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DE QUELQUES AVENTURES DE LA NOTION DU TRAVAIL

Author(s): Jean PLAQUEVENT


Source: Esprit (1932-1939) , 1st Juillet 1933, Vol. 1, No. 10 (1st Juillet 1933), pp. 475-559
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24559542

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DE QUELQUES AVENTURES
DE LA NOTION DU TRAVAIL

par Jean PLAQUEVENT

ËTYMOLOGIE.

L'étymologie du mot travail a donné lieu, au XIXe


siècle, à bien des contestations, La notion de travail com
mençait alors à venir au premier plan des préoccupation
morales et politiques ; il semblait inportant de savoir so
quelle figure elle s'était montrée en naissant.
On a successivement et simultanément prétendu que le
travail venait du latin tribulum : herse (Ferrarri) d'où e
venu tribulation; de transvigilia : veille (Sylvius), de l'it
lien vaglio : tamis et que travagliare signifierait proprement
secouer (Muratori) ; on l'a fait aussi venir du kymriq
traford qui a le même sens que travail (Wachter) ou du g
lique trealh : labourer. D'autres ont prétendu que travail
était un rejeton de travar : arrêter, empêcher, d'où vien
le français entraver et que travar venant lui-même de tra
poutre, pièce de bois ; travailler aurait signifié propreme
mettre des bâtons dans les roues, d'où le sens de contrarie
tourmenter.

Mais c'était encore l'âge héroïque de l'étymologie où


la moindre analogie donnait lieu de croire à une parenté.
Les récents progrès de la phonétique ont imposé depuis
une méthode qui fait perdre à la fantaisie, voire à l'ingé

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476 ŒUVRES

niosité, ce que l'o


sûreté de résultat.
D'après la seule é
(1932) travail vient
Le tripalium était
une machine form
tir les bœufs ou le
sens s'est conserv
du maréchal ferran
Mais on le trouv
au sens d'instrum
Concile d'Auxerre
ad tripalium rei t
donc d'abord tortu
vailler», comme l'an
au Moyen-Age qu
souffrir ou faire s
vailleur le bourre
c'est seulement au
commence à être
Ce n'est donc que t
en le renforçant
mantique du latin
tianisme avait, du
la notion.

NOTION DE TRAVAIL CHEZ LES ANCIENS.

Dans les divers sens où l'employaient les anciens, le


terme labor n'était pas moins péjoratif, au contraire.
Il désignait tout effort suivi, mais surtout pénible, toute
entreprise fatigante, voire tout souci, chagrin, désastre, toute
souffrance, douleur, calamité, maladie. «Scis laborem meum »
signifie : « Tu connais mes misères ». « In labore meo : »
« dans ma disgrâce » (Ciceron). « Supremus Trojœ labor »
(Virgile) : « les suprêmes malheurs de Troie ». « Frumentis

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 477

labor » est la maladie du blé. Nervorum labores, les mala


dies nerveuses. « Laborare ex pedibus », c'est avoir la
goutte. «Laborare fame », c'est souffrir de la faim. « Labos »,
« La Peine » était au nombre des divinités infernales, et
les poètes le faisaient naître comme dans d'autres maux de
l'Erebe et de la Nuit.
Le labeur n'était pas seulement redouté comme un mal,
il était maudit et méprisé. Comme il n'en était pas moins
nécessaire à la subsistance des hommes libres, on le réser
vait à l'humanité inférieure des esclaves. Le labeur était
une servitude imposée par la force et dégradante par sa
nature. « Vulgaire, dit Sénèque, est l'art des ouvriers qui
œuvrent de leurs mains, mais il est sans honneur et ne sau
rait revêtir même la simple apparence de l'honnêteté ».
Il y avait bien quelques ouvriers libres dont le travail
était payé, mais le salaire qu'ils touchaient était consi
déré comme humiliant. On l'appelait dédaigneusement
« auctoramentum servitutis » et Ciceron n'hésite pas à
proclamer dans le « De officiis » que « jamais rien de noble
ne pourra sortir d'une boutique ou d'un atelier ». C'est
dans cet esprit que dès l'époque impériale et surtout dans la
langue écrite, on commençait à employer indistinctement opus
ou labor, operari ou laborare pour désigner indistinctement
toute espèce de travail manuel. De leur côté, les Grecs
reprochaient à Socrate comme une inconvenance, de tirer
ses exemples des occupations des foulons ou autres arti
sans. Enfin, s'il faut en croire Herodote, les Egyptiens, les
Scythes, les Thraces, les Perses ou les Lydiens ne pensaient
pas là-dessus autrement que les Grecs et les Romains.
César, Pline, Justin, témoignent de la même opinion
courante en Germanie, dans les Gaules, en Espagne. Bref,
le labeur était considéré partout comme une peine et com
me une honte.

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478 ŒUVRES

RÉVOLUTION CHRÉTIENNE
DE LA NOTION DE TRAVAIL

Le Christianisme laissa au labeur son caractère de peine,


mais il lui conféra une dignité jusqu'alors insoupçonnée.
Il en fit pour tous ses fidèles un devoir rédempteur, exacte
ment une croix.
« Une révolution s'opéra insensiblement dans les idées
et cette révolution est l'œuvre du Christianisme », écrivait
en 1908, M. Louis Garriguet, prêtre de Saint Sulpice, dans
son important ouvrage sur le Régime du Travail. Et cette
révolution, M. Garriguet ajoute qu'elle avait « son point
de départ dans les exemples du Christ, la conduite des
Apôtres et les persévérants enseignements de l'Eglise ».
A la lumière de l'Evangile, l'Eglise, en effet, tirait de
la Sainte Ecriture et repensait dans le mode humaniste
à la grecque, et dans le mode social à la romaine, une doc
trine de l'activité humaine qui devait insensiblement trans
former de fond en comble l'économie du monde.

LE TRAVAIL DANS LA BIBLE.

La Genèse dit que lorsque Dieu créa la terre, il n'y avait


personne pour la cultiver, « ut operaretur terram » (Gen.
I, 5), mot à mot pour mettre en œuvre la terre. Dieu met
l'homme dans le jardin d'Eden « ut operaretur et custodiret
ilium » (Gen. II, 15), «pour qu'il le cultive et qu'il le
garde ». Pas plus que le texte original hébreu, le grec des
Septantes έργαζάσ-θαι n'a donc le sens de travailler com
me lorsqu'on dit : « travaillez, prenez de la peine ». La seule
différence avec les conditions de vie qui suivront la chute
prouve bien qu'il ne s'agissait que d'une activité intéres
sante, paisible, destinée à l'accomplissement même de l'être
humain.
Le travail proprement dit, c'est-à-dire l'exercice péni

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 479

ble des forces humâmes n'apparaîtra par la suite que com


me une conséquence funeste du péché originel.
Comme il avait été mérité par tous en Adam ainsi que
par les infidélités de chacun de ses fils, la charité entre
frères faisait donc un devoir de répartir équitablemen
cette pénitence entre tous.
II n'est pas même certain que la nature pure de l'homme
exigeât que ses occupations fussent pénibles, car Dieu n'au
rait eu alors aucune raison de jeter au sol la malédiction qu
suivit le péché : « Maudit est le sol à cause de toi. C'est en
peinant que tu en tireras la nourriture tous les jours de ta
vie ; et il te produira des épines et des chardons, et tu men
geras l'herbe des champs ». « C'est à la sueur de ton visag
que tu mangeras ton pain jusqu'à ce que tu retournes à la
terre dont tu as été pris » (Gen. III, 17, 18, 19). Et lorsqu
plus tard, Lamech donne à son fils ce nom de Noé, qu
signifie repos, ce qu'il en dit rend le son émouvant du cr
de cette longue lassitude : « Il nous consolera, dit-il, de
œuvres et des travaux de nos mains, sur cette terre que
le Seigneur a maudite » (Gen. V, 29). Il se peut d'ailleur
que ce châtiment du travail soit lui-même consécutif à la
science infuse d'Adam. Si l'homme avait connu les secrets
de la nature, il semble qu'il en eût aisément capté le
forces à son service. Au lieu que dans l'ignorance où i
était retombé, il ne pouvait plus que ruser gauchement ave
elle et lui arracher de force de quoi se vêtir et se nourrir.
Ce n'est qu'au bout d'un long purgatoire de recherches et
d'efforts qu'il parviendrait à retrouver quelques moyens d
l'asservir.
En attendant, à l'activité libre, agréable, accomplissante
qu'avait connue l'homme achevant par son art l'œuvre
de la création, se substituait une activité laborieuse, une lutte
épuisante contre la nature devenue énigmatique et rebell
Aux conditions nécessaires de la nature pure s'ajoute une
terrible facilité à se laisser aller à la paresse et à faire dom
ner l'égoïsme du plus fort et du mieux pourvu pour impos
le travail au plus faible : à la femme ou au serviteur.
Toutefois, en rendant encore plus aiguë la nostalgie
d'une activité féconde dans le repos de l'amitié divine

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480 ŒUVRES

cette idée du châti


une noblesse inco
n'éclairait point
travail des cham
siastique (VII, 15
ce travail » (Ecc
travail s'en suiv
également étrang
La Bible parle to
tant plus que leur
l'intelligence y a
ket a bodâh » l'œu
est défendu par
doive être livré à
rempli par le sou
du Seigneur et la
établit une juste
spirituelle et un
devaient exercer
fie du péché >'. L
tier, finit par êt
«dit le Talmud» (
être gardé au sec
et consacre-toi] d

Sur ce point com


que corroborer l'u
Le Christ est con
fils de charpenti
choisit ses apôtr
métier.
II est vrai qu'ils laissent ce métier pour suivre Jésus, mais
ce n'est que pour le temps relativement court de leur for
mation à l'apostolat. Après la mort du Christ, ils reprendront
chacun leur métier pour assurer leur subsistance et même
après l'Ascension et la Pentecôte, beaucoup continue
ront de faire alterner les tâches corporelles avec les labeurs
de l'apostolat. Quelques chrétiens s'efforçaient-ils déjà de
tirer de tel ou tel texte évangéliqueuneexcuseàleurparesse?

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 481

Paul, faiseur de tentes, s'empressait, en tout cas, de


les ramener à la raison. « Nous apprenons, dit-il, qu'il y a
parmi vous des gens déréglés qui ne font rien ou qui ne
s'occupent que de choses vaines. Nous les exhortons par
le Seigneur Jésus-Christ à s'occuper paisiblement pour
manger un pain qui leur appartienne. (II, Thess. III, 11).
Lui-même se glorifie de ne devoir sa subsistance à personne,
et il fait à chacun un devoir de justice de ne point vivre en
parasite. « Si quelqu'un, dit-il, ne veut rien faire, qu'il ne
mange point ».
Il est à noter d'ailleurs que, consciemment ou non, les
traducteurs français du Nouveau Testament forcent un
peu l'expression dans le sens du labeur pénible, quand ils
traduisent : « Si quelqu'un ne veut point travailler, qu'il ne
mange point » ou « qu'il travaille paisiblement etc. » Il
semble bien, en effet, que ce ne soit pas le mot travail avec
son acception de peine qui corresponde exactement au texte
original. Là encore, le Grec dit εργαξασθαι et non yoireiv
Le latin dit « operari » et non « laborare ».
Quoi qu'il en soit, c'est cette notion d'une besogne indis
pensable à tous et d'autant plus réhabilitante que mortifiante,
c'est cette idée d'un labeur magnifié, sanctifié par le sang
du Christ que l'Eglise allait peu à peu imposer au monde.
Ce ne serait pas sans mal, car le préjugé du labeur essen
tiellement servile et déshonorant était profondément an
cré dans l'esprit des hommes. Tout l'effort de la pensée
chrétienne tendra jusqu'à nos jours, sans y réussir jamais
complètement :

1°. A dégager des préjugés qui l'exténuaient la juste


notion d'activité humaine.

2°. A imposer à tout chrétien le devoir d'exercer un mé


tier qui lui assure de quoi vivre, à lui et aux siens et de quoi
secourir ceux qui sont dans le besoin.

3°. A remplir le temps de tout homme en quelque circons


tance que ce soit pour écarter les périls de l'oisiveté et à lui
faire un devoir de fatiguer son corps au besoin, assez pour
en dominer les passions.

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482 ŒUVRES

NOTION DE TRAVAIL
CHEZ LES PERES DE L'EGLISE

En grec, la pensée chrétienne était, comme dans toute


l'expression première de sa théologie, merveilleusement
servie par l'admirable rigueur de la langue.
Du seul point de vue du sujet, les Grecs distinguaient
nettement : l'activité au sens le plus général : πραξις ; le fait
d'exercer ses facultés à quoi que ce soit : εργασία ; de faire
œuvre : το έργον ; le simple passe-temps : τρίζη, διατριζη ;
les affaires préoccupantes : π pay ματ a ; l'application qui
n'est pas nécessairement pénible : πραγματεία ; le soin ou
la surveillance : αελεδη ; la sollicitude avec une nuance d'in
quiétude : μελεδημια ; le souci proprement dit : μελεδων ;
l'effort intellectuel : μελετην · et le simple fait de s'intéresser
à quelque chose, de l'étudier avec goût, zèle, empressement :
σπουδή, de la racine σπυδ, se hâter. Enfin, le labeur, la
peine corporelle que l'on prend pour faire quelque chose.
Et là encore se marquaient très nettement des nuances
entre la peine ordinaire : πονος, qui correspond bien au
« labor » latin et au labeur français ; l'entretien moins fati
gant qu'assujettissant : μομιδη ; μοπος, l'effort répété et
usant aussi bien pour le corps que pour l'esprit (racine μοπ
signifiant coup, d'où μοποείν, rompre de fatigue). Enfin, les
gros travaux : μεο\ος, Puis, du côté de l'objet produit :
ποιησις, qui signifie aussi bien création que fabrication ou
composition ; ποιημια, l'œuvre, l'ouvrage manuel ou non,
et tous les mots issus de la racine τεκ, produire, depuis
τίκτω, enfanter, τεκνοω, engendrer, jusqu'à τεκνη, art et
ruse, métier, d'où τεκνιτης, artisan.
Les Pères grecs se fournissent d'arguments chez leurs
philosophes pour démontrer que l'activité est naturelle à
l'homme, et qu'elle ne fait que continuer et accomplir son
être. Ils précisent par la révélation en quel sens doit se dé
ployer cette activité pour amener l'homme à sa perfection.
L'homme est créé à la louange de Dieu. Résumant en lui
la nature, il doit de son mieux la comprendre pour se com
prendre, la dominer et l'asservir pour s'accomplir lui-même
et s'offrir avec elle à Dieu. Mais il ne le pourra que s'il se

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AVENTURES DE LA ΝΟΤΙΟ Ν DE TRAVAIL 483

rend capable de se dominer lui-même et le labeur quoti


dien, dans ce qu'il a de plus ingrat, lui sera alors le plus
sûr moyen de se vaincre.
Les Pères latins ne disposent que d'un vocabulaire beau
coup plus pauvre. Ils n'ont pas même le terme « activité »
pour désigner l'action de l'homme, productrice ou non.
Actiûitas, active, activus ne sont employés que par les
grammairiens pour désigner la forme active des verbes.
Exerceri est d'un sens trop restreint ; cura moins com
mode et d'un emploi moins susceptible de nuances que
les divers équivalents grecs. Ils n'ont donc guère qu'opus
et labor pour distinguer l'ouvrage de la peine qu'on y
prend ; mais leur pensée est, à peu de chose près, celle des
Pères grecs. Elle n'en diffère, semble-t-il, que par une note
légèrement pessimiste, une tendance à insister davantage
sur l'idée de peine et de châtiment du péché.
St Clément de Rome engage les chrétiens à se mettre
tous à l'œuvre au service de leurs frères et il leur donne
pour exemple le Divin Ouvrier qui s'applaudit lui-même
dans ses œuvres. Il reprend tout le récit de la création pour
en faire une leçon de diligence et d'activité.

« Puisque nous avons, dit-il, ce modèle sous les yeux, faisons


» le revivre, conformons-nous à sa volonté en nous appliquant
» de toutes nos forces à produire des œuvres de justice. Le bon
« ouvrier reçoit avec confiance le prix de son travail ; mais
» le lâche, le paresseux n'ose rgarder en face le maître qui
» l'emploie. Soyons donc prompts à faire le bien, de là dépend
» tout notre avenir, car il nous est dit d'avance : Voici le Sei
» gneur qui vient ; le prix est entre ses mains ; Il va rendant
» à chacun selon ses œuvres ». (Êpître aux Corinthiens).

Au reste, chaque fois qu'il s'agit de courage à déployer


dans la tâche de chaque jour, la pensée chrétienne d'alors
trouve dans le stoïcisme, un profond écho de sympathie.
Cette résonance stoïcienne, on la perçoit nettement
par exemple dans ce discours de St Cyprien sur la patience.
Ayant cité le texte sacré sur « la terre maudite » et le pain
qui se gagne à la sueur du front, il ajoute :

« Telle est la chaîne qui nous lie tous, tant que nous sommes,
» jusqu'au moment où la mort rompra nos liens pour nous

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484 ŒUVRES

enlever au mond
voilà notre lot, c
vons manger qu'un
de nos sueurs. En
à l'instant de sa n
des cris, et bien
nouvel hôte de la
aux pleurs ; une
déjà les tourment
minée par la mor
accuse par ses lar
res) qui en rempl
poids plus puissan
etc. »

SAINT JEAN CHRYSOSTOME


ET LA DOCTRINE CHRÉTIENNE DU TRAVAIL

Mais de tous les Pères de l'Eglise, c'est Saint Jean Chry


sostome qui donne sur le travail la doctrine la plus complète
en même temps que la plus dégagée de tout pessimisme
stoïcien.
L'idée qui semble lui tenir le plus à cœur, c'est que l'ac
tivité la plus foncièrement naturelle à l'homme n'est pas
en soi quelque chose de pénible. Par son esprit comme par
son corps, l'homme devrait normalement l'exercer avec au
tant de tranquille entrain, autant d'aisance heureuse qu'en
mettent les arbres à pousser, les animaux à courir à leur
proie, les oiseaux à voler à la recherche de leur pâture.

La mollesse déprime la nature, « elle rend le corps incapable


» d'effort, elle l'énerve, elle l'abat, elle dépouille les sens de
» leurs précieuses facultés, et elle finit par détruire jusqu'à la
» santé. Ce coursier que vous nourrissez à ne rien faire, quels
» services pourra-t-il vous rendre auprès de ceux que vous
» donne un cheval quotidiennement exercé ? Une eau stagnante,
» à quoi est-elle bonne ? Il faut qu'elle coure pour être utile.
» Ce fer dont vous ne vous servez pas se rouille et se consume.
» Employez-le : il va reprendre l'éclat de l'argent. Les exercices,
» les épreuves laborieuses sont donc nécessaires au corps aussi
» bien qu'à l'âme pour les fortifier l'un et l'autre, pour les
» rendre propres à tout ; autrement, l'un cède au moindre choc,

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 485

» l'autre à la moindre tentation ». ( Homélie XXX sur les Actes


» des Apôtres) 1.

Donc, ce qui rend souvent pénible une activité qu'un


peu de courage et d'habitude rendrait normale et heureuse,
c'est la concupiscence contre laquelle il faut sans cesse
lutter. Cette lutte est considérée par St Jean Chrysostome
comme le plus humiliant travail de l'homme, Cette lutte se
mêle à tout ce que nous faisons dès que notre occupation du
moment contrarie les caprices de nos sens. D'où la tenta
tion d'oisiveté. « Or, c'est l'oisiveté qui est un état contre
nature et elle se punit elle-même par les langueurs qui la
consument. » (Homélie XXXVI sur les Actes).
C'est contre cette oisiveté pernicieuse qu'à l'activité na
turelle, qui est un bien, Dieu a ajouté le travail qui est à la
fois le châtiment du mal et un moyen de s'en garder. C'est
le sens de la malédiction portée sur la terre.

« Dans l'état présent des choses, en effet, si l'oisiveté était


» bonne à quelque chose, la terre fournirait d'elle-même et
» sans travail à tous nos besoins, comme elle faisait aux premiers
» jours du monde où elle obéissait fidèlement à l'ordre que le
» Créateur lui avait imprimé de tout produire sans qu'il en
» coûtât rien à l'homme. Aujourd'hui, il n'en est plus de même :
» il faut déchirer son sein par de pénibles sillons, se courber
» laborieusement sur la charrue, ensemencer, travailler la vigne
» et la cultiver, exercer le corps pour éloigner de l'esprit toute
» pensée qui le corrompt. Tout ce qui doit servir aux besoins
» et aux agréments de la vie n'est plus que la conquête du tra
» vail. Il semble donc qu'il faille réduire à la simple expression
» d'une peine et d'un châtiment cette parole de l'Écriture :
« Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage ». (Sermon sur
l'oisiveté).

Or, pour tous les grands maîtres de la pensée chrétienne,


k nature corporelle ne fait qu'étaler visiblement et détailler

I. Cm textes de saint Jean Chrysostome m'ont arrêté en route, parce


qu'ils m'ont semblé plus lumineux que tout ce qu'on pourrait dire sur la
question. Je m'excuse de leur longueur. Même leurs lenteurs oratoirM m'ont
paru reposantes, et autrement humaines(on humanistes si vous voulexjque tant
de surprenantes élucubrations scolastico ou historico-philosophicocandardes.

ESP1IT

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486 ŒUVRES

le mystère résum
au paradis terres
blée, elle illustre

« La terre veut u
» que quand elle e
» une terre qui a b
» arrosée par les l
» vaises herbes, o
» s'abandonne à u
sur le Psaume 125

CONCEPTION CHRÉTIENNE DU TRAVAIL INTEL


LECTUEL DANS SAINT JEAN CHRYSOSTOME.

Ce même penchant à la paresse avec lequel nous naissons


tous, s'ajoutant aux préoccupations mondaines et aux
divers assauts de nos passions entrave notre activité intel
lectuelle ; « il nous faut à tout moment répéter les mêmes
choses, non pas, disons-nous avec l'apôtre, que ce soit là
pour nous une obligation laborieuse. Elle cesse de l'être quand
il vous est avantageux que je vous récrive les mêmes choses ».
Cette réserve annonce déjà, semble-t-il, le texte fameux de
St Augustin sur la Charité qui rend tout facile. Mais
St Jean Chrysostome poursuit :

« Que la terre reçoive une semence, elle porte aussitôt du


» fruit, et n'a pas besoin qu'on l'ensemence de nouveau. Pour
» notre âme, il n'en est pas ainsi : après que l'on y a plus d'une
» fois jeté la semence et qu'on l'a cultivée avec soin, on est
» trop heureux encore d'y voir germer quelques fruits. Ce que
» nous disons ne s'imprime pas aussitôt dans l'esprit parce
» qu'il y rencontre un terrain dur et pierreux, des épines qui
» arrêtent la sève, c'est-à-dire des ennemis en foule qui ne
» cherchent qu'à lui tendre des pièges et à enlever la semence.
» Lorsque la semence a pris racine, mêmes soins pour qu'elle
» se fortifie, qu'elle croisse et porte son fruit ; mais une fois
» que l'épi est formé, il vient à sa perfection, il mûrit sans
» craindre ni la chaleur, ni les autres intempéries. Il n'en est
» pas ainsi de la doctrine que nous cherchons à répandrejdans

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 487

» les âmes : l'hiver qui survient, une tempête qui s'élève, des
» difficultés, des troubles qui naissent, les anciens préjugés qui
» se réveillent, les embûches que dressent les méchants, une
» foule de tentations, anéantissent tous nos efforts ». (Homé
lie XVII).

Faut-il donc se résigner à cette condition misérable


de notre esprit ? Certes non. Et jamais le plus grand des
Pères Grecs ne s'est montré plus éloquent que pour exciter
ses auditeurs à rechercher coûte que coûte la vérité qui
sauve. Là est pour lui la grande tâche qui s'impose à l'hu
manité.
Cette citation est peut-être trop longue, mais n'est-élle
pas indispensable à mettre en lumière cette conception chré
tienne de ce que nous appelons le travail intellectuel ? Pour
les chrétiens, en effet, le Christ n'est pas seulement le person
nage historique, c'est le Verbe incarné mais éternel, Lumière
de Vie et Vérité même. L'activité normale de l'esprit
chrétien, c'est avec le secours de la grâce de le chercher à
travers toutes choses, et par le moyen de toutes choses en dé
passant celles-ci, d'adhérer à Lui seul, au regard de qui tout
est vanité. Pour les chrétiens du IVe siècle, le travail intellec
tuel ne consiste donc pas conme pour nous en préparation
d'examens ou recherches de laboratoire. C'est l'essentielle
conquête à travers tout de la vérité qui délivre. En dehors
de cette vérité, dans laquelle toute connaissance humaine
s'éclaire, s'ordonne, il n'y a plus d'assujettissement dans
l'ignorance à de vains labeurs abrutissants pour l'esprit. Les
étudiants du XXe siècle en font plus ou moins l'expérience.

« Les hommes, dit saint Jean Chrysostome, se croient obligés


» de savoir bien des choses qui, après tout, ne leur servent de
» rien, et leur devraient être comme indifférentes, pendant qu'ils
» ne font nul compte de celles qu'il leur importerait le plus
» de savoir. Ce qui nous intéresse le plus essentiellement, c'est
» la religion, c'est la vraie sagesse. Parce que nous en manquons
» à peu près complètement, il n'y a que vague et confusion dans
» nos idées ; notre esprit flotte incertain avec la même agitation
» que les flots dans une tempête. Déchue qu'elle est de sa pre
» mière gloire et de l'amour des choses célestes, notre âme ne

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488 ŒUVRES

» s'occupe que de
» au joug du mon

REHABILITATION DU TRAVAIL MANUEL

Quant aux métiers manuels, St Jean Chrysostome est sen


sible à leur poésie. A ses yeux, l'art et la raison y continuent
l'œuvre diligente de la nature. Le spectacle de la vie ne serait
pas complet sans eux.

« Le soleil se lève, répandant partout des flots de lumière :


» c'est pour appeler tous les hommes à l'ouvrage. A ce signal,
» le laboureur s'achemine vers son champ pour cultiver sa terre,
» le forgeron allume ses fourneaux ; tous, dans la diversité de
» leurs professions, se mettent à l'œuvre. La femme, attachée
» à ses foyers domestiques, fait tourner son fuseau. » (Homé
lie XXXVI sur les Actes).

Mais le moyen de faire aimer tout cela, et fût-ce au nom du


Christ, d'en donner le respect, à plus forte raison le goût de
s'y mettre à des gens qui depuis leur plus tendre enfance
n'ont été accoutumés qu'à le mépriser ?

« Nous nous croirions deshonorés, dit-il, de faire usage de


» nos mains pour le moindre travail... Mais pourquoi nous
» ont-elles été données si ce n'est pour les faire servir ? »

II est à remarquer d'ailleurs qu'il ne cite jamais l'exemple


du divin Ouvrier de Nazareth. Craignait-il que ce prodi
gieux exemple d'humilité ne fût considéré comme trop
exceptionnel et que le Christ ne parût guère plus imitable
en cela qu'en ses miracles ? Pour une raison contraire,
l'exemple des Apôtres ne pouvait être efficacement utilisé
pour rendre honneur au travail. On savait que les Apôtres
étaient de petites gens et l'on retenait d'eux surtout qu'ils
avaient quitté leurs filets pour suivre Jésus. Saint Paul, par
contre, était, aux yeux de tous, et du seul point de vue mon
dain, un très grand personnage.

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 489

« Or, c'est lui-même qui le déclare, dit saint Jean Chrysos


» tome, il était occupé jour et nuit pour n'être à charge à per
» sonne. « J'ai gagné, dit-il, par le travail de mes mains, de quoi
» subvenir à mes propres nécessités et à celles de ceux qui sont
» avec moi. » Il ne faisait pas, lui comme tant d'autres, de sim
» pies occupations de délassement pour charmer l'ennui. Ce
» docteur de l'univers dont la puissance commandait aux démons
» dont les vastes sollicitudes embrassaient et toutes les églises
>' et tous les peuples du monde, il ne se donnait pas un moment
» de relâche ; et nous, qui n'avons pas la millième partie de
» ses soucis, qui ne pouvons pas même concevoir dans notre
» imagination un aussi immense détail, nous ne trouvons jamais
» de quoi nous occuper : nous nous croirions deshonorés... etc. »
(Sermon sur l'oisiveté).

Et ailleurs :

« Saint Paul travaille de ses mains pour n'être point onéreux


» aux églises. N'était-il pas en droit de recevoir des bienfaits,
» lui dont la vie était si laborieusement occupée ? Mais ceux
» qui ne travaillent pas, comment peuvent-ils recevoir ? Vous
» m'allez répondre que vous priez : ce n'est point là travailler ;
» que vous jeûnez ; ce n'est point encore là travailler. Il est bon
» de le faire, mais ce n'est pas tout. Travaillez sinon pour
» vous, du moins pour les autres ; travaillez de vos mains ;
» vous échapperez à l'oisiveté qui est la mère de tous les vices ;
» vous vous mettez à même de donner. Et ne vaut-il pas mieux
» donner que recevoir ? Il n'y a point de spiritualité qui vaille
» celle-là ». (Horn. VI sur I aux Thes.).

Il n'était pas inutile, en effet, de préconiser cette spiri


tualité par opposition à toute autre, car, en introduisant dans
le monde le bienfait de la charité, le Christianisme offrait
une facilité et une tentation nouvelle : celle de vivre de la
charité. Par ce moyen, l'oisiveté, ancien privilège des riches,
se trouvait mise à la portée de tous. Il suffisait de demander
aux chrétiens la charité à laquelle ils étaient tenus. Or,
saint Jean Chrysostome le déclare tout net :

« Nos charités ne s'accordent pas aux fainéants ; nous les


» exhortons à travailler pour subvenir à leurs besoins et à ceux
» de leur famille ; nous ne les nourrissons pas ; nous ne per

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490 ŒUVRES

» mettons la mend
» leur vie. Que l'o
» quand il le pour
» mêmes en seraie
» Ils en prendraien
» et blasphémer le

L'IGNOMINIE DES MÉTIERS


REPORTÉ SUR L'OISIVETÉ'

Et voilà le grand moyen dont saint Jean Chrysostome


usera à tout propos pour réhabiliter le travail des mains. La
honte qui pesait injustement sur l'artisan, il la rejettera sur
le paresseux, sur le « propre à rien » avec toute la violence
de sarcasme dont il est capable.

« Quoi de plus inutile au monde, dit-il, que l'homme qui


» passe sa vie à ne rien faire, à se donner du bon temps? N'être
» bon à rien, c'est être méchant et criminel. N'attendez pas d'un
» tel homme l'énergie nécessaire pour soutenir les combats de
» la vertu ; nulle part, il n'est à sa place. Une vie oisive amène
» bientôt un dégoût général qui se répand sur les choses les
» plus nécessaires ; c'est un estomac affadi et paresseux qui
» rejette les aliments les plus substantiels. Or, tel est le produit
» ordinaire de l'habitude de vivre dans la mollesse ». (Hom.
XXXVI sur les Actes).

Tandis que chacun joue diligemment son rôle dans la


société :

« Le paresseux reste à ne rien faire ou ne se remue que


» comme d'immondes animaux pour engraisser son ventre.
» A quoi est-il bon ? Si ce n'est à être immolé comme eux,
» victime que l'on engraisse pour le sacrifice. Il est sorti de son
» lit quand le soleil était déjà au haut de l'horizon, que tous les
» bras étaient déjà fatigués par de laborieux exercices. Lui, il
» s'est levé comme endormi, ayant déjà perdu une grande
» partie du jour. Il va en consumer le reste dans les recherches
» de la parure ; et quand il sortira de sa maison, ce sera pour
» étaler à tous les yeux, le spectacle honteux d'un effeminé où
» il n'y a rien de l'homme ; les yeux encore noyés dans la

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 491

débauche de la veille, les membres appesantis sous le poids


des viandes dont il s'est chargé, ne paraissant nulle part que
pour y asseoir nonchalamment la lourde masse de son corps
engourdi, et laissant regretter à tous ceux qui le voient ou
l'entendent qu'il ne soit pas resté tout le jour enseveli dans
le sommeil. Parlez-lui de quelque action périlleuse, vous
l'allez voir trembler comme un enfant ; d'entreprises utiles,
il est sourd. L'irrésolution de ses pensées perce jusque sur
son visage sans expression. Il est de l'avis de tout le monde,
non pas qu'il pense comme les autres, mais il n'a pas la force
de penser par lui-même. Au reste, les passions violentes, la
colère, la concupiscence, toutes en un mot ont un facile accès
auprès d'un caractère de cette sorte. Il trouve des flatteurs
qui l'adulent, qu le servent et l'entretiennent dans sa mollesse
pour la rendre incurable. Mais je l'attends à la mort, à ce
moment terrible où bientôt cendre et poussière, il appellera
vainement à son secours les riches étoffes dont il se parait.
Jusque-là, à charge, importun à tout le monde, il ne trouve
nulle grâce auprès de ses proches, de ses amis, de ses domes
tiques. Pour peu qu'il y ait dans les cœurs un sentiment de
» justice, il n'est personne qui ne dise en le voyant : Un tel
» homme est pour tout le monde un fardeau. Qu'est-il venu
» faire dans le monde ? Encore, s'il n'y faisait rien ; mais n'y
» faire que du mal pour soi et pour les autres ! Quoi de plus
» agréable, me disiez-vous, mes frères, que de ne pas travail
» 1er? que de n'avoir rien à faire ? Et moi je vous dis : quoi de
» plus honteux, quoi de plus misérable que l'homme qui ne
» sait pas s'occuper ? Point de plus pénible servitude. » (Horn.
XXXVI, sur les Actes).

INJUSTICE DE L'OISIVETÉ.

En même temps qu'elle réduit notre liberté à cette servi


tude ignoble, plus humiliante que tout autre esclavage, l'o
siveté constitue une injustice à l'égard de Dieu comme à
l'égard des hommes et une entrave à la pratique de la charité.
Car

« nos mains nous ont été données, dit-il, pour les faire servir
» à nos propres besoins et aux besoins de nos frères que la
» maladie a mis dans l'impuissance d'employer les leurs à leur
» propre subsistance. Ceux-là, en effet, sont pardonnables, mais

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492 ŒUVRES

» quand on n'est p
» travaillant pas p
» législateur, que
» droit de réclamer

Il est vrai qu'il n


certains textes de
de leur sens. Par e
ou encore des pa
pour avoir non la n
pour la vie éterne
parce que c'est en
et son caractère ».
Mais saint Jean Chrysostome tient ferme contre tous
l'authenticité chrétienne de sa doctrine du travail et résout
avec bonheur les apparentes contradictions du texte sacré.

L'ACTIVITÉ CHARITABLE,
NOURRITURE DE L'AME.

« Quelques-uns, dit-il, pour vivre mollement dans l'oisiveté,


abusent de ces paroles comme si Jésus-Christ avait interdit le
travail des mains : l'occasion est bonne pour leur répondre,
car ils discréditent pour ainsi dire tout le christianisme et
sont cause qu'on le tourne en ridicule comme encourageant
la paresse. Mais écoutons auparavant ce que dit saint Paul.
Quoi ? « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir ».
(Act. XX, 35). Or, celui gui n'a rien, comment donnera-t-il ?
Pourquoi donc Jésus dit-il à Marthe : « Vous vous empressez
et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses :
cependant une seule chose est nécessaire : Marie a choisi la
meilleure part qui ne lui sera point ôtée ». (Luc, X, 41 -42). Et
encore : « Ne soyez point en inquiétude pour le lendemain. »
» (Matt. VI, 34). C'est à quoi, dis-je, il faut absolument répon
» dre, non seulement pour exiger les paresseux, si toutefois,
» ils veulent bien nous écouter, mais encore de peur que les
» divines Écritures ne paraissent se contredire. En. effet, l'Apôtre
» dit ailleurs : « Mais je vous exhorte de vous avancer et de
» vous rendre parfaits, de vous étudier à vivre en repos, de
» vous appliquer chacun à ce que vous avez à faire, de travailler

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 493

» de vos propres mains, afin que vous vous conduisiez honnête


» ment envers ceux qui sont hors de l'Église. » (I Thess. IV, 10.
» 11. 12). Et derechef : « Qûe celui qui dérobait ne dérobe plus,
« mais qu'il s'occupe, en travaillant des mains, à quelque ouvra
» ge bon et utile pour avoir de quoi donner à ceux qui sont
>» dans l'indigence ». (Ephes. IV, 28). Ici, saint Paul n'ordonne
» pas de travailler simplement pour s'occuper, mais de sibien
» travailler qu'on puisse gagner de quoi à ceux qui sont dans
» l'indigence. Le même apôtre dit encore ailleurs : « Ces mains
» que vous voyez ont fourni à tout ce qui m'était nécessaire
» et à ceux qui» étaient avec moi ». (Act. XX, 34).
Et aux Corinthiens : « En quoi trouverai-je donc un sujet de
» récompense : « En prêchant de telle sorte l'Évangile que je
» le prêche gratuitement ? » (Cor. IX, 18). Et : « Étant arrivé
dans cette ville, il demeura chez Aquila et Priscille, et il y
» travaillait parce que leur métier était de faire des tentes ».
» (Act. XVIII, 2, 3). Ce sont ces dernières paroles du saint
» Apôtre qui paraissent le plus combattre les premières, si l'on
» s'en tient à la lettre. Il est donc nécessaire de résoudre cette
» difficulté.
« Que répondrons-nous donc ? Ne point s'inquiéter ne veut
» pas dire qu'il faut cesser de travailler, mais qu'il ne faut point
» s'attacher aux choses de ce monde, c'est-à-dire n'être point
» en inquiétude pour le repos du lendemain et regarder ce soin
» comme superflu : car celui qui travaille peut fort bien n'amas
» ser pas pour le lendemain, celui qui travaille peut n'être point
» inquiet. En effet, l'inquiétude et le travail ne sont pas une
» même chose : Jésus-Christ et l'apôtre parlent ainsi afin que
» celui qui travaille ne mette pas sa confiance dans son travail,
» mais songe seulement à gagner de quoi faire l'aumône. Au
» surplus, ce que le divin Sauveur dit à Marthe ne regarde pas
» le travail en lui-même, mais seulement le temps qu'il faut
» y consacrer. Il veut qu'on y ait égard et qu'on n'emploie
» pas celui de recueillir la parole de Dieu à des œuvres terre
» très et charnelles. Il ne lui dit donc pas pour cela pour la
» jeter dans la paresse, mais pour porter à l'entendre. Je suis
» venu chez vous, dit-il, pour vous enseigner les choses néces
» saires au salut, et vous vous empressez pour nous donner
» manger ? Voulez-vous me bien recevoir et me servir un grand
» festin ? Préparez d'autres mets, soyez attentive à ma parole,
» imitez l'amour et le zèle de votre sœur. Jésus-Christ ne
» défend donc pas l'hospitalité, Dieu nous garde de le dire
» mais il nous apprend qu'à l'heure du sermon, il ne faut

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494 ŒUVRES

» point se livrer à
>« Τravaillez pour a
» pas dire qu'il faut
» lement la nourrit
» enseigne tous m
» qu'il faut travai
» gence ; voilà sûre
» celui qui, menan
» et à toute sorte d
» travaille pour la n
» de son propre tra
» ger et à boire, p
» celui-là travaille
» royaume est pro
» point. Voilà la nou
sur saint Jean. Hor

Ce mystère de la
charistie, éclaire l
activité nourrit la
vaine, ce qui revien
redescendre dans
d'être, est à ses yeu

DE L'ACTIVITÉ VAINE OU MAUVAISE.

Car « s'il y a du mal à ne rien faire, il n'y en a pas moins


à s'occuper d'une manière stérile ». Si cela peut réussir en
certains cas à assurer la subsistance du corps, cela déprime
l'âme et ne nourrit pas la société.

« Il faut marcher entre ces deux écueils et de la paresse qui


» perd le temps, et d'un travail qui s'exerce à des choses défen
» dues. Le second est plus dangereux encore que le premier ».
(Horn. XXXVI sur les Actes).

En cela, il faut prendre bien garde de ne point se leurer


soi-même. Il peut y avoir, en effet, paresse plus ou moins
consciente à travailler du corps plus que de l'esprit et vice
versa.

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 495

Saint Jean Chrysostome poursuit la paresse jusque dans


ce suprême retranchemept.

« Quoi qu'il semble bon, il n'est pas utile de travailler du


» corps sans travailler de l'esprit, et c'est paresse de travailler
» de l'esprit sans travailler du corps ». (Sermon 7 sur la femme
forte).

L'OISIVETÉ, RACINE DE TOUT MAL.

C'est à se demander s'il ne fait pas de l'oisiveté le mal en


soi et le principe de tout mal, comme de l'activité le principe
de tout bien. «Tout ne vit que par l'exercice, aime-t-il à
répéter, tout meurt par l'oisiveté. » Le mal étant essentielle
ment négatif et le bien essentiellement positif, du péché ori
ginel à tous ceux qui le suivent, il n'y aurait partout qu'omis
sion, faute au sens rigoureux du terme : faute d'obéir, faute
d'aimer, faute de chercher, omission toujours.

« Dès le commencement, Dieu a fait à l'homme une loi de


» l'activité, non comme de châtiment et de peine, mais comme
» d'exercice et d'instruction. Adam reste sans rien faire ; il
» perd la possession du paradis. Paul travaille, il est occupé
» jour et nuit, pas un instant de repos. Paul est enlevé au troi
» sième ciel où il goûte les joies du paradis ». (Horn. II au peuple
d'Antioche).

A n'en juger que par ce texte, ne croirait-on pas qu'Adam


a été chassé du paradis terrestre parce qu'il s'y livrait à
l'oisiveté ? En réalité, ce que l'orateur veut dire, c'est que
par suite du péché originel, la concupiscence portait l'homme
à ne rien faire et l'abandonnait, du même coup, aux mille
sollicitations du jardin de Volupté. Tant que les sens, ins
tincts et passions étaient spontanément soumis à la raison
il n'y avait qu'avantages et profit pour l'homme dans tous
les plaisirs de la terre. Ces nourritures terrestres le nour
rissaient de la pensée du Créateur qu'il adorait à travers
tout. Mais dès lors que les sens, en témoignage honteux
et en châtiment de l'insurrection de l'esprit contre Dieu,

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496 ŒUVRES

s'insurgeaient à l
arrêtés à eux-mê
pour l'âme.

« L'homme a été ch
>' Stagyre » (1, 3) pa
» Et sans parler d'A
>' tout ce qu'eût fa
» terrestre ».

11 n'y a pas à s'illusionner. Le travail, en tant que peine,


« fait bien partie, comme dit saint Jean Chrysostome, des
tribulations d'ici-bas. » Mais il n'y a pas non plus à s'en
désoler. Nous devons, au contraire, en bénir Dieu qui nous
y a condamnés comme un moindre mal et pour nous défen
dre contre nous-mêmes. « Le travail est à l'homme ce que
le frein est au cheval ».
«Condamnés à un dur labeur, dit-il,nous péchons encore.
Jusqu'où ne se porterait pas l'audace du pécheur si Dieu
ne nous eût donné que le repos et les douceurs de la vie ?
L'expérience quotidienne et ce que rapporte l'histoire le
montrent assez ».

Il insiste sur ce fait qu'il ne suffit pas que la vie soit occu
pée, mais qu'il la faut, dans une certaine mesure pénible
pour que l'homme se garde sain. Et à l'appui de sa convic
tion, il cite de nombreux textes sacrés : « Le peuple bien
aimé s'étant engraissé et rassasié, se révolta». (Deut., XXXÏÎ
15) etc. Par contre, « quand le Seigneur les frappait, ils le
cherchaient, ils revenaient à Lui et L'imploraient avec
ardeur. (Psaume 67, 34). Et il n'a garde d'omettre ce texte
admirable : « Il est bon à l'homme de porter dès sa jeunesse
un joug dur et pesant. Il s'assiéra solitaire et il se taira ».
(Thern. 3, 27). C'est donc plutôt d'une vie trop facile qu'il
faudrait s'effrayer en songeant au jugement de Dieu, et il
recommande la prière de Jérémie : « Ne vous éloignez pas
de moi en m'épargnant au jour de l'affliction ».
Dans le même esprit, il affirme que la prédication de
l'Évangile eût pu s'accomplir en dehors de toute persécution
et de toute tribulation, et même en dehors des fatigues et

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 497

des peines de l'apostolat. Mais Jésus-Christ ne l'a pas voulu


pour l'avantage même de ses apôtres.
Le travail n'est pas autre chose, en effet, que la voie
étroite qui conduit à la Vie. Mais c'est là qu'il s'agit, pour
chaque chrétien de faire la preuve de sa foi et de son amour.

ESPRIT SPORTIF DANS LE TRAVAIL

Et ici apparaît une conception très neuve, pleine d'allure


et pour ainsi dire sportive du travail. Celle-là même que
Péguy s'enchantera de retrouver encore à Orléans quinze
siècles plus tard. Travailler, c'est donner de sa personne.
Mais c'est là surtout que la manière de donner vaut mieux
que ce que l'on donne. Ce qui rend la tâche plus ou moins
pénible ou plus ou moins agréable, c'est moins le travail en
lui-même que la disposition d'âme qu'on y apporte. Puis
qu'il s'agit d'une œuvre de conscience et d'amour, il n'est
que de s'y mettre avec bonne humeur,

« Autrement, remarque saint Jean Chrysostome, il y aurait


» contradiction flagrante entre : « la route est dure et étroite
» qui conduit à la Vie » et : « mon joug est doux et mon fardeau
» léger» car si le chemin est étroit et difficile, comment peut-on
» dire qu'il est doux et commode d'y marcher ? »

Mais voici l'explication :

« Il se peut qu'un fardeau qui est.de sa nature, insupportable


» devienne léger en raison de la vigueur d'âme avec laquelle
» on l'enlève ».

Et cela est aussi vrai dans notre métier que dans l'essen
tiel travail intérieur.

« Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, dit saint


» Paul. Ces expressions nous montrent quelles violences doivent
» se faire et à quel travail doivent se livrer ceux qui veulent
» dompter entièrement leur corps et le rendre docile au frein.
» La vie présente est une arène pour le combat ; qu'il ne
» compte pas se tenir tranquille au milieu de la bataille celui

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498 ŒUVRES

» qui aspire à la
» Acceptez une vie
» de peu de jours,
» tels ». (3e Hom. s

Toute l'homélie s
idéal d'athlétisme

« Nous ne devrion
» leurs, d'avoir à
» rude qui nous gu
» est redoutable que
» est un traitemen
Au reste, où sont
en argent ? Bien
couchent sur le du
le magnifique som
« plaisir du somm
se mérite avec le t

LE TRAVAIL EN CHANTANT.

11 est vrai que si les métiers manuels fortifient souvent


et assouplissent le corps, ils risquent d'abrutir l'âme par
leur monotonie. Aussi, ne faut-il rien négliger pour les
rendre agréables, et le plus sûr moyen de les charmer,
c'est de faire sa besogne en chantant.

« Car il n'est rien, dit saint Jean Chrysostome, non rien, qui
» élève l'âme, qui lui donne des ailes, qui l'arrache à la terre,
» qui l'affranchisse des liens du corps, qui lui inspire la divine
'sagesse, qui lui fasse tout mépriser ici-bas comme un refrain
» repris en chœur et la cadence d'un chant divin.
» Il y a dans le chant et dans la musique un charme si exacte
» ment approprié à notre nature que c'est un moyen même de
» calmer les petits enfants au sein quand ils pleurent ou qu'ils
» sont fâchés. Aussi les nourrices qui les portent dans leurs
» bras, vont et viennent mille et mille fois, en leur chantant des
» petits airs qui réussissent à leur fermer les yeux. C'est encore
» par la même raison qu'on voit à cœur de jour, des gens en
» voyage emmenant du bétail, chanter en même temps pour

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 499

» abréger la route. Et non seulement les voyageurs, mais encore


» les cultivateurs, chantent très souvent lorsqu'ils font la ven
» dange ou qu'ils foulent le raisin ou qu'ils donnent des soins
» à leur vigne, ou sont occupés à n'importe qupl autre ouvrage.
» Les matelots chantent aussi en tirant à la rame. Et quand les
» femmes font de la toile, ou qu'elles démêlent avec la navette
» des fils embrouillés de la chaîne, elles chantent aussi des
» heures entières, soit chacune en particulier, soit toutes en
» chœur. Or, tous : femmes, voyageurs, vignerons, matelots,
» ne chantent ainsi que pour alléger la fatigue de leur tâche,
» car lorsqu'elle s'entend chanter l'âme est capable de supporter
» beaucoup plus facilement n'importe quelle peine ou fatigue. »

Saint Jean Chrysostome veut qu'on apprenne à chanter


aux femmes, aux enfants, et qu'on chante toujours et par
tout même à table. C'est partout, en effet, que le démon
nous tend des pièges et il suffit de remplacer les chants
lubriques des païens par la louange chrétienne du Seigneur
pour éloigner de soi l'esprit de malice.
« Vous le savez bien, où il y a un bourbier, les pourceaux
» courent, mais où il n'y a qu'aromate et parfum, les abeilles
» viennent voltiger. De même, là où les chants obscènes se font
» entendre, les démons se rassemblent, mais là où retentissent
» de beaux chants purs, vient se poser lagrâcedel'Esprit-Saint,
» sanctifiant les bouches et les âmes. Et quand vous ne compren
» driez pas le sens des paroles, ne laissez pas de former votre
» bouche à les prononcer, car la langue se sanctifie par les
» paroles mêmes quand elles sont dites avec bonne volonté.
» Si nous prenons cette habitude, nous n'omettrons jamais, ni
» à dessein, ni par tiédeur, cette douce manière d'honorer Dieu,
» car l'habitude nous forcera chaque jour, sans même que nous
» le voulions, à Lui rendre ce culte admirable ».

Or, si saint Jean Chrysostome insiste tant sur cette néces


sité de travailler et de tout faire en chantant, c'est que
l'homme, en même temps qu'il répare ses fautes et se garde
d'y retomber, retrouve là sa destination naturelle et surna
turelle qui est d'être à la gloire de son Créateur une louange
vivante et heureuse.

« Point n'est besoin ici ni de harpe, ni de corde tendue, ni


» d'archet, ni d'art, ni d'aucun instrument, ou si vous voulez,

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500 ŒUVRES

» c'est de vous-mêm
» vos membres cha
» grande harmonie
» sans désirs contrai
» par lui, dans la vo
» concert en nous e
» n'exige ni certain
» circonstances, il
» pensée, même en
» sant dans les rue
» pouvez encore vo
» ainsi que s'écria M
» vous n'avez qu'à c
» votre atelier, et to

TRAVAIL MON
CHRÉTIENNE D

Il est incontestabl
il est également vr
élevées et justes, l
siècle à l'autre, et
s'est répandu, pare
intégralement, et
suite, cette révol
monde de toutes cel
les préjugés païens
les concupiscence
Ce ne serait qu'au
l'égoïsme humain,
et de recul, dont n
passionnant épiso
maine finirait par
En attendant, l'Ég
résignait à ce que
ment. Ce que l'hu
réaliser d'un seul c
allaient tâcher du m
réaliser entre eux

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 501

sûr désormais que le mal n'était point dans une obscure


fatalité pesant sur le monde, mais qu'il était dans l'homme.
Le monde ne deviendrait donc meilleur que si l'on substi
tuait au vieil homme égoïste et pervers, un type d'homme
nouveau. Car la seule révolution qui ne soit pas éphémère
n'est pas celle qui, sur le papier, bouleverse les lois, mais
celle qui transforme les cœurs.
Ce pitoyable cœur humain, dépouillé par le péché origi
nel de ses plus hautes prérogatives et déprimé par des siècles
de désordre moral, l'Église allait le remettre au creuset de la
solitude et du silence, de la pénitence et de l'oraison. Dans
ses monastères, les hommes allaient apprendre une manière
d'être à l'égard de l'univers, une politesse à l'égard de leurs
semblables et tout un ensemble de mœurs inconnues des
anciens civilisés autant que des barbares. Puis, peu à peu,
autour des moutiers et des églises, en route vers un idéal
chrétien de la société humaine, se formeront de petites
sociétés en miniature, les paroisses. Dès la fin du VIme siècle,
le tiers du sol français appartenait déjà aux moines qui le
mettaient méthodiquement en valeur et Montalembert
cite environ 70 importantes villes de France qui sont nées
à l'ombre d'un cloître. C'est ainsi que les monastères étaient,
à la lettre, des laboratoires d'humanité nouvelle.
S'imagine-t-on ces congrégations des premiers siècles
où d'anciens riches de condition noble, qui venaient de
distribuer leurs biens, et des esclaves, affranchis par leurs
maîtres chrétiens dès qu'ils avaient donné des signes sérieux
de vocation, se réunissaient pour vivre de la même vie. Ils
faisaient de leurs journées deux parts : l'une pour la prière,
l'autre pour le travail. Celui-ci consistait en labourage ou
en divers métiers dont le principal était la fabrication des
nattes. Mais il y avait des communautés entières de tisse
rands, de charpentiers, de corroyeurs, de tailleurs, de fou
lons. Dans l'indescriptible désordre des invasions barbares,
les techniques se conservaient là et se transmettaient. De
nombreux monastères finirent par être, dans la suite, de véri
tables écoles professionnelles.

ESPRIT.

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502 ŒUVRES

LES MASSALIENS.

Cependant, vers la fin du IVme siècle se forma, dans l'Afri


que du Nord, une secte assez nombreuse de moines (pour
la plupart anciens esclaves) qui refusaient de travailler. Ils
portaient barbe et cheveux démesurément longs et erraient
de ville en ville en mendiant et en prêchant contre le travail.
Saint Paul, selon leur exégèse, n'avait jamais parlé du tra
vail qu'en figure à sens spirituel. Enfin, ils fondaient toute
leur doctrine sur ce texte évangélique (Mattieu, VI, 25, 26)
où il est dit que les oiseaux du ciel ne sèment ni ne mois
sonnent, mais que le Père céleste les nourrit et que les lis
des champs ne tissent ni ne filent, mais que Salomon dans
toute sa gloire n'est pas vêtu comme l'un d'eux.
Dans son livre sur l'ouvrage des moines, Saint Augustin
n'a pas de mal à leur démontrer par le contexte que Saint
Paul parle bien du travail au sens propre. Il suggère même
que s'ils ont tant de mal à comprendre ce que l'Évangile
exige d'eux, il est fort à craindre que ce soit seulement pour
n'être pas obligés de le faire. Et il regrette plaisamment
que leur paresse n'aille pas jusqu'à les faire taire tout à
fait pour éviter du moins que leur doctrine se répande. Quant
à leur interprétation à la lettre du texte sacré et à leur imi
tation des oiseaux du ciel, il trouve qu'elle laisse quelque
peu à désirer. N'est-il pas étrange, par exemple, qu'ils pas
sent par-dessus ce que le Seigneur ajoute : « Et ils n'amas
sent rien dans les greniers ».

« Pourquoi, dit-il, ont-ils des granges et des garde-manger et


pourquoi font-ils des réserves de ce qu'ils tirent du travail
des autres ? Pourquoi font-ils moudre leur grain et cuire leurs
aliments ? Il me semble que les oiseaux du ciel ne font pas ainsi.
Qu'on nous montre d'ailleurs des hommes qui servent les
oiseaux comme ces gens-là veulent être servis. On ne sert que
les oiseaux en cage, et encore préfèrent-ils chercher eux-mêmes
leur nourriture dans les champs ».

Et il ajoute malicieusement :

« Mais malheureusement, il y a des gardes pour surveiller


ce qu'il y a de bon dans les champs. Quel bonheur si Dieu

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 503

avait donné des ailes à ces moines pour que les serviteurs de
Dieu, trouvés dans les champs, ne fussent point saisis comme
des voleurs, mais simplement chassés comme des étourneaux. »

DOCTRINE DU TRAVAIL

DANS SAINT AUGUSTIN


ft

La doctrine de Saint-Augustin sur le travail ne diffère


pas substantiellement de celle de Saint-Jean Chrysostôme.
On y remarque cependant un souci d'apporter dans la trans
formation sociale qui s'opère ainsi sous ses yeux, et sous son
autorité d'évêque, une grande délicatesse et un profond
respect de la liberté humaine. C'est librement que ces hom
mes sont venus donner leur vie à Dieu. Il faut les traiter en
hommes libres et avoir égard à ce qui convient à chacun.

« Il ne convient certainement pas, dit-il, que de simples


» ouvriers soient oisifs là où l'on voit travailler des sénateurs,
» ni que des paysans fassent les renchéris là où viennent imrno
» 1er leurs richesses les maîtres de si vastes patrimoines. A ceux
» qui ont toujours été accoutumés au travail manuel, il pèse
» beaucoup moins qu'à ceux que rien n'y préparait. Ceux-là,
» en donnant librement tout ce qu'ils possédaient, méritent
» considération pour la grandeur d'âme qu'ils ont montrée et
» pour le bien qu'ils ont fait à la communauté...Peu importe,
» du reste, dans quel lieu ils ont donné ce qu'ils possédaient,
» car tous les chrétiens appartiennent à la même république.
» (omnium enim Christianorum una respublica).

Il y a cependant un genre d'occupation qui n'a point les


faveurs de Saint Augustin et qu'il déconseille formellement
aux moines. C'est le négoce.
« Autre chose, en effet, est de travailler des mains en conser
» vant toute sa liberté d'esprit, comme les artisans quand ils ne
» sont ni trompeurs, ni avares, ni trop avides de faire fortune.
» Autre chose est occuper son esprit du soin d'amasser de
» l'argent sans rien faire de ses mains comme les négociants,
» les banquiers, les hommes d'affaires.
» Leur esprit, en effet, est tout à la sollicitude d'arriver sans
» y employer leurs mains à augmenter seulement leur avoir ».

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504 ŒUVRES

On retrouvera c
l'égard du comm
travail qu'il sem
Or, l'idée central
qu'il faut que la c
prit est appliqué
y trouve toujours
pour le Christ pu
et il est fait pour
du Christ, à aime
« Ubi amatur non

TRANSFORMA
DU TRAVAIL

Cependant, de la doctrine et des mœurs, cette conception


nouvelle du travail et de sa distribution allait peu à peu
passer dans les lois ecclésiastiques et civiles. Dès 321,
Constantin avait promulgué un édit interdisant le travail
des ateliers les dimanches et fêtes, les travaux des champs
et des vignes demeurant cependant autorisés. En 372, un
Concile de Laodicée défend strictement d'obliger les escla
ves au travail, les dimanches et fêtes. Les travaux servîtes
sont énumérés dans les Conciles d'Orléans (538), d'Auxerre
(578), de Châlons (650) et dans un capitulaire de
Charlemagne (789).
Cependant, l'esclavage, de plus en plus réduit par le
nombre toujours croissant des affranchissements, se mue
peu à peu lui-même en colonat, et le colonat en servage,
c'est-à-dire à l'origine en protection payée de services. Il
était impossible, en effet, de défaire d'un seul coup l'huma
pité ancienne de son habitude invétérée de vendre des
hommes. Progressivement, s'y substitue une pratique moins
inhumaine qui consiste à ne vendre que les terres avec les
travailleurs qui les mettent en œuvre et qui en représentent
ainsi la véritable valeur productrice. Le fruit du travail
appartient d'ailleurs à ces travailleurs moins le reditus que

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 505

retient le propriétaire. Ils sont membra terrae comme le


appellent encore assez grossièrement les codes de Théodose
et de Valentinien. A partir de Dioclétien, cette condition
devient générale dans l'agriculture et elle survivra à ce que
Montalembert appelle « la double invasion des barbares et
des moines ». Mais alors, par un respect accru de sa person
ne, en raison de sa qualité de chrétien, le « membrum terrae »
devient adscriptus glebae. Par contre, la redevance variable
selon le bon plaisir du seigneur, marque plutôt un recul de
civilisation sur l'ancienne pension fixe du colonat : recul
corrélatif au retour de barbarie. Avec la main morte, la pe
sonne de l'agriculteur s'affranchit par la suite de plus en plus
puisque les charges ne portent plus directement sur elle,
mais sur ses biens meubles et immeubles qui font partie d
la propriété. D'un système à l'autre, le travail apparaît
donc de moins en moins comme une valeur de chose dont on
puisse user à sa discrétion, mais comme une valeur person
nelle et par conséquent libre et disposant d'elle-même, ave
laquelle il faudra de plus en plus compter, soit pour lu
faire droit, soit pour ruser avec elle en multipliant les com
binaisons politiques, économiques et sociales, qui permet
tront de la réasservir, ou tout au moins de la mécaniser.
Autarchie, corporatisme, absolutisme, paternalisme, capi
talisme financier, socialisation, syndicalisme ou fascisme,
s'y emploieront tour à tour avec plus ou moins de succès.1 En
attendant, c'est là peut-être la transformation la plus pro
fonde qu'ait jamais subie la notion de travail.

LA THÉOLOGIE DU REPOS A U XIIe SIÈCLE

Quant à l'Église, à travers toutes ces vicissitudes, elle


s'ingéniait obstinément à assurer de plus en plus dans cha

I. Les personnes dont les jeux sont faits pourront s'étonner de rencontrer
corporatisme et syndicalisme dans cette enumeration. Ces deux formes d'as
sociation ont certainement rendu d'incalculables services. Elles ont sur l'ino
ganisation du travail, faussement dénommée liberté, tout l'avantage de l'êtr
sur le néant. Il n'en est pas moins vrai que sous prétexte de défendre la libert
de l'ouvrier, on l'embrigade et l'on restreint sa liberté d'une nouvelle façon
sans toujours réussir à le sauver de l'ancienne.

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506 ŒUVRES

que vie la part sacr


le temps de vivre
modification de
répercussion, une
repos.
Pour les païens, oisiveté et repos étaient à peu près syno
nymes. Le repos pour le chrétien est juste le contraire de
l'oisiveté ; l'oisiveté est un néant d'action qui mime la mort,
le repos est au contraire un recueillement de toutes les forces
vives de l'être pour l'action la plus immanente, la plus paisi
blement consciente et la plus pleine. L'activité la plus
accomplie est celle du repos éternel, dans la possession de
l'Acte pur. C'est parce que trop souvent l'âme erre oisive,
somnole ou dépérit de langueur, tandis que le corps s'agite
au travail, ou que l'entendement s'absorbe dans quelque
abrutissante application, qu'il faut donner, autant qu'il
convient à cette reine le temps de reprendre son empire sur
tout l'homme, et de consacrer à Dieu cette fête d'harmonie
intérieure qu'est le véritable repos. Il faut qu'elle dispose
alors de tous ses sens, qu'aucune de ses puissances ne soit
distraite à quelque besogne extérieure à sa pensée : « Bene
dic, anima mea, Domino, et omnia quae intra me sunt ».
« Bénis le Seigneur, ô mon âme, ainsi que tout ce qui est en
moi ». Pas de vie spirituelle possible sans quelques instants
de cette mobilisation générale des puissances qu'est le repos
présentant en ordre et en paix tout l'être à l'appel de l'Es
prit. Le fait est, dit saint Bernard, « que l'Esprit-Saint
n'opère que dans le repos ». Non que le travail manuel
soit pour autant opposé à l'action de l'Esprit-Saint, car dans
l'oisiveté l'âme s'agite comme une mouche et ne peut faire
attention à rien, alors qu'on peut apporter dans le travail
manuel une âme reposée, amoureusement attentive à con
former paisiblement sa volonté à celle de Dieu. Mais pour
l'y mettre et l'y remettre autant de fois qu'elle en perd l'at
titude, il lui faut des moments de repos complets, des jour
nées entières d'absolue détente où rien ne nous distrait du
Don surabondant de la Vie. Car l'Esprit-Saint est ce
don ineffable qui réclame pour être accueilli, l'arrêt attentif
et l'élan apaisé de tout l'être.

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 507

L'oisiveté est le vide même dont l'activité de l'être a


horreur, mais le travail est encore la poussée d'un besoin,
l'effort pour combler un vide. « Or, l'Esprit-Saint, dit encore
saint Bernard, est la plénitude de l'être et de l'amour, il est
venu pour tout remplir, Il n'aime que ce qui est plein ».
Plénitude de vie ou repos, c'est tout un et il faut avouer qu'à
ce compte, dans les conditions actuelles d'une humanité en
lutte avec sa concupiscence, il apparaît beaucoup plus facile
de bien travailler que de se reposer bien, et qu'il faut beau
coup de bon travail pour mériter un peu de bon repos.
Écrivains mystiques et grands maîtres de la vie spirituelle
continueront d'affirmer et d'analyser par la suite cette alter
nance de sacrifice et d'oraison, équilibrant le progrès comme
deux jambes en marche, et cette mystérieuse équation de
passivité et d'activité dans l'adhésion de notre volonté à celle
de Dieu. Mais il est permis de penser que jamais il n'en fut
parlé avec plus de fraîcheur, de poésie et d'entrain que dans
ce siècle privilégié auquel saint Bernard donnait le ton.
Un contemporain de saint Bernard, Guillaume, abbé de
Saint-Théoderic, près de Reims, affirme dans une lettre aux
Frères du Mont-Dieu

« qu'un esprit sérieux et prudent doit se disposer à n'importe


» quel travail, de telle sorte qu'il ne s'y dissipe pas, mais qu'au
» contraire, il en tire moyen de s'y recueillir davantage : il
» suffit pour cela qu'il ait devant les yeux non tellement ce qu'il
>' fait que le but qu'il se propose en agissant et qui est le terme
» suprême auquel tout acte doit aboutir... Les yeux, en effet,
» sont ouverts pendant que les mains travaillent. Ainsi en est-il
» de l'esprit. Plus il se repose sur ce but, plus les mains travail
» lent avec ferveur et fidélité et il soumet tout son corps à l'em
» prise de cette intention. Car tous les sens répondent d'un
» commun accord à l'appel de la bonne volonté et ils ne peu
» vent alors se soustraire au poids du travail. Asservis à l'esprit
» humilié qui est soumis lui aussi, ils apprennent à lui devenir
» conformes en partageant ses labeurs et en espérant ses con
» solations. » (Chapitre VIII, verset 23).

C'est toujours la même préoccupation déjà rencontrée


chez saint Jean Chrysostome et chez saint Augustin de l'équi
libre humain à reconquérir, de l'harmonie à retrouver entre
l'activité du corps et celle de l'âme.

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508 ŒUVRES

« Car, ajoute-t-i
état de rectitude
Dieu, recouvre p
et de son amour,
Et quand l'esprit
Créateur, bientô
elle-même se tra
ce qui s'est mis à p
sa sensibilité. Bi
soif multipliée p
laissés en elle par
en avant de son g
sances, mais nou
sens à la conscien
mutamus a corpor
« Dès que la folie
ce qui est naturel
s'arranger pour q
telle sorte que no
grande affaire so
nous ce que dit l
sont encore à l'an
vos membres à l
servir à la justice
II faut ainsi faire
habitude, affectio
d'éprouver délecta

Le Père Abbé de Saint-Théoderic reconnaît d'ailleurs


que « ce n'est pas là l'œuvre d'un jour ni d'un moment de
» conversion, mais qu'il y faut beaucoup de temps, beau
» coup de travail, beaucoup de sueurs, avec la grâce d'un
» Dieu qui pardonne et l'élan d'un homme qui veut et qui
» court ».

Ainsi s'éclaire peu à peu, sans lumières illusoires, le texte


de saint Matthieu : « Prenez mon joug sur vos épaules et
vous trouverez le repos ».

1. Le texte latin est d'ailleurs d'une force intraduisible : « Coguntur enim


sensus ad disciplinam bonae volontatis, nec lascivire eis vacata pondéré labo
ris parti ci patione, et subacti et humiliati in obsequiuum spiritus, docentur
conformari ei et in laboris narticipatione et in consolationis expectatione ».

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 509

« Admirable nouveauté s'écrie un autre contemporain de


saint Bernard, son propre disciple, l'abbé Geoffroy, et quoi
qu'il reconnaisse à tort, dans un certain verset, déjà mal
traduit du psaume XVII, 20 « ce travail simulé, ce fardeau
léger, cette croix douce et onctueuse », il lui vient cette idée
splendide que le symbole de ce mystère, (à la lettre « le
sacrement de cette chose ») se trouve en ce que dans la con
sécration des églises, le pontife oint des saintes huiles les
croix peintes sur le mur. (Sur le colloque de Jésus avec
Simon. XLV1I, 58).

CONTEMPLATION ET ACTION

Que devient en tout cela la supériorité de Marie sur


Marthe, le primat de la contemplation sur l'action ? Il est
clair que la contemplation ne tient ce primat que parce
qu'elle constitue l'action par excellence, l'action de goûter
à même la Sagesse et d'adhérer à divers degrés d'intimité et
de profondeur au Verbe de Dieu. Mais la question est trop
grave pour n'en pas demander la réponse à la voix la plus
autorisée du même temps, à Saint Bernard lui-même, Cette
réponse est incomparable et d'une profondeur qui semble
définitive.

« Que faut-il entendre exactement, mes frères, quand Marie


» dit qu'elle a choisi la meilleure part ? Et d'où vient que nous
» sommes habituellement portés à penser quand elle préfère
» ainsi sa part à celle si troublée de la diligente Marthe « que
» meilleur est encore un homme qui fait le mal qu'une femme
» qui fait le bien»(Ecc. XLII. 14), ou de lui rétorquer cette
parole encore : « Si quelqu'un me sert, mon Père l'honorera ».
(Jean XII, 26). Et cette autre : « Celui qui est le plus grand
» parmi vous, ce sera celui qui sert ». (Matthieu, XX, 26)
» Et puis, où sera la consolation de celle qui travaille si on
» exalte la part de sa sœur, au détriment de la sienne ? De deux
» choses, l'une : ou bien, il nous faut choisir tous, si cela dépend
» de nous, la part qui est louée en Marie, ou bien, il faut recon
» naître qu'elle a réuni les deux parts en ne se précipitant pas
» d'elle-même sur l'une des deux, mais en se tenant à obéir au
» commandement du Maître, quelle que soit la chose qu'il
» ordonne. »

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510 ŒUVRES

Ce qu'il faut donc


que soit la tâche
prêt, Seigneur, mon
« Voilà, conclut sai
» point être ôtée à
» leure puisqu'elle
» l'appelle.
« Quant à Marthe, ajoute-t-il, s'il est permis de porter un
» soupçon sur sa pensée, peut-être regardait-elle sa sœur
» comme oisive, quand elle voulait que le Seigneur l'envoyât
» s'occuper avec elle. Mais il faudrait être charnel et ne rien
» comprendre aux choses spirituelles de Dieu que d'accuser
» une âme qui vaque à Dieu de ne vaquer à rien. Que ceux donc
» qui penseraient ainsi apprennent que c'est la meilleure part,
» celle qui demeure éternellement ».

Quoi qu'il en soit, c'est bien dans un diligent abandon, une


foi ardente et paisible à la volonté de Dieu sur chacun de
nous que consiste ce mystère d'amour que l'Hymne de la
Pentecôte trouve à la même époque le moyen de résumer en
deux mots pour invoquer l'Esprit-Saint : « in labore re
quiem ».

NOTION SCHOLASTIQUE DE TRAVAIL

Il ne semble pas que la philosophie scolastique ait ajouté


grand chose à la notion de travail. Toutes les idées courantes
chez les Pères du IVe siècle, sur l'activité bonne en soi et
naturelle à l'homme, sur le travail peine du péché, frein de
la concupiscence et moyen de charité, ne sont que répétées
sous la forme aride particulière à la scholastique et dont on
n'oserait toujours affirmer qu'elle soit absolument exempte
de tout pédantisme barbare. A prendre ces formules au pied
de la lettre et en les isolant indûment du reste de sa synthèse,
saint Thomas semblerait même marquer un certain recul
vers la conception aristotélicienne du travail. Sortie de la
pure abstraction métaphysique d'où elle est venue, la pensée
de saint Thomas est toujours moins personnelle et plus em
pruntée lorsqu'il s'agit de problèmes concrets comme celui
du travail. Leur extrême complexité l'embarrasse et le dé
payse. « Ses ailes de géant l'empêchent de marcher ». Il se
cramponne en humble élève à la puissante main d'Aristote

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 511

se contentant de protester chaque fois que le Maître grec est


en contradiction flagrante avec le Christ. C'est ainsi qu'il
justifie ingénieusement l'esclavage en y sauvegardant les
droits imprescriptibles de l'âme. Sa thèse se tient admirable
ment dans l'abstrait. Mais quand Léon XIIIfulminera contre
l'esclavage dans l'encyclique « In plurimis », il laissera de
côté jusqu'aux formules de ce pur exercice d'école.
Il convient d'ajouter à la décharge de saint Thomas que le
langage artificiel qu'il emploie d'une incomparable adapta
tion technique à l'ontologie et à la théologie, est beaucoup
moins apte que le grec d'Aristote, ou notre langue d'artisans
à exprimer les modalités si diverses de l'activité humaine,
considérée dans le concret. Il accuse toutefois une répartition
de sens entre « opus » et « labor » qui, pour entachée qu'elle
soit encore d'un peu de simplisme n'en est pas moins primor
diale. Quand il définit, par exemple, le salaire « une compen
sation accordée à quelqu'un pour le rémunérer de son
ouvrage (opus) ou de son travail (labor), la distinction essen
tielle entre la peine qu'on prend pour faire une chose et cette
chose même est nettement marquée. Mais il ne la maintient
pas dans son emploi ordinaire de « laborare » et
d'« operari ».
Sa conception des conditions sociales (libérales et serviles)
et des différents devoirs qu'elles imposent, semble aussi se
ressentir, sinon d'une conception païenne plus rectifiée
dans les principes que dans les faits, du moins d'une maniè
re trop sommairement favorable d'envisager le servage. Sur
ce point encore dont l'importance ne saurait passer pour
secondaire, Léon XIII abandonnera saint Thomas.
II n'en est pas moins vrai qu'une notion comme celle
de travail avait tout à gagner à l'élucidation sans précédent
qu'apportait dans la notion métaphysique et morale de l'acte
humain, la philosophie de saint Thomas 1.
II n'y aurait qu'à en tirer en temps voulu et sur de nou
velles données concrètes, toutes les conséquences pratiques.

1. Les esprits curieux de cette synthèse n'auront qu'à se reporter à l'im


portant ouvrage de Haessle traduit par Étienne Borne et Pierre Linn. A pro
pos de « Rerum Novarum » on y trouve une excellente revue élémentaire de
tout ce que saint Thomas a dit d'essentiel sur le problème de la connaissance
la nature de la société, le droit de propriété, le prêt à intérêt et le travail.

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512 ŒUVRES

II

LA NOTION FRANÇAISE DE TRAVAIL


ET LE JANSÉNISME

DU LABOR LATIN AU TRA VAIL FRANÇAIS

Cependant sous l'influence croissante de toutes ces idées


nouvelles, le sens du vieux mot labor ne cessait de se dislo
quer et de s'affaiblir. Son sens étymologique de « charge sous
laquelle on chancelle » était depuis longtemps perdu de
vue. Dès l'époque impériale, il donnait de premiers signes
d'usure, surtout dans le langage des lettrés qui, par dédain,
faisaient de tout « opus » manuel un « labor ». Le seul fait
cependant que Ciceron juge utile d'insister sur la différence
entre « labor » et « dolor » prouve assez quel état de cons
cience il éveillait1. Le contresens de la Vulgate, dans le
verset du psaume XCIII qui devait causer plus tard l'erreur
de l'abbé Geoffroy, vient encore d'une confusion entre labor
et dolor. Cette force péjorative diminue au fur et à mesure
de la réhabilitation du travail par le Christianisme. On con
tinue de l'employer pour opus dans le latin d'école. L'auteur
inconnu du délicieux Liber ad Sororem qu'on trouve géné
ralement à la suite des œuvres de saint Bernard, l'écrit aussi
pour « operari » quand il cite de mémoire le texte de xaint
Paul
Les scolastiques en font un terme abstrait et de plus en
plus général (comme aujourd'hui du mot travail). Ils l'ap
pliquent à n'importe quelle activité, tant soit peu astrei
gnante. C'est le sens que lui donne la plupart du temps
saint Thomas et que lui donnera encore Gerson qui écrivait

1. Interest aliquid inter laborem et dolorem... labor estfunctio quondam,


vel animi vel corporis, gravions oDeris et muneris ; dolor autem motus asper
in corpore alienus a sensibus (Tusc ; 2. 15. 35).

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 513

en tête de son traité des contrats : « Est contra naturam


hominis ut sine labore velit vivere ». Labur, labour, labeur
est dans le langage courant un terme dont non seulement l
vigueur décline mais dont la précision s'émousse. Il a affair
en français, à de jeunes concurrents en pleine vogue qu
l'éliminent de plus en plus de la rue, de la chanson et de
l'atelier. Le principal de ces derniers est « besogne », o
primitivement besoigne, avec besoigner, besogner, bes
gneux, tous mots signifiant ce que l'on fait par besoin. Leu
origine est obscure, probablement germanique. Le peuple
en tout cas, sent vivement ce que ces mots veulent dire. Leur
emploi est de plus en plus fréquent du XIIe au XIVe siècle,
dans le sens général de nécessité, d'où « chose à faire ». Le
exemples en foisonnent dans les chansons de gestes, et dan
les romans satiriques ou courtois. Besoigne est encore auss
courant chez Joinville. « Sa besoigne atira en tel manière
que toute sa gent qui estaient mal armée, il les envoia par
une valée mal couverte ». « Je ne veux pas oublier aucune
besoignes qui advinrent en Egypte, tandis que nous y étions ».
« Si dit au roi Sire, je veurai parler à vous de mes besoignes ».
Aujourd'hui nous dirions « difficultés, affaires » mais c'es
alors un mot à la mode et qui revient partout. Au XV
siècle, Γ « Espinette d'amour » en donne ce diminutif :
« Mets-y donc une chansonnette,
« S'en vaudra mieux ta besoignett
:e ».

Au XVIe siècle, faire de bonnes affaires se dit : « faire ses


besognes ». D'autres jeunes mots, nombreux et verts ren
dent au successeur latin la concurrence intenable. Les
mots si précieux par leur pureté de sens métaphysique :
activité, actif, activement, en passant par les leçons d'école
et les sermons, sont descendus de la grammaire latine dans
la vie. Ils rendent au français un des principaux avantages du
grec dans l'expression de l'action humaine. Et cela, dès
les XIIe et XIIIe siècles, surtout dans l'opposition fréquente
de la vie active à la vie contemplative, comme dans ces vers
de Girart de Roussillon (XIVe) :
Elle sert de bon cœur Dieu en la vie active
Et très dévotement en la contemplative.

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514 ŒUVRES

Montaigne dira
passifve ou actif
IV, 167).
Et Ronsard :
Il ne faut être aux affaires rétif
La royauté est un métier actif.

Amyot enfin, parlant de Pompéi : « Et estait sa chaleur


active aux affaires de la chose publique jà toute refroidie ».
A l'ancien mot « ovraigne » désignant dès l'origine du
français des objets d'ameublement, avait succédé au XVe
siècle ouvraige « chambres, tapis, carreaux d'ouvraige »
(Deschamps) avec le verbe ouvrer et le proverbe déjà cou
rant : « il n'est d'ouvraige que d'ouvrier ». Puis au XVIe
siècle : « Les artisans, dit Amyot, n'estant plus occupés à
besoigner en ouvrages superflus, etc... »
Enfin, d'autres termes encore : œuvre, tâche, emploi, etc...
viennent se placer spontanément où le latin aurait dit labor.
« Quand ils oevrent à leur tasque ou à lor jornée trouve-t-on
déjà dans Philippe de Beaumanoir, XXIX, 5. Montaigne
écrira, parlant des bœufs attelés à un manège : « Ayant faict
leur tasche, il s'arrestaient tout court », (Essai, II, 174.)
Et saint François de Sales : « Ο mon Dieu, conduisez
moi en votre volonté par le froid et par le chaud, par Γ employ
et par le repos ».
Dès le début du XVIIe siècle, c'en était fait de ce vieux
mot où tant de générations avaient mis l'expression de leur
lourde charge quotidienne et de leur ardente patience.
Illustré pour la dernière fois dans le cri fameux de « vive
labeur », il allait prendre sa retraite hors de la vie des beso
gneux. Seuls, les imprimeurs continueraient, jusqu'à l'in
vention des linotypes d'appeler labeur une composition très
longue. Labour restant à la campagne, et labeur, avantagé
par sa patine de vieille médaille et tout le charme indéfinis
sable de sa vétusté, n'appartiendrait plus désormais qu' « au
style relevé et poétique ».
Restait tout de même à désigner d'un mot cette part de
l'activité humaine qui, quoiqu'on fasse, à cause du mal
à expier, reste pénible au corps comme à l'âme. Le rôle

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 515

allait en échoir au mot « travail » qui signifiait torture. Il


allait mettre cinq siècles à reconquérir l'une après l'autre
presque toutes les fonctions de l'ancien « labor » latin, non
sans s'y surmener fort et s'y user à son tour.

FORTUNE DU MOT TRAVAIL

Son odyssée d'ailleurs ne manque pas de pittoresque. Et


elle est pleine d'imprévu. Après les bœufs, ligotés, qu'on
ferre et les esclaves qu'on torture, dès le XIe siècle, il désigne
en général tout ce qui fait souffrir. Au XIIe siècle on dit
si j'en travail, je n'en sais qui, pour dire « si j'en souffre ».
Et un poète s'écrie, dans le même sens : « Merci, Amours,
m'avez trop traveillé ». Traveiller signifie aussi voyager,
car c'était en ce temps une peine plus qu'un plaisir. D'où
l'anglais « to travel ». Puis les douleurs de la femme qui
enfante : « Ils broient aussi comme femmes qui traveillent
d'enfant », Joinville. Au XVIe siècle encore « les maux qui
ont accoutumé de travailler les hommes », écrit Amyot.
Mais déjà apparaissent des sens plus modernes. On dit de
certains ouvrages qui ont demandé peine et labeur que ce
sont choses travaillées. Travailler un homme, un animal, un
corps quelconque, c'est le tourmenter, le mortifier, le façon
ner, le mettre en quelque manière à la torture. D'un malade
qu'une médication fait souffrir on dit que le remède le tra
vaille. Dans un sens analogue, on dira que la grâce travaille
une âme, que le vigneron travaille sa vigne, que le forgeron
travaille le fer. En plus de cette forme intransitive, le verbe
est aussi employé intransitivement pour dire que le vin
travaille, que le sang ou que l'esprit travaille.
Une idée de gêne, de joug, d'entrave que le mot besogne,
plus général, n'évoque pas nécessairement est toujours liée
à cette idée française de travail. C'est la raison qui portera
des étymologistes du XIVe siècle à le faire venir de trabs. Ce
sens rappelle bien en effet et dans tous les emplois du mot
la pièce de bois dont on assujettit les bêtes de trait. L'idée
de fatigue suit nécessairement. Cela est si vrai que le pro
vençal trabalh, trebalh, trébail, l'espagnol trabajo, le portu
gais trabailho et l'italien travaglio qui vient du français se
sont spécialisés dans le sens de fatigue.

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516 ŒUVRES

LE JANSÉNISM

Au début du XV
toute sa richesse e
« la peine qu'on pr
Saint François de
rarement pour esqu
manière de spiritu
Il estime que lorsqu
qui ne permet pas
jeûne. Mais travail
« L'âme qui arrive
avec le corps las et
sur le Cantique des
au premier degré
sensibles, mais le
trouver. Ce sont là
de la contemplatio
« Vous vous trom
la Mère Favre si
grand repos qu'au
mes ici assemblés
vaises inclinations
donnera le repos ét
il veut qu'on en us
et modération, en
Mais loin de ces c
continue sa carrièr
Même dans la lan
d'enfant » est de p
pour dire d'un aut
essai, d'une tragéd
un magnifique par
était-ce, dit Boss
remuante qui allai

1. La langue française
verbe « ouvrer » faire o
(j'ouvre, tu ouvres, etc
étend ainsi son sens beau

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 517

bien était-ce comme un travail de la France prête à enfanter,


le règne miraculeux de Louis ? « Et plus loin, dans la même
oraison funèbre d'Anne de Gonzague : « Si Dieu a béni le
travail par lequel je tâche de vous enfanter en Jésus-Christ...»

Quant à la doctrine proprement dite du travail, on la


puise à sa meilleure source dans les Pères grecs et latins,
mais où on la restitue tellement durcie et assombrie qu'on ne
peut s'empêcher de soupçonner le Jansénisme d'être un peu
responsable de cette teinte attristante. On sait que même
ceux qui s'opposaient le plus fortement au jansénisme
étaient inévitablement préoccupés de ne pas être devant lui
par trop en reste d'austérité, de peur de donner prise, ne
fût-ce que le moindrement à ces reproches de relâchement
dont l'hérésie faisait ses plus sûres armes. Le plus pointil
leux janséniste ne trouverait certes rien à reprendre dans
le terrible sermon de Bourdaloue sur l'oisiveté, où Voltaire
puisera plus tard arguments et citations contre les rêveries
de Rousseau. Ce sermon est noir d'un bout à l'autre. Il est
vrai que Bourdaloue était dans l'habitude de ne servir l'ali
ment de vérité que sous forme de pain sec et d'eau claire.
Il est vrai aussi qu'en ce dimanche de la Septuagésime il
prêchait devant des personnes de qualité dont têtes et mains
servaient à peu de chose. Mais cette fois, il ne leur a servi
que du pain dur :

« L'oisiveté, dit-il, ne passe pas dans le monde pour un


» péché bien grief ; mais il l'est devant Dieu, et c'est de quoi
» j'entreprends de vous convaincre aujourd'hui ».

Et ayant énuméré les diverses sortes de justice, il rapporte


l'obligation stricte de travailler à la seule justice vindicative
de Dieu.
Et il s'appuie sur saint Augustin pour distinguer sans autre
nuance trois sortes de travaux : celui de Dieu dans l'univers
qui est une preuve de sa puissance, celui d'Adam dans le
paradis terrestre et celui de l'homme depuis le péché qui est,
pour parler avec l'apôtre, le paiement et la solde de son
péché. « Stipendium peccati » d'où il suit que par une suite
d'eifets proportionnés à cette diversité de principes, qu'au

ESPRIT. 5

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518 ŒUVRES

lieu que Dieu en p


neur de son ouvr
douceur et du pl
mortifié de son
qu'en criminel et
C'est, paraît-il, «
Mais ici, la plus
pas de savoir si e
premier homme »
« Dieu prétendit f
postérité d'Adam
certains états du
pendant qu'il pro
s'il destina les gr
les pauvres à la m
Vous arroserez la
goûterez que les
fit-Il alors cette d
Jean Chrysostome
incapable de faire
que celui de l'inno
quelque égard à la
celaleur destinée
aux riches nul priv
Comme le péché
participassent à c
Esprit nous dit c
l'Ecclésiastique : «
nibus. (Eccl. XL, 1
les hommes et ce
pesant et humilian
super filios Adae.
dez pas ceci : A res
liatum in terra et
trône jusqu'à celu
portât coronam, us
ceux qui portent l
leur pauvreté rédu
l'étendue de l'arr
Dieu fulmina, en c
chrétien qui ne d
le travail. Fût-il p

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 519

» il doit se soumettre à la peine que le Créateur de l'univers lui


» a imposée. Et c'est pour cela, dit Tertullien, (cette réflexion
» est belle) qu'immédiatement après que l'homme eut péché,
» Dieu lui fit un habit de peaux : Fecit quoque Dominus Adae
» tunicas pelliceas. Pourquoi cet habit ? Pour lui signifier qu'en
» péchant, il s'était dégradé lui-même et qu'il était déchu de
» la liberté des enfants de Dieu dans un esclavage honteux et
» pénible. Car l'habit de peaux, poursuit Tertullien, était affecté
» à ceux que l'on condamnait à travailler aux mines ; et Dieu le
» donna à Adam afin qu'il ne considérât plus sa vie que comme
» un continuel travail ».

Et il y en a sur ce ton onze grandes pages in-quarto, en


deux colonnes. Sur le fait de l'égalité de droit dans l'obliga
tion et le poids de cette peine qui doit peser sur tous sans
exception, la doctrine du terrible prédicateur est évidemment
inébranlable et dans le plus indiscutable accord avec toute
la tradition chrétienne. Mais on s'étonne de ne pas trouver
un seul mot de cette activité normale de l'homme qui ne
peut pas humainement n'être sans cesse qu'humiliation et
« travail de mines » mais qui peut être naturellement inté
ressante, heureuse, féconde. On dirait qu'il partage un peu
l'horreur de ses distingués auditeurs pour les rudes labeurs
du peuple, horreur renouvelée de ces Anciens qui sont rede
venus depuis deux siècles à la mode, et dont le crédit pour
rait bien, en effet, correspondre à un retour insensible de
paganisme larvé. En tout cas, si l'un des auditeurs à canons
de dentelles fut converti par ce sermon et se mit au travail
en rentrant chez lui, ce ne dut pas être en chantant.
En réalité, c'est tout le siècle qui se fait du travail cette
douloureuse et apitoyante idée. On retrouve à peu près la
même note dans Massillon (Conf. Eccles. T. 1, p. 296) à
plus forte raison dans Nicole, (Essais de morale, t. IV,
p. 283). Si certaines têtes légères n'éprouvent devant les gens
condamnés au travail que l'avantage de leur supériorité de
condition, les cœurs ressentent en général une pitié pro
fonde où perce le plus aigu du sentiment chrétien. Elle éclate
dans ce vers de Racine :
« Aux larmes, au travail, le peuple est condamné ».
(Ath. IV).

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520 ŒUVRES

On se rappelle le f
dition des paysan
être discutée, il n'e
sant de la manièr
Bossuet ne parle gu
vres gens et ne dit p
« Quelle injustice q
» et que tout le poid
» S'ils s'en plaignen
» dence divine, perm
» quelque couleur de
» masse et ne pouvan
» la boue et de la b
» joie, les faveurs, l'
» poir, l'extrême néc
» (Sermon sur l'émin

On a spontanémen
travaille avec pati
martyr, mais on n
héros. C'est un chr
Parlant de son sag
est touché de sa pa
dit Fénelon (Tél. 1
dit à propos du lab
est un trésor », il
dire le plus génial d
que personne, rien q
d'œuvre dans un ac
fection par la plus f
en vue le profit do
beaucoup plus sûr
en tout cas, n'aura
même. On aurait c
malhonnêteté de le
le faire aimer pour
C'est en cela du m
Jansénisme, s'il en
ment tort de rame
On Fallait bien voir

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 521

III

LA MYTHOLOGIE DU TRAVAIL
AU XVIIIe SIÈCLE

En moins de cinquante ans, le travail allait devenir une


divinité, non plus infernale comme chez les anciens, mais
idéalement propice à l'homme. Dans tout ce que la France
au XVIIIe et au XIXe siècles nourrissait de beaux esprits,
ce serait à qui lui tresserait des guirlandes, à qui entonnerait
les hymnes de louange et balancerait l'encensoir à ses pieds.
En attendant que l'éloge du travail « qui seul constitue une
nation » selon le mot de Mirabeau, devienne un des lieux
communs de l'éloquence révolutionnaire, les poètes le
chantent à Γ envi, et sur un tout autre ton que La Fontaine :

« Les plaisirs du travail manquaient à l'âge d'or


» J'en hais l'oisiveté, j'en aime l'innocence ».

écrit ce grand niais d'abbé Delille pour plaire aux salonnards


du temps, tous plus ou moins agioteurs.
Et Voltaire avec plus d'allure :

« La nature est inépuisable,


» Et le travail infatigable
» Est un Dieu qui la rajeunit. »

On paraît oublier avec une facilité étonnante qu'au delà


de certaines limites qu'on a vite fait franchir à ses subor
donnés, le travail use et abrutit l'homme. Et on écarte cette
considération d'autant plus volontiers qu'on juge le travail
nécessaire pour maintenir la plèbe soumise, productive, et
moralement saine. C'est du moins la pensée de Voltaire.
« Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes
gens ». Et Diderot va jusqu'à dire que le travail, entre autres
avantages, a celui de raccourcir les journées et d'allonger la
vie.

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522 ŒUVRES

Mais rien ne vaut


sophique » l'édifia
vail. N'était-il pas
de Trévoux, qui s
ment du siècle, à
quelque exercice p
grûment qu'Hésio
Nuit, comme tous
rappelait non moi
pression « bête de
homme de travail,
ché à aucun métie
équivalent latin du
gitare, vexare » (!
le poumon travail
pressé, que l'estom
quoi encore ! qu'e
travaille quand il
qu'un cheval a les
etc... Que d'injur
Nature » ! Ces Jé
avaient refusé « les
perspective du péc
mondes, il était
enseignement et d
leurs soins.
Aussi l'auteur de l'article évite-t-il le plus qu'il peut de
rappeler tant d'emplois fâcheux d'un mot qui honore tant
le langage humain :

« Le travail, dit l'auteur anonyme, est l'occupation journalière


» à laquelle l'homme est condamné par son besoin. Il lui doit
» en même temps sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon
» sens, et sa vertu peut-être.
» L'homme regarde le travail comme une peine et conséquem
» ment comme l'ennemi de son repos. C'est au contraire la
» source de tous les plaisirs et le remède le plus sûr contre
» l'ennui. Nous renfermons en nous-même un principe actif
» qui nous porte à l'action. Dès que cette activité n'a point

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 523

» d'objet réel, l'esprit se replie sur lui-même, il se trouble, il


» s'agite, et de là naissent l'ennui, les inquiétudes, les appétits
» bizarres, et désordonnés, l'oubli du devoir et l'habitude
» du vice. »

On voit avec quel soin la pure notion d'activité est ici


confondue avec celle de travail. Mais tout cela est pour
conclure que « le travail du corps délivre des peines de l'esprit
» et que c'est ce qui rend les pauvres heureux ».
Une petite note bien disposée pour provoquer le hausse
ment d'épaule ajoute que « ce mot dans l'Écriture, se prend
pour les fatigues du corps » (Job, VII, 7), pour celles de
l'esprit (Ps. XXIV, 18), pour les fruits du travail (Deut.
XXVIII),«et finalement, par une figure de Rhétorique, pour
» l'injustice ou la langue du méchant et le travail de l'ini
» quité. (Ps. X, 7) ».
Enfin, jamais l'obscur descendant du tripalium n'aurait
pu espérer parvenir à de si grands honneurs.

EXPLICATION DU CULTE

Pour que s'opère en si peu de temps un pareil retourne


ment de sens, dans une des notions les plus courantes, qu'a
vait-il donc pu se passer ? Rien de moins qu'une nouvelle
révolution dans les idées. La poussée naturaliste des XVe
et XVIe siècles, un temps contenue par la Réforme catho
lique, était en train de rompre ses digues. En même temps
et non sans corrélation, le capitalisme entrait dans la phase
la plus offensive de son histoire. L'art de s'enrichir en exploi
tant la terre au moyen du travail d'autrui venait d'élever sa
technique à la dignité de science naturelle.
A l'ancienne morale politique, presque exclusivement
normative et théorique, prétendait se substituer une sorte
d'histoire naturelle de l'homme vivant en société, toute
étayée d'observations concrètes. On est porté aujour
d'hui à ne voir dans les écrivains politiques du XVIIIe siècle
que des improvisateurs de constitutions en l'air et des fabri

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524 ŒUVRES

cants d'abstractio
fondés que nous,
que, à se tenir po
Cette curiosité v
scientifique de la
dès la seconde pa
On aurait tort d'
on le fait trop so
ont été plutôt les
qui part en réalit
plein bouillonnem
et les mieux faite
Ce prodigieux ho
douze volumes in
vations, publiait d
où avec une ample
ne retrouvera qu
est donné au trav
centrale que les
trop généreusem
travail est la sour
d'un État est de f
ceux qui travaille
manieurs d'arge
entendu.
Pour les physiocrates, au contraire, le travail est la vache
à lait du capitalisme et c'est à ce titre qu'on l'honore d'un
culte enthousiaste. Le nationalisme moderne, plus ou moins
conscient, mais déjà vigoureux dans ses langes, tire déjà à
hue et à dia dans le sens de ses convoitises contradictoires.
Pour le Français Quesnay et pour ses disciples, la France
étant un pays agricole, c'est la culture du sol et la libre circu
lation des produits qui est le tout de l'économie politique ;
l'industrie n'est rien. Pour l'Anglais Adam Smith, c'est au
contraire le travail industriel qui est tout, et toute activité
qui ne s'exerce pas sur une matière déjà fournie et préparée
d'avance est par définition improductive.
Mais quel que soit le genre de travail tenu pour le plus
avantageux, l'important est d'avoir de quoi vendre et ache

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 525

ter, et le travail sera la première denrée livrée « librement »


à toutes les fluctuations du marché.

LE TRAVAIL « MARCHANDISE»

Une conception nouvelle s'impose ainsi peu à peu aux


trafiquants de l'activité humaine, celle du travail marchan
dise. Il ne s'agit plus dans le principe d'un emploi plus ou
moins noble, c'est-à-dire plus ou moins redevable à l'esprit
et plus ou moins accomplissant pour la personne, des facul
tés humaines. Il ne s'agit pas davantage, comme le réclame
rait la nature, d'édifier la société en autant de degrés qu'il y
a pour l'homme de manières de s'élever au-dessus de ses
semblables par la qualité des services rendus. Il ne s'agit
même plus de déterminer autant que possible la valeur des
produits sur leur aptitude à répondre aux besoins de l'hom
me. Il ne s'agit plus que d'une seule chose : employer au
meilleur compte cette machine à produire qu'est l'homme
en proie à la nécessité. Quoiqu'il fasse, il fournit de l'effort
et du temps. Quoi qu'il fasse, on ne se croira désormais tenu
qu'à lui acheter son effort.
Adam Smith songe même à faire de ce coûteux effort
l'étalon fixe des valeurs.

« Deux quantités de travail, quel que soit le temps, quel que


» soit le lieu, dit-il, sont d'égale valeur pour celui qui travaille.
» Dans l'état ordinaire de sa santé et de sa dextérité, l'avance
» qu'il fait dans les deux cas de sa peine doit être pour lui la
» même, Le prix qu'il paie est donc le même, quelle que soit
» la quantité de choses qu'il recouvre en retour. S'il en reçoit
» une plus ou moins grande quantité, c'est la valeur de ces
» choses qui varie et non la valeur du travail avec lequel il les
» achète. Partout, dans tous les temps, ce qu'on n'obtient
» qu'avec beaucoup de peine et de travail est cher ; ce qui en
» coûte peu est à bon marché. Le travail ne varie jamais dans
» sa valeur. Sa valeur est donc la mesure réelle avec laquelle
» la valeur de toutes les marchandises peut, en tout temps
» et en tous lieux, être comparée et estimée ». (Recherche sur
la nature et les causes de la richesse, éd. 1927, T. V, p. 125).

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526 ŒUVRES

Il est à remarquer
glaises de Work, et d
plistes dans leur rép
analytiques dont dis
de confusion étaien
travail servait de pa
ou au parti-pris des t
au début du XIXe si
Smith, était d'aille
et de Jean-Baptiste Sa
les rectifier, tirait l
propre idéologie.
Quant à Jean-Bapti
sur ce point précis du

« La même intensit
» peine, la peine emp
» mètres cubes d'eau
» ment dans un pays
» qu'elle se paie dan
(Cours d'Économie pol

Il en conclut seulem
on donne plus de ch
quand on en donne
et d'autre la même n
Le machinisme ayan
dernières années du
suivant, Coriolis et P
duit cette notion de
mécanique :
« On nomme travail d'une force constante pendant un temps
» donné, le produit de son intensité par le chemin qu'elle fait
» parcourir à son peint d'application ».

L'homme qui travaille n'est plus, aux yeux du producteur


qu'un moteur perfectionné et donne par la nature qui four
nit cette force constante. Mais c'est un instrument qui
revient un peu plus cher.
M. de Molinari en arrivera bientôt à écrire sans sourciller :

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 527

« Au point de vue économique, les travailleurs doivent


» être considérés comme de véritables machines qui fournis
» sent une certaine quantité de forces productives et qui exigent
» en retour certains frais d'entretien et de renouvellement
» pour pouvoir fonctionner d'une manière régulière et con
» tinue». (Cours d'écon. polit, p. 203).

TRAVAILLEURS ET PROLÉTAIRES

Mais n'est-il pas extrêmement précieux de pouvoir obser


ver sur le vif la genèse d'une de ces abstractions politiques
qui rendent aujourd'hui si difficile le commerce de la pen
sée et qui laissent la vérité, c'est-à-dire la conformité au
réel, si loin de compte ? Comme il n'est de science que du
général, il devait sembler bien malaisé aux fondateurs de
l'Économie politique d'énoncer des jugements et de formuler
des lois qui s'appliquent également bien à des personnes
d'activité aussi diverse, aussi profondément irréductible
que le paysan, le manœuvre, le tâcheron, l'employé, l'ouvrier,
l'artisan, l'ingénieur, l'artiste, le fonctionnaire, ou cet
homme encore plus difficilement classable qui travaille
pourtant lui aussi et gagne sa vie en exerçant telle ou telle
carrière libérale (médecin, savant, etc...). Quelle commodité,
au contraire, pour la nouvelle science si l'on pouvait ramener
tous ces gens, d'une si égarante diversité d'occupations, à un
seul type moyen : « le travailleur ».
Jusque là, on disait seulement qu'un homme était travail
leur lorsqu'il manifestait beaucoup d'ardeur au travail. Ce
n'était qu'une qualification avantageuse. Le mot ne s'em
ployait substantivement qu'aux armées pour désigner les
soldats employés à remuer la terre pour l'attaque d'une place
ou le rattachement d'un poste. Aux XVIIe et XVIIIe siècles,
cependant, il avait trouvé une autre application. Les trafi
quants de la marine marchande appelaient ainsi à Amsterdam
ceux qu'on appelait à Paris des « gagne-deniers », c'est
à-dire des hommes de peine, destinés au service des mar
chandises. Ils étaient nommés par le bourgmestre, et en
grand nombre. Ils se distribuaient en dix ou douze compa
gnies, distinguées par différents noms et reconnaissables à

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528 ŒUVRES

la couleur de leur
chapeaux noirs, l
zeewfches, les veen
Au reste, ces « t
brouillaient fort b
geaient les marcha
en réglaient la tax
passaient pour fins
comme ils touchai
avançaient les frai
mois un compte à
droits de poids et
que les fondateurs
commode d'étendr
obligés d'offrir ai
vail.
Quel que soit, en effet, leur emploi, tous ces gens là ne
sont-ils pas, après tout, des hommes qui ont besoin de tra
vailler pour gagner leur vie et dont les économies, confiées
à des mains habiles peuvent servir « à la production des
richesses ». Ce travailleur abstrait est assez bien déterminé
dans cette formule impayable d'Adam Smith : « dans l'état
ordinaire de sa santé, de son courage, de ses aptitudes et de
sa dextérité »... Passe encore pour l'état ordinaire de la santé
ou du courage, encore que les résistances de la santé soient
fort inégales, d'un individu à l'autre et que deux courges
identiques soient sans doute aussi assez rares. Mais le moyen
de concevoir un état ordinaire de l'aptitude et de la dexté
rité ? Quoi qu'il en soit, c'est sur ce type abstrait du travail
leur qu'on s'entêtera à théoriser et à légiférer. Et le plus fort,
c'est qu'un tel moule arbitraire s'imprimant dans la pâte
humaine, ce type hybride, moyen, médiocre, bon à tout,
propre à rien, exploitable à merci, on finira par le réaliser
à un nombre toujours croissant d'exemplaires.
Comme il n'y a pas de mot dans le langage courant pour
désigner sa condition particulière, on empruntera à l'his
toire romaine un terme qui, en effet, convient parfaitement
à sa situation : on l'appellera « le prolétaire ».
On appelait prolétaire chez les Romains de pauvres hères

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 529

qui, n'appartenant à aucune classe de la société, en formaient


à eux seuls la dernière. Ils ne servaient à rien qu'à mettre
leur maigre progéniture à la disposition de l'État. Ils subsis
taient en gagnant de ci de là, par la première tâche qui
s'offrait, de quoi à peu près se nourrir. D'où leur nom
prolès (progéniture) formé lui-même de pro et de alere
(nourrir).
Cette force humaine, disponible, croissant chaque jour
avec le nombre et le perfectionnement des machines, irrésis
tiblement poussée à se vendre par la nécessité de subsister,
était une proie offerte à tous les systèmes possibles d'exploi
tations.
Le prolétariat était né.

RÉVOLUTION MAÇONNIQUE ET LIBÉRALE


DE LA NOTION DE TRAVAIL

On voit l'intérêt que pouvait ainsi présenter pour les


« classes dirigeantes » une nouvelle éthique à inculquer au
peuple, dans laquelle le travail serait la « vertu » par excel
lence. Cet Évangile, sans mystères et sans prêtres, sans pers
pective au delà d'une terre à aménager par le travail en nou
veau paradis terrestre, la Franc-maçonnerie se mettait en
devoir de le fournir. Avec tout son ramassis indémélable
d'idéologies néo-pythagoriciennes et zoroastriques, de rites
ésotériques et de superstitions, liées à la transmission des
secrets de métier, le tout rebrassé en Allemagne et en Angle
terre dès le début du XVIIe siècle par les Rose-Croix, l'an
tique Maçonnerie opérative, qui drainait déjà depuis tant
de siècles cet écoulement clandestin, se transforme à Londres
avec des maçons capitalistes et honoraires (accepted masons)
en Franc-Maçonnerie spéculative. C'est le 24 Juin 1717
qu'est fondée cette « Grande Loge d'Angleterre » qui aura
bientôt sa filiale en France dans la loge dite d'abord « des
Neuf Muses » et après la Révolution : « des Neuf Sœurs ».
Cette dernière composée surtout de philosophes rationa
listes, déistes et naturalistes, entend faire une part plus
discrète aux anciennes mystagogies. Morale et mystique

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530 ŒUVRES

du travail, Espéra
des secrets de la n
par le travail, Fra
ment religieux. P
terrestre, l'enfer
l'enfer est la mis
dogmes puérils,
restre est un mond
où on lit les « phi
qu'avec du papier,
capitaliste est acce
ment méritants. Il
en trimant sans r
Si une seule vie d
parviendra sûreme
et honneur au tra
travail. « Ex labor
bus omnia vincit.
nouvelles « paroles
antique, la mode
siècle, où elle avai
nant sur les texte
graphes aux hom
pour le stoïcisme
leur donnent un r
jusqu'à la fin du
son goût de la ruée
ment des terres vie
son idéal enfin du
modèle du pionnie
particulière. Pend
est nommé Vénéra
déjà partie ou fero
giste Lacépède, l'a
le poète Delille, l
puis Condorcet,
Pétion, Camille De
du Vénérable bon
glais, et mis à la p

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 531

ton de patenôtres, une intense propagande populaire pour le


travail. Quel travailleur n'a pas à son chevet, pour y puiser
chaque jour « la seule Vertu qui enrichisse son homme »,
« l'almanach du Bonhomme Richard », « le Plan de vie »,
« les Conseils à un jeune ouvrier », où sont renfermés tant de
« secrets pour devenir heureux », ou fourmillent tant de
maximes qui feront jusqu'à nos jours le fond le plus résis
tant de la morale bourgeoise. Car ces conseils aux travail
leurs ne sont qu'une initiation au capitalisme.

« Souvenez-vous, y est-il écrit, que le temps c'est de l'argent,


» que le crédit c'est de l'argent... Souvenez-vous que l'argent
» est d'une nature prolifique. L'argent peut engendrer l'argent;
» les petits qu'il a faits en font d'autres plus facilement encore,
» et ainsi de suite. Cinq francs employés en valent six, employés
» encore, ils en valent sept et vingt centimes, et proportionnelle
» ment ainsi jusqu'à cent louis. Plus les placements se mult
» plient, plus ils se grossissent, et c'est de plus en plus vite
» que naissent les profits. Celui qui tue une truie pleine en
» anéantit toute la descendance jusqu'à la millième génération.
» Celui qui engloutit un écu, détruit tout ce que cet écu pou
» vait produire et jusqu'à des centaines de francs. »
» Souvenez-vous qu'une somme de cinquante écus par an
» peut s'amasser en n'épargnant guère plus de huit sous par
» jour. Moyennant cette faible somme, que l'on prodigue jour
» nellement sur son temps ou sur sa dépense sans s'en aperce
» voir, un homme, avec du crédit, a, sur sa seule garantie, la
» possession constante et la jouissance de mille écus à 5%. Ce
» capital, mis activement en œuvre par un homme industrieux
» produit un grand avantage etc... »

Ces conseils à un jeune ouvrier sont signés « un vieux


ouvrier ». Car n'est-ce pas là le plus édifiant ? Le prédicateur
a prêché d'exemple. Ce grand homme est parti de rien. On
en citera d'autres jusqu'à nos jours, qui ont ainsi réalisé
d'immenses fortunes en une seule vie, rien que par les res
sources combinées d'un labeur incessant et d'une économi
sordide. Ce sont les nouveaux saints qu'on propose en exem
ple.

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532 ŒUVRES

IV

LES AVENTURES CONTEMPORAINES

LE SOCIALISME ÉGLISE

ET RELIGION DU TRAVAIL

Tout le monde cependant ne l'entend pas de cette oreille.


L'apparition du machinisme, l'inorganisation du travail, les
bouleversements sociaux provoqués par la Révolution et les
guerres de l'empire, réduisent à la misère un nombre crois
sant de travailleurs. Les travailleurs commencent à soup
çonner que derrière cette phraséologie, dont les vérités
premières ne réussissent qu'à quelquès chanceux, les maî
tres de l'heure se payent littéralement de leur tête.

Travaille est trop facile à dire,


Travaille est le cri des heureux
écrit le poète Barbier.

« Les contribuables, dira bientôt Bartiat, ne travaillent pas


» pour eux-mêmes, mais pour satisfaire les besoins des fonction
» naires. » On peut bien sur tous les tons nous ressasser que le
» travail c'est le bonheur et la liberté. « Travailler, écrit Prou
» d'hon, c'est donner sa personne, c'est dépenser sa vie ; tra
» vailler en un mot, c'est s'immoler et c'est mourir ».

Se sentant exploités, bernés, opprimés d'une nouvelle


manière qui ne le cède en rien au plus barbare du passé,
les travailleurs se coalisent, en dépit des lois libérales qui
leur refusent jusqu'en 1864 le droit d'association. De 1825
à 1827, sous l'apogée du libéralisme, plus de deux cents
ouvriers sont emprisonnés chaque année pour avoir fait
partie d'associations illégales. Ils sont réduits en effet pour
défendre leurs plus légitimes intérêts, à former des sociétés
secrètes. Les rites initiatiques de la Franc-Maçonnerie pro

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 533

fitent de ce caractère clandestin pour s'infiltrer dans nombre


de campagnonnages.
Sous l'influence des prédications socialistes, le travail
prend alors peu à peu aux yeux des « travailleurs », une
valeur nouvelle : celle d'une arme de défense, celle d'un
instrument tout puissant pour la démolition de la société
inhumaine qu'on leur impose, et pour la reconstitution d'une
cité faite exclusivement par les travailleurs et pour les tra
vailleurs. Le premier droit que revendique le travailleur,
c'est le droit au travail, pour n'être pas réduit à la mendicité.
Les tisserands qui en 1831, puis en 1834, élèvent des barri
cades à Lyon dans le Carrefour de la Croix-Rousse, écrivent
sur leurs drapeaux : « Vivez en travaillant ou mourez en
combattant ». En 1844 les mineurs de Saint-Étienne et les
Charpentiers de Paris ont un cri d'émeute analogue. Puis
ils réclament la propriété personnelle ou collective de leurs
instruments de travail et bientôt la nationalisation du capi
tal. Une prédication nouvelle oppose ainsi le travail au capi
tal, celle des socialistes. Il est d'ailleurs piquant d'observer
que les premiers théoriciens du travail empruntent toutes
leurs notions à l'économie libérale. Proud'hon lui-même, le
génial Proud'hon qui fera les plus louables efforts pour sor
tir des idées reçues et tout repenser par lui-même, s'en remet
à Adam Smith et à Jean-Baptiste Say pour l'établissement
de sa notion de travail. Il reprend à son compte ce qu'il
appelle « les formules fameuses » : le travail a été le premier
prix, la monnaie payée pour l'achat de toutes choses. — le
travail est la seule valeur universelle, la seule exacte des
valeurs etc...
Au reste, les notions abstraites de travail et de travailleurs,
élaborées par les physiocrates, sont désormais incorporées
à la langue française officielle : celle des discours politiques
et des journaux. Il n'est plus question, du moins au sens pre
mier, de la peine qu'on prend pour faire quelque chose.
On n'a que faire de ce point de vue personnel et psycholo
gique. Pour l'économiste français socialiste ou libéral, le
travail est désormais : tout exercice des facultés humaines
en vue de la production des richesses. La première édition
du dictionnaire de l'Académie qui suit la Révolution n'ose

ESPRIT. 6

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534 ŒUVRES

pas encore adopt


mot « travailleur
sens général de «
Il n'en n'est pas
ble pour le plus
ferait-on pas pou
saires tout prétex
invente ce « trav
adapté aux aptitu
cun, le seul qu'on
Saint-Simoniens
si loin, dans leur
cratiques et libér
puissance. Ils récl
des banques d'es
tion de toutes les
nouvelle, accessib
d'en rire dans sa

« Qui ne voit, dit


» travailleurs aut
» dant peu à peu a
» prises ? Or jugez
» du prolétaire ba
» n'aura plus pour
(Avertissements

APOTHÉOSE DE LA NOTION DE TRAVAIL

C'est ainsi que par un autre chemin et pour des motifs


diamétralement opposés, les socialistes en revenaient à la
même célébration dithyrambique et intéressée du travail.
Les économistes libéraux, les philosophes spiritualistes et
tout ce que la France nourrit de bourgeois « bien pensants »
fait chorus sur ce point avec les théoriciens du socialisme ;
les uns s'appuient sur la Nature et la Raison, d'autres sur la
Bible, d'autres enfin sur le plus pur idéal égalitaire de la
Révolution française. Mais tout le monde finit par entonner
le refrain sur le même ton. Les analyses à perte de vue de

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 535

John Stuart Mill ne suffisent plus. En 1864, Jules Simon


publie son grand ouvrage sur le travail.

« La liberté, le travail, et la prospérité sont, dit-il, des com


» pagnes inséparables (sic) et cela est aussi vrai pour les riches
» que pour les pauvres. (?) Nous sommes tous des travailleurs
» et notre condition à tous est de vivre par le travail, par notre
» propre travail. Le travail seul peut consolider la sécurité, la
» dignité, la liberté, etc... etc... »

En 1871, Le Play y ajoute son important traité sur le


« Travad selon le décalogue et la coutume des ateliers ».
Auguste Comte y va de ses plus grandiloquents couplets.
Victor Hugo forge ses strophes les plus sonores. Jamais le
chœur n'a été plus complet, ni le choral à la gloire du Τra~
vail plus tonitruant.
Mais la palme en ce genre de littérature revient certaine
ment à un avocat du Havre, du nom de Caumont, qui pour
faire suite à plusieurs traités : « De l'humanité laborieuse »
et autres « Visions sur l'Humanité », publie en 1862 et réédite
jusqu'en 1871 avec un déconcertant succès, un livre intitulé
« Plan de Dieu ou Physiologie (?) du Travail » lequel
s'achève solennellement en ces termes :

« Sans le travail, cette loi des lois, la nation serait sans foi,
» sans droit, sans mœurs, etc...
» Loi de perfectibilité indéfinie de l'homme, le travail phy
» sique, intellectuel et moral est la synthèse vivante de la phi
» losophie, la véritable Somme économique et juridique des
» temps nouveaux ».

ICONOGRAPHIE DU TRAVAIL

En dépit de tant d'injustices, de souffrances, et de révol


tes, le mythe barbare du Travail n'avait donc fait que gagner
en virilité, en crédit, et en majesté. Qu'était donc devenu
cet « homme décharné, se soutenant à peine », que suggé
raient encore pour figurer le travail au XVIIme siècle, dans
le plus pur esprit des Anciens, les « dictionnaires de la Fable »
à l'usage des peintres et des poètes ? En cette fin de siècle où

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536 ŒUVRES

Hugo règne sur le


la divinité radieus
au début du XVIIIe
res, de compas, d
qu'on distinguait
Le Dieu suprême
lui tenait lieu de de
les traits d'un bea
marteau sa main
Merson en offre
pieux modèles.
Dans les mains de
que par liasses et
cre intérêt et aus
turale ne laissen
soupçon d'ironie.

LES CATHOLIQ

Mais que devient


travail sur laquell
tion occidentale
comparable effor
et s'étendant à t
Saint Vincent de
et son efficacité,
notre sujet. Pour
bien que de son
absence humiliant
vail, la plus trag
intérêt, mais beau
comment les catho
comment ils ne se
Sans doute, il ne
l'ardente foi trou
l'angoisse, devant
souffrance et à s'i
chrétiennes. Mais
groupes d'études

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 537

table répartition de la peine et du profit entre tous le


hommes, que de défendre la vieille notion latine de propriété
contre l'assaut des socialistes.
En France, l'école de Le Play, dont les travaux ne sont
suivis que par une infime minorité de curieux, se ressent
trop, pour être aussi utile qu'elle le prétend, d'une notion d
science sociale calquée selon le réflexe Comtiste sur le
type des sciences physico-chimiques.
Quant à ceux que préoccupe le plus la question ouvrière,
ils ne sortent guère de l'étroit point de vue du contrat d
travail, des bienfaits du patronage et de la fixation d'un
toujours très problématique « juste salaire ». Aucun d'eux
ne sent le besoin d'aller jusqu'à une révision profonde des
notions en cours. Mais leurs idées sont fort intéressantes
tandis que leurs quelques rares initiatives, aussi héroïques
que remarquables dans leurs résultats, restent perdues dan
le mouvement général du siècle. Au reste, même parmi les
catholiques, un Albert de Mun, un La Tour du Pin, un Léon
Harmel demeureront jusqu'à la fin des isolés et des incom
pris. Leurs critiques du socialisme, leurs premières esquis
ses d'une politique sociale, sont vivement discutées par une
autre école où tombent d'accord pour attacher moins d'im
portance au socialisme, Monseigneur Freppel, le Père
Forbes, Henri Joly, Claudio Janet, etc... Tandis que l'école
d'Angers s'oppose ainsi à l'école de Liège, la grande masse
tiède des catholiques traditionnels et bourgeois reste indif
férente à leurs débats et exclusivement passionnée de pol
tique gouvernementale. Il faudra attendre jusqu'aux der
nières années du siècle le coup de tonnerre de l'Encyclique
Rerum Novarum pour arracher à cette léthargie une plus
grande partie des catholiques français.

LÉON XIII ET LA NOTION CHRÉTIENNE


DE TRAVAIL

Dans cette encyclique fameuse, le pape des ouvriers


limite son sujet au seul travail corporel. Il restitue, en ce qui
concerne cette peine du péché, la doctrine traditionnelle

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538 ŒUVRES

de l'Église. Mais il
cision n'avait peut

« En ce qui concern
» laborem quoi attin
» n'était pas destiné
» eut embrassé libr
» nécessité y a ajout
» l'a imposé comme

La première réc
terre ainsi remise
même, recouvrée,
fondement de la p

« Que fait l'homme


» de son esprit et le
» biens de la natur
» la portion de la
» une certaine emp
» justice, ce bien se
» ne sera licite à p
» quelle manière ».

Ainsi dans la mesure où l'homme est auteur de son


ouvrage, il a autorité sur sa matière et par la forme nouvelle
qu'il lui imprime, il se l'est appropriée et en est le légitime
propriétaire.

« C'est ainsi que sont produites et que doivent être distri


» buées selon les besoins de chacun, dans une société bien orga
» nisée, les « Richesses » qui font l'objet de l'économie politique
» et qui ne consistent, en dernière analyse, qu'en argent.
» Mais ces biens extérieurs, c'est le travail de l'ouvrier,
» travail des champs et de l'usine qui en est surtout la source
» féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses,
» le travail a une telle fécondité et une telle efficacité que l'on
» peut affirmer sans crainte de se tromper qu'il est la source
» unique d'où procède la richesse unique des nations. L'équité
» demande donc que l'État se préoccupe des travailleurs et
» fasse en sorte que, de tous les biens qu'ils procurent àla société,
» il leur en revienne un part convenable, comme l'habitation

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 539

» et le vêtement, et qu'ils puissent vivre auprix de moins d


» peines et de privations. D'où il suit que l'État doit favoriser
» tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer
» leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne
» tournera, au contraire, au profit de tous, car il importe souve
» rainement à la nation que des hommes qui sont pour elle l
» principe de biens aussi indispensables, ne se trouvent point
» continuellement aux prises avec les horreurs de la misère ».

PERSONNALISME

DE LA NOTION CATHOLIQUE DE TRAVAIL.

De ces principes, Léon XIII tire avec une logique incoer


cible toutes les grandes conséquences sociales que l'on sait
concernant la réglementation du travail.
La première de ces conséquences est que les autorités
civiles doivent considérer comme une nécessité première
de faire partout des lois qui protègent la faiblesse des enfants
et des femmes contre les excès du travail. (Lettre à Decur
tius) et qui sauvegardent les intérêts physiques et moraux
de tous.
Enfin, même sous un aspect de besogne, c'est-à-dire de
tâche quotidienne, nécessitée par le besoin, le travail n'est
pas une marchandise mais un acte personnel qui a droit à tout
le respect qu'impose la liberté humaine.

« Travailler (operari) c'est exercer son activité pour se pro


» curer ce qui est nécessaire aux divers besoins de la vie, mais
» surtout pour l'entretien de la vie elle-même. Tu mangeras
» ton pain à la sueur de ton front. C'est pourquoi le travail
» (labor) a reçu de la nature comme une double empreinte ;
» il est personnel parce que la force active est inhérente à la
» personne, et qu'elle est la propriété de celui qui s'exerce et
» qui l'a reçue pour son utilité ; il est nécessaire parce que l'hom
» me a besoin du fruit de son travail pour conserver son exis
» tence et qu'il doit la conserver pour obéir aux ordres irréfra
» gables de la nature. Or, si l'on ne regarde le travail que par
>' le côté où il est personnel, nul doute qu'il ne soit au pouvoir
» de l'ouvrier de restreindre à son gré le taux du salaire ; la

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540 ŒUVRES

» même volonté qui


» ble rémunération

« Mais il en va tout
» on joint celui de
» abstraction, mai
» en effet, conserv
» hommes et auqu
» De ce devoir déco
» les choses nécessa
» procure que moye
» et l'ouvrier fasse
» leur plaira ; qu'ils
» du salaire ; au de
» justice naturelle p
» salaire ne doit pas
» sobre et honnête.
» par la crainte d'un
» dures, que d'aill
» parce qu'elles lui
» qui fait l'offre du
» laquelle la justic

INFLUENCE DE RE RU M NOVARUM

SUR LA NOTION DE TRAVAIL

Cette encyclique eut sur la notion même du travail et


jusque sur son organisation et sa législation, un effet consi
dérable. Même en France, en dépit de tant de tiraillements
politiques en tous sens, les nouvelles générations catholiques
se mirent à l'œuvre avec une ardeur inconnue jusque là.
Mais hors de France, l'essor d'initiatives provoqué par
« ce signe levé parmi les nations » fut encore plus efficace
peut-être parce que plus discipliné et plus unanime.
En Angleterre, les catholiques avaient alors à leur tête un
Prince de l'Église, hardiment dégagé de tout préjugé de
classe. Le Cardinal Manning avait réussi lui-même à obte
nir gain de cause aux ouvriers dans la fameuse grève des
docks qui, en 1889, immobilisa 250.000 ouvriers. Les

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 541

écrivains catholiques opposent une critique exhaustive et


aussi efficace par sa verve que par son souci de compréhen
sion, au socialisme agraire d'Henry George. Surtout ils
savent tirer parti de tout ce qu'opposeront aux abstractions
creuses d'Adam Smith et de John Stuart Mill, les fines
observations concrètes et l'enrichissement définitif de la
notion anglaise de travail dus au talent subtil de Carlyle
et au pénétrant génie du bonhomme Ruskin. Il en résultera
que jamais par la suite les rapports entre les travaillistes
anglais et les catholiques n'auront le caractère d'hostilité
qu'ils ont toujours gardé en France. Tout en s'opposant sur
les principes, on continuera de s'entre-comprendre. Surtout,
on sera beaucoup mieux armé qu'en France contre l'inva
sion du Marxisme. Sa notion simpliste, massive et matéria
liste du travail laissera sauve la distinction déjà opposée si
catégoriquement aux physiocrates, du « ordinary ou unskil
led labour et du skilled labour. »
Dès avant que l'encyclique ne vienne les confirmer aussi
dans leur position, les catholiques Allemands ont également
à leur tête, en la personne de Mgr Ketteler un homme qui
n'a pas froid aux yeux. Il étudie Lassalle et tout en démon
tant ses sophismes, n'hésite pas à lui emprunter ses expres
sions les plus violentes sur « le marché aux esclaves ouvert
dans le monde moderne », et sur « la loi d'airain » de l'Offre
et de la demande. Il trouve dans son clergé des disciples
fervents qui sont en même temps d'habiles organisateurs
tels que l'abbé Hitze qui s'occupe surtout d'améliorer la
législation ouvrière, l'abbé Dasbach qui se dévoue plus
spécialement aux paysans, l'abbé Kolping qui se consacre
aux travailleurs urbains, et enfin Mgr Moufang qui fonde
sa grande société industrielle de l'Arbeit Wohl. Au point de
vue doctrinal toutefois leur effort manque d'envergure, et les
louables essais des Jésuites : Meyer, Selunkull, Pachtler,
Cathrein, ne parviennent pas à imposer à l'ensemble de la
pensée sociale en Allemagne une notion du travail assez
nette et assez forte, pour faire obstacle à l'Arbeit matéria
liste de Karl Marx.

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542 ŒUVRES

LA NOTION MARXISTE DE TRAVAIL

Le mot « arbeit » qui, en allemand est à peu près l'équiva


lent du latin labor, viendrait lui-même,pense-t-on, du latin
« arvum » champ et cette origine, si elle est authentique,
s'expliquerait historiquement assez bien. Non moins que les
romains, les barbares professaient un profond mépris pour
le travail. La noblesse consistait pour eux à courir librement
la terre, et les seules occupations qui ne fussent pas desho
norantes à leurs yeux étaient la chasse, la pêche et la guerre.
L'homme qui travaillait le sol n'était guère plus considéré
qu'une bête de somme. On y employait les prisonniers de
guerre.
Fort en retard sur les Gaulois et les Romains en toute
industrie manuelle, les travaux qui pendant des siècles les
acheminèrent à la civilisation furent surtout le défrichement.
Mais au XIXme siècle, le premier grand essor de l'industrie
allemande fit passer directement de la terre à l'usine tout un
peuple de travailleurs qui avait moins à exercer un métier
qu'à faire des manœuvres d'équipe et à servir les premières
machines. C'est de cette force du travail, moyenne et bonne
à tout, qu'est parti Karl Marx pour élaborer sa notion. Il en
résulte que de tous les mots dont on puisse désigner l'acti
vité laborieuse de l'homme, l'« arbeit » de Marx est certaine
ment le moins susceptible de nuance.
Même la notion du travail-marchandise, telle que l'a
vaient élaborée les économistes et adoptée les socialistes
anglais et français, s'auréolait encore d'un certain idéalisme
humanitaire. De parti-pris, Marx la dépouille de cette auréole
et vide avec soin sa notion de tout contenu métaphysique,
moral et religieux.
Comme Proudhon, et les socialistes français ou anglais,
Karl Marx reçoit d'ailleurs son vocabulaire de l'économie
libérale et en accepte, sans les réviser, la plupart des notions.
On oublie volontiers, parmi ses disciples, que la Gazette
Rhénane dont il fut, au début de sa carrière, le rédacteur en
chef, et qui s'imprimait à Cologne, était l'organe de la bour
geoisie libérale. Lui-même reste toute sa vie le type achevé
du petit bourgeois allemand. Mais le Romantisme allemand

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 543

l'agace autant que ce moralisme et ce spiritualisme dont le


socialisme français lui semble pourri. Il raille Proudhon de
ses méditations sur le décalogue et de ses prédications huma
nitaires. Tout cela n'est pour lui qu'utopie. Suivant la même
marotte qui hante dans le même temps des têtes aussi diffé
rentes que celles d'Auguste Comte ou de Frédéric Le Play
il veut être « scientifique ». Mais il le sera de la seule manière
qui lui semble absolument rigoureuse et qui est celle du
matérialiste Biichner. Sa notion de travail appartiendra
à la mécanique biologique. C'est une force irrésistible qu'il
s'agit de capter et d'employer en la disciplinant au profit de
l'espèce humaine. C'est en dehors de toute considération
morale ou métaphysique, le prolongement humain et indé
fini du « Struggle for life » de Darwin. Les seules différences
appréciables entre travailleurs sont donc, aux yeux de Marx,
les différences de race. Elles marquent, en effet, les plus
récents stades de l'humanité, dans sa marche en avant vers
cette espèce humaine accomplie qui ne portera plus le far
deau du travail et ne connaîtra plus que la pure joie de créer.
En attendant, le travail n'est pas autre chose que l'usage,
l'emploi orienté et réglementé par la raison, de cette grande
force évolutive.

« Le travail, dit-il en substance, c'est l'usage, l'emploi de


» la force de travail. L'acheteur de la force de travail la consom
» me en faisant travailler celui qui la vend.
» La substance de la valeur est encore le travail, la mesure
» de la quantité de valeur est la mesure de la quantité de travail,
» mesurée elle-même par la durée, par le temps de travail.
» Le temps de travail qui détermine la valeur d'un article
» est le temps nécessaire socialement à sa production, c'est-à
» dire le temps nécessaire non dans un cas particulier, mais en
» moyenne ; c'est le temps qu'exige tout travail exécuté avec
» le degré moyen d'habileté et d'intensité, et dans les conditions
» ordinaires par rapport à un milieu social donné ».

Et voici le plus beau :

« Le travail supérieur n'est que du travail simple multiplié ;


» il peut toujours être ramené à une quantité plus grande de
» travail simple, etc...

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544 ŒUVRES

» L'expérience mo
» fondé sur l'expéri
» à une quantité d'u
» partout tous les
» sont uniforméme
» une certaine ma
» différents genre
» sont ramenés da
» d'une seul et mê
» l'argent, dont to
» différentes ». (L

Voilà un sophism
lourdement sur la

AVATARS DIVERS

DEL' « ARBEIT » MARXISTE.

Cette brutale notion répondait-elle dans la concupis


cence des hommes à quelque instinct d'agir, irrationnel
et bestial, lequel n'attendait pour prendre consciense de soi
que d'être débridé par elle ?
Toujours est-il que par le rapide succès des doctrines
Marxistes, cette notion matérialiste allait s'infiltrer partout.
On ne saurait sans doute exagérer ses ravages. Son sens
dynamique lui permettait de capter de tous côtés, mais en
se les subordonnant pour les avilir, les enthousiasmes de
source religieuse, morale et métaphysique qu'il avait rejetés
dès le principe. Le nouvel état de conscience, déterminé par
Γ « Arbeit » Marxiste, se colorera différemment, en effet,
selon les races qui l'adopteront, et selon la longue prépara
tion religieuse et morale que chacune peut lui apporter.
En cela du moins, comme en beaucoup de points de notre
récente histoire sociale, les vues de Marx se sont partielle
ment réalisées.
En Allemagne, terre d'élection dont il a reçu sa première
forme, Γ « Arbeit » de Marx correspond admirablement
à ce besoin aveugle, musculaire et incoercible de projeter

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 545

sa force en masse et en ordre vers un avenir Humain et cos


mique d'autant plus hallucinant qu'indéfini.
En Russie, il exploite au profit d'une réalisation gigantes
que la soif d'humiliation et de résignation, l'entraînement
séculaire à l'attente et le génie eschatologique de tout un
peuple si profondément imprégné de christianisme que l'es
pérance de l'élu et le désespoir du damné ne semblent en
lui que l'envers et l'endroit d'une même étoffe spirituelle.
En Italie, il remue dans le fascisme les cendres d'un paga
nisme mal éteint, et comme par le souffle d'un stoïcisme nou
veau, ravive la flamme du vieil orgueil romain. Ne retrouve-t
on pas, en effet, dans ces âmes brûlantes, l'antique besoin
de plier le genou devant un César et de dévouer tout effort
humain à la seule majesté de l'Etat ?
En Amérique, enfin, il s'accommode à merveille d'un gros
entrain naïf, d'un intérêt à courte vue et d'une absence con
génitale d'idées.

ARBEIT MARXISTE ET TRAVAIL FRANÇAIS.

Mais c'est en France surtout, dans une des idées de tra


vail les plus riches d honneur professionnel et de dignité
humaine, que le dur « arbeit » marxiste a fait ses plus na
vrants ravages. C est là peut-être qu'au moins en certaines
âmes, déjà désaffectées, il a pu, par la corruption du meilleur
état de conscience professionnelle, obtenir le pire.
La grande force d attraction de l'idéal Marxiste, est qu'il
transforme 1 enfer du travail en purgatoire, en ce sens qu'il
lui assigne une fin. La condition présente du prolétariat de
vient supportable parce que provisoire. Encore une certaine
quantité de force-travail à dépenser et le capitalisme se
sera dévoré lui-même. Selon une formule socialiste et fran
çaise, aussi creuse d'ailleurs que sonore : « De même que le
travail a racheté 1 homme de l'esclavage, la Science rachètera
1 homme du travail ». Les machines feront tout et se fabri
queront elles-mêmes au moyen d'autres machines, au milieu
d'un peuple uniforme d'ingénieurs tranquilles et bien habil
lés. Ce sera partout le règne du bonheur, de la justice et de
la paix dans un confort égal pour tous. Dans l'espoir d'une

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546 ŒUVRES

cité plus juste que


te des peuples, l
ainsi de tout ce q
françaises à la pl
et d'égalitarism
plus de justice d
Mais en même t
professionnelle e
plus laisser voir
l'argent.

DÉGÉNÉRESCE
DE LA NOTION DE TRAVAIL

Le travail-marchandise n'était encore en France, jusqu'à


la fin du XIXe siècle, qu'une idée de spéculateurs ou d'éco
nomistes. La propagande socialiste, favorisée par une déchris
tianisation catastrophique des masses, l'a répandue depuis
et profondément ancrée dans l'esprit de ceux qui travaillent.
Or, cette notion, issue à la fois de celle des économistes
et Saint-Simoniens et de Γ « arbeit » marxiste, correspond
beaucoup moins à l'ancienne notion française de << travail »
qu'à celle de « tâche ».
L'employé le manœuvre, le paysan, l'ouvrier, l'artisan,
l'artiste, le fonctionnaire, etc... déjà ramenés par l'idéologie
économiste au type moyen du travailleur, ce type abstrait
est ramené à son tour par la philosophie marxiste au type
concret du tâcheron.
Le tâcheron est bien cet homme qui loue sa force pour une
quantité déterminée de travail et qui n'a rien en vue que d'en
tirer de quoi vivre. Cette brute suante et piochante, qui creu
se en maugréant les fondements de la Cité future incarne,
pour l'heure, l'déal moderne du travailleur. Plus l'homme
s'éloigne de lui par ce qu'il apporte d'intelligence et d'art à
son activité, plus il participe à l'ignominie bourgeoise. On a
vu récemment en Russie des prisonniers protester au nom de
leur dignité de ce qu'on les faisait cohabiter en prison avec
des individus aux mains blanches. Ils n'étaient que logiques.

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 547

Sous les principes du matérialisme marxiste, plus le travail


est purement corporel, plus il a de noblesse, plus il tient de
l'esprit, plus il est infamant et bourgeois.
Et c'est de la même façon qu'en France, à force d'exalter
le travail et le travailleur, on a insurgé le manœuvre, démo
ralisé l'ouvrier, ruiné l'artisan et avili l'ouvrage. Ce tra
vail avec un grand T, Moloch d'une société sans Dieu, ou
plus exactement en travail de Dieu a pu aller en certains cas
jusqu'à faire à chaque travailleur un devoir de conscience de
saboter l'ouvrage.
Au demeurant, même quand le sabotage ne s'impose pas,
l'ancien amour de l'ouvrage fait place à une acceptation tan
tôt résignée, tantôt dégoûtée de la nécessité de consacrer tou
tes ses forces à l'enrichissement des autres, au seul souci
enfin d'expédier la besogne, à la seule attente du signal
de sortie. Au reste, pour que l'ouvrier mette à l'ouvrage en
core un peu de son âme, il faudrait que celle-ci vive et on
n'a rien négligé pour la tuer. Quarante ans après Rerum
Novarum, c'est ce que constate amèrement l'encyclique
« Quadragesimo Anno » :

« On est effrayé... quand on considère l'universel affaiblis


» sement de ce vrai sens chrétien qui portait jadis si haut l'idéal
» même des simples et des ignorants, et qui a fait place à l'unique
» préoccupation du pain quotidien. Contrairement aux plans
» de la Providence, le travail destiné, même après le péché ori
» ginel, au perfectionnement matériel et moral de l'homme,
» tend, dans ces conditions, à devenir un instrument de dépra
» vation : la matière inerte sort ennoblie de l'atelier, tandis
» que les hommes s'y corrompent et s'y dégradent ».

DÉFAVEUR ET DÉCADENCE
DES MÉTIERS MANUELS.

N'y a-t-il pas, en effet, quelque chose de profondément


méprisable à ne prendre de peine que pour de l'argent ?
Cet avilissement du travail et du travailleur, a rendu vie nou
velle et presque raison à l'ancien préjugé païen contre le tra

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548 ŒUVRES

vail, ce préjugé ind


profité de tous les a
l'esprit chrétien. Or
cratie déchue à la bo
des gens de rien, d
d'être sorti. Par con
plus grande, on se c
on est d'une conditi
mieux classé parm
aisément de son re
société, l'ambition s
dualiste et arriviste
fils un métier qui le
rendre utile à leurs
de leur trouver, com
moyen quelconque d
son honorabilité et
bachelier ou un licen
Même chez ceux q
primaire, le métier
nomique du jour, le
M. Quantin, vice-pr
niques de France,
véritables ouvriers
pour les besoins de
Enfin, dans le Journ
lire ce qui suit, sous
du travail » :

« Seine. Dans les mé


» dant, un certain n
» satisfaites parce que
» notamment pour les
» en calorifères et tai
» dans les industries
» formeurs font défa

Et voilà où nous en
pleine crise, avec 30
C'est ainsi que non

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 549

mais la matière même de l'ouvrage peut avoir à pâtir d'une


simple corruption de la notion du travail.

NÉO SCOLASTIQUE ET NOTION DE TRAVAIL.

Pour lutter efficacement contre cette conception, n'aurait-il


pas fallu au moins repuiser à ses sources, repenser et repré
cher sur tous les tons, la vieille doctrine chrétienne du travail,
dans cette même langue des ouvriers qui s'était formée avec
elle et par elle, qui en gardait jusqu'aux fines nuances dans
leurs locutions de tous les jours ?
Toujours hantés du souci de ne pas paraître moins « scien
tifiques » que les autres, on a préféré à cette version une
déversion de scolastique. Dans un langage improvisé, à la
fois vieilli et mal rajeuni, ni précisément latin, ni précisément
français, impénétrable en tout cas aux millions de français
qui travaillent de leurs mains, généralement inférieur du res
te à la langue vigoureuse et saine dont ils usent communé
ment, on s'est mis depuis quarante ans à théoriser en l'air
dans le style des économistes classiques. On croirait toujours,
en effet, que les auteurs de manuels bien pensants, d'écono
mie politique et sociales considèrent l'économie politique
comme une science faite, dont il n'y a plus qu'à adopter le
langage, les divisions, les formules, de principes et de lois,
quitte à apporter, çà et là, par manière de « Nota bene » les
correctifs qu'impose « le point de vue chrétien ». Alors qu'en
réalité c'est une science improvisée et tâtonnante et avec
tous les matériaux accumulés dont le tri n'est même pas
commencé : une science à faire. Celle qu'avaient rêvée plu
tôt qu'élaborée les économistes classiques ou socialistes
était axée sur l'idée de richesse. Celle qui est à refaire, avec
d'autres divisions, d'autres principes et des notions renou
velées aurait au contraire son axe dans la notion catholique
de personne. Ce n'est d'ailleurs pas que ce souci de person
nalisme manque aux économistes scolastiques, mais veut-on
des exemples ?
On définira le travail « la cause efficiente des divers moyens
de conservation ». C'est la plus jolie que j'aie rencontré.
Faire un bon dîner rentre ainsi d'une manière assez
inattendue dans la définition scolastique du travail.

ESPRIT. 7

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550 ŒUVRES

Ou bien : « L'a
donné pour un b
rette.

Ou bien pour se limiter au simple point de vue de « la


science économique» :«tout exercice des facultés humaines
ordonné à la production des richesses »; exemple : dans le
monde prolétaire, vendre des journaux, et dans le monde
capitaliste, consulter la cote Desfossés.
Ou bien : « une activité rationnelle ou instinctive qui est
de soi transitive et se trouve ordonnée à la modification d'une
matière extérieure ». Exemple : mâcher du shewing-gum
(pour l'activité instinctive) ou prendre un bain de pieds
(pour l'activité rationnelle).
Il est d'ailleurs fâcheux que cette dernière définition ex
clue tout travail intérieur (qui pourtant peut compter) et le
travail de l'acrobate qu'on ne fera jamais passer pour un
jeu et qui est pourtant de soi « intransitif » au délà du
maillot.
Mais qui ne voit que ces définitions manquent de rigueur,
soit par excès d'abstraction systématique, soit par défaut
d'abstraction juste. Qui ne voit surtout qu'elles ne sont pas
d'une évidente utilité, ni d'une efficacité très sûre pour
transmettre la doctrine catholique du travail ?

CE QU'IL FAUDRAIT DIRE.

Ce qu'il faudrait dire, c'est qu'à moins d'être excusé


f par l'âge ou la maladie, un monsieur qui ne fait rien, ni de
' sa tête ni de ses mains, qui ne gagne sa vie qu'en touchant
des coupons et en échangeant des valeurs, même s'il va à la
messe le dimanche, et même s'il donne pour les œuvres, est
en opposition formelle avec l'Eglise et la doctrine chrétien
ne du travail.
Ce qu'il faudrait dire, c'est que la Charité est pour tout
chrétien une vertu essentielle et obligatoire et que la Charité
envers le prochain qui ne se réduit pas à quelques aumônes,
la Charité qui n'est pas feinte, se mesure exactement à la
peine qu'on prend pour les autres.
Ce qu'il faudrait dire, c'est que lorsqu'on veut nous faire

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 551

prendre toute exercice des facultés humaines même « ordon


nées à la production » pour un travail, on ne parle pas
français ; et que ceux qui veulent faire passer le travail pour
un plaisir veulent nous faire prendre des vessies pour des
lanternes.
Il ne saurait y avoir travail que là où il y a effort astreignant
et contraint, même quand on se l'impose à soi-même par
raison, effort suivi, et par le fait même toujours pénible en
quelque mesure. Le mot français travail signifie proprement
« la peine qu'on prend pour faire quelque chose ». Peine
aux yeux du chrétien salutaire, peine dont il mate sa concu
piscence, peine qui lui est une croix et un moyen d'amour,
peine qu'il est strictement équitable de partager entre tous,
selon les capacités et les forces de chacun ; et entre tous,
sans exception ; peine qu'il faut éviter le plus possible aux
autres, en n'ayant pas peur d'en prendre le plus possible
pour soi, et cela simplement parce qu'en ce qui concerne
cette peine, tout le commandement nouveau tient dans ces
mots divins : " Portez les fardeaux les uns des autres et vous
accomplirez la loi du Christ », peine enfin que l'Amour
incarné allège spirituellement dans la mesure de l'union
de nos âmes à Lui. « Venite ad me omnes qui laboratis ».
Ce qu'il faudrait dire, c'est que cette peine ne doit jamais
être confondue avec l'ouvrage, objet de l'activité humaine,
fleur et fruit de notre pensée, première récompense de nos
peines. Sans doute, il est permis d'appeler l'ouvrage que
l'on fait son travail parce qu'on le considère alors, au sens
du mot le plus authentique, comme l'instrument même
de la peine. Mais l'ouvrage seul mérite d'être aimé pour sa
réussite et sa beauté alors que le travail ne peut être qu'accepté
comme indispensable moyen.
Ce qu'il faudrait dire encore pour en finir avec tant de
problèmes mal posés, concernant classes et conditions social
les, c'est qu'il y a une hiérarchie naturelle de l'activité et de
l'entr'aide humaines ; c'est que pour sortir une bonne fois
des généralisations hâtives et plus ou moins frelatées, d'idéo
logies libérales ou socialistes, il y aurait lieu de distinguer
avec le plus grand soin les notions d'emploi, de tâche, de
métier, d'art, de profession, de fonction, et de montrer

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552 ŒUVRES

comment elles se
et s'articulent le
des différences
spirituel, d'engag
sement humain e
peu en action qu
nalité est ainsi sa
ou un tâcheron
démesurément su
pernicieux déséqu
un ouvrier, un ar
l'ouvrage est aut
des facultés et à
drait montrer co
les occupations d
en degré, à prop
plus ou moins de
même sur l'inte
hiérarchie. Un e
L'enfant qui lan
mais cet effort, lo
un élan de vie, u
de travail impli
et imposé et qui
sans joie, par vol
n'en est pas moin
son gardien et so
décharge son tom
absolu. L'ouvrier
déjà beaucoup pl
ment que ce soit,
personnelle, de
de joie ; il peut p
même mesure, l'e
de consolation a
cède alors au re
est encore moins s
encore plus de p
mises en œuvre

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 553

l'art commence à paraître et à ouvrir le trésor de ses intimes


satisfactions. De plus, à la différence des occupations de
l'ouvrier, imposées, réglées, conditionnées, et salariées par
un autre, celles de l'artisan sont personnelles, elles engagent
totalement sa responsabilité puisque l'initiative lui en
revient. Il est donc naturel qu'il aime d'autant plus son
ouvrage qu'il y met davantage de lui-même. Son travail,
enfin, car l'ouvrage en exige toujours est encore plus que
chez l'ouvrier entraîné, facilité, rendu allègre et intéressant
par l'élan de la recherche. C'est ainsi que plus que l'ouvrier,
il connaît toutes les joies de l'entrain.
Il faudrait montrer encore comment l'agriculteur, en
raison de sa fonction originelle et de son rôle primordial
et nourricier constitue à lui seul un genre à part, participant
élémentairement de presque toutes les autres formes d'acti
vité.
Les mêmes hiérarchies seraient à retrouver sur d'autres
plans dans l'administration, la magistrature, le gouverne
ment, l'instruction publique, les échanges.
Chaque notion et chaque forme d'activité réclamerait
une étude à part, fondée non seulement sur l'observation
du langage, dans tous les principaux idiomes, mais sur leur
correspondance avec les faits. Car le langage est un précieux
témoin de l'activité humaine, de ses enrichissements, et
de ses déviations, et s'il est souvent à rectifier, on n'est
fondé à le faire qu'après en avoir, pour chaque notion,
suffisamment instruit le procès.
Ainsi pourrait prendre forme toute une philosophie de
l'activité et de l'entr'aide humaine, dè leur production,
de leur organisation, et de leur hiérarchie que la prétendue
« économie politique » et la soi-disant « économie sociale »
n'esquissent même pas.
Or, c'est par le moyen de cette observation concrète et
de cette philosophie naturelle de l'activité humaine, qu'à la
place de ces classes monstrueusement et injustement inégales,
fatalement en lutte par le fait même, que nous imposent
le capitalisme actuel et son pitoyable prolétariat, on pourrait
peu à peu concevoir et réaliser ces fameux « ordines »
réclamés par les encycliques pontificales. Et il n'y aurait

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554 ŒUVRES

sans doute encore


permettre de de
ascension sociale
surtout illusoire.

Ce qu'il faudrait
un travail parce q
riel ou par le devo
qui, fatigué de sa
pour se reposer, n
même s'il se plait
lui, sue beaucoup
en répétant le mê
par besoin de ga
cueille des cerises
pas. Quelqu'un q
pour en faire des
raison, s'il est pay
ajouter ici, avec t
c'est que ni la sc
pour améliorer m
pourront jamais d
subsistance et don
Mais ce qu'il fau
étant cette peine
que des hommes e
c'est qu'il est inad
cette condamnatio
y ait des damnés d

D'UN TEMPS TOUT PROCHE.

Inutile pour cela de s'embarrasser d'un jargon d'école


suranné, de s'accabler et d'accabler les autres d'une scholas
tique inintelligible à un trop nombreux prochain. Il ne fau
drait que s'efforcer modestement d'être conséquent avec sa
foi, de penser juste et de parler français.
Au reste, le plus riche commentaire aux encycliques
pontificales, n'est pas dans les manuels de sociologie. Il

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 555

suffit d'ouvrir les yeux sur ce que tant de siècles d'intense


vie chrétienne ont encore laissé d'excellent dans la vie
française.
Trop de gens ne prêtent attention à la vie organique
que devant les singularités de la maladie. Ils ne soupçonnent
pas qu'avec tout ce qui se fait chaque jour pour en compro
mettre l'équilibre, c'est la santé qui est un prodige. Il en
va de même pour la vie de société. C'est merveille, en vérité,
qu'un tel déversement quotidien de sophismes ait pu laisser
parmi ceux qui travaillent et pendant si longtemps tant de
vertus intactes. Il n'est pour chacun que de remonter dans
la plus haute partie de son âme où sont pieusement gardés
les souvenirs les meilleurs.
Le temps n'est pas si loin où le plus humble tâcheron,
soutenu par des exemples qui lui venaient d'un peu partout,
ne voulait pas lui-même être en reste d'honneur. En « col
tinant » des sacs, en charriant du bois ou cassant des cailloux,
il avait conscience d'une tâche à remplir. Le temps n'est pas
si loin où des fonctionnaires de l'État avaient une haute idée,
une idée proprement et sainement républicaine, de leurs
fonctions.
Le temps n'est pas si loin où les parents ne pensaient avoir
élevé complètement un enfant qu'après l'avoir pourvu d'un
bon métier ; un temps où l'on ne « regardait pas au travail »
où « l'on ne comptait pas sa peine » pour que l'ouvrage
soit « bien faite » proprement, solidement, coquettement
même, et « de main d'ouvrier ».
Le temps n'est pas si loin où exercer une profession,
c'était, dans toute la force et toute la beauté du terme,
PROFESSER devant Dieu et devant les hommes qu'on était
capable, je dis « capable » : architecte, de bâtir pour des
siècles, magistrat de faire droit à l'honnêteté, et médecin de
vous sauver un homme si Dieu le voulait. Un temps où l'on
n'avait pas peur de prendre dans sa conscience la responsa
bilité de ce qu'on décidait d'entreprendre, où l'on avait à
cœur de tout mener à bien ; et cela simplement, modeste
ment « de par sa profession ».
Le temps n'est pas si loin où des marchands avaient encore
à cœur de vendre « à bon compte », de ne faire que des « béné

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556 ŒUVRES

fices raisonnables
argent » ; un temp
d'honneur à ce qu
çants ».
Le temps n'est pas si loin où un écrivain, un poète, un sim
ple chansonnier étaient des gens qui suaient sur leur beso
gne, et qui pour un mot juste, pour une rime riche, pour
une phrase bien bâtie, étaient capables de perdre le sommeil.
Un temps où faire un livre, ce n'était pas mettre bout à bout
une pauvre douzaine d'articles, sous quelque titre heureux,
doublé d'une bande publicitaire.
Et ce temps est si peu loin de nous, qu'aucun ne peut se
vanter de n'avoir jamais rencontré, dans sa famille ou son
entourage, quelqu'un de ces représentants attardés, d'autant
plus grands en général qu'ils s'ignorent absolument.
Je ne suis pas de la génération de Péguy. Mais j'ai encore
connu dans un gros bourg de Normandie, entre Pont-Au
demer et Honfleur, j'ai connu pour y avoir grandi, et ce
m'est un titre de noblesse, un atelier clair et frais, recouvert
d'espaliers où mûrissaient des pêches. Les grandes portes
toujours ouvertes, donnaient sur un large jardin. Les ouvriers
mangeaient à la table du maître. On faisait charpente, cou
verture, plomberie, zinguerie, avec la passion de la belle
ouvrage et l'on chantait toute la journée. Aux moments de
relâche, on soudait, par luxe d'habileté, des décaèdres, où
l'on découpait pour les faîtes et le plus souvent pour le seul
plaisir, d'énormes roses, ajourées dans l'ardoise, avec des
raffinements inouïs. Quant au maître, il travaillait avec tous,
entonnant les refrains à pleine voix. A ses heures de loisir,
il faisait de la musique, soignait ses chrysantèmes ou lisait
du Fénelon. Il fallait entendre avec quel accent de respect
et d'estime mêlé à je ne sais quoi de confiant, d'heureux, de
fraternel, les ouvriers disaient « Notre Maître » ou « la
Maîtresse ». Aux mois d'hiver, quand les tempêtes de la
Manche rendaient l'ouvrage impossible, ils passaient des
jours entiers près de lui, au coin du feu, accoudés sur la
grande table, à tracer de leurs gros crayons plats, avec des
vantardises d'enfant, des charpentes impossibles, d'autant
plus vertigineusement compliquées que l'un ou l'autre

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 557

en avait, parfois, disait-on, « un petit coup dans le nez ».


Ils s'entre-discutaient, se mesuraient, et s'estimaient à
ces prouesses spéculatives. J'ai vu refuser l'embauche à
d'enragés abatteurs de besogne, dont le maître disait solen
nellement : «un tel est un grand travailleur, ce n'est pas un
ouvrier ».
Évidemment, on ne travaillait ni pour l'exaltation de
l'État, ni pour le record d'une Équipe de choc, ni en rongeant
son frein dans l'attente d'un Grand Soir, mais ce n'était pas
non plus pour faire le jeu des capitalistes. Indépendant de
ceux-là, on ne s'en souciait pas plus que d'une guigne. On
travaillait pour que chacun, avec sa bicoque, son jardinet
et ses outils, ait de quoi donner à ses enfants ce qu'on appe
lait « tout ce qu'il leur faut ». On ne travaillait pas même
selon le catéchisme de Franklin, en se privant de tout pour
devenir riche un jour, mais pour être heureux maintenant.
Et ce bonheur, c'était de sentir autour de soi tout le monde
content, de pouvoir rôtir une oie à Pâques, une dinde à
Noël, après les avoir nourries. C'était quand un ami venait
de faire partir du cidre bouché en son honneur ; et de temps
en temps, pour se détendre, de pouvoir prendre deux ou
trois journées de bon temps pour se régaler de moules à
Villersville ou prier près de la mer à Notre-Dame de Grâce.
Pour retrouver une vie semblable, si proche et pourtant
déjà si lointaine, si sévèrement opposée au monde cruel
où nous vivons, que faudrait-il ? Mon Dieu, dira-t-on,
peut-être pas tant d'histoires et de conférences : des chefs
qui aient du bon sens et de l'audace, une éducation nouvelle,
qui ne soit point frelatée d'idéologies imbéciles ; quoi
encore ? une conception saine de la vie et enfin de n'avoir
pas froid aux yeux devant les difficultés dont on la connaît
pleine, quelques réserves de bonne humeur, des têtes sages,
et des cœurs vaillants.

EH ! BIEN NON

Eh ! bien non, j'en demande pardon aux optimistes,


mais des têtes sages, des cœurs vaillants n'y suffiront pas.
Et ce que j'avance ici l'avenir le prouvera. Sagesse humaine

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558 ŒUVRES

y perdra la tête,
C'est de toute la
c'est de toute l'éte
que le problème
depuis le déluge
Pie XI, l'humanité
nous sommes jetés
ditions faites au t
encore çà et là, q
ancien et de plu
profondément tra
d'y revenir assez
demain échapper
aux sanglantes hor
économique actuel
d'agir vite.
Et surtout d'agir juste.
Pas d'autre moyen d'échapper à la tyrannie d'un individu
ou d'un système, que de se plier rationnellement, librement,
consciemment à la seule Autorité qui tienne, par où qu'elle
passe, et qui est celle de notre propre Auteur. Agir dans la
seule ambition d'accomplir sa Volonté sur nous-mêmes,
c'est faire ce pourquoi on est fait.
Nous ne sommes pas faits seulement pour gagner de l'ar
gent et nous reposer en nous livrant au désordre de tous nos
caprices. Nous sommes faits pour devenir tous, les fils et
les coopérateurs de Dieu. Nous sommes faits pour réaliser
toute l'utilisation possible et tirer toute la signification cachée
d'une Création qui autour de nous « attend en gémissant
la révélation des fils de Dieu ». Nous sommes faits pour livrer
librement nos membres inondés de grâce, à l'action de
l'Esprit-Saint et pour « renouveler par Lui la face de la terre ».
Et c'est pour en avoir perdu par trop conscience, que la
civilisation chrétienne a reculé depuis trois siècles devant
la barbarie matérialiste qui continue de nous menacer.
Pour sauver et renouveler cet ordre temporel aménagé
pour l'accomplissement de la vie de l'esprit, il faudra η avoir
pas peur de reposer le problème de notre civilisation dans
les termes mêmes où celle-ci a été conçue. Il faudra n'avoir

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AVENTURES DE LA NOTION DE TRAVAIL 559

pas peur de dégager ces termes du fatras d'idéologie qu


les a recouverts et de leur restituer la pureté première d
leur sens. Morale politique, morale économique, moral
monastique disaient les Grecs, avant que des siècles de dis
putes d'école n'aient usé, disloqué, exténué, ces vieilles
et solides notions.
La Révolution chrétienne qui s'impose plus que jamais
pour le salut du monde, ne sera vraiment « politique » au
plein sens du mot, c'est-à-dire ne s'étendra à toute l'activité
humaine pour la régénérer, que si elle est d'abord au sens
propre du terme : économique, c'est-à-dire si elle s'opère
d'abord dans les foyers pour y sanctifier la vie et le travail
quotidien. Et pour que cette révolution économique se
réalise, il faut que des individus aient l'audace de la com
mencer seuls, c'est-à-dire d'y jeter, d'y dévouer, d'y perdre
leur vie pour la sauver, en sauvant les autres. En ce sens et
pas seulement pour le cloître, la seule révolution qui s'impose
sera monastique ou ne sera pas. Il y faudra des hommes qui
aient le courage d'être seuls à méditer, seuls à lutter, seuls à
travailler, contre le monde, contre l'esprit du mal et contre
eux-même. Mais ce mot « seul, monos » n'est plus ici que
façon de parler pour désigner leur retranchement de tout
ce monde où ils sont et dont ils ne sont pas. En réalité,
c'est-à-dire spirituellement, l'Esprit s'est défini consolateur
parce qu'il n'y a qu'avec Lui, qu'on ne travaille jamais seul.
Jean PLAQUEVENT.

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