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Perspectives médiévales

Revue d’épistémologie des langues et littératures du Moyen Âge  

33 | 2009

Littérature et langue du Moyen Âge


Varia

Sébastien Douchet (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/peme/2688
DOI : 10.4000/peme.2688
ISSN : 2262-5534
Éditeur
Société de langues et littératures médiévales d’oc et d’oïl (SLLMOO)
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2009
ISSN : 0338-2338
 

Référence électronique
Sébastien Douchet (dir.), Perspectives médiévales, 33 | 2009, « Littérature et langue du
Moyen Âge » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2012, consulté le 26 novembre
2020. URL : http://journals.openedition.org/peme/2688 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/peme.2688

Ce document a été généré automatiquement le 26 novembre 2020.

© Perspectives médiévales
Ce numéro de Perspectives Médiévales a été initialement publié en
2009 dans une « version CD-Rom » alors que la revue n’avait pas
encore d’existence électronique mais tentait sa mue vers les
nouvelles technologies. À cette époque, il s’agissait du bulletin d’une
société savante, la Société des Langues et Littératures d’Oc et d’Oïl. Des
articles à valeur scientifique y côtoyaient des informations relatives
à la vie de la Société.

En 2010, sous l’impulsion de sa Présidente, Joëlle Ducos, il a été


décidé de refondre et de repenser ce bulletin pour en faire une
véritable revue scientifique internationale à comité de lecture. Le
projet, mené par son rédacteur en chef Sébastien Douchet, s’est
concrétisé et a été accueilli par revues.org.

Les numéros 34 et suivants de Perspectives Médiévales ont donc pour


objectif de nourrir la réflexion autour de la médiévistique et de ses
pratiques, d’où le sous-titre qu’a adopté la revue : « revue
d’épistémologie des langues et littératures du Moyen Âge ». Pour
autant, les numéros antérieurs constituant tout un pan de l’histoire
de la revue, nous avons décidé d’extraire des anciens numéros tous
les textes pouvant intéresser la communauté des médiévistes, à
savoir les articles, comptes rendus et positions de thèses, pour les
publier en ligne. Ce numéro 33 est donc le premier à paraître dans le
cadre de ce projet de rétroconversion des anciens bulletins. D’autres
viendront, dont certains sont des actes de colloques qui ont fait en
leur temps l’objet de numéros spéciaux.

Les deux articles que le lecteur trouvera ici sont consacrés à des
œuvres médiévales espagnoles et italiennes. Ils constituent la
version écrite de deux conférences qui furent prononcées en 2008
lors de l'Assemblée générale annuelle de la SLLMOO.

Sébastien Douchet
This issue of Perspectives Médiévales was initially published in a CD-
Rom version in 2009, when the periodical was beginning its
electronic transformation. At the time, it was the bulletin of a
scholarly society, the Société des Langues et Littératures d'Oc et d'Oïl.
This former version consisted in both scientific publications and
articles concerning the Society itself.

In 2010, under the impulse of its president Joëlle Ducos, the


periodical began undergoing a complete re-moulding, so that the
former bulletin would become an authentic scientific periodical with
a scientific committee. The project, led by its editor-in-chief
Sébastien Douchet, came to life as a part of the revues.org portal.

The 34th and following issues of Perspective Médiévales will propose an


active reflection on medieval studies and its practices, hence the
subtitle chosen for the periodical: "An epistomological journal
dedicated to the languages and literatures of the Middle Ages".
However, as the previous issues represent such an important part in
the history of the journal, we have decided to re-publish excerpts
from those issues, more specifically articles, book reviews and thesis
abstracts – everything scientifically interesting to the medievalist
society. This 33rd issue is thus the first one to be released as part of
the project of electronic re-edition  of the previous bulletins. More
will come, including symposium proceedings, that had been released
in special issues at the time of their initial publications.
Here, the reader will find two articles dedicated to Spanish and
Italian medieval works. These articles are the written versions of two
conferences held in 2008, during the yearly general meeting of the
SLLMOO.
SOMMAIRE

Études & travaux

Le Libro de los exemplos por ABC, recueil d’exempla du xve siècle


Bernard Darbord

La Divine Comédie de Dante Alighieri : une relecture biographique à des


fins eschatologiques
Catherine Guimbard

État de la recherche

Comptes rendus

Essais

Florence Bouchet, Le Discours sur la lecture en France aux XIVe et XVe


siècles
Champion, « Bibliothèque du XVe siècle » 74, 2008
Robert Deschaux

Caroline Cazanave, D’Esclarmonde à Croissant. Huon de Bordeaux,


l’épique médiéval et l’esprit de suite
Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2007
Elodie Burle-Errecade

Bernard Guidot, Chanson de geste et réécritures


Paradigme, « Medievalia », Caen, 2008
Valérie Naudet
Roland Guillot, L’Épreuve d’ancien français aux concours
Paris, Champion, Unichamp-Essentiel, 2008
Valérie Naudet

Fabienne Jan, De la dorveille à la merveille. L’imaginaire onirique dans


les lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles
Lausanne, Archipel, « Essais », 2007
Valérie Gontéro-Lauze

Cristina Noacco, La Métamorphose dans la littérature française des XIIe


et XIIIe siècles
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008
Valérie Naudet

Ouvrages collectifs

Guillaume le Conquérant face aux défis


Paradigme, « Medievalia » 66, Orléans, 2008
Robert Deschaux
Huguette Legros (éd.)

La Lettre dans la littérature romane du Moyen Âge


Orléans, Paradigme, 2008
Michèle Gally
Sylvie Lefèvre (éd.)

Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide


Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009
Robert Deschaux
Laurence Harf-Lancner, Laurence Mathey-Maille et Michelle Szkilnik (éd.)

Palimpsestes épiques. Récritures et interférences génériques


Paris, PUPS, 2006
Valérie Naudet
Dominique Boutet et Camille Esmein-Sarrazin (éd.)

Editions & traductions

Aspremont. Chanson de geste du XII e siècle


Champion, « Champion Classiques », 2008
Valérie Naudet
François Suard (éd.)
La Chanson de Guillaume
Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris, 2008
Robert Deschaux
François Suard (éd.)

La Chanson de Walther. Waltharii poesis


ELLUG, « Moyen Âge européen », Grenoble, 2008
Robert Deschaux

Eilhart von Oberg, Tristrant et Isald


Champion, « Traductions des classiques du Moyen Âge » 80, Paris, 2007
Robert Deschaux

Le Roman de Thèbes
Paris, Champion, « Champion Classiques » 25, 2008
Valérie Gontéro-Lauze

Positions de thèse

Sophie Albert, « Ensemble ou par pieces ». Guiron le Courtois (XIIIe-XVe


siècles). La cohérence en question
Thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet,
soutenue le 21 juin 2008 à l’université Paris-Sorbonne
Sophie Albert

Dominique Ancelet-Netter, L’Analyse sémantique du vocabulaire


économique et financier de 1355 à 1405 à partir des Miroirs des Princes
et du Traité de la première invention des monnaies de Nicole Oresme
Thèse de doctorat ès Arts, spécialité Lettres Modernes de l’Institut Catholique de Paris sous
la direction de Mme Nathalie Nabert, soutenue le 29 Janvier 2008 à l’Institut Catholique de
Paris
Dominique Ancelet-Netter

Magaly Del Vecchio-Drion, La Prise de Cordres et de Sebille, chanson de


geste du XIIIe siècle, édition d’après le ms. BN fr. 1448, étude littéraire
et traduction
Thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Bernard Guidot, soutenue le 17 juin 2008
à l’université de Nancy II
Magaly Del Vecchio-Drion

Gaëlle Zussa, Merlin. Rémanences contemporaines d’un personnage


littéraire médiéval dans la production culturelle francophone (fin
XXe siècle et début XXIe siècle) : origines et pouvoirs
Thèse de doctorat en cotutelle préparée sous la direction de MM. Olivier Millet (université
Paris 12-Créteil) et Robert Kopp (université de Bâle), soutenue le 14 juin 2008 à l’université
Paris 12-Créteil)
Gaëlle Zussa
Études & travaux
Le Libro de los exemplos por ABC,
recueil d’exempla du xve siècle
Bernard Darbord

Avant de présenter un important recueil d’exempla espagnols, il n’est


pas inutile, devant un public essentiellement composé de
francisants, de dire un mot de la production d’exempla espagnols et
d’en souligner les traits fondamentaux. Je pourrai à cet effet
exploiter une présentation que je fis naguère dans un colloque
précisément consacré à la typologie des exempla médiévaux 1 .

Quelques recueils d’exempla


1 L’Espagne est la terre d’accueil, en Occident, des contes orientaux.
Elle est le pays de Pierre Alphonse, « Petrus Alphonsi », auteur de la
Disciplina clericalis (début du XIIe  siècle). Dans ses collections
d’exemples ont convergé les courants orientaux et européens 2 .
2 La Disciplina clericalis 3 est pionnière en Europe de cette tradition
exemplaire. En 1911, les éditeurs de ce texte, Alphonse Hilka et
Werne Söderhjelm, se sont fondés sur 63 manuscrits. L’édition a plus
tard servi de modèle. Pour comprendre le retentissement au Moyen
Âge de la Disciplina, il suffit de se reporter à l’ouvrage de Victor
Chauvin et de parcourir les versions hébraïques, françaises,
allemandes ou espagnoles du texte. Chauvin examine 61 œuvres qui
semblent avoir puisé à cette source 4 . Il cite et résume 33 contes.
Contes et sentences de l’œuvre de Pierre Alphonse se retrouvent
dans les principaux recueils espagnols et en particulier dans le Libro
de los exemplos dont nous parlons plus bas.
3 À côté de la Disciplina, citons Barlaam et Josaphat qui constitue la
version chrétienne de la légende de Bouddha dont on retrouve le
récit dans la Légende dorée. Trois manuscrits espagnols racontent
cette histoire, influencée par le Speculum historiale de Vincent de
Beauvais.
4 À partir de ce récit, don Juan Manuel écrivit au XIVe siècle le Libro de
los estados, description des différents états de la société  : clercs et
laïcs, depuis le pape jusqu’au dernier des religieux, depuis
l’Empereur jusqu’au dernier des travailleurs. Le livre dispense les
conseils d’un maître (Joan) à son élève (el infante) et relate
l’acquisition du savoir par celui-ci.
5 Calila e Dimna (1251) est une traduction et adaptation d’un texte
arabe 5 et constitue la version espagnole des Fables de Bidpaï.
Auparavant, ces fables en sanscrit avaient été refondues
(Panchatantra). Une version persane fut ensuite traduite en syriaque
puis en arabe. Ibn al-Muqaffa, l’auteur de la traduction arabe, y
ajouta une introduction et cinq exempla. Sa version castillanne fut
ensuite traduite en latin par Raymond de Béziers en 1313). Une autre
version latine par Jean de Capoue, en 1270, est tirée d’une version en
hébreu du XIIIe siècle.
6 Au gré du recueil, les contes sont intégrés soit dans une structure
gigogne soit dans une structure en enfilade 6 . Dans le premier cas,
les personnages content à leur tour une nouvelle histoire. Dans le
second cas, pour prendre un exemple, un personnage parcourt une
route et devient le témoin d’événements qu’il raconte. Ailleurs,
chaque membre d’un groupe de personnages réunis dans le récit-
cadre narre une histoire. On retrouve ce schéma en enfilade dans le
Sendebar, dans le Décaméron et dans les Contes de Canterbury.
7 Le Sendebar 7 , lui aussi d’origine indienne, est venu d’Orient en
suivant une voie similaire. Le frère du roi Alphonse X le Savant,
Fadrique, en aurait composé la version espagnole en 1253. C’est en
tout cas ce qu’il affirme dans son prologue : « il lui plut que ce livre
fût translaté d’arabe en castillan, afin d’instruire les hommes des
tromperies et agissements des femmes  ». Du reste, le livre a
longtemps été connu sous le titre de «  Livre des tromperies et
agissements des femmes » (Libro de los enganos e assayamientos de las
mujeres). Le terme d’assayamiento est un hapax et son sens n’est
déductible que par le contexte, fort misogyne. Le Libro de los enganos
est un témoignage de la tradition du Syntipas décrit par Victor
Chauvin 8 . Il relate l’histoire d’un prince instruit par son maître
Cendubete et qui éconduit sa marâtre qui cherchait à le séduire.
Condamné à mort sur dénonciation calomnieuse de celle-ci, il ne
peut se défendre car des horoscopes l’ont enjoint de ne dire mot
pendant sept jours. Pendant ce laps de temps, la marâtre narre des
contes destinés à inciter le roi à prononcer une sentence de mort.
Face à elle, sept sages narrent au contraire des contes tendant à
conseiller au roi la prudence ou instruisant le roi sur la méchanceté
des femmes. L’histoire appartient également aux Mille et une Nuits. Il
existe de nombreuses versions occidentales de ce récit : le Syntipas, le
Dolopathos, le Livre des sept sages de Rome. Commun à tous les recueils,
le conte numéro  12 du Sendebar, « Canis » ou conte du bon lévrier,
raconte l’histoire d’un maître qui tue trop précipitamment son chien
fidèle, alors que celui-ci venait de sauver la vie de son enfant en
tuant un serpent. Ce conte, qui réunit le chien, symbole de la fidélité
et le serpent, symbole de l’ingratitude, a acquis une grande célébrité.
8 Au XIVe  siècle, à Saint Maximin de Provence, un dominicain, Jean
Gobi, écrivit un recueil par ABC, la Scala Coeli 9 . À la lettre F, le conte
« Femina » narre dans ses grandes lignes l’histoire du Sendebar même
si sa nature des récits diffère parfois 10 . Il fut traduit au XVe siècle en
espagnol par Diego de Canizares sous forme de nouvelle. Une version
très développée fut traduite par la suite au XVIe  siècle par Marcos
Pérez (Libro de los siete sabios de Roma). Le prototype en serait un vieux
texte français traduit en latin vers 1330, l’Historia septem sapientum 11
.
9 D’autres recueils d’exempla sont à signaler : les Castigos e documentos
por bien vivir ordenados por el rey Sancho IV, attribués au roi Sancho IV,
fils d’Alphonse X le Savant 12 ; le Libro de los exemplos por ABC 13 , dont
nous parlons plus bas ; le Libro de los gatos 14 , recueil de 66 exempla du
e
XIV   siècle, inspiré des Fabulae d’Eudes de Cheriton, clerc anglais du
e
XIII   siècle. Il n’y a pas de cadre narratif dans le Libro de los gatos,

cependant une certaine organisation thématique régit l’ensemble. Le


Libro de los gatos se distingue donc du Libro de los exemplos por ABC en
ce sens que le contenu moral de l’exemplum y est très développé. Le
Miroir des laïcs (Espéculo de los legos) 15 est le plus long recueil
d’exempla hispaniques. C’est une œuvre anonyme du XVe  siècle qui
s’inspire du Speculum laicorum (XIVe  siècle)et dont l’ensemble
extrêmement riche n’a pas encore été bien analysé. En 1489,
l’imprimeur de Saragosse, Jean Hurus, publie un Ysopet historiado
(« illustré ») inspiré des fables d’Ésope 16 .

Le Livre des Exemples par ABC


10 Clemente Sánchez de Vercial a vécu de 1365 à 1438 environ. Il fut
chanoine de León etc composa de nombreux traités de formation des
clercs : Breve compilación de las cosas necesarias a los sacerdotes (Sevilla,
1477), Confesional, Ordenanzas del hospital de San Lázaro, Sacramental
(Traité des sacrements, composé vers 1421), Libro de los exemplos por
ABC. À l’image de l’Alphabetum narrationum d’Arnold de Liège les
exemples sont classés par ordre alphabétique, ce qui également le
cas de la Scala coeli de Jean Gobi.
11 Le Livre des exemples par ABC est conservé dans deux manuscrits  : le
manuscrit Madrid, Biblioteca nacional de España, 1182 qui contient
également le Libro de los gatos  ; le manuscrit Espagne 432 de la
Bibliothèque nationale de France qui attribue à Clemente Sânchez la
paternité de l’œuvre. Le recueil aurait été composé entre 1436 et
1438, peu avant la mort de son auteur 17 .
12 Il semble que ce dernier ait pu avoir un contact direct avec les
œuvres qu’il a traduites : la Disciplina clericalis, Valère Maxime, saint
Augustin, etc., à moins qu’il ne se soit d’une compilation antérieure,
la Summa de poenitentia de Servasanctus de Faenza (Servasanto da
Faenza). Quoi qu’il en soit, les sources sont souvent déclarées.
13 Les exemples  sont ainsi distribués  : de «  Abbas  » à «  Ypocrita  » on
trouve 438 épigraphes en latin disposées par ordre alphabétique.
Soit au total 547 unités narratives, car une épigraphe peut annoncer
plusieurs récits.
14 Certains contes peuvent être très courts. En voici un exemple :
76 CONSILIUM PRAVUM NON EST ACCIPIENDUM
Al que mal consejo diere
Nescio es quien lo creyere.
Dizen que un hombre simple hovo dolor en los ojos e demandó de consejo a un su
compadre que qué faría para amansar tan grand dolor como tenía. E díxole su
compadre : « Sácate los ojos de la cabeça e ponlos en tu bolsa, e dende adelante
non sentirás dolor en ellos.  » E este, si creyera este consejo, fuera necio e
18
perdiera los ojos .
15 La source de ce conte n’a été trouvée ni par Alexander Haggerty
Krappe, ni par Andrea Baldissera.
16 D’autres récits sont longs et complexes, avec des structures en
abyme, le personnage narrant à son tour un conte. C’est, comme
dans la Disciplina clericalis, le cas du père qui narre intégralement à
son fils le conte de l’ami.
17 Ainsi conçu, l’ouvrage pouvait servir aux prédicateurs qui, grâce aux
épigraphes en latin, pouvaient retrouver le fait, l’exemple apte à
illustrer une situation. En cela, le manuel complétait le Sacramental :
il servait à la formation du clergé. À côté de l’enseignement
théorique trouvait place son illustration.
18 Les épigraphes latines du Libro de los exemplos por ABC
s’accompagnaient en outre d’un distique en langue vernaculaire,
d’après le modèle utilisé un siècle plus tôt par Juan Manuel, auteur
du Conde Lucanor, à ceci près qu’ici le distique précède l’exemplum qui
fait de la paraphrase un trait générique que ce soit par un élégant
recours au titre, au proverbe, au distique ou à la synonymie
narrative 19 .

Analyse de l’œuvre
19 L’œuvre regroupe 467 chapitres qui intègrent 550 exempla. Chaque
thème est donc illustré par deux, trois, quatre ou cinq récits. Chaque
chapitre est annoncé par une épigraphe en latin accompagnée de sa
traduction, sous la forme d’un distique en espagnol 20 . L’épigraphe
contient un «  mot-clé  » (pour reprendre l’expression d’Andrea
Baldissera) qui détermine l’abécédaire sur lequel le recueil est fondé.
Ce mot-clé apparaît normalement au début de l’énoncé latin. Voici
un exemple du procédé :
MAGNANIMUS NON VINCIT DOLO SED ARMIS
20 Ce qui donne en espagnol (distique, en forme de proverbe) :
Hombre noble e de gran coraçón
21
Por armas vence e con razón .
21 Si l’on tient compte de la synalèphe, on compte dix syllabes au vers
1, neuf au vers 2. Les rimes sont consonantes (il y a identité
phonique à partir de la dernière voyelle accentuée). « Magnanimus »
est élégamment traduit par «  homme noble et au grand cœur  ».
L’opposition «  dolo sed armis  » est oubliée. Suit un exemple tiré de
Valère Maxime.

Le thème de l’amitié
22 Parmi les grands thèmes développés par les exempla européens figure
celui de l’amitié. Il s’agit là, en partie, d’un héritage oriental puisque
le thème du demi ami et de l’ami entier a parcouru les continents
d’est en ouest, véhiculé par la langue arabe et par la Disciplina
clericalis en particulier. En dehors des quelques exempla que nous
pourrons faire ressortir, il est clair que nous nous trouvons au centre
d’un puissant réseau fortement ramifié qui va de l’amitié à la notion
de gratitude, mais aussi de l’amitié à la gémellité, à la ressemblance.
On voit alors se profiler le conte d’Ami et Amile, ou celui des deux
compagnons 22 . On trouvera aussi une typologie de l’amitié  : celle
qui est sincère, celle qui est intéressée.
23 La série des « Amici » commence par le conte de Damon et Pythias,
disciples de Pythagore et amis fidèles où l’un accepte d’être otage,
garant de son ami (conte numéro  17) 23 . Les contes 18 et 19 sont
ceux de la Disciplina clericalis  : «  De dimidio amico  » et «  De integro
amico », simplement traduits, du latin de la Disciplina en espagnol. Ce
double exemplum imbriqué (le deuxième est narré par le père du
héros, protagoniste du premier conte) inspira de nombreux auteurs
espagnols (Conde Lucanor, Caballero Zifar, Libro de los castigos), sans
24
oublier les Mille et une Nuits (récit d’Attaf et de Ja’far) et le
Décaméron 25 .
24 Le quatrième conte est également issu de l’antiquité (numéro 20)  :
Platon refuse de croire un calomniateur qui accablait Xénocrate,
disciple préféré et ami de Platon. Cet exemplum métonymique est
assorti d’un raisonnement a fortiori, dont sont coutumiers les auteurs
d’exempla : si les païens savaient le faire, combien mieux le feront les
chrétiens  («  E si por el madeziente non pudo ser inclinado nin
induzido este Platón, que era pagano, ¡ cuánto más devía fazer el
cristiano  !  ». Vient ensuite la fable (fablilla) du vieux chien devenu
inapte à la chasse (numéro 21)  : là se rejoignent les trajectoires de
l’amitié et de l’ingratitude. Le maître est un ingrat  : il soigne son
chien quand celui-ci lui rend des services. Il l’abandonne quand,
devenu vieux, l’animal n’est plus d’aucune utilité  : «  AMOR NULLUS
DURAT NISI FRUCTUS SERVET AMOREM  ». L’amitié est souvent
intéressée, malheureusement.
25 Dans le Libro de buen amor 26 , cette fable suit celle du jardinier et de
la couleuvre. Le jardinier est bon et généreux. Il soigne sans
rétribution. Le seigneur est ingrat  : il cesse de soigner son chien
quand celui-ci n’est plus utile. La couleuvre est ingrate par sa nature
de couleuvre. Le seigneur est ingrat du fait de sa méchanceté. Le
serpent est le type de l’animal naturellement mauvais, ingrat.
26 Des exempla de type métonymique présentent des hommes eux aussi
naturellement mauvais : « FILII NATURA REQUIRIT NATURAM PATRIS »,
«  La natura del padre, verdaderament, / sigue el fijo, esto non miente  »
(numéro 175). Krappe le signale dans le Speculum Laicorum
(numéro 552).
27 À ce conte s’oppose celui du chien fidèle qui reste sur la tombe de
son maître après le trépas de celui-ci  : «  CANIS FIDUM ANIMAL
DICITUR ESSE », « El can es de buena amistad / e de muy grand fieldad  »
(numéro 59). Le chien est toujours un modèle de fidélité. Il s’oppose
au serpent. De là vient la faveur du conte «  Canis  » (Sendebar
numéro  12). De là vient aussi la succession des deux fables du
jardinier et de la couleuvre et du chien devenu vieux dans le Libro de
buen amor. La première fable est narrée par la religieuse doña Garoça
(qui se méfie de Trotaconventos, la vieille entremetteuse). La
seconde fable est la réponse de la vetula, servante fidèle mais
dédaignée, comme le vieux chien.
28 Le thème de l’ingratitude est plus large. Il s’étend à des êtres sans
malice qui oublient le confort et la sécurité un fois revenus ainsi que
les promesses faites au moment du malheur. Les exemples sont
nombreux, mais le conte le plus célèbre est le récit numéro  11 du
Comte Lucanor  avec l’histoire de don Yllán, mage de Tolède, et du
doyen de Saint Jacques.
29 Au contraire du serpent, d’autres animaux manifestent de l’amour
pour les leurs ou pour les autres. L’argumentation peut être
entendue a fortiori  : si les animaux sont ainsi capables d’amour, a
fortiori l’homme doit se montrer attentif aux besoins des autres :
41 AVES PROXIMOS ECIAM ET EXTEROS AMANT 27
Aves ha que a los suyos son virtuosas / e a los extranos son piadosas.
a. Léyese en el libro De Proprietatibus rerum que las cornejas han tan grande amor
a sus padres que, cuando la vejedat se les caen las prumas e las péndolas,
caliéntanlos con sus propias prumas e los cubren e dánles de comer. Son
reparados e reducidos a su estado, e nacidas sus prumas.
b. E non solamente e amor de las animalias es a los parientes, mas aun a los
extranos, ca en esse mismo libro se leye que el milano, que es muy ligero en el
bolar e sufre much el trabajo, cuando ha de pasar de Espana a Italia, por el gran
amor que ha con los coclillos, pónelos encima de sí e liévalos fasta Italia. E al
tiempo de la tornada assí los trae. E lo que deximos de las cornejas esso mesmo
28
fazen las cigüeñas .
30 L’exemple 186 exprime par son titre ce raisonnement a fortiori  :
« GRATA CUM SINT ANIMALIA DEBET POCIUS ESSE HOMO » 29 .
31 Même un animal réputé ingrat – le serpent – peut être exemple de
gratitude  : «  INGRATITUDINEM ECIAM ANIMALIA BRUTA VITANT  »
(«  les animaux brutaux évitent également l’ingratitude  », numéro
205). L’homme peut être pire que l’animal. C’est ce qu’exprimera
plus tard Jean de La Fontaine, dans la fable «  Le jardinier et la
couleuvre  » : « INGRATUS EST HOMO MAGIS QUAM ANIMALIA CETERA
BRUTA » (numéro 207).
32 Un thème récurrent des recueils d’exempla est cette idée que
l’homme a une nature dont il est prisonnier  : né sous une certaine
étoile, les pronostics de sa naissance se trouvent souvent confirmés :
«  FUTURA EX PRONOSTICACIONE ALIQUANDO COGNOSCUNTUR  »
(numéro 180, cinq exempla). De sorte que : « HOMO NATURALITER AD
NATURAM SUI GENERIS INCLINATUR » (numéro 189).
33 On me permettra de rappeler sur ce thème le conte du fils du roi
Alcaraz (Libro de buen amor, numéros 123-141)  : cinq astrologues
prédisent au fils du roi une mort différente. Les cinq prédictions se
vérifient successivement 30 .
34 À ces contes sur l’amitié et sur la rétribution du bienfait (gratitude et
ingratitude) peuvent être associés les vingt exempla reliés au mot-clé
ELEMOSINA, «  l’aumône  ». L’aumône est un devoir du chrétien,
comme du musulman. Il est une marque de la pitié, mais aussi du
respect de Dieu.

Le thème de l’aumône et de sa récompense


35 Le recueil comprend vingt exempla consacrés à l’aumône (numéros
131-150). On peut s’y intéresser ici car l’aumône est liée pour le
chrétien à la récompense qu’il en attend. C’est en somme un pacte
avec Dieu dont on attend un don en retour.
36 Parfois, cependant, exemple unique de la collection et venu ainsi
comme un trait d’humour, l’aumône se réduit à un simple
enseignement d’érudition. Cette pointe d’humour inaugure la série :
131 ELEMOSINA SPIRITUALIS EST DOCERE.
Elimosina spiritual / es al simple ensenar.
Un escolar pobre demandó a un maestro elimosna, e él díxole : « Hermano, dime
el pretérito de conquinisco, conquiniscis.  » El pobre dixo que non lo sabía. El
maestro le dixo : « El pretérito es conquexi. Ves ende la elimosna, vete con Dios »
31
.
37 À côté de cet exemplum un peu hors norme (Krappe ne signale pas de
source), le thème de l’aumône tourne autour de quelques axes
principaux.
1. Dieu n’accepte pas les biens mal acquis. Distribuer l’aumône avec le fruit de l’usure ou
32
d’un larcin ne suscite aucune récompense  :
«  ELEMOSINA NON EST RECIPIENDA DE MALE ACQUISITIS  » (numéro 132)  : le don
d’un usurier ne lui vaut pas la guérison.
« ELEMOSINA DE USURIS NON ACCEPTABILIS ESSE POTEST » (numéro148)  : l’église,
élevée par un usurier, s’écroule.
« ELEMOSINA FIERI DEBET DE LICITE ACQUISITIS » (numéro 149). Même thème : le
don d’un usurier à un monastère ne bénéficie pas à celui-ci.
38 Mais une aumône faite dans le péché peut tout de même rapporter à
son auteur :
« ELEMOSINAM MULTUM VALET FACTA ECIAM IN PECCATO » (numéro 133).
« ELEMOSINA DATA CONTRA MENTEM PROFICIT ECIAM PORRIGENTI » (numéro 135).
39 Il suffit que l’argent versé ne procède pas d’une malversation.
«  ELEMOSINAM FACIENS CENTUPLUM ACCIPIET ECIAM IN HOC MUNDO  »  (numéro
139)  : une pauvre femme ne possède qu’une vache pour toute fortune. Elle la
donne en aumône. L’évêque, attendri, lui donne cent vaches pour la
récompenser.
«  ELEMOSINAM FACIENTI DEUS BONA CUMULAT IN HOC MUNDO  » (numéro 137).
Autour de Saint Grégoire.
«  ELEMOSINA ECIAM PRODEST DE MERITIS BONIS DARI  » (numéro 138 )  : Saint
Benoît donne à un pauvre tous les mérites obtenus par une vie d’aumône et de
générosité. Peu après le diable, le croyant démuni de toute protection, l’assaille.
Il est secouru par un ange.
40 Autres exempla du même type (« Date et dabitur vobis ») : numéros144,
145, 146, 147 et 150.
« ELEMOSINAM QUI NON DAT CHRISTO, NESCESSE HABET DARE FISCO » (numéro 14) :
exemple fondé sur une sentence de saint Augustin.
« ELEMOSINA SEMPER EST DANDA PAUPERIBUS PROPTER DEUM » (numéro 13) : en
donnant aux pauvres, on donne au Christ qui se charge de nous rétribuer.
« ELEMOSINAM FACIENTES MERENTUR CHRISTUM SUSCIPERE IN SE IPSUM « (numéro
136).
« ELEMOSINAM FACERE NON EST PERDERE SED AD USURAM DARE » (numéro 141 ) :
un dépensier reçoit deux cents deniers pour deux distribués. Le rapport est le
même : donner l’aumône, c’est prêter à Dieu à un taux usuraire.
« ELEMOSINAM DANTIBUS ULTRA CENTUPLUM ECIAM SIBI DATUR » (numéro 142) :
un roi trouve un trésor après avoir fait l’aumône.

L’art de conter
41 Pour terminer cette brève présentation d’un important recueil, nous
observerons qu’il contient quelques réflexions sur l’art de conter.
Conter, c’est compter 33 . Du reste, les deux verbes procèdent du
même étymon (computare). Pierre Alphonse avait produit le conte
numéro 12 de sa Disciplina clericalis à cette fin (« Exemplum de rege et
fabulatore suo. De rustico  »). L’auteur anonyme du Novellino (Italie,
e
XII   siècle) et bien d’autres auteurs jusqu’à Cervantès vont s’en

nourrir 34 . On y indique que le conte doit être bref et équilibré 35 . Le


narrateur doit à tout moment contrôler l’exposé. Il ne doit pas
traîner en route mais, à l’image de Shéhérazade, il doit savoir
poursuivre selon sa discrétion et savoir s’arrêter au bon moment.
42 Clemente Sânchez de Vercial a donc naturellement retenu le conte
de la Disciplina clericalis.
156 FABULATOR EXCUSAT A TEDIO ET LABORE
Oír fablillas es relevamiento
de cuidados e pensamiento.
36
Un rey tenía un hombre que le dezía cada noche cinco fablillas e exemplos .
Acaeció que una noche que el rey, teniendo cuidados, non podía a dormir, e
mandóle que le dixesse más exemplos que solía. E él díaxole tres más que solía e
eran pequenos. E el rey díxole que dixesse más, e él non quiso porque ya havía
dicho muchas fablillas. El rey dixo : « Muchas dexiste, mas eran breves : quería
que me dixesses alguna que fuesse luenga, e luego te dexaría dormir.  » El
fabulador dixo que le plazía, e començó assí : « Un rústico tenía mill sueldos e fue
a una feria e compró dos mill ovejas, cada una por seis dineros. E cuando tornó,
falló que avía crecido el agua de un río qua havía a passar, que non pudo passar
por la puente nin por el vado, e fue buscar por dónde passaría. E falló un
barquete pequeno, e puso dos ovejas e passó el agua. » E deziendo esto dormióse.
El rey despertólo que acabasse la fablilla que començara. E él díxole  : «  El río
viene muy grande, el barco es muy pequeno e las ovejas son muy muchas. Pues
dexa a este rústico passar sus ovejas e acabaré la fablilla que començé.  » E assí
37
satisfizo al rey que quería oír luengas nuevas .
43 Contes à ne pas en finir, donc. On retrouve là aussi un thème qui
reviendra plus tard dans le roman picaresque et même dans les
pliegos de cordel : l’histoire racontée ne fait que suivre la vie du héros.
Quand celle-ci s’arrête, on cesse de parler de lui. S’il reprend son
activité, le conteur reprend la sienne. Dans le Don Quichotte, parmi les
galériens que don Quichotte délivre, figure Ginés de Pasamonte,
autobiographe, qui ne peut poser sa plume n’ayant pas achevé sa
propre vie 38 .

Conclusion
44 Le Libro de los exemplos por ABC, dont on possède maintenant une
excellente édition, est un recueil riche et varié, instrument de travail
des prédicateurs, émanation d’un vaste réseau de thèmes et
d’histoires, illustrant, par la voie de la métaphore ou de la
métonymie, les sentences et sermons édifiants des prédicateurs.

BIBLIOGRAPHIE
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Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt et Claude Bremond, L’Exemplum, Turnhout, Brepols,


1980.
Friedrich Tubach, Index exemplorum, Helsinki, Folklore Fellows, 1980

NOTES
1. Bernard Darbord, «  Les exempla espagnols  : présentation  », Les Exempla médiévaux  :
nouvelles perspectives », actes du colloque tenu à l’ENS Saint-Cloud, 27-28 septembre 1994,
Paris, Honoré Champion, 1998, p. 177-189.
2. Nous ne parlerons pas des œuvres majeures de la littérature espagnole : le Comte Lucanor
de don Juan Manuel et le Libro de buen amor de l’Archiprêtre de Hita, toutes deux
contemporaines (première moitié du XIVe siècle). Ces deux œuvres comportent nombre des
contes évoqués ici.
3. Pedro Alfonso, Disciplina clericalis, éd. Maríá Jesús Lacarra et Esperanza Ducay, Zaragoza,
Guara, 1980.
4. Victor Chauvin, Bibliographie des ouvrages arabes publiés dans l’Europe chrétienne, tome 9,
1905, p. 1-44. Outil de travail indispensable décrivant les innombrables sources des œuvres
essentielles et résumant méthodiquement la plupart des récits.
5. Ibn al-Muqaffa, Le Livre de Kalila et Dimna, traduit de l’arabe par André Miquel, Paris,
Klincksieck, 1980. La version en espagnol fut composée sur ordre d’Alphonse X le Savant (El
Libro de Calila e Dimna, edición de María Jesús Lacarra, Madrid, Castalia, 1989).
6.Caja china, ensartado. Nous reprenons la description de María Jesús Lacarra, Cuentistica
medieval en Espana : los origenes, Zaragoza, Universidad de Zaragoza, 1979.
7.Sendebar, éd. María Jesús Lacarra,, Madrid, Gredos, 1989.
8. Chauvin, op.cit., tome 8, « Syntipas », 1904.
9. Jean Gobi, Scala Coeli, éd. Marie Anne Polo de Beaulieu, Paris, CNRS, 1991.
10. Dans cette tradition du Syntipas, les récits narrés par les sages et par la marâtre sont
souvent différents. En revanche, le récit-cadre est constant. Le conte «  Canis  » (Sendebar,
conte numéro 12) apparaît constamment.
11. Bernard Darbord, « Le Roman des sept Sages. Étude d’une tradition en Espagne », Crisol 21,
1996, p. 25-60.
12.Castigos del rey don Sancho IV, éd., introd. et notes de Hugo O. Bizzarri, Vervuert-
Iberoamericana, Frankfurt-am-Main/Madrid, 2001.
13. Clemente Sánchez, Libro de los exemplos por ABC, éd. Andrea Badassari, Pavie, Université
de Pavie, 2005.
14.Libro de los gatos, éd. Bernard Darbord, Paris, Klincksieck, 1984  ; Eudes de Cheriton,
Fabulae, dans Léopold Hervieux, Les Fabulistes latins depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la fin du
Moyen Âge, 2e éd., Paris, Firmin-Didot, 1893-1899, tome IV : « Eudes de Cheriton et ses dérivés »,
1896.
15.Espéculo de los legos, éd. José María Mohedano Hernández, Madrid, CSIC, 1949.
16.Esta es la vida del Ysopet con sus fabulas hystoriadas, Zaragoza, Pablo Hurus, 1489. [El
Escorial, Real Biblioteca del Monasterio de San Lorenzo].
17. Voir Fernando Gómez Redondo, Historia de la prosa medieval castellana III, p. 3096-3103.
18. Traduction : « Celui qui donnerait un mauvais conseil, bien sot serait qui le croirait.
On raconte qu’un homme simple eut mal aux yeux. Il demanda conseil à un sien
compagnon : que devrait-il faire pour adoucir la si grande douleur qu’il ressentait ? L’autre
lui dit  : “Ôte tes yeux de ta tête et range-les dans ton sac. Dès lors, ils ne te feront plus
souffrir.” Notre homme, s’il avait cru en ce conseil, aurait été sot et aurait perdu ses yeux ».
19. Colloque de Fribourg, les 15-17 octobre 2007 : Tradition des proverbes et des exempla dans
l’Occident médiéval (dir. Hugo Oscar Bizzarri).
20. Juan Manuel, l’auteur du Conde Lucanor (Espagne, XIVe siècle) illustre également son récit
d’un distique disposé à la suite du conte et accompagné d’une image (historia). Menéndez
Pelayo évoque aussi la pratique de l’Hitopadeza (cf. Andrea Baldissera, dans Clemente
Sânchez de Vercial, Libro de los exemplos por ABC, éd. Andrea Badassari, Pavie, Université de
Pavie, 2006, p. 31, note 84). L’Hitopadeza est une sélection de contes sanscrits du Panchatantra
(Ve siècle). Son auteur présumé serait un sage nommé Narayana.
21. Traduction : « L’homme noble et au grand cœur / par les armes vainc et droitement. »
22. Le Libro de los gatos contient une belle version de ce conte des deux compagnons : « Le
véridique et le menteur  ». Il s’agit de l’exemple numéro  28 (Libro de los gatos, éd. Bernard
Darbord, Paris, Klincksieck, 1984). Lire aussi El conde Lucanor, de don Juan Manuel, exemple
numéro 25. Il existe une traduction en français : Don Juan Manuel, Le Livre du Comte Lucanor,
trad. et prés. de Michel Garcia, Paris, Aubier, 1995.
23. Les sources des exempla du recueil ont été étudiées par Alexandre H. Krappe, «  Les
Sources du Libro de los exemplos  », Bulletin Hispanique 39, 1937, p.  5-54. La question est
également largement traitée par Andrea Baldissera, qui exploite en particulier sa
connaissance de l’œuvre de Servasanto da Faenza.
24. Claude Bremond, « Postérité orientale d’un exemplum de Pierre Alphonse », Tipologia de
las formas narrativas breves romanicas medievales, éd. Juan Paredes, Paloma Gracia, Grenade,
Universidad de Granada, 1998, p. 311-381.
25.Décaméron, X, 8 « Qu’un ami véritable est une douce chose ! » (« Histoire de Gisippe et de
Titus, les deux amis ».)
26. Arcipreste de Hita, Libro de buen amor, éd. de G.B. Gybbon-Monypenny, Madrid, Castalia,
1989.
27. Krappe signale pour source Barthélémy l’Anglais, lib XII, cap. 9.
28. Traduction  : «  a. On lit dans le livre De Proprietatibus rerum que les corneilles ont un
grand amour pour leurs parents. Quand la vieillesse fait tomber les plumes de ceux-ci, elles
les réchauffent de leurs propres plumes, les couvrent et leur donnent à manger. Les parents
se remettent alors et leurs plumes repoussent.
b. L’amour des animaux ne se réduit pas à celui des parents. Il se porte aussi sur les
étrangers. Dans le même livre, on lit que le milan est très léger en vol et supporte bien
l’épreuve. Quand il va d’Espagne en Italie, pour l’amour qu’il a pour les coucous, il les met
sur son dos et les emmène en Italie. Au moment du retour, il les ramène de la même façon.
Ce que nous avons dit des corneilles vaut aussi pour les cigognes ».
29. Krappe cite Aulu-Gelle, les Gesta romanorum, Jacques de Vitry, etc. Il signale aussi Victor
Chauvin, op.cit., II, 107.
30. Sur la question, cf. Félix Lecoy, Recherches sur le Libro de buen Amor, Paris, Droz, 1938,
p. 160-163.
31. Traduction : « L’aumône spirituelle consiste à instruire l’homme simple. »
Un écolier pauvre demanda l’aumône à son maître. L’autre lui répondit : “Mon frère, donne-
moi le prétérit de conquinisco, conquiniscis.” Le pauvre répondit qu’il n’en savait rien. Le
maître lui dit alors : “Le prétérit est conquexi. Voilà mon aumône. Que Dieu te garde” ».
32. On retrouve ce thème dans le Libro de los gatos, deuxième exemplum du chapitre 23
(Friedrich Tubach, Index exemplorum, Helsinki, Folklore Fellows, 1980, numéro 5028).
33. Juan Paredes Núnez, « La estructura del cuento medieval : el marco narrativo », Actas del
II Congreso Internacional de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, Segovia, éd. J. M.
Lucia Megias, P. Gracia Alonso et C. Martin Daza, Alcalá de Henares, Universidad de Alcalá,
vol. II, 1993, p. 609-618 et « El término cuento en la literatura románica medieval », Bulletin
Hispanique 86-3/4, juill.-déc. 1984, p. 435-451.
34. Le thème est présent dans le Novellino, mais aussi dans le Quichotte : il s’agit du conte de
la pastora Torralba.
35. Le motif figure aussi dans le Décaméron (VI,1, «  Un conteur qui s’embrouille  »). Un
chevalier raconte si mal une histoire à Madame Oretta que celle-ci le prie de la laisser
descendre de son cheval sans attendre la fin du récit. Merci à Catherine Guimbard pour
cette référence.
36. Le mot fablilla désigne assez souvent la fable. Il peut désigner aussi un proverbe ou toute
autre forme exemplaire. Parfois apparaissent d’autres mots  : fablas, parlillas, fazanas,
consejas, pastranas, etc. De la même façon, exemplo peut désigner un exemplum
« métonymique » (parlant des hommes), mais aussi une fable, ou même un proverbe.
37. Traduction : « Le fabuliste préserve de l’ennui et du labeur.
Entendre des fables te relève de tes soucis et de tes préoccupations.
Un roi avait à sa disposition un homme qui, chaque soir, lui racontait cinq fables et
exemples. Une nuit, le roi, pris de soucis, ne pouvait s’endormir. Il lui commanda alors de
raconter plus d’exemples que de coutume. L’autre en narra trois de plus, très courts. Le roi
lui demanda d’en dire d’autres. L’autre refusa, ayant déjà raconté beaucoup de fables. Le roi
reprit  : “Tu en as raconté beaucoup, mais elles étaient courtes  : je voudrais que tu m’en
racontes une qui fût longue. Ensuite, tu pourras dormir.” Le fabuliste acquiesça, et
commença ainsi : “Un paysan avait mille sols. Il alla à la foire et acheta deux mille moutons,
chacune pour six deniers. Au retour, il vit que l’eau de la rivière qu’il devait franchir avait
monté. Il ne pouvait passer ni par le pont, ni par le gué. Il chercha comment passer. Il
trouva alors un petit bateau. Il y mit deux moutons et passa.” Disant cela, il s’endormit. Le
roi le réveilla, lui demandant d’achever l’histoire qu’il avait commencée. L’autre lui dit
alors : “La rivière était devenue très large. Le bateau était tout petit. Les moutons étaient
très nombreux. Laisse ce paysan transporter ses moutons. Je finirai alors mon histoire.” Le
roi, qui voulait ouïr de longues histoires fut content ».
38.Don Quijote de la Mancha, I, 22.

RÉSUMÉS
Cet article présente un recueil d’exempla espagnols  : le Libro de los exemplos por ABC de
Clemente Sánchez de Vercial (XVe siècle). Ses sources ainsi que certains de ses principaux
thèmes (l’amitié et l’aumône) y sont analysés à travers de nombreux extraits.

This article deals with a collection of spanish exempla : the Libro de los exemplos por ABC
written by Clemente Sánchez de Vercial (XVth century). Its sources and some of its main
themes (friendship and charity) are analysed through various excerpts.
Quest’ articolo tratta di una collezione di exempla spagnoli  : il Libro de los exemplos por ABC
scritto da Clemente Sánchez de Vercial nel Quattrocento. Le sue fonti e due principali temi
(amicità ed elemosina) sono studiati attraverso molti esempi.

INDEX
Thèmes : Alphabetum narrationum, Ami et Amile, Barlaam et Josaphat, Breve compilación
de las cosas necesarias a los sacerdotes, Caballero Zifar, Calila e Dimna, Castigos e
documentos por bien vivir ordenados por el rey Sancho IV, Conde Lucanor, Confesional,
Contes de Canterbury, Décaméron, Disciplina clericalis, Dolopathos, Don Quichotte,
Espéculo de los legos, Fables de Bidpaï, Fabulae, Historia septem sapientum, Legenda aurea,
Libro de buen amor, Libro de los enganos e assayamientos de las mujeres, Libro de los
estados, Libro de los exemplos por ABC, Libro de los gatos, Libro de los siete sabios de Roma,
Livre des sept sages de Rome, Mille et une Nuits, Novellino, Ordenanzas del hospital de San
Lázaro, Panchatantra, Sacramental, Scala Coeli, Sendebar, Speculum historiale, Speculum
laicorum, Summa de poenitentia, Syntipas, Ysopet historiado, Alcaraz, Cendubete, Damon,
don Quichotte, don Yllán, doña Garoça, Ginés de Pasamonte, Joan, Platon, Pythagore,
Pythias, Trotaconvento, Xénocrate
Keywords : exempla, story, friendship
Mots-clés : exempla, aumône, conte
Parole chiave : amicità, elemosina, exempla, racconto
nomsmotscles Alphonse X le Savant, Arnold de Liège, Augustin (saint), Clemente Sánchez
de Vercial, Diego de Canizares, Ésope, Eudes de Cheriton, Fadrique, Ibn al-Muqaffa, Jacques
de Voragine, Jean Gobi, Jean de Capoue, Jean Hurus, Marcos Pérez, Pierre Alphonse,
Raymond de Béziers, Servasanto da Faenza, Don Juan Manuel (Infant), Vincent de Beauvais

AUTEURS
BERNARD DARBORD

Université Paris X Nanterre – EA 369/ CNRS SIREM GDR 2378


La Divine Comédie de Dante
Alighieri : une relecture
biographique à des fins
eschatologiques
Catherine Guimbard

1 Nous sommes au début de la Vita nuova. Dante feuillette le livre de sa


mémoire et se souvient :
Neuf fois déjà depuis ma naissance, le ciel de la lumière était revenu presque vers
le même point de sa révolution, quand à mes yeux apparut pour la première fois
la glorieuse dame de mes pensées, que nombre de gens nommaient Béatrice sans
savoir ce que signifiait son nom. Elle avait déjà vécu en ce monde le temps que le
ciel des étoiles met à se mouvoir vers l’Orient de la deuxième partie d’un degré,
de sorte qu’elle m’apparut vers le début de sa neuvième année et que je la vis
vers la fin de ma neuvième année... 1
2 Un certain nombre d’années passent. Béatrice meurt et Dante se
console en diverses compagnies, peu importe lesquelles pour l’heure.
Ce qui est certain, c’est que sa bien-aimée d’autrefois se soucie de sa
déviance. Elle le lui dira lors d’une rencontre orageuse au paradis
terrestre :
Regarde bien : oui, je suis Béatrice !
     Vraiment ? Tu as daigné gravir ce mont ?
     Ici l’homme est heureux : l’ignorais-tu ? 2
3 En ce paradis retrouvé, Béatrice remet en question tout l’itinéraire
de Dante vers le bonheur :
Or, aussitôt que je fus sur le seuil
     de mon âge second, changeant de vie,
     il me quitta pour se donner à d’autres.
Bien que montée de la chair à l’esprit
     et grandie en beauté comme en vertu,
     je lui devins moins chère et moins plaisante ;
et il vira vers un chemin non-vrai
     suivant des biens dont l’image est factice
     et qui ne tiennent que demi-promesses. 3
4 Béatrice le rappela en songe : « s’éleva un jour, presqu’à l’heure de
none, en moi une forte imagination. Il me sembla voir cette glorieuse
Béatrice avec ces vêtements rouges sang avec lesquels elle apparut
pour la première fois à mes yeux ...  » 4 . Mais il nous faut croire
Béatrice, le songe n’eut pas l’effet escompté : si Dante « dévala si bas,
que tout remède / pour son salut était trop faible, sauf / d’ouvrir ses
yeux sur les foules perdues » 5 .
5 Parvenu au milieu du chemin de la vie, Dante se retrouve ainsi un
beau jour, ou plutôt une belle nuit, dans une forêt obscure :
Et tel celui qui, le souffle coupé,
     sorti hors de la mer, sur le rivage
     se tourne et guette encore l’eau périlleuse,
ainsi mon âme, sans cesser de fuir,
     se retourna pour revoir le passage
     jamais franchi par nul homme vivant. 6
6 De la forêt obscure au sous-bois lumineux, le voyage de Dante, homo
viator, à travers les trois royaumes – l’Enfer, le Purgatoire et le
Paradis – suit le schéma typiquement chrétien de la faute à la
résurrection en passant par la rédemption. C’est donc le voyage de
l’émergence progressive de la conscience qui conduit le poète, tel
Ulysse bravant l’interdit divin au prix d’une navigation périlleuse, du
seuil de la mort où Virgile vient le cueillir, au rivage du salut où
l’attend Béatrice. Deux personnages-miroirs qui nous renvoient deux
images de Dante, celle de la faillite d’une expérience terrestre fin en
soi, l’expérience de Virgile qui vaut mort éternelle, et celle d’une vie
tout entière projetée vers l’au-delà, celle de Béatrice, qui vaut vie
éternelle. La Divine Comédie n’est que l’épiphanie d’une
transmutation : du vieil homme pécheur en homme nouveau, au sens
paulinien du terme, qui va redécouvrir progressivement la voie du
salut. Pour ce faire, une relecture de sa propre biographie était
nécessaire, et les rencontres qui scandent l’itinerarium du voyageur
sont autant de projections hors-soi qui définissent et rythment les
étapes d’un cheminement de progrès.
7 De la Béatrice de la Vie nouvelle à la Béatrice de la Divine Comédie, le
voyage de Dante obéit à la loi d’un éternel retour. Le pécheur exilé
retrouve en pénétrant au paradis terrestre la condition de la nature
humaine rachetée par le sacrifice du Christ. La Divine Comédie se veut
donc tout simplement l’objectivation d’un cheminement intérieur
qui, partant de la prise de conscience de la faute, reconduit l’homme
errant, la créature, à son Créateur.
8 Œuvre de jeunesse, la Vie Nouvelle est un petit opuscule où Dante
réunit aux alentours de 1293-1294, un certain nombre de poésies
écrites en l’honneur d’une femme, Béatrice, rencontrée fillette, à
l’âge de neuf ans, et revue neuf ans après, à la neuvième heure.
9 La Vie nouvelle, comme son titre le suggère, ne relate pas une simple
histoire d’amour, mais celle d’une renovatio spirituale, d’une vie, celle
du poète, renouvelée par l’amour, source de joie et médiateur de
perfection. L’organisation des chansons et sonnets choisis pour
constituer le libellum nous révèle l’intention non pas narrative mais
significative de son auteur. L’histoire, au sens de réalité, importe
peu. Seule compte sa valeur exemplaire, autobiographique, au sens
augustinien du terme.
10 Tout commence par une rencontre, un salut, symbole de réciprocité
nécessaire pour que l’amour soit joie. Puis vient la médisance, le
«  qu’en-dira-t-on  » qui brouille le poète et sa dame et entraîne le
refus du salut, le repli sur soi du poète, le renoncement à tout objet
de référence en dehors de soi, l’amour in se, qui trouve en soi sa
propre béatitude. Nous assistons alors à la lente maturation d’un
amour sublimé religieusement. C’est à la prose, commentaire du
texte poétique, qu’est confié le soin de marquer du sceau du sacré
cette histoire qui conduit le poète à s’élever de la contemplation
sensible à la contemplation spirituelle, c’est-à-dire exaltation de
l’essence incorporelle et angélique de Béatrice bienheureuse et, à
travers elle, accès imparfait à la perception de la perfection divine.
Au changement de «  matière  » correspond un changement de
«  manière  »  : l’expression poétique n’est plus extériorisation d’une
histoire. L’écriture seule crée l’histoire et c’est dans l’acte d’écrire
que réside la béatitude du poète.
11 La Vie nouvelle est un rêve mystique qui transforme l’idéal courtois
en idéalisme religieux  : l’amour achemine l’amant vers le salut. On
serait tenté de dire qu’à ce stade, il n’était pas besoin d’écrire la
Divine Comédie pour finir au Paradis. Mais écoutons Béatrice lors de la
rencontre du paradis terrestre :
Au cœur de tes désirs de moi, dit-elle,
     qui te menèrent à aimer ce bien
     après quoi il n’est rien où l’on aspire,
quels fossés sur ta route, ou quelles chaînes
     as-tu trouvés, qui aient pu te contraindre
     à laisser tout espoir d’aller plus haut ?
et quels doux agréments, quels avantages
     se sont montrés au front des autres biens,
     pour que tu sois allé tourner autour ?
……………………………………………………………………………………….
Si par ma mort le plaisir souverain
     te fit défaut, quel autre objet mortel
     devait encore attirer ton désir ?
Tu aurais dû, à la première atteinte
     des biens trompeurs, t’élever après moi
     qui n’étais plus comme eux un faux-semblant ;
et tu n’aurais pas dû fléchir tes ailes,
     attendant quelque trait plus dur : fillette
     ou autre vanité de bref usage. 7
12 La pargoletta, ou fillette, qu’évoquent les reproches de Béatrice nous
découvrent un tout autre horizon poétique, celui du réalisme
littéraire et linguistique inauguré par la tenzone triviale avec Forese
Donati.
13 Entre 1294 et 1296, Dante prend congé d’un type de littérature qui
élude les problèmes réels de l’existence. C’est une période très
courte qui s’ouvre mais qui est essentielle dans la formation d’un
Dante qui, par ailleurs, descend dans l’arène politique et se bat pour
faire triompher son idéal de liberté de la commune florentine.
14 Si la tenzone avec Forese Donati – il prendra ses distances, lors de la
rencontre du Purgatoire, avec ce collègue de turpitude – est l’aspect
littérairement et linguistiquement le plus voyant de cette crise
existentielle, l’autre aspect sont les poésies d’amour contenues dans
ce recueil de Rime estravaganti, dont les destinataires sont variées.
Arrêtons-nous simplement sur les Rime petrose, pour une dame Petra,
une pargoletta, une Lisetta, une Violetta, peu importe. En faisant
prononcer par Béatrice le nom de pargoletta, Dante a voulu confesser
publiquement et réprouver un épisode de vie postérieur à la mort de
sa bien-aimée, où l’amour décanté à la manière des stilnovistes est
abandonné au profit d’un amour cavalcantien, ténébreux, violent,
irrationnel, qui éloigne l’homme de la recherche du Bien parfait.
L’âpreté du sentiment doit à Arnaut Daniel la virtuosité de son
expression. Le troubadour est et restera pour Dante, sur le plan de la
réflexion théorique, dans le De Vulgari eloquentia, tout comme sur le
plan de l’écriture, avec l’expérience des Petrose, le maître de la forme
tourmentée qui, seule, peut rendre l’écho de l’obscure passion
amoureuse qui l’habite. Les Petrose sont un document extrêmement
révélateur de la crise radicale, idéologique et partant littéraire et
linguistique, que traverse Dante qui se laisse tenter en cette brève
période par des solutions réalistes sur le plan de l’art et de la vie.
15 Si la mort de Béatrice ouvre à Dante la voie de la tentation
amoureuse, elle inaugure aussi, aux dires du poète, une période
d’intenses études :
Lorsque j’eus perdu le premier plaisir de mon âme...je demeurai accablé d’une
telle tristesse qu’aucun réconfort n’avait sur moi d’effet. Toutefois, quelque
temps après, mon esprit, qui s’efforçait de guérir, prit le parti, puisque ni mes
consolations ni celles d’autrui n’avaient d’effet, de recourir au moyen que
certains inconsolés avaient employé pour se consoler. Je me mis à lire le livre peu
connu de Boèce, où, malheureux et chassé par les hommes, il s’était consolé.
Entendant dire aussi que Cicéron avait écrit un autre livre où, traitant de
l’Amitié, il avait dit certaines paroles de Lélius, homme exceptionnel, lors de la
mort de son ami Scipion, je me mis à le lire. 8
16 Trente mois après la mort de Béatrice, Dante brûle d’amour pour une
donna gentile cette fois-ci, à qui il adresse des chansons inaugurant un
cycle nouveau, celui des rimes allégoriques et doctrinales. La passion
qui l’anime n’est plus désir généré par le cœur, mais «  union
spirituelle de l’âme et de la chose aimée  ». Elle dérive du besoin
naturel chez l’homme de conquérir le vrai bien et elle le pousse à
l’étude de la philosophie dont la donna gentile n’est en réalité qu’une
allégorie.
17 L’écriture du Banquet, qui se présente sous forme de commentaire en
prose et en italien (vulgaire), de chansons écrites en l’honneur de la
donna gentile, est l’expression du formidable désir de «  tout
connaître » :
Comme le dit le philosophe au début de la première philosophie, tous les
hommes désirent naturellement savoir. La raison peut en être, comme elle l’est,
que chaque chose, poussée par la providence de première nature, tend à sa
propre perfection. Donc, parce que la science est l’ultime perfection de notre
âme, en quoi réside notre ultime félicité, nous sommes tous par nature sujets à la
désirer. 9
18 Le second livre du Banquet s’ouvre par la métaphore du voyage en
mer à la recherche du port, le bonheur promis :
Le temps veut et demande que mon navire sorte du port. Aussi, ayant dressé
l’artimon de mon discours au souffle de mon désir, j’entre en haute mer dans
l’espérance d’une bonne route et d’un port salutaire et honorable à la fin de mon
banquet. 10
19 Dans cette métaphore complexe de la navigation, le désir de
connaissance devient le vent qui pousse le navire et la raison son
timon. La raison guide le désir de connaissance qui à son tour pousse
le navire. L’autonomie de la raison, son pouvoir de décision,
permettent à l’homme d’atteindre son but ultime, sans aucune aide
divine. Sans entrer dans les détails, ce qui serait trop long, disons
que le moteur du Banquet est le syllogisme du désir. Le désir de
connaître la science et non Dieu devient pour Dante le summum
bonum, la fin qui engendre la béatitude. La tragédie intellectuelle et
morale de Dante réside en une double méprise, sur la notion de bien,
d’une part, sur la définition de la fin de l’homme, d’autre part.
20 Le voyageur Dante qui se retrouve par une belle nuit, au milieu du
chemin de la vie, à l’orée d’un bois obscur, se retourne tel un
naufragé qui, sorti de la mer, guette encore l’eau périlleuse. Si le
Banquet se voulait l’histoire d’une navigation, la Divine Comédie est la
conséquence d’un naufrage. Le navire de Dante, tel celui d’Ulysse,
évoqué au chant XXVI de l’Enfer « ... plongea (comme il plut à quelque
Autre) » 11 .
21 En cette fin de XIIIe  siècle, Dante s’engage aussi politiquement,
participe à des Conseils et accède même à la haute charge de Prieur,
ce Priorato qui lui vaudra l’exil. En effet, si louables que fussent ses
prises de position pour défendre l’autonomie de la Commune, il n’en
reste pas moins que son engagement nuisait aux intérêts pontificaux
que défendait la faction des Noirs. Dès lors :
errant, quasi mendiant [nous dit-il], je suis allé, montrant contre mon gré les
blessures reçues de la Fortune, qui sont souvent injustement imputées à celui qui
en souffre. Vraiment j’ai été un navire sans voile et sans gouvernail, emporté
vers divers ports, rivages et estuaires par le vent sec qu’exhale la douloureuse
pauvreté... 12
22 Banni de Florence, Dante restera exilé. Son errance en Toscane tout
d’abord, puis dans le Nord de l’Italie, va lui permettre de réfléchir,
confronté qu’il sera aux luttes de factions, au désordre politique et
au remède possible. La paix et la justice sont l’obsession de Dante.
Exul inmeritus se définira-t-il désormais, et ces particularia regimina
qui ont disséqué le tissu de l’Empire nuisent au bien-être du monde.
L’universalisme politique bafoué par l’émergence des forces
centrifuges que sont les communes doit être recomposé. Le pouvoir
temporel doit appartenir à un seul, arbitre du monde  : l’Empereur
qui, seul, saura reconduire l’humanité vers sa destinée, et qui, seul,
saura faire en sorte que le cours de l’Histoire redevienne l’expression
de la volonté de Dieu.
23 La pensée politique de Dante se développe à deux niveaux. Au niveau
de l’action, de l’engagement, à l’occasion de la descente d’Henri VII
de Luxembourg, ce jardinier d’une Italie laissée en friches par ses
prédécesseurs, ce nouveau messie chargé de ramener le multiple à
l’un, et de faire renaître l’Empire, institution juste et bonne, car
universelle, pouvoir régulateur et donc guide pour l’humanité de
toute félicité terrestre. La violence verbale de certaines épîtres trahit
la hâte de celui qui, dans le feu de l’action, cherche à convaincre à
tout prix ses concitoyens. La plume est vindicative, l’épître aux
Florentins très scélérats qui vivent à l’abri de leurs murs ne mâche
pas ses mots. Dante n’affirme-t-il pas que la voracité de la cruelle
cupidité de ses concitoyens les a disposés à tout sacrilège ?
24 La Monarchie de Dante, qui ne fait qu’amplifier les assertions du
Banquet en la matière, se situe, quant à elle, au niveau de la réflexion
politique. La genèse de l’œuvre est à rechercher dans la méditation
suscitée chez son auteur par la faillite de l’entreprise impériale. Ce
qui veut dire que ce texte est moins destiné à défendre un Empereur
en particulier qu’à forger le concept d’Empire et à en défendre la
validité auprès de ses contemporains. N’oublions pas cependant que
la prise de position de Dante en matière de définition d’un pouvoir
temporel autonome, se situe à un moment de radicalisation de la
controverse séculaire entre le spirituel et le temporel :
L’ineffable providence a donc proposé à l’homme de poursuivre deux fins : c’est-
à-dire la béatitude de cette vie, qui consiste dans l’épanouissement de ses vertus
propres et qui est représentée par le paradis terrestre ; et la béatitude de la vie
éternelle qui consiste à jouir de la vision de Dieu, à laquelle ne peut atteindre
notre vertu propre, si elle n’est aidée par la lumière divine. C’est pourquoi
l’homme a eu besoin de deux guides en vue de ses deux fins  ; à savoir le
souverain Pontife, pour conduire le genre humain à la vie éternelle, en suivant
les enseignements de la révélation et l’Empereur, pour conduire le genre humain
au bonheur temporel, en suivant les enseignements de la philosophie. 13
25 Deux fins, duo ultima, deux guides dérivant leur autorité ex eodem
principio, c’est-à-dire directement de Dieu, opérant en toute
autonomie, chacun dans son domaine de compétence, et disposant,
l’un des documenta philosophica, l’autre des documenta spiritualia.
L’affirmation conclusive de la Monarchie est troublante. À vouloir
affirmer l’indépendance de l’Empire, dont l’instrument pour agir est
la philosophie, vis-à-vis de l’Église qui a à sa disposition la théologie,
la Monarchie en arrive à poser l’indépendance de la Raison par
rapport à la Foi. Saint Thomas n’apprécierait sûrement pas.
26 La pensée politique de Dante est particulièrement originale. Elle l’est
juridiquement parlant puisqu’elle opère une savante médiation
entre l’augustinisme (les deux pouvoirs sont présentés comme
remedia infirmitatis), le thomisme et sa revalorisation de la société
humaine dans le sillage de la pensée aristotélicienne, et la
conception des civilistes français (Jean de Paris), tout occupés à
défendre l’autonomie du pouvoir temporel face à la juridiction
pontificale. La seconde originalité de cette pensée politique est
d’être sous-tendue par une théorie linguistique qui cherche à
instaurer un rapport organique entre autorité politique et autorité
culturelle. La profonde admiration de Dante pour les poètes siciliens
trouve ici sa pleine justification. Ils ont gravité dans l’orbite d’un
pouvoir politique unitaire qui a su susciter le développement d’une
poésie ayant une fonctionnalité précise  : doter l’État de toutes les
caractéristiques qui le qualifieraient de souverain aux yeux de
l’autre grande institution qu’est l’Église. Le De l’éloquence en langue
vulgaire se fixe pour but de forger un outil linguistique unitaire qui
soude la communauté des poètes illustres, poètes d’origine
géographique différente, qui forment une unité morale et littéraire
supérieure, présage d’une future organisation politique. Un vulgaire
exhaussé de ce fait au rang de langue d’un pouvoir impérial
gouvernant selon les principes de la philosophie. Soulignons
l’incidence que peut avoir la légitimation de l’autonomie du pouvoir
impérial sur le plan des rapports vulgaire/latin. Le latin demeure au
service des documenta spiritualia, langue de l’Église. La séparation des
deux pouvoirs par la délimitation des champs de compétence et la
définition consécutive de deux outils linguistiques, le vulgaire,
langue de la philosophie et le latin, langue de la théologie, permet à
Dante de résoudre le problème des rapports vulgaire/latin en termes
de distinction et non de hiérarchisation, et partant de justifier ses
choix linguistiques. Pour originale que soit cette pensée politique,
elle n’en frise pas moins l’hérésie. L’indépendance de la Raison vis-à-
vis de la Foi conduit tôt ou tard à la doctrine de la double vérité
d’averroïste mémoire.
27 Faut-il donc s’étonner si celui qui, à la mort de Béatrice, s’est tourné
vers l’étude de la philosophie, convaincu de l’infini capacité de la
raison humaine appelée à connaître en toute autonomie au point
d’en oublier Béatrice et de se détourner de la recherche de la vraie
béatitude, se soit un jour retrouvé sur un chemin qui :
                                                       […] s’éloigne
     autant des voies de Dieu, que la terre est distante
     du ciel le plus rapide et le plus haut. 14  ?
28 Toutes les œuvres de Dante, Le Banquet, le De l’éloquence en langue
vulgaire, La Monarchie, resteront inachevées. L’abandon de ces projets
intellectuels que sous-tendent une conception laïque de la culture
est le signe d’une fracture irrémédiable, de la prise de conscience de
l’impossibilité de concilier philosophie et christianisme, et de la
nécessité de renoncer à l’utopie du bonheur, fin ultime de l’homme
consistant en l’actualisation de tout le potentiel cognitif de l’être
humain :
Fou qui attend que l’humaine raison
     parvienne à suivre la voie infinie
     que trace une substance en trois personnes !
Que le quia, genre humain, vous suffise :
     car si vous aviez pu tout découvrir,
     fallait-il donc que Marie enfantât ? 15
29 Et les propos sont de Virgile.
30 La genèse de la Divine Comédie est là, dans la prise de conscience de la
faute. Dante se reconnaît comme celui qui a commis non pas de
simples erreurs intellectuelles, doctrinales, mais comme celui qui a
commis le péché de substituer au Bien suprême, Dieu, le bien de la
science. La Divine Comédie se veut une réécriture en termes chrétiens
du théorème du désir et de la perfection. Elle sera un autre traité sur
le bonheur, à conquérir au paradis lorsque la traversée de l’Enfer et
l’ascension du Purgatoire auront permis à l’auteur/acteur du poème
de reconnaître la faillite de son expérience personnelle passée,
appréciée non plus d’un point de vue philosophique mais
théologique. Le divin poème s’apprête à recomposer chaque épisode
de vie, à réinterpréter chaque concept en vue de la conquête d’une
fin, le salut, puisque l’histoire de la Rédemption a rétabli pour
chaque homme la possibilité de reconquérir sa fin originelle, la
béatitude céleste qui est non pas connaissance mais visio Dei. En ce
sens la Divine Comédie est bien une comédie, puisqu’elle permet au
nouvel Adam que fut Dante péchant par orgueil, tels ces pécheurs
lucifériens qui cherchèrent à devenir l’égal de Dieu, de sortir des
chemins détournés et obscurs (« car la voie droite était perdue » 16
), de s’arracher à l’immanence, à l’utopie et à l’illusion du désir
satisfait ici-bas, pour rejoindre, grâce à l’illumination divine, la
vision béatifique.
31 La forêt obscure métaphorise en quelque sorte, dès le prologue, le
paradoxe de celui qui croyait éclairer les hommes sur le chemin de la
perfection intellectuelle. Il appartient aux premiers chants de la
Divine Comédie d’introduire la dimension chrétienne, eschatologique
de ce voyage, itinerarium vers la reconquête du salut.
32 Le premier chant de la Divine Comédie conduit le « moi  » personnel,
Dante, de la forêt obscure du péché à la colline lumineuse. Au cours
de ce déplacement, Dante rencontre divers obstacles (nous sommes
dans un cadre allégorico-didactique) qui lui barrent la route de la
colline lumineuse. Cette ascension ne peut se faire, lui dit Virgile, en
raison de la présence menaçante d’une louve. Il propose donc au
pèlerin un autre voyage qui n’est plus allégorique mais historique,
non plus horizontal mais vertical, long et non bref. Virgile en sera le
guide et son discours est déjà en soi une sorte d’adieu à l’aveugle
confiance que Dante eut en une raison naturelle capable de mener
l’existence humaine à sa pleine réussite. La coïncidence soulignée
par le voyageur du début de son voyage avec le printemps, le temps
où Dieu créa l’univers, devient pour le viator une source d’espoir, il
saura surmonter les obstacles sur son chemin. La configuration des
étoiles tout comme le simple personnage de Virgile révèlent les
limites de la raison naturelle à placer l’aventure humaine sous de
bons auspices.
33 Le second chant nous introduit dans une dimension nouvelle. Si le
premier était dans la tradition du poème allégorique et didactique,
tel le Tesoretto de Brunetto Latini, le second a une tonalité épique et
romanesque, modelé sur l’Énéide de Virgile et le roman épique en
langue d’oïl. Ainsi le début de la Divine Comédie nous offre-t-il deux
projets de voyage, le voyage allégorique qui conduit le poète de la
forêt obscure à la colline de l’agir vertueux où il se heurte à trois
bêtes féroces, personnifications de forces morales et spirituelles,
vicieuses, et le voyage typologique où l’allégorie des poètes cède la
place à celle des théologiens, où le Virgile du premier chant, raison
naturelle qui vient au secours de Dante en proie à des forces
irrationnelles, devient un messager. Le créateur du descensus
classique est investi d’une mission qui en fait l’annonciateur du
descensus chrétien du pèlerin/Dante :
Poète qui me guides,
     regarde si ma force est suffisante,
     avant de m’exposer au dur passage. 17

34 Mais à peine entré dans le royaume infernal, Dante hésite  : Énée


certes a fait ce voyage, mais le ciel empyrée l’élut pour père de la
très noble Rome et de l’empire :
Le vase d’élection y vint ensuite,
     pour apporter réconfort à la foi
     qui est le premier pas vers le salut. 18

35 Mais moi, dit Dante, pourquoi venir ? Je ne suis ni Paul ni Énée, et en


m’abandonnant à ce voyage, je risque de courir le risque d’Ulysse. Le
sens de la longue réponse de Virgile est tout entier résumé dans le
nom de Béatrice. Ce sont les mérites que le poète de Béatrice avait
acquis comme chantre d’un amour terrestre divinement sublimé, qui
justifient l’intervention de sa dame pour que la grâce nécessaire à
tout celui qui entreprend le voyage vers le salut l’illumine et que
Virgile l’accompagne au long de ce cheminement qui va le conduire
depuis l’Enfer, c’est la descente d’Énée, jusqu’au Paradis, à la vision
de Dieu, c’est l’ascension de Paul. Le voyage de Dante réalise la fusion
de ces deux modèles. Ainsi la Divine Comédie se situe-t-elle au
confluent de la culture classique et de la culture chrétienne. Mieux,
elle donne à la tradition épique virgilienne le perfectionnement
garanti par la mise en perspective chrétienne d’une peregrinatio toute
orientée vers la reconquête du chemin qui mène à Dieu.
36 Le programme de Virgile est clairement tracé  : reconduire Dante à
Béatrice, et pour ce faire vaincre la peur qui anime le disciple : « Je
crains que l’accomplir ne soit folie 19  ». Vaincre la peur qui obsède
le voyageur au débouché de la forêt équivaut à accepter le voyage en
tant qu’agens et auctor, à vaincre le doute que le pèlerin a sur ses
capacités intellectuelles. C’est donc franchir le pas de l’écriture,
traverser cette «  plage déserte  » évoquée au premier chant qui
figure la blancheur de la page vide et réaliser cette promesse faite à
Béatrice à la fin de la Vie nouvelle de dire d’elle ce qui n’avait jamais
été dit d’aucune femme. Vaincre la peur revient à fermer la
parenthèse de l’écriture du Banquet, des Rimes, de la Monarchie,
autant de défaillances dont Dante va s’amender par ce voyage
infernal, puis purgatorial, avant d’atteindre la sublime vision de sa
dame contemplée dans la gloire de l’Empyrée.
37 Si l’amour de Béatrice est le premier moteur (grâce à l’impulsion
divine) de l’action salvatrice de Virgile appelé à secourir Dante et de
la mise en marche de celui-ci invité à parcourir la longue route des
trois royaumes, il est clair que la faute à expier, sous ses multiples
facettes, est une : l’oubli de Béatrice et donc l’abandon de la quête du
salut.
38 Envoyé de Béatrice, Virgile entraîne le pèlerin sur un sentier
périlleux, mais il accepte la mission, conscient d’être assisté dans sa
tâche par la puissance céleste. L’intervention d’une trinité féminine,
Béatrice, Lucie, Marie, est à l’origine de son mandat. Et dès son
entrevue avec Béatrice descendue solliciter sa participation, il
s’affirme comme une raison parfaitement consciente de ne pouvoir
pénétrer dans le domaine réservé à la vérité révélée :
Ô dame de vertu – vertu qui seule
     fait que le genre humain franchit les bornes
     de ce ciel-ci, dont les cercles sont moindres. 20

39 Virgile le sait et le dit  : il n’a aucunement la possibilité de s’élever


au-dessus du ciel de la lune. Et s’il relate à Dante son entretien avec
Béatrice, c’est très précisément pour que le pécheur qu’il est sache
que la lumière de la raison est faible et que sans l’aide de la grâce
notre intelligence n’est même pas en mesure de mener à sa
perfection toutes nos facultés intellectuelles. Virgile ne provient-il
pas des Limbes, de ce noble château où sont réunis tous les grands
esprits de l’Antiquité qui ne connurent pas le Christ et qui sont là à
soupirer, sans espérance, dans ce lieu de ténèbres intérieures et
extérieures, comme le chantre de l’Enéide le précisera à son
concitoyen Sordello, soucieux de connaître son sort ?
40 Virgile descend en Enfer, au règne de l’irrationnel, et il gravit le
Purgatoire. Mais il est parfaitement conscient de ses limites : « Tout
ce qu’ici voit la raison, / je puis le dire : attends de Béatrice / ce qui
la vainc, car c’est sujet de foi 21 . » Le maître a ainsi défini en termes
très scolastiques ses rapports avec Béatrice  : il est la Raison
spéculative, elle est la Foi. Il est capable d’expliquer tout ce qui est
humainement démontrable. Il est le grand témoin de la sagesse
classique qui jeta les bases humaines et rationnelles sur lesquelles la
civilisation chrétienne se construisit. Il s’exprime comme un
philosophe non éclairé par le Verbe, si bien que parvenu au paradis
terrestre il avoue. Son discours est timide, il n’est pas expert, dit-il,
de ces lieux où il est parvenu :
Mais n’attends plus de moi conseil ni signe ;
     ton jugement est droit, libre et lucide :
     ne pas le suivre serait donc mal faire. 22
41 C’est pourquoi il disparaît discrètement dès que Béatrice apparaît.
42 Le chantre de l’Énéide incarne ce que Dante a failli devenir  : une
raison qui se suffit à soi-même et donc un homme privé de la
capacité de conquérir la béatitude éternelle. Miroir de la faillite de
Dante, il est la démonstration que l’homme ne peut par l’exercice de
sa seule raison prétendre s’ouvrir à la compréhension des vérités
supérieures. Au côté négatif de Virgile vient s’ajouter un côté
éminemment positif  : la Raison conduit à la Foi et les deux guides,
Virgile et Béatrice, se succèdent sans se contredire dans
l’accompagnement de Dante vers le Bien infini. La Théologie prend le
relais en quelque sorte de la Philosophie. La suprême conciliation
opérée par la scolastique se traduit ici par une récupération de la
philosophie, non plus considérée fin en soi, comme dans le Banquet,
mais comme propédeutique à un autre type de connaissance par la
Révélation.
43 Le voyage de Dante est exemplaire dans sa linéarité. De Virgile à
Béatrice, il est l’emblème de ce système unique d’approche de Dieu
que constitue la connaissance humaine. La violente accusation de
Béatrice au paradis terrestre pointe du doigt la trahison de Dante, la
déviance de la doctrine traditionnelle de l’Église qui consiste en la
séduction d’ un aristotélisme radical :
C’est pour que tu voies bien à quelle école
     tu te mettais, et comment sa doctrine
     peut suivre ma parole, me dit-elle,
et que votre chemin s’éloigne autant
     des voies de Dieu, que la terre est distante
     du ciel le plus rapide et le plus haut. 23
44 L’itinerarium mentis in Deum qui conduit sans conflit idéologique de
Virgile à Béatrice corrige incontestablement cette exaltation de
l’autosuffisance de la Raison, ce culte de la philosophie, ce «  tout
connaître » du Banquet qui prétendait hisser l’homme à la hauteur de
Dieu. Cet itinerarium corrige aussi la conclusion de la Monarchie, à
savoir l’autonomie de la Philosophie par rapport à la Théologie. Les
rapports Philosophie/Théologie se présentent sous un jour nouveau
et doivent être définis en termes de complémentarité et donc de
nécessité. C’est un premier point qui corrige « en négatif  » la prise
de position du Banquet. Mais il y a un deuxième point, nettement plus
positif, et qui est l’acte d’allégeance de Dante à la scolastique et à sa
définition de la vision béatifique comme pure et simple vision
intellectuelle de Dieu. Dire que la seule vraie béatitude est la vision
intellectuelle de Dieu sans intermédiaire, promise aux seuls élus,
n’est-ce pas faire entrer de la théologie dans le mouvement de
rationalisation qui donna naissance à la philosophie près de vingt
siècles auparavant  ? La réflexion même de l’époque scolastique qui
est la sienne place Dante dans une position cruciale par rapport à
l’histoire de la poésie eschatologique et de la philosophie.
45 La conception corrigée des rapports entre philosophie et théologie
que propose la Divine Comédie, entraîne inévitablement une
réorientation de la pensée politique de Dante.
46 Au royaume du péché éternel, le pèlerin traverse la cité de Dys, lieu
de la ruine sociale. La civitas Diaboli est un monde d’injustice. La
civitas Dei du Paradis est l’emblème de la parfaite communauté. Entre
les deux, le mont Purgatoire où les âmes réapprennent à vivre en
collectivité et sont éduquées en vue de la conquête de la vraie
liberté. Pour que le rêve devienne réalité, il manque ce veltro
prophétisé par Virgile en ouverture de la Divine Comédie, qui chassera
la louve qui empêche Dante de gravir la colline lumineuse. Le thème
politique à peine esquissé mais aussitôt situé dans une perspective
éthique (la vie active ce sont, en effet, les opérations des vertus
morales) sera repris de cantica en cantica, et l’appareil prophétique
est organisé sans aucun effet de hasard. Plus le voyage avance, plus il
se fait engagé. Dante se substitue finalement aux figures symboliques
des prophètes pour devenir prophète soi-même d’une nouvelle
régénération de l’humanité. Dieu n’abandonnera pas son peuple. La
Divine Comédie opère cependant un glissement du plan institutionnel,
juridique et polémique au plan ontologique. Peu importe
l’argumentation des curialistes et des civilistes. Ce qui compte, c’est
la finalité de l’être humain. En l’absence de l’Empire, l’homme, tel un
cheval débridé, n’ayant pour guide qu’un mauvais pasteur
usurpateur, tourne le dos à son salut :
Et toi, mon fils, qui par ton poids mortel
     retourneras en bas, ouvre la bouche :
     ce que je n’ai pas tu, ne le tais pas. 24
47 Investi de la mission de scriba Dei, l’écriture de la Divine Comédie
procède donc de la volonté de dévoiler aux hommes le plan divin, de
rendre lisible la signification de l’Histoire. Le salut du chrétien-Dante
passe par le salut de l’écrivain. Tout au long de ce voyage de
pénitence qu’est la traversée des trois royaumes, le pèlerin
rencontre des hommes et des femmes qui ne sont que les divers
reflets d’un moi vis-à-vis duquel le poète engagé sur la voie de la
reconquête du salut opère une distanciation très significative. Les
diverses stations de cette via crucis sont autant d’arrêts sur le moi qui
permettent à l’écrivain d’effectuer aussi en ce domaine une relecture
critique de sa biographie personnelle.
48 Au chant XXVI de l’Enfer, Dante s’attarde en compagnie de Bertran
de Born qui incarne la dissociation entre éthique et politique.
Homme politique, mais écrivain fauteur de discorde, il est le Dante
du premier exil, l’homme de l’agir humain haineux et de l’écrivain
vengeur. La lente progression du chrétien est aussi celle de l’artiste
qui, après avoir gaspillé son énergie et « dispersé ses plumes » selon
Béatrice, va élever son chant au-dessus de la mêlée et retrouver sa
vocation d’écrivain qui est d’annoncer aux hommes par quelle voie,
l’Histoire redevenant l’expression de la volonté de Dieu, les hommes
pourront reconquérir dès ici-bas le salut éternel.
49 La Divine Comédie assume ainsi ce double rôle d’enseigner par son
écriture la voie de la Rédemption pour le monde et de permettre, de
ce fait, à l’écrivain de réconcilier sa vocation et son devoir de
chrétien.
50 Durant l’examen-confession auquel Béatrice soumet Dante au
chant  XXX du Purgatoire, nous percevons, grâce à la réintégration
dans une logique narrative du mythe qu’elle représente, un autre
aspect de la culpabilité du poète.
51 Béatrice fut pour le poète jeune un témoin de contemplation. Sa
beauté avait valeur de message prophétique, elle était invitation à
passer de l’amour figuré, l’amour du sensible, à l’amour du vrai,
l’amour de Dieu. Elle fut un don de Dieu, une créature dont la réalité
manifeste aux yeux et à l’intellect des hommes la Divine Sagesse,
dont l’amour est initiation aux mystères de l’incréé. Entre
l’épiphanie de Béatrice dans la Vie nouvelle et son retour dans la
Divine Comédie, le poète comblé des largesses divines s’est détaché un
temps de la fin suprême incarnée par Béatrice, reniant la dimension
sacrale de l’amour.
52 Le premier personnage que le pécheur rencontre, la première
station de cette via crucis est Francesca da Rimini, au cercle des
luxurieux. À la lecture du livre de Lancelot, Paolo et Francesca
tombent follement amoureux l’un de l’autre. La damnation éternelle
qui frappe les amants permet à Dante de réfuter l’idéologie de la
fol’amor, la théorie de l’amour-passion soumis aux lois de la Fortune,
qui fait d’une créature humaine l’unique et ultime objet de son désir.
Le chant  V de l’Enfer tire en quelque sorte un trait sur le monde
arthurien et la culture qu’il représente, non sans émotion de la part
de son auteur saisi d’une profonde tristesse à l’écoute des deux
amants. La participation sentimentale se veut un adieu à une
conception de l’amour irrationnelle, désordonnée. La page
« infernale » de l’éthique courtoise est tournée. Le voyage de Dante
se présente, dès l’entrée en matière, comme une nouvelle quête, la
quête de l’amour vrai qui de l’enfer conduit au paradis. Sur ce
chemin de reconquête spirituelle, le poète va mettre en scène en
quelque sorte, à travers ses diverses rencontres, ses expériences de
vie et leur traduction en langage poétique.
53 Le Purgatoire qui débute avec le chant de Casella, est le lieu de
rendez-vous des poètes. Nous ne retiendrons que deux figures qui
dominent le chant XXVI, Guido Guinizelli et Arnaut Daniel. La
flamme, le feu, toute l’ardeur qui parcourt ce chant, sont des
éléments topiques de la poésie amoureuse de Dante et des poètes de
son temps. Guido Guinizelli, père de Dante et de bien d’autres
meilleurs que lui (c’est Dante qui parle), est l’initiateur du Dolce Stil
Novo, une doctrine de l’amour qui va chercher appui dans la
métaphysique et non plus dans la psychologie naturaliste d’André le
Chapelain, et tenter de trouver une solution de conciliation entre
amour profane et amour sacré. Le stilnovisme consiste en une
intellectualisation suprême du sentiment d’amour. Comme dans la
philosophie scolastique, nous avons une constante interaction entre
sensible et intelligible. Amour part de l’expérience du beau – la vue
de la Dame, source de tout bien et de toute vertu –, mais elle est
prétexte à un amour qui conduit le poète vers une recherche, une
exploration de l’intériorité. Amour est un principe éminemment
éthique qui permet à l’homme d’actualiser la somme de ses
perfections. La donna angelicata, femme-ange, n’est qu’un médiateur.
L’amour qu’elle suscite en l’homme n’est que le moteur de cette
inlassable quête du Bien. Elle n’est au fond que la projection d’un
devoir-être vers lequel tend tout «  cœur noble  ». Doux style
nouveau, car nouvelle est la conception de l’amour  ; nouvelle est
aussi cette réconciliation du sentiment amoureux et de la loi morale.
La douceur naissant aussi de cette attitude d’autocontemplation, de
méditation qu’est le chant du poète.
54 Le stilnovisme constitue une étape dans la formation de Dante, mais
une étape qui dans le cadre d’une relecture biographique fait figure
d’expérience dépassée, à consumer dans le feu purificateur que
Virgile invite Dante à traverser pour rejoindre cette Béatrice pour
laquelle il avait forgé dans la deuxième partie de la Vie nouvelle la
poésie théologisante de la loda. Le déroulement de la Vie nouvelle
permet, en effet, de passer du plan aristotélicien d’une visio corporalis
comme principium amoris sensibilis à une contemplation thomiste, la
contemplatio spiritualis pulchritudinis, comme principe d’amour
spirituel.
55 Force est de reconnaître que la reformatio entamée dans la Vie
nouvelle a été abandonnée au profit d’autres expériences de vie et
d’écriture. Arnaut Daniel n’est pas là par hasard. Il a permis à Dante
de dépasser le stilnovisme. Il est l’homme du trobar clus, de la sestina,
le modèle ô combien admiré de la complexité du style fin en soi qui
traduit fidèlement la richesse, la douleur et le réalisme du vécu
psychologique . Dans le feu d’Arnaut brûlent les Rime petrose, un
temps de déviance autant moral que littéraire.
56 Trouver réunis au sommet du Purgatoire Guido Guinizelli et Arnaut
Daniel constitue un émouvant chant d’adieu à des années d’écriture
et d’infidélité de l’homme et du poète, s’il est vrai que Dante avait
promis solennellement dans la Vie nouvelle de ne prendre désormais
pour matière de son chant que la louange de sa dame et de  «  dire
d’elle ce qui n’avait jamais été dit d’aucune autre  » 25 , alors qu’en
homme fou, ennemi de la vérité, dépourvu d’auctoritas, il s’est plu à
tracer la voie qui conduit loin de Dieu.
57 La Divine Comédie est un voyage-exploration de la mémoire qui
mesure la distance entre l’être et le devoir être, entre l’exemplarité
d’un parcours qui constitue le récit de la Vie nouvelle et le naufrage
de la nef du désir fou, désir intellectuel qui s’est échoué par une belle
nuit au bord de l’abîme. Pour retrouver le chemin tracé dans la Vie
nouvelle qui mène, grâce à l’amour, à la reconquête du Bien suprême,
il fallait prendre conscience de ses erreurs – c’est le but de la
traversée de l’Enfer – et en comprendre la cause, à travers
l’ascension du Purgatoire. De l’expérience à la connaissance pour
mériter la visio Dei.
58 Les reniements et les corrections que l’auteur s’impose n’ont pas
cependant une portée strictement individuelle et personnelle. On
pressent dans cette tension entre l’enthousiasme de l’homme
politique et la conscience tragique de soi en tant que chrétien
l’émergence de nouvelles exigences, la revendication de la
reconnaissance de la capacité et de la dignité de l’homme, être de
raison, être créateur que l’au-delà certes inquiète mais que l’ici-bas
attire toujours plus. La relecture biographique à des fins
eschatologiques que constitue la Divine Comédie est l’indice de
l’effritement de la conception sphérique qui postule l’existence de
liens nécessaires entre le réel et le surnaturel, et de la percée d’un
humanisme de dissociation. Le pressentiment qui affleure dans le
divin poème du caractère terrible de ce don de la liberté potentielle
crée l’atmosphère angoissante de l’instant qui fuit. Dante n’est pas
seul à traverser ces trois royaumes. Avec lui, nous entrons de plain-
pied dans ce monde du destin accompli et nous nous voyons, êtres
inaccomplis, sur la scène où va se décider notre salut  : damnés ou
sauvés, c’est à nous d’en décider.

NOTES
1. Dante Alighieri, Vie nouvelle, dans Œuvres complètes, Paris, Presses Universitaires de
France, 1996, vol. II.
2. Dante Alighieri, La Divine Comédie, Œuvres complètes, trad. cit., Purgatoire, XXX, v. 73-75.
3.Ibid., v 124-129.
4.Vie nouvelle, trad. cit., XXXIX.
5.Purgatoire, trad. cit., XXXI, v. 136-139.
6.Divine Comédie, trad. cit., Enfer, I, v. 22-27.
7.Purgatoire, trad. cit., XXXI, v. 22-29, 52-59.
8.Dante Alighieri, Le Banquet, dans Œuvres complètes, trad. cit., II, XII.
9.Ibid., I, I.
10.Ibid., II, I.
11.Enfer, trad. cit., XXVI, v. 141.
12.Banquet, trad. cit., I, III.
13.Dante Alighieri, La Monarchie, dans Œuvres complètes, trad. cit., III, 15.
14.Purgatoire, trad. cit., XXXIII, v. 88-90.
15.Ibid., III, v. 34-39.
16.Enfer, trad. cit., I, v. 1-3. 
17.Ibid., II, v. 10-12.
18.Ibid., v. 28-30.
19.Ibid., v. 35.
20.Ibid., v. 76-78.
21.Purgatoire, trad. cit., XVIII, v. 46-48.
22. Ibid, XXXIII, v. 85-90.
23.Ibid., XXXIII, v. 85-90.
24. Dante Alighieri, La Divine Comédie, Œuvres complètes, trad. cit., Paradis, XXVII, v. 64-66.
25. Dante Alighieri, La Vie nouvelle, dans Œuvres complètes, trad. cit., XXXI.

RÉSUMÉS
Cet article retrace le parcours biographique et poétique de Dante en tant qu’itinéraire
orienté vers une renovatio spirituale. Il analyse le rôle que jouent l’amour, la philosophie et la
théologie dans cette rénovation.

This article recounts Dante’s biographical and poetical itinerary considered as oriented
towards a renovatio spirituale. It analyses the role played by love, philosophy and theology in
this renovation.

Quest’ articolo descrive il percorso biografico e poetico di Dante come un itinerario


orientato verso una renovatio spirituale. Analisa il ruolo del amore, della filosofia e della
teologia in questa renovazione.

INDEX
Thèmes : Banquet, Convivio, De l’éloquence en langue vulgaire, De Monarchia, Divina
Commedia, Divine Comédie, De vulgari Eloquentia, Monarchie, Rime estravaganti, Rime
petrose, Vie nouvelle, Vita nuova, Béatrice, Dante, Virgile, Enfer, Purgatoire, Paradis
céleste, Paradis terrestre
Keywords : love, poetry, philosophy, politics, theology, salvation
Parole chiave : amore, poesia, filosofia, politica, teologia, salvezza
nomsmotscles André le Chapelain, Arnaut Daniel, Bertran de Born, Dante, Forese Donati,
Francesca da Rimini, Guido Guinizelli, Jean de Paris
Mots-clés : amour, poésie, philosophie, politique, théologie, salut

AUTEUR
CATHERINE GUIMBARD

Professeur de langue et littérature italiennes du Moyen Âge à l’université Paris-Sorbonne


État de la recherche
État de la recherche

Comptes rendus
État de la recherche

Comptes rendus

Essais
Florence Bouchet, Le Discours sur la
lecture en France aux XIVe et XVe
siècles
Champion, « Bibliothèque du XVe siècle » 74, 2008

Robert Deschaux

RÉFÉRENCE
Florence Bouchet, Le Discours sur la lecture en France aux XIVe et
XVe siècles, Paris, Champion, « Bibliothèque du XVe siècle », LXXIV,

2008, 392 p.
1 Issu de l’Habilitation à diriger des recherches obtenue en Sorbonne
(voir Perspectives médiévales 31, p. 129-133), cet ouvrage a pour objet
de «  cerner les caractéristiques de la lecture dans la littérature du
Moyen Âge tardif en France ».
2 L’exploration, fondée sur l’examen de plus de cent œuvres, discerne
alors deux pôles fondamentaux de lecture, l’un provenant du
courant courtois, l’autre du courant clérical. Ainsi le livre sert-il
tantôt de passe-temps récréatif, tantôt de source d’enseignement.
Surtout elle révèle l’autorité grandissante que prend le lecteur dans
la création littéraire au moment où la lecture oralisée fait place à la
lecture individuelle, oculaire et silencieuse, et cela aussi bien dans
l’accès matériel au texte que dans la réception de l’œuvre ou
l’élaboration du sens. En est recentrée de la sorte sur la fin du Moyen
Âge, et de façon convaincante, l’émergence des premiers traits qui
caractériseront la lecture moderne : ils sont dans une large mesure
des acquisitions antérieures à la Renaissance du XVIe  siècle. En
annexe sont proposés douze extraits de textes fondamentaux de
l’enquête  ; bibliographie et index (noms, titres, notions) rendent
l’ouvrage très facilement utilisable.

AUTEURS
ROBERT DESCHAUX
Professeur émérite de littérature du Moyen Âge - Université Stendhal Grenoble III
Caroline Cazanave, D’Esclarmonde à
Croissant. Huon de Bordeaux, l’épique
médiéval et l’esprit de suite
Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2007

Elodie Burle-Errecade

RÉFÉRENCE
Caroline Cazanave, D’Esclarmonde à Croissant. Huon de Bordeaux,
l’épique médiéval et l’esprit de suite, Besançon, Presses universitaires de
Franche-Comté, 2007, 300 p.
1 Les trois parties de cet ouvrage, pour un ensemble de neuf chapitres,
ont pour objectif de s’interroger sur le cycle de Huon de Bordeaux et
en particulier sur ses continuations proleptiques narrant une
curieuse histoire de descendance à résoudre, autrement dit ses
suites.
2 L’ouvrage se propose tout d’abord de rassembler et de classer un
corpus particulier à partir du manuscrit T (Turin, LII14) pour faire
apparaître une chronologie de sections (du Roman d’Auberon à Yde et
Olive avec Huon et les Géants), du constat de l’enchevêtrement des
épisodes aux essais d’élucidation des brouillages en suivant le fil
conducteur de la série. L’étude concerne alors les mouvements de la
diffusion et de la réception des séquences dans la littérature
française pour circonscrire le phénomène cyclique d’un point de vue
intertextuel. Cela permet à l’auteur de reconsidérer, à partir des
réflexions antérieures sur l’œuvre, les familles, les sources, les
influences et la chronologie, en dépassant les frontières spatiales
(écho et réminiscence de la littérature indienne par exemple),
génériques (le mélange de la chanson de geste, du roman et du
conte, vers un «  modèle épique semi-tardif  ») et temporelles (du
e
XIII  siècle à la Bibliothèque bleue). L’interrogation sur la stylistique

de ce(s) texte(s), de la composition rimée à l’écriture en prose,


apporte de même des hypothèses nouvelles sur un ensemble
composite, fragmentaire et pourtant unifié  ; récit fleuve, dont les
imbroglios font rire ou pleurer le lecteur dans une stratégie de
théâtralisation, ce cycle, entre œuvre d’érudition et littérature
populaire, est un cycle à succès. Pour preuve, sa propre
« descendance » littéraire jusqu’au XXe siècle ; pour preuve encore la
vitalité de la critique sur ce sujet à laquelle Caroline Cazanave ne
manque pas de rendre hommage et dans laquelle elle s’inscrit avec
beaucoup de finesse et d’énergie.

AUTEURS
ELODIE BURLE-ERRECADE
Maître de conférencres en langue et littérature du Moyen Âge – Université d’Aix-Marseille
Bernard Guidot, Chanson de geste et
réécritures
Paradigme, « Medievalia », Caen, 2008

Valérie Naudet

RÉFÉRENCE
Bernard Guidot, Chanson de geste et réécritures, Caen, Paradigme,
« Medievalia », 2008, 438 pages.
1 Avec ce volume, Bernard Guidot a l’occasion de réunir vingt-cinq de
ses articles, ayant tous pour objet la chanson de geste.
2 Ils permettent de balayer un vaste champ. C’est tout d’abord d’un
point de vue chronologique que l’auteur offre un vaste panorama
puisque il s’intéresse aussi bien aux poèmes de la fin du XIIe siècle et
du XIIIe  siècle («  Spiritualité et violence dans Raoul de Cambrai  »,
«  L’extension cyclique de la Geste des Lorrains  : abandons,
résurgences, irradiation  », «  Aliscans, chanson de la tendresse  »…)
qu’aux réécritures postérieures (XVIIIe et XIXe siècles  : «  Huon de
Bordeaux. L’épisode de l’embuscade liminaire chez Tressan et chez
Delvau » ou « Des bacons comme s’il en pleuvait… Le pathétique dans
un extrait des Quatre fils Aymon à la fin du XIXe  siècle »), sans oublier
les mises en prose du XVe siècle («  Formes tardives de l’épopée
médiévale  : mises en prose, imprimés, livres populaires  » ou «  Le
Siège de Barbastre dans le Guillaume d’Orange en prose  : l’originalité
dans l’écart »). Mais c’est aussi dans le corpus des textes étudiés que
l’on retrouve la largeur de vue de l’auteur : on trouvera des travaux
sur Raoul de Cambrai, la Geste des Lorrains, Les Quatre Fils Aimon, mais
aussi différentes chansons du Cycle de Guillaume. Un principe
organisateur unifie le tout et guide le lecteur  : les articles sont
répartis en six chapitres («  Monde chrétien et monde sarrasin  »  ;
« Familles et cycles » ; « Regard et points de vue » ; « Imaginaire et
illusion » ; « Fantaisie et humour » ; « Réécritures ») qui témoignent
de l’apport de l’auteur aux grands axes de recherche qui ont occupé
la critique sur les chansons de geste ces dernières années. Quelques
pages liminaires offrent un éclairage théorique sur chacune de ces
sections. Cette mise en perspective rigoureuse d’éléments à l’origine
épars dans différentes revues et dans le temps (les articles ont
presque tous paru entre 1990 et 2001) s’avère pertinente et très utile
pour tous ceux qui s’intéressent aujourd’hui au domaine épique.

AUTEURS
VALÉRIE NAUDET
Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Âge – Université d’Aix-Marseille
Roland Guillot, L’Épreuve d’ancien
français aux concours
Paris, Champion, Unichamp-Essentiel, 2008

Valérie Naudet

RÉFÉRENCE
Roland Guillot, L’Épreuve d’ancien français aux concours. Fiches de
vocabulaire, Paris, Champion, Unichamp-Essentiel, 2008, 516 p.
1 Avec plus de 350 fiches de vocabulaire présentées par ordre
alphabétique pour un repérage immédiat, précédées d’une mise au
point méthodologique sur les enjeux et les règles de l’exercice tel
que le conçoivent les concours de recrutement de l’Éducation
nationale (CAPES et agrégation externe de Lettres Modernes), ainsi
que d’une bibliographie, l’ouvrage de Roland Guillot est destiné aux
candidats préparant l’épreuve de lexicologie qui fait partie de l’étude
grammaticale d’un texte antérieur à 1500, mais aussi plus largement
à tout étudiant de Lettres désireux de se former à l’histoire de notre
vocabulaire.
2 Chaque fiche retrace donc, de manière rédigée, l’évolution
sémantique d’un mot depuis son étymon jusqu’au français moderne,
prenant soin de détailler l’usage en langue du Moyen Âge,
notamment grâce à la mention de mots de la même famille
morphologique ou sémantique. On trouvera les grands classiques
attendus comme chevalier, talent ou garder et ses composés, mais
également des termes moins courants comme duire, flun ou pair. Un
index des mots traités placé en fin de volume permet un usage aisé
de ce gros manuel.

INDEX
Mots-clés : lexique, ancien français
Keywords : vocabulary, old French
Parole chiave : lessico, medio francese

AUTEURS
VALÉRIE NAUDET
Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Âge – Aix-Marseille université
Fabienne Jan, De la dorveille à la
merveille. L’imaginaire onirique dans
les lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles
Lausanne, Archipel, « Essais », 2007

Valérie Gontéro-Lauze

RÉFÉRENCE
Fabienne Jan, De la dorveille à la merveille. L’imaginaire onirique dans les
lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles, postface d’Alain Corbellari,
Lausanne, Archipel, « Essais », 2007, 168 p.
1 Cet essai porte sur  l’onirisme latent des lais, question souvent
abordée par les critiques mais jamais véritablement approfondie, et
intimement liée à celle du merveilleux. Le corpus est constitué des
Lais de Marie de France et de la plupart des lais anonymes des XIIe et
XIIIe  siècles. L’onirisme caché des lais – considéré sous son double

aspect, diurne (rêverie) et nocturne (rêve) –  est plus précisément


interrogé autour de la rencontre des protagonistes et des êtres faés.
Fabienne Jan propose une étude bipartite, précédée d’une
introduction et d’un prélude (consacré au prologue du lai anonyme
Tyolet). La première partie est une étude thématique des indices qui
amènent à « considérer la rencontre féerique comme consolatrice ou
compensatoire  » pour les protagonistes malheureux (la chasse, le
sommeil, la prière, la dorveille, etc.)  ; l’entrée en rêverie est
caractérisée par un état second et par des indices textuels (par
exemple, le regard vers le bas pour la dorveille). La deuxième partie,
«  le rêve poivré de Désiré  », propose d’aborder l’épisode du nain
comme un véritable rêve nocturne, ce qui redonne cohérence et
unité au lai éponyme. La conclusion confronte les rêves et rêveries
répertoriés dans les lais à la classification macrobienne, puis les
éclaire à la lumière des analyses de Freud et de Winnicott, afin de
mieux cerner les définitions de la rêverie médiévale. Cet essai est
complété par une bibliographie et par une postface d’Alain
Corbellari, qui justifient l’utilisation d’outils tels que la psychanalyse
ou le surréalisme pour guider l’analyse de ces textes médiévaux.

AUTEURS
VALÉRIE GONTÉRO-LAUZE
Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Âge – Université d’Aix-Marseille
Cristina Noacco, La Métamorphose
dans la littérature française des XIIe et
e
XIII  siècles
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008

Valérie Naudet

RÉFÉRENCE
Cristina Noacco, La Métamorphose dans la littérature française des XIIe et
XIIIe siècles, préface de Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2008, 286 p.
1 Version remaniée d’une thèse de doctorat, l’ouvrage retrace
l’évolution du motif de la métamorphose, essentiel dans la
littérature narrative du Moyen Âge, depuis l’Antiquité.
2 Une première partie fait le point sur les différentes sources
(Antiquité gréco-latine, mythologies nordique, celtiques, apport du
christianisme) dans lesquelles ont puisé les médiévaux avant de
s’attacher à l’écriture même du motif dans la littérature du Moyen
Âge (vocabulaire, figures, images). La deuxième partie explore les
métamorphoses profanes et païennes, distinguant les
métamorphoses irréversibles comme celles de Philomena ou de
Pyrame et Thisbé (la figure de Narcisse est l’occasion d’une étude du
Roman de la Rose), les métamorphoses réversibles (la guivre du Bel-
Inconnu, le loup-Garou) et celles qui sont maîtrisées par leur auteur
(Le Chevalier au Cygne, Yonec, etc.). La troisième partie est consacrée
aux enjeux chrétiens de la métamorphose, centrée sur les muances
diaboliques avant d’en venir au Christ et au Graal, mais aussi aux
miracles impliquant une métamorphose. Une impressionnante
bibliographie accompagne cette étude, soulignant la belle ampleur
du corpus travaillé par l’auteur. Des index (œuvres et auteurs du
corpus, thèmes et motifs) complètent heureusement l’ensemble et en
permettent un maniement aisé. On trouvera également seize pages
de reproductions iconographiques venant illustrer tel ou tel point du
raisonnement. Ce cahier en couleur enlumine joliment ce volume.
Grâce à cette étude sur un motif important de la littérature du
Moyen Âge classique, mais qui jusque-là n’avait pas fait l’objet d’une
synthèse, l’auteur nous propose de relire sous un angle nouveau des
textes fondamentaux comme les Lais de Marie de France, le Roman de
la Rose ou les grands textes arthuriens.

AUTEURS
VALÉRIE NAUDET
Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Âge – Université d’Aix-Marseille
État de la recherche

Comptes rendus

Ouvrages collectifs
Guillaume le Conquérant face aux
défis
Paradigme, « Medievalia » 66, Orléans, 2008

Robert Deschaux
Huguette Legros (éd.)

RÉFÉRENCE
Guillaume le Conquérant face aux défis, études réunies par Huguette
Legros, Medievalia 66, éditions Paradigme, Orléans, 2008, 200 p.
1 Sous un titre faisant allusion aux épreuves que dut affronter
Guillaume, «  bâtard  » avant de devenir «  conquérant  », sont
rassemblées en ce volume les onze études présentées en septembre
2005 au colloque de Dives-sur-mer, base de départ de la flotte
normande en 1066.
2 Organisé par l’association «  Culture et Patrimoine en Normandie  »
avec le soutien de l’Université de Caen, il réunit autour d’érudits
locaux des universitaires français et anglais dont les exposés
traitèrent des trois thèmes retenus  : bâtardise de Guillaume et ses
effets, relation entre vérité historique et légende, mémoire de l’écrit
confrontée à la mémoire des lieux. La préface d’Huguette Legros
résume avec clarté l’apport de chaque contribution et conclut que
l’image de Guillaume fut multiple : à la fois symbole de l’union anglo-
normande et héros devenu légendaire et romanesque dont le
souvenir demeure une reconstruction « où l’imaginaire se veut plus
vrai que le factuel ».

AUTEURS
ROBERT DESCHAUX
Professeur émérite de littérature du Moyen Âge - Université Stendhal Grenoble III
La Lettre dans la littérature romane
du Moyen Âge
Orléans, Paradigme, 2008

Michèle Gally
Sylvie Lefèvre (éd.)

RÉFÉRENCE
La Lettre dans la littérature romane du Moyen Âge, études réunies par
Sylvie Lefèvre, Orléans, Paradigme, 2008.

NOTE DE L'AUTEUR
Ouvrage collectif qui constitue les actes de journées d’étude à l’ENS-
Paris (10 et 11 octobre 2003) qui concluaient un séminaire sur « la
lettre ».

1 Les sept contributions, outre l’introduction par Sylvie Lefèvre,


balayent un champ générique et chronologique large, depuis les
pièces de chancellerie aux  correspondances entre Grands
Rhétoriqueurs, en passant par la traduction des Héroïdes et les lettres
fictionnelles (?) du Voir Dit de Guillaume de Machaut et du Tristan en
prose, ou encore celles qui concluent les  Miracles de Notre-Dame de
Gautier de Coincy. La majorité des études portent sur les traditions
manuscrites et seule l’étude de Dominique Demartini sur le Tristan en
prose est proprement  littéraire – la lettre y étant analysée comme
foyer et matrice de la narration romanesque autant que sa mise en
abyme. L'étude d’Estelle Doudet est plus directement liée à l’histoire
littéraire à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance
humaniste – la lettre  participant cette fois de la sacralisation de
l’acte d’écrire.

INDEX
Thèmes : Héroïdes, Voir Dit, Tristan en prose, Miracles de Notre-Dame
Mots-clés : lettre
Keywords : letter
Parole chiave : lettera

AUTEURS
MICHÈLE GALLY

Maître de Conférences en littérature du Moyen Âge – ENS-LSH Lyon


Ovide métamorphosé. Les lecteurs
médiévaux d’Ovide
Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009

Robert Deschaux
Laurence Harf-Lancner, Laurence Mathey-Maille et Michelle Szkilnik (éd.)

RÉFÉRENCE
Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, études réunies par
Laurence Harf-Lancner, Laurence Mathey-Maille et Michelle
Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009, 244 p.

1 La fortune médiévale d’Ovide n’en finit pas de susciter des


recherches. La lecture attentive des 72000 octosyllabes de l’Ovide
moralisé, poème que l’on date du début du XIVe  siècle, entraîne
notamment questions et comparaisons.
2 Le présent volume réunit les conférences prononcées à ce propos de
2005 à 2007 au Centre d’Études du Moyen Âge de Paris III. L’influence
de l’écrivain latin a été mesurée dans des textes qui renvoient aux
deux versants de son œuvre  : celui de l’Ovide «  mineur  », poète de
l’amour dans ses premières productions, celui de l’Ovide « majeur »,
auteur des Métamorphoses. D’où les deux parties de l’ouvrage. Dans la
première, sous-titrée Réécritures poétiques, cinq conférencières
exposent le résultat de leur enquête.
3 Simone Viarre évalue en préambule « la survie multiple » du poète
dans les écrits latins du Moyen Âge, où il apparaît à la fois comme
autorité et comme modèle (p. 21-32).
4 Deborah McGrady examine une traduction de l’Ars amatoria datée de
la fin du Moyen âge pour souligner le comportement du traducteur-
commentateur qui n’hésite pas à s’en prendre aux affirmations
contenues dans le texte originel (p. 33-43).
5 Anne Paupert rappelle l’importance de la matière ovidienne dans
l’œuvre de Christine de Pizan et plus précisément montre avec
quelle insistance et quelle véhémence le prétendu Art d’aimer ovidien
est condamné dans les poèmes écrits de 1399 à 1405 au nom de la
morale chrétienne et de la dignité de la femme (p. 45-67).
6 Cynthia J. Brown, d’après l’examen des exemplaires conservés, décrit
la filiation entre la version latine des Héroïdes imprimée par Michel
Le Noir en 1500 et les éditions ultérieures publiées par le même
éditeur, munies de la traduction française d’Octovien de Saint-Gelais
afin de répondre à l’attente d’un public moins érudit et attirer la
clientèle par de nouveaux procédés de présentation s’affranchissant
de la tradition manuscrite (p. 69-82).
7 Maud Moussy précise enfin comment est moralisée, dans la bible
versifiée de Jean Malkaraume, poète lorrain de la fin du XIIIe  siècle,
l’histoire de Pyrame et Thisbé issue du livre IV des Métamorphoses  :
elle devient contre-exemple édifiant de modération amoureuse et
peut-être image du Christ crucifié et de la Vierge Marie (p. 83-103).
8 Plus copieuse, la deuxième partie, Ovidius major, sous-titrée «  Les
Métamorphoses et l’Ovide moralisé », offre au lecteur sept exposés.
9 Marc-René Jung, en introduction, décrit les manuscrits du poème
médiéval (contenu et classement) et ses multiples éditions. Il
rappelle que ce n’est pas une exégèse de l’œuvre latine mais une
sorte de sermon translatant avec plus ou moins de fidélité les
passages utiles à un projet d’ordre spirituel, enrichis d’ajouts
d’origine latine ou d’emprunts à des textes français (p. 107-122).
10 Marylène Possamaï-Pérez, dont la thèse d’État sur l’Ovide moralisé,
soutenue en 2004, (voir Perspectives Médiévales 30, p.  155-163) fut
publiée en 2006, condense en quelques pages les apports essentiels
de son travail  : voie pour remonter vers Dieu à partir de signes
empruntés au poème d’Ovide, l’œuvre médiévale aurait été conçue
par un moine franciscain pour fournir aux prédicateurs des
matériaux pouvant aider à une vision chrétienne du monde (p. 123-
137).
11 Armand Strubel, à partir d’observations précises sur la place, la
présentation et le sens de la fable, ainsi que sur les pratiques de
l’exégèse biblique, notamment la parabole, illustre la difficulté
d’appréhender le mode de fonctionnement de l’écriture de la
senefiance dans ce poème médiéval (p. 139-161).
12 Bernard Ribemont s’intéresse à la création du monde au début du
livre I. Le recours aux écrits théologiques et encyclopédiques permet
de préciser l’attitude de l’auteur face au texte correspondant d’Ovide
(p. 163-180).
13 Sarah-Jane Murray étudie la structure poétique des deux premiers
livres de l’Ovide moralisé et plus précisément les procédés été utilisés
pour faire surgir une vérité nouvelle tout en préservant les mythes
ovidiens ainsi que l’ordre du texte latin (p. 181-200).
14 Jean-Yves Tilliette définit l’habileté technique du poète médiéval au
livre XV et dernier de son œuvre, particulièrement dans le grand
discours de Pythagore sur l’alimentation végétarienne et la
transmigration des âmes (p. 201-222).
15 Enfin Julia Drobinsky analyse méthodiquement l’iconographie d’un
manuscrit lyonnais ayant appartenu au duc de Berry : le contenu et
la place des images, où l’emporte l’inspiration mythologique,
témoignent d’une réelle tension entre le profane et le religieux (p.
223- 238).
16 Conclusion  : après lecture de ces travaux, stimulants et le plus
souvent élogieux, traduisant l’importance de l’Ovide moralisé à la fin
du Moyen âge, on ne peut que souhaiter la réédition prochaine de
pareil « monument ».

AUTEURS
ROBERT DESCHAUX
Professeur émérite de littérature du Moyen Âge - Université Stendhal Grenoble III
Palimpsestes épiques. Récritures et
interférences génériques
Paris, PUPS, 2006

Valérie Naudet
Dominique Boutet et Camille Esmein-Sarrazin (éd.)

RÉFÉRENCE
Palimpsestes épiques. Récritures et interférences génériques, études
réunies par Dominique Boutet et Camille Esmein-Sarrazin, Paris,
PUPS, 2006, 380 p.

1 Les dix-neuf études réunies dans ce volume (accompagnées d’une


préface, d’une conclusion, d’une bibliographie et de deux index –
auteurs et œuvres d’une part et personnages et lieux épiques de
l’autre) ont pour ambition de mettre en valeur la permanence, sur
une longue durée, depuis l’Antiquité jusqu’à la période
contemporaine, de l’épopée dans la littérature. Ce genre, en effet,
fournit dans le même mouvement des thèmes, des personnages, des
motifs, des lieux, un style, un ton qui innervent d’autres genres ou
bien se transmettent de textes épiques en textes épiques, sans
d’ailleurs que les deux possibilités soient exclusives l’une de l’autre.
Quatre chapitres structurent le recueil.
2 Le premier est consacré à la prégnance du modèle homérique. Alain
Billault et Jean-Philippe Grosperrin y montrent les métamorphoses
de Polyphème et d’Achille lorsque les personnages quittent l’univers
homérique pour rejoindre, respectivement, celui des Idylles de
Théocrite ou la littérature de l’âge classique, tandis que Sylvain
Détoc, s’intéressant à un motif, celui du retour, de la circularité, met
au jour comment des poèmes et de romans contemporains
s’inspirent et se démarquent de L’Odyssée. Grâce à Gary Ferguson, on
comprend combien, au XVIe  siècle, le titre de nouvel Homère,
d’héritier du poète de Chios, fut disputé.
3 Le deuxième chapitre est centré sur les jeux de récritures. Francine
Mora montre comment le motif du banquet passe de L’Énéïde
virgilienne à trois poèmes carolingiens. Despina Ion et Isabelle Weil
explorent les liens étroits qui unissent entre eux deux textes
médiévaux  : la première travaille à partir de deux chansons de la
Geste des Lorrains, Garin le Loherenc et Gerbert de Metz, quand la
seconde étudie l’insertion à visée exemplaire que fait Girart
d’Amiens de la chanson d’Aubery le Bourgoin dans son Charlemagne.
Avec François Suard et Tatiana Weber, nous quittons le domaine
strictement médiéval pour voir comment il survit à une époque
ultérieure, d’une part dans des tragédies du XVIIIe  siècle avec les
adaptations pour la scène de l’histoire de Berthe au(x) grand(s)
pied(s), et d’autre part dans la trilogie qu’Auguste Creuzé de Lesser
consacre au début du XIXe  siècle au Moyen Âge, englobant dans un
vaste mouvement la Table Ronde, l’Amadis de Gaule et la geste
rolandienne.
4 Le troisième chapitre s’attache à suivre le style épique d’un genre à
l’autre. Pascale Hummel et Vincent Zarini s’appuient sur des textes
chrétiens et hagiographiques, tandis que Catherine Croizy-Naquet et
Carine Bouillot se tournent vers l’historiographie médiévale du XIIIe

et du XVe siècle.
5 La quatrième section de ce recueil s’intéresse au renouvellement des
poétiques. Camille Esmein-Sarrazin et Sabine Gruffat s’arrêtent sur
des textes du XVIIe  siècle, la première montrant comment le genre
épique sert de pierre de touche à l’élaboration de la poétique
romanesque de l’âge classique, quand la seconde, à partir de l’Adonis
de Jean de la Fontaine, étudie comment l’héroïsme s’adoucit et se
tempère. Avec l’œuvre du contemporain Joseph Delteil, Marie-
Françoise Lemonnier-Delpy montre comment on peut encore écrire
une épopée au XXe siècle. Quant à Jean-François Lattarico, Benjamin
Pintiaux et Thimothée Picard, ils s’attachent aux liens que l’épopée
et l’opéra tissent ensemble depuis l’âge baroque jusqu’à Wagner.
6 Ce recueil intéresse aussi bien les antiquisants, que les médiévistes,
les spécialistes des âges classiques que ceux de la littérature
contemporaine, sans oublier les comparatistes et les musicologues. Il
parle à tous les amateurs de l’épopée dont il s’attache à montrer la
force vitale à travers les siècles.
État de la recherche

Comptes rendus

Editions & traductions


Aspremont. Chanson de geste du XII e
siècle
Champion, « Champion Classiques », 2008

Valérie Naudet
François Suard (éd.)
Traduction : François Suard

RÉFÉRENCE
Aspremont. Chanson de geste du XIIe siècle, présentation, édition et
traduction de François Suard d’après le manuscrit 25529 de la BNF,
Paris, Champion, « Classiques », 2008, 748 p.

1 Répondant aux impératifs de la collection «  Champion Classiques  »


qui accompagne systématiquement un texte en ancien français de sa
traduction, mais aussi d’une introduction copieuse permettant de
comprendre les enjeux de l’œuvre éditée tant d’un point de vue de
l’histoire littéraire que de celle de la langue, d’un glossaire et d’un
index des noms propres, Fr. Suard livre une nouvelle édition
d’Aspremont, une chanson de geste devenue rare depuis l’édition de
Louis Brandin en 1970.
2 Le choix du manuscrit, différent de l’édition Brandin, permet de
découvrir une version « commune » et « un texte représentatif des
versions françaises de la chanson d’Aspremont au XIIIe siècle » (p. 39).
L’introduction élucide les principaux problèmes posés par le poème,
faisant le point sur les origines de l’œuvre, née dans la mouvance de
la troisième croisade en Italie ou en Sicile dans les dernières années
du XIIe siècle, analysant les thèmes littéraires majeurs et s’attachant à
la replacer dans une tradition épique, en amont (les liens avec la
Chanson de Roland sont expliqués), comme en aval (le destin du
poème est retracé jusqu’au XVIIIe  siècle de Contant d’Orville). Des
mises au point philologiques, grammaticales et prosodiques
viennent compléter cette introduction qui s’achève sur un résumé de
la chanson. On ne peut que saluer l’arrivée de cette nouvelle édition
d’un texte épique majeur que les étudiants vont pouvoir s’approprier
grâce à cet outil pratique, efficace et savant.

AUTEURS
VALÉRIE NAUDET
Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Âge – Université d’Aix-Marseille
Professeur de littérature du Moyen Âge – Université d’Aix-Marseille
La Chanson de Guillaume
Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris, 2008

Robert Deschaux
François Suard (éd.)
Traduction : François Suard

RÉFÉRENCE
La Chanson de Guillaume, texte établi, traduit et annoté par François
Suard, Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, « Lettres
gothiques » 4576, Paris, 2008, 358 p.
1 Ce poème de 3554 vers, conservé à Londres dans un manuscrit
délabré du XIIe siècle, relate le conflit à rebondissements qui oppose
Guillaume, de Barcelone ou d’Orange, aux envahisseurs sarrasins de
Déramé.
2 François Suard en propose pour « Lettres Gothiques » une nouvelle
édition, après celle qu’il fit paraître en 1991 aux Classiques Garnier
(voir Perspectives médiévales 20, p.  123-124). Compte est tenu des
observations formulées par la critique comme des travaux parus
depuis lors. La réédition n’en mérite que davantage le jugement
élogieux de Gilles Roques (Revue des langues romanes, 1992, VI,
p.  621)  : «  édition de référence […], outil parfait  » pour aborder le
texte d’une de nos plus émouvantes chansons de geste.
AUTEURS
ROBERT DESCHAUX
Professeur émérite de littérature du Moyen Âge - Université Stendhal Grenoble III
La Chanson de Walther. Waltharii
poesis
ELLUG, « Moyen Âge européen », Grenoble, 2008

Robert Deschaux
Traduction : Sophie Albert, Silvère Menegaldo et Francine Mora

RÉFÉRENCE
Waltharii poesis, texte présenté, traduit et annoté par Sophie Albert,
Silvère Menegaldo et Francine Mora, ELLUG, « Moyen Âge
européen », Grenoble, 2008, 166 pages.

1 Poème latin de 1456 hexamètres, le Waltharius, conservé par une


douzaine de manuscrit, relate pour l’essentiel le combat épique
opposant le héros Walter, longtemps otage d’Attila en Hongrie, à
douze guerriers francs près de Strasbourg alors qu’il s’emploie avec
succès, en compagnie de sa fiancée burgonde, à regagner l’Aquitaine,
son pays d’origine.
2 L’œuvre se rattache à la renaissance carolingienne mais soulève de
multiples problèmes (date, auteur, objectif, sources) qu’expose avec
clarté la riche introduction de Francine Mora. Le texte reproduit
celui de l’éditeur allemand Strecker (Weimar, 1951). La traduction
juxtaposée remplace avantageusement la seule traduction française
qui datait de 1900. Annotation, chronologie, index des noms propres,
bibliographie classée font de cette édition un instrument de travail
de grande qualité.

AUTEURS
ROBERT DESCHAUX
Professeur émérite de littérature du Moyen Âge - Université Stendhal Grenoble III
Eilhart von Oberg, Tristrant et Isald
Champion, « Traductions des classiques du Moyen Âge » 80, Paris,
2007

Robert Deschaux
Traduction : Danielle Buschinger

RÉFÉRENCE
Eilhart von Oberg, Tristrant et Isald, traduit en français moderne par
Danielle Buschinger, Champion, « Traductions des classiques du
Moyen Âge » 80, Champion, Paris, 2007, 244 p.

1 Ce poème allemand que l’on date de la fin du XIIe siècle est, de cette


époque, la seule version complète de la légende tristanienne, la
source française mentionnée dans le prologue étant inconnue.
2 Fruit de patientes et scrupuleuses recherches, la traduction ici
présentée est fondée sur le texte manuscrit du XVe  siècle conservé à
Heidelberg. La traductrice s’est efforcée avec bonheur « d’assouplir
le rythme paratactique  » des couplets de vers à quatre temps forts
unis par la rime. Elle a évité aussi de donner au texte français « une
patine pseudo-médiévale ». Introduction, annotation, bibliographie,
index font de cet ouvrage un précieux instrument de travail. 
AUTEURS
ROBERT DESCHAUX
Professeur émérite de littérature du Moyen Âge - Université Stendhal Grenoble III
Le Roman de Thèbes
Paris, Champion, « Champion Classiques » 25, 2008

Valérie Gontéro-Lauze
Traduction : Aimé Petit

RÉFÉRENCE
Le Roman de Thèbes, édition bilingue, publication, traduction,
présentation et notes par Aimé Petit, Paris, Champion, « Champion
Classiques » 25, 2008, 678 pages.
1 Cette nouvelle édition du Roman de Thèbes reprend, en la modifiant et
en l’étoffant considérablement, l’édition Raynaud de Lage
(« Classiques Français du Moyen Âge » 94 et 98).
2 Très complète, l’introduction fait le point sur la traduction
manuscrite de l’œuvre et sur les précédentes éditions, puis propose
une étude philologique du manuscrit de référence (Paris,
Bibliothèque nationale de France, fr. 784, sigle C)  ; une étude
littéraire de l’œuvre et de sa postérité s’accompagne d’une analyse
détaillée du roman  ; pour finir sont présentées les techniques de
traduction retenues. L’introduction est suivie d’une riche
bibliographie. Le texte, avec sa traduction en regard, est éclairé par
des notes relatives à la littérature et à la société de l’époque. Des
variantes, un index des noms propres, un important glossaire et une
table des matières complètent utilement l’édition. Cet ouvrage, qui a
le mérite de remettre au goût du jour une version manuscrite
capitale du Roman de Thèbes, se nourrit des recherches et des
connaissances d’Aimé Petit, spécialiste de la matière antique.

AUTEURS
VALÉRIE GONTÉRO-LAUZE
Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Âge – Université d’Aix-Marseille
État de la recherche

Positions de thèse
Sophie Albert, « Ensemble ou par
pieces ». Guiron le Courtois (XIIIe-XVe
siècles). La cohérence en question
Thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Jacqueline
Cerquiglini-Toulet, soutenue le 21 juin 2008 à l’université Paris-
Sorbonne

Sophie Albert

RÉFÉRENCE
Sophie Albert, « Ensemble ou par pieces ». Guiron le Courtois (XIIIe-XVe
siècles). La cohérence en question, thèse de doctorat préparée sous la
direction de Mme Jacqueline Cerquiglini-Toulet, soutenue le 21 juin
2008 à l’université Paris-Sorbonne

NOTE DE L’ÉDITEUR
Jury composé de Mesdames et Messieurs Dominique Boutet
(professeur à l’université Paris-Sorbonne), Jacqueline Cerquiglini-
Toulet (professeur à l’université Paris-Sorbonne), Christine
Ferlampin-Acher, (professeur à l’université de Rennes II), Donald
Maddox (professeur à l’université du Massachusetts), Jean-Claude
Schmitt, (Directeur d’études à l’EHESS) et Richard Trachsler (Maître
de Conférences habilité à l’université de Paris-Sorbonne). Mention
très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité.
1 Sous l’étiquette commode de Guiron le Courtois, on désigne une
nébuleuse de manuscrits et de textes en prose largement inédits,
dont les rédactions s’échelonnent entre les années 1235-1240 et le
dernier tiers du XVe siècle. Rattaché, d’un point de vue thématique, à
la matière de Bretagne, Guiron le Courtois met en scène des héros
situés une génération avant l’heure de gloire d’Arthur et de la Table
Ronde : l’action prend place à l’époque des « pères ».
2 Les copistes médiévaux ont donné des titres divers à cette
nébuleuse  : roman de Palamède, de Guiron le Courtois ou, plus
rarement, de Meliadus de Leonois. Ces désignations fluctuantes
trahissent une certaine indécision quant au contenu de Guiron le
Courtois. Elles invitent à interroger la cohérence des textes réunis
sous ce titre, afin de déterminer dans quelle mesure ils ont pu être
lus, copiés ou composés « ensemble ou par pieces ».
3 Cette formule apparaît au f° 358d du manuscrit de Paris,
Bibliothèque nationale de France, fr.  350, à la fin de la version de
base de Guiron le Courtois. Elle pose la question de l’unité de l’œuvre.
De fait, le manuscrit 350 apparaît comme la juxtaposition de
différentes «  pièces  ». En particulier, au f°  140r°, le texte
s’interrompt au milieu d’une colonne, pour faire place à un blanc
d’un feuillet et demi. Quand il reprend, après un changement de
main et de cahier (f°  142v°), il est introduit par une miniature qui
dépasse par ses dimensions toutes les autres illustrations du volume.
Alors débute un récit fort mal raccordé à ce qui précède. Cette
rupture narrative autant que matérielle indique l’existence de deux
« pièces » principales, également attestée par six autres témoins de
Guiron le Courtois.
4 À chacune de ces «  pièces  » correspond, sur le plan narratif, un
contenu distinct  : après un récit centré sur le roi Meliadus, Guiron
surgit sans crier gare, pour occuper durablement le devant de la
scène (respectivement § 1-51 et § 52-132 de l’ouvrage de Roger
Lathuillère, «  Guiron le Courtois  ». Étude de la tradition manuscrite et
analyse critique, Genève, Droz, 1966). J’ai choisi d’identifier chaque
ensemble textuel par le nom de son héros, Roman de Meliadus et
Roman de Guiron. Au cours du Moyen Âge, ces deux romans ont été
intégrés à divers assemblages. Selon quelles logiques les « pièces » de
ces assemblages trouvent-elles à s’articuler ? La question se pose au
niveau de la facture des manuscrits, au niveau des frontières
assignées à l’œuvre et, dans le cadre de romans arthuriens, au niveau
de la constitution du récit.
5 Ce dernier aspect, à son tour, en embrasse plusieurs. Pour que
puissent exister une continuité et une cohérence narratives entre
différents récits, il faut d’abord que leurs temporalités entrent en
adéquation. Il faut ensuite que concordent leurs univers ou mondes
de fiction, selon la terminologie d’Umberto Eco et de Thomas Pavel.
L’organisation de ces mondes de fiction, enfin, dépend étroitement
de structures idéologiques spécifiques  ; j’entends par là l’adhésion
plus ou moins consciente à un certain nombre de valeurs, ordonnées
éventuellement en système. Dans un roman arthurien, ces valeurs ne
peuvent manquer de rejaillir sur le statut du chevalier errant – sur
ses rapports au roi, aux autres membres du corps social, aux autres
types de guerriers.
6 Selon cette perspective, la fiction véhicule un ordre des valeurs qui
contribue à l’ériger en discours singulier. Pour saisir pleinement
cette singularité, il convient de resituer le texte littéraire dans son
contexte historique, et de le confronter aux autres discours en
présence. Mon travail s’inscrit par conséquent dans une visée
comparatiste  : j’essaie d’appréhender les «  pièces  » de Guiron dans
leurs relations, apaisées ou conflictuelles, avec d’autres productions
culturelles contemporaines. À cet effet, j’ai notamment recours aux
outils de l’anthropologie sociale et juridique et aux travaux des
historiens médiévistes. L’enjeu est de montrer que le texte littéraire
a toute sa légitimité dans une histoire anthropologique des
représentations.
7 Le corpus découle de mon objet : étudier la version de base de Guiron
le Courtois et ses « mises en cycle », soit le Roman de Meliadus, le Roman
de Guiron et leurs remaniements. L’ensemble totalise une quinzaine
de copies, distribuées sur plus de vingt manuscrits.
8 La première partie, «  L’ordre des faits  », examine les procédés de
soudure et de rupture, de césure et de lien dont témoignent les
manuscrits, à partir d’une question centrale dans la constitution
d’un cycle romanesque : celle de la temporalité.
9 Le premier chapitre considère le traitement du temps au sein de
chaque ensemble romanesque. L’action du Roman de Meliadus vient
s’insérer dans un cadre temporel emprunté au Lancelot et au Tristan
en prose ; cette dimension intertextuelle s’observe aussi bien pour la
construction d’un temps politique (histoire des guerres et des
royaumes) que pour la construction biographique des personnages.
À l’inverse, le Roman de Guiron apparaît comme une vaste parenthèse,
qui se passe presque totalement de références aux repères temporels
définis par les avant-textes  ; ses héros, inédits, connaissent des
destinées inachevées, sans passé et sans avenir.
10 Le chapitre II tente de déterminer dans quelle mesure la composition
de Guiron le Courtois, depuis les témoins les plus anciens jusqu’aux
manuscrits des XIVe et XVe  siècles, procède d’une intention cyclique.
Dans la version de base, les seuls indices d’un lien chronologique
entre les deux romans se concentrent aux seuils du Roman de Guiron.
On relève ainsi, au début de ce second roman, quelques allusions à
l’intrigue du Roman de Meliadus. Toutefois ce début, qui entre en
contradiction avec plusieurs données du Roman de Meliadus, peut
difficilement constituer une «  suite  » satisfaisante. Aussi plusieurs
remanieurs réécrivent-ils la version de base de manière à relier les
deux romans par une véritable transition. Ils cherchent d’autre part
à combler les silences du Roman de Guiron. Pour ce faire, ils ajoutent à
la version de base des prologues qui racontent les «  enfances  » de
Guiron et incluent son parcours dans une trame historiographique.
Enfin, la fin du Roman de Guiron ouvre sur l’histoire de la génération
suivante, léguant un programme narratif aux continuateurs ; ceux-ci
ont rempli ce programme selon des logiques diverses, biographique
ou généalogique. En élaborant, au fur et à mesure des additions et
des réécritures, un cycle romanesque, les remanieurs font montre
d’un souci de complétude. Mais complétude ne vaut pas cohérence,
et leurs ajouts laissent percer la sédimentation de plusieurs strates
textuelles, correspondant à des mondes de fiction parfois
hétérogènes.
11 Les développements de cette première partie ressortissent à l’ordre
des faits : ils se fondent sur le relevé de données factuelles, analysées
selon une approche essentiellement narratologique. Les deux parties
suivantes adoptent une perspective légèrement différente. Il s’agit
de lire les textes à la lumière de l’anthropologie, afin d’en déceler les
systèmes de représentation sous-jacents.
12 La seconde partie, «  L’ordre des valeurs  », étudie les structures
idéologiques de Guiron le Courtois. Dans la mesure où chaque roman
de la version de base, sous ce rapport, fait système, j’étudie
séparément le Roman de Meliadus (chapitre III) et le Roman de Guiron
(chapitre IV). De mes analyses, il ressort que les deux romans
illustrent la nocivité de l’amour. Mais tandis que le Roman de Meliadus
se contente de mettre en échec la viabilité de l’amour courtois, la
critique s’étend à la femme dans le Roman de Guiron  : ce roman
déploie un discours nettement misogyne, qui s’appuie sur des
structures exemplaires héritées de la tradition cléricale. Pour le
reste, les deux romans s’opposent diamétralement. Alors que le
Roman de Meliadus promeut des liens situés sur l’axe vertical – lien
hiérarchique entre le roi et le héros, lien généalogique entre le héros
et son fils – ces liens sont systématiquement battus en brèche dans le
Roman de Guiron. En revanche, ce roman met au premier plan un lien
horizontal, l’amitié virile du compagnonnage.
13 Par-delà ces divergences, les deux romans s’accordent pour mettre
en scène un univers «  mondain  » et un univers de guerriers où les
liens d’homme à homme tiennent la première place. Aussi la
dernière partie traite-t-elle de « l’ordre des guerriers », entendu de
deux manières  : d’une part, l’ordre en tant que groupe social
distinct, en tant que « classe » ; d’autre part, l’ordre comme système
interne de hiérarchisation. Cet ordre, aux deux sens du terme, se
rejoue continûment à travers des moments de crises qui revêtent la
forme de différents conflits. Deux types de conflits s’avèrent à cet
égard particulièrement pertinents : les histoires de vengeance et de
mauvaises coutumes.
14 Le chapitre V traite du système vindicatoire. Il met d’abord en
évidence des lois de fonctionnement communes aux deux romans de
la version de base. La vengeance établit et conforte les hiérarchies
ontologiques entre «  bons chevalier  », géants et chevaliers
« estranges » ; les conflits entre « bons chevaliers » aboutissent non
à des effusions de sang, mais à un pardon dépourvu de toute
coloration chrétienne. Les distinctions entre les deux romans sont de
l’ordre de la nuance  : là où le Roman de Meliadus présente une
certaine officialisation de la vengeance, qui s’expose publiquement
au cœur de la cité, les héros du Roman de Guiron résolvent leurs
conflits en privé, sur les chemins de l’errance. Par ailleurs, le Roman
de Guiron invente avec le personnage de Galehaut le Brun une
pratique inédite de la vengeance, qui résiste à toute classification  :
incarnation d’une hybris positive, Galehaut se livre à des vengeances
cruelles et démesurées, glorifiées cependant par l’auteur et par ses
personnages.
15 Le chapitre VI s’attache aux récits expliquant l’origine de péages que
le roman, reprenant une expression latine, nomme des « mauvaises
coutumes  ». Deux modèles majeurs de récits d’origine se dégagent,
centré chacun autour d’un fondateur distinct. Dans les récits du
Roman de Meliadus, c’est d’abord une offense du roi Uterpandragon,
qui appelle réparation ; ensuite, une vengeance donnant naissance à
la coutume  ; enfin, l’abolition de la coutume, à la génération
suivante, par un héros providentiel. Ces récits confirment
Uterpandragon dans le rôle de perturbateur que lui confèrent les
histoires de coutumes du Lancelot et du Tristan. Le modèle adopté
dans les récits étiologiques du Roman de Guiron est passablement
différent  : à l’origine, non pas un péché du roi, mais l’exploit d’un
chevalier, Galehaut le Brun ; ensuite, non pas une vengeance, mais la
perpétuation de l’exploit  ; enfin, des coutumes dont l’abolition n’a
pas cours dans l’espace du récit. La logique de ces récits a été
diversement comprise par les remanieurs  : en inventant ou en
réécrivant des histoires de coutumes, ils combinent les deux modèles
de la version de base, les adaptent ou les bouleversent, pour créer un
nouvel ordre des guerriers.
16 Ces deux chapitres complètent les conclusions de la seconde partie.
L’ordre des guerriers du Roman de Meliadus permet de penser la place
du roi, roi vengeur, pécheur ou humilié, toujours inférieur en valeur
au chevalier errant  ; plus radicalement, l’ordre des guerriers du
Roman de Guiron est un ordre sans royauté.
17 Ainsi, les deux romans de la version de base présentent des
divergences notables, que ce soit par leur traitement de la
temporalité, par leur rapport aux avant-textes ou par les liens
sociaux qu’ils promeuvent. Ils se rejoignent néanmoins dans
l’illustration de valeurs «  mondaines  » et aristocratiques, qui
tranchent tant avec les fictions théologiques des romans du Graal
qu’avec le développement contemporain de discours et d’institutions
proprement monarchiques. Ce constat autorise à qualifier Guiron le
Courtois de roman chevaleresque, au sens plein du terme  : roman
écrit pour exalter les vertus de la chevalerie, sans les clercs et contre
le roi. Quant aux remaniements tardifs du Roman de Guiron, ils
montrent que l’intégration de ce second roman à un cycle plus vaste
implique une mise aux normes, narrative et idéologique, de la
matière originelle  ; ils désignent par là la spécificité de ce texte
autarcique.
18 Les annexes présentent l’édition de plusieurs extraits du Roman de
Guiron. Afin de dresser un stemma de la tradition manuscrite, je
présente conjointement les transcriptions de trois témoins  : les
manuscrits de Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 350, de
Marseille (Bibliothèque municipale, 49.120) et de Privas (Archives
Départementales de l’Ardèche, n°  I [F. 7]). Ces transcriptions
permettent de distinguer deux familles principales. Il apparaît que le
manuscrit 350, situé à l’intersection entre les deux familles, ne
saurait en aucune façon constituer, sur le plan philologique, un texte
de base satisfaisant.
INDEX
Thèmes : Lancelot-Graal, Lancelot en prose, Tristan en prose, Roman de Guiron, Roman de
Guiron le Courtois, Roman de Meliadus, Galehaut le Brun, Uterpandragon
Parole chiave : ciclo, guerriero, vendetta
Mots-clés : cycle, guerrier, vengeance
Keywords : cycle, warrior, revenge
Dominique Ancelet-Netter,
L’Analyse sémantique du vocabulaire
économique et financier de 1355 à
1405 à partir des Miroirs des
Princes et du Traité de la première
invention des monnaies de Nicole
Oresme
Thèse de doctorat ès Arts, spécialité Lettres Modernes de l’Institut
Catholique de Paris sous la direction de Mme Nathalie Nabert,
soutenue le 29 Janvier 2008 à l’Institut Catholique de Paris

Dominique Ancelet-Netter

RÉFÉRENCE
Dominique Ancelet-Netter, L’Analyse sémantique du vocabulaire
économique et financier de 1355 à 1405 à partir des Miroirs des Princes et
du Traité de la première invention des monnaies de Nicole Oresme,
thèse de doctorat ès Arts, spécialité Lettres Modernes de l’Institut
Catholique de Paris sous la direction de Mme Nathalie Nabert,
soutenue le 29 janvier 2008 à l’Institut catholique de Paris
NOTE DE L’ÉDITEUR
Jury composé de Mme Nathalie Nabert (Doyen honoraire de l’Institut
Catholique de Paris) et de MM. Olivier Soutet (professeur à
l’université Paris-Sorbonne) et Denis Menjot (professeur à
l’université de Lyon II). Mention « Summa cum laude », Excellence.

1 Au Moyen Âge, du XIIIe au XVe siècle, l’économie est perçue comme un


sujet périphérique. Les représentations de l’argent sont quasiment
absentes de la littérature comme de l’iconographie. Cependant
l’usure est au cœur des débats des théologiens, et les prédicateurs
dénoncent l’avarice auprès de populations constamment
préoccupées par l’altération des monnaies. Cette thèse a suivi une
démarche d’immersion dans un corpus unifié en synchronie pour
une approche définitoire des mots de l’argent afin de cerner la
perception par l’homme médiéval des « phénomènes » économiques
et financiers de son temps. Cette thèse explore ainsi cinq champs
lexicaux constitutifs du vocabulaire économique et financier en
langue française, à partir d’un corpus de base constitué par le Traité
sur l’invention des monnaies de Nicole Oresme en 1355 et de trois
Miroirs des Princes, Le Songe du viel pèlerin de Philippe de Mézières,
Le Songe du vergié d’Evrard de Tremaugon, ainsi que Le livre des fais et
bonnes mœurs du sage roi Charles V de Christine de Pizan et d’un
corpus élargi à tous les documents de toute nature, de l’ouvrage
littéraire aux documents de la pratique comme les livres de comptes.
L’auteur a dépouillé la majorité des productions écrites et traduites
en langue d’oïl sur la période 1355-1405 éditées aux XIXe et XXe  siècles,
et a relevé les occurrences des mots du vocabulaire économique et
financier afin de procéder à une analyse sémantique complète en
utilisant les outils de l’analyse componentielle.
2 Une première partie retrace le contexte économique et financier
essentiel à la constitution de notre économie de la période 1355-
1405, avec l’évocation du contexte politique situationnel. Une
deuxième partie est consacrée à l’exposé méthodologique  ; les
principaux concepts de l’analyse linguistique componentielle sont
notamment explicités pour rendre la lecture aisée à tous,
notamment aux historiens.
3 Après avoir resitué tout au long de l’étude chacun des mots dans leur
perspective historique et étymologique dans leur lien contextuel et à
l’épreuve des approches discursives contextuelles, l’examen des
champs lexicaux du vocabulaire économique et financier a permis
d’établir l’émergence ou l’infléchissement de sens sur les quelque
soixante-dix mots au total constitutifs de chaque champ lexical de
l’impôt, de la monnaie, du revenu et de la dette.
4 Les mots des monnaies nationales (mouton, écu, etc.) et
internationales (florin, ducat) en circulation en cette fin du
XIVe  siècle pris dans leur individualité ont été établis comme

strictement monosémiques. Un traitement particulier est réservé au


denier, monnaie de compte et «  espèce sonnante et trébuchante  »
qui domine, par sa polysémie, le champ paradigmatique et lexical du
vocabulaire de la monnaie à la fin du Moyen Âge. L’ensemble des
occurrences du corpus étudié présente la grande diversité des
connotations de « monnaie », empruntées pour la plupart au champ
lexical de la valeur à la fois financière et morale. Comme nombres
d’autres mots du vocabulaire économique et financier, la monnaie
est donc au croisement des champs lexicaux de la morale et de
l’argent. Les richesses sont, dans leur conceptualisation abstraite
signifiée par «  argent  », vecteur de puissance, de possession et de
domination jusqu’à la perversion de l’âme dans le discours médiéval.
Le mot «  argent  » s’est imposé au détriment de son concurrent
paradigmatique dans notre langue à cause de la prédominance
technique de l’utilisation de ce métal pour la frappe des pièces de
monnaie. Il est ainsi démontré comment il agit comme générique
pour l’ensemble des mots du vocabulaire du paiement, de l’encaisse
et du débours et de la rémunération.
5 La fréquence des occurrences du vocabulaire fiscal (aides, impôt,
tonlieu, etc.) est la plus élevée du vocabulaire économique et
financier dans le corpus élargi des Chroniques. L’analyse sémantique
du vocabulaire fiscal révèle d’une part que celui-ci participe
également d’un vocabulaire moral, assez peu technique et encore
moins technicien car même les chroniqueurs, qui relatent les faits et
semblent tenus à une certaine objectivité du récit, portent
implicitement ou explicitement un jugement sur les impôts perçus
comme lourds, pesants, «  mauvais  ». Le parallèle a été établi entre
une fiscalité galopante toujours mal perçue par les hommes du
temps et le foisonnement lexical et polysémique en cette fin du
e
XIV  siècle des mots de l’impôt, considérés comme des maux rendus

plus ou moins nécessaires selon les discours régaliens. Car le


discours politique et «  économique  » médiéval est étroitement lié
dans ces deux facettes à l’expression du pouvoir régalien, l’impôt et
la monnaie, à côté du développement économique des villes et des
bourgeoisies urbaines.
6 La spécialisation du vocabulaire du revenu marque l’amplification de
l’émergence des métiers urbains  : clercs, greffiers, notaires,
domestiques, artisans, population dont la substance des revenus est
en devenir monétaire. Parallèlement, le discours sur la nature des
gains et des profits et sur leur légitimité s’accompagne chez les
penseurs politiques d’un développement des connotations liées aux
termes génériques du revenu. Ainsi « bénéfice » est à l’intersection
des deux champs sémantiques de la morale et de la finance, comme
tant d’autres mots du vocabulaire financier. Par ailleurs, dans le
champ lexical du revenu, la distinction des paradigmes, s’opère par
les traits sémiques connotatifs sur la nature des liens entre ceux qui
versent le revenu et ceux qui le perçoivent. Plus le lien s’apparente à
un lien de service, de vassalité ou d’allégeance, plus le caractère
d’appartenance au vocabulaire fiscal est fort. Revenu pour celui qui
le perçoit, redevance pour celui qui le paie, les mots du revenu
domanial ou personnel sont ainsi polysémiques dans l’architecture
du vocabulaire du revenu, avec une articulation forte autour du trait
sémique du « dû ». Le revenu et la redevance, symboliques des liens
féodaux, peuvent aussi participer ainsi du vocabulaire de la dette.
7 Le discours «  économique  » le plus précis et le plus important au
Moyen Âge est celui sur la dette et l’usure. Il bénéficie effectivement
du solide étayage théologique depuis le XIIIe siècle que les auteurs du
corpus central connaissent. Le vocabulaire de la dette est
l’illustration la plus aboutie de l’axe sémantique du dû. Au niveau
symbolique, comme sur le plan contextuel, le vocabulaire
économique et financier du Moyen Âge, en particulier celui de la
dette recouvre les traits sémiques dénotatifs de celui de la morale,
issue des débats des théologiens sur l’usure qui se traduit donc au
plan sémantique par une association avec des syntagmes adjectivaux
négatifs qualifiant l’usure. Dans l’ensemble des éléments discursifs
du corpus, aucun propos neutre sur l’usure ne figure. L’association
de «  usure  » avec tout le vocabulaire du mal est systématique chez
Philippe de Mézières. Et toutes les différenciations subtiles des
théologiens se retrouvent grâce à l’analyse structurale sémantique
dans les traits sémiques distinctifs d’« usure » et de « prêt ». Le sème
dominant de l’usure n’est pas le prêt mais le trait sémique pertinent
dominant de l’usure est le profit indu. L’usure est particulièrement
pourfendue dès le XIIe  siècle, par les prédicateurs, pour ce profit
injustement acquis, ainsi que ceux qui exercent les rares métiers de
l’argent émergents en cette fin de Moyen Âge, changeurs et surtout
banquiers dont cet ouvrage constate et analyse la première
occurrence en langue française.
8 Au plan co-textuel, le vocabulaire économique et financier du Moyen
Âge participe d’un fonctionnement sémantique autour des traits
sémiques de l’échange et de la dette, très exactement, du « dû ». Ceci
est représentatif d’une pensée occidentale médiévale, opposant la
spiritualité du divin à la matérialité peccamineuse de l’argent, alors
que nombre de sèmes dénotatifs sont communs aux deux champs
lexicaux de l’argent et de la morale.

INDEX
Parole chiave : denaro, economia, lessico, registro contabile, specchio del principe
Keywords : money, economics, vocabulary, account ledger, mirror for princes
Mots-clés : argent, économie, lexique, livre de comptes, miroir du prince
Thèmes : Traité des monnaies, Songe du vieil pèlerin, Songe du vergier, Livre des fais et
bonnes mœurs du sage roy Charles V
Magaly Del Vecchio-Drion, La
Prise de Cordres et de Sebille,
chanson de geste du XIIIe siècle, édition
d’après le ms. BN fr. 1448, étude
littéraire et traduction
Thèse de doctorat préparée sous la direction de M. Bernard Guidot,
soutenue le 17 juin 2008 à l’université de Nancy II

Magaly Del Vecchio-Drion

RÉFÉRENCE
Magaly Del Vecchio-Drion, La Prise de Cordres et de Sebille, chanson
de geste du XIIIe siècle, édition d’après le ms. BN fr. 1448, étude littéraire et
traduction, thèse de doctorat préparée sous la direction de M.
Bernard Guidot, soutenue le 17 juin 2008 à l’université de Nancy II

NOTE DE L’ÉDITEUR
Jury composé de Mesdames Muriel Ott (Maître de conférences
habilitée à diriger des recherches à l’université de Dijon), Sylvie
Bazin-Tacchella (professeur à l'université Nancy II) et de Messieurs
Jean-Claude Vallecalle (professeur à l'université Lyon II-Lumière),
Claude Roussel (professeur émérite à l’université Blaise Pascal-
Clermont II). Mention très honorable à l'unanimité du jury.
1 La Prise de Cordres et de Sebille appartient au Cycle de Guillaume
d’Orange, plus précisément, au Cycle des Narbonnais. Cet ensemble
de chansons, qui se situe au moment des enfances de Guillaume,
narre les exploits des frères du comte d’Orange après ce que l’on a
coutume d’appeler le « département des fils Aymeri » et comprend
les textes suivants : Aymeri de Narbonne, Narbonnais, Siège de Barbastre,
Mort Aymeri de Narbonne. À ce noyau s’ajoutent Guibert d’Andrenas et
La Prise de Cordres et de Sebille.
2 Mais bien qu’appartenant à ce grand cycle épique, La Prise de Cordres
et de Sebille souffre depuis de nombreuses années d’un manque cruel
d’intérêt, comme le prouve l’absence d’édition récente et d’articles
lui étant consacrés. Il n’est qu’à lire l’analyse rapide et sévère qu’en a
fait Jean Frappier (Les Chansons de geste du Cycle de Guillaume d’Orange,
Paris, SEDES, tome I, 1955, p. 33-34) : « La Prise de Cordres et de Sebille
[...] est une suite de Guibert d’Andrenas. Suite qui n’avait rien
d’indispensable et ne s’accorde pas très bien avec la chanson
précédente, puisque l’auteur a cru bon de ressusciter le roi Judas (on
se rappelle que ce païen, se fiant très imprudemment à la toute-
puissance de Mahomet, s’était jeté du haut d’une tour). Voilà donc
Judas qui reparaît à la tête d’une armée sarrasine le jour des noces de
Guibert et de Gaiete. Les Français sont surpris. Le vieil Aymeri réussit
à mettre la mariée en lieu sûr, mais Guibert, Guillaume, Hernaut et
Bertrand sont faits prisonniers. Guibert est conduit et enfermé à
Séville, tandis que les trois autres captifs gémissent à Cordoue dans
un horrible cachot où pullulent serpents et crapauds. Par bonheur, la
Sarrasine amoureuse et providentielle, dont le public de l’époque
devait attendre l’intervention avec confiance, remplit à la perfection
son rôle inévitable  : la belle Nubie, fille de l’ «  almaçour  » de
Cordoue, idolâtre Bertrand  ; l’amour lui inspire toutes les ruses et
toutes les audaces nécessaires à la délivrance des prisonniers et à la
victoire des chrétiens. Folles équipées, combats féroces, sièges,
duels, incognitos et reconnaissances, tout est bien qui finit bien.
Nubie et son père se convertissent  ; Bertrand épouse Nubie et
devient seigneur de Cordoue ; Guibert est libéré lui aussi après avoir
triomphé en combat singulier d’un Sarrasin nommé Butor  ; il
retrouve Gaiete et reprend possession de son fief d’Andrenas  ». Le
résumé donne au texte un aspect caricatural et l’on en vient à se dire
que la chanson n’est qu’une reprise dégradée et bouffonne, aussi
bien de son modèle Guibert d’Andrenas que des topoï épiques les plus
conventionnels.
3 La Prise de Cordres et de Sebille souffre donc non seulement de la
comparaison avec Guibert d’Andrenas, mais aussi de son appartenance
au Cycle de Narbonne, longtemps considéré comme un «  sous-
produit  » du Cycle de Guillaume (ce terme est de Joël Grisward qui
résume bien cette vue réductrice de la critique concernant le « petit
cycle  » dans L’Archéologie de l’épopée médiévale, Paris, Payot, 1981,
p.  17-18) et qui a amené à voir dans ces chansons des «  récits
marginaux  », selon l’expression de Madeleine Tyssens (La Geste de
Guillaume d’Orange dans les manuscrits cycliques, Paris, Belles Lettres,
1967, p. 363).
4 La désaffection de la critique pour la Prise tient pour une bonne part
à l’état dans lequel elle nous est parvenue  : figurant dans le seul
manuscrit D (conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la
cote fr. 1448) elle est, de plus, inachevée  ! Ainsi, la seule édition
publiée à ce jour est celle établie par Ovide Densusianu en 1896. Cette
édition est le fait d’un érudit consciencieux et bien souvent intuitif
quant à ses propositions de corrections, mais elle ne répond
malheureusement plus aux exigences modernes d’édition.
5 L’édition que nous proposons est accompagnée de notes variées
(historiques, culturelles, philologiques, littéraires), d’un glossaire,
d’un index des noms propres et d’une ample bibliographie. L’édition
est précédée d’une introduction comportant les rubriques attendues
(description détaillée du ms. D, critique des éditions antérieures,
principes d’édition, proposition de datation, étude de la
versification, analyse du poème, étude de la langue du ms.). Une
partie de cette introduction est consacrée à un état des lieux des
problèmes et difficultés liés à l’unicité de la chanson, à sa place dans
le ms. D et à son rapport complexe avec Guibert d’Andrenas. En effet,
dans tous les manuscrits cycliques, les chansons du Siège de Barbastre
et de Guibert d’Andrenas se suivent, sauf dans le manuscrit D qui omet
Guibert d’Andrenas. La place donnée à notre chanson dans le
manuscrit est de fait celle dévolue à Guibert d’Andrenas dans les
autres manuscrits. En nous appuyant sur les études des spécialistes
des manuscrits cycliques, comme Madeleine Tyssens ou Duncan
McMillan, nous avons cherché à émettre des hypothèses pouvant
apporter une explication plausible à ces diverses difficultés.
6 Une traduction de la chanson suit l’étude littéraire. Cette traduction
s’efforce de restituer aussi bien le sens que le style. Claude Buridant
illustre bien le délicat paradoxe que constitue la traduction des
œuvres médiévales en rappelant qu’il faut « traduire le texte à la fois
dans son mouvement et son exactitude, être littéralement fidèle à l’
esprit de l’œuvre  » (Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris,
SEDES, 2000, p. 39).
7 L’étude littéraire qui accompagne cette édition a pour but
d’envisager la Prise de Cordres et de Sebille sous divers aspects  :
thématiques, esthétiques, stylistiques, idéologiques et symboliques,
afin de voir de quelle façon cette chanson offre, bien plus qu’une
simple suite, un dialogue avec Guibert d’Andrenas, mais aussi avec
l’ensemble de la Geste. L’analyse de la composition cyclique des
textes de la geste, de la famille de Narbonne, du monde sarrasin, de
la composition et de l’écriture de la chanson, des valeurs prônées par
la Geste, permet de saisir la conformité de la Prise à certaines normes
thématiques et scripturales des épopées du Cycle, mais aussi de
constater les spécificités propres à ce texte.
8 La Prise de Cordres et de Sebille est une chanson intéressante à bien des
égards et notamment dans le rapport étroit qu’elle entretient avec
Guibert d’Andrenas. Loin d’être une simple et pâle copie de cette
chanson, la Prise suscite bon nombre de questions sur sa présence
dans le manuscrit D. De fait, cette chanson témoigne de la volonté de
constitution d’un cycle homogène et complet par les compilateurs et
apporte une pierre à l’édifice généalogique entrepris par les poètes
épiques. La Prise conserve du poème épique ses thèmes traditionnels.
On y retrouve la peinture de deux univers opposés qui s’affrontent
sans relâche dans une atmosphère souvent lourde de tension. À la
présence forte et rassurante de la geste, dominée par la figure du
patriarche Aymeri et agrémentée de figures nouvelles et
rafraîchissantes, s’oppose un monde sarrasin souvent poussé à la
limite de la caricature. Un univers qui représente le Mal et qui
marque l’ennemi du sceau d’une infamante altérité. Dans cette
peinture conventionnelle, quelques nouveautés émergent, d’un côté
comme de l’autre. Chez les Narbonnais, l’unité familiale est parfois
ébranlée par les revendications et les aspirations des uns et des
autres. Il n’y a pas de héros unique, mais plusieurs chevaliers sont
mis en lumière à différents moments, comme pour montrer que
l’héroïsme est une donnée plurielle, qui s’exprime différemment
selon les êtres. Du côté sarrasin, les changements sont plus flagrants
encore, car l’on voit émerger des personnages qui échappent aux
gémonies auxquelles leurs coreligionnaires sont voués. Ainsi, les
femmes réussissent le pari osé de s’imposer et d’imposer leurs
valeurs dans un monde viril et brutal. De même, certains Sarrasins,
futurs convertis, sont hissés au rang de chevaliers vaillants et mis
sur un pied d’égalité avec leurs homologues chrétiens. On le constate
à travers les thèmes habituels de l’épopée : celle-ci évolue.
9 Le XIIIe  siècle est une période charnière dans l’histoire de la
littérature médiévale. On est au carrefour de l’épopée et du roman,
ce genre nouveau qui va rapidement éclipser tous les autres. De fait,
la chanson de geste n’a pas dit son dernier mot. Elle va intégrer les
composantes techniques et thématiques du roman pour se
renouveler. Elle gagne ainsi en nuances. Moins monolithique, la
matière épique s’enrichit de thèmes neufs, se dote d’un climat plus
romanesque, fondé sur la légèreté et l’amour. La guerre n’est plus au
centre des préoccupations des personnages. L’écriture épique est,
elle aussi, influencée par le roman. Moins lente, moins répétitive, la
narration gagne en nervosité, accumule les péripéties et les
rebondissements. Thèmes neufs, ton moins rhétorique, abandon
partiel du style formulaire, tout est fait pour que l’auditoire trouve la
chanson de geste à son goût. Car, ces transformations sont
commandées par un public qui veut désormais des héros qui lui
ressemblent, sensibles, courageux, qui montrent leurs sentiments et
qui ne rejettent pas l’amour. Le héros devient moins uniforme, il fait
preuve de courtoisie. Les poètes explorent enfin la palette des
sentiments pour donner à leurs personnages de la densité et à leur
histoire plus de vie. C’est cette richesse et cette diversité que Joseph
Bédier rappelle lorsqu’il parle de « romans de guerres et d’aventures,
mais en même temps romans d’amour ». Les valeurs véhiculées par
la Geste se retrouvent ici aussi, et parfois sous un éclairage nouveau.
La chevalerie, la royauté et l’esprit de Croisade sont toujours au
cœur des préoccupations des Aymerides. Remises en question ou
confortées, ces valeurs sont largement exploitées dans la trame
narrative de la chanson par le poète. Par ailleurs, ces notions
fondamentales servent également de catalyseur à une réflexion plus
générale sur la conception de la chevalerie, du pouvoir et de la
Croisade au XIIIe  siècle. L’œuvre littéraire prend ici le relais de
l’Histoire. À mi-chemin de l’épopée et du roman, mêlant tradition et
nouveauté, la Prise constitue, selon Bernard Guidot, une « illustration
convenable d’un genre qui continue à se transformer lentement ».

INDEX
Mots-clés : chanson de geste
Keywords : epic
Parole chiave : canzone di gesta
Thèmes : Cycle des Narbonnais, Prise de Cordres et de Sebille, Guibert d’Andrenas,
Guillaume d'Orange, Aymeri de Narbonne
Gaëlle Zussa, Merlin. Rémanences
contemporaines d’un personnage
littéraire médiéval dans la production
culturelle francophone (fin XXe siècle
et début XXIe siècle) : origines et
pouvoirs
Thèse de doctorat en cotutelle préparée sous la direction de
MM. Olivier Millet (université Paris 12-Créteil) et Robert Kopp
(université de Bâle), soutenue le 14 juin 2008 à l’université Paris 12-
Créteil)

Gaëlle Zussa

RÉFÉRENCE
Gaëlle Zussa, Merlin. Rémanences contemporaines d’un personnage
littéraire médiéval dans la production culturelle francophone (fin XXe siècle
et début XXIe siècle) : origines et pouvoirs, thèse de doctorat en cotutelle
préparée sous la direction de MM. Olivier Millet (université Paris 12-
Créteil) et Robert Kopp (université de Bâle), soutenue le 14 juin 2008
à l’iniversité Paris 12-Créteil)
NOTE DE L’ÉDITEUR
Jury composé de Messieurs Richard Trachsler (professeur à
l’université de Zurich), Eric Lysøe (professeur à l’université de
Clermont-Ferrand), Olivier Millet (professeur à l’université Paris 12 –
Créteil) et Robert Kopp (professeur à l’Université de Bâle).
L’université Paris 12 ne décernait plus de mention au jour de la
soutenance.

1 Le personnage de Merlin est né il y a fort longtemps à partir de


chroniques galloises. Ses origines littéraires remontent à des textes
du XIIe  siècle, d’abord en latin, puis en français, dans lesquels il
devient le célèbre conseiller d’Arthur et acquiert une notoriété
considérable auprès des lecteurs. C’est à partir de traits isolés et du
mariage de différentes traditions que va s’élaborer peu à peu le
portrait du héros. En réunissant ces traits issus de la littérature
médiévale et en les organisant sous la forme d’un tableau, on obtient
un Merlin hybride, des «  morceaux  » de Merlin, dans lequel les
écrivains postérieurs vont puiser les thèmes qui les intéressent pour
composer leur propre recette. C’est cet aspect qui constitue l’intérêt
majeur de mon enquête  : le mythe littéraire de Merlin se présente
comme une sorte de grande décharge dans laquelle des débris, des
morceaux de mythes sont éparpillés. Les auteurs contemporains
viennent y puiser leurs idées et recyclent ces débris de mythe pour
recréer un Merlin toujours nouveau, en mouvement, c’est une
matière souple, changeante, variable. Le terme de «  rémanence  »
(emprunté à Michèle Gally, « Rémanences », La Trace médiévale et les
Écrivains d’aujourd’hui, Paris, P.U.F, 2000) convient parfaitement pour
exprimer cette idée : les notions de présence et d’absence s’y mêlent,
les traits demeurent sous forme de trace mais sont également
transformés, retravaillés et se recyclent donc constamment.
2 Ces dernières années ont montré un retour fulgurant du Moyen Âge
à travers le genre de la fantasy notamment. De grands succès
commerciaux comme Harry Potter de Rowling, Le Seigneur des anneaux
de Tolkien nous amènent à nous interroger sur cette attirance de
l’homme du XXIe  siècle pour l’époque médiévale. Mon enquête reste
cependant uniquement narratologique et montre comment un
mythe médiéval peut survivre au XXIe  siècle et se reconstruire
perpétuellement, comment certaines caractéristiques du personnage
de Merlin peuvent être modifiées, supprimées ou conservées,
comment d’autres langages que le langage littéraire peuvent
participer à cette réécriture. Il est important de prendre en compte
les différents supports médiatiques et culturels qui font apparaître le
héros aujourd’hui. En effet, c’est particulièrement à travers la
culture de masse et des domaines qui ne sont plus uniquement
réservés à une élite intellectuelle que le mythe continue de se
transmettre. Le corpus contemporain se compose donc d’éléments à
la fois littéraires, cinématographiques, théâtraux, appartenant à
l’univers de la bande dessinée ou à celui d’Internet.
3 Mon outil d’analyse majeur constitue un portrait-robot a priori du
personnage de Merlin dans la littérature du Moyen Âge, composé des
caractéristiques principales et récurrentes du héros. Il se présente
sous la forme d’un tableau récapitulatif et classificatoire des traits
énoncés au cours d’une analyse chronologique des œuvres du corpus
médiéval. Ses deux grands axes sont d’une part les origines, qui
regroupent les thèmes de la conception et de la tradition sylvestre,
et d’autre part les pouvoirs, rassemblant les thèmes de la
clairvoyance, de l’emprise sur le temps et de l’emprise sur l’espace.
Ces thèmes sont eux-mêmes subdivisés en différents motifs,
organisés selon deux colonnes représentant le positif et le négatif.
Merlin est l’être double, ambivalent par excellence, ses
caractéristiques se partagent donc entre le positif et le négatif et
plus spécifiquement entre Dieu et le diable. Cette répartition va
permettre de préparer l’analyse postérieure des traits médiévaux de
Merlin dans le corpus contemporain et de mettre en lumière les
transformations apportées. Ainsi, ce tableau constitue le point
d’appui de toute l’étude. Il est l’outil méthodologique et structural
majeur.

Le corpus médiéval
4 Les œuvres sélectionnées contiennent des traits récurrents devenus
incontournables propres au personnage de Merlin, qui ont su
traverser les siècles et parvenir jusqu’à nous. Pour les sources, le De
Excidio et Conquestu Britanniae de Gildas et l’Historia ecclesiastica gentis
anglorum de Bède sont rapidement citées. J’aborde de manière plus
détaillée l’Historia Britonum et deux célèbres œuvres de Geoffroy de
Monmouth, l’Historia Regum Britanniae et la Vita Merlini. Tous ces
textes sont primordiaux car ils sont à l’origine du Merlin médiéval,
ils proposent les premières caractéristiques du héros. La tradition
sylvestre est un élément capital qui va occuper une place non
négligeable dans les réécritures contemporaines. Elle est déjà
présente chez Geoffroy mais apparaît également dans trois autres
œuvres de langue différente : les deux textes Kentigern et Lailoken et
Lailoken et Meldred d’origine écossaise mais rapportés en latin, le
roman irlandais La Folie de Suibhne et les poèmes gallois attribués à
un chef ou un barde nommé Myrrdin. Pour les œuvres en roman,
celle qui s’impose comme la grande représentante de la légende de
Merlin et sur laquelle l’étude s’appuie le plus souvent est le Merlin de
Robert de Boron. L’auteur consacre son roman au héros, apporte de
nombreux traits nouveaux et développe considérablement la
perspective chrétienne de la légende. Enfin, quelques suites
apportent des informations nouvelles, notamment sur la disparition
du héros et ses relations amoureuses  : un Perceval (d’après le
manuscrit Didot) attribué à Robert de Boron et qui apparaît à la suite
du Merlin, la Suite-Vulgate qui appartient au cycle du Lancelot-Graal
et la Suite-Huth issue d’un autre cycle parallèle.

Le corpus contemporain
5 Il ne prétend pas à l’exhaustivité mais contient un panel d’œuvres
représentatives de différents domaines et proposant une réécriture
actuelle (fin XXe, début XXIe siècle) du personnage de Merlin. Celle-ci
devait être suffisamment étoffée (les domaines comme les jeux
vidéo, les jeux de rôle ou la chanson en ont été exclus) et présenter
un intérêt au plan de la resémantisation du personnage,
particulièrement concernant les origines et les pouvoirs. Le domaine
du roman est celui qui comprend le plus d’œuvres : L’Enchanteur de
René Barjavel, Merlin de Michel Rio, et deux séries de Jean-Louis
Fetjaine : sa trilogie sur les elfes Le Crépuscule des elfes, La Nuit des elfes
et L’Heure des elfes, et la suite Le Pas de Merlin et Brocéliande. Ces trois
auteurs et leurs œuvres possèdent chacun une perspective
différente, le rationalisme et le pessimisme chez Michel Rio (le héros
est le fruit d’un inceste entre sa mère et son grand-père), l’aspect
humoristique, un Merlin très positif et donc une perspective
optimiste chez René Barjavel et l’influence de la fantasy chez Jean-
Louis Fetjaine qui apporte des éléments nouveaux à la légende
(Merlin est le fils d’un elfe).
6 Le domaine du cinéma comprend également beaucoup d’œuvres.
D’abord, le célèbre Excalibur de John Boorman dans lequel la
tradition sylvestre occupe une place de choix. Merlin de Steve Barron
est un téléfilm et présente le même intérêt que les œuvres de Jean-
Louis Fetjaine puisqu’il appartient lui aussi au genre de la fantasy (le
héros est créé par une reine païenne). Le Merlin l’Enchanteur produit
par les studios Disney (The Sword in the Stone) apporte la perspective
du dessin animé adressé à un public très jeune et se place sous le
signe de l’humour. Enfin le Seigneur des anneaux (The Lord of the Rings)
de Peter Jackson d’après la trilogie de Tolkien permet encore une
fois d’étudier une œuvre appartenant au genre de la fantasy mais
surtout, il présente un double de Merlin dans un tout autre univers
diégétique. Notons qu’un écart au critère de la langue est opéré dans
le corpus filmique. Le cinéma français des dernières années offrant
très peu de réécritures du héros, il était nécessaire d’inclure des
œuvres étrangères à l’analyse.
7 Le domaine du théâtre ne comprend que deux œuvres. La première
est celle de Tankred Dorst, Merlin ou la terre dévastée (Merlin oder das
wüste Land), étudiée dans sa récente version en français et d’après la
mise en scène de Jorge Lavelli à l’occasion des Nuits de Fourvières et
pour le théâtre MC93 à Bobigny en 2005. Cette pièce et sa mise en
scène présentent une approche très singulière de la légende de
Merlin. Il s’agit d’un spectacle-fleuve d’une durée de quatre heures.
La figure de Merlin y est très présente du début à la fin notamment à
travers son rôle de scénariste et spectateur du mythe arthurien.
Cette œuvre est assez complexe et réservée à un public d’initiés.
D’autre part, on trouve dans le domaine théâtral de nombreux
spectacles actuels, notamment pour enfants, qui présentent le
personnage de Merlin de manière plus légère. J’ai sélectionné l’un
d’entre eux afin d’apporter une œuvre plus populaire au corpus
théâtral. Il s’agit des Aventures de Merlin l’Enchanteur, librement
adaptée de L’Enchanteur de René Barjavel par le comédien et
scénariste Julien Masdoua. Cette œuvre se présente sous la forme
d’un conte plus que d’une pièce de théâtre, au cours duquel le
comédien-conteur va jouer successivement les rôles des différents
personnages. Un guitariste ponctue le récit par des chansons
composées spécialement pour le spectacle et apporte ainsi un
élément musical à cette réécriture peu ordinaire.
8 Le domaine de la bande dessinée est également représenté par
plusieurs œuvres dont j’ai retenu la série Merlin de Jean-Luc Istin et
Éric Lambert. Encore une fois, elle s’inscrit dans le genre de la
fantasy. De plus, elle couvre toute la vie du héros depuis sa
conception et sa naissance et présente une version où Merlin devient
maléfique. Son origine païenne qui remplace l’origine diabolique des
romans médiévaux prend le dessus. Elle se compose de neuf tomes
au jour d’aujourd’hui ce qui montre son succès.
9 Enfin, un domaine très particulier méritait de faire partie du corpus
d’œuvres contemporaines  : Internet. Comment ne pas inclure ce
medium incontournable dans notre société actuelle  ? Un site
canadien du nom de Dialogus permet aux internautes de
correspondre avec des personnalités connues disparues. Un
spécialiste sur lequel aucune information n’est donnée incarne cette
personnalité. L’intérêt de ce site pour mon analyse est d’abord sa
forme particulière, il se présente comme héritier du genre
épistolaire mais à travers un medium virtuel. D’autre part, il touche
encore une fois un public très large et varié, peut-être même
constitue-t-il le medium touchant le public le plus vaste. Il va
représenter Merlin dans la pensée collective actuelle à travers les
questions des internautes.

Résultats des recherches


10 L’étude des origines permet de conclure à une volonté générale des
auteurs contemporains d’un retour aux sources pré-chrétiennes de
la légende. Ainsi, le géniteur diabolique du héros est soit
rationnalisé, soit remplacé par des créatures ou des divinités
païennes ou tout bonnement supprimé alors que la tradition
sylvestre devient l’élément central de ces réécritures
contemporaines. Les motifs médiévaux relatifs à cette tradition sont
réutilisés à foison par les auteurs contemporains et développés par
l’apparition de thèmes nouveaux.
11 Une étude particulière et extérieure au tableau s’articule entre
l’analyse des origines et celle des pouvoirs  : la dévalorisation du
christianisme dans le corpus contemporain. Elle montre une
peinture généralement dépréciative de la religion chrétienne qui est
reléguée au second plan, «  superficialisée  » au profit de croyances
païennes profondes. Le christianisme n’apparaît plus que comme
une simple toile de fond, un contexte religieux douteux tapissant les
murs de la diégèse, alors que les réelles convictions des hommes sont
manifestement de nature païenne. Cette hypothèse d’une
déchristianisation du mythe de Merlin d’après l’étude des origines et
de la dévalorisation du christianisme dans le corpus contemporain
va également se vérifier à travers l’analyse des pouvoirs.
12 La connaissance du passé et du futur qui constituaient les deux
pouvoirs, représentant des deux pôles divin et diabolique au Moyen
Âge, perdent leurs appartenances et deviennent neutres de manière
générale. L’emprise sur le temps est également déchristianisée  :
Merlin ne meurt pas mais vit éternellement dans le monde des rêves
ou dans celui des elfes. Le lecteur-spectateur a accès à son pouvoir de
métamorphose qui perd son caractère mystérieux et diabolique et se
trouve relié à la tradition sylvestre. Dans les textes médiévaux,
l’emprise sur l’espace est en lien avec Dieu. Merlin utilise son
pouvoir de déplacement pour se rendre auprès de Blaise dans la
forêt et rédiger le Livre du Graal d’après un commandement divin,
dont il consigne les événements au fil du temps ce qui lui permet
d’exercer un contrôle sur le mythe arthurien. Dans les œuvres
contemporaines, la fonction de ce pouvoir est devenue plus souple, il
n’est plus au service de Dieu ou du christianisme, le héros agit en son
nom propre et devient pareil à une divinité influençant les
événements du monde.
13 Ainsi, Merlin devient accessible, il n’effraye plus comme au Moyen
Âge où son origine diabolique en faisait un personnage douteux. Il se
présente comme le porte-parole d’un retour à la nature, comme il
l’avait déjà été dans les premiers textes médiévaux avant que son
message ne se perde sous le poids de la domination chrétienne. Or,
aujourd’hui plus que jamais, le monde a besoin d’exemples, de
modèles en ce qui concerne le respect et l’amour de la nature dont
l’avenir semble menacé. Merlin constitue le messager idéal d’une
nouvelle conception de la vie et du monde.

INDEX
Mots-clés : personnage, mythe littéraire
Thèmes : Aventures de Merlin l’Enchanteur, Brocéliande, Crépuscule des elfes, De Excidio
et Conquestu Britanniae, Enchanteur, Excalibur, Folie de Suibhne, Heure des elfes, Historia
Britonum, Historia ecclesiastica gentis anglorum, Historia regum Britanniae, Kentigern et
Lailoken, Lailoken et Meldred, Lord of the Rings, Merlin, Merlin l’Enchanteur, Merlin oder
das wüste Land, Merlin ou la terre dévastée, Nuit des elfes, Pas de Merlin, Perceval en prose,
Seigneur des anneaux, Suite Post-Vulgate, Suite-Vulgate de Merlin, Vita Merlin
Parole chiave : personaggio, mito letterario
Keywords : character, literary myth

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