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Littératures classiques

Le classique et l'ambiguïté de l'homme de lettres


Fanny Népote-Desmarres, Alain Viala

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Népote-Desmarres Fanny, Viala Alain. Le classique et l'ambiguïté de l'homme de lettres. In: Littératures classiques, n°19,
automne 1993. Qu’est-ce qu’un classique ? pp. 77-85;

doi : https://doi.org/10.3406/licla.1993.1741

https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1993_num_19_1_1741

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Fanny Népote-Desmarres

Le classique
et l'ambiguïté de l'homme de lettres1

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1 Ce travail se fonde notamment sur A. Viala, Naissance de l'énoncé, Minuit, 1985,


en *particulier
Le termechapitre
est ici 2,p.5l
comprisà au
84. sens d’ensemble des faits qui constituent une situation

classique,
siècle,
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poche,
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«Fumaroli,
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M.

Littératures Classiques, 19, 1993


78 Fanny Népote-Desmarres

A cette fin, nous chercherons d’abord à apprécier les termes réels du statut de
l’homme de lettres, puis nous verrons comment la société se situe par rapport à lui
et enfin comment il faut comprendre la place du classique.

Du statut de l'homme de lettres classique

Un statut de minorité
A la différence de ce que semble induire le contrat classique, l’homme de lettres
paraît condamné, par principe, de par l’exercice même de sa compétence, à une mino¬
rité quelconque. Ainsi, s’il est roturier, les marques d’honneur qu’il reçoit en tant
qu’ homme de lettres ne sauraient rien changer à son statut personnel : Louis XIV
peut parrainer le fils de Molière, le descendant du tapissier, devenu homme de lettres
reconnu, ne cesse pas pour autant d’être tel5 ; Racine a beau être l’auteur d’une dou¬
zaine d’œuvres théâtrales renouvelant l’esthétique tragique, et même être l’historio¬
graphe du roi, il reste, dans les mentalités collectives contemporaines, un orphelin
champenois, élevé par charité6 : de fait, aucun de ces hommes n’est devenu un enjeu
matrimonial à la mesure de sa valeur littéraire.
A plus forte raison, être un homme de lettres réputé n’est d’aucune aide dans la
recherche d’un accroissement institutionnel de statut, comme le prouvent les
condamnations administratives essuyées par La Fontaine ou T. Corneille pour usur¬
pation de noblesse7 et, qui pis est, les railleries de ses confrères de plume8. Plus pro¬
fondément, on peut se demander si les contemporains n’ont pas confusément perçu
le désordre particulier qu’eût constitué le fait qu’un homme de lettres prétendît
remettre en cause l’idée même d’infériorité sociale, consubstantielle à son activité.
Cette immanence d’infériorité attachée à l’homme de lettres est telle qu’elle va
jusqu’à contaminer celui qui, inscrit au plus haut des rangs de sa société, l’aristocrate
de naissance, voudrait s’adonner aux Belles Lettres. Malgré son talent, seule lui est
loisible la pratique des genres mineurs, ludiques ou de salon (correspondance pour la
marquise de Sévigné, mémoires pour tel descendant de la dynastie des Gondi,

5 Le Boulanger de Chalussay, dans Elomire hypocondre, sc. 3, non sans

méchanceté,
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6CitéGallimard,
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1956,
Pléiade,
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Hepp, art. « Racine (Jean) » du Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 1293-1296, et
A. Viala, La Stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990, p. 279.
7 Voir la note 2 à L’Ecole des Femmes, p. 551 de l’édition citée de Molière, t. 1.
8 Molière, L'Ecole des femmes, vers 175-182.
Le classique et l'ambiguïté de l'homme de lettres 79

maximes pour François VI de La Rochefoucauld). A défaut, il se doit de choisir une


identité de courtoisie, telle la comtesse de La Fayette donnant Z aide sous la signature
de Segrais.

Une créativité confisquée et détournée


Ce rapport « par défaut » à l’écriture peut même conduire un vicomte de
Guilleragues, qui « voulait toujours que l’on fît cas de sa naissance »9 et souhaitait
faire carrière dans l’administration royale, à ne pas revendiquer la paternité de ses
Lettres portugaises, ce dont effectivement on lui sut gré10. Mais derrière ces réti¬
cences individuelles, ne faut-il pas lire la difficulté de principe qu’il y a pour
l’homme? de lettres classique à souscrire à la condition qui lui est potentiellement
réservée

En effet, beaucoup plus que par une dimension sociale, que l’on pourrait considé¬
rer comme d’amour-propre, anecdotique et factice, cette « minorité » entache le pro¬
cessus de la création littéraire. Dire ainsi que, selon un certain ordre classique, il est
moins d’homme de lettres et de vie littéraire au travers de la sanction d’un public
qu’au travers d’un mécénat signifie peut-être un surcroît d’autonomie par rapport au
goût ondoyant de celui-là, mais implique surtout une soumission de principe à
l’autorité, implicite ou explicite de celui-ci sur son écriture.
Et comme les enjeux du mécénat ne sont pas à proprement parler littéraires, mais
répondent à un projet politique — il n’est pas pour le mécène de gratuité expérimen¬
tale esthétique — , l’homme de lettres classique se trouve en position de mercenaire
dans une bataille dont les enjeux réels, même s’ils s’expriment en termes littéraires,
lui sont étrangers. Ainsi, ce dernier se voit-il confisquer ce qui est la charte de sa
qualité fondatrice et la garantie supposée de son excellence : la gratuité et la liberté
de création. Les auteurs eux-mêmes n’y consentent-ils pas qu’avec peine, qu’ils
fassent preuve d’humour comme La Fontaine qui propose à Fouquet de relire à
l’envers les termes de leur contrat11, ou s’en plaignent discrètement, tel Molière à
propos des compositions hâtives qui lui furent imposées12 ? D’une manière plus
générale ne serait-ce pas mal à propos que Boileau et Racine auraient été choisis, au
lieu de Bussy-Rabutin, pour écrire l’histoire du règne de Louis XIV, rendant tout à la
fois ce dernier amer et les seconds stériles au regard de leur création personnelle13 ?

Gallimard,
9 Propos1990,
de l’abbé
coll. Folio,
de Choisy,
p. 109.
cité par F. Deloffre, éd. des Lettres Portugaises, Paris,

prenante
du 10
roi. Le dans
succès
la nomination
de ses Lettres
de Guilleragues,
portugaises la
restées
mêmeanonymes
année, comme
fut certainement
secrétaire ordinaire
partie

11 1659 - Epître à M***, par quoi La Fontaine s’engage à gratifier Fouquet d’une

« pension
La
Pléiade,
une12Fontaine,
13 nouvelle
Voir
A Paris,
partir
» latrimestrielle,
Œuvres
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Gallimard,,
de 1677,
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80 Fanny Népote-Desmarres

Un nouvel angle d’approche


Ainsi, ce que nous avons cru percevoir sous l’angle de la « non grandeur » de
l’homme de lettres en termes d’idéologie de « rangs », se découvre être l’indice du
double handicap social et culturel dont est tributaire l’exercice de sa fonction, et qui
semble le placer en contradiction radicale avec le « classicisme » qu’il est censé
engendrer : l’homme de lettres est en effet la seule des parties prenantes du contrat
classique à ne tirer d’autre bénéfice de sa réussite que financier ou technique.
Face à cette situation paradoxale, deux attitudes sont envisageables. La première
consiste à assumer que la réalité du projet classique correspond bien à ce que l’on
vient de décrire ; cela signifie alors qu’il y a moins théorie de l’excellence que pure
technique de manipulation des hommes, dont le rouage central est un homme de
lettres, réceptacle des contradictions de la vie sociale14 : du point de vue littéraire, ce
projet peut alors passer pour une machine hypocrite et potentiellement totalitaire. La
seconde revient, à l’inverse, à considérer que la contradiction est surtout l’indice du
fait que si l’analyse conduite a bien permis d’identifier les protagonistes du fait
classique, elle pèche par son caractère tronqué et pour tout dire primaire.
En effet, pour être pertinente, l’analyse d’un rapport suppose d’être conduite selon
ses deux directions ; dans le contexte où nous nous situons, après avoir considéré
l’homme de lettres dans son ensemble social, c’est-à-dire implicitement par rapport à
la société, il faut donc expliciter ce rapport, et à cette fin, de manière symétrique et
inverse, comprendre comment, du fait de ce qu’elle est, la société se positionne par
rapport à ce que représente l’homme de lettres. Concrètement, la démarche revient à
envisager la place de cet homme de lettres par rapport à une société comprise, en
l’occurrence, dans sa dimension idéologique et symbolique.

De la société et l'homme de lettres

Une société sans place pour l’homme de lettres


Sous cet angle, la société française louis-quatorzienne avec ses Etats et ses Ordres
est à comprendre dans la lignée du modèle d’organisation des sociétés de tradition
indo-européenne15. Celles-ci sont organisées par les « dieux », de façon immuable,

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Le classique et l’ambiguïté de l'homme de lettres 81

afin qu’elles leur rendent un « service » qui se manifeste en particulier par un sacri¬
fice. De cet axiome découle une répartition de la société en trois fonctions, ordon¬
nées chacune de façon à remplir l’une des conditions du contrat : la première, cléri¬
cale, est chargée de redire ce contrat passé entre la divinité et les hommes ; la
deuxième, aristocratique, de mettre en forme temporelle et politique ledit contrat (le
premier des aristocrates étant le roi) ; enfin, la troisième fonction, le tiers état , par
la production de biens matériels en autorise la mise en œuvre pratique.
Dans un tel système où il n’est nécessaire que de répéter l’ordre, soit sous la
forme spirituelle de la parole sacerdotale, soit sous celle, temporelle, du droit et du
commandement, il ne peut exister « littérairement » que des commentaires, sacrés,
épiques ou lyriques, ainsi que des applications pédagogiques. Point de place, en tout
cas, pour un autre spécialiste de la parole sérieuse (homme de lettres, intellectuel ou
philosophe stricto sensu), dont la seule spécificité ne pourrait être que de discourir
sur la société et donc, même sous forme hypothétique, de remettre en cause son
ordre.
Il est évident, cependant, qu’un tel schéma, dans son immobilité, n’est qu’une
abstraction référentielle, et n’existe pas tel quel, ne serait-ce que parce que, inscrit
dans le temps historique, il se caractérise par son évolution permanente16.

L’homme de lettres : un démiurge indispensable à la société


De fait, précisément pour s’affirmer comme telle, et recomposer son ordre
toujours en danger, la société traditionnelle n’a d’autre choix que de recourir à ces
spécialistes de la parole sérieuse, capables d’exercer une fonction critique et donc de
reconceptualiser la globalité de l’ordre. Autrement dit, elle doit pouvoir disposer de
cette fonction intellectuelle que son modèle de référence ne prévoit pas. On comprend
sans peine à quel point la société louis-quatorzienne, après les décennies de troubles
par lesquelles le royaume est passé, est obligée de se fabriquer ce miroir intellectuel,
cette liturgie laïque de la parole discursive17 .
Il n’en demeure pas moins cependant que cette nécessité, qui impose que la fonc¬
tion divine ordonnatrice de la société soit accaparée par des personnalités temporelles
aux pouvoirs de facto démiurgiques, reste à l’opposé de sa charte d’existence ; c’est
donc autant l’ambiguïté de la place de l’homme de lettres qui est ainsi soulignée que
les potentialités de désordre de l’écriture individuelle, et partant de la création
littéraire.
L’évolution chaotique des genres dans la première moitié du XVIIe siècle n’en
témoigne-t-elle pas au premier chef, en particulier avec la disparition de l’épopée et

16 R. Mousnier (éd.), La Mobilité sociale au XVIIe siècle , XVIIe siècle, n° 122 de

janvier-mars
77)17dues
Dans
à R.cette
1979.
Mousnier
perspective,
On lui-même.
lira en particulier
on lira avec
l’introduction
fruit le chapitre
(p. 3-4)
7,»etVers
la conclusion
le classicisme
(p. 73-
»,

p.78 à 85 du manuel de J.-P. Landry et I. Morlin, La Littérature française du XVIIe Siècle,


Paris, Armand Colin, 1993, qui souligne l'urgence pour les gens de lettres de « repenser
le vie civile » (p.84).
82 Fanny Népote-Desmarres

l’émergence corrélative d’une production littéraire « anarchisante » au regard des


principes d’une société d’ordres ? En effet, alors que le XVIe siècle avait encore
connu de brillantes épopées18, la littérature épique, apanage de la deuxième fonction
comme expression de la remise en ordre violente de la société, ne trouve plus sa voie
au début du XVIIe siècle et achève de mourir au milieu du siècle, en dépit d’une ten¬
tative de modernisation par ressourcement au merveilleux chrétien19. Elle n’émergera
plus, en effet, que sous forme dérisoire20 ou, suprême pied de nez à sa mission tradi¬
tionnelle initiale, sous la forme mondaine d’une épopée du Verbe (Art poétique de
Boileau). Parallèlement, le souffle épique réitératif du mythe de fondation d’une
société ne se déplace-t-il pas en des tragédies où un ego malade prétend recomposer
l’univers autour de lui21 ?

Une création littéraire « classique », d’ordre


D’où pour les responsables du royaume, la nécessité technique d’ordonner le
recours à cette parole sérieuse, nécessaire et nouvelle, en installant ses hommes de
lettres « étrangers » à l’ordre du royaume dans une place d’où ils puissent servir ses
intérêts (académies, pensions et autres signes d’encadrement) et en contrôlant le
dynamisme des productions littéraires de deux façons : d’une part en suscitant le
remodelage et la discipline des règles de l’écriture, par des arts poétiques, garants de
l’expression de l’ordre social ; de l’autre, en réinsérant les œuvres potentiellement
« malades » dans des logiques microcosmiques de Cour22.
Ce sont des préoccupations de cet ordre qui se retrouvent dans la littérature
« classique » à qui il est demandé de se situer à la conjonction de trois dyna¬
miques : la première revient à assumer la réalité littéraire de la pluralité des genres
de l’époque, la seconde à les investir d’un message sérieux visant à une conceptuali¬
sation du monde, mais en termes ludiques, la troisième à remplir la fonction propre
aux « genres » correspondant à l’organisation tri-fonctionnelle traditionnelle de la
société. De fait, la littérature de la période louis-quatorzienne, divertissante et mon¬
daine, délivre toujours un message de fond sur l’ordre de la société, voire même est

18 A. D’Aubigné,
* . ✓ Les Tragiques, parus en 1617, mais commencés en 1577.
19 Non seulement les épopées d’auteurs peu connus et que l’on peut penser de moindre

plus
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de
la
Le classique et l'ambiguïté de l'homme de lettres 83

un effort pour repenser l’ordre du monde sur le fond. Avec les fables de La Fontaine,
par exemple, n’entre-t-on pas dans une littérature divertissante, explicitement conçue
comme un commentaire sacré, parabolique et donc traditionnel, en même temps que
l’on voit s’architecturer une réflexion sur l’ordre microcosmique par rapport au
macrocosme23 ? Et les abominations humaines sur lesquelles sont construits les
contes de Ch. Perrault ne se réordonnent-elles pas, sur la base du « sacrifice » du
héros, dans les termes d’un divertissement enfantin en même temps que
pédagogique24 ?

Le jeu des explicitations sémantiques

D'un code abstrait de relations à une pratique mécénique


Ainsi l’homme de lettres classique, dont la fonction sociale est déjà dans une
situation alternative avec les deux autres fonctions d’autorité réunies, se trouve-t-il
installé par le projet classique en position explicite d’arbitre des choix d’ordre de la
société. Et, sauf à modifier sa structure et à se suicider, celle-ci doit trouver les
moyens de bénéficier des méditations de ces penseurs de l’ordre du monde, tout en
évitant la subversion sociale et intellectuelle que leur présence suscite.
La société doit donc s'agréger ces gens de lettres, tout en les maintenant à
l'extérieur d'elle-même, ce qui se traduit par le statut de précarité et de dépendance
qu'elle leur confère, sous le contrôle d'un certain maître du politique. Ce dernier,
nécessairement sans compétence littéraire particulière, doit être celui qui détient la
légitimité de l'exercice du pouvoir et partant l'excellence naturelle du jugement poli¬
tique, qui lui garantissent l'excellence corrélative du goût, laquelle le rend apte à
juger de matières culturelles25. Situation qui, du point de vue de l'homme de lettres
est respect de la clause d'extériorité et protection de son indépendance créative. A ce
prix seulement, la plénitude sociale, politique et littéraire de l'excellence classique
peut être atteinte.
De cette règle de principe du jeu classique, la coutume a retenu, par personnalisa¬
tion des acteurs qui l'ont le mieux assumé, un modèle de fonctionnement, le mécé¬
nat. La création littéraire y est portée par un mécène ami et ministre d'un
« Auguste » qui cristallisent à eux deux les aspirations collectives à s’identifier aux
valeurs mises en œuvre par la littérature. Expliciter ce jeu mécénique qui ne se réduit

23 Voir la « Préface » de l’édition de 1668 des Fables, dans La Fontaine, Œuvres


complètes, éd. cit., t. 1, p. 7.
24 Y. Loskoutoff, La Sainte et la Fée. Dévotion à l’Enfant Jésus et mode des contes

merveilleux,
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de
La
84 Fanny Népote-Desmarres

pas à la décision abstraite d’un comité26 et à ses retombées économiques, c’est


comprendre que, dans nos sociétés indo-européennes, sans la décision du mécène est
fruit d’une volonté d’ordre, sans laquelle la création littéraire individuelle reste
subversive, et pour tout dire maudite27.

La conceptualisation antique
Cela dit, la société classique ne s'est pas contentée de personnaliser un fonction¬
nement mécanique ; elle a explicitement posé et résolu l'ambiguïté de la place de
l'homme de lettres et de sa création par une réflexion sur les composantes structu¬
rales de l'ordre sociale, qui s'est traduite dans l'élaboration sémantique de la notion de
« classique ».
A l'origine, on trouve le substantif classis-is qui, identifiant les composantes de
base de la société romaine selon une logique de répartition financière et militaire, ne
laisse aucune place à la fonction littéraire ou plus largement intellectuelle. Une suite
de dérivations et de compositions de sens et de mots, via le classicus miles (soldat de
la flotte armée), aboutit à la reconnaissance des catégories sociales supérieures et
fortunées comme étant des Classici (citoyens de la première classe) — étant entendu
que parmi les attributs reconnus à ces derniers figure le bon usage de la langue28 :
Comme par définition, le substantif classis , non plus que ses dérivés classicus ou
classeus ; n'incluent cette composante intellectuelle, indispensable à la survie de la
société, il faut recourir à ceux qui la détiennent. La culture les intègre alors — et
cette insertion s'opère au rang de la maîtrise politique, celui des Classici — , mais
sous forme d'une composition technique, forgée sur le modèle offert par classicus
miles : classicus scriptor (écrivain exemplaire), c'est-à-dire affublés de la précision
politiquement invalidante, inhérente au spécificatif scriptor ; dès lors, par omission
de l'appendice scriptor, émerge un classicus littéraire, doté d’une supériorité de prin¬
cipe (écrivain, homme de lettres, classique). Le conflit qui aurait pu prendre corps au
plus haut degré de la pyramide sociale est évité parce que la langue a bien pris soin
de ne laisser émerger de classicus littéraire qu’à l'issue de la spécification en tant que
scriptor, alors que le classicus social détient cette perfection, de toute éternité.

26 Sur le mécénat au XVIIe siècle, on se reportera à L’Age d'or du mécénat, 1598-1661


(R. Mousnier
ments
une religion
que peut
moderne,
etsubir
J. Mesnard
le Paris,
processus
, éd.
éd), Fallois,
rnécénique.voir
Paris, C.N.R.S.,
1991 M.
1985.
Fumaroli,
Pour ceL'Etat
qui relève
culturel
des: détourne¬
Essai sur

On peut mesurer le décalage entre ce type de création littéraire « mécénée » et la


création de poètes tels que Villon ou Rimbaud par exemple, toujours restée en marge de
l'adhésion de leurs contemporains.
Aulu-Gelle, au Ile siècle ap. J.C., conseille de s’adresser aux « Classicii » et non
aux « Proletarii » pour connaître « le bon usage de la langue » (XIX, 8, 15, référence
fournie par E. Benoist et H. Goelzer, Nouveau Dictionnaire latin-français , Paris, Garnier
(s.d.), p. 259, 2e col..
Le classique et l'ambiguïté de l'homme de lettres 85

Le classique, un choix culturel des sociétés latines.


Cette façon de gérer l'extériorité des maîtres de la parole sérieuse, en les replaçant
dans la normalité de la division sociale, fût-ce sur la base militaire plus ou moins
censitaire et d'âge, puis de les inscrire au sommet de la hiérarchie pour les en exclure
en dernier
sociétés latines.
ressort, n'a rien d'automatique et relève d’un choix culturel propre aux

De fait, si l'on prend à titre comparatif l'exemple de la société indienne, autre


culture indo-européenne, on constate qu'avec les mêmes données, elle a commis des
choix différents29 : si la division trifonctionnelle y est bien assumée avec les
bhramans (clercs), les kshatriya (chevaliers) et les vaishya (peuple), la Anécessité du
lettré y est assurée, à l'intérieur du système social, par surcomposition des fonctions
religieuses du bhraman. Le clerc indien ne se contente pas, en effet, de réciter les
mantra (textes sacrés), il doit acquérir un savoir global veda (religieux, certes, mais
aussi militaire, politique, diplomatique, médical et enfin littéraire) qui le conduit à
devenir un pândit (prêtre-lettré), très officiel auxiliaire voire maître du roi rajah-guru.
Cette adaptabilité du modèle trifonctionnel indo-européen se retrouve dans
l'évolution du modèle classique, laquelle témoignez que, au sein même des cultures
issues de la latinité, le choix initial n'est pas définitif ; il peut s'user et être l'objet
de reformulations : le politique et l'intellectuel ont vu en effet leurs relations fonc¬
tionnelles se modifier avec les aléas de la basse latinité ; la christianisation de
l'empire a d'abord conféré à l'imperator mécène une dimension sacerdotale, en même
temps que la composante intellectuelle se voyait assumée par les clercs : d'où ces
appels vers l'augustinisme politique, ultérieurement outrepassés par les modèles
théocratiques, qu'ils aient été catholiques, musulmans ou byzantins. Après le
« classicisme » louis-quatorzien, c'est un phénomène du même ordre que l'on
observe avec le despote éclairé et l'intellectuel politicien révolutionnaire. Le premier,
à l'inverse du modèle indien, accaparant les œuvres de l'esprit au profit de la
deuxième
autres fonctions.
fonction, tandis que le second prétend s'approprier les prérogatives des deux

Signe assuré de la richesse de ce modèle indo-européen et de sa particulière adap¬


tabilité, le Classique, pour en être une expression particulièrement harmonique, n'est
est pas moins également le révélateur de la permanence d'un jeu alternatif entre une
structure
cette dernière.
sociale et lettrée pour assurer la réadaptation temporelle et la prorogation de

Université
Fanny
de Toulouse-Le
Népote-Desmarres
Mirail

La très schématique présentation proposée se fonde sur L. Frédéric, Dictionnaire de


la civilisation indienne, Paris, R. Laffont, 1987, p.236, 644, 1108, ainsi que sur A.-M.
Hocart, Les Castes , dans Annales du Musée Guimet, n° 54, Paris, 1983.

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