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Une paranoïa de masse 

?
3 mars 2022

Isolés moralement, culturellement et économiquement de manière brutale du reste du monde,


mis au ban des nations, mais également placés sous une chape de répression à l´intérieur du
pays, la situation des Russes est pire que jamais et il ne reste que la « honte » à ceux qui ne
défendent pas Poutine. Le Président Poutine n´a pour sa part plus d´autre issue ni intérieure ni
extérieure que de s´enfoncer dans le despotisme et le militarisme en prenant les Russes en
otage de ses visions personnelles. Il provoque ainsi l´effondrement de la Russie qu´il veut
restaurer, vérifiant le dicton selon lequel on rencontre souvent son destin par les voies qu´on
prend pour l´éviter.

Du côté ouest de l´Europe, nous nous trouvons dans un cas sans précédent, où la communauté
internationale – à quelques exceptions près – sanctionne à l´unisson une violation du droit
international avec une sévérité inédite. C´est la première fois qu´une telle unité idéologique se
fait entendre à une échelle aussi vaste et avec des conséquences pratiques aussi systématiques
(puisque même un pays comme la Suisse sort de sa neutralité politique), sur fond de menaces
nucléaires proférées par un homme que certains disent avoir perdu la raison. Bref, le monde
occidental se montre aujourd´hui prêt à payer le prix immédiat de sanctions économiques
drastiques prises contre la Russie, dans l´espoir d´éviter une déstabilisation géopolitique qui
serait pire encore si rien n´était fait.

Mais lorsque, il y a peu, Poutine envoyait des chars de soutien au gouvernement kazakhe
contre les manifestations populaires, personne ne s´en émouvait outre mesure dans le monde.
Pareillement, personne ne s´émouvait des migrants refoulés en hiver à la frontière polonaise
et instrumentalisés par le Président biélorusse : le contraste est on ne peut plus frappant avec l
´accueil européen offert aux réfugiés ukrainiens. Le sort d´Alexei Navalny a montré ce qui
arrive en Russie aux opposants, et pourtant, emprisonné depuis un an, il était déjà tombé dans
l´oubli, à part le prix Sakharov que lui a décerné l´Europe – une énième autocélébration
européenne de ses propres « valeurs ». Les supplications du Président Zelenski pour se faire
admettre par les Européens (« nous nous battons pour la paix de tous », « nous méritons d
´entrer dans l´OTAN », etc.) trouvent leur répondant dans une vision européenne qui reste
condescendante et raciste, car c´est d´après des critères de ressemblance socio-historique, de
bonne volonté d´intégration et de proximité géographique que cette guerre fait scandale 1. Il n
´en va pas autant des Yéménites, bombardés par l´Arabie saoudite avec les armes vendues,
entre autres, par la France ou l´Allemagne.

Superficiellement, la rhétorique d´une Russie qui aurait été provoquée par l´OTAN paraît
symétrique de celle de l´Occident drapé dans ses discours grandiloquents sur la démocratie et
le « monde libre » (dans la bouche de Biden, ce terme semble en effet sorti tout droit d´un
vieux discours de la guerre froide). Mais la symétrie s´arrête là. Car parler de propagande
russe ou de propagande occidentale sans mentionner la différence essentielle que constitue, d
´un seul des deux côtés, l´accès à une information multiple et contradictoire constitue –
comme le dénoncent du reste certains Russes eux-mêmes – une obscénité pour tous ceux qui
risquent de finir en prison s´ils défendent un autre point de vue que le point de vue officiel.
Mettre les deux « propagandes » dans le même panier revient à nier cette différence, mais
également à supposer qu´on peut dénoncer la propagande comme s´il existait quelque part un
1
Voir Moustafa Bayoumi, «They are civilized and look like us: the racist coverage of Ukraine », The Guardian,
1er mars 2022. En ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/mar/02/civilised-european-look-
like-us-racist-coverage-ukraine
État sans propagande, comme si un tel État nous attendait dans un quelconque futur post-
idéologique ou comme si on pouvait soi-même, parce qu´on parle au nom de la gauche, être
pur d´idéologie. L´idéologie est le cœur de la vie politique dès lors que les États doivent
légitimer leurs actions devant leurs opinions publiques comme devant l´opinion
internationale. Dénoncer l´actuelle propagande faîte au nom de « notre famille européenne »
(comme l´appelle Ursula von der Leyen) tout à coup dégoulinante de bons sentiments, n´a de
sens que si on pousse la critique jusqu´à l´autolégitimation continuelle de la forme politique
elle-même, qui ne peut être rien d´autre que propagande. À cette nuance près que les moyens
mis au service de la propagande d´État ne sont pas identiques partout et qu´il est toujours plus
confortable de dénoncer la propagande quand on ne risque pas sa vie pour le dire.

Quoi qu´il en soit, les violations du droit prenant des tiers pour cibles ne sont donc pas des
sujets très sensibles pour l´Union Européenne, qui réagit par contre comme un seul homme
lorsqu´on touche à un territoire voisin, candidat à l´adhésion à l´OTAN. Les provocations de
Poutine ont été passablement tolérées au cours de ses vingt-deux années de règne ; mais tout
le monde semble découvrir du jour au lendemain le réveil de « l´ours » et l´on exhume
maintenant des vieux discours qui paraissent annonciateurs vus d´aujourd´hui. Or la
« radicalisation » de Poutine – parfois aussi attribuée au confinement pandémique – devrait
non seulement interroger le déni ordinaire (celui qui n´a pas envisagé un tel scénario), mais
aussi la thèse de l´acculement géostratégique de la Russie. L'Europe aurait, selon certaines
versions, favorisé la chute du Président pro-russe Ianoukovytch en 2014 après qu'il eut
interrompu sa procédure de partenariat avec l'Union Européenne, comme si ses propres
louvoiements et le puissant mouvement social Maïdan n'était pas à l'origine de ce
renversement. L´OTAN aurait fait preuve d´impérialisme, dit-on volontiers à gauche, en
encerclant la Russie et en élargissant sa sphère d´influence vers des pays de l´ex-Union
soviétique. Cet impérialisme est dénoncé ici dans un sens étroitement géopolitique, centré sur
des stratégies manifestes. Une « promesse » faîte par l´OTAN n´aurait pas été tenue, celle de
ne pas s´étendre vers l´Est, parole non écrite et tenue par le secrétaire d´État américain James
Baker en 1990, dans le contexte de la réunification allemande et avant l´effondrement de l
´URSS. Ce sont en réalité les toutes nouvelles République issues de la chute de l´URSS qui se
sont porté volontaires pour intégrer l´OTAN. A la guerre comme à la guerre : la Russie post-
soviétique n´avait en effet plus grand-chose à offrir.

Le Président Poutine ne cesse depuis des années d´accuser l´OTAN de ce qu´il commet lui-
même. La perspective d´une intégration de la Géorgie et de l´Ukraine dans l´OTAN lui est
insupportable. Mais c´est bien plutôt lui-même qui a violé un engagement écrit, le
mémorandum de Budapest sur l´intégrité territoriale de l´Ukraine, signé en 1994 par la
Russie. Il a également violé l´Acte final d´Helsinki signé par la Russie en 1975, stipulant que
chaque pays souverain choisit lui-même ses alliances. Dans ce contexte, il est inacceptable de
reprendre, comme ont pu le faire les candidats à l´élection présidentielle Jean-Luc Mélenchon
ou Éric Zemmour, mais aussi une bonne partie de l´extrême-gauche, l´argument d´une
trahison de l´OTAN pour expliquer la position russe. La chose est d´autant plus absurde que l
´OTAN est une organisation défensive ; elle ne constitue donc pas une menace militaire
directe. Comment se peut-il qu´une identité de gauche puisse signifier pour beaucoup encore,
de facto, la reprise du discours de propagande de l´autocrate Poutine lui-même, reprise qui
semble se dispenser d´une contre-expertise ? Car ce n´est pas faire preuve de partialité
atlantiste que de prendre connaissance des réponses de l´OTAN à ces allégations et de
vérifier certains faits2. Cette remarque ne veut pas minimiser « l´impérialisme collectif en
idée » (Robert Kurz) de l´OTAN mais rappeler aux anti-impérialistes ciblés que le camp d´en
2
Voir sur le site de l´OTAN : https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_111767.htm#c203
face, qui fait partie de la même dynamique (Poutine ayant lui-même songé à intégrer la
Russie dans l´OTAN en 2000), n´a pas besoin de cette victimologie.

Le problème est ailleurs. Même si nous préférons la paix à la guerre, on ne peut souscrire à ce
discours d´Ursula von der Leyen : « Il ne s'agit pas uniquement de l'Ukraine. Il s'agit de
l'affrontement de deux mondes, de deux pôles de valeurs. […] Nous devons montrer la force
de nos démocraties ; nous devons montrer la force des peuples qui choisissent librement et
démocratiquement leur propre voie, en toute indépendance3. » On ne peut pas comprendre ce
qui est en train de se passer en restant dans ce jeu de miroir, dans ce réchauffé de guerre
froide, mais en se demandant plutôt comment il se peut que la dynamique des blocs ait à ce
point persisté sourdement sous la proclamation péremptoire du triomphe de la démocratie
libérale. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, la rhétorique occidentale sur la
paix et la démocratie n´est bien sûr que la réaffirmation ad nauseam de la supériorité des
« valeurs occidentales ». Mais cela signifie aussi que cette certitude se craquèle de tous les
côtés. Qui peut encore croire à la démocratie, la paix et la prospérité, dans un monde ravagé
par les feux, les sécheresses et les inondations, les épidémies et les guerres, les déplacements
massifs de population et les crises économiques, la montée du néofascisme et celle du
transhumanisme ? La guerre en Ukraine offre une belle occasion de chanter tous ensemble un
refrain conjuratoire contre ces menaces de toutes sortes. Nous sommes en train de rejouer sur
le dos de Poutine l´air du « nous sommes tous en guerre » qui avait accueilli le début de la
pandémie. (Cela ne rend pas Poutine plus défendable pour autant ni la pandémie moins
réelle.)

Peut-être avons-nous besoin ici d´une autre théorie de la paranoïa. Dès ses premières
tentatives de formulation sur la structure paranoïaque, Freud fut spontanément amené à y
inclure le type politique décrit sous les auspices d´une forme impersonnelle : « La grande
nation ne peut concevoir l´idée qu´elle puisse être vaincue à la guerre. Ergo elle n´a pas été
vaincue, la victoire ne compte pas ; elle donne l´exemple d´une paranoïa de masse et invente
le délire de trahison4. » N´est-il pas notable que Freud fonda plus tard son étude princeps sur
la paranoïa à partir du cas Schreber, haut magistrat de la cour d´appel de Saxe, qui décrivit sa
maladie dans ses Mémoires ? Le lien entre les crises de Schreber et son accession à des postes
importants dans la vie publique a été souligné par différents commentateurs. Si Schreber se
voyait enfanter une nouvelle humanité en devenant la femme de Dieu, la paranoïa politique
légitimée par une effusion populaire identificatoire « à un seul et même objet mis à la place
de l´idéal du moi » (ainsi que Freud décrit la formation des foules politiques) est davantage
qu´une particularité nosographique personnelle et met en cause toute la structure du lien
social moderne en posant aussi la question de son fondement matériel.

Affubler Poutine d´un diagnostic de paranoïa épargne de se demander sur quel terrain un
homme « fou » (au sens ordinaire de perte de raison ou même de perte de bon sens) peut se
retrouver dans la position qui est la sienne. Loin de proposer ici l´examen psychiatrique des
hommes d´État, il faut plutôt se demander comment une telle position est favorisée par les
conditions matérielles objectives. Après tout, la question se pose tout autant avec les partisans
de Trump prenant d´assaut le Capitole qu´avec un Poutine envahissant l´Ukraine. Ce n´est qu
´à la faveur de certains paranoïas politiques qu´on peut peut-être étudier celle qui informe à
bas bruit l´ordinaire de la « vie démocratique ». La représentation politique entérine à chaque
3
Discours de la Présidente von der Leyen à la plénière du Parlement européen sur l´agression de l´Ukraine par
la Russie, 1er mars 2022. En ligne : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/speech_22_1483
4
Sigmund Freud, « Manuscrit H » (joint à la lettre du 24 janvier 1895), dans Lettres à Wilhelm Fließ, Paris,
PUF, 2006, p.14.
scrutin le transfert de la capacité politique dans les mains d´un ou plusieurs élus opérant dans
une sphère séparée. Comment ne favoriserait-elle pas la tendance paranoïaque de l´individu
opposé à un pouvoir qui lui paraît lointain et inaccessible, tout comme celle d´un gouvernant
qui se sent menacé par des masses parfois incontrôlables ? Ce n´est pourtant pas la menace
réelle ou imaginaire de destitution ou de répression qui fonde cette structure. Elle se fonde sur
cette dépossession politique primordiale, menée au nom d´une souveraineté populaire
abstraite et des idéaux dont il faut la nourrir, sans jamais mettre en question le mouvement
réel de la forme sociale. Car le moteur de ce mouvement est au cœur de l´individu : « L
´individu-citoyen n´est molécule de souveraineté que dans la mesure où il se livre
inconditionnellement, sur le plan socio-économique, aux formes évolutives de la fin en soi
irrationnelle du capitalisme et, en ce sens, s´opprime lui-même5. »

Lorsque Poutine veut faire revivre une grande Russie plus tsariste que soviétique, n´oublions
pas que cette référence était aussi celle de Boris Eltsine et qu´il existe en Russie un
nationalisme ancien et profond, qui d´ailleurs explose aussi – applaudi de tous les côtés –
chez le peuple ukrainien défendant sa patrie. Le soutien européen à cette identification
patriotique est particulièrement clair, au nom de la défense nationale. Si l´impérialisme d
´expansion est devenu tabou dans les conditions géopolitiques présentes, il représente
cependant le fond historique d´instauration du capitalisme, lequel porte aussi en son sein le
développement d´un État d´exception permanent que Robert Kurz baptise « impérialisme d
´exclusion », comme résultat historique achevé de la même « structure d´exclusion
incluante » en voie de fluidification.

Poutine rappelle à l´Europe ses propres démons, comme une figure grimaçante du passé, dans
un monde dont l´impérialisme se poursuit désormais sous des formes modifiées. Il ne s´agit
plus d´expansion territoriale mais de sécurisation par tous les moyens d´un l´impératif de
valorisation dont la base est toujours plus mince. C´est en cela que Poutine rompt avec les
nouvelles règles du jeu. « Tourné vers l´extérieur, l´impérialisme sécuritaire et visant la
mainmise sur les matières premières qui est celui d´une culture minoritaire globale aussi
inflexible qu´intrusive et qui n´a, malgré ses prétentions à tout vouloir contrôler, qu´un intérêt
partiel et ponctuel au reste du monde, cet impérialisme ne peut, par sa nature, constituer lui
aussi qu´un aspect particulier de l´"l´impérialisme collectif en idée". Au moins tout aussi
important est l´intérêt de la part des centres occidentaux à s´isoler contre la "déstabilisation"
sociale engendrée par l´inutilité capitaliste de larges pans du globe et de leur matériel
humain6. »

La nouveauté est que depuis au moins deux ans, les dirigeants semblent prendre la mesure du
fait que certaines urgences doivent pouvoir ajourner provisoirement celles de l´économie, et
ceci même à une échelle planétaire. Serait-ce que l´impératif de valorisation est passé au
second plan ? Il s´agit toujours des intérêts bien compris de l´économie. Comme on se
précipite toutes affaires cessantes au chevet d´un moribond, la crise du capitalisme oblige les
dirigeants à redoubler d´interventions palliatives pour sauver un fonctionnement qui craque
de tous les côtés. Il sera toujours plus nécessaire aux masses en mal d´idéal de focaliser leur
attention sur des objets d´identification ciblés élevés à la dignité d´une cause planétaire qui
justifient l´impérialisme sécuritaire. Loin que tout le monde soit paranoïaque (car il ne s´agit
pas ici d´un diagnostic généralisé ni d´un type psychosocial), on pourrait dire que la
« structure d´exclusion incluante » est paranoïsante en ce sens qu´elle alimente la projection
des impuissances individuelles à enrayer la crise, sur une toute-puissance faussement
5
Robert Kurz, Impérialisme d´exclusion et état d´exception, Paris, Éditions Divergences, 2018, p. 56.
6
Ibid., p. 14-15.
attribuée à des individus ou des catégories d´individu. Mais il y aura aussi sans doute de plus
en plus de vrais paranoïaques pour accepter le rôle de faire consister cette structure partagée.

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