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Demeure où la Lune perdit sa pâleur

Demeure où la Lune perdit sa pâleur


Comme en cette nuit-là où j’allais à ta rencontre
désirant affronter tes dents
l’os profond de ta face neigeuse
frôlant ta peine
la faisant mienne
j’ai mis une chaise qui regarde le chemin
où doit mourir la lune
sur le palier de ma maison
où doit me parvenir ton ombre
sifflant un triste refrain,
comme cette fois où je n’ai jamais su
si tu étais courte ou lointaine.

À ce corps amoureux
J’aime ce corps qui m’attache
Le téton dressé sur le sein triste
La brève amertume de sa bouche
Le tendre désamparement de ses pieds.
J’aime ce corps qui m’attrape et le miroir
Où ce corps se reflète et se fait un
Le bel abîme de son sexe
Sa douce continence
Son fond bleu
Le clitoris mouillé qui médite.
J’aime ce corps qui m’attache et me condamne
Etre de cette simple symétrie
Femelle qui s’habite solitaire
Aimant cet autre corps qu’elle reflète
Désespérée
Dans un miroir
Qui n’existe plus.

Chambala était un chemin

Tout est arrivé à Chambala.

Ce matin-là mon père avait décidé qu’il était temps de récolter. Les paysans ont arraché

les fruits des arbustes maternels. Soudain, quelque chose dut bouger pour que ma mère se

redresse et cherche dans le ciel. Personne d’autre n’avait senti cette petite molécule dans
l’univers qui voulait vivre, sinon elle, qui à la lisière de la fécondité se maintenait alerte face à

ce dessein qui n’a pas voulu attendre et a cherché à pénétrer sa peau usée, comme un rayon de

soleil pressé de pénétrer dans le sable millénaire.

Neuf mois après, alors que la bruine tombait sur les palissades de Lima, ma mère me

donnerait à connaître une autre forme de lumière. Aujourd’hui encore je peux sentir mon

regard glisser sur son tunnel rosé, ses battements contre ma tête alors que je vois une lumière

brillante s’approcher et s’éloigner de moi, le sang se coller à mes lèvres et un éclair jaillir de

mon nombril, l’indésirée asphyxie devient une douleur qui vivra toujours collée à ma gorge.

Aujourd’hui encore, je peux sentir ce rayon de lumière qui a traversé l’air de Chambala pour

concevoir mes yeux, mes mains, tous mes organes dans le vieux labyrinthe de son corps.

Je lui dédie ce livre, à elle, paysanne d’Akamichi. Ces pages où habitent vivants et

morts, et avec lequel j’évoque les saules et les bambous, les joncs et les nuages, les cerfs, les

chats sauvages, les cannes de quayaquil et les grenouilles qui un jour ont prospéré dans la

région de Chambala, aujourd’hui peuplée de tillandsias maltraitées, oxydée par la bruine de

cadmium et de zinc qui tombe macabrement sur ses semis et ses canaux, sur les cœurs des

gens qui la peuplent. Poussière de métal qui cache ma lune de janvier, sol stérile qui

succombe devant la marée de ciment qui condamne à l’exil les étoiles et le cresson, les

sauterelles, les hiboux et les mille-pattes vers les recoins les plus inhabitables de la terre.

Chambala était un chemin. Tous les villages l’étaient, comme la nature entière,

aujourd’hui détruite.

Comment retourner à l’enfance ? comment retrouver les pastèques des étés

interminables, mes petites complices qui ont migré vers des métropoles lointaines pour

chercher fortune ? comment faire revivre mes morts, ma mère que le silence m’a arrachée ?
Rillke me disait d’avoir de la patience avec tout ce qui dans le cœur reste sans réponse,

de vivre les questions, et qu’un jour ma vie entrerait dans les réponses. J’attends encore cette

aube désirée. Ce livre naît de cette foi car je sens que les mots, magiques et déchirants, seront

ma seule tentative.

Devant la pleine lune

Devant la pleine lune


une branche de prunier
s’accrochait à mon regard

La fenêtre était un énorme œil en éveil


par où le vent de la nuit accompagnait mes insomnies,
en elle la lune et un prunier
frôlaient la fine écorce de leurs peaux,
les nuages fuyaient lentement vers l'Orient,
la languide Venus mourait d'amour et une chouette
recueillait dans son bec une larme en passant.
Tous les chemins menaient à l'avenir
aux longs trottoirs de la ville qui m'attendait
à ses lumières, à ses bruits
sauf au sommeil
et il n' y avait pas moyen de duper la nuit.
Toujours cette odeur de vieilles couvertures
toujours ce silence comme un lourd rideau sur ma maison
et ce bruit de voix seulement dans ma tête.

Devant la pleine lune il y avait la plage


flottant dans mon regard
et nous toutes courant comme des folles sur le sable,
les châteaux, les chapeaux et la vieille
chambre à air sur laquelle nous flottions sans vie
rêvant d'une vague qui nous enverrait nous échouer sur une autre rive
sur une autre enfance
et lorsqu'enfin je fermais les yeux
tout le sable chutait sur mon oreiller
et la lune
et les voix
et la branche de prunier
tombaient de moi.

La lune sur la rizière

Ses yeux deux lumières dans la nuit,


comme un insecte inespéré le temps
se pose sur sa poitrine et remue son cœur fatigué.
On entend dans le sillon orange des piments
Le pas cavalier du mille-pattes.

Les chandelles
illuminent encore les pavés de la cour et les trois cordes
de la vieille guitare que père a changées en son shamisen complice.
Il pince une corde et son regard se perd dans un champ de riz.
Sa bouche, fatiguée de l’empire des mots d’ici
revient en arrière : mikayuki-sama, konbanwaa…

Un ancien cri jaillit de sa poitrine


animal solitaire qui fuit le plus sauvage/ la sauvagerie de son amour.
Le foyer s’emplit de sa sobre, grise mélancolie.
Tout se tait
et moi j’écoute depuis mon lit, pour ne pas le voir mourir.

Il pince encore et la brise suave fait frissonner les laitues,


la lune baise son corps lent : mikayuki-sama,
konbanwaa…

L’éternelle histoire de la barque sillonnant la mer d’Okinawa


jaillit de ses lèvres. Pêcheurs saluant la lune,
revenant heureux au village.

Père étire sa voix, la lune roule dans la rizière


et la dernière chandelle commence à fondre sur le sol
comme mon cœur

comme son vieux cœur fatigué.

Ici à Laredo
(ferme Laredo, 1932)

Ici à Laredo le soir se fend en deux


s’agenouille devant la nuit, tel un serviteur
demandant pardon.
Le vent siffle moins fort
l’obscurité s’installe dans chaque arbre
et repose enfin sur l’immense champ de cannes.
J’ai gardé ma machette
j’ai veillé comme chaque soir sur le foyer,
je peux maintenant aller voir la pleine lune
m’asseoir dans le pré et contempler la douce mer.
A mes côtés un grillon grince
lance haut et fort son chant d’amour
il ne sent pas ma chemise
ni ne pressent mon ombre attrapant sa voix.
Ici à Laredo le soir se fend en deux
pas comme dans ma lointaine Uchina
où le ciel ensanglanté mourait léger
sur mon visage qui s’emplissait d’étoiles.
Ici le patron ordonne dans une langue étrange
et crache de rage si je ne comprends pas son désir.
Comment se fermait, là-bas, une fleur dans la nuit ?
Je ne me souviens plus
seulement du soir, qui sans se fendre, mourait léger
dans ma paume ouverte
lorsque dans ce port j’ai dû dire adieu.

Otsukisama

une porte s'ouvre et comme chaque nuit


je gravis l'escabeau qui me mène à mes origines

la machine fait fonctionner son vieux corps


la routine se met en route
et je dévore des yeux les palissades
les maisons de briques mutilées par les ans
des kilomètres d'ombre sous les réverbères,

là-bas on allait à la récolte à minuit,


me disait ma mère en contemplant la pleine lune.

Mon destin est encore bien lointain.


Je poursuis dans des livres des lettres petites et obscures
qui fuient mes yeux comme des puces.
Lire et lire, penser des pensées
des histoires parfaites et étrangères
pour ne pas voir leurs visages fatigués
leurs yeux vaincus
les mains des étudiantes accrochées à leurs livres,

nous chantions de longs chants, les pieds enfouis dans la boue


et elle caressait ses doigts comme cherchant un ultime épi

ici pas de lune


ici nous voyageons tous dans la pénombre,
je baisse le front et je cherche dans l'infini de mon cœur
cette insaisissable douleur
la faible lumière qui me conduit jusqu'à moi.

personne ne souffrait, personne ne perdait de récolte,


la lune nous guidait telle un phare,
elle montrait le ciel
et nous sentions toutes deux sa froide lumière envelopper nos corps.

Jusqu'à ce que la mer échappe à Hokusai

Garçonnet gravissant les hautes collines d’Edo


franchissant rochers et épines effrontées d’halliers
Hokusai avait compris
enveloppé de parfums de conifères et du chant des grillons
que s'il attrapait le mont Fuji sur sa toile
il frôlerait les étoiles que nous ne voyons pas
le jour
et trouverait enfin la paix du cœur.

Trente-six fois, il dessina ses formes pour comprendre son panache de neige,
l'harmonie de son corps montant vers le ciel
le bois de pins qui agitait son cœur
durant sa promenade
alors que l'encre gouttait de ses épaules
et colorait ses pas qu'il dirigeait vers la cime

Trente-six fois il s'assit pour regarder la brume


cherchant à retenir au creux de ses mains
toutes les vagues qui s'agitaient dans ses yeux,
seules les grues avaient compris sa tentative
et lui les observait nivéennes qui remontaient l'horizon
plein de leur ambition, trouver cette aveuglante clarté
du cœur.

Trente-six fois il gratta l'air et fit onduler son pinceau


sépia les barques que la marée fait pencher
bleus les pécheurs
orange la fugacité de leurs corps et jaune
la bonté de leurs petites lèvres.
Panier et chapeaux de paille frisant
la muette majesté de sa cime.

Et je regarde sa mer courroucée, les vagues


sur le point de s'échapper de la carte postale que je contemple ce matin
où tu me dis que tu vas bien
que tu as survécu à notre enfance
et que tu continue de grandis parmi les broches, les machines, les alarmes
et les pointeuses à cartes qui n'ont pas surgi de la terre
comme nos cardamines et nos maracuja.

Et je déchiffre la carte sur laquelle tu as fait onduler ta main


pour me raconter comment tu te couches très tôt
à même tatami
en regardant le radio réveil et non plus le vieux saule
que tu contemplais depuis ta fenêtre,
compagnon paisible de tes rêves.

Peut-être que des étoiles aussi habitent en nous


et que nous les voyons dans une larme
vague qui s'échappe de la mer de nos yeux
et répand l'encre sur les traces
que nous imprimons
humblement
chaque jour.
A Gunma la lune est un Gâteau de riz
A Hiro et Aaron

Tu pédales et telle une flèche sereine


tu divises l’air frais du matin.
L’aube flotte encore sur les champs
les libellules déplient la transparence de leurs ailes
tes cheveux accrochent la brina
la dernière rosée se perd dans ton corps.

Derrière les rizières, les écrous et les vices


t’attendent tous les jour,
avec professionnalisme tu saisis chaque pièce
chaque puce a un vide à remplir
chaque fil un début et une fin
et dans chacun gît le retour au foyer.

Qu’elles étaient immenses les promesses, les légendes vues de l’autre rive.
Le progrès, c’était ça, te dis-tu, tête basse,
ne pas arriver à la lune.

Et la lune est un gâteau de riz flottant dans le ciel.

Pauvre lapin, te souviens-tu du récit de mère ?


Etre le plus pauvre de tous sur la terre
et son mullido et blanc corps était
son offrande la plus précieuse.
Le bois, avait dit mère, s’emplit de la fumée de sa peau.
Bouddha submergé répandit de copieuses larmes
en le consacrant à la lune
et nous autres, petites, les mêmes larmes aux yeux
nous l’observions faire des omochi sur son astre là-haut,
semant, espiègle, de la farine sur les étoiles
alors que les chenilles rampaient à nos pieds.

Mais à Gunma la nuit n’est pas éternelle


elle a des aiguilles et une alarme
qui explose lorsque point le soleil.

Seule la lune est un grand gâteau de riz


flottant imperturbable dans l’immense ciel.

Tu suspectes sa tiède lumière suspendue sur les toits


voici mon sacrifice, te dis-tu, et le doute te dévore, une fois de plus
tu aurais préféré le voir grandir
en pédalant comme un fou parmi les voitures et les palissades.

Tu fermes les yeux et te rappelles son regard


son petit cœur battant encore dans ton ventre
où tu iras j’irai, te répètes-tu chaque nuit
lorsque tu prendras le bus, regarderas
le brillant des pommes et des cerises
lorsque tu verras cette lune même, répètes-tu chaque nuit
comme une prière.

Où es-tu Momotarō ? (*)


Père avait semé un pêcher
bien avant que ma tête parvînt à son nombril.
Il le plaça face à ma fenêtre
Pour que chaque matin je le voie étendre ses branches
comme moi, qui m’ étirait les bras, après un long sommeil.
Il poussait au milieu du potager fort et tentateur,
couvert de feuilles ses branches m’invitaient à l’escalade,
que de fois j’ai décliné
ce lieu n’était réservé qu’à toi !
Nuit après nuit je te voyais dans la brume de mes rêves
te lançant joueur de branche en branche
conquérant avec ton blanc sourire le printemps.
Automne après automne le vent d’août faisait craquer les os du vieux pêcher,
alors que ma tête atteignait tous les nombrils,
avec cette douce étreinte d’air le temps arrosa ses feuilles,
dispersa son pollen et éloigna père de ma vie.

Dans le potager, tapie, cachée


je t’invoque
et entonne doucement ta chanson
pour que personne n’entende et ne se moque de moi,
et mon arbre se couvre de rosée,
de papillon merveilleux,
mais pas de toi.
Toi, tu ne reviens pas monter aux branches dans la brumes de mes rêves,
toi, tu ne veux plus jouer en moi,

où es-tu Momotarō ?

(*) Chanson enfantine japonaise sur la légende d’un lutin espiègle né d’une pêche.

Tillandsias

(Lorsque le vert s’en fut de Chambala)


Des restes de ce qui jadis fut des bras et des jambes dépassent de la poussière. Fémures,

main, pouces qui ont amassé l’argile et recueilli jour après jours des morceaux gelés de la

puna.

Nieveria. Enfant j’ai parcouru ton sol ; je tombais sur des effilochures de couleurs qui

émergeait de l’obscurité du passé. Mes doigts ont attrapé des crânes que les vautours avaient

dédaignés et dans leurs orbites vides je pouvais lire que sur cette terre ils avait déposé leur

ferveur, qu’ils s’étaient inclinés devant des statuettes et qu’ils avaient fièrement lutté pour

garder leurs coffres. Enfants, nous nous perdions dans le labyrinthe de leurs ruines et faisions

des paris sur où était la cuisine, la chambre, le berceau, pour ordonner leurs âmes et garder

cette portion d’air dans les poumons.

Pour vivre.

Autrefois, le ciel était hors d’atteinte, à présent la neige est fondue. La ville a imposé

son sceau, elle a confisqué lemanteau vert de Chambala et nous sommes restés là, sans

nuages, sans moineaux ni crapauds pour nous réfugier dans l’enfance, que sait le commerçant

de l’encre violacée qui se répand dans le couchant ? leurs consciences seront-elles torturées

par le ciel égorgé, l’eau morte, le passé amputé, si jamais ils n’ont eu de racines ?

Avec une règle ils divisent le foyer des grillons et des cigales, ils scellent les canaux et

mettent les feuilles sur un bûcher pour marquer mille cuisines, trois mille buanderies, six

mille chambres, quatorze mille fenêtres, vingt mille murs, huit cent mille morceaux de ciment

morts qui ne sauront rien de cette terre, ni des exils d’où était venu mon père, ni du sang que

versa ma mère à chaque naissance, ni des raisons pour lesquelles nous sommes restés ici

malgré les mauvaises récoltes.

A l’école j’ai mémorisé des héros et des batailles, les idéaux d’une patrie construite

avec amour et sacrifice. J’ai attentivement appris mes devoirs : attraper la vie en japonais, tout
reconstruire en castillan, aimer en uchinaguchi et observer le quechua filtrer tel un nuage par

la fenêtre.

Quand j’étais petite, l’algèbre était dur. Aujourd’hui d’autres amertumes accompagnent

mon chemin vers la vieillesse. Hier, depuis ma fenêtre j’ai vu tomber notre invincible pacay.

Pour la douleur mes yeux ont couru vers les tillandsias, fidèles et collées aux collines,

spectatrices pleines de sagesse qui contemplaient dans leur silence la chute de ma main sur un

point du papier,

Mon sacrifice,

Ma défaite annoncée,

Comment ma vie ne pourrait jamais entrer dans les réponses.

Journal de la femme est ponja

La femme est ponja

Que suis-je, qui suis-je ?

Un point sous la lune


une armoire plein de sa lumière
et la lune
un point vert
piégé dans le minscule point que je suis.

Son immensité dans mes pupilles


son nocturne, son antique voyage
la courbe de son ventre prise en moi ;
La luna,
soy yo ;

Créature qui étire ses pattes


sous la lune
glandes, salives, métacarpes
traversent la nuit
Croûtes, paranoïa, bile,
ganglions, obsessions, brume
soutiennent la légende ;

Que suis-je ? j’interroge une feuille d’hibiscus


Vingt-cinq millions et pas d’endroit pour moi.

Mon aïeul ne s’est pas battu pour le salpêtre


les os de ma grand-mère ne reposent pas ici.

Ovaires, verbiage, la cocatrice d’une tuberculose


sur la vielle carte de mes poumons,
caries, labyrinthes, diastole, désolatiion.

Qui sui-je je m’interroge.

La lune brille sur la feuille d’hibiscus ;

Ah, la lune, la lune…

Toi tu ne doutes pas, lui dis-je, tu ne crains rien.


Chaque nuit tu t’éveilles
et tu roules
sur la vieille route de tes pattes.

Que suis-je ?
artères, routines, salmonelles, préjugés.

J’arrache la feuille de l’hibisus


je garde la lune dans ma poche
je me garde avec elle.

Encore une nuit.

Scène de famille/avec femme à l’intérieur

Tu dévêts ton corps


palpes en silence la naissance de tes seins,
le bruit de leurs voix ne t’arrête pas
tu avances prudentes vers la pointe de ta peur.
Ta famille dîne ce soir la même routine,
trafique sur la table les décombres d’un jour défait
Toi tu descends vers ton ventre chaud qui t’attend
tel un oiseau noir la nuit s’installe sur ton pubis
bat des ailes et la pluie tombe sur tes cuisses
Ton père, bruyamment, avale la soupe et éructe
ta mère se plaint et fait de même
tes frères se regardent et l’imitent.
Tu te laisses tomber sur la nuque
molle, tu t’abandonnes au plaisir de tes rivages
Une bouche crache sur le sol
Ta bouche s’ouvre lentement
Une autre bouche lance des grossieretés
Tu gémis, ne t’expliques pas
Quelqu’un traîne les jambes et sort dans la rue
En toi une autre tremble lorsque tu trembles
elle refait le profil de ta taille
roule sur les courbes de tes fesses
Ton père renverse le vin sur la table
Tu te déverse en un soupire
Il maudit ta mère, ouvre la porte et s’en va,
ta mère nettoie et se couvre de graisse
Et toi de rosée
Elle recueille les vieux chiffons et son vieux destin
Tu apprends à t’aimer avec celle qui t’imite
Ta mère appelle, la soupe refroidit
Tu ouvres la porte, regardes la table
et du triste tiroir de tes quinze ans
extrais un sourire.

Haiku

Tu entres si douce en moi


telle un papillon
glissant sur un fil de lumières

Ah qui peut comprendre


La tristesse du lis
La rosée robuste sur ses feuilles vertes

Tu sors si douce de moi


tel un fil de lumière
glissant sur un papillon

Exercice poétique avec tableau madrilène

Vêtue de rouge la fillette


le regard torve et plein de ressentiment
observe son portraitiste l’éterniser dans cette posture si amère.
Juan Carreño de Miranda né à Aviles en 1614
a peint La monstrua.
Non content de cette tonitruante prouesse
Iil a peint La monstrua desnuda.
Replète, naine, ses jambes dodues de grands jambons
culminent en deux minuscules piédestaux
ses pieds.
bloquée dans sa jeune chaire
d’innocents tétons flottent sur immense poitrine enfantine,
d’une feuille de vigne elle couvre son sexe
Perdu dans le feuillage de sa peau.
En vérité, le peintre ne la haïssait pas, il prétendait seulement
démontrer l’inutilité d’être femme sur la toile
si l’on n’est allégorie
maja
ou vierge d’air.

Les muses de chair et d’os


comme Eugenia Martínez Vallejo
appelée La monstrua
ne servent qu’à montrer leurs protubérances
et à tenir dans leurs mains des pommes rouges
qui vont se perdre dans sa robe rouge, mer
de la mort.

Chambre Lima
Ou complice espièglerie dans la fumée de la ville

si nous avions été à l'origine du monde


créant des êtres dont les formes se perdent
dans le simple effleurement de leur corps :
si nous avions été
amoureuses
détachant des pommes
pressentant bouddha jaillir du pétale d'une fleur,
Jéhovah très affairé taillant le bois
de ses prochains commandements,
Allah jouant à mesurer le sable avec un dé.
Allongées dans le premier près créant les mers,
les montagnes et avec l'arrivée du dernier jour
le chaos
car c'est ainsi seulement qu'on naît et meurt
éternellement.

Depuis notre chambre la lune est une lame


un croissant effilé derrière les nuages.
Le vent chaud de la côte soulève les rideaux
et trois chameaux viennent paître à mon bureau,
ils ouvrent leurs lippes, engloutissent avec volupté mes crayons
et écrasent sans beaucoup de peine marguerite
virginia, vincent, éluard…

Lasses d'aspirer au paradis nous abandonnons les fruits,


les doigts au bord du lit.

Nous, femmes, n'avons pas comme les aveugles à toucher


les choses pour savoir qu'elles n'existaient pas.
Nous fermons les yeux
et nous sentons dans notre sang
l'agitation de la ville, un bout de lune dans une banque
pleine de mouches,
papillon orphelin buvant la bruine dans une flaque.

D'ici nous avons senti passer sur nos


visages
le printemps, les innombrables équinoxes,
les veines palpitantes d'un sang pur dont les sabots
frôlaient nos lèvres épouvantées.
Nous naissons pour mourir, nous effrayait Kierkegaard
et tes grands yeux cherchaient refuge dans les miens
qui ne savaient pas non plus fuir cette vérité
Croissez et reproduisez la terre nous a-t-on ordonné
et toutes nous sortîmes de chez nous quêtant des bras et des jambes
pour être éternelle. Mais nous,
assommées par cet infini,
nous choisissons la mortalité.

Nous avions l'intuition que nos âmes étaient propres


comme cet été où nous avions bu une bouteille de liqueur
en nous demandant pourquoi nous ne fondions pas comme la poupée de cire que nous
brûlions enfants
ignorant sa douleur
et la nôtre
ou nous rêvions de trouver dans le sable un manuscrit
qui sauve l'humanité tandis que nous érigions
des châteaux à mille langues de toute forme de
civilisations
et tout put être parfait, sauf
cet idiot qui surgit de la mer pour nous crier « pas de prétention,
l'histoire ne se pense pas, elle se rappelle seulement ! »
et se noya de nouveau.

Résignées, nous déambulions dans les rues de Lima


avant que la lune ne ferme le jour comme un livre qu'on finit
de lire.
Une chienne lèchait ses chiots sous le portique
d'une église coloniale et quelqu'un à ses côtés
priait la petite béate de Humay plutôt que Dieu ;
l'odeur du graillon donnait la nausée à nos corps
sillonnant les rafales.

Si j'avais été à l'origine du monde


créant mers, montagnes, pluies, éclairs et orages
sur ton corps
crée à l'image et à la ressemblance de mon chaos.
Et c'est ici que nous couchons chaque nuit, lorsque nous fermons le livre
que sans aucun espoir nous tentons sans cesse d'écrire
dans cette chambre étroite, faite de mots.
Quelle appréhension, quel espoir d'une chose pure
pur
est le ponant, seulement, la mort de chaque jour,
le reste est nécessité, discipline imbécile.

Voilà une pauvre morale, tu vois.

Magma

Je refais avec mes mains ton corps


comme qui sculpte une pierre à son image
et à sa ressemblance.

avec cette même hâte


comme cette tremblante alchimie
de mes doigts je libère l'ange
piégé dans ton indifférence de pierre.

Nous sommes argile, mais roche


pourpre
ton baiser, ton impossible bouche.

Sur le point de me livrer et de défaillir


je deviendrai boue ?

Allégorie

Toutes mes fantaisies te vénèrent


et jouent sur ta poitrine folles
trépidante jument franchissant la prairie

toutes les tempêtes se déchaînent sur ton ventre


et inondent la vallée obscure où je te cherche
désespérée

tous les arc-en-ciel naissent sur ton visage


tes yeux jaunes
tes cheveux verts
ta bouche multicolore

tous tes orgasmes se réfugient dans mon oreille


tous tes battements dans la pulpe de mes doigts
mais tu commences à t'évaporer comme un rêve
sur la colline de mon pubis
qui joue seule
à dresser le vent.

En attrapant des insectes à la lumière d’une torche

Accroupie je secoue des arbustes


derrière moi ta main
soutient l’unique lumière

sur ma tête la manche de ta robe


danse
Je regarde derrière moi
ton ombre parfumée se déplie
tel un fin sillon sur le chemin
une fil de fourmis rampe vers ta ceinture
est-ce l’amour ?
cet instant, est-ce l’amour ?

Non. Nous sommes une gravure de Suzuki Harunobu


Ma mission est d’attraper des insectes
non ta bouche
non la soie de ton corps que d’autres nomment peau.

Je secoue la branche
Vers le ciel sombre une libellule
fuit
comme le désir

Derrière moi
ta cheville se ramasse sous la nuit
de ma nuque
telle une branche vaincue
une goutte se détache.

Anatomie d’un rêve

Je regarde mes mains


comme on regarde un sinistre abime.

Non, je ne veux pas y tomber.

Pas un mot de plus ne surgira de leurs doigts


pas une plainte de plus.
Je dois retourner mon cœur
l’envers de ma vie
c’est la mélancolie
l’envers de mon sexe
une blessure.

Mon image dans l’eau


n’est que le reflet
d’un rêve

Vaincue j’aspire l’air.

Vocation plus triste que ce corps


je ne trouverai pas
-matière née femelle-
mot plus triste je ne trouverai pas,
matière
rien que matière.

Paysage terrestre

Ma sœur à la tache verte


(théorie asiatique des migrations)

Il y a quarante mille ans


des hommes brisèrent la pénombre apercevant une lumière.
La Terre était une robe brillante
supportant sur son dos froid les traces de l’humanité.
A peine des êtres de peu d’âme se disputant à coups de dents
l’univers,
se traînant tels des reptiles sur la neige
tels des ours dormant dans les cavernes,
escargot enroulés dans la peau des mammifères.
Comme les oiseaux ils s’en furent en pèlerinage vers le sud des tempêtes
ils traversèrent des mers, des détroits mythiques
enviant le parfum des coihues,
cherchant à se trouver dans le miroir des lacs.
Et ils naviguèrent aveugles/dévoués, dans le courant subit.
Des rafales
de soleil de lune d’étoiles
traversèrent l’espace amoureux.

L’amour est une rivière souterraine qui coule sous la peau.

Sur la carte de ton corps l’histoire s’est résumée.


Arbres, fauves, soirs, hiéroglyphes.
Un bois sombre a grandi sur ton dos
c’était plus qu’une tache verte,
c’était la racine
l’humaine et clair-obscure originet
ton commencement étonné.

Depuis mille ans


dans le flux des rêves se jettent amoureusement
les êtres,
en pèlerinage vers une lumière innommable.
L’amour, semble-t-il, brise toujours la pénombre.

Ma sœur,
entends-tu ce fleuve impétueux sous ta peau ?

Prière d’un chasseur initié à un renne au Groénland

Si je dois te tuer pour vivre


je préfère manger des baies et la mousse qui croît
entre les pierres
et quand tout le royaume sera écorché
par mon humaine voracité
je préfère attendre que la neige m’ensevelisse
chaste
pur
affamé

si je dois te tuer pour vivre

Paysage de l’amour
Je peux voir derrière le soleil
la pénombre,
derrière l’eau
la désolation,
derrière un baiser
ce qui s’effondre.

Voir
je peux
derrière
l’eau
le soleil
un baiser
la pénombre
la désolation
ce qui s’effondre.

Voir
derrière un baiser
je peux
ce qui s’effondre.

l’eau
de ma pénombre

le soleil
de ma désolation.

Les feux de la Saint-Barthélémy

Des étoiles fugaces montent vers le ciel.

Ah, dans les hauteurs il n’y a pas de loi humaine,


conclus-je en inclinant la tête à la manière de Li Po.

Mes doigts poursuivent la lumière renversée.

– idiote, ce sont des lucioles, pas des étoiles-, me dis-tu.

Grave fut mon ignorance


Et ta respiration que s’est éloignée de moi.

– Idiote que je suis,


pourquoi ai-je renoncé à ta voix ?

Ni l’amour ni les étoiles échappent à la gravité


aux lois
aux principes

Ah seules les lucioles connaissent l’éternité d’un jour,


conclus-je en inclinant ma tête amoureuse.

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