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2015

PierreSorlin,Introductionàune
sociologieducinéma
RÉMY BESSON
https://doi.org/10.4000/lectures.17480

Pierre Sorlin, Introduction à une sociologie du cinéma, Paris, Klincksieck,


coll. « Collection d'esthétique », 2015, 246 p., ISBN : 978-2-252-03954-0.

Texte intégral
1 Telle que définie par Pierre Sorlin, la sociologie du cinéma se compose de trois
champs d’études complémentaires, qui correspondent à peu de choses près aux
trois parties de cet ouvrage. Premièrement, il s’agit d’analyser les modes de
production dans l’industrie cinématographique. Cette sociologie des métiers du
cinéma (producteur, acteur, scénariste, technicien, etc.) revient à poser qu’une
conception uniquement centrée sur le rôle du réalisateur manque quelque chose
de la complexité du cinéma. Pour Sorlin, en plus d’être l’œuvre d’art d’un auteur
le film est issu d’un milieu « privilégié pour étudier la diversité des oppositions
latentes ou manifestes et les effets réciproques que les individus produisent les
uns sur les autres dans un domaine où l’argent a le dernier mot et où sont mises
à l’épreuve des aptitudes différentes, incommensurables, qu’elles soient
intellectuelles, techniques ou purement manuelles » (p. 90). Le sociologue étudie
ainsi les conflits de travail, les conséquences du corporatisme sur les manières de
faire des films, ou encore la place des rapports de force entre différents métiers.
2 Deuxièmement, Sorlin pose que la manière dont les films sont reçus dans une
société donnée est à prendre en compte. La sociologie du cinéma repose ainsi sur
une étude des publics. Si les sources manquent irrémédiablement pour le
premier XXe siècle1, Sorlin indique qu’au niveau local des enquêtes qualitatives
sur les pratiques et les usages du cinéma peuvent être menées. Il étudie alors
quatre villes – Elda (Espagne), Longwy (France), Macclesfield (Angleterre) et
Sienne (Italie) – de dimensions comparables, mais aux habitudes spectatorielles
très différentes. Cela le conduit à insister sur le fait que le regard porté sur les
films est principalement dépendant du contexte social, politique et culturel, dans
lequel ils ont été vus. En somme, il n’y a pas une seule signification du film qui
serait contenue dans sa forme audiovisuelle, mais une pluralité d’interprétations
possibles à partir d’un objet polysémique mis en partage.
3 Troisièmement, Sorlin cherche à comprendre comment la société est
représentée dans certains films. Il questionne notamment la représentation de
l’espace social et des interactions entre les individus filmés. Ce faisant, il
interroge la forme prise par l’histoire racontée (profondeur de champ, choix de
cadrages, lumière, point de vue, focale, etc.), plus que l’intrigue elle-même. Il
cherche alors à sortir d’une lecture sociologique, qu’il qualifie de psychologique,
pour prendre en compte l’esthétique des films. Sorlin résume ces trois points « ce
qui manque encore est une réflexion d’ensemble qui prenne en compte à la fois
la création, la consommation et la place que le cinéma a tenue aussi bien dans
l’évolution des sociétés que dans le rapport des individus avec leur temps » (p. 9).
4 Ces trois axes distinguent, de fait, l’ensemble de l’ouvrage publié par Sorlin des
approches cinéphiles et de la sémiologie. Ils le conduisent à remettre en cause
une approche trop focalisée, selon lui, sur l’évaluation des qualités respectives
des mouvements et des cinématographies nationales. Il s’intéresse ainsi moins
aux réalisateurs et aux films qu’à la relation qu’une société entretient au cinéma.
Il s’agit alors de considérer le fait d’aller voir un film en salle comme un rituel ou
un cérémonial, c’est-à-dire une pratique réglée par la coutume. Ainsi, pour
l’auteur, c’est moins la volonté de voir un film en particulier qui motive la sortie
au cinéma qu’un plaisir partagé à vivre une expérience commune. Sorlin
s’éloigne aussi d’une vision sémiologique, qui interprète toute réalisation comme
étant la mise en ordre d’un ensemble de signes. À la différence de cette
perspective, il insiste plus sur des enjeux économiques, techniques et culturels2.
Pour bien comprendre ces choix, il est nécessaire de savoir que cette Introduction
à une sociologie du cinéma est, en fait, la suite d’un ouvrage de 1977, intitulé
Sociologie du cinéma3. L’ouvrage avait fait date, car Sorlin soulignait alors qu’aux
côtés de l’histoire4 la sociologie avait aussi son mot à dire concernant le cinéma,
alors même que la sémiologie triomphait dans le monde académique5 et que les
analyses cinéphiles restaient dominantes dans l’espace public. Le
positionnement méthodologique adopté pour ce second opus s’inscrit donc dans
la continuité de débats académiques déjà anciens.
5 Nous allons à présent souligner l’intérêt et les limites de ce choix de la
réactualisation, qui conduit Sorlin à s’interroger, tout au long de l’ouvrage (et au-
delà de la division en trois parties), sur ce qui est arrivé au cinéma depuis le
début des années 1980. Celui-ci est ainsi considéré comme une institution, dont la
structure et la place dans la société évolue dans le temps. Sorlin explique que si
le cinéma a été un média populaire et un moyen dominant afin d’accéder à des
images en mouvement jusqu’au début des années  1970, ce n’est plus le cas
aujourd’hui. Cela s’explique notamment par une baisse de la fréquentation liée à
l’augmentation du prix des billets et par la disparition des cinémas de quartier
au profit des multiplexes. La salle s’est aussi vue concurrencée comme moyen de
diffuser des films, d’abord par la télévision, puis, par le développement
d’internet et la multiplication des écrans interactifs (tablettes, téléphones
intelligents, etc.). Ces transformations technologiques et sociétales n’ont pas
débouché sur la mort du cinéma, régulièrement prophétisée durant les
années 19806, mais sur un repositionnement. La salle de projection est à présent
un «  divertissement relativement secondaire  » (p.  11), principalement réservé
aux jeunes gens aisés et aux plus de cinquante ans. Ce relatif désintérêt s’est
accompagné d’un changement de rapport aux films, qui sont, à présent, l’objet de
divers modes d’appropriation sur les réseaux sociaux. Ainsi, le film n’est plus
seulement un support de conversation à la suite d’une projection collective, mais
aussi l’objet de remontages hagiographiques ou critiques qui circulent entre
pairs, parfois jusqu’à atteindre une échelle mondialisée. «  Les films sont
désormais une archive d’images élaborées, matière première dont les
internautes ont appris à se servir  » (p.  153). La place des pratiques amateurs a
ainsi augmenté. Cela est allé de pair avec le développement, à grande échelle,
d’une production amateur de films au format vidéo, puis numérique, diffusables
en ligne ou via un vidéoprojecteur de salon. Les lieux de la «  communauté
éphémère  » (p.  24) qui se constitue autour d’un film ont ainsi changé au cours
des trente dernières années. Le fait que le cinéma joue un rôle dans la société
constitue, lui, une constante. Il est toujours le moteur d’activités collectives, bien
que celles-ci ne soient plus les mêmes. Ainsi, la cinéphilie de masse et les ciné-
clubs ont-ils laissé la place au partage sur le web et au fait que le spectateur
puisse, à présent, jouer avec les images7.
6 Enfin, Sorlin considère que ces transformations ont conduit à une modification
du contenu des films et des conversations dont ils sont le support. Il explique
alors que l’intérêt psychologique du récit filmé est un aspect moins important
que les effets spectaculaires. «  La force et l’originalité des trouvailles  » (p.  160),
qui constituaient l’attractivité des films des premiers temps, se retrouvent de
nouveau placées au centre du dispositif cinéma. Ce constat introduit la dernière
partie de l’ouvrage durant laquelle Sorlin insiste sur les aspects non narratifs du
cinéma qui sont susceptibles de retenir l’attention des sociologues. Si ce
troisième chapitre très érudit, portant sur la représentation du temps, de
l’espace, du mouvement et des êtres, est réussi, il est étonnant que l’auteur perde
alors de vue les acquis des deux premières parties8 afin de mener une réflexion
uniquement centrée sur la forme de quelques films. Notons également que tout
au long de ce chapitre (et plus largement du livre), seuls des films dits
« d’auteurs » sont mobilisés à titre d’exemple, alors même que Sorlin insiste sur
le cinéma comme divertissement populaire. Il y a là un paradoxe, qui n’est pas
véritablement explicité. On regrettera également l’absence de références aux
travaux d’autres sociologues et de mentions des sources consultées par l’auteur9.
De plus, si le choix d’une écriture sans note rend la lecture très agréable,
l’absence de contextualisation concernant un certain nombre de débats
historiographiques est également gênante au regard du titre de l’ouvrage. Le
lecteur débutant sera ainsi parfois mis en difficulté par ce mode de présentation.
Introduction à une sociologie du cinéma est donc plus un essai particulièrement
réussi concernant l’évolution depuis les années  1980 de la production, de la
réception et des représentations de la société dans les films que strictement un
livre de méthode. Il constitue plus un plaidoyer pour une articulation plus forte
entre étude du temps de la production et du temps de la réception. Sorlin a, en
fait, réussi dans sa volonté d’«  étudier la manière dont s’est constituée et
perpétuée une relation entre deux entités sociales qui s’ignorent tout en se
complétant  : le cercle des producteurs et celui des spectateurs  » (p.  22). Il offre
ainsi une introduction à de futures recherches en sciences humaines, tant il est
vrai que depuis quelques années analyses génétiques du cinéma (centrées sur la
réalisation) et histoire du regard (portant sur la diffusion) se sont trop souvent
ignorées.

Notes
1 Il ne croit ainsi ni à l’étude des données chiffrées, en termes notamment d’entrées, car
celles-ci ne permettent pas une approche qualitative, ni vraiment aux « articles de presse,
souvenirs, commentaires, [qui] montrent comment les cercles intellectuels ont réagi au
cinéma » (p. 39). Il distingue ainsi ce qui relève de l’analyse de la critique et ce qui relève
de la sociologie du cinéma, soit l’analyse des usages sociaux du cinéma par les spectateurs.
2 Il s’inscrit ainsi à la suite des travaux menés par Robert C. Allen et Douglas Gomery dans
Film history. Theory and practice, New York, Knopf, 1985.
3 Sorlin Pierre, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier, 1977.
4 Ferro Marc, Cinéma et Histoire, Paris, Denoël et Gonthier, 1977.
5 Metz Christian, Le signifiant imaginaire - Psychanalyse et cinéma, Paris, Union générale
d'éditions, 1977.
6 Sur ce discours lire Antoine de Baecque, La Cinéphilie, Paris, Fayard, 2003.
7 Sur ce point, on renvoie à la revue Projections, n°  35  : «  S’amuser avec les images  »,
janvier 2014.
8 Il n’est plus question du mode de production des films et le spectateur est une entité
abstraite non située.
9 La bibliographie de fin d’ouvrage ne constitue qu’une réponse imparfaite à ce manque.

Pour citer cet article


Référence électronique
RémyBesson,«PierreSorlin,Introductionàunesociologieducinéma»,Lectures[Enligne],Les
comptesrendus,misenlignele26mars2015,consultéle30mars2021.URL:
http://journals.openedition.org/lectures/17480;DOI:https://doi.org/10.4000/lectures.17480

Rédacteur
RémyBesson
Post-doctorantauLLA-CREATIS(UniversitédeToulouseII–LeMirail),RémyBessonasoutenuen
2012undoctoratenhistoireàl’EHESS(Paris),portantsurlamiseenrécitdufilmShoahdeClaude
Lanzmann.Ilaétépost-doctorantauCRIalt(UniversitédeMontréal,2012-2014).

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