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On ne sera jamais assez reconnaissant à Jean-Luc Jeener de donner, avec un budget quasi nul, trois

fois plus de chefs-d’œuvre classiques (au sens large) en une saison que la Comédie-Française. Bien
que ne tournant pas le dos aux auteurs officiels (Molière, Shakespeare, Racine, Genet, Beckett…)
chers à la nomenklatura culturelle, il exhume aussi des œuvres de dramaturges moins en cour, voire
quasiment enterrés, comme Corneille, Claudel, Giraudoux ou Montherlant. Ce faisant il œuvre pour
la survie de la culture, la vraie, celle qui procède de la rencontre entre un auteur unique, avec ses
passions, ses obsessions et ses idiosyncrasies, et un public d’hommes libres désireux de se construire
et d’en savoir plus sur eux-mêmes et sur le monde.

L’œuvre de Montherlant repose sur une observation minutieuse de l’existence et sur le souci absolu
de la vérité humaine. De cette observation (qu’on peut apprécier dans des œuvres quasiment
naturalistes comme Les jeunes filles ou Les célibataires), il tire une morale et une métaphysique.
Cette dernière repose sur la tension permanente entre un panthéisme nietzschéen, une animalité
assumée (Pasiphaé, Le songe, Les bestiaires, etc), et une vision détachée et nihiliste de l’existence
qui le rapproche des stoïciens, des mystiques espagnols et des jansénistes (Mors et Vita, Explicit
Mysterium). Cette apparente contradiction n’en est pas une, puisqu’elle caractérise notre condition
humaine ; mais, chez Montherlant, elle débouche sur une morale, qu’il qualifie de morale de
l’alternance, et qui constitue une sorte de bréviaire permettant de concilier recherche du bonheur et
acceptation lucide de notre condition de mortels. Il s’agit en somme d’agir selon ses passions,
comme si on les prenait au sérieux, tout en se ménageant une porte de sortie, une stratégie
d’esquive, parce qu’on sait bien que l’existence ne l’est pas.

Si le héros d’une œuvre de fiction autobiographique – Alban de Bricoule, Costals – se doit donc de
pratiquer constamment cet exercice spirituel, au théâtre il est tentant pour l’auteur de se dédoubler,
transformant ainsi la pratique de l’alternance en conflit entre des personnages pouvant susciter un
intérêt dramatique. C’est sur ce principe que repose Le Maître de Santiago. Don Alvaro, austère
« moine-soldat », aspire à la pureté et à la transcendance divine. Il vomit l’Espagne de son temps
qu’il considère comme corrompue. Il ne désire plus que s’abîmer en Dieu. Les autres chevaliers de
l’ordre disent oui à la vie. Ils rêvent de conquêtes, de pouvoir ; ils ne dédaignent pas la richesse ; ils
veulent le bonheur de leurs enfants et acceptent les lois de l'existence. L’un d’entre eux, Don Bernal,
par calcul, parce qu’il veut que son fils épouse la fille de Don Alvaro, et que celui-ci s’enrichisse afin
de la doter, tente de convaincre Alvaro d’aller briguer argent et pouvoir dans le Nouveau Monde.
Rien n’y fait, pas même l'objection évidente que cette exigence n'est qu'une forme d'orgueil.
L'homme est déjà dans l'au-delà; les affaires terrestres ne lui sont plus qu'une nuisance.

De nos jours ce théâtre d'idées passe paradoxalement mieux à la scène qu'à la lecture; incarnés dans
des personnages, les considérations éthiques et métaphysiques, les principes généraux n'en
acquièrent que plus de force -- surtout s'ils s'opposent les uns aux autres. Les valeurs portées par
l'oeuvre de Montherlant sont si éloignées de l'esprit contemporain qu'elle gagnent en crédibilité,
exprimées par des personnages en chair et en os. La mise en scène et les acteurs -- compétents voire
excellents -- sont tout entiers au service du texte. Le décor se réduit à quelques braseros, qui
enfument progressivement la pièce, tout en s'éteignant petit à petit, les uns après les autres.
Evocation saisissante des conditions de vie au début du XVIe siècle, mais aussi symbole. La poésie
des phrases sonne, les forces vitales et spirituelles se heurtent. La pièce se termine par un long
épilogue élégiaque, marqué par le christianisme le plus sombre, celui de l'Ecclésiaste et de Pascal,
après que le personnage principal eut convaincu sa fille, elle qui incarne l'amour de la vie, de se
sacrifier pour le rejoindre dans son culte intransigeant du Néant.

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