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lkfJI Trente ans après l'avoir écrite, Carla Bley monte enfin son œuvre
avant-gardiste, opéra surréaliste des années free. Envoûtant.
u tournant des sixties et des seventies, à elle a écrit une authentique musique funéraire chi-
ar, a's
difficiles sous leur apparence simple, qu ' adorent
jouer les jazzmen.
Un jour de janvier 1967, elle reçoit une lettre
de Paul Haines , avec un poème. Il a quitté New
York : trop de stress. Tl vit parmi les Indiens, au
Nouveau-Mexique, et s ' apprête à aller enseigner
le français dans une école internationale à New
Delhi. La seule phrase sortie de sa machine qui
lui ait rapporté quelques dollars est Lofty Fake
Anagram (Anagramme pompeux et truqué) , que
lui a emprunté Gary Burton pour titrer 1'un de
ses meilleurs albums. Carla Bley lit le poème de
cet ami lointain, y entend une musique, est saisie
d'une illumination : il faut qu 'elle écrive un opé-
ra, un vrai, sur des textes de Paul Haines. Accord
immédiat. Le titre est trouvé tout de suite : Esca-
suédois émigré en Californie, qui lui a appris à lator 01•er the hiff. Le thème : la rencontre de
jouer toute petite, a quitté sa familie à 15 ans 1'Orient et de 1' Occident. Les musiciens de deux
pour courir les routes avec des musiciens folks . orchestres qui se croisent dans un hôtel en plein
A 17 , elle est arrivée à New York, a découvert le désert, le Cecil Clark 's Old Hotel ...
jazz, puis s'est mise à composer, a vend u des ci- Au cours des deux ans qui suivent, la poste mar-
garettes au Five Spot dans l'East Village quand che fort entre New Delhi et New York. Mai s, en
Thelonious Monk y jouait, a épousé un pianiste 1967, surgit encore un autre événement. Michael
canadien de free jazz qui devint célèbre un peu Snow vient chez Carla avec un album sous le bras
plus vite qu 'elle: Paul Bley. Après leur divorce, et lui dit: << Tu sais , les artistes, ici. n'écoutent plus
elle a gardé ce nom , son nom de musicienne à trop fe jazz, ifs trou vent ça ringa rd, et moi aussi
New York. Elle est belle, elle a une voix à la Lau- quand j'entends cet album des Beatles, Sgt. Pep-
ren Bacall , elle chante, ell e joue du piano et de per's Lonely Hearts Club Band . » Elle écoute
l'orgue, elle écrit une musique pleine de cuivres, l' album , le monde s' ouvre. Il y avait pour elle
de fureurs douces et de délicatesses provocantes. Mozart, Stravinsky, Kurt Weill , John Coltrane,
Pour le vibraphoniste Gary Burton , un ga rçon Nino Rota, désormais. il y a Sgt. Pepper's en plus.
sérieux qui enregistre pour un grand label de jazz, « Aucun disque, dit-elle, n' a eu plus d' influence
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à cette époque. Même Frank Zappa et ses roc- œuvre. Elle avait été enregistrée, de 1968 à 197 1, Carla Bley, ex-déesse
kers des Mothers of In vention, qui ne juraient que pa r br ibes et mo rcea ux, avec des ac ro baties de l'underground
par Edgar Varèse et John Cage, ont craqué. » de mi xage alors rares , permettant de faire c han- new-yorkais, a reçu un
Escalator over the hill va donc devenir, quatre te r e nsembl e e n du o sans qu ' il s se tro uve nt accueil enthousiaste
ans plu s tard , le Sgt. Pepper's du jazz d ' avant- e nsembl e en studi o Linda Ronstadt, la star de pour la création
garde. Et c ' est ains i qu ' il sera reçu. ac heté en la musique pop. et Jack Bruce, le chanteur rock d'Escalator. Elle le
d isque par environ vingt-c inq m ille personnes, d u groupe Cream, dans les rô les principaux de dirigera une vingtaine
soit le rapport normal (?) du jazz au rock : de un Ginge r et Jack. de fois cet été.
contre cent. L'album au coffret doré trô ne dans L'a nnée de rni è re , la tr ie nn a le de C o log ne
les discothèques des« happy few », trois vinyles demande à Carla Bley de créer enfi n son opéra sur
d ' une durée totale de deux heures plus l' intïn i. scène, comme un oratorio avec orchestre et im-
car le dernier sill on, comme ce lui de Sg t. Pep- prov isations. Don Cherry est mort , Jack Bruce,
per·s, ga rda it capt if diamant ou saphir pour pro- John McLaughlin, Charlie Haden, Linda Ronstadt,
duire un accord final éte rnel. G ato Barbier i, Paul Moti an, sont devenu s des
L'éternité a duré plus d ' un quart de siècle . jus- stars hors de pri x. << De la première distribution ,
qu 'à la première représentation publique de cette il ne reste que moi et ma jïlle, Karen Man- .,....._
Télérama N• 2528 - 24 juin 1998 69
dernisme » , si celui-ci consiste à dire en même
temps une chose et son contraire. Ce que font
tous les jours nos politiques, mai s qui , en phi-
losophie et en mus ique, devient la vérité étour-
di ssante de notre monde.
Le collage musical qu ' opère Carl a Bley dans
une veine qu 'ell e ne cherchera plus jamais à
retrouver, on peut l'appeler dadaïste, surréali ste,
situationniste : il brave les loi s du spectacle et
du commerce et rav it le cœur et l'esprit. Sur cet
escalier roulant défilent des valses, de la coun-
try, des di ssonances contemporaines , des batte-
ments d ' org ue à vapeur comm e le s hélice s
d ' hélicoptères dans Apocalypse now, du blues
indien (1' inoubliable Rawalpindi Blues, joué par
Don Cherry), une ouverture grandiose avec re-
mou s free qu ' on peut garder pour la faim, du
rock style Soft Machine, des échos de la musique
de Bernard Herrmann pour Psychose, de Hitch-
cock ... et du jazz encore et encore.
Les années 70 ne sont pas mortes. Un public
tout neuf ne demande qu 'à les rev ivre. Ce qui
est certain, c'est que l'Europe a mieux aimé cette
..,...... tfer. Elle avait 4 ans , elfe chantait dans aventure new-yorkaise que 1' Amérique, qui est
une partie chorale. A présent, elfe chan te mon pourtant évoquée avec autant d amour que d ' iro-
rôle, j oue du piano et de l' orgue, et moi j e n'ai ni e. ,, Je n' aime pas parler des musiciens en
plus qu'à diriger. J'ai donn é fe tout à réorches- termes de nationalité, dit Carla Bley, et je n' ai
trer à Jeff Friedmann , avec qui je travaiffe de aucune idée de ce que pourrait être fe jazz euro-
temps en temps pour mon orchestre actu el. Je péen. Tous les musiciens européens que je connais,
n' ai qu ' â diriger. Les musiciens et les chanteurs ceux que j'engage, phrasent comme les Améri-
appartiennent tous à fa génération suivante. Phil cains, quand ifs sont bons. A vrai dire , je n' ai
Minton est pour moi le chanteur britannique fe pas le temps d' écouter la musique des autres.
plu s excitant depuis Jack Bruce, if est magn i- J'écris et je joue fa mienne. Ecouter les disques
fiqu e dan s son rôle. Et j'ai inventé un e place qu'on m' envoie me perturbe. Comme if faut vivre,
pour Paul Hain es , qui monte pour fa première j'exécute les commandes que me font quelques