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LE CONTRÔLE DE LA CORRUPTION AUX ÉTATS-UNIS : LA LÉGISLATION,

LES VALEURS ET LES FONDEMENTS POLITIQUES DE LA RÉFORME

Michael Johnston

I.I.S.A. | « Revue Internationale des Sciences Administratives »

2012/2 Vol. 78 | pages 347 à 365


ISSN 0303-965X
ISBN 7982802733621
DOI 10.3917/risa.782.0347
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-
administratives-2012-2-page-347.htm
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Revue
Internationale
des Sciences
Administratives
Le contrôle de la corruption aux États-Unis : la législation,
les valeurs et les fondements politiques de la réforme
Michael JOHNSTON 1

Résumé

Les États-Unis sont généralement considérés comme plus efficaces que la plupart des
autres sociétés dans le contrôle de la corruption. Mais est-ce vraiment le cas ? Je sou-
tiens que le contrôle de la corruption aux États-Unis est plus problématique que ne le
laissent entendre les indices. Une grande partie de la corruption, aux États-Unis,
échappe aux mesures ; si les institutions juridiques sont crédibles, les États-Unis
« contrôlent » souvent les utilisations abusives des richesses en supprimant des res-
trictions qui sont au centre de la corruption ailleurs. Cette stratégie peut certes
réduire la corruption de haut niveau, mais des questions importantes de justice et
d’imputabilité subsistent. Dans les démocraties libérales comme les États-Unis, où la
corruption peut être considérée comme des « marchés d’influence », les contrôles
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basés sur des valeurs, dont beaucoup s’appliquent dans le cadre de processus politi-
ques, sont essentiels. Lorsque l’ordre politique est considéré par la plupart des
citoyens comme intrinsèquement corrompu, ces types de contrôles peuvent être
sérieusement mis à mal.

Remarques à l’intention des praticiens

Les responsables et les autres personnes s’intéressant au contrôle de la corruption


dans les démocraties libérales doivent bien tenir compte de l’opinion publique et des
valeurs sociales, non seulement pour orienter leurs idées générales, mais en tant que
baromètre indiquant la situation des contrôles de la corruption basés sur des valeurs.
Si la séparation entre politique et administration reste importante à de nombreux
égards, à d’autres, la présence de processus politiques sains et compétitifs peuvent
s’avérer déterminants, non seulement en renforçant l’efficacité et la légitimité des

1 Michael Johnston est Charles A. Dana professeur de science politique, Université Colgate,
Hamilton, États-Unis. Courriel : mjohnston@colgate.edu.
Traduction de l’article paru en anglais sous le titre : « Corruption control in the United States :
Law, values, and the political foundations of reform ».
Copyright © 2012 IISA – Vol 78 (2) : 347-366
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contrôles de la corruption, mais aussi parce qu’ils donnent des informations sur ce
que les citoyens et la société civile considèrent comme une preuve d’intégrité – ou
d’absence d’intégrité. La plupart des indicateurs de la corruption généralement utili-
sés en disent peu sur ces dimensions essentielles du contrôle de la corruption.

Mots-clés : contrôles, corruption, intégrité, légitimité, politique, réforme, valeurs

Introduction : Quel est le degré de corruption des États-Unis ? 2


Les indicateurs de la corruption basés sur les perceptions, comme l’Index des per-
ceptions de la corruption (IPC) de Transparency International, considèrent les États-
Unis comme l’un des pays les plus efficaces en matière de contrôle de la corrup-
tion. Les bureaucraties, les tribunaux et les cadres juridiques américains sont géné-
ralement crédibles, et la légitimité du régime ajoute une force sociale non
négligeable à l’état de droit. Malgré le krach financier de 2008-2009, les banques,
la devise nationale, les marchés des obligations et des actions et le système régle-
mentaire américains continuent à être respectés : en effet, la fuite des capitaux
vers le système américain, et l’appréciation qui en résulte du dollar américain, dans
le sillage du krach – ainsi que dans le cadre des crises récentes qui ont menacé de
compromettre l’euro –, sont le signe que nombreux sont ceux qui considèrent les
États-Unis comme un refuge sûr, comparativement. Tandis que le lobbying est con-
sidéré comme corrompu par beaucoup d’Américains, des personnes originaires
d’une série de pays différents m’ont dit qu’un système de lobbying à l’américaine,
avec sa transparence partielle et un consensus relatif à propos des règles du jeu,
pourrait être une amélioration par rapport à leurs pratiques politiques existantes.
Les Américains n’ont jamais manqué d’assurance (pour dire les choses poli-
ment) lorsqu’il s’agit de présenter leur système comme un exemple méritant
d’être imité. Toutes les nouvelles ne sont cependant pas bonnes. Les résultats du
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pays dans les indices – des mesures imparfaites de la corruption en soi, mais des
indicateurs intéressants de la façon dont un système est perçu – se sont détério-
rés, comme nous allons le voir. Des problèmes existent aussi dans la capacité des
processus démocratiques à contrôler la corruption et à tirer parti des valeurs
sociales – le sentiment général est en effet que l’argent a fondamentalement avili
la démocratie. Les fréquents scandales (à ne pas confondre avec la corruption
proprement dite) montrent que les partis et les intérêts rivaux critiquent libre-
ment l’éthique et le comportement des autres, mais peu de journalistes analysent
ces problématiques dans le détail. De plus, la concurrence entre les principaux
partis politiques, dans la plupart des niveaux et la plupart du temps, est davan-
tage apparente que réelle. La société civile et le capital social occupent une place
prépondérante dans la plupart des stratégies de lutte contre la corruption, mais il

2 Le présent article s’appuie sur un article présenté initialement lors d’une conférence organisée
par le Center of Anti-Corruption Studies, Commission indépendante contre la corruption,
Hong Kong, en septembre 2010. Nous tenons à remercier Ian Scott, Ian Thynne, Brian
Brewer, Joan Leung, Paul Heywood, Alan Doig, Ting Gong et Ugur Omur Gonulsen pour leurs
idées et leurs présentations au sujet d’une série de questions abordées dans cet article, ainsi
que deux arbitres scientifiques anonymes pour leurs commentaires et suggestions perspicaces
et très intéressants.
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Johnston Le contrôle de la corruption aux États-Unis 349

est bien connu que Putnam (2000) regrette la baisse à long terme du capital
social en Amérique – à juste titre.
Les indices populaires confirment cette appréciation mitigée. Tandis que l’IPC
est relativement gentil avec les États-Unis au fil des ans, comme l’indique le
tableau ci-dessous, les résultats publiés fin 2010 ont attiré tous les regards.

Tableau 1 : Résultats des États-Unis dans l’indice de perception de la corruption de


Transparency International, certaines années.

Année Score dans l’IPC de TI Classement Pays étudiés

1995 7.79 15 41

2000 7.8 14 90

2005 7.6 17 159

2006 7.3 20(T) 163

2007 7.2 20 180

2008 7.3 18(T) 180

2009 7.5 19 180

2010 7.1 22(T) 178

(T)=ex aequo ; en 2006, avec la Belgique et le Chili, en 2008, avec la Belgique et le


Japon ; en 2010, avec la Belgique.
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Source : Indice de perception de la corruption de Transparency International, certaines
années, tel que publié sur http://www.transparency.org/policy_research/
surveys_indices/cpi/2010/results (consulté le 17 novembre 2011).

Ces perceptions (et les autres classements, comme les données extraites du
document « Governance Matters » de la Banque mondiale) 3 sont importantes :
elles influencent les flux de capitaux et d’aide, les relations entre les sociétés et,
très probablement, les choix en ce qui concerne les participants éventuels aux
affaires frauduleuses et leur emplacement. Reste à savoir ce qu’elles nous disent
à propos des véritables problèmes de corruption, les données basées sur des per-
ceptions étant fondamentalement impressionnistes (une analyse des problèmes
liés aux indices de perception est présentée dans Johnston, 2008). Les résultats
de l’IPC ne peuvent pas servir à suivre les évolutions : le nombre d’enquêtes et
leur méthodologie varient considérablement d’un pays à l’autre et d’une année à
l’autre. Il arrive en outre que des données d’enquête similaires soient réutilisées

3 Les résultats en matière de contrôle de la corruption sont relatés sur une base annuelle –
http://info.worldbank.org/governance/wgi/pdf/wgidataset.xls (consulté le 18 novembre
2011).
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pendant pas moins de trois années d’affilée. 4Tout aussi important, la définition
de base de la corruption est loin d’être une question réglée et l’importance d’un
cas donné – pour autant qu’il soit jamais rendu public – est une appréciation
extrêmement subjective. Rose-Ackerman (1999 : 4) indique en effet qu’il n’existe
pas de consensus à propos de ce que désigne « un niveau élevé de corruption »
dans la pratique – des cas nombreux, des enjeux importants, des participants de
premier plan, un tollé général ou une corruption manifeste et visible par tous ?
Les perceptions « collent à la peau », elles évoluent lentement et ne correspon-
dent pas toujours aux événements ; en effet, certains gouvernements qui obtien-
nent de mauvais résultats dans l’IPC se plaignent du fait que leurs efforts pour
améliorer la qualité de la gouvernance « ne font pas bouger l’aiguille », alors que
des démocraties riches continuent à obtenir de bons résultats indépendamment
des affaires et de leur action réelles. Les indices attribuent en effet la corruption à
l’endroit où elle est considérée comme présente, alors qu’une grande partie
(impossible à mesurer) des affaires douteuses font intervenir des personnes, des
banques et des entreprises venues d’ailleurs. Des banques américaines ont
trempé dans le blanchiment d’argent originaires de divers endroits (voir, pour les
relations entre la Russie et la Bank of New York au fil des ans, New York Sun,
2008, et Banque mondiale, 1999) et le statut de refuge sûr dont bénéficie le pays
attire et protège sans doute les pratiques frauduleuses tout comme les investisse-
ments légitimes. Il arrive que des démocraties riches soient directement concer-
nées par les problèmes de corruption du Nigeria, par exemple, mais que cette
participation ne soit pas représentée dans leurs résultats sur les indices.
Dans le présent article, je soutiens que même si les États-Unis ne sont guère
compromis dans une crise de corruption, les instruments locaux de contrôle des
abus de richesses et de pouvoir sont sans doute nettement moins efficaces que
ne le laissent entendre les indices et autres affirmations officielles. Le problème
est en partie lié aux types de corruption que les démocraties libérales ont ten-
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dance à pratiquer, et en partie au fait que les mesures de la corruption exagèrent
parfois les abus de haut niveau tout en fermant les yeux sur ce qui se passe aux
échelons inférieurs de l’État. Il y a aussi le fait que les liens relativement ouverts
entre richesse et pouvoir facilitent les pratiques susceptibles de constituer une
« corruption à un niveau élevé » ailleurs. Les problèmes les plus inquiétants sont
cependant liés à la qualité de la politique démocratique proprement dite et à la
capacité du système américain à conserver la participation populaire et la crédibi-
lité dont il a besoin pour mettre en place des contrôles de la corruption solides et
basés sur des valeurs.

Qu’est-ce que la corruption ?


Il est impossible de répondre par un seul article à l’éternelle question de la défini-
tion de la corruption. Je soutiens néanmoins que la présence de forces sociales
opposées et de conflits politiques au sujet des intérêts et des valeurs en général

4 TI présente une analyse complète de la méthodologie de l’IPC à l’adresse suivante : http://


www.transparency.org/content/download/55903/892623/
CPI2010_long_methodology_En.pdf (consulté le 18 novembre 2011).
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est essentielle pour voir apparaître l’idée de base de la corruption, pour compren-
dre ce que veut dire cette idée dans des situations bien précises et pour vérifier et
contrôler la corruption, en particulier dans les démocraties libérales. La plupart
des gens estiment qu’ils reconnaissent la « corruption » lorsqu’ils la voient, alors
que cette notion est contestée à certains égards importants.
La corruption suppose une inconvenance dans l’usage du pouvoir et des posi-
tions de confiance, et il s’agit dès lors d’une idée profondément normative et
intrinsèquement politique (cette analyse s’appuie sur Johnston, 2005a, CH. 1, et
Johnston, 2005b). Le terme peut être sujet à controverse tant sur le plan concep-
tuel que dans la pratique (voir, par exemple, Philp, 2002 ; Philp, 1997 ; Thomp-
son, 1995 ; Thompson, 1993 ; Scott, 1972 ; Heidenheimer, 1970 ; Nye, 1967).
L’on a tendance à songer à la corruption en termes de transgressions et d’indivi-
dus bien précis, mais elle était jadis considérée comme un état collectif – comme
l’incapacité pour l’ensemble du système de direction et d’ordre à s’attacher à la
loyauté (Dobel, 1978) et à poursuivre une vision du bien commun. Dans son récit
de la Guerre du Péloponnèse, Thucydide nous dit qu’Athènes est tombée dans
un état collectif de corruption lorsque ses dirigeants ont cédé aux passions du
moment et, surtout, ont trahi les valeurs à l’origine de leur droit de diriger, en
décidant d’envahir l’île de Milos (Thucydide, 1954 ed.). Dans cette vision
« classique », lorsque les dirigeants ou les citoyens ébranlent non seulement les
lois, mais aussi la loyauté et les valeurs qui relient les dirigeants et leurs disciples,
c’est l’ensemble de la société qui est corrompue. Cette vision peut paraître
désuète à une époque où l’État est souvent considéré, dans les faits ou sur le
plan normatif, en des termes libéraux – en tant que lieu où les gens et les grou-
pes défendent leurs intérêts et où le bien-être collectif est davantage une consé-
quence inattendue de choix intéressés qu’une valeur en soi. Dans ce contexte,
l’éthique politique insiste effectivement sur les règles de processus régissant la
loyauté. Je soutiens cependant, dans la suite, que certains problèmes de corrup-
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tion actuels aux États-Unis continuent non seulement à présenter certains
aspects « classiques », mais font aussi ressortir l’importance des valeurs sociales
et démocratiques dans le contrôle de la corruption.
Les règles, dans les démocraties libérales, sont généralement des normes
impersonnelles régissant de vastes catégories d’activités. Lorsqu’on trompe la
confiance du public à des fins personnelles, la plupart des gens conviennent qu’il
y a eu corruption. L’une des réponses prévues depuis longtemps dans les réfor-
mes consiste à affirmer que l’État et l’administration doivent par conséquent être
séparés des intérêts privés et de la politique plus généralement. L’ironie de la
chose, c’est que les fripouilles comme les réformateurs réaffirment régulièrement
cette vision « non politique » de l’intégrité – les premiers, lorsqu’ils rejettent les
allégations de mauvaise conduite en les qualifiant d’affirmations « motivées
politiquement » et dès lors fausses et les seconds, de par leur volonté déjà
ancienne que la politique soit tenue à l’écart de l’administration.(Un vieux refrain
sur le bon gouvernement veut qu’il « n’existe pas de méthode démocratique ou
républicaine pour paver une rue ».) L’on peut cependant se demander en quoi,
précisément, les objections aux différents usages du pouvoir et des ressources
publics, et le processus consistant à décider de la façon dont ils doivent être utili-
sés, peuvent être autre chose que politiques – soulevant, après tout, des ques-
tions d’imputabilité et de justice – et dans quelle mesure on peut séparer l’État
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de l’influence politique sans mettre en place un système qui n’a de comptes à


rendre qu’à lui-même. Au niveau conceptuel, en outre, qu’est-ce qui constitue
un « abus » et qui doit trancher ? Même dans les sociétés relativement bien éta-
blies, ces règles sont ouvertes aux conflits, aux manipulations et au changement.
Il est parfois difficile d’établir la distinction entre « public » et « privé » (Wedel,
2001 ; Jowitt, 1983) et ces distinctions, dans un monde en proie à la libéralisa-
tion et à la privatisation, sont contestées, en rapide évolution et de plus en plus
résolues en faveur d’intérêts et d’initiatives privés. Pourtant, même si ses avanta-
ges sont souvent concentrés, tangibles et immédiats, le préjudice causé par la
corruption peut être intangible, à long terme, très dispersé et difficile à distinguer
des activités habituelles du système politique (Thompson, 1993). Pour toutes ces
raisons, la vision classique de la corruption en tant qu’état collectif, et l’accent
qu’elle met sur l’adhésion à un système basé sur la fidélité, la loyauté et à la con-
ception du bien commun, n’est peut-être pas aussi dépassée qu’il y paraît.

Ouvrir la porte à la contestation


Compte tenu de l’importance et de la nature diffuse de ces normes, le fait de con-
cevoir la corruption comme l’attribut d’une action donnée risque de déboucher
sur une série de distinctions minuscules tout en détournant l’attention de la façon
dont les valeurs sociales et politiques essentielles acquièrent de la substance et de
l’importance. Je laisse en effet entendre que les désaccords sur les utilisations
acceptables des richesses et du pouvoir, de même que sur les relations entre ces
deux éléments, et que la nécessité pour les gens et les groupes réels de se proté-
ger contre ces abus déterminent la façon dont apparaissent les limites fondamen-
tales en matière de pouvoir et les notions d’imputabilité (Johnston, 1993). Ces
questions ne sont pas que du « bruit » ou des différences mineures à dissimuler
au moyen d’une formulation bien pensée d’une définition symbolique, mais elles
sont bien l’essence de l’idée de corruption proprement dite. Il peut en outre s’agir
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de manifestations, sous une série de formes différentes, de valeurs importantes à
la base à la fois de nos conceptions de la corruption et de la façon dont la plupart
des démocraties s’appuient sur les valeurs sociales et les sanctions politiques, de
même que sur le droit, pour la contrôler (pour une analyse, voir Johnston, 2005b).
Il semble dès lors plus intéressant de concevoir la corruption comme une
question systémique : définir les domaines, les usages et les liens acceptables
entre le pouvoir et les richesses. Ce dilemme se retrouve dans chaque société et il
n’a été véritablement résolu nulle part. Dans ce cadre, je définirai la corruption de
manière symbolique comme l’abus de fonctions ou de ressources publiques à des
fins privées – mais avec un esprit de conflit très présent, afin de souligner que des
idées telles que « l’abus », le « public », le « privé », et même les « avantages »
sont des notions contestées, variables et chargées de valeur. Si l’on veut com-
prendre la corruption en tant que problème dans les sociétés réelles, les conflits
et les ambiguïtés sont des questions essentielles. Les frontières contestées ou
variables entre le « public » et le « privé », par exemple, peuvent signaler des fai-
blesses importantes dans des institutions clés, des changements importants dans
la politique ou des divisions sociales profondes à propos des limites appropriées
de l’État. Et si l’on veut comprendre comment des idées telles que « l’abus » sont
définies et redéfinies dans les sociétés réelles, il convient de se demander com-
ment, et selon quelles règles, ceux qui détiennent les richesses et le pouvoir sont
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Johnston Le contrôle de la corruption aux États-Unis 353

tenus de rendre des comptes, et comment les droits, les intérêts et les valeurs
d’autrui acquièrent une importance et une force que l’on ne peut ignorer.

Derrière les chiffres : quels types de corruption ?


Les États-Unis obtiennent des résultats nettement meilleurs que la plupart des
autres sociétés dans les classements. Figurant initialement dans le premier tiers
des premiers tableaux de l’IPC de 1995, à plus petite échelle, le pays occupe
depuis lors une place relativement constante dans le classement, aux alentours
de la vingtième position sur 180 pays. Contrairement à certains des pays qui s’en
sortent le moins bien dans les classements internationaux, la corruption aux
États-Unis ne se compose généralement pas de vols spectaculaires dans la caisse
nationale de la sécurité sociale ou de cas de détournement officiel de propriété
privée, ce qui a tendance à améliorer quelque peu les résultats du pays dans
l’indice. Mais que ne révèlent pas ces scores ?
Outre l’écart entre les perceptions et la corruption réelle (celle-ci étant impos-
sible à mesurer), d’autres complications apparaissent. L’une d’entre elles est le
fédéralisme américain : les classements mondiaux mettent en avant la corruption
au sein des gouvernements nationaux et s’intéressent avant tout à ce qu’on
appelle la « corruption à un niveau élevé ». Le système américain compte cepen-
dant quelque 90 000 unités de gouvernement, allant du niveau national aux
municipalités, aux arrondissements scolaires, et des myriades d’entités spéciales,
dont beaucoup disposent de budgets très importants. Si l’on ajoute à cela
l’ampleur de la société et les préférences enracinées en faveur de l’initiative pri-
vée, on commence à se rendre compte du nombre de jeux politiques qui inter-
viennent simultanément et du nombre de points d’accès qui existent pour ceux
qui recherchent l’influence. La plupart des Américains considèrent leurs gouver-
nements locaux comme moins corrompus que les États, et les États, comme
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moins corrompus que Washington, mais il semble plus probable que l’essentiel
de la corruption, ne serait-ce qu’en termes de nombre de cas, intervienne aux
échelons inférieurs. Pour obtenir une image complète de la corruption aux États-
Unis, il faut inclure les combines de type « pay to play » (payer pour jouer), dans
le cadre desquelles les contractants sont récompensés par les potentats munici-
paux, la fraude dans les contrats de construction routière dans les capitales des
États et tout ce qui peut se passer lorsque des agents de police arrêtent des auto-
mobilistes sur des routes rurales peu fréquentées. Nous ne connaîtrons jamais
l’ampleur de cette corruption « cachée », mais elle aura une influence limitée sur
le classement des États-Unis dans l’IPC.
Derrière ces problèmes de mesure se posent des questions plus générales à
propos des contrastes qualitatifs entre les problèmes de corruption de différentes
sociétés – une question qui, comme nous allons le voir, est directement liée à
l’importance et à la vitalité des règles et des contrôles basés sur les valeurs. J’ai
soutenu (Johnston, 2005a : Ch. 4) que les États-Unis, comme plusieurs autres
démocraties de marché riches, connaissent essentiellement une corruption liée
au « marché d’influence ». Contrairement aux pays (sans doute la majorité) où
l’essentiel de la corruption concerne des cas où des responsables établissent le
contact avec l’économie et la société pour voler des biens ou exiger des paie-
ments, les abus liés au marché d’influence surviennent lorsque des intérêts privés
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actifs cherchent à influencer des issues relativement précises – qui décroche ce


marché, ou de quelle manière la page 1359 de cette loi portant ouverture de cré-
dits budgétaires va être modifiée. Le dynamisme global des institutions publiques
dans ces sociétés (l’éventail complet de ressources et de facteurs juridiques et
politiques qui influencent leur crédibilité et leur efficacité) peut parfois empêcher
les pires abus de pouvoir. D’une autre façon, cependant, le dynamisme institu-
tionnel renforce la valeur de l’accès et de l’influence – car les décisions,
lorsqu’elles sont prises, ont des chances d’être mises en œuvre. Ces liens sont
souvent établis par des figures politiques, qui louent leurs relations en échange
de paiements, qu’il est parfois difficile de distinguer des dons officiels en faveur
des campagnes électorales. En effet, une grande partie de la corruption liée au
marché d’influence est moins une question d’actions illicites par nature (comme
le vol officiel) que de processus politiques ordinaires, comme la défense d’une
cause et la persuasion, qui dépassent certaines frontières de l’impartialité. Certai-
nes de ces frontières sont parfois définies par la loi : différents plafonds existent
pour certaines formes de contributions politiques, par exemple. Mais ces restric-
tions juridiques reposent fondamentalement sur les valeurs que sont la transpa-
rence et l’équité – des conceptions de ce à quoi doit ressembler une concurrence
politique saine. Ces objectifs et ces mérites ne sont pas faciles à codifier dans des
règles et des lois. Dans beaucoup d’autres cas, les notions d’équité, d’imputabi-
lité et de démocratie sont parfois vagues ou contestées – à qui les représentants
doivent-ils rendre des comptes, par exemple, ou les financements politiques
sont-ils littéralement une forme de discours ? Malgré (ou, peut-être, en raison
de) leur nature diffuse, les avis sur ces questions sont souvent bien tranchés, et ils
peuvent s’avérer déterminants pour la vitalité et la crédibilité des contrôles basés
sur les valeurs.
La corruption liée au marché d’influence est caractérisée par plusieurs ironies.
Premièrement, le dynamisme même des institutions publiques rend l’influence
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illicite en leur sein plus difficile à obtenir, plus intéressante (comme déjà dit plus
haut), et en fait donc une marchandise mieux commercialisable. Deuxièmement,
la compétition électorale, qui est généralement censée empêcher la corruption,
peut aussi inciter davantage à louer son influence en échange de contributions.
Troisièmement, il est souvent difficile d’établir une distinction précise entre la cor-
ruption liée au marché d’influence et une série de processus politiques ordinaires,
et même souhaitables. En effet, la démocratie libérale est en soi un « marché
d’influence » dans un certain sens, bien qu’il soit censé respecter des règles
d’éthique. Ces règles sont en partie juridiques et bureaucratiques, mais elles
comportent aussi des valeurs et des attentes importantes ; les règles du marché
d’influence qui en résultent peuvent être obscures, incertaines, implicites et con-
testées, mais aussi éveiller des émotions intenses. Pour toutes ces raisons, certai-
nes des propriétés soi-disant « anticorruption » du système américain peuvent
susciter des transactions plus louches de différents types, qui seront générale-
ment sous-évaluées dans les classements portant sur la corruption.
Dans ce contexte, une grande partie de ce que le public peut considérer
comme de la corruption est, en partie du moins, une mauvaise conduite du sec-
teur privé. Il est incontestable que la politique publique et le manque d’attention
réglementaire ont contribué à permettre les folies d’Enron, mais la plupart des
problèmes doivent être considérés comme de la fraude d’entreprise et non
08 .boo age 355 Ve d ed , 5. a 0 : 3

Johnston Le contrôle de la corruption aux États-Unis 355

comme de la corruption proprement dite, voire comme des pratiques commer-


ciales déloyales. Des fraudes qui, dans d’autres sociétés, font intervenir des entre-
prises publiques ou des organismes parastataux, ou qui transgressent des codes
et des règles fiscaux plus généraux, ont tendance à être considérées aux États-
Unis sur la base des règles plus clémentes s’appliquant aux entreprises privées.
Au-delà de la faute grave, on trouve d’autres questions d’équité liées aux riches-
ses et aux privilèges – des questions auxquelles s’intéressent actuellement de près
des groupes aussi variés que le Tea Party ou le mouvement « Occupy Wall
Street », mais que les processus politiques ordinaires semblent incapables d’abor-
der. À de nombreux égards, les relations entre les secteurs public et privé, à
l’américaine, compliquent notre appréciation.
Quels que soient les niveaux réels de corruption aux États-Unis, nombreux
sont ceux qui estiment que quelque chose ne va pas en matière de richesse, de
pouvoir et de démocratie. Dans un sondage Gallup réalisé en mars 2011 au sujet
de l’influence de plusieurs groupes et institutions, 71 pour cent des répondants
déclarent que les lobbyistes ont trop d’influence, tandis que 67 pour cent pen-
sent la même chose à propos des grandes sociétés et des banques ; le gouverne-
ment fédéral, pour sa part, était considéré comme trop influent par 58 pour cent
des répondants. 5 Une enquête de 2010 constate que 8 pour cent à peine des
répondants déclarent avoir « réellement confiance » dans le Congrès, ce qui
représente une baisse par rapport aux résultats, déjà peu impressionnants, de
2005 (16 pour cent) et de 2002 (22 pour cent). 6 Cable News Network constatait,
en février 2010, que si 40 pour cent des répondants se disaient « satisfaits… de
la manière dont la démocratie fonctionne dans ce pays », 59 pour cent se décla-
raient « mécontents ». 7 En revanche, en 1964, « 76 pour cent des Américains
déclaraient faire confiance au gouvernement de Washington pour faire le bon
choix, du moins la plupart du temps ». En 1980, ce chiffre chutait à 25 pour cent
(Hetherington et Rudolph, 2008 : 498).
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Il faut éviter de mal interpréter ces chiffres : ils sont, comme les normes sub-
jectives que les gens emploient, influencés par une série de tendances et
d’événements ; les résultats de 1964 sont généralement considérés comme anor-
maux (Ibid.). Et pourtant, lorsque les gens analysent le processus démocratique,
nombreux sont ceux qui n’aiment pas ce qu’ils constatent, et les relations entre
les riches intérêts financiers et les représentants élus expliquent cela en partie. La
question n’est pas de savoir si ces perceptions de la corruption sont exagérées ou
tout simplement erronées, d’un point de vue légal ou analytique. Comme je le
laisse entendre plus loin, l’incapacité des dirigeants à inspirer confiance et

5 Sondage Gallup, 25-27 mars 2011 : échantillon national composé de 1027 adultes, avec une
marge d’erreur de ± 4 pour cent. Résultats en ligne à l’adresse suivante : http://www.polllin-
greport.com/institut.htm (consulté le 13 mai 2011).
6 Sondage Harris, 16-21 février 2010 : échantillon national composé de 1010 adultes, avec une
marge d’erreur de ± 3 pour cent ; résultats pour cette question rapportés sur plusieurs
années. Résultats en ligne à l’adresse suivante : http://www.polllingreport.com/institut.htm
(consulté le 13 mai 2011).
7 Sondage CNN/Opinion Research Corporation, 12-15 février 2010 : échantillon national com-
posé de 1023 adultes, avec une marge d’erreur de ± 3 pour cent. Résultats en ligne à
l’adresse http://www.polllingreport.com/institut.htm (consulté le 13 mai 2011).
08 .boo age 356 Ve d ed , 5. a 0 : 3

356 Revue Internationale des Sciences Administratives 78 (2)

loyauté peut être considérée comme un aspect essentiel du problème de corrup-


tion des États-Unis.
Par conséquent, la réponse à la question « Quel est le degré de corruption
des États-Unis ? » est simple, bien que frustrante : personne ne le sait. Selon
toute vraisemblance, leurs problèmes sont moins graves que ceux rencontrés par
les pays en fin de classement. Et pourtant, toute analyse du cas américain nous
oblige à nous demander quelles sont les forces, précisément, qui empêchent la
corruption dans les démocraties libérales et si, dans une société de plus en plus
dominée par les intérêts et les perspectives privés, quelqu’un continue à s’occu-
per de l’intérêt commun.

De bonnes défenses ou une porte ouverte ?


Les forces qui déterminent la corruption américaine
Contrairement à leurs homologues dans beaucoup d’autres sociétés, la plupart
des citoyens américains font eux-mêmes rarement face à la corruption. Lorsque
c’est le cas – ou même lorsqu’ils pensent tout simplement qu’ils pourraient être
en présence d’un cas de corruption –, ils n’hésitent pas à se plaindre. L’économie
et l’appareil administratif public fonctionnent bien, à long terme. Pourtant, les
résultats d’enquête mentionnés plus haut, et le mécontentement très visible à
propos de la situation de la vie politique, laissent entendre que quelque chose
d’important ne va pas. Que doit-on conclure de tout cela ?

Les lois et leur mise en œuvre


À de nombreux égards, les cadres juridiques en matière de contrôle de la corrup-
tion sont bénéfiques aux États-Unis. La législation aux niveaux fédéral et des
États est généralement bien pensée et appliquée, et est prise au sérieux par les
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citoyens et les responsables. La législation anticorruption fédérale présentait des
lacunes importantes jusque dans les années 80 : le chapitre 201 du titre 18 du
Code des États-Unis (U.S.C.), en vigueur depuis des années, était considéré
comme interdisant la corruption d’agents fédéraux par des parties privées, mais
pas la corruption des agents de l’État par l’utilisation abusive des ressources des
programmes financés par le fédéral. En 1984, le Congrès développait cette loi en
adoptant le chapitre 666 du titre 18 U.S.C., qui interdisait non seulement ce
second type de corruption, mais « pénalisait [aussi] la corruption liée aux simples
citoyens qui ont un lien avec des programmes financés par le fédéral » (Raabe et
Johnston, 1999).Beaucoup de poursuites pour des cas de corruption au niveau
fédéral sont liées à des cas d’extorsion, et s’appuient sur la loi Hobbs
(chapitre 1951 du titre 18 U.S.C.) – une loi de 1946 axée sur le racket pratiqué
par les syndicalistes, mais dont les origines remontent au Statut de Westminster I
de 1215 (Ruff, 1977).La loi Hobbs s’avère particulièrement intéressante pour les
procureurs fédéraux qui s’intéressent à la corruption dans certains États et locali-
tés, car elle s’applique aux activités associées au commerce ou aux déplacements
entre les États. Cette règle est facile à respecter dans la plupart des cas, car dans
le cadre des interprétations actuelles de la loi sur les déplacements (18 U.S.C.
§1952) et des lois sur la « fraude informatique » (18 USC §1343), tout déplace-
ment ou toute communication (comme une télécopie) qui traverse la frontière
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Johnston Le contrôle de la corruption aux États-Unis 357

d’un État peut établir une compétence fédérale. La législation fédérale en


matière de complots (18 U.S.C. §371), la législation RICO (sur les organisations
racketteuses, influencées et corrompues) (18 U.S.C. §1961–1968) et la régle-
mentation relative aux conflits d’intérêts (plusieurs parties de 11 U.S.C.) figurent
également en bonne place dans les contrôles de police. Les systèmes d’inspec-
teur général, dans lesquels des enquêteurs, qui relèvent souvent d’autorités
externes, sont placés dans des agences gouvernementales et dotés de larges
compétences juridiques, sont aujourd’hui habituels à tous les niveaux de l’État et
figurent en bonne place dans le développement des réseaux anticorruption inté-
grant des juridictions publiques de toutes sortes (Anechiarico et Segal, 2010). Les
enquêteurs chargés de s’occuper de la corruption aux États-Unis ne sont pas offi-
ciellement habilités à renverser la charge de la preuve, mais la menace d’être
accusé d’un acte délictueux grave peut suffire à convaincre les individus de com-
muniquer des informations abondantes sur leurs transactions.
En outre, les États-Unis ont été les premiers à s’en prendre à la corruption inter-
nationale en adoptant la loi de 1977 sur les malversations à l’étranger (Foreign
Corrupt Practices Act, FCPA) (telle que modifiée, 15 U.S.C. §§78dd-1, et. seq) à la
suite de révélations de corruption internationale chez Lockheed et d’autres entre-
prises américaines. Les États-Unis ont aussi été les premiers à adhérer à la Conven-
tion de l’OCDE sur la lutte contre la corruption de 1999. Certains intérêts
américains la considéraient comme facilitant les déséquilibres concurrentiels susci-
tés par la FCPA. Les États-Unis sont aussi signataires de la Convention sur la lutte
contre la corruption de l’Organisation des États américains (OEA) et de la Conven-
tion des Nations Unies contre la corruption (CNUCC), plus récente. La législation
des cinquante États et des principales villes – un sujet qui sort nettement du cadre
de cette analyse – vient encore s’ajouter à l’ensemble des actions répressives.
Les controverses, les lacunes et les contradictions sont cependant nombreu-
ses, et la présence d’un cadre juridique bien développé n’est pas synonyme
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d’absence de problèmes. On reproche souvent à la législation américaine d’aller
trop loin : certaines grandes villes agissent dans le cadre de règles axées sur les
conflits d’intérêts, de lois contre le racket et dans des climats de supervision telle-
ment oppressants qu’ils réduisent l’efficacité, découragent l’innovation et la créa-
tivité et amènent les citoyens à se désintéresser de la vie publique (Anechiarico et
Jacobs, 1996 ; des propositions visant à concilier réforme et efficacité sont pré-
sentées dans Anechiarico et Goldstock, 2007). Dans le même ordre d’idées, lors-
que la FCPA a été adoptée, et tandis que la convention de l’OCDE était
examinée, certaines entreprises et certains gouvernements les considéraient
comme des initiatives visant à amener le reste du monde à obéir à des règles
américaines. La législation anticorruption fédérale est considérée par certains
comme pénalisant des transactions privées acceptables pour des raisons de liens
tangibles avec des financements fédéraux. La loi Hobbs s’est développée dans le
cadre des poursuites et de l’interprétation judiciaire, effaçant (selon certains) la
distinction entre corruption et extorsion (Stern, 1971) et, en infirmant l’idée que
l’extorsion passe par une demande manifeste de paiement (US v. Addonizio, 442
U.S. 178), pénalisant potentiellement tout échange ou presque entre un citoyen
ordinaire et un agent de l’État – y compris, d’après certains, l’apparition d’un
politicien à un dîner de bienfaisance (Ruff, 1977). Le débat sur le véritable sens
des principaux concepts de corruption se poursuit dans le secteur privé comme
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358 Revue Internationale des Sciences Administratives 78 (2)

dans le public : depuis quelques années, les procureurs et certains tribunaux font
une interprétation étendue de la privation du « droit intangible à des services
honnêtes » (18 USC 1346) pour poursuivre des dirigeants d’entreprises accusés
de fraude. Cependant, la Cour suprême, dans un arrêt rendu en 2010 dans
l’affaire Skilling v. United States (130 S.Ct. 2896), a décidé que ce concept ne
pouvait s’appliquer qu’à la corruption et aux systèmes de pot-de-vin effectifs.
L’affaire Skilling va modifier le visage de la législation antifraude et pourrait bien
amener certaines victimes de condamnations récentes à faire appel.

Réconfortant ou confortable ?
Un dernier facteur tempère les éventuelles appréciations positives du contrôle de
la corruption aux États-Unis. Il s’agit de la possibilité que le cadre formel
« contrôle » moins par les abus qu’il empêche que par ce qu’il autorise. Pour dire
les choses simplement, un climat juridique propice aux entreprises, qui supprime
les restrictions susceptibles, dans d’autres circonstances, de devenir la cible
d’intérêts corrompus peut améliorer les résultats de l’Amérique dans les indices
de la corruption.
Il y a des années, Louis Namier (1930 : 4-5) faisait observer que « celui qui
peut intimider les autres n’a pas à les soudoyer ». La personne ou l’entreprise
confrontée à peu d’obstacles de taille a peu de chances de devoir payer
quelqu’un ou de s’exposer à l’extorsion. Plus récemment, cet argument a été pris
à contre-pied (sortons le bureaucrate du circuit via la dérégulation et ce sera la fin
de la corruption, de l’extorsion et des activités d’acquisition de rentes) pour justi-
fier la libéralisation économique en guise de stratégie anticorruption. Il est
cependant frappant de constater à quel point la législation, les politiques publi-
ques, les processus réglementaires et les pratiques politiques américains sont
favorables aux riches. Malgré leurs protestations, les Américains en général (et en
particulier les plus riches) et leurs entreprises sont relativement peu taxés. La
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réglementation des activités commerciales, contrairement à celle des agents de
l’État, est comparativement non interventionniste – comme en témoigne
l’atmosphère « tous les moyens sont bons » de la génération passée dans les ser-
vices financiers et l’énergie. L’agriculture, la télévision, le transport par camion
inter-États et le secteur pharmaceutique bénéficient de climats politiques favora-
bles depuis des décennies. (Le fait pour ces industries de contester ces affirma-
tions est le signe que les politiques sont désormais considérées comme
favorables de droit.) Lorsque des règles sont en vigueur, les forces de l’ordre sont
souvent colonisées à grande échelle, et parfois virtuellement prises d’assaut (voir,
pour une analyse, Dal Bó, 2006) par ces mêmes industries qu’elles sont censées
contrôler. Dans beaucoup d’autres sociétés, en revanche, les impôts sont plus
élevés, la réglementation, plus développée et la pénétration politique de l’écono-
mie, non seulement fréquente, mais aussi institutionnalisée. Les entreprises et les
riches particuliers rencontrent plus d’obstacles officiels (légaux et illicites), ainsi
que des entreprises publiques et parapubliques rivales.
Les deux modèles d’État ont leurs avantages et leurs inconvénients et toutes
les actions intéressées ne constituent pas des « brimades ». En outre, une
bureaucratie relativement rapide et efficace peut être un mérite systémique, et
faciliter les choses pour les entreprises et les riches. Le gouvernement omnipré-
sent se démènera pour protéger les droits des travailleurs, par exemple, et il
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Johnston Le contrôle de la corruption aux États-Unis 359

transformera des impôts élevés en une série impressionnante d’équipements


publics et autres allocations largement approuvés, mais dans d’autres contextes,
il peut devenir un État « faible mais lourd », qui étouffe la croissance, décourage
l’investissement et l’innovation et favorise les intérêts de l’élite au lieu d’être au
service de la société. Pourtant, quelle que soit la façon dont on envisage le rôle
de l’État, en dehors des sociétés de style scandinave, de taille réduite, relative-
ment homogènes et collectives, où la réussite économique et sociale visible
influence à la fois le comportement et les appréciations de manière positive, les
gouvernements moins omniprésents ont des chances d’obtenir de meilleurs sco-
res en matière de corruption – notamment compte tenu du fait que les enquêtes
à la base des indices de la corruption s’appuient fortement, pour beaucoup
d’années, sur les appréciations d’hommes d’affaires internationaux, qui ont ten-
dance à voir d’un œil négatif les États agressifs dans l’ensemble. L’on pourrait
remettre les idées de Namier au goût du jour en faisant observer que ceux qui
peuvent entrer par la porte d’entrée n’auront guère besoin de se frayer un che-
min par la fenêtre de la cave.

La corruption liée au marché d’influence et le rôle essentiel


des valeurs
Comme indiqué plus haut, la corruption aux États-Unis a tendance à se ranger
dans une catégorie que j’ai appelée les « marchés d’influence » : des incursions
privées, axées sur des avantages relativement précis, dans des institutions publi-
ques généralement solides, où les figures politiques servent souvent d’intermé-
diaires (Johnston, 2005a, Ch. 4). La corruption liée aux marchés d’influence n’est
pas futile car elle ébranle la transparence et la crédibilité des processus politiques
et commerciaux. Elle est cependant particulièrement difficile à démêler de la poli-
tique et du train-train habituel – ce qui explique, sans doute, pourquoi les États-
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Unis et d’autres démocraties riches reçoivent des appréciations relativement
favorables. De plus, dans la mesure où elle est intégrée dans des activités habi-
tuelles, et même souhaitables, et où elle survient davantage comme une exten-
sion illicite de ces processus que comme une interruption radicale de ceux-ci,
c’est un type de corruption particulièrement difficile à contrôler. La corruption
liée aux marché d’influence affaiblit, à de nombreux égards, la participation poli-
tique vigoureuse et le cadre de valeurs solide qu’exige le contrôle de la corrup-
tion démocratique.
Le vol, la corruption et l’extorsion purs sont loin d’être absents aux États-Unis,
mais le syndrome dominant du marché d’influence est capable de se fondre dans
l’ombre des transactions légitimes et limites (un domaine parfois très large). Il fait
souvent intervenir des relations et des processus qui dépassent certaines limites
des pratiques loyales et acceptables. Par conséquent, le groupe de lobbying qui
défend une ligne de politique donnée et contribue aux campagnes de ses amis
passés, actuels et futurs au Congrès par des canaux légalement établis exerce ses
droits au titre du Premier amendement, et si ces activités sont peu appréciées, on
peut difficilement les qualifier de corrompues. Si ce groupe de pression essaie de
transformer une contribution en contrepartie en échange d’un vote enregistré
publiquement à la Chambre ou au Sénat, son représentant aura des chances
d’être chassé à coups de pieds des bureaux du Congrès. En revanche, si des con-
08 .boo age 360 Ve d ed , 5. a 0 : 3

360 Revue Internationale des Sciences Administratives 78 (2)

tributeurs demandent de l’aide pour que soit modifiée une disposition d’une loi
dans le cadre du processus d’étude en sous-commission, et si les électeurs de la
région du représentant n’ont pas d’opinion arrêtée sur la question, le représen-
tant pourra offrir cette aide – de manière légitime, dans le cadre des usages du
Congrès (Levine, 2004). En réalité, un bon représentant défendra les intérêts des
industries de sa région que des contributions aient été faites ou non ; lorsque des
financements ont effectivement lieu, il est parfois difficile de dire s’ils sont la
cause ou le résultat (ou les deux) des démarches du représentant. Enfin, ce même
législateur peut se laisser aller au chantage, en disant aux lobbyistes que les por-
tes resteront fermées en l’absence de contribution. Cela ressemblerait à de
l’extorsion pour la plupart des gens, et les risques de corruption dans le système
américain de financement politique sont en effet davantage liés à l’extorsion
qu’à la corruption légalisée (Keim et Zardkoohi, 1988 ; Grossman et Helpman,
1994 ; Goldberg et Maggi, 1999 ; per contra, voir DeFigueiredo et Edwards,
2007). Les communications et les attentes associées sont pourtant généralement
subtiles – souvent tacites – et les contributions qui en résultent peuvent être fai-
tes, divulguées et dépensées de manière totalement légale. Il n’est pas simple de
faire la distinction entre les relations acceptables et les relations illicites (et les cas
concrets ne sont pas si simples).
On peut présenter beaucoup d’arguments similaires en ce qui concerne
l’influence des entreprises sur les processus de réglementation, ou la pratique
courante consistant à découper des programmes nationaux (par ex., les crédits
alloués à la Sécurité intérieure) en volets distincts pour chaque district et chaque
État. Le rôle joué par les législateurs pour ramener des équipements et des con-
trats chez eux est particulièrement controversé : Ces avantages sont générale-
ment qualifiés de « porkbarrel » (NDT : une loi destinée à avantager une région
particulière sous prétexte de législation générale) et sont souvent perçus comme
des transactions douteuses. Pourtant, on dit du législateur efficace qui obtient
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des avantages (comme des crédits « réservés ») pour les vaillants travailleurs de
sa région qu’il « ramène le jambon à la maison », (« bring home the bacon ») –
et comme l’indique James A. Thurber, le porc de l’un est le jambon de l’autre. 8Le
fait que plusieurs règles soient à l’œuvre ici est un miracle récurrent des démo-
craties libérales et illustre la difficulté d’évaluer la corruption liée au marché
d’influence. La légalité n’est souvent pas en question ; la question est plutôt de
savoir si les relations, l’accès et les ressources sont utilisés pour obtenir des avan-
tages déloyaux.
Même si l’on part du principe que la plupart de ces transactions deviennent
de notoriété publique, ce qui n’est généralement pas le cas, quelle perception de
la corruption doit-on utiliser pour calculer les scores de perception ? Comme
indiqué plus haut, beaucoup de ces classements internationaux accordent une
grande importance aux opinions des hommes d’affaires qui, aux États-Unis du
moins, sont plutôt favorisés dans ces transactions. Lorsque la légalité n’est pas le
problème et que les règles sont vagues, politisées et contestées, le contrôle de la

8 Thurber a proposé ce mot intéressant dans le cadre d’un débat organisé lors de la Leadership
Conference 2009, Institute for Leadership Studies, université Loyola Marymount de Los Ange-
les, le 23 février 2009.
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Johnston Le contrôle de la corruption aux États-Unis 361

corruption liée au marché d’influence – et le fait de montrer aux citoyens que ce


comportement est contrôlé – est un défi qui s’étend bien au-delà du maintien de
l’ordre, pour toucher la question des moyens de gagner la confiance et de la con-
server. Dans une démocratie – en particulier une démocratie qui a pour habitude
de se vanter en héros de sa propre vertu –, le fait que les majorités considèrent
les processus parfaitement légaux de pression et de financement politique com-
ment ayant fondamentalement avili la démocratie indique que, au sens classique
d’un système de direction et d’ordre qui se détériore, les problèmes de corrup-
tion sont pires que ne le laissent entendre les indices internationaux.
Nous en sommes arrivés à un stade où les questions de définition, d’évalua-
tion et de contrôle de la corruption se croisent, et où le lien entre les trois est le
désaccord démocratique ouvert, compétitif, qui suffit pour affirmer et définir les
principales valeurs à propos des sources et des limites du pouvoir.

L’impartialité de la politique, et la politique de l’impartialité


Notre analyse des définitions de la corruption mettait essentiellement l’accent sur
le désaccord politique. Dans le cas américain, cet argument s’étend au contrôle
de la corruption. Historiquement, la politique ouverte et compétitive est un fac-
teur d’imputabilité – cela n’a jamais été une grande croisade en faveur de valeurs
civiques, mais une façon, souvent désordonnée et peu digne, d’exiger que des
comptes soient rendus, et de chasser les fripouilles lorsqu’on les prend en train
de tromper le public. Les désaccords mêmes qui rendent ce processus compliqué,
frustrant et souvent diffus ont également pour effet de maintenir et de renouve-
ler son énergie.
Par conséquent, si le cadre légal et institutionnel a contribué à contrôler la
corruption, la vitalité du processus politique a joué un rôle au moins tout aussi
important, bien que souvent sous-estimé, dans le contrôle de la corruption – et
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cela dans un double sens. Le premier est lié à l’obtention d’une appréciation
rétrospective de la gouvernance : les fripouilles et les incompétents peuvent
effectivement être évincés, et la menace de défaite électorale, lorsqu’elle est cré-
dible, peut décourager l’abus de pouvoir. Deuxièmement, les processus politi-
ques qui offrent des choix réels et dans lesquels les citoyens peuvent constater les
conséquences de leur participation peuvent être un bon moyen d’exprimer, et
peut-être de corriger, le sentiment d’injustice qui anime la plupart des percep-
tions de la corruption liée au marché d’influence. Ces avantages peuvent être en
grande partie symboliques, mais ils ne doivent pas être sous-estimés dans le
cadre de la création et du maintien de la loyauté envers un système d’ordre et
des valeurs politiques.
C’est précisément cette vitalité de la politique démocratique que la corrup-
tion liée au marché d’influence fragilise. Elle produit une diminution progressive
de la concurrence politique, dans la mesure où les élus (dont quelques-uns tirent
parti de leur accès et de leurs relations de manière corrompue, mais dont bien
plus profitent au maximum d’un système qui joue fortement en leur faveur
(Johnston, 2005a : Ch 4)) font main basse sur les contributions politiques. Au
niveau national, les électeurs assistent à des campagnes généreusement finan-
cées et sophistiquées, calculées pour susciter des attentes en matière de
« changement » (difficile d’imaginer une revendication plus ambiguë) et assis-
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362 Revue Internationale des Sciences Administratives 78 (2)

tent ensuite à des taux de réélection des élus à la Chambre de près de 98 pour
cent certaines années, et à des taux pas bien plus faibles au Sénat – des taux de
réélection dont un politburo aurait été fier et qui illustrent le faible risque d’être
démis de ses fonctions. Ils constatent que la politique nationale devient un jeu de
riches – tandis que CBS News (2010) indique que 261 membres du Congrès sont
millionnaires et que 55 possèdent plus de US$10 millions, les campagnes des
années récentes présentaient des personnes extrêmement riches et influentes,
qui se présentent comme des « outsiders » (New York Times, 22 juillet 2010). À
l’échelon local, en revanche, beaucoup de fonctions sont souvent dépourvues de
concurrents et les campagnes s’atrophient, faute de ressources. À tort ou à rai-
son, les électeurs perçoivent peu les conséquences directes découlant de leurs
choix. Au fil du temps, cela débouche sur un processus politique moins compéti-
tif, moins participatif, moins décisif en termes stratégiques et – encore une fois,
nous parlons de frontières et de perceptions insaisissables – qui semble animé par
l’injustice et la corruption.
Encore une fois, il convient de mentionner quelques mises en garde. Ces per-
ceptions ne sont pas forcément exactes, mais elles existent dans un système qui
offre relativement peu de garanties autres que la possibilité de participer et dans
lequel (comme indiqué plus haut) le bon côté du conflit politique peut très facile-
ment glisser et tomber dans la corruption. Si elles atténuent les convictions des
citoyens selon lesquelles la participation est utile et l’équité est une valeur prise
au sérieux par ceux qui se battent pour le pouvoir, c’est un problème de corrup-
tion majeur. Deuxièmement, l’idée ici n’est clairement pas que seules les démo-
craties libérales compétitives peuvent contrôler la corruption. À tout le moins, les
propriétés de contrôle de la corruption de la démocratie semblent exiger un
niveau minimum de développement économique (Sun et Johnston, 2010). Des
régimes non démocratiques aussi différents que Hong Kong, Singapour et le
Chili de Pinochet ont quelquefois enregistré des réussites en matière de lutte
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contre la corruption, tandis que beaucoup de pays en transition vers la démocra-
tie au lendemain de la Guerre froide ont été marqués par une corruption consi-
dérable. De plus, les élus ne sont pas nécessairement de mauvaises personnes ;
nous les réélisons souvent parce qu’ils sont devenus relativement efficaces
lorsqu’ils s’agit de ramener chez nous ce jambon que nous aimons tant.
Enfin, tout pays qui compte sur les processus démocratiques pour lutter con-
tre la corruption doit faire face à la possibilité que le nouvel ordre va créer des ris-
ques de corruption bien à lui et que les électeurs seront parfaitement disposés à
réélire des dirigeants à l’intégrité douteuse, mais qui « donnent des résultats ».
L’important n’est pas le matériel formel de la démocratie, mais bien l’équité, la
loyauté, la légitimité et l’imputabilité crédible – les valeurs qui justifient l’applica-
tion de la démocratie, et qui justifient la lutte contre la corruption, avant toute
chose. Les systèmes démocratiques libéraux qui s’attendent à ce que les citoyens
participent à la surveillance du processus politique feraient mieux de proposer de
véritables choix à ces citoyens et de démontrer que la participation est impor-
tante et efficace. Ces aspects du processus ont subi un coup dur aux États-Unis
depuis quelques générations.
Les valeurs politiques à l’origine du contrôle de la corruption en Amérique ont
sans doute affaibli la corruption liée au marché d’influence d’une manière que les
indices de perception ont peu de chances d’illustrer. Un système de financement
08 .boo age 363 Ve d ed , 5. a 0 : 3

Johnston Le contrôle de la corruption aux États-Unis 363

politique qui met l’accent sur les ressources nécessaires à une concurrence active
– renforçant de fait le challengers devant les élus – serait relativement simple à
imaginer et à financer (Johnston, 2005c). Mais les élus devraient rédiger ces lois
et les citoyens, déjà sceptiques, devraient comprendre l’augmentation nette des
dépenses de campagne que ces changements susciteraient probablement. Reste
que le renforcement de la vitalité politique pourrait bien venir de directions inat-
tendues. Historiquement, un certain nombre de sociétés hautement corrompues,
et d’autres dont les systèmes d’ordre étaient en proie à des difficultés considéra-
bles, ont combattu l’abus de pouvoir et imaginé de nouvelles formes d’imputabi-
lité dans le cadre de leur lutte contre d’autres choses (Johnston, 1993). De
nouvelles institutions résultant d’accords politiques conclus entre des groupes
opposés, appréciées parce qu’elles ont aidé à protéger des intérêts réels et immé-
diats, se sont enracinées dans la société à moyen et à long terme. Les valeurs et
les principes « civiques » semblent être le point de départ du contrôle de la cor-
ruption dans le cadre de la concurrence politique, mais ils sont plus souvent le
résultat de ces processus – des accords conclus entre des groupes intéressés, qui
acquièrent force et légitimité au fil du temps parce qu’ils contribuent à protéger
ces intérêts. De nouvelles idées en matière d’imputabilité sont apparues au milieu
des combats politiques (Johnston, 1993). L’essentiel est que la rivalité soit liée
aux besoins ressentis des personnes et des groupes réels.
Le cas américain nous amène au final à porter notre attention sur l’impor-
tance du contrôle de la corruption basé sur des valeurs, ainsi que sur les facteurs
qui ébranlent ce contrôle. Les contrôles basés sur des valeurs sont plus une idée
générale qu’une méthodologie définie, mais ils s’appuient sur l’idée que les
valeurs populaires, les sanctions sociales et les conceptions généralement accep-
tées du bien et du mal doivent jouer un rôle important, à côté des lois et des
sanctions, dans l’utilisation qui est faite du pouvoir et des ressources publics. En
effet, les contrôles basés sur des valeurs doivent être des éléments essentiels de
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nos idées à propos de l’intégrité. Comme l’indique Bourgon (2007 : 7), « les
administrations publiques sont un moyen d’exprimer les valeurs et les préféren-
ces des citoyens, des communautés et de la société dans son ensemble ». Elle
nous rappelle que la concrétisation de cette vision passe non seulement par des
institutions et des règles juridiques viables sur le plan technique, mais aussi par
une imputabilité politique, une citoyenneté et de la confiance.

Note biographique
Michael Johnston a étudié d’une manière comparative la corruption, le développement, et la
démocratisation depuis plusieurs années. Il est également consultant pour de nombreuses
agences publiques et internationales. Son livre sur Syndromes of Corruption : Wealth,
Power, and Democracy (Cambridge, 2005) a été récompensé en 2009 par la Grawemeyer
Award for Ideas Improving World Order, presenté par l’University of Louisville, États-Unis.

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d 18November 2011).

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