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Élodie Apard
La Découverte | « Hérodote »
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Élodie Apard 1
Avec un peu plus de 180 millions d’habitants aujourd’hui, le Nigeria est non
seulement le pays le plus peuplé d’Afrique, mais également l’une des plus grandes
nations islamo-chrétiennes du monde, puisque sa population se divise quasiment
à parts égales entre fidèles des deux religions. Or, selon un présupposé très répandu,
la principale caractéristique de ce pays multiconfessionnel se résumerait à une
opposition entre un Nord musulman et un Sud chrétien. La réalité est bien plus
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ISLAM ET TERRITOIRES AU NIGERIA
Si l’on compare les données recueillies en 1963 avec celles du recensement précé-
dent, réalisé en 1952, on note un net recul des religions « traditionnelles » africaines
au profit des deux religions monothéistes, dont le nombre de fidèles a augmenté de
manière comparable [Ostien, 2012]. Cette progression en parallèle donnerait, selon
les analyses récentes, des ordres de grandeur équivalents aujourd’hui, même si la
population du Nigeria a, depuis, plus que triplé [Lasseur, 2013].
Les chiffres recouvrent des réalités de terrain qu’il est nécessaire d’expliquer.
D’abord, les espaces qui composent la sphère islamique nigériane évoluent de
manière variable, selon le contexte socioculturel ou politique des régions dans les-
quelles ils se trouvent, mais ont aussi de nombreuses caractéristiques communes
et sont également interconnectés. Les relations de ces espaces entre eux, leurs
influences réciproques ainsi que le poids des réalités locales et régionales en
font un ensemble éclaté mais dynamique. Ensuite, au Nigeria comme ailleurs,
aucun espace islamique n’est véritablement homogène ; ils sont tous fortement
fragmentés, y compris dans les zones où l’islam est largement majoritaire et
anciennement implanté. Les subdivisions, les différents courants, les écoles de
pensée ainsi que les communautés et leurs pratiques spécifiques sont en effet des
composants importants de ces espaces. Aujourd’hui, les considérations sécuritaires
liées au djihadisme brouillent la grille de lecture en surévaluant le rôle des mouve-
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toutefois, les autres régions du pays ne le sont pas non plus ; en effet, la partie sud
du pays est loin de représenter uniquement l’éventail des différents mouvements
chrétiens. S’il est vrai qu’à l’échelle nationale le pays Ibo et la région du delta sont
les espaces les plus faiblement islamisés, une percée se réalise néanmoins depuis
1950 sous l’influence des commerçants haoussa, entraînant l’émergence d’une
composante musulmane visible dans le Sud-Est [Uchendu, 2012].
2. Parmi les localités à majorité chrétienne de Borno State, la ville de Chibok est désormais
connue pour avoir été le théâtre de l’enlèvement, en avril 2014, de plus de 250 écolières par le
groupe Boko Haram.
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Le Yorubaland est quant à lui une zone de pluralisme religieux, dans laquelle
islam et christianisme se côtoient depuis plus d’un siècle. Si le nombre de fidèles
des deux religions est à peu près équivalent, les musulmans du Sud-Ouest jouent
un rôle prépondérant dans la conduite des affaires politiques, dans les activités
économiques ainsi que dans la construction de l’identité yorouba [Peel, 2011].
Longtemps considéré comme plus syncrétique et moins « pur » que celui du
Nord-Nigeria, l’islam yorouba occupe néanmoins une place de choix sur la scène
islamique nationale actuelle, notamment grâce aux actions menées par des person-
nalités musulmanes influentes, issues du milieu des affaires ou du monde politique.
Le vainqueur proclamé de l’élection présidentielle de 1993, Moshood Abiola,
philanthrope particulièrement populaire à Lagos, a notamment été un des actifs
promoteurs de l’instauration de la charia dans les États du Sud-Ouest. Il fut épaulé
dans cette démarche par Lateef Adegbite, un des principaux leaders musulmans du
Sud-Ouest, secrétaire général du Conseil suprême nigérian des Affaires islamiques
(Nigerian Supreme Council for Islamic Affairs, NSCIA) de 1988 à 2012. Au sein
de cette institution d’envergure nationale, présidée par le sultan de Sokoto – dont
le mandat est la préservation, la protection et la promotion de l’islam et des musul-
mans du Nigeria –, les représentants du Sud-Ouest jouent un rôle clé. Président
général adjoint du NSCIA, Abdulazeez Arisekola Alao a obtenu le titre de chef des
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Quelles que soient les régions du Nigeria et la manière dont elles ont été islami-
sées, l’islam n’y représente jamais un bloc monolithique. L’homogénéité religieuse
est partout relative et il existe, dans tous les espaces musulmans, une multitude de
tendances, de croyances et de pratiques, parfois opposées les unes aux autres.
Les mouvements confrériques soufis sont les courants dominants au Nigeria,
les deux tariqa les plus importantes étant la Tijaniyya et la Qadiriyya. Chacune
d’entre elles entretient un centre de pouvoir dans un lieu historique : le sultanat de
Sokoto pour la Qadiriyya et l’émirat de Kano pour la Tijaniyya. Les mouvements
confrériques sont souvent considérés comme les piliers d’un islam africain « tradi-
tionnel », une notion qui manque de sens au regard de leur récente implantation au
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rencé ces dernières années par des tendances réformistes auxquelles il s’oppose
ouvertement et parfois violemment. Pour autant, les groupes réformistes ne se
définissent pas exclusivement dans leur confrontation avec les tariqa. Souvent – et
trop rapidement – associés au wahhabisme, ils ne présentent pas tous les mêmes
caractéristiques et ne se manifestent pas selon les mêmes modalités.
3. Le djihad d’Ousmane dan Fodio s’est arrêté à Ilorin, la capitale de l’État de Kwara. Mais
l’influence religieuse de l’émirat d’Ilorin est restée limitée et, dans le reste du Yorubaland,
l’islam s’est notamment développé sous l’influence des mouvements confrériques comme la
Tijaniyya à partir des années 1950.
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À partir de la fin des années 1970, le nord du Nigeria a en effet été le théâtre d’un
renouveau en matière d’idéologies et de pratiques religieuses. Les confréries soufies,
jusqu’alors dominantes, ont vu s’implanter et se diffuser des courants réformistes
inspirés des évolutions en cours dans le reste du monde musulman. La révolution
iranienne comme la montée en puissance du modèle wahhabite saoudien ont été
à l’origine d’importantes reconfigurations religieuses et sociales. Ces nouvelles
tendances, insufflées de l’extérieur, ont trouvé des modes d’adaptation et ont pris,
localement, des formes nouvelles. Modèle contestataire, le Mouvement islamique
(Islamic Movement), inspiré de la doctrine khomeinienne, est toujours resté en
dehors des cercles de pouvoir politique, refusant toute compromission avec l’État
nigérian. C’est également le cas des groupes sectaires violents comme Maïtatsine
ou Boko Haram, qui rejettent le modèle étatique existant, tandis que le mouvement
Izala, au contraire, admet le principe d’un État laïc. La coexistence de mouvements
institutionnalisés et de groupes révolutionnaires dans un même espace religieux
atteste de la présence de différentes logiques d’adaptation et de réappropriation
propres à l’islam nigérian. Mais contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la
confrontation la plus significative n’implique pas les mouvements contestataires, elle
renvoie face à face les confréries et le mouvement réformiste Izala.
Jama’at’ Izalat’ al bid’a’ wa’ iqamat’ al Sunna (« Groupe pour la suppression
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4. Le mouvement Izala a pris de l’ampleur dans le Nord, mais également dans les États de
la Middle Belt et dans le Yorubaland. Voir les working papers produits dans le cadre du projet
Nigeria Research Network, de l’université d’Oxford (<www.qeh.ox.ac.uk>).
5. Le cheikh Albani Zaria est connu pour avoir défié Boko Haram et pour l’avoir payé de sa
vie. Il avait déclaré qu’il châtierait lui-même les membres du groupe et a été assassiné à Zaria
en février 2014. Abubakar Shekau, leader de Boko Haram, a revendiqué le meurtre dans un
message vidéo.
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D’autant plus qu’aux activités des prêcheurs s’ajoutent à présent des techniques de
diffusion élaborées en fonction des nouvelles technologies disponibles (cassettes,
DVD, VCD, supports USB, sites Internet), ce qui augmente encore davantage
la portée de ces discours. Or, le prêche est un des principaux moyens d’ancrage
des mouvements réformistes de type Izala dans la société et joue donc un rôle
phare dans la dynamique d’un islam à vocation transrégionale [Sounaye, 2011].
Le DVD de prêche et la vidéo d’une manière générale sont d’ailleurs devenus les
outils de prédilection de la communication islamique : les prêches sont filmés puis
dupliqués et vendus légalement ou encore piratés et copiés sur clés USB. Dans
les boutiques spécialisées, on trouve tous les formats, à tous les tarifs ; un DVD
original peut coûter jusqu’à 300 nairas (environ 1,50 euro) mais une compilation
de 20 heures de prêche sur support USB vaut moitié moins. Les meilleures ventes
sont réalisées pendant le mois de ramadan et consacrent le succès des prêcheurs
stars du mouvement Izala tels que Kabiru Gombe, Abubakar Gero ou Adam
Ja’afar.
Une autre manifestation – plus visible – de la démarche de prosélytisme reli-
gieux développée par certains cheikhs du mouvement Izala est le Wasin Kasa :
événement organisé plusieurs fois par an, au cours duquel plusieurs centaines de
fidèles se regroupent, pendant deux à trois jours, pour assister à des séances
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études dans les grands centre universitaires nord-nigérians comme Zaria, Kano ou
Sokoto, qui sont également des lieux de production de savoirs islamiques.
Dans le cas du Nigeria, la transnationalisation du religieux ne semble pas être
seulement un outil de marketing mais renvoie à une nouvelle manière de conce-
voir le discours religieux, sa diffusion et sa portée [Souley, 2005]. Si l’ensemble
des mouvements réformistes n’a pas la même ambition extraterritoriale, les
acteurs engagés dans la dawa ont aujourd’hui les moyens techniques et humains
d’assurer le rayonnement de leurs actions et de leurs idées. L’intensité de la
circulation migratoire, la langue commune ainsi que les relations lignagères histo-
riques anciennes sont par ailleurs des éléments de facilitation de cette démarche
prosélyte.
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7. Le milieu artistique offre des exemples de ces différentes stratégies : face aux critiques
des réformistes qui condamnent la musique, en particulier d’inspiration occidentale, certains
groupes ou chanteurs réorientent leurs activités artistiques et choisissent de se consacrer à la
religion. D’autres, en revanche, jouent sur l’attrait de l’interdit et en profitent pour augmenter
leur visibilité, leur prix, leur public, etc.
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Bibliographie