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Les changements de la relation normal-pathologique. A propos de la souffrance psychique et de la santé mentale Alain Ehrenberg” La sourrnance psychique et la santé mentale symbolisent les boule- versements qu’a connus la psychiatrie depuis les années 1970: quand bien méme des conditions asilaires, voire des intemement abusifs perdureraient, la psychiatrie n’est plus assimilée a eux. Son périmetre d'action, tout d'abord, s'est considérablement élargi ; Phe Lérogénéité des problemes dont elle traite, ensuite, s’est accrue en meme temps que de nombreux nouveaux acteurs ont pris pied dans le domaine ; ces « problemes », enfin, ont pris une importance écono- mique, sociale, politique et culturelle inédite. De nouvelles espices orbides sont apparucs au cours des trente demivres années dans les sociéiés libérales: dépression, stress post-traumatismes, troubles obsessionnels compulsifs (Toc), attaques de panique, addictions s'in- vestissant dans les objets les plus divers (Phéroine, ecstasy, le can- nabis, Paleool, la nourritute, le jeu, le sexe, la consommation ou les médicaments psychotropes), anxiété généralisée (Ie fait détre en per= manence angoissé), impulsions suicidaires et violentes (particulidre- ment chez les adolescents et les jeunes adultes), attaques de panique, syndromes de fatigue chronique, « pathologies de Vexelusion », souf- frances « psychosociales », conduites a risques, psychopathies, el Les murs de Pasile sont tombés mais, parallélement, un ensemble protéiforme de souffrances s'est progressivement mis & sourdre de partout. Elles trouvent une réponse dans la santé mentale. * Directeur du Cesames; CRS-lnserm-Paris 5, www.cesames.org ESRRIT 133 Mai 2004 Les changements de la relation normal-pathologique Nous sommes manifes ment cntrés dans une période de redistri- bution générale des cartes qui nécessite un éclaircissement. Tl est qautant plus important de le faire qu'aucun des multiples rapports sur la psychiatrie et la santé mentale commandés par diverses admi- nistrations depuis vingt ans ne propose une analyse d’ensemble et rropbre un état des licux précis des problémes, contrairement & ce que Von peut voir dans d’autres domaines, comme la famille ou le tra- vail, par exemple. Les réflexions qui suivent ne prétendent pas com- penser un tel manque, elles proposent une démarche pour répondre & la question : en quoi consiste aujourd'hui le probleme sociologique de la souffrance psychique et de la santé mentale ? Lusage récent et systématique dans la vie sociale de la référence & Ja souffrance psychique et & la santé mentale releve d’une ambiance, une atmosphere, d'un état Cesprit!, II dessine une nouvelle forme sociale qui peut étre caractérisée par trois eritéres. Le premier est de valeur: Fatteinte psychique est aujourd'hui considérée comme un mal au moins aussi grave que Patteinte corporelle et, souvent, plus insidieux. Le deuxi¢me critére est d’étendue : Patteinte psychique concerne chaque institution (cole, famille, entreprise ou justice) et mobilise les acteurs les plus hétérogenes (cliniciens en tout genre, médecins et non-médecins, travaillours sociaux, éducateurs, direc tions des ressources humaines, nouveaux mouvements religieux, PEglise clle-méme, o& se développerait une spiritualité de perfor- mance sur le déclin des notions de péché et de culpabilite®, etc.). Le troisitme critére est de description et de justification de Paction : non seulement aucune maladie, mais encore aucune situation sociale « 2 problmes » (la délinquance adolescente, le chmage, lattribution du Ru, la relation entre employés et clients ou usagers, ete.) ne doit aujourd’hui étre abordée sans prendre en considération la souffrance psychique et sans visée de restauration de la santé mentale, La est la nouveauté : ce souci pour Les troubles de masse de la subjectivité indi- viduelle, Is imprégnent aujourd’hui Peasemble de la vie sociale, et balancent entre inconfort et pathologic, inconduite et déviance. Mais de quelle subjectivité parle-t-on ? Mon hypothese peut étre formulée comme suit: le france psychique-santé mentale ‘est imposé dans notre vocabulaire & mesure que les valeurs de propriété de soi et de choix de sa vie, ac complissement personnel (quasi-droit de Phomme) et dinitiati individuelle s’ancraient dans opinion, C'est Pidéal autonomic tel qu'il s‘est traduit dans la vie quotidienne de chacun, Je considére ce 1. Ge probléme a un versant paychologiste, que Ion examine ei, et un versant naturaliste, «qui sera prochainement exposé dans Esprit sous lettre: « Le cenveau de Tindividu 2/Selon D. Hervieu-Léger, fa Religion en miettes ou fa question des sectes, Paris, Calmann~ Lévy, 2001 13 Les changements de la relation normal-pathologique couple comme expression publique des tensions d'un type @indi- vidu auquel on demande certes toujours de la discipline et de obéis- sance, mais surtout de l'autonomie, de la capacité a décider et a agir i Sil est vrai que lautonomie, «le fait d’agir de soi- méme », est une caractéristique générale de action humaine*, sur un plan sociologique on pourrait dire que la norme sociale pousse a equérir une discipline de l'autonomie (y compris dans les emplois ouvriers ct employés). Lobéissan nique (« les corps dociles » décrits par Foucault) n'a évidemment pas disparu, mais elle a été englobée dans initiative. Autrement dit, ce qu'on appelle Pindivi- dualisme aujourd'hui concerne des changements dans nos mai agir et de justifier nos actions. Lélargissement des frontidres de soi s'est accompagné de augmentation paralléle de la responsabilité et de Vinsécurité personnelles. Je déclinerai succinctement ces réflexions provisoires en quatre temps. Dans le premier seront rapidement présentées les incertitudes de la psychiatric et plus généralement de la psychopathologie. Dans le deuxime on verra comment nos deux expressions sont employées dans les multiples rapports administratifs dont nous disposons. La conclusion apparaitra paradoxale: l'usage de la santé mentale est aussi transversal que son objet est mal identifié. Pour résoudre le pro- bleme, je propose de attaquer par un examen de la relation normal- pathologique. Je ne me demanderai pas, contrairement a l'usage facheux, quelle est la frontiére entre le normal et le pathologique, mais proposerai une approche relationnelle consistant a décrire com- ment la relation normal-pathologique se modifie, car ces deux poles ne se définissent que l'un par rapport & autre. C'est en effet toujours Ja totalité relationnelle qui se modifie, c’est-a-dire non seulement la maladie et la pathologie, mais aussi la santé et la normalité. Dans un troisiéme temps, l'accent sera placé sur le pile pathologique de la relation: Ie fou a enfermer n’est plus qu'un élément dans un ensemble plus vaste qui 'a englobé, celui du citoyen en difficulté, qui souffre et qu’il faut soutenir, mais aussi réprimer et contenir autrement qu’on ne le faisait avec le fou. On attend de ce citoyen qu'il soit « lacteur de sa maladie ». La santé mentale est ici un pro- blame politique de santé publique. Enfin, je tenterai de montrer com- ment Ie fait de justifier nos manidres d'etre et nos manivres de faire dans les termes de l'autonomie est P’élément qui conduit a adopter un langage de la vulnérabilité individuelle de masse. res 3. Elle equiert des conditions que V. Descombes explique en détail dans le Complément de snyjet Enquéte sur le fait d'agir de sot éme, Pats, Gallimard, 2004, 135, Les changements de la relation normal-pathologique Paysage de crise : les trois événements « mentaux » de 2003 Bien que nos deux expressions soient solidaires, cest plutot la référence a la santé mentale qui est employée par la multitude d'ins- titutions et d’acteurs investis dans cette nouvelle question sociale. Si le theme est ancient, son ancrage s’amorce a partir du début des années 1980. Depuis plus de vingt ans en France, rapports adminis- tratifs (le premier date de 1981), lois, décrets, ordonnances, circu- laires insistent peu ou prou sur le nécessaire déplacement de la psy- chiatrie vers la santé mentale, pour reprendre le titre du rapport des docteurs Eric Piel et Jean-Luc Reelandt>, En dépit des intenses controverses dont il a fait Pobjet parmi les psychiatres, notamment sur objectif de diminution des lits en milieu hospitalier, il a large- ment inspiré le Plan santé mentale. Liusager au centre d'un dispositif @ rénover du ministre de la Santé, Bernard Kouchner, en 2001. L plupart des professionnels et des associations de patients et de famille de patients se revendiquent de cette référence. événements «mentaux » de Pannée 2003 peuvent servir de point de départ pour décrire le paysage de crise : les états généraux de la psychiatrie, qui se sont tenus en juin, le rapport de la mission Cléry-Melin, remis en septembre, et Pamendement Accoyer sur les psychothérapies déposé en octobre. Les états généraux de la psychiatrie ont 6 Voccasion de metire en scene la crise de la profession qui porte Sur les moyens, car le nombre de psychiatres diminue, les financements affectés aux institutions publiques sont insuffisants et loffre de soins tres inégalement répartie sur le territoire national. Sur la clinique : de nouvelles pathologies, pathologies du lien ou s. comme les dépressions, les addictions ou le traumatisme (l'état de stress post- traumatique), sont aujourd'hui des problémes massifs. Derriére la nouvelle clinique, se profile le probléme des conceptions du patient on a hautement affirmé la nécessité de ne pas oublier le Sujet parlant face A une médecine et une recherche universitaires: préoccupées essentiellement du Sujet cérébral®. Les limites du domaine de la psy chiatric, les relations entre le normal et le pathologique ou les par- tages et alliances entre social et médical sont interrogés par tous les acteurs. de la psychiatric il y a — le theme est récurrent® -, elle est multiforme, mais il faut souligner, parce qu'on Poublie trop sur tous les sujets J. Voir, par exemple. B. H. Ahrenfeld, « La notion de santé mentale», Encyclopédie méidico chirargieale, 37060 ALO, novembre 1966, Piel et JL. Rovlandt, De la paychiatie vers la santé mentale, rapport de mission, tministere de Emploi et de la Solidarité ministere délegue a la Sante juliet 2001, 6. Un callogue ~ Autism et cerveau >. qui test en au Collage de France 8 Ia fin du mois de juin 2003, en est le miroir inverse 7 Dus Liere blanc des sonées 1965-1967 & aout, sous la how Henri By 136 Les changements de la relation normal-pathologique souvent, que cette crise est aussi intellectuelle, tant dans la psychia~ trie du cadre que dans la psychiatrie hospitalo-universitaire : aux Iamentos des premiers succombant a Paceroissement de la demande et démunis de moyens semble répondre en miroir Passurance des seconds justifiée par les progrés des neurosciences, des nouveaux outils de la biologie moléculaire et de Pimagerie cérébrale (le progres scientifique finira par résoudre tous les problemes). Le deuxidme érénement est la remise du rapport de la mission Clery-Melin® en septembre. Le rapport est un ensemble de propos tions pour résoudre la crise : sa mission est la réorganisation de Voftre de soins. Ce n'est pas le premier rapport depuis 1981, il nest pas pour autant sans intérét, loin de la. Se référant aux états généraux, le préambule résume « les difficultés auxquelles est confrontée la dise pline » : De fait, il semble que ces demiéres années une confusion se soit pro- duite entre les domaines de la psychiatrie et de la santé mentale, et quill faille aujourd'hui réaffirmer la mission premiére de la psychia~ trie comme discipline médicale, dispensatrice de soins, sans pour autant perdre de vue importance de la promotion de la santé mentale et celle de Ia prévention. La déclaration est ccuménique et suscite quelques questions. Confu- sion certes, mais entre quoi et quoi? Ancrer la psychiatrie dans la médecine? Mais cette discipline s'est toujours caractérisée, et se caractérise toujours, par le fait qu'elle est a la fois une médecine comme une autre et autre chose qu'elle du fait de la spécificité de son objet : Vesprit humain, que nos sociétés considerent comme le lieu de la verité de Phomme. Promouvoir la santé mentale ? Tous s’accordent sur ce point, mais cet accord recouvre de fortes divergences sur ce que désigne la santé mentale, ce véritable fourre-tout. Le constat est done que la discipline paychiatrique est & ce jour dans tune passe relativement problématique : qu'il sagisse de la délimite- tion de ses tiches, de organisation de l'offre de soins, des évolutions du recours au soin, des populations concernées, de la gestion des inégalités de réparttion des moyens humains et matériels, de la com- munication de son image’. Le troisieme érénement est Pamendement déposé par le député UMP (et médecin) Bernard Accoyer!” sur la question de la qualification des psychothérapeutes en octobre. Il a suscité un s¢isme dans les profes- sions hétérogenes regroupées sous cette étiquette!!. Sa visée est de 8.P. Clery-Melin, V; Kovess, JC Pascal, Plan d'action pour te déeloppement de la psy~ hint tla promotion de la santé mentale, Rapport dStape dla mission Clery Mein rete tuiniatre dela Santé, de la Famille et des Personnes handicapées, 15 septembre 2003 9. Thi. pet 10, Suriosenjeue de Famendement, vor le torte de B-H. Castel, dans cette méme Kivraison. Te pri i nal nce capetgue tell de. el The Dp of hea peutic. Uses of Faith ater Freud, Chicago Press, 1966 (en poche, 1987). Riel wit dans les ech 137 Les changements de la relation normal-pathologique réinserire dans la médecine un ensemble de techniques qui lui avaient largement échappé et se sont développées en dehors de son sein et en coneurrence avec elle. On a affaire ici a un deuxiéme fourre-tout : quels rapports entre les psychothérapies alternatives, les psychanalyses et les thérapies comportementalo-cognitiviste (TCC), pour ne prendre que ces exemples ? De plus, la polémique qu'il sus- cite est étroite dans la mesure oit elle se réduit a la concurrence entre les professions de ce domaine (chacun défend sa « qualification »). Or Pexposé des motifs montre plusieurs questions pendantes. Pre- migrement, sur la crainte de Uemprise ot de la dépendance : Depuis février 2000, la mission interministérielle de lutte contre les sectes signale que cerlaines techniques psychothérapeutiques sont un outil au service de l'infiltration sectaire et elle recommande aux autorités sanilaires de cadrer ces pratiques. Notons que le style d'inquiétudes suscité par les pharmacothérapies (les médicaments psychotropes) est analogue a celui des psychothéra- pies : c’est la dépendance. En effet, les psychothérapies et les phar- macothérapies forment un ensemble de moyens de démultiplication de nos capacités & décider et a agir. Deuxiémement, une conception de individu fragile dont il faut préserver lintégrité psychique : Elles peuvent faire courir de graves dangers a des patients qui, par définition, sont vulnérables et risquent de voir leur détresse ou plutot leur pathologie aggravée. Un patient, pourtant, west pas obligatoirement vulnérable : pensez.& la paranoia, par exemple, et méme & la dépression, & moins Piden- lifier toute plainte a une fragilité (c'est ce que on a de plus en plus tendance a faire). De plus, voila un domaine od les traitements propo- sés par la psychiatric et la médecine ont des résultats variables, voire aléatoires, sans qu'il soit possible d'expliquer les raisons du sucees ou de Péchee sur tel ou tel patient. De plus, la tendance est a la chro- nicisation des pathologies, ce qui conduit les gens a se tourner vers des médecines « alternatives!” » — aucune loi, ailleurs, n’empé- chera quelqu’un, fragile ou non, de se jeter dans les bras des earto- manciens, astrologues et autres reboutcux qui, il faut le souligner, se sont toujours occupés de « santé mentale », si je puis dire, Troisieme- ment, la santé mentale est présentée comme un probleme de santé publique: « Cette situation constitue un danger réel pour la santé mentale des patients et reléve de la santé publique. » Quatritme- riques poateudiennes, « anieuses decor (e] capital papchologlque >, «un qu fanetintnel des veux inierdits interne > p. 255-256, Pour unfilan dea nes 1970, m pur avoir lance le sujet avec nese voir H. Castel, F.Casicl et AM. Lavell da Sorte paychia- qu asoncee, Pasi, Grasset, 1979, et We Castel fa Gestion das risques, Pais, Min, 158 12: Par exsmple’ 65.9% deo patients tates par un meédecin cx poychalogue cliniien pour des atiaques de panique et 6.1 e de ceux trails pour une depression severe ont recours& des tnadecines camplemontanes ct allematives, R- Kesler o al. "The Use af Complementary and Alternatives Therapies to reat Anaiety and Depression inthe United States” American Journal of Payehitry, sol 138, 2, 2001 138 Les changements de la relation normal-pathologique ment, sur Pobjet du soin : « Il convient [...] de considérer les psycho- thérapies comme un véritablement traitement. » Mais un traitement de quoi ? Puisque les psychothérapies visent autant des troubles psy- chiatriques caractérisés, des névroses en tout genre que du dévelop- pement personnel. La crise que Pon vient d’évoquer impressionne par son ampleur conceptions du patient et de la clinique, limites de la psychiatric, misore des moyens, périmetre action et accroissement inflationniste des demandes, incertitude quant au statut de pathologic donné a de multiples probleémes, crispations sur les méthodes thérapeutiques, interrogation sur le role des normes sociales dans la transformation de la clinique et des profils pathologiques, etc. Cette série dincerti- ludes, ces interrogations que soulévent la plupart des professionnels sont expression dun désarroi social et politique plus large dont la psychiatric est le point d’imputation, La « santé mentale » est un réponse confuse a ce désarroi. Le paradoxe de la santé mentale : un usage transversal, un objet indéterminé Si le theme de la santé mentale est fort ancien en psychiatric, il est longtemps resté cantonné aux milieux psychiatriques et, qui plus est, a ses marges. Ce n’est plus du tout le cas. En psychiatrie, la santé mentale est officialisée par la circulaire du 14 mars 1990 intitulée Nouvelles orientations générales en santé mentale! Celle-ci est done réglementairement objet méme de la psychiatrie publique. Les objectifs de la circulaire sont le renforcement des structures extra- hospitalitres (Ireize ans apres, la mission Cléry-Melin rapp encore «le manque évident alternatives & Vhospitalisation' » diminution des its dans les centres hospitaliers spécialisés (nouvelle dénomination de Phépital psychiatrique), la coopération avec les ser- vices (de pédiatrie, Purgence, ete.) des hopitaux généraux et avec les autres partenaires du soin, en particulier ps médecins généralistes!®, La circulaire indique que « pour réali objectifs, le rattachement des secteurs a des hop demeure Pune des priorités de la politique nationale » mentale est une question de réforme de la psychiatric. er ces 13, La référence a la santé mentale est déja présente dans plasicurs décrets et eisculaires mais ceat seulement en 1900 que le tournant est pris, Pour une description des transformations juridico-administratives, voir S. Biarez. Quelle politique pour fa santé mentale ?. Pari, Mire- Cera, mars 2002 TALS. Biarez, Quelle politique pour la santé mentale , op. cit. p. 38. 15.V. Kovess, A. Lopez, JC. Pénochet, M- Reynaud, Paychiatrie 2000. Organisations, ea nations, accréditation, Parisy Flammarion, coll. « Médecine Seience », 1999, p. 18. 139 Les changements de la relation normal-pathologique Lune de ses principales visées est la lutte contre la stigmatisation des personnes souffrant de troubles psychiatriques, C’est un leitmotiv de tous les rapports. Piel et Reelandt écrivent : Peu de personnes souffrant de ces troubles en parleront publique- ment. [...] Au début du troisitme millénaire, l'image du « malade mental » dans le grand public reste archaique. [...] Cependant, nous assistons depuis quelques années, & la félure de ce tabou. [...] Ce qui était invisible auparavant car caché & hépital psychiatrique, dans les cabinets des psychanalystes [sic] ou dans le secret des familles devient un véritable phénomane de société dont on commence a mesurer ’'ampleur'®, Combien de talk-shous et de reportages sont consacrés aux troubles mentaux aujourd’hui a la télévision ? Tout y passe : autisme, troubles obsessionnels compulsifs, dépression et autres phobies... La déclara- tion publique du mal est une stratégie pour se faire reconnattre ‘omme un citoyen égal aux autres: retourncr la stigmatisation, qui infériorise, en différence, qui vous rend semblable, est une manivre agir des plus attendues dans une société od la normalité est mar- quée par le pluralisme des valeurs et des styles de viel”. La revendi- cation de la différence est un des traits de la passion égalitaire contemporaine. Plus largement, la santé mentale apparait comme un élément sans lequel on ne peut étre en bonne santé. Le Haut Comité de la santé publique (Hesp) la classe comme probleme prioritaire de santé publique dans son premier rapport publié en 1994. Dans les grandes catégories de maladies eitées, les « maladies chroniques et liées au comportement » forment Vessentiel. Le rapport vis x objectifs principaux : réduire les dépressions et les suicides, améliorer le suivi des maladies mentales chroniques'®, [Union européenne elle-méme Pa érigé en 2000 au rang des priorités de santé, Les raisons avaneées pour considérer la santé mentale comme un probléme de santé publique tiennent, d'une part, au pourcentage de la population atteinte de pathologies mentales et, dautre part, au caractore invalidant, cofiteux socialement et économiquement de ees pathologies, surtout quand elles deviennent chroniques. De plus, une calégorie comme celle des déprimés a tendance a souffrir d'un plus grand nombre de maladies somatiques que les non-<éprimés"®, ce qui démultiplie le coat de la pathologie, notamment la consommation de médicaments non psychotropes. La prévalence des pathologies est considérable et serait en augmentation. En ce qui conceme les per- 16. V. Kovess, A. Lopez, JC. Pénochet, M. Reynaud, Paychiatre 2000... ap. eit p. 9. Voir A. Eluenberg individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1095, « Télévision, terini- nal relationnel TH. Haut Comité de la santé publique (Hest), [a Santé en France, Paris, La Documentation francaise, 1904, p, 84-104 ct 241 39. 19. ChEDES, 1996, 140 Les changements de la relation normal-pathologique es suivies, Paugmentation serait de 17 % en libéral et de 46% le secteur public depuis 1992. « Cette année un Frangais sur quatre souffrira dun trouble mental », déclare le rapport Piel- Reelandt_ des son premier paragraphe?!, proportion qu’on retrouve a Péchelle européenne : « Dan s européens en douze mois, pres de 250 personnes sur 1 000 présentent une morbidité psy~ chiatrique », annonce un rapport sur la santé mentale en Europe”?. LOms, qui a fait de Pannée 2001 Pannée de la santé mentale, donne Je méme pourcentage sur ensemble de la planete. De la la volonté de mettre en place des réponses spécifiques pour des populations (les jeunes, les personnes agées) ou des syndromes (troubles obsessionnels compulsifs, alcoolisme, anxiété, stress pos traumatique?’). Simultanément, les associations de patients ont ten- dance a se regrouper par type de syndrome (associations de déprimés, danxieux, etc.). Les syndromes psychiatriques se sont multipliés dans les nomenclatures, permettant de fournir un diagnostic 4 une multitude de problémes psychologiques et comportementaux, mais surtout de leur donner un nom, une identification sociale. Ils ont ainsi Glargi les palettes d'expression de pathologies mal définies et ont poussé a s’intéresser & des souffrances psychiques ne relevant pas de a psychopathologie, Le cas de Pétat de stress posi-traumatique est particuligrement significatif de usage dune notion psychiatrique permettant de regrouper sous une méme étiquette une grande variété de souffrances psychique: La souffrance psychique et Ia santé mentale sont également des préoccupations fortes dans les maladies somatiques graves et chro- niques (sida, cancers, maladies cardiovasculaires). La « psychiatrie de liaison » a pour mission de prendre en charge ee nouveau domaine de la santé mentale : les psychiatres doivent passer dans les services hospitaliers pour détecter des pathologies mentales non diagnosti- quées et des souffrances psychologiques (anxiété et dépression) accompagnant des maladies somatiques graves («est a lhopital général qu’émergent les demandes de soins psychiatriques spécifi- ques**»). Mais c'est surtout en médecine générale qu’on trouve la demande, et elle se présente souvent masquée derrivre des symp- tomes corporels”®, < Lofte de soin en psychiatric: des “modeles” différents selon les départements», Etudes ot résultats 48, jatier 2000, Drees E.Pil et JL Resands, De a psyehatrie vers la santé mentale, op. ct. 9 M. Berthod-Warmser sous la dir de). la Santé en Burope, Paris, La Doctmentation fran gains 1904p 306 Y, Koveas etal, Payciatrie 2000... op itp. Tide p19. Sclon = certaines enquétes, la Prévalence des états dépresif majeur at fun service de médecine interne est de 25.8 40% =~. I 25, J. Gallaisct M.-L. Albi, «Psychiat, souffrance paychique, et médecine générale» Encyclopédie médico-chrargcale, 37996 A320, 2002 i Les changements de la relation normal-pathologique Mais la santé mentale n’est pas qu'un processus de reconnaissance de nouveaux phénomenes pathologiques, d’extension de la notion de pathologie a des problémes qui n’en relevaient pas, elle n’est pas non plus qu'une volonté de réforme des institutions psychiatriques. Elle est aujourdhui un élément clef de la santé en général. Elle est le point @aboutissement dun processus de reconnaissance de la santé comme question médicale. Pour la psychiatric, la santé mentale est plus que Pabsence de symptémes, de méme que pour 'Owss, la santé est plus que Pabsence de maladie («Un éat complet de bien-étre physique, mental et social, et pas seulement Pabsence de maladie et d'infirmité », selon la célébre formule). On peut s’appuyer ici sur une synthese américaine publiée en 2003: «La psychiatrie parle constamment de la santé mentale, mais ne fait rien pour elle. » Notamment, elle ne s‘intéresse pas a la «santé mentale positive », Ainsi Pétude constate-t-elle avec regret que des dizaines de milliers (articles ont été consacrés a la dépression ou a Panxiété depuis 1987, alors que cing mille seulement mentionnent « la satisfaction de un peu plus de huit cents « la joie? », auteur définit six modeles empiriques de définition de la santé mentale : elle peut étre congue comme un équilibre mental au-dessus de la moyenne et objectivement désirable, un accomplisse- ment de soi, elle peut encore étre définie par la maturité (étre adulte tout bonnement), Vintelligence émotionnelle et sociale (la eapacité & contréler ses émotions dans un maximum de contextes), le bien-étre subjectif et la résilience (capacité & surmonter les chocs de la vie grce a des mécanismes de défense ~ ou de déni...). On est la dans la méme problématique que celle du développement personnel : la visée de dopage psychologique, cette clef de la réussite personnelle dont se repaissent les multiples magazines consacrés au conseil de vie (Psy chologie, etc.) et sur lequel reposerait le succes de la nébuleuse psy- chothérapeutique... On retrouve exactement le méme theme dans la revue professionnelle des psychologues cliniciens américains dans le numéro spécial de l'American Psychologist de févricr 2000 consacré & « Bonheur, excellence et fonetionnement humain optimal ». On s’est Lrop intéressé a la psychologic de la pathologie ct pas assez a celle de Ja santé, martalent les auteurs. Ce mouvement vers la santé se développe dans un contexte dépas- sant largement la psychiatrie : il affecte Pensemble de la médecine qui inelut désormais le bien-étre dans son domaine d'action. Ainsi, le rapport du Haut Comité de la santé publique de 1994 retient la défi- nition de la santé par 'OMs, mais il lui parait encore utile d'ajouter & sa définition «le caractére adaptatif de la santé » : « Santé et maladie wre» G. E, Vaillant, “Mental Health", American Journal of Psychiatry, 160, 8, aoa 2003, 3. M2. Les changements de la relation normal-pathologique sont les résultats de processus faisant intervenir la relation de Pindi- vidu a la société”. » Le caractére adaptatif de la médecine de la santé, impliquant « une élaboration psychologique complexe », est le vecteur introduisant la santé mentale non seulement dans tout le dans toute la vie sociale, sanitaire, mais aus: En médecine, on parle dailleurs de plus en plus de médicament de la qualité de vie (pour Palopécie, par exemple) ou de maladie de la qualité de vie dont la gravité se mesure a Patteinte qu’elle fait a Pes- lime de soi (comme le psoriasis). Lindustrie cosmétique a récemment mis sur le marché une catégori¢ nouvelle de produits qui brouille la frontidre entre cosmétiques et médicaments (non remboursés) : les saux?® >, sur les modéles des nutrients, les « médicali- « cosmaceul ments ». Enfin, et pour brouiller un peu plus le paysage en faisant retour sur les maladies, le souci du bien-étre ne résulte pas seulement de V'ex- tension de la médecine a la santé, il est également lié a la fragilisa- tion de la distinction entre traitements curatifs et traitements pallia- tifs, fragilisation qui concerne des maladies en nombre croissant2”, mais tout particulitrement les pathologies mentales od le personnage du chronique est en voie d’extension (particuli¢rement dans les depressions et les addictions) — de la, Pomniprésence du theme de la qualité de vie. Il existe aujourd'hui un axe chronicité-qualité de vie- bien-étre qui structure la notion de santé mentale. Ce rapide tour Phorizon nous conduit & une situation embarras- sante: on ne voit plus de quoi l'on parle, ear la santé mentale parle de tout. A un extréme, elle désigne les psychoses adultes et infantiles, & le développement personnel ou la « santé mentale positive » («une ressource dont nous avons besoin pour gérer notre vie avec succ’s™ »). Prendre en charge une schizophréni performances dans le travail, la sexualité ou les relations avec ses enfants releve dune méme étiquette. Entremélant des probleme: franchement pathologiques et des soucis de bien-étre, la notion est si large qu'elle en apparait indéterminée. Il en va de méme de son double inversé, non plus la maladie mentale, mais la souffrance psy- chique («la notion [...] est vague » et « relativement mal dél souligne un rapport du Hesp*"), Référence centrale, la santé mentale est simultanément indéte née, c'est 1a son paradoxe. Mais un paradoxe ne fait que signaler une un au ou améliorer ses ie >, Hes, la Santé en France, op it, p 16-17 pamaceuticals en anglais, “Pols of Promise”, Netsveek, 24 mai 2008, p. 69-71 Rapport de conjoncture et de prospective, 2000-2004, Paria, nserm, juin 2000, p35. V. Rovess, A. Lesage, B. Boissucrin, Ly Fournier, A, Lopez, A Ouellet, Plandication et valuation des besoins en santé mentale, Patis, Flammarion, 2001, p. 9. 31. Hest, la Souffrance peychique des adolescent et des jeunes tdules, Pars, fil. ENS, coll rapports = ferrier 2000, p. 9 13. Les changements de la relation normal-pathologique obscurité. Que désignent ces fameuses attentes de la société? Le fameux état complet de bien-étre proné un peu partout ne ressemble- Lil pas étrangement a un idéal de toxicomane ? Comment a la fois dis- tinguer les problemes que la santé mentale agrege et comprendre les significations sociales de cette référence tout terrain? La notion de santé n ne référence transversale qui travaille et reformule Fensemble des relations normal-pathologique : elle est expression une reorganisation des rapports entre maladie, santé et socialisation, Les trois changements du péle pathologique ou le grand renversement Du cété du péle pathologique, nous sommes face un premi ensemble de changements: le passage dune psychiatrie de type médical et hospitalo-centréc (malgré la sectorisation) & une psychia- trie régie par une problématique de santé publique intégrant les dimensions sociales et médico-sociales pour une meilleure prise en charge de la pathologie mentale, Une meilleure prise en charge implique un genre de patient traité dans une approche globale qui doit lui permettre e’étre Pacteur de sa propre maladie. Ma these est que extension horizontale ne permet pas de voir un retournement hiérarchique: la maladie mentale est désormais un aspect subordonné de la santé mentale et de la souffrance psychique. Cela implique que la maladie mentale soit elle-méme redélinie. Le grand renversement peut tre caractérisé par trois modalités: le malade mental a enfermer est un aspect du citoyen en difficulté qu'il faut soutenir, la contrainte est dévalorisée par rapport au consente- ment, la relation normal-pathologique est reformulée par la notion de handicap. Le premier renversement fait du malade mental un élément une catégorie dont il n’est qu’un élément : le citoyen en difficulté secoué par des « événements de vie », chez lequel on trouve des problémes sociaux (familiaus, 6eonomiques), psychologiques (démoralisation) qui peuvent virer a la psychopathologie, des handicaps physiques ou nentaux, voire une franche psychose. De la, emploi du mot usager plutot que de celui de malade: « Lusager c'est [...] toute personne qui peut se sentir concernée & un moment ou Pautre de sa vie par un probleme de santé mentale”. » Mais qu’est-ce qu’un probleme de santé mentale? C'est tout simplement un sentiment de souffrance psyehique. Ainsi, Gerit-on dans un rapport de la direction des hopi- taux et de Poflre de soins en 2002; « Toute souffrance, qu’elle soit 82.£. Piel et JoL- Roclandt, De la psychiatric vers la santé mentale, op. cep. 25. ah Les changements de la relation normal-pathologique somatique ou psychique, mérite attention**. » La souffrance était un élément de la psychose, la psychose est aujourd’hui un élément de la souffrance. Ce patient au profil pluriel agr¢ge des questions hétérogenes : il désigne la nécessité de mieux prendre en charge les patients psycho- tiques au-dela des soins psychiatriques proprement dits, une nou- velle situation géographique de la psychose que lon trouve souvent aujourd'hui dans lan ela A mesure que les situations de pré rité s’étendent. Il désigne aussi le personage du précaire, celui qui r’est plus dans la situation od il peut utter contre un adversaire avec lequel il est possible de négocier, mais de « souffrance psychoso- ciale > impliquant des demandes fortes pour une psychiatrie plus communautaire qu’hospitaliére avec des aller-retour entre aide tance sociale. Plus globalement, le contexte de valori- omplissement personnel qui exige de initiative, de la on et de action trouve une réponse dans offre généralisée de jens, de remedes en vue daméliorer la qualité de vie. sociale et assi sation de lac da sou La conséquence est une tendance a présenter les troubles mentaux sans les hiérarchiser. expertise Inserm sur la psychiatrie de enfant (2002) présente ainsi les problemes = Un enfant sur huit souffre d'un trouble mental en France. Qu’il s'agisse d'autisme, d’hyperactivité, de troubles obsessionnels com- pulsifs, de troubles de 'humeur, d’anxiété, d’anorexie, de boulimie ou de schizophrénie™. Cette absence de hiérarchisation signe la volonté de prendre en charge d'autres cibles que celles de la psychiatric traditionnelle, mais elle conduit & placer un peu partout dans une méme eatégorie le lout-venant anxieux et les psychoses. Le deuxidme renversement porte sur les rapports entre contrainte et entement. II peut étre éclairé par Pexemple de la loi du 27 juin : hospitalisation libre devient la regle, Phospitalisation sous contrainte exception. Cette loi institue le consentement en regle et fait entrer le patient psychiatrique dans le régime général de la rela- tion médecin-malade, Si les hospitalisations sous contrainte ont aug- menté depuis le vote de la loi, il en va de méme des hospitalisations en général tandis que leur durée a tendance a diminuer, En revanche, les pource 's contrainte sont tres variables 33, Direction des hapa et de Votre de soins (Duos), Recommandatione organisation de jonctionnement de Vole de soins en psychiatric pour rpondre ans besoins em santé mentale, inate 3003 34. Toute la prose a repriscelteprésentation: « Troubles mentaux: dépistage et prévention ches Fenfan et adolescent» Une expertise collective de Finsrmm dossier de presse, 6 fever 200, wrwinsern ge 3§, Lal relative aux droits ct ta protection des personnes hospitalisées en raison d troubles mentaua etd leurs conditions dhoxpitalistin. M5, Les changements de la relation normal-pathologique selon les départements, alors que la distribution de la morbidité psy- chiatrique est & peu prés également répartie sur le territoire natio- nal*, Depuis 1990, de nombreuses propositions ont été formulées pour améliorer les procédures, mieux informer les patients et leurs familles de leurs droits ou simplifier les procédures (plan Kouchner ou mission Cléry-Melin). Le droit des patients posséde aujourd’hui une valeur supérieure aux droits de la société a se défendre contre leur éventuelle dangero- sité, mais cela néquivaut pas a une diminution des moyens de forc —on va le voir rapidement. « Le consentement est [...] instrument privilégié de expression de lautonomie de la personne’. » La psy- chiatrie participe ici d'une dynamique médicale densemble qui fait du patient lacteur de sa maladie, avec toutes les ambiguités de lex- pression. En 1978, POs définit, dans sa déclaration dite d’Alma-Ata sur les soins primaires, une conception du soin centrée sur la per- sonne plus que sur la maladie — c’est le leitmotiv de toutes les poli- tiques de santé publique. Cette conception implique une continuité de assistance a la personne tout au long de sa trajectoire de vie: le rapport au sujet et le rapport au temps sont entirement noués. On 'a souvent souligné, «ces nouvelles conceptions de la santé et de la maladie ont exercé une influence nette sur 'évolution des politiques de santé mentale™ », Partout, on entend qu'il faut traiter le patient psychiatrique comme une-personne-a-part-entiere, car «les per- sonnes se veulent de plus en plus actrices de leur santé mentale®? » et souhaiteraient prendre une part active a leur guérison, «la demande croissante de psychothérapies » en serait 'une des manifes- tations. La santé mentale est ce qui transforme laliéné en étre auto- nome, malgré sa déraison. Le patient autonome devant faire objet d'une prise en charge glo- bale est aussi un patient compétent. Il doit notamment étre capable autogérer des symptomes. Ainsi, le déprimé idéal sait reconnaitre tout seul les premiers signes d'une récidive, prend rapidement ren- dez-vous avec son psychiatre habituel, lequel n'a plus qu’d ajuster éventuellement la posologie de lantidépresseur... Lidéal de Pal- liance thérapeutique consiste a transférer les compétences médicales du médecin vers le patient. La dépression fait ainsi partie de ces maladies chroniques, qui trouvent des solutions dans la prise en charge des problémes par le patient lui-méme. Pour les souflrances psychiques des jeunes, 36. 4, 2002. 37. Hes, la Santé en France, Ministore de Emploi et de 38. M. Berthod- Wurmser a Santé en Europe, op itp 300. 30, Dés, /Evolution des meters en santé mentale: recommandations relatives aus modalites de prise en change de a souffrance paychique jusqu'au trouble mental caractérisé, avril 2002, p. 6. 10. Diss Evolution des metiers en santé mentale... op. ct Beitr, ament le consentement vint ax malade mental» Raison présente, 144, Solidarié, 2002, p. 341 46 Les changements de la relation normal-pathologique il est important de renforcer [...] les compétences psychosociales des adolescents [...] pour qu’ils sachent formuler et comprendre que cela va mal. II faut non seulement aider & identifier les petits signes, mais aider a les formuler"!, Observance de prescriptions, aide a la formulation de problémes ou entrainment a Pestime de soi : le schéma s’applique partout. Le consentement fait partic de la relation classique entre médecins cet malades dans la mesure oi il s’agit ’un contrat de confiance passé centre Pun et Pautre, Mais quand la raison est en jeu, comme dans le cas des schizophrénies, la demande de soins vient rarement du patient lui-méme, De plus, la loi de 1990 confond consentement & hospitalisation et consentement aux soins. La juriste Claire Gékiere souligne Pabsurdité de la situation a laquelle on risque de parvenir : Le malade mental qui refuse des soins est transformé en insensé incapable de consentir en raison de ses troubles, mais reste ou rede~ vient apparemment apte & ce consentement dés lors qu'il accepte des soins sans protester!, Autrement dit, en méme temps que le paticnt est érigé en acteur res- ponsable, il peut aussi étre facilement considéré comme responsable de Féchee de la relation contractuelle™, Parallélement a la subordination de la contrainte au consentement, on assiste, d'une part, 8 un déplacement de cible des soins contraints, surtout vers Pabus sexuel, e’est-d-dire dans ces domaines en exten- sion od les relations permis-défendu sont retravaillées par les rela- tions normal-pathologique, et, autre part, a la possibilité de répy mer des personnes souffrant de psychoses depuis la réforme de Particle 64 (art, 122-1 et 122-2 du Code pénal) en cas de discerne- ment, Si le fou fait toujours peur, il a désormais des droits, et cest Pabuseur sexuel qui le remplace dans les figures de la déraison dan- gereuse. Le renversement hiérarchique entre contrainte et consente- ment est en méme temps un déplacement horizontal vers @autres populations et autres problémes®. Le consentement est 'un des points clefs de la référence & Vauto- nomic qui définit Pidéal du patient contemporain, Lautonomie, c'est & la fois Pidée que le patient est responsable de sa santé, que cette res- ponsabilité est Télément permettant détablir une relation de AL, Hesh, la Souffeance peychigque des adolescents... ap itp. 12 42.C. Gekiére, » Gommicst le consentement vinta malade mental» ar. ete ps 86 48, Hid p. 8. “Hn paychotique, comparaissant sous newoleptiques en cou asses, a 616 condanané & 21 ans de prison en octobre 2001 pour un double meurtre, Le Monde, 20 octobre 2001. 55,1 Théry « montré comment le consentementFacte sexuel, da cOUé du perma, a Aéplacé Vinterdit de inceste vers celui du viol: « Du ete de Vinterdit, on assiste done un bouleverse- iment atest important que dw cle du permie: cest Pémergence dune pénalisation accrue de {ont atente au consentement sexuel «-dans = Les tos révolutions du consentement. Pour une approche socio~anthropologique de la serualité», Tes Soins obliges ou Puopie de la triple ntent, Paris, Dalloe. 2002, p 44-45. a7 Les changements de la relation normal-pathologique confiance avec le médecin, que cette confiance implique une informa tion donnée au patient, mais aussi que le patient est compétent et quil faut développer ses aptitudes d’autogestion du mal". I implique aussi la réintroduction de la responsabilité pénale des psy- chotiques. Le troisiéme renversement est la tendance a penser la pathologie mentale en termes de handicap. La référence au handicap est liée & la chronicité ct a la fragilisation de la distinction entre curatif et pallia- lif: une maladie de longue durée, ou qui ne guérit pas, implique de re avec des possibilités inféricures (adaptation aux normes de la vie quotidienne. Le handicap redéfinit done le pathologique sur le plan de la temporalité : au soin doit s’ajouter Faccompagnement Une approche globale de la santé conduit non seulement a envisager une réponse a des besoins de soins appréciés selon des critéres dia- gnostiques, mais aussi & aménager des parcours de soins de plus en plus élaborés, au travers de plusieurs dispositifs (sanitaire, social et médico-: social), dont il convient d’assurer la complémentarité et la coordination™, La viséo est Pintégration du pationt dans la vie sociale malgré les handicaps causés par sa maladie. Comme le consentement, le handi- cap est & la fois Pexpression dun rapport au temps apprchendé sur une durée longue et d'un rapport au patient considéré comme un tout — et pas seulement comme un malade. Selon de nombreux rapports, la nouvelle classification du handicap adoptée par ’Oms au début des années 1980 (classification de Phillip Wood") permetrait d’opérationnaliser cette reformulation des rela- ns maladie-santé en distinguant la maladie diagnostiquée de ses conséquences, domaine du handicap, Celui-ci se décline en trois modalités : la déficience désigne les atteintes de 'organisme, Vincapa- cité correspond & la réduetion de certaines grandes fonetions du corps, le désavantage qui enregistre le retentissement global des incapacités sur la vie sociale des individus. Les instruments permet- tant de mesurer la santé mentale integrent également le désavantage ils distinguent le diagnostic d’une pathologie, acte purement médical, la détresse psychologique, qui implique plus Pidée de démoralisation que de maladie, et le fonctionnement social. Cette dernivre notion, élaborée au Canada et aux Etats-Unis dans les années 1970, vise & mesurer « le retentissement des troubles dans les différents roles de 46. Une meilleure implication de Vusager dans le systdme de santé [..] devrait étre congite,idéalement, de fagon & abouts & une pls grande responsabilisation de Vindivide face 8 fa santé et & Ia santé publique, Elle devrait également aboutir 8 un renforcemment de la relation de confine entre les différents groupes acteurs », HesP, a Santé en Bronce... op. ef, 2002, 303. 47. Duos, Recommandations d'organisation... op. cit, p. 9. 48. Les references a Ia nouvelle classification da handicap de Wood se retrouvent dans la plupart des rapports sur Is santé mentale. Lis. Les changements de la relation normal-pathologique la vie quotidicnne ». « Le retentissement est en général fonetionnel, mais il peut étre psychique : c’est la souffrance®”. » Du premier au troisiéme critere de handicap (Wood) ou de mesure de la santé mentale, on se déplace vers une conception de la maladie intégrant la socialisation. Or, ici, les cas limites sont multiples, car «il rest pas toujours évident de départager le dysfonctionnement social du symptéme psychiatrique® ». Le handicap est une manizre de placer dans une méme catégorie Pensemble des difficulté sociales, psychologiques et médicales en fonction dun critére rela- tionnel qui mesure le degré de socialisation de la personne. Ainsi, le score maximum (100) dans échelle d’évaluation globale de 'Ameri- can Psychiatric Association (Ds IV) décrit un sujet aux caractéris- liques suivantes : Un niveau supérieur de fonctionnement dans une grande variété d'ac~ livités, Nest jamais débordé par les problémes rencontrés. Est recherché par autrui en raison de ses nombre Absence de symptomes*!, Si lon élimine ce dernier critere, le score 100 désigne une personne bien dans sa peau, séduisante et qui assur Lidéal dautonomie qui s’exprime dans ces rapports implique une refonte du partage normal-pathologique, caractérisant d'une manigre ou d'une autre la maladie, dans un partage du plus et du moins qui se réfere au handicap. Ces trois modalités sont elles-mémes partic prenante dun schéma action qui a modifié le syst@me dacteurs, dont la promotion des associations (Pusagers, de patients ou de malades, une part, et le travail en réseau, autre part, sont les marques principales. Li réseau permet d’assurer la continuité et la diversité des soins en fone tion de la trajectoire des patients : il doit étre centré sur la personne, ce qui implique une visée de décloisonnement institutionnel, et fone tionner « par mode de réponse aux besoins (soin, urgence, préventior réadaptation-insertion) et non par méticr », il tient compte de divers profils des personnes en souffrance (schizophrénic, dépression troubles de la personnalité, souffrance psychique™). Ce fonctionne: ment implique un partenariat entre ce qu’on appelle désormais « les métiers de la santé mentale », et cela dautant plus que « les pro- 49. V. Kovess, A. Lesage a. Planification et évalvation...ap. cit, p. 10 et 21. La namen- clature paychiatrique, le DSM IV, qui ser de rélerence internationale poor définir les troubles Imentau, avee Ta classification de FOS, « mis au point des instruments permetian de mesuter Te'« fonetionnement global » du sujet, c'est axe Vida Ds¥, 50. Thids ps 10-11 5LMBid p. 101, Lusage de la notion de handicap fait néanmoina Fobjet de discussions, Voir J-F- Allaire, N. Gartet-Cloanee, |-M, Thurin, » Politique de santé mentale en France Livre blane de la paychiatre, Paris, John Libbey Eurotext, Fédération francaise de psychiatric, 53. Des, Evolution des métiers en santé mentale... ap. cit. p. 5. Voir également le rapport de la Du0s, Recommandations dorganisation-. pct 149 Les changements de la relation normal-pathologique blgmes de santé mentale se rencontrent dans la plupart des politique sociales [...], généralement en termes de souffrance et de vulnérabi- lité psyehique des personnes concernées, et pour une faible part, en termes (affections mentales graves 4 Porigine dune désinsertion sociale™ », On est bien Ia dans un ensemble od le rapport maladie-santé est redéfini par la visée de socialisation, Mais quel style de socialisa- tion? état esprit de cette volonté de réforme de la psychiatric pourrait @tre résumé par l’une des propositions de la mission Cléry- Melin concernant «les personnes souffrant d'un handicap psychi- que»: passer «de Pattente d'un statut et dune place a celle dun ecompagnement gradué ct décloisonné, dun “parcours de vie™™ » La notion de handieap permet dinsérer la pathologie mentale dans un référentiel plus large que la maladie (mais qui cn infléchit le sens), landis que Padjectif « psychique » spécifie une sous-espece du han- dicap — les troubles psye les « problémes » relationnels woire les souffrances psychiques qui grévent la possibilité de réussir sa vie, Elle est employée en vue de réformer une clinique mentale qui doit aujourdhui prendre en charge un patient considéré sur sa trajec- toire de La santé mentale désigne done de nouveaux rapports entre mala- die, santé et socialisation, « Ni alternative ni activité concurrente de la psychiatrie, la santé mentale est a celle-ci ce que la santé est a la discipline médicale, une préoccupation qui prend en compte autant la dimension de patient que celle de citoyen », écrivent encore les auteurs de la mission Cléry-Melin®®., C’est par le biais sémantique de la citoyenneté, pourtant en crise dans le champ de la représentation politique, que Pattente d’autonomie se réalise dans tous les domaines de la vie sociale. De la psychiatric a la santé mentale, on a affaire & un domaine particulier de la démocratisation de la société «| prime parfaitement dans Pidée que la santé mentale est la qualité de citoyen attachée au patient psychiatrique. Cette démocratisation est congue comme la transformation de la psychiatrie, qui « enferme » le malade, en santé mentale, qui soutient le citoyen, de la schizophrénie a anxiété psychosociale, Le spectre est large, mais a vrai dire pas plus que le florissant jar- din des especes évoqué au début de cet article. Cette nouvelle situa- tion de la psychiatrie favorise en méme temps un élargissement des demandes, pour lesquelles il n’est pas toujours facile de séparer le pathologique de la difficulté sociale a Porigine de souffrances ps: chiques sans psychopathologic, De plus, en plagant souvent au méme i s'ex- 3. P.Cléry-Melin, V. Kovess, JC. Pascal, Plan faction... ap. ets p. 25. 4 Ibid. p. 3. 35. Ibid. ps, Les changements de la relation normal-pathologique 56 niveau Panxiété et la psychose, celle-ci risque d’étre perdue de vue dans les troubles du mal-étre, Le rapport de la mission Cléry-Melin souligne bien ces problémes: insertion de la psychose dans un ensemble plus large est certes louable, mais elle entraine des confu- sions, notamment « entre problémes psychiatriques et souffrance psy- chique ». De la les bonnes questions politiques posées par la sion : Quelles limites [finaneidres] le citeyen est-il prét & accepter dans la ne de soin de son traitement, de son prise en charge par le syste confort?[...] Quelles sont les priorités que se fixe la société? Mettre un maximum de moyens sur les troubles les plus sévéres ? Ou bien prendre en charge prioritairement les troubles les plus fréquents et les plus accessibles au traitement ? Lélargissement des demandes liées a la souffrance psychique, la reconnaissance que « toute souffrance mérite attention » imposent de distinguer entre ce qui doit étre réglementairement remboursé et ce qui ne doit pas Petre, entre ce que Paction publique integre dar domaine et ce qu'elle exclut. Sur quoi Etat veut-il s’engager ? Autre- ment dit, quelle part de Pimmense continent de la santé mentale fait partie de la santé publique ? Ce ne sont pas les doléances sur le manque de moyens, la dénonciation de la psyehiatrisation du social ou celle di cs pharmaceutiques qui permetiront de répondre a cette question. son es industri Le pole de la normalité ou les tensions de Vautonomie On assiste done & un phénomene d’extension horizontale (c"est le paradoxe de la santé mentale) et de retournement hiérarchique dans Pabord des patients (c’est le grand renversement). Le citoyen en diffi- culté est la figure clef de la santé mentale, Mais expression « citoyen en difficulté » indique déja que la santé mentale n’est pas seulement un élément de la prise en charge des patients psychiatriques, mais aussi une valeur sociale de portée générale. La raison tient a ce quelle incarne la bonne socialisation de chacun. A Pinverse, la souf- france psychique est un élément clef de la désocialisation. La ot l'on a tendance a interpréter la souffrance comme un quence d'un individualisme affaiblissant la régle sociale, je voudrais opposer Pidée que la reformulation des relations normal-pathologique du c6té du péle de la normalité concerne la normativité de Pautono- mie : plus on considere 'individu comme une totalité (autonome) plus son « intériorité » est mise en avant, La souffrance psychique et la ‘ons 56. C. Barazer et C. Ehrenberg, «La folie perdue de vue », Esprit, octobre 1994, Les changements de la relation normal-pathologique santé mentale sont un langage permettant de parler dun style de ten- sions propre a Pautonomie: la dynamique @’émancipation générali- sée, qui s‘est amoreée au cours des années 1960, a fini par produire Vimpression que chaque individu est Pentier responsable de sa propre vie, voire que chacun peut étre & la source de la norme. Il en est résulté une insécurité personnelle de masse. Affaiblissement ou transformation de la régle sociale ? La référence a la souffrance est généralement sous-tendue par la croyance que V'individualisme contemporain se caractérise par une perte des reperes, une déliaison du lien social, une crise du sens, une crise de Pautorité (la figure si malmenée, pense-l-on, du pere), une absence de limites aux appétits de chacun. On peut distinguer deux versions de cette interprétation: une pessimiste et une optimiste. Dans la version pessimiste, on parle de crise du sujet : ledit sujet ne saurait plus mettre de limites & la disposition de lui-méme parce qu'il aurait perdu tout repre et, pour cette raison, il apparait comme un étre souffrant. argument est que nous avons affaire & de nouvelles pathologies regroupées sous l’étiquette « pathologies narcissiques » qui ne seraient plus des pathologies du désix, du conflit et de la cul- pabilité, mais de la jouissance, du clivage et de la honte, La « nou- velle économie psychique » caractériserait un individu souffrant absence de limite, de pathologies du lien. La version optimiste postule que les scules relations entre i \divi- dus permettent de bricoler, par exemple, sa propre famille via des négociations ct des contrats moraux — soit la these de Pintersubjecti- Vité. La société ressemble alors & une rencontre de subjectivités, ce qui conduit & une conception purement contractuclle (procédurale) du social, c’est-A-dire sous forme accord entre libres parties. Les individus ne seraient engagés que par ce quils décident eux-mémes engager. Cette rhétorique commune développe des propositions qui, toutes, concernent la normativité, mais en se trompant sur ce qu’est une norme, une prescription, une régle. Cette rhétorique montre que nous avons tendance, et de plus en plus, me semble-t-il, & succomber & ce que j’appellerai Villusion de Vaffaiblissement de la regle sociale. Les deux versions partagent une méme confusion: ce n'est pas parce que les choses semblent plus « personnelles » aujourd’hui qu’elles sont pour autant moins sociales, moins politiques ou moins institutionnelles, Elles le sont autrement, et c’est cet « autrement » qu’on tente de décrire ici. Car nous sommes (affaiblissement que de transformation de la regle. Posons done le probleme de la maniére moins dans un contexte sivante. Les changements de la relation normal-pathologique La souffrance psychique et la santé mentale : des expressions altendues de sentiments Le nombre de situations et de circonstances od Von se réfere a la «souffrance », et particuliérement a la «souffrance psychique », a désormais augmenté & un point tel que la notion semble étre devenue la principale raison invoquée pour engager une action ou expliquer un probleme, Soit un exemple banal de situation interprétée en termes de soul france : dans une page du quotidien Le Monde consacrée e 2001 a la démocratisation de la vie des lyeées, un maitre de confé- rence en sciences de l'éducation déclare : Derriére la demande d'une meilleure démocratisation lycéenne, il y a expression d'une souffrance, délicate & résoudre, et quills [les lycéens] traduisent par la demande, tres générale, de « droits™ » On emploic les expressions « souffrance psychique » et «santé men- tale » a tout bout de champ non parce que les gens vont plus mal quauparavant (il ne s’agit 4 que de la nitme version du «malaise dans la civilisation »), mais parce qu’elles sont socialement attendues dans un contexte oii la valorisation de la réussite sociale fait de Péchec une responsabilité personnelle, Dans le cas de ces étudiants, la souffrance semble traduire une transformation de la relation a la hiérarchie qui rend difficilement acceptable sa propre place sociale. Elle résulte de augmentation du niveau dattentes produite par les transformations du systéme scolaire sur un fond de maintien des inégalités sociales. Si le mot « souffran- ce » est employé, e’est que ces inégalités sont endossées comme un échee personnel, impression qui n’existait pas pour les générations précédentes qui avaient le sentiment de subir un destin collectif® : les nouvelles formes de sélection poussent chacun & penser qu'il est responsable de son échec. « La souffrance au travail » et le harcele- ment moral relévent du méme changement de contexte : Pimplication exigée par les formes actuelles dorganisation du travail, Paugm tion de autonomic chez. les ouvriers et les employés et l’épano ment personnel qui en serait la contrepartie accroissent les attentes de reconnaissance™, Dans ces deux exemples, nous avons affaire a de la souffrance psychique sans _psychopathologie parce que le seul constat d'une situation traumatisante suffit®, la souffrance résultant de Patteinte & « Pintégrité psychique ». La santé mentale se présente comme une réponse a cette souf- france produite par le sentiment de responsabilité personnelle. Selon novembre nla 51. P. Rayou, entretien dans Le Monde, 25-26 novembre 2001, p. 1 58. Voir notamment S, Beaud, 20 9 au bac... et apris ?. Paris, La Découvert 59. Voie A. Ehrenberg, « De Taventure entreprencuriale a la dépression nerveuse » fe Culte de ia performance, Paris, Calmann-Lévy. 1991, 153 Les changements de la relation normal-pathologique les termes du plan Kouchner de 2001, la santé mentale a pour prin- cipe Vaccomplissement de soi, accomplissement qui implique de combiner projet de soin et projet de vie. Accomplissement de soi : ce sont les références du développement personnel ou de la santé men- tale positive qui imprégnent la relation normal-pathologique, car le normal et le pathologique doivent se ressembler dans leur opposition. On comprend que la souffrance psychique et la santé mentale soient des références 2 la fois centrales et vagues, aussi imprécises que leur emploi est étendu. Ce double caractére est moins incohérent que nécessaire. La notion de santé mentale, estime un rapport du Haut Comité a la santé publique, devrait s'accompagner d'une optimisation des possi- bilités d'expression du projet de vie de chacun. Cela supposerait accompagner I’ ofl, Optimisation des possibilités de vie et accompagnement impliquent bien de lier projet de soin et projet de vie dans une visée de qualité de vie. e humain dans sa croissance La totémisation de soi Les mots «changement », «concurrence », «compétition », « in- certitude », « responsabilité » ou « décision » se sont imposés dans le langage commun & partir des années 1980, Ces termes semblent s’op- poser a un autre réseau, dont chacun pense qu’il est en erise : « inter- dit », « discipline », «obéissance », « sens du devoir », « autorité », ete, Lindividu contemporain est un type d’étre social dont il est attendu qu'il décide et agisse par lui-méme comme s'il était Pentre preneur de sa propre vie. Limpératif d’autonomie, a travers ses deux facettes de la Libération des meours et de la libération de Faction, a élargi les frontivres de soi a tous les niveaux. A mesure que l'exigence d’autonomie imprégne Fensemble de la vie sociale, la tendance a ce que chacun soit respon- sable de tout s'affirme comme Pautorité d'une regle, quelle que soit sa propre place dans la hiérarehie sociale. C'est le ressort de Pattention que nous accordons a cette subjectivité massivement troublée, Les idéaux de réalisation de soi et d'initiative individuelle sem- blent donner raison & unc formule célebre de Claude Lévi-Strauss : «Tout se passe comme si, dans notre civilisation, chaque individu avait sa propre personnalité pour totem®, » C'est la notre théorie indigene de Pagent social, et est pourquoi est si forte la croyance que Pessentiel se déroule dans V'intériorité de soi : cela tient & la pos- 60, R, Rechtmann, « fire vctime: généalogie dune condition clinique», L1volution pay hiatique, 9° 601. 3, 2002. GH. HeSh, la Souffance peychique des adolescents... op tp 16. 1st Les changements de la relation normal-pathologique ture anthropologique des sociétés modernes qui a conduit a placer le sujet humain au sommet de la hiérarchie des valeurs. Le social s’en est trouvé dévalorisé™ tandis que la vérité de Pétre humain a été logée dans une partie de lui-méme : Pesprit, le mental, la psyché, bref Fintériorité, La relation entre individu comme valeur supréme et la valeur de Vintériorité est structurelle. e le dit, est sacré : lintense atten Or un totem, toute Panthropologi tion a la souffrance psychique et & la santé mentale, a Vintégrité ps: chique, est la marque Pune totémisation de soi. Notre couple lui donne sa forme sociale, son style et son symbolisme, Les adjectifs « psychique » et «mental », contrairement «physique », ont une fonction de totalisation (comme le substantif « cerveau » en neuro- ences) : c’est individu dans sa totalité que Pon désigne ainsi par de lui-méme que nous avons totémisée. A ceux qui parlent de psychologisation ou de juridicisation des rapports sociaux, accompagnant un déclin des institutions, des normes et de action politique, et émergence d'un type homme purement privé, on peut opposer que Phomme privé est une chimere logique et anthropologique : un sujet humain sans société est aussi absurde qu'un sujet sans corps. sei celle part La forme qu’a prise aujourd'hui 'idéal d’autonomie accentue alors Ja contradiction propre & la société démocratique entre la croyance que l'on trouve en soi, la source de toutes nos aetions, comme société était ajoulée A Vindividu, et le fait que Pindividu est un social, qui vit d stéme dinterdépendances, obligations, de deties et de créances, qui agit et pense dans un contexte normatif. De Faccentuation de cette contradiction découle une représentation de Vindividu sans limites, le « nouvel individualisme », cause de tous Jes maux de Phomme contemporain, et notamment dune fragilité psy: chique qui ne faisait gudre objet de preoccupations il y a encore une génération, La grande transformation des trente dernigres années est que la « subjectivité » de Pindividu est devenue une question collec live. Et la grande erreur, ajouterai-je, est Cidentifier subjectivité et individualité, car cela conduit a chercher a Vintérieur du sujet (dans sa psyché, son cerveau ou son « soi») des transformations de nature sociale, I n'y a en effet aucune raison logique ou anthropologique de penser que Fhomme était moins conscient de lui-méme, moins réflexif et moins « subjectif » en 1300 qu’en 2000, Car «le trait propre de sociétés démocratiques, nous rappelle Vincent Descombes, n'est pas qu’on trouve “la source principale des croyances” en soi ct non plus au ciel, c'est qu’on trouve ces croyances dans la “raison humaine”, un s 62.C. Lévi-Strauss, fa Pensée saucage, Paris, Plon, 1960, p. 284-285. 63. Dumont, Bevis sur individuatiome, Paris, Le Sei, 1983. Les changements de la relation normal-pathologique cest-a-dire dans Vopinion commune et non plus dans le surnatu- rel » n'est done pas la conscience de soi qui importe, mais la de soi en tant que je me réfere & un tout (opinion com- sans lequel il me serait strietement impossible de croire, par exemple, que je suis un individu libre moralement de choisir ma vie. Il faut done arréter de penser la souffrance psychique et la santé mentale comme une expérience intéricure, ear ce sont les régles de conduite qui ont changé et les attentes qui se sont transformées. Au lieu de succomber & Vllusion moderne consistant & penser que Pindi- vidu est un étre abandonné a lui-méme et qui doit seul décider de régler sa vie, on ferait mieux explorer les nouveaux modes (institu- tion du social dans la société des individus qui fait autant société que celle des Papous, des Nambikwaras ou des Frangais de 1914, Lenjeu politique est qu’il n'y a plus guére besoin de se raccrocher de fagon passéiste, coups de menton & Vappui, & un modele théologico-poli- lique, comme le modele républicain. Le erépuscule de nos ancienne: idoles ne nous laisse certainement pas démunis de moyens intellec tuels pour formuler politiquement une conception de act publique en phase non seulement avec les meeurs, mais encore avec les inégalités d'une société ot Péchee et la désocialisation sont pen- sés par ceux qui les subissent en termes personnels”, Alain Ehrenber 64. Y, Descombes, le Complément de sujet... op ets ps 872. « Opinion cornmune » ait re rence i Tocqueville 165. Voir la mise en perspective sociologique et politique dessinée par J. Bensatd, D. Cohen, E, Mautin et 0. Mongin, « Les nouvelles inggalités », Esprit, février 2004, 156

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