze jours après la Toussaint 2015, au cœur de Paris…
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incendie de la Toussaint n’a pas éclaté sous un ciel pur ni sur un terreau
L’ vierge. Il n’aura été finalement que le troisième sursaut survenu ici,
depuis l’entrée des conquérants français dans nos mechtas, à
l’automne  1853, afin de soumettre la Kabylie toujours rebelle. Un siècle,
mois pour mois, avant ma naissance. Déjà dès 1851, un premier raid
«  exploratoire  » avait été lancé à l’assaut de notre djebel. J’en ai trouvé
mention, ému et incrédule, en une du Journal de Toulouse, daté du 8-9 juin
de cette année, où j’ai appris que mes ancêtres ont alors accepté de déposer
les armes. Deux ans plus tard, ce sont des soldats solidement équipés qui
reviennent. Conduits par des officiers connus pour avoir sévi à Paris en
aidant Napoléon  III à s’emparer du pouvoir, Bosquet, Mac-Mahon,
Delacroix, Herbillon, Randon, Pélissier, Saint-Arnaud, des bataillons
aguerris et suivis par des supplétifs indigènes – déjà ! – s’élancent à l’assaut
du massif de la Kabylie des Babors, avant-dernier bastion – avec la Kabylie
du Djurdjura – non encore « pacifié ». La tactique s’inspire du savoir-faire
acquis par les « colonnes infernales » en Vendée, à savoir le fer et le feu, le
sang, la terreur ; quant à l’itinéraire, il suit le lit sec du Djendjen qui a ce
triple avantage de fournir de l’eau pour les soldats et les chevaux, des fruits
de saison, figues et raisins, à portée de main, et, enfin, un maquis assez
épais pour se dissimuler.
 
Bosquet et Mac-Mahon, dont les bataillons ont fait jonction, célèbrent
leurs premiers succès en posant une croix rustique sur un autel, afin d’y
célébrer un Te Deum, cependant que le peintre Horace Vernet, invité pour
couvrir la pacification, croque le panorama de son futur tableau Première
Messe en Kabylie. On y voit des Kabyles en burnous, assis derrière des
soldats à genoux, fusils pointés vers le ciel, face au curé officiant, sur fond
de monts Babor et Tababort. De son côté, parti de Constantine, Saint-
Arnaud investit notre djebel à partir de Mila, et, une fois dans l’oued,
assaille les hameaux, un à un, sans crier gare ni merci : il ne s’agit pas de
vaincre mais de semer l’effroi, en tuant, en pillant sans épargner le bétail et
jusqu’aux récoltes sur pied. Le 11 septembre, les assaillants entrent en pays
de Beni-Foughal et ne tardent pas à se pointer aux seuils de nos maisons,
chez les Beni-Ouarzeddine, forçant mes aïeux directs, après de furieux
corps à corps inégaux, forcément, à leur demander le fameux aman, le
«  sauf-conduit  », en clair la pax franca. Il s’en flattera plus tard  : «  J’ai
laissé sur mon passage un vaste incendie. Tous les villages, environ deux
cents, ont été brûlés, tous les jardins saccagés, les oliviers coupés. »
 
Saint-Arnaud, cet émule de Scipion l’Africain dont Victor Hugo a
comparé les états de service à ceux d’un chacal, n’aura néanmoins de cœur
que pour la bravoure des Kabyles. Une qualité qui leur a valu d’être
incorporés dans des unités de zouaves –  mot issu de zouaoua, nom d’une
tribu kabyle –, un corps d’élite qui sera, avec celui des tirailleurs algériens,
l’un des plus décorés de l’armée française. Et qui s’illustrera lors de la
guerre de Crimée où il inflige de cruels revers aux Russes. Tombé malade,
le «  chacal  », qui commande les forces impériales, leur demandera
d’escorter, en cas de décès, sa dépouille ; un vœu qui ne restera pas pieu.
Dans ses nouvelles, Récits de Sébastopol, l’officier d’artillerie Léon Tolstoï
rapporte, stupéfait, avoir entendu la clameur «  Allah Akbar  !  » fuser des
rangs français qui font face aux Russes… Lecteur récidiviste du grand
écrivain et fasciné par son destin hors pair, il me plaît de supputer que parmi
ces éclats de voix qu’il a pu capter dans le fracas des canons et l’odeur âcre
de la poudre, il y a eu, qui sait ?, la voix d’un de mes ancêtres.
 
Si j’opère ce long « crochet » par l’intrusion des Français chez nous,
c’est qu’ils auront retourné le bled comme un gant, afin d’y imposer leur
droit, non point seulement celui du conquérant, mais surtout du Second
Empire. Car, depuis la proclamation de la IIe République, « en présence de
Dieu et au nom du peuple français », le 24 février 1848, l’Algérie – ce nom
inédit ayant déjà été choisi au pays par une ordonnance du 14  octobre
1834 – fait partie intégrante de la France. Soit douze ans avant la Savoie et
le comté de Nice.
Cinq ans, il n’en aura pas fallu plus pour que la France rebascule de la
République à l’Empire et mon djebel du joug des Turcs à celui des Français.
Aussi, quand Saint-Arnaud, Bosquet et Mac-Mahon entrent dans notre
hameau, leurs pieds foulent un sol déjà « national » à leurs yeux tandis que
mes ancêtres sont devenus, par là même, des étrangers, chez eux, puisqu’ils
habitent, désormais, un bled qui appartient de jure à un État dont ils ne sont
pas citoyens. Sans tarder, les militaires ébauchent le futur cadastre du pays,
lequel, soit dit en passant, n’est toujours pas achevé ni accessible à l’heure
où j’écris ces lignes. Ils y vont à la hussarde. Sauf qu’avant de morceler les
terres il leur faut achever d’émietter l’unité des occupants historiques en
une « poussière de clans ». Il en ira ainsi du nôtre, qui est issu de la tribu
des Beni-Ouarzeddine via la fraction des Idjémiouen, les fils de Boudjema,
petit-fils du marabout Sidi Ali el-Ouarzeddini, l’ancêtre éponyme, venu soit
du Sud marocain ou alors d’Andalousie, sinon de Syrie, aux dires de mon
père.
 
Dès lors, sur le papier, les Beni-Ouarzeddine n’existent plus. Seuls
comptent, désormais, les clans Méchid, Zeghache, Souissi, Mezenner,
Belmérabet, Fedghouche, Benziada, Guendouzi, Mezaâche, Hédroug,
Sanaa et Zeghidour, le singulier de Zeghadra, le surnom usuel que se sont
choisi les fils de Boudjema. Tous se savent issus d’un tronc commun, mais
les nouveaux noms propres ne tardent pas à s’imposer aux esprits, non sans
générer de sourds litiges. Et d’abord autour des terres, un patrimoine
collectif que l’occupant va démembrer et répartir à la lumière du nouvel état
civil. Du coup, le burnous de Sidi Ali – la baraka du saint aïeul – vire au
manteau d’Arlequin, dont les fils vont se disputer les loques jusqu’à s’entre-
tuer. Diviser… Un litige entre clans qui dégénère et voilà que l’un s’oblige
à décamper pour s’installer ailleurs, parfois assez loin, en laissant son
champ, lequel devient de facto une enclave en zone hostile dont l’accès
requiert du coup un « droit de passage », payant, de son cousin ennemi. En
conflit ouvert avec leurs voisins Benskaïm, les Zeghadra ont dû quitter la
mechta Oualil pour aller fonder El-Oueldja. Ainsi, ai-je appris, très petit,
quels étaient « nos » terrains chez les « autres », et les leurs chez nous, dont
les repères étaient évidents, un arbre par ici, par-là un rocher ou un talus.
 
Dix ans après, le feu de la révolte, jamais éteint, repart chez des Beni-
Ouarzeddine et, en un éclair, sa traînée recoud tout un terroir décousu,
soulevant à l’unisson, d’un coup de feu, des clans cousins devenus frères
ennemis. Les Djouada en sont les initiateurs ; ces nobles d’épée, des saints
aux yeux du peuple, vont y jouer leur baroud d’honneur, face à un occupant
implacable, qui a juré leur dissolution. Parmi eux, des ancêtres de ma mère,
issus du clan Djouada, nom prestigieux auquel l’état civil aura substitué le
patronyme Hedroug. Ces «  séditieux  » seront étrillés par des soldats
accourus de Sétif et de Djidjelli, à l’appel du loyal caïd Benhabylès  ; lui
obtiendra la croix de la Légion d’honneur, eux un surcroît d’impôts, le
martyre en silence. Informé des révoltes incessantes, Napoléon  III, qui
entend être «  l’empereur des Français et des Arabes  » à travers une
«  politique des égards  » envers eux, tance le gouverneur d’Algérie, Mac-
Mahon, à propos des «  quinze  systèmes d’organisation  » qui ont taillé en
pièces l’habitat des autochtones et réduit en «  poussières de clans  » des
tribus si fières de leurs blasons. Informé par les bureaux arabes tenus par
des officiers arabophiles voués à protéger les fellahs des convoitises des
colons, Paris réagit en édictant un sénatus-consulte, qui confère à
l’indigène, musulman ou juif, le statut de «  sujet français  », assorti de la
faculté pour chacun de postuler au statut de citoyen, un choix qui
impliquera de renoncer au statut personnel mosaïque ou islamique.
 
Mais le mal est fait, et, le 16 mars 1871, explose l’insurrection d’El-
Mokrani à travers tout le Constantinois, mobilisant bientôt deux cent
cinquante-quatre tribus, soit deux cent mille fusils contre cent mille soldats
français et supplétifs locaux, pieds-noirs et musulmans. Que s’est-il donc
passé pour provoquer un sursaut aussi massif  ? Il y aura eu, quelques mois
auparavant, le 2 septembre 1870, la chute du Second Empire, et avec lui le
projet de « Royaume arabe » d’Algérie, cher à l’empereur. Seuls les colons
jubilent. Républicains purs et durs, ils investissent aussitôt les boulevards
d’Alger et d’Oran pour vilipender les militaires «  capitulards  » et ces
bureaux arabes honnis qui les empêchent de coloniser en rond. Incrédules,
les Musulmans voient, fait inédit, des Français se déchirer, au grand jour,
sous leurs yeux ébahis. Les insurgés pieds-noirs réclament une république
et un régime civil, en lieu et place de l’Empire et du régime militaire, en
vigueur sur place, jugé inique car prétendument trop favorable aux fellahs.
Ils obtiennent gain de cause, le 4 septembre, quand Gambetta proclame
la IIIe  République. Les colons ne sont pas oubliés, bien au contraire ; car,
dès le 24  octobre, le Gouvernement provisoire de la Défense nationale,
siégeant à Tours, adopte, presque en catimini, un décret en sept points qui se
rapportent tous à «  l’organisation politique  » de l’Algérie. Il porte le nom
d’Adolphe Crémieux, député républicain et ministre de la Justice, militant
en faveur des droits des juifs «  où qu’ils soient  ». Rarement décret aura
nourri autant de polémiques, et si j’en fais état ici, c’est qu’il a infléchi le
destin des indigènes, juifs ou musulmans, et des colons. Et marqué au fer
rouge la façon dont l’État français va désormais traiter, jusqu’à nos jours,
« ses Israélites » et « ses Arabes ». Il supprime le régime militaire, instaure
un régime civil et nomme un gouverneur général, civil bien entendu, et,
enfin, octroie la qualité de citoyen français aux trente-sept mille juifs,
jusqu’alors sujets indigènes.
Pas à tous les juifs, car ceux du Sahara en sont exclus, l’argument étant
que les heureux élus sont des Sépharades, soit des Espagnols, donc des
Européens. Les «  juifs des Arabes  » ou «  du dehors  », ainsi appelle-t-on
ceux du Sud, en raison de leur mode de vie bédouin, ne l’obtiendront – et
encore par défaut  – qu’après l’indépendance  ; le code de la nationalité du
tout frais émoulu État algérien décrétant a  priori n’admettre en tant que
citoyen algérien que l’individu né « de père et de grand-père musulmans » !
 
Deux jours après l’assaut des partisans d’El-Mokrani contre le fort
militaire de Bordj Bou-Arréridj, près de Sétif, les Parisiens investissent la
butte Montmartre, acte premier de la Commune. Ceux-ci réclament à la
République plus de libertés, ceux-là exigent qu’elle préserve leurs droits à
leurs sols, obtenus sous le Second Empire. Et si l’émeute parisienne prend
fin le 28 mai, l’insurrection outre-Méditerranée, elle, ne s’éteint qu’à la fin
septembre, au pied du mont Babor. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, il y aura eu dix fois plus de morts sur les trottoirs parisiens, lors de
la seule « semaine sanglante », que dans les djebels constantinois durant six
mois, soit, ici, vingt et un mille émeutiers et soldats confondus contre deux
mille six cent quatre-vingt-six maquisards, là-bas, suite à pas moins de trois
cent quarante combats, sur un bled insurgé équivalent à un bon tiers de
l’Hexagone !
La révolte a été le fait de notables militaires et religieux que le Second
Empire a confortés dans leur statut hiérarchique en reconduisant le système
mis en place par les Turcs ; un « privilège » que le régime civil a aussitôt
déclaré caduc, en ravalant El-Mokrani, tué le 4 mai, de la dignité de calife
au rang de bachagha. En fait de notables, l’État ne traitera plus désormais
qu’avec des relais couverts par le préfet, caïds et bachaghas, bientôt
gratifiés du sobriquet « béni-oui-oui » – « fils-du-oui-oui ». Après la grâce,
le coup de grâce  : pour frapper les esprits et donner le ton du nouveau
régime, non contents d’infliger aux vaincus une amende faramineuse
s’élevant à 9 460 684 francs, les tribunaux les exproprient de pas moins de
446  406  hectares, soit l’équivalent des territoires de La Réunion, de la
Guadeloupe et de la Martinique réunis. Bien que déjà fort démunis, les
miens on dû eux aussi en payer le prix fort, ainsi que l’atteste un document
que j’ai sous les yeux, fourni par un archiviste issu du clan El-Mokrani. Il
s’agit d’un arrêté nominatif daté du 19  mai 1874 et signé de la main du
directeur des Domaines, un certain Capifali. Il note, par le menu, tous les
sols confisqués aux Beni-Ouarzeddine et mentionne, noir sur blanc, le
« séquestre » de huit hectares de terre de labour, « de bonne qualité », et de
broussailles, nantis de cinquante chênes, neuf frênes, quarante figuiers, onze
grenadiers et dix pruniers, sis « au lieudit El-Oueldja », précise-t-il, en clair,
mon petit bled.
 
 
Au bled, notre tribu, déjà démembrée en clans rivaux, subit une autre
dislocation de la part du nouveau régime  : deux tiers de ses feux sont
contraints manu militari d’aller s’installer ailleurs, sans retour possible.
Aussi, ai-je appris très tôt qu’on a des cousins en Grande Kabylie, non loin
de Tizi-Ouzou, où se trouve toujours le bourg d’Aït Ouarzeddine, et à
Guelma, où ils ont été installés sous les noms Boussahoul et Méchid. Ces
derniers ont fini par renouer avec le terroir-père, seulement après
l’indépendance. Je me souviens, adolescent, de la curiosité, plus que de
l’émotion, que j’ai ressentie en accueillant à la maison un jeune parent
« perdu et retrouvé ». Après quinze jours à gambader avec moi entre plages
et piscines d’Alger, il est reparti un beau matin sans crier gare, ni laisser
d’adresse. L’autre tiers, autorisé à rester, est annexé et dilué, à l’instar des
Beni-Yadjis et Beni-Médjaled, dans le douar Beni-Foughal, lequel est remis
derechef sous la houlette du caïd Benhabylès, reconduit dans sa charge.
L’impôt s’alourdit. Outre la zakat, l’aumône légale islamique, sont venus
s’ajouter des dîmes, sur le sol, la récolte, le gourbi, sans oublier le bétail, à
raison d’un mouton sur cent, d’un bœuf sur trente et également, me jure
l’oncle Achour, d’un impôt spécial sur le port de la barbe…
 
Fini le grand dessein impérial d’un pays neuf, allié de la France, où
régnerait l’égalité entre Européens et Arabes. Des colons affluent en masse,
plus de cent trente mille en dix ans, qui s’installent de plain-pied sur les
terres expropriées. Alsaciens, communards exilés, jacobins, blanquistes,
marxistes, internationalistes, et anarchistes ; ces prolétaires soudain devenus
propriétaires se révèlent insatiables. Qu’importe, une loi vient lever l’ultime
obstacle à l’accaparement des sols indigènes. En instituant la propriété
privée jusqu’alors ignorée, elle incite des milliers de fellahs à retirer leur lot
individuel du bien collectif afin de pouvoir le revendre, qui plus est à vil
prix, fixé par l’acquéreur européen. Ayant écoulé leurs parcelles, des
milliers de paysans se retrouveront bientôt «  nus  », contraints, au mieux,
d’aller vendre également leurs bras, forcément au colon qui, la veille, a
racheté leur lopin.
 
Mon djebel n’échappera à cette spoliation au rabais que par défaut.
Défaut de sols fertiles, terrains pentus impraticables, isolement, accès
incertain, faute de réseau routier. Rien à gratter, ni de fond de terroir à
racler. Sauf la forêt, si proche des mechtas, à qui elle fournit bois, glands,
fruits sauvages, gibiers, fourrages. Le code forestier français y est
désormais appliqué, assorti d’un impôt tatillon prévoyant des sanctions d’un
autre âge allant jusqu’au châtiment collectif, en cas de sinistre par exemple.
L’écho des troubles que susciteront les abus d’un tel arsenal juridique fera
vibrer d’indignation un Jules Ferry, à l’Assemblée nationale : « Nous avons
vu sur les dunes, en Petite Kabylie, la fiscalité française disputer à l’Arabe
en guenilles l’herbe verte qui foisonne au printemps autour des touffes de
lauriers-roses. Ce n’est pas seulement notre cœur qui s’est ému, c’est notre
raison qui a protesté.  » Il en vient jusqu’à regretter «  l’esprit de
gouvernement » des militaires impériaux afin de mieux déplorer « l’esprit
d’accaparement  » des colons républicains. Et de déplorer, non sans un
accent prophétique : « Si nos colons algériens pouvaient décider à leur gré
du sort des indigènes, ils prendraient tant de plaisir à les molester, à les
vexer, qu’ils mettraient peut-être leur patience à bout, et peut-être aussi
verrait-on éclater de nouvelles insurrections, que la métropole devrait
étouffer dans le sang ! »
 
Si l’isolement, ainsi que je l’ai dit, a mis mon djebel à l’abri de la
spoliation, il l’a tout autant maintenu totalement à l’écart des innovations
introduites par les colons. Ainsi, bien que travaillant chez les Suisses du
Sétifois qui ont appliqué des techniques d’avant-garde pour cultiver les sols,
mes grands-parents n’en ont rien gagné ; si j’en juge par les outils que j’ai
vu utiliser au village, à savoir la pioche, la hache, la fourche, la faucille, la
serpe, la binette, le soc et l’araire, si archaïque, frère jumeau de celui qu’on
voit sur les bas-reliefs égyptiens… Ils n’ont rien vu ni su de l’invention de
la quinine, de l’entrée en fonction du rail, dès 1862, pour relier Alger à
Blida, puis l’est à l’ouest, d’Oran à Bône, via Sétif ; des machines agricoles,
des plantes exotiques, eucalyptus, bougainvillées, fraisiers… Et encore
moins des routes, des fabriques, des ponts, des villes, des ports, des
hôpitaux, du vaccin, des journaux, du daguerréotype, du télégraphe, de la
voiture, des écoles et des collèges, du cahier ou du crayon.
 
Quid alors du discours constant de la vocation «  civilisatrice  » de la
France vouée à semer à tout vent le savoir, « à tendre la main à l’indigène, à
l’élever, à le civiliser » ? Il y a lieu, à cet égard, de s’arrêter tant soit peu sur
le caractère ambigu, quasiment inné, du régime républicain. État-nation là-
bas, empire colonial ici. D’une main, il élabore les lois cardinales de la
IIIe République – droit de vote, de grève, d’association et de réunion, liberté
d’opinion et d’expression, instruction libre et gratuite  –, de l’autre, il
peaufine les articles du régime de l’indigénat –  interdiction de circuler de
nuit, de quitter son hameau sans autorisation, d’offenser un agent de l’État,
travaux forcés, réquisitions. En un mot, il instaure un double statut,
forcément inégal, le Français dans l’Hexagone et l’indigène au dehors, l’un
citoyen, l’autre sujet. En Algérie, le pouvoir usera et abusera, en même
temps et en vis-à-vis, de ces deux poids deux mesures, au quotidien et au
grand jour. Ainsi, après avoir connu, tour à tour, la monarchie, la
Restauration, la IIe  République et le Second Empire, les «  indigènes
musulmans » se retrouvent simples « sujets », sur leur propre sol exproprié,
soumis à un pouvoir parallèle, à un régime d’exception qui ne sera
finalement aboli qu’en 1946 ; il aura « sévi » pas moins de trois quarts de
siècle, assez pour que les stigmates mentaux inconscients se fassent encore
sentir de nos jours, parmi les héritiers – désormais tous citoyens – des uns et
des autres, d’ici et de là-bas.
 
Reclus, mes grands-parents n’ont rien su – et n’y auraient du reste rien
compris – des lois sur la nationalité et le droit du sol, rendant encore plus
accessible aux étrangers l’accès au sein de la République, à l’instar des
dizaines de milliers de Maltais, d’Italiens et d’Espagnols qui ont accosté en
Algérie, sous les regards interloqués et envieux des Musulmans, éternels
« sujets » devant l’Éternel. Idem pour la loi de séparation de l’Église et de
l’État, adoptée début décembre  1905, que l’État lui-même a refusé
d’étendre au culte musulman, au grand dam des « évolués » et des oulémas
qui n’auront de cesse depuis lors d’en réclamer, en vain, l’application à leur
religion. Ils n’ont jamais entendu non plus le nom de l’émir Khaled, le petit-
fils d’Abd el-Kader, sorti de Saint-Cyr, qui a milité pour l’égalité et la
laïcité, puis écrit en ce sens au président Édouard Herriot. Ni de Messali
Hadj, qui a créé, en 1926 à Paris, parmi des émigrés, l’Étoile nord-africaine,
afin de dénoncer «  l’odieux code de l’indigénat  » et sera le premier
« Algérien » – le substantif étant jusqu’ici réservé aux Français d’Algérie,
les indigènes restant, eux, des Musulmans  – à revendiquer non plus la
qualité de citoyen mais carrément l’indépendance «  nationale  » et le
« retrait des troupes d’occupation ».
Tout au plus ont-ils connu Ferhat Abbas, un enfant du bled, bien de
chez nous, natif de Taher, près de Djidjelli. Fils d’un notable, marié à une
Française, le «  pharmacien de Sétif  » aura été d’abord le chantre de
l’assimilation, puis l’avocat de l’association et enfin, de guerre lasse, de
l’indépendance. La Première Guerre, ils l’ont juste vue venir, avec le départ
du grand-oncle de ma mère, Saïd, qui sera blessé à Verdun et s’installera au
retour à Alger, là où ma mère l’a rejoint, et chez qui son destin a croisé
celui de mon père. La Seconde aussi, où mon oncle Mohamed a été
mobilisé et en reviendra convalescent. Lors de ce conflit, ils auront
néanmoins vu, de leurs yeux, des avions allemands venir rôder et vrombir
jusqu’au-dessus de nos mechtas avant d’aller lâcher leurs engins de mort
sur Djidjelli ou Philippeville, l’actuel Skikda. Mais surtout, ils en auront
retenu l’épilogue, chez eux, à Sétif, avec ce funeste jour J de la Victoire qui
a mis le feu aux poudres.
 
Ainsi, de la « pacification » de mon djebel en 1853 à ma naissance, fin
1953, il se sera écoulé un bon siècle. Autant dire, cent ans de solitude. Cruel
destin qui fera que nos vrais rapports avec les Français, à partir de Sétif et,
surtout, de la Toussaint 1954, seront suscités non par le choix des hommes
mais par celui des armes. Ce disant, il m’importe de préciser qu’au travers
de ce récit je revisite sans un iota d’aigreur ce passé commun qui attend
d’être enfin partagé. J’avoue même avoir été surpris de me découvrir
indulgent envers un Saint-Arnaud qui a pourtant martyrisé mes aïeuls
directs et éradiqué l’olivier de nos parages. J’ai, sur mon bureau, les
portraits de ces futurs maréchaux de France qui ont foulé le sol de ma
mechta. J’essaie d’imaginer la scène du contact abrupt, avec interprète,
entre Mac-Mahon, l’aristocrate irlandais réfugié, et le trisaïeul de mon père,
Saïd, en burnous et djellaba.
Et je pense souvent à eux tous : quand je prends un taxi pour aller du
XIIIe  arrondissement où j’habite à mon travail dans le  XVIIe, je pars du
boulevard Vincent-Auriol, sous le mandat duquel je suis venu au jour, je
passe ensuite par l’avenue René-Coty qui lui a succédé, puis j’emprunte
l’avenue Bosquet et le pont de l’Alma d’où je lance un clin d’œil au brave
Zouave qui veille sur le niveau de la Seine, j’opère encore un crochet par la
place de l’Étoile-Charles-de-Gaulle, en souvenir de l’homme de la «  paix
des braves  » en Algérie, et me voilà arrivé à mon bureau, non loin de
l’avenue Mac-Mahon et du métro Louise-Michel  ! Ces personnages, sur
lesquels j’en sais plus qu’à propos de mes grands-parents dont je ne possède
même pas l’extrait d’acte d’état civil, trônent désormais dans mon panthéon
intime. Ils resteront, tous, dans mon album de famille. Nul d’entre eux
n’aurait pu imaginer qu’un jour un rejeton de ces fellahs en guenilles
habiterait Paris, en bon citoyen « français », et évoquerait leur improbable
contact, dans un trou perdu. Alors, suis-je vraiment un étranger à Paris, un
immigré, un « issu » de je ne sais où ni quoi, un binational ou un Français
non pas tout court mais tout long, tout au long d’un bon siècle et demi
d’Histoire et d’histoires ?
5

I l aura fallu recourir aux armes, en passer par un des conflits les plus
cruels du XXe siècle pour renouer avec « nos » Français, trop brièvement
aperçus, un siècle plus tôt, qui plus est pour croiser le fer et le feu. En se
repliant sur le bled, au milieu de l’année 1955, pour se mettre à l’abri des
périls qui planent sur Alger, mes oncles et mon père y trouvent un climat
inhabituel, fébrile : des soldats qui écument le djebel, des hélicoptères qui
sèment le feu, et des officiers en civil qui viennent proposer du travail pour
un imposant chantier qui vient de s’ouvrir, à Erraguene, en dépit des
hostilités. Il s’agirait de bâtir un barrage hydroélectrique.
De fait, soucieux de se rallier les paysans avant qu’ils ne se joignent
aux rebelles, le nouveau gouverneur général, Jacques Soustelle, n’a qu’un
mot d’ordre : « Construire et instruire. »
Qu’il met sans tarder à exécution en édifiant, à tours de bras, écoles,
dispensaires, routes. Il lance, le premier, le concept d’« Intégration », avec
l’objectif clamé haut et fort d’aligner le statut et le niveau de vie des
Musulmans sur celui des Européens  ; au prix d’un effort colossal à
consentir, non par ceux-là mais par ceux-ci. Aux Européens de se serrer un
peu pour faire de la place à leurs «  concitoyens  » et à l’État de lever les
entraves légales et d’abattre les préjugés pour leur ouvrir toutes les
fonctions, et, joignant l’acte au dessein, de fixer un quota à hauteur de dix
pour cent des emplois publics, tous services confondus ! Il s’agit là d’une
discrimination « réparatrice », dont s’inspireront peu après les Américains
pour leur « affirmative action », en faveur des Noirs.
Battant le fer pendant qu’il est chaud, Jacques Soustelle, conseillé par
l’orientaliste Vincent Monteil et l’ethnologue Germaine Tillion, préconise
d’ouvrir des centres sociaux pour y former au pied levé des élites, d’adapter
les contenus des manuels scolaires aux réalités locales, et, par-dessus tout,
d’électrifier le bled, de lui fournir la lumière et les Lumières. D’où
l’importance du barrage d’Erraguene, le plus ambitieux jamais conçu pour
l’Algérie. Sans oublier, bien entendu, le planning familial et l’hygiène.
Aussi a-t-on vu rappliquer à El-Oueldja, pour la première fois, des
médecins et des infirmiers, à dos de mulets chargés de médicaments  : ce
qu’on baptisera bientôt la Mdjim – l’AMG (Assistance médicale gratuite) –
va écumer le djebel en tous sens, en dépit des hostilités, des embuscades,
des raids d’hélicoptères.
 
Du jour au lendemain, on a vu débarquer dans nos parages des roumis
munis non pas d’armes mais d’objets insolites. Sans doute, les outils des
ingénieurs topographes venus baliser le site du futur barrage. Les balises,
des cubes en ciment blanchis à la chaux, sont toujours visibles sur les
crêtes  ; autant de jalons muets d’un essor qui restera en plan, jusqu’à nos
jours. Mon grand-oncle Messaoud m’a expliqué que ces sortes de bétyles
indiquent plutôt le tracé d’une route qui aurait dû partir d’Erraguene pour
ne s’arrêter qu’aux abords de Djidjelli, à Texenna en reliant au passage, tel
le fil d’un chapelet, plus de vingt-cinq mechtas, El-Oueldja y compris, bien
entendu.
Bientôt, tous les mâles valides des Beni-Ouarzeddine, Beni-Médjaled
et aussi Beni-Zoundaï des piémonts du mont Babor se retrouvent à
Erraguene, pelles, pioches, brouettes et truelles en main, au milieu
d’ingénieurs, d’ouvriers venus de métropole, nantis d’engins dont l’aspect
et le gigantisme ont ébahi l’oncle Achour qui a cru y voir plus des créatures
que des outils, des «  ogres  » de métal. Ils y convergent chaque matin,
déjeunent sur place, dans la kantila – la cantine  –, puis rentrent le soir au
hameau. Au rebours des colons, les petits paysans sont devenus des
prolétaires. Ils se sont libérés d’une terre que le FLN entend libérer  ;
bientôt, parmi eux, le mot «  fellah  » deviendra une injure infamante. En
attendant, hormis le labour, le labeur des champs, jardiner, cueillir, traire le
bétail, devient l’affaire des seules femmes. Pour chacun, et je l’ai vérifié à
l’envi, ce bond soudain du champ au chantier a été une sacrée promotion. Je
dirais même une révolution, la seule qui se soit produite depuis l’arrivée de
l’islam. Sortir du cocon étouffant de la tribu, se mêler à des voisins avec qui
l’on vit à couteaux tirés depuis des siècles, suer, manger et boire avec eux,
et, finalement se découvrir si proches d’eux, au contact d’ouvriers venus de
France, sous la protection de légionnaires allemands et de tirailleurs
sénégalais, ce saut dans l’inconnu fait de vous un nouvel homme.
Fort habilement, le FLN n’y met aucun obstacle, de peur de s’aliéner
des ruraux si démunis, ragaillardis par des innovations aussi prometteuses.
Qu’ils continuent d’aller louer leurs bras au chantier, pour peu qu’ils lui
prêtent, et à lui seul, leurs yeux et leurs oreilles. Ils doivent se surveiller les
uns les autres, lui rapporter ce qui se dit, signaler tout aparté entre un
ouvrier et un soldat… Aux rivalités séculaires entre clans vont succéder les
soupçons et les ragots quotidiens entre individus. Il va de soi, ce dont nul ne
sera dupe, que les officiers français, eux aussi, ont parmi les ouvriers des
«  vendeurs  » –  biya, ainsi dit-on chez nous, du mouchard qui vend un
patriote –, qui leur font chaque matin le rapport sur les « frères » qu’ils ont
accueillis, la veille, au hameau.
 
Ainsi que je l’ai déjà dit, c’est la guerre d’indépendance qui nous a fait
rencontrer les Français. Il aura fallu que le FLN nous fasse miroiter
l’Algérie pour que la France y accoure, afin d’y suppléer, sous l’aspect d’un
Janus, ce dieu des choix et des passages à deux faces  : le soldat et
l’ingénieur, l’infirmier et le légionnaire, puis la seringue et le fusil, l’école
et la caserne, l’hôpital et la prison… Désormais, le jour sera le royaume de
la République bicéphale, la nuit, celui d’un pays au visage encore flou, celui
du moudjahid. Ce contact inédit, direct et charnel avec la France a conduit
les miens à lui inventer le prénom d’El-Akri, soit « la Rougeaude », notre
Marianne du bled. J’ignore d’où vient ce choix d’un mot qui veut dire
«  cramoisi  » et qui sert également à désigner la poudre de paprika, ce
piment doux de poivron rouge. J’ajoute que ce sobriquet n’a jamais rien eu
de péjoratif à nos oreilles, il est si familier, intime même, à la fois grave et
débonnaire, presque affectueux. Je crois qu’il fait allusion au visage
rubicond du « vrai Français », non pas le pied-noir « petit blanc » maltais,
juif, sicilien ou andalou avec son profil arabe si familier, mais le colon aux
« joues roses », idéal de beauté absolu chez nous. D’où, à titre d’exemple,
le vœu qu’on fait aux amis de voir « rosir » leur visage et, surtout, la façon
de désigner les tomates en tant que « joues du Prophète » ; a contrario, les
aubergines sont les « couilles de Moïse ».
 
Pour sauver sa tête et ne pas risquer de la perdre par la folie, le coup de
pistolet ou la lame du couteau, il faudra avoir deux visages, un double
langage, l’un pour l’Ordre, l’autre pour la Rougeaude  ; chacun est alors
contraint de mener, yeux et oreilles grands ouverts, une vie double en une
seule. Vivre dans un seul pays qui a deux noms, au nom d’un peuple, là où
il y en a deux, saluer deux drapeaux et n’en adopter qu’un seul, tenir un seul
langage en deux langues ou proférer une même parole en deux idiomes, ce
sera au choix, à ses risques et périls. Duplicité ordinaire, qui a pour
corollaire un quotidien dédoublé. Si je me projette à l’époque, je dirais que,
le jour, je suis un petit Français en herbe, la loi de 1947 n’étant pas encore
entrée en vigueur –  si seulement…  –, un citoyen encore virtuel mais non
moins un enfant de la République française, en vertu de l’intégration en
marche. J’habite dans la mechta El-Oueldja, au sein du douar Beni-Foughal,
relevant de la commune mixte de Djidjelli, dans le département de
Constantine. La nuit, je suis un Algérien pur, enclos dans la «  nuit
coloniale  » mais déjà citoyen, en attendant l’aurore, d’un État-nation en
gestation, et je vis non pas dans le Constantinois mais en wilaya II, sous les
ordres de l’Ordre, sur le sol de la République algérienne en chantier.
Car résolu à substituer l’État « national » à l’état de fait « colonial », le
FLN a tôt pris soin d’en brouiller les cartes –  géographiques  – en
surimposant les siennes propres sur celles de l’État français. Aussi, les
départements sont-ils réduits à seulement six wilayas, dont trois sont
incluses rien que dans le seul Constantinois, soit sur moins d’un dixième de
l’Algérie. Outre le relief tourmenté, densément couvert de forêts, où se
nichent des centaines de hameaux moyenâgeux, ce pan du pays est
également celui où il y a le moins d’Européens, au rebours de l’Algérois, et
surtout de l’Oranais, où ils prédominent amplement. Conscient de ce profil
humain et naturel, l’Ordre y a « logé » les wilayas I, II et la moitié est de
la III.
La guerre, y compris « populaire », n’a qu’un nerf : l’argent. Mon frère
Derradji et moi-même n’avons pas rapporté un sou d’allocations familiales
à mon père, lequel n’y a pas eu droit, eu égard à sa « qualité » de cultivateur
puis de tâcheron. En revanche, l’Ordre a imposé un impôt révolutionnaire à
tout «  Algérien  », à raison de 50  centimes par individu, quel que soit son
âge ou son métier, vieillards, chômeurs, femmes et nourrissons confondus.
La libération qui n’a pas de prix aura donc un coût. L’impôt du sou, en
attendant celui du sang. Une quote-part volontaire, baptisée  chirak –
  kabylisation de l’arabe ichtirak, pour «  participation  »  –, qui sera, chez
nous, dûment acquittée, dès la fin novembre 1954 jusqu’à la fin mars 1962,
juste après les accords d’Évian. Du début de la rébellion à la libération, le
FLN aura ainsi encaissé, en mon humble nom d’enfant, quatre-vingt-neuf
mois de cotisations, soit un total de 44 francs et demi !
 
Oscar Wilde l’a si bien dit  : «  Le propre des bonnes résolutions est
qu’on les prend toujours trop tard  !  » Quand les médecins arrivent à El-
Oueldja, le petit corps de mon frère Derradji n’a plus que la peau sur les os,
dévoré de l’intérieur par l’ascaris et, peut-être, le bacille de Koch, ce fléau
qui a pris la relève du funeste typhus. Le remède de l’époque, reçu trop tard,
n’a pas eu d’effet sur lui, déjà à bout. Ma mère si peu loquace n’a en
revanche jamais hésité à s’épancher, toujours au présent, sur le calvaire de
son aîné  : allongé sur ses genoux, yeux clos, c’est à peine s’il arrive à
relever les paupières quand il entend son nom ; elle lui passe la main sur le
front « aux cheveux d’un blond d’or », il s’efforce, de nouveau, d’ouvrir un
œil, comme un clin d’œil de détresse, de lassitude, d’affection… Sur la foi
d’un songe, ma mère m’a toujours expliqué que la mort de son premier ne
vient pas d’un ver mais de plus haut et plus loin, de ce livret du Mektoub, le
livre du Destin : qui aurait été écrit au moment où il a été conçu. À preuve,
peu de temps avant son trépas, elle s’est retrouvée, en rêve, dans le
mausolée de Sidi Ali, l’aïeul et saint patron des Beni-Ouarzeddine, situé au-
delà du mont Tazegzaout, face à la mer.
Après avoir allumé un cierge et déposé un drap en tissu sur le
cénotaphe de l’ancêtre, afin d’en recueillir la baraka, elle ramasse deux
bâtons qui traînent sur le sol battu et s’apprête à quitter le lieu saint. À ce
moment précis, elle sent une main se poser sur son épaule ; elle se retourne
et voit le cheikh lui-même, visage illuminé et burnous étincelant, qui tend
vers elle le bras et lui enlève, sans un mot, un des deux bâtonnets. Un oracle
on ne peut plus évident, à ses yeux. Mû par la peine, j’ai toujours voulu en
savoir un peu plus sur son chagrin, suite à ce premier drame de notre
famille. « Une nuit, me répond-elle, j’ai ouvert la porte et j’ai vu, soudain,
une bougie de la taille d’un arbre en train de briller, au seuil même du
gourbi  ; j’ai aussitôt fait demi-tour et claqué la porte, sans dire un mot à
quiconque. Depuis cet instant, m’assure-t-elle, je n’ai plus rien ressenti ! »
Mon frère reparti au paradis, je reste l’unique pilier du foyer. Avec le temps,
ce statut, plutôt ce fardeau écrasant, ne laissera pas de peser très lourdement
sur mon destin, de façonner mon caractère, de devenir l’aiguillon et le
filigrane de mon existence.
 
Pour l’heure, la guerre enflamme le djebel tandis que le chantier du
barrage métamorphose de jour en jour le paysage. Justement, le FLN, mis
en difficulté par les coups de boutoirs de l’armée et l’implication des ruraux
dans les projets d’infrastructures, décide de frapper un grand coup, dans
notre wilaya II, à Philippeville, l’actuelle Skikda. Le 20 août 1955, à l’heure
de la sieste, des dizaines de maquisards assaillent, chez eux, des Européens
et des Musulmans jugés acquis aux colons, à coups de couteaux, de haches
ou d’armes à feu, tuant et mutilant à tours de bras, n’épargnant ni les
femmes ni les vieillards et pas même les enfants. Bilan, vingt-six militaires
tués et quatre-vingt-onze civils dont soixante et onze Européens. Jacques
Soustelle, qui s’y rend aussitôt, en sera traumatisé. Lui, le chantre de
l’intégration, le pourfendeur du « complexe de supériorité » des pieds-noirs,
qui le lui rendent bien en le qualifiant de « juif Bensoussan », bref, le héraut
d’une France transcontinentale et pluriethnique, judéo-chrétienne et
islamique, à la fois ambitieuse et généreuse, impériale et égalitaire,
« romaine » pour ainsi dire, voit se briser avec fracas son grand dessein.
Désormais, il n’y aura plus d’autres contacts avec le FLN que sur le
champ de bataille et d’autres «  négociations avec les hors-la-loi que la
guerre », ainsi que l’a déjà clamé le garde des Sceaux, François Mitterrand.
Sans tarder, les soldats, et d’abord les légionnaires, allemands pour la
moitié d’entre eux, investissent les hameaux, tuent tout individu croisé –
  berger, fellah, femme ou enfant  –, mettent le feu aux gourbis, pillent,
volent et violent, bientôt rejoints par des harkis et des miliciens pieds-noirs,
tous ivres de vengeance. Le croiseur Montcalm s’y met aussi en canonnant
sans répit les villages du littoral. Ces tueries se soldent par mille deux cent
soixante-treize Musulmans morts, bilan officiel, douze mille selon le FLN ;
la vérité se situant entre l’un et l’autre.
 
Nul ne le pressent encore, mais il y a un avant et un après les
«  massacres du Constantinois  ». Au vu de la répression et des lynchages,
des notables « arabes », jusqu’alors loyalistes, dénoncent le « mensonge »
de l’intégration et déclarent leur adhésion à «  l’idéal national algérien  »,
tandis que les pieds-noirs, eux aussi abasourdis par les mutilations et les
viols subis par leurs proches, impriment une brochure illustrée de photos
éloquentes et la font diffuser à tous les maires de la métropole. D’autres
images, publiées par le magazine Life, dont un cliché montrant un soldat
abattant à bout portant un civil, donnent à la tragédie un écho international
immédiat, ce qui conduit l’Assemblée générale des Nations unies à ouvrir,
dès le 30 septembre, un débat sur l’Algérie, avec l’aval des États-Unis via le
sénateur John F. Kennedy. Un seuil de non-retour du conflit a bel et bien été
franchi.
Il faudra attendre un demi-siècle pour en savoir un peu plus. Lakhdar
Ben Tobbal, alors responsable de la zone, avouera qu’en agissant ainsi le
FLN a cherché à susciter une répression sauvage afin de pousser les ruraux
à basculer d’un coup dans le camp de la rébellion et de créer ainsi un fossé
irréversible entre Européens et Musulmans. Paul Aussaresses, alors officier
de renseignement, admettra, de son côté, que l’état-major français en
réprimant à l’aveugle et sans nuance a ainsi fait le jeu de l’ennemi.
 
Meurtri, Jacques Soustelle quitte Alger début février 1956, un an après
son arrivée, au milieu d’une foule exaltée qui tente de l’empêcher
d’embarquer. Après les massacres de Philippeville, il n’en a pas moins pris
soin de créer huit cents sections administratives spécialisées (SAS), vouées
à rapprocher l’État d’un bled oublié, en assurant les soins aux malades, en
dispensant des cours aux enfants, et ce tout en tissant, à travers des rapports
étroits avec les ruraux, de très efficaces réseaux d’espions œuvrant au ras du
quotidien, entre autres lieux, sur le chantier du barrage d’Erraguene.
De fait, la moitié des agents de la SAS, des officiers qui parlent aussi
bien l’arabe, le kabyle ou le chaoui, ont été affectés dans le seul
Constantinois, avec un fort contingent chez nous. Trop peu, trop tard, leur
zèle intégrateur, le don de soi sincère de beaucoup d’entre eux n’auront
aucun effet sur l’exacerbation des violences qui prennent déjà un caractère
quasi inexpiable. En revanche, les assauts de l’Armée de libération
nationale (ALN) contre les chantiers ouverts à travers le djebel, loin d’en
stopper l’essor, n’incitent les pouvoirs publics qu’à y mettre davantage le
paquet, financier et militaire. Témoin, le chantier du baradj, confié à la
société « Kamblou » – je ne saurai qu’un demi-siècle plus tard qu’il s’agit
de Campenon Bernard – dont les ingénieurs et les ouvriers, venus de Brest,
y vivent reclus, sous la protection d’un millier de soldats, gendarmes,
parachutistes, légionnaires, tirailleurs sénégalais, sous les auspices du
43e  régiment de Lille, au travers d’un savant dispositif de miradors, de
tranchées et de tours de guet.
 
Jacques Soustelle parti –  il finira, lui le résistant, par pactiser avec
l’OAS et, plus tard, soutenir l’Afrique du Sud non sans frayer avec la secte
Moon –, le socialiste Robert Lacoste le remplace au pied levé. Et avec lui
arrive un nouveau préfet pour notre Constantinois, un certain Maurice
Papon. Un visage aussi connu dans le coin, où il a déjà exercé la même
charge de 1949 à 1951, que méconnu du grand public. Normal, il s’agit
d’un authentique homme de l’ombre, rompu aux techniques de l’agit-prop
et de la contre-subversion. Il vient à point nommé «  réorganiser  » et
« pacifier » ce « secteur pourri », moins à coups de poing qu’avec juste ce
qu’il faut de doigté. Qui plus est, c’est un familier de l’islam, de l’Orient et
du Maghreb. Moi qui suis resté, en suivant son procès à propos des enfants
juifs d’Izieu, sur l’impression d’un bureaucrate falot et impénitent, j’ai
découvert, en fouaillant dans les archives, un redoutable tacticien, dont la
doctrine de l’intégration porte déjà en elle les sous-entendus et les non-dits
qui «  informent  » toujours le discours officiel actuel sur l’islam et les
musulmans.
D’abord espion en Syrie, durant la «  drôle de guerre  », il sera jugé
assez fiable et persuasif pour être désigné préfet de Constantine en 1949,
afin d’œuvrer à y rapprocher les Musulmans, meurtris par les massacres de
Sétif. Après quoi, il sera muté en Corse, où il va faciliter le transfert
d’armes clandestin à destination du Yichouv, l’État juif naissant. Il est à la
tête de la préfecture de police de Paris, quand sept syndicalistes algériens
sont abattus par des policiers, le 14  juillet 1953, place de la Nation. Un
temps secrétaire général du protectorat du Maroc, les «  événements  »
d’Algérie le rappellent au souvenir de la Place-Beauvau, qu’il intègre en
tant que conseiller technique au secrétariat aux Affaires algériennes avant
que le ministre de l’Intérieur, Bourgès-Maunoury, ne sollicite son expertise
pour une «  réorganisation  » de l’Algérie afin d’en hâter l’irréversible
intégration à la France. Il rend son rapport, daté du 4  octobre 1955, où il
affirme tout de go que « l’important, c’est de gagner la bataille du bled », en
clair de rallier le peuple du djebel à la France, après l’avoir soustrait à
l’ascendant du FLN.
Ce mémorandum, qui a mon âge, me fascine par son habilité et son
actualité. Papon y met le pied dans le plat : « Entre les conséquences graves
de l’intégration et les conséquences encore plus graves de la sécession, il
faut choisir. » Tout est dit, à savoir qu’intégrer des Musulmans n’est pas un
objectif louable en soi mais plutôt un moindre mal, un choix en désespoir
de cause, un pis-aller à valoriser, tant qu’à faire. Il faut leur ouvrir les bras
ainsi qu’on le ferait pour un enfant né d’une grossesse indésirable. Et mieux
vaut les avoir sous la main que sur le dos. Dès lors, plaide-t-il, il faut y aller
« à outrance », en mettant en avant non pas seulement les progrès matériels
et techniques mais, d’abord et avant tout, le respect de l’individu, la
franchise et l’échange d’égal à égal, tant il est vrai, insiste-t-il, que le fellah
«  a un sentiment très vif de la dignité  ». Il ne s’agit point d’être les plus
forts, mais d’être les plus intelligents, et d’effacer, une bonne fois, « tous les
vestiges du colonialisme ». En un mot, ni bâton ni carotte, il n’y a plus lieu
de faire du Musulman un obligé ou un client, mais un concitoyen. Il y va,
conclut-il, de la «  protection des Européens  » et «  des intérêts de la
France ». Des intérêts, et non des « valeurs » de la République.
 
Jusqu’alors cadencé par les saisons, puis par l’aller-retour du baradj à
El-Oueldja, notre quotidien se met bientôt à vibrer au diapason du pays, au
rythme d’un conflit sans nom ni merci. Sans répit, des soldats écument les
maquis où les accrochages se succèdent, inspectent les hameaux, tandis que
les moudjahidine de l’ALN étoffent leurs troupes, «  baguent  » des agents
clandestins. Notre secteur, le pays des Beni-Ouarzeddine, est mis sous les
ordres du « colonel » Ahmed Belabelli, un nom qui deviendra mythique à
mes oreilles, à force de l’avoir entendu sans avoir jamais croisé ce héros
invisible, sauf un matin, peu après l’indépendance. Sur le terrain, le conflit
se durcit et s’étend  ; à l’extérieur, Paris s’isole en n’y voyant qu’une
«  affaire intérieure  ». Pas question de négocier avec des «  terroristes  ».
Aussi, l’Assemblée nationale vote-t-elle, dès le 12  mars 1956, les pleins
pouvoirs à l’armée, assortis d’un «  blanc-seing  » quant aux choix des
moyens. Du coup, l’effectif des troupes bondit de deux cent mille à quatre
cent mille en juillet, soit un soldat pour deux Européens. Et puisqu’il n’ y a
point de « guerre », il n’ y aura pas lieu d’en respecter les lois ni de conférer
le statut de « belligérant » au « fellagha » fait prisonnier.
 
Erraguene vit en état de siège, avec son gigantesque chantier, ses
ouvriers et les soldats qui veillent sur eux. Isolé et bunkérisé, il est ravitaillé
par des convois spéciaux et bientôt de petits avions cargos pourront se poser
sur une piste aménagée à même le site. Il n’empêche, il a suffi qu’un poste
de garde soit inoccupé, un soir, le 27  septembre 1956, pour que des
maquisards, à l’affût, s’infiltrent dans la « Cité » des ingénieurs, provoquant
un désordre inouï, des tirs confus dont les bruits se mêlent aux cris et aux
sirènes. Un chaos qui a permis aux assaillants d’en ressortir indemnes, non
sans avoir abattu un civil et enlevé un autre, dont on ne retrouvera jamais
trace. Ce premier coup d’éclat de l’ALN, qui plus est sur un double
symbole de l’État français, la force militaire et le génie civil, l’un et l’autre
«  au service de tous  », fera l’effet d’une bombe, de Tamanrasset à
Dunkerque. Tous les chibanis qui y ont travaillé, et d’abord l’oncle Achour,
en parlent encore avec un très vif émoi, y voyant, avec le recul, le « début »
de la guerre chez nous. Ayant saisi au vol la portée de l’incident, Maurice
Papon, préfet, doublé depuis peu du titre d’inspecteur général de
l’administration en mission extraordinaire – IGAME – arrive sur les lieux,
au petit matin, flanqué du «  premier sous-préfet musulman  », Mehdi
Belhaddad, un vétéran respecté et invalide de guerre, qu’il a dû imposer à
son cabinet. Et chacun des ouvriers d’alors, parmi eux mon père et mes
oncles, se souvient de ce brifi qui a pris soin, insistent-ils, lors de sa visite
d’inspection, de serrer la main à tous, un à un, ingénieur, technicien,
ouvrier, soldat et jusqu’au dernier tâcheron.
6

L a guerre, j’entends les combats, le fer, le feu et la mort, aura  pris son
temps avant d’arriver chez nous. Et qui plus est par le fait du FLN, à
vrai dire, lequel, soucieux de se préserver une zone de repli, une
«  planque  » au milieu de ruraux familiers, s’y est tenu coi, par pur calcul
tactique, à l’abri de tout raid punitif. Ordre strict a été tôt donné de
n’assaillir aucune patrouille ni de sévir contre un mouchard même patenté.
Le commandant, français, qui veille alors sur le chantier d’Erraguene, s’en
est trouvé satisfait. À ses yeux, la priorité des priorités était la tranquillité
des ouvriers du barrage. Du reste, Maurice Papon reparti, Max Lejeune,
secrétaire d’État aux Forces armées de Guy Mollet, est venu rassurer les
troupes. Cet improbable et tacite «  accord  » bilatéral n’aura pas toutefois
résisté au quadrillage étroit du pays, conduit par des généraux disposant
désormais de pouvoirs spéciaux, d’effectifs conséquents et de moyens quasi
illimités. Ragaillardi, l’état-major entend frapper sur tous les fronts. Sur le
terrain, des dizaines de milliers de soldats investissent le djebel, inspectent
nos gourbis, traquent le fellagha, ne reculant devant aucun accident du
relief. Les moudjahidine n’auront plus d’autre choix que de sortir du bois,
d’aller au contact de l’ennemi.
 
Je marche alors sur mes trois hivers. L’âge où ma mémoire se
cristallise  ; où de futurs souvenirs s’empilent, déjà, au rythme des chocs
mémorables, des effrois et des petites joies. Entre-temps, ma mère a
accouché… d’une fille, Drifa, l’« Affable ». Ce qui assoit, jusqu’à nouvel
ordre, mon statut de garçon unique et focalise un peu plus l’attention
anxieuse de mes parents sur moi. En raison des aléas du conflit, opérations
coups-de-poing, évacuations des gourbis pour perquisitions inopinées, c’en
est fini, d’un coup, de la sacro-sainte tradition de confiner le nourrisson
trois mois durant. Idem pour les scarifications sur le bas du dos, mises à
l’index par les médecins militaires, et par les djounoud, les maquisards du
FLN, qui ne veulent pas être en retard d’un progrès.
L’état civil, quant à lui, n’accepte plus le double prénom, l’un officiel,
l’autre usuel  : désormais il n’y en aura plus qu’un, et un seul. Pour être
précis, l’arrêt implicite de cet usage a été mis en place un peu plus tôt, d’où
le fait que je n’en ai eu, moi, qu’un seul, Slimane. Et, à propos, qui m’a
choisi ce prénom  ? Mon père en a toujours revendiqué, et si fièrement, la
paternité. Ma mère, toujours aussi oublieuse dès qu’il s’agit du passé, ne
s’en souvient plus. Et pourquoi ce nom, celui du héros hébreu Salomon qui,
selon la Bible, a édifié le premier temple de Jérusalem ? C’est qu’en islam
Sidna –  «  notre seigneur  »  – Slimane est plus qu’un monarque, c’est un
prophète majeur, un aïeul spirituel des croyants. De fait, alors que l’Ancien
Testament en brosse le portrait d’un roi bâtisseur aussi sage que jouisseur –
 sept cents épouses et trois cents concubines – et qui plus est fort tolérant
avec les cultes païens, le Coran l’érige, lui, en «  messager d’Allah  », en
maillon essentiel d’une immense chaîne prophétique s’étendant d’Adam
jusqu’à Mahomet. Les vertus et privilèges du grand sultan israélite, les
miens n’en ont eu cure. Ce qu’ils adulent chez lui, ce n’est pas tant sa piété
que son pouvoir hors pair de commander le vent, de diriger une armée
hybride d’hommes, de démons et de djinns, sans oublier le don inné de
parler aux bêtes, à chacune dans son idiome propre. Chez nous, le roi des
animaux, c’est lui, pas le lion, fût-il de Juda.
Le recours à un deuxième prénom renvoie à un tabou  : le premier
couché par l’officier d’état civil français –  lequel a déjà imposé le
patronyme  – confère à ce dernier et à l’État colonial un pouvoir quasi
magique, au moyen duquel il « tient » celui qui le porte. Il en faut donc un
second, non écrit, oral, sur lequel l’occupant n’aura nul ascendant ni prise.
Je ne connais pas de pays où l’engouement pour le faux nom, le sobriquet
soit aussi vivace et répandu qu’en Algérie. Faut-il y voir un subterfuge du
colonisé pour échapper tant soit peu au colon qui l’a nommé ? J’incline à le
croire, si je songe au fait, établi et fort documenté, que des officiers d’état
civil ont attribué à des dizaines de clans, de propos délibéré, des
patronymes aussi loufoques ou injurieux que Tête de Bouc, Gros Cul, Petit
Cochon…
Finalement, chacun n’est ainsi plus connu que par son surnom. Un
surnom usuel notoire auquel le FLN ne tardera pas à imposer encore un
troisième, à chaque militant. Ce penchant pour le nom d’emprunt est si
ancré dans l’esprit qu’il y est toujours en vigueur, y compris pour plus d’un
haut responsable de l’État, à l’instar de feu le colonel Boumediene,
pseudonyme de Mohamed Boukharrouba, ou de son chef des services
spéciaux, Kasdi Merbah, de son vrai nom Mohamed Khalef.
 
Sur la guerre, le premier souvenir qui me revient est plus une
impression qu’un tableau vivant : assis ou debout sur le pas de la porte de
notre gourbi, tout seul, l’œil rivé sur le ciel cuivré du soir, au-dessus du
mont Tazegzaout, j’entends, un peu distrait, un ronron lent, mélancolique,
venant de et allant je ne sais où ; rien qu’en y repensant je suis envahi d’un
émoi triste, presque poignant. Il s’agit, sans doute, d’un avion, en quête de
«  rebelles  ». Cet oiseau sera la bête noire des moudjahidine, qu’il sait
flairer, débusquer et mitrailler. On l’a baptisé mouchara –  la
« moucharde » –, un objet dont les hélices brasseront sans répit l’air sur nos
chéchias, jusqu’à la fin ultime du conflit. Il a pour nom, ai-je fini par savoir,
North-American AT-6, dit « le Texan », un appareil école converti en engin
de veille, de suivi de convois, d’appui feu, en cas d’accrochage avec
l’ennemi. J’aurai ainsi entendu le bruit d’un aéronef avant celui d’un poste
de radio ou d’une Mobylette. Il n’y a pas de petit écho de la civilisation.
Redouté par les maquisards de l’Armée de libération nationale, terreur des
villageois, il fera en tout cas merveille, selon l’état-major français, qui en a
importé jusqu’à cinq cent quatre-vingt-quinze.
 
Un autre jour, au même endroit, j’aperçois tout en bas, au creux de la
boucle du Djendjen, un étrange manège  : un mulet immobile, un corps
allongé, un homme et une femme qui gesticulent. Aucun cri ni rumeur, juste
un silence irréel. Une séquence de film muet, au ralenti. Je ne saurai que
beaucoup plus tard ce qui s’est passé. Tout est parti d’une grenade que mes
tantes Yamna et Teldja, la cousine et la petite sœur de ma mère, ont trouvée
sur leur chemin en allant porter la pitance du midi au cousin Ismaïl –  dit
« le Laiteux » car il aurait « bu » au sein jusqu’à un âge très tardif –, lequel
garde alors les chèvres du clan. Tétanisé par l’idée d’avoir un « joujou » en
main, il la dégoupille aussitôt et, soudain effrayé, la jette au sol où elle
explose et frappe de plein fouet les cuisses et le ventre de la pauvre Yamna,
qui s’effondre. Alerté, mon oncle Saïd court prévenir la garnison
d’Erraguene. Très vite, un officier informe la base de Aïn Arnat. Peu après
un hélicoptère atterrit sur la berge de l’oued, embarque la blessée et
redécolle sans tarder, direction l’hôpital de Djidjelli.
Yamna rentrera quinze jours plus tard, pimpante, mais gardera des
séquelles indélébiles. Son séjour à l’hôpital, où elle a découvert l’électricité,
l’eau courante, y compris chaude, le carrelage, les fenêtres, le lit, les draps,
la douche, les couverts en fer-blanc, bref, un univers onirique, lui a inspiré
une mélopée dont j’ai retenu le refrain « madmoizil ed-dour biya, ya l’ouali,
ya l’ouali » – « mademoiselle s’occupe de moi, ô seigneur, ô seigneur » ; il
s’agit, bien entendu, de l’infirmière. Cet air résonne encore en moi, car,
enfant, j’ai souvent entendu ma mère le fredonner, sur un ton triste à en
chialer. J’aimerais avoir l’insouciance de lui demander de me le rechanter,
rien qu’une fois. Sinon, je n’aurai presque rien retenu de ce drame ; rien du
branle-bas de combat parmi les miens, de la panique, des cris, et pas même
de l’arrivée de l’hélicoptère –  quel événement pourtant  !  –, une quasi-
apparition.
 
Je me souviens, en revanche, d’un parfum, le plus ancien qui me soit
resté en mémoire. Ce n’est point l’odeur de la poudre mais du linge qui
sèche au-dessus du kanoun, sous le toit du gourbi  ; une senteur tiède de
savon qui m’emplit encore les narines. Je me revois assis au coin du foyer
et je regarde, par-dessous, tourner, au-dessus de moi et du foyer, une ample
robe ou gandoura blanche, gonflée par l’haleine du feu. En m’y revoyant,
j’ai l’impression d’être sous une tente ou un chapiteau, avec, juste à côté,
ma mère, debout, bras tendus, et qui fait tourner la jupe enflée d’air chaud,
à l’instar d’un improbable derviche tourneur. Je ressens encore la chaleur
sur mes joues, je revois les reflets dorés sur l’étoffe ondulant et
l’atmosphère intime du tableau, digne d’un Le Nain.
Le feu, chez nous, est un « clin d’œil » de l’enfer ; un intrus dans le
foyer, un diablotin sur lequel il faut à chaque instant garder un œil, et le
bon. Et surtout ne jamais dormir en le laissant « debout », ni rester en tête à
tête avec lui, ensorceleur et fourbe qu’il est. Ma mère l’aura appris à ses
dépens, quand j’ai failli, par deux fois, y laisser ma peau de bébé. Et très
tôt, quand, tout petit, elle m’a confié, un matin, à une jeune tante ; laquelle
m’a aussitôt mis sur le douh, ce berceau de liège brut suspendu au plafond,
pour me bercer. Impatiente de m’endormir, j’imagine, elle a soudain
accéléré le va-et-vient, si vite et si loin que mon petit corps a fini par gicler
de son lit aérien et tomber à pic, le visage contre le rebord –  ébréché  !  –
d’une jarre, à deux doigts du brasier. Le choc, pour ma pauvre mère, déjà si
éprouvée par l’état de mon frère Derradji ! Je m’en suis sorti avec la joue
droite déchirée, qu’on soignera sur place, à coups de cataplasmes de henné,
de suif et, surtout, de visites votives au sanctuaire de Grand-Mère
Tazegzaout. J’en garde une cicatrice, qui ne se voit encore que quand je
souris, sous l’aspect d’une virgule, sur la face. Un autre jour, ma mère a dû
me laisser tout seul, afin d’aller remplir la jarre d’eau à la source. Jouant à
improviser des cabrioles, j’ai fini par tomber sur le kanoun, mon petit buste
dénudé soudain plaqué à vif sur les braises. J’ai dû hurler assez fort pour
que l’épouse de l’oncle Saïd, une fille de Beni-Médjaled, accoure pour me
dégager à temps du brasier.
Livrée à elle-même, ayant déjà Drifa sur le dos –  ainsi porte-t-on
l’enfant, à l’africaine, enveloppé d’un châle noué autour du cou  – et son
mari sur le chantier du barrage, ma mère n’a pu faire autrement que me
déposer, encore une autre fois, sur le seuil du gourbi, assis sur une natte,
afin d’aller fagoter du bois mort, au-dehors de la mechta. Peu après son
départ, un mulet, effrayé par les injures et les cailloux d’un voisin, dévale
soudain sur moi, me bouscule sans me piétiner et poursuit sa cavale. Par
miracle, je n’ai pas eu un bleu…
Je rapporte volontiers ces incidents, bien que je n’en garde aucun brin
de souvenir. Mais je me souviens du récit que m’en a toujours fait ma mère,
avec son sens inné du théâtre, alternant mots, gestes, cris, silences et
soupirs. En m’y reportant, je suppute chez elle non pas un remords, celui de
m’avoir laissé seul, mais la joie, le « miracle » de m’avoir vu par trois fois
échapper au pire ; ce qui m’a inculqué très tôt, je crois, le sentiment d’être
un miraculé, surexposé au danger et protégé par une main invisible.
S’il ressort des confessions de ma mère sur les chocs que j’ai reçus
qu’elle m’a trop souvent laissé tout seul, à un âge si tendre, il n’est pas
moins évident que la faute ne lui incombe nullement. J’ai déjà indiqué que
mon hameau s’est tôt ouvert aux mariages mixtes, accueillant volontiers des
filles « étrangères » et offrant en retour les nôtres aux voisins ennemis. J’ai
omis de préciser que ces épouses gardent néanmoins leur statut « exotique »
ad vitam aeternam. Et c’est là, du reste, leur vœu intime ; si bien que quand
l’une d’elles rend l’âme à Dieu, le mari rend son corps à sa famille, afin de
l’enterrer auprès de son «  vrai  » foyer, aux cotés de ses parents, frères,
sœurs et cousins. Admis de plain-pied au clan, mâle, ses enfants, eux, n’y
verront aucun motif de regret, au retour de leur mère au bercail patriarcal.
Lors de ce séjour chez les Zeghadra, ma mère n’a eu qu’une consœur, la
femme de l’oncle Saïd, baptisée «  Médjaldiya  » (la «  bru de Beni-
Médjaled »), dont le bled fait face au nôtre, avec l’oued Djendjen pour ligne
de démarcation. Plus que belles-sœurs, elles seront sœurs, exposées aux
mêmes soupçons, subissant des coups bas identiques. D’emblée mise à
l’index en tant qu’« Algéroise », donc cifilizi – soit « civilisée », en clair un
peu rebelle  –, la fille de Sanaa aura subi de plein fouet le banal et sourd
ostracisme inhérent aux clans patriarcaux, ce dont j’ai moi aussi pâti, par
ricochet. Ainsi, c’est faute d’avoir trouvé un parent qui accepte de
s’occuper de moi que ma mère a dû si souvent, la mort dans l’âme, me
laisser tout seul.
 
À  son insu, Mériem, ma mère, m’a inculqué un esprit à la fois
circonspect et défiant à l’encontre de nos proches, ce qui n’aura pas été, je
crois, sans impact sur mon évolution. Ne jamais livrer le fond de sa pensée,
ne pas mentir mais se garder de tout dire, rester évasif, éviter de fournir trop
de détails sur soi, jouer vrai sans être exact. Ne jamais, non plus, déclarer à
un cousin qu’on se sent bien – gare à son mauvais œil –, ni qu’on souffre –
 il va s’en réjouir –, il faut flotter sur la surface des choses, tout en essayant
d’en savoir le maximum sur autrui, surtout le parent intime. Ainsi, d’avoir
«  rajouté  » deux garçons à l’univers, coup sur coup, Derradji et moi, la
brave Mériem subira un sourd boycott de mes oncles, jaloux que leur frère,
mon père, ait reçu avant eux un tel double don du ciel. J’ai ainsi grandi dans
un climat hostile et ouaté ; un cocon protecteur et oppressant, une guéguerre
intestine close au sein d’une guerre ouverte.
Il n’empêche, adulte, j’ai essayé de faire la part du feu, allant jusqu’à
suspecter ma mère d’avoir trop noirci le tableau familial. Une simple visite,
cet été, chez un oncle, pour les besoins de ce récit, m’a ouvert les yeux : à
peine ai-je posé mon céans sur le canapé, et bien avant que le rituel café ne
me soit servi, il a commencé, soudain frénétique, à la criticailler, lui
reprochant encore, plus d’un demi-siècle après, son air… hautain  ! Me
voyant impavide, car déjà averti, je me suis tenu à le rester vaille que vaille,
il a cru devoir me décocher la flèche qui tue  : «  Quand vous avez
abandonné El-Oueldja pour Alger, ta grand-mère a jeté un sort à ta mère en
lui jurant qu’elle n’aurait plus d’autre enfant mâle après toi.  » J’ai juste
souri, l’air faussement ingénu et impassible, afin que sa « bombe » ne soit
plus qu’un pétard mouillé. J’en ai touché un mot à ma mère, qui a tout
démenti sans appel. Il a juste voulu me faire mal, et le pire, c’est que c’est
sa façon à lui, émotif et rustaud, de m’exprimer son affection contrariée,
son indicible sentiment d’abandon lors de notre « fuite ».
 
L’abandon, j’en ai durement pâti, en raison de l’ostracisme dont ma
mère a souffert, obligée qu’elle a si souvent été de me laisser seul, faute de
trouver un parent pour veiller sur moi. J’en ai gardé un cuisant souvenir,
mon premier gros chagrin et, je crois bien, mon désarroi. Je me revois
encore, debout, sur le seuil de notre gourbi  ; dans ma main, une petite
casserole avec un fond de lait, face à moi, une vache qui broute, en paix.
Mais mon esprit et mon regard sont ailleurs, tout en contrebas, aux abords
du Djendjen  : je suis de l’œil ma maman portant Drifa sur le dos, qui
marche d’un pas sûr vers l’habitation de ses parents, sans moi. Selon un
usage établi du djebel, quand une bru se sent brimée par sa belle-mère, elle
se « fâche » et s’en retourne au bercail familial, jusqu’à ce que le mari aille
s’en excuser, et lui offre un simulacre de dot, flacon de brillantine ou paquet
de bonbons, pour la ramener sous le toit conjugal.
Je la vois peu à peu se rapetisser, s’estomper parmi les ronces et les
lauriers, puis s’évanouir, d’un coup, par-derrière un mamelon hérissé de
chênes verts ; soudain, je n’ai plus de maman ! Je suis tout seul, avec juste
notre vache, et ce lait que ma mère m’a offert peu avant. Abattu, dépité,
furieux, je jette le précieux liquide sur la brave bête impassible et je crois
même avoir ramassé un cailloux pour la lapider… Qu’ai-je fait après ? Où
ai-je dîné ce soir-là, avec mon père rentré du chantier ou chez ma grand-
mère, je l’ignore  ; pas plus que je ne sais combien de temps aura duré
l’éclipse de ma pauvre mère.
Ce dont je me souviens, c’est que peu après – le lendemain ? –, je suis
allé rejoindre mes cousins au lieudit le Rocher du Corbeau, un précipice
d’où l’on aperçoit le chantier d’Erraguene et, au-delà, le majestueux couple
des monts Babor et Tababort. Je me revois vêtu d’une djellaba indigo, un
ton très apprécié par chez nous, marchant parmi des herbes ayant ma taille,
avec, ici et là, des ronces et des fleurs qui luisent au soleil. Je me revois
lambiner aux abords du ravin, au milieu de deux ou trois bœufs, quand l’un
d’eux, dont je me suis trop rapproché, me balaie brusquement d’un
vigoureux coup de tête. Par miracle, les rameaux d’un chêne-liège ont évité
à mon petit corps de basculer dans le vide et de s’écraser tout en bas, dans
le lit de l’oued Djendjen ! Je n’aurais nullement survécu. Après quoi, tout
devient confus… Ayant reçu un sérieux coup de corne sur l’abdomen, j’ai
toujours une hernie, une protubérance de la grosseur d’une cerise, que je
n’ai jamais cherché à opérer et qu’on ne voit plus maintenant ; l’âge venant,
l’embonpoint a fini par la cacher, à défaut de la résorber.
Jeune adulte, influencé par mes lectures précoces de Freud, je me suis
livré à une autoanalyse sauvage : furieux que ma mère m’ait « abandonné »,
et pour la énième fois, j’ai exprimé mon dépit en frappant son substitut, la
vache, en l’aspergeant de son lait –  tout un symbole  !  ; après quoi je suis
allé provoquer un taureau, sur le bord même d’un abîme, afin qu’il m’y
précipite et que j’en meurs, pour la punir de m’avoir laissé sans un mot.
Quand j’ai entamé, à l’âge de dix-sept ans, ma «  carrière  » de journaliste
comme dessinateur puis graveur, j’ai ressenti d’emblée le vif besoin
d’illustrer ce traumatisme de l’abandon. En écrivant aujourd’hui, je ressors
la gravure de mes cartons : on y voit, sur un sol blanc et plat et sous un ciel
noir, une femme portant un enfant sur le dos, qui s’en va vers l’horizon
tandis qu’au premier plan, jaillissant du sol brut, deux mains aux doigts
tendus cherchent à s’accrocher, en vain, aux basques de la maman, déjà hors
de portée…
J’en ai reparlé avec ma mère. Qui m’en a donné une version plutôt
banale, presque anecdotique. Déjà, plus rien à voir avec le coup de froid
avec ma grand-mère, le départ chez sa mère et l’abandon de son fils
« unique ». Ainsi, le matin du jour où j’ai failli basculer dans le vide, elle
m’aurait confié à sa «  sœur  », la Médjaldiya, pour aller honorer un rite
immémorial, plutôt païen qu’islamique, qui consiste à recueillir des grains
d’orge encore verts pour les croquer, après les avoir grillés au feu. J’aurais
alors profité d’un moment d’inattention de mon chaperon pour courir
retrouver ma maman sur-le-champ, quand, chemin faisant, j’ai croisé un
bœuf… Fou de rage contre ma « nounou », mon oncle Larbi, le benjamin de
mon père, aurait, paraît-il, rudoyé et étrillé celle-ci.
 
Un mulet, une vache, un bœuf… Curieux, tout de même, que mes plus
anciens souvenirs, ceux ayant trait à mon séjour à El-Oueldja, tournent pour
l’essentiel autour d’animaux domestiques. Aucun reflet de la figure de mon
père, ne serait-ce qu’un halo, pas un trait du visage de ma mère, rien de mes
oncles et cousins. Seulement deux êtres y brillent d’un éclat singulier, notre
chien Dian’s et le berger de la famille, l’enfant Amar, un couple dont le
museau et la bouille ont percé la barrière de l’oubli, à l’instar de ces plantes
vigoureuses dont les troncs, s’insinuant à travers les failles des murs de
béton, épandent leurs ramures au grand jour. Je revois le poil chamois du
clébard, je l’entends encore japper en se faufilant entre mes jambes et rien
ne m’aura ravi autant que de le sentir collé à moi, me léchant les pieds nus.
Il s’est tant attaché à moi que quand je crachote sur le sol il se hâte de
lécher le crachat. Et quel délice de le voir me suivre au pas, m’obéir au
doigt et à l’œil. Bien dressé, il ne s’est jamais enhardi à risquer une patte
dans le gourbi, piaffant sur le seuil, lors de mon réveil très tôt sinon à
l’heure du repas, pour avoir sa pitance, juste du son d’orge grossier mélangé
à l’eau.
L’islam, qui respecte les bêtes, est ambivalent avec le chien. Ainsi, ce
dernier ne doit jamais entrer au foyer, être frôlé par lui annule les ablutions,
et s’il passe devant un croyant qui se prosterne, la prière est ipso facto
invalidée. Pourtant, un dit du Prophète rapporte l’histoire d’une prostituée
qui ayant vu un chiot assoiffé lui a servi de l’eau tirée d’un puits ; ce geste
lui a valu d’être aussitôt lavée de tous ses péchés et d’entrer au paradis, au
pied levé. Il y a même eu, dans l’islam rural, autrement bucolique et
naturaliste sinon païen par son penchant à festoyer au son du tambour et de
la flûte, des chiens et des chats élevés au rang de saints et dont les
sépultures ont donné lieu à l’édification de mausolées, de marabouts,
auxquels les fidèles rendent visite, afin d’en recueillir la baraka.
 
D’où vient ce nom de Dian’s, si exotique, chic même  ? Je l’ignore.
Mais ce chien aura été mon frère de jeu, ma peluche en chair et en os, un
comparse muet et frétillant. Je l’ai perdu, un sinistre matin, au saut du lit. Je
le revois pendu à un arbre, juste un animal informe, suspendu dans le vide ;
et rien autour, ni personne, pas même le paysage en toile de fond. Rien,
simplement un objet jaunâtre, irrégulier, flottant dans l’air matinal… Ni
dépit, ni malheur, ni surprise, ni peur, je ne me souviens d’aucun émoi. Je
l’ai oublié, d’autres morts sont venus estomper son trépas, mais point
l’abolir. Je m’en suis soudain rendu compte, adolescent, quand j’ai vu Le
Bœuf écorché, un tableau de Rembrandt. Ce trapèze de chair a, d’un coup et
d’un clin d’œil, fait remonter le souvenir enfoui du gibet, du premier mort
que j’aie jamais vu. Un demi-siècle plus tard, je n’arrive toujours pas à
apprécier ce « morceau » pour ce qu’il est, une œuvre d’art. Peu après, je
suis tombé, en lisant les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski,
sur un épisode où l’auteur, déporté dans un bagne à Omsk, en Sibérie, décrit
son coup de foudre pour Koultiapka, un chiot câlin et joyeux qui le console
et égaie son séjour parmi des forçats impénitents. Jusqu’au jour où l’un
d’eux abat l’animal et l’écorche, pour en brader la fourrure. J’y ai reconnu
l’effusion et le supplice de mon innocent acolyte.
Fort de quoi, j’ai voulu en savoir plus. Et j’ai ainsi appris que Dian’s a
été, lui aussi, un « martyr » de la guerre, le FLN ayant intimé l’ordre à tout
paysan de tuer son chien, car, a-t-il plaidé, tout aboiement nocturne fusant
d’un hameau trahit l’arrivée de djounoud et, par conséquent, peut
déclencher un raid éclair des légionnaires, sinon des opérations coups- de-
poing dès le lever du jour. Je n’ai pas pu savoir qui a pendu le nôtre,
sûrement pas mon père, et je m’en félicite ; le cas échéant, je m’en serais
souvenu, je crois bien. Nul n’a jamais évoqué ces dizaines de milliers de
fidèles amis de nos paysans qui ont disparu, du jour au lendemain, qui plus
est de la main du fellah qui a adopté, cajolé et élevé chacun d’entre eux. Je
m’en serais bien passé, mais je m’incline, ici, humblement, devant ces
sacrifiés, eux aussi, pour la patrie.
 
Orphelins de nos frères canins, nous n’en reverrions plus désormais
qu’aux côtés de soldats français. Et c’est seulement après l’indépendance
qu’ils reviendront parmi nous, à nouveau. L’état-major aura, pour sa part,
mobilisé plus de quatre mille chiens, répartis en quatre-vingt-dix-neuf
pelotons cynophiles, suivis par dix postes vétérinaires, avec médecins et
hôpitaux. Importés d’Allemagne, les chiens sont d’abord dressés à Suippes,
dans la Marne, en tant qu’éclaireurs de pointe, afin de détecter un explosif,
pister, ratisser, guetter et aider à boucler un hameau. Et d’explorer les
grottes qui truffent notre djebel. Cent cinquante-sept d’entre eux seront tués
sur le front, et plus d’un décoré de la valeur militaire, par le président de la
République en personne.
 
J’ai grandi dans l’amour des bêtes, un amour gratuit, sans autre profit
que la joie d’exister à leur contact muet, mais si réconfortant. Et d’autant
plus prégnant qu’il se nourrit de mythes et de superstitions. J’ai demandé à
ma mère de m’en expliquer les ressorts. Elle s’y est mise volontiers, pour le
coup. J’appris ainsi qu’il y a, d’abord, des animaux sacrés, qu’il ne convient
pas de déranger. Attenter à leur vie serait un péché mortel  : la grenouille,
qui croît dans l’eau sur laquelle flotte le Trône de Dieu  ; l’araignée et la
colombe, pour avoir donné l’illusion aux ennemis de Mahomet qu’il n’est
pas dans la grotte où il a trouvé refuge, celle-ci en y pondant des œufs,
celle-là en y tissant sa toile ; la baleine, qui a protégé Jonas en son sein ; la
jument, qui a servi de monture au Prophète pour son Ascension au ciel ; le
chien, en hommage à Kitmir, qui a si bien veillé sur le sommeil des Sept
Dormants… Et le papillon, dont l’apparition présage d’un bienfait
imminent.
Il y a aussi des animaux maléfiques, bien sûr, mais en réalité ce sont
des avatars d’êtres humains, d’où leur caractère néfaste  : le singe, pour
avoir fait les ablutions de ses parties honteuses avec du lait ; le serpent, pour
avoir menti et trahi. Il reste vrai qu’un pur animal ne saurait être animé d’un
noir dessein ; qu’il est fidèle, bon, utile, aussi innocent et maladroit qu’un
enfant qui sent et ne parle pas encore. À cet égard, je dois confesser que je
ne connais rien de plus doux, dans notre patois haché, que l’expression
« mal aggoun », soit l’« animal muet », cet intime qui vit avec vous, vous
suit partout, vous obéit, vous donne son lait, sa laine et, à la fin, sa chair, à
défaut de son âme. Ma mère jure que les bêtes n’entendent pas seulement,
mais qu’elles nous observent, impassibles, nous jugent et, au jour du
Jugement dernier, viendront témoigner, par le menu, à notre propos et avec
rigueur.
Que l’animal soit conscient, capable d’aimer, de haïr, de souffrir
jusqu’à vouloir en mourir, qu’il ressente tout ainsi et ne puisse pas
l’exprimer m’a toujours, aussi loin que je m’en souvienne, ému, attendri
jusqu’à l’os. Qu’il vive aussi intensément sans toutefois pouvoir ni se
plaindre, ni dénoncer son bourreau à deux pattes, ni même pleurer, m’a
souvent paru injuste et… inhumain. Ils auront été, chez nous, peuple du
bled, âpre et plutôt bourru, nos seuls « concurrents » dans l’affection de nos
parents  ; lesquels, pudiques et un peu rustres qu’ils sont, auront réservé
leurs câlins et leurs mots doux aux bébés animaux, et je ne me souviens pas
en avoir pris ombrage… Qu’y a-t-il de plus craquant qu’un ânon, avec ses
grands yeux étonnés et enjôleurs ?
 
Cet amour des bêtes n’est pas que gestes et jolis mots, il est à l’origine,
chez nous, d’une véritable institution dont je suis fier, non point parce que
mes ancêtres l’ont inventée mais parce que j’en ai savouré, très tôt, la force
et la douceur. Il s’agit d’adopter un petit garçon, orphelin ou issu d’un foyer
indigent, afin qu’il s’occupe du petit bétail, moyennant quoi il est logé,
nourri, blanchi, aimé et traité ni plus ni moins bien que n’importe quel
enfant du clan qui l’accueille. Il sera un frère, un vrai, et, parvenu à l’âge
adulte, on pourvoira à son mariage, l’aidant à bâtir son gourbi, payant sa
dot, assurant les dépenses du repas festif, du bœuf sacrifié au bonbon offert
en dessert.
N’ayant pas connu mon frère Derradji, j’aurai avec Amar, le petit
berger, un grand frère, aimant et drôle, qui reste l’unique individu de ma
prime enfance dont ma mémoire a gardé quasi intacts le souvenir, le visage
et, surtout, le rire aux éclats constant, les yeux… plissés, à force de se
dérider sans répit. Il était orphelin de père, et je revois sa mère venant
s’enquérir de son avenir et repartant, toujours, avec des victuailles, sans
oublier de m’embrasser en me murmurant à l’oreille «  Fais attention à
lui ! », alors qu’il a dix ans et moi à peine quatre. Notre jeu, ou le mien en
tout cas, consiste à ce que je lui saute au cou et que lui me serre par la taille
et que l’on tourne, jusqu’au vertige. J’ai l’impression de ressentir encore la
chaleur de son corps sinon, vaguement, une odeur de fumée de bois.
Un matin, il est parti chercher une vache à la robe blanche émaillée de
taches marron et m’a demandé de ne pas bouger, jusqu’à son retour. Je suis
resté debout, en contrebas de notre gourbi, près de l’azerolier où Dian’s a
été pendu. En attendant, je me suis allongé sur l’herbe, posant ma tête, de
côté, sur un gros rocher poli par les eaux du ciel. Le regard perdu, face aux
plis et replis du djebel Tamezguida, j’ai soudain entendu battre mon cœur,
au creux de l’oreille, et, fixant mon oreiller pierreux, tapissé d’îlots de
lichen, j’ai relevé qu’il était tout aussi blanc et maculé de vert-brun que
notre génisse. Peu après, à moins que ce ne soit avant, j’ai donné à Amar un
petit coup de faucille sur le crâne, histoire d’en voir l’impact, caprice
d’enfant livré à lui-même. Il a saigné, très peu, mais il a été écorché en tout
cas. Aucun cri ni juron n’est sorti de sa bouche rieuse, aucun rictus n’en a
tordu le sourire, rien, ne serait-ce qu’un soupir. Je revois sa mère, ou la
mienne, c’est trop flou, brûler des poils de chèvres tenus par une pince puis
lui appliquer les cendres sur la cicatrice rouge vif, un vrai remède de grand-
mère.
En racontant cet épisode, je suis débordé d’affection et étreint d’un
remords, car je me dis qu’il a réagi, ou plutôt pas réagi, à l’instar d’un
« frère animal muet », à savoir qu’il a eu très mal, trouvé le coup gratuit et
injuste, a eu envie de pleurer, d’avoir un câlin pour le consoler et,
finalement, n’a rien laissé transpirer. Or, chez nous, maltraiter un mal
aggoun est plus qu’un acte lâche, c’est un sacrilège. Je suis sûr qu’il ne
m’en a pas voulu, le brave Amar, mon frère aimé dont l’évocation du seul
visage me fait couler des larmes qui, après un demi-siècle, me brûlent les
paupières. Plus tard, l’armée a eu beau nous notifier qu’en nous installant à
Erraguene ce serait sans notre bétail, nos parents ont tenu quand même à
l’emmener, où il grandira parmi nous, jusqu’à l’indépendance. Chacun a pu
enfin regagner sa mechta, lui chez sa mère, au pied du mont Tazegzaout,
nous à El-Oueldja, étant entendu que son mariage restait de notre ressort.
J’ignore ce qui a pu se passer, mais, un soir, un parent taxi est venu nous
annoncer, avec le mot d’usage «  seul Dieu est Éternel  », qu’Amar avait
rendu l’âme, suite à un mal foudroyant… Ah, mon petit Amar, tu nous as
filé entre les doigts, à ta façon, sans un mot, et, je t’imagine, avec ton si
apaisant sourire. Si seulement tu veux bien revenir me voir, un matin, en
rêve, que je puisse revoir ta frimousse ; tu me rendrais heureux même, si, au
réveil, je serais encore plus inconsolable.
 
Loin de notre trou de mechta, la lutte du FLN pour l’indépendance a
déjà amplement fait son apparition sur l’agenda international. Un moment
désarçonné par l’arrestation de cinq dirigeants du FLN, dont Ahmed Ben
Bella, le 26  octobre 1956, bousculé dans les maquis par des soldats plus
prompts et autrement aguerris, l’Ordre se voit contraint de déplacer le
champ de bataille du djebel vers la ville. Le fedayi – celui qui choisit de se
sacrifier  – remplace au pied levé le djoundi, le maquisard, en vertu de
l’axiome selon lequel un cocktail Molotov qui explose sur un trottoir
d’Alger aura plus d’écho immédiat et mondial que la mise hors de combat
d’un bataillon entier de légionnaires dans le maquis. Il va, et de façon on ne
peut plus empirique, «  inventer  » la guerre asymétrique où celui qui
l’emporte sur le plan militaire, pour peu qu’il soit un État de droit, s’en
sortira perdant, fatalement, au niveau moral et diplomatique.
Il va user de la terreur, y compris contre des civils, femmes, enfants et
vieillards confondus. Il ne lui reste qu’à trouver le « bon » moment, qui lui
sera vite offert sur un plateau par le premier attentat terroriste, coup d’éclat
d’une Organisation de la résistance de l’Algérie française (ORAF), un
groupe de choc ultra, fondé par René Kovacs, un pied-noir fils
d’immigrants hongrois. Composé de policiers, de fonctionnaires et de
volontaires, le commando a déposé une bombe, de nuit, au cœur de la
Casbah. Surpris dans leur sommeil, trente-sept innocents seront ensevelis,
après que leur vieil immeuble aura été soufflé par l’explosion. Le FLN
accuse le coup, et le rend peu après, en faisant sauter le Milk Bar et la
Cafeteria, où les jeunes pieds-noirs viennent danser le mambo ou le cha-
cha-cha.
La tension monte et la situation bascule du tout au tout, quand, trois
mois plus tard, le 28 décembre 1956, le très influent et héraut des ultras, le
maire de Boufarik, Amédée Froger, tombe sous les coups de feu d’un tueur,
au petit matin, en sortant de chez lui, rue Michelet. L’écho de l’assassinat
du président de la Fédération des maires d’Algérie se répand telle une
traînée de poudre et boute le feu dans les esprits déjà bien surexcités des
« petits Blancs ». Qui se lâchent, lors des funérailles, largement couvertes
par les journalistes parisiens et étrangers, en molestant puis en lynchant tout
« Arabe » qu’ils croisent sur leur chemin vers le cimetière Saint-Eugène. Ce
pogrom, on ne peut plus spectaculaire, creuse encore plus, et sous les yeux
du monde entier, le fossé béant qui sépare, désormais plus que jamais,
Européens et Musulmans.
 
Un constat contre lequel Paris s’inscrit en faux, en martelant son credo,
selon lequel « il n’y a, de Dunkerque à Tamanrasset, qu’une seule catégorie
d’habitants, des Français », et non plus, des Européens et des Musulmans.
Trop tard, hélas ! La voix de la poudre porte plus haut, plus loin. Ainsi, le
9 janvier 1957, à Alger, le pouvoir civil débordé fait appel à l’armée pour
«  rétablir l’ordre  ». Un état-major spécial voit le jour, sous l’autorité du
général Massu, qui va lancer la fameuse bataille d’Alger, avec les
méthodes, les dégâts, l’écho et le bilan que l’on sait, non point militaire,
auquel cas il faudrait parler d’un indéniable succès «  technique  », mais
désastreux au plan moral et diplomatique. Grâce au dynamisme du bureau
d’information du FLN ouvert à New  York, et soutenu en sous-main par
d’influents congressistes américains, la question algérienne est de nouveau
mise à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies, le
28 janvier.
 
Voyant là l’occasion de démontrer l’inanité de la position française
clamant qu’il n’y a qu’«  seule catégorie d’habitants  », le FLN lance un
appel à une grève de huit jours, « à travers tout le territoire national », afin
de sceller sa qualité de Front de tous les Algériens, qui font front derrière
lui. Simplement, il y a loin, et aucun autre moyen de liaison que le
téléphone arabe, entre l’East River à Manhattan et El-Oueldja, sur l’oued
Djendjen. Le hic, c’est que l’agent de liaison, un parent de ma grand-mère,
qui inspecte chaque nuit notre mechta, n’est pas venu annoncer l’ordre de
l’Ordre. Ainsi, aux aurores du 28 janvier, mes oncles et père sont partis au
travail. Arrivés sur le chantier, ils sont d’abord surpris de ne trouver aucun
Algérien, ou si peu. Confus, des ingénieurs leur expliquent la situation, sans
qu’aucun officier présent sur place n’insiste pour qu’ils se rebellent contre
le nidham et se mettent au travail. Ils n’en paniquent pas moins. À tel point
que l’oncle Saïd, le Sétifien, leur propose de passer la nuit sur des sacs de
ciment vides plutôt que de rentrer au village et de s’exposer au pire.
Entre-temps, contact a été pris avec «  notre  » chef, le colonel
Bellabelli. Déjà avisé et instruit du « dossier », il leur accordera de fermer
les yeux, moyennant l’acquittement, en nature, d’une forte amende, incluant
paquets de café et de sucre, piles, biscuits, boîtes de sardines, cartouches de
cigarettes… L’affaire ne sera pas close pour autant, pas pour tout un
chacun, en tout cas. Une nuit, des fellaghas sont venus sortir le Sétifien de
sa couche et, sans dire un mot, l’ont jeté dehors, pieds nus, la djellaba pour
seul habit, en plein hiver. Alerté par des bruits de voix étouffés, l’oncle
Mohamed a pu identifier les ravisseurs. Ce sont des Beni-Médjaled, le clan
d’en face, celui de son épouse Halima, la belle-sœur de ma mère.
Ils ont traîné Saïd jusqu’à l’oued Djendjen, qu’ils ont traversé pour
arriver jusqu’au mont Tamezguida et s’enfoncer dans le maquis de Sidi
Salah. Ayant tôt compris le sort fatal qui l’attend, mon oncle a profité d’un
moment d’inattention, l’obscurité aidant, pour s’enfuir. Il se sépare soudain
de l’escouade, l’un des ravisseurs se retourne et lui tire dessus, la balle frôle
sa joue, un miracle. Dans la confusion, il se laisse dégringoler, slalomant
entre les arbres, jusqu’à se retrouver après moult tonneaux bien à l’abri d’un
monceau de ronces. À peine a-t-il regagné El-Oueldja en titubant, visage et
poitrail en sang, revêtu de lambeaux de djellaba, qu’un envoyé spécial de
Bellabelli le rejoint aussitôt. Anticipant l’interrogatoire auquel il ne
manquerait pas d’être soumis par le IIe Bureau d’Erraguene, le moudjahid
lui intime l’ordre absolu de ne rien «  balancer  », ne serait-ce qu’un détail
sur les ravisseurs, et jamais de nom, cela va de soi. Moyennant quoi, il lui
promet que ses bourreaux seront punis, et sévèrement.
Convoqué par le IIe  Bureau, après la grève que tous ont fini par
observer, Saïd n’a rien laissé transpirer. Non, de nuit, il n’a rien pu voir ; il
n’a pas non plus reconnu de voix, les ravisseurs n’ayant rien dit… Les
militaires n’en ont pas moins poursuivi leurs investigations, jusqu’à arriver
à identifier, un à un, les quatre assaillants. Déjà, le nidham, pour sa part,
leur a infligé un blâme sans appel. Ils n’auront eu la vie sauve que parce
que leur victime a pu préserver la sienne. Très peu de temps après, quinze à
vingt jours, des parachutistes les ont cernés dans le lieudit Amougal, à l’est
d’Erraguene, et neutralisés, sur-le-champ, sans combat.
Leur mise hors de combat a exhumé l’antique hache de guerre des
Beni-Médjaled contre les Beni-Ouarzeddine. Désormais, elle va planer sur
nos têtes, qui que l’on soit. Il faudra ouvrir les deux yeux, l’un sur le soldat
ou le harki, l’autre sur le Médjaldi. Et la fermer, car, ainsi que le dit notre
adage, «  bouche fermée, mouche n’y entre point  ». Les murs ont des
oreilles, et ils voient, même quand ils sont aveugles. Les rivalités claniques,
déjà si pesantes en temps normal, s’exacerbent, incitant ceux qui ont des
comptes à régler ou des haines recuites à assouvir, à « balancer » l’ennemi,
soit au nidham soit à El-Akri.
 
Le feu de la discorde a ainsi vite pris un peu partout, y compris chez
nous, quand un oncle de mon père, déjà au maquis, a dénoncé son propre
cousin en tant que «  vendeur  » aux Français. Assailli chez lui, alors qu’il
finit de dîner, il est conduit, sous les yeux horrifiés de ses enfants, par des
djounoud dans un des replis de l’oued Djendjen, où un véritable tribunal
populaire l’attend mines et couteaux tirés. Ce suspect, Mezenner Tahar, dit
le Négro, en raison de son teint pain brûlé, n’est autre que le neveu de ma
grand-mère. Il a dû ferrailler dur avec des garçons de son âge, avec qui il a
naguère gardé les chèvres et qui, maintenant, le soupçonnent de trahison, en
menaçant de l’égorger sur le bord de l’oued, dont l’eau ira jeter son sang
innocent dans la mer. Son bagout, et sans doute son physique de catcheur
râblé à voix de stentor, ont dû peser dans la balance. Il s’en est sorti,
presque avec des excuses. Sauf qu’une fois relâché, au lever du jour, il a
couru à Erraguene, où il a de but en blanc proposé rien moins que ses
services à des officiers incrédules et ravis. Il en est ressorti «  habillé » de
pied en cape, engagé et affecté à patrouiller dans son secteur, lequel inclut
mon hameau. Énergique, courageux et plutôt réfléchi, le Négro ne tarde pas
à recruter des volontaires réunis au sein d’un GAD, un groupe
d’autodéfense, créé, début  1955, sur instruction de François Mitterrand,
alors ministre de l’Intérieur. Dotés de fusils de chasse, ils ne jouissent pas, à
la différence des harkis, du statut militaire et ne sont pas rétribués, en dépit
du risque mortel auquel ils s’exposent. Leur mission : dissuader les « hors-
la-loi » de s’approcher des hameaux et donner l’alerte en cas d’attaque.
 
Très vite, leur mission s’avère impossible. L’isolement des mechtas,
l’inexistence ne serait-ce que de pistes, rend plus qu’aléatoire l’envoi de
soldats sur ces lieux enclavés, à l’abri d’un maquis touffu, truffé de grottes,
creusé de ravins. Rien de tel pour les maquisards qui y évoluent, à l’abri de
tout intrus intempestif  : des dizaines d’yeux, du fellah sur son champ au
petit berger sautillant derrière les chèvres en passant par la femme qui lave
le linge sur le bord de la rivière, tous regardent pour eux. Les fellaghas y
évoluent comme des poissons dans l’eau, selon le fameux slogan de Mao
Zedong, trop bien connu des officiers qui ont fait l’Indochine et qui sont
passés, sans transition, de la jungle au djebel.
Eux, en ont déduit qu’il faut sans tarder retirer l’eau au poisson, soit
déplacer tous les paysans de leurs « trous » perdus, pour les installer dans
des camps de regroupement, sous le contrôle direct et constant de l’armée.
Pour nous, ce sera le camp d’Erraguene, à côté du chantier du barrage.
 
Aussi, a-t-on vu débarquer, un soir, à l’heure du nidham, le Négro,
suivi par des dizaines de soldats. Et ces coups frappés à nos portes ne sont
pas ceux d’un parent éloigné venu nous inviter chez lui pour un mariage,
pour dîner ou passer la nuit sous notre toit. Ni l’un ni l’autre. Il est venu,
sans crier gare, nous porter l’ordre de quitter nos foyers, et qui plus est au
lever du jour ! Je n’ai conservé aucun souvenir ni du silence de mort qui a
dû accueillir cet implacable oukase ni du branle-bas de combat auquel il
aura donné lieu, aux cris des mômes, au désarroi des parents, au tohu-bohu
du tri des affaires… Et quid de l’horreur de s’arracher à un sol béni par les
pieds, les mains, la sueur et le sang des aïeux, un sous-sol où ils dorment
d’un œil, l’autre restant ouvert sur notre sort quotidien ? Nous partis, vont-
ils mourir pour de bon  ? Qu’en pensera notre saint patron, Sidi Ali el-
Ouarzeddini, à voir ses fils déserter son royaume, s’éloigner de son
mausolée, en un mot, lui tourner le dos  ? Ou les esprits invisibles qui
cohabitent avec nous, en étroite intimité, ces Redresseurs de tort qui
protègent nos familles, les Sentinelles qui veillent aux abords de nos
mechtas  ? Que seront-ils sans nous, que deviendrons-nous loin d’eux  ?
Survivront-ils en restant seuls, sans aucun fellah à protéger ?
Où aller, chez qui habiter, avec quoi et qui faut-il bâtir un nouveau toit,
et sur la terre de qui  ? Le bétail qu’il faudra, sacrilège absolu, laisser sur
place, aura-t-il assez à manger et à boire ? Où dormira-t-il ? Oubliera-t-on
les trois conseils cardinaux de Sidi Ali, à savoir, ne point se marier parmi le
clan Beni-Maâd, ne jamais planter de figuier de Barbarie, dit des chrétiens,
chez nous, et, surtout, éviter de couvrir de tuiles les toits de nos maisons ?
Et El-Oueldja, qui en sera plus qu’offusquée, nous ouvrira-t-elle les bras le
jour où l’on reviendra « ramper » sur son sol ? Car, ici, et chacun l’apprend
dès le berceau, la source – cet « œil de l’eau » – voit, l’arbre entend et le
rocher se souvient. Les eaux, sueurs froides et larmes du terroir, la neige
son burnous d’hiver, l’herbe son duvet. Ces questions, ces peurs d’un retour
de bâton du sort, en clair le courroux des ancêtres, ces remords m’ont pollué
l’esprit, tenu en haleine, au diapason de mon « peuple » en exil.
Au lever du jour, tout est prêt pour le grand départ, l’exode de milliers
de fellahs vers l’ouest, cap sur Erraguene. N’ayant ni meubles, pas plus de
lit ni de tables ou de chaises et encore moins d’armoires, chacun a dû
amasser nattes et vêtements, victuailles, semoule, huile, lait, légumes et
lambeaux de viande séchée, ainsi que des ustensiles, marmites, bocaux,
juste le nécessaire pour cuisiner et servir à manger. Et le petit bétail, le
capital « muet » et innocent. Il a fallu renoncer à emporter le métier à tisser,
les meules, les jarres de beurre rance et de semences enfouies sous le sol, et,
bien entendu, les cultures sur pied, orge, fèves, oignons, haricots… Sur ce
petit matin de notre migration, j’ai en mémoire une image, à l’aspect
irrégulier, tel un fragment de photo sépia découpé à la main : un mulet au
poil zinzolin luisant au soleil, ployant sous d’énormes baluchons. Et rien
d’autre, ni hommes, ni enfants, ni bétail, ni cris ; juste un silence de plomb,
un calme de cimetière.
 
J’ai gardé une anecdote, que mes parents m’ont souvent racontée, sur
un ton affectueux et plaisant. Sur le chemin, à travers une vire serrant la
paroi de l’escarpement autant qu’un ceinturon la taille d’un buste replet,
j’aperçois à un virage des grappes de raisins pendant d’une treille enroulée
autour d’un frêne ; je me mets aussitôt à exiger de mes parents qu’on m’en
apporte. Ils passent outre, je tempête, hurle et me roule dans la poussière, le
petit monstre quoi ! Tant et si mal que mon père, de guerre lasse, est allé me
chercher une grappe bien gorgée de suc. Je m’en suis, paraît-il, régalé,
insouciant et indifférent au sens du voyage. Ce triomphe du goût fera de
moi un amateur vorace de fruits, ce que je suis encore et toujours. Un
naturel glouton qui m’a tôt valu un jugement à l’emporte-pièce de mon
papa, que j’ai trouvé insolite et flatteur et que je me remémore, souvent,
souriant et attendri : « Slimane aime tant les fruits que quand bien même on
labourerait des champs d’arbres fruitiers dans son ventre, il n’en serait pas
rassasié. » J’ai alors imaginé un coteau strié de sillons où se dressent, tels
des petits soldats, des arbrisseaux à l’infini, sur lequel brille un soleil
radieux, en pensant  : «  J’ai ça dans l’estomac  !  » J’aurai ainsi, sans le
savoir, emporté la poussière de mon terroir non pas sur mes semelles mais
dans mes entrailles.
7

I l arrive que l’oreille aime avant l’œil, dit-on chez nous, depuis la nuit des
temps. En y repensant, je crois bien que c’est ce qui a dû m’arriver en
découvrant Erraguene : le bruit, voilà ce qui m’a d’abord heurté, plus que le
paysage, pourtant aussi grandiose qu’insolite, pour mon œil et mon pied de
montagnard. Et quel bruit, bruits de camions et de bulldozers, d’explosions,
de sirènes, d’avions ou d’hélicoptères, sans oublier, la nuit, des coups de
feu  ! Non pas un flash sonore, soudain et sans suite, mais un charivari
lancinant, qui vous envahit et dont l’écho résonne en vous jusqu’à vous
nouer l’estomac. Qui vous suit partout et auquel vous ne pouvez nullement
vous dérober, à moins de vous déchiqueter les tympans ou de vous enterrer
vivant.
 
Si j’entendis avant de voir, je ne fus pas moins désarçonné par le
paysage : au rebours de ce bled pentu qu’est El-Oueldja, Erraguene est un
plat pays, aussi aplati que l’intérieur du gourbi. Je basculai d’un univers où
il faut à chaque instant garder l’œil vigilant et l’orteil sûr à un terreau où je
pus marcher la tête en l’air, sans plus devoir baisser le regard pour voir où
je posais mon pas. Je pus jouir de ce luxe de fouler, pieds nus, un sol battu,
sans poser le talon sur un caillou acéré ou un chardon épineux. Je pus enfin
courir, qui plus est sans chaussures, jouer au ballon, sans risquer de voir
celui-ci dégringoler jusqu’à l’oued. Si mon hameau natal est un poing fermé
sur lequel chaque chose semble accrochée à un mur par un clou invisible, le
camp où j’ai atterri est une main ouverte, où tout objet tient debout tout
seul.
 
Pourtant, je n’en reviens toujours pas de n’avoir gardé aucun souvenir
de notre exode conduit à la hussarde  ; une migration forcée, bâclée, à la
sauvette. J’aurais tant aimé pouvoir me remémorer ces cohortes de fellahs
et de mulets, ployant sous les baluchons, portant sur le dos ou tenant par la
main leurs gamins en larmes ou insouciants. Ou, à tout le moins, ne serait-
ce qu’un écho visuel de notre «  transit  » contraint au hameau des Beni-
Lébiri, un clan habitant aux abords d’Erraguene. Nous y avons posé notre
barda, mêlé notre petit bétail au leur et dormi sous leurs toits, quinze jours
durant, le temps d’achever d’ériger les nôtres, sur l’immense terrain choisi
par l’armée pour nous y cantonner.
 
J’ai dû assister, j’en suis sûr, à la construction de nos nouveaux
gourbis, plutôt des paillottes, avec un matériau primaire, fourni par un
carrousel incessant de camions militaires  : trois poteaux-poutres sur
lesquels on pose une poutre pour soutenir le toit en double pente, des
solives et des branchages, le tout, toiture et murs fourrés et recouverts de
pans épais de diss, qui pousse partout à l’état sauvage. Après quoi, il ne
restait plus qu’à enduire les parois intérieures de bouse de vache, attendre
que ce plâtre naturel sèche avant de passer dessus un badigeon de chaux ; le
toit restant en l’état, afin de laisser s’échapper au dehors la fumée du foyer.
En un mot, je n’en ai gardé, hélas !, aucun écho visuel.
 
Aussi, mes plus anciens souvenirs d’Erraguene campent-ils un décor
déjà entièrement monté, celui d’un univers complet, avec son camp de
déplacés bien vivant, ses pâtés de gourbis et ses allées, un quotidien bien
rodé, rythmé, le jour, par le travail acharné du chantier et, la nuit, par le
couvre-feu. Merdj Ez-Erraguene est un immense cirque naturel : un plateau
sans arbres, creusé d’un déroutant écheveau de ruisseaux qui dévalent du
massif des Babors. Large de trois à quatre kilomètres, cet ample vallon
accueille désormais plus de cinq mille cinq cents habitants issus de
cinquante-sept hameaux, dans des paillottes disposées en rangs d’oignons,
selon un schéma préétabli par des officiers de la SAS. En dignes héritiers
des officiers des Affaires indigènes, ces soldats ont veillé, autant que faire
se peut, à décalquer sur le sol d’Erraguene la carte géographique de
l’habitat ancestral des déplacés. Ainsi, ont-ils tenu à tracer un chemin droit
asphalté qui traverse le camp de part en part, selon un axe nord-sud, afin de
pouvoir séparer nettement les Beni-Ouarzeddine des Beni-Médjaled, ceux-
ci installés côté est du tronçon, ceux-là, côté ouest  ; tandis que les Beni-
Zoundaï, des enfants du cru, eux, ont pu s’établir à la lisière de ce bourg
improbable. Une pompe à eau, implantée sur un socle de ciment, a bientôt
été installée à deux pas de notre bicoque, à la joie de nos femmes vouées à
remplir les jarres, à la fois corvée et évasion.
 
Toutefois, on aura beau avoir changé de foyer, ce sera toujours le
même feu qui y brûlera : je me revois encore, debout, sur le seuil de notre
baraque, scrutant l’horizon, cherchant un détail curieux sur lequel poser
mon œil ou un bruit insolite vers lequel tendre l’oreille. Au rebours d’El-
Oueldja, où la cour du gourbi fait office de poste de guet et, au besoin, de
station d’alerte, Erraguene me contraint désormais de regarder l’univers
d’en bas, du fond de la cuvette où j’ai atterri, et non plus d’en haut.
Néanmoins, rester «  de faction  » devant chez soi est, chez nous, un rite
immémorial, et tout enfant y a fait ses premiers pas, y compris les faux pas ;
un vrai tremplin, où le regard doit s’exercer plus à scruter qu’à admirer
l’œuvre du Ciel.
Il n’en faudra pas plus pour que les officiers voient en chaque gamin
du bled un chouf – « vois ! » en arabe –, en clair un mouchard inconscient,
voire un espion en herbe de l’ALN. Que de fois n’ai-je été interpellé par un
soldat me demandant si j’ai « vu des fellaghas » ; apeuré et ne sachant quoi
dire, si tant est que je comprenais la question, j’ai si souvent réagi en
fondant en larmes… Actuellement, ce même mot a été remis au goût du
jour… en France, parmi les « jeunes des quartiers sensibles », pour désigner
le petit guetteur, missionné pour alerter les trafiquants, en cas d’arrivée de
la police.
 
En feuilletant, par l’imagination, mon album intime d’Erraguene, je
tombe d’abord sur des « clichés » pris depuis le seuil de notre baraque. Et
d’emblée, je redécouvre qu’en ce temps-là notre principal horizon n’est pas
tant l’orient d’où se lève le soleil que le septentrion d’où déferle le bahri, ce
«  marin  », tour à tour vent, brise ou brouillard, jailli de la gueule et des
narines de l’océan – la mer est un élément masculin, viril, chez nous –, ce
monstre aqueux, informe et glouton dont il ne faut jamais trop s’approcher,
car il n’a pas son pareil pour happer le badaud étourdi, gober le nageur
imprudent. En regardant vers ce nord qui fait la pluie et le beau temps, je
revois s’étirer une enfilade de gourbis trapus, on dirait d’improbables
corons aux toits de diss, d’un vert décati. Il y a, d’abord, ceux des parents
de ma mère, Benskaïm et Sanaa, puis ceux des oncles de mon père, les
Mezenner, puis ceux des Fedghouche… Jusqu’à une imposante bâtisse, qui
marque la limite du camp dont elle se démarque par son aspect massif et
son badigeon blanc : c’est notre sbitar, l’hôpital, en fait un dispensaire tenu
par des médecins militaires, assistés d’infirmiers algériens. Plus en amont,
sur deux pics recouverts de chênes verts, des miradors pointent leurs
canons, de loin, aussi fins que des aiguilles, vers le djebel impavide et
luxuriant, royaume de l’ALN.
 
Au-delà, l’œil est aspiré vers le haut par un massif pentu qui s’arrête
au pied du mont Tagrourt, un gigantesque menhir rocailleux des entrailles
duquel les ingénieurs du barrage extraient des pierres pour le chantier. Ils
l’appellent la Carrière, Elkarier pour nous et jusqu’à nos jours, d’où part le
précieux minéral vers le chantier, porté par une noria de caissons
métalliques à travers un téléphérique de cinq kilomètres, construit
uniquement pour l’occasion. Ce dispositif pharaonique, avec ses câbles
mouvants sous lesquels je suis si souvent passé, le cliquetis de son
mouvement, je crois n’y avoir jamais prêté attention, ne devant y percevoir
qu’un objet aussi naturel qu’un arbre ou un rocher ; encore un autre attribut
insolite de ce nouvel univers du camp où tout est inédit, déroutant. Jusqu’au
jour où j’ai vu les ouvriers le démonter pilon par pilon, en amasser les
pièces et repartir avec sur de gros camions semi-remorques.
 
Cet horizon suspendu du Tagrourt, ce soupirail d’où s’infiltre l’air
marin qui redescend se faufiler parmi nos gourbis, s’insinuer sous nos
gandouras, à nous faire frémir de froid glacial ou de fraîcheur. Ce rempart
naturel, que de fois n’y ai-je agrippé mon regard, ravi et inquiet, me
demandant ce qu’on peut bien voir au loin, à partir de ce gigantesque
balcon. Je me suis si souvent posté, debout, sur le seuil de notre baraque,
béat et perplexe, tendant la joue afin de ressentir le câlin de la brise, rêvant
d’enjamber, un jour, ce marchepied vers un autre univers, forcément
mirifique. Je me rappelle nettement y avoir un soir si intensément fixé l’œil
qu’à un moment j’ai cru entendre susurrer le vent, un frou-frou
mélancolique que j’ai senti m’effleurer l’oreille. Il me plaît de penser que
cet écho quasi halluciné de la mer a dû être mon premier appel du large…
 
Je poursuis mon tour du locataire, dans ce camp où je ne suis encore
qu’un expatrié en sursis : en regardant vers le couchant, je me sens soudain
tout petit, face à un panorama tout entier courbé, aplati sous le poids et la
taille du couple Tababort et Babor, lequel culmine à 2 006 mètres. Ces deux
sommets contigus, l’un arrondi, l’autre raide et anguleux, évoquent, à mes
yeux, une épouse posant la tête sur l’épaule de son époux. Rien, sur terre et
sous le soleil, ne m’émeut autant que leur profil, aucune autre silhouette de
l’univers habité ne me ramène autant à moi-même que leur gabarit si
singulier. J’y verrais presque un reflet indicible de mon être le plus intime…
Je m’en suis crûment aperçu lors de la guerre civile qui a vu les
djihadistes se replier à leur tour sur le massif des Babors et l’ériger en
djebel – à défaut d’État – islamique. Sept ans durant, je n’ai pu oser risquer
un orteil à Erraguene, ni revoir mon djebel bien-aimé. Et durant sept ans, je
n’ai eu de cesse d’en rêver, si souvent, avec, à chaque réveil, un terrible
sentiment de frustration et d’injustice. J’ai connu deux périodes de songes ;
au début, je me revois sur la route et au moment où je m’apprête à entamer
l’ultime virage du col de Bettacha, situé sur le versant ouest du mont
Tagrourt, pour savourer, le cœur battant, une vue imprenable sur le lac, à ce
moment-là, je me réveille en sursaut. Et avec un tel dépit au ventre. Puis j’ai
eu un autre cycle où il m’arrivait d’apercevoir le Babor et le Tababort, une
nuit depuis… le parc Montsouris, une autre fois à partir de la butte de
Montmartre, un matin depuis le quai de Bercy. Et un soir, lors d’une sieste
dans le train Paris-Limoges, j’ai soudain aperçu le sommet, clignotant tel un
gyrophare, sous un ciel d’orage, bardé d’éclairs…
 
Plus terre à terre, à quatre pas d’enfant de notre baraque se maintient,
penaud et de guingois, le gourbi qui nous sert de cuisine, avec juste un
kanoun et plus aucun autre ustensile ancestral. Venus du fond des âges, ces
objets ont sombré dans le naufrage de nos douars extirpés de leur terreau
immémorial. On est passé de l’âge de pierre à celui du fer : plus de marmite
ni d’assiettes d’argile, et pas plus de cuillères en bois ni de nattes de laine
tissées maison, mais des casseroles en aluminium à foison, des plaques de
fonte pour cuire le pain, des piles de gobelets en plastique fluorescent, qui
plus est à un prix très abordable, de quoi en mettre plein les mains et les
yeux à nos ci-devant fellahs. Et tant pis pour le métier à tisser ancestral, si
encombrant ; les tapis synthétiques et les couvertures gris souris remises par
les soldats enveloppent désormais nos rêves.
 
Au-delà, à un jet de pierre à partir de notre « kitchenette » se dresse,
imposant, un tronçon renforcé de barbelés  ; une miniligne Maginot qui
ceinture le camp de bout en bout. Soutenus par des poteaux, les fils épineux
s’étirent le long du lit de l’oued Djendjen accouru depuis les piémonts des
Babors puis bifurquent vers le sud en évitant d’englober l’aérodrome, dont
la piste, aussi noirâtre que du poil de chevreau, restera une attraction hors
pair. Tout au long de ce tapis noir se dressent cinq ou sept gros cubes aux
murs nus de brique et reposant chacun sur quatre pilotis de béton, avec, côté
djebel Babor, un escalier qui conduit à l’intérieur de l’édicule : ce sont des
WC que les architectes militaires qui ont planifié le camp ont choisi
d’installer là. Nul n’a jamais songé à s’y soulager, à cause, je crois, du
manque d’eau sur place, l’usage exigeant de se laver après avoir «  brûlé
l’eau » ou « uriné gros ». Je le sais de visu, car je m’y suis risqué, une fois,
avec une fillette du coin, pour un jeu de touche-pipi et je me rappelle avoir
éprouvé de la joie de constater qu’autour d’un trou central tout le parquet de
ciment était si propre qu’on a pu s’y allonger.
Ces cubes sanitaires dépourvus d’eau et implantés trop à l’écart des
gourbis auront surtout servi à abriter les jeux érotiques des mômes, aussi
précoces que répandus et plutôt bien tolérés par les adultes. Et je ne me
rappelle pas avoir vu un soldat en faire usage  ; un souvenir très net
confirme mon impression sur ce point. Un matin, alors que je me trouve
dans un de ces abris cubiques, je vois sortir un soldat d’un avion, sans doute
le pilote, traverser la piste à grands pas et venir vers l’endroit où je suis. Un
moment, j’ai eu peur qu’il se dirige vers « mon » escalier, puis, soudain, il
s’arrête au pied de l’édicule, sous mon regard caché, pour se retourner vers
son engin, et s’agenouiller en baissant son pantalon vert olive.
Surpris, et surtout soulagé, je plaque mon œil sur son fessier rose,
glabre et aplati d’où ne tarde pas à jaillir un liquide aussi verdâtre que son
uniforme pour s’écraser sur l’herbe vert cru. Intrigué, j’ai réagi en pensant :
«  Eux aussi chient  ; ils sont comme nous  !  » «  Eux  », ce ne sont pas les
Français, un mot que j’ignore encore autant qu’Algérien, colon, chrétien ou
musulman. Eux, ce sont ces êtres venus de je ne sais où, aux pouvoirs
illimités, qui leur ont valu le surnom de «  marabouts  » –  Imrabten  –, des
démiurges qui savent tuer et soigner, jeter en prison et donner du travail,
voler dans le ciel et creuser des tunnels, incendier des mechtas et créer des
camps… « El-Akri, elle te blesse et elle te soigne », ai-je si souvent entendu
répéter mon père. Ne point faire caca serait, selon les croyances du bled,
l’attribut des anges et des élus au paradis. Aussi, raille-t-on les m’as-tu-vu
des nôtres en disant qu’« ils croient qu’ils ne chient pas ».
 
En y repensant, je me demande si cet épisode, trivial en soi, n’a pas été
le déclic premier qui a permis à mon esprit encore en herbe de percevoir le
Français en tant qu’être humain, non plus un esprit pur mais un homme, un
simple fils d’Adam. Fils d’Adam, mais aussi et en plus héritier du « bâton
de Moïse ». Il lui aura suffi d’en donner un coup, même sur le sol le plus
aride, pour en faire jaillir une source d’or blanc, à l’instar de la fontaine qui
roucoule face à notre baraque. Et ce miracle a déjà eu lieu, pas plus loin
qu’à deux pas du seuil d’où j’aime contempler l’univers. Ainsi, en sortant
de chez nous, mon œil tombe nez à nez avec l’œil de l’eau, le bassan, un
bassin aménagé en dur, par-dessus une sorte d’estrade en ciment poli. Au
rebours d’El-Oueldja, ici c’est le précieux liquide qui est venu s’écouler au
plus près de chez nous  ; adieu la corvée de liquide précieux où il faut
remplir la jarre à la louche, au milieu des sauts de grenouilles. Désormais,
c’est le défilé incessant des femmes qui viennent remplir jerricans et
bidons, laver les habits ou toiletter les enfants.
 
Par-delà ce joyeux charivari quotidien, le regard, déjà précédé par
l’oreille, se laisse capter par l’écho ronflant du chantier qui barre l’horizon,
là-bas, à deux kilomètres au sud-est du plat camp  ; une ruche d’où
s’élancent à l’assaut du ciel, hachuré de grues et d’échafaudages, de
gigantesques amphores ocre, posées côte à côte. J’ignore alors de quoi il
s’agit, mais, en fait d’amphores, ce sont les voûtes proprement titanesques
du barrage qui doivent obturer l’immense faille que le Djendjen a pu, au
cours des temps, creuser, élargir et ouvrir dans la chair du mont Tamezguida
afin de se tailler un chemin vers le large, du massif des Babors au littoral de
Djidjelli. Aussi hautes qu’un immeuble de dix étages, elles s’alignent
comme des dents qui se serrent pour stopper net la poussée de l’oued
vagabond, l’empêcher de s’écouler dans « sa » gorge. À vrai dire, j’ignore à
l’époque, et c’est normal, à quoi correspond ce forbi, soit ce fourbi en bon
français ; et ce n’est qu’au moment de la montée et de l’approche des eaux,
à vue d’œil, que je crois avoir enfin compris.
 
Peu à peu, je crois avoir pressenti que le camp ne durera pas, que notre
baraque est provisoire et notre séjour à Erraguene en sursis. Tôt ou tard, il
nous faudra déménager. Je me mets alors à regarder autrement le paysage :
de là où je me tiens, mes deux yeux, tels des bras, embrassent une immense
plaine en forme de fiole dont le goulet débouche sur le chantier du baradj.
Ainsi, cerné de contreforts en gradins, où prospèrent, au fur et à mesure
qu’on prend de l’altitude, ajoncs, ormes, peupliers, arbousiers, lentisques,
frênes, chênes verts, azeroliers, jujubiers, arbousiers, ce cirque naturel
abritera bientôt un des plus importants ouvrages hydroélectriques du pays,
sinon du Maghreb. Du jardin botanique gras et touffu qui ne manquera pas
d’être englouti, seuls les cèdres immémoriaux qui se blottissent tout contre
les Babors pourront garder les troncs et les ramures hors de l’eau ; eux qui
ont dû voir défiler, au loin, Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins,
Arabes, Turcs et Français, ces derniers ayant été, toutefois, les premiers à
s’aventurer jusqu’ici.
 
Du chantier du baradj, je n’ai jamais pu trop m’approcher. L’endroit
qui en est le plus proche et où je me suis très souvent rendu, c’est le souk,
un vrai marché qui plus est, mystère de l’urbanisme militaire, construit en
dur, au rebours de nos chétifs gourbis de bric et de broc. La route rectiligne
qui traverse le camp de part en part y conduit et s’y arrête. D’un côté et de
l’autre de la chaussé s’alignent des boutiques aux murs de brique et aux
toits de zinc ondulé : il y a surtout des épiceries où l’on trouve de tout, tout
«  sauf ses grands-parents  » ironise une boutade  ; un boucher, deux
marchands de fruits et légumes et même un coiffeur. Un peu à l’écart, je me
souviens d’un parterre de ciment poli, hérissé de gibets et de crocs  : c’est
l’abattoir «  municipal  », grouillant d’ovins et de bovins, sur fond de
chantier tonitruant dont le bruit assourdit les râles gutturaux des béliers et
veaux immolés. Je n’ai plus jamais, depuis lors, supporté le spectacle d’un
animal qu’on égorge et la simple vue du sang me révulse.
 
En revisitant le souk, je prends soudain conscience, et je ne suis que
plus étonné de ne pas m’en être rendu compte plus tôt, que le « transfert »
abrupt qui nous a, baïonnette sur les reins, bannis de nos foyers et extirpés
de notre terreau ne nous a pas moins néanmoins introduits, et de plain-pied,
dans ce qu’on appelle, à l’époque, la «  civilisation  ». Et plus j’y repense,
plus j’en suis troublé, ému et fasciné par l’impact quasi copernicien de cet
exode massif aux allures de fable tragique et édifiante, digne d’une
allégorie évangélique sinon coranique. Je me rejoue le film  : de fellahs
ayant perdu terres et repères, ravalés de leur hameau haut perché à un bas-
fond humide, mon père et son frère aîné Saïd, le Sétifien, ont très tôt réussi,
grâce à leurs salaires de tâcherons, à quitter le travail éreintant du chantier
pour bâtir une boutique à eux au souk d’Erraguene. Mon père a ainsi pu
nous bâtir à la place du gourbi une baraque aux murs de bois et au toit de
zinc, une quasi-exception dans le camp !
Je ne saurai sans doute jamais sur quel ressort ils ont dû s’appuyer
pour rebondir de façon aussi spectaculaire et passer du statut de déplacé
sans le sou au rang envié de respectables boutiquiers. Mieux, après avoir
accumulé un petit capital, mon père a pu passer son permis de conduire à
Sétif avant que le duo fraternel n’achète un camion, un Renault Galion, afin
de pouvoir s’approvisionner eux-mêmes au marché de gros de Sétif, de
Bougie sinon de Djidjelli, mais également pour en faire une épicerie
roulante, allant de souk en souk, à travers l’archipel des camps de la
wilaya  II. Un autre signe de ce grand pas en avant, le port de chaussures
pour tout un chacun ; à tel point que mon grand-oncle Ali s’est improvisé
cordonnier et a ouvert un petit recoin « réparation » de sabbatt, un emprunt
à l’espagnol zapate, notre patois n’ayant point d’autre mot quant à cet objet
plutôt rare que ga’â, qui désigne les lamelles de cuir qu’on enroule autour
du pied déjà recouvert de chiffons et qu’on porte surtout pour aller labourer
son champ.
 
En dépit de son intérieur exigu, notre boutique du souk aura finalement
été, j’en suis bien conscient maintenant, ma première lucarne ouverte sur le
vaste univers. J’ai découvert des fruits et légumes exotiques  : carottes,
navets, bananes, oranges, tomates, pommes et poires, jusqu’ici inconnus.
J’ai passé des après-midi dans ce capharnaüm à l’air alourdi d’odeurs
mixées de talc, de pâte de dattes, de savon et de «  pain français  ». J’en
profite pour préciser que, chez nous, ce qualificatif n’a jamais été attribué à
autre chose qu’à la baguette, symbole universel s’il en est de la Rougeaude.
Je me rappelle aussi m’être souvent endormi en regardant mon père coudre
des tissus, sur une machine Singer dont j’ai tant aimé le bruit, pareil à celui
de la pluie sur le toit de tôle ondulée de notre baraque.
Plus, j’ai mis la main et ouvert les yeux sur les premières images
reproduisant, par le dessin et en miniature, des êtres vivants. J’ai d’abord
succombé à l’attrait d’une boîte d’allumettes baptisée Le Jockey – je le sais
car j’ai réussi à en récupérer une de l’époque – et où l’on voit, de profil, un
petit homme en pull rouge monté sur un cheval au galop. Bien sûr, l’animal
a pu me rappeler le mulet, mais allumer du feu en frottant un bout de bois a
dû me fasciner. Par ailleurs, un poster collé au-dessus du tiroir-caisse de
l’épicerie n’a pas échappé à mon œil scrutateur  ; c’est un diptyque qui
représente deux boutiquiers. À gauche, un petit vieux, debout devant des
étagères vides et cerné de toiles d’araignée, l’air abattu et qui sort ses
poches du pantalon bouffant, bras en « o », montrant qu’il n’a plus le sou.
À  droite, un autre, à moins que ce ne soit le même, est assis au milieu
d’étalages débordant de produits finis, sourire aux lèvres et yeux mi-clos
satisfaits. Sous celui-ci, la légende dit  : «  Je ne fais pas de crédit  », sous
celui-là : « Le crédit m’a ruiné. »
Parmi les autres objets qui m’ont captivé, il y a eu un portefeuille en
plastique rouge cru orné d’un portrait noir et blanc, du genre Photomaton,
d’une femme aux cheveux noirs, courts et épais. De qui s’agissait-il ? Une
vedette de la chanson, une star de grand écran ? Gina Lollobrigida, Jeanne
Moreau  ? Je l’ignore, mais ce visage m’a ébloui, étourdi, séduit… Un
épisode banal, à cet égard, en dit assez sur l’attrait magnétique qu’a exercé
sur moi ce cliché  : j’ai eu un gros abcès sur le petit orteil et il a fallu le
crever, à l’aide d’une lame à raser, pour le vider. J’avais peur, mais mon
père a insisté tant et si bien que j’ai fini par y consentir ; j’ai toutefois exigé,
et obtenu, de pouvoir tenir l’étui magique sous mes yeux pendant
l’opération.
Le « clou » de ces images d’Épinal, c’est un coq représenté de profil,
altier et si familier, qui orne une boîte de piment doux, de paprika, un
ingrédient majeur de la cuisine citadine que je découvre alors peu à peu, au
goutte à goutte, dirais-je volontiers. Il m’a d’autant plus séduit qu’il n’y a
plus un seul animal dans le camp, pas même un chat, ni d’âne qui vive.
Pour des fellahs ayant depuis la nuit des temps vécu sous le même toit avec
des bêtes, ne plus en voir du jour au lendemain a dû dépeupler l’univers et
accuser notre sentiment d’exil, notre isolement. Je ne pouvais plus les aimer
qu’en peinture, sous les seuls traits du dessin. D’où, je crois, cet
engouement pour le cheval du jockey et le viril poulet dont j’ignorais
encore qu’il est le symbole d’El-Akri, ce mot qui désigne également le
paprika et dont il illustre l’emballage.
Le chant du coq pour saluer le lever du jour a dû beaucoup me
manquer. Il m’est parfois même arrivé de m’endormir avec la boîte près de
l’oreiller, avec, crois-je me souvenir, le naïf espoir d’entendre son écho un
matin, un rêve illusoire puisqu’il aurait été noyé dans le charivari du
chantier. Serait-ce un songe ou un fait vécu et plus ou moins oublié  ? Je
revois un paysage de détrempe, façon aquarelle, avec des arbres, un toit de
tuiles, un mur blanc, le tout mouillé, confus, évanescent, avec, venu de très
loin, un cocorico poignant et joyeux, familier et soudain insolite… Enfant,
j’ai cru, sur la foi des aïeux, que le chant de tous les coqs de la terre n’est
que l’écho unanime, ici-bas, de celui d’un coq saint qui l’émet depuis le
paradis !
 
Le saut vertical d’El-Oueldja à Erraguene, suivi d’un prodigieux bond
en avant, c’est, à nos yeux, l’univers mis à l’envers. Rien n’est, rien ne sera
plus comme avant. Outre la disparition des animaux du paysage et des
rumeurs du djebel, il n’y a pas plus un seul arbre et aucune brindille
n’affleure du sol habité, aussi plat et glabre que la paume de la main. Déjà,
nous n’habitons plus chez nous, mais sur des lopins sans nom ni visage, au-
dehors de notre patrie. La terre n’est plus qu’un… parterre où poser ses pas,
ériger son gourbi ou sa boutique, garer son camion. Ni elle nous offre ses
fruits, ni nous lui confions nos morts  ; chacun pour soi, désormais, à la
guerre comme à la guerre. Rien de ce que nous mangeons n’en vient, et, du
coup, nos nourritures ne sont plus les mêmes.
 
Il n’y a plus de labours non plus, l’araire est resté à l’arrière, son soc
ne foulera pas de sitôt le sol ancestral, maintenant orphelin, ou, pour être
plus précis, « célibataire », azib ainsi que nos aïeux ont choisi de qualifier
un champ en jachère. Et plus de carnaval votif autour du mausolée de Sidi
Ali, à l’automne, là-bas, au-delà du mont Tazegzaout, d’où l’on aperçoit la
mer. Adieu la kermesse débonnaire, le repas collectif, les chants et danses,
les atours des femmes, khôl foncé sur les paupières, lèvres et gencives
frottées aux ronces de noyer, qui leur impriment un ton carmin et caramel
d’un érotisme sauvage, si palpable qu’il fouette à vif la virilité en herbe du
plus distrait petit garçon. Cette fête païenne vouée à capter et à répandre la
baraka du saint ancêtre sur les semailles, je n’y aurai assisté qu’une fois, et
j’en garde le souvenir assez confus mais vivace d’un feu de camp crépitant
et d’une nuit à la belle étoile… Désormais, nous ne verrons plus les
vénérables semences, les grains, blé, orge et sorgho, que moulus fin, réduits
en poussière sinon carrément en tant que produit fini, sous l’aspect
ordinaire du pain, qui plus est « français ».
Bien sûr, nous préparons encore la kessra, ce pain maison, aplati et
dur, mais celui-ci doit maintenant s’effacer souvent pour laisser la vedette
au « pain français », cuit à la Cité. Ce dernier, nous le dégustons « nu », soit
sec, afin de ne point altérer sa saveur. Fini alors l’immuable menu d’antan,
galette et petit-lait ou figues sèches le midi, puis, le soir, couscous noir,
sauce, fèves sèches et bout de gras de mouton séché. Nous découvrons les
délices des fritures, le régal du ragoût, le pur plaisir des bonbons et des
gaufrettes, tous bienfaits cuits dans des marmites d’aluminium et servis
dans des assiettes de plastique. Et que dire du fromage, la « pâte de lait »,
dans son écrin, la boîte Bachkiri, La Vache qui rit  ! L’eau de source et le
petit-lait délayé ne tiennent plus le coup face au gazouz, la boisson gazeuse,
au soda sucré et pétillant. Si bien, ou si mal, qu’un homme bon n’est plus
« de miel » mais de gazouz.
 
Serait-il possible de rester un bon «  fils de famille  » si celle-ci est
disloquée, le clan dispersé, si loin des aïeux, hors de portée de leur baraka ?
Et ces bons esprits du hameau que sont-ils devenus sans nous, et que
sommes-nous, nous, sans eux ? Naguère, là-bas, au bled, après avoir mangé
de la viande, nous veillions à nous savonner les mains et les dents avant de
ressortir de nos gourbis, afin d’éviter qu’ils n’en reniflent le fumet et en
conçoivent du dépit d’avoir été privé d’un mets aussi exquis et précieux.
Plus maintenant, les dieux lares et les « bienveillants » se sont évanouis, et
chacun s’en est lavé les mains. Nos nouveaux gardiens sont des étrangers,
des soldats qui nous surveillent plus qu’ils ne nous protègent ; ils nous ont
plus à l’œil qu’ils ne nous préservent du mauvais œil. Oubliés également
nos chapelets de petits marabouts qui balisent les cimes du bled et y
diffusent à jet continu leur baraka  ; ici, à Erraguene, ce sont les tours de
guet militaires qui quadrillent le djebel. Orphelins, nos saints désormais
livrés à eux-mêmes ne doivent plus savoir à quelles ouailles se vouer.
Feu mon grand-père ne nous aurait pas plus reconnus. Peut-être aurait-
il lâché son adage favori  : «  Le feu n’accouche que de la cendre  »  !
Étrangers à nous-mêmes, nous le sommes devenus, y compris par nos
habits, le pantalon Tergal ayant aboli le saroual « haricot », le paletot jeté
aux orties le burnous, le béret basque détrôné l’antique chéchia. Et autant,
sinon plus, par nos mots de tous les jours ! À objets et usages nouveaux, des
noms inédits : n’ayant point de mots spéciaux dans notre patois frugal, nous
avons dû recourir à l’emprunt des uns à la suite des autres. Aussi, n’avons-
nous pas tardé à user d’un nouveau langage, une improbable  mixture de
kabyle, d’arabe et, surtout – nouveauté oblige – de français, un jargon que
mon grand-père n’aurait point bien compris  : fista pour veste, balto pour
paletot, fasma pour pansement, kachi pour cachet, chanti pour chantier,
oitoura pour voiture, cifilizi pour civilisé, fonara pour foulard, trissiti pour
électricité, kamiou pour camion, icoule pour école… Et tant qu’à faire, les
injures y ont suivi : mirad pour merde, tinfichiyi pour « tu me fais chier »,
berikou pour bourriquot ; puis, cerise sur le gâteau, un zeste d’espagnol et
un chouia de maltais : chikit pour chiquito, gamin, et skimi pour doucement,
issu de l’anglais to skim voler au ras de l’eau, effleurer…
 
À la réflexion, la guerre, qui n’en est pas encore une dans le discours
officiel parisien, aura tôt retourné notre univers comme un gant. Nos mets,
nos mots, nos habits, nos habitudes, tout a changé du tout au tout. En à
peine douze mois de conflit armé, la France nous aura plus francisés, et
sous toutes les coutures, qu’en cent vingt ans de prétendue «  paix
française  ». Moi, par exemple, qui ai usé les plantes de mes pieds en
marchant sur des cailloux et des chardons, je porte maintenant des
chaussures et je rentre du souk au bercail en camion, aux côtés de mon père,
fier de le regarder de profil tenir le volant et m’aider d’une main à poser
mon petit doigt sur le klaxon pour claironner notre arrivée au terminus, au
seuil de foyer.
Plus aucun rituel du djebel, en tout cas plus à l’état brut et pur, n’a
cours, ici, au camp. Le nourrisson sort de la maison dès le premier jour ; nul
ne songe plus à scarifier son bébé, le vaccin y remédiera ; le talc a remplacé
le suif, et, quand il neige, plus besoin de creuser des couloirs pour relier les
gourbis, l’armée vient dès l’aube dégager le chemin. Ah, ces dédales de gel
et leur doux nom kabyle d’assalou, au milieu desquels j’ai tant couru et
joué à cache-cache ! Rien, ou presque n’est plus pareil, sauf, le mobilier de
notre baraque, où il n’y a toujours ni table ni chaise et pas plus de lit que
d’armoires, juste des nattes, des tapis, des valises en carton, humbles écrins
des trésors de mes parents, les cadeaux de mariage de ma mère, des tissus
pour l’essentiel, et les objets de valeur de mon père, un flacon de parfum,
des liasses de petits billets, ainsi que je ne tarderai pas à le savoir.
 
Tous, je veux dire les hommes, avons-nous dû nous rhabiller à
Erraguene. Ainsi que je l’ai déjà indiqué, s’«  habiller  » rime, chez nous,
avec revêtir le treillis de l’armée française, s’engager, tgadji en jargon
cifilizi. Cependant, le choix n’est pas seulement entre devenir soldat ou
rester nu. Parmi les cinq mille cinq cents habitants du camp, mille cinq
cents hommes ont pu s’habiller non d’uniformes vert olive mais de
combinaisons –  koumblizou  – bleu de chauffe, à ceux-ci le casque et les
Pataugas, à ceux-là le calot et les rangers. Les autres mâles, les plus jeunes,
ont intégré les divers corps de supplétifs, harkis, moghazni, gardes-
champêtres –  chambit  – ou simples guetteurs. Les enfants, plutôt les
garçons seuls, ont dû troquer la blanche gandoura et la chéchia amarante
pour le pantalon, la chemise et le chef découvert, coupe de cheveu au bol.
Non sollicitées pour étudier, les filles apprennent à laver, à sécher, à
cuisiner, à servir. Quant aux femmes, elles ont repris leur labeur
immémorial, avec, certes, plus de confort mais moins de travail à l’air libre,
les cueillettes aux champs, le fagotage en forêt, le rituel quotidien du
cancan autour de la source…
 
Nul doute, et je m’en aperçois à l’envi maintenant, que la France a
nourri une indéniable ambition de nous sortir et des « griffes » de l’ALN et
des ornières de l’abandon dans lequel elle nous a laissés patauger, nus pieds
et en haillons, sans écoles ni dispensaires, pendant cinq générations  ! En
rouvrant le dossier, je découvre un pays qui croit dur comme fer en lui-
même, un peuple français combatif, un État volontariste et optimiste. Ainsi,
pour le projet du barrage, le gouvernement a-t-il confié le chantier au plus
éminent architecte et ingénieur de l’époque, le Corrézien Eugène
Freyssinet ; lequel, galvanisé par les moyens mis à disposition et séduit par
la splendeur du paysage, conçoit un plan où il introduit des innovations
aussi originales qu’audacieuses. Inventeur du béton précontraint, il dote
l’ouvrage de voûtes multiples, un défi technique que l’entreprise Campenon
Bernard accepte de relever en s’associant à la société des Grands Travaux
de Marseille, dépositaire du brevet du tuyau en ciment armé et à
l’Entreprise générale des travaux hydrauliques.
À  eux seuls, ces géants de la construction incarnent la fine fleur du
génie civil de l’époque, en France et à travers la planète. Et j’ai ainsi grandi
aux abords d’un de leurs chantiers, eux qui ont bâti, entre autres légendaires
ouvrages, les ponts Niterói, à Rio de Janeiro, Vasco-de-Gama à Lisbonne,
Ting Kau à Hongkong, Gladesville à Sidney ; mais aussi accompli l’élevage
des temples d’Abou-Simbel, en Égypte, la construction de la centrale
nucléaire d’Oldbury au Royaume-Uni, de l’église Sainte-Thérèse-de-
l’Enfant-Jésus, à Hirson, dans le style Art déco, en béton armé. J’avoue
éprouver a posteriori un vif orgueil d’avoir eu le privilège de côtoyer de si
près un ouvrage futuriste, avec des yeux neufs, tous juste sortis du Moyen
Âge. Un monument qui aura tout de même mis Erraguene au diapason de
Sidney, de Hongkong, de Rio de Janeiro et de Paris. Et je me réjouis
d’habiter, aujourd’hui, non loin du boulevard Vincent-Auriol, où se trouve
la Halle Freyssinet, ce bâtiment de la gare d’Austerlitz construit au début du
XXe  siècle, dont la réhabilitation s’achève maintenant et qui devrait
accueillir des start-up du secteur numérique ainsi qu’un restaurant ouvert
jour et nuit.
8

S elon la métaphore maoïste, recyclée ici par l’état-major, nous étions


l’eau où les gros poissons de l’ALN ont pu se vautrer à l’abri de tout
raid inopiné. En nous déplaçant d’El-Oueldja à Erraguene, l’état-major a
voulu priver de bain ces poissons que sont les maquisards, réduisant du
coup nos mechtas à des «  bocaux  » vides. L’impératif du regroupement
obéit à un objectif concret alors conceptualisé sous le nom de « doctrine de
guerre révolutionnaire  » (DGR), vouée, d’abord, à dissocier les
moudjahidine des fellahs, puis, si possible, à enrôler ceux-ci pour lutter
contre ceux-là. Lancée en l’air par le général Georges Parlange, l’idée sera
happée au vol, courant 1957, par des officiers venus d’Indochine, où des
milliers d’entre eux ont connu les camps du Viêt-minh et subi les affres du
lavage de cerveau, version chinoise. Aux militaires se joindra bientôt
Maurice Papon, fervent partisan de la DGR et préfet d’un département du
Constantinois à la fois populeux, indigent et quasi ingérable en raison de
son relief tout en bourrelets boisés, tailladé de ravins, truffé de cavernes.
Le préfet Papon se propose de piloter la mise en œuvre de la doctrine
dans son fief, le djebel, au profil idéal pour réaliser un test grandeur nature.
L’impératif n’est plus de reconquérir ni de pacifier un territoire, mais de
conquérir les esprits, de subjuguer les âmes, de se rallier des cœurs et des
corps. Aux moyens triviaux – avions, canons et autres chars et grenades –,
il faut désormais ajouter les écoles, les dispensaires, les routes, l’eau
courante et, s’il y en a, le courant électrique. Il s’agit bel et bien d’une
guerre d’un autre type, qui ne vise plus tant à éliminer l’ennemi qu’à le
déshumaniser, ou à le civiliser. Et pour un objectif aussi moral, aucun
moyen ne sera immoral. Un premier camp est ainsi ouvert, à Khenchela,
début 1957, au moment où le FLN, bousculé dans les maquis, fait basculer
le champ de bataille des montagnes aux quartiers d’Alger. L’évacuation de
milliers de paysans qui laissent derrière eux troupeaux, champs, vergers,
récoltes sur pied, marabouts et cimetières s’achève sans trop de dégâts, aux
yeux de l’état-major s’entend.
Le général Salan, ancien d’Indochine et, depuis peu, chef suprême des
forces armées en Algérie, avalise l’opération. Qu’il décide alors d’amplifier
et de généraliser, en prévision de quoi il met sur pied des équipes médico-
sociales itinérantes (EMSI), afin de suivre les déplacés. S’ébranle alors la
grande migration, aux allures de péplum biblique à la Cecil B. DeMille, un
chassé-croisé en tous sens de gigantesques cohortes de fellahs, dévalant leur
djebel pour le plat pays du camp. Jamais le Maghreb, sinon la Méditerranée,
à travers un passé pourtant si tourmenté, n’ont connu un exode intérieur
aussi abrupt et massif  : deux millions trois cent cinquante mille  fellahs,
arrachés à leur terroir, vont atterrir dans un millier de camps de
regroupement, choisis par les militaires, soit au bilan un paysan sur deux !
Bientôt, d’un bout à l’autre du pays, on verra des mechtas se vider en un
matin et des camps s’animer en un jour, peuplés, plutôt qu’habités, par des
ruraux hagards. Cet exode qui a « dessouché » tout un peuple, désertifié le
djebel, ce repaire millénaire, et, au final, annihilé l’univers paysan, reste un
tabou absolu, ici et là-bas, car autant l’État français n’aura lésiné sur aucun
moyen pour le parachever, autant l’État algérien une fois proclamé ne fera
rien pour y remédier, et toujours pas un seul geste pour réparer le drame en
aidant chacun à retourner en ses foyers. J’éprouve, à cet égard, un lourd
malaise rien qu’à l’idée de rappeler que je suis un des très rares, et, au vrai
je n’en connais nul autre, ex-habitant d’un camp à y opérer un retour, en
narrateur. Jusqu’à l’instant où je couche ces lignes, il n’y aura pas eu un
colloque ni un acte officiel, encore moins un monument pour commémorer,
rappeler ou témoigner de ce saut abrupt de tout un pays hors de lui-même.
Le peuple ainsi ballotté, il a fallu redécouper le territoire, l’équarrir et
le « recoudre » au pied levé. Il en est ressorti, de l’atelier militaire, une peau
de léopard, un nouveau pays organisé selon un triple zonage  : une zone
interdite, soit tout l’espace évacué manu militari et où l’armée a le droit de
tirer sans sommation sur tout intrus, même égaré  ; une zone d’opération,
déclarée champ de bataille où il s’agit d’écraser les rebelles ; et une zone de
pacification où soldats, officiers de SAS, médecins militaires et bidasses
instituteurs «  éduquent  » les déplacés. Fini tout projet de retour à El-
Oueldja, hameau désormais interdit, ne serait-ce que pour y jeter un coup
d’œil et en humer l’air.
Plus encore, si la majorité des fellahs sont allés dans les camps, un
million cent soixante-quinze mille autres, fuyant leurs villages interdits, ont
trouvé un asile précaire, eux, aux abords des principales villes, y créant
bientôt une ceinture très serrée de bidonvilles et remettant en question, du
coup, l’équilibre «  ethnique  » de tout l’habitat urbain, jusqu’alors fief
incontesté des Européens. Outre ces déplacés de l’intérieur, d’autres ruraux,
plus d’un million, ont dû trouver un refuge aléatoire au Maroc et en Tunisie,
mis, eux, sous contrôle et protection du FLN. Ce tsunami démographique
aura ainsi touché un Algérien sur deux, tous âges confondus !
 
Déraciné et confiné, quasiment captif d’un million de soldats et de
supplétifs, soit un fusil pour quatre civils, vieillards et enfants compris, le
peuple est aussitôt soumis à un intense et fort onéreux effort de
« modernisation », afin de le « franciser ». Nul alors ne doute qu’au travers
les écoles qui se multiplient, dont un millier animées par des militaires
détenteurs d’un brevet élémentaire, les enfants deviendront de bons et
loyaux citoyens français. Poussant son avantage, l’état-major, non satisfait
d’avoir déjà «  détourné  » le paysan du FLN, entreprend en plus de le
« retourner » contre lui, en « habillant », en soldant et en conduisant à « la
lutte contre les hors-la-loi  » un demi-million d’auxiliaires musulmans, au
minimum un adulte sur quatre, allant du soldat engagé au trouffion de
faction, en passant par le gardien de la paix, le milicien et le garde-
champêtre. Si l’on y inclut leurs familles, cela donnerait un effectif d’un
million et demi d’« amis » de la France, soit un bon quart des déplacés !
Privé de son « eau », le poisson pilote du FLN rejoint celle-ci partout
où elle se fixe, écumant casernes et camps, chantiers et usines, retournant
des « vendeurs  », noyautant souks, bataillons, milices et foyers familiaux,
jusqu’à faire espionner un neveu par son oncle et vice versa. Ayant déjà
perdu tout repère, les fellahs ne sauront plus alors sur quel pied danser, qui
plus est sur un terrain miné, où tout faux pas sera un vrai trépas. La
solidarité clanique disloquée par l’exil, c’est plus que jamais le règne du
chacun pour soi, sans remords ni pitié. Il n’en faudra pas plus pour raviver
les haines tribales, battre le rappel de vieilles rancunes, instiller le soupçon
jusqu’au cœur du gourbi, dès lors où chacun peut devenir un ennemi, et
d’abord le frère, le cousin, le gendre, le voisin. S’ouvre alors la boîte de
Pandore, d’où relèveront le profil, jusqu’ici maintenu courbé sous le
couvercle, mari jaloux, créancier abusé, débiteur acculé, frère déshérité,
chacun se met du coup aux aguets, prêt à laver son honneur. Chacun, aussi,
a un très proche parent dans la caserne et au maquis, harki et moudjahid,
traître et patriote. Des mots nouveaux fusent : sbiounadj, espionnage, forbi,
de fourbi, mais pour évoquer la rumeur assassine…
 
Diviser pour régner… À cet antique expédient, la France a succombé,
dès la conquête du pays. D’une main, elle a agrandi le territoire et unifié des
colons aux origines disparates, de l’autre, elle a disloqué le bled des
autochtones et réduit leurs tribus en poussière de clans, selon le jargon
colonial. But de l’opération, consacrer la cohésion des Européens, sceller la
désunion des Musulmans. Le jeu aura quand même valu la chandelle
jusqu’à la nuit fatale de la Toussaint rouge, qui ne tardera pas à réunifier
ceux-ci et à diviser ceux-là. Il n’empêche, le peuple paysan, maintenant
enclos, sera désormais l’enjeu crucial du conflit, le champ de bataille et le
front où tous les coups bas seront permis. Au jour le jour, les officiers de la
SAS s’efforceront d’inspirer au fellah «  la confiance  », les moudjahidine,
eux, aspireront à susciter au mieux la solidarité patriotique, au pire la peur
du châtiment.
En déplaçant le paysan, l’armée a retiré le tapis de sous les pieds du
FLN  ; lequel a su, non sans brio tactique, sortir par le haut du piège en
portant l’écho de « l’appel du djebel » aux quatre coins de l’univers. Déjà
bousculé par la répression d’août  1955, il a réagi, tournant 1957, en
déplaçant le front à Alger, la « deuxième ville de France ». Et si les paras de
Massu et Bigeard y gagneront la bataille, ce sera sans péril ni gloire et,
surtout, au prix d’un opprobre mondial et d’une alarmante fracture de
l’opinion nationale. L’état-major ne désarmera pas pour autant, qui repartira
à l’assaut du djebel, avec des moyens colossaux consentis au plan Challe,
du nom de ce général dont les tactiques innovantes vont infliger des pertes
sévères à une ALN privée de paysans et livrée à elle-même.
Qu’importe, après Le Caire, Belgrade, Pékin, New Delhi, le FLN a
désormais un bureau à New York, ses entrées au Département d’État, des
alliés au sein d’une Assemblée générale, où la question algérienne a déjà été
inscrite à l’ordre du jour, dès le 20 septembre 1957, le jour de mes quatre
ans. «  L’Algérie a cessé d’être une affaire exclusivement française  »,
déclarera bientôt le sénateur démocrate, John F. Kennedy, au grand dam de
Paris qui, de session en session, opposera plus de douze fois son veto  !
Engluée dans les « événements » d’Algérie, la France aura du mal à réaliser
ou à admettre que la donne a changé du tout au tout.
Déjà, les Américains sont acquis à l’indépendance, en vertu d’un
calcul stratégique d’une rigueur imparable : en cas d’invasion soviétique de
l’Europe libre, anticipent-ils, la reconquête du Vieux Continent ne pourra se
faire, ainsi qu’on l’a vu lors de la Seconde Guerre, qu’à partir d’un
Maghreb anticommuniste résolu et allié loyal de l’Ouest ; or, protestent-ils,
la poursuite du conflit algérien risque fort de précipiter l’Afrique du Nord
dans le giron de l’URSS ; de là, leur soutien discret mais constant au FLN.
Bientôt réduit à Alger, acculé dans le djebel, ce dernier franchit la
Méditerranée durant l’été  1958 et ouvre un nouveau front en métropole,
avec un état-major secret établi à Paris, « au cœur du cœur de l’ennemi ».
Désormais, les deux protagonistes ne jouent plus ni le même jeu ni sur le
même terrain, la France ne jurant alors que par une victoire militaire, le
FLN ne tablant, lui, que sur un triomphe diplomatique.
La France, qui a fabriqué l’Algérie de toutes pièces, se voit elle-même
redessinée par le FLN  : déclaré wilaya  VII, l’Hexagone est placé sous
l’autorité d’un organisme spécial, la Fédération de France. Quatre cent mille
Algériens y vivent, lesquels pour ne pas subir les mêmes rigueurs que leurs
cousins du bled souffrent, néanmoins, des mêmes divisions entre
«  patriotes  » et «  traîtres  ». Fort d’un appareil bureaucratique et militaire
chevronné, l’Ordre entreprend d’y mettre de l’ordre, à sa façon, sans
compromis ni merci. Et de porter d’emblée le fer et le feu contre un parti
rival, le Mouvement nationaliste algérien (MNA), fondé par Messali Hadj,
pourtant précurseur de l’idée d’une Algérie indépendante. La lutte fratricide
se soldera par quatre mille morts, douze mille blessés ou mutilés et la
victoire sans appel du Front.
 
Algérie, France, deux pays qui désormais se superposent, s’imbriquent
et qui, ne coïncidant plus, s’entrechoquent. Sous une France de Dunkerque
à Tamanrasset s’esquisse, en décalque, une Algérie de Tamanrasset à
Dunkerque, à l’instar des deux motifs d’un tissu damasquiné  : minorité
d’Européens, au sud, minorité d’Algériens, au nord ; et deux pouvoirs ici et
là-bas, gouvernement français au vigoureux profil militaire d’un côté, de
l’autre, un FLN de plus en plus civil. Sur les bords de la Seine, le nidham y
évolue tel un poisson dans l’eau, bien introduit qu’il est au sein des Églises,
des syndicats et du gotha artistique et intellectuel, tous convaincus que leur
pays risque de laisser son âme dans ce « conflit absurde », selon le mot de
Guy Mollet lui-même. Qui plus est, les Algériens n’étant point parqués et
soumis à la férule des soldats, ils forment une « eau » vivante, un fructueux
vivier qui va financer, rubis sur l’ongle, la libération de la patrie.
Alerté, secoué, Paris fait de nouveau appel à Maurice Papon, lequel a
déjà amplement fait ses preuves dans la « pacification » du Constantinois.
Derechef préfet de police, dès mars 1958, l’expert en guerre psychologique
n’y va pas par quatre chemins. Il transpose en métropole le quadrillage en
vigueur en Algérie, avec le concours du redoutable Centre de
renseignement et d’action (CRA), une structure associant armée, police et
gendarmerie. Rebaptisé Service de coordination des affaires algériennes
(SCAA), il est chargé d’opérations policières menées par des effectifs
incluant des supplétifs parlant l’arabe et le kabyle. Ici aussi, l’enjeu de la
bataille est de se rallier la population, quitte à la diviser et à semer la
discorde en son sein. Des camps dits d’assignation sont même ouverts, en
vertu des pouvoirs spéciaux désormais applicables partout, au Larzac, dans
l’Aveyron, à Mourmelon (Marne), à Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard), à Thol
(Ain). Ainsi, peu à peu et d’une façon subreptice, par «  capillarité  »
pourrais-je ajouter, le climat social algérien vient polluer le ciel de
l’Hexagone, jusqu’à en gangrener l’État de droit  ; au plan des pratiques
politiques, la France s’algérianise, au rythme où l’Algérie se francise.
Une kyrielle d’organismes spécifiques, aux intitulés éloquents, voient
alors le jour, tous voués à « casser » le FLN et à couper net le nerf de sa
guerre, en traquant sympathisants et collecteurs de fonds, le Front imposant
à chaque « patriote » le versement d’un dixième de son salaire mensuel. Il
n’est pas inutile de s’y appesantir car l’action de ces services va instaurer
une culture du soupçon policier à l’endroit de tout Algérien, un travers qui,
un demi-siècle plus tard, persiste encore et toujours. Avec d’autant plus de
vigueur qu’un tel expédient policier n’est que l’avatar du Service de
surveillance et de protection des indigènes nord-africains (SSPINA), lequel,
mis sur pied déjà début 1925, n’aura été dissous qu’en 1945 pour faits de
collaboration avec la Gestapo, à Paris  ; déjà, dix ans plus tôt, le Front
populaire en a dénoncé le racket et le «  fichage des Musulmans  ». Et ce
quand bien même s’agit-il tout autant de « gagner les âmes », à travers le
Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie (SAT-
FMA), lequel s’adosse, pour la carotte, au Bureau de renseignement
spécialisé (BRS) et, pour le bâton, au Centre d’identification de Vincennes
(CIV).
Une Force de police auxiliaire (FPA) vient parachever ce dispositif à
vases communicants, en le dotant d’une force de frappe implacable
composée de supplétifs algériens, harkis, ex-militants du FLN ralliés et, au
besoin, malfrats. Une bataille de Paris s’engage alors, avec le
XIIIe arrondissement, où j’habite maintenant, pour théâtre du premier choc.
Opérations coups-de-poing, extorsions de fonds, séquestrations, mitraillages
de bistrots, attentats à l’explosif, assassinats, braquages, attaques de dépôts
de carburants, tout y passera. Un succès initial conduit le préfet à
l’implanter dans le quartier de la Goutte-d’Or, où ses excès lui attireront tôt
les foudres meurtrières du FLN… Une impitoyable guerre de l’ombre prend
ainsi ses quartiers dans la Ville Lumière, où tout un chacun devient a priori
suspect d’appartenir à l’un ou l’autre camp, sinon aux deux en même temps.
Alors que l’incendie n’épargne plus un empan du pays, que le feu de la
discorde ravage tous les secteurs de l’opinion, qu’une guerre de tous contre
tous se profile à l’horizon, l’état-major inaugure, le 10 mai 1958, un Centre
d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG), au sein de la
wilaya  II, encore chez nous donc, au bourg côtier dit Jeanne-d’Arc –
  l’actuel Larbi Ben M’hidi  –, non loin de Philippeville, ville encore
traumatisée par les massacres d’août  1955. Il s’agit, aux yeux de ses
promoteurs, Raoul Salan et Charles Lacheroy, d’y ériger la guerre
psychologique en une discipline en soi, avec des méthodes et sur des
critères quasi scientifiques, incluant manipulation mentale, intoxication,
torture «  intelligente  », lavage de cerveau et plus encore s’il le fallait. Ce
sera donc une «  école  » appelée à faire école, d’un bout à l’autre de la
planète. Dispensés par des vétérans de l’Indochine, les cours s’ouvriront
rapidement à des « étudiants » en treillis accourus de tous horizons, belges,
brésiliens, argentins, chiliens, portugais, sud-africains, tous voués à lutter
contre la «  subversion rouge  » en Amérique latine ou le «  virus
communiste » au Congo belge, en Angola et au Mozambique. Plus de huit
mille, y compris, dit-on, des Sud-Coréens et des Israéliens, y accompliront
des séjours d’études, assortis parfois d’exercices pratiques, sur le terrain.
Bien que cette école fût implantée chez nous, dans nos murs, nul –
  sauf, j’imagine, le FLN  – n’en a jamais entendu parler. Soit, humilier,
frapper, torturer ou même tuer, cela se produit chaque jour, mais enseigner
l’art et la manière d’exercer ces pratiques, personne parmi ces fellahs
pourtant endurcis n’aurait pu l’imaginer, car tout illettrés qu’ils soient, ils
ont un respect quasi sacral pour l’instruction. Quant à moi, je n’en
apprendrai l’existence qu’une fois adulte et grand reporter envoyé couvrir,
tournant 1980, les procès des dictatures latino-américaines. Je me souviens
en avoir eu un premier aperçu avec l’écrivain franco-belge Conrad Detrez,
lequel a vécu et milité au Brésil en tant que bras droit du guérillero Carlos
Marighella. Il m’a alors expliqué combien la guerre d’Algérie a connu une
sorte de postface en Amérique latine, qui a vu s’affronter des officiers
locaux conseillés par d’ex-instructeurs de Jeanne-d’Arc et des
«  terroristes  » prolétariens soutenus par d’ex-moudjahidine de l’ALN. Il
semblerait même que son chef, auteur d’un fameux «  Manuel de guérilla
urbaine », aurait déposé le trésor de son mouvement, l’Action de libération
nationale (ALN), à l’ambassade d’Algérie, à Brasilia. De fait, je n’ai jamais
croisé d’intellectuel ni de syndicaliste brésilien, chilien ou argentin sans
qu’il ne soit question à un moment donné de la Escuela francesa, surtout en
Argentine, pays où la doctrine aura été appliquée à la lettre, jusqu’à ses plus
extrêmes limites, à savoir la technique de la « crevette Bigeard », consistant
à jeter en mer, depuis un hélicoptère, un ennemi vivant et lesté d’un bloc de
béton ! Inventé et éprouvé en Algérie, cet expédient radical aura connu son
score le plus meurtrier au large du Río de la Plata, avec un minimum de
vingt mille disparus  ! Je revois encore le cinéaste, musicien et guérillero
argentin d’origine syro-libanaise Envar El Kadri me narrer avec sa voix de
stentor comment la junte avait gagné sa bataille de Buenos Aires en ayant à
l’esprit la bataille d’Alger.
Ainsi, ai-je appris qu’après l’indépendance des dizaines de ces
officiers, trop compromis avec l’OAS et de ce fait devenus, à leur tour, des
hors-la-loi aux yeux de la France, ont dû franchir l’Atlantique, où ils ont
trouvé le meilleur accueil chez leurs ex-«  étudiants  ». Leur savoir-faire
«  algérien  » leur ouvrira sans accroc les portes des grands collèges
militaires, aussi bien à Fort Bragg, aux États-Unis, qu’à l’École des
Amériques, au Panamá, à l’école de guerre de Manaus, au Brésil ou encore
à l’École de mécanique de la marine, à Buenos Aires, en Argentine, sinistre
incubateur de tortionnaires et de putschistes. Mieux, séduit par… un roman
français, dans lequel il aurait puisé de «  précieuses leçons de stratégie  »,
l’ex-commandant des forces alliées en Afghanistan, le général Petraeus,
s’évertuera à faire rééditer Les Centurions de Jean Lartéguy. Il en aura parlé
tant et si bien qu’une vieille édition anglaise, mise aux enchères sur
Amazon, a été emportée pour 1 700 dollars ! Sorti en 1960, l’ouvrage, tout
à la gloire des paras ou « Léopards », a été vendu à quatre cent cinquante
mille exemplaires, un record absolu pour l’époque. L’auteur, qui a tenu à
être présent le jour de l’inauguration du centre d’instruction de Jeanne-
d’Arc, s’y livre à un éloge dithyrambique des parachutistes coloniaux. Il y
campe un portrait lyrique de leur chef, tout entier inspiré du lieutenant-
colonel Marcel Bigeard, un héros haut en couleur, frugal et viril, féroce et
humain. Suite à quoi, et mimétisme américanophile oblige, l’un et l’autre
livres de chevet de Petraeus auront eu droit à une réédition, dans leur pays
si oublieux ; sans susciter le moindre écho toutefois.
En y repensant, et avec le recul, je réalise qu’après tout moi aussi
j’aurai été instruit, dans ma petite école, par des soldats portant le même
uniforme que les instructeurs de l’École. Un même état-major, implanté au
sein de notre wilaya II, aura ainsi piloté une double initiation, et d’enfants
au savoir, et d’officiers à la répression. Donc, d’une main la torture, de
l’autre l’écriture, l’or et la rouille, le sang et l’encre, la plume et le
poignard, le jour et la nuit, avec, entre l’une et l’autre, un simple repli de
djebel  ; l’avers et le revers d’une même médaille, soit, en même temps et
tout d’une pièce, le pire et le meilleur de la France.
9

N otre blédard de patois, frugal et pourtant si subtil, n’a pas trouvé


d’autres mots pour désigner l’école et l’écolier que le français détourné
licoul pour celui-là et l’arabe taleb, pour celui-ci, soit le « mendiant », en
clair, le quémandeur de savoir. En vertu de quoi, c’est moi qui aurais tendu
la main vers l’instituteur et non lui qui serait venu vers moi. Il aurait ainsi
fait acte moins d’instruction que de charité… De l’avoir ainsi perçu montre
à quel point le bled aura été tenu loin et dans l’ignorance du sacro-saint
credo républicain sur l’école gratuite et obligatoire. Pour autant, je n’ai pas,
ne serait-ce qu’un éclair, de souvenir de mon premier jour de classe.
Pourtant, il y a eu un matin et un soir à ce moment inaugural, une veille et
un lendemain, bref, un avant et un après cet événement historique.
Ce jour-là, en effet, mes cousins et moi avons été les tout premiers
rejetons de notre lignée à nous mettre sur le chemin de l’école. Jamais,
jusqu’alors, autant que l’on sache, l’un d’entre nous ne sera sorti du gourbi
pour aller accomplir d’autre tâche que chercher un chevreau, écouler un
bœuf au souk ou cueillir des figues. Et puisque notre patois, encore lui, use
d’un même mot – khatt – pour évoquer le labour et l’écriture, désormais nos
mains vont manipuler des crayons et non plus des pioches ou des faucilles,
et le seul sillon que nous aurons à creuser sera sur le papier d’un cahier et
plus jamais sur le sol d’un champ. Quel bond en avant que ce premier pas
posé sur le sol mouvant du savoir.
 
À défaut d’image de licoul, ce que je me rappelle pleinement c’est le
trac ressenti chaque matin avant d’aller à l’école. Et, surtout, une phrase de
ma mère avec laquelle elle a très tôt pris l’habitude de me réveiller, en me
tapotant l’épaule  : «  Slimane, la route t’attend  !  » Pas l’école, mais le
chemin qui y conduit. Bien que susurré sur le ton le plus attendri qui soit, ce
«  conseil  », je m’en souviens très bien, n’a pas manqué d’exciter mon
imagination. Je me suis senti attendu, au-dehors, par un ruban routier qui
n’est venu ici, chez moi, que pour moi, juste pour m’accompagner jusqu’au
seuil de ma classe ; il ne faudrait alors point trop tarder à l’emprunter, ainsi
que je l’aurais fait en montant un mulet ou en me posant sur un tapis volant.
Et c’est lui qui me guidera, pas moi qui le suivrai, je n’aurai qu’à me laisser
porter, de porte à porte.
Aller à l’école sera tout sauf une distraction, cela exige de respecter au
détail près, sous peine d’être éconduit, un très strict cérémonial. Il faut
d’abord remiser chéchia, gandoura et pieds nus, et revêtir chaussures,
pantalon et chemise, en gardant le chef découvert. Les ongles doivent être
coupés court, ce qui était un supplice pour moi  ; n’ayant pas de coupe-
ongles, ma mère recourait souvent aux ciseaux, trop grands, sinon aux
lames à raser, qui entaillent à chaque fois la chair vive – j’en frémis rien que
d’y repenser. Enfin, veiller toujours à avoir un bout de tissu en poche afin
d’essuyer le nez car, si la morve est partout plus ou moins tolérée chez le
petit enfant, licoul s’y refuse sans appel, pas plus qu’il n’est admis de parler
l’arabe ou le kabyle, seul le français, aussi rudimentaire soit-il, y a droit de
cité.
Un vrai rituel que cet « apprêt », le premier auquel je me sois astreint,
qui plus est convaincu d’avoir tout à gagner. Ce cérémonial du «  prêt à
l’emploi », ce souci devenu vite obsessif de mon aspect extérieur, ce respect
assidu du code, ici vestimentaire, en un mot ce désir d’avoir patte blanche,
d’être «  admis  » de plain-pied, avec ses heurs et malheurs, je le dois à
l’école du camp. Aussi, très tôt, chaque matin, entre chien et chacal,
musette sur l’épaule et ardoise sous le bras, j’attends, sur le seuil de notre
baraque, le passage des escouades de «  mendiants  » Fedghouche et
Mezenner pour m’y coller avant d’aller faire cortège avec nos camarades
Beni-Médjaled puis Beni-Zoundaï. Fondus en bataillon de petits soldats du
savoir, nous entamons alors le chemin ascendant vers la Cité, soit plus de
deux kilomètres de piste bitumée, avec, de chaque côté de l’allée et à
intervalles réguliers, un mirador toutes bouches à feu dehors. Car, à
proximité du bassin versant du barrage, a jailli une ville à vue d’œil, que
nous baptiserons tôt la Citi, afin d’abriter des roumis, ingénieurs et ouvriers
du baradj, avec leurs épouses et leurs enfants.
 
Un virage, et voici le bout du rouleau de la route qui s’arrête net aux
pieds d’un duo de soldats. Un à un, chacun d’entre nous tend alors sa
musette et attend le geste de la tête ou de la main, jamais un mot, qui
l’invite à continuer son petit bonhomme de chemin. Un dernier tronçon de
pente et mes semelles se posent, enfin, sur la voie royale, horizontale, qui
conduit à la Citi. Taillée à angle droit dans le flanc schisteux de la colline,
elle est tapissée de goudron luisant, si lisse et propre qu’il arrachera ce cri
du cœur à mon oncle Saïd  : «  On y roulerait volontiers du
couscous  dessus  !  » Un ultime tournant sinueux et l’œil qui s’écarquille,
ébahi, devant le spectacle du petit paradis, soudain à portée de main ; mais
non à portée de pied, car un imposant poste de contrôle en barre l’entrée.
Chevaux de frise, murs de sacs de sable, soldats fébriles, le bourg n’a rien
d’un moulin ouvert à tous les vents. Ni même à tous les enfants, ainsi,
parmi nous, seuls les «  grands  » garçons sont accueillis, car leurs classes
préparatoires s’y trouvent. Eux, étudient aux côtés de petits Européens, y
compris des filles.
 
Je suis trop jeune encore pour y être introduit et m’asseoir aux côtés
des mômes d’ouvriers, d’ingénieurs et d’officiers. Pour nous, les petits,
l’armée a dû installer, faute de classe en dur, une guitoune kaki au seuil du
village fortifié, à mi-pente du poste militaire, à un jet de pierre du baradj.
J’ai ainsi pris place dans l’école de la République, assis sur un sol battu
recouvert d’aiguilles de schiste, sous une tente à l’origine vouée plutôt à
soigner ou à héberger des soldats. Il n’y a aucun banc, juste des mâts pour
soutenir le pavillon. Qu’importe le cadre, nous étions si heureux, non
seulement d’y être admis mais, surtout, de sentir nos parents si fiers, je
dirais même radieux, de nous voir enfin « mendiants » non point de pain, de
clope ni de sou, mais de ilm, ce mot vénérable qui veut dire à la fois savoir,
savoir-vivre, monde, univers… Cet orgueil paternel, je l’ai capté d’emblée,
d’instinct, et je m’aperçois, à l’instant, que j’en garde intact un très vif
souvenir.
Oui, pour nos aînés, aux yeux de mon père, licoul aura beau n’être
qu’une guitoune élimée, y poser un orteil c’est déjà mettre le pied à l’étrier
pour s’arracher à un sol ancestral devenu désormais aussi étranger
qu’ingrat, s’élever, devenir un cifilizi en un mot. Quel pied de nez à ce
destin, ce mektoub, en vertu duquel le sort de tout un chacun aurait été fixé
par « écrit », bien avant qu’on ne vienne au jour. Savoir lire et écrire, n’est-
ce pas pouvoir, enfin, relire ce registre du Destin, et, au besoin, l’amender,
le corriger, le conjurer, et y apposer son propre paraphe  ? Cet orgueil
paternel affiché, ostentatoire même, dirais-je, m’a très tôt convaincu de
tenir en main, avec mon crayon et mon petit cahier, un pouvoir nouveau,
qu’aucun de mes aïeux n’aura jamais eu, ne serait-ce qu’effleuré.
 
Et, très tôt, j’ai compris que je ne « lis » pas que pour moi, qu’à travers
moi mon père aussi lira et écrira. Dès lors, je ne serai plus le fils de
Belkacem, c’est lui qui deviendra plutôt le père de Slimane  : je ne réalise
que maintenant, le cœur serré, combien l’accès soudain au savoir m’a
aussitôt disposé à l’avant-garde de la famille, et, du même coup, m’a hissé
au-dessus de mon père, à son grand bonheur, lui qui devrait rester mon
tuteur, mon guide et mon modèle ! Et avec sa bénédiction, qui plus est. Un
premier fardeau sur mes frêles épaules, et qui ne sera point le dernier. En
tout cas, mon crayon, ce bâton de Moïse devant l’Éternel, aura été tout sauf
un héritage, mais un « don », tardif, de la Rougeaude, un « butin » d’une
guerre absurde, ainsi que l’aura voulu non le destin mais l’histoire, avec un
grand H.
 
Néanmoins, pour la petite histoire, je ne me rappelle nullement mon
premier jour d’école, ni du contact avec l’instituteur inconnu et pas plus de
mon arrivée devant la guitoune fichée sur la pente friable, avec un intérieur
encore plus indigent que celui d’un gourbi. J’ai dû être très surpris… Quand
je m’y revois, je suis déjà un écolier bien rodé, qui écrit, sur l’ardoise,
accroupi, à même le sol irrégulier, pentu, tapissé, ainsi que je l’ai déjà dit,
d’aiguilles de schiste. Au milieu de ma classe, avec une vingtaine de
gamins, assis par terre, aussi serrés que dans une école coranique, je suis du
regard la main du maître qui dessine les lettres de l’alphabet sur un petit
tableau porté par des tréteaux.
 
Mon premier instituteur est un soldat, calot sur le chef, sanglé dans un
uniforme vert olivâtre, bâton de craie dans une main, baguette dans l’autre.
Un matin, le bidasse inspecte les élèves et demande à chacun de lever son
bâton de craie. Ayant oublié le mien à la maison, j’ai dû y remédier avec un
brin de schiste, lequel écrit aussi bien sur l’ardoise : il l’a très mal pris et
m’a donné un coup de règle sec et bref sur la paume de la main. J’ai dû en
être échaudé car, peu après, je n’ai pas pu oser lui demander de m’autoriser
à aller faire un «  gros pipi  »  ; et, du coup j’ai fini par «  faire  », en plein
cours, dans mon froc. J’ai oublié ce qu’il a pu me dire, ce que j’ai ressenti,
il ne me reste qu’un plan d’image : je suis debout, je regarde vers le sol, je
scrute mes genoux puis mes pieds et les mains de ma mère, pliée en deux,
qui me rince les jambes, le tout, je m’en souviens très bien, nimbé d’une
lumière dorée, couleur soir. Un autre jour, alors que nous jouions devant la
guitoune, un soldat m’interpelle  : «  Souris  », me dit-il. Plutôt flatté, je
m’exécute volontiers  ; il me prend en photo, remonte dans la Jeep et
disparaît aussi vite qu’il m’est apparu, sans merci ni adresse. Un demi-
siècle plus tard, il m’arrive souvent de repenser à cet instant cueilli au vol et
de m’interroger, sur le lieu où pourrait se trouver ce cliché, mon tout
premier portrait. Est-il oublié dans une enveloppe égarée au fond d’un
carton, dans une cave, sous les combles d’un pavillon, ou bien jeté sinon
perdu ?
 
Il y aura une autre photo, et avec tous les élèves, assis ou debout, sur le
seuil de la guitoune, sous le regard grave et souriant non plus du brave
bidasse mais de Mme Cabanal, une institutrice civile, avec laquelle j’ai pu,
par miracle, renouer le contact, un demi-siècle plus tard, et qui m’en a
envoyé la diapositive, en couleur  ! Je me redécouvre à l’âge de six ans,
accroupi bien au-devant de la classe, un bâtonnet à la main, la posture
détendue, parmi des gamins hiératiques : mon air désinvolte trahit, je crois,
le petit faible que l’institutrice a toujours eu pour moi, un petit plus qui ne
m’aura point échappé. Il n’empêche, quand bien même l’événement, inédit
sinon insolite, n’a pas dû passer inaperçu, je ne l’ai pas moins occulté,
oublié. J’ai gardé intact, en revanche, le panorama de la Citi, vu d’assez
près mais de trop bas, depuis la cour de mon école : un chapelet de villas
pimpantes, façades blanc lait frais et toits de tuiles rose pétard, élevées à
flanc de falaise gris ardoise, piquetée d’arbrisseaux et de fleurs. Je revois
leur silhouette, flottant entre ciel et terre, à l’instar d’un paysage de
miniature chinoise que l’on voit flotter sur un fond vaporeux, sous un ciel
diaphane évoquant un aquarium.
 
J’ignore combien de temps aura duré ce studieux séjour sous la tente,
toujours est-il qu’à un moment notre classe a «  grimpé  » du bas-côté au
rebord de la route donnant de plain-pied sur la Citi : une école en dur nous
attendait avec ce hangar aux murs de parpaings et au toit de tôle ondulée,
implanté à deux pas, à deux pas pour de vrai, du barrage militaire veillant à
l’entrée de ce qu’on appellerait de nos jours un «  compound  ». Adossé à
une falaise schisteuse, le bâtiment s’abouche presque à une baraque qui sert
de dispensaire de jour, et c’est tout juste si un adulte arrive à se faufiler
entre ces bâtisses et les guérites du poste de garde. Et chaque jour, c’est la
pagaille où se côtoient mères et bébés, malades au teint hâve, écoliers et
surtout soldats, car, de fait, tous les adultes, ici, sont en treillis kaki ou vert
olive, qu’ils soient instituteurs, infirmiers, officiers d’état civil ou pompiers.
 
Chaque matin, je voyais notre cohorte d’écoliers se scinder en deux,
les «  grands  », admis à franchir le passage vers la Cité, les petits, comme
moi, qui restent en deçà, « au-dehors ». Et je ne me rappelle pas en avoir
conçu quelque dépit ou rancœur. Idem pour mon séjour entre les murs de
ma classe en dur, et qui plus est sous l’éclairage électrique, qui n’aura pas
encombré ma mémoire, si j’en juge par le peu de souvenirs que j’en garde.
Un seul, du reste, a trait à un cours, sans doute parce que j’y ai été pris à
défaut. J’ai dû me sentir d’autant plus froissé que j’ai eu tôt une certaine
idée de moi-même, ayant tout de même appris, bien avant d’aller à l’école,
à compter puis à écrire mon patronyme, et ce, grâce à un « truc » que m’a
inculqué mon illettré de père. Je me revois, à ce propos, couché sur le
ventre, un crayon à la main appuyé sur un carnet posé à même le sol battu,
et je recopie, l’œil collé au papier, notre nom peint sur la portière du camion
familial.
J’ai appris à dessiner la lettre avant de l’associer à un son. Afin que je
mémorise chaque lettre, mon père, qui, tout analphabète qu’il est, sait
néanmoins compter, m’a incité à les assimiler à… un chiffre, ce qui s’est
traduit par une conversion simple de la lettre  Z en nombre  2, le  E un  3
inversé, le G est un 6, le H un 11 relié par un trait d’union et le I un 1, le D
un 0 ainsi que O du reste ; j’ai oublié ce que je faisais du U mais le R de la
fin, je le convertissais en 8, au bout de quoi le nom ZEGHIDOUR a fini en
un nombre pair, le  23611100…8  ! Papa et moi avons ainsi inventé une
façon de rébus, sans savoir tous deux ni lire ni écrire. Cet exercice
préscolaire m’a aidé à assimiler en un temps record l’alphabet. Ainsi mon
premier instituteur a été mon père, et j’ai eu pour premier tableau la portière
de son kamiou, ce dernier ayant presque fini par devenir un membre de la
famille, à l’instar de tel chevreau ou petit âne  ; un être intime, un parent.
Petit détail éloquent : seul Zeghidour, notre nom, aura retenu mon attention,
nullement celui de Smati, le prénom d’état civil de mon oncle Saïd, peint,
blanc sur noir, juste au-dessus. J’en ignore le motif conscient, si jamais il y
en a eu un. Aurais-je alors déjà subodoré, d’instinct, un abus révoltant du
droit d’aînesse, car, après tout, ce véhicule, seul mon père s’en est vraiment
occupé et préoccupé, l’a conduit et entretenu ; son frère aîné n’ayant même
pas réussi à « gagner » son permis ?
 
J’ai eu plus de soucis avec les voyelles et les liaisons. Aussi, je me
souviens d’avoir achoppé sur la colle que m’a posée l’institutrice en
écrivant le mot «  voici  » sur le tableau, pour ensuite me demander de le
prononcer, à voix audible d’un bout à l’autre du « wagon » de la classe, où
s’étirent deux rangs de vingt-quatre pupitres chacun. Plutôt confiant, un
tantinet flatté d’avoir été choisi pour la mise à l’épreuve, j’ai avalé un bon
bol d’air, puis j’ai expiré, en articulant un très sonore « v.o.ï.k.i ». Puis, plus
rien, je veux dire que je ne me souviens pas d’une quelconque réaction de
sa part, ni même de la mienne, après coup. Il me semble juste avoir perçu
chez Mme Cabanal un éclair de dépit, qui a dû d’autant plus me vexer que
je l’ai si souvent entendue lancer à mon père, au vu de tous les écoliers, que
son « Slimane a une bonne tête » !
 
Un autre souvenir rejaillit : assis à mon pupitre, je regarde, de dos, la
maîtresse dessiner sur le tableau noir, une sorte de gourbi à côté duquel elle
écrit : « cabane ». En recopiant ce mot, je n’ai pas manqué d’établir un lien
immédiat entre cabane et Cabanal, non sans relever que la lettre «  c  » se
prononce «  k  ». Entre-temps, l’institutrice prend place à son bureau, l’air
studieux, presque grave, et, penchée sur un livre, le visage radieux, sans
ombre, avec des cheveux blonds qui semblent jaillir de l’ampoule planant
au-dessus d’elle. J’ai l’impression qu’elle flotte, posée sur un halo de
lumière miel d’acacia. Mon œil glisse sur son nez fin, lèche ses mèches, je
suis attendri, et presque inquiet… Je garde encore intact un sentiment à la
fois doux et pimenté, un frisson vif et piquant, qui me fait songer,
maintenant, à un émoi sexuel aussi impromptu, tenace et confus.
 
Chez nous, l’éveil aux mystères du sexe est si précoce chez l’enfant
qu’il coïncide avec celui du langage. Rien d’insolite, si l’on songe ne serait-
ce qu’à la promiscuité induite par l’habitat dans le djebel, et plus encore
dans le camp. Le besoin d’intimité y serait tout bonnement incongru, le mot
lui-même n’ayant du reste aucun équivalent en patois arabo-kabyle, et pas
plus en arabe littéraire, lequel a dû recourir à l’emprunt du français. Aussi,
le gamin apprend-il très tôt autant à jongler avec des vocables qu’à en taire
d’autres. Au sein de la famille, et plus encore sous le toit sacré du gourbi,
aucune parole ne doit y faire allusion, sous peine de faire déguerpir, sans
retour, les esprits qui veillent sur le clan. Aussi, ne dit-on pas « lâcher un
gros mot  » mais «  disperser  » ou «  éparpiller  », car l’articuler c’est faire
aussitôt s’enfuir frères, cousins, oncles… Un autre exemple : une femme ne
doit jamais dire « ouvre-moi », il lui faut préciser s’il s’agit d’un paquet ou
d’un portail, le cas échéant l’allusion à son intimité serait trop évidente. Si
pudibond est notre univers qu’il sied mieux dire se «  doter  » d’un gourbi
que se « marier ». Mieux, le désir, la libido, c’est le nafs, le « souffle » de
vie  ; avoir une érection équivaut à se tenir «  debout  », et, a contrario, ne
plus bander rimerait avec ne plus respirer, ou si mal, sinon à vivre en apnée.
Qu’il soit authentique ou apocryphe, j’ai un souvenir pourtant très net
qui en dit assez à cet égard  : notre maîtresse est debout devant le tableau
noir, un garçon, du clan Beni-Zoundaï, s’approche d’elle jusqu’à ce que son
abdomen frôle le sien  ; il lui met son poing serré sous les narines et lui
intime, sur un ton viril, « sens ma force, sens-la ! », avant de lui donner un
coup de rein sec et sans équivoque. Jusqu’à maintenant, j’ai cru à la véracité
de cet incident qui ne m’a jamais quitté  ; sauf qu’en l’évoquant, ici, un
doute se profile, ce qui, au demeurant, ne l’amoindrit en rien quant à son
message. Car si faire « renifler » sa puissance est un geste normal, dans un
bled où l’«  honneur  », l’unique valeur qui soit, a le même nom que le
« nez » – le fameux nif –, la ruade sur le ventre d’une dame, qui plus est une
maîtresse d’école, mariée et française, me paraît improbable, encore que…
 
Très tôt mise en éveil, la virilité, chez nous, devient une affaire de
honte ou d’honneur, de vie ou de mort. Et à ce prurit nul n’échappe. Un
matin, alors que je suis sur le chemin de l’école avec mon groupe, un
gamin, un Beni-Zoundaï là aussi, m’interpelle, sur un ton insolent. Je me
tourne vers lui, il s’ébroue d’abord puis se raidit vite, pose ses poings serrés
sur ses hanches et me lance tout à trac : « Mon oncle va niquer ta tante ! »
en mimant l’acte à coups de reins saccadés. Surpris, je suis resté coi,
d’autant plus qu’au fond, s’il m’insulte, il ne ment point, la main d’une
cousine de ma mère ayant été donnée à un frère de son père ; « métissage »
intertribal induit par le camp oblige. Dans le djebel, prendre une femme
d’un clan «  étranger  », c’est prendre un avantage sur lui. Je vois là le
principal motif du choix de la fille de l’oncle paternel comme épouse idéale,
afin de rester entre soi, car un cousin est censé se « donner » à sa cousine et
non la « posséder ». J’ai très mal pris l’affront et j’ai bien senti que le petit
gars marquait ainsi un point contre moi ; voilà un soufflet qui ne devrait en
aucun cas rester impuni, me suis-je alors juré. « Celui qui ne rend pas coup
pour coup a pour père un bourriquot », dit un adage du cru.
 
La puce du sexe, une fois mise à l’oreille, le moins qu’on puisse dire
est qu’elle n’en ressort pas par l’autre ; elle s’incruste, y compris contre tout
entendement. Je me souviens d’un jour où Mme  Cabanal nous propose
d’escalader le talus schisteux et irrégulier auquel s’adosse notre école. Tout
excité par l’exercice, et si fier de montrer combien je sais gravir et dévaler
une pente, je m’arrange pour me positionner juste derrière la maîtresse, en
léger contrebas. Avant d’accéder au sommet du mamelon, je me penche
pour ensuite relever la tête et jeter un œil furtif sous sa robe. Et surprise !
Que vois-je  ? En lieu et place où je m’attends à entrevoir un «  ravin  »
ombreux, ouaté, un peu flou et couvert de poils, mon regard butte sec sur un
bandeau blanc, net, couvrant tout l’entrecuisse  ! Ignorant alors jusqu’au
principe du slip ou de la culotte, mon constat me renvoie vers mon a priori
avec lequel je crois en avoir fini après avoir vu un soldat déféquer : le roumi
n’est pas un être de chair et de sang, de larmes et d’urine, il est, à l’instar
des anges et des djinns, une créature de feu et de lumière, qui brûle et
illumine, réduit tout en cendres ou rend la vue à l’aveugle ; d’où le surnom
de « marabout », accolé à tout Français du bled.
 
Le fait de n’avoir pas entrevu le « fond » de l’unique femme du peuple
roumi qu’il m’aura été donné de voir a dû fortement me marquer pour que
même adolescent, et déjà moi aussi porteur de slip, j’aie continué à
m’étonner, après avoir soulevé la jupe d’une poupée, de ne pas trouver, sous
la culotte, ne serait-ce que l’esquisse de son «  sourire de la vie  », son
« sauf-conduit » ou sa « barque », qu’on assimile, ici, au vagin, en raison de
son aspect ovale. Ainsi, se comprend mieux l’insulte populaire : « Qu’Allah
maudisse le bateau qui t’a porté au jour. »
10

T out ce qui passe trépasse… À  ce vieil adage maghrébin, j’ajouterais


bien un bémol. En revisitant le passé, le mien propre, sur fond de conflit
franco-algérien, je m’aperçois qu’il n’est pas mort, qu’il respire toujours.
Qu’on s’en inspire encore, de nos jours. Me revient ainsi à l’esprit les mots
de l’historien russo-français Michel Heller : « Rien ne change aussi vite que
le passé. » Chacun ne le revisite-t-il pas avec les yeux de son temps ? S’il
éclaire le présent, celui-ci, en retour, le remet bel et bien au jour.
Du coup, ce passé que je m’efforce d’attraper me rattrape, ce qui me
dépasse, me trouble. Et me fascine. Le conflit algérien n’ayant point été
reconnu en tant que tel, il n’a eu ni début ni fin. Il se poursuit aujourd’hui,
en France désormais, avec d’autres moyens, mais les mêmes acteurs –
 Français « de souche » et « musulmans » –, des mots similaires – Algérie,
France, république, islam, laïcité, intégration, assimilation, voile
« islamique », nationalité –, des hantises et des mots d’ordre qui font écho à
ceux d’antan  : submersion démographique, colonisation à rebours,
islamisation, guerre civile, expulsion…
Quand bien même ces mots ont pollué mon époque, je n’en ai pas eu le
moindre écho, mon bled étant trop excentré et mon milieu trop peu instruit.
Tout au plus, ai-je dû avoir de ces notions une appréhension plutôt
confuse… Aussi, puis-je affirmer qu’à l’âge de six ans, alors que je suis
déjà inscrit à l’école et élève assez doué, je ne crois pas en avoir entendu un
seul  ; le cas échéant, je ne l’aurais point compris. Faut-il y voir un effet
direct de la censure militaire et de la peur  ? Probablement. Ainsi,
concernant le nom du pays, nous n’en avions que deux, El-Oueldja et Alger,
la « médina », la ville que nous appelions à la kabyle, Dzayer, et non point à
l’arabe, El-Djézaïr. Je pense que le strict isolement du camp nous a coupés
de l’univers et de ses rumeurs, sans parler du défaut de poste radio grâce
auquel les Algériens citadins ont pu écouter, eux, chaque soir, la « Voix des
Arabes », émettant depuis Le Caire. À propos des Français, nous n’avions
également que deux mots  : roumi, pour un seul, n’sara, à partir de deux
individus. Celui-là est un vestige du romain antique, celui-ci, qui dérive du
nom Nazareth, désigne les disciples de Jésus. Toutefois, bien que nul, chez
nous, n’ait plus la moindre idée de l’Évangile, il n’en subsiste pas moins
tout un fonds inconscient de gestes et de symboles  : tatouer une croix sur
tout membre endolori du corps, jurer sur son saint local en se signant en
portant la main du front au cœur puis de l’une à l’autre épaule, arborer un
rameau de chêne vert, au premier jour du printemps…
L’Algérie et la France  ? Ce sont tout sauf deux pays  : je ne me
souviens pas d’avoir jamais entendu citer le nom de l’un ou de l’autre, le
nom d’El-Akri n’ayant alors évoqué à mon esprit qu’une femme mythique,
un être omnipotent et impalpable. Fait curieux, je l’ai souvent imaginée
sous les traits de ma grand-mère maternelle, El-Ouahma, l’unique aïeule
que j’aurai aimée et adorée, pour sa rude douceur, sa gouaille et un humour
ravageur. Quid alors de la « guerre », de « libération » ? Des mots explosifs,
cela va de soi, dont il n’était pas question devant moi, pour autant que je
puisse m’en souvenir. Quant au FLN, nous l’appelions, ainsi que je l’ai déjà
indiqué, par un seul nom, nidham, l’Ordre  ; pour les moudjahidine, nous
disions fellaghas, le terme choisi par l’état-major français plus pour
disqualifier que pour qualifier « nos » maquisards. Mais à nos yeux, je m’en
souviens bien, il brillait d’un éclat particulier, inspirant un mélange de peur
et d’admiration.
L’islam, enfin. Le terme est, au moment où j’écris, aussi souvent
invoqué que celui de chômage  ; du ministre à l’instituteur, de l’essayiste
agitateur au militant associatif, chacun a son idée bien arrêtée sur le Coran
et, bien sûr, son mot à dire sur la foi islamique. Il ne se passe pas une
semaine sans qu’il n’y ait un quart d’heure musulman, et plutôt un mauvais
quart d’heure. J’ose affirmer, en tant que journaliste, lecteur attentif des
journaux d’ici et de là-bas, qu’on parle plus de la religion du Prophète en
France qu’en Algérie  ! Naguère statut juridique réducteur dans l’Algérie
française, le concept de « Français musulman » aura ainsi tôt repris du poil
de la bête dans l’Hexagone, alors même qu’il n’a plus de substrat légal. Et
pourtant, hier «  sujet français  », le citoyen «  musulman  » est devenu,
aujourd’hui, à son corps défendant, sujet… à caution ; tenu de s’expliquer,
et de rassurer, quant au type de rapport qu’il entretient avec l’islam.
 
Qu’en est-il alors, à Erraguene, à l’aube des « événements » d’Algérie
et au crépuscule de la IVe  République ? Je le répète, à six ans, je ne crois
pas avoir encore connu le mot islam, ni jamais vu un fidèle se prosterner et
pas plus entendu d’appel du muezzin qu’aperçu de mosquée ou de femme
voilée. Je ne découvrirai tout cela que bien plus tard, et d’un seul coup, au
petit matin, juste après la libération, en débarquant à Alger, ancienne
« deuxième ville de France », désormais première d’Algérie. Bien entendu,
chacun se sait croyant, attaché «  au peuple de Mahomet  », mais nul ne
connaît les Écritures ni même le lexique du culte, Coran, islam, charia,
chiite, sunnite… Notre religion, confinée au bled, se résume à une foi de
charbonnier chevillée au corps par des croyances magiques, des
superstitions naturalistes et agraires, et ce, dans un univers chapeauté et
verrouillé par le saint patron de la tribu, Sidi Ali, protecteur des clans Beni-
Ouarzeddine, servi par des légions d’esprits, invisibles à notre œil nu mais
qui gardent le leur, et le bon, grand ouvert sur nous. Tout ce dont je me
souviens tourne autour de sa figure, avec son visage blanc et embué, le
regard sévère et presque absent et le corps fluet, debout, au milieu d’un
ample burnous immaculé. Je ne m’adressais à lui que pour exprimer
suppliques ou vœux, en citant à chaque fois le mot d’ordre rituel : « Prends-
moi sous ton aile en jetant sur mon corps un pan de ton manteau. » Et je l’ai
souvent imaginé, yeux mi-clos, me happant d’un coup pour me blottir
contre son flanc chaud avant de refermer sur moi son aile d’étoffe, pareil au
geste de la poule qui couve son poussin. Je suis encore attendri en y
repensant. Adulte, j’ai cru retrouver des traits de cette intime image
d’Épinal de mon illustre santon, d’abord dans une gravure de Gustave Doré
intitulée Moïse descend du Sinaï, puis dans le splendide tableau du Greco,
Les Larmes de saint Pierre.
Mais, au fond, avec tout le recul de l’âge et la réflexion, je crois que
notre tout premier culte est d’abord et surtout celui des ancêtres, non point
d’aïeuls mythiques mais tout simplement de nos grands-parents, nos
grands-pères pour être exact. Aussi loin que je puisse me souvenir, ma
brave maman m’a toujours chuchoté un seul et unique credo, en tenant la
porte, au moment où je quitte la maison  : «  Vas-y le cœur léger, il ne
t’arrivera que du bien, tes grands-pères veillent sur tes arrières ! » Et je l’ai
toujours reçu cinq sur cinq, y croyant dur comme fer. Jusqu’à nos jours,
chaque fois que je lui dis au revoir sur le pas de la porte avant d’aller à
l’aéroport, elle ne peut s’empêcher de me murmurer les mêmes mots, pour
mon plus grand bonheur, d’un air entendu et si complice. Les ancêtres, chez
nous, ne meurent jamais, ils deviennent seulement invisibles. Dès lors que
leur sang est passé de leurs artères aux veines de leurs fils et petits-fils, ils
gardent, via ce fluide, le pouvoir immense d’en influencer le cours, et,
partant, celui de l’existence de chacun. Gare à ne pas se les mettre à dos,
leur exécration sera implacable  ; il faut également veiller à s’assurer leur
pardon. D’où cet adage immémorial pour évoquer un clan frappé d’un
malheur insurmontable : « Celui qui l’a maudit n’est plus de ce monde  »,
autrement dit que le « coupable » ne pourrait plus en être absous.
 
L’amour filial, chez nous, est aussi absolu que sourd. C’est un amour
muet et dévorant, sans mots doux ni caresses, un amour perçu ou offert
d’instinct, un amour qui n’est ni de cœur ni d’esprit, mais de corps et plus
encore d’esprit de corps, individualiste et clanique. Quand un couple a le
mal de l’enfant parti vivre au loin, il se plaint d’avoir « mal au foie », car
c’est dans cet organe qu’est logé l’instinct maternel. Bien que m’étant
toujours cru aimé à souhait, sans nul soupçon de doute, je ne me rappelle
pas un seul geste attendri de ma mère ni de mon père ; sauf une fois, je suis
déjà adolescent et cloué au lit par la fièvre, quand, soudain, les yeux clos, je
sens la main chaude de Papa se poser sur mon front. Un simple geste, furtif,
et pourtant quel émoi. Je comprends pourquoi je voulais souvent dormir
auprès de ma grand-mère El-Ouahma, sachant qu’elle s’amuserait à
fourrager mes cheveux en quête de poux, pour mon grand bonheur. Et de
s’écrier, dans le noir : « En voici un, sous mon gourdin à poux ! », ainsi que
nous appelons le pouce. À  cet égard, mon attention fut très tôt titillée par
une façon insolite qu’ont nos parents, et d’abord les mères, d’exprimer leur
affection pour leurs fils. Le père s’adresse à eux en leur donnant du « papa »
et la mère du « maman ». Quant aux enfants, apeurés dès le berceau par le
pouvoir des géniteurs de peser sur le devenir de leurs rejetons, ils
apprennent très tôt plus à révérer qu’à aimer leurs parents ; redoutant plus
que tout de s’attirer un inexorable mauvais sort. Révérer plutôt que chérir,
et, au choix, mieux vaut se consacrer à se prémunir de leur courroux qu’à
s’attirer leur bonne grâce. En un mot, chez nous, il n’y a pas d’amour
audible, palpable et apaisant, où, pourtant, il ne manque ni bonté, ni don de
soi, ni grandeur d’âme. Je me souviens, à ce titre, du chagrin que j’ai
éprouvé quand j’ai découvert, en France et ailleurs, la qualité des rapports
familiaux, empreints de douceur, de respect, de câlins et de mots doux si
touchants  : «  mon poussin  », «  mon lapin  », «  mon petit cœur  »… Le
chagrin, et un sentiment d’injustice, d’en avoir été privé, d’avoir raté, là, un
don précieux qui m’aurait rendu moins inquiet, plus confiant face au
malheur.
 
De l’islam, dans le camp d’Erraguene, je connaîtrai, tout de même,
deux aspects, exotiques dirais-je. J’ai vu et entendu, d’abord, et pour la
première fois, des hommes, qui plus est des soldats, des Noirs sous le
treillis français, se prosterner sur des tapis, derrière un imam, après avoir
écouté, au garde-à-vous, l’appel à la prière lancé a capella par l’un d’eux.
On les appelle saligan, au singulier. Ce sont des tirailleurs sénégalais,
emmenés chez nous en tant que supplétifs. Je saurai plus tard que ce sont
des piroguiers ou d’ex-esclaves affranchis qui ont conçu, de leur ancien état
d’oppression, une soif de revanche inextinguible contre les esclavagistes
touareg et arabes. Bien qu’ils soient réputés cruels, surtout en cas de perte
au combat de l’un d’entre eux, j’ai eu néanmoins d’emblée pour eux un élan
spontané de sympathie. J’en avance une explication, qui vaut ce qu’elle
vaut : le type physique dominant dans le clan Zeghidour est, c’est notoire au
bled, le blond mâtiné de roux  ; seuls ma sœur cadette Drifa et moi-même
ainsi que l’oncle Larbi, le benjamin de mon père, sommes bruns, pardon
« sombres », ce qui nous valu le sobriquet, plutôt affectueux, de négrito et
négrita.
L’autre expression du culte islamique qui me revient en mémoire a
trait au mois du jeûne diurne de ramadan  ; non point la rigueur de la
privation, étant dispensé pour mon âge, ou le repas copieux et festif du soir,
non, mais le moment précis où il faut passer à table, soit s’asseoir sur le sol,
en rond, autour d’une ample et unique assiette. En ville, c’est la radio qui
l’annonce, au pire il faut se conformer à l’horaire exact de chaque jour, fixé
et imprimé sur des calendriers spéciaux. Rien de tel, chez nous, où il n’y a
pas plus de poste que d’horloge  ; c’est l’armée qui a été missionnée, par
l’État, pour tirer un coup de canon ponctuel, afin d’en donner le signal.
J’entends encore, au creux de l’oreille, l’écho sourd, vibrant et massif qui
précipite soudain tous les habitants du camp, et sans doute les maquisards
nichés dans le djebel alentour, non pas aux abris mais autour de leurs tapis à
plats. Oublié, cet expédient militaire au service du culte musulman n’en
survit pas moins, jusqu’à nos jours, dans le parler algérien, lequel démarque
toujours le temps de ce mois sacré entre l’avant et l’après «  coup de
canon ».
 
En restituant à petits traits l’univers religieux, plutôt païen, dans lequel
j’ai grandi, je me demande, avec le recul, si nous n’avons pas aussi pratiqué
une variante kabyle de ce qu’on appelle, dans le monde anglo-saxon, le
« culte du cargo ». Lequel est apparu lors de la guerre du Pacifique, qui a
conduit des soldats américains à débarquer sur les terres des indigènes, des
îles Fidji et Salomon à la Papouasie-Nouvelle-Guinée. N’ayant jusqu’alors
jamais vu de Blancs, ces Mélanésiens n’en ont été que plus obnubilés par
l’aspect inouï de ces « visiteurs », et, surtout, par ces oiseaux fabuleux qui,
à ce qu’il leur a paru, leur obéissaient au doigt et à l’œil. Un premier rituel
fut très tôt établi  : un chef de tribu vient demander à l’officier des
allumettes, du riz, du lait ou des ustensiles en plastique ou en aluminium.
D’un coup, l’opérateur radio décroche alors le téléphone sans fil et le
réclame aussitôt à la base la plus proche ; une heure après, un avion-cargo
atterrit, ouvre son ventre et déverse des quantités d’objets, à foison. N’ayant
aucune idée de l’art et de la manière de fabriquer ces produits, magiques
sinon fétiches à leurs yeux de «  sauvages  », ils n’y ont vu que des
« cadeaux », envoyés par les dieux du ciel.
Autre lieu, même réaction. Chez nous, ainsi que je l’ai déjà rapporté, la
vie à Erraguene nous a contraints à ne plus consommer que des produits
finis, importés d’on ne sait où, équarris et mis sous emballages. Après avoir
vécu dans un hameau enclavé, je me suis retrouvé dans un camp retranché,
relié au reste du monde uniquement par l’avion, du moins au début. N’ayant
jamais vu un roumi semer, labourer, faucher de l’orge, traire une vache,
tisser un habit, pétrir du pain, nous en avions déduit que ces «  objets  »
n’avaient pas pu sortir de la main de l’homme, seulement du pouvoir de
Dieu, qui a dit «  sois  !  » pour que tout soit crée, à partir de rien. Je me
revois bien, fébrile, curieux, émerveillé, au milieu des cartons ouverts du
magasin de mon père, avec, ici et là, partout, des tubes de lait concentré
Nistli, des paquets de gaufrettes, des sachets de bonbons, des bouteilles de
soda… Et quand mon oncle Saïd m’a expliqué que les poissons vivent sous
la mer, ignorant tout de la pêche et de la mise en conserve, j’ai aussitôt eu
une image à l’esprit  : des piles de boîtes de sardines posées au fond de
l’eau !
Fabuleux, magique, l’objet fini est plus une créature qu’une création,
encore moins une invention humaine, c’est un être en soi, il n’a pas été créé
pour servir à un usage trivial, il n’a rien d’utilitaire, il existe par et pour lui-
même, c’est une sorte de relique pieuse. Pour fini qu’il soit, il reste infini.
Je me rappelle à quel point j’étais ravi en touchant une lambtrik, une lampe
électrique, plutôt à pile – ah, la pile Mazda ! –, la douceur du boîtier vert
pastèque, l’effet féerique de son œil qui s’allume ou s’éteint, clignote, au
rythme de mon doigt sur le bouton, l’ivresse d’avoir en main ce petit soleil
emballé. J’en ai hérité un rapport singulier avec cet objet si enchanteur  ;
j’en ai tant acheté et entassé, juste pour la magie de les voir, les jauger et les
toucher, sans jamais avoir l’occasion d’en utiliser ne serait-ce qu’un seul.
Cela étant avoué, je vais, dès maintenant, me préparer à les distribuer à
ceux qui en ont vraiment besoin.
 
Plus je m’interroge quant à notre regard sur le roumi, qui n’est a priori
pas moins «  exotique  » que celui qu’il a dû, lui, porter sur nous, plus je
découvre, ému et fasciné, combien il a pu évoluer d’un cliché plat et figé,
tout en noir et blanc, à une image vivante, tout en couleurs, en relief, en
mille nuances et en clairs-obscurs. Je ne me rappelle pas avoir perçu « nos »
Européens comme des «  étrangers  » accourus d’un pays autre. Du tout, à
mes yeux, il n’y a pas d’autre bled sous le ciel que le nôtre, ni d’autres fils
d’Adam au-delà de notre horizon. Ici, c’est tout l’univers, et il n’y a pas
d’autre dénia, d’autre « vie monde » que celle-ci. Qui sont ces Nazaréens,
alors  ? Ils ne sont point venus d’ailleurs, ils sont un ailleurs. Des esprits,
pareils à ceux que nous avions oubliés à El-Oueldja et qui doivent errer
dans le djebel interdit, orphelins de leurs ouailles. À  ceci près qu’eux, ce
sont des esprits visibles et palpables. Ils sont des êtres de feu et de lumière,
insaisissables. Ainsi, je me rappelle avoir souvent entendu que notre
mauvais œil n’aurait aucun effet sur un roumi, pas plus qu’un philtre, une
amulette ni un jet de sort. Ils ne veillent pas sur nos foyers intimes, ils
surveillent leur camp ; leur ennemi n’est pas l’esprit malin mais le fellagha.
Aussi, sont-ils mieux lotis que nous, très propres sur eux, plus honnêtes et,
surtout, très généreux. Quel Algérien n’a pas entendu un jour ce mot : « Ah,
si le pire d’entre eux s’avise seulement à déclamer la chahada – “Il n’y a de
dieu que Dieu et Mahomet est son Messager” –, il entrerait au paradis avant
le meilleur croyant ! » Nous avons grandi en croyant dur comme fer, sur la
foi de notre éducation familiale, qu’il y a deux êtres qui vivent côte à côte,
en parallèle, se coudoyant sans se mélanger, le janss (l’« esprit ») et le anss
(l’« homme »). Aussi, est-il vital, quand on croise un inconnu dans un sous-
bois ou au bord d’un précipice, de vérifier d’emblée s’il s’agit d’un fils
d’Adam ou d’un djinn. Par un curieux détour, l’arabe moderne fait dériver
du dernier mot trois autres, qu’il applique au « sexe », à la « sexualité » et à
la « nationalité ». Faut-il en déduire, alors, que le genre sexuel, l’érotisme et
l’identité nationale ne sont que de purs esprits, des spectres évanescents ?
 
Il y a un aspect de ce conflit, capital à mes yeux, qui n’a jamais été mis
en avant. Il pèse pourtant d’un poids décisif. Et d’abord sur notre perception
immédiate du roumi. Il n’a pas mis, en effet, face à face des pieds-noirs et
des indigènes, soit des enfants d’un même pays après tout, qui ont grandi
sous un ciel commun, des hommes qui se côtoient au quotidien,
s’apprécient, se toisent ou s’ignorent. Non, il a jeté, tout à trac, l’un contre
l’autre, des fellahs du djebel qui, pour la plupart, n’ont jusqu’alors jamais
vu un roumi et des soldats, issus des petits bourgs hexagonaux, qui, eux non
plus, n’ont encore jamais croisé un seul «  Arabe  ». Il a pour ainsi dire
provoqué le premier choc frontal, et ce depuis la prise d’Alger à l’été 1830,
entre l’Algérie intérieure et la France profonde, la Kabylie et le Vaucluse,
l’oued Djendjen et la Loire, le Djurdjura et le mont Blanc, les Babors et les
Pyrénées.
De n’avoir aucun contentieux moral avec le soldat métropolitain aura
permis d’établir un rapport plus sain avec lui, en tout cas. Nourri, dès le
banc de l’école, du principe de l’égalité républicaine, celui-ci a été plutôt
indigné par l’état de paupérisation de cet immense pan de France et tout
autant révolté face à l’inégalité flagrante entre Européens et Musulmans. Au
rebours du petit pied-noir, habitué à percevoir, dès la crèche, par « succion »
du réel, la ségrégation «  raciale  » et urbaine. Qui plus est ces Européens
locaux sont issus d’immigrants siciliens, maltais, mahonnais et andalous,
soit des hommes ayant des «  gueules  » et sans doute également du sang
arabe, encore plus que les Algériens, fils de Berbères, a même soutenu
Germaine Tillion. Leurs ancêtres à ceux-ci n’ont connu ni les Lumières ni
la révolution, encore moins les luttes contre les évêques, au nom de la
laïcité. Ils ont tenu à rester catholiques, machistes et patriarcaux ; ce qui n’a
pas exclu, chez eux, ni l’hospitalité ni un sens aigu de l’honneur. En
quelque sorte, ce sont nos cousins, des Arabes, mais chrétiens et, surtout,
citoyens, pourrais-je ajouter.
En dépit du décalage culturel abyssal entre nous et «  nos  » soldats
auvergnats, ch’timis ou cévenoles, je crois pouvoir assurer n’avoir jamais
ressenti dédain ni affront de leur part, bien au contraire. Je saisis mieux, en
tout cas, pourquoi mon père n’eut jamais d’autre mot pour louer les qualités
d’un Européen métropolitain qu’en clamant qu’il s’agit, là, d’un «  vrai  »
Français.
11

« 
F rançais  »  ! Ce nom est entré d’un coup dans mon oreille, et pour la
première fois, en sortant de la bouche de mon père. Il s’y est glissé
flanqué du mot «  vrai  »  ; si bien que j’ai cru un bon moment que l’un et
l’autre n’en étaient qu’un seul. Un vrai Français n’est pas alors synonyme
de roumi, non, mais plutôt d’homme bon, juste et généreux. Il s’appliquait,
je le sais maintenant, aux appelés du camp, tous métropolitains.
En tout, plus de deux millions d’entre eux furent déployés pour
crapahuter dans le djebel, dans un pays sous-administré, parmi un peuple
devenu loqueteux, et ce pour dix mois, un an et jusqu’à deux ans et demi,
sinon plus. Ils en sont revenus abattus, perclus, ayant laissé une part de leur
âme, sans doute leur innocence et pas mal d’illusions. Ils se mureront dans
un mutisme intraitable, auquel il m’arrive encore de me heurter, depuis que
je cherche à en rencontrer. Tous, sans exception, m’ont fait volontiers part
de leur aversion pour les pieds-noirs, responsables, à leurs yeux, de tous les
maux du pays, pour n’avoir pas su voir au-delà de leurs « acquis » raciaux,
à savoir le maintien vaille que vaille des privilèges liés à leur qualité,
ethnique, d’Européens. Et ils n’en ont ressenti, à leur arrivée au port
d’Alger, que dédain goguenard et froideur de la part de ces compatriotes
hâbleurs, à l’accent si pittoresque.
 
Ces appelés, et c’est un « détail » de l’Histoire qui, le moment venu, en
infléchira le cours, sont partis munis de transistors, un cordon ombilical
« sans fil » qui maintiendra chacun au contact des pulsations de l’opinion et
au courant de l’actualité via Radio France, soit la « Voix » de la France. J’ai
vu un transistor pour la première fois, à l’école, quand l’instit l’a allumé
afin de nous le faire découvrir. J’ai eu droit au premier son TSF jamais
entendu, soit un groupe chanter sur fond de bruits de tam-tam et de
percussions. Béat et intrigué, j’ai imaginé, ah comme je m’en souviens, de
tout petits gars, des Lilliputiens, aussi fluets que des pépins de pastèque,
assis, à l’intérieur du bost, en train de s’égosiller et de taper sur un tambour.
Et quand le poste a été éteint, j’ai pensé que les musiciens allaient s’égailler,
chacun vaquant à ses occupations, à l’intérieur du caisson où ils étaient
assignés à habiter, à la façon dont nous vivions dans le camp.
 
Jour après jour, nous vivons, nous les enfants, à l’heure de la France,
au contact de « nos » instituteurs, infirmiers et soldats. Très précoce, je sens
mes sens, tous les cinq, s’aiguiser et se dilater, mon stock de mots s’étoffer,
ma curiosité me rendant du coup boulimique, voyeur, indiscret, exaspérant.
Qui plus est, ma qualité d’écolier m’a doté d’un statut social aussi flatteur
qu’encombrant, duquel je n’oserai plus m’écarter, ne serait-ce que pour le
plaisir d’une incartade de gamin, histoire de m’amuser un peu.
 
À propos de frasque, je dus en faire une un matin, en classe. J’ai oublié
de quoi il s’agissait alors mais je me rappelle bien, en revanche, le coup de
règle que m’assena l’instituteur, un bidasse en uniforme et calot ce jour-là :
en levant le bras pour amortir le coup, je le reçus de plein fouet sur le
coude, qui plus est sur un endroit qui déclenche un indicible chatouillis,
pareil à une décharge électrique. Je saurai plus tard qu’il m’a touché le nerf
ulnaire, dit le « petit juif », par allusion au tailleur d’antan qui, à force de
mesurer le tissu avec son avant-bras, finit par s’y cogner. L’instituteur a
bien vu que j’avais eu mal et, je l’ai senti, il a eu un rictus de regret et, l’air
un peu penaud, s’est approché de moi en me demandant  : «  Je t’ai fait
mal  ?  » Il me l’a dit sur un ton si attendri, paternel, presque un soupir.
N’ayant encore jamais fait l’objet d’un intérêt aussi délicat et bienveillant,
j’en ai eu chaud au cœur.
Peu après, au sortir de la classe, ce soldat-instit, contrit et ému, je
suppose, de m’avoir fait vraiment mal, m’a alpagué, et, la main posée sur
mon épaule, m’a introduit dans… la Cité ! Ébloui, je me suis laissé guider,
sous un soleil radieux, au milieu d’un décor déroutant, sur un sol asphalté,
lisse et net, avec, de chaque côté, des maisons aux murs de bois bleu ciel,
et, partout, des jardins, des fleurs, des arbres. Ici ou là, un militaire avec un
dossier sous le bras, puis, soudain, dans un recoin, j’ai sursauté de joie en
voyant mes grands cousins, Ammar, Ali, Derradji et d’autres gamins du
camp, jouant au ballon. Ils se sont jetés alors sur moi, heureux de
m’accueillir, sous l’œil ému et déjà en retrait du bidasse, chez eux. Bien que
nos enfants soient admis à étudier avec les petits roumis, au fond, ils ne
partagent avec eux que les cours, nullement les jeux.
 
Le soldat parti, je me suis retrouvé seul, au milieu de mes cousins,
craignant d’être éconduit, sinon puni d’avoir indûment franchi la barrière.
Et je le redoutais d’autant plus que j’éprouvais, quand même, un plaisir
intense en cet endroit féerique, je respirais à gros bols l’air frais et si
apaisant, je ressentais la fraîcheur s’engouffrer dans mes petits poumons…
Alors que j’étais sur un nuage, savourant ce moment de joie suspendu –
 j’ignore combien de temps aura duré cet instant de bonheur –, j’ai soudain
eu une vision : un garçon, si propre qu’il m’a paru « tout neuf », tel un objet
vivant acheté au souk et qu’on vient juste de sortir de son paquet. Je le
revois encore et son image remplit tout mon champ visuel, il n’y a de place
pour rien d’autre que lui, vu en gros plan, au zoom. La peau d’un rose uni,
il porte un uniforme insolite, du jamais vu, un très large chapeau blanc,
incrusté de clous luisant au soleil, une chemise à carreaux rouges, un
caleçon bleu cru, des bottes de cuir et, stupeur, un pistolet à la hanche,
scintillant, chromé ! Tel un éclair, il a fait un passage, assis sur deux roues,
puis fait demi-tour pour repasser devant nous, sans un regard.
Ce garçon m’a eu tout l’air d’un être irréel, un djinn, et de son vélo
autant que de son habit de cow-boy je n’aurai vu que du feu. J’en suis resté
ébahi, ne pouvant trancher entre le anss et le janss, un enfant ou un ange, un
corps ou un pur esprit, un vivant ou un songe. Ce qui, en lui, m’a d’abord
surpris, c’est son aspect immaculé, propre et net, au rebours d’un gamin du
camp, loqueteux, barbouillé, taché ou boutonneux. Il est curieux, tout de
même, que mon souvenir n’ait gardé qu’un gros plan, un flash fulgurant, et
rien d’autre, ni voix ni toucher et encore moins d’odeur. Je ne suis point
surpris, le miracle ayant été, je crois, le simple fait d’avoir vu, de mes yeux,
un roumi enfant, le premier, et qui plus est, en dépit de son colt étincelant,
habillé en civil. Ainsi, ai-je dû penser, « eux » aussi « font » des petits ; ils
ont donc des frères et sœurs, des grands-parents ; mais où sont-ils ai-je dû
également me demander.
D’où viennent-ils, et par où arrivent-ils jusqu’ici, si près et si loin de
nous  ? Descendent-ils du ciel  ? Sortent-ils de terre  ? Mangent-ils  ?
Tombent-ils malades et en souffrent-ils ? Et, après tout, s’ils naissent bel et
bien, meurent-ils finalement tout autant ?
Ces questions, qui devaient tarauder mon jeune esprit, m’en posent une
autre, aujourd’hui, qui me trouble et me fascine : par quel biais inconscient
ai-je dû passer pour en arriver à choisir de vivre parmi ces roumis, dont je
partage désormais et le quotidien et le destin  ? Moi qui étais jadis une
«  eau  » dans laquelle le fellagha a pu évoluer tel un poisson, me voici,
maintenant, poisson, dans le bain français, et qui plus est parisien. Mieux, je
dirais que ce milieu qui m’a paru à l’époque si irréel et désincarné est celui
avec lequel je suis maintenant le plus en phase  ; celui où je me sens de
plain-pied en osmose avec la société, et cela quand bien même celle-ci peut
m’agacer, m’émouvoir ou m’exaspérer. J’ai fini par poser mon barda et
faire mon nid dans ce monde-là.
Je repense encore et toujours à ce garçon, à cheval sur son vélo.
Qu’est-il advenu de lui, depuis lors  ? L’aurais-je un jour croisé, sans le
savoir ? N’habiterait-il pas à deux rues ou trois blocs d’immeubles de chez
moi ? Et qui sait, si ses enfants n’ont pas déjà joué avec les miens… Que
son œil tombe un jour sur ces lignes et qu’il prenne sur lui de m’appeler ;
que je puisse alors le revoir, l’écouter raconter « son » Erraguene à lui, me
montrer des photos serait un moment lumineux, à marquer d’une pierre
blanche sur le tableau noir de notre commun passé. Je renouerai aussi avec
une part intime de moi-même dont, l’âge venant, je ressens le manque.
Aussi haut que je remonte dans mon souvenir, cet épisode fait toujours écho
à un autre, tout autant onirique, sans que je puisse savoir lequel est le plus
ancien.
 
Je me revois debout, aux cotés de ma mère et au-devant d’une foule
figée. Les yeux écarquillés, bouche bée, je suis hypnotisé par un oiseau
extravagant, qui se dandine, là, juste en face de moi, élancé sur des
«  jambes  » si graciles, le bec haut perché, rouge, tel un bout de pioche
chauffé à blanc.
Il s’agit d’une cigogne blanche, un oiseau fabuleux, dont j’ignore
encore jusqu’au nom. Son arrivée et, surtout, sa « chute » sur le sol du camp
est le grand événement de ce jour ordinaire, sous un soleil cristallin qui ne
donne que plus d’éclat à cet étrange et mystérieux visiteur. Un détail m’a
sauté aux yeux, ou plutôt à l’oreille : en « défilant » devant des dizaines de
curieux en pâmoison, l’oiseau n’émettait aucun son, il poursuivait son
spectacle dans un silence religieux, sans même un « hum ! ». Et moi qui ai
entendu plus d’un animal bêler, à défaut de parler, beugler, braire, glapir,
aboyer ou japper, j’en ai été assez intrigué pour m’en ouvrir à ma mère,
debout derrière moi, les mains posées sur mes épaules. J’en ai eu pour mon
argent : cet oiseau a été maudit par le Ciel et voué à rester muet, privé de la
joie de chanter ou de crier. Jusqu’à l’heure du Jugement dernier, « jour des
comptes et des sanctions  », où la parole lui sera restituée juste pour
s’expliquer. Qu’a-t-il fait de si mal  ? Ah, poursuit ma mère, d’un air
soudain grave, à l’aube de l’univers, Dieu lui a confié deux sacs, l’un
rempli de poux, l’autre d’or. Il lui a alors enjoint de larguer le premier sur le
crâne des Nazaréens et le second dans les poches des Arabes. Mal lui en a
pris, qui a fait l’inverse, pour notre malheur…
 
Tout se tient, ainsi. Il aura suffi qu’une cigogne soit un peu trop tête en
l’air pour que tout, sur terre, soit différent. Et c’est une simple et stupide
erreur, de « casting » dirait-on de nos jours, que je sois là où je suis et que le
gamin-cow-boy soit ce qu’il est. Sourd et aveugle, le destin avance à tâtons,
et par accident. En tout cas, d’avoir admis d’instinct cet ordre «  naturel  »
des choses m’a évité d’éprouver quelque sentiment d’injustice quant à notre
sort. Et encore moins, pour autant que je puisse être objectif, d’infériorité :
je ne crois pas avoir un instant souffert d’être ce que je suis, pas plus que
d’avoir voulu devenir un roumi ou regretter de ne point l’être. J’ai ouvert
les yeux et les oreilles dans un milieu indigent, totalement démuni, mais
convaincu, par un je ne sais quoi d’indicible, de tenir le bon bout et
d’occuper la bonne place, du meilleur côté de la barrière. J’ai cru percevoir
alors, qu’il y a, tout là-haut dans le ciel, au-delà des Babors ou dans l’air
ambiant, un Dieu d’où tout découle, le soleil, l’eau, l’argent, le pain, le feu,
le fusil, le couteau, la vie et la mort. Et que cet Être-là, que nous appelions
Rabbi –  «  Maître  » ou «  Seigneur  », plutôt qu’Allah, lequel s’imposera à
moi plus tard –, veille sur nous, quoi qu’il arrive.
Pure vision du vaincu ? Soit, mais il n’y a pas, dans l’épreuve, de petit
réconfort. Elle m’aura quand même préservé, j’en suis persuadé, de la
rancœur, de la vindicte et de la haine. Aussi, puis-je assurer qu’en dépit des
horreurs du conflit, de la répression implacable, y compris au napalm, je ne
me rappelle pas avoir jamais entendu un seul mot d’exécration des
Nazaréens.
 
Pour résumer, au mieux, la densité de ce rapport roumi-Arabe, rien ne
serait plus éloquent que d’évoquer, là aussi, un tissu damasquiné : la vie ici-
bas est un paradis pour le premier, un enfer pour le second  ; ce sera
l’inverse dans l’au-delà. Ce qui revient à considérer que le destin de l’un est
le faux jumeau de l’autre, soit un faux frère mais un frère quand même. Je
constate, en pianotant ces mots, que la trame de ma propre vie est aussi un
damas  : petit j’ai vécu plus en algérien qu’en français, adulte, c’est
l’inverse, sans que l’avers n’estompe le revers de l’étoffe, qui est un tout.
Un mot, quand même, sur le mot « Arabe » : il désigne, chez nous, le non-
roumi, le gars du bled, sans allusion à tel ou tel clan ; sauf qu’entre nous il
ne s’applique plus qu’à celui qui n’est pas de notre djebel, avec un net
relent péjoratif. À ce propos, j’ai si souvent entendu lâcher cet adage : « Un
Arabe restera un Arabe quand bien même il aura une queue en bruyère à
balai  »  ; en clair, il laisse trop de pagaille sur son passage que balayer ne
servirait à rien. Je me souviens également d’avoir demandé un jour à mon
père quel idiome nous parlions ; il m’a aussitôt répondu : « barbariya », soit
du « berbère », et je crois bien avoir ressenti dans ses paroles un relent de
dédain à l’égard de notre patois, si dévalué face au prestige de l’arabe et à
l’éclat du français, pardon de la roumiya, le parler du roumi.
 
Je reviens vers la cigogne, cet oiseau si maladroit de malheur et de
bonheur, et qui laisserait présager autant un bienfait qu’un deuil. Chez nous,
il y aura l’un et l’autre. Il y a eu, d’abord, ma mère qui accoucha de mon
frère Khélifa. Ce « rajout » au peuple d’Adam a aussitôt valu à mon père le
statut très envié d’«  arbre à garçons  ». N’est-ce pas son troisième enfant
mâle, après Derradji et moi ? Il s’est du coup hissé sur le podium viril du
clan, ses trois frères et sa sœur n’en ayant alors, chacun, qu’un seul. Si cruel
est l’ordre patriarcal, que cet heureux événement ne put susciter qu’une
sourde jalousie au sein du petit cercle concerné, à savoir le noyau familial,
au sens le plus étroit. N’y étant point accueilli d’un bon œil, ce nourrisson
le sera du mauvais. Pour y voir – et revoir – plus clair, je dirai un mot sur le
sobriquet d’« arbre à garçons », attribué à mon père. Il est une extrapolation
kabyle d’un sobriquet arabe donné jadis à Mahomet, par ses cousins de la
tribu de Qoreïch. À leurs yeux, lui qui n’a eu que des filles n’est alors qu’un
abtar, un palmier stérile, soit un homme quasiment impuissant, sinon un
«  mutilé  ». Il a dû en souffrir assez le martyre pour qu’Allah y mette lui-
même un holà, en l’assurant, dans un fameux verset du Coran, que s’il y a
un abtar ici-bas, c’est bien son ennemi à lui, autrement plus infécond, car il
n’a ni cœur ni esprit. Je suppose, j’en suis même convaincu, qu’aucun sage
de mon bled n’a jamais rien su, ou alors si peu, de cet épisode de la vie du
Prophète.
 
Je n’ai qu’un souvenir de ce petit frérot : juste un visage poupon, rose,
emmailloté telle une momie et posé sur le douh, ce berceau taillé dans un
tronc de chêne-liège et suspendu au plafond par des lianes de poil de
chevreau.
Khélifa n’aura vécu, après tout, que quatre petits mois. Un soir, une
cousine a insisté pour venir tenir le douh afin de le bercer, soudain, elle l’a
poussé trop loin : le bébé a été éjecté du berceau et s’est écrasé sur le sol
battu. Il a survécu, mais en très mauvais état, avec le côté sur lequel il était
tombé totalement tuméfié, au dire de ma mère. Depuis lors, il n’a plus été
pareil, il est devenu si faible qu’il ne pleurait presque plus. Et nul n’a pensé
à l’emmener chez un médecin, croyant, en bon ou mauvais fellah, qu’on est
malade que si on a très mal, sur son corps. Une nuit, ma mère voulant lui
donner le sein l’a senti refroidi ; son sang n’a fait qu’un tour, elle a sursauté
et allumé la lampe à pétrole : Khélifa s’était éteint, depuis un moment déjà.
Il a été mis en terre au lever du jour, pour s’en « retourner » au paradis des
angelots, au lieudit col du Vendredi, loin du camp et encore plus d’El-
Oueldja. Mes parents lui ont choisi son prénom à dessein, qui veut dire
celui qui « succède » ou « remplace », feu leur fils Derradji s’entend bien.
Je suis bien conscient de l’impact décisif qu’a eu ce drame sur notre
famille et sur moi-même. Vu d’ici et du haut de mon âge actuel, je peux
déjà dire qu’une part intime de mon destin fut scellée, sans appel. J’aurai
honte, jusqu’au seuil de l’âge adulte, d’« avouer » que je n’ai point de frère,
que je suis le « seul » mâle de notre foyer… Le manque d’un compagnon de
jeu, d’un aîné qui m’aurait aimé et protégé, ce manque-là, je l’ai vécu
comme une malédiction, un malheur intime, autant une faute qu’une tare. Et
rien ne me chagrinait autant que le soupir de ma mère, qui a dû répliquer,
chaque fois, par un vieil adage du cru : « Un souk peut se remplir avec un
seul homme, un vrai, et rester désert avec cent.  » J’ai compris très tôt, en
tout cas, qu’il me faudrait vaille que vaille être et durer en tant que « mâle »
hors pair, « unique », justement.
 
Aussi curieux que cela soit, ma mère est celle qui aura le mieux accusé
le coup, encore habitée par le rêve où elle vit notre santon, Sidi Ali, lui
retirer un des deux bâtonnets qu’elle portait sur l’épaule. À  l’époque, elle
avait deux garçons, Derradji et moi ; le bâton retenu par le saint, c’est lui,
qui mourra peu après, celui qu’elle a pu emporter, avec la baraka du
vénérable aïeul, c’est moi. Par superstition, elle a depuis lors estimé qu’elle
n’en garderait plus qu’un seul et unique. Terrible pouvoir de la pensée
magique  ! Désormais je serai leur seul bâton de pèlerin et de vieillesse,
l’unique bouture pour incarner, perpétuer et ramifier leur «  exil  » ici-bas.
L’un et l’autre, avec leur foi de charbonnier, ont toujours cru, à leur façon,
au paradis. Non pas, certes, l’Éden islamique avec ses fleuves de lait et de
miel, ses monts de diamant et d’or ou encore ses vierges, non, du tout, juste
un endroit tranquille, un hameau d’El-Oueldja paisible, où il y aurait de
l’eau à foison, un poteau électrique et pas une goutte de sang, où le pis de la
vache serait abondant et le sol plus généreux en orge. Un lieu calme, juste
assez pour mener une vie en toute quiétude, sans maladie ni mort.
Un coin de paradis où, surtout, et c’en est le summum, il serait enfin
possible de revoir ses proches morts trop tôt, de renouer avec ses enfants
« repartis » en bas âge, en un mot de réunir tout le clan, à nouveau, sous un
soleil éternel, un jour pour toujours. Ma mère n’a jamais appelé autrement
cet Éden du rendez-vous final que par l’expression Dar Ghedoua, la
« Maison de demain ». Je suis convaincu que sans son acceptation, a priori,
du seul bâton-fils que lui a consenti en rêve Sidi Ali, moi, et sans sa foi en
ce lieu de ralliement dans l’au-delà, elle n’aurait jamais pu supporter tant de
chocs intimes, de coups de Jarnac, dans sa propre chair. Une autre en aurait
perdu, en plus des enfants, la raison, et toute raison de continuer d’exister.
À  quoi et à qui pourrais-je la comparer, avec son mélange unique de
fragilité et d’endurance  ? Je dirais volontiers à un vieux frêne, qui au
moindre coup de vent frémit de toutes ses feuilles, tremble avec ses
branches, mais dont le tronc reste droit sur ses racines, stoïque face aux
bourrasques.
Si je dois lui trouver une « sœur » de caractère, j’opterais sans hésiter
pour l’héroïne du film de Fellini, Juliette des esprits, incarnée par Giulietta
Masina, l’épouse du Maestro. Soit une femme les yeux grands ouverts qui
ne fixent rien en détail car ils voient tout, d’un seul coup d’œil. Un être un
peu éthéré, qui semble absent mais dont la simple apparition crève l’écran,
une personne effacée qui sait laisser une trace, un bon mot, un plat
succulent, une grosse larme, chez tous ceux qui la croisent. J’y ajouterais un
don, connu de nous seuls, son cercle intime, un talent désopilant
d’imitatrice, capable de rejouer la voix, la mimique, le tic ou l’expression
du visage d’un tas d’individus proches, chacun en prenant pour son grade,
pour notre grand plaisir !
 
Ce profil singulier l’a aidée autant à accuser le coup du départ de
Khélifa qu’à rester optimiste quand je suis moi-même tombé gravement
malade. Pourtant, j’ai failli trépasser, à mon tour. Dans notre camp, un
enfant sur dix mourait avant d’avoir appris à parler, par défaut d’hygiène et
de mauvaise nutrition. J’ai d’abord attrapé une horreur de parasite
intestinal, au nom exotique d’ascaris, et qui a dévoré de l’intérieur des
dizaines de mômes de chez nous. Ayant déjà « avalé » mon frère Derradji, il
s’en est pris à moi, sans doute avais-je dû ingurgiter de l’eau souillée. Je me
souviens d’une sensation d’épuisement total. En huit jours, je suis devenu
cadavérique, le teint verdâtre, n’ayant plus que la peau sur les os. Mon père
m’a conduit chez le médecin du camp  ; lequel m’a donné une tablette de
chocolat, un «  bonbon  » qui n’est que l’excipient d’un remède de cheval.
Ayant subodoré, en plus, une tuberculose, il m’a prescrit une radio du
thorax, en ville forcément.
 
Que me reste-t-il de ce premier saut hors du camp, qui plus est sous le
pire prétexte, dans le camion de mon père ? Là aussi, deux ou trois flashes,
en plan très serré, soit des miettes de souvenirs, des reliques. Il y a, d’abord,
un gigantesque brasier à l’horizon, recouvert de cendres ici et là  : sans
doute le lever du jour sur la corniche kabyle qui s’étire de Djidjelli à
Bougie, port vers lequel on se dirige. Puis il y a un panneau blanc derrière
lequel quelqu’un me dit de me placer, torse nu : c’est le médecin. Enfin, je
me revois dans un cabinet de toilette, avec la cuvette que j’ai dû prendre
pour une jarre, et la main de mon papa qui me tient le zizi par le prépuce
pour me faire uriner dans le trou. Et plus rien d’autre, ni la mer, le jour, ni la
ville, et pas plus le cabinet médical que l’hôtel où l’on a dormi ni le
restaurant où il m’a fait manger, assis sur une chaise face à une table. Oui, a
tranché le docteur, je suis bien un poitrinaire en péril. Il a préconisé un
vaccin BCG, que j’ai dû subir juste après, et dont je porte encore la trace sur
mon bras droit. Depuis lors, chaque fois que je fais une radio de poumons, il
m’arrive de fixer le «  ciel  » noir et d’admirer les taches, les étoiles de la
galaxie lactée du bacille de Koch. Je dois au flair d’un officier-médecin
inconnu d’être toujours là, sous le soleil, qui plus est de France.
Un détail m’a échappé, cependant, lors de ce transfert chez le médecin
à Bougie, c’est le convoi de véhicules sous imposante escorte militaire que
l’armée a mis en place pour relier, une fois par semaine, le samedi m’assure
l’oncle Achour, Erraguene à Ziama-Mansouriah. Afin de sécuriser la piste
en épingle à cheveux, qui serpente sur plus de trente kilomètres en balafrant
de vertigineux précipices boisés, les officiers ont dû baliser le parcours de
tout un chapelet de tours de guet. Quant à l’escorte militaire, elle est assurée
par des half-tracks dotés d’automitrailleuses, une au-devant de la caravane,
une autre au milieu et une dernière à l’arrière. Mon père n’a pu obtenir le
feu vert pour se joindre au cortège que certificat médical en main. Ainsi a
pu être rétabli un lien terrestre, et non plus uniquement aérien, entre notre
petit monde enclos et le vaste univers.
 
La route de la vie, voilà ce qu’aura été pour moi cette artère, par où j’ai
pu accomplir, à mon corps défendant, ma première incursion dans
l’inconnu. J’ai capté lors de ce parcours quasi initiatique deux échos, visuel
et sonore. Je suis assis sur le siège du camion de mon père et je regarde à
travers la vitre remontée ; un half-track nous dépasse en vrombissant et mon
regard tombe directement sur le boîtier à munitions, installé sous le canon
de la mitrailleuse  ; des balles, couleur rose, y sont rangées, on dirait des
crayons taillés fin. Je devine l’usage qu’on en fera, et je crois avoir même
ressenti un frisson, en imaginant un projectile cribler le corps d’un homme.
12

E ncore une fois, je ne réalise que maintenant combien nous  vivions à


l’écart de tout, à l’abri de barbelés électrifiés, soumis, à l’intérieur, aux
discours des officiers de la SAS et à l’extérieur, aux mots d’ordre des
moudjahidine  ; dans un djebel équarri en zones, balisé de casernes, de
pitons et de tours de guet, un sol miné, un ciel sillonné d’avions ; en un mot,
sous couvre-feu et presque sous vide, hors du temps, à contretemps.
Pourtant, ce sont les combats dans notre secteur, le plus peuplé, ainsi que je
l’ai déjà rappelé, et, par conséquent le plus dépeuplé et repeuplé dans des
camps, qui vont pousser l’état-major à perpétrer la bavure de trop,
historique.
 
Partis de Tunisie, des djounoud s’infiltrent en Algérie, tuent des
soldats, en capturent d’autres, qu’ils ramènent en tant que prisonniers.
L’état-major réclame le feu vert pour un droit de suite, dans le pays voisin.
Paris temporise, puis s’y résigne. Peu après, une escadrille de vingt-cinq
avions va «  arroser  », le 8  février 1958, le bourg tunisien de Sakiet Sidi
Youssef, base arrière de l’ALN. Bilan : soixante-quinze morts, tous civils,
dont des écoliers. L’écho est mondial, l’indignation unanime, y compris en
France. Il n’empêche, Alger croit pouvoir exorciser le spectre d’un divorce
inexorable entre Musulmans et Européens en organisant un jour officiel de
la «  Fraternisation  ». Il n’est que la phase civile et si possible festive du
coup d’État mis au point à Alger, le 12 mai 1958, par le Groupe des sept, un
comité secret réunissant activistes et officiers félons résolus à faire revenir
le général de Gaulle au pouvoir. Le 16 mai sera le jour le plus équivoque de
ce conflit, tout en simulacres. On vit accourir au Forum des milliers
d’hommes et de femmes de tous les faubourgs d’Alger, sous les regards
médusés des généraux Massu et Salan, auxquels se joignit Jacques
Soustelle. « Tendez donc la main à nos frères musulmans », s’exclamèrent-
ils à l’unisson, du haut de ce balcon des grands jours. «  Frères
musulmans » !
Des femmes en haïk blanc et voilette sur le visage sont bientôt hissées
sur la place du Forum, où elles sont dévoilées à grands gestes ostentatoires.
Pour leur bien, bien entendu. Une affiche, imprimée par le 5e  Bureau,
montre quatre «  fatmas  », une seule a le visage découvert, souriant,
épanoui, avec ce slogan, écrit au pinceau, tel un graffiti sur un mur  :
« N’êtes-vous pas jolie ? Dévoilez-vous ! » Tout se passe comme si le désir
n’est plus que de voir ces « frères » plus pareils à soi qu’égaux. Le FLN,
qui se veut à la fois patriarcal et moderniste, réagira en érigeant le même
haïk en symbole national, sinon en étendard de la lutte pour la libération. Je
crois que c’est sur ce Forum, ce jour-là, que les ressorts intimes ont pris leur
essor, qui nourrissent depuis lors nos virulentes polémiques autour du
«  voile islamique  » des tribunes de l’Assemblée aux forums sociaux en
passant par les émissions de radio ou de télévision. Ce jour de
« fraternisation » me fait penser, moi, au carnaval dans les Caraïbes ou au
Brésil, soit un moment hors du temps, où les interdits tombent pour mieux
se relever et où les corps ne s’entrelacent que pour encore mieux se séparer.
Autant évoquer alors un cérémonial de vaudou républicain.
Ainsi s’achève un cycle incohérent d’incidents, de quiproquos et de
complots inédits, qui sèmeront dans le corps social français tous les
ingrédients d’une guerre fratricide. Nommé président du Conseil sous la
pression d’Alger, le 1er juin, et fort des pleins pouvoirs, le général de Gaulle
s’envole, trois jours plus tard pour l’Algérie. Il se rend aussitôt sur ce
Forum, où son nom a été tant acclamé et applaudi quinze jours plus tôt. Par
dizaines de milliers, des Algérois, dont beaucoup de Musulmans, sont là,
sous des nuées de drapeaux, qui exultent sur l’esplanade du palais du
gouverneur général. Ému, le général, qui n’arrive pas à placer un mot, lève
alors les bras en un grand « V » et s’exclame, avec une voix de stentor : « Je
vous ai compris ! »
Il s’agit, en réalité, d’une véritable révolution, mais qui sera instillée,
l’air de rien, tant elle sonne sans appel le glas de cent vingt-huit ans de
pratiques coloniales, inégalitaires et paternalistes. Dès le 4 juillet, un décret
instaure le collège électoral unique, où les Musulmans, hommes et femmes,
qui sont, désormais, des « Français à part entière », voteront aux côtés des
Européens, en citoyens libres, égaux en droits et en devoirs !
Habile en diable, de Gaulle a pris les pieds-noirs à leurs propres mots,
en octroyant aux Musulmans non plus des droits, ce que leurs aïeux n’ont
jamais pu accepter, mais carrément l’égalité. Il passe alors à la vitesse
supérieure et entreprend d’élaborer une Constitution qui sera soumise à un
référendum fixé au jour du 28  septembre. Pour la première fois, les
Algériens auront leur bulletin à glisser dans la même urne que les pieds-
noirs. Le FLN s’insurge d’autant plus qu’il est très affaibli sur le terrain,
dans le djebel et, qui plus est, miné par des rivalités claniques. Et met sur
pied, à toutes fins utiles, à dix jours de la consultation, un Gouvernement
provisoire de la République algérienne (GPRA) ; lequel exhorte aussitôt les
« patriotes » à boycotter la « mascarade coloniale ».
 
Le 28  septembre, qui est un dimanche, gris en France, radieux et un
peu frisquet en Algérie, tout le pays vote, y compris le bled, le djebel,
l’archipel des camps, et, pour une fois, c’est un peuple bigarré, Musulmans
et Européens confondus, qui va glisser son bulletin dans la même urne. Le
«  oui  » l’emporte partout, sans nul tripotage frauduleux, à plus des trois
quarts des suffrages ; le mot d’ordre de boycott du Parti communiste et les
menaces du FLN n’y ont rien fait. Simone de Beauvoir admet avoir « envie
de pleurer » face à ce « suicide politique » ; Jean-Paul Sartre préférerait, lui,
voter pour Dieu, «  plus modeste  » que de Gaulle. Quel jour exceptionnel,
pourtant ! Y compris pour moi qui deviens, à l’âge de cinq ans et huit jours,
un citoyen français. Moi, le ci-devant indigène, sujet français, sujet français
musulman non naturalisé, sujet français musulman de souche nord-
africaine, me voici, citoyen, juste citoyen avec rien de plus, car tout mot en
plus trahit en fait un moins.
Un jour pareil a dû laisser une trace dans les esprits. J’en ai parlé à ma
mère et à l’oncle Achour. Oui, ils ont voté, pour qui, pourquoi, ils n’en
savent plus rien, si tant est qu’ils en aient jamais su quoi que ce soit là-
dessus. Les officiers de la SAS, le 5e  Bureau et les harkis n’épargneront
aucun effort pour ratisser large, jusqu’au dernier gourbi. Mieux, j’ai appris
depuis peu que des volontaires, dont une cousine de mon père, du
Mouvement de la solidarité féminine, fondé et animé par l’épouse de Raoul
Salan, dite « La Biche », ont œuvré d’arrache-pied afin de persuader maris
et épouses d’aller « accomplir leur devoir ». Les « DjamSi » et « Lifford »,
ces camions militaires GMC et Ford, voués à acheminer des troupes, chez
nous, sont arrivés vides, ce jour-là, pour transporter les votants au bureau de
vote, ouvert à la Cité.
Mettant bout à bout ce que me rapportent ma mère et l’oncle Achour,
j’arrive à rattacher un très flou souvenir personnel à ce jour-là. J’ai encore à
l’oreille le mot koumanda, un être mystérieux qui vint à Erraguene, visita le
camp et que je ne pus voir. Je me revois, nettement, tenant des bonbons
dans une main, et dans l’autre un petit drapeau bleu, blanc, rouge en papier.
Et, tout excité, je scrute, au loin, des cortèges d’hommes et de femmes qui
marchent vers la Citi. Au vrai, le commandant du secteur est bel et bien
venu, chez nous, superviser l’organisation du référendum… J’imagine ma
mère ou mes grands-mères, avec leurs foulards bariolés et leurs châles
maltais, déposant leur bulletin, sous le même toit que mon instituteur ainsi
que les parents du petit cow-boy. Et j’en frémis d’un mélange de fierté et de
sentiment de gâchis. Mes bons petits parents auront ainsi voté pour une
Ve République, pour laquelle ils sont devenus des étrangers, mais où, moi,
leur fils « unique », choisirai de couler mon existence. Je suis, je crois, je
l’espère, leur digne héritier.
 
Incroyable, un demi-siècle plus tard, je n’arrive pas à saisir pourquoi la
France n’a pas mieux «  vendu  » cet octroi soudain à neuf millions de
Musulmans, d’un droit qu’elle s’est obstinément refusé à leur accorder
qu’au compte-gouttes jusqu’ici, opposant une fin de non-recevoir aux partis
nationalistes francisés, aux notables « évolués », bref, à trois générations de
«  Musulmans assimilationnistes  ». Paris se sera résigné à ce pari
proprement prométhéen presque en catimini, l’air de rien, et ce qui aurait dû
être un tournant historique hors du commun finira en banal tour de passe-
passe. Qui plus est, Paris a octroyé la qualité de citoyen « avec le statut »,
en clair le maintien, pour celui qui y tenait, du statut personnel musulman !
Et dire que, plus d’un siècle durant, l’argument majeur du lobby colonial
aura été que le droit islamique n’est pas, ne saurait jamais être compatible
avec le droit civil français.
 
Je crois, avec le recul et à la réflexion, que cet octroi fait un peu écho à
l’édit de Caracalla, du nom de cet empereur romain, un Nord-Africain, qui,
en 212 après  J.-C., octroya la citoyenneté à tous les habitants de l’Aigle
impérial, au moment où celui-ci commençait à avoir non plus de l’or mais
du plomb dans l’aile. Du reste, le référendum du 28  septembre implique
tout l’empire français, rebaptisé, pour l’occasion, l’Union française. Face à
quoi, les pieds-noirs font contre mauvaise fortune bon cœur. Eux, dont le
lobby, cartel de gros propriétaires européens unis aux féodaux musulmans
«  béni-oui-oui  », a su torpiller jusqu’ici tout projet d’intégration, s’y
résignent, enfin. Soucieux de préserver «  leur  » pays, ils en acceptent des
autochtones qu’ils n’auront voulu, su ou pu ni éradiquer ni assimiler. Et
tous ont dû communier avec le jeune député poujadiste, Jean-Marie Le Pen,
qui s’est exclamé à l’Assemblée  : «  J’affirme que dans la religion
musulmane rien ne s’oppose […] à faire du croyant ou du pratiquant
musulman un citoyen français complet.  » Et ce seront les cols blancs
parisiens, y compris les libéraux, qui s’y opposeront, en invoquant des
griefs prétendument objectifs. On a même vu l’éminent philosophe
Raymond Aron ratiociner, en indiquant que l’Algérie aurait, dans vingt-cinq
ans, vingt millions d’habitants qui, tôt ou tard, viendraient « submerger » la
France.
 
Quant au général de Gaulle, blasé ou cynique, il aurait ironisé sur les
calculs d’épiciers des pieds-noirs, qui croient avoir gagné au change,
puisque le ratio serait passé, désormais, de un Français contre neuf
Musulmans  en Algérie à cinq Français pour un Musulman  au sein d’une
France s’étendant de Dunkerque à Tamanrasset. Il ne se rend pas moins, le
4  octobre, à Constantine, pour annoncer le plan qui prendra le nom de ce
chef-lieu de la wilaya  II, épicentre majeur de la rébellion. Il évoque, le
verbe haut, une œuvre de cinq ans vouée à aplanir les inégalités et prévoit,
coup sur coup, la création de quatre cent mille emplois, l’octroi de deux
cent cinquante mille hectares de terres aux fermiers, la mise à niveau du
salaire local sur celui de l’Hexagone, la libération anticipée de prisonniers
et clôt son discours par un appel à une «  paix des braves  », assorti d’un
hommage implicite au combat des nationalistes algériens.
Constantine n’a pas été un choix anodin, tant s’en faut. Fin avril 1927,
le ministre de l’Intérieur de Raymond Poincaré était allé y plaider pour la
colonisation, y voyant un «  enrichissement universel  ». À  la mi-
décembre 1943, de Gaulle lui-même est venu annoncer, déjà, l’octroi de la
qualité de citoyen à… soixante mille Musulmans, au grand dam du lobby
colonial, le même qui l’applaudit maintenant. Nicolas Sarkozy, à son tour,
choisira également d’y discourir, début décembre  2007, pour dénoncer
l’exploitation coloniale et saluer la mémoire de l’émir Abd el-Kader, qui a
sauvé la vie de milliers de chrétiens à Damas.
Le GPRA ignorant avec superbe son offre de paix, conscient qu’il est
dans le bon « sens de l’Histoire », de Gaulle choisit alors d’agir selon trois
axes, et très vite, avec l’objectif d’en finir avec une « affaire » qui n’est plus
qu’un « boulet », qui plus est à même d’exploser en guerre civile, d’un bout
à l’autre du pays. D’abord, disloquer ce qui reste du corps de bataille du
FLN, dans le djebel, afin de pouvoir négocier avec lui en position
avantageuse. Ensuite, électrifier le bled, instruire les enfants, créer des
emplois, en un mot franciser les Musulmans autant que possible, de sorte
que l’Algérie, même libre, resterait française comme la Gaule est restée
latine, aurait-il conclu. Enfin, entamer des pourparlers de paix avec des
nationalistes devenus plus conciliants, auxquels il faudrait remettre les clés
du pays, et obtenir un statut équitable pour les pieds-noirs qui y resteront,
ainsi que des rapports très étroits avec la France.
Le volet militaire s’ouvre début février 1959, avec la mise en route du
plan Challe, du nom du général d’aviation qui a conçu le plan de bataille.
Fini alors le statu quo flottant, avec ses zones interdites  ; désormais les
soldats iront traquer les « fells » partout où ils sont, pour les déloger, quitte
à camper, comme eux, dans les grottes et au creux des ravins. Qu’y aurait-il
d’autre à faire dans notre secteur, avec ses camps retranchés, ses hameaux
déserts, son djebel balisé de tours de guet, de pitons, de miradors et de
fortins si bien armés, ses escouades de chasse et ses unités de harkis qui le
sillonnent sans répit, sous l’œil vigilant des avions et à l’abri d’une frontière
électrifiée avec la Tunisie et minée, sur plus de mille kilomètres ?
Noyauter mieux et plus les populations, retourner des militants, creuser
les rivalités claniques, quitte à susciter des litiges irréparables, voilà notre
lot. Un expédient immémorial que tous les occupants du pays, des
Carthaginois aux Français, ont su doser à leur guise. Sur notre seule
wilaya  II, Challe lance, courant 1959 et jusqu’au début 1960, une
redoutable opération baptisée «  Pierres précieuses  ». Déclinée en un
chapelet de sous-opérations, aux noms si évocateurs –  Rubis, Saphir,
Turquoise, Émeraude, Topaze, Agate, Jade-Onyx ! – qui feront des ravages
parmi les moudjahidine. Habilement intoxiqués, des chefs se sont livrés à
des purges internes qui aggravèrent encore un peu plus le désarroi déjà
alarmant des troupes de l’intérieur. L’impact direct de ce fléau de
l’espionnite ne tardera pas à se manifester, chez nous, à Erraguene.
 
Ainsi voyons-nous, un matin pluvieux, des paras emmener notre Tahar,
le Négro, mains liées derrière le dos, vers l’imposant hélicoptère, un Ventol
H-21 américain, dit la « banane », en raison de son profil évoquant le fruit,
par ailleurs encore inconnu au bled. Tahar sous les verrous, Tahar envolé
nul ne sait où, ni jusqu’à quand. Ce cousin de mon père et neveu de ma
grand-mère Messaouda, dite Zeghla, qui a failli être abattu par des
djounoud, on s’en souvient, et qui, une fois relâché aux aurores, s’en est allé
s’« habiller » en soldat « traître », ce petit homme-là se révéla être un très
efficace agent double, au service spécial du FLN. Il aurait été « balancé »
par un transfuge. En tout cas, la capture de ce soldat particulier jeta l’effroi
sur tout le camp. Le choc, puis la suspicion, diffuse, paralysante, suscitant
une paranoïa palpable, une peur à couper au couteau, un climat si lourd que
j’eus des cauchemars. Je ne vis pas les paras venir le cueillir, mais je me
souviens très bien de son retour pour ce qui passera, plus tard, pour une
visite d’adieu. Je le revois encore, revêtu d’un pantalon marron et d’une
chemise ou d’un pull blanc, menotté, debout devant l’hélicoptère, un
Gazelle cette fois-ci, sur un sol herbu. Un officier le pousse dans l’appareil,
le fait asseoir derrière et au milieu des deux pilotes, sous le bulbe de verre
de l’appareil. Les rotors s’emballent, soudain, leur souffle nous repousse en
arrière, le koubtir s’élève, s’élève, et, à ce moment-là, je fixe le Négro,
ramassé sur lui-même, les bras croisés en arrière  : visage de bronze,
impavide, très digne, il baisse la tête jusqu’à plaquer le menton sur sa
poitrine, tandis que la machine s’arrache du sol dans un vacarme inouï,
opère un brusque demi-tour et disparaît dans un furieux nuage de poussière.
Je me souviens d’avoir suivi du regard l’hélicoptère jusqu’à ce qu’il
s’évanouisse derrière le mont Tagrourt, vers le nord, la mer, l’inconnu.
Tahar ne réapparaîtra plus, nul n’a jamais su rien de ce qui a pu lui arriver.
Il subira, si l’on en croit la rumeur, le supplice de la « crevette Bigeard ».
L’affaire du Négro fera encore des vagues, qui, bientôt, nous
éclabousseront. Je ne saurais dire dans quel ordre se déroulèrent les
événements, mais ils sont toujours là, tapis au fond de mon esprit. Aussi,
me revois-je un soir de retour d’école : je rentre à pied à la maison, le soleil,
bien attiédi, s’affaisse peu à peu au-delà des Babors, je hume à pleines
narines l’odeur du couscous qui vagabonde déjà dans l’air rafraîchi. L’esprit
flottant, mon regard ne s’attarde pas plus que ça sur les camions Ford qui
sont au milieu de nos gourbis. Soudain, au détour d’une paillotte, j’entends
crier «  Halte  !  »  ; je lève les yeux et tombe nez à nez avec un soldat, un
para, puisqu’il porte le treillis barbouillé, y compris de rouge, ce qui a valu,
chez nous, à la tenue «  léopard  » ou Bigeard, le sobriquet d’«  habit du
sang », les soldats étant réputés essuyer leur poignard sur leur uniforme.
Ferme et résolu, le soldat m’empêche de rentrer chez moi  ; notre
baraque est située juste derrière le gourbi devant lequel il se tient. Je me
démène autant que je peux pour le persuader qu’il s’agit bien de mon foyer.
Il me repousse encore au loin, à grands gestes, l’œil écarquillé pour me
signifier qu’il y a danger. Je le revois bien, son visage n’a pas pris une ride,
le teint hâlé, grand et imposant, se battant comme un beau diable pour me
repousser. Quand je tourne les talons, il me siffle et quand je me retourne
vers lui, il me sourit puis jette un petit paquet ; je l’ouvre aussitôt et trouve
de la pâte de fruit, que j’entame sans tarder, satisfait, en marchant vers chez
ma grand-mère El-Ouahma. Où je suis accueilli tel un héros, et c’est à qui
me prendra sur ses genoux, m’offrira un bout de sucre… J’ai compris assez
vite, j’imagine, que des soldats ont embarqué ma grand-mère et mon père –
 ses autres garçons, Saïd, Achour et Larbi, étant à Sétif ou à Alger –, ainsi
que leurs familles, femmes, enfants sans oublier les invités du jour. Je
m’endors cette nuit-là chez la famille de ma mère, en pensant à mes parents
et à ma sœur Drifa qui sont, eux, en prison.
Je me réveille, pour la première fois, sans mère ni père à côté de moi.
Ali, le grand-oncle de ma mère, me conduit au souk, où il exerce, dans un
recoin étriqué, le métier de cordonnier. Et, là aussi, je suis reçu tel un
enfant-roi, applaudi. J’ai droit, d’abord, au coiffeur, on m’offre une
casquette à poser sur mon «  tour d’oreille  », puis un épicier me tend une
bouteille de gazouz, un boucher me glisse un foie d’agneau, le luxe absolu.
Touati, un fou, enlève sa montre factice et la pose sur mon petit poignet…
Je me sens si heureux, béat, que je me souviens d’avoir souhaité,
clairement, que mes parents restent encore sous les verrous, tellement je me
sentais aimé, adopté, adulé.
Ils sortirent le soir même, tous, sauf ma grand-mère, tante du Négro,
gardée en lieu sûr pour plus d’investigations. Son gourbi, où elle vit avec
son aîné, Saïd, et le petit dernier, Larbi, est réduit en cendres, incendié la
veille par les soldats, en guise de représailles. Je n’ai nul écho de ce que j’ai
ressenti en revoyant ma mère, mon père et ma petite sœur. Ce qui m’a
frappé dans le récit de leur captivité que fit mon papa, c’est non point la
promiscuité d’une « tribu » de femmes et d’enfants avec, parmi eux, un seul
homme, non, ce qui m’a saisi alors, c’est le ton avec lequel il a raconté son
rapport avec leur geôlier. De fait, ce dernier attendra le milieu de la nuit
pour revenir et lui donner du lait, en insistant « ceci est pour les petits », du
chocolat et du pain, en précisant « ceci c’est pour vous » ! J’ai perçu un tel
émoi, teinté d’admiration et de gratitude, que j’ai ressenti, en dépit de mon
âge, une sorte de réconfort. Je m’apercevrai, plus tard, en couvrant des
zones de guerre en tant que grand reporter, combien un simple geste
d’humanité de la part d’un ennemi peut illuminer l’existence d’une victime
et faire le lit d’une réconciliation future entre l’un et l’autre.
 
Huit jours plus tard, un homme vient frapper à notre baraque. Apeuré,
mon père sort et j’entends l’inconnu lui dire, d’un ton inquiétant, qu’il a
retrouvé sur le bord de la piste, en revenant de la Cité, une femme épuisée,
affalée sur le sol brut, qui lui a dit habiter par ici. Puis, plus rien, je
n’entends plus rien… Peu après, je sors et, là, je vois un spectacle irréel,
onirique : ma grand-mère, la tête posée sur l’épaule de son fils, et lui, mon
papa, visage rougi par l’émotion, le front plissé, en train de pleurer, de
hoqueter, et je garde encore intacte l’image cristalline du bulbe de chaque
larme. Il versait des « larmes grosses comme des poings ! » dira ma mère.
L’après-midi même, grand-mère me hèle. Très ému, je me précipite et la
retrouve, debout, au milieu des décombres calcinés de son foyer. Et nous
commençons, elle et moi, nous seuls, à gratter le sol, à retourner des
chiffons noircis, pour voir s’il n’y aurait pas des liasses de billets que le feu
aurait épargnées. Je n’apprendrai qu’une fois adulte qu’elle fut dénoncée en
tant que soi-disant trésorière de la section locale du FLN, et qu’elle aurait
été recrutée, l’intimité clanique aidant, par son propre neveu, Tahar, le
Négro. Vrai ou faux ? Qu’importe, je ne le saurai jamais, les archives étant
inaccessibles pour un bon quart de siècle encore. À défaut d’en apprendre
un peu plus, je reste taraudé par la question  : pourquoi aurait-elle alors
tenté, au sortir de la prison, de fouailler des cendres, dans l’espoir avoué de
récupérer de l’argent ?
 
Plus, mon oncle Saïd, Smati pour l’état civil, a été interpellé puis mis
sous écrou, d’abord à Sétif, puis à Djidjelli avant d’être transféré à
Tifichount, non loin d’Alger, d’où il ne reviendra qu’à la veille de
l’indépendance. J’ignore à quoi il a pu être mêlé, il n’en a jamais soufflé
mot à personne, sauf une fois, pour révéler qu’il avait été torturé. Mais il a
commis, à mon encontre, un acte que je crois ne lui avoir jamais pardonné :
un jour, aux aurores, mon père qui m’avait promis, la veille, de m’emmener
à Bougie, me réveille, m’habille et, me tenant par la main, me fait asseoir
dans le camion, près de lui. Je me sens pousser des ailes. Soudain, je vois
venir l’oncle, vêtu d’un tablier gris souris, qui, sans dire un seul mot, pas
même bonjour, saisit mon bras et me fait sauter hors du véhicule, sous le
regard, que j’imagine froissé, de mon père, lequel n’a point moufté
néanmoins. J’en voulais tant au Sétifien, mais encore plus à son cadet, que
quand je le vis démarrer, je me souviens très bien d’avoir souhaité qu’il…
chute dans un ravin, sur la route de Ziama-Mansouriah  ! J’étais tellement
meurtri qu’il m’empêche non point de monter dans le camion, mais de
voyager, d’aller voir ailleurs, de sortir du camp, que je me demande,
maintenant, si ma passion insatiable pour les atlas, les cartes routières, les
guides de pays, les gares, les valises et les boussoles, les langues et les
écrivains voyageurs, les quais, le sports et les aéroports ne puise pas
toujours sa vigueur dans la claque injuste et gratuite que j’ai essuyée, sans
pouvoir réagir, ce funeste matin-là.
 
Quant au brave camion, s’il n’est jamais tombé dans un précipice, il
n’en a pas moins subi l’épreuve du feu qui l’a décharné et réduit à une
pathétique carcasse métallique, sur le bas-côté d’une piste. À  l’époque, le
camion ne peut se déplacer qu’en convoi militaire, mon père s’y plie sans
barguigner. Toutefois, les succès du plan Challe ont peu à peu allégé le
dispositif, le réduisant à une Jeep et à un ou deux transports de troupes. Un
jour, alors que mon père s’y est rallié, pour aller écouler ses produits sur un
souk ouvert à Selma, le convoi se trouve pris, au lieudit Aghedou, au pied
du mont Tamezguida, sous le feu nourri d’une escouade de moudjahidine.
Le Négro, qui est alors le chef de la section, ordonne à ses soldats de se
disperser et de tirer vers la source des tirs ; puis, voyant que la plupart des
véhicules sont touchés sauf celui de son cousin, il le met en joue et tire sur
le réservoir une rafale de Mat 49. En détruisant le véhicule, il voulait mettre
à l’abri son cousin du soupçon de collusion avec les assaillants.
Mon institutrice, Mme  Cabanal, s’étant jointe ce jour-là au convoi a
tout vu. Sous le choc, elle a quand même pu voler une photo du camion
familial, réduit à une carcasse calcinée. La portière avait beau avoir subi le
feu, le nom Smati Zeghidour était bel et bien lisible. J’ai pu récupérer cet
instantané quasi miraculeux à mes yeux après avoir renoué contact avec
elle. Et je n’ai réussi cet exploit qu’à la faveur d’un reportage que j’ai
réalisé, à l’été  1990 pour le mensuel Géo, consacré au camp englouti
d’Erraguene. J’en ai profité alors pour publier, en plus des images du
barrage et d’El-Oueldja, un cliché de la carcasse du véhicule, oubliée à
flanc de coteau, au bas d’une piste, qui, soit dit en passant, n’a pas reçu
depuis lors ne serait-ce qu’un badigeon de goudron. Que n’ai-je pas fait  !
Les habitants d’Erraguene, issus des Beni-Médjaled et Beni-Zoundaï, y
compris des employés municipaux, n’ont voulu déceler qu’un noir dessein :
j’aurais ainsi mis en valeur ce vestige familial, avec pour unique objectif de
valoriser les Beni-Ouarzeddine ; à leur détriment à eux, cela va de soi. En
raison de quoi, et j’ignore tout du modus operandi, un beau matin, j’ai
découvert, effaré, que la relique a disparu, volatilisée. L’horreur des
jalousies claniques !
 
La disparition de Tahar a rompu le «  charme  » entre les fellahs du
camp et les officiers de la SAS, ainsi qu’avec leurs supplétifs, devenus
soudain suspects de collusion avec les «  fells  ». Un soir je sors «  brûler
l’eau », sous une lune immense, si lumineuse qu’elle zébrait le paysage de
noir et de blanc, à l’instar d’un dessin d’Hugo Pratt, l’auteur de Corto
Maltese. Je me tourne vers la Cité, et, émerveillé, j’aperçois les lumières
qui scintillent si bien qu’on dirait un pan de ciel étoilé posé ici-bas. À côté,
un bras de djebel, dont le versant qui me regarde est obscur, car il tourne le
dos à l’astre. Soudain, j’entends un coup de feu, puis deux, et, d’un coup,
un staccato infernal emplit tout le vallon dont les monts se renvoient les
échos. Je cours vers la maison et, posté devant la porte j’ai l’impression, en
voyant les hachures des balles traçantes, d’une main invisible qui fait des
gribouillis, à l’aide d’un bout de craie rose, sur un tableau noir. Un
explosion, un incendie de gourbis, puis, aussi soudainement, un silence de
mort qui jaillit d’on ne sait où, plat, inquiétant. Les Jeep arrivent, des harkis
sortent avec leurs fusils, ici ou là, j’entends encore des tirs isolés, puis plus
rien… Y compris pour moi, qui ne me souviens plus de rien, après ; si ce
n’est que le mari de ma tante Mébarka, qui a eu le malheur de passer non
loin de cet improbable « front », a été fauché par une rafale. Il ne m’en reste
qu’un aperçu, presque un portrait, où je le revois, en gros plan, couché,
sanglé dans un treillis neuf de garde-champêtre, yeux clos, visage apaisé
d’un jeune ordinaire qui dort : mon « premier » mort, de visu.
 
Je m’aperçois, là aussi, avec le recul, à quel niveau de duplicité il a
fallu s’abaisser pour passer entre les gouttes  ; jouer le jeu, double jeu,
donner le change, louvoyer, mentir avec la hantise d’être confondu. Quel
calvaire atroce, aliénant, ont dû subir mes parents. Et à quel point cet
éreintant exercice, cet état d’esprit en éveil constant a pu nous affecter, par
ricochet ou plutôt par capillarité, nous, les gamins, témoins muets mais
nullement dupes de cette imposture. Qu’un père en soit réduit, dès qu’il
entend un bruit de Jeep qui se rapproche, à demander à son gamin de six
ans de courir regarder par la fenêtre, derrière le rideau, et de scruter le
véhicule, afin de savoir s’il se dirige ou non vers son foyer, renverse l’ordre
des choses : ce n’est plus le parent qui protège et sécurise l’enfant, c’est ce
dernier qui veille sur l’autre. J’ai vécu et revécu ce supplice, j’en ai hérité
un fond d’anxiété, un sentiment quasi permanent de vulnérabilité, à savoir
que le pire peut arriver à tout instant, partout.
J’ai puisé, aussi, une fureur d’exister, une rage de savourer les joies de
l’existence, petites et grandes, sans jamais renoncer ni désespérer du
bonheur, ni de moi ni des autres. Et ce, quand bien même j’ai pu
« déguster » le goût si amer de l’iniquité et de l’arbitraire gratuit, aussi cruel
que dérisoire. Ainsi, quand un matin des paras sont venus, aux aurores,
défoncer notre porte à coups de crosses et nous demander de sortir, pour
soi-disant inspecter et fouiller nos affaires, soit des boîtes à chaussures et
une ou deux valises en carton. Un long moment après, les soldats sont
ressortis, et on a enfin pu regagner nos pénates. Ils ne sont pas repartis les
mains vides, ils nous ont piqué une liasse de billets, et, ce qui m’a, je crois,
surpris, un flacon de parfum vert avec une poire à vaporiser ; et ulcéré, un
petit burnous d’enfant, que ma tante Tourkiya, l’épouse de l’oncle
Mohamed, le frère « unique » de ma mère, avait tissé pour moi seul. Si un
jour je dois réclamer des «  réparations  », ce sera juste de pouvoir enfin
récupérer ce mien habit que je n’ai jamais eu l’occasion de porter autrement
que pour l’essayer, une fois.
Une image, de ces temps incertains, m’a hanté, par la douleur indicible
qu’elle a dû dégager mais aussi, paradoxe de l’esprit humain, par sa
« beauté », oui, car il y a eu, dans ce tableau vivant, un petit quelque chose
d’une fresque : sur un sol plat et noir, c’est la piste de l’aérodrome. Il y a, à
gauche, un gros hélicoptère, sombre et inquiétant, à droite, à l’autre bout,
des paras poussent des hommes sous la menace de leurs armes, et, derrière
eux, sur l’herbe, un « paquet » de femmes, mères et épouses, habillées de
robes aux couleurs criardes hurlent, jurent, supplient, et, soudain, il s’est
mis à pleuvoir, pleuvoir…
Au djebel, le plan Challe aura coûté la vie à vingt-six mille djounoud,
plus de dix mille autres ont été faits prisonniers. Il aura frappé de plein
fouet le potentiel militaire de l’ALN, le réduisant de moitié en moins d’un
an de combats implacables. En dépit de leur bravoure, saluée par leurs
adversaires, les maquisards, privés d’armes et démoralisés par les
sanglantes purges internes, n’ont pas pu tenir le coup face au bulldozer
français.
 
J’aurai en tout cas vu monter en même temps et les périls de la guerre
et les eaux du barrage d’Erraguene, achevé depuis peu. La nappe aquatique,
vert céladon le matin, ocre sombre le soir, lèche et avale chaque jour un peu
plus de terrain. Déjà, elle lape le souk, maintenant désaffecté, promis à y
être noyé. Et nous, à devoir lever le camp, pour aller nous établir ailleurs.
Justement, l’état-major a choisi de nous installer à cinq kilomètres plus au
nord, au pied du mont Tagrourt, à la Carrière, où Campenon Bernard ont
creusé la mine d’extraction de pierres indispensables au chantier du barrage.
Là aussi, bien que plus âgé, avec un regard plus mûr, je ne garde aucun
souvenir de notre départ du camp d’Erraguene à celui de la Carrière, pas un
seul flash, ni un bruit de toit qui s’affale, rien, sauf, à la rigueur, un très flou
cliché où je crois identifier un épais et pagailleux cortège de camions, de
baluchons et de diss entassés sur des véhicules, qui s’étire, à l’infini, en
slalomant entre miradors et éperons rocheux. J’en ai préservé un, en
revanche, encore très vivace, sur le plan visuel et émotif. Je quitte l’école de
la Cité et m’apprête à emprunter le chemin ardu, sinueux et cahoteux qui
conduit à la Carrière, voyant que le soleil est encore assez haut au-dessus
des Babors et qu’en bas, sur le sol déserté de ce qui était notre camp, la
« salive » du lac frise l’endroit où j’ai déjà cru fixer l’emplacement de feu
notre gourbi. Je dévale la pente, pose le pied sur le plateau encore non
inondé, suivi par mon cousin Ali, lui aussi très curieux de revenir aux
sources. Nous marchons pas à pas, à la lisière du rivage fluctuant, bleuâtre,
glauque, plissé par la brise, mystérieux et terrifiant.
Je me souviens soudain que je plantais souvent un haricot au seuil de
notre baraque, rien que pour la joie de le voir, chaque matin, au saut du lit,
pointer, déjà, son nez hors du sol. Ce « miracle » de la création a illuminé
tous mes matins au camp, si sombres. J’avance en scrutant le moindre brin
d’herbe tremblotant, et voici que j’aperçois un bout de plant fluet, solitaire,
avec ce profil à nul autre pareil, là, debout, vaillant. Le cœur chaviré, je me
sens saisi d’une envie de pleurer, de cajoler ce petit plant, de l’embrasser.
N’osant pas le « tuer » en le déracinant, je m’éloigne à reculons, Ali à côté
de moi sans piper mot, avec le sentiment brûlant de laisser un parent, un
petit frère. J’ai laissé un brin intime de moi-même, bientôt englouti, sous un
déluge stagnant de deux cent cinquante millions de mètres cubes, et à
jamais.
13

M e voici de nouveau contraint, manu militari, de m’extirper de mon


foyer et d’aller planter mon bâton de pèlerin ailleurs, en «  pays  »
étranger. J’ai dû plier bagages au moment où j’ai bouclé mes sept ans, déjà
un bel âge, dans un djebel où « la mort rôde comme un chameau aveugle ».
Il y a de quoi marquer au fer rouge un esprit, aussi innocent et ingénu
soit-il. Tout est tellement différent, inattendu, dans ce nouveau bivouac. Le
décor naturel, choisi par l’état-major, n’a rien à voir avec le plat pays
duquel on vient de nous arracher. Ici, c’est plus étriqué et pentu  ; le ciel
plutôt bas, le maquis plus proche mais moins boisé, l’horizon plus étroit. Le
camp est implanté au fond d’un creux, pareil à celui que forment deux
mains qui se joignent et se serrent pour recueillir de l’eau ou du grain
moulu. Il est flanqué, à l’orient, d’un ample bourrelet où s’épandent à
foison lentisques, ajoncs et diss. Le nord est barré par le massif d’Afernou,
d’où jaillit, altier et si près qu’il en est intimidant, le mont Tagrourt, au pied
s’étend la Carrière. Face au couchant, l’œil butte, d’abord, à un jet de
pierre, sur le pic dit Bou-Quernoun, le «  Biscornu  », sur lequel s’élève la
caserne des soldats du 43e  RI, d’où ils peuvent, d’un seul regard, balayer
notre hameau d’un bout à l’autre.
Le sud seul offre des ailes au regard, qui peut alors survoler la pente
s’étirant, tel un toboggan, depuis le camp. Puis il dévale par petits à-coups,
jusqu’à se poser sur le tout jeune et déjà si envahissant lac. Puis glisse
dessus jusqu’aux piémonts touffus des Babors, adossés aux contreforts
hérissés de cèdres du Babor et du Tababort, qui se penchent vers le
couchant. Rien ne m’a jamais autant ravi que d’admirer ce djebel, depuis le
seuil de notre nouveau foyer, construit à la hâte, de bric et de broc.
 
Je rebascule d’une baraque « civilisée » de planches et de tôles vers un
banal gourbi, aux murs de branchages enduits de bouse séchée et aux toits
pentus, recouverts de diss. À  l’intérieur, une pièce, de plain-pied, avec au
milieu un kanoun et sur un côté une fenêtre, « creusée » plus pour jeter un
œil dehors que pour laisser passer le soleil. Aucun lit, nous dormons sur des
nattes et des matelas, posés sur le sol brut, près du foyer.
Ici, plus de paillote pour cuisiner. Ni de robinet d’eau placé à deux pas
du foyer  ; il faut désormais chercher le précieux liquide à la source, à un
quart d’heure à pied. Implanté en amont du camp, le souk n’est plus le
joyeux désordre qu’on a connu, débordant de victuailles. Il se réduit à deux
rangs de bicoques de pierres grossières, avec des toits de tôle ondulée, calée
avec de gros cailloux. Un peu à l’écart, un petit terre-plein barbouillé de
ciment sert d’abattoir à ciel ouvert. Mon père et son frère aîné y ont ouvert
un magasin, si l’on peut dire, car il n’a rien du bazar d’avant, fleurant l’eau
de Cologne, le café moulu et le cumin ; celui-ci n’offre que de la semoule et
de l’orge, du café et du sucre, des biscuits, du lait concentré en boîtes, des
allumettes et du pétrole pour les lampes. Trop chers, les légumes sont
absents, et les fruits sont un luxe auquel on ne pense même plus.
 
Privé de son camion durant des mois, mon père a failli devenir fou,
d’autant qu’il n’a eu droit à aucun semblant de réparation, bien qu’il fût
assuré. Il faudra que le moussabel, le «  bénévole  » clandestin du FLN,
plaide auprès des maquisards responsables de l’embuscade pour que ceux-ci
l’aident à en acquérir un nouveau, tout neuf qui plus est. Si j’en crois
l’oncle Achour, l’Ordre aurait «  offert  » la moitié du prix total, soit un
demi-million de francs d’alors. Un apport calculé et négocié, moyennant
quoi mon père leur livrait désormais plus souvent Pataugas, couvertures,
cartons de biscuits, fruits secs, blousons, chaussettes, sans oublier cahiers et
stylos Bic. Mon père m’a expliqué la méthode : après avoir acheté tous ces
produits au marché de gros de Sétif, une fois les cargaisons déposées sur les
bennes et bien cachées sous la bâche du camion, il reprenait sa route en
suivant un itinéraire préétabli, puis quand il arrivait à un endroit précis,
plutôt un ravin, il simulait alors un souci de moteur, descendait du véhicule,
en faisait tout le tour et, soudain, balançait dans le vide les précieux cartons.
Ce trafic illicite nous a aidés à maintenir la tête hors de l’eau. Le
barrage a eu beau être construit pour éclairer et « moderniser » le bled, pour
nous sa mise en œuvre aura été un naufrage. Le paradoxe étant que le
chantier d’Erraguene a coïncidé avec le plus fort de la guerre, mais nous
aura fourni le plein-emploi, tandis que le séjour à la Carrière a correspondu
au recul du conflit, mais il nous a rapprochés de la misère. Car, une fois le
chantier terminé, nos ouvriers –  plus d’un millier  !  – se sont retrouvés du
matin au soir sans travail, ni allocation. Un document militaire de l’époque,
que je viens juste de consulter, indique que notre camp a perçu, pour le seul
exercice 1959, un pactole de 217 millions de revenus, et ce pour cinq mille
cinq cents habitants dont deux mille trois cents enfants. Après, avec un tel
manque à gagner, il n’y a plus d’autres recours que le retour aux champs ou
la quête d’un autre chantier, n’importe où, à Sétif, à Djidjelli ou à Alger.
 
Plus démuni, ce nouveau camp est néanmoins plus ouvert. Hormis la
caserne du Biscornu, il n’y a ni barbelés électrifiés ni miradors, et pas
davantage d’officiers de la SAS que de soldats infirmiers ni non plus de
«  volontaires  » du planning familial, hier encore si chères à l’épouse du
général Salan. À  Erraguene, tout est désormais englouti, le dispensaire, la
piste d’aviation  ; je ne reverrai d’avion qu’une fois adulte, à l’aéroport
d’Alger. Ce recul relatif de l’armée n’est que l’effet probant de pourparlers,
aussi informels que sérieux, déjà noués entre Paris et Tunis, siège du FLN.
Quant à l’état-major français, il a dû changer son fusil d’épaule : fini l’effort
de nous arracher du djebel, il lui faut désormais nous inciter à y retourner.
Aussi, n’y a-t-il plus de couvre-feu et nos véhicules ne sont-ils plus astreints
à rallier un convoi sous escorte militaire. Libres à eux d’aller et venir.
L’armée n’assure plus, vis-à-vis de nous, qu’un contrôle en surplomb, ce
qui n’exclue ni le recours aux mouchards ni, au besoin, à l’arrestation ou, à
la rigueur, au rapt et à l’assassinat.
Cruel quiproquo ! La France aura ainsi fait le pari fou de se désengager
du pays juste après qu’elle a pris le parti de se l’assimiler jusqu’à le
phagocyter, n’hésitant pas, à cet effet, à créer une Ve République, taillée à la
mesure de ce grand dessein. Écartelée entre four et moulin, elle a déclaré à
« jamais français » un peuple au même moment où elle a consenti à ce qu’il
devienne tôt ou tard algérien, et indépendant. Ainsi, si notre séjour à
Elkarier a bel et bien coïncidé avec un recul louable des hostilités, il ne
nous aura pas moins coupés du contact quotidien avec les Français. On s’est
retrouvés un peu livrés à nous-mêmes, à nos bisbilles claniques, et à
l’oisiveté. Notre clan a volé en éclats, « en pièces détachées » dirait l’oncle
Achour ; seul mon père a pu garder le cap en s’accrochant à la boutique et
au camion. Et si le grand demi-frère, Mohamed, a su maintenir son emploi à
«  Lidjia  », l’EGA (Électricité et gaz d’Algérie), Larbi, le benjamin, a dû
s’en aller chercher du travail à Alger, en tant que tâcheron, dans le bâtiment.
 
Nous avons certes subi moins de violences, mais nous avons eu plus
faim. Pour s’occuper, les ouvriers qui ne pouvaient partir ailleurs se sont
remis à élever du petit bétail, à l’instigation des officiers du Biscornu. Et
seulement à l’élevage de vaches et de chèvres, une «  reconversion  »
humiliante pour beaucoup d’ouvriers, aux yeux de qui cultiver le sol est
déjà devenu un métier dégradant. Il leur aura suffi de cinq ans de travail au
chantier pour que le mot « fellah » ne sorte plus de leurs bouches que pour
insulter. Peu à peu, ânes et mulets sont revenus, lapins et poules ont suivi et
l’on s’est remis à se réveiller au chant du coq. Nous n’avons pu recueillir,
quant à nous, qu’un petit chat. Seuls les chiens n’auront pas droit de cité,
l’oukaze du FLN n’ayant point été abrogé. Ainsi, avons-nous quitté les
roumis pour retrouver nos bons vieux béliers et veaux. Hier, érigé en
«  atelier du progrès  », voici le camp devenu raccourci pour le bled  ; le
creuset de la francisation virera bientôt au tremplin de l’algérianisation.
Français à part entière, pourtant nous l’étions, mais nous ne restions pas
moins à part.
 
À  Elkarier, mon esprit se dilate encore, se délie, et, de tous mes
cousins, je suis celui qui lit le mieux, et de très loin. À tel point que pour
briller au souk, mon père ne trouve pas mieux que de proposer à des
inconnus, dont j’ignore tout, d’exhiber sous mes yeux leur carte d’identité,
afin que je puisse déchiffrer et déclamer, à voix haute, leurs noms et
prénoms  ! Je me revois en train d’ânonner des patronymes sous l’œil
pétillant de mon papa et le front plissé d’admiration de mon «  client du
jour  ». Mes souvenirs d’alors, plutôt rares, sont plus élaborés et je
m’aperçois que j’ai aussi mémorisé de purs moments de joie, tous en
rapport immédiat avec l’univers du vivant, la lumière, l’herbe, le djebel, le
champ fleuri, le ciel et, au pinacle de cet autel naturel, le couple divin Babor
et Tababort. Je suis également plus attentif à mes proches et c’est seulement
à partir de ce tournant que ma sœur cadette, Drifa, prend place dans mon
album de souvenirs, quand bien même il ne s’agit que d’un couple de
clichés. Ainsi, la revois-je bien, assise, avec son rond minois et ses nattes
épaisses, étendant ses jambes en riant aux éclats pour mieux me montrer ses
petites espadrilles bleu indigo, avec des lacets blanc lait  ; un cadeau de
l’oncle Larbi, chez qui elle a séjourné à Alger. Je l’entends aussi pousser un
cri terrible de douleur : s’étant assise sur un rasoir, la lame lui a déchiré le
haut de la cuisse. Voyant le sang couler, j’ai fondu en larmes et je me
rappelle en avoir voulu à notre père d’avoir laissé ainsi traîner sa lamdjilat,
la lame Gillette.
 
Peu de temps après avoir planté notre gourbi, ma mère nous a offert un
nouveau bébé, une fille, que mon père s’est empressé d’appeler Houria,
«  Liberté  ». Cet «  ajout  » à la famille en a aussitôt modifié l’aspect, aux
yeux du clan et de l’alentour ; si le mauvais œil ne s’est pas écarquillé de
jalousie, la mauvaise langue, elle, a bavé à l’envi. Belkacem, mon papa,
l’« arbre à garçons » en a déjà perdu deux, coup sur coup ; et voilà qu’il n’a
plus qu’un « seul » mâle et deux gamines, « futures femmes des autres »,
soit de leurs maris « étrangers ». Je n’ai rien retenu de l’arrivée au jour de
Houria. Rien, si ce n’est, un rêve qui m’a, je m’en souviens, intrigué et
perturbé, où j’ai vu un spectacle insolite et effrayant : ma mère saute sur un
cheval, et au moment où elle se pose sur la selle, le dos de l’animal se brise
vers le bas, son ventre s’ouvre et un torrent de sang en jaillit inondant tout
le sol… Au réveil, inquiet de ne pas voir ma mère auprès du feu, je suis allé
la trouver alors qu’elle étendait du linge, et, bien que rasséréné, je lui ai fait
part du songe pour avis. Il n’y a pas de quoi se casser le crâne, me reprend-
elle au vol, ce n’est rien d’autre que la dénia, ce mot arabe qui veut dire tout
uniment, et la vie et l’univers ici-bas où elle respire et palpite.
Peu à peu, mon profil familial va se cristalliser ; je vais de plus en plus
passer pour le fils « unique », un statut écrasant, à peine édulcoré par mon
« éveil » sans équivalent et mon « don » spécial pour l’instruction que nul
n’aura jamais l’idée de contester tant soit peu. Quant à moi, soumis à ce
double profil de médaille, avec un plus à l’avers et un moins au revers, je
crois avoir intériorisé intimement et l’un et l’autre, en entretissant jusqu’au
vertige confiance inébranlable en moi et sentiment aigu de vulnérabilité,
inquiétude à fleur de peau et optimisme impavide. Et si je ne me souviens
point de m’être senti un jour inférieur à quelqu’un, j’ai eu souvent la
sensation d’avoir été plutôt défavorisé par le sort, en n’ayant pas eu un aîné
pour me protéger ni un cadet à chouchouter.
 
Sans jeu de mots, on peut dire que la Carrière a brisé net la carrière de
nos hommes, qui ont dû, une fois le barrage mis à l’eau, remiser leurs bleus
de chauffe et casques tandis que ceux qui s’«  habillaient  » ont dû se
rhabiller en civils, après avoir quitté leur treilli vert olive. N’ayant plus
d’emploi à leur offrir, l’état-major, celui-là même qui a opéré leur transfert
contraint vers les camps, incite désormais tout un chacun à retourner
labourer son lopin ancestral, réduit en jachère, à l’état de «  célibataire  »
dans notre jargon, depuis déjà plus de deux labours. On propose ainsi à ces
ex-journaliers de se muer en cultivateurs de jour, car il n’est point question,
jusqu’à nouvel ordre, de s’y réinstaller. Ce feu vert militaire n’en a pas
moins suscité un vif désir de revoir le bled, y compris chez nous. Un désir
mitigé, car rentrer au bercail rimait désormais avec quitter l’école,
s’éloigner du médecin, renoncer à l’électricité dont l’accès, maintenant à
portée d’yeux, ne tient plus qu’à un fil.
Conduits par l’oncle Larbi, qui a dû délaisser son chantier d’Alger
pour venir labourer notre champ, nous avons repris chaque dimanche le
chemin d’El-Oueldja  ; non point en passant par Erraguene, situé à cinq
kilomètres vers le sud, mais en suivant un itinéraire vers l’est qui franchit
d’abord le col du Vendredi, où repose le petit corps de mon frère Khélifa,
puis dévale une pente très raide pour ensuite obliquer vers le djebel
Tamezguida, en slalomant entre des ronces à épines et d’épaisses fougères.
Aussi émouvant et éprouvant qu’a pu être ce retour au pays natal, en grand
arroi avec bœufs et ânes de nouveau parmi nous, je n’en ai nul souvenir
consistant, pas plus d’image, d’odeur, de bruit ni d’émoi. Je n’en ai que
mieux retenu, en revanche, la séquence du labour d’un lopin où j’ai posé
mes premiers pas, nus sur le sol aussi nu  : le champ pentu qui s’allonge
depuis le seuil de notre gourbi avant de se cabrer pour aller s’aplatir tout en
bas, au bord du lit de l’oued Djendjen.
J’ai « cadré » un vrai tableau, avec, au premier plan, l’araire, lequel n’a
pas bougé de place depuis notre départ, et Larbi, debout derrière la charrue,
qui tient le manche d’une main et de l’autre tapote d’un fin et long bâton
l’âne et le bœuf attelés sur le devant. Je me souviens de ses pieds et jambes
énormes et bizarres, recouverts de chiffons et emmaillotés de lanières de
cuir des orteils aux genoux. Ce sont les ga’â – un mot signifiant « fond »
d’un puits ou « glèbe » –, les chaussons rituels pour labourer le sol. Je n’en
ai plus jamais revu, sauf une fois, dans une gravure montrant… un serf du
royaume carolingien. Puis la charrue s’ébroue en cahotant, le soc fendant le
sol endurci, et le laboureur parle aux bêtes : « khat ! khat ! khat ! », sur un
ton attendri, enjoliveur. Khat  !, qui ne s’applique, dans notre jargon
d’illettrés, qu’au sillon, désigne, en arabe, la « ligne » pour celui qui écrit et,
par extension, l’art calligraphique. J’ai suivi, tout excité, et pas à pas, le
sillage de l’attelage jusqu’au bout du champ où mon oncle a dû pivoter pour
creuser un autre sillon en sens inverse. Cet art de sillonner ainsi un sol
s’appelle, en bon français, boustrophédon, un terme venu du grec qui
s’applique aussi à l’art de l’écriture. Je n’appris le mot français qu’une fois
adulte, aiguillonné par ma soif de mots rares ou insolites et mon goût
immodéré des dictionnaires étymologiques. J’ai ainsi pu constater qu’outre
notre immémorial lexique berbère nous avions maintenu, dans les débits de
nos patois, des cristaux de bas latins  : azoug pour «  joug  », asnouss pour
âne, sordi pour «  solde  » et «  sou  », yennayer pour «  janvier  », tabbourt
pour « porte »…
Ce qui m’émeut le plus, cependant, dans l’image d’Épinal que
j’évoque, c’est la toile de fond du paysage, l’arrondi du coteau, le ton café
moulu du sol « écrit », les arbres aux feuilles couleur rouille, et, là-bas, si
loin et si familier, le visage du djebel Tamezguida, au front altier et plissé,
où s’enchevêtrent zébrures de maquis et falaises de schistes gris argenté.
Cet instant de joie limpide, de plaisir poignant, que j’ai pu happer au vol, se
traduira par un besoin incoercible de revoir, ne serait-ce qu’en rêve, cet
éclair de bonheur jailli de je ne sais où, ce jour-là. Je passerai dès lors le
plus clair de mon temps d’adulte et d’expatrié à en éprouver, de nouveau, la
saveur primaire, en savourant tous sens dehors les dessins, gravures,
tableaux paysagistes. J’ai cru parfois y parvenir, d’abord à travers les
illustrations de nos manuels scolaires, puis, beaucoup plus tard, dans des
œuvres de Pissaro, de Van Gogh ou, surtout, de Corot, si évocateur de mon
pré carré natal, avec ses hameaux sépia, aplatis sur un terreau marron toile
de jute, où l’ocre le dispute au vert pistache, sous un ciel d’après-midi doux
et mélancolique.
 
Après ce retour inopiné au bled, aussi espéré qu’inattendu, vint le jour
d’un autre retour, celui de la rentrée à l’école engloutie, la même, restée à
Erraguene, ainsi que nos instituteurs. Il nous faut désormais y aller et en
revenir à pied, soit dix kilomètres chaque jour de classe. Des officiers sont
venus à Elkarier, afin de baliser l’itinéraire, avec des parents d’élèves, dont
mon père. Le tracé, tout en zigzags, souvent à flancs d’escarpements avec,
en contrebas, le lac en extension, implique de franchir un petit ruisseau à
gué avant de déboucher, à hauteur du lieudit Souiquiat, sur la piste
asphaltée qui conduit soit à Ziama-Mansouriah, soit à Djidjelli. Il ne reste
alors plus que deux kilomètres pour arriver à bon port.
Je me souviens clairement du réveil, en sursaut, aux aurores, quand le
soleil n’a pas encore ouvert un œil. Je me revois enfiler ma blouse de
« mendiant » de savoir au coin du feu, debout sur les nattes qui me servent
de lit, tandis que ma mère pétrit la pâte avant de la cuire sur un « tadjine »,
un plateau d’argile ; après quoi, elle épluche des patates pour me faire des
frites.
Fin prêt pour la route –  qui m’attend, dixit ma mère  –, je pose ma
musette en bandoulière, avec à l’intérieur deux tranches de pain maison, de
la galette plate et rêche, et les frites mises dans un pot de confiture. Ainsi
lesté, il ne me reste qu’à saisir mon petit cartable en carton rose pétard, le
premier que j’aurai jamais eu. Et de courir rejoindre la sage et impatiente
cohorte d’enfants, avant qu’un adulte en compte les têtes, donne le signal
du départ, pour nous engager à crapahuter, à la queue leu leu, à la façon
d’une patrouille militaire. Je me rappelle mon très vif plaisir auroral,
l’excitation de voir le paysage se révéler peu à peu, à vue d’œil, à la
manière d’un Polaroid. Et que dire du frisson héroïque de croiser, au virage
de Souiquiat, le passage du convoi militaire, de tomber nez à nez, œil à
phare, avec le half-track qui ouvre la piste, tous phares dehors, alors que la
nuit n’a pas encore tout à fait levé le camp.
 
Heureux et ému de retrouver ma classe, je dépose mon repas de midi
dans le petit coin réservé aux musettes et sacoches, je m’assieds toujours
sur le même banc, bras et jambes croisés, regard et oreilles tendus vers la
maîtresse. Je reçois un cahier à carreaux tout neuf, vierge et dont la
couverture est ornée d’un dessin qui me saute aux yeux, me captive
aussitôt : on voit deux écoliers qui marchent côte à côte, cartable à la main,
sur un sentier du bled, avec un aloès au premier plan et, au fond, un
minaret. Le garçon à gauche est habillé d’un complet-veston, l’autre porte
un short et une chéchia, bien que le port en soit interdit en classe. Au-dessus
de l’illustration s’étale, en lettres capitales, un seul mot  : «  l’Algérien  »,
avec la majuscule. Ainsi, le mektoub aura voulu que je sois incité par
l’école de la République à me définir par un autre nom que «  Français  »,
alors que j’en suis un, et à part entière, depuis déjà deux ans.
Je feuillette un premier livre, une Histoire de France et d’Algérie,
illustré à grands et épais traits noirs sur fond jaune d’une femme
musulmane qui pose sa main en visière sur le front et semble scruter
l’horizon. Cet ouvrage vise à forger une perception « mixte » du passé de
deux pays supposés n’en faire qu’un seul. Aussi n’y est-il pas question d’un
quelconque «  Nos ancêtres les Gaulois  ». Concis et direct, le manuel
alterne, page après page, les annales de l’une et l’autre terre, le tout assorti
de dessins attrayants. Un second ouvrage arbore, sur fond vert pistache, et
sous le titre Cent et Une Lectures pour Ali et Fatima, une illustration où
l’on voit un vieillard assis, sans doute un conteur de village, emmitouflé
dans son burnous et qui fixe deux enfants, un garçon à chéchia et une fille à
foulard, qui semblent l’écouter avec sérieux, suspendus à ses lèvres. Au
premier plan se détache le profil d’un chien, tendu vers l’orateur, et, à
l’horizon, là aussi, un minaret. J’ai déjà indiqué que les premiers fidèles que
j’aie jamais vus se prosterner étaient les tirailleurs sénégalais, sous treillis
français  ; je pourrais en dire autant pour la mosquée dont j’ai découvert
l’aspect, sans réaliser vraiment de quoi il s’agissait, dans un manuel de
l’école républicaine.
 
Plus que l’histoire, la grande, ce sont les petites histoires d’Ali et
Fatima qui vont me fasciner, et me faire rêver jusqu’à plus soif. Surtout
pour les dessins, aux traits déliés et arrondis, au milieu d’un décor urbain
exotique à mes yeux –  minaret, koubba de marabout, djellabas et
babouches, palmier, chameau  – ou blédard, avec arbres, ronces, futaies et
clairières, un cocon forestier où je me suis d’emblée retrouvé en terrain
familier, intime. En un mot comme en mille, cet ouvrage a autant excité
mon imagination qu’il a ravivé, sinon suscité, une douce et triste langueur
pour mon terroir bien-aimé. À  défaut de photo d’El-Oueldja, ces dessins
m’ont remis en contact intime et constant avec mon hameau natal. Plus, ils
m’ont ouvert les yeux sur un autre pays, mitoyen et tout aussi « algérien »
que le mien, celui de la médina arabe, du désert et des oasis. Un univers qui
m’enivrera assez pour que j’en arrive, une fois à Alger après
l’indépendance et en butte à l’ostracisme contre le cul-terreux de petit
Kabyle que je suis censé être alors, à me faire passer pour un natif du Grand
Sud désertique. Ce qui m’a valu de la part de mon grand-oncle Ali le
sobriquet de « Slimane-Sahara ».
 
Le sortilège de ces dessins m’a poussé une fois adulte à en savoir plus
sur leur auteur dont je n’ai pu oublier le nom, un certain Raylambert. Je suis
devenu si accroc que je me suis mis à rechercher tout support où il aurait pu
jouer de sa plume. J’ai pu ainsi acquérir d’autres manuels scolaires, adaptés,
ceux-là, à l’Hexagone, mais émaillés de paysages ruraux aussi pittoresques
qu’exquis et familiers. Si je devais désigner un seul auteur qui m’ait conduit
à aimer la France, j’entends le pays, son bled profond, ses paysans, ses
patelins humbles et si bien ouvragés, ses champs et ses cieux, ce serait ce
dessinateur, sans contredit. Au fond, et à la réflexion, je crois que ce qui
m’a tant attendri dans ces travaux et ces jours de France, c’est qu’à chaque
coin de sentier ou de rivière je croyais retrouver un coin de mon terroir, un
air de notre djebel. J’ai dû, à mon insu, opérer un fondu enchaîné, encore
un, entre l’un et l’autre univers, croyant trouver dans le hameau français un
frère jumeau sinon un substitut de ma mechta.
Aussi, à peine ai-je pris pied à Paris, je me suis mis à arpenter les
quais, à fouailler les stocks des bouquinistes, en quête d’un trait de
Raylambert, nom d’artiste de Raymond Gabriel Lambert, natif d’Elbeuf, en
l’an de grâce 1889 où la tour Eiffel a été inaugurée, et qui n’a rendu son
pinceau et son encrier qu’en juillet  1967. Je découvre alors que j’évoque,
ici, son souvenir, que son bourg natal a aujourd’hui pour maire un fils
d’Algérien, un Kabylo-Francaoui… J’irais bien le voir, lui ou son
successeur, pour lui proposer d’ouvrir un musée où seraient exposés tous
ces dessins, ces manuels scolaires, vestiges d’un temps, certes révolu mais
dont le legs culturel et humain n’a pas encore dit son dernier mot. Je dois,
en outre, à cet artiste prolifique un goût précoce pour le dessin qui ne
tardera pas à se cristalliser en vocation si irrésistible que je laisserai choir
mon cursus au collège pour entrer, dès l’âge de dix-sept ans, dans le
mensuel algérois M’Quidech, le premier fanzine de bande dessinée jamais
édité en pays arabe. J’y ai alors appris en un tour de main les rudiments de
l’art, les ficelles du métier et ai pu m’exercer à dessiner tout mon soûl,
champs cultivés, gourbis, arbres et animaux, bref, tous ces ingrédients
naturels de mon bled déserté mais non désertifié. Aussi, n’y ai-je jamais
esquissé, et de propos délibéré, le moindre objet moderne, inconnu de mon
patelin, tracteur, vélo, poste radio… Jusqu’où pourrait aller l’obsession de
restituer intact un jardin secret éventé…
 
J’apprends à lire, à écrire, à dessiner. Je retiens tout, soucieux d’être
incollable, de rester au-dessus du lot, de briller. Aussi, suis-je autant épris
de récits historiques issus du manuel qu’envoûté par ceux, plus fabuleux,
que je glane ici ou là, de la bouche de mon père ou des contes d’une de mes
grands-mères, dans le souk du camp. À aucun moment, tiens-je à souligner,
je n’ai ressenti un quelconque décalage entre l’un et l’autre savoir, la leçon
de l’instituteur et le fabliau de ma mère, ni accordé plus de crédit à celui-ci
qu’à celui-là, ou vice versa. À cela près, toutefois, que chez nous il s’agit
surtout d’histoire mythique de la création. Ainsi, l’univers habité aurait
l’aspect d’un disque plat, un plateau sur lequel se dressent et s’entassent,
tels les ingrédients d’un couscous bien garni, montagnes, forêts, arbres,
oueds, douars et hameaux. Le tout reposant, en équilibre instable, sur la
pointe de la corne d’un taureau lui-même suspendu dans le néant bleu nuit.
Lors du passage d’un siècle à l’autre – un seul et même mot désigne et la
« corne » et le « siècle » –, l’animal s’éveille alors et, d’un violent coup de
tête, fait basculer le plateau de l’autre côté. Au-dessus de ce plat ont
d’abord brillé à l’origine deux soleils jumeaux, jusqu’au jour où l’un d’eux,
jaloux de l’autre, a ramassé une poignée de cendres et la lui a jetée au
visage. Cet outrage, qui lui a aussitôt terni l’éclat, l’a contraint à se cacher
le jour pour ne plus se montrer que la nuit. Ainsi serait née la lune. Au
firmament, les étoiles sont les yeux des anges, qui veillent sur nous. Quand
l’une d’elles «  file  », elle ne fait que terrasser un démon afin de couper
court à son vœu funeste de venir sévir ici-bas. Pour d’autres, la voûte
céleste n’est que le pan de la robe qui recouvre le ventre d’une ogresse dont
la Voie lactée ne serait alors que la ceinture. Plus terre à terre, le singe n’est
qu’un homme déchu, ainsi métamorphosé pour avoir osé faire ses ablutions
avec du lait frais, en clair avoir osé profaner un si rare et précieux breuvage.
Quant aux statues de marbre, allusion à celles qu’on a pu voir sur le
somptueux site romain de Djémila – l’antique Cuicul –, ce ne sont que des
personnes pétrifiées, pour avoir sacrifié à des amours interdites.
 
Ces fables ont d’autant plus repris du poil de la bête que le retrait des
services médicaux et la raréfaction du contact quotidien avec des roumis
nous ont d’un coup replongés dans notre univers ancestral, avec le recours
aux pratiques magiques et au bon vieux culte des ancêtres. Un retour aux
sources d’autant plus facilité que nous sommes proches du mausolée de Sidi
Ali, implanté juste là, derrière le mont Tagrourt, à une matinée à dos de
mulet, la porte à côté quoi. Un endroit sacré entre tous à nos yeux, c’est
La Mecque de la tribu, que je ne découvrirai que beaucoup plus tard, lors
d’une autre guerre, celle qui opposera un autre front, le Front islamique du
salut (FIS) à une autre armée, l’Armée nationale populaire (ANP). Je n’y ai
trouvé qu’un humble gourbi à toit de diss, dépourvu de porte – afin que tout
voyageur sans abri puisse y dormir  –, un cénotaphe dévasté, des bocaux
d’argile en débris… L’image même du blasphème, le désir morbide et
jouissif de blesser des fidèles dans ce qu’ils ont de plus précieux, par un
acte aussi gratuit que puéril, en un mot barbare. Et moi, qui n’ai pourtant
rien d’un pilier de mosquée, j’ai quand même été surpris de me sentir autant
révulsé par un tel forfait.
 
Sidi Ali, c’est l’ancêtre charnel et spirituel, notre protecteur. Et si nous
subissons ce que nous vivons, c’est, bien entendu, à dessein ; mais au bout
du compte, il nous sauvera. J’y ai toujours cru, moi, ce qui n’est pas le cas
de tout un chacun. Mon oncle Saïd, le Sétifien, lui, n’a jamais admis le
« miracle » qui se serait produit à son mausolée : un soldat qui aurait tenté y
bouter le feu aurait péri sur le coup, frappé d’un mal aussi subi que
mystérieux. Je l’ai entendu rétorquer à ma mère, qui avait encore remis ce
sujet sur le tapis : « Allah lui-même, si jamais il descend, à l’instant, et qu’il
se couche, là, devant toi, tu verrais comment il cramerait au simple contact
d’une allumette ! » Elle a juste levé les yeux au ciel, avec le rictus de qui
pense : « Ah !, le malheureux, il ne sait pas ce qu’il dit, sa langue n’est plus
à lui. » Du reste, à ce propos, elle m’a tant de fois répété, l’air mi-exaspéré
mi-blasé, que « mon » clan Zeghidour en a vraiment un « grain », quant à la
foi, et que celui qui lui a jeté un mauvais sort est déjà mort, sous-entendu,
qu’il n’est plus là pour l’abroger. Quant à moi, assoiffé de merveilleux, j’ai
adoré croire que notre vénérable santon aurait un jour, faute d’ustensiles en
argile, cuit son couscous dans une marmite de bois ; quel prodige serait-il,
en effet, plus plaisant qu’un petit tonneau posé sur le feu  ! Il aurait
également, rappelle-t-on souvent, mis en garde ses fils contre trois maux :
«  Fille de Beni-Mâad tu n’épouseras, figuier de Barbarie tu ne planteras,
toit de tuiles rouges tu n’utiliseras. » Reçu cinq sur cinq et transmis de père
en petit-fils.
 
On peut aimer sans croire, ai-je appris, en lisant Ernest Renan, ce à
quoi j’ai cru d’emblée plutôt que pour l’inverse, soit croire sans aimer.
Ainsi, aujourd’hui, alors que le nom de Sidi Ali a disparu, à tel point que
même les vieux n’en font plus état, ou alors en maugréant sinon en haussant
les épaules face à ce qu’ils estiment relever d’un culte païen, je suis resté,
moi, attendri par son souvenir, son profil altier et grave, l’aile protectrice de
son burnous. Ayant aussi étudié, non sans une ferveur toute profane,
l’histoire des religions, avec un intérêt très appuyé pour le Maghreb, je me
demande si notre pieux ancêtre n’aurait pas été qu’un avatar d’un Ali
autrement plus saint, puisqu’il ne serait autre que le cousin et beau-fils de
Mahomet dont il a épousé la fille bien-aimée, Fatima, qui lui donnera deux
fils, Hassan et Hussein. Et si les trois premiers forment une sainte trinité
pour les chiites, les cinq constituent, eux, les «  gens de la maison  », du
Prophète s’entend, bien sûr.
 
Ce qui me conforte dans cet esprit, ce sont l’histoire de la Petite
Kabylie, que je n’ai pu découvrir qu’une fois adulte et expatrié, et les
histoires qui ont bercé nos soirées au coin du feu, surtout à la Carrière.
Ainsi ai-je si souvent entendu rapporter qu’un rocher, auquel est adossé le
mausolée de Sidi Ali, porterait une marque qui serait l’empreinte laissée par
le cheval d’Ali, lequel aurait écumé notre djebel pour en bannir les faux
dévots de tous poils. J’ai alors imaginé chaque détail, le visage fin, glabre et
sévère du saint, le choc du sabot du destrier qui fait jaillir une étincelle du
rocher en l’effritant… Et, bien sûr, son sabre à double tranchant, afin de
distinguer le beau du laid, avec lequel le preux et saint aimé de Dieu aurait
frappé si fort l’ennemi sur le sommet du crâne qu’il l’aurait coupé en deux,
lui et sa monture, de haut en bas, jusqu’à enfoncer son glaive dans le sol où
il a creusé une entaille, une autre cicatrice qui serait toujours visible, sur le
versant maritime du mont Tagrourt. Entaillée à vif, la terre se serait alors
insurgée en lui rappelant qu’il est imprudent de maltraiter une glèbe au fond
de laquelle il finirait bien par retourner, une fois son âme élevée au ciel.
À  ces mots, il aurait relevé le menton, en geste de bravade, en lui jurant
qu’il n’y poserait jamais ne serait-ce qu’un orteil. Immortel, il est ainsi
devenu l’imam caché, celui qui vit toujours parmi nous, déguisé parfois en
mendiant, sinon en voyageur dépenaillé, que l’on peut croiser au souk ou
sur le bord de l’oued, afin de mieux tester le cœur du fidèle.
 
L’épisode qui m’aura le plus marqué, par son caractère insolite et
prodigieux, est sans conteste celui où Mahomet, Ali, Fatima, Hassan et
Hussein sont au fond d’un puits, proche du futur mausolée de Sidi Ali, jetés
là par des hypocrites ayant choisi de les enterrer vivants. À  ce moment
périlleux entre tous, un miracle se produit : un géant accourt alors au bord
du puisard, retrousse sa manche droite et s’apprête à lancer son immense
bras pour que chacun des reclus puisse s’agripper à un doigt, puis se laisser
remonter au jour. Il y a un juste hic, soupire, soudain inquiet, mon père, et
ce hic est qu’à l’époque l’homme, le bipède, n’a que… quatre doigts. Il
faudra jouer au mektoub, et le destin sacrifiera un membre des vénérables
« gens de la maison ». Il n’y a plus de choix, conclut le narrateur, sur un ton
qui résonne encore au creux de mon oreille, dans une atmosphère de gourbi
éclairé au feu du kanoun, qui illumine les visages des auditeurs et projette
leurs ombres ondoyantes sur les murs : il respire à fond, retient son souffle
et, yeux mi-clos, glisse sa main, à tâtons, et voilà qu’il se sent naître… un
cinquième doigt  ; il pousse alors plus fort son bras ouvert, happe tous les
membres de la sainte famille, qu’il réussit finalement à sortir du trou. Et
notre conteur maison de donner alors un coup du menton vers le nord, pour
signifier que cet épisode fabuleux a eu lieu non loin de notre gourbi, juste
tout là-haut, sur l’autre versant du mont Tagrourt.
14

E n dépit du trajet, le matin quand il fait encore nuit et,  au milieu de


l’après-midi afin d’arriver avant le coucher du soleil à la Carrière, je ne
me rappelle pas avoir pâti ni de la marche ni du repas pris tout seul, au café
d’un parent éloigné, mitoyen de l’école. Chaque midi, je m’installe, je
déballe mes morceaux de galette sur la table, vide mon pot de frites sur
l’assiette que le cafetier me fournit, et je casse la croûte. Une pause repas
sans éclat, jusqu’au jour où le patron me remet, de la part de mon père, un
petit paquet de papier kraft  ; je l’ouvre et découvre, soudain réjoui, une
tranche de pain «  français  », tartinée de beurre. L’ai-je aussitôt avalée  ?
Y  ai-je pris plaisir  ? Je n’en sais plus rien, mais ce dont je me souviens
vraiment, c’est le frisson de tendresse pour mon père qui m’a parcouru tout
le corps, j’aurais alors tant aimé l’avoir soudain près de moi pour me jeter
dans ses bras, me blottir contre lui.
 
Aucun loisir, ni copain ni cousin, n’est jamais venu animer ma pause
déjeuner. Après le repas au café, mon rituel restera inchangé, je pars
arpenter la route à flanc de colline, l’œil rivé sur notre ancien camp,
désormais englouti sous un lac d’huile miroitant, dans lequel tout le massif
des Babors descend se refléter, cimes des arbres en bas. Tournant alors le
dos à la Cité, je m’assieds sur le rebord schisteux du chemin pour scruter à
loisir le plan d’eau en essayant de fixer l’endroit exact au-dessous duquel se
trouverait mon camp perdu, puis le souk, et la piste d’aviation… J’ai appris,
ici, à aimer ce paysage montagneux, amputé de ses piémonts, à souffrir
pour ce bled devenu invisible, et que je ne foulerai plus jamais du pied.
Rien sous le soleil, aucun autre recoin de l’univers ne m’émeut autant que
ce profil du couple Babor-Tababort, ce vert si caressant, ce petit vent marin
qui, après avoir escaladé le mont Tagrourt, l’enjambe, en dévale la pente,
glisse sur l’eau, en lui donnant la chair de poule et vient rôder autour de
moi, me caresser le front, rafraîchir mes narines, dilater mes poumons, me
traverser de part en part, entrant par une manche de ma chemise et
ressortant par l’autre.
 
Fasciné et terrifié par le lac, j’ignore alors qu’on peut naviguer en
bateau dessus, et plonger dedans. Jusqu’au matin, où un soldat, inconnu au
bataillon, est venu nous présenter un silima, un film quoi, du cinéma.
J’ignore, ainsi que tout un chacun, de quoi il retourne, mais je ne demande
qu’à voir. Finalement, je ne retiendrai qu’un plan fixe et une séquence
rapide, agitée. D’abord, une ample masse de maisons aux façades blanches
et aux toits de tuiles couleur brique. Un cousin, Boudjema, dont le clan a
émigré en ville, croit y voir Alger et jure que s’il aperçoit son père il
n’hésitera pas à monter – dans l’écran ! – pour lui sauter au cou. Ce qui m’a
le plus émerveillé, quant à moi, c’est de voir un homme en maillot, debout
sur l’eau, qui glisse par-dessus, tiré par une laisse… Je revois ce gars-là,
souriant, bras tendus, courir à fleur de mer, sans se noyer. En y repensant, il
me semble qu’il s’agissait alors de ce qu’on appellerait de nos jours un clip
touristique sur la Côte d’Azur. Je saurai plus tard, à vrai dire depuis peu,
que ces projections sont le fait de la Compagnie de haut-parleurs et de tracts
(CHPT), la branche agit-prop de l’état-major.
Peu de jours après, j’ai remarqué d’autres soldats déposer quelque
chose, je dirais plutôt une barge, d’un camion semi-remorque pour le glisser
sur le lac. Piqué au vif, j’ai couru au plus près et ai vu alors, ébahi, cinq ou
six officiers monter dessus ainsi que notre maîtresse d’école. Je revois bien
le sillage de l’embarcation, fendant l’eau tel un soc d’araire le sol. Et quand
je m’en suis ouvert, le soir, à mon père, il m’a juste fait observer que le
bateau, ce babour – issu de « vapeur » – qui m’a tant éberlué a été inventé
par Sidna Nouh, «  Notre Maître Noé  », et que les Nazaréens qui s’y
vautrent de nos jours n’en sont que les imitateurs, des usufruitiers
provisoires. J’ai déjà fait allusion à cette vision de vaincu qui ne voit dans
notre infortune du moment –  la désolation, l’exode, le dénuement, la
sordidité  – qu’une épreuve passagère, condition sine qua non à notre
imminent et inexorable retour en grâce. Le croire, c’est pouvoir puiser de
l’espoir à jet continu, au défi de tous heurts et malheurs ; et cela nourrit un
si vigoureux optimisme, aussi passif soit-il, que les ethnographes n’y ont vu
que du feu, en le qualifiant de fatalisme arabe sinon de fanatisme islamique.
 
Mon autre loisir, durant la pause repas, c’est de rester attablé au café et
de dessiner sur un petit cahier de brouillon, sans carreaux. Je m’exerce
surtout à recopier des dessins de mon manuel d’Ali et Fatima, avec un
penchant net pour l’arbre, la maison de campagne, le sentier caillouteux et
herbu, le sous-bois croulant sous les feuillages. J’imite Raylambert, pour
restituer tant soit peu notre djebel si près et non moins interdit. Je me
souviens du frisson de joie qui m’a saisi, après avoir reproduit un bûcheron
allumant sa pipe, hache au pied, debout face à un arbre et qui illustre le
poème « Chanson d’automne » de Victor Hugo. Un vers m’a piqué au vif,
ému, attendri  : «  Le brin d’herbe a froid sur les toits.  » Et comme pour
joindre le geste sur le terrain au croquis sur le papier, j’ai aménagé, aux
côtés de mes cousins Boudjema et Amar, au sommet de la falaise qui
surplombe notre école, un petit pré carré de sol schisteux pour semer du blé,
que ma mère m’a remis à cet effet. Imbu de mon rôle de laboureur, je me
rappelle avec quel soin j’ai posé mon bâton sur la glèbe friable pour creuser
mon premier sillon, en criant khat ! khat ! khat !…
 
L’hiver, chez nous, c’est quand il neige, dans un djebel où il pleut
jusqu’au mois de juin. Très humide à Erraguene, il est plus sec sur les
hauteurs de la Carrière, et le burnous neigeux y est plus dru et épais. Il
arrive la nuit, à gros flocons, sans bruit. J’en ai un souvenir net : au saut du
lit, j’entrouvre la portière et butte sur un mur blanc plus haut que moi ! Il
fallait à chaque fois creuser à la pelle des couloirs pour relier nos gourbis ;
un cadeau du ciel pour nos jeux de gamins  ; ah  !, courir, jouer à cache-
cache, à travers ce labyrinthe de deux, trois jours. Impossible d’aller étudier,
cela va de soi. L’état-major devait dépêcher pour nous chercher une
caravane d’autobus. Je me rappelle avoir pris place près de la fenêtre, mon
cartable sur les genoux, ma musette-repas sous le siège. Inoubliable, la joie
de ce glissement sinueux sur un ruban noir au milieu d’un djebel laiteux,
avec, à chaque col, des soldats, bras tendus autour de gros braseros.
Je n’ai aucun souvenir de la faim, mais du froid, oh oui ; ce feu glacé
qui colle si fort au corps qu’on dirait une seconde peau. J’ai ainsi appris que
quand on joue avec la neige à doigts nus, il ne faut surtout pas aller se
réchauffer les mains au kanoun, car cela fait très mal. Le redoux ramène les
orages et éconduit les autobus  ; désormais, il nous faut renouer avec le
sentier muletier, sauf en période de très mauvais temps. Au rebours de notre
toit de zinc à Erraguene, ici, il est en diss et perméable aux eaux du ciel. Il
fuit, et je revois ma pauvre mère déposant un sceau par-là, un bidon par-ci
pour recueillir l’eau… Je me suis souvent endormi en écoutant pianoter les
gouttes du plafond sur le fond métallique des récipients. Il m’a fallu
découvrir la splendide chanson de Charles Trenet, «  Il pleut dans ma
chambre  », pour dénoter un écho presque poétique à cet inconfort. Il
n’empêche, cela m’a tellement échaudé que je refuse toujours d’habiter au
dernier étage, encore moins sous les combles.
 
Le froid, l’insalubrité ont eu tôt raison de mes poumons, déjà mordus
par le bacille de Koch. Je reste cloué au lit, si triste et taraudé de remords de
ne plus aller à l’école. J’ai mal partout, y compris, ce qui est nouveau, aux
oreilles, qui enflent. Sauf, qu’au lieu du médecin d’Erraguene, mon père me
conduit chez un guérisseur, hier déprécié, maintenant porté au pinacle, qui
me prescrit de sucer, au coucher, un sucre trempé dans le pétrole de la
lampe, qu’on appelle elgaz, le gaz ! J’ai obéi et pris mon suçon chaque soir,
en vain. Peu après, des Sénégalais établissent leur bivouac à l’orée du camp,
l’oncle Achour m’emmène aussitôt consulter chez l’imam-officier, un grand
gaillard. Lequel nous invite à nous asseoir à ses côtés, sur de gros cailloux,
tire d’une sacoche de cuir un bout de papier jauni, un calame de roseau, un
encrier et un cahier pour support. Yeux clos, il se met à réciter une prière,
en arabe, je ne comprends rien mais je suis saisi, et, du coup, je crois en son
pouvoir. J’aurai ainsi eu vent du Coran, pour la première fois, par la bouche
d’un Africain, noir, de surcroît revêtu du treillis français. Je suis reparti avec
un grimoire de mots coraniques et de signes ésotériques, dont le sceau de
Salomon, le nom arabe de l’étoile à six branches dite de David. Qu’il a fallu
plier, jusqu’à la taille d’un timbre, pour ensuite l’insérer dans un morceau
de cuir cousu afin de pouvoir le porter en pendentif, sous le bras droit.
Ce type de bouclier, la k’tsaba ou l’«  écrireau  » dans notre patois,
repousse tout danger, mauvais œil compris. J’en porte déjà une douzaine,
voués à traquer et à neutraliser, pêle-mêle, la Sœur des enfants, la
Harceleuse, deux sorcières qui en ont surtout contre les petits garçons, mais
d’autres, aussi, contre le pipi au lit, la toux, la maigreur, la jaunisse… Je
n’arrive pas à m’expliquer l’option de mon père pour le charlatan contre
l’infirmier, lui si ouvert, qui plus est lorsqu’il s’agit de son seul fils, du
désormais unique. En tout cas, gri-gri ou pas, je reprends peu ou prou du
souffle. En revanche, mes oreilles ne désenflent point. Une voisine, qui
allaite depuis peu, croit trouver la parade  : elle sort son sein, plaque son
téton sur mon conduit auditif, et je sens soudain le liquide chaud s’écouler,
jusqu’au tympan. Plus tard, quand j’ai voulu avoir des enfants, je m’en suis
souvenu et j’ai eu peur, à tort, d’avoir contracté des oreillons, réputés
provoquer la stérilité.
Alors que je suis encore alité, voilà qu’une dent se met à m’enrager.
Et, là aussi, au lieu d’aller chez le dentiste, l’on opte pour un remède de
cheval, en appelant le… maréchal-ferrant du camp. Je le revois, gueule
taillée à la hache, barbe couleur cendre, œil charbon, et, à la main, des
tenailles. Je reste allongé sur le dos, deux voisins me plaquent les deux bras
sur les nattes tandis que le «  toubib  » ajuste les mâchoires de son outil
métallique sur ma dent, la coince et, d’un geste très bref, opère une torsion,
l’arrache sans coup férir. Je saigne, beaucoup, j’ai très mal mais je suis
soulagé, soudain plus léger. Puis, agitant l’index dressé tel un essuie-glace,
le forgeron me met en garde contre les bonbons. Je n’en ai plus jamais
goûté depuis lors, et, du coup, je me brosse les dents depuis le jour où j’ai
découvert le dentifrice, lors de notre arrivée à Alger.
 
Le printemps, dans les Babors, est plus qu’un cycle, c’est une féerie à
ciel ouvert, un réveil du bon pied de l’univers. Ah, je me souviens de ce
matin où l’on m’a ressorti au grand jour, pour m’installer sur des nattes, au
seuil du gourbi. Il y a du soleil à ras bord du djebel, ces massifs d’ajoncs
jaunes qui ourlent les piémonts des montagnes, ces herbages drus, ce si
jeune ciel azur et ce doux soleil qui tape sur les joues. Épuisé et heureux, je
ne manque aucun détail ; je revois venir un cortège de femmes portant de
gros tas d’herbes frais, de quoi enchanter le petit bétail. La nuit, une brebis
a mis bas chez l’oncle Mohamed. Il vient nous l’annoncer, au creux de
l’oreille, au soir du repas pour saluer ce don de Sidi Ali. Il s’agit d’un plat
préparé avec du couscous et du colostrum, le premier lait qu’on doit
partager avec l’agneau. Cet adghess, sans doute un rite païen, totalement
oublié de nos jours, se partage dans une assiette unique, dans le silence
complet, liturgique. Je ne connaîtrai d’équivalent, depuis ce moment
unique, qu’au Brésil, à Bahia, lors d’un banquet du vaudou local,
l’umbanda.
 
Peu après, me revoici à l’école, reçu par une caresse sur les cheveux de
mon adorable maîtresse. Rassuré quant à son amour, je me hâte, lors de la
pause repas, d’inspecter le champ que j’ai depuis peu semé et labouré. La
joie me prend d’y voir déjà sortis du sol des épis en herbe, graciles. Ils ne
m’ont pas oublié, mes petits grains de blé. Confiant, je reprends sans fausse
note le cours de mes leçons. J’ai un autre motif d’être heureux, ma sœur
Houria, qui a grandi, sait déjà se tenir assise. Je la revois, au seuil du
gourbi, qui jubile de tout son petit buste, quand elle me voit arriver
d’Erraguene, en criant « taï ! taï ! », un son dont l’écho me hante encore.
Notre jeu, à elle et moi, consiste à ce que je me cache puis que je
réapparaisse en criant « taï ! » ; elle s’esclaffe alors, en renvoyant la tête en
arrière, yeux plissés, bras qui brassent l’air. Rien, dans ce camp, ne m’aura
rendu aussi gai, enjoué, insouciant.
 
Jusqu’au jour où son rire est devenu jaune, son sourire las et triste, et
plus ternes ses cheveux blonds. Il y a eu, d’abord, un bouton sur l’avant-
bras, puis la fièvre et la perte de l’appétit. Serait-ce un coup bas de la Sœur
des enfants  ? Alors, il faut percer l’oreille de la petite, seul moyen
d’éloigner la sorcière. Un expédient que j’ai déjà subi, j’en garde depuis un
trou dans mon lobe droit. Une parente est passée, avec une aiguille, qu’elle
a juste chauffée à blanc avant de la diriger vers notre petit angelot innocent.
Trop ému, je serre fort mes paupières et, là, j’entends le cri déchirant de
Houria, qui me broie l’estomac tandis que ma mère la prend aussitôt dans
ses bras et la couvre de baisers. Impuissant face à son désarroi, je décide
d’aller au souk, le temps qu’elle se calme. Sur le chemin du retour,
j’entends encore ses pleurs. Je fais demi-tour pour repartir je ne sais où,
quand, soudain, je trébuche sur un caillou et tombe d’un coup, le visage
contre un rocher. J’ai le menton ouvert, du sang qui coule sur ma chemise,
je repars vite à la maison, où ma mère faillit s’évanouir en me voyant.
Le soir, quand je la titille en lui lançant « taï ! », Houria esquisse juste
un sourire las, si triste qu’il me donne envie de pleurer. Un matin, elle se
réveille au moment où notre maman me prépare le pain et les frites. Je lui
donne un bout de patate, qu’elle saisit mais ne porte pas à sa bouche. Je
revois ses petits doigts crispés sur la frite qui luit à la lueur du feu, et son
minois fatigué, l’air abattu. Je réalise, tout de même, que le souvenir que
j’en garde exclut mon père et Drifa, ma cadette. Le soir, à mon retour,
j’aperçois ma mère, assise sur le seuil du gourbi, entourée de mes cousines,
tantes et voisines. Je ne sais plus par qui et avec quel mot je l’ai appris,
mais ma petite sœur a rendu l’âme, juste après que je suis sorti… Notre
maman est allée chez les voisins, après l’avoir calée assise entre deux
oreillers, pour lui chercher un bout de sucre. Au retour, elle l’a trouvée
inerte, les yeux clos, le visage las mais apaisé. Son âme a déjà rejoint le
paradis des innocents… Après l’avoir lavée et parfumée, mon père et nos
proches ont porté son petit corps amaigri pour l’enterrer sur un piton, non
loin du col du Vendredi, où repose déjà notre frère Khélifa, sous un grand
arbre, un chêne-liège.
Je suis meurtri, au-delà des mots que je n’ai pas encore pour
l’exprimer. Je me sens étouffer par un trop-plein de chagrin et de révolte, un
sentiment d’injustice aussi. Et par le manque, cruel, de cet être si doux, gai,
aimant. Par quel prodige ai-je pu survivre à ce deuil, si exténuant et
inoubliable, je me le demande encore. La main crispée sur la frite, le sourire
las, des images qui torturent par leur beauté même. Plus, j’en souffre aussi,
car je me sens abandonné, convaincu que je suis que Houria en tant
qu’angelot est au paradis, où elle a déjà tôt fait de retrouver le sourire, un
sourire que, moi, je ne reverrai plus. J’ajoute, pour faire court, que ce
malheur n’a eu de cesse de me hanter et que je ne suis toujours pas capable,
de ce fait, d’évoquer son souvenir devant qui que ce soit, y compris ma
mère, de peur, non point de pleurer mais de m’effondrer.
 
J’ai repris le sentier de l’école, désormais orphelin de ce petit bout de
ma sœur et de mon « taï ! » quotidien. Lors d’une pause repas, j’entends un
garçon baragouiner, si content de lui. Je suis blessé, outré même, et je le
maudis, en mon for intérieur ; Houria est morte, et toi tu parles en français !
Plus je pense à elle, plus je me plains, car je la crois vraiment au paradis, je
l’imagine radieuse, je la vois jouer, danser et rire au milieu d’un jardin
baigné d’un éclat vert diaphane, un peu à l’image d’un fond d’aquarium, ou
d’un tableau du Douanier-Rousseau. Il n’y a rien eu à la maison pour
évoquer ce deuil, je n’ai pas entendu un mot attendri, ni reçu un geste de
réconfort afin d’apaiser mon chagrin. Ce malheur restera cadenassé,
explosif et sourd, informulé et inoubliable. Je me rappelle juste avoir si
souvent caressé une aspiration censée me libérer, un rite intime pouvant me
guérir  : aller m’enfoncer au fin fond d’une forêt, et là, sous l’ombre des
branchages et à l’abri de tout regard, je m’allonge à plat ventre sur l’herbe
et je me mets à pleurer tout mon soûl, à pleurer toutes les larmes de mon
corps, à m’essorer la chair, m’assécher l’esprit, jusqu’à plus soif…
 
Une pause déjeuner, qui aurait pu être mon dernier repas, me reste
toujours en travers de la gorge. J’en garde un souvenir limpide, le plus net,
de ces jours si confus. Papa, qui est passé le matin au café, m’a laissé une
boîte de sardines, à la tomate. J’hésite à l’ouvrir, tellement je suis fasciné
par le dessin d’un poisson, gris argenté sur fond rouge cramoisi. Seul, à
mon habitude, je suis plutôt impavide  ; je n’ai pas faim, je picore sans
appétit ni plaisir, l’esprit distrait. Soudain, je me ressaisis et je me dis  :
« Aujourd’hui, je vais me noyer au barrage ! » L’idée me vient d’un coup,
et pas sous l’effet d’un désarroi ni même d’un malaise, du moins autant que
je puisse m’en souvenir  ; je suis aussi serein que résolu et je ne crois pas
avoir pressenti le péril qu’un tel vœu implique.
Peu après, je suis sur le rivage pentu et schisteux du lac, l’eau, un peu
fripée, est turquoise. Des gamins y barbotent à la lisière, un ou deux se
risquent à s’en éloigner, à grands bruits de mains et de pieds ; au fond, le
couple des Babors, indifférent. J’enfonce une jambe, j’ai pied, je joins
l’autre, je suis rassuré, j’avance encore d’un pas, puis d’un second, le regard
médusé par l’écume des flots, puis, d’un coup, je glisse et coule, debout…
Je suis, d’abord, surpris de ne pouvoir crier, d’avoir perdu la voix. Les yeux
écarquillés, face à un mur vert diaphane, je me rappelle avoir pensé qu’il
me faut hurler plus fort  ; j’ouvre la bouche et je sens une cascade passer
dans mon ventre ; je suis encore assez conscient pour songer à lever les bras
et à agiter les mains, en signe d’appel à l’aide, puis, soudain, plus rien…
 
Le néant. « Crache ! » C’est le premier mot qui me réveille pour me
ramener parmi les vivants. Je me retrouve couché sur le côté, à même la
pente schisteuse ; j’ai mal au crâne, j’ai la nausée… Je me sens si seul, je
me mets à pleurer et mes larmes se mêlent aux gouttes d’eau du lac. Je n’ai
plus ni la force ni l’envie de bouger, j’aurais aimé rester là, en l’état, à
jamais. « Crache ! crache ! », répète le brave garçon qui vient de m’arracher
à la mort et rendu à la vie. Aucun de mes cousins, soit une dizaine quand
même, ne s’est penché vers moi, pour dire un mot, me toucher. Un grand
garçon m’aide à me relever, un autre ramasse ma chemise et, au moment où
je l’enfile, une pièce de dix centimes en sort et tombe sur le sol mouillé. Il
la ramasse puis me souffle à l’oreille que je devrais la donner au « nageur »
qui m’a retiré du lac, un Beni-Zoundaï. Je refuse sans hésiter, un peu
honteux, quand même. La pièce, de la taille d’un bouton de veste, est un
cadeau de mon père ; m’en séparer à un moment où je suis si seul, perdu…
L’adulte que je suis en déduit, lui, qu’offrir une pièce d’une somme aussi
modique aurait dévalué le prix de ma vie au coût d’un chewing-gum et
d’une boîte d’allumettes. Je n’ai jamais vraiment su le nom de mon
sauveur ; n’ayant eu affaire jusqu’ici qu’à des usurpateurs, je ne perds pas
espoir de le retrouver pour le serrer très fort. Je lui dois une si fière
chandelle !
Je suis retourné en classe, épuisé, la tête lourde et embrouillée, avec les
narines en feu, un besoin nauséeux de vomir. Je suis brisé, mais je n’avoue
pas m’être noyé. D’instinct, les autres élèves respectent l’omerta.
Supputant, j’imagine, une insolation, Mme  Cabanal m’installe sur une
chaise, dehors, à l’ombre. Pour tromper mon ennui, je prends un stylo et
dessine sur la main, sur mon bras, puis je l’enfonce dans une narine et voilà
que du sang se met à gicler, inondant bientôt ma chemise, mon short.
L’institutrice, qui ne se doute de rien, vient me lever le bras droit et me met
un chiffon dans la main gauche, afin de le presser contre mon nez. À la fin
du cours, je me joins au cortège des écoliers de la  Carrière, bruyant, et
indifférent à mon mal-être, pour rentrer avec eux. En arpentant le sentier qui
longe le barrage, j’entends une voix qui met en garde contre un orage
imminent. Je jette un coup d’œil au-dessus des Babors et je vois un ciel
« chafouin », selon notre patois, et, soudain, je suis envahi par un sentiment
de détresse indicible, la hantise que tous se mettent à accélérer leurs pas et
que moi, si mal en point, je finisse par me retrouver tout seul, loin derrière,
livré à moi-même, sous les bourrasques, noyé sous les ténèbres.
 
Plus de peur que de mal… Et le pire est plutôt devant que derrière.
Après avoir escaladé l’ultime col du trajet avant d’arriver à l’orée du camp,
j’aperçois mon oncle Larbi, l’air sévère, qui m’attend. Je le fixe en
avançant, je me souviens de sa chemise bleu pastel et de ses mains posées
sur les hanches. Son regard me fait peur, je ralentis le pas, il s’avance alors
vers moi, m’attrape le lobe de l’oreille, le pince et le tord si fort que je me
mets à hurler  ; il me jette sur le sol, je tombe sur le dos et regarde mes
cousins, ébahis et penauds… Il me donne un autre coup, sur la tête, alors
que je suis par terre ; il est furieux, je suis si exténué, que je ne bouge plus,
j’attends qu’il finisse, en repensant à un adage de chez nous, qu’on évoque
à propos d’un enfant battu qui a reçu tant et tant de coups, jusqu’à ce que
des ânes se mettent à braire au bord de la mer  ! Je me rappelle bien que
pendant qu’il me bat je me suis mis à imaginer deux baudets galoper, au
rythme de ses claques, et quand il a eu fini, ceux-ci ont aussitôt stoppé net
leur galop, leurs sabots foulant l’écume du rivage.
J’arrive à l’allée qui conduit à notre maison. Au bout, j’aperçois ma
mère, visage assombri et bras posés sur le corps de Drifa, qui dort sur ses
genoux. Tout autour, des voisines et mes tantes, affalées, sous l’ombre du
gourbi. L’oncle Larbi tourne les talons, je ralentis, par peur d’être encore
grondé. Si j’ai bien compris, suite aux coups que j’ai déjà reçus, je n’ai pas
failli mourir, non, j’ai commis une faute ; je suis moins un miraculé qu’un
coupable. Aucune, parmi ces parentes assises, ne se lève pour m’accueillir ;
ma propre mère ne bouge pas le petit doigt, du moins dans ce souvenir
sépia, qui me fait penser, maintenant, à une photo de paysans, raides et
ébaubis. Voilà mon ultime image de ce jour unique pour le fils unique.
Aucun écho, non plus, de mon père. J’ai su, peu après, que mes parents ont
appris ma noyade, par hasard, en surprenant mon cousin Amar, rentré plus
tôt, en train de raconter mon sauvetage à son petit frère. Ils l’ont su, mais
personne n’est venu me chercher, tous, une fois rassurés, ont attendu
bonnement mon retour, au moment habituel, le soir. Il n’y a pas eu le feu au
lac.
 
Mais il y aura, désormais, un avant et un après ce plongeon dans le
néant. Je suis retourné à l’eau, depuis lors, j’ai appris à flotter, osant même
plonger, dans les piscines. Je n’ai en revanche jamais voulu, ou presque,
nager le dos au rivage, hanté que je suis resté par l’idée d’avaler ne serait-ce
qu’une gorgée de liquide. Quand je rêve, la frayeur prend l’aspect d’une
mer qui se trémousse, se cabre, vrombit, qui menace de sortir de son lit pour
tout emporter… Un mot, quand même, sur les coups, injustes et si
humiliants, reçus de mon oncle. Je ne lui en veux nullement, car ils n’ont,
hélas  !, rien d’incongru chez nos rudes fellahs. Et je ne l’aurai que trop
vérifié ; ainsi, après un accident qui a impliqué un gamin, l’adulte tend plus
à le punir de l’avoir effrayé qu’à le rassurer de la frayeur qu’il a lui-même
subie. Quant au chagrin pour l’envol de Houria au paradis, au deuil cruel
dans lequel m’a plongé ce drame, je le trouve à la fois poignant et beau ; je
n’en ai aucun cliché, juste un mince souvenir et une plaie jamais cautérisée,
qui atteste à mes yeux que son court séjour ici-bas aura au moins laissé une
trace, dans la chair de mon esprit, invisible, indicible.
 
Sous notre toit, il n’y a plus que Drifa et moi. Je cours sur mes huit
ans, et je suis déjà orphelin de deux frères et d’une sœur. Hier arbre à
garçons, mon père, depuis peu dépassé sur ce point par ses aînés et cadets,
se morfond ; si fort que je le pressens par le regard à la fois fier et inquiet
qu’il pose sur moi, ce qui m’exaspère, car il m’accule et m’enclot, à son
corps défendant, dans mon statut de seul et unique, que je trouve cruel et
injuste de devoir assumer. Je m’agace aussi de le voir me désigner,
fièrement, en disant bni, «  mon fils  », car je m’y sens tenu d’être à la
hauteur de son orgueil déjà trop écorné par le sort. Rien de tel, chez ma
mère, qui s’est plus préoccupée de mon aspect extérieur que de mon sort
futur. Je n’oublierai jamais le soir où elle a fondu en larmes, quand je lui ai
décrit la moue de dégoût du coiffeur qui a vu des poux courir sur ma nuque.
Elle a pleuré en martelant : « Moi vivante, mon fils pouilleux…  » Autant
Papa a vécu avec l’idée que si je disparaissais, il ne resterait plus rien sous
le soleil, autant Maman a vécu avec la conviction qu’il resterait toujours
moi, quand tout aura disparu.
Ce profil impassible de ma mère, inébranlable, a déteint sur moi, qui ai
toujours cru être né sous un bon croissant. Il tire sa force du rêve que j’ai
déjà évoqué, et qu’elle ne rate jamais une occasion de me répéter, celui des
bâtons et de Sidi Ali. À ses yeux, ce songe est l’énigme et la clé de sa vie ;
en vertu de quoi, tous les malheurs peuvent la frapper, aucun, toutefois, ne
lui ravira son bâtonnet, garanti et béni par la main du vénérable aïeul. Il est
certes unique, mais il sera la bouture qui plongera de solides racines au sol
et déploiera de robustes branches aux quatre horizons, autant de promesses
de fruits. Je repense souvent à son adage  : «  Un souk peut sembler plein
avec un seul homme et désert avec cent. » Ce double héritage s’est traduit
chez moi par un caractère double, anxieux et impavide.
 
Aller à l’école ne va plus de soi. L’état-major a eu beau se désengager,
supprimer les services médicaux et le planning familial il n’en a pas moins
maintenu intact le parc scolaire d’Erraguene. À Elkarier, il suffit néanmoins
que le ciel fasse grise mine le matin pour qu’on renonce à y aller, de peur de
subir un orage en cours de sentier. Je passe plus de temps au camp que sur
mon banc de classe. Je découvre, par défaut, l’école de la vie.
Sur un autre registre mais dans le même ordre d’idée, mon père ne
trouvait rien de mieux pour se gausser de moi que d’agiter la menace de me
marier avec M’barka, une cousine au teint pain brûlé, une négrita. Je me
revois encore protester, me rouler au sol et jurer de me tenir à carreau.
Pourtant, une fois adulte, loin de me défier de la femme noire, j’ai été
d’emblée subjugué par elle, à l’envi, et je n’ai eu qu’à m’en féliciter. Très
tôt, j’ai éprouvé auprès d’une voisine mon premier élan érotique, un désir
conscient et charnel. En l’écoutant me parler, autour de son kanoun, en me
donnant du « toi qui es un homme », je me sentais flatté dans mon orgueil
viril. Bien entendu, elle n’a jamais rien su de mon désir et du tourment qu’il
nourrissait. Il décupla cependant mon intérêt pour la chose. Et pour les
croyances qui vont avec  ; par exemple, que des poils pousseront sur les
paumes de ceux qui se masturbent. Ou, pis encore, qu’il faudrait, afin de
compléter la circoncision, libérer le gland du chkal, le prétendu carcan qui
l’entraverait. Il y a lieu, à cet effet, de se saisir d’un poil de queue de mulet
et de le passer, tel un fil à aiguille, à travers le frein du pénis, puis de faire
un nœud et de serrer jusqu’à ce que le petit bout de chair se rompe et libère
la tête de l’organe noble, aussi appelé borgne, chauve ou nageur… Je n’ai
jamais vu personne se livrer à cet acte  ; je ne m’y serais non plus risqué,
trop soucieux de préserver intact mon calame.
De fil en aiguille, j’en suis arrivé à me préoccuper de ma circoncision,
la t’hara, la purification dans notre patois ; non que le prépuce soit impur en
soi, du tout, c’est juste que l’acte en lui-même fait purifier l’impétrant. J’ai
envié un cousin, réputé avoir été circoncis par les anges, parce qu’il a un
prépuce très court. J’ai dû m’en ouvrir à mon père. À  ce propos, j’ignore
quand et où, mais j’ai appris que mon père avait juré qu’il ne me ferait
purifier qu’après que l’Algérie aura été indépendante. Je n’y ai alors vu rien
d’insolite, mais, maintenant que j’en reparle je réalise, et pour la première
fois, le rapport ô  combien singulier établi entre un rite immémorial et un
cap historique. Je pourrais broder à l’infini sur ce nœud symbolique liant de
facto et de jure la maturité d’un enfant à l’autonomie de son pays. J’en suis
pantois, d’autant que je suis convaincu que mon père n’en a jamais évalué
la portée ; je pencherais volontiers, quant à moi, pour une peur inavouée de
sa part d’une pratique aussi banale que parfois risquée.
 
La guerre ne désarme pas. Un matin, un brouhaha de transports de
troupes nous réveille en sursaut. Des légionnaires débarquent, terrifiants
avec leurs treillis de sang  ; si différents de nos braves soldats «  vrais  »
français, infirmiers ou instituteurs. Les méchants ce sont eux, avec les
paras, les tirailleurs sénégalais et, bien sûr, les harkis, réputés plus cruels, à
l’instar de tous les supplétifs. Ils nous conduisent au souk, les femmes et les
enfants en camions, les hommes y montent à pied. Ils nous font asseoir
pendant que leurs camarades fouillent le camp, gourbi par gourbi.
J’apprends, téléphone arabe oblige, que des djounoud sont venus la nuit
hisser un drapeau vert, blanc, rouge sur le toit d’un hangar, là-bas, chez les
Beni-Zoundaï, juste au pied du Biscornu, où se trouve le QG de l’armée.
Ayant vu l’objet du délit au petit jour, des soldats ont aussitôt dévalé la
pente pour l’arracher quand des maquisards ont ouvert le feu sur eux, en ont
tué trois avant de s’évanouir dans un djebel que le printemps a rendu encore
plus touffu… Pour ma part, je retiens de ce jour un brûlant et inoubliable
sentiment de frustration, quand mon cousin Ali m’a désigné l’endroit où
l’emblème en question flotterait encore. J’ai fait des pieds et des mains pour
l’apercevoir, en vain. Mon cousin a eu beau se démener, pointer son doigt
par-ci, se tourner par-là, je n’ai rien vu, parmi les jaunes des ajoncs, le
rouge des coquelicots, le vert tendre des herbes sauvages, le blanc du
sommet des Babors se reflétant dans le lac.
 
Les légionnaires partis, ce sont les harkis étrangers à notre bled qui
sont venus sévir, souvent déguisés en fellaghas. Je me rappelle une nuit, où
un homme frappa à notre porte en appelant mon père par son prénom, en
arabe. Je me redresse sur la couche et je tends l’oreille, vers le dehors,
éclairé a giorno par une grosse lune. L’inconnu se plaint que lui et ses
hommes ne reçoivent plus les cotisations, qu’ils ont besoin d’habits. Papa
l’interrompt soudain en se plaignant à son tour d’avoir tant de mal à nourrir
ses deux enfants… Peu après, il nous racontera comment il a reconnu la
voix du visiteur, pour l’avoir déjà croisé lors d’un barrage routier. Pour s’en
assurer, il s’est déplacé de sorte que son visage soit exposé à l’astre de la
nuit, et là, plus de doute. D’où son vigoureux plaidoyer pour ne point lui
donner un sou soi-disant pour la patrie.
L’escouade de faux maquisards a poursuivi son porte-à-porte ; et moi,
je revois encore Papa en train de se mordre les doigts, conscient que trop de
frères vont tomber dans le panneau. Parmi eux, le brave Rahmani Souici, le
minotier du camp, dont le moulin se trouve à deux pas de notre gourbi.
Après les avoir nourris, en leur disant que d’autres frères sont passés la
veille chez lui, il a été embarqué et détenu pendant huit jours. Les hommes
l’ont relâché en lui indiquant le soir exact où ils viendront le tuer. Le
meunier a accepté son sort, n’a pas tenté de monter au maquis ; de son côté,
le FLN n’a pas cherché non plus à l’exfiltrer. Un mystère. Je le revois
encore, l’après-midi du crépuscule fatidique, assis devant son atelier,
chemise à carreaux et pantalon bleu, cheveux blonds, le teint halé. Ma mère
m’assure qu’il m’a offert un seau de blé en grains, pour préparer un
cherchem, ce plat du pauvre, de céréales bouillies au sel, à l’état brut.
Quand le soleil a disparu derrière le Biscornu, tout le camp s’est mis
debout, yeux braqués sur la caserne d’où partirait la Jeep. Je me revois,
debout, retenant mon souffle, quand soudain j’ai aperçu une sorte d’éclair
noir, le passage d’un oiseau de nuit, le nom de la chauve-souris, chez nous.
Puis j’ai entendu un bruit de véhicule, dans une pénombre entre chien et
loup. J’ignore par quel biais la rumeur s’est diffusée, mais il n’y a pas eu un
enfant, ce soir-là, qui ne soit pas sorti voir la mort d’un des nôtres, sans
pouvoir murmurer un mot contre ou ni lever le petit doigt. Quand le bruit si
peu audible du véhicule invisible s’est éteint, le silence s’est fait encore plus
suffocant. Soudain, j’ai vu une gerbe de feu gicler vers le ciel, déchirant et
les ténèbres et le mutisme absolu. Je le saurai plus tard, les soldats ont
évacué de la maison tous les parents et n’ont laissé que notre minotier ainsi
qu’une vache et son veau. Les voisins n’ont recueilli que des débris de
chair, collés aux murs ou au plafond de diss, sans pouvoir discerner entre
les lambeaux du martyr et ceux de l’animal muet et de son petit. Je crois me
souvenir, à cet égard, que ce qui a indigné le plus c’est le massacre gratuit
du veau et de sa maman  ; pourquoi avoir mêlé aux querelles des fils
d’Adam du petit bétail innocent ?
J’ignore encore à quel point ce soir de frayeur et d’hébétude aura, plus
tard, un impact décisif sur mon approche de… l’Évangile. J’ai été happé, en
effet, par l’épisode tragique où Jésus, s’arrête, la veille de la Crucifixion, au
jardin de Gethsémani, pour implorer son Père. Conscient de l’approche
inexorable de la mort, étreint par l’angoisse, il passe une nuit effroyable, et
quand, dans son désarroi, il se retourne vers les apôtres pour puiser un peu
de réconfort, il s’aperçoit qu’ils dorment. Ce face-à-face lucide et sans nul
espoir ni échappatoire avec sa propre fin a fait écho à ce soir tragique du
camp de la Carrière. Je n’ai eu de cesse, depuis lors, de voir dans ce passage
des Écritures le reflet le plus poignant sur la solitude de l’homme face à son
destin. Et afin de m’en imprégner à vif, j’ai profité d’un séjour à Jérusalem
pour aller me promener, seul, par un ciel étoilé sous lequel le dôme doré du
Haram-el-Chérif a l’air d’un soleil noctambule, au pied du mont des
Oliviers, sur les pas du fils de Myriam.
 
À propos des harkis, je crois avoir été plutôt bien placé pour savoir ce
que ce mot peut recouvrir de profils humains divers et de fonctions allant du
patriote infiltré au traître de sac et de corde. Parmi eux, il y eut de véritables
sadiques. J’en fus témoin, un jour de l’Aïd célébrant la fin du ramadan. Ce
matin-là, mon cousin Ali, fils de Mohamed, le demi-frère aîné de mon père,
sort avec son père pour aller au souk. Habillé de blanc de pied en cap,
parfumé, des pièces en poche, cadeaux des voisins, il marche aux côtés de
son père, si fier d’aller frimer devant les cousins. Soudain, voilà que le petit
garçon sursaute et s’affale sur le sol humide car il a plu la veille ; son papa
le relève et, le voyant tout barbouillé, se met à le rosser de gifles d’une main
et de l’autre, lui tirant l’oreille en l’agonisant de jurons… Il faudra un petit
moment, et des coups cruels pour le petit, pour réaliser qu’il a trébuché
parce qu’il a reçu une balle de fusil dans le genou, tirée par un supplétif qui
s’est ainsi amusé à faire un carton, un jour de fête et de pardon. À l’instar
de l’histoire de Houria, je n’ai jamais pu évoquer cet épisode si douloureux,
par peur de flancher. Maintenant que je l’écris noir sur blanc, ici, j’espère
que je pourrai en reparler avec la victime, aujourd’hui grand-père, et qu’on
pleurera un bon coup.
15

E nclos dans notre morne quotidien, dépourvus de bost  radio, nous


ignorons que notre sort a déjà fait l’objet de virulentes polémiques, en
France et au-delà. Dès février 1959, un appelé, élève de l’ENA, un certain
Michel Rocard, adresse un rapport réquisitoire sur les camps de
regroupement à Paul Delouvrier, délégué général en Algérie. L’impact est si
fort que les officiers sont désormais incités à ne « plus regrouper » mais à
s’atteler au plus tôt à améliorer l’ordinaire des fellahs qui y habitent.
L’opinion en ignorera la réalité jusqu’au 18 avril, où Le Monde divulgue le
rapport. Mais en dépit des instructions, il n’y aura aucun mieux par chez
nous, bien au contraire. Qu’importe ! L’intégration des Français de souche
nord-africaine (FSNA) est en plein essor. Du nouveau maire d’Alger, Omar
Mohamed Bouarouba, élu haut la main, au vice-président de l’Assemblée
nationale, le bachagha Boualem, des Musulmans occupent de plus en plus
des postes de pouvoir ô  combien symboliques. Ainsi, l’inauguration du
barrage d’Erraguene a lieu sous les auspices de Mahdi Belhaddad, nommé
par de Gaulle préfet de Constantine et naguère bras droit de Maurice Papon.
Ahmed Rafa est le premier Musulman à gagner le grade de général et
Nafissa Sid Cara, la première femme nommée membre d’un gouvernement
par la Ve République.
D’un côté, Paris favorise, d’une main, l’insertion dans la France des
Musulmans, ce qui s’est tôt traduit par un contingent de cinquante-cinq
députés sur soixante-quinze élus d’Algérie, dont un bon tiers fréquente le
Palais-Bourbon en pantalon bouffant, burnous et guennour, ce turban
enveloppé d’un chèche. De l’autre, il négocie avec le FLN son départ
d’Algérie, et, par conséquent, le «  retour  » à une Algérie séparée,
indépendante. À  cet égard, le général de Gaulle aura joué le premier rôle
pour porter le nouvel État sur les fonts baptismaux, égrenant à doses
homéopathiques des concepts jusqu’alors tabous, ou en tout cas qui sont
l’apanage du seul FLN, d’une Algérie «  associée  » puis «  libre  », ensuite
«  algérienne  », avant de lâcher, le 4  novembre 1960, en Corse, qu’une
« république algérienne existera un jour ». Des officiers s’y refusent alors,
se rebiffent et rejettent tout projet de «  bradage  » du pays  ; invoquant la
Constitution qui déclare la République «  une et indivisible  », ils se disent
prêts à se battre contre leurs propres frères d’armes pour la préserver.
Joignant les actes aux menaces, quatre généraux se risquent à un putsch le
22 avril 1961, à Alger, « capitale libre » à partir de laquelle ils envisagent
d’aller s’emparer de Paris…
 
L’été 1961, le Biscornu nous a autorisés à retourner sur nos champs
afin de faucher blé et orge. Je ne garde hélas ! que deux images, l’une en
plan rapproché, l’autre en un ample panorama. M’étant, je crois, réveillé
tard, j’y suis allé seul, à travers un paysage vert et ocre, avec des lauriers-
roses fleuris à profusion. Je suis arrivé à El-Oueldja à la fin du déjeuner
préparé sur place. J’ai juste eu le temps d’attraper la casserole et de voir, au
fond, un bout de sauce rouge et des restes de patates collées à la paroi, des
reliefs que j’ai eu tôt fait de lécher avec l’index plié, lequel mérite bien son
nom de «  lécheur de marmites  ». Je me rappelle avoir maudit mon brave
oncle Larbi de ne pas m’avoir laissé ma part du repas. Je m’en suis consolé
vite en voyant nos parents, pour une fois tous réunis, chez nous, faucille en
main, pliés en deux sous d’amples chapeaux de paille. Et que dire du ballet
des mulets qui tournent en rond pour écraser les gerbes d’épis afin d’en
dégager les grains, puis de la sieste sous les généreux ombrages des frênes
et le frou-frou des feuillages de peupliers. Un pur bonheur, une ivresse
limpide, simple. Que j’ai revécu avec un très vif émoi devant ce tableau de
Van Gogh où l’on voit deux paysans, un homme et une femme, dormant à
l’ombre d’une meule de foin, innocents, l’air fourbu et heureux.
 
Sur le sentier d’El-Oueldja, nous n’avons croisé ni djounoud ni
soldats, pas plus à l’aller qu’au retour. En revanche, des maquisards ont
commencé à venir de plus en plus souvent dans le camp, la nuit et parfois
même dès le crépuscule. Je le sais pour avoir un jour rapporté à mon père
l’insulte que m’a adressée un épicier du souk. Son sang n’ayant fait qu’un
tour, Papa y est aussitôt allé et, un mot en appelant un autre, il a fini par lui
donner un coup de poing. L’ayant reçu sur la tempe, le gars s’est évanoui
sur le coup. Deux ou trois jours après, je me souviens d’avoir vu débarquer
cinq hommes, dont l’un, habillé d’un pantalon kaki clair, portait un gourdin.
Et j’ai pu ainsi assister au premier procès instruit par le FLN, sous notre
toit, au coin du feu. Le fautif, mon père qui aurait dû porter plainte à
l’Ordre au lieu de se faire justice lui-même, a été condamné à verser une
amende, qu’il a acquittée sous mes yeux ébahis. Il a pu échapper au passage
à tabac.
Peu de nuits après, je suis réveillé en sursaut par un objet froid qui me
frôle l’épaule. J’ouvre les yeux et vois un homme de dos, assis sur ma
couche, la mitraillette étalée sur l’oreiller, l’arme dont le contact a
interrompu mon sommeil. Il se retourne, surpris, et me voyant effrayé il sort
de sa besace un fruit jaune qu’il me tend en souriant. J’ai aussitôt saisi
l’orange et j’ai entrepris de l’éplucher pour la dévorer. Puis je me suis
recouché, l’œil vigilant, rivé sur l’autre djoundi, accroupi de l’autre côté du
kanoun, un grand cahier ouvert sur les genoux. Je me rappelle l’avoir
entendu promettre à mon père qu’une fois libres nous allions recevoir des
réparations pour tout ce que nous avions perdu au service du pays. Il a noté,
d’un air grave, tous les dommages subis par notre famille, les récoltes
perdues, le bétail brûlé, le « camion incendié »…
 
Un soir, un autre groupe d’hommes, harkis ou djounoud, nul n’a
jamais pu élucider ce drame, sont venus interpeller un cousin de ma mère ;
ils sont repartis avec lui et, depuis lors, plus aucun indice, jusqu’à nos jours.
Son fils, Khélifa, m’a croisé, il y a vingt ans, à Tizi-Ouzou, lors d’un
arrêt sur son parcours de chauffeur de taxi assurant la desserte Alger-Jijel. Il
m’a alors invité, pour la énième fois, à aller chez lui, près de Selma, au pied
du mont Tamezguida, pour chasser la perdrix. J’ai vite acquiescé, en lui
rappelant mon goût pour la saveur unique de cet oiseau. Il m’a alors
regardé, l’œil goguenard, en me disant tout en posant sa main sur mon
épaule  : «  Je te connais bien, tu sais, tu dis oui, oui, mais tu ne viendras
jamais  !  » Peu de jours après, des miliciens du Front islamique du salut
(FIS) sont venus chez lui, un soir pluvieux, juste avant la rupture du jeûne
du ramadan. Ils l’ont d’abord laissé dîner, puis l’ayant extrait manu militari
de chez lui, sous les yeux horrifiés de son épouse et de ses enfants, ils l’ont
traîné jusqu’à un talus où ils l’ont égorgé avant de s’évanouir dans la nuit,
sans avoir soufflé un traître mot. Il n’y aura eu ni rapport ni procès public
pour tirer tant soit peu au clair les ressorts de cet inqualifiable forfait.
Depuis lors, rien n’est encore venu dissiper les brouillards qui entourent
tant la disparition du père que le meurtre du fils. Je m’en veux de ne pas
avoir eu l’occasion de démentir sa prédiction pessimiste quant à ma visite,
expression de son dépit, pur jus de son affection contrariée pour moi.
 
Autrement plus vivifiant, un autre souvenir me ramène à notre école, à
Erraguene. L’instituteur, un bidasse ce jour-là, m’a surpris en train de
donner une baffe à un autre élève, il a froncé les sourcils pour me dissuader
de récidiver, puis, il s’est penché vers moi, si près que je revois encore son
œil noisette, et m’a susurré  : «  Ne le frappe plus, c’est ton frère.  » Mon
frère ! Le mot, puis le ton, si affectueux, presque paternel, avec lequel il me
l’a dit, me sont allés droit au cœur. Ah, si seulement le brave gars avait pu
deviner le poids de ce simple mot à mes yeux et à mon oreille ! Je crois bien
y avoir reçu, ce matin-là, mon dernier cours à l’école française et ma
première leçon de patriotisme, algérien s’entend.
 
Depuis notre départ d’Erraguene, je n’ai plus vu ni entendu voler ni
« moucharde » ni « banane ». Jusqu’à ce beau petit matin frais et ensoleillé,
quand j’ai perçu soudain un bruit à la fois inhabituel et familier. Je relève
les yeux et vois un avion blanc qui passe en trombe par-dessus nos têtes en
déversant des milliers de confettis  ; on aurait dit un oiseau perdant ses
plumes et son duvet. Les petits bouts de papier virevoltent, des enfants
tentent d’en attraper, mon père en happe deux ou trois. Comme je suis le
seul à savoir lire, mon père m’en tend un, afin que je le déchiffre à voix
haute, en public, ainsi qu’il aime tant me voir. Je ne me souviens pas
d’avoir déjà compris de quoi il s’agit  ; je me rappelle très nettement, en
revanche, le texte, imprimé en noir. Je vois « cessez-le-feu », je prononce
«  kessez-le-feu  »… «  Cissilfou  », s’exclame alors Papa, et lui, si réservé,
timide même, explose de joie, lève les bras au ciel, applaudit, pose ses deux
mains sur mes épaules et se met à danser en me remuant dans le rythme de
ses pas à lui… « Donne à manger à mon fils ! », hurle-t-il, le visage rougi
par l’émotion, à ma mère.
 
En un clin d’œil, le camp se met vibrer, les gourbis se vident, les
poitrines s’ouvrent, des cris fusent de partout, les rires se mêlent aux pleurs,
des larmes inondent les joues. Des femmes enlèvent leurs foulards bariolés
et se mettent à danser et à chanter, j’entends encore le cliquetis des bracelets
à leurs chevilles, je revois des profils radieux, des houles de cheveux au
vent, puis, bien sûr, l’écho des youyous, venu du fond des âges, et qui
redevient actuel dès qu’il y a un éclat de joie. Un homme grimpe sur le toit
d’un gourbi, il veut parler. On l’appelle «  Libarra  », car ses habits sont si
rapiécés qu’ils évoquent le treillis d’un para ; on saura plus tard qu’il s’en
est servi pour cacher des lettres du FLN. Il a bien caché son jeu, sous un
faux air de gentil bouffon, il nous montre, du coup, qu’il est un vrai para de
l’insurrection. Il sort de sa poche un drapeau vert, blanc, rouge et l’exhibe
au grand jour. Le moment, l’éclat des couleurs, tout le djebel fleuri, le ciel
pur, le soleil câlin, le petit vent qui fait claquer l’étendard, tout cela et, peut-
être, autre chose dont je n’ai plus idée, me rend fébrile, si fier ; j’éprouve un
sentiment inédit, je jubile, je flotte entre ciel et terre, je plane.
 
Tout à son élan, mon père m’embarque dans le camion, ainsi qu’une
foule de parents et de voisins pour aller défiler à Aghedou, au pied du mont
Tamezguida. On se retrouve au milieu d’un joli désordre, avec, là aussi, des
youyous à réveiller les morts, des femmes qui dansent en tournoyant.
« Bni », lance Papa à Bellabelli, le patron local, lequel, très sérieux, me tend
la main ainsi qu’il l’aurait fait avec un officier. Je suis tout ému et flatté. Je
me rappelle un soldat altier, rassurant et soucieux. Et j’ai retenu, de ce
«  souk  » euphorique et pagailleux, une image, digne d’un cliché
hollywoodien  : une Jeep se faufile au milieu de la foule, mon regard en
happe juste trois visages de filles, cheveux blonds au vent et bras nus qui
applaudissent… Et tandis que le véhicule fonce vers l’avant, leur chant frais
me revient, telle la vapeur d’un train  : «  Je n’épouserai pas le roumi  ;
j’épouserai mon frère le djoundi.  » Je rentre au camp, fourbu et heureux.
Incapable de me poser, je rejoins aussitôt un groupe de jeunes qui
s’apprêtent à défiler, avec des drapeaux, sauf que personne n’en a ; le seul
vient d’être érigé par le para, sur le toit du moulin. À défaut, je prends une
serviette que je fixe sur un bâton, d’autres ont arboré des étoffes, des
chèches, tout tissu est bon pour faire un étendard. On a ainsi pu défiler, dans
le dédale des gourbis, en criant « tahya El-Djazayer », « vive l’Algérie ».
 
J’aurai ainsi clamé haut et fort, et pour la première fois, le nom
Algérie, un jour ou deux après la signature des accords d’Évian, le 20 mars
1962, un mardi. Se pose, du coup, la question : pourquoi n’étions-nous pas
à l’école, ce matin-là  ? Je n’en sais rien, au vrai. À  défaut de courant ou
même de chandelles, nous avons allumé de grands feux à l’air libre, pour
festoyer, danser et chanter, jusqu’aux aurores. J’ai vu le ciel noir se décatir,
glisser du gris au vermeil puis au rose lilas, en un mot de la cendre au feu…
Nous avons aussi, sans plus tarder, loué un mulet et chargé dessus tous nos
«  meubles  », à savoir nattes, couvertures, oreillers, habits, victuailles,
ustensiles de cuisine, pas une planche, ni un banc ni une valise. Juste avant
de quitter le gourbi, ma mère s’est accrochée avec la voisine, je ne sais plus
pour quel motif. Le ton est monté, des jurons ont fusé ; mon père est alors
sorti calmer le jeu, je l’ai suivi. Et que voyons-nous  ? Un maquisard,
l’officier Si Aïssa, un parent de nos voisins, s’approche de maman, lui
relève le visage par le menton et lui inflige une claque bien sonore  ; je
frémis en voyant sa mine soudain froissée. Je tourne mon regard vers Papa,
il n’a rien dit, pas un mot ni un geste. J’en ai été meurtri…
 
Sur la route vers El-Oueldja, je n’ai pu m’empêcher, le cœur déchiré,
de jeter un coup d’œil à l’arbre qui indique le tombeau de Houria  ; plus
loin, au col du Vendredi, j’ai repensé à Khélifa.
Du col, le panorama est grandiose et féerique. Il y a du vert tendre, cru,
pistache, partout, des taches de fleurs aussi, le jaune de l’ajonc qui prend
d’assaut jusqu’aux piémonts du Tazegzaout et, plus loin, du djebel
Tamezguida. Les Babors sont déjà derrière nous, les coquelicots
mouchettent la pente sur laquelle notre quatuor s’engage à pas de loup, ma
mère étant enceinte. M’envahit alors un bonheur immense, gratuit. Je ne me
souviens pas d’avoir échangé un mot avec mes parents ni avec ma sœur
Drifa durant ce trajet éprouvant de plus de douze kilomètres, à travers un
maquis touffu, des sentiers entravés de ronces. Nous marchions dans un
silence complet, interrompu ici et là par des vols impromptus de perdrix.
Nous buvions l’air de notre djebel, humions son odeur, tâtions du pied son
sol. À notre arrivée, nous avons retrouvé ma grand-mère Zeghla, trois frères
de mon père, Mohamed, Achour et Larbi, ainsi que leurs épouses et enfants,
Saïd, le Sétifien n’étant toujours pas rentré de prison.
 
Notre gourbi est toujours debout, mais il n’y a plus de portières, sans
doute détruites par des soldats. Il faut alors balayer la cour, nettoyer
l’intérieur, sarcler, débroussailler alentour, et, enfin, allumer un feu pour
cuire le pain, afin que son odeur puisse nous rallier, de nouveau, les bons
esprits, partis eux aussi nul ne sait où, dépités par notre abandon. Les jours
suivants sont confus dans mon esprit, car, bien que content d’être revenu au
bled, je me sens un peu perdu, sans souk ni voisins, et plus d’école, ni
d’instituteurs. Vais-je revoir, et quand, Mme Cabanal ? Je suis quand même
heureux de me retrouver sur le seuil de notre foyer, ce mirador naturel d’où
j’embrasse des yeux l’immense djebel fleuri. D’autant que ma mère nous a
offert, un matin, au saut du lit, une petite fille, ma sœur Fatiha. Et s’il n’y a
plus ni baguettes, ni sardines, ni biscuits, je me régale quand même, sans
regrets, de nos herbes, surtout l’ail sauvage et le chardon, dont les tiges
épluchées relèvent si fort le goût du couscous ; sans oublier celles du diss
au cœur suave et acidulé. Et puis il y a ce rite du printemps, où garçons et
filles emportent des pains maison farcis de jaunes d’œufs de perdrix et s’en
vont les offrir aux « étrangers » des autres mechtas. Ah, ces chassés-croisés
rieurs, crapahuter sur des sentiers muletiers hérissés de ronces ou de
fougères, passer des oueds en sautillant d’une pierre à l’autre…
 
Nonobstant la joie de flâner chez moi, dans mon humble et somptueux
royaume, sans regarder où je pose le pied, déjà si loin de tout soldat, mais
cependant privé d’école, je déchante peu à peu au fil des jours. Habitué
sinon saturé par le bruit, je suis troublé par le silence ; et si je ne baisse plus
le regard, je tends l’oreille, à l’affût du moindre flux sonore. J’apprends
ainsi à écouter le vent, que j’imagine s’envoler depuis la mer, puis grimper
le djebel, en dévaler les pentes, se faufiler parmi les gorges des ravins et
venir traverser mon hameau, lourd des rumeurs qu’il aurait happées sur son
improbable parcours. Je me pose sous le peuplier et l’entends siffler sur ma
joue qu’il rafraîchit et, une fois qu’il est parti, je me demande jusqu’où il va
encore courir avant de s’essouffler. Et quand je m’allonge en posant ma
chéchia sur un caillou, j’entends battre mon cœur, au creux de l’oreille.
Et que dire alors des soucis de mon père, de retour au bled  ! Il s’est
très tôt rendu compte, m’avouera-t-il plus tard, qu’il n’y a plus d’avenir
dans un patelin désolé, sans école ni dispensaire, dépourvu de boutiques et
où l’on ne peut accéder en voiture, faute ne serait-ce que d’une piste. Il n’a
plus d’autre choix que de partir pour Alger, y trouver du travail. Je le revois
s’en aller, kabot, en clair ne portant rien sur lui, hormis sa capote. À
l’exception de Larbi et des cousins Brahim, Amar et Ahmed, il n’y a –
 déjà ! – plus que des vieux, des épouses et des enfants à El-Oueldja.
 
Préoccupé à mon tour par l’école, je pars un matin très tôt à Erraguene,
tout seul. En chemin, j’ai soudain peur de croiser un esprit vagabond, qui
viendrait se venger sur moi de notre peu glorieux départ du bled, il y a déjà
plus de cinq ans. Un détail, un seul, devrait le trahir, celui d’avoir des bras
qui descendent plus bas que les genoux et des doigts sans ongles. J’arrive à
la Citi et y entre presque à pas de loup, saisi au cou par le désert humain
que je trouve. Il n’y a plus un soldat, rien ne transpire des maisons, pourtant
portes et fenêtres béantes, jardins fleuris sous un soleil déjà ardent. J’entre
au hasard dans un joli chalet, aux murs de planches bleu pastel. Seul, perdu
dans les couloirs, surpris par tout ce que je découvre : le parquet, les murs
blancs, le plafond d’où pendent des ampoules, puis une pièce avec une table
sur laquelle sont posés, dans l’ordre, des couteaux, des cuillères, des
fourchettes et un bocal de métal, sans doute une cafetière à vapeur. J’ouvre
ma musette et la remplit de ces objets, bien que je n’en voie pas l’utilité.
Soudain, je me sens en péril, un effroi presque sacral me saisit, j’ai
l’impression de détrousser un mort, qu’on me regarde… Fébrile, je remets
tout en place, avec un soin scrupuleux, la peur au ventre, impatient de me
« purifier » du sacrilège. En reposant un pied dehors, je plonge mon regard
au fond d’un baril d’où s’échappent des volutes de fumée. Je me penche
dessus et y voit des livres et par-dessus une hache que les flammes lèchent
de tous côtés.
Et là, sans hésiter un instant, je retire d’une main le précieux outil par
le bout du manche et de l’autre, un bouquin presque intact. Sur le sol, des
ordures fraîches moisissent au soleil, avec, dans un coin, une boîte de lait
concentré Nestlé vide, jetée sur un bout de papier kraft, sur lequel a coulé
un filet du jus laiteux, qui plus est très sucré. Je déchire la portion la plus
imbibée par le produit et la mâche pour en extraire tout le nectar avant de
l’avaler. J’entends des voix, puis un klaxon. Je me dirige vers mon école et
me retrouve au milieu d’une foule bigarrée de djounoud en kachabia ou en
treillis, d’ex-voisins du camp et d’autres hommes, inconnus. J’en profite
pour revenir dans ma classe, j’y renifle une odeur d’encre et de cahier, rien
n’a bougé, rien n’est écrit sur le tableau ; à défaut d’élèves, porte et fenêtres
sont ouvertes à tous les vents. Je me sens un peu perdu et tellement triste.
En repartant, à reculons, je revois le robinet d’eau qui sort du mur extérieur,
à la bouche duquel je me suis si souvent désaltéré. Je l’ouvre et remplis la
boîte de Nestlé par un des trous, je laisse couler jusqu’au tiers du récipient
puis je le secoue très fort, afin de diluer la couche de lait restée sur la paroi
intérieure. J’ai ainsi pu ingurgiter l’équivalent d’un petit verre de lait, un
luxe inespéré.
 
Du lait à El-Oueldja, nous n’en avions pas encore, mais l’oncle Larbi a
acheté une vache, aussitôt baptisée H’mira, la « Rouquine ». Je saurai plus
tard qu’avant de partir à Alger mon père a revendu son camion et qu’avec
cet argent on a pu acquérir ce bovin, sept chèvres, des poules aussi. J’ai
noué un contrat avec ma grand-mère, en vertu duquel, chaque soir, je dévale
la pente pour ramener notre « allaiteuse », moyennant une tasse à café du
précieux nectar. Un jour, alors que je descends vers l’oued Djendjen
accomplir mon « travail », je passe trop près d’un paravent de diss construit
par Brahim, le cousin de mon père. J’ignore qu’il est en train de se laver.
Au lieu de m’en avertir de vive voix, il prend un gros caillou et le jette vers
moi. Le projectile me tape de plein fouet au sommet du crâne et je me mets
à saigner ; en un clin d’œil, ma chemise est inondée.
Nul ne s’en est ému. Et je me souviens juste de ma mère me lavant les
cheveux alors que moi, accroupi, je regarde s’écraser au sol des filets d’eau
rougis de sang. Et pendant que Maman hoquette en étouffant ses sanglots, je
l’entends, lui, ironiser, l’air de rien, avec son épouse  : «  Je crois avoir vu
passer un lièvre, ou alors un chacal, en tout cas je ne l’ai pas raté  !  » Je
croyais avoir digéré ce forfait aussi gratuit qu’inique quand un jour,
beaucoup plus tard, une consœur journaliste me demande s’il y a un épisode
de la vie de Mahomet qui m’a vraiment ému. Me sont alors venus à l’esprit
deux faits qui ont dû peser sur le cours de son existence. Celui de ne point
avoir eu d’enfant mâle, ce qui lui a valu le cruel sobriquet d’abtar, palmier
stérile. Et un autre où quand il se rend à Taëf, non loin de La Mecque, pour
prêcher, il est accueilli par un habitant qui déverse un couffin de sable et de
graviers sur ses cheveux, qu’il porte longs, nus et avec une raie au milieu.
Choqué et humilié, il rentre chez lui où sa fille, Fatima, entreprend de lui
laver la chevelure, en pleurant à chaudes larmes… À ce moment-là, je me
suis rappelé l’épisode avec Maman, ma voix s’est soudain nouée et j’ai été
le premier à être surpris par un rebond aussi vif de mon émoi d’alors.
 
J’ai eu beau me sentir heureux de flâner à El-Oueldja, Erraguene ne
quitte plus mon esprit. Tout m’y ramène, la rentrée scolaire, la peur de ne
plus revoir nos instituteurs, le retour improbable de mon père. J’y retourne
de nouveau un matin avec mon cousin Ali. En déboulant l’ultime virage,
j’ai soudain le souffle coupé, je me fige, penaud et atterré  : Erraguene a
disparu ! Oui, il n’y a d’édifices encore debout que les six villas en dur avec
des toits de tuiles. Tous les chalets, soit des dizaines, hangars, garages et
magasins se sont évaporés ; il ne subsiste plus que les sols de ciment poli ou
revêtus de carreaux à motifs fleuris. Rien à voir avec un champ de ruines,
non, tout a été démonté, rechargé proprement et transporté je ne sais où. Je
cours vers mon école, la porte et les fenêtres mais aussi les bancs et le
tableau n’y sont plus ; je respire l’air d’un moulin désaffecté. J’éprouve un
désarroi indicible.
Un bourg a disparu, non pas écrasé sous des obus par temps de guerre
mais par des aigrefins par temps de paix, une si jeune paix. Une cité dotée
de tout l’attirail d’une ville moderne, héliport, dispensaire, salle de cinéma,
piscine, magasin, bar… Après le camp englouti sous le barrage, puis celui
d’Elkarier depuis peu déserté, le soldats et les instituteurs repartis sans un
au revoir, nos parents partis à Alger pour travailler, voici Erraguene rayée
de la carte. Il n’en subsiste que le bureau de poste, aussitôt occupé par des
déplacés qui décident de s’y installer. Alors que je m’apprête à retourner à
El-Oueldja, un neveu du cafetier m’appelle ; il revient d’Alger et me remet
un paquet que mon père m’a envoyé, à moi. J’ouvre le colis et je trouve une
chemise à carreaux, un short vert tilleul et une chaussure, une seule, en cuir
flambant neuf. Mauvais présage, car, chez nous, la moitié de la paire
s’appelle ferda, soit l’«  esseulée  » ou la «  solitaire  », quelque chose
d’incomplet, d’inabouti  ; d’«  unique  », un peu à mon image, avec mon
statut de «  seul  » garçon ayant survécu. Ma mère ne l’a pas compris
autrement, qui m’a aussitôt incité à la porter en la couplant avec ma botte de
caoutchouc, qu’il a fallu alors découper très bas pour l’assortir au moins à
la taille du mocassin envoyé par Papa. Avec l’impair de ma paire de
chaussures, je suis devenu l’objet de lazzis ou de quolibets plus ou moins
débonnaires. Je crois, en y repensant, que dans l’esprit de Mériem, un
mocassin seul a dû faire écho au seul bâton que lui a concédé Sidi Ali.
 
Ainsi que je l’ai déjà évoqué, ces jours sont confus, et ne surnagent
que des échos assourdis par l’oubli, des images évanescentes mais, aussi,
hélas !, des moments tragiques, qui sont, eux, inoubliables. À l’instar de ce
jour funeste où l’oncle Larbi a conduit tante Halima, l’épouse de Saïd, le
Sétifien, chez ses parents, les Beni-Médjaled. J’en garde un souvenir
d’autant plus vif que cela m’a souvent obsédé. Ce midi-là, on a déjeuné
juste avec du cherchem, des gruaux de blé bouillis dans de l’eau très salée,
ce qui donne un bouillon noirâtre, qui se laisse avaler. Après une sieste sous
les peupliers, ils ont commencé de dévaler la pente en suivant un sentier
tout en zigzags. Je le revois si bien, lui, de dos, revêtu d’un pull bleu chiné
et d’un pantalon gris… Assis, je les suis du regard ; ils se font de plus en
plus petits, ils traversent l’oued Djendjen puis remontent sur la crête de la
falaise qui frange le cours d’eau, ils marchent, lui devant, elle derrière…
Puis ils s’estompent au milieu d’un épais massif de bosquets et d’arbres.
J’ignore que je ne le reverrai plus jamais, pas même en photo, sauf en
cauchemar.
Au chant du coq, un vrai, je me lève, avec le soleil, pour mener la
Rouquine et les chèvres à l’oued, un coin dont elles raffolent car l’eau,
l’herbe et les ombrages y abondent. Une fois sur les bords envahis de
lauriers-roses et de roseaux, je m’adosse à un arbre, un frêne, je crois, et
laisse mon esprit flotter dans l’air frais du matin. Je vois soudain sortir des
bosquets un inconnu, suivi par deux femmes dont l’une porte un enfant sur
le dos. L’homme m’interpelle, sur un ton sec : « Va dire aux Zeghadra que
leur Larbi est mort cette nuit  !  » Et il continue à marcher, sans un autre
regard ni un mot de plus. Cloué au sol, j’arrive à me relever et me mets à
gravir la pente, en haletant, jusqu’au gourbi de ma grand-mère. J’ai la
sensation, en courant, de faire des pas de géant ; et j’y repense à chaque fois
que je revois ces dessins grecs sur des amphores figurant des coureurs
olympiques, avec des jambes graciles et interminables.
Je ne me souviens plus que de ses cris et de sa silhouette, de dos, en
robe jaune mouchetée de motifs rouges, je la revois dévaler, pieds nus, un
sol caillouteux  ; je la vois claudiquer en essayant d’éviter les épines des
chardons… On saura bientôt que le brave et innocent Larbi a été décapité à
la hache, par cinq ou six hommes, qui sont venus l’arracher à son dîner, au
coin du feu. Ils l’ont traîné dehors, dans la nuit, et ma tante Halima,
paralysée, l’a entendu hurler, supplier, puis râler, gémir, puis plus rien.
Achour, son frère, et Brahim et Amar, ses cousins, n’en ont ramené que des
morceaux de corps, des membres incomplets  ; j’ai retenu que même son
ceinturon a été tranché. Qui l’a tué  ? Des Beni-Médjaled, bien sûr  !
Pourquoi ? On l’ignore, jusqu’à maintenant. Il n’y aura eu, en tout cas, ni
rapport, ni enquête, ni de coupables confondus. Ayant appris ces détails, je
me suis souvent surpris en train d’imaginer, et par le menu, le massacre  ;
d’abord la terreur de mon petit oncle à moi, ses yeux ébahis, le premier
coup reçu sur le crâne, puis un autre, sur l’épaule, qui lui arrache un bras, et
les assassins qui ne traînent plus qu’un cadavre inanimé et sanguinolent, et
l’achèvent, en s’acharnant sur ce qui reste d’intact de son corps.
 
Frères, oncles et amis n’ont pas pu l’enterrer couché sur le côté droit,
face posée vers La Mecque ; ils ont entassé des portions de corps. Nul n’est
jamais venu nous voir pour s’enquérir du meurtre, enquêter, rédiger un
rapport, convoquer témoins et suspects. Nous n’avons même pas porté
plainte. Et auprès de qui, au fait ? Le départ à l’anglaise des Français et la
non-relève par des responsables du FLN ont ravivé les haines claniques, les
rancunes intimes  ; l’heure idéale pour apurer les vieux contentieux, laver
dans le sang des outrages réels ou imaginaires. Nous l’ignorions à l’époque,
mais les accords d’Évian ont, avant d’instaurer la paix, provoqué un rebond
du conflit, avec une folie meurtrière d’autant plus sauvage qu’elle a
renversé les fronts. Des soldats métropolitains d’Erraguene sont partis à
Alger pour mâter les pieds-noirs, soit retourner leurs fusils contre leurs
concitoyens qu’ils sont venus protéger ; les djounoud de notre djebel sont
allés, eux, appuyer le GPRA de Tunis contre l’état-major de l’armée des
frontières du colonel Boumediene. On a vu des soldats français tirer à la
mitrailleuse lourde sur des pieds-noirs sortis manifester contre des « troupes
d’occupation  », non pas les djounoud mais «  leurs  » militaires. Des
membres de l’OAS lynchent des gendarmes dont ils traînent les corps à
travers les faubourgs de Bab el-Oued, des avions lancent des raids sur des
immeubles d’habitation. Des officiers roumis vont, avec l’aval de Paris,
jusqu’à pactiser avec leurs ennemis d’hier, les fellaghas, afin de lutter de
concert contre les «  fascistes  ». Des actes barbares se produisent un peu
partout, commis ici et là par des civils, des maquisards, soldats ou miliciens
pieds-noirs. Mon père, qui travaille alors au port en tant que docker, me
racontera avoir vu des horreurs dantesques, des corps mutilés jetés au bas
d’un escalier, d’autres qui pourrissent au soleil, sous des essaims de
mouches…
Ainsi, des accords d’Évian à l’indépendance proclamée le 3  juillet,
l’Algérie a été le théâtre d’ombres de guerres fratricides entre Français mais
aussi entre Algériens. De nouveaux maquis sont apparus, chez nous, en
Kabylie, et, tandis que les troupes de l’ALN implantées en Tunisie tentent
de franchir la frontière pour s’emparer du pouvoir, le GPRA n’hésitera pas à
demander aux autorités françaises de réélectrifier les barbelés afin de les en
empêcher !
 
Nous ignorons alors ces horreurs, mais nous en avons ressenti les
ressacs jusqu’au fin fond du bled. Nous avons ainsi appris que des tueurs de
Beni-Médjaled, de nos jours nous dirions des escadrons de la mort, munis
de haches et de poignards, ont tôt commencé à écumer les hameaux et à
assassiner, atrocement, des individus, à l’improviste et à visages découverts.
Peu après avoir massacré l’oncle Larbi, ils se sont rendus à la mechta de ma
mère, Oualil. Mais déjà avisée et à l’affût, ma tante Khadija les ayant vus
s’approcher a juste eu le temps de recouvrir ses deux fils, Saâdi et Ismaïl,
d’un improbable amas de nattes, de fagots de bois, de sacs de céréales…
Quand les spadassins sont repartis, bredouilles, mes oncles n’ont pas osé se
relever, ayant « fait » dans leur pantalon… Depuis ce jour-là, j’ai perdu le
sommeil, de peur qu’ils en profitent pour venir me fracasser le crâne,
m’égorger. Je me revois assis, la nuit, au seuil du gourbi, et scrutant du
regard la courbe du Djendjen, illuminée par le «  soleil de la nuit  ». La
luminosité du clair de lune est si aveuglante et l’obscurité si sombre qu’on
dirait le jour et la nuit posés en vis-à-vis, une gravure sur bois, en noir et
blanc. J’ai ainsi tôt appris à fixer mon regard pour discerner tout ce qui
pourrait évoquer un homme qui franchit l’oued et avance un pied dans notre
direction. Je l’ai fait avec un lourd sentiment de terreur, je m’en souviens si
bien que j’ai éprouvé alors un extraordinaire pouvoir de me faire peur à
moi-même ; il m’a suffi, un soir, d’imaginer un inconnu poser sa main sur
mon épaule pour ressentir aussitôt un frisson paralysant sur tout le corps.
 
Averti de ces massacres et déjà fort convaincu qu’il n’y a plus aucun
avenir viable à El-Oueldja, mon père nous a dépêché Saïd, le frère de feu
mon grand-père maternel, chez qui il a connu ma mère et où il est hébergé.
J’ai cru voir arriver un roumi, avec son port altier, l’air grave, cheveu bel
argent, l’œil bleu et ce côté très net qui m’a toujours impressionné. Il n’a eu
aucun mal à persuader sa nièce, qu’il avait déjà accueillie gamine, on s’en
souvient, qu’il fallait qu’on reparte avec lui, et qu’en cas de refus Papa
divorcerait. Je n’ai jamais su si cet argument a pesé ou pas, mais elle a
accepté sans barguigner. Nous aurons ainsi quitté notre hameau, trois mois
après y être revenus pour, de nouveau encore, repartir, vers l’inconnu cette
fois-ci, un inconnu désormais plus rassurant que notre bien-aimé et
souffrant djebel. Nous y avons tout laissé pour repartir avec, pour tout
bagages, les habits que nous portions sur nous. Après avoir parcouru la
piste et juste avant de fouler la route asphaltée qui conduit à Erraguene, je
me suis soudain retourné, pour un dernier coup d’œil d’adieu, et voilà que
mon regard a «  accroché  » sur un chêne vert croulant sous des glands
encore verts mais si beaux avec leurs « chéchias » gris-vert et leurs galbes
luisants. J’ai arraché une branchette avec deux fruits en pendentifs et j’ai
couru vers la voiture où Maman avait déjà pris place avec Fatiha et Drifa
sur les genoux, en criant : « Viens vite, ne traîne pas trop, la route attend ! »
Épilogue

E n ce petit matin de la mi-août 2013, je suis à Erraguene,  et, pour être


plus précis, à l’endroit exact où la piste qui conduit à El-Oueldja vient
s’aboucher à la route qui introduit de plain-pied à la Citi, ou ce qu’il en
subsiste. Je me suis posté exprès là, en ce lieu de partage des eaux, car c’est
bien ici qu’il y a cinquante et un ans, presque jour pour jour, un taxi m’a
happé pour nous convoyer à Alger avec ma mère et mes deux petites sœurs,
vers un au-delà onirique, irréel, le ban absolu.
Aujourd’hui, j’ai tenu à ce que le taxi qui m’a acheminé depuis Jijel
s’arrête net là, au lever du jour, à l’endroit où jadis mon petit pas d’enfant a
basculé d’un univers à l’autre, quand ma mère m’a hélé pour sauter dans la
voiture sur le départ, en route pour l’inconnu. Je suis alors parti le pied droit
chaussé d’un mocassin – de fille je crois bien – et le gauche d’un bout de
botte de caoutchouc, taillé à hauteur de cheville. Je reviens aujourd’hui avec
mes Pataugas fétiches Aigle, qui m’ont toujours gardé les orteils au sec, de
la cordillère des Andes aux piémonts du Pamir en passant par l’Amazonie,
le Soudan, New  York et Samarcande, La  Mecque et Jérusalem, le cercle
polaire et la Sibérie. Et si j’ai fui mon bled sans rien au ventre si ce n’est la
peur d’être tué, équarri à la hache ainsi que l’avait été mon oncle Larbi, j’y
retourne un demi-siècle plus tard avec la hantise, la même, d’avoir la tête
tranchée par un couteau, au fond d’un taillis.
 
Revoir El-Oueldja et mourir ? Ou continuer à vivre, sans plus tourner
et en retourner le souvenir ; cesser, enfin, d’y penser, repenser, de ressasser.
J’ai sauté sur l’occasion dès que j’ai appris que le statut de «  zone
interdite », qui avait isolé mon terroir vingt ans durant, avait été enfin levé,
juste au début de l’an 2013. Vingt ans de solitude, de retour à l’état sauvage.
Je suis revenu, non pour renouer avec mon bercail mais pour m’en délier,
afin que ce bled que je n’habiterai plus cesse aussi de m’habiter. Non point
pour divorcer mais pour sceller in situ une séparation de corps. J’ai alors
réalisé, non sans frayeur et remords, à quel point j’avais déjà perdu foi en
son avenir, malgré un demi-siècle d’efforts aussi tenaces, incessants que
vains contre l’incurie de l’État afin de dégager la route et d’apporter le
courant depuis le mythique barrage tout proche.
 
Assis dans l’avion, je jette ces mots secs sur un bout de papier  :
« Rentrer au bled. Peur d’y rester. Et pour toujours. Soleil et néant, sang et
eau, djebel et tombeau. Tout faire pour éviter le danger, tout faire pour
l’accepter. S’habituer à l’idée d’une chute dans le néant. Quel voyage ! Un
vrai coup de tête, rien d’un coup de cœur. » Je sais cependant que tourner
une page sur ce pays c’est ouvrir un chapitre pour moi. Il va de soi que j’y
retourne pour un solde de tout compte.
Mon esprit prenant de l’altitude avec l’avion, je me distrais en faisant
mes comptes. Je note qu’à mon âge, soit soixante ans, j’ai passé quatre ans
à El-Oueldja, deux dans le camp d’Erraguene, un dans celui de la Carrière,
deux ou trois mois de nouveau à El-Oueldja, puis douze ans à Alger avant
le grand bond vers Paris, où je vis depuis lors. J’aurai connu, durant tout ce
temps, deux conflits parmi les plus cruels de l’après-guerre, et mon patelin
aura subi le statut de « zone interdite », d’abord cinq ans puis vingt ans, soit
un bon quart de siècle. Je suis… interdit, après coup, de réaliser que j’ai
ainsi passé presque la moitié de mon existence en étant interdit de retour, et
donc de séjour, dans mon foyer paternel, mon berceau.
 
J’atterris à Alger et tombe de haut en me retrouvant nez à nez, au sortir
de la douane, avec… moi-même, le visage imprimé sur un imposant
panneau publicitaire loué par TV5  Monde. Le mektoub aura ainsi voulu
qu’au moment où je viens dire «  adieu  » à mon patelin, voici que la
capitale, la « ville », m’envoie un grand bonjour à la figure. Des souvenirs
affluent, pénibles à en pleurer, intacts. Le rejet affiché des Algérois, la
sensation d’être un intrus, Maman, accablée, debout sur le trottoir, suppliant
des gosses du quartier de bien vouloir jouer avec moi. Un gamin qui refuse
de s’asseoir à côté de moi sur le banc de l’école parce que je suis un
blédard, un «  sabot de chèvre  ». Ou encore, le barman que j’ai surpris
lorsqu’il a soufflé à son voisin, à propos de mon père : « Vise-moi ce plouc,
il vient d’où dis-moi ? »
Je repense à ces murs algérois que j’ai dû raser, gamin, et qui s’ornent,
un demi-siècle plus tard, de mon portrait. Un bonheur poignant m’envahit.
Yeux mi-clos, je revois le petit garçon offensé, étranger, muet de désarroi et,
ne distinguant personne autour de moi, je m’exclame : « Papa, entends-moi,
ça y est, on y est ! »
 
Très tôt le matin, je saute dans un taxi pour aller au bled, via Sétif puis
Jijel ; huit heures « seulement » pour avaler quatre cents kilomètres. Défile
alors un pays délabré, des brouillons de routes, de villages, des murs de
parpaings nus, des toits-terrasses hérissés de ferraille. Partout une
impression d’inachevé, de bâti à la va-vite, de camps de déplacés en dur.
Même l’autoroute, ouvrage pourtant flambant neuf, n’y échappe pas, qui
s’affaisse par-ci, gondole par-là. «  Chaussée dégradée  », signale, en
français, un imposant panneau, posé pour durer. Se suivent des paysages
ruraux, barbouillés de sachets de plastique noir, enlaidis de gourbis de bric
et de broc ; les sols décharnés par l’érosion endémique s’écaillent au soleil,
pas un tracteur à l’horizon, l’âne et le mulet sont devenus des créatures
aussi exotiques que les girafes et les rhinocéros. Ici et là surnagent, quand
même, des champs de pastèques, des vergers, des vignes  ; rien donc, tant
s’en faut, d’une terre cultivée, à peine un archipel d’îlots verdoyants. Faut-il
encore rappeler que sous ce ciel, de nos jours, le beau mot de «  fellah  »,
paysan, est devenu la pire insulte qu’on puisse infliger à quelqu’un ?
 
Jijel n’a plus rien d’une ville ayant pignon sur Mare Nostrum, avec son
farniente lascif, ses plages où les habitants viennent se «  mouiller  », au
propre et au figuré. L’antique port phénicien, puis municipe romain, ensuite
comptoir génois jusqu’à l’arrivée des frères Barberousse qui y ont introduit
le grand Turc pour trois siècles avant que le Français ne l’en expulse, n’est
plus qu’un improbable bivouac, mi-ville garnison mi-camp de déplacés.
L’accès au port est désormais barré par un mur de plus d’un kilomètre qui
dérobe aux regards jusqu’au spectacle des bateaux. Sur l’ample terrain
affecté à une ferme modèle sortent du sol non point des oignons ou des
haricots, mais une prison et une caserne de gendarmes, non loin d’un autre
prytanée qui abrite une école des forces spéciales. Quant aux civils, ce sont,
hormis les «  anciens  » habitants drapés dans leur orgueil de citadins
civilisés désormais « envahis », des ruraux qui ont fui leur djebel livré aux
batailles en vase clos entre militaires et djihadistes. Mon oncle Achour, ses
fils et tous nos cousins y ont élu séjour, dans des baraques qui me
rappellent, avec ce mélange sui generis de militaires et de fellahs déracinés,
le camp… d’Erraguene.
À Jijel, je ne me suis jamais senti tant soit peu chez moi. D’abord en
raison du mépris du littoral pour le djebel, les Kabyles d’En-Haut, nous,
étant des « sauvages », et ceux d’En-Bas, des « civilisés ». S’y ajoute ma
défiance pour la ville qui a été et qui reste un laminoir du parler
montagnard, le mien. Mes cousins, qui s’y sont établis il y a vingt ans après
avoir fui El-Oueldja, n’en pipent plus un traître mot, à mon grand dam. Ils
ne l’ont point oublié, ils le renient. Je n’ai plus que l’oncle Achour et mon
cousin Amar, immigré à Marseille, pour papoter dans notre cher et vieux
patois, d’autant plus et mieux que nous le savons déjà condamné, sans
appel.
Je m’en suis convaincu, si besoin est, après avoir présenté un exposé,
ici même à Jijel, à propos des camps, devant des étudiants issus de parents y
ayant vécu. Je m’étais pourtant fait un plaisir de parler, en public, dans ce
patois que j’ai dû ravaler dès mon arrivée à Alger, son usage m’ayant
exposé aux pires quolibets. J’en ai été pour mes frais : nul n’a relevé mon
recours à ces mots antiques qui fleuraient le gourbi, à un parler devenu
insortable. Et dans le débat qui a suivi, j’ai eu droit, avec ces déracinés, à
des échanges en arabe algérois ou littéraire, souvent en français, mais, à
aucun moment, avec les mots du cru, ceux de leur mère. J’aurais pourtant
tant aimé que l’un d’eux m’interpelle ne serait-ce que pour me féliciter ou
me morigéner d’avoir quand même « osé »…
 
Très tôt le matin, je reprends la route, avec un autre taxi, cap sur
Erraguene. Un trajet aussi ravissant que périlleux, sur un chemin en épingle
à cheveux fichée dans les tignasses d’un djebel pentu, quasi vertical,
suspendu dans le vide. Je croise à intervalles réguliers des barrages fixes,
tenus par des militaires ou des gardes communaux. Rien de martial, juste un
confort spartiate, soit une baraque en dur, avec du linge qui sèche au soleil,
des soldats en sandales, taciturnes et corrects, munis de fusils, dépourvus de
casques et de gilets pare-balles. J’en ai dénombré dix, établis, le plus
souvent, dans les tours de guet françaises ravalées pour l’occasion.
À Aghedou, au pied du mont Tamezguida, je fais une halte, au virage
où le camion de mon père a été atteint avant de basculer en contrebas de la
piste, calciné. Plus aucun indice désormais d’un drame qui a failli me
laisser orphelin de père. Idem au lieudit col du Vendredi, qui offre un
panorama saisissant, d’un côté sur le lac au fond duquel s’envase notre
baraque du camp d’Erraguene et où se mire le couple du Babor-Tababort,
de l’autre, sur un archipel de hameaux en ruine que dévorent les ronces au
pied du mont Tazegzaout. Après avoir salué des gardes communaux
dépenaillés, je constate que le vieil arbre qui a jusqu’ici veillé sur le
tombeau de ma petite Houria a disparu, victime de l’érosion, ou du feu. Au-
delà, s’étire le vallon où a été implanté le camp de la Carrière, à l’ombre du
mont Tagrourt, où j’ai passé un an. Rien, pas même un éboulis de gourbi,
n’indique que des hommes ont vécu un jour ici. Nul repère, non plus, de la
sépulture de mon frère Khélifa, mis sous terre juste là, en contrebas du
check-point, l’unique édifice de l’époque, que l’armée nationale a dû
retaper pour établir, un demi-siècle après, un nouveau barrage.
 
« Erraguene-Souici » ! Un panneau tout neuf indique le nouveau nom
du bourg, auquel on a accolé celui d’un «  martyr  », sans toutefois lui
restituer son cachet originel. Trois soldats en treillis boivent leur thé, sous
un auvent de zinc, à l’abri d’un muret de sacs de sable. Pas un chat, peu de
civils, il est encore tôt, mais, déjà, des dizaines de militaires s’affairent, qui
étend son linge, qui répare un transport de troupes, capot relevé. Tout a
bougé, rien n’a changé. Du petit paradis que j’ai connu, ainsi l’ai-je en tout
cas perçu, il ne subsiste plus que six villas en dur aux toits de tuiles
coniques. Les officiers y habitent, reclus, sans aucun contact public, ouvert,
avec l’habitant. Ici et là, s’étalent les plates-formes des chalets jadis
démontés, pan par pan, pour être revendus et reconstruits ailleurs. Je
m’installe au café, un simple hangar de béton doté d’une étroite véranda.
De jeunes mûriers y mettent une touche de douceur. J’appelle le maire, un
« indépendant » dont le mandat s’achève dans un an. Il m’a déjà promis et
juré, à l’instar de tous ses prédécesseurs depuis un demi-siècle, de rouvrir
«  un jour  » la piste d’El-Oueldja, d’y amener l’électricité, d’aider à
réhabiliter le hameau.
 
Je ne l’ai pas cru, moins en raison de son profil propre que de la nature
du pouvoir, qui n’est rien d’autre, au fond, qu’une intériorisation du dédain
colonial, un legs historique catalysé par d’ancestrales haines claniques. Au
reste, le maire, ici, n’a aucun moyen et il s’expose chaque instant au
danger : deux de ses pairs ainsi qu’un adjoint ont déjà été assassinés par des
djihadistes, un troisième, assailli à Jijel, en a réchappé de peu. Il n’a
toujours pas réussi à attirer un boulanger, ni un pharmacien, encore moins
un médecin. Côté emplois, il n’y a qu’un chantier en cours, il consiste à
agrandir la mosquée. Le bourg qui ne compte plus que deux cent cinquante
habitants n’est qu’à un jet de pierre du barrage jaugeant deux cent cinquante
millions de mètres cubes, soit un million de mètres cubes d’eau par
individu. Et pourtant, le précieux liquide ne coule du robinet qu’une heure,
une seule, par jour  ! Rien n’aura été épargné par l’incurie, le népotisme,
l’inculture historique. Jusqu’au nom même d’Erraguene, simplification
française du berbère Izzerraguene signifiant « cours d’eau sinueux », ainsi
que le prononce toujours tout un chacun, le maire y compris, cela va de soi.
Et pourtant, aussi incroyable que cela puisse sembler, l’appellation arabe,
inscrite sur le cachet de la poste, le sceau officiel et le panneau routier, n’est
qu’un simple décalque du diminutif colonial, à savoir Irraquen, puis
Irraquen-Souici !
 
J’attends mes cousins qui doivent arriver de Ziama-Mansouriah et de
Jijel. J’ai dû déployer des trésors de rhétorique pour persuader chacun
d’entre eux de m’accompagner jusqu’à notre patelin natal. J’ai été saisi par
leur rejet du bled, leur aspiration à en gommer jusqu’au plus petit souvenir.
Moi, j’y tiens ferme, mais je n’y serais point retourné seul, par peur ne
serait-ce que d’avoir un malaise, loin de tout. Adossé au tronc d’un frêne
antique, je scrute le paysage tout en camaïeu de vert, éraflé de falaises gris
ardoise, creusé d’oueds lisérés de lauriers-roses. Je suis surpris et déjà
endeuillé de ne plus m’émouvoir face à ce recoin de l’univers, de mon
univers intime. Je me sens soudain las, si las d’avoir tant lutté pour rien, en
songeant à mes oncles qui ont construit ce barrage et dont ils n’en auront ni
bu une goutte d’eau ni vu un rayon de lumière.
 
L’ombre de la mort rôde toujours, elle hante le djebel. Ici, impossible
d’oublier la guerre, il suffit de rouler un quart d’heure pour croiser un
barrage militaire ou longer une patrouille de soldats. Rien n’a changé, à mes
yeux, depuis le camp d’Erraguene, le temps s’est aplati, passé et présent ne
sont plus que deux facettes d’une très mince pièce. Il y aura eu, faut-il le
rappeler, à partir de l’été 1992, une « seconde guerre », qui se sera soldée
par deux cent mille  morts, des milliers de disparus et un million de
déplacés. N’ayant jamais été reconnu en tant que tel, ce conflit n’a donc pas
pris fin, quand bien même le pays connaît, à défaut d’une paix, une trêve
appréciable. Néanmoins, tous les deux ou trois jours, l’armée annonce avoir
abattu des «  terroristes  », quand ce ne sont pas ceux-ci qui assaillent des
convois militaires. Signe des temps, djihadistes et militaires se renvoient les
uns les autres le titre si infamant de « harkis ».
 
Mes cousins arrivent, enfin. Il y a Boudjema et son frère Messaoud,
fils d’un cousin de mon père. Avec eux, deux neveux, tout excités, qui ont
tenu à faire ce voyage, exotique à leurs yeux de néocitadins. Un
engouement semblable a conduit mon Jijélien de « taxieur » à rallier, à son
tour, l’excursion. Je me suis lesté, quant à moi, d’un barda digne d’une
expédition en zone de guerre, eau, fruits secs, kits de secours… Ce retour,
j’en ai tant rêvé qu’il a viré à l’obsession, je le vis comme un pari risqué, à
la roulette russe. Je redoute pêle-mêle un malaise cardiaque, un faux pas
suivi d’une chute dans le vide, un troupeau de sangliers et, bien entendu, un
nez à nez avec des djihadistes, soudain jaillis d’un massif de ronces. J’en ai
fait des cauchemars. Qu’importe, il me faut y aller, vaille que vaille.
Je pose mon premier pas sur la piste en retenant mon souffle. Il ne se
passe rien, je risque un deuxième, toujours rien, j’accélère alors et me voici,
enfin, sur le chemin d’El-Oueldja, après vingt ans d’interdit. J’avance, en
pionnier, en dévorant des yeux tout ce que je découvre, l’ombre des arbres
qui s’allonge sur le coteau jauni, les mûres rouges et noires qui ornent les
ronces, le vol soudain d’une perdrix qui me fait sursauter… Je frémis en
rasant la falaise du lieudit Rocher du Corbeau, d’où, enfant, un taureau a
failli m’éjecter tout en bas du précipice, sur le lit de l’oued Djendjen. Plus
qu’un autre virage pour déboucher sur El-Oueldja ; mais, déjà, j’avance en
terrain familier, familial, intime. Je suis surpris, néanmoins, inquiet même,
de ne rien ressentir  ; je me sens impavide, rien ne m’émeut… J’évite de
piétiner de jolis crottins de bouse, encore assez frais, qui se dorent au soleil,
et là, j’éprouve un regret incongru de passer outre un tel « capital ». Quel
gâchis !
L’on m’a déjà averti que je n’y trouverais «  que des vaches et des
sangliers  », le chacal s’étant déjà éteint, il n’aura donc pas survécu au
départ de son immémorial comparse, le fellah. Ces bovins sont aux Beni-
Médjaled qui ont pu, eux, revenir dans leurs hameaux, avec l’aide de l’État.
Ils perpétuent l’antique usage kabyle consistant à chasser le bétail en rut au
plus loin du bercail, afin qu’il puisse copuler à l’abri des regards pudibonds.
Je me tourne vers leur bled, au-delà du Djendjen, ponctué d’épais massifs
d’arbres fruitiers. Le maire m’a appris que les assassins qui ont démembré à
la hache mon oncle Larbi y vivent encore, bon pied bon œil. Je n’éprouve ni
rancune ni haine à leur égard, je garde juste, enfoui en mon for intérieur, un
refus viscéral d’aller fouler leur sol, celui où notre sang innocent a coulé.
Voilà donc l’unique endroit de l’univers habité où je n’irai jamais, pour
aucun motif. Je ne saurais être plus « revanchard ».
 
El-Oueldja ! M’y voici, en chair et en os, après deux heures de marche,
sans avoir échangé un seul mot. J’aperçois des pans de béton debout, au
milieu d’un chaos de ronces. Ce sont les murs du refuge que mon père a
construit, à mon grand dam et sur le conseil d’un marabout qui prédisait une
guerre de cent ans à Alger  ! Furieux, j’avais juré de ne jamais y dormir.
Papa est parti dans la « maison de demain », la bâtisse s’est affaissée, et le
destin aura ainsi paraphé mon rejet. Je n’y ai même pas fait une sieste.
Soudain, j’ai peur de poser le pied sur une mine. J’hésite puis me risque à
aller dans ce qui a été la «  cour  » de nos gourbis. Mon pied bute sur une
carcasse de sommier à ressorts toute rouillée, un cadeau que j’avais offert à
l’oncle Achour. J’entre dans l’unique pièce encore dotée d’un plafond
vaillant : le sol est tapissé d’un matelas de bouse fraîche, sur le mur, face à
la porte qui a disparu, je lis, écrit avec un bout de charbon, sans doute par
des soldats, « I love you – love », en anglais, puis, au-dessus, en arabe « la
femme, l’amour – [sujet du jour] – le désir » !
Je me mets debout sur le rebord du seuil, ainsi que je l’ai si souvent
fait, petit. Je me sens d’autant plus élancé que le gourbi n’est plus qu’un
amas d’éboulis, cerné et envahi d’herbes et de touffes d’agraman une sorte
de menthe sauvage. Je suis soudain ému de voir mes cousins… émus,
muets, l’air grave, en train d’aller et de venir. Il n’ y a plus une maison
viable, plus de porte ni de fenêtres : après que les habitants sont partis, des
soldats ont fait en sorte que des djihadistes ne puissent point s’y abriter. Je
scrute le paysage en un lent tour d’horizon. Tout est si verdoyant sous le
ciel azur de l’après-midi, un silence épais flotte dans l’air fleurant l’armoise
et le thym. J’ai tant rêvé de ce paysage si charnu, à la fois âpre et chatoyant.
J’y suis, j’admire mais je ne ressens rien, nul élan, pas un brin d’émotion.
 
De ne point vibrer ici, au fin fond de chez moi, m’intrigue. Et j’en suis
toujours perplexe. Le silence se fait plus oppressant depuis que le chant des
cigales s’est apaisé. Je repense à l’instant où mon père a rendu l’âme, sous
mes yeux. Son visage, alors défiguré par une paralysie faciale a, en un clin
d’œil, repris son aspect naturel. J’ai enfin revu mon papa, avec son beau et
vrai visage, ses traits et ses rides, mais ce n’était plus tout à fait lui, il était
désormais parti ailleurs, très loin. Peut-être suis-je en train de revivre cet
instant avec El-Oueldja, dont l’esprit a déjà quitté le corps et le visage
délaissé le paysage. Une terreur m’étreint alors : mon berceau deviendra-t-il
mon tombeau ? Je redoute qu’un quidam qui nous aurait suivis dès le départ
ne soit déjà en train de fourbir son couteau, à un détour du chemin
d’Erraguene, pour nous achever, moi et les cousins que j’aurais conduits
dans ce pétrin.
 
Après deux heures de marche et pas plus d’un quart d’heure, montre en
main, de séjour à El-Oueldja, craignant plus que jamais que ce quart
d’heure ne soit mon dernier, je décide de lever le camp sans plus tarder et
tout un chacun me suit, sans mot dire. Je repars sans me retourner, ni
demander mon reste ni laisser d’adresse. Étant le dernier à quitter le bercail
familial, je n’aurai même pas à déposer la clé sous le paillasson, car il n’y a
plus de porte, et pas plus à éteindre la lumière, car de lumière il n’y en aura
point eu.
Point final.
L’Algérie de Slimane Zeghidour
Une enfance bouleversée par la guerre
Chronologie

1945
8 mai : massacres de Sétif.
Le grand-père, le père de Slimane Zeghidour et ses oncles perdent leur
travail de métayers dans le Sétifois. Ils quittent El-Oueldja pour
Alger et travaillent sur les chantiers.
1946
Création par Ahmed Messali Hadj du MTLD (Mouvement pour le triomphe
des libertés démocratiques).
1947
20  septembre  : nouveau statut de l’Algérie, en vertu duquel tous les
Musulmans sont citoyens français. Il ne sera jamais appliqué.
Le MTLD crée une organisation secrète (OS) qui prône la lutte armée.
1949
14 septembre : Maurice Papon est nommé préfet de Constantine. Sa mission
est de « combler le fossé » entre Musulmans et Européens.
1952
Naissance de Derradji Zeghidour, frère aîné de Slimane.
1953
14  juillet  : sept morts «  musulmans  », militants du MTLD, tués lors de
heurts avec la police place de la Nation, à Paris.
20 septembre : naissance de Slimane, peu avant minuit, à El-Oueldja.
1954
1er  novembre  : la «  Toussaint rouge  ». Le FLN (Front de libération
nationale) déclenche la lutte armée pour l’indépendance avec une série
d’attentats en Algérie.
1955
26 janvier : Jacques Soustelle est nommé gouverneur général d’Algérie.
Mort de Derradji.
3 avril : promulgation d’une loi instaurant l’état d’urgence en Algérie.
Le père et les oncles de Slimane quittent Alger et retournent à El-
Oueldja pour travailler sur le chantier du barrage d’Erraguene qui
vient d’ouvrir.
20 août : massacre de dizaines de civils européens par des activistes du FLN
à Philippeville dans le Constantinois qui provoque une répression
aveugle de milliers de fellahs.
Novembre : création des sections administratives spécialisées (SAS).
1956
2 février : Robert Lacoste remplace Jacques Soustelle.
Maurice Papon est nommé inspecteur général en mission extraordinaire
(IGAME).
Naissance de Drifa, première sœur de Slimane.
12  mars  : l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux au
gouvernement Guy Mollet.
Septembre : les effectifs militaires sont portés à un demi-million d’hommes
en Algérie.
22 octobre : Paris contraint le DC-3 de Royal Air Maroc en vol vers Tunis
d’atterrir à Alger. Cinq dirigeants du FLN, dont Ben Bella et Aït-Ahmed,
sont arrêtés.
1957
7 janvier-9 octobre : bataille d’Alger.
La famille Zeghidour et l’ensemble des habitants de la mechta quittent
El-Oueldja, sous escorte militaire, pour le camp de regroupement
d’Erraguene.
Le père de Slimane passe son permis, son oncle Saïd ouvre une épicerie
dans le camp. Ils achètent un camion de transport de marchandises.
Naissance de Khélifa, qui meurt quatre mois plus tard.
1958
18  avril  : le journal Le Monde divulgue le rapport accablant de Michel
Rocard, jeune énarque socialiste, sur les camps de regroupement.
13  mai  : putsch d’Alger. Les Européens d’Alger s’insurgent contre le
pouvoir civil à Paris, jugé enclin à négocier avec le FLN et exigent le
retour du général de Gaulle au pouvoir.
16 mai : journée de « fraternisation » entre Européens et Musulmans.
1er juin : l’Assemblée nationale investit le général de Gaulle par 339 voix
contre 224.
4  juin  : premier voyage du général de Gaulle à Alger. Il déclare à la
foule : « Je vous ai compris. »
19  septembre  : formation du Gouvernement provisoire de la République
algérienne (GPRA). Ferhat Abbas en est le premier président.
28  septembre  : la Constitution de la Ve  République est approuvée par
référendum. Tous les Algériens deviennent des citoyens français à part
entière.
23 octobre : le général de Gaulle propose au FLN la « paix des braves ».
1959
6 février : première opération militaire du plan Challe.
27-31 août : première « tournée des popotes » de de Gaulle en Algérie. Il
déclare  : «  Moi vivant, jamais le drapeau du FLN ne flottera sur
l’Algérie. »
Début septembre  : début des opérations «  Pierres précieuses  » en Petite
Kabylie.
16  septembre  : le général de Gaulle proclame le droit des Algériens à
l’autodétermination par référendum et propose sécession, francisation,
association.
28  septembre  : le GPRA refuse la proposition de de Gaulle. Il exige
l’indépendance totale avant toute discussion.
10 novembre : de Gaulle appelle au cessez-le-feu.
1960
La famille Zeghidour est déplacée du camp d’Erraguene vers celui de
la Carrière, cinq kilomètres plus au nord.
Naissance de Houria, deuxième sœur de Slimane.
5  septembre  : conférence de presse du général de Gaulle. «  L’Algérie
algérienne est en route. »
1961
11 février : création de l’Organisation armée secrète (OAS).
28  mars  : inauguration du barrage d’Erraguene, sous les auspices du
préfet « musulman » de Constantine, Mehdi Belhaddad.
Mort de Houria.
21  au 22 avril  : putsch des généraux Challe, Jouhaud, Zeller et Salan. De
Gaulle assume les pleins pouvoirs, aux termes de l’article  16 de la
Constitution.
6 octobre : instauration d’un couvre-feu à Paris et en région parisienne pour
les seuls Algériens, de 20 h 30 à 5 h 30.
17  octobre  : répression meurtrière de manifestants algériens, français en
droit.
Attentats de l’OAS en Algérie. Arrivée à Alger des brigades spéciales anti-
OAS, les « barbouzes ».
1962
7 mars : ouverture des négociations d’Évian.
19 mars : cessez-le-feu en Algérie.
La famille Zeghidour retourne à El-Oueldja, comme l’ensemble de ses
habitants.
8  avril  : référendum en métropole. 90,7  % des votants approuvent les
accords d’Évian.
er
1  juillet : référendum d’autodétermination en Algérie. L’indépendance est
approuvée par 99,72 % des votants.
3 juillet : de Gaulle reconnaît l’indépendance de l’Algérie.
5  juillet  : proclamation de l’indépendance nationale. Les Algériens
deviennent citoyens d’un État indépendant mais restent encore citoyens
français, jusqu’à nouvel ordre.
Massacres de harkis.
Larbi, l’oncle de Slimane, est assassiné à la hache au douar Beni-
Médjaled.
Slimane et sa famille quittent définitivement El-Oueldja pour Alger.
20 septembre : premières élections législatives en Algérie. La liste unique
imposée par Ben Bella est le seul choix proposé aux Algériens. Forte
participation populaire.
1963
1er janvier : suspension de la citoyenneté française pour tous les Algériens.
1974
Mai : Slimane s’installe en France.
1991
Avril : Slimane redevient citoyen français par « réintégration ».
1992
L’armée algérienne annule le scrutin législatif favorable au FIS (Front
islamique du salut), lequel se dote d’une AIS (Armée islamique du salut)
qui prend le maquis. Début de la guerre civile.
1993
El-Oueldja est de nouveau déclarée « zone interdite ». Nouvel exode massif
des villageois du djebel vers le littoral, sans espoir de retour cette fois-ci.
2013
La « zone interdite » est suspendue.
Dernier voyage de Slimane à El-Oueldja.
Un parler local toujours vivant

Durant la guerre d’indépendance, les deux millions et demi de fellahs


déplacés du djebel vers des camps sous contrôle militaire ont découvert,
d’un coup, et pour la première fois, des produits (pain) et des objets (poste
de radio, lampe électrique) ainsi que des usages (faire du vélo) dont ils
avaient jusqu’alors ignoré l’existence. Aussi, ont-ils dû se servir d’un même
mouvement de ces nouveautés et des mots français qui les désignent.
À défaut de se trouver un langage commun, Européens et Musulmans
d’Algérie n’ont pas hésité à emprunter l’un à l’autre mots et locutions pour
se doter d’un parler propre mixte, un double «  créole  » algérien, le
« pataouète » côté colon, et le « sabir » – de l’espagnol saber, « savoir » –
côté arabe. Chaque idiome mêle, outre le français et l’arabe local, le
maltais, l’italien, l’espagnol, le judéo-arabe, le tout saupoudré de turc, de
berbère et de bas latin. Ainsi, aux mots arabes francisé, barda, baroud,
brelle, caoua, chouia, clebs, fantasia, fissa, flouze, gourbi, guitoune…
correspondent des milliers de vocables français arabisés, souvent si bien
coulés dans la syntaxe arabe ou kabyle qu’ils sont devenus
méconnaissables. Au rebours du pataouète, qui a disparu, le sabir tient
toujours le haut du pavé algérien et ne cesse de s’enrichir, au jour le jour, au
ras du quotidien.
 
A
Abachkit : bousquet
Akassiou : allocation
Assourti : policier (de « sûreté »)
 
B
Babour : bateau (de « vapeur »)
Bachkiri : Vache-qui-rit
Bachtoula : pistolet
Baki : paquet
Balita : châle (du maltais valet, du nom de la ville La Valette)
Balla : pelle
Balta : pas le temps
Balto : paletot
Bantoura : peinture
Barassiyoun, barassioun : opération (chirurgicale)
Baratik : politique
Bardsou : pardessus
Barouita : brouette
Basbor : passeport
Batata : patate
Batima : immeuble, bâtiment
Bellarej : cigogne (du grec antique pelargos)
Beriouch : brioche
Berrikou : bourriquot
Bezzef : beaucoup (du sicilien bezzefo, de l’arabe bi-zeff, avec faste)
Bidoun : bidon
Bikoura : piqûre
Biouch : pioche
Biri : béret
Birra : bière
Bisri : épicier
Blam : carte géographique, plan (de « plan »)
Blami : planifier
Bloff : enveloppe
Bogato : avocat (de l’espagnol abogato)
Bost : poste radio
Bosta : la poste
Boudjar : « bonjourer », saluer
Bouftika : bifteck
Bounta : mégot (de l’espagnol punta, pointe)
Brif i : préfet
 
C
Cachidissir : casier judiciaire
Carfi : corvée
Cartab : cartable
Casrouna : casserole
Chabbou : chapeau
Chambit : garde-champêtre
Chanti : chantier
Chantiyou : échantillon
Chattma : échappement (tuyau d’« échappement »)
Chlada : salade
Chifor : chauffeur
Chmindifir : chemin de fer
Chobbiss : blennorragie (de « chaude-pisse »)
Cif izili : civilisé
Criyou : crayon
 
D
Dazanta : de temps en temps
Didja : déjà
Didou : tonton (du français « dis donc »)
Digadj : dégage !
Digoutadj : ennui (de « dégoût »)
Djadarmi : gendarme
Djarnan : journal
Djigou : gigot
Djitanou : clochard (de « Gitan »)
Djoubba : jupe
Djoudj : juge
Doudjdebi : juge de paix
Douzan : boîte à outils
Drabbo : drapeau
 
E
Entik : excellent (d’« antique »)
Eslamb : ensemble
 
F
Fabrika : fabrique
Fantazi : fantaisiste
Farina : farine
Farisa : valise
Fasma : pansement
Fata : va-t’en
Fatcha : gueule (de l’italien faccia, face)
Fermliya : infirmière
Fernassa : carnage (de « frénésie »)
Fichdibbaï : fiche de paie
Fichta : fête (de l’espagnol fiesta)
Fidandji : éjaculer (de « vidanger »)
Firma : ferme
Fista : veste
Fitrina : vitrine
Fomada : pommade
Forbi : fourbi
Formadj : fromage (de l’italien formaggio)
Forno : four (de « fourneau »)
Founara : foulard
Françiss : français
 
G
Gamila : gamelle
Gaouri  : pied-noir, Européen d’Algérie (du turc gavour, dérivé de l’arabe
kafir, « mécréant », d’où également le français « cafard »)
Garanti : excellent
Gardafou : garde-à-vous
Garou : cigarette « de cigare »
Gato : gâteau
Gazouz : limonade (de boisson « gazeuse »)
Gofirno : gouvernement
Gosto : bien-être (de l’espagnol gusto, goût)
Gostokom : à votre aise (de gusto)
Goundji : congé
Grina : colère (de « grain »)
Grissi : agresser
Guidroun : goudron
Guirra : guerre
 
J
Janfi : janvier
Jardina : jardin
 
K
Kabbot : capote
Kabran : caporal
Kachboussiar : cache-poussière, manteau
Kachir : saucisson halal (de l’hébreu « casher »)
Kachiya : cachet
Kachni : cache-nez, écharpe
Kanki : quinquet
Kantila : cantine
Karni : cahier, livre (de « carnet ») 
Kartantiti : carte d’identité
Kasirna : caserne
Kaskita : casquette
Kerrouch : plouc (du bas latin quercus, chêne vert)
Kilota : culotte
Kombroman : embouteillage (d’« encombrement »)
Koubtir : hélicoptère
Koumblizou : combinaison
Kountfriz : dentifrice
Kountour : compteur
Kouri : écurie
Koustim : costume
Krafata : cravate
 
L
Labitout : l’habitude
Ladjimal : jumelles
Lajib : Jeep
Lamba : lampe
Lambott : entonnoir (d’« embout »)
Landjiri : Algérie
Liamand : diamant
Lastik : élastique
Libot : les bottes
Licoul : l’école
Liétna : lieutenant
Ligga : les gants
Lisbansir : dispensaire
Louiz : diamant (de « louis » d’or)
Louzine : usine
Lta : le temps
 
M
Madamma : femme désirable (de « madame »)
Malo : mal de mer (de l’espagnol mareo)
Maportalich : peu m’importe
Marmita : marmite
Mberkel : mou, falot (de « tuberculeux »)
Mechouara : mouchoir
Mendil : mantille
Merkanti : camelot (de l’italien mercanti)
Mezgri : émigré (de « les émigrés » – avec la liaison)
Minitir : soldat (de « militaire »)
Mirad : merde
Mititi : humidité
Miziriya : misère
Mofissa : mauvais sang
Mounfiou : mon vieux !
Mouzita : musette
Msoufedj : ensauvagé (de soufadj, sauvage)
 
N
Nistli : Nestlé
 
O-P-Q
Ouatoura : voiture
Papasse : curé (de « pape »)
Qabsa : boîte (de l’espagnol cabeza, tête)
Qadjou : cageot
Qantar : quintal
Qebtan : capitaine
Qmedja : chemise (de l’italien camicia)
Qrissoun : caleçon
Qtar : hectare
 
R
Raboudj : désordre (de « grabuge »)
Rachi : foule agitée (de « gâchis »)
Rantay : costaud, massif (de « grande taille »)
Rassa : race
Rebbo : repos
Rimiti : « remettez ! » – la tournée d’alcool – (sobriquet d’une diva d’Oran,
Cheikha Rimitti)
Rissibissi : récépissé
Ritla : litre
Roda : roue (de l’espagnol rueda)
Roubini : robinet
Roubba : robe
Roumatiz : rhumatisme
 
S
Sachiya : sachet
Sandala : sandale
Sansor : ascenseur
Santoura : ceinture
Sbadri, sbardina : espadrille
Sbiounadj : espionnage
Sbitar : hôpital
Serbiss : service
Serbita : serviette
Sibbalabil : ce n’est pas la peine
Silima : cinéma
Siloun : cellule (de prison)
Skali : escalier
Skifi : ce qui fait…
Skimi : en douceur (de l’anglais to skim, via l’anglo-maltais)
Sobba : soupe
Sordi : sou, argent (du bas latin soldi, monnaie romaine)
Sosta : silence (de l’italien sosta, répit, pause)
Soublima : supplément
Soufadj : sauvage, turbulent
Spantchi : se masturber (de « s’éponger »)
Stamba : alphabet latin (de l’italien stampa, presse)
 
T
Tabliya : tablier
Tabtab : frapper à la porte (de « tapoter »)
Tachma : foule (de « détachement »)
Tachro : tâcheron
Tambi : tant pis
Tandifriss : dentifrice
Tantano : tintamarre
Tarchouna : torchon
Tazzina : douzaine
Tcherriya : cadenas (de « serrure »)
Tchikkit : gamin (de l’espagnol chiquito)
Tibamba : petit bambin
Tibbana : petit pain
Tifous : typhus
Tiki : ticket
Tinfichiyi : tu me fais chier
Tiou : tuyau
Tiouaouar : tu vas voir
Tirifiziou : télévision
Tirmouza : Thermos
Titoir : trottoir
Tobsi : autopsie
Tomabil : automobile
Touchmalama : tape cinq ! (de « touche-moi la main »)
Trikou : tricot
Trissian : électricien
Trissiti : électricité
 
Y
Yebgass : frimer, briller (de « beau gosse »)
 
Z
Zangal : zinc
Zaramit : allumettes (de « les allumettes » avec la liaison)
Zbentout : célibataire (de l’italien sbandati, bon à rien)
Zmigri : émigré (de « les émigrés » avec la liaison)
Zoufri : ouvrier (de « les ouvriers » avec la liaison)
Remerciements

Si ce récit est mien, ce livre est aussi celui de mon ami et éditeur Laurent
Beccaria qui a vaillamment attendu pendant vingt ans la remise du
manuscrit. Son amitié et son intérêt ne se sont jamais démentis. Qu’il
veuille bien trouver ici l’expression de toute ma gratitude. Un grand merci
aussi à Rachel Grunstein, pour sa relecture avisée et ses précieuses
observations.
Des confrères et amis m’ont, chacun à sa façon, convaincu de tenir, là,
le «  bon bout  » de l’Histoire  : l’écrivain brésilien Raduan Nassar, Jean-
Pierre Péroncel-Hugoz, ancien correspondant du Monde à Alger, Catherine
Portevin, longtemps grand reporter à Télérama.
J’ai une dette inestimable envers Philippe Gautier, un «  ancien  »
d’Erraguene. En me donnant ses photos prises durant la guerre, il m’a
restitué les paysages et les couleurs de mon enfance. Un grand merci
également aux appelés et ingénieurs métropolitains qui m’ont livré leurs
souvenirs et leurs archives  de La Cité  : André Leloup, Jacques Jacquier,
Christian Teillet, Jean-Marie de Coop, Yves Cordelle.
Je voudrais saluer la mémoire de tous ceux qui, par leurs écrits et leurs
conversations, m’ont éclairé sur les paradoxes du conflit algéro-français,
Germaine Tillion, Maxime Rodinson, Jacques Berque, Vincent Monteil,
Pierre Vidal-Naquet. Sans oublier Michel Rocard, l’auteur du premier
rapport sur les camps de regroupement, qui, devenu Premier ministre, a
signé le décret de ma « réintégration » dans la citoyenneté française et qui
m’a répliqué, quand je le lui ai fait remarquer : « Vous voyez bien, je n’ai
pas signé que des bêtises. »
Et que dire de mes oncles et cousins, Achour, Amar, des « anciens » du
camp grâce à qui j’ai pu recouper et apurer tant de souvenirs. Sans oublier
ceux qui par leur écoute ou leurs avis m’ont aidé à aller de l’avant,
Jacqueline et Michael Barry, Omar Daouk, Ilan Halévi, Patrice Cahart,
Amar Bekhouche, Gila Toledano, Hamid Mameri, et Philippe Lafond, le
premier et unique photographe à s’être risqué à Erraguene et El-Oueldja…
Enfin, je lève mon verre aux gérants et aux personnels des brasseries
Le Circus et L’Ariel, dans le XIIIe  arrondissement de Paris, où j’ai pu
rédiger, sous leur regard entendu, soir après soir, et chaque week-end,
l’essentiel de ce récit.
Crédits photographiques

Couverture : © Ionesco/Rapho
L’exemplaire que vous tenez entre les mains a été rendu possible grâce au travail de toute une
équipe.
 
COUVERTURE : Sara Deux
CAHIERS PHOTOS : Constance Rossignol
MISE EN PAGE : IGS-CP
RÉVISION : Marie Sanson, Sarah Ahnou
CARTOGRAPHIE : Alexandre Nicolas
PHOTOGRAVURE : Les Artisans du Regard
FABRICATION : Maude Sapin
 
COMMERCIAL : Pierre Bottura
COMMUNICATION : Isabelle Mazzaschi, Jérôme Lambert, avec Adèle Hybre
RELATIONS LIBRAIRES : Jean-Baptiste Noailhat
 
DIFFUSION : Élise Lacaze (Rue Jacob diffusion), Katia Berry (Grand Sud-Est), François-
Marie Bironneau (Nord et Est), Charlotte Knibiehly (Paris et région parisienne),
Christelle Guilleminot (Grand Sud-Ouest), Laure Sagot (Grand Ouest) et Diane Maretheu
(coordination), avec Christine Lagarde (Pro Livre), Béatrice Cousin et Laurence Demurger
(équipe Enseignes), Fabienne Audinet et Benoît Lemaire (LDS), Bernadette Gildemyn
et Richard Van Overbroeck (Belgique), Nathalie Laroche et Alodie Auderset (Suisse), Kamel Yahia
et Kimly Ear (Grand Export)
 
DISTRIBUTION : Hachette
DROITS FRANCE ET JURIDIQUE : Geoffroy Fauchier-Magnan
DROITS ÉTRANGERS : Sophie Langlais
 
ENVOIS AUX JOURNALISTES ET LIBRAIRES : Patrick Darchy
LIBRAIRIE DU 27 RUE JACOB : Laurence Zarra
ANIMATION DU 27 RUE JACOB : Perrine Doubas
 
COMPTABILITÉ ET DROITS D’AUTEUR : Christelle Lemonnier avec Camille Breynaert
SERVICES GÉNÉRAUX : Isadora Monteiro Dos Reis
 
ISBN papier : 978-2-35204-533-5
ISBN numérique : 978-2-35204-626-4
 
Cette édition électronique du livre Sors, la route t’attend de Slimane Zeghidour a été réalisé le
16 janvier 2017 pour le compte des éditions des Arènes.

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