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YVESLAROCHELLE

UNE PHILOSOPHIE DE LA MOTIVATION


ÉTHIQUE, MYTHE, SCIENCE

Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en philosophie
pour l' obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACUL TÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAV AL
QUÉBEC

2008

© Yves Larochelle, 2008


Une philosophie de la motivation

Résumé
Les progrès récents de la technologie moderne, alimentés constamment par une
~echerche scientifique orientée et rentabilisée par cette même technologie, sont indéniables
et incontournables. Néanmoins, en ce début du XXI e siècle, peut-être serait-il salutaire de
réaliser qu'un gouffre énorme d' incompréhension s' est creusé entre l' activité
technoscientifique et la réflexion philosophique, plus particulièrement en ce qui concerne le
questionnement éthique. Pourtant, ces deux disciplines, la science et la philosophie, sont
nées ensemble et ne peuvent exister pleinement que l'une avec l' autre.
Avant de tenter une quelconque réconciliation, un constat est nécessaire: toute
philosophie s'élabore à partir d'un présupposé, d'emblée accepté et justifié. Le véritable
doute absolu est un leurre que chaque philosophe doit reconnaître, on ne philosophe jamais
à partir de rien, une motivation basée sur une certaine conviction est toujours à l' origine
d'une philosophie. Reconnaître et assumer le présupposé d'une démarche philosophique est
le gage du sérieux de cette démarche.
Le présupposé de la démarche d' une «philosophie de la motivation », est l' intuition
principale de la psychanalyse, qui se résume à : Les raisonnements et les comportements
humains ont souvent à leur source des motivations irrationnelles et/ou inconscientes. Il ne
s'agit pas ici d' analyser, de déconstruire ou de reconstruire une des écoles
psychanalytiques, mais de laisser guider notre démarche par ce présupposé.
Trois ingrédients permettent et motivent le souci éthique: la logique de la causalité,
l'expérience personnelle et collective et un aspect irrationnel que l'on peut reconnaître plus
particulièrement dans le désir de mimétisme des héros des récits mythiques. La forme
éthique que l' on retrouve dans les mythes est celle du dépassement de l' ego, dont les
manifestations les plus pertinentes sont celles de l'humilité et de la compassion.
Cela dit, le souci éthique dans le cadre la recherche scientifique s' inscrit dans une
perspective particulière, celle d'un «nous» responsable, et capable de jugement, de la
communauté scientifique. Pour que la responsabilité morale, ce qui rend le travail donateur
de sens et non aliénant, ait réellement sa place dans l' activité scientifique, l' apprentissage
de l' interrogation éthique doit faire partie du curriculum de formation ~u scientifique.
Avant-Propos

Je tiens à remercier

Le Professeur Thomas De Koninck


Directeur de cette thèse, pour la confiance inébranlable dans ce projet de thèse, et la grande
disponibilité dont il a su me faire profiter.

Le Professeur André Mineau


Prélecteur et membre du comité d' évaluation, pour ses remarques très justes sur la première
version de cette thèse.

Le Professeur Miklos Veto pour ses commentaires pertinents sur les fondements
philosophiques de cette thèse, et pour avoir accepté à la dernière minute de sièger sur le
comité d' évaluation.

Le (feu) Professeur Lionel Ponton


Membre du comité d' évaluation, pour ses commentaires très lucides lors de l' examen
d' entrée au doctorat.

Le Professeur Dominique Lambert


Membre original du comité d' évaluation, pour l' intérêt qu'il a porté à ce projet.

Le Professeur François Tournier, pour son éclairant cours sur Freud de l'automne 2005.

Famille et amis, pour leur soutien indéfectible au cours des ans.

Le Fond Québécois de la Recherche sur la Société et la Culture (FQRSC) du


Gouvernement du Québec, dont la bourse en Éthique de la Recherche a permis la
réalisation de cette thèse.
111

Dettes philosophiques

Toute philos~phie est une continuation, celle-ci comme les autres, l'honnêteté et
l 'humilité intellectuelle exigent que soient reconnues ici certaines dettes philosophiques
que cet ouvrage a contractées en cours de chemin.
Les voici:
Merci à Platon (et à Pythagore), pour la notion d' effort.
Merci à Kant, pour la notion de pertinence.
~erci à Schelling, pour la notion d' assurance.

Merci à Nietzsche, pour la notion d' impertinence.


Merci à S. Freud, pour la notion d' inconscient.
Merci à C.G. Jung, pour la notion d' intuition.
Merci à E. Levinas, pour la notion de courage.
Merci à E. Cassirer, pour la notion d' originalité.
Merci à K. Popper, pour la notion de lucidité.
Merci à P. Ricoeur, pour la notion de modestie.
" ... 7rlxilaL DÈ ~OVilOI1EVOÇ VI1LV
KOLVWOao8aL TCEpi TWV q>LilooocpUJv, ( ..).
TÉvoç yap TL aV8pWTCUJV ÉOTLV OV TCpà
TCoililov T0 f3i4J ÉTCLTCOila~ov a pyov
cpLiloVELKOV KEVoDo~ov 6~vxoilov
VnOilLXVOV VnOI1UJTCOV T ETVcpUJ Il ÉVOV
Vf3PEUJÇ avaTCil'lEUJV, [Va Ka8' ~DI1T]pov
E'{TCUJ "ETWOLOV ax80ç apovpT]ç". OUTOL
Toivvv ELÇ ovoT~l1aTa DLaLpE8ÉVTEÇ Ka t
DLacpopovç iloyUJV ilaf3vpiv8ovç
ÉTC LVO~O aVT Eç ... " 1
- Lucien de Samosate, Icaroménippe, 28.

1 (Zeus:) «Depuis longtemps je voulais vous faire savoir des choses au sujet des philosophes, ( ... ). Il Y a en
effet depuis peu une classe d' homme qui prolifère et qui sont insolents, paresseux, aimant se quereller, ayant
des opinions peu fondées , irascibles, quelque peu gourmands, un peu sots, stupides, débordant d' orgueil et,
selon ce que dit Homère: « un vain fardeau de la terre ». Ces gens-là se sont divisés en factions et imaginent
divers discours labyrinthiques. », Lucien de Samosate, Icaroménippe, 28, trad. fr. Y. Larochelle, 2005
(inédite).
Table des matières
Résumé .............................................................................................................................. i
Avant-Propos ............................................................................................................. :..... ii
Table des matières ............................................................................................................ v
Introduction ...................................................................................................................... 8
Chapitre 1 : Philosophie de la motivation ....................................................................... 28
1. La motivation: approches psychologiques et leurs limites .................................... 30
a) Définitions psychologiques de la motivation ..................................................... 31
b) Théorie des pulsions (<< drive») de Clark Hull. ................................................. 34
c) Théories de l ~ excitation ...................................................................................... 35
d) Théories du conditionnement à la récompense .................................................. 37
e) Théorie de la motivation d'Abraham Maslow ................................................... 38
f) Théorie de l'attribution cognitive de l' accomplissement de Bernard Weiner .... 39
g) Théories psychobiologiques et biobehavioristes ............................................... 41
h) Théories psychanalytiques ................................................................................. 44
i) Conclusion: les confins de la psychologie et l'orée de la philosophie .............. 45
2. Définitions relatives à une philosophie de la motivation ....................................... 45
a) La conscience, le soi, l'ego, la raison, la volonté ............................................... 46
b) La motivation, l'affect, le désir, l'angoisse, l'acte ............................................. 47
c) Les adjoints de la volonté: l'affect et l'intellect ................................................ 53
d) L'altérité et la pensée: se reconnaître dans l'autre et dans le monde ................ 54
e) L'absence de motivation, le découragement, le désespoir ................................. 56
f) Les impondérables incontournables ................................................................... 58
3. Essai de typologie de la motivation ........................................................................ 67
a) Motivation à ressentir (71auxw) .......................................................: ................. 68
b) Motivation à connaître et à comprendre (yLyVWaKW) ...................................... 70
c) Motivation à se justifier (èHKULW) ..................................................................... 72
d) Motivation à persister en se transmettant (È71L~ÉVW/~)Lublbw) ........................ 75
4. La transformation de la motivation en acte concret ............................................... 77
a) Processus de transformation de la motivation en action .................................... 78
b) Le facile, le difficile (et le projet) et l'impossible dans l'acte ........................... 82
5. Essai de typologie de la transformation de la motivation en action ....................... 84
a) L'acte physique et l'acte cornrnunicationnel (EQyov/i\6yoç) .......... ~ ................ 85
b) Le jugement ,: le raisonnement et la décision (KQlULÇ) ...................................... 87
c) Le souci envers les motivations et transformations à venir (cpQOVTlÇ) ............. 90
d) La contemplation (8EWQla) ..............................................'.................................. 92
Chapitre II : Motivation du souci éthique ...................................................................... 96
1. Les défis éthiques contemporains ...... ~ ................................................................... 98
a) L'éthique personnelle ....................................................................................... 100
b) L'éthique sociale: l'éthique du travail ............................................................ 102
c) Les débats éthiques contemporains .................................................................. 104
d) L'impasse d'une éthique strictement issue du dogmatisme religieux ............. 113
e) L'impasse d'une éthique strictement rationnelle et universelle ....................... 115
f) L ' impasse d'une éthique strictement logique et scientifique ........................... 119
VI

2. Les Fondements de l'éthique ................. ............................................................... 120


a) 1er fondement de l'éthique: la logique causale de la moralité ......................... 127
e
b) 2 fondement de l' éthique: l' expérience personnelle et collective ................. 129
c) 3e fondement de l' éthique: l'anthropocentrisme irrationnel du mythe ........... 133
3. Exploration des liens entre mythe et éthique ....................................................... 144
a) Pertinence des mythes ...................................................................................... 144
b) L' éthique retrouvée dans les mythes ................................................................ 147
c) Pertinence des rites liés aux mythes ................................................................. 164
4. Le dépassement de l' ego comme hypothèse morale inspirée du mythe ........ ...... 168
a) L' affirmation de soi et le dépassement de l' ego .............................................. 174
b) L' humilité, la compassion, le courage, le bonheur: le héros à imiter ........ ..... 176
c) Référence au dépassement de l' ego dans les textes religieux et spirituels ...... 179
5. Petite morale d' une philosophie de la motivation ................................................ 186
a) Le bien et l' estimable ............................. ............... ... ...... :... ,..................... ........ 186
b) Le refus moral: le crime .................................................................................. 189
Chapitre III : Le souci éthique dans la recherche scientifique ............................... ...... 194
1. Qu' est devenue la science ? ............................................................................ ..... 198
a) L ' efficacité te.chnoscientifique devenue le modèle idéologique dominant. ..... 201
b) Les problématiques liées à la technoscience et à la spécialisation bornée ...... 204
2. Qu' èst-ce que la science ? ..... .............................................. .. ........ ................ ....... 210
a) La motivation de la science ............... ............................................................... 213
b) La science doit-elle être efficace, effective ou contemplative? ...................... 214
c) La méthode scientifique ................................................................................... 216
d) La théorie scientifique et la métaphysique ....................................................... 219
3. Une science digne et éthique: le dépassement du « nous» ................................. 223
a) Le souci éthique dans la recherche scientifique .............................................. 224
b) Une éthique scientifique comme dépassement du « nous» ............................ 225
4. La motivation du travail, et la science comme travail éthique .............................. 228
a) L' aliénation dans travail: le prix de l' impératif de l'efficacité ....................... 229
b) Bâtir l' éthique du travail : culture et éducation .................·.............................. 237
c) La science comme travail éthique au sein du « nous» de la communauté
scientifique ......................................................................................................... ~ ........ 241
d) L' éthique au cœur de la démarche scientifique ............................................... 245
Conclusion ................................................................................................. ~ .................. 250
1. Thèses développées dans cette philosophie de la motivation .............................. 250
a) Le choix d' un présupposé comme nécessaire à la démarche philosophique ... 251
b) L' intuition psychanalytique comme présupposé philosophique ...................... 252
c) Le héros mythique comme modèle éthique irrationnel à imiter et le dépassement
de l' ego ....................................................................................................................... 254
d) La prépondérance de l' efficacité technique comme perversion de la science. 25 5
e) La science comme dépassement du « nous» et comme travail éthique .......... 256
2. Vouloir et devenir: vivre et philosopher ............................................................. 258
a) La philosophie comme motivation de la vie: pourquoi vivre ...... .................... 259
b) La motivation comme philosophie de la vie: le sens de la culture ................. 260
c) Philosophie en vouloir et en devenir ............................................................... 261
Bibliographie ................................................................................................................ 264
Index onomastique .......... ..... ................................................. ....................................... 280
vu

Annexe l : Définitions des concepts de la psychanalyse, de la psychologie analytique et


de la psychologie de la motivation selon S. Freud, C.G. Jung et P. Diel ......................... .. 282
a) Définitions de la psychanalyse freudienne ....................................................... 283
b) Définitions de psychologie analytique jungienne .................................... ... ..... 287
c) Définitions de psychologie de la motivation de Paul Diel. ..... : ........................ 295
d) Le sens de la vie ... .- ....... ~ ........................................................................ .......... 301
Annexe II : Préface de 1956 à l' Appendice 'à la Logique de la découverte scientifique
de Karl Popper ....................................................................................................... ............. 304
Annexe III : Articles ........ ............... ..................................................................... .. ....... 308
1. « L ' éthique au cœur des sciences naturelles ? » ................................................... 3 09
2. « « Pourquoi je suis un indéterministe » de Karl Popper et l' intelligence» ......... 324
3. « Opposition, démarcation et intimité: réflexion éthique concernant la science et
le mythe selon Popper et Cassirer » ................................................................................ 332
4. « Le désenchantement du monstre » ................. ................. ~ ... ................. .............. 349
5. « La nouvelle lutte de classes» ............................................................................ 365
Introduction

Qu ' est-ce que la philosophie ?


On pourrait se refuser de répondre à cette question, en se réfugiant derrière l' ampleur
considérable de la tradition qui la sous-tend et l' impossibilité d' en tenir compte d' une seule
réponse. Cette prise de position serait fort prudente, mais aussi peu courageuse. On peut, au
contraire, prendre le parti que la philosophie est justement une affaire de courage et d' effort
et risquer une réponse, quitte à en réévaluer plus tard la pertinence ou la déficience. La
deuxième voie semble la plus prometteuse.

La philosophie est l 'acte de vouloir rendre compte de ce monde dans lequel nous
sommes pris, soi et autrui, et l 'acte de réfléchir à comment s 'en déprendre pour ensuite
pouvoir ressaisir lé monde avec une certaine sagesse et une certaine conviction.

La philosophie serait un ébat de soi dans le monde et un débat avec l' autre sur ce
monde, ébat qui parfois se meut en un combat pour tenter de sauver une valeur qui apparaît
préférable ou une conviction que l' on ressent plus juste. La philosophie ne serait donc pas
l' acte de comprendre, d' argumenter ou de "répondre, qui ne sont que des étapes ultérieures
et possiblement facultatives, mais plus fondamentalement elle est l' art de chercher une
façon satisfaisante de se rendre compte de la réalité. La philosophie est ce point d' appui par
lequel on peut se soulever hors de soi pour ainsi se comprendre, comprendre le monde et la
présence d' autrui dans le monde," et elle est ce point d'entrée qui permet de revenir en soi
pour vivre ce monde avec autrui.
On ne peut donc pas, a priori, éliminer de l' exercice de la philosophie les émotions, les
intuitions, les convictions ou la contemplation. On ne peut pas non plus affirmer un
caractère uniquement rationnel, argumentatif, sémantique ou logique de la philosophie,
affirmations réductrices qui résument peut-être le mieux les grands tourments de la
philosophie du XXe siècle. Heureusement, cette époque est révolue, le nouveau siècle
exigeant une réouverture radicale de l' horizon philosophique, par les défis politiques,
économiques, éthiques, spirituels et scientifiques qu' il nous pose. Mais encore faut-il que
9

cette réouverture ne soit pas un retour du balancier, qui ferait sombrer la réflexion
philosophique dans des excès inverses à ceux commis récemment en la privant justement
de la raison, de la logique, de la rigueur et de l' esprit scientifique.
Comprendre un article scientifique ou technique se résume normalement à le lire et à
comprendre ce qui est écrit, ce qui nécessite une connaissance précise et complète du
domaine d' expertise touché. Le langage scientifique est précis et direct, sans périphrases,
figures de style ou fioritures, ce qui est une de ses grandes forces , mais aussi une de ses
faiblesses puisqu' il ne permet de rendre compte de certains aspects du réel, et contourne, ou
minimise, ce qu' il y a d' émotifs ou de spirituels chez l' homme.
La lecture d' une œuvre philosophique ne peut se résumer de la même façon. Dans
l' œuvre de philosophie, il faut premièrement repérer ce qui relève de la démarche
intellectuelle du philosophe et ce qui relève de ses convictions, de ses émotions et de ses
soucis, sans oublier les embûches de style et d' enjolivement littéraire fréquents chez les
auteurs érudits. Il ne s' agit donc plus simplement de comprendre ce qui est écrit et pourquoi
l'argumentation est bâtie de telle ou telle façon, mais il faut savoir situer le texte vis-à-vis la
longue tradition philosophique, diversifiée et souvent contradictoire, et la situation
sociologique et politique contemporaine à l'auteur. Et le travaille de lecture philosophique
ne s' arrête pas là, il faut aussi pouvoir saisir ce qui est omis, et surtout pourquoi tel thème,
telle hypothèse ou telle facette de la pensée ou de l' être humain a été escamotée par
l ' auteur. Comprendre une œuvre philosophique exige donc une grande érudition englobant
l' ensemble de la tradition, qui dépasse en ampleur la simple spécialisation technique sur un
sujet précis, en plus de .requérir la capacité d' introspection qui permet de ressentir assez
d' empathie avec l'auteur pour saisir ce qui a motivé son œuvre, sans parler de l'intelligence
distincte et particulière nécessaire à toute pensée originale.
La tâche semble donc immense, voire impossible, et c'est pourtant ce qui est exigé du
lecteur de philosophie voulant non seulement comprendre ce qu' il lit mais aussi participer
véritablement à la tradition philosophique par ses propres écrits, ce que seulement quelques
individus à chaque siècle ont pu réaliser, non seulement en saisissant l' ensemble du
mouvement de la pensée philosophique, mais aussi en y contribuant significativement pour
les siècles à venir.
10

Heureusement, il existe pour nous, simples artisans et fonctionnaires de la philosophie,


d'autres façons de la lire, de la comprendre et de la faire, moins idéales mais néanmoins
valables, voire essentielles à la propagation des idées des « grands» philosophes.
On en distinguera ici quatre types :
1. La lecture exégétique, faite par un « spécialiste de ... », basée spécifiquement sur un
auteur unique~ (On étudiera, par exemple, la vie, le style, les idées, les confirmations et les
contradictions dans l' œuvre de Platon).
2. La lecture scolaire, partant de l' œuvre d'un nombre restreint de . philosophes,
habituellement ceux constitués en « écoles », tentant de circonscrire les caractéristiques de
cette école, et cherchant habituellement à en assurer la reconnaissance et la perpétuation.
(On étudiera, par exemple, le pythagorisme, le platonisme, le néo-platonisme et la survie
des idées platoniciennes dans la philosophie moderne).
3. Une lecture philosophique de la contemporanéité n' accordant qu'une importance très
relative à la tradition philosophique autre que contemporaine, sinon par intermédiaire. (On
ne se référera, par exemple, plus vraiment à Platon lui-même, mais possiblement, et de
façon périphérique, au platonisme de Bertrand Russell).
4. Finalement la lecture thématique, se bornant à une facette de la réalité et puisant à la
tradition ce qu'elle en dit pour en faire à la fois une synthèse et une œuvre innovatrice. (On
se référera, par exemple, spécifiquement à ce que Platon a écrit sur l'organisation politique,
que l' on comparera aux propos d' autres auteurs sur le même thème).
Le dessein de ce travail est de se fixer dans une lecture thématique de la tradition, se
fixant sur les thèmes particuliers de la psychologie de la motivation humaine, de l' éthique,
de la mythologie et de la recherche scientifique. Thèmes à première vue très disparates, ce
qui est possiblement de bon augure, car une particularité très caractéristique de la
philosophie est de souvent désarçonner les préjugés trop fortement ancrés, que n0ll:S
tenterons d'harmoniser en un discours suivi et pertinent. Voilà pour l'intention de fond de
ce travail. Reste maintenant à répondre à la question de la forme.
Le langage est devenu depuis environ un siècle un des principaux points de mire de
toute entreprise philosophique sérieuse. Ce que l'on appelle la « philosophie analytique»
peut bien souvent se résumer, bien que ce champ de la pensée s'élargisse sans cesse, à une
philosophie de la sémantique fortement influencée par la méthode scientifique, c'est-à-dire
Il

plus empIrIque que théorique, plus démonstrative que spéculative et plus rationnelle
qu' émotive. Au cours du XXe siècle, la pensée, et non seulement la pensée philosophique,
est devenue un phénomène essentiellement langagier, au sens où la façon de dire sa pensée
et la manière de la propager revêt une importance grandement magnifiée par rapport à la
nature du propos ou à l' intention qui est à son origine.
De même, l' importance de la communication en philosophie a connu un grand essor
pendant cette même période, on peut même avancer que les grands progrès récents de la
philosophie sont principalement des progrès dans le domaine de la philosophie de la
communication et du langage. La philosophie, discipline qui se pratiquait selon une
dialectique extrêmement asymétrique chez Platon, puis comme un exercice purement
solitaire de description et de spéculation sur la réalité pour Aristote, Thomas d'Aquin,
Descartes, Kant, Hegel ou Heidegger, est aujourd'hui devenue une activité d' interlocuteurs
et de discussions en séminaire; en groupe, en colloque et par échange d'articles spécialisés.
Cela est fantastique, car il n' y a pas de meilleure manière de penser que par le partage de la
pensée, mais il y aussi un écueil possible dans cette reformulation de la philosophie,
l' écueil de l'éparpillement des voix individuelles dans le vent de la cacophonie des
multiples discussions spécialisées.
Ce passage du «je pense que» à un «je dis que ... qu'en pensez-vous? » comporte en
effet des avantages certains sur l'ancienne manière, plus monastique, de philosopher. Il
permet une communication de la philosophie pendant son élaboration et non comme la
diffusion d' un produit fini. Ce qui élimine ainsi grandement le danger de se perdre dans un
univers philosophique secret et solipsiste, ayant peu de contact avec ce qui importe de la
réalité quotidienne des hommes, et surtout cela favorise l'évolution d' une véritable
communauté philosophique semblable à la communauté scientifique l , où les théories et les
démonstrations ne commencent vraiment à exister qu'après dans leur partage et leur
acceptation.
Mais malgré cet accent sur la communication, le monde de la philosophie, et même le
monde plus restreint de la philosophie du langage, semble tout aussi désuni et disparate que

1 Bien que l' expérience montre assez clairement la désunion manifeste de la communauté des philosophes, si
on la compare à la communauté des scientifiques, on peut tout de même constater l' existence de groupuscules
philosophiques, basés sur la langue, la nationalité ou sur les écoles philosophiques, plutôt que d'une véritable
communauté philosophique couvrant tous les horizons, conceptuels et linguistiques, de la philosophie.
. 12

jamais auparavant. Le gouffre moderne entre philosophie anglo-saxonne et philosophie


continentale ne s' est jamais comblé. Le pragmatisme et l'utilitarisme" tel que cultivé en
Amérique, ne peuvent pas être plus éloignés, plus incommunicado d'une autre discipline
intellectuelle qu' ils ne le sont de la phénoménologie française ou des successeurs de
Heidegger, Ricoeur et Gadamer dans les voies de l'herméneutique. Entre ces deux extrêmes
idéologiques s' ajoute la philosophie analytique qui tente de s' affirmer comme une copie
savante et respectable des sciences naturelles, comme une sorte de branche désincarnée se
détachant avec autant de précipitation que d' aversion de l' arborescence de la philosophie
dite classique, métaphysique et traditionnelle 2 .
Dans ce contexte, où les différentes philosophies et les différents philosophes sont tous
de plus en plus sourds les uns aux autres, comment envisager sans un rictus une quelconque
possibilité de rapprochement entre la philosophie et la science, entre la philosophie et les
grandes religions, ou même, et c' est ici un rire nerveux et incontrôlable qui éclate, entre ces
trois « visions du monde» ? Cela semble un rêve à la fois trop' naïf, à cause du sérieux que
chaque domaine s' accorde, et trop ambitieux, à cause de l' impossibilité pour un individu,
'ou même pour un regroupement quelconque, de maîtriser et de comprendre de façon
pe~inente les multiples savoirs et idéologies.

La tragédie de -la philosophie du XXe siècle a probablement été de vouloir atteindre la


respectabilité des « sciences exactes », celles-ci étant très efficaces, très autoritaires et très
populaires, en leur empruntant leur discours et leurs méthodes positives basées
principalement sur les résultats empiriques. Mais ce faisant, l' inexactitude et l' inexplicable
ont été mis de côté de l' investigation philosophique, et le malheur, pour l' ambition
scientiste de la philosophie, c'est que l' homme et le monde qu' il habite sont en grande
partie inexacts et inexplicables.
Les philosophies de type analytiques et phénoménologiques ont comblé un besoin
pressant de précision, de rigueur et d'intelligibilité en philosophie, mais il est désormais

2 Sur ce qui allait devenir la philosophie analytique du langage, Max Horkheimer écrivait d' ailleurs déjà en
1947 : « Language has been reduced to just another tool in the gigantic apparatus of production in modern
society. Every sentence that is not equivalent to an operation in that apparatus appears to the layman just as
meaningless as it is held to be by contemporary semanticists who imply that the p urely sy mbo/ic and
operational, that is, the p urely senseless sentence, makes sense. Meaning is supplanted by f unction or effect in
13

permis, et même nécessaire, d' y réintégrer l' indéterminé, l' ineffable et le mystère qui fait
de la vie humaine quelque chose ne se résumant pas entièrement à la logique, au physique,
et au biologique. La philosophie a la responsabilité de la cohérence et de la transparence et
elle doit combattre l' obscurantisme, le fanatisme ou le dogmatisme aveugle. Mais elle a
aussi la responsabilité d' embrasser tout l' être humain, autant dans ce qu'il est de clair que
dans ce qu' il est d'obscur.
Un constat déterminant, que l 'histoire de la philosophie semble nous permettre de
pouvoir affirmer, c' est que toute démarche philosophique repose initialement sur un
présupposé3 , avoué ou non. Il est impossible de philosopher «à vide», sans point de
départ. Bien sûr ce point de départ est touj ours aux yeux du philosophe initiateur une
évidence, ou à tout le moins une certitude personnelle, mais ce présupposé est une
condition nécessaire et suffisante, pour reprendre le langage des logiciens 4, à la pensée et à
l' action philosophique. Reconnaître et assumer le présupposé d' une démarche
philosophique est déjà un gage de l' intégrité de cette démarche.
Le véritable «doute absolu» est un leurre que chaque philosophe se doit de
reconnaître, il y a toujours derrière chaque argumentation philosophique une conviction
profonde qui n' a jamais été ébranlée, jamais vraiment mise à l'épreuve. Descartes et Kant
n' ont jamais vraiment renoncé à la divinité avant de commencer à philosopher, Husserl n' a
jamais vraiment renoncé au monde avant de le mettre entre parenthèses, le premier
Wittgenstein ou le jeune Bertrand Russell n' ont jamais vraiment remis en question la
validité de la logique formelle. Cet état de fait n'est pas une faiblesse de la philosophie,

the world of things and events. », Horkheimer, M. , Eclipse of Reason, The Continuum Publishing Company,
Londres, New York, 2004, p. 15.
3 Bien que cousins au point de vue du sens, le présupposé philosophique dont il est question ici n ' est pas à
confondre avec la notion de « paradigme scientifique» de Thomas Kuhn, (Kuhn, T.S., La structure des
révolutions scientifiques, trad. fr. L. Meyer, Champs-Flammarion, Paris, 1983, p ; 29 et suivantes). Alors que
celui-ci se veut « l' esprit scientifique du temps», le présupposé philosophique doit toujours se vouloir
différent, ou plus précis, que les opinions et les préjugés de la contemporanéité où il baigne. La norme du
travail philosophique est toujours une réirivention et une remise en question, une révolution scientifique est un
fait d' exception dans l'exercice quotidien de la science.
Le présupposé philosophique se distingue également du « vocabulaire fmal des métaphysiciens» que le
philosophe américain Richard Rorty oppose à l'activité philosophique des «ironistes» qui trouvent leur
inspiration morale dans la critique littéraire. Car si le philosophe se voit dans l'obligation de se choisir un
présupposé lors de sa démarche intellectuelle, cela ne l' empêche pas d' en être parfaitement conscient, de
philosopher en conséquence et de reconnaître et de respecter les présupposés des autres philosophies. (Voir
Rorty, R. , Contingency, irony, and solidarity, Cambridge University Press, Cambridge, 1989, principalement
la deuxième section sur « l' ironisme ».)
4 Et se faisant, en présupposant la validité de la logique en philosophie ...
14

mais bien sa plus grande force et une de ses conditions d' existence, car c'est ce qui lui
permet de parler de ce que les autres sciences ignorent, c' est-à-dire des idées et des
convictions les plus profondément ancrées dans le psychisme humain, qui sont souvent
ultimement indémontrables ou inexplicables.
Le présupposé qu'un philosophe choisit comme base de son argumentation ou de sa
narration est ce qui lui semble de plus évident, de plus palpable de la réalité et de plus
immédiat pour la pensée, mais qui est aussi susceptible d' être accepté comme primordial
par le lecteur, l' auditeur ou l' interlocuteur de sa philosophie. Un parcours philosophique
qui ne saurait être clairement partagé, communiqué, critiqué et possiblement enseigné n'est
plus vraiment du domaine de la philosophie, et ne saurait se différencier du rêve, de la lubie
ou du délire narcissique.
Ceci revient à énoncer un présupposé crucial, qui devrait être à la base de toute
philosophie:
Une philosophie doit être communicable.
Elle ne doit pas être qu' une impression, un instinct, une image mentale, une intuition
ou un pressentiment, et bien qu'elle puisse être motivée par ceux-ci elle doit être
exprimable par la parole, la gestuelle, l'image et l' écrit. Une philosophie est donc toujours
essentiellement « symbolique» 5, autant dans ses présupposés que dans ses développements.
Idéalement, elle ne devrait pas non plus se contredire elle-même ponctuellement ou
globalement, mais ériger la non-contradiction comme présupposé absolument nécessaire de
la philosophie serait affirmer l' universalité d'une présupposition de la logique en
philosophie, ce qui serait hardi et possiblement-restrictif à ce point de notre enquête 6 .
Il est donc posé ici d'entrée de jeu comme présupposés à valeur axiomatique que le
sens soit possible en philosophie et que celui-ci soit exprimable et transmissible
symboliquement entre les êtres humains. Refuser ou réfuter ce présupposé équivaudrait à
rendre impossible la continuation de notre démarche philosophique, voire de toute
démarche philosophique.

5 Par symbole, on retient principalement la défmition de Ernst Cassirer: «Par forme symbolique, il faut
entendre toute énergie de l 'esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un signe
sensible concret et intrinsèquement adapté à ce signe. », E. Cassirer, Trois essais sur le symbolique, trad. fr. J.
Carro, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 13.
6 Car la logique comme sa sœur dans le monde physique, la causalité est du domaine de la conscience, et
rien ne force l' inconscient, par exemple, à être logique ou causal dans sa manifestation.
15

On peut, sans jamais penser faire l'unanimité sur le sujet, classer les présupposés
philosophiques des principaux courants historiques de la pensée en trois grandes familles
thématiques. Premièrement, les philosophes métaphysiques, tels Platon, Thomas d'Aquin
ou Kant, qui présupposent une réalité métaphysique déterminante pour l'homme 7,
inaccessible par la démarche empirique, mais connaissable par la raison (du moins par la
raison « pratique »). Deuxièmement, les philosophes esthétiques, dont le meilleur exemple
est probalement Nietzsche 8, qui montrent un goût marqué, et déterminant pour leur pensée,
pour un idéal essentiellement esthétique, et même artistique. Et troisièmement, les
philosophes rationnels, tels Husserl, principalement dans ses premières œuvres logiques et
phénoménologiques, et les philosophes analytiques du :xxe siècle, qui présupposent la
suffisance de la logique, de la raison analytique et, dans une certaine mesure, de la
démarche scientifique pour aborder le monde, monde constitué par les données des sens et
du langage, et les évènements reliés à la prise de conscience de ceux-ci. Ces trois familles
sont, à nos yeux, sur un pied d'égalité de légitimité philosophique, et on ne tentera pas d' en
glorifier une ou d'en dénigrer une autre.
La démarche de « philosophie de la motivation» entreprise dans cet ouvrage essaie,
bien sûr, de dépasser ces présupposés, car la philosophie au même titre que la science ou les
arts, est toujours une tentative de dépassement du déjà connu vers l' inconnu. Et son
présupposé, car il en faut un, devra donc être à la fois métaphysique, esthétique et rationnel,
espérant ainsi combler les carences des philosophies ne se limitant qu'à un de ces trois
aspects, sans pour autant devenir vide ou frivole en tentant d'embrasser trop largement la
réalité. Reste à déterminer précisément quel présupposé philosophique permettrait de
réaliser cet objectif ambitieux.

Une clef ouvrant la porte à une vision du monde où la philosophie, la science et la


spiritualité ne seraient pas mutuellement exclusives est pourtant déjà sous nos yeux et à

7 Le Dieu chrétien pour Thomas d'Aquin, le Dieu « nécessaire au bonheur » de la Critique de la raison
pratique pour Kant et les « formes pures» et le monde des âmes pour Platon. Formes pures redéfinies de la
façon la plus convaincante par Alfred Whitehead à l'époque contemporaine: «Accordingly, by way of
employing a term devoid of misleading suggestions; 1 use the phrase 'eternal object' for what in the preceding
paragraph of this section 1 have termed a 'Platonic form '. Any entity whose conceptual recognition does not
involve a necessary reference ta any definite actual entities of the temporal world is called an 'eternal
abject '. » Whitehead, A.N. , Process and Reality, The Pree Press, New York, 1978 p. 44.
16

notre portée. Mais cette clef est largement ignorée par ces trois disciplines, car elle
n' appartient pas ni au domaine de la philosophie, ni au domaine des sciences exactes, ni au
domaine du religieux, mais touche pourtant à tous à la fois, à travers le langage, la
signification des mots et des symboles 9 et des actes de communication.
Cette clef pouvant servir à une réunification symbolique des différentes activités
donatrices de sens pour l' humanité se retrouve principalement dans les théories, et de façon
secondaire dans les résultats cliniques, de la psychologie analytique moderne, se
concentrant plus particulièrement sur l' aspect anthropologique de description du psychisme
humain que sur les tentatives thérapeutiques de soulagement de maladies mentales. Ne se
résumant pas .à la psychanalyse freudienne et aux idées ses nombreux . successeurs
dissidents, cette piste doit aussi inclure une analyse philosophique de ces théories et de ces
. découvertes empiriques sur l' esprit conscient et sur l' inconscient de l' homme et de
l' influence qu' elles exercent sur la façon dont l' homme se conçoit lui-même et appréhende
le monde qui l' entoure.
Le présupposé choisi par .cette philosophie de la motivation est que la philosophie ne
peut plus ignorer dans son exercice l' apport de la psychologie moderne, principalement la
méthode psychanalytique de S. Freud, la psychologie analytique de C.G. Jung et la
psychologie de la motivation de Paul Diel 1o . Il ne s'agit évidemment pas pour la

8 On connaît le fort instinct artistique de Nietzsche, même après sa rupture avec Wagner et sa dévotion un peu
caricaturale pour la Carmen de Bizet.
9 La"tentative de réunification des horizons langagier, mythologique et scientifique à travers la notion de
« symbole» par Ernst Cassirer est un des efforts philosophiques les plus louables du siècle dernier.
Malheureusement, peut-être à cause de l' ampleur de l'entreprise et de son inachèvement, elle n' a pas su faire
« école ». Le présent travail se veut un rappel et une humble forme de renouvellement du projet cassirien.
Voir Cassirer, E. , La philosophie des formes sy mboliques 1. Le langage, trad. fr. O. Hansen-Love et J.
Lacoste, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique,
trad. fr. J. Lacoste, Les Éditions de Minuit, Paris, 1972, La philosophie des formes symboliques 3. La
phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C. Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, The Philosophy
of Symbolic Forms: Volume 4, The Metaphysics of Symbolic Forms, trad. ang. J. M. Krois, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1996.
10 Un glossaire de défmitions sommaires sur les théories psychologiques de S. Freud, CG. Jung et P. Diel est
annexé à la fin de l'ouvrage (Annexe 1). Si les thèmes et les concepts qui y sont traités ne sont pas
axiomatiques dans l' argumentation de cette thèse, ils en sont certainement une influence importante et une
principale source des argumentations orientant cette démarche philosophique. Les différences théoriques
irréconciliables entre ces trois différentes écoles psychologiques montrent bien l'ambiguïté, et la richesse, du
psychisme humain et l' impossibilité, du moins actuel, de s'en tenir à un système rationnel rigide et logique
pour le décrire. Malgré cet état de fait, le psychisme (incluant la conscience et l'inconscient) est une partie
importante du phénomène humain que le philosophe ne peutignorer ou juger négligeable dans son activité de
raisonnement. L ' Annexe 1 est donc en quelque sorte une pré-introduction essentielle à la compréhension des
chapitres qui suivent.
17

philosophie d' utiliser les découvertes de la psychologie comme des fondements de type
métaphysique, ou encore ~oins comme des axiomes «scientifiques» à la base d' une
philosophie, mais bien de prendre conscience des implications philosophiques du simple
fait, assez universellement reconnu et accepté aujourd'hui, que les actes de la conscience, et
surtout les actes de la pensée, sont affectés par des pulsions inconscientes Il .
L' intention d' une philosophie de la motivation n ' est pas de reprendre, d' analyser de
déconstruire ou de reconstruire les discours d' une ' ou de plusieurs des écoles de
psychanalyse. L' intention d' une philosophie de la motivation est de prendre comme
présupposé, car il en faut un à toute philosophie, une intuition inspirée de la démarche
psychanalytique, qui se résume le plus succinctement et le plus précisément à :
Les raisonnements et les comportements humains ont souvent]2 à leur source des
motivations irrationnelles et/ou inconscientes, et grâce à, ou malgré, cet état de fait l 'être
humain a besoin de sens et le recherche dans sa vie, dans sa communauté et dans le monde
qu 'il habite.
Ainsi, ce présupposé soutient que même si une argumentation, ou une démonstration,
est rigoureusement logique dans ses prémisses autant que dans ses conclusions; la
motivation qui y mène peut avoir pour origine, partiellement ou complètement
inconsciente, un désir, une pulsion, un instinct, une conviction ou une émotion irrationnelle.

Il Il est pertinent de rappeler ici la mise en garde de Maurice Merleau-Ponty sur la portée philosophique de la
psychanalyse par rapport au matérüdisme ou au spiritualisme: « Quand nous disons que la vie corporelle et le
psy chisme sont dans un rapport d 'expression réciproque ou que l'événement corporel a toujours une
signification psychique, ces formules ont donc besoin d 'explication. Valables pour exclure la pensée causale,
elles ne veulent pas dire que le corps soit l'enveloppe transparente de l 'Esprit. Revenir à l 'existence humaine
comme au milieu dans lequel se comprend la communication du corps et de l 'esprit, ce n'est pas revenir à la
Conscience ou à l 'Esprit, la psychanalyse existentielle ne doit pas servir de prétexte à une restauration du
spiritualisme. », Merleau-Ponty, M. , Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, pp. 186-187.
12 La nuance introduite par le mot « souvent» a été retenue ici pour bien souligner qu'il n'est pas trivial de
poser l'argument philosophique, ou psychologique, que les actes rationnels sont toujours motivés initialement
par les désirs, les pulsions ou les convictions. L' inverse est également défendable, comme le fait dans un
ouvrage récent (Rationality in Action) le philosophe analytique John R. Searle, qui affirme que les actions
vraiment rationnelles ne sont, au contraire, jamais causées par les désirs ou les convictions, mais sont plutôt
accomplit à travers trois « brèches» (en anglais « gap») entre la situation et la décision, entre la décision et le
passage à l'acte et durant l'acte lui-même. Brèches qu' il associent à ce que l' on appelle classiquement le libre
arbitre, et qui permettent la « création» de raisons indépendantes des désirs pour nos actions (Searle, J.R. ,
Rationality in Action, Massachussets Institute of Technology Press, Cambrige, 2001 , pp. 12-14 et chap. 3 et
6). Vu l' état actuel des connaissan,ces en neurobiologie et en psychologie (voir la section 1 du chapitre 1 de ce
travail), il est cependant tout à fait légitime de poser la thèse, conforme à notre présupposé philosophique, que
la motivation même de Searle d' écrire cet ouvrage est d' origine inconsciente. Car pourquoi voudrait-il tant
défendre l' indépendance de la raison devant les désirs et les pulsions, sinon en suivant un désir émotif ou une
conviction profonde, tous deux ayant possiblement des aspects totalement inconscients pour lui.
18

La raison, consciente ou non des convictions, des intuitions et des émotions qui la meuvent,
se met alors à chercher un sens qui est une justification de l' existence, non simplement pour
se comprendre elle-même, mais comme sa manière propre d' être. Chaque résultat rationnel
rendu conscient appelant par la suite, ou attendant, une autre motivation issue de
l' inconscient pour remettre en marche le processus d' activité mentale et physiologique.
Cette « intuition psychanalytique» de la relation entre la pensée consciente, l' activité
humaine et le travail de l' inconscient chez l '·être humain ·-s ' exprime différemment chez les
différents «pères» et praticiens de la psychologie analytique. Les trois définitions sur
l' activité de l' inconscient qui sont privilégiées pour guider notre démarche sont celles de
Freud, Jung et Diel :

Sigmund Freud, dans L 'interprétation du rêve:


« L' inconscient, selon l' expression de Lipps 13 , doit être admis comme
base générale de la vie psychique. L' inconscient est le cercle le plus
grand qui inclut celui, plus petit, du conscient; tout ce qui est conscient a
un stade préliminaire inconscient, alors que l' inconscient peut s' arrêter à
ce stade et néanmoins prétendre à la pleine valeur d'une opération
psychique. »14

Carl G. Jung, dans L 'homme à la découverte de son âme:


« La conscience est, par nature, une sorte de couche superficielle,
d'épiderme flottant sur l' inconscient qui s' étend dans les profondeurs, tel
un vaste océan d' une parfaite continuité. Kant l' avait pressenti; pour lui
l' inconscient est le domaine des représentations obscures qui constituent
la moitié du monde. Si nous accolons le conscient et l'inconscient, nous
embrassons alors à peu près le domaine de la psychologie. La conscience
est caractérisée par une certaine étroitesse; on parle de l' étroitesse de la
conscience, par allusion au fait qu'elle ne peut étreindre simultanément
qu' un petit nombre de représentations. »15

Paul Diel, dans Psychologie de la motivation:


« Les désirs se trouvent en constante transformation, constituant le
TRAVAIL INTRAPSYCHIQUE qui prépare le travail extrapsychique :
les réactions. L' ~volution de la psyché et de ses fonctions supérieures, les
manifestations psychiques dans leur ensemble, sont le résultat de ce
travail intrapsychique. Plus les désirs se multiplient, plus grande devient

13 Psychologue allemand (1851-1914), connu pour sa théorie «esthétique» du concept d ' empathie

(<< Einfühlung »).


14 Freud, S., Œuvres complètes-Psy chanalyse Tome IV, l 'interprétation du rêve, trad. fr. 1. Laplanche et F.

Robert, Presses Universitaires de France, Paris, 2004 (1900), pp. 667-668.


15 Jung, C.G. ~ L 'Homme à la découver.te de son âme, trad. fr. R. Cahen, Paris Albin Michel , 1987, p .1 03.
19

la nécessité vitale de les ordonner afin qu' ils ne se dérangent et ne se


contrecarrent pas mutuellement. »16

Depuis ses origines, la psychologie analytique, et plus spécifiquement la psychanalyse,


a été la cible de nombreuses critiques, autant au niveau de la structure théorique de ses
différentes écoles de pensée qu' au niveau de son efficacité thérapeutique dans le traitement
des maladies mentales. C'est à cause de la pertinence de certaines de ces critiques qu' on ne
retiendra ici aucune forme théorique précise de la psychanalyse, car elles sont tous
imparfaites à certains égards. C' est plutôt l'intuition sous-jacente à l'ensemble de ses
démarches qui est notre point de départ philosophique, plus comme une idée directrice et
une ouverture permettant un discours sur l'irrationnel et l' inconscient que comme une base
axiomatique de type logique, ou comme un modèle théorique devant se confirmer dans
l'expérience.
La question est donc de savoir si les critiques de la psychanalyse ne tiennent qu'à ses
détails théoriques et pratiques ou si elles vont jusqu' à invalider complètement l'intuition de
base de la psychanalyse sur l'existence de l'inconscient. Si on exclut les critiques des vertus
thérapeutiques de la psychanalyse, qui n'atteignent pas l'intuition psychanalytique comme
telle, mais plutôt son exploitation technique 17 , on peut, sans espérer faire l'unanimité sur la
question, classer les critiques théoriques de la psychanalyse en trois grandes familles: la
critique neurologique, la critique de l'éparpillement théorique et la critique de la base
« familiale et bourgeoise» de la psychanalyse.

]6 Diel, P., Psy chologie de la motivation, Payot, Paris, 2002, pp. 28-29.
]7 En 2005 est paru en France le collectif d'ex-psychanalystes, d'historiens, de psychologues, de médecins et
de philosophes Le livre noir de la psy chanalyse, qui se voulait une attaque virulente et une critique défmitive
du freudisme et de ses vertus thérapeutiques. Cependant, les soixante-quatorze mini-essais qui constituent ce
livre se résument aux critiques « classiques», scientifiques et philosophiques, de la psychanalyse, à des
doutes historiques, reposant souvent sur des lettres de Freud lui-même, sur la guérison douteuse de certains
patients présentés dans l' œuvre freudienne, à des spéculations épistémologiques sur le bien-fondé des bases
théoriques de la psychanalyse et à des éloges quasi-promotionnels pour les .techniques de thérapies
psychologiques dites comportementales et cognitives, relevant des théories behavioristes. Bref, aucun de ces
nombreux essais en-soi ne discrédite l' idée psychologique et « anthropologique» d'un inconscient influençant
la pensée · consciente et pouvant être affecté par celle-ci, ou encore l'idée que l' inconscient puisse
communiquer avec la conscience selon un langage onirique et symbolique qui lui est propre. Tant qu' aux
vertus « curatives» de la psychanalyse, il s'en trouve probablement autant de promoteurs que de détracteurs,
autant du côté des praticiens que des patients (la position adopté dans ce travail est que, tout comme dans le
domaine de la physique nucléaire, l'incapacité à maltriser techniquement complètement un phénomène n' en
affecte en rien la réalité concrète). Malheureusement pour les auteurs de ce collectif, soixante-quatorze
attaques impertinentes ne constituent pas une attaque pertinente. (Le livre noir de la psychanalyse, sous la dir.
de C. Meyer, Les arènes, Paris, 2005.)
20

La critique neurologique tient au fait que l'on peut ramener, ou réduire, tous les
phénomènes mentaux à des processus physiologiques et neuronaux au niveau du cerveau,
sur une base matérialiste et scientifique. Les développements récents de l' imagerie
médicale ont permis d' associer de nombreuses sensations, activités ou problèmes mentaux
à des zones précises du cerveau, laissant entrevoir la possibilité éventuelle de coordonner

entièrement les proc.e ssus mentaux à des phénomènes biochimiques dans le cerveau 18. La
prolifération de nouveaux médicaments pour traiter les troubles mentaux, de la dépression à
l'obsession, avec un succès indéniable malgré la présence fréquente d' effets secondaires
indésirables, est une indication favorable à une telle possibilité.
Dans un tel contexte, les théories psychanalytiques sur l'inconscient peuvent être
réduite à une grossière approximation très imagée de processus physiologiques encore mal
comprit. Cette critique de la psychanalyse est pertinente, mais encore immature, car tant
que la physiologie et la neurologie n ' expliqueront pas d' un point de vue biochimique les
désirs, le fonctionnement de la pensée, les rêves, les intuitions qui amène de nouvelles idées
ou les troubles de la personnalité insoluble par la pharmacopée, les théories
psychanalytiques doivent être considérées comme valables et admissibles, bien
qu' appartenant peut-être plus au domaine de la spéculation métaphysique qu' au domaine de
la science 19 • Bien que de nouvelles découvertes puissent changer cet état de fait dans un
avenir plus ou moins éloigné, la neurologie médicale tente actuellement de proposer des
théories expliquant les phénomènes mentaux qui seraient démontrées expérimentalement,
ce qui supplanterait et rendrait caduques les théories psychanalytiques, mais elle n ' y est pas
encore parvenue.
La critique interne de la psychanalyse à cause du foisonnement souvent contradictoire
de ses détails théoriques peut être résumé par un argument de Karl Jaspers datant de 1931 ,
dans La situation spirituelle de notre époque:

« La psychanalyse n'est jamais arrivée à unifier ses doctrines, pas


même de façon heuristique et sous forme momentanée; il lui est donc
impossible de proposer une synthèse qui permettrait à la recherche, grâce
à une claire formulation des problèmes, de progresser et d'aboutir à
certains résultats décisifs. Sous prétexte d'empirisme, elle se contente au

18Sur la psychobiologie, voir la section 1 du chapitre 1.


19Comme l'a d'ailleurs déjà écrit Kar1 Popper (Popper, K., Realism and the Aim of Science, Routledge,
Londres-New York, 2000,·pp. 192-193.) .
21

fond de répéter d ' année en année les mêmes choses, en utilisant un


matériel immense. »20

La critique de Jaspers est pertinente, et il est effectivement impossible pour l' instant
d ' aboutir à une description décisive ou à une .formulation précise de l' organisation
psychique soutenue par l' ensemble des psychologues et par l' expérience clinique. Mais
cette critique est aussi applicable telle quelle à toute les approches spéculatives sur le
psychisme et des phénomènes mentaux en philosophie, d ' Aristote à Nietzsche et par la
suite. La réflexion de l ' homme sur l' homme a toujours été un miroir imparfait où la raison
peine parfois à voir des contours précis, souvent parce que la réalité n ' est pas une quantité
exactement mesurable et parfaitement compréhensible. En ce sens, on retiendra de Jaspers
qu' il ne faut pas prendre la psychanalyse comme une certitude, du type d ' une certitude que
1 + 1 = 2, ou même du type de certitude que le Soleil paraîtra fort probablement demain
matin à l' aube.
Mais même dans ce contexte d ' absence de certitude théorique, il est tout à fait justifié
de prendre le phénomène à la base de la spéculation psychanalytique, la relation de la
conscience à un inconscient dépassant l' emprise de la volonté, comme un concept théorique
valable reposant sur l' observation de l' appareil psychique humain. Quant à la « vanité » de
la psychanalyse de toujours répéter les mêmes choses, elle n ' est certainement pas la seule
idéologie à avoir ce défaut, c' est même une des caractéristiques de base d ' une idéologie
moindrement valable et originale de se répéter et de mériter qu' on prenne compte de ces
répétitions.
Dans un autre ordre d' idées, Jean-Paul Sartre dans L 'être et le néant, souhaite un
dépassement de la psychanalyse empirique freudienne en réclamant une «psychanalyse
existentielle », encore à venir, mais possible et déjà présagée dans certaines biographies,
comme celles de Flaubert et de Dostoïevski, et qui court-circuite carrément le concept
d ' inconscient :

« La psychanalyse existentielle rejette le postulat de l'inconscient: le


fait psychique est, pour elle, coextensif à la conscience. Mais si le projet
fondamental est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement
conscient, cela ne signifie nullement qu' il doive être du même coup

20 Jaspers, K. , La situation sp irituelle de notre époque, trad. fr. 1. Ladrière et W. Biernel, Desclé de Brouwer,
Paris, E. Nauwelaerts, Louvain, 1951 , p. 179.
22 .

connu par lui, tout au contraire; nos lecteurs se souviendront peut-être du


soin que nous avons mis dans notre Introduction à distinguer conscience
et connaissance. »21

Cette critique de la psychanalyse empIrIque de Freud par Sartre est tout aUSSI
inopérante que celle de Jaspers, mais pour une raison très différente, et en un sens beaucoup
plus cinglante. Ce n' est pas la fragilité de l'édifice théorique psychanalytique qui est ici
remis en cause, mais bien sa base empirique clinique. En déplaçant l'horizon originel de la
psychanalyse du constat clinique vers une spéculation ontologique, comme le sa mont~e

distinction purement intellectuelle, et non. médicale, entre conscience et connaissance 22 ,


Sartre fait de la psychanalyse non plus une théorie basée sur l' expérience médicale qui tente
de rendre compte de la réalité du psychisme humain, mais une idéologie utopique et
spéculative de ce que ce psychisme devrait être et, comme par hasard ... , présupposant et
confirmant d' un même mouvement sa notion de « liberté ».
On peut facilement reprocher à Freud, Jung ou Diel un manque de cohérence interne, le
caractère inachevé de leur anthropologie psychologique, l' incompatibilité de leurs systèmes
entre eux, ou l' insuccès de certaines de leurs pratiques sur le plan médical. Mais de leur
refuser leur expérience clinique, c' est-à-dire leurs tentatives thérapeutiques envers des
patients présentant des troubles psychiques relativement à leur définition propre de la
normalité psychique, est une injustice qui dénature si complètement l'histoire, l'intention et
les résultats de la psychanalyse qu' elle ne peut qu' être écartée du revers de la main. La
psychanalyse n' est pas née d'un jeu de l' esprit, mais d'un besoin concret et pressant de
résoudre des difficultés psychologiques concrètes chez des êtres humains souffrants.
La critique de la base « familiale et bourgeoise» de la psychanalyse est essentiellement
une critique de la condition sociale bourgeoise dans laquelle Freud et ses disciples se
complaisaient, et dont ils feraient (inconsciemment? .. ) la promotion avec les figures du
père et du complexe d' Oedipe. Cette critique prend sa forme ayant le plus de verve chez
Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L'anti-Œdipe :

« Encore n' avons-nous pas épuisé tous les paralogismes qui orientent
pratiquement la cure dans le sens d'une oedipianisation forcenée, trahis?n

21Sartre, J.-P. , L 'être et le néant, Gallimard, Paris, 1943 , p. 630.


22Sur le refus sartrien du primat de ]a connaissance et son (étrange) idée que « La conscience de soi n'est pas
un couple. » voir ibid., pp. 16-23.
23

du désir, mise en pouponnière de l'inconscient, machine narcissique pour


des petits moi bavards et arrogants, perpétuelle absorption de plus-value
capitaliste, flux de paroles contre flux d' argent, l' histoire interminable, la
psychanalyse. »23

L'utilisation d'un vocabulaire résolument marxiste dénote la présence de la théorie


sociale et économique sous-jacente à la critique de Deleuze et Guattari, qui ne font pas tant
une critique de la notion d' inconscient de Freud qu' ils réclament la formation d'une
nouvelle branche théorique de la psychanalyse, la schizo-analyse 24 , rejetant complètement
la notion « familiale» de complexe d' Œdipe pour se placer au point de vue de l' aliénation
du psychisme devant l' oppression capitaliste. Ce n' est donc pas l' existence de l' inconscient
et des désirs en émanant qui est remise en doute, mais bien une accentuation radicale des
« machines désirantes » face au sujet: « Ce n 'est pas le désir qui est dans le sujet, mais la
machine dans le désir - et le sujet résiduel est de l 'autre côté, à côté de la machine, sur
tout le pourtour, pa~asite des machines, accessoire du désir vertébro-machiné. »25

Deleuze et Guattari ne rejettent pas l' idée d' inconscient de ' Freud ou de Jung mais
veulent la rénover, la rendre conforme à une réalité matérialiste et marxiste, qui est la seule
définition possible de l' homme pour eux. Rien dans le discours de l'Anti-Œdipe n' invalide
les spéculations freudiennes sur les bases d' une saine ouyerture d' esprit philosophique
réfractaire aux systèmes achevés et fermés, et rien n' empêche intellectuellement de préféré
le « produit original» au produit dérivé et amalgamé que propose les auteurs, d' autant plus
que celui-ci est mélangé à une sauce idéologique elle-même suspecte en raison d' une forme
de refus intrinsèque d' admettre son propre fondement hautement spéculatif26 .
Considérant que l' intuition de la psychologie analytique résiste aux attaques:, parfois
justifiées, mais jamais dévastatrices, de ses différents édifices théoriques, le présupposé
philosophique s' en inspirant est à la base de l' élaboration des différentes thèses qui
apparaissent .au cours des trois chapitres qui suivent. Comme ·ce présupposé est accepté
d' emblée, ce qui est la nature d'un présupposé philosophique, il est souvent utilisé en
arrière-plan de l' argumentation· sans qu' on fasse explicitement référence. Il n' est pas donc

23 Deleuze, G. et Guattari, F. , L 'anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 132.


24 Ibid., Chapitre 4, pp. 325 et suiv.
25 Ibid., p. 339. ,
26 On trouve en ce sens une saine critique de l'historicisme à la base de la pensée marxiste dans Popper K.,
The Poverty of Historicism, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002.
24

pas souvent fait état de l'inconscient, de l' irrationnel et de la psychanalyse dans ces
chapitres, mais ces concepts doivent toujours rester présents à la mémoire du lecteur pour la
bonne compréhension de la démarche.
Le pari de cette philosophie de la motivation est la conviction que la rationalisation à
outrance de concepts philosophiques abstraits ne peut mener qu'à un éloignement de la
réalité de l' existence humaine qui est à la fois un phénomène en partie irrationnel et un
phénomène complexe autant au niveau de l' organisation de l' individu qu'au niveau des
interactions sociales et culturelles entre les individus. Une philosophie qui se voudrait
humaine, et donc relative au phénomène humain, ne peut donc se faire réductrice ou trop
pointue, pas plus qu'elle ne peut se réfugier dans de lâches généralités. Elle est condamnée
à assumer courageusement la complexité et la totalité27 de son objet.
La finitude de l 'homme n' est pas que spatiale et temporelle, sa raison elle-même est
finie et limitée, ne pas le reconnaître, ou la subsumer selon un quelconque Logos Infini,
mais humainement accessible, serait une erreur. Ce qui ne veut pas dire que la raison soit
impuissante face au phénomène humain, mais elle doit simplement reconnaître
l' irrationnel, l' intuitif, l' émotif et l' inconscient, pour parvenir à une véritable connaissance
de l' homme et du monde, à une forme de connaissance qui vise toute la réalité du
phénomène au lieu de se complaire dans des limites prédéfinies qui la défigurent et la
restrei gnent.
Reste donc à confronter cette finitude de la raison devant l'homme tout en restant
raisonnable, reste à argumenter rationnellement l'irrationnel sans glisser vers la poésie,
l' aphorisme, la banalité, la pétition de principe ou l'aporie. Reste à relever le défi de la
philosophie. Le travail qui s' amorce ici ne se veut ni spécifiquement épistémologique ou
encore éthique par définition, il se veut être une investigation philosophique. Une
« enquête» qui parcourt les rivages et les contrées de la philosophie, de la psychologie, de

27 Pari qui est une continuation de la démarche philosophique amorcée par Ernst Cassirer dans sa Philosophie
desformes symboliques, elle-même continuation de l'entreprise phénoménologique hégélienne: « Pour Hegel
la phénoménologie devient le p~ésupposé primordial de la connaissance philosophique, qui doit embrasser la
totalité des formes de l 'esprit, totalité ne pouvant selon lui devenir visible que dans le passage d 'une forme à
l 'autre. La vérité est le « tout» - mais ce tout ne peut s 'offrir d 'un seul coup et doit au contraire être déployé
progressivement par la pensée selon son propre mouvement intime et conformément au rythme de ce
dernier », Cassirer, E. , La philosophie des form es symboliques 3. La phénoménologie de la connaissance,
trad. fr. C. Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 8. .
25

la science, et parfois même de la religion, peut-être plus encore au sens de l' enquête
d' Hérodote que de celles de Hume.

Le dicton populaire dit : « Quand on a un marteau, tous les problèmes ressemblent à un


clou.» De fait, tous les philosophes aujourd ' hui semblent être des nietzschéens; ils
philosophent à coups de marteau.· Étrange marteau que celui de la philosophie
contemporaine, un marteau qui découpe la réalité. Ainsi:
Avec le marteau de la phénoménologie, on martèle la réalité avec l' intentionnalité, et
on essaie d' être assez poétique pour éviter le « piège phénoménologique» qui consiste à
découper l' expérience en morceaux si petits que l' on risque de se rebâtir. un monde sans sel
ni zeste.
Avec le marteau de l' existentialisme, on martèle la réalité avec la contingence et la
liberté, et on essaie de ne pas trop être mélancolique, pour éviter le « piège existentialiste »
qui consiste à ne pas oser découper l' expérience humaine et à s' y fondre sans discernement.
Avec le marteau de la philosophie analytique, on martèle la réalité avec la sémantique,
et on essaie d' être assez dramatique pour éviter le «piège analytique» qui consiste à
découper le discours en autant de fragments qu' il est nécessaire pour qu' ils deviennent tous
aussi sensés ou insensés que l' on le désire.
Avec le marteau herméneutique, on martèle la réalité avec son interprétation, et on
essaie de ne pas trop lire, pour éviter le « piège herméneutique », qui consiste à découper le
sens de n ' import~ quel discours en morceaux assez petits pour l'associer à n'importe quel
autre, sans égard à la vie concrète.
Avec le marteau de l' utilitarisme et du pragmatisme, on martèle la réalité avec le bien
de la majorité, et on essaie de ne pas être trop fonctionnel , pour éviter le «piège
utilitariste », qui consiste à négliger le bien de tous les chacun, au profit d' un supposé bien
commun qui découpe l'individu hors du monde.
Et tout cela est admirable, en autant que le marteleur ne devienne jamais un profiteur,
un menteur, un prestidigitateur, .un malfaiteur, un conspirateur, un dictateur ou, pire que
tout, un colporteur en manque de clientèle. Mais est-ce que philosopher c'est vraiment
marteler? Et comment communiquer, et surtout comment argumenter, avec tous ces
différents marteleurs, sans s' approprier leur propre marteau, sans les injurier~ les ennuyer~

. !
26

les choquer, mais aussi sans se faire ignorer? On aimerait bien ici voir apparaître ici une
solution claire, limpide et révolutionnaire à ce dilemme fondamental de la philosophie. On
sera déçu.
Dans les pages qui suivent, on se contente de marteler, comme tous les autres, sans
plus. Tous les problèmes (les clous) se ramèneront à quelques concepts développés d'entrée
de jeu dans le discours (le marteau). Certains y verront un marteau bien fragile, d' autres un
vieux marteau repeint différemment, d'autres encore un nouveau marteau, soit très utile ou
encore très redondant.
Peu importe. Le but de l'exercice n' est pas de surpasser la «philosophie à coups de
marteau », qui est de toute façon la seule façon que l'on connaisse de philosopher, mais
bien de rendre compte de la réalité en philosophant. Rendre compte d' « une» réalité à
défaut d' être dépositaire de celle de tous, le plus honnêtement et le plus clairement possible,
en espérant que le lecteur bienveillant daigne y voir quelques étincelles de justesse et même
y voir, poussant l'audace à son maximum, quelque chose qui ressemble à de la vérité. Car
c' est « une» philosophie de la motivation qui est construite, et non « la » philosophie de la
motivation.
Tout au long de ce parcours de martèlement, il y aura de nombreux pièges à éviter et
bien des philosophies, d' abord profanées, à se réapproprier pour s' en faire des amis et des
. témoins de notre démarche. Définir le martèlement philosophique autrement serait
inacceptable, car il ne p~océderait plus de l'étonnement, du 8avr.-ui(ELV originel du premier
philosophe et, on peut l'espérer, de celui du dernier philosophe, s'il faut un jour en venir
jusque-là.
Voici donc dans les pages qui suivènt le marteau de cette philosophie de la motivation.
Ce n' est ni le marteau, ni la philosophie, ni même les motifs qui sont à leur origine qui sont
vraiment importants. Ce qui importe le plus dans cet acte philosophique, comme dans tous
les autres, c' est de le communiquer, de le discuter et de le raffiner. Si cette communication
doit se faire à coups de marteau, il est souhaitable que son effet soit juste assez percutant et
juste assez prudent. Juste assez fort pour attirer l'attention et juste assez mesuré pour ne pas
assommer le lecteur. Et surtout juste assez intéressant pour qu'on daigne y répondre.

« 0 GOUFFRE! l' âme plonge et rapporte le doute.


27

Nous entendons sur nous les heures goutte à goutte, v

Tomber comme l'eau sur les plombs;


L'homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre;
Les formes de la nuit vont et viennent dans l' ombre;
Et nous, pâles, nous contemplons.

Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible.


Nous sondons le réel, l' idéal, le possible.
L' être, spectre toujours présent.
Nous regardons trembler l' ombre indéterminée.
Nous sommes accoudés sur notre destinée,
L' œil fixe et l' esprit frémissant.

Nous épions les bruits dans ces vides funèbres;


Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,
Dont frissonne l' obscurité;
Et, par moments, perdus dans les nuits insondables,
Nous voyons s' éclairer de lueurs formidables
La vitre de l'éternité. » 28
- V Hugo, Les Contemplations,
Livre sixième, Au bord de l 'infini, XlV,
Marine-Terrace, septembre 1853

28 V. Hugo, Les Contemplations, Éditions Nelson, Paris, p. 390.


28

Chapitre 1 : Philosophie de la motivation

La question par excellence de la philosophie, de ses débuts présocratiques jusqu'à ses


questionnements modernes puis contemporains, est celle de l'être et de la vérit~ de l' être.
Cette question n'est pas abordée dans le présent travail.
La question abordée ici est celle de la .quête de l' homme pour donner un sens à sa vie
personnelle et collective et ce qui motive cette quête. Cette question de la compréhension et
de la justification de chacune de nos convictions, de chacun de nos discours et de chacun de
nos actes dans l' espace interpersonnel s' impose à nous immédiatement dans la
quotidienneté. Voilà l'objet de cette philosophie de la motivation. On pourrait lui reprocher
de se vouloir être une anthropologie ou une psychologie plus qu'une philosophie, ce
reproche est reçu et assumé, mais reste que l'on tente ici de dire ce qui fait de l'être humain
un être motivé.
~our entreprendre à une démarche philosophique, il faut tout d'abord choisir un point
de départ, une prise de position initiale, un présupposé qui est à la fois l'arrière-plan devant
lequel s'élabore le discours philosophique et l' angle de vision que le lecteur est invité a
adopté pour suivre ce discours. Le point de départ de cette philosophie de la motivation est
que la philosophie opère dans la psyché humaine, qu' il s' agit d'un être humain qui
entreprend cette démarche philosophique, avec ce que cela implique de conscience et de
rationalité humaine, mais aussi avec ce que cela implique d'émotions, d'irrationalité et
d' inconscient proprement humain. Ce que sont précisément la conscience, l' inconscient et
l'âme 29 semble échapper aux définitions strictes, mais ru la philosophie, ni la psychologie,
ni la biologie, ni la science en générale ne peuvent ignorer leurs existences et leurs
incidences concrètes sur la vie de l 'homme. La question du sens ,ou du non-sens de
l' inconscient humain peut être soulevée, mais pas celle de l' existence de cet inconscient.
Ce qui caractérise l'être humain, au-delà du fait qu'il est en partie pensant, conscient et
rationnel et en partie émotif, irrationnel et mû par des pulsions inconscientes, c'est qu' il est
motivé à agir, qu' il a la liberté et la volonté de parler et de bouger, et qu'il le fasse, souvent

29 Le terme « âme» est utilisé ici au sens de l'esprit humain dans son ensemble comprenant la conscience et
l' inconscient, et non au sens d' un dualisme corps/âme ou d 'une « substance » spirituelle ultra-matérielle, bien
que J' existence d' une telle substance n ' est ni affIrmée, ni niée.
29

par habitude, mais aussi à dessein dans des buts précis. On reconnaît ce pouvoir et ce
vouloir de décision et d' action chez tous les êtres humains dont l'état de santé physique et
psychique le permet, et les soins médicaux ou psychologiques prodigués à ceux qui
semblent incapables de motivation personnelle visent justement le retour ou le
développement de cette capacité.
Choisir la motivation comme point de départ d'une démarche philosophique n' est donc
pas réducteur, d'un point de vue anthropologique et c' est même le seul point de vue
possible pour l' être humain, le seul point de départ philosophiquement acceptable puisqu' il
ne comporte aucune connotation relative à une « école» philosophique. La motivation chez
l'homme n' est pas physique, métaphysique, matérialiste, positiviste, spiritualiste ou
scientiste, elle est un donné de ce qu' est l' être humain, cet animal qui tend instinctivement
et rationnellement, et aussi inconsciemment, à la survie et qui recherche consciemment le
sens de la vie en lui, chez ses semblables et dans le monde.
Élaborer une philosophie de la motivation n' est donc pas faire une ontologie ou une
anthropologie systématique. C' est une construction, que l' on veut prudente, visant la
compréhension de l'homme dans le monde parmi ses semblables, aussi empirique que le
permet l' état actuel des connaissances sur l' esprit humain, aussi spéculative que l' exige une
philosophie qui se veut un reflet un tant soit peu fidèle de la réalité concrète. Cette
construction est aussi anthropocentrique que se doit d' être un raisonnement de l'homme sur
l'homme et le monde. Il n'y a pas de but visé a priori par cette philosophie, si ce n' est une
sorte d' accord harmonieux entre la rigueur intellectuelle du scientifique, l' émotivité du
poète, la sympathie du généreux, la lucidité du philosophe et l' é~erveillement de l' esthète
qui résident tous quatre en tout être humain de bonne volonté.
Suivant une démarche similaire, mais différente dans sa forme , à celle de Gilbert
Durand, le disciple de Gaston Bachelard, une philosophie de la motivation sait
pertinemment que « Il ne s 'agit de rien d 'autre, pour suppléer au déterminisme de type
causal que l 'explication utilise dans les sciences de la nature, que de trouver une méthode '
compréhensive des motivations. »30 Car suppléer au mode de pensée logique et scientifique
n' est pas le remplacer, le dénigrer ou le dépasser, mais bien proposer un horizon

30 Durant, G., Les structures anthropologiques de l 'imagination, Bordas, Paris, 1969, p. 28.
30

philosophique élargi de la connaissance se rapprochant plus de la réalité humaine que de la


réalité physique, horizon philosophique dans lequel la logique et la science occupent
toujours une place de choix, mais pas toute la place.
Mais avant de s' aventurer de plain-pied dans le travai~ philosophique, il importe de
parcourir ce ·que justement la science, et principalement la science de la psychologie, peut
nous dire des motivations humaines.

1. La motivation: approches psychologiques et leurs limites

La psychologie ne prétend pas à un savoir exact sur le psychisme qui serait d' un type
comparable à celui de la géométrie ou de l'arithmétique. Utilisant l' approche méthodique
des sciences naturelles, elle ·tente sobrement de recenser, de déchiffrer et d' expliquer la
phénoménalité des actes mentaux et des comportements humains, sans inscrire ceux-ci au
préalable dans un quelconque système philosophique, anthropologique ou ontologique.
De par leur nature complexe et variable, la pensée et l' agir des hommes ne se laissent
pas aisément circonscrire et, donc, les tentatives d' explications psychologiques de la
motivation ont plus souvent le caractère d' intéressantes hypothèses que celui de
conclusions définitives. Une théorie universellement reconnue du psychisme, qui aurait
reçu la même acceptation que la théorie de la relativité d' Einstein, par exemple, n' existe
toujours pas en psychologie. Toutefois, comme dans tous les domaines de la connaissance,
l' effort qui mène de la constatation à l' essai d' explication n' est jamais un processus vain, et
le fonctionnement de l' esprit humain devient progressivement de moins en moins nébuleux,
malgré les fausses pistes et les erreurs d' interprétation qui sont survenues au cours des
décennies.
L' entreprise psychologique se distingue nettement de l' entreprise philosophique par
plus que seulement sa méthode d'enquête scie~tifique et son utilisation des autres sciences
comme l' anatomie ou les statistiques. Contrairement à la philosophie, la psychologie ne
tient pas à conserver un sens précis ou une quelconque unité dans la généralité, elle se
limite à constater et à tester des hypothèses, avec une rigueur et une rationalité ne souffrant
aucune incartade. La philosophie est autre, elle est un eff<?rt tout aussi louable, mais qui ne
31

vise-pas vraiment la spécificité ou la positivité. La philosophie tente de retrouver des fils


conducteurs au travers de la multiplicité des faits, des savoirs et des discours, elle veut un
sens total, même au prix de la perte des particularités. Le psychologue redessine
continuellement des grilles conceptuelles qu'il tente d' ajuster sur des observations cliniques
et statistiques, tandis le philosophe construit un monde d' idées pour faire en sorte que le
monde réel lui apparaisse sensé et vivable.
C' est justement à cause des différences déterminantes qui les opposent que la
philosophie peut apprendre de la psychologie, car lorsque chacune de ces disciplines joue
bien son rôle et ne tente pas de s' improviser pour l' autre, ce qui est le cas idéal, le transfert
prudent d' idées et de concepts entre elles est tout aussi fécond que souhaitable. La
recension qui suit des différentes hypothèses psychologiques sur la motivation n' est donc
pas un point de départ, ni d' ailleurs un point d' arrivée, pour la philosophie, mais un point
d' échange, un carrefour entre deux types de pensée. Ce qui est appris de la psychologie ne
peut être ni négligé, ni érigé en argument d' autorité, mais il mérite d' être respectueusement
et intelligemmeJ.?-t considéré dans notre démarche.

a) Définitions psychologiques de la motivation

Les définitions psychologiques de la motivation sont très variées mais repose


néanmoins sur quelques concepts assez universaux. Lorsqu'il est question de motivation,
l' étymologie rappelant le mouvement n'est pas à négliger. De façon très générale, on peut
affirmer que la motivation entraîne le mouvement chez l' homme, même si ce mouvement
peut être plus d' ordre mental que physique.
Les facteurs qui produisent la motivation chez l'animal et chez l' homme peuvent
provenir essentiellement de deux sources: celles qui sont internes à l'organisme humain, et
celles qui lui sont externes. La motivation mène aussi nécessairement à un choix de
réponses devant une situation, il n'est pas question de motivation lorsqu'une circonstance
se produit totalement hors de notre contrôle. Aussi, en général, la motivation pousse un
individu à atteindre des buts agréables et à éviter des issues fâcheuses 31 (si bien sûr on
accepte d' emblée l' idée, encore parfois contestée selon certaines formes modernes de

31Beek, R.C. , Motivation, Theori.es and Principles (5 e édition), Pearson Education-Prentice Hall, Upper
Saddle River, 2004, p. 3.
32

déterminisme absolu, qu' une certaine liberté existe dans nos choix et que notre « esprit »
exerce réellement un contrôle volontaire sur les actions posées par notre corps). Cette
vision d' une motivation hédoniste n' est peut-être pas absolument universelle et valide pour
tous les individus dans toutes les situations, mais présente certainement le caractère d' une
généralité assez répandue pour en faire une hypothèse scientifique attrayante.
Deux grandes idées principales gouvernent le concept psychologique de motivation. La
première est celle de l'homéostasie, qui veut qu' un organisme vivant recherche un équilibre
stable, et que des stimuli sont envoyés au cerveau lorsque cet équilibre est en danger. Le
signal de la faim, par exemple, motive l' individu à manger pour retrouver son équilibre
physiologique. La deuxième idée derrière la motivation est celle du but à atteindre. Sans la
présence d' un déséquilibre physiologique, l' individu agit de façon à préserver à long terme
son équilibre, en tentant d' obtenir un emploi rémunérateur, par exemple 32 . Ces deux idées
sont essentiellement la même, mais l'une posée du point de vue purement réactif, et la
deuxième "du point de vue pro actif.
L' approche psychologique de la motivation examine donc à la fois des caractéristiques
internes aux individus, tels «l'instinct» ou «les pulsions», de même que des facteurs
extérieurs à ceux-ci, comme « la récompense » ou « l'incitatif», ces derniers étant souvent
normalisés selon les critères culturels propres à chaque société, de façon à exercer un
minimum nécessaire de contrôle pour ie maintient de la vie sociale33 .
La psychologie se refuse cependant de définir une « nature humaine» qui ne saurait
qu' une énumération, bien peu respectueuse de l'anthropologie, des vertus et des vices
qu' on devrait s'attendre de trouver chez tout homme. L'erreur fatale à éviter en ce sens est
celle de tomber dans un réductionnisme grossier qui assimilerait l'être humain à un rôle
d' automate répondant à des stimuli externes ou à des pulsions instinctives non voulues. Le
problème de la motivation dans son ensemble est complexe, car devant tenir compte en
même temps de m~ltiples facteurs, soient autant celui de la portée des actions d' un agent
autonome sur son environnement, que des conséquences de la réponse de cet
environnement, que des phénomènes de la mémoire, des émotions ou des processus de

32 Ibid., p. 25.
33 Evans, P., Motivation and Emotion, Routledge, Londres et New York, 1989, p . 4.
33

décision34 • La tâche est immense et doit inévitablement être découpée selon une méthode,
toute cartésienne, qui tente d' expliquer le simple pour parvenir à expliquer le complexe.
Dans cette optique, et d' un point de vue plus proche de la biologie, la motivation se
définit en psychobiologie de ' façon essentiellement physiologique. Suivant cette approche
du comportement, on tente de déterminer les causes génétiques, nerveuses, voire
endocriniennes, des agissements, en basant ses théories à la fois sur la connaissance de
l' anatomie et la biologie humaine et sur les observations d' autre type d' animaux. La théorie
darwinienne de l' évolutio.n joue un rôle prépondérant dans ce domaine, car, selon son
principe de base, toute caractéristique du vivant devrait pouvoir se traduire en terme
d' adaptation et de survie de l'individu et aussi, selon certaines écoles, de l'espèce, ceci
incluant l'existence de stimuli .menant l' être humain à poser différents types d' action35 .
Trois types de théories psychologiques concernent le fondement émotionnel de la
motivation, car se sont bien les émotions qui font en sorte qu'un but est subjectivement
jugé comme agréable ou désagréable. Les théories dites «discrètes» lie directement
certaines émotions clairement définies, telles la peur ou la joie, à des motivations et des
actions, par exemple la peur mène l'individu à fuir. Les théories dites « dimensionnelles»
divisent les émotions en deux types, plaisantes et déplaisantes, et la motivation pousse
l' individu à rechercher les premières et à éviter les' secondes. Finalement, les théories dites
« cognitives» visent l' appréciation qui est faite d'une situation, qu'elles soient plaisantes
ou déplaisantes, et les motivations qui y ont mené 36 • Ces différentes approches se
recoupent, et leur usage dépend de la si~uation psychologique étudiée, elles sont d' ailleurs
souvent utilisées conjointement. En définitive, les liens entre émotions et motivation sont
évidents et indiscutables, même si difficile à systématiser, et le fait qu'il est pratiquement
impossible de caractériser objectivement les émotions, même en mesurant très précisément
la tension des muscles faciaux ou la fréquence cardiaque, et de déterminer les motivations
autrement que par les actes qui en découlent rend ce type de théorisation hautement ambigu
et difficile.

34 Ibid. , pp. 5-6.


35 Wagner, H., The Psychobiology ofHuman Motivation, Routledge, Londres et New York, 1999, pp. 8-9.
36 Beek, op. eit., p. 67.
34

b) Théorie des pulsions «( drive») de Clark Hull


Après s'être intéressé aux testes d' aptitudes et à l'hypnose, le psychologue 'Clark Hull
(1884-1952), un des précurseurs de l' école behavioriste, propose, vers 1930, une théorie
générale du comportement centrée sur les émotions, et principalement sur la motivation, où
les différents concepts qu' il utilise sont décris très précisément. Ainsi, l' apprentissage est
défini selon une certaine force d'habitude (<< habit strength ») qui mesure l' intensité de
l' association d' un stimulus à sa réponse, et la motivation en terme de pulsion (<< drive») ,
c' est-à-dire ce qui transforme l'habitude en acte. L' argument de Hull, est que les pulsions
ne choisissent pas une réponse particulière, mais active toutes les réponses possibles
également. La réponse la plus susceptible de répondre à un stimulus dans 'une situation
donnée est celle qui a été le mieux apprise par l'habitude, de façon à atténuer, par
l'entremise de pulsions, la pression exercée par une excitation.
Dans le langage théorique de Hull, cela se traduit en affirmant que les pulsions
multiplient l'habitude à produire un potentiel d' excitation pour une réponse donnée
(formule que l'on peut noter ainsi: Potentiel d' Excitation = Habitude X Pulsion, ou
simplement E = H X P). Chacun de ces par~mètres pouvant être quantifiés
expérimentalement. Par exemple, H peut être définit en terme du nombre d'essais d'un
spécimen lors d' une expérience, V l'intensité d'un stimulus, comme la faim qui peut être
quantifiée selon le nombre d'heures depuis le dernier repas, et E comme le facteur
syntaxique de la théorie testé lors de l'expérience reliant H 'et V. Le choix de l' opérateur de
multiplication n'est pas aléatoire, ni toutefois rigoureusement mathématique, mais dénote
l'implication logique de la théorie que les pulsions augmentent nécessairement avec
l' augmentation de l'excitation, et vice-versa. Le but de l'action, en fait de toute action
motivée, étant de faire diminuer l' excitation37 . L'utilisation du facteur multiplicatif a aussi
permis à Hull, et à ses successeurs, d' utiliser des ' méthodes graphiques pour illustrer la
relation entre E et V, à la manière des mathématicie'ns ou des physiciens.
Après certains succès de l' application des théorie de Hull pour expliquer des résulta~s

expérimentaux avec des animaux, expériences impliquant souvent des rongeurs, des
manettes ou des labyrinthes, de la nourriture, ou de la-privation de nourriture, et des chocs

37 Ibid. , pp. 152-154.


35
38
électriques , le passage vers la psychologie humaine a été un peu plus difficile.
Paradoxalement, certaines expériences sur des sujets h:umains ont été d' abord très
conclusives. Par exemple, l' apprentissage de mots a pu être conditionné favorablement en
appliquant un stress plus important, une poussée d' air désagréable sur les yeux, comme
facteur de motivation (<< drive »). La performance athlétique, et même artistique, semble
aussi être favorisée par la présence, stimulante et motivante, d' une foule de spectateurs 39 .
Cependant, la théorie de Hull tombe dans un embarras certain à cause de son
affirmation que toute activité ayant un but précis vise à faire diminuer l' excitation causée
par une pulsion, poussant ainsi à agir pour ainsi contrer celle-ci. Comment expliquer alors
le phénomène de la curiosité, autant chez les animaux que chez les humaines? Et pourquoi
l' être humain chercherait-il parfois à augmenter son degré d' excitation, en embarquant, par
exemple, dans des montagnes russes ou en allant voir un film d' horreur? Les successeurs
de Hull ont alors commencé à parler de pulsions secondaires, exigeant des renforcements
secondaires, comme un stress supplémentaire. Ce qui a mené à d' autres difficultés
théoriques, car il n ' y a pas de bonnes raisons psychologiques de supposer que le système
nerveux «préfère» réaliser de façon détournée ce qu' il peut accomplir de façon directe.
Éventuellement, le problème de fond s' est avéré trop fondamental: Pourquoi, si le but de
toute activité animale et humaine est de réduire l' excitation, tant de comportements visent
au contraire à accroître la stimulation nerveuse, à commencer par l' usage d ' alcool ou de
drogues et par toutes les formes que prend la témérité chez l'adolescent et le jeune adulte?
Aucune réponse satisfaisante n ' ayant été trouvée à cette aporie, et la théorie de Hull,
bien que présentant plusieurs aspects pertinents, a été graduellement mise de côté par la
majorité des psychologues4o .

c) Théories de l'excitation

À la même époque où la théorie de Hull est tombée en défaveur dans les milieux
académiques, au milieu des années 1950, une autre théorie psychologique de la motivation
basée sur les émotions, et principalement sur les concepts d'excitation ou « d' activation », a

38 Note: L' auteur tient ici à souligner que même si des résultats pertinents peuvent découler de
l' expérimentation médicale ou psychologique sur des animaux vivants, celle-ci pose des problèmes éthiques
importants qui semblent trop souvent rapidement ignorés par les expérimentateurs.
39 Ibid. , pp. 157-161.
36

commencé à faire des adeptes. Sa base physiologique est l' observation que toutes les
stimulations, incluant les stimuli sensoriels, sont relayées à travers l' aire réticulaire du
cerveau (situé dans sa partie centrale inférieure). Il s' en suivit une théorisation générale de
l' excitation tentant d' expliquer non seulement la vigilance et l'inattention, mais aussi
certains aspects du comportement.
La formation réticulaire est ainsi posée comme le centre homéostatique des excitations
et, incidemment, des émotions. Cette idée est attrayante, car elle permet de relié de façon
assez directe la manifestation des émotions à des mesures neurophysiologiques assez
directes, entre autres sous différentes circonstances précises, comme le manque de
sommeil. Malheureusement, les mesures actuelles, par électroencéphalogrammes, ne
montrent aucune corrélation définitive entre l' intensité de l' activité réticulaire et le degré
d' appréciation subjectif de l' excitation par les individus testés 41 .
Cette théorie, très prometteuse à ses débuts, a aussi dû être abandonnée après
l' observation de réponse à peu près normale aux stimuli chez des animaux ~ont l' aire
réticulaire avait été détruite 42 et que d' autres aires du cerveau peuvent être tout aussi
importantes pour l' excitation, menant à penser que le système neurologique produise
plusieurs.types différents, directs ou .comportementaux, d'excitation43.
En fait, le principal défaut des théories de l' excitation est possiblement
épistémologique, en ce sens que l' excit~tion comme telle est un concept psychologique, et
non une forme d' explication causale44 . Tenter d' expliquer la motivation des réactions et des
actions par l' excitation du système nerveux est conceptuellement similaire à expliquer
l' acte de se nourrir par l' occurrence de la faim sans vraiment rien connaître du système
digestif, nerveux, cardio-vasculaire, etc. La psychologie moderne se retrouve
malheureusement souvent dans cette situation difficile où les extrêmes sont relativement
bien connus et compris, mais que ce qui les relie est trop nébuleux pour permettre d' établir
des liens causals. On sait assez bien comment décrire une réaction de rage, et aussi assez

40 Evans, op. cit., p. 89.


41 Ibid., pp. 90-92.
42 L' expérimentation sur les animaux se rapproche parfois très près d'une forme méthodique de torture, à
défaut d'être cruelle.
43 Beck, op. cit. , p. 170 .
. 44 Evans, Op. cit., pp. 100-101.
37

bien comment décrire un neurone, mais le chemin qui mène de l' observation de l' un à
l'autre est pour l' instant très embrumé.

d) Théories .du conditionnement à la récompense

Dès le début du XXe siècle, avec les travaux de Edward Thorndike, et par la suite de
B.F. Skinner dans les années 1950, s' est développée la théorie psychologique qu' une
activité quelconque, si elle est gratifiée par une récompense plaisante, sera associée de
façon « renforcée» au plaisir et donc plus apte à être répétée. De nombreuses expériences,
impliquant des cages, des rats, des singes ayant une ou l' autre main lié, des leviers ou
autres tâches mécaniques, et, surtout, des «renforcements positifs », comme de la
nourriture par exemple, ou négatifs, comme des chocs électriques, ont démontrés assez
clairement que si une récompense est prodiguée (ou une punition épargnée) rapidement
après un comportement, ce comportement sera assimilé et répété beaucoup mieux que sans
la présence de renforcements 45.
Chez l' homme, cette association entre comportement et renforcement positif ou négatif
est encore plus versatile. Ainsi, après avoir été conditionné un certain nombre de fois par
des félicitations ou des remontrances, un enfant apprendra à dire «s ' il vous plaît » et
« merci» dans plusieurs types d' activités très différentes, mais ayant des caractéristiques de
base semblables, comme la présence d' un parent devant lui prodiguer un service46 .
Ces théories du conditionnement à la récompense schématisent des principes
pédagogiques plusieurs fois millénaires concernant la punition des enfants lorsqu' il se
comporte de façon .in~cceptable et leur gratification pour des bons comportements. Elles
peuvent également expliquer, dans une certaine mesure, le système pénal, qui punit les
criminels (quoique dans ce cas précis le ~(renforcement négatif» ' survienne souvent très
longtemps après la faute). Mais ses applications restent néanmoins assez limitées, c' est-à-
qire que dans les cas où le comportement d' un individu est directement sous la tutelle d' une
autorité supérieure. Bien que plusieurs activités humaines se produisent essentiellement
sous la menace d' une punition ou dans l'espoir d' une récompense, bien des actes ne
répondent pas à ces critères. La performance artistique ou philosophique, par exemple,

45 Beek, op. eit. , pp. 179-182.


46 Ibid., pp. 183-187 .
n' est pas exigée sous la menace de sanction, et n' est certainement pas récompensée de
façon instantanée (la plupart du temps). En fait, les théories de la récompense
correspondent à ce que le psychologue Lawrence Kohlberg désigne comme le premier stade
du développeme~t moral 47 , ce qui relève éventuellement dans l' acte du jugement et de la
responsabilité est d' un autre ordre, que les récompenses ou les punitions ne suffisent plus ni
à expliquer ni à inciter.

e) Théorie de la motivation d'Abraham Maslow

Dans le milieu des années 1950, le psychologue Abraham Maslow (1908-1970) a été à
l' origine d' une intéressante théorie du comportement humain basée sur une hiérarchisation
des besoins psychologiques de l'homme, et donc de ses principales sources de motivation.
Partant du thème classique de l' homéostasie, Maslow place au nombre des besoins
primaires les besoins physiologiques et les besoins de sécurité élémentaire : besoin de
nourriture, de protection et d' assouvissement sexuel. Viennent ensuite les besoins
« sociaux» d' appartenance et de se sentir aimé. Finalement, en haut de la hiérarchie se
situent les besoins d' estime de soi et de ce qu' il appelle « l'actualisation de soi », c' est-à-
dire le fait d' atteindre son plein potentiel en tant qu' être humain et acquérir ainsi une
certaine sérénité à propos -de sa propre pertinence au sein du monde, ce qui peut prendre des
formes très diverses, allant de la fondation d' un foyer familial à la réussite athlétique,
artistique ou professionnelle48.
Maslow propose une série de critères différenciant les besoins prImaIreS (<< lower
needs »), les besoins physiologiques, des besoins secondaires (<< higher needs »), soit les
besoins à caractère plus social. Par exemple, les besoins secondaires n' apparaissent que
chez les espèces les plus développées, alors que même la plante a besoin d' une forme de
nourriture, seul l ' homme cherche l' actualisation de soi. Aussi, les besoins secondaires sont
beaucoup moins impératifs, et peuvent même être dispensés chez plusieurs individus

47 Les six stades du développement moral selon Kohlberg peuvent être résumés ainsi : après l' obéissance,
vient l' intérêt personnel, la conformité sociale, l'acceptation personnelle de l' ordre social, la découverte du
relativisme et du compromis social et, finalement, l'autonomie, ou l'universalité, morale. Voir Kohlberg, L. ,
The Psychology of Moral Development, Harper & Row, San Francisco, 1984.
48 Maslow, A.H. , Motivation and Personality, Harper & Row New York Evanston et Londres, 1970 pp. 80-
92.
39

peinant à combler leurs besoins primaires 49. Maslow propose aussi des considérations
thérapeutiques, remarquant que la psychothérapie ne peut être utile que pour les cas où ce
sont les besoins secondaires qui sont frustrés. Il recommande aussi au philosophe de
l'éthique d' examiner de près son échelle des besoins psychologiques 5o.
Maslow reconnaît cependant lui-même les limitations de la psychologie de son époque
(circa 1954) et propose une série de mesure pour y remédier, notamment une redéfinition
du rôle culturelle de la psychologie, lui permettant, entre autres, l' invasion des horizons
religieux, et exigeant une révision complète de l'enseignement de la psychologie 51 . Si elles
ont été passablement influentes dans les cercles psychologiques, les idées de Maslow non
néanmoins pas mené à la réforme radicale qu' il avait escompté, et en bout de ligne sa
hiérarchisation des motivations humaines ne s' est pas imposé, ni théoriquement ni
empiriquement (les motivations secondaires d' un kamikaze relativement sain d' esprit, par
exemple, ne se reflètent en rien sur l' échelle de Maslow, car ignorant les besoins
physiologiques primaires de survie pour combler des besoins secondaires idéologiques). Sa
théorie s'est cependant trouvé une niche où elle prend tout son sens dans la psychologie du
travail en entreprise, où les motivations menant à des promotions successives semblent
combler des besoins de moins en moins primaires et de plus en plus secondaires, suivant
assez fidèlement l' échelle de Maslow 52 .

1) Théorie de l'attribution cognitive de l'accomplissement de Bernard Weiner

Suivant la lignée des travaux de Henry Murray sur le besoin d'accomplissement, dans
les années 1930, et de David McClelland sur le renforcement du besoin d'accomplissement
et de son élève John Atkinson sur l'estimation de la probabilité de succès, dans les années
1960, Bernard Weiner propose vers 1972 une ambitieuse théorie de la motivation basée sur
l' attribution des causes de l'accomplissement et de l' échec 53.
Sa théorie incorpore tous les aspects étudiés par ses prédécesseurs, soit conjointement
les causes· perçues du succès, les caractéristiques de la pensée causale et les expériences
émotionnelles relatives à l'accomplissement ou à l'échec. Systématiquement, il classe les

49 Ibid. , pp. 146-150.


50 Conseil qui n' est pas oublié dans les deux prochaines sections de ce chapitre.
5 1 Ibid., pp. 360-362.

52 Beck, op. cit. , pp. 400-401.


40

causes menant au besoin d'accomplissement, et donc à la motivation de répéter ou de fuir


certaines expériences, en internes et externes, stables et instables et contrôlable et
incontrôlable. Au tennis, par exemple, le fait que l' adversaire n' ait jamais suivi de leçons
est une cause stable, externe et contrôlable de la victoire, alors que le fait d'être trop fatigué
lors d' une défaite est une cause instable, interne et incontrôlable. Le simple fait d'attribuer
ainsi les causes permettrait non seulement de comprendre le succès et l' échec, mais aussi de
favoriser les succès et éviter les échecs dans le futur 54 .
Bien qu' à première vue idéale pour cerner la motivation lors d'activité précise, comme
les compétitions sportives ayant un dénouement clair, soit la victoire ou la défaite, la
théorie de Weiner est néanmoins plus difficile à appliquer dans les situations plus
générales. Comment en effet évaluer les causes vraiment contrôlables ou incontrôlables
dans l' histoire des événements heureux et malheureux d' une famille? Ou comment
assigner l'accomplissement ou l'échec d'une carrière professionnelle? On comprend que
ce type d'approche peut être très efficace au plan thérapeutique, ou en psychologie du sport
ou de toute activité où la performance est importante et mesurable et où les facteurs
internes et externes sont assez facilement délimitables, mais on ne touche pas ici vraiment
directement aux mécanismes psychiques de la motivation humaine dans son exercice
général et quotidien.
En fait, des études d' autres psychologues ont démontré que même après avoir attribué
les causes de leur échec lors d'un un test écrit, avoir gradué leur degré de « honte» (mesure
relative de leur désir d' accomplissement) et prédit leur performance à un test de reprise, des
étudiants ayant un plus grand désir d'accomplissement ont effectivement mieux performé à
la reprise, mais de façon tout à fait indépendante des attributions c~usales qu' ils avaient
identifiés. En fait, il ne semblerait pas que les attributions faites à court terme influencent
réellement les comportements futurs 55 .
La théorie de l' attribution causale est donc en plus prometteuse au plan thérapeutique
que comme une véritable théorie de la motivation humaine. Elle nous montre cependant
l'importance que peuvent avoir les conceptions erronées et les idées fausses des individus
sur leur comportement.

53 Ibid. , pp. 322-331.


54 Ibid., pp. 332-334.
55 Evans, op. cit. , pp. 122-123.
41

g) Théories psychobiologiques et biobehavioristes

Les principales approches psycho biologiques du phénomène de la motivation


concernent la génétique et la physiologie. Il est cependant assez difficile d' isoler les traits
génétiques de l'ensemble des autres influences pour étudier la motivation. Même chez des
jumeaux identiques (monozygotiques), par exemple, les similarités fréquentes au niveau du
m.ilieu de vie rendent difficile l'attribution de tel ou tel comportement à la génétique ou à
des influences extérieures.
De même, au point de vue de la biologie moléculaire, l'association de comportements à
certains gènes est une entreprise périlleuse, d'autant plus que toute manipulation génétique
au niveau de l'homme est souvent le sujet de controverses et de précautions
extraordinaires 56.
Au point de vue physiologique, le plus grand succès psychologique récent est
certainement celui de la «cartographie» reliant, entre autres grâce aux techniques
d' imagerie médicale IRM (Imagerie par Résonance Magnétique), les différentes aires du
cerveau à des émotions et à des facultés intellectuelles précises. Par exemple, on sait
maintenant que l'hypothalamus est responsable des sensations de faim et de soif, que le
néo cortex est responsable du contrôle volontaire alors que c'est dans le complexe
amygdalien que se produisent les émotions, les sentiments agressifs et, en partie, la
mémorisation57. Cette compréhension systématique des mécanismes biologiques du
système nerveux central, et des systèmes autonomes, sympathique et parasympathique,
n' en est encore qu' à ses débuts et ses progrès sont rapides et parfois surprenants (comme,
par exemple, une étude récente qui relie la prière du rosaire et la récitation de mantra de
yoga à une modification bénéfique du rythme cardiovasculaire 58 ).
Des liens pertinents ont aussi été établis entre la production endocrine de certaines
hormones et certaines émotions ou comportements. Ainsi, par sa production d'hormone
vasopressine et ocytocine (relative à la lactation chez la femme), la glande . pituitaire
·postérieure contribue au comportement sexuel masculin et féminin et, comme cela est bien
connu, il a été établit que l'hormone testostérone mâle est reliée aux phénomènes de désir

56 Wagner, H. , op. cil. pp. 10-11.


57 Ibid. , pp. 18-19.
58 Bernardi, L., et al. , Effect of rosary prayer and yoga mantras on autonomic cardiovascular rhythms:
comparative study, British Medical Journal, 2001 ;323:1446- 1449.
sexuel et d' agression 59 . Ce type de connaissance scientifique peut contribuer à un contrôle
précis de certains comportements nuisibles, comme c' est le cas pour la «castration
chimique» de délinquants sexuels.
Toutefois, au-delà des progrès impressionnants dans compréhension des stimuli
biologiques menant à certains comportements, essentiellement liés à la survie ou à la
sexualité, la psychobiologie reste pour l'instant relativement muette à propos des
motivations sociales et cognitives. S' il est évident que la curiosité est le moteur de plusieurs
activités, autant chez l' homme que chez l' animal, les mécanismes biologiques qui règlent
celle-ci n' ont pas encore été systématiquement déchiffrés et, conjointement, on s' explique
encore difficilement les processus menant à l' ennui ou au désintérêt chez des individus trop
familiers avec leur milieu6o • Contrairement à la faim ou à la pulsion sexuelle, la curiosité, et
les moyens de l'assouvir, ne correspondent pas de façon directe et indéniable à des besoins
vitaux ou hormonaux facilement identifiables, même si d' un point de vue plus général, il
est évident que l' accumulation du savoir contribue de façon bénéfique à la survie des
individus.
Les limites de la psychobiologie sur le comportement social ne sont pas
infranchissables, mais tin gouffre demeure présent pour l' instant entre la physiologie et les
mécanismes de la ' volonté, individuelle et sociale. Éventuellement, tous les types de
comportements humains pourraient peut-être s' expliquer en terme de réponse à une
excitation du système nerveux central (possiblement incluant même la rédaction de la
troisième antinomie de Kant ou la composition de l' ouverture de Parsifal de Wagner).
L' étude du parallélisme entre le comportement humain et ceux des autres espèces animales
e~t certainement une méthode qui peut s' avérer fructueuse pour ce genre de théorisation
sociobiologique, science encore dans son enfance 61 .
La simple présence d' autrui dans son environnement est la cause de beaucoup des
motivations menant à des actions diverses, et impliquant les notions de reconnaissance, de
respect et de hiérarchisation communes à toutes les sociétés, ainsi qu' aux concepts de
d' association et de coopération. Ceci laisse présager que les théories biologiques de
« sélection de groupe », où l' on considère les choix altruistes, désintéressés ou même

59 Wagner, op. cit., pp. 26-27.


60 Ibid. , pp. 138-139.
6 1 Ibid. , pp. 149-150.
43

malheureux d' un individu pour le bien d' un groupe comme une conséquence de
l' adaptation évolutive, sont possiblement une avenue de recherche prometteuse, ayant été
négligée et parfois même ridiculisée au XXe siècle, pour parvenir à une explication
biologique des communautés humaines en général et des sous-communautés, comme les
communautés religieuses 62 .
Selon le « biobehaviorisme », une approche un peu différente de la psychobiologie et
plus strictement darwinienne, les actes motivés, peut importe leur nature, ont pour but
d' obtenir une récompense, soit une forme quelconque de plaisir, incluant celui de la survie,
et le comportement peut se résumer à un apprentissage, à travers les stimuli externes et les
réponses internes, visant la maximisation optimale des aptitudes "menant à la survie
physiologique et à la stimulation agréable 63. Dans ce contexte, toute forme d' altruisme
revient à un échange social qui bénéficie ultimement à l' individu ou encore à la
perpétuation des gènes étant similaires aux siens. Par exemple, dans une étude chez les
chauves-souris vampires, on a constaté que des individus rassasiés ont parfois régurgité du
sang pour nourrir des individus affamés, formant ainsi un lien de réciprocité pouvant leur
être bénéfique, et même essentiel à la survie en cas de famine personnelle 64 .
Cependant, les tentatives d'étendre cette théorie strictement biologique et
évolutionniste aux êtres humains sont moins convaincantes. Par exemple, pour expliquer
les sacrifices commis par les participants au programme « Médecin Sans Frontières », on
suggère que le plaisir recherché est de l' ordre du sixième stade d'actualisation de soi de
Kohlberg 65 , et que même si les dangers pour l'intégrité personnelle sont grands, la
récompense est adéquate en terme de satisfaction personnelle. Ou encore que l' altruisme
procure un statut social privilégié, ce qui contribue grandement à la survie, et ultimement à
profiter-de la sélection naturelle 66 . Ces explications sont plausibles, mais si difficilement
vérifiables qu' un peu stériles.
Les approches psychobiologiques et biobehavioristes ont fait d'importants progrès au
point de vue scientifique depuis quelques décennies, et certaines découvertes et théories

62 Voir spécialement: Wilson, D.S., Darwin 's Cathedral: Evolution, Religion, and the Nature of Society,

University of Chicago Press, Chicago, 2003.


63 Wong, R. , Motivation, a biobehavioural approach, Cambridge University Press, Cambrudge, 2000, pp.

228-232.
64 Ibid. , pp. 213-214.
65 Kohlberg, L. , op. cit.
44

mèneront sans aucun doute à des méthodes psychologiques thérapeutiques. Cela dit, ces
sciences sont encore loin des problèmes traités en philosophie éthique ou politique, où la
motivation des actes ne peut, à ce stade de nos connaissances, être subsumée par une
compréhension physiologique des systèmes nerveux et des mécanismes d'évolution
biologique. En fait, il convient de considérer avec une grande prudence l' apparition ~e

concepts purement biologiques, comme les gènes ou la sélection naturelle, pour expliquer
les phénomènes sociaux. Le champ du vivant considéré comme organisme et l'organisation
sociale humaine n' étant pas nécessairement propice au mutatis mutandis théorique.

h) Théories psychanalytiques

La psychanalyse, discipline inaugurée par Sigmund Freud au début du XXe siècle,


postule chez l'homme l' action d'un inconscient indépendant de la conscience, responsable
de certaines idées, de motifs involontaires et de plusieurs types de maladies mentales, allant
de l'obsession à la psychose. Selon la perspective psychanalytique, la motivation derrière
les comportements, et tout spécialement derrière les comportements morbides, résiderait
dans des conflits irrésolus de la petite enfance d'abord conscients ayant par la suite été
refoulés vers l' inconscient, car intolérables, d' où ils resurgissent sous des formes
difficilement reconnaissables, et même dangereuses, en tant qu' idées fixes, que
.comportements névrotiques, que perversions, que dépressions et qu' autres afflictions
influençant profondément le tempérament et la conduite.
La psychanalyse préconise une méthode thérapeutique basée sur l'écoute du patient par
la psychanalyste, où les thèmes de la sexualité et des figures parentales jouent des rôles
prépondérants, et dont l'efficacité clinique n'a jamais été scientifiquement démontrée, et ce,
malgré cent années très riches autant en éloges qu'en calomnies.
La pensée freudienne et de ses premiers disciples dissidents, notamment Carl G. Jung,
auteur d'une typologie psychologique et des notions d'inconscient collectif et d'archétypes
universaux, a néanmoins fortement influencé la pensée contemporaine dans pratiquement
tous les domaines de la culture du XXe siècle.
(Sur la psychanalyse, voir: Introduction et Annexe 1).

66 Wong, R. , op. cit., pp. 216-217.


45

i) Conclusion: les confins de la psychologie et l'orée de la philosophie

Comme on a pu le constater dans· cette section, la théorie psychanalytique, posée en


introduction comme présupposé à cette démarche philosophique, est loin d' être la seule
forme d'explication des phénomènes mentaux, chacune des approches psychologiques
examinées comporte d' intéressantes hypothèses, même si aucune ne permet vraiment de
déterminer précisément ce en quoi consiste la motivation et la volonté humaine.
Les limites de la psychologie, qu' elle se doit de respecter scrupuleusement au prix de
sa pertinence et de sa validité scientifique, sont les mêmes que toute tentative visant la
connaIssance du phénomène humain, s'inscrivent dans la complexité, la variété et
l' imprécision des expériences humaines. La psychologie, tout comme sa branche
psychanalytique, ne peut donner que ce qu' elle possède, et l'âme de l' homme échappe
encore presque totalement à son contrôle.
En se gardant bien d' oublier les hypothèses théoriques et les résultats positifs de la
psychologie, c' est toutefois maintenant vers la spéculation et l' argumentation
philosophique que se tourne notre attention envers l' agir humain et ses motivations. La
philosophie se déployant au-delà, ou en déca, de la positivité scientifique expérimentale, la
première priorité est d' établir un langage clair, assurant ainsi l' intelligibilité du discours.

2. Définitions relatives à une philosophie de la motivation

Pour mener à bien une quelconque entreprise philosophique, un piège à éviter est
certainement de tomber dans la confusion quant à l'utilisation spécifique de termes du
langage courant. Pour conjurer ces ennuyeuses confusions, les principaux termes des
hypothèses et des .argumentations philosophiques qui suivent doivent d' abord être définis
clairement, quitte à ce que leur utilisation devienne différente, ou plus restreinte, que dans
des contextes et des systèmes idéologiques différents.
46

a) La conscience, le soi, l'ego, la raison, la volonté

La conscience est le lieu de la pensée rationnelle, des émotions, des intuitions et des
sensations67 . La conscience cohabite dans l'âme humaine avec une partie inconsciente du
psychisme. Cet inconscient est actuellement indéterminé et indescriptible, au-delà des
simples constatations qu'il existe et qu' il semble être à la source de désirs humains, de
certaines poussées émotionnelles et, dans certains cas, de pathologies psychologiques 68 .
Le soi est le siège de la conscience. Le soi est le domaine que la conscience considère
comme étant sous son emprise 69 . L'ego est le centre émotif du soi, qui peut être affecté à la
fois par des désirs et des souvenirs, survenant possiblement de l' inconscient, et par la prise
de conscience des événements du monde ambiant. La raison est le centre rationnel du soi,
par lequel procèdent les raisonnements et les tentatives d' explications causales du monde.
La volonté est la partie consciente du soi étant le guide, souvent rationnel mais parfois aussi
émotif, menant à l'acte 7o • On peut donc considérer, sans en faire une définition trop
rigoureuse, le soi, ou l' âme, comme la somme de la volonté, d'un aspect rationnel, la
raison, et d'un aspect émotionnel, l' ego, tous trois caractérisés par la conscience.
L' activité humaine, que ce soit la simple survie ou la recherche subséquente de confort
ou de connaissance 0l:lla quête spirituelle et artistique, est mue par la volonté des individus,
qui répond ~ux appels des instincts et des désirs en façonnant intellectuellement différentes
réponses à ces appels. Et bien que la coexistence humaine en communautés partageant une
culture ait conditionné et normé la plupart de ces réponses en actes permis, interdits et
possibles, l'originalité, le jugement et la liberté de chaque individu façonnent ultimement
l' activité volontaire. Le fait que· la majorité de nos actes nous semblent obligatoires ou
nécessaires, à cause de l' éducation ou des systèmes politiques et judiciaires, ne diminue en
rien l'horizon des possibles réponses humaines aux exigences de la vie. Agir autrement que
ce qui est prescrit, recommandé ou imposé par le « sens commun» que représente la norme
socialement acceptée est souvent absurde, naïf ou futile, mais sans la possibilité d' agir de

67 Définition inspirée directement de la typologie psychologique jungienne, voir Annexe 1.


68 On trouve plusieurs tentatives ~ de description de l'inconscient dans l' Annexe 1. Tout comme Karl Popper,
on ne peut considérer aujourd'hui ces théories que comme des programmes de recherche métaphysique.
(Popper, K. , Realism and the Aim of Science, Routledge, Londres-New York, 2000, pp. 192-193), donc
hautement spéculatif et actuellement infalsifiables.
69 Défmition plus restrictive que ceBe du Soi jungien, qui inclus l'inconscient. Voir l'Annexe I.
70 Le pendant « inconscient» de la volonté serait le « surmoi» selon la théorie freudienne, voir Annexe 1.
47

façon apparemment absurde, naïve ou futile à première vue, la VIe humaine serait
complètement stagnante et deviendrait alors réellement absurde.
La volonté n'existe que parce la liberté existe, que parce que le choix est possible pour
l' être humain. Le libre-arbitre, la capacité de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas
dire, est la condition de possibilité de la volonté. Si la question de l'existence objective,
matérielle ou spirituelle, du libre-arbitre (ou encore son assimilation à une illusion pour la
conscience) a une longue histoire philosophique et psychologique, le fin mot de l'histoire
demeure que l' être humain lui-même possède la conviction intime de pouvoir choisir, et
que de ce choix naît la volonté et ultimement la possibilité du souci éthique. La conviction
se définissant le plus simplement comme un désir récurrent cautionné par la volonté et la
raIson.
Les mouvements philosophiques du XXe siècle que l'on a appelés structuralisme ou
post-modernisme ou nihilisme, qui font de l'homme un produit et un prisonnier impuissant
de son environnement social et génétique, font fausse route sur ce point crucial. L'homme
est capable d'originalité et de dissidence, on le constate à chaque jour, et si la figure du
dissident est souvent péjorative, à l'image de la fougue et de l' insolence de l'adolescence,
elle est essentielle à l' expression et à la perpétuation de la volonté.
Être humain c' est être volontaire, et assumer cette volonté, parfois pour satisfaire des
désirs égoïstes, parfois pour répondre à des obligations morales intimes, est toute la mission
du soi conscient. Cette mission n'est envisageable et réalisable qu' à la condition d'accepter
d'examiner les questions que la vie nous pose et de refuser toute réponse trop définitive,
pour ne pas dire dogmatique, à ces questions.

b) La motivation, l'affect, le désir, l'angoisse, l'acte

Avant toute motivation, il y a une prise de conscience de soi, une prise de conscience
de la capacité de vouloir et de la liberté de cette volonté à se manifester en actes, à devenir
autre qu' elle n' est présentement. Parallèlement à cette prise de conscience, il y a la prise de
conscience d'une altérité, d'un monde extérieur, d'abord étrangère, et peuplée par autrui,
par des semblables à soi qUI ne sont pas soi. C'est le point de départ de la vie de la
conSCIence.
48

Suite à cette prise de conscience de soi et du monde 7l peuplé d'autres consciences, la


motivation primordiale est un désir immanent de sort~r de soi pour se positionner face à
l'altérité, d' aller vers le monde et vers l' autre pour s' y reconnaître. La motivation est un
désir d' identité dans l' altérité, un désir de reconnaissance de soi dans l' autre, et parfois
aussi un désir de mimétisme de cette altérité, un désir d' assimiler assez cet autre, qui
fascine et qui effraie, pour pouvoir l' imiter; voilà la thèse principale de cette philosophie de
la motivation.
Le «mécanisme» opérant lors de cette médiation entre la conscience et l'altérité,
qu' est le monde et autrui, a été thématisé par Ernst Cassirer grâce au concept de symbole
dans sa Philosophie des formes sy mboliques. Pour Cassirer, les formes symboliques par
lesquelles la conscience comprend, organise et ressent le monde sont essentiellement
innées, mais en même temps d'abord inconnues et inconscientes:

« Le langage, le mythe et l' art: chacun fait sortir de soi un monde de


formes particulières qui doivent être comprises comme l' expression de
l'activité autonome de l'esprit, de sa « spontanéité ». Mais cette activité
ne s'exerce pas sous la forme de la libre réflexion, et reste cachée à elle-
même. L' esprit produit la série des figures linguistiques, mythiques et
artistiques sans qu' il se reconnaisse lui-même, en tant que principal
créateur de ses figures. »72

Ainsi, à la suite de Kant et Hegel, Cassirer efface encore un peu plus l'opposition entre
le subjectif et l'objectif. Ce monde que la conscience perçoit puis désire ensuite prendre en
elle est précisément aussi celui qu' elle porte déjà. Non en vertu de sa volonté ou d'un choix
purement conscient, mais sous l'impulsion d'une motivation inhérente à sa condition de
participant au monde de la vie et au monde d'autrui. L' acte est ce mouvement ultime,
pouvant se manifester sous de multiples formes , de la conscience vers l' altérité sous la
gouverne deJa motivation.
La motivation se manifeste sous plusieurs formes. Certaines sont orientées selon une
direction allant de l'altérité vers soi, ce sont les désirs de ressentir, d' expérimenter le
monde, puis éventuellement de le comprendre et de se l' expliquer. La motivation se

71 Dans ces derniers écrits, Husserl utilise justement l' expression allemande Lebenswelt, le « monde de la
vie ».
72 Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques 2. La p ensée mythique, trad. Er. 1. Lacoste, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, pp. 254.
49

manifeste aussi sous des formes allant de soi vers l' altérité, qui sont des désirs de se
justifier par rapport à ce monde et à l ~ autre , à se perpétuer dans ce monde, à le marquer de
sa manière propre et à projeter un éclairage venant de soi vers le monde. La motivation est
le moteur irrationnel et émotif qui, en affectant la conscience, mène à l' acte volontaire 73 .
La motivation est essentiellement et irrémédiablement téléologique, elle « pousse
vers ». La motivation sous toutes ses formes, cette visé à « sortir de soi », se transforme
concrètement en différentes catégories d' expérience humaine volontaire. Une motivation ne
devient vraiment elle-même que lorsqu' elle a mené à la décision de se transformer en
parole ou en acte ou en autre chose de concret sous l'action de la volonté. Paul Ricoeur
définit ainsi la motivation (le motif) dans sa Philosophie de la volonté:

«C' est la cause qui confère son sens à l' effet; la compréhension
procède de façon irréversible de la cause à l' effet. C ' est au contraire
l'essence d'un motif de n ' avoir pas de sens complet en dehors de la
décision qu' il invoque. »74

La motivation n ' est pas un fait donné impartialement à la conscience qui cause des
effets indépendamment de celle-ci, elle ne devient vraiment motivation, ne devient sensé,
que lorsqu' elle est transformée concrètement, dans la réalité, en une action. Une motivation
qui n ' engendre aucune action humaine n ' est qu' un spectre de motivation, une ébauche
incomplète, un germe qui doit encore se développer pour remplir l' exigence de sa définition
et mériter son nom.
Cette transformation de la motivation peut prendre plusieurs formes, se présente sous
plusieurs types. Un type crucial de transformation de la motivation est celui de l'action,
action physique d' abord, allant des gestes banals de la quotidienneté jusqu' aux actes
déterminants pour l' affirmation ou de négation de soi, de l'autre et du monde, actes
communicationnels ensuite, qui sont l' échange d' informations, d'idées et de sentiments. Un
autre type de transformation relève du jugement, du raisonnement et de la rationalisation de
soi et du monde. Un troisième type de transformation fait que la motivation devient souci
envers les motivations et les transformations à venir. La transformation peut aussi être de

73Le pendant « inconscient» de la motivation serait la pulsion freudienne (voir annexe 1).
74Rico~ur, P. , Philosop~ie de la volonté J .' Le volontaire et l 'involontaire, Aubier-Éditions Montaigne, Paris,
1967, p. 65.
50

l' ordre de la contemplation et de la méditation, qUI en appelle à un désir d' unité et


d ' harmonie entre la volonté et l' altérité.
Suite à la transformation concrète de la motivation en paroles et actes vers l' autre et le
monde, la volonté reste lié au produit de la motivation par un souci pour ce produit, souci
qui est à la fois une évaluation de cette transformation, un suivi de ses conséquences et une
leçon à recueillir pour les actes à venir, pour les transformations futures de la motivation.
L' existence du monde externe force en quelque sorte la conscience à agir et à réagir,
mais c' est la présence humaine, l' existence d' autres individus, semblable et pourtant autre,
qui amène la conscience à se réaliser, à se connaître dans l' observation, mais surtout dans la
communication. Le fait social est avant tout un fait d' interrogation, pourquoi moi parmi
eux ? Moi qui suis comme eux et pourtant pas eux ? Sans cette découverte et cet élan vers
l'autre, la conscience serait condamnée à ne jamais se connaître elle-même, à ne jamais se
reconnaître dans l' autre. Ce mouvement de communication et de reconnaissance ne se fait
pas sans heurt, il est toujours difficile de se soustraire à soi-même, à ses désirs, à ses envies
et à ses préjugés propres pour réellement vouloir apprendre de l' autre à se comprendre soi-
même. Des millénaires de conflits, de méfiance, de ruse, de jalousie, de guerre et de cruauté
suffisent à souligner la difficulté à sortir de soi pour retrouver un autre soi qui est si
important, mais aussi un étranger d' abord si étrange. La motivation nous pousse
constamment vers cet autre, inconnu mais connaissable, mais la volonté est capricieuse et
l' ego est exigeant, et si la conscience est capable de beaucoup d' initiatives, elle est aussi
capable de beaucoup de paresse.

La motivation vers l' autre n' est pas une activité rationnelle de la conscience, même si
c' est souvent la raison qui juge de la transformation en acte appropriée pour lui répondre.
La motivation est d ' abord une pulsion75 émotive, un désir, une manifestation de l' affect
humain.
Paul Ricoeur écrit que le désir est « l 'épreuve spécifiée et orientée d 'un manque actif-
c 'est le besoin ou affect actif -, éclairée par la représentation d 'une chose absente et

75Freud: « Nous découvrons donc l 'essence de la pulsion d 'abord dans ses caractères principaux: origine
dans des sources d 'excitation à l 'intérieur de l 'organisme, manifestation comme force constante; nous en
déduisons un de ses autres caractères: impossibilité d 'en venir à bout par des actions de fuite », Freud, S.,
Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Gallimard-Folio, Paris, 1968, p. 15.
51

des moyens pour l 'atteindre» 76. Il rajoute quelques lignes plus loin: «C 'est donc
l 'anticipation du plaisir qui donne l 'accent de la valeur à la pure représentation de
l 'absence. »77 On «veut» parce que l' alternative est insoutenable, ne rien vouloir c' est
l' éradication de la conscience, désirer c' est vouloir être. Nier le désir équivaut à nier la
conscience, ce qui est une alternative métaphysique envisageable, mais difficile à justifier,
surtout par rapport à son propre ego.
Règle générale, le désir est la volonté qui veut son bien-être et son plaisir, qui est
. souvent un signe de son accomplissement ou de sa pertinence. Le plaisir visé par le désir
est le gage d'une justification de soi-même, de sa propre existence. L' ego exige que le fait
d' être ici et maintenant soit plus qu' une possibilité quelconque qui a été réalisée, mais la
bonne chose, le bon choix, le bon état pour soi. S' il est possible de nier rationnellement la
quête de ce bien-être plaisant, de le qualifier d' artificiel, d' illusoire ou de menteur, il
semble pratiquement impossible de le refuser complètement, surtout par rapport à son
propre ego. Ce qui vient naturellement à l' esprit, peut importe la situation et les
circonstances, c'est la recherche d'un certain bien-être, d'une absence de déplaisir, et
supposer que ce désir soit menteur ou illusoire ou conditionné par des mécanismes
inapparents à la conscience est une entreprise apparemment vaine pour la simple raison
qu' on ne commande jamais complètement nos désirs, on ne fait souvent que les écouter, les
ignorer ou les endormir. Toute la démarche psychanalytique, aussi imparfaite et incomplète
soit-elle, repose sur ce simple constat, celui que l'homme est ultimement soumis à ses
désirs, et il n'est pas nécessaire d'avoir une très grande expérience de la vie pour s' en
convaIncre.
Concomitant aux désirs chez l'être humain s'agite aussi en lui l' anti-désir par
excellence, l'angoisse. L'angoisse, ce sentiment paralysant que Kierkegaard, Heidegger et
Paul Diel, entre autres, ont tenté de cerner, est ce frein à la motivation qui en même temps
lui confère son sens et sa valeur. L' angoisse n'est pas l'hésitation ou le doute devant un
choix, mais bien la paralysie, située à mi-chemin entre les plans émotif et réflexif, devant
l' irréversible et l' accompli. L' angoisse confère un sens à la motivation parce qu' elle lui
donne un sérieux et un aspect ,périlleux, que l' instinct, l' émotion ou la rationalisation ne

76 Ricoeur, P., Philosophie de la volonté J : Le volontaire et l 'involontaire, Aubier-Éditions Montaigne, Paris,


1967, p. 99.
77 Ibid., p. 99.
52

peuvent produire. C' est précisément pourquoi la motivation est le principal moteur du
comportement éthique chez l' être humain, parce que ·c' est l' origine de toutes les grandes
oeuvres et de tous les crimes 78.
Faire l' épreuve de l' angoisse, faire l' effort de la confronter, est en soi une donation de
sens. C' est un arrêt et une fixation nécessaire sur l' incompréhensible, l' inimaginable,
l' incommensurable pour discerner ce qui a un sens, ce qui résiste, ce qui persiste, ce qui
« veut encore» malgré cette angoisse. L' angoisse ne représente pas la sphère totale des
sentiments humains, ce n' est que la manifestation consciente d' une paralysie empêchant la
motivation de se développer et de se transformer concrètement. Mais si le frein de
l' angoisse se limite à cette donation de sens et empêche la motivation de se transformer en
acte, il annihile hi motivation, et l' angoisse donatrice de sens devient soudainement
étouffante pour le soi, devenu prisonnier de lui-même, qui ne peut plus « sortir » de lui-
même. Il y a chez l' être humain une fonction permettant de surmonter la paralysie de
l' angoisse, d' agir en dépit de celle-ci, et cette fonction est la volonté.
Schopenhauer, Nietzsche et Paul Ricoeur ont établi différentes déterminations de la
volonté rejoignant des aspects indéniables de cette fonction. Mais tout comme les
philosophes de l' angoisse n' ont jamais pu la définir par le simple usage de l' entendement,
la volonté elle aussi se soustrait à une détermination rationnelle. Elle est un impératif
venant de soi pour soi. On a confondu jadis la volonté avec le destin ou l' expression de la
dignité et de l' intégrité, et la psychanalyse a pu chercher sa source dans l' inconscient, mais
la volonté se refuse à être cernée, elle fuit l' encadrement et ignore même souvent l' appel de
la logique. La volonté est tout aussi indiscernable que la chose-en-soi kantienne, on la sent
individuelle, mais rien ne prouve qu'elle ne soit pas une et universelle. Une certitude
demeure pourtant, la volonté « nous incite à », elle nous fait dépasser le stade de l'angoisse
et fournit l' élan nécessaire, émotif autant que rationnel, pour procéder à la transformation
de la motivation en concrétude.
En résumé, la motivation est ce désir de soi à se reconnaître dans le monde à travers la
connaissance de l' autre, désir appelé à se transformer concrètement et à se manifester,
malgré un tiraillement continuel entre l'asphyxie de l'angoisse et le souffle la volonté.

78 Voir Chapitre II.


53

c) Les adjoints de la volonté: l'affect et l'intellect

La volonté oscille continuellement entre deux pôles pour orienter ses choix, ses
tendances et le sens selon lequel elle pose l' altérité. Ces deux adjoints de la volonté sont
l' affect, qui est la manifestation dè l'ego, touchant le monde intérieur et subjectif des
sentiments et des pulsions, suscitées ou inconscientes, et l' intellect, qui est la manifestation
de la raison, traitant du monde plus objectif et plus extérieur des raisonnements, des
argumentations et de la logique. Une saine volonté est rarement complètement subordonnée
à l'un ou l'autre de ces deux conseillers, de ces deux bal~ovéç, et chaque nouvelle
motivation, après une incubation angoissante plus ou moins longue et perturbatrice, passe
au tribunal de la volonté où s' affrontent, parfois amicalement et parfois en ennemis jurés,
l' affect et l' intellect. C' est à la suite de cette délibération que s' aiguillonne la volonté sur le
sort concret réservé à la motivation, et sur sa transformation en action.
Dans le contexte de réaction de la volonté comme suite à une motivation et à la phase
d'angoisse qui peut lui succéder, l'affect est ce creuset de l' ego où la question de la
recherche du bien-être est posée. Ce bien-être recherché est pratiquement toujours d'abord
personnel, souvent il implique les personnes qui sont chères, et parfois c'est même le bien-
être de l' ensemble de la communauté qui est visé. Ce bien-être n' est pas à confondre avec
cette quête morale grandiose que l' on a appelée « la vie bonne» dans l' Antiquité, mais le
bien-être très immédiat, très terre-à-terre du quotidien. Le soi veut d' abord une satiété, une
chaleur, un calme minimum, et il veut aussi la nourriture Spirituelle qu' est la présence
d'autres humains autour de lui. Dès que ce minimum de confort nécessaire à la survie et à
la vie est atteint, l' affect, loin de se contenter et de taire ses exigences, veut plus. Et sans
l' intervention de l' intellect, l' appétit de l' affect risquerait de deven~r à jamais insatiable et
insatisfait.
L' intellect, lui, amène au débat de la volonté des arguments plus froids, mais souvent
aussi plus convaincants et plus évidents, les arguments de la logique, du fruit des
raisonnements passés, de la conscience morale et de la prévision causale des événements à
venir. Et même si les exigences de l' intellect sont moins passionnelles, son appétit est tout
aussi intarissable à la longue, l' homme veut tout savoir, comprendre, tout contrôler.
Une saine hygiène du soi réside dans l' équilibre de la volonté dans la dialectique entre
l'affect et l' intellect. Ne chercher que la sensation mène à une perdition déraisonna~le , ne
54

chercher que la connaissance intellectuelle mène dans un gouffre stérile 79. L' idéal de la vie
volontaire, idéal toujours en mouvance, se situe donc dans un certain bien-être affectif et un
certain effort de quête intellectuelle. Pour ,certains, cet équilibre est atteint dans la recherche
de spiritualité, en suivant ou non les prescriptions des grandes religions, mais la recherche
de l'équilibre de la volonté n' est pas une question principalement théologique, c' est la
question de la transfonnation de la survie humaine en une vie humaine.

d) L'altérité et la pensée: se reconnaître dans l'autre et dans le monde .

Dans cette quête individuelle d'équilibre volontaire entre l' affect et l' intellect, les
facteurs les plus détenninants ne sont pas sous l'emprise du soi. Ce qui nous permet de
. nous comprendre et de répondre à nos motivations vient de l' extérieur de la conscience,
c'est le monde que nous habitons et, surtout, les autres consciences avec lesquelles nous y
cohabitons. Ce que nous appelons la pensée, qui est la conscience qui prend conscience
d'elle-même, n' est alimenté, n'est encouragé et n' est motivé que par l'altérité. La pensée de
l' altérité est l' eXQXrl 80 présocratique par excellence.

« Le savoir ne consiste qu' en une chose: reconnaître qu'une pensée


gouverne toute chose à travers tout. »81
- Héraclite d 'Éphèse

« ... car c'est un même ce dont s' avise la nature des membres et pour
tous les hommes et pour tout, car ce qui prédomine est pensée. »82
- Parménide d 'Élée

La tradition philosophique du XXe siècle et l'histoire classique de la philosophie se


plaisent à retracer l'origine de la philosophie jusqu'à l'opposition présocratique entre la
philosophie du devenir d' Héraclite et la philosophie de l' être (et de l'étant) de Pannénide.
S' il est probable'm~nt justifié de voir en ces deux personnages, dont l' influence est
indéniable malgré l' incomplétude de leurs traces, le début d'une certaine fonne de

79Comme pourrait en témoigner le Dr Faust de Goethe ...


80« Bout, extrémité », et par extension commencement ou commandement, principe, origine.
81 « EV rrà oocpov, È1dorrao8al yvw~llv KV~éQviioal 71avrra bLà 71avrrwv. », DK B41/M 85, Héraclite,
Fragments, (bilingue grec-français) trad. fr. J.-F. Prade au, GF Flammarion, Paris, 2002, pp. 159 et 280-281.
82 « ... ; rrà y àQ a v rro Eorrlv 071éQ CPQOV Éél cpVOlÇ àv8QW710l0lV Kat. 71âolV Kat. 71avrrl' rrà y àQ 71ÀÉOV

Èorrt. vOT}~a. », XVI, 3-5, Parménide, Sur la nature de l 'étant, (bilingue grec-français) trad. fr. B. Cassin
Éditions du Seuil-Essais, Paris, 1998, pp. 114-115.
55

philosophie se séparant des mythes religieux, c' est peut-être plus dans leur ressemblance,
dans leur parti pris commun pour la pensée, qu' il faut rechercher une source de la
philosophie, plutôt que dans leurs différences du point de vue métaphysique.
Les présocratiques, une appellation ' quelque peu biaisée et rendant peu justice à la
pensée innovatrice de ceux -ci, s' évertuent à retrouver la base de l' ordre cosmique, et
chacun amène des éléments nouveaux à cette quête, mais c' est dans une attitude nouvelle
qu' ils se rejoignent tous, dans l'emphase mise sur la pensée pour découvrir et donner ~n

sens à l' altérité de ce monde physique qui les entoure. Car qu' est-ce que penser, sinon de
trouver un sens aux sensations?
Si on définit la .mission de la pensée et de la volonté comme une quête de la
connaissance de soi, cette connaissance ne peut survenir que dans la reconnaissance de soi
dans l' altérité. Ce n'est qu'à travers la différence que l' essentiel commun est perceptible.
Toute la relation au monde est en même temps connaissance et reconnaissance 83 de soi.
La motivation qui oriente toute l'activité humaine ne peut être autre que cette quête du
commun dans la différence avec autrui, ce commun essentiel qui n' est probablement ni le
Vide primordial d' Hésiode 84 , ni un des nombreux «principes» présocratiques, ni les
atomes de Démocrite ou de Rutherford, ni les monades leibniziennes, ni une « Logos » ou
« Âme du Monde» responsable de l' ordre dans le chaos apparent, mais quelque chose que
toutes ces idées tentent d'approcher. La quête du commun dans la différence est la quête de
toutes les philosophies, de toutes les religions et de toutes les sciences, mais c' est aussi,
plus simplement et plus concrètement, la raison de tous nos efforts, de toutes nos lâchetés,
de toutes nos joies et de toutes nos peines.
L' être humain ne se suffit pas à lui-même, il a cette soif d' autrui, une soif dévorante et
qui en vient parfois justement à .le dévorer quand il confond la connaissance avec la
possession. La simple satisfaction d' être demande un effort si important de la part de la
volonté que l' on lui substitue souvent la satisfaction d' avoir, et ce n 'est pas moralisateur de
le remarquer, c' est un fait de la vie humaine. Être avec l'autre n' est pas avoir l' autre, c' est

83 «Reconnaissance» au sens de prise de conscience du déjà présent, sans nécessairement impliquer une
réminiscence platonicienne, bien que la pertinence de cette image métaphysique en surpasse bien d' autres lui
étant postérieure.
84 « ... Ô Muses des olympiennes demeures, dès le commencement: dites-moi '~a première naissance. Le

premier qui naquit fut le Vide (<<Xa oç»), suivi par la Terre à la vaste poitrine, ... », Théogonie, 114- 117,
56

infiniment plus difficile et infiniment plus valorisant. La reconnaIssance de soi dans


l' altérité n' a rien à voir avec l'acquisition de cette altérité, ce n'est que dans le respect
d' autrui qu' on peut le connaître, et donc se reconnaître.
Mais 1'homme est lâche, il veut sauter des étapes et s' approprier autrui et ses biens et
son territoire et ses idées, croyant acquérir quelque chose qui lui permettrait de se
reconnaître et ·de se comprendre. Il ne fait ainsi .que se dérober à lui-même, et rien n' est plus
insupportable à la longue que se cacher à soi-même, car nul ne peut fuir sa propre volonté,
la seule véritable prison brimant la liberté humaine. Une prison qui devient la clef de toutes
les énigmes, à la condition d'être avec autrui et avec le monde, sans essayer de l'avoir pour
soi seul.

e) L'absence de motivation, le découragement, le désespoir

Parfois, la motivation ne se réalise complètement, elle ne se transforme pas toujours en


action à travers l'effort de la volonté. Soit qu' elle reste paralysée par l'angoisse ou encore
qu' elle devienne progressivement absente, inexistante pour la conscience. Les
circonstances qui entraînent une disparition de la motivation sont multiples et souvent hors
du contrôle de la volonté, souvent même hors de la conscience. L' échec personnel, qui se
résume la plupart du temps à un refus d' autrui de reconnaître la validité ou la pertinence de
nos actions, peut entraîner le découragement, qui est une capitulation passagère ou
définitive de la volonté devant l'angoisse, devant la déception et le vide que représenterait
un autre échec.
Les troubles mentaux, qu'on leur accorde une spécificité purement neurologique ou une
dimension sociale, sont aussi souvent la cause de démotivation et de découragement. Il est
toujours difficile, et parfois même impossible, pour la conscience de reconnaître et
d' accepter ses limites et ses carences, car malgré toutes les rationalisations, l'ego ramène
constamment à la conscience des désirs de bien-être, d'indépendance et de satisfaction face
à son être propre, allant du sain bonheur d'être en vie jusqu' à la vanité opulente la plus
creuse. Pour celui qui souffre de limitations psychologiques, accueillir sereinement la
motivation et la transformer en action concrète et valorisante pour l' ego, et pour la

Hésiode, La théogonie, Les travaux et les jours, trad. fr. P. Brunet, Librairie Générale Française-Le Livre de
Poche, Paris, 1999, p. 31.
conscience, devient dès lors un défi énorme à relever. La dépression, la maladie mentale la
plus commune, et pourtant encore méconnue dans son diagnostic et son traitement et
stigmatisée dans l' opinion publique, pourrait très bien se définir simplement par l'absence
morbide de motivation, et donc par l'absence des activités qui en découlent normalement.
Mais, même dans la dépression la plus profonde, il reste un atout à la conscience, celui de
l'espoir d'une forme d' acceptation de ses propres limites, l'espoir de l'arrivée d' un jour
meilleur d'un retour de la motivation sous les auspices d'une volonté plus réaliste face à soi
et au monde.
L' absence d' espoir, le désespoir, pouvant mener une conscience impuissante devant
l'angoisse jusqu'au désir d' anéantissement de soi-même par soi, jusqu' au suicide, est un
état d' inconfort profond de la volonté prise entre essais infertiles de la motivation et la
stagnation engendrée par l' angoisse. Pour occulter le désespoir, on envisage alors de couper
le mouvement de va-et-vient entre soi et le monde, soit en « sortant» définitivement de soi,
en se refusant à ses émotions et à ses désirs et en fixant toute son attention sur un objet
externe, ou au contraire en « rentrant» définitivement en soi, se refusant à tout contact du
monde et d' autrui. Ces deux alternatives sont ultimement exactement la même chose, car
c' est le contact entre soi et le monde étant coupé, et sans les liens entre soi et le monde et
autrui, il n' est point de salut possible.
Face à un tel désespoir chronique, et à au cycle des motivations impuissantes qui lui est
associé, il ne semble n' y avoir qu'une solution concrète et efficace, qui est la .modification
radicale du modus operandi de la motivation, de la forme de sa transformation et du choix
de sa manifestation concrète en acte. C' est là exactement le champ d' action de la plupart
des thérapies psychologiques, qui poussent à réviser en profondeur la façon de voir le
monde, de se voir en lui et d'y agir, ou de l'éveil aux réalités spirituelles ou religieuses, qui
poussent à réviser notre appréhension et notre compréhension de la réalité, et même des
thérapies basées sur la pharmacopée, qui altèrent le fonctionnement biologique et chimique
des réactions émotives à différents stimuli externes et ultimement celui des pensées
internes.
L' absence temporaire de motivation, les périodes de désespoir, sont des passages
obligés de la vie humaine, qu' il faut apprendre à traverser « avec philosophie» et avec une
sagesse qui va en augmentant avec les années. Mais la chronicité de l'état d'angoisse
58

stagnant est une forme de morbidité de la VIe humaine devant laquelle la pensée
philosophique seule est insuffisante et contre laquelle la médecine et la psychologie
proposent de nombreuses formes de traitement thérapeu~ique. Reste une conclusion amère,
mais nécessaire, qui est la réalisation que le désespoir fait partie de la vie de la conscience,
et que la motivation ne se commande pas plus qu'elle ne se bannit. Accepter ces faits de
l' existence humaine est une étape importante de la maturation du soi et de la volonté.

f) Les impondérables incontournables

Une philosophie de la motivation qui se veut un horizon complet, c'est-à-dire qui ne


néglige rien d' essentiel de la vie de la conscience humaine, ne peut se permettre d'éviter
totalement les sujets qui la dépassent, car ne se prêtant ni aux définitions, ni aux
expérimentations, ni aux conclusions. Cette philosophie ne peut donc pas passer sous
silence les thèmes des différences entre les hommes et les femmes, de l' existence et de
l' action de l' inconscient, de la phénoménalité entourant la mort, de l' existence culturelle, et
possiblement aussi transcendante, de la divinité et de l'existence d' un « mal absolu ».
Tous ces thèmes sont incontournables parce qu' ils font partie de nos pensées
quotidiennes, et souvent de nos pensées les plus angoissantes. Mais si tous les penseurs,
petits et grands, ont une opinion à leur sujet, aucun discours démonstratif absolument
convaincant n' a jamais réussi à circonscrire un seul de ces sujets. C' est donc dire que l' on
ne peut, en philosophe moindrement lucide, que reconnaître qu' ils constituent des
problèmes relevant des opinions et des convictions, sur lesquels la somme de nos
connaissances, actuelles et fort probablement aussi celles à venir, est trop limitée pour en
dire quoi que ce soit de définitif, ou pour même en formuler des définitions raisonnables.
On doit ajouter du même souffle qu' il est impossible de les ignorer, tant leur influence est
marquante sur la vie humaine.
Au contraire de la volonté, de la motivation ou de l'ego, que l'on a défini, de façon
arbitraire, mais prudente, dans les pages qui précèdent, on ne tentera pas ici de définir ce
qu'est la mort ou l' inconscient ou le psychisme masculin et féminin, et encore moins Dieu
ou le Diable. Tout en r~connaissant la pertinence de toute interrogation à ces sujets, et la
difficulté inhérente à répondre à ces interrogations, il apparaît néanmoins que la suite du
cheminement sur le souci éthique (au Chapitre II) et sur l'éthique dans la recherche
59

scientifique (au Chapitre III) n' est pas fatalement compromise par cette impuissance à
définir ou a circonscrire les cinq «impondérables incontournables» cités ci haut. Les
quelques remarques qui suivent servent simplement à éviter quelconque malentendu par
rapport à ceux -ci.
L 'homme et la femme sont biologiquement différents, c' est indéniable, et
psychologiquement différents, ce qui est une évidence peu contestée. Mais il est difficile,
voire très délicat, de caractériser précisément ces différences. Dans sa version la plus
« bêtement» biologique, la différence des sexes implique la recherche de l'un par l' autre en
vue de l' acte sexuel et de la reproduction, alors que dans ses aspects les plus
« socialement» complexes, les liens et les conflits affectifs, et les justifications rationnelles
qui les accompagnent, font de la vie des couples et des familles une des préoccupations
principales de tout individu, de toute société, de tout gouvernement, et de beaucoup de
psychologues.
Les lieux communs disent que l'homme est rationnel et que la femme est émotive, que
l 'homme est audacieux et que la femme est responsable, etc. Mais déjà à ce niveau la
controverse est inévitable 85 , mais ce n' est pas parce qu'il est controversé qu' il faut écarter
un sujet, a~ contraire._ Dans cette optique, et dans la perspective d' ouverture à la
psychanalyse qui parcourt ·ce travail, il est intéressant de mentionner les ouvrages, tous
deux inspirés de psychologie jungienne, de Clarissa Pinkola Estés sur le psychisme féminin
(Women Who Run With .The Wolves 86) et de Robert Bly sur le psychisme masculin (Iron
John 87 ). Bien qu' usant de styles et de références culturelles différents (contes mexicains
pour Estés, contes de Grimm pour Bly), l'essentiel de leur message respectif, plus poétique
que scientifique, se recoupe assez paradoxalement: la « femme sauvage,» qui sommeille au
cœur de chaque femme a été domestiquée depuis trop longtemps et chaque femme doit

85 Dans une de ces dernière œuvre, Le malaise dans la culture, S. Freud note la difficulté de différenciation
psychologique des sexes: «La sexuation est un fait biologique qui, bien que d'une extraordinaire
significativité pour la vie de l'âme, est psy chologiquement difficile à saisir. Nous sommes habitués à dire :
chaque être humain présente des motions pulsionnelles, des besoins, des propriétés de nature tant masculine
que f éminine; quant au caractère du masculin et du féminin, l 'anatomie peut certes le mettre en évidence,
mais pas la psy chologie. Pour cette dernière, l'opposition des sexes s 'estompe en celle de l 'activité et de la
passivité, ce par quoi nous faisons coïncider bien trop à la légère l 'activité avec la masculinité, la p assivité
avec la f éminité, ce qui se confirme, mais nullement sans exception, dans la série animale. », Freud, S. ,
Malais e dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et J. Odier, Presses Universitaires de France-Quadridge, Paris, 1971 ,
p.48n.
86 Estés, C .P., Women who run with the wo/ves Ballantine Books, New York, 1997.
87 Bly, R. Iron John, Da Capo Press, Cambridge, 2004.
60

apprendre à la retrouver; l'homme moderne, technicisé et plus désormais initié au mystère


de la vie par ses pères, est en peine et chaque homme doit réapprendre sa masculinité.
Ces deux auteurs ne sont que deux voix parmi beaucoup d' autres sur la différence et les
relations des sexes, et les bouleversements autant récents qu' ancestraux qui les impliquent,
mais ce qu' il importe de souligner c' est qu' un malaise semble évident, autant chez
1'homme que chez la femme moderne, et que ce malaise intime et personnel chez tous deux
est certainement une source importante de tous les malaises sociaux et nationaux.
Si la différence entre les sexes est difficile à cerner, on peut se rabattre sur les
ressemblances. S' il Y a indéniablement un point commun entre l'homme et la femme, et
c' est heureux pour le propos cet ouvrage, c' est qu' ils sont tous deux motivés et qu' ils
veulent tous deux. Ils ne veulent pas nécessairement la même chose, ni ne transforment la
motivation en acte de la même façon, mais le vouloir reste un lien unisexe persistant.

Sigmund Freud a voulu, il y a plus d'un siècle, expliquer le fonctionnement du


psychisme, des désirs et des désordres mentaux grâce à la·notion d' un inconscient, faisant
partie de l' appareil psychique humain, mais impénétrable par la conscience. Sa tentative est
plus que louable, et a eu une influence considérable sur toute la pensée humaine depuis le
début du XXe siècle. Cela dit, les théories freudiennes, et celles de ses successeurs, ne sont
pas vraiment des théories scientifiques. Lire un ouvrage de psychanalyse se résume souvent
lire une série d' anecdotes, d' impressions et de conjectures spéculatives invérifiées et
souvent invérifiables sur des cas pathologiques d'une étrangeté parfois surréaliste. Mais la
multiplication des propositions sur l'organisation de l'appareil psychique, et les critiques
parfois virulentes adressées à chacune de ces propositions, montrent bien une chose: le
psychisme, formé d' une conscience et d' une partie inconsciente, semble bel et bien une
réalité, réalité difficile à circonscrire et à décrire et, 'a fortiori, à expliquer, encore cent ans
après L 'interprétation du rêve de Freud.
Les critiques de la psychanalyse freudienne reposent sur deux bases, l'inexactitude des
propos, des diagnostics et des cas cliniques présentés par Freud, et l'impossibilité de
vérifier ces hypothèses. Ces critiques ont raison. Pourtant, un fait demeure : les émotions,
les désirs, les rêves, les lubies et les lapsus viennent de quelque part, et à défaut d'une
'meilleure hypothèse, l'hypothèse d'un inconscient chez 1' homme~ reposant ou non sur des
61

bases neurophysiologiques, est une hypothèse plus que raisonnable, et même probablement
nécessaire. Ignorer ce qui est inexpliqué n' est qu'une forme intellectualisée de snobisme, et
il faut « faire avec» l' inconscient à partir de maintenant.
Encore faut-il être prudent. Au stade actuel des connaissances sur la physiologie, la
neurologie et la psychologie, une seule affirmation semble permise: l' inconscient existe et
influence la conscience. Toute autre affirmation sur les liens entre celui-ci et celle-là
appartient encore au domaine de la conjecture, de l'hypothèse et de la théorie. Si la
conscience, la volonté, l' ego et la motivation sont tous fort probablement dépendant et
influencé par l'inconscient, la nature exacte de ces interactions est inconnues. L' inconscient
doit donc être abordé philosophiquement de manière positive mais circonspecte, il est trop
connu pour être ignoré, trop inconnu pour être défini rigoureuse~ent.

La mort est le grand mystère de l'existence humaine. À la fin de sa vie, Freud faisait de
l' instinct de mort, Thanatos , une puissance dépassant même celle de l'Éros dans le
déroulement de la vie psychique et même biologique. Pour Heidegger, le Dasein est un être
angoissé dévalant vers la mort, pour les penseurs de la chrétienté, et de plusieurs autres
religions, la mort est le moment ultime de la reconnaissance du salut divin. Mais qu'est-ce
que la mort, sinon une évidence incontournable et inexplicable? Comment incorporer la
mort dans le schéma de la conscience, de la motivation et de l' opposition entre la volonté et
l' angoisse? Comme pour l'inconscient, mais peut-être avec une conviction un peu plus
ferme en son existence, la mort ne peut être négligée par le philosophe de la motivation, pas
plus qu' elle ne peut être définie de façon satisfai,sante.
De la mort, on ne dira donc que ceci: qu'il faut accepter consciemment la mort comme
une conséquence et un aboutissement de la vie, et que toutes les multiples résonances et
réactions de la volonté face à l'angoisse ne sont probablement que des pâles reflets de
l' angoisse ultime de l'ego, celle de sa propre mort. Cela dit, et pour revenir sur un terrain
plus pratique, il apparaît inadmissible que l'angoisse de la mort paralyse et empêche
complètement les opérations vitales et les transformations de la motivation en activité
humaine. Rappelant ici l'idée de Jean-Paul Sartre (et possiblement plus encore celle du
tragédien et du romancier que celle du philosophe) de la vie comme « somme de ses
actes », la principale leçon que l'existence enseigne à l'ego est peut-être que ses actes
62

dépassent sa propre mort. Mais malheureusement, et spécialement pour tous les


phénoménologues, on ne sait pas comment ce dépassement peut bien s'opérer. La mort ne
s' expérimente personnellement qu' une seule fois, les vivants ne peuvent donc que
conjecturer sur l'expérience de la mort, et non la décrire ou l' analyser. Cela dit, se
soustraire à tout questionnement sur la mort équivaut en quelque sorte à se soustraire à la
vie même. Il a déjà été dit que le but de la philosophie est d'apprendre à mourir, sans
souscrire complètement à ce slogan, on peut néanmoins avancer que la philosophie peut
parfois permettre d' entrevoir un sens avant et dans la mort.

L ' expérience du divin a quelque chose de semblable à celles de l'inconscient ou de la


mort, mais aussi quelque chose de radicalement différent, car si la divinité est là, elle est là
pleinement, partout et toujours. On rte semble pourtant ne pas pouvoir ressentir directement
le divin, ce qui ne devrait pas étonner si on accepte la définition habituelle des religions
monothéistes d' un Dieu unique créateur, et donc non simplement partie, du Monde 88 . En
tant que créateur, il n' est donc pas soumis aux lois et aux caractéristiques physiques,
spatiales et temporelles de ce monde, et n'est donc nullement tenu de s' y manifester ou de
se vouloir visible, sensible ou même causal ou compréhensible.
Prouver selon une argumentation logique ou une démonstration scientifique l' existence
de ce Dieu omnipotent et omniscient est une entreprise métaphysique vaine, du moins tant
que ne seront pas réfutés les préceptes kantiens établis dans sa Critique de la raison pure,
délimitant le champ d'action de la raison, et la limite théorique et empirique de la science
établie selon le critère de la falsifiabilité proposé par Karl Popper89 . Et même si un « dieu »
se présentait physiquement à l 'humanité, quelle preuve ou quelle démonstration pourrait
être réellement convaincantes de son omnipotence, de son omniscience ou de sa faculté de

88 Défmition à laquelle s' opposaient les membres des sectes chrétiennes gnostiques des premiers siècles qui
opposaient au véritable Dieu suprême un démiurge plus ou moins mal intentionné ou même idiot, créateur du
monde matériel. Sur les croyances gnostiques, voir, entre autres, le controversé «Évangile de Judas» :
Kasser, R. , Meyer, M. et Wurst, G. (éditeurs), The Gospel of Judas , National Geographic Society,
Washington D.C. , 2006, pp.1 00-1 06. (Concernant l' interprétation de ce texte récemment mis à la disposition
des universitaires, le spécialiste Louis Painchaud de l' Université Laval dispute la « réhabilitation» de Judas
par la lecture de l' équipe du National Geographic, lisant plutôt dans le texte une condamnation, sur un ton
parfois ironique, de Judas par les gnostiques. Painchaud, L. , À propos de la (re)découverte de l 'Évangile de
Judas, Laval Théologique et Philosophique, 62, 3 (octobre 2006), pp. 553-568.) ou la critique des hérésies
gnostiques et valentiennes de Saint-Irénée (Irénée de Lyon, Contre les héresies, trad . . fr. A. Rousseau, les
Éditions du Cerf, Paris, 1984, pp. 247-255). .
89 Voir Popper, K .. , The Logic ofScientific Discovery, Routledge-Classics, Londres-N ew York, 2002.
63

créateur? Aucune, puisque les limites du savoir et du savoir-faire dans l' univers que nous
habitons nous sont inconnues et rien ne laisse croire qu' elles puissent être un jour atteintes
avec certitude. La démonstration de l'existence, ou de l'inexistence, d' un Dieu transcendant
est donc une question caduque dans notre démarche. Cela ne veut pas dire que les
mythologies ou les religions y soit ignorées, loin de là comme le chapitre suivant le
démontre bien, mais elles seront toujours considérées en tant que phénomènes concrets,
humains, psychologiques, sociaux et philosophiques, et jamais en tant que preuves ou
démonstrations d'une potentialité métaphysique transcendante se reflétant dans la
phénoménalité humaine.
On ne devrait jamais considérer, à la lecture des sections et ~hapitres suivants, que le le
discours sacré se réduit à l'éthique, cependant l' argumentation ne considère exclusivement
que les conséquences éthiques du mythe et du sacré. C'est une nuance importante à faire
pour l' intelligence du propos.

Nonobstant la question de l'existence de Dieu, la question de l'existence manifeste du


mal et de la souffrance interpelle elle aussi directement la philosophie. En effet, comment
justifier la quête de sens, et la quête de la « vie bonne », dans l'existence humaine compte
tenu des indignités que la nature fait subir à l' être humain et des atrocités qu' il inflige lui-
même à ses semblables?
Ce n'est pas la possibilité morale de faire le bien ou le mal dont il est question ici dans
cette section9o , mais bien de la possibilité d'un mal élémentaire, que la tradition chrétienne,
par exemple, a symbolisé par la figure du Diable, cause de la souffrance comme expérience
humaine indéniable, incontournable et inexplicable. Une grande partie de l'art poétique et
tragique repose sur les délices de la beauté et de l'amour et les affres de la douleur et de la
mort, et sans pouvoir ni les justifier ni les comprendre, il tente de les purger91 • Est-ce que la
philosophie, l'approche par la raison du monde, peut en dire plus ou dire mieux ce qu' est le
mal et la souffrance que la poésie? Probablement pas, et c'est pourquoi cette question est
traitée ici, dans la section des impondérables incontournables.

90Le chapitre II en entier du présent travail est d' ailleurs consacré à la question de l' éthique.
91Suivant J'argument classique de la catharsis aristotélicienne. (Aristote, Poétique, trad. fr. 1. Hardy, Les
Belles Lettres, Paris, 1961.)
64

Mais en s' alliant à un peu de poésie et à un peu de théologie, la philosophie peut tout
de même parler un peu de l' existence du mal. Lors d' une conférence intitulée «Le mal: Un
défi à la philosophie et à la théologie» prononcée à la faculté de théologie de l' Université
de Lausanne en 1985, Paul Ricoeur concluait en ces termes:

«Au-delà de ce seuil, quelques sages s'avancent solitaires sur le


chemin qui conduit à un renoncement complet de la plainte elle-même.
Certains arrivent à discerner dans la souffrance une valeur éducative et
purgative. Mais il faut dire sans délai que ce sens ne peut être enseigné: il
ne peut être que trouvé ou retrouvé; et ce peut être un souci pastoral
légitime d' empêcher que ce sens assumé par la victime ne reconduise
celle-ci à l' auto-accusation et à l' auto-destruction. »92

La souffrance aurait peut-être donc un sens pédagogique, qui serait en partie ce qui
donne du sens à l' existence. Mais ce sens doit être retrouvé, chacun pour soi, en soi. On
n' est plus ici dans le strict domaine philosophique, mais dans le domaine de la sagesse qui
ne s' acquière pas dans les livres, de la sagesse qui demande d' avoir vécu lucidement et
passionnément. Si on suit Ricoeur, le mal ne serait donc pas quelque chose qui menace ou
qui punit l' homme, mais une étrange forme de connaissance, aussi difficile à définir qu' à
comprendre, une connaissance «inenseignable» et ineffable mais qui aurait un sens
profond inestimable.
Du côté anglo-saxon, la thématique du mal a été traitée par Mary Midgley dans son
ouvrage Wickedness , où elle reconnaît à la fois la séduction et la perversité de l' idée d' un
« mal élémentaire» s'opposant au bien dans une vision manichéenne du monde. Mais elle
se tourne finalement plutôt vers l' idée, qu' elle retrouve chez C. G. Jung et plus
schématiquement dans le récit The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Robert Louis
Stevenson93, que le mal est une caractéristique inhérente à la possibilité du bien. À l' instar

92 Ricoeur, P., Le mal, Labor et Fides, Genève, 2004, pp. 63-64.


93 On aurait aussi pu penser au mythe des deux chevaux tirant l'attelage de l'âme chez Platon: «Le premier,
qui tient la meilleure place, a le port droit, il est bien découplé, il a l 'encolure haute, la ligne des naseaux
recourbée; sa couleur est le blanc; ses yeux sont noirs; il aime l 'honneur en même temps que la modération et
la réserve; il est attaché à l 'opinion vraie; nul besoin de le frapper pour le conduire, l 'encouragement et la
parole suffisent. Le second, au contraire, est de travers, épais, bâti au hasard; il a l 'encolure massive, sa
nuque est courte et sa face camarde; sa couleur est le noir; ses y eux sont gris et injectés de sang; il a le goût
de la violence et de la gloriole; ses oreilles sont velues, il est sourd, et il obéit à peine au fouet et à
l'aiguillon. », Platon, Phèdre, trad. fr. P. Vicaire, Les Belles-Lettres-Collection Budé, Paris, 1985, 253d-e,
p.48.
65

de l' ombre que tout corps solide projette, la volonté humaine doit po~voir être capable du
mal pour pouvoir être capable du bien94 .
Le mal n' est apparemment pas une nécessité pour l'homme, du moins pas une nécessité
absolument évidente, au même titre que l'air ou la nourriture ou l' amour, et pourtant le mal
et la souffrance couvrent toute la surface de la planète. Le mal et la souffrance ne sont pas
des désirs intimes dans la conscience de l'homme, mais pourtant il fait le mal, partout,
continuellement. Le mal n' est même pas facile ou efficace ou simple, il demande des
efforts, il est contre-productif, et ses conséquences sont souvent pénibles ou malheureuses.
L' existence du mal, en deçà du choix moral de le faire, est ontologiquement tout aussi
mystérieuse que l' existence tout court. Si le beau, le bien et le bon semblent aller de pair
avec la possibilité d' exister, et avec la possibilité d'un sens suprême ou d' une divinité
créatrice bienveillante, l' existence du mal, de la souffrance et de la laideur répugne autant à
l'intelligence qu' à l' émotivité, malS semble pourtant tout aUSSI nécessaire
qu' incontournable dans le monde concret.
Sur cette douleur mystérieuse qui touche de si près une race humaine soumise au mal
qu'elle s'inflige souvent à elle-même, force est d'abandonner la voie philosophique et de
redonner ultimement la parole au poète, dans ce cas-ci au tragédien Eschyle, qui par la
bouche du chœur de son Agamemnon explique que si Zeus a permis la souffrance c' est pour
que les hommes deviennent sages :

« Il a ouvert aux hommes la voie de la prudence, en leur donnant pour


loi : "Souffrir pour comprendre". »95

Il serait plus facile d'ignorer le problème de l'existence du mal et de se confiner aux


problèmes de l' éthique ou de la politique ou de la logique (on pourrait d' ailleurs
argumenter que c'est précisément ce que fait la philosophie universitaire depuis un siècle),
mais ignorer cet impondérable ne le fait pas disparaître de l'horizon philosophique.
S'avouer incapable de cerner le problème du mal, ou celui de la différence des sexes, ou de
l'inconscient, ou de la mort, ou de l'existence de Dieu, n'est pas ignorer leur présence.
C' est pourquoi · dans ce qui suit, ces problématiques incontournables et impondérables

94 Midgley, M. Wickedness, Routledge, Londres et New York, pp. 40-48, 116-135.


95 W[DV <PQOV ElV ~Qo'[oùç 6bwaav'[a, '[0 'TUX8El ~a8oç » , Agamemnon, 176-177, Eschyle, Agamemnon,
Les choréphores, Les euménides, trad . fr. P. Mazon, Les Belles Lettres, Paris, 1949.
66

doivent continuellement être présentes à l'esprit, en filigranes sous les mots et en arrière-
pensée sous les concepts.
Que la philosophie s'avoue muette sur certains sujets, parce qu' elle se sent incapable
d' articuler un discours rationnel susceptible d'être compréhensible et jugé acceptable par la
communauté des penseurs, n'est pas un abandon philosophique, mais une marque de sa
puissance et de sa valeur. C'est parce qu'elle s'est toujours inscrite en faux contre les
discours trop 'dogmatiques, trop absolu et impossible à contredire que la philosophie a
persévéré à travers les siècles. C' est parce qu' il sait reconnaître ses limites que le travail
philosophique peut être considéré pertinent. Mais avouer son , incapacité à circonscrire
rationnellement certains impondérables ce n' est pas renoncer à jamais à saisir certains
aspects du monde, c'est prendre son élan et retenir son souffle pour pouvoir éventuellement
sauter plus loin. Ignorer, négliger ou oublier n'est jamais philosophique, se taire, être
prudent et être patient l' est souvent, se questionner et se répondre l' est toujours.
La réalité n' est pas toute compréhensible, tout explicable et toute nationalisable, du
moins le prétendre apparaît d' une hardiesse intellectuelle très impudente. La nature semble,
du moins en partie, indémontrable et insaisissable par la raison. Jean-Paul Sartre semble y
voir une forme d' absurdité de l' existence, et que l'on soit d'accord ou non avec ses
conclusions sur l' existence et la liberté, son constat sur la connaissance et la compréhension
de la réalité frôle l' indéniable:

« Mais devant cette grosse patte rugueuse, ni l' ignorance ni le savoir


n' avaient d'importance : le monde des explications et des raisons n'est
pas celui de l' existence. »96

Justement, l' homme est libre, libre devant ce constat d' impuissance, et libre devant le
monde de le considérer comme insensé et absurde. Mais libre aussi de vouloir quand même
y trouver un sens, puisque le sens existe bien en soi, ou à tout le moins pour soi. Vouloir et
chercher du sens n'est-il pas le fondement de toutes philosophies, de toutes sciences et de
toutes religions? Et si finalement c' était la quête de sens qui est ce qui importe, au-delà de
la question de l' existence externe d'un sens universel, nouménal ou divin?
C'est exactement le pari que prend cette philosophie de la motivation.
67

3. Essai de typologie de la motivation

Maintenant que quelques termes de bases ont été définis sommairement, mais assez
clairement pour éviter les malentendus, ils pourront être utilisés dans une construction
philosophique sans risque flagrant de confusion ou d' assimilation à des concepts issus
d' autres entreprises philosophiques, psychologiques et anthropologiques, où ils auraient des
significations plus particulières. Cela dit, de par la nature de la tâche que cette philosophie
de la motivation s' est imposée dans son introduction, aucun des concepts utilisés dans ce
travail ne peut supporter une définition très rigide ou faisant figure d' axiome, le phénomène
psychique humain ne se laissant pas décomposer de façon assez précise, la réalité de la vie,
de la pensée et de l' action semblant condamnée à ne rester perceptible rationnellement qu' à
travers un certain brouillard. Le lecteur bienveillant est donc invité à procéder dans ce qui
suit avec au moins autant d' indulgence intellectuelle que d'esprit critique.
Il y a une certaine répugnance manifeste pour l'idée de systématisation dans la
philosophie du XX e siècle97 , possiblement en réaction à de trop ambitieuses entreprises, de
type hégélien, de soumettre la totalité du réel à la construction rationnelle. Pourtant, une
tentative de systématisation et de classification n' est pas nécessairement vaine, car si on ne
doit pas succomber à la . tentation de «résumer.» la réalité en la divisant en quelques
catégories, qualifier la réalité le plus précisément possible permet de prendre conscience
des préjugés erronés et des évidences mal acquises que la pensée philosophique a justement
pour rôle de démasquer.
On a discuté dans ce qui précède de motivation psychique humaine avec différentes
idées de ce qu'est la motivation. Il y a manifestement plusieurs types de motivation,
plusieurs saveurs de motivations, et sans prétendre à une quelconque rigueur scientifique ou
à une catégorisation rigide et définitive, voici une classification des types de motivations en
quatre grandes familles, soit les "motivations à ressentir, à connaître, à se justifier et à se
perpétuer. On pourrait très certainement proposer d'innombrables autres typologies de la

96Sartre, J.-P. , La Nausée, Gallimard-Folio, Paris, 1989, p. 184.


97Mis à part, évidemment, quelques entreprises de philosophie analytique, tentant de refléter le monde dans
un « système» philosophique rigide, logique et sémantique. L'œuvre du «jeune» Wittgenstein, qu'il
nuancera d'ailleurs beaucoup lui-même par la suite, venant premièrement en tête. Mais de telles constructions
68

motivation98 , mais c'est celle-ci qui est particulièrement pertinente pour notre propos parce
que c'est celle-ci qui est à l'esprit dans ce qui précède et dans ce qui suit.

a) Motivation à ressentir (naaxw)

L' être humain lancé dans la vie ne commence pas par penser sur sa personne ou le
monde, mais par vouloir le bien-être minimum nécessaire à toutes -les activités, dont la
pensée. Il veut donc tout d'abord contrôler sa faim, sa fatigue, son exposition aux éléments
et combler avec autrui ses besoins affectifs et l'appel de Sa libid0 99 . Cet appel viscéral à la
survie est plus fort que tout autre et devient la motivation première dans beaucoup de
situations de la vie. Avant d' être reconnu et appréhendé comme un appel de la vie ou
comme une peur de la mort, la recherche d'un bien-être minimal est un appel irrationnel,
auquel des réponses doivent être apportées le plus rapidement possible.
Pour certaines personnes, cette quête du confort minimum est l'histoire de toute une
vie, tandis que pour d' autres elle est assurée ~ès la naissance, c' est là une inégalité
qu'aucune philosophie ou aucune politique n' a su résoudre, mais que la motivation soit la
même au départ pour tout être humain est indéniable. Bien sûr, dans certaines
circonstances, l' être humain se détourne de son propre confort pour viser un but qui lui
semble plus important encore, et va jusqu' à l'ultime sacrifice de sa vie pour contrer ce qui
est à ses yeux une injustice, une infamie, une aberration ou une folie. Si une telle attitude
peut se comprendre comme une motivation à se justifier (voir le troisième type de
motivation, ci-bas), elle ne peut être acceptée que comme un cas d' exception et non comme
une caractéristique de la vie «normale », du moins dans ce que devrait être la saine
normalité de la quotidienneté humaine. Sinon, c'est que la vie humaine n' a plus assez de

n ' ont que peu en commun avec les grands « modèles du monde» des siècles précédents, qu' ils soient
spinoziste, leibnizien ou hégélien.
98 Malgré qu' elle soit emprefute d'un certain arbitraire, cette typologie est néanmoins compatible avec la
fameuse « pyramide» des besoins humains physiques et psychologiques d'Abraham H. Maslow: besoins
physiologiques, besoin de sécurité et de protection, besoin d' appartenance et d' amour, besoin de l' estime des
autres et de soi et, finalement, besoin d' auto-accomplissement. Voir la section 1 du présent chapitre, et, bien
qu ' aucune « pyramide» comme tel n 'apparaisse dans les ouvrages de Maslow lui-même, Maslow, A.H.,
Motivation and Personality, op. cit., particulièrement les pp. 35-58, « A Theory of Human Motivation» et pp.
97-104, « Higher and Lower Needs ».
99 « Libido» est utilisé ici dans son sens courant de désir sexuel, et non au sens très précis qu ' utilise Freud et
Jung dans leurs théories psychologiques respectives. (Le terme englobe toute l'énergétique psychique chez
Jung, alors qu ' il est plus essentiellement sexuel chez Freud, bien que ne se limitant nul1ement à l'activité
sexuelle comme telle. Voir l' Annexe 1.)
69

sens pour assez d' individus pour que la société humaine en ait un, ce qui est une forme de
relativisme ou de nihilisme absolu qui se résume tout simplement à l' abdication de
recherche du sens de la vie.
En deçà de ces considérations exceptionnelles, l~ vie normale existe cependant bel et
bien sur la Terre. Des hommes vivent dans un certain confort et sont motivés à tenter de
ressentir des sentiments agréables, ils veulent être heureux. Ce qu' implique ce bonheur est
difficile à définir, car il diffère beaucoup d' un individu à l' autre, mais c' est souvent un
mélange d' acceptation sociale et familiale et de reconnaissance par soi et surtout par les
autres de son apport à la communauté. Le bonheur est rarement solitaire, on a besoin des
autres pour être heureux comme de l' air que l' on respire pour vivre. On veut connaître
l' amour-propre et la sérénité qui donnent sa saveur à la vie, l' amitié qui est présence et don
sans restriction, l' amour qui rend aveugle et extralucide en même temps, et aucun effort
n' est trop grand pour les atteindre. Mais on voudrait aussi que , tout cela vienne à soi plus
facilement, plus rapidement et plus souvent.
Dans cette quête les dérives ne sont pas exceptionnelles, le désir de confort devient un
désir d' ultra confort et le bonheur semble se trouver dans une forme de plaisir caractérisé
par l' amoncellement de biens matériels ou par une quête démesurée de pouvoir ou de
popularité. Le commun des mortels a vite fait d' apprendre que le bonheur se résume
souvent à savoir se satisfaire du peu que l'on a déjà et à cultiver une grande patience et une
grande compassion envers autrui. Mais même ce stoïcisme de base répond à une motivation
première qui est celle de ressentir des émotions positives.
Une grande partie de la motivation à ressentir consiste également à écarter la présence
d' émotions désagréables. On ne veut pas, et parfo,is à n'importe quel prix même le plus
extrême, être malheureux, rejeté, abandonné, endeuillé, effrayé, souffrant ou mourant. Si la '
vie fait de toutes ces émotions des passages obligés, tous aimeraient bien pouvoir les
esquiver, ou les accélérer, ce qui entraîne parfois des conséquences encore plus pénibles
que la situation initiale (on n' a qu' à penser aux ravages qu'entraînent l'alcoolisme et les
psychotropes). La vie étant balancée entre joie et chagrin, il faut être capable d' accueillir.
les deux avec la même sagesse. C' est justement dans cette aversion du malheur,
profondément ancrée dans la conscience de tous, que l'on peut réaliser à quel point la
raison est impuissante devant certaines réalités humaines. Si la philosophie ou la religion
70

ou même la SCIence peuvent parfois « consoler», elles sont toutes relativement


impuissantes devant le véritable malheur quand il nous visite.
Rechercher le bonheur et éviter le malheur sont des réalités viscérales en même temps
que des entreprises philosophiques. On peut penser devoir subir la vie, avec ses joies et ses
peines, comme on peut s' en décider le maître, jusqu' au point de se refuser aux émotions
extrêmes 100, mais on ne peut pas nier l' appel à la conscience du cœur et du corps à vouloir
vivre heureux. Toutes les rationalisations et les explications scientifiques ne viendront
jamais à bout de cet appel, car il crie au-delà du langage et c' est le sang lui-même qui nous
parle, qui nous motive.

b) Motivation à connaître et à comprendre (yLyvWOKW)

La survie de l' être humain est primordiale, mais elle ne suffit pas à elle seule à
satisfaire la conscience. L' homme ne veut pas que survivre, il veut vivre, et vivre dans le
monde c' est le connaître assez pour pouvoir s'Y' reconnaître et s' y sentir chez soi.
L' inconnu n' est pas qu' un danger qui impressionne, c' est surtout un problème qui fascine.
La satisfaction ressentie durant le passage qui, partant de l' inconnu, mène à la
compréhension, ou du moins à la reconnaissance, est indiscutablement un des moteurs de
l' activité humaine.
Si les actes menant à la connaissance opèrent et se classifient selon une multitude de
modes et de types, le désir de base, la motivation à vouloir connaître est très semblable
pour tous. La curiosité du garçonnet qui veut savoir ce qu' est le feu est la même curiosité
que l' astrophysicien qui cherche la masse manquante de l'univers 101, et bien avant que
l' idée de «posséder» une connaissance pour en tirer un profit technique puisse poindre
chez un homme, il veut d' abord connaître le monde parce que le monde l' intrigue.

100 Une certaine forme de boud~isme va en ce sens: «De l 'affection naît le chagrin, de l 'affection naît la

crainte, pour celui qui est complètement libre d 'affection, il n y a pas de chagrin; d 'où alors la crainte ? »,
Les dits du Bouddha, Le Dhammapada, trad. fr. Centre d ' études dharmiques de Gretz, Albin Michel, Paris,
2004, p. 130.
10 1 Si l' on se fie au modèle cosmologique, constitué de la relativité générale et de la théorie du Big Bang, lors

de l' écriture de ces lignes, la matière baryonique ne serait responsable que de seulement 4% des effets
gravitationnels observés, dont 22% proviendraient d' une «matière noire/manquante/inobservée» et 74%
d 'une «énergie noire/manquante/inobservée», exerçant une pression négative augmentant la vitesse
d' expansion de l'Uni vers.
71

Le monde n'est pas constitué que d'inconnus, on y reconnaît aussi quelque chose de
très familier, soit les autres êtres humains, dont la présence est à la fois rassurante et
effrayante, car on ne sait pas de prime abord à quel point autrui nous ressemble vraiment.
C'est pourquoi la motivation à connaître est aussi une motivation à communiquer avec ceux
qui nous entourent. Ici aussi, avant toute idée de collaboration ou, à l' inverse,
d'asservissement de l'homme par l'homme, il y a tout d'abord l'idée de savoir à quel point
l'autre est semblable et comment il diffère de soi. Cet apprentissage de l'autre est un
exercice périlleux, car on ne peut communiquer qu'en se dévoilant soi-même, qu'en
révélant ce qui constitue nos désirs et notre propre volonté. C'est ce qui fait des interactions
humaines une expérience infiniment plus riche, mais aussi infiniment plus difficile que
d'appréhender un 0 bj et inerte de la nature. On ne peut apprendre à connaître un autre être
humain avec le même détachement émotionnel que lorsque l'on ouvre une noix ou que l'on
r

mesure la profondeur d'un lac.


C'est toujours une personne qui appréhende une autre personne, une persona, un
« masque» qui tente de cacher les rouages intimes de sa conscience 102. La découverte de
l'autre est donc un jeu dont il ne faut pas sous-estimer la complexité et l' ambiguïté des
règles. L'être humain n'est pas un être translucide, sa conscience, sa volonté, son intellect
et ses affects cherchent, chacun avec leurs propres moyens, à connaître sans se jamais se
dévoiler complètement eux-mêmes. Là réside toute la difficulté de faire de l'homme un
objet de science, car il est un peu illusoire de supposer la possibilité d'une connaissance
limpide, honnête et sincère de toutes les idées, les émotions et les faits humains. La
connaissance sur l'homme est néanmoins possible, et si elle est condamnée à n'être jamais
achevée, la motivation qui nous pousse vers elle est pourtant toujours aussi inépuisable.
L'être humain, mystère pour lui-même, se recherche, sans jamais vraiment se trouver,
dans le monde externe et tente de se reconnaître, sans vraiment se dévoiler, chez autrui.
Cette quête de ,connaissance, sous ces termes, semble insensée et. presque vaine. C'est
pourtant une des principales motivations de la vie de l'homme. Comprendre sans

]02 Cet important thème de la persona a été traité par les psychologie analytique, et surtout par C.G. Jung:
« Qui regarde dans le miroir de l'eau aperçoit, il est vrai, tout d'abord sa propre image. Qui va vers soi-
même risque de se rencontrer soi-même. Le miroir ne flatte pas, il montre fidèlement ce qui regarde en lui, à
savoir le visage que nous ne montrons jamais au monde, parce que nous le dissimulons à l'aide de la persona,
du masque du comédien. Le miroir, lui, se trouve derrière le masque et dévoile le vrai visage. », Jung, C.G.,
Les racines de la conscience, trad. fr. Y. Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971 , p. 45.
72

s' impliquer, connaître sans se compromettre, voici la règle d'un jeu peut-être trop pervers
pour pouvoir y résister. Quoi qu' il en soit (et « de » ce qu' il en « est» vraiment n'est pas à
portée de main ni du philosophe, ni d' aucun autre être humain), la quête de la connaissance,
et le désir sous-jacent de s' expliquer le monde qui l'engendre, est un puissant moteur de
l' activité de l'homme, qui ne' semble lui ne vouloir reculer devant aucun effort ni aucune
dépense d' énergie pour l' entretenir, quelque soit la forme que prend cette connaissance,
scientifique, philosophique ou autre. L 'homme, dès sa survie assurée ou même seulement
envisagée, devient un chercheur d' explications, de convictions et de sens et aussi surtout,
un « partagel:lr » de ses découvertes.

c) Motivation à se justifier (blKalw 103)

L' être humain veut vivre, il veut connaître, mais cela ne lui est pas suffisant, il veut
aussi pouvoir se justifier lui-même, à soi-même et aux autres. Il veut non seulement
comprendre sa condition humaine, m~is être capable de donner un sens à sa vie et savoir le
rôle qu' elle joue dans le monde.
Le besoin de se justifier dépasse le seul intellect, tout le poids de l' ego personnel et des
émotions y joue un rôle prépondérant. Il importe peu à l'ego de comprendre ou d' être
.convaincu 'de ce qui constitue l'essentiel de la vie humaine, c'est ce en quoi consiste
l' essentiel de ma vie, ce qui lui donne un sens et qui fait qu' elle fait bon vivre, qui
m' importe ultimement. Les discours issus des différents domaines intellectuels et publics
reconnaissent rarement d' emblée cette motivation, cette propension humaine à toujours
vouloir se justifier soi-même par ses paroles et ses actes, mais peut-on vraiment douter de
son omniprésence en chacun de nous, partout sur Terre? Sans verser dans un excès absurde
qui serait de prétendre que toute découverte, toute entreprise, toute aide, tout don ou toute
écoute n' est que de l'égoïsme déguisé, on peut soutenir que la gratification de l' ego, de ce
centre émotif personnel que l' expérience a tôt fait de lier à des contacts interpersonnels
harmonieux, est le point de départ de la plupart de nos actes.
Mener une vie sensée et vouloir « valoir» quelque chose est donc déterminant, mais la
teneur de cette valeur peut prendre des colorations très différentes d'un individu à l'autre.
73

Les échelles de valeurs personnelles sont souvent, et caricaturalement, décrites par trois
échelons caractéristiques : la richesse matérielle, au bas de l' échelle, la richesse intérieure
ou spirituelle au milieu, et la richesse de la compassion et de l 'humilité tout en haut. Rares
sont les philosophes et les moralistes, de tout temps, n'adhérant pas à un tel classement 104.
En effet, si le confort, voire le luxe, que nous permet la richesse matérielle peut être très
agréable, il suffit rarement à pouvoir vraiment se justjfier philosophiquement. À l'opposé,
la conviction de «bien» penser, et encore plus celle de «bien» faire, peut être très
difficiles à atteindre et à assumer, mais apporte une satisfaction qui répond directement, et
parfois même uniquement, au désir d' autojustification.
Le mécanisme régissant l'ego carbure avant tout à un minimum d'estime de soi
nécessaire à toute activité 105 , et si cette estime est en partie innée, il doit s'entretenir et
s'acquérir par des pensées, des paroles et des actes. Les philosophies et les religions qui ont
traversé les siècles ont toutes cela en commun cela qu' elles mettent un accent très prononcé
sur la valeur de l'être humain, et surtout sur la valeur de chaque homme et femme, sur
l'importance et la dignité de chacun en tant que tel et non en tant que moyen ou agent d'un
intérêt autre. L' essentiel de la philosophie socratique ou kantienne ou des messages de
Jésus ou du Bouddha est là; dans la valeur de chacun et l'estime qui y revient, à commencer
l'estime de soi, nécessaire à l'estime d'autrui.

103 « Établir comme juste/juger légitime» : « ... ea~al blKalw, 'Tàv I1avEMT1vwv vOf.lov a4J~wv. », « (si)
je (vous) demande d'ensevelir les morts ... je ne fais qu' observer le droit commun des Grecs. », Euripide, Les
suppliantes, 526, tome III, trad. fr. L; Parmentier et H. Grégoire, Belles-Lettres, Paris, 1950, p. 122.
104 Le cas de F. Nietzsche, qui rejette les valeurs et les vertus socratiques et chrétiennes tels que la
« connaissance », l' ascétisme, la pitié et l'humilité, est peut-être le contre-exemple le plus flagrant, comme
dans cet élan grandiloquent, et frôlant le burlesque, tiré de La généalogie de la morale: « « ... , et qui d 'une
façon générale demande peu à la vie, ainsi que nous le faisons, nous les endurants, les humbles, les justes » -
eh bien, pour un homme froid et impartial, cela ne veut rien dire d 'autre que ceci: « nous les faibles, nous
sommes décidément faibles; il est bon que nous ne fassions aucune chose pour laquelle nous ne sommes pas
assez forts » - mais cet état de fait douloureux, cette sagesse élémentaire dont sont doués même les insectes
(qui font les morts, pour ne rien faire « de trop », en cas de danger), du fait de ce faux-monnayage et de cette
duperie de soi qui sont les propres de l 'impuissance, a pris l 'apparence pompeuse de la vertu de
renoncement, de silence, de patience, comme si la faiblesse même de l 'homme faible - c'est-à-dire de son
être, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et ineffaçable - comme si cette faiblesse était un acte
délibéré, quelque chose de voulu, de choisi, un exploit, un mérite. » (Nietzsche, F., La généalogie de la
morale, texte établi par G. Colli et M. Montinari, trad. fr. 1. Hildenbrand et J. Gratien, Gallimard, Paris, 1971 ,
p. 46). Dans une apparente contradiction typiquement nietzsc~éenne , il écrit pourtant dans Par delà le bien et
le mal: « Un homme de génie est odieux s 'il ne possède pas au moins deux choses de plus: reconnaissance et
propreté. » (Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, trad. fr. P. Wotling, GF-Flammarion, Paris, 2000, § 74 p.
119).
74

C' est aussi, à l' inverse, la principale caractéristique des différentes formes de barbaries,
de régimes politiques tyranniques et cruels et de crimes de toutes sortes, de dévaluer
certaines vies au profit d' autres. La leçon est éclatante de simplicité: il faut avoir très peu
d' estime de soi pour en avoir si peu envers les autres qu' on puisse -se permettre de les
bafouer, de les blesser ou de les éliminer. Sans estime de soi, sa propre vie devient très
difficile à justifier, et quand ce désir fondamental est ignoré, l' ego ne peut que se rebeller,
engendrant peine, désarroi, incompréhension, violence et folie.
Le désir de justification de soi peut égal,ement engendrer des comportements tout aussi
dramatiques que le manque d' estime de soi quand le désir d' être signifiant dans le monde
va jusqu'à contempler le sacrifice de sa propre vie pour tenter de lui donner un sens ou de
faire cesser l' idée intolérable d' un monde insensé, l' aspect émotif de cette décision
supplantant souvent de façon radicale et déséquilibrée l' aspect rationnel. Il peut exister des
situations concrètes, en temps de guerre ou sous le joug de l' oppression par exemple, où
pour un individu dans une situation donnée, le sacrifice de sa vie est une option justifiable
pour soi, même sur le plan rationnel. Mais aucune situation abstraite, peu importe le soin
qu' on peut apporter à la décrire, ne peut justifier ce sacrifice pour n' importe qui et dans
tous les cas. En ce sens, le sacrifice de sa vie, et a fortiori le sacrifice ou le meurtre
d' autrui, pour sauver des proches, pour défendre une idéologie ou une conviction, ou pour
se venger, ou pour toutes autres raisons, est toujours injustifié philosophiquement. Aucune
raison n' est une raison dont l' importance dépasse la vie elle-même, car sans la vie les idées,
les émotions et les convictions sont mortes et inutiles. Aucune généralité ne doit être
possible ni admise en ce qui concerne le droit de vie bu de mort, sur sa personne comme sur
celle des autres. Si tel individu, dans telles circonstances concrètes, a fait le sacrifice de sa
vie, pour telles raisons qui lui paraissaient justifiées, et qui peut même sembler à nous très
justifiées, cela n' accorde en rien ni à personne aucun droit ni aucune justification de
contempler, de défendre ou d' argumenter abstraitement sur son propre sacrifice ou sur celui
de quiconque. La mort n'est pas un cas de problématisation théorique, car elle est t rop
uniquement subjective. S' il faut parler de mort et de meurtre, car taire une ,réalité
dérangeante serait lui céder le droit de déranger encore plus, c' est n' est toujours qu' en

105 La principale caractéristique des troubles mentaux les plus courants dans le monde actuel, les états
dépressifs, est justement une atrophie morbide de l'estime de soi, menant souvent à une baisse flagrante de la
motivation et de l'activité chez le malade.
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terme d' événements, de personnes et de faits concrets, jamais en tant que concepts ou de
prise de position philosophique ou théorique générale.
Au-delà de ces extrêmes de manque d' estime de soi, de sacrifice de soi et de meurtre,
reste la vie normale, celle où agir n' est jamais seulement qu'une question de survie ou de
connaissance, mais aussi une question d' autojustification. Et vouloir se justifier c'est plus
que vouloir vivre, c' est vouloir que cette vie ait un sens et surtout vouloir participer à ce
sens de la vie par sa présence et ses actes.

d) Motivation à persister en se transmettant (È'nLf..1É.vw/blablbw)

L'homme veut continuer d' être toujours, au-delà de sa propre mort, même si ce n' est
plus comme une présence personnelle et physique, mais à travers sa descendance, le fruit de
sa chair, ou de son travail, le fruit de son corps et de son esprit. Que ce soit l'angoisse de la
mort ou l' élan de la vie qui y p.ousse, l' être humain veut laisser des traces qui persisteront
même après sa disparition.
L' instinct de reproduction n' est pas que le fruit des pulsions érotiques, c' est aussi une
affirmation réfléchie du désir d'une continuation de sa présence sur Terre. Si les enfants ne
sont pas des doubles de leurs parents, ils en conservent néanmoins quelque chose d'unique
et d' identitaire, que ce soit une attitude, une grimace ou un trait physique, et ce
prolongement du couple amoureux dans une nouvelle vie humaine n' est rien de moins
qu'une forme de victoire face au gouffre angoissant de la mortalité et de la finitude. Vouloir
le meilleur pour ses enfants c' est souvent en tout premier lieu vouloir qu' ils vivent et qu' ils
ressentent ce que la vie a offert de mieux à leurs parents, et ceci explique probablement la
consternation de ceux -ci devant les choix de vie originaux de leurs enfants. Ces choix de
vie des enfants, des adolescents·et des jeunes adultes n' étant souvent que le renouvellement
des motivations de leurs parents transformées sous de nouvelles formes et dans de
nouvelles circonstances, mais selon une même motivation primaire.
Les structures les plus anciennes d' organisation de la vie humaine, les tribus et les
familles, sont essentiellement orientées vers la perpétuation de la présence humaine. Tout
se ramène dans les soins que l' on apporte aux enfants, et dans le respect que l' on accorde
aux vieillards et aux « sages », à une survie englobant et dépassant celle des individus eux-
mêmes, qui est la survie de la culture, des connaissances et des acquis de la famille ou de la
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tribu 106 . Les thèmes contemporains angoissants du « mourir seul» ou du « rater sa vie»
visent essentiellement, mais par la négative, cette même motivation à vouloir survivre,
d' une quelconque façon, à sa propre mort.
L'homme transmet également au reste du monde ce qu' il a vécu par son travail. Cela
est vrai pour tous les types d' occupations, qui servent souvent à combler les besoins et les
désirs quotidiens, mais de façon encore plus manifeste et tangible quand le fruit du travail
est une œuvre apte à survivre à travers les générations, voire les siècles. Ce que l' on appelle
la culture, à tous ses différents niveaux - littérature, art religieux et profane, science, sport,
etc. - est l' accumulation des élans de créativité et de persévérance d' individus animés par
le désir de persister et de survivre à leur propre mort par leur oeuvre.
Réussir à « laisser sa marque », de par son influence sur autrui, de par sa descendance
ou de par l' œuvre que l' on laisse derrière ' soi, est une motivation qui agite, et qui parfois
hante, tout individu possédant les atouts minimums, physiques, psychologiques' et sociaux,
permettant la vie. Personne ne souhaite réellement n' être «qu' un parmi les autres », et
même si cela peut apparaître de prime abord comme un certain manque d'humilité, se
refuser à assumer son individualité en la partageant d'une façon ou d'une autre est au fond
synonyme de refuser de faire face aux exigences de la vie, refus ne pouvant qu' entraîner
des conséquences fâcheuses, au plan psychologique autant que sociologique.
Le besoin de se transmettre à travers son travail, ses efforts et son oeuvre . est si
.impératif que de nombreuses structures sociales on vite fait de s' organiser pour faciliter
cette transmission dès que les régimes politiques de type despotique, royaume et empire, on
fait place à des régimes privilégiant de plus en plus les libertés individuelles 107. Les
exemples les plus flagrants étant l' industrie de l'édition littéraire et musicale (malgré leurs
nombreuses dérives purement mercantiles) et ' les musées publics permettant aux artistes
d' exposer leurs oeuvres. On peut aussi mentionner les organisations scientifiques, qui en
demeurant toujours soumises aux exigences politiques et économiques qui les financent,
prospèrent néanmoins grâce à la liberté laissée aux scientifiques dans la conduite de leur

106 Il n' est pas rare d'entendre des anthropologues déplorer le manque flagrant d'attention accordée aux
enfants, qui ne pas encore productifs, et aux vieillards, qui nous rappellent notre propre mortalité, dans les
sociétés modernes.
107 Même la théorie marxiste, loin d'être « libérale» dans ses fondements , souligne l'importance pour chacun
d' exploiter ses capacités propres pour le bien de la communauté.
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activité originale, et les événements sportifs de grande envergure (malgré leurs aspects
commerciaux envahissants et la pharmacopée dopante. les entachant parfois).
L ' homme ne se contente pas de survivre, il veut vivre et vivre toujours plus, même s' il
se sait fini , imparfait et mortel. Il veut se sentir, et se sentir bien, se comprendre, et se
comprendre mieux, se justifier, et se justifier davantage, et surtout il ne veut pas que cette
vie s' estompe avec lui, il veut que quelque chose de lui survive, même après sa mort. La
motivation a donc plusieurs visages, visages de sensation, de connaissance, de justification
et de survie à sa propre mort. Mais la motivation toute seule n ' est pas encore une véritable
motivation, il faut encore qu' elle aboutisse à un acte concret. C ' est ce dont il est question
dans la prochaine section.

4. La transformation de la motivation en acte concret

Comme le décrit Paul Ricoeur, la motivation seule n' est rien sans la décision et l' action
qui en découlent. La motivation ne commence donc à exister que lorsqu' elle disparaît et se
transforme en pensées, en paroles et en gestes concrets, souvent sous le coup d ' une
impulsion émotive et routinière, mais aussi parfois à la suite d' un jugement et d'uné longue
réflexion. La transformation de la motivation, sur laquelle la conscience et la volonté ont
une emprise certaine mais limitée, en acte, en parole ou en résolution concrète est le cœur
de notre investigation philosophique, voire de toute tentative de compréhension de
l' activité humaine, car c' est dans le choix de la transformation de la motivation en action
que tout sens devient possible.
L ' habitude joue un rôle de premier plan dans la transformation de la motivation en
action. Les besoins et les désirs les plus basiques, relatifs à la survie et au bien-être, ayant
provoqué des comportements précis et efficaces depuis la naissance, ceux-ci sont
régulièrement répétés presque inconsciemment. Rien ne vaut le fait de manger pour calmer
la faim, et aucun raisonnement abstrait ou jugement intellectuel épineux n ' entre en jeu pour
en arriver à cette conclusion. Cela n ' implique pas nécessairement que les réponses adoptées
systématiquement en réponse à des motivations et des pulsions bien connues soient les
meilleures ou les plus souhaitables, mais rarement est-il nécessaire de remettre en question
78

un comportement qui permet de parvenir aisément à une certaine satisfaction personnelle et


un sain équilibre social.
Par contre, lorsque l' inédit se présente, la capacité de bien lire ses propres motivations
et de juger de la meilleure façon de les transformer en actes est une forme d' art que nul ne
maîtrise jamais parfaitement et qu' il est impossible de prendre à la légère. Concilier ses
désirs, ses aspirations, ses convictions à la présence de nouvelles situations, de nouvelles
personnes dans son entourage, de nouveaux défis et de nouveaux conflits est une tâche
importante et souvent ardue à laquelle nul ne peut s' abstraire, à défaut de renier en partie sa
responsabilité d' être humain.
Vouloir agir est une tendance innée donnée à tous, pouvoir agir selon sa volonté est une
possibilité que tous possèdent jusqu' à un certain degré et utilisent selon leur bon vouloir,
mais choisir est une obligation qu' impose la vie et la liberté. La rigueur avec laquelle se
font ces choix, ces transformations en actes des motivations individuelles qui surgissent
dans la conscience parallèlement avec les événements du monde, est la principale
« affaire» de la vie. La possibilité de connaître et de reconnaître est essentielle à ces
transformations, tout comme le sont un minimum d' intégrité physique et de liberté
personnelle. Mais le savoir, le pouvoir et la liberté ne. sont que des concepts vides de sens
sans l' aboutissement de la motivation en un acte concret, en une parole irrémédiablement
prononcée, en une décision prise, en un engagement annoncé, en un coup donné, en une
main tendue ou en un regard contemplatif assumé.

a) Processus de transformation de la motivation en action

Le processus, itératif, de la transformation en action de la motivation peut se


schématise en trois étapes approximatives, toutes partiellement fondues l'une dans l' autre:
1. Sortir de soi, car appelé par le monde et par autrui, 2. Se reconnaître partiellement dans
le monde et dans autrui et en constater les différences, et 3. Revenir en soi pour préparer sa
prochaine sortie vers le monde et vers autrui. Cette dernière étape de la préparation étant à
la fois un jugement sur la réalité et une réalisation de celle-ci, en ce sens où on est soi-
même producteur, réalisateur et acteur de la réalité, de la fraction partagée, commune à soi,
aux autres et au monde, de la réalité qui est à notre proximité.
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1. L 'appel
Le monde, incluant autrui qui est celui qui sent et qui ressent comme moi, n' est pour la
conscience et pour l'ego qu' une suite incessante d' appels. Le monde m ' appelle à le
regarder, à le sentir, à l' écouter, à le ressentir, autrui m ' appelle à discuter, à le toucher, à le
contredire, à l' aider, à s' y opposer. Il est possible d' ignorer certains de ces appels, de se
feI1]1er à eux, et d' ailleurs tenter de répondre à tous les appels du monde .serait
probablement un chemin sûr vers la démence. Mais il est aussi impossible d' ignorer tous
les appels du monde, ne saurait-ce que les appelles de mon propre corps qui a besoin de
boire et de manger ce monde, de s' y débattre et de s' y vautrer. S' il est théoriquement
possible de vivre en parfait ermite, et se priver du contact de tout autre être humain, cela
tient plus de la survie que de la vie (à moins d' argumenter en faveur d' un certain ascétisme
radical, qui tient peut-être parfois plus du solipsisme que du véritable mysticisme ... ). En
fait, le plaisir et la satisfaction inhérents à la socialisation nous assurent psychologiquement
et philosophiquement de son caractère essentiel pour la conscience.
Les différentes sortes de réponse aux appels du monde influencent grandement les
formes de transformation des motivations en actions concrètes. Les réponses quasi
indifférentes et automatiques ne possèdent pas la même importance et le même sens que les
réponses passionnées ou réfléchies. Le degré d' implication de l'intellect et surtout de l' ego
vis-à-vis une motivation est garant de la qualité de sa transformation, du jugement et de
l' action qui en résulte. Comme plusieurs facettes de la réalité englobant et confrontant
l' homme, l' action juste se trouve ~ouvent au milieu entre l'action de l' égocentrique, qui
néglige trop la valeur de l'altérité, et celle de l'angoissé, qui néglige trop sa propre valeur.
Savoir répondre sagement aux appels du monde est l'apprentissage d'une vie, mais y
répondre spontanément est le lot de la quotidienneté.

2. La reconnaissance et la différence
Une fois la volonté, soit l' intellect et les affects de l'ego, lancé vers l'altérité, il se bute
à deux types d' obstacles qui nécessitent son attention: le reconnu et l' inconnu. Le reconnu
est ce qui est miroir de sa propre expérience, de ses propres connaissances et de ses propres
aspirations. L' inconnu est tout d'abord étrange, incompréhensible, incompatible qu inusité,
puis il peut ensuite devenir intéressant, séduisant, intrigant, amical ou dangereux. C' est par
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ce contact de l' altérité que l' individualité se construit, en acceptant d' emblée certaines
facettes de la réalité extérieure, en en étudiant plus attentivement d' autres, en en rejetant
d' autres comme inutile ou nuisible, et en demeurant indifférentes devant d' autres encore.
Aller vers le monde et vers autrui c' est se soumettre à une série ininterrompue de chocs
entre le reconnu et l' inconnu. Ici encore, la conscience peut être très affectée par ces chocs
ou se prémunir d' une certaine indifférence, et ce qui résulte du contact de l' inconnu, ce qui
reste pour la conscience et la volonté, dépend de ce degré d' affectation. Tout comme il est
impossible de répondre à tous les appels du monde, il est impensable de se pencher sur tout
l' inconnu et sur toute l'~ltérité du monde et de le juger. Savoir « digérer» le reconnu et
l' inconnu du monde est aussi une tâche qui est à la fois constamment actuelle et impossible
à maîtriser complètement.
S' il est difficile de rester absolument sourd aux appels du monde, il est cependant
envisageable de se fermer à l' inconnu et de ne rechercher que le reconnu dans le monde. En
fait, conserver un certain nombre de préjugés et d'opinions acquises sur le monde est une
nécessité pour la survie (il est très sain, par exemple, d' assumer que le feu brûle et que les
bêtes féroces peuvent attaquer, même en présence de feux ou de bêtes inconnues). Mais se
refuser systématiquement à l' inconnu et à la différence entraîne de graves conséquences qui
peuvent mener jusqu' au renie de la dignité d'autrui, à la destruction de la vie humaine et de
la nature et à sa propre ruine personnelle.
La curiosité, la perspicacité et la bienveillance ne sont pas des qualités universellement
répandues, il n' est pas rare de vouloir « faire comme d'habitude» personnellement et de se
contenter de « suivre les lois» comme société, peu importe les circonstances ou la présence
de l' inédit. Tout l'art de l' action, de la transformation de motivation interne en acte externe,
réside dans l' adaptabilité de l' être humain face à la nouveauté et l'inconnu. Mais cette
adaptabilité a un prix, le prix de l' effort conscient et physique de bien répondre aux appels
de l' altérité, et pour fournir cet effort, il faut un accord de la volonté, accord qui entraîne
parfois des déplaisirs, des douleurs ou des inconforts difficiles à justifier intellectuellement
pour l' ego, qui préfère souvent plaisir, confort et assouvissement. La satisfaction de « bien
faire» est parfois peu de chose face aux efforts déployés dans l'action, et c' est pourquoi
toutes les motivations ne parviennent pas à la maturité de l' acte concret, et que certaines
meurent en chemin, victimes d'une économie d'effort que les moralistes (s' il en reste à
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l'âge relativiste qui est le nôtre ... ) appelleraient volontiers paresse, égoïsme, cupidité,
insouciance ou mesquinerie.
Ce n'est donc pas de morale dont il est question ici, mais bien des actes engendrés par
nos motivations psychiques internes sous la gouverne partielle de la volonté. Après avoir
confronté, tant bien que mal, le reconnu et l' inconnu, la transformation de la motivation se
conclut en effectuant un retour au point de départ, soit dans l' intimité de la conscience.

3. Le retour en soi
Riche d'une nouvelle expérience avec l' altérité, douce, captivante, indifférente ou
terrorisante, à travers l' action, la conscience veut ensuite en faire le bilan. Quelle était la
motivation de départ? Quelle action, si action il y eut, en a résulté? Cette transformation
de motivation en action a-t-elle été satisfaisante ou insatisfaisante? Et surtout, comment
ajuster mes convictions, mes aspirations et mes jugements à l' avenir pour mieux réagir à la
présence future d' une motivation semblable?
L' intellect a un mot à dire dans toutes ces réponses, tout comme l' affectivité de l' ego,
et ultimement la volonté décide d'agir de façon identique à l' avenir ou de changer de
comportement ou de remettre ce jugement à plus tard. L' accumulation de ces jugements de
la volonté est ce que l' on peut appeler l'expérience personnelle, cette forme de
connaissance qui ne s'acquiert pas par l' entremise d'un maître ou dans les livres, bien que
ceux-ci peuvent parfois aider au jugement, mais sur le terrain de la vie.
Comme pour les deux premières étapes, le sérieux que la conscience accorde à l ' étape
du retour en soi est garant de l'efficacité avec laquelle l'expérience facilite l'adaptation de
l' individu au monde et permet des relations harmonieuses, plaisantes et significatives avec
autrui. Bien sûr, « ne pas apprendre de ses expériences et de ses erreurs» n' est pas qu'un
lieu commun, c' est aussi une réalité que tous expérimentent tôt ou tard. La notion d' effort
est au cœur de ce processus, car si la volonté n' accepte pas de fournir l'effort nécessaire
pour que l' expérience passée profite aux expériences futures, les motivations continueront à
surgir et continueront à être transformées en actes maladroits, mal adaptés ou déplaisants. Il
ne s' agit pas ici de vouloir « bien faire» mais plus fondamentalement de reconnaître et de
juger si notre action a été avantageuse, pour soi en premier lieu, et aussi pour le monde et
pour autrui .selon une vision plus globale. Mal agir, autrement dit mal transformer ses
motivations en actes, est malheureux, mais se refuser à le reconnaître est criminel, au sens
où cela enfreint les lois de la responsabilité humaine. Agir en réponse aux appels du monde
est une nécessité, et reconnaître en quoi nos actes sont la réponse appr?priée à ces appels
est une responsabilité que nul ne peut ignorer, à défaut de se condamner lui-même à son
malheur.

b) Le facile, le difficile (et le projet) et l'impossible dans l'acte

La transformation de la motivation en action est un processus allant dans deux sens


simultanément. Si l'effort de la volonté est nécessaire pour vaincre l' inertie individuelle, et
l' angoisse, avant d'agir, l' acte lui-même · dépend aussi d'une autre résistance, celle
qu'oppose l'altérité. Il est donc lucide de considérer les différentes formes de cette
résistance dans le domaine de l'agir. Certains actes sont faciles, au sens où lorsque la
volonté et le jugement ont décidé de leur pertinence, leur concrétisation n' entraîne pas de
difficultés ou d'efforts spéciaux. Certains actes sont plus difficiles, plus exigeants, car des
circonstances physiques ou d' autres individus SI opposent. Et finalement,
l'accomplissement de certains actes relève du domaine de l'impossibilité, car l'opposition
physique ou interpersonnelle à leur réalisation est insurmontable, dans les limites de la
finitude humaine.
Le difficile se différencie du facile en ce qu'il impose un tel effort, une telle difficulté
ou une série de difficultés entre la situation présente et l'accomplissement de l' acte, que
l' acte est carrément menacé d'échec et que la volonté en vient à douter de sa réalisation
immédiate, et même future. Mais ~i sa réalisation est plus exigeante, l' acte difficile reste un
acte possible. Il devient même parfois un projet, c' est-à-dire un acte en devenir auquel la
volonté ne renonce pas malgré la prolongation de son accomplissement dans le temps.
L'obtention d'un diplôme universitaire ou la progression dans les domaines professionnels,
sportifs ou artistiques jusqu' à de hauts niveaux d' excellence et de reconnaissance sont des
exemples, concrets de tels projets, difficiles et longs à mener à terme, mais réalisables. Un
projet ne peut se réaliser instantanément, pour devenir projet, l'acte doit d' abord se
prolonger et se multiplier sur un certain laps de temps, et impliquer de nombreux efforts.
Par contre, l'accomplissement d' un acte impossible est complètement obstrué, pour des
raisons physiques, causales, psychologiques ou sociales totalement hors du contrôle de
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l'individu et absolument incontournables. Devant une impossibilité réelle, la volonté est


impuissante. S'il n'y a pas de limite claire entre le difficile et le difficile, l'impossible est
souvent différentiable du difficile, même si des préjugés sociaux ou culturels peuvent
exposer comme impossible des actes simplement très difficiles.
Selon ces définitions, visiter un ami qui habite tout près est un acte facile. Visiter un
ami qui habite un autre pays est un acte plus difficile, et peut-être même un projet. Visiter
un ami décédé depuis plusieurs années est un acte impossible (à moins, bien sûr, de
posséder des talents de spiritiste hors du commun ... ). La possibilité ultime d'un acte ou
d'un projet n'est donc pas sous la juridiction de la volonté seule, il faut que l'acte soit, ou
ne soit pas, possible concrètement. C" est ce que résume Paul Ricoeur dans sa Philosophie
de la volonté quand il écrit « le possible complet qu 'ouvre le vouloir, c 'est le projet plus le
pouvo ire »108
Comme dans le processus de transformation des motivations en acte, un effort est
requis pour arriver à différencier le possible de l' impossible et le facile du difficile. Une
conscience lâche peut facilement toujours se contenter de la facilité, quitte à ainsi travestir
ses motivations premières, ou encore à repousser continuellement les projets difficiles en se
réfugiant dans l'inertie de les associer systématiquement à l'impossible.
Il devrait y avoir, au centre de toute vie humaine, un projet principal qui définit tous les
autres, peu importe sa difficulté ou le temps nécessaire pour l'accomplir, et même s' il n' est
pas humainement complètement réalisable à première vue. Concrètement, ce projet peut
prendre les formes les plus diverses, se situer à un niveau très personnel ou au niveau
planétaire, il peut changer avec les années, mais il doit être présent et agissant dans la
conscience. Socialement ces proj ets de vie sont généralement reliés aux accomplissements
personnels, au bonheur familial et aux réalisations reliées aux domaines professionnels,
politiques, artistiques ou religieux. Individuellement chaque projet de ' vie comporte ses
propres objectifs, ses propres particularités et ses propres valeurs suprêmes. Cette diversité
des projets de vie est une de ces facettes qui font la richesse de l'existence humaine en
société. L'absence d'un projet de vie mène la conscience et la volonté près des abîmes du

108 Ricoeur, P., Philosophie de la volonté 1 .' Le volontaire et l'involontaire, Aubier-Éditions Montaigne, Paris,
1967, p. 53.
84

relativisme, du nihilisme et de l' angoisse chronique liée à une supposée absurdité du monde
et de sa propre vie.
Mieux que tout philosophe, le poète a toujours su chanter l' importance et la splendeur
de la vie humaine comme projet. Charles Baudelaire, peut être plus que tout autre en raison
de son exaltation, a tenu à mettre l' accent de l' existence sur la primordialité de faire de sa
vie un proj et, de vouloir faire, de vouloir atteindre et de vouloir être:

« Être un grand homme et un saint pour soi-même, voilà. l' unique


chose importante. »109

« Vouloir tous les jours être le plus grand des hommes. »110

Si la philosophie doit parfois céder le pas à la poésie pour prodiguer des amorces de
réponses aux questions les plus fondamentales, elle ne doit pas par contre se permettre
d' abandonner ces mêmes questions. Son devoir est de les examiner rationnellement avec le
sérieux qu' elles méritent, malgré leur difficulté. C' est pourquoi l'action et le projet ne
peuvent demeurer des concepts plus ou moins abstraits, et qu' un essai de typologie de la
transformation concrète de la motivation en action doit maintenant être entrepris.

5. Essai de typologie de la transformation de la motivation en action

Suivant la même démarche de clarification que pour la typologie de la motivation, et


sans y prêter la moindre intention scientifique, systématique ou doctrinale, voici une
classification en grandes familles thématiques de la transformation de la motivation en
action concrète. Comme déjà présagée dans la section des définitions au début de ce
chapitre, cette classification se divise en quatre types: l'acte physique et
communicationnel, le jugement, le souci et la contemplation. Chacun de ces types est tout à
tour investiguée et explicitée dans ce qui suit.

109 Mon cœur mis à nu, XXVIII, in Baudelaire, C., Œuvres complètes, Robert Laffont-Bouquins, Paris, 1980,
p.417. .
110 Mon cœur mis à nu, :XXXIX, ibid., p. 422.
85

a) L'acte physique et l'acte communicationnel (EQyov/À6yoç)

Une fois qu' est vaincue la paralysie provoquée par l'angoisse liée à la prise de décision
volontaire suivant l'apparition d'une motivation, que se soit grâce à la forte conviction de la
conscience qu' il faille quitter cet état d' angoisse, ou en réponse à l'apparition encore plus
angoissante de l' ennui et de la stagnation, la motivation se transforme généralement en un
acte ayant des conséquences dépassant sa propre personne. Cet acte peut être un geste ou
une parole, ou, plus rarement, une décision, une prise de position ou une conviction qui
influencera les gestes et les paroles à venir.
Dans l' acte, la tension qui est apparue avec la motivation et qui s' est intensifiée
pendant une période plus ou moins longue d' angoisse et de décision volontaire, est
brusquement libérée. Sans égards immédiats aux conséquences externes de l' acte, sur autrui
et sur l' environnement physique immédiat ou éloigné, une certaine satisfaction découle du
simple fait d' agir de par l' évacuation de cette tension. Si cette satisfaction et ce plaisir
d' agir n'étaient pas présents, l'homme n'agirait pas, ou agirait avec beaucoup moins
d' enthousiasme. L'homme étant, en deçà de sa rationalité, un animal obéissant à ses
pulsions et ses désirs, et recherchant son bien-être émotif. Cela n' implique pas que l' agir
humain soit irrationnel, mais si la rationalité et le jugement influence de façon
prédominante la forme et la manière de ses actes, l'homme agit en premier lieu parce que
cela lui « fait du bien ». Nul n'est besoin d'argumenter très longuement sur cette thèse, il
devrait apparaître comme assez évident que nul être humain, sa survie étant assurée d'une
manière ou d'une autre, se plairait dans l'inaction totale et l'absence de communication.
La portée d'un geste physique, le fait de se lever et d'aller en quelque part, d'ouvrir une
porte, d' aider ou d' attaquer quelqu' un, est d'une immédiateté patente. Agir me définit dans
le monde. Par mes actes, je prends une place dans ce ·monde et je deviens un acteur de la
réalité. Tout geste a sa portée, même le plus insignifiant, mais certains gestes, peut-être
seulement quelques-uns par jour, ont une portée qui me définit vraiment plus exclusivement
comme individu: le fait de faire tel ou tel acte, le fait d'accepter, ou de refuser, de faire tel
ou tel travail à la demande d' autrui, le fait de commencer telle ou telle entreprise, etc. Ce
sont ces gestes qui me forment, et sans verser dans un extrémisme sartrien, qui voudrait que
86

l'homme ne soit que la somme de ses actes}}1, la perception que l' on a d'un homme est
certainement très fortement liée à la somme de ses actes et de ses paroles.
Toute parole est en fait un acte. La parole n:est pas un acte que lorsqu' elle est
« performative »112 ou qu'elle se présente sous forme de « promesse »113. Cet accent mis
sur l'aspect « contractuel» de certaines paroles est pertinent, car il est certain que certaines
paroles comptent plus .que d' autre et me définissent plus dans le monde en tant qu' individu
et en tant que participant à la réalité, mais cela ne permet pas de négliger les autres types de
discours. Le simple fait de faire l' effort de répondre à la question de quelqu'un est un acte,
le fait de partager ses émotions et ses états d'âme est un acte, et même le fait de '
complimenter ou d ' insulter quelqu' un est un acte qui me définit etfait le monde.
Reste qu' il y a bel et bien une différence entre la parole non engageante et l'acte
physique. La parole qui ne reste qu'une spéculation ou un souhait ou une impression ou une
opinion et qui n' entraîne conséquemment pas de gestes physiques, de prise de position
remarquable pour autrui, soit l'accomplissement d'un travail ou une poignée de main ou
une signature ou un don matériel ou tout autre confirmation d' un discours préalable, reste
un acte en partie inachevé, reste « lettre 'morte ». Agir, c'est transformer une motivation en
concrétude, dire sans rien faire c'est donner l' illusion à autrui, ou même parfois se donner à
soi-même l'illusion, d' effectuer cette transformation. Mais si les actes physiques et le
comportement quotidien ne suivent pas le discours, ce discours est un acte finalement
creux, un semblant d'acte ou un acte accompli qu'à moitié.
L' agir humain peut aussi se présenter sous une certaine forme de passivité, écouter
l'autre qui nous parle, surveiller l' enfant qui joue ou attendre l'appel de quelqu'un est une
forme d'agir. En fait, accorder son attention est peut-être la forme d' action demandant le
plus d' effort, car elle implique un don de sa liberté personnelle et une surdité temporaire à
ses propres désirs. Un grand entrepreneur peut faire de grandes choses, un grand orateur

III «Ainsi, il n y a pas de nature humaine, puisqu 'il n y a pas de Dieu pour la concevoir. L 'homme est

seulement, non seulement tel qu 'il se conçoit, mais tel qu 'il se veut, et comme il se conçoit après l 'ex isten,ce,
comme il se veut après cet élan vers l 'existence ; l 'homme n 'est rien que ce qu 'il se fait. », Sartre, Jean-Paul,
L 'existentialisme est un humanisme, Gallimard-Essais, Paris, 1996, p.29.
11 2 L' acte de langage performatif a été thématisé par le philosophe analytique lL. Austin dans Quand dire
c 'estfaire (Austin, J.L. , Quand dire c 'estfaire, trad. fr. G. Lane, Éditions du Seuil, Paris, 1970).
11 3 Le thème de la promesse est au cœur de l' argumentation de Paul Ricoeur dans le dernier tome de Temps et

récit, principalement dans la section intitulée « Vers une herméneutique de la conscience historique »,
Ricoeur, P., Temps et récit III: Le temps raconté, Éditions du Seuil-Points, Paris, ] 985, pp. 374-433.
87

peut être très impressionnant, mais quelqu'un qui sait écouter ou attendre est ce qui fait que
la vie est vivable sur Terre.
Penser, l' exercice de la réflexion intellectuelle, est aussi une forme d' acte, ou plutôt de
« pré-acte », car tout comme pour le discours, qui doit éventuellement s' accompagner
d' actes physiques pour atteindre son achèvement, une réflexion, aussi intense est-elle, qui
ne se reflète aucunement ni sur autrui ni dans le monde est un acte en partie manqué.
Réaliser une quelconque vérité ou comprendre un quelconque problème sans partager ni
appliquer cette découverte est l' équivalent de ne pas la penser du tout.
Au fond, Sartre a peut-être raison. À première vue l' être humain n' est possiblement bel
et bien que la somme de ses actes. Le jeu du désir et de la motivation et de la satisfaction
ressentie après avoir ressentie une angoisse puis transformée volontairement une
motivation en un acte concret est le train-train quotidien de l' existence, et ce qui est le plus
immédiatement accessible et le plus compréhensible de l' existence. Cela dit, c' est dans le
sens qu' elle trouve ou qu' elle projette dans ses actes que se joue toute la particularité de
l'humanité, et pour trouver ce sens, ou l ' invente~ ou l' interpréter, quelque chose intervient
qui dépasse tous les actes physiques. Quelque chose de mystérieux qui a fasciné et effrayé
les philosophes de toutes les époques, ce quelque chose d' évident et d' inexplicable qui fait
qu' il fait « bon» de « bien agir ».

b) Le jugement: le raisonnement et la décision (KQLO"LÇ)

Le jugement n'est pas q~e la réponse choisie à un appel provenant de l' altérité, il est
plus précisément caractérisé par l'intervention de l'intellect dans le choix de la réponse
appropriée à donner à cet appel. Si l'instinct et l' émotivité' de l' ego y ont un rôle à jouer, on
pourrait même dire une cause à plaidoyer devant le tribunal de la raison, le jugement est
ultimement une opération intellectuelle, car si les différents facteurs mis en cause dans le
jugement peuvent être émotifs, éthiques ou esthétiques, sa résolution est du domaine
rationnel. Sinon on ne parle plus vraiment de jugement, mais de «coup de tête »,
d' impulsion incontrôlée, d' obsession, de délire ou de lubie.
Tout jugement digne de ce nom se déroule selon trois étapes essentielles: la crise, la
délibération et la résolution. Il faut premièrement pour que le jugement s' opère dans la
conscience que le choix soit non seulement possible mais déchirant. Si j 'ai à choisir entre
88

une action qui entraîne la satisfaction générale, incluant la mIenne, et une autre ne
provoquant que le désarroi, incluant le mien, le jugement n' intervient pas vraiment, la
simple lucidité de la conscience devrait être suffisante à m' indiquer le bon acte à poser. Si
par contre le résultat de mon acte est imprévisible ou entraîne des conséquences
souhaitables pour certains, dont moi, au détriment des autres, le jugement est appelé à
entrer en jeu. «A voir du jugement» ne signifie rien d' autre que de posséder le SOUCI

altruiste et la patience de considérer l' ensemble des résultats de ses actes.


Reconnaître qu'il y a un choix à faire avant d'agir n' est que la première étape du
jugement, ensuite il faut savoir identifier les facteurs pertinents qui entrent en cause, que ce
soit le sort des individus et des collectivités ou le respect de convictions et d'idéaux
politiques, esthétiques ou religieux, ou encore le bien-être et la joie ou la douleur et la peine
qui peuvent résulter de mes actes. Une fois ces facteurs identifiés, la phase cruciale du
jugement, et celle qui est le plus souvent dénaturée, consiste à juxtaposer les facteurs
intervenant dans une situation actuelle aux valeurs que la conscience a adoptées selon un
certain classement et une expérience qui lui est propre. La difficulté majeure de cette
juxtaposition réside dans le fait que les valeurs pour lesquelles nous avons une affinité toute
naturelle et facile dans nos pensées, nos discours et nos lectures ne conservent pas toujours
leut primauté lorsque vient le temps d' agir. L' exemple le plus patent est certainement celui
du courage de « bien » agir dans toutes circonstances, qui est une valeur que nul ne peut
sérieusement remettre en question ou dénigrer, mais qui devient soudainement un peu
moins importante sous la menace ou encore ~orsque qu'apparaît la tentation du profit
personnel.
C'est pourquoi le jugement ne se vérifie que « dans les faits », et toutes les échelles de
valeurs imposées, inculquées ou suggérées ne sont que bien peu de chose
philosophiquement. Une échelle de valeurs, allant par exemple du courage en haut dans son
plus haut échelon jusqu'à l'avarice dans son plus bas n'est qu'une chimère pour se donner
bonne conscience si elle n'est pas appliquée 114.

114 D ' où l' absurdité pléonastique du terme très en vogue « éthique appliquée ». L' éthique ne se vérifie que
dans son application concrète. Une éthique purement théorique ne tient même pas de l'utopie ni même de la
poésie, mais tout simplement de la pédanterie. Et si on veut entendre par « éthique appliquée» l' applic'ation
des conséquences pratiques de telle ou telle «éthique théorique », la méprise atteint alors des sommets
d ' étourderie. Il est par ailleurs longuement question d' éthique et de choix moraux concrets au Chapitre II du
présent travail.
89

La répugnance des foules pour les « grands moralisateurs», dans le domaine


ecclésiastique, professionnel, social ou politique, n' est pas mal avisée, elle n' est que la
manifestation de ce que chacun sait très bien en son for intérieur: il est plus facile de
prétendre que de faire. Si l' étape de la délibération est si cruciale et si sensible, c' est qu' elle
ne permet aucun déguisement, aucune fuite vers de prétendues valeurs supérieures ou une
quelconque supériorité morale, le choix de mes propres actes m ' appartient de la façon la
plus intime. En jugeant de mes choix de vie, je me place devant le seul juge auquel je ne
puis mentir: ma propre conscience lucide et éveillée. Bien sûr, il est souvent tentant
d' ajourner la délibération et même dans certains cas, de continuellement la remettre à plus
tard, mais même le fait de se refuser à poser un jugement est jugé par sa propre conscience.
Un ego ne peut se défiler constamment devant les choix de la vie sans en subir de graves
conséquences. Se défiler, par lâcheté, à exercer son propre jugement est une déficience
universellement condamnable et condamnée Il 5. Faire l' effort du jugement, c' est faire
l' effort de vivre sa vie en assumant ses propres actes, et ainsi de vouloir dépasser la simple
survIe.
Suivant la délibération et la décision, vient l' ultime étape du jugement, celle qUI
différencie le jugement de la simple réflexion, celle de la mise en pratique de la décision.
Après avoir reconnu le problème, la crise invoquant le choix, et avoir délibérément
confronté cette crise pour en arriver à une résolution, il est essentiel que celle-ci se traduise
par un comportement, par un geste ou une parole qui a une prise sur soi et sur l' altérité.
Une résolution inachevée au sein d' uri individu non convaincu lui-même de sa justesse
n ' est pas un jugement, mais un simple exercice de jonglage intérieur. Le jugement implique
une prise de responsabilité, implique que l' on assume son choix et que l'on l'annonce d' une
façon ou d' une autre, quitte à le modifier plus tard (car seuls les fous ne changent jamais
d' idée).
La décision d' un jugement n' est pas irrémédiablement liée à une parole ou à un acte
public, elle peut être une révélation ou une confirmation d'une attitude, d'une intuition ou
d' un sentiment, sans qu'autrui en soit immédiatement affecté. Reste qu'elle affecte
directement au moins une personne, elle nous affecte nous-mêmes. La décision, qui est la

Il s L'opportunisme, qui est le résultat de l' indécision et du refus à exercer son propre jugement, fait partie

intégrante du caractère de la plupart des personnages « haïssables » de ceux que nul ne tient à imiter, du
théâtre de toutes les époques, de l' Égisthe d' Eschyle au Tartuffe de Molière.
90

transformation d'une motivation, est un acquis de soi qui se positionne dans le monde, qui
prend partie avec, ou sans, ou envers d'autres sur une façon de faire face à la vie. Et même
si elle est souvent ponctuelle, éphémère, réversible, discutable ou à confirmer, la décision
d'un jugement est un tout fini et complet en lui-même dont la multiplication est un des
aspects constitutifs fondamentaux de la personnalité humaine.

c) Le souci envers les motivations et transformations à venir (<f>QOVTLÇ)

Le souci est la manifestation concrète au cœur de la conscience de l' expérience d'avoir


maîtrisé une angoisse grâce à la volonté. Le souci est l' arrière-plan irrésolu qui demeure
dans la décision, dans l' opération de la volonté et dans l' acte, qui lui donne son séns, son
sérieux et sa valeur. Le souci ne paralyse pas la conscience, puisque la transformation de la
motivation en mouvement agissant vers le monde, en détachement de soi, est déjà en cours.
Mais le souci demeure en soi, il est le lien persistant entre les actes accomplis, les angoisses
qui les ont précédées et la volonté qui a permis de dépasser ces angoisses.
Heidegger l' a bien saisit dans son ouvrage incontoumable l16 , le souci de l'homme
envers son propre avenir est source non seulement de son angoisse, mais c' est la structure
même de son être. L' être humain lorgne continuellement vers son lendemain, rongé par la
peur d'y parvenir. On doit faire la distinction essentielle ~ntre l' angoisse paralysante qui
précède toute transformation de la motivation en acte et le souci qui persiste à la suite de
cet acte. Ceux -ci doivent être distingués sur un point crucial: la réalisation de la volonté
individuelle, qui se construit et se définit par son agir, n' est possible que si l'on connaît le
souci, que si la volonté réussit à vaIncre l' étape de l'angoisse qui se situe entre la
motivation et l' action.
Le souci est le fil conducteur qui mène l'homme d'un acte vers un autre, s'ajustant en
cours de route grâce à l'expérience personnelle, à la maturité et à l' acquisition de
connaissances. L'angoisse est le frein nécessaire, et normalement transitoire, avant tout
acte, avant tout changement de direction dans l'enfilement des actions. Mais si l 'horizon du
souci chez l'homme est complètement occulté par l'angoisse, la pensée humaine, comme

116 Heidegger, M. , Être et temps, trad. fr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986.
91

tout autre acte, devient une impossibilité et la VIe devient un fardeau à cause de
l' envahissement de l' impensable et de l' infaisable I17 •
L' ayant ainsi distingué de l' angoisse, le souci n' est pas un empêchement à l' action,
mais une forme spéciale d' acte, un acte de réévaluation constant, sur les plans émotifs,
intuitifs et rationnels, des actes passés en préparation des actes à venir. Le souci, comme
toute émotion parvenue à la conscience, peut être abordé de multiples manières par celle-ci.
Si on peut se plaire à se laisser ronger par le souci (le souci amoureux étant l'exemple par
excellence de ce genre de « digression» permise et même encouragée par la volonté), il est
aussi possible d' attaquer le souci à la manière d'un avocat, en le contrecarrant, ou en
l' amplifiant selon le cas, par une argumentation rationnelle, basée sur des faits
d' expériences et des connaissances. Par exemple, pour déraciner un souci déraisonnable
face à une maladie bénigne ou, au contraire, pour réaliser le sérieux d'une situation
dangereuse pour soi ou pour autrui. La conscience peut aussi reléguer « à plus tard» ses
soucis, pour des raisons pratiques de manque d' informations autant que pour des raisons
plus émotives de la difficulté à envisager certaines situations, certaines décisions et
certaines conséquences de ses actes à l'instant présent.
Les différentes actions de la conscience, de l'intellect et de la volonté face au souci sont
diversifiées presque à l' infini. Reste un fond commun de tout souci: l'ego, l' aspect émotif
de la conscience, y est toujours fortement rattaché. On n'éprouve pas de souci pour un
problème mathématique dont la résolution nous laisse totalement indifférent, pas plus que
pour les choix qu' ont à faire des individus nous étant totalement étrangers et indifférents.
En ce sens, et puisque le souci a souvent une incidence directe sur nos jugements et sur nos
actes, le souci est un des principaux axes de communication entre l'intimité et l' extériorité.
C' est parce que je m' en souci que le monde a une importance à mes yeux, et c' est parce
que je m 'en soucis que l' altérité me connaît et veut me reconnaître.

117 On ne tentera pas ici une critique formelle du projet heideggérien, entreprise philosophique tenant du
quasi-suicide professionnel devant la prolifération de ses interprètes, de ses disciples, de ses fanatiques et de
ses exégètes. Cela dit, l' importance grandiose qu' il accorde à la poésie, essentiellement à celle de Holderlin, .
dans la dernière portion de son œuvre ne peut être complètement étrangère à ce constat: l'angoisse d' être est
insupportable sans le souci de l' agir, même si cet agir devait ultimement se passer de la rationalité, comme
dans l'acte poétique. L ' outil et l' historialité ne sont fmalement que des prétextes ou des parenthèses devant
l' impératif de la transformation de la motivation en acte. (Il serait impudent, et même très imprudent en tant
que non-spécialiste de la chose heideggérienne, de pousser plus loin l' argumentation de cette note ... )
92

Le contraire du souci serait une sorte de détachement du monde, qui loin de ressembler
au détachement de certaines pratiques méditatives qui ont comme objectif une plus
profonde union avec une réalité spirituelle, serait une négation de son importance et par de
là même, de sa propre importance individuelle dans le monde. ' Un tel détachement, pire
encore qu'un relativisme absolu, ne serait rien de moins que l' aberration ignominieuse d' un
culte du néant. «Être sans soucis», réellement sans aucuns soucis, c'est d' être
complètement inconscient, inconséquent et inintelligent. S'il est généralement malsain de
se complaire dans le souci, comme il est malsain de se laisser immobiliser trop longtemps
par l' angoisse, l' absence de souci se résume à une absence de vie, comme l' absence
d' angoisse se résume à une absence de sens.
Le souci n' est ni un outil ni une entrave à la vie, le souci est le mode par lequel un acte
suit de façon sensée un autre acte sous l' action de la volonté pour ainsi former une vie
intime et une vie publique. Le souci est une nécessité, en même temps qu'il engendre deux
merveilleuses possibilités, la possibilité d'être déçu de soi-même et la possibilité d'être
satisfait de ses actes, et d' agir par la suite en conséquence.

d) La contemplation (OEwQia)

Est-ce que la contemplation, qui est une visée attentive du monde et de l' existence, est
un acte? Oui, car la contemplation est profondément active, à la différence de la rêverie ou
de la stupeur,' la contemplation demande un effort volontaire intense, celui de voir ce qui
n' est pas immédiatement visible, celui de saisir l'apparemment insaisissable, et de sortir de
l'horizon de l'ego. Alors qu' il était toujours résolument platonicien, Bertrand Russell écrit
en 1912 sur la contemplation:

« La véritable contemplation philosophique, tout au contraire, trouve


sa satisfaction dans l'ouverture maximale au non-Moi, dans tout ce qui
grandit son objet, et par contrecoup le sujet connaissant. Dans la
contemplation, . ce qui est d'ordre personnel ou privé, ce qui est lié à
l'habitude, à l'amour de soi ou au désir, tout cela déforme l'objet et nuit à
cette union que l'intellect recherche. »118

] ]8 Russell , B., Problèmes de philosophie, trad. fr. F. Rivenc, Payot, Paris, 1989, p. 183.
93

L' idée de poser son regard hors de soi est déterminante lorsqu' on tente de définir la
contemplation, mais la question de savoir 'si c' est une activité ·ou une forme de passivité
pose une difficulté. En associant l'idée de ce que l'on obtient par la contemplation à celle
de voir quelque chose, où se situe raction volontaire? On peut prétendre que l'acte c' est
d' ouvrir les yeux, que si on n' ouvre pas les yeux, on ne voit rien, que si on n'ouvre pas la
bouche, on ne goûte rien. Mais lorsqu' on voit comme tel, on est entièrement réceptif.
Même si on est occupé à autre chose ou que l' on est distrait, on voit pourtant toujours.
Et si par la contemplation on cherchait à voir quelque chose d'invisible, quelque chose
d' intemporel, qu' est-ce que cela implique? Cela implique que pour s' adonner à la
contemplation, il faut bien faire un acte, l'acte immense de tenter de se sortir du temps.
Sortir à la fois du temps du « flux de la conscience» et du temps de la quotidienneté, du
temps « vulgaire» des horloges, pour se permettre de voir ce qui réside au fond des choses,
ce qui est l' essentiel et le vrai, non pas le vrai de la logique abstraite qui s' oppose au non-
vrai, mais le vrai de l' existence concrète qui lui donne un sens. La vue est le sens qui
permet de cerner le visible avec les yeux. La contemplation est la vue de l' esprit qui permet
de cerner l' invisible qui donne un sens à la vie.
La contemplation serait donc paradoxalement cet acte qui permet de comprendre le
sensuel, donc la nature et le monde, en voyant avec l'esprit ce qui est invisible, qui n' est
pas sensuel, mais qui donne un sens aux choses et aux événements. C'est donc bel et bien
un acte, l'acte de saisir l'insaisissable et l'indémontrable. On pourrait même affirmer qu' il
s' agit de l' acte demandant l' effort le plus formidable parmi tous les actes, car il implique ·
l'infini, il implique l'inconnaissable, il implique l'incommensurable, il implique la vérité,
toutes ces choses qui fascinent et effraient l' humain dans sa finitude.
La contemplation est un acte qui s' impose pour celui qui se veut mystique, pour celui
qui tente de faire le lien avec le mystère de l'existence, de faire un avec ce mystère. Mais la
contemplation est aussi un acte que tous et chacun doivent accomplir à l'occasion, à défaut
de s' auto-condamner à vivre dans l' illusion constante de l'immédiateté, de l' éphémère et du
devenir sans cesse insaisissable. Que le sens, l'éternel ou le nécessaire existe ultimement,
ou non, de façon transcendantale à l'être humain, celui-ci a besoin d'eux pour vivre, et c' est
par la contemplation qu' il peut les retrouver, ou se les inventer.
94

Est-cé que la contemplation est un acte rationnel? Si la contemplation est l' acte de
saisir le monde, comment s' opère Cette saisie? Il faut d' abord retourner « l' oeil de l'âme»
vers l' invisible et l' éternel, pas en tant que concepts ou qu' abstractions, mais en tant que
présence significative dans la vie, et dans la psychologie, humaine.'
On pourrait décomposer la contemplation en deux phases distinctes, se recoupant l'une
l' autre, voyageant pour ainsi dire l'une dans l' autre. La première phase est celle du sursaut,
de l' émerveillement, de la surprise. Mais si la contemplation se résumait à cela, il n' y aurait
rien de plus dans l' objet de la contemplation que dans une explosion ou un fracas. Pourtant,
l' objet de contemplation est tout autre, il est harmonie, bien, beauté, bonté, vérité et
éternité. C' est par la compréhension de l' ampleur de ce qu' elle contemple, qui relève de
l' acte intellectuel et philosophique, que la conscience accomplit le deuxième mouvement de
la contemplation.
On est tout d' abord mû par un sentiment d' immensité, d' insaisissable et
d' inconnaissable, puis petit à petit le miracle s' opère et on comprend ce qui passe. On ne
comprend jamais complètement ce qui est en cause dans la contemplation, mais on en
comprend le sens, l' implication et la justesse. Cet effort de compréhension est ce qui fait de
la contemplation une activité émotive, certes, mais aussi une activité rationnelle.
Contempler c' est donc aussi d'une certaine façon philosopher d'une façon muette, mais
indispensable au véritable discours, à la véritable discussion.
Nostalgique, ou initiatique, Gabriel Marcel écrit sur la contemplation:

« Il nous est presque impossible de ne pas nous faire de l' activité une
image en quelque sorte physique, de ne pas nous la représenter comme la
mise en jeu d'une certaine machine dont au fond notre corps est ou le
ressort ou même le modèle. L' idée antique reprise et approfondie par les
Pères de l'Église d' après laquelle la contemplation est l'activité la plus
haute est une idée complètement perdue; et il vaudrait la peine de se
demander pourquoi. » 119

La contemplation est une activité spéciale, et la motivation qui y mène est elle aussi
inhabituelle, c' est une motivation qui nous pousse à agir en prenant sa place dans le monde
en comprenant et en ressentant l' espace que l' on habite plutôt qu' à se découper cette place
par la violence physique ou l'argumentation. Savoir contempler n' est pas l'apanage que du

11 9 Marcel, G., Être et avoir, Aubier Éditions Montaigne, Paris, 1935 p. 278.
95

mystique ou du savant, savoir contempler c' est savoir vivre avec soi-même en sachant
l' importance de l' altérité. Savoir contempler c' est savoir vivre dans l' ici et le maintenant en
sachant ce que l' éternel et l' infini nous sont tout aussi inadéquats qu' indispensables.

On se doit de constater, au terme de cette typologie de la transformation de la


motivation en action concrète, toute la richesse et la variété des comportements humains.
C'est cette richesse qui fait de la philosophie une entreprise si grandiose et parfois si vaine.
Comment comprendre sa vie si le simple fait de la vivre est si continuellement exigeant en
terme d' efforts, de jugements ou de constats? La réponse est simplement que l'acte de
philosopher est en lui-même une forme d' activité, une façon volontaire de vivre, qu' il est
important de ne pas confondre avec les systèmes théoriques ou les doctrines à apprendre et
à appliquer. Philosopher c' est ag~r, et agir c' est nécessairement toujours imparfait et
toujours à recommencer, jusqu'à la mort mette un frein au cycle de nos motivations et de
nos actions. Mais même la mort n' est finalement pas une fin pour ce cycle, tant que le reste
de l 'humanité prendra le relais que nous laissons derrière nous, et continuera à survivre et à
vouloir vivre.
La vie humaine est une série de motivations se transformant en actions, et au cœur de
cette série se pose constamment la question de la morale, la question du jugement de ce qui
est « bon» dans ses propres actions. C' est ce souci éthique qui occupe le prochain chapitre.
96

Chapitre II : Motivation du souci éthique

' Comment définir 1~ éthique? ou, plus précisément, comment s ~ expliquer 1~ existence du
souci de vouloir guider moralement ses comportements chez 1~ être humain? L ~ éthique est
d ~ abord le résultat de l ~ expérience humaine, personnelle et collective. Elle est aussi
empreinte de logique, la logique du « bon sens» et de la causalité. Mais on peut postuler
qu~ il y a un ingrédient supplémentaire à l ~ éthique , un ingrédient irrationnel et teinté
d' anthropocentrisme, car l'expérience est une donnée, non une idéologie, et la logique une
organisation du sens, non une donation de sens. Ce troisième ingrédient de 1~ éthique,
difficile à nommer ou à caractériser, semble se retrouver sous sa forme la plus accessible
dans les récits mythiques, dans ces réservoirs illogiques et non empiriques d ~ une forme de
sagesse morale transmise depuis la nuit des temps. Mais encore faut-il comprendre le
mythe, sans vouloir 1~ interpréter, le décomposer ou le traduire. Et encore faut-il décrire le
souci éthique sans le caricaturer, l ~ inventer ou le dénaturer. Voici donc les thèmes; les
orientations et les défis philosophiques de ce chapitre.
L ~ acte moral c ~ est 1~ acte, la parole, 1~ attitude, 1~ accès de soi vers le monde, qui se fait
en suivant une conviction consciente de ce qui est bien et de ce qui est. mal. L ~ acte moral
implique qu ~ il y a un choix entre différentes actions ou inactions, entre différents discours
ou abstentions. Le choix moral a des conséquences pour soi, pour les autres et pour le
monde, et la volonté dispose d ~ une certaine "liberté, à l ~ intérieur de nombreuses limites,
devant ce choix.
Le souci éthique est ce moment, qui paraît parfois une éternité, de réflexion précédant
1~ acte moral, et qui lui confère sa valeur et son sens. On parle dans les dictionnaires de
l'éthique comme de la « science de la morale », cela est vrai à condition de prendre le mot
science dans son sens originel, celui de sagesse, d ~ expérience et de discernement sur la
chose morale.
On entend aussi parfois par éthique 1~ ensemble des règles régissant les actes moraux
d ~ un individu ou d ~ un groupe d'individus, mais cette définition dép-asse largement le sens
de souci éthique tel que 1~ on 1~ entend dans ce qui suit, car elle suggère une certaine fixation
du souci, une solution permanente à ce souci. Le souci éthique est un souci constant, il ne
peut être dissolu ou sublimé en se fixant sur le papier ou dans les habitudes. Comme tout
souci, il est un lien se répétant sans cesse entre la motivation, l' angoisse, la volonté et l'acte
accompli dans le monde.
Le souci éthique n' est pas une question de connaIssance ou de " transfert de
connaissance, c' est une affaire de convictions personnelles, convictions qui ne peuvent se
forger qu'avec les efforts réalisés par une personne pour se reconnaître dans l' altérité en
allant vers l' autre et le monde, soit en"communiquant, en ressentant, en contemplant et en
compatissant. L' idée d' imposer un souci éthique est tout aussi absurde que celle d' imposer
une foi religieuse ou une confiance dans une théorie scientifique. On ne peut se convaincre
du bien-fondé d'un souci éthique que par soi-même. Et si on peut être amené à ce souci par
l' exemple d' autrui, le chemin vers la résolution de ce souci est une odyssée personnelle, ne
pouvant, paradoxalement, s' accomplir qu' à travers le contact des autres.
Il est question dans ce chapitre du souci éthique, de sa motivation et de ses
conséquences. Il ne s' agit pas d'une tentative de « méta-éthique », qui surplomberait d'un
œil scrutateur différentes modulations existantes de l'éthique. Le problème de l' approche
méta-éthique, ce discours philosophique tentant de discerner ce qui unit et ce qui
différencie les discours éthiques, est que suite à la fréquentation de plusieurs «méta-
éthiciens» on a tôt fait de vouloir s'adonner à la « métà-méta-éthique », confrontant les
différentes manières de confronter plusieurs perspectives éthiques. Et de" là, qui sait
jusqu'où cela peut nous mener?
Pour éviter ce type de débordement, il est donc uniquement question d' éthique et de la
motivation du souci éthique. L'éthique, après tout, n'est rien d'autre que la «méta-
morale », l'éthique ne dit pas le «bien» ou le « mal» comme la morale, elle évalue la
façon de le constater et de dire cette moralité. Il y donc déjà assez de recul du point de vue
éthique pour poser les questions qui importent et y apporter des réponses concrètes, les
seules qui comptent dans ce domaine. Il importe ne pas tant s'élever dans une spirale
théorique que l'on finisse par perdre de vue la question de fond, celle du bien et du mal
dans le rapport de soi aux autres.
On ne peut pas réinventer l'homme, on ne peut que constater son agir. Et s' il faut
absolument d' entrée de jeu fournir une définition formelle de l'éthique, adoptons celle-
ci : « l' éthique c' est s' accorder le loisir 12o de réfléchir ~u bien et au mal avant d'agir dans
un monde intersubjectif », étant bien conscient que de penser circonscrire le phénomène
humain du souci éthique de façon formelle n'est qu'un leurre.

1. Les défis éthiques contemporains

Il Y a une désorientation morale évidente à l' aube du XXl e siècle, et le rejet d' une partie
de l'Occident des valeurs et des dogmes religieux en occident n'est probablement pas
étranger à cet état de fait, bien que seulement une partie de la problématique. En fait, on a
peut-être passé d'un extrême à l'autre, c' est-à-dire remplacé un abus d' autorité morale
ecclésiastique par le rejet complet de tout aspect métaphysique, désormais synonyme
« d' arbitraire », à la moralité.
Mais ce que l'on constate avec effroi maintenant, c'est que ce qu' il 'y ad' éthique chez
l' être humain est arbitraire. Ni la science ni la logique ne peuvent à elles seules proposer ou
démontrer ou expliciter la moralité. Et la philosophie, gardienne de l 'horizon éthique
depuis ses tous débuts, peine à demeurer cette gardienne tout en prononçant simultanément
un discours résolument moderne et post-métaphysique, essentiellement basé sur la logique
et l'argumentation.
Dans le premier chapitre de son ouvrage majeur, Le principe responsabilité, Hans
Jonas décrit ce désarroi devant le « vide éthique» :

« Maintenant nous frissonnons dans le dénuement d'un nihilisme,


dans lequel le plus grand des pouvoirs s' accouple avec le plus grand vide,
la plus grande capacité avec le plus petit savoir du à quoi bon. »121

Ce ne sont cependant pas les tentatives de philosophie éthique qui manquent Tout
philosophe qui se respecte aujourd' hui fait de l'éthique (ou du moins, prétend en faire un
peu s' il est moindrement intéressé par les subventions de recherche). Dans la plupart de ces
tentatives de refondation moderne de l'éthique, les discours normatifs, kantiens,

]20 Loisir ici n'est pas synonyme d' oisiveté ou de divertissement, mais bien de « temps deréflexion » et de

« scolaire » (grec « axoi\.rl »).


] 2 ] Jonas, H., Le p rincip e resp onsabilité, trad. fr. J. Greisch, Champs-Flammarion, Paris, 1995, p. 60.
99

aristotéliciens, thomistes ou autres, ne sont plus à la mode philosophique du jour. On veut


une éthique qui est tout aussi libérée « d'a priori» que les consciences des Modernes se .
voulaient libérées de « catéchisme ». Mais la tâche n'est pas simple et laisse souvent un
goût amer au fond de l' âme. On voudrait une éthique convaincante, comme la science est
convaincante, mais aussi emprunte de sensibilité humaine, comme l'art touche notre
sensibilité. Peut-être est-ce justement là qu' il faudrait chercher l' éthique, entre la science et
l' art. Mais qu'il y a-t-il juste entre la science et l' art ?
Plusieurs discours éthiques foisonnent à l'heure actuelle sur la place publique de la
philosophie. Trois types de discours semblent particulièrement plus intéressants, plus
susceptibles de provoquer une réflexion sérieuse, plus pertinents, et ce malgré leurs limites,
limites impossibles à éviter dès qu' il est question d' éthique. Ces discours éthiques
contemporains peuvent répondre aux noms de :
1. « l'éthique de l' appel, de la promesse et de la responsabilité », suivant Emmanuel
Levinas l22 , Paul Ricoeur l23 et Hans Jonas l24 ,
2. «l'éthique de la discussion », principalement avancée par Jürgen Habermas 125 et
Kari-Ottto Appel, et
3. «le matérialisme serein» 126 tel que présenté sous des formes différentes, malS
compatibles, entre autres par leur .intérêt pour la tradition philosophique antique et
notamment Lucrèce, les épicuriens et la philosophie orientale, par Marcel Conche 127 et
André Comte-Sponville I28 .
Reste bien sûr des réserves sur toutes ces avenues d' investigation éthique, qui nous
poussent à explorer d'autres voies, car ainsi croît la philosophie. Une étude exhaustive de

122 Notamment dans Levinas, E. , Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Kluwer Academic-Le livre de
poche, Paris, 1988.
123 Notamment dans Ricoeur, P. , Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil-Essais, Paris, 1990.
124 Notamment dans Jonas, H. , Le principe responsabilité, trad. fr. J. Greisch, Champs-Flammarion, Paris,

1995.
125 Notamment dans Habermas, Morale et Communication, trad. fr. C. Bouchindhomme, Champs-

Flammarion, Paris, 1986.


126 « Matérialisme serein» au sens où ces formes de philosophie matérialiste se distinguent du « matérialisme
historique /dialectique» de K. Marx et F. Engels (Marx, K. , Philosophie, ed. M. Rubel, Gallimard-Folio,
Paris, 1994), et du matérialisme biologique déterministe menant à« l'éthique de la connaissance» (Monod, J. ,
Le hasard et la nécessité, Éditions du Seuil-Points, Paris, 1970)~ ou à « l' éloge de la fuite» (Laborit, H.,
Éloge de lafuite, Gallimard-Idées, Paris, 1976.)
127 Notamment dans Conche, M. , Quelle philosophie pour demain ?, Presses Universitaires de France, Paris,
2003.
100

chacun de ces trois édifices éthiques remplirait, et remplira sans doute dans l'avenir, de
nombreuses thèses de philosophie et articles de revues spécialisées. Par respect envers ces
œuvres qui le méritent amplement, il n'en est fait ici ni critique hâtive, ni louange
impertinente. Qu' il soit simplement dit que l' immensité du questionnement éthique permet
la cohabitation heureuse de toutes ces avenues, et aussi de celle développée dans les pages
qui suivent.
Cela dit, on serait libre de penser que l' éthique de type levinasienne, ricoeurienne et
jonasienne est un peu trop « ontologisante » et théorique, que les présupposées de·l' éthique
de la discussion sont un peu trop utopiques, que la certitude métaphysique sur la nature du
monde du matérialisme est un peu trop hardie et que le discours éthique du présent chapitre
est un peu trop psychologisant et spiritualisant. Soit. Une certitude demeure, l' éthique ne
peut vivre que par sa propre remise en question, et ce questionnement ne peut survivre
qu' avec l'apport de réponses aux questions que pose l' éthique.
Les trois avenues éthiques présentées ci-haut donnent d' excellentes réponses aux
questions morales, mais elles sont toutes incomplètes, car l'éthique n' est pas un domaine
qui se définit, qui se règle ou qui s'épuise entièrement. Ou même un domaine qui puisse se
circonscrire complètement par un quelconque discours. Ce chapitre fournit d'autres
réponses aux interrogations humaines sur le bien et l' agir, réponses présentant des aspects
nouveaux et des aspects classiques. Comme tout ce qui touche à l' activité humaine, on ne
peut ultimement devant l'inédit et l'inconnu que rénover les vieilles évidences et les vieilles
convictions qui n' ont persisté à travers les âges que parce qu' elles savent conserver leur
intégrité à travers les transformations et les nouveautés.

a) L'éthique personnelle

Le point de vue adopté dans ce travail est que l'éthique commence dans l' intimité
consciente des individus. Cette position peut paraître banale à première vue, mais elle
s'oppose pourtant à ce qui est normalement attendu des citoyens dans les sociétés
modernes, c' est-à-dire qu' il se conforment à des règles morales normatives, plus ou moins
clairement établies, applicables à l'ensemble de la communauté. Ces règles découlent des

]28 Notamment dans Comte-Sponville, A. , Traité du désespoir et de la béatitude, Presses Universitaires de


France, Paris, 2002.
101

interdits légaux, des plaintes de victimes d' actes immoraux et de certains standards de
comportement promulgués, ou exigés sous peine de punition, par les principales institutions
juridiques, politiques, religieuses ou médiatiques.
La moralité normale est ainsi un standard social, qui diffère plus ou moins grandement
d' une société ou d' une région géographique à une autre. Si la portion légale de la moralité
est très minutieusement définie et codifiée, la constituante sociale plus large définissant le
« bon comportement» moral est beaucoup plus ambiguë.
Michel Foucault (et dans une certaine mesure Martin Heidegger aussi avec sa notion du
« on » anonyme et oppressant 129) a bien su souligner dans la première phase de son œuvre
les dangers par une société qui définit trop radicalement les limites entre la normalité et
l' anormalité. Anormalité que la sociét,é doit corriger promptement, spécifiquement en ce
qui concerne le criminel et le fou 130. La contemporanéité hyper-médiatisée vit
continuellement ce dilemme de la norme, aujourd'hui non plus forgée uniquement par les
institutions « classiques» de pouvoir 'politique, juridique ou religieux, mais aussi en grande
partie par l' opinion publique guidée par les médias. Quiconque réussit à s' imposer sur la
scène médiatique en raison de sa popularité auprès des spectateurs et des consommateurs,
ceux qui payent les annonceurs payant les personnalités médiatiques, est automatiquement
appelé à devenir un juge populaire de la moralité, juge du bon et du mauvais goût dans les
comportements humains, .dont l'influence peut avoir un poids politique considérable. Cette
tendance peut apparaître en surface comme un miracle de démocratie, retirant le pouvoir
des mains des quelques ploutocrates dirigeant les partis politiques, mais est en fait un
leurre, car la nouvelle moralité médiatique n' a pas à sa base la responsabilité personnelle et
le développement jugement, mais seulement la bonne santé financière des intérêts
commerciaux et corporatifs des annonceurs la finançant.
Il est important de savoir résister à cette nouvelle morale médiatique (qui, soit di~ en
passant, n' est pas nécessairement fausse ou 'menteuse) et de retrouver le goût de l' effort
moral individuel. Bien sûr, les lois sont le plus souvent instituées pour les bonnes raisons et
l' opinion publique a raison de se révolter devant le comportement abject et indigne d' un
criminel, mais la réflexion éthique ne peut se permettre de se faire instantanément, en

129 Heidegger, M. , Être et temps, trad. fr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, § 27, pp. 169-173.
130 Foucault, M. , Histoire de la/olie à l'âge classique, GaUimard-Tel, Paris, 1972.
102

réaction aux événements du jour. Il y a une forme de dignité fondamentale à l' éthique. On
pourrait même dire que c'est de là que provient en grande partie ce qui fait la spécificité et
la dignité de l'existence humaine, et les réponses morales que l' on apporte au souci éthique
ne peuvent être que des slogans, des polémiques et des éditoriaux.
Il y a quelque chose de très symptomatique, et d'un peu désolant, dans le fait que la
sphère de l' opinion publique soit devenue l'unique arène où sont entendues et débattues les
questions relevant de l' éthique, exposant des bonnes et des mauvaises actions, personnelles
et professionnelles. C' est une indication claire que la moralité ne concerne plus l' individu
lui-même, que son questionnement et ses réponses personnelles ne soient pas ce qui compte
en éthique, mais bien la « norme» sociale. Ce qui compte moralement aujourd'hui est
devenu le domaine des lois, des consensus et des compromis. Mais y a-t-il pourtant une
. -

seule occasion, une seule décision humaine où l'engament personnel doit compter plus que
celui de la décision morale?
Les choix moraux doivent se communiquer et se discuter publiquement et en privé,
mais la décision morale, avec ce qu'elle contient de jugement et de responsabilité, est
toujours d' abord et avant tout l' affaire de l' individu. Si les lois et les consensus sociaux
doivent être respectés ou être violés, ce n'est que le jugement personnel qui pourrait le
permettre. D' où l' importance ~apitale d' apprendre aux enfants non pas seulement les lois,
les coutumes et convictions locales, qu' ils doivent nécessairement connaître, mais aussi
comment se questionner moralement, comment discuter de ses propres conflits moraux et
comment y répondre par soi-même. Se contenter de suivre les lois, les consensus et les
compromis est insuffisant, car cela n' engage pas l'individu dans la voie éthique et, au
contraire, le désengage et le déresponsabilise en niant l' importance de l'effort moral.

b) L'éthique sociale: l'éthique du travail

Apprendre à se bâtir un horizon moral n'est que le premier pas dans l' évolution éthique
de la conscience et de la société à laquelle elle appartient. Une fois insérées dans le tissu
social, les convictions morales doivent pouvoir tenir le coup devant la multiplication des
événements du monde et leur nouveauté constante, et c'est souvent là une difficulté non
négligeable. On peut être humble, respectueux et amical dans sa vie privée, mais occuper
un emploi dans un domaine compétitif (et quel domaine professionnel ou artistique ou
103

politique ou sportif ou économique ou académique n' est pas compétitif au XXI e siècle ?)
exige une efficacité, une intransigeance et une insensibilité allant directement à l' encontre
de nos convictions personnelles.
Ce paradoxe est celui qui devait nécessairement survenir avec l' avènement de sociétés
démocratiques et libérales (dans les faits souvent démagogiques et ploutocratiques) : être
libre implique d' être productif, et ce à n' importe quel prix moral. L' histoire politique du
XXe siècle se résume à l' échec patent des régimes totalitaires, l'histoire politique du XXI e
siècle commence en exposant dramatiquement les carences liées à la domination du libre
marché sur tout autre impératif moral ou social. Dans un monde ou l' individu n' a comme
seule priorité que l' enrichissement, le sien pour commencer et celui de ses partenaires ou de
ses employeurs puis celui de son pays, il ne peut y avoir uniquement que des gagnants. Et
les perdants, ceux dont l' activité est la moins rentable, sont toujours ceux qui intéressent le
moins l' opinion publique, médiatique dictant l' opinion politique et la moralité ambiante.
Dans un tel contexte, comment est-il encore possible d' avoir des convictions morales et
d' être productif dans son travail ? La solution théorique est malheureusement bien peu
pratique concrètement, elle consisterait à s' établir certaines valeurs morales personnelles
inviolables. et à les respecter coûte que coûte dans le cadre de son travail, en tout temps,
quitte à en subir des conséquences dommageables professionnellement. Mais un individu
qui opérerait de la sorte en toute intégrité dans n' importe quel domaine d' activité, et pour
qui les valeurs de l' efficacité et de la productivité ne seraient jamais des valeurs .
primordiales, finirait probablement très pauvre, chômeur ou interné. La solution est donc
d' accepter de perdre les batailles morales que l'environnement professionnel ne permet pas
de gagner, et de survivre assez longtemps dans son milieu professionnel pour réussir à
réconcilier, et à s' imposer, certaines convictions morales avec certaines activités liées au
travail. C' est ce que font déj à tous ceux qui n' ont pas abandonné aux préj ugés sociaux leur
quête éthique personnelle et qui n' ont pas succombé à l' attrait de la fuite dans le confort
égoïste.
La modernité semble parfois nous appeler à faire la division de notre personnalité, à
mettre de côté nos convictions personnelles dans la sphère publique et à différencier
nettement travail et loisir, passion et obligation. Ne pas succomber à cette tendance de
division de la personne et affirmer une forme très primaire d' intégrité et de dignité est un
104

des nombreux défis éthiques de ce jeune XXI e siècle. L' autonomie morale n' est pas une
forme de résiliation du contrat social ou une absence de compassion, bien au contraire,
seule cette autonomie est garante de protéger la société des débordements associés aux
dérives pathologiques qui s' emparent parfois des mouvements politiques, médiatiques ou
religieux trop populaires et pas assez réfléchis.

c) Les débats éthiques contemporains

L' éthique n' ayant jamais été un domaine purement théorique, des débats éthiques
concrets plus spécifiques, notamment ceux reliés à l'actualité scientifique, sont abordés
dans cette section. Non avec l' intention de les régler ou de les relativiser, mais plutôt pour
comprendre leur intérêt intrinsèque et la difficulté qu' a la moralité ambiante, académique,
politique et médiatique à se prononcer clairement à leur sujet. Des perspectives
philosophiques permettant d' élaborer de nouvelles pistes de solutions sont explorées dans
les sections suivantes, et au prochain chapitre qui traite exclusivement du souci éthique
dans le domaine de la recherche scientifique.

1. L 'ingénierie biotechnologique
Il a toujours été permis au scientifique de décortiquer, de modifier et d' expérimenter
sur la matière végétale ou minérale, et ce n' est que très récemment dans l' Histoire, avec
l' avènement de la conscientisation écologique, que certaines limites sur l' exploitation et
l' usage de la nature à des fins technologiques et industrielles ont commencées à être
remises en question. Ce questionnement est souvent beaucoup plus en relation avec les
impacts de certaines pratiques pour l'humanité elle-même que pour toute autre raison
invoquant une dignité quelconque de la nature ou de la matière inerte ou végétale. Il n' yen
va pas de même pour tout ce qui touche la biologie, et encore plus spécifiquement pour ce
qui concerne la vie humaine.
Tout être animal~ par sa parenté immédiate avec la phénoménalité humaine, est promu
à une forme de dignité, d' importance propre et indépendante de son utilité pour autrui. Si la
défense des droits des animaux et la responsabilisation des actions humaines face aux
animaux a connu une longue éclipse entre l'adoration mystique de certains animau,x dans
l'Antiquité et l' avènement de sociétés protectrices des droits animaux, l'intégrité du corps
105

humain a de tout temps été assumée, du moins pour les individus considérés faisant partie à
part entière de la société (certaines sociétés ayant rejetés hors de ce rang les esclaves ou les
barbares sur des bases ethniques et politiques). Aujourd'hui encore, le scientifique ne peut
se permettre de «jouer» avec la vie, mais un problème épineux survient lorsqu' il prétend
pouvoir améliorer ou sauver la vie grâce à ses recherches.
L' espoir de guérir des maladies, de prévenir des tares, de rendre la vie humaine plus
confortable et moins douloureuse exerce un attrait qui séduit et qui effraie à la fois. Comme
la science de l'homme étant avant tout humaine, c'est-à-dire inachevée et imparfaite,
quelles limites devrait-on collectivement lui imposer, quelles limites le scientifique lui-
même devrait-il se sentir obliger de respecter? Au-delà des questions ponctuelles qui
forment aujourd'hui ce que plusieurs appellent la «bioéthique », que ce soit en ce qui
concerne la modification des gênes, le clonage ou différentes méthodes thérapeutiques
inédites, il y a au cœur de tous ces bouleversements techniques un dilemme éthique antique
tout à fait reconnaissable: comment distinguer l' hubris de la sagesse?
Toutes les discussions sur le sujet semblent tourner autour de la permission: faut-il
permettre telle ou telle pratique, comme on permet, ou non, à un enfant de faire telle ou
telle chose, de manger telle ou telle aliment ou de regarder telle ou telle émission de
télévision. Et si la permission que l' adulte accorde à l'enfant est un moment pédagogique
nécessaire, ou la permission que le système judiciaire accorde au criminel de réint~grer la
société est un moment pédagogique nécessaire, qu'en est-il de la permission légale ou
politique ou populaire ou médiatique accordée au scientifique d'entreprendre un type de
recherche ou d'utiliser une certaine technique? Le scientifique ou le technicien sont-ils
semblables à des enfants ou à des adultes immatures potentiellement criminels? Ne savent-
ils pas ce qu' ils font, pourquoi ils le font et quelles sont les conséquences de leur geste?
La moralité ambiante, l'éthique du consensus légal et du compromis social, est
incapable de répondre à ces questions, simplement parce qu'elle ne sait pas de quoi elle
parle. La moralité ambiante n' est pas spécialiste de biologie ou de biochimie. C' est
pourquoi la bioéthique est si mal en point actuellement. Elle traite, à tort ou à raison, le
biologiste comme un adulte immature et se désigne seule gardienne de la maturité et de la
sagesse tout en ignorant précisément ce de quoi il est question, ce que seul sait de façon
106

complètement pertinente le scientifique 131 . Malgré tout le respect que mérite la sagesse
populaire et légale, ce n' est finalement que dans l' oculaire du microscope que se distingue
le digne et prudent espoir de la guérison de l' indigne et dangereuse ambition d'une pratique
douteuse ou d'une renommée profitable, et encore souvent avec un grand flou même pour
le spécialiste. Faut-il découvrir tout ce qui est découvrable, peut importe le prix et les
conséquences, ou est-ce que parfois la pudeur intellectuelle ne doit-elle pas accepter de
laisser la nature dans l' ombre? Cette question est éthique, mais elle est aussi en premier
lieu éminemment scientifique.

2. L 'inégalité sociale

Le débat éthique social concernant la distribution des richesses, aussi bien sous forme
de biens matériels qu' en tant que privilèges et qu' opportunités, est inévitable dès qu' une
société n' est plus sous le joug de la tyrannie et du totalitarisme. Deux notions
fondamentales s' y opposent, souvent en un dialogue de sourds: le droit de tous les
individus de profiter de la richesse de la société et le droit de l' individu de profiter
personnellement du fruit de son travail et de ses efforts.
Les diff~rentes expériences sociales au cours de l' Histoire, et l'expérience et la sagesse
qui peuvent en découler, semblent démontrer assez clairement que les deux extrêmes du
partage des richesses, soit d'un côté la mise en commun total des ressources, des
-opportunités et des produits et de l' autre la « loi de la jungle» ou la « loi du plus fort» sont
tous deux impraticables et impossibles à réaliser à une échelle dépassant un très petit
nombre d' individus. Trouver une méthode idéale de partage des richesses, dont tous
seraient unanimement satisfaits, est un défi que doivent relever tous les gouvernements en
établissant leurs programmes de taxation et de dépenses, et qui n' atteint jamais un
consensus total dans la population.
Comment le philosophe, ou ce que certains se plaisent à appeler « l' éthicien », peut-il
contribuer à trouver cette juste balance dans le partage de la richesse? La réponse d' un
esprit cynique serait simplement qu' il ne peut y contribuer, car l'opinion philosophique n' a
plus aujourd'hui aucun poids politique face aux arguments économiques et surtout face aux

l3 I Le prochain chapitre est consacré à la problématique de la motivation éthique dans la recherche

scientifique, et traite longuement de la problématique de la responsabilisation morale du scientifique.


107

exigences corporatives. Ce cynique n' aurait pas totalement tord, mais il est exagéré, pour
ne pas dire paranoïaque, de penser que toutes les démocraties actuelles ne sont que des
façades à la solde d'une oligarchie industrielle riche, invisible et despotique. L'opinion du
peuple et les choix démocratiques qu' il fait lors des élections politiques compte encore pour
beaucoup dans la plupart des nations, et les voix des dissidents sont toujours audibles,
même dans les états les plus tyranniques.
Cette opinion du peuple, si elle est encore agissante n' est pas nécessairement très
réceptive à l' opinion du philosophe. En fait, elle ne sait pas toujours ce dont quoi elle est
capable, ce qui serait bénéfique pour elle, ou même différencier ses désirs et ses convictions
de ses connaissances. En ce sens, la question de l'inégalité sociale restera toujours une
question d' éveil personnel, d' éducation et de sain développement de l'amour-propre
individuel. Si les conditions matérielles, émotives et intellectuelles requises à l'instauration
de cette éducation ne sont pas présentes, tous les discours politiques ou médiatiques ou
philosophiques ne sont que des murmures insignifiants.
Reste à trouver la volonté qui ferait de l' éducation et de la fierté individuelle des
priorités sur les facteurs économiques, techniques, politiques et militaires. Ce n' est souvent
plus l' éducation de l' individu qui compte vraiment, mais sa formation à remplir
efficacement un rôle précis dans le monde du travail. La volonté d' établir une véritable
éducation, qui dépasserait donc largement la simple acquisition d'aptitudes propre à une
tâche précise, existe pourtant dans le discours de beaucoup de politiciens, de beaucoup
d' administrateurs et de beaucoup d' éducateurs, mais on la retrouve un peu moins souvent
dans la réalité quotidienne. Dans ce contexte, comment faire la promotion d'une idée que
presque tous approuvent, mais que peu mettent en pratique? Comment vendre la vertu à
ceux qui s'en drapent déj à ?
Après le droit inaliénable à la vie, le droit à l' éducation est donc la pierre de touche de
l'organisation sociale. Mais encore faut-il que cette éducation soit sincère et non
instrumentale, réformer l' éducation ne devrait pas être qu'une question d' efficacité
économique, mais une question de renouvellement et de propagation de la culture, de cette
108

culture qui nourrit l' individu et la société 132 , et qui fait de l'homme un animal spécial. Le
partage de la richesse n' est donc pas une question primordialement économique et
politique, c'est une question de droit et de responsabilité. Trop souvent le débat est donc
travesti en l' abordant sous des horizons strictement financiers ou dogmatiquement
idéologiques, d' où sa stérilité patente.
D' un point de vue plus individuel, deux notions sont également en conflit en adressant
la question du partage de la richesse. D'un côté, l' individu ne désire pas être frustré de la
satisfaction per.sonnelle liée aux fruits de ses efforts, de l' autre, les sentiments de
compassion et d' empathie exigent un partage de la richesse, d' autant plus qu' autrui se
trouve dans un état nécessiteux. Si un individu est relativement libre de pressions sociales
et politiques, un éventail de possibilités s' ouvre devant lui. Il peut décider de garder pour
lui seul le fruit de son labeur ou le partager avec des personnes plus démunies. Il peut lui-
même s' impliquer socialement pour éveiller les . autres consciences au sort des moins ,
fortunés ou même fustiger soit les plus riches, soit les plus pauvres, soit les deux pour leur
comportement respectif. De telles initiatives personnelles ne parviennent pas, à de rares
exceptions, à changer en profondeur l' ordre social, mais ils peuvent contribuer grandement
à l'affirmation des sentiments personnels d'intégrité et de justice, sentiments cruciaux pour
maintenir la légitimité à long terme de la société.

3. La déontologie et les fautes professionnelles


La possibilité légale d' exercer la plupart des professions 133 exige dans la plupart des
sociétés de se soumettre à certaines exigences codifiées, ou encore d' adhérer strictement à
des codes de déontologie professionnels rigoureusement définis. Cette pratique basée sur
des intentions très louables, la protection conjointe des intérêts publics et de la réputation
de la profession, amène néanmoins avec elle deux conséquences fâcheuses au point de vue
moral, soit la dévalorisation du jugement personnel et la mise en place d'une suprématie du
général et du théorique sur le particulier et le concret. La déontologie résultante des lois et

132 Sur la « KQlUlÇ » dans le domaine de la culture et de l'éducation, voir les ouvrages de T. De Koninck : La
nouvelle ignorance, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, et Philosophie de l 'éducation, Presses
Universitaires de France-Thémis, Paris, 2004
133 Dans ce chapitre, et dans le suivant, le mot « profession» est utiliser dans son sens le plus large de métier,

travail, emploi, et non suivant sa défmition plus restreinte de «profession libérale », se limitant à la
spécialisation en comptabilité, en droit, en génie ou en médecine.
109

des consensus sociaux, et légiférant sur une panoplie de cas hypothétiques, prive l' individu
de son jugement individuel dans les cas concrets et retire, au lieu de procurer, une « aura »
de respectabilité qui devrait entourer les professions lourdes de responsabilités et de
conséquences pour l'ensemble de la société.
Il est normal qu'un travail comportant des rIsques, des responsabilités et des
conséquences sérieuses sur autrui ne se pratique pas selon n' importe quelle méthode et dans
n' importe quelles circonstances. Mais en balisant trop précisément ces méthodes selon des
circonstances elles aussi répondant à des définitions réductrices, on risque d' étouffer à la
fois la spontanéité, la compassion et la prudence qui non seulement sauvent et préviennent,
mais aussi qui permettent cette satisfaction personnelle qui donne à 1~ existence humaine sa
valeur. En agissant strictement « selon les règles », que ce soit dans le domaine scientifique
ou médical ou industriel ou légal ou autre, on est instantanément déculpabilisé, et aussi
potentiellement désintéressé, dans son milieu de travail. Si cela peut être utile et efficace au
sens de la responsabilité légale et sociale, il en va autrement au niveau moral, car suivre les
règles en ne faisant aucun appel à la responsabilité et au jugement mène à la décadence
éthique.
On pourrait répondre à ces critiques que ceux qui « fabriquent» la déontologie sont des
acteurs éthiques de tout premier plan, et qui si leur travail est valable, toutes les questions
morales entourant la pratique d'une profession sont alors examinées et que la conduite
proposée est donc hautement souhaitable et bonne moralement. Le problème avec un tel
raisonnement est qu'il est absolument correct, c'est sur la définition même de l'éthique et
du jugement moral qu' il y a mésentente vis-à-vis des prises de position défendues ici.
Considérant l'éthique comme une science ne pouvant être jamais vraiment théorique, et le
jugement moral une faculté qui ne s' éprouve et se dompte qu'à travers les expériences
personnelles de vie, il est absurde d' imaginer la rédaction d'un code. de conduite '
déontologique prétendant pouvoir répondre à toutes les situations humaines concrètes, avec
tout ce qu'elle comporte d'expériences, de souvenirs, d'émotions, de convictions, de défis,
de déceptions, de liens, d'amour, d'animosité et de précédents personnels. La vie morale,
malheureusement pour ceux qui voudraient régler cette question une bonne fois pour toutes,
ne peut se vivre qu' au jour le jour et est continuellement faite d' indifférences, de lâchetés et
d'efforts individuels, et de triomphes, de banalités et de désastres collectifs.
110

L' envers de la médaille de l' éthique professionnel, la tricherie professionnelle, est


d' ailleurs tout aussi contrariant que le dilemme de la déontologie théorique. Car si la
collectivité peut déresponsabiliser l'individu dans son travail, l' individu en revanche peut
lui tout aussi bien être malhonnête de son côté, faisant fis de toutes directives
professionnelles et même de toutes lois. L' individu qui par sa fonction sociale a à sa
disposition un certain pouvoir, peut toujours utiliser ce pouvoir à des fins égoïstes, et même
à des fins autodestructrices s' il le désire. L'abus de confiance, la fraude, le vol et même le
meurtre, sont des conséquences possibles des agissements professionnels commis sous
l'effet d' une passion exacerbée par la possibilité de gain personnel de pouvoir, d' argent ou
de prestige.
Alors que des interdits légaux rendent inassouvissables certains appétits pour la plupart
des citoyens, celui qui cumule de grandes responsabilités ou qui gère de grands capitaux
voit aussi souvent miroiter devant lui des opportunités personnelles que son sens moral
trouverait nonnalement condamnables, mais que les circonstances rendent si facilement
envisageables que son jugement moral s' embrouille. La seule règle morale d' un monde
professionnel basé que sur l' argent et le pouvoir est en effet la règle du « pas vu, pas pris».
Ainsi, l' abolition de la déontologie et de la surveillance éthique, qui ne seraient
supposément pas souhaitables parce qu' elles déresponsabilisent l' être humain dans son
travail, pourrait conduire à des abus et des travers qui dénaturent complètement
l' occupation professionnelle, en même temps. que les propres convictions personnelles du
travailleur. De deux maux, lequel choisir? Trop réglementer ou laisser trop libre? Voici un
dilemme qui touche' intimement la moralité de tout adulte qui occupe un emploi ou une
profession.

4. La définition, et la défense, de la famille, de la société et de la nation


Au-delà des · politiques ponctuelles, des pratiques professionnelles ou des modes
passagères, les sociétés humaines se définissent et se différencient essentiellement par les
nonnes régissant l'organisation des mœurs des individus dans leur quotidien, dont la base
est souvent familiale, et les valeurs qui animent et regroupent ces organisations sous une
même égide, traditionnellement les municipalités et, à une plus grande échelle, la nation.
Ces influences culturelles de proximité ont toutefois grandement diminué avec l' explosion
111

planétaire des médias et la multiplication des communications et des transactions


commerciales au niveau international.
Les définitions traditionnelles et légales de ce qUI constitue une famille, des
comportements qui sont permis, interdits, acceptables et inacceptables en société et en quoi
consiste la souveraineté, le pouvoir et la sécurité d' une nation font l' objet de débats et de
conflits partout sur la planète. Malgré sa confiance dans la rationalité telle que promut à
l' époque des Lumières et la défense des grands principes universaux de droits et de libertés,
l' être humain, et surtout l' ego humain, a besoin d' appartenir à une collectivité propre qu' il
comprend et qui l' accepte, et qui le particularise par rapport au reste de l' humanité dans ses
valeurs, dans ses coutumes et dans ses interdits. Ce besoin, probablement plus émotif
qu ' intell~ctuel , ne peut être négligé et repose au cœur de bien des débats éthiques
contemporains.
Reconnaître des valeurs et avoir des convictions particulières, qu' elles soient politiques
ou religieuses ou artistiques ou traditionnelles ou révolutionnaires, ou même sportives ou
folkloriques, ou tout simplement familières sans être pour autant justifiées cUlturellement
est au cœur de ce qui fait la richesse de l' expérience humaine. En fait, il est facile de
comprendre que l' indifférence et l'aliénation par rapport à son milieu de vie, son milieu
familial, social et national, sous une forme idéologique de nihilisme ou de relativisme
absolu, ne peuvent mener qu'à un cul-de-sac psychologique et philosophique dramatique.
C' est le propre de la conscience humaine de vouloir se savoir quelqu' un, quelque part qui
veut quelque chose, qui pense, avec les siens, d' une certaine façon, qui tient mordicus à des
comportements jugés futiles ailleurs dans le monde, et qui est indifférent devant des
préoccupations étrangères à sa culture.
L' homme veut se reconnaître dans son environnement, quitte à rester ignorant d' une
partie du monde, quitte à éviter certains milieux, quitte à abandonner certains combats.
C' est une question relevant plus de l' hygiène mentale que d'une idéologie ou d' une
philosophie. Tout cela est très bien et très idyllique tant qu' il y une forme tacite d' accord et
d' harmonie au sein de la société, et entre les sociétés, mais là où le bât blesse c' est lorsqu'il
y a une mésentente « locale» sur ce qui devrait, pour tous, représenter la famille , la société
ou la nation. Le dilemme moral est simple, il est impensable de conjuguer
harmonieusement des définitions radicalement différentes de ce qu' est la vie en collectivité
112

en même temps qu' il est impensable d ' imposer de façon autoritaire des définitions émanant
d ' une oligarchie détenant un pouvoir politique, religieux ou militaire.
La philosophie et la politique des dernières décennies ont beaucoup insisté sur la
primauté de la rationalité et du consensus entre les différentes factions composant une
communauté pour atteindre l'harmonie sociale. C ' est un point de vue défendable et
admirable, mais qui comme toute solution trop absolue peut dégénérer dans l' excès. À trop
négliger l'émotivité individuelle et les mouvements d ' aspiration ou de colère collective, ou
les convictions religieuses ou artistiques, ou, plus généralement, métaphysiques, au sens
d ' inexplicable logiquement et scientifiquement, l' harmonie sociale au lieu de s' améliorer
peut au contraire se détériorer si elle est continuellement forcer à 1~ argumentation et au
compromis. L' ère de la suprématie de la Raison sur les passions (moins inaugurée par
Descartes lui-même que par les cartésiens qui tentèrent de lui succéder) s' essouffle, et les
tiraillements, voire les affrontements directs, entre la science et la religion, entre l' art et le
divertissement ou entre la tradition et la globalisation, sont symptomatiques d ' une soif
inassouvie de convictions dépassant les simples raisonnements logiques ou scientifiques.
Le chaos qui s' en suit de nos jours est assez évident, que ce soit au niveau de la
désorientation spirituelle et de la détresse psychologique de beaucoup d ' individus dans le
monde, jusqu' aux conflits au sein des différentes sociétés qui se veulent être à la fois « de
consommation» et « équitable ». Le désarroi palpable est grandissant dans les sociétés qui
veulent accepter toutes les facettes de toutes les cultures, tous les comportements et toutes
les tendances en restant elles-mêmes fortes et unies. Selon une logique ubuesque, les
nations et les regroupements politiques mènent des «guerres justes» qui ne sont des
« actes terrorismes» aux yeux de leurs adversaires, et réciproquement. Chacun veut sa
liberté, à sa manière, en revendiquant la sécurité, à sa manière, et sans vouloir perdre ni son
confort ni son butin ni ses valeurs. La situation est évidemment intenable. Et rares sont les
pays du monde où il n ' y a aucun bouleversement social, politique, religieux ou militaire en
cours.
Comme pour les autres défis éthiques discutés dans cette section, les solutions ne sont
pas simples. Le principal problème est justement que chacun tente de proposer une solution
claire, lucide, universelle et définitive. Peut-être que l'éthique se refuse à la limpidité, peut-
être que de chercher des consensus et des compromis satisfaisant pour tous et chacun n ' est
113

qu'une lubie illusoire et que l' homme ne peut que recommencer à bâtir d' une nouvelle
façon chaque matin sa relation avec ses voisins, ses amis et ses ennemis, en réinventant en
même temps ses convictions qui sont le ciment d'édifices sociaux condamnés à n' être
toujours que des constructions éphémères.

d) L'impasse d'une éthique strictement issue du dogmatisme religieux

L' histoire des derniers siècles en l' Occident est intiment liée à l'accentuation croissante
de l' expérimentation scientifique et du raisonnement intellectuel et d' une forme de renie de
la moralité imposée par. un pouvoir ecclésiastique reposant sur des dogmes et des lois
divines révélées, inviolables et intouchables. Cette moralité religieuse ayant par ailleurs été
érigée tout autant pour des raisons politiques et économiques qu'uniquement à cause de
justifications théologiques.
Le"rejet depuis l'époque des Lumières de la morale religieuse « toute faite », qui devait
en principe s' appliquer à tous et en toutes circonstances, s'est peu à peu transformé dans
certains milieux intellectuels et académiques en un rejet de la religion elle-même et,
ultimement, en un rejet radical du concept d' un Dieu créateur. Comme il est assez
indéniable que l'évolution des mœurs et de la moralité dans l' Histoire est intiment lié à
l'histoire des religions, une telle coupure, toute progressive soit-elle, avec des traditions et
des pratiques millénaires ne pouvait mener qu' à une certaine désorientation morale,
aujourd'hui manifeste au cœur des préoccupations de la plupart des individus et des
nations.
On peut argumenter que le problème ayant mené a l' évacuation des valeurs
ecclésiastiques été l' érection de l'autorité des instances religieuses en matière de morale en
un bloc monolithique et souverain, ce qui choqua puis précipita le rejet global des religions
et de la métaphysique, pour les remplacer par une confiance absolue en la raison et la
connaissance de faits empiriques. Il y a beaucoup trop de dignité, et peut-être aussi de
vanité, chez l'homme libre pour qu'il accepte très longtemps de se voir délester de sa
responsabilité morale, et ceux qui lui ont semblé se l' avoir accaparée, au nom de quelque
principe théologique que ce soit, ont du en payer le prix en se voyant retirer une énorme
part de confiance par la société. Mettre tout l'horizon religieux au pilori était probablement
une réaction exagérée, mais dans tout ressac social, la mesure est rarement à l'ordre du jour.
114

La: question de l'autorité dans le champ de l' éthique ne s' est pas simplifiée depuis les
décennies qui ont vu un impressionnant le recul du fait religieux dans la sphère sociale. Au
contraire, puisque le consensus éthique devient de plus en plus difficile à établir devant la
multiplication des points de vue et des expériences, ce qui a pour conséquence de rendre
très instables presque toutes les normes en matière de moralité et de comportement humain.
Si la religion ne dérange plus, socialement politiquement et écono~iquement, comme
elle a jadis pu le faire, et si elle indiffère maintenant plus qu' elle ne choque, elle est
pourtant toujours présente, et ses revendications morales finissent toujours par être
entendues. De plus, on assiste à un phénomène mondial d'importantes migrations
(émigration e~ immigration souvent à l'intérieur d ~ un même pays) des populations et donc
des différentes croyances. Ces croyances, et les dogmes, les rites et les pratiques qui les
visent, relèvent donc de moins en moins de critères géographiques ou nationaux, et si elles
sont encore reliées à l' ethnicité, elles n' y sont plus confinées. Cela provoque des frictions
d' un type nouveau, différent du simple rejet dissident d' une culture ancestrale ou
traditionnelle essentiellement locale, qui relèvent de la juxtaposition des cultures. Devant
cette multiplication des horizons moraux, la réflexion éthique personnelle, et
conséquemment la réflexion collective, relève maintenant d'un parti pris pratique pour le
consensus, le compromis et l' accommodement. Parti pris qui ne satisfait ni les prenants des
dogmes, ni les enfants des Lumières, ni les amoureux de paix sociale qui se retrouvent
emprisonnés entre ces eux factions.
Si l' idée d' une morale dogmatique finie et universelle apparaît désuète, elle reste
néanmoins le fondement de beaucoup de vies humaines centrées sur des pratiques et des
préceptes religieux, et ne serait-ce que pour cela, on ne peut écarter la religiosité du
domaine de la morale du revers de la main. Il faut réussir à l'intégrer philosophiquement à .
la fabrique morale sociale, sans toutefois en faire l'unique point de mire.
Pour tenter d' apporter une ébauche de solution aux conflits éthiques entre le sacré (la
religion) et le profane (la science), le paléontologue américain Stephen Jay Gould a proposé
un principe de « non-empiétement» entre les « magistères» différents et incompatibles que
seraient la science et la religion (ou de façon plus générale, la « culture» regroupant à la
fois religion, philosophie, littérature et histoire), faisant relever l' éthique principalement de
cette dernière :
115

« Pour en débattre de manière féconde, il faut recourir à un autre


magistère, bien plus ancien que celui de la science (du moins en tant
qu'investigation formalisée) et qui recherche un consensus, ou pour le
moins une mise au clair des hypothèses et critères relatifs au « devoir-
être» éthique - non à la quête de 1' « être» factuel - , concernant la
composition matérielle du monde naturel. Ce magistère de la discussion
éthique de la quête du sens comprend plusieurs disciplines - l' essentiel de
la philosophie, ainsi qu' une partie de la littérature et de l'histoire,
notamment - que l'on regroupe traditionnellement sous le terme
d" 'humanités". »134

Mais peut-on vraiment séparer ainsi de façon absolue les champs d' application de la
recherche scientifique et de la quête spirituelle? Malgré la bonne foi évidente de Gould de
réconcilier science et religion, l' idée de délimiter positivement le champ d'action de chaque
discipline est, pour le moins, démesurément ambitieuse, non seulement en théorie, mais
aussi en vue d' obtenir un quelconque accord entre les parties impliquées. Sans compter
qu' idéologiquement, séparer les objets de la science et religion comme exclusifs et
incompatibles trahisse possiblement plusieurs aspects de la réalité humaine, et de ses liens
avec le monde.
Si le dogme religieux est partiellement refusé par l'esprit moderne, celui-ci n'en est pas
moins incessamment occupé à « faire la morale », car la réalité métaphysique que le dogme
invoque n'a rien à craindre, ou à se reprocher, devant le choc des atomes ou la logique
symbolique. L'homme contemporain a un urgent besoin d'une telle conviction pour
combler le vide creusé par les différentes formes de relativisme et de nihilisme. Comment
se réapproprier cette conviction inébranlable, indicible et ineffable que prodigue la foi
religieuse, tout en restant aussi lucide, aussi critique et aussi informé que le permette la
réalité scientifique moderne? Là est tout le défi contemporain de l'éthique, retrouver une
assurance et une confiance dans l' invisible tout en gardant résolument les yeux ouverts.

e) L'impasse d'une éthique strictement rationnelle et universelle

L' embarras moral actuel est le résultat d'une conception erronée de la moralité qui se
base, à cause d' un certain succès dans les époques plus reculées de l' Histoire, sur l'idée que

134 Gould, S. J. , Et Dieu dit: « Que Darwin soit! » : Science et religion, enfin la paix ?, trad. fr. J.-B. Grasset,

Éditions du Seuil, Paris, 2000, pp. 62-63.


116

la moralité serait quelque chose de fixe dans le temps et dans l'espace, et qu'elle serait
universelle, c' est-à-dire applicable à tous, partout et en toutes circonstances. Rien n' est plus
faux pratiquement. Le jugement moral est ce qu' il a de plus intime et de plus personnel
chez l' être humain, assumer sa propre responsabilité morale n' ayant finalement que peu à
faire avec un apprentissage de lois et de coutumes. La science de la morale, l'éthique, n'est
pas que la science humaine la plus imprécise et la plus discutable, c' est aussi la plus
subjective. L'objectivité, la possibilité de considérer un objet d' étude comme externe et
indépendant de l' esprit humain, est impossible en éthique. Le bon n' a ni odeur, ni de
couleur ni de saveur, il ne se mesure pas, il ne se décrit pas vraiment, ni ne se raconte
exclusivement en se séparant de descriptions d' agissements et de pensées.
En fait, la morale est si peu fixe et universelle qu'une des tentatives de défmition la
plus rigoureuse de la loi morale, celle de l'impératif catégorique kantien, représente dans
son application concrète une foule de comportements s'éloignant tous plus ou moins de
l' idéal kantien. En fait, aucune piste claire d' agissement éthique ne peut être tracée
seulement qu' à partir de cet impératif, et ce, même avec l' aide de la multitude de
commentateurs s'étant penchés sur la question depuis deux siècles. Il est quasiment
impossible aujourd' hui d' ouvrir un livre de philosophie, et, a fortiori, un livre traitant de
philosophie éthique, sans y voir l'auteur se réclamer de la Critique de la Raison Pratique et
de la Métaphysique des Mœurs , mais étrangement sans jamais que les conclusions de ces
ouvrages soient comprises de la même façon, ou encore applicables de la même façon.
Selon Hannah Arendt, même le criminel de guerre nazi Adolf Eichmann aurait invoqué, de
façon très rationnelle et sérieuse, l'impératif catégorique lors de son procès pour crimes de
guerre 135. Comment peut-on ainsi, apparemment en toute connaissance de cause, appliquer
des théories éthiques à toutes les sauces ? La raison en est simple et elle se résume à un
aphorisme: la moralité ne se théorise pas, elle n'est pas du domaine du savoir mais de celui
du jugement responsable. Comme le remarque lucidement' Jean-François Mattéi,
commentant le texte de H. Arendt, « Eichmann, dans son incapacité de porter un jugement

135 Arendt, H. , Eichmann à Jérusalem , trad. fr. A Guérin, Gallimard, Paris, 1991. En 2006, une nouvelle
biographie de Eichmann, étrangement critique envers le style et l' objectivIté de Arendt, en reprend néanmoins
essentiellement la conclusion: En temps qu'un des maîtres d' œuvre de la Shoah, Eichmann n' était pas
radicalement antisémite, il ne faisait que suivre les ordres, car c' était là, selon lui, son « devoir » moral, voir
Cesarani, D. , Becoming Eichmann, Da Capo Press, Cambridge-New York, 2006.
117

sur ses actes, était pour sa part dans l 'impossibilité de penser. »136 Eichmann savait qu' il
fallait obéir aux ordres, mais ne savait pas comment juger ceux-ci.
Les questions de moralité et d' éthique alimentent continuellement les journaux, les
débats publics, les discours des politiciens et des représentants religieux, les enseignements
des professeurs et les conversations privées. Si la moralité pouvait réellement se fixer,
comme la loi de l' accord ~es participes est fixe dans l' usage de la langue française ou
comme la loi de la gravitation universelle est fixe en physique 137 , elle se serait fixée il y a
longtemps avec tous les efforts que l' humanité a déployés à parvenir à une forme
quelconque de clarté "m orale.
Les philosophes de toutes les époques et de toutes les écoles ont tous été assez friands
du problème de l' éthique, plusieurs y ayant apporté des solutions et des ébauches de
solutions avec une précision, une compétence et un aplomb désarçonnant, mais pourtant
sans que jamais aucun ne réussisse à faire réellement consensus au sein des penseurs lui
étant contemporains ou à venir. S' il n' y a rien de particulièrement obscur ou
d ' incompréhensible dans ce que Kant ou Aristote ou Hegel ont écrit sur l'éthique (que ce
dernier distinguait par ailleurs très nettement de la "moralité de par son caractère de
«fonction sociale»), leurs solutions philosophiques laisse parfois un arrière-goût
d' insatisfaction. Il n ' y a pourtant dans ces écrits sur l'éthique ni de spéculations
conceptuelles extravagantes ni de révolution anthropologique, ni de difficultés théoriques
semblables à celles rencontrées en mathématiques ou en physique théorique, et pourtant il
est difficile de 'se sentir complètement convaincu par ces philosophies. Le problème de la
théorisation éthique ne se situerait donc pas au niveau de la conceptualisation, de la
définition ou de la compréhension des grandes thèses sur la morale, mais plutôt entièrement
au niveau du passage de ces discours théoriques au niveau des situations concrètes,
actuelles, vivantes, présentes et souvent même pressantes.
L' agir humaine n ' est tout simplement pas régi que par des intellectualisations, et tenter
de ramener l'éthique à un raisonnement théorique sur le bon et le mal est une déformation
grossière et aveugle du phénomène humain que ce raisonnement est condamnée d' avance à

136Mattéi, J.-F. , L 'énigme de la pensée, Les éditions Ovadia, Nice, 2006, p. 17.
137« Loi de la gravité» entendue ici à l' échelle humaine et newtonienne. Les débats sur la relativité générale
et ses liens avec le monde quantique étant actuel1ement le sujet de débats continuels entre les physiciens
théoriciens.
118

la caducité. En fait, dans beaucoup de textes philosophiques contemporains sur l' éthique,
sur la vie morale ou sur le point de vue moral, la construction d' exemples supposément
concrets démontrant l' application des principes éthiques présentés est souvent la dernière
étape de l' argumentaire en leur faveur. Ces exemples, souvent décrits en un paragraphe et
se concentrant sur une situation très précise où une décision morale doit être prise par des
individus étant dans des situations· extravagantes et ambiguës, sont les pires déformations
de ce que peut être l' éthique. Car ils en excluent l' ingrédient le plus fondamental de la
moralité, la conscience de l' être humain ayant à prendre la décision, avec ce que cela
implique d' expérience personnelle, de convictions, de désirs conscients et inconscients et
de limitations.
La décision de poser ou de ne pas poser un acte, et surtout les facteurs qui conduisent à
cette décision, ne se résume pas. La décision morale se vit. Bien sûr, on peut justifier soi-
même ses propres décisions en invoquant telle ou telle raison pratique, légale ou spirituelle,
mais cette justification Ii' est pas morale, elle n ' est qu' une tentative inachevée de
description du réel, tout aussi limitée et imprécise que la formulation mathématique d' un
phénomène naturel ou qu' une description de l' extase ressentie à l' audition d' un opéra.
Il y a un gouffre si immense entre ce que l' on pourrait appeler « l' éthique théorique »,
au sens de formulation raisonnable du processus de prise de décision morale, et l' éthique
vécue comme décision concrète, impliquant sa propre responsabilité et son propre jugement
dans la quotidienneté, que l' on pourrait en venir à penser que tous les discours théoriques
sur l' éthique ne sont que de vains mirages. Seules les ombres effrayantes du nihilisme et du
relativisme nous poussent à continuer à parler conceptuellement d' éthique, car l' absence de
concepts, même si ceux-ci sont condamnés à l' imperfection, c' est la mort de la pensée.
·Mais il importe que le discours sur l'éthique se reconnaisse pour ce qu'il est: un discours
sur l' expérience personnelle et collective et sur la prise de décision morale, et non une
collection de définitions, de recettes, de constructions, et de solutions morales universelles.
Ainsi, ni la spéculation philosophique, ni le dogmatisme de type religieux ne semblent
en mesure « d' en finir» avec la morale. Cela n ' évacue pas le problème moral, pas plus que
la baisse de popularité des religions n ' a dissout ses dogmes.
119

of) L'impasse d'une éthique strictement logique et scientifique

La logique et la science ne sont pas anthropocentriques et ils ne sont pas humanistes.


La démarche scientifique consiste à expliquer les phénomènes physiques par des
hypothèses puis à les vérifier (ou à les « falsifier») expérimentalement. La science, qui
s' est clairement hissée tout en haut de l'hiérarchie de l' autorité intellectuelle du XXl e
siècle, a le dernier mot sur tout ce qui la touche, c'est-à-dire sur la présence ou l'absence de
telle ou telle caractéristique dans un corps, sur la conséquence causale de tel ou tel
événement dans la nature, sur l'origine et la conséquence de tel ou tel phénomène physique.
Mais, contrairement à ce que certains intellectuels tentent de soutenir 13 8, elle n' a
aucune autorité morale, elle n'a pas à prescrire ce que l'homme devrait faire ou ne pas faire,
et pourquoi. le faire. Cela pour deux raisons, la première intrinsèque à la science elle-
même: la science ne peut se prononcer sur un phénomène qu'elle ne parvient pas à
expliquer entièrement de façon satisfaisante (le phénoniène humain), et une autre
extrinsèque: l' autorité du scientifique sur le jugement des actes humains n'est qu'un
phénomène médiatique et politique et ne repose sur aucune base argumentative
philosophiquement valable.
La science permet d'expliquer; de prédire et, par l'entremise de la technologie qui en
découle, de contrôler d'innombrables phénomènes naturels (les sciences humaines sont à
même de recenser et de commenter d'innombrables événements et tendances chez
l 'homme, sans toutefois avoir le même pouvoir prédictif que les sciences naturelles). Mais
cet aspect de pouvoir descriptif et prédictif de la science reste, jusqu' à ce jour, muet en ce
qui concerne les capacités de jugement et de prise de décision chez l' homme. La décision
éthique n' est ni descriptible, ni modélisable, ni prévisible, ni mathématiquement, ni
chimiquement ni biologiquement. Il s' en suit que la grande confiance accordée par
l' ensemble de la société à la communauté scientifique,_incluant ses branches traitant des
mathématiques et de la logique, ne peut se traduire directement en une confiance en la
scientificité en ce qui concerne la moralité.

138 Pour s'en convaincre, on n' a qu'à considérer l' avalanche récente d' ouvrages écrits par des scientifiques et
des philosophes portant sur des explications scientifiques, biologiques et évolutionnistes de la morale, du
libre-arbitre, de la religion ou du sens de la justice: The Volition al Brain (Towards a Neurobilogy of Free-
will), ed. B. Libet (Imprint Academic, 1999), The God Gene, D.H. Hamer (Double Day, 2004), The Ethical
Brain, M.S. Gazzaniga (Danad Press, 2005), Breaking the Spell, D.C. Dennett (Viking, 2006), The God
Delusion, R. Dawkins (Houghton Mifflin, 2006), etc.
120

Lorsque l'on dit que la moralité doit d' être «raisonnable», entendu au sens où la
science est raisonnable, c ' est commettre une erreur de jugement, car si le raisonnement et la
logique argumentative sont des ingrédients nécessaires au jugement moral, en exclure les
facteurs émotifs, intuitifs et relatifs à l' expérience personnelle et collective dénature la
réflexion éthique, tout autant que le ferait son assujettissement à une idéologie religieuse
dogmatique.
On sait que le jugement moral doit se baser sur la logique, et parfois aussi sur des
connaIssances scientifiques, mais son fondement est ailleurs, d~ns quelque chose de
profondément humain et de difficilement explicable scientifiquement, dans ce que la
littérature a parfois appelé la voix de la conscience ou le bon génie ou l' intégrité ou la
sagesse. L' éthique est un parcours, une tâche, un périple, uri travail, un effort, et ne peut se
résumer à un raisonnement, à une loi ou à un compromis rationnel qui se fixerait pour tous
et chacun.
Si une moralité dérivée d' un dogme imposé par une autorité religieuse paraît
aujourd' hui insupportable, l' idée de confiner l' éthique uniquement aux sphères de la
rationalité, de la logique et de l' évidence scientifique est tout aussi intolérable. La question
de l' éthique semble se refuser obstinément à devenir une réponse définitive, ou même
seulement un horizon stable et réconfortant, elle n ' a de cesse d' agacer, de perturber et de
confondre. Il ne semble donc n 'y avoir d' autre possibilité que de reprendre le problème à sa
racine et de se demander « de quoi est faite l' éthique? ». C' est en ce sens que s' amorcent
les prochaines sections.

2. Les Fondements de l'éthique

Deux des sources philosophiques les plus influentes dans l' histoire de la réflexion
éthique sont sans contredit l'Éthique de Nicomaque d' Aristote et la philosophie pratique de
Kant. C'est donc auprès de ses deux auteurs que commence notre enquête sur les
fondements de l' éthique.
Dans l'Éthique de Nicomaque , Aristote propose deux grandes idées qui ont été
déterminantes pour toute la suite de la pensée éthique, et de la philosophie comme telle. La
121

première de ces idées cruciales est celle du «juste milieu », du concept que le
comportement idéal se situe souvent au centre entre deux comportements extrêmes, les
exemples classiques, d' Aristote lui-même, étant le courage, la tempérance et la libéralité:

« De même que l' égal est plus grand que le moins et moins grand que
le plus, de même les comportements moyens, dans les passions et les
actions, son en excès à l'égard du défaut 'et, à l' égard de l' excès,
présentent un défaut, en effet, le courageux, par rapport au lâche, paraît
audacieux, mais, par rapport à l' audacieux, paraît lâche. »139

Cette règle aristotélicienne du juste milieu peut paraître anodine à première vue, mais
lorsqu' elle est combinée à l' observation d' un conflit humain, il apparaît évident que c' est
très souvent par péché d'extrémisme que les comportements deviennent socialement
perturbateurs ou criminels. De même, dans les discussions se rapportant aux convictions et
aux croyances, ne faisant pas donc partie du domaine de l' argumentation purement
rationnelle, seules les positions extrêmes sont habituellement source de graves mésententes.
Sans ne prêcher aucune normativité précise quant aux agissements, Aristote nous indique
une balise incontournable de la réflexion et de l' action morale.
La deuxième grande idée morale de L 'Éthique de Nicomaque est celle de l' amitié
comme modèle de vertu:

« L' amitié parfaite est celle des bons et de ceux qui se ressemblent
par la vertu. C' est dans le même sens qu' ils se veulent mutuellement du
bien, puisque c'est en tant qu' ils sont bons eux-mêmes; or leur bonté leur
est essentielle. Mais vouloir le bien de ses amis pour leur propre ·
personne, c' est atteindre. au sommet de l'amitié; de tels sentiments
traduisent le fond même de l' être et non un acte accidentel. »140

Aristote positionne ainsi le comportement moral par excellence, l' amitié vertueuse, à
un niveau quasi-ontologique ne relevant plus des simples relations fortuites entre les êtres
humains. Ce geste philosophique se révèle aussi d'une importance capitale pour la
tradition, car il place, en quelque sorte, l' éthique au .même niveau que l' existence dans la
hiérarchie conceptuelle, ce qui rappelle l' effort d' Emmanuel Levinas pour redonner une
place centrale à l' éthique comme philosophie « première », suite à l'épisode heideggérien.

139 Aristote, Éthique de Nicomaque, Livre II, VIII, 2. trad. ft. 1. Voilquin, GF -Flammarion, Paris, 1965, p. 66.
140 Ibid., Livre VIII, III, 6, p. 234.
122

L' éthique d'Aristote demeure cependant entièrement dans l'idéalité d'une quête
absolue de la vertu, et son application concrète demeure, pour « l'animal politique» que
nous sommes, un défi grandiose. Car si l ' homme peut trouver admirable la vie exemplaire
.dont il lit l'exemple dans l'Éthique, il y a dans l'intimité de son âme des tiraillements
instinctifs et pulsionnels, conscients ou non, qui l' éloignent · régulièrement de sa mise en
œuvre. Si elle évite une normalité contraignante ou arbitraire, l'éthique aristotélicienne
exige néanmoins un engagement moral au-dessus de la volonté de bien des hommes, dans
bien des situations.
L' autre grand ténor de la pensée morale -est Emmanuel Kant, et comme pour Aristote,
sa contribution dans ce domaine est incontournable et inestimable. La raison pratique de
Kant repose d' abord sur le concept de devoir 141 qui représente ce qu' une bonne volonté se
doit d' accomplir par ses actes. Cette bonne volonté étant ultimement, en raison des limites
subjectives et des limites externes qui s' imposent aux actes eux-mêmes, la meilleure
approximation de la bonté comme telle. Kant en arrive ainsi à une définition de l'impératif
catégorique de l'action morale s' énonçant ainsi: « agis de façon telle que la maxime de tes
actes devrait être une loi universelle »142. Cet impératif devient un test éthique universel,
présupposant toutefois la bonne volonté et l' acceptation inconditionnelle du devoir
désintéressé.
Il est important de noter que la philosophie pratique de Kant se place dès ces premières
définitions de base dans un certain embarras au point de vue psychologique. Car, si on peut
prétendre et affirmer vouloir accomplir son devoir avec bonne volonté, ce qui déjà n' est pas
une attitude universelle, dans le secret de la conscience bien des tractations et des détours
peuvent assujettir ce devoir à une imposante panoplie de désirs, de convictions et de calculs
n' ayant pas toujours l'accomplissement du devoir kantien comme projet. Les définitions
kantiennes sont admirables, tout comme la quête de vertu aristotélicienne, mais dans le
concret instantané de l'action, il est impensable que leurs influences soient à tout moment
assez imposantes pour orienter l'ensemble des décisions volontaires.

141 Groundwork of the Metaphysics of Marals , 4:397(4 e volume de l'édition complète allemande des oeuvres
de Kant de la Berlin Academy Edition, p. 397), in Practical Philosohy, trad ang. M. J. Gregor, Cambridge
University Press, Cambridge, 1996, p. 52.
142 Ibid. 4:421 , in ibid., p. 73.
123

La raison pratique kantienne doit donc plutôt servir un phare relevant beaucoup plus de
l' idéalité que de la véritable pratique morale. Kant lui-même reconnaît qu ~ il est difficile de
reconnaître de l' extérieur les actes posés selon le devoir de ceux qui lui sont simplement
conformes 143 • Les exigences de l' impératif kantien doivent donc être considérées, tout
comme les exigences de la vertu aristotélicienne, comme le dessein d'une volonté
intellectuelle surévaluant manifestement son emprise sur les affects et les désirs. Ils ne
doivent donc pas être confondus avec une description de l' agissement humain ou un
postulat concret de la cause de l'existence du souci éthique. Il y a, au contraire, une idéalité
surannée dans la morale kantienne qui la situe à mi -chemin entre le moralisme et
l' angélisme, avec un penchant marqué vers ce dernier.
Cela dit, Kant a le mérite, à la fois philosophique et psychologique, de reconnaître
l'importance capitale du concept de liberté humaine, et d'en faire la clef de l' explication de
l' autonomie de la volonté 144 . En présupposant le Übre-arbitre, Kant évite de s' empêtrer dans
des considérations théoriques sur la prédestination ou le déterminisme qui n' apportent
finalement rien au débat moral et qui, de toute façon, ne se présentent pas normalement à la
conscience lorsque là décision de poser un acte est prise.
Un autre concept kantien déterminant dans l 'histoire de la philosophie morale, est celui
de la dignité au sens où l'être humain lui-même doit être considéré comme une fin en soi et
jamais comme un moyen de parvenir à quelque chose1 45 • Ici Kant n' énonce plus un souhait
quant au comportement, comme lorsqu' il parle de devoir, mais annonce une anthropologie
qui se refuse à tout compromis idéologique. Accepter la dignité de l'homme comme fin
c' est se compromettre et se refuser à une multitude de comportements et de projets qui
entacherait cette dignité. ' On peut même affirmer que Kant inaugure ici, bien qu' il ne soit
pas le seul sur cette voie au XVIIIe siècle, l' idéal de droits humains fondamentaux et
indéniables et surtout universaux, s' appliquant indistinctement à tout être humain.
Pour parachever l' édifice de la raison pratique, et lui donner une profondeur rappelant
cette métaphysique mise à rude épreuve dans la Critique de la raison pure, Kant invoque
aussi deux postulats qu' il considère essentiels, soit l' immortalité de l' âme et l' existence de

143 Ibid., 4:398, in ibid., p. 74.


144 Ibid., 4:446, in ibid., p. 94.
145 Critique of Practical Reason, 5:87, in ibid., p. 210.
124

146
Dieu . Ce qu' on peut lui accorder en tant qu' hypothèse pratique, mais, et c' est là où le bât
blesse, qu' on peut difficilement se laisser imposer philosophiquement. Il est en effet
difficile d' imaginer que Kant ait vraiment jamais douté de ces postulats, même lors de la
rédaction de la Critique de la raison pure, et pour cette raison toute son entreprise ne peut
baigner dans l'aura de détachement théologique complet qu' il semble souvent revendiquer.
Cette remarque n' invalide en rien aucune portion de l'œuvre kantienne, mais pose de
façon encore plus brûlante la question obsédante au cœur du présent travail: les
motivations ne sont-elles pas toutes des désirs, souvent inconscients, qui s' alignent sur nos
convictions personnelles, et ce, même dans le cas où le résultat est un discours ou un écrit
d ' un type purement rationnel, argumentatif, objectif et philosophique? Kant n ' aurait
aucune honte à avouer un déisme convaincu dès la première page de ses deux Critique, et
rien de son discours n ' en serait entaché. Mais il ne le fait pas. En fait, aucun philosophe, ou
presque, ne pose ses convictions personnelles en entrée de jeu de son discours,
probablement par crainte qu' on y sente un leurre, un parti pris ou un dég~ût qui teinterait
tout le texte. Et pourtant, ces convictions, elles sont là, cachées derrière chaque phrase et
derrière chaque argument (même celui-ci 147). Le défaut des postulats kantiens sur l'âme et
Dieu n ' est donc pas d'être posé comme « nécessaire pratiquement », mais de ne pas avoir
été annoncé dès le début de toute l' entreprise kantienne.
Kant aborde aussi, dans Métaphysique de la morale, une question très ambiguë en
éthique, celle du bonheur. Il professe que de promouvoir le bonheur comme fin est un
devoir qui implique de viser le bonheur des autres, même si cela implique de leur refuser ce
qu' il croit, à tort, comme pouvant leur amener le bonheur 148 . Atteindre la perfection
personnelle, l' autre fin du devoir 149 , est une entreprise qui se négocie à l'interne, et qui
relève donc autant de sa propre philosophie et de ses convictions personnelles que de la
psychologie humaine. Mais le rôle que j'ai à jouer, qui est mon devoir, en ce qui concerne
le bonheur des autres devient beaucoup plus complexe, car je ne peux me permettre
d ' imposer mes propres convictions ou ma propre philosophie aux autres. Mon idée du
bonheur peut être radicalement différente de celle d ' un autre (Albert Einstein, par exemple,

146 Ibid. , 5:122-126, in ibid., pp. 238-241


147 À sa décharge, l' auteur rappelle ici que son parti pris pour la psychologie analytique a été annoncé dès
l'introduction ...
148 The Metaphysics of Marals, 6:388, in ibid., p. 519.
125

prétendait pouvoir être parfaitement heureux s' il disposait d' un lit, d' une table, d' une
chaise, de quelques livres et d'un violon, ce que beaucoup considéreraient comme trop
rudimentaire) et prendre la décision morale de détenir une meilleure définition du bonheur
qu' un autre est un acte qui se doit d' être prudemment soupesé.
Cela dit, le souci pour le bonheur des autres est un aspect important de l' éthique, en
plus de la question plus personnelle de définition du bonheur, qui se veut souvent plus une
question d' attitude et d' expérience et de sagesse que de possession ou de prestige.
Il convient d' ajouter à ces concepts moraux aristotéliciens et kantiens les préceptes
éthiques épicuriens, de plus en plus en vogue actuellement, car compatible avec une
conception matérialiste et athée du monde qui est incontestablement une idéologie
florissante, spécialement dans les milieux intellectuels occidentaux. La morale des
épicuriens n ' est pas à confondre avec la caricature de quête jouissive et un peu frivole de
plaisirs sous laquelle elle est parfois présentée. En fait, l' épicurisme antique n' est pas loin
d' une forme d' ascétisme où la retenue est de mise et dont les principales maximes sont :"
« Se suffire à soi-même et se contenter de peu »150, «La mort n' est rien pour nous »1 51,
« Tout plaisir ne doit pas être recherché» 152, « Je prêche des plaisirs durables, et non des
vertus creuses et vaines» 153 et « Rien n'est juste par nature, et il faut éviter les crimes parce
qu' on ne peut pas éviter la crainte »154. Si l' épicurisme refuse de voir une volonté divine ou
un destin prévu dans les accidents de la vie, car tout relève prinèipalement de la chance
(<< 'tvKll »), ~l cherche néanmoins par l' éthique une façon harmonieuse de régler son
comportement pour assurer son bien-être.
On ne peut conclure ce rapide survol de la tradition éthique sans mentionner « la règle
d'or », des traditions juive et chrétienne: « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas
que l' on te fasse », ou sous sa forme positive, « fais aux autres ce que tu voudrais que l' on
te fasse». Règle d'or qui a perdu un peu de son zest à l' époque contemporaine où les "
limites comportementales sont de plus en plus repoussées et où le relativis~e des points de
vue est croissant, et même encouragé selon certaines idéologies, ce qui rend donc un peu

149 Ibid., 6:385-386, in ibid., pp. 517-518.


150 Épicure, Lettre à Ménécée sur la morale, in Epicure et les épicuriens, Presses Universitaire de France,
Paris, 1997, p.132.
151 Ibid., p.130.
J52 Ibid., p. 132.

153 Ép. à Anaxarque, in ibid. , p. 138.


126

hasardeux le fait de présumer que le voisin veut la même chose que soi. Espérer une
réciprocité bienveillante et respectueuse dans les échanges sociaux demeure néanmoins un
ancrage de la vie en communauté, à condition de ne pas confondre respect avec ignorance
ou indifférence.

Si ces définitions d' ordre normatif de l' éthique sont les fondations de la réflexion
éthique antique et moderne, elles restent en partie insatisfaisantes pour le philosophe
:>

d' auj ourd ' hui, car elles sont muettes sur leur fondement, sur ce quoi reposent ces
prescriptions éthiques et surtout sur le pourquoi de leur vérité et de leur universalité. À
l ' heure de la pensée critique, de la rigueur scientifique et du multiculturalisme, la morale
normative n ' est plus suffisante. La philosophie éthique doit maintenant être recherchée,
méditée et corriprise, et pas simplement apprise. Les sections qui suivent sur les fondements
de l' éthique sont donc à prendre non comme une explication stricte, mais comme un
cheminement vers une définition de l' éthique et de ses fondements à examiner et à
réexaminer dans la discussion et la comparaison. L' éthique ne peut être ni une vérité fixe et
éternelle, ni une vérité universelle pour tous les hommes, ni même une vérité àctuelle.
L' éthique est un mode changeant d' appréhension et de conjugaison du monde par nos
actes.
Ce cheminement à travers la fondation de l' éthique et de la motivation du souci
éthique, n' est pas une théorie, ni un recensement, ni une opinion. C'est une démarche
rationnelle pour rendre compte de conceptualisations actives dans la réalité, essentiellement
une démarche d' enquête philosophique 155 , et donc non ni dogmatique, scientifique ou
technique, qui peut et doit donc être partagée, et qui peut et doit être « discutable ».
D' entrée de jeu, voici trois fondements de l' éthique selon cette philosophie de la
motivation. Les deux premiers sont d' une évidence assez patente et peu susceptible de
mener à la controverse, il s'agit de la causalité l~ant les actes à leurs conséquences et de
l' expérience, personnelle et collective, qui permet, ou qui prévient, la répétition de ces
mêmes actes. Le troisième fondement de l' éthique proposé ici est plus contestable, c' est ce
qui en fait son importance, il s' agit .de la tendance irrationnelle de l' homme à rechercher et

154 Sénèque, Épist., 97, 16, in ibid., p. 150.


155 Dans Ja pJus pure tradition humienne, espérant cependant en éviter J' ironie et le cynisme.
127

à raconter le « bien» dans des histoires. Tendance dont l' on retrouve les traces les plus
nettes, et les plus influentes autant au niveau personnel que social, dans les récits mythiques
sacrés, c'est-à-dire dans ces récits qui effraient et qui fascinent tellement qu' ils sont à
l'origine de rites religieux. Vu le caractère apparemment arbitraire de ce troisième
fond.ement éthique, il est plus abondamment discuté que les deux premiers dans ce qui
suit 156 .

a) 1er fondement de l'éthique: la logique causale de la moralité

L' éthique, comme toute la phénoménalité humaine physique, se déroule dans l'espace
et le temps. Elle relève d' un type d' événements précis: les conséquences des gestes et des
paroles humaines, ou de l' absence de ceux -ci, en des lieux et en des temps donnés. Dans un
tel contexte, il ne peut être question d'éthique, d'actes moraux ou amoraux, sans une
reconnaissance de la causalité et d'une certaine science minimale de la logique, incluant le
constat que de faire et de ne pas faire un acte précis sont des possibilités mutuellement
exclusives.
Une action posée dans la totale et sincère ignorance de ses conséquences ne peut être
un acte moral, c' est tout au plus un accident. Et si « tous sont tenus de connaître la loi» au
point de vu juridique, ne pas reconnaître la causalité n' est plus du domaine de la mauvaise
foi , mais de celui du handicap ou de la maladie mentale. Cela dit, les répercussions de nos
actes sont souvent difficiies, voire impossibles, à prédire. Cette difficulté de prédire l' effet
de nos actes est en partie due au fait de la complexité et de l' indéterminisme de notre réalité
physique] 57, et en partie due aux actes d'autrui et à l' activité de la nature, qui interagissent
et interfèrent continuellement avec l'agir individuel. Envisager avec précision la
conséquence de nos actes est un art très incertain de la connaissance, d'où l' importance de
la prudence dans nos jugements et dans nos décisions avant de poser des actes concrets.
D'un côté, tenter de déduire exactement toutes les conséquences, heureuses, fâcheuses
ou neutres, de nos actes aurait un effet complètement paralysant, mais de l'autre, agir en

156 Comme il est impensable de surmonter en quelques pages 2500 ans de tradition philosophique professant
la supériorité manifeste du logos sur le muthos, il est demandé au lecteur bienveillant de suspendre
provisoirement sa méfiance rationaliste envers le discours mythique dans ce qui suit, quitte à la suciter encore
plus affûtée lors de la conclusion du chapitre.
128

parfaite liberté insouciante pourrait engendrer de graves répercussions, allant jusqu'à sa


propre mort ou à celle d' autrui, conséquence ultime d' autant plus grave qu'elle implique la
fin irrémédiable de tout jugement et de tout agir pour un individu. Le comportement
éthique, qui est en premier lieu la reconnaissance que les actes, les gestes et les paroles
mènent à des conséquences, se fonde donc tout d' abord dans le souci causal. Souci qui
devrait idéalement se situer au milieu aristotélicien entre l'insouciance crasse et la
circonspection trop scrupuleuse.
Agir se résume à poser un geste, agir moralement implique un jugement préalable, le
geste lui-même et l'acceptation de la responsabilité des conséquences de ce geste. Dans
bien des situations de la vie courante, les étapes du jugement et de la responsabilité sont
escamotées, par habitude ou à cause de l'éducation ou de l' exemple de ses semblables, mais
dans ces rares, et riches, occasions de la vie ou de véritables choix moraux sont requis, il
. importe de 'savoir ce qu' ils entraînent ou risque d' entraîner. C' est pourquoi toute éthique ne
peut se permettre de se fonder naïvement sur la causalité comme sur un facteur totalement
ext~me à soi, en se glorifiant de ses «bons coups » et en rej etant systématiquement ses
fautes sur la présence des autres et des accidents du monde. Assumer son agir implique
d'accepter de faire l' effort de comprendre, ou à tout le moins de connaître, les
conséquences de ses actes. Cet effort individuel n'est pas optionnel, car feindre l' ignorance
lorsque la connaissance est possible n' est pas que criminel, c' est inhumain. Devenir adulte
et responsable en ce sens n'a rien à · voir avec le pouvoir .ou la force ou l'érudition. La
conscience adulte est celle qui possède le sérieux nécessaire à l'activité volontaire, et la
maturité requise, l'immaturité étant souvent synonyme de conformisme, d' insouciance ou
de préjugé.
L' éthique se fonde donc sur la causalité, non pas uniquement en tant que
phénoménalité physique, mais aussi en tant que décision consciente informée, jugée et
assumée. L' être humain n' a pas le droit moral de se laisser porter par les événements, au
gré du vent et des saisons, mais il est obligé, s' il se prétend moral, de soupeser le poids
causal de ses actes et de ses paroles avant même de les faire ou de les dire et d'accepter les
bourrasques ou les condamnations qu' ils déclencheront peut-être par la suite.

157 Pour un excellent"essai sur l'indéterminisme physique, pas seulement quantique mais aussi macroscopique,

autant du point de vue scientifique que métaphysique, voir Popper, K. , The Open Universe, Routledge,
Londres-New York, 2000.
129

Si David Hume a pu se permettre de remettre en cause la causalité au XVIIIe siècle


c' est justement parce qu' il s' est permis de différencier le résultat des entrechoquements
d' ordres physiques des conséquences de nos actes. Pourtant, la différence est parfaitement
artificielle, et si Hume doutait que le Soleil ne se lève le lendemain, jamais il n' aurait osé
renier la responsabilité de ses actes. Heureusement, on a déj à répondu à Hume, ne reste
qu' à insister sur le fait que la causalité n' est pas qu' une catégorie kantienne de relation
contenue a priori dans l' entendement, c' est aussi ce pourquoi le souci éthique est possible
chez l' homme. Tout ce qui touche le thème de la responsabilité éthique requiert au
préalable une compréhension des relations causales.

b) 2 e fondement de l'éthique: l'expérience personnelle et collective

L' éthique est en grande partie un apprentissage pratique fait d' essais et d' erreurs.
L' action de l' adulte est la suite directe de ses actes d' enfants. Très tôt dans la vie la honte et
le remord ressentis après avoir commis certains actes sont cultivés à travers l' éducation
parentale et sociale, m.ais cette leçon ne peut avoir la moindre efficacité que si l' individu
ressent éventuellement lui-même un certain dégoût ou un certain questionnement relatif à
ses conduites répréhensibles. En ce sens, le comportement moral se bâti concrètement à
partir . de sa propre expérience personnelle, elle-même fortement conditionnée par
l' expérience collective qui s' est historiquement prononcée pour ou contre certains
comportements qu' elle juge respectivement désirables, .acceptables, reprochables ou
inacceptables.
Il y a incontestablement une prise de conscience de l' importance du comportement
éthique grâce à l' expérience personnelle, à travers les expériences, par exemple, de l' amitié
ou de la trahison, du respect ou de l' offense, de la joie ou du chagrin, que causent nos actes
et nos paroles. Cette prise de conscience de la signification morale des comportements se
cristallise dans l' expérience commune, historique et sociale, qu' est la culture. Cette culture
est faite de traditions, de coutumes, de lois, de préjugés, de croyances, de goûts et de
dégoûts qui sont tous infiniment variables et jamais sclérosés ou définitifs. La moralité
« .commune» est toujours propre à une époque, une société et une culture ambiante.
L' éthique croît dans un contexte culturel et communàutaire et se développe
individuellement à travers l' expérience personnelle, dont le fruit principal est la formation
du jugement. Les ·conclusions et les émotions reliées aux actes passés agissent comme
baromètre pour les actes futurs, autant pour le citoyen que pour la communauté. La sagesse
et le jugement ne sont pas le résultat de longue intellectualisation spéculative, ils
s'acquièrent pratiquement, dans l' existence concrète et quotidienne
Au point de vue individuel, mis à part quelques rarissimes occaSIons réellement
déterminantes, le cours d'une vie humaine est surtout constitué de répétition, à commencer
par une certaine routine de base: nutrition, hygiène, accouplement, sommeil, activité,
repos, communication. Du simple constat que l' extrême déplaisir, la douleur ou l' inconfort
psychique ne sauraient être continuellement engendrés volontairement par la répétition de
comportements, il est tout à fait compréhensible que plusieurs courants philosophiques et
psychologiques aient tenté d' expliquer en tout ou en partie le comportement moral à partir
des notions de plaisir et de déplaisir, de bonheur et de malheur et du plaisir ou du déplaisir
que causent nos actes pour les autres individus 158 . On retrouve dans une telle entreprise de
construction éthique une très séduisante logique, pratiquement comptable et possiblement
aussi domptable, des désirs, pèrsonnels et collectifs, et de leurs assouvissements. Il est
inutile de contester qu'une telle forme d' éducation morale, basée sur le plaisir et le
déplaisir, existe jusqu'à un certain point en chaque être humain. Cependant, il est
probablement sage de ne pas clore cette enquête sur les fondements de l' éthique sur cette
seule idée de « bilan» émotionnel personnel, tributaire d'une certaine acception publique.
Un autre facteur incontournable dans la formation de la pensée et de l'action morale si situe
certainement aussi dans la perspective historique. L'existence humaine individuelle se
déroule toujours à un moment précis de l 'histoire où ce qui est hautement prisé et ce qui est
tout à fait tabou est relié à l'histoire culturelle, récente comme éloignée.
Nous avons besoin d'une culture et d'une tradition pour pouvoir nous donner une
éthique. Pourtant, l' idée que la seule rationalité pourrait venir à bout du comportement
moral est omniprésente au XXI e siècle .comme un défi qu' on ne peut pas se permettre de ne
pas relever, et dont l' origine remonte jusqu'aux Lumières du XVIIIe siècle. Le philosophe
Alasdair MacIntyre reproche à la pensée des Lumières cet oubli de la nécessité de

158 On pense ici bien SÛT aux écrits de David Hume et à tout le courant « utilitariste », ainsi qu ' à tous leurs
rejetons contemporains, incluant plusieurs école de psychologie behavioriste et/ou neurophysiologique. Voir
entre autres, Hume, D., Enquête sur les princip es de la morale, trad. fr. P. Baranger et P. Saltel, GF
131

considérer le contexte historique et culturel dès qu' il est question d' éthique, oubli qui s' est
radicalisé en dégoût pour la « tradition» et qui est devenu de plus en plus nuisible à mesure
que la modernité a progressé. Il voit un événement définitivement néfaste pour la
philosophie morale dans le passage de la rationalité hors des bassins culturels et
traditionnels. Dans son ouvrage Quelle justice ? Quelle rationalité?, dans lequel il remonte
le cours historique de la morale jusqu' à l' époque homérique, il explique comment la justice
et l' éthique se sont vidées de leur sens il y a quelques siècles à peine, en se voulant
complément rationnelles, naturelles et universelles, et donc désincarnées et
départicularisées, car privé d' une tradition et d' une culture:

«De quoi les Lumières nous ont-elles privés? Ma thèse est la


suivante: ce à quoi les Lumières ont rendu la plupart d' entre nous
aveugles, et que nous devons à présent retrouver, est une conception de
l' investigation rationnelle incarnée dans une tradition et selon laquelle les
critères mêmes de la justification rationnelle émergent d' une histoire dont
ils font partie et où ils sont justifiés par la façon dont ils transcendent les
limites des critères précédents et remédient à leurs faiblesses à l' intérieur
de l' histoire de cette même tradition. » 159

À l' inverse d' une dévalorisation de la culture, l' idée très populaire au XIXe siècle que
l ' histoire mène inexorablement à une forme déterminée et incontournable de société et
d' éthique, et que toutes déviations éloignant de l' objectif social suprême sont des anomalies
à corriger est elle aussi une idée erronée et dangereuse. La critique, peut-être un peu trop
virulente, de cette forme de pensée historiciste chez Hegel et Karl Marx, ainsi que dans
l' utopie de La République de Platon, par Karl Popper est convaincante dans sa conclusion
principale ): la conviction que l' histoire a un sens et une destination prédéterminée et
nécessaire mène fatalement au totalitarisme, avec tout ce que cela implique de perte de
liberté philosophique1 6o • L' histoire n'est pas, et ne peut pas être, une science prédictive.
Il semble donc que l' éthique se fonde sur paradoxe inévitable: la moralité est fixée
dans son époque et sa culture, aujourd'hui probablement plus géographique que nationale

Flammarion, Paris, Mill, J. S., De la liberté, trad. fr. G. Boss, Éditions du Grand Midi, Zurich, 1987, et la
première section du Chapitre l , en ce qui a trait aux approches psychologiques du comportement.
159 Maclntyre, A. , Quelle justice ? Quelle rationalité ?, trad. fr. Michèle Vignaux D'Hollande, Presses
Universitaires de France, Paris, 1993 , p. 8.
160 Popper, K. , The Poverty of Historicism, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002, La société ouverte
et ses ennemis, Tome 2 : Hegel et Marx, trad. fr. J. Bernard et P. Monod, Éditions du Seuil, Paris, 1979.
132

ou ethnique, et elle est en même temps en mouvance constante au gré des expériences, des
pensées et des jugements personnels. Cela n' est finalement qu'un autre reflet de l' aporie
fondatrice de la philosophie entre l'être, immuable et éternel, et le devenir, en constante
disparition et renaissance. Dans ce contexte, lier l' éthique à des facteurs complètement
déterminés et déterminants est une entreprise illusoire. Tout comme l'expérience est un
amoncellement fixé dans le passé et constamment ouvert sur l' avenir, l' éthique est une base
et une mouvance, un état de fait que l'on peut circonscrire en même temps qu'une série
insaisissable de possibilités.
On peut tenter une définition de l' éthique, mais cette définition se doit de rester
ouverte, comme l'individu et comme la société dans laquelle il habite, l'éthique est une
construction jamais achevée. La situation particulière de la 'moralité, en opposition par
exemple à certaines lois mathématiques ou certains principes de physique ou de chimie, est
que le passé est un piètre gage de l'avenir. L' éthique est continuellement faite d' inédit,
mais n' est jamais pourtant complètement nouvelle.
L'éthique n'est pas une construction qui se ferait en partant du néant pour aboutir à une
forme finale. L' expérience, même répétée, n'est jamais l' assurance d'une modification
pertinente du jugement, ni même d'une modification , tout court. Le lien entre les
agissements et leurs conséquences, discuté à la section précédente, passe parfois
parfaitement inaperçu, empêchant ainsi que l'expérience profite au jugement moral. Encore
plus regrettable, la conscience peut se permettre d'ignorer les fruits son expérience,
aveuglée par des convictions trop solidement ancrées, des émotions incontrôlées ou une
paresse intellectuelle morbide. Fonderait-on l' éthique de façon précise et indiscutable, que
la moralité ne se manifesterait pas d'emblée, car il y au cœur de l'éthique un élément
essentiel et redoutable: l'effort, le novoç pythagoricien 161 , qui est cette notion qu'un
travail personnel, parfois pénible, est nécessaire pour aspirer au véritable comportement
moral. La seule évidence éthique semble être que sans un effort répondant au souci éthique,
toute expérience, personnelle ou collective, est moralement vaine.

] 6 1 Mattéi, J.-F., Py thagore et les pythagoriciens, Presses Universitaires de France-Que sais-je? #2732, Paris,
2001.
133

c) 3 e fondement de l'éthique: l'anthropocentrisme irrationnel du mythe

L ' éthique est une quête de sens qui occupe l' être humain conscient, mais le SOUCI

éthique est motivé par quelque chose de plus qu' un besoin de rationalisation du monde ou
d'adaptation instinctuelle et évolutive, parce que le questionnement moral n' est pas une
question de simple survie, c'est une question de vie, et c'est peut-être même ce qui définit
le mieux la vie humaine. La quête humaine d' éthique, qui dure depuis des millénaires, ne se
résume pas à un acquis positif ou mesurable, mais elle n ' équivaut pas non plus à une
vacuité insaisissable ou opiniâtre.
C ' est, par excellence, à travers le récit mythique que l' on peut trouver, ou retrouver, un
troisième élément fondateur de l' éthique, son élément irrationnel et anthropocentrique. Non
pas au sens où cette composante de l' éthique n ' existerait pas san~ la présence d' un mythe
pour l' animer, mais au sens que la présence d' une importance de « l'agir de l' homme bon»
pour l' homme se saisit mieux à travers le mythe que dans toute autre forme de discours, de
raisonnement ou d' expérience. Tout comme le mythe est un discours d'évidences jamais
démontrées, le discours éthique se présente comme une démonstration qui en appelle plus
souvent aux convictions qu'aux faits concrets. Ces convictions intimes dont la source est
ultimement très nébuleuse, se reflètent clairement dans les mythes, et particulièrement dans
1es actes héroïques des dieux ou des mortels. Cela est dû au fait que l'éthique n' est pas une
description ou une explication, mais elle-même une action, comme le rappelle Jean
Ladrière:

«Dans l'action, l' homme se . risque, s' éprouve et se construit. Le


discours éthique, qui est l' effort pour comprendre et justifier l'action
comme telle, prolonge celle-ci et en même temps la devance. C'est qu'il
est lui-même action. »162

Tenir un discours sur l' agir c' est choisir et faire une éthique. Le mythe tient un tel
discours, un discours particulièrement effrayant et fascinant, et ainsi agit en parlant à la
conscience qui se doit à son tour d'agir en conséquence, car elle est maintenant en
connaissance de cause et doit prendre position, soit accueillir et imiter ce discours ou le
rejeter. La connaissance acquise dans le mythe est de nature symbolique et poétique, mais

162 Ladrière, J., L 'articulation du sens, Aubier-Montaigne, Éditions du Cerf, Delachaux et Niestlé, Desclée de
Brouwer, Paris, 1970, p. 159. '
134

elle est aussi éminemment efficace, car c' est la nature même du mythe d' impressionner,
d' attirer et de retenir l'attention.
Ce que le mythe raconte, "la réflexion morale ne peut se permettre de le prescrire sans
examen, mais lorsque l'éthique devient muette, paralysé par ses propres paradoxes, le
mythe dit encore et toujours ce qu' il y a d'humain dans l'homme et dans le monde. Toute
morale, aussi formelle ou universelle qu' on puisse la désirer, reste toujours
fondamentalement une odyssée de la conscience individuelle à travers différentes cultures.
Dans cette quête personnelle, il semble qu' aucune loi, aucun code moral ni aucun horizon
philosophique ne puissent remplacer ce que la conscience volontaire retrouve dans la
sagesse du mythe, car l'attrait pour celui-ci ne s' est jamais démenti à travers les siècles.
Mais toute morale, aussi pertinente qu' on puisse la désirer pour soi, reste toujours le fait
d'une communication et d'une communauté, car l'acte moral n' est jamais vraiment
solitaire. Dans ce partage il est probable qu' aucune opinion, aucune conviction ni aucun
préjugé n'a l'impact du mythe sur la conscience. Rien n' est plus collectif que le mythe dans
son expression et sa transmission, et rien n'est, au bo:ut du compte, plus personnel, au
niveau de l' engagement éthique, car le mythe représente à la fois un désir inconscient et
une idéalité consciente. Le mythe parle d'éthique à soi et le mythe parle d'éthique à la
communauté. Mais, au fond, qu'est-ce donc que le mythe?
Les mythes sont les réservoirs d'éthique, réservoirs de décisions et de conséquences
morales de l' agir humain dans ce qu'il possède de permanent dans le temps. Le mythe n'est
évidemment pas qu'un récit à saveur éthique, il relate aussi des cosmologies et des épisodes
tragiques ou comiques, des anecdotes érotiques et des guerres fantastiques. Cependant, le
mythe est le récit à valeur éthique par excellence parce qu'il englobe la temporalité
humaine, parce qu' il semble remonter d'aussi loin que la conscience elle-même jusqu' à
l'origine des décisions morales qui l' assaillent continuellement, et il se proj ette aussi loin
que cette conscience puisse se projeter vers l'avenir.
Le mythe ne transcende pas le temps, il est son frère jumeau, un jumeau non identique,
car différent au niveau du sens. On saisit la dimension humaine de l' éthique avec le mythe,
comme on comprend sa causalité dans le temps, et sa signification et son importance grâce
à l'expérience commune et pers0!illelle. Le mythe est fondateur de l'éthique pour cette
raison simple qu'il ne craigne pas le temps, et qu' il persiste, envers et contre toute
135

rationalisation ou toute explication. Le mythe n'est pas l'ennemi du logos, il est ce que
l'ego recherche, ce que l' ego veut imiter et que le logos ne lui donne pas.
Le temps est à la fois omniprésent dans le mythe et étranger à celui-ci, en ce sens que le
mythe est un pont unissant la quotidienneté de l' agir humain et des principes moraux
éternels dépassant l'agir ponctuel. Le mythe propose à l'homme une autre unité unificatrice
que celle du temps, ainsi que Cassirer le fait remarquer dans sa Philos~phie des Formes
Symboliques:

« Le mythe ne connaît donc rien de cette sorte d' ''objectivation'', telle


qu' elle s'exprime dans le concept mathématique et physique, de ce
"temps absolu" de Newton qui "s' écoule en lui-même et pour lui-même,
sans aucun rapport avec quelque objet extérieur". Il ne connaît, pas plus
que ce temps mathematico-physique, le temps au sens strictement
"historique" . ( ... ) Le mythe est étranger à l' idée de séparer ainsi les
niveaux temporels et à les insérer dans un seul et même système
solidement structuré. »163

Le mythe ne remplace pas le temps autant qu'il le justifie. On touche ici à un thème
cher à Paul Ricoeur: le récit ne se comprend que daris le temps et le temps de la conscience
humaine n'existe que dans le récit l64 . Comprendre le mythe c'est l'interpréter, c' est lui
redonner son actualité, et surtout son actualité éthique, mais comprendre un mythe n' est
jamais essayer de l'expliquer, de le disséquer ou de le sublimer, comprendre le mythe c' est
comprendre qu' il est un être vivace, changeant et insaisissable et touchant peut-être même à
l'éternité, car en partie constitutif de notre expérience temporelle consciente.
La forme spéciale de récit qu' est le mythe résiste aux interprétations réductrices et
définitives, interprétations qui tentent d'évacuer les péripéties du récit, car la signification
du mythe ne serait « seulement» qu'une explication imagée de tel ou tel phénomène ou
événement. De par sa nature narrative, le mythe se prête volontiers à l 'herméneutique, car
c' est ainsi qu' il acquiert un sens vivant, pour nous et maintenant. Mais cette interprétation,
cette méprise ponctuelle du mythe pour une allégorie" n'est justement valide que
maintenant, elle n'anéantit pas le mythe, qui lui persiste au-delà d' une interprétation unique
et lui survit en conservant son intégrité. Les interprétations multiples et successives d' un

163 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques, Tome 2 : La pensée my thqiue, trad. fr. J. Lacoste, Les

Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 139.


164 Ricoeur P., Temps et récit III : Le temps raconté, Éditions du Seuil-Points, Paris, 1985.
136

mythe démontrent sa richesse. Il se donne encore et encore, et chaque fois il nous dit ce
qu' il a à nous dire, sans jamais s' épuiser. Le mythe est un maître qui enseigne
infatigablement, non pas en donnant des explications et en faisant des démonstrations, mais
en provoquant l' étonnement et la réflexion chez celui qui l'entend.
Dans ses leçons sur la mythologie, que l'on retrouve dans Introduction à la philosophie
de la mythologie 165, Schelling analyse puis rejette lês explications poétiques,
philosophiques ou historiques de l' origine des mythes:
La mythologie ne peut être d'origine poétique, puisque la poésie elle-même serait issue
simultanément du même tissu antérieur que les « histoires sur les dieux» :

« La poésie ne vient pas avant, du moins pas la poésie effective, et


l ' histoire des dieux exprimée n' a pas davantage véritablement produit la
poésie; nulle ne précède l'autre, toutes deux sont au contraire le terme
commun et simultané d 'un état antérieur, d' un état d' involution et de
silence. »166

La mythologie ne procède pas non plus directement d'une invention allégorique


philosophique ou scientifique, car le mythe définit le peuple lui-même avant que celui-ci ne
se définisse par la philosophie ou la science :

« On ne p'eut plus remonter jusqu'à l'époque où les peuples sont


apparus à .l' aide des explications qui supposent que la mythologie en
général est une invention, qu' elle soit le fait d' individus distinct d'un
peuple, ou le fait de tout un peuple obéissant à un instinct commun. Les
représentations mythologiques qui sont apparus en même temps que les
peuples eux-mêmes, et ont déterminé leur première existence, devaient
_ nécessairement être considérées comme la vérité, comme la vérité pleine
et entière, donc comme doctrine sur les dieux, et il nous faut expliquer de
quelle manière elles ont pu apparaître comme telles. » 167

La mythologie n'est pas non plus une invention religieuse doctrinale issue d'un clergé
monothéiste manipulateur des foules, qui tenterait, de façon totalement absurde, de se
justifier en proclamant son contraire:

165 Schelling, F.W.J. , Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. fr. du GDR Schellingiania (CNRS)
sous la direction de Jean-François Courtine et de Jean-François Marquet, Gallimard, Paris, 1998.
166 Ibid. , p. 39.

167 Ibid., p. 81.


137

«Il serait en tout cas bien plus difficile de faire précéder le


polythéisme d' une doctrine formelle que d' un pressentiment inné de
Dieu. Ce qui s' oppose le plus à l'hypothèse d' une doctrine, c' est la
déformation nécessairement liée à une doctrine qui est destinée à devenir
polythéisme. »168

Schelling prétend que la mythologie procède du peuple même envers lequel elle se
réfléchit, au même titre que sa langue, et possiblement même antérieurement à celle-ci, et
ce universellement pour tous les peuples. Une mythologie ou une cosmogonie ne peut pas
être une imagination par pure contingence, l' œuvre d'un ou de quelques individus ayant
une intention didactique ou politique. Schelling conclut que le mythe est tautégorique, « en
ce sens que ses figures spécifiques renvoient au principe substantiel qui les constitue
comme tel, et non à l 'histoire, à la langue ou à la nature », précise Jean-Françcois
Mattéi l69 . Le mythe mérite que l' on respecte son intégrité, il n' est pas un sous-produit
d' une intention ou d' une imagination subjective qui lui serait extérieure.
Partant de cette conclusion, Schelling développe ensuite une conception du
polythéisme comme un moment précurseur nécessaire du monothéisme, principalement de
la révélation du Dieu chrétien.
Xavier Tilliette, dans son ouvrage sur la philosophie de la mythologie de Schelling, La
mythologie comprise: Schelling et l 'interprétation du paganisme, souligne bien cette
filiation directe chez le philosophe entre le moment polythéiste et la révélation divine
(chrétienne) :

« Or. la Révélation est une histoire; un processus dans le temps : à la


fois une intervention de Dieu dans l 'histoire, et une manifestation au sein
de l'histoire elle-même. Elle est rendue nécessaire par la Faute, dont la
mythologie est l' héritage et la punition, l' errance mais aussi l' exoqe,
l'amorce du chemin du retour. C'est pourquoi il est normal et obvie de
chercher dans la Révélation vétéro-testamentaire la clef et le point de
départ de la mythologie. Car l'énigme n'est pas l'emprise de Dieu sur la
conscience, naturellement théopathique, elle est l'éloignement de Dieu
(du Dieu véritable, monothéiste) dans la conscience. »170

168 Ibid., pp. 91-92.


169 Jean-François Mattéi, Platon et le miroir du mythe, Presses Universitaires de France (Quadrige), Paris,
2002.
] 70 Tilliette, X. , La mythologie comprise : Schelling et l 'interprétation du paganisme, Librairie Philosophique
J. Vrin, Paris, 2002, pp. 60-61. .
138

Cette prise de position téléologique et théologique sur le mythe comme précurseur


nécessaire de la Révélation chrétienne, un des thèmes de la Philosophie de la Révélation 171
de Schelling, reste ouverte à la discussion, peut-être même plus à la discussion théologique
que philosophique, mais n' enlève cependant rien à la pertinence et la clarté de la démarche
historico-critique de Schelling sur la mythologie. Que le mythe soit ou non le premier
balbutiement de la Révélation (chrétienne), il demeure que la mythologie ne semble pas
être ni invention poétique, ni une allégorie scientifique ou religieuse. Le mythe est
tautégorique, ce qui dans le sens le plus fort de l' affirmation signifie qu' il ne fait
ultimement que ce qu 'il fait, et ne dit que ce qu 'il dit, et lui attribuer une fonction ou une
origine trop spécifique ou trop historique n' est pas r~isonnable et ne respecte pas le mythe.
La tautégorie du mythe est en même temps une dialectique, possiblement plus
hégélienne que platonicienne, car elle-,vise radicalement la totalité, qui lui est propre et sans
équivalent dans les autres formes de discours. Comme il ne se réduit pas à une allégorie, le
mythe a le pouvoir de se renouveler sans cesse, tout en demeurant lui-même, comme
l' explique Cassirer :

« La forme fondamentale du mythe ne se déploie et ne s' imprime pas


dans des figures et des motifs toujours nouveaux à la manière d' un
processus simple de la nature, comme la croissance paisible d' un germe -
préformé et préexistant qui n' a besoin que de certaines conditions
extérieures pour son développer et devenir manifeste. Les différents
moments de l' évolution du mythe, au contraire, loin de se succéder
purement et simplement, s' opposent, et souvent de manière assez vive. Le
progrès du mythe ne consiste pas à développer et à compléter certains
caractères, certaines déterminations des stades antérieurs, mais à les nier,
et même à les anéantir purement et simplement. Et cette dialectique
n' intervient pas seulement pour transformer les contenus de la conscience
mythique: elle en règle aussi la « forme interne». Elle s'empare même,
pour la métamorphoser de l'intérieur, de lafonction mythique en tant que
telle, du processus de _construction des mythes. »172

Cassirer épouse donc la vision schellingienne et proclame que le mythe est une entité
autonome et que son intention ne se laisse pas dévoiler par une explication allégorique le
ramenant à un fait scientifique, historique ou à une autre déformation de caractère causal,

171 Schelling, F.W.J., Philosophie de la Révélation, trad. fr. sous la direction de J.-F. Courtine et J.-F.
Marquet, Presses Universitaires de France, 1989 (tome 1), 1991 (tome II), 1994 (tome III).
139

l73
ou même mystique . En tentant de vider un mythe en lui accolant une signification et une
explication, en prétendant par exemple que le mythe de Perséphone n' est qu' une allégorie
représentant la récurrence des saisons, on commet une erreur monumentale, car mépriser
ainsi la valeur intrinsèque du mythe, la dignité du mythe, c'est mépriser les traits
fondamentaux de l' être humain qui sont ses traits irrationnels, soit ses dimensions
affectives, instinctives et inconscientes, menant elles aussi, tout comme la raison, au souci
éthique. Si l' intellect veut une éthique causale et découlant de l' expérience, l' affect lui veut
une éthique qui lui plaît, dans laquelle il peut se reconnaître et se réinventer par la mimêsis.
Il en va de même pour la représentation artistique du mythe. Car si le mythe nous
parvient souvent par l' art, par la littérature, le théâtre ou la peinture, il est crucial de se
rappeler, ·comme le souligne Jacqueline de Romilly dans une section de son ouvrage La
tragédie grecque intitulée Mythe et psychanalyse, que la tragédie n' est pas le mythe lui-
même: «La tragédie, en effet, n 'est pas le mythe. Elle est l 'œuvre de poètes, qui,
délibérément, ont transposé le mythe, pour y insérer un sens à eux. »174

Le mythe, même sous sa forme de discours poétique, dépasse la création artistique


comme telle. Pour reprendre l' expression de l' historien Paul Veyne, « ils ne faisaient que
refléter les choses mêmes» 175. Les artistes et les poètes, comme tous les autres hommes,
sont interpellés et impressionnés par le mythe. Le langage mystérieux de celui -ci leur révèle

172 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique, trad. fr. J. Lacoste, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 275.
173 Les efforts d' explication allégorique des mythes ont des sources remontant au moins jusqu' aux écoles
stoïcienne et épicurienne, et peut-être même antérieures, comme le démontre le commentaire interprétatif de
type allégorique d' un chant orphique du papyrus de Derveni (découvert en 1962) datant d' environ 350 avant
J.-C. L' interprétation des mythes prend un tournant manifestement plus mystique chez les néoplatoniciens,
notamment avec· le célèbre Antre des nymphes de Porphyre. (Voir Brisson, L. , Introduction à la philosophie
du mythe: 1. Sauver les mythes, J. Vrin, Paris, 1996, pp.61-74 sur l' allégorie, pp. 114-119, sur Porphyre, et
Le papyrus de Derveni, (bilingue) trad. fr. , F. Jourdan, Les Belles Lettres, Paris, 2003, sur le papyrus de
Derveni.)
174 de Romilly, J. , La tragédie grecque, Presses Universitaires de France-Quadridge, Paris, 2002, pp. 160-161.
175 «L 'explication, je suppose, est que la poésie est du même côté que le vocabulaire, le my the et les
expressions toutes faites: loin de tirer son autorité du génie du poète, elle est, malgré l 'existence du poète,
une sorte de parole sans auteur; elle ne peut donc mentir, puisque seul un locuteur le pourrait. La prose a un
locuteur, qui dit vrai ou bien ment ou se trompe; mais la poésie n 'a pas plus d 'auteur que le vocabulaire; elle
ressemble au mythe et la raison profonde qui faisaient dire aux Grecs qu 'un poète racontait par définition
des mythes tient peut-être moins à la fréquence des allusions mythologiques dans les œuvres poétiques qu 'à
ce fait que mythe et poésie tiraient d 'eux-mêmes leur autorité; la vérité sortait de la bouche des poètes aussi
naturellement que de celles des enfants; ils ne fa isaient que refléter les choses mêmes. », Veyne, P., Les
Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Éditions du Seuil, Paris, 1983 , p. 74.
140

le monde tout en le cachant dans l'ombre de ses métaphores. Les poètes n'ont donc qu'une
option face au mythe, option tout aussi paradoxale que le mythe lui-même, qui consiste à
redire le récit mythique en le transformant personnellement, tout en s' effaçant derrière
celui-lui pour qu' il redise encore exactement la même chose.
Le mythe en lui-même, au-delà, ou en deçà, de son interprétation ou de sa
représentation, a toujours en son centre propre l' être humain, il est anthropocentrique, il
vient parler de l' homme à l'homme. C' est son unique but. Expliquer un mythe en voulant le
démystifier revient à le priver de sa fonction essentielle, sa fonction qui dépasse le rationnel
et qui par le fait même permet à cette forme de discours de réconcilier l' entendement et
l' affectivité. C' est la présence de ce pouvoir de réconciliation entre logique et affect, entre
dévoilement et mystère, entre critique et conviction, qui assure la dimension éthique du
mythe. La morale de~ande à « reposer» sur quelque chose de plus que les faits
d'expérience et la causalité qui les sous-tend pour s' affirmer, pour se définir, et ce quelque
chose est présent sous sa forme la plus évidente dans le mythe, parce qu' il parle du sens de
la vie humaine, sans jamais en parler explicitement.
Le mythe n' est pas plus localisable qu' il est explicable, il n'est pas lié inextricablement
à un lieu ou à une époque ou à un peuple. Le récit mythique, qu'il soit dit ou écrit, prend
toujours la couleur circonstancielle de son énonciation. En ce sens, le mythe supporte mal
la mondialisation ou la transplantation, et si sa traduction ou son exportation ne menace pas
son intégrité, sa compréhension reste toujours essentiellement régionale. Pour l'individu
"qui bouge sans cesse, les mythes qui le définissant peuvent être d'origines diverses, tout
comme la terre qu'il accumule sur ses chaussures est d' origines diverses. Ceux qui
s' identifient à un mythe se reconnaissent en lui et entre eux. Le mythe sait se transmettre, il
sait voyager. La Troie québécoise n' est pas la Troie athénienne, mais elle est tout aussi
riche de sens.
La transmission du mythe est la tâche de la parole, c'est l'affaire du conteur. Mais
raconte-t-on encore dans nos sociétés contemporaines? On montre avec de plus en plus
d' images en moins en moins de temps de plus en plus de choses, mais on ne raconte plus.
On sait de plus en plus précisément de détails sur de plus en plus de sujets différents, mais
on ne raconte plus. On prend de plus en plus de décisions, de plus en plus rapidement, qui
affectent de plus en plus de gens, mais on ne raconte plus. Il y a un malheur qui bouillonne
141

là-dessous, le malheur de la perte du récit, qui est le malheur de la perte du mythe. Et la


perte du mythe c' est une perte de sens, une perte du souci éthique. Car si on peut évaluer
Ies conséquences des gestes, si on peut discuter des comportements à adopter et si on peut
O
réfléchir aux moyens de vivre en société, on ne peut pas se justifier moralement au seul
nom de la logique, de la causalité et de l'empirique, parce que la logique, la causalité et
l'empirique ne connaissent rien de l'homme, en tous les cas rien de èe que le mythe raconte
de l'homme à l'homme.
L' idée, ou le germe de l' idée, qu' un des fondements, avec la causalité et l' expérience,
de l' éthique se retrouve de façon marquante dans les mythes n'est pas nouvelle. Entre
autres simplement parce que ce sont des mythes qui sont à l'origine des différentes
religions, et que celles-ci ont orienté les différents discours éthiques depuis des millénaires.
C' est aussi à travers l'histoire récente de l~ pensée philosophique et psychologique que l'on
assiste à une renaissance de respect pour le muthos, jadis renié et ignoré, venant prêter
assistance au logos devant la problématique de l'éthique.
Dans le domaine de la psychologie analytique, l'interprétation de la symbolique
mythique comme fondement de l'éthique, non comme une révélation divine, mais comme
un fait psychologique, a été soulignée par Paul Diel :

« De même que la métaphysique n'est pas un problème à résoudre


rationnellement ou spéculativement mais une vision des profondeurs
mythiques, de même la morale n' est pas un problème à résoudre
rationnellement ou spéculativement, mais une vision mythiquement
profonde.» 176

«La psychologie demeure donc, à travers la philosophie,


inséparablement liée au symbole « Dieu ». Ce que cette liaison impose
n' est pas l' ancienne croyance, mais l'exigence de comprendre la
signification de ce symbole.
Cependant la signification de ce symbole - production suprême du
surconscient - ne peut être comprise que par rapport à l'ensemble de la
symbolisation mythique. S'il est vrai que la production du surconscient
sous sa forme sublime est la- motivation juste, la morale, et que la
production spirituelle la plus authentique du surconscient sont les mythes,
il en résulte que LA SIGNIFICATION CACHÉE DES IMAGES

176 Diel, P., Psychologie de la motivation, Payot, Paris, 1991 , pp. 77-78.
142

MYTHIQUES DOIT ÊTRE LA MOTIVATION JUSTE: FONDEMENT


DE L~ÉTHIQUE. »177

Max Horkheimer, dans le sillage de son discours déplorant 1~ empiétement de la raison


subjective (<< calculatrice ») sur la raison subjective qui est-« conviction d ~ une réalité
fondamentale », souligne lui aussi l'importante influence psychologique du mythe sur le
comportement humain 178 .
Dans Temps et récit~ Paul Ricoeur reconnaît, à la relecture d~Emmanuel Levinas et dans
sa démarche de conciliation de l'identité narrative et du « temps du monde », le caractère
éthique inhérent au récit, en même temps qti' il rappelle le rôle de 1~ auditeur ou du lecteur
dans 1~ application de l'éthique:

« La théorie de la lecture nous en averti: la stratégie de persuasion


fomentée par le narrateur vise à imposer au lecteur une vision du monde
qui n~ est jamais éthiquement neutre, mais plutôt implicitement ou
explicitement une nouvelle évaluation du monde et du lecteur lui-même:
en ce sens, le récit appartient déjà au champ éthique en vertu de la
prétention, inséparable de la narration, à la justesse éthique. »179

A la toute fin de son grand ouvrage sur les théories freudiennes, De l 'interprétation,
Ricoeur ,reconnaît clairement le rôle du mythe, et de la poésie, dans tout effort de
compréhension de la réalité:

«Ces par ces questions que l'herméneutique freudienne peut


s ~ articuler sur une autre herméneutique appliquée à la fonction mythico-
poétique, et pour laquelle les mythes ne seraient pas des fables, c'est-à-
dire des histoires fausses, irréelles, illusoires, mais 1~ exploration sur un
mode symbolique de notre rapport aux êtres et à 1~Être. Ce qui porte cette'
fonction mythico-poétique, c'est une autre puissance du langage, qui n~ est
plus la demande du désir, demande de protection, demande de
providence, mais l'interpellation où je ne demande plus rien, mais
écoute. »180

177 Diel, P., La divinité, Payot, Paris, 1971 , p. 22. (Voir l'Annexe 1 pour les défmitions de motivation et de

surconscient selon P. Diel).


178 « Mythological, objective origins, as they are being destroyed by subjective reason, do not merely pertain
to great universal concepts, but are also at the bottom of apparently personal, entirely psychological behaviors
and actions. », Horkheimer, M. , Eclipse ofReason, op. cit., p. 24.
]79 Ricoeur, P., Temps et récit Ill: Le temps raconté, Éditions du Seuil-Points, Paris, 1985, p. 447.
]80 Ricoeur, P., De l 'interprétation, Éditions du Seui1-Points, Paris, 1965, p. 575. .
143

S' il reconnaît encore plus fortement le caractère indéniablement moral du récit dans
son « testament éthique », Soi-même comme un autre 181 , Paul Ricoeur n' accorde pourtant
pas de place particulière au mythe comme forme idéale de récit éthique. Cela est peut-être
dû à la prépondérance très marquée qu' il attribue au mythe adamique dans une de ses
premières œuvres, le deuxième tome de sa philosophie' de la volonté, Finitude et
culpabilité 182 , qui place définitivement tout le reste de son œuvre sous le signe de la/aute et
du sujet agissant et souffrant183 • L' œuvre philosophique de Ricoeur, relue sous cet
éclairage, se développe sous un horizon résolument théologique (et donc, par extension,
issue de la mythologie biblique et chrétienne), théologie qu' il s' est pourtant souvent, et
peut-être même trop souvent, défendu de confondre avec le travail philosophique. La
richesse et l' importance de l' œuvre ricoeurienne ne sont absolument pas affectées par ce
constat qui ne fait que confirmer l' idée que philosopher repose avant tout sur une prise de
position personnelle et qu' il lie serait en être autrement, à défaut de tenter une philosophie
faisant abstraction des convictions intimes des hommes, soit une philosophie constituée de
syllogismes et d' opérations logiques, et donc morne, morte et un peu inutile.

Reste à découvrir encore plus clairement ce qu' est le mythe, et surtout où le retrouver
et comment l' approcher pour y trouver les racines du souci éthique. D'emblée une
philosophie de la motivation reconnaît l'ampleur de la tâche, car la mythologie couvre un
terrain immense, à l' interstice de l' histoire et du mysticisme, du rationnel et de l' irrationnel,
de l' existant et de l' imaginaire. Mais ignorer le mythe parce qu' il est difficile d' approche
n' est pas une option philosophiquement acceptable. La tâche est définie, il faut maintenant
avancer à travers ces épaisses forêts de l' irrationnel que sont les mythologies avec l' espoir
que l' éclairage de la raison soit suffisant pour y déceler les traces de ce qui donne le goût de
la moralité aux hommes.

181 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, op. cit., études 6, 7 et 8.


182 Ricoeur, P., Philosophie de la volonté Il: Finitude et culpabilité, Aubier-Éditions Montaigne, Paris, 1960.
183 Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, op. cit., pp. 29, 136, 172, etc. La « souffrance» évoqué par
Ricoeur est relié directement à la faute originel du mythe adamique (l..Ucoeur, P., Philosophie de la volonté Il:
Finitude et culpabilité, op. cit., pp. 218-2 19). Ricoeur est cependant conscient de la part d'arbitraire de sa
démarche (ibid., p. 320).
144

3. Exploration des liens entre mythe et éthique

Même en prétendant que le souci éthique soit chez l' être humain une motivation
« innée », et/ou d' origine inconsciente, la résolution consciente de conflits éthiques,
personnels ou sociaux, doit reposer sur une base quelconque. Cette base ne peut être
entièrement lié à la pensée rationnelle, car on ne trouve pas de trace dans la logique, la
causalité empirique ou les mathématiques de ce qui est bon, bien ou beau.
Si le discours sur l' éthique ne peut être convainquant que s' il se présente sous une
forme rationnelle, argumentative et logique, il y a dans le processus de questionnement
moral une part d' irrationnel, non nécessairement en tant qu' incompris, inconnaissable,
ineffable ou obscur, mais en tant qu' émotif, intuitif et esthétique. Cette part d' irrationnel,
qui est à la fois le désir de trouver le bien et le désir de l' accomplir et de le promouvoir, ne
se reflète nulle part ailleurs aussi immédiatement que dans le discours mythique. C' est
pourquoi, bien que l' étude du mythe soit une entreprise fort hardie, fort délicate .et fort
controversée, elle est un passage obligé lorsqu' il est question d' éthique. Passage que la
philosophie a souvent voulu éviter par toutes sortes de justifications rationnelles et
irrationnelles depuis ses débuts présocratiques 184.

a) Pertinence des mythes

Qu'est-ce qu'un mythe? Une des meilleures réponses à cette question est la définition
de Mircea Eliade :

« ... le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres


Surnaturels (ici Jupiter), une réalité est venue à l'existence, que ce soit la
réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce
végétale, un comportement humain, une institution. »185

Les mythes seraient donc les récits des commencements. Pas seulement des
commencements ontologiques et cosmologiques, mais aussi celui des commencements des
cultures, des traditions, des coutumes, des comportements et des rites. Le mythe est ce récit

184 Mis à part bien SÛT quelques exceptions notables, comme, par exemple, dans les travaux de nature
philosophique sur le mythe de F.W.J. Schelling, E. Cassirer, C.G. Jung, M. Eliade ou G. Gusdorf.
185 Eliade, M., Asp ects du mythe, Gallimard, Paris, 1963 , p. 15.
145

qui refuse de disparaître, qui ne peut laisser indifférent et qui touche autant l' émotivité que
la raison parce qu'il explique pourquoi est ce qui est. La pertinence de cette explication
provient du caractère sacré du mythe, de cette qualité à la fois fascinante et terrifiante,
évidente mais inexplicable, qui met le mythe au cœur des nombreuses explications
religieuses du monde et des rites. Le mythe n' a de lasse de se répéter, et même s' il change
de forme et dans ses détails, son message, partiellement éthique, reste toujours inchangé. Il
y a dans le mythe un ingrédient spécial qui fait qu' on y reconnaît la vérité, la bonté et la
beauté, sans pouvoir expliquer comment cette reconnaissance s' opère.
Le mythe se dit, se raconte, s ' interprète, se discute. Si l' histoire que le mythe raconte
est inaltérable, malgré de possibles modifications cosmétiques, et que ce discours est à sens
unique entre le conteur et l'auditeur, le mythe n ' atteint vraiment son but que si celui-ci est
étonné, effrayé et émerveillé, le forçant ainsi à réfléchir et à parler du mythe, quitte à
devenir lui-même conteur. Le mythe permet d' atteindre un nouveau niveau de discussion
qui dépasse le dialogue, l' enseignement maître-élève ou la réfutation rhétorique, il place les
participants à un niveau contemplatif, où ce n' est pas l' échange de questions et de réponses
qui priment, ou même la réflexion, mais la diversité et la richesse de ce qui est offert et de
ce que chacun y trouve.
Le mythe «raconte comment», se laissant interpréter sans jamais se résumer à une
allégorie ou une herméneutique qui serait finale. Le mythe est intelligible, mais ne se laisse
pas dissoudre par la rationalisation. C' est pourquoi il est une entité presque vivante, il se
modifie, s' adapte, se conforme, tout en restant essentiellement le même. La vie d' un mythe
n' a de limite que celle de la mémoire des hommes qui le font vivre, seul l'oubli peut tuer le
mythe. Et même l' oubli, en tant que disparition au niveau de la conscience, n'est peut-être
pas suffisant à oblitérer le mythe 186 •
Les thèmes comme ceux de la dignité et du respect de la nature et de la vie, de la
liberté, de l'importance des choix individuels, de l'honneur, de la fin de la vie humaine,
etc., que l'on sait si difficiles à cerner par des définitions rationnelles et qui sont chargées
d' émotions et de présuppositions intuitives se retrouvent justement au coeur des mythes.
Pourquoi? Parce que le mythe n'est pas qu' un miroir de l' homme, c'est aussi une fenêtre

186 On peut ici penser à la notion jungienne d'archétype de l'inconscient collectif, archétypes se renouvelant
sans cesse dans les imaginations, les rêves et les récits mythiques. Voir Annexe 1 b) 1.
146

sur ce que l' homme désire, qu' il le sache ou pas, qu' il se l' admette ou pas. Ce que le mythe
raconte touche la métaphysique, l' irrationnel ou le spirituel, mais le mythe lui-même
possède une existence concrète, matérialisée sous de multiples formes artistiques,
facilement accessibles et transmissibles. Le mythe lui-même n' a rien d' abstrait ou d' irréel,
il est toujours « là devant nous ». Le mythe est la vie elle-même, ou plus précisément il est
la résistance que la vie oppose aux rationalisations trop réductrices de ses aspects les plus
cruciaux: origine, destin, finalité et sens. Le mythe intéresse et fascine parce qu' on y
reconnaît la vie humaine, qu' on s' y reconnaît soi-même, en même temps qu' il nous étonne,
qu' il nous effraie, qu' il nous apprend du nouveau et du sacré. Le mythe nous présente une
nouveauté qui interpelle le souci éthique qui sommeille au fond de notre volonté.
Le mythe dit vrai, mais il ne dit cependant que ce qu' il dit. Interpréter un mythe ne
conserve pas nécessairement sa vérité morale. L' interprétation lucide du mythe est
continuellement à réviser. C' est pourquoi l' éducation est si iIpportante, car c' est avec
l' éducation, et principalement avec l' acquisition de connaissances historiques et culturelles,
que l' on reconnaît un mythe, et ce qui en lui a interpelle l' homme. Un récit qui se répète
dans le temps n'est pas nécessairement un mythe, mais la persistance du mythe est
néanmoins garante de sa pertinence. Comme l' écrit Georges Gusdorf, le mythe raconte à
l' homme ce qu' est l'homme:

« La conscience mythique serre donc au plus près la réalité humaine.


Elle réalise en expansion ses intentions, ses désirs, ses réclamations; elle
apparaît comme une sorte d'inventaire des possibilités ou des nécessités
humaines. Les mythes, dans leur prolifération, donnent acte de toutes les
puissances inscrites au cœur de l'homme. »187

Le mythe est ce récit dont on veut savoir la fin et que l' on veut réentendre. Il nous
interpelle et nous étonne. Par la même occasion, il enseigne en provoquant le
questionnement, souvent un questionnement métaphysique (ou ontologique si on préfère
cette terminologie) et souvent ce questionnement est aussi moral.
Le sens éthique émanent, jamais explicite mais toujours parlant, et l'aspect rituel qui
englobe presque toujours la transmission du mythe est-ce qui le différencie de prime abord
du conte ou de la légende, dont les origines sont plus personnelles et souvent des faits

187 Gusdorf, G. , Mythe et métaphy sique, Champs-Flammarion, 1983 , p. 31 2.


147

historiques magnifiés ou des intentions pédagogiques ou récréatives. On peut souvent faire


remonter l' origine d'un conte à une personne précise, soit comme étant le sujet de
l ' histoire, soit comme étant le raconteur initial. Ce qui fait du mythe une forme plus
exceptionnelle de récit, c' est à la fois son origine entourée de mystère et la justesse de son
propos à différentes époques et en différents lieux. On pourrait affirmer que le mythe
transcende mieux les traditions que le conte, mais ce serait affirmer trop catégoriquement
ce qui différencie ces deux formes de récit, l'hypothèse qu' un conte devient à la longue une
légende puis un mythe ne pouvant pas être écartée. Mais même ce scénario implique qu' il y
avait quelque chose de sacré et de mythique dans le conte original, quelque chose d' assez
fascinant et effrayant pour assurer sa transmission et sa survie à travers les âges.
Il est difficile d' expliquer .et de disséquer le mythe sans le perdre. Généralement, une
dose trop massive de critique philosophique dans le domaine du mythique, et par extension
du théologique, n'est jamais très féconde. Aucun mythe ne résiste à une analyse causale
ngoureuse ou à une interprétation sémantique serrée. Le sens du mythe n' est jamais
décelable par une herméneutique savante et insensible. Le sens du mythe frappe
directement l' intelligence dans toute sa vigueur sans que celle-ci ait à s' activer
considérablement. On n'a pas à essayer de comprendre ou expliquer un mythe, on a qu' à le
vivre. Le mythe parle, mais il ne répond pas, c'est à nous de lui répondre par nos actes.

b) L'éthique retrouvée dans les mythes

« La morale de cette histoire c'est que ... », la formules préférée d'Ésope à la fin de ses
fables 188 n ' est pas une éxpression vaine, il semble que le souci éthique se communique plus
facilement, ou s'entende mieux, par une histoire, une fable ou un mythe que par une
argumentation ou une démonstration. Ce en quoi que le mythe diffère de l ' histoire ou de la
fable est qu'il ne fait pas seulem~nt qu'exposer un souci éthique, mais qu'il rende compte
également des aspects irrationnels, effrayants ou fascinants, de ce souci. La fonction du
mythe est double, à la fois messager sur le présent et le concret et discours sur l'indicible et
l' intemporel.

188 « °0 l-lû 8oç bllÀol a'n...,»: « La fable montre que ... », Ésope, Fables, trad. fr. D. Loayza OF-
Flammarion, Paris, 1995.
148

Plusieurs philosophes ont tenté de « nommer» ce discours sur l'irrationalité du monde


pour soi, tâche évidemment ingrate et condamné à l' insatisfaction de la raison. Citons
seulement la notion de «mystère de l' être» chez Gabriel ' Marcel 189 et ~elle de
métaphysique en tant qu~ complément de la culture chez Kant, dans son architectonique de
la raison pure :

« La métaphysique est ainsi le complément de toute culture de la


raison humaine, et ce complément est indispensable, même en laissant de
côté son influence, comme science, sur certaines fins déterminées. » 190

Le mythe rejoint l' être humain d' une façon directe et indirecte, passant autant par la
conscience et l' intellection que par l' inconscient et les désirs. Cet inconscient qui est
personnel, mais aussi, selon la théorie de C.G. Jung, collectif et peuplé « d' archétypes ».
Ces archétypes sont, suivant la définition de Roland Cahen (un des deux principaux
traducteurs français de l' œuvre de Jung avec Yves Le Lay), « des manières de complexes
innés, des structures préformées de notre psychisme, que viendront meubler et animer les
matériaux de l' expérience individuelle. » 191
Le mythe met souvent en scène des figures archétypales, comme le rapporte Jung dans
un de ses ouvrages déterminants, à l' origine de sa rupture avec Freud, Métamorphoses de
l 'âme et de ses symboles:

« Grâce à l' étude approfondie de produits de l'inconscient on obtient


aussi de nettes indications sur les structures archétypiques qui coïncident
avec les motifs mythiques et parmi eux certains types qui méritent le nom
de Dominantes: Ce sont des archétypes comme l' anima, l'animus, le vieil
homme, la sorcière, l'ombre, terre maternelle, etc., ainsi que les
dominantes d' ordre du soi, du cercle, de la quatemité ou des quatre
«fonctions », ou des aspects du soi, ou de la conscience. On comprend
donc aisément que la connaissance de ces types facilite considérablement
l' interprétation des mythes en la posant sur le terrain qui est le sien, sur la
base de la psyché. »192

]89 Marcel, G. , Être et avoir, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1935, pp.167-175 notamment.
190 Kant, E. Critique de la raison pure, trad. fr. J. Bami, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 632.
] 9 ] Jung, C. G., Dialectique du Moi et de l 'Inconscient, trad. fr. R. Cahen, Gallimard-Folio, Paris, 1964, p. 46

(Préface du traducteur).
192 Jung, C. G. , Métamorphose de l 'âme et de ses symboles, trad. fr. Y. Le Lay, Gerog-Le livre de poche,
Paris, 1993, p. 645.
149

Mais l' importance du mythe pour l'homme ne se situe pas qu' au nIveau de son
interprétation, car le mythe est, pour reprendre à nouveau l'expression de Schelling,
tautégorique 193, il ne se résume jamais qu'à ses interprétations.
L' essence du mythe dépasse d' une certaine façon celle d' autres formes symboliques,
artistiques ou littéraires, car se prêtant plus volontiers à l' interprétation. Ce dépassement est
lui-même en partie inexplicable, ce qui explique justement la pérennité des mythes et leur
force d'attraction pour la conscience. Nietzsche, dans La naissance de la tragédie,
reconnaît la nature insaisissable des mythes et trace le lien entre la présence de ceux-ci et la
survie de la cité:

« Faute de mythe, pourtant, toute civilisation perd la saine vigueur


créatrice qui est sa force naturelle: car seul un horizon circonscrit par le
mythe peut assurer la clôture et l' unité d'une civilisation en mouvement.
Il n' y a que le mythe qui puisse sauver toutes les forces de l' imagination
et du rêve apollinien de leur errance sans but. Il faut que les images du
mythe soient les esprits démoniques 194, les gardiens invisibles mais
partout présents sous la protection desquels grandit la jeune âme et dont
les signes qu' ils dispensent donnent son sens à la vie de l'homme et à ses
luttes. »195

On connaît la méfiance de Nietzsche envers la science organisée qui naissait à son


époque et qu'il méprisait presque autant que de la religion chrétienne 196. Face à cette
double menace culturelle, le philosophe allemand reconnaît la valeur intrinsèque pour
l 'homme du mythe, tel que relaté par la tragédie 197. En un sens, c'est un récit mythique
susceptible de supplanter le corpus biblique que Nietzsche tenta de créer de toutes pièces
dans son Zarathoustra l98 , ambition malheureusement folle et vaine, car le mythe ne sort pas

193 Schelling, F.W.J., Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. fr. du GDR Schellingiania (CNRS)
sous la direction de Jean-François Courtine et de Jean-François Marquet, Gallimard, Paris, 1998, p. 195.
194 À lire probablement au sens grec de « bUlf.lWV » : intelligence, esprit, génie, dieu, et non au sens chrétien
de possession démoniaque ou diabolique.
195 Nietzsche, F., La naissance de la tragédie, trad. fr. G. Colli et M. Montinari, Gallimard-Folio, Paris, 1977,
p.133.
196 Voir « Nous, savants» in Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, trad. fr. P. Wotling, GF-Flammarion, Paris,
2000.
197 On pourrait même se permettre se spéculer, et il s' agit bien ici d ' une pure spéculation et non d ' une
tentative biographique, que sans ses problèmes de santé mentale et sa brouille avec Richard Wagner, alors
occupé à la composition de sa tétralogie basée sur les mythes allemands et scandinaves, la philosophie de
Nietzsche aurait pu devenir une impressionnante philosophie de 1a mytho1ogie.
198 Nietzsche, F., Ainsi p arlait Zarathoustra, trad. fr. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1971.
150

entier, vierge et intègre de la bouche d'un seul homme. Le mythe sort de la vie, et de
l' origine même de la vie, des hommes.
Certaines actions et certaines décisions entraînent dans l' univers du mythe des
conséquences inéluctables, comme s'il s' agissait de lois physiques nécessitant une réaction
précise et faisant fi de la contingence, des circonstances, et même du libre-arbitre. Le mythe
est la narration et la représentation sacrée d' un 'ordre du monde tout aussi cohérent que
celui de la science, mais dont la logique et la causalité sont différentes de celles du monde
théorique, profane et scientifique, c' est ce que Cassirer appelle «l ' opposition
fondamentale » :

« C'est ainsi que' la pensée théorique progresse, en imposant sans


cesse au donné immédiat certaines gradations dans la dignité logique,
dans la « valeur» logique. Le critère général toutefois dont la pensée se
sert ici est le «principe de raison », qu' elle maintient comme postulat
suprême, comme première exigence de la pensée. Ce principe exprime
l' orientation essentielle, la « modalité» propre de la connaissance elle-
même. « Connaître» signifie progresser de l'immédiateté de la sensation
et de la perception à la médiation du fondement simplement pensé, c'est-
à-dire décomposer l' existence indivise des impressions sensibles en
couches de causes et de conséquences.
Cette décomposition et cette stratification sont parfaitement
étrangères à la conscience mythique, comme nous l' avons montré. Cette
conscience vit dans l' impression sensible à laquelle elle s' abandonne sans
la mesurer à autre chose. L'impression est pour elle absolue et non
relative; elle n' existe pas par l' intermédiaire d'autre chose et ne dépend
pas d'autre chose qui serait sa condition: elle s'affirme et se confirme par
la simple intensité de sa présence, par l' impression irrésistible qui
l'impose à la conscience. »199

Cette opposition se manifeste de façon cruciale dans les .conceptions de l'espace, du


temps et du nombre :

«L' espace du mythe, à l'inverse de cet espace fonctionnel de la


mathématique pure, s'avère être un espace totalement structurel. Le tout
ne naît pas des éléments, il ne devient pas en se développant
génétiquement selon une règle précise. »200

199 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique, trad. fr. J. Lacoste, Les

Éditions de Minuit, Paris, 1972, pp. 99-100.


200 Ibid. , p. 115.
151 .

« La vision mythique et religieuse du monde en revanche n' admet


jamais que le temps devienne un tel quantum homogène. Le temps lui est
au contraire donné, quelque universelle que puisse être finalement la
figure qu' elle lui attribue, tout comme avant, sous la forme spécifique
d' un « quale ». ( ... ) Le temps dans la perspective religieuse n' est jamais
le déroulement simple et uniforme de l' événement. Il n' acquiert son sens
que par la séparation et la différenciation de chacune de ses phases. »201

« Le nombre nous apparaît avec des caractères tout à fait différents


dès que nous quittons la "modalité" de la pensée et de la connaissance
théorique pure pour examiner les formes qu' il prend dans d' autres régions
de la construction spirituelle. L' étude du langage nous a appris qu' il y a
une phase de la formation des nombres dans laquelle chaque nombre
particulier, loin de n' être qu' un élément du système, possède encore une
figure tout à fait individuelle; une phase dans laquelle la représentation
numérique n' a pas de validité abstraite et générale, et se fonde toujours
dans quel~ue intuition singulière · et concrète, dont elle ne peut se
délivrer. »2 2 .

L'ordre que le mythe dévoile reste par sa nature touj ours partiellement voilé,
impossible à résumer rationnellement, simplement parce que l' outil de la raison pour
expliquer le monde, la causalité, est inapplicable par la conscience mythique dans un
monde narratif où l' espace et le temps sont omniprésents, mais inqualifiables et
immensurables203 . L' espace, le temps et le nombre existent totalement dans cet ordre, ils
sont les vecteurs primordiaux du récit mythique, mais ils ne sont ni l'espace de la règle, ni
le temps du chronomètr~, ni le nombre de l'arithmétique. Ils sont entiers en eux-mêmes et
ne nécessitent aucune référence à un étalon. Le mythe ne s'occupe pas du temps vulgaire
des horloges. De même, la loi dans le récit mythique n'est pas une loi écrite, mais une loi
ressentie, une loi qui n' est pas imposée par des institutions extérieures, mais qui s' impose à
soi, qui nous parle de l' intérieur (ou de l' antérieur ?) de la conscience.
La suite de cette section présente quelques exemples typiques de ces «lois non
écrites» et du souci éthique retrouvé dans les mythes dans différentes cultures et à

20 1Ibid., pp. 147-148.


202 Ibid., pp. 171-172.
203 Cette «opposition» fondamentale entre sacré et profane, entre scientifique et mythique, que Cassirer
décrit,' rend encore plus formidable à nos yeux la conjonction entre ces deux modes supposément opposés
opéré par les pythagoriciens, où effectivement chaque nombre est à la fois symbole et élément. Voir Mattéi,
J.-F. , Pythagore et les pythagoriciens, Presses Universitaires de France-Que sais-je? #2732, Paris 2001.
152

différentes époques. Loin de se vouloir une énumération moindrement exhaustive des


épisodes mythologiques à coloration morale, cet exercice se veut plutôt une humble
tentative de relecture de quelques récits mythiques bien connus sous l' éclairage des thèmes
et des thèses développés dans ce travail.

1. Antigone
Dans l'un des mythes les plus connus de la mythologie grecque, transmis
essentiellement à travers le chef d' œuvre dramatique de Sophocle, Antigone, fille d' Oedipe,
réclame à Créon la sépulture pour le cadavre de son frère Polynice, au nom des « lois non
écrites» de la cité. La mésentente est totale: Créon refuse de céder à ses demandes, pour
des raisons bassement politiques, et Antigone mourra plutôt que de renier ses convictions.
Quelle motivation pousse donc Antigone jusqu'à la mort? Et que sont les «lois non
écrites» de la cité?
Ce mythe nous fascine encore aujourd'hui parce qu' il sonne véridique à nos oreilles.
En affirmant qu' il y a une forme de justice et de loi qui dépasse toutes les lois que l'humain
consigne par écrit, Antigone ne fabule pas, elle énonce ·une vérité. Créon est ce moraliste,
législateur et politicien, qui croit que l' éthique est une science purement rationnelle et
intéressée. Antigone est une réponse non pas de la seule raison, mais de toute la volonté,
qui réclame une justice plus difficile, plus pénible et plus déroutante, mais aussi plus
authentique. La psyché humaine sait dans son intimité ce qu'Antigone revendique, car elle
sait ce que la vie et la mort représentent pour elle, que les raisonnements, les théories et les
actes légaux ne parviendront jamais à l'expliciter complètement:

« Créon : Et tu as osé passer outre à mes lois ?


Antigone: Oui, car ce n'est pas Zeus qui les a proclamées, et la
Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n' en a point tracé de telles
parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de
pouvoir qu'ils permissent à un mortel de violer les lois divines: lois non
écrites, celles-là, mais infaillibles. »204

204 « KPEDN. Kai orrr' ÈToÀp.aç TovaO ' inu:pf3aivEv vOflovÇ; ANTlfONH. ·Ov yap Ti flOL ZEVÇ ij 6
K17p v ~aç TaOE, ov o'r] ~ VVOLKO Ç TWV KaTW 8EWV !JiK17 TOLovao' Èv àv 8pwlIOLaLV wpLaEv vOflova' ovoÈ
a8ÉvE Lv ToaOVTOV cfJofl17V Tà aà K17pvYfla8', waT' aypalITa KàacpaAij 8EWV vOflLfla ovvaa8aL 8v17Tàv
ov8 ' vlIE popafl ELv. », Sophocle, Théatre de Sophocle, Antigqne 450-455 trad. fr. R. Pignarre Garnier
Paris, 1958, pp. 104-105.
153

Jean Anouilh dans sa célèbre pièce reprend. le mythe d' Antigone à sa façon, plus
concrète et plus familière, mais en retenant bien l' essentiel: il y a une justice sensée et
vivante qui s "oppose aux lois écrites, figées et mortes. Antigone refuse de « laisser faire »,
elle défend jusqu' au bout sa cause, qui est celle de l'humanité devant la barbarie d'une
légalité intellectuellement sclérosée:

« ANTIGONE (secoue la tête)


Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour vous. Moi je suis là pour
autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour
mourir. » 205

L' entêtement d'Antigone représente plus qu' une simple conviction personnelle,
religieus.e ou métaphysique. L'entêtement d' Antigone est ce qui fait que l'humain est un
humain, et non un dieu, une machine ou une bête. La morale contenue dans le mythe
d'Antigone n' est pas systématique, ou même discutable, elle èst à prendre jusqu' à la mort,
exactement comme la condition humaine, malgré ses limitations et son ambiguïté.
Antigone n' est pas folle, elle ne se refuse pas au bon sens et aux bonnes moeurs, elle
réclame seulement une justice qui écoute le cœur et les convictions de l' homme et non pas
seulement ses argumentations et ses plaidoyers. Antigone n' est pas un symbole de
résignation ou de révolution, elle ne représente que le strict minimum moral qui est sous
notre responsabilité, et qui est le fait de dénoncer l' injustice, peu importe les lois écrites
ayant cours. On ne retrouve pas une leçon de morale dans le mythe d'Antigone, mais une
leçon de vie qui enseigne que la justice ne peut ultimement vivre que dans les consciences,
et jamais uniquement dans les édits et le~ lois.

2. Abraham et Agamemnon

« Abraham tendit la main pour prendre le couteau et immoler son fils.


Alors l' ange du Seigneur l'appela du ciel et cria: "Abraham! Abraham !"
Il répondit: "Me voici". Il reprit: "N' étends pas la main sur le jeune
homme. Ne lui fait rien, car maintenant je sais ·que tu crains Dieu, toi qui
n' as pas épargné ton fils unique pour moi." Abraham leva les yeux, il

205 Anouilh, 1., Antigone, La table ronde, Paris, 1947, p. 88.


154

regarda, et voici qu'un bélier était pris par les cornes dans un fourré. Il
alla le prendre pour l'offrir en holocauste à la place de son fils. »206
-Genèse, 22, 10-13

« Agamemnon: - Pour moi, je sais bien ce qui mérite la pitié et ce qui


ne la mérite pas. J ' aime mes enfants, sans quoi je serais fou. Il est affreux
pour moi d' oser ce que j ' ose, femme, affreux de ne pas le faire, car je dois
agir ainsi. » 207
-Euripide, Iphigénie à Aulis, 1255-1258

Les mythes entourant les personnages d' Abraham et d' Agamemnon proviennent de
deux traditions, judaïque et grecque, radicalement différentes sous plusieurs aspects, autant
moraux qu' esthétiques et idéaux. Ils comportent pourtant tous deux un épisode quasi
identique: le sacrifice de leur propre enfant exigé par une volonté divine.
Yahvé ordonne à Abraham de sacrifier son fils Isaac 208 , qui est sauvé quand l' ange du
Seigneur l' arrête et lui substitue un bélier. Le devin Calchas annonce à Agamemnon que la
déesse Artémis exige qu' il sacrifie sa fille Iphigénie pour que des vents défavorables
cessent et que la flotte grecque puisse ainsi se rendre à Troie, mais une biche se substitue à
Iphigénie lors de l' immolation209 .
On se retrouve ici devant la même histoire, malS pourtant devant deux mythes
différents: un dieu ordonne à son serviteur de sacrifier ce qu' il a de plus précieux, son
enfant, mais ce dieu sauve l' enfant quand son serviteur se résout finalement à commettre
l' acte funeste. Il y a dans les figures d'Abraham et d' Agamemnon une même richesse de

206 Genèse, 22, 10-13 , Traduction Œcuménique de la Bible, Société Biblique Canadienne, Montréal, 1988, p.
43 .
207 « ArAMEMNDN.- 'Eyw Tâ T' OlTpa avvETaç Elf-lL Ta f-li],
cpLAciJ T ' Èf-laVTOV TÉKva . f-laLvoi f-lTJV yap av.
L} ELVOÇ D' EX EL f-lOL TavTa ToAf-l~aaL, yvvaL,
DELVciJÇ DE Kat f-li] . TOVTO yâp 7Ipa~ai f-lE DEL. », Euripide, Iphigénie à Aulis, 1255-1258, trad fr. F. Jouan,
Les Belles Lettres-Collection Budé, Paris, 1983.
208 Dans la tradition islamique, et bien que le Coran ne mentionne que le «fils d'Abraham» (Sourate
XXXVII, 102), c' est plutôt Ismaël, le fils d' Abraham et d' Agar, la servante d'Abraham, qui est appelé au
sacrifice puis épargné par Allah. L'épisode du sacrifice du fils d' Abraham est célébré lors de la fête
musulmane de l' Aïd-AI-Adha.
209 Comme dans la plupart des mythes grecs, il existe de nombreuses versions du récit du sacrifice
d' Iphigénie. Mais Iphigénie est épargnée dans la plupart des versions, une biche ou un autre animal se
substituant à elle, rappelant le récit biblique d'Abraham, ou elle est magiquement transportée en Tauride selon
les versions plus fantaisistes. Quoiqu' il en soit, la femme d'Agamemnon, Clytemnestre ne pardonnera jamais
à son mari l' intention de sacrifier sa fil1e, ou son sacrifice actuel, ce qui entraîne ultimement son assassinat.
155

dignité et de courage dans leur résolution, mais Abraham n'est pas Agamemnon, car la
mentalité hébraïque n' est pas la mentalité hellénique, et c' est tout autant dans leurs
similarités que dans leurs différences que se dévoile leur grandeur respective, et celle de
leur vision morale.
Abraham est un personnage de foi avant tout, foi en Yahvé et foi en son peuple à venir.
Abraham est soumis dans l'épisode du sacrifice au un test ultime de cette foi. Il est humble,
mais il est aussi passionné et sa confiance ne défaille pas dans cette tourmente. La
personnalité d'Agamemnon, au contraire, laisse beaucoup plus de place au doute et à
l'orgueil, mais il finit néanmoins par obéir à la divinité, plaçant sa responsabilité envers
l' armée et le peuple grec au-dessus de ses hésitations personnelles. Lorsque l' appelle du
divin survient, appelant au sacrifice de leur enfant, Abraham et Agamemnon acquiescent,
mais le premier répond à l'appel par dévotion, le second selon une néce'ssité qu' il ne peut
éviter.
Isaac est sauvé lorsqu'un bélier est substitué à lui par l'ange du Seigneur. Une biche
prendra la place d'Iphigénie sur l' aute,l sacrificiel. Le dieu accepte la soumission de son
serviteur, mais refuse le sacrifice de l'enfant innocent. La divinité refuse donc une mort
innocente, ce n' est pas son dessein, il cherche plutôt à obtenir le respect et la soumission de
son serviteur, et le force ainsi à un choix moral déchirant. Au cœur de ces récits, on
retrouve un triple conflit, opposant le bien commun, le bien personnel et le commandement
divin.
Comme le fait remarquer Mircea Eliade 21o , Abraham ne doute jamais de la sacralité de
son acte, sa foi l'assure qu'il ne commet pas un crime mais accomplit la volonté divine.
Agamemnon, lui, réalise pleinement qu'il deviendra infanticide par son geste et
Clytemnestre lui rappelle amplement plus tard l'énormité de son acte. Mais Agamemnon
doit s'y résoudre, car c' est la seule issue à la situation, la seule possibilité digne d'être
considérée. Comme la plupart des héros mythologiques, il est en partie impuissant face à
son destin, il lui faut faire ce «qu'il faut faire », fuir ou mentir ou tricher sont des
impossibilités pour lui. L'homme moderne, lui, n' a absolument aucun remords à se défiler,

Voir « Iphigénie », '« Agamemnon» et « Clytemnestre» dans Grimal, P., Dictionnaire de mythologie grecque
et rom aine, Presses Universitaires de France, Paris, 1951.
2 10 Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, tome l, Payot, Parjs, 1976, pp. 187-188.
156

ou même à mettre autrui en danger pour sauver sa peau, et c' est pourquoi les récits de
personnages comme Abraham et Agamemnon le fascinent et l'effraient autant.
Le philosophe et théologien danois S0ren Kierkegaard, comparant les épisodes
sacrificiels d'Abraham et d'Agamemnon, différencie assez radicalement le premier du
second en redéfinissant le concept de foi en tant que « suspension morale téléologique» ':

« Tout autre est le cas d' Abraham. Il a franchi par son acte tout le
stade moral; il y a au-delà un 1:ÉAoç devant lequel il suspend ce stade. Car
je voudrais bien savoir comment on peut ramener son action au général,
et si l' on peut découvrir, entre sa conduite et le général, un rapport
quelconque autre que celui d'avoir franchi le général. Il n' agit pas pour
sauver un peuple, ni pour défendre l' idée de l' État, ni pour apaiser les
dieux irrités.
( ... )
Pourquoi donc Abraham le fait-il? Pour l'amour de Dieu, comme,
d'une manière absolument identique, pour l' amour de lui-même. »211

Pourtant, les deux protagonistes, Abraham et Agamemnon, se rejoignent dans une


décision et un acte irrévocable, ils confirment l'existence de ces actes qui, même après une
période de réflexion ou d'argumentation, ne se négocient pas et ne peuvent pas être
compromis, ils doivent être accomplis, tout simplement. Et si, comme Kierkegaard, 'On peut
faire une distinction de degré entre le héros tragique, dont le geste entraîne les larmes et la
pitié, du héros biblique, qui en dépassant le général en tant qu' individu n' attire sur son
geste qu'une grande stupéfaction, il reste que la motivation éthique est au fond la même
chez tous deux. Une motivation à faire le bien, même si ce bien n' est pas le bien
généralement compris et accepté, ou le bien des lois de la cité. C'est la foi d'Abraham qui
le mène au sacrifice d' Isaac, et, comme l'écrit Kierkegaard, «la foi est un miracle;
cependant, nul n 'en est exclu; car ce en quoi toute la vie humaine trouve son unité, c 'est la
. et 1a fial. est une passIon.
paSSIon, .212»
Cette foi en l' action bonne est donc l'ultime moralité. Une moralité qui n'est plus une
forme d'obéissance mais une forme d' affirmation et un dépassement de soi, pour la divinité
et pour autrui. L' éthique du mythe devient ici le récit d'une révolution morale. Même le
mal apparent peut se transformer en un nouveau bien, plus « réellement» bien peut-on dire.

2 11 Kierkegaard, S., Crainte et tremblement, trad. fr. P.-H. Tisseau, Éditions Montaigne, Paris, 1946, pp. 91-
92.
157

En s' éloignant diamétralement de la loi écrite, la morale mythique devient tragique, donc
effrayante et pénible, mais elle révèle ~n même temps ce qu'il y ad' éternel, et même de
possiblement divin, en l 'homme, et surtout ce qui fait que la vie humaine a un sens. La
morale du mythe est insensible au temps et aux désirs égoïstes des hommes, elle concerne
un ordre inviolable et éternel devant lequél le héros mythique ne peut que s'incliner. Le
commun des mortels lui n ' a pas cette chance, il doit décider pour lui-même de la validité de
ses actes, puis en subir les conséquences.

3. Krishna

« Toute impression d' un sens, quel qu' il soit, réagit en désir ou en


aversion; il faut échapper à l'empire de l'un ou de l'autre; ce sont nos
ennemIS.
Mieux vaut accomplir, fut-ce imparfaitement, son devoir propre que
remplir, même parfaitement, le devoir d' une autre condition; plutôt périr
en persévérant dans son devoir; assumer le devoir d' une autre condition
n' apporte que le malheur. »213

Dans la gigantesque épopée mythique hindouiste du Mahâbhârata, relatant une longue


guerre entre deux factions cousines, on retrouve lors de l'épisode intitulé la Bhagavad-Gîtâ,
un dialogue entre une incarnation du dieu Vishnu, apparaissant sous les traits du cocher
Krishna, et le héros Arjuna, inquiet de devoir combattre et tuer ses cousins à la veille d' une
bataille.
Krishna révèle à Arjurna la nature illusoire du_ monde matériel et redéfinit en
conséquence ce que sont l'action, le devoir et le bonheur. Arjuna proteste, mais en sage
héros mythique finit par accepter et comprendre la leçon. Alors que dans ce mythe la voix
de Krishna résonne haut et fort, dans la quotidienneté l'homme doit faire un grand effort
pour se taire à tout ce qui le sollicite ponctuellement et entendre le monde raconter sa
- sagesse. Alors que la philosophie ou la psychologie tentent de le décortiquer, le mythe
décide lui résolument de rebâtir le monde, . en lui insufflant un sens nouveau, dépassant
parfois le monde sensible. Le mythe nous enseigne que ce n'est pas en y cherchant ce que

Ibid., pp. 105-106.


2 12

213La Bhagavad-Gîtâ, trad. fr. E. Sénart, Les Belles Lettres-Classiques en poche, Paris, 2004, Troisième
lecture: l'action, 34.-35., p. 13.
158

l' on désire y trouver que l' on comprend la réalité, mais en cherchant et en acceptant ce
qu' elle cache d' essentiel aux yeux, qui sont souvent trop curieux et trop furtifs.
Malgré l' imperfection de ses sens, et de ses machines, l' homme est capable de
percevoir l' aspect sensé et ordonné du monde, mais il faut pour cela qu' il renonce aux
évidences premières, aux idées fabriquées trop vites et aux couleurs, aux sons, aux
sensations et aux odeurs qui l' enivrent trop facilement. Alors seulement peut-il entrevoir
derrière un monde d' évidences le monde que Krishna proclame, le monde éthique du
dharma (devoir), qui annonce paix et sagesse au ·prix de l' effort et du détachement. Le
message moral livré dans le héros mythique Arjuna est en ce sens ,très contre intuitif, car
c ' es~ en se taisant et en écoutant qu' il nous parle.

4. Moïse

« Moïse dit à Aaron: "Que t'a fait ce peuple pour que tu amènes sur
-lui un grand péché?" Aaron dit: "Que la colère de mon seigneur ne
s' enflamme pas! Tu sais toi-même que le peuple est dans le malheur. Ils
m' ont dit: "Fais-nous des dieux qui marchent à notre tête, car ce Moïse,
l' homme qui nous a fait monter du pays d' Égypte, nous ne savons pas ce
qu' il lui est arrivé." Je leur ai donc dit: "Qui a de l' or?" Ils l' ont arraché
de leurs oreilles et ils me l' ont donné. Je l' ai jeté au feu et il en est sorti ce
veau." »214
-Exode 32, 21-24

« Moïse était absent,


les fils d' Israël firent, avec leurs parures,
le corps d' un veau mugissant.

Ne voyaient-ils pas
que ce veau ne leur parlait pas
et ne les dirigeait pas ?
Ils l' adoptèrent
et c' est ainsi qu' ils furent injustes.

Lorsqu' ils se reconnurent coupables


et qu' ils s' aperçurent de leur égarement,
ils dirent:
"Oui, si notre Seigneur ne nous fait pas miséricorde,
s' il ne nous,pardonne pas,

214 Exode, 32, 21-24. Traduction Œcuménique de la Bible, op. cit.


159

nous serons au nombre des perdants".

Lorsque Moïse revint vers son peuple,


il dit, courroucé et affligé :
"Combien est exécrable
ce que vous avez fait en mon absence!
Voulez-vous hâter l'ordre de votre Seigneur ?"
Il jeta les Tables
puis il saisit son frère par la tête
en l' attirant à lui.

Aaron dit:
"Ô fils de ma mère!
Le peuple m ' a humilié et ils ont failli me tuer.
Ne fais pas en sorte
que mes ennemis se réjouissent de mon malheur;
ne me laisse pas
en la compagnie de gens prévaricateurs". »215
- Sourate VII, 148-150

L' Exode, le second livre de .la Bible, est le récit de la vie du prophète Moïse, de la fuite
d ' Egypte du peuple israélien, de son errance au désert et de l' alliance que Moïse conclut
avec Yahvé, Dieu d' Israël. C ' est dans l' Exode que Moïse reçoit le décalogue, les dix
commandements de Dieu, dont la portée éthique et l' influence sur la moralité à travers les
siècles sont indéniables.
C' est avec l' Exode biblique, et parallèlement dans les sourates coraniques relatant les
mêmes événements, que commence à s' opérer une nette séparation entre le récit mythique
et le message éthique révélé. Dans son Histoire des croyances et des idées religieuses,
Mircea Eliade souligne ce caractère moral des commandements de Yahvé :

«La coexistence des «attributs» contradictoires, l' irrationalité de


certains de ses actes, distinguent Yahvé de tout "idéal de perfection" à
l' échelle humaine. De ce point de vue, Yahvé ressemble à certaines
divinités de l' hindouisine, à Shiva, par exemple, ou à KalI-Durga. Mais
avec une différence, qui est considérable: ces divinités indiennes se
1

situent au-delà de la morale, et comme leur mode d ' être constitue un


modèle exemplaire, leurs fidèles n' hésitent pas à les imiter. Par contre,
Yahvé accorde la plus grande importance aux principes éthiques, et à la

2 15 Le Coran, Sourate VII, 148-150, in Le Coran, trad. fr. D. Masson, Gallimard, Paris, 1967, tome 1 pp. 201-

202.
160

morale pratique: au mOIns cInq commandements du Décalogue s' y


réfèrent. » 216

Mais la leçon d' éthique du livre biblique de l' Exode, n' est pas contenue que dans les
dix commandements. Les images significatives de la persévérance et de la volonté du
peuple devant le joug du pharaon, de son égarement dans son adoration du veau d' or, et de
sa soumission ultime à la volonté divine à travers l' alliance divine sont aussi toutes
d' importantes leçons morales. L' épisode du veau d' or, en particulier, présente un exemple
frappant de la déchéance qu' entraîne la dissipation .des jugements moraux sur l' ensemble
d' une société.
Un des principaux attraits de l' Exode pour notre propos n' est pas uniquement dans le
récit des péripéties du peuple israélien comme tel, mais se retrouve dans le personnage
même de Moïse, qui est en soi un modèle exemplaire de comportement moral, au même
titre que plusieurs héros vertueux célébrés dans la mythologie grecque 217 • Il représente à
son meilleur l' intégrité, la persévérance, le respect du divin et la générosité cartésienne.
Moïse n'est pas un prophète qui prononce ou qui prédit, il ne fait que rapporter la parole de
Yahvé à son peuple. Mais en contrepartie, Moïse est un homme qui agit résolument, avec
foi et conviction: il tient tête au pharaon d'Égypte et le pousse à laisser partir son peuple
assouvi, il conduit le peuple d'Israël à travers le désert jusqu' à la Terre Promise et il scelle
une Alliance divine. Aaron n' est pas son frère Moïse parce qu'il laisse le peuple perdre de
vue l' horizon moral, il a accepté de compromettre ses convictions éthiques. Moïse, en tant
que héros mythique, n' aurait pas pu accepter cette faiblesse du peuple, et fait d' ailleurs
disparaître immédiatement le veau d'or dès qu' il l' aperçoit, sans aucune inquiétude des
risques que cela représenterait pour lui si le peuple s' insurgeait.
Un comportement humain calqué sur l' agir de Moïse dépasse largement en valeur
éthique le jugement moral d'un simple observateur rigoureux des dix commandements. À
travers le cheminement de Moïse, l'Exode démontre, de façon paradoxale par rapport à
l' image très forte des tablettes des dix commandements, que l'éthique ne se résume pas à
un exercice de légalisation, mais que c' est un travail continuel de maturation, d' écoute,
d' introspection, de questionnement et d' action volontaire. Le récit mythologique biblique

2 16 Eliade, M. , Histoire des croy ances et des idées religieuses, tome l, Payot, Paris, 1976, p.194.
161

n'est pas une argumentation morale malS un exemple qUI demande un effort et une
compréhension personnelle.

5. Jésus-Christ
Dans les récits évangéliques canoniques s'opère une mutation encore plus importante
du récit mythique sur le plan éthique. Dans le Nouveau Testament l'aspect narratif
d' épisodes fabuleux se scinde en deux parties distinctes, d' un côté les récits des miracles de
Jésus-Christ et de l'autre le discours révélé que sont ses paraboles et ses sermons. Les
fonctions d'étonnement et d' éducation du mythe sont toujours présentes dans les Évangiles,
mais elles y sont clairement divisées. Les miracles mènent la raison à 1~ émerveillement, et
donc appellent une attention accrue, tandis que les paraboles et les sermons éduquent et
éveillent aux dimensions affectives et éthiques de la réalité humaine, et situent
métaphysiquement cette réalité par rapport à Dieu le Père.
Cette division des attributs fascinants et éducatifs du mythe retrouve cependant son
unité originelle dans la personne même de Jésus-Christ, qui est à la fois parole et
manifestation active, homme et dieu, message et messager. Le message éthique des
Évangiles est donc souvent déjà inscrit dans le récit narratif des événements de la vie de
Jésus, il est « celui qui fait ce qu' il dit de faire ». L' interprétation et la compréhension du
message évangélique étant ainsi doublement favorisé, par l'enseignement comme par
l' exemple.

Cette mise en évidence du message éthique dans les écrits des religions «révélées»
peut expliquer, du moins en partie, pourquoi les religions monothéismes ont supplanté en
seulement quelques siècles la plupart des religions polythéistes, dont le message éthique est
dissimulé à travers les mythes de façon plus abstraite et ambiguë. Reste que l'interprétation
mythique est toujours une entreprise comportant un certain danger, celui de dénaturer le
mythe en y accolant une intention ou une interprétation trop définitive. C'est peut-être
pourquoi les explications très précises et très complètes du message évangélique, de style

217 Sans prétendre nullement à une analogie rigoureuse, on peut penser ici au Nestor d'Homère ou au vieux

Thésée (de Œdipe à Co]one) de Sophocle.


162

scolastique, sont éventuellement tombées dans une' certaine désuétude depuis le siècle
dernier.

6. Les contes
Cousin du mythe, et semblant parfois avoir des sources tout aussi archaïques, le conte
est lui-même souvent un récit touchant à l'éthique. Malgré les différences entre conte et
mythe, que le psychanalyste Bruno Bettelheim définit par l'optimisme du premier en
opposition au pessimisme du second218 , le conte un récit de l'âme pour l'âme. Il raconte
l'histoire èternelle d' individus parvenant à s' individualiser par la socialisation (pour
reprendre une expression chère à Jürgen Habermas dans l'anthropologie sous-jacente à sa
pensée « post-métaphysique »2 19).

Le conte, comme le mythe, rappelle à l'homme ce qu' il a oublié, ce qu' il a perdu, ce


qu' il à négligé et ce qu' il se refuse à considérer. Le conte explique, avec des mots que
même les enfants comprennent, ce que tous les systèmes philosophiques, psychologiques
ou anthropologiques n' ont jamais su complètement maîtriser, c' est-à-dire ce qu' il y a à la
fois de chthonien et de céleste dans l' aventure humaine, et qui n' apparaît ni sous le
microscope ni lors de la dissection d'un cadavre.

Suivant Bettelheim, le psychanalyste des contes des fées, examinons un conte des
frères Grimm, « la gardeuse d'oie », et comment celui-ci montre une intention éthique:
Trompée par sa servante, qui s'approprie son identité alors qu'elle allait rencontrer son
fiancé, une jeune princesse se voit réduite au rôle de gardeuse d' oies. La servante la force à
promettre de ne rien révéler à personne à la cour, ni aux parents de son fiancé, un prince
étranger ...

« Alors il y eut un coup de vent qui emporta le chapeau du petit


Conrad, en sorte qu' il dut courir longtemps, et la jeune fille continua
tranquillement de peigner et de natter ses cheveux, tandis que le vieux roi
l' observait. Après quoi, il rentra sans que personne ne l'ait vu et le soir,
quand la gardeuse d' oies fut au logis, il la prit à part et lui demanda
pourquoi elle se conduisait de la sorte. "Je n'ai pas le droit de vous le dire

2 18 B. Bettelheim, Psy chanalyse des contes de fées , trad. fr. T. Carlier, Robert Laffont, Paris; 1976, « Conte de

f ées contre mythe », pp. 57-66.


219 J. Habermas, La p ensée p ostmétaphysique, trad. fr. R. Rochlitz, Armand Colin, Paris, 1993.
163

et je ne peux pas non plus confier ma peine à qui que ce soit, j 'en ai fait le
serment à la face du ciel parce qu' autrement j ' aurais perdu la vie." Il
insista et ne la laissa pas en repos, mais il ne put pas lui tirer un mot de
plus. » 220

Heureusement, le vieux roi père du prince découvre la vérité par lui-même, marie la
gardeuse d'oies à son fils le prince et punit l' usurpatrice par le supplice même que celle-ci
proposait pour la princesse: elle est enfermée nue dans un tonneau garni de clous pointus et
", par d eux ch evaux Jusqu
trainee . , a' ce que mort s , enSUIve
. 221 .

Voici comment Bettelheim analyse ce conte:

« L'héroïne, en s'affirmant, aborde le grand tournant de sa vie. Alors


qu' elle n'avait pas osé s' opposer à la servante qui l'avilissait, elle a fini
par apprendre ce qu' il fallait dire pour atteindre son autonomie. Cela est
confirmé par le fait qu' elle refuse de se parjurer, bien que sa promesse ait
été arrachée de force. Elle sait maintenant qu'elle n'aurait jamais dû faire
cette promesse, mais elle s'estime obligée de la tenir. ( ... ) La gardeuse
d' oies, elle, a appris qu'il est beaucoup plus difficile d'être vraiment soi-
même, mais que ce n' est que grâce à cela qu'elle gagnera sa véritable
autonomie et changera le cours de son destin. »222

C' est donc une quête d' autonomie, physique et surtout psychologique, de l'individu qui
est ici en jeu. Pourquoi vouloir rechercher cette autonomie? Qu'il y a-t-il à y gagner?
C'est la question de la maturité morale qui est discutée par ce conte, qui proclame que ce
qui différencie ultimement l'enfant de l' adulte est la profondeur de son souci éthique
lorsqu' il parvient à la maturité. La gardeuse d'oies, en gardant sa promesse et en refusant
de se parjurer malgré les conséquences et surtout malgré les injustices dont elle a été la
victime, découvr~ et assume ainsi son sens moral, ce qui lui permettra d'accéder à l' âge
adulte. Garder sa promesse, comme le souligne Ricoeur223 , est le début de l'éthique.
La sagesse du conte, comme celle du mythe, est capable d'émouvoir, mais aussi de
faire réfléchir car elle est réflexion de la conscience de soi et du monde. Ce qui est
déterminant pour l' éthique dans le mythe ne se donne pas comme loi ou comme dogme
figé, .il doit être sciemment et continuellement retrouvé et dégagé. De même qu'un

220 Grimm, J. et Grimm, W. , Contes, trad. fr. M. Robert, Gallimard, Paris, 1976, p. 233.
22 1Comme le prétend Bettelheim dans son ouvrage, on constate bien ici que la fin des contes est toujours très
optimiste et positive par rapport aux horreurs des récits mythologiques ...
222 B. Bettelheim, Psy chanalyse des contes de f ées, op. cit. , p. 220.
164

jugement d' ordre moral n ' est pas la consultation d' une norme à SUIvre, malS une
responsabilité à assumer et un effort à fournir, la sagesse éthique ne se situe pas au niveau '
des formulations et des régulations, mais au niveau de l' habileté à retrouver l' essentiel à
travers le contingent et la diversité. Et surtout à ne pas cesser cette quête dès que l' on croit,
toujours à tort, avoir définitivement trouvé et finalisé la moralité. La recherche de sens
moral est tout aussi inépuisable que le mythe ou le conte lui-même.
Mais pour entendre l' appel éthique des mythes et des contes, encore faut-il que ceux -ci
subsistent, encore faut-il que l' on raconte et que l' on célèbre les mythes, comme le rappelle
Ricoeur:

« Rien donc n' exclut que la métamorphose de l' intrigue rencontre


quelque part une borne au-delà de laquelle on ne peut plus reconnaître le
principe formel de configuration temporelle qui fait de l' histoire racontée
une histoire une et complète. Et pourtant . .. Et pourtant. Peut-être faut-il ,
malgré tout, faire confiance à la demande de concordance qui structure
aujourd'hui encore l' attente des lecteurs et croire que de nouvelles formes
narratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont déjà en train de
naître, qui attesteront que la fonction narrative peut se métamorphoser,
mais non pas mourir. Car nous n' avons aucune idée de ce que serait une
culture ou' l' on ne sauraIt . ·file raconter. »224
. p1us ce que slgnl

c) Pertinence des rites liés aux mythes

Le mythe engendre le rite. Cela est vrai autant des mythes préhistoriques que des
mythes au cœur des religions contemporaines, dans les deux cas le rituel vise le mythe, ce
que rappelle George Gusdorf :

« Le geste, le mot, l' attitude rituelle ne doivent pas être considérés au


détail, comme un automatisme de la piété. Le rite est un phénomène de
premier plan qui s'inscrit sur l'arrière-plan du mythe. Le rite vise le
mythe; on pourrait même dire qu' il a la puissance de le susciter, ou tout
au moins de le réaffirmer. »225

L' historienne des religions Karen Armstrong ajoute:

223 La notion de promesse chez Ricoeur est examinée plus en détail dans la section suivante.
224 Ricoeur, P., Temps et récit li: La configuration dans le récit de fiction, Éditions du Seuil-Points, Paris,
1984, pp. 57-58.
225 Gusdorf, G. , Mythe et métaphysique, Champs-Flammarion, 1983, p. 24.
165

«Nous avons vu que jamais un mythe n'a pu être abordé dans un


cadre purement profane. Il n'est compréhensible que dans un contexte
liturgique qui le dissocie de la vie quotidienne; on doit expérimenter le
fait qu' il appartient à un processus de transformation personnelle. »226

Le rituel qui célèbre un mythe est en même temps une récapitulation de celui-ci,
assurant son ancrage au passé et son importance actuelle pour les célébrants, assurant ainsi
son avenir. Le mythe ne vit complètement qu' à travers le rite. Cependant, si un récit
mythique s'estompe, si ~ son ambiguïté originale disparaît pour laisser place à un dogme
religieux implacable, indiscutable et inébranlable, ' le mythe y perd sa nature et son sens. La
société aussi y perd beaucoup, car elle perd ce qu' il y a de vivant et d'irremplaçable dans le
mythe et ne gagne au change qu'une fausse apparence de certitude avec un dogme figé. Un
dogme qui tente de vivre en autarcie par rapport à son mythe fondateur et qui en oublie ce
qu'il possède de flou et d'imprécis, ne le garde pas vivant, sacré et irrésolu. Un dogme peut
alors devenir le cadavre desséché, encombrant et souvent dangereux, du mythe dont il est
issu. Une religion, ce qui conjugue socialement et culturellement des mythes, des rites et
, des dogmes, n'est pas un fait arrêté mais une direction, un sens en devenir, devant sans
cesse se questionner et s'adapter, mais sans jamais perdre de vue son mythe fondateur, avec
ce qu' il apporte de clair, et aussi ce qu'il apporte d'obscur.
Le philosophe Hans Blumenberg reprend le thème de cette différence et de cette
relation dichotomique entre le mythe, qui appelle à la variation dans son déploiement, et le
dogme, qui s'y refuse obstinément, dans son ouvrage La raison du mythe:

«La différence entre une tradition dogmatique et une tradition


mythique, de même qu'entre les actes de réception qui leurs sont associés,
ne tient pas au simple degré de modification de leurs contenus. ( ... ) La
tradition mythique paraît disposée à la variation en vue de manifester la
nature inépuisable de son fond de départ, de même que le thème des
variations musicales est disposé à êtres transformé jusqu'à la limite où il
devient méconnaissable. Pouvoir encore se maintenir dans la variation,
rester reconnaissable, sans insister sur une formule inviolable, se révèle
comme mo de specl,. filque de va1·1d·'
!te.»22 7

226 Armstrong, K. , Une brève histoire des mythes, trad. fr. D. et J.-L. Chevalier,Boréal, Montréal, 2005, p.
139. '
227 Blumenberg, H. , La raison du mythe, trad. fr. S. Dirschauer, Gallimard-nrf, Paris, 2005, pp. 33-34.
166

Une religion qui s' engagerait dans des rites dogmatiques se résumant à faire des gestes
et à prononcer des paroles simplement parce que les ancêtres le faisaient est l'exemple par
excellence d' un mythe fondateur ayant perdu son sens premier. À l' opposé, tant que
l' importance du rite repose sur le message qu' il faut faire soi-même l' effort de comprendre
le mythe et se l' approprier; celui-ci est "vivant", il fait réfléchir sur le monde pour
l' accepter et le continuer. Historiquement, de nombreux réformateurs, dans toutes les
religions, ont fait la promotion d' un retour au message mythique essentiel de leur
confession, se refusant ainsi au conformisme et à l' engourdissement d' une tradition
devenue trop légalisée et dogmatique.
Le mythe est une part essentielle de la démarche religieuse. Si une religion ne comporte
pas de mythologie, elle ne comporte pas de rituels, puisque de trois choses l' une:
1. Soit que le rituel reproduit une histoire et une logique racontée par un mythe, par
exemple le dieu de la moisson ou de la chasse veut être "nourri" d' un sacrifice pour ensuite
être" bienveillant envers ses adorateurs lors de leur propre quête de nourriture. Autre
exemple, la mort est une perspective résolument effrayante, mais pourquoi cette frayeur
serait-elle calmée en enterrant rituellement les morts de telle ou telle façon, pour les apaiser
ou leur assurer un bonheur post-mortem, si cela ne reposait pas sur le récit d' un mythe
racont~nt le passage de la vie à la mort ?
2. Soit que le rituel est insensé puisqu' il ne repose pas sur une trame significative et
qu' il ne raconte rien. Qu' un rite soit une "simple reconnaissance envers une puissance
abstraite, dénuée de tous attributs, de toute intelligence, d,e toute histoire et de toute
intention à l'égard des hommes est simplement absurde. Car à quoi bon faire un rituel si
cela n ' a aucune intention ni aucun destinataire pouvant possiblement en prendre conscience
ou y répondre d' une quelconque façon.
3. Reste finalement l'hypothèse que le culte est une activité purement instinctive, au
même titre que fuir le danger ou que chercher la nourriture. Mais dans ce cas, qu' est-ce qui
expliquerait la nature même de la gestuelle impliquée? À moins de recourir à des
explications ambiguës expliquant le surgissement des comportements religieux directement
de l' inconscient et ne pouvant subir aucun examen ni censure par la conscience, cette
hypothèse est aussi à rej eter.
167

Une religion non-mythologique devrait donc être non-rituelle. Que resterait-il donc
d'une telle religion? Guère plus qu'un simple « dictionnaire» reliant les forces et les objets
naturels à divers noms divins. Ce la représenterait un totémisme tellement primaire qu'il
n' atteindrait probablement même pas la représentation des totems sous forme d' oeuvres
d' art, car la représentation matérielle de totems exigerait des caractérisations et des
justifications qui · seraient du domaine d'une mythologie, d'une histoire quelconque
décrivant les divinités. Si une croyance religieuse n' est pas basée sur un mythe, sur cette
«explication fausse pour rendre compte du vrai », alors d'où vient-elle sinon d' une
révélation directe de la divinité, d'une expérience directe avec l' ordre supérieur qui régit la
réalité. Mais cette révélation. elle-même, si elle se produit réellement auprès du prophète,
comment peut-elle se propager sinon par un récit appelé à devenir mythique?
Cela dit, comme le souligne Ernst Cassirer, toute religion doit éventuellement pouvoir
se distancier de son mythe fondateur et prendre conscience de son aspect essentiellement
symbolique :

« Toute religion, dans son évolution, se voit conduite jusqu'à un point


où elle doit subir cette "crise" et s' arracher à son fondement mythique.
Mais les modalités de cette rupture diffèrent selon les religions, et c' est
même à ce point qu'elles révèlent leur nature historique et spirituelle
spécifique. Il apparaît toujours à cette occasion que la religion; en
adoptant une nouvelle attitude par rapport à l'univers imaginaire du
mythe, adopte également une attitude nouvelle face à l'ensemble du réel,
à la totalité de l'existence empirique. »228

Ce passage du fait religieux au-delà de la représentation mythique prImaIre est


périlleux, car c'est l'élément sacré du mythe qui est en jeu, qui est menacé en même temps
qu' il ne peut plus s'épanouir sans être transformé. Sauver le sacré mythique en le
revitalisant sans le perdre, voilà l'objectif de la démarche religieuse communautaire autant
qu' individuelle.

22 8 Cassirer, E., La philosophie des formes symboliques 2. La pensée mythique, trad. fr. 1. Lacoste, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 280.
168

Comme l' écrit Rudolph Otto dans son ouvrage Le Sacré, ce qui rejoint le sacré est
« numineux »229, et comme le mythe rejoint toujours le sacré, il est lui aussi toujours
numlneux:

« L'élément dont nous parlons et dont nous essayons de donner


quelques connaissances en le faisant pressentir apparaît comme un
principe vivant dans toutes les religions. Il en constitue la partie la plus
intime et, sans lui, elles ne seraient plus des formes de la religion. ( ... ) Il
convient donc de trouver un nom pour cet élément pris isolément. Ce nom
en fixera le caractère particulier, il permettra en plus d'en saisir et d' en
indiquer aussi, éventuellement, les formes inférieures ou les phases de
développement. Je forme pour cela le mot: le numineux. Si lumen a pu
,
servIr a .lormer 1
. , .C' ·
umlneux, de numen, on peut .lonner
.C' •
numzneux.» 230
,

L' aspect numineux, donc divin, du mythe est ce qui le différencie d' un autre récit et lui
confère une pertinence éthique, et éventuellement religieuse, pour l'homme. Cela
indistinctement de la phénoménalité ou de la non-phénoménalité d'une essence divine
comme telle, car contrairement à la possibilité d'une transcendance divine, l'existence du
sacré et ' du récit mythologique est absolument indéniable, du moins au point de vue
psychologique, sociologique et historique. La pensée mythique et la religion sont des
réalités concrètes et incontournables, même dans une perspective athée. On ne peut nier le
mythe et le sacré, on ne peut que les ignorer, ce qui pourrait être un oubli lourd de
conséquences pour l' éthique, mais aussi pour la philosophie et la psychologie.

4. Le dépassement de l'ego comme hypothèse morale inspirée du mythe

Il est maintenant possible de tenter une hypothèse pour justifier la motivation du souci
éthique chez l'homme grâce à une interprétation du message moral tiré des mythes 231 . Une

229 Le terme « numineux » est réutiliser à maintes reprises par C.G. Jung, notamment dans Psy chologie et
Alchimie, trad. fr. H. Pemet et R. Cahen, Paris, Buchet-Chastel, 1970, pp. 239, 256 et 599, et dans Types
psychologiques, trad. fr. Y. Le Lay, Georg, Genève, 1986, p. 162.
23 0 Otto, R. , Le sacré, trad. fr.A. Jundt, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2001 , pp. 26-27. Le latin
« numen » : 1. Signe de la tête, 2. Volonté, assentiment, 3. Volonté- ou puissance, par extension divinité, et 4.
Révélation surnaturelle, présage (Lebaigue, Belin, Paris, 1925).
23 ] Visant une continuité avec les défmitions données au Chapitre l, il est intéressant de constater que la

motivation mythique du souci éthique chez l' homme vise à la fois son bien-être personnel, sa compréhension,
169

telle hypothèse est condamnée à demeurer approximative èt limitée, car on ne peut tirer de
conclusions inorales rigoureuses et définitives à partir d'un mythe. La morale mythique
n' est pas démontrable logiquement ou expérimentable scientifiquement, et encore moins
retrouvable historiquement, surtout depuis les démonstrations cinglantes de Karl Popper sur
la faiblesse des argumentions historicistes232 .
Comme tout message tiré du mythe, notre hypothèse est une interprétation, sujette à
caution et non définitive. Comme la plupart des messages tirés de mythes, cette hypothèse
est anthropocentrique et elle est donatrice de sens, elle tente de révéler l' ordre régnant au
cœur du chaos du monde et de la vie humaine.
L'hypothèse éthique, tirée de différents récits mythologiques, sur laquelle nous nous
pencherons est la suivante: le conseil moral raconté par le mythe est celui du dépassement
v

de l 'ego, à l 'image des actions du héros mythique que la volonté désire imiter.
Ainsi, selon le mythe, la motivation du souci éthique serait que le soi désire faire
l' effort d' aller vers l' altérité pour le reconnaître et le comprendre afin de se reconnaître et
de se comprendre lui-même. Cette compr~hension l' inciterait à décentrer l' objectif de ses
actions de soi vers l' altérité, vers autrui et vers le monde, pour ainsi se réaliser pleinement
et atteindre une satisfaction consciente que la volonté est orientée dans le bon sens, le beau
sens, le sens du bien, qui est le sens héroïque de-son existence.
Cette leçon éthique du mythe est une réalisation que la croissance et le bonheur de
l' individu segagnè essentiellement au-delà de son horizon , personnel, à travers la
connaissance, le respect et l' aide à la collectivité en général et à l' autre en particulier, et,
qu' au contraire, le mépris, l' indifférence ou la violence gratuite envers autrui n' entraînent
que désolation et frustration. Le dépassement de l'ego est la réa~isation que le contentement
des désirs personnels n'est jamais aussi satisfaisant que l' action visant le respect des désirs
' d' autrui, son bien-être et l'équilibre du monde. Équilibre cosmique que seul le héros
mythique semble capable d'atteindre, et toujours seulement temporairement, dans les récits
mythiques. Le souci éthique serait donc cette espérance de la volonté d' atteindre, par
l' imitation des gestes héroïques, cet équilibre, sréphémère soit-il.

son auto-justification et sa perpétuation. Le souci éthique étant simultanément quelque chose d' immédiat, car
toujoms présent au cœur de l' action, et un projet dans le temps relevant à la fois de ce que l' homme sait de
lui-même et de ce qu ' il veut devenir.
232 Popper, K. , The Poverty of Historicism, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002 .
170

Le message moral du mythe est donc principalement inspiré de l' éthos du héros
mythologique. Héros dont l' acte héroïque n' est possible que lorsque que son propre ego est
en équilibre entre la raison et l' émotion, entre la confiance en soi et la conscience de ses
limites, entre la connaissance de soi et la connaissance du monde, entre la pitié et la
prudence .envers les autres. Le dépassement de l' ego tel que présenté dans le mythe n' a pas
que le sens restreint d' abnégation ou de sacrifice de soi, mais incorpore aussi l' idée, ou
l' idéal, que ce n' est qu' en cherchant et en agissant hors de soi, hors de son intérêt privé, que
·l' on peut se comprendre et se réaliser soi-même. C' est cette réalisation de soi qu' accomplit
le héros dans les récits mythologiques.
Les exemples mythiques de héros dépassant leur ego, que sont Antigone, Abraham,
Arjuna, Agamemnon, Brynhild ou Moïse, répondent tous en effet à un appel éthique qui
contrarie leurs propres intérêts égoïstes. Ils tiennent pourtant leur promesse morale, c' est en
même leur principale particularité, ce qui les distingue de leurs contemporains et ce les rend
fascinants et mythiques, encore pour nous aujourd' hui qui voulons toujours mieux les
connaître pour pouvoir mieux les imiter.
Antigone n ' écoute pas l' appel à la retenue d' Ismène ou la légalité de Créon, qui ont
pourtant tous deux le bien-être d' Antigone à cœur. Elle se doit de se nuire pour être fidèle à
elle-même, pour être réellement elle-même, pour répondre vraiment à sa voix morale
intérieure. Abraham et Agamemnon, les meneurs de leur peuple, se résolvent au sacrifice
ultime, celui de leur propre enfant, à la suite de l' appel divin. Comment la notion de devoir,
et d' obéissance, peut-il en exiger autant? Parce que le bien et l' ordre de tous sont en jeu.
Arjuna hésite à se lancer dans un acte de guerre fratricide, mais finit par s'y conformer sous
les conseils de Krishna, au prix d' une révision radicale de sa vision du monde, c~r s' y
refuser serait un refus de la réalité. La valkyrie Brynhild encourt la terrible punition d' Odin
pour lui avoir désobéi, afin de sauver son demi-frère Agnar, car c' est la bonne chose à
faire 233 . Moïse fait sortir les Israéliens d' Égypte, mais ceux-ci se rebellent contre Yahvé et

233La figure mythique scandinave et germanique de la valkyrie Brynhild, qu ' il est tentant de confondre avec
la vision romantique et généreuse (au sens cartésien) qu' en fait Richard Wagner dans sa tétralogie du Ring,
accomplit bien dans les récits eddiques un authentique sacrifice d' elle-même, de dépassement de l' ego,
comme en témoigne Le chant de Sigurdrifa (nom « masculin» de Brynhild) de l'Edda poétique:
«L 'autre s 'appelait Agnar, frère d 'Auda, et personne ne voulait le protéger. Sigurdrifa tua
Hialmgunnar dans le combat; mais pour la punir, Odin la piqua de .l 'épine du sommeil et décida qu 'à partir
de ce moment elle ne remporterait p lus de victoire dans les combats et qu 'elle se marierait. » (La saga des
Nibelungen dans les Eddas et dans le nord scandinave, trad. fr. E. De Laveleye, Flammarion, Paris 1879 pp.
171

son frère Aaron se met à douter de lui. Malgré cela Moïse persévère, au-delà de son intérêt
personnel, répondant ainsi à l'appel de l'éthique, et réalise sa promesse de libérer son
peuple.
Pourquoi ces histoires sont-elles si passionnantes et si dérangeantes? Pourquoi les
héros mythiques nous fascinent-ils au point que nous voulions les imiter, dans les limites de
nos forces et de notre volonté? Parce qu'elles révèlent ce qui dépasse la raison seule, ce qui
appartient au-domaine des émotions, des convictions et de la foi , ce qui est du domaine
irrationnel et anthropocentrique de l'éthique dans le mythe.
On peut retrouver dans la philosophie récente des idées s'apparentant à celle du
dépassement de l' ego, et il est pertinent de rappeler ici certaines facettes de la pensée de
trois acteurs maj eurs de la scène philosophique « récente ».
Comme premier témoin pour défendre la thèse éthique du dépassement de l' ego, on
appellera le philosophe du XXe siècle que l' on peut probablement le moins qualifier de
« philosophe de la mythologie» 234. Et même si le principal intéressé verrait probablement
d'un bien mauvais œil un tel rapprochement, l' appel éthique du mythe est un proche cousin
de « l'appel de la conscience morale» de Heidegger235 . C' est un appel adressé de soi à soi-
même, en ce sens qu' il parle silencieusement, qu' il n'est pas explicite, qu' il est voilé, qu'il
n'a pas de contenu positif, mais qu'il est pourtant impératif. Parallèlement, l'appel éthique
du mythe se fait tout aussi pressant en étant tout aussi fuyant. Dans les deux cas une
constante demeure, le souci éthique exige un effort de soi pour sortir de soi, pour dépasser
l'ego de la conscience. C'est cet appel de la conscience morale, cette « petite voix de la

214-215.) Cet épisode est repris sous une forme légèrement modifié par Wagner à la fin du deuxième acte de
son opéra Die Walküre, créé à la Cour de Munich en 1870.
234 Cela dit, dans une note de bas de page célèbre de Être et temps, Heidegger voit d'un bon œil, mais avec un
certain scepticisme, la démarche de Ernst Cassirer dans le tome 2 de sa Philosophie des formes symboliques
sur la pensée mythique: « Récemment E. Cassirer a pris le Dasein mythique pour thème d 'une interprétation
, philosophique, (. ..) Grâce à cette recherche l 'investigation ethnologique dispose de moyens pour élargir ses
perspectives. Du point de vue de la problématique philosophique, reste à se demander si les soubassements
qu 'admet l 'interprétation sont d 'une limpidité suffisante, si en particulier l 'architectonique de la Critique de
la raison pure de Kant et son contenu systématique peut même offrir de possibles grandes lignes pour une
telle tâche ou s 'il n y a pas besoin ici de repartir sur des bases neuves et plus originales. Cassirer voit lui-
même la possibilité d 'une telle tâche, comme le montre la note de la page 16 sq. où il renvoie aux horizons
phénoménologiques découverts par Husserl. », Heidegger, M. , Être et temps, trad. ' fr. F. Vezin, Gallimard,
Paris, 1986, p. 84n.
235 Heidegger, M. , Être et temps, trad. fr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1986, § 54-60, pp. 323-360. « Et si le

Dasein se retrouvant aufond de son étrangeté était celui qui lance l'appel de la conscience morale? )), Ibid.,
§ 57, p. 333.
172

conscience », qui nous dit d'aimer le mythe, de l'imiter lorsqu'il parle d'un ton admiratif et
de s'en instruire lorsqu'il parle d' un ton préventif.
L'aspect d' intériorité de la tournure heideggérienne de l'éthique et l' aspect
d'extériorité de l'éthique tirée du mythe ne sont que les deux revers d' une même pièce,
d'une même réalité morale. C'est ce que semble confirmer, entre autres, la psychologie
analytique, où le mythe externe et le rêve intime se confondent, ou encore la méthode
herméneutique, où l'accroissement interne de soi-même ne s' effectue qu' à travers
l' interprétation d' un récit externe.
Notre deuxième témoin, Emmanuel Levinas, fonde l'éthique ontologiquement,
possiblement en réaction directe à la subordination à l' être, à la vérité et à la liberté (qui
n' est pas le libre-arbitre car c'est la « liberté qui tient l'homme ») face auxquels Heidegger
(dé)lai~se l' éthique 236 . Levinas fait de l'éthique un langage primordial selon une grammaire
des visages, une grammaire de la bonté envers autrui et de réponse à son appel :

« L' être qui s'exprime s' impose, mais précisément en en appelant à


moi de sa misère et de sa nudité - de sa faim - sans que je puisse être
sourd à son appel. De sorte que, dans l'expression, l'être qui s'impose ne
limite pas mais promeut ma liberté, en suscitant ma bonté. ( ... )
Ce lien entre l'expression et la responsabilité - cette condition ou
cette essence éthique du langage - cette fonction du langage antérieure à
tout dévoilement de l' être et à sa splendeur froide permettent de soustraire
le langage à sa sujétion à l'égard d'une pensée préexistante et dont il
n' aurait que la servile fonction de traduire au-dehors ou d'universaliser
les mouvements intérieurs. »237

L'éthique dérivé~ du mythe n'est pas autre chose qu'un constat similaire à celui de
Levinas. L'éthique mythique n'est pas une recommandation morale concernant les relations
harmonieuses entre soi et autrui, l'éthique mythique est celle d'un dépassement de soi et
donc d' une ouverture nécessairement bienveillante sur le monde et sur autrui pour y trouver
le sens de son existence, sens n'apparaissant pas dans le repli égoïste.

236 « Le primat de l 'ontologie heideggerienne ne repose pas sur le truisme: « pour connaître l 'étant, il faut
avoir compris l 'être de l 'étant ». Affirmer la priorité de l 'être par rapport à l'étant, c 'est déjà se prononcer
sur l 'essence de la philosophie, subordonner la relation avec quelqu'un qui est un étant (la relation éthique)
à une relation avec l 'être de l'étant qui, impersonnel, permet la saisie, la domination de l 'étant (à une relation
de savoir), subordonne la justice à la liberté. »), Levinas, E., Totalité et infini, Kluwer Academic-Le livre de
poche, Paris, p. 36.
237 Ibid., p.219.
173

Le mythe décrit la création du monde, le déroulement des guerres et l' ignominie de


l ' homme, et parfois de ses dieux, mais ce qui caractérise le plus pertinemment, ce qui
étonne le plus dans ,les figures mythiques, qu' elles soient humaines, héroïques ou divines,
et ce qui unit plus spécifiquement tous les mythes fondateurs du domaine religieux, c' est la
fascinante éthique de l'appel de l'autre comme fondateur de soi-niême. Cet autre devant
être situé avant soi pour définir le soi, pour placer le soi en quelque part dans la réalité. Le
mythe est ainsi plus qu' un miroir de soi-même, c' est un forme d' écoute de l' appel de
l' autre.
Paul Ricoeur, notre troisième témoin, est en quelque sorte le fondateur d' une éthique en
appelant à « l'identité narrative» qui définit et qui qualifie le vécu humain agissant (et
souffrant ajoute-t-il souvent). Pour Ricoeur, c'est par la notion de promesse que se
conjugue le corps propre qui est mien avec la temporalité du récit qui fait de l' histoire de
ma vie ma propre identité, révélant ainsi une clef de l' éthique:

« Promettre, en effet, c'est non seulement promettre que je ferai


quelque chose, mais que je tiendrai ma promesse. Ainsi, tenir parole, c' est
faire que l'initiative ait une suite, que l'initiative inaugure vraiment un
nouveau cours des choses, bref que le présent ne soit pas seulement une
incidence, mais le commencement d'une continuation.,
( ... )
La promesse, disions-nous, engage formellement parce qu' elle place
le locuteur sous l'obligation de faire; une dimension éthique est ainsi
c:' , a
conleree '1 a conSI.dera
' t·Ion du presen.
' t »23 8

Ce thème si important éthiquement de la promesse, et de l'impossibilité morale de ne


pas tenir sa promesse, est souvent au cœur des récits mythiques. Promesses des dieux aux
hommes, promesses des héros à leur patrie, promesses des figures mythiques comme
moteur des -péripéties et des conflits et enfin et surtout, serments inviolables, serments
inscrits sur la lance de Wotan, serment de Yahvé de mener Israël à la Terre Promise,
serment de Jésus-Christ de ressusciter et de revenir sur Terre. La promesse mythique est
une promesse qui ne peut jamais reculer, se récuser ou se renier. L'ingrédient éthique de la
promesse est un dépassement de son propre ego et de ses propres désirs, et il se retrouve
sous sa forme la plus brute, la plus instinctive et aussi sa forme la plus pure, la plus
réfléchie da~s le mythe. La promesse et le serment dans le mythe sont en fait le modèle de
174

toutes les promesses et de tous les serments de la réalité, à cette différence près qu' ils ne
sont jamais brisés, à défaut d'engendrer des cataclysmes et des malheurs irrémédiables.

Reste maintenant à intégrer cette éthique mythique d' aller au-delà de son ego aux
pensées, aux sentiments et aux actes de la vie humaine quotidienne. Ce transfert du
message mythique à la conscience ordinaire est l'affaire de tous et chacun, nul ne peut s'y
soustraire ou s' y substituer. L' éthique du mythe, comme l' éthique tout court, est la
réalisation sociale d' une démarche personnelle, et si l' acte moral s' accomplit presque
obligatoirement dans un partage des interprétations, des intuitions et des convictions, il ne
se réalise qu' individuellement, chacun ayant à faire vivre le souci éthique en agissant lui-
même. La loi morale est non-écrite, elle ne se réalise que dans l' activité de l'homme, par lui
et au-delà 'de lui, pour autrui et pour le monde. Le mythe narre la loi morale sans la fixer et
sans la sous-estimer. C' est parce que le mythe n' appartient pas à un seul homme ou à un
seul auteur qu' il appartient à tous, qu' il est l' affaire dont tous doivent se préoccuper
personnellement.
L' éthique, fondée sur la logique de la causalité et sur l'expérience personnelle et
collective, en vient donc à n'être plus vraiment fondée de la même façon par l' éthique
mythique du « dépassement de l' ego », mais à être motivée par cette éthique venue du
mythe. C'est parce que l'homme s' y reconnaît et s'y identifie, pour des raisons que la
raison seule peine à établir, que l~s récits héroïques sont si importants pour l'éthique. En
retrouvant quelque chose dans le mythe qui l'étonne, l' effraie, le séduit et le convainc,
l'homme est amené à se former des convictions que le mythe lui-même ne fonde pas sur la
raison ou la démonstration. Le mythe motive l'être humain à rechercher l' éthique, à
déplacer son point de mire de lui-même vers autrui et vers le monde et par le fait même
transforme radicalement la façon qu'a l'homme d'entrer en relation avec l'altérité qui
l' entoure.

a) L'affirmation de soi et le dépassement de l'ego

Vouloir dépasser son ego n'est pas une négation de SOl. Au contraire, c' est
l' affirmation que la conscience n' est pas entièrement ce qu' elle, désire être sans une réelle

23 8 Ricoeur, P. Temps et récit Ill : Le temps raconté, Éditions du Seuil-Points, Paris, 1985, pp. 419 et 421.
175

ouverture à l' autre et au monde. Affirmer son individualité, faire sa marque et apporter son
éclairage sur le monde consistent premièrement à ne pas se fermer à lui et à ne pas se .
replier sur soi-même, en se projetant vers l'altérité. Ce dépassement de l'ego opère dans
une dimension communicationnelle, de relation aux autres, sinon ce n'est qu'une forme
d'égotisme bavard qui se présenterait comme une « fausse modestie» feignant le dialogue.
Concrètement, qu' est-ce que le dépassement de l' ego? Rien de radicalement nouveau.
C' est la reconnaissance dans ses paroles et ses gestes de la présence et des aspirations des
autres comme ayant un rôle essentiel dans la compréhension et l' acceptation de soi -même
dans le monde. Si on tient à une définition plus formelle, il s' agit d'élever d'un cran le
niveau éthique contenu dans le premier article de la déclaration universelle des droits de
l'homme de 1948, en mettant une emphase accrue sur la responsabilité (le devoir) de
chacun: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. ils sont
doués de raison et de consci(!nce et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit (le
fraternité. »239 Tous les hommes conscients et raisonnables doivent agir dans un esprit
fraternel, c'est-à-dire en privilégiant par leurs actes et leurs paroles la liberté, la dignité et
les droits de ses pairs, même au dépend de ses propres intérêts lorsque ceux des autres sont
mis en danger.
L' existence du mal et l'existence de la possibilité de faire le mal sont des conséquences
de l'existence de la liberté chez l'homme. S' il était condamné à ne faire que le bien ou à
être incapable d'agir en mal, l'homme ne serait pas libre. C' est pour cela que la
responsabilité et le jugement sont si précieux et pèsent si lourd dans la balance indiquant le
sens moral de la vie personnelle et sociale. Contrairement aux droits humains
fondamentaux, qui se gagnent, s'inscrivent dans les lois et les moeurs et se défendent, la
responsabilité morale personnelle n'est jamais vraiment acquise et est continuellement à
redéfinir, à repenser et à réinventer lors de chaque acte individuel où se joue le sens de la
vie, lors de chaque dilemme éthique et au cours de chaque mésentente entre les hommes.

239 Déclaration des droits de 1'homme sur le site Internet des Nations Unis:
http: //www.un.orglfrench/aboutunldudh.ht~
176

b) L'humilité, la compassion, le couragè, le bonheur: le héros à imiter

La responsabilité éthique de l' homme de dépasser son ego revient à poser comme
synonyme de réu~site personnelle et la réussite de tous les êtres humains 24o . Tous les
hommes ont des droits et des libertés, mais ils ont tous aussi des responsabilités. Assumer
ces responsabilités, en dépit des conséquences fâcheuses que cela peut entraîner pour soi-
même, est ce qui fait du héros mythique ce modèle que l' on voudrait imiter. Le héros qui
refuse de fuir son destin et les épreuves qui l' attendent, ou même la mort, n' est pas
inconscient ou naïf ou irrationnel, il est un modèle de responsabilité.
Dans les mythes héroïques de toutes les traditions, le héros est toujours placé devant un .
choix moral lors de sa quête. Que ce soit Antigone ou Arjuna, le héros en arrive à un point
où la loi de la cité ne peut plus être suivie à la lettre, elle doit être réinventée. Le héros
refuse de se replier sur soi ou de rejeter sur autrui le blâme pour ses épreuves ou ses
malheurs. Il accepte de s' ouvrir authentiquement au monde et aux autres, amis comme
adversaires, et se montre avec intégrité à tous ceux qui habitent la cité et en dictent ses lois.
Les exploits mythiques du héros sont célébrés dans les rites de cette même cité parce
qu' elle qui s' y identifie. Éventuellèment, ces rites inspirent les lois écrites et la boucle
reliant le mythe héroïque à la loi morale est bouclée, jusqu' à l' apparition d' un nouveau
héros et d' une nouvelle révolution morale.
En même temps qu' il aide à les forger, le héros dépasse effectivement les lois écrites de
la cité en ce sens qu'il se constitue en être totalement libre et responsable, n ' ayant à
répondre qu'à lui-même et aux dieux. S' il n' a pas nécessairement dès le départ la sagesse
de reconnaître sa propre ignorance, il sait néanmoins que même s'il ne peut y échapper, son
destin lui appartient en propre. Il sait que ses choix et ses actes sont les siens et il est prêt à
en assumer pleinement les conséquences, quitte à défier les lois pour que celles-ci puissent
se renouveler. Le héros mythique inspire le mimétisme moral tout simplement parce qu'il
représente la responsabilité morale pleine et entière, il est celui « qui fait ce qui doit être
fait ».
Dans le contexte de cette hypothèse éthique tiré des mythes, du dépassement libre et
volontaire de l' ego comme chemin cl' affirmation morale pour l' individu, certains termes

240 «ln the end nobody wins unless everybody wins. » était le slogan du chanteur américain Bruce Springsteen
lors d' une série de concerts en 1985.
177

courants peuvent être conditionnellement redéfinis. Non pour atténuer ou embrouiller leur
sens usuel déjà riche en connotations subjectives et historiques, mais dans le but de définir
plus concrètement la notion de dépassement de l' ego.
Ainsi, l' humilité pourrait être cet effort de la volonté de sortir de soi pour trouver
l' autre sans vouloir le confronter, le convaincre ou le contrôler. La compassion serait
l' effort de la volonté de reconnaître une souffrance qui n' est pas la sienne, mais qui est
« tout comme» sienne, chez l' autre. L' humilité et la compassion formeraient ce que l' on
)
appellerait le courage héroïque, ce courage qui définit le héros mythologique, ou le héros
religieux ou même le héros contemporain, de « celui qui fait que l' on voudrait pouvoir
faire ». Le héros mythique, que ce soit Bouddha ou Moïse, Antigone ou Agamemnon, Jésus
ou Abraham, est donc essentiellement un symbole de motivation éthique, un symbole du
« comment voudrait-on vivre si seulement ... », révélant ainsi, et c'est là la thèse principale
de ce chapitre, un ingrédient éthique inédit par ailleurs, que ce soit dans la logique, dans la
science ou dans l' expérience personnelle et collective. Cet ingrédient éthique, qui explique
pourquoi le courage héroïque est si admirable et si désirable~ motive le souci éthique, qui
est un désir d' imitation du courage héroïque. L' être humain veut du courage, autant dans
les mythes que dans sa vie courante, et la quête de l' éthique serait essentiellement une quête
pour l' obtention de ce courage 241 •
Le courage du héros mythique est assez poche de ce que Descartes appelle la générosité
dans le Traité des passions242 et que Max Scheler, dans une entreprise phénoménologique
voulant dépasser l' intersubjectivité des chairs de Husserl, nomme sympathie, qui est un
« souffrir de la souffrance d' autrui, en tant que d' autrui »243.

Le courage de l ' humilité et de la compassion est une responsabilité envers autrui,


responsabilité qu' Emmanuel Levinas élève au rang ontologique ultime dans Autrement
qu 'être, dépassant même les milieux temporels et spatiaux dans lesquels baigne l' homme:

« La responsabilité pour autrui ne peut pas avoir commencé dans mon


engagement, dans ma décision. La responsabilité illimité où je me trouve

24 1 L' image très caricaturale, mais néanmoins très parlante, du lion poltron en quête de courage dans Le
Magicien d 'Oz de Lyma!1 Frank Baum représenterait ainsi tous les hommes dans leur quête "éthique. (Baum,
L.F. , Le magicien d 'Oz, trad. fr. M. de Pracontal, Gallimard, Paris, 2002.)
242 Descartes, R. , Les passions de l 'âme, 1. Vrin, Paris, 1994, articles CLIII et suivant, pp. 177-179.
243 Scheler, M., Nature et form es de la sy mpathie, trad. fr. M. Lefebvre, Payot, Paris, 2003, p'. 101.
178

vient d' en deçà de ma liberté, d' un "antérieur-à-tout-souvenir" d' un


"ultérieur-à-tout-accomplissement" du non-présent, par excellence du
non-originel, de l'an-archique, d' un en deça ou d' un au-delà de
l' essence. » 244

L' existence prend donc tout son sens dans le courage héroïque et la responsabilité qu' il
impose envers autrui, car ce courage et cette responsabilité dépassent par son importance
imm~diate dans la vie quotidienne les questions de l' origine et de la téléologie, ainsi que les
questions « à quoi bon? » du nihiliste ou « pourquoi? » du sceptique. Pourquoi suis-je?
Comment agir? Quelle est ma destinée? La réponse que donne le courage de l ' humilité et
de la compassion, qui est la responsabilité du héros mythique envers autrui, fait pâlir, pour
reprendre une expression de Levinas, « l' arrière-monde» de la métaphysique.
Dans un tel contexte, le bonheur est le fruit d' une conscience courageuse sachant agir
dans le monde. Le bonheur est simplement la réalisation que la vie avec autrui est sensée.
Et l' amour est le partage de ce bonheur avec l' autre, en tant qu' effort délibéré dé
d' ouverture et de communication'. L' amour est une donation à l' autre qui est un gain pour
soi, en même temps qu' un regain commun du sens de la vie.
Si le bonheur vraiment extatique de la conscience, au contact du sens de la vie, est de
par sa nature fugace, sa récurrence ou même son seul souvenir suffit à induire une
confiance permanente de la conscience envers le monde et l'altérité. C' est probablement ce
que certains ont pu appeler la foi, foi en un Dieu, foi en la Nature, foi en l' Homme ou foi en
l' existence elle-même. La foi est à la fois l' assurance et l' espoir de l' existence de sens.
Pierre Hadot, d~ns sa série de dialogues autobiographiques La Philosophie comme manière
de vivre, évoque, empruntant l'expression à Romain Rolland, d' un «sentiment
océanique », sentiment donateur de sens qu' il a éprouvé à l'adolescence et qui a changé sa
façon de voir le monde 245 . Le mythe est lui aussi éminemment donateurs de sens, c' est
pourquoi son lien avec la foi est si fort et si déterminant.
À l' inverse de la foi, le désespoir est la conviction, ou l' intuition ou la suspicion, d'un
monde insensé dans lequel se meut un soi dépassé par l' impossibilité de se reconnaître dans
l' altérité et devenant lui-même une chose indifférente, insensible et incompréhensible pour

244 Levinas, E. , Autrement qu 'être ou au-delà de l 'essence, Kluwer Academic-Le livre de poche, Paris, 1978,
p.24.
245 Hadot, P., La Philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, Paris, 200 1, pp. 22-25.
179

lui-même. Cette aliénation de soi pour soi-même qu' est le désespoir ne peut être évacué
que par des actes de courage héroïque qui est, on l' a dit, fait d' humilité et de compassion.
De même que le désespoir s' oppose à la foi au niveau du sens, la haine s' oppose à
l' amour. La haine est la recherche d' un bonheur privé et privatif à travers le projet d' un
rejet de l'humilité, ce qui est symptomatique d' un égoïsme froid et veule, et d' un rejet de la
compassion, ce qui mène à l' indifférence et à la violence d' un soi agonisant lentement mais
sûrement.

c) Référence au dépassement de l'ego dans les textes religieux et spirituels

À ce stade de notre enquête sur le souci éthique, une exploration sommaire des récits
mythiques sacrés et des commentaires sur l' éthique des différentes religions est
envisageable. Non pour valider ou pour invalider les interprétations officielles, ou
officieuses, de ces textes, mais plutôt pour de tenter une désobstruction partie.lle, mais
nécessaire, de l' horizon religieux contemporain au point de vue éthique. C' est seulement en
faisant momentanément abstraction des innombrables aspects historiques et sociaux
entourant l' interprétation des textes mythiques sacrés qu' il sera possible de retrouver
quelques-unes des racines de la pensée religieuse menant au souci éthique, notamment en
ce qui concerne la relation entre l' ego et l' altérité, et le dépassement de cet ego.
Quelques-unes des pages religieuses les plus célèbres, et quelques-unes parmi les plus
obscures, allant du polythéisme au christianisme et à la spiritualité orientale sont donc
passé en revue, non par souci d'érudition mais pour retrouver les sources sacrées .du souci
éthique religieux dans leur état le plus authentique, déchargé de la tradition, des rites, des
interprétations, des préjugés et des tabous s' étant accumulés autour d'elles à travers les
siècles. Si le sacré n' a plus très bonne presse au XXI e siècle, il continue néanmoins à
fasciner et à faire trembler246 , car le sacré continue à nous dire l' éthique.

Dans le Nouveau Testament, on retrouve les récits des miracles de Jésus-Christ et le


discours révélé que sont les paraboles et les sermons. L'unité des fonctions d' étonnement et .
d' éducation du mythe est scindée en deux parti~s distinctes, mais retrouve son unité dans la

246Ce qui est l'essence du sacré et du «numineux », Otto, R. , Le sacré, trad. fr. A. lundt, Éditions Payot &
Rivages, Paris, 2001 , pp. 26 et suiv.
180

personne du Christ, qui est à la fois parole et manifestation, homme et dieu. Le message
moral central des Évangiles, le commandement à l' amour, est ainsi livré explicitement:

« Je vous donne un commandement nouveau: aimez-vous les uns les


autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. A ceci
tous vous reconnaîtront pour mes disciples: à l' amour que vous aurez les
uns pour les autres. »24 7

Ce message d' invitation à l' amour à l'image de l'am0l!r divin est une incitation non
seulement au respect et au partage avec autrui mais à un amour si extrême, et donc si
reconnaissable, qu' il peut devenir pratiquement une forme de sacrifice de soi pour l' amour
des autres et de Dieu, exemplifier à son paroxysme dans l' épisode de la crucifixion du fils
de Dieu, qui rachète le péché originel par son sacrifice. Si la vie de Jésus peut être comprise
colnme un mythe invitant à l ' imitation248 , le dépassement de l' ego sous forme de complète
ouverture aux autres et à Dieu en est un thème majeur.
La notion de détachement et de dépassement de l'ego ~e retrouve aussi au cœur des
Évangiles dans l' invitation de Jésus à ses disciples de renoncer à eux-mêmes et de le suivre,
repris par trois des quatre évangélistes canoniques, ici chez Matthieu :

«Alors Jésus dit à ses disciples: «Si quelqu' un veut venir à ma


suite, qu' il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu' il me suive. En
effet, qui veut sauvegarder sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause
de moi l'assurera. Et quel avantage l'homme aurait-il à gagner le monde
entier, s' il le paie de sa vie? Ou bien que donnera l'homme qui ait la
valeur de sa vie? Car le Fils de l' homme va venir avec ses ·anges dans la
gloire de son Père; et alors il rendra à chacun selon sa conduite. »249

À travers le commandement primordial, l'amour de Dieu et du prochain, le


détachement évangélique, qui implique une forme de reniement de soi-même, n' incite pas à
la négation du monde comme si celui-ci n' était qu'une «illusion ». Néanmoins, le
Royaume de Dieu n'est pas ce monde-ci, et « ... personne n 'aura laissé maison, femme,

247 Jean 13, 34-35, Traduction Œcuménique de la Bible, Société Biblique Canadienne, Montréal, 1988.
248 « L 'imitation de Jésus-Christ» est d'ailleurs un ouvrage très populaire de la tradition chrétienne catholique
Le texte provient d'une source latine anonyme (De imitatione Christi) datant de la fm du XIVe ou du début du
XV e siècle. La remarquable version versifiée que produit Pierre Corneille de 1651 à 1656 en est une des
versions françaises les plus célèbres. (Corneille, P., Œuvres complètes, Éditions du Seuil, Paris, 1963, pp.
905-1046.)
249 Matthieu 16, 24-27, Traduction Œcuménique de la Bible, Société Biblique Canadienne, Montréal, 1988 .
181

frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive beaucoup plus en
ce temps-ci et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »250 Les actes dans ce monde-ci
conditionnent ceux d'un monde à venir. Promesse prophétique ou métaphore sur la
responsabilité éthique? Chacun peut y lire sa propre interprétation, mais une fibre morale
en appelant au dépassement de l' ego tisse indéniablement le discours évangélique.
À l' inverse, la principale caractéristique de l' anti -exemple par excellence de la tradition
chrétienne, l' ange prévaricateur déchu Lucifer (parfois associé et parfois identifié à Satan,
l' adversaire de Dieu), est l'orgueil, qui est l'estime et l' attachement excessif de la volonté à
son ego et la surévaluation de sa propre valeur, comme on peut le lire chez le «théosophe»
Jacob Bohme :

« Mais Lucifer imagina qu'il seroit, par-là, au-dessus de Dieu; que


personne ne règneroit et ne gouverneroit d' une manière si imposante que
lui; que tout devoit fléchir devant lui. Il vouloit, par son esprit, régner
avec puissance dans la divinité entière, comme un roi qui est au-dessus de
tout; comme il étoit plus beau, il voulait être le plus puissant.
( ... )
Et dans son orgueil, il se couvrit lui-même d ' aveuglement et de
ténèbres, et se rendit démon: c'est aussi ce qu'il est et ce qu' il doit rester
éternellement. »251

Ou chez Thomas d'Aquin :

« Le premier péché des anges n' a pu être que l'orgueil : nous l' avons
prouvé dans une discussion précédente. Or l'orgueil cherche la
prééminence, et la soumission répugne d'autant plus à cette dignité, que
le supérieur est moins élevé : donc les démons n'ont pas péché en voulant
être soumis à un ange plutôt qu' à Dieu. Mais pour que le péché du
premier ange prévaricateur ait été la cause du péché des autres, il faudroit
qu'il les eût amenés à se soumettre à lui plutôt qu'à Dieu. »252

253
Dans la tradition musulmane, le théologien et philosophe al-Ghazâlî (1058-1111),
surnommé « Preuve de l'Islam », exprime une notion voisine de celle du dépassement de

250 Luc 18, 29-30, ibid.


251 Bohme, J. , L 'aurore naissante, trad. fr. « par le philosophe inconnu », Sebastiani, 1972, pp. 252-253.
252 Thomas d'Aquin, Somme théologique, trad. fr. F. Lachat, Librairie de Louis Vivès, Paris, 1855, tome
e
deuxième, Partie l, Question LXIII, Article VIII-2 , p. 655.
253 al-Ghazâlî, est l' auteur de l'ouvrage traduit en anglais par Incoherence o/the Philosophers (parfois traduit
en français par Destruction de la philosophie), une critique théologique, argumentative et logique des
doctrines des philosophes musulmans portant principalement sur l'essence et la nécessité de Dieu et critiquant
182

l' ego dans la Niche des Lumières (Mishkât al-anwâr) , mais dans un sens possiblement plus
ontologique qu' éthique (ces deux domaines se croisant et se confondant souvent dans les
discours mythiques ou mystiques) :

« Il y a donc au-delà de la raison une dimension à laquelle celle-ci


n' a pas accès. De la même façon, la raison se situe au-delà de la sensation
et du simple discernement, et se dévoilent en elle des choses
extraordinaires qui ne sont saisissables ni par la sensation ni par le
discernement. Ne restreins donc pas la perfection à 1' horizon limité de ton
ego !»254

Le dépassement de l' ego prend tout son sens religieux dans cet effort de réponse à
l' appel de l' autre qu' est l' exercice de la charité, thème que l' on retrouve dans ce passage du
Rgveda hindouiste :

« 1
N on, les dieux n' ont pas institué la faim comme le seul genre de
mort :
des morts (diverses) attendent aussi 1' homme rassasié.
La richesse du donateur ne s' épuise pas,
et l' Avare ne trouve personne pour le prendre en pitié.
2
Celui, ayant la nourriture, qui rend son cœur endurci
à l' égard du pauvre venu vers lui souffreteux, quêtant
une pitance, -alors qu' il faisait la cour à celui-ci jadis,-
lui non plus ne trouve personne pour le prendre en pitié.
3
Celui-là est un libéral qui donne au mendiant,
à l' homme maigre s' approchant en quête de nourriture.
Il se met à son service quand ce dernier l'appelle en cours de route;

notamment la métaphysique « aristotélicienne» d ' Avicienne (980-103 7). (voir AI-Ghazâlî, The Incoherence
of the Ph ilos ophers , trad. ang. M.E. Marmura, Brigham Young University, Provo, 2000, et «AI-Ghazâlî»,
Marmura, M.E. , in Arabie Philosophy, édité par P. Adamson et R.C. Taylor, Cambridge University Press,
Cambridge, 2005 , pp. 137-154).
254 « Al-Ghazâlî : La Voie et la loi », E. Geoffroy (traduction française et commentaires) in Le Point , hors-
série: « Les textes fondamentaux de la pensée en Islam », Société d' exploitation de l' hebdomadaire Le Point,
Paris, Novembre-décembre 2005 , p. 79. Une traduction anglaise reprend ce même passage ainsi: « For it is
not unlikely -0 you who cling to the world of the rational faculty- that there is another stage beyond the
rational faculty within which there becomes manifest that which does not becomes manifest to the rationàl
faculty. In the same way, it is not unlikely that the rational faculty is a stage that lies beyond discrimination
and sensation, within which marvels and wonders are unveiled that sensation and discrimination cannot reach.
Do not think that utmost perfection stops at your own seJf. », AJ-Ghazâlî, The niche of Lights, (bilingue) trad.
ang. D. Buchman, Brigham Young University, Provo, 1998, p. 37.
183

et pour les temps à venir il s' en fait un ami. »255

Thomas d' Aquin, dans la Somme contre les Gentils, rappelle que l'amour du prochain
et la charité, telle que montrée par le Christ, est un dépassement de soi exigeant plus encore
que le seul partage de ses biens matériels et allant même jusqu' à supporter la mort :

« Certes, comme l'avançait le quinzième argumenr 56, Dieu ne veut


pas la mort des hommes; mais il faut pourtant savoir qu' il veut la vertu,
par laquelle l 'homme supporte la mort avec force et affronte, par charité,
les dangers de mort qu' il rencontre. Et c'est ainsi que Dieu a voulu la
mort du Christ, dans la mesure où le Christ a accepté cette volonté par
charité et l' a supporté avec force. »257

Le Dhammapada, les dits du Bouddha, un des textes fondamenteurs de la littérature


bouddhique, appelle à un dépassement de l'ego qui est un détachement complet des désirs
et des soifs258 du monde. Dans l'esprit bouddhique, ce détachement du monde prime même
sur les besoins d' autrui, quasiment au sens où un « détachement bien ordonné commence
par soi-même» et surpasse l'action caritative matérielle. Le plus grand don que l' on puisse
faire à autrui étant sa propre délivrance :

« À cause du bien-être des autres, quelques grand qu' il puisse être,


le propre bien-être de soi-même ne doit pas être négligé. Connaissant
profondément bien son propre bien-être, qu'il soit fortement appliqué au
but.
Commentaire du Vénérable Nârada:
"Comme le Bouddha allait mourir, ses disciples accoururent, en grand
nombre, de loin ou de près, pour lui rendre hommage. Un Thera nommé
Attadattha au lieu de se joindre à eux se retira dans sa cellule et médita.
Les autres Bhikkhous rapportèrent cela au Bouddha. Quand on le
questionna sur sa conduite, le Thera répondit: "Bhagavat, comme ~ous

255 «La libéralité» (RgVeda X, 117), Hy mnes spéculatifs du Véda, trad. fr. L. Renou, Gall imard/UNES CO,
Paris, 1956, p. 113.
256 Quinzième des « Arguments semblant prouver qu'il ne convenait pas que Dieu s' incarnât» : «En outre.
Dieu ne veut pas que les hommes, mêmes pécheurs, meurent, mais bien plutôt qu' ils vivent, comme le dit
Ézéchiel, 18 [v. 23 et 32] : Je ne veut pas la mort du pécheur, mais bien plutôt qu' il se convertisse et qu' il
vive. A fortiori, Dieu le Père ne pouvait donc pas vouloir que l' homme le plus parfait subît la mort. », Thomas
d ' Aquin, Somme contre les Gentils, IV, 53 , trad fr. V. Aubin, C. Michon et D. Moreau, GF-Flammarion,
Paris, 1999, IV, 53 , § 15, tome 4, p. 278.
257 Ibid. , IV, 55, § 15, tome 4, p. 297.
25 8 « La soif: tanhâ (PaU), trishnâ (Sanskrit); comparer le latin: torreo, rôtir et l 'anglais: thirst. La soif est le
désir « ardent », brûlant, obsédant, la soif insatiable. La soif est l 'objet de la deuxième proposition essentielle
du Dharma du Bouddha, l'origine de l 'insatisf action, de la souffrance: dukkha )), Les dits du Bouddha, Le
Dhammapada, trad. fr. Centre d' études dharmiques de Gretz, Albin Michel Paris, 2004, p. 184.
184

mourrez dans trois mois, je pense que la meilleure façon de Vous rendre
hommage est d' atteindre l' état d' Arahat durant votre vie même." Le
Bouddha le loua pour sa conduite et récita ce verset." »259

La Bhagavad-Gîtâ, le discours le plus célèbre de l' épopée hindouiste du Mahâbhârata,


est un long dialogue entre le héros Arjuna et le dieu Krishna. Arjuna est inquiet à·la veille
d'un combat l' opposant lui et ses quatre frères à son oncle Dhritarâshtra, son fils
Duryodhama et ses quatre-vingt-dix-neuf frères. Krishna, une des rares incarnations
humaines du dieu Vishnu, s'étant mànifesté à Arjuna d' abord comme son conducteur de
char, puis comme son maître religieux. Dans cet entretien, Arjuna hésite à prendre part à la
lutte, déplorant un massacre inutile, et Krishna lui rappelle qu' il appartient à la caste des
guerriers, qu' il ne saurait démontrer de la lâcheté et que, par ailleurs, ce n' est que dans les
apparences que les uns et les autres sont tués, car en réalité l'âme est éternelle et que tous
ceux qui sont tués sur le champ de bataille ont toujours existé et ne cesseront jamais
d' être 26o . De là son enseignement au renoncement et à la délivrance, qui est dépassement de
son ego en même temps que du monde sensible lui-même:

« Arjuna dit :
Je voudrais, ô héros aux grands bras, connaître la nature du
détachement et du renoncement, ô Hrishîkeca, ô vainqueur de Kecin, et ce
qui les distingue.

Bhagavat261 dit :
S'abstenir des actes qu' inspire le désir, voilà ce que les maîtres
entendent par détachement; renoncer à tout fruit des actes, c'est ce que les
hommes éclairés appellent renoncement.
Suivant certains sages, tout acte implique faute, et il faut renoncer à
tous; d'autres estiment qu' il ne faut · pas renoncèr aux pratiques du
sacrifice, de l' aumône, ni de la pénitence »262

259 Ibid., XII : « Versets sur le moi )), verset 166, pp. 106-107.
260 Voir Préface de Le Mahâbhârata, trad. fr. J.-M. Péterfalvi, GF-Flammarion, Paris, 1985, et l'article
« Krishna» dans Guirand, F., Mythologie générale, Larousse, Paris, 1935, pp. 43-44.
26 ] Bhagavat est une appellation de Krishna: « Cette force d 'une inspiration dominante, ardente et jeune, la .
. Bhagavadgîtâ la possède au plus haut point. Aux différents moyens de salut -que j 'ai signalés- auxquels elle
se réfère et qu 'elle ne se refuse guère à associer, elle en ajoute un : c 'est la croyance, la dévotion, l 'abandon
absolu à Krishna- Vâsudeva. Sous le titre de Bhagavat, Krishna est pour elle le Dieu suprême de qui la faveur
assure le seul vrai bien - au sentiment de la tardition brâhmanique- l 'union totale en l 'Être absolu auquel la
secte l 'identifie. )), Introduction, La Bhagavad-Gîtâ, trad. fr. E. Sénart, Les Belles Lettres-Classiques en poche,
Paris, 2004, pp. XIII-XIV.
262 Ibid., Dix-huitième lecture: « Renoncement et délivrance» , 1 à 3, p. 53 .
185

Les thèmes du détachement et du dépassement de l'égoïsme (en plus de l'idée un peu


surprenante d' abandon de la sagesse, de l' éducation et de la justice institutionnelle ... ) sont
aussi au cœur d' un des textes importants du taoïsme chinois, le Tao-ta king de Lao-Tseu,
datant du 6e siècle av. J.-C.:

« )(1)(
Rej ette la sagesse et la connaissance,
Le peuple en tirera cent fois plus de profit.

Rejette la bonté et la justice,


Le peuple reviendra à la piété filiale et à l' amour paternel.

Rejette l' industrie et son profit,


Les voleurs et les bandits disparaîtront.

Si ces trois préceptes ne suffisent pas,


ordonne ce qui suit:
discerne le simple et étreins le naturel,
réduis ton égoïsme et réfrène tes désirs. »263

Cette enquête sommaire sur .le souci éthique dans les textes et commentaires religieux
et mystiques fait apparaître clairement que le concept de dépassement de l' ego, et de
détachement de l' ego, est omniprésent et crucial dans cette littérature. Cela ne confirme ou
n' invalid~ nullement la thèse philosophique voulant que .}' inspiration irrationnelle de
l' éthique se retrouve dans les récits mythiques, mais l' aval de plusieurs traditions
millénaires apporte néanmoins un certain réconfort intellectuel. Si le dépassement de l' ego
ne peut être dérivé comme une conséquence logique et rationnelle de la condition humaine,
il semble néanmoins être un impératif intuitif et émotif de la psyché humaine à travers ses
expériences, et notamment ses expériences religieuses.
Pour revenir à la philosophie, en tentant de la relier aux nombreux propos théologiques
cités plus haut, ce passage de l'Éthique de Nicomaque d'Aristote rappelle lui aussi que le
dépassement de soi, sous ~a forme du devoir envers ses amis et allant jusqu' au sacrifice de
sa vie, est une des vertus morales par excellence :

263 Tao-ta king, Lao-Tseu, trad. fr. L. Kia-hway, Gallimard-Folio, Paris, 1,967, XIX, p. 32.
186

«Il est rigoureusement vrai de dire qu' il s'agit en maintes


circonstances dans l' intérêt de ses amis et de sa patrie et que, s' il le faut,
il leur sacrifie sa vie. Il ne manquera pas non plus de renoncer aux
richesses, aux honneurs, et en un mot à tous ces biens si vivement
convoités, en se procurant par ce sacrifice le mérite de bien faire. »264

5. Petite morale d'une philosophie de la motivation

Ayant fondé l' éthique sur la logique causale, l'expérience personnelle et collective et la
motivation de l' appel au « dépassement de l' ego» retrouvé dans le mythe, quelles formes
de moralité peuvent ressortir du souci éthique ainsi considéré? Qu'est-ce que le bien et le
mal dans· ce contexte? Sans prétendre à des formulations absolues ou définitives, un
exercice de définition morale peut, et doit, être tenté. Car se refuser à définir le bien et le
mal, par crainte de ne jamais parvenir à un consensus général c' est céder à un relativisme
lâche et à un dangereux nihilisme.

a) Le bien et l'estimable

Au-delà et en déca de toute définition culturelle ou historique, le bien doit pouvoir se


définir sur la base de la sociabilité de l'homme, de son partage du monde avec autrui. Le
bien est ce que l'être humain fait ou dit qui confirme et profite à la condition humaine. Une
moralité trop matérialiste, qui ne viserait qu' à respecter l' ordre physique du monde ou une
moralité trop éthérée, qui viserait qu'à respecter un ordre trans-humain ne sont plus du
domaine de l' éthique mais du domaine de la spéculation métaphysique dépassant les limites
de ce qui est socialement .acceptable. Le besoin scientifique ou philosophique de se
débarrasser de toute forme d' anthropomorphisme est lui aussi inacceptable en éthique, on
ne peut exclure l'homme de l'argumentation sur le bien.
Acceptant cette idée de la morale comme une quête de la socialisation de l'homme, le
bien peut se définir en première approximation comme le fait que les paroles et les actes
d'un individu présentent une expression juste de ses convictions, de ses connaissances et de

264 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre IX, VIII, 9, p. 278 .
187

ses aspirations et qu' il accorde une considération respectueuse aux expressions d' autrui, .
reflets des convictions, des connaissances et des aspirations de celui-ci.
En ce sens, le bien est très difficile à juger de l' extérieur. Le bien n ' est possible qu' en
toute honnêteté avec soi-même, et cette honnêteté laisse une trace indécelable dans les actes
eux-mêmes. Déterminer qu' autrui agit contre ses propres convictions, par lâcheté, par
paresse ou selon n ' importe quel autre critère de moralité, est une impossibilité tant que les
pensées feront partie du domaine de l' intimité.
Si le jugement sur la moralité d ' autrui risque d 'être très souvent téméraire, il est
cependant possible de juger de sa propre moralité. Il suffit pour cela de se poser trois
questions et d' y répondre franchement. Qu' est-ce qui est important pour moi et de quoi
suis-je convaincu en tant qu' être humain ayant une vie à vivre sur Terre? Comment mes
actes et mes paroles se concilient-ils avec mes convictions? et Comment pourrais-je
répondre plus facilement aux deux premières questions?
Ainsi, la question du bien et du mal n ' est pas une question légale ou judiciaire, mais
une question d' expression. Suivre une loi sans en être convaincu n'est pas une preuve de
moralité mais une preuve de lâcheté, voire d' inconscience ~ L' intégrité de la moralité doit se
payer du prix qu' exigent ses propres convictions intimes, même en défiance aux lois de la
cité. C ' est pourquoi les « belles figures» de la liberté, de la justice, de la démocratie ou de
la paix ne sont que de fausses idoles sans les figures, plus problématiques mais tout aussi
nécessaires pour que la liberté morale existe vraiment, de la contestation, de la dissidence,
de la violence et même de la guerre. Mais toutes les guerres ne se mènent pas à coup de
sarisses et d' obus, il est des guerres qui se mènent par la discussion, par la publication, par
l' implication ou même par l'abstention, et ce sont ces guerres-là qui mènent souvent à de
véritables victoires.
Faire le bien repose donc en tout premier lieu sur le fait de se faire sa propre idée du
bie, ce que plusieurs générations de moralistes ont souvent semblé oublier. Aider à faire le
bien n ' a rien à voir avec exhorter à tel ou tel comportement en fonction , de tel ou tel
événement, aider à faire le bien c' est avant tout aider quelqu' un à concevoir ce que peut
être le bien' pour lui. Le partage de cette conception est un ingrédient essentiel à la
formation de l' idée du bien, mais ce partage ne peut jamais prendre la forme d' une
substitution autoritaire, il ne peut être qu' un élément de formation.
188

- Se faire une idée intime du bien implique un grand effort, car cela demande de passer
en revue toutes les notions morales qui nous ont été inculquées, apprises, démontrées ou
suggérées. Cette étape, jamais réellement achevée au cours de la vie, de jugement sur les
actes et les jugements moraux appartenant au passé n' est pas optionnelle, elle est
nécessaire. · Refaire son monde moral intérieur est une responsabilité personnelle
incontournable, et ce jugement n'est possible qu' avec l'aide de sa famille ou de ses amis ou
de sa communauté ou des membres de sa communauté religieuse ou politique ou
idéologique. Mais le jugement moral se doit d' impliquer en tout premier lieu sa .propre
conscience et son propre ego, sa propre intelligence, sa propre volonté et ses propres
émotions. Acquiescer à une formulation du bien sans confirmation rationnelle ou sans
implication émotive n' est pas un acte moral mais un servile acte de conformisme ou
d'esclavagisme. La moralité exige la liberté, qui elle-même exige une implication et un
effort intime.
Le fait que le jugement sur le bien et sur le mal se doit d' être imposé à l' enfant ou à
celui dont le jugement est défaillant ne contredit aucunement l' idée que le bien est une idée
qui doit ultimement se former intimement, dès que cela est psychologiquement possible. La
·période de. rébellion typique qu' est l'adolescence dans nos sociétés modernes, avec ce
qu' elle comporte d' expérimentation des interdits et des tabous sociaux, et qui est le reflet
moderne des rites d' initiation des sociétés tribales archaïques 265 , le démontre bien: on ne
peut devenir véritablement adulte qu' après avoir fait soi-même concrètement l' épreuve de
la moralité. Tant mieux si la société encadre cette épreuve du mieux qu'elle peut (et tant pis
si, comme c'est souvent le cas dans le monde contemporain, le passage à l' âge adulte est
erratique et confus ... ), mais il n'y a pas de moralité possible sans convictions morales
construites sur des expériences personnelles, et celles-ci à leur tour ne sont fructueuses
qu' avec une certaine dose de discussion, d' introspection, de réflexion et de remise en
question. Que la famille moderne, le système scolaire ou le monde du travail n' accorde que

265 Au sujet de la signification psychologique des rites d ' initiation, tels que la circoncision par exemple, voir
l' excellent ouvrage Les blessures symboliques (Bettelheim, B., Les blessures sy mboliques, trad. fr. C. Monod,
Gallimard, Paris, 1971). Bettelheim se détache de l' idée freudienne de « horde primordiale» et de « père/chef
de clan» castrateur comme inspiration psychologique de la pratique de la circoncicsion et base de façon assez
convaincante, autant de par sa connaissance de la théorie psychanalytique que de par son expérience clinique
auprès d' enfants névrosés et schizoïdes, la motivation des rites iniatiques, et principalement la circoncision et
de 1' introcision (excision), sur J'envie autant féminine que masculine de posséder les organes sexuels du sexe
opposé.
189

peu ou pas d' importance à cet aspect de l'évolution psychologique et philosophique est
probablement regrettable, mais qu' on ne s' en préoccupe guère ne fait en rien pas disparaître
la question du bien et du mal, car on ne peut escamoté la moralité, à défaut d'y perdre son
humanité.
À la question « Qu' est-ce que le bien? » on ne peut donc que répondre: Faire.1e bien
c'est se faire une idée personnelle du bien, considérer celle que les autres s' en font et juger
de ses propres actes en fonction de ces réflexions. Faire le bien c' est faire l' effort du souci
éthique et du jugement, et accepter la responsabilité de sa propre conduite morale.

b) Le refus moral: le crime

Il est question dans cette section non pas du crime comme infraction à une légalité
ambiante, ce qui relève du droit ou de la sociologie, mais du crime comme acte conscient
allant à l' encontre même des repères éthiques de l' individu criminel. Le crime d'un
individu atteint de troubles mentaux sévères est un problème que la société doit confronter
et contre lequel elle est en droit de se protéger. Mais lorsque le crime est conscient et
volontaire, qu' il est l'aboutissement d'une motivation et d' un jugement d' une conscience
saine, il est un problème relevant avant tout de la moralité et de la réflexion éthique, avant
de devenir un problème ,social, légal ou politique.
On peut se demander pourquoi il faudrait accorder une importance particulière au crime
volontaire si du point de VUe de la victime et de la collectivité c' est le mal qui lui est fait
qui importe ultimement. La raison en est que si le résultat d'un crime est un fait indéniable,
digne de punitions ou de mesures le prévenant, seul le crime qui est un refus de suiyre ses
propres idéaux moraux est compréhensible rationnellement, et donc possiblement évitable
l

dans l 'horizon philosophique. Les crimes insensés, les crimes réellement passionnels ou les
actes de pure vengeance sont inexplicables, même s'ils peuvent parfois apparaître
justifiables par empathie. Comme le jugement du criminel insensé, ou sous l'effet d' un
débordement émotif ponctuel, est fortement atrophié lors de son acte, discuter longuement
de la logique interne de tels agissements serait absurde. Reste donc philosophiquement le
problème du mal assumé, de la décision volontaire de briser ses propres convictions
morales.
190

Le crime contre sa morale est le crime du mensonge à soi-même et de son propre


reniement. Que ce mensonge soit initialement entraîné par la lâcheté, l' avarice ou l' envie
n' ~ qu' une importance secondaire, car cette pulsion ou ce désir initial doit subir la censure
du jugement moral avant de se transformer volontairement en action. Le fait que cette
censure ait assumé avant l' acte les conséquences, et en tout premier lieu la poss.ibilité de
remords, est l' étape cruciale qui fait du crime conscient envers ses propres convictions un
véritable problème éthique.
Mélanie Klein, psychanalyste britannique de la « deuxième vague », spécialisée dans le
développement psychique lors de la petite enfance, décrit en ces termes la criminalité lors
d' une conférence de 1934 devant la British Psychological Society:

«Mais dans les cas où, à cause d' un sadisme violent et d'une
angoisse écrasante ( ... ), le cercle vicieux de la haine, de l' angoisse et des .
tendances destructrices ne peut être brisé, le suj et reste sous le coup des
situations d' angoisse de la première enfance et conserve les mécanismes
de défense propres à ce stade précoce. Dans ce cas, si la peur que le
surmoi inspire dépasse, pour des raisons extérieures ou intrapsychiques,
certaines limites, le sujet peut se trouver contraint à détruire les gens, et
cette contrainte peut constituer la base soit d ' une conduite de type
criminel, soit d' une psychose. »266

Laissant un peu de côté la terminologie psychanalytique toujours un peu suspecte pour


le philosophe (et en particulier le surmoi, cette « conscience autoritaire» de la conscience),
la remarque de M. Klein évoque cependant un point fascinant: le criminel commettrait son
crime parce qu' il a peur d'assumer ses actes fautifs. Angoissé par les reproches que ceux -ci
puissent entraîner pour lui, le criminel assume une forme d'autodéfense en commettant son
crime, il se déculpabilise psychologiquement en se rendant réellement coupable. Il n ' y a
pas absence de jugement dans ce comportement, il s' agit plutôt ici d'un jugement moral
complètement inversé, la peur du reproche incitant au crime, alors que ce devrait être cette
même peur du reproche, ou des remords, qui devrait empêcher l'individu d'accomplir un
acte criminel.
Cette logique du criminel n'est pas rigoureusement aporétique pour autant, car en
défiant son propre sens moral, le criminel le fait taire et se retrouve dans la position

266 Klein, M. , Essais de psychanalyse (1921-1945), trad. fr. M. Derrida, Payot, Paris 1984, p. 309.
191

souhaitée, c ' es~-à-dire celle d ' absence de blâme à venir. Mais ce répit du criminel ne peut
être que temporaire, car la conscience (ou l' inconscient, ou encore la « petite voix de la
conscience ») ne saurait rester indéfiniment dupe de ce subterfuge de mise à l' écart des
remords. Il a une sorte de justice interne qui n ' est pas écrite dans les livres de lois ou dans
les livres sacrés, qui repose au fond de chaque homme et qui ne manque jamais de se
réveiller, peut importe la durée de son sommeil, quand l' interdit est commis ou le
nécessaire négligé.
Cette justice interne reconnaît ce qui est accompli à couvert, 'dans la honte ou dans
l' insouciance et qui ne peut se justifier consciemment sur le plan moral. On ne peut se
mentir à soi-même très longtemps, pas plus que l'on ne peut vraiment réduire
perpétuellement autrui au silence. La volonté, ayant permis un crime regrette cette sortie
dans l~ monde, et l' angoisse, qui n ' a pas su entraîner la censure de la motivation criminelle,
réagissent tous deux éventuellement en appelant la conscience criminelle à reconnaître son
erreur et à s' amender. Le criminel ayant commis son crime pour faire taire sa conscience
morale et fuir les remords éventuels devant ultimement faire face à une version décuplée de
ceux -ci ou, pire encore, aux conséquences psychologiquement morbides de cette fuite.
Ce qui définit le crime moral, en tant que crime conscient défiant ses propres.
convictions éthiques, c'est l' impossibilité d'admettre et d'avouer son acte sans ressentir le
mépris de soi-même, que sont les remords, ou le mépris des autres envers soi. Si le crime
implique une violence physique, verbale ou morale, et donc une violation de l' autre dans sa
dignité, ce mépris sera d'autant plus grand que l'acte devient' par le fait même encore plus
inadmissible, plus inacceptable par soi, car il déshumanise et enlève son prix inestimable à
la vie, refusant ainsi son intégrité à l'autre autant qu'à soi-même.
La littérature est l'espace privilégié pour discourir sur le crime, et sur les remords qui
en sont ,la conséquence, puisque le remord n'est jamais raisonné, il est ressenti et est donc
du domaine de l'affect, comme ce qu'il y a de meilleur dans l' acte poétique ou littéraire. La
condamnation légale et sociale d' un crime n'a rien à voir avec la culpabilité intérieure,
celle-ci est un regard beaucoup plus perçant, beaucoup plus insoutenable sur les actes de la
volonté. Le tribunal intérieur de la honte et des remords n ' est pas froid et impartial, il est
impitoyablement juste, et lui résister o~ ' l'ignorer mène souvent dans la déroute d ' une
agonie psychologique.
192

Dans Crime et châtiment, Fedor Dostoïevski montre de façon très tangible la puissance
angoissante et insupportable du sentiment de remord chez son héros Rodia Raskolnikov, un
criminel meurtrier, alors que celui-ci n' est même pas accusé de son crime. Il finit d' ailleurs
par avouer son crime, plus d'une fois, pour tenter d' échapper à la folie qui le guette267 . Il y
a une situation similaire de remord dans le Phèdre de Jean Racine où la reine Phèdre, sous
l' influence de sa confidente Oenone, a su convaincre toute la cour de la culpabilité
libidineuse de son beau-fils Hippolyte, alors que c' est elle-même qui le désirait
. sexuellement et que celui -ci l' ait repoussé. Par la suite, elle ne peut supporter les remords à
la suite de son mensonge :

« Phèdre
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l'inceste et l'imposture.
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable! et je vis? et je soutiens la vue
De ce sacré Soleil dont je suis descendue? »268
- J. Racine, Phèdre, acte IV, scène VI

La culpabilité est toute aussi individuelle que l' éthique. La « faute» s' applique tout
aussi mal à une collectivité qu'une morale ne s' y impose à tous de façon généralisée. C' est
une responsabilité qui apparti~nt à chacun de gérer sa culpabilité et ses remords. Imposer la
culpabilité à autrui est tout aussi absurde que d'essayer de gérer ses désirs ou ses
convictions. La société peut et doit se protéger des cas morbides et dangereux de
criminalité par des moyens légaux et judiciaires, elle doit imposer des peines
d'emprisonnement ou de réparation ou de réhabilitation, mais ~llene pourra jamais imposer
la culpabilité. Chacun doit se la bâtir, et y manquer est un manque grave, car· sans

267 Dostoïevski, F., Crime et châtiment, trad. fr. Élisabeth Guertik, Le Livre de poche, Paris, 1972.
268 Racine, J., Théâtre 2 : Bajazet, Mithridate, Iphigénie, Phèdre, Esther, Athalie, Garnier-Flammarion, Paris,
1965, p.241.
Dans une scène similaire, mais d'un tragique rappelant un style gothique plus imagé, l' héroïne
shakespearienne Lady MacBeth, qui a poussé son mari au meurtre du roi d'Écosse, ne peut plus laver le sang
de ses mains lors d'un accès de remords somnambule: « LADY MACBETH : Out, damned spot, out, 1 say!
One. Two. Why th en, (tis lime to do (t. Hell is murky. Fie, my lord, fie, a soldier and afread? What need we
fe ar who knows it, when none can cali our power to account? Yet who would have thought the old man to
have had so much blood in him? DOCTOR: Do y ou mark that? LADY MA CBETH: Teh Thane of Fife had a
wife. Where is she now? What, will these hands ne 'er be clean? No more 0 ' that, my lord, no more 0' that.
193

culpabilité et sans remords, le jugement ne devient qu' une mécanique creuse et l' agir
humain qu' une tragédie absurde et insensée.
Ayant tenté dans ce chapitre de définir le souci éthique et sa motivation, on ne peut
maintenant le clore qu' en redonnant la parole au mythe, car c' est là, avec l' avènement du
récit mythique, que s' amorce le débat de l'éthique. Ce débat entre la « vie bonne» et le
détestable mal que nous nous devons aujourd' hui et à jamais de se remémorer dans nos
pensées, de considérer dans nos discussions et de perpétuer dans nos actes :

«Chante, déesse, la colère d' Achille, le fils de Pélée; détestable


, 269
co 1ere, ... »

You mar al! with this starting », Shakespeare, W. , MacBeth, Washington Square Press/Pocket Books, New
York, 1992, Acte V, scène 1,37-47, p. 163.
269 « MfïvlV eXECHbE,eux, I111Àlll1ibEw AXLÀTÏ0ç oùi\O~ ÉVEV, ... », Homère, lliade, chant l, vers 1-2, trad.
fr. P. Mazon, Les Belles Lettres, Paris ~ 1998, pp. 2-3.
194

Chapitre III : Le souci éthique dans la recherche scientifique

Comment le souci éthique affecte-t-illa recherche scientifique? Avant de répondre à


cette question, il faut premièrement découvrir ce qu' est concrètement la science
contemporaine, sans se laisser berner par des visions de ce qu' elle pourrait être idéalement,
des visions historiques de ce qu'elle a pu être au cours des siècles précédents ou des visions
catastrophistes de ce qu' elle n'est pas vraiment et n~ sera jamais. La science est aujourd' hui
omniprésente dans nos vies, dans notre façon de vivre et de sentir et comprendre le monde,
mais elle est aussi devenue un regroupement pêle-mêle de concepts très abstraits en même
temps qu'elle affecte nos vies de façon très tangible.
On conçoit souvent la science comme un énorme édifice inébranlable dont les
fondations et la structure interne sont la plupart du temps camouflées et inaccessibles. Il est
très facile dans ce contexte de glorifier ou de diffamer cette science conceptuelle mais
concrète, efficace mais incontrôlable. Cependant, si quelques millénaires de philosophie ne
nous ont enseigné qu' une seule leçon, c' est celle de ne jamais se laisser faire prendre aujeu
des abstractions et on ' doit affirmer qu' il est possible de définir rationnellement et
simplement la science, car c'est une activité humaine, faites de volontés agissantes. La
science est avant toute autre chose un ensemble de personnes, de professeurs, de chercheurs
et d'administrateurs, engagés dans des démarches de recherche scientifique. Ce sont les
motivations de ces personnes, de ces individus conscients, pensants et parlant, qui sont le
cœur de la science. C'est donc là, dans le quotidien et, l' activité individuelle de la science
qu' il faut chercher son sens et sa raison d'être, et non dans une quelconque
conceptualisation médiatique, politique ou folklorique.
Qu ' est-ce que la science ? La science est un « nous ». La science est une communauté
humaine qui cherche à comprendre puis à se dire à elle-même et aux autres communautés
ce que semble être le monde physique, ce qui est du domaine du possible et ce qui est du
domaine de l'impossible au plan matériel et ce qJli est bénin ou dangereux du point de vue
technologique. La science n' est pas une «chose »qui permettrait de produire d' autres
choses. La science est une forme de communication entre les hommes, elle n'est pas un lien
entre l'homme et le monde inerte et involontaire, mais bien un lien entre les hommes sur ce
195

monde inerte et involontaire. La science est aussi parfaitement horizontale, dans un rapport
absolu de respect entre les hommes et entre les hommes et le monde naturel.
La communauté scientifique c' est la communauté humaine, la science n' exclut
personne, elle ne fait que se mettre d' accord sur des faits. Mais cette communauté
scientifique est basée sur une abstraction, une certaine utopie épistémologique parfois
accomplie, et parfois trahie dans les faits. L'opiriion, l'émotion, le désir, le mensonge, le
crime n' auraient, idéalement, aucune place au sein d~ la science. La science n' est pas une
substitution à l'art, à la religion ou à la culture, elle est une partie partagée de la vie
humaine, qui, si elle n'est pas absolument nécessaire à la vie, est néanmoins une forme de
réponse irremplaçable au souci touchant 1~ existence. Pas la seule réponse possible, mais
une réponse souvent satisfaisante, dans les limites de sa propre validité méthodologique.
Si la science a déjà pu s' incarnée concrètement comme ce «nous» cherchant et
communiquant, ce n' est plus le cas actuellement car -elle est devenue autre chose. Elle est
devenue plus pressée, plus exclusive, plus vaniteuse et plus repliée sur elle-même, elle a
partiellement oublié ce «nous» qui était son coeur. L' efficacité et la prospérité de
l' alliance entre la recherche scientifique et le développement technologique ont donné
naissance au cours du XXe siècle à une nouvelle forme aberrante de la science: la
« technoscience », qui condamne, -lentement mais sûrement, la recherche fondamentale à
une lente extinction. La science a oublié ce qu'est la réflexion éthique, trop affairée à la
compétitivité, à accélérer l' essor technologique et à plaire aux intérêts politiques,
économiques et corporatifs desquels désormais elle dépend.
Espérant avoir clairement démontré dans le chapitre précédent l' aspect nécessaire dans
tous les domaines de l'activité humaine du souci éthique, il est attendu qu'elle se retrouve
aussi dans une activité humaine aussi importante et déterminante que l'activité scientifique.
L' éthique étant probablement encore plus incontournable en science que dans tout autre
domaine, celle-ci étant devenue le point focal de bien des politiques, bien des économies et
bien des convictions sur l'existence. Nous sommes donc en droit d'exiger très fermement la
présence de cette pensée éthique dans l' exercice quotidien de la science. La réflexion
morale doit être réintégrée au cœur de la science, comme dans toute activité humaine, car
l'éthique n' est pas, pour reprendre l' image de Jacques Testart, « ... cette crème informe
qu 'on répand souvent sur le gâteau de la science. Elle est le lieu d 'une harmonie entre
196

l'homme d 'aujourd 'hui et son fantôme de demain; elle est le régulateur de nos délires
d 'être ce que nous deviendrons. »270.

Le réveil éthique de , la science se doit de rectifier un double problème de la


technoscience, celui de l' inversion du rapport entre la recherche et ses applications et celui
de la déresponsabilisation morale.
La soumission de la recherche fondamentale à la recherche appliquée et technologique,
qui est un rapport de causalité inversé, doit être abolie. D' un point de vue purement logique
il est facile de constater qu' une véritable découverte scientifique est impossible, ou n'est
possible qu' accidentellement, si, comme c' est la tendance actuelle, toute la recherche
scientifique s ~ oriente dans le but de produire et d'améliorer des technologies dont les
fondements scientifiques sont déjà connus. Au contraire, c' est lorsque l'on cherche à
connaître et comprendre dans le seul but de connaître et de comprendre que des révolutions
théoriques se confirmant dans l'expérience peuvent être envisagées.
Le processus d'avilissement de la science se refusant à considérer l'éthique au cœur de
sa démarche doit ,être renversé. Les responsabilités, les droits et les limites de la science
dans la société doivent toujours être repensés, réactualisés, dans ses rapports avec la
philosophie ou la politique. Et cette réflexion ne peut se faire à l'extérieur de la science. Ce
sont ceux qui sont directement impliqués dans la recherche scientifique qui doivent eux-
mêmes prendre le temps d'arrêt (le « axoÀrl ») nécessaire à réévaluer et reconsidérer leur
démarche. S' il Y a de moins en moins de questionnement éthique dans l'exercice quotidien
de la science et que ce questionnement doit presque toujours venir d'ailleurs, des
philosophes ou des politiciens ou des religieux, c'est probablement parce que l 'habitude de
la réflexion éthique ne fait pas partie du curriculum de la formation scientifique, et très peu
partie de l' éducation tout court. Tant que la science accepte que la critique morale vienne
de l'extérieur et s'obstine à l'ignorer à l'interne, la situation ne peut que se détériorer, au
point où on l'on fera peut-être un jour ce qui est inhumain, cruel, insensé ou odieux parce
que c'est plus rentable, productif, facile ou puissant ainsi.
Dans Mythe et Métaphysique, Georges Gusdorf entrevoit la réconciliation entre la
pensée raisonnable, la science, et la pensée du sacré, le mythe, qu'elle a évacuée au cours
des siècles :

270 Testart, J. L 'œuf transparent, Champs-Flammarion, Paris, 1986, pp. 164-165.


197

«Entre la conscience mythique et la conscience réflexive, il n ' y


aurait donc pas à choisir. L 'antagonisme peut se résoudre en une
réconciliation, car les deux composantes de l' affirmation humaine sont
appelées à se compléter mutuellement. Le rôle de la réflexion est
essentiellement critique. L ' impérialisme du mythe expose la communauté
aux plus graves dangers. ( ... )
La conscience mythique ne signifie donc nullement le renoncement à
la raison. Bien plutôt, elle nous apparaît dans le sens d' un élargissement
et d' un enrichissement de la raison. » 271

Cette science raisonnable, non conquérante ni dominatrice et qui accepte que l' éthique
fasse partie de son activité, qu' a-t-elle en commun avec celle qui existe actuellement dans
les laboratoires et les universités du XXIe siècle? La réponse simple est «très peu ».
L' activité scientifique en ce début de siècle est essentiellement motivée par trois facteurs:
la quête de nouvelles possibilités technologiques, économiquement profitable, la
compétition, souvent politisée, entre les différentes équipes scientifiques de différents pays
fortement industrialisés, et l' espoir de prestige relié à des découvertes pouvant changer
radicalement la façon de vivre ou de concevoir l' existence. De ces trois facteurs , seul le
dernier se rapproche d' une attitude vraiment et dignement scientifique, bien qu' au fond la
vanité n ' a rien à faire en science. L' asservissement technologique et l' aspect compétitif, qui
relèvent des fiertés nationales, ne sont que d' étranges déformations de l' idéal scientifique
où l' effet secondaire d' une démarche est choisi comme devant être sa motivation.
La science est donc en quelque sorte malade, elle a perdu son âme, âme à laquelle
d' ailleurs elle ne croit plus, peut-être avec raison. Pourtant, la recherche scientifique est
plus vigoureuse et plus active que jamais auparavant dans l' Histoire de l' humanité. La
maladie qui frappe la science n' est donc pas une maladie mortelle, c' est donc plutôt une
forme de perversion dont l 'habitude a engendré l' acceptation sociale. On pardonne à la
science son ignorance et son insouciance morale totale pour deux raisons, parce que ' elle est
devenue d ' une efficacité effarante, au sens de la rapidité actuelle du cycle idée-recherche-
découverte-application, et on semble se complaire à .laisser la critique éthique de la science
aux autres instances, politiques, philosophiques ou religieuses, de la société. Ces deux
formes de laisser-faire envers ·la technoscience sont impardonnables. À vouloir absolument

27 1 Gusdorf, G., Mythe et métaphysique, Champs-Flammarion, 1983, p. 353.


198

ériger l' efficacité en valeur scientifique primordiale on ouvre la porte . à une dérive
instrumentaliste et aux pires aberrations, et à vouloir isoler le ,scientifique de la réflexion
morale, on le contraint à un silence et une surdité' éthique abrutissante et dangereuse. Il est
d' ailleurs assez manifeste, pour quiconque 'a œuvré dans le milieu de recherche scientifique,
à quel point les considérations déontologiques, multidisciplinaires ou épistémologiques
venant de l' extérieur des milieux scientifiques ont un impact pratiquement nul sur le travail
quotidien des scientifiques, et sont même totalement ignorées la plupart du temps272.
La science, comme tout devenir humain, est en constante évolution, ce qui ne veut pas
dire que cette évolution doit être aveugle. Il doit exister au cœur de la science une
autoréflexion amorcée par les scientifiques eux-mêmes. Le goût de la réflexion éthique
devrait être chez eux l' égal de la curiosité, de l' esprit critique et de la passion pour la
recherche. Comme tous les goûts, celui-ci doit d' abord être apprivoisé pour être cultivé.
C ' est le rôle de la formation scientifique, et de l' éducation en général, d' expos'er les futurs
chercheurs à la quête morale, même si cette quête est souvent constituée de plus de
questions que de réponses.

1. Qu'est devenue la science?

L ' histoire de l' activité scientifique au cours des siècles peut se découper en trois '
grandes phases caractérisant son évolution: une · première phase purement spéculative,
l' avènement de l'expérimentation et de la modélisation mathématique et finalement '
l' institutionnalisation contemporaine de la science.
La spéculation sur la composition et l' ordre de l' univers a été au cœur de la réflexion
philosophique dès ses premières traces nous étant parvenues, celles des fragments
présocratiques, notamment ceux de Thalès et Anaximène de Milet, Anaxagore de
Clazomènes, Parménide d'Élée, Héraclite d' Éphèse et Démocrite d' Abdère. Les
spéculations des présocratiques, qui étaient tous essentiellement à la recherche d' un

272 Et lorsque les scientifiques s' intéressent à l'épistémologie c ' est souvent uniquement par esprit de dérision
(cependant parfois en partie justifié ... ). Voir Sokal, A. , Bricmont J. , Impostures intellectuelles, Éditions Odile
Jacob, Paris, 1997, en particulier pp. 51-99 (attaque de J'épistémologie et du «relativisme cognitif») et pp.
115-121 (attaque des écrits du sociologue des sciences Bruno Latour).
199

principe fondateur et élémentaire de la nature (àQxi] , commencement ou commandement),

s'inscrivaient dans une démarche de démarcation de la raison (Aoyoç) par rapport aux

explications mythologiques (~û8oç) du cosmos. Si l' observation du monde et la réflexion


intellectuelle sont les caractéristiques prédominantes de cette démarche, elle n ' est pas
pourtant encore complètement différenciée d' une forme de contemplation mystique, et
souvent énigmatique, associée aux pratiques pythagoriciennes et de façon plus ambiguë aux
cultes religieux secrets, dionysiaques et orphiques. Les images proposées par les
présocratiques rappellent ainsi souvent les idées de perfection, d' ordre et d' éternité du
cosmos, habituellement associées au divin, ainsi qu' un certain mystère agissant au sein de
la nature.
Dans le livre A de sa Métaphysique 273 , Aristote entreprend une critique, souvent sévère,
des thèses présocratiques, et aussi de certaines thèses platonicienne. Mais sa Physique 274 se
veut un exercice philosophique ess~ntiellement similaire à celui des présocratiques sur le
plan de la méthode, étant un exercice presque totalement spéculatif, bien que présentant des
concepts beaucoup moins ésotériques que ses prédécesseurs. Et si ses considérations sur le
temps et le mouvement, au livre IV de la Physique, se rapprochent beaucoup des
thématiques qui seront celles de la physique moderne, les thèses concomitantes sur le
nombre, l'âme et l' éternité font que son oeuvre se range encore nettement du côté d' une
spéculation ne se refusant pas à la métaphysique.
La deuxième phase de l' histoire scientifique est doublement définie. Premièrement par
un recentrage du centre d'intérêt de l'investigation scientifique sur les objets d' étude eux-
mêmes à travers l' expérimentation, s'éloignant . ainsi de la pure spéculation, et
deuxièmement par la juxtaposition de mesures expérimentales avec les résultats de
modélisations théoriques mathématiques. Ainsi, avec l' avènement des travaux de Galilée,
René Descartes, Francis Bacon et Isaac Newton, entre autres, ce n' est plus l'ordre
intellectuel qui tente de s'imposer sur la nature, mais l'ordre naturel qui est interrogé
directement par l' intellect à travers l' expérimentation, qui devient seule juge du bien-fondé
théorique. Cette forme d' humilité s' instituant en valeur dominante transforme la réalité

273 Aristote, Métaphysique, trad. ft. J. Tricot, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2000, A, 983a-993b, pp.
II-58.
274 Aristote, Physique, trad. ft. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1926.
200

scientifique de ce qui « devrait être» en ce qui « est, selon la mesure». Cette époque de
l'aventure scientifique, se situant autour des XVIIe et XVIIIe siècle, se caractérise entre
autres par la passion animant ses principaux acteurs. Comme ceux -ci agissaient de façon
volontaire et désintéressée au point de vue monétaire, la science n' était alors considérée que
comme guère plus qu' une lubie artisanale. En tant que pionniers, ils durent non seulement
inventer et fabriquer de nombreux nouveaux instruments de recherche, mais inventer aussi
la façon de faire . et d' interpréter des expériences scientifiques. Il n' est pas fortuit que le
qéclin de cette époque héroïque et souvent solitaire de la science coïncide avec l' avènement
de l' industrialisation, de la mécanisation, de la banalisation et de la diffusion globale de la
science, ainsi qu' avec la contre-réaction s' y associant, soit le romantisme.
Le dernier développement majeur de la science, qui s' est déroulé à partir du XIXe
siècle et tout au long du XXe, est l' institutionnalisation de la science, où en raison assez
évidente de l' importance économique et politique grandissante de la technologie dérivant
de la recherche scientifique, celle-ci s' est vu assimiler et financer presque exclusivement
par les instances gouvernementales des différents États. Les répercussions sur l' activité
scientifique de cette intégration politique sont majeures et se résument principalement à
deux constats indiscutables: l' augmentation de l' efficacité du cycle recherche-découverte-
application et la prévalence de cette même efficacité sur tout autre facteur ou valeur au sein
de l' activité scientifique. Cette efficacité est d'autant plus accrue par les activités de
recherche parallèles de corporations privées dont les intérêts sont purement commerciaux,
et aussi du fait que la science est devenue · une affaire publique, au même titre que la
politique ou que l' économie, où les convictions, les opinions ou les idéaux personnels n' ont
pas leur place, surtout s'ils menacent ou remettent en question le développement rapide de
l' activité scientifique.
Ces trois phases du développement de la science ne sont pas toute l' histoire de la
science, mais elles en sont les aspects déterminants pour notre enquête morale. La science
n' a d' ailleurs pas fini d'évoluer, de changer et de s'adapter. Mais la science n' est pas une
entité ~utonome qui agit de façon incontrôlable et que l'humanité doit « subir ». Chaque
scientifique est responsable de la science, de ce qu'elle est présentement et de ce qu' elle
sera demain, et pour assumer cette responsabilité un temps de réflexion (axoAr)) s' impose

parfois. C ' est peut-être à ce moment-ci de l'histoire de la science qu'il serait


201

particulièrement propice de mettre l' accent sur cette réflexion de la science sur elle-même.
Non seulement à cause de l' importance qu' elle a prise dans nos vies depuis un siècle ou
deux, mais aussi et surtout à cause de l' importance que l' homme et la nature sont en train
de perdre à la insatiabilité technoscientifique contemporaine.

a) L'efficacité tecbnoscientifique devenue le modèle idéologique dominant

Le clivage de plus en plus profond entre la vie privée et la vie professionnelle contribue
probablement plus que tout autre facteur à la suprématie de la valeur de l' efficacité comme
critère suprême permettant de décider de la pertinence et de l' importance de plusieurs
aspects de l' activité humaine. En dissociant les aspirations et les convictions personnelles
des objectifs et des méthodes du travail celui-ci s' est peu à peu transformé en un
comportement purement utilitariste n' ayant comme téléologie que la satisfaction pratique,
la plupart du temps économique, de l' employeur ou du client du travailleur. Cela est de
plus en plus évident dans tous les domaines, incluant même les arts où la pression d' un
certain succès commerciale, et donc d' une forme d' efficacité pratique, domine souvent
toute autre intention.
Le travail de l 'humain est peu à peu devenu au cours du XXe siècle un appendice
distinct de sa vie personnelle. « Il faut travailler pour vivre », et puisqu' il le faut, aussi bien
le faire avec le plus grand détachement possible. Cela ne veut pas dire que la passion pour
le travail n' existe plus, elle est toujours un des principaux facteurs, avec les capacités
physiques et intellectuelles, qui influence le choix de telle ou telle profession pour chaque
individu. Mais cette passion, qui motive les efforts nécessaires à l'insertion dans le milieu
de travail souhaité, devient un facteur caduc dans l' exercice d' une profession par rapport à
l' efficacité, celle-ci n' ayant pas nécessairement de lien avec l' ego ou les émotions.
L' efficacité recherchée dans le travail, reflet admiratif de la grande efficacité de la
recherche scientifique et des prouesses technologiques, se définit en fait sur trois plans, le
temps, l' espace et le sens.
Le temps de l' efficacité c' est celui de la rapidité. Il faut peut-être faire beau et bien,
mais surtout il faut faire rapidement, comme les machines technologiques font beau et bien
rapidement. Il n'y a probablement pas de crime professionnel plus grave que celui de
gaspiller son temps, de ne pas le maximiser et le faire fructifier.
202

L' espace de l' efficacité c' est celui de la compétition. Depuis que les illusions politiques
totalitaires de tous les horizons idéologiques se s.o nt effondrées en échecs concrets, la loi de
la libre compétition régit l' activité humaine dans toutes ses facettes. Il ne s' agit donc plus
de viser le bon, le beau et le bien, mais de faire mieux que la compétition et d' être plus
efficace que la compétition, cela autant en exploitation forestière qu' en enseignement de la
philosophie ou en médecine familiale. Ne pas être compétitif dans son domaine d' expertise
équivaut à ne plus être un expert, et même à ne plus mériter le droit d' exercer ce type de
profession.
Le sens de l' efficacité c' est celui de la rentabilité. Chaque effort et chaque dollar
engagés dans une démarche professionnelle doivent éventuellement rapporter plus que
l' investissement initial. L' idée romantique de laisser libre cours à sa passion est devenue
une idée dangereuse et méprisable au travail. Il n' est jamais question, au niveau
professionnel, de se remettre en question ou de chercher à préciser le sens de son travail,
cela équivaut à une perte de temps, d' espace et de sens du point de vue de l' efficacité.
Si l' aspect caricatural des derniers paragraphes peut étonner ou choquer, c' est à
dessein, parce qu'il y a une réalité encore beaucoup plus choquante au cœur du monde du
travail, un secret de polichinelle dont tous sont conscients, mais que personne n' ose révéler.
Ce secret, qui est une consigne cachée et pernicieuse que l' on ne peut ni ignorer ni défier,
est celui-ci: il est interdit remettre en question la valeur suprême de l' efficacité dans
l' exercice professionnel.
L' homme se voit donc ainsi condamné irrémédiablement au progrès technique, et à sa
maxime sous-jacente, la primordialité de l' efficacité,' que seuls des hérétiques pourraient
remettre en question aux yeux d' une société assoiffée de technologie. Non que l' efficacité
soit mauvaise ou erronée en soi, mais est-elle nécessairement ce qui est le mieux et le plus
vrai pour l' homme, partout et toujours? Hannah Arendt résume ainsi ce dilemme:

«Il ne s' agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les
esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si les machines servent
encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement
automatique de leurs processus, elles n' ont pas ' commencé à dominer,
. a'detruIre
VOIre ' . 1e monde et 1es 0 b'~ ets. »275 .

275 Arendt, H., Condition de l 'homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1983 , p. 204.
--- ---------------------~

203

Il Y a bien sûr sur la place publique les discours politiques ou déontologiques


proclament haut et fort l' importance capitale des valeurs humanistes, ou rappelant l~ dignité
et l' intégrité de chaque homme. Mais-cette démagogie un peu hypocrite est immédiatement
infirmée dès que commence le vrai travail, celui de la quotidienneté dans la vie concrète.
En fait, il serait vraiment absurde de prêcher contre l' efficacité. Être efficace doit être
une source dè satisfaction personnelle et d' estime collective. Le véritable problème se pose
à un autre niveau: l' efficacité devrait-elle être, comme elle est concrètement aujourd'hui,
l'unique valeur utilisée pour juger le travail ?
Si oui, que différencie donc le travail humain du travail de la machine? Et sinon, quelle
autre valeur devrait-on hisser à côté, ou au-dessus, de refficacité pour juger, pour soi-
même d' abord et en tant que société par la suite, du travail de l'homme?
Au chapitre précédent, on a vu que le souci éthique est une forme de réflexion que
nulle activité humaine ne peut ignorer ou esquiver. Il s' en suit donc que la conciliation de
l' éthique et de l' efficacité, apparemment opposée dans leur fondement et dans leur
manifestation, soit un des défis philosophiques les plus importants de notre époque.
La logique de l'efficacité s' applique probablement dans sa version la plus radicale dans
le domaine de la recherche scientifique, c' est pourquoi le défi de la conciliation du souci
éthique et de l' effi~acité technique dans la recherche scientifique revêt la figure de
problème majeur à une époque professionnelle particulièrement problématique. Après le
désillusionnement des promesses non tenues par la «Raison triomphante », cette même
raison doit avoir la force et l'humilité de reconnaître ses torts, le culte de l' efficacité n' étant
pas le moindre, et chercher à reconnaître et à retrouver ce qu' elle a forcé l'homme à
abandonner au cours des décennies. Non pour que l'humanité régresse à un quelconque
stade antérieur, ce qui est une impossibilité sociologique et historique de toute façon, mais
pour que l'humanité puisse s' affirmer pour ce qu'elle est réellement et non plus pour ce
qu' elle a pu vouloir être, illusionné de puissance technique. Vouloir comprendre ce qu' est
la réalité humaine est plus pressant que d'essayer de la contrôler.
Que l' admission par la raison que le phénomène humain soit partiellement
incompréhensible ou ineffable ou inconscient puisse un jour être réfutée comme une
malheureuse et naïve méprise est un risque que l' homme doit aujourd' hui courir. Mais que
l'homme s' obstine à se transformer en un être condamné à l'efficacité machinale au nom de
204

ce qui compréhensible et expérimentable, et proscrivant l' inexplicable hors de la réalité


humaine, est un crime philosophiquement impardonnable.

b) Les problématiques liées à la technoscience et à la spécialisation bornée

Le problème de la définition et de l' application de l' éthique dans le domaine de la


recherche scientifique se pose aujourd'hui en raison de l' accélération prodigieuse des
possibilités technologiques, concrétisées grâce à la science, et de ses conséquences de plus
en plus déterminantes pour l'être humain et sa façon de vivre. De nouveaux moyens
techniques dépassant largement le statut de simples outils prolongeant l' activité physique et
intellectuelle habituelle du corps et de l'esprit humain placent l'humanité devant un nouvel
horizon de possibilités n' incluant plus désormais seulement que l' assouvissement de ses
besoins et de ses désirs d' ordre personnel, social et politique, mais également la
modification progressive de son mode d' être biologique, sociologique, voire philosophique.
Le grand changement qui s' est produit dans la communauté scientifique au cours du
dernier siècle est que celle-ci est devenue une communauté technoscientifique. La
technoscience se définit essentiellement par ses méthodes, où prédomine l' outillage
,technologique de pointe, et ses buts, qui sont de produire de nouvelles technologies
toujours plus efficaces, c' est-à-dire plus rapides, .plus faciles, plus puissantes et plus
durables.
Dans le milieu actuel de la recherche scientifique, ce qui est le plus désirable à
investiguer est toujours d' ordre technologique, et les différentes visées technologiques sont
toujours orientées par ce qui est le plus intéressant économiquement au moment de la
recherche. Il s' en suit donc que la recherche scientifique la plus susceptible d'être financée
est celle qui débouche le plus rapidement possible sur une technologie souvent utile à
l 'homme, mais surtout profitable à court terme. Il en résulte un dogme de l' efficacité à tous
les niveaux de l' activité humaine, infiltrant les moindres fibres de la culture populaire et de
la pensée, qui fait de la technoscience l'idéologie primordiale de toutes les sociétés
industrialisées du début du XXle siècle.
Le terme « technoscience » a été répandu notamment par Gilbert Hottois dans ses écrits
touchant la technologie, la communication et la bioéthique. Selon lui, la technoscience n' a
205

pas de définition unilatérale, mais on la comprend généralement selon deux conceptions


principales, la première accentuant la position extra-culturelle de.la technoscience :

« L' autonomie de la technique est la conception selon laquelle les


hommes ne décident pas de l' orientation ~u développement technique; ils
le servent et travaillent à l'actualisation de ce qui est
technoscientifiquement possible. L' impératif technicien enjoint, quant à
lui, de réaliser tout ce qui est techniquement possible: expérimentations,
inventions, découvertes, explorations, (re )construct~ons, etc. »276

La seconde conception de la technoscience mettant en relief sa position plus


symbolique et culturelle:

«Une conception plus exigeante de la construction sociale et


politique des technosciences demande que celles-ci soient délibérément
subordonnées à un projet de société. Le socioconstructivisme qui
immerge totalement les technosciences dans l' intersubjectivité sociale
s' affirme, ainsi, aussi comme volonté politique de plus en plus exclusive:
l' impératif est que la RDTS (Recherche et Développement
TechnoScientifi~ue) soit toujours davantage subordonnée au
sociopolitique. » 77

Cette deuxième définition, plus exigeante, de la technoscience n' est pas nécessairement
celle qui, en pratique, 'Sert le mieux sa propre efficacité interne. C' est pourquoi laissée à
elle-même, c'est-à-dire libre de définir ses buts, ses moyens et ses limites en fonction de la
maximisation de son efficacité, sans interférences éthiques, politiques ou philosophiques, la
technoscience risque fort de. reléguer les considérations humanitaires et sociales au second
rang ou de tout simplement les ignorer. En d'autres termes, lorsqu'elle n' est pas d' emblée
encadrée par des jugements éthiques, la technoscience est essentiellement une science
amorale, subordonnée à l' économie.
Une des conséquences les plus fâcheuses découlant du paradigme technoscientifique
est l 'hyperspécialisation des domaines de recherches et des chercheurs impliqués. Cette
hyperspécialisation des technosciences, qui en augmente l'efficacité au point de vue du
temps impliqué et de l' argent dépensé pour la recherche, rend la véritable communication
entre scientifiques, celle qui dépasse un simple respect mutuel, difficile et le plus souvent

276 Gilbert Hottois, Technoscience et sagesse ?, Éditions Pleins Feux, Nantes, 2002, p. 22.
277 Ibid., p. 25 .
206

impraticable, même entre les chercheurs de domaines scientifiques connexes ou traitants


d ' objets semblables. Cette conséquence est due à la fois au fait qu' en privilégiant
l' acquisition rapide d ' une expertise pointue dans un domaine de plus en plus précis, le
chercheur développe des carences de plus en plus marquées dans tous les autres domaines
du savoir et de la culture, en même temps que le degré d ' expertise requis pour espérer faire
avancer les connaissances dans un domaine de recherche donné augmente continuellement.
Dans La nouvelle ignorance, Thomas De Koninck exprime cette inquiétude face à la
spécialisation scientifique:

« L ' expertise ira progressant, et, partant, le domaine concerné


(toujours dans la meilleure des hypothèses), mais il est évident que
l' expert, lui, en tant qu' individu humain, marquera une nette régression,
de plus en plus grande, à mesure qu' iront en s' atrophiant, faute
d ' exercice, ses autres facultés, ses autres talents, et tout ce qui, chez lui,
aura été laissé pour compte. Seule la culture, pourvu qu' il en ait et qu' il
l' entretienne, pourrait à vrai dire sauver l' expert de son expertise. » 278

Dans son ouvrage, semi-essai, semi-biographie, La partie et le tout de Werner


Heisenberg, le physicien Niels Bohr donne, lors d ' une discussion avec l' auteur, une
définition, pertinente et prudente, de ce qu' est un spécialiste:

« Je demanderai: "Qu' est-ce qu' un spécialiste ?" Beaucoup de gens


. répondraient qu' un spécialiste est un homme qui sait beaucoup dans un
domaine donné. Mais, pour ma part, je ne peux pas accepter une telle
définition, car en fait on ne peut jamais savoir beaucoup dans un domaine.
J ' emploierais donc plutôt la formule suivante: Un spécialiste est un
homme qui connaît bien quelques-unes des erreurs les plus grossières que
l' on ris~ue de faire dans le domaine en question, et qui sait donc les
éviter. » 79

Le véritable spécialiste est donc celui qui utilise humblement ses connaissances, mais
qui reconnaît ses responsabilités et ses limites. À l'opposé, la spécialisation bornée, celle
qui néglige la culture et le questionnement éthique, ne libère pas l 'homme mais en restreint
son champ de vision et son champ d ' action. En léguant chaque petite parcelle de liberté
individuelle à un spécialiste borné dans son domaine, le spécialiste s' enferme en même

278 Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 82.
279 Heisenberg, W. , La p artie et le tout, trad. fr. P. Kessler, Flammarion-Champs, Paris 1990 p. 286.
207

temps qu' il enferme le reste de l'humanité dans un carcan technique d' où nul ne peut
s' échapper, ce que constaté Jacques Ellul: .

« Le technicien estime, légitimé par sa compétence, avoir dans son


domaine, tous les droits, y compris en l' occurrence celui de vie ou de
mort. Et il faut bien comprendre que ceci est strictement conforme avec la
caractéristique de la Technique comme milieu et comme système: dans la
mesure où la Technique permet de modifier, de dévier, de reculer le
processus naturel (qui par exemple conduirait à la mort), il est évident que
la décision de l' homme se substitue à la "décision" de la "Nature". »280

L' accroissement des connaIssances dans n' importe quel domaine, surtout dans
l' avancement de la science, ne peut s' opérer à tâtons. La spécialisation du scientifique, qui
est à la fois l' apprentissage de ce qui a été démontré historiquement et la familiarisation
avec les idées novatrices de ses collègues dans son domaine de recherche, est une qualité
essentielle de sa démarche. Mais si cette spécialisation se fait au dépend de sa culture
générale, au point d' en faire un individu qui connaît «presque tout» sur « presque rien »,
le prix de cette hyperspécialisation est trop élevé. Posséder un savoir et ne pouvoir le
partager qu' avec le cercle fermé d' une élite, ou qu' avec ceux qui nous financent et n' ont
comme intérêt que leur propre avantage, est plus grave que de ne pas posséder de savoir du
tout, c' est équivalent à faire régresser le savoir humain.
On ne motive guère plus aujourd'hui la science à cause d'un questionnement sur
l' univers ou par émerveillement devant le cosmos, le vivant ou le microscopique. En fait,
l' interrogation enthousiaste, pour ne pas dire naïve, et le besoin de contemplation existent
encore bel et bien à l' état pur chez bon nombre de technoscientifiques, souvent au début de
leur carrière, mais les conditions économiques et sociales dans lesquelles doit s' opérer la
recherche scientifique anéantissent souvent ce sentiment, pourtant naturel chez eux. Même
ceux qui persévèrent envers et contre tous dans la voie de la « science pour la science » ne
manquent jamais de faire remarquer que si les débouchées technologiques de leur recherche
ne sont pas évidentes aujourd'hui, elles sont toujours possibles et même probables à
l' avenir, comme si c' était là la seule justification rationnelle de la science. Toutefois,

280 EIJul, J., Le système technicien, Calmann-Lévy, Paris, 1977, p. 359.


208

comme le fait remarquer Ellul ans son livre La technique ou l 'enjeu du siècle, la technique
est une entité qui n'est que depuis très récemment entièrement dépendante de la science:

« Chacun sait que la technique est une application de la science, et,


plus particulièrement, la science étant spéculation pure, la technique va
apparaître comme le pont de contact entre la réalité matérielle et le
résultat scientifique, mais aussi bien comme le résultat expérimental,
comme une mise en œuvre des preuves, que l' on adaptera à la vie
pratique. Cette vue traditionnelle est radicalement fausse. Elle ne rend
compte que d'une catégorie scientifique et d' un bref laps de temps: elle
n' est vraie que pour les sciences physiques et que pour le XIX e
siècle. »281

Dans le même ouvrage, Ellul rappelle l' exemple de la machine à vapeur, une
découverte technique, réalisée à tâtons successivement par Caus, Huygens, Papin, Savery,
etc. au XVIIe siècle et qui n' a été expliquée que bien des décennies plus tard par la science
théorique 282 . L'inversion du rapport entre la science et la technologie a donc d' abord été
une affiliation coopérative suivie d'un lent asservissement de la science par l' esprit
technique. Il en résulte une perte de liberté dans le domaine de la recherche scientifique,
liberté qui était garantie par l' aspect contemplatif de .la science, sa proximité respectueuse
avec les questions relevant de la métaphysique et surtout son intérêt humain jamais oublié
ou négligé.
Il est primordial que la technologie retrouve sa juste place, qui en est celle d' un outil et
non celle d'une finalité. On· a besoin de la technologie, elle permet de grands bienfaits et
sauve des vies. La renier ou l'oublier équivaut à commettre une grave erreur, mais la
technologie doit redevenir un moyen, et non un but, et la science doit redevenir
philosophique, et pas seulement technique. Sinon, l 'humain ne se ravalera pas au rang de la
bête, ce qui serait peut-être un moindre mal, mais bien au "rang de la chose, de
l' incommunicable et de l'involontaire, ce qUI serait véritablement un drame
anthropologique.

281 Ellul, J. , La technique ou l 'enjeu du siècle, Librairie Armand-Colin, Paris, 1954, p. 5. Note: À l' époque où

Jacques Ellul écrivait ce texte, les biotechnologies n'étaient qu' à leurs tout premiers balbutiements, d' où son
emphase sur le lien entre les sciences physiques et la technologie.
282 Ibid., p. 6. La thermodynamique, la science qui explique les principes sous-jacents au fonctionnement de la

machine à vapeur n'est apparue qu 'au XVIIIe et au XIX e siècle avec les travaux de Lavoisier Carnot et
Mayer.
209

Dominique Lecourt aboutit à une conclusion similaire dans son essqi L 'aventure contre
la méthode de son ouvrage Contre la peur, De la science à l 'éthique, une aventure infinie :

« Il est grand temps de rouvrir la question de l' union de la science et


de la philosophie. On aura compris que cette question ne relève pas de
l' épistémologie: c' est une des questions névralgiques ou, si l' on veut,
stratégiques, de la modernité.
Cette réouverture ·demande que nous arrachions notre pensée de la
science au positivisme qui la domine, et que nous délivrions
corrélativement la technique des conceptions technicistes qui masquent à
nos contemporains l' extraordinaire aventure humaine - intellectuelle,
culturelle et sociale - dont elle est le théâtre. » 283

Parce que la technoscience est impossible à contredire sur son propre terrain à cause de
son efficacité interne, elle n ' est donc critiquable que d' un point de vue philosophique ou
humaniste ou anthropocentrique. Sous le dogme de la technoscience, on a plus le temps de
vivre, car tout doit être fait plus rapidement et plus lucrativement possible, comme les
machines le font. Le but primordial de l' éducation n' est que de former des rouages
compétents utiles à l' édifice de la technoscience et non de former des individus
authentiques, différenciés et cultivés.
La technologie doit redevenir un moyen et non une fin, sinon c' est la communication
entre les humains elle-même qui risque d'être menacée, comme l' entrevoit ironiquement
Michel Henry dans la nouvelle préface (2000) de son ouvrage La barbarie:

« C' est aux ordinateurs qu'il revient de rétablir une "communication".


Ce que la pensée classique appelait "communication des consciences" et
que la phénoménologie contemporaine désigne encore sous le titre
d"'intersubjectivité" - ce bouleversement émotionnel en lequel quelqu' un,
celui-ci ou celui-là, se faisait le contemporain d'un autre - se ramène à
l' apparition de messages objectifs sur un écran. "Autoroute de
l' information" en effet où, comme sur les autoroutes, on ne distingue
aucun visage. ( ... ) La "naturalisation" de l' homme sous toutes ses fonnes
et à travers de tous ses déguisements est le dernier avatar de l'a priori
galiléen. L' homme n ' est pas différent des choses. »284

En regard des considérations du chapitre précédent, l'importance grandissante accordée


à la technique peut. être considérée comme une usurpation de la place du mythe et de la

283 Lecourt, D., Contre la p eur, Presses Universitaires de France-Quadridge, Paris, 1999, p. 77.
284 Michel Henry, La barbarie, Quadrige, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 6.
210

dimension spirituelle dans l' existence humaine. Gabriel Marcel, lors d' une conférence
intitulée Remarques sur l 'irreligion contemporaine prononcée en 1930, sent bien ce lien
entre l' accroissement vertigineux de la fascination humaine pour la technique et
l' appauvrissement de la vie intérieure :

« En fait nous voyons bien que l' extraordinaire perfectionnement des


techniques est lié à un appauvrissement maximum de la vie intérieure. La
disproportion entre l' outillage qui est mis à la disposition de l' être humain
et les fins aue celui-ci est appelé à réaliser paraît de plus en plus
flagrante. »28

2. Qu'est-ce que la science?

Lorsqu' il est question de science dans cette section, une première distinction s' impose;
on entend ici par ce terme les « sciences naturelles» (physique, chimie, etc., incluant les
sciences de la vie: biologie, biochimie, etc.) dans leur forme de questionnement
fondamental, comme fin en soi et non comme moyen d' accéder à des techniques. La raison
de cette définition stricte de la science dans notre propos n ' est que ~es sciences naturelles
prévalent d' une façon ou d' une autre sur les sciences humaines (psychologie, sociologie,
anthropologie, etc.) ou que les sciences appliquées et la technologie ne soient pas dignes
d' intérêt philosophique, mais parce que c' est le domaine de la recherche en science
naturelle qui amène des percées technologiques engendrant des questionnements éthiques
inédits, ce qui est l' objet principal de notre investigation philosophique.
Dans Le voile d 'Isis , Pierre Hadot prétend que l' homme peut emprunter deux attitudes
face à la nature: s' en emparer pour la dominer, l' attitude prométhéenne, ou la célébrer,
l' attitude orphique. Cette dichotomie est particulièrement pertinente lorsqu'il est question
de définir la science, science qui « s'accapare» ou science qui « chante» ? Écoutons-le
définir ces deux attitudes:

«L' homme prométhéen revendique un droit de domination sur la


nature et, dans les siècles chrétiens, le récit de la Genèse dont nous avons
parlé le confirmera .dans la certitude d'avoir des droits sur la nature.

285 Marcel, G. , Être et avoir, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1935 , p.275 .
211

( ... )
Ce n'est donc pas par la violence, mais par la mélodie, le rythme et
l'harmonie qu' Orphée pénètre les secrets de la nature. Alors que l' attitude
prométhéenne- est inspirée par l'audace, la curiosité sans limites, la
volonté de puissance et la recherche de l'utilité, l' attitude orphique est, au
contraire, inspirée par le respect devant le mystère et par le
désintéressement. »286

Devant ce choix d'attitude, et s' inspirant des écrits de Heidegger et du physicien


Werner Heisenberg, Hadot se présente résolument en critique d'une technoscience
prométhéenne et en partisan de l'attitude orphique 287 . Pour retrouver le fil d' une science qui
chante au lieu de décomposer, Hadot se retourne vers Goethe, instigateur du projet d' une
science romantique et spirituelle, jamais achevée ni même réellement entreprise288 (et à
laquelle participa à sa façon F.W.J. Schelling avec sa Naturphilosophie 289 ).
La science goethéenne, hégélienne 290 ou bergsoniens291 avant son temps, n' est restée
qu' un rêve, de ce type de rêve qui persiste encore aujourd'hui de vouloir réinventer une
science plus à l' image de la l'âme humaine. Mais la science est-elle vraiment cette pâte
nous reflétant qui se plierait à nos désirs, nos convictions et nos ambitions, ou est-elle autre,
imperturbable et farouchement indépendante, voire transcendante?
La science peut se vouloir une activité dominatrice ou un chant désintéressé. Si on
postule qu'elle n' existe pas ailleurs que dans l' esprit humain, car il n' y a que les êtres
volontaires qui font de la science (et ce peut importe le statut ontologique des « lois de la
nature»), ce sont donc les hommes et les femmes qui font par leurs actes la science qui
peuvent se vouloir dominateurs ou désintéressés. Ce choix volontaire n' est possible que ~i

la science est libre et digne, c'est-à-dire que si ceux qui s'y adonnent ne sont pas contraints
par des impératifs politiques et économiques externes. Mais cette situation est utopique,
comme tous ceux qui font aujourd' hui de la recherche scientifique le savent bien. Reste que

286 Hadot, P. , Le voile d 'Isis, Gallimard-NRF essais, Paris, 2004, pp. 109-110.
287 Ibid. , p. 162.
288 Ibid. , p. 256-257.
289 Introduction à l 'Esquisse d 'un système de philosophie de la nature, trad. fr. F. Fischbach et E. Renault, Le

Livre de Poche-Classique de la philosophie, Paris, 2001.


290 En raison du lien évident entre la vision de la naturecroissante, plus romantique, de Goethe et la notion,
plus lucide, d' Autbeben de la dialectique hégélienne (Hegel, G.W.F. , Phénoménologie de l 'esprit, trad. fr. J.-
P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991 , section IV, « La vérité de la certitude de soi-même », pp. 101-11 3, pp. 143-
150).
212

la dignité est toujours possible pour la science, à condition de se réinventer, de redevenir un


« nous» qui veut célébrer le monde, et non un outil qui,veut dominer la nature.
La science est un « nous » au sens où elle n' est pas un « ça ». La science n' est pas une
'accumulation de données et de théories, c' est avant tout une communauté d' individus
spécialisés s' interrogeant et s' interpellant à propos de données et de théories. Il n' y a pas
par qéfinition de science personnelle, la science est avant tout une forme de
communication, on doit toujours parler de « groupe de recherche» et de «communauté
scientifique». Reste à définir cette communauté.
Dans le Théétète 292 de Platon, Socrate parvient à faire reculer Théétète sur chacune des
trois définitions de la science (E71lUTIÎf.lll) que celui-ci propose: la science ne semble être
ni sensation, ni opinion vraie, ni opinion vraie définie. Comme plusieurs dialogues
platoniciens, celui-ci se termine sur une indétermination et une promesse de continuation de
la discussion. Malgré cela, le résultat du dialogue est résolument positif, car il en émerge
deux notions cruciales concernant la constitution de la science, valable autant pour
l' É71lurrtlf.lll antique que pour la science moderne: la science est un aveu d' ignorance et la
science est une quête commune, non un trayail individuel.
À l' opposé, une science qui impose, qui dénigre ou qui se justifie uniquement grâce à
son autorité savante n'est pas une science, de même une science qui n' est pas partagée
librement, qui se réserve pour une oligarchie ou une nationalité, n'est pas une science. Les
leçons socratiques semblent parfois vieillottes en regard des formidables progrès techniques
et scientifiques, et elle pourrait en effet l'être si elle avait été comprise et appliquée dès leur
énonciation. Mais la leçon socratique a été oubliée, et l' aveu d'ignorance nécessaire à la
science est peu à peu devenu une déclaration présomptueuse de validité absolue sur toute la
phénoménalité du cosmos, et d' arbitration de toutes les connaissances et de toutes
possibilités. Cette déclaration à peine voilée d' omnipuissance est fanfaronnée par presque
toutes les institutions scientifiques dont l'immunité politique et médiatique est presque
totale.

29 1 Hadot se réfère d' ailleurs à Bergson dans cette section, mentionnant sa notion « d'élan vital ». (Bergson,

H. , L 'évolution créatrice, Presses Universitaires de France, Paris, 1966).


292 Platon, Théétète, trad. fr. M. Narcy, GF-Flammarion, Paris, 1995. Les tro'is définitions de la science selon
Théétète: 151d, 187b, 201c.
213

La SCIence est devenue aujourd' hui une abstraction ,idéologique s' accaparant un
monopole de l' autorité rationnel et de la légitimité qui détonne parfois avec les actions
concrètes, d' intégrité parfois douteuse, des scientifiques et avec les décisions, politiques
plus que scientifiques, de ses administrateurs. Cette main-mise scientifique sur la validité
discursive, qui dit savoir le fond des choses et qui fait sans pouvoir être critiquée, entraîne
trois risques majeurs de débordement que la simple bonne hygiène intellectuelle, morale et
sociale nous force à considérer. Ce sont le risque que la science devienne juge de ce qu' elle
n' a pas à juger, le risque que la science devienne l'outil d' une idéologie qu' elle n' a pas à
supporter, . et le plus grave, le ri~que que la science procède à une redéfinition, soit
tristement réductrice, soit carrément dangereuse, de ce qu' est la normalité et de ce qu' est
l'anormalité, la pathologie et l'immoralité chez l'être humai~.

C' est pourquoi la question socratique est d' une actualité manifeste: Qu' est-ce que la
science? Et sa suite: Comment faire la science? Il faut répondre sérieusement à ces
questions aujourd' hui, non seulement dans le but d' éviter le pire, qui n' arrivera peut-être
jamais après tout, mais dans celui d' aspirer au mieux, pour tous, pour « nous ».

a) La motivation de la science

La motivation de la science est essentiellement la même que celle de l' enfant qui
demande incessamment « Pourquoi? », mais la principale différence est que la
transformation de cette motivation à vouloir connaître et comprendre se manifeste dans
l'élaboration de la science exclusivement au niveau du « Comment? ». L' opération
collective de la science est une opération sur le tangible, le visible et le mesurable. Cette
restriction fondamentale pose à la fois une limite et ouvre une possibilité. La limite imposée
à la science est qu' elle ne peut ·dépasser son champ d' application, elle est souveraine chez
elle, mais contrairement aux philosophies et aux idéologies, elle ne peut se permettre, sous
peine de perdre sa validité et sa crédibilité, de se prononcer sur ce qu'elle ne peut ni
théoriser ni expérimenter.
Cette limite ouvre cependant à la science une possibilité à laquelle les aut~es domaines
de la connaissance n'ont pas accès, celui du partage systématique de ses observations et de
ses conclusions, qui sont le fondement de l'extraordinaire efficacité de la démarche
scientifique. En adoptant quelques présupposés de base peu controversés, du point de vue
214

de son initiative indépendante de toute autre idéologie, soit le matérialisme, le concept de


modélisation mathématique et celui de recherche de concordance entre les prévisions
théoriques et les mesures expérimentales, la science peut se discuter et se propager sans les
entraves et barrages dus aux opinions, aux croyances personnelles ou aux contextes
culturels, communément présents dans toute autre forme de communication idéologique.
Cette caractéristique de la science de pouvoir faire l' unanimité à l' échelle planétaire, du
moins pour certaines théories et conclusions suite à des expériences, devient elle-même une
motivation à la propagation de la science.
Dans un ouvrage récent, sur les défis actuels de la physique théorique, le physicien Lee
Smolin définit la science comme une communauté éthique, respectant une façon de faire
honnête et non partisane, et une communauté imaginative, respectant l' arrivée d' idées
293 E
.
novatrIces . n e f~let, 1a SCIence
. .
ne peut " a, .ses. deux
eXIster et ne peut progresser que grace
conditions préalables, celui de ne pas tricher et de toujours choisir l' évidence sur la
préférence, et celui d' accepter la critique et la nouveauté. À ses conditions, la science
devient un langage quasi universel, et pour cette raison, mérite à la fois le respect et la
prudence, car si le langage physico-mathématique de la science est quasi universel c' est
parce que son vocabulaire n ' embrasse pas la totalité de l' expérience humaine. La science ne
peut pas parler de n ' importe quoi et surtout pas faire n ' importe quoi, elle est limitée au
domaine de validité matérielle et conceptuelle qu'elle s' est elle-même défini. C ' est
pourquoi l' éthique est une composante si importante de la démarche scientifique.

b) La science doit-elle être efficace, effective ou contemplative?

L' efficacité opérationnelle visée par la technoscience n'est pas une caractéristiql;le
anthropocentrique, elle est une assimilation de l'activité humaine à l'efficacité mécanique
de la machine involontaire. Si elle peut, et doit dans une certaine mesure, être efficace dans
son exercice, l' efficacité n'a pas à être le but premier de la recherche scientifique~ Une
science digne, au sens kantien d'une science qui est une fin en soi, se doit cependant d' être
effective, de rendre compte du réel de façon concrète et compréhensible, modélisable
mathématiquement, testable empiriquement, communicable à l' ensemble de l 'humanité et
menant possiblement à des nouvelles applications techniques.

293 Smolin, L., The Trouble with Physics, Houghton Mifl in ,Company, Boston-New York, 2007, pp. 300-304.
215

La SCIence se doit aussi d' être en partie contemplative, d' être engendrée par
l' étonnement et la curiosité, par ce même 8av,..ux~ElV qui animait les sages et les savants
de l'Antiquité. Elle se doit de voir la nature avec un œil étonné, curieux et émerveillé, c' est
la simple expérience personnelle du scientifique qui le réclame, et ils ont été très nombreux
à le faire de Thalès à Newton et à Einstein. Cette motivation à contempler et à comprendre
le cosmos qui nous pousse vers là science est plus déterminante pour l' accomplissement du
travail scientifique que tout incitatif politique ou économique.
L' investigation scientifique, ce récit cohérent et critiquable qUI «raconte» notre
environnement et notre nature matérielle, n' a toujours été qu'une réponse à
l' émerveillement de l'homme devant le monde dans lequel il est plongé. La contemplation
pythagoricienne est en quelque sorte à la source de la science aristotélicienne, qui a elle-
même subi une transformation à la Renaissance pour engendrer à notre science moderne.
Le sentiment à la source de toute démarche scientifique, de tout temps, et même du nôtre,
demeure l' émoi devant la nature. On ne peut vouloir l'étudier et la comprendre que si elle
nous fascine.
Malheureusement, le sentiment · de contemplation, comme le rappelle ici Hannah
Arendt, a souvent tendance à n'occuper qu'un rang secondaire chez l'homme moderne et
utilitariste:

« Le fait que l' aliénation par rapport au monde a été assez radicale
pour gagner les activités humaines les plus présentes-au-monde, l' œuvre
et la réification, la fabrication, l' édification d'un monde, distingue les
attitudes et évaluations modernes de celle de la tradition plus nettement
encore que ne l'indiquerait le simple renversement de la contemplation et
de l' action, du penser et du faire. »294

On peut se plaire à penser que la contemplation est une activité réservée aux artistes ou
aux mystiques, une activité «du dimanche» dans une société de production · et
d' interactions commerciales. On devrait plutôt considérer que les sentiments associés à la
contemplation sont le cœur même de ce qui motive une démarche scientifique. « Savoir
comment» n' est qu'un substitut temporaire du « savoir pourquoi », substitut qui donne à l~

question du sens de l' existence, et à la contemplation qui en est la manifestation, une

294 Arendt, H., Condition de "homme moderne, trad. fr . G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1983, p. 376.
216

grande valeur, une grande importance et une grande noblesse. Savoir comment est souvent
une question du domaine de la survie, savoir pourquoi relève de la vie.
Acquérir ,un savoir scientifique dans l' unique but d' en faire quelque chose, en exclure
donc toute dimension contemplative, n' est qu' une forme bassement mécanique
d' utilitarisme comptable. Ce n' est que dans l' étonnement, la curiosité et l' admiration que le
scientifique naît et se développe. Que des impératifs économiques ou politiques ou sociaux
aient contribué à le faire oublier ne justifie en rien, l' exclusion de la contemplation du
laboratoire. Si l' infiniment 'petit et l' infiniment grand ont une quelconque valeur pour
l ' homme, infinis sur lesquels il n' a pas encore tous les pouvoirs technologiques, cette
valeur est ce qui rapproche le plus la science de l' art et du sentiment mystique, la valeur de
pouvoir ,s' en émerveiller. Sans émerveillement et sans contemplation, la science n' est ni
endurable, ni même vraiment possible, vraiment éthiquement possible.

c) La méthode scientifique

La science naturelle est un mouvement volontaire de la conscience humaine vers le


monde matériel dans lequel elle baigne. Ce mouvement à d' abord pris la forme d' un
éclairage 'du monde par la raison, comme chez les premiers philosophes-scientifiques, grecs
et autres, qui conçurent les notions d' ordre, de commencement élémentaire (àQXrl) et
d' être. Cette pratique philosophique aurait peut-être avantage à être redécouverte, à
connaître une «résurgence », un retour à la lumière après une longue occultation
souterraine, résultat du nouveau modèle scientifique qui est apparu à l'époque des Lumières
et qui est devenu emblématique non seulement des sciences mais toute la modernité,
toujours ambiante. Ce nouveau modèle est celui de l' expérimentation scientifique.
Dans sa grande synthèse La philosophie des Lumières, Ernst Cassirer examine les
bouleversements politiques, philosophiques, scientifiques et religieux qui ont agité les
valeurs occidentales à cette époque et qui se sont répercùtés dans tous les domaines de
l' activité humaine. Pour lui, une des caractéristiques primordiales des Lumières est la
substitution des explications des phénomènes à travers un « système» métaphysique ou
religieux à l' explication «par les faits» qu' offre l' exemple par excellence de la science
moderne naissante. Ainsi, Rousseau, Voltaire et Mo~tesquieu sont en quelque sorte les
héritiers directs de Newton :
217

«Le cheminement de la pensée, par conséquent, ne va pas des


concepts et des axiomes aux phénomènes mais à l'inverse. L' observation
est le datum; le principe, la loi le quaesitum. C' est ce nouveau programme
méthodique qui a laissé sa marque sur toute la pensée du XVIIIei siècle.
L' esprit systématique n' est pas pour autant sous-estimé ou mis à l' écart,
mais il est soigneusement distingué de l' esprit de système. Toute la
théorie de la connaissance s' efforce de confirmer cette distinction. »295

C' est la naissance de la «méthode scientifique» qui est un mouvement en quatre


étapes successives et qui a cours dans l' exercice de la science depuis près depuis près de
400 ans 296 : Observation, Hypothèse, Expérimentation, Conclusion.
À la lumière d' une philosophie de la motivation éthique, on peut réécrire aInSI la
méthode scientifique, sans la modifier mais en la précisant:

1 - L 'étonnement (observation) (8avf._llx'clV)


La saisie dans le monde de ce qui nous est étranger et étrange.

2 - La recherche (réflexion-discussion-hypothèse) (uv(rrrclv, unorrl8cu8al)


La tentative de prise en nous, intellectuellement, d'une partie du monde.
3 - L 'expérimentation (démonstration) (ànobclKvuval)

La mise d' une partie de nous dans le monde, concrètement, par l'expérience.

4 - La théorisation (contemplation) (8cWQclV)

La saisie de ce qui dans le monde participe avec notre intelligence.


Ainsi reformulée, mais non modifiée dans son essence, l'emphase de la méthode
scientifique est remise sur sa façon d'être première: une méthode humaine, aussi
personnelle qu'interpersonnelle et aussi rigoureuse et logique qu'éthique et contemplative.
La méthode scientifique est ce pont qui relie l'univers sensible, externe et matériel, au
monde intérieur, rationnel mais aussi métaphysique, dans lequel vit la conscience.

295Cassirer, E. , La philosophie des Lumières, trad. fr. Pierre Quillet, Fayard, Paris, 1966, p. 43.
296 Il est probablement raisonnable de prétendre que la méthode scientifique moderne, dont les sources
remonte jusqu'au XII lei siècle avec les travaux de Roger Bacon, a commencé à s' imposer en science à partir
ei
du XVII siècle avec le Novum Organum de Francis Bacon, publié en 1620, le Dialogue sur les deux grands
systèmes du monde de Galilée, publié en 1632 et le Discours de la méthode de Descartes, publié en 1637.
218

La dépendance de toute théorie scientifique à un système métaphysique préalablement


admis et définissant son cadre est une conséquence logique indéniable de la démarche
scientifique, déjà établie par Pierre Duhem au début du XXe siècle:

« Or, ces deux questions :


Existe-t-il une réalité matérielle distincte des apparences sensibles?
De quelle nature est cette réalité?
ne ressortissent point à la méthode expérimentale; celle-ci ne connaît
que des apparences sensibles et ne saurait rien découvrir qui les dépasse.
La solution de ces questions est transcendante aux méthodes
d' observation dont use la Phy'sique; elle est l'objet de Métaphysique.
Donc, si les théories physiques ont pour objet d 'expliquer les lois
expérimentales, la Physique théorique n 'est pas une science autonome;
elle est subordonnée à la Métaphysique. » 297

Ernst Cassirer abonde dans le même sens dans le troisième tome de sa Philosophie des
formes symbolique, essentiellement consacré à la connaissance scientifique: La physique et
la science moderne se refusent à un idéal métaphysique de connaissance, elles se limitent à
« épeler» les phénomènes, sans tenter de pénétrer dans la nature298 • La science ne peut
«jamais sauter par dessus son ombre », elle demeure toujours dans le système clos de ses
présupposés théoriques 299 . La science n'épuise pas la totalité de la réalité, mais justifie sa
pertinence en reconnaissant ses propres limites. Elle ne peut pas non plus donner congé à la
fonction du concept et du symbole, car ce serait alors renoncer aux moyens fondamentaux
de la représentation30o •
Cependant, le contexte scientifique en vigueur depuis plusieurs siècles repose sur des
principes qui semblent aujourd'hui si absolument immuables que l'on a presque oublié
qu'elles sont à la base métaphysiques. Ces bases sont le matérialisme, l'aspect nécessaire
de la causalité physique et la primauté des preuves empiriques comme vérification
théorique. Cette dépendance réelle des théories scientifiques à des prises de position
métaphysiques n'est plus vraiment un enjeu intellectuel pour la simple raison que la

297 Duhem, P., La théorie physique, Librairie Philosophique Vrin, Paris, 1981 , pp. 8.
298 Cassirer, E. , La philosophie des formes symboliques 3. La phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C.
Fronty, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 479.
299 Ibid., p. 49 ..
300 Ibid., p. 527.
219

spéculation métaphysique en science est pratiquement inexistante depuis le milieu du XIXe


siècle.
Cette absence de remIse en question de son fondement métaphysique a de toute
évidence été propice au développement rapide et efficace des sciences expérimentales et
des théories scientifiques. Mais ce succès historique, économique et technologique de la
science ne dissout pas pour autant sa dépendance à une métaphysique sous-jacente. En fait,
peut-être que les nouveaux questionnements d' ordre philosophique et éthique, et parfois
aussi politique, dans l' exercice de la science et dans ses prolongements techniques
permettront un retour du questionnement métaphysique dans la définition de la science et
dans la pratique scientifique elle-même. Les présupposés du XVIIIe et du XIXe siècle sur la
validité et la portée de la science, trop évidents aux yeux du scientifique contemporain pour
attirer son attention critique, sont peut-être ce qu' il y a de plus fragiles et de plus
questionnables pour la pertinence réelle de la science moderne pour l 'homme et la société,
et leur réévaluation pourrait être à la source d'un renouvellement nécessaire de la dignité
scientifique.

d) La théorie scientifique et la métaphysique

La théorie scientifique est ce regard conceptuel sur le monde qui le nous rend
compréhensible et expl~cable. Regard qui le rend semblable à nous en ce sens qu' il est
assimilable par notre . intellect. La théorie scientifique est essentiellement, comme le
remarque Pierre Duhem, la réunion de deux aspects complémentaire : une représentation et
une explication de la réalité, deux aspects n'entretenant que des liens frêles ou artificiels 301 .
Il serait probablement plus nuancé d' affirmer que l' aspect explicatif d' une théorie doit
pouvoir s' inscrire dans un cadre plus large de relation au sein des autres théories
parallèlement valides, pour ainsi former un tout relativement cohérent de l' ensemble
théorique du savoir scientifique. Cette cohérence théorique est touj ours désirée en science
mais parfois impossible à établir complètement302 .
Depuis les travaux de l' épistémologue autrichien Karl Popper, il est généralement
accepté que la validité d'une théorie scientifique, et donc sa prééminence sur les autres, est

301 Duhem, P., La théorie physique, Librairie Philosophique Vrin, Paris, 1981 , p. 43.
220

reliée à son degré de non-falsification303 . Une théorie est seulement jugée scientifique s' il
est possible de tester à répétition ses conclusions et ses prédictions de façon empirique.
C'est aussi là le critère de démarcation entre la science, et la métaphysique, ou entre la
science et la « pseudo science ». La valeur d'une théorie scientifique par rapport à une autre
est donc jugée selon le degré de falsifiabilité de cette théorie, qui est son degré de testabilité
empirique par rapport aux autres théories, et selon ses succ~s , et/ou ses échecs, prédictifs
par rapport aux résultats de mesures expérimentales.
Popper soutient qu' une théorie scientifique est nécessairement un discours dont peut
douter de façon critique et que l' on doit toujours pouvoir tester empiriquement. Une théorie
scientifique est par 'définition, pour lui, une conjecture falsifiable et une théorie scientifique
valide actuellement en est une qui n'a pas encore été falsifiée, bien qu' elle puisse l'être
éventuellement, puis remplacée par une nouvelle théorie 304 . Toute théorie naît et meurt en
tant qu'hypothèse survivant jusqu'à ce qu' elle soit contredite par des observations
empiriques répétées ou jusqu' à l'arrivée d'une théorie non falsifiée plus générale ou plus
simple, car l' élégance d' une théorie scientifique est souvent reliée à sa simplicité,
subsumant la première et l'incorporant comme un cas particulier.
Le critère de démarcation entre la science et la non-science, dont font partie à la fois la
pseudo science et la métaphysique, proposé par Popper est ce caractère de falsifiabilité du
discours théorique. Si les prédictions et les conclusions d'un discours théorique sont
possiblement réfutables par une expérimentation spatio-temporelle pouvant être répétée, le
discours est bien scientifique. Ce critère de scientificité s' est imposé en épistémologie,
malgré la réticence initiale des partisans de l'induction, et principalement Rudolf Carnap,
qui proposaient plutôt un critère basé sur la « confirmabilité par méthodes inductives» 305.
Le rejet de la méthode inductive par Popper n'est en pas une forrme de critique, comme
celle d'une «mauvaise» habitude psychologique que proposait Hume au XVIIIe siècle,

302 Comme, par exemple, dans le cas encore insoluble en physique contemporaine de l'unification théorique
cohérente des forces quantiques et de la force gravitationnelle.
303 Le critère de la falsification pour juger de la scientificité et de la valeur d' une théorie, et de sa démarcation
d' avec la pseudoscience ou la métaphysique, a été proposé en 1935 par Karl Popper dans son ouvrage La
logique de la découverte scientifique (Logic of scientific discovery, Routledge-Classics, Londres-New York,
2002).
304 Popper, K. , The Logic of Scientific Discovery, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002, pp. 37-73,
Popper, K., Conjectures and Refutations, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002, pp. 48-86.
305 Carnap, R. (1950), Logical Foundations of Probabilify, Chicago, The University of Chicago Press, 1950,
pp. 462-467.
221

mais une réfutation logique, éclairant l' aspect « aprioriste» de l' induction et l' impossibilité
de parvenir à une hypothèse simplement par induction plutôt que par conjecture et
déduction, entre autres parce qu' une vérité scientifique absolument irréfutable est une
impossibilité théorique.
Cela dit, un système métaphysique ou mythique, en tant que discours non-scientifique,
peut être à l' origine de théories scientifiques conjecturales testées empiriquement, comme
cela a été le cas, par exemple, pour l' atomisme
<.
dès Démocrite, la théorie « fluide » de
l' électricité ou la théorie corpusculaire de la .lumière 306 . Un mythe peut donc être un
promoteur de sens que la science peut éventuellement cautionner, selon les moyens et les
critères qui lui sont propres. La spéculation métaphysique fait partie de ce que Popper
appelle des programmes de recherches métaphysiques, où il range aussi la psychanalyse,
qui peuvent éventuellement mener à des programmes de recherches scientifiques 307 . La
métaphysique n ' est donc pas le contraire ou l'ennemi de la science, mais une de ses
sources potentielles.
Relativement au savoir scientifique et au savoir en général, Charles Peirce, un des pères
du pragmatisme américain se positionne contre la conviction kantienne de limites
infranchissables pour la raison humaine, et bien qu' il se refuse à accepter quelconque
conclusion pratique. issue de spéculations métaphysiques, pour lui toute question qui est
aujourd' hui métaphysique peut devenir demàin une question scientifique. Cependànt, il
propose ses propres critères de d~marcation entre la science, la métaphysique religieuse et
la philosophie en prescrivant que les considérations téléologiques, les idéaux, doivent être
laissées à la religion, que la science ne doive se permettre de se prononcer que sur les
causes efficientes et que la philosophie ne doive pas se préoccuper de savoir si ses propres
conclusions sont bienveillantes ou dangereuses 308 .
Cette dernière proposition de Peirce de séparer complètement la science de la réflexion
éthique n' est pas une option vraiment viable pour trois raisons difficilement contestables.
Premièrement, l' immédiateté technique que permet aujourd' hui la science fait qu' il n ' y a
pratiquement plus aucun délai de maturation entre l'apparition d' une nouvelle technique et
son application concrète, avec comme conséquences qu'une éthique mise hors du circuit du

306 Popper, K., The LogicofScientific Discovery, op. cit. , pp. 277-278.
307 Popper, K., Realism and the A im ofScience, Routledge, Londres-New York, 2000, pp. 192-193.
308 Peirce, C. S. , Selected Writings, Dover Publications, New York, 1958, pp. 349-353.
222

développement scientifique deviendrait une éthique de la constatation et de la


condamnation, alors que le rôle de l' éthique a toujours été celui de la prévention.
Deuxièmement, l' exercice de division de ce qui est du domaine idéologique, éthique et
téléologique de ce qui est du domaine scientifique est une entreprise impossible du fait
même de la définition de la science, qui se veut une exploration méthodique du réel.
Comment exiger de la science qu' elle se refuse à examiner à une quelconque facette de
l' existence, sous prétexte que «ce n' est pas de son ressort »? S' il existe un impératif
scientifique, c' est bien celui de ne rien ignorer à dessein. Là science, dans son exercice
quotidien et dans son rôle social, est obligée de reconnaître les limites propres à son
discours théorique et à ses capacités empiriques, mais ces limites ne peuvent être imposées
ou dictées par une quelconque idéologie externe, la science doit les fixer elle-même, en
rappelant à l' ensemble de la communauté ce qu' elle tient pour quasi-certitude et ce sur quoi
elle ne peut se prononcer. Loin de pouvoir être dissocié du devoir moral, la science est
éthiquement contrainte d' annoncer ses thèses les plus solidement confirmées par
l' expérience du même souffle que son incapacité à réfuter les thèses, les idéologies ou les
croyances inaccessibles expérimentalement. Toutefois, cette inaccessibilité de certains
domaines pour la science ne peut jamais être considérée comme définitive.
Finalement, il en va de la valeur même de la science, de sa valeur pour l' individu autant
que de sa valeur sociale. Reléguer la science à un sous-domaine, non éthique et non
téléologique, de l' activité humaine est une dévalorisation de la science, qui deviendrait
ainsi une démarche anodine et non une des démarches au cœur de la quête de sens par
l' homme qu' elle a toujours été. Si on fait de la science pour elle-même, pour ce qu' elle
nous procure de valable et de précieux, elle devient nécessairement elle-même téléologique
et éthique. Dire de la science qu' elle est étrangère à l'éthique serait dire qu' elle ne mérite
pas de considération morale, et donc qu' elle n'est pas une composante de la « vie bonne»
et de ce qui fait de la culture quelque chose digne d'efforts et de sacrifices.
Le discours théorique scientifique, tout en reconnaissant et en défendant son propre
domaine restreint de validité, se doit de reconnaître aussi la valeur, et les limites, de la
spéculation métaphysique. C'est en quelque sorte la principale responsabilité du
scientifique de savoir ce qui est sous sa juridiction et de reconnaître honnêtement les autres
champs de la pensée. Ce savoir et cette reconnaissance sont deux importants ingrédients
223

éthiques de la science qui, loin d' être un domaine d' agnosticisme moral, est appelée à
devenir un des principaux champs de réflexion et d' action éthique.

3. Une science digne et éthique: le dépassement du « nous»

Reconnaissant que l' éthique doit être un ingrédient interne de la démarche scientifique,
. et non une activité externe qui juge à distance, une constatation est incontournable : les
organismes d'éducation, de tous les pays, ne donnent qu' une place extrêmement marginale
à la philosophie et à la réflexion sur la morale dans la formation scientifique. C' est
pourquoi la justification et l' intégration à la science du souci éthique doivent être repensées,
non en vue de changer radicalement l' exercice de la recherche scientifique au niveau de ses
méthode,s, de sa structure ou de son administration, ce qui relèverait de l'utopie à notre
époque d' économie de marché et · de politiques à court terme, mais pour contrer la
désorientation morale de la technoscience. Il faut donc espérer que les personnes agissant
dans le milieu de la recherche, autant les chercheurs que les administrateurs, les enseignants
et les membres des gouvernements responsables du développement scientifique,
reconnaissent l' importance de l' intégration de la réflexion éthique en science et agissent en
conséquence, et selon leur moyen, chacun dans leur fonction. Cette section a pour but de
définir ce qu' est une science digne et éthique, celle qui devrait lentement pouvoir reprendre
la place qu' elle a laissée à la technoscience, place primordiale dans la société, qui a besoin
de faire cet effort de sagesse, même au prix d'une certaine efficacité technoscientifique,
pour sauver l' autonomie de la science. Celle-ci fait partie de la quête de sens de l'homme,
et la subjuguer à d' autres intérêts, techniques, économiques ou politiques, est un dangereux
leurre.
Les sections suivantes décrivent les relations qu'entretient une SCIence digne avec
l' éthique, qui en se déplaçant de l'horizon individuel du dépassement de l'ego vers les
besoins et les responsabilités de toute une société, devient un dépassement du « nous ».
224

a) Le souci éthique dans la recherche scientifique

La science ne doit pas subir périodiquement des considérations éthiques sur ses
opérations, c' est, au contraire, le souci éthique qui doit l' animer. En voulant comprendre la
nature, la science ne cherche pas à vouloir faire quoi que ce soit, ce qu' elle fait, elle le fait
d'une façon complètement désintéressée dans le but de trouver des explications. La science
est une tentative de transformation d'une motivation, la motivation de la collectivité à la
fois de s' expliquer le monde dans lequel elle est plongée et à contempler celui-ci. Cette
contemplation n' est pas une activité désuète relevant d~ l'Antiquité, ce n' est pas non plus
une activité qui soit jamais efficace techniquement ou rentable financièrement, mais c' est
un des moyens privilégiés pour l'homme de saisir sa place dans le cosmos. Cela n' implique
pas nécessairement une cosmogonie, une ontologie ou une anthropologie très détaillée,
mais la contemplation exige cependant qu' un sens, qu'un ordre soit visé. Et l'être humain a
une intense soif de ce sens, car une vie insensée n' est pas une vie frivole ou anormale
(privée de normes), mais une vie invivable, car privée de conviction.
Une science digne au sens kantien est cette activité qui est une fin en soi, et qui n' est
pas asservie au développement technologique ou aux visées politiques. Cette science digne
est empreinte d'humanité, et sans devenir un anthropocentrisme radical, elle n' est
cependant pas une description du monde en tant qu' objet indépendant, malS une
théorisation du monde pour l'homme309 .
La survie de la science appliquée et du développement technologique de façon éthique
et profitable à l'humanité dépend directement de la survie, de la liberté et de la dignité
d'une recherche en science fondamentale renouvelée dans sa motivation à répondre à
l 'homme sans que cela implique de quelconques limitations d' ordre de la productivité à son
questionnement.
'La liberté de la recherche fondamentale garantit implicitement la liberté et l'utilité de la
recherche appliquée, de la fructifIcation des réalisations techniques issues des sciences
fondamentales. La technologie est elle aussi une fin en soi, la fin d' être un moyen d' aider
les humains dans leurs rapports entre eux et avec la nature. Quand cette technologie cesse
de tenter de diriger et de contrôler la science, et qu' elle déploie ses forces à aider l' être
225

humain et non à le façonner, elle devient par le fait même libre et éthique elle-même. Une
science digne et une technologie digne de l'homme engendreraient donc possiblement de
sains bouleversements au niveau économique et politique.
Une science digne et éthique dans son fondement est beaucoup plus libre qu'une
science bombardée par des questionnements moraux venant de l' extérieur, souvent ignares,
injustifiés ou maladroits. Une science fondamentale qui sait et qui veut comprendre
l'univers et la place que l'homme y occupe n' a rien à craindre des jugements externes, car
elle est assez sage elle-même pour avoir à cœur le souci éthique à toutes les étapes de sa
démarche. L' éthique qui ne serait plus une forme de regard extérieur dirigé vers la science,
mais une forme de pensée intrinsèque à celle-ci redonnerait la parole à la créativité qui
s'estompe de plus en plus dans les laboratoires, cette créativité qui vient avec l' assurance
d' agir selon ses convictions.
En n'écartant pas le jugement moral du chercheur de son travail, la renaissance de la
passion qui animait les premiers scientifiques modernes redevient possible. Quand on
élabore et que l' on réalise une expérience dans le seul but de parvenir à un débouché
technique ou d' être « le premier au monde» à faire telle ou telle découverte, la motivation
personnelle est continuellement reliée à des impératifs de nature économique et politique,
c' est-à-dire souvent externe à la sphère de ses propres valeurs, il n'est donc pas surprenant
que l' enthousiasme ou la volonté reliés à ces recherches puissent vaciller. Par contre, si
l' activité scientifique se redéfinit peu à peu comme un exercice d' originalité et
d'exploration éthique du «possible» et du «comment », basée sur certains aspects
d' efficacité et de rentabilité qui ne seraient cependant plus les seuls facteurs déterminants,
c'est non seulement l' intellect du chercheur qui serait sollicité mais aussi son -affect. Et il
est assez évident que l'implication émotionnelle d'une personne dans une activité fait ·
exploser ses capacités créatrices et facilite des efforts qui seraient autrement étouffés.

b) Une éthique scientifique comme dépassement du « nous»

La science est un « nous» en ce sens qu' elle représente la communauté humaine qui se
prononce sur ce que semble être le monde physique et empirique. Cultiver le souci éthique

309 Il est intéressant ici de noter que dans l' état actuel de la physisque théorique au niveau microscopique et
quantique, la présence et l'action de l' observateur sont des éléments théoriques nécessaires à la
226

en SCIence c' est chercher à pouvoir différencier ce qui est bon, beau et bien à échelle
humaine et de ce qui est démesuré, superflu ou égocentrique. La science est ainsi un
lointain cousin du mythe, que l' homme se bâtit, de façon critique et rationnelle, à sa
mesure.
Cette recherche scientifique digne diffère radicalement de celle qui sévissait sous le
dogme technoscientifique sur trois points majeurs. Elle est libérée du joug de l'avancement
technologique à tout prix, elle est une science multidisciplinaire où la communication entre
les chercheurs et avec la communauté en général est toujours privilégiée sur l'efficacité ou
la rentabilité, et elle tient compte du souci éthique.
La science digne n'est pas la renaissance de la science « ancienne », logothéorique et
aristo-thomiste que Gilbert Hottois oppose à la technoscience contemporaine31O , c' est plutôt
une science qui réalise la nécessité de sa filiation avec la philosophie. La science digne est
donc à la fois un retour de la science à sa forme originelle de l' Antiquité, avec ce que cela
implique d' esprit contemplatif, mais elle est aussi une démarche qui a acquis l'expérience
et la sagesse de plusieurs siècles de méthodes et de découvertes, incluant la conscience de
la dégénérescence que subit une science livrée exclusivement à la technique.
La science digne n'est pas une philosophie de la science, elle doit recommencer à
réfléchir sur elle-même et par elle-même au cœur de son agir quotidien. Elle doit se
souvenir de ses fondements, de son implication pour l'être humain. Pareillement, la
philosophie ne peut plus agir indépendamment de la science, elle se doit de rétablir et
d'entretenir un dialogue constant avec la science, ce dialogue entre philosophes et
scientifiques qui est aujourd'hui concrètement quasi inexistant. La science digne n' est pas
que la réunion de la science et de la philosophie, c'est aussi et surtout la réunion des
communautés scientifiques et philosophiques. ' Cette réunion se doit d' aller au-delà des
colloques multidisciplinaires que l' on voit à l' occasion poindre sur les campus
universitaires, mais devenir un échange quotidien, pour ne pas dire un échange banalisé, un
échange normal.
L' idée d'une science digne, d'un renouveau de la science et de la philosophie, et de
l' urgence de ce renouveau pour la société contemporaine n'est pas une idée nouvelle,

compréhension des phénomènes et à la prédiction expérimentale.


Gilbert Hottois, Le p aradigme bioéthique, De Boeck-ERPI , Bruxelles-Montréal, 1990, p. 17.
3 10
227

depuis toujours ces deux domaines de l' activité humaine sont reliés par leurs racines. Ce
qui n'en fait pourtant pas une idée très répandue dans les milieux philosophiques et encore
moins dans les milieux scientifiques. Cependant, des penseurs de plus en plus nombreux
argumentent pour le renouveau, ou la renaissance, de la science.
Une science moderne digne et éthique est un dépassement du « nous» : nous comme
scientifiques, nous comme citoyens raisonnables du monde et nous comme habitants
responsables de la planète Terre. La science n' appartient pas aux scientifiques ou aux
organismes publics et privés qui financent son activité, la science appartient à l'humanité et
se doit de vouloir et penser l' enrichissement du savoir humain dans son ensemble.
L' exercice scientifique devrait être le milieu par excellence où l'être humain apprend à
connaître, à comprendre et à respecter son milieu de vie, qui est la nature qui l' entoure. Le
scientifique n' a pas à devenir écologiste ou environnementaliste, il l' est déjà par définition
en tant que scientifique, et c'est sa responsabilité de ne jamais l' oublier3 ll .
Le « nous » de la science ne recherche pas son propre intérêt à travers la science, ce
qu' il recherche est quelque chose de plus que sa simple juxtaposition au monde naturel, il
veut pénétrer et participer le plus consciemment et le plus sagement possible au monde. Le
« nous» qui veut se dépasser n'est pas impatient ou ingrat, il veut retrouver cette étincelle
fugitive qu' il a connue dès son enfance et qui 'lui a soufflé à l'oreille que la vie humaine
avait un sens, què le sens tout court est possible. Ce sens peut se quérir ailleurs qu' à travers
la science, dans les religions ou les arts par exemple, mais nulle part ailleurs il n' apparaît
aussi limpidement, et aussi facilement communicable, que dans cet étrange mariage de la
théorisation humaine et de la réalité naturelle. Le « nous» de la communauté scientifique
ne cherche pas pour lui-même, car ce qui est recherché n'est pas une possession mais une
sagesse. La sagesse de comprendre que c'est seulement en acceptant de se donner au
monde qu' on peut parvenir à le trouver et à se l'expliquer. L'infiniment grand et
l' infiniment petit ne se laissent pas capturer ou dompter, ils se laissent contempler. La

3 11 Mary Midgley', philosophe anglais, exprime bien cette interdépendance entre la science et la nature: « The
environ11J,ental crisis has helped this shift by making clear the huge importance of ecology, which always
refers outwards from particulars to larger wholes. In that changed context, soUd scientific reasons have
emerged for thinking that the notion of our biosphere as a self-maintaining system - analogous in some sense
to. individual organisms - is not just useful but actually a scientific necessary one. It is not surprising that an
idea should combine scientific and moral importance in this way. As we have seen, science is not just an inert
store of neutral f acts. », Midgley, M. , The Essential Mary Midgley, Routledge, Londres et New York, 2005
p.351.
228

démarche scientifique redéfinie comme un dépassement du «nous» n' est pas une
collection de méthodes et de résultats inertes, mais une manière de considérer la vie
humaine dans le cosmos physique, une manière d'y vivre.

4. La motivation du travail, et la science comme travail éthique

« Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je


ne sais plus travailler. Cela n'a pas d'.importance paraît-il. Moi je
voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes ·adieux,
finir de mourir. Ils ne' veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais
c' est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je
n'ai plus beaucoup de volonté voyez-vous. Quand il vient chercher les
nouvelles feuilles il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont
marquées de signes que je ne comprends pas. D' ailleurs je ne relis pas.
Quand je n'ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne
travaille pas pour de l'argent. Pour quoi alors? Je ne sais pas. Je ne sais
pas grand' chose, franchement. »312
Samuel Beckett, Molloy

L'absurdité typiquement contemporaine de l' aliénation de soi par rapport à sa


profession et de l' anonymisation qu' impose le monde du travail est évoquée limpidement
dans ces quelques lignes tirées du roman Molloy de Samuel Beckett. La question se pose
donc avec urgence aujourd'hui, qu'est-ce que le travail et pourquoi travailler? Et qu' est-ce
que le «monde du travail» ?, ce monde où l'individu «joue» son rôle de travailleur,
parfois en reniant même ses convictions personnelles.
Le travail est une réalité très concrète, affectant presque tous les êtres humains, c'est à
la fois une nécessité pour la survie, le centre d'intérêt d'une grande portion des heures
éveillées de chaque jour et un pôle affectif souvent important. Généralement on choisit son
travail, un choix contingenté par les aptitudes, les expériences et les contacts personnels,
mais même le choix du travail recèle quelque chose qui nous est étranger et imposé, on doit
travailler pour vivre, « pour mettre le pain sur la table », le travail est une obligation et donc

3 12 Beckett, S., Molloy, les Éditions de Minuit, Paris, 1951 , p. 7.


229

une forme de contrainte à notre liberté. Pourtant, il est aUSSI commun d' énoncer une
passion pour le travail, une possibilité d' épanouissement dans le travail.
Le travail est donc un paradoxe, il y aurait deux facettes au travail, celle de l' obligation
qui fait que l' on travaille parce qu' il le faut bien et parce que le monde externe nous
l' impose, et celle qui touche les motivations et les passions personnelles. Ces deux modes
du travail peuvent ne faire qu' un chez certaines personnes, mais le plus souvent le choix du
travail est un compromis entre ce qui permet la survie et ce qui promet l' épanouissement.
La grande place que le travail occupe dans la vie d' une grande majorité des individus
implique que celui-ci mérite une attention philosophique toute particulière, attention qui se
précise à la fin de cette section sur le thème de l' activité scientifique comme travail. Qu' est-
ce qui motive le travail, pourquoi doit-on_travailler et comment devrait-on travailler? Peut-
on remettre en question le travail, ou doit-on se contenter de répondre aux impératifs
sociaux et économiques qui imposent les caractéristiques du travail ? Le travail dans le
milieu scientifique est-il un travail comme les autres, qu' est-ce que cela signifie pour un
individu « d' être un scientifique» ? Voici les questions qui sont explorées dans ce qui suit.

a) L'aliénation dans travail: le prix de l'impératif de l'efficacité

Le travail est nécessaire pour l' être humain qui en est capable physiquement et
psychologiquement, pour une multitude de raisons: la survie en premier lieu, le confort
minimum transformant cette survie en une vie, le respect de soi par soi, le respect de soi par
les autres, l' hygiène mentale, etc. Le travail permet aussi de participer intimement au
monde, d' y être plus qu'un spectateur distant mais un acteur présent.
Cela dit, si le principal souci du soi dans le travail est l'amélioration de son confort
personnel, à travers l' accumulation de biens matériels par exemple, il s'en suit un dérapage
volontaire éloignant de l' idée éthique du dépassement de l' ego. Le travail et l' éthique ne
suivent pas d'emblée la même route et ne visent pas nécessairement les mêmes objectifs.
Le fait de s' emmurer dans des accessoires et des écrans, procurés par les fruits de son
travail, peut mener à se couper des autres et en s' enfermer en soi, et ce, malgré la proximité
physique d'autres êtres humains dont on ne distinguerait plus vraiment les visages. Le
travail indigne, pris non comme une fin en soi mais comme un moyen d'accroître son luxe,
est un o,bstacle majeur au ~éveloppement de la réflexion éthique chez l 'homme. Viser
230

l' acquisition du superflu par le travail, ou encore pire par l' exploitation du travail cies autres
ou par le crime, amenuise lentement mais sûrement chez l'homme sa motivation éthique de
sortir de soi et d' aller vers le monde et l'autre pour s' y reconnaître, s' y retrouver et s'y
comprendre. À force d' essayer de posséder le monde par son travail on risque de le perdre
complètement, car il n' est plus alors question de le contempler et de s' y réfléchir, mais de
se le cacher et donc de se cacher une partie de sa conscience à soi-même.
Dans la même optique, mais selon une motivation déviante tout opposée, la paresse en
tant que refus et en tant que fuite du travail est aussi une fuite de soi, et une fuite de la
motivation à aller vers l' autre et vers le monde. 'La paresse en tant que refus d' aimer
travailler dans le monde et d' aimer l' autre en tant qu' étranger et semblable, est une façon
alternative de se couper ultimement de soi. Cette paresse, s' accompagnant parfois de
l'usage de psychotropes ou d'une quête morbide du divertissement, tente de repousser et de
cacher le vide en soi que seule une authentique expérience du monde peut remplir. La
paresse dont il est question ici n' est évidemment pas cette lourdeur de l' éveil se refusant
momentanément à la mobilité, cela n' est que la transition de la volonté de l' inconscience à
la conscience. La paresse dont il est question est celle qui empêche d' aller vers le monde,
par le tr~vail ou autrement, et c' est une paresse qui est toute consciente et toute voulue,
malgré son apparente neutralité et son immobilité. Cette paresse est une tendance à aller
directement contre soi, contre ce que l'on devrait soi-même vouloir, et donc ultimement
une tension qui ne peut causer que du tort et une très grande fatigue psychologique, que
seul un sain retour des efforts volontaires vers le monde peut apaiser.

Karl Marx a reconnu dès L 'idéologie allemande de 1845 la tension constante qui se
manifeste dans le travail, et surtout dans sa motivation, travail-t-on pour se satisfaire soi-
même ou pour satisfaire assez la société pour mériter rémunération? En d' autres termes, la
division du travail est-elle une forme d' épanouissement ou d'aliénation:

« En outre, la division du travail fait naître également l'antagonisme


entre l'intérêt de chaque individu ou de chaque famille et l'intérêt
commun de tous les individus qui communiquent entre eux; et, à vrai dire,
cet intérêt commun, n'existe pas simplement dans l' imagination; en tant
231

qu ~ "idée générale" , mais, en premier lieu dans la réalité, en tant ~ue


mutuelle dépendance des individus entre lesquels le travail est divisé. » 13

La solution de Marx au problème du travail est le rejet de la notion illusoire d ~ État


comme « configuration autonome, détachée des intérêts réels, individuels et collectifs » 314.

Il propose pour la remplacer une société communiste où « personne n ~ est enfermé dans un
cercle exclusif d' activités et chacun peut se former dans n ~ importe quelle branche de son
choix; c ~ est la société qui règle la production générale et qui me permet àinsi de faire
aujourd ~ hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher 1~ après-midi, de
m ~ occuper d ~ élevage le soir et de m ~ adonner à la critique après le repas, selon que j ~ en ai
envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »315

Les récents exemples historiques des tentatives d ~ instauration de régimes socialistes


visant le communisme, passant « momentanément» par une forme plutôt oligarchique de
totalitarisme mené par les dirigeants du parti communiste, en Russie ou en Chine
notamment, détonnent quelque peu avec la vision bucolique originale de Marx. Néanmoins,
un partage du travail tel qu~ envisagé par Marx, peut-être plus le philosophe que
1~ économiste, qui n~ est ni aliénant au niveau individuel ni inopérant au niveau social reste
un idéal à atteindre, voire une forme d ~ arrangement social concrètement réalisable. La
philosophie politique et le régime économique sous-jacent à la réalisation concrète d ~ une
telle société sont encore à déterminer, la méthode fortement coercitive ne semblant pas être
la solution idéale, la volonté humaine ne se laissant jamais réduire au silence au nom d'une
quelconque idéologie utopique, si belle, si logique et si so'uhaitable soit-elle au départ.
Du point de vue tout à fait opposé de la psychologi~ individuelle, Sigmund Freud se
surprend que les hommes apprécient peu leur travail, pourtant une source très valorisante de
déplacement, et de sublimation, de la libido :

« Aucune autre technique pour conduire sa vie ne lie aussi solidement


l ~ individu à la réalité que l~accent mis sur le travail, qui l'insère sûrement
tout au moins dans un morceau de la réalité, la communauté humaine. La
possibilité de déplacer de forte proportion de composantes libidinales

313 Marx, K., Philosophie, ed. M. Rubel, Gallimard-Folio, Paris, 1994, L 'idéologie allemande, p. 317
3]4 Ibid., p. 317.
3 ]5 Ibid., p. 319.
232

composantes narcissiques, agressives et même érotiques, sur le travail


professionnel et sur les relations humaines qui s' y rattachent, confère à
celui-ci une valeur qui ne le cède en rien à son indispensabilité pour
chacun aux fins d' affirmer et justifier son existence dans la société.
( ... )
Et cependant, le travail, en tant que voie vers le bonheur, est peu
apprécié par les hommes. On ne s' y presse pas comme vers d' autres
possibilités de satisfaction. La grande majorité des hommes ne travaille
que poussée par la nécessité, et de cette naturelle aversion pour le travail
qu' ont les hommes découlent des problèmes sociaux les plus ardus. »316

Freud cerne probablement encore de plus près que Marx le véritable « problème» du
travail, qui est le fait qu' il engendre les plus grandes passions chez certains individus et une
aversion ou une indifférence résignée chez les autres. Mais il ne propose pas de solution
pratique au problème. En fait, Freud lui-même, malgré les énormes réticences du milieu
médical envers ses théories psychanalytiques, vit lui-même pourtant quasiment dans le
paradis arcadien promis par le communisme de Marx, car il fait exactement ce qu' il veut
dans son travail et est reconnu et valorisé pour celui -ci, du moins par beaucoup d' autres
disciples et collègues. Il est évident que le travail ne puisse être ce milieu de valorisation
pour tous les hommes. Est-ce là un simple « état de fait» de la condition humaine, ou peut-
on viser une définiti,o n et une réalisation du travail qui puisse être aussi une valorisation
pour chacun? Pour répondre à cette question, il faut définir philosophiquement ce qu' est, et
ce que devrait être, le travail. C' est donc une définition plus rigoureuse du travail qui
pourrait permettre de mieux comprendre sa forme en tant qu'activité humaine et son sens
en tant que motivation individuelle et sociale.
Hannah Arendt, dans La condition humaine, établit une distinction, aussi ·bien ancrée .
dans la tradition antique que révélatrice de la contemporanéité, en décrivant l' activité
. humaine selon trois axes: le travail, l' œuvre et l' action en tant que, respectivement, labeur
(animal laborans) , fabrication (homo faber) et individualisation.
Sur le travail (labeur et douleur) :

«La seule activité qui corresponde strictement à l'expérience


d' absence-du-monde, ou plutôt à la perte du monde que provoque la
douleur, est l'activité du travail, dans laquelle le corps humain, malgré

316 Freud, S., Malaise dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et J. Odier, Presses Universitaires de France-
Quadridge, Paris, 1971 , p. 23n.
233

son activité, est également rejeté sur soi, se concentre sur le fait de son
existence et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature sans
jamais le transcender, sans jamais se délivrer de la récurrence cyclique de
son propre fonctionnement. »317 .

Sur l' œuvre (instrumentalisation insensée et utilité) :

« Dans le monde de l' homo faber où tout doit servir à quelque chose,
le sens lui-même ne peut apparaître que comme une fin, une «fin en
soi », ce qui est soit une tautoloîie s'appliquant à toutes les fins, soit une
contradiction dans les termes. »3 8

Sur l' action (individualisation et initiative) :

« C'est par le verbe et l'Acte que nous nous insérons dans le monde
humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle
nous confirmons et nous assumons le fait brut de notre apparition
physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le
travail, par la nécessité, nous n'y sommes pas engagés par l'utilité,
comme à l'œuvre. »319

La prise de conscience critique de ce découpage effectif de la réalité humaine remet en


cause les considérations philosophiques et politiques de type marxiste (Marx lui-même
n'aurait probablement pas adhéré à plusieurs idéologies qui invoquent son œuvre), qui ne
définissent l'homme que par son travaie 2o • Si l'homme n'est pas que son travail, encore
faut-il retrouver la signification, d'évidence profondément importante, de celui-ci dans sa
VIe.

L'individu ne peut pas être considéré comme l'engrenage d'une machine sociale étant
l'unique source de pertinence vitale. Il ne peut pas non plus être une île autarcique se
déplaçant de façon insouciante au gré des marées collectives. Le paradoxe du travail se
redéfinit en une double exigence du travail: le travail doit être à la fois l'aboutissement des
convictions et des talents de l'individu et le lien avec autrui qui est garant de la robustesse

317 Arendt, H. , Condition de l'homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1983 , p. 163 .
318 Ibid., p. 208.
319 Ibid. , p. 233.
320 H. Arendt est d'ailleurs critique des théories marxistes dans son ouvrage: «L'espoir qui inspira Marx et
l 'élite des divers mouvements ouvriers -le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant
productif l 'animal laborans - repose sur l 'illusion d 'une philosophie mécaniste qui assume que la force du
travail, comme toute autre énergie, ne se perdjamais, de sorte que si elle n 'est pas dépensée, épuisée dans les
corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des « activités plus hautes ». », Ibid., p. 184.
234

du tissu social. Le travail est donc exigence face à soi-même d' affirmer et de réaliser ses
propres convictions, et exigence de soi envers autrui de contribuer à la santé économique,
philosophique et culturelle de la communauté. Les écarts niant l'une ou l' autre de ces
exigences ne peuvent être que désastreux pour l' individu autant que pour la société. Si le
travail ne vise qu' à combler des désirs et des ambitions personnels, toute sorte de
déséquilibres risquent d' entraver l'exigence sociale du travail, et si le travail se résume à
l'imposition d'une charge sociale reniant toute conviction et toute aspiration personnelle,
l' individu lui-même ne peut que se trouver en situation de crise, c'est-à-dire en train de
s' aliéner de lui-même durant l'accomplissement de son travail. La double exigence du
travail est donc une exigence personnelle et sociale qui doit être prise en charge à la fois à
travers une saine éducation éthique de l' individu et une clarification des buts et des valeurs
reliées au travail au niveau de l' éducation, de l' économie et de la politique de la société. Le
travail ne peut se résumer à une question de survie économique, il doit aussi et surtout être
une question de « vie bonne », individuelle et sociale.
Dans le Gai Savoir, Nietzsche expose avec sa lucidité visionnaire et sa verve habituelle
les deux des grandes aliénations du monde du travail contemporain: L' abolition du
« loisir », qu' il impute, déjà au XIXe siècle, au mode de vie «américain» (bien qu'il
semble confondre à dessein l' industrialisme des émigrés européens vivants aux Etats-Unis
avec les mœurs amérindiennes qui lui sont de toutes évidences étrangères):

« Il Y a une barbarie propre au sang « peau-rouge» dans la soif d' or


chez les Américains: et leur hâte sans répit au travail,. - le vice
proprement dit du Nouveau-Monde - déjà commence à barbariser par
contamination la vieille Europe et à y répandre une stérilité de l' esprit
tout à fait extraordinaire. Dès maintenant on y a honte du repos: la
longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus
autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les
bulletins de la Bourse - on vit comme quelqu'un qui sans cesse "pourrait
rater" quelque chose. "Paire n'importe quoi plutôt que rien" - ce principe
aussi est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût
, . 321 .
superIeur. »

Le propos de Nietzsche est typiquement caricatural, mais il touche néanmoins une


réalité sociale aujourd'hui indéniable. Mon temps me devient étranger. Sous le joug du
235

« monde du travail », le loisir devient criminel, car inefficace. La saine hygiène mentale de
Descartes, qui ne consacrait, écrit-il lui-même, que quelques heures par jours à la réflexion,
quelques heures par an à la «métaphysique» et laissait le reste de son temps au
relâchement des sens et au repos de l' esprit322 , est devenue une infamie ' dans un monde de
productivité et où chaque minute et chaque dollar investit attend rapidement un rendement
matériel.
Dans Le sacré du présent, le politicologue Zaki Laïdi baptise la condition de l' homme
moderne « d ' homme-présent », de l' homme qui a immolé son passé et son avenir au seul
profit du présent et de l'immédiat. Ce qui le condamne à vivre dans l' urgence, car il a
oublié à la fois la mémoire et l'espérance:

« L' urgence est sans doute la forme du temps à travers laquelle on


peut le mieux observer la condition vécue de l' homme-présent. Car c' est
"dans l'urgence" qu' il tend de plus en plus à se penser, à intervenir, à
délibérer et à se mouvoir. Elle est donc pour lui représentation du temps
et gestion de celui-ci.
En tant que représentation, l'urgence renvoie à un temps social raréfié
qui nous presserait d' agir de plus en plus rapidement pour en tirer
avantage. Elle est la marque d'un temps qui a pris le pas sur
l' homme. »323

Pour cet homme-présent tout doit se faire plus vite, aussi instantanément et aUSSI
mécaniquement que les machines font. Devant ce constat, plusieurs questions s' imposent:
L' être humain doit-il immanquablement se plier à ce rythme de vie effréné? Au nom de
quoi, de quelle motivation éthique, érotique, biologique ou philosophique?
En plus d'écraser le temps de l' être humain, le travail se substitue à son identité et
remplace le visage humain lévinasien par un masque,. le masque du rôle joué dans le travail.
Écoutons à nouveau un passage de Nietzsche polémiquant sur le travail et, la ~issolution de
la personnalité dans un rôle professionnel:

« Le souci de pourvoir à leur subsistance impose aujourd' hui encore


- à notre époque transitoire où si peu de choses s' imposent - à presque
tous les Européens mâles un rôle déterminé, leur soi-disant profession: il

32 1 Nietzsche, F. , Le gai savoir, éd. G. Colli et M. Montinari, trad. fr. P. Klossowski et M. B. Launay,

Gallimard-Folio, Paris, 1982, § 329, pp. 219-220.


322 Lettre à Élisabeth du 28 juin 1843. Descartes, R. , Correspondance avec Élizabeth et autres lettres, GF-

Flammarion, Paris, 1989, p. 74.


323 Laïda, Z. , Le sacre du présent, Flammarion, Paris, 2000, p. 2 15.
236

reste encore à quelques-uns la liberté tout apparente de choisir eux-


mêmes ce rôle, tandis qu'on le prescrit à la plupart. Le résultat est assez
singulier: presque tous les Européens, parvenu à un âge avancé, se
confondent avec leur rôle, eux-mêmes sont victimes de leur "bon jeu",
eux-mêmes ont oublié à quel point le hasard, l' humeur, l' arbitraire
avaient disposé deux, lorsque leur "vocation" fut "décidée" - oublié
combien d' autres rôles ils auraient pu jouer peut-être: car il est trop tard
désormais! »324 .

En fait l 'homme contemporain, occidental ou oriental, se voit à toutes fins pratiques,


c' est-à-dire aux fins sociales, psychologiques et économiques, réduit à son emploi ou à sa
profession, selon une gradation de valeur allant du chômeur puis de l'ouvrier jusqu' au
technicien, au spécialiste professionnel, à l'artiste popqJaire et au politicien élu. Pour ceux
qui le côtoient sans le connaître intimement, l' identité d'un individu se résume souvent à
son masque professionnel, parfois par souci d' efficacité, souvent par simple habitude, mais
toujours à un certain détriment de la communication interpersonnelle.
L' identité de l' être humain est masquée par son rôle de travailleur. Même le caractère
d'un individu doit être conforme à ce que les tâches de son travail imposent, le médecin
doit être grave, le comédien frivole, l'avocat intempestif. Mais à force de jouer son rôle, le
risque n'est-il pas grand de ne jamais être soi-même, risque de ne jamais pouvoir et de ne
jamais savoir qui l'on est et ce que l'on veut ? Dans un tel contexte, le travail ne façonne ou
ne reflète plus la personnalité, mais rend l'individu de plus en plus étranger à lui-même, et
donc aux autres. Pourtant, le sens commun semble dicter qu'il faut travailler pour vivre et
non vivre pour travailler325 .
Le monde du travail est aussi soumis à l'idéologie de son temps. Dans le contexte de
libre marché qui prévaut à l'heure actuelle, le participant au monde du travail, qu' il soit
employé du secteur public ou du secteur privé, qu'il soit motivé par la nécessité ou par la
passion, est soumis à un même impératif dominant dans son travail: celui de sa propre
efficacité, seule condition de reconnaissance par ses pairs. Dans tous les domaines
professionnels, produire un bon ou un beau résultat n'est acceptable qu' à la condition que

324 Nietzsche, F. , Le gai savoir, éd. G. Colli et M. Montinari, trad. fr. P: Klossowski et M. B. Launay,
Gallimard-Folio, Paris, 1982, § 356, p,, 256. Nul besoin de commenter le caractère raciste et sexiste des deux
dernières citations de Nietzsche, cela étant assez typique du coloré personnage, et bien que de tels remarques
soient aujourd'hui tout à fait inadmissibles et indéfendables, on ne peut se permettre de se priver du génie
visionnaire de ce philosophe à cause d ' eux.
325 Le lecteur attentif aura reconnu une boutade dont l' inspiration vient du grand Molière.
237

cette production soit efficace. Cette exigence à l' efficacité s' entretient d' elle-même, n' a pas
besoin d' être enseignée puisque toutes tendances à l' inefficacité tendent à être enrayées par
les rouages du marché de l' offre et de la demande ..
Pourquoi vouloir critiquer l' efficacité dans le contexte du travail? Il n' y a qu' une seule
raison, qui n' est pas une critique de l' efficacité comme telle, mais plutôt une critique de son
exclusivité en fait d' impératif aliénant pour le travailleur, et cette raison c' est l' existence du
souci éthique chez l' être humain. Il est d' une importance primordiale que l' effort vers une
morale ne soit pas complètement supplanté par les efforts visant l'efficacité, non seulement
pour un développement sain au niveau personnel et collectif, mais aussi pour permettre la
simple satisfaction de volontairement viser la « vie bonne». Dans un monde où le travail
occupe souvent la principale part de la vie éveillée, l' instauration du questionnement
éthique dans le milieu du travail est une nécessité à laquelle ne peut se substituer celle de
l' efficacité. L' éthique ne peut pas non plus remplacer l' efficacité, qui est une tendance
naturellement souhaitable à maximiser le fruit de ses efforts, et permettant de mener à
terme toute entreprise et tout projet. L' éthique et l' efficacité forment donc un couple qui
devrait être indissociable dans le monde du travail, et le trajet à faire entre ce qui est
souhaitable et ce qui est réalisable n' est qu' une question de réflexion, d' éducation et de
conscientisation. Reste à permettre à tous les travailleurs de prendre le temps de faire cette
réflexion.

b) Bâtir l'éthique du travail: culture et éducation

Comme on l' a vu au dernier chapitre, le mythe invite la conscience à faire l' exercice de
retrouver le sens, fatalement éthique, de l'existence humaine. Le sens de la vie de l' homme
ne se trouve pas que dans la compréhension qu' il-a de lui-même, mais aussi dans son
activité concrète, dans ce qu' il fait avant et après avoir saisi un sens à sa vie. Si on met de
côté les philosophies de l' impasse et de l'abandon que sont le nihilisme ou le relativisme
absolu, c' est à travers la culture que les communautés expriment leur version du sens de la
vie. La culture est un mélange de conventions et de nouveautés, de permissions et
d' interdits, de fêtes et de deuils, qui s' articule dans de ce qui s' éloigne de l' efficacité
machinale pour se rapprocher de ce qui fait du bien à l'homme, sans qu' il puisse
nécessairement se l' expliquer. La culture tourne autour de l' art sous toutes ses formes, de la
238

science en tant que célé brante de la nature, des religions en tan~ que formes de réponses
métaphysiques aux interrogations humaines, du respect des langues et des communautés
linguistiques, et de manifestations sportives en tant que défis ludiques, d ' hygiène corporelle
et de symbolisation de sentiments d' appartenance.
La culture est précieuse car elle est ce milieu de' fabrication de sens de la vie pour
l' être humain. Ernst Cassirer, le philosophe par excellence de la culture au XXe siècle, en
fait l' enjeu principal de son entreprise .de définition et de ,c onnaissance de l' être humain
dans un de ses derniers ouvrages, Essai sur l 'homme, suite et résumé de sa magistrale
Philosophie des formes symboliques, qui en reprend le thème principal., le symbole,
comme chemin d ' accès à la nature culturelle de l'homme:

« La culture, prise dans son ensemble, peut être envisagée comme le


procès de la libération progressive de soi de l' homme. Le langage, l' art, la
religion, la science, sont les divers moments de ce procès. En chacun
d' eux l' homme découvre et prouve un pouvoir nouveau - le pouvoir de
construire son propre monde, un monde "idéal". »326

La culture est plus qu' un miroir du monde, elle est ce qui aide à construire le monde, ce
qui e'n fait un lieu habitable et souhaitable pour l' homme, ce qui donne le goût à la vie. Une
société peut être parfaitement efficace pour organiser la survie, et même posséder une
immense puissance économique et militaire et dominer toutes les autres nations, si elle n' a
pas la culture, elle n' est rien, car elle n'est pas humaine. Le but de l'homme n' est pas le
profit ou la puissance ou même simplement la survie, qui est une forme de refus de vivre.
Le but de l ' homme est la vie, et la vie implique moralité et culture.
La culture est un milieu de vie, un milieu essentiel à la vie. Pourtant, c'est l' absence de
la culture qui est le fait le plus frappant lorsque l' on retrace le chemin usuel qui mène
actuellement de l' enfance au monde du travail, le chemin de l' éducation. Actuellement,
l' enseignement culturel est de plus en plus souvent expulsér hors des murs des écoles, pour
des raisons d' efficacité pédagogique ou pour maintenir un relativisme théorique, et pervers,
entre les différentes cultures, qui fini par les dénigrer toutes. Que l' enseignement uniforme
et général d' une seule idéologie, religieuse ou politique, au sein d ' une société fasse l' objet

326 Cassirer, E., Essai sur l 'homme, trad. fr. N. Massa, Les Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 317.
239

de débats et de remises en question est une chose tout à fait justifiable. Mais que l' art, le
sport, l'activité physique et la science (sous sa forme d' exercice de compréhension et de
contemplation de la nature et non d' ensemble de recettes techniques) disparaissent de plus
en plus des curriculums d' enseignement primaire et secondaire est une aberration qu' il faut
dénoncer. De même, il est inadmissible que toutes les variétés de réflexion éthiques soient à
peu près complètement absentes des formations techniques et professionnelles. Tout se
passe comme si l' éducation se voulait une produètrice d' élément techniquement et
économiquement efficace, et non un véritable chemin vers l' accomplissement personnel et
l' essor de la communauté comme. lieu des manifestations éthiques et culturelles.
Si la culture n' est plus le cœur de l' éducation, comment, donc, peut-on redéfinir
l' éducation telle qu' elle existe actuellement? L' éducation est devenue ce milieu où les
êtres humains acquièrent les connaissances nécessaires pour devenir de bons maillons du
système économique ~t politique en place. Pour se faire, l' école fabrique des spécialistes
devant être compétents et efficaces dans leur domaine d' expertise technique ou intellectuel.
Mais que devrait être l' éducation? Dans la lignée d' une philosophie de la motivation,
l' éducation devrait être ce milieu ou l' être humain acquièrent des connaissances relevant de
tous les domaines du savoir, autant scientifique que culturel, et ce milieu où il développe
les aptitudes de base lui permettant le questionnement philosophique (qu'est-on ?), éthique
(comment agir ?) et politique (comment agir en société ?), peut ·importe le domaine de
spécialisation approfondi en vue de pratiquer une profession.
L' éducation ne peut se permettre d' être un milieu où l' on apprend uniquement des
réponses, i.l est aussi, et même plus important d' apprendre à se questionner et à pouvoir se
répondre en développant autant le respect des individus, des libertés, des droits et des
responsabilités, que le respect des croyances, des règles ou des convictions des différentes
communautés qui nous entourent. La spécialisation dans un domaine précis d' activité
professionnelle est nécessaire, à la fois pour développer l' intérêt et la passion et pour
répondre aux différents besoins de la société, mais cette spécialisation doit se faire
parallèlement à une assimilation au contexte culturel et éthique propre à la société, et des
différentes communautés qui la composent. Et si son domaine de spécialisation amène un
travailleur à voyager à travers le monde pour exercer sa profession, son bagage culturel ne
doit qu' être qu' encore plus vaste.
Jacques Ellul dans Le système technicien, explique pourquoi une formation spécialisée
négligeant une culture plus générale, incluant un éveil au questionnement éthique et
politique, est un contresens ne menant pas à une meilleure intelligence du monde, mais bien
au morcellement de ce monde menaçant ultimement la signification même du travail et de
la vie:

« L' éducation, l' instruction n'ont plus aucunes « gratuités », doivent


servir efficacement. Et toutes les critiques dirigées contre l' enseignement
tournent toujours autour de ceci: "On apprend des quantités de choses
inutiles. L' important est de préparer à une profession (c'est-à-dire aux
techniques de tel métier)." Tout enseignement aujourd'hui tend à devenir
technique, et il se justifie aux yeux du public que s' il a cet enracinement-
là dans ce concret-là.
( ... )
Comment veut-on qu' on homme ainsi formé ait la moindre possibilité
de critique ou de reprise en main du système technique. » 327

L' éducation ne peut justement pas se résumer à l' apprentissage de connaissances et de


techniques. Elle doit être.le lieu où le scientifique, comme tout être humain, doit acquérir à
la fois la curiosité qui permet de remettre en question des pratiques, des coutumes et des
lois, et la patience qui permet de s' accorder le temps de réflexion, de comparaison, de
discussion et de raisonnement nécessaires au jugement moral.
Ce n' est que lorsque l' idée que seuls les critères économiques sont importants pour
éduquer, employer et diriger que le travail pourra redevenir pleinement ce qu' il a en fait
toujours été depuis la nuit des temps, soit une manifestation culturelle. C'est quand il sera
admis par tous que l' éducation et le travail impliquent à la fois une participation à la
communauté et une quête personnelle que les liens entre la culture, l' éducation et le travail
pourront être rétablis. Tout travail doit être, d' une manière ou d'une autre, culturel, au sens
où il doit non seulement permettre le nécessaire pour la survie, et permettre parfois le
superflu, mais aussi et permettre un sens à sa vie et par là donner un sens à sa propre
appartenance à la communauté. Sens qui relève, primordialement, du souci éthique.

327 Ellul, J. , Le système technicien, Calmann-Lévy, Paris, 1977, pp. 345-346.


241

c) La science comme travail éthique au sein du« nous» de la communauté scientifique

La responsabilité éthique occupe déjà une place importante dans l' exercice quotidien
de la recherche scientifique, mais cette place est souvent celle d'un intrus impertinent
voulant s' imposer de l' extérieur sous forme de comités d' éthique, de réglementation
gouvernementale ou de regard scrutateur des médias et du public. Pourtant, le
questionnement éthique est un questionnement à sa base éminemment scientifique. En fait,
il devrait être le questionnement à l'origine et à l' aboutissement de toute démarche
scientifique.
L' éthique scientifique, la question du chercheur par rapport à autrui, est la question de
ce que la science peut contribuer à la collectivité. Une entreprise scientifique, avant d' être
une tâche rigoureuse ou une tâche logique, est avant tout une tâche humaine visant la
compréhension rationnelle du monde et, possiblement, le mieux-être de l'humanité. La
recherche scientifique, et tout spécialement la recherche fondamentale qui ne vise pas à
développer des applications immédiates, doit penser le monde à travers l' homme, bien que
pas nécessairement en fonction des besoins et des désirs humains.
L' anthropocentrisme a mauvaise figure dans les milieux scientifiques, il semble
inacceptable qu'une pensée théorique pense à l' homme, car cela serait un leurre et un
manque de rigueur. Pourtant, si l'homme n'est pas au cœur de la recherche scientifique, si
la science ne se reconnaît pas avant tout comme un regard humain sur le monde ou si la
science pense pouvoir faire abstraction de son humanité, la science se retrouve dénaturée et
les pires erreurs, voire les pires inhumanités, deviennent possibles. Déshumaniser la
science, en en faisant une sorte d' avatar ayant une existence et une puissance surhumaine,
est justement l' erreur cruciale que veulent éviter de commettre ceux qui se méfient de
l' anthropocentrisme, c' est commettre l'erreur de sous-estimer sa propre ignorance et de
surestimer son contrôle sur le monde et son propre détachement de celui-ci.
Penser que le milieu scientifique serait à l' abri des errements et des vanités qui
traversent de part en part toute 1'activité humaine est une idée naïve qui ne peut se formuler
que dans l' ignorance la plus crasse de la quotidienneté scientifique. Si on peut exiger de la
science, en tant qu' institution, les plus hauts standards d' intégrité morale et professionnelle,
les scientifiques eux-mêmes ne peuvent respecter ces standards que selon leurs propres
capacités, qui sont les capacités de tout homme à vouloir bien faire, et a parfois y parvenir.
- --- - -------------~

242

La science possède néanmoins un avantage moral certain sur beaucoup d' autres domaines
d' activité, avantage tout aussi théorique que pratique, celui de l' existence d' une
« communauté scientifique» basée sur les idées de sincérité, de respect et de moralité.
La communauté scientifique, ce «nous» qui se raconte théoriquement et
expérimentalement ce qu' est le monde physique, est une entité difficile à définir
rigoureusement, entre l' organisation économique et la. confrérie partageant un esprit
fraternel. La communauté scientifique est avant tout une belle idée, encore plus belle du fait
qu' elle est partiellement réalisée, qui veut que toute personne impliquée dans la recherche
scientifique est à la fois tenue de défendre son appartenance à la communauté par la rigueur
et l' authenticité de son comportement professionnel, et d~ revendiquer la réputation de la
communauté pour justifier la pertinence de son propre discours scientifique.
La communauté scientifique est internationale, elle n' est pas soumise à des intérêts
privés ou locaux, elle est libre dans son action et elle n' a que l' intérêt de l' homme et du
monde à cœur. Évidemment, l'esprit de cette communauté n' est pas représentatif de tous
les scientifiques dans tous les pays, mais l' idée de communauté scientifique unit
idéologiquement la majorité des scientifiques. C'est cette union par la pensée qui doit être à
la base de toute remise en question de la définition et de la pratique de la science. La remise
en question de la science ne peut commencer que par les scientifiques eux-mêmes, qui
doivent pouvoir décider ce que la science veut et selon quelles balises morales elle peut
vouloir.
Malheureusement, l' impératif le plus commun de la recherche scientifique au XXIe
siècle, la subvention gouvernementale, place rarement cette remise en question comme un
critère de la valeur d' une forme ou d' une autre de recherche scientifique. C' est de ce cul~

de-sac épistémologique que « nous» devons maintenant sortir, en tant qu' humanité ayant
besoin d' une science digne et éthique. Ce problème dépasse la science, et même la
philosophie comme telle, et touche directement à la politique et à l' économie.
Comme la recherche scientifique est d'intérêt public, et que plusieurs formes de
recherche ne produisent pas nécessairement de résultats rentables immédiatement, ce sont
des organismes gouvernementaux qui financent le plus souvent la science. Les
gouvernements démocratiques sont ceux qui permettent, dans la théorie politique, la plus
grande liberté aux individus et la plus grande égalité entre les hommes, et c'est ce genre de
243

régime qui dirige actuellement, tant bien que mal et avec. de nombreuses lacunes, la plupart
des pays les plus actifs dans le domaine scientifique. C' est une faille certaine de ce type de
gouvernance que les instances politiques au pouvoir soient toujours relativement
éphémères, leur durée de vie se mesurant en quelques années. Cette situation entraîne un
certain déséquilibre, puisqu' idéalement les retombés bénéfiques de la science à court terme
et à long terme devraient être privilégiés également. Mais d ' élection èn élection ce qui
compte le plus pour le gouvernement et ses adversaires politiques est une forme de progrès
très visible et palpable à court terme. Toute démarche scientifique ne promettant pas de
résultats à court terme, et en tout premier lieu la recherche dite fondamentale, est donc très
souvent désavantagée au jeu des subventions gouvernementales, et une remise en question
des buts et des méthodes de la science elle-même, par les scientifiques autant que par les
politiciens, devient une impossibilité.
Il faut donc espérer qu' une véritable volonté politique, dépassant la simple volonté de
réélection, ait l'audace de permettre à la science de se remettre en question. Ce qui pourrait
lui permettre une démarche d ' humanisation et de réflexion éthique nécessaire et salutaire,
mais à un prix économique et politique possiblement assez lourd. La situation serait
finalement assez comique si elle n ' était pas si dramatique: la science s' essouffle, se
pervertit et se démolit elle-même à force de vouloir devenir une forme de compétition
technique internationale, alors que seule une pause dans sa course pourrait lui permettre de
réaliser qu'elle est une communauté internationale qui devrait être au-dessus des
considérations nationales ou économiques. Non au sens où la science n ' a pas de compte à
rendre aux nations qui la ·financent, mais au sens qu'une compétition vaniteuse entre les
nations ne fait que nuire à la science. Le fait que les intérêts privés corporatifs injectent de .
plus en plus de capital dans la recherche scientifique ne peut qu' exacerber le problème, ces
intérêts extra-politiques ayant toujours des motifs clairement commerciaux et non pas
scientifiques.
y a-t-il une solution concrète à ce problème? (autre que l' arrivée au pouvoir d' un tyran
bienveillant, amant de la science et assez philosophe pour comprendre les problèmes qui la
grugent ... ) Peut-on argumenter en même temps pour la science, et pour la recherche
fondamentale en particulier, tout en dénonçant les problèmes .qu' entraîne une recherche
exclusivement technoscientifique ?
244

Car il Y a une certaine logique, de l'ordre de la rentabilité, à entretenir un système


technoscientifique se basant sur une suite incessante d'évolutions techniques reposant
toutes sur une masse stagnante de révolutions scientifiques du passé. Mais cette logique
s' écroule éventuellement devant deux avenues de possibilité~ futures , qui sont moins des
prophéties délirantes que des évidences presque déjà concrètes pour qui connaît bien
l'exercice de la recherche scientifique. Une première avenue future possible pour la
technoscience est que l' évolution technologique, si aguichante puisse-t-elle être pour les
consommateurs, devienne de plus en plus sourde au questionnement sur l'existence
physique de notre monde terrestre et du cosmos, et que le besoin inhérent à chaque être
humain de comprendre la nature, ne pouvant être continuellement frustré, entraînera une
insatisfaction généralisée envers les institutions technologiques et scientifiques. Peut-être
renaîtra alors une science non orientée vers la technique, une science plus artisanale
expérimentant, théorisant et discutant hors des laboratoires technoscientifiques. Cette
science sera risible et insignifiante à ses débuts, mais parce qu'elle rouvrira la possibilité de
réelle révolution scientifique elle reprendra l' importance qui lui est due.
La deuxième avenue possible d'une technoscience ayant étouffé la SCIence
fondamenale, est que ses progrès seront toujours de plus en plus minimes à mesure qu' elle
se rapprochera des limites des théories fondamentales qu' elle a elle-même condamnées à la
stagnation. Puisqu'une théorie scientifique est par définition une fausseté temporaire en
attente d' une autre théorie moins erronée, du moins d'un point d'un vue épistémologique
poppérien, l'aspect fallacieux de toute théorie, l'aspect qui n'est pas conforme à la réalité
physique, finira par devenir la limitation ultime de toute technologie se basant sur des
modèles théoriques essoufflés.
Quoi qu' il en soit de l'avenir exact de la technoscience actuellement dominante, ce
n' est pas tant son échec éventuel qui importe que le rétablissement d' une science digne. Le
meilleur espoir pour la science est une prise de conscience par les scientifiques eux-mêmes,
et les politiciens et les intérêts privés qui investissent dans la recherche scientifique, que
plus la recherche fondamentale sera amoindrie et la science privée d'auto-réflexion et
coupée philosophiquement de ses propres défis éthiques, plus la science appliquée, la
technologie et l'économie en souffriront à long terme. Le réveil phîlosophique des
praticiens et des financeurs de la science est une condition de sa survie et de son utilité pour
245

l 'homme. Les 'philosophes et les épistémologues peuvent critiquer, démolir et reconstruire


la science de mille façons, si les scientifiques et ceux qui les paient restent sourds à ces
reconstructions, l'édifice scientifique continuera inéluctablement à se fissurer, jusqu' à ce
qu' il s' écroule dans un fracas retentissant. Fracas qui aura à tout le moins l' avantage de
sonner le début obligé d' une réflexion de la science sur elle-même.
Mais ce fracas sera peut-être long à venir, et il pourrait bien passer inaperçu, car ce que
la technoscience produit est de plus en plus brillant, de plus en plus bruyant et de plus en
plus abrutissant. Il est déjà difficile d'écarter son regard des multiples écrans, et d' éloigner
ses oreilles de la pléthore de haut-parleurs et d' écouteurs envahissant nos vies, ne serait-ce
que quelques heures par jour. Après quelques décennies de décérébration technologique,
que nous importera que la science fasse ce qu'elle se doit de faire ou pas, que nous
importera que la vie ·et le monde ait un sens ou une dignité ou une finalité ou une origine,
en autant que chaque instant éveillé soit encore plus excitant pour les cinq sens que le
précédant ? ..

d) L'éthique au cœur de la démarche scientifique

La grande problématique éthique en ce qui concerne la SCIence est son caractère


d'inédit, c'est-à-dire le fait que les nouvelles possibilités qu'elle permet sont souvent
incomparables avec celles du passé 328 • Quand l'impossible, l'impensable et l' inimaginable
deviennent soudainement techniquement possibles, aucun repère culturel ou historique
traditionnel n'est vraiment adapté pour en juger la moralité.
Le scientifique froid, ambitieux et calculateur, ce stéréotype bien difficile à rencontrer
réellement dans les laboratoires, veut essayer de faire tout ce qui est possible de faire sans
en questionner .préalablement les conséquences éthiques. Un autre stéréotype familier, le
prophète de malheur329 alarmiste et catastrophiste, en appelle à l'interruption de toute

328 Le thème de l' inédit éthique engendré par les nouvelles techniques dérivées de la recherche scientifique est
traité avec brio par le professeur Mark Hunyadi dans l' optique spécifique des problématiques reliées au
clonage humain dans Hunyadi, M. , Je est clone, Éditions du Seuil, Paris, 2004.
329 «Prophète de malheur» dont le prototype est évidemment Calchas, recevant ici les imprécations

d' Agamemnon au livre l de l' Iliade: « /J.avrn KUKWV, où rrw rro'[É /J.0l '[à KQrlYUOV ÈlrrEÇ" UlEl '[Ol '[eX
KaK' ÈO,[l cpLAu CPQEOl /J.UV'[EUE08Ul» :. «Prophète de malheur, jamais encore tu ne m ' a annoncé une
chose plaisante. Prophétiser le malheur est cher à ton cœur.», Homère, Iliade, l, 106-107, trad. fr . . Y.
Larochelle, 2006, inédite. (Texte grec: Homère, Iliade, trad. fr. P. Mazon, Les Belles Lettres, Paris, 1998, p.
10).
246

activité scientifique, au nom de désastres effroyables certains mais encore évitables.


L' attitude philosophique sérieuse ne -peut se positionner selon l' une ou l' autre de ces
attitudes caricaturales. Mais elle doit pourtant se situer quelque part. Comment établir ce
lieu raisonnable, ce milieu aristotélicien entre la peur et l' insouciance devant les
découvertes scientifiques?
Après le XIX e siècle, le siècle de la mécanique au point de vue scientifique et le XXe
siècle, le siècle de la mécanique quantique et du harnachement (partiel) de l'énergie
nucléaire, le XXl e siècle s' annonce déjà comme celui de la biologie, spécifiquement celui
de la biologie humaine. C'est dans ce domaine que sont actuellement investis le plus de
fonds gouvernementaux, et les découvertes qui se multiplient sur le génome humain et sur
les maladies, et la pharmacopée entravant leur développement, sont les principaux enjeux
scientifiques relevant de l'éthique.
Si les problématiques du développement continuel de la technologie et de l'application
des théories de la physique nucléaire à la production d'énergie et d' armement sont encore
des sujets d' inqui~tude contemporain~ , c'est manifestement le questionnement éthique
relatif à la biologie humaine qui est la principale source de préoccupation mondiale, autant
pour le public et les gouvernements que pour les scientifiques eux-mêmes. Les récents
débats sur le clonage, l'utilisation de cellules souches issues d'embryons pour la recherche
et la manipulation, possiblement eugénique, du code génétique des individus en sont la
preuve.
On peut essayer de résumer concrètement, et très approximativement, le
questionnement éthique par rapport à la biologie humaine par ces trois questions:
1. À quelle étape de son développement le tissu cellulaire obtient-il la dignité d' être
vivant, et celui d'être humain?
2. Au nom de quoi, ou avec quel type de permission, le scientifique peut-il s' ingérer
dans l' intimité biologique d' une personne?
3. Quels sacrifices, ou risques, sont-ils admissibles pour espérer guérir, soulager et
prolonger la vie humaine?

La biologie et la génétique sont des sciences médicales, hippocratiques, et donc des


sciences thérapeutiques qui d' abord et avant toute autre considération doivent répondre à
247

1'appel du souffrant. Il faut donc que l' appel qui motive la manipulation biologique ou -
génétique de l' intimité d'une autre personne ou d'un être à venir soit clairement discerné
comme plus primordial que des ambitions prométhéennes ou faustiennes ou
« frankensteiniennes ». Une pratique médicale se doit d' être humaine, et donc être guidée
éthiquement par plus que les seules données scientifiques. Elle doit être guidée par une
culture et une éducation où le chercheur, le médecin et le patient peuvent se reconnaître
comme dans un miroir où chacun comprend bien les convictions et les aspirations des
autres.
Cela dit, la recherche scientifique ne peut progresser que par une exploration de
l' inconnu et de l'~ncompris , et par des spéculations sur le possible et l'inédit. Dans ce
contexte, l' aberration la plus dangereuse de la recherche médicale n' est pas celle de
« l' expérience qui tourne mal », mais celle du chercheur qui met en parenthèse ses
émotions et son questionnement éthique à la porte du laboratoire. Tant que la responsabilité
et le jugement du chercheur sont attendus avant d' attendre toute forme de résultat
technique, le questionnement moral fait partie de l' équation scientifique. Ce n' est que
lorsque ceux -ci sont négligés, pour accélérer ou pour simplifier les méthodes de recherche,
que l'éthique risque de s' évaporer hors du laboratoire.
Le rôle du médecin et du chercheur en science médicale peut souvent se résumer à une
logique d' appellevinasien. Le rôle de la médecine n' est pas primordialement de s' ingérer
dans l' intimité de l' individu ou de l' être humain à venir, mais d' être à l' écoute du cri de
détresse de l'autre. Si ce cri est inaudible ou impossible à émettre, au nom de quelle autre
personne peut-on décider de prendre sur soi, de s' approprier l' intimité d' autrui ?
Répondre éthiquement à cette question, avec ce que cela comporte de compassion et
d' humilité, et non au nom de l'efficacité ou de la rigueur, est la responsabilité des
scientifiques et des médecins eux-mêmes impliqués, et non de la loi. Et ils ne peuvent y
répondre sagement que s' ils sont initiés à la sagesse, sagesse culturelle, philosophique et
éthique qui doit faire partie de leur formation spécialisée.
Un exemple concret des défis éthiques touchant les sciences de la vie est l' utilisation de
« cellules souches », cellules non-spécialisées dans un corps vivant et ayant la capacité de
remplacer et de réparer les tissus en devenant ou engendrant des cellules spécialisées. Les
cellules souches sont utilisées à des fins thérapeutiques et pour la recherche~ et les plus
248

polyvalentes pour la médecine proviennent actuellement d' embryons dont on a interrompu


la croissance, pour une raison ou pour une' autre, d' où un dilemme éthique sur la vie de ces
embryons 33o •
Il existe en bioéthique une notion cardinale, du moins dans une certaine bioéthique à
mi-chemin entre le laissez-tout-faire utilitariste et le ne-rien-faire-de-nouveau métaphysique
ou religieux, celle du droit à sa propre intimité. Cette notion est au coeur de tout
questionnement bioéthique, de la modification génétique d' embryon jusqu' au clonage.
Selon cette logique et au-delà, ou en déca, des différents horizons éthiques, la production de
cellules souches, par exemple, où le donneur de tissu est un adulte consentant ne subissant
aucun dommage biologique ne cause pas de remous éthiques. Par contre, le développement
de cellules souches à partir d'embryon viole le principe d' intimité d'un être humain à venir,
et est donc sujet à caution, même si la "viabilité" de tel ou tel embryon, dans telle ou telle
circonstance peut être mise en doute.
Comme c'est souvent le cas dans les SCIences médicales appliquées, abondamment
subventionnées, la recherche avance très vite, ' plus vite que les débats éthiques les
entourant, et même si l'aspect politique est souvent crucial, car une grande portion de la
recherche est financée par différents gouvernements soucieux des sensibilités morales de
leurs électeurs. Mais est-ce une bonne chose que les débats éthiques puissent ainsi être
« épargnés» par la rapidité de la recherche? Non, car l'efficacité de la recherche
scientifique n'a pas de droits de veto sur le questionnement éthique.
Pourtant, cette notion, cette question de la primauté du questionnement éthique sur les
impératifs économiques ou politiques, ne fait pas actuellement partie du curriculum de la
formation scientifique. Si les cours d' éthique et de déontologie commencent à faire partie
des programmes de formation universitaire, ils ne sont encore que des appendices parallèles
et complémentaires à la formation scientifique et non une de ses bases fondamentales. C'est

33 0 Déjà ce dilemme éthique est en train de se faire dépasser par la science elle-même avec l'apparition de
technique permettant de « fabriquer» des cellules souches polyvalentes à partir de tissu embryonnaire sans
détruire l'embryon, ou encore à partir d'autre tissus, comme ceux de la peau humaine. (Les premières
annonces publiques de ces nouvelles techniques remontent à 2006, dans le site Web du magazine scientifique
Nature et dans un article du 24 août à la première du New York Times. Le 20 novembre 2007, les revue
scientifiques Science et Cel! publient simultanément deux articles provenant d'équipes de recherches
indépendantes sur la transformation de cellules de peau en « cellules souches pluripotentes », respectivement
par des chercheurs américains, sous la direction de James A. Thomson, et japonais sous la direction de S.
Yamanaka.)
249

cette lacune de sommeil moral au cœur de l' enseignement de la science qu' il appartient au
système d'éducation de corriger de façon urgente.
L' éveil éthique et l' initiation philosophique doivent faire partie intégrante de la
formation scientifique et non quelque chose què l' on fait « avant », « après» ou « à côté»
de la recherche. Le questionnement éthique doit être présent en permanence dans le lieu de
recherche, et non seulement dans les comités d' éthique, les livres, les journaux ou les
tribunaux qui regardent souvent de très loin les laboratoires.
Le scientifique n' est pas un scientifique s' il est incapable d' exercer son jugement
moral. Qu' il soit trop passionné, trop impatient ou trop compétitif n'est pas une excuse
valable. Aucune excuse ne pennet de se soustraire à la réflexion éthique, car celle-ci est
non seulement ce qui permet de préserver la vie en collectivité, mais essentiellement ce qui
lui donne un sens. En science, comme dans toute activité humaine, la motivation du souci
éthique est incontournable, même si elle est en partie rationnellement insaisissable.
250

Conclusion

Une démarche philosophiqué a été entreprise, un chemin intellectuel a été parcouru.


Que reste-t-il au bout de cet itinéraire? Une conclusion? Une somme? Peut-être un constat
d' échec? L' ambition déclarée de la philosophie de vouloir embrasser toute l' existence, et
non seulement un aspect spécifique de celle-ci, doit être repayée d'un très lourd tribut, celui
de ne jamais aboutir à des conclusions très nettes. Car conclure quoi que ce soit de définitif
sur l' existence serait nécessairement la dévaluer, c' est-à-dire tenter frauduleusement de
finir l'infini, ou bien, ce qui serait encore plus criminel, causer une inflation factice de la
finitude et du monde du devenir.
Reste comme alternative valable dans cette section finale à répéter le plus clairement et
.le plus succinctement possible ce qui a déjà été écrit, en espérant y ajouter l'ingrédient qui
différencie le plat fade du délice spirituel.
L '-ambition de la philosophie est folle. Elle veut contenir un cosmos qUI est
incommensurable, mais en même temps elle est la seule qui soit vraiment pertinente, car
elle se refuse à écarter l'incompréhensible, l'effroyable ou l'inacceptable de son domaine
d' étude. Mais la pertinence, l'intégrité ou l'humilité suffisent-ils jamais à résister à la
proximité du gouffre abyssale de l' ignorance et de l'angoisse ?
On ne peut qu' y croire. Faire autrement serait mal faire.

1. Thèses développées dans cette philosophie de la motivation

Si la philosophie ne peut rien conclure et ne pe~t même rIen définir vraiment


rigoureusement, car isoler une facette de l'existence serait la couper illégitimement du reste
du monde, elle peut néanmoins faire des liens entre les idées personnelles et les idées
communes, entre les choses et les idées, entre les choses et les symboles et entre les choses
et les autres choses, sans pour autant les dénaturer ou les sous-estimer. Ces liens sont
touj ours fragiles, flous et disputables, mais ils existent et la philosophie existe par eux.
(-
251

C' est ce qui en fait le seul langage, avec la poésie, qui n' est pas totalement muet devant
l'ineffable, l' effroyable et l' insondable.
Nombreux sont ceux qui pensent, à tort, que l' indescriptible et l' incompris sont
inexistants car impossibles à rationaliser. Encore plus nombreux sont ceux aussi qui
pensent que les utopies sont réalisables et que les prophéties sont littérales, ils sont
nombreux, mais ils ont encore à apprendre la différence entre penser et croire. La vie
humaine et le monde qui lui permet d' exister sont deux mystères, mais il en est un plus
grand, celui de la volonté de survivre et de vivre, que nul ne peut expliquer, que nul ne peut
comprendre, et auquel nul ne peut honnêtement, ou même malhonnêtement, y échapper. Ce
mystère est au cœur de la vie humaine, de toute vie humaine, et le nier n' est pas qu'une
insouciance, mais une nuisance, car refuser de confronter l' irrationnel est pire encore que
de se refuser à la raison, c' est refuser la vie de l 'homme pour choisir la vie uniquement en
tant que phénoménalité mécanique.
La philosophie ne dit jamais le fin mot de l' histoire, mais elle peut aider à dire ce à
quoi celui -ci ressemble. Elle sait ce qu' elle veut, elle sait même où le trouver et comment
. l' extraire de l' ombre et le porter à la lumière, mais elle ne peut pas dire ce que c' est, chaque
homme doit trouver sa propre clef au mystère de la volonté de vivre. Mais la philosophie
n' est pas pour autant muette, comme sa sœur la poésie, elle peut dire « comme».
Plusieurs thèses ont été proposées lors de cet ouvrage philosophique, certaines
quasiment calquées sur la tradition, d' autres quasiment originales, en voici un bref rappel.

a) Le choix d'un présupposé comme nécessaire à la démarche philosophique

Une démarche philosophique est avant tout une envie d' élaborer, de construire puis de
communiquer une façon de saisir la réalité. Le propre de la méthode philosophique est
qu' elle ne se laisse pas codifier ou structurer selon un appareil unique d'argumentation.
L' approche argumentative elle-même n'étant pas la seule possibilité philosophique, comme
le démontrent, par exemple, certaines façons de pratiquer l'herméneutique, ou encore les
aphorismes nietzschéens.
Cela dit, la philosophie commence toujours sur une base lui permettant soit de
construire, soit de démolir, soit d' aller ailleurs. Mais cette base, ce présupposé
philosophique, est essentielle à toute philosophie.
252

La thèse présentée dans cet ouvrage est que ce présupposé est toujours un choix, et
donc jamais vraiment une évidence si forte qu' elle s'imposerait en même temps à l' esprit
du philosophe et à celui de tous ses lecteurs. Ce choix n' entraîne pas une forme dangereuse
de relativisme qui ferait de chaque philosophie une affaire individuelle qui ne se
communiquerait qu'à la condition absolue d' un « partage» ·du présupposé qu'elle utilise.
Au contraire, ce qui fait qu'une philosophie interpelle autrui est essentiellement ce qui se
produit en elle et par elle une fois le présupposé dévoilé. Le travail philosophique
commence dès que son présupposé est posé, consciemment ou non, et c'est le travail
philosophe qu' il importe de partager, c'est lui qui intéresse, qui éto?TIe ou qui convainc. Et
si la quantité de présupposés philosophiques possibles est immense, l' être humain reste
l' être humain habitant dans un monde qui est actuellement la planète Terre. Un présupposé
philosophique doit avoir trait à la réalité humaine pour acquérir la pertinence nécessaire à
son partage, et comme la « condition humaine» n'est pas si vastement différente pour un
individu ou un autre, les présupposés philosophiques d'un philosophe ou d'un autre ne
peuvent décoller à ce point de la réalité qu' ils soient tous incompatibles et
incommunicables. À l' inverse, à cause du choix du présupposé philosophie, chaque
philosophie possède nécessairement une originalité qui n'en fait jamais l' identique d'une
autre philosophie, mais 'qui parle toujours de la même chose, de la réalité humaine.
Comme on l' a fait lors de l'introduction, on peut classer, sans mettre un accent très
définitif à ce classement, les présupposés en trois grandes familles.: les métaphysiques, les
esthétiques et les rationnels. On obtient ainsi une organisation un peu grossière de tous les
types philosophiques qui a néanmoins l'avantage de permettre la saisi de ce qui peut être
coIllriluns et différents entre elles, et de les faire se parler, se questionner et se répondre.
Car quand les philosophies communiquent, elles ne peuvent que s' élever et grandir.

b) L'intuition psychanalytique comme présupposé philosophique

Il est impossible de philosopher « à vide », sans point de départ. Bien sûr ce point de
départ est toujours aux yeux du philosophe initiateur une évidence, ou à tout le moins une
certitude personnelle, mais ce présupposé est ~ne condition nécessaire à la pensée et à
l' action philosophique. Reconnaître et assumer le présupposé d'une démarche
philosophique est le gage du sérieux de cette démarche.
253

Cela dit, les découvertes de la psychologie depuis 100 ans ont été largement ignorées
ou injustement critiquées par les philosophes. À tort, car on y trouve des explications de
beaucoup de comportements personnels et collectifs. Emmanuel Kant, dans son
architectonique de la raison pure, avait bien noté la place de la psychologie empirique. Son
plan pour un système raisonnable de métaphysique est, comme on le sait, demeuré sans
suite depuis plus de deux siècles. Cependant, suivant le plan kantien, peut-être serait-il
temps de redonner la place qu' il lui revient à la psychologie dans l' exercice de la
philosophie :

« En second lieu, où se placera donc la psychologie empirique, qui a


toujours eu sa place dans la métaphysique, et dont on a attendu de notre
temps de si grandes choses pour l'éclaircissement de cette science, après
avoir perdu l' espoir de rien faire de bon a priori ? Je réponds: elle vient
là où doit être placée la physique proprement dite (la physique
empirique), c' est-à-dire du côté de la philosophie appliquée, dont la
philosophie .pure contient les principes a priori, et avec laquelle par
,
consequent eIl e d oIt
."etre unIe,
.malS
. non pas conlon
C d ue. »331

Selon Kant, la psychologie a donc sa place en philosophie, malS en philosophie


appliquée. Comme on peut considérer une philosophie de la motivation comme une
philosophie appliquée, et non comme une métaphysique ou une recherche ontologique, la
place de la psychologie (analytique notamment) y est donc assurée dans un projet de type
kantien. Mais la place de la psychologie dans cette philosophie est encore plus proéminente
par choix, car c'est la motivation à l'origine même de l'acte philosophique qui est en cause.
Et cette motivation est trouvée dans le choix du présupposé philosophique de cette
philosophie, qui est « l'intuition psychanalytique» qui a déjà été résumée en introduction
en ces termes :
Les raisonnements et les comportements humains ont souvent à leur source des
motivations irrationnelles et/ou inconscientes, et grâce à, ou malgré, cet état de fait l 'être
humain a besoin de sens et le recherche dans sa vie, dans sa communauté et dans le monde
qu 'il habite.
Choisir ce présupposé philosophique implique d' en accepter les conséquences. C' est-à-
dire entre autres que cette philosophie ne pourra jamais être complète en elle-même, qu'elle

33 ] Kant, E., Critique de la raison pure, trad. fr. J. Bami, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 630.
254

a toujours besoin d'être juxtaposée avec ce qui chez l'être humain est impossible à décrire
précisément, qui est son inconscient, ses désirs, et ses pulsions émotives. Cela implique
aussi que cette philosophie se veut un parti pris patent pour la psychanalyse, non pas envers
une de ses diverses écoles théoriques et diverses pratiques thérapeutiques, mais en son
prIncIpe.
C'est en assumant ces conséquences, ou a tout le moins en étant conscient qu'il faut
les assumer, que s' est élaboré le travail philosophique qui précède. La moitié du chemin est
parcourue, pour que l'acte philosophique soit complété il faut encore que les thèses
présentées soient considérées par différents lecteurs, ayant chacun leur propre présupposé
philosophique. L' accomplissement de l' œuvre se retrouve dans cette lecture et dans la
discussion qui en jaillira possiblement. Une philosophie n' est vraiment appliquée que
lorsqu' elle est discutée et mise en oeuvre, celle-ci comme les autres. Cette application est
l' affaire d'une communauté interpersonnelle qui dépasse largement le papier et l' encre.

c) Le héros mythique comme modèle éthique irrationnel à imiter et le dépassement de


l'ego

Tout rite a à sa base un mythe, raconté de différentes manières à travers le temps, mais
dont le fond demeure. Ce que le mythe propose d'éthique semble provenir de ce besoin très
humain d' identification et de mimétisme des comportements héroïques.
Aussi aurait-on avantage à retrouver le mythe, quitte à revivifier ceux du passé si le
présent paraît avare d' inspiration. Un mythe ne meurt jamais vraiment, c' est sa nature de
persister, soit parce qu' il fait partie intégrante de la psyché, qu' il soit un reflet ancestral de
l' esprit à sa formation, soit qu' il soit trop agréable à la raison et à l' émotivité pour être
oublié. Raconter et mourir est le titre d'un ouvrage récent de Thierry Hentsch, n'est-ce pas
là une des définitions les plus précises de la condition humaine? En ce sens où les réponses
aux « grandes questions» de l'homme semblent toujours fuir malgré l' accumulation de la
connaissance et l' amoncellement des réalisations techniques. Le récit mythique n·' est pas
l' opposé du questionnement métaphysique, il est au contraire son miroir:

« Parce que la question de l' être demeure fondamentale et insoluble,


l 'homme ne peut que remettre en question la question du sens à plus tard,
au-delà de la mort, ou la chercher en lui, l' homme. La chercher en lui,
255

c'est-à-dire dans sa propre histoire, dans ce qu'il a déjà raconté et qu'il


continue de raconter sur le monde et sur lui-même dans le monde. »332

C' est le propre de l'homme de raconter, c' est là qu'il peut se trouver et se retrouver. Ce
que le mythe raconte de plus frappant, plus que la création des univers ou les guerres
divines, c'est cette étrange notion qui attire et mystifie de prime abord puis qui convainc et
qui motive ensuite, cette moralité de « l' autre avant soi », de réponse au mal et au bien
affectant autrui avant la réponse à ses propres maux et ses propres biens. Pourquoi en est-ce
ainsi? La raison semble incapable, ou peu inclinée, à l' expliquer. Notre compréhension de
la nature biologique et psychologique de l'homme semble mystifiée devant ce message
mythique, message que la plupart des religions reprennent sous une forme ou une autre. Et
pourtant, même la science semble devoir s' y soumettre, semble avoir le « souci éthique »
fondamentalement ancré dans son être et son agir.
Si beaucoup de connaissances, théoriques et pratiques, scientifiques et historiques, sont
importantes à la survie de l'homme, il y a au cœur du mythe une forme de connaissance
importante pour la vie morale de l'homme. C'est essentiellement dans la narration
mythique que l'on peut reconnaître l' humilité et la compassion, qui sont les attributs du
héros mythologique tentant de dépasser son propre ego pour sauver la communauté, ou
même le cosmos. C'est cette forme de réponse morale ultime à tout vouloir et à tout devenir
humain que tous veulent connaître et imiter, sans savoir ·vraiment pourquoi.

d) La prépondérance de l'efficacité technique comme perversion de la science

La science, qui est à la base un exercice de théorisation (contemplation, 8éWQélV)

découlant de l'étonnement (8auf.la(élv), semble avoir été pervertie au cours des derniers
siècles par la fascination de la technique, qui amenuise de plus en plus ce que l' on pourrait
appeler la vie éthique intime du scientifique. En fixant les buts de la science industrialisée
et politisée moderne uniquement sur des accomplissements techriiques il s'est gagné
beaucoup en efficacité et en productivité du développement technologique, mais ce qui
s'est perdu en chemin est trop crucial pour ne pas vouloir freiner la galopade technique

332 Hentsch, T., Raconter et mourir, Presses de l'Université de Montréal, Montréal 2005.
256

pour le retrouver. Ce qui s' est perdu c' est la passion de vouloir comprendre, et chanter, la
nature qui a été remplacée par l' ambition de vouloir la maîtriser.
La situation est d' autant plus ambiguë et frustrante que vus de l' extérieur du monde
scientifique, les idéaux théoriques, fondamentaux, galiléens, newtoniens ou einsteiniens
semblent encore avoir leur pleine force et toute leur vigueur dans le monde de la recherche.
On enseigne encore une science idyllique aux enfants sans leur faire comprendre qu' elle est
aujourd'hui devenue une technoscience politisée, industrialisée et commercialisée. Il n ' est
pas nécessaire de mettre très souvent les pieds dans un laboratoire pour y rencontrer des
scientifiques très efficaces, très compétitifs, mais dont les idéaux datant de leurs années
d' études ont fait ,place à une certaine résignation. Cela est dû au fait que la démarche
scientifique n' est maintenant plus constituée que de trois parts: une part de politique, une
part économique et une part de show-business. La part de la passion de vouloir s' expliquer
le monde, la part de la contemplation, pourtant souvent la plus importante pour motiver le
choix de carrière en science, se volatilisant toujours un peu plus chaque année avec chaque
nouvelle subvention aux objectifs technologiques.
Le scientifique est maintenant condamné par le système de financement de la science à
répondre à l' exigence du « comment faire pour... » alors que la science a touj ours été une
question de «pourquoi est-ce ainsi?» L' interrogation primordiale, celle ' qui a donné
naissance à la science, est en train de disparaître pour être remplacé par la demand,e
utilitariste d' efficacité et de rentabilité.
Ce qui manque à la modernité n' est plus l'enthousiasme des Lumières, c' est la sagesse
de l' Antiquité, et ce~a, aucune technologie ne pourra jamais le donner. Peut-être peut-on
parler de « postmodernité » en ce sens que l' homme moderne a vécu avec l' illusion qu' il
pouvait s' affranchir du monde et le considérer comme une possession. Il est aujourd' hui
temps de cesser d' essayer de rentabiliser le monde et le temps pour se concentrer sur vivre
la vie au tempo de la vie. La science n' a pas à faire plus vite ou plus fort ou plus
confortable, elle a à se faire plus sensée'.

e) La science comme dépassement du « nous» et comme travail éthique

La science est le fruit du travail d' une communauté scientifique qui s'interroge sur le
monde physique, mue par des idéaux et des valeurs d ' intégrité et d'honnêteté et des
257

méthodes qui sont partagées, critiquées et améliorées. Mais le cœur de la science est la
responsabilité et le jugement d'un « nous» qui représente toute la communauté humaine.
Comme pour tout ce qui touche à l' éthique, le questionnement moral de la science ne peut
espérer être guidé que par des lois et des déontologies. Le questionnement éthique doit faire
partie de la démarche scientifique au même titre que la modélisation et la mathématisation
des phénomènes physiques.
La science a la responsabilité de connaître précisément les limites de sa validité, tout en
conservant la liberté de pouvoir repousser ces limites. Le scientifique, expert dans son
domaine, doit à la fois user de cette expertise pour critiquer et corriger les travaux de
recherche et les entreprises technologiques qui touche son domaine, reconnaître que son
savoir possède des limites, et être assez entraîné au questionnement moral pour ne pas à
avoir à être continuellement surveillé par des comités d' éthique ou des politiques. Une
critique éthique de la science doit parvenir de l' intérieur de la science elle-même. Tout
autre arrangement pose le dilemme irrésoluble suivant: comment juger ce qui n ' est pas
complètement compris?
Comme la recherche scientifique est une profession, il importe que ce travail, comme
tous les autres, soit donateur de sens, qu' il permette de ressentir de la passion et de la
satisfaction personnelle, qui permettent à leur tour à la volonté de dissoudre l' angoisse qui
paralyse les motivations humaines. L ' organisation du travail scientifique devrait donc se
faire en fonction de cette donation de sens et de la passion du scientifique de découvrir le
monde.
Même si on adopte un point de vue purement politique, ce qui est tout à fait légitime
puisque les gouvernements financent la plus large part des dépenses encourues par la
recherche scientifique, la promotion de la passion du « savoir comment? » sur un simple
utilitarisme technoscientifique reste la seule avenue possible à long terme. Car en étouffant
la liberté d' étudier ce qui « ne sert pratiquement à rien », on en vient nécessairement à, ne
plus être capable d ' engendrer de véritables innovations. Les évolutions technologiques ne
peuvent que devenir de plus en plus minimes si le questionnement scientifique s' écarte trop
de ses racines reposant sur un questionnement fondamental, à la base naïf et contemplatif,
et non intrumental et utilitaire.
L' exemple de l' industrie pharmaceutique est parlant en ce sens. Chaque année de
nouveaux médicaments sont développés pour soigner de nouvelles maladies paramétrées de
plus en plus précisément au niveau biochimique. Comme chaque médicament a une durée
de brevet commercial limitée, de nouvelles maladies et de nouveaux médicaments doivent,
selon une logique comptable, continuellement faire leur apparition333 . Comment dans ce
contexte une nouvelle forme de thérapie, possiblement plus efficace mais moins rentable
commercialement, pourrait-elle être développée, et surtout avec quelle source de
financement?
La recherche scientifique a à redresser elle-même les torts qu' elle s' est laissés infliger,
elle doit reprendre sa dignité, c'est-à-dire redevenir une profession donatrice de sens et non
une occupation subjuguée à des intérêts, techniques, économiques ou politiques, autres que
les siens.
Le scientifique ne peut se soustraire d' aucune façon à sa responsabilité morale, ni un
comité d' éthique, ni un éthicien ne peut prendre en charge de s'en soucier à sa place. Cela
dit, le discours éthique sur la science n' est pas, à l'inverse, réservé qu' aux scientifiques,
c' est l' affaire de tous, mais le scientifique se doit d'être sa propre voix dans les débats
moraux entourant la science, quitte même à en payer le prix par une perte d' efficacité dans
la recherche. Le scientifique doit démontrer le même courage que le héros mythique, et
avoir la compassion et l'humilité de vouloir dépasser le « nous» social pour redevenir un
véritable agent de questionnement, et non ~implement d' accomplissement technique.

2. Vouloir et devenir: vivre et philosopher

« Robert
Oui, il y a un mais ! Il Y a touj ours un mais dans la vie, quand on
gratte un -peu la surface des choses. Un conseil. Vous me paraissez d'un
naturel sain et tranquille; ne vous livrez jamais à ce petit travail, c' est

333 On pense ici, par exemple, à la multiplication à un rythme effarant des nouveaux médicaments

psychiatriques, chacun agissant sur de nouvelles « facettes» d 'afflictions existant depuis des siècles, mais
auxquelles ont donne sans cesse de nouveaux noms.
259

dangereux. Ne grattez pas, mademoiselle, ne grattez surtout pas! Les


apparences suffisent largement à faire un monde. » 334

Jean Anouilh, Le rendez-vous de Senlis

a) La philosophie comme motivation de la vie: pourquoi vivre

La réflexion philosophique permet de pointer du doigt ce qui est admirable, même


lorsqu'aucune autre science ne permet de le comprendre ou de l' expliquer. Et beaucoup des
merveilles dans le monde semblent inexplicables. La nature est admirable dans ce qu' elle
fait pousser droit autant que dans ce qu'.elle fait pousser de travers. L' autre que soi est
inestimable en ce qu'il est en soi et dans sa relation avec moi, même lorsque cette relation
est conflictuelle. L' activité de l'homme dans ce qu' elle a de téléologique, de donatrice de
sens, implique de prendre conscience de ce genre d' aphorismes, peut importe qu' une
science peut en analyser et en disséquer les manifestations ou non.
Intégrer en soi la nature et l' autre et réussir est l'œuvre .de la vie. La « réussite» de
cette entreprise importe peu, car cette œuvre est condainnée ·à s' interrompre partiellement
inachevée. Ce qui compte c' est l' effort déployé à occuper sa place dans le monde avec juste
assez d'audace et juste assez d'humilité, car cette place est proportionnelle au sens que la
vie prend. Un être humain qui ne trouve pas sa place, pas seulement au point de vue social
mais aussi en tant qu'intelligence saisissant le monde, mène une vie insensée, ce qui est la
pire tragédie que l' on puisse imaginer.
Au-delà de la survie, la philosophie est donc nécessaire pour vivre, car elle est l'art de
la recherche de sens. Comme d' autres sciences, la philosophie définit et argumente, mais la
maintenir dans cet état primaI est lui faire injustice, elle doit aussi pouvoir toucher
l'indéfinissable et parler de l' inexplicable, car c'est là que l'on retrouve un sens, ce sens
que la poésie et la psychologie tentent aussi, à leur façon, d'approcher. Le sens de la vie,
comme la vérité, la bonté ou la beauté, ne se définit pas avec des caractéristiques précises et
universelles. Il importe à chacun de bâtir le sens de la vie, pas seulement son sens de la vie
subj ectif et relatif, mais bien le sens de la vie, de façon à ce que tous puissent en retirer
quelque chose qui motive à vivre.

334 Anouilh, J. , Le rendez-vous de Senlis, La Table Ronde, Paris, 1953, p. 102 (troisième acte).
260

La philosophie n'est donc pas une discipline académique, il n'y .a peut-être que les
administrateurs d' institutions universitaires qui puissent le penser vraiment. Elle est le
chemin ouvert à tous ceux qui sont prêts à faire les efforts nécessaires pour passer de la
survie à la vie. Encore faut-il que ce chemin soit accessible à tous, c'est donc la première
responsabilité de ceux qui le peuvent de faciliter l' accession de chacun au questionnement
philosophique, comme c' est une responsabilité de faciliter à chacun l' accès à la nourritùre,
au logement ou à l'enseignement des langues et des sciences. Cette facilitation qui est à la
base de la vie humaine peut apparaître bien simplette aux yeux des blasés qui lévitent dans
les hautes sphères de la pensée et de la technique, mais un contact concret avec la réalité
sociale permet de se rendre rapidement compte que l'humanité est encore très loin de faire
ce qu' elle peut pour faciliter la survie et la vie de tous. Avoir comme objectif de changer
cet état de fait ne tient pas de l'utopie, de la révolution, de l' idéologie ou de la rêverie, c' est
une responsabilité dont on ne peut se décharger. Tant qu' il reste une seule injustice, il n' est
pas permis de baisser les bras. Mais les bras ne servent pas qu' à .la confrontation et à la
violence, au contraire, tout ce qui mérite d'être défendu, tout ce qui mérite d' être construit,
mérite de l'être dans la sérénité et la confiance. Reste donc à chacun de bâtir un peu ce
terrain où la sérénité et la confiance sont possibles.

b) La motivation comme philosophie de la vie: le sens de la cuIture

La culture dans toutes ses manifestations, autant l' art, la science, la quête religieuse, le
sport, les coutumes, le patrimoine que le sentiment historique, mérite une attention qui
dépasse le seul attrait de l' efficacité. Contrairement aux machines et aux économies qui
balisent la survie de l' homme, la culture fait vivre l'homme. L' organisation de la société
qu' est la politique doit prendre racine dans cette culture par définition locale et pas ailleurs,
ni dans un globalisme, socialement fictif, d'échanges de valeurs monétaires et matérielles,
ni dans une logique machinale de sociétés de fonctionnalités et de productivité.
La culture n' est pas efficace, parce que l' homme n'est pas efficace. L' action de
l ' homme doit refaçonner la réalité économique et politique pour entretenir la culture
humaine, la culture locale qui est partout présente et qui est touj ours un métissage des
cultures précédentes et des cultures voisines. L'économie n' est pas le sens de la vie
humaine, elle est une conséquence de cette vie. Il appartient à chacun de découvrir le sens
261

de sa VIe humaine et d'agir pour magnifier ce sens, pas pour l'imposer mais pour le
partager. Le partage de la culture est cette caractéristique qui fait de l'homme un être
spécial, une vie sans ce partage de, aussi efficace serait-elle économiquement, serait
insensée, et donc rien d' autre qu' un refus de vivre la condition humaine.
Ce qui pousse l'homme à vouloir continuer à vivre, au-delà d'une simple angoisse
devant la mort, c'est le pouvoir qu' il a de partager ses joies et ses peines, ses passions et ses
raisonnements, ses anecdotes et ses théories. Tout cela n'a rien de nécessairement reJ?table
ou efficace. Pourquoi alors la politique, et une bonne partie de ce que les politiciens
appellent l' éthique, tourne autour de ces enjeux?
Souvent, il semble qu' il ne s ~ agit plus, dans le rôle public ou professionel, que
d' entretenir les rouages de sociétés de plus en plus mécanisées et commerciales, de plus en
plus immenses et interconnectées, et de reléguer à une sphère privée, quasiment inexistante
en terme d' espace et de temps, tout le reste des états d' âme. Mais les émotions, la
spiritualité, le questionnement métaphysique ou la philosophie sont justement ce qui existe
de plus public dans l' expérience humaine, ce qui nécessite le plus différentes formes de
partage, de discussion et d' entente. L' économie d' une société est garante de sa survie, mais
la culture d' une société est garante de sa vie.
La motivation profonde qui se cache derrière chaque geste humain n' a nen
d' économique, elle est désir, pulsion et émotion. Ces désirs, ces pulsions et ses émotions
sont si éminemment publics que leur absence du discours politique est moins une farce
tragique qu'un véritable cauchemar culturel. À force de ne pas vouloir reconnaître
publiquement les motivations de la vie, on risque de finir par ne plus vouloir vivre du tout.
En ce sens, le suicide n' est pas un problème de société, pas si une société ne vise que son
propre essor économique, c'est un problème de manque de culture, manque que beaucoup
voudraient, consciemment ou inconsciemment, combler.

c) Philosophie en vouloir et en devenir

Cette philosophie de la motivation n'est pas achevée, on n'en tire d'ailleurs aucunes
conclusions bouleversantes, ni même de convictions temporaires (ce qui permettrait
d' espérer, comme Descartes avec son « éthique provisoire », trouver mieux plus tard ... ). La
262

vie n' attend jamais mieux, elle est là ici et maintenant et il faut la saisir, la faire et la refaire
continuellement, dès maintenant.
Que reste-t-il donc de notre réflexion? « Presque rien, presque rien ... »335
Trois notions, toutes vagues, semblent pourtant vouloir s'échapper de l' ensemble: celle
du dépassement de l' ego, dont la compassion et l ' humilité seraient les manifestations, celle
de l' effort, qui serait au cœur de toute activité soucieuse de l' éthique, et l' idée du « nous »
comme communauté, et communauté scientifique plus spécifiquement, où l' individu dans
son rôle de chercheur, entre autres, est responsable par son jugement de l'intégrité de la
collectivité, que lui seul peut défendre devant l' inédit.

Que nous reste-t-il donc? « Presque rien, presque rien ... »


Reste à écouter la quotidienneté, celle de nos vies, celle de la vie de nos voisins et de
nos sociétés, celle d'une actualité de plus en plus internationale. Reste à prendre le temps
de répondre au salut qui nous est adressé et à saisir la main qui nous est tendue, même si
tout bouge partout et très très vite. Reste à s' arrêter et à se questionner même si les
réponses fusent de toute part. Reste à vouloir vivre~ même si tout ce qui est à faire est
apparemment urgent et si tout ce qui est à dire a apparemment déjà été écrit.
Reste à agir, reste à se déparalyser, même si tout se contredit, reste à vouloir
s' expliquer et à croire, même si tout a été réfuté d' une façon ou d'une autre. Reste à
philosopher, car les interrogations se renouvellent toujours, toujours avec des réponses
différentes, même si tous les grands philosophes sont morts depuis des millénaires.
Reste une constante, celle de la réalité humaine, celle du cœur qui bat, celle du regard
timide, celle du soupir, du rire et du sourire. Reste à vivre, avec humilité, compassion et
amour, avec et pour l' autre, avec et pour soi. Et reste, un jour, à mourir avec un certain
courage, une certaine confiance et un certain détachement. L' explication .de la motivation
derrière l' éthique et derrière la science est toute là, voilée ... et éclatante.

335 Comme répond Méphistophélès à Faust qui veut savoir le prix pour retrouver la jeunesse: {( Presque den,
presque rien ... » (que son âme !), au premier acte de l' opéra Faust de Charles Gounod(l859).
263

« De même que chacun naît dans une langue et n' accède aux autres
langues que par un apprentissage second, et le plus souvent, seulement
par la traduction, le religieux n' existe culturellement qu' articulé dans la
langue et le code d'une religion historique; langue et code qui n'articulent
qu' à condition de filtrer, et en ce sens de limiter cette amplitude, cette
profondeur, cette densité du religieux que j ' appelle ici l' Essentiel. » 336

« Ce n' est peut-être que face à la mort que le religieux s' égale à
l' Essentiel et que la barrière entre les religions, y compris les non-
religions Ge pense, bien sûr, au bouddhisme), est transcendée. Mais parce
que le mourir est transculturel, il est transconfessionnel, transreligieux en
ce sens: et cela dans la mesure où l' Essentiel perce la grille de lecture des
"langues" de lecture. C' est peut-être la seule situation où l' on puisse
parler d' expérience religieuse. Par ailleurs je me méfie de l' immédiat, du
fusionnel, de l' intuitif, du mystique. Il y a une exception, dans la grâce
d'un certain mourir. »337

« Je remets mon esprit à Dieu pour les autres. Ce lien, cette


transmission a son sens au-delà de moi et un sens y est caché auquel Dieu
peut-être m' associera d'une façon que je ne puis imaginer; reste:
demeurer vivant jusqu'à la mort. »338

- Paul Ricoeur

« De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. »339

- Charles Baudelaire

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Héraclite, Fragments, (bilingue grec-français) trad. fr. J.-F. Pradeau, GF Flammarion, Paris,
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Parménide, Sur la nature de l 'étant, (bilingue grec-français) trad. fr. B. Cassin, Éditions du
Seuil-Essais, Paris, 1998.

Platon, Œuvres complètes, l , trad. fr. L. Robin, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1950.
Gorgias, (bilingue grec-français) trad. fr. A. Croiset, revue par J. -F. Pradeau, Les Belles
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Protagoras, (bilingue grec-français) trad. fr. A. Croiset, Les Belles Lettres-Classiques en
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Théétète , trad. fr. M. Narcy, GF Flammarion, Paris, 1995.
Parménide, tard. fr. L. Brisson, GF Flammarion, Paris, 1994.
La République, trad. fr. R. Baccou, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
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Le Talmud, Traité Pessahim, trad. fr. 1. Salzer, Gallimard-Folio Essais, Paris, 1986.

La Bhagavad-Gîtâ, (bilingue sanskrit-français) trad. fr. E. Sénart, Les Belles Lettres-


Classiques en poche, Paris, 2004.

Le Mahâbhârata, trad. fr. J.-M. Péterfalvi, GF-Flammarion, Paris, 1985, 2 tomes.

La saga des Nibelungen dans les Eddas et dans le nord scandinave, trad. fr. E. De
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Brigham Young University, Provo, 2000.

Averroès, L 'Islam et la raison, trad. fr. M. Geoffroy, GF-Flammarion, Paris, 2000.


Discours décisif, trad. fr. M. Geoffroy, GF-Flammarion, Paris, 1996.

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Le papyrus de Derveni, (bilingue grec-français) trad. fr. , F. Jourdan, Les Belles Lettres, .
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Le rendez-vous de Senlis, La Table Ronde, Paris, 1953.

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Beckett, S., Molloy, les Éditions de Minuit, Paris, 1951.

Bly, R. Iron John, Da Capo Press, Cambridge, 2004 (Addison-Wesley, 1990).

Eschyle, Agamemnon, Les choréphores, Les euménides, (bilingue grec-français) trad. fr. P.
Mazon, Les Belles Lettres, Paris, 1949.

Corneille, P. , Œuvres complètes, Éditions du Seuil, Paris, 1963.

Ésope, Fables, (bilingue grec-français) trad. fr. D. Loayza, GF Flammarion, Paris, 1995.

Euripide, Iphigénie à Aulis, (bilingue grec-français), trad fr. F. Jouan, Les Belles Lettres-
Collection Budé, Paris, 1983.
Tome III : Héracles, Les suppliantes, Ion , trad. fr. L. Parmentier et H. Grégoire, Les
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Hésiode, La théogonie, Les travaux et les jours, trad. fr. P. Brunet, Librairie Générale
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Hugo, V., Les Contemplations, Éditions Nelson, Paris (1830-1855).

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280

Index onomastique

al-Ghazâlî, 181 Engels, F. , 99


Anaxagore, 198 Eschyle, 65 , 89
Anaximène, 198 Esope, 147
Anouilh, J.; 153, 259 Euripide, 73 , 154
. Arendt, H. , 116, 202, 215 , 232 Flaubert, G., 21
Aristote, 21 , 117, 120, 128, 185, 199 Foucault, M. , 101
Armstrong, K. , 164 Freud, S., 16, 18, 22, 23 , 44, 46, 50, 60,
Atkinson, J. , 39 61 , 68, 142, 148, 231
Austin, 1.L., 86 Gadamer, H.-G. , 12
Avicienne, 182 Galilée, 199, 21 7
. Bachelard, G. , 29 Gazzaniga, M.S. , 119
Bacon, F. , 199, 217 Goethe, J.W., 54, 211
Bacon, R. , 217 ·Gounod, C. , 262
Baudelaire, C. , 84, 263 Grimm, 162
Baum, L.F. , 177 Guattari, F. , 22
Beckett, S., 228 Gusdorf, G. , 146, 164, 196
Bergson, H., 211 Habermas, J. , 99, 162
Bettelheim, B., 162, 188 Hadot, P., 178, 210
Blumenberg, H., 165 Hamer, D.H. , 119
Bly, R. , 59 Hegel, G.W., 48, 68, 117, 131 , 138, 211
B6hme, J., 181 Heidegger, M. , 12, 51 , 90, 101 , 171 , 211
Bricmont, J. , 198 Heisenberg, W. , 206, 211
Carnap, R. , 220 Henry, M., 209
Cassirer, E., 14, 16, 24, 48, 135, 138, 150, Hentsch, T., 254
167, 171 , 216, 218, 238 Héraclite, 54, 198
Cesarani, D., 116 Hérodote, 25
Comte-Sponville, A. , 99 . Hésiode, 55
Conche, M. , 99 Homère, 161 , 193, 245
Corneille, P., 180 Horkheimer, M., 12, 142
Dawkins, R. , 119 Hottois, G. , 204, 226
De Koninck, T., 108, 206 Hugo, V., 27
de Romilly, J., 139 Hull, C., 34
Deleuze, G. , 22 Hume, D., 25 , 129, 130, 220
Démocrite, 55, 198 Hunyadi, M., 245
Dennett, D.C., 119 Husserl, E., 13, 48, 177
Descartes, R. , 13 , 160, 177, 199,217 Irénée de Lyon, 62
Diel, P., 16, 18, 51 , 141 Jaspers, K. , 20
Dostoïevski, F., 21 , 192 Jay Gould, S. , 114
Duhem, P., 218, 219 Jonas, H., 98, 99
Durand, G. , 29 Jung, C.G., 16, 18 , 23 , 44 , 46 , 64 , 6~71 ,
Einstein, A. , 30, 215 145, 148, 168
Eliade, M., 144, 155, 159 Kant, E. , 13, 15, 42, 48, 52, 62, 73 , 116,
Ellul, J. , 207, 208, 240 117, 120, 129, 148, 221 , 224,253
281

Kasser, R. , 62 Popper, K. , 20, 23 , 46, 62, 128, 131 , 169,


Kierkegaard, S., 51 , 156 219, 244
Klein, M. , 190 Pythagore, 132, 151
Kohlberg, L., 38, 43 Racine, J., 192
Kuhn, T.S. , 13 Ricoeur, P. , 12, 49, 50, 52, 64, 77 , 83 , 86~
Laborit, H. , 99 99, 135, 142, 163, 173, 263
Ladrière, J. , 133 Rolland, R. , 178
Laïdi, Z. , 235 Rorty, R. , 13
Lao-Tseu, 185 Rousseau, J-J. , 216
Lecourt, D. , 209 Russell, B., 13, 92
Leibniz, G.W., 68 Rutherford, E. , 55
Levinas, E., 99, 172, 177, 235 Sartre, J.-P., 21 , 61 , 66, 85, 87
Libet, B., 119 Scheler, M. , 177
Lucien de Samosate, iv Schelling, F.W.J., 136, 137, 138, 149,
Lucrèce, 99 211
Maclntyre, A., 130 Schopenhauer, A., 52
Marcel, G., 94, 148, 210 Shakespeare, W., 193
Marx, K. , 23 , 76, 99, 131 , 230, 232 Skinner, B.F., 37
Maslow, A.H. , 38, 68 Socrate, 73 , 212
Mattéi, J.-F. , 116, 137 Sokal, A. , 198
McClelland, D., 39 Sophocle, 152, 161
Merleau-Ponty, M. , 17 Spinoza, B., 68
Meyer, R. , 62 Springsteen, B., 176
Midgley, M., 64, 227 Stevenson, R.L. , 64
Mill, J.S., 131 Testart, J. , 195
Molière, 89 Thalès, 198, 215
Monod, J. , 99 Thomas d'Aquin, 15, 181 , 183
Montesquieu, 216 Thorndike, E. , 37
Murray, H., 39 Tilliette, X., 137
Newton, L, 199, 215 Veyne, P., 139
Nietzsche, F., 21 , 25, 52, 73 , 149, 234, Voltaire, 216
251 Wagner, R. , 42, 149
Otto, R., 168 Weiner, B., 39
Parménide, 54, 198 Whitehead, A.N., 15
Peirce, C.S. , 221 Wittgenstein, L., 13, 67
Pinkola Estés, C. , 59 Wurst, G. , 62
PI~on, 15, 55 , 64, 131 , 138, 199, 212
Annexe 1 : D~finitions des concepts de la psychanalyse,
de la psychologie analytique et de la psychologie de la
motivation selon S. Freud, C.G. Jung et P. Diel
283

a) Définitions de la psychanalyse freudienne!

1. Première «topique » (--1900) : conscient(Pc), préconscient(Pc~), inconscient(Ics)

« La conscience, en effet, qui a pour nous la signification d'un organe


sensoriel pour l'appréhension des qualités psychiques, est, à l'état de
veille, excitable à partir de deux endroits. En premier lieu, à partir de la
périphérie de l' appareil tout entier, le système de perception; par ailleurs,
à partir des excitations de plaisir et de déplaisir qui s'avèrent être presque
l'unique qualité psychique lors des transpositions d'énergie à l' intérieur
de l'appareil. »2

«Ce qui est nouveau, ce que nous a enseigné l' analyse des
formations psychopathologiques, et d' abord de la première de la série, les
rêves, c' est que l' inconscient - donc le psychique - se présente comme
fonction de deux systèmes séparés et qu'il se présente déj à ainsi dans la
vie d'âme normale. Il y a donc deux sortes d'inconscient, que nous ne
. trouvons pas encore séparés par les psychologues. Les deux sont de
l'inconscient au sens de la psychologie; mais au sens qui est le nôtre, l'un,
que nous appelons Ics [Inconscient] , est plus incapable de conscience,
tandis que l'autre, Pcs [Préconscient], est ainsi nommé par nous parce que
ses excitations peuvent parvenir à la conscience, certes après avoir aussi
observé certaines règles et peut-être seulement après avoir enduré une
nouvelle censure, mais pourtant sans prendre en considération le système
Ics. Le fait que, pour parvenir à la conscience, les excitations doivent
passer par un ordre de succession invariable, une séquence d'instances
qui nous fut révélée par la modification que leur impose la censure, ce fait
nous a servi à établir une comparaison empruntée à la spatialité. Nous
avons décrit les relations des deux systèmes l'un avec l'autre et avec la
conscience en disant que le système Pcs se trouve tel un écran entre le
système Ics et la conscience. Le système Pcs ne fait pas que barrer l' accès
à la conscience, disions-nous, il domine aussi l'accès à la motilité
volontaire et dispose du pouvoir d'émettre une énergie d'investissement
mobile dont une partie nous est familière en tant qu'attention. »3

1 Définitions laissant intentionnellement de côté la problématique, aussi fascinante que complexe, des rêves et
de l' interprétation des rêves pour se concentrer uniquement sur l'organisation psychique humaine. Ces
défmitions n ' entrent pas non plus sur · le terrain de la pathologie psychologique et de la thérapeutique
psychanalytique comme tel, concernant en particulier le complexe d ' Œdipe et sa réalisation incomplète ou
non maîtrisée, champ ayant éngendré et où s' applique les défmitions de la psychanalyse, mais dépassant le
domaine de la démarche philosophique auquel ce travail est voué. Les défmitions présentées ici concernent
donc essentiellement la description de l' appareil psychique selon Freud, Jung et Diel.
2 Freud, S., Œuvres complètes-Psy chanalyse Tome IV, l 'interprétation du rêve, trad. fr. 1. Laplanche et F.
Robert, Presses Universitaires de France, Paris, 2004, p. 629 (p. 580 ed. orig. aIl .. ).
3 Ibid. , p. 670 (pp. 619-620 ed. orig. aIL).
284

2. La libido, le refoulement, la sublimation

«Libido est un terme emprunté à la théorie de l' affectivité. Nous


désignons ainsi l'énergie, considérée comme grandeur quantitative -
quoique pour l' instant non mesurable -, de ces pulsions qui ont affaire
avec tout ce que nous résumons sous le nom d' amour. Le noyau que nous
avons désigné sous ce nom d' amour est formé naturellement par ce qu' on
appelle d' ordinaire amour et que chantent les poètes, l'amour entre les
sexes, avec pour but l'union sexuelle. Mais nous n' en dissocions pas ce
qui, outre cela, relève du mot amour, ni d' une part l' amour de soi, ni
d' autre part l' amour filial et parental, l' amitié et l' amour des hommes en
général, ni même l' attachement à des objets concrets et à des idées
abstraites. »4

« Un destin possible pour une motion pulsionnelle est de se heurter à


des résistances qui cherchent à la rendre inefficace. Selon des conditions
que nous allons maintenant étudier -de plus près, elle arrive alors en
situation de refoulement. S'il s' agissait de l' effet d'une excitation externe,
la fuite serait évidemment le moyen approprié. Mais', dans le cas de la
pulsion, la fuite ne peut servir à rien, car le moi ne peut s'échapper à lui-
même. Plus tard, le rejet par le jugement (condamnation) s' avérera être
un bon moyen contre la motion pulsionnelle. Un stade préliminaire de la
condamnation, un moyen terme entre la fuite et la condamnation, tel est le
refoulement; le concept ne pouvait en être formé dans un temps antérieur
aux recherches psychanalytiques. »5

« Une partie d'entre elles [les pulsions sexuelles] restent associées


aux pulsions du moi tout au long de la vie et les dotent de composantes
libidinales qui dans le fonctionnement normal échappent facilement au
regard et ne sont dévoilés que par la maladie. Ce qui les distingue, c' est
leur possibilité, dans une large mesure, de se remplacer l'une l' autre, de
façon vicariante, et d'échanger facilement leurs objets. De ces dernières
propriétés il résulte qu'elles sont capables d'opérations éloignées des
actions imposées par les buts originaires. (Sublimation). »6

3. Deuxième « topique.» (-1923): moi, ça, sur-moi

«Un individu, donc, est selon nous un ça psychique, inconnu et


inconscient, à la surface duquel est posé le moi qui s'est développé à
partir du système Pcs [Préconscient] comme de son noyau. Si nous
cherchons à figurer les choses graphiquement, nous ajouterons que le moi
n' enveloppe pas complètement le ça, mais seulement dans les limites où

4 Ibid. , pp. 166-167. .


5 Freud, S., Métapsychologie, trad. fr. 1. Laplanche .et J.-B. Pontalis, Gallimard-Folio, Paris, 1968, p. 45.
6 Ibid. , p. 24.
285

le système Pcs constitue sa surface, donc à peu près comme le disque


germinatif est posé sur l' œuf. Le moi n ' est pas nettement séparé du ça, il
fusionne avec lui dans sa partie inférieure.
Mais le refoulé lui aussi se fonde avec le ça, il n ' est qu' une partie de
celui-ci. Le refoulé n ' est nettement séparé du moi que par les résistances
du refoulement, tandis que par le ça il peut communiquer avec lpi. » 7

« Si le moi n ' était que la partie du ça modifiée par l'influence du


système perceptif, le représentant du monde extérieur réel dans le
psychique, la situation serait simple. Mais il s' y ajoute quelque chose
d ' autre.
Nous avons exposé ailleurs 8 les motifs qui nous ont amenés à
admettre l'existence d' un niveau dans le moi, d ' une différenciation à
l' intérieur du moi, qu' il convient de nommer idéal du moi ou sur-moi ..
Ces motifs gardent toute leur valeur. Le point nouveau, qui exige une
explication, c' est que cette partie du moi est dans une relation moins
étroite avec la conscience. »9

« Cependant le sur-moi n ' est pas simplement un résidu des premiers


choix d ' objet du ça, mais il a aussi la signification d' une formation
réactionnelle énergétique contre eux. Sa relation au moi ne s' épuise pas
dans le précepte: tu dois être ainsi (comme le père), elle comprend aussi
l'interdiction: tu n'as pas le droit d ' être ainsi (comme le père), c ' est-à-
dire tu n ' as pas le droit de faire tout ce qu' il fait; certaines choses lui
restent réservées.
( ... )
Ainsi la séparation du sur-moi d'avec le moi n'a rien de fortuit, elle
porte les traits les plus marquants du développement de l' individu et de
l'espèce, et même, en donnant à l'influence des parents une expression
persistante, elle pérennise l'existence des facteurs auxquels elle doit son
origine. »10

Otto Rank, disciple dissident de Freud, inspiré par les écrits de Nietzsche, pousse plus
loin que celui-ci l' indépendance du moi, et de ce qu'il appelle la volonté, vis-à-vis du ça et
du surmoi, reprochant à Freud une trop grande attention à l'aspect thérapeutique (par
rapport à une supposée « normalité» psychique et sexuelle d'inspiration judéo-chrétienne)

7 Freud, S., Essais de psychanalyse, trad. fr. sous la responsabilité d' A. Bourguignon, par J. Altounian, A.
Bourguignon, O. Bourguignon, A. Cherki, P. Coter, J. Laplanche, J.-B. Pontalis, A. Rauzy, Payot, Paris,
2001 , « Le moi, et le ça », pp. 261-262.
8 Dans les essais « Pour introduire le narcissisme» et « Psychologie des foules et analyse du moi », Ibid. pp.
129-242.
9 Ibid., pp. 267-268.
10 Ibid. , pp. 274 et 276.
286

de la psychanalyse, à Jung une tendance trop éthique et à Adler une tendance trop
pédagogique:

« La puissance accrue de la conscience permet donc au moi


individuel de se libérer non seulement de la domination des forces
naturelles qui l' entourent, mais encore de cette contrainte biologique à la
répétition du ça hérité; en même temps, grâce à la formation d'un idéal, il
fait de plus en plus sentir son influence positive sur le développement de
surmoi et, finalement, sur le monde extérieur où s' exerce sa force
créatrice et dont la transformation par l 'homme se répercute eri lui et dans
son développement intérieur. »11

4. Le principe de plaisir, le principe de réalité, les pulsions de mort

« Dans la théorie psychanalytique, nous admettons sans hésiter que le


principe de plaisir règle automatiquement l'écoulement des processus
psychiques; autrement dit, nous croyons que celui-ci est chaque fois
provoqué par une tension déplaisante et qu' il prend une direction telle que
son résultat final coïncide avec un abaissement de cette tension, c' est-à-
dire avec un évitement de déplaisir ou une production de plaisir. »12

« Le premier cas où l'on rencontre une telle inhibition du principe de


plaisir nous est bien connu; il est dans l' ordre. Nous savons en effet que le
principe de plaisir convient à un mode primaire de travail de l'appareil
psychique et qu' en ce qui concerne l' auto-affirmation de l' organisme
soumis aux difficultés du monde extérieur, il est d' emblée inutilisable et
même extrêmement dangereux. Sous l'influence des pulsions d'auto-
conservation du moi, le principe de plaisir est relayé par le principe de
réalité; celui -ci ne renonce pas à l' intention de gagner finalement le
plaisir mais il exige et met en vigueur l' ajournement de la satisfaction, le
renoncement à toutes sortes de possibilités d' y parvenir et la tolérance
provisoire du déplaisir sur le long chemin détourné qui mène au plaisir.» 13

« La conception de pulsions d' auto-conservation que nous attribuons


à tout être vivant s'oppose singulièrement au postulat selon lequel
l'ensemble de la vie pulsionnelle sert à amener la mort. Sous cet éclairage
l' importance théorique des pulsions d' auto-conservation, de puissance et
de valorisation de soi se rétrécit; ce sont des pulsions partielles destinées à
assurer à l'organisme sa propre voie vers la mort et à éloigner parmi les
possibilités de retour à l' inorganique celles qui ne sont pas imminentes.

Il Rank, O., La volonté du bonheur~ trad. fr. Y. Le Lay, Stock, Paris, 1972, pp. 26-27.
12 Freud, S., Essais de psy chanalyse, trad. fr. sous la responsabilité d'A. Bourguignon, par J. AItounian, A.
Bourguignon, O. Bourguignon, A. Cherki, P. Coter, J. Laplanche, J.-B. Pontalis, A. Rauzy, Payot, Paris, 1

2001 , « Au-delà du principe de plaisir », p. 49.


13 Ibid. , pp. 52-53.
287

Quant à cette tendance de l' organisme à s' affirmer en bravant le monde


entier, cette tendance mystérieuse et qui ne peut être mise en relation avec
rien, nous n' avons plus qu' en faire. Il reste que l' organisme ne veut
mourir qu'à sa manière; ces gardiens de la vie ont eux-mêmes été à
l' origine des suppôts de la mort. »14

b) Définitions de psychologie analytique jungienne

1. Inconscient personnel, inconscient collectif, les archétypes

« Selon la théorie freudienne, l' inconscient ne renfermerait donc pour


ainsi dire que des éléments de la personnalité qui pourraient tout aussi
bien faire partie du conscient, et qui, au fond, n' en ont été bannis, N ' ont
été réprimés, que par l'éducation.
Assurément, dans certaines perspectives et selon la façon dont on
aborde ces sphères de l' humain, les tendances infantiles de l' inconscient
sont celles qui surgissent avec le plus de relief. Il n' en serait pas moins
faux, en partant de cette constatation, de prétendre définir en toute
généralité l' inconscient et de prétendre l'apprécier, le jauger une fois pour
toutes: l' inconscient a aussi d'autres aspects, d' autres dimensions,
d' autres modes d' existence; dans sa sphère, s' inscrivent non seulement
les contenus refoulés, mais aussi tous les matériaux psychiques qui n' ont
pas atteint, quoique existants, la valeur, l' intensité qui leur permettraient
de franchir le seuil du conscient. Or, il est impossible d'expliquer, par le
seul mécanisme du refoulement, pourquoi tous ces éléments restent au-
dessous du seuil du conscient. Si le refoulement était le seul mode
d' action, la suppression des refoulements devrait conférer à l' homme une
mémoire phénoménale,à l' abri de l' oubli. Le refoulement, comme
principe directeur, conserve donc toute son imrs0rtance, mais il n' est pas
le seul mécanisme intra-psychique à l' œuvre. » 5 ' .

«On ne reconnaît l' existence psychique que par la présence de


contenus susceptibles de devenir conscients. Par conséquent, nous ne
pouvons parler d' un inconscient que si noùs pouvons prouver l' existence
de ses contenus. Les contenus de l'inconscient personnel sont surtout ce
que l' on appelle les complexes à tonalité affective, qui constituent
l' intimité personnelle de la vie psychique. Par contre, les contenus de
l' inconscient collectif sont les « archétypes ». »16

14 Ibid. , p. 92.
15 Jung, C.G., Dialectique du Moi et de l'Inconscient, trad. fr. R. Cahen, Gallimard-Folio, Paris, 1964, pp. 23-
24.
16 Jung, C.G., Les racines de la conscience, trad. fr. Y. Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 197 1, p. 24.
288

«La conscience du moi apparaît comme dépendante de deux


facteurs: d'abord les conditions de la conscience collective, c'est-à-dire
sociale, et ensuite les dominantes inconscientes collectives, c'est-à-dire
les archétypes. Ces derniers se divisent, au point de vue
phénoménologique, en deux 'catégories : d' une part la sphère des instincts,
d'autre part la sphère archétypique. La première représente des
impulsions naturelles, la seconde, les dominantes qui entrent dans la
conscience sous formes d' idées générales. Entre les contenus de la
conscience collective, qui se présenterit comme des vérités généralement
reconnues, et ceux de l'inconscient collectif, il existe une opposition si
marquée que ces derniers sont rejetés comme irrationnels, absurdes
même, et, d' une façon, il est vrai, tout à fait illégitime, exclus de la
recherche et de l'observation scientifique, absolument comme s'ils
n' existaient pas . .Pourtant, des phénomènes psychiques de ce genre
existent, et, s' ils nous paraissent ne pas avoir de sens, cela prouve
seulement que nous ne les comprenons pas. Une fois que leur existence
est reconnue, ils ne peuvent plus être bannis de l' image du monde, même
si la vision du monde qui gouverne la conscience se montre incapable de
saisir les phénomènes en question. Un examen rigoureux de ces
phénomènes montre leur importance extraordinaire et ne peut en
,conséquence se soustraire à la constatation qu'il existe entre la conscience
collective et l' inconscient collectif une opposition presque insurmontable
dans laquelle le sujet se voit enfermé. »17

« Il s' agit donc d'un archétype revivifié, selon l'expression que j ' ai
proposée ailleurs pour désigner ces images originelles. C'est le vieux
mode de penser primitif et analogique vivant encore dans nos rêves qui
nous restituent ces vieilles images ancestrales. Il ne s'agit d' ailleurs point
de représentations héritées, mais de structures congénitales qui polarisent
le déroulement mental dans certaines voies.
En présence de tels faits, nous sommes bien obligés de supposer et
d'admettre que l' inconscient détient, non seulement des matériaux
personnels, mais aussi des facteurs impersonnels, collectifs, sous forme
de catégories héritées et d' archétypes. J,ai donc émis l' hypothèse que
l' inconscient renferme, disons dans ses couches profondes, des matériaux
collectifs relativement vivants et agissants, et c'est ainsi que j ' ai été
amené à parler d'un inconscient collectif. »18

«Nous rencontrons ici une couche psychique commune à tous les


humains, faite chez tous de représentations similaires - qui se sont
concrétisées au cours des âges dans les mythes - couche que j'ai appelée
pour cela l'inconscient collectif. ' Celui-ci n'est pas le produit
d'expériences individuelles; il nous est inné, au même titre que le cerveau
différencié avec lequel nous venons au monde. Cela revient simplement à

17 Ibid., p. 624.
18 Jung, C.G., Dialectique du Moi et de l 'Inconscient, trad. ft. R. Cahen, Gallimard-Folio, Paris, 1964, p. 46.
289

affirmer que notre structure psychique, de même que notre anatomie


cérébrale, porte les traces phylogénétiques de sa lente et constante
édification, qui s'est étendue sur des millions d'années. Nous naissons en
quelque sorte dans un édifice immémorial que nous ressuscitons et qui
repose sur des fondations millénaires. »19

2. Le moi, l'ombre, l'anima (animus), le Soi

« L' étude de la psychologie des profondeurs m' a confronté avec des


faits qui exigent l' instauration de concepts nouveaux. L' un d'eux est celui
du Soi. On entend par là un facteur qui ne prend pas la place de celui qui a
toujours été désigné du nom de moi, mais qui embrasse celui-ci en tant
que concept supérieur. Il faut entendre par « moi» l' élément complexe
auquel se rapportent tous les contenus conscients. Il forme en quelque
sorte le centre du champ de la conscience et, én tant que celui-ci embrasse
la personnalité empirique, le moi est le sujet de tous les actes conscients
personnels. La relation d'un contenu psychique avec le moi constitue le
critère de la conscience, car un contenu ne peut être conscient s' il n' est
pas représenté au sujet. »20

« L 'ombre est un problème moral qui défie l'ensemble de la


personnalité du moi, car nul ne peut réaliser l'ombre sans un déploiement
considérable "de fermeté morale. Cette réalisation consiste à reconnaître
l' existence réelle des aspects obscurs de la personnalité. Cet acte est le
fondement indispensable de tout mode de connaissance de soi et, par
suite, se heurte, en règle générale, à une résistance considérable. Si la
connaissance de soi constitue une mesure psychothérapique, elle signifie
souvent un travail pénible qui peut s' étendre sur de longues années.
Un examen plus précis des aspects obscurs ou inférieurs formant
l' ombre révèle que ceux-ci ont une nature émotionnelle, et donc une
certaine autonomie, et qu' ils revêtent, en conséquence, une forme
d' obsession ou, mieux, de possession. En effet, l' émotion n' est pas une
activité, mais un événement qui assaille l' individu. Des affects naissent"
généralement en des points de moindre adaptation et révèlent
simultanément la raison de cette faiblesse, à savoir une certaine infériorité
et l' existence d'un niveau plus bas de "la personnalité. Sur ce plan profond
où les émotions ne sont qu' à peine ou même nullement contrôlées, on se
comporte plus ou moins à la manière d' un primitif qui est non seulement
la victime passive de ses affects, mais ~ui manifeste en outre une
remarquable inaptitude au jugement moral. » 1

19 Jung, C.G., L 'Homm e à la découverte de son âme, trad. fr. R. Cahen, Paris, Albin Michel, 1987, p. 296.
20 Jung, C.G., Aïon, trad. fr. E. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Albin Michel, Paris, 1983, p. 15.
21 Ibid. , pp. 20-21.
290

« J' ai proposé le terme d' anima car ce qui doit être désigné en
l'occurrence est une réalité spécifique pour laquelle l'expression « âme»
est trop générale et trop vague. L' élément empirique compris sous le
concept d' anima est un contenu extrêmement dramatique de
l' inconscient. Si on peut le décrire en langage rationnel, scientifique, on
ne parvient pas, et de loin, à en exprimer la nature vivante. C' est pourquoi
je préfère consciemment et délibérément la vision et le mode d' expression
mythologique et dramatique car, eu égard à leur objet qui est fait de
processus vivants, psychiques, ils sont non seulement beaucoup plus
expressifs, mais aussi plus exacts qu'un langage scientifique abstrait qui
souvent caresse l' idée de voir un beau jour ses concepts remplacés par des
équations algébriques.
Le facteur créant la projection est l'anima, c' est-à-dire l' inconscient
représenté par l' anima. Là où elle apparaît, elle se présente comme
personnifiée dans les rêves, les visions et les phantasmes, et atteste ainsi
que le facteur qui est · son fondement possède toutes les propriétés
éminentes d'un être féminin. Elle n'est pas une invention du conscient,
mais une production spontanée de l' inconscient; elle n'est pas non plus
une figure se substituant à la mère, mais tout se passe comme si les
propriétés numineuses qui rendent l' imago de la mère si influente et si
dangereuse provenaient de l'archétype collectif de l' anima qui, elle,
s' incarne de nouveau en tout enfant mâle.
(.'.. )
La femme est compensée par un élément masculin, c'est pourquoi
son inconscient a pour ainsi dire des traits 'masculins. Cela implique, par
rapport à l 'homme, une différence considérable. J' ai qualifié d' animus cet
état de fait concernant le facteur de projection chez la femme. Ce terme
signifie intellect ou esprit. De même que l'anima correspond à l' éros
maternel, de même l'animus est l'analogue du logos paternel. Je n' ai
nulle intention de donner de ces deux notions une définition trop
spécifique. J' utilise éros et logos comme de simples outils conceptllels
pour décrire le fait que le conscient de la femme est plutôt caractérisé par
la nature liante de l'éros que par la nature discriminatrice et cognitive du
logos. L' éros, fonction de relation, est en général moins développé chez
22 '
l 'homme que le logos. »

« Je voudrais simplement mentionner que, plus les contenus de


l' inconscient assiinilés au moi sont nombreux et remplis de sens, plus le
moi se rapproche du Soi, bien que cette approximation ne puisse jamais
être achevée. Il en résulte inévitablement une inflation du moi lorsqu'une
ligne de démarcation critique n'est pas tracée entre le moi et les figures
inconscientes. Cette discrimination ne peut toutefois avoir de résultat
pratique que si la critique réussit d'une part à doter le moi de limites
raisonnables selon les normes humaines générales, et d' autre part à
conférer une autonomie et une réalité relative de nature psychique aux

22 Ibid. , pp. 26-27.


291

figures de l' inconscient, à savoir le Soi, l'anima et l' animus. Abolir


celles-ci en les psychologisant est une opération infructueuse: elle ne fait
que renforcer l' inflation du moi. On ne se débarrasse pas des faits en les
déclarant irréels. Le facteur créant la projection possède une réalité
indéniable. Celui qui le nie devient identique à lui, ce qui n' est pas
seulement sujet à caution en soi, mais également dangereux pour la santé
de l' individu. Quiconque doit s' occuper de tels cas sait à quel point une
inflation peut mettre la vie en danger. »23

Freud propose lui aussi une relation entre le « Moi» et le « soi », mais sans que ce
dernier soit défini dans l' appareil psychique inconscient aussi précisément que chez Jung:

«Le premier raisonnement dont nous disposons est le sui vant :


normalement, rien n' est plus stable en nous que le sentiment de nous-
mêmes, de notre propre Moi. Ce Moi nous apparaît indépendant, un, et
bien différencié de tout le reste. Mais que cette apparence soit trompeuse,
que le Moi au contraire rompe toute limite précise, et se prolonge dans
une autre entité inconsciente que nous appelons le soi et auquel il ne sert
proprement que de façade, c' èst ce que, la première, l' investigation
psychanalytique nous a appris; et, d' ailleurs, nous attendons encore
maints autres éclaircissements sur les relations qui lient le Moi au soi. »24

3. Les 2 types psychologiques et les 4 fonctions psychologiques fondamentales

Le type extraverti :
«Lorsque l' orientation d' après l' objet et la donnée objective
prédomine de telle sorte que les décisions et actions les plus fréquentes et
les plus importantes ne sont pas conditionnées par des idées subjectives
mais par les évènements objectifs, on parle d'attitude extravertie. Lorsque
cette attitude est habituelle, on parle de type extraverti. Qui pense, sent,
agit, bref qui vit en accord immédiat avec les conditions objectives et
leurs exigences, en bonne .comme en mauvaise part, est un extraverti. Il
vit de telle sorte que, de toute évidence, l' objet, donnée déterminante,
joue dans sa conscience un rôle plus important que son opinion
subjective. Il a certes des opinions personnelles, mais leur force
déterminante est moindre que celle des conditions extérieures. Aussi ne
s' attend-il jamais à trouver dans son propre intérieur des facteurs
inconditionnés, puisqu' il n' en reconnaît qu'au-dehors. »25

Le type introverti :

23 Ibid. , pp. 37-38.


24 Freud, S., Malaise dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et J. Odier, Presses Universitaires de France, Paris,
1971 , p. 7.
25 Jung, C.G., Types psychologiques, trad. fr. Y. Le Lay, Georg, Genève, 1986, p. 327.
292

«Le conscient introverti voit certes parfaitement les conditions


extérieures, mais donne la prépondérance aux déterminantes subjectives
qu' il croit plus importantes. Ce type prend donc pour ligne de conduite le
facteur de perception et de connaissance qui représente la disposition du
sujet recevant l' excitation sensorielle. Deux personnes voient le même
objet: elles ne le voient jamais de telle façon que les deux images qui en
résultent soient absolument identiques. Indépendamment des différences
d' acuité sensorielle et d' équation personnelle, les différences sont souvent
profondes dans le genre et le degré d' assimilation psychique de l' objet
perçu. Tandis que l'extraverti s' appuie toujours de préférence sur ce qui
lui vient de l' objet, l' introverti s' appuie toujours sur la constellation que
l' impression extérieure fait naître dans le sujet. Dans le cas particulier
d'une aperception, la différence peut évidemment être très délicate- mais
dans l' ensemble de l' économie psychique, elle se manifeste au maximum
et sous la forme d' une réserve du moi. »26

La fonction « penser » :
« C'est lui (le penser) qui, conformément à ses propres lois, établit
une connexion. conceptuelle entre les contenus représentatifs. C'est une
activité aperceptive où l' on distingue la forme active et la forme passive.
Le penser actif est une action volontaire; le penser passif, un déroulement.
Dans le premier cas, je soumets les contenus représentatifs à un acte
voulu de jugement; dans le second, des rapports conceptuels s' ordonnent
et des jugements se forment qui peuvent en certains cas être opposés à
mon intention ou ne pas co~espondre à mon but; ils sont alors privés pour
moi du se~timent. de dir~ctio?, bien q~e j e pu~sse, apr~s. c~up, ~ar un acte
d' aperceptIon actIve, arrIver a reconnaltre qU' lIs sont dIriges. » 7

La fonction « sentiment» :
« Le sentiment est la matière ou le contenu de la fonction affective
défini par son analyse. Le sentiment est à mes yeux une des quatres
fonctions psychologiques fondamentales. ( ... )
Le sentiment est un processus qui se déroule d'abord entre le moi et
un contenu donné, conférant à ce dernier une valeur déterminée qui le fait
accepter ou refuser (plaisir ou peine); il peut aussi se manifester isolément
sous forme de « disposition affective», «d'humeur», isolé, pourrait-on
dire, des sensations ou des contenus monmentanés du conscient. Il peut y
avoir un rapport causal avec quelque contenu antérieur du conscient, mais
ce n' est pas absolument nécessaire, car il peut aussi bien provenir de
contenus inconscients, aInSI que le prouve abondamment la
psychologie. »28

La fonction « sensation » :

26 Ibid., pp. 367-368.


27 Ibid., p. 459.
28 Ibid., pp. 465-466.
293

« La sensation est la fonction psychologique qui transmet le stimulus


physique à la perception. Il faut bien la distinguer du sentiment, ·processus
absolument différent, mais qui peut s' y associer sous forme de « tonalité
affecti ve ». La sensation est en rapport non seulement avec les stimuli
physiques du dehors (externes) mais aussi avec les variations des organes
internes. Elle est donc surtout sensorielle, perception due aux organes
sensoriels et aux «sens corporels» (sensations kinesthésiques,
vasomotrices, etc.). Elle est d'abord un élément de la représentation
puisqu'elle lui transmet l' image perçue de l' objet extérieur. Elle est
ensuite un élément du sentiment auquel elle donne le caractère d' affect
grâce à la perception des variations physiques. Ces perceptions sont par
elles transmises au conscient; aussi représente-t-elle également les
tendances physiologiques sans pourtant leur être identique, puisqu'elle est
une fonction purement perceptive. »29

La fonction « intuition» :
« L' intuition est une fonction fondamentale de la psyché; c'est celle
qui transmet la perception par voie inconsciente. Tout peut être perçu de
la sorte, les objets internes et externes et tous leurs rapports entre eux. Ce
qu'il y a de particulier dans l' intuition, c'est qu'elle n' est, à proprement
parler, ni sensation sensorielle, ni sentiment, ni déduction, bien qu'elle
puisse se manifester sous toutes ces formes. Elle nous ~présente
subitement un contenu sous forme définitive sans que nous soyons en état
de dire ou de comprendre comment il s' est constitué; c' est une sorte
d'appréhension instinctive de n' importe quel contenu. C'est une fonction
irrationnelle de perception, comme la sensation. Ses contenus, comme
ceux de la sensation, sont des données, au contraire de ceux de la pensée
ou du sentiment qui ont toùjours un caractère de «déduit» ou de
« produit ». De là la sûreté et la certitude de la connaissance intuitive qui
permirent à Spinoza de tenir la scientia ituitiva pour la forme suprême de
la connaissance. Dans la philosophie moderne, le même point de vue est
représenté par Bergson. Elle partage cette propriété avec la sensation dont
la certitude a pour cause et pour fondement sa base physique. La certitude
de l' intuition repose de même sur certains faits psychologiques
déterminés, mais dont la réalisation et la disponibilité restent
inconscientes. »30

Jung soutient que l' on retrouve chez tout sujet humain conscient un type dominant et
une fonction psychologique dominante. Le but du travail psychologique, thérapeutique ou
comme cheminement personnel, est souvent de rétablir un sain équilibre dans la
personnalité entre les quatre fonctions et les deux types.

29 Ibid., p. 463.
294

4. L'énergétique psychique (élargissement du concept freudien de « libido »)

« Si la psyché, comme le désirent les psychologues de la conscience,


ne se composait que de processus conscients (même un peu « obscurs »,
comme on le reconnaît), nous pourrions nous contenter de postuler une
«énergie psychique ». Mais comme nous sommes persuadés que les
processus inconscients ont aussi leur place dans la psychologie, et non
seulement dans la physiologie du cerveau (comme simples processus de
base), nous nous voyons obligés de donner à notre concept d' énergie une
base quelque peu plus large. Nous sommes entièrement d'accord avec
Wundt qui affirme qu' il y a des choses obscurément conscientes. Nous
admettons aussi qu' il existe une échelle de clarté pour les contenus de
conscience; mais pour nous, la psyché ne cesse pas d'exister là où
commence l' obscur: elle ' se continue dans l' inconscient. Nous faisons
également sa place à la physiologie cérébrale, puisque nous admettons
que, finalement, les fonctions inconscientes reposent sur des processus de
base auxquels on ne peut attribuer aucune qualité psychique, à moins
qu' on ne veuille recourir à l'hypothèse philosophique d'un panpsychisme.
( ... ) .
Si nous nous plaçons sur le terrain du common sense scientifique, et
nous abstenons de toute considération philosophique exagérée, le mieux
que nous aurons à faire sera de considérer le processus psychique
simplement comme un processus vital. Ainsi nous élargirons le concept
trop étroit d'énergie psychique en :un concept plus vaste d'énergie vitale
englobant, comme une de ses spécifications, ladite énergie psychique.
Nous en récoltons l'avantage de pouvoir poursuivre les relations
quantitatives au-delà des étroites limites du psychique, jusqu'aux
fonctions biologiques en général, et ainsi de pouvoir, le cas échéant, tenir
compte des relations, indubitablement existantes et discutées depuis
longtemps déjà entre « âme et corps .» »31

Freud se distanciait déjà de l' idée d'une «libido asexuelle» dès ses conférences de
1916-17, autre point de rupture 32 , avec la notion d'inconscient collectif, entre lui et Jung:

« Nous ne gagnons évidemment rien à insister, avec Jung, sur l'unité


primordiale de tous les instincts et à donner le nom de «libido» à
l'énergie se manifestant dans chacun d'eux. Comme il est impossible, à
quelque artifice qu'on ait recours, d'éliminer de la vie psychique la

30 Ibid., pp. 453-454.


31 Jung, C. G. , L 'énergétique psychique, trad. fr. Y. LeLay, Georg, Paris, 1993, pp. 36-37.
32 Le facteur crucial de cette rupture étant le refus catégorique de Freud de se laisser analyser par Jung lors
d'un voyage aux Etats-Unis en 1909, comme il le rapporte dans son autobiographie. « Freud: «Je ne puis
pourtant pas risquer mon autorité! » A ce moment même, il l 'avait perdue! », « Ma vie », trad. fr. R. Cahen et
Y. Le Lay, Gallimard, Paris, 1973, p. 185. La rupture avec Freud se concrétise par ]a pub1ication par Jung de
Métamorphose de l 'âme et de ses symboles en 1912, où apparaît]a notion d' inconscient collectif.
295

fonction sexuelle, nous nous verrions obligés de parler d' une libido
sexuelle et d' une libido asexuelle. C ' est avec raison que le nom de libido
reste exclusivement réservé aux tendances de la vie sexuelle, et c' est
uniquement dans ce sens que nous l' avons toujours employé. »33

5. Le sentiment, l'expérience

« On peut apparemment aborder n ' importe quelle science à l' aide du


seul intellect, mais non la psychologie, dont l' objet possède plus que les
deux aspects accessibles à la perception sensorielle et à la pensée. La
fonction de valeur, qui n' est autre que le sentiment, est une partie
intégrante de l' orientation de la conscience et elle ne doit donc pas faire
défaut dans un jugement psychologique plus ou moins complet, car, s' il
en était autrement, le modèle réel qu' il s' agit de construire demeurerait
incomplet. Tout phénomène psychique comporte une qualité affective, à
savoir une tonalité de sentiment. Celle-ci indique dans quelle mesure le
sujet est affecté par le phénomène, combien celui-ci représente pour lui (si
toutefois il parvient à la conscience). C' est par « l' affect» que le sujet se
trouve impliqué et parvient à ressentir tout le poids de la réalité
( ... )
L' ombre, la syzygie 34 et le Soi sont des facteurs psychiques dont on
ne peut se faire une idée suffisante que par une expérience plus ou moins
complète. De même que ces concepts sont issus de la réalité vécue, ils ne
peuvent être illustrés que par l' expérience. Une critique philosophique
pourra leur faire toutes sortes d' objections si elle n' observe pas
auparavant qu' il s'agit de faits , et que dans un tel cas ce qu' on appelle
concept n ' en est qu' une description abrégée ou une définition.»35

c) Définitions de psychologie de la Diotivation de Paul Diel

1. Les désirs, l'excitabilité, le choix

. « Les objets du monde intérieur, les désirs, n' existent qu'en rapport
énergétique avec les objets du monde extérieur. Les objets extérieurs sont
les excitants, les désirs sont les excitations. Les désirs sont une tension
énergétique, ils sont les manifestations les plus primitives "de l' énergie
psychique. Tant que la tension d' un désir déterminé n' est pas calmée par
la possession de l'objet extérieur, tant que l'excitation n' a pas trouvé sa

33 Freud, S., Introduction à la psy chanalyse, trad. fr. S. Jankélévitch, Payot, Paris, pp. 502-503.
34 La syzygie est le couple animaJanimus.
35 Jung, C.G., Alon, trad. fr. E. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Albin Miche], Paris, 1983, pp. 47-48.
296

réaction, le désir demeure une tension intérieure, une intention, et tous ces
centres énergétiques ainsi produits s'inter-influencent mutuellement. Les
désirs se trouvent en constante transformation, constituant le TRAVAIL
INTRAPSYCHIQUE qui prépare le travail extrapsychique: les
réactions. »36

« L' excitabilité sous sa forme modale, se définit comme l' excitation


en puissance. Elle est le principe' de la possibilité de toute excitation
accidentelle et manifeste, et donc également le principe de la possibilité
de tout excitant. L' excitabilité est le principe d' existence du monde
intérieur et du monde extérieur et de leur interprétation : la vie. Le monde
extérieur et le monde intérieur demeurent inexplicables sans
l' introduction de cette constante en soi inexplicable: l' excitabilité. »37

« Ce qui vient d' être dit sur la causalité et la finalité motivante de la


réactivité animale demeure valable pour la réactivité consciente, pour
l' activité de l'homme. Seulement, chez l'homme, la relation entre
causalité et finalité se complique car le conscient inclut LE CHOIX.
C'est cette possibilité du choix qui a incliné à comprendre la liberté sous
la forme erronée d'une spontanéité inexplicable (impossible à réduire à
d' autre phénomènes biologiques) appelée le libre arbitre. Il faut donc
avant tout insister sur le fait que le libre arbitre - du moins en tant que
compris comme spontanéité inexplicable - n' existe pas. ,Le choix lui-
même est déterminé, motivé, et c'est précisément cette détermination - et
non point la spontanéité - qui devient finalement cause de liberté. »38

2. La motivation, l'imagination, la fausse motivation

« Les désirs et la pensée, les réactions impulsives et l' action motivée


demeurent légalement et causalement liés, et CETTE LIAISON
LÉGALE, CETTE CAUSALITÉ INTERNE, EST LA MOTIVATION.
Elle est le résultat de la rétention des excitations dans la psyché
consciente: le résultat de la rétention intentionnelle des désirs et de
l' accumulation interne de leur énergie réactive. L'intentionnalité
motivante résulte de la réaction intériorisée: du travail intrapsychique
déclenché par la suspension provisoire de la réaction extérieure. Le travail
intrapsychique cherche à trouver une possibilité efficace de décharge
active des désirs retenus; il ne peut la trouver que par la révision des
désirs (de leurs promesses de satisfaction). Cette révision introspective et
consciente consiste en un tri valorisant qui transforme les désirs multiples
et variables en des motifs constants, unifiant l' activité. Pour comprendre

36 Diel, P., Psychologie de la motivation, Payot, Paris, 2002, p. 28.


37 Ibid. , p. 48.
38 Ibid. , p. 56.
297

la réaction interne, le travail intrapsychique de la psyché consciente, il


faut donc introspectivement déceler la motivation. »39

« L ' IMAGINATION est la forme la plus primitive, la plus subjective,


de ce travail intime de comparaison. Puisque cet effort de comparaison
valorisante sortira la pensée toujours plus objective, l' imagination
contient le germe de la pensée. Elle en est la forme la plus primitive qui
reste encore à mi-chemin entre la perception et la cognition. »40

«Bien que la coulpe vaniteuse se trouve en chaque homme, la


nervosité ne se manifeste que dans la mesure où les vanités se condensent
en tâche exaltée moralisante qui domine toutes les manifestations de la
vie psychique, qui organise autour de son centre déformateur tout le
travail intrapsychique. Le désir d' être l' idéal parfait étant devenu idée
fixe, il ne suffit plus de l' approuver vaguement, il faut le prouver
incessamment à soi net aux autres. Aucune défaillance n ' est plus permise.
Chaque défaillance exige une excuse, une fausse justification, d' autant
plus ingénieuse que la défaillance est évidente, et la défaillance sera
d' autant plus évidente et fréquente que la tâche exaltée sera grande.
( ... )
Cette faussejustification, la fausse motivation devenue principe, n' est
pas quelque chose qui s' aj outerait à la coulpe vaniteuse. Elle en est la
manifestation apparente. L' idée fixe d ' avoir à être parfait demeure le
plus inavouablement cachée, surchargée de honte, et c' est précisément
cette honte qui est la cause de la justification obsédante.
( ... )
Dans la psyché malade, la fausse motivation est plus intensément
développée. Elle serait donc plus facilement dé~elable si l'accroissement
de la vanité n ' apportait pas précisément une perturbation accrue de la
capacité d' observation introspective, une diminution de son efficacité, de
sa sincérité. »41

Dans le même ordre d' idées, il est pertinent de rappeler ici la notion de «fiction .
renforcée» chez l' enfant selon Alfred Adler (dont l' explication psychologique du sens de
42
la vie repose de façon plus cruciale sur les complexes d' infériorité et de supériorité ) dans
son ouvrage Le tempérament nerveux :

« Beaucoup de maux infantiles sont d ' ordre subj ectif, proviennent


d' un jugement totalement ou partiellement faux, ainsi qu' on peut le

39 Ibid., pp. 75-76.


40 Ibid., p. 86.
4 1 Ibid., pp. 124-125.

42 Adler, A., Le sens de la vie, trad. fr. H. Schaffer, Payot, Paris, 2002, spécialement les chapitres VI, VII et

XV.
298

constater à propos des tentatives que fon~ les enfants pour justifier ou
expliquer leur sentiment d ' infériorité. Dans ces interprétations logiques
interviennent souvent soit l' ambition compensatrice, soit l' agressivité de
l' enfant à l' égard de ses parents. « C ' est la faute aux parents, c' est la faute
au destin. » « Tout vient de ce que je suis le plus jeune,.que je suis né trop
tard. » « Je suis une Cendrillon. » « Peut -être ne suis-j e pas leur enfant;
peut-être ne suis-je pas l' enfant de père ou de cette mère. » « Je suis trop
petit, trop faible, j ' ai la tête trop petite, je suis laid. » etc.
( ... )
C' est ainsi que, tout comme dans les drames antiques et dans les
tragédies où les personnages succombent sous le poids de la fatalité,
l' enfant cherche à charger le destin et à accuser les autres de son
infériorité, seul moyen pour lui de se dégager de toute responsabilité et de
sauver, de préserver son sentiment de personnalité. Lors du traitement
psychique des névroses, on se heurte toujours à des tentatives
d ' explication de ce genre qu' il est toujours possible de ramener aux
rapports qui, dans l'esprit du sujet, existent entre son sentiment
d' infériorité et l' idéal qu' il se fait de sa personnalité. »43

3. Le conscient, l'inconscient, le subconscient, le surconscient

«Le CONSCIENT est logique; son instrument est le langage


conceptuel.
L ' INCONSCIENT est instinctif et automatique. Il existe déjà au
niveau animal. Sa manière d' expression est - si l' on peut dire -le langage
organique: la réponse automatique de l'organisme aux excitations. Son
« langage» n ' est pas conceptuel et il n ' est pas symbolique. Il est
infiniment plus direct: il est l' action réflexe, compliquée par des réflexes
évolués que sont les instincts. »44

« Le SUBCONSCIENT est une fonction imaginative et symbolisante.


Ses rapports avec le surconscient - lui aussi une fonction symbolisante -
imposent un développement détaillé, afin de parvenir à comprendre la
nature du fonctionnement surconscient.
Le fonctionnement subconscient exprime les désirs inconciliables
avec la réalité (parce qu'imaginativement exaltés) et qui, de ce fait, ne
peuvent trouver satisfaction à l' aide de la réplique organique et
automatique de l' insconscient, et auxquels, de plus, le conscient refuse de
prêter sa capacité de réalisation logique. Ces désirs matériels ou sexuels
en tant qu' imaginativement exaltés ne peuvent donc plus se réaliser, ni à
l' aide de l' action réflexe ,de l' inconscient, ni à l' aide de la réflexion
consciente, ni automatiquement, ni logiquement. Ils ne peuvent
s' exprimer que d'une manière illogique. Coupés de l' expressiop

43 Adler, A. , Le temp érament nerveux, trad. fr. Dr. Roussel, Payot, Paris, 1970, pp. 58-59.
44 Diel, P., La Divinité, Payot, Paris, 1971 , p. 16.
299

automatique de l' inconscient et de l'expression conceptuelle du conscient,


ces désirs sont refoulés. Ils se 'trouvent refoulés de. deux manières: leur
décharge est bloquée et leur compréhension est SYMBOLIQUEMENT
VOILÉE. Mais précisément parce que ces désirs illogiquement exaltés ne
cessent pas de se manifester énergétiquement du fond du subconscient, le
moyen que leur énergie refoulée emprunte pour s' exprimer, leur
symbolisme, demeure susceptible d'une traduction en langage conceptuel
et conscient. »45

« Le SURCONSCIENT, sous sa forme la plus primitive, est plutôt un


sentiment vague qu'un savoir, sentiment pourtant plus précis, plus sûr,
qu'un savoir théorique, du moins tant que celui-ci n'est pas fondé sur la
connaissance du fonctionnement des instances psychiques. Le
surconscient est inséparable du subconscient Cl ' un et l'autre étant des
complications fonctionnelles de la psyché consciente et de ses désirs
multiples) car c'est son pré-sentiment à la fois vague et précis -
communément appelé « la conscience» - qui, sous la forme de culpabilité
(dont le refoulement constitue le fonctionnement subconscient), indique
le dérangement de l'idéal surconscient de l' harmonie. Ce sentiment
surconscient, la SURCONSCIENCE ÉTHIQUE, ne peut perdre son
imprécision, ne peut devenir savoir conscient entièrement précis, que
dans la mesure où est compris en détail « ce que l' on ne doit pas faire »,
dans la mesure où la fausse motivation n'est plus affect subconscient,
dans la mesure où elle est consciemment connue, sciemment comprise,
traduite en langage conceptuel. De la connaissance de la fausse
motivation découle nécessairement la connaissance de la motivation juste.
L' une est le contraire parfait de l'autre. Le subconscient et le surconscient
se trouvent en liaison antithétique. Les sentiments subconscients sont les
motifs de la déformation; les sentiments surconscients sont les motifs de
la formation. Si l'on ne craint pas une terminologie morale, on peut dire
que les uns sont opposés aux autres comme le mal au bien. »46

4. Le désir essentiel, le mythe

« LE DÉSIR ESSENTIEL qui anime toute vie (non seulement la vie


consciente, mais qui oblige déjà la vie préconsciente et animale, à devenir
vie consciente et surconsciente) est la force mystérieuse dont parle non
seulement la psychologie, la science du monde intérieur, mais aussi la
physique, la science du monde extérieur. La physique n'envisage
nullement - comme il a déjà été dit - le monde extérieur, séparé du
monde intérieur. Vérité sur le monde extérieur élaborée par le monde
intérieur, la physique est une forme de la réunion idéelle entre '
l' extériorité et l'intériorité. Il importe de souligner que pour cette raison
profonde, l'édification de la physique exige l'introduction d' une notion

45 Ibid. , pp. 16- 17.


46 Ibid., pp. 19-20.
300

métaphysique appelée « Force », cause de toute m~dification physique, de


tout mouvement spatial. Ceci permet d' entrevoir que cette même force -
se manifestant sur le plan intérieur - est également cause de toute
transformation énergétique, de tout mouvement psychique, de toute
émotion, de tout sentiment. La psychologie arrive à serrer de plus près
cette force mystérieuse en l' appelant « élan vital , désir essentiel». Ainsi
compris, l' élan vital n' est point une réalité obscure, mais - comme la
« force» en physique - une indispensable hypothèse de départ. Mais d' où
vient ce désir essentiel, animateur de la vie, d' où viennent le monde
extérieur et le monde intérieur que le désir essentiel, la force vitale, veut
réunir? Rien n' est plus dangereux que de poser cette question. L' unique
réponse possible est: C' EST UN MYSTÈRE. » 47

« Les mythes sont des rêves collectifs d' où tous les efforts culturels
(science, art et religion) ont pris leur départ. Les mythes expriment la
vérité, la beauté et la bonté. Ils expriment l' idéal de la vie : le sens de la
vie, les trois formes de l' harmonie.
Les mythes ne sont pas produits de l'imagination individuelle et
exaltée, ils sont les produits de l' imagination sublime, des visions
surconscientes. Dans l' âme des peuples primitifs, les deux possibilités
.opposées du développement imaginatif, l' évolution sublime et
l' involution perverse de l' imagination, sont encore en suspens. L'âme
primitive, rêvant sur la vie, exprime toutes les possibilités de la vie:
d'une part la multiplication des désirs, la décomposition ambivalente de
l' énergie, cause de la faiblesse vitale et donc de l' angoisse et du tourment;
et d'autre part le contraire parfait de la décomposition, contraire qui
demeure pourtant antithétiquement lié à la décomposition: la
composition harmonieuse de la vie, la concentration de l' énergie en désir
essentiel, cause de la force vitale et donc de la joie ultime .. Les mythes
parlent du danger essentiel de la vie, symbolisé par les esprits mauvais,
les monstres (symbole de l'imagination d' évasion) et le démon (symbole
de l' imagination de justification), et ils parlent de l'idéal de la vie, les
qualités d'âme déployées, symbolisé par les esprits purs, les divinités. Les
mythes parlent du conflit intérieur, du combat de l'âme. Le héros
mythique, seul vrai héros, est celui qui, à l' aide d' armes prêtées par les
divinités (symboles des forces de spiritualisation et de sublimation),
combat les dangers de la vie intérieure (L' aveuglement affectif), et
s' efforce de réaliser l' idéal (la lucidité dé l' esprit). La plupart des héros
mythiques succombent dans le combat, ce qui n'est que la symbolisation
la plus véridique de la situation de l'homme dans la vie. »48

47 Diel, P., Psychologie de la motivation, Payot, Paris, 2002, p. 32.


48 Ibid. , pp. 334-335.
301

d) Le sens de la vie ...

.. . selon Paul Diel dans Le symbolisme dans la mythologie grecque et La Divinité :

« Le sens de la vie est une forme de réalité: il est la réalité idéelle, la


vérité. Celle-ci ne peut être saisie, 1' homme ne peut se mettre en harmonie
avec le sens de la vie, que par l' entremise du désir spiritualisé (idée) et du
désir sublimé (idéal).
( ... )
Puisque les mythes symbolisent la vie et son sens, le thème
inépuisable dont traitent les mythes en leur langage énigmatique est: le
désir et ses transformations énergétiques (exaltation et harmonisation).
La satisfaction harmonieuse des désirs multipliés apparaît ainsi
comme le sens ultime de la vie. Celui-ci se définit comme la réapparition,
mais sous une forme déployée, harmonieusement différenciée, de cette
unité primitive d' où l'évolution a pris son départ. »49

«Le sens et la valeur de la vie sont à la fois manifestement et


mystérieusement immanents à l ' existence temporelle. L'esprit humain
doit étudier tous les modes et toutes les modifications de l' existence - non
seulement l' extension des 0 bj ets spatiaux mais encore l' intention des
motivations psychiques - pour découvrir l' immanence des valeurs
éthiques. Mais même en remontant jusqu'à la limite extrême de sa
compétence, l'esprit humain ne saura pas découvrir la source mystérieuse
de l' existence, qui n'est pas transcendante à l'espace ou au temps, mais à
l' entendement humain. Elle est mythiquement personnifiée et nommée
« Dieu» symbole de l'innommable mystère.
L' analyse de l' image "Divinité" n'est autre que l' analyse de l' intime
fonctionnement psychique qui a créé le symbole "Divinité". »50

... selon Otto Rank dans La volonté du bonheur :

« Car, chez l'homme, les facteurs biologiques eux-mêmes sont dans


une large mesure placés sous la dominatiori de la volonté et, il est vrai, à
cause du problème de la culpabilité, exposés au danger de se manifester
sous une forme destructive. L' expérience psychanalytique nous a
précisément enseigné que des hommes peuvent devenir malades et mourir
s' ils le veulent, mais aussi qu' ils peuvent aussi souvent échapper
« merveilleusement» à la mort - s' ils le veulent. Ce conflit de la volonté
individuelle avec les puissances biologiques de contrainte constitue le
problème humain par excellence dans ses manifestations créatrices
comme dans ses manifestations destructrices. En affirmant, au lieu de la

49 DieI, P., Le symbolisme dans la mythologie grecque, Payot, Paris, 1966, p. 27.
50 DieI, P. , La Divinité, Payot, Paris, 1971 , p. 273.
302

nier ou de la renier, la volonté personnelle, on fait naître « l'instinct


vital », et l'on trouve bonheur et délivrance dans le fait de vivre et dans ce
·qu' on vit, dans la création et son acceptation, sans qu' on ait besoin de se
demander comment? d'où? dans quel but? pourquoi? Les questions qui
naissent de la scission du vouloir dans la conscience de la culpabilité et la
conscience de soi ne peuvent être résolues par aucune théorie
psychologique ou philosophique, dont la réponse est d' autant plus
décevante qu' elle est plus exacte. Le bonheur ne peut se rencontrer que
dans la réalité, nullement dans la vérité; et ce n'est jamais, ni par la
réalité, mais en nous-mêmes et par nous-mêmes que nous trouverons la
délivrance. » 51 .

. . . selon Alfred Adler dans Le sens de la vie:

« Une observation précise de la vie individuelle et de la vie


collective, aussi bien dans le passé que dans le présent, nous montre la
lutte de l' humanité en vue de renforcer le sentiment social. On ne peut
faire autrement que de constater que l' humanité est consciente de ce
problème et qu' elle en est pénétrée. Ce qui dans le présent pèse sur nous
prend son origine dans une insuffisance et une imperfection de notre
formation sociale. Ce qui nous pousse pour avancer dans la vie, pour nous
débarrasser des erreurs de notre vie publique et de notre propre
personnalité, c' est le sentiment social opprimé. Il vit en nous ·et essaye de
percer, il ne paraîtpas être suffisamment puissant pour s'affirmer envers
et contre toutes les oppositions. Il y a lieu d'espérer que dans un temps
lointain la puissance du sentiment social triomphera de tous les obstacles
extérieurs s' il est donné à l'humanité suffisamment de temps pour cette
réalisation. À cette époque l' être humain manifestera son sentiment social
comme il respire. Jusque-là il ne nous restera rien d'autre à faire qu' à
comprendre cette évolution nécessaire des choses et à l' enseigner aux
autres. »52

... selon Carl Gustav Jung, sur une note très personnelle, dans « Ma vie» :

« Le monde dans lequel nous pénétrons en naissant est brutal et cruel,


et, en même temps, d'une divine beauté. Croire à ce qui l' emporte du
non-sens ou du sens est une question de tempérament. Si le non-sens
dominait en absolu, l'aspect sensé de la vie, au fur et à mesure de
l' évolution, disparaîtrait de plus en plus. Mais cela n'est pas ou ne me
semble pas être le cas. Comme dans toute question métaphysique, les
deux sont probablement vrais: la vie est sens et non-sens, ou elle possède
sens et non-sens. J'ai l'espoir anxieux que le sens l'emportera et gagnera
la bataille.

51 Rank, O., La volonté du bonheur, trad. fr. Y. Le Lay, Stock, Paris, 1972, p. 163.
52 Adler, A., Le sens de la vie, trad. fr. H. Schaffer, Payot, Paris, 2002, p. 270.
303

Quand Lao-tseu dit: «Tous les êtres sont clairs, moi seul suis
trouble », il exprime ce que je ressens dans mon âge avancé. Lao-tseu est
l'exemple d' un homme d' une sagesse supérieure qui a vu et fait
l' expérience de la valeur et de la non-valeur, et qui, à la fin de sa vie,
souhaite s' en retourner dans son être propre, dans le sens éternel
inconnaissable.
L' archétype de l' homme âgé qui a suffisamment contemplé la vie est
éternellement vrai. À tous les niveaux de l' intelligence, ce type apparaît et
est identique à lui-même, qu' il s' agisse d' un vieux paysan ou d' un grand
philosophe comme Lao-tseu. Ainsi l' âge avancé est. .. une limitation, un
rétrécissement. Et pourtant, il est tant de choses qui -m ' emplissent: les
plantes, les animaux, les nuages, le jour et la nuit, et l' éternel dans
l' homme. Plus je suis devenu incertain au sujet de moi-même, plus a cru
en moi un sentiment de parenté avec les choses. Oui, c' est comme si cette
étrangeté qui m ' avait si longtemps séparé du monde avait maintenant pris
place dans mon monde intérieur, me révélant à moi-même une dimension
inconnue et inattendue de moi-même. »53

... selon Sigmund Freud, plus prosaïque que Jung, dans Malaise dans la civilisation:

« La question de la finalité de la vie humaine a été posée un nombre


incalculable de fois ; elle n ' a encore jamais trouvé de réponse
satisfaisante, peut-être d ' ailleurs n' en admet-elle aucune. Bien des
poseurs de questions ont ajouté: S'il devait se faire que la vie n' ait
aucune finalité, elle perdrait pour eux toute valeur. Mais cette menace ne
change rien. Il semble bien plutôt qu'on ait le droit de récuser la question.
Elle semble présupposer cette présomption dont nous connaissons déjà
tant d' autres manifestations.
( ... ) .
La religion est de nouveau seule à savoir répondre à la question de la
finalité de la vie. On ne se trompera guère en décidant que l'idée d' une
finalité de la vie se maintient et s'effondre en même temps que le système
religieux.
Nous nous tournons de ce fait vers la question moins exigeante de
savoir ce que les hommes eux-mêmes permettent, par leur comportement,
de reconnaître comme finalité et dessein de leur vie, ce qu' ils exigent de
la vie, ce qu' ils veulent atteindre en elle. Il n'est guère possible de se
tromper dans la réponse; ils aspirent au bonheur, ils veulent devenir
heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces , un but positif et un but
négatif, elle veut d' une part que soient absentes la douleur et le déplaisir,
d' autre part que soient vécus de forts sentiments de plaisir.» 54

53Jung, C.G., « Ma vie )), trad. fr. R. Cahen et Y. Le Lay, Gallimard, Paris, 1973,p. 408.
54Freud, S., Malaise dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et 1. Odier, Presses Universitaires de France, Paris,
1971 , pp.17-18.
3-04

Annexe II : Préface de 1956 à l'Appendice à la Logique


de la découverte scientifique de Karl Popper
305

Source d' inspiration d'une pertinence flagrante pour le propos de cet ouvrage; cet
appendice reproduit ici, en son texte original anglais, la préface de 1956 de Karl Popper au
premier volume de son livre Realism and the Aim of Science , premier d' un série de trois
tomes de la série Postscript to the Logic of Scientific Discovery. Ce texte se veut un
« credo» dont l' influence se fait sentir sur l' ensemble du présent travail de recherche.

« Preface 1956
ON THE NON-EXISTENCE OF THE SCIENTIFIC METHOD

But in fact, we know nothing from having seen it; for the truth is
hidden in the deep.
Democritus (H. Diels, 68 B
117)

As a mIe, 1 begin my lectures on Scientific Method by telling my


students that scientific method does not exist. 1 add that 1 ought to know,
having been, for a time at least, the one and only professor of this non-
existent subject within the British Commonwealth.
It is in several sense that my subject does not exist, and 1 shall
mention a few of them.
First, my subject does not exist because subject matters in general do .
not exist. There are no subject matters; no branch ofleaming-or, rather, of
inquiry: there are only problems, and the urge to solve them. A science
such as botany or chemistry (or say, physical chemistry, or
electrochemistry) is, 1 contend, merely an administrative unit. University
administrators have a difficult job anyway, and it is a great convenience
to them to work on the assumption that there are sorne named subjects. It
has been said th)at the subjects are also a convenience to the student. 1 do
not agree: even serious student are mi sIed by the myth of the subject. And
1 should be reluctant to calI anything that misleads a person a convenience
to that person.
So much about the non-exis~ence of subjects in general. But
Scientific Method holds a somewhat peculiar position in being even less
existent than sorne other non-existent subjects.
What 1 mean is this. The founders of the subject, Plato, Aristotle,
Bacon and Descartes, as weIl as most of their successors, for example
John Stuart Mill, believed that there existed a method of finding scientific
truth. In a later and slightly more skeptical period there were
methodologists who believed that there existed a method, if not offin ding
306

a true theory, then at least of ascertaining whether or not sorne given


hypothesis was true; or (even more skeptical) whether sorne given
hypothesis was at least 'probable' to sorne ascertainable degree.
1 assert that no scientific method exists in any of these three senses.
To put it in a more direct way:

(1) There is no method of discovering a scientific theory.


(2) There is no method of ascertaining the truth of a scientific
hypothesis, that is, no method of verification.
(3) There is no method of ascertaining whether a hypothesis is
'probable', in the sense of the probability calculus.

Having thus explained to my students that there is no such thing as


scientific method, 1 hast en to begin my discourse, and we get very busy.
For one year is hardly .enough to scratch the surface of even a non-
existent subj ect.
What do 1 teach my students? And how can 1 teach them?
1 am a rationalist. By a rationalist 1 mean a man who wishes to
understand the world, and to leam by arguing with others. (Note that 1 do
not say a rationalist holds the mistaken theory that men are wholly or
mainly rational.) By 'arguing with others' 1 mean, more especially,
criticizing them; inviting their criticism; and trying to leam from it. The
art of argument is a peculiar form of the art of fighting-with words instead
of swords, and inspired by the interest of getting nearer to the truth about
the world.
1 do not believe in the CUITent theory that in order to make an
argument fruitful , the arguers must have a great deal in common. On the
contrary, 1 believe that the more different their backgrounds, the more
fruitful the argument. There is not even a need for a common language to
begin with: had there been no tower of Babel, we should have to build
one. Diversity makes critical argument fruitful. The only things which the
partners in an argument must share are the wish to know, and the
readiness to leam from the other fellow, by severely criticizing his views-
in the strongest possible version that can be given to his views-and
hearing what he has to say in reply.
1 believe that the so-called method of science consists in this kind of
criticism. Scientifiè theories are distinguished from myths merely in being
criticizable, and in being open to modifications in the light of criticism.
They can be neither verified nor probabilified.
My critical-or, if you prefer, my heretical-attitude influences, of
course, my attitude towards my fellow philosophers.
You may have heard the story of the soldier who found that his whole
battalion (except himself, of course) was out of step. 1 constantly find
myself in this entertaining position. And 1 am very lucky, for, as a rule, a
few of the other members of the hattalion are quite ready to faH into step
with me. This adds to the confusion; and si~ce 1 am not an admirer of
307

philosophical discipline, l am quite content as long as enough members of


the battalion are sufficiently out of step with me and with one another.
. Sorne of the things which put me out of step and which l like to
criticize are:
(1) Fashions: l do not believe in fashions, trends, tendencies, or
schools, either in science or in philosophy. In' fact, l think that the history
of mankind could ' weIl be described as a history of outbreaks of
fashionable philosophical and religious maladies. These fashions can
have only one serious function-that of evoking criticism. Nonetheless l do
believe in the rationalist tradition of a commonwealth of leaming, and in
the urgent need to preserve this tradition.
(2) The aping ofphysical science: l dislike the attempt, made in fields
outside the physical sciences, to ape the physical sciences by practicing
their aIleged 'methods' -measurement and ' induction from observation' .
The doctrine that there is as much science in a subject as there is
mathematics in it, or as much as there is measurement or 'precision' in it,
rests upon a complete misunderstanding. On the contrary, the foIlowing
maxim holds for aIl sciences: Never aim at more precision than is
required by the problem in han~.
Thus l have no faith in precision: l believe that simpliçity and clarity
are values by themselves, but not that precision or exactness is a value in
itself. Clarity and precision are different and sometimes even
incompatible aims. l do not believe in what is often caIled an ' exact
terrninology': l do not believe in definitions, and l do not believe that
definitions add to exactness; and l especially dislike pretentiaus
terrninology and t~e pseudo-exactness concemed with it. What can be
said can and should always be said more and more simply and clearly.
(3) The authority of the specialist: l disbelieve in specialization and in
experts. By paying too much respect to the specialist, we are destroying
the corninonwealth of leaming, the rationalist tradition, and science itself.
To conclude, l think that there is only one way to science-or to
philosophy, for that matter: to meet a problem, to see its beauty and faIl in
love with it; to get married to it, and to live with it happily, tiIl death do
ye part-unless you should me et another and even more fascinating
problem, or unless, indeed, you should obtain a solution. But even if you
do obtain a solution, you may then discover, to your delight, the existence
of a whole family of enchanting though perhaps difficult problem
children from whose welfare you may work, with a purpose, to the end of
your days. »1

1 Popper, K. , Realism and the Aim of Science, Routledge, Londres-New York, 2000, pp. 5-8. Cette préface a

été lu à la convention des Fellows for the Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences à Stanford,
Californie, Etats-Unis, en Novembre 1956.
308

Annexe III : Articles


309

1. « L'éthique au cœur des sciences naturelles? »

Article accepté pour publication par la revue Laval Théologique et Philosophique


310

L'éthique au cœur des sciences naturelles?


Yves Larochelle
Faculté de philosophie
Université Laval, Québec

RÉSUMÉ: L'application de valeurs éthiques dans l 'exercice de la recherche


scientifique présuppose une prise de position métaphysique sur l 'être humain. Le
contexte actuel de la science, la technoscience basée sur les débouchés
technologiques et le culte de l 'efficacité, n 'accorde à l 'éthique qu 'une importance
accessoire, entraînant des conséquences possiblement néfastes pour l 'humanité.
L 'objectif des sciences naturelles dignes est un retour de la science à une forme de
pensée plus proche de ses origines, mais aussi plus consciente des enjeux de la
technique moderne. Pour se faire, le questionnement éthique doit être au cœur de la
formation et du travail scientifique et non en marge de son activité.

ABSTRACT: The application of ethical values in scientific research is


conditional to the determination of a metaphysical position on the human being. The
contemporary context of science, technoscience, is essentially based on technological
fallouts and a modern dogma of efficiency, leaving ethics to a secondary role. This
carries possibly dangerous consequences for the humanity. The objective of natural
sciences with dignity is a return of science to a form of investigation closer to its
origin, but also more conscious of the implications of modern technology. Hence,
ethics must be at the heart of scientific education and research, not in its margins. .

Introduction
Le problème de la définition et de l'application de l'éthique au domaine de la recherche
scientifique l se pose de façon criante aujourd'hui en raison de l'accélération prodigieuse
des possibilités technologiques concrétisées grâce à cette science et des conséquences de
plus en plus déterminantes pour l'être humain et sa manière de vivre. De nouveaux moyens
techniques dépassent largement le statut de simples outils prolongeant l'activité physique et
intellectuelle du corps et de l'esprit et placent l'humanité devant un nouvel horizon de
possibilités n' incluant plus désormais que l'assouvissement de ses besoins, de ses désirs ou
de ses ambitions d'ordre personnel, social et politique, mais également la modification
radicale de son mode d'être biologique et sociologique, voire philosophique.
Concurremment à cette évolution effrénée de l'appareil technologique se produit une
valorisation globale de l'épanouissement individuel par l'acquisition de biens de
consommation. Ce phénomène est accompagné d'un mépris souvent à peine voilé des
différents gouvernements envers les individus et les sociétés ne participant pas à la
boulimie consommatrice mondiale, par choix ou par manque de ressource.

1 « Science » est utilisé indistinctement de « sciences naturelles» (physique, chimie, biologie, etc.).
311

On peut présumer que la racine du problème est la dépréciation de la culture et du


questionnement philosophique dans des sociétés obnubilées par les passions que sont le
pouvoir, la richesse ou le confort individuel, passions exacerbées par une technologie
malléable et surpuissante. Si ce qui fait la culture est ce mélange, difficile à définir sans
équivoque, de valeur accordée à l' art, à la philosophie, aux sciences et aux sports comme
fins en soi (digne d' être respecter pour ce qu' ils sont et non pour ce qu' ils procurent ou
permettent), et de valeurs religieuses, traditionnelles et historiques, et si la culture est le
baromètre servant à mesurer la réussite d'une société humaine, comment réagir face au
constat d' échec patent de notre modernité, dévalorisée et désorientée?
On ne saurait prétendre que la cause du problème soit que l' être humain est
naturellement mauvais, égoïste ou mal intentionné, mais on peut se demander s' il n' est pas
foncièrement paresseux. Et pourquoi cela nous surprendrait-il? La nature est elle-même
dans son essence une grande paresseuse. C' est ce que révèle en physique mécanique le
« principe de moindre action» qui dit que dans un système donné de corps et de champs de
force, la nature agira toujours dans ses mouvements ou dans ses immobilités de façon à
minimiser la dépense d' énergie. L' homme tend-il lui aussi irrémédiablement à la moindre
action? Pourquoi le souci éthique semble-t-il être une dépense d' énergie, un effort, trop
exigeant? Est-ce que la réalisation par l'homme qu' il n' est peut-être finalement qu'un
amas de matière neuronale pourvu de membres moteurs et d' un instinct animal, qu' il
« n' est que » le jouet de son inconscient et le prisonnier des j eux de langage et de pouvoir
de son milieu, l'a mené à la conclusion cynique qu'il n'y a finalement de seule loi humaine
que la loi du plus fort? Si le devenir passif est le propre de la chose inerte et que la volonté
et l' effort est celui de l' être humain, on pourrait penser que la motivation humain~ est en
train de s' évaporer, de façon paradoxale, sous l' essor constant des valeurs individualistes.
Ces considérations sur la nature humaine sont au cœur du débat contemporain
entourant l' application de valeurs éthiques dans l' exercice de la recherche scientifique et
dans l'usage de la technologie que celle-ci rend possible. Sans cette technologie l'humain
serait réduit à se comporter comme à une époque préhistorique, peinant à survivre, à se
nourrir et à se vêtir. Sa manière d'agir serait probablement violente, son art serait fruste, ses
moyens de communication uniquement verbaux et sa connaissance du monde limitée à son
entourage. Et parfois il tuerait son voisin, ou même attaquerait les tribus voisines pour
s' approprier leur butin. Aujourd'hui avec la technologie, l'humain sait tout sur ce qui se
passe partout dans le monde, instantanément; il peut voyager à des vitesses vertigineuses,
peut propager ses idées et son art (ou sa bêtise et ses lubies) à des milliards d' individus et
soigner (ou gaver) son corps comme seuls le faisaient jadis, dit-on, les dieux de l'Olympe.
Il n' a plus besoin de se fâcher pour causer du tort, souvent même plus à suer pour faire
souffrir. Et parfois il tue son voisin, ou même attaque des pays lointains pour s' appro'prier
leur butin. Il est civilisé, il aime ce que lui permettent ses machines.
Mais l'homme pourrait en venir un jour à aspirer devenir lui-même ' une espèce
machinale, une espèce dont l'individu « normal» serait débarrassé d'excès émotifs, de goût
pour la dissidence et d' interrogations métaphysiques, car c' est plus efficace, plus rapide et
plus rentable, et y parvenir à force de manipulations, de transformations ou de médications.
Cette hypothèse n' est peut-être que le fruit délirant d'un anticipation catastrophiste ou
d'yne nostalgie humaniste. Ou pas. C' est la tâche du philosophe d' y penser, de repenser la
science et l' éthique avec le scientifique et non contre lui.
312

1. Éthique et Science·
Il est de plus en plus souvent question d' éthique dans notre quotidien. Les ordres
professionnels peaufinent continuellement leur code d' éthique et de déontologie, on
reproche parfois aux présidents de compagnie ou aux politiciens d' avoir manqué d' éthique,
on se demande si tel comportement ou tel travail de recherche est « éthique ». Mais qu' est-
ce que l' éthique? Tous et chacun semblent avoir .leur définition propre à leur occupation et
à leur préoccupation, à commencer par les philosophes des di verses confessions
ontologiques: les analytiques, les empiristes, les utilitaristes et les phénoménologiques
pensent tous l' éthique selon des grammaires différentes. Les dictionnaires nous disent que
l' éthique concerne les fondements de la morale et l' ensemble des règles de conduite, mais
ils demeurent muets sur les bases qui permettent de conclure ou de déduire ces fondements.
Même si on pouvait se prononcer positivement sur ce qui permet d' aboutir à l' éthique,
le contenu et la forme d' application de celle-ci semblent toujours échapper aux définitions
rigoureuses et indubitables. Comme tout ce qui touche le vivant et principalement tout ce
qui touche l' être humain, l' éthique possède un caractère d' inabouti, d' inconnu et de
perpétuelle remise en question. Pourtant, on demande aux règles de l' éthique d' agir comme
des balises, comme des références ou comme des limites rigides sur l' ensemble des actes
que peut poser l'être humain. Il apparaît inadmissible que l' éthique devienne une quantité
qui varie au gré des vents et des modes, si elle peut être appelé à se modifier avec les
époques, ce processus ne peut qu' être que lent et prudent, surtout en comparaison du
rythme de vie de plus en plus rapide qu' impose une société très technicisée. Mais l' éthique
ne peut pas non plus se fixer et se scléroser. L' éthique est à la fois notre mémoire, celle des
ancêtres de nos ancêtres, et notre avenir, celui de nos enfants et des leurs enfants. L' éthique
est garante de notre intégrité en tant qu' être humain, un acquis inestimable qui mérite d' être
défendu. L' éthique se doit d' être tout aussi vivante que l'humanité qu' elle vise. L' éthique
est ce qui nous reste du mythe à l'âge contemporain: aussi insaisissable qu' indispensable.
Un discours éthique détermine l' action humaine réglée selon une certaine logique
causale, relative aux expériences passées et basée sur une prise de position métaphysique
sur l' être humain et sa place dans le monde, incluant parfois son origine et sa finalité. Cette
position métaphysique peut être appelée à être modifiée avec les époques et les sociétés et
même les individus qui les composent. De par sa dépendance à une position métaphysique,
l' éthique a donc le caractère d'une décision dans ce qu'elle a de plus réfléchi, de plus
concertée et de plus rassembleur. Seule une société formée d'individus libres d' opinions et
de pensées peut se doter d' une éthique, et encore est-ce au prix de maints efforts et de
compromis. Une éthique de société ne peut pas être fondée sur une idéologie qui place les
intérêts privés avant ceux de la communauté et encore moins sur celle qui permet aux
dirigeants de la communauté de bafouer les libertés des individus pour un supposé bien
commun. Une société éthique est une société consciente, patiente, indulgente, charitable,
passionnée, cultivée et volontaire qui cherche à faire le « bien de tous les chacun ».
Lorsqu'une société se dote d'une éthique globale, l' application de celle-ci dans les
différents champs de l' activité humaine pose de nouveaux problèmes philosophiques. La
question de l' application de l' éthique dans l' exercice de la recherche scientifique est un tel
problème particulier, dont l' intérêt est immense car la science est le domaine de
l' innovation, et donc du renouvellement des questions éthiques. Dans le cas de la science, il
ne s' agit pas seulement de déterminer si tout ce qui est possiblement connaissable doit être
313

connu, mais aussi si tout ce qui est possiblement réalisable doit être réalisé, ce que Gilbert
Hottois appelle « l' essai libre du possible» 2•
Devant le règne absolu de la méthode scientifique sur la façon de conduire les sciences
naturelles depuis près de quatre siècles, un règne établi et entretenu grâce à son efficacité
interne (dans la science et pour la science), l' éthique est peu à peu devenue une quantité
secondaire et même caduque dans le milieu de la recherche car les considérations éthiques,
comme toute autre forme d' anthropocentrisme, n' ont pas leur place dans la méthode
scientifique. Mais une confiance trop absolue et trop rationnelle dans la méthode
scientifique est une confiance aveugle et dangereuse, car c'est perdre confiance dans le
genre humain, avec ce qu' il comporte d' émotivité, d' intuition, de sensation et de
spiritualité. Renoncer à l'éthique au nom de l'efficacité scientifique revient à admettre que
l' on aspire ultimement à traiter l'humain simplement comme une autre quantité physique:
inerte, involontaire et quantifiable. La conséquence désastreuse d' une science 'qui oublie
l'éthique et ne place plus l'humain au centre de ses préoccupations est une science
inhumaine qui devient nécessairement une science insensée, car le sens ne vient pas des
choses, il vient de l' esprit. Dans La dialectique de la raison, Max Horkheimer et Theodor
Adorno arrivent à cette constatation:
« Sur la voie qui les conduit vers la science moderne, les hommes renoncent au
sens. Ils remplacent le concept par la formule, la cause par la règle et la probabilité.
La cause n'était plus que le dernier des concepts philosophiques auquel se mesurait la
critique scientifique, parce qu' elle était pour ainsi dire la dernière des idées anciennes
qui se présentât à elle, l'ultime sécularisation du principe créateur. »3

La question de l'origine, de la cause, est parmi les plus pertinentes lorsqu' il est
question d' éthique, car elle nous empêche de commettre à répétition les mêmes erreurs dues
à notre ignorance des motivations premières, qui est ignorance de ce que nous sommes
devenus. La question de l'origine est encore plus importante -aujourd'hui, car plusieurs ont
décidé qu'à défaut de pouvoir la résoudre de façon définitive, mieux valait l' ignorer. Entre
l'oubli et l' ignorance il n' y a qu'un mince voile que le temps a vite fait de retirer. À
force de trop vouloir fonder la recherche scientifique sur une supposée objectivité de la
matière inerte, on en est venu à oublier que le chercheur lui-même est et sera toujours un
sujet pensant. En oubliant l'aspect vivant du scientifique, l'objectivité de la science risque
de se pervertir en une illusion de vérité, car « croire» en l'objectivité de la science au point
d' en faire le seul critère de vérité n'est pas autre chose que de se camper avec des œillères
dans une position métaphysique foncièrement matérialiste et ignorante du souci moral, ce
qui est inacceptable.
Mais avant de concevoir la résurgence d' une science naturelle éthique, on peut se
demander comment la science, qui dès ses origines présocratiques était si profondément
philosophique, a-t-elle pu perdre son point de vue moral. Quelle crise, quelle révolution a
causée un tel bouleversement? Quand cela s'est-il produit, pourquoi n' a-t-on pas réagit et
comment réagir maintenant ?

II. La technoscience
2Gilbert Hottois, Le paradigme bioéthique, De Boeck-ERPI, Bruxelles-Montréal, 1990, p. 124.
3Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, trad. fr. É. Kaufholz Gallimard, Paris
1974, p. 23 .
314

Le grand changement qui s' est produit dans la communauté scientifique au cours du
dernier siècle est essentiellement que celle-ci est devenue une communauté
technoscientifique. La technoscience (ou les technosciences si on considère séparément ses
différents domaines de' recherche) se définit essentiellement par ses méthodes, où
prédomine l' outillage technologique de pointe, et ses buts, qui sont de produire de
nouvelles technologies toujours plus efficaces, c' est-à-dire plus rapides" plus faciles, plus
puissantes et plus durables.
Dans le milieu actuel de la recherche scientifique, ce qui est le plus désirable à
investiguer est presque exclusivement d' ordre technologique. Il s' en suit donc que la
recherche scientifique la plus susceptible d' être financée est celle qui débouche le plus
rapidement possible sur une technologie souvent utile à l 'homme, mais surtout profitable à
court terme. Il en résulte un dogme de l' efficacité à tous les niveaux de l' activité humaine,
infiltrant les moindres fibres de la culture populaire et de la pensée politique, qui fait de la
technoscience l' idéologie primordiale de toutes les sociétés industrialisées du début du
XXIe siècle.
Le terme « technoscience » a été répandu notamment par Gilbert Hottois dans ses écrits
touchant la technologie, la cominunication et la bioéthique, depuis les années soixante-dix.
Selon lui, la technoscience n' a pas de définition unilatérale, 'mais on la comprend
généralement selon deux conceptions principales, la première accentuant la position extra-
culturelle de la technoscience :
«La conception extra-culturelle de la technoscience placée sous le signe de la
puissance va souvent de pair avec l' idée de l' autonomie de la technique et avec l' amoralité
de l' impératif technicien. L'autonomie de la technique est la conception selon laquelle les
hommes ne décident pas de l'orientation du développement technique; ils le servent et
travaillent à l' actualisation de ce qui est technoscientifiquement possible. L' impératif
technicien enjoint, quant à lui, de réaliser tout ce qui est techniquement possible:
expérimentations, inventions, découvertes, explorations, (re)constructions, etc. »4

La seconde conception de la technoscience met en relief sa position plus symbolique et


culturelle :
«Une conception plus exigeante de la construction sociale et politique des
technosciences demande que celles-ci soient délibérément subordonnées à un projet de
société. Le socioconstructivisme qui immerge totalement les , technosciences dans
l' intersubjectivité sociale s' affirme, ainsi, aussi comme volonté politique de plus en plus
exclusive: l' impératif est que la RDTS (Recherche et Développement TechnoScientifique)
soit toujours davantage subordonnée au sociopolitique. »5

Cette deuxième définition, plus exigeante, de la technoscience n"est pas nécessairement


celle qui, en pratique, sert le mieux sa propre efficacité interne. C'est pourquoi laissée à
elle-même, c'est-à-dire libre de définir ses buts, ses moyens et ses limites en fonction de la
maximisation de son efficacité, sans interférences éthiques, politiques ou philosophiques, la
technoscience relègue les considérations humaines et sociales au second rang de ses
objectifs ou les ignore simplement. En d' autres termes, lorsqu' elle n' est pas encadrée par

4 Gilbert Hottois, Technoscience et sagesse ?, Éditions Pleins Feux, Nantes, 2002, p. 22.
5 Ibid., p. 25 .
315

un .souci éthique, la technoscience est une SCIence amorale, jugée uniquement par sa
rentabilité.
Une des conséquences les plus fâcheuses du paradigme technoscientifique est
l 'hyperspécialisation des domaines de recherches et des chercheurs impliqués. Cette
hyperspécialisation des technosciences, qui en augmente l' efficacité au point de vue du
temps impliqué et de l'argent dépensé pour la recherche, rend la véritable communication
entre les scientifiques, celle qui dépasse un simple respect mutuel, difficile et le plus
souvent impraticable, même entre chercheurs de domaines scientifiques connexes ou
traitants d' objets semblables. Cette conséquence est due à la fois au fait qu'en privilégiant
l'acquisition rapide d'une expertise pointue dans un domaine de plus en plus précis, le
chercheur développe des carences de plus en plus marquées dans tous les autres domaines
du savoir et de la culture, en même temps que le degré d' expertise requis pour espérer faire
avancer les connaissances dans un domaine de recherche donné augmente continuellement.
Dans La nouvelle ignorance, Thomas De Koninck exprime cette inquiétude face à la
spécialisation scientifique :
«L' expertise ira progressant, et, partant, le domaine concerné (toujours dans la
meilleure des hypothèses), mais il est évident que l'expert, lui, en tant qu' individu humain,
marquera une nette régression, de plus en plus grande, à mesure qu' iront en s' atrophiant,
faute d' exercice, ses autres facultés, ses autres talents, et tout ce qui, chez lui, aura été laissé
pour compte. Seule la culture, pourvu qu' il en ait et qu' il l'entretienne, pourrait à vrai dire
sauver l'expert de son expertise. »6

Le progrès dans n' importe quel domaine, et surtout dans l'avancement de la science
do"nt la somme des savoirs s' accroît continuellement, ne peut s'opérer à tâtons, en
réinventant continuellement la roue. La spécialisation du scientifique, qui est à la fois
l' apprentissage de ce qui a été démontré historiquement et la familiarisation avec les idées
novatrices de ses collègues dans son domaine de recherche, est une qualité' essentielle de sa
démarche professionnelle. Mais si cette spécialisation se fait au dépend, ou en dépit, de sa
culture générale, au point d' en faire un être qui connaît «presque tout» sur «presque
rien », le prix de l'hyperspécialisation est trop élevé. Posséder un savoir et ne le partager
qu' avec le cercle fermé d'une élite, ou qu' avec ceux qui financent la recherche et qui n' ont
comme intérêt que leur propre avantage, c'est plus dangereux que de rejeter la quête du
savoir, c'est faire régresser le savoir humain.
Une société moderne constituée d'hyperspécialistes ne communiquant pas entre eux au-
delà de leur discipline propre, de techniciens produisant des biens et des services
aveuglément grâce à une technologie largement incomprise, de consommateurs jouissifs et
inattentifs des fruits de cette technologie et d' une classe dirigeante saisissant peu les
besoins et les responsabilités des trois autres groupes n'est plus une société humaine, c' est
le retour de la tour de Babel dans une version tristement peu allégorique. C'est pourtant la
société vers laquelle semble se diriger une moitié de l 'humanité à grands pas, avide de
révolutions technologiques, de confort et de récréation. Pendant que l' autre moitié
commence à douter non seulement de la libération éventuelle d'un asservissement sournois
et déguisé par les sociét~s plus technicisées, mais de sa simple survie. Une telle dichotomie
planétaire ne peut que produire des résultats conflictuels nuisibles pour l'ensemble de
l' humanité.

6 Thomas De Koninck La nouvelle ignorance, Presses Uni versitaires de France, Paris, 2000, p. 82.
316

Pourtant, rien dans les origines de la science, il y a quelques millénaires, ne laissait


. présager qu'un jour celle-ci risquerait d'aller à l'encontre des intérêts de l' être humain. En
fait, ce n' est que lorsque les possibilités de débouchés techniques provenant de résultats
scientifiques n' ont été couplées à la puissance engendrée par la technologie de l' ère
industrielle qu'un étrange revirèment s' est produit. Les avancées d'une science
« contemplative» (faites de théories non falsifiées par l' expérimentation pour expliquer la
nature, pour reprendre la nomenclature de Karl Popper) n'engendrent plus désormais une
technologie simplement dérivée, c' est plutôt la science elle-même qui est devenue
entièrement dirigée et financée dans le but d'obtenir de nouvelles technologies. Le besoin
de débouchés technologiques rapides est ce qui oriente maintenant presque exclusivement
la recherche scientifique. Dans la plupart des pays, la communauté scientifique fonctionne
grâce à un système de subventions provenant d' organismes gouvernementaux, elle est donc
soumise à la politique à court terme d'élus toujours en quête de réélection, et donc
essentiellement soumise aux lois du marché économique.
On ne motive guère plus aujourd' hui la science à cause d'un questionnement sur la
nature et l'univers ou par émerveillement devant le cosmos, le vivant ou le microscopique.
En fait, l' interrogation enthousiaste, pour ne pas dire naïve, et une soif de contemplation
existent bel et bien chez bon nombre de technoscientifiques au début, ou à la toute fin, de
leur carrière. Mais les conditions économiques, matérielles et sociales dans lesquelles doit
s'opérer la recherche scientifique anéantissent souvent complètement ce sentiment, pourtant
naturel chez eux. Et ceux qui persévèrent envers et contre tous dans la voie de la « science
pour la science» ne manquent jamais de faire r~marquer que si les débouchés
technologiques de leur recherche ne sont pas évidents aujourd'hui, elles sont toujours
possibles et même probables à l' avenir, comme si c' était la seule justification possible et
rationnellement acceptable de la science. Pourtant, comme le fait remarquer Jacques Ellul
ans son livre La technique ou l'enjeu du siècle, la technique est une entité qui n'est devenue
que récemment entièrement dépendante de la science:
«Chacun sait que la technique est une application de la science, et, plus
particulièrement, la science étant spéculation pure, la technique va apparaître comme le
pont de contact entre la réalité matérielle et le résultat scientifique, mais aussi bien comme
le résultat expérimental, comme une mise en œuvre des preuves, que l' on adaptera à la vie
pratique. Cette vue traditionnelle est radicalement fausse. Elle ne rend compte que d'une
catégorie scientifique et d'un bref laps de temps: elle n'est vraie que pour les sciences .
physiques et que pour le XIXe siècle. On ne peut absolument fonder là-dessus soit une
considération générale, soit, comme nous le tentons, une vue actuelle de la situation. »7

Dans cet ouvrage, Ellul rappelle l' exemple de la machine à vapeur, une découverte
technique, réalisée à tâtons successivement par Caus, Huygens, Papin, Savery, etc. au
XVIIe siècle et qui n' a été expliquée que bien des décennies plus tard par la science 8.
L' inversion du rapport entre la science et la technologie est donc d'abord une affiliation
coopérative suivie d'un asservissement de la science par l'esprit technique. Il en résulte une

7 Jacques Ellul, La technique ou l 'enjeu du siècle, Librairie Armand-Colin, Paris, 1954, p. 5. À l' époque où
Jacques Ellul a écrit ce texte, les biotechnologies n' étaient qu' à leurs tout premiers balbutiements, d' où son
emphase sur le lien entre les sciences physiques et la technologie.
8 Ibid., p. 6. La thermodynamique qui explique les principes sous-jacents au fonctionnement de la machine à

vapeur est une science qui est apparue au XVIIIe et au XIXe siècle avec les travaux de Lavoisier, Carnot et
Mayer.
317

perte complète de liberté dans le domaine de la recherche scientifique, liberté qui était
garantie par l' aspect interrogatif de la science, sa proximité respectueuse avec les questions
relevant de la métaphysique et surtout son souci jamais négligé pour l'être humain.
Aujourd'hui la science se retrouve donc complètement au bout de la chaîne alimentaire
sociale, son intérêt propre passant loin derrière les intérêts commerciaux et technologiques
du moment. Cette inversion du rapport entre sciences et technologie est possibl~ment la
pire aberration de ce jeune XXIe siècle, pourtant déjà riche en contradictions. L' enjeu de
ce siècle n' est donc pas celui du siècle dernier, qui était de découvrir ce qu' implique la
technoscience, mais bien de ressusciter la science et lui redonner sa place dans la société
moderne. Il est tout aussi primordial que la technologie retrouve sa juste place, qui en est
celle d'un outil et non celle d'une finalité. On a besoin de la technologie, elle facilite la
communication et sauve des vies. La renier ou l'oublier équivaut à commettre une grave
erreur. Mais la technologie doit redevenir un moyen, non un but. Sinon, l 'humain ne se
ravalera pas au rang de la bête, ce qui serait peut-être un moindre mal, mais bien au rang de
la chose involontaire, ce qui serait véritablement un drame anthropologique, comme
l' entrevoit ironiquement Michel Henry dans la préface de son ouvrage La barbarie :
«C' est aux ordinateurs qu' il revient de rétablir une «communication ». Ce que la
pensée classique appelait «communication des consciences» et que la phénoménologie
contemporaine désigne encore sous le titre d' « intersubjectivité» - ce bouleversement
émotionnel en lequel quelqu'un, celui-ci ou celui-là, se faisait le contemporain d' un autre-
se ramène à l' apparition de messagés objectifs sur un écran. « Autoroute de l'information»
en effet où, comme sur les autoroutes, on ne distingue aucun visage. Commuriication où
personne ne communique avec personne, dont le contenu ne cesse de s'appauvrir en
fonction de sa vitesse. Communication d' informations donc, multiples, incohérentes,
coupées de toute analyse, de tout critère d'évaluation, de toute critique, de leur histoire, de
leur genèse, de toute intelligibilité - sans rimes ni raison. Il est grand temps d'introduire les
ordinateurs à l' école. À eux de faire cours. Communication d' informations semblable à
celle qui se produit entre les gênes. La « naturalisation» de l' homme sous toutes ses formes
et à travers de tous ses déguisements est le dernier avatar de l'a priori galiléen. L'homme
n' est pas différent des choses. »9

.Parce .que la technoscience est impossible à contredire sur son propre terrain à cause de
son efficacité interne, elle n' est donc critiquable que d'un point de vue philosophique ou
hUînaniste ou anthropocentrique. Vivre sous le dogme de la technoscience choque
l' intelligence car elle la renie, alors au nom de quoi doit-on donc subir la technoscience ? Si
la technoscience nous apporte un certain confort, une certaine puissance, elle exige en
retour un prix exorbitant, celui de notre autonomie spirituelle, de ce qui motive l'être
humain a vouloir savoir.

III. Vers les sciences naturelles dignes

La technoscience n' est donc pas la science telle qu'elle est souhaitable pour l' homme.
Pour la remplacer, l' alternative raisonnable est le retour des sciences naturelles dignes qui

9 Michel Henry, La barbarie, Quadrige, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 6.


318

sont, au sens très kantien du terme, les sciences de la nature redevenant elles-mêmes leur
propre finalité, se réappropriant leur but premier, qui est l' avancement de la connaissance
dans tous les domaines falsifiables expérimentalement. Une telle forme de recherche
scientifique diffère radicalement de celle qui sévit sous le dogme technoscientifique sur
trois points majeurs: Elle est libérée du joug de l'avancement technologique à tout prix,
elle est une science multidisciplinaire où la communication entre les chercheurs et avec la
communauté en général est toujours privilégiée sur l' unique efficacité technique ou la
rentabilité, et elle tient compte, au coeur de son activité, d' une éthique dictée par les
positions métaphysiques de sa contemporanéité.
La science digne n'est pas la renaissance de la science ancienne, logothéorique et
aristo-thomiste que Gilbert Hottois oppose à 'la technoscience contemporaine 10 , c' est plutôt
une science qui réalise la nécessité de sa filiation avec la philosophie. Dans le contexte
d' expérimentation et de mathématisation qui est au cœur de la science moderne, le
scientifique ne relègue pas l' éthique à une simple considération secondaire, non pertinente
et ennuyeuse, mais lui redonne sa place, qui n'est pas celle d'esclave et encore moins de
maître, mais bien d'égal dans la recherche du savoir.
La science digne est donc une résurgence de la science telle qu' elle est née dans
l'Antiquité, avec ce que cela implique de pure interrogation et d'esprit' contemplatif. Mais
elle est aussi cette science qui a acquis l' expérience et la sagesse de plusieurs siècles de
méthodes et de découvertes, et surtout la conscience de la dégénérescence que subit une
science livrée exclusivement à la technique. Dans cette optique la technologie retrouve, elle
aussi, sa juste place dans la structure de l'activité humaine, découlant de la science digne et
non orientant celle-ci, et ultimement soumise à l'éthique, redevenant précieuse et non plus
dangereuse pour l'humanité.
Il faut que la science recommence à réfléchir sur elle-même et par elle-même au cœur
de son agir quotidien, pas de façon constante, ce qui ne ferait que ralentir outrageusement
sa marche, mais périodiquement elle doit avoir le temps et les moyens de remettre en
question ses priorités, ses méthodes, ses fonctionnements internes et ses liens avec le reste
de la société. En plus de maintenir son efficacité opérationnelle, la science doit aussi
pouvoir se souvenir de ses fondements et considérer ses répercussions sur l'être humain.
Dans cette remise en question, seul le scientifique a les outils, les connaissances et les
expériences nécessaires à une critique réellement constructive de l' édifice scientifique en
place, mais encore faut-il que l'on permette au scientifique de prendre le temps de faire
cette critique, et non pas uniquement de courir de subvention en subvention.
La philosophie, de son côté, ne peut plus agir indépendamment de la science, elle se
doit de rétablir et d'entretenir un dialogue constant avec elle. Ce dialogue entre philosophes
et scientifiques est aujourd' hui quasi inexistant de façon concrète, ou sinon seulement en
marge de leur exercice respectif. La réunion des communautés scientifiques et
philosophiques se doit d'aller au-delà des colloques multidisciplinaires que l'on voit à
l'occasion poindre sur les campus universitaires, mais devenir un échange quotidien, pour
ne pas dire un échange banalisé, un échange normal et fréquent et non une anomalie
ponctuelle.
L' idée d'une science digne, d'un renouveau de la science et de la philosophie, et de
l' urgence de ce renouveau pour la société contemporaine n' est pas une idée nouvelle,
depuis toujours ces deux domaines .de l'activité humaine sont reliés par leurs racines. Ce

10 Gilbert Hottois, Le paradigm e bioéthique, De Boeck-ERPI, Bruxelles-Montréal, 1990, p.l7.


319

qui n' en fait pourtant pas une idée très répandue dans les milieux philosophiques et encore
moins dans les milieux scientifiques. Cependant, des penseurs de plus en plus nombreux
argumentent pour un renouveau (ou plutôt une renaissance) de la science, par exemple
Dominique Lecourt :
«Il est grand temps de rouvrir la question de l'union de la science et de la
philosophie. On aura compris que cette question ne relève pas de l' épistémologie:
c' est une des questions névralgiques ou, si l' on veut, stratégiques, de la modernité.
Cette réouverture demande que nous arrachions notre pensée de la science au
positivisme qui la domine, et que nous délivrions corrélativement la technique des
conceptions technicistes qui masquent à nos contemporains l' extraordinaire aventure
humaine - intellectuelle, culturelle "et sociale - dont elle est le théâtre. »11

Le remplacement graduel du paradigme technoscientifique par un nouveau paradigme


scientifique n' est pas un retour"à une mentalité pré-Lumières ou pré-industrialisation. Au
contraire, c' est parce que les conséquences d'une position résolument maté!ialiste et/ou
positiviste ont été mal interprétées il y a de cela deux ou trois cents ans, que la
technoscience a pu proliférer et devenir dangereuse pour l'humanité. Professer la science
digne n'est pas commettre l' erreur inverse, qui est la même, d' imposer une idéalité
philosophique abstraite à la réalité technique, politique et économique de la recherche
scientifique. C' est justement en ayant pris conscience de ce qu' impliquent les
débordements technologiques sur la vie des hommes qu' il faut maintenant détrôner la
technologie du sommet d' où elle semble diriger aveuglement la destinée de la science et
mettre à sa place une vision où la science et la technologie aide l'homme au lieu de
l' asservir.
Il est probablement défendable de soutenir qu' historiquement la science devait se
séparer de la philosophie (et du dogmatisme religieux) il Y a quelques siècles pour
s' épanouir dans ce qu'elle avait de plus riche à proposer à l'humanité. Mais pour la science,
comme pour l' adolescent rebelle qui doit pour s' émanciper quitter le domicile familial,
lorsqu'une certaine maturité l'habite il devient déraisonnable de continuer à renier ses
parents. De même, la science doit reconnaître, comprendre et réassimiler ses origines
philosophiques pour mieux progresser. La science a de toutes évidences réussi à se
soustraire de l' emprise dogmatique et politique qui la menaçait à une certaine époque de
l 'histoire. Mais après quelques siècles, elle est maintenant devenue technoscience, elle-
même dogmatique, car se refusant d' être contredite ailleurs que sur son propre terrain
mathématique et matérialiste, et donc néfaste, car refusant à l'homme les aspects spirituels,
émotifs, sociaux ou mystiques de son essence. En fait, la simple mention d'une nature
humaine est devenue anathème pour le technoscientifique.
Pour qu'un équilibre scientifique remplace le déséquilibre technoscientifique, d' étroites
relations, et surtout un dialogue constant, doit s'établir entre la science (incluant à la fois les
sciences naturelles et les sciences humaines), l'éthique, les positions métaphysiques sur
l'homme et le droit civil et légal. Ces relations prennent la forme d'un carré de "dépendance
réciproque entre les quatre domaines, relations qui loin d' être purement théoriques, ne
prennent leur sens que dans la pratique, par exemple dans l' exercice de la recherche
scientifique. L' éthique résulte d' une prise de position métaphysique sur l'homme. La
science est soumise à l' éthique et aux lois de la société qui balisent son champ de recherche

Il Lecourt, D. , Contre la peur Presses Uni versitaires de France-Quadridge Paris, 1999, p.77.
320

et ses méthodes. Finalement, la dépendance est complétée quand certains aspects de la


position métaphysique deviennent à la longue falsifiés ou indéfendables par les découvertes
de la science. La position métaphysique doit alors être révisée pour redevenir irréfutable
face à la science, de même que l' éthique qui en découle. Ce processus itératif vise
l' élimination des débordements qui surgissent quand l' exercice de la science est
complètement indépendant de celui du questionnement philosophique ou, à l' inverse,
lorsque se fige trop dogmatiquement la conception de ce qu' est l'être humain, en dépit du
savoir scientifique. L' éthique ne peut rester figée, pas plus que la science, à défaut de
dépérir.

IV. Éthique au cœur des sciences

L' éthique, la visée de la vie bonne, et la morale, la norme définissant l' agir humain,
sont au coeur de tous les débats de ce jeune XXle siècle. Ces débats sont encore plus
criants dès que l'on pénètre dans le domaine de la recherche scientifique et du
développement technologique. Quels sont les rôles du philosophe, de « l' éthicien » et du
scientifique dans ce débat? Le philosophe doit-il agir en gardien de la sagesse face à la
rationalité du scientifique? Faut-il bien plutôt penser que seules des lois provenant des
pouvoirs politiques et juridiques et des déontologies auto-prodiguées par l~s ordres
professionnels puissent définir les normes morales de la recherche scientifique?
On parle fréquemment du « regard de l' éthique sur les sciences », autant dans le monde
philosophique et dans celui de la recherche scientifique que dans les médias, sur les arènes
politiques et lors de conférences universitaires et publiques. Les discours entendus allant
d' un extrême à l' autre, de l'exaltation du «monde meilleur» promis par les nouvelles
découvertes technologiques jusqu' au catastrophisme d'une humanité réifiée par cette même
technique scientifique. Pourtant, une prémisse fondamentale de tous ces discours ne semble
jamais être remise en question, celle que le regard de l' éthique sur les sciences doit être
extérieur aux sciences elles-mêmes, comme si la science et les scientifiques étaient
incapables de questionnement éthique. Il est pourtant possible de proposer une
autre approche: l'intégration du questionnement éthique dans la formation scientifique et
celle de la décision morale dans 'l'exercice de la recherche scientifique. La place de
l' éthique peut s' avérer aussi importante que celles des mathématiques, des théories
scientifiques et des méthodes expérimentales dans la formation du scientifique, au prix d'un
certain sacrifice d' efficacité technique.
Si ce sacrifice d'efficacité dans le domaine de la recherche scientifique au profit de
l' éthique est justifiable et envisageable, reste alors une question cruciale: Quel cursus
philosophique pour la formation scientifique?
Ni la science ni la logique ne peuvent à elles seules démontrer ou expliciter la moralité.
Et la philosophie, gardienne 'de l'horizon éthique depuis ses tous débuts, peine à rester cette
gardienne tout en devenant en même temps l' auteur d' un discours résolument moderne,
post-métaphysique et convainquant sur l'éthique. Ce ne sont cependant pas les tentatives
qui manquent. Tous philosophes qui se respectent aujourd'hui font de l' éthique. Parmi
toutes ces tentatives de refondation moderne de l' éthique, les discours normatifs, kantiens,
aristotéliciens et autres, ne sont plus à la mode philosophique, on les lit plus par souci
historique que soucieux devant l' avenir. Car on veut une éthique qui soit tout aussi libérée
« d' a priorisme » que les consciences modernes se sont jadis libérées de « catéchisme ».
321

Mais la tâche n ' est pas simple et laisse souvent un goût amer au fond de l' âme. On voudrait
plus convainquant, comme la science est convaincante, mais aussi plus de sensibilité
humaine, comme l' art est sensible.
Dans le foisonnement actuel des discours éthiques, qu' un consensus général est loin de
démêler, quatre familles de discours apparaissent pourtant particulièrement plus
susceptibles de provoquer une réflexion sérieuse, et ce malgré leurs limites théoriques et
pratiques, limites impossibles à éviter dès qu' il est question d' éthique. Chacune de ces
familles relevant autant du sérieux de la démarche critique nécessaire à la philosophie que
de la sensibilité nécessaire à l' approche du phénomène humain. Le « programme éthique de
la formation scientifique» présentée ici ne peut être considéré que comme une simple
ébauche de réponse aux défis éthiques contemporains de la recherche scientifique.
Néanmoins, voici ces quatre paradigmes éthiques différents et complémentaires, dont la
pertinence dans l'horizon philosophique n' est plus à démontrer, et qui, en s' ajoutant aux
sources éthiques classiques, kantiennes et aristotéliciennes (et religieuses ?), formeraient
une base au développement du questionnement éthique et à la formation de la rigueur
nécessaire au choix moral professionnel du scientifique, voire de tout citoyen:

1. L' éthique de l' appel, de la promesse et de la responsabilité inspirée des


philosophies de E. Levinas, P. Ricoeur et H. Jonas, qui instaure une grammaire
d ' engagements pour l' avenir en réponse à l' appel d' autrui, à son visage et à sa
vulnérabilité, engagements fondateurs de sa propre identité et garants des
générations à venir.

11. L ' éthique de la discussion dans un modèle communicationnel, inspirée des


philosophies de 1. Habermas et de K.-O. Apel, qui place l' espace
communicationnel, la discussion que celui-ci permet et l' entente qui en résulte
au premier plan de l' élaboration de l' éthique, supplantant les approches
purement normatives ou déontologiques.

111. La morale d ' un «matérialisme serein », inspiree des philosophies de M ..


Conche et de A. Comte-Sponville, qui en renouant avec certaines traditions
antiques, tels l' épicurisme ou le taoïsme, renouvelle le projet ce qu' il convient
d ' appeler, selon le terme même de M. Conche, un «œcuménisme
philosophique» 12, à la fois conscient de la condition humaine et lucide devant
les progrès théoriques et techniques de la science.

IV. L ' éthique suivant l'exemple moral transmis par la culture, principalement à
travers les mythes antiques, tragiques et religieux, relus selon les perspectives
critiques de F.W.J. Schelling et de E. Cassirer et les perspectives
psychologiques de S. Freud, C.G. Jung et P. Diel, suivant cette idée que le
mythe parle sans se « dévoiler ».

Une étude exhaustive de chacune de ces avenues éthiques remplirait, et remplira sans
doute dans un proche avenir, de nombreuses thèses universitaires. Par souci de respect

12 Conche, M., Quelle philosophie p our demain ?, Presses Universitaires de France, Paris, 2003, p. 71 129-
131.
322

envers des œuvres qui clairement le mérite, il n' en serait fait ici ni critique hâtive, ni
louange impertinente. Qu' il soit simplement dit que l'immensité et la difficulté du
questionnement éthique permettent la cohabitation de toutes ces approches sans que le
sentiment critique inhérent à toute saine démarche philosophique n' en soit moindrement
flétri.
Cela dit, on peut penser que l' éthique de l' appel, de la promesse et de la responsabilité
est un peu trop ontologique, que les présupposées de l' éthique de la discussion sont un peu
trop utopiques, que les certitudes métaphysiques sur la nature de l' homme du matérialisme
sont un peu trop hardies ou qu' une relecture des discours éthiques de .la mythologie et de la
religion est un peu trop spirituelle. Soit. Une certitude demeure, c'est que l' éthique ne peut
vivre que par sa propre remise en question, et ce questionnement ne peut survivre qu' avec
l' apport de réponses vraisemblables et actuelles, réponses toujours imparfaites, mais
nécessaires, aux défis sans cesse renouvelés de l' éthique contemporaine et avenir,
précisément ce que ces quatre approches proposent. Le chercheur scientifique ne peut
devenir que plus lucide à leur contact.

Conclusion
Comment faire la science demain? Probablement pas comme elle ne se fait
aujourd' hui. L' intégrité de l' humanité dépend d'une résurgence saine de l' authenticité
originale de la science et de sa réunion avec la philosophie en une science digne intégrant
au cœur de son activité le questionnement éthique ou lieu de simplement le subir de
l' extérieur. Nous avons reconnu la technoscience pour ce qu' elle est et pour les dangers
qu' elle engendre pour l' humanité, et qu' une réhabilitation de la technologie comme moyen
et non comme une fin en-soi, est non seulement souhaitable mais nécessaire.
Tel Polyphème, le cyclope de l' Odyssée d' Homère, l' humanité sous le dogme de la
technoscience voit le monde d'un seul œil : l' œil matérialiste . de l'efficacité technique et
industrielle et du confort qu' il procure, se souciant trop peu des affamés ou des injustices.
Jadis, telle Circée la magicienne, la société médiévale occidentale sous le dogme religieux
voyait le monde à ,travers le mystère et le sacré, se souciant trop peu des affamés ou des
injustices. Dans les deux cas, c' est commettre une erreur de jugement, qui revient à
privilégier soit l'esprit soit la matière au dépend de l ' a~tre. Peut-être serait-il temps de
comprendre qu'il n' y a pas de primauté ni de l'esprit ni de la matière, il n' y a que notre
humanité à sauver de notre propre ignorance. Carl Gustav Jung l' a bien exprimé dans
L 'homme à la découverte de son âme:
« La disposition incoercible à puiser de préférence des principes explicatifs dans
l' ordre physique correspond à' l'extension horizontale de la conscience au cours des
quatre derniers ·siècles. Cette tendance horizontale est une réaction due à la verticalité
exclusive de l' ère gothique. C' est une manifestation de la psychologie des peuples
qui, à ce titre, se déroule toujours en marge de la conscience individuelle. Exactement
semblables aux primitifs, nous agissons d'abord de façon totalement inconsciente, ne
découvrant le pourquoi de notre action que longtemps après son accomplissement.
Entre-temps nous nous contentons d' une foule de rationalisations approximatives. Si
nous avions conscience de l' esprit de notre temps et davantage de sentiment
historique, nous reconnaîtrions que c'est en raison des recours abusifs adressés dans
le passé à l' esprit que nous donnons préférence aux explications puisées dans l' ordre
323

physique. Cette prise de consci~nce exciterait notre verve critique. Nous nous
dirions: il est probable que nous commettons maintenant l'erreur inverse, qui est au
fond la même. Nous surestimons les causes matérielles et nous nous figurons dès lors
avoir trouvé le mot de l'énigme, bercés que nous sommes par l' illusion de connaître
mieux la matière qu'un esprit «métaphysique ». Or la matière nous est. tout aussi
inconnue que l' esprit. Nous ne savons rien des choses dernières. Seul cet aveu nous
restitue l'équilibre. »13

Au lieu de penser la matière venant de l'esprit ou l'esprit venant de la matière, il


faut apprendre à penser l' esprit et la matière comme les deux faces d'une même pièce de
monnaie. Mais au-delà des concepts d' esprit et de matière, l' être humain doit réapprendre à
penser l' autre, à redécouvrir l'autre. « L' autre» ce n' est pas un individu imbu de liberté
personnelle, et ce n'est pas non plus une société anonyme et fonctionnelle, l'autre c' est le
juste milieu aristotélicien entre les deux. La science, tout comme le reste de l'activité
intellectuelle humaine, ne peut plus ignorer cet apprentissage nécessaire à notre modernité
en devenir, ce réveil à la raison qui dépasse le simplement rationnel et rejoint aussi l' émotif
et le spirituel.
Ainsi, le défi actuel de la science et de la technologie n' est plus de faire plus efficace,
plus gigantesque, plus fort et plus rapide, tout cela est déjà désuet pour l ' humain, tout cela
n'est déjà plus à son échelle, tout cela n' est plus nécessaire, n'est plus utile pour l'homme.
Le défi actuel de la science et de la technologie est plutôt de faire plus sage, plus
compréhensif, plus compatissant et plus humble. Pour mener à bien ce défi, peut-être ne
faudrait-il pas effacer trop vite les traces culturelles, mythologiques, religieuses et
traditionnelles que nous a livrées le passé .
. La réinvention de la science ne peut se faire qu'à travers l' éveil personnel et
professionnel au questionnement éthique, autant chez le physicien et le philosophe que chez
le politicien. Le comité d' éthique contemporain n' est somme toute rien d' autre que la mise
en commun de ce questionnement éthique qu' il importe de développer sainement, au cœur
de la recherche scientifique comme au cœur de toute profession.

13 Carl Gustav Jung, L 'homme à la découverte de son âme, trad. fr. Roland Cahen; Payot Paris, 1979 p. 39.
324

2. « « Pourquoi je suis un indéterministe » de Karl Popper et


l'intelligence»

publié dans Intelligence animale, intelligence humaine, Paris, Vrin, 2008, pp. 244-254.
(Compte-rendu du colloque « Évolution et Intelligence» du groupe de recherche
multidisciplinaire, « Évolution biologique, philosophie et théologie », Paris, 14 décembre
2006.)
325

« Pourquoi je suis un indéterministe » de Karl Popper et


l'intelligence
Yves Larochelle
Ph.D. physique expérimentale, doctorant en philosophie
Faculté de Philosophie, Université Laval, Québec, Canada

Résumé: Karl R. Popper définit trois types de déterminisme: religieux,


métaphysique et scientifique. Il réfute le déterminisme scientifique sur la base même
de la définition du discours théorique scientifique, qui est falsifiable et inachevé. Il
souligne aussi qu' il est important de ne pas confondre le monde physiqué et le monde
de nos énoncés théoriques. La compréhension de l'intelligence selon l' évolution
biologique devrait s'opérer dans ce cadre popperien.

Abstract: Karl R. Popper defines three kinds of determinism: religious,


metaphysic and scientific. He refutes scientific determinism on the basis of the
definition of a scientific theory, which is falsifiable and unfinished. He also
emphasizes how important it is not to confuse the world of physical reality with the
world of. our theoretical theses. Understanding of intelligence within biological
evolution should be achieved within this popperian context.

Mots-clefs: Épistémologie, Intelligence, Évolution biologique, Théorie scientifique, Karl


Popper.

Introduction : Trois sortes de déterminisme


L' épistémologue Karl R, Popper critique la notion de déterminisme dans son ouvrage
L 'univers irrésolu (The Open Universe 1). Popper se propose d' invalider la vision du monde
du déterminisme « scientifique ». Ce rejet du déterminisme en science ne s' applique pas
seulement aux ' événements de nature microscopique à l' échelle quantique, dont les aspects
probabilistes ont fortement ébranlé la vision mécaniste et déterministe de l' univers au début
du 20 e siècle, mais aussi à F échelle macroscopique2 . Sa position est qu'une théorie
scientifique, malgré la précision avec laquelle ses précisions s'accordent à cJes mesures
expérimentales, ne permet pas de prédire exactement l'avenir. Se tenant en deçà du débat
sur le libre arbitre, l'argumentation de Popper touche directement la notion même de
théorie scientifique et de leur vérification (ou «falsification») expérimentale. En fait,
Popper admet candidement que le problème classique du libre arbitre ne l'intéresse pas (< 1
am merely bored by the analysis of the meaning of the words jree ' and 'will ', ... >/) , et que
son intérêt se situe au niveau des faits et de l' exercice de la science.
Quelques définitions s' imposent avant de passer à l' argumentation comme telle. Popper
distingue tout d' abord trois types de déterminisme: religieux, scientifique et métaphysique,
et précise que bien des confusions proviennent du mélange de ces différents concepts de
déterminisme. Le déterminisme religieux est relié à l'omnipotence et l'omniscience divine

1 Popper, K.R., The Open Universe, Londres et New York, Routledge, 2000 (1 ère ed.1982), TOP ci-après.
2 TOP, p. 2.
3 TOP, p. 41.
326

et adhérer ou non à ce type de déterminisme est plus une question de foi religieuse que
d' épistémologie. De plus, comme l' omnipotence divine reste indéfinie par rapport au
passage même du temps, la nature de ce déterminisme est ambiguë du simple point de vue
causal, et certainement irréfutable scientifiquement. On sait que pour Popper, l' irréfutabilité
d' un discours est un critère de démarcation net entre la science et la métaphysique.
Le déterminisme scientifique est la prétention que si l' on connaît assez bien les lois
physiques (et chimiques, biologiques, etc.) de la nature et que l' on est capable de faire des
mesures expérimentales assez complètes et précises, il est possible de prédire exactement
les événements futurs à partir de données antérieures, quitte à recourir au concept théorique
du « démon de Laplace», qui connaîtrait exactement et instantanément la position et la
quantité de mouvement de tous les corps de l' univers. L' histoire du déterminisme en
physique est lié à la notion de «grande horloge de l'univers» suivant la mécanique
newtonienne et galiléenne et au concept de « lois de la physique », se distanciant de plus en
plus, Laplace en tête, de la notion déiste voltairienne d'un « grand horloger» de l'Univers.
Finalement le déterminisme métaphysique, qu' on appellerait probablement de nos jours
le déterminisme « ontologique », est la doctrine qui prétend que le futur est tout aussi fixe
que le passé, sans affirmer qu' il est connaissable ou prédictible. Ce déterminisme est
finalement une forme d' agnosticisme vis-à-vis de la possibilité de pouvoir prédire les
événements physiques sur des bases logiques, causales et expérimentales. Ce déterminisme
est également irréfutable, et déborde donc du champ de l'épistémologie, bien qu'on puisse
en débattre au niveau philosophique et métaphysique.

« Pourquoi je suis un indéterministe »


Popper rejette l' idée de déterminisme en général sur une base intuitive et, de façon plus
significative, réfute le déterminisme scientifique sur des , bases épistémologiques, pas
seulement au, niveau quantique, mais aussi à l'échelle macroscopique classique. Il rejette
aussi le déterminisme métaphysique selon une argumentation philosophique. Il ne tente pas
de réfuter le déterminisme religieux.
Son rejet du déterminisme en général sur un argument intuitif est classique: C'est la
prétention que même en connaissant parfaitement toutes les lois de la physique et de la
chimie, et très exactement la physiologie et la biographie de Mozart, il aurait été impossible
de prédire la composition exacte sa 40 e symphonie avant la naissance de celui-ci.
L' alternative serait d'accorder une omniscience divine à la science, ce qui nous ramène au
problème, non scientifique .et non épistémologique, du libre arbitre 4 • Un exemple comme
celui-ci frappe l' imagination, mais ne constitue pas une argumentation, tout au plus il ne
permet que de rester sceptique face au déterminisme.
La réfutation de Popper du déterminisme scientifique, beaucoup plus pertinente, repose
sur le concept même de théorie scientifique. Une théorie scientifique n'est pas une image
de la réalité, mais une conjecture permettant d' expliquer des faits expérimentaux. Une
analogie peut se faire entre les théories et des filets de plus en plus fins servant à attraper
des poissons précis, dans le cas de la science, des aspects physiques du monde réel. Les
mauvais filets, soit les théories contredites par l' experience, sont éliminés, car ils
n'attrapent pas les poissons. Mais ces théories ne sont des instruments dans notre quête de

4 TOP, pAl.
327

compréhension de la réalité, et non des représentations fidèles ou fiables de celle-ci. Un


filet théorique nous permet de cerner et de retenir un des aspects de la réalité, mais ses
mailles ne sont pas le poisson recherché. Si théoriser nous permet de mieux comprendre le
monde naturel, la théorie ne peut en aucun cas se substituer à la nature.
Généralement, autant en physique qu' en chimie ou en biologie, on veut qu'une théorie
ait un pouvoir prédictif testable et soit aussi simple que le permettent les exigences de
précision dans les mesures empiriques. Mais il n' est pas justifié d' inférer de ces qualités
recherchées dans le discours et les équations que la réalité est réellement simple ou
déterminable ou totalement compréhensible rationnellement à partir du succès prédictif
d' une théorie. Toute théorie scientifique étant inachevée selon la définition
épistémologique de Popper, et ne s'adressant qu' à certains aspects de la réalité, et se
limitant à des phénomènes précis et ponctuels 5 .

L' interprétation actuelle des confirmations expérimentales les plus étonnantes de la


mécanique quantique, l' interprétation de Copenhague (élaborée par Niels Bohr et Werner
Heisenberg en 1927) soutient justement cette idée de la,théorie quantique comme un outil
prédictif expérimental et non comme une image, fidèle de la réalité microscopique. Le
principe d' incertitude de Heisenberg implique que lorsque l'on mesure une quantité
physique au niveau quantique on ne peut connaître précisément à la fois sa position et son
énergie. En pratique c' est souvent l'énergie qui est intéressante théoriquement, d' où les
notions de nuages de probabilité de position (ou orbitale) et de niveau d' énergie (dont
l'émission spectroscopique de rayonnement électromagnétique peut être mesurée très
précisément). Mais cette théorie implique que lors d'une mesure, la fonction d'onde
probabiliste associée à une particule « s'effondre» lors de l'intervention d' un observateur
intervient, ou dès que le milieu microscopique interagit lui-même avec la particule, selon la
théorie plus récente de la « décohérence ».
Qu'en conclure sur la nature réelle du monde? Absolument rien selon l'interprétation
de Copenhague: la mécanique quantique prédit précisément le résultat statistique de
mesures expérimentales. Lui faire dire quoi que ce soit d' autre sur la nature de la réalité est
une forme de spéculation injustifiée. Depuis l'acceptation générale, mais assez laborieuse,
de l' interprétation de Copenhague par la communauté scientifique, plusieurs physiciens et
philosophes ont essayé de trouver une interprétation plus satisfaisante à,la réalité quantique.
Mais aucune de ces nouvelles interprétations de la mécanique quantique ne parvient à
formuler une théorie cohérente sans faire intervenir des forces, des univers parallèles ou des
effets agissant à distance encore inobservés, la plus célèbre et pertinente d' entre elles étant
probablement celle des «variables cachées» David Bohm. Et à ce jour, aucune
interprétation ou théorie alternative n' a pu offrir une prédiction confirmée par des mesures
expérimentales qui supplanterait le modèle dit « standard» de la mécanique quantique,
malgré le fait que ces alternatives offrent souvent une image plus intelligible, bien que
souvent beaucoup plus complexe, de l'univers.
De plus, l'observateur lui-même ne peut plus être exclus du système étudié, puisque
c' est son intervention qui fait effondrer la fonction d'onde de probabilité associée, et
comme on ne peut pas se mettre à l' extérieur du monde pour le mesurer, toute conclusion
sur une réalité déterministe devrait trouver le moyen d' inclure l'observateur, qui est

5 TOP, pA3.
328

actuellement négligé dans l'exercice scientifique, mIS à part son rôle de mesureur
impassible6 .
Délaissant momentanément Popper, deux notes supplémentaires sur la théorie
quantique et le déterminisme se doivent d'être discutés:
1. La réalité quantique n' est pas indéterministe qu'à cause de sa nature probabiliste. En
1935, Einstein avec deux collègues, B. Podolsky et N. Rosen, avait proposé une expérience
qui invaliderait la mécanique quantique, car elle impliquerait un transfert d' information
dépassant la vitesse de la lumière. Mais le français Alain Aspect a réalisé une expérience
impliquant la polarisation de photons dans les années 1980 qui a démontré qu'en effet il y
avait bel et bien évidence d'un échange d' information dépassant la vitesse de la lumière ou
encore présence de variables cachées non-locales et inconnues du modèle standard. Ce qui
a donné lieu depuis à une avalanche d'articles sur la « téléportation » de l' information dans
les journaux de physiques. Évidemment, un transfert d' information dépassant la vitesse de
la lumière remet en cause les idées de causalité et de déterminisme. Cependant, même si le
phénomène d' échange instantané d' information à l'échelle quantique semble bien réel, cela
ne remet pas vraiment en question le modèle quantique standard ou l' interprétation de
Copenhague. Le « cheval de Troie» d' Einstein pour réfuter la mécanique quantique s' est
, donc transformé en un rempart défendant cette théorie.
2. Si la causalité et le déterminisme sont des concepts insuffisants pour expliquer
complètement la réalité physique, il en va de même à l'échelle psychique. Durant les
années 1950, le physicien Wolfgang Pauli et le psychologue Carl Gustav Jung ont fait
l' ébauche d'une explication théorique pour rendre compte de certains phénomènes autant à
l'échelle quantique qu' à l'échelle humaine et psychologique qu' ils ont appelée, la
« synchronicité », qui implique l'existence des liens significatifs de nature acausale entre
deux événements, expliquant les coïncidences significatives et inexplicables et les
interactions physiques « à distance ». Si l'idée est intéressante, et remet en cause les notions
habituelles de causalité et de déterminisme, elle n' a pas vraiment pu se développer en une
théorie cohérente après la mort de Pauli en 1958 et celle de Jung en 1961 7, l'ère des
véritables collaborations actives entre physiciens et psychologues (et biologistes, et
neurologues, etc.) n'étant pas encore réellement venue.
Revenant à Popper et concernant le déterminisme métaphysique, mentionnons qu' il le
reconnaît comme irréfutable épistémologiquement, mais discutable philosophiquement. Il
prétend que la réalité est peut-être analogue à un film déjà produit qui se déroule devant
nous, mais rien dans notre expérience sensible ne nous incite à le penser, et si c' était le cas,
le futur serait absolument redondant et superflu, car entièrement compris dans le passé, ce
qui détonne avec 1~ idée de simplicité, recherchée dans toute théorie (argumentation
provenant d'une discussion privée entre Popper et Einstein8). Cela dit, l'argumentation pour
ou contre le déterminisme métaphysique revient un peu à la question de la conscience
intime du temps qui occupe la philosophie depuis ses débuts. Une illusion impénétrable du
mouvement serait en fin de compte, au niveau de la possibilité de connaissance humaine,
identique à la réalité « naïve» du mouvement.

6 TOP, p.78.
7 Jung, C.G., Synchronicité et Parace/sica, trad. fr. C. Maillard et C. pflieger-Maillard, Albin Michel, Paris,
1988, Jung, C.G. et W. Pauli, Atom and Archetype: the Pauli/Jung Letters, 1932-1958, Princeton University
Press, Princeton, 2001 , Peat, F.D., Synchronicity, Bantam Books, New York, 1987.
8 TOP, p.90.
329

Les trois mondes


Un autre argument contre le déterminisme scientifique est l' imperméabilité résiduelle
entre le monde des concepts humains et celui de la réalité physique. Popper considère que
l' on peut séparer notre connaissance en trois «mondes». Le Monde 1 est le monde
physique des objets et des champs de force, incluant la chimie et la biologie, le Monde 2 est
le monde psychologique, incluant la psychologie animale, c' est le monde des émotions, des
désirs et des peurs, et le Monde 3 qui est le monde des énoncés humains, incluant les
discours théoriques, éthiques, politiques, etc. À part quelques démonstrations
mathématiques du Monde 3, par exemple: «les trois angles d' un triangle en ' géométrie
plane font toujours 180 degrés », la certitude objective n' existe pas dans le Monde 3. Si la
réalité des Monde 1 et 2 n' est pas à remettre en doute, ce qui serait un scepticisme poussé à
son paroxysme, presque la totalité des discours du Monde 3 ne sont ni définitifs, ni absolus
ni certains 9 •
Notre univers doit être considéré conime en partie soumis à la causalité, en partie
probabiliste, au sens de la mécanique quantique, et en partie ouvert ou indéterminé. On peut
justifier cette ouverture ou cet indéterminisme selon . plusieurs argum.entations de type
différent, en invoquant le libre arbitre ou encore le théorème d' incomplétude de Godel (on
à toujours besoin dans un système théorique de présupposés extérieurs à ce système) ou en
reconnaissant que le discours théorique du Monde 3 ne sera jamais complété. En ce sens,
une vision scientifique déterministe est une prétention doublement erronée,·car elle réduit le
Monde 1 de la réalité physique au Monde 3 de nos énoncés théoriques falsifiables, ceux -ci
ne pouvant jamais, par ailleurs, être considérés définitifs.
Un discours théorique ne doit jamais se méprendre en disant que «le monde est tel
que ... », mais plutôt" toujours se limiter à dire que « telle théorie» nous permet de prédire
«tel résultat» lors d' une situation expérimentale contrôlée. La nature du Monde 1, et
occasionnellement aussi du Monde 2, nous est plus compréhensible et moins surprenante
grâce au discours scientifique, mais jamais celui-ci ne peut se substituer au Monde 1, se
substituer à la nature elle-même.

Popper et l'évolution
Pour Popper, la théorie darwinienne de l' évolution ne possède pas le pouvoir prédictif
sur une mesure falsifiable expérimentalement nécessaire à une théorie scientifique dans son
sens le plus strict. Il est impossible de prédire précisément l'évolution et les mutations d' un
être vivant donné, et même si on comprend de mieux en mieux «en général» les
mécanismes et les « lois» de l'évolution, soit la complexité du phénomène, soit la nature
de celui-ci nous empêche d' accorder à l'évolution biologique le même statut qu' aux
théories physiques ou chimiques ou, a fortiori , aux théorèmes mathématiques. Cela dit, la
théorie de l' évolution demeure la meilleure hypothèse téléologique en biologie, n' ayant
aucun adversaire sérieux 1o . Il doute fort aussi que la biologie puisse un jour se réduire

9 TOP, p.11 4.
10 TOP, p.l50.
330

complètement à la chimie et à la physique, mais ne peut exclure cette possibilité dans le


futur.
Dans l' optique popperienne, la théorie de l' évolution se situe au même niveau que la
théorie psychanalytique, c' est-à-dire que c' est un champ d' investigation métaphysique
valable et même nécessaire, qui pourra, peut-être; éventuellement mener à d'authentiques
théories scientifiques. Il ne s'agit bien sûr pas ici de privilégier un quelconque statut .plus
« scientifique» de la physique ou de la chimie sur la biologie, mais bien de reconnaître la
véritable portée épistémologique des différents discours théoriques.

Deux discussions sur l'intelligence, dans l'optique de


l'indéterminisme:
1. Comment caractériser l 'apparition de l 'intelligence selon
l 'indéterminisme scientifique ?

On peut postuler conjecturalement que l ' évolution graduelle et imprédictible de


l' intelligence, suivant l' idée qu'un degré inférieur d' intelligence, soit de conscience de soi,
de mémoire et de curiosité, favorise l'apparition d'un degré supérieur d' intelligence. Cette
évolution, dépendant à la fois de l'individu et de son environnement, n'est pas prédictible,
mais son processus est traçable et intelligible. Par exemple, selon l'idée que le
développement de l' intelligence favorise la survie de certains individus et que son
développement est donc privilégié biologiquement.
On peut, comme deuxième hypothèse, supposer que l' apparition de l' intelligence est
une série d'accidents évolutifs dont la finalité ne. peut avoir été prédite, ni l' apparition
expliquée à rebours, du moins pas selon les conditions physiques et biologiques initiales.
La notion, ambitieuse mais encore très lacunaire, d'émergence de caractéristique ·inédite
dans les systèmes complexes composés d'éléments plus simples peut être associé à cette
deuxième option.
Ces deux options peuvent être comparées aux points de vue gradualiste et ponctualiste
de la théorie de l' évolution. En fait si on admet, ou si l' on postule, que les nouveaux choix
de comportements que permet l' intelligence contribuent de façon significative au
développement du cerveau, et que différents comportements ont différentes conséquences
neurophysiologiques, il n'y a que la vision gradualiste du développement de l' intelligence
selon l' évolution qui semble appropriée.
Mais comme on se situe ici à l'intersection entre la psychologie, la biologie et la
chimie, et que l' on sait les gouffres et le manque de communication qui existent encore
entre ces différents domaines de recherche, aucune conclusion n'est possible pour le
moment. Il serait peut-être à propos de paraphraser ici le «bon mot» de Popper: La
division du savoir ne fait finalement l' affaire que des divisions administratives des
universités. Il

Il « There are no subject matters; no bran ch of learning-or, rather, of inquiry: there are only p roblems, and
the urge to solve them. A science such as botany or chemistry (or say, physical chemistry, or
electrochemistry) is, 1 contend, merely an administrative unit. University administrators" have a difficult job
anyway, and it is a great convenience to them to work on the assumption that there are some named
subjects.» , Popper, K. , Realism and the Aim of Science, Routledge, Londres-New York, 2000, p. 5.
331

-2. Comment expliquer la persistance de la notion de déterminism-e chez les êtres


intelligents?

Le déterminisme est tout simplement une idée très séduisante pour l' intelligence. Au
plan philosophique, elle permet de se dispenser, du moins en partie, des interrogations
métaphysiques sur le fonctionnement du monde. Au plan psychologique, elle est associée
avec l' idée de contrôle et de possession. Au plan scientifique, elle accorde une prééminence
incontestable et une confiance inconditionnelle aux discours théoriques démontrés
empiriquement. Au plan politique, elle peut même agir comme arrière-plan à une pensée
historiciste. Mais ces aspects séducteurs, et souvent réducteurs, du déterminisme pour
l' intelligence, s' ils peuvent expliquer la ténacité et la longévité du concept, n'en sont
néanmoins aucunement des justifications scientifiques ni philosophiques.
Que la science doiv.e pouvoir prédire le résultat de mesures expérimentales, cela va de
soi. De là à dire que la nature de la nature est d' être prévisible, il n'y a qu' un pas à faire. La
lucidité et la sagesse qui fait de la science un trésor ~st peut-être justement de douter et de
questionner les pas les plus faciles à faire et les plus vraisemblablement évidents. La
« vérité» de la nature n' est pas, et ne sera sans doute jamais, dans nos discours théorique,
elle est dans la nature elle-même qui ose parfois se dévoiler le temps d' y entrevoir sa
beauté. L' intelligence c' est de voir cette beauté à travers le voile.

Conclusion
1. Le déterminisme religieux ou métaphysique échappe aux limites de l' investigation
scientifique, on ne peut donc pas utiliser indistinctement et sans nuance la notion de
déterminisme dans une argumentation philosophique ou scientifique sur l' intelligence.
2. L'indéterminisme scientifique proposé par Popper, devrait être un des présupposés
d'investigation philosophique du phénomène de l'intelligence. Le monde est « ouvert» et
ne se laisse pas enfermer dans nos discours théoriques scientifiques.
3. L" intelligence a-t-elle produit le concept de déterminisme pour se symboliser une
réalité plus fondamentale, qui la dépasse? Le déterminisme serait-il une conceptualisation
moderne du « KOcrJ.lOÇ » au sens pythagoricien·d'ordre de l'Univers?
Pour reprendre le vocabulaire d'Ernst Cassirer dans sa Philosophie des formes
symboliques l 2 , le déterminisme serait-il une forme symbolique chargée d'énergie
spirituelle, un analogue scientifique d'un symbole linguistique, mythique ou religieux?
Si l' intelligence veut du déterminisme, est-ce parce qu'elle s' y reflète, si reconnaît et si
comprend, ou au contraire, parce qu'elle hésite et craint de rechercher ce qui la
dépasserait?
Ces questions, comme le monde physique et l'Univers, restent ouvertes.

(Conférence à la convention des Fellows for the Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences à
Stanford, Californie, Etats-Unis, en Novembre 1956.)
12 Cassirer, E. , La philosophie des formes sy mboliques 1. Le langage, trad. fr. O. Hansen-Love et J. Lacoste,
2. La p ensée mythique, trad. fr. 1. Lacoste, 3. La phénoménologie de la connaissance, trad. fr. C. Fronty, Les
Éditions de Minuit, Paris, 1972.
332

3. « Opposition, démarcation et intimité: réflexion éthique concernant la


science et le mythe selon Popper et Cassirer»

Article accepté pour publication par la Reyue Philosophique de Louvain


333

Opposition, démarcation et intimité: réflexion éthique


concernant la science et le mythe selon Popper et Cassirer
INTRODUCTION
« La morale concerne l'individu dans sa singularité. Le critère de ce qui est juste et
injuste, la réponse à la question, que dois-je faire? ne dépendent en dernière analyse ni des
us et coutumes que je partage avec ceux qui m ' entourent, ni d'un commandement d' origine
divine ou humaine, mais de ce que je décide en me considérant. » (Arendt H. , 2005, p ~
125). "
Comment réconcilier ces paroles de Hannah Arendt avec la tendance académique
actuelle de faire de l'éthique un domaine d' expertise de la philosophie appliquée régissant
l' exercice professionnel? L' importance économique et politique grand~ssante des intérêts
corporatifs commerciaux, le désintéressement pour la religion dans les pays les plus
industrialisés et l' apparition de possibilités technologiques inédites, notamment dans le
domaine biologique, sont en train de modifier considérablement la portée et l'usage du sens
moral commun et de faire de l' éthique un enjeu philosophique plus politique que personnel.
Les spéculations antiques sur la vie bonne et l' évaluation critique des normes morales
kantiennes font place à une recherche d' éthique fondée sur la rationalité et la démocratie,
célébrant une forme de liberté individuelle se refusant à toute approche dogmatique,
doctrinaire ou trop idéologique.
Mais le discours éthique contemporain est loin d' être uniforme, le choix moral est
devenu l' objet d' une science, l' éthique, dont les écoles de pensée se multiplient. On ne
parle d' ailleurs déjà plus d' éthique dans les universités, mais de différentes tentatives de
classification méta-éthique. S' il règne une certaine confusion morale, ce n' est pas parce que
les différents discours pris isolément sont incohérents, au contraire, mais plutôt parce qu' ils
sont souvent incompatibles entre eux.
Les définitions de type normatif de l'éthique, d'inspiration aristotélicienne ou
kantienne par exemple, sont les bases incontestables de la réflexion éthique actuelle, mais
prises isolément elles sont devenues insatisfaisantes pour le philosophe d' aujourd'hui, car
elles restent muettes sur leurs fondements, sur ce quoi reposent les prescriptions éthiques et
surt.out sur le pourquoi de leur vérité et de leur universalité. À l'heure de la pensée critique,
de la rigueur scientifique et du multiculturalisme, la morale normative ne suffit plus. La
philosophie éthique doit maintenant être recherchée, discutée, méditée et comprise, et non
simplement répétée ou apprise. L' enjeu éthique de l' époque contemporaine se résume
probablement à cette prise en charge responsable du souci éthique par chaque individu,
chaque citoyen, chaque travailleur.
L' objectif de cet article est le rapprochement, théorique et pratique, entre deux
domaines de la pensée déterminants, bien que non les seuls, dans l' élaboration des discours
sur l' éthique: la technique scientifique et la religion. Pour tenter de dénouer l' impasse qui
oppose les considérations éthiques reposant sur l'esprit technologique de celles ayant une
base religieuse, il convient de remonter à la source de leur opposition et de retrouver
comment le mythe, qui engendre et qui est au cœur de la religion se différencie de la
science, qui engendre la technologie.
La question centrale qui se pose est donc celle-ci ': comment les "discours mythiques et
scientifiques, déclarés depuis des siècles comme incompatibles ou incomparables par la
philosophie, peuvent-ils, dans les faits , éclairer simultanément le jugement éthique ?
334

À l'âge de la confiance totale dans la méthode scientifique qui est le nôtre, autant dans
les milieux académiques que politiques et médiatiques, peut-on parler de « vérité », voire
de pertinence, pour peu qu' on s' éloigne du domaine des sciences naturelles ? Le départage
de ce qui est scientifique de ce qui ne l' est pas n ' est plus une question actuelle, il s' agit bien
plutôt de départager ce qui appartient maintenant au domaine scientifique de ce qui n'y est
pas encore. Et lorsque que s' effectue le passage du domaine de la vérité scientifique à celui
de l' éthique, à la fois comme horizon individuel et comme pacte social, quel rôle reste-t-il
au mythe, à supposer qu' on reconnaisse encore un droit de parole à ce dernier?
L ' histoire des relations entre le mythe, la religion, la science et la philosophie a donné
lieu à des prises de positions très variées, et souvent très rigides. On pourrait même être
tenté, probablement à tort, de conclure que les avis sur la question sont si nombreux et si
irréconciliables qu' il est inutile d' en débattre. Aux antipodes du débat, on retrouve des
attitudes de philosophes anti-scientifiques, à l' exemple du «Nous, savants» de Nietzsche
dans son Par delà le bien et le mal, et des attitudes de scientifiques anti-métaphysiques,
dont Le hasard et la nécessité et « l' éthique de la connaissance» de Jacques Monod est un
exemple récent et représentatif (Monod J., 1970, pp. 207-223), parmi beaucoup d' autres.
L' incompatibilité du logos et du muthos est si universellement considérée comme allant
de soi par les philosophes et les scientifiques qu' elle n' est pratiquement jamais remise en
question. Mais dans les faits, très peu de philosophes ont consacré l' énergie et la patience
nécessaires à l' acquisition de suffisamment de connaissances sur les théories scientifiques
et sur les traditions mythologiques pour être en mesure de se prononcer de façon pertinente
sur les fondements et sur les conséquences de leur opposition. Karl Popper, en définissant
le critère de démarcation entre la science et la non-science ou métaphysique, et Ernst
Cassirer, en retraçant l' opposition fondamentale entre le sacré et le scientifique, font
exception. En tentant, dans ce qui suit, d'explorer les arguments de ces deux importants
philosophes contemporains, nous espérons jeter de la lumière sur certains dilemmes qui
découlent de nos jours, en philosophie et en éthique, de l' incompatibilité présumée entre
mythe et science~
La principale force de persuasion du discours scientifique, et la source de son acception
généralisée, tient à son vocabulaire précis et bien défini et à ses assises expérimentales.
Avant d'entreprendre l' étude des liens et des oppositions entre la science et le mythe, nous
croyons donc utile de bien définir, dans la mesure du possible, ce que l' on entend par
mythe, par métaphysique et par religion, tout en demeurant conscient du caractère quelque
peu réducteur et incomplet de telles définitions au regard de la complexité et de la difficulté
des réalités qu' elles visent. Le but de pareilles définitions est essentiellement de permettre
de minimiser les confusions possibles dans l' argumentation qui suit, et non de circonscrire,
conceptuellement et encore moins empiriquement, l' ensemble des phénomènes humains
entourant le mythe et la religion.
Dans l' argumentation qui suit, le domaine du discours métaphysique est délimité de
façon négative selon le critère de démarcation du domaine du discours scientifique tel que
défini par Popper dans la section ci-après. Un discours métaphysique qui tenterait de
s' arroger une validité scientifique est défini comme non-science ou pseudo-science, mais,
en revanche, tout discours pseudo-scientifique n' est pas nécessairement métaphysique. Un
discours métaphysique doit proposer une description et une explication de la réalité qui ne
fasse pas partie du discours scientifique, selon le critère de Popper. Le discours religieux
est représentatif des croyances et des doctrines des différentes communautés religieuses.
Même si le discours religieux peut être conscient et respectu"e ux du discours scientifique, il
335

est essentiellement un discours métaphysique, reposant sur un mythe fondateur. Dans le cas
des principales religions monothéistes ce mythe est la révélation divine transmise par les
prophètes ou le Messie. Cette définition est également valide pour les mythes plus anciens
et les religions polythéistes qui en découlaient. En ce sens, le discours mythique est
considéré ici comme la base de la foi religieuse et des rituels qui la célèbrent, selon
l' expression de Georges Gusdorf: « le rite vise le mythe» (Gusdorf G. , 1953, p. 24). Du
point de vue de ces définitions, reconnues comme incomplètes et discutables mais évitant la
confusion possible sur les termes utilisés, le discours mythique est le discours
métaphysique au cœur du discours religieux, en tant que précurseur de ses rites et de ses
dogmes.
Cette désambiguïsation sur les liens entre la métaphysique, le mythe et la religion étant
accomplie, les arguments de Popper et de Cassirer sur la science et le mythe peuvent
maintenant être examinés. Démarcation CONSEILLE

POPPER: DÉMARCATION ENTRE SCIENCE ET NON-SCIENCE ET INSPIRATION MYTHIQUE


CONJECTURALE
Popper soutient qu'une théorie scientifique est nécessairement un discours dont on peut
douter de façon critique et que l' on doit pouvoir tester empiriquement. Une théorie
scientifique est par définition une conjecture falsifiable et une théorie scientifique valide
actuellement en est une qui n'a pas encore été falsifiée de façon empirique, bien qu' elle
puisse l'être éventuellement et remplacée par une nouvelle théorie (Popper K. , 2002, pp.37-
73, Popper K. , 2002b, pp. 43-86). Toute théorie naît et meurt en tant qu'hypothèse ne
survivant que jusqu'à ce qu'elle soit contredite par des observations empiriques répétées ou
l'arrivée d' une hypothèse non falsifiée plus générale, ou plus simple, subsumant la
première et l' incorporant comme un cas particulier.
La certitude objective n'est pas constituée par l'ensemble des théories scientifiques
valides. Popper propose un découpage du monde entre le Monde 1, le monde physique, le
Monde 2, celui de nos expériences conscientes et le Monde 3, le monde du contenu logique
des livres ou des mémoires informatiques, et mis à part quelques preuves simples et valides
du Monde 3, comme les démonstrations géométriques, la certitude objective n' existe tout
simplement pas (Popper K. , 1979, pp. 74 et 79). Dans ce contexte, la question de
validité éternelle et absolue d' un discours scientifique actuel, que ce soit en physique, en
chimie ou en biologie, ne se pose même pas, et la certitude pratique qu'on accorde à une
théorie ou à une autre est proportionnelle à sa longévité et à son succès explicatif et
prédictif.
Le critère de démarcation entre la science et la non-science proposé par Popper est la
falsifiabilité d'un discours théorique. Si les prédictions et les conclusions d'un discours
théorique sont possiblement réfutables par une expérimentation spatio-temporelle pouvant
. être répétée dans des conditions similaires, le discours est scientifique. Ce critère de
scientificité s' est imposé en épistémologie, malgré la réticence initiale des partisans de
l' induction, principalement Rudolf Carnap, qui proposent plutôt un critère basé sur la
« confirmabilité par méthodes inductives » (Carn~p R., 1950, pp. 462-467). Le rejet de la
méthode inductive par Popper n'est pas une critique d'une habitude psychologique, comme
ce que p~oposait Hume au ISe siècle, mais bien une réfutation logique, éclairant l'aspect
« aprioriste» de l' induction et l' impossibilité de parvenir à une hypothèse simplement par
induction plutôt que par conjecture et déduction, entre autres parce · qu'une vérité
336

scientifique absolument irréfutable dans le Monde 1 ou le Monde 2 est impossible (Popper


K. , 2002b, pp. 316-318).
Outre le fait d' avoir tracé cette limite entre la science et la non-science, incluant le
discours métaphysique, un autre aspect original de l' œuvre de Popper est que,
contrairement à une pratique assez généralisée dans la recherche scientifique et en
philosophie analytique, il ne rejette pas d' un revers de la main le discours non-scientifique
comme insensé et sans valeur. Par exemple le mythe, forme de discours métaphysique non-
scientifique, prend une place de précurseur et non d'erreur dans la vision rationnelle du
monde. La science elle-même commence avec les mythes, auxquels elle superpose une
attitude critique qui cherche les failles de tout discours théorique (Popper K. , 2002b, pp.
66-67). Popper affirme que la science fabrique elle aussi des mythes, comme la religion, à
cette importante différence près que ces mythes et fictions scientifiques sont soumis à
l' attitude critique et qu' ils sont appelés à être modifiés ou remplacés pour donner une
meilleure explication des observations empiriques (Popper K., 2002b, p. 171). Il suggère
que la narration des mythes et l' élaboration des théories scientifiques sont les éléments les
plus caractéristiques de l' activité humaine (Popper K. , 1979, p. 286).
Si la science procède du mythe et agit un peu à la manière d' un mythe, elle se refuse
cependant à tout dogmatisme, à toute affirmation absolue de nature métaphysique non
justifiée par l'observation. Reste qu' un système métaphysique, en tant que discours non-
scientifique, peut être, et a été, à l' origine .de théories scientifiques conj ecturales testées
empiriquement, comme cela a été le cas, par exemple, pour l' atomisme dès Démocrite ou
pour la théorie « fluide» de l' électricité ou la théorie corpusculaire de la lumière (Popper
K. , 2002, pp. 277-278). Un discours métaphysique, comme le discours mythique, peut donc
être un initiateur de sens que la science peut éventuellement cautionner, selon les moyens et
les critères qui lui sont propres. Le mythe n' est donc pas nécessairement faux et insensé
aux yeux de la science, il peut même s' avérer source de vérité scientifique.
La spéculation métaphysique, incluant les discours mythiques, fait partie de ce que
Popper appelle des programmes de recherches métaphysiques, où il range aussi, par
exemple, la psychanalyse, pouvant éventuellement mener à des programmes de recherches
scientifiques (Popper K. , 1983, pp.192-193). Le mythe n' est donc pas le contraire de la
science, mais une de ses sources. Les limites entre ce qui est aujourd'hui science et ce qui
est mythe sont appelées à être déplacées au fil des hypothèses et des théories falsifiables.
Mythe et science ne seraient donc pas des opposés, mais plutôt différents aspects ou
différentes étapes du cheminement humain dans la connaissance. Bref, même si tout
discours mythique n' est pas appelé à devenir science, un discours mythique ne doit pas être
ignoré simplement en raison de sa non-scientificité.

CASSIRER .: L' OPPOSITION FONDAMENTALE ENTRE LE SACRÉ ET LE PROFANE


Dans le deuxième tome de sa Philosophie des formes symboliques, l' entreprise de
Cassirer est une analyse critique des formes mythologiques qui ne verse ni dans la
métaphysique du divin, ni dans la psychologie empirique, mais se réclame plutôt d' une
entreprise de phénoménologie critique de la conscience, cherchant à saisir le sujet du
processus culturel menant à la conscience mythique (Cassirer E. , 1972, p. 29).
Sa description de la conscience mythique, richement étayée de nombreux exemples
empiriques tirés de la vaste Bibliothèque Warburg, dépositaire d'une riche collection
d' ouvrages sur la mythologie et l ' histoire des religions, est principalement déterminée par
l' opposition fondamentale entre la pensée scientifique (profane, logique et empirique) et la
337

conscience mythique (sacrée, sans contingence et magique), elle-même prise comme forme
de pensée. L' horizon mythique est un horizon complexe, mais autonome,' dévoilant le
monde tout en occultant sa transcendance, ce qui est l' essence du sacré (Cassirer E. , 1972,
pp. 100-101).
Les catégories de cette opposition, qui ne sont pas sans rappeler l' idéalisme critique
kantien, sont le nOl)1bre, la causalité, l' espace et le temps. Alors que la pensée logique et
scientifique distingue très nettement l' élément de l' ensemble et la cause (spatio-temporelle
et matérielle) de l' effet (spatio-temporel et matériel), la conscience mythique ne différencie
pas le membre de l' ensemble, voire de la totalité, et vit selon une causalité quasi absolue.
Tout événement y est dû à un acte ou une parole, rien n' est un hasard, personne n' agit
indifféremment, et un effet est indépendant de l' emplacement dans l' espace, ou même dans
le temps, de sa cause. Il en va de même pour la qualité, alors que la pensée scientifique
qualifie chaque objet, chaque élément comme vivant ou inerte, simple ou composé, les
limites qualitatives de la conscience mythique sont parfaitement fluides , tous les êtres
participent à la nature du monde, passent d' une forme à l' autre, et même les morts
interagissent avec les vivants.
L' opposition entre pensée scientifique et conscience mythique mène à une question
déterminante: est-ce qu' une vérité intuitive est une vérité philosophique? La réponse
dépend évidemment de nos critères de vérité. Si l' on opte - car c' est un choix individuel ou
social et non une certitude objective - pour une vision logico-empirique du monde, à la
suite d' une éducation scientifique rigoureuse, la simple intuition invérifiée n' est pas un
discours digne d' attribution d' une valeur de vérité. Mais pour une conscience mythique,
issue d' un contexte culturel déterminé ~ un lien acausal (non justifié spatio-temporellement)
ou «magique» peut être parfaitement valide et véridique, et même la seule source de
vérité. Alors que le sujet scientifique cherche à déterminer la réalité et à la rendre prévisible
et compréhensible, le sujet de la conscience mythique est observant de la nature et de la
réalité, il ne tente pas du tout de la démystifier, mais d'y adhérer. Les lois de la nature sont
admises et respectées par les deux attitudes, mais elles ne suivent pas la même logique
spatio-temporelle et ne s,e conçoivent pas selon le même' mode de raisonnement et de
compréhension.
Cette opposition est analogue à celle reprise par Pierre Hadot respectivement sous les
termes de vision prométhéenne, de dévoilement des secrets de la nature par la technique, et
de vision orphique de la nature, de dévoilement des secrets de la nature par le discours, la
poésie et l' art (Hadot P., 2004., pp. 109-112). Ces deux visions du monde ne peuvent
s' imposer l' une à l' autre, car cela impliquerait pour l' une d' elles l'abandon de son mode de
pensée propre.
Les sciences humaines n' accordent souvent qu' une attention descriptive du point de
vue anthropologique au mythe, ne le considérant cependant jamais comme une vision du
monde différente mais équivalente à la rationalité de la science. ' Rarement a-t-on tenté
d' explorer rationnellement la conscience mythique de l'intérieur, avec l'intention de la
comprendre dans son intégrité, selon son déroulement propre, au lieu d' expliquer son
existence selon de supposées notions causales naïves, erronées et irrationnelles, des
« primitifs ». C' est ici que la philosophie doit intervenir, pour établir ce que Schelling
appelle «la vraie science de la mythologie» qui est la philosophie de la mythologie
(Schelling F.W.J. , 1998, p. 214). Cassirer, avec sa philosophie des formes symboliques, fait
figure de pionnier dans cette science.
338

Schelling soutient que les orIgInes des mythes et de la langue d'un peuple se
confondent, considérant presque le langage comme une «mythologie pâlie», conservant
sous forme de différences abstraites et formelles ce que la mythologie maintient (Schelling
F.W.J., 1998, pp. 68-69). Si Cassirer reconnaît cette proximité du mythe et du langage, qui
se conditionnent l'un l'autre (Cassirer E. , 1972, p. 62), il se range cependant plutôt du côté
des conclusions plus récentes de la mythologie comparée, accordant un statut primordial au
langage, citant par exemple Max Müller, qui voit dans la métaphore une trace du passage
de l'expression linguistique v.ers la production mythique (Müller M. , 2002, pp. 305-306,
Cassirer E., 1972, pp. 38-39).
Pour Cassirer, la religion est inextricablement liée à la pensée mythique, à cette
différence près, fondamentale, que la religion reconnaît les symboles et les signes comme
tels, c' est-à-dire qu'elle voit en eux le renvoi à un sens qui dépasse le symbole lui-même
(Cassirer E. , 1972, p. 280). Ce passage, ou cette crise, de l'identificàtion au symbole à la
reconnaissance de sa signification, que doivent traverser toutes les religions pour se
différencier de la pensée mythique, n' est pas une simple rationalisation des mythes, mais
bien une redéfinition religieuse qui fait naître un contraste entre l'existence et la
signification des images et des signes mythiques. Cassirer illustre cette transition par la
figure typiquement religieuse du prophète, étranger au domaine mythique (Cassirer E.,
1972, pp. 280-282). En ce sens, la religion est bi~n une continuation et une affirmation de
l' attitude de la conscience mythique envers soi et le monde, enrichie de la subtilité
supplémentaire d' un renvoi de la symbolique mythique à un sens dépassant ses images et
ses signes, et se fondant essentiellement sur des points de vue éthiques (Cassirer E., 1997,
p.95).
Cette filiation entre la mythologie et la religion symbolique se situe dans la lignée de la
pensée de Schelling qui considère le polythéisme comme une étape antérieure et nécessaire
à la religion monothéiste révélée (Schelling F.W.J., 1998). À l'opposé, James Georges
Frazer, l'auteur du Rameau d 'or, considère lui plutôt la science comme le successeur du
mythe et de la magie y étant associée, en ce sens que tous deux permettent d' influencer
personnellement la nature de façon « mécanique», à condition de respecter un système de
lois strictes, alors que par la religion l'homme intercède auprès d'une divinité supérieure
pour atteindre ses fins (Frazer J.G., 1998, p. 48). Mais de telles considérations semblent
ignorer l'aspect fondamental reliant le mythe et la religion, qui est la natu~e sacrée du rite
appelant l' invisible et le transcendant à agir sur le visible et l'immédiat, ce qui est
totalement absent de la pensée expérimentale scientifique, où tout résultat est immanent de
ses constituants matériels et mesurables.
Une communauté religieuse a à sa base non seulement un mythe fondateur, mais une
révélation divine fondatrice, ce qui la différencie structurellement et intellectuellement
d'une communauté basée sur des croyances mythiques polythéistes, culturelles et
esthétiques. Cependant, le lien de filiation symbolique établi par Cassirer est assez
déterminant pour permettre de subordonner directement le fait religieux au fait mythique.
Les rites et les dogmes religieux complexifient la nature du mythe fondateur, et en font un
symbole dont la signification dépasse l'image primordiale ou le fait originel, mais ne
l' évacuent en aucune manière, à défaut de se pervertir en quelque chose de non-religieux,
de désacralisé. Une communauté religieuse est donc avant tout une communauté partageant
'le même mythe fondateur, quelle que soit la nature de sa compréhension ou de sa
révélation, et la forme particulière de ses dogmes et de ses rites.
339

En opposition fondamentale avec la pensée mythique, la science moderne, pour


Cassirer, se refuse à un idéal métaphysique de connaissance, elle se limite à « épeler» les
phénomènes, sans tenter de pénétrer dans la nature (Cassirer E. , 1972b, p. 479). La science
ne peut «jamais sauter par dessus son ombre », elle demeure enfermée dans le système clos
de ses présupposés théoriques (Cassirer E., 1972b, p. 49). La science n' épuise peut-être pas
la totalité de la réalité, mais se justifie elle-même en reconnaissant simplement ses limites.
Elle ne peut jamais donner congé à la ,fonction du concept et du symbole, car ce serait
renoncer aux moyens fondamentaux de la représentation (Cassirer E. , 1972b, p. 527).
Le lien entre la science et la culture est pour Cassirer un échange impliquant le flux et
le reflux ininterrompu du langage, de l' art ou de la religion,' qui sont des processus créatifs
de synthèse ayant un langage symbolique que la science et la philosophie, qui sont des
processus réflexifs analytiques, doivent décomposer en ses éléments pour les comprendre
(Cassirer E., 1991 , p. 175). Comme Popper, Cassirer considère le mythe religieux et la
science comme des éléments fondamentaux et déterminants de la réalité culturelle humaine.

INCOMPATIBILITÉ ENTRE LA PENSÉE SCIENTIFIQUE ET LA CONSCIENCE MYTHIQUE ?


Depuis des siècles, les scientifiques et les philosophes en ont appelé à la supériorité
incontestable, et surtout démonstrative, de la rationalité sur la pensée mythique. Comme le
souligne J ean-Pierre Vernant, une rupture décisive survint entre le muthos et le logos dès
les présocratiques, sous sa forme la plus décisive chez Aristote (<< Mais les subtilités
mythologiques ne méritent pas d'être soumises à un examen sérieux », Métaphysique II,
1000a19), et choisir un type de langage donne congé à l' autre (Vernant J.-P~ , 2004, pp. 201-
203). Mais il rappelle aussi qu'il y a une logique du mythe qui n ' est pas la logique binaire
du vrai et du faux, une logique autre que celle du logos, une logique de l' ambigu et de
l' équivoque que ni les linguistes, ni les logiciens, ni les mathématiciens n' ont jamais réussi
à modéliser (Vernant J.-P., 2004, p. 250).
Cette incompatibilité théorique déclarée entre mythe et science semble impliquer que
l' accession à un mode de pensée logique et empirique suppose une négation immédiate et
complète des discours associés à la conscience mythique dans tous raisonnements, toutes
démonstrations ou toutes discussions à caractère scientifique. Mais qu' en est-il dans le
monde concret, où se côtoient chaque j our mythe et science, sans frontière visible, ou
même définissable, de compatibilité ou d' incompatibilité entre eux?
Prenons l'exemple, vraisemblable, d'une société cont~mporaine constituée d'une
communauté scientifique, composée d' individus formés scientifiquement et étant tous
d' accord sur les théories actuellement valides scientifiquement pour expliquer le monde et
la nature, et d'une ou de plusieurs clans ou communautés religieuses, ayant chacune leurs
mythes, leurs symboles, leurs rites et leur vision transcendante de la nature du monde.
Dans cette société, lorsqu'un discours scientifique se confine à l'usage et à la pratique
de la communauté scientifique, c' est-à-dire qu' il n'affecte aucunement les lois, les
coutumes, les convictions ou les croyances des différentes communautés de la société, la
compatibilité ou l' incompatibilité de ce discours avec la conscience religieuse importe peu,
car le discours est moralement neutre. La même situation, pour ainsi dire parallèle, survient
lorsque la portée d'un discours religieux ne dépasse pas l' étendue de sa propre
communauté.
En fait, le discours scientifique devrait toujours idéalement demeurer complètement
neutre face à l' éthique, n' étant qu' un discours de faits expérimentaux et de théories pouvant
340

les expliquer. Mais dans le contexte contemporain, qui est celui d' un paradigme où les
« vérités» et les démonstrations scientifiques sont priorisées de façon quasi absolue dans
les domaines cruciaux de l' économie et de la politique, aucun discours scientifique n' est
réellement neutre par rapport l' éthique. Non seulement parce qu' il s' impose comme la
norme universelle à l' aune de laquelle tous les autres discours sont jugés socialement,
économiquement et politiquement, mais aussi et surtout parce qu' en pratique tous les
nouveaux questionnements éthiques sont reliés à la recherche scientifique et au
développement technologique qu' elle engendre. La communauté scientifique ne peut donc
plus, dès lors, se soustraire aux débats éthiques en arguant de sa neutralité.
Dès que la portée d'un discours scientifique ou d' un discours religieux et les actes qui
en découlent empiètent sur l' éthique ou la politique de toute la société, et que ces discours
s' avèrent incompatibles avec les décisions économiques ou politiques en place, une forme
d' examen philosophique s' impose. Pourquoi philosophique? Parce que concrètement seule
la philosophie semble permettre une délimitation impartiale des champs d' action de la
science et de la pensée religieuse, ceux-ci risquant de s' accorder eux-mêmes un domaine de
juridiction dépassant leur validité théorique et pratique. C' est exactement cette forme
d' examen philosophique qui a été entreprise par Popper et Cassirer.
La question philosophique qui se pose à ce stade est de tenter de déterminer ce qui
différencie la pensée scientifique de la conscience religieuse en ce concerne les questions
éthiques auxquelles fait face une société, faisant abstraction, à dessein dans cette
argumentation, d' autres types d' idéologies pouvant influencer les considérations éthiques.
Popper et Cassirer ont caractérisé ce qui oppose théoriquement la science et les discours
métaphysiques comme les mythes, mais lorsque les deux attitudes réclament une validité
discursive pratique, sur une question faisant légitimement partie de son domaine, en même
temps qu' il le dépasse, sur quelles bases peut-on attribuer cette validité? La science utilise
une base logique et empirique que le mode de pensée mythique ignore, se fiant plutôt sur
une réalité ,.transcendante incluant une certaine forme d' anthropocentrisme, de description
de la place de l 'homme dans l'univers. Cette dernière position étant intenable
scientifiquement, car actuellement impossible à falsifier empiriquement.
Rien dans la science et la logique formelle des scientifiques et des philosophes ne
promeut l' être humain à un quelconque statut spécial dans le cosmos, si ce n' est la simple
constatation, muette de réelle conséquence, qu' il semble être unique dans le règne animal
par sa curiosité scientifique envers le monde et envers lui-même. Les théories scientifiques
et leurs conséquences pratiques ne peuvent donc pas produire des considérations éthiques
originales sur l' homme, elles servent à expliquer et à prédire des phénomènes physiques.
Tout au plus, elles ne peuvent se prononcer que sur la conséquence matérielle probable de
tel ou tel acte humain, sans en évaluer un quelconque degré de moralité. Ces considérations
logiques et expérimentales font néanmoins de la science une composante essentielle d' une
décision éthique, de par l' éclairage qu' elle jette sur les effets des relations entre les hommes
et entre ceux-ci et la nature. À l' inverse, le discours qui découle du mode de pensée
religieux déborde de considérations morales sur les conséquences des actes humains sur les
autres hommes, sur l' ensemble de la nature et, surtout, face à la divinité, mais sans jamais
formuler de façon vérifiable expérimenta.1ement ces conséquences. L'être humain occupe
toujours une place centrale dans ce discours, soit comme principal acteur agissant de
concert ou contre la nature, ou encore comme subordonnée à une transcendance lui dictant
une moralité à travers des messages, des signes ou des prophètes. L'homme a ainsi sa place
341

clairement définie dans l' ordre de l' univers, parfois même dans le combat contre le chaos
apparent de celui-ci, et sa propre finalité spirituelle est explicite selon cet ordre.
La question de l' incompatibilité théorique entre la science et le mythe quant au
discours éthique semble pouvoir se ramener à une question de priorité entre la logique et les
évidences causales expérimentales .du côté de la science, et l' anthropocentrisme
transcendant du rôle de l' homme dans le cosmos, du côté religieux. Si cette question de
priorité semble devoir rester sans solution satisfaisante pour les deux modes de pensée,
scientifique et mythique, leur compatibilité dans le champ concret de la décision éthique
doit être envisageable, un maintien rigide de cette opposition théorique dans le champ
social et politique ne pouvant être que la source d' incompréhension et de coI?ilit.

TROIS HYPOTHÈSES DE COMPATIBILITÉ ENTRE MYTHE ET SCIENCE DANS LA DÉCISION


ÉTHIQUE
Si la conscience mythique est évacuée de l' horizon de la pensée morale au profit de la
pensée scientifique et d' une entente entre les individus sur des bases uniquement logiques
et expérimentales, il est impossible, actuellement, de justifier un quelconque
anthropocentrisme ou de favoriser un quelconque type de comportement de l' humain au
sein de la nature, incluant la recherche de sa propre survie. D ' un autre côté s' il faut accepter
une forme d' anthropocentrisme métaphysique pour accéder à l' éthique, en dépit de, ou
parallèlement, à la logique scientifique, la moralité serait nécessairement teintée d' arbitraire
et de prises de positions métaphysiques indémontrables. Une «éthique scientifique »
semble donc être dans le même cul-de-sac qu' une religion «justifiée scientifiquement ».
Si on rejette cette évacuation automatique d' une attitude par son opposé, quelle forme
peut prendre en pratique la reconnaissance d' une compatibilité entre la pensée scientifique
et la conscience religieuse? (Il est question ici de la compatibilité mettant en cause « la »
communauté scientifique en supposant qu' elle· soit unie par un même discours théorique et
soit acceptée par toute la société, et la coexistence pacifique et respectueuse de plusieurs
communautés religieuses, abstraction faite de la diversité de leurs croyances ou des conflits
pouvant les opposer.) .
On peut énumérer, en dépit de . leur opposition théorique, au moins trois façons
distinctes de concevoir cette compatibilité pratique entre la pensée scientifique et la
conscience mythique.
La première possibilité est l 'arbitration. Elle consiste à éliminer du discours
scientifique et du discours religieux tous les discours conflictuels touchant des domaines ou
intervient l' éthique ou la politique de la société en général. Si, d'emblée, les conclusions
scientifiques sur les objets de recherches falsifiables doivent être reconnues par les
communautés religieuses, ces conclusions ne peuvent être à la base de recommandations
morales sur l' agir humain. Les questions éthiques litigieuses pour la société ne peuvent être
réglées que par la décision d' intermédiaires. C'est-à-dire soit la désignation d' un arbitre par
les deux communautés, un référendum démocratique, ou l' imposition d' un choix éthique
par une instance gouvernante ou juridique.
Dans l' optique du libéralisme politique, John Rawls énonce la solution de l' arbitration
pour résoudre les conflits politiques entre différentes communautés, donnant l'exemple du
débat sur le financement public des écoles religieuses comme une illustration des limites de
la raison publique. Ces conflits nécessitent un recours aux forums publics que sont les
élections démocratiques ou les cours de justice pour se régler (Rawls J., 1995, pp. 262-263,
299).
342

Cette solution pratique a cependant pour effet de remettre le problème de


l' incompatibilité entre la science et la conscience mythique entre les mains d' individus
possiblement moins bien informés sur ce qu'est l' attitude scientifique et la conscience
mythique que les membres des communautés concernées. Le rôle du législateur et du
politicien dans pratiquement tous les débats où il doit trancher est dépendant à la fois de
l'avis 'du spécialiste et des convictions des parties concernées. Si l'opinion des spécialistes
est elle-même un débat, il ne peut trancher que selon une connaissance partielle et
possiblement biaisée du conflit, car il est tout aussi impossible d'improviser une expertise
scientifique qu'une conviction religieuse. Cette situation peu satisfaisante
philosophiquement est pourtant celle qui est la plus proche de la situation contemporaine où
le dernier m'at sur le permissible et l'inadmissible dans l' agir humain est légal et politique
et donc ultimement institutionnel, les individus, et donc les communautés scientifiques et
religieuses, se voyant simplement enjoindre de suivre les règles établies.
La seconde solution pratique de comptabilité entre mythe et science est la séparation
de l 'autorité. Elle consiste à n'accepter les discours théoriques respectifs des deux attitudes
que si ce discours appartient à son domaine, délimité selon le critère de falsification de
Popper. Si une thèse est falsifiable, et est non falsifiée empiriquement, l' attitude religieuse
n' a pas à se prononcer sur l'objet de cette thèse et le discours scientifique fait autorité.
Ainsi, si une thèse scientifique falsifiable sur le monde matériel ou biologique a été
suffisamment testée expérimentalement sans être réfutée, les implications directes de cette
thèse pour l'être humain ne devraient être discutées qu' à l' intérieur de la communauté
scientifique et ses conclusions devraient être acceptées par tous lors d'échanges sur
l' éthique entre les communautés. De même, si une thèse venant d' un discours religieux
n' est pas falsifiable, la science n' a pas à se prononcer sur l'objet de ce discours, à moins
bien sûr de découvrir une façon de la tester expérimentalement et ainsi de le rendre
falsifiable. Cette option implique que certains objets puissent passer du domaine religieux
au domaine scientifique avec l'apparition d'une thèse falsifiable, et même vice-versa, selon
les époques et les moyens techniques.
La transformation du discours d'une des communautés en une loi pour toute la société
ne pourrait se produire que dans le contexte d'un compromis entre toutes les communautés,
du résultat d'un vote populaire ou de l'arbitration d' une instance gouvernante ou juridique,
ce qui est en quelque sorte un retour à la solution de l' arbitration, mais dans une optique de
plus grand respect mutuel entre les différentes communautés. Cette séparation de l' autorité,
dans son sens le plus strict, placerait les théories scientifiques sur l' origine du cosmos, de la
matière et de la vie à l' extérieur du domaine des théories falsifiables, car non testables
expérimentalement, ce qui risquerait d' indigner la communauté scientifique.
L 'hypothèse de la séparation de l'autorité est très analogue à la proposition du
paléontologiste Stephen Jay Gould de «non-empiètement des magistères» qui implique
que la science et la religion traitent de domaines différents de la réalité et que chacun d' eux
devrait . se retenir d' interférer, d' expliquer ou même de commenter sur l'autre magistère
(Gould S.J., 2000, pp. 59-71).
Le principal problème de cette solution est moins théorique que pratique, car ni la
science et ses représentants universitaires, ni la religion et ses autorités ne semblent vouloir
s' exclure volontairement et complètement d'un quelconque domaine de la connaissance ou
de l'activité humaine. Cette situation n'est pas surprenante, puisque la validité et l' autorité
de la science ou de la religion telles que définies selon un de ces domaines empiètent
largement sur la validité et l'autorité telles que définies par l' autre.
343

Même si un compromis bienveillant de limitation des magistères pouvait être atteint,


cela serait-il vraiment souhaitable? La restriction du domaine d' investigation de la science
ne peut qu' empêcher de possibles découvertes, souhaitables pour l' augmentation des
connaissances humaines, et la restriction du domaine de validité de la religion risque de
rendre caduque sa signification sociale en vertu de l' augmentation des prétentions
scientifiques avec le temps, ou à l' inverse, d' accélérer le développement de son pouvoir,
possiblement coercitif, exercé en vertu de son autorité non empiétée par la science. Si on
accepte que la réalité puisse être appréhendée à la fois par la science et par la religion, ce
que ne rejettent que les tenants radicaux des attitudes scientiste ou fondamentaliste, on doit
aussi accepter que toute la réalité soit ouverte à chacune de ces formes de connaissance.
La troisième possibilité de compatibilité entre science et mythe, et probablement la plus
satisfaisante philosophiquement, est le partage des convictions éthiques intimes. Elle
consiste à attendre de chaque individu qu' il se forge ses propres convictions éthiques,
puisant autant dans le mythe religieux que dans la connaissance scientifique, et de ne laisser
sur le plan social, juridique et politique que la gérance des lois et des aspects éthiques
acceptés par l' ensemble des communautés. Pour éviter les comportements individuels
dangereux ou chaotiques, cette possibilité implique que chaque individu reçoive une
éducation diversifiée, qui n' est pas simplement une préparation au monde du travail et au
.fonctionnement social et économique, mais incluant aussi l' approfondissement des
connaissances permettant la formation du jugement nécessaire au questionnement éthique
personnel et aux choix informés et responsables~ Cela nécessite une formation scientifique
de base rigoureuse, une bonne connaissance, exempte d' endoctrinement, des différentes
communautés religieuses, indépendamment de l' appartenance ou non à une de ces
communautés, et une initiation culturelle ~ l' art et à la littérature, réceptacle de plusieurs
siècles de décisions éthiques. Tous ces aspects de l' éducation doivent finalement converger
dans la familiarisation avec le questionnement éthique et le développement du jugement
moral permettant d' y apporter des réponses.
Un individu éduqué, appartenant ou non à la communauté· scientifique ou à une
communauté religieuse devrait donc, possiblement au cas par cas, décider de l' éclairage de
l' attitude scientifique ou de l' attitude religieuse ou d'un mélange des deux sur les questions
éthiques le touchant personnellement pour décider de ses actes, conscierit que ceux-ci
affectent potentiellement l' ensemble de la société. Pour ce faire, rien ne l' oblige à utiliser
une quelconque rigueur philosophique ou logique, il peut simplement se laisser guider par
son émotivité ou ses intuitions et on ne peut invalider ses critères de sélection, ce qui serait
entraver la liberté individuelle nécessaire au sain exercice de formation de ses convictions
intimes. En revanche, il est appelé à partager avec les commun(:lutés de son entourage ces
convictions intimes, et à agir selon elles sans subir d' entraves des instances judiciaires et
gouvernantes, sauf évidemment dans les cas morbides où l'individu arriverait à des
conclusions aberrantes et dangereuses pour lui et l'ensemble de la société, et où
l' intervention publique est nécessaire. Aucune philosophie, aucune science, aucune religion
ni aucune loi ne pouvant jamais éradiquer complètement les mauvais jugements ou les
intentions malfaisantes démesurément égoïstes ou insensées de certains indi vidus.
Responsabiliser, à travers l' éducation et la formation scientifique, l' acteur même d'un acte
moralement discutable est une solution complémentaire et compatible avec la mise en place
de lois interdisant radicalement certaines pratiques jugées immorales par la très grande
majorité des citoyens et des spécialistes dans le domaine technique concerné. Le fait
d' impliquer les convictions intimes de l' acteur moral dans ses propres actes n' en fait pas un
344

individu irrespectueux des lois, au contraire cela ne peut que le mener à reconnaître lui-
même la justesse et la validité de ces lois, ou encore à les contester publiquement.
Selon cette approche, l' éthique devient non plus une sorte de juridiction, mais une
tentative toujours en évolution, de partage des convictions intimes de chacun. En
positionnant la base des choix éthiques au niveau du consensus chez l'individu' lui-même
puis entre les individus, et non au niveau des institutions civiles, la compatibilité au niveau
des .décisions éthiques entre la recherche scientifique et la religion peut devenir
harmonieuse. Car si la conviction personnelle envers l' une ou l' autre des attitudes diffère
grandement d' un individu à l' autre, elle est assez clairement définie chez l' individu éduqué
pour lui permettre de faire des choix éclairés, de les partager, d' accepter les différences
d' opinions et de parvenir à des compromis dans les cas litigieux. Évidemment, les
situations morales irréconciliables impliquant personnellement plusieurs individus doivent
être résolues par une instance publique, un gouvernement, un jury de pairs ou un juge, sans
toutefois que ces cas, prévisibles et inévit-ables dans toute société humaine, ne deviennent
des lois ou des précédents applicables à tous. Les enfants et .les individus adultes incapables
de faire des choix éthiques éclairés doivent s' en remettre à un parent, un répondant ou une
instance publique, ce qui n' est pas par ailleurs une problématique nouvelle.
Au lieu d' une collision infructueuse entre les discours théoriques des communautés
scientifiques et re~igieuses sur la nature du monde et sur le rôle de l' humain dans celui -ci, le
choix éthique et le partage c'onsensuel de ce choix deviennent chez l' individu une symbiose
de ce qu' il a appris de la science et des mythes religieux, non seulement par sa formation,
.ses discussions ou ses lectures, mais aussi par la perspective idéale qu' est son expérience de
vie personnelle en société. Les convictions éthiques intimes varient grandement d' un
individu à l' autre, parce que les expériences de vie varient grandement, mais tant que les
lois communément acceptées par la société, qui est l' ensemble des communautés, ne sont
pas enfreintes, tous les adultes devraient être en mesure de faire leurs propres choix
éthiques le plus souvent possible, et de faire l' effort de concilier ses convictions avec celles
des autres individus et des autres communautés lorsque cela devient nécessaire. L' éthique
devient alors cette aventure sociale qui doit être assumée personnellement, elle n' est plus
du domaine légal ou juridique, mais devient un effort soutenu et conscient de chaque
individu non pas de se conformer à des lois mais de réaliser lui-même la condition
humaine.
Le partage des convictions éthiques intimes n' est pas tant une privatisation des choix
moraux qu' une responsabilisation de ceux-ci. Tant que l' éthique est considérée comme un
domaine de légalité et d' interdits, la responsabilité sociale de l' individu se limite au respect
de cette légalité. Si en revanche l'éthique est enseignée comme un effort nécessaire à la vie
en commun, elle devient une tâche et un défi dont il faut s' acquitter avec le même sérieux
que le cheminement professionnel ou la vie familiale, un défi qui est au cœur des
aspirations personnelles et dont dépend de façon cruciale l'harmonie sociale.
Si on applique cette solution de compatibilité éthique entre religion et science à
l' exemple concret de l'expérimentation ou de la répétition d' une procédure médicale ou
biotechnologique inédite et moralement contestée, car jugée dangereuse ou indigne par
certains, le débat éthique n'est plus principalement politique ou social, mais se centre sur le
praticien spécialiste. La décision d' ordre éthique de passer à l' acte, de s' en abstenir ou de
modifier la procédure ne peut reposer que sur les convictions du scientifique qui tente la
procédure inédite, car lui seul peut déterminer, parfois précisément et parfois
approximativement, les conséquences et les risques encourus. Mais il ne peut prendre cette
345

décision en aveugle éthique, c' est de sa propre initiative qu' il doit vouloir discuter les
implications de ses gestes en premier lieu avec l' individu conscient concerné par la
procédure si tel est le cas, puis avec différents acteurs du domaine public, avec d'autres
scientifiques, et avec des représentants du gouvernement et des communautés religieuses.
Riche de ces avis c'est finalement dans sa propre éducation et ses propres convictions qu' il
doit puiser les références lui permettant de juger du bien ou du mal de la décision et du
geste à poser, dans fes limites du système légal en .place, basé sur l' accord entre toutes les
communautés. D' où l' importance cruciale d' une forme d'entraînement au questionnement
éthique dans la formation scientifique ne se limitant pas à des réponses préalables touchant
les pratiques connues, mais incorporant aussi le développement du jugement et des bases
philosophiques, anciennes et modernes, requises pour responsabiliser ce jugement devant la
nouveauté.
Le prix à payer pour la réalisation d' une telle démarche de questionnement éthique au
cœur de la formation et de la pratique professionnelle est celui d' une diminution de
l' efficacité technique, et possiblement d'une productivité globale décrue. Pour obtenir la
réconciliation morale des individus et par extension celles des communautés dont ils sont
les mvmbres, ce prix ne semble pas trop élevé, du moins pas en terme de qualité et de
dignité de la vie humaine.
Cet exemple dans le domaine médical peut se transposer sans rien perdre de sa validité
dans les domaines des décisions commerciales influençant la vie de nombreux employés,
d'actionnaires et de clients, ou dans la sphère politique à tous les niveaux décisionnels du
gouvernement. Lorsque l' on conçoit l' éthique comme une forme de responsabilité et
d'effort personnel, et non comme une loi ou une directive ou une déontologie à laquelle il
faut se conformer sous peine de réprimande, l' impératif moral' n' est plus une forme de
répression ou de condamnation, mais une forme de véritable liberté, la liberté d' assumer la
vie humaine en communauté, ou de s' y refuser avec les conséquences néfastes pour
l' individu et pour la communauté que cela implique.
Sans relever de l'utopie, cette troisième solution pratiqu~ au problème de la
compatibilité éthique entre la science et le mythe est celle qui est la plus éloignée des
sociétés contemporaines. Rien ne permet de spéculer, et surtout pas les différentes
perspectives historiques, qu'une société actuelle soit encline à promouvoir les changements
nécessaires, sur les plans sociaux, éducationnels, politiques, économiques et juridiques,
pour faire d' un réel partage des convictions éthiques intimes une base concrète du
questionnement éthique. Jamais l'effort de responsabilisation morale des individus ne
pourra suppléer complètement à la répression légale des actes immoraux, mais serait-ce
seulement souhaitable d'exiger plus de l'éducation que la seule formation de spécialistes et
d' espérer qu' à travers elle le souci éthique ne devienne vraiment l'affaire de tous, et pas
uniquement celle des politiciens, des éthiciens et des «comités d' éthique»? Ici le
philosophe doit humblement se taire laisser la parole à la collectivité qui seule, dans sa
sagesse, peut en décider.

CONCLUSION
Que conclure de cette énumération de possibilités de réconciliation pratique, surtout sur
le plan de l'éthique, entre la pensée scientifique et philosophique et la conscience
mythique? Premièrement, que la démarcation entre science et métaphysique selon le critère
de falsifiabilité de Popper est cruciale pour différencier l'incompatibilité théorique entre les
deux attitudes des simples méprises ou des préjugés. Deuxièmement, que l'apparente
346

incompatibilité entre les discours théoriques des attitudes scientifiques et religieuses n' est
problématique que lorsque l' on touche les questions éthiques et politiques affectant toute la
. société. Et finalement, qu' une compatibilité éthique entre les deux attitudes semble plus
réalisable au. niveau de l' individu et de son éducation qu' au niveau d' un discours
conflictuel entre les différentes communautés. Cependant, le partage nécessaire des
convictions éthiques intimes ne peut reposer que sur un système d' éducation diversifié qui
vise plus que la simple production de travailleurs spécialisés et de professionnels
compétents, mais aussi la véritable formation personnelle scientifique et culturelle et l' éveil
au questionnement éthique, surtout face à la nouveauté.
Comme le souligne Hannah Arendt, puisant aux sources socratiques et kantiennes,
« ceux qui redoutent le mépris d' eux-mêmes ou la contradiction avec eux-mêmes sont ceux
qui vivent avec eux-mêmes; ils trouvent évidentes les propositions morales, ils n' ont pas
besoin d' obligation. » (Arendt H., 2005 , p. 106). On ne peut exiger la moralité des autres,
on ne peut qu' inciter par l' exemple et l' éducation qu' ils réalisent qu'-elle est la seule façon
de vivre.
Une société scientifique moderne, laïque dans son principe mais tolérante des
communautés religieuses, n' a pas à se bâtir une éthique qui soit un code de lois imposé à
chacun par une institution collective, mais devrait, au contraire, permettre à tous de se
forger ses propres convictions éthiques intimes, empruntant simultanément les chemins de
la rationalité et de l' irrationnel qui existe chez chacun. L' éthique est le partage et la
conciliation de ces convictions éthiques intimes. Ce partage n ' est possible que grâce à un
système d'éducation qui présente les connaissances philosophiques et scientifiques comme
des champs connexes et non comme des domaines de spécialisation clos, en plus d' initier
au respect et à la compréhension des différentes communautés. religieuses, sans pour autant
inciter à la pratique religieuse. Il est souvent plus facile et plus harmonieux de comprendre,
d' accepter ou d' argumenter pour une contre une prise de position idéologique lorsque l' on
connaît aussi bien son origine que la réalité concrète de son application, et non seulement
ses aspects, à première vue, aberrants ou choquants.
Une éducation idéale, puisqu' il faut bien penser l' idéal si l' on espère s' en approcher,
devrait privilégier la formation diversifiée exigée par l' éveil au questionnement éthique et à
toutes ses ramifications, au lieu du modèle actuel, basé sur la production de travailleurs
spécialisés et hautement spécialisés, modèle favorisé à court terme par des intérêts
politiques et économiques nationaux et internationaux. Pourtant, y a-t-il un intérêt national
et international plus fondamental , plus crucial pour la vie en commun et plus pressant pour
l' être humain que celui de la recherche de la « vie bonne» ?
Si le système judiciaire pose les limites de la liberté individuelle nécessaires à la vie en
société, le respect des lois non-écrites de la morale ne peut s' imposer par la législation,
mais se réalise dans le partage des convictions personnelles qui font exister cette morale.
L' éthique n'est pas une frontière qui confinerait l'agir humain dans un enclos hors de
portée de maux interdits mais un horizon qui s'ouvre sur les différentes formes du bien,
bien qui se manifeste dans l' effort personnel pour réaliser la vie en commun, la vie sociale.
Le paradoxe de l' éthique est qu' elle est une odyssée personnelle qui ne peut se vivre
qu' avec autrui, et parce qu'elle est ce paradoxe elle ne peut résumer et se coucher de façon
définitive sur le papier ou dans l' ordinateur, elle doit se vivre. Pour vivre l' éthique,
l' éclairage qu' apportent la science et le mythe opèrent selon deux modalités différentes,
complémentaires et non exclusives, de la connaissance d' une même réalité dans laquelle
l ' humanité est plongée. Comme l' écrit Cassirer, « les classes et les genres de 1 Être ne sont
347

pas, ainsi que l' admet le réalisme naïf, quelque chose d ' éternel et de fixe en soi» (Cassirer
E. , 1997, p. 97). La réalité est là, tout simplement et c ' est l'esprit humain qui tient à la
découper. C ' est moralement à l' esprit humain qu' il appartient aussi de recoller les
morceaux de sa réalité et de s' en faire un idéal.

Faculté de philosophie Yves Larochelle


Université Laval
. Québec G 1K 7P4
Canada

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RÉsuMÉ: La religion et la science sont souvent au centre des débats éthiques actuels.
La différenciation entre les discours scientifiques et mythiques a été l' 0 bj et d' études des
philosophes Karl Popper et Ernst Cassirer. Popper a établi un critère de démarcation entre
la science et la métaphysique, la falsifiabilité, qui fait que l' on considère un discours
comme scientifique et actuellement valide seulement lorsque celui -ci peut être invalidé
expérimentalement, et ne l' a pas été. Cassirer a étudié l' opposition fondamentale entre les
modes de pensée scientifique et mythique, en mettant l ' emphase sur les différences
concernant la causalité, la quantité, le temps et l'espace. Vu les difficultés théoriques
d' établir les limites de validité d'un discours scientifique ou religieux, comment une société
peut-elle résoudre ses dilemmes éthiques si ces deux types de visions du monde offrent des
visions conflictuelles? Trois solutions à· ce problème de compatibilité sont examinées:
l' arbitration, la séparation de l' autorité et le partage des convictions éthiques intimes. Cette
dernière solution, plus satisfaisante philosophiquement, nécessite une éducation plus
diversifiée que très spécialisée.
349

4. « Le désenchantement du monstre »

Article en préparation.
350

Le désenchantement du monstre
YVES LAROCHELLE Université Laval, Québec, Canada

RÉSUMÉ: L 'imaginaire monstrueux, en tant que réalité légendaire et folklorique, a connu


un déclin manifeste au cours des derniers siècles. Au-delà des considérations
anthropologiques, sociologiques, psychologiques ou littéraires entourant le recul des
figures de monstres dans les pensées et les discours, un réel problème philosophique se
profile derrière ce phénomène, car simultanément au « désenchantement du monde », la
fonction imaginaire de l 'être humain s 'est dramatiquement amenuisée sous le joug d 'une
nouvelle vision du monde en tant qu 'univers physique, logique et scientifique, posé comme
entièrement explicable et dénué de mystères insondables. Pourtant, la demande publique
pour une monstruosité fictive ne cesse de s 'accroître, donnant lieu à une vive compétition à
l 'ignominie en littérature et au cinéma, possiblement du fait que la quotidienneté elle-même
se trouve désormais dépourvue des balises îmaginaire~ qu 'offraient le fantastique assumé
des époques révolues, les monstres de la modernité n 'étant que trop banalement réels.
A BSTRA CT: Monstrous imagination, as a reality taken from legends and folklore, has
. witness a dramatic de cline during the last centuries. Beyond anthropologic, psychological,
sociological or literary considerations of the de cline of the monster figure in thoughts and
writings, a real philosophicçû problem lies behind this phenomenon, for along the
"disenchantment of the World ", the imaginative function of the human being has
definitively taken the back seat in a new world view of a universe of physics, logic and
science, entirely comprehensible and explainable. Nonetheless, the public taste for ail
things monstrous never seem to satiate, fuelling a gruelling race for the ignominious in the
literary and the cinema genres, possibly because reality is now deprived of the limits
offered in the past by the fantastic products of the imagination, modern monsters being
simply too rea!.

Introduction
Dans la conclusion de son essai L 'imaginaire, lean-Paul Sartre compare l'imagination
d' un ami déambulant dans Rome et celle d'un centaure comme similaire, en tant toutes
deux qu' aspect du Néant, à la seule différence que le centaure est définitivement inexistant
(Sartre 1968, p. 349). Cette prise de position péjorative envers l'imagination « fantastique»
est sévèrement critiquée par Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de
l 'imaginaire, qui reproche à Sartre de ne voir dans l'imaginaire uniquement «qu' une
dégradation du savoir» (Durand 1969 p.25). Le manque de respect que la contemporanéité,
et principalement ses institutions politiques, scientifiques et médiatiques, accorde à
l' imagination fantastique peut être considéré comme un des facteurs accompagnant la
dévaluation dramatique des différents systèmes de valeurs, religieux ou idéalistes, qui
animaient jadis les sociétés humaines, mais aussi comme une manifestation symptomatique
des malaises éthiques patents actuellement à l'échelle planétaire. C'est un plaidoyer allant
précisément dans ce sens que livre G. Durand:
En cette fonction fantastique réside ce «supplément d'âme» que l' angoisse
contemporaine cherche anarchiquement sur les ruines des déterminismes, car c' est la
fonction fantastique qui ajoute à l' objectivité morte l'intérêt assimilateur de l'utilité,
351.

qui ajoute à l' utilité la satisfaction de l' agréable, qui ajoute à l' agréable le luxe de
l' émotion esthétique, qui .enfin dans une assimilation suprême, après avoir
sémantiquement nié le négatif destin, installe la pensée dans l'euphémisme total de la
sérénité comme de la révolte philosophique ou religieuse (1).
Cette dévalorisation de l' imaginaire est-elle un authentique problème philosophique ?
Ne devrait-on pas laisser ces questions entre les mains des sociologues et des critiques
l ~ttéraires ? Non, tout au contraire, la philosophi~ se doit d' entreprendre la défense critique
de l' imagination pour exactement les mêmes raisons qu' elle a dû entreprendre la défense de
la raison il y quelques siècles, c' est-à-dire pour rétablir un sain équilibre, psychique et
social, entre l' intelleçtualité et l' émotivité. Si la · philosophie abandonne aujourd ' hui
l' imaginaire dans sa quête de sens, elle se condamnerait à se confmer dans un désert
purement logique et analytique où la réalité humaine ne serait plus qu' une ombre recluse,
plus qu'une simple caricature d' elle-même. .
L' imaginaire du présent n' est rien d' autre que l' imaginaire du passé, et s' il peut se
présenter comme réformé ou revitalisé, il reste au fond de chaque homme une intimité
inviolable et indomptable que toute recherche de la sagesse ne peut négliger, au risque de
confondre Logos et logomachie. Défendre le droit de parole à l' ineffable de l' imaginaire,
sous prétexte qu' il ne se qualifie et ne s' élabore pas aussi facilement que le mesurable et le
modélisable, est un crime philosophique impardonnable, ce qui existe de flou et de
nocturne en l' homme valant bien la même peine et le même intérêt que le clair et le
rationalisme diurne.
Les monstres en tant que domaine d' investigation philosophique, que leur signification
soit comprise comme une dérivation ou comme une négation de l' ordre physique ou encore
comme phénoménalité en appelant à une démarche herméneutique ·relevant du divin, du
diabolique, du merveilleux et de l' inconnu, résistent à la catégorisation et persistent à
occuper un espace psychique qui s' il est aujourd' hui grandement diminué n' en demeure pas
moins indéniable. L' inte~ogation philosophique sur la monstruosité «ouvre un espace
entre l' extrême négation du monstre par un principe d' ordre normatif et son extrême
affirmation par une pensée inquiète, capable de rapporter sa propre forme et l' exercice de
sa force à un écart inédit. » (Ibrahim 2005 , p. 27) Nul philosophe ne peut résister à l' attrait
d' un objet subissant un tel écartèlement conceptuel.

Le monstre comme figure imaginaire des limites humaines ,


Dans l' imagination culturelle de toutes les civilisations des ères passées, et même de la
nôtre, le monstre, en tant qu'animal fabuleux ou démoniaque ou en tant qu' aberration.du
genre humain, a toujours été associé à des connotations négatives relevant de l'anormal, du
dangereux et du menaçant. Dans un univers féodal , monarchique ou impérial où toute la
communauté est hiérarchisée selon d'inviolables bases politiques et religieuses, le mons~re
«propose de cet ordre une image bouleversée» (Kappler 1980, p. 20). C'est pourquoi
l' association de toute marginalité à la monstruosité, à ce qui déroge de la norme, est si
typique suivant une véritable phénoménologie de l' ostracisme par le monstrueux. Dès
l' Antiquité et pendant tout le Moyen Âge le monstre est synonyme de l' étranger, vu comme
un monstre envahisseur sanguinaire, du fou, pris pour un possédé du démon, et même de la
femme émancipée, identifiée à une sorcière marchandant avec les puissances maléfiques
des mondes infernaux (2).
352

Au-delà de ces considérations sociohistoriques de xénophobie ou de sexisme, le


« véritable» monstre, celui qui hante les consciences et qui féconde les peurs imaginaires,
celui-là est tout autre, justement parce qu' il n'existe absolument pas sous forme de
phénoménalité tangible et physique, mais il existe en tant que « limite». Le monstre qui
effraie représente bel et bien une limite réelle, non pas se~lement symbolique ou
allégorique ou rhétorique, mais bien effective, car seule une authentique frayeur
envahissant le psychisme peut faire reculer la raison, et l' empêcher d'étendre son contrôle à
tout le cosmos environnant. Le monstre est épeurant et fascinant justement parce qu' il nous
représente (Goetsch 2002, p. 5), il est une réflexion culturelle de tous nos propres crimes et
transgressions.
Le monstre, celui qui est crédible et effrayant, justement par l'absence de sa
manifestation physique, est donc une incarnation psychique des limites de l 'homme, autant
dans le domaine de la connaissance, c' est-à-dire de l'examinable face à l' ineffable, que
dans celui de l' éthique, c'est-à-dire du faisable face à l'inacceptable, ou dans l'espace
temporel, c' est-à-dire du familier face à l' incommensurable. Gilbert Durand voit bien dans
le symbolisme monstrueux le symbolisme des limites de la totalité: « On peut dire que tout
merveilleux tératologique est merveilleux totalisant et que cette totalité symbolise toujours
la puissance faste et néfaste du devenir. » (Durand 1969, p. 360) Le monstre représente à la
fois la fécondité infiniment renouvelable de la nature en même temps que l' impuissance
humaine à dominer et à dompter cette vitalité naturelle.
Le monstre n'est pas totalement inexpliqué au Moyen Âge, mais son explication
demeure irrationnelle, et le monstre lui-même impénétrable pour l'intellect humain. Ainsi,
par exemple, les caractéristiques reptiliennes sont les reflets des émanations de Satan,.
tandis les monstres « humains» permettent aux hommes de se reconnaître comme simple
image de Dieu et de prendre conscience de sa perfection (Lecouteux 1982, pp. 188 et 196).
Des amorces d'explications génétiques de l'origine des monstres, et spécialement du
serpent, font aussi leur apparition, par exemple chez Hildegard von Bingen, mais, encore là,
les causes de la monstruosité sont une déformation de la création divine et une conséquence
ultime du péché originel (Lecouteux 1982, p. 207). La chrétienté a toujours entretenu une
relation malaisée avec la monstruosité, et ce dès St-Augustin qui peine à résoudre l' énigme
de l'existence de monstres: « Saint Augustin ne résout pas le problème théologique pour
autant, car Dieu permet aux monstres de voir le jour, or le monstre est couramment compris
comme l'incarnation du mal et de l'impureté. » (Lecouteux 1999, p. 135). Ce n' est qu' avec
les explications scientifiques des déformations d'origines génétiques au XIXe et XXe siècle
que s' évanouira complètement la connotation surnaturelle associée aux explications
entourant l' existence des monstres.
De la fin de la Renaissance jusqu'à nos jours, alors que les animaux fabuleux et les
monstres gigantesques sont progressivement confinés au seul domaine des légendes
folkloriques et des histoires pour enfants, les démons et les possessions démoniaques, les
fantômes et les envahisseurs venant d'autres planètes conservent pourtant encore un aspect
terrifiant pour beaucoup de personnes, car leur impossibilité physique demeure encore à
démontrer hors de tout doute raisonnable. Alors que les monstres comme tels sont
maintenant uniquement associés à des frayeurs enfantines, le diable, les revenants et les
extra-terrestres émoustillent toujours l'imaginaire adulte, surtout lorsque celui-ci est seul,
dans le silence et l'obscurité, les trois anxiétés « infantiles» que la plupart des adultes ne
réussissent jamais à surmonter selon Freud (Freud 2003, p. 159). Mais la frayeur face aux
esprits ou aux envahisseurs est toute égoïste, je n'ai peur que pour l' intégrité de ma propre
353

personne, aucune limitation, aucune défense ou incitation morale n' est aSSOClees à ces
manifestations qui ne sont finalement que des agressions hors de mon contrôle. Le monstre
comme limite lui a aujourd'hui complèt~inent cessé de faire peur.
Michel Foucault, dans son cours du 22 janvier 1975 sur Les anormaux reprend 'un
thème qui lui est cher, soit la législation de la normalité depuis le XVIIIe siècle. Pour lui le
monstre n'est avant tout qu'une notion juridique, qu'une description de l'admissible par la
loi. Le « monstre humain» est simplement celui qui non seulement viole les lois de la cité,
mais encore celui qui viole les lois de la nature, il est infraction dans son existence même,
et de ce fait même il représente le cas limite combinant l'impossible et l' interdit (Foucault
1999, pp. 51-52). Mais cette monstruosité légale a besoin d' exemples concrets, de criminels
en chair et en os et c' est pourquoi le monstre comme individu à corriger devient
indissociable du malade à enfermer. La monstruosité comme fait de l' imaginaire cède alors
la place à la monstruosité comme délinquance criminelle, qui n' est effrayante que
lorsqu' elle n' est pas incarcérée et mis à l' écart de la société, comme il se devrait. La
criminalisation du monstre est donc la dernière étape du désenchantement du monstre qui
n' est plus désormais un fruit crédible de l' imaginaire occidental, il n' est plus qu' un
souvenir folklorique qui se montre crûment et dérisoirement que dans des livres et sur des
écrans.
L' inconnu est prégnant de monstruosité, mais puisque l' inconnu, l' inexplorable et
l' inexplicable sont devenus des tabous inadmissibles de la science moderne, la déchéance
du monstre-limite était inévitable. Le vide qui s' est créé suite à l' effondrement des
multiples limites jadis gérées par l' imagination, et la disparition de la frayeur associée à
leuF transgression, a peu à peu été rempli par .des idéologies relativistes ou nihilistes.
Relativisme qui n' est finalement que l'aveu d'abandon de l' imagination face à la logique et
à la voie du raisonnable, et nihilisme qui est la négation radicale des valeurs suprêmes et
des limites absolues, vues comme arbitraires et entretenues par des croyances sottes et des
superstitions. Le résultat net de ce recul de l' imaginaire est l'apparition d'une fausse
impression d'un accroissement de liberté intellectuelle, qui n' est souvent finalement que la
fatuité de l' insouciance et de l' impertinence.
Mais le monstre capable d'agir comme limite a déjà existé dans les consciences et a
déjà exercé une influence sur les jugements et les raisonnements. Pour mieux comprendre à
la fois leur influence passée et leur discrédit moderne, voici trois de ces monstres-limites
aujourd'hui désenchantés et pratiquement disparus: le Cerbère, gardien des limites du
cosmos, désormais devenu un univers physique infini, le vampire, prédateur nocturne qui
n' est plus qu'un pâle reflet des monstres modernes, criminels ou étatiques, et la créature du
docteur Frankenstein, fruit d'une connaissance et d'une science auto-justificatrice pour
laquelle la réflexion morale n' est qu'une entrave inutile.

Le Cerbère, gardien des limites du cosmos humain


Au bout et à la fin du monde, de tous les mondes, se tient un monstre, à la fois gardien
des territoires interdits et rappel dissuasif des transgressions que l' homme ne doit pas
commettre. Un des plus connus d' entre eux, le Cerbère, est cet énorme chien à trois têtes,
connu d' Homère et d' Hésiode, qui «crache le feu et une affreuse puanteur sort de ses
oreilles, de son nez et de sa gueule» (Lecouteux 1982b, pp. 179-180). Le Cerbère est
gardien ,de l'entrée des enfers et, surtout, il empêche les âmes défuntes d'en sortir. Il est
aussi une figure nocturne, associée à la divinité lunaire·: « Les chiens symbolisent
également Hécate, la lune noire, la lune « dévorée », quelquefois représentée comme
354

Cerbère, sous la forme d'un chien tric~phale. » (Durand 1969, p. 92, Grimal 1951 , p. 176).
Les enfers, la nuit, l'éclat lunaire sont autant de symbolisations de l' inconnu, du
mystérieux, de l'effrayant et de l'interdit. Le Cerbère veille à ce que l'homme n' aille pas où
il ne doit pas aller.
Seuls les plus fameux héros de l'Antiquité, le demi-dieu Héraclès, le musicien Orphée
et l' émule troyen d'Ulysse, Énée, parviennent à vaincre la ;vigilance du Cerbère. Le premier
par la force brute lors de son douzième travail pour le compte du roi Eurysthée (Schubert
2003 , p. 107), le second à l' aide de son enivrante musique et le troisième grâce une ruse de
la Sybille de Cumes l' accompagnant, qui jette au monstre un gâteau de miel aux propriétés
soporifiques (Virgile 1944, livre 6/417-425 , p. 273). Le demi-dieu se différencie
précisément de 1'humain normal par sa capacité à transgresser avec succès les normes, c' est
pourquoi il devient un exemple exceptionnel, à la fois par sa nature surhumaine et par
l' extravagance de ses exploits. Mais n' est pas demi-dieu qui veut, et seuls les élus des dieux
peuvent survivre un face-à-face avec le gardien des limites humaines.
Le serpent de Midgard, Jormungandr, est un monstre-limite analogue au Cerbère dans
les mythologies germanique et scandinave. D ' une taille gigantesque il entoure la vaste
circonférence de la terre et de l' océan circulaire qui la borde (Sturluson, p. 62). Encore ici,
seul un dieu surhumain réussit à l' anéantir, et cela au prix ultime de sa propre vie
immortelle, lorsque le dieu Thor/Donner l' affronte dans un combat fatidique pendant le
« Crépuscule des dieux » scandinave, le Ragnarok.
Dans la tradition chrétienne, l' ultime limite est l' avènement du jugement dernier et le
commencement du règne de Dieu tel que raconté dans l'Apocalypse de Jean qui met en
scène non pas un mais bien trois monstres-limites: un dragon, symbolisant Satan, une bête
monstrueuse « qui avait dix cornes et sept têtes, sur ses cornes dix diadèmes et sur ses têtes
un nom blasphématoire.» (T.O.B. 1988, Apocalypse 13.1 , p. 1806), que beaucoup
d' exégètes associent, à tort ou à raison, à un empire politique terrestre despotique, et une
bête à deux cornes comme un agneau, mais qui parle comme un dragon séducteur et qui
impose la «marque de la bête» (T.O.B. 1988,' Apocalypse 13.11-18, p. 1806-1807).
Comme pour le Cerbère et le Jormungandr, seules des puissances surhumaines parviennent
à vaincre ces monstres, soit l' archange Michaël ou encore le Messie lui-même, en tant que
cavalier victorieux revêtu d' un manteau trempé de sang menant armée s' opposant à la bête
(T.O.B. 1988, Apocalypse II.7-9, p. 1805 et 19.11-20, p. 1812-1813).
Ces images (ou imaginations) monstrueuses décrites dans le dernier livre du Nouveau
Testament sont d' une telle richesse métaphorique et allégorique que deux mille ans
d' herméneutique biblique et eschatologique ne les ont toujours pas épuisées, ce qui a
parfois mené aux interprétations millénaristes ou prophétiques les plus extravagantes. Elles
marquent cependant le lien sémantique ·et symbolique évident qui lie irrémédiablement
l' effrayant à la seule certitude sans équivoque sur la condition humaine: sa finitude. En
effet, la mortalité humaine confine l' activité de l'homme dans des limitations auxquelles se
heurtent constamment son imagination qui le pousse sans cesse vers l' inconnu et l' infini,
même au risque des monstres s' y trouvant. j

Dans des temps anciens où tout voyage était nécessairement un long voyage, et parfois
l' exploration d' une «Terra incognita», où l'inconnu, avec ce qu'il comporte
d' incontrôlable et de menaçant, faisait partie intégrante de la mentalité, il est normal que le
monde n' ai pas été illimité, et que la frontièr~ entre le connu et l' inconnu, entre le possible
et l' impossible, ait été gardée. Ce gardien ne peut être que surhumain et surnaturel, sinon il
serait impossible de faire reconnaître indéniablement son emprise sur le domaine qu' il
355

défend. Cette limite du monde est donc en même temps un frein, puisqu' on craint les
limites du monde connu, mais aussi un incitatif, puisque rien n' empêche de pousser
l' exploration tant que le gardien de l' ultime limite n' a pas été rencontré. Un équilibre se
forge donc entre le connaissable et l' interdit, équilibre entièrement basé sur le respect et la
reconnaissance d' une humanité aussi conquérante que prudente, aussi intelligente
qu' imaginative. Si la force et la ruse à l' échelle humaine ne suffisent pas à vaincre les
gardiens des limites du cosmos humain, la sagesse qui permet d' admettre leur existence est
garante d' une lucidité vigilante contre les débordements et les excès désastreux.
Dans un monde contemporain où les limites physiques n' existent plus, du moins dans
les mentalités et les discours, on n ' a évidemment plus besoin de gardiens des limites. Tout
est possible, envisageable, permis, ou presque. Si on met de côté quelques tabous et
quelques interdits encore universellement acceptés (interdiction du vol, du meurtre, du viol,
etc.), l'activité humaine n' est plus limitée que par des facteurs contingents, techniques,
économiques, politiques 9U sociaux, mais certainement plus par des barrières de
l' imaginaire. Tout ce qui peut être imaginé peut être fait, peu importe que cela soit édifiant
et utile ou impertinent et dangereux. Chaque être humain n' est limité que par ses propres
tabous, tabous s' estompant de plus en plus avec la !ll0ndialisation de l' indécence et de
l' hébétement médiatique.
Cette disparition des limites et des gardiens des limites, tel le Cerbère, apparaît tout
d' abord comme une franche et désirable libération de l' esprit rationnel de toutes entraves
folkloriques ou religieuses ou traditionnelles. L'explosion des techniques, des inventions et
des méthodes de production des deux derniers siècles sont les meilleurs 'témoins de cette
libération et de la gourmandise de l' intellect et de l' ego pour la locomotion, l' alimentation,
le confort et le diverti~sement. Tout cela est merveilleux et excitant, mais peut-être serait-il
encore permis de réfléchir à certaines conséquences abrutissantes de l' anthropologie
émergente de cet univers de l' illimité. Car si le monde ne finit nulle part, et si rien n' est
vraiment interdit, et si rien n' empêche de transgresser les limites humaines, que reste-t-il de
l' humanité elle-même, sinon un amas épars, goulu et vindicatif, qui ne sait jamais ni
s' arrêter pour penser, ni se retenir pour ne pas faire le mal, ni se rendre compte de son
avilissement.
L' imagination monstrueuse lorsqu'elle servait à la fois à exciter la curiosité et à
interdire par la frayeur rendait l' être humain superstitieux et crédule, mais aussi, d' une
certaine façon, plus sage et plus prudent. L'imagination entièrement soumise à la raison
instrumentale triomphante de la modernité rend l'homme illimité et maître de son univers
mécanique, mais aussi souvent plus sot et plus goinfre qu'il ne le devrait, la « vie bonne»
n' étant pas une vie sans bornes.

Le vampire, séducteur et prédateur surnaturel


L'idée du vampirisme n'est pas apparue avec les romans de John William Polidori (Le
Vampire, 1819), de Sheridan le Fanu (Carmilla, 1872) ou de Bram Stoker (Dracula, 1897).
En fait dès l'Antiquité on retrouve dans Les Fastes d' Ovide, des créatures monstrueuses,
les striges, qui « volent de nuit, s' attaquent aux enfants en l'absence de nourrice» et qui
« déchirent, dit-on, de leur bec les entrailles des nourrissons et ont le gosier barbouillé du
sang qu' ils ont sucé» (Ovide 1992, VI/135-140, p. 76).
Si l'air aristocratique et la suavité légendaire du vampire cinématographique sont
surtout redevables aux performances de Bela Lugosi dans les années 1930s et de
356

Christopher Lee dans les années 1960s, la hantise imaginaire d' une créature nocturne
surnaturelle et prédatrice apparaît déj à au XIe siècle en Allemagne. La coutume voula~t
alors qu' on transperce d' un pieu le cœur d' un enfant mort sans avoir été baptisé, de peur
que des puissances maléfiques le raniment et prennent possession de son âme, cela bien que
le nom même de « vampire» n' apparaisse qu' au XVIIIe siècle en Europe (Faivre 1962, pp.
82-83). La frayeur du vampire prédateur nocturne a donc été présente pendant de nombreux
siècles dans l' imagination populaire.
Outre les connotations évidentes du vampire comme agresseur ou initiateur sexuel,
celui.:ci présente parallèlement un aspect complémentaire, sa nature proprement
surnaturelle. Le vampire n' est pas un être dominé par sa libido, il est la pure symbolisation
physique d' une libido distillée, invincible, immortelle (bien que le vampire soit souvent
qualifié de «mort-vivant») et insensible à toutes les autres contingences de l' existence
humaine. En ce sens, le vampire n' est pas une figuration poussée à son paroxysme du
délinquant sexuel, mais plutôt l'image de la toute-puissance psychique des pulsions
sexuelles affranchies des limites que devraient imposer le jugement moral, la responsabilité
sociale et une saine hygiène biologique. Dracula n' est pas un monstre de par sa sur-nature,
il ne le devient qu' en utilisant celle-ci pour se placer complètement au-dessus des lois
physiques et des lois humaines écrites et non-écrites, ces même lois que revendique
Antigone devant Créon.
Mais le vampire n' est pas qu'une entité surhumaine, il est aussi un maître des bêtes, des
loups, des rats, des chauves-souris, etc., et une entité « sous »-humaine, une bête lui-même.
Il transgresse ainsi à la fois les limites invisibles qui différencieraient l'homme de l' animal
et l' attitude de prudence qui devrait animer une humanité s' inquiétant de sa survie et de
celle de son environnement. Le vampire n' est pas un être de réflexion, son image n'apparaît
d' ailleurs pas dans les miroirs, .il «est essentiellement bestial au niveau purement
réactionnel. » (Oddos 1977, p. 84). Le vampire ne nie pas la raison, il la néglige tout
simplement car ses pouvoirs lui permettent de le faire. C' est un être entièrement i1!stinctuel
et seule son essence surnaturelle lui permet de survivre dans le monde raisonnable des
humains.
La raison seule ne suffisant pas à le détruire, c' est grâce à la symbolique religieuse, à
commencer par la croix ou l'eau bénite, mais aussi des talisI1}ans mondains « apotropes »
comme l' ail, les pieux de bois, l' eau courante ou la lumière du soleil qui permettent, selon
le folklore, de l'anéantir. Paradoxalement, c' est simultanément à la décroissance de
l' emprise de la spiritualité chrétienne sur les populations occidentales que la menace
vampirique s' est transformée en une simple « histoire de peur» sans in~portance psychique
ou imaginaire particulière. La rationalité ayant finalement eut à elle seule raison du
vampirisme, le vampire n' ayant plus la capacité d' émouvoir ou d' effrayer qui que ce soit, la
médiatisation à outrance des horreurs de la quotidienneté lui ayant volé la vedette.
Aujourd'hui les criminels sexuels et les meurtriers font partie de la vie courante, de
chaque édition d'un journal et de chaque bulletin télévisés. Non pas que les viols et les
meurtres n' existaient pas à des époques plus anciennes, mais ceux-ci avaient encore la
potentialité de stimuler la répugnance et la colère par la rareté de leur proximité. Alors
qu' aujourd' hui, insensibilisé par la répétition médiatique du fait divers à l' échelle
mondiale, on ne s' émeut plus de grand-chose, et le système judiciaire se voit fixer, à tort, le
rôle d' éducateur des limites du permissible que l'imagination individuelle s' est vu retirer.
La banalité et le commun n' effraye pas et Dracula est devenu un voisin dont on a su
s' accommoder. En effet, quelle valeur effrayante peuvent bien avoir les fables vampiriques
357

du passé face aux horreurs tristement sanguinaires des régimes totalitaires et des grands
criminels du XXe siècle ...

La bioéthique du docteur Frankenstein


On se souvient que Prométhée, selon les Métarrnorphoses d ' Ovide, créa la race
humaine en modelant de la terre retenant des « germes du ciel» avec de l' eau d ' un fleuve,
et lui donnant un visage qui se dresse au-dessus de la terre pour lui permettre de contempler
les étoiles (Ovide 1966, 1-76-88, p. 10). Voulant se faire Prométhée des Temps modernes,
le Dr Victor Frankenstein, un fervent adepte des écrits alchimiques de Heinrich Cornelius
Agrippa, de Paracelse et d' Albert Magnus et de prime abord méfiant envers les sciences
naturelles, devient un étudiant fanatique de la chimie moderne à l' Université d' Ingolstadt et
réussit, après deux ans de fiévreux efforts, à animer une créature constituée d ' organes
humains, se défiant de tout interdit moral. « L ' homme, écrasé par une connaissance qui le
dépasse, décide de tenter quand même sa chance. » (Oddos 1977, p. 90). Le monstre qu' il
engendre, malgré une intelligence aiguisée (autodidacte, il lit Plutarque, Milton et Goethe,
et se reconnaît dans Les souffrances dujeune Werther) , se révèle n ' être qu' une abomination
amère et agressive, sentiments exacerbés quand Frankenstein refuse de lui créer une
compagne, aussi hideuse que lui-même, après avoir d' abord acquiescé à la demande. La
créature tuera ensuite par vengeance et par dépit le frère, le meilleur ami et la fiancée de
son créateur, avant de disparaître · dans les glaces de l'Arctique évoquant son suicide
prochain, après avoir lamenter la mort de Frankenstein, qui s' était lancé à sa poursuite, et
surtout sa propre existence misérable et solitaire (Shelley 1989).
Le drame de Frankenstein en est tout d' abord celui d' une révolte insensée contre
l' ordre social, familial et biologique établi. Dans le film de James Whale (1931), inspiré du
roman de Shelley, Colin Clive, dans le rôle de Frankenstein, déclare avant l' expérience
fatidique que sa créature n'est pas morte, ,p uisqu'elle n' a jamais vécu, que c' est sa création,
née de son génie et de ses mains et non du ventre maternel (Williams 1996, p. 35). Mais
bien qu' il déclare désormais savoir ce que c' est de se sentir comme Dieu, sa création n ' est
finalement qu' une parodie lugubre d' humanité. En voulant court-circuiter le cycle naturel
de la reproduction, Frankenstein fait preuve d' un égocentrisme pathologique et ultimement
mortel. Le Dr Frankenstein erre dans sa responsabilité de scientifique et il erre également
dans son jugement humaniste, sans responsabilité ni jugement, ces deux piliers à la base de
toute réflexion éthique, c'est son action même, qui est une mise en oeuvre incontrôlée de
ses désirs, qui devient monstrueuse. La créature, elle, n'est que la pauvre victime d' un geste
abominable et irréfléchi.
La création du monstre par · Frankenstein peut aussi être considérée comme une
tentative ratée de dédoublement, d ' un essai de personnification, externe et morbide, de son
amour-propre narcissique qui devient ainsi un rival tyrannique à l'épanchement érotique
normal et à l' amour sexuel (il est intéressant de noter que le monstre assassine· la fiancée de
Frankenstein, sa sœur adoptive, le soir même de ses noces avec lui). Otto Rank, un des
proches collaborateurs de Freud, écrit sur le phénomène de la duplication dans la littérature
fantastique, principalement dans les récits de E.T.A. Hoffmann, qu' avec l' apparition de
l' intelligence, puis de la culpabilité, « le Double qui, à l'origine était un substitut concret du
Moi, devient maintenant un diable ou un contraire du Moi, qui détruit le Moi au lieu de le
remplacer» (Rank 1973, p. 115). Frankenstein, en voulant s' affranchir des limites
« naturelles» de la reproduction et de la sexualité, et des structures sociales leurs
correspondants, ne réussit qu' à se perdre et à perdre la vie, en plus d' être responsable du
358

tourment de sa créature, qui loin d' être un véritable double ou un clone, est trop
individuelle et singulière pour espérer accéder à la socialisation et au bonheur.
Un autre problème philosophique dépasse celui des considérations morales entourant
l' acte de Frankenstein, celui du jugement que la créature elle-même peut poser sur sa
propre existence. Concernant les problèmes philosophiques entourant le clonage humain,
Mark Hunyadi dans son ouvrage Je est clone, tente justement de déplacer l' optique
analytique externe sur les pratiques biotechniques vers une phénoménalité de l' intimité
même de l' être manipulé (Hunyadi 2004). Dans le roman de Shelley, c' est justement la
créature elle-même qui pose le jugement le plus pertinent sur sa propre condition
désespérée d' asocial :
« Lorsque j ' ai commencé à aspirer à une sympathie humaine, c' était par un
besoin de partager avec autrui l' amour de la vertu et les sentiments de bonheur et
d' affection dont mon cœur débordait. Mais bientôt cet élan vers le bien n ' a plus été
qu'une ombre, et le bonheur et l' affection, si ardemment souhaités, se sont mués en
un désespoir haineux et amer. Cers qui pourrais-je me tourner pour que l' on
sympathisât avec moi? Je suis résigné à souffrir seul, tant que dureront mes
souffrances, et j'accepte qu' après la mort seules l'horreur et l' aversion s' attachent à
ma mémoire. (3) »
Le monstre de glaise animé qui hante Athanasius Pernath dans le roman
« cabalistique» Le Golem de Gustav Meyrink n ' est guère plus heureux et encore moins
lucide, car il n'est «pas un homme véritable et seule une vie végétative, à demi-
consciente» l' anime. Lorsque qu' affligé par un accès de folie, il se « mis à courir dans les
ruelles en massacrant tout ce qui lui tombait sous la main. » (Meyrink 1989, p. 979).
Comme le souligne Carl Gustav Jung, lors d'un séminaire sur le rêve, -le Golem est une
créature animée par la magie noire qui vit sans âme, un pur mécanisme qui est une figure
essentiellement négative qui personnifie les troubles psychotiques horribles quÏ' assaillent le
héros du roman (Jung 1984, p. 502). L' imitation de la vie, par le détournement de la
science ou par la magie noire, n'est pas une avenue qui s'avère moralement carrossable
suivant l' imagination fantastique, et celui qui emprunte cette voie le regrette toujours
amèrement.
Dans un monde contemporain où rien ne s' oppose à ce que tout ce qui est imaginable
soit essayé, au nom de la quête d'efficacité technique, quelles leçons pouvons-nous encore
tirer de ces histoires d' animations magiques ou scientifiques, sinon que le poids de la
responsabilité n' est jamais en rien allégé par l'accumulation de performance ou de profit.
Encore faut-il que le prix à payer, en temps, en argent et en effort, pour pouvoir se
permettre une réflexion morale ne soit pas trop élevé, ce qui ne semble pas être le cas dans
une quotidienneté technicienne toute faite d'efficacité et de rendement, et qui n ' a rien à
faire des monstres-limites ..

De limite fantastique à anomalie biologique: la raison triomphant de la


monstruosité
Malgré leur importante contribution à l'évolution prodigieuse des scienc~s et de la
philosophie, « Les Lumières» du XVIIe siècle on aussi parallèlement grandement contribué
au rétrécissement systématique de l' espace imaginaire public autant que privé. Le
philosophe Alasdair MacIntyre reproche même à la pensée des Lumières l'oubli de la
'nécessité de considérer le contexte historique et culturel dès qu'il est question de
philosophie et d' éthique, oubli qui s' est radicalisé en un dégoût pour les traditions qui a fait
359

que la justice et la morale se sont vidées de leùr sens en se voulant absolument rationnelles,
naturelles et universelles, et devenues par le fait même désincarnées et départicularisées,
car privé d' un cadre culturel:
De quoi les Lumières nous ont-elles privés? Ma thèse est la suivante: ce à quoi
les Lumières ont rendu la plupart d' entre nous aveugles, et que nous devons à présent
retrouver, est une conception de l' investigation rationnelle incarnée dans une tradition
et selon laquelle les critères mêmes de la justification rationnelle émergent d ' une
histoire dont ils font partie et où ils sont justifiés par la façon dont ils transcendent les
limites des critères précédents et remédient à leurs faiblesses à l' intérieur de l' histoire
de cette même tradition (4).
Il est possible de faire remonter encore plus loin le commencement patent du recul de
l' imaginaire, en fait jusqu' au XVIe siècle de la Réforme en Europe. À cette époque
« des» réformes (celles de Luther et de Calvin, visant à dénoncer les abus de la classe
dirigeante du ,Pouvoir ecclésiastique catholique, celle de Paul III au "concile de Trente et
d' Ignace de Loyola, visant à réparer ces mêmes abus, ou encore celle de Thomas Cranmer,
qui posa les bases de l' anglicanisme tandis qu' Henri "YIII tentait désespérément
d' engendrer un héritier), l'imagination et les superstitions qu' elles engendrent ont souvent
été mises au bûcher à titre d' hérésies contre la Raison, élevée en nouveau dogme dominant.
Éventuellement, même le divin a dû reculer devant le progrès manifeste de la rationalité,
qui s' est alors mise au service du pragmatisme politique et économique actuel.
À notre époque séculaire (5), avec la disparition de l' imaginaire monstrueux, que l' on a
relégué au rang des balivernes et des fabulations , c' est également le concept de limite lui-
même qui a été écarté par une certaine forme de rationalisme, avec les conséquences
évidentes que cela risquait d ' en~raîner, soit la désorientation morale, l' amenuisement du
sens de l' existence humaine et le refoulement de l' imaginaire aux sphères du privé et du
ludique, c' est-à-dire «hors d' état de nuire ». Mais la présence de " limites, aussi
irrationnelles puissent-elles apparaître, n' est pas qu' un simple besoin psychologique, c' est
une des données de base de l' organisation sociale. Contrairement à la magie ou à la
superstition, le monstre-limite n'est pas moteur d ' ambition, mais bien un incitatif à "la
prudence. Prudence qui se retrouve aujourd' hui non fondée, ou encore argumentée selon
. des scénarios catastrophistes peu crédibles, et donc réduite à la caducité.
C' est avec l' apparition de la tératologie (6), cette proto-science pré-darwinienne du
XYIIIe et du XIX e sièlce qui a été à l'embryologie ce que l'alchimie a été à la chimie, soit
un mélange d'intuitions heureuses et de grossières méprises biologiques, que la raison a
finalement triomphé définitivement de la monstruosité comme manifestation crédible de
l' imagination et comme réalité psychique exerçant une véritable influence "sur les émotions
et sur les raisonnements. Avec la démystification de la monstruosité, la science provoque
une rupture définitive de l' imaginaire:
Bascule alors une longue histoire, qui fut longtemps quasi immobile: ce double
grotesque, ce parent bestial, cette négation vivante de l 'homme, présage de malheur,
défi à la raison, arrêt de la pensée, vacillement du regard, serait enfin rentré dans
l' ordre (7).
Dès lors que la science, trônant désormais au sommet de l' édifice de la Raison,
identifie, décortique et explique le monstre et démontre qu' il n' est finalement qu' une
anomalie toute naturelle au sein d' un monde tout expliqué, il n' est plus question de craindre
des monstres biologiques et encore moins les monstres fantastiques, scientifiquement
déclarés inexistants. La chimère se dématérialise alors complètement et ne devient que
360

l' expression d' un rêve fou et le Cerbère et le Dragon disparaissent de la surface de la Terre.
Le monde, sous l' égide de la science, ne présente plus aucune limite pour l' homme.

La peur à rabais: les tristes monstres de la modernité


Que reste-t-il du monstre aujourd ' hui? Des scènes de cinéma de plus en plus cruelles
et abjectes, dans lesquelles les monstres ne sont que des images mortes, ne vivant pas dans
l' imaginaire des spectateurs, et qui ne servent qu' à les abasourdirent et à procurer des
sentiments factices de frayeur. On court ces monstres dégoulinant et voraces pour mieux
oublier les monstres réels de la vie courante, ceux qui peuvent vraiment toucher et détruire
des vies humaines, qui sont be·aucoup trop souvent si semblables et si proches de nous
qu' ils sont impossibles à déceler avant leur agression criminelle. La monstruosité a quitté
l' imagination populaire pour se réfugier au cœur des populations.
Sigmund Freud a bien reconnu les privilèges évidents de l' imagination par rapport à la
réalité physique dans le domaine de la littérature (Freud 2003 , pp. 155-157), qui permettent
à l' incroyable et à l'impossible d' acquérir une certaine puissance symbolique significative,
car aussi incontrôlable qu' inépuisable. Mais encore faut~il que l' imagination fantastique
déployée dans la littérature et les arts présente une certaine pertinence et un minimum de
poésie pour pouvoir exercer une quelconque emprise positive sur l' imaginat ion.
Malheureusement, les normes qui sévissent actuellement dans le monde du divertissement
d' horreur, soit le sanguinolent, le répugnant et le révoltant, ne réussissent en rien à pallier à
l' absence de monstres fantastiques excitant assez l' imaginaire pour se constituer en limite
cognitive et actancielle. Tout au plus le «monstre» moderne, sadique et insensible, mais
surtout entièrement dévoilé, montré, expliqué et ne laissant aucune prise à l' imagination, ne
réussitqu' à agiter momentanément les nerfs, au même titre qu' un tour de manège dans une
fête foraine ou qu'un pari lors d' une course hippique.
Les monstres proposés aujourd' hui par les industries du roman et du cinéma ne
remplissent plus du tout leur rôle psychologique et philosophique. Ils n' aident en rien à
produire du sens ou à éveiller le questionnement, ils ne font que divertir et distraire de
façon futile. Le monstre ainsi descendu dans la quotidienneté banale du divers sordide n' est
plus qu' un pantin artificiel et inefficace dont les ficelles le reliant à des intérêts
commerciaux et corporatifs ne sont que trop apparentes.
Le public auquel on propose de tels divertissements pu.érils s' en ressent parfois dégoûté
ou atteint de nausée, mais n'est jamais vraiment ému ou effrayé par de tels spectacles, et il
ne peut qu' être déçu et réclamer autre chose. Ce cri du cœur est compris par les promoteurs
de l' inqustrie comme un appel à encore plus d' ignominie et de sadisme alors qu'il devrait
être interprété comme une demande pour une authentique monstruosité, c' est-à-dire pour
des monstres qui ne se dévoilent que juste assez pour que l' imagination insuffle à la
conscience assez de frayeur pour justifier le bien fondé des interdits et des inconnaissables
pour l' équilibre humain.
En fait, c' est tout simplement la monstration directe·du physique du monstre qui lui fait
perdre toute sa potentialité du point de vue de l' imaginaire. Dès que l'on voit que ce qui
menace «n' est finalement que ... », il ne plus y avoir aucune frayeur digne de ce nom,
c' est-à-dire d'une peur assez saisissante pour imposer des limites à la rationalité à la fois du
. point de vue cognitif et du point de vue éthique. Comme l' écrit Marc Richir à propos d' un
personnage de roman, dans un des appendices de son ouvrage aux accents husserliens sur
l' imagination, Phantasia, imagination, affectivité, «sa figuration en image sur la scène ou
encore plus au cinéma est toujours «à côté» ou décevante» (Richir 2004, p. 526). Le
361

monstre ne peut remplir efficacement son rôle d' excitant et de balise pour la fonction
imaginaire que s' il n'est pas montré, autrement il n'est plus un monstre et ne devient
qu' une image fade et vide, incapable d' opérer sur la conscience. L' inefficacité patente de la
continuelle surenchère des effets spéciaux dans les arts cinématographiques, souvent plus
exténuants que terrifiants autant au niveau visuel qu'auditif, en est probablement la plus
évidente démonstration par l' absurde.

Conclusion
La question de fond derrière la disparition de l' imaginaire monstrueux est celle-ci : le'
progrès de la raison instrumentale, aussi indéniable que souhaitable philosophiquement,
doit-il nécessairement se conjuguer avec un recul de l '.imaginaire public et privé? Tel un
balancier marquant nos conceptions de la réalité, la réflexion philosophique ne devrait-elle
pas encourager un ressac du cosmos symbolique de l' imaginaire face aux idéologies
matérialistes et relativistes de notre univers mécanique?
Si on accepte que la recherche de l' équilibre, du milieu aristotélicien, est la tâche la
plus déterminante de la pensée, l' évidence s' impose d' elle-même que la négligence des
aspects imaginaires, et donc émotifs et intuitifs, du psychisme humain ne peut que mener à
la catastrophe individuelle et collective. Le monstre ne nous montre pas les limites du
cosmos humain pour nous narguer ou pour nous ridiculiser, mais pour qu' elles ne soient
pas franchies inconsciemment et impunément. Refuser de croire aux limitations de
l ' humanité est un crime philosophique pire encore que celui de la superstition, c' est celui
qu' a commis Icare de se noyer dans son propre égocentrisme. Mais encore faut-il savoir
redonner une place à l' imagination qui n'est pas un simple retour à des mentalités purement
superstitieuses et irrationnelles, ce qui risquerait d' entraîner des débordements personnels
et sociaux des plus fâcheux, et cela représente un défi de taille, autant pour celui qui veille
au développement de la culture, soùs toutes es formes, que pour celui qui s'intéresse aux
jugements moraux.
Les monstres modernes, qui n'inspirent que le dégoût et l' aversion et qui ne sont hélas
qu' humains trop humains, ne sont que les fruits de l' éradication des monstres de
l' imaginaire et du fantastique que la rationalit~ dominante a condamné à l'extinction. Le
monstre inconscient de sa propre criminalité et de son abjection est l'ultime destin de
l' homme qui ne reconnaît ni ne respecte ni ses limites, ni ses fantasmes ni le rôle
cathartique qu' ils ont à jouer psychologiquement et socialement. Il est tout aussi'
philosophiquement important de le rappeler que de veiller à la saine propagation de la
logique et de la dialectique. La monstruosité, à travers le folklore ou l'art, a sa place dans la
quotidienneté, ne serait-ce que comme contrepoids à l'ultime vacuité d'un instrumentalisme
ou d' un pragmatisme indolent, mais pas n' importe quel monstre, et surtout pas à n' importe
quel prix.

yves.larochelle.1 @ulaval.ca
362

Notes
(1) Durand 1969, p. 500.
(2) Typique d' une forme de mentalité anti-féministe de la fin du Moyen Âge Le Malleus
Maleficarum (le « Marteau des sorcières») est formel à cet égard, la femme ne possède pas
la force morale et la raison nécessaire pour résister aux démons incubes alors que « - les
hommes ne se livrent pas si volontairement aux succubes, car cette pratique leur est plus en
horreur en vertu de cette vigueur naturelle de la raison par laquelle les hommes sont
supérieurs aux femmes -» (Kraemer et Sprenger 1973, p. 452).
(3) Shelley 1989, p. 477.
(4) McIntyre 1993, p. 8.
(5) Voir l' histoire philosophique très détaillée de la sécularisation de l' Occident dans
Taylor 2007.
(6) L' étude contemporaine des malformations congénitales est parfois encore appelée
« tératologie », bien que le terme dysmorphologie soit aussi employé. Quoi qu' il en soit, la
tératologie dont il est question ici se réfère aux théories pré-darwiennes du naturaliste
Étienne Geoffroy St-Hilaire ou de Johann Friedrich Meckel von Helmsbach vers 1830, par
exemple (Voir les essais «La necessité du monstre» de François Dagonet et «La
banalisation biologique du monstre» de Jean Gayon in Beaune 2004).
(7) Courtine 2002, p. 14.

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Williams, T.
1996 Hearths of Darkness, Londres, Associated University Press.
365

5. « La nouvelle lutte de classes»

Article en préparation.
366

LA NOUVELLE LUTTE DE CLASSES

RÉSUMÉ: Si certaines thèses sociales et économiques émises par Karl Marx et Friedrich
Engels au XIXe siècles sont aujourd'hui tombées dans la désuétude, surtout en raison des
progrès de la technologie au XXe siècle, le concept de « lutte de classes» demeure un outil
philosophique pertinent pour décrire et comprendre le monde contemporain. Cependant,
cette lutte n' oppose plus aujourd'hui la bourgeoisie au prolétariat, mais de nouvelles
classes, soit, d'un côté, une classe « triomphante» regroupant les tenants d' un rationalisme
exclusif, issu des Lumières et accordant une valeur suprême à l' équilibre économique et au
savoir scientifique, et, de l'autre, une classe «récalcitrante» composée des tenants d'un
irrationnel assumé, dont les valeurs religieuses, anthropologiques, psychologiques et
esthétiques sont à contre-courant des discours médiatiques et politiques. La nouvelle lutte
de classes n ' est pas, comme le voudraient certaines rumeurs médiatiques, un conflit entre
science et religion, mais bien une guerre idéologique opposant l' efficacité technique à
l' idéalité spirituelle à l'intérieur même de chacune des classes.

Yves LAROCHELLE,
Faculté de philosophie, Université Laval, Québec, Canada
367

LA NOUVELLE LUTTE DE CLASSES

INTRODUCTION
« L 'histoire de toute société jusqu 'à nos jours, c 'est l 'histoire de lutte de classes. »1
Cette citation, qui prône au début du Manifeste communiste de 1848 de Karl Marx et
Friedrich Engels 2, s' est révélée d' une pertinence si profonde qu' elle a littéralement changé
le monde et bouleversé l' histoire de la philosophie. Cela dit, les analyses et les
argumentations qui suivent cette phrase choc tiennent souvent aujourd ' hui plus de
l' historiographie politique et économique d' un passé révolu que de la réalité des sociétés
fortement industrialisées du XXI e siècle.
Cependant, la pertinence du concept de « lutte de classes·» est toujours actuelle, mais force
est de constater que cette lutte implique de moins en moins une classe prolétarienne
opprimée (que représenterait la.« gauche» politique) et de grands propriétaires bourgeois
de moyen de production (que représenterait la «droite » politique). Aujourd' hui, les
principales questions relatives à la production touchent les savoirs et les moyens
énergétiques, des entités qui se possèdent et se contrôlent que difficilement, au cœur d' une
jungle de citoyens consommateurs étant presque tous, à différents degrés, à la fois
actionnaires, et donc propriétaires, et faisant partie d' un syndicat ou d' une association
professionnelle, et donc salariés. Tout pouvoir politique est maintenant le plus souvent à la
merci d' un triumvirat constitué par les intérêts financiers, les syndicats et l' opinion
publique, fortement médiatisée, des travailleurs/actionnaires/syndiqués.
Des luttes persistent touj ours entre des classes de citoyens et occupent régulièrement, pour
. ne pas dire quotidiennement, l'actualité. Mais ces luttes ne sont pas toujours, du moins
essentiellement, économique, elles se situent de plus en plus au niveau des valeurs, c' est-à-
dire des incitatifs moraux et idéologiques qui poussent à prôner telle ou telle politique et
telle ou telle façon de mener sa vie personnelle et professionnelle. La thèse de cet article est
que la schématisation systématique des conflits sociaux en une dualité bourgeois/prolétaire,
ou droite/gauche, relève d' une réalité sociale et économique d' un autre siècle et que les
nouvelles classes en lutte sont plutôt les tenants du « rationalisme exclusif» et ceux de
« l' irrationnel assumé ». Cette nouvelle lutte de classes oppose une vision du monde qui se
caractérise par une rationalité fortement centrée sur l' économie et le discours scientifique, à
une attitude voulant assumer plus directement la part d'irrationnel dans la vie humaine, et
relevant de dimensions religieuses, spirituelles et artistiques.
Le rationalisme exclusif est le mode de pensée, souvent présent dans les milieux
académiques, médiatiques, économiques' et politiques, qui accorde une priorité absolue au
discours exclusivement rationnel, c' est-à-dire basée sur une argumentation logique relevant
directement d' évidences empiriques, de conclusions scientifiques et de définitions
sociologiques associées aux penseurs des Lumières, concernant notamment la démocratie,
la liberté et l' égalité des hommes. Ce rationalisme relègue systématiquement au second
plan toute autre forme de discours, d'opinions et de valeurs, souvent jugés démodés,
absurdes, impossibles ou dérivants de fabulations infantiles.

1 Marx, K. , Le manifeste communiste in Philosophie, ed. établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, 1965, 1968 et
1982, p. 399. Dans l'édition anglaise de 1888, Engels rajoute en note qu ' il s'agit de l'histoire transmise par
écrit, Ibid., note 2, p. 594.
2 Bien que Engels reconnaisse lui-même dans ses lettres que le Manifeste ait été principalement l'œuvre' de

Marx : voir Ibid., Notice, p. 395.


368

Souvent en opposition, la pensée d ' un irrationnel assumé représente la tentative de


conciliation de intelligibilité et de la rationalité avec l'ineffable, l' inexplicable et
l' incommensurable présent au cœur de la réalité humaine. Les représentants de ce courant
de pensée sont les défenseurs d'une anthropologie reposant notamment sur la psychanalyse,
possiblement plus dans sa version jungienne que freudienne, les artistes soucieux de la
fonction sociale de l' art, et donc prudents devant l' industrie du divertissement, et les porte-
paroles, plus modérés que fondamentalistes, des différents courants religieux.
Le paradoxe de la nouvelle lutte de classes présente une complexité inédite par rapport aux
conflits économiques et politiques du passé, principalement en raison du fait que les
frontières qui partagent 'les camps sont plus difficiles à discerner, . et que beaucoup
d ' individus chevauchent les deux idéologies, adoptant l' attitude rationaliste exclusive dans
leur profession et une attitude relevant en partie de l' irrationnel assumé dans leur vie
privée.
Deux difficultés se présente d ' emblée en considérant ces nouvelles classes, difficultés qui
ne sont que le reflet miroir l' une de l' autre, dans le fait que chaque classe se trouve
immédiatement dévaluée et rendue absurde par sa version extrémiste. D ' un côté, il n ' est
plus admissible que l 'irrationnel (que l' on définira par les aspects émotifs, intuitifs et
inconscients du psychisme humain autant que par les champs culturels se rapportant à l' art,
à la mythologie et à la religion) ait une connotation nécessairement péjorative en
philosophie et en politique. Cela dit, un comportement humain uniquement basé sur des
présages, des émotions, des intuitions, des révélations ou des superstitions représente un
chemin menant aux pires désastres personnels et sociaux. De l' autre côté, une vision du
monde entièrement basée sur la raison instrumentale, relevant exclusivement de l' efficacité,
de la logique et du rendement économique, mène en droite ligne à une déshumanisation
indigne où l'anonymisation de l'individu, pris uniquement comme moyen, va à l' encontre
de toute réflexion .philosophique ou éthique et risque de mener à de graves aberrations
sociales. La nouvelle lutte de classes n'est donc pas seulement une lutte entre les classes,
mais aussi et surtout une lutte à l'intérieur de chacune d'elles pour rétablir l'équilibre entre
la raison et l'irrationnel dans la vie personnelle et sociale de l'homme.

LA DÉSUÉTUDE DE L'OPPOSITION BOURGEOIS/PROLÉTAIRE


Les critiques du système économique capitaliste dans l'œuvre de Marx et Engels était d ' une
pertinence évidente au XIXe siècle de l'industrialisme naissant, et certaines thèses
conservent cette pertinence aujourd'hui, principalement en ce a trait à l'aliénation
économique, à l'imperfection du travail salarié ou au danger de la concentration des
moyens de production, par exemple, et ce même si les solutions révolutionnaires qu' ils
proposèrent ne firent jamais l'unanimité, ni dans les milieux intellectuels, ni dans les
milieux prolétaires. ' Il faut cependant être assez lucide pour réaliser que plusieurs thèses
marxistes, déterminantes pour comprendre et justifier l'idéologie communiste, sont
aujourd'hui tombées en désuétude avec les développements récents et rapides au niveau
social, politique, économique et surtout technologique.
Trois des thèses de Marx et Engels jugées aujourd'hui désuètes sont l'historicisme, la
production de marchandise comme principal travail salarié et l'existence d ' une classe
bourgeoise stable et immorale. Dans ce qui suit, ces trois thèses sont successivement
repérées selon le langage propre au Manifeste , explicitées selon le contexte contemporain et
critiquées en conséquence.
1. L'histoire est une progression allant d ' états « inférieurs» vers des états « supérieurs ».
369

« À mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoisie
a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu 'elle
a produit avant tout, ce sont ses profres fossoyeurs. Son déclin et le triomphe du
prolétariat sont également inévitables. »
Le plus virulent opposant aux thèses historicistes du XIXe siècle, et qui les a attaquées avec
une argumentation rigoureuse ne permettant guère la réplique, est certainement
l'épistémologue Karl Popper. Son principal argument est aussi simple que cinglant:
l' histoire n ' est pas une science prédictive4 • Si on peut en physique, lors d' expériences en
milieux contrôlés, faire des prédictions théoriques très précises sur des mesures
expérimentales, ce processus n' est pas applicable aux sciences historiques, parce qu' on ne"
peut isoler aucun facteur social comme on pourrait, par exemple, isoler tel ou tel atome, à
l' exclusion de tous les autres pendant une expérience en laboratoire. L' histoire suit son
cours, elle peut être recensée, étudiée, critiquée, on peut chercher les causes et les effets de
tels ou tels événements, mais on ne peut rien en conclure quant à l ' histoire à venir, son
pouvoir prédictif est inexistant.
2. La production matérielle est le centre de l' activité .salariée de la société moderne.
« L 'extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des
prolétaires tout caractère d 'indépendance et tout attrait. Le producteur devient un simple
accessoire de la machine à qui on ne demande que le geste manuel le plus simple, le plus
monotone, le plus vite appris. »5
À cause de l'automatisation gigantesque des procédés manufacturiers, la production
massive d' un quelconque produit, même hautement technologique, n' est plus vraiment un
problème de main-d' œuvre ouvrière et, de plus, la consommation de ces produits est
accessible pratiquement à tous dans les sociétés fortement industrialisées. Au contraire,
c' est maintenant la surconsommation qui est devenue problématique (problématique qui
diffère de la surproduction discutée par Marx et Engels dans le Manifeste 6). "
L' économie mondiale est aujourd'hui de moins en moins basée sur la production et
l' acquisition de marchandise, mais rsur les services, le divertissement, la spéculation
boursière, financière ou immobilière et surtout sur la production et le transfert de savoir et
d'information, c' est ce que dénote l'importance toujours grandissante des médias, de la
télévision et du réseau Internet. Le deuxième grand enjeu économique actuel est le contrôle
des sources d' énergie, ce qui est à l' origine de beaucoup de conflits armés et est, avec le
savoir-faire, la principale source de richesse des pays riches.
Dans la nouvelle économie mondiale, la force productive n'est plus le machinisme répétitif,
mais l'imagination, la créativité et la possession d' un savoir spécialisé, conjuguées à

3 Marx, K. , op. cit., p.


4 « Si Marx a échoué en tant que prophète, cela tient entièrement à la faiblesse de l 'historicisme : au simple
fait que ce qui semble être aujourd'hui une tendance ou une orientation de l 'histoire apparaîtra peut-être
demain sous un tout autre jour. », Popper, K., La société ouverte et ses ennemis, Tome 2 : Hegel et Marx,
trad. fr. J. Bernard et P. Monod, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 127. « ... , aucune des conclusions
historicistes plus générales de Marx, de ses prédictions concernant les « lois inexorables du développement »,
les stades de l 'histoire par lesquels il faut inévitablement passer, n'a été confirmé par les faits. », Ibid., p.
129.
5 Marx, K. , op. cit., p. 407.
6 Ibid., p. 405-406. La surproduction selon Marx et Engels est une épidémie sociale forçant la bourgeoisie à la
destruction d' une masse des forces productives. La surconsommation occidentale est plutôt une adaptation
mal réussie à l'augmentation du pouvoir d'achat et des loisirs, souvent grâce à la technologie, pour toutes les
classes sociales.
370

l'accès à une forme ou l'autre de production d'énergie permettant la mobilité et le


développement urbain et commercial.
3. Les lois du marché sont contrôlées par une classe bourgeoise, stable et immorale.
« La bourgeoisie supprime de plus en plus l 'éparpillement des moyens de production, de la
propriété et de la production. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de
production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. »7
L' ère verticale du réductionnisme industriel qui supposait des relations mécaniques de
maître à esclave entre des propriétaires bourgeois stables et des ouvriers sans droits est
révolue. Ce qui l'a remplacé est une ère multidisciplinaire basée sur les savoirs et les
énergies où tous sont, du moins selon un modèle typiquement occidental 8 , à la fois
producteurs, consommateurs et actionnaires, à différents niveaux. Les différences entre les
individus ne sont plus généalogiques ou statutaires, mais de niveau et d'envergure selon
une infinité de degrés qui se présente socialement comme un continuum constamment en
mutation.
La déchéance financière et sociale immédiate de plusieurs fraudeurs, politiciens ou
administrateurs (ou même d'athlètes reconnus coupables de dopage), est une démonstration
de l'intolérance violente de l'opinion publique, et des médias qui l'amplifient, envers ceux
qui trichent et qui ne respectent pas les règles admises par la société, soit celle de l' égalité
des chances et du refus de toute forme de favoritisme qui nierait la compétence et l' effort.
Qu' il reste des tricheurs qui ne sont pas pris est 'assez évident, mais que ceux-ci soient
organisés en sous-group~s bourgeois clandestins, intouchables et capables d' imposer à
quiconque leur volonté tient du délire paranoïaque. Aucun gouvernement, ni même aucune
corporation internationale, ne peut risquer une défaveur publique massive, ni cacher assez
ses intentions et ses agissements pour se mettre à l'abri de la machine médiatique
internationale, à l'affût du moindre faux pas, de la malversation la plus insignifiante ou du
mensonge le plus bénin et capable d'en faire un scandale auquel seul un dictateur avoué, et
solidement soutenu par son armée et ses médias, peut encore aujourd'hui résister. L' ère des
j eux de coulisses et de la naïveté sociale est bel et bien terminée, et avec elle s'est effondré
le piédestal où se tenait jadis jucher une classe politique intouchable, dernier vestige des
grandes royautés du dernier millénaire. · Le pouvoir politique n'a pas à imposer une
moralité, à laquelle il ne serait pas soumis lui-même, il ne peut d'ailleurs pas le faire
comme le montrent les échecs humains désastreux, et incontestables, de tous les régimes
totalitaires du siècle passé.
Le « bourgeois» contemporain, qu'il soit de type corporatif, industriel ou familial, ne peut
plus contrôler les moyens de production du savoir, puisque la valeur du savoir et de
l' information n'est relative qu'à sa demande par divers individus éparts, qui sont eux-
mêmes producteurs de savoir et d'information. La possession d'un monopole de la

7 Ibid., p. 404
8 Le problème évident de l'inégalité de la distribution des richesses et de la consommation entre pays du
« nord» et du « sud» relève d'une problématique autre que celle d'une lutte de classes entre « bourgeoise» et
« prolétaires» et remonte, historiquement, aux errements du colonialisme et aux conséquences des conflits
armés mondiaux çles deux derniers siècles. La « lutte» pour l'égalité dans le partage de la richesse entre les
nations demeure une lutte actuelle ·et importante, mais une lutte dont les caractéristiques se sont
considérablement modifiée depuis l'époque du Manifeste, et qui se jouent aujourd'hui sur le mode de la
coopération internationale, et non sur celui de l'exploitation coloniale. Le mépris, et même l'outrage,
. politique, médiatique et populaire, autant de « gauche» et de « droite », envers le travail inéquitable imposée
par certaines multinationales le démontrant bien.
371

production contrôlée de l' information et du savoir est une utopie sans cesse contredite par
les succès et l' attention, souvent éphémère mais tout de même incontestable, accordée aux
nouveaux acteurs médiatiques ou encore aux nouvelles découvertes scientifiques et
technologiques. Ce savoir scientifique est souvent favorisé par l' encadrement étatique de la
recherche, mais ne peut jamais être accaparé exclusivement par aucune faction, nation ou
capitaL '
Quant à l'énergie, son exploitation relève pratiquement toujours d'un contrôle
gouvernemental auquel doivent se soumettre les capitaux privés, ceux-ci ne pouvant
influencer les 'politiciens élus que jusqu'à un certain point: celui que cela se sache pas trop
publiquement. Il n'est donc pas aisé pour un bourgeois quelconque de contrôler ni le savoir,
qui est démocratique par sa nature, ni l' énergie, qui est nationale par sa géographi"e. La
nouvelle économie mondiale n' a pas éliminé, loin de là, les luttes de pouvoir, mais elle
nécessite de nouvelles définitions des classes en lutte, plus proches de la réalité concrète du
XXI e siècle que des spéculations économiques du XIXe siècle. La mondialisation de
l'économie n' est déjà presque plus une mondialisation de la production et de la
consommation, mais une mondialisation de la médiatisation et de l' accès à l' énergie
permettant, entre autres luxes modernes, cette médiatisation.

LA PERTINENCE DU CONCEPT MARXISTE DE LUTTE DE CLASSES


Si certaines thèses de Marx et Engels sont tombées dans la désuétude, il y a cependant dans
la théorie communiste des concepts qui peuvent nous être encore très utiles pour analyser et
comprendre le monde contemporain, et le concept de lutte de classe est incontestablement
de ceux-ci. Même le critique le plus acerbe de Marx, Karl Popper, reste partiellement séduit
par le concept de lutte de classes de Marx9 . Le mot « lutte» lui-même étant profondément
représentatif de l' activité humaine, autant au niveau local que national et international. On
. se bat constamment aujourd'hui, avec des mots ou avec des bombes, pour revendiquer ou
pour s' approprier quelque chose, et ce quelque chose n' est pas toujours concret. On se bat,
comme par le passé, pour défendre des injustices, des acquis et des territoires, mais on se
bat aussi de plus en plus aussi pour défendre des valeurs et des idéologies. L' appartenance
à une classe en lutte n' est plus une question d'hérédité, et même plus une question de
nationalité ou de race, mais une question de conviction, convictions qui se bâtissent
maintenant selon des parcours personnels très différenciés et dépassant les frontières
traditionnelles entre les pays et les continents.
Il est important de rappeler que pour Marx, la domination d'une classe sur une autre est
avant tout une domination au niveau des idées:
« À toute époque, les idées de la classe dominan~e sont les idées dominantes; autrement dit,
la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la
puissance spirituelle dominante. »10
La lutte de classes est donc avant tout une lutte spirituelle, et cet aspect est probablement
encore plus déterminant aujourd'hui qu'au XIXe siècle, alors que la subsistance matérielle

9 « En revanche, en dépit de quelques exagérations et lacunes, la façon dont Marx a cherché à expliquer le
fon ctionnement des institutions du système industriel par la « logique de la situation de classe » me semble
admirable, du moins en ce qui concerne le système industriel tel qu 'il l 'a connu, le « capitaliste sans
entrave » du siècle dernier. », Popper, K. , op. cit., p. 80.
10 Marx, K., L 'idéologie allemande, op. cit. , p. 33 8.
372

est un enjeu souvent moins déterminant, et prend souvent le second plan dans des conflits
de valeurs et d'idées.
Dans deux remarquables ouvrages consacrés à Karl Marx 1 l, Michel Henry réussit
l' impressionnant tour de force de rescaper la pensée originale de Marx des lieux communs
marxistes et communistes qui se sont formés et se sont incrustés dans les consciences tout
au long du XXe siècle. Selon sa lecture, Marx n' est pas tant le prophète de l' application
économique d'une idéologie athée, matérialiste et révolutionnaire que le phénoménologue
d'une subjectivité ·se comprenant dans, et se revendiquant de, sa condition de travailleur
insoumis à l'aliénation économique de la vie. Son ouvrage est tout spécialement éclairant,
dans le contexte de cet article, lorsque sont analysées les notions selon Marx de « classe »
et de généalogie des classes. Car si le prolétariat et la bourgeoisie sont essentiellement des
réalités d' un autre siècle, des classes existent toujours, quitte à ce qu' elles soient de
nouvelles classes.
Ainsi, l' intervention des individus dans l'histoire, c' est-à-dire dans la mouvance des
sociétés, des économies et des politiques, se définit par l' appartenance à une classe qui
détermine rigoureusement son caractère social, et échapper individuellement à l' idéologie
de sa classe ne peut être .considéré que comme une exception 12 • La lutte idéologique entre
les classes ressemble donc moins à un débat entre représentants de discours adverses et plus
à un effort personnel à la construction parallèle, graduelle et collective, du discours de sa
classe face à celui de la classe adverse.
La cohérence intrinsèque d'une classe, que se ~oit du point de vue de la concordance de ses
déterminations et de ses besoins ou de son sens politique, n' est à tout moment que la
cohérence des individus la constituant, d'où le caractère changeant de la classe, mais aussi
le fait que sa visée intentionnelle est toujours celle d' un corrélat de visées subjectives 13 . La
classe, qui au dire du Marx est indépendante de l' individu, n'est donc pourtant pas
étrangère à la subjectivité, et en est, au contraire, la manifestation physique la plus concrète,
puisque la classe, contrairement à l' individu, n'existe ontologiquement qu'à travers son
action.
L' appartenance à une classe n'est pas un gage de compréhension de la généalogie de cette
classe, ou même des valeurs et des convictions qu' elle vise. L'appartenance à une classe est
bien plus souvent une question de réponse à un besoin, somme toute, accidentel 14 . Il
appartient donc à la subjectivité individuelle de reconnaître elle-même sa participation à
une classe sociale, ce qui implique un effort récompensé à la fois par la cohésion et
l'adéquation entre les réflexions, ou les convictions, et les actions de la classe qui en
découlent. L' acteur, au sein de sa classe, devient ainsi créateur de relations sociales « dans
la mesure même où il les subit» 15, aucune génération ne crée les conditions sociales dans
lesquelles elle vit, mais chacune imprime, à travers l'action de sa classe, sa· marque à la
société qu'elle léguera à la génération suivante.
La formation de classe et la lutte entre les classes se comprennent donc sous cet éclairage
comme la transformation dirigée des motivations subjectives en actions concrètes,
politiques ou non, dont le sens et la portée sont décuplés du simple fait de l' appartenance à

Il M. Henry, Marx, tome 1 et II, Paris, Gallimard, 1976.


12 Ibid., tome l, p. 225.
13 Ibid., tome l, p. 238.
14 Ibid., tome l, p. 246-247.

15 Ibid. , tome l, p. 252 .


373

une classe. La lutte entre les classes est certainement un moteur significatif de l' Histoire
(bien que celle-ci ne peut plus aujourd' hui être considérée comme une spirale ascendante
menant de l' état sauvage à la civilisation et au progrès) et la conscientisation personnelle et
collective de l' état actuel des classes est une responsabilité sociale essentielle, au risque de
voir ses valeurs, ses croyances, ses convictions et ses opinions se perdent dans le tourbillon
incohérent de la vie sociale. L' activité de la classe est elle décisive, impressionnante et
déterminante parce qu' elle est une activité concertée, une action reconnue, adoptée et
alimentée par l'"e nsemble de ses constituants.
Reste à décrire les différents aspects de la lutte qui nous est contemporaine et, surtout, les
classes qu' elle oppose.

LA CLASSE TRIOMPHANTE: LES TENANTS DE LA RATIONALITÉ EXCLUSIVE


La rationalité exclusive n ' est pas à confondre avec le positivisme, du moins pas celui
proposé par Auguste Comte, qui envisageait ultimement celui-ci en tant que nouvelle forme
de religion vouée à l' Humanité (et non à un dieu ou à la science comme telle) ayant
« l 'amour pour principe, l 'ordre pour base, et le progrès pour but» 16.
À l' opposé, la classe idéologique représentant les tenants du rationalisme exclusif se veut
être une base de tout le tissu social, mais en devenant tout sauf une forme de culte. Trois
grandes idées directrices caractérisent cette attitude: La pr~valence et l' indépendance
absolue du discours scientifique, le concept, économique et philosophique, de raison
publique et la volonté de l' application d' une éthique de la connaissance.
La pensée scientifique moderne, c' est-à-dire l' argumentation basé~ sur la méthode
scientifique d' obseryation, d' hypothèse, d' expérimentation contrôlée et de conclusion, est
l' idéologie triomphante de notre époque, principalement à cause de ses nombreux succès
techniques et théoriques. Le discours scientifique, dans sa version académique la plus
exclusive, n ' accepte la critique que sur son propre terrain méthodologique, il est donc
inattaquable de l' extérieur, ce qui n ' en fait pas un dogme, ce qui serait une faiblesse, mais
un discours changeant ayant un fondement irréfutable, ce qui fait sa force.
Cette obstination scientifique à refuser de réfuter ce qu' elle ne peut mesurer permet à la
science de prospérer et de maintenir son intégrité, mais ne lui donne théoriquement aucun
droit de regard supplémentaire sur ce qui ne relève pas directement de sa méthode, c' est-à-
dire sur la plus grande part de nos vies. Pourtant, la rationalité exclusive a souvent recours à
des démonstrations et à des conclusions scientifiques pour réfuter, dénigrer ou ignorer
différentes manifestations culturelles, principalement religieuses. Ces tentatives sont
inappropriées, car il est impossible, à cette heure, de se prononcer scientifiquement sur les
questions fondamentales de l' origine de la matière, de l' origine de la motivation morale et
du sens, ou du non-sens, de la vie humaine. Il n'est pas permis pour autant de conclure à la
validité, ou à la dangerosité, d' un quelconque discours métaphysique, mais on peut
défendre son droit à l' existence culturelle en ayant recours à la science.
La raison publique est définie par John Rawls comme « la raison 4es citoyens égaux qui,
constitués en corps collectif, exercent le pouvoir politique et coercitif ultime les uns sur les
autres en promulguant des lois et en amendant leur constitution» 17. Cette définition est

16 Comte, A ., Discours sur l 'ensemble du positivisme, p. 345. « C 'est ainsi que le positivisme devient enfin
véritable religion, seule complète et réelle, destinée à prévaloir sur toutes les systématisations imparfaites et
provisoires qui émanèrent du théologism e initial. », ibid., p. 354.
17 Rawls, J. , Libéralisme politique, trad. fr. C. Audard, Paris, Presses Universitaires de France, 1995 , p. 26 1.
374

évidemment idéale dans un monde utopique où tous les citoyens accepteraient d ' être
18
raisonnables , mais Rawls, en tant que défenseur .d ' un libéralisme politique et économique
essentiellement rationnel et raisonnable, reconnaît lui-même les limites de la raison
publique dans les débats et les conflits sociaux 19 • Cet aveu de la raison de son incapacité
éventuelle à régler complètement l' appareil politique n ' est pas un constat d' échec, mais
plutôt la saine reconnaissance de ses limites, reconna~ssance n ' étant pas toujours présente
dans la lutte de classes actuelle.
L' éthique de la connaissance est l' idée d ' une moralité découlant de notre compréhension,
essentiellement scientifique mais aussi historique, de notre monde. Sa valeur ultime est la
connaissance objective, et par là « diffère radicalement des éthiques animistes qui toutes se
veulent fondées sur la « connaissance» de lois immanentes, religieuses ou « naturelles »,
qui s 'imposeraient à l 'homme. » 20 Une telle éthique est envisageable, mais à deux
conditions seulement. Premièrement qu'elle admette, respecte et permette les autres
éthiques, desquelles elle diffère si radicalement, et deuxièmement, qu' une quelconque
valeur morale puisse être extraite assurément de la connaissance objective ou scientifique,
ce qui ne semble pas être la situa~ion actuelle (si on met à part les premiers balbutiements,
en biologie et en psychologie, sur la fonction évolutive des pulsions menant ·à la
coopération entre les individus pour le bien de 1' espèce).
La rationalité exclusive telle que décrite, bien peu charitablement il faut l' admettre, dans
cette section, reposant donc sur le savoir scientifique et se revendiquant d' une raison
publique et d ' une éthique de la connaissance, n ' est sûrement pas définie de façon
monolithique et indifférenciée. Comme tout ce qui relève de la sociologie humaine,
différents courants, différentes modes et différentes valeurs secouent continuellement le
paysage des valeurs individuelles et collectives. Cela dit, on peut se permettre d ' affirmer,
avec une certaine hardiesse mais sans aucune honte intellectuelle, que la classe dominante
de la plupart des sociétés occidentales modernes, composées de ses différents éléments
intellectuels, politiques, économiques et médiatiques, représente idéologiquement, à
différents degrés, une rationalité exclusive.
Au cours du dernier siècle, la rationalité de type exclusif a été la cible de nombreuses
critiques de la part des philosophes, ces désapprobations ne doivent cependant pas être
comprises comme des oppositions à la rationalité comme telle. Tout comme l' a fait Karl
Popper, il faut bien distinguer deux types de rationalisme, soit une forme absolue et une
forme plus critique, qui reconnaît l' existence et même l' utilité de la métaphysique, dont il
s' est toujours fait le champion:
« Le rationalisme non critique, ou absolu, consiste à rejeter en bloc toute supposition qui ne '
peut être vérifiée par le raisonnement ou par l 'expérience. Ainsi posé, le principe n 'est pas
logiquement tenable, faute de pouvoir être lui-même vérifié par la même méthode. Il doit
donc être écarté.
(. ..)

18 Rawls différencie le raisonnable et le rationnel au sens où la rationalité est essentiellement question


d' argumentation logique sur des évidences alors que les personnes raisonnables sont «prêtes à proposer ,des
principes et des critères qui représentent des termes équitables de coopération et à leur obéir de plein gré, si
elles ont l 'assurance que les autres feront de même. », ibid. , p. 77. Même si nos positions peuvent être
rationnels, notre comportement peut être déraisonnable du point de vue de la coopération sociale.
19 Ibid. , p.298.

20 Monod, J., Le hasard et la nécessité, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 220.


375

L 'irrationalisme est, en définitive, logiquement supérieur au rationalisme non critique. »21


Ce n' est pas la raison comme telle, mais une raison instrurnentalisée à l'excès ' qui est
attaquée par les philosophes. Dans un ouvrage célèbre, Jürgen Habermas reconnaît
l'existence d' un antagonisme idéologique impliquant une nouvelle forme de rationalité,
qu'il associe à la technique prise comme idéologie amorale et dépolitisante 22 . Dans un
contexte similaire, Hannah Arendt met l' accent sur la différence, ignorée de Marx, entre le
travail matériellement et socialement productif (animal laborans) et ~ ' œuvre issue de
l'humain (homo faber)23 , et décrit aussi avec lucidité la futilité d'une société de travail,
qu' elle soit capitaliste ou communiste, gérée selon une rationalité trop exclusive:
« De plus, Marx et Smith (Adam) s 'accordaient tous deux avec l 'opinion publique moderne
lorsqu 'ils méprisaient le travail improductif, jugé parasitaire, considéré comme une sorte
de perversion, comme si rien n 'était digne .du nom de travail à enrichir le monde. » 24

« Le dernier stade de la société de travail, la société d 'employés, exige de ses membres un


pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée
par le processus global de la vie de l 'espèce, comme si la seule décision encore requise de
l 'individu était de lâcher, pour ainsi dire, d 'abandonner son individualité, sa peine et son
inquiétude de vivre encore individuellement senties, et d 'acquiescer à un type de
comportement, hébété, « tranquillisé» et fonctionnel. »25
Edmund Husserl est, lui aussi, critique d'une société obnubilé par la certitude scientifique,
il en fait même le facteur central de la crise des sciences, et de l'oubli dans lequel est tombé
le « monde de la vie »26. Ainsi, la rationalité exclusive n'est pas une « fausse» rationalité,
mais est symptomatique d' un déséquilibre chez la classe triomphante, qui surestimerait la
valeur de l' argumentation ratio~elle et de la connaissance empirique sur toutes les autres
valeurs dont se réclame « l' autre» classe sociale, celle des tenants de l'irrationnel assumé.

LA CLASSE RÉCALCITRANTE: LES TENANTS DE L'IRRATIONNEL ASSUMÉ


« On dirait que le monde entier a perdu la tête. »27
Le terme « irrationnel» est devenu péjoratif en philosophie, son utilisation étant peu à peu
devenue exclusivement négative, au sens de contraire à la raison, à la logique et au sens
. commun. Mais l'irrationnel n'est pas une tare chez l' être humain, ce n'est qu'un qualificatif
de certaines de ses caractéristiques psychiques et sociales Il importe donc de bien définir ce
qui est entendu par ce terme dans cette section. La définition adoptée ici de l'irrationnel

21 Popper, K., op. cit., p. 157.


22 « C 'est pourquoi la nouvelle idéologie se distingue de celle qui sont plus anciennes en ce qu 'elle dégage
complètement de l 'organisation de la vie collective les critères de justification idéologiques, c 'est-à-dire des
règles normatives de l 'interaction; en ce sens, elle les dépolitise et, au lieu de cela, les ramène aux fonctions
d 'un système subordonné d 'activité rationnelle par rapport à une fin. », Habermas, J. , La technique et la
science comme « idéologie », trad. fr. J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973, p. 57.
23 Arendt, H. , Condition de l 'homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983 , p. 123 et suiv ..
24 Ibid., p. 131.
25 Ibid. , p. 400.
26 « Dans la détresse de notre vie, - c'est ce que nous entendons partout - cette science n 'a rien à nous dire.

Les questions qu 'elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre
époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements' du destin: ce sont les questions
qui portent sur le sens ou sur l 'absence de sens de toute cette existence humaine. », Husserl, E. , La crises des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad . fr. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. Il .
2? Tolstoi, L. , Guerre et Paix, trad. fr. B. de Schloezer, Paris, Gallimard, p.4 7 (en français dans le texte).
376

est, à dessein, plurivoque, recoupant à la fois d'un côté personnel ce qui relève dans la
psyché humaine de l' intuition, de l'émotion et de l' influence de l'inconscient, et, d' un côté
social, ce qui est associé culturellement aux arts, à la religion et à l' investigation
métaphysique.
La classe triomphante proclame que ce qui relève de la rationalité est valable et précieux et
ce qui relève de l'irrationnel n' est ni sérieux ni important. Pourtant, l' irrationnel (les
pulsions émotives et inconscientes) motive une grande part de l' activité humaine, et aucune
argumentation raisonnable ne peut démontrer qu' il soit nécessaire ou même bénéfique
d' évacuer ces motivations des sociétés modernes, même si elles sont parfois basées sur des
valeurs illogiques, indémontrables ou inexplicables scientifiquement.
L' enseignement religieux, bien que souvent articulé et argumenté selon la raison, est très
certainement le discours le plus répandu qui touche le plus directement à la métaphysique et
à la spiritualité comme une part de l'irrationnel chez l'homme et comme une réalité
ultimement inexplicable. Comm~ le rappelle Ernst Cassirer dans sa Philosophie des form es
symboliques, il existe une opposition entre la pensée qui entoure les mythes fondateurs des
religions et la pensée logique et scientifique. Le mythe est la narration sacrée d'un ordre du
monde tout aussi cohérent que celui de la science, mais dont la logique et la causalité sont
très différentes de celles du monde logique, théorique, profane et scientifique28 . Cette
opposition fondamentale entre pensée rationnelle et pensée de l'irrationnel (mythologique,
religieux ou métaphysique) ne doit pas être comprise comme un antagonisme
irréconciliable, mais plutôt comme la reconnaissance que la pensée mythique opère sur un
autre plan, avec une logique qui lui est propre, que la pensée théorique. L' harmonisation de
ces deux visions du monde est donc plus une question d' attitude et d' expérience
personnelle qu'un problème d' incompatibilité conceptuelle, apodictique ou empirique.
Un des lieux communs les plus souvent utilisés pour justifier l'exclusion des valeurs
religieuses du débat et des institutions publiques est que la religion relève de la sphère du
« privé ». Cela est très pratique pour les tenants du rationalisme exclusif, mais c' est une
fausse affirmation. La religion est sans contredit un phénomène culturel, c' est-a-dire un
mode de production:social de formes symboliques29 , et à ce titre elle est tout à fait publique
par nature, comme elle est, par ailleurs mais pour la même raison, impossible à imposer à
tous systématiquement.

28 « C 'est ainsi que la pensée théorique progresse, en imposant sans cesse au donné immédiat certaines
gradations dans la dignité logique, dans la « valeur» logique. Le critère général toutefois dont la pensée se
sert ici est le « principe de raison », qu 'elle maintient comme postulat suprême, comme première exigence de
la pensée. (. ..) Cette décomposition et cette stratification sont parfaitement étrangères à la conscience
my thique, comme nous l 'avons montré. Cette conscience vit dans l'impression sensible à laquelle elle
s 'abandonne sans la mesurer à autre chose. L 'impression est pour elle absolue et non relative; elle n 'existe
pas par l 'intermédiaire d'autre chose et ne dépend pas d 'autre chose qui serait sa condition: elle s 'affirme et
se confirme par la simple intensité de sa présence, par l 'impression irrésistible qui l 'impose à la
conscience. », Cassirer, E. , La philosophie des formes sy mboliques 2. La pensée my thique, trad. fr. J. Lacoste,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 99-100.
29 La défmition de « forme symbolique» de E. Cassirer: « Par forme sy mbolique, il faut entendre toute
énergie de l 'esprit par laquelle un contenu de signification spirituelle est accolé à un signe sensible concret et
intrinsèquement adapté à ce signe. », Cassirer, E, Trois essais sur le sy mbolique, trad. fr. J. Carro, Paris,
Éditions du Cerf, 1997, p. 13. Sur ce qui différencie la religion, qui reconnaît les symboles pour tels, de la
pensée mythique, qui assimile réalité concrète et symboles, voir Cassirer, E. , Philosophie des formes
symboliques 2. La p ensée mythique, trad. fr. J. Lacoste, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 275 et suive
377

Un symbole religieux ne peut se partager pleinement de façon strictement privée, à défaut


de se dégrader et se défigurer par une multiplication d ' échanges clandestins, voire sectaires,
et il ne peut se comprendre que par un' effort personnel vers un référent supérieur (ou divin
ou métaphysique ou transcendantal, selon le vocabulaire que l' on souhaite utiliser pour
définir un aspect spirituel chez l' homme) que l' imposition ou l' obligation contrecarre
systématiquement. Cela dit, la question des conflits entre différentes opinions religieuses
dans un contexte de gouvernance démocratique demeure problématique, car devant recourir
à l' imposition, au compro~is ou au suffrage pour toute solution politique ne faisant pas
l' unanimité, ce qui demeure le lot, et la problématique, de tous les débats politiques, qu' ils
touchent des, questions religieuses ou non. La conciliation des visions rationnelles et
religieuses demeure néanmoins possible, et réalisée quotidiennement partout dans le
monde, dans la simple recherche d ' un sain équilibre.
D ' un point de vue psychanalytique, que l' on préférera dans sa version plus jungienne (plus
mythologique et métaphysique) que freudienne (plus matérialiste et scientiste), l' admission
de l'importance de l' irrationnel dans la vie humaine passe par la reconnaissance d ' une
psyché qui dépasse le simple préjugé matérialiste d' épiphénomène 3o, constituée d ' une
conscience et d ' un inconscient, . dont l' action indépendante se manifeste sous forme de
pulsions conscientes auxquelles une réponse appropriée doit être apportée selon un
processus de compensation indispensable3l . Dans ce mécanisme de dialectique entre la
conscience et l' inconscient, deux formes de pensées sont requises: la pensée dirigée,
rationnelle, incluant ses formes scientifique et logique, et le rêve ou le phantasme, dont le
travaille spontané ne sert pas efficacement à l' adaptation, mais qui est néanmoins
nécessaire à une saine vie psychique 32 •
Dans ce contexte psychanalytique, la présence d'un « mythe vivant », comme ceux qui sont
au coeur des religions, est essentielle, non pas pour des raisons de fondation cosmologique
ou ontologique ou comme source de donation de sens moral, mais comme présence
indispensable au cycle vital psychique 33 • Un courant de pensée moderne, relevant d' une
rationalité exclusive, exprimant son mépris envers toute manifestation publique de religion
se trouve donc en opposition très nette sur ce point avec le discours psychanalytique d ' un
irrationnel assumé.
Mais il n ' y a pas que les religieux ou les adeptes de la psychologie jungienne qui
reconnaissent une valeur à l' irrationnel, la communauté artistique revendique aussi un
respect pour ce qui touche les sens sans être une forme comptable, explicative ou
informative des perceptions. Si le divertissement peut être manufacturé selon des recettes
établies sur une expérience de profit antérieur, la création artistique, elle, n'est possible que ·
dans une forme d ' accord très privilégié, et rarement bien que parfois génial, entre une

30 Jung. C.G., Psychologie et religion, trad. fr. M. Bemson et G. Cahen, Paris, Éditions BuchetiChastel, 1958,
p.24.
31 Jung, C.G., Aïon, trad. fr. E. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Paris, Albin Michel, 1983, pp. 33-34.
32 Jung, C.G., Métamorphoses de l 'âme et de ses symboles, trad. fr. Y. Le Lay, Paris, Georg, 1993 , p. 67.
33 Le Docteur Roland Cahen, traducteur français de Jung: « ... privé des mesures spontanées de la
psychologie et des rites primitifs, n 'adhérant plus dans la plupart des cas - sinon de façon vaguement et
superficiellement formaliste - au mythe vivant et vibrant du courant judéo-chrétien, coincé dans un
rationalisme qui n 'a su faire qu 'un inventaire bien incomplet de l'humain vivant et qui a stérilisé tout ce qu 'il
n 'a su percevoir, l 'homme moderne nous apparaît en général dans une situation psy chologique et mentale
f âcheuse. », in Jung, C.G., Dialectique du moi et de l 'inconscient, trad. fr. R. Cahen, Paris, Gallimard '1964,
p. 168 n.
378

compréhension très lucide du monde, une émotivité sensible et pleine de compassion et un


talent inné pour produire des sons, des couleurs ou des mots exprimant les extases et les
vicissitudes de la vie humaine. L' art se saisit, il ne se comprend pas, et même le
rationalisme le plus exclusif ne peut qu'aboutir ultimement à genoux devant le poète,
comme Martin Heidegger l'a finalement très bien compris. Si Hegel a pu prétendre que tout
art est religieux, c' est probablement parce que seule la religion réussit donner des esquisses
de réponses aux seules questions vraiment importantes pour l'homme, et auxquelles l' art
répond souvent si merveilleusement: Qui est-il ?, Pourquoi est-il? et Où va-t-il ?
Tout comme la rationalité exclusive, l' irrationnel, même lorsque pleinement assumé et non
pas glorifié ou adoré, doit être soumis à une saine critique philosophique. L' irrationnel
valorisé sans entraves ouvre la voie à toutes sortes de débordements émotifs et à des
convictions et des actions déraisonnables, voire inadmissibles. De tous les philosophes,
Descartes, dans une lettre à la princesse Élisabeth, décrit peut-être le mieux le rôle de la
raison {ace aux passions de l' âme :
« Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu 'à
examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que .
de l 'esprit, qui peuvent être acquises par notre 'conduite, afin qu 'étant ordinairement
obligés de nous ftriver de quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissions toujours
les meilleures. » 4
La classe sociale représentant l' irrationnel ass~é apparaît donc bien inhomogène face au
portrait des tenants de la rationalité exclusive. Il faut cependant comprendre que chaque
individu baigne souvent, par ses discours et ses actions, de l'une à l'autre, selon qu'il se
représente lui-même ou qu'il représente sa profession, et si une classe nous semble parfois
trop poétique, l' autre peut manquer si cruellement de poésie que l'on a parfois honte de la
faire progresser. La lutte de classes qui agite notre monde n'est pas qu'extérieur, c' est aussi
au cœur de chaque conscience qu'elle se déroule.

LE FAUX DÉBAT: SCIENCE CONTRE RELIGION


L'opposition prétendue entre science et religion, colportée avec un certain délice par des
médias que l'on sait friands de conflits, n'est qu'une mascarade reprenant pour fondement
un vieux débat philosophique du XVIIIe siècle, sous une forme caricaturale, entre un
idéalisme exalté séducteur et un froid empirisme réducteur. On connaît le résultat de ces
vieux débats, ni Hegel ni Hume n'avaient raison, la réalité n'est pas une spiritualité
progressive, pas plus qu'un laboratoire dans lequel nous menons une rigoureuse enquête.
La réalité est un amalgame d'incidences physiques assez peu divisible en unités vraiment
autonomes et assez peu compréhensible dans sa globalité, qui est fortement façonnée par
nos capacités et nos préjugés psychologiques. Le fin mot de l 'histoire est que l' ori ne peut
pas résumer le monde dans un traité religieux ou scientifique, mais qu'il faut quand même
le vivre quotidiennement. L'identification et la classification sont d'excellents exercices en
botanique ou la bibliothéconomie, mais pas pour la vie humaine, et surtout pas dans ses
aspects philosophiques, c'est-à-dire éthique, esthétique et ontologique.
Le créationnisme, tout comme le darwinisme, ne peut être élevé en dogme naïf de
concrétude. Le symbolisme35 patent de toute idéologie religieuse et le caractère

34 Lettre à Élisabeth du 1eT septembre 1645, in Descartes, R. , Correspondance avec Élisabeth, Paris, GF
Flammarion, 1989, p. 128.
35 Au sens donné par Cassirer, voir défmition plus haut.
379

d'approximation et d'incomplétude, voir de réfutabilité .latente 36 de toute théorie


scientifique spécifique ne peuvent plus être ignoré au 21 e siècle. L' idée même d' une lutte
idéologique entre des formulations du sacré, c'est-à-dire de ces mystères si fascinants et si
terrifiants pour l'âme humaine que l'on invente des rites pour les viser37 , et les conclusions
de démarches expérimentales suivant la méthode scientifique est une idée ridicule, car elle
implique qu'une même intention est visée par ces deux domaines, ce qui est faux. La
conterriplation du sacré relève autant de la rationalité que de l' émotivité, et même de ce que
l'on appelle l'intuition ou la spiritualité, 'dans un mouvement personnel ou collectif qui se
veut primordialement une tentative de donation de sens à l' existence humaine, alors que la
science vise une explication exclusivement rationnel, et éminemment partageable par
argumentations et par consensus, des phénomènes physiques mesurables, ce qui est tout à
fait sensé, mais jamais donateur de sens pour la vie humaine: La recherche de récurrences
systématiques dans les phénomènes physiques n' apporte aucun sens à la vie (bien que la
découverte d'un ordre matériel puisse, non forcément, inspirer une confiance en l'existence
de ce sens) et se résume à une activité purement rationnelle visant à satisfaire la curiosité
envers son environnement et contribuant au développement de l'esprit et au contrôle partiel
de cet environnement.
La science ne peut pas être en lutte avec la religion parce que la science ne s'intéresse pas
au sens de la vie, toute sa force et sa pertinence reposent sur le fait qu'elle ne s' intéresse
qu'au déroulement des événements, ni à leur origine ultime et ni à leur téléologie finale,
alors que l'unique préoccupation des cosmogonies et des théologies religieuses est
l'origine, le passage et la finalité des âmes. La théorie du Big Bang, même si elle s' avérait
confirmée hors de tout doute par les physiciens, n'indique rien à l'homme quand au sens de
sa vie, et même que certains y voient, tout au contraire, une confirmation du caractère
illusoire de ce sens, ce qui est aussi une déduction erronée dans la mesure où l' existence
d'une origine explicable et compréhensible à la matière ne confirme ou n'infirme en rien la
thèse matérialiste.
S' il y a une lutte entre science et religion, cette lutte se situe dans la religion elle-même,
entre convertis rationnels et extrémistes fondamentalistes, et dans le système
technoscientifique lui-même, entre chercheurs et administrateurs sensibles et extrémistes
corporatistes et bureaucrates.

CONCLUSION: LE VRAI DÉBAT, EFFICACITÉ VERSUS IDÉALISME


Une nouvelle lutte de classes a donc lieu entre, d'une part, les tenants d'une rationalité
exclusive, qui vise une saine économie sociale reposant sur l'efficacité des moyens
techniques et l'activité de travailleurs veillant à l' échange des savoirs et à l'exploitation des
énergies, et, d'autre part, les tenants d'un irrationnel assumé, qui accordent une grande
valeur à la spiritualité et à l'esthétique, selon une vision téléologique donnant un sens à la
vie, ressenti quotidiennement dans la sphère privée et sociale.
L'existence de classes sociales èt d'une lutte les opposants est une constatation utile pour
saisir les enjeux sociaux et politiques du monde actuel, mais le véritable enjeu

36 Voir le concept de falsifiabilité des théories scientifiques selon Karl Popper: Popper, K .. , The Logic of
Scientific Discovery, Routledge-Classics, Londres-New York, 2002.
37 Le sacré comme « mysterium trememdum » : voir Otto, R. , Le sacré, trad. fr. A. Jundt, Paris, Éditions Payot
& Rivages, 2001, p. 35-36. Le rite religieux vise le mythe sacré: voir Gusdorf, G. , Mythe et métaphysique,
Paris, Flammarion, 1983, p. 24.
380

philosophique est au-delà de cette constatation. Marx et Engels ont voulu, probablement à
tort, que la philosophie soit un outil révolutionnaire, mais à l' inverse la philosophie ne peut
plus, à notre époque riche en confusion idéologique, se contenter de se gargariser de '
concepts et de terminologies sur l' existence, l' Histoire et la morale. La nouvelle lutte de
classes doit impliquer les philosophes eux-mêmes, qui, s' ils ne prennent pas clairement
partie pour l'un ou l' autre des 'opposants, doivent au moins se faire acteur, et non
simplement commentateur désengagé, dans la quête de sens, ou l' aveu de non-sens, au
cœur de cette lutte.
La rationalité n' est pas le jouet du philosophe,- et ni son rempart ou sa tour d' ivoire, mais
son langage et sa culture. Pour que la philosophie reprenne sa place de gardien et de
critique des idéologies parfois trop « populaires », il faut que cette rationalité reconnaisse le
défi de l' irrationnel pour ce qu' il est, c'est-à-dire ni une bizarrerie venant des époques
passées, ni une idée menant au fanatisme, ni une imagination infantile, mais un aspect
incontournable de la vie psychique et sociale. L' ère de la déconstruction des philosophies,
de l' épellation des ontologies et des jeux de langage est heureusement bel et bien terminée.
Celle qui commence présente un enjeu bien plus sérieux et bien plus motivant: la
responsabilisation personnelle et collective de l' ineffable présent au cœur de nos vies. Rien
n ' est plus digne d' être pensé et rien ne mérite plus d' être fait.

Yves LAROCHELLE,
Faculté de philosophie, Université Laval, Québec, Canada

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