Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en philosophie
pour l' obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)
FACUL TÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAV AL
QUÉBEC
2008
Résumé
Les progrès récents de la technologie moderne, alimentés constamment par une
~echerche scientifique orientée et rentabilisée par cette même technologie, sont indéniables
et incontournables. Néanmoins, en ce début du XXI e siècle, peut-être serait-il salutaire de
réaliser qu'un gouffre énorme d' incompréhension s' est creusé entre l' activité
technoscientifique et la réflexion philosophique, plus particulièrement en ce qui concerne le
questionnement éthique. Pourtant, ces deux disciplines, la science et la philosophie, sont
nées ensemble et ne peuvent exister pleinement que l'une avec l' autre.
Avant de tenter une quelconque réconciliation, un constat est nécessaire: toute
philosophie s'élabore à partir d'un présupposé, d'emblée accepté et justifié. Le véritable
doute absolu est un leurre que chaque philosophe doit reconnaître, on ne philosophe jamais
à partir de rien, une motivation basée sur une certaine conviction est toujours à l' origine
d'une philosophie. Reconnaître et assumer le présupposé d'une démarche philosophique est
le gage du sérieux de cette démarche.
Le présupposé de la démarche d' une «philosophie de la motivation », est l' intuition
principale de la psychanalyse, qui se résume à : Les raisonnements et les comportements
humains ont souvent à leur source des motivations irrationnelles et/ou inconscientes. Il ne
s'agit pas ici d' analyser, de déconstruire ou de reconstruire une des écoles
psychanalytiques, mais de laisser guider notre démarche par ce présupposé.
Trois ingrédients permettent et motivent le souci éthique: la logique de la causalité,
l'expérience personnelle et collective et un aspect irrationnel que l'on peut reconnaître plus
particulièrement dans le désir de mimétisme des héros des récits mythiques. La forme
éthique que l' on retrouve dans les mythes est celle du dépassement de l' ego, dont les
manifestations les plus pertinentes sont celles de l'humilité et de la compassion.
Cela dit, le souci éthique dans le cadre la recherche scientifique s' inscrit dans une
perspective particulière, celle d'un «nous» responsable, et capable de jugement, de la
communauté scientifique. Pour que la responsabilité morale, ce qui rend le travail donateur
de sens et non aliénant, ait réellement sa place dans l' activité scientifique, l' apprentissage
de l' interrogation éthique doit faire partie du curriculum de formation ~u scientifique.
Avant-Propos
Je tiens à remercier
Le Professeur Miklos Veto pour ses commentaires pertinents sur les fondements
philosophiques de cette thèse, et pour avoir accepté à la dernière minute de sièger sur le
comité d' évaluation.
Le Professeur François Tournier, pour son éclairant cours sur Freud de l'automne 2005.
Dettes philosophiques
Toute philos~phie est une continuation, celle-ci comme les autres, l'honnêteté et
l 'humilité intellectuelle exigent que soient reconnues ici certaines dettes philosophiques
que cet ouvrage a contractées en cours de chemin.
Les voici:
Merci à Platon (et à Pythagore), pour la notion d' effort.
Merci à Kant, pour la notion de pertinence.
~erci à Schelling, pour la notion d' assurance.
1 (Zeus:) «Depuis longtemps je voulais vous faire savoir des choses au sujet des philosophes, ( ... ). Il Y a en
effet depuis peu une classe d' homme qui prolifère et qui sont insolents, paresseux, aimant se quereller, ayant
des opinions peu fondées , irascibles, quelque peu gourmands, un peu sots, stupides, débordant d' orgueil et,
selon ce que dit Homère: « un vain fardeau de la terre ». Ces gens-là se sont divisés en factions et imaginent
divers discours labyrinthiques. », Lucien de Samosate, Icaroménippe, 28, trad. fr. Y. Larochelle, 2005
(inédite).
Table des matières
Résumé .............................................................................................................................. i
Avant-Propos ............................................................................................................. :..... ii
Table des matières ............................................................................................................ v
Introduction ...................................................................................................................... 8
Chapitre 1 : Philosophie de la motivation ....................................................................... 28
1. La motivation: approches psychologiques et leurs limites .................................... 30
a) Définitions psychologiques de la motivation ..................................................... 31
b) Théorie des pulsions (<< drive») de Clark Hull. ................................................. 34
c) Théories de l ~ excitation ...................................................................................... 35
d) Théories du conditionnement à la récompense .................................................. 37
e) Théorie de la motivation d'Abraham Maslow ................................................... 38
f) Théorie de l'attribution cognitive de l' accomplissement de Bernard Weiner .... 39
g) Théories psychobiologiques et biobehavioristes ............................................... 41
h) Théories psychanalytiques ................................................................................. 44
i) Conclusion: les confins de la psychologie et l'orée de la philosophie .............. 45
2. Définitions relatives à une philosophie de la motivation ....................................... 45
a) La conscience, le soi, l'ego, la raison, la volonté ............................................... 46
b) La motivation, l'affect, le désir, l'angoisse, l'acte ............................................. 47
c) Les adjoints de la volonté: l'affect et l'intellect ................................................ 53
d) L'altérité et la pensée: se reconnaître dans l'autre et dans le monde ................ 54
e) L'absence de motivation, le découragement, le désespoir ................................. 56
f) Les impondérables incontournables ................................................................... 58
3. Essai de typologie de la motivation ........................................................................ 67
a) Motivation à ressentir (71auxw) .......................................................: ................. 68
b) Motivation à connaître et à comprendre (yLyVWaKW) ...................................... 70
c) Motivation à se justifier (èHKULW) ..................................................................... 72
d) Motivation à persister en se transmettant (È71L~ÉVW/~)Lublbw) ........................ 75
4. La transformation de la motivation en acte concret ............................................... 77
a) Processus de transformation de la motivation en action .................................... 78
b) Le facile, le difficile (et le projet) et l'impossible dans l'acte ........................... 82
5. Essai de typologie de la transformation de la motivation en action ....................... 84
a) L'acte physique et l'acte cornrnunicationnel (EQyov/i\6yoç) .......... ~ ................ 85
b) Le jugement ,: le raisonnement et la décision (KQlULÇ) ...................................... 87
c) Le souci envers les motivations et transformations à venir (cpQOVTlÇ) ............. 90
d) La contemplation (8EWQla) ..............................................'.................................. 92
Chapitre II : Motivation du souci éthique ...................................................................... 96
1. Les défis éthiques contemporains ...... ~ ................................................................... 98
a) L'éthique personnelle ....................................................................................... 100
b) L'éthique sociale: l'éthique du travail ............................................................ 102
c) Les débats éthiques contemporains .................................................................. 104
d) L'impasse d'une éthique strictement issue du dogmatisme religieux ............. 113
e) L'impasse d'une éthique strictement rationnelle et universelle ....................... 115
f) L ' impasse d'une éthique strictement logique et scientifique ........................... 119
VI
La philosophie est l 'acte de vouloir rendre compte de ce monde dans lequel nous
sommes pris, soi et autrui, et l 'acte de réfléchir à comment s 'en déprendre pour ensuite
pouvoir ressaisir lé monde avec une certaine sagesse et une certaine conviction.
La philosophie serait un ébat de soi dans le monde et un débat avec l' autre sur ce
monde, ébat qui parfois se meut en un combat pour tenter de sauver une valeur qui apparaît
préférable ou une conviction que l' on ressent plus juste. La philosophie ne serait donc pas
l' acte de comprendre, d' argumenter ou de "répondre, qui ne sont que des étapes ultérieures
et possiblement facultatives, mais plus fondamentalement elle est l' art de chercher une
façon satisfaisante de se rendre compte de la réalité. La philosophie est ce point d' appui par
lequel on peut se soulever hors de soi pour ainsi se comprendre, comprendre le monde et la
présence d' autrui dans le monde," et elle est ce point d'entrée qui permet de revenir en soi
pour vivre ce monde avec autrui.
On ne peut donc pas, a priori, éliminer de l' exercice de la philosophie les émotions, les
intuitions, les convictions ou la contemplation. On ne peut pas non plus affirmer un
caractère uniquement rationnel, argumentatif, sémantique ou logique de la philosophie,
affirmations réductrices qui résument peut-être le mieux les grands tourments de la
philosophie du XXe siècle. Heureusement, cette époque est révolue, le nouveau siècle
exigeant une réouverture radicale de l' horizon philosophique, par les défis politiques,
économiques, éthiques, spirituels et scientifiques qu' il nous pose. Mais encore faut-il que
9
cette réouverture ne soit pas un retour du balancier, qui ferait sombrer la réflexion
philosophique dans des excès inverses à ceux commis récemment en la privant justement
de la raison, de la logique, de la rigueur et de l' esprit scientifique.
Comprendre un article scientifique ou technique se résume normalement à le lire et à
comprendre ce qui est écrit, ce qui nécessite une connaissance précise et complète du
domaine d' expertise touché. Le langage scientifique est précis et direct, sans périphrases,
figures de style ou fioritures, ce qui est une de ses grandes forces , mais aussi une de ses
faiblesses puisqu' il ne permet de rendre compte de certains aspects du réel, et contourne, ou
minimise, ce qu' il y a d' émotifs ou de spirituels chez l' homme.
La lecture d' une œuvre philosophique ne peut se résumer de la même façon. Dans
l' œuvre de philosophie, il faut premièrement repérer ce qui relève de la démarche
intellectuelle du philosophe et ce qui relève de ses convictions, de ses émotions et de ses
soucis, sans oublier les embûches de style et d' enjolivement littéraire fréquents chez les
auteurs érudits. Il ne s' agit donc plus simplement de comprendre ce qui est écrit et pourquoi
l'argumentation est bâtie de telle ou telle façon, mais il faut savoir situer le texte vis-à-vis la
longue tradition philosophique, diversifiée et souvent contradictoire, et la situation
sociologique et politique contemporaine à l'auteur. Et le travaille de lecture philosophique
ne s' arrête pas là, il faut aussi pouvoir saisir ce qui est omis, et surtout pourquoi tel thème,
telle hypothèse ou telle facette de la pensée ou de l' être humain a été escamotée par
l ' auteur. Comprendre une œuvre philosophique exige donc une grande érudition englobant
l' ensemble de la tradition, qui dépasse en ampleur la simple spécialisation technique sur un
sujet précis, en plus de .requérir la capacité d' introspection qui permet de ressentir assez
d' empathie avec l'auteur pour saisir ce qui a motivé son œuvre, sans parler de l'intelligence
distincte et particulière nécessaire à toute pensée originale.
La tâche semble donc immense, voire impossible, et c'est pourtant ce qui est exigé du
lecteur de philosophie voulant non seulement comprendre ce qu' il lit mais aussi participer
véritablement à la tradition philosophique par ses propres écrits, ce que seulement quelques
individus à chaque siècle ont pu réaliser, non seulement en saisissant l' ensemble du
mouvement de la pensée philosophique, mais aussi en y contribuant significativement pour
les siècles à venir.
10
plus empIrIque que théorique, plus démonstrative que spéculative et plus rationnelle
qu' émotive. Au cours du XXe siècle, la pensée, et non seulement la pensée philosophique,
est devenue un phénomène essentiellement langagier, au sens où la façon de dire sa pensée
et la manière de la propager revêt une importance grandement magnifiée par rapport à la
nature du propos ou à l' intention qui est à son origine.
De même, l' importance de la communication en philosophie a connu un grand essor
pendant cette même période, on peut même avancer que les grands progrès récents de la
philosophie sont principalement des progrès dans le domaine de la philosophie de la
communication et du langage. La philosophie, discipline qui se pratiquait selon une
dialectique extrêmement asymétrique chez Platon, puis comme un exercice purement
solitaire de description et de spéculation sur la réalité pour Aristote, Thomas d'Aquin,
Descartes, Kant, Hegel ou Heidegger, est aujourd'hui devenue une activité d' interlocuteurs
et de discussions en séminaire; en groupe, en colloque et par échange d'articles spécialisés.
Cela est fantastique, car il n' y a pas de meilleure manière de penser que par le partage de la
pensée, mais il y aussi un écueil possible dans cette reformulation de la philosophie,
l' écueil de l'éparpillement des voix individuelles dans le vent de la cacophonie des
multiples discussions spécialisées.
Ce passage du «je pense que» à un «je dis que ... qu'en pensez-vous? » comporte en
effet des avantages certains sur l'ancienne manière, plus monastique, de philosopher. Il
permet une communication de la philosophie pendant son élaboration et non comme la
diffusion d' un produit fini. Ce qui élimine ainsi grandement le danger de se perdre dans un
univers philosophique secret et solipsiste, ayant peu de contact avec ce qui importe de la
réalité quotidienne des hommes, et surtout cela favorise l'évolution d' une véritable
communauté philosophique semblable à la communauté scientifique l , où les théories et les
démonstrations ne commencent vraiment à exister qu'après dans leur partage et leur
acceptation.
Mais malgré cet accent sur la communication, le monde de la philosophie, et même le
monde plus restreint de la philosophie du langage, semble tout aussi désuni et disparate que
1 Bien que l' expérience montre assez clairement la désunion manifeste de la communauté des philosophes, si
on la compare à la communauté des scientifiques, on peut tout de même constater l' existence de groupuscules
philosophiques, basés sur la langue, la nationalité ou sur les écoles philosophiques, plutôt que d'une véritable
communauté philosophique couvrant tous les horizons, conceptuels et linguistiques, de la philosophie.
. 12
2 Sur ce qui allait devenir la philosophie analytique du langage, Max Horkheimer écrivait d' ailleurs déjà en
1947 : « Language has been reduced to just another tool in the gigantic apparatus of production in modern
society. Every sentence that is not equivalent to an operation in that apparatus appears to the layman just as
meaningless as it is held to be by contemporary semanticists who imply that the p urely sy mbo/ic and
operational, that is, the p urely senseless sentence, makes sense. Meaning is supplanted by f unction or effect in
13
permis, et même nécessaire, d' y réintégrer l' indéterminé, l' ineffable et le mystère qui fait
de la vie humaine quelque chose ne se résumant pas entièrement à la logique, au physique,
et au biologique. La philosophie a la responsabilité de la cohérence et de la transparence et
elle doit combattre l' obscurantisme, le fanatisme ou le dogmatisme aveugle. Mais elle a
aussi la responsabilité d' embrasser tout l' être humain, autant dans ce qu'il est de clair que
dans ce qu' il est d'obscur.
Un constat déterminant, que l 'histoire de la philosophie semble nous permettre de
pouvoir affirmer, c' est que toute démarche philosophique repose initialement sur un
présupposé3 , avoué ou non. Il est impossible de philosopher «à vide», sans point de
départ. Bien sûr ce point de départ est touj ours aux yeux du philosophe initiateur une
évidence, ou à tout le moins une certitude personnelle, mais ce présupposé est une
condition nécessaire et suffisante, pour reprendre le langage des logiciens 4, à la pensée et à
l' action philosophique. Reconnaître et assumer le présupposé d' une démarche
philosophique est déjà un gage de l' intégrité de cette démarche.
Le véritable «doute absolu» est un leurre que chaque philosophe se doit de
reconnaître, il y a toujours derrière chaque argumentation philosophique une conviction
profonde qui n' a jamais été ébranlée, jamais vraiment mise à l'épreuve. Descartes et Kant
n' ont jamais vraiment renoncé à la divinité avant de commencer à philosopher, Husserl n' a
jamais vraiment renoncé au monde avant de le mettre entre parenthèses, le premier
Wittgenstein ou le jeune Bertrand Russell n' ont jamais vraiment remis en question la
validité de la logique formelle. Cet état de fait n'est pas une faiblesse de la philosophie,
the world of things and events. », Horkheimer, M. , Eclipse of Reason, The Continuum Publishing Company,
Londres, New York, 2004, p. 15.
3 Bien que cousins au point de vue du sens, le présupposé philosophique dont il est question ici n ' est pas à
confondre avec la notion de « paradigme scientifique» de Thomas Kuhn, (Kuhn, T.S., La structure des
révolutions scientifiques, trad. fr. L. Meyer, Champs-Flammarion, Paris, 1983, p ; 29 et suivantes). Alors que
celui-ci se veut « l' esprit scientifique du temps», le présupposé philosophique doit toujours se vouloir
différent, ou plus précis, que les opinions et les préjugés de la contemporanéité où il baigne. La norme du
travail philosophique est toujours une réirivention et une remise en question, une révolution scientifique est un
fait d' exception dans l'exercice quotidien de la science.
Le présupposé philosophique se distingue également du « vocabulaire fmal des métaphysiciens» que le
philosophe américain Richard Rorty oppose à l'activité philosophique des «ironistes» qui trouvent leur
inspiration morale dans la critique littéraire. Car si le philosophe se voit dans l'obligation de se choisir un
présupposé lors de sa démarche intellectuelle, cela ne l' empêche pas d' en être parfaitement conscient, de
philosopher en conséquence et de reconnaître et de respecter les présupposés des autres philosophies. (Voir
Rorty, R. , Contingency, irony, and solidarity, Cambridge University Press, Cambridge, 1989, principalement
la deuxième section sur « l' ironisme ».)
4 Et se faisant, en présupposant la validité de la logique en philosophie ...
14
mais bien sa plus grande force et une de ses conditions d' existence, car c'est ce qui lui
permet de parler de ce que les autres sciences ignorent, c' est-à-dire des idées et des
convictions les plus profondément ancrées dans le psychisme humain, qui sont souvent
ultimement indémontrables ou inexplicables.
Le présupposé qu'un philosophe choisit comme base de son argumentation ou de sa
narration est ce qui lui semble de plus évident, de plus palpable de la réalité et de plus
immédiat pour la pensée, mais qui est aussi susceptible d' être accepté comme primordial
par le lecteur, l' auditeur ou l' interlocuteur de sa philosophie. Un parcours philosophique
qui ne saurait être clairement partagé, communiqué, critiqué et possiblement enseigné n'est
plus vraiment du domaine de la philosophie, et ne saurait se différencier du rêve, de la lubie
ou du délire narcissique.
Ceci revient à énoncer un présupposé crucial, qui devrait être à la base de toute
philosophie:
Une philosophie doit être communicable.
Elle ne doit pas être qu' une impression, un instinct, une image mentale, une intuition
ou un pressentiment, et bien qu'elle puisse être motivée par ceux-ci elle doit être
exprimable par la parole, la gestuelle, l'image et l' écrit. Une philosophie est donc toujours
essentiellement « symbolique» 5, autant dans ses présupposés que dans ses développements.
Idéalement, elle ne devrait pas non plus se contredire elle-même ponctuellement ou
globalement, mais ériger la non-contradiction comme présupposé absolument nécessaire de
la philosophie serait affirmer l' universalité d'une présupposition de la logique en
philosophie, ce qui serait hardi et possiblement-restrictif à ce point de notre enquête 6 .
Il est donc posé ici d'entrée de jeu comme présupposés à valeur axiomatique que le
sens soit possible en philosophie et que celui-ci soit exprimable et transmissible
symboliquement entre les êtres humains. Refuser ou réfuter ce présupposé équivaudrait à
rendre impossible la continuation de notre démarche philosophique, voire de toute
démarche philosophique.
5 Par symbole, on retient principalement la défmition de Ernst Cassirer: «Par forme symbolique, il faut
entendre toute énergie de l 'esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un signe
sensible concret et intrinsèquement adapté à ce signe. », E. Cassirer, Trois essais sur le symbolique, trad. fr. J.
Carro, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 13.
6 Car la logique comme sa sœur dans le monde physique, la causalité est du domaine de la conscience, et
rien ne force l' inconscient, par exemple, à être logique ou causal dans sa manifestation.
15
On peut, sans jamais penser faire l'unanimité sur le sujet, classer les présupposés
philosophiques des principaux courants historiques de la pensée en trois grandes familles
thématiques. Premièrement, les philosophes métaphysiques, tels Platon, Thomas d'Aquin
ou Kant, qui présupposent une réalité métaphysique déterminante pour l'homme 7,
inaccessible par la démarche empirique, mais connaissable par la raison (du moins par la
raison « pratique »). Deuxièmement, les philosophes esthétiques, dont le meilleur exemple
est probalement Nietzsche 8, qui montrent un goût marqué, et déterminant pour leur pensée,
pour un idéal essentiellement esthétique, et même artistique. Et troisièmement, les
philosophes rationnels, tels Husserl, principalement dans ses premières œuvres logiques et
phénoménologiques, et les philosophes analytiques du :xxe siècle, qui présupposent la
suffisance de la logique, de la raison analytique et, dans une certaine mesure, de la
démarche scientifique pour aborder le monde, monde constitué par les données des sens et
du langage, et les évènements reliés à la prise de conscience de ceux-ci. Ces trois familles
sont, à nos yeux, sur un pied d'égalité de légitimité philosophique, et on ne tentera pas d' en
glorifier une ou d'en dénigrer une autre.
La démarche de « philosophie de la motivation» entreprise dans cet ouvrage essaie,
bien sûr, de dépasser ces présupposés, car la philosophie au même titre que la science ou les
arts, est toujours une tentative de dépassement du déjà connu vers l' inconnu. Et son
présupposé, car il en faut un, devra donc être à la fois métaphysique, esthétique et rationnel,
espérant ainsi combler les carences des philosophies ne se limitant qu'à un de ces trois
aspects, sans pour autant devenir vide ou frivole en tentant d'embrasser trop largement la
réalité. Reste à déterminer précisément quel présupposé philosophique permettrait de
réaliser cet objectif ambitieux.
7 Le Dieu chrétien pour Thomas d'Aquin, le Dieu « nécessaire au bonheur » de la Critique de la raison
pratique pour Kant et les « formes pures» et le monde des âmes pour Platon. Formes pures redéfinies de la
façon la plus convaincante par Alfred Whitehead à l'époque contemporaine: «Accordingly, by way of
employing a term devoid of misleading suggestions; 1 use the phrase 'eternal object' for what in the preceding
paragraph of this section 1 have termed a 'Platonic form '. Any entity whose conceptual recognition does not
involve a necessary reference ta any definite actual entities of the temporal world is called an 'eternal
abject '. » Whitehead, A.N. , Process and Reality, The Pree Press, New York, 1978 p. 44.
16
notre portée. Mais cette clef est largement ignorée par ces trois disciplines, car elle
n' appartient pas ni au domaine de la philosophie, ni au domaine des sciences exactes, ni au
domaine du religieux, mais touche pourtant à tous à la fois, à travers le langage, la
signification des mots et des symboles 9 et des actes de communication.
Cette clef pouvant servir à une réunification symbolique des différentes activités
donatrices de sens pour l' humanité se retrouve principalement dans les théories, et de façon
secondaire dans les résultats cliniques, de la psychologie analytique moderne, se
concentrant plus particulièrement sur l' aspect anthropologique de description du psychisme
humain que sur les tentatives thérapeutiques de soulagement de maladies mentales. Ne se
résumant pas .à la psychanalyse freudienne et aux idées ses nombreux . successeurs
dissidents, cette piste doit aussi inclure une analyse philosophique de ces théories et de ces
. découvertes empiriques sur l' esprit conscient et sur l' inconscient de l' homme et de
l' influence qu' elles exercent sur la façon dont l' homme se conçoit lui-même et appréhende
le monde qui l' entoure.
Le présupposé choisi par .cette philosophie de la motivation est que la philosophie ne
peut plus ignorer dans son exercice l' apport de la psychologie moderne, principalement la
méthode psychanalytique de S. Freud, la psychologie analytique de C.G. Jung et la
psychologie de la motivation de Paul Diel 1o . Il ne s'agit évidemment pas pour la
8 On connaît le fort instinct artistique de Nietzsche, même après sa rupture avec Wagner et sa dévotion un peu
caricaturale pour la Carmen de Bizet.
9 La"tentative de réunification des horizons langagier, mythologique et scientifique à travers la notion de
« symbole» par Ernst Cassirer est un des efforts philosophiques les plus louables du siècle dernier.
Malheureusement, peut-être à cause de l' ampleur de l'entreprise et de son inachèvement, elle n' a pas su faire
« école ». Le présent travail se veut un rappel et une humble forme de renouvellement du projet cassirien.
Voir Cassirer, E. , La philosophie des formes sy mboliques 1. Le langage, trad. fr. O. Hansen-Love et J.
Lacoste, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique,
trad. fr. J. Lacoste, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, La philosophie des formes symboliques 3. La
phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C. Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, The Philosophy
of Symbolic Forms: Volume 4, The Metaphysics of Symbolic Forms, trad. ang. J. M. Krois, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1996.
10 Un glossaire de défmitions sommaires sur les théories psychologiques de S. Freud, CG. Jung et P. Diel est
annexé à la fin de l'ouvrage (Annexe 1). Si les thèmes et les concepts qui y sont traités ne sont pas
axiomatiques dans l' argumentation de cette thèse, ils en sont certainement une influence importante et une
principale source des argumentations orientant cette démarche philosophique. Les différences théoriques
irréconciliables entre ces trois différentes écoles psychologiques montrent bien l'ambiguïté, et la richesse, du
psychisme humain et l' impossibilité, du moins actuel, de s'en tenir à un système rationnel rigide et logique
pour le décrire. Malgré cet état de fait, le psychisme (incluant la conscience et l'inconscient) est une partie
importante du phénomène humain que le philosophe ne peutignorer ou juger négligeable dans son activité de
raisonnement. L ' Annexe 1 est donc en quelque sorte une pré-introduction essentielle à la compréhension des
chapitres qui suivent.
17
philosophie d' utiliser les découvertes de la psychologie comme des fondements de type
métaphysique, ou encore ~oins comme des axiomes «scientifiques» à la base d' une
philosophie, mais bien de prendre conscience des implications philosophiques du simple
fait, assez universellement reconnu et accepté aujourd'hui, que les actes de la conscience, et
surtout les actes de la pensée, sont affectés par des pulsions inconscientes Il .
L' intention d' une philosophie de la motivation n ' est pas de reprendre, d' analyser de
déconstruire ou de reconstruire les discours d' une ' ou de plusieurs des écoles de
psychanalyse. L' intention d' une philosophie de la motivation est de prendre comme
présupposé, car il en faut un à toute philosophie, une intuition inspirée de la démarche
psychanalytique, qui se résume le plus succinctement et le plus précisément à :
Les raisonnements et les comportements humains ont souvent]2 à leur source des
motivations irrationnelles et/ou inconscientes, et grâce à, ou malgré, cet état de fait l 'être
humain a besoin de sens et le recherche dans sa vie, dans sa communauté et dans le monde
qu 'il habite.
Ainsi, ce présupposé soutient que même si une argumentation, ou une démonstration,
est rigoureusement logique dans ses prémisses autant que dans ses conclusions; la
motivation qui y mène peut avoir pour origine, partiellement ou complètement
inconsciente, un désir, une pulsion, un instinct, une conviction ou une émotion irrationnelle.
Il Il est pertinent de rappeler ici la mise en garde de Maurice Merleau-Ponty sur la portée philosophique de la
psychanalyse par rapport au matérüdisme ou au spiritualisme: « Quand nous disons que la vie corporelle et le
psy chisme sont dans un rapport d 'expression réciproque ou que l'événement corporel a toujours une
signification psychique, ces formules ont donc besoin d 'explication. Valables pour exclure la pensée causale,
elles ne veulent pas dire que le corps soit l'enveloppe transparente de l 'Esprit. Revenir à l 'existence humaine
comme au milieu dans lequel se comprend la communication du corps et de l 'esprit, ce n'est pas revenir à la
Conscience ou à l 'Esprit, la psychanalyse existentielle ne doit pas servir de prétexte à une restauration du
spiritualisme. », Merleau-Ponty, M. , Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, pp. 186-187.
12 La nuance introduite par le mot « souvent» a été retenue ici pour bien souligner qu'il n'est pas trivial de
poser l'argument philosophique, ou psychologique, que les actes rationnels sont toujours motivés initialement
par les désirs, les pulsions ou les convictions. L' inverse est également défendable, comme le fait dans un
ouvrage récent (Rationality in Action) le philosophe analytique John R. Searle, qui affirme que les actions
vraiment rationnelles ne sont, au contraire, jamais causées par les désirs ou les convictions, mais sont plutôt
accomplit à travers trois « brèches» (en anglais « gap») entre la situation et la décision, entre la décision et le
passage à l'acte et durant l'acte lui-même. Brèches qu' il associent à ce que l' on appelle classiquement le libre
arbitre, et qui permettent la « création» de raisons indépendantes des désirs pour nos actions (Searle, J.R. ,
Rationality in Action, Massachussets Institute of Technology Press, Cambrige, 2001 , pp. 12-14 et chap. 3 et
6). Vu l' état actuel des connaissan,ces en neurobiologie et en psychologie (voir la section 1 du chapitre 1 de ce
travail), il est cependant tout à fait légitime de poser la thèse, conforme à notre présupposé philosophique, que
la motivation même de Searle d' écrire cet ouvrage est d' origine inconsciente. Car pourquoi voudrait-il tant
défendre l' indépendance de la raison devant les désirs et les pulsions, sinon en suivant un désir émotif ou une
conviction profonde, tous deux ayant possiblement des aspects totalement inconscients pour lui.
18
La raison, consciente ou non des convictions, des intuitions et des émotions qui la meuvent,
se met alors à chercher un sens qui est une justification de l' existence, non simplement pour
se comprendre elle-même, mais comme sa manière propre d' être. Chaque résultat rationnel
rendu conscient appelant par la suite, ou attendant, une autre motivation issue de
l' inconscient pour remettre en marche le processus d' activité mentale et physiologique.
Cette « intuition psychanalytique» de la relation entre la pensée consciente, l' activité
humaine et le travail de l' inconscient chez l '·être humain ·-s ' exprime différemment chez les
différents «pères» et praticiens de la psychologie analytique. Les trois définitions sur
l' activité de l' inconscient qui sont privilégiées pour guider notre démarche sont celles de
Freud, Jung et Diel :
13 Psychologue allemand (1851-1914), connu pour sa théorie «esthétique» du concept d ' empathie
]6 Diel, P., Psy chologie de la motivation, Payot, Paris, 2002, pp. 28-29.
]7 En 2005 est paru en France le collectif d'ex-psychanalystes, d'historiens, de psychologues, de médecins et
de philosophes Le livre noir de la psy chanalyse, qui se voulait une attaque virulente et une critique défmitive
du freudisme et de ses vertus thérapeutiques. Cependant, les soixante-quatorze mini-essais qui constituent ce
livre se résument aux critiques « classiques», scientifiques et philosophiques, de la psychanalyse, à des
doutes historiques, reposant souvent sur des lettres de Freud lui-même, sur la guérison douteuse de certains
patients présentés dans l' œuvre freudienne, à des spéculations épistémologiques sur le bien-fondé des bases
théoriques de la psychanalyse et à des éloges quasi-promotionnels pour les .techniques de thérapies
psychologiques dites comportementales et cognitives, relevant des théories behavioristes. Bref, aucun de ces
nombreux essais en-soi ne discrédite l' idée psychologique et « anthropologique» d'un inconscient influençant
la pensée · consciente et pouvant être affecté par celle-ci, ou encore l'idée que l' inconscient puisse
communiquer avec la conscience selon un langage onirique et symbolique qui lui est propre. Tant qu' aux
vertus « curatives» de la psychanalyse, il s'en trouve probablement autant de promoteurs que de détracteurs,
autant du côté des praticiens que des patients (la position adopté dans ce travail est que, tout comme dans le
domaine de la physique nucléaire, l'incapacité à maltriser techniquement complètement un phénomène n' en
affecte en rien la réalité concrète). Malheureusement pour les auteurs de ce collectif, soixante-quatorze
attaques impertinentes ne constituent pas une attaque pertinente. (Le livre noir de la psychanalyse, sous la dir.
de C. Meyer, Les arènes, Paris, 2005.)
20
La critique neurologique tient au fait que l'on peut ramener, ou réduire, tous les
phénomènes mentaux à des processus physiologiques et neuronaux au niveau du cerveau,
sur une base matérialiste et scientifique. Les développements récents de l' imagerie
médicale ont permis d' associer de nombreuses sensations, activités ou problèmes mentaux
à des zones précises du cerveau, laissant entrevoir la possibilité éventuelle de coordonner
entièrement les proc.e ssus mentaux à des phénomènes biochimiques dans le cerveau 18. La
prolifération de nouveaux médicaments pour traiter les troubles mentaux, de la dépression à
l'obsession, avec un succès indéniable malgré la présence fréquente d' effets secondaires
indésirables, est une indication favorable à une telle possibilité.
Dans un tel contexte, les théories psychanalytiques sur l'inconscient peuvent être
réduite à une grossière approximation très imagée de processus physiologiques encore mal
comprit. Cette critique de la psychanalyse est pertinente, mais encore immature, car tant
que la physiologie et la neurologie n ' expliqueront pas d' un point de vue biochimique les
désirs, le fonctionnement de la pensée, les rêves, les intuitions qui amène de nouvelles idées
ou les troubles de la personnalité insoluble par la pharmacopée, les théories
psychanalytiques doivent être considérées comme valables et admissibles, bien
qu' appartenant peut-être plus au domaine de la spéculation métaphysique qu' au domaine de
la science 19 • Bien que de nouvelles découvertes puissent changer cet état de fait dans un
avenir plus ou moins éloigné, la neurologie médicale tente actuellement de proposer des
théories expliquant les phénomènes mentaux qui seraient démontrées expérimentalement,
ce qui supplanterait et rendrait caduques les théories psychanalytiques, mais elle n ' y est pas
encore parvenue.
La critique interne de la psychanalyse à cause du foisonnement souvent contradictoire
de ses détails théoriques peut être résumé par un argument de Karl Jaspers datant de 1931 ,
dans La situation spirituelle de notre époque:
La critique de Jaspers est pertinente, et il est effectivement impossible pour l' instant
d ' aboutir à une description décisive ou à une .formulation précise de l' organisation
psychique soutenue par l' ensemble des psychologues et par l' expérience clinique. Mais
cette critique est aussi applicable telle quelle à toute les approches spéculatives sur le
psychisme et des phénomènes mentaux en philosophie, d ' Aristote à Nietzsche et par la
suite. La réflexion de l ' homme sur l' homme a toujours été un miroir imparfait où la raison
peine parfois à voir des contours précis, souvent parce que la réalité n ' est pas une quantité
exactement mesurable et parfaitement compréhensible. En ce sens, on retiendra de Jaspers
qu' il ne faut pas prendre la psychanalyse comme une certitude, du type d ' une certitude que
1 + 1 = 2, ou même du type de certitude que le Soleil paraîtra fort probablement demain
matin à l' aube.
Mais même dans ce contexte d ' absence de certitude théorique, il est tout à fait justifié
de prendre le phénomène à la base de la spéculation psychanalytique, la relation de la
conscience à un inconscient dépassant l' emprise de la volonté, comme un concept théorique
valable reposant sur l' observation de l' appareil psychique humain. Quant à la « vanité » de
la psychanalyse de toujours répéter les mêmes choses, elle n ' est certainement pas la seule
idéologie à avoir ce défaut, c' est même une des caractéristiques de base d ' une idéologie
moindrement valable et originale de se répéter et de mériter qu' on prenne compte de ces
répétitions.
Dans un autre ordre d' idées, Jean-Paul Sartre dans L 'être et le néant, souhaite un
dépassement de la psychanalyse empirique freudienne en réclamant une «psychanalyse
existentielle », encore à venir, mais possible et déjà présagée dans certaines biographies,
comme celles de Flaubert et de Dostoïevski, et qui court-circuite carrément le concept
d ' inconscient :
20 Jaspers, K. , La situation sp irituelle de notre époque, trad. fr. 1. Ladrière et W. Biernel, Desclé de Brouwer,
Paris, E. Nauwelaerts, Louvain, 1951 , p. 179.
22 .
Cette critique de la psychanalyse empIrIque de Freud par Sartre est tout aUSSI
inopérante que celle de Jaspers, mais pour une raison très différente, et en un sens beaucoup
plus cinglante. Ce n' est pas la fragilité de l'édifice théorique psychanalytique qui est ici
remis en cause, mais bien sa base empirique clinique. En déplaçant l'horizon originel de la
psychanalyse du constat clinique vers une spéculation ontologique, comme le sa mont~e
« Encore n' avons-nous pas épuisé tous les paralogismes qui orientent
pratiquement la cure dans le sens d'une oedipianisation forcenée, trahis?n
Deleuze et Guattari ne rejettent pas l' idée d' inconscient de ' Freud ou de Jung mais
veulent la rénover, la rendre conforme à une réalité matérialiste et marxiste, qui est la seule
définition possible de l' homme pour eux. Rien dans le discours de l'Anti-Œdipe n' invalide
les spéculations freudiennes sur les bases d' une saine ouyerture d' esprit philosophique
réfractaire aux systèmes achevés et fermés, et rien n' empêche intellectuellement de préféré
le « produit original» au produit dérivé et amalgamé que propose les auteurs, d' autant plus
que celui-ci est mélangé à une sauce idéologique elle-même suspecte en raison d' une forme
de refus intrinsèque d' admettre son propre fondement hautement spéculatif26 .
Considérant que l' intuition de la psychologie analytique résiste aux attaques:, parfois
justifiées, mais jamais dévastatrices, de ses différents édifices théoriques, le présupposé
philosophique s' en inspirant est à la base de l' élaboration des différentes thèses qui
apparaissent .au cours des trois chapitres qui suivent. Comme ·ce présupposé est accepté
d' emblée, ce qui est la nature d'un présupposé philosophique, il est souvent utilisé en
arrière-plan de l' argumentation· sans qu' on fasse explicitement référence. Il n' est pas donc
pas souvent fait état de l'inconscient, de l' irrationnel et de la psychanalyse dans ces
chapitres, mais ces concepts doivent toujours rester présents à la mémoire du lecteur pour la
bonne compréhension de la démarche.
Le pari de cette philosophie de la motivation est la conviction que la rationalisation à
outrance de concepts philosophiques abstraits ne peut mener qu'à un éloignement de la
réalité de l' existence humaine qui est à la fois un phénomène en partie irrationnel et un
phénomène complexe autant au niveau de l' organisation de l' individu qu'au niveau des
interactions sociales et culturelles entre les individus. Une philosophie qui se voudrait
humaine, et donc relative au phénomène humain, ne peut donc se faire réductrice ou trop
pointue, pas plus qu'elle ne peut se réfugier dans de lâches généralités. Elle est condamnée
à assumer courageusement la complexité et la totalité27 de son objet.
La finitude de l 'homme n' est pas que spatiale et temporelle, sa raison elle-même est
finie et limitée, ne pas le reconnaître, ou la subsumer selon un quelconque Logos Infini,
mais humainement accessible, serait une erreur. Ce qui ne veut pas dire que la raison soit
impuissante face au phénomène humain, mais elle doit simplement reconnaître
l' irrationnel, l' intuitif, l' émotif et l' inconscient, pour parvenir à une véritable connaissance
de l' homme et du monde, à une forme de connaissance qui vise toute la réalité du
phénomène au lieu de se complaire dans des limites prédéfinies qui la défigurent et la
restrei gnent.
Reste donc à confronter cette finitude de la raison devant l'homme tout en restant
raisonnable, reste à argumenter rationnellement l'irrationnel sans glisser vers la poésie,
l' aphorisme, la banalité, la pétition de principe ou l'aporie. Reste à relever le défi de la
philosophie. Le travail qui s' amorce ici ne se veut ni spécifiquement épistémologique ou
encore éthique par définition, il se veut être une investigation philosophique. Une
« enquête» qui parcourt les rivages et les contrées de la philosophie, de la psychologie, de
27 Pari qui est une continuation de la démarche philosophique amorcée par Ernst Cassirer dans sa Philosophie
desformes symboliques, elle-même continuation de l'entreprise phénoménologique hégélienne: « Pour Hegel
la phénoménologie devient le p~ésupposé primordial de la connaissance philosophique, qui doit embrasser la
totalité des formes de l 'esprit, totalité ne pouvant selon lui devenir visible que dans le passage d 'une forme à
l 'autre. La vérité est le « tout» - mais ce tout ne peut s 'offrir d 'un seul coup et doit au contraire être déployé
progressivement par la pensée selon son propre mouvement intime et conformément au rythme de ce
dernier », Cassirer, E. , La philosophie des form es symboliques 3. La phénoménologie de la connaissance,
trad. fr. C. Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 8. .
25
la science, et parfois même de la religion, peut-être plus encore au sens de l' enquête
d' Hérodote que de celles de Hume.
. !
26
les choquer, mais aussi sans se faire ignorer? On aimerait bien ici voir apparaître ici une
solution claire, limpide et révolutionnaire à ce dilemme fondamental de la philosophie. On
sera déçu.
Dans les pages qui suivent, on se contente de marteler, comme tous les autres, sans
plus. Tous les problèmes (les clous) se ramèneront à quelques concepts développés d'entrée
de jeu dans le discours (le marteau). Certains y verront un marteau bien fragile, d' autres un
vieux marteau repeint différemment, d'autres encore un nouveau marteau, soit très utile ou
encore très redondant.
Peu importe. Le but de l'exercice n' est pas de surpasser la «philosophie à coups de
marteau », qui est de toute façon la seule façon que l'on connaisse de philosopher, mais
bien de rendre compte de la réalité en philosophant. Rendre compte d' « une» réalité à
défaut d' être dépositaire de celle de tous, le plus honnêtement et le plus clairement possible,
en espérant que le lecteur bienveillant daigne y voir quelques étincelles de justesse et même
y voir, poussant l'audace à son maximum, quelque chose qui ressemble à de la vérité. Car
c' est « une» philosophie de la motivation qui est construite, et non « la » philosophie de la
motivation.
Tout au long de ce parcours de martèlement, il y aura de nombreux pièges à éviter et
bien des philosophies, d' abord profanées, à se réapproprier pour s' en faire des amis et des
. témoins de notre démarche. Définir le martèlement philosophique autrement serait
inacceptable, car il ne p~océderait plus de l'étonnement, du 8avr.-ui(ELV originel du premier
philosophe et, on peut l'espérer, de celui du dernier philosophe, s'il faut un jour en venir
jusque-là.
Voici donc dans les pages qui suivènt le marteau de cette philosophie de la motivation.
Ce n' est ni le marteau, ni la philosophie, ni même les motifs qui sont à leur origine qui sont
vraiment importants. Ce qui importe le plus dans cet acte philosophique, comme dans tous
les autres, c' est de le communiquer, de le discuter et de le raffiner. Si cette communication
doit se faire à coups de marteau, il est souhaitable que son effet soit juste assez percutant et
juste assez prudent. Juste assez fort pour attirer l'attention et juste assez mesuré pour ne pas
assommer le lecteur. Et surtout juste assez intéressant pour qu'on daigne y répondre.
29 Le terme « âme» est utilisé ici au sens de l'esprit humain dans son ensemble comprenant la conscience et
l' inconscient, et non au sens d' un dualisme corps/âme ou d 'une « substance » spirituelle ultra-matérielle, bien
que J' existence d' une telle substance n ' est ni affIrmée, ni niée.
29
par habitude, mais aussi à dessein dans des buts précis. On reconnaît ce pouvoir et ce
vouloir de décision et d' action chez tous les êtres humains dont l'état de santé physique et
psychique le permet, et les soins médicaux ou psychologiques prodigués à ceux qui
semblent incapables de motivation personnelle visent justement le retour ou le
développement de cette capacité.
Choisir la motivation comme point de départ d'une démarche philosophique n' est donc
pas réducteur, d'un point de vue anthropologique et c' est même le seul point de vue
possible pour l' être humain, le seul point de départ philosophiquement acceptable puisqu' il
ne comporte aucune connotation relative à une « école» philosophique. La motivation chez
l'homme n' est pas physique, métaphysique, matérialiste, positiviste, spiritualiste ou
scientiste, elle est un donné de ce qu' est l' être humain, cet animal qui tend instinctivement
et rationnellement, et aussi inconsciemment, à la survie et qui recherche consciemment le
sens de la vie en lui, chez ses semblables et dans le monde.
Élaborer une philosophie de la motivation n' est donc pas faire une ontologie ou une
anthropologie systématique. C' est une construction, que l' on veut prudente, visant la
compréhension de l'homme dans le monde parmi ses semblables, aussi empirique que le
permet l' état actuel des connaissances sur l' esprit humain, aussi spéculative que l' exige une
philosophie qui se veut un reflet un tant soit peu fidèle de la réalité concrète. Cette
construction est aussi anthropocentrique que se doit d' être un raisonnement de l'homme sur
l'homme et le monde. Il n'y a pas de but visé a priori par cette philosophie, si ce n' est une
sorte d' accord harmonieux entre la rigueur intellectuelle du scientifique, l' émotivité du
poète, la sympathie du généreux, la lucidité du philosophe et l' é~erveillement de l' esthète
qui résident tous quatre en tout être humain de bonne volonté.
Suivant une démarche similaire, mais différente dans sa forme , à celle de Gilbert
Durand, le disciple de Gaston Bachelard, une philosophie de la motivation sait
pertinemment que « Il ne s 'agit de rien d 'autre, pour suppléer au déterminisme de type
causal que l 'explication utilise dans les sciences de la nature, que de trouver une méthode '
compréhensive des motivations. »30 Car suppléer au mode de pensée logique et scientifique
n' est pas le remplacer, le dénigrer ou le dépasser, mais bien proposer un horizon
30 Durant, G., Les structures anthropologiques de l 'imagination, Bordas, Paris, 1969, p. 28.
30
La psychologie ne prétend pas à un savoir exact sur le psychisme qui serait d' un type
comparable à celui de la géométrie ou de l'arithmétique. Utilisant l' approche méthodique
des sciences naturelles, elle ·tente sobrement de recenser, de déchiffrer et d' expliquer la
phénoménalité des actes mentaux et des comportements humains, sans inscrire ceux-ci au
préalable dans un quelconque système philosophique, anthropologique ou ontologique.
De par leur nature complexe et variable, la pensée et l' agir des hommes ne se laissent
pas aisément circonscrire et, donc, les tentatives d' explications psychologiques de la
motivation ont plus souvent le caractère d' intéressantes hypothèses que celui de
conclusions définitives. Une théorie universellement reconnue du psychisme, qui aurait
reçu la même acceptation que la théorie de la relativité d' Einstein, par exemple, n' existe
toujours pas en psychologie. Toutefois, comme dans tous les domaines de la connaissance,
l' effort qui mène de la constatation à l' essai d' explication n' est jamais un processus vain, et
le fonctionnement de l' esprit humain devient progressivement de moins en moins nébuleux,
malgré les fausses pistes et les erreurs d' interprétation qui sont survenues au cours des
décennies.
L' entreprise psychologique se distingue nettement de l' entreprise philosophique par
plus que seulement sa méthode d'enquête scie~tifique et son utilisation des autres sciences
comme l' anatomie ou les statistiques. Contrairement à la philosophie, la psychologie ne
tient pas à conserver un sens précis ou une quelconque unité dans la généralité, elle se
limite à constater et à tester des hypothèses, avec une rigueur et une rationalité ne souffrant
aucune incartade. La philosophie est autre, elle est un eff<?rt tout aussi louable, mais qui ne
31
31Beek, R.C. , Motivation, Theori.es and Principles (5 e édition), Pearson Education-Prentice Hall, Upper
Saddle River, 2004, p. 3.
32
déterminisme absolu, qu' une certaine liberté existe dans nos choix et que notre « esprit »
exerce réellement un contrôle volontaire sur les actions posées par notre corps). Cette
vision d' une motivation hédoniste n' est peut-être pas absolument universelle et valide pour
tous les individus dans toutes les situations, mais présente certainement le caractère d' une
généralité assez répandue pour en faire une hypothèse scientifique attrayante.
Deux grandes idées principales gouvernent le concept psychologique de motivation. La
première est celle de l'homéostasie, qui veut qu' un organisme vivant recherche un équilibre
stable, et que des stimuli sont envoyés au cerveau lorsque cet équilibre est en danger. Le
signal de la faim, par exemple, motive l' individu à manger pour retrouver son équilibre
physiologique. La deuxième idée derrière la motivation est celle du but à atteindre. Sans la
présence d' un déséquilibre physiologique, l' individu agit de façon à préserver à long terme
son équilibre, en tentant d' obtenir un emploi rémunérateur, par exemple 32 . Ces deux idées
sont essentiellement la même, mais l'une posée du point de vue purement réactif, et la
deuxième "du point de vue pro actif.
L' approche psychologique de la motivation examine donc à la fois des caractéristiques
internes aux individus, tels «l'instinct» ou «les pulsions», de même que des facteurs
extérieurs à ceux-ci, comme « la récompense » ou « l'incitatif», ces derniers étant souvent
normalisés selon les critères culturels propres à chaque société, de façon à exercer un
minimum nécessaire de contrôle pour ie maintient de la vie sociale33 .
La psychologie se refuse cependant de définir une « nature humaine» qui ne saurait
qu' une énumération, bien peu respectueuse de l'anthropologie, des vertus et des vices
qu' on devrait s'attendre de trouver chez tout homme. L'erreur fatale à éviter en ce sens est
celle de tomber dans un réductionnisme grossier qui assimilerait l'être humain à un rôle
d' automate répondant à des stimuli externes ou à des pulsions instinctives non voulues. Le
problème de la motivation dans son ensemble est complexe, car devant tenir compte en
même temps de m~ltiples facteurs, soient autant celui de la portée des actions d' un agent
autonome sur son environnement, que des conséquences de la réponse de cet
environnement, que des phénomènes de la mémoire, des émotions ou des processus de
32 Ibid., p. 25.
33 Evans, P., Motivation and Emotion, Routledge, Londres et New York, 1989, p . 4.
33
décision34 • La tâche est immense et doit inévitablement être découpée selon une méthode,
toute cartésienne, qui tente d' expliquer le simple pour parvenir à expliquer le complexe.
Dans cette optique, et d' un point de vue plus proche de la biologie, la motivation se
définit en psychobiologie de ' façon essentiellement physiologique. Suivant cette approche
du comportement, on tente de déterminer les causes génétiques, nerveuses, voire
endocriniennes, des agissements, en basant ses théories à la fois sur la connaissance de
l' anatomie et la biologie humaine et sur les observations d' autre type d' animaux. La théorie
darwinienne de l' évolutio.n joue un rôle prépondérant dans ce domaine, car, selon son
principe de base, toute caractéristique du vivant devrait pouvoir se traduire en terme
d' adaptation et de survie de l'individu et aussi, selon certaines écoles, de l'espèce, ceci
incluant l'existence de stimuli .menant l' être humain à poser différents types d' action35 .
Trois types de théories psychologiques concernent le fondement émotionnel de la
motivation, car se sont bien les émotions qui font en sorte qu'un but est subjectivement
jugé comme agréable ou désagréable. Les théories dites «discrètes» lie directement
certaines émotions clairement définies, telles la peur ou la joie, à des motivations et des
actions, par exemple la peur mène l'individu à fuir. Les théories dites « dimensionnelles»
divisent les émotions en deux types, plaisantes et déplaisantes, et la motivation pousse
l' individu à rechercher les premières et à éviter les' secondes. Finalement, les théories dites
« cognitives» visent l' appréciation qui est faite d'une situation, qu'elles soient plaisantes
ou déplaisantes, et les motivations qui y ont mené 36 • Ces différentes approches se
recoupent, et leur usage dépend de la si~uation psychologique étudiée, elles sont d' ailleurs
souvent utilisées conjointement. En définitive, les liens entre émotions et motivation sont
évidents et indiscutables, même si difficile à systématiser, et le fait qu'il est pratiquement
impossible de caractériser objectivement les émotions, même en mesurant très précisément
la tension des muscles faciaux ou la fréquence cardiaque, et de déterminer les motivations
autrement que par les actes qui en découlent rend ce type de théorisation hautement ambigu
et difficile.
expérimentaux avec des animaux, expériences impliquant souvent des rongeurs, des
manettes ou des labyrinthes, de la nourriture, ou de la-privation de nourriture, et des chocs
c) Théories de l'excitation
À la même époque où la théorie de Hull est tombée en défaveur dans les milieux
académiques, au milieu des années 1950, une autre théorie psychologique de la motivation
basée sur les émotions, et principalement sur les concepts d'excitation ou « d' activation », a
38 Note: L' auteur tient ici à souligner que même si des résultats pertinents peuvent découler de
l' expérimentation médicale ou psychologique sur des animaux vivants, celle-ci pose des problèmes éthiques
importants qui semblent trop souvent rapidement ignorés par les expérimentateurs.
39 Ibid. , pp. 157-161.
36
commencé à faire des adeptes. Sa base physiologique est l' observation que toutes les
stimulations, incluant les stimuli sensoriels, sont relayées à travers l' aire réticulaire du
cerveau (situé dans sa partie centrale inférieure). Il s' en suivit une théorisation générale de
l' excitation tentant d' expliquer non seulement la vigilance et l'inattention, mais aussi
certains aspects du comportement.
La formation réticulaire est ainsi posée comme le centre homéostatique des excitations
et, incidemment, des émotions. Cette idée est attrayante, car elle permet de relié de façon
assez directe la manifestation des émotions à des mesures neurophysiologiques assez
directes, entre autres sous différentes circonstances précises, comme le manque de
sommeil. Malheureusement, les mesures actuelles, par électroencéphalogrammes, ne
montrent aucune corrélation définitive entre l' intensité de l' activité réticulaire et le degré
d' appréciation subjectif de l' excitation par les individus testés 41 .
Cette théorie, très prometteuse à ses débuts, a aussi dû être abandonnée après
l' observation de réponse à peu près normale aux stimuli chez des animaux ~ont l' aire
réticulaire avait été détruite 42 et que d' autres aires du cerveau peuvent être tout aussi
importantes pour l' excitation, menant à penser que le système neurologique produise
plusieurs.types différents, directs ou .comportementaux, d'excitation43.
En fait, le principal défaut des théories de l' excitation est possiblement
épistémologique, en ce sens que l' excit~tion comme telle est un concept psychologique, et
non une forme d' explication causale44 . Tenter d' expliquer la motivation des réactions et des
actions par l' excitation du système nerveux est conceptuellement similaire à expliquer
l' acte de se nourrir par l' occurrence de la faim sans vraiment rien connaître du système
digestif, nerveux, cardio-vasculaire, etc. La psychologie moderne se retrouve
malheureusement souvent dans cette situation difficile où les extrêmes sont relativement
bien connus et compris, mais que ce qui les relie est trop nébuleux pour permettre d' établir
des liens causals. On sait assez bien comment décrire une réaction de rage, et aussi assez
bien comment décrire un neurone, mais le chemin qui mène de l' observation de l' un à
l'autre est pour l' instant très embrumé.
Dès le début du XXe siècle, avec les travaux de Edward Thorndike, et par la suite de
B.F. Skinner dans les années 1950, s' est développée la théorie psychologique qu' une
activité quelconque, si elle est gratifiée par une récompense plaisante, sera associée de
façon « renforcée» au plaisir et donc plus apte à être répétée. De nombreuses expériences,
impliquant des cages, des rats, des singes ayant une ou l' autre main lié, des leviers ou
autres tâches mécaniques, et, surtout, des «renforcements positifs », comme de la
nourriture par exemple, ou négatifs, comme des chocs électriques, ont démontrés assez
clairement que si une récompense est prodiguée (ou une punition épargnée) rapidement
après un comportement, ce comportement sera assimilé et répété beaucoup mieux que sans
la présence de renforcements 45.
Chez l' homme, cette association entre comportement et renforcement positif ou négatif
est encore plus versatile. Ainsi, après avoir été conditionné un certain nombre de fois par
des félicitations ou des remontrances, un enfant apprendra à dire «s ' il vous plaît » et
« merci» dans plusieurs types d' activités très différentes, mais ayant des caractéristiques de
base semblables, comme la présence d' un parent devant lui prodiguer un service46 .
Ces théories du conditionnement à la récompense schématisent des principes
pédagogiques plusieurs fois millénaires concernant la punition des enfants lorsqu' il se
comporte de façon .in~cceptable et leur gratification pour des bons comportements. Elles
peuvent également expliquer, dans une certaine mesure, le système pénal, qui punit les
criminels (quoique dans ce cas précis le ~(renforcement négatif» ' survienne souvent très
longtemps après la faute). Mais ses applications restent néanmoins assez limitées, c' est-à-
qire que dans les cas où le comportement d' un individu est directement sous la tutelle d' une
autorité supérieure. Bien que plusieurs activités humaines se produisent essentiellement
sous la menace d' une punition ou dans l'espoir d' une récompense, bien des actes ne
répondent pas à ces critères. La performance artistique ou philosophique, par exemple,
Dans le milieu des années 1950, le psychologue Abraham Maslow (1908-1970) a été à
l' origine d' une intéressante théorie du comportement humain basée sur une hiérarchisation
des besoins psychologiques de l'homme, et donc de ses principales sources de motivation.
Partant du thème classique de l' homéostasie, Maslow place au nombre des besoins
primaires les besoins physiologiques et les besoins de sécurité élémentaire : besoin de
nourriture, de protection et d' assouvissement sexuel. Viennent ensuite les besoins
« sociaux» d' appartenance et de se sentir aimé. Finalement, en haut de la hiérarchie se
situent les besoins d' estime de soi et de ce qu' il appelle « l'actualisation de soi », c' est-à-
dire le fait d' atteindre son plein potentiel en tant qu' être humain et acquérir ainsi une
certaine sérénité à propos -de sa propre pertinence au sein du monde, ce qui peut prendre des
formes très diverses, allant de la fondation d' un foyer familial à la réussite athlétique,
artistique ou professionnelle48.
Maslow propose une série de critères différenciant les besoins prImaIreS (<< lower
needs »), les besoins physiologiques, des besoins secondaires (<< higher needs »), soit les
besoins à caractère plus social. Par exemple, les besoins secondaires n' apparaissent que
chez les espèces les plus développées, alors que même la plante a besoin d' une forme de
nourriture, seul l ' homme cherche l' actualisation de soi. Aussi, les besoins secondaires sont
beaucoup moins impératifs, et peuvent même être dispensés chez plusieurs individus
47 Les six stades du développement moral selon Kohlberg peuvent être résumés ainsi : après l' obéissance,
vient l' intérêt personnel, la conformité sociale, l'acceptation personnelle de l' ordre social, la découverte du
relativisme et du compromis social et, finalement, l'autonomie, ou l'universalité, morale. Voir Kohlberg, L. ,
The Psychology of Moral Development, Harper & Row, San Francisco, 1984.
48 Maslow, A.H. , Motivation and Personality, Harper & Row New York Evanston et Londres, 1970 pp. 80-
92.
39
peinant à combler leurs besoins primaires 49. Maslow propose aussi des considérations
thérapeutiques, remarquant que la psychothérapie ne peut être utile que pour les cas où ce
sont les besoins secondaires qui sont frustrés. Il recommande aussi au philosophe de
l'éthique d' examiner de près son échelle des besoins psychologiques 5o.
Maslow reconnaît cependant lui-même les limitations de la psychologie de son époque
(circa 1954) et propose une série de mesure pour y remédier, notamment une redéfinition
du rôle culturelle de la psychologie, lui permettant, entre autres, l' invasion des horizons
religieux, et exigeant une révision complète de l'enseignement de la psychologie 51 . Si elles
ont été passablement influentes dans les cercles psychologiques, les idées de Maslow non
néanmoins pas mené à la réforme radicale qu' il avait escompté, et en bout de ligne sa
hiérarchisation des motivations humaines ne s' est pas imposé, ni théoriquement ni
empiriquement (les motivations secondaires d' un kamikaze relativement sain d' esprit, par
exemple, ne se reflètent en rien sur l' échelle de Maslow, car ignorant les besoins
physiologiques primaires de survie pour combler des besoins secondaires idéologiques). Sa
théorie s'est cependant trouvé une niche où elle prend tout son sens dans la psychologie du
travail en entreprise, où les motivations menant à des promotions successives semblent
combler des besoins de moins en moins primaires et de plus en plus secondaires, suivant
assez fidèlement l' échelle de Maslow 52 .
Suivant la lignée des travaux de Henry Murray sur le besoin d'accomplissement, dans
les années 1930, et de David McClelland sur le renforcement du besoin d'accomplissement
et de son élève John Atkinson sur l'estimation de la probabilité de succès, dans les années
1960, Bernard Weiner propose vers 1972 une ambitieuse théorie de la motivation basée sur
l' attribution des causes de l'accomplissement et de l' échec 53.
Sa théorie incorpore tous les aspects étudiés par ses prédécesseurs, soit conjointement
les causes· perçues du succès, les caractéristiques de la pensée causale et les expériences
émotionnelles relatives à l'accomplissement ou à l'échec. Systématiquement, il classe les
malheureux d' un individu pour le bien d' un groupe comme une conséquence de
l' adaptation évolutive, sont possiblement une avenue de recherche prometteuse, ayant été
négligée et parfois même ridiculisée au XXe siècle, pour parvenir à une explication
biologique des communautés humaines en général et des sous-communautés, comme les
communautés religieuses 62 .
Selon le « biobehaviorisme », une approche un peu différente de la psychobiologie et
plus strictement darwinienne, les actes motivés, peut importe leur nature, ont pour but
d' obtenir une récompense, soit une forme quelconque de plaisir, incluant celui de la survie,
et le comportement peut se résumer à un apprentissage, à travers les stimuli externes et les
réponses internes, visant la maximisation optimale des aptitudes "menant à la survie
physiologique et à la stimulation agréable 63. Dans ce contexte, toute forme d' altruisme
revient à un échange social qui bénéficie ultimement à l' individu ou encore à la
perpétuation des gènes étant similaires aux siens. Par exemple, dans une étude chez les
chauves-souris vampires, on a constaté que des individus rassasiés ont parfois régurgité du
sang pour nourrir des individus affamés, formant ainsi un lien de réciprocité pouvant leur
être bénéfique, et même essentiel à la survie en cas de famine personnelle 64 .
Cependant, les tentatives d'étendre cette théorie strictement biologique et
évolutionniste aux êtres humains sont moins convaincantes. Par exemple, pour expliquer
les sacrifices commis par les participants au programme « Médecin Sans Frontières », on
suggère que le plaisir recherché est de l' ordre du sixième stade d'actualisation de soi de
Kohlberg 65 , et que même si les dangers pour l'intégrité personnelle sont grands, la
récompense est adéquate en terme de satisfaction personnelle. Ou encore que l' altruisme
procure un statut social privilégié, ce qui contribue grandement à la survie, et ultimement à
profiter-de la sélection naturelle 66 . Ces explications sont plausibles, mais si difficilement
vérifiables qu' un peu stériles.
Les approches psychobiologiques et biobehavioristes ont fait d'importants progrès au
point de vue scientifique depuis quelques décennies, et certaines découvertes et théories
62 Voir spécialement: Wilson, D.S., Darwin 's Cathedral: Evolution, Religion, and the Nature of Society,
228-232.
64 Ibid. , pp. 213-214.
65 Kohlberg, L. , op. cit.
44
mèneront sans aucun doute à des méthodes psychologiques thérapeutiques. Cela dit, ces
sciences sont encore loin des problèmes traités en philosophie éthique ou politique, où la
motivation des actes ne peut, à ce stade de nos connaissances, être subsumée par une
compréhension physiologique des systèmes nerveux et des mécanismes d'évolution
biologique. En fait, il convient de considérer avec une grande prudence l' apparition ~e
concepts purement biologiques, comme les gènes ou la sélection naturelle, pour expliquer
les phénomènes sociaux. Le champ du vivant considéré comme organisme et l'organisation
sociale humaine n' étant pas nécessairement propice au mutatis mutandis théorique.
h) Théories psychanalytiques
Pour mener à bien une quelconque entreprise philosophique, un piège à éviter est
certainement de tomber dans la confusion quant à l'utilisation spécifique de termes du
langage courant. Pour conjurer ces ennuyeuses confusions, les principaux termes des
hypothèses et des .argumentations philosophiques qui suivent doivent d' abord être définis
clairement, quitte à ce que leur utilisation devienne différente, ou plus restreinte, que dans
des contextes et des systèmes idéologiques différents.
46
La conscience est le lieu de la pensée rationnelle, des émotions, des intuitions et des
sensations67 . La conscience cohabite dans l'âme humaine avec une partie inconsciente du
psychisme. Cet inconscient est actuellement indéterminé et indescriptible, au-delà des
simples constatations qu'il existe et qu' il semble être à la source de désirs humains, de
certaines poussées émotionnelles et, dans certains cas, de pathologies psychologiques 68 .
Le soi est le siège de la conscience. Le soi est le domaine que la conscience considère
comme étant sous son emprise 69 . L'ego est le centre émotif du soi, qui peut être affecté à la
fois par des désirs et des souvenirs, survenant possiblement de l' inconscient, et par la prise
de conscience des événements du monde ambiant. La raison est le centre rationnel du soi,
par lequel procèdent les raisonnements et les tentatives d' explications causales du monde.
La volonté est la partie consciente du soi étant le guide, souvent rationnel mais parfois aussi
émotif, menant à l'acte 7o • On peut donc considérer, sans en faire une définition trop
rigoureuse, le soi, ou l' âme, comme la somme de la volonté, d'un aspect rationnel, la
raison, et d'un aspect émotionnel, l' ego, tous trois caractérisés par la conscience.
L' activité humaine, que ce soit la simple survie ou la recherche subséquente de confort
ou de connaissance 0l:lla quête spirituelle et artistique, est mue par la volonté des individus,
qui répond ~ux appels des instincts et des désirs en façonnant intellectuellement différentes
réponses à ces appels. Et bien que la coexistence humaine en communautés partageant une
culture ait conditionné et normé la plupart de ces réponses en actes permis, interdits et
possibles, l'originalité, le jugement et la liberté de chaque individu façonnent ultimement
l' activité volontaire. Le fait que· la majorité de nos actes nous semblent obligatoires ou
nécessaires, à cause de l' éducation ou des systèmes politiques et judiciaires, ne diminue en
rien l'horizon des possibles réponses humaines aux exigences de la vie. Agir autrement que
ce qui est prescrit, recommandé ou imposé par le « sens commun» que représente la norme
socialement acceptée est souvent absurde, naïf ou futile, mais sans la possibilité d' agir de
façon apparemment absurde, naïve ou futile à première vue, la VIe humaine serait
complètement stagnante et deviendrait alors réellement absurde.
La volonté n'existe que parce la liberté existe, que parce que le choix est possible pour
l' être humain. Le libre-arbitre, la capacité de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas
dire, est la condition de possibilité de la volonté. Si la question de l'existence objective,
matérielle ou spirituelle, du libre-arbitre (ou encore son assimilation à une illusion pour la
conscience) a une longue histoire philosophique et psychologique, le fin mot de l'histoire
demeure que l' être humain lui-même possède la conviction intime de pouvoir choisir, et
que de ce choix naît la volonté et ultimement la possibilité du souci éthique. La conviction
se définissant le plus simplement comme un désir récurrent cautionné par la volonté et la
raIson.
Les mouvements philosophiques du XXe siècle que l'on a appelés structuralisme ou
post-modernisme ou nihilisme, qui font de l'homme un produit et un prisonnier impuissant
de son environnement social et génétique, font fausse route sur ce point crucial. L'homme
est capable d'originalité et de dissidence, on le constate à chaque jour, et si la figure du
dissident est souvent péjorative, à l'image de la fougue et de l' insolence de l'adolescence,
elle est essentielle à l' expression et à la perpétuation de la volonté.
Être humain c' est être volontaire, et assumer cette volonté, parfois pour satisfaire des
désirs égoïstes, parfois pour répondre à des obligations morales intimes, est toute la mission
du soi conscient. Cette mission n'est envisageable et réalisable qu' à la condition d'accepter
d'examiner les questions que la vie nous pose et de refuser toute réponse trop définitive,
pour ne pas dire dogmatique, à ces questions.
Avant toute motivation, il y a une prise de conscience de soi, une prise de conscience
de la capacité de vouloir et de la liberté de cette volonté à se manifester en actes, à devenir
autre qu' elle n' est présentement. Parallèlement à cette prise de conscience, il y a la prise de
conscience d'une altérité, d'un monde extérieur, d'abord étrangère, et peuplée par autrui,
par des semblables à soi qUI ne sont pas soi. C'est le point de départ de la vie de la
conSCIence.
48
Ainsi, à la suite de Kant et Hegel, Cassirer efface encore un peu plus l'opposition entre
le subjectif et l'objectif. Ce monde que la conscience perçoit puis désire ensuite prendre en
elle est précisément aussi celui qu' elle porte déjà. Non en vertu de sa volonté ou d'un choix
purement conscient, mais sous l'impulsion d'une motivation inhérente à sa condition de
participant au monde de la vie et au monde d'autrui. L' acte est ce mouvement ultime,
pouvant se manifester sous de multiples formes , de la conscience vers l' altérité sous la
gouverne deJa motivation.
La motivation se manifeste sous plusieurs formes. Certaines sont orientées selon une
direction allant de l'altérité vers soi, ce sont les désirs de ressentir, d' expérimenter le
monde, puis éventuellement de le comprendre et de se l' expliquer. La motivation se
71 Dans ces derniers écrits, Husserl utilise justement l' expression allemande Lebenswelt, le « monde de la
vie ».
72 Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques 2. La p ensée mythique, trad. Er. 1. Lacoste, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, pp. 254.
49
manifeste aussi sous des formes allant de soi vers l' altérité, qui sont des désirs de se
justifier par rapport à ce monde et à l ~ autre , à se perpétuer dans ce monde, à le marquer de
sa manière propre et à projeter un éclairage venant de soi vers le monde. La motivation est
le moteur irrationnel et émotif qui, en affectant la conscience, mène à l' acte volontaire 73 .
La motivation est essentiellement et irrémédiablement téléologique, elle « pousse
vers ». La motivation sous toutes ses formes, cette visé à « sortir de soi », se transforme
concrètement en différentes catégories d' expérience humaine volontaire. Une motivation ne
devient vraiment elle-même que lorsqu' elle a mené à la décision de se transformer en
parole ou en acte ou en autre chose de concret sous l'action de la volonté. Paul Ricoeur
définit ainsi la motivation (le motif) dans sa Philosophie de la volonté:
«C' est la cause qui confère son sens à l' effet; la compréhension
procède de façon irréversible de la cause à l' effet. C ' est au contraire
l'essence d'un motif de n ' avoir pas de sens complet en dehors de la
décision qu' il invoque. »74
La motivation n ' est pas un fait donné impartialement à la conscience qui cause des
effets indépendamment de celle-ci, elle ne devient vraiment motivation, ne devient sensé,
que lorsqu' elle est transformée concrètement, dans la réalité, en une action. Une motivation
qui n ' engendre aucune action humaine n ' est qu' un spectre de motivation, une ébauche
incomplète, un germe qui doit encore se développer pour remplir l' exigence de sa définition
et mériter son nom.
Cette transformation de la motivation peut prendre plusieurs formes, se présente sous
plusieurs types. Un type crucial de transformation de la motivation est celui de l'action,
action physique d' abord, allant des gestes banals de la quotidienneté jusqu' aux actes
déterminants pour l' affirmation ou de négation de soi, de l'autre et du monde, actes
communicationnels ensuite, qui sont l' échange d' informations, d'idées et de sentiments. Un
autre type de transformation relève du jugement, du raisonnement et de la rationalisation de
soi et du monde. Un troisième type de transformation fait que la motivation devient souci
envers les motivations et les transformations à venir. La transformation peut aussi être de
73Le pendant « inconscient» de la motivation serait la pulsion freudienne (voir annexe 1).
74Rico~ur, P. , Philosop~ie de la volonté J .' Le volontaire et l 'involontaire, Aubier-Éditions Montaigne, Paris,
1967, p. 65.
50
La motivation vers l' autre n' est pas une activité rationnelle de la conscience, même si
c' est souvent la raison qui juge de la transformation en acte appropriée pour lui répondre.
La motivation est d ' abord une pulsion75 émotive, un désir, une manifestation de l' affect
humain.
Paul Ricoeur écrit que le désir est « l 'épreuve spécifiée et orientée d 'un manque actif-
c 'est le besoin ou affect actif -, éclairée par la représentation d 'une chose absente et
75Freud: « Nous découvrons donc l 'essence de la pulsion d 'abord dans ses caractères principaux: origine
dans des sources d 'excitation à l 'intérieur de l 'organisme, manifestation comme force constante; nous en
déduisons un de ses autres caractères: impossibilité d 'en venir à bout par des actions de fuite », Freud, S.,
Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Gallimard-Folio, Paris, 1968, p. 15.
51
des moyens pour l 'atteindre» 76. Il rajoute quelques lignes plus loin: «C 'est donc
l 'anticipation du plaisir qui donne l 'accent de la valeur à la pure représentation de
l 'absence. »77 On «veut» parce que l' alternative est insoutenable, ne rien vouloir c' est
l' éradication de la conscience, désirer c' est vouloir être. Nier le désir équivaut à nier la
conscience, ce qui est une alternative métaphysique envisageable, mais difficile à justifier,
surtout par rapport à son propre ego.
Règle générale, le désir est la volonté qui veut son bien-être et son plaisir, qui est
. souvent un signe de son accomplissement ou de sa pertinence. Le plaisir visé par le désir
est le gage d'une justification de soi-même, de sa propre existence. L' ego exige que le fait
d' être ici et maintenant soit plus qu' une possibilité quelconque qui a été réalisée, mais la
bonne chose, le bon choix, le bon état pour soi. S' il est possible de nier rationnellement la
quête de ce bien-être plaisant, de le qualifier d' artificiel, d' illusoire ou de menteur, il
semble pratiquement impossible de le refuser complètement, surtout par rapport à son
propre ego. Ce qui vient naturellement à l' esprit, peut importe la situation et les
circonstances, c'est la recherche d'un certain bien-être, d'une absence de déplaisir, et
supposer que ce désir soit menteur ou illusoire ou conditionné par des mécanismes
inapparents à la conscience est une entreprise apparemment vaine pour la simple raison
qu' on ne commande jamais complètement nos désirs, on ne fait souvent que les écouter, les
ignorer ou les endormir. Toute la démarche psychanalytique, aussi imparfaite et incomplète
soit-elle, repose sur ce simple constat, celui que l'homme est ultimement soumis à ses
désirs, et il n'est pas nécessaire d'avoir une très grande expérience de la vie pour s' en
convaIncre.
Concomitant aux désirs chez l'être humain s'agite aussi en lui l' anti-désir par
excellence, l'angoisse. L'angoisse, ce sentiment paralysant que Kierkegaard, Heidegger et
Paul Diel, entre autres, ont tenté de cerner, est ce frein à la motivation qui en même temps
lui confère son sens et sa valeur. L' angoisse n'est pas l'hésitation ou le doute devant un
choix, mais bien la paralysie, située à mi-chemin entre les plans émotif et réflexif, devant
l' irréversible et l' accompli. L' angoisse confère un sens à la motivation parce qu' elle lui
donne un sérieux et un aspect ,périlleux, que l' instinct, l' émotion ou la rationalisation ne
peuvent produire. C' est précisément pourquoi la motivation est le principal moteur du
comportement éthique chez l' être humain, parce que ·c' est l' origine de toutes les grandes
oeuvres et de tous les crimes 78.
Faire l' épreuve de l' angoisse, faire l' effort de la confronter, est en soi une donation de
sens. C' est un arrêt et une fixation nécessaire sur l' incompréhensible, l' inimaginable,
l' incommensurable pour discerner ce qui a un sens, ce qui résiste, ce qui persiste, ce qui
« veut encore» malgré cette angoisse. L' angoisse ne représente pas la sphère totale des
sentiments humains, ce n' est que la manifestation consciente d' une paralysie empêchant la
motivation de se développer et de se transformer concrètement. Mais si le frein de
l' angoisse se limite à cette donation de sens et empêche la motivation de se transformer en
acte, il annihile hi motivation, et l' angoisse donatrice de sens devient soudainement
étouffante pour le soi, devenu prisonnier de lui-même, qui ne peut plus « sortir » de lui-
même. Il y a chez l' être humain une fonction permettant de surmonter la paralysie de
l' angoisse, d' agir en dépit de celle-ci, et cette fonction est la volonté.
Schopenhauer, Nietzsche et Paul Ricoeur ont établi différentes déterminations de la
volonté rejoignant des aspects indéniables de cette fonction. Mais tout comme les
philosophes de l' angoisse n' ont jamais pu la définir par le simple usage de l' entendement,
la volonté elle aussi se soustrait à une détermination rationnelle. Elle est un impératif
venant de soi pour soi. On a confondu jadis la volonté avec le destin ou l' expression de la
dignité et de l' intégrité, et la psychanalyse a pu chercher sa source dans l' inconscient, mais
la volonté se refuse à être cernée, elle fuit l' encadrement et ignore même souvent l' appel de
la logique. La volonté est tout aussi indiscernable que la chose-en-soi kantienne, on la sent
individuelle, mais rien ne prouve qu'elle ne soit pas une et universelle. Une certitude
demeure pourtant, la volonté « nous incite à », elle nous fait dépasser le stade de l'angoisse
et fournit l' élan nécessaire, émotif autant que rationnel, pour procéder à la transformation
de la motivation en concrétude.
En résumé, la motivation est ce désir de soi à se reconnaître dans le monde à travers la
connaissance de l' autre, désir appelé à se transformer concrètement et à se manifester,
malgré un tiraillement continuel entre l'asphyxie de l'angoisse et le souffle la volonté.
La volonté oscille continuellement entre deux pôles pour orienter ses choix, ses
tendances et le sens selon lequel elle pose l' altérité. Ces deux adjoints de la volonté sont
l' affect, qui est la manifestation dè l'ego, touchant le monde intérieur et subjectif des
sentiments et des pulsions, suscitées ou inconscientes, et l' intellect, qui est la manifestation
de la raison, traitant du monde plus objectif et plus extérieur des raisonnements, des
argumentations et de la logique. Une saine volonté est rarement complètement subordonnée
à l'un ou l'autre de ces deux conseillers, de ces deux bal~ovéç, et chaque nouvelle
motivation, après une incubation angoissante plus ou moins longue et perturbatrice, passe
au tribunal de la volonté où s' affrontent, parfois amicalement et parfois en ennemis jurés,
l' affect et l' intellect. C' est à la suite de cette délibération que s' aiguillonne la volonté sur le
sort concret réservé à la motivation, et sur sa transformation en action.
Dans le contexte de réaction de la volonté comme suite à une motivation et à la phase
d'angoisse qui peut lui succéder, l'affect est ce creuset de l' ego où la question de la
recherche du bien-être est posée. Ce bien-être recherché est pratiquement toujours d'abord
personnel, souvent il implique les personnes qui sont chères, et parfois c'est même le bien-
être de l' ensemble de la communauté qui est visé. Ce bien-être n' est pas à confondre avec
cette quête morale grandiose que l' on a appelée « la vie bonne» dans l' Antiquité, mais le
bien-être très immédiat, très terre-à-terre du quotidien. Le soi veut d' abord une satiété, une
chaleur, un calme minimum, et il veut aussi la nourriture Spirituelle qu' est la présence
d'autres humains autour de lui. Dès que ce minimum de confort nécessaire à la survie et à
la vie est atteint, l' affect, loin de se contenter et de taire ses exigences, veut plus. Et sans
l' intervention de l' intellect, l' appétit de l' affect risquerait de deven~r à jamais insatiable et
insatisfait.
L' intellect, lui, amène au débat de la volonté des arguments plus froids, mais souvent
aussi plus convaincants et plus évidents, les arguments de la logique, du fruit des
raisonnements passés, de la conscience morale et de la prévision causale des événements à
venir. Et même si les exigences de l' intellect sont moins passionnelles, son appétit est tout
aussi intarissable à la longue, l' homme veut tout savoir, comprendre, tout contrôler.
Une saine hygiène du soi réside dans l' équilibre de la volonté dans la dialectique entre
l'affect et l' intellect. Ne chercher que la sensation mène à une perdition déraisonna~le , ne
54
chercher que la connaissance intellectuelle mène dans un gouffre stérile 79. L' idéal de la vie
volontaire, idéal toujours en mouvance, se situe donc dans un certain bien-être affectif et un
certain effort de quête intellectuelle. Pour ,certains, cet équilibre est atteint dans la recherche
de spiritualité, en suivant ou non les prescriptions des grandes religions, mais la recherche
de l'équilibre de la volonté n' est pas une question principalement théologique, c' est la
question de la transfonnation de la survie humaine en une vie humaine.
Dans cette quête individuelle d'équilibre volontaire entre l' affect et l' intellect, les
facteurs les plus détenninants ne sont pas sous l'emprise du soi. Ce qui nous permet de
. nous comprendre et de répondre à nos motivations vient de l' extérieur de la conscience,
c'est le monde que nous habitons et, surtout, les autres consciences avec lesquelles nous y
cohabitons. Ce que nous appelons la pensée, qui est la conscience qui prend conscience
d'elle-même, n' est alimenté, n'est encouragé et n' est motivé que par l'altérité. La pensée de
l' altérité est l' eXQXrl 80 présocratique par excellence.
« ... car c'est un même ce dont s' avise la nature des membres et pour
tous les hommes et pour tout, car ce qui prédomine est pensée. »82
- Parménide d 'Élée
Èorrt. vOT}~a. », XVI, 3-5, Parménide, Sur la nature de l 'étant, (bilingue grec-français) trad. fr. B. Cassin
Éditions du Seuil-Essais, Paris, 1998, pp. 114-115.
55
philosophie se séparant des mythes religieux, c' est peut-être plus dans leur ressemblance,
dans leur parti pris commun pour la pensée, qu' il faut rechercher une source de la
philosophie, plutôt que dans leurs différences du point de vue métaphysique.
Les présocratiques, une appellation ' quelque peu biaisée et rendant peu justice à la
pensée innovatrice de ceux -ci, s' évertuent à retrouver la base de l' ordre cosmique, et
chacun amène des éléments nouveaux à cette quête, mais c' est dans une attitude nouvelle
qu' ils se rejoignent tous, dans l'emphase mise sur la pensée pour découvrir et donner ~n
sens à l' altérité de ce monde physique qui les entoure. Car qu' est-ce que penser, sinon de
trouver un sens aux sensations?
Si on définit la .mission de la pensée et de la volonté comme une quête de la
connaissance de soi, cette connaissance ne peut survenir que dans la reconnaissance de soi
dans l' altérité. Ce n'est qu'à travers la différence que l' essentiel commun est perceptible.
Toute la relation au monde est en même temps connaissance et reconnaissance 83 de soi.
La motivation qui oriente toute l'activité humaine ne peut être autre que cette quête du
commun dans la différence avec autrui, ce commun essentiel qui n' est probablement ni le
Vide primordial d' Hésiode 84 , ni un des nombreux «principes» présocratiques, ni les
atomes de Démocrite ou de Rutherford, ni les monades leibniziennes, ni une « Logos » ou
« Âme du Monde» responsable de l' ordre dans le chaos apparent, mais quelque chose que
toutes ces idées tentent d'approcher. La quête du commun dans la différence est la quête de
toutes les philosophies, de toutes les religions et de toutes les sciences, mais c' est aussi,
plus simplement et plus concrètement, la raison de tous nos efforts, de toutes nos lâchetés,
de toutes nos joies et de toutes nos peines.
L' être humain ne se suffit pas à lui-même, il a cette soif d' autrui, une soif dévorante et
qui en vient parfois justement à .le dévorer quand il confond la connaissance avec la
possession. La simple satisfaction d' être demande un effort si important de la part de la
volonté que l' on lui substitue souvent la satisfaction d' avoir, et ce n 'est pas moralisateur de
le remarquer, c' est un fait de la vie humaine. Être avec l'autre n' est pas avoir l' autre, c' est
83 «Reconnaissance» au sens de prise de conscience du déjà présent, sans nécessairement impliquer une
réminiscence platonicienne, bien que la pertinence de cette image métaphysique en surpasse bien d' autres lui
étant postérieure.
84 « ... Ô Muses des olympiennes demeures, dès le commencement: dites-moi '~a première naissance. Le
premier qui naquit fut le Vide (<<Xa oç»), suivi par la Terre à la vaste poitrine, ... », Théogonie, 114- 117,
56
Hésiode, La théogonie, Les travaux et les jours, trad. fr. P. Brunet, Librairie Générale Française-Le Livre de
Poche, Paris, 1999, p. 31.
conscience, devient dès lors un défi énorme à relever. La dépression, la maladie mentale la
plus commune, et pourtant encore méconnue dans son diagnostic et son traitement et
stigmatisée dans l' opinion publique, pourrait très bien se définir simplement par l'absence
morbide de motivation, et donc par l'absence des activités qui en découlent normalement.
Mais, même dans la dépression la plus profonde, il reste un atout à la conscience, celui de
l'espoir d'une forme d' acceptation de ses propres limites, l'espoir de l'arrivée d' un jour
meilleur d'un retour de la motivation sous les auspices d'une volonté plus réaliste face à soi
et au monde.
L' absence d' espoir, le désespoir, pouvant mener une conscience impuissante devant
l'angoisse jusqu'au désir d' anéantissement de soi-même par soi, jusqu' au suicide, est un
état d' inconfort profond de la volonté prise entre essais infertiles de la motivation et la
stagnation engendrée par l' angoisse. Pour occulter le désespoir, on envisage alors de couper
le mouvement de va-et-vient entre soi et le monde, soit en « sortant» définitivement de soi,
en se refusant à ses émotions et à ses désirs et en fixant toute son attention sur un objet
externe, ou au contraire en « rentrant» définitivement en soi, se refusant à tout contact du
monde et d' autrui. Ces deux alternatives sont ultimement exactement la même chose, car
c' est le contact entre soi et le monde étant coupé, et sans les liens entre soi et le monde et
autrui, il n' est point de salut possible.
Face à un tel désespoir chronique, et à au cycle des motivations impuissantes qui lui est
associé, il ne semble n' y avoir qu'une solution concrète et efficace, qui est la .modification
radicale du modus operandi de la motivation, de la forme de sa transformation et du choix
de sa manifestation concrète en acte. C' est là exactement le champ d' action de la plupart
des thérapies psychologiques, qui poussent à réviser en profondeur la façon de voir le
monde, de se voir en lui et d'y agir, ou de l'éveil aux réalités spirituelles ou religieuses, qui
poussent à réviser notre appréhension et notre compréhension de la réalité, et même des
thérapies basées sur la pharmacopée, qui altèrent le fonctionnement biologique et chimique
des réactions émotives à différents stimuli externes et ultimement celui des pensées
internes.
L' absence temporaire de motivation, les périodes de désespoir, sont des passages
obligés de la vie humaine, qu' il faut apprendre à traverser « avec philosophie» et avec une
sagesse qui va en augmentant avec les années. Mais la chronicité de l'état d'angoisse
58
stagnant est une forme de morbidité de la VIe humaine devant laquelle la pensée
philosophique seule est insuffisante et contre laquelle la médecine et la psychologie
proposent de nombreuses formes de traitement thérapeu~ique. Reste une conclusion amère,
mais nécessaire, qui est la réalisation que le désespoir fait partie de la vie de la conscience,
et que la motivation ne se commande pas plus qu'elle ne se bannit. Accepter ces faits de
l' existence humaine est une étape importante de la maturation du soi et de la volonté.
scientifique (au Chapitre III) n' est pas fatalement compromise par cette impuissance à
définir ou a circonscrire les cinq «impondérables incontournables» cités ci haut. Les
quelques remarques qui suivent servent simplement à éviter quelconque malentendu par
rapport à ceux -ci.
L 'homme et la femme sont biologiquement différents, c' est indéniable, et
psychologiquement différents, ce qui est une évidence peu contestée. Mais il est difficile,
voire très délicat, de caractériser précisément ces différences. Dans sa version la plus
« bêtement» biologique, la différence des sexes implique la recherche de l'un par l' autre en
vue de l' acte sexuel et de la reproduction, alors que dans ses aspects les plus
« socialement» complexes, les liens et les conflits affectifs, et les justifications rationnelles
qui les accompagnent, font de la vie des couples et des familles une des préoccupations
principales de tout individu, de toute société, de tout gouvernement, et de beaucoup de
psychologues.
Les lieux communs disent que l'homme est rationnel et que la femme est émotive, que
l 'homme est audacieux et que la femme est responsable, etc. Mais déjà à ce niveau la
controverse est inévitable 85 , mais ce n' est pas parce qu'il est controversé qu' il faut écarter
un sujet, a~ contraire._ Dans cette optique, et dans la perspective d' ouverture à la
psychanalyse qui parcourt ·ce travail, il est intéressant de mentionner les ouvrages, tous
deux inspirés de psychologie jungienne, de Clarissa Pinkola Estés sur le psychisme féminin
(Women Who Run With .The Wolves 86) et de Robert Bly sur le psychisme masculin (Iron
John 87 ). Bien qu' usant de styles et de références culturelles différents (contes mexicains
pour Estés, contes de Grimm pour Bly), l'essentiel de leur message respectif, plus poétique
que scientifique, se recoupe assez paradoxalement: la « femme sauvage,» qui sommeille au
cœur de chaque femme a été domestiquée depuis trop longtemps et chaque femme doit
85 Dans une de ces dernière œuvre, Le malaise dans la culture, S. Freud note la difficulté de différenciation
psychologique des sexes: «La sexuation est un fait biologique qui, bien que d'une extraordinaire
significativité pour la vie de l'âme, est psy chologiquement difficile à saisir. Nous sommes habitués à dire :
chaque être humain présente des motions pulsionnelles, des besoins, des propriétés de nature tant masculine
que f éminine; quant au caractère du masculin et du féminin, l 'anatomie peut certes le mettre en évidence,
mais pas la psy chologie. Pour cette dernière, l'opposition des sexes s 'estompe en celle de l 'activité et de la
passivité, ce par quoi nous faisons coïncider bien trop à la légère l 'activité avec la masculinité, la p assivité
avec la f éminité, ce qui se confirme, mais nullement sans exception, dans la série animale. », Freud, S. ,
Malais e dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et J. Odier, Presses Universitaires de France-Quadridge, Paris, 1971 ,
p.48n.
86 Estés, C .P., Women who run with the wo/ves Ballantine Books, New York, 1997.
87 Bly, R. Iron John, Da Capo Press, Cambridge, 2004.
60
bases neurophysiologiques, est une hypothèse plus que raisonnable, et même probablement
nécessaire. Ignorer ce qui est inexpliqué n' est qu'une forme intellectualisée de snobisme, et
il faut « faire avec» l' inconscient à partir de maintenant.
Encore faut-il être prudent. Au stade actuel des connaissances sur la physiologie, la
neurologie et la psychologie, une seule affirmation semble permise: l' inconscient existe et
influence la conscience. Toute autre affirmation sur les liens entre celui-ci et celle-là
appartient encore au domaine de la conjecture, de l'hypothèse et de la théorie. Si la
conscience, la volonté, l' ego et la motivation sont tous fort probablement dépendant et
influencé par l'inconscient, la nature exacte de ces interactions est inconnues. L' inconscient
doit donc être abordé philosophiquement de manière positive mais circonspecte, il est trop
connu pour être ignoré, trop inconnu pour être défini rigoureuse~ent.
La mort est le grand mystère de l'existence humaine. À la fin de sa vie, Freud faisait de
l' instinct de mort, Thanatos , une puissance dépassant même celle de l'Éros dans le
déroulement de la vie psychique et même biologique. Pour Heidegger, le Dasein est un être
angoissé dévalant vers la mort, pour les penseurs de la chrétienté, et de plusieurs autres
religions, la mort est le moment ultime de la reconnaissance du salut divin. Mais qu'est-ce
que la mort, sinon une évidence incontournable et inexplicable? Comment incorporer la
mort dans le schéma de la conscience, de la motivation et de l' opposition entre la volonté et
l' angoisse? Comme pour l'inconscient, mais peut-être avec une conviction un peu plus
ferme en son existence, la mort ne peut être négligée par le philosophe de la motivation, pas
plus qu' elle ne peut être définie de façon satisfai,sante.
De la mort, on ne dira donc que ceci: qu'il faut accepter consciemment la mort comme
une conséquence et un aboutissement de la vie, et que toutes les multiples résonances et
réactions de la volonté face à l'angoisse ne sont probablement que des pâles reflets de
l' angoisse ultime de l'ego, celle de sa propre mort. Cela dit, et pour revenir sur un terrain
plus pratique, il apparaît inadmissible que l'angoisse de la mort paralyse et empêche
complètement les opérations vitales et les transformations de la motivation en activité
humaine. Rappelant ici l'idée de Jean-Paul Sartre (et possiblement plus encore celle du
tragédien et du romancier que celle du philosophe) de la vie comme « somme de ses
actes », la principale leçon que l'existence enseigne à l'ego est peut-être que ses actes
62
88 Défmition à laquelle s' opposaient les membres des sectes chrétiennes gnostiques des premiers siècles qui
opposaient au véritable Dieu suprême un démiurge plus ou moins mal intentionné ou même idiot, créateur du
monde matériel. Sur les croyances gnostiques, voir, entre autres, le controversé «Évangile de Judas» :
Kasser, R. , Meyer, M. et Wurst, G. (éditeurs), The Gospel of Judas , National Geographic Society,
Washington D.C. , 2006, pp.1 00-1 06. (Concernant l' interprétation de ce texte récemment mis à la disposition
des universitaires, le spécialiste Louis Painchaud de l' Université Laval dispute la « réhabilitation» de Judas
par la lecture de l' équipe du National Geographic, lisant plutôt dans le texte une condamnation, sur un ton
parfois ironique, de Judas par les gnostiques. Painchaud, L. , À propos de la (re)découverte de l 'Évangile de
Judas, Laval Théologique et Philosophique, 62, 3 (octobre 2006), pp. 553-568.) ou la critique des hérésies
gnostiques et valentiennes de Saint-Irénée (Irénée de Lyon, Contre les héresies, trad . . fr. A. Rousseau, les
Éditions du Cerf, Paris, 1984, pp. 247-255). .
89 Voir Popper, K .. , The Logic ofScientific Discovery, Routledge-Classics, Londres-N ew York, 2002.
63
créateur? Aucune, puisque les limites du savoir et du savoir-faire dans l' univers que nous
habitons nous sont inconnues et rien ne laisse croire qu' elles puissent être un jour atteintes
avec certitude. La démonstration de l'existence, ou de l'inexistence, d' un Dieu transcendant
est donc une question caduque dans notre démarche. Cela ne veut pas dire que les
mythologies ou les religions y soit ignorées, loin de là comme le chapitre suivant le
démontre bien, mais elles seront toujours considérées en tant que phénomènes concrets,
humains, psychologiques, sociaux et philosophiques, et jamais en tant que preuves ou
démonstrations d'une potentialité métaphysique transcendante se reflétant dans la
phénoménalité humaine.
On ne devrait jamais considérer, à la lecture des sections et ~hapitres suivants, que le le
discours sacré se réduit à l'éthique, cependant l' argumentation ne considère exclusivement
que les conséquences éthiques du mythe et du sacré. C'est une nuance importante à faire
pour l' intelligence du propos.
90Le chapitre II en entier du présent travail est d' ailleurs consacré à la question de l' éthique.
91Suivant J'argument classique de la catharsis aristotélicienne. (Aristote, Poétique, trad. fr. 1. Hardy, Les
Belles Lettres, Paris, 1961.)
64
Mais en s' alliant à un peu de poésie et à un peu de théologie, la philosophie peut tout
de même parler un peu de l' existence du mal. Lors d' une conférence intitulée «Le mal: Un
défi à la philosophie et à la théologie» prononcée à la faculté de théologie de l' Université
de Lausanne en 1985, Paul Ricoeur concluait en ces termes:
La souffrance aurait peut-être donc un sens pédagogique, qui serait en partie ce qui
donne du sens à l' existence. Mais ce sens doit être retrouvé, chacun pour soi, en soi. On
n' est plus ici dans le strict domaine philosophique, mais dans le domaine de la sagesse qui
ne s' acquière pas dans les livres, de la sagesse qui demande d' avoir vécu lucidement et
passionnément. Si on suit Ricoeur, le mal ne serait donc pas quelque chose qui menace ou
qui punit l' homme, mais une étrange forme de connaissance, aussi difficile à définir qu' à
comprendre, une connaissance «inenseignable» et ineffable mais qui aurait un sens
profond inestimable.
Du côté anglo-saxon, la thématique du mal a été traitée par Mary Midgley dans son
ouvrage Wickedness , où elle reconnaît à la fois la séduction et la perversité de l' idée d' un
« mal élémentaire» s'opposant au bien dans une vision manichéenne du monde. Mais elle
se tourne finalement plutôt vers l' idée, qu' elle retrouve chez C. G. Jung et plus
schématiquement dans le récit The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Robert Louis
Stevenson93, que le mal est une caractéristique inhérente à la possibilité du bien. À l' instar
de l' ombre que tout corps solide projette, la volonté humaine doit po~voir être capable du
mal pour pouvoir être capable du bien94 .
Le mal n' est apparemment pas une nécessité pour l'homme, du moins pas une nécessité
absolument évidente, au même titre que l'air ou la nourriture ou l' amour, et pourtant le mal
et la souffrance couvrent toute la surface de la planète. Le mal et la souffrance ne sont pas
des désirs intimes dans la conscience de l'homme, mais pourtant il fait le mal, partout,
continuellement. Le mal n' est même pas facile ou efficace ou simple, il demande des
efforts, il est contre-productif, et ses conséquences sont souvent pénibles ou malheureuses.
L' existence du mal, en deçà du choix moral de le faire, est ontologiquement tout aussi
mystérieuse que l' existence tout court. Si le beau, le bien et le bon semblent aller de pair
avec la possibilité d' exister, et avec la possibilité d'un sens suprême ou d' une divinité
créatrice bienveillante, l' existence du mal, de la souffrance et de la laideur répugne autant à
l'intelligence qu' à l' émotivité, malS semble pourtant tout aUSSI nécessaire
qu' incontournable dans le monde concret.
Sur cette douleur mystérieuse qui touche de si près une race humaine soumise au mal
qu'elle s'inflige souvent à elle-même, force est d'abandonner la voie philosophique et de
redonner ultimement la parole au poète, dans ce cas-ci au tragédien Eschyle, qui par la
bouche du chœur de son Agamemnon explique que si Zeus a permis la souffrance c' est pour
que les hommes deviennent sages :
doivent continuellement être présentes à l'esprit, en filigranes sous les mots et en arrière-
pensée sous les concepts.
Que la philosophie s'avoue muette sur certains sujets, parce qu' elle se sent incapable
d' articuler un discours rationnel susceptible d'être compréhensible et jugé acceptable par la
communauté des penseurs, n'est pas un abandon philosophique, mais une marque de sa
puissance et de sa valeur. C'est parce qu'elle s'est toujours inscrite en faux contre les
discours trop 'dogmatiques, trop absolu et impossible à contredire que la philosophie a
persévéré à travers les siècles. C' est parce qu' il sait reconnaître ses limites que le travail
philosophique peut être considéré pertinent. Mais avouer son , incapacité à circonscrire
rationnellement certains impondérables ce n' est pas renoncer à jamais à saisir certains
aspects du monde, c'est prendre son élan et retenir son souffle pour pouvoir éventuellement
sauter plus loin. Ignorer, négliger ou oublier n'est jamais philosophique, se taire, être
prudent et être patient l' est souvent, se questionner et se répondre l' est toujours.
La réalité n' est pas toute compréhensible, tout explicable et toute nationalisable, du
moins le prétendre apparaît d' une hardiesse intellectuelle très impudente. La nature semble,
du moins en partie, indémontrable et insaisissable par la raison. Jean-Paul Sartre semble y
voir une forme d' absurdité de l' existence, et que l'on soit d'accord ou non avec ses
conclusions sur l' existence et la liberté, son constat sur la connaissance et la compréhension
de la réalité frôle l' indéniable:
Justement, l' homme est libre, libre devant ce constat d' impuissance, et libre devant le
monde de le considérer comme insensé et absurde. Mais libre aussi de vouloir quand même
y trouver un sens, puisque le sens existe bien en soi, ou à tout le moins pour soi. Vouloir et
chercher du sens n'est-il pas le fondement de toutes philosophies, de toutes sciences et de
toutes religions? Et si finalement c' était la quête de sens qui est ce qui importe, au-delà de
la question de l' existence externe d'un sens universel, nouménal ou divin?
C'est exactement le pari que prend cette philosophie de la motivation.
67
Maintenant que quelques termes de bases ont été définis sommairement, mais assez
clairement pour éviter les malentendus, ils pourront être utilisés dans une construction
philosophique sans risque flagrant de confusion ou d' assimilation à des concepts issus
d' autres entreprises philosophiques, psychologiques et anthropologiques, où ils auraient des
significations plus particulières. Cela dit, de par la nature de la tâche que cette philosophie
de la motivation s' est imposée dans son introduction, aucun des concepts utilisés dans ce
travail ne peut supporter une définition très rigide ou faisant figure d' axiome, le phénomène
psychique humain ne se laissant pas décomposer de façon assez précise, la réalité de la vie,
de la pensée et de l' action semblant condamnée à ne rester perceptible rationnellement qu' à
travers un certain brouillard. Le lecteur bienveillant est donc invité à procéder dans ce qui
suit avec au moins autant d' indulgence intellectuelle que d'esprit critique.
Il y a une certaine répugnance manifeste pour l'idée de systématisation dans la
philosophie du XX e siècle97 , possiblement en réaction à de trop ambitieuses entreprises, de
type hégélien, de soumettre la totalité du réel à la construction rationnelle. Pourtant, une
tentative de systématisation et de classification n' est pas nécessairement vaine, car si on ne
doit pas succomber à la . tentation de «résumer.» la réalité en la divisant en quelques
catégories, qualifier la réalité le plus précisément possible permet de prendre conscience
des préjugés erronés et des évidences mal acquises que la pensée philosophique a justement
pour rôle de démasquer.
On a discuté dans ce qui précède de motivation psychique humaine avec différentes
idées de ce qu'est la motivation. Il y a manifestement plusieurs types de motivation,
plusieurs saveurs de motivations, et sans prétendre à une quelconque rigueur scientifique ou
à une catégorisation rigide et définitive, voici une classification des types de motivations en
quatre grandes familles, soit les "motivations à ressentir, à connaître, à se justifier et à se
perpétuer. On pourrait très certainement proposer d'innombrables autres typologies de la
motivation98 , mais c'est celle-ci qui est particulièrement pertinente pour notre propos parce
que c'est celle-ci qui est à l'esprit dans ce qui précède et dans ce qui suit.
L' être humain lancé dans la vie ne commence pas par penser sur sa personne ou le
monde, mais par vouloir le bien-être minimum nécessaire à toutes -les activités, dont la
pensée. Il veut donc tout d'abord contrôler sa faim, sa fatigue, son exposition aux éléments
et combler avec autrui ses besoins affectifs et l'appel de Sa libid0 99 . Cet appel viscéral à la
survie est plus fort que tout autre et devient la motivation première dans beaucoup de
situations de la vie. Avant d' être reconnu et appréhendé comme un appel de la vie ou
comme une peur de la mort, la recherche d'un bien-être minimal est un appel irrationnel,
auquel des réponses doivent être apportées le plus rapidement possible.
Pour certaines personnes, cette quête du confort minimum est l'histoire de toute une
vie, tandis que pour d' autres elle est assurée ~ès la naissance, c' est là une inégalité
qu'aucune philosophie ou aucune politique n' a su résoudre, mais que la motivation soit la
même au départ pour tout être humain est indéniable. Bien sûr, dans certaines
circonstances, l' être humain se détourne de son propre confort pour viser un but qui lui
semble plus important encore, et va jusqu' à l'ultime sacrifice de sa vie pour contrer ce qui
est à ses yeux une injustice, une infamie, une aberration ou une folie. Si une telle attitude
peut se comprendre comme une motivation à se justifier (voir le troisième type de
motivation, ci-bas), elle ne peut être acceptée que comme un cas d' exception et non comme
une caractéristique de la vie «normale », du moins dans ce que devrait être la saine
normalité de la quotidienneté humaine. Sinon, c'est que la vie humaine n' a plus assez de
n ' ont que peu en commun avec les grands « modèles du monde» des siècles précédents, qu' ils soient
spinoziste, leibnizien ou hégélien.
98 Malgré qu' elle soit emprefute d'un certain arbitraire, cette typologie est néanmoins compatible avec la
fameuse « pyramide» des besoins humains physiques et psychologiques d'Abraham H. Maslow: besoins
physiologiques, besoin de sécurité et de protection, besoin d' appartenance et d' amour, besoin de l' estime des
autres et de soi et, finalement, besoin d' auto-accomplissement. Voir la section 1 du présent chapitre, et, bien
qu ' aucune « pyramide» comme tel n 'apparaisse dans les ouvrages de Maslow lui-même, Maslow, A.H.,
Motivation and Personality, op. cit., particulièrement les pp. 35-58, « A Theory of Human Motivation» et pp.
97-104, « Higher and Lower Needs ».
99 « Libido» est utilisé ici dans son sens courant de désir sexuel, et non au sens très précis qu ' utilise Freud et
Jung dans leurs théories psychologiques respectives. (Le terme englobe toute l'énergétique psychique chez
Jung, alors qu ' il est plus essentiellement sexuel chez Freud, bien que ne se limitant nul1ement à l'activité
sexuelle comme telle. Voir l' Annexe 1.)
69
sens pour assez d' individus pour que la société humaine en ait un, ce qui est une forme de
relativisme ou de nihilisme absolu qui se résume tout simplement à l' abdication de
recherche du sens de la vie.
En deçà de ces considérations exceptionnelles, l~ vie normale existe cependant bel et
bien sur la Terre. Des hommes vivent dans un certain confort et sont motivés à tenter de
ressentir des sentiments agréables, ils veulent être heureux. Ce qu' implique ce bonheur est
difficile à définir, car il diffère beaucoup d' un individu à l' autre, mais c' est souvent un
mélange d' acceptation sociale et familiale et de reconnaissance par soi et surtout par les
autres de son apport à la communauté. Le bonheur est rarement solitaire, on a besoin des
autres pour être heureux comme de l' air que l' on respire pour vivre. On veut connaître
l' amour-propre et la sérénité qui donnent sa saveur à la vie, l' amitié qui est présence et don
sans restriction, l' amour qui rend aveugle et extralucide en même temps, et aucun effort
n' est trop grand pour les atteindre. Mais on voudrait aussi que , tout cela vienne à soi plus
facilement, plus rapidement et plus souvent.
Dans cette quête les dérives ne sont pas exceptionnelles, le désir de confort devient un
désir d' ultra confort et le bonheur semble se trouver dans une forme de plaisir caractérisé
par l' amoncellement de biens matériels ou par une quête démesurée de pouvoir ou de
popularité. Le commun des mortels a vite fait d' apprendre que le bonheur se résume
souvent à savoir se satisfaire du peu que l'on a déjà et à cultiver une grande patience et une
grande compassion envers autrui. Mais même ce stoïcisme de base répond à une motivation
première qui est celle de ressentir des émotions positives.
Une grande partie de la motivation à ressentir consiste également à écarter la présence
d' émotions désagréables. On ne veut pas, et parfo,is à n'importe quel prix même le plus
extrême, être malheureux, rejeté, abandonné, endeuillé, effrayé, souffrant ou mourant. Si la '
vie fait de toutes ces émotions des passages obligés, tous aimeraient bien pouvoir les
esquiver, ou les accélérer, ce qui entraîne parfois des conséquences encore plus pénibles
que la situation initiale (on n' a qu' à penser aux ravages qu'entraînent l'alcoolisme et les
psychotropes). La vie étant balancée entre joie et chagrin, il faut être capable d' accueillir.
les deux avec la même sagesse. C' est justement dans cette aversion du malheur,
profondément ancrée dans la conscience de tous, que l'on peut réaliser à quel point la
raison est impuissante devant certaines réalités humaines. Si la philosophie ou la religion
70
La survie de l' être humain est primordiale, mais elle ne suffit pas à elle seule à
satisfaire la conscience. L' homme ne veut pas que survivre, il veut vivre, et vivre dans le
monde c' est le connaître assez pour pouvoir s'Y' reconnaître et s' y sentir chez soi.
L' inconnu n' est pas qu' un danger qui impressionne, c' est surtout un problème qui fascine.
La satisfaction ressentie durant le passage qui, partant de l' inconnu, mène à la
compréhension, ou du moins à la reconnaissance, est indiscutablement un des moteurs de
l' activité humaine.
Si les actes menant à la connaissance opèrent et se classifient selon une multitude de
modes et de types, le désir de base, la motivation à vouloir connaître est très semblable
pour tous. La curiosité du garçonnet qui veut savoir ce qu' est le feu est la même curiosité
que l' astrophysicien qui cherche la masse manquante de l'univers 101, et bien avant que
l' idée de «posséder» une connaissance pour en tirer un profit technique puisse poindre
chez un homme, il veut d' abord connaître le monde parce que le monde l' intrigue.
100 Une certaine forme de boud~isme va en ce sens: «De l 'affection naît le chagrin, de l 'affection naît la
crainte, pour celui qui est complètement libre d 'affection, il n y a pas de chagrin; d 'où alors la crainte ? »,
Les dits du Bouddha, Le Dhammapada, trad. fr. Centre d ' études dharmiques de Gretz, Albin Michel, Paris,
2004, p. 130.
10 1 Si l' on se fie au modèle cosmologique, constitué de la relativité générale et de la théorie du Big Bang, lors
de l' écriture de ces lignes, la matière baryonique ne serait responsable que de seulement 4% des effets
gravitationnels observés, dont 22% proviendraient d' une «matière noire/manquante/inobservée» et 74%
d 'une «énergie noire/manquante/inobservée», exerçant une pression négative augmentant la vitesse
d' expansion de l'Uni vers.
71
Le monde n'est pas constitué que d'inconnus, on y reconnaît aussi quelque chose de
très familier, soit les autres êtres humains, dont la présence est à la fois rassurante et
effrayante, car on ne sait pas de prime abord à quel point autrui nous ressemble vraiment.
C'est pourquoi la motivation à connaître est aussi une motivation à communiquer avec ceux
qui nous entourent. Ici aussi, avant toute idée de collaboration ou, à l' inverse,
d'asservissement de l'homme par l'homme, il y a tout d'abord l'idée de savoir à quel point
l'autre est semblable et comment il diffère de soi. Cet apprentissage de l'autre est un
exercice périlleux, car on ne peut communiquer qu'en se dévoilant soi-même, qu'en
révélant ce qui constitue nos désirs et notre propre volonté. C'est ce qui fait des interactions
humaines une expérience infiniment plus riche, mais aussi infiniment plus difficile que
d'appréhender un 0 bj et inerte de la nature. On ne peut apprendre à connaître un autre être
humain avec le même détachement émotionnel que lorsque l'on ouvre une noix ou que l'on
r
]02 Cet important thème de la persona a été traité par les psychologie analytique, et surtout par C.G. Jung:
« Qui regarde dans le miroir de l'eau aperçoit, il est vrai, tout d'abord sa propre image. Qui va vers soi-
même risque de se rencontrer soi-même. Le miroir ne flatte pas, il montre fidèlement ce qui regarde en lui, à
savoir le visage que nous ne montrons jamais au monde, parce que nous le dissimulons à l'aide de la persona,
du masque du comédien. Le miroir, lui, se trouve derrière le masque et dévoile le vrai visage. », Jung, C.G.,
Les racines de la conscience, trad. fr. Y. Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971 , p. 45.
72
s' impliquer, connaître sans se compromettre, voici la règle d'un jeu peut-être trop pervers
pour pouvoir y résister. Quoi qu' il en soit (et « de » ce qu' il en « est» vraiment n'est pas à
portée de main ni du philosophe, ni d' aucun autre être humain), la quête de la connaissance,
et le désir sous-jacent de s' expliquer le monde qui l'engendre, est un puissant moteur de
l' activité de l'homme, qui ne' semble lui ne vouloir reculer devant aucun effort ni aucune
dépense d' énergie pour l' entretenir, quelque soit la forme que prend cette connaissance,
scientifique, philosophique ou autre. L 'homme, dès sa survie assurée ou même seulement
envisagée, devient un chercheur d' explications, de convictions et de sens et aussi surtout,
un « partagel:lr » de ses découvertes.
L' être humain veut vivre, il veut connaître, mais cela ne lui est pas suffisant, il veut
aussi pouvoir se justifier lui-même, à soi-même et aux autres. Il veut non seulement
comprendre sa condition humaine, m~is être capable de donner un sens à sa vie et savoir le
rôle qu' elle joue dans le monde.
Le besoin de se justifier dépasse le seul intellect, tout le poids de l' ego personnel et des
émotions y joue un rôle prépondérant. Il importe peu à l'ego de comprendre ou d' être
.convaincu 'de ce qui constitue l'essentiel de la vie humaine, c'est ce en quoi consiste
l' essentiel de ma vie, ce qui lui donne un sens et qui fait qu' elle fait bon vivre, qui
m' importe ultimement. Les discours issus des différents domaines intellectuels et publics
reconnaissent rarement d' emblée cette motivation, cette propension humaine à toujours
vouloir se justifier soi-même par ses paroles et ses actes, mais peut-on vraiment douter de
son omniprésence en chacun de nous, partout sur Terre? Sans verser dans un excès absurde
qui serait de prétendre que toute découverte, toute entreprise, toute aide, tout don ou toute
écoute n' est que de l'égoïsme déguisé, on peut soutenir que la gratification de l' ego, de ce
centre émotif personnel que l' expérience a tôt fait de lier à des contacts interpersonnels
harmonieux, est le point de départ de la plupart de nos actes.
Mener une vie sensée et vouloir « valoir» quelque chose est donc déterminant, mais la
teneur de cette valeur peut prendre des colorations très différentes d'un individu à l'autre.
73
Les échelles de valeurs personnelles sont souvent, et caricaturalement, décrites par trois
échelons caractéristiques : la richesse matérielle, au bas de l' échelle, la richesse intérieure
ou spirituelle au milieu, et la richesse de la compassion et de l 'humilité tout en haut. Rares
sont les philosophes et les moralistes, de tout temps, n'adhérant pas à un tel classement 104.
En effet, si le confort, voire le luxe, que nous permet la richesse matérielle peut être très
agréable, il suffit rarement à pouvoir vraiment se justjfier philosophiquement. À l'opposé,
la conviction de «bien» penser, et encore plus celle de «bien» faire, peut être très
difficiles à atteindre et à assumer, mais apporte une satisfaction qui répond directement, et
parfois même uniquement, au désir d' autojustification.
Le mécanisme régissant l'ego carbure avant tout à un minimum d'estime de soi
nécessaire à toute activité 105 , et si cette estime est en partie innée, il doit s'entretenir et
s'acquérir par des pensées, des paroles et des actes. Les philosophies et les religions qui ont
traversé les siècles ont toutes cela en commun cela qu' elles mettent un accent très prononcé
sur la valeur de l'être humain, et surtout sur la valeur de chaque homme et femme, sur
l'importance et la dignité de chacun en tant que tel et non en tant que moyen ou agent d'un
intérêt autre. L' essentiel de la philosophie socratique ou kantienne ou des messages de
Jésus ou du Bouddha est là; dans la valeur de chacun et l'estime qui y revient, à commencer
l'estime de soi, nécessaire à l'estime d'autrui.
103 « Établir comme juste/juger légitime» : « ... ea~al blKalw, 'Tàv I1avEMT1vwv vOf.lov a4J~wv. », « (si)
je (vous) demande d'ensevelir les morts ... je ne fais qu' observer le droit commun des Grecs. », Euripide, Les
suppliantes, 526, tome III, trad. fr. L; Parmentier et H. Grégoire, Belles-Lettres, Paris, 1950, p. 122.
104 Le cas de F. Nietzsche, qui rejette les valeurs et les vertus socratiques et chrétiennes tels que la
« connaissance », l' ascétisme, la pitié et l'humilité, est peut-être le contre-exemple le plus flagrant, comme
dans cet élan grandiloquent, et frôlant le burlesque, tiré de La généalogie de la morale: « « ... , et qui d 'une
façon générale demande peu à la vie, ainsi que nous le faisons, nous les endurants, les humbles, les justes » -
eh bien, pour un homme froid et impartial, cela ne veut rien dire d 'autre que ceci: « nous les faibles, nous
sommes décidément faibles; il est bon que nous ne fassions aucune chose pour laquelle nous ne sommes pas
assez forts » - mais cet état de fait douloureux, cette sagesse élémentaire dont sont doués même les insectes
(qui font les morts, pour ne rien faire « de trop », en cas de danger), du fait de ce faux-monnayage et de cette
duperie de soi qui sont les propres de l 'impuissance, a pris l 'apparence pompeuse de la vertu de
renoncement, de silence, de patience, comme si la faiblesse même de l 'homme faible - c'est-à-dire de son
être, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et ineffaçable - comme si cette faiblesse était un acte
délibéré, quelque chose de voulu, de choisi, un exploit, un mérite. » (Nietzsche, F., La généalogie de la
morale, texte établi par G. Colli et M. Montinari, trad. fr. 1. Hildenbrand et J. Gratien, Gallimard, Paris, 1971 ,
p. 46). Dans une apparente contradiction typiquement nietzsc~éenne , il écrit pourtant dans Par delà le bien et
le mal: « Un homme de génie est odieux s 'il ne possède pas au moins deux choses de plus: reconnaissance et
propreté. » (Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, trad. fr. P. Wotling, GF-Flammarion, Paris, 2000, § 74 p.
119).
74
C' est aussi, à l' inverse, la principale caractéristique des différentes formes de barbaries,
de régimes politiques tyranniques et cruels et de crimes de toutes sortes, de dévaluer
certaines vies au profit d' autres. La leçon est éclatante de simplicité: il faut avoir très peu
d' estime de soi pour en avoir si peu envers les autres qu' on puisse -se permettre de les
bafouer, de les blesser ou de les éliminer. Sans estime de soi, sa propre vie devient très
difficile à justifier, et quand ce désir fondamental est ignoré, l' ego ne peut que se rebeller,
engendrant peine, désarroi, incompréhension, violence et folie.
Le désir de justification de soi peut égal,ement engendrer des comportements tout aussi
dramatiques que le manque d' estime de soi quand le désir d' être signifiant dans le monde
va jusqu'à contempler le sacrifice de sa propre vie pour tenter de lui donner un sens ou de
faire cesser l' idée intolérable d' un monde insensé, l' aspect émotif de cette décision
supplantant souvent de façon radicale et déséquilibrée l' aspect rationnel. Il peut exister des
situations concrètes, en temps de guerre ou sous le joug de l' oppression par exemple, où
pour un individu dans une situation donnée, le sacrifice de sa vie est une option justifiable
pour soi, même sur le plan rationnel. Mais aucune situation abstraite, peu importe le soin
qu' on peut apporter à la décrire, ne peut justifier ce sacrifice pour n' importe qui et dans
tous les cas. En ce sens, le sacrifice de sa vie, et a fortiori le sacrifice ou le meurtre
d' autrui, pour sauver des proches, pour défendre une idéologie ou une conviction, ou pour
se venger, ou pour toutes autres raisons, est toujours injustifié philosophiquement. Aucune
raison n' est une raison dont l' importance dépasse la vie elle-même, car sans la vie les idées,
les émotions et les convictions sont mortes et inutiles. Aucune généralité ne doit être
possible ni admise en ce qui concerne le droit de vie bu de mort, sur sa personne comme sur
celle des autres. Si tel individu, dans telles circonstances concrètes, a fait le sacrifice de sa
vie, pour telles raisons qui lui paraissaient justifiées, et qui peut même sembler à nous très
justifiées, cela n' accorde en rien ni à personne aucun droit ni aucune justification de
contempler, de défendre ou d' argumenter abstraitement sur son propre sacrifice ou sur celui
de quiconque. La mort n'est pas un cas de problématisation théorique, car elle est t rop
uniquement subjective. S' il faut parler de mort et de meurtre, car taire une ,réalité
dérangeante serait lui céder le droit de déranger encore plus, c' est n' est toujours qu' en
105 La principale caractéristique des troubles mentaux les plus courants dans le monde actuel, les états
dépressifs, est justement une atrophie morbide de l'estime de soi, menant souvent à une baisse flagrante de la
motivation et de l'activité chez le malade.
75
terme d' événements, de personnes et de faits concrets, jamais en tant que concepts ou de
prise de position philosophique ou théorique générale.
Au-delà de ces extrêmes de manque d' estime de soi, de sacrifice de soi et de meurtre,
reste la vie normale, celle où agir n' est jamais seulement qu'une question de survie ou de
connaissance, mais aussi une question d' autojustification. Et vouloir se justifier c'est plus
que vouloir vivre, c' est vouloir que cette vie ait un sens et surtout vouloir participer à ce
sens de la vie par sa présence et ses actes.
L'homme veut continuer d' être toujours, au-delà de sa propre mort, même si ce n' est
plus comme une présence personnelle et physique, mais à travers sa descendance, le fruit de
sa chair, ou de son travail, le fruit de son corps et de son esprit. Que ce soit l'angoisse de la
mort ou l' élan de la vie qui y p.ousse, l' être humain veut laisser des traces qui persisteront
même après sa disparition.
L' instinct de reproduction n' est pas que le fruit des pulsions érotiques, c' est aussi une
affirmation réfléchie du désir d'une continuation de sa présence sur Terre. Si les enfants ne
sont pas des doubles de leurs parents, ils en conservent néanmoins quelque chose d'unique
et d' identitaire, que ce soit une attitude, une grimace ou un trait physique, et ce
prolongement du couple amoureux dans une nouvelle vie humaine n' est rien de moins
qu'une forme de victoire face au gouffre angoissant de la mortalité et de la finitude. Vouloir
le meilleur pour ses enfants c' est souvent en tout premier lieu vouloir qu' ils vivent et qu' ils
ressentent ce que la vie a offert de mieux à leurs parents, et ceci explique probablement la
consternation de ceux -ci devant les choix de vie originaux de leurs enfants. Ces choix de
vie des enfants, des adolescents·et des jeunes adultes n' étant souvent que le renouvellement
des motivations de leurs parents transformées sous de nouvelles formes et dans de
nouvelles circonstances, mais selon une même motivation primaire.
Les structures les plus anciennes d' organisation de la vie humaine, les tribus et les
familles, sont essentiellement orientées vers la perpétuation de la présence humaine. Tout
se ramène dans les soins que l' on apporte aux enfants, et dans le respect que l' on accorde
aux vieillards et aux « sages », à une survie englobant et dépassant celle des individus eux-
mêmes, qui est la survie de la culture, des connaissances et des acquis de la famille ou de la
76
tribu 106 . Les thèmes contemporains angoissants du « mourir seul» ou du « rater sa vie»
visent essentiellement, mais par la négative, cette même motivation à vouloir survivre,
d' une quelconque façon, à sa propre mort.
L'homme transmet également au reste du monde ce qu' il a vécu par son travail. Cela
est vrai pour tous les types d' occupations, qui servent souvent à combler les besoins et les
désirs quotidiens, mais de façon encore plus manifeste et tangible quand le fruit du travail
est une œuvre apte à survivre à travers les générations, voire les siècles. Ce que l' on appelle
la culture, à tous ses différents niveaux - littérature, art religieux et profane, science, sport,
etc. - est l' accumulation des élans de créativité et de persévérance d' individus animés par
le désir de persister et de survivre à leur propre mort par leur oeuvre.
Réussir à « laisser sa marque », de par son influence sur autrui, de par sa descendance
ou de par l' œuvre que l' on laisse derrière ' soi, est une motivation qui agite, et qui parfois
hante, tout individu possédant les atouts minimums, physiques, psychologiques' et sociaux,
permettant la vie. Personne ne souhaite réellement n' être «qu' un parmi les autres », et
même si cela peut apparaître de prime abord comme un certain manque d'humilité, se
refuser à assumer son individualité en la partageant d'une façon ou d'une autre est au fond
synonyme de refuser de faire face aux exigences de la vie, refus ne pouvant qu' entraîner
des conséquences fâcheuses, au plan psychologique autant que sociologique.
Le besoin de se transmettre à travers son travail, ses efforts et son oeuvre . est si
.impératif que de nombreuses structures sociales on vite fait de s' organiser pour faciliter
cette transmission dès que les régimes politiques de type despotique, royaume et empire, on
fait place à des régimes privilégiant de plus en plus les libertés individuelles 107. Les
exemples les plus flagrants étant l' industrie de l'édition littéraire et musicale (malgré leurs
nombreuses dérives purement mercantiles) et ' les musées publics permettant aux artistes
d' exposer leurs oeuvres. On peut aussi mentionner les organisations scientifiques, qui en
demeurant toujours soumises aux exigences politiques et économiques qui les financent,
prospèrent néanmoins grâce à la liberté laissée aux scientifiques dans la conduite de leur
106 Il n' est pas rare d'entendre des anthropologues déplorer le manque flagrant d'attention accordée aux
enfants, qui ne pas encore productifs, et aux vieillards, qui nous rappellent notre propre mortalité, dans les
sociétés modernes.
107 Même la théorie marxiste, loin d'être « libérale» dans ses fondements , souligne l'importance pour chacun
d' exploiter ses capacités propres pour le bien de la communauté.
77
activité originale, et les événements sportifs de grande envergure (malgré leurs aspects
commerciaux envahissants et la pharmacopée dopante. les entachant parfois).
L ' homme ne se contente pas de survivre, il veut vivre et vivre toujours plus, même s' il
se sait fini , imparfait et mortel. Il veut se sentir, et se sentir bien, se comprendre, et se
comprendre mieux, se justifier, et se justifier davantage, et surtout il ne veut pas que cette
vie s' estompe avec lui, il veut que quelque chose de lui survive, même après sa mort. La
motivation a donc plusieurs visages, visages de sensation, de connaissance, de justification
et de survie à sa propre mort. Mais la motivation toute seule n ' est pas encore une véritable
motivation, il faut encore qu' elle aboutisse à un acte concret. C ' est ce dont il est question
dans la prochaine section.
Comme le décrit Paul Ricoeur, la motivation seule n' est rien sans la décision et l' action
qui en découlent. La motivation ne commence donc à exister que lorsqu' elle disparaît et se
transforme en pensées, en paroles et en gestes concrets, souvent sous le coup d ' une
impulsion émotive et routinière, mais aussi parfois à la suite d' un jugement et d'uné longue
réflexion. La transformation de la motivation, sur laquelle la conscience et la volonté ont
une emprise certaine mais limitée, en acte, en parole ou en résolution concrète est le cœur
de notre investigation philosophique, voire de toute tentative de compréhension de
l' activité humaine, car c' est dans le choix de la transformation de la motivation en action
que tout sens devient possible.
L ' habitude joue un rôle de premier plan dans la transformation de la motivation en
action. Les besoins et les désirs les plus basiques, relatifs à la survie et au bien-être, ayant
provoqué des comportements précis et efficaces depuis la naissance, ceux-ci sont
régulièrement répétés presque inconsciemment. Rien ne vaut le fait de manger pour calmer
la faim, et aucun raisonnement abstrait ou jugement intellectuel épineux n ' entre en jeu pour
en arriver à cette conclusion. Cela n ' implique pas nécessairement que les réponses adoptées
systématiquement en réponse à des motivations et des pulsions bien connues soient les
meilleures ou les plus souhaitables, mais rarement est-il nécessaire de remettre en question
78
1. L 'appel
Le monde, incluant autrui qui est celui qui sent et qui ressent comme moi, n' est pour la
conscience et pour l'ego qu' une suite incessante d' appels. Le monde m ' appelle à le
regarder, à le sentir, à l' écouter, à le ressentir, autrui m ' appelle à discuter, à le toucher, à le
contredire, à l' aider, à s' y opposer. Il est possible d' ignorer certains de ces appels, de se
feI1]1er à eux, et d' ailleurs tenter de répondre à tous les appels du monde .serait
probablement un chemin sûr vers la démence. Mais il est aussi impossible d' ignorer tous
les appels du monde, ne saurait-ce que les appelles de mon propre corps qui a besoin de
boire et de manger ce monde, de s' y débattre et de s' y vautrer. S' il est théoriquement
possible de vivre en parfait ermite, et se priver du contact de tout autre être humain, cela
tient plus de la survie que de la vie (à moins d' argumenter en faveur d' un certain ascétisme
radical, qui tient peut-être parfois plus du solipsisme que du véritable mysticisme ... ). En
fait, le plaisir et la satisfaction inhérents à la socialisation nous assurent psychologiquement
et philosophiquement de son caractère essentiel pour la conscience.
Les différentes sortes de réponse aux appels du monde influencent grandement les
formes de transformation des motivations en actions concrètes. Les réponses quasi
indifférentes et automatiques ne possèdent pas la même importance et le même sens que les
réponses passionnées ou réfléchies. Le degré d' implication de l'intellect et surtout de l' ego
vis-à-vis une motivation est garant de la qualité de sa transformation, du jugement et de
l' action qui en résulte. Comme plusieurs facettes de la réalité englobant et confrontant
l' homme, l' action juste se trouve ~ouvent au milieu entre l'action de l' égocentrique, qui
néglige trop la valeur de l'altérité, et celle de l'angoissé, qui néglige trop sa propre valeur.
Savoir répondre sagement aux appels du monde est l'apprentissage d'une vie, mais y
répondre spontanément est le lot de la quotidienneté.
2. La reconnaissance et la différence
Une fois la volonté, soit l' intellect et les affects de l'ego, lancé vers l'altérité, il se bute
à deux types d' obstacles qui nécessitent son attention: le reconnu et l' inconnu. Le reconnu
est ce qui est miroir de sa propre expérience, de ses propres connaissances et de ses propres
aspirations. L' inconnu est tout d'abord étrange, incompréhensible, incompatible qu inusité,
puis il peut ensuite devenir intéressant, séduisant, intrigant, amical ou dangereux. C' est par
80
ce contact de l' altérité que l' individualité se construit, en acceptant d' emblée certaines
facettes de la réalité extérieure, en en étudiant plus attentivement d' autres, en en rejetant
d' autres comme inutile ou nuisible, et en demeurant indifférentes devant d' autres encore.
Aller vers le monde et vers autrui c' est se soumettre à une série ininterrompue de chocs
entre le reconnu et l' inconnu. Ici encore, la conscience peut être très affectée par ces chocs
ou se prémunir d' une certaine indifférence, et ce qui résulte du contact de l' inconnu, ce qui
reste pour la conscience et la volonté, dépend de ce degré d' affectation. Tout comme il est
impossible de répondre à tous les appels du monde, il est impensable de se pencher sur tout
l' inconnu et sur toute l'~ltérité du monde et de le juger. Savoir « digérer» le reconnu et
l' inconnu du monde est aussi une tâche qui est à la fois constamment actuelle et impossible
à maîtriser complètement.
S' il est difficile de rester absolument sourd aux appels du monde, il est cependant
envisageable de se fermer à l' inconnu et de ne rechercher que le reconnu dans le monde. En
fait, conserver un certain nombre de préjugés et d'opinions acquises sur le monde est une
nécessité pour la survie (il est très sain, par exemple, d' assumer que le feu brûle et que les
bêtes féroces peuvent attaquer, même en présence de feux ou de bêtes inconnues). Mais se
refuser systématiquement à l' inconnu et à la différence entraîne de graves conséquences qui
peuvent mener jusqu' au renie de la dignité d'autrui, à la destruction de la vie humaine et de
la nature et à sa propre ruine personnelle.
La curiosité, la perspicacité et la bienveillance ne sont pas des qualités universellement
répandues, il n' est pas rare de vouloir « faire comme d'habitude» personnellement et de se
contenter de « suivre les lois» comme société, peu importe les circonstances ou la présence
de l' inédit. Tout l'art de l' action, de la transformation de motivation interne en acte externe,
réside dans l' adaptabilité de l' être humain face à la nouveauté et l'inconnu. Mais cette
adaptabilité a un prix, le prix de l' effort conscient et physique de bien répondre aux appels
de l' altérité, et pour fournir cet effort, il faut un accord de la volonté, accord qui entraîne
parfois des déplaisirs, des douleurs ou des inconforts difficiles à justifier intellectuellement
pour l' ego, qui préfère souvent plaisir, confort et assouvissement. La satisfaction de « bien
faire» est parfois peu de chose face aux efforts déployés dans l'action, et c' est pourquoi
toutes les motivations ne parviennent pas à la maturité de l' acte concret, et que certaines
meurent en chemin, victimes d'une économie d'effort que les moralistes (s' il en reste à
81
l'âge relativiste qui est le nôtre ... ) appelleraient volontiers paresse, égoïsme, cupidité,
insouciance ou mesquinerie.
Ce n'est donc pas de morale dont il est question ici, mais bien des actes engendrés par
nos motivations psychiques internes sous la gouverne partielle de la volonté. Après avoir
confronté, tant bien que mal, le reconnu et l' inconnu, la transformation de la motivation se
conclut en effectuant un retour au point de départ, soit dans l' intimité de la conscience.
3. Le retour en soi
Riche d'une nouvelle expérience avec l' altérité, douce, captivante, indifférente ou
terrorisante, à travers l' action, la conscience veut ensuite en faire le bilan. Quelle était la
motivation de départ? Quelle action, si action il y eut, en a résulté? Cette transformation
de motivation en action a-t-elle été satisfaisante ou insatisfaisante? Et surtout, comment
ajuster mes convictions, mes aspirations et mes jugements à l' avenir pour mieux réagir à la
présence future d' une motivation semblable?
L' intellect a un mot à dire dans toutes ces réponses, tout comme l' affectivité de l' ego,
et ultimement la volonté décide d'agir de façon identique à l' avenir ou de changer de
comportement ou de remettre ce jugement à plus tard. L' accumulation de ces jugements de
la volonté est ce que l' on peut appeler l'expérience personnelle, cette forme de
connaissance qui ne s'acquiert pas par l' entremise d'un maître ou dans les livres, bien que
ceux-ci peuvent parfois aider au jugement, mais sur le terrain de la vie.
Comme pour les deux premières étapes, le sérieux que la conscience accorde à l ' étape
du retour en soi est garant de l'efficacité avec laquelle l'expérience facilite l'adaptation de
l' individu au monde et permet des relations harmonieuses, plaisantes et significatives avec
autrui. Bien sûr, « ne pas apprendre de ses expériences et de ses erreurs» n' est pas qu'un
lieu commun, c' est aussi une réalité que tous expérimentent tôt ou tard. La notion d' effort
est au cœur de ce processus, car si la volonté n' accepte pas de fournir l'effort nécessaire
pour que l' expérience passée profite aux expériences futures, les motivations continueront à
surgir et continueront à être transformées en actes maladroits, mal adaptés ou déplaisants. Il
ne s' agit pas ici de vouloir « bien faire» mais plus fondamentalement de reconnaître et de
juger si notre action a été avantageuse, pour soi en premier lieu, et aussi pour le monde et
pour autrui .selon une vision plus globale. Mal agir, autrement dit mal transformer ses
motivations en actes, est malheureux, mais se refuser à le reconnaître est criminel, au sens
où cela enfreint les lois de la responsabilité humaine. Agir en réponse aux appels du monde
est une nécessité, et reconnaître en quoi nos actes sont la réponse appr?priée à ces appels
est une responsabilité que nul ne peut ignorer, à défaut de se condamner lui-même à son
malheur.
108 Ricoeur, P., Philosophie de la volonté 1 .' Le volontaire et l'involontaire, Aubier-Éditions Montaigne, Paris,
1967, p. 53.
84
relativisme, du nihilisme et de l' angoisse chronique liée à une supposée absurdité du monde
et de sa propre vie.
Mieux que tout philosophe, le poète a toujours su chanter l' importance et la splendeur
de la vie humaine comme projet. Charles Baudelaire, peut être plus que tout autre en raison
de son exaltation, a tenu à mettre l' accent de l' existence sur la primordialité de faire de sa
vie un proj et, de vouloir faire, de vouloir atteindre et de vouloir être:
« Vouloir tous les jours être le plus grand des hommes. »110
Si la philosophie doit parfois céder le pas à la poésie pour prodiguer des amorces de
réponses aux questions les plus fondamentales, elle ne doit pas par contre se permettre
d' abandonner ces mêmes questions. Son devoir est de les examiner rationnellement avec le
sérieux qu' elles méritent, malgré leur difficulté. C' est pourquoi l'action et le projet ne
peuvent demeurer des concepts plus ou moins abstraits, et qu' un essai de typologie de la
transformation concrète de la motivation en action doit maintenant être entrepris.
109 Mon cœur mis à nu, XXVIII, in Baudelaire, C., Œuvres complètes, Robert Laffont-Bouquins, Paris, 1980,
p.417. .
110 Mon cœur mis à nu, :XXXIX, ibid., p. 422.
85
Une fois qu' est vaincue la paralysie provoquée par l'angoisse liée à la prise de décision
volontaire suivant l'apparition d'une motivation, que se soit grâce à la forte conviction de la
conscience qu' il faille quitter cet état d' angoisse, ou en réponse à l'apparition encore plus
angoissante de l' ennui et de la stagnation, la motivation se transforme généralement en un
acte ayant des conséquences dépassant sa propre personne. Cet acte peut être un geste ou
une parole, ou, plus rarement, une décision, une prise de position ou une conviction qui
influencera les gestes et les paroles à venir.
Dans l' acte, la tension qui est apparue avec la motivation et qui s' est intensifiée
pendant une période plus ou moins longue d' angoisse et de décision volontaire, est
brusquement libérée. Sans égards immédiats aux conséquences externes de l' acte, sur autrui
et sur l' environnement physique immédiat ou éloigné, une certaine satisfaction découle du
simple fait d' agir de par l' évacuation de cette tension. Si cette satisfaction et ce plaisir
d' agir n'étaient pas présents, l'homme n'agirait pas, ou agirait avec beaucoup moins
d' enthousiasme. L'homme étant, en deçà de sa rationalité, un animal obéissant à ses
pulsions et ses désirs, et recherchant son bien-être émotif. Cela n' implique pas que l' agir
humain soit irrationnel, mais si la rationalité et le jugement influence de façon
prédominante la forme et la manière de ses actes, l'homme agit en premier lieu parce que
cela lui « fait du bien ». Nul n'est besoin d'argumenter très longuement sur cette thèse, il
devrait apparaître comme assez évident que nul être humain, sa survie étant assurée d'une
manière ou d'une autre, se plairait dans l'inaction totale et l'absence de communication.
La portée d'un geste physique, le fait de se lever et d'aller en quelque part, d'ouvrir une
porte, d' aider ou d' attaquer quelqu' un, est d'une immédiateté patente. Agir me définit dans
le monde. Par mes actes, je prends une place dans ce ·monde et je deviens un acteur de la
réalité. Tout geste a sa portée, même le plus insignifiant, mais certains gestes, peut-être
seulement quelques-uns par jour, ont une portée qui me définit vraiment plus exclusivement
comme individu: le fait de faire tel ou tel acte, le fait d'accepter, ou de refuser, de faire tel
ou tel travail à la demande d' autrui, le fait de commencer telle ou telle entreprise, etc. Ce
sont ces gestes qui me forment, et sans verser dans un extrémisme sartrien, qui voudrait que
86
l'homme ne soit que la somme de ses actes}}1, la perception que l' on a d'un homme est
certainement très fortement liée à la somme de ses actes et de ses paroles.
Toute parole est en fait un acte. La parole n:est pas un acte que lorsqu' elle est
« performative »112 ou qu'elle se présente sous forme de « promesse »113. Cet accent mis
sur l'aspect « contractuel» de certaines paroles est pertinent, car il est certain que certaines
paroles comptent plus .que d' autre et me définissent plus dans le monde en tant qu' individu
et en tant que participant à la réalité, mais cela ne permet pas de négliger les autres types de
discours. Le simple fait de faire l' effort de répondre à la question de quelqu'un est un acte,
le fait de partager ses émotions et ses états d'âme est un acte, et même le fait de '
complimenter ou d ' insulter quelqu' un est un acte qui me définit etfait le monde.
Reste qu' il y a bel et bien une différence entre la parole non engageante et l'acte
physique. La parole qui ne reste qu'une spéculation ou un souhait ou une impression ou une
opinion et qui n' entraîne conséquemment pas de gestes physiques, de prise de position
remarquable pour autrui, soit l'accomplissement d'un travail ou une poignée de main ou
une signature ou un don matériel ou tout autre confirmation d' un discours préalable, reste
un acte en partie inachevé, reste « lettre 'morte ». Agir, c'est transformer une motivation en
concrétude, dire sans rien faire c'est donner l' illusion à autrui, ou même parfois se donner à
soi-même l'illusion, d' effectuer cette transformation. Mais si les actes physiques et le
comportement quotidien ne suivent pas le discours, ce discours est un acte finalement
creux, un semblant d'acte ou un acte accompli qu'à moitié.
L' agir humain peut aussi se présenter sous une certaine forme de passivité, écouter
l'autre qui nous parle, surveiller l' enfant qui joue ou attendre l'appel de quelqu'un est une
forme d'agir. En fait, accorder son attention est peut-être la forme d' action demandant le
plus d' effort, car elle implique un don de sa liberté personnelle et une surdité temporaire à
ses propres désirs. Un grand entrepreneur peut faire de grandes choses, un grand orateur
III «Ainsi, il n y a pas de nature humaine, puisqu 'il n y a pas de Dieu pour la concevoir. L 'homme est
seulement, non seulement tel qu 'il se conçoit, mais tel qu 'il se veut, et comme il se conçoit après l 'ex isten,ce,
comme il se veut après cet élan vers l 'existence ; l 'homme n 'est rien que ce qu 'il se fait. », Sartre, Jean-Paul,
L 'existentialisme est un humanisme, Gallimard-Essais, Paris, 1996, p.29.
11 2 L' acte de langage performatif a été thématisé par le philosophe analytique lL. Austin dans Quand dire
c 'estfaire (Austin, J.L. , Quand dire c 'estfaire, trad. fr. G. Lane, Éditions du Seuil, Paris, 1970).
11 3 Le thème de la promesse est au cœur de l' argumentation de Paul Ricoeur dans le dernier tome de Temps et
récit, principalement dans la section intitulée « Vers une herméneutique de la conscience historique »,
Ricoeur, P., Temps et récit III: Le temps raconté, Éditions du Seuil-Points, Paris, ] 985, pp. 374-433.
87
peut être très impressionnant, mais quelqu'un qui sait écouter ou attendre est ce qui fait que
la vie est vivable sur Terre.
Penser, l' exercice de la réflexion intellectuelle, est aussi une forme d' acte, ou plutôt de
« pré-acte », car tout comme pour le discours, qui doit éventuellement s' accompagner
d' actes physiques pour atteindre son achèvement, une réflexion, aussi intense est-elle, qui
ne se reflète aucunement ni sur autrui ni dans le monde est un acte en partie manqué.
Réaliser une quelconque vérité ou comprendre un quelconque problème sans partager ni
appliquer cette découverte est l' équivalent de ne pas la penser du tout.
Au fond, Sartre a peut-être raison. À première vue l' être humain n' est possiblement bel
et bien que la somme de ses actes. Le jeu du désir et de la motivation et de la satisfaction
ressentie après avoir ressentie une angoisse puis transformée volontairement une
motivation en un acte concret est le train-train quotidien de l' existence, et ce qui est le plus
immédiatement accessible et le plus compréhensible de l' existence. Cela dit, c' est dans le
sens qu' elle trouve ou qu' elle projette dans ses actes que se joue toute la particularité de
l'humanité, et pour trouver ce sens, ou l ' invente~ ou l' interpréter, quelque chose intervient
qui dépasse tous les actes physiques. Quelque chose de mystérieux qui a fasciné et effrayé
les philosophes de toutes les époques, ce quelque chose d' évident et d' inexplicable qui fait
qu' il fait « bon» de « bien agir ».
Le jugement n'est pas q~e la réponse choisie à un appel provenant de l' altérité, il est
plus précisément caractérisé par l'intervention de l'intellect dans le choix de la réponse
appropriée à donner à cet appel. Si l'instinct et l' émotivité' de l' ego y ont un rôle à jouer, on
pourrait même dire une cause à plaidoyer devant le tribunal de la raison, le jugement est
ultimement une opération intellectuelle, car si les différents facteurs mis en cause dans le
jugement peuvent être émotifs, éthiques ou esthétiques, sa résolution est du domaine
rationnel. Sinon on ne parle plus vraiment de jugement, mais de «coup de tête »,
d' impulsion incontrôlée, d' obsession, de délire ou de lubie.
Tout jugement digne de ce nom se déroule selon trois étapes essentielles: la crise, la
délibération et la résolution. Il faut premièrement pour que le jugement s' opère dans la
conscience que le choix soit non seulement possible mais déchirant. Si j 'ai à choisir entre
88
une action qui entraîne la satisfaction générale, incluant la mIenne, et une autre ne
provoquant que le désarroi, incluant le mien, le jugement n' intervient pas vraiment, la
simple lucidité de la conscience devrait être suffisante à m' indiquer le bon acte à poser. Si
par contre le résultat de mon acte est imprévisible ou entraîne des conséquences
souhaitables pour certains, dont moi, au détriment des autres, le jugement est appelé à
entrer en jeu. «A voir du jugement» ne signifie rien d' autre que de posséder le SOUCI
114 D ' où l' absurdité pléonastique du terme très en vogue « éthique appliquée ». L' éthique ne se vérifie que
dans son application concrète. Une éthique purement théorique ne tient même pas de l'utopie ni même de la
poésie, mais tout simplement de la pédanterie. Et si on veut entendre par « éthique appliquée» l' applic'ation
des conséquences pratiques de telle ou telle «éthique théorique », la méprise atteint alors des sommets
d ' étourderie. Il est par ailleurs longuement question d' éthique et de choix moraux concrets au Chapitre II du
présent travail.
89
Il s L'opportunisme, qui est le résultat de l' indécision et du refus à exercer son propre jugement, fait partie
intégrante du caractère de la plupart des personnages « haïssables » de ceux que nul ne tient à imiter, du
théâtre de toutes les époques, de l' Égisthe d' Eschyle au Tartuffe de Molière.
90
transformation d'une motivation, est un acquis de soi qui se positionne dans le monde, qui
prend partie avec, ou sans, ou envers d'autres sur une façon de faire face à la vie. Et même
si elle est souvent ponctuelle, éphémère, réversible, discutable ou à confirmer, la décision
d'un jugement est un tout fini et complet en lui-même dont la multiplication est un des
aspects constitutifs fondamentaux de la personnalité humaine.
116 Heidegger, M. , Être et temps, trad. fr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986.
91
tout autre acte, devient une impossibilité et la VIe devient un fardeau à cause de
l' envahissement de l' impensable et de l' infaisable I17 •
L' ayant ainsi distingué de l' angoisse, le souci n' est pas un empêchement à l' action,
mais une forme spéciale d' acte, un acte de réévaluation constant, sur les plans émotifs,
intuitifs et rationnels, des actes passés en préparation des actes à venir. Le souci, comme
toute émotion parvenue à la conscience, peut être abordé de multiples manières par celle-ci.
Si on peut se plaire à se laisser ronger par le souci (le souci amoureux étant l'exemple par
excellence de ce genre de « digression» permise et même encouragée par la volonté), il est
aussi possible d' attaquer le souci à la manière d'un avocat, en le contrecarrant, ou en
l' amplifiant selon le cas, par une argumentation rationnelle, basée sur des faits
d' expériences et des connaissances. Par exemple, pour déraciner un souci déraisonnable
face à une maladie bénigne ou, au contraire, pour réaliser le sérieux d'une situation
dangereuse pour soi ou pour autrui. La conscience peut aussi reléguer « à plus tard» ses
soucis, pour des raisons pratiques de manque d' informations autant que pour des raisons
plus émotives de la difficulté à envisager certaines situations, certaines décisions et
certaines conséquences de ses actes à l'instant présent.
Les différentes actions de la conscience, de l'intellect et de la volonté face au souci sont
diversifiées presque à l' infini. Reste un fond commun de tout souci: l'ego, l' aspect émotif
de la conscience, y est toujours fortement rattaché. On n'éprouve pas de souci pour un
problème mathématique dont la résolution nous laisse totalement indifférent, pas plus que
pour les choix qu' ont à faire des individus nous étant totalement étrangers et indifférents.
En ce sens, et puisque le souci a souvent une incidence directe sur nos jugements et sur nos
actes, le souci est un des principaux axes de communication entre l'intimité et l' extériorité.
C' est parce que je m' en souci que le monde a une importance à mes yeux, et c' est parce
que je m 'en soucis que l' altérité me connaît et veut me reconnaître.
117 On ne tentera pas ici une critique formelle du projet heideggérien, entreprise philosophique tenant du
quasi-suicide professionnel devant la prolifération de ses interprètes, de ses disciples, de ses fanatiques et de
ses exégètes. Cela dit, l' importance grandiose qu' il accorde à la poésie, essentiellement à celle de Holderlin, .
dans la dernière portion de son œuvre ne peut être complètement étrangère à ce constat: l'angoisse d' être est
insupportable sans le souci de l' agir, même si cet agir devait ultimement se passer de la rationalité, comme
dans l'acte poétique. L ' outil et l' historialité ne sont fmalement que des prétextes ou des parenthèses devant
l' impératif de la transformation de la motivation en acte. (Il serait impudent, et même très imprudent en tant
que non-spécialiste de la chose heideggérienne, de pousser plus loin l' argumentation de cette note ... )
92
Le contraire du souci serait une sorte de détachement du monde, qui loin de ressembler
au détachement de certaines pratiques méditatives qui ont comme objectif une plus
profonde union avec une réalité spirituelle, serait une négation de son importance et par de
là même, de sa propre importance individuelle dans le monde. ' Un tel détachement, pire
encore qu'un relativisme absolu, ne serait rien de moins que l' aberration ignominieuse d' un
culte du néant. «Être sans soucis», réellement sans aucuns soucis, c'est d' être
complètement inconscient, inconséquent et inintelligent. S'il est généralement malsain de
se complaire dans le souci, comme il est malsain de se laisser immobiliser trop longtemps
par l' angoisse, l' absence de souci se résume à une absence de vie, comme l' absence
d' angoisse se résume à une absence de sens.
Le souci n' est ni un outil ni une entrave à la vie, le souci est le mode par lequel un acte
suit de façon sensée un autre acte sous l' action de la volonté pour ainsi former une vie
intime et une vie publique. Le souci est une nécessité, en même temps qu'il engendre deux
merveilleuses possibilités, la possibilité d'être déçu de soi-même et la possibilité d'être
satisfait de ses actes, et d' agir par la suite en conséquence.
d) La contemplation (OEwQia)
Est-ce que la contemplation, qui est une visée attentive du monde et de l' existence, est
un acte? Oui, car la contemplation est profondément active, à la différence de la rêverie ou
de la stupeur,' la contemplation demande un effort volontaire intense, celui de voir ce qui
n' est pas immédiatement visible, celui de saisir l'apparemment insaisissable, et de sortir de
l'horizon de l'ego. Alors qu' il était toujours résolument platonicien, Bertrand Russell écrit
en 1912 sur la contemplation:
] ]8 Russell , B., Problèmes de philosophie, trad. fr. F. Rivenc, Payot, Paris, 1989, p. 183.
93
L' idée de poser son regard hors de soi est déterminante lorsqu' on tente de définir la
contemplation, mais la question de savoir 'si c' est une activité ·ou une forme de passivité
pose une difficulté. En associant l'idée de ce que l'on obtient par la contemplation à celle
de voir quelque chose, où se situe raction volontaire? On peut prétendre que l'acte c' est
d' ouvrir les yeux, que si on n' ouvre pas les yeux, on ne voit rien, que si on n'ouvre pas la
bouche, on ne goûte rien. Mais lorsqu' on voit comme tel, on est entièrement réceptif.
Même si on est occupé à autre chose ou que l' on est distrait, on voit pourtant toujours.
Et si par la contemplation on cherchait à voir quelque chose d'invisible, quelque chose
d' intemporel, qu' est-ce que cela implique? Cela implique que pour s' adonner à la
contemplation, il faut bien faire un acte, l'acte immense de tenter de se sortir du temps.
Sortir à la fois du temps du « flux de la conscience» et du temps de la quotidienneté, du
temps « vulgaire» des horloges, pour se permettre de voir ce qui réside au fond des choses,
ce qui est l' essentiel et le vrai, non pas le vrai de la logique abstraite qui s' oppose au non-
vrai, mais le vrai de l' existence concrète qui lui donne un sens. La vue est le sens qui
permet de cerner le visible avec les yeux. La contemplation est la vue de l' esprit qui permet
de cerner l' invisible qui donne un sens à la vie.
La contemplation serait donc paradoxalement cet acte qui permet de comprendre le
sensuel, donc la nature et le monde, en voyant avec l'esprit ce qui est invisible, qui n' est
pas sensuel, mais qui donne un sens aux choses et aux événements. C'est donc bel et bien
un acte, l'acte de saisir l'insaisissable et l'indémontrable. On pourrait même affirmer qu' il
s' agit de l' acte demandant l' effort le plus formidable parmi tous les actes, car il implique ·
l'infini, il implique l'inconnaissable, il implique l'incommensurable, il implique la vérité,
toutes ces choses qui fascinent et effraient l' humain dans sa finitude.
La contemplation est un acte qui s' impose pour celui qui se veut mystique, pour celui
qui tente de faire le lien avec le mystère de l'existence, de faire un avec ce mystère. Mais la
contemplation est aussi un acte que tous et chacun doivent accomplir à l'occasion, à défaut
de s' auto-condamner à vivre dans l' illusion constante de l'immédiateté, de l' éphémère et du
devenir sans cesse insaisissable. Que le sens, l'éternel ou le nécessaire existe ultimement,
ou non, de façon transcendantale à l'être humain, celui-ci a besoin d'eux pour vivre, et c' est
par la contemplation qu' il peut les retrouver, ou se les inventer.
94
Est-cé que la contemplation est un acte rationnel? Si la contemplation est l' acte de
saisir le monde, comment s' opère Cette saisie? Il faut d' abord retourner « l' oeil de l'âme»
vers l' invisible et l' éternel, pas en tant que concepts ou qu' abstractions, mais en tant que
présence significative dans la vie, et dans la psychologie, humaine.'
On pourrait décomposer la contemplation en deux phases distinctes, se recoupant l'une
l' autre, voyageant pour ainsi dire l'une dans l' autre. La première phase est celle du sursaut,
de l' émerveillement, de la surprise. Mais si la contemplation se résumait à cela, il n' y aurait
rien de plus dans l' objet de la contemplation que dans une explosion ou un fracas. Pourtant,
l' objet de contemplation est tout autre, il est harmonie, bien, beauté, bonté, vérité et
éternité. C' est par la compréhension de l' ampleur de ce qu' elle contemple, qui relève de
l' acte intellectuel et philosophique, que la conscience accomplit le deuxième mouvement de
la contemplation.
On est tout d' abord mû par un sentiment d' immensité, d' insaisissable et
d' inconnaissable, puis petit à petit le miracle s' opère et on comprend ce qui passe. On ne
comprend jamais complètement ce qui est en cause dans la contemplation, mais on en
comprend le sens, l' implication et la justesse. Cet effort de compréhension est ce qui fait de
la contemplation une activité émotive, certes, mais aussi une activité rationnelle.
Contempler c' est donc aussi d'une certaine façon philosopher d'une façon muette, mais
indispensable au véritable discours, à la véritable discussion.
Nostalgique, ou initiatique, Gabriel Marcel écrit sur la contemplation:
« Il nous est presque impossible de ne pas nous faire de l' activité une
image en quelque sorte physique, de ne pas nous la représenter comme la
mise en jeu d'une certaine machine dont au fond notre corps est ou le
ressort ou même le modèle. L' idée antique reprise et approfondie par les
Pères de l'Église d' après laquelle la contemplation est l'activité la plus
haute est une idée complètement perdue; et il vaudrait la peine de se
demander pourquoi. » 119
La contemplation est une activité spéciale, et la motivation qui y mène est elle aussi
inhabituelle, c' est une motivation qui nous pousse à agir en prenant sa place dans le monde
en comprenant et en ressentant l' espace que l' on habite plutôt qu' à se découper cette place
par la violence physique ou l'argumentation. Savoir contempler n' est pas l'apanage que du
11 9 Marcel, G., Être et avoir, Aubier Éditions Montaigne, Paris, 1935 p. 278.
95
mystique ou du savant, savoir contempler c' est savoir vivre avec soi-même en sachant
l' importance de l' altérité. Savoir contempler c' est savoir vivre dans l' ici et le maintenant en
sachant ce que l' éternel et l' infini nous sont tout aussi inadéquats qu' indispensables.
' Comment définir 1~ éthique? ou, plus précisément, comment s ~ expliquer 1~ existence du
souci de vouloir guider moralement ses comportements chez 1~ être humain? L ~ éthique est
d ~ abord le résultat de l ~ expérience humaine, personnelle et collective. Elle est aussi
empreinte de logique, la logique du « bon sens» et de la causalité. Mais on peut postuler
qu~ il y a un ingrédient supplémentaire à l ~ éthique , un ingrédient irrationnel et teinté
d' anthropocentrisme, car l'expérience est une donnée, non une idéologie, et la logique une
organisation du sens, non une donation de sens. Ce troisième ingrédient de 1~ éthique,
difficile à nommer ou à caractériser, semble se retrouver sous sa forme la plus accessible
dans les récits mythiques, dans ces réservoirs illogiques et non empiriques d ~ une forme de
sagesse morale transmise depuis la nuit des temps. Mais encore faut-il comprendre le
mythe, sans vouloir 1~ interpréter, le décomposer ou le traduire. Et encore faut-il décrire le
souci éthique sans le caricaturer, l ~ inventer ou le dénaturer. Voici donc les thèmes; les
orientations et les défis philosophiques de ce chapitre.
L ~ acte moral c ~ est 1~ acte, la parole, 1~ attitude, 1~ accès de soi vers le monde, qui se fait
en suivant une conviction consciente de ce qui est bien et de ce qui est. mal. L ~ acte moral
implique qu ~ il y a un choix entre différentes actions ou inactions, entre différents discours
ou abstentions. Le choix moral a des conséquences pour soi, pour les autres et pour le
monde, et la volonté dispose d ~ une certaine "liberté, à l ~ intérieur de nombreuses limites,
devant ce choix.
Le souci éthique est ce moment, qui paraît parfois une éternité, de réflexion précédant
1~ acte moral, et qui lui confère sa valeur et son sens. On parle dans les dictionnaires de
l'éthique comme de la « science de la morale », cela est vrai à condition de prendre le mot
science dans son sens originel, celui de sagesse, d ~ expérience et de discernement sur la
chose morale.
On entend aussi parfois par éthique 1~ ensemble des règles régissant les actes moraux
d ~ un individu ou d ~ un groupe d'individus, mais cette définition dép-asse largement le sens
de souci éthique tel que 1~ on 1~ entend dans ce qui suit, car elle suggère une certaine fixation
du souci, une solution permanente à ce souci. Le souci éthique est un souci constant, il ne
peut être dissolu ou sublimé en se fixant sur le papier ou dans les habitudes. Comme tout
souci, il est un lien se répétant sans cesse entre la motivation, l' angoisse, la volonté et l'acte
accompli dans le monde.
Le souci éthique n' est pas une question de connaIssance ou de " transfert de
connaissance, c' est une affaire de convictions personnelles, convictions qui ne peuvent se
forger qu'avec les efforts réalisés par une personne pour se reconnaître dans l' altérité en
allant vers l' autre et le monde, soit en"communiquant, en ressentant, en contemplant et en
compatissant. L' idée d' imposer un souci éthique est tout aussi absurde que celle d' imposer
une foi religieuse ou une confiance dans une théorie scientifique. On ne peut se convaincre
du bien-fondé d'un souci éthique que par soi-même. Et si on peut être amené à ce souci par
l' exemple d' autrui, le chemin vers la résolution de ce souci est une odyssée personnelle, ne
pouvant, paradoxalement, s' accomplir qu' à travers le contact des autres.
Il est question dans ce chapitre du souci éthique, de sa motivation et de ses
conséquences. Il ne s' agit pas d'une tentative de « méta-éthique », qui surplomberait d'un
œil scrutateur différentes modulations existantes de l'éthique. Le problème de l' approche
méta-éthique, ce discours philosophique tentant de discerner ce qui unit et ce qui
différencie les discours éthiques, est que suite à la fréquentation de plusieurs «méta-
éthiciens» on a tôt fait de vouloir s'adonner à la « métà-méta-éthique », confrontant les
différentes manières de confronter plusieurs perspectives éthiques. Et de" là, qui sait
jusqu'où cela peut nous mener?
Pour éviter ce type de débordement, il est donc uniquement question d' éthique et de la
motivation du souci éthique. L'éthique, après tout, n'est rien d'autre que la «méta-
morale », l'éthique ne dit pas le «bien» ou le « mal» comme la morale, elle évalue la
façon de le constater et de dire cette moralité. Il y donc déjà assez de recul du point de vue
éthique pour poser les questions qui importent et y apporter des réponses concrètes, les
seules qui comptent dans ce domaine. Il importe ne pas tant s'élever dans une spirale
théorique que l'on finisse par perdre de vue la question de fond, celle du bien et du mal
dans le rapport de soi aux autres.
On ne peut pas réinventer l'homme, on ne peut que constater son agir. Et s' il faut
absolument d' entrée de jeu fournir une définition formelle de l'éthique, adoptons celle-
ci : « l' éthique c' est s' accorder le loisir 12o de réfléchir ~u bien et au mal avant d'agir dans
un monde intersubjectif », étant bien conscient que de penser circonscrire le phénomène
humain du souci éthique de façon formelle n'est qu'un leurre.
Il Y a une désorientation morale évidente à l' aube du XXl e siècle, et le rejet d' une partie
de l'Occident des valeurs et des dogmes religieux en occident n'est probablement pas
étranger à cet état de fait, bien que seulement une partie de la problématique. En fait, on a
peut-être passé d'un extrême à l'autre, c' est-à-dire remplacé un abus d' autorité morale
ecclésiastique par le rejet complet de tout aspect métaphysique, désormais synonyme
« d' arbitraire », à la moralité.
Mais ce que l'on constate avec effroi maintenant, c'est que ce qu' il 'y ad' éthique chez
l' être humain est arbitraire. Ni la science ni la logique ne peuvent à elles seules proposer ou
démontrer ou expliciter la moralité. Et la philosophie, gardienne de l 'horizon éthique
depuis ses tous débuts, peine à demeurer cette gardienne tout en prononçant simultanément
un discours résolument moderne et post-métaphysique, essentiellement basé sur la logique
et l'argumentation.
Dans le premier chapitre de son ouvrage majeur, Le principe responsabilité, Hans
Jonas décrit ce désarroi devant le « vide éthique» :
Ce ne sont cependant pas les tentatives de philosophie éthique qui manquent Tout
philosophe qui se respecte aujourd' hui fait de l'éthique (ou du moins, prétend en faire un
peu s' il est moindrement intéressé par les subventions de recherche). Dans la plupart de ces
tentatives de refondation moderne de l'éthique, les discours normatifs, kantiens,
]20 Loisir ici n'est pas synonyme d' oisiveté ou de divertissement, mais bien de « temps deréflexion » et de
122 Notamment dans Levinas, E. , Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Kluwer Academic-Le livre de
poche, Paris, 1988.
123 Notamment dans Ricoeur, P. , Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil-Essais, Paris, 1990.
124 Notamment dans Jonas, H. , Le principe responsabilité, trad. fr. J. Greisch, Champs-Flammarion, Paris,
1995.
125 Notamment dans Habermas, Morale et Communication, trad. fr. C. Bouchindhomme, Champs-
chacun de ces trois édifices éthiques remplirait, et remplira sans doute dans l'avenir, de
nombreuses thèses de philosophie et articles de revues spécialisées. Par respect envers ces
œuvres qui le méritent amplement, il n'en est fait ici ni critique hâtive, ni louange
impertinente. Qu' il soit simplement dit que l' immensité du questionnement éthique permet
la cohabitation heureuse de toutes ces avenues, et aussi de celle développée dans les pages
qui suivent.
Cela dit, on serait libre de penser que l' éthique de type levinasienne, ricoeurienne et
jonasienne est un peu trop « ontologisante » et théorique, que les présupposées de·l' éthique
de la discussion sont un peu trop utopiques, que la certitude métaphysique sur la nature du
monde du matérialisme est un peu trop hardie et que le discours éthique du présent chapitre
est un peu trop psychologisant et spiritualisant. Soit. Une certitude demeure, l' éthique ne
peut vivre que par sa propre remise en question, et ce questionnement ne peut survivre
qu' avec l'apport de réponses aux questions que pose l' éthique.
Les trois avenues éthiques présentées ci-haut donnent d' excellentes réponses aux
questions morales, mais elles sont toutes incomplètes, car l'éthique n' est pas un domaine
qui se définit, qui se règle ou qui s'épuise entièrement. Ou même un domaine qui puisse se
circonscrire complètement par un quelconque discours. Ce chapitre fournit d'autres
réponses aux interrogations humaines sur le bien et l' agir, réponses présentant des aspects
nouveaux et des aspects classiques. Comme tout ce qui touche à l' activité humaine, on ne
peut ultimement devant l'inédit et l'inconnu que rénover les vieilles évidences et les vieilles
convictions qui n' ont persisté à travers les âges que parce qu' elles savent conserver leur
intégrité à travers les transformations et les nouveautés.
a) L'éthique personnelle
Le point de vue adopté dans ce travail est que l'éthique commence dans l' intimité
consciente des individus. Cette position peut paraître banale à première vue, mais elle
s'oppose pourtant à ce qui est normalement attendu des citoyens dans les sociétés
modernes, c' est-à-dire qu' il se conforment à des règles morales normatives, plus ou moins
clairement établies, applicables à l'ensemble de la communauté. Ces règles découlent des
interdits légaux, des plaintes de victimes d' actes immoraux et de certains standards de
comportement promulgués, ou exigés sous peine de punition, par les principales institutions
juridiques, politiques, religieuses ou médiatiques.
La moralité normale est ainsi un standard social, qui diffère plus ou moins grandement
d' une société ou d' une région géographique à une autre. Si la portion légale de la moralité
est très minutieusement définie et codifiée, la constituante sociale plus large définissant le
« bon comportement» moral est beaucoup plus ambiguë.
Michel Foucault (et dans une certaine mesure Martin Heidegger aussi avec sa notion du
« on » anonyme et oppressant 129) a bien su souligner dans la première phase de son œuvre
les dangers par une société qui définit trop radicalement les limites entre la normalité et
l' anormalité. Anormalité que la sociét,é doit corriger promptement, spécifiquement en ce
qui concerne le criminel et le fou 130. La contemporanéité hyper-médiatisée vit
continuellement ce dilemme de la norme, aujourd'hui non plus forgée uniquement par les
institutions « classiques» de pouvoir 'politique, juridique ou religieux, mais aussi en grande
partie par l' opinion publique guidée par les médias. Quiconque réussit à s' imposer sur la
scène médiatique en raison de sa popularité auprès des spectateurs et des consommateurs,
ceux qui payent les annonceurs payant les personnalités médiatiques, est automatiquement
appelé à devenir un juge populaire de la moralité, juge du bon et du mauvais goût dans les
comportements humains, .dont l'influence peut avoir un poids politique considérable. Cette
tendance peut apparaître en surface comme un miracle de démocratie, retirant le pouvoir
des mains des quelques ploutocrates dirigeant les partis politiques, mais est en fait un
leurre, car la nouvelle moralité médiatique n' a pas à sa base la responsabilité personnelle et
le développement jugement, mais seulement la bonne santé financière des intérêts
commerciaux et corporatifs des annonceurs la finançant.
Il est important de savoir résister à cette nouvelle morale médiatique (qui, soit di~ en
passant, n' est pas nécessairement fausse ou 'menteuse) et de retrouver le goût de l' effort
moral individuel. Bien sûr, les lois sont le plus souvent instituées pour les bonnes raisons et
l' opinion publique a raison de se révolter devant le comportement abject et indigne d' un
criminel, mais la réflexion éthique ne peut se permettre de se faire instantanément, en
129 Heidegger, M. , Être et temps, trad. fr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, § 27, pp. 169-173.
130 Foucault, M. , Histoire de la/olie à l'âge classique, GaUimard-Tel, Paris, 1972.
102
réaction aux événements du jour. Il y a une forme de dignité fondamentale à l' éthique. On
pourrait même dire que c'est de là que provient en grande partie ce qui fait la spécificité et
la dignité de l'existence humaine, et les réponses morales que l' on apporte au souci éthique
ne peuvent être que des slogans, des polémiques et des éditoriaux.
Il y a quelque chose de très symptomatique, et d'un peu désolant, dans le fait que la
sphère de l' opinion publique soit devenue l'unique arène où sont entendues et débattues les
questions relevant de l' éthique, exposant des bonnes et des mauvaises actions, personnelles
et professionnelles. C' est une indication claire que la moralité ne concerne plus l' individu
lui-même, que son questionnement et ses réponses personnelles ne soient pas ce qui compte
en éthique, mais bien la « norme» sociale. Ce qui compte moralement aujourd'hui est
devenu le domaine des lois, des consensus et des compromis. Mais y a-t-il pourtant une
. -
seule occasion, une seule décision humaine où l'engament personnel doit compter plus que
celui de la décision morale?
Les choix moraux doivent se communiquer et se discuter publiquement et en privé,
mais la décision morale, avec ce qu'elle contient de jugement et de responsabilité, est
toujours d' abord et avant tout l' affaire de l' individu. Si les lois et les consensus sociaux
doivent être respectés ou être violés, ce n'est que le jugement personnel qui pourrait le
permettre. D' où l' importance ~apitale d' apprendre aux enfants non pas seulement les lois,
les coutumes et convictions locales, qu' ils doivent nécessairement connaître, mais aussi
comment se questionner moralement, comment discuter de ses propres conflits moraux et
comment y répondre par soi-même. Se contenter de suivre les lois, les consensus et les
compromis est insuffisant, car cela n' engage pas l'individu dans la voie éthique et, au
contraire, le désengage et le déresponsabilise en niant l' importance de l'effort moral.
Apprendre à se bâtir un horizon moral n'est que le premier pas dans l' évolution éthique
de la conscience et de la société à laquelle elle appartient. Une fois insérées dans le tissu
social, les convictions morales doivent pouvoir tenir le coup devant la multiplication des
événements du monde et leur nouveauté constante, et c'est souvent là une difficulté non
négligeable. On peut être humble, respectueux et amical dans sa vie privée, mais occuper
un emploi dans un domaine compétitif (et quel domaine professionnel ou artistique ou
103
politique ou sportif ou économique ou académique n' est pas compétitif au XXI e siècle ?)
exige une efficacité, une intransigeance et une insensibilité allant directement à l' encontre
de nos convictions personnelles.
Ce paradoxe est celui qui devait nécessairement survenir avec l' avènement de sociétés
démocratiques et libérales (dans les faits souvent démagogiques et ploutocratiques) : être
libre implique d' être productif, et ce à n' importe quel prix moral. L' histoire politique du
XXe siècle se résume à l' échec patent des régimes totalitaires, l'histoire politique du XXI e
siècle commence en exposant dramatiquement les carences liées à la domination du libre
marché sur tout autre impératif moral ou social. Dans un monde ou l' individu n' a comme
seule priorité que l' enrichissement, le sien pour commencer et celui de ses partenaires ou de
ses employeurs puis celui de son pays, il ne peut y avoir uniquement que des gagnants. Et
les perdants, ceux dont l' activité est la moins rentable, sont toujours ceux qui intéressent le
moins l' opinion publique, médiatique dictant l' opinion politique et la moralité ambiante.
Dans un tel contexte, comment est-il encore possible d' avoir des convictions morales et
d' être productif dans son travail ? La solution théorique est malheureusement bien peu
pratique concrètement, elle consisterait à s' établir certaines valeurs morales personnelles
inviolables. et à les respecter coûte que coûte dans le cadre de son travail, en tout temps,
quitte à en subir des conséquences dommageables professionnellement. Mais un individu
qui opérerait de la sorte en toute intégrité dans n' importe quel domaine d' activité, et pour
qui les valeurs de l' efficacité et de la productivité ne seraient jamais des valeurs .
primordiales, finirait probablement très pauvre, chômeur ou interné. La solution est donc
d' accepter de perdre les batailles morales que l'environnement professionnel ne permet pas
de gagner, et de survivre assez longtemps dans son milieu professionnel pour réussir à
réconcilier, et à s' imposer, certaines convictions morales avec certaines activités liées au
travail. C' est ce que font déj à tous ceux qui n' ont pas abandonné aux préj ugés sociaux leur
quête éthique personnelle et qui n' ont pas succombé à l' attrait de la fuite dans le confort
égoïste.
La modernité semble parfois nous appeler à faire la division de notre personnalité, à
mettre de côté nos convictions personnelles dans la sphère publique et à différencier
nettement travail et loisir, passion et obligation. Ne pas succomber à cette tendance de
division de la personne et affirmer une forme très primaire d' intégrité et de dignité est un
104
des nombreux défis éthiques de ce jeune XXI e siècle. L' autonomie morale n' est pas une
forme de résiliation du contrat social ou une absence de compassion, bien au contraire,
seule cette autonomie est garante de protéger la société des débordements associés aux
dérives pathologiques qui s' emparent parfois des mouvements politiques, médiatiques ou
religieux trop populaires et pas assez réfléchis.
L' éthique n' ayant jamais été un domaine purement théorique, des débats éthiques
concrets plus spécifiques, notamment ceux reliés à l'actualité scientifique, sont abordés
dans cette section. Non avec l' intention de les régler ou de les relativiser, mais plutôt pour
comprendre leur intérêt intrinsèque et la difficulté qu' a la moralité ambiante, académique,
politique et médiatique à se prononcer clairement à leur sujet. Des perspectives
philosophiques permettant d' élaborer de nouvelles pistes de solutions sont explorées dans
les sections suivantes, et au prochain chapitre qui traite exclusivement du souci éthique
dans le domaine de la recherche scientifique.
1. L 'ingénierie biotechnologique
Il a toujours été permis au scientifique de décortiquer, de modifier et d' expérimenter
sur la matière végétale ou minérale, et ce n' est que très récemment dans l' Histoire, avec
l' avènement de la conscientisation écologique, que certaines limites sur l' exploitation et
l' usage de la nature à des fins technologiques et industrielles ont commencées à être
remises en question. Ce questionnement est souvent beaucoup plus en relation avec les
impacts de certaines pratiques pour l'humanité elle-même que pour toute autre raison
invoquant une dignité quelconque de la nature ou de la matière inerte ou végétale. Il n' yen
va pas de même pour tout ce qui touche la biologie, et encore plus spécifiquement pour ce
qui concerne la vie humaine.
Tout être animal~ par sa parenté immédiate avec la phénoménalité humaine, est promu
à une forme de dignité, d' importance propre et indépendante de son utilité pour autrui. Si la
défense des droits des animaux et la responsabilisation des actions humaines face aux
animaux a connu une longue éclipse entre l'adoration mystique de certains animau,x dans
l'Antiquité et l' avènement de sociétés protectrices des droits animaux, l'intégrité du corps
105
humain a de tout temps été assumée, du moins pour les individus considérés faisant partie à
part entière de la société (certaines sociétés ayant rejetés hors de ce rang les esclaves ou les
barbares sur des bases ethniques et politiques). Aujourd'hui encore, le scientifique ne peut
se permettre de «jouer» avec la vie, mais un problème épineux survient lorsqu' il prétend
pouvoir améliorer ou sauver la vie grâce à ses recherches.
L' espoir de guérir des maladies, de prévenir des tares, de rendre la vie humaine plus
confortable et moins douloureuse exerce un attrait qui séduit et qui effraie à la fois. Comme
la science de l'homme étant avant tout humaine, c'est-à-dire inachevée et imparfaite,
quelles limites devrait-on collectivement lui imposer, quelles limites le scientifique lui-
même devrait-il se sentir obliger de respecter? Au-delà des questions ponctuelles qui
forment aujourd'hui ce que plusieurs appellent la «bioéthique », que ce soit en ce qui
concerne la modification des gênes, le clonage ou différentes méthodes thérapeutiques
inédites, il y a au cœur de tous ces bouleversements techniques un dilemme éthique antique
tout à fait reconnaissable: comment distinguer l' hubris de la sagesse?
Toutes les discussions sur le sujet semblent tourner autour de la permission: faut-il
permettre telle ou telle pratique, comme on permet, ou non, à un enfant de faire telle ou
telle chose, de manger telle ou telle aliment ou de regarder telle ou telle émission de
télévision. Et si la permission que l' adulte accorde à l'enfant est un moment pédagogique
nécessaire, ou la permission que le système judiciaire accorde au criminel de réint~grer la
société est un moment pédagogique nécessaire, qu'en est-il de la permission légale ou
politique ou populaire ou médiatique accordée au scientifique d'entreprendre un type de
recherche ou d'utiliser une certaine technique? Le scientifique ou le technicien sont-ils
semblables à des enfants ou à des adultes immatures potentiellement criminels? Ne savent-
ils pas ce qu' ils font, pourquoi ils le font et quelles sont les conséquences de leur geste?
La moralité ambiante, l'éthique du consensus légal et du compromis social, est
incapable de répondre à ces questions, simplement parce qu'elle ne sait pas de quoi elle
parle. La moralité ambiante n' est pas spécialiste de biologie ou de biochimie. C' est
pourquoi la bioéthique est si mal en point actuellement. Elle traite, à tort ou à raison, le
biologiste comme un adulte immature et se désigne seule gardienne de la maturité et de la
sagesse tout en ignorant précisément ce de quoi il est question, ce que seul sait de façon
106
complètement pertinente le scientifique 131 . Malgré tout le respect que mérite la sagesse
populaire et légale, ce n' est finalement que dans l' oculaire du microscope que se distingue
le digne et prudent espoir de la guérison de l' indigne et dangereuse ambition d'une pratique
douteuse ou d'une renommée profitable, et encore souvent avec un grand flou même pour
le spécialiste. Faut-il découvrir tout ce qui est découvrable, peut importe le prix et les
conséquences, ou est-ce que parfois la pudeur intellectuelle ne doit-elle pas accepter de
laisser la nature dans l' ombre? Cette question est éthique, mais elle est aussi en premier
lieu éminemment scientifique.
2. L 'inégalité sociale
Le débat éthique social concernant la distribution des richesses, aussi bien sous forme
de biens matériels qu' en tant que privilèges et qu' opportunités, est inévitable dès qu' une
société n' est plus sous le joug de la tyrannie et du totalitarisme. Deux notions
fondamentales s' y opposent, souvent en un dialogue de sourds: le droit de tous les
individus de profiter de la richesse de la société et le droit de l' individu de profiter
personnellement du fruit de son travail et de ses efforts.
Les diff~rentes expériences sociales au cours de l' Histoire, et l'expérience et la sagesse
qui peuvent en découler, semblent démontrer assez clairement que les deux extrêmes du
partage des richesses, soit d'un côté la mise en commun total des ressources, des
-opportunités et des produits et de l' autre la « loi de la jungle» ou la « loi du plus fort» sont
tous deux impraticables et impossibles à réaliser à une échelle dépassant un très petit
nombre d' individus. Trouver une méthode idéale de partage des richesses, dont tous
seraient unanimement satisfaits, est un défi que doivent relever tous les gouvernements en
établissant leurs programmes de taxation et de dépenses, et qui n' atteint jamais un
consensus total dans la population.
Comment le philosophe, ou ce que certains se plaisent à appeler « l' éthicien », peut-il
contribuer à trouver cette juste balance dans le partage de la richesse? La réponse d' un
esprit cynique serait simplement qu' il ne peut y contribuer, car l'opinion philosophique n' a
plus aujourd'hui aucun poids politique face aux arguments économiques et surtout face aux
exigences corporatives. Ce cynique n' aurait pas totalement tord, mais il est exagéré, pour
ne pas dire paranoïaque, de penser que toutes les démocraties actuelles ne sont que des
façades à la solde d'une oligarchie industrielle riche, invisible et despotique. L'opinion du
peuple et les choix démocratiques qu' il fait lors des élections politiques compte encore pour
beaucoup dans la plupart des nations, et les voix des dissidents sont toujours audibles,
même dans les états les plus tyranniques.
Cette opinion du peuple, si elle est encore agissante n' est pas nécessairement très
réceptive à l' opinion du philosophe. En fait, elle ne sait pas toujours ce dont quoi elle est
capable, ce qui serait bénéfique pour elle, ou même différencier ses désirs et ses convictions
de ses connaissances. En ce sens, la question de l'inégalité sociale restera toujours une
question d' éveil personnel, d' éducation et de sain développement de l'amour-propre
individuel. Si les conditions matérielles, émotives et intellectuelles requises à l'instauration
de cette éducation ne sont pas présentes, tous les discours politiques ou médiatiques ou
philosophiques ne sont que des murmures insignifiants.
Reste à trouver la volonté qui ferait de l' éducation et de la fierté individuelle des
priorités sur les facteurs économiques, techniques, politiques et militaires. Ce n' est souvent
plus l' éducation de l' individu qui compte vraiment, mais sa formation à remplir
efficacement un rôle précis dans le monde du travail. La volonté d' établir une véritable
éducation, qui dépasserait donc largement la simple acquisition d'aptitudes propre à une
tâche précise, existe pourtant dans le discours de beaucoup de politiciens, de beaucoup
d' administrateurs et de beaucoup d' éducateurs, mais on la retrouve un peu moins souvent
dans la réalité quotidienne. Dans ce contexte, comment faire la promotion d'une idée que
presque tous approuvent, mais que peu mettent en pratique? Comment vendre la vertu à
ceux qui s'en drapent déj à ?
Après le droit inaliénable à la vie, le droit à l' éducation est donc la pierre de touche de
l'organisation sociale. Mais encore faut-il que cette éducation soit sincère et non
instrumentale, réformer l' éducation ne devrait pas être qu'une question d' efficacité
économique, mais une question de renouvellement et de propagation de la culture, de cette
108
culture qui nourrit l' individu et la société 132 , et qui fait de l'homme un animal spécial. Le
partage de la richesse n' est donc pas une question primordialement économique et
politique, c'est une question de droit et de responsabilité. Trop souvent le débat est donc
travesti en l' abordant sous des horizons strictement financiers ou dogmatiquement
idéologiques, d' où sa stérilité patente.
D' un point de vue plus individuel, deux notions sont également en conflit en adressant
la question du partage de la richesse. D'un côté, l' individu ne désire pas être frustré de la
satisfaction per.sonnelle liée aux fruits de ses efforts, de l' autre, les sentiments de
compassion et d' empathie exigent un partage de la richesse, d' autant plus qu' autrui se
trouve dans un état nécessiteux. Si un individu est relativement libre de pressions sociales
et politiques, un éventail de possibilités s' ouvre devant lui. Il peut décider de garder pour
lui seul le fruit de son labeur ou le partager avec des personnes plus démunies. Il peut lui-
même s' impliquer socialement pour éveiller les . autres consciences au sort des moins ,
fortunés ou même fustiger soit les plus riches, soit les plus pauvres, soit les deux pour leur
comportement respectif. De telles initiatives personnelles ne parviennent pas, à de rares
exceptions, à changer en profondeur l' ordre social, mais ils peuvent contribuer grandement
à l'affirmation des sentiments personnels d'intégrité et de justice, sentiments cruciaux pour
maintenir la légitimité à long terme de la société.
132 Sur la « KQlUlÇ » dans le domaine de la culture et de l'éducation, voir les ouvrages de T. De Koninck : La
nouvelle ignorance, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, et Philosophie de l 'éducation, Presses
Universitaires de France-Thémis, Paris, 2004
133 Dans ce chapitre, et dans le suivant, le mot « profession» est utiliser dans son sens le plus large de métier,
travail, emploi, et non suivant sa défmition plus restreinte de «profession libérale », se limitant à la
spécialisation en comptabilité, en droit, en génie ou en médecine.
109
des consensus sociaux, et légiférant sur une panoplie de cas hypothétiques, prive l' individu
de son jugement individuel dans les cas concrets et retire, au lieu de procurer, une « aura »
de respectabilité qui devrait entourer les professions lourdes de responsabilités et de
conséquences pour l'ensemble de la société.
Il est normal qu'un travail comportant des rIsques, des responsabilités et des
conséquences sérieuses sur autrui ne se pratique pas selon n' importe quelle méthode et dans
n' importe quelles circonstances. Mais en balisant trop précisément ces méthodes selon des
circonstances elles aussi répondant à des définitions réductrices, on risque d' étouffer à la
fois la spontanéité, la compassion et la prudence qui non seulement sauvent et préviennent,
mais aussi qui permettent cette satisfaction personnelle qui donne à 1~ existence humaine sa
valeur. En agissant strictement « selon les règles », que ce soit dans le domaine scientifique
ou médical ou industriel ou légal ou autre, on est instantanément déculpabilisé, et aussi
potentiellement désintéressé, dans son milieu de travail. Si cela peut être utile et efficace au
sens de la responsabilité légale et sociale, il en va autrement au niveau moral, car suivre les
règles en ne faisant aucun appel à la responsabilité et au jugement mène à la décadence
éthique.
On pourrait répondre à ces critiques que ceux qui « fabriquent» la déontologie sont des
acteurs éthiques de tout premier plan, et qui si leur travail est valable, toutes les questions
morales entourant la pratique d'une profession sont alors examinées et que la conduite
proposée est donc hautement souhaitable et bonne moralement. Le problème avec un tel
raisonnement est qu'il est absolument correct, c'est sur la définition même de l'éthique et
du jugement moral qu' il y a mésentente vis-à-vis des prises de position défendues ici.
Considérant l'éthique comme une science ne pouvant être jamais vraiment théorique, et le
jugement moral une faculté qui ne s' éprouve et se dompte qu'à travers les expériences
personnelles de vie, il est absurde d' imaginer la rédaction d'un code. de conduite '
déontologique prétendant pouvoir répondre à toutes les situations humaines concrètes, avec
tout ce qu'elle comporte d'expériences, de souvenirs, d'émotions, de convictions, de défis,
de déceptions, de liens, d'amour, d'animosité et de précédents personnels. La vie morale,
malheureusement pour ceux qui voudraient régler cette question une bonne fois pour toutes,
ne peut se vivre qu' au jour le jour et est continuellement faite d' indifférences, de lâchetés et
d'efforts individuels, et de triomphes, de banalités et de désastres collectifs.
110
en même temps qu' il est impensable d ' imposer de façon autoritaire des définitions émanant
d ' une oligarchie détenant un pouvoir politique, religieux ou militaire.
La philosophie et la politique des dernières décennies ont beaucoup insisté sur la
primauté de la rationalité et du consensus entre les différentes factions composant une
communauté pour atteindre l'harmonie sociale. C ' est un point de vue défendable et
admirable, mais qui comme toute solution trop absolue peut dégénérer dans l' excès. À trop
négliger l'émotivité individuelle et les mouvements d ' aspiration ou de colère collective, ou
les convictions religieuses ou artistiques, ou, plus généralement, métaphysiques, au sens
d ' inexplicable logiquement et scientifiquement, l' harmonie sociale au lieu de s' améliorer
peut au contraire se détériorer si elle est continuellement forcer à 1~ argumentation et au
compromis. L' ère de la suprématie de la Raison sur les passions (moins inaugurée par
Descartes lui-même que par les cartésiens qui tentèrent de lui succéder) s' essouffle, et les
tiraillements, voire les affrontements directs, entre la science et la religion, entre l' art et le
divertissement ou entre la tradition et la globalisation, sont symptomatiques d ' une soif
inassouvie de convictions dépassant les simples raisonnements logiques ou scientifiques.
Le chaos qui s' en suit de nos jours est assez évident, que ce soit au niveau de la
désorientation spirituelle et de la détresse psychologique de beaucoup d ' individus dans le
monde, jusqu' aux conflits au sein des différentes sociétés qui se veulent être à la fois « de
consommation» et « équitable ». Le désarroi palpable est grandissant dans les sociétés qui
veulent accepter toutes les facettes de toutes les cultures, tous les comportements et toutes
les tendances en restant elles-mêmes fortes et unies. Selon une logique ubuesque, les
nations et les regroupements politiques mènent des «guerres justes» qui ne sont des
« actes terrorismes» aux yeux de leurs adversaires, et réciproquement. Chacun veut sa
liberté, à sa manière, en revendiquant la sécurité, à sa manière, et sans vouloir perdre ni son
confort ni son butin ni ses valeurs. La situation est évidemment intenable. Et rares sont les
pays du monde où il n ' y a aucun bouleversement social, politique, religieux ou militaire en
cours.
Comme pour les autres défis éthiques discutés dans cette section, les solutions ne sont
pas simples. Le principal problème est justement que chacun tente de proposer une solution
claire, lucide, universelle et définitive. Peut-être que l'éthique se refuse à la limpidité, peut-
être que de chercher des consensus et des compromis satisfaisant pour tous et chacun n ' est
113
qu'une lubie illusoire et que l' homme ne peut que recommencer à bâtir d' une nouvelle
façon chaque matin sa relation avec ses voisins, ses amis et ses ennemis, en réinventant en
même temps ses convictions qui sont le ciment d'édifices sociaux condamnés à n' être
toujours que des constructions éphémères.
L' histoire des derniers siècles en l' Occident est intiment liée à l'accentuation croissante
de l' expérimentation scientifique et du raisonnement intellectuel et d' une forme de renie de
la moralité imposée par. un pouvoir ecclésiastique reposant sur des dogmes et des lois
divines révélées, inviolables et intouchables. Cette moralité religieuse ayant par ailleurs été
érigée tout autant pour des raisons politiques et économiques qu'uniquement à cause de
justifications théologiques.
Le"rejet depuis l'époque des Lumières de la morale religieuse « toute faite », qui devait
en principe s' appliquer à tous et en toutes circonstances, s'est peu à peu transformé dans
certains milieux intellectuels et académiques en un rejet de la religion elle-même et,
ultimement, en un rejet radical du concept d' un Dieu créateur. Comme il est assez
indéniable que l'évolution des mœurs et de la moralité dans l' Histoire est intiment lié à
l'histoire des religions, une telle coupure, toute progressive soit-elle, avec des traditions et
des pratiques millénaires ne pouvait mener qu' à une certaine désorientation morale,
aujourd'hui manifeste au cœur des préoccupations de la plupart des individus et des
nations.
On peut argumenter que le problème ayant mené a l' évacuation des valeurs
ecclésiastiques été l' érection de l'autorité des instances religieuses en matière de morale en
un bloc monolithique et souverain, ce qui choqua puis précipita le rejet global des religions
et de la métaphysique, pour les remplacer par une confiance absolue en la raison et la
connaissance de faits empiriques. Il y a beaucoup trop de dignité, et peut-être aussi de
vanité, chez l'homme libre pour qu'il accepte très longtemps de se voir délester de sa
responsabilité morale, et ceux qui lui ont semblé se l' avoir accaparée, au nom de quelque
principe théologique que ce soit, ont du en payer le prix en se voyant retirer une énorme
part de confiance par la société. Mettre tout l'horizon religieux au pilori était probablement
une réaction exagérée, mais dans tout ressac social, la mesure est rarement à l'ordre du jour.
114
La: question de l'autorité dans le champ de l' éthique ne s' est pas simplifiée depuis les
décennies qui ont vu un impressionnant le recul du fait religieux dans la sphère sociale. Au
contraire, puisque le consensus éthique devient de plus en plus difficile à établir devant la
multiplication des points de vue et des expériences, ce qui a pour conséquence de rendre
très instables presque toutes les normes en matière de moralité et de comportement humain.
Si la religion ne dérange plus, socialement politiquement et écono~iquement, comme
elle a jadis pu le faire, et si elle indiffère maintenant plus qu' elle ne choque, elle est
pourtant toujours présente, et ses revendications morales finissent toujours par être
entendues. De plus, on assiste à un phénomène mondial d'importantes migrations
(émigration e~ immigration souvent à l'intérieur d ~ un même pays) des populations et donc
des différentes croyances. Ces croyances, et les dogmes, les rites et les pratiques qui les
visent, relèvent donc de moins en moins de critères géographiques ou nationaux, et si elles
sont encore reliées à l' ethnicité, elles n' y sont plus confinées. Cela provoque des frictions
d' un type nouveau, différent du simple rejet dissident d' une culture ancestrale ou
traditionnelle essentiellement locale, qui relèvent de la juxtaposition des cultures. Devant
cette multiplication des horizons moraux, la réflexion éthique personnelle, et
conséquemment la réflexion collective, relève maintenant d'un parti pris pratique pour le
consensus, le compromis et l' accommodement. Parti pris qui ne satisfait ni les prenants des
dogmes, ni les enfants des Lumières, ni les amoureux de paix sociale qui se retrouvent
emprisonnés entre ces eux factions.
Si l' idée d' une morale dogmatique finie et universelle apparaît désuète, elle reste
néanmoins le fondement de beaucoup de vies humaines centrées sur des pratiques et des
préceptes religieux, et ne serait-ce que pour cela, on ne peut écarter la religiosité du
domaine de la morale du revers de la main. Il faut réussir à l'intégrer philosophiquement à .
la fabrique morale sociale, sans toutefois en faire l'unique point de mire.
Pour tenter d' apporter une ébauche de solution aux conflits éthiques entre le sacré (la
religion) et le profane (la science), le paléontologue américain Stephen Jay Gould a proposé
un principe de « non-empiétement» entre les « magistères» différents et incompatibles que
seraient la science et la religion (ou de façon plus générale, la « culture» regroupant à la
fois religion, philosophie, littérature et histoire), faisant relever l' éthique principalement de
cette dernière :
115
Mais peut-on vraiment séparer ainsi de façon absolue les champs d' application de la
recherche scientifique et de la quête spirituelle? Malgré la bonne foi évidente de Gould de
réconcilier science et religion, l' idée de délimiter positivement le champ d'action de chaque
discipline est, pour le moins, démesurément ambitieuse, non seulement en théorie, mais
aussi en vue d' obtenir un quelconque accord entre les parties impliquées. Sans compter
qu' idéologiquement, séparer les objets de la science et religion comme exclusifs et
incompatibles trahisse possiblement plusieurs aspects de la réalité humaine, et de ses liens
avec le monde.
Si le dogme religieux est partiellement refusé par l'esprit moderne, celui-ci n'en est pas
moins incessamment occupé à « faire la morale », car la réalité métaphysique que le dogme
invoque n'a rien à craindre, ou à se reprocher, devant le choc des atomes ou la logique
symbolique. L'homme contemporain a un urgent besoin d'une telle conviction pour
combler le vide creusé par les différentes formes de relativisme et de nihilisme. Comment
se réapproprier cette conviction inébranlable, indicible et ineffable que prodigue la foi
religieuse, tout en restant aussi lucide, aussi critique et aussi informé que le permette la
réalité scientifique moderne? Là est tout le défi contemporain de l'éthique, retrouver une
assurance et une confiance dans l' invisible tout en gardant résolument les yeux ouverts.
L' embarras moral actuel est le résultat d'une conception erronée de la moralité qui se
base, à cause d' un certain succès dans les époques plus reculées de l' Histoire, sur l'idée que
134 Gould, S. J. , Et Dieu dit: « Que Darwin soit! » : Science et religion, enfin la paix ?, trad. fr. J.-B. Grasset,
la moralité serait quelque chose de fixe dans le temps et dans l'espace, et qu'elle serait
universelle, c' est-à-dire applicable à tous, partout et en toutes circonstances. Rien n' est plus
faux pratiquement. Le jugement moral est ce qu' il a de plus intime et de plus personnel
chez l' être humain, assumer sa propre responsabilité morale n' ayant finalement que peu à
faire avec un apprentissage de lois et de coutumes. La science de la morale, l'éthique, n'est
pas que la science humaine la plus imprécise et la plus discutable, c' est aussi la plus
subjective. L'objectivité, la possibilité de considérer un objet d' étude comme externe et
indépendant de l' esprit humain, est impossible en éthique. Le bon n' a ni odeur, ni de
couleur ni de saveur, il ne se mesure pas, il ne se décrit pas vraiment, ni ne se raconte
exclusivement en se séparant de descriptions d' agissements et de pensées.
En fait, la morale est si peu fixe et universelle qu'une des tentatives de défmition la
plus rigoureuse de la loi morale, celle de l'impératif catégorique kantien, représente dans
son application concrète une foule de comportements s'éloignant tous plus ou moins de
l' idéal kantien. En fait, aucune piste claire d' agissement éthique ne peut être tracée
seulement qu' à partir de cet impératif, et ce, même avec l' aide de la multitude de
commentateurs s'étant penchés sur la question depuis deux siècles. Il est quasiment
impossible aujourd' hui d' ouvrir un livre de philosophie, et, a fortiori, un livre traitant de
philosophie éthique, sans y voir l'auteur se réclamer de la Critique de la Raison Pratique et
de la Métaphysique des Mœurs , mais étrangement sans jamais que les conclusions de ces
ouvrages soient comprises de la même façon, ou encore applicables de la même façon.
Selon Hannah Arendt, même le criminel de guerre nazi Adolf Eichmann aurait invoqué, de
façon très rationnelle et sérieuse, l'impératif catégorique lors de son procès pour crimes de
guerre 135. Comment peut-on ainsi, apparemment en toute connaissance de cause, appliquer
des théories éthiques à toutes les sauces ? La raison en est simple et elle se résume à un
aphorisme: la moralité ne se théorise pas, elle n'est pas du domaine du savoir mais de celui
du jugement responsable. Comme le remarque lucidement' Jean-François Mattéi,
commentant le texte de H. Arendt, « Eichmann, dans son incapacité de porter un jugement
135 Arendt, H. , Eichmann à Jérusalem , trad. fr. A Guérin, Gallimard, Paris, 1991. En 2006, une nouvelle
biographie de Eichmann, étrangement critique envers le style et l' objectivIté de Arendt, en reprend néanmoins
essentiellement la conclusion: En temps qu'un des maîtres d' œuvre de la Shoah, Eichmann n' était pas
radicalement antisémite, il ne faisait que suivre les ordres, car c' était là, selon lui, son « devoir » moral, voir
Cesarani, D. , Becoming Eichmann, Da Capo Press, Cambridge-New York, 2006.
117
sur ses actes, était pour sa part dans l 'impossibilité de penser. »136 Eichmann savait qu' il
fallait obéir aux ordres, mais ne savait pas comment juger ceux-ci.
Les questions de moralité et d' éthique alimentent continuellement les journaux, les
débats publics, les discours des politiciens et des représentants religieux, les enseignements
des professeurs et les conversations privées. Si la moralité pouvait réellement se fixer,
comme la loi de l' accord ~es participes est fixe dans l' usage de la langue française ou
comme la loi de la gravitation universelle est fixe en physique 137 , elle se serait fixée il y a
longtemps avec tous les efforts que l' humanité a déployés à parvenir à une forme
quelconque de clarté "m orale.
Les philosophes de toutes les époques et de toutes les écoles ont tous été assez friands
du problème de l' éthique, plusieurs y ayant apporté des solutions et des ébauches de
solutions avec une précision, une compétence et un aplomb désarçonnant, mais pourtant
sans que jamais aucun ne réussisse à faire réellement consensus au sein des penseurs lui
étant contemporains ou à venir. S' il n' y a rien de particulièrement obscur ou
d ' incompréhensible dans ce que Kant ou Aristote ou Hegel ont écrit sur l'éthique (que ce
dernier distinguait par ailleurs très nettement de la "moralité de par son caractère de
«fonction sociale»), leurs solutions philosophiques laisse parfois un arrière-goût
d' insatisfaction. Il n ' y a pourtant dans ces écrits sur l'éthique ni de spéculations
conceptuelles extravagantes ni de révolution anthropologique, ni de difficultés théoriques
semblables à celles rencontrées en mathématiques ou en physique théorique, et pourtant il
est difficile de 'se sentir complètement convaincu par ces philosophies. Le problème de la
théorisation éthique ne se situerait donc pas au niveau de la conceptualisation, de la
définition ou de la compréhension des grandes thèses sur la morale, mais plutôt entièrement
au niveau du passage de ces discours théoriques au niveau des situations concrètes,
actuelles, vivantes, présentes et souvent même pressantes.
L' agir humaine n ' est tout simplement pas régi que par des intellectualisations, et tenter
de ramener l'éthique à un raisonnement théorique sur le bon et le mal est une déformation
grossière et aveugle du phénomène humain que ce raisonnement est condamnée d' avance à
136Mattéi, J.-F. , L 'énigme de la pensée, Les éditions Ovadia, Nice, 2006, p. 17.
137« Loi de la gravité» entendue ici à l' échelle humaine et newtonienne. Les débats sur la relativité générale
et ses liens avec le monde quantique étant actuel1ement le sujet de débats continuels entre les physiciens
théoriciens.
118
la caducité. En fait, dans beaucoup de textes philosophiques contemporains sur l' éthique,
sur la vie morale ou sur le point de vue moral, la construction d' exemples supposément
concrets démontrant l' application des principes éthiques présentés est souvent la dernière
étape de l' argumentaire en leur faveur. Ces exemples, souvent décrits en un paragraphe et
se concentrant sur une situation très précise où une décision morale doit être prise par des
individus étant dans des situations· extravagantes et ambiguës, sont les pires déformations
de ce que peut être l' éthique. Car ils en excluent l' ingrédient le plus fondamental de la
moralité, la conscience de l' être humain ayant à prendre la décision, avec ce que cela
implique d' expérience personnelle, de convictions, de désirs conscients et inconscients et
de limitations.
La décision de poser ou de ne pas poser un acte, et surtout les facteurs qui conduisent à
cette décision, ne se résume pas. La décision morale se vit. Bien sûr, on peut justifier soi-
même ses propres décisions en invoquant telle ou telle raison pratique, légale ou spirituelle,
mais cette justification Ii' est pas morale, elle n ' est qu' une tentative inachevée de
description du réel, tout aussi limitée et imprécise que la formulation mathématique d' un
phénomène naturel ou qu' une description de l' extase ressentie à l' audition d' un opéra.
Il y a un gouffre si immense entre ce que l' on pourrait appeler « l' éthique théorique »,
au sens de formulation raisonnable du processus de prise de décision morale, et l' éthique
vécue comme décision concrète, impliquant sa propre responsabilité et son propre jugement
dans la quotidienneté, que l' on pourrait en venir à penser que tous les discours théoriques
sur l' éthique ne sont que de vains mirages. Seules les ombres effrayantes du nihilisme et du
relativisme nous poussent à continuer à parler conceptuellement d' éthique, car l' absence de
concepts, même si ceux-ci sont condamnés à l' imperfection, c' est la mort de la pensée.
·Mais il importe que le discours sur l'éthique se reconnaisse pour ce qu'il est: un discours
sur l' expérience personnelle et collective et sur la prise de décision morale, et non une
collection de définitions, de recettes, de constructions, et de solutions morales universelles.
Ainsi, ni la spéculation philosophique, ni le dogmatisme de type religieux ne semblent
en mesure « d' en finir» avec la morale. Cela n ' évacue pas le problème moral, pas plus que
la baisse de popularité des religions n ' a dissout ses dogmes.
119
138 Pour s'en convaincre, on n' a qu'à considérer l' avalanche récente d' ouvrages écrits par des scientifiques et
des philosophes portant sur des explications scientifiques, biologiques et évolutionnistes de la morale, du
libre-arbitre, de la religion ou du sens de la justice: The Volition al Brain (Towards a Neurobilogy of Free-
will), ed. B. Libet (Imprint Academic, 1999), The God Gene, D.H. Hamer (Double Day, 2004), The Ethical
Brain, M.S. Gazzaniga (Danad Press, 2005), Breaking the Spell, D.C. Dennett (Viking, 2006), The God
Delusion, R. Dawkins (Houghton Mifflin, 2006), etc.
120
Lorsque l'on dit que la moralité doit d' être «raisonnable», entendu au sens où la
science est raisonnable, c ' est commettre une erreur de jugement, car si le raisonnement et la
logique argumentative sont des ingrédients nécessaires au jugement moral, en exclure les
facteurs émotifs, intuitifs et relatifs à l' expérience personnelle et collective dénature la
réflexion éthique, tout autant que le ferait son assujettissement à une idéologie religieuse
dogmatique.
On sait que le jugement moral doit se baser sur la logique, et parfois aussi sur des
connaIssances scientifiques, mais son fondement est ailleurs, d~ns quelque chose de
profondément humain et de difficilement explicable scientifiquement, dans ce que la
littérature a parfois appelé la voix de la conscience ou le bon génie ou l' intégrité ou la
sagesse. L' éthique est un parcours, une tâche, un périple, uri travail, un effort, et ne peut se
résumer à un raisonnement, à une loi ou à un compromis rationnel qui se fixerait pour tous
et chacun.
Si une moralité dérivée d' un dogme imposé par une autorité religieuse paraît
aujourd' hui insupportable, l' idée de confiner l' éthique uniquement aux sphères de la
rationalité, de la logique et de l' évidence scientifique est tout aussi intolérable. La question
de l' éthique semble se refuser obstinément à devenir une réponse définitive, ou même
seulement un horizon stable et réconfortant, elle n ' a de cesse d' agacer, de perturber et de
confondre. Il ne semble donc n 'y avoir d' autre possibilité que de reprendre le problème à sa
racine et de se demander « de quoi est faite l' éthique? ». C' est en ce sens que s' amorcent
les prochaines sections.
Deux des sources philosophiques les plus influentes dans l' histoire de la réflexion
éthique sont sans contredit l'Éthique de Nicomaque d' Aristote et la philosophie pratique de
Kant. C'est donc auprès de ses deux auteurs que commence notre enquête sur les
fondements de l' éthique.
Dans l'Éthique de Nicomaque , Aristote propose deux grandes idées qui ont été
déterminantes pour toute la suite de la pensée éthique, et de la philosophie comme telle. La
121
première de ces idées cruciales est celle du «juste milieu », du concept que le
comportement idéal se situe souvent au centre entre deux comportements extrêmes, les
exemples classiques, d' Aristote lui-même, étant le courage, la tempérance et la libéralité:
« De même que l' égal est plus grand que le moins et moins grand que
le plus, de même les comportements moyens, dans les passions et les
actions, son en excès à l'égard du défaut 'et, à l' égard de l' excès,
présentent un défaut, en effet, le courageux, par rapport au lâche, paraît
audacieux, mais, par rapport à l' audacieux, paraît lâche. »139
Cette règle aristotélicienne du juste milieu peut paraître anodine à première vue, mais
lorsqu' elle est combinée à l' observation d' un conflit humain, il apparaît évident que c' est
très souvent par péché d'extrémisme que les comportements deviennent socialement
perturbateurs ou criminels. De même, dans les discussions se rapportant aux convictions et
aux croyances, ne faisant pas donc partie du domaine de l' argumentation purement
rationnelle, seules les positions extrêmes sont habituellement source de graves mésententes.
Sans ne prêcher aucune normativité précise quant aux agissements, Aristote nous indique
une balise incontournable de la réflexion et de l' action morale.
La deuxième grande idée morale de L 'Éthique de Nicomaque est celle de l' amitié
comme modèle de vertu:
« L' amitié parfaite est celle des bons et de ceux qui se ressemblent
par la vertu. C' est dans le même sens qu' ils se veulent mutuellement du
bien, puisque c'est en tant qu' ils sont bons eux-mêmes; or leur bonté leur
est essentielle. Mais vouloir le bien de ses amis pour leur propre ·
personne, c' est atteindre. au sommet de l'amitié; de tels sentiments
traduisent le fond même de l' être et non un acte accidentel. »140
Aristote positionne ainsi le comportement moral par excellence, l' amitié vertueuse, à
un niveau quasi-ontologique ne relevant plus des simples relations fortuites entre les êtres
humains. Ce geste philosophique se révèle aussi d'une importance capitale pour la
tradition, car il place, en quelque sorte, l' éthique au .même niveau que l' existence dans la
hiérarchie conceptuelle, ce qui rappelle l' effort d' Emmanuel Levinas pour redonner une
place centrale à l' éthique comme philosophie « première », suite à l'épisode heideggérien.
139 Aristote, Éthique de Nicomaque, Livre II, VIII, 2. trad. ft. 1. Voilquin, GF -Flammarion, Paris, 1965, p. 66.
140 Ibid., Livre VIII, III, 6, p. 234.
122
L' éthique d'Aristote demeure cependant entièrement dans l'idéalité d'une quête
absolue de la vertu, et son application concrète demeure, pour « l'animal politique» que
nous sommes, un défi grandiose. Car si l ' homme peut trouver admirable la vie exemplaire
.dont il lit l'exemple dans l'Éthique, il y a dans l'intimité de son âme des tiraillements
instinctifs et pulsionnels, conscients ou non, qui l' éloignent · régulièrement de sa mise en
œuvre. Si elle évite une normalité contraignante ou arbitraire, l'éthique aristotélicienne
exige néanmoins un engagement moral au-dessus de la volonté de bien des hommes, dans
bien des situations.
L' autre grand ténor de la pensée morale -est Emmanuel Kant, et comme pour Aristote,
sa contribution dans ce domaine est incontournable et inestimable. La raison pratique de
Kant repose d' abord sur le concept de devoir 141 qui représente ce qu' une bonne volonté se
doit d' accomplir par ses actes. Cette bonne volonté étant ultimement, en raison des limites
subjectives et des limites externes qui s' imposent aux actes eux-mêmes, la meilleure
approximation de la bonté comme telle. Kant en arrive ainsi à une définition de l'impératif
catégorique de l'action morale s' énonçant ainsi: « agis de façon telle que la maxime de tes
actes devrait être une loi universelle »142. Cet impératif devient un test éthique universel,
présupposant toutefois la bonne volonté et l' acceptation inconditionnelle du devoir
désintéressé.
Il est important de noter que la philosophie pratique de Kant se place dès ces premières
définitions de base dans un certain embarras au point de vue psychologique. Car, si on peut
prétendre et affirmer vouloir accomplir son devoir avec bonne volonté, ce qui déjà n' est pas
une attitude universelle, dans le secret de la conscience bien des tractations et des détours
peuvent assujettir ce devoir à une imposante panoplie de désirs, de convictions et de calculs
n' ayant pas toujours l'accomplissement du devoir kantien comme projet. Les définitions
kantiennes sont admirables, tout comme la quête de vertu aristotélicienne, mais dans le
concret instantané de l'action, il est impensable que leurs influences soient à tout moment
assez imposantes pour orienter l'ensemble des décisions volontaires.
141 Groundwork of the Metaphysics of Marals , 4:397(4 e volume de l'édition complète allemande des oeuvres
de Kant de la Berlin Academy Edition, p. 397), in Practical Philosohy, trad ang. M. J. Gregor, Cambridge
University Press, Cambridge, 1996, p. 52.
142 Ibid. 4:421 , in ibid., p. 73.
123
La raison pratique kantienne doit donc plutôt servir un phare relevant beaucoup plus de
l' idéalité que de la véritable pratique morale. Kant lui-même reconnaît qu ~ il est difficile de
reconnaître de l' extérieur les actes posés selon le devoir de ceux qui lui sont simplement
conformes 143 • Les exigences de l' impératif kantien doivent donc être considérées, tout
comme les exigences de la vertu aristotélicienne, comme le dessein d'une volonté
intellectuelle surévaluant manifestement son emprise sur les affects et les désirs. Ils ne
doivent donc pas être confondus avec une description de l' agissement humain ou un
postulat concret de la cause de l'existence du souci éthique. Il y a, au contraire, une idéalité
surannée dans la morale kantienne qui la situe à mi -chemin entre le moralisme et
l' angélisme, avec un penchant marqué vers ce dernier.
Cela dit, Kant a le mérite, à la fois philosophique et psychologique, de reconnaître
l'importance capitale du concept de liberté humaine, et d'en faire la clef de l' explication de
l' autonomie de la volonté 144 . En présupposant le Übre-arbitre, Kant évite de s' empêtrer dans
des considérations théoriques sur la prédestination ou le déterminisme qui n' apportent
finalement rien au débat moral et qui, de toute façon, ne se présentent pas normalement à la
conscience lorsque là décision de poser un acte est prise.
Un autre concept kantien déterminant dans l 'histoire de la philosophie morale, est celui
de la dignité au sens où l'être humain lui-même doit être considéré comme une fin en soi et
jamais comme un moyen de parvenir à quelque chose1 45 • Ici Kant n' énonce plus un souhait
quant au comportement, comme lorsqu' il parle de devoir, mais annonce une anthropologie
qui se refuse à tout compromis idéologique. Accepter la dignité de l'homme comme fin
c' est se compromettre et se refuser à une multitude de comportements et de projets qui
entacherait cette dignité. ' On peut même affirmer que Kant inaugure ici, bien qu' il ne soit
pas le seul sur cette voie au XVIIIe siècle, l' idéal de droits humains fondamentaux et
indéniables et surtout universaux, s' appliquant indistinctement à tout être humain.
Pour parachever l' édifice de la raison pratique, et lui donner une profondeur rappelant
cette métaphysique mise à rude épreuve dans la Critique de la raison pure, Kant invoque
aussi deux postulats qu' il considère essentiels, soit l' immortalité de l' âme et l' existence de
146
Dieu . Ce qu' on peut lui accorder en tant qu' hypothèse pratique, mais, et c' est là où le bât
blesse, qu' on peut difficilement se laisser imposer philosophiquement. Il est en effet
difficile d' imaginer que Kant ait vraiment jamais douté de ces postulats, même lors de la
rédaction de la Critique de la raison pure, et pour cette raison toute son entreprise ne peut
baigner dans l'aura de détachement théologique complet qu' il semble souvent revendiquer.
Cette remarque n' invalide en rien aucune portion de l'œuvre kantienne, mais pose de
façon encore plus brûlante la question obsédante au cœur du présent travail: les
motivations ne sont-elles pas toutes des désirs, souvent inconscients, qui s' alignent sur nos
convictions personnelles, et ce, même dans le cas où le résultat est un discours ou un écrit
d ' un type purement rationnel, argumentatif, objectif et philosophique? Kant n ' aurait
aucune honte à avouer un déisme convaincu dès la première page de ses deux Critique, et
rien de son discours n ' en serait entaché. Mais il ne le fait pas. En fait, aucun philosophe, ou
presque, ne pose ses convictions personnelles en entrée de jeu de son discours,
probablement par crainte qu' on y sente un leurre, un parti pris ou un dég~ût qui teinterait
tout le texte. Et pourtant, ces convictions, elles sont là, cachées derrière chaque phrase et
derrière chaque argument (même celui-ci 147). Le défaut des postulats kantiens sur l'âme et
Dieu n ' est donc pas d'être posé comme « nécessaire pratiquement », mais de ne pas avoir
été annoncé dès le début de toute l' entreprise kantienne.
Kant aborde aussi, dans Métaphysique de la morale, une question très ambiguë en
éthique, celle du bonheur. Il professe que de promouvoir le bonheur comme fin est un
devoir qui implique de viser le bonheur des autres, même si cela implique de leur refuser ce
qu' il croit, à tort, comme pouvant leur amener le bonheur 148 . Atteindre la perfection
personnelle, l' autre fin du devoir 149 , est une entreprise qui se négocie à l'interne, et qui
relève donc autant de sa propre philosophie et de ses convictions personnelles que de la
psychologie humaine. Mais le rôle que j'ai à jouer, qui est mon devoir, en ce qui concerne
le bonheur des autres devient beaucoup plus complexe, car je ne peux me permettre
d ' imposer mes propres convictions ou ma propre philosophie aux autres. Mon idée du
bonheur peut être radicalement différente de celle d ' un autre (Albert Einstein, par exemple,
prétendait pouvoir être parfaitement heureux s' il disposait d' un lit, d' une table, d' une
chaise, de quelques livres et d'un violon, ce que beaucoup considéreraient comme trop
rudimentaire) et prendre la décision morale de détenir une meilleure définition du bonheur
qu' un autre est un acte qui se doit d' être prudemment soupesé.
Cela dit, le souci pour le bonheur des autres est un aspect important de l' éthique, en
plus de la question plus personnelle de définition du bonheur, qui se veut souvent plus une
question d' attitude et d' expérience et de sagesse que de possession ou de prestige.
Il convient d' ajouter à ces concepts moraux aristotéliciens et kantiens les préceptes
éthiques épicuriens, de plus en plus en vogue actuellement, car compatible avec une
conception matérialiste et athée du monde qui est incontestablement une idéologie
florissante, spécialement dans les milieux intellectuels occidentaux. La morale des
épicuriens n ' est pas à confondre avec la caricature de quête jouissive et un peu frivole de
plaisirs sous laquelle elle est parfois présentée. En fait, l' épicurisme antique n' est pas loin
d' une forme d' ascétisme où la retenue est de mise et dont les principales maximes sont :"
« Se suffire à soi-même et se contenter de peu »150, «La mort n' est rien pour nous »1 51,
« Tout plaisir ne doit pas être recherché» 152, « Je prêche des plaisirs durables, et non des
vertus creuses et vaines» 153 et « Rien n'est juste par nature, et il faut éviter les crimes parce
qu' on ne peut pas éviter la crainte »154. Si l' épicurisme refuse de voir une volonté divine ou
un destin prévu dans les accidents de la vie, car tout relève prinèipalement de la chance
(<< 'tvKll »), ~l cherche néanmoins par l' éthique une façon harmonieuse de régler son
comportement pour assurer son bien-être.
On ne peut conclure ce rapide survol de la tradition éthique sans mentionner « la règle
d'or », des traditions juive et chrétienne: « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas
que l' on te fasse », ou sous sa forme positive, « fais aux autres ce que tu voudrais que l' on
te fasse». Règle d'or qui a perdu un peu de son zest à l' époque contemporaine où les "
limites comportementales sont de plus en plus repoussées et où le relativis~e des points de
vue est croissant, et même encouragé selon certaines idéologies, ce qui rend donc un peu
hasardeux le fait de présumer que le voisin veut la même chose que soi. Espérer une
réciprocité bienveillante et respectueuse dans les échanges sociaux demeure néanmoins un
ancrage de la vie en communauté, à condition de ne pas confondre respect avec ignorance
ou indifférence.
Si ces définitions d' ordre normatif de l' éthique sont les fondations de la réflexion
éthique antique et moderne, elles restent en partie insatisfaisantes pour le philosophe
:>
d' auj ourd ' hui, car elles sont muettes sur leur fondement, sur ce quoi reposent ces
prescriptions éthiques et surtout sur le pourquoi de leur vérité et de leur universalité. À
l ' heure de la pensée critique, de la rigueur scientifique et du multiculturalisme, la morale
normative n ' est plus suffisante. La philosophie éthique doit maintenant être recherchée,
méditée et corriprise, et pas simplement apprise. Les sections qui suivent sur les fondements
de l' éthique sont donc à prendre non comme une explication stricte, mais comme un
cheminement vers une définition de l' éthique et de ses fondements à examiner et à
réexaminer dans la discussion et la comparaison. L' éthique ne peut être ni une vérité fixe et
éternelle, ni une vérité universelle pour tous les hommes, ni même une vérité àctuelle.
L' éthique est un mode changeant d' appréhension et de conjugaison du monde par nos
actes.
Ce cheminement à travers la fondation de l' éthique et de la motivation du souci
éthique, n' est pas une théorie, ni un recensement, ni une opinion. C'est une démarche
rationnelle pour rendre compte de conceptualisations actives dans la réalité, essentiellement
une démarche d' enquête philosophique 155 , et donc non ni dogmatique, scientifique ou
technique, qui peut et doit donc être partagée, et qui peut et doit être « discutable ».
D' entrée de jeu, voici trois fondements de l' éthique selon cette philosophie de la
motivation. Les deux premiers sont d' une évidence assez patente et peu susceptible de
mener à la controverse, il s'agit de la causalité l~ant les actes à leurs conséquences et de
l' expérience, personnelle et collective, qui permet, ou qui prévient, la répétition de ces
mêmes actes. Le troisième fondement de l' éthique proposé ici est plus contestable, c' est ce
qui en fait son importance, il s' agit .de la tendance irrationnelle de l' homme à rechercher et
à raconter le « bien» dans des histoires. Tendance dont l' on retrouve les traces les plus
nettes, et les plus influentes autant au niveau personnel que social, dans les récits mythiques
sacrés, c'est-à-dire dans ces récits qui effraient et qui fascinent tellement qu' ils sont à
l'origine de rites religieux. Vu le caractère apparemment arbitraire de ce troisième
fond.ement éthique, il est plus abondamment discuté que les deux premiers dans ce qui
suit 156 .
L' éthique, comme toute la phénoménalité humaine physique, se déroule dans l'espace
et le temps. Elle relève d' un type d' événements précis: les conséquences des gestes et des
paroles humaines, ou de l' absence de ceux -ci, en des lieux et en des temps donnés. Dans un
tel contexte, il ne peut être question d'éthique, d'actes moraux ou amoraux, sans une
reconnaissance de la causalité et d'une certaine science minimale de la logique, incluant le
constat que de faire et de ne pas faire un acte précis sont des possibilités mutuellement
exclusives.
Une action posée dans la totale et sincère ignorance de ses conséquences ne peut être
un acte moral, c' est tout au plus un accident. Et si « tous sont tenus de connaître la loi» au
point de vu juridique, ne pas reconnaître la causalité n' est plus du domaine de la mauvaise
foi , mais de celui du handicap ou de la maladie mentale. Cela dit, les répercussions de nos
actes sont souvent difficiies, voire impossibles, à prédire. Cette difficulté de prédire l' effet
de nos actes est en partie due au fait de la complexité et de l' indéterminisme de notre réalité
physique] 57, et en partie due aux actes d'autrui et à l' activité de la nature, qui interagissent
et interfèrent continuellement avec l'agir individuel. Envisager avec précision la
conséquence de nos actes est un art très incertain de la connaissance, d'où l' importance de
la prudence dans nos jugements et dans nos décisions avant de poser des actes concrets.
D'un côté, tenter de déduire exactement toutes les conséquences, heureuses, fâcheuses
ou neutres, de nos actes aurait un effet complètement paralysant, mais de l'autre, agir en
156 Comme il est impensable de surmonter en quelques pages 2500 ans de tradition philosophique professant
la supériorité manifeste du logos sur le muthos, il est demandé au lecteur bienveillant de suspendre
provisoirement sa méfiance rationaliste envers le discours mythique dans ce qui suit, quitte à la suciter encore
plus affûtée lors de la conclusion du chapitre.
128
157 Pour un excellent"essai sur l'indéterminisme physique, pas seulement quantique mais aussi macroscopique,
autant du point de vue scientifique que métaphysique, voir Popper, K. , The Open Universe, Routledge,
Londres-New York, 2000.
129
L' éthique est en grande partie un apprentissage pratique fait d' essais et d' erreurs.
L' action de l' adulte est la suite directe de ses actes d' enfants. Très tôt dans la vie la honte et
le remord ressentis après avoir commis certains actes sont cultivés à travers l' éducation
parentale et sociale, m.ais cette leçon ne peut avoir la moindre efficacité que si l' individu
ressent éventuellement lui-même un certain dégoût ou un certain questionnement relatif à
ses conduites répréhensibles. En ce sens, le comportement moral se bâti concrètement à
partir . de sa propre expérience personnelle, elle-même fortement conditionnée par
l' expérience collective qui s' est historiquement prononcée pour ou contre certains
comportements qu' elle juge respectivement désirables, .acceptables, reprochables ou
inacceptables.
Il y a incontestablement une prise de conscience de l' importance du comportement
éthique grâce à l' expérience personnelle, à travers les expériences, par exemple, de l' amitié
ou de la trahison, du respect ou de l' offense, de la joie ou du chagrin, que causent nos actes
et nos paroles. Cette prise de conscience de la signification morale des comportements se
cristallise dans l' expérience commune, historique et sociale, qu' est la culture. Cette culture
est faite de traditions, de coutumes, de lois, de préjugés, de croyances, de goûts et de
dégoûts qui sont tous infiniment variables et jamais sclérosés ou définitifs. La moralité
« .commune» est toujours propre à une époque, une société et une culture ambiante.
L' éthique croît dans un contexte culturel et communàutaire et se développe
individuellement à travers l' expérience personnelle, dont le fruit principal est la formation
du jugement. Les ·conclusions et les émotions reliées aux actes passés agissent comme
baromètre pour les actes futurs, autant pour le citoyen que pour la communauté. La sagesse
et le jugement ne sont pas le résultat de longue intellectualisation spéculative, ils
s'acquièrent pratiquement, dans l' existence concrète et quotidienne
Au point de vue individuel, mis à part quelques rarissimes occaSIons réellement
déterminantes, le cours d'une vie humaine est surtout constitué de répétition, à commencer
par une certaine routine de base: nutrition, hygiène, accouplement, sommeil, activité,
repos, communication. Du simple constat que l' extrême déplaisir, la douleur ou l' inconfort
psychique ne sauraient être continuellement engendrés volontairement par la répétition de
comportements, il est tout à fait compréhensible que plusieurs courants philosophiques et
psychologiques aient tenté d' expliquer en tout ou en partie le comportement moral à partir
des notions de plaisir et de déplaisir, de bonheur et de malheur et du plaisir ou du déplaisir
que causent nos actes pour les autres individus 158 . On retrouve dans une telle entreprise de
construction éthique une très séduisante logique, pratiquement comptable et possiblement
aussi domptable, des désirs, pèrsonnels et collectifs, et de leurs assouvissements. Il est
inutile de contester qu'une telle forme d' éducation morale, basée sur le plaisir et le
déplaisir, existe jusqu'à un certain point en chaque être humain. Cependant, il est
probablement sage de ne pas clore cette enquête sur les fondements de l' éthique sur cette
seule idée de « bilan» émotionnel personnel, tributaire d'une certaine acception publique.
Un autre facteur incontournable dans la formation de la pensée et de l'action morale si situe
certainement aussi dans la perspective historique. L'existence humaine individuelle se
déroule toujours à un moment précis de l 'histoire où ce qui est hautement prisé et ce qui est
tout à fait tabou est relié à l'histoire culturelle, récente comme éloignée.
Nous avons besoin d'une culture et d'une tradition pour pouvoir nous donner une
éthique. Pourtant, l' idée que la seule rationalité pourrait venir à bout du comportement
moral est omniprésente au XXI e siècle .comme un défi qu' on ne peut pas se permettre de ne
pas relever, et dont l' origine remonte jusqu'aux Lumières du XVIIIe siècle. Le philosophe
Alasdair MacIntyre reproche à la pensée des Lumières cet oubli de la nécessité de
158 On pense ici bien SÛT aux écrits de David Hume et à tout le courant « utilitariste », ainsi qu ' à tous leurs
rejetons contemporains, incluant plusieurs école de psychologie behavioriste et/ou neurophysiologique. Voir
entre autres, Hume, D., Enquête sur les princip es de la morale, trad. fr. P. Baranger et P. Saltel, GF
131
considérer le contexte historique et culturel dès qu' il est question d' éthique, oubli qui s' est
radicalisé en dégoût pour la « tradition» et qui est devenu de plus en plus nuisible à mesure
que la modernité a progressé. Il voit un événement définitivement néfaste pour la
philosophie morale dans le passage de la rationalité hors des bassins culturels et
traditionnels. Dans son ouvrage Quelle justice ? Quelle rationalité?, dans lequel il remonte
le cours historique de la morale jusqu' à l' époque homérique, il explique comment la justice
et l' éthique se sont vidées de leur sens il y a quelques siècles à peine, en se voulant
complément rationnelles, naturelles et universelles, et donc désincarnées et
départicularisées, car privé d' une tradition et d' une culture:
À l' inverse d' une dévalorisation de la culture, l' idée très populaire au XIXe siècle que
l ' histoire mène inexorablement à une forme déterminée et incontournable de société et
d' éthique, et que toutes déviations éloignant de l' objectif social suprême sont des anomalies
à corriger est elle aussi une idée erronée et dangereuse. La critique, peut-être un peu trop
virulente, de cette forme de pensée historiciste chez Hegel et Karl Marx, ainsi que dans
l' utopie de La République de Platon, par Karl Popper est convaincante dans sa conclusion
principale ): la conviction que l' histoire a un sens et une destination prédéterminée et
nécessaire mène fatalement au totalitarisme, avec tout ce que cela implique de perte de
liberté philosophique1 6o • L' histoire n'est pas, et ne peut pas être, une science prédictive.
Il semble donc que l' éthique se fonde sur paradoxe inévitable: la moralité est fixée
dans son époque et sa culture, aujourd'hui probablement plus géographique que nationale
Flammarion, Paris, Mill, J. S., De la liberté, trad. fr. G. Boss, Éditions du Grand Midi, Zurich, 1987, et la
première section du Chapitre l , en ce qui a trait aux approches psychologiques du comportement.
159 Maclntyre, A. , Quelle justice ? Quelle rationalité ?, trad. fr. Michèle Vignaux D'Hollande, Presses
Universitaires de France, Paris, 1993 , p. 8.
160 Popper, K. , The Poverty of Historicism, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002, La société ouverte
et ses ennemis, Tome 2 : Hegel et Marx, trad. fr. J. Bernard et P. Monod, Éditions du Seuil, Paris, 1979.
132
ou ethnique, et elle est en même temps en mouvance constante au gré des expériences, des
pensées et des jugements personnels. Cela n' est finalement qu'un autre reflet de l' aporie
fondatrice de la philosophie entre l'être, immuable et éternel, et le devenir, en constante
disparition et renaissance. Dans ce contexte, lier l' éthique à des facteurs complètement
déterminés et déterminants est une entreprise illusoire. Tout comme l'expérience est un
amoncellement fixé dans le passé et constamment ouvert sur l' avenir, l' éthique est une base
et une mouvance, un état de fait que l'on peut circonscrire en même temps qu'une série
insaisissable de possibilités.
On peut tenter une définition de l' éthique, mais cette définition se doit de rester
ouverte, comme l'individu et comme la société dans laquelle il habite, l'éthique est une
construction jamais achevée. La situation particulière de la 'moralité, en opposition par
exemple à certaines lois mathématiques ou certains principes de physique ou de chimie, est
que le passé est un piètre gage de l'avenir. L' éthique est continuellement faite d' inédit,
mais n' est jamais pourtant complètement nouvelle.
L'éthique n'est pas une construction qui se ferait en partant du néant pour aboutir à une
forme finale. L' expérience, même répétée, n'est jamais l' assurance d'une modification
pertinente du jugement, ni même d'une modification , tout court. Le lien entre les
agissements et leurs conséquences, discuté à la section précédente, passe parfois
parfaitement inaperçu, empêchant ainsi que l'expérience profite au jugement moral. Encore
plus regrettable, la conscience peut se permettre d'ignorer les fruits son expérience,
aveuglée par des convictions trop solidement ancrées, des émotions incontrôlées ou une
paresse intellectuelle morbide. Fonderait-on l' éthique de façon précise et indiscutable, que
la moralité ne se manifesterait pas d'emblée, car il y au cœur de l'éthique un élément
essentiel et redoutable: l'effort, le novoç pythagoricien 161 , qui est cette notion qu'un
travail personnel, parfois pénible, est nécessaire pour aspirer au véritable comportement
moral. La seule évidence éthique semble être que sans un effort répondant au souci éthique,
toute expérience, personnelle ou collective, est moralement vaine.
] 6 1 Mattéi, J.-F., Py thagore et les pythagoriciens, Presses Universitaires de France-Que sais-je? #2732, Paris,
2001.
133
L ' éthique est une quête de sens qui occupe l' être humain conscient, mais le SOUCI
éthique est motivé par quelque chose de plus qu' un besoin de rationalisation du monde ou
d'adaptation instinctuelle et évolutive, parce que le questionnement moral n' est pas une
question de simple survie, c'est une question de vie, et c'est peut-être même ce qui définit
le mieux la vie humaine. La quête humaine d' éthique, qui dure depuis des millénaires, ne se
résume pas à un acquis positif ou mesurable, mais elle n ' équivaut pas non plus à une
vacuité insaisissable ou opiniâtre.
C ' est, par excellence, à travers le récit mythique que l' on peut trouver, ou retrouver, un
troisième élément fondateur de l' éthique, son élément irrationnel et anthropocentrique. Non
pas au sens où cette composante de l' éthique n ' existerait pas san~ la présence d' un mythe
pour l' animer, mais au sens que la présence d' une importance de « l'agir de l' homme bon»
pour l' homme se saisit mieux à travers le mythe que dans toute autre forme de discours, de
raisonnement ou d' expérience. Tout comme le mythe est un discours d'évidences jamais
démontrées, le discours éthique se présente comme une démonstration qui en appelle plus
souvent aux convictions qu'aux faits concrets. Ces convictions intimes dont la source est
ultimement très nébuleuse, se reflètent clairement dans les mythes, et particulièrement dans
1es actes héroïques des dieux ou des mortels. Cela est dû au fait que l'éthique n' est pas une
description ou une explication, mais elle-même une action, comme le rappelle Jean
Ladrière:
Tenir un discours sur l' agir c' est choisir et faire une éthique. Le mythe tient un tel
discours, un discours particulièrement effrayant et fascinant, et ainsi agit en parlant à la
conscience qui se doit à son tour d'agir en conséquence, car elle est maintenant en
connaissance de cause et doit prendre position, soit accueillir et imiter ce discours ou le
rejeter. La connaissance acquise dans le mythe est de nature symbolique et poétique, mais
162 Ladrière, J., L 'articulation du sens, Aubier-Montaigne, Éditions du Cerf, Delachaux et Niestlé, Desclée de
Brouwer, Paris, 1970, p. 159. '
134
elle est aussi éminemment efficace, car c' est la nature même du mythe d' impressionner,
d' attirer et de retenir l'attention.
Ce que le mythe raconte, "la réflexion morale ne peut se permettre de le prescrire sans
examen, mais lorsque l'éthique devient muette, paralysé par ses propres paradoxes, le
mythe dit encore et toujours ce qu' il y a d'humain dans l'homme et dans le monde. Toute
morale, aussi formelle ou universelle qu' on puisse la désirer, reste toujours
fondamentalement une odyssée de la conscience individuelle à travers différentes cultures.
Dans cette quête personnelle, il semble qu' aucune loi, aucun code moral ni aucun horizon
philosophique ne puissent remplacer ce que la conscience volontaire retrouve dans la
sagesse du mythe, car l'attrait pour celui-ci ne s' est jamais démenti à travers les siècles.
Mais toute morale, aussi pertinente qu' on puisse la désirer pour soi, reste toujours le fait
d'une communication et d'une communauté, car l'acte moral n' est jamais vraiment
solitaire. Dans ce partage il est probable qu' aucune opinion, aucune conviction ni aucun
préjugé n'a l'impact du mythe sur la conscience. Rien n' est plus collectif que le mythe dans
son expression et sa transmission, et rien n'est, au bo:ut du compte, plus personnel, au
niveau de l' engagement éthique, car le mythe représente à la fois un désir inconscient et
une idéalité consciente. Le mythe parle d'éthique à soi et le mythe parle d'éthique à la
communauté. Mais, au fond, qu'est-ce donc que le mythe?
Les mythes sont les réservoirs d'éthique, réservoirs de décisions et de conséquences
morales de l' agir humain dans ce qu'il possède de permanent dans le temps. Le mythe n'est
évidemment pas qu'un récit à saveur éthique, il relate aussi des cosmologies et des épisodes
tragiques ou comiques, des anecdotes érotiques et des guerres fantastiques. Cependant, le
mythe est le récit à valeur éthique par excellence parce qu'il englobe la temporalité
humaine, parce qu' il semble remonter d'aussi loin que la conscience elle-même jusqu' à
l'origine des décisions morales qui l' assaillent continuellement, et il se proj ette aussi loin
que cette conscience puisse se projeter vers l'avenir.
Le mythe ne transcende pas le temps, il est son frère jumeau, un jumeau non identique,
car différent au niveau du sens. On saisit la dimension humaine de l' éthique avec le mythe,
comme on comprend sa causalité dans le temps, et sa signification et son importance grâce
à l'expérience commune et pers0!illelle. Le mythe est fondateur de l'éthique pour cette
raison simple qu'il ne craigne pas le temps, et qu' il persiste, envers et contre toute
135
rationalisation ou toute explication. Le mythe n'est pas l'ennemi du logos, il est ce que
l'ego recherche, ce que l' ego veut imiter et que le logos ne lui donne pas.
Le temps est à la fois omniprésent dans le mythe et étranger à celui-ci, en ce sens que le
mythe est un pont unissant la quotidienneté de l' agir humain et des principes moraux
éternels dépassant l'agir ponctuel. Le mythe propose à l'homme une autre unité unificatrice
que celle du temps, ainsi que Cassirer le fait remarquer dans sa Philos~phie des Formes
Symboliques:
Le mythe ne remplace pas le temps autant qu'il le justifie. On touche ici à un thème
cher à Paul Ricoeur: le récit ne se comprend que daris le temps et le temps de la conscience
humaine n'existe que dans le récit l64 . Comprendre le mythe c'est l'interpréter, c' est lui
redonner son actualité, et surtout son actualité éthique, mais comprendre un mythe n' est
jamais essayer de l'expliquer, de le disséquer ou de le sublimer, comprendre le mythe c' est
comprendre qu' il est un être vivace, changeant et insaisissable et touchant peut-être même à
l'éternité, car en partie constitutif de notre expérience temporelle consciente.
La forme spéciale de récit qu' est le mythe résiste aux interprétations réductrices et
définitives, interprétations qui tentent d'évacuer les péripéties du récit, car la signification
du mythe ne serait « seulement» qu'une explication imagée de tel ou tel phénomène ou
événement. De par sa nature narrative, le mythe se prête volontiers à l 'herméneutique, car
c' est ainsi qu' il acquiert un sens vivant, pour nous et maintenant. Mais cette interprétation,
cette méprise ponctuelle du mythe pour une allégorie" n'est justement valide que
maintenant, elle n'anéantit pas le mythe, qui lui persiste au-delà d' une interprétation unique
et lui survit en conservant son intégrité. Les interprétations multiples et successives d' un
163 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques, Tome 2 : La pensée my thqiue, trad. fr. J. Lacoste, Les
mythe démontrent sa richesse. Il se donne encore et encore, et chaque fois il nous dit ce
qu' il a à nous dire, sans jamais s' épuiser. Le mythe est un maître qui enseigne
infatigablement, non pas en donnant des explications et en faisant des démonstrations, mais
en provoquant l' étonnement et la réflexion chez celui qui l'entend.
Dans ses leçons sur la mythologie, que l'on retrouve dans Introduction à la philosophie
de la mythologie 165, Schelling analyse puis rejette lês explications poétiques,
philosophiques ou historiques de l' origine des mythes:
La mythologie ne peut être d'origine poétique, puisque la poésie elle-même serait issue
simultanément du même tissu antérieur que les « histoires sur les dieux» :
La mythologie n'est pas non plus une invention religieuse doctrinale issue d'un clergé
monothéiste manipulateur des foules, qui tenterait, de façon totalement absurde, de se
justifier en proclamant son contraire:
165 Schelling, F.W.J. , Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. fr. du GDR Schellingiania (CNRS)
sous la direction de Jean-François Courtine et de Jean-François Marquet, Gallimard, Paris, 1998.
166 Ibid. , p. 39.
Schelling prétend que la mythologie procède du peuple même envers lequel elle se
réfléchit, au même titre que sa langue, et possiblement même antérieurement à celle-ci, et
ce universellement pour tous les peuples. Une mythologie ou une cosmogonie ne peut pas
être une imagination par pure contingence, l' œuvre d'un ou de quelques individus ayant
une intention didactique ou politique. Schelling conclut que le mythe est tautégorique, « en
ce sens que ses figures spécifiques renvoient au principe substantiel qui les constitue
comme tel, et non à l 'histoire, à la langue ou à la nature », précise Jean-Françcois
Mattéi l69 . Le mythe mérite que l' on respecte son intégrité, il n' est pas un sous-produit
d' une intention ou d' une imagination subjective qui lui serait extérieure.
Partant de cette conclusion, Schelling développe ensuite une conception du
polythéisme comme un moment précurseur nécessaire du monothéisme, principalement de
la révélation du Dieu chrétien.
Xavier Tilliette, dans son ouvrage sur la philosophie de la mythologie de Schelling, La
mythologie comprise: Schelling et l 'interprétation du paganisme, souligne bien cette
filiation directe chez le philosophe entre le moment polythéiste et la révélation divine
(chrétienne) :
Cassirer épouse donc la vision schellingienne et proclame que le mythe est une entité
autonome et que son intention ne se laisse pas dévoiler par une explication allégorique le
ramenant à un fait scientifique, historique ou à une autre déformation de caractère causal,
171 Schelling, F.W.J., Philosophie de la Révélation, trad. fr. sous la direction de J.-F. Courtine et J.-F.
Marquet, Presses Universitaires de France, 1989 (tome 1), 1991 (tome II), 1994 (tome III).
139
l73
ou même mystique . En tentant de vider un mythe en lui accolant une signification et une
explication, en prétendant par exemple que le mythe de Perséphone n' est qu' une allégorie
représentant la récurrence des saisons, on commet une erreur monumentale, car mépriser
ainsi la valeur intrinsèque du mythe, la dignité du mythe, c'est mépriser les traits
fondamentaux de l' être humain qui sont ses traits irrationnels, soit ses dimensions
affectives, instinctives et inconscientes, menant elles aussi, tout comme la raison, au souci
éthique. Si l' intellect veut une éthique causale et découlant de l' expérience, l' affect lui veut
une éthique qui lui plaît, dans laquelle il peut se reconnaître et se réinventer par la mimêsis.
Il en va de même pour la représentation artistique du mythe. Car si le mythe nous
parvient souvent par l' art, par la littérature, le théâtre ou la peinture, il est crucial de se
rappeler, ·comme le souligne Jacqueline de Romilly dans une section de son ouvrage La
tragédie grecque intitulée Mythe et psychanalyse, que la tragédie n' est pas le mythe lui-
même: «La tragédie, en effet, n 'est pas le mythe. Elle est l 'œuvre de poètes, qui,
délibérément, ont transposé le mythe, pour y insérer un sens à eux. »174
172 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique, trad. fr. J. Lacoste, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 275.
173 Les efforts d' explication allégorique des mythes ont des sources remontant au moins jusqu' aux écoles
stoïcienne et épicurienne, et peut-être même antérieures, comme le démontre le commentaire interprétatif de
type allégorique d' un chant orphique du papyrus de Derveni (découvert en 1962) datant d' environ 350 avant
J.-C. L' interprétation des mythes prend un tournant manifestement plus mystique chez les néoplatoniciens,
notamment avec· le célèbre Antre des nymphes de Porphyre. (Voir Brisson, L. , Introduction à la philosophie
du mythe: 1. Sauver les mythes, J. Vrin, Paris, 1996, pp.61-74 sur l' allégorie, pp. 114-119, sur Porphyre, et
Le papyrus de Derveni, (bilingue) trad. fr. , F. Jourdan, Les Belles Lettres, Paris, 2003, sur le papyrus de
Derveni.)
174 de Romilly, J. , La tragédie grecque, Presses Universitaires de France-Quadridge, Paris, 2002, pp. 160-161.
175 «L 'explication, je suppose, est que la poésie est du même côté que le vocabulaire, le my the et les
expressions toutes faites: loin de tirer son autorité du génie du poète, elle est, malgré l 'existence du poète,
une sorte de parole sans auteur; elle ne peut donc mentir, puisque seul un locuteur le pourrait. La prose a un
locuteur, qui dit vrai ou bien ment ou se trompe; mais la poésie n 'a pas plus d 'auteur que le vocabulaire; elle
ressemble au mythe et la raison profonde qui faisaient dire aux Grecs qu 'un poète racontait par définition
des mythes tient peut-être moins à la fréquence des allusions mythologiques dans les œuvres poétiques qu 'à
ce fait que mythe et poésie tiraient d 'eux-mêmes leur autorité; la vérité sortait de la bouche des poètes aussi
naturellement que de celles des enfants; ils ne fa isaient que refléter les choses mêmes. », Veyne, P., Les
Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Éditions du Seuil, Paris, 1983 , p. 74.
140
le monde tout en le cachant dans l'ombre de ses métaphores. Les poètes n'ont donc qu'une
option face au mythe, option tout aussi paradoxale que le mythe lui-même, qui consiste à
redire le récit mythique en le transformant personnellement, tout en s' effaçant derrière
celui-lui pour qu' il redise encore exactement la même chose.
Le mythe en lui-même, au-delà, ou en deçà, de son interprétation ou de sa
représentation, a toujours en son centre propre l' être humain, il est anthropocentrique, il
vient parler de l' homme à l'homme. C' est son unique but. Expliquer un mythe en voulant le
démystifier revient à le priver de sa fonction essentielle, sa fonction qui dépasse le rationnel
et qui par le fait même permet à cette forme de discours de réconcilier l' entendement et
l' affectivité. C' est la présence de ce pouvoir de réconciliation entre logique et affect, entre
dévoilement et mystère, entre critique et conviction, qui assure la dimension éthique du
mythe. La morale de~ande à « reposer» sur quelque chose de plus que les faits
d'expérience et la causalité qui les sous-tend pour s' affirmer, pour se définir, et ce quelque
chose est présent sous sa forme la plus évidente dans le mythe, parce qu' il parle du sens de
la vie humaine, sans jamais en parler explicitement.
Le mythe n' est pas plus localisable qu' il est explicable, il n'est pas lié inextricablement
à un lieu ou à une époque ou à un peuple. Le récit mythique, qu'il soit dit ou écrit, prend
toujours la couleur circonstancielle de son énonciation. En ce sens, le mythe supporte mal
la mondialisation ou la transplantation, et si sa traduction ou son exportation ne menace pas
son intégrité, sa compréhension reste toujours essentiellement régionale. Pour l'individu
"qui bouge sans cesse, les mythes qui le définissant peuvent être d'origines diverses, tout
comme la terre qu'il accumule sur ses chaussures est d' origines diverses. Ceux qui
s' identifient à un mythe se reconnaissent en lui et entre eux. Le mythe sait se transmettre, il
sait voyager. La Troie québécoise n' est pas la Troie athénienne, mais elle est tout aussi
riche de sens.
La transmission du mythe est la tâche de la parole, c'est l'affaire du conteur. Mais
raconte-t-on encore dans nos sociétés contemporaines? On montre avec de plus en plus
d' images en moins en moins de temps de plus en plus de choses, mais on ne raconte plus.
On sait de plus en plus précisément de détails sur de plus en plus de sujets différents, mais
on ne raconte plus. On prend de plus en plus de décisions, de plus en plus rapidement, qui
affectent de plus en plus de gens, mais on ne raconte plus. Il y a un malheur qui bouillonne
141
176 Diel, P., Psychologie de la motivation, Payot, Paris, 1991 , pp. 77-78.
142
A la toute fin de son grand ouvrage sur les théories freudiennes, De l 'interprétation,
Ricoeur ,reconnaît clairement le rôle du mythe, et de la poésie, dans tout effort de
compréhension de la réalité:
177 Diel, P., La divinité, Payot, Paris, 1971 , p. 22. (Voir l'Annexe 1 pour les défmitions de motivation et de
S' il reconnaît encore plus fortement le caractère indéniablement moral du récit dans
son « testament éthique », Soi-même comme un autre 181 , Paul Ricoeur n' accorde pourtant
pas de place particulière au mythe comme forme idéale de récit éthique. Cela est peut-être
dû à la prépondérance très marquée qu' il attribue au mythe adamique dans une de ses
premières œuvres, le deuxième tome de sa philosophie' de la volonté, Finitude et
culpabilité 182 , qui place définitivement tout le reste de son œuvre sous le signe de la/aute et
du sujet agissant et souffrant183 • L' œuvre philosophique de Ricoeur, relue sous cet
éclairage, se développe sous un horizon résolument théologique (et donc, par extension,
issue de la mythologie biblique et chrétienne), théologie qu' il s' est pourtant souvent, et
peut-être même trop souvent, défendu de confondre avec le travail philosophique. La
richesse et l' importance de l' œuvre ricoeurienne ne sont absolument pas affectées par ce
constat qui ne fait que confirmer l' idée que philosopher repose avant tout sur une prise de
position personnelle et qu' il lie serait en être autrement, à défaut de tenter une philosophie
faisant abstraction des convictions intimes des hommes, soit une philosophie constituée de
syllogismes et d' opérations logiques, et donc morne, morte et un peu inutile.
Reste à découvrir encore plus clairement ce qu' est le mythe, et surtout où le retrouver
et comment l' approcher pour y trouver les racines du souci éthique. D'emblée une
philosophie de la motivation reconnaît l'ampleur de la tâche, car la mythologie couvre un
terrain immense, à l' interstice de l' histoire et du mysticisme, du rationnel et de l' irrationnel,
de l' existant et de l' imaginaire. Mais ignorer le mythe parce qu' il est difficile d' approche
n' est pas une option philosophiquement acceptable. La tâche est définie, il faut maintenant
avancer à travers ces épaisses forêts de l' irrationnel que sont les mythologies avec l' espoir
que l' éclairage de la raison soit suffisant pour y déceler les traces de ce qui donne le goût de
la moralité aux hommes.
Même en prétendant que le souci éthique soit chez l' être humain une motivation
« innée », et/ou d' origine inconsciente, la résolution consciente de conflits éthiques,
personnels ou sociaux, doit reposer sur une base quelconque. Cette base ne peut être
entièrement lié à la pensée rationnelle, car on ne trouve pas de trace dans la logique, la
causalité empirique ou les mathématiques de ce qui est bon, bien ou beau.
Si le discours sur l' éthique ne peut être convainquant que s' il se présente sous une
forme rationnelle, argumentative et logique, il y a dans le processus de questionnement
moral une part d' irrationnel, non nécessairement en tant qu' incompris, inconnaissable,
ineffable ou obscur, mais en tant qu' émotif, intuitif et esthétique. Cette part d' irrationnel,
qui est à la fois le désir de trouver le bien et le désir de l' accomplir et de le promouvoir, ne
se reflète nulle part ailleurs aussi immédiatement que dans le discours mythique. C' est
pourquoi, bien que l' étude du mythe soit une entreprise fort hardie, fort délicate .et fort
controversée, elle est un passage obligé lorsqu' il est question d' éthique. Passage que la
philosophie a souvent voulu éviter par toutes sortes de justifications rationnelles et
irrationnelles depuis ses débuts présocratiques 184.
Qu'est-ce qu'un mythe? Une des meilleures réponses à cette question est la définition
de Mircea Eliade :
Les mythes seraient donc les récits des commencements. Pas seulement des
commencements ontologiques et cosmologiques, mais aussi celui des commencements des
cultures, des traditions, des coutumes, des comportements et des rites. Le mythe est ce récit
184 Mis à part bien SÛT quelques exceptions notables, comme, par exemple, dans les travaux de nature
philosophique sur le mythe de F.W.J. Schelling, E. Cassirer, C.G. Jung, M. Eliade ou G. Gusdorf.
185 Eliade, M., Asp ects du mythe, Gallimard, Paris, 1963 , p. 15.
145
qui refuse de disparaître, qui ne peut laisser indifférent et qui touche autant l' émotivité que
la raison parce qu'il explique pourquoi est ce qui est. La pertinence de cette explication
provient du caractère sacré du mythe, de cette qualité à la fois fascinante et terrifiante,
évidente mais inexplicable, qui met le mythe au cœur des nombreuses explications
religieuses du monde et des rites. Le mythe n' a de lasse de se répéter, et même s' il change
de forme et dans ses détails, son message, partiellement éthique, reste toujours inchangé. Il
y a dans le mythe un ingrédient spécial qui fait qu' on y reconnaît la vérité, la bonté et la
beauté, sans pouvoir expliquer comment cette reconnaissance s' opère.
Le mythe se dit, se raconte, s ' interprète, se discute. Si l' histoire que le mythe raconte
est inaltérable, malgré de possibles modifications cosmétiques, et que ce discours est à sens
unique entre le conteur et l'auditeur, le mythe n ' atteint vraiment son but que si celui-ci est
étonné, effrayé et émerveillé, le forçant ainsi à réfléchir et à parler du mythe, quitte à
devenir lui-même conteur. Le mythe permet d' atteindre un nouveau niveau de discussion
qui dépasse le dialogue, l' enseignement maître-élève ou la réfutation rhétorique, il place les
participants à un niveau contemplatif, où ce n' est pas l' échange de questions et de réponses
qui priment, ou même la réflexion, mais la diversité et la richesse de ce qui est offert et de
ce que chacun y trouve.
Le mythe «raconte comment», se laissant interpréter sans jamais se résumer à une
allégorie ou une herméneutique qui serait finale. Le mythe est intelligible, mais ne se laisse
pas dissoudre par la rationalisation. C' est pourquoi il est une entité presque vivante, il se
modifie, s' adapte, se conforme, tout en restant essentiellement le même. La vie d' un mythe
n' a de limite que celle de la mémoire des hommes qui le font vivre, seul l'oubli peut tuer le
mythe. Et même l' oubli, en tant que disparition au niveau de la conscience, n'est peut-être
pas suffisant à oblitérer le mythe 186 •
Les thèmes comme ceux de la dignité et du respect de la nature et de la vie, de la
liberté, de l'importance des choix individuels, de l'honneur, de la fin de la vie humaine,
etc., que l'on sait si difficiles à cerner par des définitions rationnelles et qui sont chargées
d' émotions et de présuppositions intuitives se retrouvent justement au coeur des mythes.
Pourquoi? Parce que le mythe n'est pas qu' un miroir de l' homme, c'est aussi une fenêtre
186 On peut ici penser à la notion jungienne d'archétype de l'inconscient collectif, archétypes se renouvelant
sans cesse dans les imaginations, les rêves et les récits mythiques. Voir Annexe 1 b) 1.
146
sur ce que l' homme désire, qu' il le sache ou pas, qu' il se l' admette ou pas. Ce que le mythe
raconte touche la métaphysique, l' irrationnel ou le spirituel, mais le mythe lui-même
possède une existence concrète, matérialisée sous de multiples formes artistiques,
facilement accessibles et transmissibles. Le mythe lui-même n' a rien d' abstrait ou d' irréel,
il est toujours « là devant nous ». Le mythe est la vie elle-même, ou plus précisément il est
la résistance que la vie oppose aux rationalisations trop réductrices de ses aspects les plus
cruciaux: origine, destin, finalité et sens. Le mythe intéresse et fascine parce qu' on y
reconnaît la vie humaine, qu' on s' y reconnaît soi-même, en même temps qu' il nous étonne,
qu' il nous effraie, qu' il nous apprend du nouveau et du sacré. Le mythe nous présente une
nouveauté qui interpelle le souci éthique qui sommeille au fond de notre volonté.
Le mythe dit vrai, mais il ne dit cependant que ce qu' il dit. Interpréter un mythe ne
conserve pas nécessairement sa vérité morale. L' interprétation lucide du mythe est
continuellement à réviser. C' est pourquoi l' éducation est si iIpportante, car c' est avec
l' éducation, et principalement avec l' acquisition de connaissances historiques et culturelles,
que l' on reconnaît un mythe, et ce qui en lui a interpelle l' homme. Un récit qui se répète
dans le temps n'est pas nécessairement un mythe, mais la persistance du mythe est
néanmoins garante de sa pertinence. Comme l' écrit Georges Gusdorf, le mythe raconte à
l' homme ce qu' est l'homme:
Le mythe est ce récit dont on veut savoir la fin et que l' on veut réentendre. Il nous
interpelle et nous étonne. Par la même occasion, il enseigne en provoquant le
questionnement, souvent un questionnement métaphysique (ou ontologique si on préfère
cette terminologie) et souvent ce questionnement est aussi moral.
Le sens éthique émanent, jamais explicite mais toujours parlant, et l'aspect rituel qui
englobe presque toujours la transmission du mythe est-ce qui le différencie de prime abord
du conte ou de la légende, dont les origines sont plus personnelles et souvent des faits
« La morale de cette histoire c'est que ... », la formules préférée d'Ésope à la fin de ses
fables 188 n ' est pas une éxpression vaine, il semble que le souci éthique se communique plus
facilement, ou s'entende mieux, par une histoire, une fable ou un mythe que par une
argumentation ou une démonstration. Ce en quoi que le mythe diffère de l ' histoire ou de la
fable est qu'il ne fait pas seulem~nt qu'exposer un souci éthique, mais qu'il rende compte
également des aspects irrationnels, effrayants ou fascinants, de ce souci. La fonction du
mythe est double, à la fois messager sur le présent et le concret et discours sur l'indicible et
l' intemporel.
188 « °0 l-lû 8oç bllÀol a'n...,»: « La fable montre que ... », Ésope, Fables, trad. fr. D. Loayza OF-
Flammarion, Paris, 1995.
148
Le mythe rejoint l' être humain d' une façon directe et indirecte, passant autant par la
conscience et l' intellection que par l' inconscient et les désirs. Cet inconscient qui est
personnel, mais aussi, selon la théorie de C.G. Jung, collectif et peuplé « d' archétypes ».
Ces archétypes sont, suivant la définition de Roland Cahen (un des deux principaux
traducteurs français de l' œuvre de Jung avec Yves Le Lay), « des manières de complexes
innés, des structures préformées de notre psychisme, que viendront meubler et animer les
matériaux de l' expérience individuelle. » 191
Le mythe met souvent en scène des figures archétypales, comme le rapporte Jung dans
un de ses ouvrages déterminants, à l' origine de sa rupture avec Freud, Métamorphoses de
l 'âme et de ses symboles:
]89 Marcel, G. , Être et avoir, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1935, pp.167-175 notamment.
190 Kant, E. Critique de la raison pure, trad. fr. J. Bami, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 632.
] 9 ] Jung, C. G., Dialectique du Moi et de l 'Inconscient, trad. fr. R. Cahen, Gallimard-Folio, Paris, 1964, p. 46
(Préface du traducteur).
192 Jung, C. G. , Métamorphose de l 'âme et de ses symboles, trad. fr. Y. Le Lay, Gerog-Le livre de poche,
Paris, 1993, p. 645.
149
Mais l' importance du mythe pour l'homme ne se situe pas qu' au nIveau de son
interprétation, car le mythe est, pour reprendre à nouveau l'expression de Schelling,
tautégorique 193, il ne se résume jamais qu'à ses interprétations.
L' essence du mythe dépasse d' une certaine façon celle d' autres formes symboliques,
artistiques ou littéraires, car se prêtant plus volontiers à l' interprétation. Ce dépassement est
lui-même en partie inexplicable, ce qui explique justement la pérennité des mythes et leur
force d'attraction pour la conscience. Nietzsche, dans La naissance de la tragédie,
reconnaît la nature insaisissable des mythes et trace le lien entre la présence de ceux-ci et la
survie de la cité:
193 Schelling, F.W.J., Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. fr. du GDR Schellingiania (CNRS)
sous la direction de Jean-François Courtine et de Jean-François Marquet, Gallimard, Paris, 1998, p. 195.
194 À lire probablement au sens grec de « bUlf.lWV » : intelligence, esprit, génie, dieu, et non au sens chrétien
de possession démoniaque ou diabolique.
195 Nietzsche, F., La naissance de la tragédie, trad. fr. G. Colli et M. Montinari, Gallimard-Folio, Paris, 1977,
p.133.
196 Voir « Nous, savants» in Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, trad. fr. P. Wotling, GF-Flammarion, Paris,
2000.
197 On pourrait même se permettre se spéculer, et il s' agit bien ici d ' une pure spéculation et non d ' une
tentative biographique, que sans ses problèmes de santé mentale et sa brouille avec Richard Wagner, alors
occupé à la composition de sa tétralogie basée sur les mythes allemands et scandinaves, la philosophie de
Nietzsche aurait pu devenir une impressionnante philosophie de 1a mytho1ogie.
198 Nietzsche, F., Ainsi p arlait Zarathoustra, trad. fr. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1971.
150
entier, vierge et intègre de la bouche d'un seul homme. Le mythe sort de la vie, et de
l' origine même de la vie, des hommes.
Certaines actions et certaines décisions entraînent dans l' univers du mythe des
conséquences inéluctables, comme s'il s' agissait de lois physiques nécessitant une réaction
précise et faisant fi de la contingence, des circonstances, et même du libre-arbitre. Le mythe
est la narration et la représentation sacrée d' un 'ordre du monde tout aussi cohérent que
celui de la science, mais dont la logique et la causalité sont différentes de celles du monde
théorique, profane et scientifique, c' est ce que Cassirer appelle «l ' opposition
fondamentale » :
199 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique, trad. fr. J. Lacoste, Les
L'ordre que le mythe dévoile reste par sa nature touj ours partiellement voilé,
impossible à résumer rationnellement, simplement parce que l' outil de la raison pour
expliquer le monde, la causalité, est inapplicable par la conscience mythique dans un
monde narratif où l' espace et le temps sont omniprésents, mais inqualifiables et
immensurables203 . L' espace, le temps et le nombre existent totalement dans cet ordre, ils
sont les vecteurs primordiaux du récit mythique, mais ils ne sont ni l'espace de la règle, ni
le temps du chronomètr~, ni le nombre de l'arithmétique. Ils sont entiers en eux-mêmes et
ne nécessitent aucune référence à un étalon. Le mythe ne s'occupe pas du temps vulgaire
des horloges. De même, la loi dans le récit mythique n'est pas une loi écrite, mais une loi
ressentie, une loi qui n' est pas imposée par des institutions extérieures, mais qui s' impose à
soi, qui nous parle de l' intérieur (ou de l' antérieur ?) de la conscience.
La suite de cette section présente quelques exemples typiques de ces «lois non
écrites» et du souci éthique retrouvé dans les mythes dans différentes cultures et à
1. Antigone
Dans l'un des mythes les plus connus de la mythologie grecque, transmis
essentiellement à travers le chef d' œuvre dramatique de Sophocle, Antigone, fille d' Oedipe,
réclame à Créon la sépulture pour le cadavre de son frère Polynice, au nom des « lois non
écrites» de la cité. La mésentente est totale: Créon refuse de céder à ses demandes, pour
des raisons bassement politiques, et Antigone mourra plutôt que de renier ses convictions.
Quelle motivation pousse donc Antigone jusqu'à la mort? Et que sont les «lois non
écrites» de la cité?
Ce mythe nous fascine encore aujourd'hui parce qu' il sonne véridique à nos oreilles.
En affirmant qu' il y a une forme de justice et de loi qui dépasse toutes les lois que l'humain
consigne par écrit, Antigone ne fabule pas, elle énonce ·une vérité. Créon est ce moraliste,
législateur et politicien, qui croit que l' éthique est une science purement rationnelle et
intéressée. Antigone est une réponse non pas de la seule raison, mais de toute la volonté,
qui réclame une justice plus difficile, plus pénible et plus déroutante, mais aussi plus
authentique. La psyché humaine sait dans son intimité ce qu'Antigone revendique, car elle
sait ce que la vie et la mort représentent pour elle, que les raisonnements, les théories et les
actes légaux ne parviendront jamais à l'expliciter complètement:
204 « KPEDN. Kai orrr' ÈToÀp.aç TovaO ' inu:pf3aivEv vOflovÇ; ANTlfONH. ·Ov yap Ti flOL ZEVÇ ij 6
K17p v ~aç TaOE, ov o'r] ~ VVOLKO Ç TWV KaTW 8EWV !JiK17 TOLovao' Èv àv 8pwlIOLaLV wpLaEv vOflova' ovoÈ
a8ÉvE Lv ToaOVTOV cfJofl17V Tà aà K17pvYfla8', waT' aypalITa KàacpaAij 8EWV vOflLfla ovvaa8aL 8v17Tàv
ov8 ' vlIE popafl ELv. », Sophocle, Théatre de Sophocle, Antigqne 450-455 trad. fr. R. Pignarre Garnier
Paris, 1958, pp. 104-105.
153
Jean Anouilh dans sa célèbre pièce reprend. le mythe d' Antigone à sa façon, plus
concrète et plus familière, mais en retenant bien l' essentiel: il y a une justice sensée et
vivante qui s "oppose aux lois écrites, figées et mortes. Antigone refuse de « laisser faire »,
elle défend jusqu' au bout sa cause, qui est celle de l'humanité devant la barbarie d'une
légalité intellectuellement sclérosée:
L' entêtement d'Antigone représente plus qu' une simple conviction personnelle,
religieus.e ou métaphysique. L'entêtement d' Antigone est ce qui fait que l'humain est un
humain, et non un dieu, une machine ou une bête. La morale contenue dans le mythe
d'Antigone n' est pas systématique, ou même discutable, elle èst à prendre jusqu' à la mort,
exactement comme la condition humaine, malgré ses limitations et son ambiguïté.
Antigone n' est pas folle, elle ne se refuse pas au bon sens et aux bonnes moeurs, elle
réclame seulement une justice qui écoute le cœur et les convictions de l' homme et non pas
seulement ses argumentations et ses plaidoyers. Antigone n' est pas un symbole de
résignation ou de révolution, elle ne représente que le strict minimum moral qui est sous
notre responsabilité, et qui est le fait de dénoncer l' injustice, peu importe les lois écrites
ayant cours. On ne retrouve pas une leçon de morale dans le mythe d'Antigone, mais une
leçon de vie qui enseigne que la justice ne peut ultimement vivre que dans les consciences,
et jamais uniquement dans les édits et le~ lois.
2. Abraham et Agamemnon
regarda, et voici qu'un bélier était pris par les cornes dans un fourré. Il
alla le prendre pour l'offrir en holocauste à la place de son fils. »206
-Genèse, 22, 10-13
Les mythes entourant les personnages d' Abraham et d' Agamemnon proviennent de
deux traditions, judaïque et grecque, radicalement différentes sous plusieurs aspects, autant
moraux qu' esthétiques et idéaux. Ils comportent pourtant tous deux un épisode quasi
identique: le sacrifice de leur propre enfant exigé par une volonté divine.
Yahvé ordonne à Abraham de sacrifier son fils Isaac 208 , qui est sauvé quand l' ange du
Seigneur l' arrête et lui substitue un bélier. Le devin Calchas annonce à Agamemnon que la
déesse Artémis exige qu' il sacrifie sa fille Iphigénie pour que des vents défavorables
cessent et que la flotte grecque puisse ainsi se rendre à Troie, mais une biche se substitue à
Iphigénie lors de l' immolation209 .
On se retrouve ici devant la même histoire, malS pourtant devant deux mythes
différents: un dieu ordonne à son serviteur de sacrifier ce qu' il a de plus précieux, son
enfant, mais ce dieu sauve l' enfant quand son serviteur se résout finalement à commettre
l' acte funeste. Il y a dans les figures d'Abraham et d' Agamemnon une même richesse de
206 Genèse, 22, 10-13 , Traduction Œcuménique de la Bible, Société Biblique Canadienne, Montréal, 1988, p.
43 .
207 « ArAMEMNDN.- 'Eyw Tâ T' OlTpa avvETaç Elf-lL Ta f-li],
cpLAciJ T ' Èf-laVTOV TÉKva . f-laLvoi f-lTJV yap av.
L} ELVOÇ D' EX EL f-lOL TavTa ToAf-l~aaL, yvvaL,
DELVciJÇ DE Kat f-li] . TOVTO yâp 7Ipa~ai f-lE DEL. », Euripide, Iphigénie à Aulis, 1255-1258, trad fr. F. Jouan,
Les Belles Lettres-Collection Budé, Paris, 1983.
208 Dans la tradition islamique, et bien que le Coran ne mentionne que le «fils d'Abraham» (Sourate
XXXVII, 102), c' est plutôt Ismaël, le fils d' Abraham et d' Agar, la servante d'Abraham, qui est appelé au
sacrifice puis épargné par Allah. L'épisode du sacrifice du fils d' Abraham est célébré lors de la fête
musulmane de l' Aïd-AI-Adha.
209 Comme dans la plupart des mythes grecs, il existe de nombreuses versions du récit du sacrifice
d' Iphigénie. Mais Iphigénie est épargnée dans la plupart des versions, une biche ou un autre animal se
substituant à elle, rappelant le récit biblique d'Abraham, ou elle est magiquement transportée en Tauride selon
les versions plus fantaisistes. Quoiqu' il en soit, la femme d'Agamemnon, Clytemnestre ne pardonnera jamais
à son mari l' intention de sacrifier sa fil1e, ou son sacrifice actuel, ce qui entraîne ultimement son assassinat.
155
dignité et de courage dans leur résolution, mais Abraham n'est pas Agamemnon, car la
mentalité hébraïque n' est pas la mentalité hellénique, et c' est tout autant dans leurs
similarités que dans leurs différences que se dévoile leur grandeur respective, et celle de
leur vision morale.
Abraham est un personnage de foi avant tout, foi en Yahvé et foi en son peuple à venir.
Abraham est soumis dans l'épisode du sacrifice au un test ultime de cette foi. Il est humble,
mais il est aussi passionné et sa confiance ne défaille pas dans cette tourmente. La
personnalité d'Agamemnon, au contraire, laisse beaucoup plus de place au doute et à
l'orgueil, mais il finit néanmoins par obéir à la divinité, plaçant sa responsabilité envers
l' armée et le peuple grec au-dessus de ses hésitations personnelles. Lorsque l' appelle du
divin survient, appelant au sacrifice de leur enfant, Abraham et Agamemnon acquiescent,
mais le premier répond à l'appel par dévotion, le second selon une néce'ssité qu' il ne peut
éviter.
Isaac est sauvé lorsqu'un bélier est substitué à lui par l'ange du Seigneur. Une biche
prendra la place d'Iphigénie sur l' aute,l sacrificiel. Le dieu accepte la soumission de son
serviteur, mais refuse le sacrifice de l'enfant innocent. La divinité refuse donc une mort
innocente, ce n' est pas son dessein, il cherche plutôt à obtenir le respect et la soumission de
son serviteur, et le force ainsi à un choix moral déchirant. Au cœur de ces récits, on
retrouve un triple conflit, opposant le bien commun, le bien personnel et le commandement
divin.
Comme le fait remarquer Mircea Eliade 21o , Abraham ne doute jamais de la sacralité de
son acte, sa foi l'assure qu'il ne commet pas un crime mais accomplit la volonté divine.
Agamemnon, lui, réalise pleinement qu'il deviendra infanticide par son geste et
Clytemnestre lui rappelle amplement plus tard l'énormité de son acte. Mais Agamemnon
doit s'y résoudre, car c' est la seule issue à la situation, la seule possibilité digne d'être
considérée. Comme la plupart des héros mythologiques, il est en partie impuissant face à
son destin, il lui faut faire ce «qu'il faut faire », fuir ou mentir ou tricher sont des
impossibilités pour lui. L'homme moderne, lui, n' a absolument aucun remords à se défiler,
Voir « Iphigénie », '« Agamemnon» et « Clytemnestre» dans Grimal, P., Dictionnaire de mythologie grecque
et rom aine, Presses Universitaires de France, Paris, 1951.
2 10 Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, tome l, Payot, Parjs, 1976, pp. 187-188.
156
ou même à mettre autrui en danger pour sauver sa peau, et c' est pourquoi les récits de
personnages comme Abraham et Agamemnon le fascinent et l'effraient autant.
Le philosophe et théologien danois S0ren Kierkegaard, comparant les épisodes
sacrificiels d'Abraham et d'Agamemnon, différencie assez radicalement le premier du
second en redéfinissant le concept de foi en tant que « suspension morale téléologique» ':
« Tout autre est le cas d' Abraham. Il a franchi par son acte tout le
stade moral; il y a au-delà un 1:ÉAoç devant lequel il suspend ce stade. Car
je voudrais bien savoir comment on peut ramener son action au général,
et si l' on peut découvrir, entre sa conduite et le général, un rapport
quelconque autre que celui d'avoir franchi le général. Il n' agit pas pour
sauver un peuple, ni pour défendre l' idée de l' État, ni pour apaiser les
dieux irrités.
( ... )
Pourquoi donc Abraham le fait-il? Pour l'amour de Dieu, comme,
d'une manière absolument identique, pour l' amour de lui-même. »211
2 11 Kierkegaard, S., Crainte et tremblement, trad. fr. P.-H. Tisseau, Éditions Montaigne, Paris, 1946, pp. 91-
92.
157
En s' éloignant diamétralement de la loi écrite, la morale mythique devient tragique, donc
effrayante et pénible, mais elle révèle ~n même temps ce qu'il y ad' éternel, et même de
possiblement divin, en l 'homme, et surtout ce qui fait que la vie humaine a un sens. La
morale du mythe est insensible au temps et aux désirs égoïstes des hommes, elle concerne
un ordre inviolable et éternel devant lequél le héros mythique ne peut que s'incliner. Le
commun des mortels lui n ' a pas cette chance, il doit décider pour lui-même de la validité de
ses actes, puis en subir les conséquences.
3. Krishna
213La Bhagavad-Gîtâ, trad. fr. E. Sénart, Les Belles Lettres-Classiques en poche, Paris, 2004, Troisième
lecture: l'action, 34.-35., p. 13.
158
l' on désire y trouver que l' on comprend la réalité, mais en cherchant et en acceptant ce
qu' elle cache d' essentiel aux yeux, qui sont souvent trop curieux et trop furtifs.
Malgré l' imperfection de ses sens, et de ses machines, l' homme est capable de
percevoir l' aspect sensé et ordonné du monde, mais il faut pour cela qu' il renonce aux
évidences premières, aux idées fabriquées trop vites et aux couleurs, aux sons, aux
sensations et aux odeurs qui l' enivrent trop facilement. Alors seulement peut-il entrevoir
derrière un monde d' évidences le monde que Krishna proclame, le monde éthique du
dharma (devoir), qui annonce paix et sagesse au ·prix de l' effort et du détachement. Le
message moral livré dans le héros mythique Arjuna est en ce sens ,très contre intuitif, car
c ' es~ en se taisant et en écoutant qu' il nous parle.
4. Moïse
« Moïse dit à Aaron: "Que t'a fait ce peuple pour que tu amènes sur
-lui un grand péché?" Aaron dit: "Que la colère de mon seigneur ne
s' enflamme pas! Tu sais toi-même que le peuple est dans le malheur. Ils
m' ont dit: "Fais-nous des dieux qui marchent à notre tête, car ce Moïse,
l' homme qui nous a fait monter du pays d' Égypte, nous ne savons pas ce
qu' il lui est arrivé." Je leur ai donc dit: "Qui a de l' or?" Ils l' ont arraché
de leurs oreilles et ils me l' ont donné. Je l' ai jeté au feu et il en est sorti ce
veau." »214
-Exode 32, 21-24
Ne voyaient-ils pas
que ce veau ne leur parlait pas
et ne les dirigeait pas ?
Ils l' adoptèrent
et c' est ainsi qu' ils furent injustes.
Aaron dit:
"Ô fils de ma mère!
Le peuple m ' a humilié et ils ont failli me tuer.
Ne fais pas en sorte
que mes ennemis se réjouissent de mon malheur;
ne me laisse pas
en la compagnie de gens prévaricateurs". »215
- Sourate VII, 148-150
L' Exode, le second livre de .la Bible, est le récit de la vie du prophète Moïse, de la fuite
d ' Egypte du peuple israélien, de son errance au désert et de l' alliance que Moïse conclut
avec Yahvé, Dieu d' Israël. C ' est dans l' Exode que Moïse reçoit le décalogue, les dix
commandements de Dieu, dont la portée éthique et l' influence sur la moralité à travers les
siècles sont indéniables.
C' est avec l' Exode biblique, et parallèlement dans les sourates coraniques relatant les
mêmes événements, que commence à s' opérer une nette séparation entre le récit mythique
et le message éthique révélé. Dans son Histoire des croyances et des idées religieuses,
Mircea Eliade souligne ce caractère moral des commandements de Yahvé :
2 15 Le Coran, Sourate VII, 148-150, in Le Coran, trad. fr. D. Masson, Gallimard, Paris, 1967, tome 1 pp. 201-
202.
160
Mais la leçon d' éthique du livre biblique de l' Exode, n' est pas contenue que dans les
dix commandements. Les images significatives de la persévérance et de la volonté du
peuple devant le joug du pharaon, de son égarement dans son adoration du veau d' or, et de
sa soumission ultime à la volonté divine à travers l' alliance divine sont aussi toutes
d' importantes leçons morales. L' épisode du veau d' or, en particulier, présente un exemple
frappant de la déchéance qu' entraîne la dissipation .des jugements moraux sur l' ensemble
d' une société.
Un des principaux attraits de l' Exode pour notre propos n' est pas uniquement dans le
récit des péripéties du peuple israélien comme tel, mais se retrouve dans le personnage
même de Moïse, qui est en soi un modèle exemplaire de comportement moral, au même
titre que plusieurs héros vertueux célébrés dans la mythologie grecque 217 • Il représente à
son meilleur l' intégrité, la persévérance, le respect du divin et la générosité cartésienne.
Moïse n'est pas un prophète qui prononce ou qui prédit, il ne fait que rapporter la parole de
Yahvé à son peuple. Mais en contrepartie, Moïse est un homme qui agit résolument, avec
foi et conviction: il tient tête au pharaon d'Égypte et le pousse à laisser partir son peuple
assouvi, il conduit le peuple d'Israël à travers le désert jusqu' à la Terre Promise et il scelle
une Alliance divine. Aaron n' est pas son frère Moïse parce qu'il laisse le peuple perdre de
vue l' horizon moral, il a accepté de compromettre ses convictions éthiques. Moïse, en tant
que héros mythique, n' aurait pas pu accepter cette faiblesse du peuple, et fait d' ailleurs
disparaître immédiatement le veau d'or dès qu' il l' aperçoit, sans aucune inquiétude des
risques que cela représenterait pour lui si le peuple s' insurgeait.
Un comportement humain calqué sur l' agir de Moïse dépasse largement en valeur
éthique le jugement moral d'un simple observateur rigoureux des dix commandements. À
travers le cheminement de Moïse, l'Exode démontre, de façon paradoxale par rapport à
l' image très forte des tablettes des dix commandements, que l'éthique ne se résume pas à
un exercice de légalisation, mais que c' est un travail continuel de maturation, d' écoute,
d' introspection, de questionnement et d' action volontaire. Le récit mythologique biblique
2 16 Eliade, M. , Histoire des croy ances et des idées religieuses, tome l, Payot, Paris, 1976, p.194.
161
n'est pas une argumentation morale malS un exemple qUI demande un effort et une
compréhension personnelle.
5. Jésus-Christ
Dans les récits évangéliques canoniques s'opère une mutation encore plus importante
du récit mythique sur le plan éthique. Dans le Nouveau Testament l'aspect narratif
d' épisodes fabuleux se scinde en deux parties distinctes, d' un côté les récits des miracles de
Jésus-Christ et de l'autre le discours révélé que sont ses paraboles et ses sermons. Les
fonctions d'étonnement et d' éducation du mythe sont toujours présentes dans les Évangiles,
mais elles y sont clairement divisées. Les miracles mènent la raison à 1~ émerveillement, et
donc appellent une attention accrue, tandis que les paraboles et les sermons éduquent et
éveillent aux dimensions affectives et éthiques de la réalité humaine, et situent
métaphysiquement cette réalité par rapport à Dieu le Père.
Cette division des attributs fascinants et éducatifs du mythe retrouve cependant son
unité originelle dans la personne même de Jésus-Christ, qui est à la fois parole et
manifestation active, homme et dieu, message et messager. Le message éthique des
Évangiles est donc souvent déjà inscrit dans le récit narratif des événements de la vie de
Jésus, il est « celui qui fait ce qu' il dit de faire ». L' interprétation et la compréhension du
message évangélique étant ainsi doublement favorisé, par l'enseignement comme par
l' exemple.
Cette mise en évidence du message éthique dans les écrits des religions «révélées»
peut expliquer, du moins en partie, pourquoi les religions monothéismes ont supplanté en
seulement quelques siècles la plupart des religions polythéistes, dont le message éthique est
dissimulé à travers les mythes de façon plus abstraite et ambiguë. Reste que l'interprétation
mythique est toujours une entreprise comportant un certain danger, celui de dénaturer le
mythe en y accolant une intention ou une interprétation trop définitive. C'est peut-être
pourquoi les explications très précises et très complètes du message évangélique, de style
217 Sans prétendre nullement à une analogie rigoureuse, on peut penser ici au Nestor d'Homère ou au vieux
scolastique, sont éventuellement tombées dans une' certaine désuétude depuis le siècle
dernier.
6. Les contes
Cousin du mythe, et semblant parfois avoir des sources tout aussi archaïques, le conte
est lui-même souvent un récit touchant à l'éthique. Malgré les différences entre conte et
mythe, que le psychanalyste Bruno Bettelheim définit par l'optimisme du premier en
opposition au pessimisme du second218 , le conte un récit de l'âme pour l'âme. Il raconte
l'histoire èternelle d' individus parvenant à s' individualiser par la socialisation (pour
reprendre une expression chère à Jürgen Habermas dans l'anthropologie sous-jacente à sa
pensée « post-métaphysique »2 19).
Suivant Bettelheim, le psychanalyste des contes des fées, examinons un conte des
frères Grimm, « la gardeuse d'oie », et comment celui-ci montre une intention éthique:
Trompée par sa servante, qui s'approprie son identité alors qu'elle allait rencontrer son
fiancé, une jeune princesse se voit réduite au rôle de gardeuse d' oies. La servante la force à
promettre de ne rien révéler à personne à la cour, ni aux parents de son fiancé, un prince
étranger ...
2 18 B. Bettelheim, Psy chanalyse des contes de fées , trad. fr. T. Carlier, Robert Laffont, Paris; 1976, « Conte de
et je ne peux pas non plus confier ma peine à qui que ce soit, j 'en ai fait le
serment à la face du ciel parce qu' autrement j ' aurais perdu la vie." Il
insista et ne la laissa pas en repos, mais il ne put pas lui tirer un mot de
plus. » 220
Heureusement, le vieux roi père du prince découvre la vérité par lui-même, marie la
gardeuse d'oies à son fils le prince et punit l' usurpatrice par le supplice même que celle-ci
proposait pour la princesse: elle est enfermée nue dans un tonneau garni de clous pointus et
", par d eux ch evaux Jusqu
trainee . , a' ce que mort s , enSUIve
. 221 .
C' est donc une quête d' autonomie, physique et surtout psychologique, de l'individu qui
est ici en jeu. Pourquoi vouloir rechercher cette autonomie? Qu'il y a-t-il à y gagner?
C'est la question de la maturité morale qui est discutée par ce conte, qui proclame que ce
qui différencie ultimement l'enfant de l' adulte est la profondeur de son souci éthique
lorsqu' il parvient à la maturité. La gardeuse d'oies, en gardant sa promesse et en refusant
de se parjurer malgré les conséquences et surtout malgré les injustices dont elle a été la
victime, découvr~ et assume ainsi son sens moral, ce qui lui permettra d'accéder à l' âge
adulte. Garder sa promesse, comme le souligne Ricoeur223 , est le début de l'éthique.
La sagesse du conte, comme celle du mythe, est capable d'émouvoir, mais aussi de
faire réfléchir car elle est réflexion de la conscience de soi et du monde. Ce qui est
déterminant pour l' éthique dans le mythe ne se donne pas comme loi ou comme dogme
figé, .il doit être sciemment et continuellement retrouvé et dégagé. De même qu'un
220 Grimm, J. et Grimm, W. , Contes, trad. fr. M. Robert, Gallimard, Paris, 1976, p. 233.
22 1Comme le prétend Bettelheim dans son ouvrage, on constate bien ici que la fin des contes est toujours très
optimiste et positive par rapport aux horreurs des récits mythologiques ...
222 B. Bettelheim, Psy chanalyse des contes de f ées, op. cit. , p. 220.
164
jugement d' ordre moral n ' est pas la consultation d' une norme à SUIvre, malS une
responsabilité à assumer et un effort à fournir, la sagesse éthique ne se situe pas au niveau '
des formulations et des régulations, mais au niveau de l' habileté à retrouver l' essentiel à
travers le contingent et la diversité. Et surtout à ne pas cesser cette quête dès que l' on croit,
toujours à tort, avoir définitivement trouvé et finalisé la moralité. La recherche de sens
moral est tout aussi inépuisable que le mythe ou le conte lui-même.
Mais pour entendre l' appel éthique des mythes et des contes, encore faut-il que ceux -ci
subsistent, encore faut-il que l' on raconte et que l' on célèbre les mythes, comme le rappelle
Ricoeur:
Le mythe engendre le rite. Cela est vrai autant des mythes préhistoriques que des
mythes au cœur des religions contemporaines, dans les deux cas le rituel vise le mythe, ce
que rappelle George Gusdorf :
223 La notion de promesse chez Ricoeur est examinée plus en détail dans la section suivante.
224 Ricoeur, P., Temps et récit li: La configuration dans le récit de fiction, Éditions du Seuil-Points, Paris,
1984, pp. 57-58.
225 Gusdorf, G. , Mythe et métaphysique, Champs-Flammarion, 1983, p. 24.
165
Le rituel qui célèbre un mythe est en même temps une récapitulation de celui-ci,
assurant son ancrage au passé et son importance actuelle pour les célébrants, assurant ainsi
son avenir. Le mythe ne vit complètement qu' à travers le rite. Cependant, si un récit
mythique s'estompe, si ~ son ambiguïté originale disparaît pour laisser place à un dogme
religieux implacable, indiscutable et inébranlable, ' le mythe y perd sa nature et son sens. La
société aussi y perd beaucoup, car elle perd ce qu' il y a de vivant et d'irremplaçable dans le
mythe et ne gagne au change qu'une fausse apparence de certitude avec un dogme figé. Un
dogme qui tente de vivre en autarcie par rapport à son mythe fondateur et qui en oublie ce
qu'il possède de flou et d'imprécis, ne le garde pas vivant, sacré et irrésolu. Un dogme peut
alors devenir le cadavre desséché, encombrant et souvent dangereux, du mythe dont il est
issu. Une religion, ce qui conjugue socialement et culturellement des mythes, des rites et
, des dogmes, n'est pas un fait arrêté mais une direction, un sens en devenir, devant sans
cesse se questionner et s'adapter, mais sans jamais perdre de vue son mythe fondateur, avec
ce qu' il apporte de clair, et aussi ce qu'il apporte d'obscur.
Le philosophe Hans Blumenberg reprend le thème de cette différence et de cette
relation dichotomique entre le mythe, qui appelle à la variation dans son déploiement, et le
dogme, qui s'y refuse obstinément, dans son ouvrage La raison du mythe:
226 Armstrong, K. , Une brève histoire des mythes, trad. fr. D. et J.-L. Chevalier,Boréal, Montréal, 2005, p.
139. '
227 Blumenberg, H. , La raison du mythe, trad. fr. S. Dirschauer, Gallimard-nrf, Paris, 2005, pp. 33-34.
166
Une religion qui s' engagerait dans des rites dogmatiques se résumant à faire des gestes
et à prononcer des paroles simplement parce que les ancêtres le faisaient est l'exemple par
excellence d' un mythe fondateur ayant perdu son sens premier. À l' opposé, tant que
l' importance du rite repose sur le message qu' il faut faire soi-même l' effort de comprendre
le mythe et se l' approprier; celui-ci est "vivant", il fait réfléchir sur le monde pour
l' accepter et le continuer. Historiquement, de nombreux réformateurs, dans toutes les
religions, ont fait la promotion d' un retour au message mythique essentiel de leur
confession, se refusant ainsi au conformisme et à l' engourdissement d' une tradition
devenue trop légalisée et dogmatique.
Le mythe est une part essentielle de la démarche religieuse. Si une religion ne comporte
pas de mythologie, elle ne comporte pas de rituels, puisque de trois choses l' une:
1. Soit que le rituel reproduit une histoire et une logique racontée par un mythe, par
exemple le dieu de la moisson ou de la chasse veut être "nourri" d' un sacrifice pour ensuite
être" bienveillant envers ses adorateurs lors de leur propre quête de nourriture. Autre
exemple, la mort est une perspective résolument effrayante, mais pourquoi cette frayeur
serait-elle calmée en enterrant rituellement les morts de telle ou telle façon, pour les apaiser
ou leur assurer un bonheur post-mortem, si cela ne reposait pas sur le récit d' un mythe
racont~nt le passage de la vie à la mort ?
2. Soit que le rituel est insensé puisqu' il ne repose pas sur une trame significative et
qu' il ne raconte rien. Qu' un rite soit une "simple reconnaissance envers une puissance
abstraite, dénuée de tous attributs, de toute intelligence, d,e toute histoire et de toute
intention à l'égard des hommes est simplement absurde. Car à quoi bon faire un rituel si
cela n ' a aucune intention ni aucun destinataire pouvant possiblement en prendre conscience
ou y répondre d' une quelconque façon.
3. Reste finalement l'hypothèse que le culte est une activité purement instinctive, au
même titre que fuir le danger ou que chercher la nourriture. Mais dans ce cas, qu' est-ce qui
expliquerait la nature même de la gestuelle impliquée? À moins de recourir à des
explications ambiguës expliquant le surgissement des comportements religieux directement
de l' inconscient et ne pouvant subir aucun examen ni censure par la conscience, cette
hypothèse est aussi à rej eter.
167
Une religion non-mythologique devrait donc être non-rituelle. Que resterait-il donc
d'une telle religion? Guère plus qu'un simple « dictionnaire» reliant les forces et les objets
naturels à divers noms divins. Ce la représenterait un totémisme tellement primaire qu'il
n' atteindrait probablement même pas la représentation des totems sous forme d' oeuvres
d' art, car la représentation matérielle de totems exigerait des caractérisations et des
justifications qui · seraient du domaine d'une mythologie, d'une histoire quelconque
décrivant les divinités. Si une croyance religieuse n' est pas basée sur un mythe, sur cette
«explication fausse pour rendre compte du vrai », alors d'où vient-elle sinon d' une
révélation directe de la divinité, d'une expérience directe avec l' ordre supérieur qui régit la
réalité. Mais cette révélation. elle-même, si elle se produit réellement auprès du prophète,
comment peut-elle se propager sinon par un récit appelé à devenir mythique?
Cela dit, comme le souligne Ernst Cassirer, toute religion doit éventuellement pouvoir
se distancier de son mythe fondateur et prendre conscience de son aspect essentiellement
symbolique :
22 8 Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique, trad. fr. 1. Lacoste, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 280.
168
Comme l' écrit Rudolph Otto dans son ouvrage Le Sacré, ce qui rejoint le sacré est
« numineux »229, et comme le mythe rejoint toujours le sacré, il est lui aussi toujours
numlneux:
L' aspect numineux, donc divin, du mythe est ce qui le différencie d' un autre récit et lui
confère une pertinence éthique, et éventuellement religieuse, pour l'homme. Cela
indistinctement de la phénoménalité ou de la non-phénoménalité d'une essence divine
comme telle, car contrairement à la possibilité d'une transcendance divine, l'existence du
sacré et ' du récit mythologique est absolument indéniable, du moins au point de vue
psychologique, sociologique et historique. La pensée mythique et la religion sont des
réalités concrètes et incontournables, même dans une perspective athée. On ne peut nier le
mythe et le sacré, on ne peut que les ignorer, ce qui pourrait être un oubli lourd de
conséquences pour l' éthique, mais aussi pour la philosophie et la psychologie.
Il est maintenant possible de tenter une hypothèse pour justifier la motivation du souci
éthique chez l'homme grâce à une interprétation du message moral tiré des mythes 231 . Une
229 Le terme « numineux » est réutiliser à maintes reprises par C.G. Jung, notamment dans Psy chologie et
Alchimie, trad. fr. H. Pemet et R. Cahen, Paris, Buchet-Chastel, 1970, pp. 239, 256 et 599, et dans Types
psychologiques, trad. fr. Y. Le Lay, Georg, Genève, 1986, p. 162.
23 0 Otto, R. , Le sacré, trad. fr.A. Jundt, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2001 , pp. 26-27. Le latin
« numen » : 1. Signe de la tête, 2. Volonté, assentiment, 3. Volonté- ou puissance, par extension divinité, et 4.
Révélation surnaturelle, présage (Lebaigue, Belin, Paris, 1925).
23 ] Visant une continuité avec les défmitions données au Chapitre l, il est intéressant de constater que la
motivation mythique du souci éthique chez l' homme vise à la fois son bien-être personnel, sa compréhension,
169
telle hypothèse est condamnée à demeurer approximative èt limitée, car on ne peut tirer de
conclusions inorales rigoureuses et définitives à partir d'un mythe. La morale mythique
n' est pas démontrable logiquement ou expérimentable scientifiquement, et encore moins
retrouvable historiquement, surtout depuis les démonstrations cinglantes de Karl Popper sur
la faiblesse des argumentions historicistes232 .
Comme tout message tiré du mythe, notre hypothèse est une interprétation, sujette à
caution et non définitive. Comme la plupart des messages tirés de mythes, cette hypothèse
est anthropocentrique et elle est donatrice de sens, elle tente de révéler l' ordre régnant au
cœur du chaos du monde et de la vie humaine.
L'hypothèse éthique, tirée de différents récits mythologiques, sur laquelle nous nous
pencherons est la suivante: le conseil moral raconté par le mythe est celui du dépassement
v
de l 'ego, à l 'image des actions du héros mythique que la volonté désire imiter.
Ainsi, selon le mythe, la motivation du souci éthique serait que le soi désire faire
l' effort d' aller vers l' altérité pour le reconnaître et le comprendre afin de se reconnaître et
de se comprendre lui-même. Cette compr~hension l' inciterait à décentrer l' objectif de ses
actions de soi vers l' altérité, vers autrui et vers le monde, pour ainsi se réaliser pleinement
et atteindre une satisfaction consciente que la volonté est orientée dans le bon sens, le beau
sens, le sens du bien, qui est le sens héroïque de-son existence.
Cette leçon éthique du mythe est une réalisation que la croissance et le bonheur de
l' individu segagnè essentiellement au-delà de son horizon , personnel, à travers la
connaissance, le respect et l' aide à la collectivité en général et à l' autre en particulier, et,
qu' au contraire, le mépris, l' indifférence ou la violence gratuite envers autrui n' entraînent
que désolation et frustration. Le dépassement de l'ego est la réa~isation que le contentement
des désirs personnels n'est jamais aussi satisfaisant que l' action visant le respect des désirs
' d' autrui, son bien-être et l'équilibre du monde. Équilibre cosmique que seul le héros
mythique semble capable d'atteindre, et toujours seulement temporairement, dans les récits
mythiques. Le souci éthique serait donc cette espérance de la volonté d' atteindre, par
l' imitation des gestes héroïques, cet équilibre, sréphémère soit-il.
son auto-justification et sa perpétuation. Le souci éthique étant simultanément quelque chose d' immédiat, car
toujoms présent au cœur de l' action, et un projet dans le temps relevant à la fois de ce que l' homme sait de
lui-même et de ce qu ' il veut devenir.
232 Popper, K. , The Poverty of Historicism, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002 .
170
Le message moral du mythe est donc principalement inspiré de l' éthos du héros
mythologique. Héros dont l' acte héroïque n' est possible que lorsque que son propre ego est
en équilibre entre la raison et l' émotion, entre la confiance en soi et la conscience de ses
limites, entre la connaissance de soi et la connaissance du monde, entre la pitié et la
prudence .envers les autres. Le dépassement de l' ego tel que présenté dans le mythe n' a pas
que le sens restreint d' abnégation ou de sacrifice de soi, mais incorpore aussi l' idée, ou
l' idéal, que ce n' est qu' en cherchant et en agissant hors de soi, hors de son intérêt privé, que
·l' on peut se comprendre et se réaliser soi-même. C' est cette réalisation de soi qu' accomplit
le héros dans les récits mythologiques.
Les exemples mythiques de héros dépassant leur ego, que sont Antigone, Abraham,
Arjuna, Agamemnon, Brynhild ou Moïse, répondent tous en effet à un appel éthique qui
contrarie leurs propres intérêts égoïstes. Ils tiennent pourtant leur promesse morale, c' est en
même leur principale particularité, ce qui les distingue de leurs contemporains et ce les rend
fascinants et mythiques, encore pour nous aujourd' hui qui voulons toujours mieux les
connaître pour pouvoir mieux les imiter.
Antigone n ' écoute pas l' appel à la retenue d' Ismène ou la légalité de Créon, qui ont
pourtant tous deux le bien-être d' Antigone à cœur. Elle se doit de se nuire pour être fidèle à
elle-même, pour être réellement elle-même, pour répondre vraiment à sa voix morale
intérieure. Abraham et Agamemnon, les meneurs de leur peuple, se résolvent au sacrifice
ultime, celui de leur propre enfant, à la suite de l' appel divin. Comment la notion de devoir,
et d' obéissance, peut-il en exiger autant? Parce que le bien et l' ordre de tous sont en jeu.
Arjuna hésite à se lancer dans un acte de guerre fratricide, mais finit par s'y conformer sous
les conseils de Krishna, au prix d' une révision radicale de sa vision du monde, c~r s' y
refuser serait un refus de la réalité. La valkyrie Brynhild encourt la terrible punition d' Odin
pour lui avoir désobéi, afin de sauver son demi-frère Agnar, car c' est la bonne chose à
faire 233 . Moïse fait sortir les Israéliens d' Égypte, mais ceux-ci se rebellent contre Yahvé et
233La figure mythique scandinave et germanique de la valkyrie Brynhild, qu ' il est tentant de confondre avec
la vision romantique et généreuse (au sens cartésien) qu' en fait Richard Wagner dans sa tétralogie du Ring,
accomplit bien dans les récits eddiques un authentique sacrifice d' elle-même, de dépassement de l' ego,
comme en témoigne Le chant de Sigurdrifa (nom « masculin» de Brynhild) de l'Edda poétique:
«L 'autre s 'appelait Agnar, frère d 'Auda, et personne ne voulait le protéger. Sigurdrifa tua
Hialmgunnar dans le combat; mais pour la punir, Odin la piqua de .l 'épine du sommeil et décida qu 'à partir
de ce moment elle ne remporterait p lus de victoire dans les combats et qu 'elle se marierait. » (La saga des
Nibelungen dans les Eddas et dans le nord scandinave, trad. fr. E. De Laveleye, Flammarion, Paris 1879 pp.
171
son frère Aaron se met à douter de lui. Malgré cela Moïse persévère, au-delà de son intérêt
personnel, répondant ainsi à l'appel de l'éthique, et réalise sa promesse de libérer son
peuple.
Pourquoi ces histoires sont-elles si passionnantes et si dérangeantes? Pourquoi les
héros mythiques nous fascinent-ils au point que nous voulions les imiter, dans les limites de
nos forces et de notre volonté? Parce qu'elles révèlent ce qui dépasse la raison seule, ce qui
appartient au-domaine des émotions, des convictions et de la foi , ce qui est du domaine
irrationnel et anthropocentrique de l'éthique dans le mythe.
On peut retrouver dans la philosophie récente des idées s'apparentant à celle du
dépassement de l' ego, et il est pertinent de rappeler ici certaines facettes de la pensée de
trois acteurs maj eurs de la scène philosophique « récente ».
Comme premier témoin pour défendre la thèse éthique du dépassement de l' ego, on
appellera le philosophe du XXe siècle que l' on peut probablement le moins qualifier de
« philosophe de la mythologie» 234. Et même si le principal intéressé verrait probablement
d'un bien mauvais œil un tel rapprochement, l' appel éthique du mythe est un proche cousin
de « l'appel de la conscience morale» de Heidegger235 . C' est un appel adressé de soi à soi-
même, en ce sens qu' il parle silencieusement, qu' il n'est pas explicite, qu' il est voilé, qu'il
n'a pas de contenu positif, mais qu'il est pourtant impératif. Parallèlement, l'appel éthique
du mythe se fait tout aussi pressant en étant tout aussi fuyant. Dans les deux cas une
constante demeure, le souci éthique exige un effort de soi pour sortir de soi, pour dépasser
l'ego de la conscience. C'est cet appel de la conscience morale, cette « petite voix de la
214-215.) Cet épisode est repris sous une forme légèrement modifié par Wagner à la fin du deuxième acte de
son opéra Die Walküre, créé à la Cour de Munich en 1870.
234 Cela dit, dans une note de bas de page célèbre de Être et temps, Heidegger voit d'un bon œil, mais avec un
certain scepticisme, la démarche de Ernst Cassirer dans le tome 2 de sa Philosophie des formes symboliques
sur la pensée mythique: « Récemment E. Cassirer a pris le Dasein mythique pour thème d 'une interprétation
, philosophique, (. ..) Grâce à cette recherche l 'investigation ethnologique dispose de moyens pour élargir ses
perspectives. Du point de vue de la problématique philosophique, reste à se demander si les soubassements
qu 'admet l 'interprétation sont d 'une limpidité suffisante, si en particulier l 'architectonique de la Critique de
la raison pure de Kant et son contenu systématique peut même offrir de possibles grandes lignes pour une
telle tâche ou s 'il n y a pas besoin ici de repartir sur des bases neuves et plus originales. Cassirer voit lui-
même la possibilité d 'une telle tâche, comme le montre la note de la page 16 sq. où il renvoie aux horizons
phénoménologiques découverts par Husserl. », Heidegger, M. , Être et temps, trad. ' fr. F. Vezin, Gallimard,
Paris, 1986, p. 84n.
235 Heidegger, M. , Être et temps, trad. fr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, § 54-60, pp. 323-360. « Et si le
Dasein se retrouvant aufond de son étrangeté était celui qui lance l'appel de la conscience morale? )), Ibid.,
§ 57, p. 333.
172
conscience », qui nous dit d'aimer le mythe, de l'imiter lorsqu'il parle d'un ton admiratif et
de s'en instruire lorsqu'il parle d' un ton préventif.
L'aspect d' intériorité de la tournure heideggérienne de l'éthique et l' aspect
d'extériorité de l'éthique tirée du mythe ne sont que les deux revers d' une même pièce,
d'une même réalité morale. C'est ce que semble confirmer, entre autres, la psychologie
analytique, où le mythe externe et le rêve intime se confondent, ou encore la méthode
herméneutique, où l'accroissement interne de soi-même ne s' effectue qu' à travers
l' interprétation d' un récit externe.
Notre deuxième témoin, Emmanuel Levinas, fonde l'éthique ontologiquement,
possiblement en réaction directe à la subordination à l' être, à la vérité et à la liberté (qui
n' est pas le libre-arbitre car c'est la « liberté qui tient l'homme ») face auxquels Heidegger
(dé)lai~se l' éthique 236 . Levinas fait de l'éthique un langage primordial selon une grammaire
des visages, une grammaire de la bonté envers autrui et de réponse à son appel :
L'éthique dérivé~ du mythe n'est pas autre chose qu'un constat similaire à celui de
Levinas. L'éthique mythique n'est pas une recommandation morale concernant les relations
harmonieuses entre soi et autrui, l'éthique mythique est celle d'un dépassement de soi et
donc d' une ouverture nécessairement bienveillante sur le monde et sur autrui pour y trouver
le sens de son existence, sens n'apparaissant pas dans le repli égoïste.
236 « Le primat de l 'ontologie heideggerienne ne repose pas sur le truisme: « pour connaître l 'étant, il faut
avoir compris l 'être de l 'étant ». Affirmer la priorité de l 'être par rapport à l'étant, c 'est déjà se prononcer
sur l 'essence de la philosophie, subordonner la relation avec quelqu'un qui est un étant (la relation éthique)
à une relation avec l 'être de l'étant qui, impersonnel, permet la saisie, la domination de l 'étant (à une relation
de savoir), subordonne la justice à la liberté. »), Levinas, E., Totalité et infini, Kluwer Academic-Le livre de
poche, Paris, p. 36.
237 Ibid., p.219.
173
toutes les promesses et de tous les serments de la réalité, à cette différence près qu' ils ne
sont jamais brisés, à défaut d'engendrer des cataclysmes et des malheurs irrémédiables.
Reste maintenant à intégrer cette éthique mythique d' aller au-delà de son ego aux
pensées, aux sentiments et aux actes de la vie humaine quotidienne. Ce transfert du
message mythique à la conscience ordinaire est l'affaire de tous et chacun, nul ne peut s'y
soustraire ou s' y substituer. L' éthique du mythe, comme l' éthique tout court, est la
réalisation sociale d' une démarche personnelle, et si l' acte moral s' accomplit presque
obligatoirement dans un partage des interprétations, des intuitions et des convictions, il ne
se réalise qu' individuellement, chacun ayant à faire vivre le souci éthique en agissant lui-
même. La loi morale est non-écrite, elle ne se réalise que dans l' activité de l'homme, par lui
et au-delà 'de lui, pour autrui et pour le monde. Le mythe narre la loi morale sans la fixer et
sans la sous-estimer. C' est parce que le mythe n' appartient pas à un seul homme ou à un
seul auteur qu' il appartient à tous, qu' il est l' affaire dont tous doivent se préoccuper
personnellement.
L' éthique, fondée sur la logique de la causalité et sur l'expérience personnelle et
collective, en vient donc à n'être plus vraiment fondée de la même façon par l' éthique
mythique du « dépassement de l' ego », mais à être motivée par cette éthique venue du
mythe. C'est parce que l'homme s' y reconnaît et s'y identifie, pour des raisons que la
raison seule peine à établir, que l~s récits héroïques sont si importants pour l'éthique. En
retrouvant quelque chose dans le mythe qui l'étonne, l' effraie, le séduit et le convainc,
l'homme est amené à se former des convictions que le mythe lui-même ne fonde pas sur la
raison ou la démonstration. Le mythe motive l'être humain à rechercher l' éthique, à
déplacer son point de mire de lui-même vers autrui et vers le monde et par le fait même
transforme radicalement la façon qu'a l'homme d'entrer en relation avec l'altérité qui
l' entoure.
Vouloir dépasser son ego n'est pas une négation de SOl. Au contraire, c' est
l' affirmation que la conscience n' est pas entièrement ce qu' elle, désire être sans une réelle
23 8 Ricoeur, P. Temps et récit Ill : Le temps raconté, Éditions du Seuil-Points, Paris, 1985, pp. 419 et 421.
175
ouverture à l' autre et au monde. Affirmer son individualité, faire sa marque et apporter son
éclairage sur le monde consistent premièrement à ne pas se fermer à lui et à ne pas se .
replier sur soi-même, en se projetant vers l'altérité. Ce dépassement de l'ego opère dans
une dimension communicationnelle, de relation aux autres, sinon ce n'est qu'une forme
d'égotisme bavard qui se présenterait comme une « fausse modestie» feignant le dialogue.
Concrètement, qu' est-ce que le dépassement de l' ego? Rien de radicalement nouveau.
C' est la reconnaissance dans ses paroles et ses gestes de la présence et des aspirations des
autres comme ayant un rôle essentiel dans la compréhension et l' acceptation de soi -même
dans le monde. Si on tient à une définition plus formelle, il s' agit d'élever d'un cran le
niveau éthique contenu dans le premier article de la déclaration universelle des droits de
l'homme de 1948, en mettant une emphase accrue sur la responsabilité (le devoir) de
chacun: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. ils sont
doués de raison et de consci(!nce et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit (le
fraternité. »239 Tous les hommes conscients et raisonnables doivent agir dans un esprit
fraternel, c'est-à-dire en privilégiant par leurs actes et leurs paroles la liberté, la dignité et
les droits de ses pairs, même au dépend de ses propres intérêts lorsque ceux des autres sont
mis en danger.
L' existence du mal et l'existence de la possibilité de faire le mal sont des conséquences
de l'existence de la liberté chez l'homme. S' il était condamné à ne faire que le bien ou à
être incapable d'agir en mal, l'homme ne serait pas libre. C' est pour cela que la
responsabilité et le jugement sont si précieux et pèsent si lourd dans la balance indiquant le
sens moral de la vie personnelle et sociale. Contrairement aux droits humains
fondamentaux, qui se gagnent, s'inscrivent dans les lois et les moeurs et se défendent, la
responsabilité morale personnelle n'est jamais vraiment acquise et est continuellement à
redéfinir, à repenser et à réinventer lors de chaque acte individuel où se joue le sens de la
vie, lors de chaque dilemme éthique et au cours de chaque mésentente entre les hommes.
239 Déclaration des droits de 1'homme sur le site Internet des Nations Unis:
http: //www.un.orglfrench/aboutunldudh.ht~
176
La responsabilité éthique de l' homme de dépasser son ego revient à poser comme
synonyme de réu~site personnelle et la réussite de tous les êtres humains 24o . Tous les
hommes ont des droits et des libertés, mais ils ont tous aussi des responsabilités. Assumer
ces responsabilités, en dépit des conséquences fâcheuses que cela peut entraîner pour soi-
même, est ce qui fait du héros mythique ce modèle que l' on voudrait imiter. Le héros qui
refuse de fuir son destin et les épreuves qui l' attendent, ou même la mort, n' est pas
inconscient ou naïf ou irrationnel, il est un modèle de responsabilité.
Dans les mythes héroïques de toutes les traditions, le héros est toujours placé devant un .
choix moral lors de sa quête. Que ce soit Antigone ou Arjuna, le héros en arrive à un point
où la loi de la cité ne peut plus être suivie à la lettre, elle doit être réinventée. Le héros
refuse de se replier sur soi ou de rejeter sur autrui le blâme pour ses épreuves ou ses
malheurs. Il accepte de s' ouvrir authentiquement au monde et aux autres, amis comme
adversaires, et se montre avec intégrité à tous ceux qui habitent la cité et en dictent ses lois.
Les exploits mythiques du héros sont célébrés dans les rites de cette même cité parce
qu' elle qui s' y identifie. Éventuellèment, ces rites inspirent les lois écrites et la boucle
reliant le mythe héroïque à la loi morale est bouclée, jusqu' à l' apparition d' un nouveau
héros et d' une nouvelle révolution morale.
En même temps qu' il aide à les forger, le héros dépasse effectivement les lois écrites de
la cité en ce sens qu'il se constitue en être totalement libre et responsable, n ' ayant à
répondre qu'à lui-même et aux dieux. S' il n' a pas nécessairement dès le départ la sagesse
de reconnaître sa propre ignorance, il sait néanmoins que même s'il ne peut y échapper, son
destin lui appartient en propre. Il sait que ses choix et ses actes sont les siens et il est prêt à
en assumer pleinement les conséquences, quitte à défier les lois pour que celles-ci puissent
se renouveler. Le héros mythique inspire le mimétisme moral tout simplement parce qu'il
représente la responsabilité morale pleine et entière, il est celui « qui fait ce qui doit être
fait ».
Dans le contexte de cette hypothèse éthique tiré des mythes, du dépassement libre et
volontaire de l' ego comme chemin cl' affirmation morale pour l' individu, certains termes
240 «ln the end nobody wins unless everybody wins. » était le slogan du chanteur américain Bruce Springsteen
lors d' une série de concerts en 1985.
177
courants peuvent être conditionnellement redéfinis. Non pour atténuer ou embrouiller leur
sens usuel déjà riche en connotations subjectives et historiques, mais dans le but de définir
plus concrètement la notion de dépassement de l' ego.
Ainsi, l' humilité pourrait être cet effort de la volonté de sortir de soi pour trouver
l' autre sans vouloir le confronter, le convaincre ou le contrôler. La compassion serait
l' effort de la volonté de reconnaître une souffrance qui n' est pas la sienne, mais qui est
« tout comme» sienne, chez l' autre. L' humilité et la compassion formeraient ce que l' on
)
appellerait le courage héroïque, ce courage qui définit le héros mythologique, ou le héros
religieux ou même le héros contemporain, de « celui qui fait que l' on voudrait pouvoir
faire ». Le héros mythique, que ce soit Bouddha ou Moïse, Antigone ou Agamemnon, Jésus
ou Abraham, est donc essentiellement un symbole de motivation éthique, un symbole du
« comment voudrait-on vivre si seulement ... », révélant ainsi, et c'est là la thèse principale
de ce chapitre, un ingrédient éthique inédit par ailleurs, que ce soit dans la logique, dans la
science ou dans l' expérience personnelle et collective. Cet ingrédient éthique, qui explique
pourquoi le courage héroïque est si admirable et si désirable~ motive le souci éthique, qui
est un désir d' imitation du courage héroïque. L' être humain veut du courage, autant dans
les mythes que dans sa vie courante, et la quête de l' éthique serait essentiellement une quête
pour l' obtention de ce courage 241 •
Le courage du héros mythique est assez poche de ce que Descartes appelle la générosité
dans le Traité des passions242 et que Max Scheler, dans une entreprise phénoménologique
voulant dépasser l' intersubjectivité des chairs de Husserl, nomme sympathie, qui est un
« souffrir de la souffrance d' autrui, en tant que d' autrui »243.
24 1 L' image très caricaturale, mais néanmoins très parlante, du lion poltron en quête de courage dans Le
Magicien d 'Oz de Lyma!1 Frank Baum représenterait ainsi tous les hommes dans leur quête "éthique. (Baum,
L.F. , Le magicien d 'Oz, trad. fr. M. de Pracontal, Gallimard, Paris, 2002.)
242 Descartes, R. , Les passions de l 'âme, 1. Vrin, Paris, 1994, articles CLIII et suivant, pp. 177-179.
243 Scheler, M., Nature et form es de la sy mpathie, trad. fr. M. Lefebvre, Payot, Paris, 2003, p'. 101.
178
L' existence prend donc tout son sens dans le courage héroïque et la responsabilité qu' il
impose envers autrui, car ce courage et cette responsabilité dépassent par son importance
imm~diate dans la vie quotidienne les questions de l' origine et de la téléologie, ainsi que les
questions « à quoi bon? » du nihiliste ou « pourquoi? » du sceptique. Pourquoi suis-je?
Comment agir? Quelle est ma destinée? La réponse que donne le courage de l ' humilité et
de la compassion, qui est la responsabilité du héros mythique envers autrui, fait pâlir, pour
reprendre une expression de Levinas, « l' arrière-monde» de la métaphysique.
Dans un tel contexte, le bonheur est le fruit d' une conscience courageuse sachant agir
dans le monde. Le bonheur est simplement la réalisation que la vie avec autrui est sensée.
Et l' amour est le partage de ce bonheur avec l' autre, en tant qu' effort délibéré dé
d' ouverture et de communication'. L' amour est une donation à l' autre qui est un gain pour
soi, en même temps qu' un regain commun du sens de la vie.
Si le bonheur vraiment extatique de la conscience, au contact du sens de la vie, est de
par sa nature fugace, sa récurrence ou même son seul souvenir suffit à induire une
confiance permanente de la conscience envers le monde et l'altérité. C' est probablement ce
que certains ont pu appeler la foi, foi en un Dieu, foi en la Nature, foi en l' Homme ou foi en
l' existence elle-même. La foi est à la fois l' assurance et l' espoir de l' existence de sens.
Pierre Hadot, d~ns sa série de dialogues autobiographiques La Philosophie comme manière
de vivre, évoque, empruntant l'expression à Romain Rolland, d' un «sentiment
océanique », sentiment donateur de sens qu' il a éprouvé à l'adolescence et qui a changé sa
façon de voir le monde 245 . Le mythe est lui aussi éminemment donateurs de sens, c' est
pourquoi son lien avec la foi est si fort et si déterminant.
À l' inverse de la foi, le désespoir est la conviction, ou l' intuition ou la suspicion, d'un
monde insensé dans lequel se meut un soi dépassé par l' impossibilité de se reconnaître dans
l' altérité et devenant lui-même une chose indifférente, insensible et incompréhensible pour
244 Levinas, E. , Autrement qu 'être ou au-delà de l 'essence, Kluwer Academic-Le livre de poche, Paris, 1978,
p.24.
245 Hadot, P., La Philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, Paris, 200 1, pp. 22-25.
179
lui-même. Cette aliénation de soi pour soi-même qu' est le désespoir ne peut être évacué
que par des actes de courage héroïque qui est, on l' a dit, fait d' humilité et de compassion.
De même que le désespoir s' oppose à la foi au niveau du sens, la haine s' oppose à
l' amour. La haine est la recherche d' un bonheur privé et privatif à travers le projet d' un
rejet de l'humilité, ce qui est symptomatique d' un égoïsme froid et veule, et d' un rejet de la
compassion, ce qui mène à l' indifférence et à la violence d' un soi agonisant lentement mais
sûrement.
À ce stade de notre enquête sur le souci éthique, une exploration sommaire des récits
mythiques sacrés et des commentaires sur l' éthique des différentes religions est
envisageable. Non pour valider ou pour invalider les interprétations officielles, ou
officieuses, de ces textes, mais plutôt pour de tenter une désobstruction partie.lle, mais
nécessaire, de l' horizon religieux contemporain au point de vue éthique. C' est seulement en
faisant momentanément abstraction des innombrables aspects historiques et sociaux
entourant l' interprétation des textes mythiques sacrés qu' il sera possible de retrouver
quelques-unes des racines de la pensée religieuse menant au souci éthique, notamment en
ce qui concerne la relation entre l' ego et l' altérité, et le dépassement de cet ego.
Quelques-unes des pages religieuses les plus célèbres, et quelques-unes parmi les plus
obscures, allant du polythéisme au christianisme et à la spiritualité orientale sont donc
passé en revue, non par souci d'érudition mais pour retrouver les sources sacrées .du souci
éthique religieux dans leur état le plus authentique, déchargé de la tradition, des rites, des
interprétations, des préjugés et des tabous s' étant accumulés autour d'elles à travers les
siècles. Si le sacré n' a plus très bonne presse au XXI e siècle, il continue néanmoins à
fasciner et à faire trembler246 , car le sacré continue à nous dire l' éthique.
246Ce qui est l'essence du sacré et du «numineux », Otto, R. , Le sacré, trad. fr. A. lundt, Éditions Payot &
Rivages, Paris, 2001 , pp. 26 et suiv.
180
personne du Christ, qui est à la fois parole et manifestation, homme et dieu. Le message
moral central des Évangiles, le commandement à l' amour, est ainsi livré explicitement:
Ce message d' invitation à l' amour à l'image de l'am0l!r divin est une incitation non
seulement au respect et au partage avec autrui mais à un amour si extrême, et donc si
reconnaissable, qu' il peut devenir pratiquement une forme de sacrifice de soi pour l' amour
des autres et de Dieu, exemplifier à son paroxysme dans l' épisode de la crucifixion du fils
de Dieu, qui rachète le péché originel par son sacrifice. Si la vie de Jésus peut être comprise
colnme un mythe invitant à l ' imitation248 , le dépassement de l' ego sous forme de complète
ouverture aux autres et à Dieu en est un thème majeur.
La notion de détachement et de dépassement de l'ego ~e retrouve aussi au cœur des
Évangiles dans l' invitation de Jésus à ses disciples de renoncer à eux-mêmes et de le suivre,
repris par trois des quatre évangélistes canoniques, ici chez Matthieu :
247 Jean 13, 34-35, Traduction Œcuménique de la Bible, Société Biblique Canadienne, Montréal, 1988.
248 « L 'imitation de Jésus-Christ» est d'ailleurs un ouvrage très populaire de la tradition chrétienne catholique
Le texte provient d'une source latine anonyme (De imitatione Christi) datant de la fm du XIVe ou du début du
XV e siècle. La remarquable version versifiée que produit Pierre Corneille de 1651 à 1656 en est une des
versions françaises les plus célèbres. (Corneille, P., Œuvres complètes, Éditions du Seuil, Paris, 1963, pp.
905-1046.)
249 Matthieu 16, 24-27, Traduction Œcuménique de la Bible, Société Biblique Canadienne, Montréal, 1988 .
181
frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive beaucoup plus en
ce temps-ci et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »250 Les actes dans ce monde-ci
conditionnent ceux d'un monde à venir. Promesse prophétique ou métaphore sur la
responsabilité éthique? Chacun peut y lire sa propre interprétation, mais une fibre morale
en appelant au dépassement de l' ego tisse indéniablement le discours évangélique.
À l' inverse, la principale caractéristique de l' anti -exemple par excellence de la tradition
chrétienne, l' ange prévaricateur déchu Lucifer (parfois associé et parfois identifié à Satan,
l' adversaire de Dieu), est l'orgueil, qui est l'estime et l' attachement excessif de la volonté à
son ego et la surévaluation de sa propre valeur, comme on peut le lire chez le «théosophe»
Jacob Bohme :
« Le premier péché des anges n' a pu être que l'orgueil : nous l' avons
prouvé dans une discussion précédente. Or l'orgueil cherche la
prééminence, et la soumission répugne d'autant plus à cette dignité, que
le supérieur est moins élevé : donc les démons n'ont pas péché en voulant
être soumis à un ange plutôt qu' à Dieu. Mais pour que le péché du
premier ange prévaricateur ait été la cause du péché des autres, il faudroit
qu'il les eût amenés à se soumettre à lui plutôt qu'à Dieu. »252
253
Dans la tradition musulmane, le théologien et philosophe al-Ghazâlî (1058-1111),
surnommé « Preuve de l'Islam », exprime une notion voisine de celle du dépassement de
l' ego dans la Niche des Lumières (Mishkât al-anwâr) , mais dans un sens possiblement plus
ontologique qu' éthique (ces deux domaines se croisant et se confondant souvent dans les
discours mythiques ou mystiques) :
Le dépassement de l' ego prend tout son sens religieux dans cet effort de réponse à
l' appel de l' autre qu' est l' exercice de la charité, thème que l' on retrouve dans ce passage du
Rgveda hindouiste :
« 1
N on, les dieux n' ont pas institué la faim comme le seul genre de
mort :
des morts (diverses) attendent aussi 1' homme rassasié.
La richesse du donateur ne s' épuise pas,
et l' Avare ne trouve personne pour le prendre en pitié.
2
Celui, ayant la nourriture, qui rend son cœur endurci
à l' égard du pauvre venu vers lui souffreteux, quêtant
une pitance, -alors qu' il faisait la cour à celui-ci jadis,-
lui non plus ne trouve personne pour le prendre en pitié.
3
Celui-là est un libéral qui donne au mendiant,
à l' homme maigre s' approchant en quête de nourriture.
Il se met à son service quand ce dernier l'appelle en cours de route;
notamment la métaphysique « aristotélicienne» d ' Avicienne (980-103 7). (voir AI-Ghazâlî, The Incoherence
of the Ph ilos ophers , trad. ang. M.E. Marmura, Brigham Young University, Provo, 2000, et «AI-Ghazâlî»,
Marmura, M.E. , in Arabie Philosophy, édité par P. Adamson et R.C. Taylor, Cambridge University Press,
Cambridge, 2005 , pp. 137-154).
254 « Al-Ghazâlî : La Voie et la loi », E. Geoffroy (traduction française et commentaires) in Le Point , hors-
série: « Les textes fondamentaux de la pensée en Islam », Société d' exploitation de l' hebdomadaire Le Point,
Paris, Novembre-décembre 2005 , p. 79. Une traduction anglaise reprend ce même passage ainsi: « For it is
not unlikely -0 you who cling to the world of the rational faculty- that there is another stage beyond the
rational faculty within which there becomes manifest that which does not becomes manifest to the rationàl
faculty. In the same way, it is not unlikely that the rational faculty is a stage that lies beyond discrimination
and sensation, within which marvels and wonders are unveiled that sensation and discrimination cannot reach.
Do not think that utmost perfection stops at your own seJf. », AJ-Ghazâlî, The niche of Lights, (bilingue) trad.
ang. D. Buchman, Brigham Young University, Provo, 1998, p. 37.
183
Thomas d' Aquin, dans la Somme contre les Gentils, rappelle que l'amour du prochain
et la charité, telle que montrée par le Christ, est un dépassement de soi exigeant plus encore
que le seul partage de ses biens matériels et allant même jusqu' à supporter la mort :
255 «La libéralité» (RgVeda X, 117), Hy mnes spéculatifs du Véda, trad. fr. L. Renou, Gall imard/UNES CO,
Paris, 1956, p. 113.
256 Quinzième des « Arguments semblant prouver qu'il ne convenait pas que Dieu s' incarnât» : «En outre.
Dieu ne veut pas que les hommes, mêmes pécheurs, meurent, mais bien plutôt qu' ils vivent, comme le dit
Ézéchiel, 18 [v. 23 et 32] : Je ne veut pas la mort du pécheur, mais bien plutôt qu' il se convertisse et qu' il
vive. A fortiori, Dieu le Père ne pouvait donc pas vouloir que l' homme le plus parfait subît la mort. », Thomas
d ' Aquin, Somme contre les Gentils, IV, 53 , trad fr. V. Aubin, C. Michon et D. Moreau, GF-Flammarion,
Paris, 1999, IV, 53 , § 15, tome 4, p. 278.
257 Ibid. , IV, 55, § 15, tome 4, p. 297.
25 8 « La soif: tanhâ (PaU), trishnâ (Sanskrit); comparer le latin: torreo, rôtir et l 'anglais: thirst. La soif est le
désir « ardent », brûlant, obsédant, la soif insatiable. La soif est l 'objet de la deuxième proposition essentielle
du Dharma du Bouddha, l'origine de l 'insatisf action, de la souffrance: dukkha )), Les dits du Bouddha, Le
Dhammapada, trad. fr. Centre d' études dharmiques de Gretz, Albin Michel Paris, 2004, p. 184.
184
mourrez dans trois mois, je pense que la meilleure façon de Vous rendre
hommage est d' atteindre l' état d' Arahat durant votre vie même." Le
Bouddha le loua pour sa conduite et récita ce verset." »259
« Arjuna dit :
Je voudrais, ô héros aux grands bras, connaître la nature du
détachement et du renoncement, ô Hrishîkeca, ô vainqueur de Kecin, et ce
qui les distingue.
Bhagavat261 dit :
S'abstenir des actes qu' inspire le désir, voilà ce que les maîtres
entendent par détachement; renoncer à tout fruit des actes, c'est ce que les
hommes éclairés appellent renoncement.
Suivant certains sages, tout acte implique faute, et il faut renoncer à
tous; d'autres estiment qu' il ne faut · pas renoncèr aux pratiques du
sacrifice, de l' aumône, ni de la pénitence »262
259 Ibid., XII : « Versets sur le moi )), verset 166, pp. 106-107.
260 Voir Préface de Le Mahâbhârata, trad. fr. J.-M. Péterfalvi, GF-Flammarion, Paris, 1985, et l'article
« Krishna» dans Guirand, F., Mythologie générale, Larousse, Paris, 1935, pp. 43-44.
26 ] Bhagavat est une appellation de Krishna: « Cette force d 'une inspiration dominante, ardente et jeune, la .
. Bhagavadgîtâ la possède au plus haut point. Aux différents moyens de salut -que j 'ai signalés- auxquels elle
se réfère et qu 'elle ne se refuse guère à associer, elle en ajoute un : c 'est la croyance, la dévotion, l 'abandon
absolu à Krishna- Vâsudeva. Sous le titre de Bhagavat, Krishna est pour elle le Dieu suprême de qui la faveur
assure le seul vrai bien - au sentiment de la tardition brâhmanique- l 'union totale en l 'Être absolu auquel la
secte l 'identifie. )), Introduction, La Bhagavad-Gîtâ, trad. fr. E. Sénart, Les Belles Lettres-Classiques en poche,
Paris, 2004, pp. XIII-XIV.
262 Ibid., Dix-huitième lecture: « Renoncement et délivrance» , 1 à 3, p. 53 .
185
« )(1)(
Rej ette la sagesse et la connaissance,
Le peuple en tirera cent fois plus de profit.
Cette enquête sommaire sur .le souci éthique dans les textes et commentaires religieux
et mystiques fait apparaître clairement que le concept de dépassement de l' ego, et de
détachement de l' ego, est omniprésent et crucial dans cette littérature. Cela ne confirme ou
n' invalid~ nullement la thèse philosophique voulant que .}' inspiration irrationnelle de
l' éthique se retrouve dans les récits mythiques, mais l' aval de plusieurs traditions
millénaires apporte néanmoins un certain réconfort intellectuel. Si le dépassement de l' ego
ne peut être dérivé comme une conséquence logique et rationnelle de la condition humaine,
il semble néanmoins être un impératif intuitif et émotif de la psyché humaine à travers ses
expériences, et notamment ses expériences religieuses.
Pour revenir à la philosophie, en tentant de la relier aux nombreux propos théologiques
cités plus haut, ce passage de l'Éthique de Nicomaque d'Aristote rappelle lui aussi que le
dépassement de soi, sous ~a forme du devoir envers ses amis et allant jusqu' au sacrifice de
sa vie, est une des vertus morales par excellence :
263 Tao-ta king, Lao-Tseu, trad. fr. L. Kia-hway, Gallimard-Folio, Paris, 1,967, XIX, p. 32.
186
Ayant fondé l' éthique sur la logique causale, l'expérience personnelle et collective et la
motivation de l' appel au « dépassement de l' ego» retrouvé dans le mythe, quelles formes
de moralité peuvent ressortir du souci éthique ainsi considéré? Qu'est-ce que le bien et le
mal dans· ce contexte? Sans prétendre à des formulations absolues ou définitives, un
exercice de définition morale peut, et doit, être tenté. Car se refuser à définir le bien et le
mal, par crainte de ne jamais parvenir à un consensus général c' est céder à un relativisme
lâche et à un dangereux nihilisme.
a) Le bien et l'estimable
264 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre IX, VIII, 9, p. 278 .
187
ses aspirations et qu' il accorde une considération respectueuse aux expressions d' autrui, .
reflets des convictions, des connaissances et des aspirations de celui-ci.
En ce sens, le bien est très difficile à juger de l' extérieur. Le bien n ' est possible qu' en
toute honnêteté avec soi-même, et cette honnêteté laisse une trace indécelable dans les actes
eux-mêmes. Déterminer qu' autrui agit contre ses propres convictions, par lâcheté, par
paresse ou selon n ' importe quel autre critère de moralité, est une impossibilité tant que les
pensées feront partie du domaine de l' intimité.
Si le jugement sur la moralité d ' autrui risque d 'être très souvent téméraire, il est
cependant possible de juger de sa propre moralité. Il suffit pour cela de se poser trois
questions et d' y répondre franchement. Qu' est-ce qui est important pour moi et de quoi
suis-je convaincu en tant qu' être humain ayant une vie à vivre sur Terre? Comment mes
actes et mes paroles se concilient-ils avec mes convictions? et Comment pourrais-je
répondre plus facilement aux deux premières questions?
Ainsi, la question du bien et du mal n ' est pas une question légale ou judiciaire, mais
une question d' expression. Suivre une loi sans en être convaincu n'est pas une preuve de
moralité mais une preuve de lâcheté, voire d' inconscience ~ L' intégrité de la moralité doit se
payer du prix qu' exigent ses propres convictions intimes, même en défiance aux lois de la
cité. C ' est pourquoi les « belles figures» de la liberté, de la justice, de la démocratie ou de
la paix ne sont que de fausses idoles sans les figures, plus problématiques mais tout aussi
nécessaires pour que la liberté morale existe vraiment, de la contestation, de la dissidence,
de la violence et même de la guerre. Mais toutes les guerres ne se mènent pas à coup de
sarisses et d' obus, il est des guerres qui se mènent par la discussion, par la publication, par
l' implication ou même par l'abstention, et ce sont ces guerres-là qui mènent souvent à de
véritables victoires.
Faire le bien repose donc en tout premier lieu sur le fait de se faire sa propre idée du
bie, ce que plusieurs générations de moralistes ont souvent semblé oublier. Aider à faire le
bien n ' a rien à voir avec exhorter à tel ou tel comportement en fonction , de tel ou tel
événement, aider à faire le bien c' est avant tout aider quelqu' un à concevoir ce que peut
être le bien' pour lui. Le partage de cette conception est un ingrédient essentiel à la
formation de l' idée du bien, mais ce partage ne peut jamais prendre la forme d' une
substitution autoritaire, il ne peut être qu' un élément de formation.
188
- Se faire une idée intime du bien implique un grand effort, car cela demande de passer
en revue toutes les notions morales qui nous ont été inculquées, apprises, démontrées ou
suggérées. Cette étape, jamais réellement achevée au cours de la vie, de jugement sur les
actes et les jugements moraux appartenant au passé n' est pas optionnelle, elle est
nécessaire. · Refaire son monde moral intérieur est une responsabilité personnelle
incontournable, et ce jugement n'est possible qu' avec l'aide de sa famille ou de ses amis ou
de sa communauté ou des membres de sa communauté religieuse ou politique ou
idéologique. Mais le jugement moral se doit d' impliquer en tout premier lieu sa .propre
conscience et son propre ego, sa propre intelligence, sa propre volonté et ses propres
émotions. Acquiescer à une formulation du bien sans confirmation rationnelle ou sans
implication émotive n' est pas un acte moral mais un servile acte de conformisme ou
d'esclavagisme. La moralité exige la liberté, qui elle-même exige une implication et un
effort intime.
Le fait que le jugement sur le bien et sur le mal se doit d' être imposé à l' enfant ou à
celui dont le jugement est défaillant ne contredit aucunement l' idée que le bien est une idée
qui doit ultimement se former intimement, dès que cela est psychologiquement possible. La
·période de. rébellion typique qu' est l'adolescence dans nos sociétés modernes, avec ce
qu' elle comporte d' expérimentation des interdits et des tabous sociaux, et qui est le reflet
moderne des rites d' initiation des sociétés tribales archaïques 265 , le démontre bien: on ne
peut devenir véritablement adulte qu' après avoir fait soi-même concrètement l' épreuve de
la moralité. Tant mieux si la société encadre cette épreuve du mieux qu'elle peut (et tant pis
si, comme c'est souvent le cas dans le monde contemporain, le passage à l' âge adulte est
erratique et confus ... ), mais il n'y a pas de moralité possible sans convictions morales
construites sur des expériences personnelles, et celles-ci à leur tour ne sont fructueuses
qu' avec une certaine dose de discussion, d' introspection, de réflexion et de remise en
question. Que la famille moderne, le système scolaire ou le monde du travail n' accorde que
265 Au sujet de la signification psychologique des rites d ' initiation, tels que la circoncision par exemple, voir
l' excellent ouvrage Les blessures symboliques (Bettelheim, B., Les blessures sy mboliques, trad. fr. C. Monod,
Gallimard, Paris, 1971). Bettelheim se détache de l' idée freudienne de « horde primordiale» et de « père/chef
de clan» castrateur comme inspiration psychologique de la pratique de la circoncicsion et base de façon assez
convaincante, autant de par sa connaissance de la théorie psychanalytique que de par son expérience clinique
auprès d' enfants névrosés et schizoïdes, la motivation des rites iniatiques, et principalement la circoncision et
de 1' introcision (excision), sur J'envie autant féminine que masculine de posséder les organes sexuels du sexe
opposé.
189
peu ou pas d' importance à cet aspect de l'évolution psychologique et philosophique est
probablement regrettable, mais qu' on ne s' en préoccupe guère ne fait en rien pas disparaître
la question du bien et du mal, car on ne peut escamoté la moralité, à défaut d'y perdre son
humanité.
À la question « Qu' est-ce que le bien? » on ne peut donc que répondre: Faire.1e bien
c'est se faire une idée personnelle du bien, considérer celle que les autres s' en font et juger
de ses propres actes en fonction de ces réflexions. Faire le bien c' est faire l' effort du souci
éthique et du jugement, et accepter la responsabilité de sa propre conduite morale.
Il est question dans cette section non pas du crime comme infraction à une légalité
ambiante, ce qui relève du droit ou de la sociologie, mais du crime comme acte conscient
allant à l' encontre même des repères éthiques de l' individu criminel. Le crime d'un
individu atteint de troubles mentaux sévères est un problème que la société doit confronter
et contre lequel elle est en droit de se protéger. Mais lorsque le crime est conscient et
volontaire, qu' il est l'aboutissement d'une motivation et d' un jugement d' une conscience
saine, il est un problème relevant avant tout de la moralité et de la réflexion éthique, avant
de devenir un problème ,social, légal ou politique.
On peut se demander pourquoi il faudrait accorder une importance particulière au crime
volontaire si du point de VUe de la victime et de la collectivité c' est le mal qui lui est fait
qui importe ultimement. La raison en est que si le résultat d'un crime est un fait indéniable,
digne de punitions ou de mesures le prévenant, seul le crime qui est un refus de suiyre ses
propres idéaux moraux est compréhensible rationnellement, et donc possiblement évitable
l
dans l 'horizon philosophique. Les crimes insensés, les crimes réellement passionnels ou les
actes de pure vengeance sont inexplicables, même s'ils peuvent parfois apparaître
justifiables par empathie. Comme le jugement du criminel insensé, ou sous l'effet d' un
débordement émotif ponctuel, est fortement atrophié lors de son acte, discuter longuement
de la logique interne de tels agissements serait absurde. Reste donc philosophiquement le
problème du mal assumé, de la décision volontaire de briser ses propres convictions
morales.
190
«Mais dans les cas où, à cause d' un sadisme violent et d'une
angoisse écrasante ( ... ), le cercle vicieux de la haine, de l' angoisse et des .
tendances destructrices ne peut être brisé, le suj et reste sous le coup des
situations d' angoisse de la première enfance et conserve les mécanismes
de défense propres à ce stade précoce. Dans ce cas, si la peur que le
surmoi inspire dépasse, pour des raisons extérieures ou intrapsychiques,
certaines limites, le sujet peut se trouver contraint à détruire les gens, et
cette contrainte peut constituer la base soit d ' une conduite de type
criminel, soit d' une psychose. »266
266 Klein, M. , Essais de psychanalyse (1921-1945), trad. fr. M. Derrida, Payot, Paris 1984, p. 309.
191
souhaitée, c ' es~-à-dire celle d ' absence de blâme à venir. Mais ce répit du criminel ne peut
être que temporaire, car la conscience (ou l' inconscient, ou encore la « petite voix de la
conscience ») ne saurait rester indéfiniment dupe de ce subterfuge de mise à l' écart des
remords. Il a une sorte de justice interne qui n ' est pas écrite dans les livres de lois ou dans
les livres sacrés, qui repose au fond de chaque homme et qui ne manque jamais de se
réveiller, peut importe la durée de son sommeil, quand l' interdit est commis ou le
nécessaire négligé.
Cette justice interne reconnaît ce qui est accompli à couvert, 'dans la honte ou dans
l' insouciance et qui ne peut se justifier consciemment sur le plan moral. On ne peut se
mentir à soi-même très longtemps, pas plus que l'on ne peut vraiment réduire
perpétuellement autrui au silence. La volonté, ayant permis un crime regrette cette sortie
dans l~ monde, et l' angoisse, qui n ' a pas su entraîner la censure de la motivation criminelle,
réagissent tous deux éventuellement en appelant la conscience criminelle à reconnaître son
erreur et à s' amender. Le criminel ayant commis son crime pour faire taire sa conscience
morale et fuir les remords éventuels devant ultimement faire face à une version décuplée de
ceux -ci ou, pire encore, aux conséquences psychologiquement morbides de cette fuite.
Ce qui définit le crime moral, en tant que crime conscient défiant ses propres.
convictions éthiques, c'est l' impossibilité d'admettre et d'avouer son acte sans ressentir le
mépris de soi-même, que sont les remords, ou le mépris des autres envers soi. Si le crime
implique une violence physique, verbale ou morale, et donc une violation de l' autre dans sa
dignité, ce mépris sera d'autant plus grand que l'acte devient' par le fait même encore plus
inadmissible, plus inacceptable par soi, car il déshumanise et enlève son prix inestimable à
la vie, refusant ainsi son intégrité à l'autre autant qu'à soi-même.
La littérature est l'espace privilégié pour discourir sur le crime, et sur les remords qui
en sont ,la conséquence, puisque le remord n'est jamais raisonné, il est ressenti et est donc
du domaine de l'affect, comme ce qu'il y a de meilleur dans l' acte poétique ou littéraire. La
condamnation légale et sociale d' un crime n'a rien à voir avec la culpabilité intérieure,
celle-ci est un regard beaucoup plus perçant, beaucoup plus insoutenable sur les actes de la
volonté. Le tribunal intérieur de la honte et des remords n ' est pas froid et impartial, il est
impitoyablement juste, et lui résister o~ ' l'ignorer mène souvent dans la déroute d ' une
agonie psychologique.
192
Dans Crime et châtiment, Fedor Dostoïevski montre de façon très tangible la puissance
angoissante et insupportable du sentiment de remord chez son héros Rodia Raskolnikov, un
criminel meurtrier, alors que celui-ci n' est même pas accusé de son crime. Il finit d' ailleurs
par avouer son crime, plus d'une fois, pour tenter d' échapper à la folie qui le guette267 . Il y
a une situation similaire de remord dans le Phèdre de Jean Racine où la reine Phèdre, sous
l' influence de sa confidente Oenone, a su convaincre toute la cour de la culpabilité
libidineuse de son beau-fils Hippolyte, alors que c' est elle-même qui le désirait
. sexuellement et que celui -ci l' ait repoussé. Par la suite, elle ne peut supporter les remords à
la suite de son mensonge :
« Phèdre
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l'inceste et l'imposture.
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable! et je vis? et je soutiens la vue
De ce sacré Soleil dont je suis descendue? »268
- J. Racine, Phèdre, acte IV, scène VI
La culpabilité est toute aussi individuelle que l' éthique. La « faute» s' applique tout
aussi mal à une collectivité qu'une morale ne s' y impose à tous de façon généralisée. C' est
une responsabilité qui apparti~nt à chacun de gérer sa culpabilité et ses remords. Imposer la
culpabilité à autrui est tout aussi absurde que d'essayer de gérer ses désirs ou ses
convictions. La société peut et doit se protéger des cas morbides et dangereux de
criminalité par des moyens légaux et judiciaires, elle doit imposer des peines
d'emprisonnement ou de réparation ou de réhabilitation, mais ~llene pourra jamais imposer
la culpabilité. Chacun doit se la bâtir, et y manquer est un manque grave, car· sans
267 Dostoïevski, F., Crime et châtiment, trad. fr. Élisabeth Guertik, Le Livre de poche, Paris, 1972.
268 Racine, J., Théâtre 2 : Bajazet, Mithridate, Iphigénie, Phèdre, Esther, Athalie, Garnier-Flammarion, Paris,
1965, p.241.
Dans une scène similaire, mais d'un tragique rappelant un style gothique plus imagé, l' héroïne
shakespearienne Lady MacBeth, qui a poussé son mari au meurtre du roi d'Écosse, ne peut plus laver le sang
de ses mains lors d'un accès de remords somnambule: « LADY MACBETH : Out, damned spot, out, 1 say!
One. Two. Why th en, (tis lime to do (t. Hell is murky. Fie, my lord, fie, a soldier and afread? What need we
fe ar who knows it, when none can cali our power to account? Yet who would have thought the old man to
have had so much blood in him? DOCTOR: Do y ou mark that? LADY MA CBETH: Teh Thane of Fife had a
wife. Where is she now? What, will these hands ne 'er be clean? No more 0 ' that, my lord, no more 0' that.
193
culpabilité et sans remords, le jugement ne devient qu' une mécanique creuse et l' agir
humain qu' une tragédie absurde et insensée.
Ayant tenté dans ce chapitre de définir le souci éthique et sa motivation, on ne peut
maintenant le clore qu' en redonnant la parole au mythe, car c' est là, avec l' avènement du
récit mythique, que s' amorce le débat de l'éthique. Ce débat entre la « vie bonne» et le
détestable mal que nous nous devons aujourd' hui et à jamais de se remémorer dans nos
pensées, de considérer dans nos discussions et de perpétuer dans nos actes :
You mar al! with this starting », Shakespeare, W. , MacBeth, Washington Square Press/Pocket Books, New
York, 1992, Acte V, scène 1,37-47, p. 163.
269 « MfïvlV eXECHbE,eux, I111Àlll1ibEw AXLÀTÏ0ç oùi\O~ ÉVEV, ... », Homère, lliade, chant l, vers 1-2, trad.
fr. P. Mazon, Les Belles Lettres, Paris ~ 1998, pp. 2-3.
194
monde inerte et involontaire. La science est aussi parfaitement horizontale, dans un rapport
absolu de respect entre les hommes et entre les hommes et le monde naturel.
La communauté scientifique c' est la communauté humaine, la science n' exclut
personne, elle ne fait que se mettre d' accord sur des faits. Mais cette communauté
scientifique est basée sur une abstraction, une certaine utopie épistémologique parfois
accomplie, et parfois trahie dans les faits. L'opiriion, l'émotion, le désir, le mensonge, le
crime n' auraient, idéalement, aucune place au sein d~ la science. La science n' est pas une
substitution à l'art, à la religion ou à la culture, elle est une partie partagée de la vie
humaine, qui, si elle n'est pas absolument nécessaire à la vie, est néanmoins une forme de
réponse irremplaçable au souci touchant 1~ existence. Pas la seule réponse possible, mais
une réponse souvent satisfaisante, dans les limites de sa propre validité méthodologique.
Si la science a déjà pu s' incarnée concrètement comme ce «nous» cherchant et
communiquant, ce n' est plus le cas actuellement car -elle est devenue autre chose. Elle est
devenue plus pressée, plus exclusive, plus vaniteuse et plus repliée sur elle-même, elle a
partiellement oublié ce «nous» qui était son coeur. L' efficacité et la prospérité de
l' alliance entre la recherche scientifique et le développement technologique ont donné
naissance au cours du XXe siècle à une nouvelle forme aberrante de la science: la
« technoscience », qui condamne, -lentement mais sûrement, la recherche fondamentale à
une lente extinction. La science a oublié ce qu'est la réflexion éthique, trop affairée à la
compétitivité, à accélérer l' essor technologique et à plaire aux intérêts politiques,
économiques et corporatifs desquels désormais elle dépend.
Espérant avoir clairement démontré dans le chapitre précédent l' aspect nécessaire dans
tous les domaines de l'activité humaine du souci éthique, il est attendu qu'elle se retrouve
aussi dans une activité humaine aussi importante et déterminante que l'activité scientifique.
L' éthique étant probablement encore plus incontournable en science que dans tout autre
domaine, celle-ci étant devenue le point focal de bien des politiques, bien des économies et
bien des convictions sur l'existence. Nous sommes donc en droit d'exiger très fermement la
présence de cette pensée éthique dans l' exercice quotidien de la science. La réflexion
morale doit être réintégrée au cœur de la science, comme dans toute activité humaine, car
l'éthique n' est pas, pour reprendre l' image de Jacques Testart, « ... cette crème informe
qu 'on répand souvent sur le gâteau de la science. Elle est le lieu d 'une harmonie entre
196
l'homme d 'aujourd 'hui et son fantôme de demain; elle est le régulateur de nos délires
d 'être ce que nous deviendrons. »270.
Cette science raisonnable, non conquérante ni dominatrice et qui accepte que l' éthique
fasse partie de son activité, qu' a-t-elle en commun avec celle qui existe actuellement dans
les laboratoires et les universités du XXIe siècle? La réponse simple est «très peu ».
L' activité scientifique en ce début de siècle est essentiellement motivée par trois facteurs:
la quête de nouvelles possibilités technologiques, économiquement profitable, la
compétition, souvent politisée, entre les différentes équipes scientifiques de différents pays
fortement industrialisés, et l' espoir de prestige relié à des découvertes pouvant changer
radicalement la façon de vivre ou de concevoir l' existence. De ces trois facteurs , seul le
dernier se rapproche d' une attitude vraiment et dignement scientifique, bien qu' au fond la
vanité n ' a rien à faire en science. L' asservissement technologique et l' aspect compétitif, qui
relèvent des fiertés nationales, ne sont que d' étranges déformations de l' idéal scientifique
où l' effet secondaire d' une démarche est choisi comme devant être sa motivation.
La science est donc en quelque sorte malade, elle a perdu son âme, âme à laquelle
d' ailleurs elle ne croit plus, peut-être avec raison. Pourtant, la recherche scientifique est
plus vigoureuse et plus active que jamais auparavant dans l' Histoire de l' humanité. La
maladie qui frappe la science n' est donc pas une maladie mortelle, c' est donc plutôt une
forme de perversion dont l 'habitude a engendré l' acceptation sociale. On pardonne à la
science son ignorance et son insouciance morale totale pour deux raisons, parce que ' elle est
devenue d ' une efficacité effarante, au sens de la rapidité actuelle du cycle idée-recherche-
découverte-application, et on semble se complaire à .laisser la critique éthique de la science
aux autres instances, politiques, philosophiques ou religieuses, de la société. Ces deux
formes de laisser-faire envers ·la technoscience sont impardonnables. À vouloir absolument
ériger l' efficacité en valeur scientifique primordiale on ouvre la porte . à une dérive
instrumentaliste et aux pires aberrations, et à vouloir isoler le ,scientifique de la réflexion
morale, on le contraint à un silence et une surdité' éthique abrutissante et dangereuse. Il est
d' ailleurs assez manifeste, pour quiconque 'a œuvré dans le milieu de recherche scientifique,
à quel point les considérations déontologiques, multidisciplinaires ou épistémologiques
venant de l' extérieur des milieux scientifiques ont un impact pratiquement nul sur le travail
quotidien des scientifiques, et sont même totalement ignorées la plupart du temps272.
La science, comme tout devenir humain, est en constante évolution, ce qui ne veut pas
dire que cette évolution doit être aveugle. Il doit exister au cœur de la science une
autoréflexion amorcée par les scientifiques eux-mêmes. Le goût de la réflexion éthique
devrait être chez eux l' égal de la curiosité, de l' esprit critique et de la passion pour la
recherche. Comme tous les goûts, celui-ci doit d' abord être apprivoisé pour être cultivé.
C ' est le rôle de la formation scientifique, et de l' éducation en général, d' expos'er les futurs
chercheurs à la quête morale, même si cette quête est souvent constituée de plus de
questions que de réponses.
L ' histoire de l' activité scientifique au cours des siècles peut se découper en trois '
grandes phases caractérisant son évolution: une · première phase purement spéculative,
l' avènement de l'expérimentation et de la modélisation mathématique et finalement '
l' institutionnalisation contemporaine de la science.
La spéculation sur la composition et l' ordre de l' univers a été au cœur de la réflexion
philosophique dès ses premières traces nous étant parvenues, celles des fragments
présocratiques, notamment ceux de Thalès et Anaximène de Milet, Anaxagore de
Clazomènes, Parménide d'Élée, Héraclite d' Éphèse et Démocrite d' Abdère. Les
spéculations des présocratiques, qui étaient tous essentiellement à la recherche d' un
272 Et lorsque les scientifiques s' intéressent à l'épistémologie c ' est souvent uniquement par esprit de dérision
(cependant parfois en partie justifié ... ). Voir Sokal, A. , Bricmont J. , Impostures intellectuelles, Éditions Odile
Jacob, Paris, 1997, en particulier pp. 51-99 (attaque de J'épistémologie et du «relativisme cognitif») et pp.
115-121 (attaque des écrits du sociologue des sciences Bruno Latour).
199
s'inscrivaient dans une démarche de démarcation de la raison (Aoyoç) par rapport aux
273 Aristote, Métaphysique, trad. ft. J. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2000, A, 983a-993b, pp.
II-58.
274 Aristote, Physique, trad. ft. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1926.
200
scientifique de ce qui « devrait être» en ce qui « est, selon la mesure». Cette époque de
l'aventure scientifique, se situant autour des XVIIe et XVIIIe siècle, se caractérise entre
autres par la passion animant ses principaux acteurs. Comme ceux -ci agissaient de façon
volontaire et désintéressée au point de vue monétaire, la science n' était alors considérée que
comme guère plus qu' une lubie artisanale. En tant que pionniers, ils durent non seulement
inventer et fabriquer de nombreux nouveaux instruments de recherche, mais inventer aussi
la façon de faire . et d' interpréter des expériences scientifiques. Il n' est pas fortuit que le
qéclin de cette époque héroïque et souvent solitaire de la science coïncide avec l' avènement
de l' industrialisation, de la mécanisation, de la banalisation et de la diffusion globale de la
science, ainsi qu' avec la contre-réaction s' y associant, soit le romantisme.
Le dernier développement majeur de la science, qui s' est déroulé à partir du XIXe
siècle et tout au long du XXe, est l' institutionnalisation de la science, où en raison assez
évidente de l' importance économique et politique grandissante de la technologie dérivant
de la recherche scientifique, celle-ci s' est vu assimiler et financer presque exclusivement
par les instances gouvernementales des différents États. Les répercussions sur l' activité
scientifique de cette intégration politique sont majeures et se résument principalement à
deux constats indiscutables: l' augmentation de l' efficacité du cycle recherche-découverte-
application et la prévalence de cette même efficacité sur tout autre facteur ou valeur au sein
de l' activité scientifique. Cette efficacité est d'autant plus accrue par les activités de
recherche parallèles de corporations privées dont les intérêts sont purement commerciaux,
et aussi du fait que la science est devenue · une affaire publique, au même titre que la
politique ou que l' économie, où les convictions, les opinions ou les idéaux personnels n' ont
pas leur place, surtout s'ils menacent ou remettent en question le développement rapide de
l' activité scientifique.
Ces trois phases du développement de la science ne sont pas toute l' histoire de la
science, mais elles en sont les aspects déterminants pour notre enquête morale. La science
n' a d' ailleurs pas fini d'évoluer, de changer et de s'adapter. Mais la science n' est pas une
entité ~utonome qui agit de façon incontrôlable et que l'humanité doit « subir ». Chaque
scientifique est responsable de la science, de ce qu'elle est présentement et de ce qu' elle
sera demain, et pour assumer cette responsabilité un temps de réflexion (axoAr)) s' impose
particulièrement propice de mettre l' accent sur cette réflexion de la science sur elle-même.
Non seulement à cause de l' importance qu' elle a prise dans nos vies depuis un siècle ou
deux, mais aussi et surtout à cause de l' importance que l' homme et la nature sont en train
de perdre à la insatiabilité technoscientifique contemporaine.
Le clivage de plus en plus profond entre la vie privée et la vie professionnelle contribue
probablement plus que tout autre facteur à la suprématie de la valeur de l' efficacité comme
critère suprême permettant de décider de la pertinence et de l' importance de plusieurs
aspects de l' activité humaine. En dissociant les aspirations et les convictions personnelles
des objectifs et des méthodes du travail celui-ci s' est peu à peu transformé en un
comportement purement utilitariste n' ayant comme téléologie que la satisfaction pratique,
la plupart du temps économique, de l' employeur ou du client du travailleur. Cela est de
plus en plus évident dans tous les domaines, incluant même les arts où la pression d' un
certain succès commerciale, et donc d' une forme d' efficacité pratique, domine souvent
toute autre intention.
Le travail de l 'humain est peu à peu devenu au cours du XXe siècle un appendice
distinct de sa vie personnelle. « Il faut travailler pour vivre », et puisqu' il le faut, aussi bien
le faire avec le plus grand détachement possible. Cela ne veut pas dire que la passion pour
le travail n' existe plus, elle est toujours un des principaux facteurs, avec les capacités
physiques et intellectuelles, qui influence le choix de telle ou telle profession pour chaque
individu. Mais cette passion, qui motive les efforts nécessaires à l'insertion dans le milieu
de travail souhaité, devient un facteur caduc dans l' exercice d' une profession par rapport à
l' efficacité, celle-ci n' ayant pas nécessairement de lien avec l' ego ou les émotions.
L' efficacité recherchée dans le travail, reflet admiratif de la grande efficacité de la
recherche scientifique et des prouesses technologiques, se définit en fait sur trois plans, le
temps, l' espace et le sens.
Le temps de l' efficacité c' est celui de la rapidité. Il faut peut-être faire beau et bien,
mais surtout il faut faire rapidement, comme les machines technologiques font beau et bien
rapidement. Il n'y a probablement pas de crime professionnel plus grave que celui de
gaspiller son temps, de ne pas le maximiser et le faire fructifier.
202
L' espace de l' efficacité c' est celui de la compétition. Depuis que les illusions politiques
totalitaires de tous les horizons idéologiques se s.o nt effondrées en échecs concrets, la loi de
la libre compétition régit l' activité humaine dans toutes ses facettes. Il ne s' agit donc plus
de viser le bon, le beau et le bien, mais de faire mieux que la compétition et d' être plus
efficace que la compétition, cela autant en exploitation forestière qu' en enseignement de la
philosophie ou en médecine familiale. Ne pas être compétitif dans son domaine d' expertise
équivaut à ne plus être un expert, et même à ne plus mériter le droit d' exercer ce type de
profession.
Le sens de l' efficacité c' est celui de la rentabilité. Chaque effort et chaque dollar
engagés dans une démarche professionnelle doivent éventuellement rapporter plus que
l' investissement initial. L' idée romantique de laisser libre cours à sa passion est devenue
une idée dangereuse et méprisable au travail. Il n' est jamais question, au niveau
professionnel, de se remettre en question ou de chercher à préciser le sens de son travail,
cela équivaut à une perte de temps, d' espace et de sens du point de vue de l' efficacité.
Si l' aspect caricatural des derniers paragraphes peut étonner ou choquer, c' est à
dessein, parce qu'il y a une réalité encore beaucoup plus choquante au cœur du monde du
travail, un secret de polichinelle dont tous sont conscients, mais que personne n' ose révéler.
Ce secret, qui est une consigne cachée et pernicieuse que l' on ne peut ni ignorer ni défier,
est celui-ci: il est interdit remettre en question la valeur suprême de l' efficacité dans
l' exercice professionnel.
L' homme se voit donc ainsi condamné irrémédiablement au progrès technique, et à sa
maxime sous-jacente, la primordialité de l' efficacité,' que seuls des hérétiques pourraient
remettre en question aux yeux d' une société assoiffée de technologie. Non que l' efficacité
soit mauvaise ou erronée en soi, mais est-elle nécessairement ce qui est le mieux et le plus
vrai pour l' homme, partout et toujours? Hannah Arendt résume ainsi ce dilemme:
«Il ne s' agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les
esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent
encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement
automatique de leurs processus, elles n' ont pas ' commencé à dominer,
. a'detruIre
VOIre ' . 1e monde et 1es 0 b'~ ets. »275 .
275 Arendt, H., Condition de l 'homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1983 , p. 204.
--- ---------------------~
203
Cette deuxième définition, plus exigeante, de la technoscience n' est pas nécessairement
celle qui, en pratique, 'Sert le mieux sa propre efficacité interne. C' est pourquoi laissée à
elle-même, c'est-à-dire libre de définir ses buts, ses moyens et ses limites en fonction de la
maximisation de son efficacité, sans interférences éthiques, politiques ou philosophiques, la
technoscience risque fort de. reléguer les considérations humanitaires et sociales au second
rang ou de tout simplement les ignorer. En d'autres termes, lorsqu'elle n' est pas d' emblée
encadrée par des jugements éthiques, la technoscience est essentiellement une science
amorale, subordonnée à l' économie.
Une des conséquences les plus fâcheuses découlant du paradigme technoscientifique
est l 'hyperspécialisation des domaines de recherches et des chercheurs impliqués. Cette
hyperspécialisation des technosciences, qui en augmente l'efficacité au point de vue du
temps impliqué et de l' argent dépensé pour la recherche, rend la véritable communication
entre scientifiques, celle qui dépasse un simple respect mutuel, difficile et le plus souvent
276 Gilbert Hottois, Technoscience et sagesse ?, Éditions Pleins Feux, Nantes, 2002, p. 22.
277 Ibid., p. 25 .
206
Le véritable spécialiste est donc celui qui utilise humblement ses connaissances, mais
qui reconnaît ses responsabilités et ses limites. À l'opposé, la spécialisation bornée, celle
qui néglige la culture et le questionnement éthique, ne libère pas l 'homme mais en restreint
son champ de vision et son champ d ' action. En léguant chaque petite parcelle de liberté
individuelle à un spécialiste borné dans son domaine, le spécialiste s' enferme en même
278 Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 82.
279 Heisenberg, W. , La p artie et le tout, trad. fr. P. Kessler, Flammarion-Champs, Paris 1990 p. 286.
207
temps qu' il enferme le reste de l'humanité dans un carcan technique d' où nul ne peut
s' échapper, ce que constaté Jacques Ellul: .
L' accroissement des connaIssances dans n' importe quel domaine, surtout dans
l' avancement de la science, ne peut s' opérer à tâtons. La spécialisation du scientifique, qui
est à la fois l' apprentissage de ce qui a été démontré historiquement et la familiarisation
avec les idées novatrices de ses collègues dans son domaine de recherche, est une qualité
essentielle de sa démarche. Mais si cette spécialisation se fait au dépend de sa culture
générale, au point d' en faire un individu qui connaît «presque tout» sur « presque rien »,
le prix de cette hyperspécialisation est trop élevé. Posséder un savoir et ne pouvoir le
partager qu' avec le cercle fermé d' une élite, ou qu' avec ceux qui nous financent et n' ont
comme intérêt que leur propre avantage, est plus grave que de ne pas posséder de savoir du
tout, c' est équivalent à faire régresser le savoir humain.
On ne motive guère plus aujourd'hui la science à cause d'un questionnement sur
l' univers ou par émerveillement devant le cosmos, le vivant ou le microscopique. En fait,
l' interrogation enthousiaste, pour ne pas dire naïve, et le besoin de contemplation existent
encore bel et bien à l' état pur chez bon nombre de technoscientifiques, souvent au début de
leur carrière, mais les conditions économiques et sociales dans lesquelles doit s' opérer la
recherche scientifique anéantissent souvent ce sentiment, pourtant naturel chez eux. Même
ceux qui persévèrent envers et contre tous dans la voie de la « science pour la science » ne
manquent jamais de faire remarquer que si les débouchées technologiques de leur recherche
ne sont pas évidentes aujourd'hui, elles sont toujours possibles et même probables à
l' avenir, comme si c' était là la seule justification rationnelle de la science. Toutefois,
comme le fait remarquer Ellul ans son livre La technique ou l 'enjeu du siècle, la technique
est une entité qui n'est que depuis très récemment entièrement dépendante de la science:
Dans le même ouvrage, Ellul rappelle l' exemple de la machine à vapeur, une
découverte technique, réalisée à tâtons successivement par Caus, Huygens, Papin, Savery,
etc. au XVIIe siècle et qui n' a été expliquée que bien des décennies plus tard par la science
théorique 282 . L'inversion du rapport entre la science et la technologie a donc d' abord été
une affiliation coopérative suivie d'un lent asservissement de la science par l' esprit
technique. Il en résulte une perte de liberté dans le domaine de la recherche scientifique,
liberté qui était garantie par l' aspect contemplatif de .la science, sa proximité respectueuse
avec les questions relevant de la métaphysique et surtout son intérêt humain jamais oublié
ou négligé.
Il est primordial que la technologie retrouve sa juste place, qui en est celle d' un outil et
non celle d'une finalité. On· a besoin de la technologie, elle permet de grands bienfaits et
sauve des vies. La renier ou l'oublier équivaut à commettre une grave erreur, mais la
technologie doit redevenir un moyen, et non un but, et la science doit redevenir
philosophique, et pas seulement technique. Sinon, l 'humain ne se ravalera pas au rang de la
bête, ce qui serait peut-être un moindre mal, mais bien au "rang de la chose, de
l' incommunicable et de l'involontaire, ce qUI serait véritablement un drame
anthropologique.
281 Ellul, J. , La technique ou l 'enjeu du siècle, Librairie Armand-Colin, Paris, 1954, p. 5. Note: À l' époque où
Jacques Ellul écrivait ce texte, les biotechnologies n'étaient qu' à leurs tout premiers balbutiements, d' où son
emphase sur le lien entre les sciences physiques et la technologie.
282 Ibid., p. 6. La thermodynamique, la science qui explique les principes sous-jacents au fonctionnement de la
machine à vapeur n'est apparue qu 'au XVIIIe et au XIX e siècle avec les travaux de Lavoisier Carnot et
Mayer.
209
Dominique Lecourt aboutit à une conclusion similaire dans son essqi L 'aventure contre
la méthode de son ouvrage Contre la peur, De la science à l 'éthique, une aventure infinie :
Parce que la technoscience est impossible à contredire sur son propre terrain à cause de
son efficacité interne, elle n ' est donc critiquable que d' un point de vue philosophique ou
humaniste ou anthropocentrique. Sous le dogme de la technoscience, on a plus le temps de
vivre, car tout doit être fait plus rapidement et plus lucrativement possible, comme les
machines le font. Le but primordial de l' éducation n' est que de former des rouages
compétents utiles à l' édifice de la technoscience et non de former des individus
authentiques, différenciés et cultivés.
La technologie doit redevenir un moyen et non une fin, sinon c' est la communication
entre les humains elle-même qui risque d'être menacée, comme l' entrevoit ironiquement
Michel Henry dans la nouvelle préface (2000) de son ouvrage La barbarie:
283 Lecourt, D., Contre la p eur, Presses Universitaires de France-Quadridge, Paris, 1999, p. 77.
284 Michel Henry, La barbarie, Quadrige, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 6.
210
dimension spirituelle dans l' existence humaine. Gabriel Marcel, lors d' une conférence
intitulée Remarques sur l 'irreligion contemporaine prononcée en 1930, sent bien ce lien
entre l' accroissement vertigineux de la fascination humaine pour la technique et
l' appauvrissement de la vie intérieure :
Lorsqu' il est question de science dans cette section, une première distinction s' impose;
on entend ici par ce terme les « sciences naturelles» (physique, chimie, etc., incluant les
sciences de la vie: biologie, biochimie, etc.) dans leur forme de questionnement
fondamental, comme fin en soi et non comme moyen d' accéder à des techniques. La raison
de cette définition stricte de la science dans notre propos n ' est que ~es sciences naturelles
prévalent d' une façon ou d' une autre sur les sciences humaines (psychologie, sociologie,
anthropologie, etc.) ou que les sciences appliquées et la technologie ne soient pas dignes
d' intérêt philosophique, mais parce que c' est le domaine de la recherche en science
naturelle qui amène des percées technologiques engendrant des questionnements éthiques
inédits, ce qui est l' objet principal de notre investigation philosophique.
Dans Le voile d 'Isis , Pierre Hadot prétend que l' homme peut emprunter deux attitudes
face à la nature: s' en emparer pour la dominer, l' attitude prométhéenne, ou la célébrer,
l' attitude orphique. Cette dichotomie est particulièrement pertinente lorsqu'il est question
de définir la science, science qui « s'accapare» ou science qui « chante» ? Écoutons-le
définir ces deux attitudes:
285 Marcel, G. , Être et avoir, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1935 , p.275 .
211
( ... )
Ce n'est donc pas par la violence, mais par la mélodie, le rythme et
l'harmonie qu' Orphée pénètre les secrets de la nature. Alors que l' attitude
prométhéenne- est inspirée par l'audace, la curiosité sans limites, la
volonté de puissance et la recherche de l'utilité, l' attitude orphique est, au
contraire, inspirée par le respect devant le mystère et par le
désintéressement. »286
la science est libre et digne, c'est-à-dire que si ceux qui s'y adonnent ne sont pas contraints
par des impératifs politiques et économiques externes. Mais cette situation est utopique,
comme tous ceux qui font aujourd' hui de la recherche scientifique le savent bien. Reste que
286 Hadot, P. , Le voile d 'Isis, Gallimard-NRF essais, Paris, 2004, pp. 109-110.
287 Ibid. , p. 162.
288 Ibid. , p. 256-257.
289 Introduction à l 'Esquisse d 'un système de philosophie de la nature, trad. fr. F. Fischbach et E. Renault, Le
29 1 Hadot se réfère d' ailleurs à Bergson dans cette section, mentionnant sa notion « d'élan vital ». (Bergson,
La SCIence est devenue aujourd' hui une abstraction ,idéologique s' accaparant un
monopole de l' autorité rationnel et de la légitimité qui détonne parfois avec les actions
concrètes, d' intégrité parfois douteuse, des scientifiques et avec les décisions, politiques
plus que scientifiques, de ses administrateurs. Cette main-mise scientifique sur la validité
discursive, qui dit savoir le fond des choses et qui fait sans pouvoir être critiquée, entraîne
trois risques majeurs de débordement que la simple bonne hygiène intellectuelle, morale et
sociale nous force à considérer. Ce sont le risque que la science devienne juge de ce qu' elle
n' a pas à juger, le risque que la science devienne l'outil d' une idéologie qu' elle n' a pas à
supporter, . et le plus grave, le ri~que que la science procède à une redéfinition, soit
tristement réductrice, soit carrément dangereuse, de ce qu' est la normalité et de ce qu' est
l'anormalité, la pathologie et l'immoralité chez l'être humai~.
C' est pourquoi la question socratique est d' une actualité manifeste: Qu' est-ce que la
science? Et sa suite: Comment faire la science? Il faut répondre sérieusement à ces
questions aujourd' hui, non seulement dans le but d' éviter le pire, qui n' arrivera peut-être
jamais après tout, mais dans celui d' aspirer au mieux, pour tous, pour « nous ».
a) La motivation de la science
La motivation de la science est essentiellement la même que celle de l' enfant qui
demande incessamment « Pourquoi? », mais la principale différence est que la
transformation de cette motivation à vouloir connaître et comprendre se manifeste dans
l'élaboration de la science exclusivement au niveau du « Comment? ». L' opération
collective de la science est une opération sur le tangible, le visible et le mesurable. Cette
restriction fondamentale pose à la fois une limite et ouvre une possibilité. La limite imposée
à la science est qu' elle ne peut ·dépasser son champ d' application, elle est souveraine chez
elle, mais contrairement aux philosophies et aux idéologies, elle ne peut se permettre, sous
peine de perdre sa validité et sa crédibilité, de se prononcer sur ce qu'elle ne peut ni
théoriser ni expérimenter.
Cette limite ouvre cependant à la science une possibilité à laquelle les aut~es domaines
de la connaissance n'ont pas accès, celui du partage systématique de ses observations et de
ses conclusions, qui sont le fondement de l'extraordinaire efficacité de la démarche
scientifique. En adoptant quelques présupposés de base peu controversés, du point de vue
214
L' efficacité opérationnelle visée par la technoscience n'est pas une caractéristiql;le
anthropocentrique, elle est une assimilation de l'activité humaine à l'efficacité mécanique
de la machine involontaire. Si elle peut, et doit dans une certaine mesure, être efficace dans
son exercice, l' efficacité n'a pas à être le but premier de la recherche scientifique~ Une
science digne, au sens kantien d'une science qui est une fin en soi, se doit cependant d' être
effective, de rendre compte du réel de façon concrète et compréhensible, modélisable
mathématiquement, testable empiriquement, communicable à l' ensemble de l 'humanité et
menant possiblement à des nouvelles applications techniques.
293 Smolin, L., The Trouble with Physics, Houghton Mifl in ,Company, Boston-New York, 2007, pp. 300-304.
215
La SCIence se doit aussi d' être en partie contemplative, d' être engendrée par
l' étonnement et la curiosité, par ce même 8av,..ux~ElV qui animait les sages et les savants
de l'Antiquité. Elle se doit de voir la nature avec un œil étonné, curieux et émerveillé, c' est
la simple expérience personnelle du scientifique qui le réclame, et ils ont été très nombreux
à le faire de Thalès à Newton et à Einstein. Cette motivation à contempler et à comprendre
le cosmos qui nous pousse vers là science est plus déterminante pour l' accomplissement du
travail scientifique que tout incitatif politique ou économique.
L' investigation scientifique, ce récit cohérent et critiquable qUI «raconte» notre
environnement et notre nature matérielle, n' a toujours été qu'une réponse à
l' émerveillement de l'homme devant le monde dans lequel il est plongé. La contemplation
pythagoricienne est en quelque sorte à la source de la science aristotélicienne, qui a elle-
même subi une transformation à la Renaissance pour engendrer à notre science moderne.
Le sentiment à la source de toute démarche scientifique, de tout temps, et même du nôtre,
demeure l' émoi devant la nature. On ne peut vouloir l'étudier et la comprendre que si elle
nous fascine.
Malheureusement, le sentiment · de contemplation, comme le rappelle ici Hannah
Arendt, a souvent tendance à n'occuper qu'un rang secondaire chez l'homme moderne et
utilitariste:
« Le fait que l' aliénation par rapport au monde a été assez radicale
pour gagner les activités humaines les plus présentes-au-monde, l' œuvre
et la réification, la fabrication, l' édification d'un monde, distingue les
attitudes et évaluations modernes de celle de la tradition plus nettement
encore que ne l'indiquerait le simple renversement de la contemplation et
de l' action, du penser et du faire. »294
On peut se plaire à penser que la contemplation est une activité réservée aux artistes ou
aux mystiques, une activité «du dimanche» dans une société de production · et
d' interactions commerciales. On devrait plutôt considérer que les sentiments associés à la
contemplation sont le cœur même de ce qui motive une démarche scientifique. « Savoir
comment» n' est qu'un substitut temporaire du « savoir pourquoi », substitut qui donne à l~
294 Arendt, H., Condition de "homme moderne, trad. fr . G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1983, p. 376.
216
grande valeur, une grande importance et une grande noblesse. Savoir comment est souvent
une question du domaine de la survie, savoir pourquoi relève de la vie.
Acquérir ,un savoir scientifique dans l' unique but d' en faire quelque chose, en exclure
donc toute dimension contemplative, n' est qu' une forme bassement mécanique
d' utilitarisme comptable. Ce n' est que dans l' étonnement, la curiosité et l' admiration que le
scientifique naît et se développe. Que des impératifs économiques ou politiques ou sociaux
aient contribué à le faire oublier ne justifie en rien, l' exclusion de la contemplation du
laboratoire. Si l' infiniment 'petit et l' infiniment grand ont une quelconque valeur pour
l ' homme, infinis sur lesquels il n' a pas encore tous les pouvoirs technologiques, cette
valeur est ce qui rapproche le plus la science de l' art et du sentiment mystique, la valeur de
pouvoir ,s' en émerveiller. Sans émerveillement et sans contemplation, la science n' est ni
endurable, ni même vraiment possible, vraiment éthiquement possible.
c) La méthode scientifique
La mise d' une partie de nous dans le monde, concrètement, par l'expérience.
295Cassirer, E. , La philosophie des Lumières, trad. fr. Pierre Quillet, Fayard, Paris, 1966, p. 43.
296 Il est probablement raisonnable de prétendre que la méthode scientifique moderne, dont les sources
remonte jusqu'au XII lei siècle avec les travaux de Roger Bacon, a commencé à s' imposer en science à partir
ei
du XVII siècle avec le Novum Organum de Francis Bacon, publié en 1620, le Dialogue sur les deux grands
systèmes du monde de Galilée, publié en 1632 et le Discours de la méthode de Descartes, publié en 1637.
218
Ernst Cassirer abonde dans le même sens dans le troisième tome de sa Philosophie des
formes symbolique, essentiellement consacré à la connaissance scientifique: La physique et
la science moderne se refusent à un idéal métaphysique de connaissance, elles se limitent à
« épeler» les phénomènes, sans tenter de pénétrer dans la nature298 • La science ne peut
«jamais sauter par dessus son ombre », elle demeure toujours dans le système clos de ses
présupposés théoriques 299 . La science n'épuise pas la totalité de la réalité, mais justifie sa
pertinence en reconnaissant ses propres limites. Elle ne peut pas non plus donner congé à la
fonction du concept et du symbole, car ce serait alors renoncer aux moyens fondamentaux
de la représentation30o •
Cependant, le contexte scientifique en vigueur depuis plusieurs siècles repose sur des
principes qui semblent aujourd'hui si absolument immuables que l'on a presque oublié
qu'elles sont à la base métaphysiques. Ces bases sont le matérialisme, l'aspect nécessaire
de la causalité physique et la primauté des preuves empiriques comme vérification
théorique. Cette dépendance réelle des théories scientifiques à des prises de position
métaphysiques n'est plus vraiment un enjeu intellectuel pour la simple raison que la
297 Duhem, P., La théorie physique, Librairie Philosophique Vrin, Paris, 1981 , pp. 8.
298 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques 3. La phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C.
Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 479.
299 Ibid., p. 49 ..
300 Ibid., p. 527.
219
La théorie scientifique est ce regard conceptuel sur le monde qui le nous rend
compréhensible et expl~cable. Regard qui le rend semblable à nous en ce sens qu' il est
assimilable par notre . intellect. La théorie scientifique est essentiellement, comme le
remarque Pierre Duhem, la réunion de deux aspects complémentaire : une représentation et
une explication de la réalité, deux aspects n'entretenant que des liens frêles ou artificiels 301 .
Il serait probablement plus nuancé d' affirmer que l' aspect explicatif d' une théorie doit
pouvoir s' inscrire dans un cadre plus large de relation au sein des autres théories
parallèlement valides, pour ainsi former un tout relativement cohérent de l' ensemble
théorique du savoir scientifique. Cette cohérence théorique est touj ours désirée en science
mais parfois impossible à établir complètement302 .
Depuis les travaux de l' épistémologue autrichien Karl Popper, il est généralement
accepté que la validité d'une théorie scientifique, et donc sa prééminence sur les autres, est
301 Duhem, P., La théorie physique, Librairie Philosophique Vrin, Paris, 1981 , p. 43.
220
reliée à son degré de non-falsification303 . Une théorie est seulement jugée scientifique s' il
est possible de tester à répétition ses conclusions et ses prédictions de façon empirique.
C'est aussi là le critère de démarcation entre la science, et la métaphysique, ou entre la
science et la « pseudo science ». La valeur d'une théorie scientifique par rapport à une autre
est donc jugée selon le degré de falsifiabilité de cette théorie, qui est son degré de testabilité
empirique par rapport aux autres théories, et selon ses succ~s , et/ou ses échecs, prédictifs
par rapport aux résultats de mesures expérimentales.
Popper soutient qu' une théorie scientifique est nécessairement un discours dont peut
douter de façon critique et que l' on doit toujours pouvoir tester empiriquement. Une théorie
scientifique est par 'définition, pour lui, une conjecture falsifiable et une théorie scientifique
valide actuellement en est une qui n'a pas encore été falsifiée, bien qu' elle puisse l'être
éventuellement, puis remplacée par une nouvelle théorie 304 . Toute théorie naît et meurt en
tant qu'hypothèse survivant jusqu'à ce qu' elle soit contredite par des observations
empiriques répétées ou jusqu' à l'arrivée d'une théorie non falsifiée plus générale ou plus
simple, car l' élégance d' une théorie scientifique est souvent reliée à sa simplicité,
subsumant la première et l'incorporant comme un cas particulier.
Le critère de démarcation entre la science et la non-science, dont font partie à la fois la
pseudo science et la métaphysique, proposé par Popper est ce caractère de falsifiabilité du
discours théorique. Si les prédictions et les conclusions d'un discours théorique sont
possiblement réfutables par une expérimentation spatio-temporelle pouvant être répétée, le
discours est bien scientifique. Ce critère de scientificité s' est imposé en épistémologie,
malgré la réticence initiale des partisans de l'induction, et principalement Rudolf Carnap,
qui proposaient plutôt un critère basé sur la « confirmabilité par méthodes inductives» 305.
Le rejet de la méthode inductive par Popper n'est en pas une forrme de critique, comme
celle d'une «mauvaise» habitude psychologique que proposait Hume au XVIIIe siècle,
302 Comme, par exemple, dans le cas encore insoluble en physique contemporaine de l'unification théorique
cohérente des forces quantiques et de la force gravitationnelle.
303 Le critère de la falsification pour juger de la scientificité et de la valeur d' une théorie, et de sa démarcation
d' avec la pseudoscience ou la métaphysique, a été proposé en 1935 par Karl Popper dans son ouvrage La
logique de la découverte scientifique (Logic of scientific discovery, Routledge-Classics, Londres-New York,
2002).
304 Popper, K. , The Logic of Scientific Discovery, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002, pp. 37-73,
Popper, K., Conjectures and Refutations, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002, pp. 48-86.
305 Carnap, R. (1950), Logical Foundations of Probabilify, Chicago, The University of Chicago Press, 1950,
pp. 462-467.
221
mais une réfutation logique, éclairant l' aspect « aprioriste» de l' induction et l' impossibilité
de parvenir à une hypothèse simplement par induction plutôt que par conjecture et
déduction, entre autres parce qu' une vérité scientifique absolument irréfutable est une
impossibilité théorique.
Cela dit, un système métaphysique ou mythique, en tant que discours non-scientifique,
peut être à l' origine de théories scientifiques conjecturales testées empiriquement, comme
cela a été le cas, par exemple, pour l' atomisme
<.
dès Démocrite, la théorie « fluide » de
l' électricité ou la théorie corpusculaire de la .lumière 306 . Un mythe peut donc être un
promoteur de sens que la science peut éventuellement cautionner, selon les moyens et les
critères qui lui sont propres. La spéculation métaphysique fait partie de ce que Popper
appelle des programmes de recherches métaphysiques, où il range aussi la psychanalyse,
qui peuvent éventuellement mener à des programmes de recherches scientifiques 307 . La
métaphysique n ' est donc pas le contraire ou l'ennemi de la science, mais une de ses
sources potentielles.
Relativement au savoir scientifique et au savoir en général, Charles Peirce, un des pères
du pragmatisme américain se positionne contre la conviction kantienne de limites
infranchissables pour la raison humaine, et bien qu' il se refuse à accepter quelconque
conclusion pratique. issue de spéculations métaphysiques, pour lui toute question qui est
aujourd' hui métaphysique peut devenir demàin une question scientifique. Cependànt, il
propose ses propres critères de d~marcation entre la science, la métaphysique religieuse et
la philosophie en prescrivant que les considérations téléologiques, les idéaux, doivent être
laissées à la religion, que la science ne doive se permettre de se prononcer que sur les
causes efficientes et que la philosophie ne doive pas se préoccuper de savoir si ses propres
conclusions sont bienveillantes ou dangereuses 308 .
Cette dernière proposition de Peirce de séparer complètement la science de la réflexion
éthique n' est pas une option vraiment viable pour trois raisons difficilement contestables.
Premièrement, l' immédiateté technique que permet aujourd' hui la science fait qu' il n ' y a
pratiquement plus aucun délai de maturation entre l'apparition d' une nouvelle technique et
son application concrète, avec comme conséquences qu'une éthique mise hors du circuit du
306 Popper, K., The LogicofScientific Discovery, op. cit. , pp. 277-278.
307 Popper, K., Realism and the A im ofScience, Routledge, Londres-New York, 2000, pp. 192-193.
308 Peirce, C. S. , Selected Writings, Dover Publications, New York, 1958, pp. 349-353.
222
éthiques de la science qui, loin d' être un domaine d' agnosticisme moral, est appelée à
devenir un des principaux champs de réflexion et d' action éthique.
Reconnaissant que l' éthique doit être un ingrédient interne de la démarche scientifique,
. et non une activité externe qui juge à distance, une constatation est incontournable : les
organismes d'éducation, de tous les pays, ne donnent qu' une place extrêmement marginale
à la philosophie et à la réflexion sur la morale dans la formation scientifique. C' est
pourquoi la justification et l' intégration à la science du souci éthique doivent être repensées,
non en vue de changer radicalement l' exercice de la recherche scientifique au niveau de ses
méthode,s, de sa structure ou de son administration, ce qui relèverait de l'utopie à notre
époque d' économie de marché et · de politiques à court terme, mais pour contrer la
désorientation morale de la technoscience. Il faut donc espérer que les personnes agissant
dans le milieu de la recherche, autant les chercheurs que les administrateurs, les enseignants
et les membres des gouvernements responsables du développement scientifique,
reconnaissent l' importance de l' intégration de la réflexion éthique en science et agissent en
conséquence, et selon leur moyen, chacun dans leur fonction. Cette section a pour but de
définir ce qu' est une science digne et éthique, celle qui devrait lentement pouvoir reprendre
la place qu' elle a laissée à la technoscience, place primordiale dans la société, qui a besoin
de faire cet effort de sagesse, même au prix d'une certaine efficacité technoscientifique,
pour sauver l' autonomie de la science. Celle-ci fait partie de la quête de sens de l'homme,
et la subjuguer à d' autres intérêts, techniques, économiques ou politiques, est un dangereux
leurre.
Les sections suivantes décrivent les relations qu'entretient une SCIence digne avec
l' éthique, qui en se déplaçant de l'horizon individuel du dépassement de l'ego vers les
besoins et les responsabilités de toute une société, devient un dépassement du « nous ».
224
La science ne doit pas subir périodiquement des considérations éthiques sur ses
opérations, c' est, au contraire, le souci éthique qui doit l' animer. En voulant comprendre la
nature, la science ne cherche pas à vouloir faire quoi que ce soit, ce qu' elle fait, elle le fait
d'une façon complètement désintéressée dans le but de trouver des explications. La science
est une tentative de transformation d'une motivation, la motivation de la collectivité à la
fois de s' expliquer le monde dans lequel elle est plongée et à contempler celui-ci. Cette
contemplation n' est pas une activité désuète relevant d~ l'Antiquité, ce n' est pas non plus
une activité qui soit jamais efficace techniquement ou rentable financièrement, mais c' est
un des moyens privilégiés pour l'homme de saisir sa place dans le cosmos. Cela n' implique
pas nécessairement une cosmogonie, une ontologie ou une anthropologie très détaillée,
mais la contemplation exige cependant qu' un sens, qu'un ordre soit visé. Et l'être humain a
une intense soif de ce sens, car une vie insensée n' est pas une vie frivole ou anormale
(privée de normes), mais une vie invivable, car privée de conviction.
Une science digne au sens kantien est cette activité qui est une fin en soi, et qui n' est
pas asservie au développement technologique ou aux visées politiques. Cette science digne
est empreinte d'humanité, et sans devenir un anthropocentrisme radical, elle n' est
cependant pas une description du monde en tant qu' objet indépendant, malS une
théorisation du monde pour l'homme309 .
La survie de la science appliquée et du développement technologique de façon éthique
et profitable à l'humanité dépend directement de la survie, de la liberté et de la dignité
d'une recherche en science fondamentale renouvelée dans sa motivation à répondre à
l 'homme sans que cela implique de quelconques limitations d' ordre de la productivité à son
questionnement.
'La liberté de la recherche fondamentale garantit implicitement la liberté et l'utilité de la
recherche appliquée, de la fructifIcation des réalisations techniques issues des sciences
fondamentales. La technologie est elle aussi une fin en soi, la fin d' être un moyen d' aider
les humains dans leurs rapports entre eux et avec la nature. Quand cette technologie cesse
de tenter de diriger et de contrôler la science, et qu' elle déploie ses forces à aider l' être
225
humain et non à le façonner, elle devient par le fait même libre et éthique elle-même. Une
science digne et une technologie digne de l'homme engendreraient donc possiblement de
sains bouleversements au niveau économique et politique.
Une science digne et éthique dans son fondement est beaucoup plus libre qu'une
science bombardée par des questionnements moraux venant de l' extérieur, souvent ignares,
injustifiés ou maladroits. Une science fondamentale qui sait et qui veut comprendre
l'univers et la place que l'homme y occupe n' a rien à craindre des jugements externes, car
elle est assez sage elle-même pour avoir à cœur le souci éthique à toutes les étapes de sa
démarche. L' éthique qui ne serait plus une forme de regard extérieur dirigé vers la science,
mais une forme de pensée intrinsèque à celle-ci redonnerait la parole à la créativité qui
s'estompe de plus en plus dans les laboratoires, cette créativité qui vient avec l' assurance
d' agir selon ses convictions.
En n'écartant pas le jugement moral du chercheur de son travail, la renaissance de la
passion qui animait les premiers scientifiques modernes redevient possible. Quand on
élabore et que l' on réalise une expérience dans le seul but de parvenir à un débouché
technique ou d' être « le premier au monde» à faire telle ou telle découverte, la motivation
personnelle est continuellement reliée à des impératifs de nature économique et politique,
c' est-à-dire souvent externe à la sphère de ses propres valeurs, il n'est donc pas surprenant
que l' enthousiasme ou la volonté reliés à ces recherches puissent vaciller. Par contre, si
l' activité scientifique se redéfinit peu à peu comme un exercice d' originalité et
d'exploration éthique du «possible» et du «comment », basée sur certains aspects
d' efficacité et de rentabilité qui ne seraient cependant plus les seuls facteurs déterminants,
c'est non seulement l' intellect du chercheur qui serait sollicité mais aussi son -affect. Et il
est assez évident que l'implication émotionnelle d'une personne dans une activité fait ·
exploser ses capacités créatrices et facilite des efforts qui seraient autrement étouffés.
La science est un « nous» en ce sens qu' elle représente la communauté humaine qui se
prononce sur ce que semble être le monde physique et empirique. Cultiver le souci éthique
309 Il est intéressant ici de noter que dans l' état actuel de la physisque théorique au niveau microscopique et
quantique, la présence et l'action de l' observateur sont des éléments théoriques nécessaires à la
226
en SCIence c' est chercher à pouvoir différencier ce qui est bon, beau et bien à échelle
humaine et de ce qui est démesuré, superflu ou égocentrique. La science est ainsi un
lointain cousin du mythe, que l' homme se bâtit, de façon critique et rationnelle, à sa
mesure.
Cette recherche scientifique digne diffère radicalement de celle qui sévissait sous le
dogme technoscientifique sur trois points majeurs. Elle est libérée du joug de l'avancement
technologique à tout prix, elle est une science multidisciplinaire où la communication entre
les chercheurs et avec la communauté en général est toujours privilégiée sur l'efficacité ou
la rentabilité, et elle tient compte du souci éthique.
La science digne n'est pas la renaissance de la science « ancienne », logothéorique et
aristo-thomiste que Gilbert Hottois oppose à la technoscience contemporaine31O , c' est plutôt
une science qui réalise la nécessité de sa filiation avec la philosophie. La science digne est
donc à la fois un retour de la science à sa forme originelle de l' Antiquité, avec ce que cela
implique d' esprit contemplatif, mais elle est aussi une démarche qui a acquis l'expérience
et la sagesse de plusieurs siècles de méthodes et de découvertes, incluant la conscience de
la dégénérescence que subit une science livrée exclusivement à la technique.
La science digne n'est pas une philosophie de la science, elle doit recommencer à
réfléchir sur elle-même et par elle-même au cœur de son agir quotidien. Elle doit se
souvenir de ses fondements, de son implication pour l'être humain. Pareillement, la
philosophie ne peut plus agir indépendamment de la science, elle se doit de rétablir et
d'entretenir un dialogue constant avec la science, ce dialogue entre philosophes et
scientifiques qui est aujourd'hui concrètement quasi inexistant. La science digne n' est pas
que la réunion de la science et de la philosophie, c'est aussi et surtout la réunion des
communautés scientifiques et philosophiques. ' Cette réunion se doit d' aller au-delà des
colloques multidisciplinaires que l' on voit à l' occasion poindre sur les campus
universitaires, mais devenir un échange quotidien, pour ne pas dire un échange banalisé, un
échange normal.
L' idée d'une science digne, d'un renouveau de la science et de la philosophie, et de
l' urgence de ce renouveau pour la société contemporaine n'est pas une idée nouvelle,
depuis toujours ces deux domaines de l' activité humaine sont reliés par leurs racines. Ce
qui n'en fait pourtant pas une idée très répandue dans les milieux philosophiques et encore
moins dans les milieux scientifiques. Cependant, des penseurs de plus en plus nombreux
argumentent pour le renouveau, ou la renaissance, de la science.
Une science moderne digne et éthique est un dépassement du « nous» : nous comme
scientifiques, nous comme citoyens raisonnables du monde et nous comme habitants
responsables de la planète Terre. La science n' appartient pas aux scientifiques ou aux
organismes publics et privés qui financent son activité, la science appartient à l'humanité et
se doit de vouloir et penser l' enrichissement du savoir humain dans son ensemble.
L' exercice scientifique devrait être le milieu par excellence où l'être humain apprend à
connaître, à comprendre et à respecter son milieu de vie, qui est la nature qui l' entoure. Le
scientifique n' a pas à devenir écologiste ou environnementaliste, il l' est déjà par définition
en tant que scientifique, et c'est sa responsabilité de ne jamais l' oublier3 ll .
Le « nous » de la science ne recherche pas son propre intérêt à travers la science, ce
qu' il recherche est quelque chose de plus que sa simple juxtaposition au monde naturel, il
veut pénétrer et participer le plus consciemment et le plus sagement possible au monde. Le
« nous» qui veut se dépasser n'est pas impatient ou ingrat, il veut retrouver cette étincelle
fugitive qu' il a connue dès son enfance et qui 'lui a soufflé à l'oreille que la vie humaine
avait un sens, què le sens tout court est possible. Ce sens peut se quérir ailleurs qu' à travers
la science, dans les religions ou les arts par exemple, mais nulle part ailleurs il n' apparaît
aussi limpidement, et aussi facilement communicable, que dans cet étrange mariage de la
théorisation humaine et de la réalité naturelle. Le « nous» de la communauté scientifique
ne cherche pas pour lui-même, car ce qui est recherché n'est pas une possession mais une
sagesse. La sagesse de comprendre que c'est seulement en acceptant de se donner au
monde qu' on peut parvenir à le trouver et à se l'expliquer. L'infiniment grand et
l' infiniment petit ne se laissent pas capturer ou dompter, ils se laissent contempler. La
3 11 Mary Midgley', philosophe anglais, exprime bien cette interdépendance entre la science et la nature: « The
environ11J,ental crisis has helped this shift by making clear the huge importance of ecology, which always
refers outwards from particulars to larger wholes. In that changed context, soUd scientific reasons have
emerged for thinking that the notion of our biosphere as a self-maintaining system - analogous in some sense
to. individual organisms - is not just useful but actually a scientific necessary one. It is not surprising that an
idea should combine scientific and moral importance in this way. As we have seen, science is not just an inert
store of neutral f acts. », Midgley, M. , The Essential Mary Midgley, Routledge, Londres et New York, 2005
p.351.
228
démarche scientifique redéfinie comme un dépassement du «nous» n' est pas une
collection de méthodes et de résultats inertes, mais une manière de considérer la vie
humaine dans le cosmos physique, une manière d'y vivre.
une forme de contrainte à notre liberté. Pourtant, il est aUSSI commun d' énoncer une
passion pour le travail, une possibilité d' épanouissement dans le travail.
Le travail est donc un paradoxe, il y aurait deux facettes au travail, celle de l' obligation
qui fait que l' on travaille parce qu' il le faut bien et parce que le monde externe nous
l' impose, et celle qui touche les motivations et les passions personnelles. Ces deux modes
du travail peuvent ne faire qu' un chez certaines personnes, mais le plus souvent le choix du
travail est un compromis entre ce qui permet la survie et ce qui promet l' épanouissement.
La grande place que le travail occupe dans la vie d' une grande majorité des individus
implique que celui-ci mérite une attention philosophique toute particulière, attention qui se
précise à la fin de cette section sur le thème de l' activité scientifique comme travail. Qu' est-
ce qui motive le travail, pourquoi doit-on_travailler et comment devrait-on travailler? Peut-
on remettre en question le travail, ou doit-on se contenter de répondre aux impératifs
sociaux et économiques qui imposent les caractéristiques du travail ? Le travail dans le
milieu scientifique est-il un travail comme les autres, qu' est-ce que cela signifie pour un
individu « d' être un scientifique» ? Voici les questions qui sont explorées dans ce qui suit.
Le travail est nécessaire pour l' être humain qui en est capable physiquement et
psychologiquement, pour une multitude de raisons: la survie en premier lieu, le confort
minimum transformant cette survie en une vie, le respect de soi par soi, le respect de soi par
les autres, l' hygiène mentale, etc. Le travail permet aussi de participer intimement au
monde, d' y être plus qu'un spectateur distant mais un acteur présent.
Cela dit, si le principal souci du soi dans le travail est l'amélioration de son confort
personnel, à travers l' accumulation de biens matériels par exemple, il s'en suit un dérapage
volontaire éloignant de l' idée éthique du dépassement de l' ego. Le travail et l' éthique ne
suivent pas d'emblée la même route et ne visent pas nécessairement les mêmes objectifs.
Le fait de s' emmurer dans des accessoires et des écrans, procurés par les fruits de son
travail, peut mener à se couper des autres et en s' enfermer en soi, et ce, malgré la proximité
physique d'autres êtres humains dont on ne distinguerait plus vraiment les visages. Le
travail indigne, pris non comme une fin en soi mais comme un moyen d'accroître son luxe,
est un o,bstacle majeur au ~éveloppement de la réflexion éthique chez l 'homme. Viser
230
l' acquisition du superflu par le travail, ou encore pire par l' exploitation du travail cies autres
ou par le crime, amenuise lentement mais sûrement chez l'homme sa motivation éthique de
sortir de soi et d' aller vers le monde et l'autre pour s' y reconnaître, s' y retrouver et s'y
comprendre. À force d' essayer de posséder le monde par son travail on risque de le perdre
complètement, car il n' est plus alors question de le contempler et de s' y réfléchir, mais de
se le cacher et donc de se cacher une partie de sa conscience à soi-même.
Dans la même optique, mais selon une motivation déviante tout opposée, la paresse en
tant que refus et en tant que fuite du travail est aussi une fuite de soi, et une fuite de la
motivation à aller vers l' autre et vers le monde. 'La paresse en tant que refus d' aimer
travailler dans le monde et d' aimer l' autre en tant qu' étranger et semblable, est une façon
alternative de se couper ultimement de soi. Cette paresse, s' accompagnant parfois de
l'usage de psychotropes ou d'une quête morbide du divertissement, tente de repousser et de
cacher le vide en soi que seule une authentique expérience du monde peut remplir. La
paresse dont il est question ici n' est évidemment pas cette lourdeur de l' éveil se refusant
momentanément à la mobilité, cela n' est que la transition de la volonté de l' inconscience à
la conscience. La paresse dont il est question est celle qui empêche d' aller vers le monde,
par le tr~vail ou autrement, et c' est une paresse qui est toute consciente et toute voulue,
malgré son apparente neutralité et son immobilité. Cette paresse est une tendance à aller
directement contre soi, contre ce que l'on devrait soi-même vouloir, et donc ultimement
une tension qui ne peut causer que du tort et une très grande fatigue psychologique, que
seul un sain retour des efforts volontaires vers le monde peut apaiser.
Karl Marx a reconnu dès L 'idéologie allemande de 1845 la tension constante qui se
manifeste dans le travail, et surtout dans sa motivation, travail-t-on pour se satisfaire soi-
même ou pour satisfaire assez la société pour mériter rémunération? En d' autres termes, la
division du travail est-elle une forme d' épanouissement ou d'aliénation:
Il propose pour la remplacer une société communiste où « personne n ~ est enfermé dans un
cercle exclusif d' activités et chacun peut se former dans n ~ importe quelle branche de son
choix; c ~ est la société qui règle la production générale et qui me permet àinsi de faire
aujourd ~ hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher 1~ après-midi, de
m ~ occuper d ~ élevage le soir et de m ~ adonner à la critique après le repas, selon que j ~ en ai
envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »315
313 Marx, K., Philosophie, ed. M. Rubel, Gallimard-Folio, Paris, 1994, L 'idéologie allemande, p. 317
3]4 Ibid., p. 317.
3 ]5 Ibid., p. 319.
232
Freud cerne probablement encore de plus près que Marx le véritable « problème» du
travail, qui est le fait qu' il engendre les plus grandes passions chez certains individus et une
aversion ou une indifférence résignée chez les autres. Mais il ne propose pas de solution
pratique au problème. En fait, Freud lui-même, malgré les énormes réticences du milieu
médical envers ses théories psychanalytiques, vit lui-même pourtant quasiment dans le
paradis arcadien promis par le communisme de Marx, car il fait exactement ce qu' il veut
dans son travail et est reconnu et valorisé pour celui -ci, du moins par beaucoup d' autres
disciples et collègues. Il est évident que le travail ne puisse être ce milieu de valorisation
pour tous les hommes. Est-ce là un simple « état de fait» de la condition humaine, ou peut-
on viser une définiti,o n et une réalisation du travail qui puisse être aussi une valorisation
pour chacun? Pour répondre à cette question, il faut définir philosophiquement ce qu' est, et
ce que devrait être, le travail. C' est donc une définition plus rigoureuse du travail qui
pourrait permettre de mieux comprendre sa forme en tant qu'activité humaine et son sens
en tant que motivation individuelle et sociale.
Hannah Arendt, dans La condition humaine, établit une distinction, aussi ·bien ancrée .
dans la tradition antique que révélatrice de la contemporanéité, en décrivant l' activité
. humaine selon trois axes: le travail, l' œuvre et l' action en tant que, respectivement, labeur
(animal laborans) , fabrication (homo faber) et individualisation.
Sur le travail (labeur et douleur) :
316 Freud, S., Malaise dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et J. Odier, Presses Universitaires de France-
Quadridge, Paris, 1971 , p. 23n.
233
son activité, est également rejeté sur soi, se concentre sur le fait de son
existence et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature sans
jamais le transcender, sans jamais se délivrer de la récurrence cyclique de
son propre fonctionnement. »317 .
« Dans le monde de l' homo faber où tout doit servir à quelque chose,
le sens lui-même ne peut apparaître que comme une fin, une «fin en
soi », ce qui est soit une tautoloîie s'appliquant à toutes les fins, soit une
contradiction dans les termes. »3 8
« C'est par le verbe et l'Acte que nous nous insérons dans le monde
humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle
nous confirmons et nous assumons le fait brut de notre apparition
physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le
travail, par la nécessité, nous n'y sommes pas engagés par l'utilité,
comme à l'œuvre. »319
L'individu ne peut pas être considéré comme l'engrenage d'une machine sociale étant
l'unique source de pertinence vitale. Il ne peut pas non plus être une île autarcique se
déplaçant de façon insouciante au gré des marées collectives. Le paradoxe du travail se
redéfinit en une double exigence du travail: le travail doit être à la fois l'aboutissement des
convictions et des talents de l'individu et le lien avec autrui qui est garant de la robustesse
317 Arendt, H. , Condition de l'homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1983 , p. 163 .
318 Ibid., p. 208.
319 Ibid. , p. 233.
320 H. Arendt est d'ailleurs critique des théories marxistes dans son ouvrage: «L'espoir qui inspira Marx et
l 'élite des divers mouvements ouvriers -le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant
productif l 'animal laborans - repose sur l 'illusion d 'une philosophie mécaniste qui assume que la force du
travail, comme toute autre énergie, ne se perdjamais, de sorte que si elle n 'est pas dépensée, épuisée dans les
corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des « activités plus hautes ». », Ibid., p. 184.
234
du tissu social. Le travail est donc exigence face à soi-même d' affirmer et de réaliser ses
propres convictions, et exigence de soi envers autrui de contribuer à la santé économique,
philosophique et culturelle de la communauté. Les écarts niant l'une ou l' autre de ces
exigences ne peuvent être que désastreux pour l' individu autant que pour la société. Si le
travail ne vise qu' à combler des désirs et des ambitions personnels, toute sorte de
déséquilibres risquent d' entraver l'exigence sociale du travail, et si le travail se résume à
l'imposition d'une charge sociale reniant toute conviction et toute aspiration personnelle,
l' individu lui-même ne peut que se trouver en situation de crise, c'est-à-dire en train de
s' aliéner de lui-même durant l'accomplissement de son travail. La double exigence du
travail est donc une exigence personnelle et sociale qui doit être prise en charge à la fois à
travers une saine éducation éthique de l' individu et une clarification des buts et des valeurs
reliées au travail au niveau de l' éducation, de l' économie et de la politique de la société. Le
travail ne peut se résumer à une question de survie économique, il doit aussi et surtout être
une question de « vie bonne », individuelle et sociale.
Dans le Gai Savoir, Nietzsche expose avec sa lucidité visionnaire et sa verve habituelle
les deux des grandes aliénations du monde du travail contemporain: L' abolition du
« loisir », qu' il impute, déjà au XIXe siècle, au mode de vie «américain» (bien qu'il
semble confondre à dessein l' industrialisme des émigrés européens vivants aux Etats-Unis
avec les mœurs amérindiennes qui lui sont de toutes évidences étrangères):
« monde du travail », le loisir devient criminel, car inefficace. La saine hygiène mentale de
Descartes, qui ne consacrait, écrit-il lui-même, que quelques heures par jours à la réflexion,
quelques heures par an à la «métaphysique» et laissait le reste de son temps au
relâchement des sens et au repos de l' esprit322 , est devenue une infamie ' dans un monde de
productivité et où chaque minute et chaque dollar investit attend rapidement un rendement
matériel.
Dans Le sacré du présent, le politicologue Zaki Laïdi baptise la condition de l' homme
moderne « d ' homme-présent », de l' homme qui a immolé son passé et son avenir au seul
profit du présent et de l'immédiat. Ce qui le condamne à vivre dans l' urgence, car il a
oublié à la fois la mémoire et l'espérance:
Pour cet homme-présent tout doit se faire plus vite, aussi instantanément et aUSSI
mécaniquement que les machines font. Devant ce constat, plusieurs questions s' imposent:
L' être humain doit-il immanquablement se plier à ce rythme de vie effréné? Au nom de
quoi, de quelle motivation éthique, érotique, biologique ou philosophique?
En plus d'écraser le temps de l' être humain, le travail se substitue à son identité et
remplace le visage humain lévinasien par un masque,. le masque du rôle joué dans le travail.
Écoutons à nouveau un passage de Nietzsche polémiquant sur le travail et, la ~issolution de
la personnalité dans un rôle professionnel:
32 1 Nietzsche, F. , Le gai savoir, éd. G. Colli et M. Montinari, trad. fr. P. Klossowski et M. B. Launay,
324 Nietzsche, F. , Le gai savoir, éd. G. Colli et M. Montinari, trad. fr. P: Klossowski et M. B. Launay,
Gallimard-Folio, Paris, 1982, § 356, p,, 256. Nul besoin de commenter le caractère raciste et sexiste des deux
dernières citations de Nietzsche, cela étant assez typique du coloré personnage, et bien que de tels remarques
soient aujourd'hui tout à fait inadmissibles et indéfendables, on ne peut se permettre de se priver du génie
visionnaire de ce philosophe à cause d ' eux.
325 Le lecteur attentif aura reconnu une boutade dont l' inspiration vient du grand Molière.
237
cette production soit efficace. Cette exigence à l' efficacité s' entretient d' elle-même, n' a pas
besoin d' être enseignée puisque toutes tendances à l' inefficacité tendent à être enrayées par
les rouages du marché de l' offre et de la demande ..
Pourquoi vouloir critiquer l' efficacité dans le contexte du travail? Il n' y a qu' une seule
raison, qui n' est pas une critique de l' efficacité comme telle, mais plutôt une critique de son
exclusivité en fait d' impératif aliénant pour le travailleur, et cette raison c' est l' existence du
souci éthique chez l' être humain. Il est d' une importance primordiale que l' effort vers une
morale ne soit pas complètement supplanté par les efforts visant l'efficacité, non seulement
pour un développement sain au niveau personnel et collectif, mais aussi pour permettre la
simple satisfaction de volontairement viser la « vie bonne». Dans un monde où le travail
occupe souvent la principale part de la vie éveillée, l' instauration du questionnement
éthique dans le milieu du travail est une nécessité à laquelle ne peut se substituer celle de
l' efficacité. L' éthique ne peut pas non plus remplacer l' efficacité, qui est une tendance
naturellement souhaitable à maximiser le fruit de ses efforts, et permettant de mener à
terme toute entreprise et tout projet. L' éthique et l' efficacité forment donc un couple qui
devrait être indissociable dans le monde du travail, et le trajet à faire entre ce qui est
souhaitable et ce qui est réalisable n' est qu' une question de réflexion, d' éducation et de
conscientisation. Reste à permettre à tous les travailleurs de prendre le temps de faire cette
réflexion.
Comme on l' a vu au dernier chapitre, le mythe invite la conscience à faire l' exercice de
retrouver le sens, fatalement éthique, de l'existence humaine. Le sens de la vie de l' homme
ne se trouve pas que dans la compréhension qu' il-a de lui-même, mais aussi dans son
activité concrète, dans ce qu' il fait avant et après avoir saisi un sens à sa vie. Si on met de
côté les philosophies de l' impasse et de l'abandon que sont le nihilisme ou le relativisme
absolu, c' est à travers la culture que les communautés expriment leur version du sens de la
vie. La culture est un mélange de conventions et de nouveautés, de permissions et
d' interdits, de fêtes et de deuils, qui s' articule dans de ce qui s' éloigne de l' efficacité
machinale pour se rapprocher de ce qui fait du bien à l'homme, sans qu' il puisse
nécessairement se l' expliquer. La culture tourne autour de l' art sous toutes ses formes, de la
238
science en tant que célé brante de la nature, des religions en tan~ que formes de réponses
métaphysiques aux interrogations humaines, du respect des langues et des communautés
linguistiques, et de manifestations sportives en tant que défis ludiques, d ' hygiène corporelle
et de symbolisation de sentiments d' appartenance.
La culture est précieuse car elle est ce milieu de' fabrication de sens de la vie pour
l' être humain. Ernst Cassirer, le philosophe par excellence de la culture au XXe siècle, en
fait l' enjeu principal de son entreprise .de définition et de ,c onnaissance de l' être humain
dans un de ses derniers ouvrages, Essai sur l 'homme, suite et résumé de sa magistrale
Philosophie des formes symboliques, qui en reprend le thème principal., le symbole,
comme chemin d ' accès à la nature culturelle de l'homme:
La culture est plus qu' un miroir du monde, elle est ce qui aide à construire le monde, ce
qui e'n fait un lieu habitable et souhaitable pour l' homme, ce qui donne le goût à la vie. Une
société peut être parfaitement efficace pour organiser la survie, et même posséder une
immense puissance économique et militaire et dominer toutes les autres nations, si elle n' a
pas la culture, elle n' est rien, car elle n'est pas humaine. Le but de l'homme n' est pas le
profit ou la puissance ou même simplement la survie, qui est une forme de refus de vivre.
Le but de l ' homme est la vie, et la vie implique moralité et culture.
La culture est un milieu de vie, un milieu essentiel à la vie. Pourtant, c'est l' absence de
la culture qui est le fait le plus frappant lorsque l' on retrace le chemin usuel qui mène
actuellement de l' enfance au monde du travail, le chemin de l' éducation. Actuellement,
l' enseignement culturel est de plus en plus souvent expulsér hors des murs des écoles, pour
des raisons d' efficacité pédagogique ou pour maintenir un relativisme théorique, et pervers,
entre les différentes cultures, qui fini par les dénigrer toutes. Que l' enseignement uniforme
et général d' une seule idéologie, religieuse ou politique, au sein d ' une société fasse l' objet
326 Cassirer, E., Essai sur l 'homme, trad. fr. N. Massa, Les Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 317.
239
de débats et de remises en question est une chose tout à fait justifiable. Mais que l' art, le
sport, l'activité physique et la science (sous sa forme d' exercice de compréhension et de
contemplation de la nature et non d' ensemble de recettes techniques) disparaissent de plus
en plus des curriculums d' enseignement primaire et secondaire est une aberration qu' il faut
dénoncer. De même, il est inadmissible que toutes les variétés de réflexion éthiques soient à
peu près complètement absentes des formations techniques et professionnelles. Tout se
passe comme si l' éducation se voulait une produètrice d' élément techniquement et
économiquement efficace, et non un véritable chemin vers l' accomplissement personnel et
l' essor de la communauté comme. lieu des manifestations éthiques et culturelles.
Si la culture n' est plus le cœur de l' éducation, comment, donc, peut-on redéfinir
l' éducation telle qu' elle existe actuellement? L' éducation est devenue ce milieu où les
êtres humains acquièrent les connaissances nécessaires pour devenir de bons maillons du
système économique ~t politique en place. Pour se faire, l' école fabrique des spécialistes
devant être compétents et efficaces dans leur domaine d' expertise technique ou intellectuel.
Mais que devrait être l' éducation? Dans la lignée d' une philosophie de la motivation,
l' éducation devrait être ce milieu ou l' être humain acquièrent des connaissances relevant de
tous les domaines du savoir, autant scientifique que culturel, et ce milieu où il développe
les aptitudes de base lui permettant le questionnement philosophique (qu'est-on ?), éthique
(comment agir ?) et politique (comment agir en société ?), peut ·importe le domaine de
spécialisation approfondi en vue de pratiquer une profession.
L' éducation ne peut se permettre d' être un milieu où l' on apprend uniquement des
réponses, i.l est aussi, et même plus important d' apprendre à se questionner et à pouvoir se
répondre en développant autant le respect des individus, des libertés, des droits et des
responsabilités, que le respect des croyances, des règles ou des convictions des différentes
communautés qui nous entourent. La spécialisation dans un domaine précis d' activité
professionnelle est nécessaire, à la fois pour développer l' intérêt et la passion et pour
répondre aux différents besoins de la société, mais cette spécialisation doit se faire
parallèlement à une assimilation au contexte culturel et éthique propre à la société, et des
différentes communautés qui la composent. Et si son domaine de spécialisation amène un
travailleur à voyager à travers le monde pour exercer sa profession, son bagage culturel ne
doit qu' être qu' encore plus vaste.
Jacques Ellul dans Le système technicien, explique pourquoi une formation spécialisée
négligeant une culture plus générale, incluant un éveil au questionnement éthique et
politique, est un contresens ne menant pas à une meilleure intelligence du monde, mais bien
au morcellement de ce monde menaçant ultimement la signification même du travail et de
la vie:
La responsabilité éthique occupe déjà une place importante dans l' exercice quotidien
de la recherche scientifique, mais cette place est souvent celle d'un intrus impertinent
voulant s' imposer de l' extérieur sous forme de comités d' éthique, de réglementation
gouvernementale ou de regard scrutateur des médias et du public. Pourtant, le
questionnement éthique est un questionnement à sa base éminemment scientifique. En fait,
il devrait être le questionnement à l'origine et à l' aboutissement de toute démarche
scientifique.
L' éthique scientifique, la question du chercheur par rapport à autrui, est la question de
ce que la science peut contribuer à la collectivité. Une entreprise scientifique, avant d' être
une tâche rigoureuse ou une tâche logique, est avant tout une tâche humaine visant la
compréhension rationnelle du monde et, possiblement, le mieux-être de l'humanité. La
recherche scientifique, et tout spécialement la recherche fondamentale qui ne vise pas à
développer des applications immédiates, doit penser le monde à travers l' homme, bien que
pas nécessairement en fonction des besoins et des désirs humains.
L' anthropocentrisme a mauvaise figure dans les milieux scientifiques, il semble
inacceptable qu'une pensée théorique pense à l' homme, car cela serait un leurre et un
manque de rigueur. Pourtant, si l'homme n'est pas au cœur de la recherche scientifique, si
la science ne se reconnaît pas avant tout comme un regard humain sur le monde ou si la
science pense pouvoir faire abstraction de son humanité, la science se retrouve dénaturée et
les pires erreurs, voire les pires inhumanités, deviennent possibles. Déshumaniser la
science, en en faisant une sorte d' avatar ayant une existence et une puissance surhumaine,
est justement l' erreur cruciale que veulent éviter de commettre ceux qui se méfient de
l' anthropocentrisme, c' est commettre l'erreur de sous-estimer sa propre ignorance et de
surestimer son contrôle sur le monde et son propre détachement de celui-ci.
Penser que le milieu scientifique serait à l' abri des errements et des vanités qui
traversent de part en part toute 1'activité humaine est une idée naïve qui ne peut se formuler
que dans l' ignorance la plus crasse de la quotidienneté scientifique. Si on peut exiger de la
science, en tant qu' institution, les plus hauts standards d' intégrité morale et professionnelle,
les scientifiques eux-mêmes ne peuvent respecter ces standards que selon leurs propres
capacités, qui sont les capacités de tout homme à vouloir bien faire, et a parfois y parvenir.
- --- - -------------~
242
La science possède néanmoins un avantage moral certain sur beaucoup d' autres domaines
d' activité, avantage tout aussi théorique que pratique, celui de l' existence d' une
« communauté scientifique» basée sur les idées de sincérité, de respect et de moralité.
La communauté scientifique, ce «nous» qui se raconte théoriquement et
expérimentalement ce qu' est le monde physique, est une entité difficile à définir
rigoureusement, entre l' organisation économique et la. confrérie partageant un esprit
fraternel. La communauté scientifique est avant tout une belle idée, encore plus belle du fait
qu' elle est partiellement réalisée, qui veut que toute personne impliquée dans la recherche
scientifique est à la fois tenue de défendre son appartenance à la communauté par la rigueur
et l' authenticité de son comportement professionnel, et d~ revendiquer la réputation de la
communauté pour justifier la pertinence de son propre discours scientifique.
La communauté scientifique est internationale, elle n' est pas soumise à des intérêts
privés ou locaux, elle est libre dans son action et elle n' a que l' intérêt de l' homme et du
monde à cœur. Évidemment, l'esprit de cette communauté n' est pas représentatif de tous
les scientifiques dans tous les pays, mais l' idée de communauté scientifique unit
idéologiquement la majorité des scientifiques. C'est cette union par la pensée qui doit être à
la base de toute remise en question de la définition et de la pratique de la science. La remise
en question de la science ne peut commencer que par les scientifiques eux-mêmes, qui
doivent pouvoir décider ce que la science veut et selon quelles balises morales elle peut
vouloir.
Malheureusement, l' impératif le plus commun de la recherche scientifique au XXIe
siècle, la subvention gouvernementale, place rarement cette remise en question comme un
critère de la valeur d' une forme ou d' une autre de recherche scientifique. C' est de ce cul~
de-sac épistémologique que « nous» devons maintenant sortir, en tant qu' humanité ayant
besoin d' une science digne et éthique. Ce problème dépasse la science, et même la
philosophie comme telle, et touche directement à la politique et à l' économie.
Comme la recherche scientifique est d'intérêt public, et que plusieurs formes de
recherche ne produisent pas nécessairement de résultats rentables immédiatement, ce sont
des organismes gouvernementaux qui financent le plus souvent la science. Les
gouvernements démocratiques sont ceux qui permettent, dans la théorie politique, la plus
grande liberté aux individus et la plus grande égalité entre les hommes, et c'est ce genre de
243
régime qui dirige actuellement, tant bien que mal et avec. de nombreuses lacunes, la plupart
des pays les plus actifs dans le domaine scientifique. C' est une faille certaine de ce type de
gouvernance que les instances politiques au pouvoir soient toujours relativement
éphémères, leur durée de vie se mesurant en quelques années. Cette situation entraîne un
certain déséquilibre, puisqu' idéalement les retombés bénéfiques de la science à court terme
et à long terme devraient être privilégiés également. Mais d ' élection èn élection ce qui
compte le plus pour le gouvernement et ses adversaires politiques est une forme de progrès
très visible et palpable à court terme. Toute démarche scientifique ne promettant pas de
résultats à court terme, et en tout premier lieu la recherche dite fondamentale, est donc très
souvent désavantagée au jeu des subventions gouvernementales, et une remise en question
des buts et des méthodes de la science elle-même, par les scientifiques autant que par les
politiciens, devient une impossibilité.
Il faut donc espérer qu' une véritable volonté politique, dépassant la simple volonté de
réélection, ait l'audace de permettre à la science de se remettre en question. Ce qui pourrait
lui permettre une démarche d ' humanisation et de réflexion éthique nécessaire et salutaire,
mais à un prix économique et politique possiblement assez lourd. La situation serait
finalement assez comique si elle n ' était pas si dramatique: la science s' essouffle, se
pervertit et se démolit elle-même à force de vouloir devenir une forme de compétition
technique internationale, alors que seule une pause dans sa course pourrait lui permettre de
réaliser qu'elle est une communauté internationale qui devrait être au-dessus des
considérations nationales ou économiques. Non au sens où la science n ' a pas de compte à
rendre aux nations qui la ·financent, mais au sens qu'une compétition vaniteuse entre les
nations ne fait que nuire à la science. Le fait que les intérêts privés corporatifs injectent de .
plus en plus de capital dans la recherche scientifique ne peut qu' exacerber le problème, ces
intérêts extra-politiques ayant toujours des motifs clairement commerciaux et non pas
scientifiques.
y a-t-il une solution concrète à ce problème? (autre que l' arrivée au pouvoir d' un tyran
bienveillant, amant de la science et assez philosophe pour comprendre les problèmes qui la
grugent ... ) Peut-on argumenter en même temps pour la science, et pour la recherche
fondamentale en particulier, tout en dénonçant les problèmes .qu' entraîne une recherche
exclusivement technoscientifique ?
244
328 Le thème de l' inédit éthique engendré par les nouvelles techniques dérivées de la recherche scientifique est
traité avec brio par le professeur Mark Hunyadi dans l' optique spécifique des problématiques reliées au
clonage humain dans Hunyadi, M. , Je est clone, Éditions du Seuil, Paris, 2004.
329 «Prophète de malheur» dont le prototype est évidemment Calchas, recevant ici les imprécations
d' Agamemnon au livre l de l' Iliade: « /J.avrn KUKWV, où rrw rro'[É /J.0l '[à KQrlYUOV ÈlrrEÇ" UlEl '[Ol '[eX
KaK' ÈO,[l cpLAu CPQEOl /J.UV'[EUE08Ul» :. «Prophète de malheur, jamais encore tu ne m ' a annoncé une
chose plaisante. Prophétiser le malheur est cher à ton cœur.», Homère, Iliade, l, 106-107, trad. fr . . Y.
Larochelle, 2006, inédite. (Texte grec: Homère, Iliade, trad. fr. P. Mazon, Les Belles Lettres, Paris, 1998, p.
10).
246
1'appel du souffrant. Il faut donc que l' appel qui motive la manipulation biologique ou -
génétique de l' intimité d'une autre personne ou d'un être à venir soit clairement discerné
comme plus primordial que des ambitions prométhéennes ou faustiennes ou
« frankensteiniennes ». Une pratique médicale se doit d' être humaine, et donc être guidée
éthiquement par plus que les seules données scientifiques. Elle doit être guidée par une
culture et une éducation où le chercheur, le médecin et le patient peuvent se reconnaître
comme dans un miroir où chacun comprend bien les convictions et les aspirations des
autres.
Cela dit, la recherche scientifique ne peut progresser que par une exploration de
l' inconnu et de l'~ncompris , et par des spéculations sur le possible et l'inédit. Dans ce
contexte, l' aberration la plus dangereuse de la recherche médicale n' est pas celle de
« l' expérience qui tourne mal », mais celle du chercheur qui met en parenthèse ses
émotions et son questionnement éthique à la porte du laboratoire. Tant que la responsabilité
et le jugement du chercheur sont attendus avant d' attendre toute forme de résultat
technique, le questionnement moral fait partie de l' équation scientifique. Ce n' est que
lorsque ceux -ci sont négligés, pour accélérer ou pour simplifier les méthodes de recherche,
que l'éthique risque de s' évaporer hors du laboratoire.
Le rôle du médecin et du chercheur en science médicale peut souvent se résumer à une
logique d' appellevinasien. Le rôle de la médecine n' est pas primordialement de s' ingérer
dans l' intimité de l' individu ou de l' être humain à venir, mais d' être à l' écoute du cri de
détresse de l'autre. Si ce cri est inaudible ou impossible à émettre, au nom de quelle autre
personne peut-on décider de prendre sur soi, de s' approprier l' intimité d' autrui ?
Répondre éthiquement à cette question, avec ce que cela comporte de compassion et
d' humilité, et non au nom de l'efficacité ou de la rigueur, est la responsabilité des
scientifiques et des médecins eux-mêmes impliqués, et non de la loi. Et ils ne peuvent y
répondre sagement que s' ils sont initiés à la sagesse, sagesse culturelle, philosophique et
éthique qui doit faire partie de leur formation spécialisée.
Un exemple concret des défis éthiques touchant les sciences de la vie est l' utilisation de
« cellules souches », cellules non-spécialisées dans un corps vivant et ayant la capacité de
remplacer et de réparer les tissus en devenant ou engendrant des cellules spécialisées. Les
cellules souches sont utilisées à des fins thérapeutiques et pour la recherche~ et les plus
248
33 0 Déjà ce dilemme éthique est en train de se faire dépasser par la science elle-même avec l'apparition de
technique permettant de « fabriquer» des cellules souches polyvalentes à partir de tissu embryonnaire sans
détruire l'embryon, ou encore à partir d'autre tissus, comme ceux de la peau humaine. (Les premières
annonces publiques de ces nouvelles techniques remontent à 2006, dans le site Web du magazine scientifique
Nature et dans un article du 24 août à la première du New York Times. Le 20 novembre 2007, les revue
scientifiques Science et Cel! publient simultanément deux articles provenant d'équipes de recherches
indépendantes sur la transformation de cellules de peau en « cellules souches pluripotentes », respectivement
par des chercheurs américains, sous la direction de James A. Thomson, et japonais sous la direction de S.
Yamanaka.)
249
cette lacune de sommeil moral au cœur de l' enseignement de la science qu' il appartient au
système d'éducation de corriger de façon urgente.
L' éveil éthique et l' initiation philosophique doivent faire partie intégrante de la
formation scientifique et non quelque chose què l' on fait « avant », « après» ou « à côté»
de la recherche. Le questionnement éthique doit être présent en permanence dans le lieu de
recherche, et non seulement dans les comités d' éthique, les livres, les journaux ou les
tribunaux qui regardent souvent de très loin les laboratoires.
Le scientifique n' est pas un scientifique s' il est incapable d' exercer son jugement
moral. Qu' il soit trop passionné, trop impatient ou trop compétitif n'est pas une excuse
valable. Aucune excuse ne pennet de se soustraire à la réflexion éthique, car celle-ci est
non seulement ce qui permet de préserver la vie en collectivité, mais essentiellement ce qui
lui donne un sens. En science, comme dans toute activité humaine, la motivation du souci
éthique est incontournable, même si elle est en partie rationnellement insaisissable.
250
Conclusion
C' est ce qui en fait le seul langage, avec la poésie, qui n' est pas totalement muet devant
l'ineffable, l' effroyable et l' insondable.
Nombreux sont ceux qui pensent, à tort, que l' indescriptible et l' incompris sont
inexistants car impossibles à rationaliser. Encore plus nombreux sont ceux aussi qui
pensent que les utopies sont réalisables et que les prophéties sont littérales, ils sont
nombreux, mais ils ont encore à apprendre la différence entre penser et croire. La vie
humaine et le monde qui lui permet d' exister sont deux mystères, mais il en est un plus
grand, celui de la volonté de survivre et de vivre, que nul ne peut expliquer, que nul ne peut
comprendre, et auquel nul ne peut honnêtement, ou même malhonnêtement, y échapper. Ce
mystère est au cœur de la vie humaine, de toute vie humaine, et le nier n' est pas qu'une
insouciance, mais une nuisance, car refuser de confronter l' irrationnel est pire encore que
de se refuser à la raison, c' est refuser la vie de l 'homme pour choisir la vie uniquement en
tant que phénoménalité mécanique.
La philosophie ne dit jamais le fin mot de l' histoire, mais elle peut aider à dire ce à
quoi celui -ci ressemble. Elle sait ce qu' elle veut, elle sait même où le trouver et comment
. l' extraire de l' ombre et le porter à la lumière, mais elle ne peut pas dire ce que c' est, chaque
homme doit trouver sa propre clef au mystère de la volonté de vivre. Mais la philosophie
n' est pas pour autant muette, comme sa sœur la poésie, elle peut dire « comme».
Plusieurs thèses ont été proposées lors de cet ouvrage philosophique, certaines
quasiment calquées sur la tradition, d' autres quasiment originales, en voici un bref rappel.
Une démarche philosophique est avant tout une envie d' élaborer, de construire puis de
communiquer une façon de saisir la réalité. Le propre de la méthode philosophique est
qu' elle ne se laisse pas codifier ou structurer selon un appareil unique d'argumentation.
L' approche argumentative elle-même n'étant pas la seule possibilité philosophique, comme
le démontrent, par exemple, certaines façons de pratiquer l'herméneutique, ou encore les
aphorismes nietzschéens.
Cela dit, la philosophie commence toujours sur une base lui permettant soit de
construire, soit de démolir, soit d' aller ailleurs. Mais cette base, ce présupposé
philosophique, est essentielle à toute philosophie.
252
La thèse présentée dans cet ouvrage est que ce présupposé est toujours un choix, et
donc jamais vraiment une évidence si forte qu' elle s'imposerait en même temps à l' esprit
du philosophe et à celui de tous ses lecteurs. Ce choix n' entraîne pas une forme dangereuse
de relativisme qui ferait de chaque philosophie une affaire individuelle qui ne se
communiquerait qu'à la condition absolue d' un « partage» ·du présupposé qu'elle utilise.
Au contraire, ce qui fait qu'une philosophie interpelle autrui est essentiellement ce qui se
produit en elle et par elle une fois le présupposé dévoilé. Le travail philosophique
commence dès que son présupposé est posé, consciemment ou non, et c'est le travail
philosophe qu' il importe de partager, c'est lui qui intéresse, qui éto?TIe ou qui convainc. Et
si la quantité de présupposés philosophiques possibles est immense, l' être humain reste
l' être humain habitant dans un monde qui est actuellement la planète Terre. Un présupposé
philosophique doit avoir trait à la réalité humaine pour acquérir la pertinence nécessaire à
son partage, et comme la « condition humaine» n'est pas si vastement différente pour un
individu ou un autre, les présupposés philosophiques d'un philosophe ou d'un autre ne
peuvent décoller à ce point de la réalité qu' ils soient tous incompatibles et
incommunicables. À l' inverse, à cause du choix du présupposé philosophie, chaque
philosophie possède nécessairement une originalité qui n'en fait jamais l' identique d'une
autre philosophie, mais 'qui parle toujours de la même chose, de la réalité humaine.
Comme on l' a fait lors de l'introduction, on peut classer, sans mettre un accent très
définitif à ce classement, les présupposés en trois grandes familles.: les métaphysiques, les
esthétiques et les rationnels. On obtient ainsi une organisation un peu grossière de tous les
types philosophiques qui a néanmoins l'avantage de permettre la saisi de ce qui peut être
coIllriluns et différents entre elles, et de les faire se parler, se questionner et se répondre.
Car quand les philosophies communiquent, elles ne peuvent que s' élever et grandir.
Il est impossible de philosopher « à vide », sans point de départ. Bien sûr ce point de
départ est toujours aux yeux du philosophe initiateur une évidence, ou à tout le moins une
certitude personnelle, mais ce présupposé est ~ne condition nécessaire à la pensée et à
l' action philosophique. Reconnaître et assumer le présupposé d'une démarche
philosophique est le gage du sérieux de cette démarche.
253
Cela dit, les découvertes de la psychologie depuis 100 ans ont été largement ignorées
ou injustement critiquées par les philosophes. À tort, car on y trouve des explications de
beaucoup de comportements personnels et collectifs. Emmanuel Kant, dans son
architectonique de la raison pure, avait bien noté la place de la psychologie empirique. Son
plan pour un système raisonnable de métaphysique est, comme on le sait, demeuré sans
suite depuis plus de deux siècles. Cependant, suivant le plan kantien, peut-être serait-il
temps de redonner la place qu' il lui revient à la psychologie dans l' exercice de la
philosophie :
33 ] Kant, E., Critique de la raison pure, trad. fr. J. Bami, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 630.
254
a toujours besoin d'être juxtaposée avec ce qui chez l'être humain est impossible à décrire
précisément, qui est son inconscient, ses désirs, et ses pulsions émotives. Cela implique
aussi que cette philosophie se veut un parti pris patent pour la psychanalyse, non pas envers
une de ses diverses écoles théoriques et diverses pratiques thérapeutiques, mais en son
prIncIpe.
C'est en assumant ces conséquences, ou a tout le moins en étant conscient qu'il faut
les assumer, que s' est élaboré le travail philosophique qui précède. La moitié du chemin est
parcourue, pour que l'acte philosophique soit complété il faut encore que les thèses
présentées soient considérées par différents lecteurs, ayant chacun leur propre présupposé
philosophique. L' accomplissement de l' œuvre se retrouve dans cette lecture et dans la
discussion qui en jaillira possiblement. Une philosophie n' est vraiment appliquée que
lorsqu' elle est discutée et mise en oeuvre, celle-ci comme les autres. Cette application est
l' affaire d'une communauté interpersonnelle qui dépasse largement le papier et l' encre.
Tout rite a à sa base un mythe, raconté de différentes manières à travers le temps, mais
dont le fond demeure. Ce que le mythe propose d'éthique semble provenir de ce besoin très
humain d' identification et de mimétisme des comportements héroïques.
Aussi aurait-on avantage à retrouver le mythe, quitte à revivifier ceux du passé si le
présent paraît avare d' inspiration. Un mythe ne meurt jamais vraiment, c' est sa nature de
persister, soit parce qu' il fait partie intégrante de la psyché, qu' il soit un reflet ancestral de
l' esprit à sa formation, soit qu' il soit trop agréable à la raison et à l' émotivité pour être
oublié. Raconter et mourir est le titre d'un ouvrage récent de Thierry Hentsch, n'est-ce pas
là une des définitions les plus précises de la condition humaine? En ce sens où les réponses
aux « grandes questions» de l'homme semblent toujours fuir malgré l' accumulation de la
connaissance et l' amoncellement des réalisations techniques. Le récit mythique n·' est pas
l' opposé du questionnement métaphysique, il est au contraire son miroir:
C' est le propre de l'homme de raconter, c' est là qu'il peut se trouver et se retrouver. Ce
que le mythe raconte de plus frappant, plus que la création des univers ou les guerres
divines, c'est cette étrange notion qui attire et mystifie de prime abord puis qui convainc et
qui motive ensuite, cette moralité de « l' autre avant soi », de réponse au mal et au bien
affectant autrui avant la réponse à ses propres maux et ses propres biens. Pourquoi en est-ce
ainsi? La raison semble incapable, ou peu inclinée, à l' expliquer. Notre compréhension de
la nature biologique et psychologique de l'homme semble mystifiée devant ce message
mythique, message que la plupart des religions reprennent sous une forme ou une autre. Et
pourtant, même la science semble devoir s' y soumettre, semble avoir le « souci éthique »
fondamentalement ancré dans son être et son agir.
Si beaucoup de connaissances, théoriques et pratiques, scientifiques et historiques, sont
importantes à la survie de l'homme, il y a au cœur du mythe une forme de connaissance
importante pour la vie morale de l'homme. C'est essentiellement dans la narration
mythique que l'on peut reconnaître l' humilité et la compassion, qui sont les attributs du
héros mythologique tentant de dépasser son propre ego pour sauver la communauté, ou
même le cosmos. C'est cette forme de réponse morale ultime à tout vouloir et à tout devenir
humain que tous veulent connaître et imiter, sans savoir ·vraiment pourquoi.
découlant de l'étonnement (8auf.la(élv), semble avoir été pervertie au cours des derniers
siècles par la fascination de la technique, qui amenuise de plus en plus ce que l' on pourrait
appeler la vie éthique intime du scientifique. En fixant les buts de la science industrialisée
et politisée moderne uniquement sur des accomplissements techriiques il s'est gagné
beaucoup en efficacité et en productivité du développement technologique, mais ce qui
s'est perdu en chemin est trop crucial pour ne pas vouloir freiner la galopade technique
332 Hentsch, T., Raconter et mourir, Presses de l'Université de Montréal, Montréal 2005.
256
pour le retrouver. Ce qui s' est perdu c' est la passion de vouloir comprendre, et chanter, la
nature qui a été remplacée par l' ambition de vouloir la maîtriser.
La situation est d' autant plus ambiguë et frustrante que vus de l' extérieur du monde
scientifique, les idéaux théoriques, fondamentaux, galiléens, newtoniens ou einsteiniens
semblent encore avoir leur pleine force et toute leur vigueur dans le monde de la recherche.
On enseigne encore une science idyllique aux enfants sans leur faire comprendre qu' elle est
aujourd'hui devenue une technoscience politisée, industrialisée et commercialisée. Il n ' est
pas nécessaire de mettre très souvent les pieds dans un laboratoire pour y rencontrer des
scientifiques très efficaces, très compétitifs, mais dont les idéaux datant de leurs années
d' études ont fait ,place à une certaine résignation. Cela est dû au fait que la démarche
scientifique n' est maintenant plus constituée que de trois parts: une part de politique, une
part économique et une part de show-business. La part de la passion de vouloir s' expliquer
le monde, la part de la contemplation, pourtant souvent la plus importante pour motiver le
choix de carrière en science, se volatilisant toujours un peu plus chaque année avec chaque
nouvelle subvention aux objectifs technologiques.
Le scientifique est maintenant condamné par le système de financement de la science à
répondre à l' exigence du « comment faire pour... » alors que la science a touj ours été une
question de «pourquoi est-ce ainsi?» L' interrogation primordiale, celle ' qui a donné
naissance à la science, est en train de disparaître pour être remplacé par la demand,e
utilitariste d' efficacité et de rentabilité.
Ce qui manque à la modernité n' est plus l'enthousiasme des Lumières, c' est la sagesse
de l' Antiquité, et ce~a, aucune technologie ne pourra jamais le donner. Peut-être peut-on
parler de « postmodernité » en ce sens que l' homme moderne a vécu avec l' illusion qu' il
pouvait s' affranchir du monde et le considérer comme une possession. Il est aujourd' hui
temps de cesser d' essayer de rentabiliser le monde et le temps pour se concentrer sur vivre
la vie au tempo de la vie. La science n' a pas à faire plus vite ou plus fort ou plus
confortable, elle a à se faire plus sensée'.
La science est le fruit du travail d' une communauté scientifique qui s'interroge sur le
monde physique, mue par des idéaux et des valeurs d ' intégrité et d'honnêteté et des
257
méthodes qui sont partagées, critiquées et améliorées. Mais le cœur de la science est la
responsabilité et le jugement d'un « nous» qui représente toute la communauté humaine.
Comme pour tout ce qui touche à l' éthique, le questionnement moral de la science ne peut
espérer être guidé que par des lois et des déontologies. Le questionnement éthique doit faire
partie de la démarche scientifique au même titre que la modélisation et la mathématisation
des phénomènes physiques.
La science a la responsabilité de connaître précisément les limites de sa validité, tout en
conservant la liberté de pouvoir repousser ces limites. Le scientifique, expert dans son
domaine, doit à la fois user de cette expertise pour critiquer et corriger les travaux de
recherche et les entreprises technologiques qui touche son domaine, reconnaître que son
savoir possède des limites, et être assez entraîné au questionnement moral pour ne pas à
avoir à être continuellement surveillé par des comités d' éthique ou des politiques. Une
critique éthique de la science doit parvenir de l' intérieur de la science elle-même. Tout
autre arrangement pose le dilemme irrésoluble suivant: comment juger ce qui n ' est pas
complètement compris?
Comme la recherche scientifique est une profession, il importe que ce travail, comme
tous les autres, soit donateur de sens, qu' il permette de ressentir de la passion et de la
satisfaction personnelle, qui permettent à leur tour à la volonté de dissoudre l' angoisse qui
paralyse les motivations humaines. L ' organisation du travail scientifique devrait donc se
faire en fonction de cette donation de sens et de la passion du scientifique de découvrir le
monde.
Même si on adopte un point de vue purement politique, ce qui est tout à fait légitime
puisque les gouvernements financent la plus large part des dépenses encourues par la
recherche scientifique, la promotion de la passion du « savoir comment? » sur un simple
utilitarisme technoscientifique reste la seule avenue possible à long terme. Car en étouffant
la liberté d' étudier ce qui « ne sert pratiquement à rien », on en vient nécessairement à, ne
plus être capable d ' engendrer de véritables innovations. Les évolutions technologiques ne
peuvent que devenir de plus en plus minimes si le questionnement scientifique s' écarte trop
de ses racines reposant sur un questionnement fondamental, à la base naïf et contemplatif,
et non intrumental et utilitaire.
L' exemple de l' industrie pharmaceutique est parlant en ce sens. Chaque année de
nouveaux médicaments sont développés pour soigner de nouvelles maladies paramétrées de
plus en plus précisément au niveau biochimique. Comme chaque médicament a une durée
de brevet commercial limitée, de nouvelles maladies et de nouveaux médicaments doivent,
selon une logique comptable, continuellement faire leur apparition333 . Comment dans ce
contexte une nouvelle forme de thérapie, possiblement plus efficace mais moins rentable
commercialement, pourrait-elle être développée, et surtout avec quelle source de
financement?
La recherche scientifique a à redresser elle-même les torts qu' elle s' est laissés infliger,
elle doit reprendre sa dignité, c'est-à-dire redevenir une profession donatrice de sens et non
une occupation subjuguée à des intérêts, techniques, économiques ou politiques, autres que
les siens.
Le scientifique ne peut se soustraire d' aucune façon à sa responsabilité morale, ni un
comité d' éthique, ni un éthicien ne peut prendre en charge de s'en soucier à sa place. Cela
dit, le discours éthique sur la science n' est pas, à l'inverse, réservé qu' aux scientifiques,
c' est l' affaire de tous, mais le scientifique se doit d'être sa propre voix dans les débats
moraux entourant la science, quitte même à en payer le prix par une perte d' efficacité dans
la recherche. Le scientifique doit démontrer le même courage que le héros mythique, et
avoir la compassion et l'humilité de vouloir dépasser le « nous» social pour redevenir un
véritable agent de questionnement, et non ~implement d' accomplissement technique.
« Robert
Oui, il y a un mais ! Il Y a touj ours un mais dans la vie, quand on
gratte un -peu la surface des choses. Un conseil. Vous me paraissez d'un
naturel sain et tranquille; ne vous livrez jamais à ce petit travail, c' est
333 On pense ici, par exemple, à la multiplication à un rythme effarant des nouveaux médicaments
psychiatriques, chacun agissant sur de nouvelles « facettes» d 'afflictions existant depuis des siècles, mais
auxquelles ont donne sans cesse de nouveaux noms.
259
334 Anouilh, J. , Le rendez-vous de Senlis, La Table Ronde, Paris, 1953, p. 102 (troisième acte).
260
La philosophie n'est donc pas une discipline académique, il n'y .a peut-être que les
administrateurs d' institutions universitaires qui puissent le penser vraiment. Elle est le
chemin ouvert à tous ceux qui sont prêts à faire les efforts nécessaires pour passer de la
survie à la vie. Encore faut-il que ce chemin soit accessible à tous, c'est donc la première
responsabilité de ceux qui le peuvent de faciliter l' accession de chacun au questionnement
philosophique, comme c' est une responsabilité de faciliter à chacun l' accès à la nourritùre,
au logement ou à l'enseignement des langues et des sciences. Cette facilitation qui est à la
base de la vie humaine peut apparaître bien simplette aux yeux des blasés qui lévitent dans
les hautes sphères de la pensée et de la technique, mais un contact concret avec la réalité
sociale permet de se rendre rapidement compte que l'humanité est encore très loin de faire
ce qu' elle peut pour faciliter la survie et la vie de tous. Avoir comme objectif de changer
cet état de fait ne tient pas de l'utopie, de la révolution, de l' idéologie ou de la rêverie, c' est
une responsabilité dont on ne peut se décharger. Tant qu' il reste une seule injustice, il n' est
pas permis de baisser les bras. Mais les bras ne servent pas qu' à .la confrontation et à la
violence, au contraire, tout ce qui mérite d'être défendu, tout ce qui mérite d' être construit,
mérite de l'être dans la sérénité et la confiance. Reste donc à chacun de bâtir un peu ce
terrain où la sérénité et la confiance sont possibles.
La culture dans toutes ses manifestations, autant l' art, la science, la quête religieuse, le
sport, les coutumes, le patrimoine que le sentiment historique, mérite une attention qui
dépasse le seul attrait de l' efficacité. Contrairement aux machines et aux économies qui
balisent la survie de l' homme, la culture fait vivre l'homme. L' organisation de la société
qu' est la politique doit prendre racine dans cette culture par définition locale et pas ailleurs,
ni dans un globalisme, socialement fictif, d'échanges de valeurs monétaires et matérielles,
ni dans une logique machinale de sociétés de fonctionnalités et de productivité.
La culture n' est pas efficace, parce que l' homme n'est pas efficace. L' action de
l ' homme doit refaçonner la réalité économique et politique pour entretenir la culture
humaine, la culture locale qui est partout présente et qui est touj ours un métissage des
cultures précédentes et des cultures voisines. L'économie n' est pas le sens de la vie
humaine, elle est une conséquence de cette vie. Il appartient à chacun de découvrir le sens
261
de sa VIe humaine et d'agir pour magnifier ce sens, pas pour l'imposer mais pour le
partager. Le partage de la culture est cette caractéristique qui fait de l'homme un être
spécial, une vie sans ce partage de, aussi efficace serait-elle économiquement, serait
insensée, et donc rien d' autre qu' un refus de vivre la condition humaine.
Ce qui pousse l'homme à vouloir continuer à vivre, au-delà d'une simple angoisse
devant la mort, c'est le pouvoir qu' il a de partager ses joies et ses peines, ses passions et ses
raisonnements, ses anecdotes et ses théories. Tout cela n'a rien de nécessairement reJ?table
ou efficace. Pourquoi alors la politique, et une bonne partie de ce que les politiciens
appellent l' éthique, tourne autour de ces enjeux?
Souvent, il semble qu' il ne s ~ agit plus, dans le rôle public ou professionel, que
d' entretenir les rouages de sociétés de plus en plus mécanisées et commerciales, de plus en
plus immenses et interconnectées, et de reléguer à une sphère privée, quasiment inexistante
en terme d' espace et de temps, tout le reste des états d' âme. Mais les émotions, la
spiritualité, le questionnement métaphysique ou la philosophie sont justement ce qui existe
de plus public dans l' expérience humaine, ce qui nécessite le plus différentes formes de
partage, de discussion et d' entente. L' économie d' une société est garante de sa survie, mais
la culture d' une société est garante de sa vie.
La motivation profonde qui se cache derrière chaque geste humain n' a nen
d' économique, elle est désir, pulsion et émotion. Ces désirs, ces pulsions et ses émotions
sont si éminemment publics que leur absence du discours politique est moins une farce
tragique qu'un véritable cauchemar culturel. À force de ne pas vouloir reconnaître
publiquement les motivations de la vie, on risque de finir par ne plus vouloir vivre du tout.
En ce sens, le suicide n' est pas un problème de société, pas si une société ne vise que son
propre essor économique, c'est un problème de manque de culture, manque que beaucoup
voudraient, consciemment ou inconsciemment, combler.
Cette philosophie de la motivation n'est pas achevée, on n'en tire d'ailleurs aucunes
conclusions bouleversantes, ni même de convictions temporaires (ce qui permettrait
d' espérer, comme Descartes avec son « éthique provisoire », trouver mieux plus tard ... ). La
262
vie n' attend jamais mieux, elle est là ici et maintenant et il faut la saisir, la faire et la refaire
continuellement, dès maintenant.
Que reste-t-il donc de notre réflexion? « Presque rien, presque rien ... »335
Trois notions, toutes vagues, semblent pourtant vouloir s'échapper de l' ensemble: celle
du dépassement de l' ego, dont la compassion et l ' humilité seraient les manifestations, celle
de l' effort, qui serait au cœur de toute activité soucieuse de l' éthique, et l' idée du « nous »
comme communauté, et communauté scientifique plus spécifiquement, où l' individu dans
son rôle de chercheur, entre autres, est responsable par son jugement de l'intégrité de la
collectivité, que lui seul peut défendre devant l' inédit.
335 Comme répond Méphistophélès à Faust qui veut savoir le prix pour retrouver la jeunesse: {( Presque den,
presque rien ... » (que son âme !), au premier acte de l' opéra Faust de Charles Gounod(l859).
263
« De même que chacun naît dans une langue et n' accède aux autres
langues que par un apprentissage second, et le plus souvent, seulement
par la traduction, le religieux n' existe culturellement qu' articulé dans la
langue et le code d'une religion historique; langue et code qui n'articulent
qu' à condition de filtrer, et en ce sens de limiter cette amplitude, cette
profondeur, cette densité du religieux que j ' appelle ici l' Essentiel. » 336
« Ce n' est peut-être que face à la mort que le religieux s' égale à
l' Essentiel et que la barrière entre les religions, y compris les non-
religions Ge pense, bien sûr, au bouddhisme), est transcendée. Mais parce
que le mourir est transculturel, il est transconfessionnel, transreligieux en
ce sens: et cela dans la mesure où l' Essentiel perce la grille de lecture des
"langues" de lecture. C' est peut-être la seule situation où l' on puisse
parler d' expérience religieuse. Par ailleurs je me méfie de l' immédiat, du
fusionnel, de l' intuitif, du mystique. Il y a une exception, dans la grâce
d'un certain mourir. »337
- Paul Ricoeur
- Charles Baudelaire
336 « Jusqu' à la mort. Du deuil et de la gaieté », Ricoeur, P., Vivant jusqu 'à la mort, suivit de Fragments,
Éditions du 'Seuil, Paris, 2007, p. 44.
337 Ibid. , p. 45.
338 Fragment « Jacques Derrida », Ibid., p. 130.
339 Mon cœur mis à nu. l, Baudelaire, C., Œuvres complètes, Robert Laffont-Bouquins, Paris, 1980, p. 405.
264
Bibliographie
Adler, A. , Le tempérament nerveux, trad. fr. Dr. Roussel, Payot, Paris, 1970 (1912).
Pratique et théorie de la psychologie individuelle comparée, trad. fr. H. Schaffer, Payot,
Paris, 1961 (1930, 4e édition allemande).
Le sens de la vie, trad. fr. H. Schaffer, Payot, Paris, 2002 (1933).
Arendt, H. , Condition de l 'homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1983
(1958).
Responsabilité et jugement, trad. fr. J.-L. Fidel, Paris, Payot, 2005 (Schoken Books, New
York, 2003).
Eichmann à Jérusalem , trad. fr. A Guérin, Gallimard, Paris, 1991 (1963).
Austin, J.L. , Quand dire c 'est faire , trad. fr. G. Lane, Éditions du Seuil, Paris, 1970
(Oxford University Press, Oxford, 1962).
Bettelheim, The uses ofenchantment, Random House, Inc., New York, 1989 (Knopf,
1976).
Psychanalyse des contes defées, trad. fr. T. Carlier, Robert Laffont, Paris, 1976 (1976).
Les blessures symboliques, trad. fr. C. Monod, Gallima~d, Paris, 1971 (The Free Press,
1954).
Blumenberg, H., La raison du mythe, trad. fr. S. Dirschauer, Gallimard-nrf, Paris, 2005
(Verlag, Frankfurt am Main, 2001).
Bohm, D. et Peat, F.D., Science, Order and Creativity, Routledge, Londres-New York,
2000 (Bantam Books, New York, 1987).
Brisson, L. et Meyerstein, F.W. , Puissance et limites de la raison, Les Belles Lettres, Paris,
1995.
Duhem, P., La théorie physique, Librairie Philosophique Vrin, Paris, 1981 (1914).
Estés, C.P. , Women who run with the wolves, Ballantine Books, New York, 1997
(Ballantine, New York, 1992). ,
Feuerbach, L., L 'essence du christianisme, trad. fr. J.-P. Osier, François Maspero, Paris,
1982 (Leipzig, 1841).
L 'avenir d 'une illusion, trad. fr. A. Balseinte, J.-G. delarbre et D. Hartman, Preses
Universitaires de France-Quadrige, Paris, 1995 (1927).
Malaise dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et J. Odier, Presses Universitaires de France-
Quadridge, Paris, 1971 (Vienne, 1930). '
Gadamer, H.-G. , Vérité et méthode, trad. fr. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Éditions
du Seuil, Paris, 1976, 1996 (J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), Tübingen, 1960).
Gould, S. 1., Et Dieu dit .' « Que Darwin soit! » .' Science et religion, enfin la paix ?, trad.
fr. J.-B. Grasset, Éditions du Seuil, Paris, 2000 (1999).
Habermas, J., La technique et la science comme « idéologie », trad. fr. J.-R. Ladmiral,
Gallimard-Tel, Paris, 1973 (Suhrkhamp Verlag, Frankfurt am Main, 1968).
La pensée postmétaphysique, trad. fr. R. Rochlitz, Armand Colin, Paris, 1993 (Suhrkamp
Verlag, Frankfurt am Main, 1988).
Morale et Communication, trad. fr. C. Bouchindhomme, Champs-Flammarion, Paris, 1986
(Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1983).
Hegel, G.W.F., Phénoménologie de l 'esprit, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991
(Bamberg & Würzburg chez Joseph Anton Goebhardt, 1807).
Esthétique, trad. fr. C. Bénard, Librairie Générale Française-Le livre de Poche, Paris, 1997,
2 tomes.
Principes de la philosophie du droit, trad. fr. A. Kaan, Gallimard-Idées, Paris, 1940 (Berlin,
1821).
Heidegger, M., Être et temps, trad. fr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986 (Niemeyer,
Tübingen, 1927).
Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr. W. Brokmeier, Gallimard-Tel, Paris, 1962
(Vittorio Klostermann, Frankfurt/Main, 1949).
Questions l et IL trad. fr. A. Axelos et al. , Gallimard-Tel, Paris, 1968 (Vittorio
Klostermann, 1943, 1949 et 1955).
Essais et conférences, trad. fr. A. Préau, Gallimard-Tel, Paris, 1958 (Pfullingen, 1954).
Kant et le problème de la métaphysique, trad. fr. A. De Waelhens et W. Biemel, Gallimard-
Tel, Paris, 1981 (trad. fr. Gallimard-Bibliothèque de philosophie, 1953).
Les concepts fondamentaux de la métaphysique, texte établi par F.-W. von Hermann, trad.
fr. D. Panis, Gallimard, Paris, 1992 (Éditions Vittorio Klostermann, Francfort-sur-
Ie-Main, 1983, cours de Heidegger durant le semestre d' hiver 1929-1930 à
l' université de Fribourg-en-Brigau).
Kant et le problème de la métaphysique,trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard,
Paris, 1953 (cours de 1925-1926 et conférences de 1928).
268
Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. P. Ricoeur, Gallimard-Tel,
Par~s, 1950 (Jahrbuch für Philosophie und phanomenologische Forschung, t. l,
1913, 1926).
Méditations Cartésiennes, trad. fr. M. De Launay, Presses Universitaires de France, Paris,
1994 (Herausgegeben und eingeleitet von S. Strasser, The Hague, 1950).
La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G.
Granel, Gallimard-Tel, Paris, 1976 (V.Z.M. Husserl-Archiefte Leuven and
Martinus Nijhoff, La Haye, 1954).
James, W., The Varieties of Religious Experience, The Modem Library, New York, 1929
(1902).
Jonas, H., Le principe responsabilité, trad. fr. J. Greisch, Champs-Flammarion, Paris, 1995
(Les éditions du cerf, 1990. Insel Verlag, Frankfurt, 1979).
Kant, E., Critique de la raison pure, trad. fr. J. Bami, GF Flammarion, Paris, 1987 (1787).
Practical Philosohy, trad ang. M. J. Gregor, Cambridge University Press, Cambridge, 1996.
Klein, M., Essais de psychanalyse (1921-1945), trad. fr. M. Derrida, Payot, Paris, 1984
(articles et conférences, 1921-1945).
Envie et gratitude, trad. fr. V. Smimoff avec la collaboration de S. Aghion et M. Derrida,
Gallimard, Paris, 1978 (1957, 1963 et 1975).
Kohlberg, L., The Psychology of Moral Development, Harper & Row, San Francisco, 1984.
Kuhn, T.S., La structure des révolutions scientifiques, trad. fr. L. Meyer, Champs-
Flammarion, Paris, 1983 (The University of Chicago, Chicago, 1962).
Levinas, E. , Totalité et infini, Essai sur l 'extériorité, Kluwer Academic-Le livre de poche,
Paris, 1988 (Martinus Nijhoff, La Haye, 1961).
Autrement qu 'être ou au-delà de l 'essence, Kluwer Academic-Le livre de poche, Paris,
1978 (Martinus Nijhoff, La Haye, 1974).
MacIntyre, A., Quelle justice? Quelle rationalité ?, trad. fr. M. Vigneaux D' Hollande,
Preses Universitaires de France-Léviathan, Paris, 1993 (University of Notre Dame
Press, Indiana, Etats-Unis, 1988).
L 'inconscient, trad. fr. G. Nagler et P.-E. Dauzat, Presses Universitaires de France, Paris,
1984 (Routlegde and Kegan Paul Ltd, Londres, 1958).
Maritain, J., Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, Desclée de Brouwer, Paris,
1946 (1932).
Maslow, A.H. , Motivation and Personality, Harper & Row, New York, Evanston et
Londres, 1970 (1 ere édition 1954).
Midgley, M. , The Essential Mary Mièlgley, Routledge, Londres et New York, 2005.
Wickedness , Routledge, Londres et New York, 2006 (Routledge & Kegan Paul, 1984).
Mill, J. S., De la liberté, trad. fr. G. Boss, Éditions du Grand Midi, Zurich, 1987 (1858-
1859).
Morin, E. , Science avec conscience, Éditions du Seuil-Points, Paris, 1990 (Fayard, 1982).
La Méthode: 6. Éthique, Éditions du Seuil-Points, Paris, 2004.
Otto, R., Le sacré, trad. fr. A. Jundt, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2001 (Klotz, 1929).
Patocka, J., Platon et l 'Europe, trad. fr. E. Adams, Verdier, Paris, 1983 (1973).
Rank, O. , La volonté du bonheur, trad. fr. Y. Le Lay, Stock, Paris, 1972 (F. Deuticke,
Leipzig et Vienne, 1929) . .
272
Rousseau, J.-J. , Discours sur l 'origine et les fondements de l 'inégalité parmi les hommes,
discours sur les sciences et les arts, GF Flammarion, Paris, 1971 (1755 et 1751).
Russell, B., Problèmes de philosophie, trad. fr. F. Rivenc, Payot, Paris, 1989 (Oxford
Univerrsity Press, 1912).
Scheler, M. , Nature et formes de la sympathie, trad. fr. M. Lefebvre, Payot, Paris, 2003
-(1913 et 1923).
Schleiermacher, F.D.E. , Discoùrs sur la religion, trad. fr. 1.1. Rouge, Aubier, Paris, 1944
(1799).
Schr6dinger, E. , Nature and the Greeks, Science and Humanism, Cambridge University
Press, Cambridge, 1996 (Cambridge University Press, Cambridge, 1954).
Sloterdijk, P., Bulles (Spheres 1), trad. fr. O. Mannoni, Fayard, Paris, 2002 (Suhrkamp
Verlag, Frankfurt Main, 1998).
Whitehead, A.N. , Pro cess and Reality, The Free Press, New York, 1978 (1929).
274
Williams, B., Shame and Necessity, University ofCalifornia Press, Berkeley, 1993.
- Philosophie
Aristote, De l 'âme, (bilingue grec-français) texte établi par A. Jannone, trad. fr. E.
Barbotin, Les Belles Lettres, Paris,. 2002.
Physique, (bilingue grec-français) trad. fr. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1926, 2
tomes.
Métaphysique , trad. fr. J. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2000, 2 tomes.
Éthique de Nicomaque , trad. fr. 1. Voilquin, GF-Flammarion, Paris, 1965.
Poétique, (bilingue grec-français) trad. fr. J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1961.
Politique II, (bilingue grec-français) trad. fr. J. Aubonnet et M.-L. Desclos, Les Belles
Lettres, Paris, 1998.
Constitution d 'Athènes, (bilingue grec-français) trad. fr. G. Mathieu et B. Haussoulier, Les
Belles Lettres, Paris, 1996. .
Diogène Laërce, Lives of Eminent Philosophers, Volume II, (bilingue grec-anglais), trad.
ang. R. D. Hicks, Harvard University Press, Cambridge, 2000.
Epicure, Epicure et les épicuriens, Textes choisis par J. Brun, Presse Universitaires de
. France, Paris, 1997 (10 e édition, 1re édition: 1961).
Héraclite, Fragments, (bilingue grec-français) trad. fr. J.-F. Pradeau, GF Flammarion, Paris,
2002.
Parménide, Sur la nature de l 'étant, (bilingue grec-français) trad. fr. B. Cassin, Éditions du
Seuil-Essais, Paris, 1998.
Platon, Œuvres complètes, l , trad. fr. L. Robin, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1950.
Gorgias, (bilingue grec-français) trad. fr. A. Croiset, revue par J. -F. Pradeau, Les Belles
Lettres-Classiques en poche, Paris, 1997.
Protagoras, (bilingue grec-français) trad. fr. A. Croiset, Les Belles Lettres-Classiques en
poche, Paris, 1997.
Théétète , trad. fr. M. Narcy, GF Flammarion, Paris, 1995.
Parménide, tard. fr. L. Brisson, GF Flammarion, Paris, 1994.
La République, trad. fr. R. Baccou, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
Timée, Critias, trad. fr. L. Brisson avec la collaboration de M. Patillon, GF Flammarion,
Paris, 1992.
Phédon, (bilingue grec-français) trad. fr. L. Robin, Les Belles-Lettres-Collection Budé,
Paris, 1970.
275
Dumont, J.-P. (éditeur), Les écoles présocratiques, Gallimard-Folio Essais, Paris, 1991.
Le Talmud, Traité Pessahim, trad. fr. 1. Salzer, Gallimard-Folio Essais, Paris, 1986.
La saga des Nibelungen dans les Eddas et dans le nord scandinave, trad. fr. E. De
Laveleye, Flammarion, Paris, 1879.
AI-Ghazâlî, The niche of Lights, (bilingue arabe-anglais) trad. ang. D. Buchman, Brigham
Young University, Provo, 1998.
The Incoherence of the Philosophers, (bilingu~ arabe-anglais) trad. ang. M.E. Marmura,
Brigham Young University, Provo, 2000.
Le papyrus de Derveni, (bilingue grec-français) trad. fr. , F. Jourdan, Les Belles Lettres, .
Paris, 2003.
Les dits du Bouddha, Le Dhammapada, (bilingue pâli-français) trad. fr. Centre d' études
dharmiques de Gretz, Albin Michel, Paris, 2004 (Albin Michel, Paris, 1993).
Saint Augustin, Confessions, trad fr. A. d' Andilly, établie par o. Barenne, Gallimard-Folio,
Paris, 1993.
276
Thomas d' Aquin, Somme contre les Gentils, trad fr. V. Aubin, C. Michon et D. Moreau,
GF-Flammarion, Paris, 1999, 4 tomes.
Somme théologique, trad. fr. F. Lachat, Librairie de Louis Vivès, Paris, 1855, tome
deuxième.
Contre Averroès, GF-Flammarion, Paris, 1994.
Bohme, J., L 'aurore naissante, trad. fr. « par le philosophe inconnu », Sebastiani, 1972
(Amsterdam, 1682).
Irénée de Lyon, Contre les hérésies, trad. fr. A. Rousseau, les Éditions du Cerf, Paris, 1984.
Maître Eckhart, Traités et Sermons, trad. fr. A. de Libera, Gf-Flammarion, Paris, 1995.
Kasser, R., Meyer, M. et Wurst, G. (éditeurs), The Gospel ofJudas , National Geographie
Society, Washington D.C., 2006.
Ratzinger, J., On Conscience, Ignatius Press, San Francisco, 2007 (Libreria Editrice
Vaticana, 1984, 1991).
Baum, L.F. , Le magicien d 'Oz, trad. fr. M. de Pracontal, Gallimard, Paris, 2002 (1900).
Eschyle, Agamemnon, Les choréphores, Les euménides, (bilingue grec-français) trad. fr. P.
Mazon, Les Belles Lettres, Paris, 1949.
Ésope, Fables, (bilingue grec-français) trad. fr. D. Loayza, GF Flammarion, Paris, 1995.
Euripide, Iphigénie à Aulis, (bilingue grec-français), trad fr. F. Jouan, Les Belles Lettres-
Collection Budé, Paris, 1983.
Tome III : Héracles, Les suppliantes, Ion , trad. fr. L. Parmentier et H. Grégoire, Les
Belles-Lettres-Collection Budé, Paris, 1950.
277
Dostoïevski, F. , Crime et châtiment, trad. fr. Élisabeth Guertik, Le Livre de poche, Paris,
1972, 2 tomes.
Grimm, J. et Grimm, W., Contes, trad. fr. M. Robert, Gallimard, Paris, 1976 (1812, 1819).
Hésiode, La théogonie, Les travaux et les jours, trad. fr. P. Brunet, Librairie Générale
Française-Le Livre de Poche, Paris, 1999.
Homère, Iliade , Chants I à VIII (bilingue grec-français) trad. fr. P. Mazon, Les Belles
Lettres, Paris, 1998.
Rilke, R.-M. , Lettres à un jeune poète, trad. fr. B. Grasset et R. Biemel, Éditions Bernard
Grasset, Paris, 1937.
Shakespeare, W., MacBeth , Washington Square Press/Pocket Books, New York, 1992
(1606).
Sophocle, Théatre de' Sophocle , (bilingue grec-français), trad. fr. R. Pignarre, Garnier,
Paris, 1958.
Adamson, P. et R.C. Taylor (édité par), Arabie Philosophy, Cambridge University Press,
Cambridge, 2005.
Armstrong, K. , Une brève histoire des mythes, trad. fr. D. et J.-L. Chevalier,Boréal, .
Montréal, 2005.
Campbell, J., The Hero with a Thousand Faces, Princeton University Press, Princeton,
1968 (Princeton University Press, Princeton, 1949).
The Masks o/God, Volume 1: Primitive Mythology, Volume II: Oriental Mythology,
Volume III : Occidental Mythology, Volume IV: Creative Mythology, Penguin
Compass, Londres, 1991 (Viking Penguin, 1959).
Creuzer, F.C., Religions de l 'Antiquité, trad. fr. J.D. Guigniaut, Elibron Classics, 2005
(1825).
Dumézil, G., Mythe et épopée LILIII, Quarto-Gallimard, Paris, 1995 (tome 1 : Gallimard,
Paris, 1968, tome II : Gallimard, Paris, 1971 , tome III : Gallimard, Paris, 1973).
Eliade, M. , Histoire des croyances et des idées religieuses, tome 1, Payot, Paris, 1976.
Frazer, 1. G. , (1998), The Golden Bough, Oxford-New York, Oxford University Press
(1915).
Meyer, C. , (sous la direction de), Le livre noir de la psychanalyse", Les arènes, Paris, 2005.
Müller, M., Mythologie comparée, Robert Laffont, Paris, 2002 (1873 et 1898).
Safranski, R. , Heidegger et son temps, trad. fr. 1. Kalinowski, Grasset & Fasquelle, Paris,
1996.
Smolin, L. , The Trouble with Physics, Houghton Miflin Company, Boston-New York, 2007
(Spin Network, 2006).
Sokal, A. , Bricmont J., Impostures intellectuelles, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997.
Vernant, J.-P. , Mythe et pensée chez les Grecs, Éditions La Découverte, Paris, 1985
(Librairie françois Maspero, Paris, 1965).
Mythe et société en Grèce ancienne, Éditions La Découverte, Paris, 2004 (Librairie
François Maspero, 1974).
Veyne, P. , Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?, Éditions du Seuil, Paris, 1983.
Index onomastique
«Ce qui est nouveau, ce que nous a enseigné l' analyse des
formations psychopathologiques, et d' abord de la première de la série, les
rêves, c' est que l' inconscient - donc le psychique - se présente comme
fonction de deux systèmes séparés et qu'il se présente déj à ainsi dans la
vie d'âme normale. Il y a donc deux sortes d'inconscient, que nous ne
. trouvons pas encore séparés par les psychologues. Les deux sont de
l'inconscient au sens de la psychologie; mais au sens qui est le nôtre, l'un,
que nous appelons Ics [Inconscient] , est plus incapable de conscience,
tandis que l'autre, Pcs [Préconscient], est ainsi nommé par nous parce que
ses excitations peuvent parvenir à la conscience, certes après avoir aussi
observé certaines règles et peut-être seulement après avoir enduré une
nouvelle censure, mais pourtant sans prendre en considération le système
Ics. Le fait que, pour parvenir à la conscience, les excitations doivent
passer par un ordre de succession invariable, une séquence d'instances
qui nous fut révélée par la modification que leur impose la censure, ce fait
nous a servi à établir une comparaison empruntée à la spatialité. Nous
avons décrit les relations des deux systèmes l'un avec l'autre et avec la
conscience en disant que le système Pcs se trouve tel un écran entre le
système Ics et la conscience. Le système Pcs ne fait pas que barrer l' accès
à la conscience, disions-nous, il domine aussi l'accès à la motilité
volontaire et dispose du pouvoir d'émettre une énergie d'investissement
mobile dont une partie nous est familière en tant qu'attention. »3
1 Définitions laissant intentionnellement de côté la problématique, aussi fascinante que complexe, des rêves et
de l' interprétation des rêves pour se concentrer uniquement sur l'organisation psychique humaine. Ces
défmitions n ' entrent pas non plus sur · le terrain de la pathologie psychologique et de la thérapeutique
psychanalytique comme tel, concernant en particulier le complexe d ' Œdipe et sa réalisation incomplète ou
non maîtrisée, champ ayant éngendré et où s' applique les défmitions de la psychanalyse, mais dépassant le
domaine de la démarche philosophique auquel ce travail est voué. Les défmitions présentées ici concernent
donc essentiellement la description de l' appareil psychique selon Freud, Jung et Diel.
2 Freud, S., Œuvres complètes-Psy chanalyse Tome IV, l 'interprétation du rêve, trad. fr. 1. Laplanche et F.
Robert, Presses Universitaires de France, Paris, 2004, p. 629 (p. 580 ed. orig. aIl .. ).
3 Ibid. , p. 670 (pp. 619-620 ed. orig. aIL).
284
Otto Rank, disciple dissident de Freud, inspiré par les écrits de Nietzsche, pousse plus
loin que celui-ci l' indépendance du moi, et de ce qu'il appelle la volonté, vis-à-vis du ça et
du surmoi, reprochant à Freud une trop grande attention à l'aspect thérapeutique (par
rapport à une supposée « normalité» psychique et sexuelle d'inspiration judéo-chrétienne)
7 Freud, S., Essais de psychanalyse, trad. fr. sous la responsabilité d' A. Bourguignon, par J. Altounian, A.
Bourguignon, O. Bourguignon, A. Cherki, P. Coter, J. Laplanche, J.-B. Pontalis, A. Rauzy, Payot, Paris,
2001 , « Le moi, et le ça », pp. 261-262.
8 Dans les essais « Pour introduire le narcissisme» et « Psychologie des foules et analyse du moi », Ibid. pp.
129-242.
9 Ibid., pp. 267-268.
10 Ibid. , pp. 274 et 276.
286
de la psychanalyse, à Jung une tendance trop éthique et à Adler une tendance trop
pédagogique:
Il Rank, O., La volonté du bonheur~ trad. fr. Y. Le Lay, Stock, Paris, 1972, pp. 26-27.
12 Freud, S., Essais de psy chanalyse, trad. fr. sous la responsabilité d'A. Bourguignon, par J. AItounian, A.
Bourguignon, O. Bourguignon, A. Cherki, P. Coter, J. Laplanche, J.-B. Pontalis, A. Rauzy, Payot, Paris, 1
14 Ibid. , p. 92.
15 Jung, C.G., Dialectique du Moi et de l'Inconscient, trad. fr. R. Cahen, Gallimard-Folio, Paris, 1964, pp. 23-
24.
16 Jung, C.G., Les racines de la conscience, trad. fr. Y. Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 197 1, p. 24.
288
« Il s' agit donc d'un archétype revivifié, selon l'expression que j ' ai
proposée ailleurs pour désigner ces images originelles. C'est le vieux
mode de penser primitif et analogique vivant encore dans nos rêves qui
nous restituent ces vieilles images ancestrales. Il ne s'agit d' ailleurs point
de représentations héritées, mais de structures congénitales qui polarisent
le déroulement mental dans certaines voies.
En présence de tels faits, nous sommes bien obligés de supposer et
d'admettre que l' inconscient détient, non seulement des matériaux
personnels, mais aussi des facteurs impersonnels, collectifs, sous forme
de catégories héritées et d' archétypes. J,ai donc émis l' hypothèse que
l' inconscient renferme, disons dans ses couches profondes, des matériaux
collectifs relativement vivants et agissants, et c'est ainsi que j ' ai été
amené à parler d'un inconscient collectif. »18
17 Ibid., p. 624.
18 Jung, C.G., Dialectique du Moi et de l 'Inconscient, trad. ft. R. Cahen, Gallimard-Folio, Paris, 1964, p. 46.
289
19 Jung, C.G., L 'Homm e à la découverte de son âme, trad. fr. R. Cahen, Paris, Albin Michel, 1987, p. 296.
20 Jung, C.G., Aïon, trad. fr. E. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Albin Michel, Paris, 1983, p. 15.
21 Ibid. , pp. 20-21.
290
« J' ai proposé le terme d' anima car ce qui doit être désigné en
l'occurrence est une réalité spécifique pour laquelle l'expression « âme»
est trop générale et trop vague. L' élément empirique compris sous le
concept d' anima est un contenu extrêmement dramatique de
l' inconscient. Si on peut le décrire en langage rationnel, scientifique, on
ne parvient pas, et de loin, à en exprimer la nature vivante. C' est pourquoi
je préfère consciemment et délibérément la vision et le mode d' expression
mythologique et dramatique car, eu égard à leur objet qui est fait de
processus vivants, psychiques, ils sont non seulement beaucoup plus
expressifs, mais aussi plus exacts qu'un langage scientifique abstrait qui
souvent caresse l' idée de voir un beau jour ses concepts remplacés par des
équations algébriques.
Le facteur créant la projection est l'anima, c' est-à-dire l' inconscient
représenté par l' anima. Là où elle apparaît, elle se présente comme
personnifiée dans les rêves, les visions et les phantasmes, et atteste ainsi
que le facteur qui est · son fondement possède toutes les propriétés
éminentes d'un être féminin. Elle n'est pas une invention du conscient,
mais une production spontanée de l' inconscient; elle n'est pas non plus
une figure se substituant à la mère, mais tout se passe comme si les
propriétés numineuses qui rendent l' imago de la mère si influente et si
dangereuse provenaient de l'archétype collectif de l' anima qui, elle,
s' incarne de nouveau en tout enfant mâle.
(.'.. )
La femme est compensée par un élément masculin, c'est pourquoi
son inconscient a pour ainsi dire des traits 'masculins. Cela implique, par
rapport à l 'homme, une différence considérable. J' ai qualifié d' animus cet
état de fait concernant le facteur de projection chez la femme. Ce terme
signifie intellect ou esprit. De même que l'anima correspond à l' éros
maternel, de même l'animus est l'analogue du logos paternel. Je n' ai
nulle intention de donner de ces deux notions une définition trop
spécifique. J' utilise éros et logos comme de simples outils conceptllels
pour décrire le fait que le conscient de la femme est plutôt caractérisé par
la nature liante de l'éros que par la nature discriminatrice et cognitive du
logos. L' éros, fonction de relation, est en général moins développé chez
22 '
l 'homme que le logos. »
Freud propose lui aussi une relation entre le « Moi» et le « soi », mais sans que ce
dernier soit défini dans l' appareil psychique inconscient aussi précisément que chez Jung:
Le type extraverti :
«Lorsque l' orientation d' après l' objet et la donnée objective
prédomine de telle sorte que les décisions et actions les plus fréquentes et
les plus importantes ne sont pas conditionnées par des idées subjectives
mais par les évènements objectifs, on parle d'attitude extravertie. Lorsque
cette attitude est habituelle, on parle de type extraverti. Qui pense, sent,
agit, bref qui vit en accord immédiat avec les conditions objectives et
leurs exigences, en bonne .comme en mauvaise part, est un extraverti. Il
vit de telle sorte que, de toute évidence, l' objet, donnée déterminante,
joue dans sa conscience un rôle plus important que son opinion
subjective. Il a certes des opinions personnelles, mais leur force
déterminante est moindre que celle des conditions extérieures. Aussi ne
s' attend-il jamais à trouver dans son propre intérieur des facteurs
inconditionnés, puisqu' il n' en reconnaît qu'au-dehors. »25
Le type introverti :
La fonction « penser » :
« C'est lui (le penser) qui, conformément à ses propres lois, établit
une connexion. conceptuelle entre les contenus représentatifs. C'est une
activité aperceptive où l' on distingue la forme active et la forme passive.
Le penser actif est une action volontaire; le penser passif, un déroulement.
Dans le premier cas, je soumets les contenus représentatifs à un acte
voulu de jugement; dans le second, des rapports conceptuels s' ordonnent
et des jugements se forment qui peuvent en certains cas être opposés à
mon intention ou ne pas co~espondre à mon but; ils sont alors privés pour
moi du se~timent. de dir~ctio?, bien q~e j e pu~sse, apr~s. c~up, ~ar un acte
d' aperceptIon actIve, arrIver a reconnaltre qU' lIs sont dIriges. » 7
La fonction « sentiment» :
« Le sentiment est la matière ou le contenu de la fonction affective
défini par son analyse. Le sentiment est à mes yeux une des quatres
fonctions psychologiques fondamentales. ( ... )
Le sentiment est un processus qui se déroule d'abord entre le moi et
un contenu donné, conférant à ce dernier une valeur déterminée qui le fait
accepter ou refuser (plaisir ou peine); il peut aussi se manifester isolément
sous forme de « disposition affective», «d'humeur», isolé, pourrait-on
dire, des sensations ou des contenus monmentanés du conscient. Il peut y
avoir un rapport causal avec quelque contenu antérieur du conscient, mais
ce n' est pas absolument nécessaire, car il peut aussi bien provenir de
contenus inconscients, aInSI que le prouve abondamment la
psychologie. »28
La fonction « sensation » :
La fonction « intuition» :
« L' intuition est une fonction fondamentale de la psyché; c'est celle
qui transmet la perception par voie inconsciente. Tout peut être perçu de
la sorte, les objets internes et externes et tous leurs rapports entre eux. Ce
qu'il y a de particulier dans l' intuition, c'est qu'elle n' est, à proprement
parler, ni sensation sensorielle, ni sentiment, ni déduction, bien qu'elle
puisse se manifester sous toutes ces formes. Elle nous ~présente
subitement un contenu sous forme définitive sans que nous soyons en état
de dire ou de comprendre comment il s' est constitué; c' est une sorte
d'appréhension instinctive de n' importe quel contenu. C'est une fonction
irrationnelle de perception, comme la sensation. Ses contenus, comme
ceux de la sensation, sont des données, au contraire de ceux de la pensée
ou du sentiment qui ont toùjours un caractère de «déduit» ou de
« produit ». De là la sûreté et la certitude de la connaissance intuitive qui
permirent à Spinoza de tenir la scientia ituitiva pour la forme suprême de
la connaissance. Dans la philosophie moderne, le même point de vue est
représenté par Bergson. Elle partage cette propriété avec la sensation dont
la certitude a pour cause et pour fondement sa base physique. La certitude
de l' intuition repose de même sur certains faits psychologiques
déterminés, mais dont la réalisation et la disponibilité restent
inconscientes. »30
Jung soutient que l' on retrouve chez tout sujet humain conscient un type dominant et
une fonction psychologique dominante. Le but du travail psychologique, thérapeutique ou
comme cheminement personnel, est souvent de rétablir un sain équilibre dans la
personnalité entre les quatre fonctions et les deux types.
29 Ibid., p. 463.
294
Freud se distanciait déjà de l' idée d'une «libido asexuelle» dès ses conférences de
1916-17, autre point de rupture 32 , avec la notion d'inconscient collectif, entre lui et Jung:
fonction sexuelle, nous nous verrions obligés de parler d' une libido
sexuelle et d' une libido asexuelle. C ' est avec raison que le nom de libido
reste exclusivement réservé aux tendances de la vie sexuelle, et c' est
uniquement dans ce sens que nous l' avons toujours employé. »33
5. Le sentiment, l'expérience
. « Les objets du monde intérieur, les désirs, n' existent qu'en rapport
énergétique avec les objets du monde extérieur. Les objets extérieurs sont
les excitants, les désirs sont les excitations. Les désirs sont une tension
énergétique, ils sont les manifestations les plus primitives "de l' énergie
psychique. Tant que la tension d' un désir déterminé n' est pas calmée par
la possession de l'objet extérieur, tant que l'excitation n' a pas trouvé sa
33 Freud, S., Introduction à la psy chanalyse, trad. fr. S. Jankélévitch, Payot, Paris, pp. 502-503.
34 La syzygie est le couple animaJanimus.
35 Jung, C.G., Alon, trad. fr. E. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Albin Miche], Paris, 1983, pp. 47-48.
296
réaction, le désir demeure une tension intérieure, une intention, et tous ces
centres énergétiques ainsi produits s'inter-influencent mutuellement. Les
désirs se trouvent en constante transformation, constituant le TRAVAIL
INTRAPSYCHIQUE qui prépare le travail extrapsychique: les
réactions. »36
Dans le même ordre d' idées, il est pertinent de rappeler ici la notion de «fiction .
renforcée» chez l' enfant selon Alfred Adler (dont l' explication psychologique du sens de
42
la vie repose de façon plus cruciale sur les complexes d' infériorité et de supériorité ) dans
son ouvrage Le tempérament nerveux :
42 Adler, A., Le sens de la vie, trad. fr. H. Schaffer, Payot, Paris, 2002, spécialement les chapitres VI, VII et
XV.
298
constater à propos des tentatives que fon~ les enfants pour justifier ou
expliquer leur sentiment d ' infériorité. Dans ces interprétations logiques
interviennent souvent soit l' ambition compensatrice, soit l' agressivité de
l' enfant à l' égard de ses parents. « C ' est la faute aux parents, c' est la faute
au destin. » « Tout vient de ce que je suis le plus jeune,.que je suis né trop
tard. » « Je suis une Cendrillon. » « Peut -être ne suis-j e pas leur enfant;
peut-être ne suis-je pas l' enfant de père ou de cette mère. » « Je suis trop
petit, trop faible, j ' ai la tête trop petite, je suis laid. » etc.
( ... )
C' est ainsi que, tout comme dans les drames antiques et dans les
tragédies où les personnages succombent sous le poids de la fatalité,
l' enfant cherche à charger le destin et à accuser les autres de son
infériorité, seul moyen pour lui de se dégager de toute responsabilité et de
sauver, de préserver son sentiment de personnalité. Lors du traitement
psychique des névroses, on se heurte toujours à des tentatives
d ' explication de ce genre qu' il est toujours possible de ramener aux
rapports qui, dans l'esprit du sujet, existent entre son sentiment
d' infériorité et l' idéal qu' il se fait de sa personnalité. »43
43 Adler, A. , Le temp érament nerveux, trad. fr. Dr. Roussel, Payot, Paris, 1970, pp. 58-59.
44 Diel, P., La Divinité, Payot, Paris, 1971 , p. 16.
299
« Les mythes sont des rêves collectifs d' où tous les efforts culturels
(science, art et religion) ont pris leur départ. Les mythes expriment la
vérité, la beauté et la bonté. Ils expriment l' idéal de la vie : le sens de la
vie, les trois formes de l' harmonie.
Les mythes ne sont pas produits de l'imagination individuelle et
exaltée, ils sont les produits de l' imagination sublime, des visions
surconscientes. Dans l' âme des peuples primitifs, les deux possibilités
.opposées du développement imaginatif, l' évolution sublime et
l' involution perverse de l' imagination, sont encore en suspens. L'âme
primitive, rêvant sur la vie, exprime toutes les possibilités de la vie:
d'une part la multiplication des désirs, la décomposition ambivalente de
l' énergie, cause de la faiblesse vitale et donc de l' angoisse et du tourment;
et d'autre part le contraire parfait de la décomposition, contraire qui
demeure pourtant antithétiquement lié à la décomposition: la
composition harmonieuse de la vie, la concentration de l' énergie en désir
essentiel, cause de la force vitale et donc de la joie ultime .. Les mythes
parlent du danger essentiel de la vie, symbolisé par les esprits mauvais,
les monstres (symbole de l'imagination d' évasion) et le démon (symbole
de l' imagination de justification), et ils parlent de l'idéal de la vie, les
qualités d'âme déployées, symbolisé par les esprits purs, les divinités. Les
mythes parlent du conflit intérieur, du combat de l'âme. Le héros
mythique, seul vrai héros, est celui qui, à l' aide d' armes prêtées par les
divinités (symboles des forces de spiritualisation et de sublimation),
combat les dangers de la vie intérieure (L' aveuglement affectif), et
s' efforce de réaliser l' idéal (la lucidité dé l' esprit). La plupart des héros
mythiques succombent dans le combat, ce qui n'est que la symbolisation
la plus véridique de la situation de l'homme dans la vie. »48
49 DieI, P., Le symbolisme dans la mythologie grecque, Payot, Paris, 1966, p. 27.
50 DieI, P. , La Divinité, Payot, Paris, 1971 , p. 273.
302
... selon Carl Gustav Jung, sur une note très personnelle, dans « Ma vie» :
51 Rank, O., La volonté du bonheur, trad. fr. Y. Le Lay, Stock, Paris, 1972, p. 163.
52 Adler, A., Le sens de la vie, trad. fr. H. Schaffer, Payot, Paris, 2002, p. 270.
303
Quand Lao-tseu dit: «Tous les êtres sont clairs, moi seul suis
trouble », il exprime ce que je ressens dans mon âge avancé. Lao-tseu est
l'exemple d' un homme d' une sagesse supérieure qui a vu et fait
l' expérience de la valeur et de la non-valeur, et qui, à la fin de sa vie,
souhaite s' en retourner dans son être propre, dans le sens éternel
inconnaissable.
L' archétype de l' homme âgé qui a suffisamment contemplé la vie est
éternellement vrai. À tous les niveaux de l' intelligence, ce type apparaît et
est identique à lui-même, qu' il s' agisse d' un vieux paysan ou d' un grand
philosophe comme Lao-tseu. Ainsi l' âge avancé est. .. une limitation, un
rétrécissement. Et pourtant, il est tant de choses qui -m ' emplissent: les
plantes, les animaux, les nuages, le jour et la nuit, et l' éternel dans
l' homme. Plus je suis devenu incertain au sujet de moi-même, plus a cru
en moi un sentiment de parenté avec les choses. Oui, c' est comme si cette
étrangeté qui m ' avait si longtemps séparé du monde avait maintenant pris
place dans mon monde intérieur, me révélant à moi-même une dimension
inconnue et inattendue de moi-même. »53
... selon Sigmund Freud, plus prosaïque que Jung, dans Malaise dans la civilisation:
53Jung, C.G., « Ma vie )), trad. fr. R. Cahen et Y. Le Lay, Gallimard, Paris, 1973,p. 408.
54Freud, S., Malaise dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et 1. Odier, Presses Universitaires de France, Paris,
1971 , pp.17-18.
3-04
Source d' inspiration d'une pertinence flagrante pour le propos de cet ouvrage; cet
appendice reproduit ici, en son texte original anglais, la préface de 1956 de Karl Popper au
premier volume de son livre Realism and the Aim of Science , premier d' un série de trois
tomes de la série Postscript to the Logic of Scientific Discovery. Ce texte se veut un
« credo» dont l' influence se fait sentir sur l' ensemble du présent travail de recherche.
« Preface 1956
ON THE NON-EXISTENCE OF THE SCIENTIFIC METHOD
But in fact, we know nothing from having seen it; for the truth is
hidden in the deep.
Democritus (H. Diels, 68 B
117)
1 Popper, K. , Realism and the Aim of Science, Routledge, Londres-New York, 2000, pp. 5-8. Cette préface a
été lu à la convention des Fellows for the Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences à Stanford,
Californie, Etats-Unis, en Novembre 1956.
308
Introduction
Le problème de la définition et de l'application de l'éthique au domaine de la recherche
scientifique l se pose de façon criante aujourd'hui en raison de l'accélération prodigieuse
des possibilités technologiques concrétisées grâce à cette science et des conséquences de
plus en plus déterminantes pour l'être humain et sa manière de vivre. De nouveaux moyens
techniques dépassent largement le statut de simples outils prolongeant l'activité physique et
intellectuelle du corps et de l'esprit et placent l'humanité devant un nouvel horizon de
possibilités n' incluant plus désormais que l'assouvissement de ses besoins, de ses désirs ou
de ses ambitions d'ordre personnel, social et politique, mais également la modification
radicale de son mode d'être biologique et sociologique, voire philosophique.
Concurremment à cette évolution effrénée de l'appareil technologique se produit une
valorisation globale de l'épanouissement individuel par l'acquisition de biens de
consommation. Ce phénomène est accompagné d'un mépris souvent à peine voilé des
différents gouvernements envers les individus et les sociétés ne participant pas à la
boulimie consommatrice mondiale, par choix ou par manque de ressource.
1 « Science » est utilisé indistinctement de « sciences naturelles» (physique, chimie, biologie, etc.).
311
1. Éthique et Science·
Il est de plus en plus souvent question d' éthique dans notre quotidien. Les ordres
professionnels peaufinent continuellement leur code d' éthique et de déontologie, on
reproche parfois aux présidents de compagnie ou aux politiciens d' avoir manqué d' éthique,
on se demande si tel comportement ou tel travail de recherche est « éthique ». Mais qu' est-
ce que l' éthique? Tous et chacun semblent avoir .leur définition propre à leur occupation et
à leur préoccupation, à commencer par les philosophes des di verses confessions
ontologiques: les analytiques, les empiristes, les utilitaristes et les phénoménologiques
pensent tous l' éthique selon des grammaires différentes. Les dictionnaires nous disent que
l' éthique concerne les fondements de la morale et l' ensemble des règles de conduite, mais
ils demeurent muets sur les bases qui permettent de conclure ou de déduire ces fondements.
Même si on pouvait se prononcer positivement sur ce qui permet d' aboutir à l' éthique,
le contenu et la forme d' application de celle-ci semblent toujours échapper aux définitions
rigoureuses et indubitables. Comme tout ce qui touche le vivant et principalement tout ce
qui touche l' être humain, l' éthique possède un caractère d' inabouti, d' inconnu et de
perpétuelle remise en question. Pourtant, on demande aux règles de l' éthique d' agir comme
des balises, comme des références ou comme des limites rigides sur l' ensemble des actes
que peut poser l'être humain. Il apparaît inadmissible que l' éthique devienne une quantité
qui varie au gré des vents et des modes, si elle peut être appelé à se modifier avec les
époques, ce processus ne peut qu' être que lent et prudent, surtout en comparaison du
rythme de vie de plus en plus rapide qu' impose une société très technicisée. Mais l' éthique
ne peut pas non plus se fixer et se scléroser. L' éthique est à la fois notre mémoire, celle des
ancêtres de nos ancêtres, et notre avenir, celui de nos enfants et des leurs enfants. L' éthique
est garante de notre intégrité en tant qu' être humain, un acquis inestimable qui mérite d' être
défendu. L' éthique se doit d' être tout aussi vivante que l'humanité qu' elle vise. L' éthique
est ce qui nous reste du mythe à l'âge contemporain: aussi insaisissable qu' indispensable.
Un discours éthique détermine l' action humaine réglée selon une certaine logique
causale, relative aux expériences passées et basée sur une prise de position métaphysique
sur l' être humain et sa place dans le monde, incluant parfois son origine et sa finalité. Cette
position métaphysique peut être appelée à être modifiée avec les époques et les sociétés et
même les individus qui les composent. De par sa dépendance à une position métaphysique,
l' éthique a donc le caractère d'une décision dans ce qu'elle a de plus réfléchi, de plus
concertée et de plus rassembleur. Seule une société formée d'individus libres d' opinions et
de pensées peut se doter d' une éthique, et encore est-ce au prix de maints efforts et de
compromis. Une éthique de société ne peut pas être fondée sur une idéologie qui place les
intérêts privés avant ceux de la communauté et encore moins sur celle qui permet aux
dirigeants de la communauté de bafouer les libertés des individus pour un supposé bien
commun. Une société éthique est une société consciente, patiente, indulgente, charitable,
passionnée, cultivée et volontaire qui cherche à faire le « bien de tous les chacun ».
Lorsqu'une société se dote d'une éthique globale, l' application de celle-ci dans les
différents champs de l' activité humaine pose de nouveaux problèmes philosophiques. La
question de l' application de l' éthique dans l' exercice de la recherche scientifique est un tel
problème particulier, dont l' intérêt est immense car la science est le domaine de
l' innovation, et donc du renouvellement des questions éthiques. Dans le cas de la science, il
ne s' agit pas seulement de déterminer si tout ce qui est possiblement connaissable doit être
313
connu, mais aussi si tout ce qui est possiblement réalisable doit être réalisé, ce que Gilbert
Hottois appelle « l' essai libre du possible» 2•
Devant le règne absolu de la méthode scientifique sur la façon de conduire les sciences
naturelles depuis près de quatre siècles, un règne établi et entretenu grâce à son efficacité
interne (dans la science et pour la science), l' éthique est peu à peu devenue une quantité
secondaire et même caduque dans le milieu de la recherche car les considérations éthiques,
comme toute autre forme d' anthropocentrisme, n' ont pas leur place dans la méthode
scientifique. Mais une confiance trop absolue et trop rationnelle dans la méthode
scientifique est une confiance aveugle et dangereuse, car c'est perdre confiance dans le
genre humain, avec ce qu' il comporte d' émotivité, d' intuition, de sensation et de
spiritualité. Renoncer à l'éthique au nom de l'efficacité scientifique revient à admettre que
l' on aspire ultimement à traiter l'humain simplement comme une autre quantité physique:
inerte, involontaire et quantifiable. La conséquence désastreuse d' une science 'qui oublie
l'éthique et ne place plus l'humain au centre de ses préoccupations est une science
inhumaine qui devient nécessairement une science insensée, car le sens ne vient pas des
choses, il vient de l' esprit. Dans La dialectique de la raison, Max Horkheimer et Theodor
Adorno arrivent à cette constatation:
« Sur la voie qui les conduit vers la science moderne, les hommes renoncent au
sens. Ils remplacent le concept par la formule, la cause par la règle et la probabilité.
La cause n'était plus que le dernier des concepts philosophiques auquel se mesurait la
critique scientifique, parce qu' elle était pour ainsi dire la dernière des idées anciennes
qui se présentât à elle, l'ultime sécularisation du principe créateur. »3
La question de l'origine, de la cause, est parmi les plus pertinentes lorsqu' il est
question d' éthique, car elle nous empêche de commettre à répétition les mêmes erreurs dues
à notre ignorance des motivations premières, qui est ignorance de ce que nous sommes
devenus. La question de l'origine est encore plus importante -aujourd'hui, car plusieurs ont
décidé qu'à défaut de pouvoir la résoudre de façon définitive, mieux valait l' ignorer. Entre
l'oubli et l' ignorance il n' y a qu'un mince voile que le temps a vite fait de retirer. À
force de trop vouloir fonder la recherche scientifique sur une supposée objectivité de la
matière inerte, on en est venu à oublier que le chercheur lui-même est et sera toujours un
sujet pensant. En oubliant l'aspect vivant du scientifique, l'objectivité de la science risque
de se pervertir en une illusion de vérité, car « croire» en l'objectivité de la science au point
d' en faire le seul critère de vérité n'est pas autre chose que de se camper avec des œillères
dans une position métaphysique foncièrement matérialiste et ignorante du souci moral, ce
qui est inacceptable.
Mais avant de concevoir la résurgence d' une science naturelle éthique, on peut se
demander comment la science, qui dès ses origines présocratiques était si profondément
philosophique, a-t-elle pu perdre son point de vue moral. Quelle crise, quelle révolution a
causée un tel bouleversement? Quand cela s'est-il produit, pourquoi n' a-t-on pas réagit et
comment réagir maintenant ?
II. La technoscience
2Gilbert Hottois, Le paradigme bioéthique, De Boeck-ERPI, Bruxelles-Montréal, 1990, p. 124.
3Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, trad. fr. É. Kaufholz Gallimard, Paris
1974, p. 23 .
314
Le grand changement qui s' est produit dans la communauté scientifique au cours du
dernier siècle est essentiellement que celle-ci est devenue une communauté
technoscientifique. La technoscience (ou les technosciences si on considère séparément ses
différents domaines de' recherche) se définit essentiellement par ses méthodes, où
prédomine l' outillage technologique de pointe, et ses buts, qui sont de produire de
nouvelles technologies toujours plus efficaces, c' est-à-dire plus rapides" plus faciles, plus
puissantes et plus durables.
Dans le milieu actuel de la recherche scientifique, ce qui est le plus désirable à
investiguer est presque exclusivement d' ordre technologique. Il s' en suit donc que la
recherche scientifique la plus susceptible d' être financée est celle qui débouche le plus
rapidement possible sur une technologie souvent utile à l 'homme, mais surtout profitable à
court terme. Il en résulte un dogme de l' efficacité à tous les niveaux de l' activité humaine,
infiltrant les moindres fibres de la culture populaire et de la pensée politique, qui fait de la
technoscience l' idéologie primordiale de toutes les sociétés industrialisées du début du
XXIe siècle.
Le terme « technoscience » a été répandu notamment par Gilbert Hottois dans ses écrits
touchant la technologie, la cominunication et la bioéthique, depuis les années soixante-dix.
Selon lui, la technoscience n' a pas de définition unilatérale, 'mais on la comprend
généralement selon deux conceptions principales, la première accentuant la position extra-
culturelle de la technoscience :
«La conception extra-culturelle de la technoscience placée sous le signe de la
puissance va souvent de pair avec l' idée de l' autonomie de la technique et avec l' amoralité
de l' impératif technicien. L'autonomie de la technique est la conception selon laquelle les
hommes ne décident pas de l'orientation du développement technique; ils le servent et
travaillent à l' actualisation de ce qui est technoscientifiquement possible. L' impératif
technicien enjoint, quant à lui, de réaliser tout ce qui est techniquement possible:
expérimentations, inventions, découvertes, explorations, (re)constructions, etc. »4
4 Gilbert Hottois, Technoscience et sagesse ?, Éditions Pleins Feux, Nantes, 2002, p. 22.
5 Ibid., p. 25 .
315
un .souci éthique, la technoscience est une SCIence amorale, jugée uniquement par sa
rentabilité.
Une des conséquences les plus fâcheuses du paradigme technoscientifique est
l 'hyperspécialisation des domaines de recherches et des chercheurs impliqués. Cette
hyperspécialisation des technosciences, qui en augmente l' efficacité au point de vue du
temps impliqué et de l'argent dépensé pour la recherche, rend la véritable communication
entre les scientifiques, celle qui dépasse un simple respect mutuel, difficile et le plus
souvent impraticable, même entre chercheurs de domaines scientifiques connexes ou
traitants d' objets semblables. Cette conséquence est due à la fois au fait qu'en privilégiant
l'acquisition rapide d'une expertise pointue dans un domaine de plus en plus précis, le
chercheur développe des carences de plus en plus marquées dans tous les autres domaines
du savoir et de la culture, en même temps que le degré d' expertise requis pour espérer faire
avancer les connaissances dans un domaine de recherche donné augmente continuellement.
Dans La nouvelle ignorance, Thomas De Koninck exprime cette inquiétude face à la
spécialisation scientifique :
«L' expertise ira progressant, et, partant, le domaine concerné (toujours dans la
meilleure des hypothèses), mais il est évident que l'expert, lui, en tant qu' individu humain,
marquera une nette régression, de plus en plus grande, à mesure qu' iront en s' atrophiant,
faute d' exercice, ses autres facultés, ses autres talents, et tout ce qui, chez lui, aura été laissé
pour compte. Seule la culture, pourvu qu' il en ait et qu' il l'entretienne, pourrait à vrai dire
sauver l'expert de son expertise. »6
Le progrès dans n' importe quel domaine, et surtout dans l'avancement de la science
do"nt la somme des savoirs s' accroît continuellement, ne peut s'opérer à tâtons, en
réinventant continuellement la roue. La spécialisation du scientifique, qui est à la fois
l' apprentissage de ce qui a été démontré historiquement et la familiarisation avec les idées
novatrices de ses collègues dans son domaine de recherche, est une qualité' essentielle de sa
démarche professionnelle. Mais si cette spécialisation se fait au dépend, ou en dépit, de sa
culture générale, au point d' en faire un être qui connaît «presque tout» sur «presque
rien », le prix de l'hyperspécialisation est trop élevé. Posséder un savoir et ne le partager
qu' avec le cercle fermé d'une élite, ou qu' avec ceux qui financent la recherche et qui n' ont
comme intérêt que leur propre avantage, c'est plus dangereux que de rejeter la quête du
savoir, c'est faire régresser le savoir humain.
Une société moderne constituée d'hyperspécialistes ne communiquant pas entre eux au-
delà de leur discipline propre, de techniciens produisant des biens et des services
aveuglément grâce à une technologie largement incomprise, de consommateurs jouissifs et
inattentifs des fruits de cette technologie et d' une classe dirigeante saisissant peu les
besoins et les responsabilités des trois autres groupes n'est plus une société humaine, c' est
le retour de la tour de Babel dans une version tristement peu allégorique. C'est pourtant la
société vers laquelle semble se diriger une moitié de l 'humanité à grands pas, avide de
révolutions technologiques, de confort et de récréation. Pendant que l' autre moitié
commence à douter non seulement de la libération éventuelle d'un asservissement sournois
et déguisé par les sociét~s plus technicisées, mais de sa simple survie. Une telle dichotomie
planétaire ne peut que produire des résultats conflictuels nuisibles pour l'ensemble de
l' humanité.
6 Thomas De Koninck La nouvelle ignorance, Presses Uni versitaires de France, Paris, 2000, p. 82.
316
Dans cet ouvrage, Ellul rappelle l' exemple de la machine à vapeur, une découverte
technique, réalisée à tâtons successivement par Caus, Huygens, Papin, Savery, etc. au
XVIIe siècle et qui n' a été expliquée que bien des décennies plus tard par la science 8.
L' inversion du rapport entre la science et la technologie est donc d'abord une affiliation
coopérative suivie d'un asservissement de la science par l'esprit technique. Il en résulte une
7 Jacques Ellul, La technique ou l 'enjeu du siècle, Librairie Armand-Colin, Paris, 1954, p. 5. À l' époque où
Jacques Ellul a écrit ce texte, les biotechnologies n' étaient qu' à leurs tout premiers balbutiements, d' où son
emphase sur le lien entre les sciences physiques et la technologie.
8 Ibid., p. 6. La thermodynamique qui explique les principes sous-jacents au fonctionnement de la machine à
vapeur est une science qui est apparue au XVIIIe et au XIXe siècle avec les travaux de Lavoisier, Carnot et
Mayer.
317
perte complète de liberté dans le domaine de la recherche scientifique, liberté qui était
garantie par l' aspect interrogatif de la science, sa proximité respectueuse avec les questions
relevant de la métaphysique et surtout son souci jamais négligé pour l'être humain.
Aujourd'hui la science se retrouve donc complètement au bout de la chaîne alimentaire
sociale, son intérêt propre passant loin derrière les intérêts commerciaux et technologiques
du moment. Cette inversion du rapport entre sciences et technologie est possibl~ment la
pire aberration de ce jeune XXIe siècle, pourtant déjà riche en contradictions. L' enjeu de
ce siècle n' est donc pas celui du siècle dernier, qui était de découvrir ce qu' implique la
technoscience, mais bien de ressusciter la science et lui redonner sa place dans la société
moderne. Il est tout aussi primordial que la technologie retrouve sa juste place, qui en est
celle d'un outil et non celle d'une finalité. On a besoin de la technologie, elle facilite la
communication et sauve des vies. La renier ou l'oublier équivaut à commettre une grave
erreur. Mais la technologie doit redevenir un moyen, non un but. Sinon, l 'humain ne se
ravalera pas au rang de la bête, ce qui serait peut-être un moindre mal, mais bien au rang de
la chose involontaire, ce qui serait véritablement un drame anthropologique, comme
l' entrevoit ironiquement Michel Henry dans la préface de son ouvrage La barbarie :
«C' est aux ordinateurs qu' il revient de rétablir une «communication ». Ce que la
pensée classique appelait «communication des consciences» et que la phénoménologie
contemporaine désigne encore sous le titre d' « intersubjectivité» - ce bouleversement
émotionnel en lequel quelqu'un, celui-ci ou celui-là, se faisait le contemporain d' un autre-
se ramène à l' apparition de messagés objectifs sur un écran. « Autoroute de l'information»
en effet où, comme sur les autoroutes, on ne distingue aucun visage. Commuriication où
personne ne communique avec personne, dont le contenu ne cesse de s'appauvrir en
fonction de sa vitesse. Communication d' informations donc, multiples, incohérentes,
coupées de toute analyse, de tout critère d'évaluation, de toute critique, de leur histoire, de
leur genèse, de toute intelligibilité - sans rimes ni raison. Il est grand temps d'introduire les
ordinateurs à l' école. À eux de faire cours. Communication d' informations semblable à
celle qui se produit entre les gênes. La « naturalisation» de l' homme sous toutes ses formes
et à travers de tous ses déguisements est le dernier avatar de l'a priori galiléen. L'homme
n' est pas différent des choses. »9
.Parce .que la technoscience est impossible à contredire sur son propre terrain à cause de
son efficacité interne, elle n' est donc critiquable que d'un point de vue philosophique ou
hUînaniste ou anthropocentrique. Vivre sous le dogme de la technoscience choque
l' intelligence car elle la renie, alors au nom de quoi doit-on donc subir la technoscience ? Si
la technoscience nous apporte un certain confort, une certaine puissance, elle exige en
retour un prix exorbitant, celui de notre autonomie spirituelle, de ce qui motive l'être
humain a vouloir savoir.
La technoscience n' est donc pas la science telle qu'elle est souhaitable pour l' homme.
Pour la remplacer, l' alternative raisonnable est le retour des sciences naturelles dignes qui
sont, au sens très kantien du terme, les sciences de la nature redevenant elles-mêmes leur
propre finalité, se réappropriant leur but premier, qui est l' avancement de la connaissance
dans tous les domaines falsifiables expérimentalement. Une telle forme de recherche
scientifique diffère radicalement de celle qui sévit sous le dogme technoscientifique sur
trois points majeurs: Elle est libérée du joug de l'avancement technologique à tout prix,
elle est une science multidisciplinaire où la communication entre les chercheurs et avec la
communauté en général est toujours privilégiée sur l' unique efficacité technique ou la
rentabilité, et elle tient compte, au coeur de son activité, d' une éthique dictée par les
positions métaphysiques de sa contemporanéité.
La science digne n'est pas la renaissance de la science ancienne, logothéorique et
aristo-thomiste que Gilbert Hottois oppose à 'la technoscience contemporaine 10 , c' est plutôt
une science qui réalise la nécessité de sa filiation avec la philosophie. Dans le contexte
d' expérimentation et de mathématisation qui est au cœur de la science moderne, le
scientifique ne relègue pas l' éthique à une simple considération secondaire, non pertinente
et ennuyeuse, mais lui redonne sa place, qui n'est pas celle d'esclave et encore moins de
maître, mais bien d'égal dans la recherche du savoir.
La science digne est donc une résurgence de la science telle qu' elle est née dans
l'Antiquité, avec ce que cela implique de pure interrogation et d'esprit' contemplatif. Mais
elle est aussi cette science qui a acquis l' expérience et la sagesse de plusieurs siècles de
méthodes et de découvertes, et surtout la conscience de la dégénérescence que subit une
science livrée exclusivement à la technique. Dans cette optique la technologie retrouve, elle
aussi, sa juste place dans la structure de l'activité humaine, découlant de la science digne et
non orientant celle-ci, et ultimement soumise à l'éthique, redevenant précieuse et non plus
dangereuse pour l'humanité.
Il faut que la science recommence à réfléchir sur elle-même et par elle-même au cœur
de son agir quotidien, pas de façon constante, ce qui ne ferait que ralentir outrageusement
sa marche, mais périodiquement elle doit avoir le temps et les moyens de remettre en
question ses priorités, ses méthodes, ses fonctionnements internes et ses liens avec le reste
de la société. En plus de maintenir son efficacité opérationnelle, la science doit aussi
pouvoir se souvenir de ses fondements et considérer ses répercussions sur l'être humain.
Dans cette remise en question, seul le scientifique a les outils, les connaissances et les
expériences nécessaires à une critique réellement constructive de l' édifice scientifique en
place, mais encore faut-il que l'on permette au scientifique de prendre le temps de faire
cette critique, et non pas uniquement de courir de subvention en subvention.
La philosophie, de son côté, ne peut plus agir indépendamment de la science, elle se
doit de rétablir et d'entretenir un dialogue constant avec elle. Ce dialogue entre philosophes
et scientifiques est aujourd' hui quasi inexistant de façon concrète, ou sinon seulement en
marge de leur exercice respectif. La réunion des communautés scientifiques et
philosophiques se doit d'aller au-delà des colloques multidisciplinaires que l'on voit à
l'occasion poindre sur les campus universitaires, mais devenir un échange quotidien, pour
ne pas dire un échange banalisé, un échange normal et fréquent et non une anomalie
ponctuelle.
L' idée d'une science digne, d'un renouveau de la science et de la philosophie, et de
l' urgence de ce renouveau pour la société contemporaine n' est pas une idée nouvelle,
depuis toujours ces deux domaines .de l'activité humaine sont reliés par leurs racines. Ce
qui n' en fait pourtant pas une idée très répandue dans les milieux philosophiques et encore
moins dans les milieux scientifiques. Cependant, des penseurs de plus en plus nombreux
argumentent pour un renouveau (ou plutôt une renaissance) de la science, par exemple
Dominique Lecourt :
«Il est grand temps de rouvrir la question de l'union de la science et de la
philosophie. On aura compris que cette question ne relève pas de l' épistémologie:
c' est une des questions névralgiques ou, si l' on veut, stratégiques, de la modernité.
Cette réouverture demande que nous arrachions notre pensée de la science au
positivisme qui la domine, et que nous délivrions corrélativement la technique des
conceptions technicistes qui masquent à nos contemporains l' extraordinaire aventure
humaine - intellectuelle, culturelle "et sociale - dont elle est le théâtre. »11
Il Lecourt, D. , Contre la peur Presses Uni versitaires de France-Quadridge Paris, 1999, p.77.
320
L' éthique, la visée de la vie bonne, et la morale, la norme définissant l' agir humain,
sont au coeur de tous les débats de ce jeune XXle siècle. Ces débats sont encore plus
criants dès que l'on pénètre dans le domaine de la recherche scientifique et du
développement technologique. Quels sont les rôles du philosophe, de « l' éthicien » et du
scientifique dans ce débat? Le philosophe doit-il agir en gardien de la sagesse face à la
rationalité du scientifique? Faut-il bien plutôt penser que seules des lois provenant des
pouvoirs politiques et juridiques et des déontologies auto-prodiguées par l~s ordres
professionnels puissent définir les normes morales de la recherche scientifique?
On parle fréquemment du « regard de l' éthique sur les sciences », autant dans le monde
philosophique et dans celui de la recherche scientifique que dans les médias, sur les arènes
politiques et lors de conférences universitaires et publiques. Les discours entendus allant
d' un extrême à l' autre, de l'exaltation du «monde meilleur» promis par les nouvelles
découvertes technologiques jusqu' au catastrophisme d'une humanité réifiée par cette même
technique scientifique. Pourtant, une prémisse fondamentale de tous ces discours ne semble
jamais être remise en question, celle que le regard de l' éthique sur les sciences doit être
extérieur aux sciences elles-mêmes, comme si la science et les scientifiques étaient
incapables de questionnement éthique. Il est pourtant possible de proposer une
autre approche: l'intégration du questionnement éthique dans la formation scientifique et
celle de la décision morale dans 'l'exercice de la recherche scientifique. La place de
l' éthique peut s' avérer aussi importante que celles des mathématiques, des théories
scientifiques et des méthodes expérimentales dans la formation du scientifique, au prix d'un
certain sacrifice d' efficacité technique.
Si ce sacrifice d'efficacité dans le domaine de la recherche scientifique au profit de
l' éthique est justifiable et envisageable, reste alors une question cruciale: Quel cursus
philosophique pour la formation scientifique?
Ni la science ni la logique ne peuvent à elles seules démontrer ou expliciter la moralité.
Et la philosophie, gardienne 'de l'horizon éthique depuis ses tous débuts, peine à rester cette
gardienne tout en devenant en même temps l' auteur d' un discours résolument moderne,
post-métaphysique et convainquant sur l'éthique. Ce ne sont cependant pas les tentatives
qui manquent. Tous philosophes qui se respectent aujourd'hui font de l' éthique. Parmi
toutes ces tentatives de refondation moderne de l' éthique, les discours normatifs, kantiens,
aristotéliciens et autres, ne sont plus à la mode philosophique, on les lit plus par souci
historique que soucieux devant l' avenir. Car on veut une éthique qui soit tout aussi libérée
« d' a priorisme » que les consciences modernes se sont jadis libérées de « catéchisme ».
321
Mais la tâche n ' est pas simple et laisse souvent un goût amer au fond de l' âme. On voudrait
plus convainquant, comme la science est convaincante, mais aussi plus de sensibilité
humaine, comme l' art est sensible.
Dans le foisonnement actuel des discours éthiques, qu' un consensus général est loin de
démêler, quatre familles de discours apparaissent pourtant particulièrement plus
susceptibles de provoquer une réflexion sérieuse, et ce malgré leurs limites théoriques et
pratiques, limites impossibles à éviter dès qu' il est question d' éthique. Chacune de ces
familles relevant autant du sérieux de la démarche critique nécessaire à la philosophie que
de la sensibilité nécessaire à l' approche du phénomène humain. Le « programme éthique de
la formation scientifique» présentée ici ne peut être considéré que comme une simple
ébauche de réponse aux défis éthiques contemporains de la recherche scientifique.
Néanmoins, voici ces quatre paradigmes éthiques différents et complémentaires, dont la
pertinence dans l'horizon philosophique n' est plus à démontrer, et qui, en s' ajoutant aux
sources éthiques classiques, kantiennes et aristotéliciennes (et religieuses ?), formeraient
une base au développement du questionnement éthique et à la formation de la rigueur
nécessaire au choix moral professionnel du scientifique, voire de tout citoyen:
IV. L ' éthique suivant l'exemple moral transmis par la culture, principalement à
travers les mythes antiques, tragiques et religieux, relus selon les perspectives
critiques de F.W.J. Schelling et de E. Cassirer et les perspectives
psychologiques de S. Freud, C.G. Jung et P. Diel, suivant cette idée que le
mythe parle sans se « dévoiler ».
Une étude exhaustive de chacune de ces avenues éthiques remplirait, et remplira sans
doute dans un proche avenir, de nombreuses thèses universitaires. Par souci de respect
12 Conche, M., Quelle philosophie p our demain ?, Presses Universitaires de France, Paris, 2003, p. 71 129-
131.
322
envers des œuvres qui clairement le mérite, il n' en serait fait ici ni critique hâtive, ni
louange impertinente. Qu' il soit simplement dit que l'immensité et la difficulté du
questionnement éthique permettent la cohabitation de toutes ces approches sans que le
sentiment critique inhérent à toute saine démarche philosophique n' en soit moindrement
flétri.
Cela dit, on peut penser que l' éthique de l' appel, de la promesse et de la responsabilité
est un peu trop ontologique, que les présupposées de l' éthique de la discussion sont un peu
trop utopiques, que les certitudes métaphysiques sur la nature de l' homme du matérialisme
sont un peu trop hardies ou qu' une relecture des discours éthiques de .la mythologie et de la
religion est un peu trop spirituelle. Soit. Une certitude demeure, c'est que l' éthique ne peut
vivre que par sa propre remise en question, et ce questionnement ne peut survivre qu' avec
l' apport de réponses vraisemblables et actuelles, réponses toujours imparfaites, mais
nécessaires, aux défis sans cesse renouvelés de l' éthique contemporaine et avenir,
précisément ce que ces quatre approches proposent. Le chercheur scientifique ne peut
devenir que plus lucide à leur contact.
Conclusion
Comment faire la science demain? Probablement pas comme elle ne se fait
aujourd' hui. L' intégrité de l' humanité dépend d'une résurgence saine de l' authenticité
originale de la science et de sa réunion avec la philosophie en une science digne intégrant
au cœur de son activité le questionnement éthique ou lieu de simplement le subir de
l' extérieur. Nous avons reconnu la technoscience pour ce qu' elle est et pour les dangers
qu' elle engendre pour l' humanité, et qu' une réhabilitation de la technologie comme moyen
et non comme une fin en-soi, est non seulement souhaitable mais nécessaire.
Tel Polyphème, le cyclope de l' Odyssée d' Homère, l' humanité sous le dogme de la
technoscience voit le monde d'un seul œil : l' œil matérialiste . de l'efficacité technique et
industrielle et du confort qu' il procure, se souciant trop peu des affamés ou des injustices.
Jadis, telle Circée la magicienne, la société médiévale occidentale sous le dogme religieux
voyait le monde à ,travers le mystère et le sacré, se souciant trop peu des affamés ou des
injustices. Dans les deux cas, c' est commettre une erreur de jugement, qui revient à
privilégier soit l'esprit soit la matière au dépend de l ' a~tre. Peut-être serait-il temps de
comprendre qu'il n' y a pas de primauté ni de l'esprit ni de la matière, il n' y a que notre
humanité à sauver de notre propre ignorance. Carl Gustav Jung l' a bien exprimé dans
L 'homme à la découverte de son âme:
« La disposition incoercible à puiser de préférence des principes explicatifs dans
l' ordre physique correspond à' l'extension horizontale de la conscience au cours des
quatre derniers ·siècles. Cette tendance horizontale est une réaction due à la verticalité
exclusive de l' ère gothique. C' est une manifestation de la psychologie des peuples
qui, à ce titre, se déroule toujours en marge de la conscience individuelle. Exactement
semblables aux primitifs, nous agissons d'abord de façon totalement inconsciente, ne
découvrant le pourquoi de notre action que longtemps après son accomplissement.
Entre-temps nous nous contentons d' une foule de rationalisations approximatives. Si
nous avions conscience de l' esprit de notre temps et davantage de sentiment
historique, nous reconnaîtrions que c'est en raison des recours abusifs adressés dans
le passé à l' esprit que nous donnons préférence aux explications puisées dans l' ordre
323
physique. Cette prise de consci~nce exciterait notre verve critique. Nous nous
dirions: il est probable que nous commettons maintenant l'erreur inverse, qui est au
fond la même. Nous surestimons les causes matérielles et nous nous figurons dès lors
avoir trouvé le mot de l'énigme, bercés que nous sommes par l' illusion de connaître
mieux la matière qu'un esprit «métaphysique ». Or la matière nous est. tout aussi
inconnue que l' esprit. Nous ne savons rien des choses dernières. Seul cet aveu nous
restitue l'équilibre. »13
13 Carl Gustav Jung, L 'homme à la découverte de son âme, trad. fr. Roland Cahen; Payot Paris, 1979 p. 39.
324
publié dans Intelligence animale, intelligence humaine, Paris, Vrin, 2008, pp. 244-254.
(Compte-rendu du colloque « Évolution et Intelligence» du groupe de recherche
multidisciplinaire, « Évolution biologique, philosophie et théologie », Paris, 14 décembre
2006.)
325
1 Popper, K.R., The Open Universe, Londres et New York, Routledge, 2000 (1 ère ed.1982), TOP ci-après.
2 TOP, p. 2.
3 TOP, p. 41.
326
et adhérer ou non à ce type de déterminisme est plus une question de foi religieuse que
d' épistémologie. De plus, comme l' omnipotence divine reste indéfinie par rapport au
passage même du temps, la nature de ce déterminisme est ambiguë du simple point de vue
causal, et certainement irréfutable scientifiquement. On sait que pour Popper, l' irréfutabilité
d' un discours est un critère de démarcation net entre la science et la métaphysique.
Le déterminisme scientifique est la prétention que si l' on connaît assez bien les lois
physiques (et chimiques, biologiques, etc.) de la nature et que l' on est capable de faire des
mesures expérimentales assez complètes et précises, il est possible de prédire exactement
les événements futurs à partir de données antérieures, quitte à recourir au concept théorique
du « démon de Laplace», qui connaîtrait exactement et instantanément la position et la
quantité de mouvement de tous les corps de l' univers. L' histoire du déterminisme en
physique est lié à la notion de «grande horloge de l'univers» suivant la mécanique
newtonienne et galiléenne et au concept de « lois de la physique », se distanciant de plus en
plus, Laplace en tête, de la notion déiste voltairienne d'un « grand horloger» de l'Univers.
Finalement le déterminisme métaphysique, qu' on appellerait probablement de nos jours
le déterminisme « ontologique », est la doctrine qui prétend que le futur est tout aussi fixe
que le passé, sans affirmer qu' il est connaissable ou prédictible. Ce déterminisme est
finalement une forme d' agnosticisme vis-à-vis de la possibilité de pouvoir prédire les
événements physiques sur des bases logiques, causales et expérimentales. Ce déterminisme
est également irréfutable, et déborde donc du champ de l'épistémologie, bien qu'on puisse
en débattre au niveau philosophique et métaphysique.
4 TOP, pAl.
327
5 TOP, pA3.
328
actuellement négligé dans l'exercice scientifique, mIS à part son rôle de mesureur
impassible6 .
Délaissant momentanément Popper, deux notes supplémentaires sur la théorie
quantique et le déterminisme se doivent d'être discutés:
1. La réalité quantique n' est pas indéterministe qu'à cause de sa nature probabiliste. En
1935, Einstein avec deux collègues, B. Podolsky et N. Rosen, avait proposé une expérience
qui invaliderait la mécanique quantique, car elle impliquerait un transfert d' information
dépassant la vitesse de la lumière. Mais le français Alain Aspect a réalisé une expérience
impliquant la polarisation de photons dans les années 1980 qui a démontré qu'en effet il y
avait bel et bien évidence d'un échange d' information dépassant la vitesse de la lumière ou
encore présence de variables cachées non-locales et inconnues du modèle standard. Ce qui
a donné lieu depuis à une avalanche d'articles sur la « téléportation » de l' information dans
les journaux de physiques. Évidemment, un transfert d' information dépassant la vitesse de
la lumière remet en cause les idées de causalité et de déterminisme. Cependant, même si le
phénomène d' échange instantané d' information à l'échelle quantique semble bien réel, cela
ne remet pas vraiment en question le modèle quantique standard ou l' interprétation de
Copenhague. Le « cheval de Troie» d' Einstein pour réfuter la mécanique quantique s' est
, donc transformé en un rempart défendant cette théorie.
2. Si la causalité et le déterminisme sont des concepts insuffisants pour expliquer
complètement la réalité physique, il en va de même à l'échelle psychique. Durant les
années 1950, le physicien Wolfgang Pauli et le psychologue Carl Gustav Jung ont fait
l' ébauche d'une explication théorique pour rendre compte de certains phénomènes autant à
l'échelle quantique qu' à l'échelle humaine et psychologique qu' ils ont appelée, la
« synchronicité », qui implique l'existence des liens significatifs de nature acausale entre
deux événements, expliquant les coïncidences significatives et inexplicables et les
interactions physiques « à distance ». Si l'idée est intéressante, et remet en cause les notions
habituelles de causalité et de déterminisme, elle n' a pas vraiment pu se développer en une
théorie cohérente après la mort de Pauli en 1958 et celle de Jung en 1961 7, l'ère des
véritables collaborations actives entre physiciens et psychologues (et biologistes, et
neurologues, etc.) n'étant pas encore réellement venue.
Revenant à Popper et concernant le déterminisme métaphysique, mentionnons qu' il le
reconnaît comme irréfutable épistémologiquement, mais discutable philosophiquement. Il
prétend que la réalité est peut-être analogue à un film déjà produit qui se déroule devant
nous, mais rien dans notre expérience sensible ne nous incite à le penser, et si c' était le cas,
le futur serait absolument redondant et superflu, car entièrement compris dans le passé, ce
qui détonne avec 1~ idée de simplicité, recherchée dans toute théorie (argumentation
provenant d'une discussion privée entre Popper et Einstein8). Cela dit, l'argumentation pour
ou contre le déterminisme métaphysique revient un peu à la question de la conscience
intime du temps qui occupe la philosophie depuis ses débuts. Une illusion impénétrable du
mouvement serait en fin de compte, au niveau de la possibilité de connaissance humaine,
identique à la réalité « naïve» du mouvement.
6 TOP, p.78.
7 Jung, C.G., Synchronicité et Parace/sica, trad. fr. C. Maillard et C. pflieger-Maillard, Albin Michel, Paris,
1988, Jung, C.G. et W. Pauli, Atom and Archetype: the Pauli/Jung Letters, 1932-1958, Princeton University
Press, Princeton, 2001 , Peat, F.D., Synchronicity, Bantam Books, New York, 1987.
8 TOP, p.90.
329
Popper et l'évolution
Pour Popper, la théorie darwinienne de l' évolution ne possède pas le pouvoir prédictif
sur une mesure falsifiable expérimentalement nécessaire à une théorie scientifique dans son
sens le plus strict. Il est impossible de prédire précisément l'évolution et les mutations d' un
être vivant donné, et même si on comprend de mieux en mieux «en général» les
mécanismes et les « lois» de l'évolution, soit la complexité du phénomène, soit la nature
de celui-ci nous empêche d' accorder à l'évolution biologique le même statut qu' aux
théories physiques ou chimiques ou, a fortiori , aux théorèmes mathématiques. Cela dit, la
théorie de l' évolution demeure la meilleure hypothèse téléologique en biologie, n' ayant
aucun adversaire sérieux 1o . Il doute fort aussi que la biologie puisse un jour se réduire
9 TOP, p.11 4.
10 TOP, p.l50.
330
Il « There are no subject matters; no bran ch of learning-or, rather, of inquiry: there are only p roblems, and
the urge to solve them. A science such as botany or chemistry (or say, physical chemistry, or
electrochemistry) is, 1 contend, merely an administrative unit. University administrators" have a difficult job
anyway, and it is a great convenience to them to work on the assumption that there are some named
subjects.» , Popper, K. , Realism and the Aim of Science, Routledge, Londres-New York, 2000, p. 5.
331
Le déterminisme est tout simplement une idée très séduisante pour l' intelligence. Au
plan philosophique, elle permet de se dispenser, du moins en partie, des interrogations
métaphysiques sur le fonctionnement du monde. Au plan psychologique, elle est associée
avec l' idée de contrôle et de possession. Au plan scientifique, elle accorde une prééminence
incontestable et une confiance inconditionnelle aux discours théoriques démontrés
empiriquement. Au plan politique, elle peut même agir comme arrière-plan à une pensée
historiciste. Mais ces aspects séducteurs, et souvent réducteurs, du déterminisme pour
l' intelligence, s' ils peuvent expliquer la ténacité et la longévité du concept, n'en sont
néanmoins aucunement des justifications scientifiques ni philosophiques.
Que la science doiv.e pouvoir prédire le résultat de mesures expérimentales, cela va de
soi. De là à dire que la nature de la nature est d' être prévisible, il n'y a qu' un pas à faire. La
lucidité et la sagesse qui fait de la science un trésor ~st peut-être justement de douter et de
questionner les pas les plus faciles à faire et les plus vraisemblablement évidents. La
« vérité» de la nature n' est pas, et ne sera sans doute jamais, dans nos discours théorique,
elle est dans la nature elle-même qui ose parfois se dévoiler le temps d' y entrevoir sa
beauté. L' intelligence c' est de voir cette beauté à travers le voile.
Conclusion
1. Le déterminisme religieux ou métaphysique échappe aux limites de l' investigation
scientifique, on ne peut donc pas utiliser indistinctement et sans nuance la notion de
déterminisme dans une argumentation philosophique ou scientifique sur l' intelligence.
2. L'indéterminisme scientifique proposé par Popper, devrait être un des présupposés
d'investigation philosophique du phénomène de l'intelligence. Le monde est « ouvert» et
ne se laisse pas enfermer dans nos discours théoriques scientifiques.
3. L" intelligence a-t-elle produit le concept de déterminisme pour se symboliser une
réalité plus fondamentale, qui la dépasse? Le déterminisme serait-il une conceptualisation
moderne du « KOcrJ.lOÇ » au sens pythagoricien·d'ordre de l'Univers?
Pour reprendre le vocabulaire d'Ernst Cassirer dans sa Philosophie des formes
symboliques l 2 , le déterminisme serait-il une forme symbolique chargée d'énergie
spirituelle, un analogue scientifique d'un symbole linguistique, mythique ou religieux?
Si l' intelligence veut du déterminisme, est-ce parce qu'elle s' y reflète, si reconnaît et si
comprend, ou au contraire, parce qu'elle hésite et craint de rechercher ce qui la
dépasserait?
Ces questions, comme le monde physique et l'Univers, restent ouvertes.
(Conférence à la convention des Fellows for the Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences à
Stanford, Californie, Etats-Unis, en Novembre 1956.)
12 Cassirer, E. , La philosophie des formes sy mboliques 1. Le langage, trad. fr. O. Hansen-Love et J. Lacoste,
2. La p ensée mythique, trad. fr. 1. Lacoste, 3. La phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C. Fronty, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972.
332
À l'âge de la confiance totale dans la méthode scientifique qui est le nôtre, autant dans
les milieux académiques que politiques et médiatiques, peut-on parler de « vérité », voire
de pertinence, pour peu qu' on s' éloigne du domaine des sciences naturelles ? Le départage
de ce qui est scientifique de ce qui ne l' est pas n ' est plus une question actuelle, il s' agit bien
plutôt de départager ce qui appartient maintenant au domaine scientifique de ce qui n'y est
pas encore. Et lorsque que s' effectue le passage du domaine de la vérité scientifique à celui
de l' éthique, à la fois comme horizon individuel et comme pacte social, quel rôle reste-t-il
au mythe, à supposer qu' on reconnaisse encore un droit de parole à ce dernier?
L ' histoire des relations entre le mythe, la religion, la science et la philosophie a donné
lieu à des prises de positions très variées, et souvent très rigides. On pourrait même être
tenté, probablement à tort, de conclure que les avis sur la question sont si nombreux et si
irréconciliables qu' il est inutile d' en débattre. Aux antipodes du débat, on retrouve des
attitudes de philosophes anti-scientifiques, à l' exemple du «Nous, savants» de Nietzsche
dans son Par delà le bien et le mal, et des attitudes de scientifiques anti-métaphysiques,
dont Le hasard et la nécessité et « l' éthique de la connaissance» de Jacques Monod est un
exemple récent et représentatif (Monod J., 1970, pp. 207-223), parmi beaucoup d' autres.
L' incompatibilité du logos et du muthos est si universellement considérée comme allant
de soi par les philosophes et les scientifiques qu' elle n' est pratiquement jamais remise en
question. Mais dans les faits, très peu de philosophes ont consacré l' énergie et la patience
nécessaires à l' acquisition de suffisamment de connaissances sur les théories scientifiques
et sur les traditions mythologiques pour être en mesure de se prononcer de façon pertinente
sur les fondements et sur les conséquences de leur opposition. Karl Popper, en définissant
le critère de démarcation entre la science et la non-science ou métaphysique, et Ernst
Cassirer, en retraçant l' opposition fondamentale entre le sacré et le scientifique, font
exception. En tentant, dans ce qui suit, d'explorer les arguments de ces deux importants
philosophes contemporains, nous espérons jeter de la lumière sur certains dilemmes qui
découlent de nos jours, en philosophie et en éthique, de l' incompatibilité présumée entre
mythe et science~
La principale force de persuasion du discours scientifique, et la source de son acception
généralisée, tient à son vocabulaire précis et bien défini et à ses assises expérimentales.
Avant d'entreprendre l' étude des liens et des oppositions entre la science et le mythe, nous
croyons donc utile de bien définir, dans la mesure du possible, ce que l' on entend par
mythe, par métaphysique et par religion, tout en demeurant conscient du caractère quelque
peu réducteur et incomplet de telles définitions au regard de la complexité et de la difficulté
des réalités qu' elles visent. Le but de pareilles définitions est essentiellement de permettre
de minimiser les confusions possibles dans l' argumentation qui suit, et non de circonscrire,
conceptuellement et encore moins empiriquement, l' ensemble des phénomènes humains
entourant le mythe et la religion.
Dans l' argumentation qui suit, le domaine du discours métaphysique est délimité de
façon négative selon le critère de démarcation du domaine du discours scientifique tel que
défini par Popper dans la section ci-après. Un discours métaphysique qui tenterait de
s' arroger une validité scientifique est défini comme non-science ou pseudo-science, mais,
en revanche, tout discours pseudo-scientifique n' est pas nécessairement métaphysique. Un
discours métaphysique doit proposer une description et une explication de la réalité qui ne
fasse pas partie du discours scientifique, selon le critère de Popper. Le discours religieux
est représentatif des croyances et des doctrines des différentes communautés religieuses.
Même si le discours religieux peut être conscient et respectu"e ux du discours scientifique, il
335
est essentiellement un discours métaphysique, reposant sur un mythe fondateur. Dans le cas
des principales religions monothéistes ce mythe est la révélation divine transmise par les
prophètes ou le Messie. Cette définition est également valide pour les mythes plus anciens
et les religions polythéistes qui en découlaient. En ce sens, le discours mythique est
considéré ici comme la base de la foi religieuse et des rituels qui la célèbrent, selon
l' expression de Georges Gusdorf: « le rite vise le mythe» (Gusdorf G. , 1953, p. 24). Du
point de vue de ces définitions, reconnues comme incomplètes et discutables mais évitant la
confusion possible sur les termes utilisés, le discours mythique est le discours
métaphysique au cœur du discours religieux, en tant que précurseur de ses rites et de ses
dogmes.
Cette désambiguïsation sur les liens entre la métaphysique, le mythe et la religion étant
accomplie, les arguments de Popper et de Cassirer sur la science et le mythe peuvent
maintenant être examinés. Démarcation CONSEILLE
conscience mythique (sacrée, sans contingence et magique), elle-même prise comme forme
de pensée. L' horizon mythique est un horizon complexe, mais autonome,' dévoilant le
monde tout en occultant sa transcendance, ce qui est l' essence du sacré (Cassirer E. , 1972,
pp. 100-101).
Les catégories de cette opposition, qui ne sont pas sans rappeler l' idéalisme critique
kantien, sont le nOl)1bre, la causalité, l' espace et le temps. Alors que la pensée logique et
scientifique distingue très nettement l' élément de l' ensemble et la cause (spatio-temporelle
et matérielle) de l' effet (spatio-temporel et matériel), la conscience mythique ne différencie
pas le membre de l' ensemble, voire de la totalité, et vit selon une causalité quasi absolue.
Tout événement y est dû à un acte ou une parole, rien n' est un hasard, personne n' agit
indifféremment, et un effet est indépendant de l' emplacement dans l' espace, ou même dans
le temps, de sa cause. Il en va de même pour la qualité, alors que la pensée scientifique
qualifie chaque objet, chaque élément comme vivant ou inerte, simple ou composé, les
limites qualitatives de la conscience mythique sont parfaitement fluides , tous les êtres
participent à la nature du monde, passent d' une forme à l' autre, et même les morts
interagissent avec les vivants.
L' opposition entre pensée scientifique et conscience mythique mène à une question
déterminante: est-ce qu' une vérité intuitive est une vérité philosophique? La réponse
dépend évidemment de nos critères de vérité. Si l' on opte - car c' est un choix individuel ou
social et non une certitude objective - pour une vision logico-empirique du monde, à la
suite d' une éducation scientifique rigoureuse, la simple intuition invérifiée n' est pas un
discours digne d' attribution d' une valeur de vérité. Mais pour une conscience mythique,
issue d' un contexte culturel déterminé ~ un lien acausal (non justifié spatio-temporellement)
ou «magique» peut être parfaitement valide et véridique, et même la seule source de
vérité. Alors que le sujet scientifique cherche à déterminer la réalité et à la rendre prévisible
et compréhensible, le sujet de la conscience mythique est observant de la nature et de la
réalité, il ne tente pas du tout de la démystifier, mais d'y adhérer. Les lois de la nature sont
admises et respectées par les deux attitudes, mais elles ne suivent pas la même logique
spatio-temporelle et ne s,e conçoivent pas selon le même' mode de raisonnement et de
compréhension.
Cette opposition est analogue à celle reprise par Pierre Hadot respectivement sous les
termes de vision prométhéenne, de dévoilement des secrets de la nature par la technique, et
de vision orphique de la nature, de dévoilement des secrets de la nature par le discours, la
poésie et l' art (Hadot P., 2004., pp. 109-112). Ces deux visions du monde ne peuvent
s' imposer l' une à l' autre, car cela impliquerait pour l' une d' elles l'abandon de son mode de
pensée propre.
Les sciences humaines n' accordent souvent qu' une attention descriptive du point de
vue anthropologique au mythe, ne le considérant cependant jamais comme une vision du
monde différente mais équivalente à la rationalité de la science. ' Rarement a-t-on tenté
d' explorer rationnellement la conscience mythique de l'intérieur, avec l'intention de la
comprendre dans son intégrité, selon son déroulement propre, au lieu d' expliquer son
existence selon de supposées notions causales naïves, erronées et irrationnelles, des
« primitifs ». C' est ici que la philosophie doit intervenir, pour établir ce que Schelling
appelle «la vraie science de la mythologie» qui est la philosophie de la mythologie
(Schelling F.W.J. , 1998, p. 214). Cassirer, avec sa philosophie des formes symboliques, fait
figure de pionnier dans cette science.
338
Schelling soutient que les orIgInes des mythes et de la langue d'un peuple se
confondent, considérant presque le langage comme une «mythologie pâlie», conservant
sous forme de différences abstraites et formelles ce que la mythologie maintient (Schelling
F.W.J., 1998, pp. 68-69). Si Cassirer reconnaît cette proximité du mythe et du langage, qui
se conditionnent l'un l'autre (Cassirer E. , 1972, p. 62), il se range cependant plutôt du côté
des conclusions plus récentes de la mythologie comparée, accordant un statut primordial au
langage, citant par exemple Max Müller, qui voit dans la métaphore une trace du passage
de l'expression linguistique v.ers la production mythique (Müller M. , 2002, pp. 305-306,
Cassirer E., 1972, pp. 38-39).
Pour Cassirer, la religion est inextricablement liée à la pensée mythique, à cette
différence près, fondamentale, que la religion reconnaît les symboles et les signes comme
tels, c' est-à-dire qu'elle voit en eux le renvoi à un sens qui dépasse le symbole lui-même
(Cassirer E. , 1972, p. 280). Ce passage, ou cette crise, de l'identificàtion au symbole à la
reconnaissance de sa signification, que doivent traverser toutes les religions pour se
différencier de la pensée mythique, n' est pas une simple rationalisation des mythes, mais
bien une redéfinition religieuse qui fait naître un contraste entre l'existence et la
signification des images et des signes mythiques. Cassirer illustre cette transition par la
figure typiquement religieuse du prophète, étranger au domaine mythique (Cassirer E.,
1972, pp. 280-282). En ce sens, la religion est bi~n une continuation et une affirmation de
l' attitude de la conscience mythique envers soi et le monde, enrichie de la subtilité
supplémentaire d' un renvoi de la symbolique mythique à un sens dépassant ses images et
ses signes, et se fondant essentiellement sur des points de vue éthiques (Cassirer E., 1997,
p.95).
Cette filiation entre la mythologie et la religion symbolique se situe dans la lignée de la
pensée de Schelling qui considère le polythéisme comme une étape antérieure et nécessaire
à la religion monothéiste révélée (Schelling F.W.J., 1998). À l'opposé, James Georges
Frazer, l'auteur du Rameau d 'or, considère lui plutôt la science comme le successeur du
mythe et de la magie y étant associée, en ce sens que tous deux permettent d' influencer
personnellement la nature de façon « mécanique», à condition de respecter un système de
lois strictes, alors que par la religion l'homme intercède auprès d'une divinité supérieure
pour atteindre ses fins (Frazer J.G., 1998, p. 48). Mais de telles considérations semblent
ignorer l'aspect fondamental reliant le mythe et la religion, qui est la natu~e sacrée du rite
appelant l' invisible et le transcendant à agir sur le visible et l'immédiat, ce qui est
totalement absent de la pensée expérimentale scientifique, où tout résultat est immanent de
ses constituants matériels et mesurables.
Une communauté religieuse a à sa base non seulement un mythe fondateur, mais une
révélation divine fondatrice, ce qui la différencie structurellement et intellectuellement
d'une communauté basée sur des croyances mythiques polythéistes, culturelles et
esthétiques. Cependant, le lien de filiation symbolique établi par Cassirer est assez
déterminant pour permettre de subordonner directement le fait religieux au fait mythique.
Les rites et les dogmes religieux complexifient la nature du mythe fondateur, et en font un
symbole dont la signification dépasse l'image primordiale ou le fait originel, mais ne
l' évacuent en aucune manière, à défaut de se pervertir en quelque chose de non-religieux,
de désacralisé. Une communauté religieuse est donc avant tout une communauté partageant
'le même mythe fondateur, quelle que soit la nature de sa compréhension ou de sa
révélation, et la forme particulière de ses dogmes et de ses rites.
339
les expliquer. Mais dans le contexte contemporain, qui est celui d' un paradigme où les
« vérités» et les démonstrations scientifiques sont priorisées de façon quasi absolue dans
les domaines cruciaux de l' économie et de la politique, aucun discours scientifique n' est
réellement neutre par rapport l' éthique. Non seulement parce qu' il s' impose comme la
norme universelle à l' aune de laquelle tous les autres discours sont jugés socialement,
économiquement et politiquement, mais aussi et surtout parce qu' en pratique tous les
nouveaux questionnements éthiques sont reliés à la recherche scientifique et au
développement technologique qu' elle engendre. La communauté scientifique ne peut donc
plus, dès lors, se soustraire aux débats éthiques en arguant de sa neutralité.
Dès que la portée d'un discours scientifique ou d' un discours religieux et les actes qui
en découlent empiètent sur l' éthique ou la politique de toute la société, et que ces discours
s' avèrent incompatibles avec les décisions économiques ou politiques en place, une forme
d' examen philosophique s' impose. Pourquoi philosophique? Parce que concrètement seule
la philosophie semble permettre une délimitation impartiale des champs d' action de la
science et de la pensée religieuse, ceux-ci risquant de s' accorder eux-mêmes un domaine de
juridiction dépassant leur validité théorique et pratique. C' est exactement cette forme
d' examen philosophique qui a été entreprise par Popper et Cassirer.
La question philosophique qui se pose à ce stade est de tenter de déterminer ce qui
différencie la pensée scientifique de la conscience religieuse en ce concerne les questions
éthiques auxquelles fait face une société, faisant abstraction, à dessein dans cette
argumentation, d' autres types d' idéologies pouvant influencer les considérations éthiques.
Popper et Cassirer ont caractérisé ce qui oppose théoriquement la science et les discours
métaphysiques comme les mythes, mais lorsque les deux attitudes réclament une validité
discursive pratique, sur une question faisant légitimement partie de son domaine, en même
temps qu' il le dépasse, sur quelles bases peut-on attribuer cette validité? La science utilise
une base logique et empirique que le mode de pensée mythique ignore, se fiant plutôt sur
une réalité ,.transcendante incluant une certaine forme d' anthropocentrisme, de description
de la place de l 'homme dans l'univers. Cette dernière position étant intenable
scientifiquement, car actuellement impossible à falsifier empiriquement.
Rien dans la science et la logique formelle des scientifiques et des philosophes ne
promeut l' être humain à un quelconque statut spécial dans le cosmos, si ce n' est la simple
constatation, muette de réelle conséquence, qu' il semble être unique dans le règne animal
par sa curiosité scientifique envers le monde et envers lui-même. Les théories scientifiques
et leurs conséquences pratiques ne peuvent donc pas produire des considérations éthiques
originales sur l' homme, elles servent à expliquer et à prédire des phénomènes physiques.
Tout au plus, elles ne peuvent se prononcer que sur la conséquence matérielle probable de
tel ou tel acte humain, sans en évaluer un quelconque degré de moralité. Ces considérations
logiques et expérimentales font néanmoins de la science une composante essentielle d' une
décision éthique, de par l' éclairage qu' elle jette sur les effets des relations entre les hommes
et entre ceux-ci et la nature. À l' inverse, le discours qui découle du mode de pensée
religieux déborde de considérations morales sur les conséquences des actes humains sur les
autres hommes, sur l' ensemble de la nature et, surtout, face à la divinité, mais sans jamais
formuler de façon vérifiable expérimenta.1ement ces conséquences. L'être humain occupe
toujours une place centrale dans ce discours, soit comme principal acteur agissant de
concert ou contre la nature, ou encore comme subordonnée à une transcendance lui dictant
une moralité à travers des messages, des signes ou des prophètes. L'homme a ainsi sa place
341
clairement définie dans l' ordre de l' univers, parfois même dans le combat contre le chaos
apparent de celui-ci, et sa propre finalité spirituelle est explicite selon cet ordre.
La question de l' incompatibilité théorique entre la science et le mythe quant au
discours éthique semble pouvoir se ramener à une question de priorité entre la logique et les
évidences causales expérimentales .du côté de la science, et l' anthropocentrisme
transcendant du rôle de l' homme dans le cosmos, du côté religieux. Si cette question de
priorité semble devoir rester sans solution satisfaisante pour les deux modes de pensée,
scientifique et mythique, leur compatibilité dans le champ concret de la décision éthique
doit être envisageable, un maintien rigide de cette opposition théorique dans le champ
social et politique ne pouvant être que la source d' incompréhension et de coI?ilit.
individu irrespectueux des lois, au contraire cela ne peut que le mener à reconnaître lui-
même la justesse et la validité de ces lois, ou encore à les contester publiquement.
Selon cette approche, l' éthique devient non plus une sorte de juridiction, mais une
tentative toujours en évolution, de partage des convictions intimes de chacun. En
positionnant la base des choix éthiques au niveau du consensus chez l'individu' lui-même
puis entre les individus, et non au niveau des institutions civiles, la compatibilité au niveau
des .décisions éthiques entre la recherche scientifique et la religion peut devenir
harmonieuse. Car si la conviction personnelle envers l' une ou l' autre des attitudes diffère
grandement d' un individu à l' autre, elle est assez clairement définie chez l' individu éduqué
pour lui permettre de faire des choix éclairés, de les partager, d' accepter les différences
d' opinions et de parvenir à des compromis dans les cas litigieux. Évidemment, les
situations morales irréconciliables impliquant personnellement plusieurs individus doivent
être résolues par une instance publique, un gouvernement, un jury de pairs ou un juge, sans
toutefois que ces cas, prévisibles et inévit-ables dans toute société humaine, ne deviennent
des lois ou des précédents applicables à tous. Les enfants et .les individus adultes incapables
de faire des choix éthiques éclairés doivent s' en remettre à un parent, un répondant ou une
instance publique, ce qui n' est pas par ailleurs une problématique nouvelle.
Au lieu d' une collision infructueuse entre les discours théoriques des communautés
scientifiques et re~igieuses sur la nature du monde et sur le rôle de l' humain dans celui -ci, le
choix éthique et le partage c'onsensuel de ce choix deviennent chez l' individu une symbiose
de ce qu' il a appris de la science et des mythes religieux, non seulement par sa formation,
.ses discussions ou ses lectures, mais aussi par la perspective idéale qu' est son expérience de
vie personnelle en société. Les convictions éthiques intimes varient grandement d' un
individu à l' autre, parce que les expériences de vie varient grandement, mais tant que les
lois communément acceptées par la société, qui est l' ensemble des communautés, ne sont
pas enfreintes, tous les adultes devraient être en mesure de faire leurs propres choix
éthiques le plus souvent possible, et de faire l' effort de concilier ses convictions avec celles
des autres individus et des autres communautés lorsque cela devient nécessaire. L' éthique
devient alors cette aventure sociale qui doit être assumée personnellement, elle n' est plus
du domaine légal ou juridique, mais devient un effort soutenu et conscient de chaque
individu non pas de se conformer à des lois mais de réaliser lui-même la condition
humaine.
Le partage des convictions éthiques intimes n' est pas tant une privatisation des choix
moraux qu' une responsabilisation de ceux-ci. Tant que l' éthique est considérée comme un
domaine de légalité et d' interdits, la responsabilité sociale de l' individu se limite au respect
de cette légalité. Si en revanche l'éthique est enseignée comme un effort nécessaire à la vie
en commun, elle devient une tâche et un défi dont il faut s' acquitter avec le même sérieux
que le cheminement professionnel ou la vie familiale, un défi qui est au cœur des
aspirations personnelles et dont dépend de façon cruciale l'harmonie sociale.
Si on applique cette solution de compatibilité éthique entre religion et science à
l' exemple concret de l'expérimentation ou de la répétition d' une procédure médicale ou
biotechnologique inédite et moralement contestée, car jugée dangereuse ou indigne par
certains, le débat éthique n'est plus principalement politique ou social, mais se centre sur le
praticien spécialiste. La décision d' ordre éthique de passer à l' acte, de s' en abstenir ou de
modifier la procédure ne peut reposer que sur les convictions du scientifique qui tente la
procédure inédite, car lui seul peut déterminer, parfois précisément et parfois
approximativement, les conséquences et les risques encourus. Mais il ne peut prendre cette
345
décision en aveugle éthique, c' est de sa propre initiative qu' il doit vouloir discuter les
implications de ses gestes en premier lieu avec l' individu conscient concerné par la
procédure si tel est le cas, puis avec différents acteurs du domaine public, avec d'autres
scientifiques, et avec des représentants du gouvernement et des communautés religieuses.
Riche de ces avis c'est finalement dans sa propre éducation et ses propres convictions qu' il
doit puiser les références lui permettant de juger du bien ou du mal de la décision et du
geste à poser, dans fes limites du système légal en .place, basé sur l' accord entre toutes les
communautés. D' où l' importance cruciale d' une forme d'entraînement au questionnement
éthique dans la formation scientifique ne se limitant pas à des réponses préalables touchant
les pratiques connues, mais incorporant aussi le développement du jugement et des bases
philosophiques, anciennes et modernes, requises pour responsabiliser ce jugement devant la
nouveauté.
Le prix à payer pour la réalisation d' une telle démarche de questionnement éthique au
cœur de la formation et de la pratique professionnelle est celui d' une diminution de
l' efficacité technique, et possiblement d'une productivité globale décrue. Pour obtenir la
réconciliation morale des individus et par extension celles des communautés dont ils sont
les mvmbres, ce prix ne semble pas trop élevé, du moins pas en terme de qualité et de
dignité de la vie humaine.
Cet exemple dans le domaine médical peut se transposer sans rien perdre de sa validité
dans les domaines des décisions commerciales influençant la vie de nombreux employés,
d'actionnaires et de clients, ou dans la sphère politique à tous les niveaux décisionnels du
gouvernement. Lorsque l' on conçoit l' éthique comme une forme de responsabilité et
d'effort personnel, et non comme une loi ou une directive ou une déontologie à laquelle il
faut se conformer sous peine de réprimande, l' impératif moral' n' est plus une forme de
répression ou de condamnation, mais une forme de véritable liberté, la liberté d' assumer la
vie humaine en communauté, ou de s' y refuser avec les conséquences néfastes pour
l' individu et pour la communauté que cela implique.
Sans relever de l'utopie, cette troisième solution pratiqu~ au problème de la
compatibilité éthique entre la science et le mythe est celle qui est la plus éloignée des
sociétés contemporaines. Rien ne permet de spéculer, et surtout pas les différentes
perspectives historiques, qu'une société actuelle soit encline à promouvoir les changements
nécessaires, sur les plans sociaux, éducationnels, politiques, économiques et juridiques,
pour faire d' un réel partage des convictions éthiques intimes une base concrète du
questionnement éthique. Jamais l'effort de responsabilisation morale des individus ne
pourra suppléer complètement à la répression légale des actes immoraux, mais serait-ce
seulement souhaitable d'exiger plus de l'éducation que la seule formation de spécialistes et
d' espérer qu' à travers elle le souci éthique ne devienne vraiment l'affaire de tous, et pas
uniquement celle des politiciens, des éthiciens et des «comités d' éthique»? Ici le
philosophe doit humblement se taire laisser la parole à la collectivité qui seule, dans sa
sagesse, peut en décider.
CONCLUSION
Que conclure de cette énumération de possibilités de réconciliation pratique, surtout sur
le plan de l'éthique, entre la pensée scientifique et philosophique et la conscience
mythique? Premièrement, que la démarcation entre science et métaphysique selon le critère
de falsifiabilité de Popper est cruciale pour différencier l'incompatibilité théorique entre les
deux attitudes des simples méprises ou des préjugés. Deuxièmement, que l'apparente
346
incompatibilité entre les discours théoriques des attitudes scientifiques et religieuses n' est
problématique que lorsque l' on touche les questions éthiques et politiques affectant toute la
. société. Et finalement, qu' une compatibilité éthique entre les deux attitudes semble plus
réalisable au. niveau de l' individu et de son éducation qu' au niveau d' un discours
conflictuel entre les différentes communautés. Cependant, le partage nécessaire des
convictions éthiques intimes ne peut reposer que sur un système d' éducation diversifié qui
vise plus que la simple production de travailleurs spécialisés et de professionnels
compétents, mais aussi la véritable formation personnelle scientifique et culturelle et l' éveil
au questionnement éthique, surtout face à la nouveauté.
Comme le souligne Hannah Arendt, puisant aux sources socratiques et kantiennes,
« ceux qui redoutent le mépris d' eux-mêmes ou la contradiction avec eux-mêmes sont ceux
qui vivent avec eux-mêmes; ils trouvent évidentes les propositions morales, ils n' ont pas
besoin d' obligation. » (Arendt H., 2005 , p. 106). On ne peut exiger la moralité des autres,
on ne peut qu' inciter par l' exemple et l' éducation qu' ils réalisent qu'-elle est la seule façon
de vivre.
Une société scientifique moderne, laïque dans son principe mais tolérante des
communautés religieuses, n' a pas à se bâtir une éthique qui soit un code de lois imposé à
chacun par une institution collective, mais devrait, au contraire, permettre à tous de se
forger ses propres convictions éthiques intimes, empruntant simultanément les chemins de
la rationalité et de l' irrationnel qui existe chez chacun. L' éthique est le partage et la
conciliation de ces convictions éthiques intimes. Ce partage n ' est possible que grâce à un
système d'éducation qui présente les connaissances philosophiques et scientifiques comme
des champs connexes et non comme des domaines de spécialisation clos, en plus d' initier
au respect et à la compréhension des différentes communautés. religieuses, sans pour autant
inciter à la pratique religieuse. Il est souvent plus facile et plus harmonieux de comprendre,
d' accepter ou d' argumenter pour une contre une prise de position idéologique lorsque l' on
connaît aussi bien son origine que la réalité concrète de son application, et non seulement
ses aspects, à première vue, aberrants ou choquants.
Une éducation idéale, puisqu' il faut bien penser l' idéal si l' on espère s' en approcher,
devrait privilégier la formation diversifiée exigée par l' éveil au questionnement éthique et à
toutes ses ramifications, au lieu du modèle actuel, basé sur la production de travailleurs
spécialisés et hautement spécialisés, modèle favorisé à court terme par des intérêts
politiques et économiques nationaux et internationaux. Pourtant, y a-t-il un intérêt national
et international plus fondamental , plus crucial pour la vie en commun et plus pressant pour
l' être humain que celui de la recherche de la « vie bonne» ?
Si le système judiciaire pose les limites de la liberté individuelle nécessaires à la vie en
société, le respect des lois non-écrites de la morale ne peut s' imposer par la législation,
mais se réalise dans le partage des convictions personnelles qui font exister cette morale.
L' éthique n'est pas une frontière qui confinerait l'agir humain dans un enclos hors de
portée de maux interdits mais un horizon qui s'ouvre sur les différentes formes du bien,
bien qui se manifeste dans l' effort personnel pour réaliser la vie en commun, la vie sociale.
Le paradoxe de l' éthique est qu' elle est une odyssée personnelle qui ne peut se vivre
qu' avec autrui, et parce qu'elle est ce paradoxe elle ne peut résumer et se coucher de façon
définitive sur le papier ou dans l' ordinateur, elle doit se vivre. Pour vivre l' éthique,
l' éclairage qu' apportent la science et le mythe opèrent selon deux modalités différentes,
complémentaires et non exclusives, de la connaissance d' une même réalité dans laquelle
l ' humanité est plongée. Comme l' écrit Cassirer, « les classes et les genres de 1 Être ne sont
347
pas, ainsi que l' admet le réalisme naïf, quelque chose d ' éternel et de fixe en soi» (Cassirer
E. , 1997, p. 97). La réalité est là, tout simplement et c ' est l'esprit humain qui tient à la
découper. C ' est moralement à l' esprit humain qu' il appartient aussi de recoller les
morceaux de sa réalité et de s' en faire un idéal.
Bibliographie
ARENDT, H. (2005), Responsabilité et jugement, trad. fr. 1. KOHN, Paris, Payot.
ARISTOTE, Métaphysique , trad. fr. 1. TRICOT, Paris, Vrin
CARNAP, R. (1950), Logical Foundations of Probability, Chicago, The University of
Chicago Press.
CASSIRER, E. (1972), La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique,
trad. fr. 1. LACOSTE, Paris, Les Éditions de Minuit (publication originale: 1953).
CASSIRER, E. (1972b), La philosophie des formes symboliques 3. La phénoménologie de la
connaissance, trad. fr. C. FRONTY, Paris, Les Éditions de Minuit (publication originale:
1957).
CASSIRER, E. (1997), Trois essais sur le symbolique, trad. fr. 1. CARRO, Paris, Éditions du
Cerf
(publication originale: 1956).
CASSIRER, E. (1991), Logique des sciences de la culture, trad. fr. 1. CARRO, Paris, Éditions
du Cerf.
FRAZER, 1. G. (1998), The Golden Bough, Oxford-New York, Oxford University Press
(publication originale, édition en douze volumes, 1915).
GOULD, S.l. (2000), Et Dieu dit : « Que Darwin soit! », trad. fr. 1.-B. GRASSET, Paris,
Éditions du Seuil.
GUSDORF, G. (1953), Mythe et métaphysique, Paris, Flammarion, Paris.
HADOT, P. (2004), Le voile d 'Isis, Paris, Gallimard.
MONOD, 1. (1970), Le hasard et la nécessité, Paris, Éditions du Seuil.
MÜLLER, M. (2002), Mythologie comparée, Paris, Robert Laffont
(publication originale, Essais sur la mythologie comparée, Paris, 1873, Nouvelles
études de mythologie, Paris, 1898)
. POPPER, K. (2002). The logic ofscientific discovery, Londres-New York, Routledge-
Classics
(publication originale: 1935).
POPPER, K. (2002b ).Conjectures and refutations, Londres-New York, Routledge-Classics
(publication originale: 1963).
POPPER, K. (1979). Objective Knowledge, Oxford-New York, Clarendon Press
(publication originale: 1972).
POPPER, K. (1983), Realism and the Aim of Science, Londres, Routledge.
RA WLS, 1. (1995), Libéralisme politique, trad. fr. C. AUDARD, Paris, Presses universitaires
de France.
348
RÉsuMÉ: La religion et la science sont souvent au centre des débats éthiques actuels.
La différenciation entre les discours scientifiques et mythiques a été l' 0 bj et d' études des
philosophes Karl Popper et Ernst Cassirer. Popper a établi un critère de démarcation entre
la science et la métaphysique, la falsifiabilité, qui fait que l' on considère un discours
comme scientifique et actuellement valide seulement lorsque celui -ci peut être invalidé
expérimentalement, et ne l' a pas été. Cassirer a étudié l' opposition fondamentale entre les
modes de pensée scientifique et mythique, en mettant l ' emphase sur les différences
concernant la causalité, la quantité, le temps et l'espace. Vu les difficultés théoriques
d' établir les limites de validité d'un discours scientifique ou religieux, comment une société
peut-elle résoudre ses dilemmes éthiques si ces deux types de visions du monde offrent des
visions conflictuelles? Trois solutions à· ce problème de compatibilité sont examinées:
l' arbitration, la séparation de l' autorité et le partage des convictions éthiques intimes. Cette
dernière solution, plus satisfaisante philosophiquement, nécessite une éducation plus
diversifiée que très spécialisée.
349
4. « Le désenchantement du monstre »
Article en préparation.
350
Le désenchantement du monstre
YVES LAROCHELLE Université Laval, Québec, Canada
Introduction
Dans la conclusion de son essai L 'imaginaire, lean-Paul Sartre compare l'imagination
d' un ami déambulant dans Rome et celle d'un centaure comme similaire, en tant toutes
deux qu' aspect du Néant, à la seule différence que le centaure est définitivement inexistant
(Sartre 1968, p. 349). Cette prise de position péjorative envers l'imagination « fantastique»
est sévèrement critiquée par Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de
l 'imaginaire, qui reproche à Sartre de ne voir dans l'imaginaire uniquement «qu' une
dégradation du savoir» (Durand 1969 p.25). Le manque de respect que la contemporanéité,
et principalement ses institutions politiques, scientifiques et médiatiques, accorde à
l' imagination fantastique peut être considéré comme un des facteurs accompagnant la
dévaluation dramatique des différents systèmes de valeurs, religieux ou idéalistes, qui
animaient jadis les sociétés humaines, mais aussi comme une manifestation symptomatique
des malaises éthiques patents actuellement à l'échelle planétaire. C'est un plaidoyer allant
précisément dans ce sens que livre G. Durand:
En cette fonction fantastique réside ce «supplément d'âme» que l' angoisse
contemporaine cherche anarchiquement sur les ruines des déterminismes, car c' est la
fonction fantastique qui ajoute à l' objectivité morte l'intérêt assimilateur de l'utilité,
351.
qui ajoute à l' utilité la satisfaction de l' agréable, qui ajoute à l' agréable le luxe de
l' émotion esthétique, qui .enfin dans une assimilation suprême, après avoir
sémantiquement nié le négatif destin, installe la pensée dans l'euphémisme total de la
sérénité comme de la révolte philosophique ou religieuse (1).
Cette dévalorisation de l' imaginaire est-elle un authentique problème philosophique ?
Ne devrait-on pas laisser ces questions entre les mains des sociologues et des critiques
l ~ttéraires ? Non, tout au contraire, la philosophi~ se doit d' entreprendre la défense critique
de l' imagination pour exactement les mêmes raisons qu' elle a dû entreprendre la défense de
la raison il y quelques siècles, c' est-à-dire pour rétablir un sain équilibre, psychique et
social, entre l' intelleçtualité et l' émotivité. Si la · philosophie abandonne aujourd ' hui
l' imaginaire dans sa quête de sens, elle se condamnerait à se confmer dans un désert
purement logique et analytique où la réalité humaine ne serait plus qu' une ombre recluse,
plus qu'une simple caricature d' elle-même. .
L' imaginaire du présent n' est rien d' autre que l' imaginaire du passé, et s' il peut se
présenter comme réformé ou revitalisé, il reste au fond de chaque homme une intimité
inviolable et indomptable que toute recherche de la sagesse ne peut négliger, au risque de
confondre Logos et logomachie. Défendre le droit de parole à l' ineffable de l' imaginaire,
sous prétexte qu' il ne se qualifie et ne s' élabore pas aussi facilement que le mesurable et le
modélisable, est un crime philosophique impardonnable, ce qui existe de flou et de
nocturne en l' homme valant bien la même peine et le même intérêt que le clair et le
rationalisme diurne.
Les monstres en tant que domaine d' investigation philosophique, que leur signification
soit comprise comme une dérivation ou comme une négation de l' ordre physique ou encore
comme phénoménalité en appelant à une démarche herméneutique ·relevant du divin, du
diabolique, du merveilleux et de l' inconnu, résistent à la catégorisation et persistent à
occuper un espace psychique qui s' il est aujourd' hui grandement diminué n' en demeure pas
moins indéniable. L' inte~ogation philosophique sur la monstruosité «ouvre un espace
entre l' extrême négation du monstre par un principe d' ordre normatif et son extrême
affirmation par une pensée inquiète, capable de rapporter sa propre forme et l' exercice de
sa force à un écart inédit. » (Ibrahim 2005 , p. 27) Nul philosophe ne peut résister à l' attrait
d' un objet subissant un tel écartèlement conceptuel.
personne, aucune limitation, aucune défense ou incitation morale n' est aSSOClees à ces
manifestations qui ne sont finalement que des agressions hors de mon contrôle. Le monstre
comme limite lui a aujourd'hui complèt~inent cessé de faire peur.
Michel Foucault, dans son cours du 22 janvier 1975 sur Les anormaux reprend 'un
thème qui lui est cher, soit la législation de la normalité depuis le XVIIIe siècle. Pour lui le
monstre n'est avant tout qu'une notion juridique, qu'une description de l'admissible par la
loi. Le « monstre humain» est simplement celui qui non seulement viole les lois de la cité,
mais encore celui qui viole les lois de la nature, il est infraction dans son existence même,
et de ce fait même il représente le cas limite combinant l'impossible et l' interdit (Foucault
1999, pp. 51-52). Mais cette monstruosité légale a besoin d' exemples concrets, de criminels
en chair et en os et c' est pourquoi le monstre comme individu à corriger devient
indissociable du malade à enfermer. La monstruosité comme fait de l' imaginaire cède alors
la place à la monstruosité comme délinquance criminelle, qui n' est effrayante que
lorsqu' elle n' est pas incarcérée et mis à l' écart de la société, comme il se devrait. La
criminalisation du monstre est donc la dernière étape du désenchantement du monstre qui
n' est plus désormais un fruit crédible de l' imaginaire occidental, il n' est plus qu' un
souvenir folklorique qui se montre crûment et dérisoirement que dans des livres et sur des
écrans.
L' inconnu est prégnant de monstruosité, mais puisque l' inconnu, l' inexplorable et
l' inexplicable sont devenus des tabous inadmissibles de la science moderne, la déchéance
du monstre-limite était inévitable. Le vide qui s' est créé suite à l' effondrement des
multiples limites jadis gérées par l' imagination, et la disparition de la frayeur associée à
leuF transgression, a peu à peu été rempli par .des idéologies relativistes ou nihilistes.
Relativisme qui n' est finalement que l'aveu d'abandon de l' imagination face à la logique et
à la voie du raisonnable, et nihilisme qui est la négation radicale des valeurs suprêmes et
des limites absolues, vues comme arbitraires et entretenues par des croyances sottes et des
superstitions. Le résultat net de ce recul de l' imaginaire est l'apparition d'une fausse
impression d'un accroissement de liberté intellectuelle, qui n' est souvent finalement que la
fatuité de l' insouciance et de l' impertinence.
Mais le monstre capable d'agir comme limite a déjà existé dans les consciences et a
déjà exercé une influence sur les jugements et les raisonnements. Pour mieux comprendre à
la fois leur influence passée et leur discrédit moderne, voici trois de ces monstres-limites
aujourd'hui désenchantés et pratiquement disparus: le Cerbère, gardien des limites du
cosmos, désormais devenu un univers physique infini, le vampire, prédateur nocturne qui
n' est plus qu'un pâle reflet des monstres modernes, criminels ou étatiques, et la créature du
docteur Frankenstein, fruit d'une connaissance et d'une science auto-justificatrice pour
laquelle la réflexion morale n' est qu'une entrave inutile.
Cerbère, sous la forme d'un chien tric~phale. » (Durand 1969, p. 92, Grimal 1951 , p. 176).
Les enfers, la nuit, l'éclat lunaire sont autant de symbolisations de l' inconnu, du
mystérieux, de l'effrayant et de l'interdit. Le Cerbère veille à ce que l'homme n' aille pas où
il ne doit pas aller.
Seuls les plus fameux héros de l'Antiquité, le demi-dieu Héraclès, le musicien Orphée
et l' émule troyen d'Ulysse, Énée, parviennent à vaincre la ;vigilance du Cerbère. Le premier
par la force brute lors de son douzième travail pour le compte du roi Eurysthée (Schubert
2003 , p. 107), le second à l' aide de son enivrante musique et le troisième grâce une ruse de
la Sybille de Cumes l' accompagnant, qui jette au monstre un gâteau de miel aux propriétés
soporifiques (Virgile 1944, livre 6/417-425 , p. 273). Le demi-dieu se différencie
précisément de 1'humain normal par sa capacité à transgresser avec succès les normes, c' est
pourquoi il devient un exemple exceptionnel, à la fois par sa nature surhumaine et par
l' extravagance de ses exploits. Mais n' est pas demi-dieu qui veut, et seuls les élus des dieux
peuvent survivre un face-à-face avec le gardien des limites humaines.
Le serpent de Midgard, Jormungandr, est un monstre-limite analogue au Cerbère dans
les mythologies germanique et scandinave. D ' une taille gigantesque il entoure la vaste
circonférence de la terre et de l' océan circulaire qui la borde (Sturluson, p. 62). Encore ici,
seul un dieu surhumain réussit à l' anéantir, et cela au prix ultime de sa propre vie
immortelle, lorsque le dieu Thor/Donner l' affronte dans un combat fatidique pendant le
« Crépuscule des dieux » scandinave, le Ragnarok.
Dans la tradition chrétienne, l' ultime limite est l' avènement du jugement dernier et le
commencement du règne de Dieu tel que raconté dans l'Apocalypse de Jean qui met en
scène non pas un mais bien trois monstres-limites: un dragon, symbolisant Satan, une bête
monstrueuse « qui avait dix cornes et sept têtes, sur ses cornes dix diadèmes et sur ses têtes
un nom blasphématoire.» (T.O.B. 1988, Apocalypse 13.1 , p. 1806), que beaucoup
d' exégètes associent, à tort ou à raison, à un empire politique terrestre despotique, et une
bête à deux cornes comme un agneau, mais qui parle comme un dragon séducteur et qui
impose la «marque de la bête» (T.O.B. 1988,' Apocalypse 13.11-18, p. 1806-1807).
Comme pour le Cerbère et le Jormungandr, seules des puissances surhumaines parviennent
à vaincre ces monstres, soit l' archange Michaël ou encore le Messie lui-même, en tant que
cavalier victorieux revêtu d' un manteau trempé de sang menant armée s' opposant à la bête
(T.O.B. 1988, Apocalypse II.7-9, p. 1805 et 19.11-20, p. 1812-1813).
Ces images (ou imaginations) monstrueuses décrites dans le dernier livre du Nouveau
Testament sont d' une telle richesse métaphorique et allégorique que deux mille ans
d' herméneutique biblique et eschatologique ne les ont toujours pas épuisées, ce qui a
parfois mené aux interprétations millénaristes ou prophétiques les plus extravagantes. Elles
marquent cependant le lien sémantique ·et symbolique évident qui lie irrémédiablement
l' effrayant à la seule certitude sans équivoque sur la condition humaine: sa finitude. En
effet, la mortalité humaine confine l' activité de l'homme dans des limitations auxquelles se
heurtent constamment son imagination qui le pousse sans cesse vers l' inconnu et l' infini,
même au risque des monstres s' y trouvant. j
Dans des temps anciens où tout voyage était nécessairement un long voyage, et parfois
l' exploration d' une «Terra incognita», où l'inconnu, avec ce qu'il comporte
d' incontrôlable et de menaçant, faisait partie intégrante de la mentalité, il est normal que le
monde n' ai pas été illimité, et que la frontièr~ entre le connu et l' inconnu, entre le possible
et l' impossible, ait été gardée. Ce gardien ne peut être que surhumain et surnaturel, sinon il
serait impossible de faire reconnaître indéniablement son emprise sur le domaine qu' il
355
défend. Cette limite du monde est donc en même temps un frein, puisqu' on craint les
limites du monde connu, mais aussi un incitatif, puisque rien n' empêche de pousser
l' exploration tant que le gardien de l' ultime limite n' a pas été rencontré. Un équilibre se
forge donc entre le connaissable et l' interdit, équilibre entièrement basé sur le respect et la
reconnaissance d' une humanité aussi conquérante que prudente, aussi intelligente
qu' imaginative. Si la force et la ruse à l' échelle humaine ne suffisent pas à vaincre les
gardiens des limites du cosmos humain, la sagesse qui permet d' admettre leur existence est
garante d' une lucidité vigilante contre les débordements et les excès désastreux.
Dans un monde contemporain où les limites physiques n' existent plus, du moins dans
les mentalités et les discours, on n ' a évidemment plus besoin de gardiens des limites. Tout
est possible, envisageable, permis, ou presque. Si on met de côté quelques tabous et
quelques interdits encore universellement acceptés (interdiction du vol, du meurtre, du viol,
etc.), l'activité humaine n' est plus limitée que par des facteurs contingents, techniques,
économiques, politiques 9U sociaux, mais certainement plus par des barrières de
l' imaginaire. Tout ce qui peut être imaginé peut être fait, peu importe que cela soit édifiant
et utile ou impertinent et dangereux. Chaque être humain n' est limité que par ses propres
tabous, tabous s' estompant de plus en plus avec la !ll0ndialisation de l' indécence et de
l' hébétement médiatique.
Cette disparition des limites et des gardiens des limites, tel le Cerbère, apparaît tout
d' abord comme une franche et désirable libération de l' esprit rationnel de toutes entraves
folkloriques ou religieuses ou traditionnelles. L'explosion des techniques, des inventions et
des méthodes de production des deux derniers siècles sont les meilleurs 'témoins de cette
libération et de la gourmandise de l' intellect et de l' ego pour la locomotion, l' alimentation,
le confort et le diverti~sement. Tout cela est merveilleux et excitant, mais peut-être serait-il
encore permis de réfléchir à certaines conséquences abrutissantes de l' anthropologie
émergente de cet univers de l' illimité. Car si le monde ne finit nulle part, et si rien n' est
vraiment interdit, et si rien n' empêche de transgresser les limites humaines, que reste-t-il de
l' humanité elle-même, sinon un amas épars, goulu et vindicatif, qui ne sait jamais ni
s' arrêter pour penser, ni se retenir pour ne pas faire le mal, ni se rendre compte de son
avilissement.
L' imagination monstrueuse lorsqu'elle servait à la fois à exciter la curiosité et à
interdire par la frayeur rendait l' être humain superstitieux et crédule, mais aussi, d' une
certaine façon, plus sage et plus prudent. L'imagination entièrement soumise à la raison
instrumentale triomphante de la modernité rend l'homme illimité et maître de son univers
mécanique, mais aussi souvent plus sot et plus goinfre qu'il ne le devrait, la « vie bonne»
n' étant pas une vie sans bornes.
Christopher Lee dans les années 1960s, la hantise imaginaire d' une créature nocturne
surnaturelle et prédatrice apparaît déj à au XIe siècle en Allemagne. La coutume voula~t
alors qu' on transperce d' un pieu le cœur d' un enfant mort sans avoir été baptisé, de peur
que des puissances maléfiques le raniment et prennent possession de son âme, cela bien que
le nom même de « vampire» n' apparaisse qu' au XVIIIe siècle en Europe (Faivre 1962, pp.
82-83). La frayeur du vampire prédateur nocturne a donc été présente pendant de nombreux
siècles dans l' imagination populaire.
Outre les connotations évidentes du vampire comme agresseur ou initiateur sexuel,
celui.:ci présente parallèlement un aspect complémentaire, sa nature proprement
surnaturelle. Le vampire n' est pas un être dominé par sa libido, il est la pure symbolisation
physique d' une libido distillée, invincible, immortelle (bien que le vampire soit souvent
qualifié de «mort-vivant») et insensible à toutes les autres contingences de l' existence
humaine. En ce sens, le vampire n' est pas une figuration poussée à son paroxysme du
délinquant sexuel, mais plutôt l'image de la toute-puissance psychique des pulsions
sexuelles affranchies des limites que devraient imposer le jugement moral, la responsabilité
sociale et une saine hygiène biologique. Dracula n' est pas un monstre de par sa sur-nature,
il ne le devient qu' en utilisant celle-ci pour se placer complètement au-dessus des lois
physiques et des lois humaines écrites et non-écrites, ces même lois que revendique
Antigone devant Créon.
Mais le vampire n' est pas qu'une entité surhumaine, il est aussi un maître des bêtes, des
loups, des rats, des chauves-souris, etc., et une entité « sous »-humaine, une bête lui-même.
Il transgresse ainsi à la fois les limites invisibles qui différencieraient l'homme de l' animal
et l' attitude de prudence qui devrait animer une humanité s' inquiétant de sa survie et de
celle de son environnement. Le vampire n' est pas un être de réflexion, son image n'apparaît
d' ailleurs pas dans les miroirs, .il «est essentiellement bestial au niveau purement
réactionnel. » (Oddos 1977, p. 84). Le vampire ne nie pas la raison, il la néglige tout
simplement car ses pouvoirs lui permettent de le faire. C' est un être entièrement i1!stinctuel
et seule son essence surnaturelle lui permet de survivre dans le monde raisonnable des
humains.
La raison seule ne suffisant pas à le détruire, c' est grâce à la symbolique religieuse, à
commencer par la croix ou l'eau bénite, mais aussi des talisI1}ans mondains « apotropes »
comme l' ail, les pieux de bois, l' eau courante ou la lumière du soleil qui permettent, selon
le folklore, de l'anéantir. Paradoxalement, c' est simultanément à la décroissance de
l' emprise de la spiritualité chrétienne sur les populations occidentales que la menace
vampirique s' est transformée en une simple « histoire de peur» sans in~portance psychique
ou imaginaire particulière. La rationalité ayant finalement eut à elle seule raison du
vampirisme, le vampire n' ayant plus la capacité d' émouvoir ou d' effrayer qui que ce soit, la
médiatisation à outrance des horreurs de la quotidienneté lui ayant volé la vedette.
Aujourd'hui les criminels sexuels et les meurtriers font partie de la vie courante, de
chaque édition d'un journal et de chaque bulletin télévisés. Non pas que les viols et les
meurtres n' existaient pas à des époques plus anciennes, mais ceux-ci avaient encore la
potentialité de stimuler la répugnance et la colère par la rareté de leur proximité. Alors
qu' aujourd' hui, insensibilisé par la répétition médiatique du fait divers à l' échelle
mondiale, on ne s' émeut plus de grand-chose, et le système judiciaire se voit fixer, à tort, le
rôle d' éducateur des limites du permissible que l'imagination individuelle s' est vu retirer.
La banalité et le commun n' effraye pas et Dracula est devenu un voisin dont on a su
s' accommoder. En effet, quelle valeur effrayante peuvent bien avoir les fables vampiriques
357
du passé face aux horreurs tristement sanguinaires des régimes totalitaires et des grands
criminels du XXe siècle ...
tourment de sa créature, qui loin d' être un véritable double ou un clone, est trop
individuelle et singulière pour espérer accéder à la socialisation et au bonheur.
Un autre problème philosophique dépasse celui des considérations morales entourant
l' acte de Frankenstein, celui du jugement que la créature elle-même peut poser sur sa
propre existence. Concernant les problèmes philosophiques entourant le clonage humain,
Mark Hunyadi dans son ouvrage Je est clone, tente justement de déplacer l' optique
analytique externe sur les pratiques biotechniques vers une phénoménalité de l' intimité
même de l' être manipulé (Hunyadi 2004). Dans le roman de Shelley, c' est justement la
créature elle-même qui pose le jugement le plus pertinent sur sa propre condition
désespérée d' asocial :
« Lorsque j ' ai commencé à aspirer à une sympathie humaine, c' était par un
besoin de partager avec autrui l' amour de la vertu et les sentiments de bonheur et
d' affection dont mon cœur débordait. Mais bientôt cet élan vers le bien n ' a plus été
qu'une ombre, et le bonheur et l' affection, si ardemment souhaités, se sont mués en
un désespoir haineux et amer. Cers qui pourrais-je me tourner pour que l' on
sympathisât avec moi? Je suis résigné à souffrir seul, tant que dureront mes
souffrances, et j'accepte qu' après la mort seules l'horreur et l' aversion s' attachent à
ma mémoire. (3) »
Le monstre de glaise animé qui hante Athanasius Pernath dans le roman
« cabalistique» Le Golem de Gustav Meyrink n ' est guère plus heureux et encore moins
lucide, car il n'est «pas un homme véritable et seule une vie végétative, à demi-
consciente» l' anime. Lorsque qu' affligé par un accès de folie, il se « mis à courir dans les
ruelles en massacrant tout ce qui lui tombait sous la main. » (Meyrink 1989, p. 979).
Comme le souligne Carl Gustav Jung, lors d'un séminaire sur le rêve, -le Golem est une
créature animée par la magie noire qui vit sans âme, un pur mécanisme qui est une figure
essentiellement négative qui personnifie les troubles psychotiques horribles quÏ' assaillent le
héros du roman (Jung 1984, p. 502). L' imitation de la vie, par le détournement de la
science ou par la magie noire, n'est pas une avenue qui s'avère moralement carrossable
suivant l' imagination fantastique, et celui qui emprunte cette voie le regrette toujours
amèrement.
Dans un monde contemporain où rien ne s' oppose à ce que tout ce qui est imaginable
soit essayé, au nom de la quête d'efficacité technique, quelles leçons pouvons-nous encore
tirer de ces histoires d' animations magiques ou scientifiques, sinon que le poids de la
responsabilité n' est jamais en rien allégé par l'accumulation de performance ou de profit.
Encore faut-il que le prix à payer, en temps, en argent et en effort, pour pouvoir se
permettre une réflexion morale ne soit pas trop élevé, ce qui ne semble pas être le cas dans
une quotidienneté technicienne toute faite d'efficacité et de rendement, et qui n ' a rien à
faire des monstres-limites ..
que la justice et la morale se sont vidées de leùr sens en se voulant absolument rationnelles,
naturelles et universelles, et devenues par le fait même désincarnées et départicularisées,
car privé d' un cadre culturel:
De quoi les Lumières nous ont-elles privés? Ma thèse est la suivante: ce à quoi
les Lumières ont rendu la plupart d' entre nous aveugles, et que nous devons à présent
retrouver, est une conception de l' investigation rationnelle incarnée dans une tradition
et selon laquelle les critères mêmes de la justification rationnelle émergent d ' une
histoire dont ils font partie et où ils sont justifiés par la façon dont ils transcendent les
limites des critères précédents et remédient à leurs faiblesses à l' intérieur de l' histoire
de cette même tradition (4).
Il est possible de faire remonter encore plus loin le commencement patent du recul de
l' imaginaire, en fait jusqu' au XVIe siècle de la Réforme en Europe. À cette époque
« des» réformes (celles de Luther et de Calvin, visant à dénoncer les abus de la classe
dirigeante du ,Pouvoir ecclésiastique catholique, celle de Paul III au "concile de Trente et
d' Ignace de Loyola, visant à réparer ces mêmes abus, ou encore celle de Thomas Cranmer,
qui posa les bases de l' anglicanisme tandis qu' Henri "YIII tentait désespérément
d' engendrer un héritier), l'imagination et les superstitions qu' elles engendrent ont souvent
été mises au bûcher à titre d' hérésies contre la Raison, élevée en nouveau dogme dominant.
Éventuellement, même le divin a dû reculer devant le progrès manifeste de la rationalité,
qui s' est alors mise au service du pragmatisme politique et économique actuel.
À notre époque séculaire (5), avec la disparition de l' imaginaire monstrueux, que l' on a
relégué au rang des balivernes et des fabulations , c' est également le concept de limite lui-
même qui a été écarté par une certaine forme de rationalisme, avec les conséquences
évidentes que cela risquait d ' en~raîner, soit la désorientation morale, l' amenuisement du
sens de l' existence humaine et le refoulement de l' imaginaire aux sphères du privé et du
ludique, c' est-à-dire «hors d' état de nuire ». Mais la présence de " limites, aussi
irrationnelles puissent-elles apparaître, n' est pas qu' un simple besoin psychologique, c' est
une des données de base de l' organisation sociale. Contrairement à la magie ou à la
superstition, le monstre-limite n'est pas moteur d ' ambition, mais bien un incitatif à "la
prudence. Prudence qui se retrouve aujourd' hui non fondée, ou encore argumentée selon
. des scénarios catastrophistes peu crédibles, et donc réduite à la caducité.
C' est avec l' apparition de la tératologie (6), cette proto-science pré-darwinienne du
XYIIIe et du XIX e sièlce qui a été à l'embryologie ce que l'alchimie a été à la chimie, soit
un mélange d'intuitions heureuses et de grossières méprises biologiques, que la raison a
finalement triomphé définitivement de la monstruosité comme manifestation crédible de
l' imagination et comme réalité psychique exerçant une véritable influence "sur les émotions
et sur les raisonnements. Avec la démystification de la monstruosité, la science provoque
une rupture définitive de l' imaginaire:
Bascule alors une longue histoire, qui fut longtemps quasi immobile: ce double
grotesque, ce parent bestial, cette négation vivante de l 'homme, présage de malheur,
défi à la raison, arrêt de la pensée, vacillement du regard, serait enfin rentré dans
l' ordre (7).
Dès lors que la science, trônant désormais au sommet de l' édifice de la Raison,
identifie, décortique et explique le monstre et démontre qu' il n' est finalement qu' une
anomalie toute naturelle au sein d' un monde tout expliqué, il n' est plus question de craindre
des monstres biologiques et encore moins les monstres fantastiques, scientifiquement
déclarés inexistants. La chimère se dématérialise alors complètement et ne devient que
360
l' expression d' un rêve fou et le Cerbère et le Dragon disparaissent de la surface de la Terre.
Le monde, sous l' égide de la science, ne présente plus aucune limite pour l' homme.
monstre ne peut remplir efficacement son rôle d' excitant et de balise pour la fonction
imaginaire que s' il n'est pas montré, autrement il n'est plus un monstre et ne devient
qu' une image fade et vide, incapable d' opérer sur la conscience. L' inefficacité patente de la
continuelle surenchère des effets spéciaux dans les arts cinématographiques, souvent plus
exténuants que terrifiants autant au niveau visuel qu'auditif, en est probablement la plus
évidente démonstration par l' absurde.
Conclusion
La question de fond derrière la disparition de l' imaginaire monstrueux est celle-ci : le'
progrès de la raison instrumentale, aussi indéniable que souhaitable philosophiquement,
doit-il nécessairement se conjuguer avec un recul de l '.imaginaire public et privé? Tel un
balancier marquant nos conceptions de la réalité, la réflexion philosophique ne devrait-elle
pas encourager un ressac du cosmos symbolique de l' imaginaire face aux idéologies
matérialistes et relativistes de notre univers mécanique?
Si on accepte que la recherche de l' équilibre, du milieu aristotélicien, est la tâche la
plus déterminante de la pensée, l' évidence s' impose d' elle-même que la négligence des
aspects imaginaires, et donc émotifs et intuitifs, du psychisme humain ne peut que mener à
la catastrophe individuelle et collective. Le monstre ne nous montre pas les limites du
cosmos humain pour nous narguer ou pour nous ridiculiser, mais pour qu' elles ne soient
pas franchies inconsciemment et impunément. Refuser de croire aux limitations de
l ' humanité est un crime philosophique pire encore que celui de la superstition, c' est celui
qu' a commis Icare de se noyer dans son propre égocentrisme. Mais encore faut-il savoir
redonner une place à l' imagination qui n'est pas un simple retour à des mentalités purement
superstitieuses et irrationnelles, ce qui risquerait d' entraîner des débordements personnels
et sociaux des plus fâcheux, et cela représente un défi de taille, autant pour celui qui veille
au développement de la culture, soùs toutes es formes, que pour celui qui s'intéresse aux
jugements moraux.
Les monstres modernes, qui n'inspirent que le dégoût et l' aversion et qui ne sont hélas
qu' humains trop humains, ne sont que les fruits de l' éradication des monstres de
l' imaginaire et du fantastique que la rationalit~ dominante a condamné à l'extinction. Le
monstre inconscient de sa propre criminalité et de son abjection est l'ultime destin de
l' homme qui ne reconnaît ni ne respecte ni ses limites, ni ses fantasmes ni le rôle
cathartique qu' ils ont à jouer psychologiquement et socialement. Il est tout aussi'
philosophiquement important de le rappeler que de veiller à la saine propagation de la
logique et de la dialectique. La monstruosité, à travers le folklore ou l'art, a sa place dans la
quotidienneté, ne serait-ce que comme contrepoids à l'ultime vacuité d'un instrumentalisme
ou d' un pragmatisme indolent, mais pas n' importe quel monstre, et surtout pas à n' importe
quel prix.
yves.larochelle.1 @ulaval.ca
362
Notes
(1) Durand 1969, p. 500.
(2) Typique d' une forme de mentalité anti-féministe de la fin du Moyen Âge Le Malleus
Maleficarum (le « Marteau des sorcières») est formel à cet égard, la femme ne possède pas
la force morale et la raison nécessaire pour résister aux démons incubes alors que « - les
hommes ne se livrent pas si volontairement aux succubes, car cette pratique leur est plus en
horreur en vertu de cette vigueur naturelle de la raison par laquelle les hommes sont
supérieurs aux femmes -» (Kraemer et Sprenger 1973, p. 452).
(3) Shelley 1989, p. 477.
(4) McIntyre 1993, p. 8.
(5) Voir l' histoire philosophique très détaillée de la sécularisation de l' Occident dans
Taylor 2007.
(6) L' étude contemporaine des malformations congénitales est parfois encore appelée
« tératologie », bien que le terme dysmorphologie soit aussi employé. Quoi qu' il en soit, la
tératologie dont il est question ici se réfère aux théories pré-darwiennes du naturaliste
Étienne Geoffroy St-Hilaire ou de Johann Friedrich Meckel von Helmsbach vers 1830, par
exemple (Voir les essais «La necessité du monstre» de François Dagonet et «La
banalisation biologique du monstre» de Jean Gayon in Beaune 2004).
(7) Courtine 2002, p. 14.
Références bibliographiques
Beaune, J.-C. (sous la direction de)
2004 La vie et la mort des monstres, Seyssel, Champ Vallon.
Courtine, J. -J.
2002 Le désenchantement des monstres in Martin, E. , Histoire des monstres, Paris,
Jérôme Million.
Durand, G.
1969 Les structures anthropologiques de l 'imaginaire, Paris, Bordas.
Faivre, T.
1962 Les vampires, Paris, Le Terrain Vague.
Freud S.
2003 The Uncanny, New York et Londres, Penguin Books (édition originale:
Imago, 1919).
Goetsch, P .
. 2002 . Monsters in English Litterature: From the Romantic Age to the First World
War, Frankfurt am Main, Peter Lang.
Grimal, P.
1951 Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses
Universitaires de
France.
Hunyadi, M.
2004 Je est clone, Paris, Éditions du Seuil, Paris.
Ibrahim, A.
363
Williams, T.
1996 Hearths of Darkness, Londres, Associated University Press.
365
Article en préparation.
366
RÉSUMÉ: Si certaines thèses sociales et économiques émises par Karl Marx et Friedrich
Engels au XIXe siècles sont aujourd'hui tombées dans la désuétude, surtout en raison des
progrès de la technologie au XXe siècle, le concept de « lutte de classes» demeure un outil
philosophique pertinent pour décrire et comprendre le monde contemporain. Cependant,
cette lutte n' oppose plus aujourd'hui la bourgeoisie au prolétariat, mais de nouvelles
classes, soit, d'un côté, une classe « triomphante» regroupant les tenants d' un rationalisme
exclusif, issu des Lumières et accordant une valeur suprême à l' équilibre économique et au
savoir scientifique, et, de l'autre, une classe «récalcitrante» composée des tenants d'un
irrationnel assumé, dont les valeurs religieuses, anthropologiques, psychologiques et
esthétiques sont à contre-courant des discours médiatiques et politiques. La nouvelle lutte
de classes n ' est pas, comme le voudraient certaines rumeurs médiatiques, un conflit entre
science et religion, mais bien une guerre idéologique opposant l' efficacité technique à
l' idéalité spirituelle à l'intérieur même de chacune des classes.
Yves LAROCHELLE,
Faculté de philosophie, Université Laval, Québec, Canada
367
INTRODUCTION
« L 'histoire de toute société jusqu 'à nos jours, c 'est l 'histoire de lutte de classes. »1
Cette citation, qui prône au début du Manifeste communiste de 1848 de Karl Marx et
Friedrich Engels 2, s' est révélée d' une pertinence si profonde qu' elle a littéralement changé
le monde et bouleversé l' histoire de la philosophie. Cela dit, les analyses et les
argumentations qui suivent cette phrase choc tiennent souvent aujourd ' hui plus de
l' historiographie politique et économique d' un passé révolu que de la réalité des sociétés
fortement industrialisées du XXI e siècle.
Cependant, la pertinence du concept de « lutte de classes·» est toujours actuelle, mais force
est de constater que cette lutte implique de moins en moins une classe prolétarienne
opprimée (que représenterait la.« gauche» politique) et de grands propriétaires bourgeois
de moyen de production (que représenterait la «droite » politique). Aujourd' hui, les
principales questions relatives à la production touchent les savoirs et les moyens
énergétiques, des entités qui se possèdent et se contrôlent que difficilement, au cœur d' une
jungle de citoyens consommateurs étant presque tous, à différents degrés, à la fois
actionnaires, et donc propriétaires, et faisant partie d' un syndicat ou d' une association
professionnelle, et donc salariés. Tout pouvoir politique est maintenant le plus souvent à la
merci d' un triumvirat constitué par les intérêts financiers, les syndicats et l' opinion
publique, fortement médiatisée, des travailleurs/actionnaires/syndiqués.
Des luttes persistent touj ours entre des classes de citoyens et occupent régulièrement, pour
. ne pas dire quotidiennement, l'actualité. Mais ces luttes ne sont pas toujours, du moins
essentiellement, économique, elles se situent de plus en plus au niveau des valeurs, c' est-à-
dire des incitatifs moraux et idéologiques qui poussent à prôner telle ou telle politique et
telle ou telle façon de mener sa vie personnelle et professionnelle. La thèse de cet article est
que la schématisation systématique des conflits sociaux en une dualité bourgeois/prolétaire,
ou droite/gauche, relève d' une réalité sociale et économique d' un autre siècle et que les
nouvelles classes en lutte sont plutôt les tenants du « rationalisme exclusif» et ceux de
« l' irrationnel assumé ». Cette nouvelle lutte de classes oppose une vision du monde qui se
caractérise par une rationalité fortement centrée sur l' économie et le discours scientifique, à
une attitude voulant assumer plus directement la part d'irrationnel dans la vie humaine, et
relevant de dimensions religieuses, spirituelles et artistiques.
Le rationalisme exclusif est le mode de pensée, souvent présent dans les milieux
académiques, médiatiques, économiques' et politiques, qui accorde une priorité absolue au
discours exclusivement rationnel, c' est-à-dire basée sur une argumentation logique relevant
directement d' évidences empiriques, de conclusions scientifiques et de définitions
sociologiques associées aux penseurs des Lumières, concernant notamment la démocratie,
la liberté et l' égalité des hommes. Ce rationalisme relègue systématiquement au second
plan toute autre forme de discours, d'opinions et de valeurs, souvent jugés démodés,
absurdes, impossibles ou dérivants de fabulations infantiles.
1 Marx, K. , Le manifeste communiste in Philosophie, ed. établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, 1965, 1968 et
1982, p. 399. Dans l'édition anglaise de 1888, Engels rajoute en note qu ' il s'agit de l'histoire transmise par
écrit, Ibid., note 2, p. 594.
2 Bien que Engels reconnaisse lui-même dans ses lettres que le Manifeste ait été principalement l'œuvre' de
« À mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoisie
a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu 'elle
a produit avant tout, ce sont ses profres fossoyeurs. Son déclin et le triomphe du
prolétariat sont également inévitables. »
Le plus virulent opposant aux thèses historicistes du XIXe siècle, et qui les a attaquées avec
une argumentation rigoureuse ne permettant guère la réplique, est certainement
l'épistémologue Karl Popper. Son principal argument est aussi simple que cinglant:
l' histoire n ' est pas une science prédictive4 • Si on peut en physique, lors d' expériences en
milieux contrôlés, faire des prédictions théoriques très précises sur des mesures
expérimentales, ce processus n' est pas applicable aux sciences historiques, parce qu' on ne"
peut isoler aucun facteur social comme on pourrait, par exemple, isoler tel ou tel atome, à
l' exclusion de tous les autres pendant une expérience en laboratoire. L' histoire suit son
cours, elle peut être recensée, étudiée, critiquée, on peut chercher les causes et les effets de
tels ou tels événements, mais on ne peut rien en conclure quant à l ' histoire à venir, son
pouvoir prédictif est inexistant.
2. La production matérielle est le centre de l' activité .salariée de la société moderne.
« L 'extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des
prolétaires tout caractère d 'indépendance et tout attrait. Le producteur devient un simple
accessoire de la machine à qui on ne demande que le geste manuel le plus simple, le plus
monotone, le plus vite appris. »5
À cause de l'automatisation gigantesque des procédés manufacturiers, la production
massive d' un quelconque produit, même hautement technologique, n' est plus vraiment un
problème de main-d' œuvre ouvrière et, de plus, la consommation de ces produits est
accessible pratiquement à tous dans les sociétés fortement industrialisées. Au contraire,
c' est maintenant la surconsommation qui est devenue problématique (problématique qui
diffère de la surproduction discutée par Marx et Engels dans le Manifeste 6). "
L' économie mondiale est aujourd'hui de moins en moins basée sur la production et
l' acquisition de marchandise, mais rsur les services, le divertissement, la spéculation
boursière, financière ou immobilière et surtout sur la production et le transfert de savoir et
d'information, c' est ce que dénote l'importance toujours grandissante des médias, de la
télévision et du réseau Internet. Le deuxième grand enjeu économique actuel est le contrôle
des sources d' énergie, ce qui est à l' origine de beaucoup de conflits armés et est, avec le
savoir-faire, la principale source de richesse des pays riches.
Dans la nouvelle économie mondiale, la force productive n'est plus le machinisme répétitif,
mais l'imagination, la créativité et la possession d' un savoir spécialisé, conjuguées à
7 Ibid., p. 404
8 Le problème évident de l'inégalité de la distribution des richesses et de la consommation entre pays du
« nord» et du « sud» relève d'une problématique autre que celle d'une lutte de classes entre « bourgeoise» et
« prolétaires» et remonte, historiquement, aux errements du colonialisme et aux conséquences des conflits
armés mondiaux çles deux derniers siècles. La « lutte» pour l'égalité dans le partage de la richesse entre les
nations demeure une lutte actuelle ·et importante, mais une lutte dont les caractéristiques se sont
considérablement modifiée depuis l'époque du Manifeste, et qui se jouent aujourd'hui sur le mode de la
coopération internationale, et non sur celui de l'exploitation coloniale. Le mépris, et même l'outrage,
. politique, médiatique et populaire, autant de « gauche» et de « droite », envers le travail inéquitable imposée
par certaines multinationales le démontrant bien.
371
production contrôlée de l' information et du savoir est une utopie sans cesse contredite par
les succès et l' attention, souvent éphémère mais tout de même incontestable, accordée aux
nouveaux acteurs médiatiques ou encore aux nouvelles découvertes scientifiques et
technologiques. Ce savoir scientifique est souvent favorisé par l' encadrement étatique de la
recherche, mais ne peut jamais être accaparé exclusivement par aucune faction, nation ou
capitaL '
Quant à l'énergie, son exploitation relève pratiquement toujours d'un contrôle
gouvernemental auquel doivent se soumettre les capitaux privés, ceux-ci ne pouvant
influencer les 'politiciens élus que jusqu'à un certain point: celui que cela se sache pas trop
publiquement. Il n'est donc pas aisé pour un bourgeois quelconque de contrôler ni le savoir,
qui est démocratique par sa nature, ni l' énergie, qui est nationale par sa géographi"e. La
nouvelle économie mondiale n' a pas éliminé, loin de là, les luttes de pouvoir, mais elle
nécessite de nouvelles définitions des classes en lutte, plus proches de la réalité concrète du
XXI e siècle que des spéculations économiques du XIXe siècle. La mondialisation de
l'économie n' est déjà presque plus une mondialisation de la production et de la
consommation, mais une mondialisation de la médiatisation et de l' accès à l' énergie
permettant, entre autres luxes modernes, cette médiatisation.
9 « En revanche, en dépit de quelques exagérations et lacunes, la façon dont Marx a cherché à expliquer le
fon ctionnement des institutions du système industriel par la « logique de la situation de classe » me semble
admirable, du moins en ce qui concerne le système industriel tel qu 'il l 'a connu, le « capitaliste sans
entrave » du siècle dernier. », Popper, K. , op. cit., p. 80.
10 Marx, K., L 'idéologie allemande, op. cit. , p. 33 8.
372
est un enjeu souvent moins déterminant, et prend souvent le second plan dans des conflits
de valeurs et d'idées.
Dans deux remarquables ouvrages consacrés à Karl Marx 1 l, Michel Henry réussit
l' impressionnant tour de force de rescaper la pensée originale de Marx des lieux communs
marxistes et communistes qui se sont formés et se sont incrustés dans les consciences tout
au long du XXe siècle. Selon sa lecture, Marx n' est pas tant le prophète de l' application
économique d'une idéologie athée, matérialiste et révolutionnaire que le phénoménologue
d'une subjectivité ·se comprenant dans, et se revendiquant de, sa condition de travailleur
insoumis à l'aliénation économique de la vie. Son ouvrage est tout spécialement éclairant,
dans le contexte de cet article, lorsque sont analysées les notions selon Marx de « classe »
et de généalogie des classes. Car si le prolétariat et la bourgeoisie sont essentiellement des
réalités d' un autre siècle, des classes existent toujours, quitte à ce qu' elles soient de
nouvelles classes.
Ainsi, l' intervention des individus dans l'histoire, c' est-à-dire dans la mouvance des
sociétés, des économies et des politiques, se définit par l' appartenance à une classe qui
détermine rigoureusement son caractère social, et échapper individuellement à l' idéologie
de sa classe ne peut être .considéré que comme une exception 12 • La lutte idéologique entre
les classes ressemble donc moins à un débat entre représentants de discours adverses et plus
à un effort personnel à la construction parallèle, graduelle et collective, du discours de sa
classe face à celui de la classe adverse.
La cohérence intrinsèque d'une classe, que se ~oit du point de vue de la concordance de ses
déterminations et de ses besoins ou de son sens politique, n' est à tout moment que la
cohérence des individus la constituant, d'où le caractère changeant de la classe, mais aussi
le fait que sa visée intentionnelle est toujours celle d' un corrélat de visées subjectives 13 . La
classe, qui au dire du Marx est indépendante de l' individu, n'est donc pourtant pas
étrangère à la subjectivité, et en est, au contraire, la manifestation physique la plus concrète,
puisque la classe, contrairement à l' individu, n'existe ontologiquement qu'à travers son
action.
L' appartenance à une classe n'est pas un gage de compréhension de la généalogie de cette
classe, ou même des valeurs et des convictions qu' elle vise. L'appartenance à une classe est
bien plus souvent une question de réponse à un besoin, somme toute, accidentel 14 . Il
appartient donc à la subjectivité individuelle de reconnaître elle-même sa participation à
une classe sociale, ce qui implique un effort récompensé à la fois par la cohésion et
l'adéquation entre les réflexions, ou les convictions, et les actions de la classe qui en
découlent. L' acteur, au sein de sa classe, devient ainsi créateur de relations sociales « dans
la mesure même où il les subit» 15, aucune génération ne crée les conditions sociales dans
lesquelles elle vit, mais chacune imprime, à travers l'action de sa classe, sa· marque à la
société qu'elle léguera à la génération suivante.
La formation de classe et la lutte entre les classes se comprennent donc sous cet éclairage
comme la transformation dirigée des motivations subjectives en actions concrètes,
politiques ou non, dont le sens et la portée sont décuplés du simple fait de l' appartenance à
une classe. La lutte entre les classes est certainement un moteur significatif de l' Histoire
(bien que celle-ci ne peut plus aujourd' hui être considérée comme une spirale ascendante
menant de l' état sauvage à la civilisation et au progrès) et la conscientisation personnelle et
collective de l' état actuel des classes est une responsabilité sociale essentielle, au risque de
voir ses valeurs, ses croyances, ses convictions et ses opinions se perdent dans le tourbillon
incohérent de la vie sociale. L' activité de la classe est elle décisive, impressionnante et
déterminante parce qu' elle est une activité concertée, une action reconnue, adoptée et
alimentée par l'"e nsemble de ses constituants.
Reste à décrire les différents aspects de la lutte qui nous est contemporaine et, surtout, les
classes qu' elle oppose.
16 Comte, A ., Discours sur l 'ensemble du positivisme, p. 345. « C 'est ainsi que le positivisme devient enfin
véritable religion, seule complète et réelle, destinée à prévaloir sur toutes les systématisations imparfaites et
provisoires qui émanèrent du théologism e initial. », ibid., p. 354.
17 Rawls, J. , Libéralisme politique, trad. fr. C. Audard, Paris, Presses Universitaires de France, 1995 , p. 26 1.
374
évidemment idéale dans un monde utopique où tous les citoyens accepteraient d ' être
18
raisonnables , mais Rawls, en tant que défenseur .d ' un libéralisme politique et économique
essentiellement rationnel et raisonnable, reconnaît lui-même les limites de la raison
publique dans les débats et les conflits sociaux 19 • Cet aveu de la raison de son incapacité
éventuelle à régler complètement l' appareil politique n ' est pas un constat d' échec, mais
plutôt la saine reconnaissance de ses limites, reconna~ssance n ' étant pas toujours présente
dans la lutte de classes actuelle.
L' éthique de la connaissance est l' idée d ' une moralité découlant de notre compréhension,
essentiellement scientifique mais aussi historique, de notre monde. Sa valeur ultime est la
connaissance objective, et par là « diffère radicalement des éthiques animistes qui toutes se
veulent fondées sur la « connaissance» de lois immanentes, religieuses ou « naturelles »,
qui s 'imposeraient à l 'homme. » 20 Une telle éthique est envisageable, mais à deux
conditions seulement. Premièrement qu'elle admette, respecte et permette les autres
éthiques, desquelles elle diffère si radicalement, et deuxièmement, qu' une quelconque
valeur morale puisse être extraite assurément de la connaissance objective ou scientifique,
ce qui ne semble pas être la situa~ion actuelle (si on met à part les premiers balbutiements,
en biologie et en psychologie, sur la fonction évolutive des pulsions menant ·à la
coopération entre les individus pour le bien de 1' espèce).
La rationalité exclusive telle que décrite, bien peu charitablement il faut l' admettre, dans
cette section, reposant donc sur le savoir scientifique et se revendiquant d' une raison
publique et d ' une éthique de la connaissance, n ' est sûrement pas définie de façon
monolithique et indifférenciée. Comme tout ce qui relève de la sociologie humaine,
différents courants, différentes modes et différentes valeurs secouent continuellement le
paysage des valeurs individuelles et collectives. Cela dit, on peut se permettre d ' affirmer,
avec une certaine hardiesse mais sans aucune honte intellectuelle, que la classe dominante
de la plupart des sociétés occidentales modernes, composées de ses différents éléments
intellectuels, politiques, économiques et médiatiques, représente idéologiquement, à
différents degrés, une rationalité exclusive.
Au cours du dernier siècle, la rationalité de type exclusif a été la cible de nombreuses
critiques de la part des philosophes, ces désapprobations ne doivent cependant pas être
comprises comme des oppositions à la rationalité comme telle. Tout comme l' a fait Karl
Popper, il faut bien distinguer deux types de rationalisme, soit une forme absolue et une
forme plus critique, qui reconnaît l' existence et même l' utilité de la métaphysique, dont il
s' est toujours fait le champion:
« Le rationalisme non critique, ou absolu, consiste à rejeter en bloc toute supposition qui ne '
peut être vérifiée par le raisonnement ou par l 'expérience. Ainsi posé, le principe n 'est pas
logiquement tenable, faute de pouvoir être lui-même vérifié par la même méthode. Il doit
donc être écarté.
(. ..)
Les questions qu 'elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre
époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements' du destin: ce sont les questions
qui portent sur le sens ou sur l 'absence de sens de toute cette existence humaine. », Husserl, E. , La crises des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad . fr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. Il .
2? Tolstoi, L. , Guerre et Paix, trad. fr. B. de Schloezer, Paris, Gallimard, p.4 7 (en français dans le texte).
376
est, à dessein, plurivoque, recoupant à la fois d'un côté personnel ce qui relève dans la
psyché humaine de l' intuition, de l'émotion et de l' influence de l'inconscient, et, d' un côté
social, ce qui est associé culturellement aux arts, à la religion et à l' investigation
métaphysique.
La classe triomphante proclame que ce qui relève de la rationalité est valable et précieux et
ce qui relève de l'irrationnel n' est ni sérieux ni important. Pourtant, l' irrationnel (les
pulsions émotives et inconscientes) motive une grande part de l' activité humaine, et aucune
argumentation raisonnable ne peut démontrer qu' il soit nécessaire ou même bénéfique
d' évacuer ces motivations des sociétés modernes, même si elles sont parfois basées sur des
valeurs illogiques, indémontrables ou inexplicables scientifiquement.
L' enseignement religieux, bien que souvent articulé et argumenté selon la raison, est très
certainement le discours le plus répandu qui touche le plus directement à la métaphysique et
à la spiritualité comme une part de l'irrationnel chez l'homme et comme une réalité
ultimement inexplicable. Comm~ le rappelle Ernst Cassirer dans sa Philosophie des form es
symboliques, il existe une opposition entre la pensée qui entoure les mythes fondateurs des
religions et la pensée logique et scientifique. Le mythe est la narration sacrée d'un ordre du
monde tout aussi cohérent que celui de la science, mais dont la logique et la causalité sont
très différentes de celles du monde logique, théorique, profane et scientifique28 . Cette
opposition fondamentale entre pensée rationnelle et pensée de l'irrationnel (mythologique,
religieux ou métaphysique) ne doit pas être comprise comme un antagonisme
irréconciliable, mais plutôt comme la reconnaissance que la pensée mythique opère sur un
autre plan, avec une logique qui lui est propre, que la pensée théorique. L' harmonisation de
ces deux visions du monde est donc plus une question d' attitude et d' expérience
personnelle qu'un problème d' incompatibilité conceptuelle, apodictique ou empirique.
Un des lieux communs les plus souvent utilisés pour justifier l'exclusion des valeurs
religieuses du débat et des institutions publiques est que la religion relève de la sphère du
« privé ». Cela est très pratique pour les tenants du rationalisme exclusif, mais c' est une
fausse affirmation. La religion est sans contredit un phénomène culturel, c' est-a-dire un
mode de production:social de formes symboliques29 , et à ce titre elle est tout à fait publique
par nature, comme elle est, par ailleurs mais pour la même raison, impossible à imposer à
tous systématiquement.
28 « C 'est ainsi que la pensée théorique progresse, en imposant sans cesse au donné immédiat certaines
gradations dans la dignité logique, dans la « valeur» logique. Le critère général toutefois dont la pensée se
sert ici est le « principe de raison », qu 'elle maintient comme postulat suprême, comme première exigence de
la pensée. (. ..) Cette décomposition et cette stratification sont parfaitement étrangères à la conscience
my thique, comme nous l 'avons montré. Cette conscience vit dans l'impression sensible à laquelle elle
s 'abandonne sans la mesurer à autre chose. L 'impression est pour elle absolue et non relative; elle n 'existe
pas par l 'intermédiaire d'autre chose et ne dépend pas d 'autre chose qui serait sa condition: elle s 'affirme et
se confirme par la simple intensité de sa présence, par l 'impression irrésistible qui l 'impose à la
conscience. », Cassirer, E. , La philosophie des formes sy mboliques 2. La pensée my thique, trad. fr. J. Lacoste,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 99-100.
29 La défmition de « forme symbolique» de E. Cassirer: « Par forme sy mbolique, il faut entendre toute
énergie de l 'esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un signe sensible concret et
intrinsèquement adapté à ce signe. », Cassirer, E, Trois essais sur le sy mbolique, trad. fr. J. Carro, Paris,
Éditions du Cerf, 1997, p. 13. Sur ce qui différencie la religion, qui reconnaît les symboles pour tels, de la
pensée mythique, qui assimile réalité concrète et symboles, voir Cassirer, E. , Philosophie des formes
symboliques 2. La p ensée mythique, trad. fr. J. Lacoste, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 275 et suive
377
30 Jung. C.G., Psychologie et religion, trad. fr. M. Bemson et G. Cahen, Paris, Éditions BuchetiChastel, 1958,
p.24.
31 Jung, C.G., Aïon, trad. fr. E. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Paris, Albin Michel, 1983, pp. 33-34.
32 Jung, C.G., Métamorphoses de l 'âme et de ses symboles, trad. fr. Y. Le Lay, Paris, Georg, 1993 , p. 67.
33 Le Docteur Roland Cahen, traducteur français de Jung: « ... privé des mesures spontanées de la
psychologie et des rites primitifs, n 'adhérant plus dans la plupart des cas - sinon de façon vaguement et
superficiellement formaliste - au mythe vivant et vibrant du courant judéo-chrétien, coincé dans un
rationalisme qui n 'a su faire qu 'un inventaire bien incomplet de l'humain vivant et qui a stérilisé tout ce qu 'il
n 'a su percevoir, l 'homme moderne nous apparaît en général dans une situation psy chologique et mentale
f âcheuse. », in Jung, C.G., Dialectique du moi et de l 'inconscient, trad. fr. R. Cahen, Paris, Gallimard '1964,
p. 168 n.
378
34 Lettre à Élisabeth du 1eT septembre 1645, in Descartes, R. , Correspondance avec Élisabeth, Paris, GF
Flammarion, 1989, p. 128.
35 Au sens donné par Cassirer, voir défmition plus haut.
379
36 Voir le concept de falsifiabilité des théories scientifiques selon Karl Popper: Popper, K .. , The Logic of
Scientific Discovery, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002.
37 Le sacré comme « mysterium trememdum » : voir Otto, R. , Le sacré, trad. fr. A. Jundt, Paris, Éditions Payot
& Rivages, 2001, p. 35-36. Le rite religieux vise le mythe sacré: voir Gusdorf, G. , Mythe et métaphysique,
Paris, Flammarion, 1983, p. 24.
380
philosophique est au-delà de cette constatation. Marx et Engels ont voulu, probablement à
tort, que la philosophie soit un outil révolutionnaire, mais à l' inverse la philosophie ne peut
plus, à notre époque riche en confusion idéologique, se contenter de se gargariser de '
concepts et de terminologies sur l' existence, l' Histoire et la morale. La nouvelle lutte de
classes doit impliquer les philosophes eux-mêmes, qui, s' ils ne prennent pas clairement
partie pour l'un ou l' autre des 'opposants, doivent au moins se faire acteur, et non
simplement commentateur désengagé, dans la quête de sens, ou l' aveu de non-sens, au
cœur de cette lutte.
La rationalité n' est pas le jouet du philosophe,- et ni son rempart ou sa tour d' ivoire, mais
son langage et sa culture. Pour que la philosophie reprenne sa place de gardien et de
critique des idéologies parfois trop « populaires », il faut que cette rationalité reconnaisse le
défi de l' irrationnel pour ce qu' il est, c'est-à-dire ni une bizarrerie venant des époques
passées, ni une idée menant au fanatisme, ni une imagination infantile, mais un aspect
incontournable de la vie psychique et sociale. L' ère de la déconstruction des philosophies,
de l' épellation des ontologies et des jeux de langage est heureusement bel et bien terminée.
Celle qui commence présente un enjeu bien plus sérieux et bien plus motivant: la
responsabilisation personnelle et collective de l' ineffable présent au cœur de nos vies. Rien
n ' est plus digne d' être pensé et rien ne mérite plus d' être fait.
Yves LAROCHELLE,
Faculté de philosophie, Université Laval, Québec, Canada